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Hubert PROLONGEAU

L’assassin de Bonaparte

Sébastien Cronberg
*
À Jean-Michel,
en souvenir des nôtres,
ces débuts d’un autre César

L’auteur souhaite remercier Jean-Louis Vissière, pour sa lecture


précieuse et attentive.
Un

PARIS, 15 FRIMAIRE AN V
6 décembre 1797

Il y a dans les yeux de la femme une lueur étrange, exaltée, presque


mystique. Elle a passé la nuit recroquevillée contre le mur. Dans les replis
de sa jupe, un enfant s’est endormi. Autour d’elle, toute une foule attend,
muette, encore embrumée des restes d’un mauvais sommeil.
— Il paraît qu’il est arrivé hier, mais personne ne l’a encore vu, jette une
voix d’homme. Pourquoi ne se montre-t-il pas ?
— Vous croyez qu’il est beau ? demande timidement une jeune fille
d’une quinzaine d’années, dont le visage longiligne porte les marques de
longues privations. On dit qu’il est bizarre, et qu’il refuse toutes les
femmes.
— C’est à cause de sa créole. Il en est fou. Là-bas, il passait son temps à
se plaindre qu’elle ne soit pas avec lui.
— Celle-là, reprit la jeune fille, il ne la mérite pas. C’est vrai qu’elle était
avec Barras avant ?
— Et pas qu’avec lui. C’est une des plus affamées salopes qui soit à leur
traîner derrière, à nos directeurs…
— Regardez ! il y a un rideau qui bouge !
Tous les regards se sont soudain tournés vers la maison.
— Regarde, mon petit, le général va se montrer.
La mère vient de réveiller l’enfant qui, ne sachant plus bien où il est,
hésite entre pleurer et se rendormir. Mais la poigne maternelle l’oblige à
rester éveillé, et il se resserre contre elle pour calmer les gros frissons que le
froid déclenche en lui.
Le groupe est parcouru par une espèce de vibration, une attente qui l’unit
et le fait bloc. Mais le rideau, si tant est qu’il ait réellement bougé, retombe.
Et la ferveur le suit, sans pour autant qu’ils soient plus de deux ou trois à
décider de lever le camp.
La rue Chantereine ne retrouve pas son calme de la journée. Les gens ne
cessent d’y affluer, par groupes plus ou moins importants, certains
enthousiastes, décidés à rester jusqu’à ce qu’apparaisse le général, d’autres
passant en simples curieux.
Des marchands ambulants sont venus se mêler à eux, et proposent leurs
très maigres possessions : quelques légumes, du poisson séché, ce que la
famine permet de montrer sans crainte de se faire immédiatement
dépouiller. De la foule, où s’évanouissent régulièrement des gens trop
faibles, monte une odeur lourde que ne suffit pas à balayer le vent pourtant
aigre qui souffle dans la rue.
Un carrosse tente à un moment de fendre la masse. Son cocher est obligé
de descendre pour prendre les chevaux par la bride et les tirer. Les gens
essaient bien de se ranger, mais la rue est étroite et deux femmes se font
rouler sur les pieds. L’une d’entre elles, dont l’orteil a été cassé, se met à
hurler.
— Qui c’est celui-là ?
— Vous croyez qu’il est dedans ?
Il y a une ruée vers le carrosse. Des gens tombent, sont piétinés par les
autres, sans heureusement cette fois d’autre mal que quelques contusions.
Le carrosse est enfin parvenu près de l’entrée de la maison du général.
Un homme en descend, grand, les cheveux poudrés comme sous l’Ancien
Régime, laissant par endroits transparaître une mèche blonde. Les yeux,
petits et grisâtres, seraient ternes sans l’animation qu’y met en permanence
un rayon d’ironie, le nez retroussé surmonte des joues rasées de près, à qui
il donne un air d’impertinence. Le front est haut, le menton rond et fort. À
chaque pas, il jette en avant son pied boiteux comme si, en interdisant aux
gens de ne pas le remarquer, il espérait également les empêcher d’en parler.
— Messieurs, dit-il à la foule, je serais absolument ravi que votre
enthousiasme soit motivé par la joie de me voir, mais je crains hélas qu’il
n’en soit rien. Auriez-vous donc l’obligeance de me laisser descendre, afin
que je rende à celui que vous attendez tous une visite qui l’incitera peut-être
à se montrer ? Je vous remercie.
L’homme met un pied à terre et la masse s’écarte tant qu’elle le peut.
— C’est qui celui-là ? C’est Barras ? demande un homme.
— Non, Barras est laid, mais quand même pas à ce point.
Un sourire mauvais court sur la face du nouveau venu, qui a entendu et
s’approche en claudiquant du soldat de faction à la porte.
— Citoyen Talleyrand, ministre des Relations extérieures. J’ai rendez-
vous avec le général Bonaparte.
Le soldat examine le document que lui tend Talleyrand.
— Vous pouvez entrer, monsieur. Vous trouverez le général au premier
étage.
Talleyrand s’avance dans le parc de l’hôtel, acheté il y a quelques années
déjà par Joséphine de Beauharnais. Au bout d’une allée pavée, laissant à sa
droite les écuries et les remises, il s’avance vers un rez-de-chaussée
légèrement surélevé.
Une tente surplombe la véranda, de laquelle il ouvre la porte qui le mène
dans la salle à manger puis dans le salon orné de boiseries blanc et or. Il
reconnaît dans l’arrangement de la pièce, ainsi que celle du petit boudoir lui
faisant suite, la patte de Joséphine.
L’escalier, austère et raide, semble, lui, directement inspiré par
Bonaparte. Il mène vers trois chambres. Le général l’attend dans celle de sa
femme, et c’est avec un ironique plaisir que le ministre contemple pour la
première fois le vainqueur d’Italie dans ce cadre délicat, aux murs couverts
de voilages et de miroirs, devant une harpe et des meubles en bois des îles.
Il s’incline, avec un sourire qui saura rester intérieur.
— Général, laissez-moi d’abord vous dire tout le plaisir que j’ai eu à
correspondre avec une personne d’une autre trempe que les directeurs qui
nous gouvernent.
— Directeurs que vous servez encore, ce me semble, monsieur.
— Et avec tout le talent et l’attention que je peux leur apporter. Cela ne
me condamne pas à la fidélité, et les qualités immenses que je déploie à leur
silence sont tellement intrinsèquement admirables que je répugnerais plus à
les laisser inactives qu’à les employer pour la gloire d’un autre.
Talleyrand avait parfois le cynisme franc. D’un cillement, Bonaparte
enregistre la déclaration.
— J’ai tenu à vous recevoir… comment dire, afin d’envisager les suites à
donner à votre missive.
Il lui montre une feuille de papier, dont les termes reviennent
immédiatement à la mémoire du ministre.
« Justement effrayé des fonctions dont je sens la périlleuse importance,
j’ai besoin de me rassurer par le sentiment de ce que votre gloire doit
apporter de moyens et de facilités dans les négociations. Le nom seul de
Bonaparte est un auxiliaire qui doit tout aplanir. Je m’empresserai de vous
faire parvenir toutes les vues que le Directoire me chargera de vous
transmettre, et la remontée qui est votre organe ordinaire me ravira souvent
le bonheur de lui apprendre la manière dont vous les avez remplies. »
D’autres lettres avaient suivi, qui avaient vite pris un ton plus personnel,
et où les réflexions avaient bientôt dépassé en nombre les informations.
Avec un curieux sentiment de pudeur, le général n’ose pas en parler
directement, et c’est Talleyrand qui reprend la parole, la flagornerie à la
bouche, comme si elle y naissait spontanément.
— Laissez-moi d’abord, général, vous féliciter pour cette admirable
campagne. Ce grade est aujourd’hui tellement accolé à votre nom qu’on
croirait que personne d’autre avant vous ne l’a porté, et que la République
n’en a jamais fourni qu’un.
— Je vous dispense de flatteries, monsieur. Beaucoup d’autres en feront,
et certaines seront peut-être sincères. Mais l’ennui de devoir les écouter me
retient chez moi : ne venez pas forcer cette porte pour me l’infliger.
— L’ennui ? N’espérez-vous pas plutôt faire souffler encore plus fort ce
formidable vent de faveur qui vous entoure ? J’arrive de la rue : on n’y
passe qu’à grand-peine, et la foule qui vous attend semble prête à tout
supporter pour le simple plaisir de vous voir.
— Cet état est passager. Il est comme l’enthousiasme des soldats : il faut
savoir le stimuler quand le moment est venu, mais on ne peut compter sur
lui en permanence.
— Comme vous ne devez pas compter non plus tout le temps sur
l’indulgence des directeurs. Le fait qu’ils voient à leur porte un homme
aussi populaire que vous, popularité qui a de plus été souvent construite en
désobéissant aux ordres…
— Il faut dire que ces ordres… Je rage encore parfois rien qu’en y
pensant. Je suis parti chargé d’erreurs, et je ne sais ce qui m’a évité de
tomber dans toutes les chausse-trappes qui m’ont été tendues. Je n’avais
même pas d’état-major à mon arrivée. Encore cela se fabrique-t-il sans
peine. Mais je suis parti sur l’idée que la première victoire ouvrirait à notre
armée une Italie qui n’aspirait qu’à la liberté et applaudirait le premier qui
viendrait les débarrasser des « despotes » qui les opprimaient. Grossière
erreur : les fils de Brutus et Scévola n’ont rien contre les pantoufles. La
liberté n’excitait guère que quelques membres de l’élite, et encore ne
voyaient-ils à travers ce que pouvait leur offrir la France que la possibilité
de faire leur unité avec l’indépendance. Comment ce désir eût-il pu
s’exprimer sans une méfiance spontanée envers l’étranger ? Nous étions
envahisseurs avant d’être libérateurs. Alfieri, en écrivant son Misogallo, ne
disait pas autre chose. Nos dirigeants n’ont pas voulu le lire. Mais je voulais
construire, moi, et non détruire. À quoi bon jeter bas des princes qui
peuvent devenir des alliés ? De toute façon, et je ne vous apprendrai rien, le
but de ma mission n’était pas tant de couvrir de gloire nos armées que
d’ouvrir la porte aux commissaires qui viendraient collecter les millions
avec lesquels les républiques reconnaissantes remercieraient leurs
vainqueurs. On m’a pris pour Pizarre, et je fus Alexandre.
Talleyrand note d’un air amusé le sens de la mesure que traduit la
remarque.
— Je n’ai guère rencontré que des petites gens assez médiocres, vivant
heureux sous des gouvernements modérément despotiques et dont ils
n’attendaient autre chose que de ne pas payer trop d’impôts et de ne pas
faire de service militaire.
— N’y avait-il pas quand même de vrais révolutionnaires ?
— Tellement peu. Quelques esprits échauffés, des « giacobini » ou des
« framassoni » qui ne soulèvent qu’horreur chez leurs concitoyens. Et les
prêtres… Vous n’imaginez pas l’influence qu’ont encore les prêtres. C’est à
se demander même s’il est bon de tenter d’éradiquer la religion. Ceci reste
entre nous : n’allez pas le répéter à La Révellière.
— Bien sûr.
Le général attrape une carafe, et se sert un verre d’eau.
— Pensez-vous donc que m’attendre risque de les indisposer ? reprend
Bonaparte, soudain revenu à des considérations plus pratiques.
— Je crois qu’il serait bon que vous veniez les voir avec moi au moins
une fois.
— Cela prouverait votre grand talent de diplomate, capable de faire
bouger le petit monsieur qui tient à rester chez lui…
— Cela prouverait aussi que votre gloire ne vous pousse pas à l’hostilité.
J’en profite, certes, et je vous crois assez fin pour avoir compris que je ne
fais jamais rien autrement. Mais je ne suis pas seul à y gagner. Allons, une
simple visite.
— Soit. J’y consens.
La visite fut discrète, bien que tendue. Bonaparte, qui désobéissait depuis
un an aux désirs comme aux ordres directs du Directoire, paraissait en
triomphateur. Tous le savaient, et le frêle général domina d’emblée les cinq
hommes qui lui faisaient face.
Ses exploits étaient présents dans tous les esprits : la façon dont, avec
quarante mille hommes qui n’étaient ni les meilleurs ni les mieux équipés, il
avait en un temps record séparé les armées ennemies à Montenotte,
poursuivi les Sardes pour les battre à Cherasco, puis repoussé les
Autrichiens en Lombardie avant de les écraser à Lodi ; le siège qui en avait
suivi de Mantoue, où il avait battu les quatre armées alliées, dont l’une au
déjà légendaire pont d’Arcole ; la marche sur Vienne, que la paix de Leoben
avait interrompue à moins de cent kilomètres du but ; le traité de
Campoformio, obtenu malgré les ordres du Directoire et qui avait donné à
la France la Belgique et le Milanais, Nice et la Savoie au prix, jugé souvent
trop cher, du sacrifice de la Vénétie.
Barras parle le premier, avec ce léger accent provençal dont il ne s’est
jamais départi. Ses yeux verts semblent jauger son interlocuteur, cherchant
d’entrée à mesurer quel affrontement peut découler de leur échange.
— Mon général, nous ne vous recevons ici que parce que notre
impatience de vous revoir est grande. Mais soyez assuré qu’une
circonstance plus cérémonieuse célébrera à la fois votre retour et la
gratitude que la nation vous doit.
Barras est tout charme dehors. L’homme a encore des épaules larges, un
air noble, un sourire envoûtant. Il est sanglé dans son costume le plus
fréquent : un frac bleu éclairé par une cravate de mousseline blanche, une
culotte de nankin enfouie dans des bottes à revers. Ses traits sont pourtant
fatigués, de cette fatigue molle du jouisseur las.
Un sourire crispé répond à sa harangue. Bonaparte sait ce qu’il doit au
directeur : disgracié après Thermidor, lui qui avait été désigné pour
commander l’artillerie de l’armée d’Italie en février 94 grâce à la faveur du
frère cadet de Robespierre avait même été incarcéré pendant onze jours à
Nice. Rayé de la liste des généraux, il semblait condamné à végéter
misérablement quand Barras, qui l’avait connu au siège de Toulon, avait fait
appel à lui pour réprimer l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire.
— Que de chemin depuis l’église Saint-Roch, poursuit Barras, comme
s’il tenait, avec une maladresse étonnante, à rappeler d’emblée à Bonaparte
ce que celui-ci lui doit.
Le Corse reste d’ailleurs impassible et ne répond pas. Il a pour Barras
l’admiration que suscite chez lui toute intelligence susceptible de se
mesurer à la sienne, mais méprise les prévarications du bonhomme.
L’homme fort du moment n’est pourtant pas le pire de ceux à qui il doit
maintenant serrer la main, et c’est avec un dégoût que dissimule mal sa
raideur qu’il se tourne vers les autres directeurs. S’il ne connaît pas
François de Neufchâteau, élu pendant sa campagne lors du coup de force de
fructidor, il a déjà fréquenté Reubell et La Révellière.
Il saisit la main molle que lui tend le premier, ancien avocat de Colmar,
aux appétits violents et gras, sanguin et rigide. Reubell a parfois une vision
de l’État supérieure à celle de ses confrères, de Barras surtout, qui fait
toujours passer son plaisir avant toute autre chose, mais il enserre ses
quelques éclairs de conscience dans une phobie de la réaction qui le fait
hurler chaque fois qu’une idée laisse soupçonner l’ombre d’un retour en
arrière. Or, il commençait à sembler évident que toutes ces années
houleuses n’avaient pas apporté que du bon, et que cette course au
renouveau avait rencontré quelques écueils.
La laideur de La Révellière-Lépeaux aurait suffi à mettre mal à l’aise ses
interlocuteurs. Bossu, de longs cheveux frisés entourant un masque
simiesque, il ressemblait, avec ses jambes longues et grêles, à une tubéreuse
trop vite montée en graine. Il n’est pas le plus malhonnête des cinq, mais
cette vertu ne suffit guère qu’à rendre ses vices plus insipides. Il n’a qu’une
originalité : sa haine maladive pour la religion établie, et son envie de la
remplacer par un culte naturel.
— Cher ami, toujours théophilanthrope ? Votre nouvelle religion
progresse-t-elle ?
Bonaparte se souvient d’une visite de La Révellière où l’autre avait
éclaté d’une joie mauvaise parce que le général avait un « fétiche », à savoir
la statue couverte de joyaux de la Vierge de Lorette. Le directeur l’avait du
coup enfermée chez lui après que ses deux compères l’eurent dépouillée de
ses joyaux.
Barras répond à sa place :
— Je ne vois qu’un moyen de faire progresser les idées de notre ami :
c’est qu’il se crucifie lui-même.
Il éclate d’un gros rire, regardant avec une joie réelle le regard de haine
que lui lance son collègue.
— Mon cher Bonaparte, reprend-il, comment va votre belle épouse ? Je
ne doute pas que vos retrouvailles n’aient été tout à fait émouvantes.
Barras s’apprête à lancer une grivoiserie. Ayant été l’amant de Joséphine
avant Bonaparte, il est bien placé pour le faire. Mais le regard que lui
décoche l’autre lui interdit de continuer. Le directeur est parfaitement au
courant des inquiétudes conjugales du général pendant la campagne, où
Joséphine refusait de le rejoindre : un jour, il avait même rageusement écrit,
au bas d’une lettre officielle, un post-scriptum angoissé :
« Je suis au désespoir. Ma femme ne vient pas. Elle a quelque amant qui
la retient à Paris. »

Le général en veut depuis à Barras d’avoir été le témoin, plus même, le


destinataire de cet aveu de faiblesse.
— Bien. Assez parlé femmes, se reprend Barras. Général, pourriez-vous
nous faire un récit plus précis que ce que nous en ont appris vos dépêches
de vos exploits ?
— Ils n’ont été qu’une application souvent laborieuse de vos ordres,
messieurs.
Reubell, qui tient dans ses mains une coupe de champagne, manque de
s’étrangler, et recrache le liquide en en couvrant son jabot.
— Nos ordres ? balbutie-t-il. Même en ce qui concerne le pillage du
pays, vous n’avez fait que ce que vous vouliez. Vous avez refusé que
Flachat lève les contributions…
— Je n’allais pas laisser une simple compagnie organiser le contrôle
financier des pays que j’ai occupés.
Bonaparte est soudain en colère.
— Aucune de nos lois ne règle la façon dont doivent être gouvernés les
pays conquis.
Barras a pris Reubell par le bras, et tente de calmer le jeu.
— Disons, général, que vous avez respecté l’esprit de la mission que l’on
vous a confiée plus que sa lettre. Vous avez fait triompher partout la France
et sa révolution. Mais il est vrai que cet armistice…
— J’ai gagné la guerre. Le peuple voulait la paix. En la lui offrant, je n’ai
jamais été plus convaincu de faire dans le fond votre volonté, même si j’en
ai devancé l’expression.
— Une expression dont vous eussiez pu attendre des formulations plus
précises. C’est quasiment seul, et contre notre avis, que vous avez négocié
les paix de Leoben et de Campoformio. Mais le triomphe qui vous
accompagnait devait vous faire pousser des ailes.
— Il me poussait à faire mon devoir, et à le faire à votre service.
— Bien sûr, bien sûr.
Barras paraît de plus en plus crispé. Il sait que la formidable popularité
de Bonaparte le garrotte mieux que n’importe quel autre lien, et qu’il doit
faire semblant d’approuver, à défaut de les avoir provoquées, toutes les
initiatives du jeune général.
— Je n’ai jamais douté que vous ayez, général, su percer sous nos ordres
nos intentions réelles, ni que vous ayez su les appliquer.
C’est aller loin dans l’absolution, trop loin visiblement au goût de
La Révellière, qui s’étrangle et s’apprête à protester.
Interrompant son élan, l’un des aides de Barras entre dans la pièce.
— Monsieur Barbey est là, monsieur le directeur, et demande à vous
voir.
Barras frémit, comme s’il avait préféré voir n’importe qui plutôt que la
personne qu’on lui annonce.
— Dites-lui que… s’apprête-t-il à répondre, en congédiant l’importun.
Mais, avant même qu’il ait fini sa phrase, une sorte d’ouragan est entré
dans la pièce. L’homme est énorme. Il avance derrière une large bedaine,
qui ne l’empêche curieusement pas de sautiller partout, de se déplacer en
permanence et d’occuper l’espace en virevoltant. Il se précipite d’abord sur
Barras, lui attrape les deux mains qu’il serre avec vigueur. Puis il se tourne
vers les autres directeurs et se fige en apercevant Bonaparte.
— Général.
Il recommence à tressauter.
— Général, répète-t-il encore trois fois. Ah si je m’attendais…
Il ne sait du coup plus quoi dire. Bonaparte le regarde, étonné. Il n’a
jamais entendu parler du personnage, et s’étonne de voir ainsi interrompre
une réunion dont il se plaisait à penser qu’elle avait quelque importance.
— Monsieur, marmonne-t-il, avec son accent à couper au couteau, qui
semble s’épaissir en même temps qu’augmente son mécontentement.
L’autre lui prend à son tour la main.
— Général, comment vous dire ma joie de vous voir ici ! Vous
représentez tellement pour nous tous, qui n’avons pu voler à vos côtés. Vous
êtes la gloire, vous êtes la guerre, vous êtes la grandeur de notre pays, le
flambeau de la République. Je n’ose croire que vous vous tenez là, devant
moi, en chair et en os. Il faut que je vous voie pour de bon, plus longtemps,
que nous ayons le temps de vraiment causer. Je donne souvent quelques
soirées : vous devez y venir. N’est-ce pas, mon ami, que vous me
l’amènerez ? ajoute-t-il en se tournant vers Barras. Nous avons tant en
commun. Allons, je vois que je vous interromps… Il faut que je m’en aille.
J’étais juste passé ainsi, par hasard. Mais le hasard fait si bien les choses.
N’est-ce pas, général ? Je compte sur vous. Allons, au revoir…
Les directeurs ont à peine le temps de réagir que l’homme est déjà parti.
Ce n’est que dans le carrosse dans lequel Talleyrand le ramène rue
Chantereine que Bonaparte ose demander qui était cet étrange énergumène.
— Un des hommes les plus puissants de ce régime, lui répond l’évêque
d’Autun. Sous des dehors débonnaires, il est redoutable et au courant de
tout. Soyez bien convaincu que son apparition n’était nullement le fait du
hasard. Il voulait vous voir et est venu pour cela, uniquement pour cela.
Comment a-t-il été informé de votre venue ? mystère ! Mais il l’a été,
soyez-en sûr. Vous avez d’ailleurs vu avec quelle aisance il a forcé la porte
de Barras… qui était bien embarrassé de le voir. Si vous acceptez un
conseil…
Bonaparte ne répond pas, ce qui est une manière d’acquiescer.
— Ne refusez pas son invitation à dîner. Ses soirées sont célèbres, et
dans notre Paris, nombreux sont ceux qui se damneraient pour y venir. Il
doit, je pense, avoir à vous dire des choses fort importantes.
Un soupçon saisit le général.
— Cette petite cérémonie était un coup monté ?
— Pas par moi en tout cas, se défend immédiatement (trop vite ?)
Talleyrand. Et je doute que ce soit un coup de Barras, à voir l’air de
désappointement qu’il affichait. Sincèrement, je ne sais pas d’où vient cette
fuite. Mais je vous incite vraiment à accepter. De toute façon, qu’y perdez-
vous ? Peut-être même madame Bonaparte sera-t-elle de retour, et pourrez-
vous l’amener.
Bonaparte lui jette soudain un regard noir. L’absence de Joséphine est la
seule chose qui gâche son plaisir d’être rentré.
— Elle pourra montrer qu’elle est toujours une des reines de Paris, ajoute
immédiatement l’évêque, qui s’étonne en le voyant à nouveau sourire de
constater combien un homme aussi peu sensible à la flatterie le concernant
se rengorge dès que l’on vante sa femme.
— Si d’ailleurs vous ne souhaitez pas l’amener, un homme aussi fameux
que vous ne manquera pas de trouver chaussure à son pied.
— Ce ne sera pas nécessaire.
Le ton est à nouveau froid. Talleyrand, qui a lancé à dessein la
suggestion, se voit confirmer que ce n’est pas du côté des femmes qu’il aura
prise sur le général. Et c’est avec un soupçon d’émotion face à cette fidélité,
dont il sait à quel point elle est peu payée de retour, qu’il dépose Bonaparte
devant sa porte.
Bonaparte se lève de mauvaise humeur. Il n’a nulle envie de se rendre à
la réception officielle qui l’attend. La foule qui s’agite à sa porte, et dont le
bruit permanent l’accompagne partout, le fatigue.
Il s’habille avec lenteur, revêt l’uniforme des généraux de la République.
Le miroir lui renvoie une image presque risible. Son corps, amaigri, semble
flotter dans le costume plus encore que dans celui qu’il met habituellement,
et sa figure, bien que brunie par le soleil d’Italie, ajoute à son aspect
maladif. Les cheveux, qu’il a cessé de poudrer, retombent en mèches
irrégulières sur son front et sur sa nuque. Même ses yeux paraissent
recouverts d’un voile, comme s’il était ailleurs. Il tente de leur redonner
l’éclat et la vigueur qui appuient si bien ses discours, mais il n’est pas à son
aise, et la flamme qu’allument les batailles s’étiole au maigre souffle des
salons.
Le carrosse qui l’attend à sa porte peine déjà à franchir la rue
Chantereine. Des soldats l’encadrent, obligés de repousser ceux qui tentent,
en sautant sur le marchepied de la voiture, de jeter un œil à l’intérieur.
Mais ce n’est rien à côté de ce qui l’attend un peu plus loin. Les
alentours du Luxembourg sont envahis d’une masse grouillante. La rue de
Vaugirard paraît complètement bloquée.
— Allons-nous pouvoir passer ? s’inquiète le général.
— Je ne sais, lui répond le cocher. Je vais voir par la rue de Tournon.
Mais celle-là aussi est bouchée.
— Tentez de passer devant Saint-Sulpice. L’église sera peut-être plus
accessible.
Hélas, la voiture et son célèbre occupant sont reconnus. Les hurlements
de la foule emplissent toute l’atmosphère. Le remous est tel que la police
doit venir les dégager.
Enfin, le carrosse arrive à l’entrée du Luxembourg.
Bonaparte ouvre la porte de sa voiture et met un pied à terre. Les
acclamations deviennent aussitôt assourdissantes. Des fleurs volent, des
chapeaux sont jetés en l’air. Sous les manteaux resserrés, qui s’ouvrent dans
l’enthousiasme, s’aperçoivent les longues robes transparentes qui font alors
fureur.
Dans les rangs des « merveilleuses », un léger désappointement se fait
jour. On avait beaucoup rêvé le héros, et voici qu’il a la malséance de ne
pas correspondre aux images qu’il a suscitées : ses longs cheveux, mêlés,
descendent en oreilles de chien sur ses épaules, les os semblent percer la
peau d’une figure au teint bistre, la taille est petite et mal prise, le corps
perdu dans le frac trop grand. La ceinture tricolore est mal nouée, et le sabre
ne semble pas être de ceux qui conquièrent les empires.
— Alors tu le vois ? murmure une femme à sa compagne.
— Oui, mais je suis déçue. Tu as vu sa tête ? Ces oreilles ridicules. Il est
si minable qu’on dirait à peine un général.
— Quand même, il a de beaux yeux.
— Mais qui ne vont pas du tout avec tous ces cheveux. Ça lui donne une
tête de chien fou.
— Admirez son regard, mesdames, les interrompt un homme placé
derrière elles. Avez-vous déjà vu le portrait de Rousseau par Latour ? Il a la
même vivacité. On y sent l’homme d’esprit.
Les deux filles, qui n’ont jamais entendu parler de Rousseau et encore
moins de Latour, se mettent immédiatement à glousser, et l’homme, qui se
sent autorisé à y voir une avance, se rapproche d’elles.
Ignorant le brouhaha qui l’accompagne, Bonaparte est descendu de son
carrosse, et tend les bras vers le haut gradé qui s’avance.
— Berthier, enfin. Un soldat, un vrai. Joubert est avec vous…
— Tenez, mon général.
Berthier tend à Bonaparte un drapeau que celui-ci refuse.
— Portez-le, vous en êtes aussi digne que moi.
Son subordonné regarde Bonaparte presque avec idolâtrie. Quand le
général était arrivé en Italie, il n’avait même pas trouvé un état-major digne
de ce nom. En quelques heures, il l’avait créé. Repérant un homme que l’on
disait consciencieux, instruit et travailleur, il l’avait immédiatement nommé
chef d’état-major. Le général de brigade Alexandre Berthier, éternel et
brillant second, réalisait ainsi le rêve d’une vie et rencontrait l’homme
auquel il allait vouer une fidélité quasi canine.
Au centre de la cour se dresse un autel de la patrie. Les cinq directeurs
sont assis derrière, sanglés dans des manteaux rouge et or. Barras tente de
dissimuler sous un sourire de circonstance la rage qui lui tord le foie.
— Regardez le citoyen-directeur, murmure Talleyrand à madame
de Staël, assise à ses côtés. Il est tellement furieux qu’il n’arrive même pas
tout à fait à le cacher. Cette soudaine percée de l’émotion le rend presque
humain. Nul ne s’en rendra compte, mais c’est sans doute là l’événement de
la journée.
Soudain, deux cents musiciens et les chœurs du conservatoire attaquent
l’hymne à la liberté et un nouveau tonnerre d’applaudissements submerge le
général. Talleyrand chantonne. Arborant un costume en soie couleur lie-de-
vin, il a été chargé de prononcer les premières paroles de bienvenue. Les
directeurs se lèvent et, aussi impressionnant que le bruit qui l’a précédé, le
silence s’empare tout à coup de l’assemblée.
— Cet homme est étrange, dit-il à sa voisine. Il est orgueilleux mais
méprise la flatterie ; il est ambitieux mais aime l’effacement. La tâche de
l’orateur consiste à naviguer entre ces contradictions. Souhaitez-moi d’être
convaincant.
Il se lève, prend Bonaparte par la main et le mène vers l’autel.
— Alors, n’est-il pas beau, notre petit général ? murmure son autre
voisine, au bord de la pâmoison, à madame de Staël.
— Je ne sais pas si c’est ce que je mettrais le plus spontanément en
avant. Mais il a de l’allure.
Bonaparte, toujours impassible, s’incline devant l’autel, puis se tourne
vers les cinq directeurs à qui Talleyrand le présente.
Le ministre prend alors la parole. Il sait qu’il a été choisi à la place de
son collègue chargé de la guerre pour enlever à la cérémonie ce côté
d’apothéose militaire qui effraie tant Barras. Aussi en profite-t-il pour, sous
le torrent de louanges dont il accable un Bonaparte qui a surtout l’air de
s’ennuyer, glisser quelques piques subtiles à l’encontre du Directoire.
— Quand personne n’ignore le mépris profond du général pour le luxe,
pour le faste, ces misérables ambitions des âmes communes, je sens qu’il
nous faudra peut-être le solliciter un jour pour l’arracher à sa studieuse
retraite, conclut-il.
— Il se fout de nous, là, chuchote même à un moment Reubell à
La Révellière, tout en connaissant l’incapacité de l’autre à percevoir
l’ironie.
Bonaparte lui succède à la tribune. Sa voix passe mal, son ton est
saccadé, alourdi d’un accent corse encore très présent. Les gestes,
désordonnés, sont presque d’un épileptique. Même les premiers rangs ont
du mal à le comprendre et quelques sourires naissent sur les lèvres.
Reubell regarde ailleurs, comme pour mieux montrer la supériorité qu’il
croit encore avoir sur le bouillant vainqueur. Quelques phrases pourtant font
leur chemin, dont l’une fait sourire Talleyrand, retourné à sa place :
— Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur de meilleures lois
organiques, l’Europe deviendra libre.
— Il y a là de l’avenir, glisse-t-il à madame de Staël.
Enfin Barras se lève, et attend quelques secondes avant de parler,
espérant déclencher une tempête d’applaudissements. Ce ne sont pourtant
que quelques mains discrètement frappées l’une contre l’autre qui saluent
son arrivée. Il prend la parole, s’enflamme alors dans un discours
emphatique, grandiloquent, où transparaît surtout son malaise :
— Vous avez, après dix-huit siècles, s’exclame-t-il, vengé la France de la
fortune de César.
Déjà Monge, la semaine précédente, avait comparé Bonaparte à
Vercingétorix. Le directeur en profite quand même, lui aussi, pour placer
quelques perfidies, rappelant qu’il y a d’autres généraux triomphateurs que
le Corse :
— Pourquoi Hoche n’est-il point ici pour voir, pour embrasser son ami ?
Bonaparte ne bouge pas de tout le discours, comme absent à sa propre
gloire. Quand Barras s’approche pour lui donner l’accolade, il la subit, ainsi
que celle des quatre autres directeurs. Puis il retraverse la foule, indifférent
à ses acclamations, et rentre chez lui. Il n’y recevra à nouveau personne
d’autre que Talleyrand, qui s’invitera deux jours plus tard.
— Monsieur Talleyrand, je fais pour la deuxième fois une exception en
votre faveur au retrait dans lequel je me tiens. J’espère que cela en vaut la
peine.
— Cette visite renforcera au moins les liens qui naissent entre nous, ce
qui, je pense, ne saura manquer de nous servir à tous deux un jour ou
l’autre. Votre dédain est admirable, général. Je croirais qu’il ne s’agit que
d’une affectation de haute politique, si votre fraîcheur ne me semblait
encore au-dessus de ces bas calculs.
— Ne me prêtez pas plus d’intentions que je n’en ai. Je n’ai tout
simplement pas envie de cela. Je n’aspire pour l’instant qu’à me retrouver
avec ma femme. Savez-vous qu’à peine mariés, nous avons été séparés…
« Il me semble qu’elle l’a mieux vécu que vous », pense en lui-même
Talleyrand.
À l’initiative de Joséphine ou à son insu (mais il ne parierait que peu sur
la deuxième solution), des lettres de Bonaparte ont couru tout Paris, et les
« merveilleuses » se sont souvent moquées des déclarations enflammées et
orageuses du général.
« Mais ces envies conjugales, dont je n’ai jamais éprouvé le sel mais
dont la légitimité m’apparaît absolue, m’accablent plus que tout. Tu as
inspiré à mon cœur une passion sans bornes, un amour qui le dégrade. Tu
me plais, jusqu’au souvenir de tes erreurs », écrivait-il. Même Talleyrand,
conscient des réminiscences rousseauistes de cette littérature ampoulée, en a
été ému.
— Je suis à nouveau porteur d’une invitation, général. Je finis à vos côtés
par me transformer en petit commissionnaire.
— Ce n’est sans doute qu’une métamorphose temporaire. Où voulez-
vous m’emmener cette fois ?
— Chez monsieur Barbey, l’homme que nous avons aperçu l’autre soir
chez Barras. Il a insisté à nouveau auprès de moi. Ne croyez pas que j’en
fasse une affaire personnelle, mais je crois que, pour l’équilibre des forces
au pouvoir, dont vous avez pu sentir la fragilité, il serait bon que nous
n’augmentions pas les ambiguïtés existantes. Je vous le demande, venez.
Vous n’y perdez de toute façon pas grand-chose.
— Y aura-t-il beaucoup de monde ?
— Je ne pense pas, non.
— Eh bien, soit, j’irai.
Bonaparte comprend dès son arrivée chez Barbey à quel point Talleyrand
l’a trompé. Il s’est cloîtré pendant les quelques jours qui ont suivi sa
consécration au Luxembourg. Son portier avait ordre de ne pas prendre les
cartes de visite. Le jour où les dames de la Halle sont venues le saluer, il
n’est apparu qu’une seconde, et a invoqué la fatigue pour ne pas les recevoir
plus longtemps. Quand la garde nationale est venue lui proposer deux
compagnies de grenadiers pour « sa sécurité », il les a refusées. Quand il
sort, c’est dans une simple voiture, sans suite, et encore ne le fait-il que
rarement, préférant se promener dans son jardin.
À son entrée dans l’hôtel Barbey, il est immédiatement accueilli par un
tonnerre d’applaudissements. Le maître de maison s’avance vers lui, et, à
peine le silence s’est-il fait, il claironne :
— Général, je savais que je saurais vous faire sortir de votre retraite. Au
nom de tous nos amis, je vous remercie de votre venue.
La foule a l’air ravie, même si l’air sombre du héros, conscient de s’être
laissé abuser, fige de-ci de-là quelques-uns des sourires. Sentant qu’il allait
peut-être manifester ce mécontentement, Barbey l’attrape par le bras et
l’emmène immédiatement vers la pièce où se tiennent les directeurs.
— Nos amis ont tenu à vous saluer à l’écart de vos admirateurs.
Un peu de bruit se fait entendre à l’entrée de la pièce, où un soldat essaie
d’interdire l’entrée à un jeune homme blond, grand, enflammé, qui déjà a
saisi à pleines mains le fusil dont l’autre le menace.
Bonaparte se lève immédiatement.
— Laissez entrer cet homme !
Même si l’appel n’émane pas de celui de qui il prend ses ordres, le soldat
range immédiatement son arme, tente de reprendre aussi vite que possible
une tenue correcte, et laisse entrer celui qu’il retenait.
Dans la pièce pénètre alors en s’époussetant, un sourire merveilleux aux
lèvres, un être rayonnant, au regard ironique, la stature haute et fière, l’air
indomptable.
Bonaparte tend la main vers lui, puis se tourne vers les directeurs.
— Messieurs, laissez-moi vous présenter mon assassin.
Avec l’air de narguer ceux qui le regardent, stupéfaits, Sébastien
Cronberg s’incline.
Deux

