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L’assassin de Bonaparte
Sébastien Cronberg
*
À Jean-Michel,
en souvenir des nôtres,
ces débuts d’un autre César
PARIS, 15 FRIMAIRE AN V
6 décembre 1797
Ils n’atteignirent Binasco qu’à la nuit tombée. Leurs parents, qui les
attendaient, se jetèrent sur eux pour mieux les embrasser. Ceux de Leonello
hurlèrent, les maudirent. Sa mère tenta de se ruer sur Giovanni, et réussit à
lui griffer la joue. Il commençait à y avoir un début de rixe entre ceux qui
estimaient que les jeunes n’avaient fait que leur devoir, et ceux qui les
traitaient presque d’assassins. Le prêtre du village, qui avait le matin même
fait distribuer des fusils, tenta de venir justifier les adolescents, mais on
sentait à la réaction de la foule que le cœur n’y était plus.
Soudain, quelques coups de feu retentirent.
— Une troupe arrive. Je crois que ce sont les Français.
La situation devint vite confuse. Tous ceux qui avaient des fusils se
précipitèrent aux entrées du bourg. Des détonations éclatèrent, mais on n’y
voyait rien. Les quelques torches disposées à côté des tireurs n’éclairaient
pas suffisamment l’action, et les désignaient de façon trop évidente aux
balles de l’ennemi.
Le premier soldat français qui pénétra à cheval dans l’enceinte du village
fut abattu, mais il fut vite suivi d’autres. En moins d’une heure, les faibles
défenses de Binasco furent débordées. En lançant des cordes qui les
accrochaient, puis en les attachant aux pommeaux de leurs selles, les
Français eurent vite fait de renverser les charrettes qui bloquaient les
chemins d’accès au centre.
Cronberg essaya bien de se cacher au fond d’une grange, mais deux
soldats y entrèrent et commencèrent à larder le foin de coups de baïonnette.
Il sortit, les mains en l’air. Les deux hommes n’eurent heureusement pas
l’idée de fouiller plus avant, là où, sous la paille, il avait dissimulé son fusil.
Il fut amené sur la place centrale du village. La plupart des habitants
étaient déjà là. Quelques cadavres étaient retournés, et il régnait dans l’air
une odeur de poudre et de sang mêlés. D’un œil inquiet, il chercha ses
parents, et les aperçut, serrés l’un contre l’autre. Ils échangèrent un long
regard de soulagement.
Ils attendirent ainsi près d’une demi-heure. Les soldats français
tournaient autour d’eux, criant dans leur langue et les menaçant tantôt du
fusil tantôt de leur baïonnette. L’un des villageois, se croyant dissimulé par
la foule, tenta de s’échapper. Il fut abattu, et son corps ramené sur la place,
jeté là où la lumière des torches dessinait le rond le plus lumineux.
Le silence était total, et l’on n’entendait plus que quelques
hennissements, et au loin, le tonnerre grondant de quelques canons.
Un homme fit alors son entrée, solidement assis sur un beau cheval gris.
Il n’eut pas un regard vers la foule, et s’adressa aux soldats.
— Séparez-les. Les hommes d’un côté, les femmes et les enfants d’un
autre.
Immédiatement, les Français entrèrent dans la foule, et à coups de pied, à
coups de poing, en firent deux groupes. Une femme qui refusait de lâcher le
bras de son mari prit même un coup de crosse en pleine figure et c’est
ruisselante de sang qu’elle se rendit vers le coin de la place où ses amies se
regroupaient.
Quelques pleurs s’élevèrent. L’homme sur son cheval attendit qu’ils se
calment, puis prit la parole, en français. Ceux qui ne le comprenaient pas
n’eurent pourtant pas de peine à saisir ce qu’il disait.
— Je suis le général Lannes. J’appartiens à l’armée du général
Bonaparte. Ce matin, nous avons entendu dire que certains d’entre vous, la
tête montée par leurs prêtres, s’étaient mis en tête de faire revenir les
Autrichiens. Gens de…
Il s’arrêta, se pencha vers un des soldats qui lui glissa un mot à l’oreille.
— Gens de Binasco, vous avez prêté la main à cette infamie. Par votre
action, vous avez tenté d’empêcher l’esprit de notre grande Révolution
d’aller encore plus loin qu’il n’est déjà allé. Vos efforts ont été vains. À
peine le général Bonaparte a-t-il appris votre sédition qu’il a fait demi-tour
vers Pavie. Notre colonne y est arrivée tout à l’heure, et a libéré notre
garnison. À Milan, les Autrichiens ont été rejetés dans la citadelle. Tout cela
ne vous a pas empêchés, vous, gens de Binasco, de continuer à vouloir
arrêter notre progression.
» Vous n’avez pas compris qu’en nous stoppant, c’est la liberté, c’est la
Révolution, ce sont les droits de l’homme que vous stoppiez. Vous ne
faisiez que resserrer encore plus fort les chaînes de votre esclavage, tenues
solidement par vos nobles et vos prêtres. Gens de Binasco, vous vous êtes
laissé aveugler. Je veux bien croire qu’il y a d’autres responsables que vous.
Mais vous ne pouvez être absous de ce péché, trop grave pour qu’il soit
pardonné. Gens de Binasco, vous allez être punis.
Quelques sanglots interrompirent son discours. Une femme, rompant le
cercle des soldats, se jeta à ses pieds. Lannes ne baissa même pas les yeux
sur elle.
Un groupe de soldats sortit alors de l’église, poussant devant lui une
quinzaine d’hommes. À leur tête, ligoté, le prêtre récitait des prières, les
yeux levés au ciel.
— Ceux-ci ont été pris les armes à la main. Qu’ils périssent par les
armes.
Les hommes furent adossés au mur. Huit soldats prirent place devant
eux. En deux salves, les quinze corps s’écroulèrent. Le prêtre mourut le
premier, et sembla accueillir comme une grâce d’occuper cette place. Du
coin des femmes montaient des gémissements.
— Amenez les autres ! cria Lannes.
Les soldats poussèrent vers lui les hommes restants.
— Mettez-les en rangs !
Puis il se tourna vers les femmes.
— Chacune d’entre vous va partir avec deux soldats chez elle, et leur
remettra tout ce qu’il y a de précieux.
L’opération dura trois heures. Le froid commençait à faire tousser
plusieurs personnes, surtout les vieillards et les enfants. Lannes interdit
qu’on allât leur chercher de quoi se couvrir. Une mère, alors, ôta sa chemise
pour couvrir son fils et resta ainsi, seins nus, à défier le général, qui ne
broncha pas.
Les soldats revenaient avec un assez maigre butin. Il n’y avait là que des
objets de peu de valeur, quelques pièces d’argent, le produit de petites
économies qui étaient déversés aux pieds de Lannes, imperturbable sur son
cheval.
Quand la mère de Sébastien revint à son tour, elle déposa devant le
général un sac de pièces, et deux statuettes en plâtre. Sébastien eut aussitôt
l’intuition d’une catastrophe.
Quand tout fut fini, le général Lannes ordonna à ses hommes de
retourner fouiller les maisons.
— Toutes celles d’entre vous qui ont menti ou dissimulé quelque chose
verront leur mari abattu. J’espère, mesdames, que vous n’avez rien oublié.
Les soldats repartirent, et restèrent absents plus d’une heure. Cela faisait
cinq heures que les habitants étaient debout, et deux vieilles femmes
s’évanouirent. Lannes interdit qu’on les relève.
Quand ils revinrent, les dix premiers avaient les mains vides. Le dernier
portait, chacun dans une main, deux grands chandeliers d’or.
— Nous n’avons trouvé que cela, général.
Il jeta les chandeliers aux pieds de Lannes, et Sébastien sentit son cœur
se briser.
— À qui sont ces objets ? demanda le général.
— À ma femme.
Le père de Cronberg s’était spontanément avancé. Un hurlement retentit
du côté des femmes, et la mère de Sébastien s’écroula, évanouie. Le jeune
garçon voulut bondir, mais un coup de crosse dans le genou lui interdit de le
faire.
Deux soldats attrapèrent le père de Sébastien, l’emmenèrent jusqu’au
mur de l’église, s’éloignèrent de lui de trois pas, le visèrent et tirèrent deux
balles, dont aucune ne rata sa cible. Le jeune garçon se pétrifia. Sa mère
n’était pas revenue à elle.
— Je vous avais prévenus, reprit Lannes. Votre village doit payer sa
révolte. Des hommes restants, un sur cinq rejoindra ce malheureux, que la
cupidité de son épouse a désigné.
Sébastien ne sentait plus les ongles qui s’enfonçaient dans sa main.
Les soldats commencèrent à compter et à séparer ceux qui devaient
mourir des autres.
Quand les deux groupes furent constitués, quatre-vingt-douze hommes
avaient été choisis.
— Huit des jeunes les rejoindront, reprit le général. J’aime les chiffres
ronds.
Alors Sébastien s’avança.
— Général, vous avez assassiné mon père. Prenez-moi !
Le général sourit.
— Je m’en voudrais d’endeuiller ainsi une famille. En revanche, ce jeune
homme à qui vous parliez fera très bien l’affaire.
Du doigt, il désigna Luigi.
— Non ! hurla Cronberg. Vous n’avez pas le droit. Pas lui. Prenez-moi,
je vous dis, prenez-moi !
Un nouveau coup de crosse lui fit perdre connaissance, et il s’écroula
alors que résonnait encore l’écho de ses cris.
Il se réveilla entouré d’une immense lueur. Le village était en feu, et il
distinguait déjà le crépitement des premiers arbres atteints. Il avait très mal
à la tête. Autour de lui, deux femmes contemplaient le désastre.
— Ma mère. Où est ma mère ? demanda-t-il.
— Là-bas. Ne t’inquiète pas. Elle est encore sous le choc mais elle est
vivante.
— Et Luigi ?
— Ils l’ont tué. Avec les autres. Giovanni est mort aussi, et Antonio, et
Amadeo. Et les hommes qu’ils avaient choisis. Tous.
La femme ne pleurait pas. Elle énumérait la liste, presque
machinalement.
Après le massacre, la rébellion s’éteignit d’elle-même. Quand Sébastien
confia à deux de ses amis ses projets de vengeance, ils refusèrent de le
suivre.
— Tu es fou, lui affirma même Gaetano. Cet homme est invincible. Il a
écrasé l’Autriche, il a emporté l’Italie comme une tornade.
Cronberg ne rit même pas en reconnaissant une des phrases que l’on
pouvait lire sur les histoires dessinées de la vie de Bonaparte, qui étaient
distribuées dans les rues de Milan. Il décida quand même de retrouver celui
qu’il appelait déjà le despote.
Le lendemain, après avoir confié sa mère aux soins de ses voisins, il
partit pour Pavie se mêler aux rebelles et continuer la lutte contre les
Français.
Il ne put approcher de la ville, où personne n’entrait, mais il apprit que le
général Bonaparte y était arrivé la veille avec une colonne mobile, et qu’il
avait maté la révolte, prenant la ville d’assaut, sabrant les insurgés et faisant
exécuter la totalité du conseil municipal et le commandant de la garnison
française. Une proclamation avait déjà été lue et distribuée. En s’approchant
des remparts, Cronberg put en avoir une copie. Elle appelait les bons
citoyens au « repentir » et informait les autres que l’armée serait pour les
rebelles « terrible comme le feu du ciel ». Déjà l’histoire de Binasco avait
fait le tour de la ville, et Cronberg dut la raconter à plusieurs de ceux qui,
massés comme lui sous les remparts, attendaient des nouvelles.
Il comprit vite que tout espoir de continuer la lutte était illusoire, et se
remit en marche vers Binasco.
C’est en arrivant qu’il apprit que sa mère, désespérée d’avoir fait tuer son
mari par sa pauvre ruse, avait échappé à la surveillance des voisins et s’était
jetée dans la rivière.
Alors il sauta sur un cheval, repartit comme un fou vers Pavie, chargea
en hurlant le premier groupe de Français qu’il aperçut, et reçut avant
d’avoir fait dix mètres quatre balles, qui le laissèrent à terre, perdant son
sang.
Il resta trois mois entre la vie et la mort. Une paysanne qui, avec sa mère,
s’employait dès le lendemain des combats à dépouiller les cadavres, le
ramassa et, en s’apercevant que miraculeusement il vivait encore, le ramena
chez elle. Fut-elle émue par ce visage dont la pâleur n’avait pas altéré la
beauté ? Pensa-t-elle, à la noblesse de ses traits, être tombée sur celui qui
pourrait l’arracher à cette misérable ferme qu’elle détestait ?
Toujours est-il que, pour la première fois de sa vie, elle s’insurgea contre
ses parents, et exigea que le bel inconnu reste. Elle assura qu’elle prendrait
elle-même sur sa part de nourriture de quoi nourrir le blessé. Les parents,
vieillissants, savaient parfaitement que si elle les quittait, ils n’auraient plus
qu’à se laisser mourir. Tout en râlant, et après lui avoir administré la
dernière raclée qu’elle devait jamais recevoir, ils acceptèrent.
Pendant trois mois, elle s’occupa de Sébastien alors qu’il était encore
dans le coma. Elle le nourrissait, le lavait. Une ou deux fois, elle se laissa
guider par la convoitise que suscitait en elle ce corps laissé à son bon
vouloir, et lui administra quelques soins que la faculté n’eût pas prescrits.
Dans le village, déjà, on se moquait de son bel inconnu et de son
immobilité, et bon nombre de jeunes du coin lui suggéraient des activités où
le mouvement tiendrait plus de place.
Trois mois exactement après avoir été blessé, il ouvrit les yeux, et parla.
Elle avait rêvé de mots d’amour, tout en les sachant improbables. Mais
ce qu’il dit fut si différent de ce qu’elle attendait qu’elle crut d’abord avoir
mal compris.
Elle le fit répéter. Il répéta : « Je vais le tuer, je vais le tuer. »
Il était toujours obsédé par l’idée d’abattre Bonaparte. Rien ne la lui fit
oublier. Il marqua sa reconnaissance à la jeune enfant, allant même jusqu’à
lui refuser la nuit d’amour qu’elle finit par réclamer. Elle ne comprit pas à
quel point ce refus était la seule vraie marque de respect qu’il pouvait lui
donner.
Il travailla courageusement avec les parents aux champs, et ils finirent
par se dire que l’avoir recueilli était une bonne affaire. Mais il n’en
démordait pas : il devait tuer le général français. Il allait au moins une fois
par semaine en ville, et suivait avec passion les exploits de Bonaparte.
Au fil des jours, quand il apprit le passage du Mincio, les combats de
Castiglione, Lonato, Rovereto, il se sentit même envahi par une certaine
admiration pour le vainqueur. Il lutta contre cette admiration avec une force
qui ne fit que renforcer les liens entre lui et sa proie.
