Vous êtes sur la page 1sur 386

Édition originale parue au Royaume-Uni en 2004 sous le titre In The Blood,

aux éditions Thomas & Mercer.

Publié par
AmazonCrossing, Amazon Media EU Sarl
5 rue Plaetis, L-2338, Luxembourg
Octobre 2016
Copyright © Édition originale 2014 par Thomas & Mercer
Tous droits réservés.

Copyright © Édition française 2016 traduite par Hélène Amalric

Adaptation de la couverture par theWorldofDot, Milano


Photos © Sergey Nivens © Pakhnyushchy / Shutterstock

ISBN : 9781503937994

www.apub.com
Pour Karen
TABLES DES MATIÈRES

PROLOGUE
CHAPITRE 1
CHAPITRE 2
CHAPITRE 3
CHAPITRE 4
CHAPITRE 5
CHAPITRE 6
CHAPITRE 7
CHAPITRE 8
CHAPITRE 9
CHAPITRE 10
CHAPITRE 11
CHAPITRE 12
CHAPITRE 13
CHAPITRE 14
CHAPITRE 15
CHAPITRE 16
CHAPITRE 17
CHAPITRE 18
CHAPITRE 19
CHAPITRE 20
CHAPITRE 21
CHAPITRE 22
CHAPITRE 23
CHAPITRE 24
CHAPITRE 25
CHAPITRE 26
CHAPITRE 27
CHAPITRE 28
CHAPITRE 29
CHAPITRE 30
CHAPITRE 31
CHAPITRE 32
CHAPITRE 33
CHAPITRE 34
CHAPITRE 35
CHAPITRE 36
CHAPITRE 37
CHAPITRE 38
CHAPITRE 39
CHAPITRE 40
CHAPITRE 41
CHAPITRE 42
CHAPITRE 43
CHAPITRE 44
CHAPITRE 45
CHAPITRE 46
CHAPITRE 47
CHAPITRE 48
CHAPITRE 49
CHAPITRE 50
CHAPITRE 51
CHAPITRE 52
CHAPITRE 53
CHAPITRE 54
CHAPITRE 55
CHAPITRE 56
CHAPITRE 57
CHAPITRE 58
CHAPITRE 59
CHAPITRE 60
CHAPITRE 61
CHAPITRE 62
CHAPITRE 63
CHAPITRE 64
CHAPITRE 65
CHAPITRE 66
CHAPITRE 67
CHAPITRE 68
CHAPITRE 69
REMERCIEMENTS
Á PROPOS DE L’AUTEUR
PROLOGUE

1803. Helford Passage, sud-ouest de l’Angleterre.

Mawgan Hendry allait mourir. S’il avait pu voir venir sa mort, il aurait
peut-être eu une chance de s’en sortir. Mais dans la situation présente, tout
espoir de lutter contre une sauvagerie aussi soudaine et résolue s’évanouit
dans la nuit en même temps que son premier halètement de douleur.
Les coques des bateaux de pêche de Cornouailles gémissaient et
grinçaient sans discontinuer dans la houle noire comme l’encre de la rivière,
mais Mawgan ne les entendait plus, derrière le martèlement du sang qui
résonnait dans ses oreilles. Il tenta désespérément de s’agripper à son cou,
se laboura la peau de ses ongles, se déchira et se mit en lambeaux, jusqu’à
sentir la brûlure de sa chair à vif. Mais impossible de se libérer. Il battit
farouchement l’air de ses poings, en vain. Soudain, ses jambes ne
supportèrent plus son propre poids, il lança des coups de pieds acharnés
dans tous les sens, telle une marionnette folle, jusqu’au moment où son
souffle oppressé fut réduit à néant, et où il demeura immobile.
Le vent d’est s’intensifia en s’engouffrant dans l’embouchure de la
Helford River, cinglant de pluie le visage affolé de Mawgan, congestionné
et bleui dans la faible lueur du fanal de la jetée. Ses yeux se transformèrent
en puits d’ombre aussi profonds que la nuit déserte en même temps qu’ils
jaillissaient de leurs orbites et que lui tombait durement à genoux, se
cognant avec violence aux planches humides du ponton. Il sentit l’approche
de l’inconscience, impossible à combattre, en dépit de tous ces efforts. Il
saisit entre le pouce et l’index une croix d’argent suspendue autour de son
cou, et pria pour sa délivrance.
Mais délivre-nous du mal !
Une voix glaciale et menaçante chuchota alors à son oreille :
— Tu sais ce que je suis venu chercher.
Mawgan secoua la tête avec frénésie, en spasmes rapides et erratiques.
D’abord incapable de réfléchir, il comprit brusquement. Le coffret…
Lowenna… Il eut un nouveau hochement de défi. Il tenta d’entrevoir la
silhouette qui pesait sur lui, à la tête dangereusement proche de la sienne,
mais la force de l’homme l’en empêchait, le privait de ses mouvements.
Car c’est à Toi qu’appartiennent le règne…
— Tant pis, articula l’homme.
Mawgan entrevit l’esquisse d’un sourire ironique au coin des lèvres de
son agresseur. Il sentit une oreille se presser contre sa nuque, comme si
l’homme écoutait quelque chose, patientait.
Et le moment arriva.
La pression se fit plus forte, l’os hyoïde de Mawgan se fractura, et il
distingua enfin complètement son assaillant lorsque celui-ci rapprocha de
force leurs deux visages. Il vit les yeux de l’homme s’étrécir, sa mâchoire se
détendre, ses lèvres s’écarter lentement en un instant qui lui parut révéler
une sorte de plaisir exquis, comme si celui-ci savourait ce moment
d’intimité, se délectait de sa subtilité.
… la puissance et la gloire !
Le cœur de Mawgan palpita une dernière fois, et seule la pensée de
Lowenna, son amour, l’habita. Son amour désormais perdu.
Pour les siècles des siècles.
Ses bras retombèrent lourdement à ses côtés, les mains semblables à
des poids morts, et son corps s’affaissa.
Amen.
CHAPITRE 1

Le mugissement d’un klaxon déchira l’obscurité et Jefferson Tayte


écarquilla brutalement les yeux. Dans le même instant, il vit blêmir ses
jointures, crispées sur le volant, tandis qu’une poussée d’adrénaline le
traversait dans une pulsation frissonnante – une bourrasque d’énergie née au
plus profond de lui qui se déchaîna avec violence dans tout son organisme.
Jamais il ne s’était senti plus éveillé qu’à cet instant. Le son résonna de
nouveau dans tout l’habitacle, faisant trembler le tableau de bord. Il dévia
juste à temps, évitant d’un cheveu le 18 tonnes qui lui bouchait la vue et
dont les phares l’éblouissaient.
Les faisceaux lumineux le dépassèrent rapidement, et derrière lui, le
vrombissement du klaxon finit par s’évanouir, en même temps que le
martèlement inconfortable qui lui broyait la poitrine. Il inspira
profondément puis expira avec effort, toujours agrippé au volant, droit sur
son siège. Baissant les yeux, il contempla sa chemise blanche dont les
boutons s’écartaient sur son ventre, et ses grosses cuisses trop serrées dans
son pantalon de lin brun clair, taille ample.
– JT, tu as intérêt à te remettre en forme, s’admonesta-t-il.
Se penchant sur le siège passager, il ramassa un sac presque vide de
barres miniatures Hershey. Il ouvrit la boîte à gants et y balança les
chocolats en pensant : Goodbye, Mr Goodbar1 !
Le pinceau anémique des vieux phares de son véhicule répandait une
douce lueur sur la route qui s’ouvrait tranquille devant lui. Il plissa les yeux
dans la nuit, passa une main moite sur son front empli de sueur, et repoussa
en arrière son épaisse chevelure brune en bataille. Un panneau routier lui
indiqua qu’il roulait toujours dans la bonne direction, vers sa destination,
Boston, Massachusetts, où l’attendait un rendez-vous qu’il avait espéré
éviter, car il savait que son ours de client ne serait pas ravi de ce qu’il avait
à lui apprendre.
Quelque chose clochait dans cette mission, qui l’absorbait tellement
qu’il en avait failli se faire tuer. Des énigmes sans solution lui torturaient
l’esprit. Eleanor Fairborne… les enfants… Pourquoi n’ai-je pas pu
retrouver leur trace ? Que leur est-il arrivé ?

1. Jeu sur la sonorité du nom « Mr Goodbar », la barre chocolatée aux


cacahuètes Hershey.
CHAPITRE 2

Le client de Tayte était un homme très occupé, et avec lui, il fallait


s’attendre à des réunions dès le petit déjeuner. Le généalogiste aurait
préféré se passer, et du rendez-vous matinal, et de la compagnie de son
client, mais il devait reconnaître que la terrasse du luxueux penthouse de
Walter Sloane constituait un des meilleurs endroits d’où profiter d’un
magnifique mardi matin. Il était habitué à se déplacer pour rendre visite à
ses clients, mais le voyage de plus de 700 kilomètres depuis chez lui, à
Washington, D.C., ajouté à l’instant où il avait frôlé la mort, l’avaient
épuisé. Les longs trajets nocturnes en voiture étaient éprouvants, mais
c’était toujours préférable à l’avion.
L’immeuble de Sloane se trouvait dans South Boston, à quelques
kilomètres du siège de ses bureaux, dans le quartier de la finance. Il
constituait l’une des quatre résidences d’angle qui jouissaient d’une intimité
totale et s’enorgueillissaient d’une vue à travers Old Harbor, le vieux port,
jusqu’aux Harbor Islands, à l’est et au nord du panorama très photogénique
de Boston. Tayte était assis à une table en aluminium et verre fumé proche
du balcon, surplombant Carson Beach. Il plongea un nouveau croissant
dans son café noir et poursuivit à l’adresse de son client :
— Environ cent mille loyalistes ont quitté l’Amérique à la fin de la
guerre d’Indépendance, pour demeurer sujets du roi George III
d’Angleterre. La plupart d’entre eux ont émigré en Angleterre, les autres en
Irlande, en Écosse, et au Canada, particulièrement en Nouvelle-Écosse.
Il déploya encore davantage l’arbre généalogique sur la table. Tayte
utilisait toujours des tableaux pour ses exposés. Les clients les appréciaient.
Ils aimaient voir grandir l’arbre généalogique au fur et à mesure que
Jefferson leur révélait leur passé.
— Une partie de la famille n’a pas survécu à la guerre, enchaîna-t-il.
Les parents et les grands-parents étaient déjà décédés avant le début de
celle-ci – l’espérance de vie dans le Massachusetts à cette époque-là ne
dépassait pas 60 ans.
Du bout du doigt, il parcourut le tableau, progressant à travers
plusieurs générations jusqu’à atteindre le premier ancêtre né aux États-Unis
de la femme de son client.
— William Fairborne, expliqua-t-il, le frère de James Fairborne. Il est
parti bien avant le début de la Révolution américaine, pour s’installer dans
l’actuelle Virginie-Occidentale. Et jusqu’ici, rien ne laisse supposer que les
frères soient restés en contact.
Il referma l’arbre généalogique en secouant la tête, surpris de ses
propres découvertes, et ajouta :
— Cela paraît inhabituel. Il n’est pas très fréquent que des gens
mettent de la distance entre eux et la fortune.
Jefferson Tayte faisait figure d’individu en pleine forme physique, à
côté de Walter Sloane. Celui-ci semblait déjà au travail, le nez plongé dans
le Boston Business Journal, une pile de quotidiens nationaux posée près de
lui. Il leva les yeux.
— Ils se sont peut-être fâchés, rétorqua-t-il d’une voix incisive aux
accents de sub-basse qui faisait vibrer l’air autour de lui. Si c’est de lui que
ma femme a hérité son mauvais caractère, ils l’ont probablement expédié au
diable !
— En tout cas, quelle qu’en soit la raison, poursuivit Tayte, n’ayant eu
ensuite que des filles, et après le rapatriement en Angleterre du reste de la
famille par James Fairborne, cette lignée spécifique des Fairborne s’est
éteinte en Amérique. James Fairborne est allé retrouver un domaine
confortable et un titre de baronnet en échange de sa loyauté.
Sloane tourna une nouvelle page de son journal et lapa bruyamment le
contenu de sa tasse en porcelaine, les doigts maladroitement serrés sur
l’anse délicate. Il reposa la tasse dans sa soucoupe avec un claquement sec.
— Alors, et ensuite ?
Tayte engloutit une grosse bouchée de son croissant, faisant goutter du
café tiède sur son costume, ce dont il ne parut pas s’apercevoir. De sa main
libre, il feuilleta un carnet noir posé à côté de l’arbre généalogique. Il
reprit :
— James Fairborne a quitté l’Amérique avec sa famille en… août
1783. J’ai suivi sa trace jusqu’à cette période, jusqu’au sud-ouest de
l’Angleterre.
Les questions entêtantes à propos d’Eleanor Fairborne et du reste de la
famille lui revinrent à l’esprit, interrompant son discours. Son client le fixa
d’un air interrogateur. Il poursuivit rapidement :
— Dans le comté de Cornouailles, précisa-t-il. Il semble qu’ils soient
arrivés là-bas…
Ses paroles manquaient de conviction. Il savait qu’il tablait sur le fait
que le reste de la famille avait achevé le voyage. Cependant, sans actes
officiels pour appuyer cette hypothèse, il ne pouvait être sûr de rien.
— Mais, ou bien il ne s’agit pas du bon Fairborne, ou bien…
Il s’interrompit encore une fois tandis qu’il évoquait de nouveau cette
possibilité. Pourtant, il était certain de ne pas se tromper d’individu. Ce
qu’il ne comprenait pas, en revanche, c’est pourquoi les archives
concernant James Fairborne continuaient au-delà de 1783, mais pas celles
du reste de la famille.
Tayte se leva et finit son croissant. Il alla se placer à l’extrémité de la
terrasse et regarda par-dessus le balcon, désignant du doigt le port, au-delà
de la plage.
— La Betsy Ross a pris la mer à partir d’ici, quelque part par là-bas.
Il s’exprimait lentement, comme pour se confirmer à lui-même les
événements. Il savait que le brick était parti : il avait lu la mention du départ
dans le registre des navires.
— Ils se sont installés en Angleterre…
Il s’arrêta de nouveau, toujours perplexe.
— À partir de là, les choses sont un peu floues.
Tayte contempla le panorama des gratte-ciels et des tours luxueux
d’un côté, qui contrastait avec l’océan de l’autre. Toutes les hypothèses se
bousculaient dans son esprit. Réfléchis, JT ! Le ciel était clair, juste un peu
trouble en direction de l’horizon. Il se pinça les paupières, les yeux fatigués
et irrités. Peut-être était-ce sa vision qui était floue ? Mais la ligne d’horizon
demeura aussi brouillée que ses pensées.
Walter Sloane referma son journal, qu’il abattit d’un coup sec sur les
autres, rappelant l’attention de Tayte.
— Eh bien, vous devez vous rendre sur place et parler à ces gens.
Confirmer les choses. Un boulot à moitié fait ne me sert à rien.
Tayte redoutait ce qui n’allait pas manquer de suivre, même s’il s’y
attendait. Sa bouche se tordit avec nervosité tandis qu’il ébauchait un
pouffement gêné.
— Écoutez, je peux encore faire beaucoup de choses d’ici…
Il ferma les yeux, se réprimandant en silence, regrettant ses paroles. Il
baissa la tête. Tout ça était tellement peu professionnel. Si ses collègues de
l’université avaient pu le voir à cet instant – Jefferson Theodore Tayte, sur
le point de saboter encore une fois une excellente mission parce qu’il avait
peur de l’avion.
Le boulot était quasiment terminé. Son porte-documents débordait de
procès-verbaux et de transcriptions : naissances, mariages et décès en
rapport avec tous les descendants directs de William Fairborne jusqu’à ce
jour. De ce premier ancêtre né aux États-Unis, il était en outre remonté au
père de William et au père de celui-ci, le premier à s’être installé en
Amérique, arrivé d’Angleterre en 1712.
La plupart de ses clients ne manifestaient guère d’intérêt pour les
familles des frères et sœurs de leurs ancêtres. Ils ne tenaient qu’à remonter
leur lignée directe – leurs propres racines. Mais il avait fallu qu’il joue au
plus malin, qu’il ouvre sa grande gueule et convainque Walter Sloane qu’il
serait fantastique de retracer le nom de Fairborne jusqu’en Angleterre à
travers le frère de William, James.
Ma foi, c’était ce qu’il avait fait. Et ce boulot très simple, qu’il avait
été sur le point de boucler, s’était mué en une pagaille indescriptible. Ses
tableaux étaient pleins de points d’interrogation à propos de la femme de
James, Eleanor, et de leurs enfants ; à propos de la sœur de James, Clara, et
de son mari Jacob. Suivis d’un autre, énorme : de qui descendait l’actuelle
lignée anglaise des Fairborne ? Ce n’était rien de dire que les complications
avaient surgi ; des questions dont il avait conscience qu’il ne pouvait y
répondre de sa façon habituelle, depuis chez lui. Il savait qu’il devait se
rendre en Angleterre. Comment pourrait-il autrement achever le travail à
temps ? Il se rassit, soudain mal à l’aise dans son costume constellé de café,
encore plus fripé que d’habitude à l’issue de son long trajet en voiture.
Sloane se pencha à travers la table, impassible.
— Je vous ai embauché parce qu’on m’a dit que vous étiez le meilleur,
déclara-t-il d’un ton calme mais ferme, auquel Tayte n’opposa aucun
argument. J’aurais pu me payer Schofield à moitié prix !
L’homme se pencha davantage, élargissant les yeux jusqu’à ce que ses
sourcils donnent l’impression de vouloir glisser le long de son crâne lisse et
soigné.
— Je ne vous paie pas pour rester assis sur votre cul à taper sur un
clavier et passer des coups de fil toute la journée, poursuivit-il en pressant
les doigts sur le plateau en verre de la table, ce qui les fit paraître encore
deux fois plus gros. Traînez vos fesses jusqu’en Angleterre, Tayte.
Dénichez ce dont vous avez besoin, rappliquez ici et terminez ce foutu
truc !
Tayte mit sa propre attitude sur le compte de la fatigue, elle-même
dérivée de son aviophobie : pteromerhanophobia en anglais. On aurait pu
trouver quelque chose de plus facile à articuler, mais il se disait qu’une fois
qu’on avait fini par prononcer le mot correctement, l’avion avait atterri, ce
qui devait être le but.
Sloane se leva, faisant grincer sa chaise sans ménagement sur le
revêtement de sol en pierre calcaire couleur chamois.
— Vous avez une semaine ! jeta-t-il en brandissant un doigt boudiné
pour bien se faire comprendre.
Puis il se dirigea vers la baie vitrée qui menait à l’appartement,
s’arrêtant alors qu’il butait contre un télescope :
— Tenez-moi au courant. Et si je suis occupé, laissez un message à
mon assistante. Ne me décevez pas ! conseilla-t-il en foudroyant Tayte d’un
regard résolu.
Il disparut à l’intérieur.
Une semaine. La généalogie n’avait jamais constitué un moyen facile
de gagner sa vie. Jamais la popularité du métier de Tayte n’avait sans doute
été aussi grande, mais cette popularité avait fait sortir du bois toute la
concurrence. Et celle-ci attaquait maintenant le gâteau dont il avait profité
avec relativement peu d’amis dotés des mêmes goûts, à l’époque où il y
avait largement de quoi partager. Si les affaires avaient été meilleures, il
aurait pu dire à ce type exactement où il pouvait se le mettre, son arbre
généalogique. Au vu de ce qu’il lui restait à faire, une semaine était un délai
très court. Il savait que ce serait juste. Il savait également que s’il pensait
pouvoir laisser tomber ce boulot-là, il se racontait des histoires. Il devait
retrouver ces gens. Les questions en jeu étaient autrement plus importantes
que tout le reste.
Et puis Sloane avait mentionné Schofield. Ce parvenu ! Il avait ce
morveux sur le dos depuis quelques années maintenant, et même si Tayte
détestait l’admettre, celui-ci commençait à lui taper sur les nerfs. Petit génie
de la technologie, Peter Schofield avait plongé tout droit de son lycée dans
Internet, sans rien de plus que sa bonne mine de blondinet aux dents
blanches et des tonnes de charisme, apparemment nourri de l’ambition
singulière de détrôner Tayte de sa place au sommet. Il ne s’en était
d’ailleurs pas caché, à une récente convention.
Schofield lui avait annoncé, en lui montrant le dernier numéro de
Genealogy Today, qui affichait en couverture le portrait du nouveau petit
surdoué, d’une suffisance exaspérante :
— Vous êtes un quadragénaire qui a fait son temps.
— C’est ça, avait répliqué Tayte en feignant un sourire. Et ce n’est pas
40, mais 39, avait-il souligné en dépassant le stand de Schofield pour
décourager tout échange supplémentaire.
— Oh, allez !
Schofield s’était précipité, fourrant la revue qu’il tenait à deux mains
sous le nez de Tayte. Il avait énergiquement enfoncé du doigt son propre
portrait en froissant le papier :
— Ça ! C’est ça qu’ils veulent, maintenant, mon vieux !
Tayte lui avait tendu la main sans s’arrêter, lui rappelant :
— Dans la partie, rien ne remplace l’expérience, petit.
Il n’avait récolté en retour que le sourire étalé sur la couverture,
dansant avec arrogance sous ses yeux, lui conseillant de surveiller ses
arrières. Il n’avait jamais oublié la dernière réplique de Schofield :
— Moi, au moins, je sais qui sont mes parents !
C’était un coup au-dessous de la ceinture, et qui faisait mal. Après
plus de 20 ans de recherche, tout ce que Tayte savait de ses parents était que
sa mère avait un accent anglais et qu’elle l’avait abandonné alors qu’il était
âgé d’à peine quelques mois. Au moins, elle avait été assez bonne pour lui
laisser une photo. Il aimait à penser qu’elle n’avait pas supporté l’idée qu’il
puisse grandir sans savoir à quoi elle ressemblait. Il embrassait son portrait
tous les soirs, et elle veillait sur lui la nuit, depuis sa table de chevet. Mais
après tout, qui pouvait savoir ce qu’elle avait eu en tête ? Il ne connaissait
même pas sa date de naissance, et les anniversaires n’avaient jamais revêtu
grande signification pour lui. Ils étaient un rappel douloureux – s’il était
expert dans l’art de découvrir les liens de parenté des autres, il n’était pas
assez doué pour retrouver les siens.
Il secoua la tête pour dissiper les souvenirs et ramassa ses affaires sur
la table : carnets, stylos, l’arbre généalogique incomplet. Ce n’est qu’un
avion, rien de plus, se répéta-t-il en fourrant tout dans un porte-documents
de cuir élimé, aussi usé par les voyages que son costume. Mais il sentait
déjà ses glandes sudoripares à l’œuvre au creux de ses paumes. Il se leva
pour partir, avala une dernière gorgée de café et se servit un gâteau au
chocolat pour se remonter le moral.
CHAPITRE 3

Le souffle expulsé par les bouches d’aération au-dessus de sa tête


indiquait à Jefferson Tayte que c’était là tout l’air qu’il obtiendrait
d’American Airlines. Juste pour s’en assurer, il tenta de nouveau de les
régler. Puis il vérifia sa ceinture de sécurité, sachant pourtant déjà qu’elle
était aussi serrée qu’il pouvait le supporter. Elle froissait son deuxième
costume de la journée, légèrement plus clair que le précédent.
Un petit somme sur le siège passager de sa Ford Thunderbird 1955
rouge flamboyant l’avait à peine reposé, ce à quoi il était habitué. La
voiture affichait un moteur V8 de 4,8 litres et une boîte de vitesses manuelle
à trois rapports, mais l’absence d’appui-têtes ne favorisait pas la sieste. Il
l’avait achetée avec ses premiers salaires et il l’adorait, en dépit de tous ses
défauts et du fait que le moteur avait été remis à neuf trois fois. Elle était
peut-être un petit peu voyante lorsqu’il se présentait chez un client, avec ses
flancs de pneus et son hardtop2 blancs, et assez de chromes pour faire pâlir
d’envie une Harley-Davidson Custom, mais il s’en fichait. Cette voiture
constituait sa seule famille.
Une valise presque aussi usée que son porte-documents témoignait
d’une vie d’escales dans des motels minables, avec pour conséquence un
régime de fast-food et de grignotages qui avait à son tour contribué, au fil
des ans, à modeler sa physionomie. Cette vie sur les routes lui avait au
moins épargné un trajet de retour à Washington pour prendre l’avion,
quelques provisions achetées dans le centre commercial du Logan
International Airport de Boston ayant pourvu aux besoins que le contenu de
sa valise ne pouvait satisfaire. Il ne se séparait jamais d’un passeport valide.
Cela signifiait qu’il pouvait se rendre n’importe où dans le monde s’il lui en
prenait l’envie, même s’il n’avait aucune intention de passer à l’acte.
Il examina la cabine de l’avion, remarquant qu’elle était à moitié
vide : quelles informations lui avait-on cachées, dont les passagers absents
avaient été mis au courant ? Mais la rencontre qu’il avait tenté d’éviter dès
l’instant où il s’était assis se produisit. Il croisa le regard vrillé sur sa tempe
depuis le siège de fenêtre, et la voix féminine éclata brusquement dans l’air,
comme si tout ce temps, elle avait retenu son souffle, guettant l’occasion de
se présenter.
— Bonjour, je m’appelle Julia – Julia Kapowski.
Elle avait une voix nasillarde aux accents discordants et laissait traîner
ses mots, comme redoutant de les laisser partir, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé
autre chose à dire. Et affichait le sourire enfantin de celle qui vient de
tomber sur une célébrité dont elle est la plus grande fan.
Tayte se tortilla sur son siège avec un mouvement de recul instinctif.
L’accent de la femme était facilement identifiable. New York, pensa-t-il. Le
Queens – peut-être Brooklyn. Une main se tendit à travers le siège vide, et
le sourire le plus large que Tayte ait jamais vu rayonna sur le visage de la
femme. Il remercia le ciel de l’espace qui les séparait. Il lui serra la main en
retour, avec un hochement de tête gêné.
— JT, offrit-il.
La femme frétilla.
— J…T…, répéta-t-elle lentement comme pour se donner le temps de
deviner ce que les initiales représentaient. Eh bien… vous êtes du genre
mystérieux !
Mystérieux ? Tayte eut l’impression que jamais elle ne finirait
d’articuler le mot. Je n’avais vraiment pas besoin de ça. Il serra les lèvres
sans répondre pour couper court à toute conversation, mais elle avait
démarré.
— Vous savez, vous ressemblez beaucoup à mon dernier mari.
Tayte se figura qu’elle avait dû en épuiser quelques-uns, et se contenta
de hocher la tête poliment.
— Vraiment, je vous assure, ça m’en donne presque la chair de poule,
remarqua-t-elle en se tournant pour lui faire face. C’était un vrai nounours,
poursuivit-elle d’un air songeur. Et grand.
Elle tourna vers lui des genoux qui tiraient sur un pantalon de tailleur
aussi bien coupé et noir de jais que ses cheveux. Tayte comprit à son
attitude qu’il n’aurait pas le loisir d’affronter ses phobies tranquillement
dans son coin.
La femme continuait de le fixer.
— Vous avez de bons yeux, décréta-t-elle d’un ton plein de sincérité.
Tayte éprouva le sentiment d’être pris au piège.
— Vous saviez que vous aviez de bons yeux ? Je parie que non.
Tayte se sentait tout sauf bon.
— Je parie que vous êtes un homme gentil. Les hommes gentils ont en
général de bons yeux. En tout cas d’après mon expérience personnelle.
Elle se tut. Tayte sentit qu’elle l’étudiait de nouveau.
— Ils sont d’une jolie couleur, dit-elle. Une femme pourrait se perdre
dans ces yeux-là !
Elle gloussa puis se détourna enfin et tira une revue de la poche du
dossier du siège devant elle.
— Mon chien a les yeux bruns, lui aussi, ajouta-t-elle. Mais pas aussi
bons que les vôtres, cependant.
Tayte en remercia le ciel. Il n’arrivait pas à déterminer si elle le
draguait ou si elle aimait simplement faire la conversation. Il en conclut que
cette dernière hypothèse était la bonne et esquissa un faible sourire. Puis il
ferma les yeux, se mit en tête une chanson des Misérables, et fit semblant
de dormir.
C’était la deuxième fois de sa vie que Tayte mettait les pieds dans un
avion. La première remontait à vingt-cinq ans auparavant, et il s’en
souvenait comme si c’était la veille. À quatorze ans, il avait décollé pour le
Vermont depuis le Washington National Airport, avant que celui-ci ne soit
rebaptisé en l’honneur de Ronald Reagan en 1998. Mais les prometteuses
vacances d’hiver avaient été gâchées par l’appréhension atroce du voyage
de retour. Tout le monde avait assuré qu’ils avaient eu de la chance, et que
l’orage n’avait pas été si terrible que ça. Les avions sont conçus pour
affronter les éclairs. Il avait consulté les statistiques et découvert que
chaque avion de ligne aux États-Unis est touché par la foudre un peu plus
d’une fois par an en moyenne. Il savait également que la dernière
catastrophe aérienne due à la foudre remontait à l’année 1967, lorsque
celle-ci avait frappé le réservoir de carburant de l’appareil. Mais rien de tout
cela n’avait servi à dissiper sa peur. Il se souvenait avoir lu que la
probabilité d’être foudroyé est bien supérieure à celle d’être pris dans un
crash d’avion – tout ce qu’il savait, c’est qu’il avait été tout près
d’expérimenter les deux événements en même temps.
Les habituelles consignes de sécurité à destination des passagers
s’égrenèrent. Puis l’écran vidéo placé dans l’appui-tête en face de lui
s’éteignit, reflétant une chevelure noire indisciplinée qui avait besoin d’une
coupe et d’un peigne, et un visage fatigué aux traits tombants accusant le
manque de sommeil. Il aurait dû prêter davantage attention aux consignes, il
le savait, mais elles l’obligeaient à penser à toutes les situations négatives
qui pouvaient survenir. Il s’imaginait en train de farfouiller sous son siège à
la recherche du gilet de sauvetage, enfiler le masque à oxygène qui
dégringolerait de la trappe à côté de sa bouche d’aération tandis que l’avion
plongeait et que la cabine se dépressurisait. À l’image suivante, il se voyait
dégringoler à son tour le toboggan d’évacuation gonflable, bras croisés sur
la poitrine, tandis qu’il s’engouffrait dans une mer glacée. Super, se dit-il,
ça aide drôlement.
Il jeta un regard par le hublot derrière Julia Kapowski, heureusement
plongée dans les pages duty-free du magazine de bord. À l’exception de
quelques nuages, le ciel était clair. Il faillit presque commencer à se
détendre, en dépit de ses ruminations et de ses souvenirs, mais les moteurs
de l’avion rugirent, et il se cramponna aux accoudoirs.
Une voix résonna dans les haut-parleurs :
— Ici votre commandant de bord…
Tayte tenta de s’abstraire, de couper tout contact, jusqu’à ce que tout
soit terminé. Il saisit uniquement quelques bribes tandis que la voix
poursuivait :
— … déplacé sur l’aire de stationnement… la piste… paré au
décollage.
C’était déjà beaucoup trop d’informations. L’avion se mit en route
avec une secousse et Jefferson Tayte crispa les orteils. Il ressentit avec
soulagement les quelques bosses de l’asphalte sur lesquelles roulait le train
d’atterrissage, qui lui confirmaient qu’il était toujours relié à la terre ferme.
Puis l’avion fit halte, et il comprit qu’ils avaient atteint l’extrémité de la
piste. Il patienta, la gorge serrée. Il pensait avoir oublié tous ces petits
détails, mais il sentait déjà la montée en puissance imminente, l’effet que la
vitesse aurait sur son corps, tandis que des mains invisibles le colleraient à
son siège pour l’y maintenir. Enfin, l’accélération survint, et s’il avait pu
contracter encore davantage quelque muscle que ce soit, il n’aurait pas
hésité.
— Whooshh !
Julia Kapowski abattit la revue sur ses genoux et sauta sur son siège.
Tayte bondit en même temps qu’elle.
— J’adore le décollage, pas vous ?
Si seulement elle avait su.
Dix secondes plus tard, cette étape-là, au moins, était franchie.
Lorsque Tayte rouvrit les yeux, l’avion volait en toute sécurité et
poursuivait son ascension – même si « en sécurité » était l’exact antonyme
de ce qu’il ressentait. S’il avait eu le courage de jeter de nouveau un œil à
travers le hublot, il aurait vu les îles du port de Boston rapetisser au-dessous
de lui, mais les nœuds qui se tortillaient dans son estomac transformaient
celui-ci en ring de boxe. Les moteurs changèrent de régime. La violence des
gaz crachés par les réacteurs, merci Pratt & Whitney3, se stabilisa, et un
« bong ! » retentit dans la cabine tandis que le voyant de la ceinture de
sécurité s’éteignait. Rien de tout cela ne lui apporta de réconfort.
Il consulta sa montre – un truc bon marché à affichage digital rouge
qu’il trimbalait depuis les années 1980, et qu’il appréciait toujours, de façon
un peu nostalgique. Elle indiquait 11:40. Il n’en revenait pas : il s’était
écoulé dix minutes à peine depuis le décollage. Un calcul rapide lui fit
conclure qu’il serait 22 h 30 heure anglaise quand ils arriveraient. Tayte ne
put s’empêcher de reformuler sa phrase en remplaçant le « quand » par
« si ». Il fallait absolument qu’il pense à autre chose.
Il tira de sa veste ses documents de voyage, à la recherche des détails
du trajet en train qui l’attendait. Il repéra les principaux points : Londres
Paddington pour Truro. L’heure de départ était 23 h 45. Cela lui laissait plus
d’une heure pour sortir de l’aéroport et se rendre à la gare prendre le train
de nuit qui atteindrait la Cornouailles environ sept heures plus tard.
En rangeant ses billets, alors que l’avion atteignait sa vitesse de
croisière, il se souvint que même là, à la porte d’embarquement, avec le
billet dans sa main tremblante, il avait été sur le point de tout laisser tomber.
Il avait toujours réussi à échapper à l’épreuve, toujours trouvé une excuse
pour ne pas avoir à se rendre ici ou là en avion. Mais pas cette fois-ci. En
dépit de l’insistance de son client, il n’était pas là simplement pour que la
femme d’un riche entrepreneur puisse recevoir un chouette cadeau
d’anniversaire. Il s’était fixé pour but de retrouver une famille que
quelqu’un ne souhaitait pas voir réapparaître, ce qui rendait toute cette
affaire bien plus personnelle que ne pouvait l’imaginer Walter Sloane.
Si tu ne peux pas retrouver cette famille, se disait-il, comment diable
peux-tu espérer être assez doué pour trouver la tienne ?
Tayte se réinstalla dans son siège et reprit ses réflexions à propos de
James Fairborne, se demandant à quoi ils ressemblaient, sa famille et lui,
reconstituant leur existence d’après les archives qu’il avait épluchées. Il
compara les voyages : deux mois à être ballotté dans une coquille de noix
guidée par les étoiles, à la merci de l’océan Atlantique, contre sept heures
dans un siège relativement confortable, entouré du summum de la
technologie que puisse offrir la science moderne. L’avion était maintenant
stabilisé. Tayte n’avait aucune idée de leur altitude, et s’en fichait. C’était
exactement comme de voyager dans un autocar Greyhound, sur une
autoroute bien lisse. Il se sentit pathétique, tandis que la fatigue le rattrapait
et que son esprit commençait à dériver.

2. Toit amovible.
3. Constructeur de moteurs d’avions américain.
CHAPITRE 4

Baptisée en l’honneur de la femme qui aurait cousu le premier drapeau


de l’Union américaine, la Betsy Ross était un brick de 110 tonnes, doté
d’une belle étrave et d’un tableau arrière droit, dont les deux mâts étaient
équipés de voiles carrées pour la course. Il transportait essentiellement des
marchandises, tout ce qui était susceptible de se vendre le long des eaux très
fréquentées de la côte Est, entre Boston et les Caraïbes plus au sud. En août
1783, cependant, son itinéraire devait être totalement différent.
À quai dans le port de Boston, le navire long d’une vingtaine de
mètres apparaissait aux yeux de Katherine Fairborne comme une carcasse
délabrée aux lourds cordages et aux voiles rapiécées qui n’inspirait guère
confiance. Katherine avait néanmoins tout à fait conscience de l’importance
que revêtait cette journée. Elle avait observé de près son père au cours des
semaines qui avaient mené à cette matinée belle et fraîche, couvrant son
journal de notations tout autant excitées qu’inquiètes. À cet instant, elle ne
souhaitait rien d’autre que se mettre en route pour pouvoir continuer à
transcrire leur aventure.
Âgée de seize ans, Katherine était l’aînée de trois enfants. Enveloppée
dans un lourd manteau de laine sombre qui ne laissait apparaître que son
visage encadré de boucles blondes, elle avait trouvé sur le quai une position
stratégique pour ne rien rater de la scène qu’elle dépeindrait plus tard par
écrit. D’un côté se tenaient son père et son frère, le petit George, tout juste
âgé de cinq ans, tandis que de l’autre se tenaient sa mère et sa sœur, Laura,
douze ans. Son oncle et sa tante accompagnaient également sa mère, mais
Katherine n’entendait de ce côté là rien d’autre que le bavardage
intarissable de Tante Clara.
Le petit George, dont la tête atteignait à peine la boucle de ceinture du
haut-de-chausses de son père, était un enfant si frêle que sa présence se
remarquait à peine. L’illusion était d’autant plus grande qu’il était le portrait
craché de son père, vêtu du même manteau brun foncé, coupé à sa taille.
Bras croisés, parfaitement immobile, à l’imitation de son père, George
observait l’embarquement de la cargaison de la Betsy Ross. Katherine
songea qu’il avait l’air bien trop sérieux pour son âge.
— Que mettent-ils dans le bateau, Père ? demanda le petit garçon.
Il leva les yeux en attente de la réponse, clignant dans la lumière du
soleil qui se reflétait dans les flots avec intensité.
James Fairborne continuait d’observer l’activité qui se déployait
devant eux. Une rampe grimpait du quai jusqu’au pont de la Betsy Ross, sur
laquelle une file d’hommes apparemment ininterrompue transportait un
assortiment de caisses et de tonneaux.
— Des graines, à mon avis – du lin, suggéra-t-il. On utilise les fibres
de la plante pour tisser du lin.
— Il faudra combien de temps pour arriver là-bas ?
James tourna la tête vers la mer.
— Il y a un immense océan entre ici et l’Angleterre, remarqua-t-il
d’un air songeur, le regard perdu par-delà la côte nord de Spectacle Island,
dont le relief se détachait sur le soleil levant. Par-delà l’abri de
l’embouchure du port, entre Deer Island et Long Island, qui ouvrait sur la
Massachusetts Bay. Et par-delà encore, où s’étendait l’océan Atlantique, tel
une promesse.
James s’exprimait lentement, peut-être impressionné à l’idée du
voyage qui les attendait, l’air éteint et distant.
— Près de cinq mille kilomètres jusqu’à l’Angleterre.
Il s’accroupit, accordant à George un sourire et toute son attention.
Son ton se fit plus léger.
— Le capitaine pense que nous allons marcher à environ cent
kilomètres par jour. Tu peux calculer combien ça fait ?
Katherine sourit en regardant le petit garçon adopter l’attitude de ce
qu’il pensait être un homme en pleine réflexion. Il plissa les paupières, fixa
le regard sur un point distant, haut dans le ciel qui s’éclaircissait
rapidement, mais sans paraître trouver la solution. Il finit par ne plus
pouvoir garder son sérieux, et sourit alors à son père, qui éclata de rire et lui
ébouriffa la tête.
— Cela va prendre sept ou huit semaines, dit celui-ci, si le temps est
avec nous et si Dieu le permet.
Katherine avait été trop distraite pour remarquer que son oncle s’était
approché. Large comme un tonneau, paré d’une telle quantité de dentelles
qu’il aurait pu s’y noyer, il n’avait guère besoin d’un manteau pour
combattre la froidure du matin.
— James, nous devons parler, annonça-t-il d’une grosse voix bourrue
accordée à sa corpulence, et qui faisait trembler ses bajoues. J’entretiens des
inquiétudes, James.
Katherine vit l’expression de son père tourner à l’aigre. Son oncle
poursuivit :
— Ce bateau ? Est-il assez grand pour un tel voyage ? Assez robuste ?
Je veux dire, est-il de taille ? Il eut un geste en direction de sa femme, et ses
yeux se posèrent sur le ventre rebondi de celle-ci. À dire la vérité, je
m’inquiète pour l’enfant.
— Ne te tourmente pas, Jacob. Je suis certain que le bateau a toutes les
qualités requises pour le voyage, et ce ne sera pas sa première traversée de
l’Atlantique. De plus, il y a un bon équipage.
— Oui, mais guère plus de quinze hommes. Est-ce suffisant pour une
telle entreprise ?
— Il y a à bord un charpentier et un voilier.
Jacob Daniels hocha la tête en signe d’approbation.
— Nous devrions nous estimer chanceux, poursuivit James. Nous
avons les moyens d’affréter un aussi bon navire, ce qui n’est pas le cas de
tout le monde. Et de l’avoir trouvé déjà converti en transport de passagers
pour nous emmener. Retourne réconforter ma sœur, dit-il en posant une
main sur l’épaule de Jacob. Clara va avoir besoin de ton soutien.
Katherine suivit des yeux son oncle, surprenant le regard de sa mère
tandis que celle-ci lui adressait un signe discret pour éviter de troubler le
flot de la conversation à sens unique que Clara entretenait avec elle.
— Je ne suis pas très à l’aise avec tout ça, poursuivait Clara. J’aime
savoir où sont mes affaires. J’aime les avoir sous les yeux, et pas à l’autre
bout de la terre.
Eleanor continuait de hocher la tête avec un sourire poli. Quelques
instants plus tard, elle coupa court :
— Je vous prie de m’excuser.
Ramassant ses jupons, elle se dirigea vers son mari, croisant Jacob à
mi-chemin, qui la salua de la tête en effleurant le bord vert émeraude de son
tricorne en feutre de castor.
Eleanor partie, Clara se tourna vers Laura pour poursuivre son
monologue, mais celle-ci l’avait également abandonnée.
— Ma foi, je ne sais pas… vraiment, je ne sais pas, répéta Clara.
Le petit George avait vu la réunion s’interrompre. Il dépassa Katherine
en courant, se précipitant droit sur Laura : son sourire éclatant et ses yeux
brillants annonçaient les ennuis, Katherine le savait.
Une fois près de son mari, Eleanor étreignit celui-ci, et posa sa joue
dans la douceur de son jabot plissé.
— Dis-moi encore une fois que c’est la meilleure solution. Que nos
existences n’en seront pas bouleversées.
La prenant par les épaules, tout en la gardant près de lui, James
répliqua :
— Elles seront bien meilleures ! Tu accordes trop d’attention aux
inquiétudes de ma sœur et de son mari.
Il chercha brièvement son regard, puis la serra de nouveau contre lui
lorsqu’il parut y avoir lu ce qu’il cherchait, et poursuivit d’un ton plus
doux :
— Nous devons demeurer loyaux envers notre souverain, que Dieu le
bénisse et le garde en sécurité. Il n’y a plus rien pour nous ici, sinon notre
propre persécution.
— Mais pourquoi si loin ? s’enquit Eleanor.
James lui caressa la joue avant de lui embrasser le front.
— Ne t’inquiète pas, répéta-t-il. Tout est prêt. Toutes nos possessions
de valeur sont arrivées à bon port en Angleterre, où elles nous attendent.
Notre destination est un domaine magnifique, et nous allons retrouver une
entreprise familiale à poursuivre. Nous pouvons prospérer en Angleterre,
Eleanor ! Nous vivons des temps palpitants, poursuivit-il en se mettant à
arpenter le quai, débordant d’enthousiasme. Au lieu d’exploiter du cuivre,
nous aurons des mines d’étain. La Cornouailles abrite les gisements les plus
importants du monde civilisé.
Deux formes déboulèrent, dessinant un huit entre eux deux avant de
repartir à toute vitesse.
— Rends-le-moi ! hurlait Laura, tentant désespérément d’attraper un
ruban jaune vif qui dansait hors de sa portée.
James secoua la tête, l’air cependant aussi espiègle que la scène à
laquelle ils assistaient. Il leva les yeux en direction de Katherine, l’incluant
dans le déroulement des événements dont elle s’était auparavant tenue à
distance, comme une biographe rédigeant la vie des autres.
— Je pense que tu devrais réunir ton frère et ta sœur, et les enjoindre à
un peu plus de décorum, déclara-t-il.
Un inconnu s’approcha, dont la mise annonçait cependant son
occupation :
— Le capitaine Grainger vous attend, Monsieur.

Personne ne les regarda s’éloigner depuis le quai, et leur départ


n’importait qu’à peu de gens, Katherine Fairborne n’en doutait guère, tandis
que le brick tanguait et grinçait dans la quiétude de la marée du petit matin,
cap sur le soleil levant. Pourtant, elle demeura debout avec sa famille sur le
pont de la Betsy Ross, à contempler le quai tranquille du port de Boston,
réfléchissant comme tout le monde, supposait-elle, à la vie qu’ils
abandonnaient derrière eux. Au-dessus de sa tête, les voiles claquèrent un
instant mollement avant de se gonfler, prenant la brise, les poussant tête
baissée vers un avenir incertain.
Katherine réprimait avec difficulté son envie de se précipiter pour
retrouver son écritoire, mais elle patienta, ce qui lui donna l’occasion d’être
témoin d’un changement qui la troubla chez le petit George. Aussi raide que
la rambarde à laquelle il s’agrippait, il paraissait au bord des larmes, le teint
tout pâle, les lèvres serrées, comme emprisonnant ses émotions. Elle
pouvait voir que le frisson de l’aventure l’avait quitté. La peur semblait
avoir remplacé celui-ci, rôdant autour de lui avec malice, lui insufflant de
sombres pensées et lui peignant des perspectives probablement très
différentes des idéaux de son père.
George saisit la main de James Fairborne, et se rapprocha jusqu’à se
coller contre lui.
— Je crois que je ne veux pas partir, Père.
Celui-ci le serra encore davantage contre lui.
— Sois fort, mon petit. Sois fort.
Ils franchirent l’embouchure du port, virant à tribord pour s’engager
dans le Black Rock Channel et se diriger vers la haute mer. Katherine
s’arracha alors enfin au spectacle, grimpa les marches jusqu’au pont
supérieur et franchit l’écoutille qui menait à la grande cabine où
l’attendaient son écritoire et son journal.

Journal de Katherine Fairborne


Jeudi, 21 août 1783
Le jour est enfin venu, et nous sommes en mer, avec la perspective de
plusieurs semaines devant nous, sans guère autre chose à faire que
contempler l’océan et l’entendre se briser contre les flancs du navire. Père
se montre positif, mais je le sens mal à l’aise à propos de la traversée et de
notre nouvelle vie en Angleterre. Mes amies vont me manquer, et je leur
écrirai à toutes dès que nous mettrons pied à terre – avec sans aucun doute
moult récits d’aventures excitantes qui les rendront toutes horriblement
jalouses.
Tout le monde est malade, à l’exception de Père et moi – j’espère
vraiment que ce pauvre petit George ne va pas tarder à s’accoutumer et va
retrouver son humeur habituelle, notamment parce que le sujet offre à
l’équipage matière à un amusement qui contrarie Mère. Je suis bien
certaine, cependant, qu’ils s’attelleront tous bientôt à leurs devoirs
respectifs, dictés par les impératifs du voyage.
J’ai remarqué un membre d’équipage en particulier. Il va guider notre
cap dans les semaines à venir, et je sais que lui et moi allons devenir bons
amis. J’ai déjà attiré son regard, et je dois avouer que je ne suis pas
insensible à ses attentions.
CHAPITRE 5

Quelque part au-dessus de l’Atlantique, le vol American Airlines


AA156, effectuant la liaison entre Boston, Massachusetts, et l’aéroport
d’Heathrow à Londres, se mit à vibrer. Bong ! Les voyants des ceintures de
sécurité s’illuminèrent dans toute la cabine, alors que celle de Jefferson
Tayte était déjà bien bouclée. L’état d’innocence bénie engendré par le
demi-sommeil dans lequel il était plongé depuis deux heures était bien
terminé. Une nouvelle trépidation secoua son siège, renforçant ses idées
maintenant bien remises en place. Il glissa un regard le long de l’allée
centrale, vit une hôtesse de l’air aux longues jambes attacher sa ceinture, et
comprit que la situation n’allait pas s’arranger.
Julia Kapowski avait dû être témoin du retour à la vie de Tayte.
— Des turbulences ! Ce ne sont que des turbulences ! commenta-t-
elle. Son regard s’éclaira et elle ajouta, comme si elle avait perçu son
anxiété : Allons, mon chou, laissez-moi vous tenir la main.
Tayte n’eut que le temps de croiser les bras comme un écolier boudeur
alors qu’elle se rapprochait.
— Merci. Tout va bien.
— Hey ! C’est comme vous voulez, répliqua-t-elle en se réinstallant
sur son siège, le regard tourné vers le hublot.
Un silence s’abattit entre eux, aussi inconfortable que les deux
minutes de silence des commémorations de l’armistice. Une fois le moment
passé, Tayte s’excusa :
— Désolé, mais ça va, je vous assure.
Il savait qu’elle croyait bien faire.
Kapowski retrouva son sourire.
— Vous n’aimez pas l’avion, hein ? Mon premier mari détestait ça
aussi. Il disait que les avions lui flanquaient la chiasse ! Oh, pardon, fit-elle
en portant la main à sa bouche. C’était sa manière de parler.
La voix familière du commandant de bord s’éleva, confirmant qu’ils
traversaient effectivement une zone de turbulences. Le temps qu’il achève
son annonce, Tayte avait entendu ce mot largement trop à sa convenance, et
s’il n’avait pas déjà su que les turbulences sont « un état d’écoulement dans
lequel les vitesses instantanées font preuve de fluctuations irrégulières et
apparemment aléatoires », il le savait dorénavant.
Mais qu’est-ce qu’il croit, ce type ?
Le commandant devait être convaincu qu’en connaissant la nature du
phénomène que l’on expérimentait ainsi que son origine, alors on ne devait
pas en avoir peur. Mais cette logique ne tenait pas, aux yeux de Tayte. Il
savait exactement comment fonctionnait le .44 Magnum de l’inspecteur
Harry Callahan4, il n’en demeurait pas moins que si on le lui avait pointé
sur la tempe, il aurait eu besoin de changer de caleçon. Lorsque la leçon fut
terminée, le commandant de bord rendit le micro sur une phrase bien
huilée :
— Il n’y a aucune inquiétude à avoir…
Mais oui, c’est ça. Tayte devinait le large sourire du pilote à l’instant
où il prononçait ces mots.
Une nouvelle violente secousse vit Tayte planter profondément les
ongles dans ses accoudoirs, puis la sueur perler sur son front alors que
l’avion décrochait brusquement. Il se sentit plus léger, puis de nouveau plus
lourd tandis que l’appareil retrouvait son équilibre. Il avait l’estomac tout
retourné. Il n’en revenait toujours pas d’avoir sauté le déjeuner, même si les
offrandes placées devant Kapowski avaient eu l’air effroyables, mais à cet
instant, il ne le regrettait pas.
Tout s’était si bien passé jusqu’à présent.
À un moment donné, il avait même failli s’endormir véritablement,
dérivant au rythme des énigmes pour lesquelles il n’avait pas de réponse,
encore et toujours persuadé qu’en dépit des incohérences évidentes, il ne
s’était pas trompé de James Fairborne. Ses recherches avaient été
méticuleuses. Quels que soient les points soulevés, il était sûr de ses
découvertes. Au milieu de toutes ces préoccupations, il en était maintenant
une qui dominait toutes les autres, et ne cessait de lui occuper l’esprit : qui
était Susan Fairborne ?
Il n’en savait pas davantage que ce que laissaient transparaître les
archives, mais il s’était attendu à y trouver James Fairborne et sa femme,
Eleanor, ainsi que leurs enfants, Katherine, Laura et George. Au lieu de
cela, il avait trouvé James et son épouse Susan, et deux enfants
complètement différents : Allun et Lowenna. La copie de la transcription
qui se trouvait dans son porte-documents était très claire. Le mariage de
James avec Susan Forbes le samedi 12 mars 1785 était incontestable.
Qu’était-il donc advenu du reste de la famille ? Pourquoi n’existait-il aucun
registre ? Pourquoi James était-il le seul Fairborne qui ait laissé en
Angleterre des traces écrites ?
Tayte était bien placé pour savoir que les actes officiels sont
quelquefois perdus ou bien mal archivés. Les noms propres étaient
fréquemment mal orthographiés, soit parce que calligraphiés dans un style
caractéristique difficile à déchiffrer, soit parce que le scribe avait enregistré
l’information de façon erronée. Toute combinaison d’erreurs de ce type
rendait plus difficile la découverte des procès-verbaux. Quelquefois, les
gens s’avéraient authentiquement intraçables. Mais autant d’individus en
même temps ? Une seule personne avec des actes intacts sur les sept d’une
même famille ? C’était trop pour que Tayte puisse classer la chose au rang
des coïncidences.
Un autre élément l’avait intrigué, mais à cet instant, il était devenu
incapable de réfléchir correctement. L’avion craquait maintenant de façon
perceptible, en même temps qu’il était secoué dans toutes les directions.
Tayte était incapable de se souvenir à quand remontait son dernier accès de
religiosité, mais il se surprit brusquement à penser : Seigneur, tire-moi de
là ! Il se représenta sa Ford Thunderbird toute seule sur un parking inconnu,
et se demanda s’il la reverrait jamais.

Il s’écoula un certain temps avant que Tayte ne prenne conscience que


quelque chose d’autre le dérangeait – il n’arrivait pas à mettre le doigt
dessus, mais il éprouvait comme le sentiment d’une piqûre dans le bras
droit, juste en dessous de l’épaule. L’injection se poursuivait, avec une force
grandissante, à tel point qu’il se sentait ballotté d’un côté et de l’autre sous
le poids de la grosse aiguille qui ne cessait de s’enfoncer dans son bras.
Pas d’archives… Les piqûres devenaient douloureuses. Où étaient
passées les archives ? Un sentiment d’abattement l’envahit. Eleanor ? Les
enfants ? Une vague de désespoir le submergea et il pressentit que la
réponse était terrible. Il ressentit un nouvel élancement, mais à présent, cela
ne lui importait plus. Il se mit à sangloter de désespoir. Puis il perçut une
voix à travers ses sanglots. L’infirmière ?
— Hé !
La voix était familière.
L’aiguille plongea de nouveau dans son bras, mais cette fois-ci, on
aurait dit un coup de couteau. Son bras s’engourdit, comme si l’infirmière
lui prenait sa tension, palpitant et pompant.
— JT… Hé !
Son désespoir s’évanouit aussi vite qu’il était apparu. Il sortit
brusquement de sa torpeur, collé à son fauteuil, dans le souffle des bouches
d’aération et la confusion des gens debout tout autour de lui, qui se battaient
pour récupérer leurs sacs dans les compartiments au-dessus des sièges.
— J’ai cru qu’on vous avait perdu pour de bon, annonça Julia
Kapowski d’un ton guilleret, un ongle pointu encore dressé, prête à le lui
enfoncer de nouveau dans le bras. Vous avez dormi comme un bébé ces
deux dernières heures. Ça y est, nous y sommes !
— Où ça ? fit-il, émergeant avec difficulté du lourd sommeil dans
lequel il avait fini par plonger.
— À Heathrow, bêta ! Vous avez raté le meilleur.
— Le meilleur ?
— L’atterrissage !
Tayte laissa échapper un soupir et se frotta les yeux.
— Désolé, je rêvais.
— Oh ! De quelqu’un de particulier ?
— Non, personne en particulier, articula-t-il d’une voix mal assurée.
Enfin, peut-être, si, ajouta-t-il, éprouvant le besoin de se reprendre. C’est…
eh bien, c’est une chose sur laquelle je travaille.
Il se leva, impatient de quitter l’avion :
— C’est un peu compliqué.
— Oh, ne vous en faites pas. Je ne suis pas du genre indiscret.
Le flot des passagers s’écoulait. Tayte sortit du compartiment au-
dessus de son siège le porte-documents familier dont il espéra qu’il avait
mieux profité du voyage que lui.
— Je peux vous descendre votre sac ? demanda-t-il.
— J’apprécierais beaucoup, merci, répondit-elle, mais je voyage léger.
Elle sortit de la poche de sa veste une carte de visite :
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous pouvez me joindre,
ajouta-t-elle avec un clin d’œil en lui tendant la carte. Je suis en ville pour
le reste de la semaine.
Tayte prit la carte, tout en sachant qu’il ne s’en servirait pas.
— Merci, dit-il avant de la glisser sous le rebord de sa poche de
poitrine sans même la regarder.
L’allée centrale était vide. Ils étaient les derniers passagers de l’avion.
— Eh bien, j’ai été enchanté de vous rencontrer, conclut-il avant de se
diriger vers la sortie, encore à moitié endormi et n’en revenant toujours pas
que le vol soit terminé et qu’il soit en vie.

À l’extérieur de l’aéroport, le ronronnement des moteurs Diesel


s’élevait de la file des taxis. L’air était frais, il pleuvait, et l’atmosphère sous
la marquise était lourde de l’odeur des pots d’échappement. Tayte se dirigea
vers le black cab5 en tête de la file, ouvrit la portière passager et enfourna
ses bagages avant de s’installer.
— Pad-ding-ton Station, articula-t-il avec un accent neutre qui résonna
un peu trop phonétiquement correct.
Le chauffeur de taxi eut l’air légèrement perplexe :
— Paddington ?
— C’est ça, Paddington.
— Vous savez qu’il y a un train qui vous y emmène en deux fois
moins de temps pour trois fois moins cher ?
— Non, je ne savais pas. C’est gentil à vous de me le dire, mais je suis
installé, maintenant.
— Ok, mon vieux, c’est vous qui payez.
Le chauffeur se retourna sur son volant et actionna quelques touches
sur son compteur.
Tayte vérifia sa montre :
— J’ai une correspondance à 23 h 45.
— Pas de problème, mon vieux. Une fois que nous aurons quitté
l’aéroport, la circulation sera fluide.
Tayte se réinstalla sur la banquette et étira les jambes, ressentant
encore la tension du vol. Au-delà de son propre reflet dans la vitre, qui lui
indiquait le besoin d’un bon rasage en plus d’une coupe de cheveux, il
faisait trop sombre pour distinguer quoi que ce soit d’autre : quelques
voitures, des immeubles gris, la silhouette des arbres qui n’étaient rien
d’autre que des ombres vides derrière les lampadaires. Dans le sifflement
des pneus sur le macadam humide et le cliquètement du moteur, il réfléchit
de nouveau aux éléments qui avaient éveillé ses interrogations.
Il passa les faits en revue. James Fairborne s’était remarié. La question
était : pourquoi ? Et à peine plus d’un an après son arrivée en Angleterre ?
Sans être impossible, un divorce paraissait improbable. Mais pourquoi
Eleanor aurait-elle entrepris ce voyage si la situation entre eux avait déjà été
difficile ? Ensuite se posait la question de l’absence d’archives à propos
d’Eleanor et des enfants, ainsi que de la sœur de James, Clara, et du mari de
celle-ci, Jacob Daniels. Pas d’acte de décès, pas d’autre acte de mariage, et
rien dans l’IGI, l’Index Généalogique International, baptisé aujourd’hui
« Family Search ». À en croire les archives historiques, ils s’étaient tout
simplement évanouis dans la nature.
Il était sûr et certain que la Betsy Ross avait atteint l’Angleterre. Pour
preuve, l’arrivée de James Fairborne, et le fait que le registre de la Lloyd’s
Register of Shipping6 ne comportait rien qui laisse supposer que le navire
n’avait pas achevé son voyage. Mais il n’existait aucune information à
propos du brick à Falmouth, et aucune trace de son accostage dans le
registre des navires, ce qui l’inquiétait. Tout ce qu’il savait avec certitude
était que le bateau était parti de Boston en août 1783, et que James
Fairborne avait été enterré dans la paroisse de Mawnan, en Cornouailles,
Angleterre, en 1829, après avoir vécu là quarante-six ans, jusqu’à l’âge
avancé de quatre-vingt-un ans.
Tayte avait même envisagé l’hypothèse d’une mort en mer, même s’il
y avait peu de chance que toute la famille à l’exception de James soit
décédée à la suite d’un accident ou d’une maladie, et ce type de disparition
n’étant, la moitié du temps, jamais signalée. Mais cette piste s’était
transformée en impasse, lorsqu’il avait découvert qu’avant 1800, les
archives des naissances, mariages et morts en mer n’existaient que dans
quelques ports britanniques, et Falmouth n’en faisait pas partie.
Plus on remontait dans le temps, moins on disposait d’informations.
Mais ne trouver aucune trace d’aucun d’entre eux, constituait une
coïncidence trop grande aux yeux de Tayte, qui commençait à soupçonner
que quelqu’un avait tripatouillé le passé, et dissimulé l’existence de ces
gens à la perfection. Mais pourquoi ? La sensation de désespoir ressentie au
cours de son rêve en avion laissait à penser qu’il n’était rien advenu de bon
à Eleanor et ses enfants. Pour l’instant, c’était la seule chose qui puisse
expliquer à ses yeux le remariage de James.
— Moi, j’ai jamais mis les pieds en Amérique, annonça le chauffeur
de taxi, interrompant le cours des réflexions de son client. D’où est-ce que
vous êtes ?
— Washington, DC, patrie des Redskins.
— Oh, je connais. Qu’est-ce que ça veut dire, le DC ? demanda-t-il
après un petit silence.
— District of Columbia. Entre Richmond et Baltimore.
Le chauffeur secoua la tête avant même qu’il ait terminé sa phrase :
— Désolé, connais pas.
— À 320 kilomètres au sud-ouest de New York ? offrit Tayte,
imaginant que tout le monde savait où se trouvait la ville.
— Oh, New York, New York ! Ouais, sûr, j’en ai entendu parler…
« Tellement chouette qu’ils lui ont donné deux fois le même nom »7 !
— C’est cela même, acquiesça Tayte, abasourdi.
Ils firent halte à un rond-point, et Tayte crut percevoir un gloussement
derrière le cliquètement du clignotant. Puis ils redémarrèrent, coupant la
route à un fourgon blanc. Le pare-brise arrière du taxi s’illumina sous le
faisceau des phares tandis qu’un lointain chapelet d’obscénités trouait la
nuit.
Le chauffeur de taxi hocha la tête alors que le fourgon les dépassait en
accélérant.
— Mais je me souviens pas qui la chantait, cela dit, poursuivit-il sans
paraître prêter la moindre attention à l’accrochage qui avait failli se
produire. La chanson sur New York ? fit-il en accrochant le regard de Tayte
dans le rétroviseur.
Celui-ci lui rendit son hochement de tête :
— Oui, tout à fait, fit-il en acquiesçant, feignant la distraction.
Il n’allait pas se laisser entraîner dans ce genre de conversation. Ce qui
avait commencé comme un fredonnement bas à peu près mélodieux de
l’autre côté de la vitre de séparation se transforma rapidement en la pire
interprétation qu’il ait jamais entendue du tube disco de 1978 de Gerard
Kenny. Il n’en revenait pas que le chauffeur soit véritablement en train de
chanter à tue-tête.
Un type heureux dans son boulot, ça fait du bien de voir ça, pensa-t-il
en s’adossant à la banquette. Il sourit tout seul en espérant que le spectacle
était compris dans le prix.