ITALIE, JUILLET 1796


Thermidor an IV
I

L’habit le serrait sans doute un peu trop, et une appréhension montait en


lui chaque fois qu’il croisait un gradé français. Mais il jubilait, tant
l’aventure lui semblait valoir la peine d’être vécue. Il se tourna vers Luigi,
qui se mirait dans ses épaulettes avec une naïveté qui eût désigné son
imposture à n’importe quel officier un rien observateur.
— Un peu plus de discrétion ne nous nuirait pas. As-tu envie de
découvrir les fusils français avec un bandeau sur les yeux ?
— Si les soldats s’en servent aussi bien que ceux à qui nous avons
emprunté ces hardes, nous ne risquons pas grand-chose.
Milan bruissait autour d’eux de cette excitation dans laquelle ils aimaient
l’un comme l’autre venir se perdre. Ils atteignirent le corso. C’était l’heure
de la promenade, et Luigi eut un instant peur.
— On va se faire attraper. Allons plutôt dans les tavernes : il y aura à
boire.
Mais Sébastien avait jeté un regard sur la foule. Il était beau, et
commençait à peine à s’en rendre compte. La longue file des voitures retint
son attention. Tous les jours, à la même heure, la bonne compagnie se
donnait rendez-vous pour une étrange promenade immobile. Les carrosses
arrivaient les uns après les autres, faisaient une fois le tour du corso, puis se
garaient à la queue leu leu et restaient ainsi arrêtés pendant une demi-heure.
Autour de ces basfadelles, des officiers français, debout ou à cheval,
engageaient la conversation.
— Viens ! s’écria Cronberg.
Luigi le suivit. Dans une des voitures, deux jeunes filles les regardaient
en riant, s’abritant derrière le tulle de leurs ombrelles.
— Viens, je le dis.
Il s’approcha des deux jeunes femmes. Luigi le retint.
— Je ne parle pas français. On va se faire attraper.
— Ne t’inquiète pas. Je parlerai. Tu seras mon serviteur muet.
— Il n’en est pas question.
Cronberg s’approcha, et salua la plus âgée des deux filles. Aucune ne
semblait avoir plus de dix-huit ans, et elles pouffèrent en le voyant.
— Mesdemoiselles.
La voix venait de l’arrière de la voiture, où apparut la tête d’une
gouvernante.
— Chère madame, nous pouvoir parler deux mots avec jeunes filles
charmantes ? commença Cronberg, en imitant un italien hésitant.
La dame le regarda, ajustant sur son nez des lunettes et lui répondit en
français.
— Je m’étonne que vous ayez pu pénétrer dans ce dédale, monsieur.
Depuis quelques jours, seule la cavalerie y a accès, et cette absence de
monture vous désigne clairement comme étant de l’infanterie.
— Cela prouve que l’infanterie se faufile partout, habileté qui nous
permet de pénétrer jusqu’au plus profond des lignes ennemies, madame.
Il avait dit cela d’un ton cruel, presque méchant, et la gouvernante s’en
rendit compte.
— Ceci pour vous expliquer à quel point il nous est d’autant plus facile
de nous rendre auprès d’amis, poursuivit le jeune homme, à nouveau tout
sourire.
Le cerbère ne pouvait faire autrement que de céder.
— Bien sûr, messieurs. Eh bien, tenez-nous compagnie un court moment.
— Oh, Matilda, n’est-ce pas là l’occasion rêvée de perfectionner notre
français, s’écria la plus âgée des deux jeunes filles.
Avant même d’avoir eu la réponse, elle commença à s’exprimer dans un
français du même niveau que le faux italien de Cronberg.
— Vous gentils militaires être ici souvent venus ?
Cet étrange dialogue, où personne ne parlait dans sa langue, se poursuivit
quelque temps. Luigi rompit le charme au bout de dix minutes, en s’écriant
en un italien cette fois parfait :
— Madame, je vois que vous maîtrisez parfaitement notre langue mais
mon ami et moi avons besoin d’exercer notre italien. Vous déplairait-il que
nous continuions dans cette langue ?
Étonnée de la perfection de cette tirade, la jeune fille regarda Luigi. La
gouvernante grogna, interloquée.
— Si vous voulez, monsieur.
Cronberg, condamné à bafouiller dans son mauvais italien, jeta à son
complice un coup d’œil furieux, auquel l’autre répondit par un sourire
entendu.
— Mesdemoiselles, il est l’heure de partir, intervint avec une joie
évidente la gouvernante.
Les premières voitures s’ébranlaient déjà.
— Vous rejoindre nous à Corsia, lança Elsa, l’aînée, en partant, ajoutant
à cette invitation une œillade étudiée avec les poèmes de Marino.
— Où ça ? demanda Luigi à son ami, après le départ des jeunes filles.
— Au « Corsia dei servi ». C’est le glacier le plus célèbre de Milan. Tout
le monde s’y retrouve.
— Eh bien, nous y serons ce soir.
— Pour que je sois obligé de passer la soirée à faire le faux Italien. Non
merci : tu iras sans moi.
— Sébastien, tu n’es pas drôle.
— Pas drôle ? Et toi, infâme traître, comment te qualifies-tu ?
Mais Cronberg éclata de rire, en bourrant le dos de son camarade de
coups de poing. Malgré sa trouvaille, Luigi était plus inquiet que son
camarade et visiblement peu désireux d’aller tout seul au rendez-vous.
— Si on se fait attraper avec ces uniformes…
Leur escapade avait été improvisée la veille. Depuis que l’armée avait
envahi l’Italie, menée par ce général au nom étrange, le jeune Sébastien
suivait avec un œil amusé et parfois admiratif leur progression : il avait
applaudi aux combats de Montenotte, éclaté de rire à la poursuite des
Sardes battus à Cherasco. Aujourd’hui, les Français étaient à Milan, mais le
bruit courait que le nouveau quartier général avait été porté à Lodi et que
l’armée allait marcher sur l’Adige pour y établir une ligne défensive solide
et se retourner ensuite contre les États du pape. Cronberg, tout excité, avait
couru chez Luigi, son meilleur ami depuis toujours, et lui avait dit :
— Les Français vont quitter Milan. Il paraît que les filles y sont folles, et
les occasions multiples. Viens, allons-y !
— Comme deux pauvres Italiens ?
— Non, comme deux soldats français.
Une garnison ennemie campait près de Binasco, le village où étaient nés
Cronberg et Luigi.
— Rejoins-moi près de la rivière vers huit heures, et tu verras.
À l’heure dite, Luigi était là.
— On va voir quoi ? Vénus sortant de l’eau ?
— Ce qui nous conduira jusqu’à elle en tout cas. Tiens, les voilà !
Trois soldats français étaient apparus. Leurs uniformes étaient en loques.
— C’est ça, nos vainqueurs ?
— « Soldats, vous êtes nus, mal nourris. Le gouvernement vous doit
beaucoup, il ne peut rien vous donner… »
La déclaration de Bonaparte aux soldats d’Italie avait été répandue
largement, et jusqu’à Binasco où Cronberg en avait appris le début par cœur
pour irriter ceux qui jouaient les patriotes dans le village.
— C’est vrai que ceux-là ne sont guère utilisables. Attends encore un
peu.
Les trois hommes se rhabillaient quand deux autres apparurent.
Immédiatement, les premiers se mirent au garde-à-vous.
— Tiens, des officiers. Ceux-là sont pour nous.
Les soldats finirent rapidement de s’habiller, et leurs chefs se mirent nus
à leur tour pour plonger dans l’eau en poussant de petits cris d’aise.
— Il n’y a plus qu’à se servir.
Quelques brasses éloignèrent les hommes de la rive, et Cronberg
commença à ramper vers leurs habits. Il y fut vite, les attrapa, et rampa à
nouveau vers le sentier.
— Ouf, ils ne nous ont pas vus, murmura Luigi.
— Tu as raison, c’est dommage, répondit Cronberg.
Il se leva alors, et cria « Furia francese », secouant très fort les habits au-
dessus de la tête.
Dans l’eau, les deux officiers se redressèrent et commencèrent à nager
vers la berge en hurlant.
Cronberg éclata de rire, leur fit un dernier bras d’honneur et partit en
courant, Luigi sur ses talons.
— Tu avais raison : il aurait été dommage qu’ils ne s’en rendent pas
compte.
Ils ne s’étaient arrêtés qu’une demi-heure plus tard, pour enfiler les
vêtements des deux officiers. Par chance, ceux-ci leur allaient à peu près.
Seul le pantalon de Luigi était un peu long, mais cela se voyait à peine,
une fois les bottes enfilées.
— Maintenant, à nous Milan !
Ils étaient tous deux devant le « Corsia dei servi ». Malgré le froid
tombant, de nombreuses tables étaient installées dehors. Des serveurs
circulaient tant bien que mal entre elles, portant de lourds plateaux chargés
de glaces et de mignardises. Autour gravitaient de nombreux soldats, dont
certains avaient fait cinq ou six lieues à pied depuis leur baraquement pour
être là.
La ville entière s’était offerte à la « furia francese ». Le nom du général
Bonaparte, que certains n’arrivaient pas encore à prononcer correctement,
était sur toutes les lèvres, et rares étaient celles qui le honnissaient. Des
rumeurs d’abus, de réquisitions commençaient à se faire jour, mais elles
restaient englouties sous l’admiration générale pour les talents militaires du
nouveau venu.
— Regarde : je crois que c’est la princesse Visconti.
Luigi était émerveillé : il n’avait que très rarement vu autant de jolies
femmes. La princesse Visconti, femme superbe et extrêmement
romanesque, avait tenté de séduire Bonaparte, et, devant son insuccès,
s’était rabattue sur le général Berthier. Leurs amours étaient connues de
toute la ville.
— Tu crois que Berthier est avec elle ?
Deux soldats se levèrent soudain devant eux, au garde-à-vous. Les deux
jeunes hommes se regardèrent, prêts à rire, jusqu’à ce que Cronberg se
ressaisisse soudain et rende leur salut aux soldats.
— Dans cette armée, les généraux ont trente ans. À notre âge, nous
devons sûrement être colonels.
Luigi pouffa.
— Regarde, voilà Lecchi.
Le comte Lecchi, qui portait encore beau malgré ses soixante ans, était
célèbre dans tout Milan pour ses aventures amoureuses. On racontait qu’il
avait, déguisé en capucin, écouté sa propre maîtresse au confessionnal ; on
racontait surtout qu’emprisonné aux plombs de Venise, il avait acheté
trente-six heures de liberté à son geôlier, était rentré à toute allure à Brescia,
y avait abattu le marquis N… qui lui avait joué un mauvais tour, et était
rentré dans sa cellule, d’où il avait été impossible de prouver sa
participation au meurtre. Tant d’astuce et de succès féminins faisaient rêver
Sébastien.
Il aperçut tout à coup la jeune Elsa qui lui faisait des signes. Luigi lui
saisit le bras.
— Viens, nous pouvons y aller.
Ils s’avancèrent vers la table, où Cronberg s’assit en maudissant sa ruse
de tout à l’heure et en reprenant son accent « français ».
Luigi, pendant ce temps, expliquait que la qualité de son italien venait de
sa mère, qui était née près de Pavie. Son discours suscitait peu d’intérêt,
tandis qu’Elsa dévorait des yeux le beau Sébastien. Toujours dans son
italien approximatif, ce dernier racontait l’avancée des troupes de la
République, et inventait au fur et à mesure leurs difficiles combats autour de
Montenotte. La jeune fille le regardait, quasiment en transe. La gouvernante
s’impatientait et trépignait presque.
— Mademoiselle, votre papa vous attend. Vous savez bien que ce soir,
nous allons à l’opéra.
La jeune fille rosit.
— Mon Dieu, c’est vrai, comment avais-je pu oublier ? À quelle heure
devons-nous être à la maison ?
— Dans une demi-heure.
— Cela me laisse juste le temps de montrer à monsieur Sébastien la vue
des remparts. Venez, venez. Ma chère Matilda, je te confie notre bonne
nounou et l’ami de monsieur Sébastien. Venez vite.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, elle a saisi la main de
Cronberg, s’est levée et l’entraîne vers les remparts. La gouvernante n’a pas
le temps de protester que déjà ils sont à dix mètres.
— Je suis là dans une demi-heure. Je vous le promets.
L’escalier menant aux remparts était bourré de gens qui piétinaient un
crottin de cheval dont on se demandait comment il avait pu monter jusque-
là. Elsa bouscula sans vergogne ceux qui la précédaient, et tira Cronberg en
riant.
— Vite. Si jamais elle nous rattrape, j’en prendrai pour mon grade. Mais
si je m’échappe plus d’un quart d’heure, elle n’aura jamais le front de le
dire à mon père. Elle aura trop peur d’être tenue pour responsable de ce qui
aura pu se passer entre-temps. Un quart d’heure, c’est suffisant pour les
pires péchés. Non ?
Cronberg la regarda, étonné. Soit elle était la plus hypocrite petite
dévergondée qu’il ait jamais rencontrée, soit elle ne saisissait absolument
pas la portée de ce qu’elle disait. Qu’importait : elle était charmante, et il
n’était venu que pour s’amuser. Il ne lui lâcha pas la main jusqu’à l’arrivée
sur les remparts. Leur couple avait fait se retourner deux ou trois
promeneurs indignés, mais l’uniforme de Cronberg leur imposa silence.
Arrivée en haut, elle se tourna vers lui.
— Notre royaume. Ne vaut-il pas votre Paris ?
Devant eux s’étendait une marée d’arbres, fermée au fond par la
blancheur des Alpes.
— Regardez. Là, vous avez le mont Viso et le mont Rose, et cela s’étend
jusqu’aux montagnes de Bassano.
La lumière du soir couchant teintait le pied des montagnes d’un blond
foncé, qui semblait les confondre avec la touffeur des forêts.
— Et par là, vous voyez ce versant découpé : c’est la scie de Lecco. Et
plus loin encore, cette échancrure dans la montagne, c’est le lac de Garde.
Elle se serra contre lui, frissonnant. Il faisait d’un coup plus froid.
— C’est d’ici que nous écoutions le canon. Nous qui vous avons si bien
accueillis, combien d’entre nous se retrouveraient dans les geôles
autrichiennes si ces brutes revenaient ?
Il glissa une main vers sa taille, mais elle se détourna vite.
— Il faut que je redescende. Sinon, notre retard se remarquera. Je vous
laisse à cette vue. Passez ce soir à l’opéra, je serai dans ma loge.
Le temps qu’il réagisse, elle avait déjà dévalé une partie des escaliers. Il
lui adressa un geste de la main, et se retourna vers l’admirable spectacle que
commençait à grignoter la nuit.
— Ah, cette occupation ! Quelle merveille, pensa-t-il en regardant
tomber le soir.
Luigi l’avait rejoint sur les remparts. Lui aussi, bien que beaucoup plus
timidement, avait obtenu de Matilda de les rejoindre le soir à l’opéra. Mais
il fallait pouvoir entrer dans la cour. Un soldat exigea leur permis. Ils durent
rebrousser chemin, et profiter de l’arrivée d’une sédiole pour s’accroupir à
côté et rentrer pendant qu’elle allait se garer. Les deux dames qui
l’occupaient rirent de leur audace et leur offrirent une utile complicité.
Ils n’eurent à l’intérieur aucun mal à trouver la loge de leurs hôtes. Le
père des deux jeunes filles les attendait. C’était un homme petit, assez rond,
de noblesse récente et très inquiet de ce qu’il pouvait advenir de cette
rencontre. Aussi avait-il décidé de faire les choses en grand. Dans sa loge se
tenaient déjà huit ou neuf personnes. Des petits guéridons étaient couverts
de morceaux de pain recouverts de viande.
— Voilà nos héros, s’écria-t-il à l’entrée des deux garçons qui n’en
espéraient pas tant. Entrez donc, messieurs. Ma fille nous a raconté votre
rencontre et je suis charmé que de si nobles occupants aient daigné jeter un
œil sur elle.
D’un air satisfait, Sébastien nota la présence de la gouvernante, qui ne
pouvait plus qu’approuver.
— Voulez-vous goûter ce vin ? Nous l’appelons chianti. Il est cultivé sur
nos coteaux.
Le vin avait un goût fruité. Cronberg le dégusta avec délices. Luigi
l’avala et tendit à nouveau son verre.
— Ma fille nous a donné quelques aperçus de votre campagne.
Accepteriez-vous de nous en raconter quelques passages ?
Sébastien attrapa un bout de viande, ramassa pour aller avec deux bouts
de pain, s’installa dans le fauteuil qu’on lui avait tendu et, sans quitter des
yeux Elsa, commença le récit d’aventures épiques qu’il brodait au fur et à
mesure.
— Il ne faut pas que je les revoie demain, se dit-il, car je ne me
souviendrai jamais de ce que j’ai bien pu raconter.
Il se laissait aller à son rôle, et l’aisance le gagnait au fur et à mesure
qu’il racontait. Quand l’opéra commença, il ne s’interrompit pas, et
personne ne lui demanda de le faire.
Il savait que la soirée elle-même ne pouvait le mener nulle part, et il
décida de tenter le tout pour le tout. Au moment où Elsa se rendait au
vestiaire pour prendre son manteau et récupérer celui de sa sœur, il se
dissimula dans une encoignure de l’escalier et, quand elle passa, l’attrapa
dans ses bras.
Ses lèvres étaient douces, parfumées, débarrassées de l’odeur de sueur
qu’il détestait et qui avait trop souvent accompagné ses étreintes paysannes
de Binasco. Dans la salle, les notes de Paisiello volaient. Il était encore un
peu gris de cette boisson pétillante qu’on lui avait offerte. Le monde lui
apparaissait beau, clair, facile à comprendre et apte à répondre à ses désirs.
« C’est donc cela la vie », se murmura-t-il.
Et, songeant à la fois aux paroles d’amour qu’il venait de dire et à son
uniforme volé, il se jura, dans un éclat de rire, de toujours en tirer le
maximum, fût-ce au prix de la tromperie et du mensonge.
Ils restèrent trois jours à Milan. Pendant ces trois jours, il croisa à
nouveau Elsa, mais ne réussit plus à lui arracher de baisers. Il s’en moquait
d’ailleurs, car des filles de plus basse condition lui accordèrent beaucoup
plus. Quand ils rentrèrent à Binasco, ils étaient un peu las, et volèrent deux
chevaux pour arriver plus vite.
Ils jetèrent les uniformes dans un fourré.
Il eut l’impression, en se réveillant dans la petite maison où vivaient ses
parents, d’avoir changé de monde. Les restes des excès de ses trois derniers
jours lui pesaient encore sur la tête, et il lui fallut quelques instants avant de
reconnaître sa mère, debout au pied de son lit.
— Lève-toi, mon chéri. Tout le village est en ébullition, et je crois qu’on
va venir te chercher.
Sa mère lui parlait français. Elle était née à Bordeaux, fille d’un armateur
qui avait perdu tout son argent parce qu’il avait refusé de faire le commerce
d’esclaves. Quand ses bateaux avaient coulé suite à une tempête, ses
concurrents, moins regardants sur la manière de faire fortune, l’avaient
laissé tomber.
Il s’était réfugié à Pavie, chez un oncle, et était mort peu après des suites
d’une fluxion de poitrine. Il ne s’était en fait jamais remis de son exil, et
s’était éteint comme une bougie sur laquelle on a soufflé. Restée seule avec
sa mère, la future madame Cronberg avait grandi en Italie.
— Me chercher ? Pourquoi moi ?
— Quand je dis toi… Ils en ont aussi après moi. Je crois qu’ils se sont
souvenus que j’étais Française.
— Et alors ? J’arrive de Milan. On n’en a que pour les Français. Tout le
monde est à leurs pieds, les femmes s’offrent à eux et la noblesse fait le dos
rond en attendant leurs coups de bâton.
— Mais Milan est douce. Ici, nous sommes plus rudes. L’effet de
surprise s’estompe. Leur général est passé sur nous comme une tourmente,
mais les arbres se redressent après l’orage. Et notre noblesse relève la tête.
Il faut dire qu’elle s’est gaillardement fait piller. Il paraît que tout ce qui est
objet d’art part en France, où leurs directeurs ont grand besoin d’argent
frais. Ils sont également allés piller les églises et surtout les monts-de-piété.
Tous ceux qui y avaient un peu de bien ont vu leurs bijoux et leurs objets
embarqués. J’ai été bien avisée moi-même de retirer nos deux chandeliers
avant leur passage.
La fortune de l’armateur bordelais s’était réduite à deux grands
chandeliers en or que sa fille n’avait jamais pu se résoudre à vendre.
— Mais leur général a multiplié les proclamations.
— Et qui y croit ?
— Quand même : à Milan, tout le monde avait l’air content.
— Ne me fais pas dire du mal des Milanais, mais ils n’ont jamais brillé
par leur sang chaud. Ici, ce n’est pas pareil.
— Ce n’est surtout pas pareil parce que toute la noblesse de Pavie a
mangé son pain du côté des Autrichiens, et qu’elle sait que si la révolution
des Français débarque chez nous, elle n’existera plus.
— N’empêche qu’ils n’ont pas perdu leur temps. Et pendant que ton
général se la coulait douce à Milan, les autres ont ranimé ici le feu qui
couvait.
— Pourquoi dis-tu « mon général » ?
— Parce que je sens très bien que ton cœur penche vers lui. Quelle mère
serais-je si je ne lisais en toi, mon chéri ?
— Et papa ?
— Ton père est Allemand. Voudrais-tu qu’il pactise avec les ennemis de
son pays ?
— Son pays, c’est ici depuis vingt ans. Alors, l’Autriche…
Le bruit dehors était soudain devenu plus fort. Des coups furent frappés à
la porte et trois garçons entrèrent. Parmi eux se trouvait Luigi, qui n’était
pas le moins excité.
— Sébastien, tu dois venir avec nous. C’est l’émeute. Nous chassons les
Français. Viens vite.
Cronberg reconnut Giovanni, le fils du propriétaire de la plus grosse
maison du bourg. Ses parents avaient déposé leurs biens au mont-de-piété
de Pavie, et tout avait été réquisitionné. Depuis, le jeune homme s’était
découvert un goût farouche pour les Autrichiens et militait pour que l’on
boute les Français hors de Lombardie.
— Pavie est debout. Et même à Milan, il paraît que la troupe s’est levée.
Les Français sont finis. Viens.
Cronberg jeta un œil dehors, où le bruit était devenu plus fort. Il vit une
dizaine de jeunes gens, mêlés. Les dominant du haut d’une charrette, un
prêtre distribuait des armes. Tenant les rênes de la mule qui la conduisait, un
soldat autrichien tentait de maîtriser l’animal effrayé. Un coup de reins de la
bête fit bouger la charrette, et le prêtre, déséquilibré, retomba lourdement
sur ses fesses.
— Le pape est bien protégé, sourit Sébastien.
— On y va ? lui demanda Luigi. On a joué les Français, mais on n’en fait
pas partie.
— Tu as raison, mon bon Luigi. Nous aurions tort de nous en priver.
Allons-y.
Il partit. Français ou Allemands, qui s’en préoccupait ? Mais il allait y
avoir de l’action, de la camaraderie et peut-être quelques filles…
— Je viens avec vous.
Il perçut plus qu’il ne la vit la détresse dans les yeux de sa mère, et arriva
à temps pour recevoir un fusil.
La journée fut extrêmement confuse. En bande, les jeunes du village
partirent d’abord dans la campagne, se guidant au bruit des canons. De
temps en temps, ils croisaient un soldat ou un paysan, plus rarement un
prêtre, que l’on trouvait pourtant, dès que l’on reculait, en train de
haranguer les combattants ou parfois de les bénir. Les bruits couraient,
invérifiables.
Milan était aux mains des Autrichiens, les Français reculaient. Deux
heures après, c’était l’inverse : la garnison autrichienne, assiégée dans la
ville, avait tenté une sortie et les Français avaient fait tirer sur ceux qui les
acclamaient la veille. En entendant cela, Sébastien eut une pensée pour
Elsa, et revit sa soirée dans la loge de la jeune fille, à la Scala. Si les
Autrichiens revenaient, le père des deux sœurs aurait sans doute du mal à
expliquer sa complaisance. Mais il ne serait pas le seul.
Leurs pas les avaient portés jusqu’à Pavie. Sébastien n’avait jamais
encore participé à un combat, et se sentait grisé par le bruit, le désordre,
l’odeur de la poudre. Autour de lui, un seul garçon avait été blessé, d’une
balle à la jambe, tirée par un soldat français qui s’était enfui immédiatement
après. Ils n’avaient encore pas vraiment vu l’ennemi.
Ils le rencontrèrent soudain au détour d’un chemin. Quatre soldats,
l’arme encore en bandoulière, en train de voler quelques poules et
visiblement ignorants de l’émeute. La première arme à partir fut une fronde,
utilisée de main de maître par Giovanni, qui avait fait de la chasse aux
oiseaux une passion : la pierre s’écrasa sur le front d’un des quatre hommes,
qui s’écroula en gémissant.
Des coups de feu furent tirés de part et d’autre, dans un fracas soudain.
Trois des soldats s’écroulèrent, le quatrième eut le temps de tirer et
d’emporter la moitié du visage de Leonello, un jeune garçon de seize ans,
avant que Giovanni lui plante son couteau dans la gorge.
Il se releva, la chemise tachée du sang de son adversaire. Il y eut un
instant de flottement très net, et Cronberg se demanda plus tard s’ils
n’auraient pas pu à ce moment encore tous rentrer et éviter une partie de ce
qui arriva. Mais Giovanni, déchaîné, les harangua tant et si bien qu’ils
finirent à nouveau par le suivre, portés par un enthousiasme que réchauffait
le sang fraîchement versé. Le corps de Leonello fut abandonné sur place, et
chacun jura de le venger.
— Suivez-moi, allons à Pavie, et rejetons dehors ces Français infâmes.
Ils n’atteignirent jamais Pavie. Au contraire, ils croisèrent plusieurs
paysans qui fuyaient en poussant devant eux leurs enfants :
— Les Français ont repris la ville. Ils fusillent tous ceux qui sont pris les
armes à la main.
Giovanni ne voulait pas le croire.
— Ce n’est pas possible : ils n’ont pas pu faire aussi vite. Continuons.
Plus loin, ils rencontrèrent un homme échevelé, les habits couverts de
sang.
— La garnison française s’est rendue, leur annonça-t-il. Nous sommes
maîtres de Pavie.
— Vous voyez ! s’écria Giovanni. Nous devons y aller. C’est là-bas
qu’est notre place.
Les jeunes étaient fatigués, et l’ardeur de celui qui s’était improvisé leur
chef n’était plus suffisante à les pousser en avant. Cronberg, qui n’avait pas
trouvé dans son escapade l’exaltation qu’il en attendait, était prêt à rentrer
lui aussi.
— Allons au moins jusqu’à Pavie. Là, nous pourrons agir.
Le jeune homme était au bord des larmes. L’excitation qui retombait le
laissait seul.
— Moi j’en ai marre. Je rentre. Nous n’avons rien vu, rien fait. Et
Leonello est mort. Si les Autrichiens doivent revenir, ils le feront sans nous.
De toute façon, nous avons fait ce que nous avons pu, intervint Luigi.
Les cinq autres acquiescèrent. Alors Giovanni s’écroula en sanglots au
bord du fossé. Cronberg l’entoura de ses bras.
— Allez, viens. La révolution se fera sans nous. Rentrons.
II

Ils n’atteignirent Binasco qu’à la nuit tombée. Leurs parents, qui les
attendaient, se jetèrent sur eux pour mieux les embrasser. Ceux de Leonello
hurlèrent, les maudirent. Sa mère tenta de se ruer sur Giovanni, et réussit à
lui griffer la joue. Il commençait à y avoir un début de rixe entre ceux qui
estimaient que les jeunes n’avaient fait que leur devoir, et ceux qui les
traitaient presque d’assassins. Le prêtre du village, qui avait le matin même
fait distribuer des fusils, tenta de venir justifier les adolescents, mais on
sentait à la réaction de la foule que le cœur n’y était plus.
Soudain, quelques coups de feu retentirent.
— Une troupe arrive. Je crois que ce sont les Français.
La situation devint vite confuse. Tous ceux qui avaient des fusils se
précipitèrent aux entrées du bourg. Des détonations éclatèrent, mais on n’y
voyait rien. Les quelques torches disposées à côté des tireurs n’éclairaient
pas suffisamment l’action, et les désignaient de façon trop évidente aux
balles de l’ennemi.
Le premier soldat français qui pénétra à cheval dans l’enceinte du village
fut abattu, mais il fut vite suivi d’autres. En moins d’une heure, les faibles
défenses de Binasco furent débordées. En lançant des cordes qui les
accrochaient, puis en les attachant aux pommeaux de leurs selles, les
Français eurent vite fait de renverser les charrettes qui bloquaient les
chemins d’accès au centre.
Cronberg essaya bien de se cacher au fond d’une grange, mais deux
soldats y entrèrent et commencèrent à larder le foin de coups de baïonnette.
Il sortit, les mains en l’air. Les deux hommes n’eurent heureusement pas
l’idée de fouiller plus avant, là où, sous la paille, il avait dissimulé son fusil.
Il fut amené sur la place centrale du village. La plupart des habitants
étaient déjà là. Quelques cadavres étaient retournés, et il régnait dans l’air
une odeur de poudre et de sang mêlés. D’un œil inquiet, il chercha ses
parents, et les aperçut, serrés l’un contre l’autre. Ils échangèrent un long
regard de soulagement.
Ils attendirent ainsi près d’une demi-heure. Les soldats français
tournaient autour d’eux, criant dans leur langue et les menaçant tantôt du
fusil tantôt de leur baïonnette. L’un des villageois, se croyant dissimulé par
la foule, tenta de s’échapper. Il fut abattu, et son corps ramené sur la place,
jeté là où la lumière des torches dessinait le rond le plus lumineux.
Le silence était total, et l’on n’entendait plus que quelques
hennissements, et au loin, le tonnerre grondant de quelques canons.
Un homme fit alors son entrée, solidement assis sur un beau cheval gris.
Il n’eut pas un regard vers la foule, et s’adressa aux soldats.
— Séparez-les. Les hommes d’un côté, les femmes et les enfants d’un
autre.
Immédiatement, les Français entrèrent dans la foule, et à coups de pied, à
coups de poing, en firent deux groupes. Une femme qui refusait de lâcher le
bras de son mari prit même un coup de crosse en pleine figure et c’est
ruisselante de sang qu’elle se rendit vers le coin de la place où ses amies se
regroupaient.
Quelques pleurs s’élevèrent. L’homme sur son cheval attendit qu’ils se
calment, puis prit la parole, en français. Ceux qui ne le comprenaient pas
n’eurent pourtant pas de peine à saisir ce qu’il disait.
— Je suis le général Lannes. J’appartiens à l’armée du général
Bonaparte. Ce matin, nous avons entendu dire que certains d’entre vous, la
tête montée par leurs prêtres, s’étaient mis en tête de faire revenir les
Autrichiens. Gens de…
Il s’arrêta, se pencha vers un des soldats qui lui glissa un mot à l’oreille.
— Gens de Binasco, vous avez prêté la main à cette infamie. Par votre
action, vous avez tenté d’empêcher l’esprit de notre grande Révolution
d’aller encore plus loin qu’il n’est déjà allé. Vos efforts ont été vains. À
peine le général Bonaparte a-t-il appris votre sédition qu’il a fait demi-tour
vers Pavie. Notre colonne y est arrivée tout à l’heure, et a libéré notre
garnison. À Milan, les Autrichiens ont été rejetés dans la citadelle. Tout cela
ne vous a pas empêchés, vous, gens de Binasco, de continuer à vouloir
arrêter notre progression.
» Vous n’avez pas compris qu’en nous stoppant, c’est la liberté, c’est la
Révolution, ce sont les droits de l’homme que vous stoppiez. Vous ne
faisiez que resserrer encore plus fort les chaînes de votre esclavage, tenues
solidement par vos nobles et vos prêtres. Gens de Binasco, vous vous êtes
laissé aveugler. Je veux bien croire qu’il y a d’autres responsables que vous.
Mais vous ne pouvez être absous de ce péché, trop grave pour qu’il soit
pardonné. Gens de Binasco, vous allez être punis.
Quelques sanglots interrompirent son discours. Une femme, rompant le
cercle des soldats, se jeta à ses pieds. Lannes ne baissa même pas les yeux
sur elle.
Un groupe de soldats sortit alors de l’église, poussant devant lui une
quinzaine d’hommes. À leur tête, ligoté, le prêtre récitait des prières, les
yeux levés au ciel.
— Ceux-ci ont été pris les armes à la main. Qu’ils périssent par les
armes.
Les hommes furent adossés au mur. Huit soldats prirent place devant
eux. En deux salves, les quinze corps s’écroulèrent. Le prêtre mourut le
premier, et sembla accueillir comme une grâce d’occuper cette place. Du
coin des femmes montaient des gémissements.
— Amenez les autres ! cria Lannes.
Les soldats poussèrent vers lui les hommes restants.
— Mettez-les en rangs !
Puis il se tourna vers les femmes.
— Chacune d’entre vous va partir avec deux soldats chez elle, et leur
remettra tout ce qu’il y a de précieux.
L’opération dura trois heures. Le froid commençait à faire tousser
plusieurs personnes, surtout les vieillards et les enfants. Lannes interdit
qu’on allât leur chercher de quoi se couvrir. Une mère, alors, ôta sa chemise
pour couvrir son fils et resta ainsi, seins nus, à défier le général, qui ne
broncha pas.
Les soldats revenaient avec un assez maigre butin. Il n’y avait là que des
objets de peu de valeur, quelques pièces d’argent, le produit de petites
économies qui étaient déversés aux pieds de Lannes, imperturbable sur son
cheval.
Quand la mère de Sébastien revint à son tour, elle déposa devant le
général un sac de pièces, et deux statuettes en plâtre. Sébastien eut aussitôt
l’intuition d’une catastrophe.
Quand tout fut fini, le général Lannes ordonna à ses hommes de
retourner fouiller les maisons.
— Toutes celles d’entre vous qui ont menti ou dissimulé quelque chose
verront leur mari abattu. J’espère, mesdames, que vous n’avez rien oublié.
Les soldats repartirent, et restèrent absents plus d’une heure. Cela faisait
cinq heures que les habitants étaient debout, et deux vieilles femmes
s’évanouirent. Lannes interdit qu’on les relève.
Quand ils revinrent, les dix premiers avaient les mains vides. Le dernier
portait, chacun dans une main, deux grands chandeliers d’or.
— Nous n’avons trouvé que cela, général.
Il jeta les chandeliers aux pieds de Lannes, et Sébastien sentit son cœur
se briser.
— À qui sont ces objets ? demanda le général.
— À ma femme.
Le père de Cronberg s’était spontanément avancé. Un hurlement retentit
du côté des femmes, et la mère de Sébastien s’écroula, évanouie. Le jeune
garçon voulut bondir, mais un coup de crosse dans le genou lui interdit de le
faire.
Deux soldats attrapèrent le père de Sébastien, l’emmenèrent jusqu’au
mur de l’église, s’éloignèrent de lui de trois pas, le visèrent et tirèrent deux
balles, dont aucune ne rata sa cible. Le jeune garçon se pétrifia. Sa mère
n’était pas revenue à elle.
— Je vous avais prévenus, reprit Lannes. Votre village doit payer sa
révolte. Des hommes restants, un sur cinq rejoindra ce malheureux, que la
cupidité de son épouse a désigné.
Sébastien ne sentait plus les ongles qui s’enfonçaient dans sa main.
Les soldats commencèrent à compter et à séparer ceux qui devaient
mourir des autres.
Quand les deux groupes furent constitués, quatre-vingt-douze hommes
avaient été choisis.
— Huit des jeunes les rejoindront, reprit le général. J’aime les chiffres
ronds.
Alors Sébastien s’avança.
— Général, vous avez assassiné mon père. Prenez-moi !
Le général sourit.
— Je m’en voudrais d’endeuiller ainsi une famille. En revanche, ce jeune
homme à qui vous parliez fera très bien l’affaire.
Du doigt, il désigna Luigi.
— Non ! hurla Cronberg. Vous n’avez pas le droit. Pas lui. Prenez-moi,
je vous dis, prenez-moi !
Un nouveau coup de crosse lui fit perdre connaissance, et il s’écroula
alors que résonnait encore l’écho de ses cris.
Il se réveilla entouré d’une immense lueur. Le village était en feu, et il
distinguait déjà le crépitement des premiers arbres atteints. Il avait très mal
à la tête. Autour de lui, deux femmes contemplaient le désastre.
— Ma mère. Où est ma mère ? demanda-t-il.
— Là-bas. Ne t’inquiète pas. Elle est encore sous le choc mais elle est
vivante.
— Et Luigi ?
— Ils l’ont tué. Avec les autres. Giovanni est mort aussi, et Antonio, et
Amadeo. Et les hommes qu’ils avaient choisis. Tous.
La femme ne pleurait pas. Elle énumérait la liste, presque
machinalement.
Après le massacre, la rébellion s’éteignit d’elle-même. Quand Sébastien
confia à deux de ses amis ses projets de vengeance, ils refusèrent de le
suivre.
— Tu es fou, lui affirma même Gaetano. Cet homme est invincible. Il a
écrasé l’Autriche, il a emporté l’Italie comme une tornade.
Cronberg ne rit même pas en reconnaissant une des phrases que l’on
pouvait lire sur les histoires dessinées de la vie de Bonaparte, qui étaient
distribuées dans les rues de Milan. Il décida quand même de retrouver celui
qu’il appelait déjà le despote.
Le lendemain, après avoir confié sa mère aux soins de ses voisins, il
partit pour Pavie se mêler aux rebelles et continuer la lutte contre les
Français.
Il ne put approcher de la ville, où personne n’entrait, mais il apprit que le
général Bonaparte y était arrivé la veille avec une colonne mobile, et qu’il
avait maté la révolte, prenant la ville d’assaut, sabrant les insurgés et faisant
exécuter la totalité du conseil municipal et le commandant de la garnison
française. Une proclamation avait déjà été lue et distribuée. En s’approchant
des remparts, Cronberg put en avoir une copie. Elle appelait les bons
citoyens au « repentir » et informait les autres que l’armée serait pour les
rebelles « terrible comme le feu du ciel ». Déjà l’histoire de Binasco avait
fait le tour de la ville, et Cronberg dut la raconter à plusieurs de ceux qui,
massés comme lui sous les remparts, attendaient des nouvelles.
Il comprit vite que tout espoir de continuer la lutte était illusoire, et se
remit en marche vers Binasco.
C’est en arrivant qu’il apprit que sa mère, désespérée d’avoir fait tuer son
mari par sa pauvre ruse, avait échappé à la surveillance des voisins et s’était
jetée dans la rivière.
Alors il sauta sur un cheval, repartit comme un fou vers Pavie, chargea
en hurlant le premier groupe de Français qu’il aperçut, et reçut avant
d’avoir fait dix mètres quatre balles, qui le laissèrent à terre, perdant son
sang.
Il resta trois mois entre la vie et la mort. Une paysanne qui, avec sa mère,
s’employait dès le lendemain des combats à dépouiller les cadavres, le
ramassa et, en s’apercevant que miraculeusement il vivait encore, le ramena
chez elle. Fut-elle émue par ce visage dont la pâleur n’avait pas altéré la
beauté ? Pensa-t-elle, à la noblesse de ses traits, être tombée sur celui qui
pourrait l’arracher à cette misérable ferme qu’elle détestait ?
Toujours est-il que, pour la première fois de sa vie, elle s’insurgea contre
ses parents, et exigea que le bel inconnu reste. Elle assura qu’elle prendrait
elle-même sur sa part de nourriture de quoi nourrir le blessé. Les parents,
vieillissants, savaient parfaitement que si elle les quittait, ils n’auraient plus
qu’à se laisser mourir. Tout en râlant, et après lui avoir administré la
dernière raclée qu’elle devait jamais recevoir, ils acceptèrent.
Pendant trois mois, elle s’occupa de Sébastien alors qu’il était encore
dans le coma. Elle le nourrissait, le lavait. Une ou deux fois, elle se laissa
guider par la convoitise que suscitait en elle ce corps laissé à son bon
vouloir, et lui administra quelques soins que la faculté n’eût pas prescrits.
Dans le village, déjà, on se moquait de son bel inconnu et de son
immobilité, et bon nombre de jeunes du coin lui suggéraient des activités où
le mouvement tiendrait plus de place.
Trois mois exactement après avoir été blessé, il ouvrit les yeux, et parla.
Elle avait rêvé de mots d’amour, tout en les sachant improbables. Mais
ce qu’il dit fut si différent de ce qu’elle attendait qu’elle crut d’abord avoir
mal compris.
Elle le fit répéter. Il répéta : « Je vais le tuer, je vais le tuer. »
Il était toujours obsédé par l’idée d’abattre Bonaparte. Rien ne la lui fit
oublier. Il marqua sa reconnaissance à la jeune enfant, allant même jusqu’à
lui refuser la nuit d’amour qu’elle finit par réclamer. Elle ne comprit pas à
quel point ce refus était la seule vraie marque de respect qu’il pouvait lui
donner.
Il travailla courageusement avec les parents aux champs, et ils finirent
par se dire que l’avoir recueilli était une bonne affaire. Mais il n’en
démordait pas : il devait tuer le général français. Il allait au moins une fois
par semaine en ville, et suivait avec passion les exploits de Bonaparte.
Au fil des jours, quand il apprit le passage du Mincio, les combats de
Castiglione, Lonato, Rovereto, il se sentit même envahi par une certaine
admiration pour le vainqueur. Il lutta contre cette admiration avec une force
qui ne fit que renforcer les liens entre lui et sa proie.
Tous les jours, il s’entraînait physiquement et son corps affaibli par la
maladie redevint vite ce qu’il avait été, gagna même en robustesse et en
harmonie.
Alors il décida de s’enrôler dans l’armée française.
Une fois sa décision prise, il partit. Cela faisait un an qu’il avait été
blessé. Seule l’idée de sa vengeance l’aidait à tenir, et il n’eut pas le
moindre soupçon du désert de cendres qu’il laissait en sa jeune hôtesse
quand il la quitta.
III

Il ne se fit même pas réellement enrôler. Il assomma un soldat, à qui il


vola un uniforme, et rejoignit un groupe français. Il mentit, prétendit au
caporal le dirigeant qu’il était envoyé d’un avant-poste, à Bassano. Il ne lui
fut pas difficile ensuite de trouver où était installé le général.
Depuis son arrivée à Milan et la ratification des préliminaires de paix
avec l’Autriche, le 18 avril 1797, Bonaparte avait emménagé dans un
magnifique château, le château de Mombello, qu’il avait « emprunté » à la
famille Crivelli.
Il était là, aux portes de Milan, installé sinon comme un roi (le terme
était devenu trop indécent) du moins comme un proconsul, et y vivait dans
un luxe dont profitaient indirectement ses soldats. Sa famille l’avait rejoint,
et ses sœurs étaient accourues dès qu’elles l’avaient pu. Les généraux qui
avaient été à la peine, Lannes, Junot, Marmont, Murat, s’y dépensaient en
réjouissances autant qu’ils s’étaient épuisés sur les champs de bataille.
Il y avait autour du château comme un relâchement, une atmosphère de
plaisirs qui se sentait à peine on y pénétrait. Et il donnait le sentiment qu’il
était facile d’y pénétrer.
Il lui fallut se procurer à nouveau un uniforme. Il revint près de Pavie,
chercha dans les bois autour de la ville, là où quelques combats avaient eu
lieu et tomba, comme il l’espérait, sur des cadavres pas encore détroussés.
Certains dataient des combats de la semaine précédente et l’odeur
imprégnait trop les vêtements pour qu’il puisse s’en servir. Il en trouva
enfin deux, qui avaient sans doute été abattus par quelques francs-tireurs
peu de temps auparavant.
Le premier avait eu la tête explosée par un coup de mousquet, et des
morceaux de cervelle imprégnaient tout le haut de son habit. Le deuxième,
qui en outre était plus à sa taille, était également en meilleur état. Le dégoût
au ventre, il parvint à enlever le costume.
Il le ramena en ville, alla la nuit au lavoir où il le frotta soigneusement,
puis, après l’avoir mis à sécher, l’essaya. Le premier contact du tissu sur sa
peau le fit frémir, et il lui sembla que l’odeur du mort ne s’en irait jamais.
Mais il prit sur lui de s’y habituer.
Il arriva à Mombello le lendemain. Le camp qui entourait le château était
dans un désordre extrême. Les hommes qui y vivaient donnaient
l’impression d’y avoir obtenu, en même temps qu’ils atteignaient le pied
des vastes murailles, le droit de ne plus rien faire. Cronberg supposa même
un moment, au vu des sacs ouverts, des armes négligemment posées, des
hommes allongés sur le sol en tenue débraillée, qu’il lui suffirait de se
présenter dans le même négligé à la porte pour entrer.
Il n’en fut hélas rien. Deux hommes armés de sabres s’opposèrent
immédiatement à son arrivée, et voulurent même le retenir tant la
désinvolture affichée de son intrusion leur paraissait peu claire. Il comprit,
tout en rebroussant chemin, qu’il lui fallait trouver autre chose.
Il trouva dès le lendemain, par un coup de chance. Ne sacrifiant pas
totalement l’agréable à l’utile, il eut l’idée de retourner à Milan pour
essayer de retrouver la belle Elsa, ce à quoi il parvint aisément. Ses parents
semblaient s’être pleinement adaptés à l’installation des Français, et
l’accueillirent avec moins d’allégresse que la première fois. Avaient-ils eu
vent de ses tentatives de séduire leur fille ? Plus vraisemblablement
s’étaient-ils suffisamment introduits dans les milieux conquérants pour ne
plus avoir besoin d’un gradé de moindre importance. Cronberg bénit
d’ailleurs leur méconnaissance de l’habit français, qui leur fit ignorer son
changement d’uniforme.
Il n’arriva guère qu’à passer une heure en compagnie d’Elsa, réussissant
quand même à profiter d’un moment d’inattention de sa gouvernante pour
s’égarer avec elle dans les bois et lui arracher un baiser. Elle lui apprit une
nouvelle importante : Joséphine Bonaparte était arrivée trois jours plus tôt à
Mombello, et quelques orfèvres de la ville allaient lui montrer des parures,
le général ayant décidé de fêter son arrivée par quelque cadeau. Cronberg
vit tout de suite ce qu’il pouvait tirer de la circonstance, et déroba le baiser
attendu en pensant à autre chose.
Il ne lui fallut pas longtemps pour se procurer les noms des orfèvres les
plus connus de Milan. Le premier s’appelait Zaponi. Il tenait une boutique
sur la via Crossetti. Le magasin était petit, sombre, peu tape-à-l’œil.
Cronberg sentit tout de suite qu’il était à la bonne porte. Il passa sa main
dans ses cheveux, épousseta son uniforme et poussa la porte.
— Pourrais-je parler au sieur Zaponi ?
— Signor, che posso fare ?
Cronberg reprit son accent faussement italien pour répondre.
— Vous êtes chargé par le général Bonaparte de venir à Mombello lui
montrer quelques bijoux ?
— Oui, monsieur. Mais je croyais que cela ne se savait pas.
Cronberg avait pris le ton le plus déterminé qu’il pouvait.
— Cela ne se sait pas. Cela se sait de moi parce que je viens pour vous
aider.
— M’aider ?
— Le général m’a chargé de vous escorter jusqu’au château.
Le visage du bonhomme s’emplit d’un large sourire.
— Voilà une merveilleuse idée. Je vous avoue que j’appréhendais un peu
de partir comme cela, avec… Mais serez-vous seul ?
— Mon épée, monsieur, en vaut cent, et je la passerai au travers du corps
de qui me dira le contraire.
Maître Zaponi, dont le courage savait ne s’exprimer que dans les
occasions exceptionnelles, se garda bien de pareille tentative.
— À quelle heure devons-nous partir, monsieur ? demanda le faux
soldat.
— Je pensais à demain, tôt. Nous déjouerons mieux les brigands qui
peuvent nous attendre, et nous serons les premiers devant le général.
— Je suis à vos ordres, monsieur. Je serai là à cinq heures.
Après avoir fait magnifiquement claquer ses talons l’un contre l’autre, le
jeune homme sortit. Il sentit à la sueur qui inonda soudain son cou dehors
combien il avait eu peur. Lui faudrait-il un laissez-passer pour aller dans le
camp, ou le seul fait d’accompagner le bijoutier serait-il suffisant ? Il verrait
bien sur place.
Trop énervé pour dormir, il alla rôder sous les fenêtres d’Elsa. Mais il fut
impossible de lui parler, et il rentra se coucher sous un arbre, près de la
porte de la ville.
Le lendemain à cinq heures, il était là. Maître Zaponi le fit entrer très
discrètement par la porte de derrière. Deux chevaux de fort piteuse allure
les attendaient.
— J’ai tout mis dans ce sac, que je garderai avec moi, expliqua-t-il à
Cronberg. J’ai pris deux chevaux qui n’étaient pas trop repérables, afin que
nous n’ayons pas l’air trop riches.
Dès que Cronberg fut monté sur le cheval, il sut que ce but était atteint.
Le voyage fut long. Zaponi, sans doute tenaillé par la crainte, se révéla
un bavard aussi impénitent que sans intérêt. Régulièrement, il demandait à
Cronberg d’aller jeter un œil en avant, car il lui semblait avoir entendu un
bruit. Le jeune homme ne se demanda pas un instant ce qu’il ferait si jamais
il y avait vraiment un danger.
Ils arrivèrent en vue du château trois heures après avoir quitté Milan.
Deux hommes en armes (les mêmes que l’autre jour ? il ne sut le dire)
gardaient la porte.
— Où allez-vous ?
— Je viens montrer quelques bijoux au général Bonaparte. Monsieur est
mon escorte.
Zaponi avait soudainement retrouvé toute son assurance. Il fouilla dans
sa poche, et en sortit un papier qu’il tendit au garde. Ce dernier le regarda,
puis fit un signe, et les deux chevaux passèrent.
Il avait réussi. Il était dans la place.
— Vous allez bien m’accompagner jusqu’au bout, jeune homme ?
Sébastien frémit. Le joaillier allait le mener directement à Bonaparte. Il
ne pensait pas rencontrer si vite le bourreau de ses parents, et n’était pas sûr
d’être prêt à le faire. Se raidissant, il accepta néanmoins.
Ils furent vite à l’entrée des appartements du général, conduits par un
garde. Devant la porte se tenait un groupe de femmes, certaines debout,
d’autres assises. Il en était de parfaitement pomponnées, d’autres qui
commençaient à être sales et dont les robes, généralement luxueuses,
avaient amassé autour d’elles la poussière du sol.
Dès que le garde entra, elles s’agitèrent.
— Vous venez pour nous faire entrer ?
— Cela va être à nous ?
— Quand le général va-t-il nous voir ?
Elles parlaient toutes en même temps. Le garde, ne comprenant pas leur
langue ou feignant de le faire, ne répondit pas. Il frappa à la porte.
— Il faut attendre un peu, annonça-t-il aux deux hommes.
Les femmes s’étaient rapprochées de Zaponi et de Cronberg au point de
les toucher.
— Laissez-nous entrer avec vous, messieurs. Par pitié. Nous sommes
venues voir le général, et il nous fait attendre. Nous sommes prêtes à nous
dévouer pour lui.
L’une d’entre elles roulait des yeux énamourés, d’un beau noisette. Une
autre, soudain énervée, se mit à crier :
— Et pourquoi restons-nous à la porte quand la Manzoni et la Natoli ont
pu entrer, elles ?
— Silenzio ! cria subitement le garde.
C’était peut-être le seul mot d’italien qu’il connaissait, mais il le disait
avec une conviction telle que les nobles dames de Milan se turent.
— Excusez-moi, dit-il aux deux hommes, mais elles m’épuisent. Elles en
veulent toutes au général, et lui n’a d’yeux que pour sa Joséphine. Alors, de
temps en temps, pour être gentil, il en reçoit quelques-unes et leur raconte
des histoires. Mais cela ne fait qu’en attirer de nouvelles. Ah, il est gentil
notre général !
La porte s’ouvrit, et les femmes poussèrent pour essayer de voir dans la
pièce. Les deux hommes pénétrèrent dans un couloir. Un second garde les
stoppa. Cronberg entendit alors une voix qui racontait :
— Et c’est alors, mesdames, que l’enfant découvrit le secret de ses
parents. Vous vous souvenez qu’en trouvant le cadavre de sa nourrice, il
avait compris que son père n’était sans doute pas l’honnête homme qu’il
prétendait. Mais il n’avait pas imaginé ce qui l’attendait en soulevant le
coffre. Dedans, il y avait…
On aurait pu entendre voler une mouche.
— Il y avait… Il y avait quelque chose dont je vous parlerai la prochaine
fois.
Alors ce fut un tonnerre de protestations noyées sous les éclats d’un
grand rire.
— Mesdames, mesdames, ne m’en demandez pas trop. Je serai ravi de
vous recevoir à nouveau, mais j’ai une armée à diriger et une guerre à
terminer. Vous me comprendrez, j’en suis sûr.
À ce moment, le garde poussa la porte. Cronberg et Zaponi entrèrent
dans une grande pièce. Bonaparte était assis dans un grand fauteuil vert.
Autour de lui, cinq jeunes femmes, les unes accroupies à ses pieds, les
autres assises en face de lui sur un canapé, buvaient ses paroles. Elles se
levèrent quand les hommes entrèrent, comme prises en faute.
— Mon général, le signor Zaponi, l’un des joailliers que vous avez
demandés, est arrivé.
— Enfin.
En se levant, Bonaparte fit presque tomber la princesse d’Ivori, qui était
assise sur l’accoudoir de son fauteuil.
— Dites à madame Bonaparte de venir, ordonna-t-il, et faites-moi sortir
ces femmes. Il n’est plus l’heure de se distraire.
Sentant bien que, cette fois, l’entrevue touchait réellement à sa fin, elles
se levèrent. Elles auraient au moins la satisfaction de passer devant celles
qui n’avaient pas eu leur chance.
— Au revoir, général, à bientôt, susurra la princesse, remise de sa chute.
— D’accord, madame, au revoir.
Bonaparte était souriant, détendu. Il baisa les mains qu’on lui tendait,
puis pressa de la main le troupeau comme un gardien le ferait de ses oies.
Il se tourna ensuite vers les deux hommes.
— Elles aiment les histoires qui font peur. Alors je leur raconte des
histoires qui font peur.
Il rit, d’un rire qui semblait monter de très loin.
— Allons, monsieur Zaponi, montrez-moi ce que vous avez. J’ai vu tout
à heure un de vos concurrents, mais nous n’avons pas été totalement
convaincus.
Le regard de Bonaparte ne se posa qu’une fois sur Cronberg sans rien
dire. Mais le jeune homme se sentit transpercé. Il tremblait que le bijoutier
ne dise un mot sur son escorte et que le général, se souvenant qu’il n’avait
fait nommer personne pour l’accompagner, ne le démasque. Précédée d’un
brouhaha, Joséphine entra. Elle portait une longue robe blanche, à la
ceinture serrée presque sous les seins qu’elle mettait ainsi en valeur,
recouverte d’un manteau fourré aux reflets bleutés. Napoléon la regarda
entrer avec admiration.
— Madame, vous êtes la reine de cette cour.
— La princesse, mon petit Corse, juste la princesse. Montrez-moi vite ce
que monsieur nous a apporté.
Zaponi, sans même attendre une plus ample invitation, ouvrit son sac et,
avec un soin jaloux, en sortit quelques colliers et bracelets de haut prix.
Joséphine s’approcha et, d’un air blasé, les tourna et les retourna entre ses
mains. Son regard, à son tour, se posa sur Cronberg et s’y attarda, jugeant
en connaisseur la beauté du jeune homme.
Ce que l’intéressé remarqua à peine. Sa main s’était posée sur son sabre.
Le général était devant lui, lui tournant le dos ; le garde qui l’avait amené,
les yeux fixés sur Joséphine, ne lui prêtait aucune attention, et il aurait pu
d’un coup planter son arme dans le dos qui s’offrait à lui. Qu’est-ce qui le
retint ? La peur de se faire prendre et la certitude alors d’être exécuté ? Non,
sa colère et sa peine étaient telles qu’il avait déjà, sans hésiter, fait le
sacrifice de sa vie.
Mais la vision soudaine d’un Bonaparte détendu, souriant, charmant un
aréopage de jeunes femmes avec un conte d’horreur, l’avait désarçonné, tant
il ne s’attendait guère à trouver aussi vite et aussi désarmé l’ogre génial qui
avait défait son pays. Et il y avait dans la scène qu’il contemplait un tel
renversement de situation, le général conquérant était tellement et de toute
évidence aux pieds de la femme qu’il buvait des yeux, qu’il laissa passer le
bon moment. Mais ce n’était que partie remise, se jura-t-il.
La belle créole regardait tous les bijoux et laissait échapper de temps en
temps un petit cri de joie en les mettant à ses bras ou à son cou et en
s’examinant dans le miroir que lui tenait une jeune Italienne de quinze ans,
entrée à sa suite. Bonaparte, à côté d’elle, semblait vivre à sa place ses
émotions. Ses traits s’étaient décrispés, avaient perdu à la fois la dureté
qu’ils avaient quand il était seul et la tension hypocrite que le jeune homme
y avait vue pendant qu’il terminait son histoire aux belles Milanaises. Il
acheta finalement trois bracelets. Joséphine tenait encore entre ses mains un
collier, une longue suite de rubis cascadant en une trace sanglante sur sa
robe blanche. Bonaparte hésita, puis le joignit aux bracelets. Elle lui sauta
au cou.
— Napoléon, vous êtes impérial, minauda-t-elle.
Pour payer le bijoutier, il se fit apporter un grand sac, en sortit de
nombreuses pièces de monnaie, et y adjoignit un ciboire et deux crucifix en
or :
— La valeur de tout ceci est largement supérieure à ce que vous me
demandez, monsieur, mais je n’ai pas ici toute la somme en monnaie
comme vous le souhaiteriez. Acceptez-les, et nous pourrons à nouveau faire
affaire ensemble.
Zaponi regarda l’air dépité ce qu’on lui tendait, mais prit le parti de les
accepter, et tenta un sourire qui tenait beaucoup de la grimace.
— Votre Excellence est trop bonne, susurra-t-il.
— Ne me le faites pas regretter, et partez avant que je ne change d’avis.
Le bijoutier eut soudain l’air terrifié, et Bonaparte laissa échapper un rire
mauvais.
— Laissez, monsieur, je plaisantais. Je vous souhaite une bonne route.
Il se tourna vers Joséphine, la prit par le bras, et se dirigea vers le fond de
l’appartement. Cronberg s’apprêtait à sortir, quand Bonaparte se tourna vers
lui.
— Vous, allez voir le garde à ma porte et restez avec lui. Vous ne serez
pas trop de deux désormais pour surveiller l’entrée.
Et il sortit.
Encore stupéfait de ce coup du destin qui le rapprochait de sa proie bien
plus vite qu’il ne l’avait prévu, Cronberg se rendit auprès du garde qui
l’accueillit avec plaisir. Il s’ennuyait visiblement, et le jeune Italien n’eut
même pas besoin de beaucoup ruser pour le faire parler.
— Elle est belle, sa dame, hein ? Et avec tous ces bijoux qu’il lui paye,
elle l’est encore plus.
— Mais d’où sort-il tout cet argent ? À l’intérieur, c’est superbe aussi.
— Tu parles qu’il s’est sucré lui aussi, et plus que nous, je peux te dire. Il
a envoyé à Paris des beaux millions tout ronds, mais il s’en est gardé ce
qu’il fallait pour sa poche. Ça, je ne sais pas ce qu’il deviendra, mais il ne
rentrera pas pauvre…
Cronberg fut pourtant vite surpris de constater le dévouement que le
soldat, comme beaucoup de ceux qu’il croisait, manifestait envers son chef.
L’épopée qu’ils venaient de vivre prenait les couleurs de la légende, même
parmi ceux qui en avaient vécu la misère, la mort, la confusion des batailles
où ils ne savaient pas avant le dernier moment s’ils étaient en train de
gagner ou de perdre.
Dans ces innombrables moments dont ils ne savaient plus que faire,
armée d’hommes désœuvrés, ils se repassaient encore et toujours, jusqu’à
satiété, la foudroyante campagne. Le compagnon de Cronberg, qui
s’appelait Dubois, avait été là depuis le début : engagé dès la bataille de
Voltri, le 10 avril, il avait été à Ceva, à Rivoli, à Lonato et avait même reçu
un éclat de bois dans le genou à Arcole. Il s’étendait longuement sur ce
dernier épisode, à tel point que Cronberg finit par en connaître l’histoire
presque mieux que celui qui la contait.
Trois jours après sa prise de fonctions, Bonaparte lui-même vint le
chercher.
— Dubois. Ou non, plutôt, l’autre, venez avec moi.
Cronberg le suivit. Ses doigts se crispèrent sur son sabre quand il vit
devant lui le dos mince de celui qu’il voulait tuer. Mais quelque chose à
nouveau, un simple détail, la vision intime et gênante d’une plume
d’oreiller coincée sous les cheveux du général, dans le haut de sa veste, l’en
dissuada.
Il y avait dans ce détail, révélateur sans doute du prix que Bonaparte
venait de toucher pour la splendeur des joyaux dont il avait couvert sa
femme, quelque chose à la fois de si humain et de si pitoyable qu’une fois
de plus, Cronberg n’osa pas. Ou n’était-ce là encore qu’un prétexte ?
Plus tard, il s’interrogerait longtemps sur ses deux défaillances, et tout ce
qu’elles avaient impliqué pour son avenir.
— Je dois discuter de deux ou trois choses. J’aimerais que vous restiez là
à surveiller ce qui se passe. Dans le fond, plus vous serez proche de moi,
plus vous serez utile et efficace. Merci.
Il se dirigea vers son bureau et commença à se plonger dans des cartes.
Pendant une bonne demi-heure, aucun des deux ne bougea. Bonaparte,
avec une règle et un crayon, dessinait sur sa carte, debout. Cronberg, l’arme
au poing, attendait.
Un autre homme fit alors son entrée.
— Vous voilà. Alors, cette rumeur ? Soixante mille hommes arrivent-ils
des Dolomites pour renforcer Beaulieu ?
— C’est très difficile de le savoir, mon général.
— Ce n’est pas une réponse, Berthier. Je sais que c’est difficile, mais j’ai
besoin de ce renseignement. Demain, je veux un rapport de nos agents. Car
je n’ose supposer que vous n’en avez pas envoyé.
— Trois des meilleurs sont partis il y a deux jours.
— Bien. Voilà donc une affaire réglée.
Un autre homme entra.
— Général Ménard. Au rapport, mon général.
— Ménard. Sous les ordres de qui êtes-vous donc ?
La question stupéfia Cronberg. Mais la pensée du général allait tellement
vite que ses subordonnés n’y firent pas attention.
Un homme apporta une dépêche. Bonaparte la lut.
— Vos agents ont été repérés, dit-il en se tournant vers Berthier. Il faut
les prévenir. Où sont-ils ?
— Sans doute du côté de Castelletto.
— Comment peut-on les reconnaître ?
— Ils sont trois. Ils devaient partir séparément, et se retrouver dans une
auberge appelée Auberge des roches, près du village.
— Il faut tout de suite leur envoyer quelqu’un. Vous, à la porte ! cria le
général.
Cronberg s’avança dans la pièce.
— Moi ?
— Vous allez sauter sur votre cheval, et porter ce pli à l’Auberge des
roches, près de Castelletto. Puis vous reviendrez me dire si vous avez pu le
délivrer. Je vous attends demain matin à la première heure. Si je dors,
attendez à ma porte jusqu’à huit heures, puis faites-moi réveiller. Allez.
Bonaparte griffonna quelques mots, fit couler dessus la cire de son sceau,
et tendit le pli à Cronberg.
— Allez !
Le jeune homme ne put que s’incliner et prendre la lettre. Il sortit de la
pièce, remonta à pas décidés le couloir et se rendit à l’écurie. Là, il ne put
s’empêcher d’éclater de rire : venu pour tuer l’homme qu’il avait eu au bout
de son sabre, il se trouvait en deux heures enrôlé à son service, et en trois
jours envoyé en mission. Mais son rire avait aussi un goût amer.
Il franchit sans difficultés les kilomètres le séparant de l’Auberge des
roches, où les trois agents étaient encore présents, attendant leur contact. Il
leur remit la lettre, et repartit. Trois heures plus tard, il était de retour,
pénétrait cette fois en homme attendu dans le camp, et trouvait à nouveau
Bonaparte dans son bureau.
— J’ai remis votre lettre, général.
Il avait hésité à aller la donner aux partisans italiens qu’il connaissait,
mais sentait que, ce faisant, il renonçait à sa vengeance. Et tout, à part son
étonnante défaillance, s’était trop bien arrangé jusque-là pour qu’il renonce.
Le général parut content.
— D’où venez-vous, jeune homme ?
Sébastien avait préparé un discours, et ne fut pas pris de court.
— J’étais avec les troupes du maréchal Lannes. J’ai perdu mon bataillon
près de Pavie, et j’ai rejoint votre camp. J’allais vous demander de me
garder auprès de vous quand vous m’avez envoyé rejoindre Dubois.
Il s’étonnait lui-même. Le calme de sa voix était parfait. Les torrents de
haine qui l’avaient agité depuis un an semblaient devenus étales.
— Que veux-tu faire auprès de moi ?
— J’ai vu beaucoup de combats. J’aimerais me reposer un petit moment.
Où le faire mieux qu’auprès de vous… et de madame votre épouse ?
Bonaparte le regarda.
— Tu m’as bien servi quand j’en ai eu besoin. Je ne peux guère t’offrir
que de garder ma porte. Fais-le. Et commence tout de suite.
Pendant trois jours, Cronberg vit recommencer le défilé des femmes,
celui des quémandeurs. Il vit passer Joséphine et les sœurs de Bonaparte. Il
l’entendit les recevoir toutes avec patience et amabilité, et l’observa le reste
du temps se pencher sur ses plans, discuter avec ses généraux. Parfois,
quand il y avait trop de monde, on le faisait entrer pour être plus près et
intervenir en cas d’incident. Bonaparte semblait ne pas s’apercevoir de sa
présence, jusqu’au moment où il lui jetait un coup d’œil qui le clouait sur
place tant il paraissait le percer à jour.
Ils étaient deux à se relayer à sa porte. L’ennui de ces heures d’attente
était tel que Cronberg se fixait sur une idée et essayait d’en tirer toutes les
possibilités, jusqu’à l’épuiser. Il tournait et retournait dans sa tête ses désirs
de vengeance, au point de ne plus en sentir la réalité.
Il se mit, en jetant un œil par l’embrasure de la porte, à observer
quotidiennement celui qu’il voulait tuer.
L’énergie du général, sa détermination, le sentiment d’infaillibilité qu’il
dégageait, l’impressionnaient au plus haut point.
Quand il descendait dormir sur le galetas qu’il partageait avec quelques
autres soldats et qu’ils se distribuaient au prix de quelques bagarres où il
n’avait pas toujours le dessus, il pouvait à nouveau sentir de façon presque
palpable l’admiration que ses hommes portaient à leur chef.
Un jour, il perçut même un bout de conversation concernant Binasco.
Bonaparte parlait avec Berthier.
— J’ai écrit au Directoire pour expliquer ce que nous avons été
contraints de faire à ce village près de Pavie. Quel est son nom, déjà ?
— Binasco.
— C’est cela, Binasco. Quoique nécessaire, le spectacle de ce village en
flammes n’en était pas moins horrible. Et je regrette d’avoir autorisé nos
hommes à piller Pavie pendant trois jours. Mais cela leur a sans doute fait
du bien.
Cronberg sentit alors qu’il lui fallait agir très vite avant qu’un sentiment
qu’il n’arrivait pas à définir ne le lui interdise.
Son plan fut vite élaboré. Il avait reçu un fusil avec une baïonnette. Il
entrerait en prétextant avoir un message, et en profiterait pour empaler le
général. Il se moquait des conséquences, savait qu’il serait pris, fusillé dans
le meilleur des cas, déchiqueté sur place dans le pire. Il rêvait depuis tant de
mois de cette fin qu’il était incapable d’imaginer sa vie après.
Le quatrième jour, il décida que ce serait pour le soir même. Il passa
toute la journée dans un état d’exaltation extrême, ne sentant ni le froid ni la
faim, ne s’apercevant pas qu’il avait oublié d’aller laper la pâle soupe qui
leur était servie tous les jours.
Bonaparte réunissait ses colonels tous les soirs, et s’accordait ensuite
généralement un quart d’heure de détente, voire de sommeil, où il
s’allongeait et fermait les yeux, se sentant ensuite suffisamment remonté par
ce court repos pour affronter à nouveau plusieurs heures de travail.
Quand l’heure arriva, le jeune homme se sentait dans un état hypnotique,
absent de lui-même. Il vit sortir les colonels, qui ne le regardèrent même
pas, attendit cinq minutes, dévissa sa baïonnette. Du pied, il poussa la porte.
Bonaparte avait tiré les persiennes.
La pièce était plongée dans la pénombre, mais il discerna sur le canapé le
corps assoupi de sa victime. Il raffermit sa prise sur le manche de la
baïonnette, s’avança, et s’évanouit dans un éblouissement d’étoiles.
IV

Quand il revint à lui, il sentit immédiatement les liens qui le ligotaient.