Tous les jours, il s’entraînait physiquement et son corps affaibli par la
maladie redevint vite ce qu’il avait été, gagna même en robustesse et en
harmonie.
Alors il décida de s’enrôler dans l’armée française.
Une fois sa décision prise, il partit. Cela faisait un an qu’il avait été
blessé. Seule l’idée de sa vengeance l’aidait à tenir, et il n’eut pas le
moindre soupçon du désert de cendres qu’il laissait en sa jeune hôtesse
quand il la quitta.
III
PARIS, FRIMAIRE AN V
Décembre 1797
La stupéfaction qui s’est peinte sur tous les visages amuse visiblement
fort Bonaparte, à qui Cronberg lance un coup d’œil complice.
— Messieurs, il est des choses que même vous ne pouvez pas savoir. Et
si vos services ne vous ont rien appris sur ce jeune homme, ne vous
attendez pas à ce que moi je le fasse.
Et il éclate de son petit rire grêle et insolent. En une réplique, il vient de
faire à Cronberg, que personne ne connaissait, cinq ennemis parmi les plus
puissants du moment.
Le jeune homme ne semble pourtant pas le moins du monde inquiet de
cette dangereuse popularité. Il a les yeux pétillants, exhale l’irrespect. Il est
vêtu à la mode du moment, c’est-à-dire fort mal, d’un habit carré vert
bouteille à boutons de nacre, volontairement mal coupé. Sa tête sort comme
d’une lucarne entre le col et le chapeau. Le cou est entouré d’une vaste
cravate de mousseline, qui lui fait comme un goitre.
Aux pieds, des bas tire-bouchonnés surmontent des bottines pointues,
mal adaptées à la marche, et la main serre un bâton fort et noueux, sur
lequel il s’appuie. Il y a en lui, comme en ceux qui l’entourent, du bouvier.
— Mais il est évident, messieurs, que quel que soit le secret qui entoure
ce jeune homme, tout ce qui lui sera fait le sera à moi-même. Je sais,
La Révellière, je paraphrase le Christ. Mais permettez au moins que cet
homme nous reste une bible de citations. Sinon, nos conversations s’en
trouveront appauvries à un point tel que votre théophilanthropie ne saurait y
remédier.
La porte grince pour livrer passage à Talleyrand.
— Monsieur de Talleyrand, je constate que nous n’avons pas la même
conception des réceptions discrètes, attaque d’entrée Bonaparte. J’espère
que ces divergences de vues ne se retrouveront pas dans nos considérations
politiques.
Le ton est soudain glacial, et le ministre tique. Barbey le tire de son
embarras, ce qui est peut-être avec un homme comme Talleyrand plus
dangereux que profitable, et empoigne Bonaparte par le bras pour quitter la
pièce.
Derrière eux s’élève un murmure de dépit. Cronberg les suit jusqu’à la
salle où grouillent maintenant les invités. Talleyrand est sur ses talons.
Devant eux s’agite toute la compagnie qui entoure les directeurs : nobles
opportunistes, fournisseurs en quête de marché, jouisseurs avides, membres
de la Convention enrichis et députés tentant d’en faire autant…
— Général, enfin.
La femme qui vient de prononcer ces mots fend la foule comme un
navire amiral pour s’approcher du général. Elle est corpulente, parle fort et
avec emphase. Talleyrand s’approche un peu gêné : c’est bien le moment,
après sa déconvenue précédente, d’indisposer à nouveau Bonaparte.
— Général, laissez-moi vous présenter un homme de génie : madame
de Staël.
Il sent bien que la femme de lettres insupporte le héros du jour, mais sait
aussi ce qu’il lui doit : vieille amie de Barras, c’est Germaine de Staël qui,
de retour après les échauffourées de vendémiaire, avait intrigué auprès de
lui pour qu’il reçoive Talleyrand. La première rencontre avait été décevante,
l’air blême et chafouin du prétendant rappelant trop Robespierre au
directeur. Mais madame de Staël ne lâchait pas facilement le morceau.
Elle obtint de Barras une seconde visite, au cours de laquelle Talleyrand
sut exploiter la mort d’un des proches du futur directeur et lui témoigner
une sympathie qui le toucha, allant jusqu’à lui déclarer : « Je suis un
régicide de cœur. » Une déclaration devant l’Institut sur les colonies acheva
de montrer le souci qu’il avait de contribuer à la réconciliation nationale et
d’œuvrer dans les grands projets pour l’avenir.
Quelque temps plus tard, Barras, désireux d’avoir dans la crise qui
l’opposait aux royalistes un aristocrate émigré à ses côtés, obtenait, contre
l’avis de Carnot, le poste de ministre des Relations extérieures pour le
protégé de madame de Staël. Benjamin Constant, l’amant de la belle,
annonça la nouvelle à l’évêque.
Bonaparte a envie d’être mufle, de ne pas ménager cette vieille
intrigante, dont les efforts pour faire accepter la république à des royalistes
de plus en plus puissants l’irritent. Il s’incline, raide, salue la dame et passe
devant elle. Cronberg, qui se retrouve face à elle, la salue à son tour.
— Sébastien Cronberg, madame. Je suis un des fidèles de notre grand
héros.
Il a pris son ton le plus sirupeux, son sourire le plus enjoué.
— Et je puis vous assurer que, s’il la montre moins que moi, sa joie de
vous rencontrer est grande.
La flagornerie a son efficacité, même sur des esprits aiguisés. Madame
de Staël s’incline, flattée.
— Vous êtes rentré d’Italie avec le général ? Vous n’avez donc pas
encore éprouvé réellement cette griserie de fêtes à laquelle Paris
s’abandonne ?
— Est-elle aussi forte qu’on veut bien le dire ?
— Ah, jeune homme… Notre nation était devenue spartiate pour plaire à
ses tyrans, mais ce corset ne pouvait qu’éclater. Nous avons vécu avec la
mort, nous nous offrons aujourd’hui à la volupté de vivre. Il nous faut
rattraper le temps perdu. Après avoir frémi de toutes les angoisses,
tremblons de toutes les jouissances.
Son physique s’accorde peu à cet exaltant programme, mais la puissante
Germaine en frémit d’aise. Cronberg l’écoute avec avidité. Depuis qu’il est
arrivé à Paris, il n’a de cesse de tout savoir sur la société qu’il découvre. Le
moindre détail lui est provende, et il boit ce qui l’entoure comme si sa vie
depuis Binasco l’avait totalement asséché.
La centaine de personnes présentes s’est comme figée à l’approche du
général. Les femmes, malgré le froid que commencent à peine à dissiper les
énormes bûches dévorées par trois gros feux dans les cheminées de la pièce,
sont presque nues. Leurs bras ne sont guère couverts au-delà de l’épaule, et
des morceaux de gaze souvent transparents découvrent plus qu’ils ne les
couvrent des seins qui auraient parfois mérité des maintiens plus soutenus.
Les hommes, tous vêtus comme Cronberg d’habits difformes, semblent
leur avoir laissé le champ de l’élégance. Derrière eux, un buffet croule sous
les victuailles. Désignant une poétesse, madame de Staël se baisse vers
Sébastien et lui murmure :
— Elle fait son visage, pas ses vers.
Le jeune homme s’esclaffe.
— Mon géné’al, que je suis ’avie de vous voi’ !
Bonaparte regarde la femme qui lui tend les bras. Une large tunique rose,
ouverte sur le côté, laisse apparaître le maillot couleur chair qui la moule.
Des diamants encerclent ses bras, des bagues entourent ses orteils, nus tous
les deux. Elle n’est pas la plus excentrique. D’autres qui approchent ont des
perruques vertes ou bleues, les pieds chaussés de cothurnes en peau de
chèvre rose brodée de soie verte. La semaine précédente, deux femmes se
sont montrées sur les Champs-Élysées totalement nues dans un fourreau de
gaze, une troisième les seins entièrement découverts : mais la foule les a
ramenées à leur voiture sous les huées.
Ce soir, le plus gros succès, qui éclipse un instant celui de Bonaparte, est
obtenu par une femme qui a rajouté sur sa toge une grosse redingote
britannique et sur sa perruque une casquette de jockey : à la mode des robes
à l’antique s’est ajoutée celle des Turcs, lancée par madame Tallien qui s’est
un jour coiffée d’un turban, et depuis peu celle des Anglais.
— Cette Hamelin, toujou’s à fai’e l’inte’éssante, soupire à Bonaparte
celle qui est la plus proche de lui. Venez manger. Il y a du f’oid et du chaud,
pou’ tout le monde.
Bonaparte s’incline. Il a reconnu dans son interlocutrice Thérésa Tallien,
qui minaude en jouant l’anonyme.
— Notre-Dame de Thermidor, vous voilà.
Le surnom flatte Thérésa, dont la légende veut que, mise en prison par
Robespierre, elle ait armé la main de son époux qui, à la tribune, porta au
dictateur le coup fatal.
— Vous êtes cha’mant, géné’al. Appelez-moi aussi Not’e-Dame de la
déliv’ance, cela me sied mieux enco’e.
Autour d’elles, ses courtisanes dévorent des yeux ce duel paisible de la
louve et du lion, ne doutant pas du vainqueur. Thérésa est ce soir coiffée de
courtes boucles blondes à la Titus et d’un chapeau spencer, elle qui la
semaine précédente affichait de longs cheveux noirs roulés sous un turban.
C’est une nouveauté, et dès le lendemain des crânes presque tondus
fleuriront parmi les belles dames de ce que l’on est bien obligé d’appeler
une cour.
— Son Excellence Thérésa Cabarrus parle avec le général.
— Il faut dire qu’ils ont tant en commun.
Bonaparte s’est soudain retourné vers les deux gandins qui viennent de
susciter le rire de leur petit groupe. Ses poings se serrent. Toute allusion
touchant Joséphine le touche à vif, et il a parfaitement compris que le lien
qu’évoquaient les deux jeunes était la succession de sa femme et de Thérésa
dans le lit de Barras.
Mais tout le monde a les yeux fixés sur lui, et il est obligé d’étouffer sa
rage, ce qu’il peine visiblement à faire. Il marmonne quelque chose en corse
entre ses lèvres, pétrit de ses mains la garde de l’épée de parade qui lui pend
au côté.
Un air de musique s’élève soudain et le sauve, ramenant l’attention sur
un orchestre dont les musiciens sont habillés en laquais de l’Ancien
Régime. Un éclat de rire parcourt l’assemblée, et l’ambiance soudain se
dégèle. Tout le monde se précipite vers le buffet, que même Bonaparte a du
mal à atteindre. Les assiettes sont en porcelaine de Sèvres. Thérésa en prend
une, la regarde :
— C’est moi qui ai poussé Barras à en acheter. Depuis, on ne voit plus
que cela à Paris, se vante-t-elle.
Cronberg a rejoint Bonaparte.
— Madame de Staël a pour la philosophie idéaliste une hargne que je
m’explique mal, mais qu’elle défend avec une grande intelligence. J’ai eu
du mal à partir avant la fin de sa diatribe…
— Vous m’aviez parlé de cette manière absurde de parler en ne
prononçant plus les « r ». C’est bien cela que je viens d’entendre ?
l’interrompt Bonaparte, la bouche pleine d’une cuisse de poulet qu’il a
déchiquetée presque d’un seul coup de dents.
— C’est bien cela : les me’veilleux et les inc’oyables. Et ce n’est pas
tout : la mode est aussi à la suppression du « d » et au remplacement du
« ch » par le « s ». Je vous avais promis des grands moments de rire, je ne
vous ai pas trompé.
— De ’i’e, Sébastien, de ’i’e.
Et Bonaparte laisse éclater une hilarité qu’il a du mal à contrôler.
Barbey s’approche de lui, madame de Châteaurenaud à son bras. Il prend
à peine le soin de la présenter et jette vers le buffet une main qui va plonger
directement aux entrailles d’un gros poisson. Il en retire une farce qu’il jette
dans une assiette avant de continuer à la picorer avec les doigts.
— Vous savez combien il y a sur cette table ? ricane-t-il à l’adresse de
Bonaparte. Trois mois de solde d’un de vos fantassins, quand ils sont payés,
bien sûr. Et savez-vous le plus drôle ? Dans huit jours, cela en vaudra le
double. Nous ne devons plus acheter, mais précéder l’inflation. Cette lutte
avec le coût de la vie est une des choses les plus piquantes qu’il m’ait été
donné de vivre.
Bonaparte se détourne. À partir de ce moment, prenant sur lui-même, il
sera presque aimable. Il faudra d’ailleurs peu de temps pour qu’autour de
lui l’ambiance monte. L’alcool et la chaleur des feux maintenant ronflants
aidant, les attitudes se font plus lascives, plus alanguies. Théis Pipelet,
poétesse fameuse, est venue, et déclame quelques-uns de ses vers, moque
avec une certaine méchanceté la prétention de l’homme à avoir le monopole
du génie et fait s’esclaffer les femmes tout en provoquant des grincements
de dents plus virils.
— Elle est tellement dans le vrai. Les femmes sont les vraies reines de
cette époque folle, qu’elles organisent. Peut-être d’ailleurs cela est-il lié,
glisse malicieusement Talleyrand à Bonaparte.
— En avant le quadrille !
Barbey s’est mis à hurler. Les portes situées au fond de la salle s’ouvrent
soudain, et deux cents Noirs entrent en scène, dansant un quadrille endiablé.
Autant de femmes blanches arrivent ensuite, et se mêlent à eux. Elles aussi
sont presque nues, vêtues de collants qui ne cachent pas grand-chose. La
foule, bousculée, heurtée, pousse des hurlements de joie.
— J’ai piqué l’idée à Longueville. Mais lui n’en avait que cent, s’amuse
Barbey.
L’étrange damier évolue vite, tendant la main pour attraper quelques
invités et les faire évoluer en son sein. Les premiers élus s’écartent en
poussant de petits cris, puis une femme accepte, puis deux, un gandin se
laisse happer et rapidement ce sont les cent cinquante invités de Barbey qui
se mêlent aux quatre cents danseurs.
Les rares à ne pas participer se tassent contre les murs, tentant d’éviter le
flot qui tourne sur lui-même. Une femme tombe, et le groupe la piétine. On
la retire vite, la cheville sans doute foulée, une traînée de sang ayant coulé
de son nez éclaté sur sa robe.
Barbey s’est avancé vers Bonaparte, tentant une nouvelle approche.
— Depuis que nos chers directeurs sont au pouvoir, on danse là où on
s’égorgeait hier, mais on ne célèbre plus la République. Il faut votre retour
pour…
— Je ne m’en plaindrai pas. Ces fêtes révolutionnaires me lassent.