4. Le héros de la série de films et de romans des années 1970 interprété par


Clint Eastwood, « Dirty Harry », inspecteur de la police de San Francisco
aux méthodes musclées.
5. Taxis traditionnels londoniens de couleur noire.
6. Société de classification maritime anglaise fondée en 1760.
7« New York, New York (So Good They Named It Twice) » est une
chanson composée et interprétée par Gerard Kenny en 1978. Le So good
they named it twice joue sur le fait que la ville et l’État portent le même
nom.
CHAPITRE 6

En Cornouailles, sur le flanc ouest de la lande de Bodmin, une vieille


Mazda 323 5 portes bleu électrique toute déglinguée fonçait à toute vitesse,
en direction du sud-ouest, ses phares trouant la nuit. Il était tard. La route
était déserte, et le dernier panneau dépassé avait annoncé au conducteur que
Truro se trouvait à 32 kilomètres. Encore 48 kilomètres, et il serait de retour
à Helford – en sécurité.
Le conducteur tambourinait sur le volant au rythme de la basse d’une
mélodie percutante qui s’échappait à plein volume de la radio de mauvaise
qualité. Penché en avant sur son siège, il planait encore, galvanisé par ses
activités de la soirée, les traits déformés par un sourire jusqu’aux oreilles.
— J’y crois pas ! brailla-t-il sur le fond musical. Putain, j’y crois pas,
j’ai réussi !
Il baissa les yeux sur le sac Tesco qui reposait au pied du siège
passager, sachant ce qui se trouvait à l’intérieur. Il mourait d’envie de
toucher de nouveau ses biens mal acquis, pour se prouver qu’ils étaient
réels et qu’il avait véritablement réussi son coup. Bodmin était maintenant
loin derrière lui, mais il savourait encore le moment là-bas, l’excitation du
vol. Les choses avaient été bien plus faciles qu’il ne l’imaginait. À cet
instant, il semblait enfin que tout se mettait en place.

Lorsque l’automobiliste atteignit sa destination, on était au plus


profond de la nuit. La dernière partie de son voyage clandestin avait
nécessité une petite barque, et maintenant assis, il contemplait le gros lot en
souriant, encore tout habité du frisson de sa tâche nocturne. Il plissa les
yeux pour se concentrer sur le crucifix en argent qui se balançait doucement
dans sa main gauche à la lueur crue de sa torche, suspendu à une épaisse
lanière de cuir que l’âge avait presque rendue cassante. Le pinceau de la
lampe tressautait, projetant contre des parois sombres et anguleuses des
ombres en forme de croix. Dans la main droite, il tenait un ouvrage relié de
cuir jaune fendillé et défraîchi.
Il savait que le musée s’apercevrait de la disparition des objets le
lendemain matin – il ne pouvait en être autrement. Mais quelle importance ?
Personne ne serait capable d’établir le lien entre le vol et lui. Personne
encore ne savait ce que lui savait.
— Ce n’est pas véritablement du vol, réfléchit-il à voix haute.
Reconstituer la vérité morceau par morceau avait pris du temps.
Beaucoup de temps. Son exaltation tourna à l’aigre. Ce fut un changement
brutal, comme un alligator au repos claquant des mâchoires sans prévenir
sur une proie qui se serait aventurée trop près.
— Ça prend trop de temps ! hurla-t-il.
L’écho de ses paroles se répercuta autour de lui, et tout aussi
brusquement, il retrouva son calme.
Il tordit la bouche, alors qu’une idée plaisante lui venait. Il baissa les
yeux sur le sol en tentant de fixer un point dans le sable au-delà de ses
jambes étendues.
— Comment peut-on voler un objet qui vous appartient de plein
droit ? interrogea-t-il.
Ce n’était pas la seule chose dont il soit convaincu qu’elle lui revenait
de droit, mais c’était un début.
Il lui en fallait encore davantage.
— Tu sais ce que je cherche ! lança-t-il en s’adressant au même point
dans le sable comme s’il s’agissait d’un ami imaginaire. Il fourra le petit
ouvrage dans une poche de sa veste de cuir noir trois-quarts et poussa un
soupir. Une bouteille de bière à moitié vide reposait à coté de lui. Il prit une
nouvelle lampée, qu’il engloutit. Il contempla l’étiquette familière : Cornish
Knocker, une de ses préférées dans des occasions comme celle-ci.
— Ils doivent payer ! brailla-t-il, lançant dans un geste sinueux la
bouteille de bière vide dans l’obscurité au-delà du faisceau de sa torche.
La bouteille s’écrasa sur des rochers dentelés, et les éclats
tintinnabulèrent en tombant au milieu des restes des visites précédentes. Le
bruit déchira l’atmosphère, résonnant en tintement aigus contre des surfaces
froides et dures.
Il battit l’air de la lanière de cuir, et le crucifix d’argent tournoya en
cercles bas au-dessus du sol.
— Appelle ça un cadeau d’anniversaire, si tu veux !
Le sable humide crissa sous ses pas, tandis qu’il progressait vers un
étroit rayon de lune qui brillait à l’entrée de la grotte par une fente
semblable à une balise au milieu des parois rocheuses, à peine assez large
pour s’y faufiler. Il suivit le faisceau de sa lampe jusqu’à une berge où
clapotait une eau écumeuse, puis se dirigea vers la barque qui l’attendait de
l’autre côté.
CHAPITRE 7

Mercredi.

Tayte régla le chauffeur de taxi qui l’avait transporté depuis la gare de


Truro et se demanda s’il était bien à la bonne adresse. La voiture s’éloigna,
troublant la matinée radieuse, et il se retrouva à l’extrémité d’une petite
allée privée, à scruter à travers un nuage de poussière une maison
géorgienne dont il supposa qu’elle se trouvait à la périphérie du village
qu’ils avaient traversé à un peu plus d’un kilomètre – Mawnan Smith. Les
habitations s’étaient maintenant raréfiées, et même la route était allée en
rétrécissant, jusqu’à ressembler à une simple piste aux yeux de Tayte, plus
habitué aux larges autoroutes à voies multiples de son pays d’origine. Un
panneau orienté vers le fond de l’allée, qui indiquait St Maunanus house -
Bed & Breakfast , dissipa ses doutes.
Tayte n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. Les instructions
données à la hâte à la femme de l’office de tourisme de Cornouailles avant
de quitter Boston demandaient un simple gîte pour cinq nuits, aussi près que
possible de Mawnan. Il s’engagea dans l’allée privée, faisant crisser le
gravier sous ses pieds, et s’arrêta. Il était peut-être un peu tôt. Les rideaux
étaient encore tirés derrière certaines des fenêtres à guillotine blanches de
l’étage. Il vérifia l’heure : 8:11. Il fut soulagé d’avoir pris le temps de faire
quelques ablutions à la gare et de petit déjeuner, sinon il serait arrivé encore
plus tôt.
Il contempla une pelouse brillante de rosée, très bien entretenue, des
pots de géraniums roses et blancs et de larges bacs contenant des palmiers.
Des palmiers ? Des plantes qu’il n’aurait pas associées à l’Angleterre, à
priori, mais c’étaient sans aucun doute possible des palmiers. Son regard
s’attarda à travers une jungle de couleurs d’une précision abstraite jusqu’à
la porte d’entrée, dont les panneaux supérieurs en vitraux en forme de
tulipes brillaient dans le soleil du matin.
Très agréable, se dit-il. Paisible. Mais pourquoi se sentait-il aussi
intimidé ? Trop paisible. Il se mit à regretter de ne pas s’être montré plus
précis avec l’office de tourisme ; il regretta de ne pas avoir demandé un
hôtel – quelque chose de moins intime. Il tourna les talons, décidé à faire
une petite promenade et à revenir à une heure plus convenable.
Mais un tintement retentit, et la porte derrière lui s’ouvrit.
— Hello ! lui lança une voix joyeuse.
Se retournant, il découvrit une femme sur le seuil de la maison. Âgée
d’une petite cinquantaine d’années, mince, sa chevelure blonde était coiffée
en arrière en hauteur au-dessus de son front. Elle portait une paire de jeans
beige et un sweat-shirt vert cendré sous un tablier sur lequel elle s’essuya
les mains avec précipitation.
— Je vous ai aperçu dans l’allée, dit-elle. Je ne vous attendais pas si
tôt. Vous devez être mon Américain.
Tayte se demanda si son apparence était vraiment aussi révélatrice.
Jetant un œil à ses mocassins beiges confortables et à la chemise blanche
qui se frayait un passage à travers la veste de son costume froissé par le
voyage, il en conclut que oui, probablement. Il gagna la maison et la femme
recula sous le porche, l’invitant à entrer.
— Bonjour, la salua-t-il en pénétrant à l’intérieur. Je m’apprêtais à
faire une petite promenade le long du chemin. Il me semblait qu’il était un
peu tôt.
— Oh, ce n’est pas grave. Les gens débarquent à des moments très
différents. Il faut toujours s’attendre à l’inattendu, c’est ce que je dis
toujours. Mr Tayte, n’est-ce pas ? s’enquit-elle en le guidant à travers le
vestibule. Vous êtes mon troisième Américain du mois, et celui-ci vient à
peine de commencer, ajouta-t-elle. Le début septembre est toujours très
animé, surtout quand le temps est aussi beau. Cela dit, cela ne devrait pas
durer plus d’une ou deux semaines.
Si Tayte n’avait pas déjà mangé, le fumet qui flottait dans le vestibule
aurait été trop difficile à supporter : bacon, œufs, saucisses et champignons.
Il passa devant une porte ouverte, à travers laquelle il aperçut un couple
d’âge moyen, assis à une grande table en train d’engloutir son breakfast.
Leur teint bronzé témoignait du beau temps. Une autre table pour deux était
dressée, mais demeurait vide.
— Bonjour, le saluèrent d’une même voix les deux convives.
— Bonjour, répondit-il avec un sourire poli.
— C’étaient John et Barbara, expliqua d’abord à voix basse son
hôtesse, avant de poursuivre ses explications à voix haute : Un couple
charmant. Deux de mes habitués, qui viennent toujours à cette époque de
l’année.
Ils dépassèrent une autre porte sur la gauche, et l’estomac de Tayte
gronda de façon audible lorsqu’il jeta un œil au centre de commandement,
et que l’odeur de bacon le frappa de plein fouet.
— J’ai bien peur que votre chambre ne soit pas prête avant quelques
heures, poursuivit la femme. Vous pouvez néanmoins déposer vos affaires,
vous n’aurez pas à les traîner partout.
Elle s’arrêta au pied d’un escalier tournant en sapin brut ciré.
— Mais j’en ai oublié mes manières : je m’appelle Judith. Vous
pouvez laisser vos bagages là, dit-elle en indiquant un espace sous l’escalier
où étaient suspendus quelques vêtements. Je vous aurais bien dit de les
mettre dans votre chambre, mais le couple qui l’occupe n’est pas encore
parti.
— C’est parfait, dit-il en les posant. Je ne veux pas vous empêcher de
vous occuper de vos invités. Si je reviens à midi, cela vous convient-il ?
— Ce serait parfait. Tirez fort sur la cloche à l’entrée et je viendrai
vous ouvrir.
— Merci.
Ils regagnèrent l’entrée, et Tayte lança en passant un hochement de
tête et un nouveau sourire aux invités de la salle du petit déjeuner. Devant
lui, les vitraux de la porte et de la frise qui ornait les fenêtres inondaient le
vestibule de couleurs.
— Juste une question, dit-il une fois sur le seuil. Dans quelle direction
se trouve l’église ?
— Ma foi, cela dépend. Vous avez St Michael dans le village, et il y a
une église méthodiste tout près. Et puis, de l’autre côté, il y a l’église
paroissiale et une église catholique. Nous sommes très bien achalandés d’un
point de vue spirituel.
Quatre églises. Tayte ne savait pas très bien par où commencer.
— Quelle est la plus ancienne ?
— Probablement l’église paroissiale de St Mawnan.
Elle ramassa sur une petite console près de la porte une pile de
dépliants qu’elle feuilleta avant d’en extraire un.
— Tenez, voilà, prenez ça. C’est un guide de promenades à pied aux
alentours. Cela vous évitera de vous perdre. Ah, et celui-ci est également
intéressant : Les contrebandiers de Cornouailles. Vous saurez tout de notre
passé trouble.
— Merci, fit-il avec un sourire en glissant les dépliants dans sa veste.
Sous le porche, Judith lui indiqua du doigt l’extrémité de l’allée :
— Tournez à droite au bout – en prenant à gauche, vous allez à
Mawnan Smith, le village principal – puis suivez la route. Vous ne pouvez
pas la rater.
— Nous sommes donc bien à Mawnan ?
— Oui, tout à fait. En fait, il s’agit plutôt d’un hameau. Nous sommes
à peu près à mi-chemin des deux, ni là-bas ni ici. En tout cas, pour ce qui
concerne le facteur, tout ça, c’est Mawnan.
— L’église paroissiale est loin ?
— Non, à peu près dix minutes. Et si vous voulez pousser un peu plus
loin, il y a une très jolie promenade jusqu’à Helford Passage. Engagez-vous
simplement sur le chemin côtier. Il est très bien balisé, la marche dure à peu
près quarante minutes à partir de l’église.
Tayte se cramponna au sourire qu’il affichait depuis un peu trop
longtemps.
— Eh bien, encore merci.
Une fois qu’il eut pris à droite comme indiqué au bout de l’allée, la
route se poursuivait tout droit sur quelques centaines de mètres avant de se
perdre dans un bosquet d’arbres. Il progressa dans cette direction, le soleil
déjà chaud sur son visage. Plusieurs chevaux derrière une clôture en
châtaignier l’observèrent de loin. De l’autre côté de la route, des vaches
paissaient nonchalamment dans un champ derrière une haie cornique
typique, habillée de pierre et surmontée de terre, dissimulée sous une
couche de lichen au-dessus de laquelle les longues tiges pourprées des
digitales et les scabieuses des champs miroitaient de fils de la vierge
humides de rosée dans le soleil matinal. Aucun signe annonciateur de
l’automne, l’on aurait pu se croire encore en plein été.
Lorsqu’il eut atteint le bosquet, une fois à l’ombre de la cime des
arbres entremêlés, Tayte se demanda ce qu’il allait pouvoir découvrir à
l’église. Y aurait-il une pierre tombale dans le cimetière pour chacun des
actes de décès manquants ? Une pierre pour Eleanor et pour chacun des
enfants, une autre pour Clara et Jacob Daniels ? La question, insistante, se
remit à tournoyer dans son cerveau, telle une buse affamée à la recherche
d’une proie insaisissable.
Pourquoi ne puis-je pas retrouver leur trace ? Pourquoi n’y a-t-il
d’archives que pour James ?

En janvier 1784, à peine six mois après le départ de la Betsy Ross pour
l’Angleterre, James Fairborne se retrouvait seul. Son grand domaine situé
sur le promontoire exposé des Cornouailles, là où la Falmouth Bay
rencontre la Helford River, était devenu son morne tombeau. Il n’avait pas
quitté la demeure de tout l’hiver, servi durant tous ces longs mois par un
unique valet. Tout le reste du personnel avait été renvoyé immédiatement
lorsqu’il s’était installé.
Le manoir élisabéthain était un endroit sombre, rarement éclairé à
l’exception d’un feu de cheminée devant lequel James Fairborne s’installait
chaque jour et une bonne partie de la nuit, à broyer du noir. De temps en
temps, on pouvait voir la flamme de la bougie de son valet osciller le long
de la longue galerie tandis que celui-ci vaquait à ses rares occupations,
révélant à peine le mobilier et les bibelots recouverts de housses. À
quelques rares occasions, une chandelle brillait lorsque James Fairborne se
retirait pour la nuit, mais seulement lorsqu’il lui arrivait de gagner son lit.
James Fairborne demeurait plongé dans ses propres ténèbres, en
permanence troublé par ce qui y régnait. Les plans avaient été dressés. Il
n’avait rien d’autre à faire maintenant qu’à attendre. Plus le temps passait,
plus ce serait facile. Il savait que tel était l’état des choses. Encore quelques
mois, peut-être. Cela serait sûrement suffisant. Ensuite, le nuage se
dissiperait, la lumière et la vie empliraient de nouveau Rosemullion Hall. Et
pour James Fairborne, le cours de son existence reprendrait.
CHAPITRE 8

L’église paroissiale de Mawnan avait été bâtie en 1231. Dédiée à


Maunanus, un saint celtique du VIe siècle dont on pensait qu’il avait donné
son nom au village de Mawnan, elle s’élevait à cent mètres du chemin
côtier au sud de Falmouth. Tayte contempla le clocher, dressé au-dessus de
l’embouchure de la Helford River, puis reporta son attention sur le porche
du cimetière devant lui, scrutant le chemin gravillonné qui menait à une
porte d’église bleue. Deux épais murs de pierre agrémentés de
renfoncements supportaient le porche, dont le toit de tuiles surmontait en
son centre un reposoir à cercueil en granit. Il leva les yeux et déchiffra les
mots calligraphiés au-dessus du porche : Da thym ythyu nesse the Thu. Une
voix douce s’éleva alors de l’intérieur :
— Pour moi, m’approcher de Dieu, c’est mon bien.
Tayte sursauta et scruta l’obscurité des bancs de pierre sculptés à
l’intérieur des murs sous le porche.
— Pardon ?
Un homme mince aux cheveux blonds surgit de l’ombre, vêtu d’un
pantalon noir et d’une veste en polaire bleu marine. Le blanc de son col
romain indiquait immédiatement sa fonction. Il paraissait plus âgé que
Tayte ne le soupçonnait. Le crâne un peu dégarni, sa chevelure était
clairsemée, mais ses traits affichaient une fraîcheur juvénile.
— L’inscription que vous étiez en train de lire, expliqua-t-il. C’est du
cornique… tiré de La vie de Meryasek8. Cela signifie : « Pour moi,
m’approcher de Dieu, c’est mon bien ».
— Oh, je vois. Merci.
Tayte sourit en portant la main à sa poitrine et en feignant une
grimace :
— Vous m’avez flanqué une sacrée frousse.
— Toutes mes excuses. Je suis le révérend Jolliffe. Il n’y a pas de
service aujourd’hui, mais vous êtes le bienvenu si vous voulez jeter un coup
d’œil.
Tayte tendit la main en se présentant :
— Jefferson Tayte.
La main du pasteur, froide et sèche au contact, parut toute petite dans
la sienne. Le pasteur lui ouvrit la barrière du porche.
— Je suppose que vous avez beaucoup de visites, dit Tayte en
s’avançant. Mais je suis à la recherche de tombes.
— Des tombes, ce n’est pas ce qui manque ici, Mr Tayte, répliqua le
pasteur en désignant les alentours d’un geste lent de la main tandis qu’ils
remontaient le chemin.
Les pierres tombales étaient éparpillées un peu partout sur l’étendue
des pelouses.
— Et il y en a encore bien davantage au-delà du mur sud.
— Des tombes datant de la fin du XVIIIe siècle, précisa Tayte. Peut-
être début du XIXe.
— Un ancêtre de la famille ?
— En quelque sorte. C’est mon métier – je fais cela pour les autres.
— Un généalogiste ? Nous avons de nombreuses demandes.
Le pasteur s’arrêta, et son expression un peu perplexe indiqua à Tayte
qu’il avait une question à poser.
— Dites-moi, Mr Tayte, les visiteurs m’interrogent souvent à propos
de ces choses, mais j’ai bien peur d’être totalement ignare en ce qui
concerne votre profession. Comment cela fonctionne-t-il ? Je veux dire,
comment faites-vous pour relier tous les gens les uns aux autres ?
Tayte s’était habitué au fil des ans à répondre à cette question.
— Au fond, ce n’est pas vraiment si compliqué que cela. Les
documents tels que les actes de naissance, de mariage, ou de décès recèlent
davantage d’informations qu’on ne le pense. Prenez l’acte de naissance
d’un individu, par exemple. Comme vous le savez, à partir de celui-ci, vous
pouvez déterminer le nom de ses parents, le nom de jeune fille de sa mère,
le métier de son père, et leur adresse. Dans la forme la plus simple du
métier, vous vous contentez de répéter le procédé pour chaque parent, en
remontant le temps.
— Je suis bien certain que ce n’est pas aussi simple que cela.
— Eh bien, peut-être pas, mais c’est le principe. Plus vous remontez
dans le temps, plus c’est compliqué, et l’essentiel du travail consiste à
obtenir confirmation de vos données, mais il existe toutes sortes d’index
pour vous aider à vous orienter dans la bonne direction. Déchiffrer des
textes anciens peut également se révéler un défi, mais on s’y habitue.
— Vous devez être doté d’un troisième œil, remarqua le pasteur.
Tayte eut un sourire.
— Je suppose. Mais un diplôme de paléographie me rend également
service !
— Je dois vous dire que nous ne conservons ici aucun registre
paroissial antérieur à 1900, expliqua le pasteur. Les plus anciens se trouvent
au bureau des archives de Truro, maintenant. Et depuis un certain temps, si
ma mémoire est bonne. Mais bien entendu, vous savez déjà tout cela.
Le souvenir de multiples conversations téléphoniques avec une jeune
femme du nom de Penny Wilson aux Archives de Cornouailles revint en
mémoire à Tayte, ainsi que son accent chantant. Si seulement les registres
avaient pu se trouver là-bas.
Ils se rapprochèrent de la porte bleue qui menait à l’intérieur de la nef.
Semblables à des feuilles sculptées, des peintures ornementales
recouvraient largement le battant de leurs ferronneries noires ouvragées. Le
regard de Tayte s’attarda sur la droite puis s’éleva vers le clocher en forme
de tour crénelée. Aux quatre coins, des pinacles de deux mètres de haut
entourant un mât blanc s’élevaient vers le ciel, tels des flèches pointant vers
le paradis.
— La tour a six cent ans, expliqua Jolliffe, ayant remarqué l’intérêt de
Tayte. Et il semble qu’il ait existé une structure encore antérieure à celle-ci.
Tayte ne tenait pas à se laisser distraire par une leçon d’histoire
architecturale.
— Je m’intéresse à une famille qui s’est installée dans la région à la
fin des années 1700.
Le pasteur haussa les sourcils.
— James et Eleanor Fairborne, en particulier. Puis les Daniels. Le nom
qu’a pris la sœur de James en se mariant. Clara et Jacob Daniels ?
— Daniels… énonça Jolliffe tout en levant les yeux au ciel et fronçant
les sourcils. Je ne vois vraiment pas, mais Fairborne est un nom familier à
tous les gens de la région. S’il s’agit de la même famille, ils sont
propriétaires du domaine sur Rosemullion Head. Un panorama magnifique.
Il ajouta d’un air soudain distrait :
— Il faut vraiment que vous alliez voir la vue depuis notre porte sud.
Elle donne sur l’estuaire, jusqu’à Nare Point. À certaines heures, c’est à
couper le souffle.
— Merci, je n’y manquerai pas.
Le pasteur parut se plonger dans la contemplation des paysages qu’il
venait d’évoquer tandis que les deux hommes contournaient le clocher à pas
lents. Ils dépassèrent une autre porte bleue, située sous une fenêtre voûtée,
au-dessus de laquelle s’ouvrait une seconde fenêtre ornée d’un abat-son
pour les cloches.
— Donc, les Fairborne ? insista Tayte. Sont-ils enterrés ici ?
— Ah oui, les Fairborne… je ne pense pas.
Le révérend Jolliffe demeura un moment songeur.
— Non, je n’ai le souvenir d’aucune sépulture à ce nom. Leurs terres
font partie de la paroisse, au sein du doyenné et des Hundred of Kerrier9,
mais à mon avis, les membres de la famille sont enterrés sur le domaine.
C’est assez caractéristique des familles bien en place et fortunées qui
disposent d’assez de terres. Le domaine est très impressionnant, ajouta-t-il
avec un léger hochement de tête.
Ils avaient atteint le versant sud de l’église, et Tayte comprit pourquoi
le pasteur l’avait mené jusqu’ici. Il contempla une multitude de pierres
tombales et de croix de granit, usées par les siècles et tachetées de mousse,
qui projetaient de longues ombres sur l’herbe. À travers les arbres, il
distinguait l’estuaire paisible de la Helford, et au-delà, sous un ciel dégagé
et lumineux, le promontoire qui surplombait la mer aux reflets argentés.
— Bien entendu, vous pouvez tout à loisir examiner les tombes,
poursuivit le pasteur. Prenez tout votre temps. Nous en avons beaucoup,
pour une église relativement modeste. Cela dit…
Jolliffe s’interrompit avec un brusque sourire, comme quelqu’un qui
s’apprêtait à faire un cadeau dont il savait qu’il ravirait le destinataire.
— Étant donné que vous cherchez quelque chose de bien particulier…
fit-il lentement d’un ton un peu taquin, il vous sera sans doute plus
fructueux de rentrer à l’intérieur jeter un œil aux registres.
— Vous conservez les registres des concessions ici, à l’église ?
interrogea Tayte, qui n’en revenait pas de sa chance.
— Tout à fait.
— Alors, je vous en prie, montrez-moi le chemin.
8. Bywnans Meryadek : The Life of Meryadek, miracle médiéval en langue
cornique de 1504.
9. Les « Hundred » étaient les dix divisions administratives de la
Cornouailles, depuis l’époque anglo-saxonne (du Ve au XIe siècle) jusqu’au
XIXe siècle. La « Hundred of Kerrier » est l’une d’entre elles.
CHAPITRE 9

Tayte patienta près des fonts baptismaux octogonaux en pierre à


l’intérieur de l’église, contemplant un vitrail qui représentait trois saints
sous une arche gothique simple. Des arches similaires s’élevaient de part et
d’autre de toute la longueur de l’église, et au-dessus de sa tête, le haut
plafond voûté était peint d’un blanc qui contrastait nettement avec la
charpente de bois foncé. Le révérend Jolliffe avait disparu derrière un
rideau de velours bleu, à la recherche du registre des sépultures promis,
dont la présence sur les lieux étonnait encore Tayte. La plupart d’entre eux
étaient centralisés dans les bureaux régionaux, et que l’église paroissiale
détienne celui-ci pouvait expliquer pourquoi il avait été dans l’impossibilité
de découvrir ces renseignements de chez lui.
Le rideau de velours s’écarta, et Jolliffe refit son apparition, le registre
à la main. Il souffla dessus pour le dépoussiérer et le posa lourdement sur
une table toute proche.
— Voilà, annonça-t-il.
— C’est par ordre chronologique ? demanda Tayte.
— Bien entendu.
Tayte feuilleta l’ouvrage. Plusieurs actes remontaient jusqu’au XVIe
siècle, et ainsi qu’il s’y attendait, au fil des ans, le nombre de sépultures
enregistrées augmentait. Il passa en revue le XVIIe siècle, puis ralentit sa
lecture lorsqu’il atteignit les dates du XVIIIe siècle.
— La généalogie, c’est comme un puzzle, expliqua-t-il. Il suffit de
savoir où trouver les bonnes pièces.
Il continua de parcourir les pages du regard, tandis que le pasteur
l’observait attentivement, jusqu’à trouver l’année qu’il cherchait : 1783,
celle où les Fairborne étaient arrivés en Angleterre. Entre cette date et 1785,
James Fairborne s’était remarié. Tayte revint quelques pages en arrière, au
début de l’année 1783, et vérifia de nouveau les entrées, qui comportaient le
nom, l’adresse, l’âge, et le métier. Pour chacune, la date de décès et la date
d’inhumation étaient indiquées, ainsi que l’emplacement de la tombe. Mais
aucune mention d’un quelconque Fairborne, ni d’un Daniels.
Apparemment, le pasteur connaissait bien ses sépultures.
Tayte referma l’ouvrage.
— Merci, vous m’avez été d’une grande aide.
Jolliffe lui adressa un sourire angélique.
— Pas du tout ! Je suppose que vous trouverez ce que vous cherchez
sur le domaine Fairborne. Il y a de quoi faire des recherches historiques, là-
bas.
— Bien sûr, dit Tayte. Eh bien, encore merci.
Il s’apprêta à quitter les lieux, remontant la nef. Puis il se retourna et
demanda :
— Et le domaine ? Rose…
— Rosemullion Hall, le coupa le pasteur. Il se trouve sur Rosemullion
Head. Une fois là-bas, il est impossible de rater le manoir.
D’un pas vif, plus alerte que Tayte ne l’avait encore vu, il mena le
généalogiste vers la porte sud en l’agrippant fermement par le bras, puis
pointa du doigt sur sa droite.
— Il y a une barrière, là-bas, juste après le coin, derrière le carré des
crémations. Franchissez-la, puis suivez le sentier sur votre gauche jusqu’au
chemin côtier. Celui-ci est clairement indiqué.
Tayte suivit les gestes enthousiastes du pasteur.
— Pour aller à Rosemullion Head, tournez à gauche, poursuivit
Jolliffe. C’est à peu près à une demi-heure de marche. Là-bas aussi, il y a
des paysages magnifiques, ajouta-t-il en contemplant son panorama
familier. À droite, cela vous mène à Helford Passage. La promenade est un
peu plus longue, mais cela en vaut la peine.
Tayte s’arrêta à la porte sud, un pied sur le seuil. Il avait bien
conscience qu’il ne pouvait pas simplement marcher jusque-là et s’attendre
à ce que la famille le laisse rôder autour de son caveau. Pourquoi iraient-ils
laisser un complet inconnu faire ce genre de chose ? Le souvenir lui revint
de la fois où il avait tenté ce type d’approche, à une époque où il était
encore jeune et plein d’énergie. Sa main droite s’attarda sur sa cuisse,
frôlant la cicatrice à travers son pantalon, tandis que la rencontre avec un
des chiens qui l’avait coursé hors du domaine à cette occasion était encore
vivace.
— Je suppose que vous ignorez comment je pourrais obtenir un
rendez-vous, demanda-t-il.
— Vous pourriez appeler le domaine, suggéra Jolliffe.
— Vous avez leur numéro ?
— Je pourrais sûrement vous le trouver, même si une introduction
serait certainement plus appropriée.
— Vous connaissez la famille ? questionna Tayte.
— Pas très bien, répondit le pasteur. Mais Lady Fairborne vient de
temps en temps. Elle s’investit dans plusieurs organisations caritatives de la
communauté.
— Pensez-vous que vous pourriez la convaincre de me rencontrer ?
— Je ne peux rien promettre, bien entendu, répondit le pasteur qui
joignit les doigts tandis qu’une expression amusée flottait sur son visage.
Vous ai-je déjà montré le tronc de notre église, Mr Tayte ?
Celui-ci sourit.
— Non, mais je pense que vous n’allez pas tarder.
Il était habitué à payer pour obtenir des informations. Tout le monde
veillait à ses intérêts, semblait-il, même l’église.
— C’est pour la bonne cause, jeta le pasteur, qui se précipita derrière
le rideau de velours bleu et revint au bout d’un moment avec le tronc. Je
vais sans doute avoir besoin d’un moment, ajouta-t-il en jetant un œil à la
pendule suspendue au fond de l’église. Pourquoi ne revenez-vous pas dans
deux heures ? Faites une petite promenade jusqu’à Helford Passage. Vous
pouvez déjeuner à la Ferry Boat Inn. Ils servent un délicieux sandwich au
crabe du coin.
La perspective du déjeuner était alléchante. Son petit déjeuner
commençait à être loin, ce que Tayte avait probablement trop rapidement
mis sur le compte du bon air marin.
— Merci, je vais suivre votre conseil.
Lorsqu’il atteignit le chemin côtier, il tourna à droite en direction de
Helford Passage, et progressa sur le sentier de terre battue au-dessus de
Parson’s Beach, se dirigeant vers l’ouest vers Mawnan Shear et au-delà,
vers Porthallack et Durgan. Il lui paraissait logique que la famille soit
enterrée sur son propre domaine. Peut-être pas les Daniels. Cependant,
Clara était la sœur de James, il existait une possibilité de retrouver sa tombe
là-bas également.
Il envisagea l’hypothèse que les Daniels aient pu déménager, et
plusieurs autres explications au fait qu’aucun membre de la famille ne soit
enterré dans le cimetière de l’église paroissiale lui vinrent à l’esprit. Mais
où qu’ils soient inhumés, cela n’expliquait pas pourquoi il n’avait trouvé
aucun détail sur leur décès dans les archives paroissiales, ni pourquoi il
n’existait aucune trace d’eux dans l’index des naissances, mariages et
décès. Il ne disposait non plus d’aucune explication quant au fait que James
Fairborne ait eu la possibilité de se remarier si peu de temps après son
arrivée en Angleterre.

C’était un samedi, et la journée était rien moins que plaisante. Elle


avait bien commencé, mais en cette fin de matinée du 12 mars 1785, le ciel
d’abord menaçant était entré en ébullition vers midi. Les rafales de vent et
la pluie torrentielle avaient assailli la côte exposée, et rapidement obligé les
invités de Rosemullion Hall à se réfugier à l’intérieur après une très brève
réception dans le parc lorsqu’ils étaient revenus de l’église.
Mais en ce jour, rien ne pouvait décourager James Fairborne. Les
sombres journées solitaires qu’il avait connues à peine plus d’un an
auparavant étaient maintenant si loin derrière lui qu’elles semblaient
appartenir à une autre existence. Il exultait, à juste titre, même si son état
d’euphorie ne naissait sans doute pas des mêmes émotions que celles qui
ravissaient sa nouvelle épousée.
— Susan ! Te voilà…
Un homme corpulent au visage rubicond pénétra dans la longue
galerie, maudissant l’escalier qu’il venait de grimper, s’agitant et brossant la
pluie qui avait trempé sa veste de velours indigo. Il se reposait d’un côté sur
sa femme, Eudora, et de l’autre sur une large canne de bois. Il progressa en
direction de Susan tandis que le flot des autres invités se répandait derrière
lui.
— Viens donc embrasser ton vieux père ! Depuis notre arrivée,
j’essaie de parvenir jusqu’à toi !
La galerie au premier étage du manoir s’étendait sur toute la longueur
du bâtiment. De hautes fenêtres à meneaux en pierre éclairaient la pièce sur
trois côtés, pour autant que le permettait le temps. Des cheminées se
répartissaient à intervalles réguliers sur le mur du fond. Curieusement, il n’y
avait que peu de tableaux, et encore moins de portraits.
Susan tira James vers l’entrée pour accueillir ses parents.
— Vous n’êtes pas vieux, Père.
— En tout cas, je me sens vieux. Et ce fichu temps n’arrange pas les
choses, je peux te le dire. Et qu’est-il donc advenu de ton frère et de ta
sœur ? Je ne les ai pas vus depuis que nous avons quitté l’église.
Susan eut un rire en même temps que sa mère.
— Jane est sans aucun doute quelque part entourée de garçons, en
train de se demander avec lequel elle va danser en premier, et Charles est
sans aucun doute en train d’essayer de les chasser tous !
La mère de Susan était incapable de quitter sa fille des yeux, tout
autant qu’elle était incapable de quitter ce sourire qui lui indiquait à quel
point elle était superbe. La robe de mariée était en soie doupion dorée avec
une nuance de rose qui chatoyait telle une aura. Depuis les plis de la taille
de guêpe de Susan, l’étoffe cascadait jusqu’au sol, semblable à de l’or
liquide. Le corsage à baleines décoré de rosettes dont la taille allait en
diminuant vers le centre accentuait ses formes ; des manches longues,
couvrant à peine ses épaules, tombaient en plis d’or et en volants de
dentelle blanche. Le haut de sa poitrine dégagée mettait en valeur le tour de
cou de velours noir qui lui enserrait la nuque, garni d’un unique diamant qui
attirait tous les regards.
— Somptueux, dit sa mère en se penchant pour baiser la joue de
Susan.
— Je n’ai jamais été aussi fier de ma vie ! ajouta son père, qui saisit la
main de James pour la secouer avec une vigueur que celui-ci lui rendit.
James adressa un signe à un domestique debout près de la porte, qui se
précipita d’un bond, un air presque inquiet sur le visage. James débarrassa
le plateau d’argent gravé de quatre coupes de champagne, tandis qu’un
autre valet rejoignait le premier pour prendre sa place avec un plateau plein.
Les invités continuaient de se répandre, contemplant l’heureux couple et
ajoutant leurs remarques à la cacophonie ambiante.
Il semblait qu’aucun membre de la famille de James Fairborne ne soit
venu assister à son union à l’église, et qu’il n’y en ait pas davantage
maintenant à la réception, mais ce n’était pas sujet à remarque ni à
conjectures. Les invités venaient presque exclusivement du côté de la
famille de Susan, liés d’une façon ou d’une autre aux Forbes du
Devonshire, et le récit de la situation de James se propagea bientôt. Les
autres invités étaient des figures éminentes de la communauté locale, tels le
bedeau et le constable paroissial10.
— Je suis aujourd’hui un homme heureux, déclara James en servant
les coupes à larges bords, renversant du champagne sur ses mains dans son
impatience.
Il rit et leva son verre :
— Et votre fille, Monsieur… fit-il avec un salut en direction de
Howard Forbes, c’est à votre fille que je le dois !
Les verres tintèrent et le brouhaha qui régnait dans la pièce s’éteignit.
Tous ceux qui en avaient une levèrent leur coupe à la santé de James et
Susan Fairborne, et les autres se précipitèrent pour remédier à la situation.
— À la santé de l’heureux couple ! cria quelqu’un, et des félicitations
éclatèrent partout dans la galerie.
James encercla d’un bras la taille de Susan, la fixant intensément. Il
s’adressa à présent d’une voix ferme à leur cercle restreint :
— Avant la fin de cette année, nous ne tarderons pas à refaire la fête,
annonça-t-il en regardant les parents de Susan avec un sourire. Et nous n’en
serons que plus heureux.
— Et vous le méritez, renchérit Howard. Tout homme doit avoir un
héritier.
Il se rapprocha et posa une main paternelle sur l’épaule de James en
déclarant :
— Votre sort n’a guère été enviable ces derniers temps.
— Effectivement, répondit James. Pas enviable du tout.
Mais la situation s’améliorait – de plus en plus. À cet instant, James
Fairborne revivait, respirait de nouveau, profondément, savourant
goulûment le moindre instant. Ses ténèbres personnelles s’étaient enfin
dissipées, et la lumière qui les avait remplacées était déjà bien plus
rayonnante qu’il ne l’avait jamais imaginé.

10. Officier chargé du maintien de l’ordre du XIIIe siècle jusqu’en 1829,


date de la création de la police professionnelle.
CHAPITRE 10

Amy Fallon fixait sans relâche la pendule au-dessus de la cheminée,


contemplant l’écoulement douloureux de chaque minute, jusqu’à dériver
dans une sorte de demi-sommeil perturbé. Elle connaissait son rêve par
cœur, mais cette fois-ci, elle avait parfaitement conscience de rêver.
Et la première partie était agréable…
Elle apercevait Gabriel sur la rivière, sur son petit bateau rouge. La
journée était radieuse et il paraissait tellement heureux. Amy se trouvait à la
maison, au cottage, dans leur chambre à l’étage – aujourd’hui, elle ne
travaillait pas. Impossible de savoir pourquoi. Elle adressait un signe à
Gabriel et il le lui rendait, avec ce sourire qui lui donnait envie de l’attirer
contre elle, pour le faire revenir jusqu’au lit encore tiède.
Amy avait conscience qu’il s’agissait d’un rêve parce qu’elle savait
que Gabriel était beaucoup trop loin pour pouvoir le distinguer aussi
précisément. Mais elle s’en fichait. Elle aimait pouvoir le revoir. Debout
devant la fenêtre, à le contempler, elle se sentait toute légère. Enfin
détendue, en pleine possession d’elle-même. Mais elle savait que tout cela
allait changer.
Cela changeait toujours.
Le premier coup de tonnerre qui déchirait le ciel vide et lumineux
annonçait toujours le début. La maison tremblait, la fenêtre vibrait dans son
châssis. D’un seul coup, la panique l’envahissait, et elle savait qu’elle
devait prévenir Gabriel de l’arrivée de la tempête. Elle lui lançait des signes
frénétiques, tambourinait sur les vitres, l’appelait encore et encore. Gabriel
continuait de sourire et de lui retourner son salut, totalement inconscient.
Elle voulait se précipiter vers lui. Elle se retournait, se dirigeait vers la
porte. La poignée de cuivre était glacée dans sa paume, mais elle se
cramponnait, actionnant le bouton qui se contentait de tourner dans le vide.
Elle essayait de tirer le battant, mais celui-ci était coincé, il ne pouvait en
être autrement.
Sans réfléchir, elle savait exactement quoi faire ensuite. Elle allait
ouvrir la fenêtre et sauter. Ce n’était pas très haut. Ensuite, elle pourrait
courir jusqu’au bord de la rivière et le prévenir. Il était encore temps. Elle se
retournait, mais cette fois-ci, il n’y avait plus de loquet, et des barreaux
occultaient la fenêtre. Sa chambre s’était transformée en prison. Elle
agrippait les barreaux, tirait dessus, les secouait frénétiquement tandis
qu’un nouveau coup de tonnerre ébranlait le ciel et que des ombres
envahissaient la pièce.
À l’embouchure de la rivière, des nuages noirs et verts s’étiraient dans
le ciel telles des ecchymoses, s’enroulaient sur eux-mêmes et se
précipitaient dans la baie comme une coulée de lave, prêts à engloutir
Gabriel. Amy se cramponnait aux barreaux, hurlant à Gabriel de regagner le
rivage, de se mettre à l’abri en sa compagnie. Mais elle savait qu’il était
trop tard. Les arbres ployaient sous la force du vent, et la lumière avait cédé
la place à l’obscurité sous un ciel maintenant lourd et sanglant.
Gabriel ne souriait plus.
Un éclair jaillissait du nuage au-dessus de lui, et Amy contemplait son
petit bateau rouge qui tanguait sur les flots agités, illuminé d’éclairs blancs
stroboscopiques. Elle attrapait une chaise à côté de la fenêtre, prête à briser
la vitre. Peut-être parviendrait-elle à se glisser ensuite entre les barreaux.
Elle percutait violemment les pieds de la chaise tandis que le vent hurlait
contre la maison et que les volets se refermaient brutalement sous l’impact.
Mais la vitre ne se brisait pas.
Les volets s’ouvraient de nouveau à la volée tandis qu’elle reculait
pour effectuer une nouvelle tentative. Elle savait que celle-ci était inutile,
savait que les volets se fermeraient à chaque fois, mais elle ne pouvait pas
renoncer. Elle effectuait plusieurs nouvelles tentatives pitoyables, puis
s’arrêtait.
Le bateau de Gabriel était vide.
Le rêve était maintenant presque terminé, et elle avait retrouvé son
calme, scrutant à travers les barreaux en direction de la rivière, à la
recherche de Gabriel, jusqu’à ce que la culpabilité s’insinue en elle tel un
poison. Pourquoi ne suis-je pas partie avec lui ? Sous ses doigts, les
barreaux devenaient tout doux, fondaient. Pourquoi n’ai-je pas pu le
sauver ? Les questions la tourmentaient. Puis les barreaux s’évanouissaient,
et la tempête se dissipait aussi soudainement qu’elle s’était déchaînée.
Et une fois qu’elle était partie, Amy n’était plus que l’ombre d’elle-
même.

Assise sur un banc, perdue dans ses pensées, Amy contemplait les
eaux tranquilles depuis l’embarcadère en surplomb du ferry, à Helford
Point. Les images de son rêve demeuraient vivaces dans son esprit, lui
rappelant sans relâche à quel point elle était seule. Bientôt, elle irait prendre
le ferry. Pas pour le trajet habituel en direction de Helford Passage, mais
vers un autre lieu où elle s’arrêterait pour déposer ses fleurs, ainsi qu’elle
l’avait fait ce même jour un an auparavant – la première fois. Elle emportait
avec elle des glaïeuls, G. communis, connus dans la région sous le nom de
« Whistling Jack », un bouquet d’un magenta éclatant, cueilli dans leur
propre jardin, dernières offrandes d’un été chaud. C’étaient les fleurs
préférées de Gabriel.
Enroulée autour des tiges, qu’elle serrait si fort que ses jointures en
étaient blanches, une coupure de journal familière, qui avait marqué le point
de départ de leur voyage. L’article daté du 3 octobre provenait du Western
Morning News. Elle l’avait conservé ces trois dernières années.
Le titre indiquait : « Affaire à saisir – exceptionnel ». C’était une
annonce pour la vente du ferry et d’un certain nombre de mouillages sur la
rivière, y compris des rampes de pontons et des kiosques de plage, avec la
possibilité d’acquérir aussi des bateaux et de l’équipement de marine. À en
croire l’agence immobilière basée à Truro, une nouvelle vie s’offrait à
l’acheteur, et c’était l’occasion rêvée pour quelqu’un qui cherchait à
changer d’existence.
Sous l’annonce principale, un bref historique informait les acheteurs
potentiels que le Helford Ferry, aujourd’hui destiné essentiellement aux
touristes, n’avait jamais cessé d’être en service depuis le règne du roi
Canute en 1023, servant de lien précieux avec la ville de Falmouth grâce à
un bac à chevaux. L’ensemble avait paru parfait – et il l’avait été, pour une
période très brève.
Le regard d’Amy demeurait fixé quelque part sur l’eau scintillante,
mais les innombrables voiliers n’étaient rien de plus que des taches
blanches un peu floues. Intérieurement, elle regretta de ne pouvoir rendre
tout cela, en échange de l’existence frénétique qu’ils avaient un jour
partagée. Les longs trajets depuis la périphérie, avec leurs lots de retards
durant les mois d’été chauds et suants et leurs trains surchargés de
banlieusards identiques à eux-mêmes, qui ne leur laissaient pas de temps
l’un pour l’autre, sans aucun intérêt pour leurs compagnons de voyage.
— Bonjour !
Deux promeneurs qui approchaient sur le chemin, main dans la main,
la ramenèrent sur terre.
— Belle journée !
C’était effectivement le cas. On aurait pu se croire encore au mois
d’août.
Amy ferma le poing, éprouvant le souvenir de la main de Gabriel
autour de la sienne, protectrice et réconfortante. Elle mourait d’envie de
tenir encore une fois sa main dans la sienne, de sentir sa peau, son souffle
chaud sur ses lèvres avant un baiser. Elle sourit au couple à travers des yeux
embués de larmes, sans répondre, esquissant à peine un mouvement des
lèvres.
En passant, l’homme lui adressa un geste amical de son bâton de
marche rétractable. Amy se détourna et baissa les yeux sur sa montre, une
Cartier Lanières mise pour l’occasion. Vingt diamants taille brillant
entouraient le long cadran hexagonal, cerné par un mince bracelet d’or 18
carats à trois rangées. Un cadeau de Gabriel, et un souvenir de sa vie
passée. Les aiguilles noires en forme de glaive lui indiquaient que l’heure
était bientôt venue.
Elle se leva lentement de son banc, puis se rassit, incapable d’affronter
ce qu’elle était venue faire. Où est Martin ? Elle allait attendre. À l’instant
où elle s’asseyait, un rayon de soleil illumina l’or vif de son alliance,
attirant son regard. L’idée était venue de Gabriel : des alliances celtiques
portant, délicatement gravés sur leur pourtour, des cœurs entrelacés tête-
bêche. L’anneau signifiait tant à ses yeux : c’était le symbole tangible de
leur amour, avec lequel elle avait joué en permanence, avec affection, ces
vingt dernières années. À cet instant, elle la tapotait avec nervosité du bout
de l’ongle. Elle se souvenait à quel point leurs parents respectifs les avaient
pressés de patienter avant de se marier. Elle avait alors à peine dix-neuf ans.
Ils feraient mieux d’attendre encore un an, juste pour être sûrs, leur avait-on
dit. Mais Amy n’avait jamais été aussi sûre de quoi que ce soit dans sa vie,
alors et maintenant. Sans prévenir, les larmes lui montèrent aux yeux,
comme si c’était hier.

De l’autre côté de la rivière, à Helford Passage, quelqu’un détachait un


catamaran en fibre de verre de 8 mètres de long de son ponton mobile.
Premier modèle du genre, celui-ci était doté de deux moteurs de 25 CV, et
conçu pour débarquer des passagers sur les plages de Trebah et Glendurgan
grâce à une rampe d’accès à l’avant. Il permettait à l’entreprise de proposer
en sus des excursions jusqu’aux jardins du même nom, et sa conception lui
permettait d’affronter le mauvais temps tout en naviguant à marée basse.
Mais pour l’heure, il n’y avait pas de traversée. Un panneau
rudimentaire manuscrit portant les mots « Pas en service » confirmait le fait
à quiconque aurait essayé de monter à bord. Sur le ponton adjacent, Martin
Cole se préparait à larguer les amarres.
Martin était aujourd’hui le capitaine. Ces deux dernières années –
depuis qu’Amy était incapable de faire face à la situation – il avait pris en
charge pour elle l’activité du ferry. Il approchait rapidement de la
quarantaine et se sentait très banal. Il se fournissait en vêtements de taille
moyenne. Sa chevelure châtain était coupée mi-long, ni trop soignée ni trop
ébouriffée, et il n’était ni gros ni maigre. Ordinaire. Il jeta un regard à
Simon, son assistant, désœuvré derrière le gouvernail, l’air de mourir
d’envie de se trouver à mille lieux de là. Son T-shirt bleu roi pétant arborait
un logo Rip Curl11, qui indiquait à quoi il aurait probablement préféré
occuper son temps. Depuis qu’il avait embauché Simon au début de la
saison, Martin aurait bien aimé qu’un peu de l’énergie du jeune homme
d’une vingtaine d’années déteigne sur lui.
Il rejeta la ligne d’amarrage arrière et donna de sa botte une poussée
ferme à la proue du catamaran.
— Tu aurais pu enfiler quelque chose d’un peu plus approprié,
remarqua-t-il en grimpant à bord.
Le bermuda gris baggy de Simon et le T-shirt de couleur vive ne
correspondaient pas tout à fait à la définition de Martin d’une tenue sombre.
Comme un automate dans la fente duquel on aurait glissé une pièce,
Simon s’anima derrière la barre et passa le bateau en marche arrière.
— Tu aurais pu aussi t’arranger un peu mieux, ajouta Martin par-
dessus le bruit d’accélération du moteur.
Les cheveux de Simon ressemblaient à du foin tiré d’une mangeoire
pour chevaux.
Le jeune homme lui jeta un regard accompagné d’un haussement
d’épaules.
— J’ai pas de T-shirt noir. Elle me paie pas assez pour en acheter un
spécialement pour l’occasion.
Martin secoua la tête. Il tira de l’étui en cuir usé qu’il portait à la
hanche un couteau Leatherman multifonction dont il déploya une des lames
avec dextérité de son pouce.
— Tu aurais sûrement pu trouver quelque chose d’un peu moins
pittoresque que ça ! remarqua-t-il en tranchant l’extrémité effilochée du
cordage et en tirant un briquet de sa poche de poitrine.
— Qu’est-ce que tu veux, rétorqua Simon, je suis un type pittoresque.
Pressant le cordage en nylon brûlant entre son pouce et son index,
Martin scella les fibres. Il ne voyait pas le visage de Simon, mais devinait
néanmoins le sourire suffisant qu’il devait arborer. Il souleva le rabat d’un
siège et sortit une lourde veste de protection bleue marine.
— Enfile ça !
La veste atterrit dans le dos de Simon avec un bruit sourd et tomba
derrière lui. Lorsqu’il comprit de quoi il s’agissait, le jeune homme jeta un
œil au ciel radieux de cette fin de matinée et protesta :
— Tu rigoles, je vais cuire !
— Enfile ça ! Et quand on sera là-bas, ajouta Martin en pointant un
doigt en guise d’avertissement, souviens-toi… personne d’autre ne monte.
— Je sais.
Martin en doutait. Il vérifia l’heure et réalisa qu’il était plus tard qu’il
ne l’avait prévu, mais ce n’était pas grave. Il restait encore une demi-heure.
Il fixa Helford Point. En plissant les paupières, il discernait quelques
personnes au pied des marches près du ponton d’embarquement, patientant
sans aucun doute pour traverser. Aujourd’hui, il leur faudrait attendre.
Au fur et à mesure qu’il se rapprochait, Martin distingua une autre
silhouette qui descendait les marches, une silhouette toute seule qui se
déplaçait lentement d’un pas ferme, tête baissée, agrippée à ses fleurs. Il
compatissait, car il savait ce qu’Amy devait traverser. Il pensa à la fameuse
phrase : « Le temps est un grand guérisseur », mais depuis l’événement, il
n’avait distingué aucun changement en elle, rien qui laisse à penser qu’elle
ait fait son deuil et repris le cours de son existence. Deux ans jour pour
jour… Mon Dieu, comme le temps passe !
Le moteur baissa de régime. Un rapide passage en marche arrière
ramena Martin à la réalité avec un sursaut, le tirant de ses souvenirs d’un
matin qui ne ressemblait en rien à celui-ci. Le catamaran glissa pour
accoster. Un nouveau coup d’œil à sa montre lui indiqua qu’il leur restait
vingt minutes. Parfait. Les deux promeneurs parurent comprendre ce qui se
passait. Ils avaient de toute évidence bien interprété les signes, avaient vu
Martin avec son jeans et sa chemise noirs et Amy avec ses fleurs, également
en noir. Elle portait des bottines et une jupe longue jusqu’aux chevilles,
avec un pull à col roulé noir et une étroite ceinture de velours noir autour de
sa taille mince. Aucune parole ne fut échangée. Les promeneurs se tinrent
respectueusement à distance.
Les yeux fixés sur Amy, Martin rapprocha le bateau de la jetée. En
dépit de tout, il se fit la réflexion qu’elle était belle. Ses yeux vifs – une
palette de bleus et de verts en harmonie avec la couleur de la rivière sous le
soleil au zénith – brillaient à travers le reste de ses larmes, et il éprouva
l’envie de la réconforter. Il eut soudain honte de l’inconvenance de ses
pensées. Il voulait lui répéter à quel point il était désolé, ainsi qu’il l’avait
déjà fait tant de fois.
Amy s’approcha, et il lui tendit la main pour l’aider à monter à bord. Il
lui adressa un demi-sourire compréhensif qui reflétait exactement le sien.
Amy ne dit pas un mot en s’asseyant, et Martin sentit sa main trembler dans
la sienne, vit ses jointures pâles enserrant les tiges du bouquet. À la barre,
Simon se consacrait à sa tâche. Le moteur repartit de nouveau, et ils mirent
le cap vers l’embouchure de la rivière, serpentant entre les voiliers à l’ancre
en direction de Durgan et au-delà, jusqu’à Toll Point, là ou le bateau de
pêche de Gabriel avait été retrouvé.
Toll Point.
Seigneur ! songea Martin. Quelle journée terrible.
Sur la rive nord de la Helford River, Toll Point n’était rien de plus
qu’une petite plage de galets, et un endroit paisible pour mouiller. Si
Rosemullion Head au nord et Nare Point au sud délimitaient l’embouchure
de la Helford River, la gorge bouillonnante de la rivière se trouvait entre les
promontoires de Toll Point et The Gew. Pour qui n’y était pas préparé, le
lieu pouvait être dangereux par mauvais temps.
Mais pas aujourd’hui.
Lorsqu’Amy atteignit le point fatidique, la mer était aussi calme que le
ciel qui la contemplait. Un cormoran descendit en piqué, bas sur les flots,
puis repliant les ailes, fonça sous la surface sans même une éclaboussure.
Peu de paroles avaient été échangées en chemin. Qu’y avait-il à dire ?
Martin avait offert son soutien, comme il le faisait toujours. Il avait suggéré,
tout comme l’année précédente, qu’elle devait passer à une autre étape de
son existence. Elle savait qu’il ne voulait que son bien, mais elle se refusait
à l’entendre.
Moteurs coupés, le bateau était stable. De temps en temps, une légère
ondulation rappelait la présence de la rivière. En dépit du soleil, Amy avait
froid. Elle se leva lentement, fragile comme une petite vieille, et se pencha
sur l’eau. Martin vint se placer à côté d’elle, et Simon se rapprocha, à
l’image de son aîné, comme s’il ne savait pas quoi faire de lui-même.
Amy se pencha pour déposer le bouquet. Elle plongea la main, brisant
la surface de l’eau. Celle-ci était froide. Ses pensées dérivèrent, elle se
demanda, comme toujours, comment les choses avaient pu se dérouler, par
quoi Gabriel avait dû en passer avant de trouver enfin la paix. Ses doigts
s’étaient engourdis. Elle était incapable de laisser partir les fleurs, et ne prit
conscience qu’elle l’avait fait que lorsqu’elle les vit s’éloigner, flottant
comme ses propres pensées. Où est-il ? Où est Gabriel ?
Elle vit la coupure de journal couler hors de sa portée et se demanda
comment son cœur pouvait continuer de battre. Elle déglutit, tenta de
maîtriser sa gorge serrée, sèche et douloureuse. Puis elle se détourna et
s’effondra sur la banquette, enfouissant sa tête dans ses mains, incapable de
réprimer le frisson qui la parcourait en permanence.
Elle sentit la main de Martin sur son épaule, l’entendit soupirer tandis
qu’il lui frottait le dos d’une paume réconfortante.
— Ça va aller, promit-il.
Amy en doutait.
11. Marque australienne de vêtements et accessoires de surf.
CHAPITRE 11

La Ferry Boat Inn donnait sur Helford Passage depuis plus de trois
cents ans, et demeurait aussi populaire auprès des pêcheurs et des marins
locaux que du flot des touristes. L’intérieur de l’auberge reflétait son passé
de piraterie et les récits de contrebande de la région, avec ses lanternes et
ses cloches de bateaux, ses cordages et ses gouvernails. Un mât de navire
ancien s’étirait sur toute la longueur du bar, tel un robuste linteau.
Une fois sorti de l’auberge, Jefferson Tayte souriait encore après avoir
appris de deux des habitants du coin que l’endroit était connu sous le nom
de FBI. À entendre l’accent de Tayte, ils avaient mis un point d’honneur à
engager la conversation, apparemment uniquement pour lui communiquer
cette information. Il dépassa lentement la terrasse, abandonnant la fraîcheur
de l’abri constitué par une fausse voile de navire attachée à de faux mâts.
L’estomac bien rempli, avachi, les mains dans les poches, sa veste
mollement passée sur son bras, il contemplait la rivière. Devant lui, une
plage petite mais animée ouvrait sur une eau limpide, couleur turquoise
sous un soleil rayonnant ayant à peine dépassé son zénith. Des enfants
jouaient au bord de l’eau, surveillés par leurs parents, et un peu plus loin, la
confrérie des amateurs de voile du milieu de semaine égayait la rivière,
dans une mêlée de voiles blanches croisant doucement dans une légère
brise. Les rayons du soleil réchauffaient le visage de Tayte.
La marche n’était guère une de ses activités favorites, mais il avait
trouvé la promenade jusqu’à Helford Passage presque aussi revigorante que
son déjeuner. Il avait dépassé en chemin le hameau de Durgan, qui
consistait en un groupe de cottages de pierre au chevet d’une vieille école, à
la lisière d’une petite plage de galets. Il s’était attardé quelques minutes
dans le jardin subtropical de Glendurgan, mais le peu de temps dont il
disposait ne lui avait pas permis de rendre justice à la beauté exotique qu’il
avait fallu deux siècles pour mettre au point, à ces camélias et magnolias
géants entrés en repos en prévision de l’année suivante, où ils exposeraient
de nouveau leurs couleurs, du blanc au pourpre le plus profond.
Tayte flâna sur la plage en direction d’une passerelle métallique
mobile jetée sur la rivière, qui menait à un embarcadère flottant. Un
catamaran de forme inhabituelle approchait, et à sa droite, au sommet de la
plage, à hauteur de la passerelle, un kiosque bleu ciel annonçait : « Ferry-
boat ». Il se rapprocha. Le sable et les galets s’enfonçaient et crissaient sous
ses mocassins. Il jeta un œil aux horaires d’ouverture, sans rien enregistrer
de ce qu’il lisait. Puis il se dirigea vers le ponton, qui se balança lorsque le
catamaran accosta.
Il observa le débarquement d’un couple à l’air joyeux, vêtu de tenues
de randonnée vert forêt assorties, et se demanda à quoi cela pouvait
ressembler de se sentir aussi proche de quelqu’un. À peine avait-il pris pied
sur le ponton que le couple étendit à l’unisson ses bâtons de marche et se
dirigea vers lui, bras dessus bras dessous. Les deux hommes qui
manœuvraient le bateau arboraient des tenues bizarrement contrastées : l’un
était vêtu de noir, l’autre d’un T-shirt bleu vif.
L’homme en noir lui lança :
— Vous voulez traverser ?
Tayte eut un geste de dénégation.
— Non, merci. Un autre jour, peut-être.
Il les regarda amarrer le bateau, puis emboîter le pas aux promeneurs.
Une pause repas, sans doute. Il leur sourit poliment lorsqu’ils passèrent
devant lui pour gagner l’auberge. Puis son regard se porta de nouveau vers
le chemin côtier, et tout en se dirigeant vers celui-ci, il se demanda si sa
donation à l’église de St Mawnan avait été de l’argent bien investi.