Le froid était intense. De sa tête coulaient encore quelques gouttes chaudes.
Il dut gémir un peu, car il entendit une voix forte à ses côtés.
— Je crois qu’il se réveille.
Un coup dans le visage lui arracha un cri de douleur.
— Tu te réveilles, ordure !
Il sentit soudain à quel point son corps était meurtri.
— Le général a demandé qu’on le prévienne tout de suite.
Un nouveau coup ébranla Cronberg.
— Il a demandé aussi qu’on ne le lui abîme pas trop.
L’un des deux hommes sortit. Cronberg s’habituait à l’obscurité, et
distingua les traits de l’homme qui le gardait. Il reconnut Garard, un dragon
avec qui il avait déjà échangé deux ou trois mots.
— Tu bouges, je te tue. Scélérat. Essayer de nous tuer le général.
Scélérat, va !
On sentait que l’homme bouillait, qu’il ne se retenait que par respect
pour des ordres qu’il n’osait enfreindre.
La porte s’ouvrit, jetant un rai de lumière dans la pièce. Bonaparte entra.
— Vous voilà donc démasqué, jeune ami. Croyez-vous m’avoir
beaucoup trompé ?
Il avait besoin de raconter son intuition, comme s’il ne pouvait tolérer
que l’on crût qu’il avait été abusé.
— Je n’ai pas un instant adhéré à votre histoire d’homme égaré par un
bataillon. Mon armée n’est certes pas toujours aussi disciplinée que je le
souhaiterais, mais on n’y perd pas les hommes comme cela.
Bonaparte rit d’un rire sans joie.
— Vous voir apparaître ainsi à mes côtés, et insister avec cette lourdeur
pour y rester, m’a bien sûr mis la puce à l’oreille. Je vous ai donc fait
surveiller, convaincu que vous tenteriez quelque chose. Deux hommes
étaient après vous. Ils se sont acquittés de leur tâche avec une discrétion et
une diligence parfaites.
Cronberg eut un sourire amer. Ainsi, lui qui s’était cru si malin s’était fait
repérer et berner depuis le début. En même temps qu’il réalisait la stupide
inanité de ses efforts, il se sentait pénétré de la supériorité de l’homme qui
lui faisait face, et pris d’une certaine forme d’admiration.
— Je dois vous avouer avoir été surpris par votre retour, après avoir
prévenu mes agents. Je pensais que vous alliez immédiatement courir vers
nos ennemis : un autre de mes hommes vous suivait, porteur lui d’un vrai
message. Mais non, vous avez rempli votre mission, ce qui prouvait bien
que votre but était autre. Il n’est qu’une chose que je n’ai pas encore
comprise : pour qui travaillez-vous ? Les Autrichiens ? Les Anglais ? Des
Français ? Des royalistes ? Certains de mes « amis » politiques ? Pour qui ?
Je suppose que vous aurez la sagesse de me le dire tout de suite.
Cronberg faillit ouvrir la bouche et parler, mais eut la force de répondre
« Non ». Il eut l’impression que cette révolte ultime rachetait la succession
d’erreurs qu’il avait commise, la triste comédie qu’il s’était vu jouer.
Bonaparte ne cessa pas de sourire.
— Eh bien, je vais vous laisser aux mains de ces deux braves soldats, qui
me rapporteront d’ici une heure le nom de vos commanditaires.
Cronberg trompa les prévisions du général. Il tint un peu plus d’une
heure, pendant laquelle, l’un après l’autre, les deux soldats lui abattirent sur
le corps leurs poings. Ce n’est que lorsque Garard attrapa une pince et lui
arracha d’un coup sec l’ongle de l’auriculaire gauche qu’il s’effondra. D’un
coup, il eut à nouveau dix-neuf ans, et demanda à voir Bonaparte.
— À lui je parlerai, répétait-il, tentant en vain de retenir les sanglots qui
le secouaient.
Garard l’attrapa et, après lui avoir mis deux autres coups de poing dans
la figure, l’amena jusqu’aux pieds du général. Ce dernier interrompit une
réunion pour faire entrer les deux hommes.
— Il dit qu’il veut vous parler.
— Bien. Nous allons donc l’écouter.
Cronberg se redressa tant bien que mal, et parvint à se mettre à genoux.
Tout son corps lui faisait mal, en particulier son ongle parce que c’était à
cause de lui qu’il s’était écroulé.
— Je parlerai, mais à vous seul, réussit-il à dire.
— Voyez-vous cela. Monsieur a des exigences ! ricana le général, jetant
un regard méprisant sur l’homme torturé qui, pourtant, réussit à se mettre
debout.
Des gouttes de sang tombaient sur le dur plancher du château. Il parvint à
croiser le regard de Bonaparte.
— D’accord, laissez-nous, concéda ce dernier, renvoyant ses sbires d’un
geste de la main.
Alors Cronberg se mit à parler. Il se soulagea, s’ouvrit, raconta Binasco,
ses parents tués, l’horreur, sa blessure, son séjour à la ferme, sa vengeance,
les plans qu’il avait concoctés. Il n’omit rien, n’arrangea rien, raconta
simplement. Pendant plus d’une heure, seule sa voix s’entendit, parfois
hachée des cris de douleur que lui arrachait une position gardée trop
longtemps.
Bonaparte ne lui posa aucune question ni ne mit sa parole en doute. À la
fin de son récit, Cronberg sentit un fléchissement dans la volonté du
général, une éclipse de cette formidable énergie qu’il avait vue en marche
seize heures par jour.
— Je n’ai pas voulu Binasco. Je n’ai pas voulu beaucoup des morts de
cette guerre. Mais on ne peut pas se battre sans être injuste.
Il s’arrêta, réfléchit un temps.
— Il s’agit moins de gloire personnelle que de la possibilité de pouvoir
faire ce que je veux pour ce pays.
Abîmé dans ces réflexions, il garda un long silence pendant lequel
Cronberg crut s’évanouir.
— En somme, reprit-il, que voulez-vous maintenant ?
Avant de prononcer les mots qui suivirent, Cronberg n’aurait jamais cru
possible de les dire. Après, ils lui apparurent évidents, coulant de source.
— Vous servir.
Cet aveu était un adieu au romanesque de son adolescence. Il se remettait
entre les mains de celui qui était le plus fort. Il n’avait pourtant pas
l’impression d’être brisé, mais au contraire de s’être trouvé, d’être devenu
lui-même dans cette soumission à l’homme qui l’avait dévasté.
Contre toute attente, Bonaparte accepta.
— D’accord. Vous avez déjà été à mes côtés, vous y resterez.
Pourquoi l’avait-il fait ? Le besoin d’accorder absurdement sa confiance
à quelqu’un ? Une volonté de racheter à travers un simple petit destin ceux
qu’il se savait condamné à sacrifier encore ? Le plaisir du paradoxe, de
l’inattendu, l’envie de surprendre, le goût du risque, d’autant plus fort que
rien ne le justifiait, le désir de goûter au pardon, cette vertu qu’il admirait
tant sans jamais avoir pu l’exercer et qu’il sentait le luxe suprême des très
grands ?
Le général lui-même, les jours suivants, eut du mal à le dire, mais il ne
regretta jamais sa décision. Sans doute les atermoiements de Joséphine, qui
se refusait à lui aussi souvent qu’elle s’offrait, lui avaient-ils en ce jour
particulièrement fait ressentir sa solitude. Sans doute aussi le désespoir de
Cronberg avait-il trouvé en lui un écho particulier.
Il balaya bien vite des pensées qui l’auraient sans doute entraîné là où il
n’avait guère envie d’aller. Mais il ordonna à Garard de revenir.
— Emmenez le prisonnier. Soignez-le. Trouvez-lui un lit. Dans trois
jours, je le veux à mes côtés.
La lueur d’étonnement qui naquit dans les yeux du geôlier s’effaça
immédiatement devant le regard du général.
Trois

PARIS, FRIMAIRE AN V
Décembre 1797

La stupéfaction qui s’est peinte sur tous les visages amuse visiblement
fort Bonaparte, à qui Cronberg lance un coup d’œil complice.
— Messieurs, il est des choses que même vous ne pouvez pas savoir. Et
si vos services ne vous ont rien appris sur ce jeune homme, ne vous
attendez pas à ce que moi je le fasse.
Et il éclate de son petit rire grêle et insolent. En une réplique, il vient de
faire à Cronberg, que personne ne connaissait, cinq ennemis parmi les plus
puissants du moment.
Le jeune homme ne semble pourtant pas le moins du monde inquiet de
cette dangereuse popularité. Il a les yeux pétillants, exhale l’irrespect. Il est
vêtu à la mode du moment, c’est-à-dire fort mal, d’un habit carré vert
bouteille à boutons de nacre, volontairement mal coupé. Sa tête sort comme
d’une lucarne entre le col et le chapeau. Le cou est entouré d’une vaste
cravate de mousseline, qui lui fait comme un goitre.
Aux pieds, des bas tire-bouchonnés surmontent des bottines pointues,
mal adaptées à la marche, et la main serre un bâton fort et noueux, sur
lequel il s’appuie. Il y a en lui, comme en ceux qui l’entourent, du bouvier.
— Mais il est évident, messieurs, que quel que soit le secret qui entoure
ce jeune homme, tout ce qui lui sera fait le sera à moi-même. Je sais,
La Révellière, je paraphrase le Christ. Mais permettez au moins que cet
homme nous reste une bible de citations. Sinon, nos conversations s’en
trouveront appauvries à un point tel que votre théophilanthropie ne saurait y
remédier.
La porte grince pour livrer passage à Talleyrand.
— Monsieur de Talleyrand, je constate que nous n’avons pas la même
conception des réceptions discrètes, attaque d’entrée Bonaparte. J’espère
que ces divergences de vues ne se retrouveront pas dans nos considérations
politiques.
Le ton est soudain glacial, et le ministre tique. Barbey le tire de son
embarras, ce qui est peut-être avec un homme comme Talleyrand plus
dangereux que profitable, et empoigne Bonaparte par le bras pour quitter la
pièce.
Derrière eux s’élève un murmure de dépit. Cronberg les suit jusqu’à la
salle où grouillent maintenant les invités. Talleyrand est sur ses talons.
Devant eux s’agite toute la compagnie qui entoure les directeurs : nobles
opportunistes, fournisseurs en quête de marché, jouisseurs avides, membres
de la Convention enrichis et députés tentant d’en faire autant…
— Général, enfin.
La femme qui vient de prononcer ces mots fend la foule comme un
navire amiral pour s’approcher du général. Elle est corpulente, parle fort et
avec emphase. Talleyrand s’approche un peu gêné : c’est bien le moment,
après sa déconvenue précédente, d’indisposer à nouveau Bonaparte.
— Général, laissez-moi vous présenter un homme de génie : madame
de Staël.
Il sent bien que la femme de lettres insupporte le héros du jour, mais sait
aussi ce qu’il lui doit : vieille amie de Barras, c’est Germaine de Staël qui,
de retour après les échauffourées de vendémiaire, avait intrigué auprès de
lui pour qu’il reçoive Talleyrand. La première rencontre avait été décevante,
l’air blême et chafouin du prétendant rappelant trop Robespierre au
directeur. Mais madame de Staël ne lâchait pas facilement le morceau.
Elle obtint de Barras une seconde visite, au cours de laquelle Talleyrand
sut exploiter la mort d’un des proches du futur directeur et lui témoigner
une sympathie qui le toucha, allant jusqu’à lui déclarer : « Je suis un
régicide de cœur. » Une déclaration devant l’Institut sur les colonies acheva
de montrer le souci qu’il avait de contribuer à la réconciliation nationale et
d’œuvrer dans les grands projets pour l’avenir.
Quelque temps plus tard, Barras, désireux d’avoir dans la crise qui
l’opposait aux royalistes un aristocrate émigré à ses côtés, obtenait, contre
l’avis de Carnot, le poste de ministre des Relations extérieures pour le
protégé de madame de Staël. Benjamin Constant, l’amant de la belle,
annonça la nouvelle à l’évêque.
Bonaparte a envie d’être mufle, de ne pas ménager cette vieille
intrigante, dont les efforts pour faire accepter la république à des royalistes
de plus en plus puissants l’irritent. Il s’incline, raide, salue la dame et passe
devant elle. Cronberg, qui se retrouve face à elle, la salue à son tour.
— Sébastien Cronberg, madame. Je suis un des fidèles de notre grand
héros.
Il a pris son ton le plus sirupeux, son sourire le plus enjoué.
— Et je puis vous assurer que, s’il la montre moins que moi, sa joie de
vous rencontrer est grande.
La flagornerie a son efficacité, même sur des esprits aiguisés. Madame
de Staël s’incline, flattée.
— Vous êtes rentré d’Italie avec le général ? Vous n’avez donc pas
encore éprouvé réellement cette griserie de fêtes à laquelle Paris
s’abandonne ?
— Est-elle aussi forte qu’on veut bien le dire ?
— Ah, jeune homme… Notre nation était devenue spartiate pour plaire à
ses tyrans, mais ce corset ne pouvait qu’éclater. Nous avons vécu avec la
mort, nous nous offrons aujourd’hui à la volupté de vivre. Il nous faut
rattraper le temps perdu. Après avoir frémi de toutes les angoisses,
tremblons de toutes les jouissances.
Son physique s’accorde peu à cet exaltant programme, mais la puissante
Germaine en frémit d’aise. Cronberg l’écoute avec avidité. Depuis qu’il est
arrivé à Paris, il n’a de cesse de tout savoir sur la société qu’il découvre. Le
moindre détail lui est provende, et il boit ce qui l’entoure comme si sa vie
depuis Binasco l’avait totalement asséché.
La centaine de personnes présentes s’est comme figée à l’approche du
général. Les femmes, malgré le froid que commencent à peine à dissiper les
énormes bûches dévorées par trois gros feux dans les cheminées de la pièce,
sont presque nues. Leurs bras ne sont guère couverts au-delà de l’épaule, et
des morceaux de gaze souvent transparents découvrent plus qu’ils ne les
couvrent des seins qui auraient parfois mérité des maintiens plus soutenus.
Les hommes, tous vêtus comme Cronberg d’habits difformes, semblent
leur avoir laissé le champ de l’élégance. Derrière eux, un buffet croule sous
les victuailles. Désignant une poétesse, madame de Staël se baisse vers
Sébastien et lui murmure :
— Elle fait son visage, pas ses vers.
Le jeune homme s’esclaffe.
— Mon géné’al, que je suis ’avie de vous voi’ !
Bonaparte regarde la femme qui lui tend les bras. Une large tunique rose,
ouverte sur le côté, laisse apparaître le maillot couleur chair qui la moule.
Des diamants encerclent ses bras, des bagues entourent ses orteils, nus tous
les deux. Elle n’est pas la plus excentrique. D’autres qui approchent ont des
perruques vertes ou bleues, les pieds chaussés de cothurnes en peau de
chèvre rose brodée de soie verte. La semaine précédente, deux femmes se
sont montrées sur les Champs-Élysées totalement nues dans un fourreau de
gaze, une troisième les seins entièrement découverts : mais la foule les a
ramenées à leur voiture sous les huées.
Ce soir, le plus gros succès, qui éclipse un instant celui de Bonaparte, est
obtenu par une femme qui a rajouté sur sa toge une grosse redingote
britannique et sur sa perruque une casquette de jockey : à la mode des robes
à l’antique s’est ajoutée celle des Turcs, lancée par madame Tallien qui s’est
un jour coiffée d’un turban, et depuis peu celle des Anglais.
— Cette Hamelin, toujou’s à fai’e l’inte’éssante, soupire à Bonaparte
celle qui est la plus proche de lui. Venez manger. Il y a du f’oid et du chaud,
pou’ tout le monde.
Bonaparte s’incline. Il a reconnu dans son interlocutrice Thérésa Tallien,
qui minaude en jouant l’anonyme.
— Notre-Dame de Thermidor, vous voilà.
Le surnom flatte Thérésa, dont la légende veut que, mise en prison par
Robespierre, elle ait armé la main de son époux qui, à la tribune, porta au
dictateur le coup fatal.
— Vous êtes cha’mant, géné’al. Appelez-moi aussi Not’e-Dame de la
déliv’ance, cela me sied mieux enco’e.
Autour d’elles, ses courtisanes dévorent des yeux ce duel paisible de la
louve et du lion, ne doutant pas du vainqueur. Thérésa est ce soir coiffée de
courtes boucles blondes à la Titus et d’un chapeau spencer, elle qui la
semaine précédente affichait de longs cheveux noirs roulés sous un turban.
C’est une nouveauté, et dès le lendemain des crânes presque tondus
fleuriront parmi les belles dames de ce que l’on est bien obligé d’appeler
une cour.
— Son Excellence Thérésa Cabarrus parle avec le général.
— Il faut dire qu’ils ont tant en commun.
Bonaparte s’est soudain retourné vers les deux gandins qui viennent de
susciter le rire de leur petit groupe. Ses poings se serrent. Toute allusion
touchant Joséphine le touche à vif, et il a parfaitement compris que le lien
qu’évoquaient les deux jeunes était la succession de sa femme et de Thérésa
dans le lit de Barras.
Mais tout le monde a les yeux fixés sur lui, et il est obligé d’étouffer sa
rage, ce qu’il peine visiblement à faire. Il marmonne quelque chose en corse
entre ses lèvres, pétrit de ses mains la garde de l’épée de parade qui lui pend
au côté.
Un air de musique s’élève soudain et le sauve, ramenant l’attention sur
un orchestre dont les musiciens sont habillés en laquais de l’Ancien
Régime. Un éclat de rire parcourt l’assemblée, et l’ambiance soudain se
dégèle. Tout le monde se précipite vers le buffet, que même Bonaparte a du
mal à atteindre. Les assiettes sont en porcelaine de Sèvres. Thérésa en prend
une, la regarde :
— C’est moi qui ai poussé Barras à en acheter. Depuis, on ne voit plus
que cela à Paris, se vante-t-elle.
Cronberg a rejoint Bonaparte.
— Madame de Staël a pour la philosophie idéaliste une hargne que je
m’explique mal, mais qu’elle défend avec une grande intelligence. J’ai eu
du mal à partir avant la fin de sa diatribe…
— Vous m’aviez parlé de cette manière absurde de parler en ne
prononçant plus les « r ». C’est bien cela que je viens d’entendre ?
l’interrompt Bonaparte, la bouche pleine d’une cuisse de poulet qu’il a
déchiquetée presque d’un seul coup de dents.
— C’est bien cela : les me’veilleux et les inc’oyables. Et ce n’est pas
tout : la mode est aussi à la suppression du « d » et au remplacement du
« ch » par le « s ». Je vous avais promis des grands moments de rire, je ne
vous ai pas trompé.
— De ’i’e, Sébastien, de ’i’e.
Et Bonaparte laisse éclater une hilarité qu’il a du mal à contrôler.
Barbey s’approche de lui, madame de Châteaurenaud à son bras. Il prend
à peine le soin de la présenter et jette vers le buffet une main qui va plonger
directement aux entrailles d’un gros poisson. Il en retire une farce qu’il jette
dans une assiette avant de continuer à la picorer avec les doigts.
— Vous savez combien il y a sur cette table ? ricane-t-il à l’adresse de
Bonaparte. Trois mois de solde d’un de vos fantassins, quand ils sont payés,
bien sûr. Et savez-vous le plus drôle ? Dans huit jours, cela en vaudra le
double. Nous ne devons plus acheter, mais précéder l’inflation. Cette lutte
avec le coût de la vie est une des choses les plus piquantes qu’il m’ait été
donné de vivre.
Bonaparte se détourne. À partir de ce moment, prenant sur lui-même, il
sera presque aimable. Il faudra d’ailleurs peu de temps pour qu’autour de
lui l’ambiance monte. L’alcool et la chaleur des feux maintenant ronflants
aidant, les attitudes se font plus lascives, plus alanguies. Théis Pipelet,
poétesse fameuse, est venue, et déclame quelques-uns de ses vers, moque
avec une certaine méchanceté la prétention de l’homme à avoir le monopole
du génie et fait s’esclaffer les femmes tout en provoquant des grincements
de dents plus virils.
— Elle est tellement dans le vrai. Les femmes sont les vraies reines de
cette époque folle, qu’elles organisent. Peut-être d’ailleurs cela est-il lié,
glisse malicieusement Talleyrand à Bonaparte.
— En avant le quadrille !
Barbey s’est mis à hurler. Les portes situées au fond de la salle s’ouvrent
soudain, et deux cents Noirs entrent en scène, dansant un quadrille endiablé.
Autant de femmes blanches arrivent ensuite, et se mêlent à eux. Elles aussi
sont presque nues, vêtues de collants qui ne cachent pas grand-chose. La
foule, bousculée, heurtée, pousse des hurlements de joie.
— J’ai piqué l’idée à Longueville. Mais lui n’en avait que cent, s’amuse
Barbey.
L’étrange damier évolue vite, tendant la main pour attraper quelques
invités et les faire évoluer en son sein. Les premiers élus s’écartent en
poussant de petits cris, puis une femme accepte, puis deux, un gandin se
laisse happer et rapidement ce sont les cent cinquante invités de Barbey qui
se mêlent aux quatre cents danseurs.
Les rares à ne pas participer se tassent contre les murs, tentant d’éviter le
flot qui tourne sur lui-même. Une femme tombe, et le groupe la piétine. On
la retire vite, la cheville sans doute foulée, une traînée de sang ayant coulé
de son nez éclaté sur sa robe.
Barbey s’est avancé vers Bonaparte, tentant une nouvelle approche.
— Depuis que nos chers directeurs sont au pouvoir, on danse là où on
s’égorgeait hier, mais on ne célèbre plus la République. Il faut votre retour
pour…
— Je ne m’en plaindrai pas. Ces fêtes révolutionnaires me lassent.
— Vous avez tort, mon général. Elles sont les seules dans cette période
troublée à exprimer notre besoin d’ordre.
— D’ordre ? Mais elles n’ont été qu’oppositions stupides entre la raison
et l’Être suprême, entre des équipes concurrentes, entre des rites insipides.
— Vous les regardez de trop près, général. Éloignez-vous un peu et vous
verrez à quel point toutes répondent à la même vision de l’Utopie, à la
même soif de faire passer un message, au même rapport au temps et à
l’espace. En festoyant, nos grands hommes essaient d’unifier un temps dont
la diversité leur échappe. Je dirais même que s’il est un point où Mirabeau,
Robespierre et ce pauvre La Révellière se rejoignent, c’est celui-là. C’est
parce que l’époque est tumultueuse que nos fêtes signent cette envie
d’ordre. Si un jour on parle de LA Révolution française, et non des révoltes
de la fin du XVIIIe siècle, ce sera en partie grâce à nos fêtes.
— La fête, expression de l’ordre ?
Bonaparte éclate d’un grand rire, qui fait se retourner deux ou trois
merveilleuses.
— L’idée me plaît. Elle me plaît.
Et il tape de la main sur l’épaule du trafiquant comme il flatterait la
croupe d’un cheval.
Neufchâteau et Reubell s’avancent alors vers eux. Le quadrille épuisé
s’est disloqué, et les Noirs sont repartis sous des applaudissements plus que
nourris. Quelques femmes sont parties avec eux. Une rumeur prétend qu’ils
sont des amants exceptionnels, et il est devenu à la mode de les essayer.
— Je vous entendais parler de fête, mon général. Même si votre retour
est la plus belle chose que puisse espérer ce pays, il en est d’autres que
j’échafaude.
C’est le grand projet de Neufchâteau, et il en entretient quiconque n’en a
pas déjà entendu parler. Bonaparte est de ceux-là.
— J’ai l’idée d’un manuel des fêtes révolutionnaires.
Reubell s’est tourné vers Barbey. Il tient à la main une aiguière d’argent
très finement ciselée.
— Elle vous vient d’Italie ? Laissez-moi la prendre, je raffole de ces
babioles.
Et il a déjà mis l’objet dans sa poche. Barbey se tourne vers Bonaparte,
et lui glisse :
— Il faut que Reubell prenne tous les jours quelque chose pour sa santé.
Barras, qui a toujours une oreille qui traîne, entend le mot et éclate de
rire. Dès le lendemain, il s’arrangera pour le répandre tout en oubliant de lui
attribuer son auteur.
Le tourbillon des célébrités s’accélère autour de Bonaparte. Sieyès, son
visage énigmatique au long nez busqué noyé dans une mélancolique
tristesse, se croyant écouté, l’entraîne plus loin, dans un coin du salon où ils
ne risqueront pas d’indiscrétion. Il vient d’être nommé président du Conseil
des Cinq-Cents.
— Votre docilité pendant cette campagne a été imparfaite, mon général.
— Tout le monde me le reproche depuis que je suis parti. Et si j’avais
perdu ? Ce régime n’est pas des mieux portants.
— La république jacobine mourra parce qu’elle n’est pas née viable. On
ne peut construire une société politique que sur le respect que ses membres
ont les uns pour les autres. Nos gouvernants ne respectent pas nos
gouvernés et ceux-ci le leur rendent bien. Les premiers ne peuvent plus
croire que les seconds n’attaqueront pas les pouvoirs publics ; les seconds
ont largement pu sentir que les premiers n’hésiteront pas à attaquer les biens
privés. Et, en cas de conflit, qui peut être convaincu que le procès ne
favorisera pas le plus fort au détriment du plus faible ? Sans cette
disposition intime des esprits et des cœurs, qui est l’âme dont l’État est le
corps, il ne peut y avoir de république qui dure. Nos directeurs ont tué cette
âme. C’est notre devoir de tout faire pour la sauver.
Bonaparte n’a pas le temps de répondre. Une farandole s’est formée, et
une fille l’attrape soudain par la main. Avant qu’il ait eu le temps de
protester, il est entraîné et contraint de sautiller comme les autres fêtards.
Son sourire s’est soudain crispé, et ses yeux lancent à qui prendrait la peine
de les regarder des éclairs enragés.
Quand la troupe le lâche, Cronberg, qui a repéré son malaise, s’approche.
— Tout va bien, mon général ?
— Ça va, Sébastien, ça va. Mais nom de Dieu que je déteste ce genre de
manifestations. Qu’est-ce que je suis venu foutre ici, pouvez-vous me le
dire ?
— Conspirer, sans doute. Je ne vois personne qui n’y soit occupé. En
venant, vous faites marquer un point à Talleyrand, et je douterais fort que
vous ne soyez pas approché par l’un ou l’autre.
— Peut-être, oui. Mais pourquoi ne pas venir chez moi au lieu de me
contraindre à me déplacer jusqu’ici ? Enfin, nous avons entamé le verre,
buvons-le jusqu’à la lie. Tenez, servez-moi de ce vin qui est à côté de vous.
Cronberg prend un verre et le verse à Bonaparte, qui l’avale d’un trait.
Trois hommes s’approchent d’eux, qui tous ont une lourde infirmité : le
premier est bossu, le second traîne un appareillage pour pieds bots, le
troisième a une cravate pour écrouelles.
— C’est la cour des miracles, en plus. Qui sont ces malheureux ?
— C’est aussi la mode.
— La mode ? D’être infirme ?
— De mimer l’infirme. Ces costumes coûtent très cher.
Bonaparte regarde Cronberg.
— Vous plaisantez ?
— Jamais avec ces choses-là, mon général.
— Quelle époque de fous ! Redonnez-moi donc un verre.
Cronberg attrape la carafe, ou plutôt l’arrache des mains d’un des
« infirmes », qui a retrouvé toute son agilité pour se servir au buffet.
— Qu’allez-vous faire de la soirée, Cronberg ? Sauter de fausses
paralytiques ?
— Je suis censé ne pas vous quitter, mon général. Vous me permettrez
donc de garder un œil sur vous.
— Je permets, d’autant plus volontiers que je crois que je n’aurai pas
grand-chose à cacher. Mais que cela ne vous empêche pas de vous amuser.
La compagnie est plutôt séduisante.
— Et j’y ai repéré quelques morceaux de choix, c’est vrai. Si vous m’y
autorisez, je m’emploierai à ne pas terminer la nuit dans la solitude de mon
bat-flanc. Il est bien peu jovial.
— Eh bien, allez-y. Mais ne vous éloignez pas trop, si j’avais envie de
rentrer plus tôt.
— Merci, mon général. J’y vais.
Cronberg s’éloigne.
Il ne faut pas plus de cinq minutes à Bonaparte pour voir s’avancer vers
lui Barbey, avec sa lente et pénible démarche.
— Vous savez que vous leur avez donné à tous une congestion avec votre
traité de Campoformio. Vous désobéissez, vous gâchez les chances d’une
victoire totale, vous détruisez une république qui avait toujours eu le bon
goût de rester neutre et vous la livrez aux Habsbourg… Ah, pour frapper un
grand coup, vous avez frappé un grand coup. Heureusement que le peuple
était assoiffé de paix au point de s’en soûler. Parce que ce n’est pas notre
ami Talleyrand qui vous a aidé : il n’était même pas convié aux
discussions…
Bonaparte apprécie à sa juste valeur le sens de l’amitié de son
interlocuteur, mais ne peut retenir une confidence qu’il regrette
immédiatement.
— Ce n’est qu’un début. Je vous le déclare, je ne peux plus obéir. J’ai
goûté au commandement et je ne saurais y renoncer. Mon parti est pris : si
je ne puis être le maître, je quitterai la France.
Barbey l’a à peine écouté. Il est occupé à retirer d’entre deux de ses
molaires un morceau de viande qu’il examine sur son doigt, puis
réengloutit.
— Et vous pensez repartir bientôt ?
— Je ne sais pas. Pourquoi ?
Le gros homme le regarde, sans intervenir.
— Non. Pour rien.
Il mastique à nouveau son bout de viande, lèche son doigt avec un
lapement gourmand.
— Enfin, pas totalement pour rien. Accepteriez-vous de me suivre un
moment dans la pièce d’à côté ?
D’un coup, il s’est redressé, son ton a perdu le côté hésitant qui
l’encombrait. Il essuie ses mains graisseuses à son habit, et saisit Bonaparte
par l’épaule.
Barbey l’emmène dans un couloir sombre, où de larges tentures atténuent
les bruits de la fête.
Il attrape un chandelier, l’allume à une torche. De sa poche, il sort une
grosse clé, qu’il introduit dans la serrure récalcitrante.
— Avant qu’on ne le raccourcisse, j’aurais dû demander à Capet de venir
me bricoler cette foutue serrure.
Son gros rire ne trouve aucun écho chez Bonaparte.
La porte s’ouvre en grinçant. Dans les lueurs que distille la torche, le
général distingue un fouillis d’objets.
— Laissez-moi faire de la lumière.
Barbey tend le feu vers deux autres torches, en forme d’anges, qui d’un
coup illuminent la pièce.
Bonaparte se trouve face à un capharnaüm d’objets divers, de fragments
de statues, de blocs de pierre. Au centre, comme protégés du reste,
resplendissent quatre superbes marbres dont l’un, gigantesque, est celui
d’un empereur à cheval.
— Mon musée.
Le gros homme a l’air pétri de son importance.
— Je ne garde pas tout, bien sûr. Je vends et je revends. L’antique est très
à la mode à notre époque.
Il s’arrête, comme pour juger de l’effet de sa collection sur Bonaparte,
qui reste muet.
— Savez-vous d’où vient tout cela ? D’Italie. C’est votre campagne, mon
général, qui a permis que je garnisse cette pièce, les maisons de mes amis,
et mon escarcelle par la même occasion. Vous m’avez enrichi et vous avez
favorisé la diffusion de cet art admirable jusqu’à nos foyers. C’est là aussi
l’une des missions de la Révolution : permettre que nos peuples n’ignorent
plus les uns les autres ce qu’ils ont pu faire de plus beau.
Bonaparte reste toujours muet, et ce silence commence à troubler Barbey.
— Je suis sûr qu’il y a derrière ces… ces échanges un fleuve d’or dans
lequel, avec votre aide, nous pourrions pleinement plonger et bien sûr vous
éclabousser d’abondance. J’aimerais voir avec vous… examiner vers où
vous comptez maintenant porter vos pas victorieux pour, le cas échéant,
élaborer avec vous des circuits qui permettraient de… comment dire… de
rationaliser ce qui jusque-là a été surtout le fait d’amateurs serviables.
Bonaparte est abasourdi à la fois par le culot de l’homme et par ce qu’il
découvre. Il n’ignorait certes pas que des trafics d’objets d’art avaient lieu
dans les pays qu’il investissait, pays que lui-même était abondamment
chargé de piller pour la République, mais il ne soupçonnait pas que des
réseaux comme celui qu’on lui décrivait existaient.
— Avec votre aide, poursuit Barbey, nous pourrions organiser les envois,
prévoir les endroits où nous servir, nous assurer de transports qui ne soient
plus sans cesse menacés par les brigands.
La cupidité qui éclate sur les traits excités du gros homme écœure un peu
Bonaparte. Est-ce pour cela qu’il s’est battu ? Bien sûr que non. Il le sait.
Ses ambitions sont tellement plus hautes qu’il peine même à mépriser
autant qu’il le voudrait le bonhomme qui maintenant le supplie presque. Et
pourtant, peut-il déjà se permettre de faire l’économie de ces tristes sires ?
— Mais à quoi pourrais-je vous servir ?
— À quoi ?
Barbey a l’impression de toucher au but. Sa diction s’accélère.
— À quoi ? Mais à acheminer les objets, à organiser les fouilles, à
empêcher la concurrence d’y accéder. Avec vous, nous pourrions mettre en
place un vrai monopole, et les autres ne pourraient plus rien dire. Ce serait
la fortune…
— Il semble que vous ayez déjà bien saigné l’Italie. Dans quel autre pays
pensez-vous que nous pourrions mettre en place cette superbe
organisation ?
Le bruit de la porte qui grince les fait se retourner. Talleyrand, traînant
derrière lui son pied bot, vient d’entrer.
— En Égypte, par exemple, lâche-t-il en pénétrant dans le cercle de
lumière.
Cronberg est retourné vers la salle. Il hume l’air, comme un chien à la
chasse, et sent, fragrance aimée, l’odeur de la débauche monter jusqu’à ses
narines. Sa vie aux côtés de Bonaparte a été, jusque-là, austère. Il lui a fallu
apprendre une tâche (à la fois de factotum, de garde du corps et, petit à
petit, d’homme de confiance, si tant est que Bonaparte puisse faire
confiance à qui que ce soit) d’autant plus difficile à cerner que personne ne
l’avait clairement définie. Il lui a fallu surtout abandonner son obsession de
la vengeance, et la remplacer par autre chose.
Mais l’étrange anesthésie de ses sentiments provoquée par les drames de
Binasco ne s’est pas éteinte. Dans ce cœur muré ne se sont fait jour jusque-
là que son dévouement pour son nouveau maître et un appétit de jouissance
qu’il espère bien assouvir dans les égarements du Directoire.
Déjà des couples se sont formés. Au milieu de la salle, les danseurs
s’agitent au rythme d’un nouveau pas : la valse, et l’enlacement auquel elle
oblige enthousiasme le jeune homme qui se demande quand même
comment les valseurs font pour ne pas tomber.
Il avait entendu vanter depuis l’Italie les fêtes du Directoire et avait senti
à la convoitise des soldats qui lui en parlaient le besoin de se purger des
années de la Terreur. En quelques coups d’œil, il s’est convaincu qu’on ne
lui a pas menti : la société française d’après la Révolution autorise tous les
débordements. Et il sent une douce griserie s’emparer de lui, lui dont la
guerre a coupé à la base l’éducation sentimentale.
Où qu’il regarde, il ne voit que poitrines libres, jambes qui se glissent
hors de robes très volatiles, bruns des toisons dessinées sous des tissus
presque transparents. Les danses sont endiablées. Le vin qui coule est bon.
Une heure à peine sera nécessaire pour que les réserves du début, déjà
discrètes, tombent tout à fait et qu’une espèce de folie s’empare de toute
l’assistance.
La beauté du jeune homme semble paradoxalement faire moins d’effet
dans ce lieu, où il comprend que le vrai charme tient au pouvoir. Alors il
met en avant ses relations avec Bonaparte, en rajoute sur son importance,
raconte avec lyrisme des épisodes de la campagne d’Italie auxquels il n’a
pas participé.
S’il danse mal, il arrive à faire illusion, une espèce de sensualité naturelle
remplaçant très vite aux yeux de ceux qui l’observent la maladresse de ses
mouvements.
Trois filles papillonnent autour de lui. De toute évidence, elles s’offrent.
Des trois, il ne sait laquelle choisir. Il lui est déjà arrivé de pratiquer l’amour
à plusieurs, mais la volupté à laquelle il atteint est d’autant plus forte qu’il y
a, aussi superficiel fût-il, un embryon d’échange. Heureusement, l’une des
trois belles lui adresse quelques mots.
Le relatif désintérêt qu’il leur marque assez vite n’empêche pas les deux
autres, à peine déçues, de rapidement se retrouver pâmées dans les bras de
garçons qu’elles embrassent avec ardeur.
Alors il se penche vers celle qui lui fait face, et lui a déjà avoué s’appeler
Caroline. Elle lui offre sa bouche sans gêne aucune. Il en goûte déjà la
saveur teintée des épices lourdes du buffet quand une voix le fait sursauter.
— Monsieur Cronberg, je crois que je vais devoir vous interrompre.
La longue silhouette de Bonaparte se tient derrière lui.
Sébastien est déjà debout. Il saisit la main de la belle, la baise.
— Le devoir m’oblige à interrompre là cette conversation. Mais soyez
sûr que je la reprendrai dès que j’en aurai l’occasion.
Elle lui sourit. Déjà son regard erre au-dessus de lui, cherchant dans la
salle qui d’autre pourrait être mieux disposé.
— Dites-moi, Cronberg, lui demande Bonaparte, sans même s’excuser de
son intrusion, que savez-vous de la fortune de ce Barbey ?
— Qu’elle est peu honnête, mon général.
— Mais encore ?
Bonaparte se dirige vers la sortie.
Avant de l’atteindre, ils tombent sur Barras qui, comme il aime à le faire,
raconte à une fille ce qui l’a mené au pouvoir :
— C’était le 9 thermidor an II. La commune de Paris avait libéré
Robespierre. La Convention s’attendait au pire. J’ai alors pris la tête des
quelques troupes restées fidèles…
Bonaparte, qui connaît déjà la suite, soupire : le chef qui parcourt les rues
de Paris endormi, l’arrestation de Robespierre la nuit, l’audace qui éclate et
l’emporte, et l’exaltation qu’il avait sentie, lui, à la voir triompher. Un an
plus tard, le 12 vendémiaire an IV, l’insurrection royaliste éclatait, et Barras,
à nouveau, rassemble les fidèles et fait appel au jeune officier inconnu qu’il
était pour mater les rebelles…
Il n’a pas le courage d’entendre la fin de l’histoire et s’éloigne. La fille,
la main du directeur largement étalée sur son sein, glousse d’aise en se
renversant sur ses genoux.
— Excusez-moi, Sébastien. Vous disiez…
— Comme tous les riches ici, il a profité autant qu’il le pouvait de la
Révolution. Depuis des années, sa famille prêtait aux aristocrates à des taux
usuraires. Quand le roi est tombé, il est devenu fournisseur aux armées, et a
beaucoup travaillé avec le Comité de Salut public.
» À la mort de Robespierre, il est passé au Directoire : il était d’ailleurs
temps, car il avait été arrêté en 94 et aurait peut-être connu la guillotine.
Mais il s’est bien rattrapé et a à nouveau gagné beaucoup d’argent avec les
biens des émigrés qu’il achetait pour rien et prétendait leur rendre à leur
retour. Il s’est également abondamment servi dans le trésor que vous avez
fait envoyer d’Italie, et a spéculé sur les mandats territoriaux.
— Et mes envois d’Italie représentaient beaucoup ?
— Vous mésestimez la manne que vous avez mise au jour, mon général.
Il y aurait de quoi faire vivre tout Paris, si le moindre de ces personnages
s’occupait de tout Paris.
— Vous m’ouvrez des perspectives, Cronberg, de lointaines mais vivaces
perspectives.
— J’en suis ravi, mon général.
Et ils laissent derrière eux les bruits de la fête pour se glisser en silence
dans le froid de la nuit.
Quatre