— Vous avez tort, mon général. Elles sont les seules dans cette période
troublée à exprimer notre besoin d’ordre.
— D’ordre ? Mais elles n’ont été qu’oppositions stupides entre la raison
et l’Être suprême, entre des équipes concurrentes, entre des rites insipides.
— Vous les regardez de trop près, général. Éloignez-vous un peu et vous
verrez à quel point toutes répondent à la même vision de l’Utopie, à la
même soif de faire passer un message, au même rapport au temps et à
l’espace. En festoyant, nos grands hommes essaient d’unifier un temps dont
la diversité leur échappe. Je dirais même que s’il est un point où Mirabeau,
Robespierre et ce pauvre La Révellière se rejoignent, c’est celui-là. C’est
parce que l’époque est tumultueuse que nos fêtes signent cette envie
d’ordre. Si un jour on parle de LA Révolution française, et non des révoltes
de la fin du XVIIIe siècle, ce sera en partie grâce à nos fêtes.
— La fête, expression de l’ordre ?
Bonaparte éclate d’un grand rire, qui fait se retourner deux ou trois
merveilleuses.
— L’idée me plaît. Elle me plaît.
Et il tape de la main sur l’épaule du trafiquant comme il flatterait la
croupe d’un cheval.
Neufchâteau et Reubell s’avancent alors vers eux. Le quadrille épuisé
s’est disloqué, et les Noirs sont repartis sous des applaudissements plus que
nourris. Quelques femmes sont parties avec eux. Une rumeur prétend qu’ils
sont des amants exceptionnels, et il est devenu à la mode de les essayer.
— Je vous entendais parler de fête, mon général. Même si votre retour
est la plus belle chose que puisse espérer ce pays, il en est d’autres que
j’échafaude.
C’est le grand projet de Neufchâteau, et il en entretient quiconque n’en a
pas déjà entendu parler. Bonaparte est de ceux-là.
— J’ai l’idée d’un manuel des fêtes révolutionnaires.
Reubell s’est tourné vers Barbey. Il tient à la main une aiguière d’argent
très finement ciselée.
— Elle vous vient d’Italie ? Laissez-moi la prendre, je raffole de ces
babioles.
Et il a déjà mis l’objet dans sa poche. Barbey se tourne vers Bonaparte,
et lui glisse :
— Il faut que Reubell prenne tous les jours quelque chose pour sa santé.
Barras, qui a toujours une oreille qui traîne, entend le mot et éclate de
rire. Dès le lendemain, il s’arrangera pour le répandre tout en oubliant de lui
attribuer son auteur.
Le tourbillon des célébrités s’accélère autour de Bonaparte. Sieyès, son
visage énigmatique au long nez busqué noyé dans une mélancolique
tristesse, se croyant écouté, l’entraîne plus loin, dans un coin du salon où ils
ne risqueront pas d’indiscrétion. Il vient d’être nommé président du Conseil
des Cinq-Cents.
— Votre docilité pendant cette campagne a été imparfaite, mon général.
— Tout le monde me le reproche depuis que je suis parti. Et si j’avais
perdu ? Ce régime n’est pas des mieux portants.
— La république jacobine mourra parce qu’elle n’est pas née viable. On
ne peut construire une société politique que sur le respect que ses membres
ont les uns pour les autres. Nos gouvernants ne respectent pas nos
gouvernés et ceux-ci le leur rendent bien. Les premiers ne peuvent plus
croire que les seconds n’attaqueront pas les pouvoirs publics ; les seconds
ont largement pu sentir que les premiers n’hésiteront pas à attaquer les biens
privés. Et, en cas de conflit, qui peut être convaincu que le procès ne
favorisera pas le plus fort au détriment du plus faible ? Sans cette
disposition intime des esprits et des cœurs, qui est l’âme dont l’État est le
corps, il ne peut y avoir de république qui dure. Nos directeurs ont tué cette
âme. C’est notre devoir de tout faire pour la sauver.
Bonaparte n’a pas le temps de répondre. Une farandole s’est formée, et
une fille l’attrape soudain par la main. Avant qu’il ait eu le temps de
protester, il est entraîné et contraint de sautiller comme les autres fêtards.
Son sourire s’est soudain crispé, et ses yeux lancent à qui prendrait la peine
de les regarder des éclairs enragés.
Quand la troupe le lâche, Cronberg, qui a repéré son malaise, s’approche.
— Tout va bien, mon général ?
— Ça va, Sébastien, ça va. Mais nom de Dieu que je déteste ce genre de
manifestations. Qu’est-ce que je suis venu foutre ici, pouvez-vous me le
dire ?
— Conspirer, sans doute. Je ne vois personne qui n’y soit occupé. En
venant, vous faites marquer un point à Talleyrand, et je douterais fort que
vous ne soyez pas approché par l’un ou l’autre.
— Peut-être, oui. Mais pourquoi ne pas venir chez moi au lieu de me
contraindre à me déplacer jusqu’ici ? Enfin, nous avons entamé le verre,
buvons-le jusqu’à la lie. Tenez, servez-moi de ce vin qui est à côté de vous.
Cronberg prend un verre et le verse à Bonaparte, qui l’avale d’un trait.
Trois hommes s’approchent d’eux, qui tous ont une lourde infirmité : le
premier est bossu, le second traîne un appareillage pour pieds bots, le
troisième a une cravate pour écrouelles.
— C’est la cour des miracles, en plus. Qui sont ces malheureux ?
— C’est aussi la mode.
— La mode ? D’être infirme ?
— De mimer l’infirme. Ces costumes coûtent très cher.
Bonaparte regarde Cronberg.
— Vous plaisantez ?
— Jamais avec ces choses-là, mon général.
— Quelle époque de fous ! Redonnez-moi donc un verre.
Cronberg attrape la carafe, ou plutôt l’arrache des mains d’un des
« infirmes », qui a retrouvé toute son agilité pour se servir au buffet.
— Qu’allez-vous faire de la soirée, Cronberg ? Sauter de fausses
paralytiques ?
— Je suis censé ne pas vous quitter, mon général. Vous me permettrez
donc de garder un œil sur vous.
— Je permets, d’autant plus volontiers que je crois que je n’aurai pas
grand-chose à cacher. Mais que cela ne vous empêche pas de vous amuser.
La compagnie est plutôt séduisante.
— Et j’y ai repéré quelques morceaux de choix, c’est vrai. Si vous m’y
autorisez, je m’emploierai à ne pas terminer la nuit dans la solitude de mon
bat-flanc. Il est bien peu jovial.
— Eh bien, allez-y. Mais ne vous éloignez pas trop, si j’avais envie de
rentrer plus tôt.
— Merci, mon général. J’y vais.
Cronberg s’éloigne.
Il ne faut pas plus de cinq minutes à Bonaparte pour voir s’avancer vers
lui Barbey, avec sa lente et pénible démarche.
— Vous savez que vous leur avez donné à tous une congestion avec votre
traité de Campoformio. Vous désobéissez, vous gâchez les chances d’une
victoire totale, vous détruisez une république qui avait toujours eu le bon
goût de rester neutre et vous la livrez aux Habsbourg… Ah, pour frapper un
grand coup, vous avez frappé un grand coup. Heureusement que le peuple
était assoiffé de paix au point de s’en soûler. Parce que ce n’est pas notre
ami Talleyrand qui vous a aidé : il n’était même pas convié aux
discussions…
Bonaparte apprécie à sa juste valeur le sens de l’amitié de son
interlocuteur, mais ne peut retenir une confidence qu’il regrette
immédiatement.
— Ce n’est qu’un début. Je vous le déclare, je ne peux plus obéir. J’ai
goûté au commandement et je ne saurais y renoncer. Mon parti est pris : si
je ne puis être le maître, je quitterai la France.
Barbey l’a à peine écouté. Il est occupé à retirer d’entre deux de ses
molaires un morceau de viande qu’il examine sur son doigt, puis
réengloutit.
— Et vous pensez repartir bientôt ?
— Je ne sais pas. Pourquoi ?
Le gros homme le regarde, sans intervenir.
— Non. Pour rien.
Il mastique à nouveau son bout de viande, lèche son doigt avec un
lapement gourmand.
— Enfin, pas totalement pour rien. Accepteriez-vous de me suivre un
moment dans la pièce d’à côté ?
D’un coup, il s’est redressé, son ton a perdu le côté hésitant qui
l’encombrait. Il essuie ses mains graisseuses à son habit, et saisit Bonaparte
par l’épaule.
Barbey l’emmène dans un couloir sombre, où de larges tentures atténuent
les bruits de la fête.
Il attrape un chandelier, l’allume à une torche. De sa poche, il sort une
grosse clé, qu’il introduit dans la serrure récalcitrante.
— Avant qu’on ne le raccourcisse, j’aurais dû demander à Capet de venir
me bricoler cette foutue serrure.
Son gros rire ne trouve aucun écho chez Bonaparte.
La porte s’ouvre en grinçant. Dans les lueurs que distille la torche, le
général distingue un fouillis d’objets.
— Laissez-moi faire de la lumière.
Barbey tend le feu vers deux autres torches, en forme d’anges, qui d’un
coup illuminent la pièce.
Bonaparte se trouve face à un capharnaüm d’objets divers, de fragments
de statues, de blocs de pierre. Au centre, comme protégés du reste,
resplendissent quatre superbes marbres dont l’un, gigantesque, est celui
d’un empereur à cheval.
— Mon musée.
Le gros homme a l’air pétri de son importance.
— Je ne garde pas tout, bien sûr. Je vends et je revends. L’antique est très
à la mode à notre époque.
Il s’arrête, comme pour juger de l’effet de sa collection sur Bonaparte,
qui reste muet.
— Savez-vous d’où vient tout cela ? D’Italie. C’est votre campagne, mon
général, qui a permis que je garnisse cette pièce, les maisons de mes amis,
et mon escarcelle par la même occasion. Vous m’avez enrichi et vous avez
favorisé la diffusion de cet art admirable jusqu’à nos foyers. C’est là aussi
l’une des missions de la Révolution : permettre que nos peuples n’ignorent
plus les uns les autres ce qu’ils ont pu faire de plus beau.
Bonaparte reste toujours muet, et ce silence commence à troubler Barbey.
— Je suis sûr qu’il y a derrière ces… ces échanges un fleuve d’or dans
lequel, avec votre aide, nous pourrions pleinement plonger et bien sûr vous
éclabousser d’abondance. J’aimerais voir avec vous… examiner vers où
vous comptez maintenant porter vos pas victorieux pour, le cas échéant,
élaborer avec vous des circuits qui permettraient de… comment dire… de
rationaliser ce qui jusque-là a été surtout le fait d’amateurs serviables.
Bonaparte est abasourdi à la fois par le culot de l’homme et par ce qu’il
découvre. Il n’ignorait certes pas que des trafics d’objets d’art avaient lieu
dans les pays qu’il investissait, pays que lui-même était abondamment
chargé de piller pour la République, mais il ne soupçonnait pas que des
réseaux comme celui qu’on lui décrivait existaient.
— Avec votre aide, poursuit Barbey, nous pourrions organiser les envois,
prévoir les endroits où nous servir, nous assurer de transports qui ne soient
plus sans cesse menacés par les brigands.
La cupidité qui éclate sur les traits excités du gros homme écœure un peu
Bonaparte. Est-ce pour cela qu’il s’est battu ? Bien sûr que non. Il le sait.
Ses ambitions sont tellement plus hautes qu’il peine même à mépriser
autant qu’il le voudrait le bonhomme qui maintenant le supplie presque. Et
pourtant, peut-il déjà se permettre de faire l’économie de ces tristes sires ?
— Mais à quoi pourrais-je vous servir ?
— À quoi ?
Barbey a l’impression de toucher au but. Sa diction s’accélère.
— À quoi ? Mais à acheminer les objets, à organiser les fouilles, à
empêcher la concurrence d’y accéder. Avec vous, nous pourrions mettre en
place un vrai monopole, et les autres ne pourraient plus rien dire. Ce serait
la fortune…
— Il semble que vous ayez déjà bien saigné l’Italie. Dans quel autre pays
pensez-vous que nous pourrions mettre en place cette superbe
organisation ?
Le bruit de la porte qui grince les fait se retourner. Talleyrand, traînant
derrière lui son pied bot, vient d’entrer.
— En Égypte, par exemple, lâche-t-il en pénétrant dans le cercle de
lumière.
Cronberg est retourné vers la salle. Il hume l’air, comme un chien à la
chasse, et sent, fragrance aimée, l’odeur de la débauche monter jusqu’à ses
narines. Sa vie aux côtés de Bonaparte a été, jusque-là, austère. Il lui a fallu
apprendre une tâche (à la fois de factotum, de garde du corps et, petit à
petit, d’homme de confiance, si tant est que Bonaparte puisse faire
confiance à qui que ce soit) d’autant plus difficile à cerner que personne ne
l’avait clairement définie. Il lui a fallu surtout abandonner son obsession de
la vengeance, et la remplacer par autre chose.
Mais l’étrange anesthésie de ses sentiments provoquée par les drames de
Binasco ne s’est pas éteinte. Dans ce cœur muré ne se sont fait jour jusque-
là que son dévouement pour son nouveau maître et un appétit de jouissance
qu’il espère bien assouvir dans les égarements du Directoire.
Déjà des couples se sont formés. Au milieu de la salle, les danseurs
s’agitent au rythme d’un nouveau pas : la valse, et l’enlacement auquel elle
oblige enthousiasme le jeune homme qui se demande quand même
comment les valseurs font pour ne pas tomber.
Il avait entendu vanter depuis l’Italie les fêtes du Directoire et avait senti
à la convoitise des soldats qui lui en parlaient le besoin de se purger des
années de la Terreur. En quelques coups d’œil, il s’est convaincu qu’on ne
lui a pas menti : la société française d’après la Révolution autorise tous les
débordements. Et il sent une douce griserie s’emparer de lui, lui dont la
guerre a coupé à la base l’éducation sentimentale.
Où qu’il regarde, il ne voit que poitrines libres, jambes qui se glissent
hors de robes très volatiles, bruns des toisons dessinées sous des tissus
presque transparents. Les danses sont endiablées. Le vin qui coule est bon.
Une heure à peine sera nécessaire pour que les réserves du début, déjà
discrètes, tombent tout à fait et qu’une espèce de folie s’empare de toute
l’assistance.
La beauté du jeune homme semble paradoxalement faire moins d’effet
dans ce lieu, où il comprend que le vrai charme tient au pouvoir. Alors il
met en avant ses relations avec Bonaparte, en rajoute sur son importance,
raconte avec lyrisme des épisodes de la campagne d’Italie auxquels il n’a
pas participé.