Lorsqu’il regagna l’église, Tayte éprouva l’impression que le pasteur


Jolliffe n’avait pas bougé en son absence, et était resté là à admirer la vue. Il
se tenait pile à l’endroit où il l’avait laissé, un peu plus de deux heures
auparavant, à l’entrée sud, tout sourire, et Tayte en conclut en remontant le
chemin que les nouvelles devaient être bonnes.
— Lady Fairborne s’est montrée très obligeante, annonça le pasteur,
rayonnant, en s’écartant pour accueillir Tayte, qui lui rendit son sourire. J’ai
eu la chance de pouvoir lui parler personnellement, poursuivit-il. Vous avez
bien déjeuné ?
— Oui, merci. J’ai suivi votre avis, c’était une bonne suggestion.
Le pasteur se pencha et arracha une touffe d’herbe dans le gravier.
— Par une journée comme celle-ci, c’est très agréable, là-bas,
remarqua-t-il en scrutant le chemin du regard, à la recherche d’autres
mauvaises herbes intrusives. Je dois moi-même m’y rendre, depuis un
moment, ajouta-t-il d’un ton distrait.
Tayte tenta de croiser son regard avec un haussement de sourcils qui le
pressait de continuer.
Le pasteur se redressa, toujours souriant.
— Pardon.
Il balança la mauvaise herbe gênante sur le bas-côté du sentier, et
s’épousseta les mains.
— Revenons-en à nos affaires, dit-il en scrutant Tayte avec une
détermination forcée. J’ai tout raconté de vous à Lady Fairborne, et de
toutes vos manigances dans notre petit coin de Cornouailles.
Tayte regretta la formulation. Il se sentit immédiatement pris en faute.
— Le projet l’a beaucoup emballée.
Tayte attendait toujours les bonnes nouvelles. Il aurait bien aimé que
le pasteur se dépêche et en arrive au fait.
— Elle est très désireuse de voir votre travail et a exprimé un intérêt
pour le résultat final.
Jolliffe se rapprocha pour chuchoter lentement à Tayte :
— Cela garantirait son entière coopération.
Tout le monde veille à ses intérêts, pensa le généalogiste. Il réfléchit
avec un rictus. Il était bien certain que son client péterait les plombs à l’idée
qu’une parfaite inconnue puisse détenir une copie de l’arbre généalogique
pour lequel lui payait, cela même si techniquement, elle faisait partie de la
famille. Mais la proposition était intéressante.
— Je ne peux rien vous promettre, répondit Tayte, qui tenait à cet
entretien. Cependant, nous devrions pouvoir nous débrouiller.
— Bien entendu, je comprends.
— Quand peut-elle donc me voir ?
— Mais tout de suite ! répliqua le pasteur en tendant les mains, de
toute évidence ravi de son succès. Lady Fairborne est chez elle cet après-
midi jusqu’à 15 heures, et peut vous recevoir dès maintenant.
Surpris de sa bonne chance, Tayte était également soulagé de trouver
quelqu’un que son travail enthousiasmait autant. Il s’était attendu à des
complications, qu’elle ne puisse le recevoir que la semaine suivante. Il
consulta sa montre : 13:21. Il avait le temps s’il partait tout de suite.
Le pasteur posa une main sur l’épaule de Tayte.
— J’avais peur que nos nombreuses distractions ne vous enchantent au
point de vous tenir éloigné trop longtemps, déclara-t-il en raccompagnant
Tayte en direction du porche du cimetière. Vous devez vous présenter à
l’entrée de côté dans l’aile nord-est, expliqua-t-il en dessinant dans les airs
un plan rudimentaire de la maison et du domaine. Il vous faut d’abord vous
rendre tout au bout du cap, pour trouver l’accès principal. Et assurez-vous
de demander Lady Fairborne, si elle n’est pas là en personne pour vous
accueillir.
Tayte s’empara de la main du pasteur, qu’il serra vigoureusement.
— Encore merci.
— Peut-être viendrez-vous assister à l’un de nos services ? interrogea
Jolliffe alors que Tayte s’apprêtait à prendre congé.
— Je verrai ce que je peux faire, répliqua celui-ci, en doutant
fortement.
CHAPITRE 12

Amy Fallon était installée sur un canapé rouge, contemplant la grande


cheminée à l’ancienne, où aucun feu ne brûlait. Le canapé, comme tant
d’autres de leurs meubles, datait de l’époque victorienne, déniché au fil des
ans au cours de week-ends à la campagne ou d’expéditions à la chasse aux
antiquités, lorsqu’ils cherchaient quelque chose de bien particulier. Chaque
élément lui rappelait Gabriel. Elle savait où ils avaient acheté chaque pièce,
et chacune d’entre elles était liée à d’autres souvenirs, souvent des
escapades romantiques entamées habituellement sur un bain avant le dîner,
encouragées par le champagne et le lourd arôme des bougies parfumées et
des huiles odorantes.
Le lion noir de la lourde plaque de cheminée rendait son regard à Amy
du fond de l’âtre. L’après-midi était à peine entamée, et il faisait encore très
beau. Elle était revenue de la rivière peu auparavant, et Martin était reparti.
Elle avait juste le temps de prendre une tasse de thé en vitesse pour se
calmer les nerfs. Quelque chose de plus fort aurait été recommandé, mais
elle savait qu’elle ne trouverait aucune réponse au fond d’une bouteille –
elle avait déjà tenté l’expérience.
À peine Martin l’avait-il quittée qu’elle s’était changée et avait enfilé
des vêtements confortables : une paire de jeans décolorés, si vieille et usée
qu’elle commençait à en redevenir à la mode, et une des anciennes
chemises de Gabriel, bleu pâle à chevrons, qui avait également connu des
jours meilleurs. Elle caressait les manches de la chemise tout en songeant à
ce que Gabriel lui avait dit lors de leur dernière soirée passée ensemble. La
conversation lui revenait fréquemment. Il voulait lui montrer quelque chose,
mais cela pouvait attendre…
— Je te montrerai ça demain, avait-il dit. Il est tard et nous devons
nous lever tôt.
Amy se souvenait que le feu dans la cheminée touchait à sa fin. Elle
était installée exactement au même endroit, Gabriel à ses côtés, l’entourant
de son bras. Elle savait qu’il la taquinait. Il adorait la taquiner. Mais cette
fois-ci, elle avait senti une ombre de sérieux planer dans sa voix.
— Montre-moi maintenant, avait-elle dit.
— Non, demain matin… Cela n’a rien d’important.
Elle se souvenait lui avoir donné un léger coup de coude complice
dans les côtes.
— Eh bien alors, montre-moi !
— Je ne peux pas. Vraiment.
— Et pourquoi pas ?
— Parce que c’est un secret !
Gabriel avait éclaté de rire, et Amy se souvenait de ses mains fermes
lui saisissant les poignets et l’attirant contre lui. Elle se souvenait de la
lueur espiègle dans son regard à moitié irlandais, lui indiquant qu’il ne lui
montrerait rien tant qu’il ne serait pas prêt. Au petit matin, Gabriel était
sorti tôt, la laissant au cottage avec un dernier baiser sur le front. Elle avait
oublié de lui demander ce qu’il voulait lui montrer et lui avait oublié de le
lui dire – ou bien peut-être avait-il prévu de le faire plus tard.
Mais plus tard n’était jamais venu.

Le salon demeurait la seule pièce à l’abri de la maison, à l’exception


de la chambre d’Amy, le seul endroit où régnait encore un peu de calme
depuis que les artisans et les peintres avaient débarqué au début de la
semaine. Deux jours de vacarme et de raclements n’avaient pas arrangé son
état de nervosité, mais elle faisait des efforts. Il fallait changer de décor,
avait suggéré quelqu’un. Se débarrasser des toiles d’araignée – des
fantômes. Mais même si c’était une torture, elle tenait à conserver ses objets
auprès d’elle ; elle en avait encore besoin. Elle pensait ne pas toucher au
salon, pour consacrer une partie de la maison à ses souvenirs.
La maison était baptisée « Ferryman Cottage ». Construite en pierres
et en silex, elle était située à Treath, un minuscule hameau constitué de
quelques cottages, à environ 8 kilomètres de Helford Village, sur la rive sud
de la rivière. En retrait de l’eau, elle disposait de son propre mouillage,
directement à l’opposé de Helford Passage. Une vedette en teck qui avait
été la prunelle de leurs yeux, était amarrée là. C’était le bateau idéal pour
descendre la rivière à marée haute ou pour suivre la côte à la recherche de
criques inaccessibles lorsque la mer était calme. Le chemin côtier serpentait
entre la maison et la rivière, souvent fréquenté par les randonneurs à la
haute saison, mais pas au point d’en altérer le charme.
Un contrat liait le cottage au Helford Ferry, qui à une certaine époque
partait de Treath. Il permettait d’assurer un gîte local au propriétaire de
l’entreprise, quel qu’il soit. L’un ne pouvait être vendu sans l’autre, aussi,
lorsqu’Amy et Gabriel avaient acheté le commerce trois ans auparavant, ils
avaient également acquis Ferryman Cottage. La maison avait conservé la
plupart de ses caractéristiques d’origine, et même si elle était plus petite que
ce à quoi ils avaient été habitués, elle convenait en bien des façons à
l’existence plus tranquille qu’ils recherchaient – existence qui s’était depuis
révélé tout sauf tranquille.
S’il n’y avait pas eu les coups de masse qui s’abattaient sur le mur de
l’autre côté de la cheminée, Amy aurait été capable de fondre en larmes.
Toute la maison tremblait sur ses bases. Les ouvriers redoublèrent d’efforts,
abattant le mur qui donnait sur une annexe sur le côté, utilisée pour remiser
des objets inutiles. La tâche s’était avérée difficile, mais ils avaient presque
fini. La pièce allait s’en trouver agrandie, et plus important encore, la vue
depuis la fenêtre de l’annexe offrait un deuxième point de vue ravissant le
long de la rivière, en direction de Helford et à travers l’anse qui menait à
Porth Navas.
Mais la véritable raison pour laquelle Amy faisait exécuter ces
travaux, c’est que Gabriel l’avait voulu. Gabriel aurait fait abattre le mur du
jour de leur emménagement, mais ils avaient été occupés à bien d’autres
tâches à cette époque, lorsqu’ils assuraient eux-mêmes le service du ferry.
Aujourd’hui, Amy disposait de Martin pour gérer les choses, ainsi que
d’une ribambelle d’assistants qui semblaient se succéder à chaque marée.
La maison trembla de nouveau et Amy grimaça. Par-delà le mur à
gauche de la cheminée, elle entendait les ouvriers travailler sur les
planchers. Ils avaient ôté la moquette, et réparaient et traitaient les lames.
Les grattements incessants lui tapaient maintenant davantage sur les nerfs
que les coups de masse. Elle regretta de ne pas avoir dit aux artisans de
prendre une journée de congé. N’importe quel autre jour, elle parvenait à
supporter cela, mais pas aujourd’hui. Elle décida de sortir et marcher
jusqu’au village.
D’un seul coup, le silence se fit. Quelques instants plus tard, des voix
résonnèrent dans la salle à manger, et quelqu’un frappa à la porte du salon.
— Mrs Fallon ?
Amy se redressa tandis que la porte s’ouvrait et qu’un homme
arborant une grosse barbe et vêtu d’une salopette jaune vif portant le logo
de l’entreprise de décoration, Harpington, fit son apparition, l’air surpris,
avec un soupçon d’excitation :
— Vous devriez venir jeter un coup d’œil.
Dans la salle à manger, un homme revêtu d’une salopette identique
était agenouillé, une torche à la main, dans une alcôve située à droite d’une
cheminée plus petite. Il contemplait en contrebas un espace sombre où il y
avait eu un placard qui s’élevait du sol au plafond. À côté de lui reposait
quelque chose qui ressemblait à un bloc de lames de parquet reliées entre
elles en travers par des baguettes, qui les maintenaient pour former une
sorte de porte de 60 centimètres de large sur 90 de long. L’ensemble était à
peine plus petit que le renfoncement.
Amy se rapprocha. Elle suivit des yeux le faisceau de la torche,
jusqu’à distinguer avec difficulté quelques marches poussiéreuses, dont la
pierre était tellement usée qu’elles avaient pris une forme de croissant.

Un quart d’heure après être descendue à l’intérieur de ce que la lampe


avait révélé être une petite pièce humide au plafond tellement bas qu’il en
rendait claustrophobe, Amy avait renvoyé les ouvriers, noué sa chemise
autour de sa taille, et se dirigeait sur le chemin baigné de soleil en direction
de Helford Village. Elle portait coincé sous son bras, enveloppé dans un
torchon vichy bleu et blanc, l’objet de son effervescence.
C’est un secret… elle ne pouvait s’ôter les mots de la tête. C’est ce que
Gabriel a dit la veille de sa disparition. Elle s’était à présent convaincue
que Gabriel avait découvert cet escalier dissimulé, et que ce qu’elle
transportait maintenant sous son bras était d’une façon ou d’une autre en
rapport avec sa disparition. Amy avait découvert le secret de Gabriel – elle
en était sûre –, et cette découverte lui conférait une nouvelle détermination
tandis qu’elle se dirigeait vers le pont situé en amont de la crique, sachant
exactement à qui elle allait s’adresser à ce propos.
CHAPITRE 13

Pour être reconnu comme un véritable Cornouaillais, il faut pouvoir


faire remonter son arbre généalogique à l’époque où la langue cornique, le
Kernewek, était encore la langue principale, même si certains soutiennent
qu’il suffit d’avoir trois générations d’ancêtres enterrés sur le sol de
Cornouailles. Si vous ne remplissez pas l’un de ces critères, vous êtes un
nouveau venu, et ne serez considéré comme admis qu’à l’aune de ce que
vous êtes prêt à sacrifier de votre existence passée pour embrasser la
Cornouailles. Vous pouvez vivre en Cornouailles toute votre vie et
demeurer aux yeux des Cornouaillais comme à peine plus qu’un touriste.
Être Cornouaillais implique de le devenir à part entière – ou alors pas du
tout.
Tomas Laity était un véritable Cornouaillais.
Depuis le petit pont de bois enjambant le ruisseau à l’extrémité de
Helford Village, Amy distingua sa silhouette caractéristique. La mer s’était
retirée, et aussi haut en amont, le lit de la crique était recouvert d’une
épaisse couche de vase d’où s’échappait à marée basse aux abords du pont
une odeur bien particulière. Amy franchit le pont et s’engagea sur le chemin
étroit qui longeait l’anse, où dinghies et chaloupes reposaient, inclinés tout
du long de la rivière. Le sentier était pavoisé de fanions patriotiques,
comme si le village entier était demeuré figé dans le passé, célébrant
éternellement un jubilé royal. Derrière elle, au-delà du pont et des quelques
cottages en torchis blanchis à la chaux et à la toiture d’ardoise luisante,
s’élevaient, au-dessus de la vallée, les hautes cimes d’une forêt.
Laity était parfaitement reconnaissable aux yeux d’Amy car il ne
changeait jamais. Elle n’avait pas dépassé la poste et les boutiques du
village et se trouvait encore à plus d’une centaine de mètres, pourtant, elle
distinguait parfaitement son T-shirt blanc, et se demanda quelle légende il
arborait aujourd’hui. Un demi-tablier blanc de pro recouvrait la majeure
partie de son treillis beige, coupé au-dessous du genou, dont les franges
pendaient durant la journée, et qu’il remontait de quelques plis le soir. Ses
chaussures de randonnée éculées faisaient tout aussi partie intégrante de lui-
même que la Cornouailles.
Il gardait sa chevelure gris pâle coupée court, sur la position numéro 2
de la tondeuse, car au bout de quarante-huit ans, elle commençait à se
raréfier. Son mode de vie hyperactif et son apparence exubérante de pixie12
de Cornouailles lui conservaient un air juvénile, quoiqu’un peu dégingandé.
Il se tenait sur le patio pavé devant sa boutique, à l’une des tables grisées
par le soleil, riant ainsi qu’il le faisait souvent pour des raisons connues de
lui seul, tout en débarrassant les restes d’un thé de l’après-midi composé de
scones frais, de clotted cream13 Rodda croustillante, et d’une confiture
inhabituelle aux baies d’été que préparait sa mère.
Tomas Laity avait vécu toute sa vie sur la Lizard Peninsula, connue
localement sous le nom de Lizard, que la Helford River sépare quasiment
sur toute sa longueur du reste de la Cornouailles.
Pour ne pas déroger à la tradition familiale, sa boutique était connue
sous le nom approprié de Laity’s, ce qui signifiait littéralement « laiterie »
en cornique. À l’intérieur, les murs étaient ornés de photos noir et blanc et
sépia qui offraient aux clients un aperçu du passé familial, ne laissant aucun
doute sur le fait que la tradition laitière des Laity avait été maintenue au
cours des siècles, même si le commerce avait considérablement changé
depuis cette époque, particulièrement depuis la reprise par Tomas. La
crèmerie s’était transformée pour fournir les produits laitiers fabriqués par
d’autres, et l’enseigne sur la façade du long et bas bâtiment blanchi à la
chaux indiquait maintenant Laity’s Deli plutôt que Laity’s Dairy.
Il dut se pencher pour rentrer dans le magasin en portant son plateau
surchargé ; l’embrasure était trop basse pour sa carcasse d’un mètre quatre-
vingt dix, et le plafond à l’intérieur était à peine plus haut, ce qui l’avait
obligé à adopter une posture, le cou tordu, qu’il ne pensait jamais à
redresser lorsqu’il se trouvait dehors. Il n’avait pas remarqué l’arrivée
d’Amy avec son paquet en toile de vichy.
— Une petite seconde, Mrs Peterson ! lança-t-il à la vieille dame à la
caisse, une de ses fidèles clientes qui attendait pour régler un paquet de
biscuits Rich Tea et une demi-miche de pain.
Mrs Peterson se retourna à temps pour déchiffrer l’inscription sur le
devant du T-shirt de Laity : Pinta korev marpleg – « Une pinte de bière, s’il
vous plaît ». Mrs Peterson connaissait suffisamment l’ancien cornique pour
la comprendre, et la pinte de bière écumeuse sur le dos du T-shirt servait
d’indice à tous ceux qui ne le maîtrisaient pas. Elle fronça encore davantage
les sourcils en suivant des yeux les vieilles chaussures de randonnée de
Laity qui contournaient le comptoir réfrigéré pour gagner la cuisine.
Laity avait d’habitude pour l’aider des jeunes tout juste sortis de
l’école, ou bien sa vieille mère. Cependant, cet après-midi, il travaillait tout
seul. Un bruit de vaisselle s’éleva de la cuisine. Puis il regagna la boutique,
riant toujours à des moments inattendus, peut-être de la folie de sa vie
quotidienne. Quand on lui demandait pourquoi il paraissait toujours
tellement heureux ou pourquoi il riait toujours, il n’en riait que de plus belle
et invitait son interlocuteur à contempler quelque point du paysage en
disant : « C’est ce que vous feriez si vous viviez ici et vous réveilliez tous
les matins dans cet endroit sublime, non ? » Malheureusement, aucune
parcelle de sa personnalité ne déteignait sur Mrs Peterson, qui régla de sa
manière brusque habituelle, se plaignit du prix, et secouait encore la tête en
quittant les lieux.
— À demain, Mrs Peterson ! la salua-t-il avec un gloussement.
Une famille de quatre personnes était en train de s’installer à
l’extérieur. Quelqu’un d’autre attendait du fromage et il y avait encore deux
autres personnes en train de déchiffrer les étiquettes d’un assortiment de
bocaux de condiments sur une table à côté du comptoir à olives.
Il referma la caisse dans un cliquètement métallique.
— Vous avez essayé le chilli jam14 ? interrogea-t-il avec un
claquement de langue. C’est sublime avec un bon morceau de lotte ou de
thon grillé !
Les deux jeunes femmes d’une vingtaine d’années levèrent les yeux
avec un sourire. Laity passa derrière le comptoir réfrigéré, souriant au
fromage comme s’il s’apprêtait à en grignoter un morceau rapidement.
— Que puis-je vous servir ? demanda-t-il à l’homme qui patientait de
l’autre côté.
Le teint flamboyant, comme s’il avait trop pris le soleil, l’homme
n’eut pas le temps de répondre que l’attention de Laity était attirée ailleurs.
Amy se tenait sur le pas de la porte.
— Hel-lo ! lança-t-il par-dessus l’épaule du client au fromage.
L’homme rouge écrevisse se retourna pour voir qui était là, souriant en
compagnie de Laity.
— C’est la folie ! fit celui-ci en éclatant d’un petit rire joyeux. Alors,
qu’est-ce que je vous sers ? poursuivit-il à l’adresse de son client.
Amy s’avança.
— Bonjour, Tom. Désolée, ajouta-t-elle à l’homme qui attendait
toujours son fromage. Il vaut peut-être mieux que je revienne ?
— Non, c’est bon, répliqua Laity, de toute façon, ça ne se calmera pas.
Assieds-toi, je vais t’apporter une tasse de thé. Ou bien du café ? Une bonne
cafetière ? suggéra-t-il avec un large sourire et des yeux pétillants.
Pour la première fois de la journée, Amy sourit également. Voilà à
quel point la bonne humeur de Tomas Laity était communicative. Elle
réfléchit un instant puis répondit :
— Un café, c’est une bonne idée, merci.
Elle n’en buvait pas d’habitude, mais Laity se débrouillait pour le
proposer d’une façon qui le rendait irrésistible.
Elle s’excusa de nouveau auprès de l’homme qui attendait son
fromage et sortit s’asseoir sur l’un des bancs, déposant
précautionneusement son paquet. Les tables étaient disposées en rangs,
largement espacées, adossées à une extrémité à un jardin de rocaille
bourgeonnant de fuchsias rouges et roses. Au centre, un palmier de
Cornouailles se dressait comme un feu d’artifice en pleine explosion.
Amy inspira profondément et suivit les effluves de maquereau fumé
jusqu’au fumoir maison que Laity avait installé le long du mur. Tous les
moments où Laity les avait emmenés pêcher, Gabriel et elle, lui revinrent en
mémoire. À une époque, cela se produisait régulièrement, mais c’était
aujourd’hui quelque chose qui là aussi, appartenait au passé. Son regard
dériva en même temps que la fumée, à travers l’étroite anse, suivant
distraitement l’éparpillement des maisons blanches avec leurs jardins à
plusieurs niveaux et leurs mouillages privés. Elle se demanda ce que Tom
allait penser de sa découverte, et quel conseil il allait lui donner. Elle savait
qu’il aurait des réponses, ou qu’en tout cas il connaîtrait quelqu’un
susceptible d’en avoir.
Amy et Laity étaient devenus bons amis ces dernières années, même si
leur façon d’envisager cette amitié était très simple, reprenant le fil de celle-
ci même lorsque leurs rencontres s’espaçaient. Cette relation avait suffi à
Amy – elle n’avait rien d’autre à offrir pour l’instant. Et elle lui était
reconnaissante de beaucoup de choses. Son comportement joyeux l’avait
énormément aidée tout au long de ces premiers mois, lorsque Gabriel avait
été déclaré disparu, présumé noyé, puis lorsqu’elle avait dû encaisser le
choc en apprenant qu’il devait s’écouler sept ans avant que Gabriel ne
puisse être déclaré légalement décédé – sept ans avant que la loi ne
l’autorise à faire son deuil.
Mais Amy n’était pas pressée. Si la loi laissait ouverte la possibilité
que Gabriel soit encore en vie, alors il s’agissait d’une éventualité à laquelle
elle s’accrochait désespérément. Et pourtant, tout cela ressemblait à un rêve
dont elle savait qu’elle se réveillerait un jour, pour découvrir que c’était
bien la réalité. Alors, le verdict en suspens de mort accidentelle serait rendu,
et elle serait obligée de faire de nouveau face. Cela paraissait à Amy une fin
tellement médiocre et inadéquate à l’existence de Gabriel.
Lorsque Laity ressortit de l’épicerie, il portait la cafetière promise,
qu’il déposa bruyamment sur la table d’Amy avec un clin d’œil.
— Voilà pour toi. Je reviens dans une minute !
Puis il mit le cap sur la famille de quatre personnes pour prendre leur
commande, revint quelques minutes plus tard porteur de deux plateaux
garnis d’un nouveau thé à la crème complet, et servit le contenu en riant :
— Et voilà ! Vous avez de quoi faire avec tout ça !
Il fit tinter la dernière tasse à thé avec sa soucoupe en la posant, ayant
du mal à la caser sur la table encombrée, et conclut avec un nouveau petit
rire :
— Et voilà du bon boulot !
Il riait encore lorsqu’il glissa avec difficulté ses godillots taille 44 dans
l’espace entre la table et le banc d’Amy.
— C’est la folie ! dit-il en s’asseyant. Ça n’a pas arrêté de la journée.
Cela dit, comme ça, je n’ai pas le temps de m’endormir, ajouta-t-il en se
faufilant le long du banc avec un nouveau gloussement.
Puis il fixa Amy, et son regard prit un reflet sérieux que seuls ceux qui
le connaissaient pouvaient distinguer.
— Alors, tu tiens le coup ? demanda-t-il.
Amy soupira.
— Oh, ça va, répondit-elle d’un ton peu convaincu. Je vois que tu es
sorti en mer, dit-elle, changeant de sujet en désignant le fumoir.
— Hier après-midi, répondit-il. J’ai pris un beau bar.
Il se trémoussa un peu et posa les mains sur la table :
— Ça te dirait ? demanda-t-il. Tu viendrais un de ces après-midis vers
15-16 heures ?
— On verra… Peut-être pas dans l’immédiat.
— Bien sûr, acquiesça-t-il. Eh bien, tu me diras quand.
Amy lui adressa un doux sourire et posa la main sur son paquet vichy.
— Je suis venue te montrer quelque chose, annonça-t-elle d’un ton
plus animé.
— C’est bien ce que j’espérais, gloussa-t-il en se penchant à travers la
table. Je me demandais ce que tu avais là.

12. Créature surnaturelle issue du folklore de Cornouailles : sorte de lutin


malicieux aux oreilles et au bonnet pointus.
13. Crème caillée.
14. Confiture ou gelée de piments
CHAPITRE 14

— Vas-y, alors, décréta-t-il en souriant, assis devant son épicerie avec


Amy. Fais-moi voir.
Elle écarta un coin du torchon pour découvrir une nouvelle couche de
carreaux bleus et blancs.
— Je l’ai trouvé dans la maison, expliqua-t-elle, soulevant le dernier
pan, qui révéla un objet de la taille et la forme d’une boîte à chaussures.
Bien que le temps l’ait abîmé, et que l’humidité ait laissé des traces de
décoloration, Amy savait qu’elle avait trouvé là quelque chose de spécial.
Laity se pencha et suivit du doigt une incrustation ovale en ivoire
sculpté sur le couvercle d’un coffret de bois très orné, représentant la
silhouette d’une femme vêtue d’une robe flottante, allongée sur une
méridienne. Il remarqua les initiales nacrées D et F dans le coin supérieur
gauche.
— Les ouvriers ont trouvé dans la salle à manger un escalier qui
descendait sous terre, poursuivit Amy. Sous le parquet.
Laity écarquilla les yeux.
— Une chambre secrète ? grimaça-t-il, feignant un air de mystère.
Son exagération puérile fit sourire Amy.
— Il n’y avait pas grand-chose d’autre. Quelques petits tonneaux et
plusieurs caisses de thé. Ce coffret, fit-elle en tapotant le couvercle du
doigt, se trouvait dans une malle, enveloppé dans un vieux sac de tissu.
Laity s’empara du coffret qu’il examina sous toutes les coutures. Il
frotta du pouce une couche terne et un peu collante, l’acajou et l’écaille de
tortue retrouvèrent leur éclat, tandis qu’apparaissaient des motifs complexes
d’une finesse de sculpture inégalée, qui couraient sur toute la surface entre
le couvercle et le corps du coffret.
— Il y avait quelque chose d’autre dans la malle ?
— Rien. Juste le sac avec ce coffret à l’intérieur.
— À quoi ressemble le sac ?
— Banal. Une grosse toile de couleur beige. On dirait de la toile à sac
avec une bandoulière.
Laity haussa les sourcils :
— À mon avis, tu as découvert une vieille cache de contrebandiers. La
Cornouailles est censée en regorger.
Il inclina la boîte et regarda par en dessous.
— C’est l’endroit idéal, là où tu habites, juste au bord de l’eau.
Amy en était arrivée à cette conclusion, mais le coffret lui paraissait
détonner. De toute évidence, ce n’était pas un objet de contrebande
dissimulé aux yeux scrutateurs des collecteurs d’impôts.
— Les tonneaux contiennent très probablement du vieux brandy, ou
un autre alcool de ce genre, remarqua Laity avec un claquement de langue.
Cela dit, il ne doit plus être très bon, maintenant.
Amy l’observa tandis qu’il continuait d’étudier l’objet, apparemment
fasciné par les motifs.
— J’espérais que tu pourrais me donner quelques indications, dit-elle.
Quelqu’un a caché ce coffret là, et j’aimerais savoir pourquoi.
— Il a probablement été volé, suggéra Laity.
Amy acquiesça. Elle se détourna, contemplant la rivière et les
mouettes réunies pour festoyer à la marée descendante.
— Il y a autre chose, annonça-t-elle.
Elle s’interrompit et se mordilla la lèvre inférieure. Elle éprouvait des
difficultés à transcrire son sentiment instinctif en mots qui n’auraient pas
l’air absurde. Elle ne disposait que de deux éléments : Gabriel lui avait dit
qu’il avait un secret à partager, et découlant de cela, l’hypothèse qu’il ait pu
découvrir la pièce la veille du jour où il avait disparu. Elle savait que cela
ne représentait pas grand-chose. Elle articula sa phrase à toute vitesse,
comme si elle espérait que personne ne l’entende :
— Je crois qu’il y a un rapport avec Gabriel.
Laity leva les yeux et fixa Amy. Celle-ci lut dans son regard qu’il se
demandait si elle n’était pas folle. Elle comprenait bien pourquoi. Elle
savait exactement ce qu’il pensait : elle tentait de relier tout ce qui était
inhabituel à Gabriel, et cette fois-ci ne différait pas des autres. Mais c’était
bien différent, elle le sentait. Elle savait que Laity voulait lui demander
pourquoi, mais il s’en abstint.
Il déposa le coffret sur la table et souleva le couvercle. Il trouva deux
choses à l’intérieur. Tout d’abord, un cœur en tissu ouvragé, reposant dans
un compartiment oblong à l’arrière. Une petite cloison de séparation sur la
droite formait un nouveau compartiment, vide. L’autre objet était un
morceau de papier décoloré plié en deux. Il tendait la main à l’intérieur
lorsqu’une toux délibérée provenant de l’intérieur de la boutique attira son
attention. Quelqu’un patientait à la caisse.
Laity parut hésiter entre le rire et les larmes, puis choisit de rire. Il
referma le coffret, extrait ses chaussures de randonnée de sous le banc pour
se lever et déclara :
— Ne bouge pas.

Le jeudi 18 juillet 1792 était une journée bien particulière. James


Fairborne avait attendu ce jour toute l’année, et maintenant que celui-ci
était arrivé, même à cet instant où il se tenait devant la porte de la chambre
à coucher de sa fille, en train de réfléchir, il hésitait encore. Enfin, il balaya
ses dernières réserves et entra.
Lowenna était ravissante dans sa nouvelle robe de réception jaune
safran dont les bords étaient ornés de dentelle blanche, tandis que des
rubans de soie assortis nouaient ses cheveux blonds comme les blés. Elle
était agenouillée près d’une grande baie vitrée baignée par la chaude
lumière d’une après-midi d’été, qui brouillait ses traits – même si,
lorsqu’elle vit son père apparaître sur le seuil, son sourire se fit plus vif que
jamais.
— Regardez ce que Nana m’a donné ! dit-elle en montrant une poupée
de porcelaine à demi vêtue d’une des robes qu’elle avait reçues en même
temps en cadeau.
— Tu as été très gâtée, remarqua James.
Mais son sourire manquait de chaleur. Même encore maintenant, il
entretenait un léger doute sur ce qu’il se préparait à accomplir. Il pénétra
dans la pièce et s’assit à l’extrémité d’un lit à baldaquin encore beaucoup
trop grand pour la petite fille. La courtepointe, de même que la décoration
de la pièce et la nouvelle robe de Lowenna, était jaune et blanche.
Lowenna se leva, rejetant la poupée au milieu des autres cadeaux
éparpillés à des stades divers de déballage. Son regard se fixa sur l’objet
que son père avait posé sur le lit : un paquet enveloppé de soie rouge
brillante nouée par un ruban rose.
— Assieds-toi près de moi, Lowenna. J’ai quelque chose pour toi.
— Encore des cadeaux ? interrogea-t-elle, les yeux toujours fixés sur
le paquet. J’adore les cadeaux !
— Celui-ci est très particulier, déclara son père. Il a un jour appartenu
à une autre petite fille. Quelqu’un comme toi, peut-être.
Ses propres paroles détournèrent soudainement James Fairborne de
son but. Il pensa à Katherine, la compara à Lowenna, et ses mains se mirent
à trembler.
— Peut-être lui avait-il été offert pour son cinquième anniversaire à
elle ? ajouta-t-il.
Les images de Katherine se firent trop vivaces pour pouvoir les
supporter, lui rappelant que ces journées terribles n’étaient que trop réelles.
Il lutta pour les repousser de son esprit.
— Où est Mère ? s’enquit la petite fille. C’est un cadeau de sa part
également ?
— Non, mon enfant, répondit-il. Celui-ci vient uniquement de moi.
Il caressa les cheveux de sa fille et posa sa main sur son épaule :
— C’est quelque chose que l’on donne à quelqu’un qu’on aime
énormément.
— Est-ce pour cela que vous me le donnez, et pas à Mère ?
James fut surpris de constater à quel point l’intuition de sa fille était
déjà développée. Cela dit, son amertume à l’égard de Susan ces derniers
temps n’était peut-être pas aussi dissimulée qu’il l’imaginait.
— Ce n’est pas la même sorte d’amour. Ta mère…, balbutia-t-il.
Allons, tu ne l’ouvres pas ? Tiens, fit-il en attrapant le ruban. Tire fort !
La main minuscule de Lowenna s’empara du ruban que lui tendait son
père et elle tira, avec un sourire tout en dents plein d’excitation. Le nœud
parut se liquéfier tandis que le ruban tombait et que l’emballage de soie
s’ouvrait, révélant le présent à l’intérieur. Elle parut tout d’abord ne pas très
bien comprendre ce qu’était le coffret, mais la femme sur une méridienne
sculptée en relief lui rendit le sourire alors qu’elle dessinait la silhouette
d’un petit doigt d’une blancheur laiteuse.
James repoussa l’emballage. Il souleva le coffret, admira les motifs
des incrustations en écaille de tortue et les entrelacs finement sculptés.
— Une boîte très spéciale pour une petite fille très spéciale,
poursuivit-il en ouvrant le couvercle.
L’intérieur était vide, et Lowenna parut déçue.
— Tu dois garder ce coffret, déclara son père. Il doit rester ici dans ta
chambre, où tu peux l’admirer.
Son ton changea alors, et il prit un air plus grave qu’il n’en avait
l’intention :
— Garde-le bien pour toi !
Les traits de Lowenna reflétèrent sa propre inquiétude, et il se
radoucit.
— Tu peux ranger dedans certains de tes objets favoris pour les garder
en sécurité, ajouta-t-il. Et si tu es bien sage, peut-être te trouverai-je un
bijou à y conserver.
Le regard de Lowenna s’éclaira. De nouveau souriante, elle s’empara
du coffret et remercia son père, même si celui-ci ne fut pas sûr que le geste
ne soit pas la conséquence du bijou à demi promis. Il s’éloigna lentement,
perdu dans l’innocence de sa fille, tandis qu’il la contemplait retourner à ses
cadeaux. C’était fait. Et James Fairborne savait que c’était la bonne chose à
faire. Il se séparait du seul bien qu’il avait gardé si près de lui ces dix
dernières années. Et même s’il éprouvait un soulagement, comme s’il se
débarrassait d’un poids, il demeurait inquiet de sa décision.
CHAPITRE 15

Lorsque Laity ressortit de l’épicerie, Amy s’était convaincue qu’il


valait mieux ne pas mentionner Gabriel et ses soupçons les plus récents.
Contente-toi de découvrir ce qu’il te faut, se dit-elle. Après tout, il ne
s’agissait que d’une intuition. Un instinct hésitant, facilement mal placé. Le
cliquetis de la caisse retentit, et elle regarda Laity émerger de la boutique à
la suite de deux jeunes femmes, croisant un vieil homme qui rentrait à pas
très lents.
— Bon après-midi, Mr Trenwith ! cria presque Laity. Je suis à vous
tout de suite.
Il se percha sur le rebord de la table en face d’Amy.
— Bien, où en étions-nous ?
Amy ouvrit de nouveau le coffret.
— J’aimerais en savoir davantage là-dessus. Je suppose que la
personne qui l’a caché devait vivre à la maison, et si c’est le cas, elle devait
être propriétaire du ferry.
— Ou bien il s’agissait de locataires qui travaillaient pour le ferry,
rectifia-t-il.
Tout le monde dans le coin connaissait le contrat qui liait l’entreprise
de ferry au cottage.
— Tu pourrais découvrir qui a vécu au cottage auparavant. Ce serait
un début.
L’idée plaisait à Amy.
— Et comment fait-on pour cela ?
Laity haussa les épaules.
— Un notaire, peut-être ?
Il sortit du coffret le cœur cousu. Celui-ci était très simple, rouge vif,
et la couture qui ornait le rebord en accentuait la forme. Il ne paraissait ni
usé ni passé.
— La boîte l’a bien conservé, remarqua-t-il en le scrutant de près. Le
morceau de soie a l’air beau. Mais il semble avoir été confectionné à la
hâte, ajouta-t-il en notant que la couture était irrégulière et le matériau rêche
sur les bords. Ou bien son auteur n’était pas très doué pour les travaux
d’aiguille.
Il posa le cœur et tira le morceau de papier plié, le regard impatient. Il
déchiffra :
— « Bien que nous ne puissions être ensemble, mon cœur sera
toujours à toi ».
Le mot était signé : « Lowenna », et un court post-scriptum indiquait :
« Ce qui est à l’intérieur est ce qui compte ».
— Lowenna… remarqua Laity. C’est un vieux et joli nom
cornouaillais que je n’ai pas entendu depuis longtemps. Si je me souviens
bien, il signifie « joie ».
— Que penses-tu du post-scriptum ? demanda Amy.
— On dirait une phrase banale. Je suppose qu’elle veut dire que ce qui
compte, c’est ce qu’elle ressent pour lui, dans son cœur. Même s’ils ne
peuvent pas être ensemble.
Un appel venu de la boutique attira l’attention de tout le monde.
— Le magasin ! criait Mr Trenwith en faisant de grands signes à Laity
comme si l’endroit était en feu.
Celui-ci poussa un soupir.
— Pas de repos pour la canaille. Écoute… fit-il en se levant, laisse-
moi quelques heures. Un de mes clients locaux saura forcément comment
découvrir qui a vécu à Ferryman Cottage. Je vais me renseigner, conclut-il
en ramassant la tasse vide d’Amy et la cafetière à moitié pleine.
— Merci, Tom.
— Pas de problème. Tu en veux une toute fraîche ? fit-il en agitant la
cafetière.
— Non, merci.
Il regagna la porte du magasin.
— Si tu repasses dans le coin, ou bien je serai là…
Il leva les yeux au ciel comme si cela lui paraissait l’éventualité la
plus probable :
— Ou bien, avec un peu de chance, je serai au bateau. Et bien entendu,
si tu ne me vois, ni à l’un, ni à l’autre, c’est que je suis parti pêcher !
Il riait encore lorsqu’il disparut dans la boutique pour s’occuper de
Mr Trenwith. Amy le regarda partir tout en retournant le mot entre ses
doigts. Elle le relut, songeant à Gabriel et elle, et à Lowenna et son amant.
Elle se demanda quelles étaient les circonstances qui les avaient obligés à se
séparer, et comment ce coffret qui les avait un jour unis, avait atterri à
Ferryman Cottage toutes ces années auparavant.

Ils se donnaient rendez-vous tous les mardis en fin d’après-midi, et dès


qu’ils en avaient l’occasion. Mais ce mardi-là, humide et froid, à la fin du
printemps 1803, serait leur dernier moment ensemble. Le père de Lowenna
avait été très clair sur la question.
Le visiteur de Rosemullion Hall était reparti rapidement avec les
remerciements de James Fairborne et un shilling pour sa peine. Les
nouvelles qu’il avait apportées avaient laissé à son interlocuteur un
sentiment d’échec glacial. James Fairborne était désespéré, incapable de
comprendre où il avait échoué.
— Ne t’ai-je pas donné tout ce que tu pouvais désirer ? demanda-t-il
en scrutant le regard de sa fille dans l’espoir d’y découvrir un éclair de
compréhension. Comment as-tu pu fixer tes intérêts aussi bas !
Il se mit à arpenter son bureau avec agitation devant le feu qui brûlait
dans la cheminée. Brusquement, il était glacé, paraissait en colère, écœuré.
— Un fermier ! cracha-t-il comme si une guêpe s’était logée dans sa
gorge.
— C’est un homme éduqué, père. Et un propriétaire terrien.
— Tais-toi, mon enfant !
James Fairborne se laissa tomber lourdement dans une haute bergère à
oreilles à côté du feu et plongea la tête dans ses mains.
— Et l’on vous a vu vous courtiser ! jeta-t-il d’un ton furieux.
— Mais je l’aime, Père, protesta Lowenna en tentant de saisir les
mains tremblantes de son père. J’ai seize ans passés. Je veux…
— Tu es trop jeune pour connaître cette sorte d’amour ! aboya-t-il,
écartant ses douces mains d’une claque. Et cet imbécile t’est bien trop
inférieur pour te mériter !
Le visage écarlate, les veines palpitaient sur ses tempes et la salive
brillait au coin de ses lèvres.
— Tu ne le reverras plus !

Son amant l’attendait à l’endroit habituel. Le chêne immense l’abritait


de la pluie crépitante, et la largeur du tronc leur offrait un peu d’intimité. Sa
charrette vert cendré, montée sur un châssis et des roues rouges, usée par les
intempéries, était arrêtée sur le chemin boueux qui l’avait amené de ce côté-
ci de la Helford River comme tous les mardis – jour de marché. Sa jument
Shire, baptisée Ebryl, du nom cornique du mois d’avril qui l’avait vu naître,
profitait joyeusement de sa récompense en mangeant dans la musette
suspendue autour de son col.
D’aussi loin qu’il s’en souvienne, il avait apprécié la visite au marché
de Falmouth en compagnie de son père, jusqu’à ce que la maladie emporte
celui-ci trois ans auparavant. Il avait alors dix-huit ans, et s’était retrouvé
submergé par des responsabilités dont beaucoup pensaient qu’elles étaient
trop lourdes pour lui. Il leur avait depuis prouvé le contraire.
Le regard du fermier s’attarda sur le chemin qui serpentait sur sa
gauche, descendant vers Helford Passage. Elle était en retard. Il patientait
depuis bientôt une demi-heure. Peut-être était-ce le mauvais temps.
L’inquiétude le gagna, les battements de son cœur s’accélérèrent. Puis il la
vit enfin, et il respira à pleins poumons.
On aurait dit qu’elle évoluait au rythme d’une musique délicate qu’elle
était seule à entendre. Et même s’il n’avait encore jamais eu la chance de la
voir ailleurs qu’au bord de la rivière ou sur ce chemin souvent boueux, il
savait qu’elle était douée pour interrompre toutes les conversations dès
qu’elle pénétrait dans une pièce, attirant sur elle tous les regards. Il savait
également que lorsqu’elle quittait la pièce, celle-ci retrouvait sa morosité, et
que chaque homme présent demeurait habité d’un désir inassouvi.
Lowenna… sa Lowenna. Elle ondulait dans sa robe de soie jaune vif, avec
sa petite ombrelle assortie qui ne la protégeait guère. Elle était décoiffée et
mouillée, ce dont elle ne paraissait pas se soucier.
Elle se rapprocha, et le jeune homme l’entendit crier son nom. Il se
précipita à sa rencontre, et comprit qu’il se passait quelque chose de
terrible. Le regard vert jade de la jeune femme était troublé. L’appréhension
remplaça son émoi. Ce n’était pas là la Lowenna qui était venue à sa
rencontre en de multiples occasions heureuses. Son inquiétude l’arrêta net,
et Lowenna ralentit en se rapprochant. Il distinguait maintenant ses larmes
et il tendit les mains, pour la serrer contre lui.
Elle ne dit pas un mot, puis tenta de se dégager, mais les mains fermes
du jeune homme la retinrent. Elle sortit alors d’un sac qu’il n’avait pas
remarqué, pendu à son bras mince, une boîte ornée. Elle poussa celle-ci vers
lui, et il prit l’objet sans réfléchir, sans la quitter des yeux – des yeux qui
parlaient pour elle. Il secoua la tête, refusant de croire ce que lui disait ce
regard, la vérité qu’il connaissait déjà. Il crut la voir tenter d’esquisser un
sourire à travers ses larmes, mais seule la douleur se peignit sur ses traits.
Puis l’espace entre eux s’agrandit, leurs mains retombèrent, laissant le
fermier perdu, sous le choc, tandis que Lowenna faisait demi-tour et
s’éloignait à toutes jambes.
CHAPITRE 16

Dans le salon baigné de soleil de Rosemullion Hall, Lady Celia


Fairborne tentait de se distraire à la lecture de quelques magazines de mode.
Mais au-delà des images sur papier glacé de mannequins aux tailles de plus
en plus minuscules, paradant dans les dernières collections, elle songeait au
récent coup de téléphone du révérend Jolliffe et à ce généalogiste américain
qui venait lui rendre visite. Elle referma d’un coup sec une revue qu’elle
balança avec force à l’autre extrémité du canapé. À n’importe quel autre
moment, elle aurait été ravie à l’idée de discuter avec Mr Tayte, et d’en
apprendre davantage à propos de la famille ; lorsque le pasteur l’avait
contactée, telle avait été sa réaction. Mais un appel de son mari peu de
temps après avait changé tout cela en un instant.
Le rayonnant soleil de l’après-midi faisait flamboyer les six fenêtres
en double hauteur à carreaux sertis de plomb. Elles ouvraient sur une
pelouse parfaitement entretenue, orientée au sud et parsemée au hasard de
topiaires sculptées en forme de pièces de jeu d’échecs, hautes pour certaines
d’1,5m. Le regard balayait toute l’étendue en pente douce des jardins du
domaine, jusqu’à un large périmètre d’arbustes denses et d’ajoncs épineux,
qui délimitait l’ensemble, puis le chemin côtier et la mer au-delà de
Rosemullion Head. Lambrissés de chêne à mi-hauteur, les murs de la pièce
aux tons neutres et doux étaient décorés de portraits de famille.
Celia Fairborne attendait que son fils se joigne à elle pour une
conversation impérieuse. Après le coup de fil de son mari, elle avait
immédiatement appelé Warwick, mais sans s’attendre à ce qu’il se précipite.
Celui-ci paraissait ces derniers temps bien trop distrait.
Où est passé ce garçon ?
Elle se rendit à la fenêtre sans paraître remarquer la vue, les mains
nouées nerveusement dans le dos, consciente que les minutes passaient.
Tout en elle démentait ses cinquante-huit ans. Une robe élégante très
ajustée, au motif floral abstrait, moulait sa silhouette entretenue par un
exercice régulier. Elle portait des chaussures de daim couleur framboise, à
petits talons, et la coupe effilée de ses courts cheveux blond cendré coûtait
une fortune. L’argent l’avait rajeunie d’au moins dix ans. Un cardigan de
cachemire rose reposait sur le bras d’un des deux canapés jaune pâle qui se
faisaient face de part et d’autre d’un tapis d’Aubusson devant la cheminée.
Elle s’apprêtait à aller chercher Warwick lorsque celui-ci fit son
entrée.
Sa tenue décontractée était toujours aussi sujette à caution. Il ne
quittait pratiquement jamais son jeans pâli et usé jusqu’à la corde et son pull
bleu marine en mérinos. Il affichait un air vide mais à la limite du
ressentiment, comme si on venait de l’interrompre dans sa concentration. Il
balança une jambe par-dessus l’accoudoir du premier canapé sur lequel il
tomba, et laissa pendre de son pied nu une chaussure de bateau en cuir
marron éculée.
Sa mère s’assit en face de lui et lui jeta un coup d’œil dédaigneux.
— Wicky, mon chéri, si tu t’assieds, assieds-toi convenablement.
Elle mourait d’envie de se lever pour aller déplacer sa jambe pour lui,
et de passer un peigne à travers ses cheveux amande en bataille, mais à quoi
bon ? Au bout de trente ans d’efforts, elle avait fini par admettre qu’il était
trop tard pour obtenir un changement durable.
Comme pour poursuivre le débat, la chaussure de bateau alla rejoindre
sa jumelle, et son fils écarta les genoux. Il paraissait détendu, mais Celia
percevait une tension sous-jacente à la façon dont sa lèvre inférieure pendait
sans but, et à celle dont son regard cyan la transperçait.
— Écoute, que se passe-t-il, mère ? J’étais occupé.
Celia afficha une moquerie silencieuse :
— Encore une fille ?
— Pas avant le déjeuner, répliqua-t-il avec enfin l’ombre d’un sourire.
Alors, que se passe-t-il ?
— J’ai reçu un appel de ton père.
Le sourire de Warwick s’évanouit.
— Où est le vieux ? Je l’ai à peine vu de la semaine.
— À Londres, Warwick. Tu sais très bien où il se trouve. Il sera de
retour vendredi.
— Mais oui, bien sûr. Il y est tellement souvent ces derniers temps, ses
pauvres administrés doivent penser qu’il les a abandonnés.
— C’est une semaine importante pour lui, Wicky.
— C’est vrai. Il s’agit d’une pairie à vie, cette fois-ci ? se moqua
Warwick. Ce vieux Dicky se débrouille vraiment bien, n’est-ce pas ?
— Ne l’appelle pas comme ça, Warwick. Tu sais qu’il n’aime pas ça,
et moi non plus.
Warwick croisa les bras, puis les décroisa et entreprit de tapoter les
coussins.
— On aurait pu penser que n’importe qui d’autre se serait contenté de
se la couler douce après avoir hérité d’un titre de baronnet. Mais pas mon
père : il fallait qu’il gagne sa vie tout seul. Après s’être démené comme un
fou et avoir extrait jusqu’au dernier copeau d’étain d’une industrie minière
en pleine débâcle, il est fait Officier de l’Ordre de l’empire britannique.
Mais alors que la plupart des gens auraient été ravis de se retirer alors avec
leur fric et d’en profiter quelque part sous les palmiers, mon père se lance
dans une carrière politique. Et vingt ans plus tard, il n’en a toujours pas
assez !
Celia poussa un soupir de frustration. Elle devinait parfaitement
l’origine de l’amertume de son fils, car elle n’en avait que trop souvent été
témoin. La dernière entreprise de Warwick devait battre de l’aile.
— Je croyais que tu allais toucher le jackpot avec l’Internet, remarqua-
t-elle.
— Je ne veux pas en parler.
— Tu sais que ton père peut t’aider, Wicky.
Il eut un nouveau rictus.
— Il peut me filer un autre prêt ? C’est la seule aide dont j’ai besoin.
— Tu sais ce qu’il en pense, répondit Celia. Je voulais dire qu’il peut
t’aider d’autres façons. Même s’il ne le montre pas, il sait à quel point tu
fais des efforts. Il peut encore te trouver un poste. Tu n’as qu’à demander,
c’est tout.
— C’est tout !
Warwick détourna la tête, plissant les yeux sous la lumière du soleil.
— J’ouvrirai mes propres portes tout seul, merci.
— Têtu comme une mule, fit-elle avec un hochement de tête
dédaigneux. Au moins, vous avez ça en commun. Promets-moi simplement
que tes dernières difficultés ne t’empêcheront pas de remplir tes obligations
samedi, poursuivit-elle en voyant ce qui risquait de contrecarrer ses plans
pour le week-end, l’investiture à Buckingham Palace et la réception qui
devait suivre, à laquelle elle avait consacré toute son énergie.
Un sourire nerveux précéda le grognement vif de Warwick :
— Je serai là, affirma-t-il avec l’air forcé d’un homme tellement
englué dans ses problèmes qu’il a dépassé le stade de l’inquiétude pour se
forger un cocon de déni protecteur. Alors, à quel propos voulais-tu me
voir ?
Celia Fairborne s’avança sur le rebord du canapé, serrant les mains.
— Pour quelque chose de bien plus important que tout cela. J’ai
besoin d’un service.
CHAPITRE 17

Il était deux heures de l’après-midi lorsque Jefferson Tayte atteignit


Rosemullion Hall, maudissant ses mocassins totalement inadaptés à ses
pieds déjà douloureux. Après avoir quitté Mawnan, il avait traversé un petit
bois du nom de Mawnan Glebe, qui lui avait paru sortir d’un conte de fées.
Des marches de granit grossièrement taillées descendaient à travers le bois
au milieu d’un entrelacs de lierre. Puis, tel un toboggan, un chemin de terre
et de racines à nu serpentait à travers le terrain escarpé jusqu’au bord de la
rivière. Des flaques de lumière incessantes tachetaient le bois, ondulant
dans le chuchotement d’une douce brise. Puis Tayte longea des champs
d’herbes sauvages sur sa gauche, et à sa droite, la mer en contrebas des
falaises du promontoire, en direction des hummocks couverts d’ajoncs et
d’herbes de Rosemullion Head.
Il se tenait à présent devant des grilles ouvertes, les yeux levés vers la
demeure à l’extrémité d’une allée pavée d’ardoise bleu-gris polie par
l’usure, et qui paraissait humide dans la brume de chaleur. Il s’épongea le
front de son mouchoir blanc, qu’il passa ensuite lentement sur sa nuque,
ravi du souffle d’air renforcé qui l’avait accompagné depuis qu’il avait
atteint le promontoire. Il chercha un interphone, en vain, et se décida donc à
remonter le chemin en direction de la demeure.
Rosemullion Hall avait été construit durant la seconde moitié du XVIe
siècle. Le château était conforme aux normes architecturales de la période
élisabéthaine, en forme de lettre E. En briques rouges, avec des façades de
pierre et de hautes fenêtres à meneaux. Les pignons portaient la marque
d’une subtile influence hollandaise, et des grappes de hautes cheminées
formant des carrés classiques s’élevaient du toit en pente. L’entrée
principale, dos à la mer, se situait au centre, typiquement ostentatoire avec
ses portes démesurées au chambranle doré, s’ouvrant entre des colonnes
lourdement ornées.
Tayte apercevait à présent la porte que lui avait indiquée le pasteur
Jolliffe, de toute évidence une entrée de service, à voir sa relative
simplicité. Il rectifia son costume du mieux possible et frappa, abattant avec
un bruit sourd le lourd heurtoir de cuivre au milieu du panneau. Il jeta un
œil aux alentours, patientant tranquillement, puis frappa de nouveau.
Quelques instants plus tard, il entendit manœuvrer un loqueteau de l’autre
côté, et le battant s’ouvrit juste assez pour laisser passer un homme d’âge
mûr qui demeura posté dans la brèche. Il portait un tablier empesé brun
clair qui faisait honte au costume froissé de Tayte. Rasé de près, les
cheveux d’une nuance poivre et sel distinguée, il était vêtu d’une chemise
blanche et d’un pantalon noir et chaussé de souliers noirs brillants.
— Bonjour, monsieur, articula l’homme avec une diction parfaite.
Tayte lui lança un sourire.
— Bonjour, j’ai rendez-vous avec la maîtresse des lieux. Lady
Fairborne ?
Tayte perçut des pas qui se rapprochaient rapidement, et une autre
voix s’éleva avant que l’homme ait pu répondre.
— Tout va bien, Manning. Je m’en occupe.
La porte s’ouvrit davantage et un homme beaucoup plus jeune se
substitua à Manning. Tayte songea que lui aussi ressemblait à un
domestique ; un jardinier, peut-être, avec son jeans miteux et son vieux pull.
Sa silhouette pouvait laisser penser qu’il occupait une fonction manuelle : il
était mince et les muscles de sa poitrine se dessinaient à travers le tissu.
Mais il affichait une expression d’autorité et le fameux accent
d’Oxbridge15.
— Mr Tayte, n’est-ce pas ?
— C’est cela.
Tayte tendit une main aussi large que le sourire qu’il affichait.
— Jefferson Theodore Tayte, annonça-t-il avec un peu trop
d’empressement, se demandant pourquoi il utilisait brusquement cette
présentation ampoulée autrefois réservée à ses anciens professeurs
d’université – et encore, uniquement lorsqu’il avait des ennuis.
L’accent nasillard américain caractéristique de Tayte avait dû résonner
comme le hurlement strident d’un avion déchirant le ciel un dimanche
matin. L’homme sur le seuil recula sous le choc :
— Ah… Eh bien… Warwick Fairborne, répondit-il. Mère a été
appelée ailleurs, j’en ai peur, déclara-t-il en demeurant dans l’encadrement
de la porte, bloquant la vue à l’intérieur. Désolé que vous soyez venu
jusqu’ici, mais nous n’avions aucun moyen de vous contacter.
Tayte demeura abasourdi.
— A-t-elle dit quand elle pourrait me recevoir ?
Warwick inspira entre ses dents.
— J’ai bien peur que non. Mais ce ne sera pas avant un moment. Des
affaires de famille à Londres, qui pourraient la retenir là-bas pour le reste de
la semaine, je ne saurais pas vous dire.
— C’est vraiment dommage.
— Vous avez un numéro où vous joindre ?
— Bien sûr.
Une lueur d’espoir se dessinait quand même. Les plans peuvent
changer. Tayte sortit de la poche de sa veste un crayon et un petit calepin
noir, inscrivit son nom et son numéro de téléphone, déchira la feuille puis la
tendit, songeant qu’il lui faudrait se faire faire d’autres cartes de visite.
– Je ne suis là que jusqu’au week-end, expliqua-t-il en rangeant le
calepin dans sa poche. Si jamais elle a la moindre possibilité de me voir
avant, je lui en serais très reconnaissant.
Warwick Fairborne étudia brièvement le morceau de papier, puis le
replia avec soin.
— Je veillerai à le lui remettre.
Tayte chercha désespérément un moyen de sauver quelque chose du
naufrage, un angle d’attaque.
— Lady Fairborne a exprimé un intérêt pour mon travail, ajouta-t-il.
Peut-être pourriez-vous lui dire que je suis certain que nous pouvons
parvenir à un accord à propos d’une copie. Elle comprendra de quoi je
parle.
Warwick acquiesça de la tête. La porte s’apprêtait à se refermer. Tayte
aurait voulu visiter le caveau de famille. Il savait que les réponses à
certaines de ses énigmes devaient se trouver à moins de quelques centaines
de mètres de lui. Mais il lui était impossible de simplement se retourner et
demander à jeter un œil. L’affaire exigeait davantage de tact, et il ne voulait
pas risquer de griller ses chances avec Lady Fairborne si jamais celle-ci
revenait à temps pour le voir. Ils disposaient de son numéro. Il ne pouvait
pas grand-chose de plus.
La porte se referma avec un bruit sec.