Cronberg se réveille difficilement d’un sommeil lourd, dont ne le tire que


le bruit fait à ses côtés : des éclats de voix, des pas martelés sur le sol. À
peine s’est-il retourné pour se rendormir que la porte s’ouvre. Bonaparte est
devant lui, vêtu de sa seule chemise de nuit. Des jambes grêles et velues en
dépassent.
— Cronberg, vite !
— Mon général.
Il se lève, au risque de tituber, tâte machinalement à ses côtés pour
vérifier qu’il est seul. Ce vin de champagne est décidément bien dangereux.
La soirée lui revient tout à coup. Il se souvient de son retour avec
Bonaparte, qui l’avait arraché à cette fille après ? après quoi ? Ah oui, après
avoir passé un moment avec Barbey, leur hôte.
— Vous êtes réveillé ?
— Oui, mon général. Enfin presque. Laissez-moi cinq minutes.
— Pas une de plus. Dépêchez-vous de vous habiller, et rejoignez-moi à
côté.
Cronberg enfile rapidement son habit, jeté négligemment au pied de son
lit.
Il n’en a pas encore attaché tous les boutons, mais a à peu près les idées
claires quand il arrive dans le salon où l’attend Bonaparte. La pendule
marque huit heures : il y a moins de trois heures qu’il s’est couché.
— Cronberg, il faut que vous alliez tout de suite chez Barbey. Talleyrand
vient de me faire prévenir : il a été retrouvé assassiné. Je crois que même
Barras n’est pas au courant. Il n’y a plus là-bas qu’une trentaine de
personnes, retenues par la police. Allez-y vite, et essayez de trouver ce que
vous pouvez. Moi, je ne peux guère m’y montrer.
Bonaparte parle vite, encore plus vite que d’habitude, et la fatigue
empêche Sébastien de réagir tout de suite à la nouvelle.
— Assassiné ? Vous voulez dire ?
— Tué, oui. Réveillez-vous, Cronberg, il n’est plus l’heure de plaisanter.
— Pardon, mon général. Mais c’est tellement… inattendu.
— La mort n’est attendue que sur les champs de bataille, Cronberg.
Essayez de comprendre ce que je vous dis au lieu de m’accabler de
banalités.
Cronberg se ressaisit définitivement.
— Je veux que vous alliez là-bas. Renseignez-vous sur ce qui s’est passé.
Dites que vous venez de ma part, cela ne posera guère de problèmes. Pensez
surtout à bien regarder sur son bureau si vous trouvez des papiers à moi.
Tenez, je vous signe ce laissez-passer, si vous avez le moindre problème.
Mais cela devrait aller. Faites vite, et retrouvez-moi dès que possible.
— Bien, mon général.
Le jeune homme hésite encore un peu. Bonaparte est particulièrement
nerveux, et son accent corse en devient envahissant au point qu’il a parfois
du mal à le suivre.
— Quand vous dites des papiers, mon général, pensez-vous à quelque
chose de précis ?
— Des papiers, Cronberg, des papiers. Vous ne savez pas reconnaître des
papiers ?
Cronberg respire très fort. Il ne veut pas provoquer une de ces colères
qu’il a déjà vues réduire à rien de plus résistants que lui.
— Mon général, vous savez que vous pouvez avoir confiance en moi.
Mais il faudrait quand même que vous m’en disiez un peu plus.
Les yeux de Bonaparte flamboient un moment avant de retrouver cet air
diaboliquement intelligent qui fascine tant ses interlocuteurs.
— Eh bien… C’est un peu délicat, un peu… personnel.
Bonaparte se livre peu à l’introspection devant ses inférieurs, même si
Cronberg et lui ont des liens réels. Le jeune homme sent que la confidence
lui est pénible, et ne fait rien pour l’interrompre.
— Madame Bonaparte revient dans quelques jours d’Italie, lâche-t-il
d’un coup, vite, comme s’il se jetait à l’eau. J’en suis très sincèrement épris,
mais il m’est arrivé de connaître d’autres femmes, et certaines m’ont aidé,
de façon plus ou moins utile ou pertinente, à préparer ce retour à Paris. Pas
cette insupportable Staël, bien sûr, mais d’autres. J’ai écrit à ces femmes.
Dans certaines de ces lettres, je me laissais aller à leur promettre ce que je
n’avais jamais eu l’intention de tenir. Dans d’autres, je leur rappelais ce qui
s’était passé autrefois, en laissant planer sur la mort de mes sentiments des
doutes que je n’éprouvais plus.
Bonaparte a habitué Sébastien à ces confidences crachées plus que dites.
Tout ce qu’il sait de personnel du général, le jeune homme l’a appris ainsi,
presque par effraction, au fil d’une phrase pas toujours audible.
— J’ai longuement vu Barbey hier au soir. Il voulait m’embarquer dans
des trafics d’objets d’art. D’Italie, bien sûr, mais aussi d’Égypte où il
semblerait que Talleyrand, qui nous a rejoints, ait en projet de m’envoyer.
Nous n’avons rien conclu, mais Barbey n’a pas manqué de me faire savoir
que, militant fortement pour mon retour depuis déjà de longs mois (ni le
mensonge ni l’emphase ne semblaient lui faire peur), il avait été en contact
avec les femmes m’ayant soutenu et qu’elles lui avaient, les innocentes
créatures, confié mes lettres. Il m’en a cité de mémoire une ou deux, ce qui
prouve que ce porc ne mentait pas. J’ai failli lui mettre mon poing sur la
figure, mais j’étais coincé. Il ne faut pas que Joséphine ait vent de ces
lettres. Elle est déjà fort jalouse, la pauvre chère femme…
Cronberg étouffe un sourire, tant il sait que celui du couple Bonaparte
qui a le plus de motifs d’être jaloux n’est certes pas madame.
— Si elle tombait sur ces lettres, elle serait capable de… de…
Il ne trouve pas le mot, l’étouffe sous un sourire doux-amer.
— Vous m’avez compris. On peut mettre l’Autriche à genoux et craindre
les colères d’une créole. Il me faut ces lettres, Sébastien. Vous avez carte
blanche et bourse ouverte pour les retrouver. Je vous libère tout le temps
dont vous aurez besoin. Mais il me les faut. Faites le plus vite possible, et
restons en contact régulièrement.
» Pour commencer, essayez aujourd’hui de fouiller la maison de Barbey
à fond. Cela devrait encore être possible en vous y prenant tout de suite.
C’est sans grand espoir, mais sait-on jamais. Essayez de me mettre le moins
en avant possible, et inventez d’autres prétextes quand vous en aurez
besoin. Je me sens un peu ridicule dans cette affaire, et j’aurais préféré ne
pas avoir à m’expliquer plus avant. Enfin, puisque c’est fait, sachez que
vous avez toute ma confiance et tâchez de vous en montrer digne. Faites
diligence.
Le froid sec du jour redonne toute son énergie à Cronberg. Quand il
arrive chez Barbey, seule la présence de deux soldats en armes à la porte
indique qu’il se passe quelque chose. Il montre le laissez-passer que lui a
signé Bonaparte, entre.
La pièce porte encore toutes les traces de la fête, comme si le temps s’y
était arrêté. Les derniers couples présents, une trentaine de personnes, se
tiennent serrés les uns contre les autres dans un coin. Plusieurs des filles ont
les larmes aux yeux et en entourent une, qui pleure à gros sanglots. Les
hommes paraissent gênés, dansent d’un pied sur l’autre, visiblement
désireux de s’en aller. Il y a comme une odeur de peur, une hébétude
inquiète.
Au milieu de la salle, trois soldats en armes surveillent tout ce petit
monde.
Cronberg montre à nouveau son laissez-passer.
— Je viens de la part du général Bonaparte. Puis-je aller voir le corps ?
Le seul nom de Bonaparte suffit à faire s’écarter les soldats, qui ne jettent
même pas un œil sur le papier. Cronberg note l’incident et se promet de
réutiliser le passe-droit si besoin est.
— Le citoyen directeur Barras a été prévenu ?
— Pas encore, monsieur. Mais il ne devrait plus tarder. L’un des nôtres
est parti le chercher.
Cronberg pénètre dans la salle de bains du notable. La pièce est petite,
sombre. Une fenêtre sale laisse passer quelques traits de lumière. Le
cadavre de Barbey envahit tout l’espace d’une énorme baignoire en fonte.
Ce corps blafard, lourd, nu, mal recouvert par un drap qui a glissé au sol, est
encore plus obscène dans cette immobilité glacée qu’il ne l’a été de son
vivant.
La gorge n’est plus qu’une vaste plaie d’où a coulé une grande quantité
de sang qui, ne pouvant s’échapper, s’est accumulé sur le ventre et y forme
une sorte de mare. Une jambe dépasse, comme déboîtée. Il n’y a
apparemment pas de traces de lutte. Les meubles (une petite armoire, une
commode) sont debout, le nécessaire de toilette aussi.
Les tiroirs de la commode n’offrent que leur vide. Un seul abrite
quelques épingles à cheveux, et un petit flacon d’une lotion que Cronberg
renifle sans y reconnaître autre chose que l’odeur de la verveine.
La salle de bains donne sur la chambre. Cronberg entre dans une sorte de
mausolée sinistre, où des statues pharaoniques voisinent avec des tentures
grenat, où un ravissant buste de Diane se laisse étouffer par des bronzes
verdâtres. L’état des draps ne laisse aucun doute sur les dernières activités
auxquelles s’est livré Barbey.
« Au moins, il aura emporté de bons souvenirs », songe Cronberg. Du
doigt, il vérifie les taches déjà sèches.
— Si j’arrivais à retrouver celle qui a reçu le reste, ce serait déjà une
piste.
Il regarde sur le bureau de Barbey, ne trouve rien qui lui semble pouvoir
intéresser Bonaparte. Il lui faudrait fouiller la maison, mais sa taille
l’interdit. Peut-être, en allant déjà voir vers le bureau ou en cherchant un
coffre-fort, va-t-il obtenir quelques résultats.
Il y passe deux heures. Dans la salle de bains, il ne trouve rien d’autre
que les quelques objets de toilette déjà ramassés et, dans un coin, derrière
un meuble, un préservatif en peau de porc ayant servi sans doute plusieurs
jours auparavant. Dans la chambre du mort, il se sert sans scrupules de son
couteau pour fracturer le secrétaire et en vide les papiers qu’il glisse sous sa
chemise. Il en trouve d’ailleurs peu, tâtonne dans l’espoir de découvrir un
tiroir secret, le découvre, y ramasse quelques louis qu’il empoche et de
nombreux assignats qu’il laisse.
Barbey vivait sans doute peu chez lui, et les meubles ne cachent guère
que le nécessaire à se changer pour la nuit et une garde-robe assez fournie.
Patiemment, bien que sans grand espoir, Cronberg fouille toutes les poches
de tous les vêtements. Rien non plus.
Il retourne dans la salle de bains, regarde de plus près le corps. L’odeur
qui s’en dégage n’est pas que celle de la mort. Dans les replis graisseux
nombreux du cadavre se dissimulent encore des lignes de crasse très
distinctes. Barbey n’avait visiblement pas beaucoup l’habitude de se laver.
Mais alors pourquoi ce bain ? Venait-il de… Au bord du dégoût, il écarte la
cuisse, qui clapote dans une flaque de sang, et découvre le sexe. Il n’a
heureusement pas à le toucher pour voir, au bout, des filaments de sperme.
Donc c’est bien Barbey qui a honoré son lit peu avant de mourir. Donc il est
mort peu de temps après. Donc retrouver la fille avec qui il était reste sans
doute le meilleur moyen de savoir qui l’a tué.
Un autre détail l’étonne. Pourquoi n’y a-t-il pas d’eau dans la baignoire,
ni à côté de traces d’éclaboussures indiquant qu’elle a débordé ? Le gros
homme n’avait aucune raison de se mettre dans la baignoire s’il n’y avait
pas déjà de l’eau, pour ensuite se relever et en faire chauffer. À moins que
l’un des domestiques ne s’en soit chargé. Mais il aurait alors fallu qu’il la
verse sur son maître… Non. S’il n’y a pas d’éclaboussures et que Barbey
est encore sale, c’est que le corps a été amené dans la baignoire après le
meurtre et non avant. Et donc que Barbey n’a pas été tué dans la salle de
bains, mais ailleurs.
L’excitation commence à saisir Cronberg. Il retourne dans la chambre,
cherche, aperçoit enfin par terre, sous un tapis, quelques taches rouges.
C’est bien du sang, pas encore tout à fait séché. Le nez au sol, il trouve une,
puis deux autres taches : le meurtrier a pris la peine de nettoyer les traces de
son forfait, mais n’a sans doute pas pu le faire avec tout le soin nécessaire.
Près d’une petite porte, dans un couloir que Cronberg transperce des
éclats de sa chandelle, il trouve une marque plus épaisse. Il pousse la porte,
se trouve dans un petit cabinet où sont rangés quelques balais. La pièce
paraît grande pour un débarras, et est surtout curieusement décorée d’un
tableau.
— Il ne serait pas aussi naïf…
Il pousse le tableau.
Derrière gît un coffre-fort béant.
Cronberg ne peut réprimer un sourire.
— Si même les brigands de ce régime ne sont pas plus malins, je
m’explique mieux sa grandeur.
Il éclaire l’intérieur du coffre, et, comme il s’y attendait, n’y trouve plus
rien.
— Donc le bonhomme a été cambriolé. Les lettres de mon général sont-
elles parties avec le voleur ? C’est à craindre.
Par acquit de conscience, il refait un tour des cachettes possibles. Le
remue-ménage à côté devient de plus en plus grand. Il entend des bruits de
pas, d’armes. Les soldats sont arrivés plus nombreux.
Quand il regagne la chambre, il s’aperçoit que le soleil est maintenant
bien levé. Bientôt l’endroit sera plein de gens et même l’envoyé de
Bonaparte ne pourra mener à bien son enquête sans devoir parler de ce qu’il
cherche. Il repasse près du bureau, ouvre le tiroir secret et, tout compte fait,
cambriolé pour cambriolé, enfourne dans sa poche les assignats qu’il avait
dédaignés. L’air humble, saluant bien bas ceux qui l’ont laissé entrer, il sort
de la maison.
Il n’a plus qu’une chose à faire : retrouver la fille qui, la dernière, a
profité de l’ardeur du très riche et feu monsieur Barbey.
Cinq

Aussi vite qu’il le peut, Cronberg est de retour rue Chantereine pour
mettre Bonaparte au courant. Le général, plongé dans la lecture de rapports
de l’Institut qu’il a reçus le matin même, s’interrompt tout de suite pour le
recevoir.
— Si tant est que j’aie tout fouillé, les lettres n’y sont plus. Le coffre-fort
de Barbey a été pillé.
— Mais qui a bien pu…
— Oh, tout le monde et chacun. Il y avait cent invités à cette fête. Savoir
par les domestiques le nom de ceux qui sont partis avant la fin est sans
doute facile, mais cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas revenus. On peut
bien sûr commencer les recherches avec les trente personnes présentes au
moment de la découverte du corps. En tous les cas, qu’il en veuille aux
lettres ou à autre chose, sa petite mise en scène tendrait à prouver que
l’assassin avait étudié son coup. Je crois que la meilleure chose est encore
de tenter de retrouver la fille avec qui Barbey a passé ses derniers bons
moments.
— D’accord, faites. Mais faites vite. Je vous rappelle que madame
Bonaparte revient très prochainement d’Italie. Il serait bon que cette affaire
soit réglée d’ici là.
Il y a dans la voix de Bonaparte cette intonation que le jeune Italien a
appris à reconnaître, et qui élimine d’emblée toute discussion.
— Je ferai de mon mieux.
— Je n’en doute pas, Sébastien. N’hésitez bien évidemment pas à me
déranger à n’importe quel moment, et à me tenir au courant. J’ai des tas
d’autres affaires en tête, mais celle-ci reste une de mes priorités.
Cronberg se retire dans sa chambre pour réfléchir. D’une main fébrile, il
jette des notes sur un papier. Le problème auquel il se trouve confronté est
simple : il lui faut retrouver une jeune fille susceptible de fréquenter les
soirées de Barbey. Cela lui fait éliminer d’emblée les jeunes vertueuses et
les vierges innocentes. Hélas ! il eût mieux valu pour limiter ses recherches
que ces critères soient inverses.
Où aller ? Retrouver celles qui auraient pu amener les jeunes filles à la
fête ? Difficile de le faire sans mettre Bonaparte en avant. Essayer de
retrouver ceux qui ont organisé la fête ? Mais la mort de Barbey risque de
les faire se refermer comme des huîtres. Aller directement à la police, et
tenter d’avoir une liste des invités ? Peut-être. Oui, peut-être est-ce le plus
habile.
Il hèle un fiacre, et se rend jusqu’au poste central de la police. La cour
est encombrée de voitures gardées, dont plusieurs, aux portes grillagées,
abritent des prisonniers. La fatigue commence à lui peser, et il lui faut
quelques rasades bues à même le goulot d’un flacon de brandy pour arriver
à retrouver ses idées.
Deux soldats gardent l’entrée. Cronberg demande à être introduit auprès
du responsable de l’enquête sur le meurtre de Barbey. Le pandore n’essaie
même pas de faire comme s’il n’était pas au courant, mais refuse l’entrée
immédiate au jeune homme.
— Qui est ce monsieur ? entend-il par la porte ouverte derrière laquelle
le soldat s’est engouffré. Avec un nom pareil, encore un qui doit avoir des
liens avec l’Autriche… S’il faut se mettre à recevoir les étrangers, on ne
s’en sortira plus. Et qu’est-ce qu’il veut ?
— Il a à voir avec l’affaire Barbey.
— Barbey ? Il est déjà au courant ? Eh bien… Bon, faites-le entrer.
Cronberg a serré violemment ses mains sur la rampe de l’escalier en
entendant la tirade sur les étrangers. Son enfance avait été assombrie par le
fait qu’il soit le fils d’une Française et d’un Allemand, et il lui avait fallu
conquérir à coups de poing parmi ses camarades de jeux l’extinction des
plaisanteries qui l’avaient marqué. C’était même au cours d’une de ces
échauffourées qu’il avait noué avec Luigi, rangé à ses côtés, le début de
l’amitié qui les avait soudés pendant une bonne dizaine d’années.
Il a pourtant récupéré son sourire quand il pénètre dans le bureau. En
vain, car le lieutenant de police lui tourne le dos.
— Monsieur, je viens de la part du général Bonaparte.
Jamais le jeune Italien n’aurait imaginé que le nom du vainqueur
d’Arcole puisse faire un pareil effet. Le lieutenant se retourne en sursaut,
fait tomber du coin de son bureau une pile de papiers qu’il ne se préoccupe
pas de ramasser.
— Bonaparte ? Vous connaissez Bonaparte ?
— J’ai l’honneur et le bonheur de le servir, monsieur.
— Le vainqueur d’Arcole ? L’homme de Lodi. Ah, monsieur… Cela
était tellement grandiose, tellement époustouflant. Nous en avons tous rêvé.
Il en est tout rose d’excitation, et cette joie un peu bête accentue le côté
porcin de son visage. Il a à peine vingt ans.
— Et vous me dites que je pourrais être utile à monsieur Bonaparte. Mais
monsieur, ma vie, mon honneur sont à ses pieds.
— Le général aimait beaucoup monsieur Barbey, et serait très attaché à
ce que l’on retrouvât le plus vite possible son assassin. Il s’est demandé si
vous auriez la gentillesse de me laisser suivre l’enquête. Si jamais je
pouvais vous aider un petit peu, ce serait toujours cela de gagné.
— C’est tout ?
La déception du lieutenant est réelle. Sans doute s’était-il vu recevoir un
bataillon, charger l’ennemi, exterminer l’étranger…
— Je serais ravi d’être utile, aussi peu que cela soit (il insiste sur le
« peu ») à un aussi grand homme. Monsieur, l’enquête est à vous, et tout ce
que mes hommes et moi avons déjà fait à votre entière disposition.
— Je vous en remercie bien volontiers, monsieur…
— Manchesse, monsieur, Manchesse, pour vous servir.
— Me serait-il possible de voir les interrogatoires des dernières
personnes présentes à la soirée ?
Son interlocuteur hésite.
— Je vous raconterai ensuite quelques anecdotes inédites de la
campagne.
Alors le lieutenant cède.
— Nous sommes arrivés vers cinq heures du matin.
— Qui a trouvé le corps ?
— Un des soldats de faction, qui était allé voir dans les chambres si…
enfin si tout se passait bien.
Le lieutenant rosit suffisamment pour que Cronberg saisisse en quoi
consistait cette vérification.
— Il nous a prévenus tout de suite. Je me suis immédiatement levé pour
m’y rendre. Le scandale n’a pas encore éclaté, mais la mort d’une
personnalité pareille ne peut manquer de… de faire remuer bien des choses.
Il est impossible de dire si Manchesse se réjouit ou non de ces
modifications à venir.
— Je suis arrivé avec quatre hommes. Nous avons trouvé sur place une
trentaine de personnes. Beaucoup étaient des couples illégitimes, d’où la
discrétion que je vous demande. Il y avait parmi elles quelques filles
connues de nos services, de celles qui fréquentent abondamment ces salons.
Tenez, regardez. Notre société est devenue bien poreuse : on y trouve de
tout, des parvenues montées du ruisseau par leur seule beauté aux quelques
filles d’émigrés qui tentent de se refaire une fortune à défaut d’un nom…
Cronberg n’écoute plus le discours, et jette un œil sur la feuille que lui
tend Manchesse. Effectivement, les particules y sont nombreuses.
— Êtes-vous sûr que personne n’a pu échapper à vos filets ?
— Pas totalement, bien sûr, mais c’est très vraisemblable. Nous sommes
arrivés rapidement, et un domestique nous a affirmé que personne n’était
parti depuis une demi-heure. C’est un homme en qui nous avons une entière
confiance.
Manchesse vient d’avouer que la police place des espions auprès des
proches du régime, mais est trop en train de se gonfler de son rôle pour
s’apercevoir de sa bourde.
— Je pense donc que personne n’a été prévenu avant nous. Le corps était
encore chaud quand nous sommes arrivés. Et, même si l’assassin n’est pas
dans les dernières personnes présentes, il est possible que l’une d’entre elles
ait vu quelque chose.
— Me laisseriez-vous le temps de consulter ces documents ?
— Et même prendre copie de ce qui peut vous intéresser. Mais je ne peux
guère vous laisser les emporter. J’espère que le général… que vous le
comprendrez.
— Puis-je m’installer à cette table ?
— Je vous en prie.
Manchesse s’empare de quelques dossiers et débarrasse la place pour son
hôte. Cronberg parcourt les dépositions. Elles disent toutes à peu près la
même chose : ces messieurs et ces dames étaient en train de batifoler, les
plus hardis allant jusqu’à préciser à quel point ils avaient poussé ce
batifolage. Aucun n’avait vu Barbey depuis quelque temps. Trois personnes
seulement sur les trente-cinq de la liste étaient seules et occupées à autre
chose qu’à « forniquer », comme l’indiquait le texte : un vieil ivrogne qu’il
avait fallu réveiller, une femme émigrée que son âge écartait des excès mais
qui ne savait sans doute plus où aller, et un militaire impassible, ancien
combattant des armées de la Révolution et qui avait perdu une jambe à
Valmy.
Si quelqu’un avait vu quelque chose, il y avait plus de chances que ce
soit l’un de ces deux-là. Cronberg recopie scrupuleusement toutes les
adresses, et repart.
Il commence par aller chez la duchesse de Valbreuse, la vieille dame
émigrée qu’il lui faut aller chercher rue Neuve-des-Petits-Champs, à côté de
chez Bernard, le restaurant qui offre pour quarante-cinq sous un potage,
quatre plats, une demi-bouteille et le dessert et dont la clientèle,
désargentée, est composée de beaucoup d’anciens grands noms. La
duchesse habite deux immeubles plus loin, vis-à-vis de la Trésorerie
nationale, au fond de la cour d’un immeuble pas très bien entretenu.
L’entrevue est pénible à Cronberg. La duchesse raconte
interminablement une histoire devenue trop commune pour l’émouvoir et
trop loin de ses préoccupations pour l’intéresser. Son mari et ses deux filles
étaient montés sur l’échafaud en 93. Elle avait fui avec un de ses valets,
dont elle avait dû faire son amant et qu’elle avait traîné jusqu’en Angleterre.
Là, elle avait connu la misère. Ses biens avaient été vendus. Elle avait dû
travailler, se mettre à coudre des chapeaux, activité pour laquelle elle était
fort peu douée. Son valet était devenu son maquereau. Elle avait fini par le
fuir, par rejoindre des groupes d’exilés, ce qui lui avait rendu le sentiment
de sa place perdue. Elle ne vivait que pour un retour qu’elle imaginait doré.
Elle y était parvenue depuis six mois, quand les portes s’étaient rouvertes.
Mais elle ne retrouva plus ses biens, dut s’installer chez une vieille tante
et tentait depuis de regagner sa place perdue en s’insinuant dans les bonnes
grâces de la société directoriale. Hélas, les dix ans qu’elle avait passés, les
épreuves subies et auxquelles rien ne l’avait préparée, le poids inévitable de
l’âge l’avaient transformée au point de ne plus elle-même se reconnaître, et
elle peinait à se faire intégrer, n’ayant plus de fortune.
Elle raconte tout cela d’une voix neutre, sans apitoiement comme sans
humour, sans tenter non plus de rien dissimuler de sa déchéance. Quand elle
apprend que Cronberg est proche de Bonaparte, elle se fait pourtant d’un
coup plus câline, avec une maladresse qui rend toute son horreur à cette
prostitution mondaine. Cronberg la quitte encore plus écœuré que
compatissant, sans doute à cause des possibilités que cette dernière offre lui
a fait entrevoir. Il a la fibre charnelle particulièrement sensible.
Il a en revanche en pénétrant chez le sergent Vigote l’impression
immédiate d’avoir frappé à la bonne porte. Elle est pourtant encore moins
reluisante que la précédente, sise au bout d’un couloir dont le sol est couvert
de paille, d’épluchures de légumes, de déjections d’animaux. Cronberg a dû
remonter à pied jusqu’au théâtre de la République, évitant le grouillement
des filles sous ses colonnes, et emprunter une ruelle presque invisible avant
d’avoir le nez dessus.
Vigote est en uniforme quand il tire son verrou, un uniforme propre dont
l’usure seule montre les années. Cronberg repère immédiatement les galons,
qu’il a appris à reconnaître à Mombello, et évite de regarder le pantalon
replié sur le moignon.
— Jeune homme ?
Le ton n’est pas agressif, mais empreint d’une autorité naturelle à
laquelle, malgré toute son insolence, Cronberg est sensible.
— Je m’excuse de vous déranger, sergent. Je travaille en collaboration
avec le lieutenant Manchesse, chargé de l’enquête sur la mort de monsieur
Barbey.
— Et que j’ai déjà eu le plaisir de rencontrer ce matin pendant un long
moment. Aurait-il déjà égaré les papiers sur lesquels il a noté mes propos ?
— Non. Mais ce qu’il en a retenu nous a paru manquer de détails à la
relecture. Je suis venu voir si vous accepteriez de compléter certains points.
Une lueur ironique s’est allumée dans l’œil du soldat. Cronberg a
soudain envie de la lui faire passer en assenant sa carte maîtresse, celle dont
il a déjà pu largement sentir l’efficacité.
— Je travaille également pour le général Bonaparte.
À sa grande surprise, un éclat de rire sauvage secoue la carcasse du
soldat.
— Le sauveur de la nation, le vainqueur qui nous a apporté la paix.
Désirez-vous que je m’incline tout de suite, ou puis-je rester debout ?
Cronberg, interloqué, se ressaisit vite.
— Vous n’admirez pas le général Bonaparte ?
— J’en ai surtout peur. Il y a dans ces hommes providentiels portés par le
métier des armes une soif de pouvoir qui m’effraie. Surtout quand l’époque
est prête à se mettre à genoux, et à offrir n’importe quoi à celui qui lui
permettra de rêver un peu à nouveau.
Il regarde Cronberg, dont le désappointement est encore visible.
— Allons, entrez. Vous n’allez pas rester ici toute la matinée, et votre
recommandation m’amuse. Entrez, vous dis-je.
Il se pousse pour laisser passer Cronberg, qui pénètre dans une pièce
petite mais propre, pauvre mais soignée. Une paillasse sert de lit, une table
et deux chaises se font face. Au mur, un portrait de Danton et une épée
suspendue à deux clous garnissent un mur blanc et léprosé. Il flotte une
odeur de tabac encore chaud. Vigote ramasse sur la table une bouteille de
liqueur dont il sert deux verres.
— Allons, asseyez-vous.
En quelques secondes, dans cet endroit miteux, il a créé une chaleur, une
invitation à se laisser aller à laquelle Cronberg se rend.
— Installez-vous, allez. Votre général m’amuse, mais je ne vois pas assez
de monde pour refuser le luxe d’une bonne conversation. Le sort des vieux
de l’an II n’intéresse pas grand monde.
Il attrape du tabac dans une bourse en peau et entreprend d’en bourrer
une pipe qu’il a sortie de la poche de son pantalon.
— Cela dit, non, je ne suis pas un admirateur fanatique des talents
militaires du général Bonaparte. Sans doute a-t-il une audace hors du
commun. Mais sa campagne, dont l’on fait par ici un triomphe sans
précédent, est entachée d’erreurs grossières.
Le sergent se penche sous la table, et retire d’un tiroir une carte qu’il
déplie. Cronberg y reconnaît l’Europe.
— J’aime assez les subtilités stratégiques. Je me suis amusé à recréer les
parcours des deux armées. Regardez, là par exemple.
La carte est émaillée de points, de courbes, d’annotations. Le doigt du
sergent se tend vers l’Italie.
— Regardez : 31 juillet, 3 août, 5 août. Des combats que la propagande
nous ressasse en permanence comme décisifs. Si l’armée de Wurmser avait
été détruite autant qu’on le prétend, elle ne serait pas revenue en
Lombardie, même réduite de six mille hommes. Et c’est dès le 3 juillet que
votre prodige aurait dû attaquer Quasdanovitch. Lui-même était plus
avancé, et l’Autrichien plus concentré. Au lieu de cela, le 31, nous n’avons
que quelques échauffourées avec Sauret et Despinois, pendant qu’Augereau
et Masséna vaquent on ne sait à quoi.
Cronberg, d’abord un peu perdu, s’y retrouve assez rapidement. Il a
tellement entendu raconter par ceux qui les ont vécues ces journées qu’il a
parfois l’impression d’y avoir assisté.
— Mais sa défense ces mêmes jours était admirable, contre-attaque-t-il.
La décision de lever le siège le 30 a surpris tout le monde. Et celle de
repasser le Mincio pour attaquer avec toutes nos forces réunies la colonne
qui le menaçait à revers était à la fois audacieuse, inspirée et pleine de
succès. Car peut-on juger ces manœuvres autrement que par leur résultat ?
Le vieux soldat sourit, ravi d’avoir trouvé quelqu’un qui comprend ce
qu’il dit.
— Et Arcole ? Vous allez sans doute aussi m’expliquer qu’Arcole est une
erreur ? reprend Cronberg, soudain plus agressif, lui qui s’était toujours
défendu de céder à la gloriole guerrière.
— Non, bien sûr, ne serait-ce que parce qu’il faut aussi pour gagner une
guerre construire des exploits mythiques. Et celui-ci en est un, je vous
l’accorde. Mais accordez-moi en échange que votre général a parfaitement
su l’exploiter, et que les feuilles vantant cet exploit et le représentant
quasiment seul sous le feu des Autrichiens ne sont pas pour rien dans
l’enthousiasme qui l’a accueilli. Il fallait oser Arcole. Mais c’est un coup de
chance hardi qui aurait tout aussi bien pu se tourner contre notre armée. Un
général médiocre y aurait forcément échoué, et votre Bonaparte a beau
avoir réussi, il s’est absurdement entêté dans des dispositions mauvaises.
— Par exemple ?
— Pourquoi a-t-il attaqué le 16 alors qu’il avait été battu le 15,
exactement de la même façon, et qu’il avait appris depuis combien la
situation lui était défavorable ? Pourquoi n’a-t-il pas descendu le pont à
Alabaredo et envoyé une colonne à Lengagno, qui était à cinq kilomètres de
là ? Il n’avait plus rien à craindre pour Vérone, et aurait de là pu se porter
sur l’ennemi dans des conditions avantageuses, qui lui auraient valu une
victoire presque évidente alors qu’il a choisi ce coup de dés risqué. Il lui
fallait à tout prix aller se battre en plaine et laisser les marais derrière lui.
Les Autrichiens ont été bien aimables de venir chercher la bataille sur les
digues. Mais absolument rien ne pouvait le faire prévoir.
— Sans audace, il n’est pas de bataille gagnée.
— Sans risque inutile, il est moins de soldats tués. Il est vrai qu’il est
aussi moins de légendes brillantes. Examiné froidement, cet entêtement des
deux dernières journées était contraire aux plus élémentaires règles de la
stratégie.
— Me contredirez-vous aussi sur la façon dont il a négocié la paix contre
les avis du Directoire ?
Le sergent se ressert un verre et, d’un coup d’œil, fait reproche à
Cronberg d’avoir laissé le sien presque intact.
— Je suis moins féru en ce qui concerne les affaires civiles.
— Curieuse conception de la chose militaire, qui la fait s’arrêter juste
quand la guerre cesse.
— N’y voyez que la reconnaissance de mes insuffisances. J’écouterai
donc votre démonstration avec intérêt, puisque l’expérience et l’âge ne
m’ont pas enseigné cette vérité première.
Le sourire du soldat accompagne sa phrase, comme pour mieux marquer
la différence d’âge entre lui et Cronberg, mais sans que ce dernier y sente le
moindre mépris, à peine une ironie assez douce.
— Ne croyez pas que je sois présomptueux. J’étais parfaitement novice
en ces matières quand j’ai rencontré le général. Mais la vie à ses côtés, et
l’envie de comprendre ce qui se passait m’ont fait me pencher sur toute
cette aventure. Le coup d’État de fructidor…
— Vous avez de ces mots, jeune homme.
Là encore, l’ironie du sourire indique à quel point le vieux soldat partage
l’opinion de son jeune interlocuteur.
— L’intervention nécessaire de fructidor, excusez-moi, répond sur le
même ton Cronberg, avait renforcé l’intransigeance du Directoire qui
voulait à tout prix que l’Autriche soit expulsée de l’Italie. Cette
intransigeance alla jusqu’à faire capoter les négociations avec l’Angleterre,
qui était pourtant prête à nous restituer nos colonies, à renoncer à Saint-
Domingue et à rembourser les bateaux pris à Toulon. Ils envoyèrent au
général de nouvelles instructions, qui réduisaient à néant les préliminaires
de Leoben : il n’était plus question de laisser comme frontière la vallée de
l’Oglio, mais de bouter les Autrichiens hors de l’Italie en les rejetant au-
delà de Venise. Bonaparte comprit tout de suite que mettre ces conditions
sur la table de négociations, c’était redéclencher la guerre, que jamais
l’Autriche n’accepterait d’être amputée d’un tel territoire. Et cette guerre ne
serait plus aussi favorable que la précédente : les Autrichiens auraient
prélevé des troupes de leur armée du Rhin pour venir les mettre devant
Bonaparte.
— Et les succès auraient alors été pour Augereau, qui venait d’être
nommé à la tête de l’armée du Rhin…
Cronberg chasse vite l’interruption.
— Ce n’est pas le plus important. Il ne restait qu’une solution pour
Bonaparte : ne pas suivre les consignes du Directoire. Mais comment ? S’en
tenir à ce qui avait été décidé à Leoben voulait aussi dire renoncer à
Mantoue, qui restait la clé de la Lombardie. Il fallait donc garder Mantoue,
trouver quelque chose pour dédommager les Autrichiens et faire cavalier
seul.
— Et sacrifier Venise…
— Voyiez-vous une autre solution ? Oui, il fallait sacrifier Venise, et
c’était bien le moindre mal. Je suis né en Italie, près de Pavie. Venise vous
fait peut-être rêver, vous autres Français. Mais cette oligarchie pourrie, ce
peuple lâche et corrompu, ne vivant que de trafics, méritaient-ils la liberté
au même titre que les peuples qui s’étaient battus pour l’avoir ? Venise à
l’Autriche, c’est une pustule crevée sur la face de l’Italie, et en plus une
frontière solide assurée à la république cisalpine. Bonaparte a proposé son
plan, a haussé le ton et Cobenzl s’est incliné. La paix a été signée à
Campoformio.
— Et ceci au mépris des instructions du Directoire, en gâchant les
chances d’une victoire totale et en livrant comme une proie à notre ennemi
une république qui s’était toujours efforcée de rester neutre.
— Mais en sauvant la paix. Allons, sergent, je finirai par croire que vous
ne considérez pas que la paix est le but de la guerre.
— Pas à n’importe quel prix, ni pour servir n’importe quelles ambitions.
Je suis bien convaincu que votre général ne voit cette paix que comme une
étape vers d’autres conquêtes, et qu’il ne manquera pas de prouver bien
d’autres fois que son attachement lui est tout théorique.
Soudain, il y a comme une tension dans la pièce. Cronberg s’est
enflammé, porté par des idéaux qu’il sent subitement à nouveau vivants au
fond de lui. Il en est presque reconnaissant au vieil homme, et regrette qu’il
laisse d’un coup tomber le débat.
— Mais je suppose que vous n’êtes pas venu me voir uniquement pour
que nous ayons sur votre maître ce passionnant échange ? Je peux sans
doute faire quelque chose pour vous ?
Le ton reste amical. Cronberg, à nouveau conscient de sa mission, se
lance.
— Vous avez été l’un des derniers à rester à cette fête et l’un des très
rares à y rester seul. Je me demandais si vous aviez remarqué quoi que ce
soit, en particulier s’il vous était possible d’identifier la femme avec
laquelle Barbey s’est retiré peu avant sa mort.
Le vieil homme a un sourire malicieux.
— Oui. Cela m’est possible.
Cronberg sursaute : il n’avait pas pensé que cela serait aussi facile.
— Et vous accepteriez de me le dire ?
— Jeune homme, votre enthousiasme et votre visible dévouement pour
un homme me sont sympathiques, même si cet homme lui-même ne l’est
pas. Oui, j’accepte de vous le dire. La jeune personne en question est une
fort belle femme d’une vingtaine d’années, aux longs cheveux d’un blond
dit « vénitien », de cette couleur inspirée par la Venise que vous sacrifiiez il
y a peu avec tant de désinvolture. Elle s’appelle Églantine de Leseleuc. Je
ne connais pas son adresse, mais je sais qu’elle habite au Palais-Royal, ou si
vous préférez, le Palais-Égalité, près de chez « la Rose », où vous devriez la
retrouver sans problèmes.
— Pardonnez-moi cette question, sergent, mais êtes-vous sûr de ce que
vous avancez ?
— Que croyez-vous que je fasse à ces fêtes, jeune homme ?
Cronberg est interloqué par la question.
— Je ne sais pas… Intriguer, vous amuser, manger à votre faim, que sais-
je, ce que font tous ceux qui y vont.
— Observer, jeune homme. Je suis là pour observer.
Cronberg ne répond pas.
— La pourriture me fascine. Peu d’époques l’ont offerte aux
observateurs avec l’amplitude de celle que nous vivons. Elle est partout :
dans les mœurs, dans la finance, jusque dans la famille. Concussions,
orgies, divorces sont coutumiers, alors que la misère n’a jamais été aussi
grande et les riches aussi impudents. Savez-vous que, de ces nouveaux
riches chez lesquels vous étiez hier, la moitié ne sait même pas lire ? Mais
l’argent, ah ça, l’argent, ils en ont. Comme une horde de sauterelles, ils se
sont jetés depuis 89 sur tout ce qu’ils pouvaient ramasser. Encore auraient-
ils pu construire. Mais non : ils ne sont qu’intermédiaires inutiles quand ils
ne sont pas démolisseurs. Les plus grosses fortunes se sont faites en
dépouillant les biens nationaux, en les revendant en pièces détachées.
Leuthrand a fait la sienne en vendant les plombs qu’il arrachait aux toitures,
se moquant des bâtiments qu’il laissait ainsi à demi nus. Tout y est passé :
les tentures, les meubles, les objets de culte, jusqu’aux reliures des livres,
déchiquetées à plaisir… Et je ne parle pas des fournitures aux armées,
véritables mannes que se sont partagées quelques proches du pouvoir, dont
ce bon Barbey.
Il fouille à nouveau dans sa blague à tabac, prend le temps de bourrer
avec soin sa pipe.
— Ne croyez pas à mon ton que je me révolte : je suis trop vieux pour
cela. Je me régale au contraire à regarder cette comédie. Et je ne vais à ces
fêtes, auxquelles mon passé me permet d’assister, que pour en constater
l’avancée. Sans doute y a-t-il quelque chose dans cette occupation de
parfaitement stérile, mais elle me procure un rare et pervers plaisir. Je peux
donc vous garantir sans doute aucun que c’est bien Églantine de Leseleuc
qui a fini la nuit avec Barbey. Je peux même vous affirmer que c’est l’un
des derniers couples à avoir quitté la fête, et que ce n’est pas la seule des
filles avec qui Barbey s’était laissé aller ce soir-là. Le vieux mâtin n’a,
semble-t-il, rien perdu de sa vigueur.
Un rire triste secoue le bonhomme. Cronberg se lève.
— Je vous remercie pour votre aide, sergent.
— Jeune homme, vous m’avez diverti. Votre ambition paraît sans bornes,
mais elle ne s’est pas encore frottée à la fange qui vous entoure. Puisse une
quelconque bonne étoile vous en protéger encore quelque temps. N’hésitez
pas à revenir me voir. Nous reparlerons stratégie, et il me sera sans doute
instructif de voir sur vous les avancées de la turpitude du temps. Bonne
chance dans votre quête.
Cronberg le salue, puis sort.
Six