S’il danse mal, il arrive à faire illusion, une espèce de sensualité naturelle
remplaçant très vite aux yeux de ceux qui l’observent la maladresse de ses
mouvements.
Trois filles papillonnent autour de lui. De toute évidence, elles s’offrent.
Des trois, il ne sait laquelle choisir. Il lui est déjà arrivé de pratiquer l’amour
à plusieurs, mais la volupté à laquelle il atteint est d’autant plus forte qu’il y
a, aussi superficiel fût-il, un embryon d’échange. Heureusement, l’une des
trois belles lui adresse quelques mots.
Le relatif désintérêt qu’il leur marque assez vite n’empêche pas les deux
autres, à peine déçues, de rapidement se retrouver pâmées dans les bras de
garçons qu’elles embrassent avec ardeur.
Alors il se penche vers celle qui lui fait face, et lui a déjà avoué s’appeler
Caroline. Elle lui offre sa bouche sans gêne aucune. Il en goûte déjà la
saveur teintée des épices lourdes du buffet quand une voix le fait sursauter.
— Monsieur Cronberg, je crois que je vais devoir vous interrompre.
La longue silhouette de Bonaparte se tient derrière lui.
Sébastien est déjà debout. Il saisit la main de la belle, la baise.
— Le devoir m’oblige à interrompre là cette conversation. Mais soyez
sûr que je la reprendrai dès que j’en aurai l’occasion.
Elle lui sourit. Déjà son regard erre au-dessus de lui, cherchant dans la
salle qui d’autre pourrait être mieux disposé.
— Dites-moi, Cronberg, lui demande Bonaparte, sans même s’excuser de
son intrusion, que savez-vous de la fortune de ce Barbey ?
— Qu’elle est peu honnête, mon général.
— Mais encore ?
Bonaparte se dirige vers la sortie.
Avant de l’atteindre, ils tombent sur Barras qui, comme il aime à le faire,
raconte à une fille ce qui l’a mené au pouvoir :
— C’était le 9 thermidor an II. La commune de Paris avait libéré
Robespierre. La Convention s’attendait au pire. J’ai alors pris la tête des
quelques troupes restées fidèles…
Bonaparte, qui connaît déjà la suite, soupire : le chef qui parcourt les rues
de Paris endormi, l’arrestation de Robespierre la nuit, l’audace qui éclate et
l’emporte, et l’exaltation qu’il avait sentie, lui, à la voir triompher. Un an
plus tard, le 12 vendémiaire an IV, l’insurrection royaliste éclatait, et Barras,
à nouveau, rassemble les fidèles et fait appel au jeune officier inconnu qu’il
était pour mater les rebelles…
Il n’a pas le courage d’entendre la fin de l’histoire et s’éloigne. La fille,
la main du directeur largement étalée sur son sein, glousse d’aise en se
renversant sur ses genoux.
— Excusez-moi, Sébastien. Vous disiez…
— Comme tous les riches ici, il a profité autant qu’il le pouvait de la
Révolution. Depuis des années, sa famille prêtait aux aristocrates à des taux
usuraires. Quand le roi est tombé, il est devenu fournisseur aux armées, et a
beaucoup travaillé avec le Comité de Salut public.
» À la mort de Robespierre, il est passé au Directoire : il était d’ailleurs
temps, car il avait été arrêté en 94 et aurait peut-être connu la guillotine.
Mais il s’est bien rattrapé et a à nouveau gagné beaucoup d’argent avec les
biens des émigrés qu’il achetait pour rien et prétendait leur rendre à leur
retour. Il s’est également abondamment servi dans le trésor que vous avez
fait envoyer d’Italie, et a spéculé sur les mandats territoriaux.
— Et mes envois d’Italie représentaient beaucoup ?
— Vous mésestimez la manne que vous avez mise au jour, mon général.
Il y aurait de quoi faire vivre tout Paris, si le moindre de ces personnages
s’occupait de tout Paris.
— Vous m’ouvrez des perspectives, Cronberg, de lointaines mais vivaces
perspectives.
— J’en suis ravi, mon général.
Et ils laissent derrière eux les bruits de la fête pour se glisser en silence
dans le froid de la nuit.
Quatre
Aussi vite qu’il le peut, Cronberg est de retour rue Chantereine pour
mettre Bonaparte au courant. Le général, plongé dans la lecture de rapports
de l’Institut qu’il a reçus le matin même, s’interrompt tout de suite pour le
recevoir.
— Si tant est que j’aie tout fouillé, les lettres n’y sont plus. Le coffre-fort
de Barbey a été pillé.
— Mais qui a bien pu…
— Oh, tout le monde et chacun. Il y avait cent invités à cette fête. Savoir
par les domestiques le nom de ceux qui sont partis avant la fin est sans
doute facile, mais cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas revenus. On peut
bien sûr commencer les recherches avec les trente personnes présentes au
moment de la découverte du corps. En tous les cas, qu’il en veuille aux
lettres ou à autre chose, sa petite mise en scène tendrait à prouver que
l’assassin avait étudié son coup. Je crois que la meilleure chose est encore
de tenter de retrouver la fille avec qui Barbey a passé ses derniers bons
moments.
— D’accord, faites. Mais faites vite. Je vous rappelle que madame
Bonaparte revient très prochainement d’Italie. Il serait bon que cette affaire
soit réglée d’ici là.
Il y a dans la voix de Bonaparte cette intonation que le jeune Italien a
appris à reconnaître, et qui élimine d’emblée toute discussion.
— Je ferai de mon mieux.
— Je n’en doute pas, Sébastien. N’hésitez bien évidemment pas à me
déranger à n’importe quel moment, et à me tenir au courant. J’ai des tas
d’autres affaires en tête, mais celle-ci reste une de mes priorités.
Cronberg se retire dans sa chambre pour réfléchir. D’une main fébrile, il
jette des notes sur un papier. Le problème auquel il se trouve confronté est
simple : il lui faut retrouver une jeune fille susceptible de fréquenter les
soirées de Barbey. Cela lui fait éliminer d’emblée les jeunes vertueuses et
les vierges innocentes. Hélas ! il eût mieux valu pour limiter ses recherches
que ces critères soient inverses.
Où aller ? Retrouver celles qui auraient pu amener les jeunes filles à la
fête ? Difficile de le faire sans mettre Bonaparte en avant. Essayer de
retrouver ceux qui ont organisé la fête ? Mais la mort de Barbey risque de
les faire se refermer comme des huîtres. Aller directement à la police, et
tenter d’avoir une liste des invités ? Peut-être. Oui, peut-être est-ce le plus
habile.
Il hèle un fiacre, et se rend jusqu’au poste central de la police. La cour
est encombrée de voitures gardées, dont plusieurs, aux portes grillagées,
abritent des prisonniers. La fatigue commence à lui peser, et il lui faut
quelques rasades bues à même le goulot d’un flacon de brandy pour arriver
à retrouver ses idées.
Deux soldats gardent l’entrée. Cronberg demande à être introduit auprès
du responsable de l’enquête sur le meurtre de Barbey. Le pandore n’essaie
même pas de faire comme s’il n’était pas au courant, mais refuse l’entrée
immédiate au jeune homme.
— Qui est ce monsieur ? entend-il par la porte ouverte derrière laquelle
le soldat s’est engouffré. Avec un nom pareil, encore un qui doit avoir des
liens avec l’Autriche… S’il faut se mettre à recevoir les étrangers, on ne
s’en sortira plus. Et qu’est-ce qu’il veut ?
— Il a à voir avec l’affaire Barbey.
— Barbey ? Il est déjà au courant ? Eh bien… Bon, faites-le entrer.
Cronberg a serré violemment ses mains sur la rampe de l’escalier en
entendant la tirade sur les étrangers. Son enfance avait été assombrie par le
fait qu’il soit le fils d’une Française et d’un Allemand, et il lui avait fallu
conquérir à coups de poing parmi ses camarades de jeux l’extinction des
plaisanteries qui l’avaient marqué. C’était même au cours d’une de ces
échauffourées qu’il avait noué avec Luigi, rangé à ses côtés, le début de
l’amitié qui les avait soudés pendant une bonne dizaine d’années.
Il a pourtant récupéré son sourire quand il pénètre dans le bureau. En
vain, car le lieutenant de police lui tourne le dos.
— Monsieur, je viens de la part du général Bonaparte.
Jamais le jeune Italien n’aurait imaginé que le nom du vainqueur
d’Arcole puisse faire un pareil effet. Le lieutenant se retourne en sursaut,
fait tomber du coin de son bureau une pile de papiers qu’il ne se préoccupe
pas de ramasser.
— Bonaparte ? Vous connaissez Bonaparte ?
— J’ai l’honneur et le bonheur de le servir, monsieur.
— Le vainqueur d’Arcole ? L’homme de Lodi. Ah, monsieur… Cela
était tellement grandiose, tellement époustouflant. Nous en avons tous rêvé.
Il en est tout rose d’excitation, et cette joie un peu bête accentue le côté
porcin de son visage. Il a à peine vingt ans.
— Et vous me dites que je pourrais être utile à monsieur Bonaparte. Mais
monsieur, ma vie, mon honneur sont à ses pieds.
— Le général aimait beaucoup monsieur Barbey, et serait très attaché à
ce que l’on retrouvât le plus vite possible son assassin. Il s’est demandé si
vous auriez la gentillesse de me laisser suivre l’enquête. Si jamais je
pouvais vous aider un petit peu, ce serait toujours cela de gagné.
— C’est tout ?
La déception du lieutenant est réelle. Sans doute s’était-il vu recevoir un
bataillon, charger l’ennemi, exterminer l’étranger…
— Je serais ravi d’être utile, aussi peu que cela soit (il insiste sur le
« peu ») à un aussi grand homme. Monsieur, l’enquête est à vous, et tout ce
que mes hommes et moi avons déjà fait à votre entière disposition.
— Je vous en remercie bien volontiers, monsieur…
— Manchesse, monsieur, Manchesse, pour vous servir.
— Me serait-il possible de voir les interrogatoires des dernières
personnes présentes à la soirée ?
Son interlocuteur hésite.
— Je vous raconterai ensuite quelques anecdotes inédites de la
campagne.
Alors le lieutenant cède.
— Nous sommes arrivés vers cinq heures du matin.
— Qui a trouvé le corps ?
— Un des soldats de faction, qui était allé voir dans les chambres si…
enfin si tout se passait bien.
Le lieutenant rosit suffisamment pour que Cronberg saisisse en quoi
consistait cette vérification.
— Il nous a prévenus tout de suite. Je me suis immédiatement levé pour
m’y rendre. Le scandale n’a pas encore éclaté, mais la mort d’une
personnalité pareille ne peut manquer de… de faire remuer bien des choses.
Il est impossible de dire si Manchesse se réjouit ou non de ces
modifications à venir.
— Je suis arrivé avec quatre hommes. Nous avons trouvé sur place une
trentaine de personnes. Beaucoup étaient des couples illégitimes, d’où la
discrétion que je vous demande. Il y avait parmi elles quelques filles
connues de nos services, de celles qui fréquentent abondamment ces salons.
Tenez, regardez. Notre société est devenue bien poreuse : on y trouve de
tout, des parvenues montées du ruisseau par leur seule beauté aux quelques
filles d’émigrés qui tentent de se refaire une fortune à défaut d’un nom…
Cronberg n’écoute plus le discours, et jette un œil sur la feuille que lui
tend Manchesse. Effectivement, les particules y sont nombreuses.
— Êtes-vous sûr que personne n’a pu échapper à vos filets ?
— Pas totalement, bien sûr, mais c’est très vraisemblable. Nous sommes
arrivés rapidement, et un domestique nous a affirmé que personne n’était
parti depuis une demi-heure. C’est un homme en qui nous avons une entière
confiance.
Manchesse vient d’avouer que la police place des espions auprès des
proches du régime, mais est trop en train de se gonfler de son rôle pour
s’apercevoir de sa bourde.
— Je pense donc que personne n’a été prévenu avant nous. Le corps était
encore chaud quand nous sommes arrivés. Et, même si l’assassin n’est pas
dans les dernières personnes présentes, il est possible que l’une d’entre elles
ait vu quelque chose.
— Me laisseriez-vous le temps de consulter ces documents ?
— Et même prendre copie de ce qui peut vous intéresser. Mais je ne peux
guère vous laisser les emporter. J’espère que le général… que vous le
comprendrez.
— Puis-je m’installer à cette table ?
— Je vous en prie.
Manchesse s’empare de quelques dossiers et débarrasse la place pour son
hôte. Cronberg parcourt les dépositions. Elles disent toutes à peu près la
même chose : ces messieurs et ces dames étaient en train de batifoler, les
plus hardis allant jusqu’à préciser à quel point ils avaient poussé ce
batifolage. Aucun n’avait vu Barbey depuis quelque temps. Trois personnes
seulement sur les trente-cinq de la liste étaient seules et occupées à autre
chose qu’à « forniquer », comme l’indiquait le texte : un vieil ivrogne qu’il
avait fallu réveiller, une femme émigrée que son âge écartait des excès mais
qui ne savait sans doute plus où aller, et un militaire impassible, ancien
combattant des armées de la Révolution et qui avait perdu une jambe à
Valmy.
Si quelqu’un avait vu quelque chose, il y avait plus de chances que ce
soit l’un de ces deux-là. Cronberg recopie scrupuleusement toutes les
adresses, et repart.
Il commence par aller chez la duchesse de Valbreuse, la vieille dame
émigrée qu’il lui faut aller chercher rue Neuve-des-Petits-Champs, à côté de
chez Bernard, le restaurant qui offre pour quarante-cinq sous un potage,
quatre plats, une demi-bouteille et le dessert et dont la clientèle,
désargentée, est composée de beaucoup d’anciens grands noms. La
duchesse habite deux immeubles plus loin, vis-à-vis de la Trésorerie
nationale, au fond de la cour d’un immeuble pas très bien entretenu.
L’entrevue est pénible à Cronberg. La duchesse raconte
interminablement une histoire devenue trop commune pour l’émouvoir et
trop loin de ses préoccupations pour l’intéresser. Son mari et ses deux filles
étaient montés sur l’échafaud en 93. Elle avait fui avec un de ses valets,
dont elle avait dû faire son amant et qu’elle avait traîné jusqu’en Angleterre.
Là, elle avait connu la misère. Ses biens avaient été vendus. Elle avait dû
travailler, se mettre à coudre des chapeaux, activité pour laquelle elle était
fort peu douée. Son valet était devenu son maquereau. Elle avait fini par le
fuir, par rejoindre des groupes d’exilés, ce qui lui avait rendu le sentiment
de sa place perdue. Elle ne vivait que pour un retour qu’elle imaginait doré.