15. Terme qui désigne les deux plus anciennes universités anglaises, Oxford
et Cambridge.
CHAPITRE 18

Le local de sécurité de Rosemullion Hall était adjacent à l’entrée,


donnant sur le vestibule principal. Les talons de Lady Celia Fairborne
cliquetèrent à toute vitesse sur le sol de marbre tandis qu’elle gagnait la
pièce, enfonçait quelques touches sur le volumineux clavier et pénétrait à
l’intérieur, pressée de jeter un œil à cet Américain. Warwick l’y attendait
déjà, contemplant une série d’écrans plats sur lesquels s’affichaient de
multiples images du circuit de caméras de surveillance de la maison et de la
propriété. Il se balançait d’avant en arrière sur un fauteuil de cuir brun
pivotant dans la salle légèrement éclairée. Ses problèmes personnels
semblaient avoir cédé le pas devant sa curiosité.
— Alors, tu vas me dire ce qui se passe ? interrogea-t-il en donnant
une chiquenaude au morceau de papier qu’il tenait à la main, attirant son
attention sur le numéro de téléphone de Jefferson Tayte.
Celia s’empara de celui-ci et s’installa sur un fauteuil assorti devant la
console de sécurité. Elle actionna quelques boutons et les images
enregistrées de l’allée, ainsi que celles de la caméra qui couvrait la porte de
l’aile nord-est, se mirent à défiler. Ils suivirent tous deux l’Américain qui
remontait l’allée en direction de la maison, puis s’arrêtèrent sur la vue de la
porte qu’atteignait celui-ci. Il patientait, jetait un œil autour de lui, puis
semblait fixer droit la caméra. Celia enfonça la touche de copie, et l’image
se figea tandis qu’une imprimante à l’extrémité de la console se mettait à
bourdonner. Elle étudia le plan fixe pendant les trois secondes où il
s’afficha, puis fit rouler son siège et récupéra la copie papier.
Parfait !
Elle regarda Warwick droit dans les yeux.
— Ce doit être notre secret, décréta-t-elle. Pas un mot à qui que ce
soit. Tu as compris ?
— Bien sûr. De quoi s’agit-il ?
Celia rapprocha son fauteuil.
— Le coup de fil de ton père ce matin…
Elle s’interrompit, repensant aux paroles inquiètes de son mari tandis
qu’elle contemplait avec colère le portrait de Jefferson Tayte imprimé sur la
console.
— Il m’a mis en garde contre cet Américain. Il m’a dit de ne pas le
recevoir.
— Père le connaît, alors ?
— Non, je ne crois pas. Mais il savait qu’il allait venir. Quelqu’un l’a
contacté ce matin.
Elle s’adossa à son siège, réfléchissant à ce qu’elle pouvait révéler – à
ce qu’elle savait.
— Je n’ai jamais vu ton père aussi inquiet. On nous fait chanter.
Elle vit les muscles se raidir et se nouer sous le pull de Warwick, son
dos se tendre comme une flèche.
— Un chantage ? demanda-t-il. À quel propos ?
— Je n’en ai aucune idée. Ton père n’a rien voulu me confier au
téléphone.
— Il a une idée de l’identité du maître-chanteur ?
Celia secoua la tête.
— L’appel était anonyme.
— Bien entendu, il ne pouvait en être autrement.
— Warwick ? dit-elle en se penchant pour lui prendre la main et la
serrer. Ton père a dit que si les affirmations de son interlocuteur étaient
vraies, cela pourrait nous détruire. Voilà la gravité de ses implications.
Warwick Fairborne s’écarta, hochant lentement la tête.
— Mais nous n’avons rien à cacher, n’est-ce pas ?
— Je ne le pensais pas.
— L’homme dispose-t-il de preuves ?
— Apparemment, oui.
— Alors, de quoi peut-il être question ?
— Je ne sais vraiment pas.
— Mais il y a un rapport avec cet Américain, non ?
— C’est ce qu’il semble. Ton père m’a prévenu que cet homme
constituait une menace, il m’a demandé de ne pas le recevoir.
Celia se leva.
— Écoute, il a dit de ne pas s’inquiéter, qu’il s’occupait de la chose.
C’est un homme puissant, Wicky, avec beaucoup d’amis importants. Il m’a
dit qu’il en saurait plus vendredi. Il attend un autre appel à ce moment-là,
en même temps que des preuves.
Warwick appuya la tête contre le dossier du fauteuil.
— Donc, on se conduit comme s’il ne se passait rien ?
— Ne t’inquiète pas, mon chéri. S’il s’agit d’argent, je suis sûre que
nous pouvons résoudre le problème.
Elle tendit la main à travers la console et éteignit la lecture.
— Ton père ne laissera jamais cette affaire dégénérer, pas plus que
moi.
Elle ouvrit la porte. Le vestibule brilla violemment par contraste avec
l’éclairage tamisé du local de sécurité.
— Nous ne pouvons rien faire d’autre avant d’avoir vu ton père.
CHAPITRE 19

Jefferson Tayte parcourut le chemin du retour à pas lents, plongé dans


ses pensées. Cette fois-ci, il prêta très peu attention à son environnement,
distinguant à peine les deux phoques gris qui paradaient à l’embouchure de
la Helford River alors qu’il franchissait les fougères en direction de
Mawnan Glebe. L’après-midi tirait à sa fin, et serait bien derrière lui
lorsqu’il aurait regagné son gîte et ses bagages négligés. Tout cela le mettait
en rogne, mais il savait qu’il disposait d’autres possibilités. Il existait
toujours d’autres possibilités.
Il pénétrait dans l’ombre tachetée du sous-bois, le long d’un chemin de
pierre qui serpentait à travers un étroit passage de murs de roche et de
végétation, lorsqu’un bourdonnement s’éleva de la poche droite de son
pantalon. Il sursauta. Il tâtonna à la recherche de son téléphone, puis
enfonça la touche de réception.
— JT, annonça-t-il d’un ton plus enjoué qu’il ne le ressentait.
Le timbre énergique de son interlocuteur le prit de court.
— Jeff !
La voix transperça la coque en plastique du téléphone, que Tayte
écarta de son oreille alors qu’il apercevait maintenant l’enchevêtrement de
branches et de feuilles sous Mawnan Glebe. Une seule personne au monde
l’appelait Jeff. Il demeura un instant muet.
La voix s’éleva de nouveau, un peu plus distante à l’extrémité du bras
tendu de Tayte.
— Jeff ? Hey, mon grand… vous êtes là ?
Tayte faillit raccrocher. De justesse. Il inspira profondément, et
rapprocha le téléphone avec hésitation. Il ne lui manquait plus que ça.
— Allons, Jeff, je sais que vous êtes là, le taquina son interlocuteur. Je
vous entends souffler comme un phoque.
Tayte serra les dents.
— Schofield, articula-t-il d’un ton glacial sans faire le moins du
monde semblant, alors que le sourire Colgate de Peter Schofield clignotait
dans son cerveau comme un gigantesque panneau publicitaire. Qu’est-ce
que vous voulez ?
— Allons, Jeff, ne vous conduisez pas comme ça ! Et vraiment, vous
pouvez m’appeler Peter.
Tayte ne pouvait vraiment pas faire une chose pareille.
— Alors, comment va l’Angleterre ? lança Schofield.
Tayte sentit sa gorge se nouer, ses battements cardiaques s’accélérer
brutalement. Comment sait-il où je me trouve ? Avant qu’il ait pu poser la
question, comme si l’appareil avait été en communication directe avec son
cerveau, laissant à Schofield tout le loisir de lire dans ses pensées, la
réponse fusa :
— Sloane m’a appelé ! claironna Schofield.
Tayte déglutit avec difficulté. Pourquoi son client appelait-il
Schofield ? La brève remarque de Walter Sloane à Boston à propos de
celui-ci lui revint en mémoire. Mais il n’avait pas parlé d’impliquer
Schofield dans les faits.
— Ce vieux Wally a pensé que vous pouviez avoir besoin d’aide.
— Vous pouvez répéter ? s’étouffa Tayte.
— Bon, d’accord, il ne m’a pas encore vraiment demandé de vous
aider – pas officiellement, en tout cas.
Tayte n’appréciait pas franchement l’intonation.
Schofield poursuivit :
— Mais il m’a mis en stand-by. Ça, c’est quelque chose !
— Oh, génial, marmonna Tayte en serrant les dents.
— Qu’est-ce que vous dites ?
Tayte demeura silencieux.
— Il a l’air plutôt décidé à ce que le job soit fini pour le week-end,
ajouta Schofield. Je ne sais pas ce que vous lui avez dit avant de partir, mais
vous lui avez flanqué la frousse.
Le rire de Schofield résonna au téléphone. Comme si il y avait quoi
que ce soit de drôle là-dedans. Tayte repensa à ce dernier rendez-vous avec
son client. Ses incertitudes quant au destin des Fairborne après leur départ
d’Amérique avaient dû laisser croire à Sloane que le travail ne serait peut-
être pas achevé à temps.
— Ce n’est qu’un malentendu, affirma-t-il. Je vais appeler Mr Sloane
et éclaircir la situation.
— Alors, vous avez intérêt à lui apporter de bonnes nouvelles ! Il m’a
prévenu de me tenir prêt à recevoir son appel d’un moment à l’autre. Bon
sang, ce que vous avez à lui dire, à mon avis, il n’en tiendra même pas
compte ! Il avait l’air plutôt enchanté de faire appel à mes services sur ce
dossier.
— Écoutez, une fois que Walter Sloane aura eu mon compte-rendu,
vous n’entendrez plus parler de lui, répliqua Tayte, le poil hérissé. Je fais
des grands progrès ici, mentit-il avec aplomb. Je n’ai pas besoin d’aide,
merci.
— Très bien. Alors, qu’est-ce que vous pensez de ces revendications
contre la famille en 1829 ?
Tayte en resta bredouille.
— Vous êtes au courant de tout ça, hein ? Ça a fait les gros titres.
— Bien entendu, mentit de nouveau Tayte. C’était basique.
— Oui, je suppose que c’était assez facile à trouver. Et il pourrait
même y avoir un fond de vérité là-dedans. Il n’y a pas de fumée sans feu,
dans notre partie !
Écoutez-moi donc ce gamin, pensa Tayte. Il vit encore probablement
chez ses parents et il parle comme s’il était du métier depuis plus longtemps
que moi. Tayte se demanda brusquement pourquoi Schofield s’était déjà
penché sur la mission – sa mission.
— Je croyais vous avoir entendu dire que vous étiez en stand-by ?
— Oui, tout à fait. Mais après avoir reçu le coup de téléphone, je n’ai
pas pu rester en place. Je me suis dit que j’allais prendre les devants, pour
faire bonne impression, vous voyez.
Tayte entama l’ascension des marches de granit qui menaient hors du
bois. Il agrippa la rampe de la main droite, en quête d’un appui bien
nécessaire, l’autre main pressant le téléphone contre son oreille. Il émergea
du bois pantelant, saisit au vol des images de voiles blanches et d’une
paisible communauté plus loin le long de la rivière.
— Le vieux Wally paie bien, poursuivait Schofield. J’antidaterai mes
dépenses quand il m’appellera.
Tayte secoua la tête. Il n’en revenait pas du culot de ce gamin. Celui-ci
était certain que Tayte allait échouer, et que le coup de fil qu’il attendait de
Sloane n’était rien d’autre qu’une formalité.
— Écoutez, je vous remercie de votre intérêt, dit-il en accélérant le
pas. Mais vous perdez votre temps.
— Hey, on verra. On peut peut-être se retrouver quelque part ? Mon
vol atterrit demain matin.
Tayte s’arrêta net, pétrifié. Son bras gauche retomba, ballant le long de
son flanc. Puis il retourna le téléphone dans sa paume et, calmement mais
fermement, enfonça la touche rouge qui coupa la communication. Du bout
du pouce, il fit apparaître son répertoire, et parcourut les noms, à la
recherche du numéro de Walter Sloane.
Mais sans atteindre celui-ci.
Une douleur fulgurante lui transperça le crâne jusque derrière les
yeux, tandis que ceux-ci se fermaient.
CHAPITRE 20

Après le premier coup et la douleur qui avait explosé à l’arrière de son


crâne, il s’écoula plusieurs minutes avant que Tayte ne ressente quoi que ce
soit d’autre. Puis, ses paupières s’ouvrirent lentement. Tout était flou devant
ses yeux, comme si quelqu’un avait jeté un léger voile. Il faisait clair. Il
referma les yeux et cligna plusieurs fois des paupières jusqu’à ce que sa vue
commence à s’ajuster. Puis le voile parut s’envoler, comme emporté par un
fort courant d’air, et le ciel s’élargit, comme un objectif d’appareil photo
zoomant depuis un gros plan. Les élancements de son crâne battaient au
rythme des pulsations de son cœur.
Le coup s’était abattu directement dans son dos. Il pouvait sentir juste
au-dessus de sa nuque la bosse qui s’était formée à la base de son crâne. Il
retira sa main, sans constater de saignement, et ce ne fut qu’une fois assis
qu’il éprouva au niveau de la poitrine une douleur cuisante. Il découvrit
alors le mot planté dans sa chair à travers sa chemise. Il distinguait la tête
d’épingle en plastique jaune émergeant de la petite tache de sang qu’elle
avait formé. Il la retira avec une grimace.
« Cassez-vous ! » était écrit sur ce qui ressemblait à un morceau
d’enveloppe marron déchirée.
Très succinct, se dit-il.
Il se leva, et les martèlements reprirent de plus belle dans son crâne. Il
froissa avec colère le papier et l’expédia aussi loin que possible. Puis il
épousseta son costume et vérifia ses poches. Son calepin se trouvait encore
dans sa veste, son portefeuille dans la poche de son pantalon. Quant à son
téléphone… Il tapota ses vêtements puis vérifia de nouveau ses poches. Il
n’avait plus son téléphone.
Il se souvint qu’il avait été sur le point d’appeler son client. Il pensa
avoir laissé tomber l’objet au moment où il avait été agressé, mais ne
distingua rien sur le sentier. Du pied, il fouilla l’herbe à l’endroit où il
s’était effondré, aperçut le mobile et se pencha pour le ramasser. À mi-
course, il éprouva la sensation de recevoir un nouveau coup. Les battements
lui défonçaient le crâne, prêt à exploser comme une grenade d’une seconde
à l’autre. Il serra les dents tout en déchiffrant l’écran. Il avait reçu un
nouveau texto. Le numéro était masqué, mais Tayte devina sans peine qu’il
s’agissait d’un nouveau message de son assaillant – quelqu’un qui de toute
évidence disposait de son numéro. Cette fois-ci, le message indiquait : « La
prochaine fois, l’épingle fera 20 cm de long ».

Lorsqu’Amy Fallon retourna à Helford pour retrouver Tom Laity, le


fond de l’air du mois de septembre s’était considérablement rafraîchi. En
vue de la marche, elle avait fourré la vieille chemise de Gabriel dans son
jeans et enfilé une polaire couleur crème à fermeture Éclair. Elle avait
dépassé depuis un moment Laity’s Deli. Les parasols avaient été rentrés, il
n’y avait plus de lumière, et la porte était fermée à clé. Aucun signe de
Tom.
Le soleil était maintenant derrière la Helford River, bas au-dessus de
Helston et Porthleven vers l’ouest. À l’embouchure de la rivière, plus calme
qu’Amy ne l’avait jamais vue, les mâts aux voiles ferlées projetaient des
ombres chinoises. Le soleil couchant dotait les flots de reflets métalliques,
l’eau semblable à du mercure reflétant une lueur orange.
Laity allait certainement partir pêcher, Amy n’en doutait pas. Elle
espéra ne pas avoir trop tardé. D’habitude, il amarrait son bateau au large
près de la rivière, rarement dans la crique. Elle était presque arrivée.
Suivant le sentier du bord de l’eau, elle dépassa The Shipwrights Arms, un
pub au toit de chaume plus que centenaire situé à l’extrémité de la rivière.
C’est alors qu’elle l’aperçut.
Laity leva les yeux à son arrivée.
— Ohé, du bateau ! lança-t-il en riant comme d’habitude. Je terminais
de réparer cette ligne à maquereau. Tu es sûre que tu ne veux pas sortir ? Le
temps est parfait.
Amy contempla les 5 mètres du bateau de pêche blanc de Laity : des
souvenirs des moments heureux passés avec Gabriel, blottis sous l’abri pour
se protéger d’une averse tandis que Laity s’occupait des lignes, remontèrent
à la surface. Elle fut en partie tentée, mais elle ne pouvait pas – pas
aujourd’hui. Son regard s’attarda à l’intérieur de l’embarcation : deux
planches en guise de sièges, presque toujours recouvertes d’écailles de
poisson quasiment invisibles à l’œil nu qui se collaient à n’importe quel
vêtement, y adhérant comme des sequins humides. Elle se souvenait que ses
vêtements sentaient toujours le poisson, lorsque Gabriel et elle sortaient
pêcher avec Laity, mais il s’agissait là de bons souvenirs. Et puis, après
tout, c’était un bateau de pêche. Comment aurait-il pu en être autrement ?
— Je ne suis pas vraiment habillée pour l’occasion, répondit-elle,
sachant que c’était un mauvais prétexte.
— Alors, je verrai si je peux t’attraper quelque chose de bon pour ton
thé, à la place.
Il laissa alors tomber sa ligne de pêche orange de gros calibre, grimpa
hors du bateau, et s’assit avec Amy sur le petit muret.
— Tu as réussi à découvrir quelque chose ? demanda-t-elle.
— Oui, répondit-il en la fixant. J’ai interrogé tous ceux qui ont mis le
pied dans le magasin après ton départ.
— Désolée de t’imposer ça. Je sais que tu es très occupé.
— Je ne suis jamais trop occupé pour toi, répliqua-t-il avec un sourire
et un gloussement tandis qu’il s’asseyait sur ses mains en se balançant
comme un écolier timide. Il existe un Bureau des archives à Truro, ajouta-t-
il. Old County Hall, dans Station Road. Apparemment, ils conservent là-bas
tout ce genre de choses.
Une voile familière louvoya pour remonter la crique, et Laity lui
adressa un grand signe du bras.
— Il faut remercier pour ce petit bout d’info une charmante vieille
dame, précisa-t-il. Mrs Menwynick, d’Orchard Lane. Elle m’a dit que tu
devais demander une recherche en historique de propriété.
Amy se pencha et l’embrassa sur la joue.
— Merci, Tom.
Elle demeura assise sur le muret jusqu’à ce que Laity soit parti, et que
son bateau ne soit guère plus gros qu’une mouette au repos dans la quiétude
du soir. Son esprit était occupé par le coffret et par Gabriel, ainsi que par le
voyage qui l’attendait alors qu’elle s’efforçait de démêler les liens qu’elle
cherchait désespérément à établir.
CHAPITRE 21

Jefferson Tayte était assis sur son lit à St Maunanus House, décidé à se
coucher tôt avec un bloc réfrigérant pour soulager son crâne, et aucun
appétit pour les recommandations de son hôtesse en matière d’endroits où
se restaurer. Il détourna son attention de l’écran de son ordinateur portable
devant lui, contemplant la pièce bleue pâle, puis la fenêtre à guillotine
soulevée de quelques centimètres, qui laissait passer une douce brise sous
laquelle ondulaient les rideaux blanc cassé. La fenêtre encadrait un paysage
de champs récemment moissonnés et une bande d’arbres indistincts qui
semblaient se dresser depuis la Helford River en direction de Mawnan
Smith. Au-dessus, des nuages écarlates s’effilochaient, soulignant un ciel
pâlissant.
Tayte se fit la réflexion qu’il se laissait un peu trop aller, comme si le
jetlag produisait ses effets. Il posa les pieds par terre, se disant qu’il devrait
appeler la police pour les prévenir de son agression, puis reconsidéra la
question. Il allait perdre un temps précieux dont il ne disposait pas, et ne
pouvait leur fournir aucun élément à partir duquel enquêter. Son intérêt
pour l’histoire de la famille Fairborne énervait quelqu’un, c’était certain.
Mais qui, et pourquoi ? Les questions ne faisaient que renforcer sa
détermination à trouver les réponses.
Il s’empara de sa veste, dont il fouilla les poches, déposant tout sur le
lit : les dépliants de Judith, son calepin, un stylo miteux et un paquet de
chips vides de l’aéroport d’Heathrow emberlificoté avec plusieurs
emballages de barres miniatures Hershey. La dernière chose sur laquelle il
tomba était la carte de visite de Julia Kapowski. Il l’avait oubliée, celle-là.
Pour la première fois, il la déchiffra : Julia Kapowski, Estimations. Skinner,
Inc, commissaires-priseurs et experts en antiquités et objets d’art, Boston,
Massachusetts.
Il sourit au souvenir des piqûres qu’elle lui avait infligées de son doigt
pour le réveiller après qu’il se soit finalement endormi dans l’avion. À
présent, il était capable de rire de tout ça. Il jeta sa carte de visite et le
paquet vide dans une poubelle installée dans le foyer d’une cheminée
condamnée à côté du lit, puis retourna à son ordinateur et à l’appel de
Schofield, et à ce qui promettait d’être une piste intéressante. 1829… A fait
les gros titres, pensa-t-il. Puis, tel un archéologue ayant découvert un
nouvel os, il entreprit de fouiller plus profond pour découvrir ce qui se
cachait là.
Il se connecta à ses archives de journaux préférées, un site qui se
vantait de donner accès à 29 000 000 de pages remontant jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle. Il tapa Fairborne dans le champ de recherches, qui lui
remonta presque 200 000 correspondances. Il réduisit sa recherche :
Fairborne plus 1829. Mieux, mais il lui restait encore à peu près 3 000
résultats. Il ajouta alors scandale, et en récolta uniquement cinq. Deux
d’entre eux provenaient de journaux écossais. Il les écarta. Les autres
provenaient du Times, et le plus ancien était daté du lundi 15 juin 1829. À
peu près au milieu de la deuxième colonne, un titre annonçait : « Scandale
Fairborne – un héritier inconnu ? ». L’article décrivait comment un certain
Mathew Parfitt de Plymouth, âgé de vingt-six ans, contestait le droit de
succession du riche homme d’affaires décédé Sir James Fairborne, ainsi que
son domaine et ses titres.
Tayte s’interrompit à la lecture du nom de Parfitt. Celui-ci lui était
familier, mais comme une comptine enfantine qu’il n’arrivait plus à situer.
Il ouvrit le dossier suivant, un article sans lien à propos d’une manifestation
dans le nord de l’Angleterre, ce qui le mena à la dernière page du Times.
Celle-ci était datée du mercredi 24 juin 1829, neuf jours après la première.
« La revendication Fairborne abandonnée ». L’article était court, et
indiquait que Mathew Parfitt avait retiré sa contestation, sans en indiquer la
raison, le lecteur en concluant de toute évidence qu’il ne s’était agi de rien
d’autre qu’un canular. Tayte se griffonna un mémo pour se rappeler de
joindre le Bureau des archives de Cornouailles pour obtenir une copie des
dernières volontés et testament de James Fairborne, puis écrivit : Mathew
Parfitt, né en 1803, la date de publication moins l’âge de Parfitt à l’époque.
— Pas de fumée sans feu, songea-t-il tout en considérant l’identité de
cet homme.
Il accéda au recensement en ligne, et trouva bientôt : « 1851, Bureau
du recensement anglais – à propos de Mathew Parfitt ». Il lut que Mathew
avait quarante-huit ans lorsque le recensement avait été effectué, et que sa
relation au chef de famille était « fils ». Le document indiquait où Mathew
était né, dans quelle paroisse, son adresse à l’époque, ainsi que sa
profession. Tayte cliqua sur le lien hypertexte voisin de l’entrée des
membres de la maisonnée, et l’écran afficha une liste des gens qui vivaient
sous le même toit que Mathew Parfitt en 1851. Celle-ci était très courte.
Le chef de famille était Jane Parfitt, la mère de Mathew. Tayte éprouva
de nouveau un sentiment de déjà-vu à la lecture de ce nom, sans pouvoir,
encore une fois, le dissiper. Aucun père de famille n’était enregistré à cette
adresse, et il n’y avait pas non plus mention d’une belle-fille, ou de
quelconques petits-enfants. En 1851, Mathew Parfitt vivait seul avec sa
mère. S’il s’était marié et avait eu des enfants, soit ceux-ci vivaient ailleurs,
soit ils étaient décédés.
Pas de mention du père, se dit Tayte, mais l’acte de naissance de
Mathew remédierait à ce détail inexpliqué. Il attrapa sur le plateau posé sur
la table de chevet un sablé dont il déchira l’emballage d’un coup de dents,
avant de le casser en deux, les yeux rivés sur son écran tandis
qu’apparaissait un nouveau site, celui de l’Index Généalogique
International. Tayte savait bien que l’information disponible sur Family
Search était rarement aussi complète que les documents d’origine, et qu’il
était prudent de vérifier les informations en les croisant avec d’autres
sources, mais c’était néanmoins une ressource extrêmement valable.
Il rentra toutes les informations pertinentes issues du dossier de
recensement de Mathew Parfitt, et choisit de voir tous les événements, de la
naissance à la mort. Quelques entrées apparurent, mais une seule
correspondait à la paroisse civile listée dans le recensement. Il cliqua
dessus. Aucun détail sur la naissance, et il se demanda pourquoi tandis qu’il
fourrait le reste du sablé dans sa bouche. Puis une mention en face de
« baptême » attira son attention.
À en croire l’IGI, Mathew Parfitt avait été baptisé le 23 novembre
1803, ce qui concordait avec les calculs de Tayte, achevant de le convaincre
qu’il avait sous les yeux le bon dossier d’archives. Il inscrivit les
informations dans son calepin, puis lut les noms dans la section « Parents ».
Le nom du père de Mathew, Lavender Parfitt, retint son regard – tandis que
lui revenait son épisode de déjà-vu. Il faillit s’étouffer avec son biscuit. Il
savait qu’il avait découvert quelque chose d’important, et il détenait le
document qui le prouvait.
Il plongea à travers le lit pour attraper son porte-documents, balançant
son portable sur la couette. Le cerveau de Tayte abritait tant de noms qu’il
pouvait se pardonner de ne pas se souvenir du très simple Jane Parfitt. Mais
un homme nommé « Lavender »… Qu’est-ce qui avait bien pu traverser
l’esprit de ses parents ? Pour Tayte, les noms étaient comme des clés, qui
déverrouillaient les portes menant à d’autres noms, d’autres histoires. La
plupart de celles-ci étaient oubliées depuis longtemps, emprisonnées dans
une époque reculée comme des paillettes dans une boule à neige, mais il en
existait d’autres qui n’attendaient qu’une chose, qu’on les raconte, et Tayte
ressentait d’instinct qu’il disposait à cet instant de l’une de ces clés, qui
allait ouvrir quelque chose.
Il sortit de son porte-documents une chemise kraft bourrée à craquer
dont il passa le contenu en revue jusqu’à dénicher ce qu’il cherchait, la
transcription d’un acte de mariage. Ce qu’il lut lui confirma ce qu’il savait
déjà. « Prénom et nom de famille : Lavender Parfitt ». Le nom de jeune fille
de l’épousée était inscrit en dessous.
— Jane Forbes, lut Tayte à voix haute avec un sourire. Prénom et nom
de famille du père : Howard Forbes.
Tayte avait achevé ses recherches sur les Forbes et il souriait car le
nom de famille était également celui de la deuxième épouse de James
Fairborne, Susan. Jane Parfitt était la sœur de Susan.
Tayte s’affala sur le lit et se frotta les paupières pour dissiper le
sommeil qui le gagnait, tout comme le soir gagnait la fenêtre de la chambre.
Jane Parfitt et Susan Fairborne étaient sœurs.
La parenté était claire, deux familles liées par l’intermédiaire de
Mathew Parfitt, qui avait prétendu être l’héritier légitime de son oncle. Il
regretta qu’il soit aussi tard, qu’il ne puisse appeler sur-le-champ le Bureau
des archives de Truro à propos du testament de James Fairborne. Il allait
devoir patienter.
Il entreprit de remballer les documents dans la chemise kraft, et pour
glisser le certificat de mariage à sa bonne place, retira la partie qui
concernait les Parfitt. Celle-ci n’était pas très étoffée, et la mention des
personnes à charge du couple Parfitt clairement lisible attira son regard.
Leur infortune en matière d’enfants lui revint. Il avait trouvé les actes de
naissance – et de décès le jour même – de deux personnes à charge : deux
bébés dont l’existence s’était achevée à peine entamée. Aucune mention
d’un fils du nom de Mathew Parfitt.
Dans ce cas, pourquoi Mathew disposait-il d’un acte de baptême et
d’une entrée dans le recensement de 1851, où il apparaissait comme le fils
de Jane ?
Le recensement était un bon outil pour retrouver les gens – surtout
lorsqu’ils n’avaient aucune raison de se cacher. Tayte étudia les détails dont
il disposait sur les deux malheureux bébés. Rien d’inhabituel, même si à
peine un an séparait les dates de naissance, suggérant que les parents
n’avaient pas tardé à faire une autre tentative après avoir perdu le premier,
ceci en octobre 1802. Le second était décédé en janvier 1804, ne laissant
qu’un an entre les deux : 1803. L’année de naissance de Mathew.
La vérité le frappa de plein fouet. Jane Parfitt ne pouvait pas être la
mère de Mathew. Il lui était biologiquement impossible de concevoir et de
donner naissance à Mathew entre les deux grossesses ratées.
— Qui étaient donc ses véritables parents ?
Tayte se moqua de lui-même. C’était là une question à laquelle il se
sentait peu qualifié pour répondre. Il contempla la photo sur la table de
chevet, une photo noir et blanc de sa mère qui avait du être prise dans les
années 1960, supposait-il, peut-être même plus tôt. Elle se tenait seule entre
deux lions de pierre, sur le seuil d’un bâtiment dont Tayte pensait qu’il
s’agissait d’un hôtel, à en croire l’inscription partiellement lisible en haut
du cliché. Ses cheveux étaient coupés au carré, et il devait faire froid
lorsque la photo avait été prise : elle portait un manteau trois-quarts dont
l’ourlet rebiquait, et elle se tenait raide comme un piquet, mains et genoux
joints. Son sourire lui avait toujours paru contrit.
Qui es-tu ?
Tayte poussa un soupir familier, se forçant à retourner aux articles du
Times et au lien qu’il avait établi avec Susan Fairborne. Et si Mathew était
bien un Fairborne ? L’enfant non désiré d’un autre membre de la famille,
peut-être, confié à Jane Parfitt pour dissimuler un écart de conduite. Susan
avait-elle eu une liaison ? Une grossesse non désirée ? Avait-elle donné cet
enfant à sa sœur ? Tayte n’en avait pour l’instant aucune idée. Mais même
si Mathew était un Fairborne, il se demandait comment celui-ci pouvait
prétendre être l’héritier légitime de James Fairborne en lieu et place de
n’importe lequel de ses cinq enfants légitimes, tous nés bien avant Mathew
Parfitt.
Une coïncidence le frappa soudain. Quelque chose qui avait été là sous
son nez, peut-être trop proche pour qu’il s’en aperçoive. Les cinq enfants de
James Fairborne… Il n’avait retrouvé ni acte de décès ni certificat de
mariage pour aucun d’entre eux. Or, Tayte n’aimait pas les coïncidences.
Une idée qu’il avait de la peine à considérer s’insinua dans son esprit. À
moins qu’en 1829, les cinq enfants légitimes soient tous morts. Quelqu’un
avait très clairement pris toutes ses précautions pour dissimuler quelque
chose du passé des Fairborne, et Tayte savait que d’une façon ou d’une
autre, cela devait impliquer tous les enfants. Il ne s’agissait plus seulement
d’Eleanor et de sa progéniture. De l’avis de Tayte, toutes leurs existences, et
peut-être même leurs morts, étaient inextricablement liées.
Les yeux commençaient à lui piquer. Il bailla tout en s’allongeant pour
poser sa tête sur un oreiller si léger qu’il en soupçonnait à peine la présence.
Un magma d’hypothèses bourdonnait dans son esprit, mais deux choses
demeuraient claires : il devait consulter le testament de James Fairborne, et
il lui fallait rendre visite à la famille Forbes. C’était là sa première règle en
matière de généalogie : parler à la famille. Et il y avait toujours deux
branches à celle-ci.

De l’autre côté de la route, juste en deçà de l’ombre d’un réverbère


devant Saint Maunanus House, un homme portant une veste trois-quarts de
cuir noir se dissimulait partiellement derrière un journal ouvert, comme s’il
attendait le bus – sauf qu’il n’y avait pas d’arrêt à cet endroit. La tête
plongée entre les feuilles, mais le regard levé par-dessus, en direction de la
maison, notant sur le panneau à l’extrémité de l’allée le nom du logis qui
abritait Tayte.
Son regard visa ensuite la voiture couleur argent garée là, une Ford
Focus dont le coffre arborait le logo bien visible de l’entreprise de location.
Il s’attarda sur le numéro d’immatriculation pour se le remémorer, puis une
fois sa curiosité satisfaite, il referma le journal et le fourra sous son bras. Il
porta sa main libre à sa poitrine et tâta à travers ses vêtements les contours
d’un crucifix en argent suspendu par une épaisse lanière de cuir que l’âge
avait rendue cassante.
CHAPITRE 22

Jeudi.

Il était tout juste une heure de l’après-midi, et après avoir perdu plus
de temps qu’il ne l’aurait souhaité aux archives de Truro, Jefferson Tayte se
trouvait dans le Devon, et traversait Dartmoor, à l’issue d’un voyage de 130
kilomètres à la recherche de la famille Forbes, les descendants de la
seconde femme de James Fairborne, Susan. À l’exception de sa rencontre
avec Penny Wilson – le visage derrière la voix à laquelle il avait parlé à de
multiples reprises depuis les États-Unis – sa visite à Truro avait été une
déception. D’après les index, les dernières volontés et le testament de James
Fairborne auraient dû se trouver là, mais comme tant d’autres documents
concernant les Fairborne, l’original et toutes les copies manquaient. Penny
disposait déjà de son numéro de téléphone et elle allait se pencher sur la
question, mais il n’en attendait pas grand-chose.
Tayte entretenait davantage d’espoir pour cet après-midi, même s’il
était à la recherche d’une adresse dont il réalisait maintenant qu’il avait peu
de chance de la trouver sans aide. La carte que son hôtesse Judith lui avait
donnée avant son départ ne comportait essentiellement que les routes
nationales, sans dévoiler grand-chose de la région. Il avait traversé
Buckland-in-the-Moor, contournant la forêt de Dartmoor pendant un
moment avant de s’y enfoncer. Il se trouvait maintenant de l’autre côté de la
forêt, sans plus d’idées sur la façon de trouver sa destination.
Il distinguait au loin les collines rocailleuses et les cairns de la lande,
s’élevant du paysage comme des meurtrissures, et même s’il ne pleuvait pas
encore, les nuages qui étaient apparus à son arrivée s’amoncelaient. Il était
à la recherche d’un lieu baptisé Dunworthy. Le recensement de 1901
confirmait que l’adresse des Forbes à l’époque était identique à celle qui
apparaissait sur tous les recensements précédents, jusqu’en 1841. Il avait
parié sur le fait que la maison appartenait toujours à la famille plus d’un
siècle plus tard. Même s’ils avaient déménagé, il supposait que quelqu’un
là-bas pourrait l’aiguiller – si seulement il arrivait à trouver Dunworthy.
Il ralentit, à la recherche d’indices. En fond sonore, une mélodie jazzy
provenant du CD de la bande originale de Chicago qu’il avait acheté dans
une station essence le gardait concentré. L’approche d’un cycliste à
l’horizon, revêtu d’une combinaison de lycra jaune et bleu vif, incita Tayte
à se garer. Il sortit de voiture et lui fit signe, espérant l’arrêter, en quête de
renseignements. Puis un autre cycliste fit son apparition, en vert citron,
rattrapant le premier, et les deux hommes passèrent en pédalant à toute
vitesse, bientôt suivis par un peloton dévalant du sommet de la colline.
Tayte s’appuya contre la voiture et observa l’arrivée du peloton.
— Dunworthy ? cria-t-il.
Têtes baissées, personne ne parut l’entendre par-dessus le
ronronnement des rayons.
— Quelqu’un peut me dire où se trouve Dunworthy ?
Le dernier cycliste du groupe se redressa, pantelant, posant les mains
sur ses cuisses. Il indiqua du doigt la direction d’où venait Tayte.
— Tournez à droite en bas, là-bas, et suivez le chemin !
— Merci ! lui cria Tayte, dont la gratitude s’adressa au derrière du
cycliste qui s’élevait en se tortillant au-dessus d’une selle effilée.

La résidence des Forbes était bien connue à Dunworthy. C’était une


imposante maison à toit de chaume à la sortie du village, et le groupe de
charmantes vieilles dames auquel Tayte s’était adressé devant la poste
s’était battu pour lui indiquer comment s’y rendre. Il était maintenant
installé dans un salon vieux rose, sous des poutres de chêne clair. Tout le
rez-de-chaussée avait dû être abaissé à une époque, pour augmenter la
hauteur sous plafond et éviter de se cogner partout. Il était assis sur un
canapé de style William Morris assorti aux draperies, et attendait que le thé
infuse. En face de lui étaient assis ses hôtes, David et Helen Forbes.
Helen Forbes, vêtue d’une robe de jean boutonnée de haut en bas,
balança une espadrille vert menthe en croisant les jambes. Tayte trouva que
ses cheveux hérissés, de toutes les couleurs de l’automne, lui donnaient un
look funky qui contrastait avec l’environnement floral. On aurait dit qu’elle
se rebellait contre quelque chose – l’âge, peut-être. La chevelure de David,
quant à elle, paraissait osciller entre le grisonnement et la calvitie. Il portait
une tenue sport, pantalon de velours taupe et chemise vert émeraude. Ils
étaient assis perpendiculairement à une interminable perspective de jardins
paysagers, auxquels le couple se consacrait lorsque Tayte était arrivé.
Helen versa la théière en porcelaine Royal Copenhagen.
— Vous prenez du sucre, Mr Tayte ?
Celui-ci se pencha.
— Deux morceaux, s’il vous plaît. Même si je ne devrais pas, ajouta-t-
il avec un sourire en tapotant son ventre.
Helen se contenta d’un sourire poli.
— Tout cela est plutôt excitant, déclara-t-elle. Alors, comment
procédons-nous ?
Tayte s’installa avec son thé.
— Eh bien, il n’y a pas véritablement de recette, Mrs Forbes. Je me
consacre à un dossier qui m’a conduit à établir une relation entre votre
famille et les gens pour lesquels je travaille. Je suis tombé sur quelques
détails inexpliqués, dont j’espérais que vous pourriez m’aider à les élucider.
— J’en suis certaine, assura-t-elle avant même de savoir ce que
désirait Tayte.
David acheva de remuer son thé.
— J’ai une partie de golf à 14 heures. Vous jouez, Mr Tayte ? Nous
cherchons un quatrième.
— Non. J’ai souvent pensé que j’apprécierais, mais je n’ai jamais
réussi à m’y mettre, répondit-il en consultant sa montre.
— Nous avons tout le temps, souligna Helen avec un froncement de
sourcils.
Tayte posa sa tasse et ouvrit son porte-documents. Il sortit l’arbre
généalogique, et en déplia un pan pendant que Helen se penchait, et
débarrassait la table pour lui laisser davantage de place.
— Voici l’arbre généalogique sur lequel je travaille, annonça Tayte,
qui avait disposé les noms de façon à ce que ses interlocuteurs puissent les
lire. Pour un client aux États-Unis. La famille s’est installée là-bas au début
des années 1700, et une fois la guerre terminée – la guerre d’Indépendance
américaine, j’entends – la plus grande partie de la famille est retournée en
Angleterre. Savez-vous qu’à peu près 70 % des Américains d’aujourd’hui
peuvent faire remonter leur ascendance à la Grande-Bretagne ou l’Irlande ?
Le chiffre fit hausser les sourcils de ses interlocuteurs.
— Cela représente beaucoup de gens, remarqua David, tandis
qu’Helen acquiesçait.
Tayte se tordit le cou sur son tableau.
— Vous pouvez voir ici que James Fairborne a épousé Susan Forbes
peu de temps après son arrivée en Angleterre. Les parents de Susan,
poursuivit-il en remontant le doigt sur le tableau, Howard et Eudora Forbes,
ont eu deux autres enfants : Jane et Charles. Vous, Mr Forbes, dit-il en
remarquant que le regard de David était concentré sur le document,
descendez de Charles Forbes, ici.
David paraissait avoir oublié le golf. Tayte voyait qu’il les avait
complètement accrochés, et il adorait ça. Le regard interrogateur d’Helen
suivit son doigt sur les entrées des descendants en dessous de Jane Forbes et
Lavender Parfitt.
— Les mêmes dates sont inscrites en face de ces deux-là, remarqua-t-
elle en faisant allusion aux dates de naissance et de décès des deux enfants.
S’agit-il d’une erreur ?
— Malheureusement non.
— Pauvres petits ! fit-elle en portant la main à sa bouche.
Tayte attira leur attention sur le point d’interrogation au crayon tracé à
côté du nom de Mathew Parfitt.
— Voici mon détail inexpliqué, dit-il en tapotant du doigt le nom de
Mathew. Et ce sur quoi j’espère vraiment que vous allez pouvoir m’éclairer.
Voyez-vous, Mathew apparaît comme le fils de Jane Forbes, ce qui est tout
simplement impossible à cause des dates correspondant à ses deux autres
enfants.
Tayte acheva sa tasse de thé, qu’il reposa sur sa soucoupe avec un
tintement musical.
— J’ai besoin de savoir d’où vient réellement Mathew. Mon intuition,
c’est qu’il appartenait à une de ces femmes, expliqua-t-il en encerclant les
noms de Susan Fairborne et de sa fille, Lowenna. Je sais que cela remonte
loin, dit-il en reluquant le plat de macarons au chocolat au milieu de la
table. Deux siècles et plusieurs générations, ajouta-t-il en s’emparant d’un
gâteau à portée de main. Savez-vous quoi que ce soit à propos de Susan ou
de ses enfants ? Une histoire qui se raconterait dans la famille ?
David secoua la tête, et Tayte s’apprêtait à enregistrer une nouvelle
déception lorsqu’Helen esquissa un sourire.
— Susan, non, pas vraiment. Mais Lowenna… c’est un nom que j’ai
déjà entendu.
David contempla sa femme comme si elle avait mené une double vie.
— Vous savez quelque chose de Lowenna Fairborne ? demanda Tayte.
— Juste un peu.
Helen lança un regard interrogateur à son mari, lui posant de toute
évidence des questions qu’il était le seul à pouvoir entendre.
— Mais je connais quelqu’un qui peut vous en dire beaucoup plus.
David parut brusquement comprendre.
— Si ça ne te dérange pas, mon chéri ?
— Bien entendu, répondit-il tout en fronçant les sourcils. Si tu penses
pouvoir lui tirer quelque chose de sensé.
— Sa mère adore parler du passé, expliqua Helen. Elle radote un peu,
mais je suis convaincue qu’elle a meilleure mémoire que moi.
David consulta sa montre :
— Il est temps que je me change, déclara-t-il avant de se lever et
d’ajouter : Je vous prie de m’excuser, Mr Tayte.
Celui-ci se leva en même temps.
— Bien entendu. Encore merci de me recevoir.
— Helen peut vous emmener voir Mère.
Puis, il ajouta à l’adresse d’Helen :
— Tâche de ne pas trop la fatiguer.
CHAPITRE 23

La chambre exsudait un parfum subtil de violette et de savon à la


lavande Yardley. C’était une pièce claire meublée de blanc, aux accessoires
déclinés en nuances de couleurs assorties au parfum. En dépit du temps
changeant de Dartmoor, qui commençait à s’assombrir, le voilage de la
fenêtre brillait sous le soleil. Lorsqu’ils entrèrent, la femme à laquelle Tayte
rendait visite était assise dans son lit. Ses cheveux d’un blanc aussi pur que
le voilage étaient brossés en arrière haut sur son front. Tout en elle
paraissait âgé, à l’exception de ses yeux et de son sourire, dont la douceur
évoquait une existence tout entière vouée à la bonté. Sa peau ressemblait à
du papier de riz, avec des reflets de soie rose pâle.
Helen Forbes s’assit sur le lit à côté d’elle et lui prit la main.
— Mère, je vous ai amené de la visite. Voici Mr Tayte. Il veut vous
entretenir de Lowenna Fairborne, la jeune fille dont vous m’avez parlé.
Elle lança un regard à Tayte, qui patientait sur le seuil, et lui fit signe
d’entrer d’un léger mouvement de tête.
— Mr Tayte, voici Emily, la mère de David.
Il se rapprocha et vint se mettre en face d’Helen.
— Mon petit, ce ne sera pas très confortable de rester debout,
remarqua Emily. Asseyez-vous, que je vous voie.
Tayte sourit et s’assit sur le lit, s’enfonçant dans un édredon de plumes
d’oie.
— La vue de Mère n’est plus très bonne, remarqua Helen à voix basse,
comme pensant qu’Emily ne l’entendrait pas.
— Ce sont des bêtises, chérie, rectifia la vieille dame. Il n’y a que mes
jambes qui ne semblent plus fonctionner. Rapprochez-vous, dit-elle en
fixant Tayte. Si je m’apprête à partager un secret avec un inconnu,
j’aimerais faire davantage sa connaissance.
Tayte se glissa un peu plus haut sur le lit, sans quitter Emily des yeux.
Celle-ci paraissait prendre sa mesure, comme si ce qu’elle trouvait dans son
regard allait déterminer le fait qu’elle partage ou non ses informations.
Brusquement, un sourire inonda son visage tout entier, et sans pouvoir
l’expliquer, Jefferson Tayte se sentit plus chaleureusement accueilli qu’il ne
l’avait jamais été de sa vie.
Emily brisa le lien qui s’était établi entre eux, et regarda Helen.
— Peux-tu aller chercher mon album, s’il te plaît, chérie ?
Elle tendit une main frêle en direction de Tayte, qui se rapprocha
encore jusqu’à se trouver à sa portée.
— Vous avez les mains froides, Mr Tayte, remarqua la vieille dame.
Celui-ci n’avait jamais vraiment réfléchi à la question, mais la main
qui reposait sur le dos de la sienne était en tout cas très chaude.
— Pas vraiment, non, madame.
Emily haussa les sourcils.
— Mains froides, cœur chaud, remarqua-t-elle.
— J’ai peur de ne pas très bien connaître les affaires du cœur,
répondit-il avec sincérité.
Emily eut l’air triste pour lui.
— Pas d’amour dans votre vie, Mr Tayte ? Pas de passion ?
questionna-t-elle, les yeux étincelants.
— Uniquement mon travail, offrit Tayte. Je m’implique tellement. Je
ne m’attarde pas assez longtemps au même endroit pour me permettre une
romance.
— Ou bien vous fuyez quelque chose ?
Tayte en resta muet. Il avait toujours éprouvé le sentiment de courir
après quelque chose, pas de s’enfuir. Courir après son identité. L’image
saisissante de Sandra Greenaway, la dernière fille qu’il avait trouvé le
courage d’inviter à sortir, lui revint avec aigreur, lui rappelant cette
rebuffade un soir de bal, dont il ne s’était jamais vraiment remis. Était-ce
donc cela ? Le rejet ? Fuyait-il ce qui, supposait-il, devait être la hantise de
tout enfant adopté : la peur d’affronter le rejet de sa propre mère ?
— Je ne crois vraiment pas faire partie du genre aimant, répondit-il
pour clore le sujet.
— Mais si, vous l’êtes, répliqua Emily. Je le vois bien.
Il sentit une rougeur envahir son visage.
Helen le sauva en les rejoignant :
— Voilà, annonça-t-elle, posant un lourd album marron à la couverture
en vinyle à côté d’Emily et en l’ouvrant au hasard.
— Merci, chérie.
La vieille dame caressa le bord d’une des photos comme si elle se
souvenait de la scène que représentait celle-ci. Puis, elle tourna les pages en
arrière.
— Lowenna Fairborne connaissait l’amour, remarqua-t-elle. Enfin, en
tout cas, elle l’a connu un bref moment.
Tayte observa les traits d’Emily, changeant à chaque page, comme si
elle revivait chacun des instants vécus. Maintenant, les photos n’étaient plus
en couleur, mais en noir et blanc, et ils étaient remontés bien avant
l’existence pourtant longue d’Emily.
— Bien entendu, je n’ai jamais rencontré Lowenna Fairborne, dit-elle.
Même pour moi, l’époque est trop lointaine ! Mais son histoire est
exceptionnelle, bien que guère heureuse, j’en ai peur. Pourtant, poursuivit-
elle en tournant les pages et en s’arrêtant sur les clichés, des histoires
comme la sienne trouvent le moyen de se transmettre, Mr Tayte. Ma belle-
mère me l’a racontée, comme sa propre belle-mère la lui avait racontée
avant cela. Je crains que cela n’intéresse pas du tout mon fils, en revanche.
Où est donc David ? demanda-t-elle alors en fouillant la pièce du regard.
— Il avait rendez-vous pour jouer au golf, mère.
Emily eut un sourire.
— Il va pleuvoir. Tu devrais lui dire de prendre un pépin.
Elle rabattit encore une page, ayant maintenant presque atteint le début
de l’album.
— Ah, la voilà !
La photo était petite, à peine plus volumineuse qu’une carte à jouer,
fixée sur un carton un peu plus grand pour empêcher les coins d’onduler.
— Ce cliché a été pris dans les années 1850, expliqua Emily. Quelque
part à Londres. Elle a été courageuse d’effectuer ce voyage à son âge, mais
je suppose que pour qui pouvait se le permettre, c’était alors très à la mode.
Tayte se pencha. La photo montrait une dame âgée aux vêtements
sombres mal définis. Elle arborait une expression très sérieuse sous un
chapeau à bride de couleur plus claire.
— Voici Susan, la mère de Lowenna, expliqua Emily. Je pense qu’elle
devait être âgée d’environ quatre-vingt-dix ans lorsque ceci a été pris. Je
n’ai pas de portraits de la famille de cette époque.
Tayte leva les yeux pour fixer Emily, dont le regard était toujours rivé
sur le cliché.
— Avez-vous jamais entendu le nom de Mathew Parfitt ? interrogea-t-
il.
Emily secoua la tête.
— Non, répondit-elle sans hésiter.
— Et Jane ? Parfitt ou Forbes ?
— Je ne crois pas, non, dit-elle, l’air de s’amuser comme une folle.
Tayte cherchait une autre question à lui poser lorsque la vieille dame
se mit à rire.
— Vous voulez que je vous parle de Lowenna Fairborne, Mr Tayte ?
Ou bien vous préférez continuer d’aller à la pêche aux informations ?
— Toutes mes excuses, dit-il en souriant avec elle. Je vous en prie,
continuez.
Emily ferma les yeux un moment, qui parut durer à Tayte une éternité.
Il se sentait comme un spectateur captif attendant le lever de rideau.
Emily entama enfin son récit :
— Lowenna Fairborne avait tout juste seize ans lorsqu’on l’a envoyée
chez les parents de Susan… Ici, dans cette maison. C’était en 1803.
À l’énoncé de la date, Tayte sentit ses bras se hérisser. L’année de la
naissance de Mathew Parfitt.
— Il y avait eu des problèmes avec son père, poursuivit Emily. Assez
sérieux pour qu’on l’expédie ici sans prévenir. Ce qui fut un choc pour la
famille, parce que Lowenna et son père avaient toujours été très proches.
Emily referma l’album et le poussa en direction d’Helen :
— Lowenna a débarqué un jour seule en voiture à cheval, tard dans la
nuit, avec très peu d’effets personnels, sans même la femme de chambre
avec laquelle elle avait été élevée. Peut-être était-ce simplement pour
calmer les ardeurs de la jeune fille, mais tout le monde savait qu’il y avait
davantage derrière tout cela. Lowenna apportait beaucoup de secrets dans
cette maison avec elle cette nuit-là.
— Calmer ses ardeurs ? répéta Tayte. Elle avait donc un amant ?
Quelqu’un que son père désapprouvait ?
— Oh oui, Mr Tayte. Un fermier, me semble-t-il. Et peu de temps
après l’arrivée de Lowenna, notre côté de la famille à découvert jusqu’à
quel point cette relation avait été poussée. Bien entendu, son père était au
courant, et il avait soigneusement bâti ses plans. Mais quelque chose d’autre
troublait cet homme-là. Quelque chose qui était plus important pour lui que
sa propre fille, semble-t-il.
Les nuages amoncelés dans le ciel avaient renforcé la brise sur la
lande. Les arbres de la forêt de Dartmoor se mirent à bruisser et le voilage
de la fenêtre s’envola. Helen alla le refermer.
— Lowenna a d’abord été inconsolable pendant des semaines,
poursuivit Emily. Vous comprenez, l’amour qu’elle avait connu, même à cet
âge tendre, était assez puissant pour lui briser le cœur lorsqu’il lui a été
retiré. Et porter l’enfant de cet homme n’a fait que rendre la situation
encore plus insupportable.
Tayte laissa enfin aller le souffle qu’il avait retenu. Là, dans la
chambre d’Emily Forbes, il venait de marquer un but. Une grossesse
illégitime, un oncle et une tante qui voulaient désespérément un enfant :
Jane et Lavender Parfitt représentaient le couple idéal pour prendre soin du
bébé comme du leur. Tayte éprouva le sentiment qu’un millier de bulles
explosaient en lui, le rendant soudain très léger.
— Lowenna a tenté deux fois de s’enfuir la première semaine,
continua Emily. Ce devait être une idée fixe, mais où pouvait-elle donc
aller, la pauvre petite ? Dartmoor était une prison parfaite, surtout à cette
époque-là. La deuxième fois, elle a failli en mourir, lorsqu’ils l’ont
retrouvée errant sur la lande. C’est un miracle que l’enfant ait survécu. Je
pense que c’est ce qui l’a empêchée de recommencer.
Emily se tourna vers Helen.
— Peux-tu me passer ce verre d’eau, s’il te plaît, chérie ?
Après avoir bu une gorgée, elle expliqua :
— Quelques mois plus tard, peu après son dix-septième anniversaire
et peu de temps avant que le bébé arrive à terme, Lowenna a appris la
terrible nouvelle de la mort du fermier. On lui a dit qu’il avait été assassiné.
Le choc a manqué de tuer la pauvre petite, en même temps que le bébé
qu’elle portait.
Emily avala de nouveau un peu d’eau et s’interrompit, comme si elle
réfléchissait à ce qu’elle savait d’autre.
— Peut-être aurait-il mieux valu pour cette pauvre enfant qu’elle
meure là, sur le coup.
— Que lui est-il arrivé ? s’enquit Tayte.
— Patience, Mr Tayte, j’y arrive. Voyez-vous, la famille a tenté de
protéger Lowenna aussi longtemps que possible. Mais l’affaire avait été
publique, et suivie peu de temps après d’une pendaison. Lorsqu’elle a fini
par l’apprendre, c’était déjà une vieille histoire à Helford, l’endroit où cela
s’était produit. Quand Lowenna a connu la date du meurtre… eh bien, elle a
aussi compris que c’était le dernier jour où elle l’avait vu.
— Connaissez-vous cette date ? demanda Tayte.
Emily sourit.
— Tout cela s’est passé il y a très longtemps, Mr Tayte. Je ne me
souviens pas l’avoir jamais sue, mais cela s’est passé en 1803. Ce fut une
année très chargée pour la famille, voilà ce que je sais.
La porte de la chambre s’ouvrit et David Forbes passa la tête.
— J’y vais, annonça-t-il. Tout se passe bien ici ?
— Viens t’asseoir, David, suggéra Helen. Nous avons une gentille
conversation, n’est-ce pas, Mère ?
David tapota sa montre.
— Je ne peux vraiment pas. La partie commence dans un quart
d’heure. J’aurai de la chance si j’arrive à temps.
Il expédia un baiser dans la pièce :
— Je monterai te voir cinq minutes en rentrant, Mère, et je te
raconterai tout.
Puis il disparut de nouveau. Même si son expression laissait supposer
qu’elle était censée dissimuler sa déception, Tayte perçut le soupir que
poussa Emily.
— C’est bien mon David, ça, toujours pressé d’aller quelque part,
remarqua-t-elle. Mais quand je ne serai plus là, il me regrettera.
— Mère !
Tayte surprit le clin d’œil d’Emily et lui adressa un sourire
compatissant.
— Alors, savez-vous ce qu’il est advenu de l’enfant que portait
Lowenna ?
— Oh, oui. Environ quinze jours avant le terme, le père de Lowenna
est arrivé pour la ramener à la maison, et il a été très clair sur le fait qu’elle
ne pouvait pas le garder. C’était pour son propre bien, bien entendu, voilà
ce qu’on lui a dit. Et pour le bien de la famille. Mais elle ne pouvait pas
comprendre, la pauvre petite. Comment aurait-il pu en être autrement ?
Emily rendit son verre à Helen après avoir bu une dernière gorgée.
— Elle n’aurait plus rien à voir avec l’enfant, poursuivit-elle. On ne
lui dirait même pas ce qu’il deviendrait, mais je soupçonne qu’elle l’a su.
Sa mère, Susan, était une femme bonne. Comment aurait-elle pu le lui
dissimuler ?
Tayte, lui aussi, savait. L’enfant ne pouvait être que Mathew Parfitt.
— Elle a dû se sentir tellement impuissante, remarqua Helen.
Emily hocha la tête.
— Désespérément impuissante. Son amant était mort, et leur enfant lui
avait été arraché à l’instant de sa naissance. Oui, fit-elle, les yeux luisant
comme des billes de marbre. Oui, 1803 fut une année désespérée pour
Lowenna Fairborne.

C’était la fin du mois d’octobre 1803. Une légère gelée étouffait les
bruits de la nuit, et pour Lowenna Fairborne, elle évoquait un froid oreiller
blanc flottant au-dessus de son visage, prêt à la suffoquer. Sous une pleine
lune qui dérobait toutes les couleurs du monde, les remplaçant par sa propre
palette inimitable, se dressait le domaine de Rosemullion Hall, dans
l’atmosphère cristalline et silencieuse.
Au troisième étage, derrière une haute fenêtre au sommet du pignon
sud-ouest sur la façade du manoir, Lowenna faisait semblant de dormir. La
chambre n’était pas la sienne. Elle était rarement utilisée, et avait à peine
été aménagée dans l’unique but de la délivrer de l’enfant aussi discrètement
que possible. Après l’épreuve, elle avait feint le sommeil, et la sage-femme
l’avait quittée rapidement, venant de temps en temps vérifier que tout allait
bien au cours de la soirée. Mais il était tard, à présent. La sage-femme
n’était pas revenue depuis un moment, et il semblait qu’enfin, elle ne
réapparaîtrait plus avant le lendemain matin. Lorsque Lowenna posa les
jambes par terre et se leva lentement, le parquet aurait dû être glacé sous ses
pieds nus, mais elle ne ressentit rien.
Lowenna connaissait la souffrance. Toutes les souffrances que pouvait
éprouver un être humain. La sienne était née sous la pluie cet après-midi de
mai, la dernière fois qu’elle avait vu son amour, et elle s’était répandue dans
son être tout entier, semblable à une effroyable maladie, lorsqu’elle avait
appris son assassinat. Elle savait la raison de sa mort, tout autant qu’elle
savait qui en était responsable. Et bien que le coffret offert par son père
pour son cinquième anniversaire revête pour elle à présent une telle
importance, elle aurait souhaité qu’il n’ait jamais existé.
Pourtant, à cet instant, elle ne ressentait plus cette douleur.
Celle-ci l’avait abandonnée tout entière en même temps que l’enfant
qu’elle ne verrait jamais ou ne tiendrait jamais dans ses bras, qu’elle ne
connaîtrait jamais. Elle le comprenait maintenant. À présent délivrée de sa
douleur, le gouffre qui l’habitait fut nourri par une singulière détermination,
qui ne distingua et ne sentit plus rien d’autre que son propre but.
La chemise de nuit de Lowenna brilla sous la lune lorsqu’elle
s’approcha de la fenêtre. Elle ressemblait à un fantôme, les traits creux et
tirés, ses longs cheveux ternes toujours collés ici et là sur son visage par la
sueur de l’enfantement. Des taches sombres sur le bas de sa chemise de
nuit, encore humide, témoignaient des complications pendant
l’accouchement, mais elle y était insensible. Elle demeurait là, à fixer d’un
air absent la nuit argentée. Puis elle ouvrit la fenêtre, et l’air glacé mordit
profondément sa peau pâle et bleuie. Mais Lowenna ne tressaillit pas.
Elle grimpa sur le rebord, égratignant ses genoux sur la pierre
rugueuse. Puis, rassemblant ses dernières forces, elle se redressa dans
l’encadrement, penchée comme une fière figure de proue, décidée. Aucune
brise ne soufflait. Il n’y avait pas le moindre bruit. Sa chemise tombait
lourdement sur son corps, alourdie du poids de son propre sang. Trois
étages plus bas, l’ardoise sombre miroitait sous la lune comme une mer aux
flots noirs dont elle savait qu’elle la laverait et la purifierait, la débarrassant
de cette ignoble maladie, rétablissant l’ordre des choses.
CHAPITRE 24

La pluie tombait à verse sur la lande de Dartmoor et sur le dos de


Tayte lorsqu’il regagna sa voiture de location. Il songea de nouveau à Peter
Schofield. Ses derniers mots au téléphone la veille lui revinrent en
mémoire : On peut peut-être se retrouver quelque part ? Mon vol atterrit
demain matin. Si Schofield prenait un vol matinal, ce dont Tayte était
certain, alors il se trouverait à Londres ce soir-là, compte-tenu du décalage
horaire. Il est là-haut quelque part à cet instant, pensa Tayte. Quelque part
au-dessus de l’Atlantique. Il tira son téléphone, pensant qu’il était temps
d’appeler son client. La sonnerie résonna deux fois avant que quelqu’un ne
décroche, et la profonde voix de basse de Sloane vibra dans le combiné.
— Allez-y !
C’était Walter Sloane tout craché. Le seul homme qui, d’un seul mot,
pouvait rendre Tayte nerveux.
Il baissa le volume.
— Bonjour, Mr Sloane. C’est Jefferson Tayte.
— Je le sais, Tayte. Je lis votre nom sur mon écran. Ça s’appelle la
technologie. Alors, qu’est-ce que vous avez pour moi ? J’ai un autre appel
en attente.
Tayte le mit au courant de ses avancées – juste l’essentiel, les points
optimistes et positifs.
— Et je m’apprête à découvrir qui est son père, poursuivit-il, faisant
allusion à l’enfant illégitime Mathew Parfitt et à son lien avec la famille
Fairborne.
— C’est un truc sympa, ça, Tayte. Mais à propos de ce James et de la
famille qu’il a emmenée là-bas ?
— Eh bien, la personne qui a tripatouillé les archives à l’époque a raté
ce détail-là, peut-être a-t-elle pensé que personne ne ferait le lien ; je doute
que cela ait été possible en 1803. Mais avec toutes les avancées
d’aujourd’hui… Parfitt est la clé qui va me permettre d’avancer, j’en suis
certain. J’en aurai davantage pour vous demain.
— D’accord, Tayte, à demain, alors.
Tayte sentit que son client s’apprêtait à raccrocher.
— Mr Sloane ? J’ai reçu un coup de fil de Peter Schofield hier. Il dit
que vous l’avez appelé.
Un rire mordant et sans humour résonna.
— Écoutez, Tayte, je ne sais pas quel est le problème entre vous deux,
et je m’en fiche. Moi, je paie les factures, et le temps nous est compté. Si
Schofield a pris l’initiative, alors je dis que deux têtes valent mieux qu’une.
Si Tayte avait porté une cravate, il aurait desserré celle-ci.
— C’est juste que je travaille toujours seul, protesta-t-il. Je n’ai jamais
été très bon en équipe et je ne suis pas sûr que…
— Je me fiche pas mal de la façon dont vous travaillez, Tayte, coupa
Sloan, faisant de nouveau résonner le combiné. Travaillez avec Schofield,
ou bien utilisez-le de la manière qui vous paraîtra appropriée. Restez
simplement professionnel et faites le boulot. Il ne vous pique pas une partie
de vos émoluments, bon Dieu !
Le brusque silence à l’oreille de Tayte lui apprit que Walter Sloane
avait mis un terme à la conversation. Il ferma les yeux et pencha la tête sur
le volant, sachant que Sloane avait raison. C’était son métier, et il était en
train de laisser les sentiments personnels s’en mêler. Lorsqu’il se redressa, il
se demanda si la perspective de Schofield en train de travailler pour lui
plutôt qu’avec lui n’était pas si mauvaise que ça, après tout. À présent, il lui
fallait simplement réfléchir à la façon de ne pas l’avoir dans les pattes.
Il démarra et quitta l’allée, remontant le chemin en direction de la
route principale. Mais sa réflexion l’obligea à s’arrêter et à éteindre de
nouveau le moteur. Si l’amant de Lowenna avait été assassiné, et qu’il y
avait eu une exécution publique, ainsi que l’avait dit Emily Forbes, alors il
devait être capable d’en retrouver la trace. Il n’avait pas le nom de la
victime, juste l’année du meurtre et le lieu, mais les pendaisons devaient
constituer à l’époque un objet de curiosité morbide tout autant
qu’aujourd’hui. Cela valait la peine de faire des recherches.
Il s’installa sur le siège passager, où il disposerait de davantage de
place, et sortit son ordinateur. Les assises de Bodmin, pensa-t-il tout en
ouvrant Google et en tapant : exécutions Bodmin. Le premier résultat
annonçait une liste des exécutions à Bodmin. Il cliqua sur le lien, et l’écran
afficha une liste chronologique de toutes les exécutions auxquelles on avait
procédé à la prison de Bodmin. Tout en faisant défiler les résultats, son
attention fut distraite par l’étendue des crimes pour lesquels on encourait à
l’époque la peine de mort, crimes aujourd’hui considérés comme des délits
mineurs, tels le cambriolage, le vol de blé ou de bétail. Il n’existait qu’une
entrée pour 1803. La date de la pendaison était le 25 mai. Tayte déchiffra
les détails dans la colonne adéquate : meurtre d’un fermier, Mawgan
Hendry, de Helford.
— But !
Tayte referma son ordinateur et se glissa par-dessus le levier de vitesse
sur le siège du conducteur.
— Vas-y, suis les indices, JT, vois où ceux-ci te portent.
Il disposait maintenant d’un nouveau nom sur lequel se concentrer,
une autre clé qui commençait à tourner dans la serrure, prête à ouvrir une
autre porte. Et celle-ci menait à un meurtre.