Aller jusqu’au Palais-Royal à pied ne le tente guère. Il en a assez de


marcher, et veut prendre un fiacre. Une file attend le client deux rues plus
loin. Le premier cocher, quand il lui annonce sa destination, lui demande six
mille livres.
— Mais vous pouvez me garder pour la journée, précise-t-il.
Cronberg croit avoir mal compris. Six mille livres…
— Et combien croyez-vous que l’argent vaudra demain, mon pauvre
monsieur ? C’est six mille, et payables d’avance. Si je ne les dépense pas
d’ici ce soir, j’y perdrai.
Cronberg cède. La bourse de Bonaparte est large, et remplie de valeurs
moins fugitives que les assignats.
Il lance au cocher l’adresse du Palais-Royal. La voiture s’ébranle.
Il se penche à la fenêtre, à la fois curieux et émerveillé : il n’a en fait
guère eu le temps de profiter de Paris, dont la taille l’émerveille et l’effraie
un peu, lui qui n’a jusque-là rien vu de plus vaste que Milan. Le spectacle
des singes patriotes du boulevard du Temple qui sautent à la gorge de leur
dresseur quand il les traite d’aristocrates l’amuse, la statue de gladiateur
antique qui orne la cour de l’hôtel Soubise, ancien hôtel de ce Caron
de Beaumarchais dont il avait vu jouer une pièce à Mombello, l’émerveille,
la déesse égyptienne de la fête de la régénération et son bronze en plâtre, en
plein milieu de la place de la Bastille, le font sourire.
La Révolution a partout laissé ses traces, et lui qui ne l’a pas vécue
s’amuse à les reconnaître. Ce sont des panneaux annonçant la location et la
vente d’églises ou de biens nationaux, la voix des crieurs résonnant au-
dessus du brouhaha de la foule, des affiches écrasant de papier les murs, les
bonnets rouges, parfois délavés par la pluie, servant d’enseigne aux
maisons.
Ce sont, sur des arbres de la liberté effeuillés, des images de Louis XVI
recouvrant des décrets de la Convention en lambeaux. Ce sont partout ces
endroits tout nouveaux où l’on peut manger à toute heure et que l’on
appelle les « restaurants », les boutiques de confiseurs et de glaciers
occupant les plus beaux hôtels. Ce sont des ruines, nombreuses, les croix
arrachées aux frontons des églises, les rues débaptisées, les maisons
renumérotées. C’est une vieille livrée apparaissant sous l’habit d’un cocher
de wiski. C’est aussi l’ombre de la famine, les longues files attendant
devant des magasins à peu près vides quand, deux rues plus loin, les
boudins et les saucisses cuites s’offrent aux nouveaux « ’iches » revêtus de
costumes extravagants.
Les encombrements sont réduits à cette heure, et il arrive assez vite. Les
cris, les piaillements, les accents de musique mêlés qui se dégagent du
quadrilatère que le directeur Merlin, la veille, a parlé de transformer en
casernes alors que Pierre Benezech, ministre de l’Intérieur jusqu’à l’été
passé, veut y tracer quatre voies parallèles, l’assourdissent.
La foule est nombreuse, agglutinée par petits tas devant les affiches des
spectacles et celles des avis commençant par « Aux armes citoyens » ou
« Au peuple souffrant ». D’un des immeubles se déversent les accords de la
répétition d’un concert tandis que, là encore, les cris des vendeurs à l’encan
dominent les autres bruits.
Il reconnaît vite l’immeuble que lui a indiqué Vigote, dont l’entresol est
occupé par le marchand de gaufres à la flamande Van Roos-Malen, connu
sous le nom de « la Rose », et qui sert aussi bien des merveilleuses que les
prostituées des rues avoisinantes. On dit même qu’il a plus de tendresse
pour les secondes.
Cronberg entre par l’escalier à côté de la boutique. Les odeurs de friture
en ont envahi complètement la cage. Dans la cour, des femmes
accompagnées d’enfants y ont élu domicile, et le regardent passer l’œil
indifférent. Il grimpe jusqu’au premier étage, là où on lui a dit qu’habite la
jeune fille.
De la main, il heurte une première porte. Personne ne répond. Il toque à
la seconde. Un pas traînant se fait entendre, suivi d’une voix qui s’enquiert :
— Qui est là ?
Il y a dans ses tressaillements comme une crainte.
— Je suis un ami d’Églantine, annonce Cronberg, en s’efforçant d’être le
plus conciliant possible.
Il y réussit car la porte s’entrebâille pour laisser apparaître une vieille
femme. Elle porte une grosse perruque, comme celle que l’on portait
« avant », et quelques bijoux qu’il ne faut pas longtemps à Cronberg pour
reconnaître comme faux. La poudre qui tombe de sa perruque s’est émiettée
sur le haut de sa robe, tachée sur le devant. L’allure de Cronberg semble la
rassurer, et elle ouvre plus franchement le battant.
— Vous cherchez ma nièce, monsieur ?
Elle le regarde avec une telle fixité que Cronberg se demande si elle a
toute sa tête.
— Je l’ai vue hier à la maison du conseiller Barbey, et nous avions formé
le projet de nous revoir. Savez-vous à quelle heure je pourrais la trouver ?
— Malheureusement non, monsieur. Elle est devenue très indépendante
depuis que nous sommes rentrées à Paris. Elle court toute la journée. Je
vous dirais bien de l’attendre…
Elle semble quêter sur son visage la permission de le faire entrer. Mais
Cronberg ne réagit sans doute pas assez vite et, le temps qu’il réalise, la
porte s’est déjà refermée.
— Vous m’avez l’air très gentil, jeune homme, mais je ne crois pas que
je puisse vous laisser entrer, entend-il de derrière le battant clos. Vous
savez, depuis les événements, on ne peut plus faire confiance à personne.
Le reste se perd dans un grommellement. Cronberg tente de protester,
mais renonce à bloquer la porte et à violenter la vieille dame, ce qui ne
l’aurait sans doute avancé à rien. Il redescend sur la place et, ne sachant que
faire, s’avance vers la librairie que tient un ancien girondin, Louvet. Ruiné
par la contrefaçon de ses œuvres, ce dernier a ouvert un magasin où il les
vend lui-même. Sébastien achète La Sentinelle, et va s’installer un peu plus
loin, au « Berceau lyrique ». De l’intérieur du café, il peut surveiller les
entrées et sorties de la maison d’Églantine.
Plusieurs heures passent. Il a fini son livre, dont le style pompeux l’a
d’ailleurs vite lassé. Ses voisins ont noué quelques bribes de conversation
avec lui. À la table d’à côté, une femme s’exclame :
— Tiens, voilà la petite Marie.
Cronberg écoute l’histoire de cette jeune fille à qui la duchesse d’Orléans
rendit service et qui, tous les matins, aujourd’hui qu’elle est ruinée, lui porte
un bouquet de fleurs. Il la regarde passer, mais sa silhouette se perd vite
dans la foule.
Pris d’une petite faim, il commande une soupe à la tortue, dont la jatte
coûte pourtant quinze sous. Mais bah, autant faire dans l’exotisme… Il ne
devait pourtant rien en goûter car soudain il l’aperçoit.
En l’apercevant, il se souvient soudain de l’avoir vue, et lui revient de la
fête la vision d’elle dansant avec un air absent qui l’avait étonné. Elle sort
de la boutique de l’horloger, au 229, sous une inscription criant encore « La
fraternité ou la mort ». Il se lève précipitamment. Dehors, charcutiers et
crémiers ont dressé leurs étalages, et il manque presque en faire chuter un
pour arriver à ne pas la perdre. Mais elle ne semble pas faire attention à qui
la suit, ce qui lui permet de s’en approcher.
Ils passent devant les prostituées, nombreuses dans le jardin. Plusieurs
d’entre elles le hèlent, et il craint que leurs cris ne fassent se retourner la
jeune fille, mais elle trace sa route sans se soucier de quoi que ce soit.
Elle marche vite, ne regardant jamais derrière elle, enfilant les rues les
unes après les autres, inattentive à éviter les grosses flaques de boue qui
marbrent les rues et souillent le bas de sa robe. Elle ne prête même pas
attention à l’incroyable saleté qui marque le quai de la Seine, manquant
même renverser une marmite qui bout sur deux pierres.
Églantine tourne vers le Louvre. Des petites cabanes abritent des artistes
installés dans la grand-cour et souvent dans les salles, dont tout signe de la
royauté a été gommé, voire saccagé ou pillé.
Sans leur jeter un œil, elle se dirige vers le quartier du Marais, vendu tout
entier au commerce, et passe devant l’hôtel de Soubise, puis devant l’hôtel
de Canillac transformé en parc à voitures. Derrière, Cronberg a par
moments du mal à la suivre.
Quand elle marque un arrêt devant l’église des Filles du Calvaire,
devenue un entrepôt de foin, il croit pouvoir se reposer, mais elle ne fait
qu’esquisser un geste et repartir. Ses bottes font mal au jeune homme et il a
presque envie de l’arrêter pour lui parler tout de suite.
Elle arrive enfin à la place de la Bastille, et s’engage vers le faubourg
Saint-Antoine. Là, elle s’arrête enfin un peu, s’appuie contre un mur comme
pour reprendre son souffle. Puis elle tourne et s’enfonce dans une petite rue.
Cronberg reprend sa marche derrière elle. Les gens deviennent plus rares. Il
n’y a bientôt plus personne. C’est alors que, avec une soudaineté qui le
surprend, arrivée à l’angle d’une rue, devant une petite fontaine, elle se
retourne très vite.
Il a juste le temps de plonger dans l’anfractuosité d’une porte. Son front
se couvre soudain de sueur. La jeune fille est debout, à une centaine de
mètres de lui. Il n’y a personne entre elle et lui. Tant pis, s’il a été vu, il va
se montrer et il faudra bien qu’elle s’explique.
Mais il semble que non. Il s’aperçoit que la lumière lui était favorable,
qu’il était dans un coin d’ombre. Il se met à respirer. Et soudain, elle
disparaît.
Il attend quelques instants, puis sort de sa cachette, se demandant s’il y a
là un quelconque piège. Arrivé à l’endroit où la jeune fille se tenait, il voit
alors la porte par où elle est entrée. Une maison haute de plusieurs étages,
une petite échoppe d’allure misérable que rien ne distingue.
— Vous cherchez quelque chose ?
Une fenêtre s’est ouverte derrière lui.
— Je ne vous ai jamais vu dans le quartier. Vous êtes bien élégant, jeune
homme, pour ces bas-fonds sordides. Auriez-vous connu des revers de
fortune, vous aussi ? Vous ne m’avez pas l’air d’un de ces insupportables
gandins qui règnent aujourd’hui sur le beau monde.
Le rire qui succède à ces remarques a des accents de crécelle, et le visage
qui sourit maintenant à Cronberg n’a plus guère de dents. Un réseau de
rides entoure un nez distingué, et le ton témoigne encore d’une certaine
classe.
— Oserai-je vous avouer que rien que la vue de quelqu’un de bien
habillé dans ce quartier de pouilleux m’est une satisfaction ? Habiteriez-
vous par hasard ici ?
Cronberg bondit, et avant que l’homme ait eu le temps de refermer sa
fenêtre, atterrit dans la pièce.
— Mais que faites-vous ? Vous ne…
La voix est soudain effrayée.
— Ne criez pas, je ne vous ferai aucun mal.
La pièce est extrêmement pauvre, mais d’une pauvreté que l’on sent
récente, organisée, encore plus douloureuse du fait de cet ordre qui tente en
même temps de la mettre en forme et de la cacher.
Cronberg, qui a souvent jalousé les petits marquis milanais qui venaient
chasser dans les bois de son enfance, et dont il lui était arrivé, avec ses
jeunes amis, de faire fuir les chevaux quand ils se reposaient, les obligeant à
rentrer à pied, ne peut étouffer un vague contentement à constater cette
déchéance.
Sur la paillasse sont étalés quelques titres royalistes : Le Courrier de
l’Europe, Le Courrier des départements, Le Sage observateur. La naïveté
de cette exposition stupéfie Cronberg.
— Vous attendez le retour des Bourbons ?
— Pas vous ?
Le vieillard a l’air tellement désappointé que Cronberg acquiesce.
— Si, si. Mais je le montre moins que vous. Par les temps qui courent…
— Vous n’êtes pas membre des « instituts philanthropiques » ?
— Non.
Cronberg sent tout de suite qu’il déçoit un espoir. Il se rattrape très vite,
se penche et dit sur un ton de mystérieuse confidence au vieillard :
— À vous, je peux bien le dire. Si, je suis avec eux. Mais vous ne
devriez par afficher votre enthousiasme aussi facilement. Cela pourrait vous
nuire, et nous avons besoin d’hommes comme vous.
Le visage du vieillard s’éclaire. Il s’incline.
— Vicomte de Vandreuil.
Puis, avec une hâte d’enfant :
— Vous m’avez repéré tout de suite ?
— Cela fait un moment que nous comptons sur vous. Vous pensez que
vous pourriez nous aider de temps en temps ?
— Mais à quoi, à quoi ?
Il a presque bondi. Cronberg a honte tant il joue avec une corde sensible.
— Vous savez, j’ai essayé tellement de fois de me rendre utile. J’ai même
approché d’Antraigues et « la Manufacture », mais le mouvement a été
dissous avant que je puisse faire quoi que ce soit. Depuis, plus personne n’a
voulu de moi. À mon âge, vous pensez. À quoi pourrais-je bien servir ?
— Vous verrez.
— Mais vous-même, vous êtes quelqu’un d’important ?
— Assez, mais ne le répétez pas.
— Bien sûr, bien sûr.
Le vieil homme jubile.
— Comment puis-je vous aider alors ?
— Connaissez-vous bien les gens qui habitent dans la rue ?
— Hélas, oui. Que voulez-vous que je fasse d’autre depuis ma fenêtre ?
J’ai du mal à bouger. Mais je répugne à fréquenter cette racaille, même si
j’entends ce qu’ils racontent. Je dois dire qu’ils ont bien déchanté.
Il a un petit rire sans joie.
— Ils l’ont voulue, leur république. Mais maintenant qu’ils n’ont plus à
manger, ils font moins les malins. Vous savez, certains soirs, je les entends
faire la chasse aux rats. Oui, aux rats. Je crois que je préférerais mourir que
de manger cela.
— Et vous voyez souvent passer une jeune fille dans cette maison ?
— Quelle jeune fille ? La blonde ?
Cronberg sourit intérieurement. Il est bien tombé.
— Celle qui vient de rentrer ? Vous la suiviez ?
Il cligne des yeux, sans répondre. L’atmosphère de mystère qu’il
introduit ainsi fait frémir le vieil homme.
— Elle vient souvent, au moins une fois par semaine. Mais elle n’est pas
seule.
Il parle vite, trop vite presque, tant il paraît excité.
— Il y a beaucoup de passage ici. La plupart ont pourtant l’air d’être des
gens bien. Mais s’ils étaient de notre côté, vous les auriez repérés, n’est-ce
pas ?
Il tente un sourire complice, un plissement presque obscène de tout son
vieux visage.
— Ils sont plutôt élégants, discrets. Il en vient une trentaine
régulièrement, et quelques autres que je ne revois jamais passer. Vous
pensez que ce sont des révolutionnaires ?
Le mot est craché.
— C’est possible, c’est possible, coupe Cronberg. Et savez-vous ce
qu’ils font ?
— Non, je n’ai jamais su. Je n’ai jamais beaucoup cherché à le savoir
non plus. Je ne pensais pas que cela pouvait vous intéresser.
Il se tord les mains, désolé.
— Je sais qu’ils sont beaucoup plus nombreux depuis fructidor. Avant, je
ne les voyais guère. Sans doute cela a-t-il un rapport ?
— Sans doute. Vous auriez pu beaucoup nous aider.
Il semble à Cronberg qu’il touche presque au but. Si ces gens ne se
retrouvent que depuis fructidor, c’est qu’ils complotent contre le Directoire,
donc qu’ils peuvent avoir un rapport avec les lettres volées à Bonaparte. Le
jeune homme n’a pas encore assez fréquenté le pouvoir pour exceller dans
le raisonnement tortueux.
— Et dans le quartier, qu’en dit-on ?
— Rien du tout. Les gens se parlent de moins en moins. Il y a tellement
de mouchards. Même les émigrés ne se montrent pas trop, à part ceux qui se
prostituent chaussée d’Antin…
— Pourrais-je vous demander un nouveau service ?
— Tout ce que vous voudrez. Je vous aurais volontiers proposé
également ma bourse, mais je n’en ai hélas plus.
— J’aimerais rester un moment chez vous pour voir qui entre dans cette
maison et ce qui s’y passe. Si nous repoussions ce volet, je pourrais
m’asseoir ici et regarder. Cela vous gênerait-il ?
— Pas du tout. Mais je n’ai rien pour vous recevoir. Mon Dieu, que je
suis confus. J’aurais tellement voulu…
Il sort de sous un chiffon une assiette remplie d’une masse rouge
entamée.
— J’ai un peu de boudin de cheval, si vous en voulez…
À nouveau, son ton se précipite jusqu’à ne plus être compréhensible.
— Une chaise me suffira, si vous en avez une.
Des larmes montent aux yeux du vieil homme. Non, il n’en a pas. Il fait
le geste de se lever, pour donner à Cronberg le tabouret sur lequel il est assis
et qui, le jeune homme s’en rend compte maintenant, est avec la paillasse le
seul meuble de la pièce.
— Non, non, ne bougez pas. Je me débrouillerai. Ce n’est pas grave.
L’humiliation est palpable dans les yeux du vieillard, qui se rassied en
silence.
Cronberg s’installe. Du coin de la pièce où il est, il voit parfaitement bien
l’entrée de la maison.
Vandreuil est devenu silencieux et Cronberg, perdu dans ses pensées, ne
lui prête plus d’attention jusqu’à ce qu’il entende à nouveau sa voix. À son
ton, il comprend qu’il répète une question qui lui a déjà été posée.
— Puis-je vous parler, ou est-ce que je vous dérange ?
— Non, non, vous pouvez, bien sûr.
Cela l’ennuie un peu, mais il n’a pas grand-chose d’autre à faire.
Alors le vieil homme lui raconte une histoire qu’il a déjà entendue cent
fois et à laquelle il fait semblant de s’intéresser. Tous ces émigrés ruinés
passent leur temps à ressasser leurs malheurs, et cette complaisance le
fatigue. Celui-ci a été victime de la grande peur de juillet 89. Propriétaire
d’un château en Dauphiné, il l’a vu détruit par la jacquerie et s’est réfugié
en Savoie chez son frère. Engagé dès le lendemain du 14 juillet dans le
refus des compromis royaux, il est parti en Angleterre avec le duc de
Montmorency-Luxembourg.
— Ma découverte de la capitale anglaise fut un vrai choc. Imaginez-
vous, jeune homme…
Cronberg, soudain, coupe le vieil homme.
— Regardez, voilà des gens.
Vandreuil s’approche.
— Ce sont eux. Ils viennent presque tous les jours. J’en reconnais
plusieurs. Tenez, le grand, là, il est là depuis le début. La rouquine à côté
vient depuis beaucoup moins longtemps.
Après avoir vérifié qu’ils ne sont pas suivis, les nouveaux venus
s’engouffrent dans la maison.
— Pensez-vous qu’ils viendront à beaucoup ?
— Je ne sais pas. Généralement, ils sont plus de dix.
— Utilisent-ils un mot de passe ?
— Je n’entends pas d’ici. Mais ils ont l’air de tous se connaître. Si vous
voulez y aller, il ne faut pas passer par l’entrée.
— Et par où alors ?
Cronberg est devenu légèrement agressif. La pertinence de la remarque
du vieillard l’a irrité.
— Par où alors pourrais-je passer ? répète-t-il.
— La rue est étroite. En grimpant sur le toit, vous devriez pouvoir sauter
sur celui de la maison d’à côté, et de là, descendre. Après, je ne sais plus.
L’irritation de Cronberg s’efface devant l’air de contentement du
vieillard.
— D’accord. Montrez-moi comment y aller, et je vais essayer.
Le vieil homme se lève péniblement, trottine jusqu’à la porte et l’ouvre.
— Prenez l’escalier. Il y a cinq étages. En haut, vous trouverez une
lucarne, qui mène aux combles. De là, vous devriez pouvoir atteindre le toit.
Je ne suis jamais allé jusque-là, mais je suis monté jusqu’au dernier étage il
y a trois ans, quand je me suis installé ici.
» Je crois même que l’appartement est inoccupé. Vous devriez passer
sans vous faire remarquer.
Cronberg jette un œil vers le noir de la cage d’escalier. A-t-il un autre
choix ?
Il s’engage. Une odeur surie domine tout. Il monte, mettant les pieds
entre des déchets divers, passe le deuxième et le troisième étage. Plus haut,
une femme et deux petits enfants dorment. La plus petite ouvre un œil alors
qu’il enjambe leurs corps et lui adresse un sourire auquel il ne répond pas.
Il semble n’y avoir personne au cinquième étage quand il y arrive. Il
repère tout de suite l’ouverture qui mène aux combles. Elle est fermée par
un cadenas. Il cherche autour de lui, trouve un caillou avec lequel il
entreprend de casser la serrure. Encore faut-il qu’il l’atteigne, et elle est à
plus de deux mètres du sol. Il essaie de sauter en l’air en frappant le cadenas
avec son bras tendu.
Au bout d’une dizaine d’essais, il a trouvé la bonne distance, et il ne lui
faut que trois coups supplémentaires pour faire sauter le cadenas, qui
ricoche avec un grand bruit le long de l’escalier. Il s’immobilise et attend,
mais rien ne se passe.
Il prend tout son élan, et frappe d’un grand coup de poing le volet qui se
rabat. Quelques grains de poussière lui tombent dessus.
— Tu fais quoi ?
La voix est menue, et la petite fille s’approche pour tirer sur son
pantalon. C’est la gamine qu’il avait réveillée.
Un instant, l’idée de l’assommer l’effleure, mais il se reprend tout de
suite. Elle a les yeux d’Aglaé, sa petite sœur, de trois ans sa cadette, tuée
par la variole à l’âge de quatre ans. Ses parents en avaient été désespérés au
point de le dédaigner pendant de longs mois et il avait appris l’abandon en
même temps que le deuil. Il y a bien longtemps qu’il n’a réussi à évoquer
avec cette acuité le visage de l’enfant.
— Je joue à monter là-haut. Tu veux voir ?
Elle sourit.
— D’accord.
Il se lance d’un coup, attrape le bord de l’ouverture et se rétablit. C’est
un peu juste, mais cela passe. D’en haut, il salue l’enfant.
— Ça y est, j’y suis. Tu peux partir, maintenant.
Mais elle reste en bas à le regarder, l’air émerveillé. De toute façon, le
cadenas brisé et la trappe ouverte désignent déjà clairement son chemin.
Alors…
La lucarne laisse passer les derniers rayons du jour qui sombre. Dans la
mansarde où il est arrivé sont stockés un peu de bois, de longues cordes
destinées à attacher les bûches et quelques paquets. Il les regarde, fouille, et
y trouve des victuailles en grand nombre : trois jambons, des bouteilles de
vin, des saucissons et quelques pommes de terre. L’un des habitants trafique
allègrement au marché noir. Ce qui veut dire que le réduit n’est pas
totalement inhabité, et qu’il vaut mieux qu’il ne reste pas longtemps.
Il prend un jambon, deux saucissons, se rapproche de l’ouverture et les
jette à la petite qui le regarde toujours.
— Tiens, va apporter ça à ta maman, et partez vite. Ne lui dis pas d’où ça
vient. Tu entends ? Va vite !
L’enfant glisse les deux saucissons dans une de ses poches, et a beaucoup
de mal à saisir le jambon. Mais elle y arrive, et décampe vite. Elle connaît
déjà le prix des choses.
Cronberg rit devant le risque couru, s’approche de la lucarne, et la
démolit d’un coup de poing en se protégeant la tête pour éviter la chute des
éclats de verre. Puis, d’un nouveau rétablissement, se retrouve sur le toit.
L’air froid le fait frissonner, et lui fait comprendre qu’il est en sueur. La
nuit est presque tombée. Peu de cheminées fument, preuve de la misère
régnante : il n’y a même plus de bois pour se chauffer. Il fait bien attention à
ne pas glisser sur les tuiles, ni signaler sa présence en en cassant.
Arrivé au bord du toit, il mesure du regard la distance qui le sépare de la
maison d’en face, recule, prend son élan, court et s’envole d’un coup au-
dessus de la rue.
Sept

Il atterrit facilement sur le toit d’en face, sent ses pieds qui partent, glisse
mais arrive à se rattraper sans pour autant éviter de faire tomber trois tuiles
qui s’écrasent dans la rue.
— Merde !
Il attend un peu. Rien ne se produit.
Il cherche autour de lui comment descendre dans l’immeuble. Il a un
instant de peur en ne voyant aucune fenêtre, aucun vasistas sur le toit. Il ne
va quand même pas passer par la cheminée… Non.
En se penchant à nouveau, il s’aperçoit qu’en se suspendant à la
gouttière, il peut atterrir sur un petit balcon et de là atteindre l’escalier. Il
regarde le vide avec frayeur, puis agrippe la gouttière et s’y laisse pendre. Il
n’a plus qu’à se balancer un peu pour atteindre le balcon.
Il le fait, arrive un peu trop près du bord, a l’impression de basculer, se
rétablit de justesse et sent soudain ses jambes fléchir. Il se rattrape et pousse
un soupir de soulagement, remerciant d’une pensée les heures passées dans
les forêts de son enfance à escalader les arbres.
Il a de la chance. La fenêtre devant laquelle il se trouve donne
directement sur la cage d’escalier. Du coude, il tape dans la vitre, glisse sa
main, fait tourner la chevillette et s’introduit à l’intérieur de l’immeuble.
La cage d’escalier est peu reluisante. Des morceaux de bois y traînent,
des copeaux gisent sur les marches. Il n’entend aucun bruit, et ce silence
l’étonne. Des gens sont censés vivre ici, et il en a vu entrer une vingtaine
qui n’ont pu se volatiliser ainsi. Il approche son oreille de la porte d’un des
appartements, mais n’entend rien. Il n’ose toquer à la porte, descend
quelques marches, se retrouve au premier étage. Le même silence règne.
L’immeuble n’est donc pas habité ?
Il continue sa descente. Ce n’est qu’en approchant de la cave qu’il
distingue comme un ronronnement sourd.
Une lourde porte en bois en défend l’accès. De sa poche, il sort un
couteau, fourrage un peu dans la grosse serrure qu’il finit par ouvrir. Le
bruit d’un coup devient plus présent puis s’éteint. Cronberg s’avance dans
un couloir au bout duquel bouge la lueur d’un flambeau. Avant même de
s’en approcher, il a identifié avec stupeur les sons qui l’ont d’abord étonné.
Ce sont, chantés haut et fort, des psaumes.
Il s’avance, arrive derrière une trentaine d’hommes et de femmes en
prière. Avec eux, il s’agenouille, cherchant Églantine des yeux. Le prêtre,
vêtu d’une soutane noire, tourne le dos à la foule et parle en latin. Il en
arrive à l’eucharistie, et les fidèles commencent à se lever pour aller
consommer l’hostie. Cronberg voit alors Églantine.
Elle ne lève les yeux du sol que pour tendre vers le prêtre une bouche
que Cronberg, en la voyant ainsi offerte, se jure de baiser un jour.
Maintenant sûr de ne pas la manquer, il se retire jusqu’à la porte.
Le groupe se disloque après le dernier chant. Cronberg retourne se cacher
dans l’escalier. En prenant quelques précautions, les hommes sortent, se
saluent en silence et se dispersent dans la rue. Plus rares, les femmes ne
viennent qu’ensuite, quand le chemin paraît dégagé. Églantine sort avec
deux autres jeunes filles.
Cronberg leur emboîte le pas, tout en priant pour qu’elles se séparent
vite. Il est exaucé dès le coin de la rue.
Alors il la rattrape, lui serre tout à coup le bras :
— Je crois que j’ai à vous parler.
Elle pousse un petit cri, pour la forme, mais il perçoit le regard qu’elle
jette sur la rue. Elle est vide, et il n’y a pas d’aide à en espérer. Lucidement,
elle lui abandonne son bras.
— Je ne crois pas que nous nous connaissions. Vous êtes de la police ?
— Si je vous réponds « oui », vous allez vous écrouler ?
— Je mourrais pour ma foi.
Elle a l’air sérieuse, si pénétrée d’un coup d’une gravité à peine jouée
qu’il éclate de rire. Sous son manteau, il devine sa robe et le corsage
presque transparent.
— Ce sacrifice ne sera peut-être pas nécessaire. Vous le feriez vraiment ?
— Sans hésiter. Vous n’êtes donc pas de la police ?
— Non. Ou plutôt d’une police bien particulière, qui se moque de ce que
vous faisiez dans cette cave sombre. Qu’y faisiez-vous d’ailleurs ?
— Nous écoutions la messe. Depuis bientôt mille huit cents ans, c’est
une des activités les plus sacrées et les plus respectées de l’homme, mais
depuis trois mois c’est de nouveau un crime.
— N’exagérez pas. La plupart des émigrés sont revenus. Et les prêtres
réfractaires ne sont plus inquiétés.
— Ne l’étaient plus. Depuis fructidor…
Toujours bras dessus bras dessous, faussement enlacés, ils arrivent vers
le Marais, devant le grand hôtel Charolais, transformé en papeterie. Elle
tend la main, comme pour plonger au-delà de la rue.
— Regardez : ces deux églises, plus loin, ont été fermées, transformées
en boutiques. Le couvent des Carmélites a été vendu. L’église de la
Visitation Sainte-Marie est à louer. Saint-Étienne-des-Prés a été démolie. La
moitié de Saint-Benoît est devenue le théâtre du Panthéon. Saint-Yves est
démolie. Saint-André-des-Arts est en vente. Les Cordeliers vont l’être.
Dois-je continuer ? Ou allez-vous encore me prétendre que le culte est
libre ? Bien sûr, nous avons eu quelques mois, voire un ou deux ans de
répit, où les persécutions n’étaient plus aussi manifestes. Mais
maintenant…
Cronberg relâche la pression de son bras. Enflammée par son sujet, la
jeune fille ne semble plus avoir peur.
Elle s’interrompt au bout d’un moment.
— Et si vous n’êtes pas de la police, qui êtes-vous donc ?
— Un homme intrigué.
— Il y en a beaucoup, et pour de très nombreux motifs. Plus
précisément ?
— Plus précisément, je m’étonne qu’une jeune chrétienne aussi
convaincue passe ses soirées au lit avec les plus répugnants parmi ceux qui
bannissent sa religion.
Cronberg a abattu ses cartes en vrac. La jeune fille pâlit, et c’est elle qui
reprend son bras. Un instant, il craint qu’elle ne s’écroule, mais elle réagit
assez vite, le visage à nouveau dur.
— Je suppose que vous ne me lâcherez pas tant que vous n’aurez pas la
réponse ?
— Hélas non.
— Vous avez de l’argent ?
— Oui.
— J’ai faim. Amenez-moi au bal : vous comprendrez peut-être mieux.
— Au bal ? Quel bal ?
— Le seul auquel j’ai droit : celui des victimes.
Cronberg découvre avec stupeur l’endroit où Églantine l’a emmené. Elle
a presque couru sur le chemin, comme irrésistiblement attirée. À l’entrée,
les serveurs l’ont saluée en vieille connaissance, et elle n’a cessé dans les
premiers instants de serrer des mains et d’envoyer des sourires, avant de
diriger Cronberg vers une table qui leur est dégagée d’office.
Il y a là un mélange étonnant de représentants de l’Ancien Régime en
costume d’alors et de muscadins vêtus à la dernière mode. Le bal des
victimes regroupe tous ceux qui ont eu à pâtir de la Révolution, et se
résume souvent à une compétition sordide où celui qui a le plus souffert a
droit au respect de tous les autres. Les plus jeunes, parfois les plus excités,
se vantent des morts d’aïeuls qu’ils ont à peine connus. Les jeunes filles
portent toutes un fil rouge autour du cou. Certaines fortunes présentes se
sont d’ailleurs depuis ces temps troublés discrètement reconstituées, ou
avaient été évacuées avant que la situation ne devienne trop dangereuse.
Les archets des rigaudonniers s’envolent d’un coup. Entre les tables
passent des jeunes filles les bras chargés de plateaux couverts de verres. On
boit beaucoup au bal des victimes, et l’on y danse à perdre haleine.
La jeune fille en entrant s’est transformée. Elle a retrouvé une vivacité,
une chaleur qui semblent naître avec la musique et Cronberg, qui la tient
toujours par le bras, sent un frémissement s’emparer de son corps.
— Venez. Allons, venez.
Elle entraîne le jeune homme dans une bourrée, danse dont elle connaît
toutes les subtilités, alors que lui trébuche et se trompe de sens.
Elle paraît infatigable. Tous autour d’elle sont pris de la même frénésie.
Ce ne sont que cris, passes, visages rougissants. Une lourde odeur de sueur
monte des corps mêlés.
— Vous dansez toujours avec cet enthousiasme ? réussit à lui glisser
Cronberg, qui aurait bien aimé s’arrêter un peu.
— Qu’y a-t-il d’autre à faire ?
Elle a non seulement repris des couleurs, mais ses yeux brillent d’une
lueur que Cronberg reconnaît pour l’avoir souvent attendue dans ceux des
filles au point de succomber. Seul le sentiment de sa mission le pousse à ne
pas l’embrasser sur-le-champ, mais sa main se fait plus pesante sur la sienne
quand il la ramène à leur table.
— Je boirais bien quelque chose. Et vous ?
— Un peu de bière ?
— Un peu de bière ? Une jeune fille ?
Elle éclate de rire, d’un rire qui monte vers les arbres penchés autour
d’eux.
— Et que boivent les autres ? Vous êtes dans un lieu de fête, mon gentil
ami. Décontractez-vous.
Cronberg regarde autour de lui. Les filles sont effectivement souvent
attablées devant des verres de bière.
La danse l’a épuisé. Il ne se sent pas de recommencer tout de suite, et
décide de se jeter à l’eau.
— Et vous allez dans beaucoup d’autres fêtes ?
— Assez souvent. J’ai vécu suffisamment de choses pour me permettre
de vivre comme je l’entends.
— Votre Dieu n’y trouve rien à redire ?
D’un coup, elle se ferme, et Cronberg manque se mordre les lèvres de
dépit.
— Je m’accommode avec lui.
La serveuse arrive heureusement avec leurs bières, et le liquide frais et
un peu amer lui redonne sa bonne humeur.
— Et chez Barbey, c’était une fête comme vous l’aimiez ?
— Chez Barbey ? Non. C’était… c’était un service commandé.
Sur cette phrase énigmatique, elle saute à nouveau sur ses pieds et se
replonge dans le magma des danseurs.
Cronberg part à sa poursuite. Il est carrément las, mais l’envie de savoir
et le désir de la fille le tiennent.
Les danses deviennent moins endiablées. Un air plus doux s’élève.
Cronberg se rapproche d’Églantine. Alors elle s’écarte, le regarde avec un
air soudain grave, puis retourne s’asseoir.
— Venez. Partons. Je ne sais pas ce que vous cherchez, ni pourquoi vous
vous intéressez tant à cette fête. Je ne sais pas non plus pourquoi je suis ici
avec vous. Je n’attends de vous qu’une chose : ne nous dénoncez pas. En
échange, je vais vous dire ce que je sais, à condition que je sache quelque
chose pouvant vous intéresser.
Ils sortent. Cronberg n’ose croire à sa chance, mais elle se tait. Ils
montent dans un wiski. Elle se met à parler, lui tenant la main qu’il prend
entre les siennes et baise, très doucement. Son geste semble dissiper ses
dernières hésitations.
— J’ai effectivement passé la nuit avec Barbey, du moins une partie, ce
cher homme ne s’attardant ni aux préliminaires ni aux remerciements. Il
était mon amant, de façon occasionnelle. Je ne prétendrais pas que
j’éprouvais un quelconque sentiment pour lui, mais il a au moins
l’honnêteté de sa malhonnêteté. En ces temps odieusement hypocrites, c’est
déjà quelque chose. Je l’ai quitté vers cinq heures du matin. Il était toujours
en vie. Je suis partie tout de suite après notre… rencontre. Je n’ai vu dans la
salle personne que je puisse identifier, mais les gémissements venant des
pièces à côté prouvaient sans équivoque que je n’étais pas la dernière à
partir.
Cronberg la regarde, comme s’il attendait encore une révélation.
— J’ai toujours cru en Dieu. Il y a même eu une période de ma vie où
j’ai pensé pouvoir lui offrir ma vie. J’étais jeune alors, et il n’y avait en moi
qu’une petite fille. Deux choses ont brouillé les cartes la même année : la
Révolution a éclaté, et je suis devenue femme. Je ne sais encore ce qui, des
deux, a le plus obscurci mon avenir.
» Mes parents sont morts en 93, tous les deux sur l’échafaud. Je suis tout
à fait à ma place au bal des victimes, je suis même sans doute l’une de
celles qui l’ont le moins usurpée. Je n’avais pas d’autre solution pour
survivre que de rester là où j’étais. Le prêtre de ma paroisse m’a prise sous
son aile.
Ses yeux s’embuèrent de larmes.
— Le père Ruaud, que j’ai vite appelé Émile, avait à peine dix ans de
plus que moi. C’est lui que vous avez vu officier ce soir. Il a commencé par
accepter de prêter serment, puis est devenu réfractaire en 1792. A
commencé alors pour lui, et du coup pour moi, une vie de traque. Nous
nous sommes cachés, et nous avons fui en Espagne. Mais la situation n’y
était guère plus profitable. Émile ne pouvait ni prêcher, ni enseigner, ni
confesser, encore moins dire la messe. Nous étions en résidence surveillée
près de Valence, sous le regard pointilleux d’une Inquisition à l’affût de
notre premier faux pas.
» Un temps, Émile a travaillé dans un groupe de prêtres brodeurs, mais il
était bien peu doué pour la chose. Mal ou pas du tout nourris, nous avons
fait maigre encore plus souvent qu’en France. Encore paraît-il que la
situation était pire pour ceux réfugiés dans les Provinces-Unies. Enfin,
Robespierre a payé ses crimes, et nous avons pu envisager un retour. Le
père Ruaud a retrouvé une paroisse mais fructidor a tout remis en cause, et
il nous a fallu à nouveau nous cacher.
Le wiski s’est arrêté aux abords du Palais-Royal. Elle descend, laisse
Cronberg payer le cocher.
— Venez. Par ici, nous éviterons de rencontrer quiconque. Je crois que
c’est aussi bien, sourit-elle.
Elle ouvre une porte de service.
— Nous voici directement dans ma chambre.
La pièce dans laquelle ils entrent est petite mais propre. Les meubles y
sont beaux, beaucoup plus que le reste du décor, comme si la jeune fille
avait voulu se tisser un petit cocon. Elle s’assied sur le petit lit et continue
son récit.
— Émile avait compris en Espagne, abandonné de tous, qu’il ne pourrait
continuer d’exercer son ministère que si, une fois de retour en France, il
était proche du pouvoir. Et le pouvoir aujourd’hui n’est guère accessible
qu’à deux types de personnes : les nouveaux riches et les jolies filles. Il se
trouve que je fais partie de la deuxième catégorie. Il m’a donc demandé
d’infiltrer de… de très près les milieux au pouvoir. J’y suis arrivée, comme
vous pouvez le constater, et je guette pour lui les dangers qui menacent
notre Église.
— J’avais déjà entendu parler de prostitution sacrée, mais c’était je crois
chez les Indiens.
La gifle part immédiatement.
— Je vous interdis d’employer ce terme, martèle la jeune fille, et encore
plus de me juger. Je fais ce que j’estime être mon devoir pour le service du
Seigneur, et…
Elle n’achève pas sa phrase. Cronberg n’a réagi aussi durement que pour
rompre ce cercle de confidences, créer la violence au milieu de laquelle il
pourra laisser parler le désir qui le brûle à l’entendre ainsi se raconter.
Depuis qu’elle a commencé à parler, elle lui apparaît dans toute sa
complexité, partagée entre le devoir qu’elle s’impose et le plaisir qu’il lui
arrive de prendre à ces jeux de l’amour, plaisir qu’il avait perçu en la voyant
se jeter dans la mêlée du bal des victimes.
— Et je suis absolument dévouée à la cause que je défends.
Son ton n’appelle aucune réplique.
— Je ne sais qu’une chose qui puisse vous être utile. Ce soir-là, un
homme était particulièrement présent aux côtés de Barbey. Il s’appelle
Bainville. Il a fait fortune en fournissant des chevaux à l’armée, et ne nous a
guère laissés tranquilles de la soirée. Il s’est retiré une ou deux fois pour lui
parler en particulier. À part moi et son meurtrier, il est la dernière personne
à l’avoir vu vivant.
Elle le regarde, un air de défi dans les yeux. Il sent sur sa joue la brûlure
de ses doigts qui s’étend.
— Je serais prête à n’importe quoi pour sauver les quelques personnes
qui m’entourent, et m’assurer de votre silence.
Cronberg se penche vers elle et l’embrasse. Il ne sut jamais si elle cédait
par intérêt ou parce qu’elle en avait réellement envie. Elle prend son plaisir
aussi fort que lui, si ce n’est plus, et laisse sur ses épaules la griffure de son
émoi.
Au moment où elle le sent prêt à jouir, elle le repousse violemment, et sa
semence se répand sur elle.
— N’avez-vous pas appris à prendre vos précautions ?
Et c’est sur cette phrase crue que, sans même s’être essuyée, elle
l’embrasse une dernière fois et le met à la porte.
Huit

Cronberg se réveille le lendemain en sursaut, jette un coup d’œil à sa


montre. Il a l’impression d’avoir oublié quelque chose. Il revoit la fin de sa
soirée avec la mystérieuse Églantine… Non, ce n’est pas cela qui le trouble.
Même s’il a moins avancé qu’il ne l’aurait souhaité, il a fait tout ce qu’il a
pu, et même plus, sourit-il en songeant au corps brûlant de la jeune fille.
Alors, quoi ?
Dans la maison de Bonaparte, un brouhaha, des bruits de pas, de portes,
indiquent un émoi inhabituel à cette heure matinale. La date revient à
l’esprit du jeune homme : 25 décembre. Noël. Non, il n’y a aucune raison
pour que Noël mette à ce point en émoi la maison du général. Quand
soudain il se rappelle : c’est aujourd’hui que Bonaparte doit être reçu à
l’Institut.
L’air réjoui du général, qu’il découvre en train de faire cirer ses bottes en
entrant dans le salon, ne laisse aucun doute sur la nature de l’événement.
— Savez-vous, Cronberg, que c’est la première fois depuis que j’ai remis
les pieds dans ce pays que je me sens réellement heureux de sortir.
Il est sincère. Depuis son arrivée à Paris, à l’exception de Talleyrand et
de cette malheureuse soirée chez Barbey, il a refusé toutes les invitations.
Seuls quelques savants et philosophes ont pu forcer sa porte. Il a rencontré
une vingtaine de membres de l’Institut, et les a étonnés par l’étendue de ses
connaissances et la qualité de son écoute.
« C’est simple, avait-il dit le lendemain à Cronberg, il suffit d’amorcer la
pompe. Montrez-leur que vous en savez un peu, ils vous expliqueront le
reste et, si vous savez les écouter, seront convaincus que c’est vous qui avez
parlé. »
Cronberg goûte peu cette ironie autour des savants. N’ayant reçu du curé
de son village que des bribes d’éducation, heureusement complétées par un
père qui, à défaut d’une culture qu’il avait pauvre, lui avait transmis sa
curiosité, le jeune homme avait profité de son séjour à Mombello pour
dévorer la bibliothèque du général. Il s’y était découvert un goût pour
l’étude qui avait là-bas comblé la plus grande partie de son temps libre. Et
dans le tourbillon parisien, il se garde tous les jours un moment privilégié
qu’il passait en compagnie des livres.
Curieux, il décide de partir avec Bonaparte et s’habille en toute hâte, se
contentant pour toute toilette de passer la main dans ses cheveux.
Quand ils arrivent, une foule déjà nombreuse les attend. Tout l’Institut
est au courant, et l’intronisation du général est parfaitement rituelle : il est
acquis que Bonaparte sera admis en classe de sciences, même si plusieurs
groupes se disputent l’honneur de l’accepter.
— Messieurs, comment vous remercier ?
Le général passe de groupe en groupe. Il approche Chénier, échange
quelques mots avec Gallois, salue Bernardin de Saint-Pierre, s’arrête un
moment avec Laplace et Lagrange.
— Je serais indigne de pénétrer dans cette noble maison si je ne vous
posais pas une question qui me travaille.
Les deux mathématiciens se rengorgent.
— J’ai réfléchi à ce que j’ai lu de vous, monsieur Laplace. Si je vous ai
bien compris, le système solaire est issu d’une nébuleuse enveloppant un
noyau fortement condensé, à température très élevée, et qui tourne d’une
seule pièce autour d’un axe passant par son centre.
— C’est bien cela.
— Mais le Soleil lui-même, comment a-t-il été formé ?
— Par le refroidissement des couches extérieures joint à la rotation
d’ensemble.
— Et c’est la matière de chacun des anneaux qui aurait donc donné
naissance par condensation en un de ses points à une planète qui, par le
même processus, aurait à son tour engendré des satellites ?
— Je n’aurais pu l’expliquer plus clairement moi-même. L’anneau de
Saturne est un exemple typique de cette phase intermédiaire.
— Ceci est lumineux, mot d’autant plus juste à propos du Soleil. Il me
semblait avoir saisi les grandes lignes de votre démonstration, mais il n’est
bien sûr meilleure vérification que celle faite auprès du maître en personne.
Bonaparte regarde son interlocuteur avec un air d’humilité que, s’il est
feint, Cronberg ne lui a encore jamais vu arborer avec cette vraisemblance.
— Général, vous joignez l’érudition des sciences à l’art de la guerre.
C’est une alliance des plus rares, dont il est fort possible qu’elle soit aussi
explosive que vos canons.
Laplace s’éloigne. Bonaparte attrape Sébastien par le bras.
— Je ne vous ai pas encore demandé : avez-vous avancé ?
— Peut-être. J’ai retrouvé la jeune fille qui a passé ses derniers moments
ou presque avec Barbey. Je doute qu’elle ait vos lettres, mais elle m’a
signalé un homme qui avait été particulièrement présent auprès d’eux dans
la soirée.
Cronberg réalise en racontant son épopée à quel point elle est faible.
— C’est tout ? continue Bonaparte.
— Pour l’instant, mon général.
— J’apprécierai que vous vous activiez. Je vous ai déjà signifié mon
désir de voir aboutir cette affaire avant l’arrivée de madame Bonaparte.
— Général, je vous promets que je fais ce que je peux. Convenez
cependant avec moi que la tâche évoque plus la quête d’une aiguille dans
une botte de foin que la prise sauvage d’une armée autrichienne, même avec
dix fois moins d’hommes.
Bonaparte daigne sourire.
— Je veux bien l’admettre. Mais les meilleurs soldats doivent se moquer
de ces difficultés, et je sais que vous en êtes un.
Cronberg s’incline. À nouveau, le souvenir du corps d’Églantine
s’impose et dissipe très vite la contrariété de la remontrance que vient de lui
faire subir le général.
Un brouhaha soudain interrompt leur conversation. Le président entre et
grimpe sur une sorte de chaire. Devant lui, au premier rang, Arnault et
Ducis regardent avec curiosité.
— Je ne vais pas faire traîner un faux « suspense », commence le
président. J’emploie à dessein un mot anglais, un mot de nos ennemis, car la
science n’a pas d’ennemis. Certains seront donc étonnés qu’en ce jour elle
accueille un homme de guerre, un soldat certes émérite mais un soldat tout
de même. Monsieur Bonaparte, ce n’est pas pour vos admirables faits
d’armes que vous êtes ici. N’allez pas croire que je désapprouve cette
activité dans laquelle vous vous êtes illustré. Vous avez sauvé notre nation
de périls extrêmes, et notre Révolution ne serait plus que ruines si elle
n’avait trouvé autour d’elle pour la protéger des remparts tels que vous. Et
pourtant ce n’est pas pour cette sorte d’exploit que vous allez être reçu
parmi nous, car je vous annonce que vous allez l’être (des rires, certains un
rien serviles, parcourent l’assemblée), mais pour l’attachement que vous
montrez aux sciences, terrain de luttes dans lesquelles vous vous êtes
montré presque aussi meurtrier que contre les Autrichiens.
Une salve d’applaudissements salue la fin de la période.
— J’ai donc le plaisir de vous annoncer que, par trois cent cinq voix
pour, vous avez été élu dans la classe des sciences, section de mécanique.
Les applaudissements redoublent. Un homme pourtant, à côté de
Cronberg, murmure à son voisin :
— Voilà une belle manière de troquer un uniforme que les victoires
risquaient de transformer en tunique de Nessus.
Cronberg se fait dire qui est cet homme. On lui répond qu’il s’agit du
juriste Daunou, l’un des principaux artisans de la constitution de l’an III.
— Et laissez-moi ajouter que cette élection est un honneur pour l’Institut.
Personne ne mentionne l’ancien directeur Carnot, que Bonaparte
remplace et qui est en fuite. Le général s’avance, fendant la foule qui
l’acclame. Il monte à son tour en chaire, regarde droit dans les yeux ce qui
compose la plus belle réunion scientifique de son temps, et baisse son
regard noir.
— Le suffrage des hommes distingués qui composent l’Institut
m’honore, commence-t-il. Mais je sais bien qu’avant d’être leur égal, je ne
serai longtemps que leur écolier.
Cronberg note tout de suite le « avant ». Les autres entendent seulement
« écolier » et font une nouvelle ovation au général. Sa popularité sera à son
comble le lendemain quand, surprenant un grand nombre de ses confrères, il
viendra s’asseoir dans sa classe, prendra place entre le mathématicien
Monge et le chimiste Berthollet, participera largement et intelligemment au
débat et s’engagera à rendre d’ici deux décades un rapport.
Quand Cronberg vient le chercher à la sortie de l’Institut, Bonaparte lui
jure qu’il rendra ce rapport. Et Cronberg le croit. Le vainqueur d’Arcole
paraît surexcité. Mais ce n’est pas uniquement par cette apothéose
scientifique : dans trois jours, Joséphine sera à Paris.
— Que feriez-vous à ma place, Sébastien ? demande-t-il dans le fiacre
qui les ramène, après la réception.
Sébastien sait que cette demande n’est que manière de parler, et que
Bonaparte désire surtout mettre ses idées au clair. Mais il est également
conscient du privilège que lui fait le général en le rendant témoin de ses
atermoiements, dût-il ne jouer dans ce faux dialogue que le rôle du
relanceur.
— Plusieurs voies s’ouvrent à moi. J’hésite. Je sais que l’on parle d’une
expédition contre l’Angleterre, où l’on souhaiterait sans doute que mon
génie militaire réussisse ce que nul depuis Alexandre n’a pu réussir. Mais je
sais aussi que ce n’est qu’un prétexte à m’emmener loin de cette France où
ma popularité gêne. Je me demande s’il ne serait pas mieux pour moi
d’intégrer de plus près le pouvoir civil, quitte à mettre quelque temps mon
glaive sous le boisseau. Et si je devenais directeur ?
Il se tourne vers Cronberg.
— De là, je pourrais sans doute influer sur le destin de ce pays mieux
que de toute autre manière.
Cronberg n’a ni nié ni acquiescé.
— Vous avez raison, Cronberg, ce serait mieux. Je crois que je vais tenter
cela.
Les projets de Bonaparte font sourire Cronberg. Il l’a ramené rue
Chantereine, puis est reparti. Il traîne un peu dans les rues.
La frénésie de fêtes qui s’est emparée du pays se sent même l’après-midi,
où des bals sont ouverts, où les gens se pressent aux matinées des théâtres,
où les regards dans la rue sont tout de suite appuyés, lourds de promesses.
Cronberg s’y est immergé sans retenue, multipliant les conquêtes d’un jour,
n’accordant jamais à ces étreintes plus que l’instant de les consommer, ne
sachant même pas exactement ce qu’il veut se prouver par leur répétition.
Il remonte vers le jardin des Tuileries. La verdure y est recroquevillée. Il
prend pourtant plaisir à se promener le long des allées où, malgré le froid, la
foule est nombreuse. Sous la terrasse des Feuillants, une double rangée
d’orangers et de lauriers, protégés tant bien que mal du gel possible, mène à
un tertre vert entouré d’une balustrade.
C’est là, en sortant de cette allée, qu’il tombe sur le carrosse sang-de-
bœuf que tout Paris connaît : celui de Thérésa Cabarrus. Cronberg est
amusé, un peu plus même, à l’idée de rencontrer de plus près madame
Tallien. Il a beau lui avoir été présenté chez Barbey, la muse du Directoire a
trop longuement défrayé la chronique pour ne pas l’intéresser. Elle est celle
qui a introduit la femme dans la Révolution, et cet ajout semble au jeune
homme, qui garde de cette période plus le souvenir des horreurs de
Thermidor que celle des espoirs de 89, l’un des meilleurs qui soient. Peut-
être en se faisant connaître d’elle pourra-t-il en plus glaner quelques
renseignements sur Bainville.
Le nom de Bonaparte fait encore un miraculeux effet quand il se présente
à la dame, qui feint alors de se souvenir de lui. Elle s’enquiert de la santé du
général, n’écoute pas la réponse et, d’une main experte, noue sur ses courts
cheveux un turban bleu.
— C’est Effeid-Ali-Effendi lui-même qui m’a app’is à le nouer. Vous
savez qu’il a passé plusieu’s soi’s à la maison.
L’ambassadeur turc fut l’année précédente la coqueluche de tout Paris, et
c’était à qui l’imiterait, suivrait ses conseils de beauté, voire accéderait aux
portes de son sérail.
Madame Tallien termine sa coiffure et jette à la femme qui
l’accompagne :
— Juliette, allons chez Ga’chy. Monsieur, vous nous accompagne’ez.
P’enez madame ’écamier pa’ le b’as, et allons-y.
La dénommée Juliette s’empare timidement du bras de Cronberg, mais
s’y pend presque aussitôt. Il est vrai que marcher avec ce qu’elle a aux
pieds n’est pas des plus aisé.
— ’ue de la Loi ! crie Thérésa au cocher, qui s’ébranle aussitôt. Vous
nous ’aconte’ez en ’oute ce qui vous amène, monsieur, dit-elle à Cronberg
en montant. Mais elle ne lui en laissera pas le temps, tout occupée à décrire
l’idée d’une fête qu’elle a eue.
— Si l’on ’éunissait en un t’ois ja’dins : un italien, un f’ançais et un
amé’icain avec des sauvages, et que l’on fasse décoller des aé’ostats au-
dessus de cela. Ce pou’ait êt’e me’veilleux…
Des encombrements bouchent la rue de la Loi, là où l’hôtel Bondy et
l’hôtel Choiseul, devenu encan national, se font face.
— Nous ne se’ons pas seuls chez Ga’chy. Mon Dieu, pou’quoi la
’évolution ne nous a-t-elle pas déba’assé de ces foules ? Tant qu’à tuer des
gens, il fallait tuer les bons, ceux qui encomb’ent. Je plaisante. Juliette, je
plaisante, ne faites pas cette tête…
Madame Récamier ravale le sourire forcé qu’elle a mis sur son visage,
tellement peu sincère qu’il en devient un reproche.
— Et quand je pense que je n’ai ’ien ’éussi à avoi’ de la vaisselle de la
d’Est’ées, soupire Thérésa en se tournant vers l’hôtel Choiseul. Enfin… Ah,
ça ne se débloque pas. Ga’ez-vous, nous allons fini’ à pied.
Thérésa pose ses cothurnes à terre. Il est tellement difficile de marcher
avec que la plupart des femmes ont l’air de canards malhabiles. Mais il y a
peu de chemin à faire pour atteindre la porte du glacier le plus en vue de
Paris. Thérésa trouve pourtant moyen de stationner devant les vitrines du
coiffeur Mallais, maître en perruques, et surtout devant chez Leroi,
marchand de mode fameux.
La grande salle est presque pleine. Et ce n’est que l’après-midi…
Thérésa, Cronberg et Juliette y pénètrent. Madame Tallien jette un œil à
son turban dans une des grandes glaces encastrées au milieu de panneaux de
bois orangé ornés de chambranles bleu ciel. Les tables sont en acajou, les
chaises étrusques. De grandes lampes de cristal de roche pendent du
plafond, et étendent une lumière tamisée sur les parties de la salle que
n’atteint pas la lumière du jour.
Garchy, qui circule entre les tables de l’air imposant du fermier
surveillant sa basse-cour, se précipite vers Thérésa, lui prend les mains avec
émotion et la mène vers une table dont les occupants, la voyant, s’éclipsent
en s’inclinant très bas. Il traîne derrière lui une cuisse cassée dans les
armées royales, lorsqu’elles affrontaient la République.
— Je ne vous conseille plus un gâteau aux amandes car je sais combien
vous les appréciez, mais j’ai aujourd’hui un sorbet aux abricots dont vous
me direz des nouvelles.
— Des ab’icots ! Nous n’en avons pas mangé depuis si longtemps. C’est
me’veilleux, Ga’chy, me’veilleux. Oh, ’ega’dez !
Une femme vient d’entrer, les cheveux coiffés en « porc-épic » sur la
tête.
— Comment peut-on enco’e s’affubler ainsi ?
Il y a deux mois, sous l’impulsion justement de madame Tallien, cette
coiffure était du dernier chic. Mais elle vient d’être remplacée par les
longues perruques bouclées à la grecque. Et il ne fait pas bon être en retard
de deux mois dans ce beau monde…
Thérésa s’attable.
— Alo’s, beau jeune homme…
Elle regarde Cronberg.
— Savez-vous que vous êtes fo’t bien fait de vot’e pe’sonne ! Bien sû’,
vous le savez, ce ne sont pas de ces choses que l’on igno’e… Que me
vouliez-vous donc ?
— Le plaisir de vous voir, madame, le simple plaisir de vous voir…
— Ce’tes. Tous les hommes de ce ’égime me f’équentent également pou’
cette joie. Mais il a’ive pa’fois qu’ils finissent quand même pa’ me
demander quelque chose. Peut-être avez-vous, au fond de vous, un dési’
quelconque…
— En cherchant bien…
Il tente un sourire charmant, qui atteint tout à fait son office.
— Vous n’ignorez pas le crime qui a ensanglanté la maison de Barbey.
— Non, bien sû’. Quelle ho’eu’ ! Nous ne sommes plus en sû’eté nulle
pa’t, n’est-ce pas ?
Mais elle semble s’en moquer, ce qui fait tiquer Cronberg, pas encore
assez aguerri pour cacher toutes ses émotions.
— La mort nous accompagne depuis tant d’années qu’elle a perdu de son
mystère, souffle Juliette, comme pour excuser son amie.
— Le général Bonaparte, poursuit Cronberg, voudrait que ce crime soit
résolu. Il m’a chargé d’enquêter dessus. Avant de mourir, Barbey était au lit
avec une fille de votre connaissance, Églanti…
Un éclat de rire de Thérésa, qui ne l’écoute plus, interrompt Cronberg.
— ’ega’de, Juliette, ’ega’de, ils l’ont fait.
Devant elle s’inclinent cinq jeunes hommes aux cheveux rasés.
— Ils avaient p’omis de se couper les cheveux pa’ amou’ pou’ Be’net.
Ils l’ont fait. Ils sont fo’midables.
Ostensiblement, les jeunes hommes, devant la duchesse de Bernet, tirent
de leurs poches cinq petits peignes d’écaille qu’ils se passent soigneusement
sur le crâne. Mais celle-ci, les ignorant, se dirige vers Thérésa.
À ce moment, la porte s’ouvre et une femme entre, criant en agitant au-
dessus de sa tête quelques feuilles de papier imprimé :
— Bulletin de la maladie de Son Altesse Sérénissime Monseigneur
Cochon, lieutenant de police de la République, partisan de la contre-
révolution, organisateur du soulèvement et pourvoyeur de la boucherie
révolutionnaire séante au Temple.
Garchy est vite sur elle pour la repousser vers l’extérieur.
— Ah, ces jacobins. Ils ne désa’me’ont donc jamais, affirme Thérésa. Je
’eviens de Tivoli, enchaîne-t-elle. Ils p’épa’ent des illuminations
ext’ao’dinai’es. Ce se’a un ’égal.
Trois autres femmes viennent de la rejoindre, à la suite de la duchesse de
Bernet.
— Vous étiez aux illuminations d’And’é. C’était en vendémiai’e, à Saint-
Cloud, au clos G’iel. Il a illuminé cinq mille ve’es de couleu’. Spectacle
fo’midable.
— Et souvenez-vous des feux d’a’tifice de Gautier, aux « Récollets ».
Aux ’écollets, pa’don, ça m’a échappé.
Elle sourit, en baissant les yeux.
— C’était supe’be. Quand je pense que Ba’as vient nous expliquer qu’il
n’y a plus d’a’gent pou’ fai’e la fête.
— Il pa’aît que le ja’din de Bi’on est fo’midable. Mais il n’a ni pont en
bosquet ni fo’êt vie’ge. Ça ne tiend’a pas.
— J’ai app’is que Tivoli va fai’e exploser le temple de Diane.
— Ah, ce ’uggie’i, que ne fe’ait-il pas pou’ nous dist’ai’e.
— Mais Mouceaux va illuminer l’arc de triomphe et le temple de Psyché.
— Vous ne savez pas le plus beau. Piconet p’épa’e une ’ep’ésentation
d’Idalie incendiée pa’ Ma’s et Vénus.
— Ça va êt’e g’andiose.
— Jusqu’où vont-ils aller ?
Celle qui vient de parler a l’air particulièrement bête. Ses traits ingrats ne
sont sauvés que par des seins superbes qui, à peine soutenus par une gaze
transparente, sont posés sur la table, où elle fait très attention à ce qu’ils
reposent sans paraître s’y assoupir ou pire, s’y écraser.
— Dans la cou’, il y a une cha’pente de soixante mèt’es de haut déco’ée
d’une façon pa’aît-il sauvage.
— Je ne suis pas sû’e que cela nous fasse oublier les « sauvages du
Missou’i » de Mouceaux.
— Vous voyez, mon jeune ami, que nous ne manquons plus de
dist’actions dans not’e beau Pa’is. On se souviend’a même de cette époque
comme d’une de ces fêtes de l’esp’it que seules quelques ’a’es p’ivilégiées
ont connues, dit Thérésa en se tournant vers Cronberg, et le regardant
comme si elle l’avait déjà oublié. Que me disiez-vous ? Vous cherchiez…
— Une jeune fille du nom d’Églantine de Leseleuc, qui était avec
Barbey, m’a parlé d’un nommé Bainville, qui aurait beaucoup vu la victime
ce soir-là. J’aimerais savoir où je pourrais le rencontrer.
— Bainville ? Vous ne me demandez pas le plus facile. Il bouge, int’igue,
complote. On le voit un jou’ chez Ba’bey, un jou’ aux locaux du
« Cou’ier », p’ès des instituts philanth’opiques. C’est une anguille, qui n’a
pas v’aiment de domicile fixe. Je m’étonne même qu’il puisse enco’e se
mont’er dans Pa’is. Il doit avoi’ de g’osses p’otections. Mais vous di’e où le
t’ouver, non, je ne le peux malheu’eusement pas. Est-ce bien g’ave ? sourit-
elle devant l’air désappointé de Cronberg, qui comprend que cette longue
entrevue ne lui a servi de rien.
Il patiente encore dix minutes, finit son sorbet, puis s’éclipse, adressant à
madame Tallien un salut que celle-ci lui retourne sans même s’en rendre
compte.
Pendant la semaine qui suit, Cronberg se plaît le soir à écumer les
différents bals qui s’offrent à l’ivresse du Directoire. On le voit dans le
cimetière de Saint-Sulpice, où le bal des zéphyrs se déroule entre les
tombes, aux bals de souscription, à l’hôtel de Longueville, au bal de
Calypso, le quintidi et le décadi chez Thionville, au couvent des Carmélites
du Marais, au Wauxhall de la rue de Bondy, enfin partout.
Il en profite quand même, entre deux ivresses, pour glaner quelques
renseignements, bien maigres, sur Bainville. L’homme semble
effectivement connu au bal des victimes, mais personne ne sait où il habite,
et les descriptions qu’on en donne sont assez floues.
Cronberg se met aussi plusieurs soirs de suite en planque au Palais-
Royal, là où habite Églantine, qu’il voit ainsi entrer et sortir plusieurs fois
sans pour autant l’aborder. Il ne sait trop, et a l’honnêteté de ne pas trancher,
si cette surveillance est vraiment utile à son enquête ou s’il éprouve le
besoin de revoir la jeune fille dont la mystérieuse attitude, entre débauche et
mysticisme, le séduit fort.
Le premier de l’an vient de se passer. Bonaparte n’est plus préoccupé que
d’une chose : le retour de Joséphine. Il est sur des charbons ardents, et
Cronberg se lasse vite du flot de vulgarités qu’il déverse, capable qu’il est
aussi de se comporter dans les matières sexuelles comme le dernier des
soudards. Aussi le jeune Italien préfère-t-il déserter la maison le soir où la
dame, précédée de deux diligences de malles, fait son entrée. Ce 3 janvier,
l’ambiance est tellement tendue, la domesticité tellement sur les dents qu’il
préfère aller traîner du côté du Palais-Royal. Si Bonaparte, trop préoccupé,
ne lui en a pas reparlé, il sait qu’il a échoué à retrouver les lettres à la date
prévue, et craint fort les suites de ce manquement…
Il n’est pas là depuis un quart d’heure qu’il voit soudain trois hommes
s’engouffrer dans l’immeuble où habite Églantine. Ils en ressortent vite avec
elle, qui a à peine eu le temps d’enfiler un manteau, et se précipitent vers la
voiture qui les attend. Cronberg reconnaît parmi eux l’un des hommes qu’il
a vus à la messe. Tous les quatre ont l’air fort agités. Cronberg court vers
eux, mais la voiture démarre sous ses yeux.
— Avez-vous entendu quelque chose ? demande-t-il à une femme qui
vend quelques légumes posés à même le sol.
Elle fait signe que non. Il fouille dans sa poche, et en sort un écu qu’il lui
jette.
— Je crois qu’ils ont parlé du faubourg Saint-Antoine.
L’église clandestine. Bien sûr. Cronberg cherche des yeux une voiture,
mais n’en trouve pas. Il s’élance à pied.
Il lui faut une bonne demi-heure pour atteindre la rue. Une foule
compacte en bouche l’entrée. Une fumée épaisse opacifie l’air, poussée par
le vent jusque vers les premiers rangs des badauds qui suffoquent mais ne
veulent pas céder leur place.
En criant qu’il est de la police, Cronberg réussit à faire s’ouvrir la foule.
Il aperçoit un immeuble en flammes qu’il identifie immédiatement comme
celui où avaient lieu les messes clandestines. Il se précipite vers le petit
groupe massé devant l’immeuble, visiblement ses habitants. Certains se
tordent les mains, une femme gémit, un homme noirci explique aux autres
l’incapacité d’accéder à l’intérieur de la fournaise. Armés de seaux d’eau,
des volontaires essaient d’empêcher le feu de s’étendre, mais déjà des
flammèches parviennent jusqu’aux fenêtres des immeubles environnants.
Cronberg reconnaît dans la foule le vicomte de Vandreuil, qui lui fait un
signe de reconnaissance.
— Ils ont attaqué, vous avez vu, ils ont attaqué.
Cronberg lui renvoie un clin d’œil de connivence. Il repère Églantine
parmi les spectateurs les plus proches du foyer, et s’approche d’elle. Elle le
voit, sans s’étonner de sa présence, et tend les mains vers lui.
— Aidez-moi, par pitié. Il est là, je sais qu’il est là. Mais personne ne
s’en est rendu compte, et je ne peux pas le dire : ils l’arrêteraient.
Il comprend qu’elle parle du prêtre.
— Il se cache là-haut, dans les combles, une petite pièce au-dessus du
quatrième. Il ne peut sortir sans se faire arrêter, et il risque de se faire
prendre par les flammes.
— Vous êtes sûre qu’il y est ?
— Oui. Je l’ai vu il y a deux heures, et il montait chez lui. Il ne peut
guère en sortir. Il y a eu deux descentes de soldats ces deux dernières
semaines, mais ils n’ont rien trouvé.
— Je vous jure que je n’ai parlé à personne…
Elle le regarde, les yeux plongés dans les siens.
— Je vous crois. Mais cela n’empêche pas qu’il court un grand danger.
Cronberg regarde l’immeuble. Les deux premiers étages sont en
flammes, mais une épaisse fumée empêche de voir les deux derniers.
— Suivez-moi.
Il a attrapé la jeune femme par la main et la tire discrètement vers lui.
— Reculez avec moi, sans vous faire remarquer.
Cronberg arrive jusqu’à la porte de la maison de Vandreuil. Il la pousse
et s’engouffre dans l’escalier avec Églantine.
— Suivez-moi.
Il monte les quatre étages. Tous les appartements sont vides, leurs
occupants étant descendus pour suivre l’avancée de l’incendie. Il grimpe
l’escalier, croise une femme qui s’enquiert auprès d’eux de l’état du
désastre.
— Vous croyez que cela arrivera jusqu’à nous ? J’ai mis des seaux d’eau
devant la porte, mais on n’en a guère, de l’eau. Mon Dieu, mon Dieu.
Elle se tord les mains.
— Cela sera éteint avant. Descendez, peut-être pourrez-vous les aider.
Cronberg est vite en haut, sur le passage qu’il avait utilisé. La fumée qui
monte a tout envahi, et il tousse avant de se hisser dans la petite pièce où il
avait trouvé les saucissons. Au moment d’atteindre le toit, il s’aperçoit
qu’Églantine est derrière lui.
— Vous êtes folle, lui murmure-t-il en la prenant dans ses bras.
— Du tout, et vous me ferez votre numéro de séducteur plus tard. Le
danger ne m’excite pas, mais il y a la vie d’un homme à sauver.
Les ardeurs protectrices de Cronberg s’éteignent immédiatement.
— Ne le prenez pas ainsi. Redescendez dans la pièce, regardez près des
tas de bois : il y a quelques cordes. Nouez-les entre elles. Ne vous faites pas
voir, surtout.
Le soir tombe, et la fumée cache les deux jeunes gens aux sauveteurs qui
viennent d’arriver et commencent à s’affairer en bas.
— Le feu ne doit pas être encore parvenu au quatrième étage. Je vais
sauter, et voir si je le trouve. Si j’y arrive, vous essaierez de m’envoyer la
corde.
— Vous avez vu la hauteur ? Ça ne peut pas marcher.
— Vous avez une meilleure idée ?
Sans répondre, Églantine retourne dans la mansarde. Cronberg prend son
élan et saute.
Il atterrit comme la première fois. Églantine lui a expliqué où se trouvait
la cache du prêtre. La chaleur est déjà intense. Il jette un œil dans la cage
d’escalier. Les flammes y ont déjà englouti la moitié des marches : il ne
sortira de toute façon plus par là.
— Dans l’appartement du fond, derrière l’armoire, une cachette où peut
juste tenir un lit. C’est là qu’il dort, lui a dit Églantine.
D’un coup d’épaule, Cronberg enfonce la porte de l’appartement,
suffisamment vermoulue pour céder au premier coup. Il se précipite et
trouve effectivement l’armoire. Il l’ouvre, et fait basculer le panneau arrière,
découvrant soudain, recroquevillé sur le lit, un corps accroupi.
— Qui êtes-vous ? Ne me faites pas de mal.
L’homme est terrorisé. Cronberg reconnaît le prêtre qu’il a vu officier
l’autre jour.
— Je suis là pour vous aider, tente-t-il de lui expliquer.
Mais l’autre continue de le repousser.
— Laissez-moi. Je n’ai rien fait.
Il est habillé en civil, comme s’il s’était attendu à être capturé.
Cronberg transpire à grosses gouttes. Les flammes montent de plus en
plus vite. Il n’a pas le choix. Il attrape d’un coup le prêtre, qui ne pèse guère
lourd, et lui assène sur le menton un coup de poing qui l’envoie
immédiatement dans les rêves.
Il charge le corps sur ses épaules, et se précipite vers la porte. Déjà les
premières flammes commencent à lécher les restes de l’escalier, qui s’est
effondré. Toute retraite est coupée de ce côté-là.
Cronberg remonte sur le toit, péniblement, obligé d’abord de hisser par-
dessus sa tête le corps du prêtre, tout en priant pour que celui-ci ne glisse
pas dans la rue. Le ciel est rougi par la lueur des flammes. La fumée est par
endroits épaisse au point que le jeune homme doit se plaquer un mouchoir
sur la bouche.
Il crie le nom d’Églantine. Elle lui répond.
— J’ai bientôt fini. Je dois avoir dix mètres.
— Cela suffira. Envoyez-les-moi.
La corde est lancée. Deux fois, elle échappe au jeune homme qui, la
troisième, l’attrape et en vérifie la solidité.
— Vous allez l’attacher à la cheminée.
Elle s’exécute.
— Écoutez-moi, maintenant. Je vais attacher la corde autour de nous, et
je vais sauter. Je vais essayer d’attraper le toit, mais je ne suis pas sûr d’y
parvenir. Si j’échoue, la corde nous retiendra. Il vous faudra ensuite m’aider
à me hisser.
— Et si la corde casse…
— Nous ne le saurons qu’après. Ce qui est sûr, c’est que, si nous restons
ici, nous allons rôtir très vite.
Il se sent étrangement exalté, comme grisé par le danger. Il retrouve un
peu, pour la première fois depuis le massacre de ses parents, cette
insouciance enivrante qui l’avait porté dans les premiers jours de la
campagne contre les Français.
— Comment va-t-il ?
— Il était terrorisé. J’ai dû l’assommer. Mais il devrait aller mieux dès
qu’il pourra à nouveau manifester sa gratitude.
Tout en parlant, Sébastien noue autour de son ventre la corde fabriquée
par Églantine. Il arrime aussi bien que possible sur son dos le corps du
prêtre, bénissant le ciel que les privations sans doute aient ôté au saint
homme l’essentiel de son poids. Puis il recule, prend son élan, et saute.
Il croit un instant que cela va être bon, accroche la gouttière, mais sent
ses doigts glisser, et tombe dans le vide.
La corde se tend trois mètres plus bas, lui coupant le souffle et lui
déchirant la peau. Quand il porte la main à son flanc, il y sent un peu de
sang. Sur son dos, le prêtre remue. Il lui faut quelques instants pour
récupérer et retrouver ses esprits.
Quand c’est fait, il entend la voix d’Églantine.
— Comment allez-vous ?
— Ça va. Mais remontez-nous vite, avant que l’on ne nous voie.
Cronberg tâte le mur du pied. Il est heureusement assez délabré, et de
nombreuses prises s’offrent à lui. De la main, il en repère une, y glisse ses
pieds, et parvient ainsi à se hisser d’un mètre ou deux. Pendant ce temps,
Églantine tire la corde. À un moment, Cronberg sent le prêtre qui glisse et
tente d’un coup de reins de le remettre d’aplomb. La jeune fille, surprise,
lâche un bout de corde et il redescend d’un mètre.
— Attention ! ne peut-il s’empêcher de crier, avant de jeter un œil vers la
rue.
Il y voit des silhouettes remuer, toutes absorbées par le feu qui a, semble-
t-il, gagné aussi l’immeuble d’à côté.
Il reprend son ascension. Ses poumons sont prêts à exploser, et ses doigts
ensanglantés peinent à agripper les pierres. Il imagine de son côté Églantine
tirant de toute sa force sur son fardeau. Enfin, il progresse, et sent le bord de
la gouttière. Il s’arrête un moment. Il ne lui reste plus qu’à l’enjamber, ce
qu’il finit par faire après trois essais manqués. Églantine, dangereusement
proche du bord, vient l’aider à basculer du bon côté du toit, où il reste
allongé pendant qu’elle défait les nœuds liant le prêtre et le prend dans ses
bras, tentant de le réveiller en lui parlant doucement.
Cronberg reste allongé une dizaine de minutes, avant de se relever. Le
prêtre, de son côté, commence à ouvrir les yeux.
En voyant le jeune homme, il manque à nouveau crier, mais reconnaît
Églantine et se calme immédiatement.
— Venez, il faut retourner en bas.
Le prêtre a quelque mal à descendre l’escalier jusqu’au bout. L’immeuble
s’est repeuplé, mais les habitants sont extrêmement inquiets. Plusieurs
commencent à charger leurs affaires et à sortir : si le feu ne détruit pas la
maison, il sera toujours temps de revenir.
Cronberg et ses deux compagnons n’ont aucune peine à se mêler à eux et
à atteindre la rue d’où ils disparaissent dans la nuit.
Neuf