Elle y était parvenue depuis six mois, quand les portes s’étaient rouvertes.
Mais elle ne retrouva plus ses biens, dut s’installer chez une vieille tante
et tentait depuis de regagner sa place perdue en s’insinuant dans les bonnes
grâces de la société directoriale. Hélas, les dix ans qu’elle avait passés, les
épreuves subies et auxquelles rien ne l’avait préparée, le poids inévitable de
l’âge l’avaient transformée au point de ne plus elle-même se reconnaître, et
elle peinait à se faire intégrer, n’ayant plus de fortune.
Elle raconte tout cela d’une voix neutre, sans apitoiement comme sans
humour, sans tenter non plus de rien dissimuler de sa déchéance. Quand elle
apprend que Cronberg est proche de Bonaparte, elle se fait pourtant d’un
coup plus câline, avec une maladresse qui rend toute son horreur à cette
prostitution mondaine. Cronberg la quitte encore plus écœuré que
compatissant, sans doute à cause des possibilités que cette dernière offre lui
a fait entrevoir. Il a la fibre charnelle particulièrement sensible.
Il a en revanche en pénétrant chez le sergent Vigote l’impression
immédiate d’avoir frappé à la bonne porte. Elle est pourtant encore moins
reluisante que la précédente, sise au bout d’un couloir dont le sol est couvert
de paille, d’épluchures de légumes, de déjections d’animaux. Cronberg a dû
remonter à pied jusqu’au théâtre de la République, évitant le grouillement
des filles sous ses colonnes, et emprunter une ruelle presque invisible avant
d’avoir le nez dessus.
Vigote est en uniforme quand il tire son verrou, un uniforme propre dont
l’usure seule montre les années. Cronberg repère immédiatement les galons,
qu’il a appris à reconnaître à Mombello, et évite de regarder le pantalon
replié sur le moignon.
— Jeune homme ?
Le ton n’est pas agressif, mais empreint d’une autorité naturelle à
laquelle, malgré toute son insolence, Cronberg est sensible.
— Je m’excuse de vous déranger, sergent. Je travaille en collaboration
avec le lieutenant Manchesse, chargé de l’enquête sur la mort de monsieur
Barbey.
— Et que j’ai déjà eu le plaisir de rencontrer ce matin pendant un long
moment. Aurait-il déjà égaré les papiers sur lesquels il a noté mes propos ?
— Non. Mais ce qu’il en a retenu nous a paru manquer de détails à la
relecture. Je suis venu voir si vous accepteriez de compléter certains points.
Une lueur ironique s’est allumée dans l’œil du soldat. Cronberg a
soudain envie de la lui faire passer en assenant sa carte maîtresse, celle dont
il a déjà pu largement sentir l’efficacité.
— Je travaille également pour le général Bonaparte.
À sa grande surprise, un éclat de rire sauvage secoue la carcasse du
soldat.
— Le sauveur de la nation, le vainqueur qui nous a apporté la paix.
Désirez-vous que je m’incline tout de suite, ou puis-je rester debout ?
Cronberg, interloqué, se ressaisit vite.
— Vous n’admirez pas le général Bonaparte ?
— J’en ai surtout peur. Il y a dans ces hommes providentiels portés par le
métier des armes une soif de pouvoir qui m’effraie. Surtout quand l’époque
est prête à se mettre à genoux, et à offrir n’importe quoi à celui qui lui
permettra de rêver un peu à nouveau.
Il regarde Cronberg, dont le désappointement est encore visible.
— Allons, entrez. Vous n’allez pas rester ici toute la matinée, et votre
recommandation m’amuse. Entrez, vous dis-je.
Il se pousse pour laisser passer Cronberg, qui pénètre dans une pièce
petite mais propre, pauvre mais soignée. Une paillasse sert de lit, une table
et deux chaises se font face. Au mur, un portrait de Danton et une épée
suspendue à deux clous garnissent un mur blanc et léprosé. Il flotte une
odeur de tabac encore chaud. Vigote ramasse sur la table une bouteille de
liqueur dont il sert deux verres.
— Allons, asseyez-vous.
En quelques secondes, dans cet endroit miteux, il a créé une chaleur, une
invitation à se laisser aller à laquelle Cronberg se rend.
— Installez-vous, allez. Votre général m’amuse, mais je ne vois pas assez
de monde pour refuser le luxe d’une bonne conversation. Le sort des vieux
de l’an II n’intéresse pas grand monde.
Il attrape du tabac dans une bourse en peau et entreprend d’en bourrer
une pipe qu’il a sortie de la poche de son pantalon.
— Cela dit, non, je ne suis pas un admirateur fanatique des talents
militaires du général Bonaparte. Sans doute a-t-il une audace hors du
commun. Mais sa campagne, dont l’on fait par ici un triomphe sans
précédent, est entachée d’erreurs grossières.
Le sergent se penche sous la table, et retire d’un tiroir une carte qu’il
déplie. Cronberg y reconnaît l’Europe.
— J’aime assez les subtilités stratégiques. Je me suis amusé à recréer les
parcours des deux armées. Regardez, là par exemple.
La carte est émaillée de points, de courbes, d’annotations. Le doigt du
sergent se tend vers l’Italie.
— Regardez : 31 juillet, 3 août, 5 août. Des combats que la propagande
nous ressasse en permanence comme décisifs. Si l’armée de Wurmser avait
été détruite autant qu’on le prétend, elle ne serait pas revenue en
Lombardie, même réduite de six mille hommes. Et c’est dès le 3 juillet que
votre prodige aurait dû attaquer Quasdanovitch. Lui-même était plus
avancé, et l’Autrichien plus concentré. Au lieu de cela, le 31, nous n’avons
que quelques échauffourées avec Sauret et Despinois, pendant qu’Augereau
et Masséna vaquent on ne sait à quoi.
Cronberg, d’abord un peu perdu, s’y retrouve assez rapidement. Il a
tellement entendu raconter par ceux qui les ont vécues ces journées qu’il a
parfois l’impression d’y avoir assisté.
— Mais sa défense ces mêmes jours était admirable, contre-attaque-t-il.
La décision de lever le siège le 30 a surpris tout le monde. Et celle de
repasser le Mincio pour attaquer avec toutes nos forces réunies la colonne
qui le menaçait à revers était à la fois audacieuse, inspirée et pleine de
succès. Car peut-on juger ces manœuvres autrement que par leur résultat ?
Le vieux soldat sourit, ravi d’avoir trouvé quelqu’un qui comprend ce
qu’il dit.
— Et Arcole ? Vous allez sans doute aussi m’expliquer qu’Arcole est une
erreur ? reprend Cronberg, soudain plus agressif, lui qui s’était toujours
défendu de céder à la gloriole guerrière.
— Non, bien sûr, ne serait-ce que parce qu’il faut aussi pour gagner une
guerre construire des exploits mythiques. Et celui-ci en est un, je vous
l’accorde. Mais accordez-moi en échange que votre général a parfaitement
su l’exploiter, et que les feuilles vantant cet exploit et le représentant
quasiment seul sous le feu des Autrichiens ne sont pas pour rien dans
l’enthousiasme qui l’a accueilli. Il fallait oser Arcole. Mais c’est un coup de
chance hardi qui aurait tout aussi bien pu se tourner contre notre armée. Un
général médiocre y aurait forcément échoué, et votre Bonaparte a beau
avoir réussi, il s’est absurdement entêté dans des dispositions mauvaises.
— Par exemple ?
— Pourquoi a-t-il attaqué le 16 alors qu’il avait été battu le 15,
exactement de la même façon, et qu’il avait appris depuis combien la
situation lui était défavorable ? Pourquoi n’a-t-il pas descendu le pont à
Alabaredo et envoyé une colonne à Lengagno, qui était à cinq kilomètres de
là ? Il n’avait plus rien à craindre pour Vérone, et aurait de là pu se porter
sur l’ennemi dans des conditions avantageuses, qui lui auraient valu une
victoire presque évidente alors qu’il a choisi ce coup de dés risqué. Il lui
fallait à tout prix aller se battre en plaine et laisser les marais derrière lui.
Les Autrichiens ont été bien aimables de venir chercher la bataille sur les
digues. Mais absolument rien ne pouvait le faire prévoir.
— Sans audace, il n’est pas de bataille gagnée.
— Sans risque inutile, il est moins de soldats tués. Il est vrai qu’il est
aussi moins de légendes brillantes. Examiné froidement, cet entêtement des
deux dernières journées était contraire aux plus élémentaires règles de la
stratégie.
— Me contredirez-vous aussi sur la façon dont il a négocié la paix contre
les avis du Directoire ?
Le sergent se ressert un verre et, d’un coup d’œil, fait reproche à
Cronberg d’avoir laissé le sien presque intact.
— Je suis moins féru en ce qui concerne les affaires civiles.
— Curieuse conception de la chose militaire, qui la fait s’arrêter juste
quand la guerre cesse.
— N’y voyez que la reconnaissance de mes insuffisances. J’écouterai
donc votre démonstration avec intérêt, puisque l’expérience et l’âge ne
m’ont pas enseigné cette vérité première.
Le sourire du soldat accompagne sa phrase, comme pour mieux marquer
la différence d’âge entre lui et Cronberg, mais sans que ce dernier y sente le
moindre mépris, à peine une ironie assez douce.
— Ne croyez pas que je sois présomptueux. J’étais parfaitement novice
en ces matières quand j’ai rencontré le général. Mais la vie à ses côtés, et
l’envie de comprendre ce qui se passait m’ont fait me pencher sur toute
cette aventure. Le coup d’État de fructidor…
— Vous avez de ces mots, jeune homme.
Là encore, l’ironie du sourire indique à quel point le vieux soldat partage
l’opinion de son jeune interlocuteur.
— L’intervention nécessaire de fructidor, excusez-moi, répond sur le
même ton Cronberg, avait renforcé l’intransigeance du Directoire qui
voulait à tout prix que l’Autriche soit expulsée de l’Italie. Cette
intransigeance alla jusqu’à faire capoter les négociations avec l’Angleterre,
qui était pourtant prête à nous restituer nos colonies, à renoncer à Saint-
Domingue et à rembourser les bateaux pris à Toulon. Ils envoyèrent au
général de nouvelles instructions, qui réduisaient à néant les préliminaires
de Leoben : il n’était plus question de laisser comme frontière la vallée de
l’Oglio, mais de bouter les Autrichiens hors de l’Italie en les rejetant au-
delà de Venise. Bonaparte comprit tout de suite que mettre ces conditions
sur la table de négociations, c’était redéclencher la guerre, que jamais
l’Autriche n’accepterait d’être amputée d’un tel territoire. Et cette guerre ne
serait plus aussi favorable que la précédente : les Autrichiens auraient
prélevé des troupes de leur armée du Rhin pour venir les mettre devant
Bonaparte.
— Et les succès auraient alors été pour Augereau, qui venait d’être
nommé à la tête de l’armée du Rhin…
Cronberg chasse vite l’interruption.
— Ce n’est pas le plus important. Il ne restait qu’une solution pour
Bonaparte : ne pas suivre les consignes du Directoire. Mais comment ? S’en
tenir à ce qui avait été décidé à Leoben voulait aussi dire renoncer à
Mantoue, qui restait la clé de la Lombardie. Il fallait donc garder Mantoue,
trouver quelque chose pour dédommager les Autrichiens et faire cavalier
seul.
— Et sacrifier Venise…
— Voyiez-vous une autre solution ? Oui, il fallait sacrifier Venise, et
c’était bien le moindre mal. Je suis né en Italie, près de Pavie. Venise vous
fait peut-être rêver, vous autres Français. Mais cette oligarchie pourrie, ce
peuple lâche et corrompu, ne vivant que de trafics, méritaient-ils la liberté
au même titre que les peuples qui s’étaient battus pour l’avoir ? Venise à
l’Autriche, c’est une pustule crevée sur la face de l’Italie, et en plus une
frontière solide assurée à la république cisalpine. Bonaparte a proposé son
plan, a haussé le ton et Cobenzl s’est incliné. La paix a été signée à
Campoformio.
— Et ceci au mépris des instructions du Directoire, en gâchant les
chances d’une victoire totale et en livrant comme une proie à notre ennemi
une république qui s’était toujours efforcée de rester neutre.
— Mais en sauvant la paix. Allons, sergent, je finirai par croire que vous
ne considérez pas que la paix est le but de la guerre.
— Pas à n’importe quel prix, ni pour servir n’importe quelles ambitions.
Je suis bien convaincu que votre général ne voit cette paix que comme une
étape vers d’autres conquêtes, et qu’il ne manquera pas de prouver bien
d’autres fois que son attachement lui est tout théorique.
Soudain, il y a comme une tension dans la pièce. Cronberg s’est
enflammé, porté par des idéaux qu’il sent subitement à nouveau vivants au
fond de lui. Il en est presque reconnaissant au vieil homme, et regrette qu’il
laisse d’un coup tomber le débat.
— Mais je suppose que vous n’êtes pas venu me voir uniquement pour
que nous ayons sur votre maître ce passionnant échange ? Je peux sans
doute faire quelque chose pour vous ?
Le ton reste amical. Cronberg, à nouveau conscient de sa mission, se
lance.
— Vous avez été l’un des derniers à rester à cette fête et l’un des très
rares à y rester seul. Je me demandais si vous aviez remarqué quoi que ce
soit, en particulier s’il vous était possible d’identifier la femme avec
laquelle Barbey s’est retiré peu avant sa mort.
Le vieil homme a un sourire malicieux.
— Oui. Cela m’est possible.
Cronberg sursaute : il n’avait pas pensé que cela serait aussi facile.
— Et vous accepteriez de me le dire ?
— Jeune homme, votre enthousiasme et votre visible dévouement pour
un homme me sont sympathiques, même si cet homme lui-même ne l’est
pas. Oui, j’accepte de vous le dire. La jeune personne en question est une
fort belle femme d’une vingtaine d’années, aux longs cheveux d’un blond
dit « vénitien », de cette couleur inspirée par la Venise que vous sacrifiiez il
y a peu avec tant de désinvolture. Elle s’appelle Églantine de Leseleuc. Je
ne connais pas son adresse, mais je sais qu’elle habite au Palais-Royal, ou si
vous préférez, le Palais-Égalité, près de chez « la Rose », où vous devriez la
retrouver sans problèmes.
— Pardonnez-moi cette question, sergent, mais êtes-vous sûr de ce que
vous avancez ?
— Que croyez-vous que je fasse à ces fêtes, jeune homme ?
Cronberg est interloqué par la question.