Il était 16 h 15 lorsque Jefferson Tayte s’arrêta sur une aire de


stationnement trois kilomètres avant Bodmin. La pluie n’avait cessé de
dégringoler sans relâche depuis Dartmoor, et continuait de tambouriner sur
le toit lorsqu’il appela le Bureau des archives de Truro. En dépit du temps,
il avait roulé vite, mais le Bureau n’allait pas tarder à fermer, et il avait
besoin d’un résultat rapide sur la localisation des archives du procès du
meurtre de Mawgan Hendry. La sonnerie résonna longtemps, et l’écho
d’une voix masculine posée le déçut.
— Bonjour, puis-je parler à Penny Wilson ? demanda-t-il après avoir
écouté l’entrée en matière la moins sincère qu’il ait jamais entendue.
— Elle n’est pas disponible, répondit l’homme.
— Savez-vous quand elle sera libre ?
— Non, je suis désolé. Puis-je vous aider ?
Tayte en doutait, mais il n’avait pas le temps d’attendre.
— Peut-être. J’ai besoin de savoir où sont archivées les minutes d’un
procès pour meurtre qui s’est déroulé en 1803, aux assises de Bodmin. La
date que je cherche est…
— Il faut que vous veniez demain en personne, l’interrompit l’homme.
Nous n’avons pas les ressources nécessaires pour gérer les demandes par
téléphone.
— Si j’avais le temps de venir, je le ferais, rétorqua Tayte.
— Je suis désolé, monsieur, mais…
Ce fut au tour de Tayte de lui couper la parole :
— Écoutez, dites à Penny que j’ai besoin de lui parler. Je dispose de
peu de temps. Dites-lui simplement qu’il s’agit de JT. Elle me connaît.
— Je crois vous avoir déjà dit que Penny n’était pas disponible, contra
l’homme sur un ton maintenant légèrement sarcastique.
Tayte soupira. Cette conversation ne menait nulle part. Il était sur le
point de laisser éclater sa colère, sachant que cela ne lui apporterait rien
d’autre qu’une brève satisfaction, lorsqu’il perçut en arrière-plan un léger
brouhaha, rapidement suivi d’une voix familière très bienvenue.
— Bonjour, puis-je vous aider ?
— Penny ! C’est JT. Qui était ce type !?
La réponse lui parvint étouffée, comme si Penny chuchotait dans le
combiné derrière sa main en coupe.
— Il travaille à temps partiel, expliqua-t-elle. Uniquement le jeudi. Il
est assez sympa, en fait.
Tayte se dit que cela expliquait la situation.
— J’ai entendu mon nom et je suis venue, poursuivit-elle.
— Et j’en suis ravi ! Écoutez, Penny, je sais que je pousse peut-être un
peu, mais j’ai besoin d’un grand service et je n’ai pas beaucoup de temps.
— C’est à propos de l’homologation de ce testament ? J’ai bien peur
de n’avoir encore aucun résultat.
— Non, il s’agit d’autre chose.
Tayte lui raconta où il se trouvait et lui donna les détails de l’affaire
criminelle qu’il avait besoin de consulter.
— La victime était un fermier de Helford, ajouta-t-il. Mawgan Hendry.
— Nous conservons ici les archives qui remontent à cette époque, lui
apprit-elle.
Parfait, pensa Tayte. Comme sur des roulettes.
— Seulement, je suis bien placée pour savoir que les informations sur
ce dossier spécifique ne sont pas ici.
Tayte n’en crut pas ses oreilles. Il laissa tomber son téléphone et fixa
la pluie qui dégoulinait sur son pare-brise. Puis il se demanda comment
Penny pouvait être au courant sans même avoir à chercher. Il y avait
quelque chose d’autre là-dessous. Il entendait encore sa voix, distante et
grêle.
— Excusez-moi, Penny ?
— Je disais juste… Les documents concernant cette affaire sont
manquants, je le sais parce que quelqu’un a appelé un peu plus tôt pour
consulter ce même dossier. Et j’ai dû lui dire la même chose. Sacrée
coïncidence, n’est-ce pas ?
Et comment, songea Tayte.
— Il y a à peine quelques heures de cela, ajouta Penny. Même année,
même endroit. Et lorsque vous avez précisé qu’il était fermier…
— Pouvez-vous me dire qui a fait la demande ?
— Désolée, JT, je ne peux vraiment pas. Nous n’avons pas
l’autorisation.
— Bien entendu, je comprends. Et donc, quels sont les détails du
dossier ? Vous les connaissez ?
— Oui. Nous les avons prêtés pour une exposition. Et à ce que j’en
sais, vous n’êtes pas très loin.
Lorsque la conversation avec Penny s’acheva, Tayte, bien qu’un peu
surpris, savait exactement quelle était sa destination. Il reprit sa route sur la
A38 en direction de Bodmin, s’interrogeant sur les spécificités de cette
affaire qui pouvaient justifier son inclusion dans une exposition sur le crime
et le châtiment.

Le véhicule de location de Jefferson Tayte n’était pas le seul à se


diriger vers l’exposition de Bodmin. Le conducteur de la vieille Mazda bleu
électrique était soudain très pressé de s’y rendre, même s’il n’avait pas
prévu d’y retourner aussi vite. Il agrippa le crucifix en argent suspendu
autour de son cou et s’assura que celui-ci était bien dissimulé.
Ainsi, l’Américain va à Bodmin…
L’ingéniosité de Tayte impressionnait l’homme. Il était clair que le
généalogiste était doué pour son travail, ce qui l’inquiéta dans un premier
temps. Il réfléchit frénétiquement, tentant de déterminer si Tayte avait une
chance de découvrir la vérité. Il ne pouvait pas le laisser faire – cela
gâcherait tout.
Non, pas sans les archives, en conclut-il.
Il était certain que Tayte n’avait aucun espoir de réussir sans cela.
Pourtant, réfléchissant à l’habileté dont l’Américain avait fait preuve, une
ombre d’inquiétude obscurcit son esprit. Quelques instants plus tard, il
sourit tout seul.
— Quelle importance ! S’il approche d’un peu trop près…
Il se pencha pour ouvrir la boîte à gants. Le canon de dix centimètres
du vieux revolver d’ordonnance Webley, calibre 38, de son grand-père
flamboya sous la lumière. Ce n’était pas son arme favorite – bien trop
bruyante. Mais elle pourrait bien retrouver du service sous peu.
CHAPITRE 25

La prison de Bodmin avait été élevée aux alentours de 1778, à l’aide


de vingt mille tonnes de granit local. Au cours de ses années de service, elle
avait été témoin de cinquante-sept exécutions par pendaison, dont
cinquante-trois publiques, qui avaient attiré jusqu’à vingt-cinq mille
personnes. La dernière pendaison publique avait eu lieu en 1862. Après
cela, quatre autres exécutions s’étaient déroulées à l’intérieur des murs de la
prison. Celle-ci avait fermé dans les années 1920.
Se protégeant des éléments pour reprendre ses esprits sous l’arche qui
abritait la loge du gardien, Tayte pouvait sentir l’humidité dans l’air et les
murs. Le porche s’ouvrait entre deux tours circulaires réunies par un toit à
la pente abrupte surmonté d’une flèche centrale. Le bâtiment n’avait que
peu de fenêtres, la plupart à peine plus larges que des fentes étroites
semblables à des meurtrières. Les autres étaient défendues par de lourds
barreaux.
L’heure tardive combinée au temps de chien avait éloigné les touristes.
L’endroit semblait désert. Tayte tenta de scruter à travers un incessant
rideau de pluie, qui s’abattait dans la cour en crépitant comme des milliers
de minuscules feux d’artifice. Le lieu tout entier apparaissait aussi triste et
oppressant que le temps. Le généalogiste était à la recherche du musée de la
prison, où Penny lui avait suggéré de se rendre. Elle lui avait dit qu’il
trouverait là ce qu’il cherchait.
De l’autre côté de la cour, une porte ouverte semblait lui tendre les
bras, et les multiples panneaux bleus qui l’encombraient paressaient
prometteurs. Il fonça en direction des marches, et se retrouva trempé à mi-
chemin. Il bondit à travers l’embrasure et manqua de renverser la femme
qui se trouvait juste là.
— Excusez-moi ! s’empressa-t-il en tendant la main pour la retenir.
La femme eut un rire, et Tayte se joignit à elle. Elle paraissait un peu
plus âgée que lui, vêtue de façon décontractée avec un jeans et un cardigan
vert menthe.
— Je suis bien au musée ? demanda-t-il.
Il avait couru bien trop vite pour déchiffrer les panneaux.
— Tout à fait, lui répondit-elle après avoir regagné son bureau.
— Quel est le tarif ?
La femme lui tendit un dépliant décrivant les diverses attractions.
— 10 livres, s’il vous plaît.
Elle attendit, un sourire figé sur le visage, pendant que Tayte fouillait
dans ses poches à la recherche de monnaie.
— Puis-je avoir un reçu ?
Le dépliant apprit à Tayte que l’exposition qui durait depuis un mois et
touchait à sa fin cette semaine-là avait réuni vingt des plus remarquables
exécutions de la sinistre histoire de la prison. Il interrompit sa lecture en
pénétrant dans la salle pour examiner le haut plafond et les fenêtres voûtées
percées dans l’appareillage de briques nues. Le sol irrégulier était
également de briques et l’usure des ans lui avait conféré une couleur rouge
feu. Des panneaux d’affichage divisaient la salle, éclairés par des spots
halogènes, guidant les visiteurs de la première exécution jusqu’à la
dernière.
La première était celle d’un homme de vingt-et-un ans du nom de
Philip Randall, exécuté sur Bodmin Moor le 7 mars 1795 pour cambriolage.
Les documents de l’affaire originale étaient exposés sous une plaque de
plexiglas, pour les protéger. Tayte s’avança, et remarqua que des pièces à
conviction, y compris les armes du crime, étaient également exposées. Dans
le cas de Sarah Polgrean, une fiole de poison reposait dans une vitrine en
plexiglas. Certains objets paraissaient d’origine, tandis que d’autres avaient
clairement été copiés pour animer un peu l’exposition, accompagnés de
reproductions simplistes décrivant les scènes des crimes et les pendaisons,
ajoutant à l’ensemble une touche de macabre.
Tayte disposait du lieu pour lui tout seul, et s’il avait eu plus de temps,
il aurait apprécié de passer en revue chaque affaire. Mais en l’occurrence, il
progressa rapidement, vérifiant les dates au fur et à mesure, se rapprochant
de l’objet de ses recherches. Au détour d’un mur, il tomba sur une affaire
datée du 25 août 1802. Il y était presque.
C’est alors qu’il réalisa qu’il n’était pas complètement seul.
Un peu plus loin, une silhouette assise, revêtue d’un imperméable noir,
était penchée sur les notes de présentation de l’affaire suivante. Tayte se
rapprocha. Les caractères gras se détachaient sur le panneau : 25 mai 1803.
L’affaire qui l’intéressait. Il poursuivit son chemin avec appréhension,
supposant qu’il s’agissait de la personne qui s’était enquise un peu plus tôt
de l’affaire avec Penny au Bureau des archives.
Il constata en arrivant que l’exposition était incomplète. Les vitrines
étaient brisées et vides. Il fit halte à côté du panneau. La silhouette leva les
yeux et la femme lui sourit brièvement avant de retourner au bloc sur lequel
elle griffonnait. Son imperméable, qui ne révélait que les plis du col de sa
chemise, ses poignets et l’ourlet de sa jupe bordeaux et brun, était sec, et
Tayte conclut de l’absence apparente de parapluie qu’elle devait se trouver
là depuis un moment. Il se fit la réflexion que les bottes noires à talons plats
qui apparaissaient entre l’imperméable et le sol constituaient un choix
judicieux un jour comme celui-ci.
— Un peu macabre, comme endroit, remarqua-t-il en jetant un œil
derrière lui au faux gibet qu’il venait de dépasser, élevé à mi-chemin de
l’exposition pour produire son effet.
La femme esquissa un demi-sourire et hocha la tête, puis continua
d’écrire comme si sa vie en dépendait.
Le regard de Tayte s’attarda sur le panneau. Ils étaient les deux seules
personnes présentes, et il se sentit soudain gêné – prédateur –, comme s’il
demeurait là animé d’intentions peu recommandables, et non en quête
d’informations. Il savait que sa présence ne tarderait pas à la mettre mal à
l’aise, mais il devait rester, et il supposait que l’exposition n’allait pas tarder
à fermer. Il se sentit obligé de fournir une explication.
— Je suis généalogiste, annonça-t-il lorsque le crissement du stylo de
la femme s’interrompit enfin.
Elle leva les yeux.
— Vous savez, les recherches familiales… Cette affaire m’intéresse
particulièrement. Vous de même, semble-t-il, ajouta-t-il en indiquant d’un
geste le stylo toujours suspendu au-dessus de son bloc.
— Oh, vous parlez des notes, fit-elle, le stylo entre ses doigts battant
un tempo allegrissimo, tel un métronome. Oui, c’est un peu ça.
— J’espère que vous ne m’en voudrez pas de poser la question :
lorsque j’ai appelé le Bureau des archives à Truro un peu plus tôt, on m’a
dit que quelqu’un d’autre s’était renseigné sur ce procès aujourd’hui.
La femme parut intéressée, même si elle ne comprenait pas très bien
ce qu’il racontait.
— Oui, je suis allée là-bas.
Tayte tendit la main avec un large sourire.
— Je m’appelle JT. Il semble que nous ayons un intérêt commun.
— Amy Fallon, se présenta la femme.
Tayte se retourna vers le panneau et le texte en gros caractères qui
offrait au visiteur pressé les grandes lignes de l’affaire.
— Je m’intéresse à la victime, expliqua-t-il. C’était l’amant d’une
jeune femme du nom de Lowenna Fairborne.
— Lowenna ?
— C’est cela, répondit Tayte en notant qu’Amy reconnaissait de toute
évidence le nom. J’espère que son amant va me conduire à la famille que je
recherche. Des liens, ajouta-t-il. Je cherche toujours à établir des liens entre
les gens.
— Ça a l’air intéressant, remarqua Amy d’un air distrait, absorbée
dans ses pensées.
— La plupart du temps, oui. Même si quelquefois cela peut être très
frustrant. Et vous, qu’est-ce qui vous a amenée ici ? Le criminel ou la
victime ?
Amy sourit et répondit :
— Le criminel. Il semble que ma maison ait autrefois abrité un ou
deux meurtriers.
Tayte eut l’air impressionné. Amy ajouta :
— Je suis là à cause d’un coffret que j’ai découvert hier chez moi. Je
voulais en savoir davantage sur cet objet, je suis donc allée à Truro ce matin
déterminer qui avait vécu là auparavant.
— Et cela vous a mené à cette vieille affaire criminelle ?
— Pas tout de suite. Un ami a reconnu deux des noms sur la liste. Il
m’a parlé d’un poème publié par le National Trust16; il semble que tout le
monde le connaisse en Cornouailles.
— Un poème ?
Amy désigna du doigt le panneau d’affichage.
— Il a été composé par un fermier du coin, à propos de deux passeurs
du ferry ivrognes. Les gens du National Trust ont été très serviables. J’ai
découvert que le fermier avait été assassiné la nuit où il l’avait écrit, ce qui
m’a ramenée à Truro pour chercher des détails sur le procès.
— Deux itinéraires différents pour aboutir au même endroit, remarqua
Tayte.
Amy acquiesça de la tête :
— Alors, qui est donc Lowenna Fairborne ?
— La fille de James Fairborne, expliqua Tayte. Une famille fortunée, à
l’époque et aujourd’hui. Ils possèdent un domaine au bord de la Helford
River.
— Je le connais. Je dirige le service de ferry de Helford.
Elle s’interrompit, puis, d’une façon qui semblait répondre à sa propre
question, elle demanda :
— Lowenna devait bien avoir une femme de chambre, à l’époque ?
— Bien sûr.
La conversation paraissait un peu décousue à Tayte, mais il voyait
bien que c’était néanmoins parfaitement clair aux yeux d’Amy.
— Je dois rentrer, déclara-t-elle en faisant glisser sa chaise pour
s’écarter du panneau.
— Hé, ne partez pas à cause de moi !
L’explication d’Amy quant à la raison de sa présence sur les lieux
avait soulevé l’éventualité de nouveaux liens qu’il ne tenait pas à perdre.
— Ces vieilles pierres me filent déjà la chair de poule.
Amy parut se réinstaller brièvement, et Tayte s’apprêtait à l’interroger
sur le coffret auquel elle avait fait allusion, lorsqu’elle se leva. Elle rangea
son bloc-notes, et un spot fit briller l’or de son annulaire.
— C’est un anneau intéressant, remarqua Tayte, qui tentait d’entretenir
la conversation.
— Celtique, expliqua-t-elle en lui montrant, et il s’attarda sur le dessin
des cœurs entremêlés et inversés. Écoutez, je dois vraiment y aller, le travail
m’appelle. Bonne chance, ajouta-t-elle en passant son sac sur son épaule.
Ravie de vous avoir rencontré.
Tayte la regarda s’éloigner, glissant un pied l’un devant l’autre comme
un mannequin expérimenté sur le podium, jusqu’à ce qu’elle disparaisse
derrière le panneau le plus éloigné en direction de la sortie. Le silence
tomba instantanément sur la salle, puis il perçut de nouveau la pluie qui
tambourinait contre les vitres. Il s’assit, sortit son calepin et contempla les
grandes lignes du récit en face de lui. Le nom de la victime s’étalait sous
ses yeux, en même temps que le poème dont Amy avait parlé.

Le mardi 17 mai 1803, Mawgan Hendry resta muet sous la pluie de


cette fin d’après-midi, fixant Lowenna qui s’éloignait en courant. Il se
sentait étourdi, comme détaché de la scène, témoin de la vie d’une autre
pauvre âme infortunée, debout à l’abri du large chêne, contemplant sa
propre existence se dérober en même temps que la jeune fille, son sang se
retirer de son propre corps comme emporté dans une gouttière par la pluie
furieuse.
Elle avait disparu depuis de longues minutes lorsque les sens lui
revinrent enfin. Il s’aperçut seulement alors qu’il tenait quelque chose à la
main. Il se souvenait que Lowenna le lui avait donné, mais ce souvenir était
aussi fané qu’un vieux rêve. Il baissa les yeux, pour découvrir un coffret à
la lourde ornementation.
Lorsqu’il trouva enfin la force de soulever le couvercle, le mot placé
sous le cœur en soie qui reposait à l’intérieur lui confirma ce qu’il savait
déjà. Tout était fini. Et il n’avait pas besoin d’aller chercher bien loin la
raison. Il avait toujours su que ce jour viendrait. Sa mère, Tegan, le lui avait
assez répété, lui avait dit qu’un jour, Lowenna n’aurait d’autre choix que de
lui briser le cœur, que leur amour leur serait en fin de compte refusé. En
dépit de cela, les braises de l’espoir avaient brûlé au fond de son cœur,
renaissant tel un phénix à chaque nouveau rendez-vous.

Lorsque Mawgan atteignit Helford Passage, il n’était plus le même


homme que celui qui avait traversé la rivière ce mardi matin pour se rendre
au marché de Falmouth. Il avançait sa charrette sous un ciel lourd et noir, la
pluie s’abattait sans relâche sur son dos, collant ses vêtements comme une
seconde peau drapée sur les contours de ses muscles. Mais le fardeau n’était
rien à côté du poids insupportable qui continuait malgré tout de battre à
l’intérieur de sa poitrine. Ce soir-là, Mawgan Hendry ne voulait pas être
retardé par les passeurs. Il ne voulait qu’une chose, rentrer chez lui, le plus
vite possible. Mais il n’avait pas le choix. Il attendait là depuis bientôt deux
heures.
Si Mawgan avait été capable de ressentir une quelconque émotion,
cela aurait été de la colère. Il sauta de la charrette, et la boue jaillit de ses
bottes lorsqu’il atterrit. Les postérieurs d’Ebryl piétinèrent le sol et Mawgan
lui caressa la crinière d’une main ferme pour la tranquilliser. Il arpenta à
grands pas résolus le ponton de bois au bord de l’eau, qui se balança sous
son poids. Il n’entendait pas même l’écho distant des festivités provenant
derrière lui de la Ferry Boat Inn.
La rivière était aussi sombre et agitée que le ciel. Mawgan tenta de
percer l’obscurité, distinguant à peine les formes indistinctes des navires à
l’ancre. Toujours aucun signe de l’arrivée du ferry. Le vent qui s’engouffrait
dans l’embouchure de la rivière glaçait sa chemise trempée, mais il
demeurait même insensible à cela. Il s’assit sur le ponton, sortit un carnet
relié de cuir qu’il feuilleta sans se soucier de le protéger de la pluie. Il passa
en revue toutes ses vieilles poésies et vers divers, jusqu’à tomber sur une
page blanche. Alors, il se mit à écrire.
Le vent mugissait à travers les bateaux sur la rivière, secouant dans
une danse échevelée les cordages et les voiles, marié au rythme grinçant des
membrures. Lorsqu’il eut fini d’écrire, Mawgan se dressa au bord du
ponton et hurla ses paroles à travers les flots, luttant pour se faire entendre
par-dessus les bourrasques et la pluie cinglante.

De tous les mortels ici-bas


Marins ivrognes, vous êtes les pires que je connaisse
Voici que je suis retenu ici, grandement contre mon gré,
Tandis que ces tristes sires boivent jusqu’à plus soif
Oh Jupiter, accède à ma requête,
Que ces mêmes camarades,
Jamais ne connaissent ni l’enfer ni le paradis,
Mais tirent la rame avec ce vieux Charon de toute éternité,
Et jamais plus ne goûtent ni n’avalent
La moindre goutte de plus

Les derniers mots de Mawgan n’eurent pas le temps de franchir ses


lèvres trempées de pluie. Il n’était pas seul.
16. Association britannique de protection du patrimoine.
CHAPITRE 26

Au musée de la prison de Bodmin, Tayte bascula en arrière sur son


siège, et leva les yeux vers le poème affiché sur le panneau, qui l’obligeait à
rappeler ses souvenirs de mythologie grecque. Mais tirent la rame avec ce
vieux Charon de toute éternité. C’était une apostrophe accablante, aux
accents de malédiction, et Mawgan Hendry était mort le jour même où il
l’avait lancée, comme si un pacte avait été conclu cette nuit de 1803, scellé
de sa vie.
Tayte remonta à ses années d’université. Il avait étudié l’Iliade
d’Homère et l’Enéide de Virgile, ainsi que les trois cantiques de la Divine
Comédie de Dante. Charon était le passeur des morts, personnage donc
parfaitement approprié au poème de Mawgan Hendry à propos des passeurs
ivrognes du ferry. Il condamnait ceux-ci à ramer avec Charon de toute
éternité sur l’Achéron, le fleuve du malheur, faisant passer les ombres des
morts vers le royaume d’Hadès, les Enfers. Tayte sourit, au souvenir des
discussions animées auxquelles il avait participé à l’université, pour
déterminer si Charon exerçait son office sur le fleuve Achéron ou bien sur
le Styx ? La question était à l’époque d’actualité, et le demeurait
probablement encore aujourd’hui.
Il rapprocha sa chaise de la plaque de plexiglas qui protégeait les
documents originaux du procès pour meurtre et jeta de nouveau un œil aux
vitrines brisées, se demandant ce qu’elles avaient pu contenir. Peut-être les
minutes du procès lui fourniraient-elles une indication ? Il s’appuya sur ses
coudes et se mit à lire.
En mai 1803, la silhouette dissimulée qui avait observé l’arrivée de
Mawgan Hendry avec sa charrette à Helford Passage savait qu’il se
trouverait là. Elle avait vu Mawgan se rendre sur le ponton et s’asseoir sous
la pluie. Elle l’avait écouté rugir son poème à travers la rivière. Et à cet
instant, se matérialisant dans la nuit, comme née du vent et de la pluie, la
forme brutale de l’homme jaillit derrière le jeune fermier avec une célérité
tellement improbable pour sa taille que sa victime demeura inconsciente de
la froide présence de la mort jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour la
contrecarrer.
Avec une précision née d’une longue pratique, l’homme encercla le
cou de Mawgan d’une corde sur laquelle il tira d’un coup sec en s’arc-
boutant. Il sentit sa victime se débattre, tenter de frapper de ses poings
fermés. Il vit l’ouvrage qu’était en train de lire Mawgan dégringoler sur le
ponton. Il resserra sa prise sur la corde, tandis que sa victime s’agrippait à
son propre cou, se labourait la peau de ses ongles.
Puis elle s’immobilisa.
Des rafales de pluie s’abattaient en provenance de la rivière. Enfin, sa
victime s’effondra à genoux, et l’homme tomba avec elle, pressant son
visage contre l’oreille de Mawgan.
— Tu sais ce que je suis venu chercher.
Il ne reçut pour seule réponse qu’un faible hochement de dénégation,
mais se satisfit de la réponse.
— Aucune importance, fit-il avec un sourire ironique.
Il ajusta sa prise sur les petites poignées à chaque extrémité de la
corde. Il était maintenant calme et prenait tout son temps. Sa victime ne se
débattait plus, ne luttait plus. Il tendit attentivement l’oreille près de la
nuque de Mawgan, tout en resserrant encore davantage la corde, lentement,
délibérément. Le son qu’il anticipait provoquait chez lui une attente
quasiment insupportable. Puis il le sentit tout autant qu’il l’entendit, et
lorsque le moment délicieux se produisit, lorsque l’os hyoïde de Mawgan se
fractura avec le « crac » qu’il attendait, ses lèvres tremblèrent et laissèrent
échapper un doux soupir de plaisir.
Mais quelque chose sur la rivière le dérangea, réduisant l’instant à
néant. Il leva des yeux habités par la haine, mais ne distingua rien dans
l’obscurité. Sa victime s’alourdit brusquement, l’obligeant à reporter son
attention sur le corps qui s’affalait en avant, pris de soubresauts et de
convulsions. Retenant le poids mort par la ligature autour du cou du jeune
homme, il le laissa glisser jusqu’au sol tout en se relevant, puis appuya une
botte boueuse entre les épaules de Mawgan. Il exerça une dernière longue
traction sur la corde pour être sûr de son fait. Puis son regard surprit une
lumière sur les flots noirs, et il laissa le corps s’effondrer sur le ponton
avant de le tirer dans l’eau derrière lui.

Ce même soir froid et humide de mai 1803, Jowan Penhale et Davy


Fenton se régalaient d’une nouvelle chope de bière au Shipwrights Arms, de
l’autre côté de la rivière. Dos à la cheminée, où le feu crépitait sous les
poutres noircies, ils demeuraient comme d’habitude le regard rivé sur Jenna
Fox, la serveuse, qui s’affairait.
Le temps avait veillé à l’animation de la soirée, poussant les clients à
l’intérieur, leur offrant peu de raisons de quitter les lieux. Un vent fantasque
soufflait dans la cheminée, chuchotant à l’oreille des flammes, les faisant
danser dans l’âtre. Dehors, l’obscurité était tombée très tôt, mais dans
l’auberge, l’ambiance bravait fièrement les éléments. Une chanson s’était
élevée d’un coin de la salle, une mélodie populaire à laquelle tout le monde
s’était joint. Le rythme sourd de la gigue de Cornouailles rudimentaire
emplissait la taverne, et de grosses semelles battaient le plancher.
— On devrait y aller, Jowan, déclara Davy.
Pour la première fois de la soirée, il avait l’air sérieux, en dépit de la
vue qu’il avait de Jenna Fox, qui se penchait de-ci de là, la poitrine secouée
de rires.
— Rattrapé par ta conscience ? répliqua Jowan.
Lui aussi détourna les yeux de Jenna, et fixa Davy comme s’il n’en
croyait pas un mot.
— Et qui diable veux-tu qu’il y ait là-bas ce soir ?
— On ne sait jamais.
— Que des idiots, alors, poursuivit Jowan, et ils peuvent bien
attendre !
Il tenta en vain de rectifier sa chevelure au cas où Jenna lui aurait jeté
un regard. Mais ses épais cheveux bruns n’étaient plus les mêmes depuis
qu’il avait laissé Davy les lui couper.
— Allons au moins jeter un coup d’œil, suggéra Davy, grattant l’étoffe
rugueuse de sa chemise de ses ongles noircis.
— J’ai un meilleur plan, rétorqua Jowan. On siffle une autre bière !
s’époumona-t-il par-dessus la chanson qui lui vrillait le crâne.
— On ira jeter un œil après, alors ?
Jowan hocha la tête avec un sourire.
— Qu’est-ce qui te prend ce soir, Davy Fenton ?
Il soupira en regardant Jenna :
— D’accord, après, si ça peut te rassurer, acquiesça-t-il en vidant sa
chope avant de héler la serveuse : Jenna, ma belle ! rugit-il avec animation
en tirant une pièce de la poche de son gilet de cuir et en l’abattant sur le
comptoir à côté de son verre. Deux autres de tes bonnes bières, s’il te plaît !
Jenna était déjà en train de servir quelqu’un d’autre.
— Tu attendras ton tour, Jowan Penhale !
Jowan et Davy échangèrent un regard malicieux.
— C’est comme ça que je l’aime, avec son tempérament de feu, Davy.
— Moi aussi, renchérit celui-ci.

Lorsqu’ils atteignirent Helford Point, le ponton du ferry était vide,


comme l’avait supposé Jowan. La rivière était d’un noir d’encre et le vent
sifflait à ses oreilles, balayant la pluie avec tant de force qu’elle lui piquait
le visage. Davy se dégagea et tituba en direction du ferry.
— Bon Dieu, on n’y voit rien, souffla Jowan en plissant les paupières.
Merde ! Tant qu’à faire, maintenant qu’on est là, autant traverser.
Davy l’avait déjà précédé, et monté sur le ferry, était en train de
relâcher les amarres.
— On pourra boire une autre bière une fois de l’autre côté ! lança-t-il.
Jowan sourit en sautant sur le ferry avant d’allumer la lanterne.
— Bonne idée ! Tu es sûr que tu ne serais pas mon frère, par hasard ?
Davy haussa les épaules.
— Qui sait ! rétorqua-t-il.
Ils en riaient encore à la moitié de la rivière.
— Regarde, Jowan !
— Qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai cru voir quelqu’un.
Jowan scruta l’obscurité en direction du débarcadère à l’opposé. Il ne
distinguait pas grand-chose, à l’exception des fenêtres éclairées de la Ferry
Boat Inn. Le ferry oscillait sous ses pieds sur les flots agités.
— Je n’y vois toujours rien.
— Ça a disparu. J’ai cru voir quelque chose sur le ponton.
Jowan désigna du doigt une forme qu’il commençait à entrevoir.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Au fur et à mesure de leur approche, la forme gagnait en netteté.
— On dirait un cheval, remarqua Davy.
— C’est un cheval. Il y a aussi une carriole.
— Eh bien, Davy, voilà une sale journée qui se termine plutôt bien. Un
cheval et une carriole. Nous voilà en bon chemin vers la bière.
Davy leva une perche qu’il utilisa pour amortir le choc du ferry contre
le ponton, alors qu’une grosse houle les poussait violemment. Le ferry versa
légèrement et la perche glissa, prenant Davy au dépourvu. Il trébucha et
tomba sur les mains, tandis que Jowan attrapait un cordage sur le ponton et
les halait plus près.
Les deux hommes, occupés à amarrer le ferry et à mettre pied à terre,
ne remarquèrent pas le petit ouvrage relié de cuir trempé, abandonné sur les
planches du ponton. Leur attention était concentrée sur le cheval Shire
attelé à la carriole verte et rouge plus loin sur le chemin boueux.
— Il n’y a personne, souligna Davy.
— Il doit être à l’intérieur en train de prendre un verre, observa Jowan.
— Il y a l’air d’avoir du monde, poursuivit Davy en regardant
l’auberge.
Ils échangèrent un sourire. Davy entreprit d’aller chercher le
propriétaire de la carriole tandis que Jowan demeurait à côté, davantage
intéressé par le chargement. À sa grande déception, la voiture était presque
vide : elle ne contenait rien d’autre que quelques légumes abîmés.
Mais quelque chose attira son regard.
— Attends, Davy !
Celui-ci s’arrêta net, regardant alternativement son ami puis l’auberge.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? chuchota-t-il.
Jowan grimpa sur la carriole et s’assit. Il tira sur ses genoux un
havresac qu’il entreprit de fouiller.
— Regarde-moi ça ! jeta-t-il un instant plus tard.
Il brandit en la balançant avec un sifflement appréciateur une bourse
bien garnie. Puis il fouilla de nouveau le sac des yeux.
— Laisse ça, Jowan, on va se faire prendre.
Davy fixait maintenant l’auberge, et Jowan parut envisager
l’éventualité. Il fourra la bourse dans sa poche et referma le havresac.
— Allons-y, alors. Rebroussons chemin ! jeta-t-il en sautant de la
carriole au milieu des éclaboussures de boue.
— Tu ne vas pas la prendre ? fit Davy.
Jowan regagna le ponton.
— Pourquoi pas ?
Davy ne répondit rien. Il demeura figé sur place, comme à la
recherche d’une réponse, sans en trouver aucune.
— Personne ne nous a vu arriver, expliqua Jowan lorsque Davy le
rattrapa. Et personne ne nous verra repartir – à moins que tu ne comptes le
cheval.
Il ouvrit la lanterne du ferry, et le vent souffla la flamme avant qu’il ait
eu le temps de le faire.
— C’est parfait. Comme si nous n’avions jamais été là, ajouta-t-il en
bondissant sur le ferry, et détachant l’amarre, impatient de regagner les
ténèbres de la rivière.
Avec un sourire imbécile radieux, Davy poussa le ferry.
— Ça, c’est de l’argent facile ! Facile…

Une ombre noire reposait tranquillement juste sous la ligne de


flottaison, semblable à un rocher. L’homme avait tout vu, avait observé
Jowan prendre le havresac dans la carriole, et les avait maudits entre ses
dents. L’unique objet qu’il était venu chercher ici venait de lui échapper.
Tandis que le ferry s’éloignait du ponton, la silhouette sombre laissa
doucement échapper de dessous lui le corps sans vie dont il détacha la
ligature qui encerclait sa nuque. Une porte s’ouvrit à l’auberge, et le
brouhaha s’amplifia, la lumière répandue par l’ouverture faisant briller
l’espace d’un instant le crucifix en argent suspendu autour du cou de
Mawgan. La silhouette sombre s’empara du crucifix, mouchant le reflet
aussi facilement qu’il avait éteint la vie de Mawgan. Puis il reprit son
immobilité – de nouveau, semblable à un rocher.

Lorsqu’ils regagnèrent Helford Point de l’autre côté de la rivière,


Jowan et Davy amarrèrent rapidement le ferry pour la nuit. Il ne leur avait
jusque-là jamais traversé l’esprit, ni à l’un ni à l’autre, que quelqu’un
pouvait les voir en train de ramener le ferry ; que quelqu’un saurait alors
qu’ils avaient traversé. Mais le temps était toujours aussi exécrable. Le vent
n’avait pas faibli, la nuit était toujours aussi sombre et la pluie aussi forte
que lorsqu’ils avaient traversé en direction de Helford Passage. Il n’y avait
personne dehors lorsqu’ils débarquèrent.
Davy s’éloigna à grand pas du ferry et du ponton, sans ralentir jusqu’à
ce qu’il atteigne le chemin du village.
— On va avoir besoin d’un autre verre, n’est-ce pas, Jowan ?
— Et comment, Davy ! Un grand verre.
Jowan sentait la bourse bien pleine à travers la poche de son vieux
pantalon, et accéléra l’allure tandis qu’ils arrivaient en vue du Shipwrights
Arms au bord de l’anse. L’endroit paraissait toujours aussi animé, et avant
d’entrer, il retira son manteau, dont il enveloppa le havresac pour dissimuler
celui-ci. Le paquet avait des coins un peu durs, mais lorsqu’il en eut fini,
celui-ci ressemblait à un tas de chiffons trempés.
Jenna Fox parut surprise de les voir de retour aussi tôt. Mains sur les
hanches derrière le bar, elle fit rouler ses seins sous leur nez tandis qu’ils
approchaient :
— Impossible de vous passer de moi, hein, les gars ?
— Pas une seconde, répliqua Jowan en s’installant à leur place
habituelle près du feu. Même si je devais rester pétrifié à cette seconde pour
le reste de ma misérable existence !
Jenna éclata de rire. Elle dut surprendre le regard de Davy en train de
reluquer son décolleté, car elle lui pinça la joue, et lui fourra le nez entre ses
seins.
Lorsqu’il se releva, Davy était écarlate.
— Comme d’habitude ? demanda-t-elle en attrapant les chopes.
— Et le meilleur rhum de la maison pour le faire passer, répliqua
Jowan.
Jenna lui lança un clin d’œil :
— J’aime les hommes qui savent boire, taquina-t-elle.
— Alors, un autre pour toi aussi ? fit Jowan avec un sourire.
À leur gauche était assis un homme du village que connaissaient
Jowan et Davy.
— Jago, tant que j’y suis, je peux t’offrir un verre ?
À l’énoncé de son nom, l’homme leva les yeux de sa pipe. Il paraissait
aussi sinistre que le temps.
— Qu’est-ce qu’on fête ?
Jowan et Davy échangèrent un regard en cherchant une occasion.
— C’est mon anniversaire ! mentit Jowan, et ils éclatèrent de rire tous
les deux.
— Pas de client, alors ? demanda Jenna lorsqu’elle revint avec leurs
bières.
Elle posa les chopes puis versa trois mesures de rhum.
— Il n’y avait personne là-bas, s’empressa Davy.
— Ça ne me surprend pas vraiment ! répliqua la serveuse avec un rire.
— Voilà, ajouta Jowan. Il n’y avait pas âme qui vive par cette nuit
pourrie, alors on a attendu un peu, puis on est revenu te voir en quatrième
vitesse, expliqua-t-il en lui coulant un regard séducteur, scrutant la bouche
de la jeune femme qui sirotait une gorgée de rhum de ses lèvres rouge
cerise.
— On n’a même pas traversé, précisa Davy.
Il brandit sa chope, dont il vida une bonne moitié avant de la reposer.
Jowan savait qu’il devait changer de sujet de conversation.
— Désolé, Jago ! Ma chérie, fit-il en se tournant vers Jenna, veux-tu
servir à ce brave homme ce qui lui conviendra ?
CHAPITRE 27

Tayte fut distrait par l’écho de voix à l’entrée de l’exposition. Les


panneaux lui dissimulaient la vue, mais il reconnut la voix de la femme qui
lui avait vendu son ticket à l’entrée. L’autre était un homme. Un autre
visiteur, supposa-t-il. Il est tard, pourtant… Il regarda l’heure : 16:50. Il
n’avait pas remarqué les horaires de fermeture, mais celle-ci ne devrait
probablement pas tarder.
La conversation cessa. Puis Tayte perçut des pas rapides derrière les
panneaux, qui se pressaient à travers l’exposition. Sa curiosité éveillée, il
suivit le son, jusqu’à ce que celui-ci s’interrompe brusquement et que le
silence retombe. Le visiteur devait être venu voir quelque chose de
spécifique, comme lui. Peut-être ce nouvel arrivant savait-il qu’il ne lui
restait pas beaucoup de temps avant la fermeture du musée, et était-il pressé
de parcourir le lieu.
Tayte reporta son attention sur les documents de l’affaire et déchiffra
le compte-rendu de la mère de Mawgan Hendry, Tegan, sur les objets que
transportait son fils le jour où il avait été assassiné, disparus de sa carriole et
présumés volés : son havresac et la recette du marché. Son livre de poèmes
avait été retrouvé, et Tayte se demanda s’il s’agissait d’un des objets
manquant dans les vitrines. Il poursuivit sa lecture, prenant connaissance
des autres biens décrits par Tegan Hendry, et qui s’étaient révélés plus tard
cruciaux pour nourrir l’accusation.
Le mercredi 18 mai 1803 au matin, le lendemain de l’assassinat de
Mawgan Hendry, une foule était assemblée à l’embarcadère du ferry à
Helford Point. Jowan et Davy étaient en retard, ce qui n’avait rien
d’inhabituel. Ils avaient beaucoup bu la nuit dernière, même à l’aune de
leurs habitudes, vidant quasiment leur bourse mal acquise. Et ils avaient
aussi beaucoup dormi. En revanche, ce qui était inhabituel ce matin-là était
l’importance de la foule et la rumeur qui se répandait à toute vitesse.
Le crâne de Jowan résonnait au rythme de ses pas, tandis qu’il
précédait Davy sur le chemin menant au ferry. La tempête de la veille avait
détrempé la terre, et le ciel, bien qu’un peu plus clair, demeurait gris
tourterelle. La pluie s’était transformée en un brouillard humide qui voilait
l’embouchure de la Helford River.
Jowan avait bien conscience qu’ils avaient poussé le bouchon un peu
loin. Il perçut le brouhaha de la foule bien avant de distinguer celle-ci, mais
lorsqu’ils arrivèrent, leur apparition passa bizarrement inaperçue. Il y eut
bien quelques regards, mais pas les invectives habituelles à chaque fois que
les passeurs étaient en retard. La foule paraissait trop excitée et occupée à
ses propres bavardages pour s’intéresser à eux alors qu’ils se frayaient un
chemin en direction de l’embarcadère, saisissant au vol des bribes de
conversation.
— Ils l’ont trouvé pris dans les rochers la nuit dernière, annonça une
voix.
— Vous le connaissiez ? demanda une femme.
Davy ne paraissait pas avoir saisi, mais l’inquiétude de Jowan
grandissait.
— C’est affreux ! dit quelqu’un d’autre. Sa pauvre mère…
Un homme expliquait :
— Ils ont commencé les recherches après la fermeture de l’auberge.
Ils ont trouvé la carriole vide sur le chemin. Et comme elle n’appartenait à
personne de la clientèle, ils ont compris que quelque chose ne tournait pas
rond.
— Et quelle nuit pour une chose pareille, remarqua un autre homme.
Jowan saisit le mot « carriole », et son estomac se noua. Les paroles
suivantes ne lui laissèrent plus aucun doute.
— Il a été dévalisé et étranglé. Il avait des marques horribles autour du
cou.
— On lui a presque arraché la tête ! C’est ce que j’ai entendu.
Arrivé au bord de l’embarcadère, Jowan s’arrêta, réfléchissant à toute
vitesse. Il agrippa Davy en chuchotant :
— Davy ?
Celui-ci paraissait distant, comme s’il n’avait pas entendu un mot des
rumeurs.
Jowan le secoua.
— Écoute, Davy, on a des ennuis.
— Quels ennuis ?
— Tais-toi, fit Jowan, qui tira son ami de la foule et le regarda dans les
yeux. Retourne à la maison, souffla-t-il d’une voix à peine audible. Tu dois
cacher le sac… celui de la nuit dernière !
Davy ne parut pas comprendre.
— Je t’expliquerai plus tard. Vas-y ! jeta-t-il en lui faisant faire demi-
tour et en lui chuchotant à l’oreille : tu sais où le mettre.
Davy parut enfin percuter aux mots « ennuis » et « sac », et hocha la
tête, les yeux écarquillés, tandis que Jowan le repoussait dans la foule.

Plus tard ce soir-là, deux hommes s’entretenaient à voix basse dans le


coin feutré d’une salle humide à peine éclairée, où flottait une odeur de
feuilles en décomposition. Leurs ombres se projetaient sur le mur, l’une
plus grande que l’autre, et pourtant toutes deux similaires dans leur
grossièreté. La lanterne posée au sol au milieu était noircie de tous côtés, et
le peu de lumière projetée était orienté vers l’intérieur, à l’écart d’une issue
envahie de lierre et de roses épineuses.
La faible lueur révélait des arêtes de pierre dure et un sol poussiéreux
infesté d’insectes qui menait à un mur percé d’alcôves. Du sommet de
celles-ci, un ange contemplait la pièce, et dans la pénombre, ses traits
apparaissaient étrangement malveillants. Le long des murs sur le côté, des
pierres tombales grises aux inscriptions indéchiffrables émergeaient de terre
comme des pointes de dague, à peine visibles.
— Elle n’y était pas, répéta le plus grand des deux hommes d’une voix
ferme et lente.
— Elle doit y être, dit l’autre, incapable d’y croire. Tu n’as pas regardé
assez attentivement !
— Tu aurais dû me laisser faire à ma façon, contra le grand.
— Comme avec le fermier !?
— J’aurais d’abord fait parler Davy Fenton !
Le plus petit des deux hommes s’anima :
— Un simple vol, c’est tout ce que tu avais à faire ! Juste pour
récupérer la boîte. Maintenant, il va y avoir une enquête ; imagine toute
l’attention que ça va attirer !
Il plongea la tête dans ses mains, puis ajouta en relevant les yeux :
— Et le crucifix ?
Le grand hocha la tête.
— Bien, fit l’autre en sortant un rouleau de papier de son manteau.
Donne ça au bedeau, et assure-toi que personne ne te voie.
Il ramassa la lanterne sur le sol et l’éteignit. L’obscurité devint totale.
— Espérons que le coffret demeure caché pour l’instant.
Il se dirigea vers la porte et un vif rayon de lune argentée perça le long
du chambranle.
— Une fois que tu auras transmis ce message, nous disposons de tout
le temps nécessaire pour fouiller Ferryman Cottage.

Jowan Penhale n’avait pas dormi de la nuit, l’esprit tourmenté. Davy


et lui avaient passé toute la soirée blottis autour d’une bougie, réfléchissant
au mauvais pas dans lequel ils se trouvaient, jusqu’à ce que Jowan finisse
par en conclure qu’ils étaient tirés d’affaire. Il était certain que personne ne
les avait vus la nuit précédente, lorsqu’ils avaient découvert la carriole de
Hendry, et il savait que le havresac volé était dissimulé de la meilleure
façon qui soit. Ayant laissé Davy en bas dans un état d’inconscience
provoqué par le rhum, il était enfin sur le point de sombrer lui-même
lorsque la paix du petit matin se trouva rompue.
Plusieurs bruits résonnèrent en même temps, conspirant à briser le
silence. Au croassement des corbeaux se mêla l’écho du bois fendu en
éclats et du verre se brisant sur un sol carrelé. Puis des voix résonnèrent
sous le plancher, des voix pleines de colère, qui transmirent un message
aisément reconnaissable aux occupants de Ferryman Cottage, contredisant
les précédentes conclusions de Jowan.
Ses premières pensées furent pour Davy.
Avant que le dernier homme ait pénétré dans le cottage, Jowan se
précipita dans les escaliers, uniquement préoccupé de prévenir son ami. Il
percuta de plein fouet le premier individu qui montait. Il balança un coude
au visage surpris de l’intrus et l’envoya valdinguer en arrière, contre celui
qui le suivait. Jowan bondit, les laissant derrière lui. Il atteignit la pièce où
il avait laissé Davy, et où il fut accueilli par un ensemble de figures
menaçantes. Il découvrit Davy étendu au sol, le visage et les cheveux
ensanglantés, puis l’homme debout au-dessus de lui, brandissant le maillet
symbole de sa fonction avec lequel il venait de le frapper. Jowan eut à peine
le temps de comprendre ce qui se passait avant de se sentir lui-même
tomber. Il s’effondra à genoux et glissa face contre terre sur le plancher
rugueux.
Lorsqu’il revint à lui, Jowan était installé à table en face de Davy,
comme il l’avait été plus tôt dans la soirée, sauf qu’ils étaient maintenant
tout deux menottés, et à en croire la tête de Davy, tous les deux blessés.
Davy comprimait les pans de sa chemise sale sur l’entaille qui partait de son
front jusque dans ses cheveux, où elle demeurait invisible. Ils se
regardèrent, et Jowan se fit la réflexion qu’il n’avait jamais vu Davy aussi
effrayé. La pièce empestait une odeur de vomi mêlé de rhum.
— Ce n’est pas trop tôt, articula une voix grêle.
Jowan considéra la pièce pleine de monde. Plusieurs hommes à l’air
solennel lui rendirent son regard. Certains portaient des lanternes, d’autres
des massues rudimentaires mais efficaces. Puis il surprit l’éclat cuivré de la
garde d’une courte épée : un coutelas, dont la lame était encore dans son
fourreau. Il reconnut immédiatement le constable paroissial local. Tout le
monde au village le connaissait, et peu de gens éprouvaient du respect pour
lui.
Chaque année, on désignait un constable paroissial, dont le mandat
durait douze mois. Chaque paroisse en avait plusieurs, appuyés par les
veilleurs de nuit et des gens du village si l’arrestation requérait un plus
grand nombre. Devenir constable paroissial était l’équivalent d’être désigné
comme juré ; tout le monde devait prendre son tour. La plupart des gens
détestaient la fonction, certains tentaient même de s’y soustraire par des
pots-de-vin, ou bien employaient les services de suppléants rémunérés.
Mais pas Peder Trevanion. Lui adorait jouir de son autorité.
Lorsqu’il se trouvait chez lui, il affichait le maillet représentatif de sa
fonction à l’extérieur comme un trophée, pour que tout le monde dans le
village connaisse son statut. Ce maillet était l’ancêtre de la matraque du
policeman, en général plus court, deux fois plus long que la poignée et
souvent surmonté d’une couronne à l’extrémité. Il était extrêmement
décoré, en cuivre, os ou bois, et quelquefois creux pour transporter un
mandat d’arrêt. Le but était de tapoter l’épaule de la personne mise en
arrestation à l’aide du maillet – le mandat était alors notifié.
Le maillet de Peder Travanion ressemblait davantage à une massue.
Taillé dans un bois dur, il était assez simple. L’extrémité professionnelle
était un bloc carré peint en noir avec une couronne rouge et la date de sa
désignation sur le côté. Et Trevanion aimait s’en servir. Le tapotement
habituel sur l’épaule ne représentait à ses yeux qu’un acte qui lui retirait
l’avantage de la surprise. Lorsque Trevanion vous arrêtait, le tapotement
arrivait bien plus tard, et l’homme petit et presque féminin n’était jamais
plus courageux que lorsqu’il avait la loi de son côté et sous ses ordres un
nombre d’hommes conséquent.
— Je commençais à penser qu’on allait y passer la nuit, déclara-t-il en
approchant de la table. J’aurais pu vous tuer tous les deux pour résistance
aux forces de l’ordre. Mais nous ne tenons pas à priver le public de son
divertissement, n’est-ce pas ? fit-il en se penchant sur la table.
— Qu’est-ce qu’on est censé avoir fait ? demanda Jowan.
— Oh, je crois que vous savez très bien.
Jowan afficha un regard vide et Davy se mit à trembler.
Trevanion claqua des doigts.
— Vite !
Un homme avec une lanterne s’avança et tendit quelque chose à
Trevanion, qui manipula l’objet puis le laissa tomber. Un crucifix en argent
brilla à l’extrémité d’un cordon de cuir.
— Donc, vous ne savez pas à qui appartient ceci, ou pourquoi il se
trouve dans votre maison ?
— Ce n’est pas notre maison ! protesta Davy, incapable de se réfréner.
Trevanion abattit avec force son maillet sur la table, fendant le bois.
— Tu crois que je ne sais pas que cette maison n’est pas à toi, espèce
de sac à puces !
Il leva son maillet sur Davy, qui faillit tomber de sa chaise.
Trevanion se mit à rire, puis brandit le crucifix devant les yeux de
Jowan.
— Vous avez tous les deux de sacrés ennuis. Vous feriez mieux de
coopérer.
— Je ne l’ai jamais vu, affirma Jowan. C’est la vérité !
Trevanion glissa le crucifix dans la poche de son gilet et sourit.
— Alors, explique-moi…
Il se tourna vers ses hommes, l’air très content de lui :
— Comment cet objet a pu passer du cou d’un mort pour atterrir dans
une cruche sur la cheminée dans la pièce voisine ?
Un rire sarcastique s’échappa de ses lèvres minces et il se retourna
vers Jowan :
— Je suis sûr que tout le monde sera ravi d’entendre ton explication.
Les hommes qui l’accompagnaient demeurèrent silencieux,
impassibles. Aucun d’entre eux ne semblait partager les tendances sadiques
de Trevanion.
Jowan réfléchit de toutes ses forces. Ils étaient saouls comme des
barriques, pourtant il était sûr qu’il se serait souvenu avoir découvert un
crucifix en argent, et il était bien certain que si cela avait été le cas, il
l’aurait dissimulé mieux que cela. Il ne disposait d’aucune explication, mais
il comprenait parfaitement ce que cela impliquait.
Trevanion soupira.
— Pourquoi n’avoues-tu pas maintenant, hein ? Qu’on soit
débarrassés. Tu épargneras beaucoup de soucis à tout le monde. Et toi ? fit-
il en transperçant Davy du regard. Tu ne tiens pas à faire perdre son temps
au juge, n’est-ce pas ?
Davy secoua la tête et Jowan se redressa d’un bond.
— Laissez-le tranquille !
Trevanion enfonça l’extrémité de son maillet dans le cou de Jowan et
l’obligea à se rasseoir sur son siège. Puis il se retourna vers Davy, qui avait
l’air sur le point de vomir de nouveau.
— Allons, mon gars ! lança Trevanion. Fais ton devoir.
— Ferme-la, Davy Fenton !
Un coup asséné par un des hommes épargna à Trevanion de se donner
cette peine, ou bien lui en retira le plaisir. Jowan s’effondra, et roula
lourdement sur le sol.
Davy bondit alors, expédiant sa chaise à travers la pièce.
— On n’a tué personne ! hurla-t-il.
Il recula contre le mur, ses mains menottées tendues en vain devant lui
tandis que les hommes du constable le cernaient.
Trevanion secoua la tête en regardant Davy.
— Ce serait trop d’attendre un peu d’honnêteté de types de votre sorte,
déclara-t-il. Mais je veillerai à ce que vous vous balanciez tous les deux au
bout d’une corde, souvenez-vous-en !
Un rictus cruel s’étira sur son visage, il rangea son maillet dans son
étui et gagna la porte.
— Emmenez-les. Ils vont répondre de leurs actes devant le juge.
CHAPITRE 28

L’homme qui était entré visiter l’exposition de la prison de Bodmin et


avait distrait Tayte reprit sa marche de l’autre côté des panneaux
d’affichage. Brusquement, l’unique son qui résonna dans le musée vide
attira de nouveau l’attention de Tayte, l’arrachant à sa lecture d’un passage
qui lui apprenait que le sac de Mawgan Hendry – un havresac de gros tissu
contenant sa bourse – n’avait jamais été retrouvé.
Tayte tendit le cou, suivant la progression des pas vers l’endroit où il
savait que l’homme allait apparaître. Sa curiosité était maintenant bien
éveillée. Les avertissements de la veille l’avaient laissé sur ses gardes, et
son crâne endolori lui rappelait que quelqu’un, quelque part, voulait se
débarrasser de lui. Mais à l’instant où Tayte s’attendait à voir apparaître
l’homme, la salle retomba dans le silence. Sa nuque se hérissa, et il fut
incapable de détourner le regard, aussi ridicule que la situation puisse lui
paraître. L’homme devait venir par là, il le savait. Il tendit l’oreille, sans
rien saisir d’autre que la pluie au-dehors, un peu plus faible néanmoins,
comme des parasites de radio crachotant en arrière-plan de son esprit
concentré.
Une porte claqua du côté de l’entrée. Tayte sursauta, et il se pencha
d’instinct en direction du son. Puis il perçut ce qu’il crut être un lourd
verrou grincer dans ses guides de fer. Les pas reprirent. Il se tourna, prêt à
voir enfin apparaître l’homme, mais il demeura tout seul. Le visiteur tardif
était reparti par là où il était venu.
Tayte éprouva l’envie de se lever et de lui barrer le passage à la porte –
pour découvrir son identité. Au lieu de cela, il se moqua de lui-même,
surpris de la fragilité de son état de nerfs. Il était ridicule de penser que qui
que ce soit ait pu le suivre. Il écouta les pas qui progressaient rapidement
sans s’arrêter tout le long du chemin vers l’entrée. Il saisit un bref échange
de paroles, trop bas pour comprendre quoi que ce soit, puis le silence
retomba. Il en conclut que l’une des portes devait encore être ouverte,
laissant au visiteur le loisir de sortir, mais le bruit de serrure qu’il avait
auparavant entendu laissait supposer que l’endroit fermait. Il reporta son
attention sur les documents du dossier, s’attachant maintenant à la lecture
des minutes du procès devant le tribunal séculier de Jowan Penhale et Davy
Fenton, accusés de meurtre sur la personne de Mawgan Hendry et du vol de
ses possessions, pour lesquels ils plaidaient non coupables.
Le témoignage sous serment de Peder Trevanion, qui avait découvert
le crucifix et l’arme présumée du meurtre à Ferryman Cottage, s’était avéré
une preuve de poids contre les accusés, qui furent sommairement internés à
la prison de Bodmin dans l’attente de leur procès. Les témoignages de
Jenna Fox et de deux habitués du Shipwrights Arms, qui y buvaient la nuit
où le corps de Mawgan Hendry avait été tiré de la rivière, attestèrent qu’ils
avaient vu les accusés quitter l’auberge ce soir-là et y revenir peu de temps
après d’excellente humeur et dans des dispositions généreuses inhabituelles.
Le comportement de Jowan et Davy cette nuit-là fut décrit à la cour
comme : « Ils se lâchaient comme s’ils avaient les poches bien pleines », ce
que l’accusation avait interprété comme le fait que les passeurs avaient volé
la bourse de Mawgan Hendry après l’avoir assassiné, puis avaient
immédiatement gaspillé l’argent au Shipwrights Arms, preuve de leur
conduite insensible et sans pitié.
Tayte découvrit comment la mère de Mawgan avait identifié le
crucifix en argent découvert à Ferryman Cottage le matin de l’arrestation,
déclarant qu’elle l’avait donné à Mawgan pour son dix-huitième
anniversaire. Elle s’était effondrée à la barre lorsqu’on lui avait demandé
d’examiner l’objet, et qu’elle avait appris que le cadeau destiné à délivrer
son fils du mal était considéré comme l’arme du crime.
La défense de Jowan et Davy n’avait guère été qu’une formalité. Une
seule contestation remarquable avait été soulevée à la fin du contre-
interrogatoire des témoins : elle concernait l’information qui avait mené à la
découverte du crucifix. La défense avait demandé au tribunal d’identifier la
source de l’information et contesté sa validité en tant que preuve recevable,
étant donné les circonstances. Mais la contestation avait été réduite à néant
par la production d’une lettre non signée qui affirmait que son auteur, bien
que se sentant obligé d’accomplir son devoir pour que la justice puisse être
rendue, souhaitait demeurer anonyme de peur de représailles. Le récit
correspondait tellement bien à la nature particulière du crime, détaillant des
faits qui ne pouvaient être connus que de quelqu’un qui avait été témoin en
personne de cet acte abominable, que la lettre avait été considérée comme
une preuve recevable.
Une main sur l’épaule de Tayte le fit sursauter.
— Nous n’allons pas tarder à fermer, prévint la femme au cardigan
couleur menthe. Désolée, ajouta-t-elle, je pensais que vous m’aviez vue.
Il eut un petit rire nerveux.
— Ce n’est pas grave. J’étais à mille lieues de là. Je n’en ai plus que
pour quelques minutes, si cela ne vous dérange pas.
— Bien entendu.
La femme observait les vitrines brisées, et ajouta :
— Du pur vandalisme. Il n’y avait rien de valeur.
— De quoi s’agissait-il ? interrogea-t-il tout en se doutant de la
réponse.
La femme désigna la plus grande des deux vitrines :
— Il y avait dans celle-ci un ouvrage relié de cuir, avec le poème
reproduit là, précisa-t-elle en montrant le panneau d’affichage. Un parent de
la victime l’a légué au musée. Quel dommage. Je ne crois pas que nous le
récupérions jamais.
— Et l’autre vitrine ?
— La plus petite contenait l’arme du crime. Une croix en argent au
bout d’un lien de cuir. Un objet authentique, je pense. Peut-être avait-il une
petite valeur, dans ce cas.
— On a subtilisé quelque chose d’autre ?
Elle réfléchit un instant puis hocha la tête.
— Non, ce sont les seules qui aient été abîmées. Maintenant que vous
le dites, rien d’autre n’a été volé. C’est très bizarre.
Tayte en convenait. Quelqu’un semblait avoir précisément choisi ce
procès-là. Il tâta la bosse sur sa nuque et se demanda si c’était là l’œuvre de
la même personne. Quoiqu’il en soit, il était certain de chercher dans la
bonne direction. Il commença à se poser des questions sur l’identité du
voleur, ce qui l’amena à se demander si Mathew Parfitt, de son côté, avait
eu des enfants.
— Je vous laisse terminer, intervint la femme, qui le quitta aussi
silencieusement qu’elle était arrivée, dans ses souliers de daim à talons
plats.
Tayte revint aux minutes du procès. Dans ses conclusions, l’accusation
avait décrit au tribunal l’arrivée tardive à Helford Passage cette nuit-là de
Jowan et Davy, ivres, comme les témoins de moralité avaient affirmé qu’ils
l’étaient fréquemment. Il avait été suggéré que les deux passeurs étaient
tombés sur le fermier qui attendait de traverser la rivière, et avaient pris
connaissance du poème qu’il venait de composer à leur propos.
L’accusation avait alors soutenu au jury qu’une dispute avait éclaté, et que
Jowan et Davy avaient ensemble volontairement assassiné Mawgan Hendry.
Tayte en arriva au verdict : le jury n’avait guère perdu de temps en
délibérations, ne se retirant brièvement que pour se réunir dans un coin du
tribunal avant de revenir avec un verdict de culpabilité. Tayte imagina
Jowan et Davy à l’écoute de la condamnation devant le juge, poignets et
chevilles enchaînés. Il vit le juge poser sur sa tête un carré de soie d’une
vingtaine de centimètres de côté : la coiffe noire. La cour se levait alors, et
le juge prononçait la sentence :
Jowan Penhale et Davy Fenton, vous êtes reconnus coupables du
crime horrible et contre nature de meurtre à l’encontre de Mawgan Hendry.
Cette cour prononce que vous serez ramenés à l’endroit d’où vous venez, où
vous serez nourris de pain et d’eau jusqu’à mercredi prochain, jour où vous
serez emmenés au lieu d’exécution habituel pour y être pendus par le cou
jusqu’à ce que mort s’ensuive ; après quoi, votre dépouille sera disséquée
et anatomisée, en vertu d’un Acte du parlement établi à cet effet ; et que
Dieu tout puissant aie pitié de vos âmes.
Le toussotement forcé qui s’éleva à l’entrée indiqua à Tayte qu’il était
temps de partir. Il s’étira et s’écarta du panneau d’exposition. À l’instant où
il ramassait son calepin, il remarqua le paragraphe suivant, dissimulé plus
bas. Le titre indiquait : « Au-delà de tout doute raisonnable ? » Ce fut le
point d’interrogation qui l’encouragea à lire :
Trois jours après que Jowan Penhale et Davy Fenton aient été pendus
pour le meurtre de Mawgan Hendry, une femme vint clamer leur innocence.
Tamsyn Brown, une femme de chambre de Maenporth, affirma en outre que
sa maîtresse l’avait envoyée à Helford Passage le soir du meurtre de
Mawgan Hendry pour récupérer un coffret que sa maîtresse avait donné
plus tôt dans la journée au jeune fermier. Elle raconta que sa maîtresse
avait été retenue contre son gré, et qu’elle l’avait implorée de prévenir
Monsieur Hendry qu’il était en danger. Lorsqu’on lui avait demandé
pourquoi elle ne s’était pas présentée plus tôt, avant ou pendant le procès,
alors que son témoignage aurait pu influer sur l’issue de celui-ci, elle avait
affirmé que la peur pour sa propre vie était la raison de son lâche silence,
jusqu’au moment où ses très grandes hontes et culpabilités étaient devenues
des fardeaux trop lourds à porter. Une audience postérieure au procès avait
été programmée le lendemain pour recueillir son témoignage, mais la
femme ne s’était jamais présentée. Aucune allusion au cours du procès
n’ayant pu laisser supposer que Mawgan Hendry ait été en possession d’un
tel coffret, et aucune accusation ni indice n’ayant été auparavant présenté,
le sujet avait été rejeté. La justice avait été rendue. Mais était-ce bien le
cas ?
De nouveau ce point d’interrogation, qui rendit Tayte songeur, ainsi
qu’il était censé le faire. Cependant, il devrait patienter. Cette fois-ci, il vit
distinctement approcher la femme au cardigan. Il fut debout avant qu’elle
n’arrive, trop conscient qu’il n’avait que trop abusé de son accueil.
— Il faut vraiment que je ferme, maintenant.
Tayte eut du mal à distinguer le sourire qui devait accompagner sa
phrase.
— Bien sûr, j’y vais. Merci pour votre patience, s’excusa-t-il.
CHAPITRE 29