Ils arrivent une demi-heure plus tard chez Églantine. Sa tante, qui semble
bien connaître le père Ruaud, l’accueille avec effroi. Elle essaie, en vain, de
dissuader sa fille d’accueillir chez eux un homme recherché, tout en
assurant le fugitif qu’elle fera pour lui tout ce qu’elle pourra, exercice de
rhétorique que Cronberg observe d’un œil amusé.
Le prêtre n’est pas tout à fait sorti de sa torpeur. S’il a admis que
Cronberg était un ami, il continue de ressasser sa peur du feu, croyant par
moments voir des flammes, ne cessant de s’interroger sur la façon dont
l’incendie s’est déclaré.
— En avez-vous la moindre idée ? lui demande Cronberg.
— Non, répond-il. J’ai entendu du bruit. Je n’ai pas osé sortir. Puis j’ai
senti la fumée, et j’ai su que j’allais mourir. J’ai prié, mais… mais la peur a
quand même eu raison de moi.
Cette mise à plat de son émotion semble d’un coup le faire redescendre
sur terre, et il s’écroule en une crise de nerfs qui sera la dernière. Après
quelques minutes de longs sanglots, pendant lesquels il attrape et caresse
longuement la main d’Églantine, il se reprend et se remet à parler d’une
voix soudain apaisée.
— Monsieur, je ne sais qui vous êtes, reprend-il en s’adressant à
Cronberg, mais il est incontestable que vous m’avez sauvé la vie. Elle est de
bien peu de valeur et pourtant il n’est plus qu’elle qu’il me reste à mettre au
service de notre Seigneur.
« Avec le cul de tes ouailles », songe en lui-même le jeune homme.
— Et je vous remercie en Son nom de la Lui avoir sauvée. Voulez-vous
que je vous bénisse ?
Il paraît ainsi plus accorder une faveur que remercier pour celle qu’il a
reçue et un visible contentement de soi s’est emparé à nouveau de ses traits.
Bien que sentant un flot d’antipathie l’envahir, Cronberg s’agenouille et
reçoit la bénédiction du prêtre. Puis il prend congé. Églantine s’approche de
lui. Il la prend par le bras et annonce qu’il va faire quelques pas avec elle.
La jeune fille ne tente point de se dégager, et réduit à néant d’un regard les
protestations naissantes de sa tante.
— Comment croyez-vous que ce feu a pu démarrer ?
— Je ne sais pas.
— Auriez-vous été repérés ?
— Sans doute. Mais comment, par qui, je n’en ai aucune idée. Il était
fatal que nos déplacements attirent du monde. Vous-même nous avez bien
retrouvés.
— Pensez-vous qu’il puisse y avoir un rapport entre cet attentat, si c’en
est un, et le général Bonaparte ?
Il espère qu’elle va lui parler des lettres, mais elle n’en fait rien.
— Je vois mal comment cela se pourrait. Quel rapport Bonaparte aurait-
il avec de simples messes clandestines ? Ou alors vous ne m’avez pas tout
dit ?
Il préfère ne pas répondre à sa question.
— Je suis très sale, et souhaiterais rentrer me laver. Pouvez-vous me
promettre une chose ? Si jamais vous apprenez quoi que ce soit sur cet
ennemi, ou quelque détail qui puisse impliquer le général, vous viendrez me
le dire. De mon côté, je vous tiendrai au courant de mon enquête.
Elle jure avec un sourire dans lequel se lisent d’autres promesses.
Cronberg revient deux jours plus tard sur les lieux de l’incendie, le soir, à
la tombée de la nuit. Trois immeubles ont été dévastés par le feu. La façade
de l’un d’entre eux s’est entièrement écroulée dans la rue. Quatre familles
qui ne savaient où aller se sont installées dans les ruines et les décombres,
vivant de la charité de la rue en attendant, ce qui ne saurait tarder, qu’elle
s’épuise.
Sébastien va sonner directement à la porte du vicomte de Vandreuil.
Dans l’escalier règne toujours une odeur de bois mouillé. La pourriture
risque maintenant de s’installer, et l’humidité y est pénible. Mais le feu n’a
pas pénétré.
Le vieillard accueille Cronberg avec une vraie joie.
— Je vous ai vu l’autre jour dans la foule, quand le feu a pris. Mais je
n’ai rien dit. Je savais qu’il fallait être discret.
— Vous avez bien fait, merci. Vous êtes resté jusqu’au bout ?
— Vous pensez… Ce n’est pas tous les jours qu’il y a une animation
pareille…
— Vers quelle heure cela s’est-il terminé ?
— Il faisait déjà nuit depuis longtemps. J’étais frigorifié. Ils ont eu de la
chance que le feu ne traverse pas la rue. Il n’a eu que trois maisons. Un seul
homme est mort, un vieil homme comme moi qui n’a pas eu le temps de
descendre de la troisième maison. Il buvait beaucoup, on le voyait traîner
dans les rues, toujours soûl. Il ne s’est pas réveillé.
— Et sur les origines de l’incendie, qu’a-t-on dit ?
— Sans doute un poêle mal éteint ou qu’on a fait chauffer trop fort. Il
faisait très froid ces derniers jours, et le bois se fait tellement voler que les
gens ont tendance à tout brûler dès qu’ils en ont. Quelqu’un a dû bourrer le
sien jusqu’à la gueule, et des étincelles ont fait le reste.
— Personne n’a émis l’hypothèse d’un incendie criminel ?
— Pas que je sache, non. Pourquoi ? Vous pensez que cela pourrait en
être un ? Que cela pourrait avoir un rapport avec tous ces gens que nous
avons vus entrer régulièrement dans l’immeuble ?
— Peut-être. Les avez-vous revus depuis ?
— Non. Je suppose qu’ils sont allés comploter ailleurs, quoi qu’ils aient
fait… ?
Il y a dans sa demande indirecte presque une supplique. Cronberg refuse
pourtant de l’entendre.
— Si vous les revoyez, il faudrait que vous me le disiez. Pouvez-vous
faire cela pour moi ? Pour nous, ajoute-t-il d’un air complice.
— Bien sûr, acquiesce le vicomte.
Cronberg se doute-t-il du temps que le vieil homme va passer en vain à
sa fenêtre ? Sans doute. Mais cette mesquine revanche sur ses haines
d’enfant le ravit.
Il redescend dans la rue. Alors qu’il s’arrête sur le boulevard Saint-
Martin pour acheter quelques petites saucisses à un homme qui en fait
griller sur un feu, entouré de cinq ou six mendiants qu’il chasse à coups de
pied, une jeune fille lui saisit le bras. Il se retourne. C’est une brune, d’une
quinzaine d’années, sale, avec de grands yeux marron et un sourire joli,
bien qu’il y manque les deux dents de la façade.
— C’est vous qui étiez là l’autre jour.
— Quel autre jour ?
L’air espiègle, elle lui vole une saucisse, s’y brûlant les doigts.
— Le jour où il y a eu le feu.
— J’étais là, oui.
— Et c’est vous qui avez sauvé le prêtre ?
Le cœur de Cronberg se met à battre plus fort. Comment cette gamine
sait-elle cela ?
— Je ne peux pas vous le dire, lui répond-elle. Mais c’est quelqu’un qui
me l’a appris, et qui voudrait beaucoup vous voir. Il est à l’auberge là-bas.
Venez avec moi.
Cronberg hésite.
— Allons, venez, je ne vais pas vous faire de mal. Il dit que ce qu’il vous
apprendra vous intéressera sûrement. Ça a un rapport avec votre général.
Alors Cronberg se lance à la suite de la fille qui a déjà bondi vers
l’auberge. Dès qu’il pousse la porte, une fumée épaisse le prend à la gorge.
Il y a beaucoup de bruit, de rires, de conversations, qui ne cessent nullement
à son entrée. Dans la très pâle lumière que diffusent trois torches, il
distingue deux médaillons pendus à un ruban sculpté de chaque côté du
comptoir et des glaces noircies par la fumée.
— Venez, il est là.
La fille lui ouvre le chemin, l’amène jusqu’à une petite porte, qui donne
sur un cabinet particulier. Elle s’efface pour le laisser entrer.
La pièce est sombre, et le devient d’autant plus vite qu’il sent une
énorme douleur à la tête avant de s’écrouler.
Il se réveille les mains liées et un bandeau sur les yeux. Un moment de
panique le pousse presque à crier. Ne pas voir surtout le rend malade de
peur. Enfant, il s’était un soir perdu dans la forêt, où ses parents ne l’avaient
retrouvé que quelques heures plus tard, hurlant, et il en a gardé une
insurmontable phobie de l’obscurité.
Il réussit quand même à se maîtriser, et parvient à articuler avec une voix
pourtant moins assurée qu’il ne l’eût souhaitée :
— Quelqu’un est là ?
Sa tête lui fait très mal. Il sent son oreille engluée d’un liquide qu’il
identifie comme étant du sang.
Il se met à crier, encore plus fort :
— Il y a quelqu’un ?
Mais, à nouveau, personne ne lui répond. Aucun bruit ne perce le silence
autour de lui. L’air est frais, et chargé d’humidité. Il pense être dans une
cave, une cave suffisamment profonde pour être isolée des bruits du dehors.
Une odeur fruitée, celle de pommes conservées, finit de l’en convaincre.
Il tente de bouger, mais est solidement garrotté. La corde qui le lie a
même commencé à entamer ses chairs, et tout mouvement du poignet lui
devient douloureux. C’est la même chose pour ses pieds, également ligotés.
Il attend un temps qui lui semble très long, luttant contre la peur. Même
en remuant, en soufflant, il est impuissant à enlever le bandeau qui lui barre
les yeux.
Quand il entend enfin un bruit, il a le sentiment d’une délivrance et est
soulagé au-delà du possible. Il reconnaît distinctement le bruit d’une serrure
que l’on ouvre, et entend des pas descendre des marches qui sonnent creux.
— Je crois qu’il est réveillé, dit une voix.
— On va voir, répond une autre.
Les bruits de pas indiquent que quatre ou cinq personnes sont
descendues.
Un rayon de lumière l’inonde soudain, lui faisant cligner des yeux
presque à le faire pleurer. Une main a arraché son voile. Il doit faire jour,
puisqu’une lueur jaunâtre pénètre dans la pièce. Dès qu’il peut à nouveau
regarder devant lui, Cronberg fait le tour de sa prison : il est bien dans une
cave.
— Que me voulez-vous ? parvient-il à demander.
Une gifle, qui envoie sa tête heurter le mur derrière lui, lui répond. Il sent
alors, soudain, immédiate contrepartie à la joie qui l’a envahi quelques
minutes plus tôt, un flot de haine le posséder jusqu’à le faire frémir.
— Lâche, murmure-t-il.
Une seconde gifle lui fait comprendre qu’il a été entendu.
— Arrêtez !
La voix qui vient de s’élever a un léger accent étranger, que Cronberg ne
décèle que parce que lui aussi en a un.
— Pourquoi arrêter ? Ce chien doit parler…
— Sans doute, mais calmez-vous. Il parlera, je vous le promets, et je ne
reculerai pas devant la violence, mais à la seule condition qu’elle soit
nécessaire. M’entendez-vous, monsieur ?
Cronberg acquiesce.
— À moins d’être sourd, ce serait difficile. Puis-je savoir qui vous êtes ?
— Non. Mais vous pouvez savoir ce que nous voulons. Vous travaillez
avec le général Bonaparte ?
Cronberg ne voit pas l’utilité de nier.
— Oui.
— À quel titre ?
— Je suis… comment dire ? À la fois une sorte de secrétaire particulier
et de garde du corps.
— Les voyous protègent les voyous. C’est bien connu.
Cronberg arrive maintenant à distinguer celui qui l’a ainsi frappé et qui
vient à nouveau d’intervenir. C’est un petit homme roux, le visage encore
très jeune, avec dans les yeux une lueur mauvaise, et une bouche crispée,
étroite, taillée pour l’invective.
— Vous devenez lassant, mon ami. Laissez-moi faire. Vous userez de vos
manières de brute si les miennes n’aboutissent à rien. Pourquoi nous
espionnez-vous depuis maintenant quinze jours ?
— Vous espionner ? Je ne comprends pas.
— Vous comprenez parfaitement. Vous vous êtes introduit dans notre
groupe dominical, vous êtes revenu comme par coïncidence le jour où le feu
s’est emparé de notre logis, et vous avez même sauvé des flammes le prêtre
de notre groupe.
Une déception douloureuse déchire Cronberg. Églantine… Églantine l’a
donc trahi. Il ne peut résister à l’envie de le demander.
— C’est Églantine ?
Alors le petit homme roux bondit, et lui lance un coup de poing qui lui
meurtrit l’œil.
— Ne prononce pas ce nom, ordure, ne le prononce pas…
— Bainville, ça suffit maintenant. Vous vous calmez ou je vous fais
sortir d’ici.
Deux de ses amis retiennent le jeune homme.
Bainville. Cronberg jubile enfin. Il n’a pas totalement perdu son temps. Il
ne sait pas dans quel état il quittera l’assemblée qui l’accueille, mais il a au
moins trouvé celui qu’il cherchait.
— Alors qu’il le dise, qu’il dise pourquoi il me cherchait, qu’il dise ce
qu’il me voulait, qu’il dise ce que ce foutu général me veut…
Que fait ici Bainville ? A-t-il les lettres ?
— Faites-le sortir. C’est insupportable à la fin.
Ses deux amis entraînent Bainville, toujours vociférant. Celui qui paraît
être le chef reprend.
— Vous êtes donc très proche des projets de Bonaparte ?
— Pas plus que cela, non. Le général est quelqu’un de très secret, et il se
confie très peu. Même sa femme ne sait pas grand-chose de ce qu’il compte
faire.
— Pourquoi mentez-vous ?
— Je ne mens pas.
— Vous ne savez pas pourquoi il est revenu en France alors que vous le
suivez au jour le jour ?
— Rien de plus en tout cas que ce que tout le monde sait. Il est là parce
qu’il rentre d’une campagne triomphale, qu’il a des ambitions politiques et
qu’il est l’un des hommes clés de ce régime.
— Quel genre d’ambitions ?
Cronberg songe à la discussion qu’il a eue avec Bonaparte au retour de
l’Institut. Il préfère n’en rien dire.
— Je n’en sais rien. Il en a sans doute plus parlé avec Talleyrand. Vous
devriez essayer de l’enlever, lui.
— Je suis moins violent que mon camarade, mais ne poussez quand
même pas le bouchon trop loin. Il ne vous a donc jamais rien dit ?
— Non.
— Alors, pourquoi vous êtes-vous intéressé à nous ?
— Si vous y voyez une volonté politique, vous me prêtez des mobiles
plus nobles que ceux que j’ai. Je ne l’ai fait que pour retrouver et tenter de
séduire mademoiselle Églantine, que j’avais rencontrée à une soirée chez
monsieur Barbey et qui m’avait alors échappé.
L’homme éclate d’un rire énorme.
— C’est pour cela que Bainville vous aime si fort ? Vous n’ignorez pas
qu’il voit d’un très mauvais œil qu’on lui tourne autour.
Visiblement si, Cronberg l’ignore, et son ignorance est évidente.
— Vous ne saviez pas qu’il était son amant ? Vous voilà donc excusé de
la partie sentimentale de vos aventures. Mais je vais sans doute peu vous
étonner : je ne crois pas que cet intérêt érotique vous ait seul mené. Alors,
décidez-vous à me confier ce que vous savez, ou je vous laisse entre ses
mains. Cela devrait être moins drôle que les moments que vous avez passés
avec Églantine, quels qu’ils aient été.
— Je ne peux pas inventer ce que je ne sais pas, même si la perspective
que vous m’évoquez est effectivement peu souriante.
L’homme se relève, fait craquer ses doigts, et s’accroupit à la hauteur de
Cronberg. Toute lueur d’amusement a disparu de ses yeux.
— Je ne reposerai pas la question : que savez-vous de ces projets
d’invasion de l’Angleterre ?
La surprise de Cronberg n’est cette fois pas feinte.
— L’Angleterre ? Mais je n’en sais rien. Je n’ai jamais entendu parler
d’invasion de l’Angleterre.
Un silence lourd traîne après sa déclaration. L’homme le laisse
s’installer, jusqu’à ce qu’il apparaisse définitif.
— Vous l’aurez voulu. Faites entrer Bainville.
La porte grince à nouveau, et le petit rouquin apparaît. Tous ses traits
respirent une haine lourde. Cronberg serre les dents.
Il a une seule chance : le bonheur de frapper de Bainville est tel qu’il ne
pense pas à user d’autres moyens de pression. L’homme prend à peine le
temps de s’arrêter pour lui reposer toujours la même question, et martèle le
visage de son rival de coups violents. Quand la première série s’arrête,
Cronberg, bien que ses lèvres éclatées aient déjà doublé de volume, peut
quand même murmurer :
— Dites-moi où sont les lettres, et je vous répondrai.
Ce coup d’épée dans l’eau est aussi inefficace qu’il l’a prévu, et les
coups recommencent de s’abattre. Il ferme les yeux, tentant de les oublier
sans plus rien répondre. Il pense une ou deux fois à Églantine, s’offre même
le luxe de rappeler à son bourreau comme elle était accueillante, puis
s’évanouit.
Il se réveille sous la caresse glacée d’un chiffon trempé dans l’eau. Tout
son visage est douloureux. Il sent aussi sur le côté les élancements,
douloureux comme des coups de poignard, que lui donnent plusieurs côtes
cassées. Remuer provoque chaque fois des douleurs à crier. Il tente d’ouvrir
les yeux, mais ne peut en ouvrir qu’un.
— Ils ne vous ont pas raté. Si j’avais su…
Cronberg regarde mieux et reconnaît la jeune fille qui l’a entraîné dans le
guêpier de l’auberge.
— Parce que vous ne saviez pas…
Il a du mal à reconnaître sa voix, crache sur le sol le sang qui était dans
sa bouche.
— Non, je ne savais pas. C’est le grand qui m’a demandé de le faire.
— Et qu’est-ce que vous croyiez qu’ils voulaient faire ? Fêter mon
anniversaire ?
— Je ne me suis pas posé la question. On n’a pas tellement que ça
l’occasion de gagner de l’argent ces temps-ci. Ne bougez pas, je n’arrive
pas à vous nettoyer. Là, je vais sûrement vous faire mal…
— Vous ne préférez pas me délivrer plutôt ?
Elle rit.
— Ah non, ça, je ne peux pas.
D’une main, elle appuie une compresse sur l’œil de Sébastien, qui
étouffe un cri.
— Ne soyez pas douillet, ou je n’arriverai à rien. Là, ça va sans doute
faire encore un peu mal.
Elle continue de débarrasser le visage de Cronberg du sang séché qui s’y
est accumulé.
— C’est que vous seriez plutôt mignon, maintenant que vous n’avez plus
toutes ces horreurs sur la figure. Vous avez même la peau plutôt douce.
D’une main, elle caresse sa joue, puis dépose dessus un léger baiser.
Soudain enhardie, elle le regarde à nouveau, puis s’approche de ses lèvres et
y laisse un second baiser, léger comme la plume.
— Un si beau garçon, ligoté, tout à ma merci.
Ses yeux se sont faits un peu plus graves. Elle se penche à nouveau, et
pose franchement sa bouche sur la sienne. Il sent sa langue qui essaie de se
glisser entre ses dents, résiste un moment.
Quand elle se détache, elle ne sourit plus du tout. Elle le regarde pendant
quelques instants, qui paraissent à Cronberg interminables, mais qu’il n’ose
interrompre.
Alors elle tire de sous sa jupe un couteau qu’elle approche de sa cuisse.
Elle soulève légèrement le tissu de son pantalon et, d’un coup sec, le fend
jusqu’au nombril. Le sexe qu’elle dévoile ainsi marque déjà un émoi que
Cronberg aurait voulu plus discret.
Elle lui tire les jambes, le faisant tomber allongé, sa tête heurtant le sol
et, avant qu’il n’ait protesté, soulève sa jupe et s’assoit sur lui. Puis, les
mains sur sa poitrine, elle le fait venir en elle.
Il aurait aimé n’avoir aucun plaisir, mais est vite incapable de dissimuler
son émoi. Toutes les douleurs de son corps semblent se fondre en une
sensation qu’elle dirige par les mouvements du sien, et ils atteignent en
même temps un plaisir extrême.
Elle reste quelques minutes au-dessus de lui, puis se relève. Elle a les
yeux encore chavirés. Il ne lui dit rien. Elle époussette sa robe, lui chuchote
quelque chose qu’il ne comprend pas (Merci ? Dommage ?) puis sort de la
pièce à reculons, les yeux toujours fixés sur les siens.
Ce n’est qu’après qu’elle a refermé la porte qu’il s’aperçoit qu’elle a
oublié (oublié ?) son couteau, dont la lame jette dans la pénombre de la
cave une lueur métallique.
Il rampe jusqu’à la lame, se retourne et tente de la placer de façon à
couper ses liens. Il se moque de son pantalon déchiré, du sperme sur lequel
se colle la poussière, de toutes les souffrances réveillées de son corps, des
deux côtes brisées (il y en a au moins deux, il en est maintenant sûr) qui lui
poignardent les flancs. Il réussit en se contorsionnant à appuyer la lame
contre un tonneau, à se retourner et à poser ses liens dessus. En frottant, il
sent que la corde rompt et, au bout de quelques minutes d’effort, ses mains
sont à nouveau libres. Libérer ses pieds n’est que l’affaire d’un moment. Il
vient de finir quand il entend encore la porte s’ouvrir.
Il n’a que le temps de plonger derrière un tonneau. La lueur d’une torche
emplit la pièce, et il reconnaît un des gardiens qui s’approche de lui. En
voyant le couteau et les bouts de corde par terre, l’homme se précipite, juste
à temps pour recevoir sur le crâne le poids d’un tonnelet d’eau-de-vie, qui
lui écrase la tête et s’ouvre, emplissant la cave d’une forte odeur de liqueur.
Cronberg ne prend pas la peine de vérifier si l’homme est mort ou non. Il
lui enlève son pantalon et jette les lambeaux du sien. Il n’a pas d’arme sur
lui, et ramasse alors le couteau.
La porte n’est pas gardée. Il se demande même un moment s’il y a
encore du monde. En remontant l’escalier, il arrive dans une auberge, mais
pas celle où sa perfide guide l’a mené. Elle paraît abandonnée, en tout cas
inoccupée. Il s’avance dans la grande salle, voit une porte, mais entend
soudain comme un bruit de voix. Il se dissimule derrière un pilier, avant de
réaliser que le bruit vient de l’étage.
Debout sur une table, les deux mains se tenant aux poutres, il réussit à
entendre clairement ce qui se dit dans la pièce au-dessus.
Très vite, il comprend que ceux qui s’expriment ne le font pas en
français. Il croit un instant à de l’allemand, puis réalise que c’est en fait de
l’anglais. Au bout d’un moment, il distingue quelques phrases, dont deux,
prononcées par celui qui l’a interrogé et dont il croit reconnaître la voix, qui
dit : « We have to kill that general, gentlemen… » La suite est plus confuse.
Heureusement, Bainville s’exprime à un moment dans une langue
tellement approximative qu’il la saisit sans peine. Il en oublie
immédiatement toutes ses douleurs : ce dont il entend parler est un projet
d’assassiner Bonaparte.
Dix

Alors il bondit, oubliant ses douleurs. Le murmure des voix des


conspirateurs l’accompagne jusqu’au-dehors. Le ton est monté, comme s’il
y avait d’un coup un désaccord. Il faut que cela dure jusqu’à ce qu’il puisse
revenir ou prévenir quelqu’un.
La chance est avec lui, par deux fois. La première, en lui permettant de
voler un cheval parmi la dizaine qui attend dehors à la porte, la deuxième en
le faisant partir sur le bon chemin alors qu’il hésite longuement devant un
carrefour à s’en aller vers la gauche ou la droite. Autour de lui, c’est la
campagne, et il n’a aucune idée de l’endroit où il est. Mais il ne chevauche
qu’une petite demi-heure avant d’apercevoir les lumières de Paris.
Il passe à toute allure les barrages qui bloquent la porte Saint-Martin et
réussit à ne pas fournir d’explications trop précises sur son état. L’une des
plaies au-dessus de son œil s’est rouverte et du sang lui coule sur le haut du
visage. Mais le nom de Bonaparte, encore…
Il arrive rue Chantereine alors que le général discute avec Berthier dans
son bureau. Il fait irruption dans la pièce, hirsute et sanglant, se jette vers
Bonaparte, et raconte son histoire d’une voix entrecoupée de gémissements
peu audibles.
Quand enfin les deux militaires ont compris, ils bondissent.
— Où est cette maison ?
— Je ne saurais pas vous le dire, mais je vais vous y conduire.
— Dans votre état ? Vous êtes fou. Il faut que vous vous reposiez.
— Non. Pas tant que cette racaille n’aura pas été balayée.
Il est maintenant surexcité, passionné, prêt à en découdre avec le monde
entier. En lui passe une énergie comme rarement ressentie. Il a conscience
du contrecoup inévitable qui va suivre, mais veut aller jusqu’au bout de
cette soif qui l’embrase.
Il faut avant de partir passer à la caserne du faubourg Saint-Jacques, où
Berthier réunit une quinzaine d’hommes, enthousiastes dès qu’apparaît
Bonaparte. Cronberg prend leur tête, suivi par le général, et ils partent à
bride abattue.
Une heure plus tard, la maison est en vue. Bonaparte fait stopper les
chevaux. Les hommes mettent pied à terre après avoir attaché leurs bêtes à
des arbres. Dans la pièce du haut, la lumière des bougies est toujours
visible.
Bonaparte pousse la porte du bas, dont personne n’a remis le verrou en
place. Il refuse que Cronberg prenne sa place à la tête de la colonne. Cinq
hommes montent avec eux, les autres restent en bas, cernant la maison.
C’est un massacre plus qu’un combat. Peu de conjurés ont leur arme sur
eux. Quand Bonaparte ouvre la porte d’un coup de pied et que les cinq
hommes pénètrent dans la pièce, ils tirent dans le tas et abattent six
conjurés. Trois autres tentent de sortir des pistolets, et sont tués également.
Celui qui a interrogé Cronberg est de ce nombre. Les quatre hommes
restants, dont Bainville, se ruent vers la fenêtre. Ils sont cueillis en bas par
le reste de la troupe, l’un d’eux avec une cheville cassée. Personne ne
s’échappe, et ceux qui tentent de résister sont passés à tabac. Il n’y a
personne d’autre dans l’auberge. La fille qui a fait à la fois capturer et
libérer Cronberg reste introuvable. Le jeune homme n’a pas participé au
court combat. Resté sur une marche de l’escalier, il s’y est évanoui dès que
l’issue de la bataille n’a plus fait de doute.
Il ne reprend réellement connaissance que trois jours plus tard. Il est
couché dans un grand lit, dans une pièce sombre qu’il ne reconnaît d’abord
pas. Le lit est frais. Il sent sur son visage des choses qu’il essaie d’écarter,
avant de les identifier comme des bandages. De la pièce à côté, il entend
soudain un éclat de rire aigu, une tirade de phrases roucoulantes et
chaleureuses, et réalise où il est.
— Elle est revenue.
Il vient de reconnaître le timbre inimitable de Joséphine Bonaparte,
épouse du général. Il soupire : si le charme et l’enthousiasme de la créole le
séduisent, sa futilité, son incapacité à rester en place, son égoïsme
l’exaspèrent souvent et il ne sait trop que choisir, de cette attirance ou de
cette irritation. Dans l’état où il est, la seconde l’emporte largement et l’idée
qu’elle entre d’un coup dans sa chambre lui paraît insupportable.
Aussi se recroqueville-t-il dès qu’il voit la porte s’entrouvrir. Mais le pas
qui s’avance dans la pièce n’a rien de l’épuisante expansivité de la
mulâtresse, et Cronberg ouvre un œil. Il reconnaît la longue chevelure et
l’air triste de Bonaparte.
— Sébastien ?
La voix est anxieuse, presque amicale. Cronberg essaie de se lever pour
se mettre sur un coude. Mais le mouvement lui arrache un cri : son bras,
ankylosé, ne répond plus et il retombe la tête sur son drap.
— Ça va ?
Bonaparte est auprès de lui, essayant de le faire s’asseoir.
— Ça va, mon général, ça va. Juste un réveil un peu embrumé. Que
s’est-il passé exactement ?
— Cela fait trois jours que nous attendons que vous repreniez
connaissance. Nous vous avons fait aménager un lit dans la lingerie. Le
docteur nous a assuré que vous y seriez mieux. J’ai demandé à Laplace lui-
même de venir vous examiner. Vous nous avez fait peur. Après cette furie
qui vous a poussé à cheval pour me guider, et dont tout le monde se
demande encore comment elle ne vous a pas achevé, vous êtes tombé dans
un évanouissement dont rien n’a pu vous tirer. Le docteur vous a bandé :
vous aviez trois côtes cassées, de nombreuses contusions, deux dents
bonnes à être enlevées…
À ces mots, Cronberg passe sa langue sur sa mâchoire et sent
effectivement deux trous au niveau de ses molaires gauches, perte qui d’un
coup l’affecte horriblement.
— … et des contusions sans nombre. Votre exploit était étonnant, mon
ami, et vous m’avez sinon sauvé la vie du moins empêché qu’on y attentât.
— Que sont devenus les hommes que nous avons arrêtés ?
— Ils ont été interrogés. L’un est mort en répondant à nos questions, les
autres n’ont rien voulu dire. Bel exemple d’héroïsme inutile, qui a failli
m’impressionner. Mais les deux derniers, hélas, ont rompu cette harmonie
d’ensemble, et se sont mis à table assez rapidement. Le groupe comportait
une vingtaine de conjurés. La moitié étaient anglais, les autres proches des
milieux émigrés : il y avait même un prêtre, un de ces damnés réfractaires.
Ils voulaient piéger une voiture qu’ils feraient exploser près de la mienne,
au risque d’ailleurs de tuer des dizaines d’innocents avec moi. Leur chef
était un aristocrate anglais, le comte de Montboyle. Il avait entendu dire que
j’envisageais d’envahir l’Angleterre et voulait à la fois désamorcer cette
tentative et discréditer le Directoire. Les trois survivants ont été incarcérés à
la Force. Ils doivent être jugés bientôt, et ne couperont pas au rasoir
républicain.
— Leur chef était-il un grand homme aux cheveux bruns, qui parlait avec
un léger accent ?
— Je ne saurais dire comment il parlait car il a été abattu avant de
pouvoir dire un mot. Mais il correspond à la description que vous en
donnez.
Cronberg a la conviction qu’il s’agit bien de l’homme qui l’a interrogé
dans la cave.
— Et un Français hargneux, un petit roux ? C’est lui qui m’a mis dans
cet état. L’avez-vous arrêté ?
— Il fait partie des survivants, et c’est lui qui nous a donné le plus de
renseignements. Il est en prison où il doit suer la peur comme il l’a fait dans
mon bureau. Ces personnages-là me répugnent encore plus que les autres.
Comment avoir pour eux du respect ?
— Puis-je vous poser une question un peu confidentielle, mon général ?
— Je vous en prie, Sébastien.
— Qu’en est-il de cette invasion de l’Angleterre ?
— Je n’en sais rien encore, et nos conspirateurs me prêtent des intentions
que je n’ai pas. Mais il est vrai que le Directoire m’a demandé d’envisager
le projet. Je suis conscient du fait que leur préoccupation majeure est de
m’éloigner de Paris. J’attends de toute façon de savoir ce qu’il en est du
désir dont je vous ai parlé l’autre soir.
Bonaparte, sans doute aiguillé par sa reconnaissance, parle avec une
confiance qu’il n’a encore jamais à ce point accordée au jeune homme.
— Dès que je saurai ce qu’il en est, je partirai sans doute sur les côtes
étudier la faisabilité de cette entreprise, qui me paraît pour l’immédiat un
peu folle.
Un cri emplit à ce moment l’atmosphère.
— Napoléon ! Napoléon ! Où êtes-vous ?
— Vous entendez : elle est revenue avant-hier. Je crois que je suis
heureux, mon petit Sébastien. Remettez-vous vite, et venez partager notre
joie.
Il y a dans le visage du vainqueur triomphal un bonheur d’enfant épanoui
qui émeut Cronberg, même si ce n’est pas la première fois qu’il constate
cette faiblesse chez son grand homme. Il aurait aimé lui dire quelque chose,
mais le général est sorti de la pièce avant qu’il ne le puisse, parti pour
répondre à l’appel irrésistible de la femme qu’il aime.
Cronberg passe presque une quinzaine de jours en convalescence,
quinzaine qui se traîne interminablement. Il tente de lire, laisse tomber le
Projet de constitution pour la Corse de Rousseau que Bonaparte lui a
conseillé, s’amuse fort au Tanzaï et Néadarné de Crébillon et pleure à Paul
et Virginie, que sa rencontre à l’Institut avec Bernardin de Saint-Pierre lui a
donné envie de lire et qu’il a du mal à accorder avec l’austère rigueur du
savant.
Il lutine, sans pouvoir lui faire beaucoup de mal, la chambrière qui lui
sert d’infirmière, une petite blonde pas très jolie mais qui est la seule à
entrer régulièrement dans sa chambre. Il se sent bien : pour la première fois
depuis longtemps, il peut évoquer sans douleur l’image de sa mère, et se
laisse porter pendant de longues rêveries à revivre les moments de tendre
complicité qui les unissaient. Il se laisse même aller à de doux sanglots,
sans se reprocher ces soudains accès de sensiblerie.
Berthier, qui tient à chacune de ses visites, avec une grandiloquence un
peu gênante, à lui exprimer son admiration devant le courage dont il a fait
preuve lors de l’attaque de la maison, vient deux fois et Joséphine passe
quotidiennement pour, après lui avoir marqué sa reconnaissance, tenter de
lui arracher sur les dernières modes parisiennes des détails qu’il essaie de
lui fournir. Bonaparte vient les trois premiers jours, puis, pris par ses
affaires, ne réapparaît qu’au bout d’une semaine, pour lui demander d’un
ton soupçonneux :
— Dites-moi, Cronberg, maintenant que vous m’avez l’air remis : où en
êtes-vous de cette histoire de lettres ?
Le convalescent lui avoue n’avoir guère avancé, surtout si rien n’a été
trouvé à l’auberge des conjurés. Bonaparte jure de la faire fouiller, puis
repart. Il a d’autres problèmes en tête : Barras a refusé sa candidature au
poste de directeur. Il fallait pour cela le faire élire par exception, et le vieux
roublard s’est réfugié derrière la constitution pour mettre en avant cette
impossibilité technique. Le général bout, mais il ne peut rien faire. Son beau
projet de conquête civile du pouvoir tombe à l’eau.
Le blessé sort pour la première fois le 20 janvier. Il fait froid, mais cette
aigre morsure se pare à ses yeux des couleurs de la vie. Sans avoir
franchement osé le demander au médecin, il sait que ses blessures auraient
pu lui être fatales. Son sentiment de renaissance est pourtant gâché par la
certitude qu’il a jusque-là échoué dans sa mission, quels que soient les
services qu’il a pu rendre par ailleurs à Bonaparte. Et c’est moins le
dévouement qu’il doit au général qui le titille que l’échec qui blesse son
orgueil.
Comme pour provoquer le destin, il retourne dès son premier jour de
sortie au faubourg Saint-Antoine. Les trois maisons victimes de l’incendie
ne sont plus que ruines. Il entre dans celle qui abritait les messes
clandestines, descend jusqu’à la cave et comprend vite qu’il est
parfaitement illusoire d’espérer trouver quoi que ce soit dans ce magma.
Les appartements ont été pillés, et chacun est venu se servir de morceaux de
poutres encore utilisables. Les murs montrent des trous là où des pierres ont
été descellées, et plus personne n’y habite.
En souriant, Cronberg espère que les réserves du trafiquant cachées dans
la pièce du haut ont fini dans les mains de ceux qui en avaient besoin. Par
acquit de conscience, il traverse la rue pour aller voir Vandreuil, mais n’en
tire qu’une heure et demie de souvenirs fort ennuyeux, subis autour d’une
tasse d’eau chaude.
Il fait de la même manière chou blanc en tentant de revoir Églantine. Au
Palais-Royal, nul ne sait où elle est partie. Un matin de la semaine
précédente, sa tante et elle sont montées dans une voiture sans que personne
sût où elles allaient, et elles ne sont pas revenues depuis.
En sortant du « Berceau lyrique » où il s’est attablé pour un thé, ce
nouveau breuvage fort à la mode qu’il a accompagné d’une grosse salade et
d’une demi-dinde, il réalise que cette journée ne lui a en fait servi qu’à
repousser la confrontation à laquelle il est maintenant contraint : il lui faut
aller interroger Bainville en prison. À l’idée de revoir son bourreau, ses
poings se serrent tout seuls, et il manque en briser le verre de vin qu’il porte
à sa bouche.
Il espérait bien encore qu’une quelconque interdiction administrative
viendrait empêcher la rencontre, mais Bonaparte lui accorde
immédiatement le droit qu’il réclame. Il lui faut encore trois jours pour
arriver à se résoudre aux retrouvailles : est-ce de la haine, est-ce de la peur ?
Il a du mal à définir exactement le sentiment qui l’empoigne, mais il s’en
sent étrangement esclave, et cette servitude l’irrite presque autant pour elle-
même que ce qui la provoque.
Les trois survivants ont été incarcérés à la prison de la Force, vaste
fourre-tout de la répression. Elle abrite encore un grand nombre de
prisonniers politiques, mais l’étiquette est suffisamment floue pour qu’y
soient mélangés quelques babouvistes, des nobles émigrés, des prêtres pris
en flagrant délit de prosélytisme et même des truands dont les liens
essentiellement commerciaux avec l’émigration ont causé la chute.
Le jour dit, Cronberg reste un bon quart d’heure devant le bâtiment, puis
se décide à entrer. La porte s’ouvre devant lui, et son laissez-passer aplanit
d’emblée toutes les difficultés sur lesquelles il comptait encore un peu.
Le geôlier l’amène dans une grande salle commune, où les hommes sont
entassés sur des paillasses d’où se dégage une odeur nauséabonde. On sent
chez certains détenus l’intention encore de présenter beau, et le soin apporté
à leur toilette est d’autant plus méritoire que rien n’est fait pour les y aider.
La plupart n’ont pas de chaussures, ces dernières se vendant fort bien au
marché noir.
Des clans se sont formés, qui regroupent entre eux soit les plus durs des
détenus de droit commun, soit ceux qui ont reconnu dans leurs camarades
des gens de la même classe. L’argent qui circule beaucoup a fini de souder
ces diverses compagnies.
L’homme que Cronberg cherche n’a visiblement bénéficié d’aucun de
ces régimes de faveur. Le geôlier qui l’appelle ne sait même pas exactement
où il peut se trouver dans la prison, et finit par aller ouvrir un cachot où la
paille baigne dans une dizaine de centimètres d’eau. Trois hommes sont là.
L’un a un regard de fou et tient des propos délirants. Le second ne parle pas.
Dans le troisième, la barbe drue, les cheveux courts mais déjà grouillant
de poux, Cronberg croit reconnaître l’un des hommes qui avaient
accompagné Montboyle lors de son interrogatoire.
Le prisonnier lève vers lui des yeux hagards. Il est jeune encore, presque
enfantin et, ne serait la terreur qui envahit ses yeux dès que Cronberg se
dirige vers lui, on aurait pu le croire le fils d’un de ses compagnons.
— Vous n’êtes pas Bainville, dit Cronberg.
Il se tourne vers le gardien qui l’a amené.
— Ce n’est pas Bainville.
— J’en sais rien, moi, répond l’homme. On m’a dit de vous conduire à
ceux qu’on a amenés sur ordre de Bonaparte. C’est le seul qui reste. Alors,
débrouillez-vous avec lui. Vous m’appelez quand vous voulez partir. Et ne
me l’énervez pas, ils le sont déjà bien assez comme ça.
Cronberg se retourne vers le prisonnier.
— Vous vouliez voir Bainville ? ricane-t-il. Il fallait modérer vos sbires.
Il est mort, Bainville ! Il est mort comme les autres, sous la torture.
Cronberg éclate d’un rire amer. Ainsi, Bonaparte s’est trompé, et
Bainville est mort. Ainsi, il a eu peur pour rien, il a repoussé cette rencontre
alors que déjà elle ne pouvait plus avoir lieu. Il se sent soulagé et en même
temps déçu, comme si, maintenant que la confrontation était devenue
impossible, il la regrettait, comme si la page que la disparition de Bainville
laisse maintenant vierge allait manquer à son histoire et lui laisser un goût
d’inachevé qui, lui, ne s’effacerait pas.
Le prisonnier ne réagit même pas à l’éclat saugrenu du jeune homme. Il
répète le mot, plusieurs fois.
— Ils vous ont torturés ?
— Ils nous ont questionnés. Votre général l’avait dit. « Je veux savoir
comment et pourquoi ces hommes en voulaient à ma vie. » Je l’ai entendu.
Oh, bien sûr, il n’avait pas précisé par quels moyens, mais les autres ont
bien compris. Poirot est mort très vite. Il faut dire qu’avec la balle qu’il
avait reçue, sans soins et en tapant sur sa blessure…
— Et Bainville ?
Cronberg sait déjà que la réponse va lui faire du mal, et il sait déjà
qu’elle est la vérité.
— Ils l’ont tapé, lui ont arraché la peau des bras, et lui ont brûlé les yeux
avec une barre rougie à blanc. Il est mort peu après. Cela a duré trois
heures.
— Et il n’a pas parlé ?
— Bien sûr que si. Qui n’aurait pas parlé à sa place ? Mais il n’en savait
pas assez pour eux. Ce qu’il leur a dit ne leur a rien appris. Ils s’étaient
imaginé un complot remontant beaucoup plus loin, et ils l’ont torturé
jusqu’au bout. Ils avaient l’autorisation de votre puissant général. Alors,
pourquoi s’en priver ?
— Et vous ?
— Moi ? J’ai eu plus de chance. Ils devaient être fatigués. Ou il fallait
qu’il en reste un pour figurer dans un procès, où l’on pourrait étaler les
demi-vérités et les mensonges et salir bien plus de gens que ceux qui sont
vraiment impliqués. Ils m’ont juste battu, et arraché les ongles.
Il tend sa main, qu’aucun bandage ne protège et où les bouts des doigts
ne sont plus que des masses noirâtres.
— Moi aussi j’ai parlé. Mais je ne savais rien de plus que lui.
Cronberg laisse passer les quelques instants de silence dont visiblement
le prisonnier a besoin. Puis il reprend la parole.
— Je ne suis pas là pour enquêter sur votre tentative d’assassinat, mais
pour autre chose. J’espère que vous pourrez me renseigner, et je ne vous
cache pas que votre aide pourrait beaucoup vous aider pour l’avenir. Avez-
vous eu connaissance d’un vol de lettres du général Bonaparte chez Barbey
dans la nuit du 21 au 22 Frimaire ? Avez-vous des liens avec Églantine
de Leseleuc et le père Ruaud ? Pourraient-ils être mêlés à ce vol ?
L’homme paraît d’abord extrêmement surpris, puis regarde Cronberg en
tendant ses mains comme un défi.
— S’il vous plaît, racontez-moi, lui demande Cronberg.
Une angoisse voile le regard du prisonnier.
— Ne soyez pas gentil, par pitié, ne soyez pas gentil. C’est la seule arme
qu’ils n’ont pas encore utilisée.
Et il s’écroule en longs sanglots.
— Je ne voulais pas ça, je ne le voulais pas. C’est Montboyle qui a tout
combiné. Moi, je l’ai suivi par admiration. Je m’appelle Nizon, François
de Nizon. Là-bas, à Londres, il nous a recueillis, ma famille et moi. Nous
n’avions plus rien. Il a épousé notre cause corps et biens. Il savait, lui, que
c’est là-bas, en Angleterre, que se trouve la vraie liberté, le vrai respect de
tous, et justement parce qu’il y a un roi. Il savait que, si ce général
diabolique nous attaquait, c’en serait fini de cet espoir, et que seules les
brutes de Thermidor dirigeraient ce pays. Il avait raison, alors j’ai voulu
l’aider. Mais c’est tout. Je suis jeune, j’ai dix-huit ans, et je n’ai connu que
la fuite, la misère, l’exil, la honte, et maintenant la mort qui me menace. Je
veux vivre, je veux vivre. Aidez-moi, je vous en supplie, aidez-moi.
Il se jette aux pieds de Cronberg.
— Je vous promets de faire ce que je pourrai, répond ce dernier. Mais
racontez-moi tout. Je ne suis pas là pour vous piéger, et vous êtes de toute
façon déjà dans la nasse. Aidez-moi et je vous aiderai.
Alors le prisonnier, hagard, semble soudain changer d’attitude, éclate
d’un rire sardonique et se mure soudain dans un silence qu’il s’applique par
diverses mimiques (tourner le dos, refermer les bras sur sa poitrine) à rendre
parfaitement ostentatoire.
Cronberg joue sa dernière carte.
— Tant pis. Cela aurait pu m’être très utile. Restez dans votre silence, je
le comprends. Je ferai quand même ce que je peux pour vous aider.
Gardien ! Gardien !
Il appelle deux fois très fort.
Le jeune captif change alors à nouveau d’attitude.
— Attendez. Pourquoi faites-vous cela pour moi ? Je ne suis que…
Une nouvelle crise de sanglots le secoue. Il tente de dire quelque chose,
mais n’y arrive pas. Quand il se reprend, le gardien est à la porte. Cronberg
le renvoie d’un geste, et il repart en grommelant.
— D’accord. Même si vous n’êtes vous aussi venu que pour me trahir,
j’ai envie de croire que non. Je vais vous dire ce que je sais. J’aurai juste
une chose à vous demander avant.
— Oui.
— On ne m’a pas donné à boire depuis deux jours. Est-ce que je pourrais
avoir un peu d’eau ?
Cronberg appelle le gardien, exige une cruche que ce dernier lui apporte
en gémissant sur le fait que les prisonniers, maintenant, sont traités comme
des rois. Il la tend au captif, qui la boit presque d’un trait, comme s’il avait
peur qu’on ne la lui reprenne.
Puis il commence son récit.
— J’ai connu Églantine il y a longtemps…
Onze