— Je ne sais pas… Intriguer, vous amuser, manger à votre faim, que sais-
je, ce que font tous ceux qui y vont.
— Observer, jeune homme. Je suis là pour observer.
Cronberg ne répond pas.
— La pourriture me fascine. Peu d’époques l’ont offerte aux
observateurs avec l’amplitude de celle que nous vivons. Elle est partout :
dans les mœurs, dans la finance, jusque dans la famille. Concussions,
orgies, divorces sont coutumiers, alors que la misère n’a jamais été aussi
grande et les riches aussi impudents. Savez-vous que, de ces nouveaux
riches chez lesquels vous étiez hier, la moitié ne sait même pas lire ? Mais
l’argent, ah ça, l’argent, ils en ont. Comme une horde de sauterelles, ils se
sont jetés depuis 89 sur tout ce qu’ils pouvaient ramasser. Encore auraient-
ils pu construire. Mais non : ils ne sont qu’intermédiaires inutiles quand ils
ne sont pas démolisseurs. Les plus grosses fortunes se sont faites en
dépouillant les biens nationaux, en les revendant en pièces détachées.
Leuthrand a fait la sienne en vendant les plombs qu’il arrachait aux toitures,
se moquant des bâtiments qu’il laissait ainsi à demi nus. Tout y est passé :
les tentures, les meubles, les objets de culte, jusqu’aux reliures des livres,
déchiquetées à plaisir… Et je ne parle pas des fournitures aux armées,
véritables mannes que se sont partagées quelques proches du pouvoir, dont
ce bon Barbey.
Il fouille à nouveau dans sa blague à tabac, prend le temps de bourrer
avec soin sa pipe.
— Ne croyez pas à mon ton que je me révolte : je suis trop vieux pour
cela. Je me régale au contraire à regarder cette comédie. Et je ne vais à ces
fêtes, auxquelles mon passé me permet d’assister, que pour en constater
l’avancée. Sans doute y a-t-il quelque chose dans cette occupation de
parfaitement stérile, mais elle me procure un rare et pervers plaisir. Je peux
donc vous garantir sans doute aucun que c’est bien Églantine de Leseleuc
qui a fini la nuit avec Barbey. Je peux même vous affirmer que c’est l’un
des derniers couples à avoir quitté la fête, et que ce n’est pas la seule des
filles avec qui Barbey s’était laissé aller ce soir-là. Le vieux mâtin n’a,
semble-t-il, rien perdu de sa vigueur.
Un rire triste secoue le bonhomme. Cronberg se lève.
— Je vous remercie pour votre aide, sergent.
— Jeune homme, vous m’avez diverti. Votre ambition paraît sans bornes,
mais elle ne s’est pas encore frottée à la fange qui vous entoure. Puisse une
quelconque bonne étoile vous en protéger encore quelque temps. N’hésitez
pas à revenir me voir. Nous reparlerons stratégie, et il me sera sans doute
instructif de voir sur vous les avancées de la turpitude du temps. Bonne
chance dans votre quête.
Cronberg le salue, puis sort.
Six
Il atterrit facilement sur le toit d’en face, sent ses pieds qui partent, glisse
mais arrive à se rattraper sans pour autant éviter de faire tomber trois tuiles
qui s’écrasent dans la rue.
— Merde !
Il attend un peu. Rien ne se produit.
Il cherche autour de lui comment descendre dans l’immeuble. Il a un
instant de peur en ne voyant aucune fenêtre, aucun vasistas sur le toit. Il ne
va quand même pas passer par la cheminée… Non.
En se penchant à nouveau, il s’aperçoit qu’en se suspendant à la
gouttière, il peut atterrir sur un petit balcon et de là atteindre l’escalier. Il
regarde le vide avec frayeur, puis agrippe la gouttière et s’y laisse pendre. Il
n’a plus qu’à se balancer un peu pour atteindre le balcon.
Il le fait, arrive un peu trop près du bord, a l’impression de basculer, se
rétablit de justesse et sent soudain ses jambes fléchir. Il se rattrape et pousse
un soupir de soulagement, remerciant d’une pensée les heures passées dans
les forêts de son enfance à escalader les arbres.
Il a de la chance. La fenêtre devant laquelle il se trouve donne
directement sur la cage d’escalier. Du coude, il tape dans la vitre, glisse sa
main, fait tourner la chevillette et s’introduit à l’intérieur de l’immeuble.
La cage d’escalier est peu reluisante. Des morceaux de bois y traînent,
des copeaux gisent sur les marches. Il n’entend aucun bruit, et ce silence
l’étonne. Des gens sont censés vivre ici, et il en a vu entrer une vingtaine
qui n’ont pu se volatiliser ainsi. Il approche son oreille de la porte d’un des
appartements, mais n’entend rien. Il n’ose toquer à la porte, descend
quelques marches, se retrouve au premier étage. Le même silence règne.
L’immeuble n’est donc pas habité ?
Il continue sa descente. Ce n’est qu’en approchant de la cave qu’il
distingue comme un ronronnement sourd.
Une lourde porte en bois en défend l’accès. De sa poche, il sort un
couteau, fourrage un peu dans la grosse serrure qu’il finit par ouvrir. Le
bruit d’un coup devient plus présent puis s’éteint. Cronberg s’avance dans
un couloir au bout duquel bouge la lueur d’un flambeau. Avant même de
s’en approcher, il a identifié avec stupeur les sons qui l’ont d’abord étonné.
Ce sont, chantés haut et fort, des psaumes.
Il s’avance, arrive derrière une trentaine d’hommes et de femmes en
prière. Avec eux, il s’agenouille, cherchant Églantine des yeux. Le prêtre,
vêtu d’une soutane noire, tourne le dos à la foule et parle en latin. Il en
arrive à l’eucharistie, et les fidèles commencent à se lever pour aller
consommer l’hostie. Cronberg voit alors Églantine.
Elle ne lève les yeux du sol que pour tendre vers le prêtre une bouche
que Cronberg, en la voyant ainsi offerte, se jure de baiser un jour.
Maintenant sûr de ne pas la manquer, il se retire jusqu’à la porte.
Le groupe se disloque après le dernier chant. Cronberg retourne se cacher
dans l’escalier. En prenant quelques précautions, les hommes sortent, se
saluent en silence et se dispersent dans la rue. Plus rares, les femmes ne
viennent qu’ensuite, quand le chemin paraît dégagé. Églantine sort avec
deux autres jeunes filles.
Cronberg leur emboîte le pas, tout en priant pour qu’elles se séparent
vite. Il est exaucé dès le coin de la rue.
Alors il la rattrape, lui serre tout à coup le bras :
— Je crois que j’ai à vous parler.
Elle pousse un petit cri, pour la forme, mais il perçoit le regard qu’elle
jette sur la rue. Elle est vide, et il n’y a pas d’aide à en espérer. Lucidement,
elle lui abandonne son bras.
— Je ne crois pas que nous nous connaissions. Vous êtes de la police ?
— Si je vous réponds « oui », vous allez vous écrouler ?
— Je mourrais pour ma foi.
Elle a l’air sérieuse, si pénétrée d’un coup d’une gravité à peine jouée
qu’il éclate de rire. Sous son manteau, il devine sa robe et le corsage
presque transparent.
— Ce sacrifice ne sera peut-être pas nécessaire. Vous le feriez vraiment ?
— Sans hésiter. Vous n’êtes donc pas de la police ?
— Non. Ou plutôt d’une police bien particulière, qui se moque de ce que
vous faisiez dans cette cave sombre. Qu’y faisiez-vous d’ailleurs ?
— Nous écoutions la messe. Depuis bientôt mille huit cents ans, c’est
une des activités les plus sacrées et les plus respectées de l’homme, mais
depuis trois mois c’est de nouveau un crime.
— N’exagérez pas. La plupart des émigrés sont revenus. Et les prêtres
réfractaires ne sont plus inquiétés.
— Ne l’étaient plus. Depuis fructidor…
Toujours bras dessus bras dessous, faussement enlacés, ils arrivent vers
le Marais, devant le grand hôtel Charolais, transformé en papeterie. Elle
tend la main, comme pour plonger au-delà de la rue.
— Regardez : ces deux églises, plus loin, ont été fermées, transformées
en boutiques. Le couvent des Carmélites a été vendu. L’église de la
Visitation Sainte-Marie est à louer. Saint-Étienne-des-Prés a été démolie. La
moitié de Saint-Benoît est devenue le théâtre du Panthéon. Saint-Yves est
démolie. Saint-André-des-Arts est en vente. Les Cordeliers vont l’être.
Dois-je continuer ? Ou allez-vous encore me prétendre que le culte est
libre ? Bien sûr, nous avons eu quelques mois, voire un ou deux ans de
répit, où les persécutions n’étaient plus aussi manifestes. Mais
maintenant…
Cronberg relâche la pression de son bras. Enflammée par son sujet, la
jeune fille ne semble plus avoir peur.
Elle s’interrompt au bout d’un moment.
— Et si vous n’êtes pas de la police, qui êtes-vous donc ?
— Un homme intrigué.
— Il y en a beaucoup, et pour de très nombreux motifs. Plus
précisément ?
— Plus précisément, je m’étonne qu’une jeune chrétienne aussi
convaincue passe ses soirées au lit avec les plus répugnants parmi ceux qui
bannissent sa religion.
Cronberg a abattu ses cartes en vrac. La jeune fille pâlit, et c’est elle qui
reprend son bras. Un instant, il craint qu’elle ne s’écroule, mais elle réagit
assez vite, le visage à nouveau dur.
— Je suppose que vous ne me lâcherez pas tant que vous n’aurez pas la
réponse ?
— Hélas non.
— Vous avez de l’argent ?
— Oui.
— J’ai faim. Amenez-moi au bal : vous comprendrez peut-être mieux.
— Au bal ? Quel bal ?
— Le seul auquel j’ai droit : celui des victimes.
Cronberg découvre avec stupeur l’endroit où Églantine l’a emmené. Elle
a presque couru sur le chemin, comme irrésistiblement attirée. À l’entrée,
les serveurs l’ont saluée en vieille connaissance, et elle n’a cessé dans les
premiers instants de serrer des mains et d’envoyer des sourires, avant de
diriger Cronberg vers une table qui leur est dégagée d’office.
Il y a là un mélange étonnant de représentants de l’Ancien Régime en
costume d’alors et de muscadins vêtus à la dernière mode. Le bal des
victimes regroupe tous ceux qui ont eu à pâtir de la Révolution, et se
résume souvent à une compétition sordide où celui qui a le plus souffert a
droit au respect de tous les autres. Les plus jeunes, parfois les plus excités,
se vantent des morts d’aïeuls qu’ils ont à peine connus. Les jeunes filles
portent toutes un fil rouge autour du cou. Certaines fortunes présentes se
sont d’ailleurs depuis ces temps troublés discrètement reconstituées, ou
avaient été évacuées avant que la situation ne devienne trop dangereuse.
Les archets des rigaudonniers s’envolent d’un coup. Entre les tables
passent des jeunes filles les bras chargés de plateaux couverts de verres. On
boit beaucoup au bal des victimes, et l’on y danse à perdre haleine.
La jeune fille en entrant s’est transformée. Elle a retrouvé une vivacité,
une chaleur qui semblent naître avec la musique et Cronberg, qui la tient
toujours par le bras, sent un frémissement s’emparer de son corps.
— Venez. Allons, venez.
Elle entraîne le jeune homme dans une bourrée, danse dont elle connaît
toutes les subtilités, alors que lui trébuche et se trompe de sens.
Elle paraît infatigable. Tous autour d’elle sont pris de la même frénésie.
Ce ne sont que cris, passes, visages rougissants. Une lourde odeur de sueur
monte des corps mêlés.
— Vous dansez toujours avec cet enthousiasme ? réussit à lui glisser
Cronberg, qui aurait bien aimé s’arrêter un peu.
— Qu’y a-t-il d’autre à faire ?
Elle a non seulement repris des couleurs, mais ses yeux brillent d’une
lueur que Cronberg reconnaît pour l’avoir souvent attendue dans ceux des
filles au point de succomber. Seul le sentiment de sa mission le pousse à ne
pas l’embrasser sur-le-champ, mais sa main se fait plus pesante sur la sienne
quand il la ramène à leur table.
— Je boirais bien quelque chose. Et vous ?
— Un peu de bière ?
— Un peu de bière ? Une jeune fille ?
Elle éclate de rire, d’un rire qui monte vers les arbres penchés autour
d’eux.
— Et que boivent les autres ? Vous êtes dans un lieu de fête, mon gentil
ami. Décontractez-vous.
Cronberg regarde autour de lui. Les filles sont effectivement souvent
attablées devant des verres de bière.
La danse l’a épuisé. Il ne se sent pas de recommencer tout de suite, et
décide de se jeter à l’eau.
— Et vous allez dans beaucoup d’autres fêtes ?
— Assez souvent. J’ai vécu suffisamment de choses pour me permettre
de vivre comme je l’entends.
— Votre Dieu n’y trouve rien à redire ?
D’un coup, elle se ferme, et Cronberg manque se mordre les lèvres de
dépit.
— Je m’accommode avec lui.
La serveuse arrive heureusement avec leurs bières, et le liquide frais et
un peu amer lui redonne sa bonne humeur.
— Et chez Barbey, c’était une fête comme vous l’aimiez ?
— Chez Barbey ? Non. C’était… c’était un service commandé.
Sur cette phrase énigmatique, elle saute à nouveau sur ses pieds et se
replonge dans le magma des danseurs.
Cronberg part à sa poursuite. Il est carrément las, mais l’envie de savoir
et le désir de la fille le tiennent.
Les danses deviennent moins endiablées. Un air plus doux s’élève.
Cronberg se rapproche d’Églantine. Alors elle s’écarte, le regarde avec un
air soudain grave, puis retourne s’asseoir.
— Venez. Partons. Je ne sais pas ce que vous cherchez, ni pourquoi vous
vous intéressez tant à cette fête. Je ne sais pas non plus pourquoi je suis ici
avec vous. Je n’attends de vous qu’une chose : ne nous dénoncez pas. En
échange, je vais vous dire ce que je sais, à condition que je sache quelque
chose pouvant vous intéresser.
Ils sortent. Cronberg n’ose croire à sa chance, mais elle se tait. Ils
montent dans un wiski. Elle se met à parler, lui tenant la main qu’il prend
entre les siennes et baise, très doucement. Son geste semble dissiper ses
dernières hésitations.