Le ciel dehors était plombé. Tayte fut ravi de constater que la pluie
s’était interrompue, et traversa la cour dans l’ombre imposante de la prison
de granit. Ses pensées le ramenèrent à l’anecdote qu’il venait de lire. L’idée
que le coffret qui avait amené Amy Fallon à Bodmin puisse être le même
que celui dont il venait d’apprendre l’existence, celui que Tamsyn Brown
avait été envoyée récupérer auprès de Mawgan Hendry la nuit où il avait été
assassiné, le remplissait d’excitation. Voilà qui pouvait corroborer le récit
de la servante.
Tayte savait qu’il devait revoir Amy. Elle avait fait allusion au fait
qu’elle dirigeait le service du ferry de Helford. Il se dit qu’il pouvait le
lendemain se renseigner dans le village pour découvrir où elle habitait. Il
franchit le porche et sortit sur le parking. Il ne restait plus qu’une autre
voiture maintenant, une Coccinelle couleur crème garée à côté de la sienne,
dont il supposa qu’elle appartenait à la femme du musée. Il ne remarqua le
papier plié sous son essuie-glace qu’une fois dans la voiture, le moteur en
marche. Il coupa le contact et récupéra ce qu’il prenait pour une publicité.
Mais il comprit immédiatement que ce n’était pas le cas en l’ouvrant. Le
papier était sec. Il ne devait pas se trouver là depuis longtemps. Il ouvrit de
nouveau sa portière et se hissa de son siège, un pied dans le véhicule et un
coude posé sur le toit. Il jeta un œil alentour, espérant trouver la personne
qui l’avait laissé, mais tout était calme. Un jeune couple accompagné d’un
chien passa sur le sentier qui longeait le parking. Ils lui jetèrent un regard.
Quelques voitures anonymes le dépassèrent. Celui ou celle qui avait laissé
ce papier ne l’avait pas attendu. Il l’examina plus attentivement. Il s’agissait
de la photocopie d’une page de vieux journal. Une partie entourée au
surligneur vert portait en titre : « Un crime épouvantable ! Le corps de la
disparue retrouvé ».
Le corps de Tamsyn Brown, de Maenporth, a été découvert hier dans
les bois près du village de Constantine. Le rapport du coroner a établi que
la défunte, une femme de chambre anciennement en service à Rosemullion
Hall, a été tuée par un monstre inhumain, après avoir souffert d’attaques
répétées et barbares sur sa personne, qui ont provoqué une hémorragie
massive de ses organes internes. La nuque de la défunte a également été
broyée post-mortem.
Tayte vérifia la date de l’article – jeudi 9 juin 1803 –, un peu plus de
deux semaines après la pendaison. Pourquoi et par qui ce message avait-il
été glissé sur son pare-brise, voilà qui l’intrigua. La bosse de son crâne lui
indiquait qu’il n’avait que peu d’amis en ce qui concernait cette mission. Il
repensa au visiteur tardif du musée, et se convainquit facilement que celui-
ci s’était comporté de façon étrange. Pourtant, la personne qui lui avait
laissé ceci lui offrait très clairement une piste, un lien tangible avec la
famille Fairborne grâce à cette femme de chambre, Tamsyn Brown, qui
travaillait à Rosemullion Hall. Il y avait là quelqu’un qui semblait croire, ou
savoir, que le récit de la femme de chambre était exact.
La femme de chambre de Lowenna…
Tout cela correspondait assez bien. Il se souvint du récit d’Emily
Forbes, qui lui avait appris que Lowenna était arrivée sans sa femme de
chambre. À l’époque, il était inhabituel qu’une jeune lady voyage ainsi
seule, et à en croire Emily, la domestique avec laquelle Lowenna avait
grandi n’était pas venue la rejoindre chez les Forbes – elle n’était jamais
arrivée. Cela dit, si Tamsyn Brown était bien la femme de chambre de
Lowenna, comment l’aurait-elle pu ? Elle était morte.
Et si son témoignage était véridique, réfléchit Tayte, alors le coffret
découvert par Amy était le même que celui que Tamsyn Brown était venue
récupérer ; aucun autre n’aurait pu l’amener à Mawgan Hendry. Le coffret
de Lowenna, pensa Tayte. Encore un autre lien avec les Fairborne. Et un
lien pour lequel les gens étaient prêts à tuer. Il se tâta de nouveau la nuque
et se remémora la menace de mort expédiée sur son téléphone après son
agression. Il lui vint alors à l’esprit que si Amy effectuait des recherches
dans la même direction que lui, elle était également en danger. Voilà qui ne
pouvait pas attendre jusqu’au lendemain matin. Il lui fallait trouver Amy et
la prévenir.
Sur la A39 au sud de Truro, le conducteur de la Mazda 323 bleu
électrique poussait son véhicule jusqu’à ses dernières limites. Il était pressé
d’arriver à destination et se préoccupait fort peu de la circulation de l’heure
de pointe qui grossissait autour de lui. Son excitation grandit lorsqu’il quitta
à toute vitesse la voie en direction de Helston. Il savait qui était Amy
Fallon. Il la surveillait depuis suffisamment longtemps, conscient depuis
toujours de l’importance que revêtait Ferryman Cottage dans la poursuite de
son but final. Il savait que le coffret devait se trouver là quelque part au
cottage.
Il se maudit encore une fois de ne pas s’être débrouillé pour acquérir
l’entreprise d’exploitation du ferry de Helford lorsque celle-ci s’était
trouvée sur le marché. Les choses auraient alors été tellement plus faciles. Il
aurait pu retourner tout à loisir l’intérieur de Ferryman Cottage, et personne
n’en aurait jamais rien su. Il aurait trouvé la boîte il y a bien longtemps,
bien avant que l’Américain ne commence à s’intéresser aux Fairborne.
Fairborne… Il ne put s’empêcher de sourire. Il savait qu’il avait droit
plus que n’importe lequel d’entre eux à ce nom. Je dois trouver ce coffret !
Il était certain que celui-ci avait enfin refait surface. Le fait qu’Amy ait
débarqué au Bureau des archives à la recherche d’un historique de propriété
avait éveillé son excitation. Quant à l’Américain… si le coffret avait bien
été retrouvé, alors il était certain de lui avoir fourni assez d’informations
pour le mener à celui-ci, et avec un peu de chance, amener l’objet à
réapparaître.
Mais il savait qu’il devait être prudent. Il lui fallait surveiller et
patienter encore un peu. Cela ne le dérangeait pas. Il aimait observer Amy ;
il aimait voir ce qu’elle portait et quel livre elle lisait. Il lui trouvait l’air si
paisible lorsqu’elle lisait – semblable à un ange, la tête légèrement penchée
en prière. Il attendait avec impatience de la revoir ce soir.
CHAPITRE 30

Tayte n’avait pas perdu de temps à atteindre Helford Passage. Il s’était


garé le long de la Ferry Boat Inn et se tenait sur la plage de galets à côté du
ponton du ferry, se demandant ce qu’il allait faire maintenant. Le ferry vide
paraissait amarré pour la journée. Il vérifia l’heure : 18:20. Le panneau sous
ses yeux lui indiquait qu’il avait raté la dernière traversée de près d’une
heure et demie. Il n’y avait personne dans les parages.
Son porte-documents commençait à lui peser. Il s’éloigna de l’eau et
jeta un regard en arrière à la Ferry Boat Inn. L’endroit était calme, mais il y
avait plusieurs voitures tout près. Quelqu’un à l’intérieur connaîtrait peut-
être Amy. Il s’apprêtait à traverser l’étendue de galets pour remonter vers
l’auberge lorsqu’un dernier coup d’œil à la rivière le fit s’immobiliser. À
l’avant du ferry, sous l’auvent, un léger panache de fumée semblable à de la
poussière de craie dérivait sur les nuages bas et gris en arrière-plan. En un
clin d’œil, Tayte grimpa sur le ponton et découvrit à l’intérieur du bateau un
individu d’une vingtaine d’années.
Le gamin était allongé sur les sièges en plastique moulé de l’autre côté
du bateau, et hochait la tête en rythme avec la musique de l’iPod qui
reposait sur sa poitrine. Il portait un short bleu et blanc décoré d’un motif de
vague écumeuse et un sweat-shirt bleu marine sur lequel se lisait sur le
devant, dans un mélange de couleurs fluorescentes, « Southwest Airborne ».
Sous le logo, un dessin au trait à prétention artistique représentait un
deltaplane. Tayte en avait des frissons rien qu’à le regarder. La fumée
provenait d’une chose dont le gamin savait sans aucun doute qu’il n’avait
pas le droit de la fumer, ce qui expliquait pourquoi il se dissimulait là. Les
yeux clos, il dérivait avec sa musique là où la substance qu’il consommait
l’avait emporté.
Tayte posa un pied sur le bateau, qu’il se mit à bercer pour attirer son
attention, mais sans autre résultat que d’imiter le roulis. Il frappa de la main
sur l’auvent surmontant le gouvernail.
— Excusez-moi ! appela-t-il.
Il frappa de nouveau l’auvent, un peu plus fort.
— Hé !
Rien.
Tayte grimpa à bord et l’embarcation tangua sous son poids, lui faisant
perdre l’équilibre. Il glissa, tomba et lâcha son porte-documents en même
temps qu’il jetait les mains en avant pour enrayer sa chute. Heureusement
pour lui, ce fut le gamin qui amortit presque tout son poids. Celui-ci
repoussa Tayte tout en bondissant sur ses pieds, l’air désorienté et sur la
défensive. Son iPod se balançait au bout de la sangle autour de son cou, ses
écouteurs pendaient, et son joint flottait dans la rivière.
— Hé, qu’est-ce qui vous prend, mon vieux ? Le ferry est fermé !
Tayte se releva, les mains en l’air comme si on venait de l’arrêter.
– Désolé, j’ai glissé, expliqua-t-il. J’essayais juste d’attirer votre
attention.
— Eh bien, vous avez réussi votre coup ! Bon Dieu !
Tayte s’assit.
— Je ne voulais pas vous faire peur.
Il sortit son mouchoir et essuya ses mains couvertes de poussière
humide.
— Qu’est-ce que vous voulez ? Je viens de vous dire que le ferry ne
fonctionne pas.
— Je sais. J’ai juste besoin de quelques renseignements.
Le gamin au sweat-shirt bleu marine lui lança un regard soupçonneux.
— Quelle sorte de renseignements ?
— J’ai rencontré aujourd’hui une femme qui s’appelle Amy Fallon,
qui m’a dit qu’elle avait un rapport avec le ferry.
— Amy ? Oui, je la connais. C’est elle la propriétaire.
— Eh bien, j’ai besoin de savoir où elle habite.
Le gamin éclata de rire :
— Et vous croyez que je vais vous le dire comme ça ? Je ne sais même
pas qui vous êtes.
— C’est très important, assura Tayte en sortant son portefeuille, dont il
tira la plus grosse coupure qu’il y trouva. Ça vaut un billet de vingt.
Le gamin eut un nouveau rire.
— C’est peut-être juste un boulot d’été, mais ça vaut plus que ça à
mes yeux.
Tayte sortit un autre billet de vingt, et constata que le gamin
commençait à avoir l’air intéressé.
— Pourquoi voulez-vous la voir ?
— Eh bien, répondit Tayte, ça va peut-être vous paraître un peu
dingue, mais je crois qu’elle est en danger.
Le gamin se rapprocha. Il scruta Tayte des pieds à la tête comme s’il
s’apprêtait à prendre ses mesures pour un nouveau costume.
— Je suppose que pour un étranger, vous avez l’air assez inoffensif.
Vous savez quoi ? Doublez la mise et je vous emmène chez elle.
Tayte sourit. Que le gamin en profite pour marchander lui plaisait
bien, mais celui-ci ne faisait pas le poids.
— Emmènez-moi la voir pour quarante, et je ne lui dirai pas ce que
vous faites sur son bateau après les heures de boulot.
Le gamin reconnut sa défaite.
— Marché conclu, fit-il en tendant la main, que Tayte lui serra en lui
glissant deux billets de vingt dans la paume. Je m’appelle Simon, dit-il alors
en passant devant Tayte pour détacher le bateau. Vous avez intérêt à être
réglo.
Alors qu’ils s’éloignaient, Simon tendit à Tayte une perche à
l’extrémité de laquelle était fixé un filet.
— Rattrapez-moi mon pétard quand on passera devant, s’il vous plaît.
Ça coûte cher, cette merde.

À Treath, Simon fit aborder le ferry sur la plage comme s’il procédait
au débarquement sous un déluge de bombes d’un vaisseau d’assaut
amphibie. Tayte tenta de garder son équilibre pendant que la coque du
catamaran glissait sur les galets et s’arrêtait dans une embardée.
Simon fit tomber la rampe d’accès de la proue.
— C’est cette maison-là, dit-il en désignant du doigt la seule
habitation visible.
Une lumière à une fenêtre repoussait la tombée du crépuscule.
Tayte débarqua, effectuant un bond pour éviter l’eau, et enfonça ses
mocassins dans les galets mouillés au-delà d’une mince bande de vase et de
débris de végétation.
— Merci, dit-il en glissant au gamin un autre billet de dix.
Étant donné les circonstances, le tarif paraissait raisonnable.
Simon sourit et fourra l’argent dans sa poche avec le reste.
— Comment allez-vous rentrer ? Je peux vous attendre.
Tayte voyait déjà danser dans les yeux de Simon le sigle des livres
sterling.
— C’est bon, répondit-il. Je ne sais absolument pas pour combien de
temps j’en ai. Je prendrai un taxi.
Il se mit en route, admirant la vedette en teck amarrée à l’extrémité du
jardin. Derrière lui, il entendit le crissement de la rampe d’accès du
catamaran.
— Je préférerais que la boss ne sache rien de tout ça, le héla Simon.
Ou bien de… enfin, vous voyez ce que je veux dire.
Tayte lui lança un sourire.
— Ne vous inquiétez pas. Votre secret est bien gardé.

Tayte éprouva un sentiment de gêne lorsqu’il poussa la barrière et


passa sous une tonnelle chargée de roses qu’une brise arrivée sans prévenir
anima. Elle va penser que je la harcèle, se dit-il, mais il savait qu’il n’y
avait pas d’autre moyen. Il devait lui confier ce qu’il savait. Il suivit la
courbe du sentier dallé de pierres qui menait à la porte d’entrée, et fit
claquer plusieurs fois le rabat de la boîte aux lettres. Il n’y avait ni sonnette
ni heurtoir. Ses paumes commençaient à glisser sur la poignée de son porte-
documents.
Le sourire qui l’accueillit lorsque la porte s’ouvrit dissipa sa gêne,
même si le regard d’Amy était inquisiteur. Elle présentait un tout autre
aspect que lors de leur première rencontre, dans son jeans usé, sa chemise
trop grande et une paire de larges chaussettes grises chinées qui devaient
tenir chaud aux marins par les nuits de tempête.
— Bonjour. Vous vous souvenez de moi ?
Les questions se bousculaient dans l’esprit d’Amy, à en juger par son
expression intriguée.
— Bien entendu, répondit-elle.
Par où commencer ? songea Tayte. Il n’existait aucune façon
d’adoucir l’annonce, aussi se contenta-t-il de jeter :
— Écoutez, je sais que c’est peut-être difficile à croire, mais je pense
que vous êtes en danger.
CHAPITRE 31

Un livre reposait sur un plateau de bois ovale sur un large tabouret en


acajou devant une vieille cheminée. Le livre était ouvert à plat pour garder
la page, et un verre de vin rouge patientait à côté. Amy se réinstalla sur le
canapé, ramenant ses jambes sous elle, puis serra un coussin entre ses bras
pendant que Tayte s’installait dans la bergère à gauche de la cheminée. Son
porte-documents trônait par terre à côté de lui.
— Avez-vous lu le récit de la femme de chambre au bas du panneau ?
demanda Tayte.
— Oui.
Il tira de la poche de sa veste un papier plié.
— Quelqu’un a laissé cela pour moi, sous mon essuie-glace, précisa-t-
il en le tendant à Amy.
Elle le parcourut du regard, lisant le titre à voix haute : « Un crime
épouvantable ! Le corps de la disparue retrouvé ». Elle lut le reste de
l’article en hochant la tête d’un air songeur, comme si cela corroborait une
hypothèse antérieure. Lorsqu’elle releva les yeux, Tayte comprit qu’elle
était troublée.
— Mon mari, Gabriel, a disparu pendant une tempête sur la rivière il y
a de cela deux ans, annonça Amy. Il avait trouvé quelque chose, m’a-t-il
appris un soir – il s’agissait d’un secret, et il allait me le montrer le
lendemain matin. Mais ce jour-là, il est sorti tôt, et n’est jamais revenu. Je
pense qu’il avait découvert le coffret.
Un souffle de vent fit vibrer les fenêtres, et Tayte suivit le son,
contemplant derrière Amy un panorama gris et crépusculaire, d’un regard
distant fixé sur la rivière.
— Ah, les secrets… murmura-t-il, alors que la première rafale de pluie
zébrait la fenêtre. Vous devez savoir qu’hier, j’ai été agressé, annonça-t-il
en reportant son attention sur Amy. Qui que cela ait pu être, on m’a laissé
un mot m’enjoignant de rentrer chez moi. Un autre message m’a menacé de
mort si je n’obéissais pas. Et ensuite, je trouve cet article sur ma voiture,
comme si quelqu’un tentait de m’aider. Si vous avez entrepris de mettre
votre nez au même endroit que moi, vous devez vous montrer prudente.
C’est essentiellement la raison de ma venue.
Il aborda ensuite l’autre raison :
— Je ne veux pas me montrer insistant, mais j’aimerais vraiment voir
ce coffret ?
— Le coffret, bien sûr.
Amy se leva pour se rendre vers le fond de la pièce. Tayte, qui
l’observait avec une impatience à peine dissimulée, la vit ouvrir un tiroir au
pied d’une haute vitrine. Il sentit qu’il se levait spontanément de son siège
pour hâter le moment tandis qu’Amy soulevait quelque chose puis
repoussait le tiroir du pied.
— Étant donné les circonstances, elle est en bon état, annonça-t-elle
en s’asseyant sur le canapé, la boîte sur les genoux.
— But !
— Pardon ?
— Oh, vous savez, c’est une façon de parler dans les moments
décisifs, c’est comme « Waouh, le voilà ! »
Amy eut l’air compréhensif.
— Il est plus grand que je ne l’imaginais, poursuivit Tayte.
Il s’assit à côté d’Amy, qui lui passa le coffret. Il déchiffra les initiales,
et se demanda à qui elles appartenaient.
— Ouvrez-le, lui dit Amy. Il y a un mot à l’intérieur.
Tayte acheva d’admirer les sculptures du couvercle, qu’il souleva pour
découvrir le cœur en soie et le message en dessous.
— Voyez ce que vous pouvez en tirer, suggéra-t-elle.
Tayte déplia le mot et lut à voix haute : « Bien que nous ne puissions
être ensemble, mon cœur sera toujours à toi ». Il déchiffra la signature de
Lowenna et sourit :
— Voici donc bien le coffret de Lowenna.
Toutes les pièces du puzzle se mettaient en place. Il poursuivit :
— Et sa femme de chambre a été réduite au silence parce qu’elle avait
vu le véritable assassin à l’œuvre. Le tuyau anonyme bien commode qui a
mené à l’arrestation des passeurs ne m’avait pas convaincu. Le coup monté
était très facile, avec ça.
— Et le véritable meurtrier s’en est sorti, grinça Amy comme si elle
était directement impliquée.
Tayte acquiesça, supposant que, liée au ferry de Helford, elle devait se
sentir concernée par l’affaire.
— Et celui qui a tué Mawgan Hendry a été assez malin pour ne pas se
montrer. L’affaire paraissait parfaitement bouclée. Un vol qui avait
dégénéré, et justice avait été rendue. Aucun élément ne pouvait impliquer
qui que ce soit d’autre.
— Sauf la boîte, remarqua Amy.
Tayte acquiesça.
— L’assassinat de Hendry n’était pas la conséquence d’un vol qui a
mal tourné. Je ne doute pas une seconde à présent que le tueur cherchait
ceci, dit-il en tapotant le coffret et en fixant Amy d’un regard inquiet.
Quelqu’un d’autre est-il au courant ?
— Juste un ami au village. Tom Laity. C’est le propriétaire de
l’épicerie.
— Vous lui faites confiance ?
— Je suppose. Je le connais quasiment depuis notre arrivée. Il s’est
montré un très bon ami depuis que Gabriel…
Amy se détourna, les yeux fixés sur la fenêtre. Lorsqu’elle regarda de
nouveau Tayte, elle serrait les lèvres, l’air déterminé.
— Depuis la mort de Gabriel, poursuivit-elle en ajoutant : je suis
désolée. C’est la première fois que je pense à lui de cette façon.
— Hé, vous n’avez pas à vous excuser, et je suis sûre que Tom Laity
est digne de confiance. Je me demandais simplement si vous vous étiez
beaucoup répandue sur la question.
— Non.
— Bien. Je suggère de continuer comme ça.
Tayte reprit le mot de Lowenna, ressassant le court post-scriptum :
« Ce qui est à l’intérieur est ce qui compte ».
— Répétez cela, lui demanda Amy.
— « Ce qui est à l’intérieur est ce qui compte ».
Amy prit le papier, qu’elle scruta de nouveau.
— Peut-être est-ce votre accent américain, mais je viens de voir
ressortir là une chose que je n’avais pas remarquée auparavant. À
l’intérieur… ajouta-t-elle, songeuse. À l’intérieur du coffret ? Mais il n’y
avait que ce mot et le cœur en soie.
— Ou bien à l’intérieur de Lowenna ? J’ai découvert aujourd’hui
qu’elle était enceinte lorsque Mawgan Hendry a été assassiné.
Amy en resta bouche bée.
— Et ce n’est pas le pire. Apparemment, elle s’est suicidée la nuit qui
a suivi l’accouchement.
— C’est affreux ! s’exclama Amy en portant ses mains à sa bouche.
Vous pensez donc que Lowenna faisait allusion à leur enfant ? Elle
transmettait à Mawgan que l’enfant était tout ce qui comptait véritablement
et qu’elle l’aimerait toujours, en dépit des circonstances.
— En tout cas, c’est ce que ça l’air de dire, remarqua Tayte. Mais
pourquoi alors avoir envoyé sa femme de chambre récupérer la boîte ? Il
doit y avoir autre chose derrière tout ça. Qu’est-ce qui a changé après
qu’elle la lui ait donnée ?
— Peut-être le père de Lowenna a-t-il fait assassiner Mawgan ? Elle
lui dit dans son mot qu’ils ne peuvent pas être ensemble. Peut-être le père
s’en est-il assuré de façon définitive ?
Tayte secoua la tête.
— Il semble que le coffret constitue le point central, ici, pas Hendry. À
mon avis, lui s’est simplement retrouvé en travers de quelque chose, mais
de quoi ?
Amy ramassa son verre sur le tabouret.
— Je peux vous offrir un verre de vin ? proposa-t-elle.
— Bien sûr, pourquoi pas ?
Pendant qu’Amy le servait, Tayte retourna le coffret entre ses mains,
et admira les détails des sculptures. Les initiales de nacre incrustée
attirèrent de nouveau son attention. Il savait que le coffret était à Lowenna –
le « F » correspondait donc à « Fairborne », mais il avait appartenu à
quelqu’un d’autre avant Lowenna.
— Tenez, fit Amy en lui tendant son verre de vin.
— Merci, dit-il en levant celui-ci. Cul sec ! lança-t-il avec un sourire
espiègle. C’est comme ça que vous dites ici, n’est-ce pas ?
Un sourire s’étira lentement sur le visage d’Amy.
— Si vous tenez à partir, oui17.
— Alors, ce sera plutôt à votre santé !
Il sirota une gorgée et reposa son verre sur le tabouret.
— Comment êtes-vous devenu généalogiste ? l’interrogea Amy. C’est
une profession assez inhabituelle.
— Je suppose, répondit-il, et je vous assure que j’aimerais que ce soit
mieux payé ! La vérité, dit-il en s’adossant au fauteuil, c’est que je n’ai pas
pu faire autrement. Lorsque mes parents sont décédés – mes parents
adoptifs, je veux dire – j’étais encore étudiant. Je cherchais ma voie, mon
but dans la vie. Je n’imaginais pas une seconde être un enfant adopté,
jusqu’au jour où j’ai lu la lettre qu’ils avaient laissée expliquant la situation.
Tout s’est alors éclairci. Or, ne pas savoir qui vous êtes vous ronge, comme
une faim que l’on peut ne peut jamais satisfaire.
— Jusqu’au jour où vous allez le découvrir.
Il acquiesça.
— En tout cas je l’espère, même si je n’ai pas fait de nouvelles
tentatives depuis un moment.
— Pourquoi cela ?
— Oh, je ne sais pas…
Il sirota lentement une nouvelle gorgée tout en réfléchissant qu’il ne le
savait que trop bien. Il se souvenait à quel point il était tombé bien bas la
dernière fois ; à quel point cela avait failli être sa toute dernière fois.
— Je ne dois pas me sentir tout à fait prêt, ajouta-t-il. En attendant,
des missions comme celle-ci me font avancer. Elles nourrissent la faim,
pour ainsi dire. Je me dis que si je reste au sommet de ma forme – que je
continue à trouver les relations pour les autres –, alors je dois être assez bon
pour découvrir les miennes un jour ou l’autre.
— Ça paraît logique. Mais si vous ne retrouviez pas la famille que
vous êtes venu chercher ?
Tayte eut une profonde inspiration, puis expira lentement. Toutes les
réponses qu’il aurait pu offrir l’effrayaient.
— Je dois les trouver, affirma-t-il en fixant le coffret. Je
m’interrogeais sur ces initiales.
Il tira de son porte-documents un bloc A4 – une liste indexée de
l’arbre généalogique des Fairborne – qu’il se mit à feuilleter.
— Quelque part là-dedans, il doit exister une correspondance. Daniel
Fairborne ? suggéra-t-il un moment plus tard.
Ils se regardèrent en secouant tous les deux la tête.
— En voilà un autre, annonça-t-il. Dorothea : naissance, 1683. Décès,
1744. C’est le seul autre nom dont les initiales concordent.
La grand-mère de James Fairborne, pensa-t-il. Il avait trouvé la
connexion.
— Le coffret a été transmis au fil des générations, expliqua-t-il. Il a dû
venir en Angleterre avec la famille que je recherche, et a fini par échouer
entre les mains de Lowenna. Mais il n’aurait pas dû lui être transmis,
ajouta-t-il après avoir réfléchi. Il aurait dû se trouver dans les mains de
Katherine, l’aînée. Ensuite, Katherine l’aurait donné à sa propre fille, et
ainsi de suite. Il est hors de question qu’elle ait pu en faire don à une belle-
sœur, se moqua-t-il.
— Il est peut-être arrivé quelque chose à Katherine, remarqua Amy.
Tayte y avait déjà pensé. Il y pensait depuis Boston.
— On en revient toujours à ce coffret.
Il reprit son examen de l’objet, se demandant de nouveau pourquoi
quelqu’un en 1803 avait désespérément cherché à mettre la main dessus, au
point d’être prêt à tuer pour cela. Cette raison pouvait bien constituer la
réponse qu’il cherchait.
— J’aimerais bien en apprendre davantage, ajouta-t-il.
— Pourquoi pas un antiquaire ? suggéra Amy. J’en ai connu quelques-
uns autrefois, mais…
— Kapowski ! laissa échapper Tayte.
Amy le regarda sans comprendre.
— Julia Kapowski ! Elle est un peu speed, mais peut être susceptible
de nous aider. Je l’ai rencontrée dans l’avion en venant. Elle m’a dit qu’elle
travaillait dans le domaine des expertises d’antiquités, pour des
commissaires-priseurs.

17. Allusion à la formule employée dans les pubs pour prévenir de la


fermeture imminente, et encourager les clients à achever leurs
consommations.
CHAPITRE 32

— Bon sang ! J’ai jeté sa carte de visite, fit-il en engloutissant une


grosse lampée de son verre et en se blottissant dans sa bergère. Julia
Kapowski, pour une boîte de commissaires-priseurs à Boston, ajouta-t-il. Ils
doivent avoir une succursale à Londres, sûrement.
— Vous pourriez appeler l’entreprise pour laquelle elle travaille ?
Il réfléchit, mais fut incapable de se souvenir du nom, auquel il n’avait
accordé que peu d’importance.
Amy se leva et retourna au bureau, dont elle ouvrit l’abattant. Elle
revint quelques instants plus tard avec un ordinateur portable.
— Comment avez-vous dit qu’elle s’appelait ?
— Kapowski. Julia Kapowski.
— Elle est peut-être citée sur le site de l’entreprise. Cela ne devrait pas
être long à trouver, avec un nom pareil.
Tandis qu’Amy s’affairait sur le clavier, le regard de Tayte dériva vers
la fenêtre, vers le paysage nocturne parsemé de lumières de l’autre côté
d’une rivière qu’il distinguait maintenant à peine. Lorsqu’il se retourna vers
Amy, celle-ci riait presque toute seule. Elle fit pivoter l’ordinateur sur ses
genoux, et Tayte découvrit un portrait glamour de Julia Kapowski. Il dut
reconnaître qu’elle présentait bien.
— C’est elle, dit-il. La femme de l’avion.
Il n’en revenait pas qu’elle ait son propre site.
— C’est un blog, expliqua Amy. Je n’ai rien trouvé du côté des
commissaires-priseurs. En fait, il n’est pas remonté grand-chose, sinon ceci,
qui m’a sauté aux yeux.
Tayte lut le titre à l’écran : « Looking for Larry ».
— Le site semble raconter ses tentatives pour trouver l’amour de sa
vie, expliqua Amy, qui battit des cils en prenant une pose affectée.
Puis elle éclata de rire et reprit sa lecture pendant que Tayte regardait
par la fenêtre.
— D’après ça, elle a eu une ribambelle de maris. Aucun d’eux n’a
duré très longtemps.
— Qui est Larry ?
— Ça ne le dit pas.
Tayte saisit un mot par-ci par-là sur l’écran tandis que Amy continuait
à dérouler celui-ci, lisant de temps en temps des extraits.
— C’est une lecture addictive, remarqua-t-elle.
Tayte aperçut alors quelque chose à propos du vol de Kapowski à
Londres quelques jours plus tôt.
Amy cessa le défilement de l’écran.
— Oh, mon Dieu ! C’est vous, n’est-ce pas ?
Tayte avait rougi.
— Ce pourrait être n’importe qui, répliqua-t-il en tentant de noyer le
poisson.
— Mais ce n’est pas le cas, n’est-ce pas ? C’est vous ! lança-t-elle,
tout sourire. Écoutez ça, et dites-moi après qu’il ne s’agit pas de vous !
Elle se força à reprendre son sérieux un instant, le conservant à grand-
peine :
— « Il était installé le long de l’allée centrale et j’avais le siège côté
fenêtre », lut-elle. « Je ne sais pas… à la minute où il s’est assis, il se
dégageait de lui un truc que j’aimais bien. Ce n’étaient sûrement ni ses
manières ni son costume, et il aurait bien eu besoin de perdre quelques
kilos… »
Amy étouffa un rire sur ces derniers mots, puis imitant une actrice de
seconde zone dans une mauvaise scène d’amour, elle articula :
— « Mais il y avait quelque chose dans son regard… il avait de bons
yeux, et je le lui ai dit… »
Elle sauta à la fin du paragraphe :
— « Je lui ai donné ma carte. Il appellera peut-être. Peut-être pas. »
Amy ne put se maîtriser plus longtemps. Elle éclata d’un rire qui
venait des tréfonds et se roula sur le bras du canapé pour étouffer ses
hoquets.
— Je suis désolée, s’excusa-t-elle une fois qu’elle se fut calmée, les
larmes aux yeux.
Tayte tentait de garder son sérieux, mais pris dans le feu de l’action, il
dissimula son sourire dans son verre.
— Et pourquoi fait-elle allusion à vos manières ? questionna Amy.
— Je n’aime pas l’avion. J’ai vécu une mauvaise expérience quand
j’étais enfant. Je suppose que j’étais un peu à cran pendant le vol.
Tayte savait qu’il minimisait quelque peu la vérité. Il était surpris que
Julia Kapowski ait eu une quelconque opinion de lui.
— Il y a un champ pour les commentaires, remarqua Amy.
Tayte comprit à quoi elle pensait. Il n’était pas certain de vouloir
apparaître publiquement, mais il savait aussi que c’était leur meilleure piste.
Il tendit la main vers l’ordinateur.
— Je peux ?
Il ajouta un commentaire : « Bonjour Julia, c’est JT. Nous nous
sommes rencontrés sur le vol de Boston. Merci de m’appeler dès que vous
lirez ceci ». Il ajouta son numéro de téléphone puis envoya son message.
— Elle met le site à jour assez fréquemment, remarqua Amy. On aura
peut-être de la chance. Elle veut que vous l’appeliez, ajouta-t-elle en lançant
un sourire impertinent à Tayte. Cela ne devrait pas être trop difficile de fixer
un rendez-vous.
Tayte leva les yeux au ciel.
— Si j’arrive à entrer en contact avec elle, je suis sûr qu’elle sera à
Londres. Nous serons obligés de lui apporter la boîte, à elle.
Silencieuse, Amy se mordilla la lèvre d’un air songeur tout en
réfléchissant à la meilleure approche à adopter. Puis elle ouvrit le coffret, en
retira le cœur en soie et le referma en y laissant le mot de Lowenna.
— Je vais garder ça, déclara-t-elle en posant le cœur à côté d’elle sur
le canapé. Allez-y tout seul. Vous aurez de meilleures chances de réussite,
dit-elle en lui lançant un clin d’œil, et je ne voudrais pas gâcher votre
rendez-vous !
Tayte tendait la main pour attraper de nouveau son verre lorsque la
sonnerie de son téléphone interrompit la conversation. Il contempla Amy
pendant de longues secondes, puis décrocha.
— JT.
La gorge sèche, il avala un peu de vin et s’étrangla avec.
— Hello !
Tayte demeura incapable de répondre et se mit à tousser.
— JT… vous êtes là, chéri ?
Tayte fut pris d’une nouvelle quinte de toux, puis parvint à articuler
d’une voix enrouée :
— Julia ! Désolé, je viens d’avaler mon vin de travers. Je ne
m’attendais pas à ce que vous m’appeliez aussi vite.
— Oh, j’étais déjà en ligne, répondit Kapowski. J’ai vu votre message.
C’est super d’avoir de vos nouvelles. Je ne pensais vraiment pas que vous
me feriez signe.
Tayte se mit à arpenter la pièce.
— Oui, c’était un coup de chance. J’ai perdu votre carte de visite.
— Pour ça, Internet, c’est génial, remarqua-t-elle. Alors, où êtes-
vous ? Pas loin de ma chambre d’hôtel ?
Tayte perçut un gloussement et grogna :
— Pas vraiment, non.
Il crut entendre en fond sonore un tintement de glaçons contre du
cristal.
— Vous savez, à l’instant où j’ai ouvert la porte, le décor de ma
chambre m’a fait penser à vous, ajouta-t-elle. Des tas de couleurs neutres,
exactement comme votre costume. Alors, c’est à quelle distance
exactement, votre « pas vraiment » ?
— Écoutez, Julia, j’aimerais vous voir, mais ce n’est pas ce que vous
croyez.
— Mais vous voulez vraiment me voir, n’est-ce pas ?
— Oui, tout à fait, demain si possible, mais la vérité est que j’ai besoin
d’un service.
Le silence s’abattit quelques instants sur la ligne. Puis Kapowski
répondit :
— OK, je reste intéressée.
— Génial. J’ai quelque chose à vous montrer.
Après une telle déclaration, Tayte était bien certain que Kapowski
n’allait pas laisser la conversation devenir sérieuse, mais la phrase était
sortie avant qu’il ne puisse s’en empêcher.
— Ouh là, doucement, mon vieux ! Je ne sais pas ce qu’on vous a
raconté sur les filles de Brooklyn… fit-elle en riant à l’oreille de Tayte,
mais tout ce que vous avez entendu est vrai !
Lorsque la conversation s’acheva, Tayte était rouge comme une
tomate. Il rangea son téléphone puis regarda Amy de l’autre côté de la
pièce. Celle-ci l’avait observé attentivement, un sourire jusqu’aux oreilles.
— Je ne veux pas entendre un seul mot, asséna-t-il.

Lorsque son téléphone sonna de nouveau, Tayte avait regagné sa


chambre à Saint Maunanus House. Il n’était de retour que depuis dix
minutes, et son écran lui indiquait qu’il était presque 21:00. L’accueil
exubérant de Peter Schofield laissa affluer une vague de souvenirs
désagréables en même temps que la brusque confirmation qu’il ne s’agissait
pas seulement d’un mauvais rêve.
Schofield avait atterri en Angleterre.
Le moral de Tayte tomba dans ses chaussettes en même temps qu’il
s’affalait sur le lit, incapable de dissimuler sa déception.
— Oh, c’est vous.
Tout en Schofield portait sur les nerfs de Tayte, comme la roulette
d’un dentiste en pleine action.
— Et qui attendiez-vous donc, mon grand ? lança Schofield, qui ajouta
après une pause : laissez tomber. L’important, c’est que je suis là, et dans
les starting-blocks !
Tayte se demanda d’où Schofield tirait son énergie. Lui n’avait qu’une
envie, se coucher.
— Écoutez, il semble que nous soyons destinés à travailler ensemble
sur cette affaire. Je ne prétendrais pas que j’en suis ravi, mais c’est comme
ça.
— Oui, répondit Schofield. Après avoir passé la douane, j’ai trouvé un
message de Wally Sloane qui m’attendait. Je connais le topo, c’est vous qui
menez la barque.
Tayte fut heureux d’apprendre que cela au moins était clair.
— Hé, vous savez, ça ne me pose pas de problème. Je tenais à vous le
dire.
— D’accord, OK, dit Tayte. Quand vous arriverez ici demain, j’ai
quelque chose pour vous. Je vais être absent presque toute la journée, vous
devrez donc vous débrouiller tout seul jusqu’à ce que je revienne. À ce
moment-là, je vous mettrai au courant.
— Comme vous voudrez, Jeff.
Tayte avait déjà concocté la mission qu’il comptait confier à
Schofield. Quelque chose qui l’occuperait toute la journée – qui
l’occuperait et lui ferait regretter de s’être jamais mêlé de cette histoire.
— J’ai besoin de vérifier tous les cimetières du coin, annonça-t-il.
Vous pouvez commencer par où vous voulez. Passez en revue les pierres
tombales et toutes les archives paroissiales locales sur lesquels vous
tomberez. Je vous enverrai par e-mail les noms et les dates que nous
recherchons.
— Je les ai déjà, déclara Schofield.
Ce qui ne surprit guère Tayte.
— Je pars en voiture demain matin à la première heure, ajouta
Schofield. J’ai un véhicule vraiment cool – très british.
— Vous restez à Londres ce soir ?
— Oui. Je pensais faire une petite virée nocturne. Prendre quelques
verres, vous voyez… Et je me reposerai un peu avant de partir.
Se reposer… Tayte était convaincu que Schofield carburait
uniquement à l’adrénaline et au fait de casser les pieds aux autres.
— Ne vous inquiétez pas ! jeta Schofield. Je serai là de bonne heure et
de bonne humeur. Je m’y mettrai tout de suite.
CHAPITRE 33

Vendredi.

L’enveloppe arrivée à Rosemullion Hall paraissait tout aussi innocente


que le reste du courrier de la matinée. Elle était adressée à Sir Richard
Fairborne, et la communication que Manning s’apprêtait à lui passer dans
son bureau le poussa à ressortir le courrier de la poche de poitrine de sa
veste bleu marine pour y jeter un nouveau coup d’œil. Il le retourna entre
ses doigts puis étudia le cachet de la poste de Bodmin pour la vingt-
cinquième fois, sans en apprendre davantage sur l’expéditeur.
Sir Richard Fairborne était le genre d’homme qui n’échouait jamais.
Lorsque les dernières mines d’étain avaient fermé en Cornouailles au début
des années 1990, il avait depuis longtemps déjà entamé sa seconde carrière.
En 1985, le marché de l’étain était mort, et il avait vu venir la chose. Il avait
réussi à conserver les emplois aussi longtemps que possible, et il avait été
un des derniers à sonner l’heure de la retraite, mais il avait très bien mené
sa barque. Il avait su en tirer un profit, même minime, jusqu’au dernier
moment. Il avait su pérenniser aussi la situation d’une communauté qui lui
en était reconnaissante, tandis que lui se détachait de plus en plus des
affaires. La clé du succès consistait à avoir plusieurs fers au feu. Quand un
marché est moribond, un autre émerge.
Politicien à l’âge de la retraite, il avait pris quelques kilos et perdu
quelques cheveux au fil des ans, mais ces années avaient été bonnes pour
lui, et il s’était toujours préoccupé des gens qui avaient fait de lui ce qu’il
était. Il ne leur avait jamais fait défaut, avait toujours tenu ses promesses, et
une fois fixé sur son but, il demeurait inébranlable – même lorsque des gens
bien intentionnés tentaient parfois de le faire dévier de sa trajectoire. Les
systèmes peuvent bien échouer. Pas Sir Richard Fairborne.
La matinée touchait à sa fin, et Sir Richard était tout juste rentré de
Londres. Son cabinet de travail était une petite pièce intime, qui abritait un
bureau et quasiment rien d’autre qui ne contienne des livres ou des papiers.
C’était le seul endroit de la demeure où il pouvait penser et s’exprimer
librement sans peur d’être entendu. La pièce était située au rez-de-chaussée,
sur le devant, et donnait sur d’anciennes écuries transformées en garages
quelques années auparavant. C’était également la moins distrayante des
vues de la maison.
Sir Richard décrocha le combiné sur son bureau et pressa un bouton.
— Merci, Manning.
Un bip résonna lorsque celui-ci raccrocha de son côté.
Son interlocuteur ne perdit pas de temps.
— Vous avez le document que je vous ai envoyé ?
Richard Fairborne sentit son poil se hérisser.
— Je l’ai, répondit-il avec un degré de stoïcisme qui l’étonna lui-
même. Et j’avoue ne pas comprendre en quoi il est d’un quelconque intérêt
pour moi ou ma famille. Vous m’avez dit que vous expédieriez une preuve.
Une chose pour laquelle je serais prêt à payer.
Il ouvrit l’enveloppe et en tira le contenu, qu’il déplia : une feuille
rigide de papier à photocopie A4 portant le scan des dernières volontés de
James Fairborne. Il abattit celle-ci sur le bureau.
— Ce que vous m’avez envoyé ne vaut pas un centime.
Le rire amusé qui répondit à Sir Richard le déstabilisa. Visiblement, il
y avait quelque chose d’autre derrière les apparences.
Le rire s’interrompit.
— Vous avez raison, répliqua son interlocuteur. En soi, le document ne
vaut rien. Mais faites des recherches sur le frère de James Fairborne,
William Fairborne, et vous découvrirez qu’il n’a jamais quitté l’Amérique.
Ses descendants vivent toujours là-bas. Voilà pour qui travaille cet
Américain, Tayte.
Sir Richard scruta le document, prêtant une attention toute particulière
aux mots « légataire universel » et « William Fairborne ». Une nouvelle
perspective se dessina, que son interlocuteur confirma.
— Vous n’êtes pas un Fairborne. Remontez vos ascendants sur deux
cents ans, et vous découvrirez un imposteur, qui a volé un titre de baronnet
et la fortune d’un homme de bien en se faisant passer pour ce qu’il n’était
pas.
Pour la première fois de sa vie, Sir Richard Fairborne se trouva
incapable de répliquer. Son cerveau s’affairait à démêler les implications de
tout cela, dans un silence forcé. Et au lieu de se défendre en réfutant l’arme
du maître-chanteur, il fut incapable de répondre autre chose que :
— Tout ceci est absurde !
— Vraiment ? Je doute que les journaux soient de cet avis. Ils adorent
les histoires de ce genre. Voilà qui va faire des merveilles pour votre
carrière politique – Monsieur le Baron. Sans compter la façon dont les
véritables descendants de William Fairborne vont prendre la nouvelle.
Réfléchissez-y. Vous croyez vraiment qu’ils vont laisser passer ça ? Vous
vivez dans leur maison.
Sir Richard en eut le souffle coupé. Il savait que son interlocuteur
avait raison. Si ce que prétendait celui-ci pouvait être prouvé de façon aussi
facile, alors il était ruiné. La famille serait vouée aux gémonies et la pairie
perdue à jamais. La presse le réduirait en pièces ; la mort brutale de sa
carrière politique ne serait pas belle à voir. Il y aurait par-dessus le marché
un procès à mener, et étant donné tout ce qui était en jeu, la bataille serait
coûteuse, sans aucune garantie d’issue favorable. Ce n’était pas une voie sur
laquelle il voulait s’engager.
— Que comptez-vous faire de ces renseignements, alors ?
— Je ne compte rien en faire. Mais vous allez me payer une somme
considérable pour vous assurer que je n’en fais effectivement rien.
— Et l’Américain ? Il est venu ici aujourd’hui.
— Je sais. Ne vous inquiétez pas de lui. Je garde Mr Tayte en laisse.
— Je ne paierai pas un centime tant que vous ne vous en serez pas
occupé.
Sir Richard s’en mordit la langue. Il lui était insupportable de
s’entendre, incapable de croire à ce que ses propres paroles excusaient, et
suppliaient même cette crapule de faire. Mais Sir Richard Fairborne était un
gagnant. Sir Richard Fairborne n’échouait jamais, et il n’existait pas
d’alternative acceptable sur ce sujet. À n’importe quel prix… Il ajouta :
— Si je marche là-dedans, j’ai besoin de garanties. Personne d’autre
ne doit découvrir la chose.
— Le problème sera réglé avant que nous n’ayons conclu notre
transaction.
— Quelqu’un d’autre est-il au courant ?
— Personne. Ceci est une entreprise strictement privée.
— Inutile de me rappeler tant que ce n’est pas fait.
Sir Richard raccrocha, éprouvant son âge pour la première fois de sa
vie. Ses mains tremblaient, et il repoussa sa chaise de son bureau. Il ne tenta
même pas de se lever. Sa seule pensée était qu’il ne pouvait pas échouer. Il
ferait tout ce qui était nécessaire pour échapper à cela. La famille devait
passer avant tout. S’il perdait maintenant, il perdrait tout. Son existence
toute entière aurait été vaine.

Lorsqu’il regagna le salon de Rosemullion Hall, Sir Richard Fairborne


était sensiblement plus pâle. Celia et Warwick l’y attendaient. Il approcha à
pas lents, son cerveau ressassant en boucle les options limitées qui
s’offraient à lui et les actes inconcevables qu’il venait d’entériner.
La vie d’un homme pour garder un secret…
Il gagna la paire de canapés jaunes sans regarder personne. Il finit par
lever les yeux du tapis devant la cheminée, d’abord sur Celia, puis sur
Warwick, sur lequel il s’attarda.
— Laisse-nous, veux-tu.
Ce n’était pas une question.
Warwick s’apprêtait à partir lorsque sa mère intervint :
— Ce n’est pas la peine, Richard. Il est au courant.
Sir Richard s’assit sur le canapé en face d’eux, trop épuisé pour
discuter. Entre ses mains, la lettre du maître-chanteur attirait leurs regards.
Il la fit glisser sur la table basse.
— Ceci est arrivé un peu plus tôt, déclara-t-il. J’ai bien peur que le
coup de téléphone de l’autre jour n’ait été fondé.
— Que dit la lettre ? demanda Celia.
Warwick se pencha, les yeux rivés sur l’enveloppe.
— Pas grand-chose. Cela ressemble simplement à n’importe quel
testament. Mais si tu y ajoutes quelques faits supplémentaires facilement
démontrables, cela signifie largement plus.
Sir Richard leur fit un compte rendu complet de sa conversation avec
le maître-chanteur – à l’exception de son exigence concernant la disparition
de Jefferson Tayte. Il ignora très largement la présence de Warwick, et
celui-ci se tint à carreau, se contentant d’écouter sans rien dire.
Celia ramassa l’enveloppe, en retira le papier et déchiffra les faits
saillants de la photocopie du testament homologué.
À la lumière de ce qu’elle venait d’entendre, elle parut foudroyée par
les conséquences évidentes, et laissa tomber le papier sur ses genoux.
— Qu’allons-nous faire, Richard ?
Celui-ci soutint son regard :
— Je vais régler cela, affirma-t-il.
CHAPITRE 34

Les jardins de Kensington occupent près de 111 hectares d’espaces


verts royaux entre la Cité de Westminster et les quartiers de Kensington et
Chelsea à l’ouest. Jefferson Tayte était arrivé largement en avance pour sa
rencontre avec Julia Kapowski. Il avait pris le premier train en partance de
Truro, et le long trajet lui avait laissé le temps de réfléchir à ses
découvertes, ainsi que de mettre à jour ses notes. À cet instant, contemplant
le parc depuis la Palace Gate où l’avait déposé le taxi, il ne lui restait plus
qu’à découvrir où se trouvait la statue de Peter Pan. C’était là que
Kapowski lui avait fixé rendez-vous.
Il consulta sa montre. Il lui restait encore un peu de temps. Derrière
lui, le grondement incessant de la circulation s’élevait de Kensington Road,
et ce n’est qu’en se tenant là, à mi-chemin du contraste entre le parc
verdoyant et les rues et boutiques grises de la ville, qu’il réalisa en quelle
estime il tenait maintenant la Cornouailles. Il pouvait sentir l’air lourd de
gaz d’échappement, en dépit du grand parc semblable à un respirateur
surmené, luttant pour pomper suffisamment d’oxygène dans les poumons
d’un patient malade.
Il ne s’attarda pas. Il franchit les grilles et s’engagea à droite sur la
Flower Walk, s’éloignant de Kensington Palace en direction de l’Albert
Memorial. Il distinguait clairement les flèches dorées de celui-ci au-dessus
des arbres qui bordaient la promenade tandis qu’il s’enfonçait dans le parc,
suivi par les écureuils gris en permanence affamés qui peuplaient l’endroit.
Il tenait son porte-documents de la main gauche, et portait un sac à dos
orange et bleu plutôt voyant qu’Amy lui avait prêté pour transporter le
coffret. Kapowski lui avait donné des instructions limitées : dirigez-vous
vers le lac, lui avait-elle dit. Apparemment, s’il suivait le sentier du lac, il
lui serait impossible de manquer Peter Pan.
Tayte l’aperçut, elle, avant la statue. Il reconnut ses cheveux ailes de
corbeau et son tailleur pantalon noir ajusté, agrémenté cette fois-ci d’une
écharpe de soie vert citron autour du cou. Alors que le chemin épousait les
contours du lac sur sa droite, et que le feuillage devant lui s’éclaircissait, il
vit qu’elle se tenait près d’une balustrade en acier basse, les yeux levés sur
la sculpture du garçon qui continuait à jouer de la flûte, sans plus jamais
grandir. Elle tapait légèrement du pied et rectifiait de temps en temps ses
cheveux. Elle était accompagnée d’un homme vêtu d’un pantalon gris et
d’une veste de sport à carreaux, avec une cravate à large nœud, dont les
cheveux gris courts commençaient à se dégarnir, contrebalancés par une
épaisse moustache conquérante.
Tayte comprit qu’il devait être tout aussi facile à reconnaître à l’instant
où Julia Kapowski se retourna pour lui faire face.
— JT ! le héla-t-elle avec un grand geste tout en se rapprochant,
laissant l’autre homme derrière elle.
— Julia, bonjour !
Tayte afficha son plus large sourire, et se fit la réflexion lorsqu’elle fut
près de lui qu’elle ressemblait davantage à la photo façon portrait de son
site qu’à la femme d’affaires quelconque de l’avion. Elle paraissait
également plus grande, et sa bouche plus sensuelle qu’il n’était nécessaire
en plein jour, pensa-t-il. Cela dit, il dut reconnaître qu’elle présentait plutôt
bien.
Kapowski lui tendit la main, mais Tayte se pencha et lui déposa un
baiser sur la joue, à sa propre surprise. Ce n’était pas grand-chose, mais le
sourire espiègle et l’éclat soudain du teint de Julia Kaposwki lui indiquèrent
qu’elle y voyait un bon point de départ. En s’écartant, il se demanda si elle
portait toujours un parfum de prix pour aller travailler.
— Merci d’avoir accepté de me voir, dit Tayte. Et avant toute chose, je
tiens vraiment à m’excuser pour mon comportement dans l’avion. Je ne me
suis pas rendu compte sur le moment à quel point je devais avoir l’air d’un
crétin fini.
— Mais non, vous étiez juste nerveux, protesta-t-elle. Ne vous
inquiétez pas.
L’homme qui l’accompagnait les rejoignit.
— Voici Gerald, le présenta Kapowski. Les boîtes, c’est son truc.
Le dénommé Gerald se renfrogna.
— Gerald Braithwaite, annonça-t-il comme s’il mourait déjà d’envie
de se trouver ailleurs. Et je suis spécialiste de boîtes anciennes, ajouta-t-il
avec un haussement de sourcils à l’adresse de Kapowski.
— Oh, ne prêtez pas attention à lui, dit-elle à Tayte. Il est juste un peu
grognon parce qu’il rate son déjeuner.
Elle pinça le bras de Gerald d’un air enjoué, et la moustache de celui-
ci frétilla.
— Est-ce un sourire que je détecte là ? demanda-t-elle.
Tayte secoua vigoureusement la main de Gerald.
— Enchanté de vous rencontrer, et je vous remercie de me consacrer
un peu de temps.
— Je vous en prie. À dire vrai, je suis assez excité : je crois que vous
avez quelque chose à me montrer.
Sous le regard brûlant de Julia Kapowski, dont il sentait que ce qu’il
avait apporté ne l’intéressait pas tant que ça, Tayte souleva le sac à dos, et
fouilla à l’intérieur. Il tira le coffret, qu’il tendit à Gerald. Celui-ci sortit sur-
le-champ de sa poche de poitrine une paire de lunettes demi-lunes. Il
entreprit alors de scruter la boîte comme un diamantaire à la recherche
d’inclusions.
— Cet objet est tout à fait intéressant, Mr Tayte. Un travail
extrêmement raffiné.
Julia Kapowski agrippa le bras de son associé.
— Gerald va emporter la boîte au bureau, n’est-ce pas, Gerald ? dit-
elle en le poussant.
— Hmm ? fit celui-ci en lui jetant un œil par-dessus sa monture. Oh…
oui, tout à fait ! Je suis bien mieux équipé là-bas, expliqua-t-il à Tayte avec
un sourire feint.
— Eh bien, je ne suis pas sûr… commença Tayte, mal à l’aise à l’idée
de perdre de vue la boîte.
Kapowski intervint.
— Il en prendra très grand soin, n’est-ce pas, Gerald ?
Celui-ci répliqua avec un rapide hochement de tête enthousiaste.
Tayte réfléchit. Après tout, c’était lui qui les avait appelés, pas
l’inverse. Il donna le sac à dos, dans lequel Gerald glissa le coffret avant de
s’éloigner.
— Quand vous aurez terminé, nous serons à l’Orangerie, lui lança
Kapowski. Prenez votre temps, il n’y a pas d’urgence.
Elle glissa son bras sous celui de Tayte et l’entraîna, d’un mouvement
habilement exécuté.
Celui-ci n’eut pas le temps de protester.
— Je connais un endroit tout près où nous pouvons déjeuner, annonça
Julia Kapowski tandis qu’ils marchaient le long du lac. Vous devez avoir
faim après votre voyage.
Il avait ignoré à quoi il pouvait s’attendre avec cette réunion, mais
certainement pas à cela. Une réunion ? De qui se moquait-il ? Que cela lui
plaise ou non, c’était un rendez-vous galant.