Cronberg n’arrive pas à dormir. Il est rentré de la prison depuis quelques


heures, et le récit de Nizon occupe encore ses pensées. Ils ont parlé près
d’une heure, et Sébastien, comme lui, sait que cette confession sera peut-
être la dernière vraie conversation du jeune condamné.
Il revoit devant ses yeux le sourire, puis le corps d’Églantine. Il fait
passer le visage sec, veule du prêtre, y cherchant le pourquoi de ce qu’il
vient d’apprendre. Il a encore du mal à la croire, mais tout concorde trop
pour que cette ignoble explication ne soit pas la bonne : l’odieux travail
auquel, pour la foi, Ruaud poussait Églantine, le fait que l’un comme l’autre
l’acceptent, le désespoir de la jeune fille quand le prêtre avait failli périr
dans les flammes, jusqu’au nom de Bainville qu’elle lui a jeté en pâture,
comme pour se débarrasser d’un amoureux encombrant. Et c’est lui qui a
risqué sa vie pour le sauver…
« J’ai bien connu Églantine de Leseleuc… »
Il réentend la voix du prisonnier.
Lui et Églantine étaient en fait nés un peu dans la même région, l’un fils
d’un châtelain de Bretagne, l’autre aux confins de la Normandie. Leurs
terres étaient assez proches. Nul n’avait parlé de mariage mais, n’eût été la
Révolution, leurs parents auraient sans doute fini par y penser. La rumeur de
la prise de la Bastille, les événements de Paris n’avaient d’ailleurs été
connus par chez eux qu’un mois plus tard, et écartés d’un mouvement
d’épaules par les deux familles. Ce n’est que vers la fin de l’année que leurs
inquiétudes commencèrent à se faire jour de façon réelle.
— Églantine n’était alors qu’une vague amie, que la proximité me faisait
supporter sans ennui mais sans joie réelle non plus. Je me souviens de
journées chez ses parents, qui étaient beaucoup plus argentés que les miens.
Tous les gens titrés n’étaient pas riches, contrairement aux images absurdes
qui sont nées depuis : je me demande même qui se souviendra que le
manque d’argent était le mal endémique de cette noblesse qu’on a tant
accusée d’avoir confisqué tous les biens.
» Nous avons donc eu beaucoup de mal à réunir de quoi partir, et les
passeurs se sont largement engraissés sur notre dos. Du coup, nous avons
quitté nos terres plus tard que voulu, et nous ne sommes arrivés à Londres
qu’en 92, non plus avec les seuls aristocrates mais avec tous ceux qui
avaient peur. Nous y avons découvert que la qualité d’émigré ne tenait plus
à ce que l’on avait fui, mais à la rapidité avec laquelle on avait fui, même si
le départ n’avait eu pour but que de cacher sa fortune. Les rois de cette
société étaient donc à la fois les plus riches, puisqu’ils avaient su cacher
leur argent tout de suite, et les plus malhonnêtes, malgré les dehors de
contre-révolutionnaires qu’ils se donnaient. Nous avons vite été catalogués
comme des mous, d’autant plus que mon père, à qui sa pauvreté avait
permis de sentir les injustices qui torturaient certains, était d’accord avec
plusieurs des décisions révolutionnaires. Il a eu le malheur de le dire lors
d’une soirée à la cour du duc d’Artois. Quelle erreur ! Immédiatement, les
portes des salons se sont fermées. Madame de Polastron a donné le « la », et
nous nous sommes retrouvés plus pauvres qu’avant. La famille d’Églantine
a subi le contrecoup de cet éclat pour nous avoir soutenus.
Sa voix est hachée, comme s’il avait hâte d’arriver au bout de son
histoire, et Cronberg peine parfois à en comprendre tous les mots.
— Elle était arrivée quelque temps avant nous, après avoir échappé à des
dangers encore plus grands. Églantine avait même été jetée en prison
quelque temps. Elle m’en a peu parlé, et je crains qu’il ne lui soit arrivé pire
que ce qu’elle m’a décrit. C’est là qu’elle a rencontré Bainville. Il travaillait
pour les Cordeliers, et s’occupait du transport des prisonniers vers la Grève.
Cette tâche lui répugnait de plus en plus. Il est tombé éperdument amoureux
de notre amie. En trois jours, en circonvenant qui il fallait, il a mangé (oui,
mangé : ils étaient plusieurs à user de ce moyen définitif pour sauver ceux
qu’ils voulaient sauver) son dossier et ceux de sa famille. La faire sortir
n’était plus ensuite qu’un jeu d’enfant, et il est parti avec elle en Angleterre,
où il a rejoint le parti des contre-révolutionnaires.
— À Londres ?
— À Londres, oui. J’avais l’impression d’y vivre dans un monde
étrange, à la fois nostalgique, revendicatif et inefficace. Tout ce que nous
faisions échouait, des premières chimères absurdes de restauration complète
à la lamentable entreprise de Quiberon. J’avais l’impression que tout le
monde s’enfermait dans ces échecs, ne trouvant plus que dans la recréation
d’une douceur de vivre idéalisée la raison de continuer des vies qu’ils
auraient voulues immuables.
» Je pourrai dire que j’ai découvert Églantine avec les yeux de Bainville,
quand je l’ai revue avec lui. Elle avait grandi, embelli. Il était fasciné. En
fait, comme beaucoup de rentiers sans nom, il rêvait d’approcher ce monde
de la noblesse, rêve que la Révolution lui avait permis d’accomplir. Il la
suivait partout. Je ne sais jusqu’où est allée leur relation, pas au bout je
pense. Sans se moquer de lui, elle ne lui avait guère laissé d’espoir. Et c’est
lui qui s’accrochait sans souci des moqueries ou des remarques perfides.
» Dans cet écroulement de tout, dont les plus lucides savaient bien qu’il
était irréversible, il ne nous restait guère que la religion. Nous fûmes
plusieurs à nous y plonger avec une ardeur extrême. Églantine en faisait
partie. C’est ainsi qu’elle rencontra le père Ruaud.
Il s’était interrompu. Son ton était devenu plus lent. Il paraissait à la fois
épuisé et déterminé à aller jusqu’au bout. Cronberg se taisait, de peur
d’interrompre ce flot de confessions.
— Il s’est passé quelque chose de stupéfiant entre Églantine et le père
Ruaud. Je ne sais si l’on peut appeler cela de l’amour. C’était plutôt une
sorte de relation obsessionnelle, un enfer qu’ils s’étaient bâti pour expier je
ne sais quoi, et où chacun des deux se réfugiait derrière Dieu et la foi pour
se laisser aller aux sentiments les plus exaltés. On les vit tout le temps
ensemble. Ils priaient pendant des heures, parcouraient les milieux les plus
pauvres pour distribuer de la nourriture, des vêtements qu’ils réussissaient à
arracher aux lords et ladies anglais. On les appelait « God’s beggars », les
mendiants de Dieu, dans les milieux les plus huppés de Londres et ils y
avaient, parce qu’ils étaient pittoresques, des entrées que nous n’osions
même pas espérer. Nul n’a vraiment compris alors à l’époque ce qu’était
leur relation. Étaient-ils amants ? J’aurais tendance à croire que oui, mais
d’autres pensent que non. Jamais ils n’ont en tout cas été surpris, et Dieu
sait que nombreux sont ceux, Bainville en tête, qui ont cherché à le faire.
Cronberg avait frémi devant la révélation, sans pour autant oser réagir
ouvertement.
— Enfin, le climat s’est adouci. La chute de Robespierre a permis
d’envisager un retour en France. Oh, il n’a pas immédiatement séduit tout le
monde. Beaucoup s’étaient installés dans l’émigration avec un confort
auquel ils ne souhaitaient pas renoncer. Mais Églantine et Ruaud,
rapidement, ont voulu rentrer. J’ai fait le voyage avec eux, et j’ai, comme
eux, commencé à tenter de renouer des liens avec tous les cercles
catholiques qui s’étaient reconstitués. Cela nous a été possible jusqu’à
fructidor et aux nouvelles lois répressives. Alors Ruaud est entré dans la
clandestinité.
Il avait fallu que, d’un coup d’œil, Cronberg lui fasse comprendre qu’il
était au courant pour qu’il ait la force de continuer.
— Vous savez… ? Vous connaissez la manière dont il a poussé Églantine
à pénétrer les cercles du pouvoir. N’était-ce que stratégie défensive ? Y
avait-il une volonté d’expier ainsi par la chair un péché de chair ? Je ne sais
pas, là non plus. Mais il était visible que, déjà avant son retour en France, la
santé mentale de Ruaud commençait à donner des signes de faiblesse. Ces
intrigues délirantes en sont la preuve. Pourtant la pauvre Églantine, menée
au-delà de ses délires mystiques par la sensualité et l’envie d’échapper à
l’amertume remâchée dans nos milieux, est entrée dans la combine sans
barguigner.
Bainville avait bien sûr suivi son amante jusqu’en France, lui servant de
garde du cœur et souffrant un martyre que Cronberg imaginait bien
volontiers. Il voulait à tout prix renverser la situation, jouer au héros,
arracher la jeune fille à la pourriture du Directoire. Prêt à tout, il avait
d’abord fréquenté en Angleterre le comte de Montgaillard, puis monté avec
lui un réseau dont le but était de débaucher des soldats de l’armée de Rhin
et Moselle. C’est par cette entremise qu’il avait rencontré Montboyle et son
groupe d’Anglais.
— Il m’a enrôlé avec lui. La venue de Bonaparte nous apparaissait
comme un danger majeur. Si le Directoire était suffisamment pourri de
l’intérieur, lui, avec sa popularité et son intégrité, nous semblait
inattaquable. De quoi pouvait-on l’accuser à part de quelques trafics avec
l’Italie, qu’il avait plus autorisés que réellement commandités ? Nous
devions donc l’abattre tant que cela était encore possible, voire profiter de
sa popularité pour jeter la responsabilité de ce meurtre sur le Directoire. Le
groupe de Montboyle, convaincu que le prochain champ de bataille de
Bonaparte serait l’Angleterre, nous en a donné l’occasion. Vous connaissez
la suite. Nous avions à peine commencé à réfléchir à la manière de réussir
que vous nous êtes tombés dessus.
Le jeune homme s’était tu ensuite, pour laisser libre cours à ses larmes.
Cronberg, déjà convaincu que c’était inutile, lui avait parlé des lettres,
d’une entreprise de sape de Bonaparte qui serait passée par le chantage,
mais il n’avait eu aucune réponse et il ne lui avait pas semblé que Nizon lui
dissimulât quoi que ce soit.
Cronberg reste songeur. Il répète l’histoire. Elle ne lui a rien appris sur
les lettres, et pourtant il sent qu’elle cache une vérité. Car il s’est trompé de
bout en bout : il était parti sur une histoire politique, cherchant qui pourrait
profiter de ces lettres pour confondre Bonaparte, et il est tombé sur une
relation sentimentale hors du commun. Là où il a cherché des intrigues de
pouvoir, ceux qu’il traquait n’étaient menés que par leurs passions.
Le pouvoir. La passion.
Et soudain le nuage se déchire devant ses yeux. Pourquoi s’obstiner à
croire que l’on voulait faire chanter Bonaparte parce qu’il était
politiquement gênant ? Pourquoi ne pas envisager qu’il y ait à la base du vol
une simple motivation sentimentale ? Il aurait crié « eurêka » s’il avait
connu le grec, aurait jailli de son bain s’il n’en prenait aussi rarement.
Surexcité par les perspectives que lui offre cette nouvelle idée, il sort de la
maison et, en chemin, s’arrête au café Procope où il s’attable en essayant de
mettre de l’ordre dans ses idées.
Le souvenir des philosophes qui hantaient le lieu, les Diderot,
d’Alembert, Grimm, le laisse cette fois parfaitement indifférent, et il est
trop plongé dans ses pensées pour remarquer même les deux nouveaux
médaillons sculptés qui ornent le comptoir, tapi dans sa niche comme dans
un autel. L’après-midi durant, devant un thé, il réfléchit à tout ce que lui
ouvre sa nouvelle inspiration. Pourquoi effectivement ces lettres, qui
dissimulaient des relations amoureuses, n’auraient-elles pas été prises non
pour impliquer Bonaparte politiquement, mais pour le compromettre dans
ses amours pour des raisons uniquement sentimentales ? Pourquoi,
monsieur et madame Bonaparte étant concernés, ne pas supposer que
madame était tout autant la cause que monsieur du vol de ces lettres ? La
stature du général l’avait empêché d’imaginer un mobile ne se rattachant
pas directement à lui.
Une bouffée de chaleur envahit Cronberg, d’un coup surexcité par les
perspectives nouvelles qui s’offrent à lui. Il saute de l’une à l’autre,
piétinant sur place, ne sachant où déverser la folle énergie qui s’empare de
lui. Car soudain la liste des suspects, des hypothèses, des complots devient
tout autre que celle qu’il avait envisagée jusque-là. Le coupable peut être un
jaloux, un amoureux de la dame, voire un de ses amants car on l’affirme
volontiers peu irréprochable. Il lui a même entendu prêter des amours
ancillaires et de couleur, sans qu’il ait jamais beaucoup accordé d’attention
à ces ragots. Lui-même n’a de la fidélité qu’une vision très lointaine, et il
reconnaît le droit de vivre leur vie même aux femmes, ne différant d’ailleurs
en cela que peu des opinions de son temps, qui admettent dans des mariages
souvent de raison que chacun fasse ce qu’il veut à condition que les
apparences n’en souffrent pas.
Si l’affaire est purement sentimentale, il faut donc qu’il pousse ses
recherches du côté de Joséphine. Mais que sait-il d’elle dans le fond ? La
créole est revenue le 3 janvier, et il n’a depuis guère cherché à se rapprocher
d’elle. Elle s’était d’ailleurs immédiatement plongée dans le grand bain
parisien. Il y avait eu dès son retour chez Talleyrand, à l’hôtel Gallifet, une
grande soirée, où elle était apparue vêtue d’une tunique grecque, la coiffure
agrémentée de camées. « À la citoyenne qui porte le nom le plus cher à la
gloire », avait emphatiquement déclaré le ministre à son entrée.
Une petite fille s’était approchée de Bonaparte et, après l’avoir touché,
s’était écriée : « Maman, c’est un homme. » Les époux se rappelaient
désormais le mot régulièrement, gloussant autour comme un couple d’oies
autour d’un bout de pain, ce qui irritait le jeune homme.
Au-delà de cette image, Cronberg sait de Joséphine qu’elle est née dans
les îles, en Martinique, fille Tascher de La Pagerie, fleuron de la société
créole, qu’elle y a évolué dans un milieu tout à fait décent, d’où l’a sortie
son mariage houleux avec le futur général de Beauharnais, mariage qui lui a
laissé deux enfants et une séparation. Il sait qu’elle a une réputation de
femme peu farouche, qu’on dit que Bonaparte l’aime beaucoup plus que
l’inverse, et qu’elle se pique de retrouver dans ce Paris qui fête son mari la
place qu’elle avait avant la Révolution. C’est peu.
Faut-il qu’il commence à se renseigner ? Comment Bonaparte le
prendra-t-il ? Il ne sait qu’en penser. Mais les événements vont décider à sa
place. Quand il rentre rue Chantereine, c’est pour trouver les domestiques
en train de préparer les malles du général.
— Sébastien, vous voilà.
Bonaparte apparaît, bousculant ceux qui s’affairent.
— Je voulais vous voir avant de partir.
— De partir ? Parce que vous partez ?
— Sébastien, où vivez-vous ? Cela fait une semaine que l’on ne parle
que de cela…
— J’étais très pris par cette enquête que vous m’avez confiée, et…
— D’accord, d’accord : je ne vous en veux nullement, rassurez-vous.
De la main, il guide les valets, jette dans une malle une liasse de papiers.
— Je pars en tournée, mon cher, tournée de confiance. Et pour quelque
projet dont le piquant ne manquera pas de vous sauter aux yeux. Je vais
inspecter les ports de la Manche. La grande série : Étaples, Boulogne,
Calais, Dunkerque, Ostende. Un voyage de rêve dans les brumes du Nord…
Et tout cela, je vous le demande en mille, pour quoi faire ? Pour étudier la
possibilité d’une invasion de l’Angleterre. Comme quoi vos conspirateurs
de carnaval n’avaient pas si mal vu que cela.
— Mais vous… vous croyez cela possible ?
— Et réussir là où personne depuis Guillaume n’a réussi ? Sincèrement,
non. Nous avons déjà échoué en Irlande en 96, au pays de Galles en 97.
Mais il faut bien que je trouve quelque chose. Vous savez que…
Il peine à le dire, visiblement humilié.
— Que Barras a usé d’arguties juridiques pour ne pas m’accorder ce
poste de directeur que je lui demandais. Depuis ce refus, le Directoire ne
sait plus que faire de moi. Alors, partons. Paris commence à me peser,
n’était le plaisir de retrouver tous les jours mon épouse. J’ai de toute façon
d’autres projets au retour, si ce que je verrai alors confirme mes intuitions.
Talleyrand est venu m’entretenir hier avec un mémoire… Mais je ne vous
en dis pas plus. Nous en parlerons à mon retour. En attendant, j’espère que
vous continuez de vous occuper de notre petite affaire.
— Je ne travaille guère qu’à cela, général. Vous souhaitez la vérité,
quelle qu’elle soit. Je vous ai bien compris ? Et vous m’autorisez toutes les
investigations nécessaires ?
— Toutes, Cronberg, toutes. Et je vous fais certainement plus confiance
pour résoudre cela qu’à Matthieu pour ranger mes affaires. Matthieu,
mordiable, comment voulez-vous que je retrouve mes décorations si vous
ne les rangez pas avec mes uniformes ?
Il a déjà sauté vers le domestique, et ne s’occupe plus de Cronberg, qui
considère qu’il a carte blanche pour percer les éventuels secrets de madame
Bonaparte.
L’occasion va lui en être donnée deux jours plus tard, deux jours occupés
à plein par le départ de Bonaparte qui fait ses derniers adieux à une
Joséphine apparemment éplorée le 8 février. Cronberg avait bien tenté de
savoir des serviteurs de Joséphine quels pouvaient être les hommes qui
tournaient autour de leur maîtresse, mais il avait totalement échoué. Même
la femme de chambre, à qui il avait pourtant sorti la grosse artillerie de son
charme, s’était refusée à lui répondre tout en le laissant pousser assez loin
son badinage. Il s’était d’ailleurs promis de profiter des avancées ainsi faites
dès qu’il aurait résolu l’affaire. Avant, cela risquait de trop l’impliquer
auprès de celle qu’il soupçonnait de plus en plus d’être à l’origine de toute
l’affaire.
Quand il reçoit un mot de Thérésa Cabarrus l’invitant à assister à une
course à pied à l’antique dont le vainqueur doit être couronné sur le Champ-
de-Mars, il accepte immédiatement. Le culte du corps est redevenu à la
mode et chacun, de retour d’orgie, se sent pousser une âme de champion.
Bien que ricanant, il saute sur l’occasion, tout en s’étonnant d’avoir laissé
chez la prêtresse de l’époque un souvenir à ce point marquant.
Il s’aperçoit très vite en fait que ce n’est pas à Thérésa, qui paraît à peine
le reconnaître, qu’il a laissé ce souvenir mais à son amie Juliette Récamier,
qui l’accueille avec une grande chaleur à peine a-t-il mis les pieds dans le
parc de Monceau aménagé en piste et où s’ébattent déjà quelques athlètes,
souvent un peu grassouillets pour l’exploit qu’ils ambitionnent. Thérésa,
penchée sur la balustrade, encourage de ses sourires un trio dont aucun ne
semble savoir exactement à qui sont destinées ces marques de faveur tant
recherchées. Tourton et Constantin, favoris de l’épreuve, font même un tour
de piste à petites foulées, la tête levée vers leur public.
Juliette, comme à son habitude, est toute de blanc vêtue. Son nez un peu
fort, son menton qui s’empâte, trop court, ne sont pas d’une très belle
femme, défauts qu’elle rachète par une intelligence en éveil permanent, et
dont elle se sert d’autant plus qu’elle en a mesuré, chez elle, la
prééminence. Sa coquetterie en est, du coup, dépourvue de cette hardiesse
que donne l’habitude du succès. Elle a de quoi attacher, non provoquer, peut
susciter le sentiment, non l’embraser. Femme d’un banquier, maîtresse d’un
salon en vogue, madame Récamier ne vit que pour jouer un rôle, seule
passion à laquelle elle consacre toutes ses forces. L’éclat du nom l’attire
comme la lumière le papillon, et elle est bien déterminée à interroger sur
son illustre patron Cronberg qui s’installe à côté d’elle, obtenant d’emblée
une place que d’autres guignaient.
— Il paraît que vous avez permis l’arrestation d’un groupe de dangereux
contre-révolutionnaires, monsieur Cronberg. Vous devrions-nous le
maintien des acquis précieux de la République ?
Elle rit, et Cronberg, qui pourtant ne se fait aucune illusion sur l’utilité de
ce qu’il a fait, surtout quand il revoit les yeux implorants de Nizon, se sent
piqué au vif.
— Pensez-vous donc que la contre-révolution ne nous menace en rien,
madame ?
— Vous avez saisi, monsieur. Je le pense.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que personne n’échangerait la Révolution contre l’Ancien
Régime. Que les abus de la Terreur aient laissé de profondes cicatrices,
c’est indéniable. Que le régime actuel ne soit ni un modèle moral très
enthousiasmant ni le manifeste d’un réel génie politique, c’est encore plus
certain. Mais il a l’intelligence ou le bon goût, comme vous voulez, d’avoir
su trouver sur qui s’appuyer : il est le gouvernement de la bourgeoisie post-
révolutionnaire, et la caresse dans le sens du poil. Il garantit les biens
nationaux, ouvre à tous l’administration et l’armée…
— Il est aussi confiscation du pouvoir aux mains d’une oligarchie sans
scrupules, ce qui, hérédité mise à part, ne modifie guère les structures
d’avant 89.
— Sans doute. Mais cela pourrait se sentir s’il y avait une vraie droite
royaliste. Or ce n’est pas le cas, et ceux qui prétendent incarner ce combat
sont ceux que vous avez embêtés : permettez-moi de ne pas exagérément
trembler.
Cronberg sourit, mais n’a pas le temps de répondre. Le départ de la
course vient d’être donné, et quand Juliette se retourne vers lui, c’est, avide,
pour obtenir des tas de détails sur Bonaparte. Il répond sans se
compromettre, puis à son tour lance dans la discussion le nom de Joséphine.
— Vous savez que madame Bonaparte est de retour. Cette femme
m’étonne. Je la crois indispensable pour bien comprendre le général. Leur
relation à la fois tellement étrange, tellement passionnelle, tellement
déséquilibrée… On a l’impression qu’il ferait tout pour elle alors qu’elle
s’en moque, qu’il l’idolâtre quand elle ne fait que se servir de lui.
Il noircit le tableau volontairement, pour pousser Juliette à réagir.
— Et je dois avouer que je me trouve ainsi entre eux deux, sans vraiment
la connaître. Je n’ai pas eu le sentiment d’une intelligence supérieure. Vous
avez dû bien vous ennuyer si vous l’avez rencontrée.
Juliette sourit finement. Elle aime les compliments, mais les distingue
trop clairement pour en être dupe.
— Je ne suis effectivement pas très proche d’elle. Elle a une espèce de
rayonnement brutal qui élimine vite des présences moins… comment dire ?
Moins directement ostentatoires.
— J’ignore même à peu près tout de son histoire avec Bonaparte. Le
général lui-même en parle peu. Quand je l’ai connue, à Mombello, elle
régnait sur la petite cour comme une reine, à la fois superbe et
inaccessible…
— Leur histoire a été longue. Du moins ce que j’en sais, et que j’ai
appris par Thérésa plus que par elle, qui ne m’a jamais beaucoup parlé.
J’ignore en particulier tout de son enfance, sinon qu’elle a été insulaire. Elle
la mentionne peu, comme un paradis perdu. Mais j’ai l’impression que cette
vision est surtout là pour l’extérieur, et qu’elle l’enjolive pour s’aider à
supporter des moments très difficiles. La prison a été pour elle un choc
énorme, plus que pour beaucoup d’autres. Elle avait devant elle une place
inscrite dans un monde immuable, et elle est d’un coup devenue une poupée
ballottée par l’Histoire, ne sachant ce que le lendemain lui réservait. Elle
était dans le temps qui dure, elle a été jetée dans le temps qui passe. Elle se
défend comme elle peut.
— Comment a-t-elle épousé Beauharnais ?
— Après que celui-ci eut courtisé sa sœur, la petite Marie-Françoise.
Mais la pauvre chérie ne voulait pas quitter maman.
— Et Joséphine l’a remplacée auprès du général ?
— Qui à l’époque ne l’était pas, et ne promettait guère de le devenir. Il
était surtout tombé à pic pour aider les La Pagerie, qui ne roulaient pas sur
l’or. C’était un bel esprit, séduisant et superficiel, souvent injuste. Nous
avons tous été marqués par les encyclopédistes, par l’écoute de nos
sensations, et lui peut-être encore plus que d’autres. Et il dansait
superbement.
— Mais l’aimait-il ?
— Un peu sans doute, au début du moins. Elle n’en parle plus guère,
comme si tout cela était évacué. Ils sont venus à Paris. Elle était vicomtesse,
ils ont eu un fils, Eugène, une fille, Hortense. Mais Joséphine n’a jamais,
comment dire, été excessivement portée sur les choses de l’esprit. Et elle
était jalouse. Alexandre ne le supportait guère, bien qu’il lui donnât de
nombreuses raisons de l’être. Puérile inconstance des hommes. Il voyageait
beaucoup. Et puis il y a eu madame de Longpré. Une vieille maîtresse, avec
qui il a renoué à Fort-Royal et qui lui a mis en tête qu’Hortense n’était pas
de lui. Dieu sait que Rose – excusez-moi, je me fais mal à ce nom ridicule
de Joséphine dont l’a affublée Bonaparte – n’a jamais dédaigné les beaux
hommes, mais je ne crois pas cette fois-là qu’il y ait eu quelque chose. Quoi
qu’il en soit, ils se sont séparés. Elle est partie pour Panthemont, où elle
n’avait rien d’une recluse, je vous rassure. Elle y a senti souffler le grand air
de la Cour. L’a-t-il grisée ? C’est elle qui a pris l’offensive, en demandant la
séparation. Elle a contre-attaqué comme une lionne. Hortense restait avec sa
mère, et Eugène était élevé par son père. C’est une grande passionnée, vous
savez, une mère redoutable, et elle rachète par l’affectivité, parfois même la
possession, ce que la culture ne lui a pas donné. Vous savez qu’elle écrit
toujours le nom de sa fille, Hortense, avec un « c ».
Juliette penche la tête en arrière et laisse échapper un petit rire qui se
termine en une toux molle.
— Elle est ensuite retournée en Martinique, et n’est rentrée en France
qu’en 90. Elle avait bien mal choisi son moment. Elle a traversé la
Révolution avec angoisse, alors qu’Alexandre y triomphait, ce qui l’aura
sans doute un temps protégée. Il faut dire, et je le crois sincère, que
Beauharnais a été de ces aristocrates qui ont compris qu’il était temps
d’installer un peu plus de justice, et qu’il a œuvré en ce sens avec ardeur et
courage, jusque sur les champs de bataille et dans son poste de chef d’état-
major de l’armée du Rhin. Il était également ardent dans les champs de
l’amour : Delphine de Custine en particulier s’est rendue après un siège
moins long que celui de Troie.
S’illusionne-t-il ? Sébastien croit discerner comme une pointe
d’amertume chez Juliette.
— Et puis tout s’est dégradé avec la Terreur. Joséphine est obligée de
faire trafic d’articles de Paris avec la Belgique. Alexandre échoue devant
Mayence, qu’il est impuissant à reprendre. Il démissionne, ce qui aura été
une grande erreur, car la Convention saura le retrouver. En 94, en mars je
crois, ils ont été arrêtés tous les deux. La prison a été pour elle une épreuve
atroce. La preuve, c’est qu’elle n’en parle jamais, et ce mutisme sur ce qui
la touche n’est pas dans ses habitudes. Elle y est restée trois mois, et en a
été sauvée par un médecin polonais. Alors que lui montait à l’échafaud, il
l’a déclarée malade, n’en ayant que pour huit jours à vivre. Du coup, on ne
l’a pas exécutée, et Tallien a pu la faire libérer peu après Thermidor.
— Ce médecin était…
— Son amant ? Je ne sais pas exactement. Il est assez difficile de s’y
reconnaître avec Rose. Elle est très discrète, et prête le flanc à tellement de
légendes… Je ne lui connais que quelques liaisons avérées : avec Scipion
du Roure, un officier de marine qui avait fait le voyage de retour avec elle
depuis la Martinique, avec le général Hoche, avec Barras bien sûr, qui l’a
aimablement jetée ensuite dans les bras de Bonaparte. Lui en saura
d’ailleurs beaucoup plus que moi, car il se répand depuis sur notre amie en
confidences, dont je ne suis pas sûre qu’elles ne soient pas dictées par la
rancune : il lui prête une foultitude d’amants, des appétits sauvages, allant
même jusqu’à s’offrir à des Noirs.
Juliette frémit.
— Je ne sais ce qui est vrai ou non. Quand Rose a commencé à nager en
eaux libres, c’était aussi en eaux troubles. Il est sûr qu’elle tient Paris plus
par son charme que par son intelligence. S’est-elle beaucoup donnée, ou a-t-
elle simplement laissé croire qu’elle allait le faire, ce qui est au moins aussi
habile ? Je ne sais pas. Pour être claire, je la crois infidèle à Bonaparte, mais
pas forcément pour autant la Messaline que Barras décrit.
— Et en ce moment ?
— Si vous cherchez un nom, je n’en ai pas à vous donner.
Son ton un rien plus sec fait comprendre à Cronberg qu’il devient
presque importun. Il efface d’un sourire ce faux pas.
— Après, il y a eu son salon rue de Tournon, la rencontre avec Germaine
et les Tallien, Barras, tout ce que vous savez déjà. Et puis l’arrivée du petit
général, dans les bras duquel Barras a casé une maîtresse envahissante.
Vous connaissez l’histoire de leur rencontre…
— Vaguement. Le général en parle peu.
— C’était après le 13 vendémiaire. Bonaparte avait été chargé de
désarmer les sections les plus remuantes. Et Eugène, l’adorable Eugène, se
présente à lui, en lui demandant de conserver le sabre de son père, le
vaillant général de l’armée du Rhin. Bonaparte accepte. Rose lui envoie
alors un mot pour l’inviter rue Chantereine, en remerciement. Et là, coup de
foudre. Elle apparaît, il est pétrifié. Vous l’imaginez, avec ses cheveux
tombants, son air de chien battu, ne sachant plus que dire. Cet enthousiasme
n’échappe pas à Barras, qui voit là un très bon moyen de se débarrasser de
Rose tout en tenant Bonaparte. Quatre mois plus tard, ils se marient. Et
devinez la meilleure ? Ce mariage pourrait être parfaitement illégal. Elle
s’était rajeunie, lui s’était vieilli, les papiers étaient plus qu’approximatifs,
et l’un des témoins du général, Lemarrois, n’était même pas majeur.
Bonaparte est arrivé une heure en retard, s’exclamant « Mariez-nous
vite »…
— Vous y étiez ?
— Non. Mais Barras et Tallien oui, comme témoins. Ce sont eux qui
m’ont raconté.
— Vous ont-ils tout dit, ou en sauraient-ils plus ?
— Peut-être. Il y a encore entre Rose et Barras des liens réels, et qui se
sont je crois soudés autour de… comment dire, d’opportunités de carrière
que le succès de notre cher citoyen-directeur n’a pu que renforcer.
— Vous voulez dire que…
— Que la victoire des armées d’Italie n’a pas été que guerrière.
— Et Joséphine aurait pu tremper dans…
Cronberg lit dans les yeux de Juliette l’erreur qu’il vient de commettre.
Elle n’est pas suffisamment belle pour ne pas toujours soupçonner derrière
l’amabilité d’un homme d’autres intentions que celles qu’il affiche et trop
intelligente pour ne pas les sentir quand elles apparaissaient trop évidentes.
Immédiatement, elle se raidit.
— Vous ne seriez pas en train de me tirer les vers du nez, monsieur
Cronberg ? De jouer de votre charmant sourire pour vous renseigner sur
votre maîtresse ?
Il y a dans le mot et la façon dont il est dit un mépris qui renvoie soudain
Cronberg à ce nom de « valet » dont il a toujours refusé de qualifier sa
situation aux côtés de Bonaparte.
Il encaisse pourtant le coup en souriant, se retenant de montrer qu’il l’a
touché.
— Du tout, chère Juliette, et il est mille autres sujets de conversation que
je serais enchanté d’aborder avec vous. Mais vous étiez sur celui-là si
fascinante que je me suis laissé prendre par votre verbe. Admirons ces
athlètes, puisque tout prétexte est bon à me faire profiter encore un peu de
vos charmes.
Elle sourit, ne pouvant guère faire autre chose, et accepte.
Il passe encore une heure avec elle, mais ne peut réorienter la
conversation sur ce qui l’intéresse. Bien que la sentant offerte, il ne veut pas
pousser plus loin son avantage. À six heures du soir, il est rentré rue
Chantereine, et a rejoint sa chambre. Alors que Bonaparte lui offrait une
pièce au premier étage, il a choisi une petite pièce sobre au rez-de-chaussée,
près de la cuisine. Il aime à s’y retirer, et à s’y reposer un peu du luxe
oppressant dans lequel Joséphine fait vivre sa maisonnée. « Je ne suis qu’un
paysan », lui a-t-il répondu, un jour où elle lui reprochait avec un rien
d’amertume de déroger ainsi au train dont elle rêvait.
Et à deux heures du matin, il ne dort toujours pas, tournant et retournant
dans sa tête tout ce que Juliette lui a dit. Il sent de manière confuse et
presque superstitieuse qu’il approche quelque chose, que son intuition est la
bonne, mais il n’arrive pas à relier entre eux tous les éléments.
Un nom surgit pourtant chaque fois : celui de Barras. Pourquoi le maître
de Paris serait-il compromis dans ce vol de lettres ? Voudrait-il ainsi, en
compromettant Joséphine, raffermir sur Napoléon une prise que le don de
son ancienne maîtresse n’a pas faite assez puissante ? Et quels sont ces
trafics auxquels la fine Juliette a fait allusion ?
Alors, soudain, une image lui apparaît. Il a une idée folle et, comme
l’exige toute idée folle, il se met à l’exécuter immédiatement.
Douze