— J’ai effectivement passé la nuit avec Barbey, du moins une partie, ce
cher homme ne s’attardant ni aux préliminaires ni aux remerciements. Il
était mon amant, de façon occasionnelle. Je ne prétendrais pas que
j’éprouvais un quelconque sentiment pour lui, mais il a au moins
l’honnêteté de sa malhonnêteté. En ces temps odieusement hypocrites, c’est
déjà quelque chose. Je l’ai quitté vers cinq heures du matin. Il était toujours
en vie. Je suis partie tout de suite après notre… rencontre. Je n’ai vu dans la
salle personne que je puisse identifier, mais les gémissements venant des
pièces à côté prouvaient sans équivoque que je n’étais pas la dernière à
partir.
Cronberg la regarde, comme s’il attendait encore une révélation.
— J’ai toujours cru en Dieu. Il y a même eu une période de ma vie où
j’ai pensé pouvoir lui offrir ma vie. J’étais jeune alors, et il n’y avait en moi
qu’une petite fille. Deux choses ont brouillé les cartes la même année : la
Révolution a éclaté, et je suis devenue femme. Je ne sais encore ce qui, des
deux, a le plus obscurci mon avenir.
» Mes parents sont morts en 93, tous les deux sur l’échafaud. Je suis tout
à fait à ma place au bal des victimes, je suis même sans doute l’une de
celles qui l’ont le moins usurpée. Je n’avais pas d’autre solution pour
survivre que de rester là où j’étais. Le prêtre de ma paroisse m’a prise sous
son aile.
Ses yeux s’embuèrent de larmes.
— Le père Ruaud, que j’ai vite appelé Émile, avait à peine dix ans de
plus que moi. C’est lui que vous avez vu officier ce soir. Il a commencé par
accepter de prêter serment, puis est devenu réfractaire en 1792. A
commencé alors pour lui, et du coup pour moi, une vie de traque. Nous
nous sommes cachés, et nous avons fui en Espagne. Mais la situation n’y
était guère plus profitable. Émile ne pouvait ni prêcher, ni enseigner, ni
confesser, encore moins dire la messe. Nous étions en résidence surveillée
près de Valence, sous le regard pointilleux d’une Inquisition à l’affût de
notre premier faux pas.
» Un temps, Émile a travaillé dans un groupe de prêtres brodeurs, mais il
était bien peu doué pour la chose. Mal ou pas du tout nourris, nous avons
fait maigre encore plus souvent qu’en France. Encore paraît-il que la
situation était pire pour ceux réfugiés dans les Provinces-Unies. Enfin,
Robespierre a payé ses crimes, et nous avons pu envisager un retour. Le
père Ruaud a retrouvé une paroisse mais fructidor a tout remis en cause, et
il nous a fallu à nouveau nous cacher.
Le wiski s’est arrêté aux abords du Palais-Royal. Elle descend, laisse
Cronberg payer le cocher.
— Venez. Par ici, nous éviterons de rencontrer quiconque. Je crois que
c’est aussi bien, sourit-elle.
Elle ouvre une porte de service.
— Nous voici directement dans ma chambre.
La pièce dans laquelle ils entrent est petite mais propre. Les meubles y
sont beaux, beaucoup plus que le reste du décor, comme si la jeune fille
avait voulu se tisser un petit cocon. Elle s’assied sur le petit lit et continue
son récit.
— Émile avait compris en Espagne, abandonné de tous, qu’il ne pourrait
continuer d’exercer son ministère que si, une fois de retour en France, il
était proche du pouvoir. Et le pouvoir aujourd’hui n’est guère accessible
qu’à deux types de personnes : les nouveaux riches et les jolies filles. Il se
trouve que je fais partie de la deuxième catégorie. Il m’a donc demandé
d’infiltrer de… de très près les milieux au pouvoir. J’y suis arrivée, comme
vous pouvez le constater, et je guette pour lui les dangers qui menacent
notre Église.
— J’avais déjà entendu parler de prostitution sacrée, mais c’était je crois
chez les Indiens.
La gifle part immédiatement.
— Je vous interdis d’employer ce terme, martèle la jeune fille, et encore
plus de me juger. Je fais ce que j’estime être mon devoir pour le service du
Seigneur, et…
Elle n’achève pas sa phrase. Cronberg n’a réagi aussi durement que pour
rompre ce cercle de confidences, créer la violence au milieu de laquelle il
pourra laisser parler le désir qui le brûle à l’entendre ainsi se raconter.
Depuis qu’elle a commencé à parler, elle lui apparaît dans toute sa
complexité, partagée entre le devoir qu’elle s’impose et le plaisir qu’il lui
arrive de prendre à ces jeux de l’amour, plaisir qu’il avait perçu en la voyant
se jeter dans la mêlée du bal des victimes.
— Et je suis absolument dévouée à la cause que je défends.
Son ton n’appelle aucune réplique.
— Je ne sais qu’une chose qui puisse vous être utile. Ce soir-là, un
homme était particulièrement présent aux côtés de Barbey. Il s’appelle
Bainville. Il a fait fortune en fournissant des chevaux à l’armée, et ne nous a
guère laissés tranquilles de la soirée. Il s’est retiré une ou deux fois pour lui
parler en particulier. À part moi et son meurtrier, il est la dernière personne
à l’avoir vu vivant.
Elle le regarde, un air de défi dans les yeux. Il sent sur sa joue la brûlure
de ses doigts qui s’étend.
— Je serais prête à n’importe quoi pour sauver les quelques personnes
qui m’entourent, et m’assurer de votre silence.
Cronberg se penche vers elle et l’embrasse. Il ne sut jamais si elle cédait
par intérêt ou parce qu’elle en avait réellement envie. Elle prend son plaisir
aussi fort que lui, si ce n’est plus, et laisse sur ses épaules la griffure de son
émoi.
Au moment où elle le sent prêt à jouir, elle le repousse violemment, et sa
semence se répand sur elle.
— N’avez-vous pas appris à prendre vos précautions ?
Et c’est sur cette phrase crue que, sans même s’être essuyée, elle
l’embrasse une dernière fois et le met à la porte.
Huit
Ils arrivent une demi-heure plus tard chez Églantine. Sa tante, qui semble
bien connaître le père Ruaud, l’accueille avec effroi. Elle essaie, en vain, de
dissuader sa fille d’accueillir chez eux un homme recherché, tout en
assurant le fugitif qu’elle fera pour lui tout ce qu’elle pourra, exercice de
rhétorique que Cronberg observe d’un œil amusé.
Le prêtre n’est pas tout à fait sorti de sa torpeur. S’il a admis que
Cronberg était un ami, il continue de ressasser sa peur du feu, croyant par
moments voir des flammes, ne cessant de s’interroger sur la façon dont
l’incendie s’est déclaré.
— En avez-vous la moindre idée ? lui demande Cronberg.
— Non, répond-il. J’ai entendu du bruit. Je n’ai pas osé sortir. Puis j’ai
senti la fumée, et j’ai su que j’allais mourir. J’ai prié, mais… mais la peur a
quand même eu raison de moi.
Cette mise à plat de son émotion semble d’un coup le faire redescendre
sur terre, et il s’écroule en une crise de nerfs qui sera la dernière. Après
quelques minutes de longs sanglots, pendant lesquels il attrape et caresse
longuement la main d’Églantine, il se reprend et se remet à parler d’une
voix soudain apaisée.
— Monsieur, je ne sais qui vous êtes, reprend-il en s’adressant à
Cronberg, mais il est incontestable que vous m’avez sauvé la vie. Elle est de
bien peu de valeur et pourtant il n’est plus qu’elle qu’il me reste à mettre au
service de notre Seigneur.
« Avec le cul de tes ouailles », songe en lui-même le jeune homme.
— Et je vous remercie en Son nom de la Lui avoir sauvée. Voulez-vous
que je vous bénisse ?
Il paraît ainsi plus accorder une faveur que remercier pour celle qu’il a
reçue et un visible contentement de soi s’est emparé à nouveau de ses traits.
Bien que sentant un flot d’antipathie l’envahir, Cronberg s’agenouille et
reçoit la bénédiction du prêtre. Puis il prend congé. Églantine s’approche de
lui. Il la prend par le bras et annonce qu’il va faire quelques pas avec elle.
La jeune fille ne tente point de se dégager, et réduit à néant d’un regard les
protestations naissantes de sa tante.
— Comment croyez-vous que ce feu a pu démarrer ?
— Je ne sais pas.
— Auriez-vous été repérés ?
— Sans doute. Mais comment, par qui, je n’en ai aucune idée. Il était
fatal que nos déplacements attirent du monde. Vous-même nous avez bien
retrouvés.
— Pensez-vous qu’il puisse y avoir un rapport entre cet attentat, si c’en
est un, et le général Bonaparte ?
Il espère qu’elle va lui parler des lettres, mais elle n’en fait rien.
— Je vois mal comment cela se pourrait. Quel rapport Bonaparte aurait-
il avec de simples messes clandestines ? Ou alors vous ne m’avez pas tout
dit ?
Il préfère ne pas répondre à sa question.
— Je suis très sale, et souhaiterais rentrer me laver. Pouvez-vous me
promettre une chose ? Si jamais vous apprenez quoi que ce soit sur cet
ennemi, ou quelque détail qui puisse impliquer le général, vous viendrez me
le dire. De mon côté, je vous tiendrai au courant de mon enquête.
Elle jure avec un sourire dans lequel se lisent d’autres promesses.
Cronberg revient deux jours plus tard sur les lieux de l’incendie, le soir, à
la tombée de la nuit. Trois immeubles ont été dévastés par le feu. La façade
de l’un d’entre eux s’est entièrement écroulée dans la rue. Quatre familles
qui ne savaient où aller se sont installées dans les ruines et les décombres,
vivant de la charité de la rue en attendant, ce qui ne saurait tarder, qu’elle
s’épuise.
Sébastien va sonner directement à la porte du vicomte de Vandreuil.
Dans l’escalier règne toujours une odeur de bois mouillé. La pourriture
risque maintenant de s’installer, et l’humidité y est pénible. Mais le feu n’a
pas pénétré.
Le vieillard accueille Cronberg avec une vraie joie.
— Je vous ai vu l’autre jour dans la foule, quand le feu a pris. Mais je
n’ai rien dit. Je savais qu’il fallait être discret.
— Vous avez bien fait, merci. Vous êtes resté jusqu’au bout ?
— Vous pensez… Ce n’est pas tous les jours qu’il y a une animation
pareille…
— Vers quelle heure cela s’est-il terminé ?
— Il faisait déjà nuit depuis longtemps. J’étais frigorifié. Ils ont eu de la
chance que le feu ne traverse pas la rue. Il n’a eu que trois maisons. Un seul
homme est mort, un vieil homme comme moi qui n’a pas eu le temps de
descendre de la troisième maison. Il buvait beaucoup, on le voyait traîner
dans les rues, toujours soûl. Il ne s’est pas réveillé.
— Et sur les origines de l’incendie, qu’a-t-on dit ?
— Sans doute un poêle mal éteint ou qu’on a fait chauffer trop fort. Il
faisait très froid ces derniers jours, et le bois se fait tellement voler que les
gens ont tendance à tout brûler dès qu’ils en ont. Quelqu’un a dû bourrer le
sien jusqu’à la gueule, et des étincelles ont fait le reste.
— Personne n’a émis l’hypothèse d’un incendie criminel ?
— Pas que je sache, non. Pourquoi ? Vous pensez que cela pourrait en
être un ? Que cela pourrait avoir un rapport avec tous ces gens que nous
avons vus entrer régulièrement dans l’immeuble ?
— Peut-être. Les avez-vous revus depuis ?
— Non. Je suppose qu’ils sont allés comploter ailleurs, quoi qu’ils aient
fait… ?
Il y a dans sa demande indirecte presque une supplique. Cronberg refuse
pourtant de l’entendre.
— Si vous les revoyez, il faudrait que vous me le disiez. Pouvez-vous
faire cela pour moi ? Pour nous, ajoute-t-il d’un air complice.
— Bien sûr, acquiesce le vicomte.
Cronberg se doute-t-il du temps que le vieil homme va passer en vain à
sa fenêtre ? Sans doute. Mais cette mesquine revanche sur ses haines
d’enfant le ravit.
Il redescend dans la rue. Alors qu’il s’arrête sur le boulevard Saint-
Martin pour acheter quelques petites saucisses à un homme qui en fait
griller sur un feu, entouré de cinq ou six mendiants qu’il chasse à coups de
pied, une jeune fille lui saisit le bras. Il se retourne. C’est une brune, d’une
quinzaine d’années, sale, avec de grands yeux marron et un sourire joli,
bien qu’il y manque les deux dents de la façade.
— C’est vous qui étiez là l’autre jour.
— Quel autre jour ?
L’air espiègle, elle lui vole une saucisse, s’y brûlant les doigts.
— Le jour où il y a eu le feu.
— J’étais là, oui.
— Et c’est vous qui avez sauvé le prêtre ?
Le cœur de Cronberg se met à battre plus fort. Comment cette gamine
sait-elle cela ?
— Je ne peux pas vous le dire, lui répond-elle. Mais c’est quelqu’un qui
me l’a appris, et qui voudrait beaucoup vous voir. Il est à l’auberge là-bas.
Venez avec moi.
Cronberg hésite.
— Allons, venez, je ne vais pas vous faire de mal. Il dit que ce qu’il vous
apprendra vous intéressera sûrement. Ça a un rapport avec votre général.
Alors Cronberg se lance à la suite de la fille qui a déjà bondi vers
l’auberge. Dès qu’il pousse la porte, une fumée épaisse le prend à la gorge.
Il y a beaucoup de bruit, de rires, de conversations, qui ne cessent nullement
à son entrée. Dans la très pâle lumière que diffusent trois torches, il
distingue deux médaillons pendus à un ruban sculpté de chaque côté du
comptoir et des glaces noircies par la fumée.
— Venez, il est là.
La fille lui ouvre le chemin, l’amène jusqu’à une petite porte, qui donne
sur un cabinet particulier. Elle s’efface pour le laisser entrer.
La pièce est sombre, et le devient d’autant plus vite qu’il sent une
énorme douleur à la tête avant de s’écrouler.
Il se réveille les mains liées et un bandeau sur les yeux. Un moment de
panique le pousse presque à crier. Ne pas voir surtout le rend malade de
peur. Enfant, il s’était un soir perdu dans la forêt, où ses parents ne l’avaient
retrouvé que quelques heures plus tard, hurlant, et il en a gardé une
insurmontable phobie de l’obscurité.
Il réussit quand même à se maîtriser, et parvient à articuler avec une voix
pourtant moins assurée qu’il ne l’eût souhaitée :
— Quelqu’un est là ?
Sa tête lui fait très mal. Il sent son oreille engluée d’un liquide qu’il
identifie comme étant du sang.