Avec ses colonnes corinthiennes, ses murs tout blancs et ses boiseries
sculptées, l’Orangerie de Kensington Palace exsudait un charme XVIIIe
siècle. Julia Kapowski avait parfaitement choisi le décor de son déjeuner
avec Jefferson Tayte. Ils étaient installés à une table de coin donnant sur un
intérieur lumineux qui s’étendait sous un très haut plafond, devant de hautes
fenêtres à guillotine à travers lesquelles se répandait le soleil de l’après-
midi. L’endroit bourdonnait d’une efficacité décontractée.
Lorsque Gerald Braithwaite les retrouva, ils dégustaient leur café et
des petits fours maison tout en discutant aimablement de leurs intérêts.
Tayte vit Kapowski se tasser sur son siège lorsque son associé apparut à
l’entrée et marcha sur eux avec détermination, le sac à la main, les traits
pleins d’espoir.
— Julia, vous aviez raison ! jeta-t-il en arrivant. Je me suis bien
amusé.
Il tira une chaise et s’assit, déposant le sac par terre à côté de lui.
— Fascinant, poursuivit-il en sortant le coffret, qu’il mit sur la table en
face de lui, l’air satisfait. C’est une écritoire ! annonça-t-il. Mais pas
seulement : cette boîte abrite un secret.
La curiosité de Tayte fut éveillée.
— Un objet probablement fabriqué en Inde, ajouta Gerald. Un modèle
très ancien – sans doute du XVIIe siècle. L’encrier est absent de son
compartiment, et l’intérieur est plutôt sommaire, par rapport aux critères
ultérieurs.
— Un secret ? intervint Tayte en se raccrochant au mot avant que
Gerald ne se laisse entraîner sur le sujet.
— Tout à fait. Lorsque j’examine une nouvelle boîte, ma première
démarche consiste à effectuer quelques mesures. Les dimensions
intérieures, et particulièrement la hauteur, sont remarquablement inférieures
à celles de l’extérieur.
— Et cela vous indique qu’il y a quelque chose de dissimulé ?
— Pas complètement, mais cela suggère des investigations plus
poussées.
Gerald ouvrit le coffret de façon à leur présenter l’intérieur :
— Les écritoires avec des compartiments secrets ne sont pas si rares.
En règle générale, vous appuyez à un endroit ou un autre et un tiroir secret
s’ouvre. Mais ici, c’est différent. Très astucieux.
Tayte observa Gerald, qui fit alors tourner à l’inverse des aiguilles
d’une montre la rosace en ivoire sculpté à l’intérieur du couvercle. Il savait
que celle-ci tournait, mais il n’y avait guère prêté d’attention. Il perçut un
cliquètement, puis Gerald tourna dans l’autre sens, prêtant l’oreille comme
s’il forçait un coffre-fort. Lorsqu’un second « clic » s’éleva, il leva les yeux
et son épaisse moustache frissonna. Il referma le couvercle et pressa dans le
coin gauche l’initiale « D ». Puis il fit sortir du côté inférieur gauche un
taquet en dent de baleine brillant.
— Et vous avez trouvé quelque chose ? questionna Tayte, car il
connaissait déjà la réponse.
— Tout à fait, répondit Gerald, qui après avoir de nouveau ouvert la
boîte, plongea les deux mains dedans et saisit les parois intérieures du bout
des doigts.
Puis, il souleva lentement le compartiment principal qui contenait le
mot de Lowenna. Il posa le tout sur le côté, et les mains tremblantes, pencha
le coffret pour révéler ce qu’il avait découvert. Tayte et Julia Kapowski se
penchèrent, irrésistiblement attirés, comme deux poissons harponnés sur la
même ligne.
Tayte avait complètement oublié son déjeuner et son rendez-vous de
toute évidence galant. Il avait le regard rivé sur l’écritoire et ce qu’elle
dissimulait.
— Stupéfiant ! dit-il en plongeant la main et en retirant une lettre
cachée là depuis plus de deux siècles.
Gerald eut un petit signe de tête pour remercier du compliment.
— Oh, vous êtes bon ! renchérit Kapowski.
Gerald sourit et acquiesça.
— Je l’ai lue, précisa-t-il. J’espère que vous ne m’en voudrez pas.
Tayte hocha la tête, sans lever les yeux de la lettre.
— C’est une lecture intéressante, ajouta Gerald. Qui signifie sans
doute davantage pour vous que pour moi.
Tayte remarqua que la missive était signée de Lowenna, et qu’elle
portait une date, jeudi 17 mai 1803 – le jour où Mawgan Hendry avait été
assassiné. Kapowski rapprocha sa chaise pour pouvoir lire par-dessus
l’épaule de Tayte.
Mawgan, mon amour, je dois d’abord te demander de te départir de la
tristesse que tu dois ressentir, car aussi contraires que puisse sembler les
apparences, ce sont des jours heureux, et ils seront bientôt encore plus
heureux. Que nous soyons obligés de nous séparer est un mensonge imposé
par mon père. Cette volonté émane uniquement de lui, et je ne la partage
pas, de tout mon cœur. Je ne peux te dire la vérité en personne, et cette
lettre doit donc suffire pour l’instant. Pour que mes plans puissent se
réaliser, nous devons poursuivre ce simulacre. Tu dois croire que notre
amour a pris fin aujourd’hui pour satisfaire l’homme à la solde de mon
père qui nous surveillera pour s’assurer que je ne dévie pas de ses ordres.
Mon espoir le plus cher est que le post-scriptum du premier message
portera le plus vite possible tes yeux sur cette lettre, et qu’alors, ta tristesse
s’évanouira rapidement. C’est effectivement ce qui est à l’intérieur qui
compte, et ce message que tu es le seul à pouvoir comprendre comporte une
autre signification.
Mawgan, mon amour, je porte notre enfant en moi à l’heure où j’écris
– même si j’ai le regret de dire que mon père est également au courant et a
fait des projets de son côté. Dès sa naissance, l’enfant doit m’être retiré et
confié à ma tante Jane, qui l’élèvera comme le sien. Je ne dois pas voir
l’enfant ou en savoir quoi que ce soit. Tel est leur plan, mais sur ma vie,
cela ne sera pas.
Car il existe un espoir.
J’ai récemment fait une découverte si terrible et troublante que je
voudrais aujourd’hui de tout mon cœur en être demeurée à jamais
ignorante – et pourtant, nous pouvons la retourner à notre avantage. Je
quitterai très bientôt Rosemullion Hall, pour ne jamais retourner à cet
endroit que je ne connais plus ou au père que j’ai seulement cru connaître.
Alors, nous serons de nouveau réunis. Ne change rien à tes habitudes,
comme si tu ne savais rien de tout ceci. Et un jour heureux, je te rejoindrai,
et nous pourrons mettre en œuvre nos projets. Tu ne dois pas venir à la
maison ! Tiens-toi le plus à l’écart possible de Rosemullion Hall.
Il reste une dernière chose à te demander, mon amour. Tu dois à tout
prix conserver ce coffret à l’abri. Je ne peux qu’insister sur l’importance de
cet objet. Garde-le à l’abri, sachant pour l’instant qu’il nous protégera.
C’est notre unique sécurité.
— Eh bien… souffla doucement Julia Kapowski à l’oreille de Tayte.
Cela vous dit-il quelque chose ?
Tayte songea que Mawgan Hendry avait du mourir sans rien savoir des
plans de Lowenna, ni de l’enfant qu’elle portait.
— Beaucoup, répondit-il. Et je pense que cela va revêtir une
signification encore plus grande.
Il se demanda quel terrible secret Lowenna avait découvert, et s’il y
avait un rapport quelconque avec ce qui était arrivé à Eleanor et ses enfants.
Pourquoi éprouvait-t-elle le sentiment de ne plus connaître son propre
père ? Peut-être le fait qu’il ait insisté pour qu’elle mette un terme à sa
relation avec Mawgan et renonce à son enfant était-il suffisant ? Mais était-
ce suffisant pour qu’il soit devenu à ses yeux un monstre méconnaissable ?
— Ravi d’avoir pu vous rendre service, annonça Gerald, qui se leva et
ajouta : je dois rentrer. Je dois examiner cet après-midi un coffret à bijoux.
Probablement un Fabergé, qui devrait ramener une fortune.
Tayte se leva à son tour et lui serra la main :
— Vous ne savez pas à quel point vous m’avez rendu service.
— Je vous en prie, protesta Gerald, qui se tourna vers Julia
Kapowski : À tout à l’heure !
Tayte glissa la lettre dans sa veste et se rassit en rapprochant le coffret.
Il réajusta à l’intérieur le compartiment principal, imitant les gestes de
Gerald à l’inverse, pour bien se mettre en tête la façon dont tout
fonctionnait, de façon à le montrer à Amy à son retour. Elle va en tomber à
la renverse, se dit-il, aussi excité qu’un gamin avec un nouveau jouet.
— Je suppose que ça y est, alors, intervint Kapowski. Le café est
terminé, l’addition réglée. Nous retournons à présent à la réalité ?
Tayte leva les yeux tout en faisant tourner la rosace pour la
réenclencher. Il ferma le couvercle, sachant qu’il n’avait pas prêté
suffisamment attention à Julia depuis le retour de Gerald.
— Pardonnez-moi, j’étais à mille lieues de là. Écoutez, merci pour
tout, vraiment. Si jamais je peux faire quelque chose pour vous… eh bien,
vous avez mon numéro.
Les yeux étincelants de Kapowski laissèrent entendre qu’elle
imaginait un certain nombre de choses, ici et maintenant.
— Je dois vous poser une question, ajouta-t-il. « Looking for Larry » ?
Julia Kapowski rougit.
— Je ne suis pas sûre de pouvoir vous expliquer.
— Alors, je ne suis pas sûr de pouvoir vous appeler pour vous dire
quel avion je prends pour rentrer à Boston, répliqua-t-il d’un air nonchalant.
Quel dommage, ajouta-t-il, j’en tremble rien que d’y penser. Vous auriez pu
me distraire de ma phobie.
— Larry Hagman, laissa échapper Kapowski.
Tayte eut un rictus amusé :
— Celui de Dallas ?
— Celui-là même. C’était mon prince charmant quand j’ai quitté le
collège. Et après trois mariages ratés, je cherche toujours.
Tayte se détourna vers la fenêtre pour masquer son affolement.
Kapowski se moqua de lui :
— Pas besoin d’avoir l’air aussi inquiet. Ce n’est que notre premier
rendez-vous !
Il rit en même temps qu’elle, puis poussa un soupir en regardant sa
montre.
— Je crois que c’est vraiment l’heure. Je peux vous raccompagner à
votre bureau ? demanda-t-il après avoir rangé l’écritoire.
CHAPITRE 35

Jefferson Tayte franchit le portillon de Paddington Station et se fraya


un chemin sur le quai au milieu d’une foule de banlieusards du vendredi,
pour prendre le train de 17 h 03 en direction de Truro. Tête levée, il admira
la verrière, fruit de la collaboration entre Isambard Kingdom Brunel et
l’architecte Matthew Digby Wyatt. À 30 mètres au-dessus, la flamboyante
voûte centrale avait des allures de cage thoracique en fer forgé. Reposant
sur des colonnes d’acier rouges et blanches, elle s’étendait sur plus de 150
mètres de long pour s’achever sur une autre large verrière en forme
d’éventail à l’extrémité. Il se demanda combien parmi ceux qui se
pressaient autour de lui consacraient un bref instant à sa contemplation,
combien d’entre eux s’arrêtaient pour découvrir son histoire, ou même
savaient quoi que ce soit à son propos.
Après avoir quitté Kapowski, il avait pris un taxi devant son bureau
non loin de Kensington Park, et avait fait un compte-rendu à son client. Puis
il avait tenté d’appeler Amy pour partager les nouvelles. Déçu de ne pas
avoir de réponse, il s’était dit que les bonnes nouvelles pouvaient attendre,
et puis il mourait d’envie de voir sa tête quand il lui apprendrait ce qu’avait
découvert le spécialiste en boîtes anciennes.
Il suivit un homme en costume gris sur la plate-forme, suivi d’un autre
revêtu du même uniforme. Il traversa le wagon déjà plein, immédiatement
assailli par un mélange d’odeurs de plastique neuf, de revêtement de sièges
en velours et d’organismes surchauffés et en sueur après leur trajet depuis le
bureau et dans le métro. Il pria pour que l’air conditionné fonctionne.
Il venait de trouver une place assise lorsque son téléphone retentit. Les
portes étaient fermées, emprisonnant tout le monde, mais le train n’avait pas
encore quitté la gare. Son porte-documents était coincé entre ses pieds et il
avait posé le sac à dos sur ses genoux. La simple sonnerie de son téléphone
s’amplifia lorsqu’il le sortit de sa poche, attirant l’attention sur lui. L’écran
ne lui fournit aucune indication sur l’identité de l’appelant.
— JT, annonça-t-il.
La femme installée en face de lui leva les yeux de son livre, distraite
par l’irruption évidente d’un élément étranger. À côté d’elle, un jeune
employé de bureau demeura imperturbable sous son casque.
— Mr Tayte ?
Tayte crut identifier une voix d’homme, mais le ton avait quelque
chose de bizarre, et il n’en était pas certain.
— Lui-même.
— J’ai quelque chose pour vous, Mr Tayte.
La voix paraissait artificielle, comme celle d’un dessin animé, comme
si son interlocuteur inspirait de l’hélium entre chaque phrase.
— Qui êtes-vous ?
— Qui je suis n’a aucune importance. Vous le saurez bien assez tôt.
Tayte était intrigué.
— C’est vous qui avez laissé la photocopie de ce vieil article sous
mon essuie-glace à Bodmin hier ? interrogea-t-il d’une voix plus forte qu’il
ne s’en aperçut.
Le wagon tout entier parut devenir silencieux. Il se tourna vers la
fenêtre et demanda :
— Comment avez-vous obtenu mon numéro ?
— Contentez-vous d’écouter, Mr Tayte. Je ne vous ai pas appelé pour
passer le temps. Nous devons nous rencontrer. Je peux vous aider.
Tayte sentit le train se mettre en route avec un soubresaut. Un passager
en retard qui brandissait un portable occupa brusquement le siège vide à
côté de lui.
La voix poursuivit :
— Je n’ai pas beaucoup de temps, Mr Tayte. Lorsque j’aurai fini de
parler, cet appel sera terminé.
Tayte concentra toute son attention sur son interlocuteur.
— Il existe un endroit sur la Lizard Peninsula, non loin de
l’embouchure de la Helford River, sur la rive sud, du nom de Nare Point. Ce
soir à 19 h 30, je me trouverai à l’intérieur du poste d’observation. J’ai pour
vous une copie du testament de James Fairborne. Un document que vous
devez voir.
Tayte s’apprêtait à répondre qu’il n’aurait pas le temps de s’y rendre,
qu’il se trouvait dans un train et qu’il n’arriverait pas à Truro avant 21 h 30
passées. Il attendit trop longtemps une interruption qui ne vint jamais, et le
brusque silence à l’autre bout de la ligne lui indiqua qu’il avait raté
l’occasion. Son interlocuteur avait raccroché.
Tayte poussa un gros soupir. Plus que jamais, il voulait voir ce
testament homologué. Ce document manquait, et il devait y avoir une bonne
raison à cela. Il se demanda qui tentait de l’aider et pourquoi il était si
pressé. La seule hypothèse évidente était qu’il s’agissait de quelqu’un du
Bureau des archives de Cornouailles. Penny Wilson avait son numéro.
Quelqu’un a dû découvrir le document, songea-t-il. Mais il ne pouvait pas
faire accélérer le train. Celui-ci arriverait deux heures trop tard, et le temps
qu’il trouve Nare Point…
Peter Schofield… Le nom qui ne lui avait pas traversé l’esprit de la
journée s’imposa brusquement à lui. La solution était évidente. Schofield
pouvait se rendre là-bas à sa place. Après s’être trimbalé dans des
cimetières toute la journée, il serait probablement ravi de sauter sur
l’occasion, se dit-il. Il s’empara de nouveau de son téléphone, se demandant
pour la première fois comment Schofield s’était débrouillé.
Celui-ci répondit à l’appel de son habituelle salutation
professionnelle :
— Vous appelez Peter Schofield. On ne sait pas où on va, mais je sais
d’où on vient.
Tayte hocha la tête.
— Schofield, c’est JT.
— Je le savais, fit celui-ci en riant. Vous n’allez pas en revenir de ma
promenade d’aujourd’hui !
Tayte percevait en arrière-plan le ronronnement caractéristique d’un
moteur V12, accentué par un souffle impétueux intermittent, dont il déduisit
que Schofield roulait sur une étroite route de campagne entre des haies, au
volant d’une voiture de sport décapotée.
— Vous avez dégotté quelque chose ? demanda-t-il.
Que Schofield transforme une vaine expédition en découverte de la
poule aux œufs d’or ne l’aurait pas étonné de sa part.
— Et comment, mon vieux ! Et vous allez adorer ça.
La conversation s’interrompit brièvement tandis que Tayte attendait de
savoir ce que Schofield avait à dire, mais celui-ci demeura silencieux.
— Eh bien, allez-y !
— Ah non, ce ne serait pas du jeu ! Vous allez garder pour vous toutes
vos cartes jusqu’à mon retour. Ce n’est que justice si je fais la même chose.
Nous pouvons échanger nos informations plus tard en buvant un verre.
L’idée fit frémir Tayte. Obtenir une réponse franche de Peter Schofield
était difficile, il aurait dû s’y attendre.
— Et vos nouvelles ont intérêt à être bonnes, ajouta Schofield.
Vraiment bonnes, parce que les miennes, c’est de l’Eliot Ness en barre !
— Eliot Ness ?
— C’est inégalable, Les Incorruptibles, mon vieux ! brailla-t-il en
sifflant et en poussant des cris de joie dans le combiné. Ne me dites pas que
vous ne connaissez pas le film.
Tayte se contenta de secouer la tête et poursuivit :
— Schofield, j’ai besoin que vous rencontriez quelqu’un ce soir à 19 h
30. C’est important, ne soyez pas en retard. Il attendra à l’intérieur d’un
poste d’observation, à un endroit du nom de Nare Point. Vous devriez le
trouver sur une carte. C’est quelque part près de l’embouchure de la Helford
River. On veut me communiquer un document, mais je ne serai pas de
retour à temps.
— De quoi s’agit-il ?
— Un document de succession. Il n’aura pas grande signification pour
vous, et je ne sais pas exactement laquelle il aura pour moi, mais je vous
dirai ce que je sais quand nous prendrons ce verre.
— Pas de problème, mon grand.
— Et vous feriez mieux de vous munir d’une lampe torche, ajouta
Tayte. À cette heure-là, il fait plutôt sombre par là-bas.
Une fois la conversation achevée, Tayte se retrouva avec un nouveau
sujet de réflexion. Qu’avait donc découvert Schofield ? Pourquoi était-il si
excité ? Il se détendit sur son siège, sachant que la réponse devrait attendre.
L’écritoire avait soulevé encore davantage de questions pressantes. Il en
sentait les coins à travers le sac sur ses genoux, se demandait quel « secret »
Lowenna avait découvert, et pourquoi la boîte était tellement importante à
ses yeux.
Elle leur garantissait la sécurité. Mais comment pouvait-elle les
protéger ? Les protéger de quoi ? Il hocha la tête en riant tout seul. Une
question mène à une autre question.
Il passa en revue ce qu’il savait du coffret. Il avait maintenant une
bonne idée de l’époque à laquelle il remontait, et de son lieu de fabrication.
Les initiales suggéraient qu’il s’était trouvé pendant très longtemps dans la
famille Fairborne, transmis de génération en génération jusqu’à atterrir
entre les mains de Lowenna. La lettre de celle-ci lui indiquait qu’elle avait
projeté de s’enfuir avec son amant et leur enfant, convaincue que quelque
chose à propos de cette boîte les protégerait. Si cela était vrai – si le coffret
possédait vraiment ce genre de pouvoir – alors il était clair que l’objet avait
encore quelque chose à révéler. Il haussa un sourcil. Quelque chose de
secret, supposa-t-il.
Tayte se gratta la joue en réfléchissant : Gerald avait déjà découvert le
compartiment secret, et il n’y avait rien dedans que Lowenna aurait pu
utiliser contre qui que ce soit de la façon dont elle le suggérait dans sa
lettre. Il mourait d’envie de sortir l’écritoire là dans le train, pour y jeter un
nouveau coup d’œil, certain que Gerald avait du laisser passer quelque
chose, mais il résista à la tentation. Il devait à Amy de protéger l’objet, et
après tout, il ignorait si quelqu’un ne l’avait pas suivi dans le train,
exactement comme il avait été suivi à Bodmin. Il jeta un œil autour de lui.
Aucun candidat évident. Tout le monde paraissait absorbé dans son livre,
son ordinateur portable, ou bien ses rêves.
Il posa la tête sur l’appui-tête et ferma les yeux, serrant les bras autour
du sac dans un geste protecteur, comme s’il berçait un enfant. Ses pensées
se remirent à vagabonder à l’intérieur de l’écritoire, sur la lettre de
Lowenna à Mawgan Hendry, retournant ce que cela pouvait bien signifier.
En tout cas, c’était bien la preuve décisive que Mathew Parfitt était son fils
et Mawgan Hendry le père, et que l’enfant avait été élevé par l’oncle et la
tante de Lowenna, Jane et Lavender Parfitt. Mais de toute évidence contre
le gré de la jeune fille. D’après les termes de sa lettre, elle avait conçu
d’autres projets pour son enfant.
Somnolant au rythme du train, Tayte comprit que l’élément le plus
prometteur de l’écritoire était qu’elle avait dû venir jusqu’en Angleterre
avec Eleanor Fairborne et ses enfants, lorsqu’ils avaient quitté l’Amérique.
Il ouvrit un œil et le fixa sur le sac, conscient que les réponses qu’il
cherchait devaient se trouver là, devant lui.
CHAPITRE 36

En 1803, deux semaines avant l’assassinat de Mawgan Hendry, et


avant que James Fairborne ait su que sa fille était amoureuse d’un fermier
de Helford ou même qu’elle était enceinte de celui-ci, Lowenna était
tombée par hasard sur une chose qui l’avait bouleversée et troublée à un
point tel qu’elle s’était refusée à y croire, la refoulant de son esprit du
mieux possible pendant plusieurs jours. Elle s’était convaincue que cette
chose était parfaitement impossible. Aussi déstabilisant que cela puisse être,
ce qu’elle avait appris ne rimait à rien. Et pourtant, cette découverte la
laissait avec une question récurrente qui la hantait dans son sommeil.
Cela concernait le coffret que son père lui avait donné pour son
cinquième anniversaire, et la révélation que l’objet ne contenait pas un,
mais deux compartiments secrets. Elle ne conservait que peu de souvenirs
de ce jour, à l’exception du fait que son père lui avait dit que cette boîte
était très spéciale. Ils s’ensuivait qu’il était la personne la mieux placée pour
répondre à la question qu’elle savait devoir poser – alors seulement, les
fantômes qui la hantaient seraient réduits au silence. Mais elle ne voulait
pas poser cette question, craignant que la réponse ne lui apporte
confirmation des mots terribles qu’elle avait lus. Alors, ces fantômes n’en
deviendraient que trop réels.
Lowenna avait étouffé sa question pendant onze jours, et l’aurait peut-
être enterrée à tout jamais, si son père n’avait pas entendu parler de
Mawgan Hendry par cette maudite brute qui traînait toujours sur le
domaine. Cela ne pouvait venir de personne d’autre que lui. Ce ne fut que
lorsque James Fairborne interdit à sa fille de revoir son amant et apprit par
la suite son état – lorsqu’il se montra très clair sur le fait qu’il projetait de
lui refuser l’amour de son propre enfant –, alors seulement, elle se résolut à
lui poser la question.
Ils avaient passé toute la matinée à chevaucher sous un ciel brumeux.
Vêtue de culottes brunes et d’une tunique de soie verte, Lowenna montait
comme un homme, comme le lui avait appris son père. La monte en
amazone dans une jolie robe n’était que pour la galerie, lorsqu’ils montaient
en compagnie d’autres gens. Ceci était un rituel quotidien, du temps partagé
ensemble, père et fille. Mais la promenade de ce matin n’incarnait plus pour
Lowenna ce moment heureux. Elle voyait maintenant son père sous un jour
différent, et son idée de confier l’enfant à une autre, même si c’était à sa
tante Jane, lui était tout aussi inconcevable que le secret qu’elle avait
découvert – et même encore plus odieux que les mots terribles qu’elle avait
lus.
Le plan de Lowenna consistant à s’enfuir avec Mawgan et à avoir leur
enfant, ensemble, avait déjà commencé à germer. Elle ferait semblant
d’obéir aux désirs de son père jusqu’au moment où elle serait prête, et dès
aujourd’hui, elle sauverait les apparences. Ils chevauchaient semblait-il en
bonne entente, devisant de tout sauf de Mawgan Hendry ou de l’état de
Lowenna. De son comportement habituel animé, elle voyait bien que le
moment était encore pour lui heureux, en dépit de ce qui s’était passé entre
eux.
— Regarde les buses, lui dit-il en désignant un taillis de l’autre côté
des champs avoisinants. Elles vont déjeuner de lapins.
Lowenna se contenta d’un hochement de tête, priant pour que les
lapins regagnent leur terrier en sécurité.
— À ce propos, j’ai moi-même grand appétit, ajouta son père.
La chevauchée du matin s’achevait toujours en course pour rejoindre
les écuries, et débutait par un regard de son père pour lui demander si elle
était prête. Et comme n’importe quel autre jour, comme si rien d’aussi
violent ne s’était passé entre eux, il lui lança ce coup d’œil. James Fairborne
planta les talons et son cheval se cabra.
— Allons-y ! cria-t-il.
Lowenna gagnait rarement la course, et ne l’avait jamais remportée
une seule fois avant l’âge de quatorze ans. Dans les deux années qui avaient
suivi sa première victoire, elle pouvait compter ses triomphes sur une seule
main. Mais aujourd’hui, jamais Lowenna n’avait été plus résolue à battre
son père. Aujourd’hui, elle n’hésiterait pas à hauteur du ruisseau, ainsi
qu’elle l’avait si souvent fait dans le passé. Elle le franchirait d’un bond,
juste pour le contrarier.
L’avance que son père s’octroyait toujours se réduisait. Lowenna
pouvait entendre haleter sa vieille compagne, Gwinear, par-dessus le
roulement de ses sabots, et lorsqu’ils atteignirent le ruisseau, ils étaient à
égalité. Juchée sur sa selle comme un jockey en vue de la ligne d’arrivée,
elle ne faiblit pas. Les sabots antérieurs de Gwinear atterrirent dans un bruit
sourd de l’autre côté du ruisseau, et les écuries étaient maintenant en vue.
Lowenna fonçait sans regarder en arrière. Puis, alors que les écuries se
rapprochaient, une idée lui brouilla l’esprit : elle savait qu’à l’issue de la
course, elle allait poser à son père la question qui la tourmentait.
Le nom de Katherine tourbillonnait dans sa tête. Son inquiétude
grandit, et sa monture dut sentir son changement d’humeur. Elle ralentit à
moins de deux cents mètres du but, et son père la dépassa comme un boulet
de canon, gagnant du terrain à chaque foulée, abattant sa cravache et
encourageant de la voix son cheval.
Lorsque Lowenna atteignit les écuries, son père tendait sa bride au
palefrenier.
— Demain ? lui lança-t-il à son arrivée.
Demain… Lowenna savait qu’il n’y aurait plus de course entre eux
deux. Elle s’approcha sans démonter, bien droite sur son cheval, tandis que
son père saisissait les rênes de Gwinear et la maintenait. Son agitation ne
devait être que trop visible. Qu’elle gagne ou qu’elle perde, il s’agissait
toujours entre eux d’un moment d’affection : un câlin et un baiser sur la
joue de son père pour le récompenser de sa victoire. Mais pas aujourd’hui.
Elle le vit baisser la tête puis lever de nouveau les yeux sur elle, tentant de
croiser son regard, en vain.
— Je ne peux pas espérer que tu comprennes ma décision, déclara-t-il.
Tu es trop jeune pour savoir ce qui est le mieux. Mais un jour, tu me
remercieras de m’être montré si dur envers toi aujourd’hui.
Lowenna se refusait à reprendre cette discussion. À quoi servait-il de
se disputer alors qu’elle savait qu’elle ne pouvait pas l’emporter ? La
question qu’elle se devait de poser dominait tout le reste.
— Père, je dois te demander quelque chose.
Les mots se formèrent dans son esprit, mais elle fut incapable de les
articuler.
— Qu’est-ce donc, mon enfant ? Tu sais que tu peux tout me
demander. Tout.
Lowenna détourna le regard. Comment pouvait-il à la fois être le père
bienveillant qu’elle avait tant aimé et le monstre qu’elle en était venue à
détester ? Elle serra les dents, prête à s’arracher la question, puis éluda :
— J’ai découvert quelque chose, Père.
—…
— Je suis persuadée que c’est absurde, cela n’a aucun sens.
— Vas-y.
Lowenna hésita, la bouche sèche. Elle n’avait qu’une envie, s’en aller,
mais elle devait l’interroger. Il lui fallait comprendre. Elle déglutit avec
force.
— Sais-tu qui est Katherine ?
Son père s’écarta, sans pouvoir dissimuler la dureté de l’expression
qui venait d’envahir ses traits.
— Pourquoi poses-tu la question ?
Le silence s’éleva entre eux. Consciente de ce qu’elle savait – de ce
qu’elle avait découvert –, le brusque changement d’humeur de son père la
poussait à la prudence.
Il se rapprocha de nouveau.
— D’où tiens-tu ce nom ? insista-t-il. Je dois savoir ! jeta-t-il d’un ton
tranchant, agrippant son pied avec une telle force que Lowenna sentit ses
doigts autour de sa cheville, comme si ses bottes cavalières n’étaient pas
plus épaisses que du papier de riz.
— Tu connais ce nom, alors ? demanda la jeune fille d’une petite voix
tremblante.
James Fairborne contempla ses pieds, et Lowenna l’entendit soupirer.
— Oui. Je le connais très bien, répondit-il d’une voix solennelle. Et
toi, puis-je savoir comment tu le connais ?
Le silence gêné retomba. Son père secoua la tête comme pour
repousser ses propres pensées, mais ses mots le trahirent, même s’il n’eut
pas conscience de leur signification pour Lowenna.
— C’était ma fille, dit-il. Issue de mon premier mariage.
Un vertige gagna Lowenna, qui parut livide en dépit du soleil de midi.
C’était une réponse à laquelle elle n’aurait pas pu se préparer, la dernière
réponse qu’elle souhaitait entendre, et jusqu’à cet instant, elle ne l’avait pas
envisagée, ni n’avait même compris sa signification, à la lumière de ce
qu’elle avait lu. Elle vacilla sur sa selle, battit des paupières, puis s’effondra
alors que son père se précipitait pour la retenir.

Elle ne demeura que brièvement inconsciente. Lorsqu’elle reprit


connaissance, elle se trouvait dans les bras de son père, qui la portait vers la
maison. Elle leva les yeux sur lui, reconnaissant ses traits, mais le regard
était celui d’un homme qu’elle ne connaissait plus. Katherine était réelle. Le
contenu des pages du journal de Katherine était réel. La réponse de son père
avait tout confirmé – et davantage encore.
Lowenna se sentait malade.
Elle lutta pour se dégager, battant des jambes jusqu’à ce que son père
la relâche. Puis elle s’éloignant en courant, pénétra dans la maison et
grimpa dans sa chambre, où elle se jeta sur son lit en sanglotant. Tout son
univers s’écroulait autour d’elle. Elle savait qu’il lui fallait quitter
Rosemullion Hall, savait qu’elle devait reprendre la maîtrise de ce qui lui
restait, si elle tenait à son salut. Et elle savait maintenant que les mots de
Katherine Fairborne, ces quelques pages de journal, pouvaient lui servir à
les protéger, son enfant et elle, si son père tentait de l’arrêter.

Trois jours plus tard, en ce funeste jeudi de mai 1803, lorsque


Lowenna se rendit au rendez-vous habituel avec son amant sous le grand
chêne, ce fut pour lui dire que leur amour devait prendre fin. Son père lui
avait accordé ce dernier répit en échange de la promesse qu’elle ne
chercherait plus jamais à voir Mawgan Hendry. Elle l’avait volontiers faite,
et à présent qu’elle remontait le chemin qui s’éloignait de Rosemullion
Hall, au milieu des buissons de lavande en pleine floraison, elle allait tenir
cette promesse – c’était en tout cas ce qu’elle voulait faire croire à son père.
Lowenna s’était vêtue de jaune, d’une part pour contrer la grisaille
envahissante de l’après-midi et pour se remonter le moral, mais surtout pour
dissimuler le sac qui pendait à son épaule, taillé dans une soie identique.
Elle franchit une grille de fer forgé à l’extrémité du sentier de lavande, et
respira l’air frais qui lui faisait défaut au sein de Rosemullion Hall. Elle
scruta les environs, sachant que l’homme de main de son père devait être là
à la surveiller, attendant de la suivre le long de la rivière jusqu’au point de
rendez-vous, où il serait témoin de la scène qu’elle avait répétée tant de fois
dans son esprit. La réaction de Mawgan l’inquiétait, mais il ne devait rien
soupçonner. Tout devait avoir l’air authentique aux yeux de l’homme qui
irait ensuite faire son rapport à son père. La lettre dissimulée à l’intérieur du
coffret expliquerait tout, et elle était persuadée que Mawgan la trouverait ;
le compartiment dissimulé n’aurait pas de secrets pour lui.
Elle se félicitait de l’habilité de l’indice que représentait le cœur en
soie placé dans le coffret. D’un geste circulaire, elle se caressa lentement le
ventre en pensant avec affection à Mawgan. Puis elle se demanda comment
elle avait pu se montrer assez bête pour mettre son père au courant. Sa
grossesse se voyait à peine. Il aurait pu s’écouler encore un mois avant que
la nature ne se révèle trop difficile à dissimuler. Les choses auraient pu être
plus faciles si elle n’avait pas éprouvé tant de colère devant l’insistance de
son père à cesser tout contact avec Mawgan. Cette colère se réveilla lorsque
lui revint le souvenir de son père lui disant à quel point elle avait de la
chance qu’il l’ait autorisée à voir le fermier une dernière fois.
Lorsque Lowenna atteignit la mer, les flots étaient ternes et menaçants,
reflétant un ciel changeant qui ne tarda pas à crachoter. Elle accéléra le pas,
suivant le sentier à travers des ajoncs en fleurs aussi jaunes que sa robe, et il
se mit à pleuvoir à torrents. Mais sa détermination ne faiblit pas. Elle devait
mener sa mission à bien. Elle savait que confier ce coffret à Mawgan était
son unique espoir. Si elle échouait, elle perdrait à la fois son enfant et son
amour, et la vie sans eux ne lui importait guère.
CHAPITRE 37

Lorsque Jefferson Tayte se réveilla, il n’avait aucune idée de l’endroit


où se trouvait le train. Sa montre lui indiqua qu’il avait dormi presque deux
heures. Il contempla son reflet dans la vitre, le paysage en train de
s’obscurcir qui défilait lentement devant ses yeux. Des champs et des terres
cultivées, des bois au loin, puis une ville insensible à leur passage. Il
empoigna les bords du sac à dos, tâtant de nouveau les contours du coffret,
simplement pour s’assurer de sa présence. Il pensa alors à Amy, et tenta une
nouvelle fois de l’appeler.
L’appel résonna dans le vide, comme la première fois, et tout en
écoutant la sonnerie, il se demanda pourquoi Amy n’avait pas essayé de le
joindre. Elle tenait très certainement à savoir comment s’était passé son
voyage à Londres, et à s’assurer que la boîte sur laquelle elle fondait tant
d’espérances se trouvait sur le chemin du retour. Il fut incapable de dissiper
l’inquiétude qui avait commencé à l’envahir, surtout en se souvenant qu’ils
n’étaient pas les seules personnes intéressées par cette histoire familiale, et
que le coffret était la clé qui permettrait de dénouer celle-ci. Un coffret pour
lequel quelqu’un avait été prêt à tuer en 1803.

Ce jeudi de 1803, ce jour où elle avait feint de mettre un terme à ses


relations avec Mawgan Hendry, Lowenna pleurait encore lorsqu’elle
regagna sa chambre de Rosemullion Hall. Elle avait pleuré sous la pluie
tout le chemin du retour, et ses larmes étaient tout sauf feintes, car il lui était
insupportable que Mawgan ignore ce qu’elle avait en tête, insupportable sa
souffrance évidente à l’idée que l’amour entre eux devait cesser aussi
brutalement. Mais ses larmes avaient parfaitement servi son dessin.
L’illusion n’aurait pu être plus complète.
L’homme à la solde de son père, dont elle savait qu’il avait été témoin
de la scène, ne la suivit pas à l’intérieur de la demeure – ce n’était jamais le
cas. Son père et lui se rencontraient toujours ailleurs, pour que personne ne
puisse les entendre. À chaque fois que Lowenna s’enquérait de cet homme,
son père se contentait de le dépeindre comme un individu qui effectuait
pour lui de petits travaux sur le domaine.
Mais Lowenna n’était pas dupe.
Allongée sur son lit, elle écoutait la pluie contre les fenêtres, et ses
larmes se tarirent petit à petit. Elle se mit à sourire en imaginant Mawgan
ouvrir le coffret et découvrir le cœur en soie qu’elle avait confectionné pour
lui ; son cœur, qui appartenait au jeune homme et qu’elle lui rendait pour
qu’il en prenne soin. L’indice serait tout à fait clair aux yeux de Mawgan. Il
découvrirait la lettre, comprendrait ses intentions et serait comblé, sachant
que c’était ce qui est à l’intérieur qui compte.
Il doit tout savoir à cet instant…
Lowenna alla ouvrir la fenêtre, sachant qu’elle ne supporterait pas de
rester une heure de plus à Rosemullion Hall. Cette seule idée lui laissait
dans la bouche un goût tellement amer qu’elle en avait l’estomac soulevé.
La pluie fouettait tant ses vêtements déjà trempés qu’elle dégoulinait sur sa
peau telle des perles de verre. Elle porta les yeux en direction de la rivière,
de Mawgan. Le coffret était maintenant là-bas, dans des mains solides. Il
abritait le secret de leur bonheur, et elle ne tarderait pas à prendre le même
chemin. Et si son père venait la chercher, ou tentait de reprendre l’enfant,
alors elle utiliserait le contenu du coffret, sans aucune compassion pour
l’homme qu’elle ne connaissait plus.
Tels étaient ses plans.
Mais elle fut soudain distraite. Elle se détourna de la fenêtre et fixa à
l’opposé de la pièce la porte qui s’ouvrait lentement en grinçant. Personne
n’avait frappé ou ne s’était annoncé, et elle sentit que son visiteur ne serait
pas le bienvenu. Elle n’avait jamais vu son père à ce point terrifiant – ni
terrifié. Dans l’encadrement de la porte, il se tenait la tête baissée sur la
poitrine, les poings crispés pour maîtriser la sauvagerie en lui, comme
contracté pour empêcher celle-ci de se déchaîner. Il la foudroyait du regard.
— Où est le coffret ? jeta-t-il d’un ton impérieux entre ses dents
serrées, projetant des postillons sur son gilet. Me crois-tu assez stupide pour
ne pas avoir compris comment tu avais découvert l’existence de Katherine ?
Il s’avança dans la pièce d’un pas lourd. Le battant de la porte barrait
l’encadrement derrière lui. Il poursuivit :
— Le coffret est tout ce qui reste de mon ancienne vie. Tu n’avais
aucun autre moyen d’apprendre son existence !
Lowenna se recroquevilla contre la fenêtre ouverte. La pluie glacée
s’abattait sur son dos. Elle secoua la tête alors que son père se rapprochait,
plaidant du regard. Mais James Fairborne continua de marcher sur elle et la
saisit par les poignets, jusqu’à ce qu’elle éprouve le sentiment qu’il allait lui
broyer les os.
— Je ne l’ai pas ! hurla Lowenna.
Son père riva ses yeux aux siens, la maintenant contre lui.
— Alors, où est-il ? Quel secret t’a-t-il révélé ?
— Tu me fais mal !
— Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même, répliqua-t-il sans la lâcher.
Qu’as-tu fait du coffret ?
Ses poignets la brûlaient, et la douleur donna enfin à Lowenna la force
de le défier.
— Tu ne l’auras pas !
La boîte était le seul atout dont elle disposait contre son père, elle ne
devait pas s’en départir.
— Elle est en sécurité quelque part, et je n’hésiterai pas à l’utiliser !
Son père la relâcha. Lowenna se redressa, le bravant. Ils étaient
semblables à deux cerfs en train de lutter, sans lâcher de terrain de part et
d’autre. Puis son père finit par reculer.
— Donc, le coffret n’est pas ici ? questionna-t-il un instant plus tard.
Lowenna demeura muette.
— En sécurité quelque part, as-tu dit ? répéta-t-il, l’air soudain content
de lui. Et je ne devine que trop bien où tu l’as emporté.
Mawgan ! songea Lowenna. Était-ce donc si évident ?
— Tu vas rester dans ta chambre !
— Père… non ! J’irai te chercher le coffret.
— Et emporter ton petit secret chez le constable ou le gouverneur,
peut-être ? Non, mon enfant, il est trop tard pour cela. Ce soir même, tu
partiras pour la résidence de tes grands-parents et tu ne reviendras que
quand ce…
Il eut un geste en direction du ventre de Lowenna, comme s’il écartait
une mouche qui le gênait :
— Quand ce bâtard sera prêt à se montrer !
Son père fit alors volte-face et Lowenna se jeta spontanément vers lui,
tombant à genoux.
— Où vas-tu, Père ?
Elle était au bord des larmes. Elle connaissait la réponse.
Le regard maintenant complètement dénué d’émotion, son père la
fixa :
— Ta porte demeurera verrouillée jusqu’à ce que je vienne te chercher
moi-même. Puis une voiture t’emmènera dans le Devon.
Il se dégagea et franchit le seuil.
— Père !
Incapable de contrôler davantage ses sentiments, Lowenna demeura
étendue là, trempée, secouée de sanglots.
James Fairborne fit halte sur le seuil, puis se retourna vers sa fille et
inspira profondément pour reprendre son calme.
Elle leva les yeux sur lui.
— Que vas-tu faire, Père ? demanda-t-elle avec un regard suppliant.
Mais il n’esquissa aucune tentative de réponse.
— Je vais envoyer ta femme de chambre avec le souper, déclara-t-il
enfin. Et c’est déjà bien plus que tu ne le mérites !
La porte claqua et une clé tourna dans la serrure.
Étendue sur le sol, Lowenna était incapable de penser à autre chose
qu’à Mawgan Hendry. Elle n’avait pas prévu cela. Voilà qui ne faisait pas
partie de son plan. À présent, en donnant ce coffret à Mawgan, elle avait
mis son amour en danger.
Je dois lui transmettre un message. Je dois récupérer le coffret.
Tamsyn…

Lorsque son père revint la chercher ce soir-là dans sa chambre et la


tira de force par les poignets, le cœur de Lowenna était aussi lourd que la
pluie qui se déversait. Il la porta jusqu’à la voiture qui attendait, tandis
qu’elle se débattait de toutes ses forces en hurlant, et qu’il ignorait ses
questions suppliantes à propos de Mawgan Hendry. À l’instant où il la
soulevait pour la mettre dans la voiture, elle entrevit la silhouette massive
de l’homme de main de son père, qui patientait à côté des chevaux. Penser
qu’il était l’individu chargé de l’amener chez ses grands-parents dans le
Devon la fit frissonner encore davantage.
La porte de la voiture claqua, brisant ses nerfs déjà fragiles. Lowenna
vit son père fixer en travers de la portière une barre destinée à l’enfermer,
sans jamais la regarder, avant de se retourner et de s’éloigner. Elle se colla
contre la vitre, se suspendant au rebord par le bout des doigts, dans le vain
espoir de l’ouvrir. Sans succès. Les clous d’acier qu’elle apercevait derrière
le verre avait été enfoncés profondément pour empêcher la vitre de tomber.
Elle s’effondra sur la banquette de la voiture et perçut alors leur ton de
conspirateurs. Elle entendit une allusion au coffret.
— Dis-moi simplement que tu l’as ! disait son père.
— Je ne peux pas.
L’échange remonta le moral de Lowenna. S’ils n’avaient pas mis la
main sur le coffret, alors Mawgan devait être en sécurité, sa femme de
chambre avait dû le joindre à temps. Les échos de la conversation à
l’extérieur de la voiture s’élevaient de façon irrégulière, au rythme de la
pluie qui tambourinait dru sur le toit. Mais en se rapprochant de la vitre, elle
parvenait à saisir des bribes. Elle entendit son père :
— Nous devons dissimuler tout ça. Et rapidement, que l’affaire soit
très vite oubliée.
Lowenna apercevait toujours son père. Celui-ci s’immobilisa, et
l’autre se rapprocha de lui, telle une ombre impérieuse.
— Le coffret doit m’être rendu, ajouta-t-il. Il ne doit jamais révéler
son secret.
— Le risque le plus grand se trouve dans ta voiture, répliqua l’autre
homme.
— C’est ma fille ! Que veux-tu que je fasse ?
Lowenna fut témoin de la réponse. Elle s’écarta de la fenêtre avec un
sursaut tandis que le regard de l’homme la transperçait. Elle se blottit dans
l’ombre, mais ses yeux finirent par la trouver, la clouant sur place avec une
haine qui suggérait à son père de lui demander de la tuer et de s’en
débarrasser.
Elle vit alors son père reprendre le chemin de la maison.
— Nous conclurons cette affaire à ton retour, lança-t-il.
Puis il disparut, laissant Lowenna à la merci de l’individu.
CHAPITRE 38

L’homme qui secouait l’épaule de Tayte le fit sursauter.


— Terminus, disait-il avec un accent d’Europe de l’Est.
Tayte releva sa tête douloureuse de la vitre qui lui avait servi
d’oreiller, et les muscles de sa nuque raidie émirent quasiment un son
musical lorsqu’il se redressa. Le train était arrêté. Il reconnut la gare de
Truro. Il cligna des yeux et se frotta le cou.
— Merci, dit-il, mais l’homme était déjà passé à la poubelle suivante.
Tayte vérifia sa montre : il était presque 22:30. Ce dernier somme
l’avait terrassé l’espace de quelques heures, et il ne s’était pas aperçu que le
train avait pris du retard. Il s’empara du sac et de son porte-documents, puis
s’extirpa de son siège, et croisa l’homme de ménage en quittant le wagon
maintenant vide. Il s’étonna de ne pas avoir été réveillé par un appel de
Schofield avec des nouvelles du testament de James Fairborne. Le rendez-
vous avec son mystérieux interlocuteur aurait dû se dérouler presque trois
heures auparavant. Il vérifia son téléphone : aucun appel manqué.
À quoi joue Schofield ?
Tayte quitta le hall de la gare à toute vitesse, comme s’il était en retard
pour un entretien. La nuit était fraîche, parsemée d’étoiles et d’un petit
croissant de lune. Au-dessus du parking, des lampadaires projetaient des
flaques de lumière circulaire sur le macadam. En atteignant sa voiture, il
sortit son téléphone, pensant de nouveau appeler Amy, cette fois-ci pour la
prévenir qu’il était en chemin. Elle doit être rentrée, maintenant. Mais son
téléphone sonna avant qu’il ait eu le temps de composer le numéro.
Schofield, se dit-il. Il serait temps.
Il répondit :
— Schofield ! Comment s’est passé le rendez-vous ?
Il ne reconnut pas la voix au bout du fil. L’homme parlait lentement,
de façon presque mécanique, ponctuant ses paroles d’un surcroît de
précision.
— Je parle à Mr Tayte ? Mr Jeff Tayte ?
Celui-ci se montra prudent. Seul Schofield l’appelait Jeff.
— Qui le demande ?
— L’inspecteur principal Bastion, Mr Tayte. Police du Devon et de
Cornouailles. Je parle bien à Mr Tayte, alors, n’est-ce pas ?
— C’est exact.
— Le Jeff ? C’est le diminutif de Jeffrey, n’est-ce pas, monsieur ?
— Non, Jefferson. Écoutez, où avez-vous eu mon numéro, et de quoi
s’agit-il ?
— Eh bien, c’est justement le problème, monsieur. J’ai trouvé votre
numéro dans le répertoire du téléphone mobile de Peter Schofield. Êtes-
vous apparenté à Mr Schofield, monsieur ?
— Non, répondit Tayte en serrant les dents. Nous… nous travaillons
ensemble, précisa-t-il avec difficulté. Qu’a-t-il fait ?
Quelques hypothèses lui traversèrent l’esprit, des raisons pour
lesquelles Schofield aurait pu ne pas se rendre au rendez-vous organisé. Il
savait bien qu’il ne pouvait pas compter sur lui.
— Inutile de me répondre, grinça-t-il. Il a bu quelques verres de trop,
il a semé le bazar, et vous avez maintenant besoin de quelqu’un pour veiller
sur lui.
Eh bien, ce ne sera pas moi, se dit-il.
— Je regrette que ce ne soit pas aussi simple que cela, monsieur. Je
crains que Mr Schofield ne soit mort.
Un calme inquiétant envahit Tayte, ponctuant le silence.
— Monsieur ?
Il ne savait pas très bien comment réagir. Il n’aimait pas Schofield, ce
n’était pas un secret – mais mort ! Peter Schofield ! Pour ce qui était de
l’énergie, il l’avait toujours classé dans la famille du lapin Duracell.
Schofield représentait l’épine qu’il avait toujours dans le pied, une
démangeaison qui refusait de disparaître. Sauf que ce n’était maintenant
plus le cas, et il éprouvait le sentiment qu’on venait de lui retirer quelque
chose de vital.
— Mort ? répéta-t-il.
Il pensa à cette voiture de sport anglaise cool à laquelle Schofield avait
fait allusion un peu plus tôt. L’avait-il poussée un peu trop vite sur les
petites routes de campagne de Cornouailles ? Il ajouta :
— Je lui ai parlé cet après-midi.
— Je sais, monsieur. Votre numéro est le dernier à l’avoir appelé. Vous
trouvez-vous en Cornouailles, par hasard ?
— À Truro. Je viens juste de rentrer de Londres.
— Voilà qui est très utile, monsieur. Je vous serais reconnaissant si
vous pouviez identifier le corps pour nous. Cela permet d’accélérer la
procédure.
— Oui, bien entendu.
Tayte n’avait aucune idée de la façon dont se déroulait ce genre de
choses :
— Quand désirez-vous me voir ?
— Tout de suite, monsieur. Si cela vous est possible. Si vous pouvez
venir, nous nous trouvons toujours sur la scène.
— La scène ?
— C’est cela, monsieur. La scène du crime. Peter Schofield a été
assassiné.
La voix anormalement haut perchée de son interlocuteur lui fixant
rendez-vous à Nare Point résonna de nouveau dans l’esprit de Tayte. Qu’ai-
je donc fait ? Il n’y avait pas d’autre explication. Il contempla le parking
désert et tenta de se convaincre que ce qu’il avait sous les yeux était réel,
qu’il ne se trouvait pas encore dans le train, endormi la tête contre la vitre.
Ce soir, il avait envoyé Schofield à la mort, et il n’était pas sûr que cela ne
le bouleverse pas davantage que le fait qu’il aurait dû se trouver à sa place.
— J’ai conscience que ce n’est pas très régulier, ajouta Bastion. Mais
nous en avons quasiment terminé ici, et j’espérais que vous pourriez
répondre à quelques-unes de mes questions. Il devrait y en avoir pour deux
heures.
— Bien sûr, à votre service, répondit Tayte d’un ton distrait.
— Nous nous trouvons à un endroit appelé…
— Nare Point, le coupa Tayte.
— Nare Point, monsieur ?
— Ce n’est pas là que vous l’avez retrouvé ?
— Non, Mr Tayte. Le corps a été découvert à Treath, le long de la
Helford River, dans une maison du nom de Ferryman Cottage.
CHAPITRE 39

L’inspecteur principal Leonard Bastion approchait de la cinquantaine.


Lorsqu’il était en service, il portait un pantalon de costume bleu marine,
mais rarement sa veste, avec une chemise blanche parfaitement repassée et
des souliers noirs cloutés qui semblaient toujours sortis de leur boîte.
C’était un homme trapu, d’à peine 1m72, rasé de près et à l’épaisse
chevelure grise coupée court qui se rebellait en permanence, à sa grande
irritation perpétuelle, gâchant une apparence par ailleurs immaculée.
Il se trouvait devant Ferryman Cottage, éclairé par plusieurs
projecteurs de scène de crime. Une ambulance se tenait prête le long de
deux voitures de police qui continuaient de baigner la maison de leurs feux
rouges et bleus éclatants. Au-delà du périmètre lumineux, la nuit et la
Helford River obscure camouflaient le chemin et les bois. L’homme qui
avait découvert le corps de Peter Schofield faisait face à l’inspecteur
Bastion.
— Désolé que vous ayez été obligé de patienter aussi longtemps,
monsieur, déclara l’inspecteur en repoussant d’un coup sec la couverture
d’un petit bloc-notes de style reporter. Vous disiez donc qu’Amy Fallon
vous rejoignait tous les vendredis ?
Martin Cole alluma une cigarette roulée sur laquelle il tira à fond,
faisant briller l’extrémité, qui brûla le papier.
— C’est exact. Pourquoi recommençons-nous tout cela ? J’ai déjà
expliqué la raison de ma présence ici.
— Faites-moi plaisir, monsieur, si cela ne vous dérange pas.
Martin referma son briquet dans un claquement et le glissa dans la
poche de son jeans.
— Quand j’ai vu qu’Amy ne venait pas, je me suis rendu au cottage
pour la traîner jusque là-bas.
— Au Shipwright Arms ?
Martin acquiesça.
— Elle a passé une mauvaise semaine. Je me suis dit qu’elle avait
peut-être besoin d’encouragements pour venir prendre un verre avec nous.
Le crayon de Bastion demeura suspendu en l’air.
— Et qui est ce nous ?
— Simon. Simon Phillips. Le gamin qui me sert d’assistant sur le
bateau. Amy se joignait toujours à nous au Shipwrights les vendredis
pour… eh bien, une sorte de socialisation, je suppose que vous appelleriez
ça. Un brin de conversation et quelques verres.
— Et Simon peut vraisemblablement se porter garant de cela, n’est-ce
pas, monsieur ? Ainsi que le personnel du Shipwrights Arms ?
— Bien entendu.
— Vous avez donc appelé Amy Fallon, et sans réponse, vous avez
laissé Simon au pub à 20 h 20, et vous êtes arrivé au cottage à peu près
vingt minutes plus tard ? C’est une bonne promenade, monsieur, pour une
visite impromptue ?
— Je marche beaucoup, comme la plupart des gens par ici. Ce n’était
rien.
— Vous avez dit qu’Amy avait passé une mauvaise semaine,
Mr Cole ?
Celui-ci acquiesça, tirant une nouvelle bouffée de sa cigarette.
— Son mari a été porté disparu il y a de cela deux ans cette semaine.
Elle le supporte difficilement.
— Je vois. Ma foi, c’est assez normal, n’est-ce pas ?
Bastion tenta de dompter ses cheveux rebelles sur son front. Ceux-ci
se redressèrent immédiatement. Il poursuivit :
— Donc, vous vous êtes rendu à Ferryman Cottage. Et au lieu de
trouver Amy Fallon, vous avez découvert le corps de la victime ?
Martin envoya balader son mégot rougeoyant d’une chiquenaude et le
regarda tournoyer dans la nuit. Lorsque celui-ci toucha le sol, il sortit de la
poche de poitrine de sa grosse chemise verte à carreaux un étui de cuivre
dont il tira une nouvelle cigarette, qu’il coinça mollement au coin de ses
lèvres.
— J’ai frappé. Sans réponse. Il n’y avait pas de lumière. Alors j’ai
attendu.
— Combien de temps ?
— Je ne suis pas sûr… à peu près cinq minutes, je suppose. Je me suis
assis pour regarder la rivière.
— Il n’y a pas grand-chose à voir, me semble-t-il ?
— Non. Pas grand-chose. Mais c’est paisible, ajouta Martin en tirant
son briquet.
— Et ensuite ?
— Ensuite, j’ai fait le tour de la maison. Je me suis dit que j’allais
jeter un œil avant de partir. J’ai frappé à la porte de derrière, qui s’est
ouverte toute seule. J’ai appelé, sans réponse, alors j’ai frappé plus fort et je
suis rentré.
Il alluma sa cigarette et souffla sa fumée bien au-dessus de la tête de
Bastion :
— L’endroit était un vrai bazar, ajouta-t-il. Je sais qu’elle avait eu des
ouvriers toute la semaine, mais il ne s’agissait pas de travaux
d’amélioration.
— Il devait être 20 h 45, n’est-ce pas, monsieur ?
— À peu de choses près.
— Avez-vous touché au corps ? Déplacé quoi que ce soit ?
— Non… Enfin, pas grand-chose. Je suis d’abord entré dans le salon.
J’ai allumé la lumière et je l’ai vu assis là sur le canapé, qui me regardait
fixement. Je lui ai demandé qui il était, je n’ai pas obtenu de réponse, je me
suis donc rapproché. C’est là que j’ai aperçu le sang. On ne le distinguait
pas vraiment sur sa chemise sombre, mais j’ai constaté que son pantalon
était éclaboussé de sang. Je lui ai légèrement poussé l’épaule, sa tête s’est
renversée et sa gorge s’est complètement ouverte. Je n’oublierai jamais ça,
conclut-il avec une grimace.
— Non, j’en suis certain, répondit l’inspecteur. Que s’est-il passé
ensuite ?
— J’ai de nouveau appelé Amy, et j’ai jeté un coup d’œil rapide aux
alentours. Elle n’était pas là.
— Et donc, à précisément 21 heures moins 3, vous avez appelé les
urgences ?
— Si vous le dites.
— Merci, Mr Cole. C’est tout ce dont j’ai besoin pour l’instant.
L’inspecteur principal se lécha la paume et tenta de lisser d’un geste
les cheveux sur sa tempe.
— J’enverrai l’inspecteur Hayne prendre vos coordonnées. Vous restez
un moment dans le coin, n’est-ce pas ? Nous allons avoir besoin de votre
déposition officielle à un moment ou un autre.
— Et Amy ? Vous êtes à sa recherche, n’est-ce pas ?
— Bien entendu, je vais faire fouiller les environs immédiats. Bien
que techniquement, elle ne soit pas encore considérée comme disparue, et
ainsi que vous l’avez dit vous-même, elle a passé une mauvaise semaine.
Peut-être est-elle partie quelque part se remonter le moral.
Martin secoua la tête.
— Cela ne lui ressemble pas.
— C’est bien évidemment suspect, monsieur, et croyez-moi, nous
sommes tout aussi impatients que vous de pouvoir lui parler. Mais inutile de
tirer des conclusions hâtives, n’est-ce pas ?
Bastion chercha du regard l’inspecteur Hayne, qu’il vit quitter la
maison en compagnie du coroner. Il leva la main pour attirer son attention.
— Je vous tiendrai au courant des que nous aurons avancé, Mr Cole.
Puis-je vous déposer quelque part ?
— Non, merci. Je vais retourner à pied au Shipwrights Arms. J’ai bien
besoin d’un autre verre.
CHAPITRE 40

L’inspecteur Bill Hayne portait un costume gris clair sur sa chemise


blanche réglementaire, ainsi qu’une cravate bleu marine trop serrée pour ne
pas être inconfortable. À vingt-sept ans, il était un peu jeune pour son
grade, mais il rattrapait sa jeunesse et son inexpérience relative grâce à un
esprit affûté et un ardent désir d’obtenir des résultats.
Tayte était arrivé à Ferryman Cottage hors d’haleine et inquiet.
L’inspecteur Hayne l’avait conduit tout droit dans la salle à manger en
travaux d’Amy Fallon.
— Il en a pour une minute, monsieur, lui dit Hayne. Il finit dans le
salon.
Tayte s’assit sur une chaise Windsor esseulée près de la fenêtre et posa
sur ses genoux le sac à dos d’Amy. Son porte-documents se trouvait dans sa
voiture de location, hâtivement garée derrière la barrière de police sur le
seul chemin qui menait à Treath. Il saisit une conversation dans le couloir
au moment où deux hommes sortaient.
— Aucune lacération aux mains ni aux bras, dit un des hommes.
Pourquoi est-ce étonnant ?
— Il n’y a pas eu de lutte ? suggéra l’autre homme. Il n’a pas pu voir
venir la chose ?
— Exact. Une autre raison ?
— Il était déjà inconscient ? Drogué, peut-être ?
— Très bien, mon petit, mais ne nous emballons pas. Attendons de
voir les résultats du labo.
Tayte contempla une ampoule suspendue au plafond, qui répandait sur
les murs et le parquet nus une lumière faible mais dure, donnant à l’endroit
des allures de salle d’interrogatoire. Inconsciemment, il s’agrippa au sac à
dos et observa les lueurs bleues et rouges des gyrophares de la police qui
projetaient des horizons colorés sur le mur le plus éloigné, tout en se
demandant où se trouvait Amy. Il finit par envisager qu’elle ait pu avoir
raison : peut-être son mari avait-il réellement découvert le coffret. Et peut-
être elle aussi avait-elle à présent disparu. Elle savait que je le rapportais ce
soir, se dit-il. Normalement, elle aurait essayé de me contacter. Pourquoi
n’a-t-elle pas répondu à mes appels de toute la journée ? Où est-elle ?
— Mr Tayte ?
La voix sur le seuil le fit sursauter. Il se leva tandis que l’inspecteur
principal Bastion pénétrait dans la pièce, suivi de l’inspecteur Hayne.
— Où est Amy ? demanda Tayte. Elle va bien ?
— À cet instant précis, nous l’ignorons, répondit Bastion. Lorsque
nous sommes arrivés, il n’y avait personne ici. Uniquement Mr Schofield et
l’homme qui l’a trouvé.
Tayte hocha la tête, distrait.
— Je vous remercie d’être venu si rapidement, poursuivit Bastion. La
seule adresse d’un quelconque parent que nous ayons pu trouver sur la
victime se trouve à des milliers de kilomètres en Amérique.
— Sa mère ? interrogea Tayte.
— Sa femme, monsieur, répondit l’inspecteur principal avec une
grimace. Et deux petits enfants, d’après les photos que nous avons
retrouvées sur lui.
— Des enfants ?
— Oui, monsieur. C’est toujours ce qui me touche le plus, quand je
pense aux petits.
— Il n’avait pas l’air d’être le genre, remarqua Tayte tout en se
demandant s’il ne s’était pas complètement mépris sur le compte de
Schofield, s’il n’y avait pas eu davantage derrière cette façade arrogante.
— On croit toujours connaître les gens, n’est-ce pas, monsieur ?
— Je sais pourquoi il est mort.
Tayte n’avait pu s’empêcher de parler, même si cela ne pouvait que
l’impliquer davantage.
— C’était bien ce que j’espérais, Mr Tayte, mais nous n’en sommes
pas encore là. Assurons-nous d’abord qu’il s’agit bien de lui.
Bastion posa une main ferme sur l’épaule de Tayte, qu’il guida dans le
salon. La pièce ne ressemblait absolument plus au souvenir qu’en avait
conservé Tayte ; tout avait été déplacé. Le canapé rouge fut le premier à
attirer son regard. Le meuble était de travers, poussé à travers la pièce à
l’écart de la cheminée, face à la porte. Puis il vit le contour du corps, et le
corps lui-même – la housse mortuaire blanche sur une civière, prête à être
emportée. Bastion s’agenouilla à côté et tendit la main vers la fermeture
Éclair.
— Si vous êtes prêt, monsieur ?
Tayte hocha la tête et Bastion dézippa la housse, prenant soin de ne
pas trop en révéler, lui épargnant la vision de la blessure mortelle à la gorge.
La grosse fermeture cliqueta aux oreilles de Tayte comme un réveil en
accéléré. Puis Bastion écarta les pans, et l’image qui lui sauta à la figure
lorsqu’il se pencha le fit reculer de nouveau. La peau était cireuse et
translucide, et il lui fut impossible de plaquer sur ces traits maintenant vidés
de toute couleur ou émotion ce fameux sourire Colgate.
— C’est lui. C’est Peter Schofield.
La fermeture remonta dans un bourdonnement, et l’inspecteur
principal Bastion se redressa. Tayte continuait de fixer le sac mortuaire,
comme s’il pouvait encore distinguer le visage fantomatique de Schofield.
— Sortons, voulez-vous ? suggéra Bastion.
Il guida ensuite Tayte vers la porte à petits pas, comme s’il portait
assistance à un patient psychiatrique lourdement médicalisé.