Il n’y a autour de la maison pas grand-chose qui indique aux inconnus


quel grand personnage séjourne ici. Cronberg réalise pourtant, à voir la
voiture dissimulée sous quelques arbres et les trois gardes qui veillent
autour, qu’il ne s’est pas trompé. Barras Ier, roi du Directoire, est bien ici.
Il se glisse dans l’ombre. La maison de la Rousseval, cette actrice en
vogue, vedette de « L’Ambigu-Comique » et qui triomphe dans Cœlina ou
l’Enfant du mystère, lui est bien connue : il y a été invité aux petites heures
du matin trois semaines auparavant, après avoir rencontré sa propriétaire au
bal des Zéphyrs, installé dans les allées du cimetière désaffecté de Saint-
Sulpice.
Elle lui avait avoué son rêve : devenir, comme tant d’autres avant elle et
en espérant les mêmes retombées à la fois sociales et financières, la
maîtresse de Barras. Elle était belle, introduite dans les milieux qu’il fallait :
cela ne devait plus être qu’une question de temps. Elle savourait à l’avance
cette apothéose.
Et son succès ne s’était guère fait attendre. Aujourd’hui, aux courses de
Monceau, Cronberg a aperçu Barras. Elle était à son bras. L’image ne l’a
guère frappé sur le coup. Mais, quand il s’en est souvenu il y a une heure, il
a alors eu la certitude qu’il trouverait Barras chez sa nouvelle conquête.
Avec un rien d’inquiétude, il constate qu’il a sous-estimé la hauteur du
mur qui ferme la maison. Sans doute n’y aura-t-il pas de soldats vers
l’arrière du bâtiment. Il faut pourtant qu’il passe devant les trois gardes en
faction à l’entrée.
Mimant la démarche d’un ivrogne, il s’avance vers eux, chantant une
chanson paillarde. Les trois hommes, que l’ennui et le froid ont rendus
prompts à sauter sur la moindre distraction, se mettent à lui lancer des
piques. L’un d’eux s’avance même pour le pousser et le faire tomber.
À terre, Cronberg serre les dents, espérant que le soldat se désintéressera
vite de lui et qu’il ne sera pas obligé de se battre.
L’autre lui décoche juste un coup de pied et le laisse passer en rigolant
grassement. Toujours titubant, Cronberg remonte le long de la maison, et
tourne dans la ruelle sur laquelle donne le mur.
Il sort alors de sous son manteau la corde et le grappin qu’il s’est
procurés avant de venir. D’un geste large, il fait tourner le bout de métal au-
dessus de sa tête et le lance vers le haut. À la deuxième tentative, le crochet
griffe le mur. Sébastien tire sur la corde. Rien ne vient. Il l’attrape des deux
mains, et se hisse vers le sommet.
Arrivé en haut, il n’a plus qu’à se laisser descendre. Autour de lui le
jardin est sombre. Y a-t-il un autre gardien à l’extérieur de la maison ? Sans
doute. Le jeune homme remonte tout doucement le long de la longue
pelouse, essayant de rester le plus possible dans l’ombre du mur.
À l’approche de la porte, il entend des bruits de pas et voit un autre garde
qui fait les cent pas. Il saisit son pistolet par le canon et utilise l’un des plus
vieux trucs du monde : ramasser quelques cailloux et les lancer dans le coin
opposé à lui. Le garde se fige, part vers l’endroit où il a entendu du bruit.
Quand il passe à ses côtés, Cronberg bondit et lui abat sur le crâne la crosse
de son pistolet. L’homme s’écroule. Il prend le corps dans ses bras et le
dépose sous un arbre. Puis il s’approche de l’entrée de la maison. D’un
coup de coude, il tape dans le carreau d’une fenêtre et s’accroupit en
craignant que de nouveaux hommes ne surgissent. Mais rien ne vient
troubler le silence.
Il repousse la fenêtre, se glisse à l’intérieur de la maison, retrouvant ses
souvenirs au fur et à mesure qu’il avance. Il réussit à prendre l’escalier dans
le noir le plus complet. Le silence de la maison s’interrompt à l’approche de
la chambre de la duchesse, dont Cronberg reconnaît les trilles amoureuses.
Il hésite à interrompre ce doux instant, puis prend son élan, entoure son
visage d’un foulard et, d’un coup de pied, ouvre la porte.
Un double cri lui répond immédiatement. Barras jaillit du lit, et se heurte
immédiatement à la bouche du pistolet de Cronberg. La Rousseval,
indifférente à sa nudité, tremble de tous ses membres, terrorisée à un point
tel que Cronberg est pris de pitié.
— Ne tremblez pas, madame, je ne veux rien d’autre que quelques mots
de conversation avec Monsieur le Directeur.
Il voit à ses yeux qu’elle est à deux doigts de la crise de nerfs. De sa
main restée libre, il lui lance un vêtement.
— Habillez-vous, et ne bougez pas. Il ne vous arrivera rien.
Il essaie de déguiser sa voix, qu’aucun des deux n’y reconnaisse son
accent. Tout son esprit refuse l’énormité de ce qu’il est en train de faire :
que le coup parte, et la France n’a plus de maître, et l’un des hommes les
plus détestés de son époque s’éteint, et le général qu’il sert devient peut-
être… Non, il ne peut suivre jusqu’au bout cette idée-là.
— Je ne vais pas vous retenir très longtemps, Barras.
Le directeur n’a pas bougé. Il se tient nu devant Cronberg, son érection
encore vive, le regard fixé sur son interlocuteur, occupé à la fois à tenter de
deviner qui se cache derrière ce bout de tissu opaque et à chercher un
moyen de se sortir de ce mauvais pas. Il est de marbre : aucune trace de
frayeur n’apparaît sur ses traits.
— Que voulez-vous, monsieur ?
— Juste résoudre une question qui me travaille. Qu’avez-vous fait des
lettres ?
Cronberg a senti d’entrée qu’il n’était pas nécessaire de finasser. Il a
même compté sur l’effet de surprise. Mais il est déçu. Si jamais il est
possible de lire la sincérité sur le visage de quelqu’un, alors Barras ne
comprend pas de quoi on lui parle.
— Des lettres ? Quelles lettres ? J’en reçois beaucoup, et…
— Des lettres qui auraient trait à…
Il hésite à trop en dire, de peur de compromettre Bonaparte.
— … à Joséphine de Beauharnais.
Il a exprès choisi son premier nom.
Une amorce de sourire apparaît sur le visage soulagé de Barras.
— Madame de Beauharnais. Qu’ai-je donc à faire avec madame
de Beauharnais ?
— Hier, c’était de notoriété publique. Aujourd’hui, je voudrais le savoir.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je vais vous répondre ?
— Ceci.
Et Cronberg agite devant Barras son pistolet, tout en faisant attention à
ne pas trop s’approcher de lui.
— Dois-je tirer pour vous convaincre de ma détermination ?
Barras laisse passer quelques secondes, le temps de jauger son
adversaire.
— Non, je ne le crois pas. Je ne vois pas exactement ce que vous voulez
savoir concernant mes relations avec madame de Beauharnais. Elles ont
effectivement été très proches. Depuis qu’elles sont moins intimes, madame
de Beauharnais s’est rapprochée du général Bonaparte. J’ai favorisé ce
rapprochement qui a eu le double mérite de créer un lien entre moi et un
ami politique dangereux, et de me débarrasser d’une vieille maîtresse : je
porte suffisamment de reconnaissance aux dames qui m’ont aimé pour me
réjouir de les voir accéder à des bonheurs à la hauteur de leurs mérites. Vous
voyez que je ne vous cache rien. J’irai même jusqu’à vous avouer parfois
quelques regrets : Rose est de ces femmes qui restent quinze ans à l’âge de
trente.
— Je n’ai d’autre choix que de vous croire.
— Depuis que cette nouvelle union s’est faite, madame de Beauharnais
a, comme à peu près tous les gens qui m’approchent, tenté de profiter et de
ma situation et des occasions fort attrayantes qu’offre ce régime. Je l’ai
laissée s’attabler à ce banquet. Elle y a montré un appétit réel, bien que
moins excessif que je ne le craignais.
Cronberg se sent désarçonné. La discussion ne prend pas du tout le tour
qu’il aurait souhaité. Il s’était imaginé tirant les vers du nez d’un Barras
terrorisé, qui finirait par lui dire ce qu’il attendait, et il se trouve face à un
homme impassible, disposé à jouer le jeu honnêtement et qui n’a pas grand-
chose à lui apprendre. Tout en parlant, il réfléchit, sachant bien que
l’extraordinaire de la situation (l’homme le plus puissant de France au bout
de son pistolet) ne saurait durer très longtemps.
— De quel genre d’affaires s’agit-il ?
— Comme tous les autres : des fournitures à l’armée, des trafics d’objets
avec l’Italie. Que l’enrichissement soit facile n’est pas de taille à augmenter
l’imagination de nos trafiquants. Tenez, voulez-vous un nom en pâture, ce
qui vous suffira peut-être à me laisser continuer avec Madame ce que nous
avions commencé. Creusez les liens entre Joséphine et un nommé Bodin,
qui fournit l’armée d’Italie. Et vous comprendrez qu’être passée par mon lit
peut être un investissement autant qu’un souvenir.
Cronberg a l’impression de tourner en rond. Son excitation est retombée.
Il sait qu’il lui faut encore sortir du piège dans lequel il s’est fourré.
— Que savez-vous de la vie amoureuse de Joséphine de Beauharnais ?
demande-t-il subitement.
— Ah çà, jeune homme, vous êtes pour le moins étonnant. Vous me
dérangez pour cela ? Pour un ragot que n’importe qui aurait pu vous
apprendre ?
Cronberg est furieux contre lui-même. Il devient agressif.
— Répondez ou je me fâche !
— Eh bien, je crois en ce moment qu’elle continue une liaison entamée
depuis longtemps avec un jeune officier de Leclerc, un certain Charles,
Hippolyte Charles, que je ne connais pas personnellement. Il est d’ailleurs
impliqué dans ses trafics avec Bodin, si c’est cela qui vous intéresse.
Barras reprend de plus en plus d’assurance. Cronberg sent qu’il est temps
de rompre.
— Vous venez avec moi.
De nouveau, le visage de Barras se tend.
— Jusqu’en bas. Vous surveillez ma sortie, en quelque sorte.
— Vous permettez que je m’habille ?
— Je vous en prie.
Le directeur enfile sa culotte, attrape son manteau. Ils descendent tous les
deux l’escalier, dans un silence pesant.
— Votre garde n’est qu’assommé. Il se réveillera avec un gros mal de
tête.
Barras jette sur son sbire un regard glacial. Cronberg comprend alors
comment malgré sa corruption, malgré ses compromissions, malgré ses
reniements, il a pu devenir le maître de Paris. Il lui parle d’une voix froide
et déterminée, sans peur, avec une haine domptée, apprivoisée, mise en
réserve jusqu’au jour où il la lâchera mais terrifiante.
— Vous n’ignorez pas, je pense, qu’à partir du moment où vous mettrez
les pieds dehors, je ferai tout ce que je peux pour vous rattraper. Ce jour-là,
qui arrivera tôt ou tard, vous ne serez plus qu’un jouet entre mes mains. Si
j’avais un conseil à vous donner, ce serait de me tuer tout de suite.
Il y a presque du défi dans sa voix.
— Dites-leur plutôt de ne pas bouger. Si j’ai votre promesse, nous nous
reverrons le jour où nous devrons nous revoir.
Barras ouvre la porte. Les trois soldats se redressent soudain, l’un d’entre
eux visiblement tiré à l’instant de son sommeil.
— Laissez passer cet homme.
Cronberg recule, en tenant les quatre hommes sous la menace de son
arme. Arrivé à la porte, il tire un coup en l’air pour les effrayer. Le
chevaleresque a quand même ses limites.
Dès qu’il se sent en sûreté, Cronberg enlève son foulard. Les rues sont
désertes, et seul un couple d’ivrognes l’interpelle sans qu’il réponde. Il
repense à la scène qu’il vient de vivre, réalisant peu à peu qu’il s’est mis
dans un pétrin dont même Bonaparte aura du mal à sortir. Et tout ceci en
vain.
Barras n’a guère fait que redonner vie à tous ses doutes. Il ne sait
toujours pas s’il ne se fourvoie pas totalement. Rien ne semble encore
prouver que la piste Joséphine soit la bonne, sinon une intuition dont
maintenant il doute. Cela lui rappelle l’époque où, après avoir découvert la
poésie de Chénier, il avait voulu lui aussi se lancer dans les vers. Parfois,
dans une illumination nocturne, il était convaincu d’avoir trouvé le verset
qui le rendrait immortel, se levait pour le noter et quand il le relisait au petit
matin, ne découvrait guère qu’une banalité sans nom.
Faut-il vraiment qu’il continue ? Il se sent vidé, découragé.
Il rentre rue Chantereine et y découvre qu’elle a changé de nom : en
hommage à son glorieux habitant, elle s’appelle maintenant « rue de la
Victoire », ce qu’affiche la plaque toute neuve clouée à son entrée. Ce
ridicule détail lui redonne un peu de baume au cœur, amélioration de son
humeur que vient très fortement consolider une lettre de Bonaparte à lui
adressée et qu’il trouve en entrant dans la maison. Le général lui glisse
quelques mots de sa tournée, dans une suite de considérations plus
domestiques.
« Votre état de santé, causé par le désir d’assurer ma sécurité avec
l’ardeur à laquelle vous vous étiez engagé, ne m’a pas permis de vous
emmener avec moi. Je déplore cet état de fait, tout en étant bien convaincu
que vous ne manquerez pas à Paris de continuer à faire avancer toutes les
affaires que nous y avons démarrées. Je ne saurais trop vous recommander
madame Bonaparte, envers laquelle vous connaissez mon attachement. Je
sais qu’elle ne saurait être en de meilleures mains. Ne sachant quand je
rentre, je ne vous dis “adieu” que dans l’espoir de vous revoir, ce revoir
dût-il être lointain. »
La lettre fait à Cronberg l’effet d’un cordial réconfortant. Il décide alors
de retrouver rapidement l’amant de Joséphine, avant que Barras n’ait le
temps de le prévenir. Même s’il est douteux que le directeur aille se vanter
de sa mésaventure, il ne faut en aucun cas que Joséphine en ait vent.
Trouver les coordonnées du lieutenant Charles n’est pas très difficile.
Toujours muni du blanc-seing de Bonaparte, Cronberg se rend au quartier
général des armées. Là, un fonctionnaire un peu avachi l’autorise d’un geste
vague à chercher dans les listes d’officiers présents à Paris, et il ne faut pas
très longtemps au jeune homme pour découvrir que Charles habite en ville,
au 100 faubourg Saint-Honoré, chez un citoyen Bodin, celui-là même que
Barras lui a dénoncé comme impliqué dans des trafics. Son amant installé
chez son associé : décidément, l’entreprise Joséphine fonctionne à plein !
La feuille de route du lieutenant l’éclaire également sur ses liens avec sa
maîtresse : alors qu’ils se sont sans doute rencontrés à Paris, quand Leclerc
fréquentait avec ses officiers le salon de la femme du glorieux général,
l’infidèle a réussi à le faire nommer dans sa suite quand elle a dû aller
rejoindre Bonaparte en Italie, et ils ont voyagé ensemble jusqu’à Milan.
Bonaparte s’est-il en revanche rendu compte de quelque chose ? Charles a
été brusquement renvoyé en décembre 97, après le retour du général mais
avant celui de sa femme.
Devant la maison de Bodin, Cronberg hésite. Comment approcher
Charles ? Que lui dire ? Il est évident que le nom de Bonaparte risque de ne
pas avoir sur l’amant de sa femme le même effet magique que sur le reste
des gens qu’il rencontre. Le mieux est encore de le guetter. Il avisera
ensuite.
Sa patience n’est pas récompensée tout de suite. Il lui faut passer deux
heures dans un froid qui engourdit les mains avant que, reconnaissable à
son uniforme, un officier ne sorte de la maison. Il a le pas alerte, porte beau.
Sans se douter une minute qu’il est suivi, il trace sa route, renonçant
heureusement pour Cronberg à prendre une voiture. Il ne va d’ailleurs pas
très loin. Arrivé devant une maison de la rue de la Contrescarpe, il toque à
une porte, qui s’ouvre. Cronberg décide d’en faire autant. Un homme mal
rasé lui ouvre, jette un œil sur son costume, et s’efface pour le laisser entrer.
Le jeune homme comprend immédiatement où il est. Les salles de jeux
sont à la mode : la folie du gain s’est emparée des foules, et Cronberg lui-
même joue fort correctement à l’écarté et au reversi. Il distingue tout de
suite autour de la table de pharaon l’homme qu’il a suivi. Pendant près
d’une heure, il le regarde. Il est concentré, nerveux, agité quand il perd,
ayant du mal à cacher sa joie quand il tire de bonnes cartes. Un joueur
médiocre et qui, ce soir-là, laisse sur la table une somme assez importante.
Cronberg ne s’en approche pas. Par l’un des croupiers, il apprend que le
lieutenant est là presque tous les soirs.
Il lui faut arriver à l’interroger. Dès le lendemain, il se rend à la brasserie
Santerre, repaire de vétérans et de soldats qui ne sont pas totalement la
fierté de l’armée, fût-elle victorieuse. Mais il réussit assez vite, au prix
modeste de quelques tournées de bière, à trouver quatre hommes
susceptibles de l’aider. Comme chaque fois, il est stupéfait du pouvoir que
Bonaparte a su acquérir sur ses soldats, autrement plus impressionnant à ses
yeux que celui qu’il a sur la petite société du Directoire. Les quatre élus
seraient allés au bout du monde pour lui. Alors, donner une correction à un
simple lieutenant… Cinquante ans plus tôt, Cronberg aurait défié en duel
celui qu’il recherchait. Là, il va l’enlever en s’assurant soigneusement que
la force est de son côté. Il sourit un peu à cette idée, a même une pensée
pour le jeune homme d’avant Binasco, qui lui aussi se serait rué sur son
adversaire seul et en s’étant assuré qu’il avait sur lui de quoi se défendre.
Mais les temps changent. Et il donne ses ordres aux quatre hommes qui
l’accompagnent, dissimulant sous une vengeance de soldat aigri les vrais
motifs de son action.
— Vous vous précipitez sur lui sans qu’il vous reconnaisse. Une fois
ligoté, vous le montez dans une voiture, et la faites tourner pendant une
heure en lui faisant croire que nous allons le tuer. Je veux qu’il arrive en
ayant l’impression qu’il a parcouru un long chemin, et qu’il ne reverra pas
la lumière du jour. Puis, avec Ferrat et Jango, nous vous attaquons à notre
tour et le délivrons. Alors je l’interrogerai. Entre la peur et la
reconnaissance, du diable s’il ne me dit pas tout ce qu’il sait.
Jango semble peu convaincu par le procédé, et a tendance à croire que
laisser le lieutenant à demi mort dans un fossé serait au moins aussi
efficace, mais il ne pipe plus quand il apprend que le général lui-même
préfère cette solution.
Le soir même, les quatre hommes sont en planque près de la maison de
jeu. Charles en sort plus tard qu’ils ne le pensaient. Sans doute a-t-il gagné.
— S’il a sur lui de l’argent et que vous ne répugnez pas à le garder, ne
vous gênez pas, précise Cronberg à ses comparses, se doutant qu’il sera
écouté.
Charles monte dans un wiski. À peine est-il dedans que Gros-Jean ouvre
la portière pendant que Benoît saute à côté du cocher, un pistolet à la main.
— Démarre, et ne t’occupe pas de ce qui se passe. Tu y gagneras un peu
d’argent, alors qu’autrement tu perdras la vie.
L’argument est imparable, et ceux capables de mettre en péril leur vie
pour leur prochain sont devenus suffisamment rares pour que le risque d’en
rencontrer un soit insignifiant. Le cocher démarre sans se préoccuper plus
avant de ce qui se passe à l’intérieur de la voiture.
La lutte y est pourtant rude. Le lieutenant Charles ne s’est pas laissé
impressionner par l’arme de Gros-Jean, et a tenté de s’en emparer. Il faut
que Benoît fasse stopper la voiture et vienne donner un coup de main à son
acolyte pour venir à bout du bouillant soldat.
— Attache-lui les mains, et mets-lui cela sur les yeux.
Charles se retrouve ligoté et la tête entourée d’une cagoule noire qui lui
interdit de voir ce qui se passe.
Le cocher part dans les rues de Paris et arrive jusqu’au carrefour du bas
des Champs-Élysées, où attend une autre voiture. Le soldat y est transporté,
après que le jeune homme lui a expliqué d’une voix dure ce qui allait lui
arriver, sans lui préciser pourquoi.
— Mijote dans ton jus, mon bonhomme. Ça t’apprendra à moins
t’intéresser aux femmes des autres.
La voiture démarre. Charles n’a pas encore supplié qu’on l’épargne, ce
que Cronberg avait espéré. Ils tournent en rond encore une heure, le temps
de l’égarer. Puis Cronberg mime la délivrance en tirant quelques coups de
pistolet en l’air pendant que ses deux acolytes font semblant de se battre.
Gros-Jean, qui n’est pas le plus subtil du lot, réprime mal une envie de rire.
Ils font descendre le prisonnier, toujours la cagoule sur les yeux, et qui, se
croyant délivré, commence à remercier. Quand Cronberg l’attrape par le
collet pour le tirer à l’intérieur d’une petite maison, qui est en fait celle où
habitent Benoît et Gros-Jean, il sent que son coup a psychologiquement
porté. L’homme, animé par l’espoir d’une délivrance proche, s’effondre.
Cronberg attaque tout de suite.
— Vous êtes l’amant de la citoyenne Beauharnais ?
— Oui, répond le lieutenant.
Sa promptitude fait d’autant mieux sentir à Cronberg qu’il est prêt à tout
dire.
— Depuis quand ?
— Nous nous sommes connus à Paris, pendant la campagne d’Italie.
— Et Barras, vous le connaissez depuis longtemps ?
— Depuis quelques années, mais de manière très superficielle.
Le ton de la voix de Charles est atone. Il s’interrompt, semble chercher
ses mots, puis demande :
— Que me voulez-vous ? Qui êtes-vous ?
— Je pensais que vous me demanderiez cela plus tôt. Je ne vous
répondrai pas. Sachez seulement que de votre aptitude à répondre dépendra
notre envie de vous libérer. Nous ne vous voulons aucun mal. Nous voulons
des réponses. Donnez-les-nous, et cela se passera bien pour vous. Refusez-
les et il vous en cuira.
— Que voulez-vous savoir ?
Cronberg sent, comme avec Barras, qu’il ne faut pas qu’il laisse son
adversaire se ressaisir. Tout va se jouer très vite ou pas du tout.
— Étiez-vous à la soirée donnée par Barbey, le 22 frimaire ?
Il perçoit au raidissement de son interlocuteur qu’il a touché un point
sensible. Une soudaine exaltation l’envahit, d’avoir à la fois deviné la vérité
et mené à bien un plan aussi improbable que celui qu’il a mitonné. Le
visage de Barras, les cris de l’actrice interrompue en plein coït, l’évocation
de la surprise à venir de Joséphine manquent même de le faire éclater de
rire.
— Ne m’obligez pas à répéter mes questions, cela va m’irriter.
— Je… Oui, j’y étais.
— Est-ce vous qui l’avez tué ?
— Non.
Il a presque crié.
— Non, je ne l’ai pas tué. Quand je suis entré dans sa chambre, il était
encore avec cette fille.
— Quelle fille ?
— Je ne sais pas son nom. Une de celles qu’on voit toujours à ses fêtes.
Il en change trop souvent pour que je puisse me souvenir de toutes.
— Et que faisiez-vous dans sa chambre ?
— Je… je voulais vérifier qu’il était occupé.
— Pour quoi faire ?
— Pour ensuite récupérer des… des papiers.
— Des papiers ? Quels papiers ?
Il y était. Enfin.
— Des lettres. Des lettres de Bonaparte.
— Où étaient-elles ?
— Cachées dans son secrétaire. Je me suis décarcassé pour rien à ouvrir
son coffre-fort.
— Que vouliez-vous en faire ?
Cronberg ne pense même plus avoir besoin d’entendre la suite. Il attend
une explication sentimentale, l’exposé d’une vieille rivalité amoureuse.
Quand soudain la voix de l’homme ligoté se fait plus ferme. Il paraît plus
à l’aise, plus sûr de lui, comme porté par quelque chose.
— Au point où nous en sommes, je vais vous le dire. Et tant pis si cela
doit me coûter la vie. Je ne vais pas me cacher ni tenter de fuir ce que j’ai
fait. J’ai pris ces lettres, dont j’avais eu connaissance par une indiscrétion de
Barbey, parce que je voulais une arme contre Bonaparte. Oh, n’allez pas
croire que ce soit pour mieux m’emparer de sa femme : j’aime Joséphine et
elle m’aime, mais cette liaison accidentelle n’a rien à voir avec les qualités
de son mari. J’ai été en 1789 un des premiers à embrasser la cause des
révolutionnaires. J’avais dix-huit ans. Un monde s’ouvrait. Je n’ai pas été
de la prise de la Bastille : qui d’ailleurs l’a réellement été ? Mais tout de
suite après, j’ai été des Cordeliers et secrétaire de section aux Feuillants. Je
suis passé à travers les épurations, mais effrayé par les dérives que nous
vivions. Mes illusions ont duré assez longtemps, jusqu’à la mort de Danton.
Là, j’ai compris que notre rêve était mort, que nous n’avions mis au monde
qu’un nouveau despotisme et servi les intérêts d’une classe nouvelle : elle
avait beau être la mienne, je n’y voyais guère de quoi jubiler. J’ai bien sûr
exulté à Thermidor, mais la suite n’a pas été non plus brillante.
— Tout cela est très émouvant, mais je ne saisis pas le rapport avec votre
larcin. Si Joséphine n’avait rien à y voir, qu’alliez-vous faire de ces
documents ? Les diffuser pour ridiculiser Bonaparte ? Vous vouliez lui voler
sa gloire ?
— Non, pourquoi ? Je rêverais d’avoir la même, bien sûr. Qui ne serait,
même en ces temps où les réputations se font et se défont, convaincu que
celle-ci brillera longtemps ? Mais à quel prix le fera-t-elle ? Non, je ne suis
pas jaloux de Bonaparte : j’en ai peur. Je suis sûr que, si personne ne le
stoppe, il va nous voler la Révolution. Le régime actuel est trop
lamentablement corrompu pour ne pas chuter bientôt. Mais qu’il tombe
dans les bras d’un conquérant et Dieu seul sait ce qui arrivera. Si la
Révolution doit être confisquée, je veux qu’elle le soit par quelqu’un
capable de mettre ses acquis de côté pour leur rendre toute leur vigueur plus
tard, et non par un futur tyran. Bonaparte est un conquérant : il sera un
dictateur. Joséphine est sans doute sa seule faiblesse. Elle va le blesser
encore quelque temps, mais il guérira, et c’est elle qui pleurera à ce
moment-là.
— Moment que vous attendez avec impatience ?
— Même pas : j’attends avec impatience que soit écarté le danger que
présentent pour la Révolution des gens comme votre général. En amour, j’ai
déjà gagné. Mais c’est une victoire bien maigre et bien facile.
Cronberg écoute sidéré cette vision qui lui paraît totalement excessive :
comment Bonaparte pourrait-il en arriver à ce pouvoir extrême ? Même
l’admiration immense que lui porte le jeune homme ne va pas jusque-là.
— Je ne vois pas bien en quoi ces lettres peuvent servir votre dessein.
— Ce sont des armes que je tiens en réserve. Je ne sais quand je m’en
servirai ni comment. Mais elles seront dévastatrices.
— Où avez-vous caché ces armes ?
Un sourire un peu fat envahit le visage du jeune homme.
— Là où personne ne songerait à les chercher.
— Où ?
Charles, que son discours a nettement revigoré, tente de jouer sa dernière
carte en refusant de répondre. Sur un signe de Sébastien, Gros-Jean lui
envoie en pleine face un coup de poing qui inonde immédiatement de sang
sa bouche et met un terme à son héroïsme. Il a un hoquet, comme un
sanglot.
— Dans le boudoir de Joséphine. Chez Bonaparte.
Quand il réalise à quel point il a été près de la solution sans la deviner,
Cronberg est pris d’une espèce de rage. Les lettres étaient à deux pas de
chez lui, et il s’était promené partout, avait risqué sa vie plusieurs fois, alors
qu’il lui eût suffi de fouiller attentivement la maison de son maître. Mais il
ne faut désormais plus attendre. Il n’espère qu’une chose, c’est que
Joséphine ne les ait pas déjà trouvées.
Il a laissé partir Charles. Le personnage lui a semblé finalement plus
sympathique qu’il ne l’aurait cru. Son envie de sauver la Révolution, si elle
lui a paru totalement irréaliste, l’a séduit par l’idéal qu’elle implique. Qu’il
aille se faire pendre ailleurs s’il le veut ! Quant à sa liaison avec Joséphine,
il ne lui semble pas qu’il doive intervenir. Que son grand homme soit cocu
s’il doit l’être : il n’y voit finalement pas grand mal, et ne sera pas obligé de
lui raconter absolument dans le détail comment il a retrouvé les lettres.
Il rentre, se plaît à imaginer une nuit où il se coucherait tôt, et s’endort
sans avoir pris la peine de se déshabiller. À son réveil, une odeur de
chocolat chaud monte à ses narines, pendant que le bruit d’un poing contre
sa porte achève de dissiper les brumes de son court sommeil. Il se lève,
ouvre la porte. Joséphine est là, tout sourire, vêtue d’une robe de chambre
bleu pâle d’où dépasse le bas d’un déshabillé rose.
— Sébastien, j’espère que je ne vous réveille pas ?
Elle sait parfaitement que si, mais n’en a cure.
— Pourriez-vous m’aider à corriger ce texte, s’il vous plaît ? Je ne suis
pas sûre qu’il soit en très bon français.
Cronberg lit. Le mot est adressé à Thérésa Cabarrus.
« Je vous préviens que j’aurai sur les cheveux un mouchoir rouge noué à
la créole avec trois crochets aux tempes. Ce qui est bien hardi pour moi est
tout naturel pour vous, plus jeune, peut-être pas plus jolie mais infiniment
plus fraîche. Vous voyez que je rends justice à tout le monde. »
— Cela me semble très bien.
Elle sourit, et il comprend qu’elle savait parfaitement qu’il n’y avait rien
à redire et qu’elle n’est venue lui demander son avis que pour le lui prouver.
Pourquoi ? Se douterait-elle de ses soupçons ? Ou n’est-ce là que l’envie
d’impressionner un proche de son époux qui ne lui a jamais manifesté
l’intérêt qu’elle estime mériter ?
— Venez donc prendre votre petit déjeuner avec moi.
Sur la table, un grand bol de chocolat chaud accompagne de larges
tranches d’un jambon sec que Joséphine pose d’entrée sur un morceau de
brioche.
— Cela me change divinement de ce que nous mangions dans mon île.
Tout le monde la voit comme un paradis, où les vies s’écoulaient sous les
cocotiers sans rien faire. N’en croyez rien. Il faisait chaud, humide, il y
avait quelque chose dans l’air qui aspirait nos énergies, et nous luttions tout
le temps contre une fatigue insidieuse et cruelle. Il fallait faire attention à
tout : aux animaux, aux plantes…
Elle l’aurait presque ému si elle n’était apparue aussitôt après d’une
naïve prétention.
— Vous savez ça, Sébastien ? Quand j’étais petite, la sorcière Éliama
m’a prédit que je serais plus que reine. Vous croyez que je suis partie pour ?
Il l’assure que oui, mâchonne un bout de jambon, puis se retire. Elle lui a
affirmé devoir rencontrer Thérésa ce matin, et il retourne s’assoupir une
petite heure, la supposant partie quand il s’éveillera.
Une heure plus tard, il émerge à nouveau d’un sommeil agité, où il a revu
la scène avec Charles. Désireux d’en finir, il se rend vers la chambre de
Joséphine, bien décidé à fouiller son boudoir.
— Entrez, Sébastien.
Il frémit. À peine a-t-il poussé la porte de la chambre de la créole qu’il
réalise son erreur. Elle n’est pas partie, et est en fait en train de prendre son
bain dans un grand tub posé au centre de la pièce.
— Vous cherchiez quelque chose ?
La mousse qui déborde du tub empêche Cronberg de distinguer son corps
autrement que très épisodiquement : il fait pourtant immédiatement mine de
sortir.
— Allons, ne soyez pas bégueule. Vous êtes si proche de mon mari que
vous pouvez bien aussi partager la vision de sa femme au bain. Peut-être
est-ce le bain que vous désapprouvez, Sébastien ? Il est vrai que je vous
vois rarement y sacrifier. Vous avez tort. À La Pagerie, nous nous
immergions tous les jours avec mes deux sœurs dans une rivière qui
traversait la propriété. C’étaient des moments merveilleux. L’entretien
régulier du corps est une nécessité à laquelle même ceux qui comme vous
font mine de les dédaigner finiront par se rendre.
Elle tend hors du bain une jambe fort bien faite qu’elle enduit de savon.
Sébastien s’était déjà demandé si elle ne souhaitait pas le mettre à son
tableau de chasse, mais il s’était vite convaincu qu’il n’y avait là que
coquetterie amusée. Elle ne lui plaît d’ailleurs que peu, en particulier quand
elle sourit, de ses dents noires et cariées. Aussi répandues que soient ces
dentitions abîmées, c’est un détail qui a toujours rebuté le jeune homme,
surtout quand ce défaut visuel s’accompagne d’une haleine aussi
lourdement chargée que l’est souvent celle de Joséphine.
— Vous vouliez donc quelque chose ?
— Je… je cherchais un papier, un rapport sur… sur l’état de nos troupes
au port de Boulogne que le général m’avait demandé de compléter. Ne le
trouvant pas là où je l’avais laissé, j’avais supposé qu’un domestique aurait
pu le transporter jusque dans vos appartements.
— Eh bien, regardez, mon ami, regardez. Mais attendez que je sois sortie
pour cela. Vous avez ma permission. En attendant, me passeriez-vous ma
serviette, puisque vous êtes là ? Il est inutile que je dérange ma
gouvernante : la malheureuse est déjà bien assez sollicitée comme cela.
Cronberg attrape le tissu qui est posé sur le lit, s’approche du tub et le
tend de façon à rester derrière. Mais le tissu est trop mince pour faire
réellement écran, et il ne doute pas au sourire malin qu’elle lui jette que
Joséphine n’ignore rien de ces transparences.
Elle passe derrière un paravent, d’où Cronberg n’entend plus que sa voix.
— Quel bonheur que de s’habiller seule ! Ah, cette Thérésa ! Réalisez-
vous qu’elle nous a libérées du corset et de la poudre ? Vous n’imaginez pas
les tortures que cela était. Alors que maintenant, nous voilà libres, libres
comme l’air.
Elle jaillit de derrière le paravent, vêtue d’une robe antique, dont le haut
presque transparent laisse apparaître ses seins.
— Et cela ne gâche nullement le spectacle que nous offrons, n’est-ce pas,
mon petit Sébastien ?
Elle se rapproche de lui, éclate de rire.
— Ah, Sébastien, vous me ravissez. Comment me trouvez-vous ?
— Bien légère, madame, en l’absence de votre époux.
Sans doute énervé par l’excitation qu’il sent monter en lui, Cronberg a
délibérément voulu être désagréable. Il ne pensait pas avoir réussi à ce
point. Joséphine bondit.
— Et que puis-je faire d’autre qu’être légère ? Attendre les
catastrophes ? J’ai passé trois mois en prison. Vous imaginez-vous ce que
cela a été ? Sans ce docteur polonais, je serais passée à la guillotine. J’aurais
vu cette horrible machine tomber sur moi, comme elle est tombée sur mon
Alexandre. Et vous voudriez que je ne sois pas légère ? Vous êtes trop vieux
pour votre âge, Sébastien, trop vieux. Je ne m’étonne plus que Napoléon se
soit entiché de vous.
Elle sort, d’un coup furieuse. Cronberg a l’habitude de ses colères aussi
rapides à exploser que promptes à s’éteindre. Et il est trop préoccupé par les
lettres pour perdre du temps à se demander si le numéro qui a précédé cette
sortie était une tentative de le troubler ou de lui marquer le mépris
indifférent que l’on réserve aux domestiques.
Il s’assure cette fois qu’elle est bien partie en regardant sa voiture
s’ébranler. Une fois les portes de la chambre de son hôtesse closes, il se
précipite vers le secrétaire. Les indications de Charles étaient bonnes : il ne
lui faut pas longtemps pour que, d’un amas de lettres commencées et jamais
terminées, il en extraie une dizaine d’autres d’une écriture différente. Le
lieutenant ne les avait pas cachées, il les avait laissées là, tellement visibles
que personne n’y avait prêté attention. Cela lui paraît terriblement risqué,
avant qu’il ne comprenne que Charles savait parfaitement que jamais
Joséphine ne revenait sur ce qu’elle avait commencé. La finesse
psychologique de ce subterfuge lui fait tout à coup comprendre à quel point
le lieutenant connaît bien celle qu’il aime. Et il songe qu’il y a là une preuve
d’amour que le général eût été bien incapable de donner.
Il regroupe dans sa main tous les feuillets de l’écriture de Napoléon. Il
hésite un moment (un tout petit moment), puis commence à les lire. Et il
éclate alors d’un rire tonitruant, auquel se mêle une cruelle amertume.
Treize

Son hilarité s’arrête comme elle a commencé. Il s’assied ensuite, les


lettres entre les mains, ne sachant s’il lui faut être amer de l’ultime trahison
qu’il découvre ou admirer le vieux renard qui l’a une fois de plus trompé.
Sa jeune nature oscille encore trop entre le cynisme qu’il apprivoise depuis
deux ans et tout ce que Binasco n’a pas totalement étouffé en lui pour qu’il
se décide aussitôt. Il regarde à nouveau les lettres. Et soudain il prend sa
décision. Puisque Bonaparte s’est moqué de lui, il va lui rendre la monnaie
de sa pièce. Il retourne vers le bureau de Joséphine, y prend une plume et de
l’encre, quelques feuilles de papier et commence, d’une main ferme, à
recopier la correspondance qu’il vient de trouver.
Au fur à mesure qu’il écrit, la colère l’envahit. Les missives qu’il
reproduit ne sont nullement des lettres du général à ses anciennes
maîtresses, des lettres qu’une épouse jalouse aurait pu mal interpréter,
comme Bonaparte l’avait prétendu, mais bel et bien une conspiration pour
mettre à bas le Directoire, les prémices d’un attentat dirigé contre Barras
qui aurait porté Bonaparte au pouvoir et lui aurait assuré d’être au moins
l’élément central d’un nouveau triumvirat, composé également de Barbey et
d’un troisième comparse qui restait anonyme. Talleyrand peut-être ? Ou
l’un des anciens directeurs qui se serait retourné contre son maître ? Barbey
avait été l’âme de ce complot, et proposait au général des possibilités que
celui-ci demandait le temps d’envisager. Sans doute, à l’époque de cette
prudente réponse, pensait-il encore qu’on lui proposerait de devenir
directeur et qu’il pourrait de l’intérieur et sans violence acquérir la place
que l’autre lui proposait ici sans vergogne. Alors revinrent à Cronberg les
prédictions de Charles, qu’il avait rejetées comme rocambolesques la veille
au soir.
Soudain, il sent le pouvoir qui est d’un coup devenu le sien, et un frisson
le saisit. Qu’il jette ces lettres au public ou même qu’il les porte à Barras,
qui oublierait sans doute pour cela son incartade nocturne, et il pouvait
sinon mettre à bas du moins entraver de manière conséquente la carrière de
Bonaparte. Ce même Bonaparte qui à la fois lui avait fait l’immense
confiance de le choisir pour cette mission et s’était méfié de lui au point de
ne même pas lui dire exactement ce qu’il cherchait.
La leçon a porté : quand il a fini de recopier les lettres, Cronberg les
range soigneusement. Il ne sait pas encore ce qu’il va en faire. Mais il se
sent armé. Dans cet ultime retournement, l’idée qu’il se rabaisse au niveau
de Charles ne l’effleure pas. Il a même, au contraire, l’impression d’être
enfin digne de son maître.
Il ne revoit Bonaparte que dix jours plus tard, le 20 février. Le général est
rentré de sa tournée d’inspection des côtes de Bretagne avec une
conviction : il est impossible d’envisager l’invasion de l’Angleterre. Le
temps qu’il fasse ses premiers rapports verbaux à ceux qui l’ont envoyé,
Cronberg ne peut le voir seul à seul que le lendemain.
— Je vous avais laissé en piteux état. Je suis ravi de voir qu’il n’en est
plus rien. J’espère que cette immobilisation ne vous a pas été trop pénible.
Le général est chaleureux, apparaît comme reposé après la chevauchée
qui l’a mené pendant dix jours de côte en côte. Il boit un peu de chocolat
bouillant dans une tasse posée à côté de lui.
— Vous savez que j’ai de mon côté presque autant perdu mon temps que
vous, et sans doute de façon moins agréable, hors de cette maison tout
ensoleillée de la présence de madame Bonaparte. Il n’y a décidément rien à
faire pour déloger cette redoutable Albion et mettre un terme à son blocus.
Pourtant, les Anglais sont affaiblis : l’effort de guerre a été rude, les
mutineries de Nore et de Portsmouth ont déstabilisé la Navy. Les patriotes
irlandais pourraient bien leur donner du fil à retordre. Mais je ne crois pas
en nos chances : trop d’aléas, trop d’obstacles à contourner, le risque de
s’embarquer dans une campagne longue et coûteuse. Elle ne serait de toute
façon envisageable qu’en hiver, lorsque les nuits sont longues. Les
préparatifs ne peuvent être achevés avant le printemps. Il faudrait donc, de
toute façon, repousser le projet d’un an.
Il se verse une nouvelle tasse de chocolat, en tend une, fumante, à
Cronberg.
— Je suppose que vous n’avez pas avancé sur l’affaire qui nous
préoccupait ?
— De quelle affaire voulez-vous parler ? s’amuse Cronberg.
Bonaparte semble s’irriter de l’air satisfait du jeune homme.
— Eh bien, ces lettres que je vous avais demandé de retrouver…
— Celles-ci ?
Et Sébastien jette sur la table le paquet retrouvé chez Joséphine.
Bonaparte se précipite dessus, les ouvre, les parcourt.
— Ce sont bien celles-là. Sébastien, vous êtes étonnant.
Il continue de parcourir les papiers.
— Mais oui, ce sont bien elles. Et toutes me semblent être là. Mon ami,
vous avez peut-être sauvé mon couple.
Cronberg ravale son ironie devant ce nouveau mensonge. Le regard de
Bonaparte se fait lourd, comme s’il attendait de son jeune protégé la
confession qu’il a lu les lettres. Mais Cronberg soutient sans sourciller le
poids des yeux noirs du général, qui finit par sourire.
— Mais racontez-moi donc ce qui s’est passé. Comment avez-vous fait ?
Alors il détaille son enquête, en changeant soigneusement les noms.
Églantine prend la place de Joséphine et le père Ruaud devient Charles.
Tous les deux voulaient faire chanter le général ; hypothèse à la fois plus
simple et plus évidente pour les deux parties. Et il a retrouvé les lettres chez
Églantine, sur le bureau où elle les avait mêlées à d’autres papiers.
— Mais comment avez-vous eu l’idée de les chercher là où justement
elles étaient visibles à tous ? Comment avez-vous mis la main directement
sur ces lettres volées ?
— Oh, un coup de pot, répond Cronberg.
Bonaparte ne demande pas que l’on retrouve les coupables. Sans doute
n’a-t-il qu’à moitié cru les explications de Cronberg, et s’estime-t-il déjà
fort heureux d’avoir récupéré les documents. Il acceptera même d’intervenir
pour tenter d’obtenir la grâce de Nizon, ou du moins la commutation de sa
peine. Il échouera, mais parviendra à ce que les conditions d’incarcération
du jeune rebelle soient largement améliorées. Cronberg n’aura pas le
courage d’aller le revoir dans sa nouvelle geôle. Il sera exécuté, avec quatre
autres conspirateurs, le 28 mars.
Pendant un long mois, Cronberg, lui, continue de chercher Églantine. Il
met même dans la confidence de son désir Manchesse, qui lui promet de lui
signaler tout renseignement qu’il aura la concernant. Il tiendra parole début
avril. Convoqué au dépôt, Cronberg y apprendra qu’un émigré arrêté a
signalé le retour de la jeune fille et du prêtre en Angleterre. Il en ressentira
une étrange douleur dans laquelle il décèlera de la curiosité, la frustration de
questions non résolues – quel a été le rôle exact d’Églantine dans sa capture
par le groupe d’Anglais – et un petit quelque chose auquel il n’osera pas
donner de nom. Il ne la reverra jamais plus.
Rechercher l’assassin de Barbey ne l’intéresse plus. Sa mission est
terminée, et il n’a dans le fond cure de venger le vieux bandit. Le hasard le
remettra pourtant sur la piste qu’il a abandonnée. Deux mois plus tard, c’est
un autre trafiquant, un certain Lenon, qui est retrouvé assassiné, lui aussi
égorgé. Joséphine (était-elle en affaires avec lui ? N’était-ce qu’une
morbide curiosité ?) demande à Cronberg de tenter d’apprendre ce qui s’est
passé. Il se rend au café des « Frères provençaux », sous les arcades du
« Palais-Égalité », rendez-vous bien connu des royalistes, et à la sortie
duquel le corps a été trouvé. Des curieux sont là, mal canalisés par les
soldats. Cronberg jette un œil dans la foule et, d’un coup, croit repérer
quelqu’un. Il s’élance, mais l’autre, qui l’a également repéré, part en
claudiquant, allant aussi vite qu’il le peut sur sa jambe valide. Cronberg
l’aperçoit qui tourne dans une ruelle, s’y précipite. Il gagne à chaque pas sur
sa proie, qui préfère se retourner, comprenant que la fuite est inutile.
— Sergent Vigote. Quelle coïncidence ! Vous vous souvenez de moi ?
— Tout à fait, jeune homme, même si je suis incapable de mettre un nom
sur votre visage. Mais notre conversation m’est restée en mémoire.
— Vous continuez d’observer la pourriture qui avance ? Ou avez-vous
décidé d’ériger quelques digues pour la contenir ?
Les deux hommes se regardent d’un de ces regards où tout se décide.
Cronberg cède le premier.
— Faites attention, sergent. La vraie victoire de la pourriture, c’est sa
contagion. Et l’envie de pureté est un de ses pires pièges.
Et il repart vers le lieu du crime, où il recueillera quelques témoignages.
Il apprendra une semaine plus tard la mort accidentelle du sergent Vigote,
renversé par une voiture en revenant du marché.
ÉPILOGUE

An VI

Est-ce qu’il hésite à contempler franchement le majestueux spectacle qui


s’offre à lui ? Chaque fois qu’il ouvre sur la baie de Toulon la fenêtre de
l’Hôtel de la Marine, où il loge avec Bonaparte, Cronberg ne peut
s’empêcher de faire un léger pas en arrière. Le mois de mai est beau, et le
soleil fait miroiter l’huile de la mer. Devant lui, cent quatre-vingts bateaux
se balancent au gré de la houle. Les navires sont venus de tous les ports de
la Méditerranée sous contrôle français, de Trieste, de Gênes, de Nice.
Dessus, trente-quatre mille hommes, dont Bonaparte a choisi lui-même les
généraux, les divisions, les armes, comme il a choisi avec un soin jaloux les
savants qui composent la commission des arts et sciences qui tentera, elle
aussi, de défricher cette terre vierge et offerte qu’est l’Égypte. L’Égypte. Le
nom effraie Sébastien autant qu’il le fait rêver, et c’est ce balancement entre
deux sentiments contradictoires qui provoque en lui un malaise persistant.
Qui aurait cru il y a un mois qu’il en serait là aujourd’hui ? Il a fallu peu
de temps pour décider l’expédition, peu de temps et un pas de deux
audacieux entre Bonaparte et Talleyrand. L’Égypte, le général y pensait
depuis longtemps.
— L’Orient me fascine, Sébastien, lui avait-il confié un soir. Quand
j’étais à Ancône, en février de l’an passé, j’ai réalisé que la Grèce et
Byzance étaient à ma portée : j’en ai frémi.
Il avait même écrit en ce sens au Directoire, mais en vain. Il le sentait
pourtant : il lui fallait un terrain d’action lointain.
— Ma gloire pourrit ici. Je ne vais pas la regarder se décomposer.
S’engager dans l’aventure anglaise à soixante-dix lieues de Paris, avec
un gouvernement hostile et un Parlement pour le moins houleux, ne pouvait
être qu’un mauvais choix. Par ailleurs, il ne pouvait clairement refuser
l’expédition, de peur qu’on ne la confie à quelqu’un d’autre. Donc il fallait
partir. Mais où ? Tous les rivages de la Méditerranée occidentale étaient aux
mains des Ottomans. Les attaquer en Europe pouvait réveiller les ambitions
de la Russie et de l’Autriche et relancer la guerre qu’il avait terminée. Le
faire en Libye n’avait pas de sens. Restait l’Égypte… Il y avait là possibilité
d’établir une des plus belles colonies du monde, d’explorer un pays à la
richesse culturelle immense et tout cela sans déranger une grande puissance
qui pourrait en prendre ombrage.
Il avait revu Talleyrand. Bien que pour des raisons tout à fait opposées,
les deux hommes étaient tombés d’accord sur l’inopportunité d’envahir
l’Angleterre. Mais comment faire avaler cette pilule à un Directoire qui
s’obstinait à envoyer le général dans cette croisade perdue d’avance ?
Talleyrand, qui avait fait à l’Institut une communication sur l’intérêt d’une
expédition en Égypte, avait en l’absence du général remis un mémoire sur
le même sujet à Barras. Il y minimisait les possibilités des reprises de
conflits sur le continent, assurait que, via les Indes, l’Angleterre serait
atteinte par l’expédition d’Égypte et présentait aux Turcs le fait que
l’expédition n’était conçue que pour déjouer les intrigues russes et
anglaises. Il allait même jusqu’à proposer de partir lui-même comme
ambassadeur à Constantinople en remplacement d’Aubert-Dubayet qui
venait de mourir. L’argument emporta les derniers hésitants. Le ministre
estimait avoir remporté un joli coup double. En libérant Barras qui n’en
pouvait plus de la présence de Bonaparte et en permettant au général de
partir là où il le souhaitait, il rendait service aux deux hommes forts du
moment, contentant d’un même coup le soleil en place et l’étoile montante.
Cronberg voit l’ombre de Bonaparte s’étendre sur lui avant d’entendre sa
voix. Le pont de L’Orient est brûlant, et les hommes s’agitent à régler les
derniers détails du départ, qui doit être donné dans l’heure.
— Alors, Sébastien, heureux de partir ?
— Je ne sais pas trop, mon général. L’aventure me fait toujours un peu
peur.
— Vous y plongez pourtant sans hésiter.
— Quand il le faut. Mais, chaque fois que j’ai eu l’occasion de le faire,
ai-je eu le choix ?
— Vous aviez toujours celui de refuser. Quand je vous ai demandé
d’aller chercher pour moi ces lettres qui auraient pu mettre en danger mon
couple, vous auriez pu me dire non.
Ils n’avaient pas reparlé des lettres depuis que Cronberg les lui avait
remises.
— Mon destin est lié au vôtre, mon général. Si vous me demandez
quelque chose, j’estime que je n’ai pas d’autre choix que d’obéir.
Bonaparte a un sourire.
— Dans les grandes lignes peut-être. Mais il vous arrive aussi de vous
laisser aller à vos impulsions.
Le regard du général est devenu plus perçant. Cronberg ne répond pas.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous aviez lu ces lettres ?
— Comment l’avez-vous su ?
— Très simplement : à votre place, je l’aurais fait.
Une mouette passe en criant, survolant les têtes des deux hommes.
— Qu’en avez-vous pensé ?
— Que vous auriez pu me dire avant de quoi il s’agissait. Je vous aurais
servi avec la même ardeur.
— Croyez-vous que l’on puisse arriver à construire ce que j’ai construit
sans renoncer à certaines choses, Sébastien ? Parmi les premières victimes
de mon ambition, il y a eu le don de l’abandon. Le peu que j’en avais,
madame Bonaparte me l’a enlevé. Et pourtant je l’aime. Ne jugez pas sur
les apparences, mon garçon. Je ne suis pas un homme comme les autres.
Mais rien n’est gratuit, et j’ai payé mon exception d’un prix parfois lourd.
Il s’interrompt un moment puis regarde à nouveau le jeune homme dans
les yeux.
— Ces lettres, vous les avez recopiées ?
— Oui, mon général.
Contrairement à ce qu’attendait Cronberg, Bonaparte ne les réclame pas.
Il laisse juste échapper un long soupir, et efface d’un coup cette
conversation.
— Tout ceci était trop tôt pour moi, Cronberg, continue-t-il. Mais je
reviendrai. Attendons que le fruit soit mûr.
— Quand donc, mon général ? Qui sait quand nous reviendrons ?
— Donnons-nous quelques mois, Cronberg. Jusqu’à l’an prochain.
Mettons… Tenez, frimaire, vendémiaire. Ou même peut-être brumaire.
Pourquoi pas, dans le fond. Rendez-vous à plus tard, Cronberg. Notre destin
sera peut-être devenu quelque chose que ni vous ni moi n’imaginons
encore. Et vous serez toujours à mes côtés. Sauf si la mort nous a séparés.
Ou si vous avez choisi de me trahir.
Bonaparte jette un œil vers les voiles.
— Il faut que j’aille vérifier la manœuvre. Cet ancrage ne m’a pas l’air
très orthodoxe. Vous m’excuserez, Sébastien. J’ai sans doute été maladroit.
Je ne suis pas très doué pour les déclarations, mais je tenais à vous dire
combien j’apprécie que vous soyez à mes côtés en cette heure si pleine
d’inconnu.
Il regarde la mer.
— Et de promesses, Sébastien, et de promesses.
Les bateaux s’ébranlent avec deux heures de retard. Cronberg, fasciné,
regarde derrière lui la mer s’emplir des lourds bâtiments, se grisant du bruit
jusque-là inconnu du vent caressant les voiles.
Le soir, alors que la brise venue de Toulon cède la place au grand vent de
la Méditerranée, il descend dans sa cabine. Il fouille dans son sac, en sort un
paquet de lettres, monte sur le pont, les ouvre une dernière fois, puis les
jette à l’eau. Le paquet tourbillonne un moment dans les flots, avant de
disparaître dans les remous que crée l’étrave du navire amiral.

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