Il se met à crier, encore plus fort :
— Il y a quelqu’un ?
Mais, à nouveau, personne ne lui répond. Aucun bruit ne perce le silence
autour de lui. L’air est frais, et chargé d’humidité. Il pense être dans une
cave, une cave suffisamment profonde pour être isolée des bruits du dehors.
Une odeur fruitée, celle de pommes conservées, finit de l’en convaincre.
Il tente de bouger, mais est solidement garrotté. La corde qui le lie a
même commencé à entamer ses chairs, et tout mouvement du poignet lui
devient douloureux. C’est la même chose pour ses pieds, également ligotés.
Il attend un temps qui lui semble très long, luttant contre la peur. Même
en remuant, en soufflant, il est impuissant à enlever le bandeau qui lui barre
les yeux.
Quand il entend enfin un bruit, il a le sentiment d’une délivrance et est
soulagé au-delà du possible. Il reconnaît distinctement le bruit d’une serrure
que l’on ouvre, et entend des pas descendre des marches qui sonnent creux.
— Je crois qu’il est réveillé, dit une voix.
— On va voir, répond une autre.
Les bruits de pas indiquent que quatre ou cinq personnes sont
descendues.
Un rayon de lumière l’inonde soudain, lui faisant cligner des yeux
presque à le faire pleurer. Une main a arraché son voile. Il doit faire jour,
puisqu’une lueur jaunâtre pénètre dans la pièce. Dès qu’il peut à nouveau
regarder devant lui, Cronberg fait le tour de sa prison : il est bien dans une
cave.
— Que me voulez-vous ? parvient-il à demander.
Une gifle, qui envoie sa tête heurter le mur derrière lui, lui répond. Il sent
alors, soudain, immédiate contrepartie à la joie qui l’a envahi quelques
minutes plus tôt, un flot de haine le posséder jusqu’à le faire frémir.
— Lâche, murmure-t-il.
Une seconde gifle lui fait comprendre qu’il a été entendu.
— Arrêtez !
La voix qui vient de s’élever a un léger accent étranger, que Cronberg ne
décèle que parce que lui aussi en a un.
— Pourquoi arrêter ? Ce chien doit parler…
— Sans doute, mais calmez-vous. Il parlera, je vous le promets, et je ne
reculerai pas devant la violence, mais à la seule condition qu’elle soit
nécessaire. M’entendez-vous, monsieur ?
Cronberg acquiesce.
— À moins d’être sourd, ce serait difficile. Puis-je savoir qui vous êtes ?
— Non. Mais vous pouvez savoir ce que nous voulons. Vous travaillez
avec le général Bonaparte ?
Cronberg ne voit pas l’utilité de nier.
— Oui.
— À quel titre ?
— Je suis… comment dire ? À la fois une sorte de secrétaire particulier
et de garde du corps.
— Les voyous protègent les voyous. C’est bien connu.
Cronberg arrive maintenant à distinguer celui qui l’a ainsi frappé et qui
vient à nouveau d’intervenir. C’est un petit homme roux, le visage encore
très jeune, avec dans les yeux une lueur mauvaise, et une bouche crispée,
étroite, taillée pour l’invective.
— Vous devenez lassant, mon ami. Laissez-moi faire. Vous userez de vos
manières de brute si les miennes n’aboutissent à rien. Pourquoi nous
espionnez-vous depuis maintenant quinze jours ?
— Vous espionner ? Je ne comprends pas.
— Vous comprenez parfaitement. Vous vous êtes introduit dans notre
groupe dominical, vous êtes revenu comme par coïncidence le jour où le feu
s’est emparé de notre logis, et vous avez même sauvé des flammes le prêtre
de notre groupe.
Une déception douloureuse déchire Cronberg. Églantine… Églantine l’a
donc trahi. Il ne peut résister à l’envie de le demander.
— C’est Églantine ?
Alors le petit homme roux bondit, et lui lance un coup de poing qui lui
meurtrit l’œil.
— Ne prononce pas ce nom, ordure, ne le prononce pas…
— Bainville, ça suffit maintenant. Vous vous calmez ou je vous fais
sortir d’ici.
Deux de ses amis retiennent le jeune homme.
Bainville. Cronberg jubile enfin. Il n’a pas totalement perdu son temps. Il
ne sait pas dans quel état il quittera l’assemblée qui l’accueille, mais il a au
moins trouvé celui qu’il cherchait.
— Alors qu’il le dise, qu’il dise pourquoi il me cherchait, qu’il dise ce
qu’il me voulait, qu’il dise ce que ce foutu général me veut…
Que fait ici Bainville ? A-t-il les lettres ?
— Faites-le sortir. C’est insupportable à la fin.
Ses deux amis entraînent Bainville, toujours vociférant. Celui qui paraît
être le chef reprend.
— Vous êtes donc très proche des projets de Bonaparte ?
— Pas plus que cela, non. Le général est quelqu’un de très secret, et il se
confie très peu. Même sa femme ne sait pas grand-chose de ce qu’il compte
faire.
— Pourquoi mentez-vous ?
— Je ne mens pas.
— Vous ne savez pas pourquoi il est revenu en France alors que vous le
suivez au jour le jour ?
— Rien de plus en tout cas que ce que tout le monde sait. Il est là parce
qu’il rentre d’une campagne triomphale, qu’il a des ambitions politiques et
qu’il est l’un des hommes clés de ce régime.
— Quel genre d’ambitions ?
Cronberg songe à la discussion qu’il a eue avec Bonaparte au retour de
l’Institut. Il préfère n’en rien dire.
— Je n’en sais rien. Il en a sans doute plus parlé avec Talleyrand. Vous
devriez essayer de l’enlever, lui.
— Je suis moins violent que mon camarade, mais ne poussez quand
même pas le bouchon trop loin. Il ne vous a donc jamais rien dit ?
— Non.
— Alors, pourquoi vous êtes-vous intéressé à nous ?
— Si vous y voyez une volonté politique, vous me prêtez des mobiles
plus nobles que ceux que j’ai. Je ne l’ai fait que pour retrouver et tenter de
séduire mademoiselle Églantine, que j’avais rencontrée à une soirée chez
monsieur Barbey et qui m’avait alors échappé.
L’homme éclate d’un rire énorme.
— C’est pour cela que Bainville vous aime si fort ? Vous n’ignorez pas
qu’il voit d’un très mauvais œil qu’on lui tourne autour.
Visiblement si, Cronberg l’ignore, et son ignorance est évidente.
— Vous ne saviez pas qu’il était son amant ? Vous voilà donc excusé de
la partie sentimentale de vos aventures. Mais je vais sans doute peu vous
étonner : je ne crois pas que cet intérêt érotique vous ait seul mené. Alors,
décidez-vous à me confier ce que vous savez, ou je vous laisse entre ses
mains. Cela devrait être moins drôle que les moments que vous avez passés
avec Églantine, quels qu’ils aient été.
— Je ne peux pas inventer ce que je ne sais pas, même si la perspective
que vous m’évoquez est effectivement peu souriante.
L’homme se relève, fait craquer ses doigts, et s’accroupit à la hauteur de
Cronberg. Toute lueur d’amusement a disparu de ses yeux.
— Je ne reposerai pas la question : que savez-vous de ces projets
d’invasion de l’Angleterre ?
La surprise de Cronberg n’est cette fois pas feinte.
— L’Angleterre ? Mais je n’en sais rien. Je n’ai jamais entendu parler
d’invasion de l’Angleterre.
Un silence lourd traîne après sa déclaration. L’homme le laisse
s’installer, jusqu’à ce qu’il apparaisse définitif.
— Vous l’aurez voulu. Faites entrer Bainville.
La porte grince à nouveau, et le petit rouquin apparaît. Tous ses traits
respirent une haine lourde. Cronberg serre les dents.
Il a une seule chance : le bonheur de frapper de Bainville est tel qu’il ne
pense pas à user d’autres moyens de pression. L’homme prend à peine le
temps de s’arrêter pour lui reposer toujours la même question, et martèle le
visage de son rival de coups violents. Quand la première série s’arrête,
Cronberg, bien que ses lèvres éclatées aient déjà doublé de volume, peut
quand même murmurer :
— Dites-moi où sont les lettres, et je vous répondrai.
Ce coup d’épée dans l’eau est aussi inefficace qu’il l’a prévu, et les
coups recommencent de s’abattre. Il ferme les yeux, tentant de les oublier
sans plus rien répondre. Il pense une ou deux fois à Églantine, s’offre même
le luxe de rappeler à son bourreau comme elle était accueillante, puis
s’évanouit.
Il se réveille sous la caresse glacée d’un chiffon trempé dans l’eau. Tout
son visage est douloureux. Il sent aussi sur le côté les élancements,
douloureux comme des coups de poignard, que lui donnent plusieurs côtes
cassées. Remuer provoque chaque fois des douleurs à crier. Il tente d’ouvrir
les yeux, mais ne peut en ouvrir qu’un.
— Ils ne vous ont pas raté. Si j’avais su…
Cronberg regarde mieux et reconnaît la jeune fille qui l’a entraîné dans le
guêpier de l’auberge.
— Parce que vous ne saviez pas…
Il a du mal à reconnaître sa voix, crache sur le sol le sang qui était dans
sa bouche.
— Non, je ne savais pas. C’est le grand qui m’a demandé de le faire.
— Et qu’est-ce que vous croyiez qu’ils voulaient faire ? Fêter mon
anniversaire ?
— Je ne me suis pas posé la question. On n’a pas tellement que ça
l’occasion de gagner de l’argent ces temps-ci. Ne bougez pas, je n’arrive
pas à vous nettoyer. Là, je vais sûrement vous faire mal…
— Vous ne préférez pas me délivrer plutôt ?
Elle rit.
— Ah non, ça, je ne peux pas.
D’une main, elle appuie une compresse sur l’œil de Sébastien, qui
étouffe un cri.
— Ne soyez pas douillet, ou je n’arriverai à rien. Là, ça va sans doute
faire encore un peu mal.
Elle continue de débarrasser le visage de Cronberg du sang séché qui s’y
est accumulé.
— C’est que vous seriez plutôt mignon, maintenant que vous n’avez plus
toutes ces horreurs sur la figure. Vous avez même la peau plutôt douce.
D’une main, elle caresse sa joue, puis dépose dessus un léger baiser.
Soudain enhardie, elle le regarde à nouveau, puis s’approche de ses lèvres et
y laisse un second baiser, léger comme la plume.
— Un si beau garçon, ligoté, tout à ma merci.
Ses yeux se sont faits un peu plus graves. Elle se penche à nouveau, et
pose franchement sa bouche sur la sienne. Il sent sa langue qui essaie de se
glisser entre ses dents, résiste un moment.
Quand elle se détache, elle ne sourit plus du tout. Elle le regarde pendant
quelques instants, qui paraissent à Cronberg interminables, mais qu’il n’ose
interrompre.
Alors elle tire de sous sa jupe un couteau qu’elle approche de sa cuisse.
Elle soulève légèrement le tissu de son pantalon et, d’un coup sec, le fend
jusqu’au nombril. Le sexe qu’elle dévoile ainsi marque déjà un émoi que
Cronberg aurait voulu plus discret.
Elle lui tire les jambes, le faisant tomber allongé, sa tête heurtant le sol
et, avant qu’il n’ait protesté, soulève sa jupe et s’assoit sur lui. Puis, les
mains sur sa poitrine, elle le fait venir en elle.
Il aurait aimé n’avoir aucun plaisir, mais est vite incapable de dissimuler
son émoi. Toutes les douleurs de son corps semblent se fondre en une
sensation qu’elle dirige par les mouvements du sien, et ils atteignent en
même temps un plaisir extrême.
Elle reste quelques minutes au-dessus de lui, puis se relève. Elle a les
yeux encore chavirés. Il ne lui dit rien. Elle époussette sa robe, lui chuchote
quelque chose qu’il ne comprend pas (Merci ? Dommage ?) puis sort de la
pièce à reculons, les yeux toujours fixés sur les siens.
Ce n’est qu’après qu’elle a refermé la porte qu’il s’aperçoit qu’elle a
oublié (oublié ?) son couteau, dont la lame jette dans la pénombre de la
cave une lueur métallique.
Il rampe jusqu’à la lame, se retourne et tente de la placer de façon à
couper ses liens. Il se moque de son pantalon déchiré, du sperme sur lequel
se colle la poussière, de toutes les souffrances réveillées de son corps, des
deux côtes brisées (il y en a au moins deux, il en est maintenant sûr) qui lui
poignardent les flancs. Il réussit en se contorsionnant à appuyer la lame
contre un tonneau, à se retourner et à poser ses liens dessus. En frottant, il
sent que la corde rompt et, au bout de quelques minutes d’effort, ses mains
sont à nouveau libres. Libérer ses pieds n’est que l’affaire d’un moment. Il
vient de finir quand il entend encore la porte s’ouvrir.
Il n’a que le temps de plonger derrière un tonneau. La lueur d’une torche
emplit la pièce, et il reconnaît un des gardiens qui s’approche de lui. En
voyant le couteau et les bouts de corde par terre, l’homme se précipite, juste
à temps pour recevoir sur le crâne le poids d’un tonnelet d’eau-de-vie, qui
lui écrase la tête et s’ouvre, emplissant la cave d’une forte odeur de liqueur.
Cronberg ne prend pas la peine de vérifier si l’homme est mort ou non. Il
lui enlève son pantalon et jette les lambeaux du sien. Il n’a pas d’arme sur
lui, et ramasse alors le couteau.
La porte n’est pas gardée. Il se demande même un moment s’il y a
encore du monde. En remontant l’escalier, il arrive dans une auberge, mais
pas celle où sa perfide guide l’a mené. Elle paraît abandonnée, en tout cas
inoccupée. Il s’avance dans la grande salle, voit une porte, mais entend
soudain comme un bruit de voix. Il se dissimule derrière un pilier, avant de
réaliser que le bruit vient de l’étage.
Debout sur une table, les deux mains se tenant aux poutres, il réussit à
entendre clairement ce qui se dit dans la pièce au-dessus.
Très vite, il comprend que ceux qui s’expriment ne le font pas en
français. Il croit un instant à de l’allemand, puis réalise que c’est en fait de
l’anglais. Au bout d’un moment, il distingue quelques phrases, dont deux,
prononcées par celui qui l’a interrogé et dont il croit reconnaître la voix, qui
dit : « We have to kill that general, gentlemen… » La suite est plus confuse.
Heureusement, Bainville s’exprime à un moment dans une langue
tellement approximative qu’il la saisit sans peine. Il en oublie
immédiatement toutes ses douleurs : ce dont il entend parler est un projet
d’assassiner Bonaparte.
Dix
An VI