Le vent qui soufflait de la Helford River rafraîchit la gorge de Tayte. Il


suivit le courant d’air, éclairé par les projecteurs et les gyrophares de la
police. Il ne s’arrêta qu’à l’extrême bord du rivage, et ses yeux s’égarèrent
sur la vedette en teck d’Amy. De nouveau, il se demanda où elle pouvait
bien être. Bastion et Hayne le suivaient de près, et l’inspecteur principal prit
les choses en main.
— Vous connaissez bien la propriétaire de la maison, monsieur ?
— Amy Fallon, ajouta Hayne en vérifiant son calepin.
Tayte secoua la tête.
— Je l’ai rencontrée hier pour la première fois. Je suis venu lui rendre
visite hier soir pour discuter d’un sujet pour lequel nous avions un intérêt
commun.
— Et de quoi s’agissait-il, monsieur ?
Tayte ébaucha rapidement une description de son métier, de la mission
sur laquelle il travaillait, et de la raison de sa venue en Angleterre. Il ne dit
rien du coffret, ni de l’agression sur sa personne deux jours auparavant à
Mawnan Glebe. Il savait bien que ces deux-là était les gentils, mais une
petite voix dans sa tête l’avertissait de ne pas compliquer les choses. Il ne
pouvait pas risquer de perdre le coffret.
— Amy s’intéressait aux gens qui avaient vécu dans cette maison
avant elle, expliqua-t-il. L’affaire sur laquelle je travaille m’a conduit aux
mêmes personnes, je suis donc venu en discuter avec elle. Je suis arrivé hier
vers 18 h 30. Nous avons parlé, bu un verre de vin.
Un verre de vin…
Ces mots évoquèrent l’image du salon d’Amy, où il s’était trouvé il y a
peu. On n’avait pas touché à tout dans la pièce. Il se remémora l’endroit
comme si c’était la première fois. Les verres de vin se trouvaient toujours là
sur le tabouret près de la cheminée, la bouteille posée à côté de l’un des
pieds de la table. Inutile de demander à Bastion ou à Hayne s’ils savaient où
se trouvaient Amy. Il venait de confirmer ses propres réflexions.
— Elle aurait rangé les verres bien avant, affirma-t-il.
Bastion plissa les yeux.
— Pardon ?
— Les verres sont toujours là. Exactement à l’endroit où ils se
trouvaient quand je suis parti hier soir.
Bastion eut l’air d’attendre que Tayte se montre plus précis, mais
Hayne parut comprendre :
— Vous pensez qu’il est arrivé quelque chose à Amy hier soir ? Avant
qu’elle ait eu le temps de ranger les verres ?
Tayte hocha la tête.
— Elle n’a pas non plus répondu à mes appels de la journée.
— Vous aussi ? fit Bastion.
— Comme qui d’autre ?
— Celui qui a découvert le corps. Martin Cole. Lui aussi s’est inquiété
pour elle. Elle était censée le retrouver, lui et un de ses collègues, pour un
verre ce soir.
— À quelle heure êtes-vous parti hier soir, monsieur ? demanda
Hayne, le stylo levé.
Tayte réfléchit.
— Aux alentours de 20 heures.
— Il semblerait donc qu’Amy ait disparu depuis plus de vingt-quatre
heures, en conclut Hayne en notant sur son calepin.
— Vous avez dit que vous connaissiez la raison de la mort de la
victime ? remarqua Bastion.
— Cet après-midi, j’ai reçu un appel, peu de temps après mon départ
de Londres. Quelqu’un disposait d’informations à propos de l’affaire sur
laquelle je travaille. J’étais censé le rencontrer ce soir, mais je n’avais pas le
temps de m’y rendre. J’ai envoyé Peter Schofield à ma place.
— Et à quelle heure le rendez-vous était-il prévu, monsieur ?
— 19 h 30.
Hayne eut un hochement de tête à destination de l’inspecteur
principal :
— Ça correspond à l’estimation de l’heure de la mort, monsieur.
— Étiez-vous convenus de rencontrer cet homme ici ? demanda
Bastion.
— Non, à un endroit du nom de Nare Point.
— Ah, oui, Nare Point. Vous avez mentionné cela au téléphone plus
tôt.
Hayne intervint.
— J’ai envoyé une voiture là-bas, monsieur.
Bastion eut l’air impressionné.
— Nous savons que le meurtre n’a pas été commis ici, informa-t-il
Tayte. Désolé de me montrer aussi descriptif, mais il n’y a pas assez de
sang, expliqua-t-il en se lissant la nuque de la main. Même s’il semble qu’il
y ait eu une lutte quelconque.
— Ou plutôt que quelqu’un cherchait quelque chose, ajouta Hayne.
Aucune idée de ce que cela pourrait être ?
Tayte contempla les lumières de l’autre côté de la rivière et secoua la
tête, incapable de leur mentir de façon aussi éhontée.
Bastion poursuivit :
— La question est : pourquoi quelqu’un irait-il se donner la peine de
déplacer un corps depuis Nare Point jusqu’ici ?
Tayte détourna les yeux de la rivière et découvrit l’expression chargée
d’espoir de l’inspecteur principal, comme si celui-ci espérait qu’il puisse lui
fournir la réponse. Mais Tayte n’en avait aucune.
— L’assassin cherche clairement à faire passer un message, affirma
Hayne.
Tayte haussa les épaules.
— Je l’ignore. La personne qui m’a appelé a simplement dit qu’elle
avait un document pour moi. Un document de succession. Une chose dont
j’avais besoin et que je n’avais pas pu découvrir.
L’inspecteur Hayne rectifia sa cravate.
— Et vous n’avez pas trouvé cela bizarre, monsieur ? Recevoir un
appel d’un inconnu qui vous donne rendez-vous à Nare Point à la nuit
tombée ?
— Je n’avais jamais entendu parler de Nare Point jusqu’à aujourd’hui.
J’étais tellement concentré sur ce document que je me suis simplement dit
que quelqu’un essayait de m’aider.
— Alors que son véritable but était de vous tuer, remarqua Bastion.
— C’est ce qu’il semble, acquiesça Tayte.
— Avez-vous la moindre idée du pourquoi de la chose ? demanda
l’inspecteur principal.
Tayte savait. De la même façon qu’il savait qu’on s’était joué de lui –
l’avertissement dans les bois à Mawnan, puis le message sous son essuie-
glace à Bodmin. À 19 heures, il était censé être mort, et cela ne pouvait
signifier qu’une chose : l’assassin de Schofield savait que le coffret se
trouvait en possession de Tayte, et il avait espéré le récupérer sur son
cadavre cette nuit à Nare Point. Et s’il savait cela, il savait également que le
coffret ne se trouvait pas entre les mains d’Amy. Déposer le corps de
Schofield chez Amy était donc un signal très clair : le tueur détenait Amy.
Et le coffret était maintenant encore plus important. Il constituait une
monnaie d’échange.
— Puis-je voir votre billet de train, monsieur ? demanda l’inspecteur
principal. Ou bien un reçu ? Simple formalité. J’ai besoin de confirmer où
vous vous trouviez ce soir.
CHAPITRE 41

Lorsque Tayte regagna sa voiture, il était minuit passé. Il s’installa au


volant et posa le sac à dos sur le siège du passager. Quelques secondes plus
tard, il s’éloignait de Treath en suivant le faisceau de ses phares. Une
multitude de questions se pressait dans son esprit, qui ne demandaient
qu’une chose : Bon sang, qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Il parvint
lentement à l’endroit où le chemin rejoignait la route principale, et mit son
clignotant à gauche, à l’opposé de Helford, pour rejoindre sa chambre, où il
espérait être capable de s’éclaircir les idées et trouver quelques réponses. Il
fit halte à l’intersection, écoutant le clignotant tictaquer, les yeux sur
l’indicateur vert du tableau de bord. Il patientait… réfléchissait…
Son regard tomba au pied du siège passager. Son porte-documents
était ouvert, ses dossiers froissés. Il demeura un instant sans comprendre. Il
savait qu’il ne l’avait pas laissé comme cela. Puis, alors qu’il se penchait
pour le ramasser, il ressentit une piqûre sur le côté gauche du cou.
Sa main ne dépassa pas le levier de vitesse.
Il sentit sa chevelure violemment tirée en arrière, sa tête heurter le
dossier, exposant sa nuque à une lame presque trop aiguisée pour la sentir
tout de suite. Puis une voix anormalement basse à son oreille lui fit froid
dans le dos.
— Mr Tayte. Enfin. Maintenant, déplacez-vous lentement et passez-
moi ce sac à dos.
Celui qui parlait déguisait de toute évidence sa voix, qui paraissait
rauque et forcée. Le cœur de Tayte battait à cent à l’heure. La lame appuyait
à présent sur sa gorge, menaçant d’entamer la peau. La première piqûre sur
le côté gauche de son cou commençait à le brûler. Il pensa à Schofield et au
sac mortuaire, se rappelant de quoi était capable cet homme. Puis il pensa à
Amy.
— Vous en avez, du culot ! jeta-t-il en forçant le sien. L’endroit
grouille de flics.
La lame s’enfonça dans son cou.
— Faites ce que je vous dis et vous vous en sortirez.
Tayte en doutait sérieusement. Aucune issue ne se présentait dans
l’immédiat. Il tendit le sac derrière lui, et tenta en même temps d’entrevoir
son agresseur dans le rétroviseur. Mais il faisait trop sombre, et ses
mouvements étaient entravés par la lame sur son cou et la main qui
agrippait ses cheveux.
— Et maintenant ? demanda-t-il.
— Maintenant, conduisez. Tournez à droite.
Helford, pensa Tayte en s’éloignant et en manœuvrant la voiture le
long de la colline, aussi lentement qu’il pouvait se le permettre. Il avait
besoin de temps. Les alentours étaient trop calmes. Aucune voiture à
l’horizon. Personne. La voûte des arbres enveloppait la route.
— Où est Amy ? demanda-t-il sans obtenir de réponse.
Un instant plus tard, la voix s’éleva pour déclarer d’un ton satisfait :
— Je savais qu’ils vous feraient venir ici.
Tayte sentit la pression sur son crâne se relâcher légèrement.
— Pourquoi faites-vous ça ?
L’homme continua de l’ignorer.
— Au pied de la colline, prenez à droite sur le parking.
La perspective ne plaisait guère à Tayte. Il distinguait déjà dans la
lumière des phares le panneau d’entrée. L’endroit était particulièrement
obscur, avec tous ces arbres. La voiture atteignit trop rapidement le virage.
— Ici, articula la voix.
Tayte tourna. Sur sa droite, il remarqua du coin de l’œil un petit feu, à
bien 200 mètres de l’autre côté d’un parking par ailleurs désert qui était en
fait un champ dans les bois.
— Allez par là-bas sur la gauche. Puis arrêtez le moteur.
Une piste poussiéreuse faisait le tour du parking, comme sur un circuit
automobile. Tayte prit le chemin dans le sens des aiguilles d’une montre, les
pneus crissant sur les pierres, menant le véhicule en direction du périmètre
des arbres. À travers ceux-ci, il distinguait à peine les reliefs ternes de la
Helford River, dont les flots s’écoulaient sous une lune dissimulée. Il sentait
qu’il lui restait peu de temps. S’il devait agir, c’était sans tarder. Une petite
voix dans sa tête lui souffla que tout irait bien, que l’homme au couteau
avait maintenant ce qu’il était venu chercher. Mais lorsque Tayte coupa le
moteur, dans la brusque obscurité, une voix bien plus forte lui indiqua le
contraire.
— Ce message que je vous ai épinglé sur la poitrine… Vous auriez dû
prendre mon avertissement bien plus au sérieux, Mr Tayte. Avant qu’il ne
devienne nécessaire que je vous tue !
L’homme n’avait pas achevé sa phrase que la tête de Tayte se trouva
de nouveau projetée en arrière, le menton en l’air, comme s’il attendait de
se faire raser chez le coiffeur. Il grimaça lorsque la main de l’homme saisit
ses cheveux, tirant sur son scalp tandis qu’il positionnait son couteau plus
loin, prêt à lui trancher la gorge.
À cette seconde, Jefferson Tayte comprit que c’en était fini. Pris par
surprise, immobilisé par sa ceinture de sécurité et l’étreinte de son
assaillant. Il n’avait pas eu le temps de réagir, et bien qu’agnostique, la
seule chose qui lui venait maintenant à l’esprit était le Notre Père. Il revit la
Bible qu’il avait trouvée dans le tiroir de la table de chevet dans sa chambre
à Saint Maunanus House, avec la croix gravée sur la couverture. Il se
souvint alors des vitrines brisées de la prison de Bodmin.
— Pourquoi avez-vous volé le crucifix ? laissa-t-il échapper en
déglutissant, la gorge rêche comme du papier de verre. Et le recueil de
poèmes ? Pourquoi les avez-vous volés ?
Tayte sentit les muscles de l’homme se contracter et son bras se
resserrer autour de son épaule. La lame s’enfonça davantage dans sa peau,
mais elle demeura stable, et Tayte comprit que ses questions avaient touché
juste.
L’homme souffla d’un ton méprisant à son oreille :
— Je ne les ai pas volés. Ils étaient à moi !
Pour la première fois, il venait de hausser la voix.
— Ils appartenaient à un homme du nom de Mawgan Henry, répliqua
Tayte avec autant d’autorité que possible. C’était il y a deux siècles, donc à
moins que vous ne reveniez d’entre les morts, je dirais que vous les avez
volés !
Tayte savait qu’il jouait un jeu dangereux, mais qu’avait-il à perdre ?
Il gagnait du temps, c’était tout, et il n’avait aucune idée du sursis. S’il lui
restait une chance de s’en sortir vivant, il devait continuer à faire parler
l’individu, continuer à le provoquer jusqu’à ce qu’une occasion se présente.
Il parcourait frénétiquement du regard l’intérieur de la voiture, à la
recherche d’un objet dont il puisse se servir.
— On aurait dû me les donner, déclara l’homme.
— Mais cela n’a pas été le cas, n’est-ce pas ? Vous les avez donc
volés.
— Ils ont été volés à Mawgan.
— Après qu’il ait été assassiné ? Et vous pensez que le coffret vous
indiquera qui l’a réellement tué ? demanda Tayte.
— Je sais déjà qui l’a tué.
Tayte sentait le souffle chaud de l’homme sur sa nuque.
— Mais vous voulez savoir pourquoi, n’est-ce pas ?
Tayte voulait savoir pourquoi, et qui, mais ce n’était pas le moment de
poser la question. Après avoir renoncé à utiliser l’allume-cigare pour brûler
l’homme parce que celui-ci devait d’abord être chauffé, il envisagea de lui
crever l’œil avec la clé de voiture.
— Et je suppose que vous savez déjà pourquoi, n’est-ce pas,
Mr Tayte ?
Le généalogiste secoua la tête. Ce fut une erreur.
— Alors c’est bien ce que je pensais. Vous ne m’êtes plus d’aucune
utilité.
Tayte sentit entamer la chair de son cou, et comprit qu’il était en train
de saigner. Il éprouvait le sentiment d’être assis à côté de lui-même, à
contempler au ralenti une scène qu’il était incapable d’arrêter. Il vit ses
propres mains se lever vers le couteau pour se défendre, mais l’étreinte de
l’homme était trop forte, le couteau trop près. C’est alors qu’un visage surgi
derrière la vitre le fit sursauter. La vision était surréaliste.
Un homme aux longs cheveux qui aurait bien eu besoin d’une douche
et d’un bon repas le fixait. Puis derrière lui s’éleva un bruit de tapotement
métallique. Le temps que Tayte comprenne ce qui se passait, la lame se
retirait brusquement, sans lui trancher la gorge mais en le blessant à la main
gauche. Puis il entendit une des portières arrière s’ouvrir.
Il détacha sa ceinture de sécurité et se retourna, conscient qu’il perdait
maintenant beaucoup de sang, à la fois au niveau du cou et de la main. La
banquette était vide. L’homme qui avait bien failli le tuer – qui avait bien
failli achever ce qu’il s’était mis en tête de faire à Nare Point – s’était enfui,
emportant le sac à dos et le coffret avec lui.
Le tapotement sur la vitre attira de nouveau l’attention de Tayte. Il
comprit alors pourquoi il était sain et sauf. Un autre homme, ressemblant au
premier, pressait son visage sur la lunette arrière, fixant l’intérieur du
véhicule. Le bruit métallique provenait d’une canette de Carlsberg Special
Brew qu’il faisait cliqueter sur le verre. Tayte comprit également que le feu
aperçu lorsqu’ils avaient pénétré dans le parking devait être leur feu de
camp. Ils étaient ses sauveurs – improbables, mais sauveurs quand même.
Tayte bondit de voiture et les inconnus reculèrent en l’observant tandis
qu’il fouillait frénétiquement les alentours du regard. Il pressait de la main
droite la blessure de son cou pour contenir le flot de sang et sa main gauche
pendait, dégoulinante. Son costume était dans un état effroyable. Il n’y avait
guère grand-chose à voir dans l’obscurité, aucun signe de son assaillant.
Puis, très loin au-delà des arbres, perdu dans la nuit, s’éleva un crissement
de pneus et le grondement caractéristique d’un moteur – un V12. Le
souvenir lui revint d’avoir entendu un écho similaire, modifié par le haut-
parleur du téléphone, mais parfaitement reconnaissable. La dernière fois
qu’il avait perçu ce bruit de moteur, c’était lorsqu’il avait appelé Schofield
depuis le train du retour de Londres. Il résonnait en fond sonore derrière la
voix du jeune généalogiste.
Cette dernière conversation lui revint, par la force des choses. Il
s’entendit lui demander de se rendre à Nare Point à sa place – pour se faire
tuer. Il se souvenait à quel point Schofield avait été excité, débordant
d’énergie. Il avait passé ses dernières heures à rôder dans des cimetières sur
les ordres de Tayte, et il avait découvert quelque chose d’important, qu’il
avait maintenant emporté avec lui dans la tombe.
L’homme à la canette de bière se rapprocha en titubant, et scruta
Tayte :
— Vous devriez voir un toubib, articula-t-il d’une voix pâteuse.
CHAPITRE 42

Quatre heures après avoir failli mourir, Jefferson Tayte était assis sur
le siège passager d’une voiture inconnue, garée dans un endroit tout aussi
inconnu. Il n’avait aucune idée du lieu où il se trouvait, et le seul éclairage
qu’il s’était accordé provenait de l’écran de son ordinateur portable. Bastion
et Hayne avaient été stupéfaits de le revoir dans un tel état, mais le
personnel du Royal Cornwall Hospital l’avait rafistolé en un rien de temps.
Après avoir effectué sa déposition, et avoir reçu l’autorisation de partir, il
avait refusé toute protection policière, à l’exception de l’habituel numéro de
téléphone à contacter en cas de besoin. Il était ensuite monté dans le
véhicule de courtoisie qui l’attendait et s’était éloigné au hasard,
simplement pour se perdre dans la nature. Il aurait bien eu besoin de
changer de vêtements, mais savait tout autant qu’il ne pouvait risquer de
retourner à Saint Maunanus House.
Il était installé sur le bas-côté d’une petite route à une voie, près d’une
clôture de ferme en acier galvanisé, en train de rentrer des noms dans des
bases de données aussi rapidement que le lui permettait sa main bandée.
Heureusement, il avait un adaptateur d’alimentation qu’il pouvait brancher
sur la voiture ; la nuit était longue.
On est samedi, pensa-t-il, sachant qu’il aurait dû se trouver sur le point
de boucler sa mission et de rentrer chez lui. Mais il était embarqué dans un
passé qui ne voulait pas mourir, et il devait à présent ajouter à la liste de
gens à retrouver l’assassin de Schofield, ainsi qu’Amy. Des gens liés par un
fil ou un autre à l’écritoire qu’Amy lui avait confiée. Le coffret qui ne se
trouvait plus entre ses mains.
Et ce n’était pas là la fin de tout ceci.
Il interrompit sa frappe. Les réflexions qui s’entremêlaient dans son
subconscient accouchèrent brusquement d’un fait très clair. Il avait peut-
être perdu l’écritoire, mais il n’avait pas tout perdu. Il tapota sa poche de
veste et sentit un papier froissé. La lettre de Lowenna… il ne l’avait pas
remise dans le coffret. Il eut un sourire, sachant qu’il avait encore une carte
à jouer dans cette partie. Il savait également qu’il avait une bonne chance de
découvrir qui était l’homme qui voulait le tuer. Lorsque celui-ci avait volé
le crucifix et le recueil de poèmes au musée de la prison de Bodmin, il avait
commis une grosse erreur – il avait rendu les choses personnelles.
Tayte s’en était bien douté, et il venait d’en recevoir confirmation cette
nuit. L’homme était apparenté à Mawgan Hendry. Ces quelques mots
échangés à la pointe du couteau de l’assassin avaient ôté tout doute à Tayte.
Il se disait maintenant que s’il pouvait découvrir les noms des descendants
mâles vivants de Mawgan Hendry, il disposerait d’une bonne liste de
suspects.
Le principe était tout simple. Il connaissait le nom racine dont
descendaient tous les autres membres de la famille : Mathew Parfitt. En
prenant ce nom et en trouvant ses enfants, puis en répétant le processus
pour chaque enfant et les descendants de chacun d’entre eux, il finirait par
aboutir à ceux qui étaient encore en vie. Un rapide passage en revue, en
suivant les personnes à charge et leurs descendants, en excluant autant
d’individus que possible sur les critères de l’âge et du sexe, jusqu’à récolter
quelques noms – quelques suspects.
Dans la pratique, le processus n’était pas si aisé. Il savait qu’il devrait
prendre des raccourcis, faire des suppositions, et suivre des lignées à partir
de données non confirmées, ce qui n’était pas son genre. Cela comportait un
grand risque d’erreur, mais il existait une chance que certains des noms
qu’il récolte soient exacts, et une chance que l’un d’entre eux s’avère être
l’homme qu’il recherchait. Il avait accès à la généalogie de plus de quatre
milliards de noms dans le monde entier. Cette nuit, il ne lui en fallait qu’un.
Il y avait maintenant plus d’une heure que Tayte était absorbé par les
informations en provenance de son écran, faisant glisser noms et dates dans
des fenêtres séparées pour en conserver la trace. Le recensement de 1911
avait rendu la première partie relativement facile, mais il n’existait pas
d’accès au recensement pour le dernier siècle. Il utilisait toutes les
ressources en ligne à sa disposition, et plus d’une fois, il s’était interrompu
pour penser à Peter Schofield. Ça, c’était son rayon : la généalogie à la
Schofield. En dépit de tout, il regretta que le gamin ne soit pas dans la
voiture avec lui à cet instant.
Parvenu à la première moitié du XXe siècle, Tayte se recula et se
pinça les paupières. Il se détourna de l’écran pour plonger le regard dans
l’obscurité de la nuit, tâtant d’un air pensif les agrafes qu’on lui avait
posées dans le cou. Il avait rarement vu les étoiles de cette façon. Ici,
aucune pollution visuelle. Des galaxies entières se dévoilaient à ses yeux
comme une poussière argentée répandue par un pinceau sur un tableau noir.
La quête se présentait bien. Deux guerres mondiales avaient accéléré
la recherche, réduisant singulièrement le nombre de personnes à charge qui
avaient vécu assez longtemps pour avoir à leur tour des enfants ; une guerre
ou l’autre en avait prématurément éliminé un certain nombre. Pourtant, la
lignée se poursuivait le long de multiples branches éventuelles, changeant
de nom de famille lorsqu’aucun héritier mâle n’était né pour perpétuer
celui-ci. La branche de Mathew portant le nom de Parfitt s’était éteinte à la
fin du XIXe siècle, remplacée par celle de Miller par l’intermédiaire d’une
fille et celle de Bakersfield par une autre. Il lui restait peu de temps avant le
lever du jour, et pourtant il n’était pas fatigué. Trop absorbé par sa
poursuite, trop conscient qu’il n’avait échappé que de peu à la mort ce soir,
et qu’Amy, si elle était encore en vie, se trouvait quelque part dans
l’adversité.
Un peu moins d’une heure plus tard, Tayte sut qu’il touchait au but.
Les noms qu’il contemplait maintenant appartenaient à des gens qui
pouvaient être encore en vie, même s’ils étaient trop âgés pour pouvoir être
pris en considération. Tayte était certain de découvrir son homme parmi
leurs descendants : il avait atteint la dernière couche du mille-feuille.
CHAPITRE 43

Un soleil déjà éclatant éblouit les yeux sensibles de Tayte lorsqu’il


ouvrit les paupières et comprit qu’il faisait jour. La tête contre la vitre, il
avait la nuque raide et ses agrafes le démangeaient. Deux vaches le fixaient
derrière la barrière galvanisée le long de laquelle il s’était garé. Une
troisième lui présentait sa croupe. L’état dans lequel il se sentait ressemblait
un peu à celle-ci. Le son qui l’avait réveillé résonna de nouveau dans la
poche de son pantalon avec une tonalité qu’il commençait à détester. Il jeta
un regard embrumé à la pendule sur le tableau de bord inconnu et vit qu’il
était 8 h 15. Son ordinateur portable reposait sur le siège du conducteur,
encore ouvert, repoussé à la fin de ses recherches, endormi après une bonne
nuit de travail. Tayte aurait aimé être à sa place. Son téléphone sonna de
nouveau, lui refusant cette opportunité.
— JT.
— J’espère vraiment que je ne vous ai pas réveillé.
Tayte s’apprêtait à répondre qu’il avait de toute façon besoin d’un
réveil téléphonique, mais son interlocuteur poursuivit :
— Cela dit, comment pourriez-vous dormir ? À votre place, je
profiterais du moindre instant de vie, après avoir été sur le point de la
perdre la nuit dernière.
Tayte émergea brutalement.
— Pourquoi les choses sont-elles si compliquées, Mr Tayte ?
Celui-ci se contenta d’écouter.
— Je recherche cette boîte depuis que j’ai découvert son existence. À
présent, elle est en ma possession, et pourtant je ne l’ai pas, n’est-ce pas ?
Je n’ai pas ce que je cherchais.
Il y eut une pause, puis la voix poursuivit :
— « Ce qui est à l’intérieur est ce qui compte… », voilà ce que me dit
le mot que j’ai trouvé dans le coffret. Alors, qu’y avait-il donc d’autre
dedans, Mr Tayte ?
Celui-ci abattit sa carte :
— Si vous voulez ce qui se trouve dedans, relâchez Amy !
Un rire moqueur lui répondit.
— C’est la seule façon dont vous obtiendrez ce que vous cherchez.
Le rire cessa.
— Nous sommes pat, alors. Mais je ne joue pas aux échecs, Mr Tayte.
Je vous suggère de me donner ce qui se trouvait dans le coffret, ou bien cet
après-midi, la police enquêtera sur un autre cadavre !
— Hors de question ! jeta Tayte d’un ton tranchant.
Au diable les échecs, la situation exigeait la manière forte. S’il se
contentait de tout donner, il savait qu’Amy ne passerait pas la journée.
— C’est un échange, ou rien, ajouta-t-il. Amy en contrepartie du
contenu du coffret, ou bien vous pouvez aller vous faire voir !
Le silence tomba. Tayte espéra que son interlocuteur réfléchissait.
Lorsque le silence devint gênant, il espéra ne pas être allé trop vite en
besogne. Puis il comprit que si : il perçut un faible « clic » puis de la friture.
Il vérifia le numéro de l’appelant, mais comme prévu, celui-ci était masqué.
— Merde !
Tayte devait découvrir l’identité de cet homme, et vite. Il fit
redémarrer son ordinateur et les résultats de ses recherches précipitées
brillèrent devant lui : cinq noms qui ne lui disaient rien, cinq suspects
possibles, tous descendants mâles de Mawgan Hendry et Lowenna
Fairborne à travers leur fils illégitime, Mathew Parfitt. Il disposait pour
chacun de l’âge et du lieu de naissance, ce qui allait l’aider.
Mais où se trouve-t-il maintenant ?
Il tira de sa poche la carte que lui avait donnée l’inspecteur principal
Bastion. Des recherches additionnelles sur les noms qu’il avait récoltés
allaient nécessiter des ressources policières. Il avait à moitié composé le
numéro lorsque les chiffres s’évanouirent et l’écran afficha un appel entrant
– masqué. Il décrocha à la première sonnerie, collant l’appareil à son
oreille.
— Un échange, alors, articula son interlocuteur.
Tayte inspira puis expira lentement.
— Où ?
— Les règles du jeu sont strictes, Mr Tayte. Comme tous les bons
jeux, il se jouera en deux parties. D’abord, vous allez retourner au cottage
d’Amy – à Treath. Montez à bord de la vedette et attendez. Je vous
rappellerai très précisément dans une heure.
Tayte consulta sa montre. Il était 08:30.
— Si vous ne vous trouvez pas dans ce bateau dans exactement une
heure, avertit l’homme, alors Amy meurt. Si vous appelez la police ou que
je vous soupçonne d’avoir amené quelqu’un avec vous – Amy meurt. Je
vous offre cette unique chance de la sauver. Si vous ne respectez pas les
règles du jeu, alors vous découvrirez à quel point je suis déterminé.
Personne ne me baisera, Mr Tayte. Est-ce clair ?
Le cœur de Tayte battait à se rompre.
— Comme de l’eau de roche, répondit-il en contemplant le chemin et
les hautes haies qui s’élevaient de part et d’autre de la route.
Si seulement il savait où diable il pouvait bien se trouver. Compte tenu
des circonstances, une heure paraissait un délai bien court.
L’appel prit fin, alors que Tayte se glissait déjà au volant, bataillant
pour passer par-dessus le levier de vitesse et le câble d’alimentation de son
ordinateur. La clé se trouvait sur le contact. Il l’actionna, se disant que son
appel à l’inspecteur principal Bastion devrait attendre. Le grincement
rythmé qui s’éleva du moteur le pétrifia. En temps normal, c’était déjà un
bruit douloureux à entendre, mais à cet instant…
Allez ! Ce n’est pas possible !
Le moteur moulinait davantage qu’il ne tournait, grondant et
ralentissant de plus en plus à chaque essai. Il débrancha le câble de
l’ordinateur et refit un essai. Cette fois-ci, le moteur hoqueta à peine. Un
dernier gémissement, puis plus rien.

Le véhicule qui attendait dans l’allée devant Rosemullion Hall


semblait prêt à partir pour un mariage. Il ne manquait à la Rolls-Royce
Phantom III noire et crème de 1937 que les rubans. C’était une voiture
exceptionnelle pour une occasion exceptionnelle : la cérémonie officielle de
l’élévation à la pairie de Sir Richard Fairborne. Sir Richard et Lady
Fairborne étaient déjà installés à l’arrière, s’efforçant de se détendre sur la
banquette de cuir couleur beige rosé tandis qu’ils patientaient. Un chauffeur
en livrée grise se tenait dehors, prêt à ouvrir la portière à son dernier
passager, avant de les conduire tous au vol privé qui les attendait.
— Eh bien, qu’est-ce qu’il fabrique ? s’impatienta Sir Richard. Nous
partons dans une minute.
Celia s’efforçait de garder son calme, mais savait que Warwick allait
arriver.
— Nous avons largement le temps, dit-elle. Cesse de faire des
histoires. Il s’est couché tard, c’est tout.
— Je ne sais pas pourquoi tu as insisté pour qu’il vienne.
— Il vient parce que nous sommes une famille, Richard. Et je veux me
souvenir du sentiment que cela procure.
Sir Richard eut un geste de moquerie, et vérifia de nouveau sa montre.
— Le voilà, annonça Celia.
Ils levèrent tous deux les yeux à travers la vitre, pour apercevoir
Warwick qui se dirigeait d’un pas vif vers la voiture, pour une fois élégant
dans un costume gris à rayures. D’une main, il tenait une cravate rouge
cerise, et de l’autre refermait son téléphone. Sa grimace laissait entendre
qu’il savait qu’il les avait fait attendre.
Celia baissa la vitre.
— Dépêche-toi, Wicky !
Son fils leva une main en signe d’excuse. Il fourra sa cravate et son
téléphone dans ses poches et accéléra encore le pas.
Le chauffeur sourit et se prépara à ouvrir la portière. Il tendit la main
vers la poignée, son dernier passager presque arrivé.
La mélodie dansante qui s’éleva du téléphone de Warwick pétrifia le
jeune homme sur place. Il vérifia le numéro d’appel et blêmit, son sourire
évanoui.
— Tout va bien, Wicky ? le héla sa mère.
— Les affaires, répondit-il. C’est compliqué, mais je dois vraiment
prendre cet appel, ajouta-t-il en s’écartant.
— Chauffeur ! jeta Sir Richard.
— Je vous rattraperai, mère, dit Warwick, une fois que j’aurai réglé ça.
Rendez-vous à l’héliport !
Celia secoua la tête, tapotant de ses ongles parfaitement manucurés sur
l’accoudoir.
— Les choses ne vont pas trop bien pour lui, Richard, expliqua-t-elle.
— J’aurais pu le deviner, répliqua-t-il. Quel est l’imbécile qui le
finance, cette fois-ci ? En tout cas, personne de notre connaissance, sinon
j’en aurais entendu parler.
— Il refuse de dire qui, mais il paraît très inquiet. Ne peux-tu pas faire
quelque chose pour lui ?
— Ce garçon est assez vieux pour se dépêtrer de ses problèmes. Pour
l’amour du ciel, il a eu suffisamment d’expériences !
Celia observa Warwick retourner vers la maison, gesticulant avec
agressivité un moment, puis se passant la main sur la nuque d’un air vaincu
la minute suivante. La voiture démarra, et au fond d’elle-même, elle fut
bien certaine qu’il ne viendrait pas à Londres avec eux.
CHAPITRE 44

Jefferson Tayte était perdu au milieu de nulle part, dans une voiture
qui ne voulait plus démarrer, et il lui restait moins d’une heure pour rentrer
à Treath, ou sinon, Amy meurt, suivant les propres termes de l’assassin. Il
balança un coup de pied au pneu de la petite voiture jaune citron dont il
savait maintenant que c’était une Citroën C2, se maudissant pour sa
stupidité, à présent conscient que son ordinateur avait vidé la batterie.
Depuis son retour en Cornouailles la veille, son existence était
complètement chamboulée, et cette nouvelle journée ne s’annonçait guère
plus prometteuse.
Je dois bien pouvoir appeler un numéro quelconque.
Il remontait dans la voiture lorsqu’il s’arrêta net. Comment pouvait-il
appeler au secours s’il ne savait pas où il se trouvait ? Et même si cela avait
été le cas, il savait que cela prendrait trop de temps. Il ne voyait dans les
deux sens rien d’autre qu’une route étroite et sinueuse encaissée entre des
haies impressionnantes. Il doutait que celle-ci soit très fréquentée ; il n’avait
vu passer personne. Il était tout seul avec les vaches, qui reculèrent lorsqu’il
s’approcha de la clôture. Il ne distinguait au-delà que quelques autres
vaches et un champ, à perte de vue. Il savait que sa seule issue consistait à
faire démarrer le véhicule, ce qui impliquait de le pousser. Mais il voyait
également que la route était trop étroite. Il n’y avait guère de place pour
courir à côté jusqu’à atteindre une des aires de dépassement qu’il avait
repérées. Ce serait juste. Il devait calculer au mieux.
Il étudia la route, relativement plate, qui s’étendait tout droit pendant
un moment avant d’entamer une descente. À cet endroit-là, elle paraissait
plus large. C’était là qu’il lui faudrait grimper à toute vitesse et descendre
en roue libre jusqu’à ce qu’il prenne de la vitesse. Il s’assura que la voiture
était au point mort puis desserra le frein à main. Il referma la portière, se
rendit à l’arrière et se mit à pousser, attentif au démarrage de la pente,
sachant qu’il lui faudrait sauter avant que la voiture ne lui échappe. Il
s’efforça de voir par-dessus le toit tout en marchant. L’amorce de la pente
était maintenant difficile à discerner. Puis la voiture se mit à rouler toute
seule.
Sans personne au volant, le véhicule zigzagua au hasard de gauche à
droite. L’espace était encore trop étroit pour courir à côté, et même s’il
parvenait à se glisser dans l’interstice, il réalisa qu’il n’aurait pas de place
pour ouvrir la portière. La voiture accélérait de plus en plus. Sa marche se
transforma en course. Devant lui, au bout d’un virage serré, la route
s’élargissait. C’était sa seule chance.
La haie, éraflant la carrosserie, continuait de guider la voiture qui
prenait de la vitesse. Lorsque la route s’élargit, il était au pas de course,
hors d’haleine. Il se précipita sur la portière, qu’il ouvrit alors que la route
rétrécissait de nouveau, et bondit tête la première à l’intérieur. La douleur
qui déchira sa cheville droite lui indiqua qu’il n’avait pas encore tout à fait
réussi son coup. La portière rebondit sur sa cheville, puis dans la haie, et se
rabattit de nouveau, lui faisant monter les larmes aux yeux.
Mais il n’avait pas le temps de se laisser aller. Alors qu’il s’installait
au volant et enclenchait la seconde, prêt à faire redémarrer la voiture,
l’avant d’un tracteur apparut au détour du virage, venant droit sur lui. Il tira
sur le frein à main et la voiture s’arrêta d’un bond, le ramenant à son point
de départ. Sauf que maintenant, il disposait d’encore moins de temps, et
qu’il était emprisonné dans sa voiture par les haies, avec une cheville qui
avait sûrement besoin d’un plâtre. Une violente exaspération eut alors
raison de lui, et il se laissa tomber sur le volant.
— Qu’est-ce que je fabrique ici ? hurla-t-il.
Il se força à se redresser sur son siège et cria :
— Je suis généalogiste, bon Dieu !

La rencontre avec le tracteur se révéla une aubaine : non seulement le


conducteur l’aida en le poussant, mais il lui apprit où il se trouvait
exactement, et lui donna des indications sur le chemin à emprunter. Tayte
atteignit Treath avec cinq minutes d’avance.
En vue de Ferryman Cottage, il constata qu’une présence policière
avait été maintenue. Pour ne pas attirer l’attention, il se gara au-delà du
carrefour à l’extrémité du chemin d’accès, dissimulant son arrivée derrière
un étalage de végétation colorée. Il descendit incognito de la Citroën,
marcha en boitillant jusqu’au rivage, et fit des ricochets sur la rivière avec
nonchalance, semblable à un touriste qui faisait sa promenade matinale. Il
remonta le rivage en demeurant dos à la maison, dans l’espoir de dissimuler
son costume taché de sang et sa main bandée. Il distinguait la vedette
amarrée au bout du jardin qui s’étendait depuis la barrière d’entrée et la
tonnelle de roses. Il tenta un regard en direction de la maison et aperçut un
agent de police au visage juvénile qui se tenait près de la porte comme une
sentinelle. L’affaire n’allait pas être facile.
Son téléphone sonna avant qu’il ait pu atteindre le bateau. Il lui restait
quelques minutes, vérifia-t-il. Il accéléra le pas et prit la communication.
— Pour l’amour du ciel, qu’est-ce qui se passe là-bas, Tayte ?
Sloane… il ne manquait plus que lui !
— On vient de me réveiller au milieu de la nuit avec la nouvelle, jeta
Sloan. Et bon Dieu, je viens de voir ça à la télé ! Dites-moi que je rêve.
— Écoutez, je ne peux pas parler maintenant.
Tayte savait qu’il devait se débarrasser de son client, et rapidement.
— Comment ça, vous ne pouvez pas parler ? Je vous expédie
Schofield pour vous aider, et maintenant il est mort ! Ils appellent ça une
erreur sur la personne. Comment ça, pour qui l’a-t-on pris ?
— Pour moi, expliqua Tayte. Écoutez, je dois y aller. Je vous rappelle
dès que j’ai un moment.
— Me rappeler ! Ramenez vos fesses ici, Tayte, c’est ça que vous
devez faire. Je ne veux pas une autre mort sur la conscience. Ce n’est rien
d’autre qu’un putain de cadeau d’anniversaire !
Tayte raccrocha. Juste un cadeau d’anniversaire ? Non, cette mission
allait bien au-delà.
Son téléphone sonna de nouveau.
— Je n’aime pas qu’on me fasse attendre, Mr Tayte.
— J’ai reçu un autre appel. J’ai mis un moment à m’en débarrasser,
expliqua Tayte, un pied sur la vedette.
Par-dessus son épaule droite, il constata qu’il avait éveillé l’intérêt de
l’agent de police.
— J’ose espérer que vous n’avez pas discuté de nos petites affaires
avec qui que ce soit.
— Non, assura Tayte. Ce n’était qu’un appel des États-Unis.
— Alors, asseyez-vous, Mr Tayte, et ouvrez le compartiment qui se
trouve à droite du gouvernail. Il y a une clé. Sortez-la et remplacez-la par le
contenu du coffret – et ne jouez pas au plus malin ! Je le saurai si vous me
faites une entourloupe.
Tayte jeta un regard aux alentours. Il y avait au moins une centaine de
bateaux sur la rivière. L’homme pouvait l’observer depuis de multiples
endroits. Puis son regard revient au cottage. L’agent de police se dirigeait
vers lui. Il sortit de sa poche la lettre de Lowenna, la tenant maladroitement
de sa main bandée en même temps que son téléphone, tandis que de l’autre,
il fouillait dans le compartiment à la recherche de la clé.
— Ce flic m’a l’air très intéressé, Mr Tayte. Vous feriez mieux de vous
dépêcher !
L’agent se rapprochait.
— Tout va bien par là ?
La voix de l’importun mit encore un peu plus à vif les nerfs de Tayte.
Celui-ci jeta un œil par-dessus son épaule.
— Tout va bien, répondit-il. J’ai juste fait tomber ma clé.
L’agent se rapprochait encore, d’une démarche un peu plus rapide,
l’air soupçonneux.
— Prenez la clé, Mr Tayte. Démarrez et dirigez-vous vers
l’embouchure de la rivière. Si vous lui adressez à nouveau la parole, Amy
meurt.
— Compris, articula enfin Tayte.
Il jeta un œil à la clé argentée dans sa paume puis fourra la lettre dans
le compartiment avant de le refermer, et lança le moteur, s’attendant
presque à l’entendre résonner comme sa voiture un peu plus tôt. Ce ne fut
pas le cas. Le moteur in-board partit au quart de tour, semblable à un
battement de tambour rauque.
Tayte largua l’amarre et s’éloigna derrière un rideau de fumée blanche.
— Ok, et maintenant ?
— Bravo, Mr Tayte. Maintenant, gardez le rivage à votre droite, et
vous allez parvenir à un promontoire – Dennis Head. Faites attention aux
hauts-fonds. Les rochers dans le coin sont capables de vous faire chavirer.
Jetant un regard derrière lui, Tayte aperçut l’agent de police debout au
bord de l’eau, son émetteur radio à la main. Tayte lui adressa un signe et le
vit repartir en direction du cottage.
— Contournez le promontoire, Mr Tayte. Puis continuez de suivre la
côte, en direction de Gillan Harbour, et ensuite St Anthony. Lorsque vous
verrez l’église juste au-dessus d’une petite plage de galets à votre droite,
arrêtez-vous et attendez mon appel. Je vous laisse quarante minutes, moins
le temps que vous avez perdu à faire sortir le bateau. Vous avez intérêt à
vous dépêcher – ne perdez pas de temps en détours. Et souvenez-vous,
Mr Tayte ? Si vous n’êtes pas là précisément à 10 h 10…
— Inutile, le coupa Tayte. Amy meurt, c’est ça ?
— Je suis ravi que vous m’ayez prêté attention, Mr Tayte.
— Vous avez intérêt à ce qu’elle soit là, rétorqua celui-ci, mais l’autre
avait déjà raccroché.
Tayte monta le régime du moteur et trouva le bateau plus nerveux
qu’il ne l’avait imaginé. Il ralentit un peu et adopta une allure régulière,
fendant à peine les flots. Il suivit les instructions, conserva le rivage à sa
droite et remonta vers l’embouchure d’une rivière bordée d’arbres qui
révélaient de-ci de-là des affleurements de rochers et des langues de sable à
marée basse.
Le panorama défilait, et la ligne des arbres se raréfia, laissant la place
à une frange rocheuse. Un peu plus loin, le promontoire dont Tayte supposa
qu’il s’agissait de Dennis Head s’éleva comme une bosse prononcée,
semblable à la tête d’un géant endormi qui avait depuis longtemps fusionné
avec la terre. Les flots clapotaient maintenant avec intensité contre la coque,
là où la rivière se mêlait à la mer. Puis il perçut par-dessus le faible
battement du moteur un autre son qui allait en s’amplifiant.
Il découvrit alors derrière lui une embarcation qui remontait à toute
vitesse. Celle-ci était plus grande que la vedette, blanche avec une courte
proue surmontée d’un auvent. Son unique moteur hors-bord émettait un son
distinctement plus aigu, poussé pour marcher deux fois plus vite que
l’allure de Tayte. Il observa son approche, songeant à l’agent de police avec
son émetteur, et se demanda si celui-ci lui avait expédié quelqu’un aux
trousses. Ou bien s’il s’agissait de son interlocuteur.
Tayte comprit que ce n’était pas la police lorsqu’il vit le bateau foncer
droit sur lui, apparemment sans aucune intention de ralentir. Il déboula
comme une torpille et aborda la vedette par le travers, éjectant Tayte de son
siège. Celui-ci vit surgir une gaffe qui mit bord à bord les deux bateaux.
Avant que Tayte ait pu reprendre ses esprits, la vedette tangua de nouveau et
on lui poussa dans la figure l’extrémité du crochet de la gaffe.
CHAPITRE 45

Sur le pont de la vedette en teck d’Amy, Tayte leva les yeux et


découvrit une silhouette dégingandée qui le surplombait. L’homme portait
de vieilles chaussures de randonnée et un treillis coupé, et son T-shirt blanc
affichait l’inscription « The Wetter the Better18 » au-dessus d’un voilier
dessiné. Ce n’était pas l’inscription qui retenait l’attention de Tayte, mais la
gaffe que brandissait l’homme, et son regard agressif.
— Où est Amy ? Et qu’est-ce que vous faites sur son bateau ?
Tayte se redressa et tenta de gagner le siège.
— Restez-là ! avertit l’homme, dont la position indiquait qu’il était
prêt à frapper.
Il esquissa un nouveau mouvement de sa gaffe, et Tayte obéit. Il
demeura sur les genoux, les mains levées devant lui.
— Vous commettez une grosse erreur ! Je connais Amy. J’essaie de
l’aider.
L’homme se moqua de lui :
— Vous pensez vraiment que je vais vous croire. Moi, je connais très
bien Amy, et elle n’a jamais fait allusion à un Amerloque quelconque.
Tayte se demanda comment il pourrait lui prouver la chose. Ce type
avait très clairement été mis au courant des événements. Qu’il puisse lui
paraître suspect de découvrir le lendemain un étranger ensanglanté et bandé
sur le bateau d’Amy lui paraissait parfaitement compréhensible.
— Son mari s’appelle Gabriel, offrit-il. Il a été porté disparu il y a
deux ans.
L’homme s’avança.
— Tout le monde au village sait ça, rétorqua-t-il en rapprochant la
gaffe du visage de Tayte.
— Écoutez, j’ai fait sa connaissance il y a deux jours à Bodmin. Nous
avions un intérêt commun.
— Un intérêt pour quoi ?
Tayte réfléchit. Moins il y aurait de gens au courant du coffret, mieux
c’était.
— Simplement des recherches que nous poursuivions. Je n’ai pas vu
Amy depuis avant-hier soir.
— Avant-hier soir ?
— C’est ça. Je suis allé lui rendre visite avec quelque chose dont je
pensais que cela l’intéresserait. Nous avons discuté, pris un verre, vous
voyez…
L’homme à la gaffe se détendit un peu. Il affichait une expression
d’incrédulité totale, comme si ce qu’il venait d’entendre était impossible.
— Je ne suis pas sûr de voir. Quelle sorte de verre ?
— Juste du vin, répondit Tayte, que l’intérêt de l’homme pour ce
qu’ils avaient bu déroutait. C’est important ?
L’homme parut déçu et un peu distant. Quelques secondes plus tard, il
sembla émerger de ses réflexions, reprenant la maîtrise de la situation avec
une nouvelle poussée ferme de sa gaffe.
— Cette recherche avait-elle quoi que ce soit à voir avec un coffret ?
Tayte éprouva l’impression d’avoir été heurté par une boule de
démolition, qui ne lui laissait que peu de doutes sur l’identité de son
interrogateur.
— Laity ? s’exclama-t-il. Vous êtes Tom Laity ?
La gaffe se redressa. Ils échangèrent un regard et la stupéfaction à
entendre son propre nom de la part de cet inconnu s’évanouit bientôt des
traits de Laity.
— Si elle vous a montré ce coffret, c’est qu’elle devait vous considérer
comme un ami, remarqua-t-il.
Il eut ensuite un sourire fier et ajouta :
— Alors, elle vous a parlé de moi ?
Tayte acquiesça.
— Vous êtes le propriétaire de l’épicerie du village.
— C’est ça.
Laity éclata de rire et tendit la main à Tayte.
— Maintenant, fit-il en remettant celui-ci sur ses pieds, qu’est-il arrivé
à Amy et qu’allons-nous faire ?
Tayte convainquit rapidement Tom Laity que dans l’intérêt d’Amy, il
devait agir seul, et vite. Il lui avait fait un résumé rapide des événements qui
avaient mené à la disparition d’Amy, se disant que si celle-ci lui faisait
confiance, alors pourquoi pas lui ? Laity attendrait le retour de Tayte, tel
était le plan. Si celui-ci n’était pas revenu dans la demi-heure, Laity
viendrait à sa recherche dans Gillan Harbour.
De nouveau seul dans la vedette, tandis qu’il contournait Dennis Head
et se dirigeait vers Gillan Harbour, il pria pour que le bizarre débarquement
de Tom Laity ne lui ait pas coûté trop de temps. Sa montre digitale bon
marché, dont il était surpris de constater qu’elle fonctionnait encore après
tous les coups qu’ils avaient partagés au cours des douze dernières heures,
lui indiqua qu’il ne lui restait plus qu’un quart d’heure. Il jeta un regard en
arrière dans la vive lumière du matin, et distingua le bateau de Laity à
l’embouchure, qui patientait.
Tayte n’avait aucune idée de ce qui l’attendait, aucune idée des
instructions qu’il aurait peut-être à suivre au prochain appel de son
agresseur. Mais Laity lui avait assuré qu’il n’y avait aucun moyen de sortir
de Gillan Harbour par bateau sans qu’il ne puisse le remarquer depuis sa
position stratégique. Il constituait le renfort de Tayte. Et pourtant, celui-ci se
sentit très seul lorsque le petit bateau l’amena au goulet d’un port qui ne
cessait de se rétrécir et des fonds qui ne cessaient de remonter au fur et à
mesure de son avance. Il se sentait comme un poisson pris au piège d’un
filet qui se refermait graduellement sur lui.
De part et d’autre, les rives de la crique s’élevaient, les bases de granit
cédant la place à des bordures de chênes séculaires et de végétation. Un peu
plus haut, par-delà un éparpillement de petites maisons, des champs
verdoyants disparaissaient au loin. Il distinguait à l’avant les bateaux
amarrés à des balises. Il jeta un regard derrière lui, à la recherche de
l’embarcation de Laity, mais l’apercevait maintenant à peine. Il tenta de se
rappeler ses instructions.
Quand je verrai une église sur ma droite, je m’arrête et j’attends.
Il chercha sur la berge : pour l’instant, rien. Il vérifia sa montre. Il lui
restait cinq minutes. Il mit les gaz et atteignit rapidement les bateaux au
mouillage. Il ralentit ensuite, se frayant un passage jusqu’à atteindre une
nouvelle étendue d’eau vierge.
Encore devant, il pouvait voir un nouveau groupe de bateaux amarrés
comme les premiers, mais en plus petit nombre et de plus petite taille. En
approchant, il aperçut sur sa droite une petite plage de galets. Il y avait là
quelques bâtiments et une courte jetée de fortune. Alors qu’il scrutait la
rive, il l’aperçut : la tour normande qui devait appartenir à l’église qu’il
cherchait s’élevait au-dessus des arbres, dominant le paysage.
Il réduisit les gaz jusqu’à ce que l’embarcation demeure quasiment
immobile, puis tira son téléphone, se tenant prêt, le regard fixé sur la plage.
Celle-ci était silencieuse, déserte. Puis il vit une voiture descendre le long
d’une route sur sa gauche. Une 5 portes bleue, vieille et toute déglinguée.
Elle poursuivit son chemin sur ce qu’il supposa être un parking, un peu plus
bas à gauche de l’église. Un moment plus tard, il la vit repartir en sens
inverse sur la route par laquelle elle était arrivée. Elle roula encore quelques
mètres puis s’arrêta.
Tayte imagina que le chauffeur était perdu, ou bien qu’il s’agissait
d’un touriste qui ne s’attardait pas. Puis son téléphone sonna, et il faillit le
faire tomber dans sa hâte à prendre l’appel.
— Tayte ! jeta-t-il d’un ton vif et tranchant.
— Félicitations, Mr Tayte.
Il avait toujours le regard rivé sur la voiture. Une portière s’était
ouverte. Quelqu’un en sortit. Il regretta de ne pas avoir de jumelles.
— Maintenant, poursuivit la voix, cherchez un canot à rames jaune et
bleu. Il est amarré à une balise orange qui porte le numéro 27.
Tayte hésitait à détourner le regard de la voiture. Quelqu’un d’autre en
était sorti. Les deux silhouettes se tenaient maintenant proches l’une de
l’autre, vêtues de façon similaire de jeans et de sweat-shirts à capuche gris
clair. L’un des deux était plus grand et plus baraqué que l’autre. Tayte
chercha le canot. Il était facile à repérer, à une vingtaine de mètres. Tayte
reporta son regard sur le rivage. Les deux silhouettes marchaient sur la
plage, serrées l’une contre l’autre comme des nouveaux mariés. Ce doit être
eux. Il demeurait le regard rivé sur la plus petite des deux silhouettes. Ce
doit être Amy, pensa-t-il.
— Amarrez la vedette au canot et coupez le moteur, Mr Tayte. Laissez
la clé sur le contact.
Tayte remit les gaz et vira dans l’eau, tournant le dos à la plage. Il
n’avait plus aucun moyen de savoir s’il s’agissait bien d’Amy.
— Passez-la-moi, dit-il en se rapprochant du canot.
Heureusement, la voix qui s’éleva était familière.
— Il a dit qu’il me laisserait aller s’il avait ce qu’il voulait, déclara
Amy.
Tayte songea qu’elle avait l’air fatigué et peu convaincue.
— Ne lui faites pas confiance ! cria-t-elle brusquement.
Tayte l’entendit depuis la plage. Il pivota sur lui-même et aperçut une
des silhouettes qui se dégageait. Un coup de pied bien placé expédia l’autre
au sol, et elle se retrouva libre. Elle se mit à courir.
Allez-y, Amy ! Tayte espéra qu’elle s’en sorte, et il ne put qu’observer
l’autre, qui se relevait sans se presser. Amy paraissait se déplacer avec
difficulté, comme si ses jambes étaient liées au-dessus des genoux. En un
instant, l’homme la rattrapa, et Tayte se sentit lamentable, témoin du coup
asséné des deux mains qui l’expédia à terre. Elle fut ensuite remise sur ses
pieds sans ménagement.
Tayte pressa son téléphone de toutes ses forces contre son oreille.
— Amy ! Vous allez bien ?
— Je crois que nous avons assez parlé, Mr Tayte. Maintenant, suivez
nos dispositions.
Tayte sentait monter sa colère. Il n’avait qu’une envie, foncer vers la
plage et reprendre Amy de force – de toutes ses forces.
— Vous pensez trop, Mr Tayte. Allez-y ou bien je la tue ici et
maintenant !
Tayte surprit l’éclair d’une lame brillant dans le soleil, et concentra de
nouveau son attention sur le canot bleu et jaune. Il se mordit la lèvre
jusqu’au sang.
— Changez de bateau, Mr Tayte. Ensuite, ramez jusqu’au rivage.
Lorsque vous serez à mi-chemin, je partirai, et Amy restera.
Tayte amarra la vedette à la balise et grimpa à bord du canot. Il défit
celui-ci, s’écarta, puis se mit à ramer en direction du rivage. Jusqu’ici, il ne
voyait pas de problème avec ce plan, aussi longtemps qu’il s’interposait
entre cet homme et ce que voulait celui-ci.
— C’est bien, Mr Tayte. Nous en aurons bientôt terminé.
Tayte était toujours dos à la plage, et regarder par-dessus son épaule ne
faisait que ralentir sa cadence, aussi continua-t-il de ramer. Parvenu à mi-
chemin du rivage, il aperçut alors un canot pneumatique orange qui fonçait
droit sur la vedette. Il s’arrêta, jeta un regard en arrière à la plage, où les
silhouettes encapuchonnées s’éloignaient maintenant. Puis quelqu’un sauta
du pneumatique sur la vedette d’Amy, fit démarrer celle-ci et repartit à
pleine vitesse, à la suite du canot pneumatique, sans jeter un regard dans sa
direction. Sur le rivage, il vit que l’on poussait Amy à l’arrière de la voiture.
— Amy ! hurla-t-il au téléphone, mais la ligne était coupée.
Tayte éprouva brutalement l’impression de courir dans toutes les
directions sans jamais arriver nulle part. Il savait qu’il ne pouvait pas
atteindre Amy avant que la voiture ne reparte, et il savait qu’il n’avait
aucune chance de rattraper la vedette. Il vit le conducteur monter dans la
voiture, puis perçut le claquement distant de la portière qui se refermait. Du
côté du port, la vedette avait déjà disparu.
Tayte se leva et s’efforça de garder l’équilibre tandis que le bateau
tanguait sous ses pieds. Il vit la voiture s’éloigner et tenta de distinguer les
traits de l’homme dont il était certain que celui-ci le regardait dans le
rétroviseur. Il se demanda comment il avait pu tomber dans un piège aussi
grossier, mais demeurait perplexe. Qui avait pris la vedette ? Il avait
toujours présumé que l’assassin travaillait seul. Tout ce dont il était certain,
c’était qu’il avait perdu le coffret, la lettre, et Amy, qui étaient tous aux
mains de l’homme qui avait tué Schofield, et qui suivant ses propres termes,
voulait sa mort, à lui.

À l’arrière de la Mazda bleu électrique, Amy Fallon criait dans son


bâillon. Mais ses appels au secours étaient inutiles. Dans le petit village
endormi de St Anthony, il n’y avait personne pour l’entendre. Elle asséna
sur la vitre des coups de poing de ses mains ligotées tandis que la voiture
s’éloignait de la plage, contemplant de l’autre côté de l’eau l’homme qui
était venu l’aider. Elle vit Tayte se lever sur le canot. Elle cria de nouveau
de désespoir, en vain.
Puis la voiture s’arrêta. À présent, elle distinguait clairement Tayte.
Elle se calma. Elle tenta de lui sourire à travers son bâillon, peut-être pour
le remercier de ses efforts. Puis un violent éclair déchira le ciel, et le canot
bleu et jaune éclata. Le bruit de l’explosion parut attendre qu’elle
comprenne ce qui se passait. La déflagration retentit alors, et il fut inutile de
nier la réalité. Les débris retombèrent. Jefferson Tayte et le canot avaient
disparu.

Quelques minutes plus tard, quelque part sur la route entre St Anthony
et Helford, le conducteur de la Mazda passa un appel.
— C’est fait.
Il y eut une pause tandis qu’il écoutait la réponse. Puis il tourna la tête
vers la banquette arrière où Amy était recroquevillée, encore sous le choc
de l’événement dont elle venait d’être témoin. Il lui lança un bref regard, et
elle sentit qu’il parlait d’elle.
— Non, dit l’homme. Je vous l’ai déjà dit. Personne d’autre n’est au
courant.
Il baissa alors la voix, et Amy eut du mal à saisir ses paroles :
— Préparez l’argent, dit-il, je vous appellerai pour fixer l’heure et le
lieu.

18. Qui peut se traduire par : « Plus c’est mouillé, mieux c’est ».
CHAPITRE 46

Guettant à l’embouchure de la Helford River, au large de Dennis


Head, Tom Laity était inquiet. Le soleil matinal, semblable à un projecteur
derrière lui, éliminait les ombres des anses de Gillan Harbour et de la
rivière, lui offrant une vue avantageuse. Il s’était écoulé vingt-cinq minutes
depuis qu’il avait vu Tayte pénétrer dans Gillan Harbour. Il aperçut alors un
canot pneumatique orange sortir du port, suivi de près par la vedette d’Amy,
et il se reprit à espérer.
Mais quelque chose dans cette scène ne tournait pas rond. Les
embarcations paraissaient faire la course tandis qu’elles contournaient le
promontoire. Laity était trop loin pour distinguer qui se trouvait à bord,
mais il était clair qu’il n’y avait qu’une personne dans chaque engin, et
aucune des deux ne ressemblait à Amy ou à l’Américain dont il venait de
faire la connaissance. L’angoisse lui serra de nouveau la poitrine. Il tenta
d’interpréter la situation, et réalisa qu’il n’avait aucune idée de ce qu’il
attendait, ni même si Tayte était censé ramener Amy par ici. Pour ce qu’il
en savait, Amy aurait tout aussi bien pu se trouver maintenant avec Tayte,
en sécurité à St Anthony. Il examina de nouveau Gillan Harbour, puis les
bateaux.
C’est alors que se produisit l’explosion.
La déflagration déchira le silence du port endormi comme le tonnerre
après l’éclair. Laity bondit sur ses pieds, cherchant la source du bruit, mais
Gillan était une anse profonde, et celle-ci était trop loin pour qu’il puisse
distinguer quoi que ce soit. Il vit les bateaux foncer sur la Helford River,
apparemment sourds à ce qui venait de se passer, et il comprit qu’il lui
fallait rapidement passer à l’action. Il raisonna suivant une logique simple.
Si l’explosion avait un lien avec l’Américain, il se dit qu’il ne pouvait rien
faire pour celui-ci, en tout cas rien de plus que ceux qui se trouvaient dans
les parages. Si ce n’était pas le cas, Tayte pouvait se débrouiller tout seul.
De toute façon, il ne voyait aucun intérêt à se rendre à Gillan Harbour pour
le découvrir.
Laity se concentrait maintenant sur Amy, et son seul lien avec elle
consistait à foncer sur la Helford River, déjà distante. Il lui fallait découvrir
qui se trouvait dans la vedette d’Amy, et où on emmenait celle-ci. Il pointa
sa proue en direction de la rivière, et poussa la manette des gaz pour se
lancer à sa poursuite. Il envisagea même qu’il allait peut-être mettre la main
sur celui qui était à l’origine de tout ça. Si les choses avaient mal tourné
pour l’Américain – si le tueur détenait toujours Amy – il restait un espoir
pour elle s’il suivait la vedette.
Les bateaux avaient une grosse avance sur lui. Si la poursuite avait eu
lieu le long de la côte, il lui aurait été impossible de les rattraper. Mais la
situation était différente sur la Helford River. Là, il y avait d’autres
embarcations, à la fois au mouillage et en activité, et on y attendait de tous
le respect strict des règles de navigation. Aussi, lorsque sa proie atteignit un
groupe de voiliers, obligée de ralentir enfin pour se perdre parmi eux, Laity
combla l’écart, ne ralentissant que lorsque lui-même les rattrapa.
Où sont-ils ? Il perçut alors le vrombissement de la vedette d’Amy,
quasiment au ralenti. Il la distingua sur sa gauche, qui se dirigeait vers le
rivage, vers le club de voile qui jouxtait Helford Village. Il aperçut
également le canot pneumatique orange amarré à l’extrémité d’un ponton,
une des deux plateformes grises identiques qui s’étendaient devant le club.
Il entendit l’homme du canot rire avec l’autre tandis que la vedette d’Amy
s’enfonçait entre les passerelles. Laity croisa au sein du groupe de voiliers,
observant leur comportement : l’homme du canot orange aida l’autre à
descendre du bateau d’Amy. Ils échangèrent quelque chose. De l’argent,
pensa Laity. Quoi que ce puisse être, ce n’était pas assez grand pour être la
lettre que Tayte avait prise pour échanger Amy. Il poussa la manette des
gaz, sachant qu’il allait devoir les affronter.
Les hommes se trouvaient toujours sur la passerelle lorsqu’il passa
entre les pontons, remontant en direction de la vedette. Il les distinguait
maintenant parfaitement. L’un d’entre eux se retourna et regarda en
direction de la rivière. Laity le reconnut. C’était un gamin d’une quinzaine
d’années. Il l’avait de temps en temps aperçu dans sa boutique et souvent
dans le village. Un gentil garçon, dans son souvenir. Il se demanda
comment celui-ci pouvait être embringué dans cette histoire ; à ses yeux, il
n’était ni meurtrier ni kidnappeur. Il le regarda s’éloigner, discuter avec
animation tandis qu’ils se dirigeaient vers le club de voile sans regarder
derrière eux, sans plus prêter attention à la vedette d’Amy.
Laity dépassa celle-ci, tâchant de ne pas attirer l’attention. Un bref
coup d’œil lui apprit que la clé se trouvait toujours sur le contact, ce qui
piqua sa curiosité. Il dépassa encore quelques bateaux, dont la petite taille
ne lui offrait aucun moyen de se dissimuler. Il s’arrêta, se rappelant qu’Amy
n’était pas là. Si le gamin était impliqué, une confrontation ne ferait que le
prévenir du fait que Laity l’avait démasqué.
La clé est sur le contact…
Ce que cela signifiait lui sauta soudain aux yeux. Le voyage n’était
pas terminé. La vedette allait repartir ailleurs aujourd’hui, et sous peu de
temps. Sinon, pourquoi laisser la clé ? Laity sut ce qu’il lui restait à faire.
Un clic rapide en marche arrière expédia sa poupe se glisser dans un
mouillage libre. Puis il repartit par où il était venu, de nouveau à l’abri des
voiliers nichés sur la rivière. Il attendrait là, comme un chat aux aguets dans
les hautes herbes.

Ce matin-là, les avancées dans l’enquête sur le meurtre de Peter


Schofield avaient donné à l’inspecteur principal Bastion un besoin encore
plus urgent de discuter avec Jefferson Tayte. Depuis maintenant presque
une heure, l’inspecteur Hayne composait en vain son numéro de téléphone
mobile.
— Rien à faire, monsieur, annonça-t-il. Je tombe encore une fois sur la
messagerie.
Bastion se détourna de la fenêtre de la chambre de Tayte à Saint
Maunanus House.
— Eh bien, je crois qu’il est inutile de laisser davantage de messages.
Il se dirigea vers une penderie, qu’il ouvrit : deux costumes de lin brun
clair et quelques chemises blanches étaient suspendus au-dessus d’une
vieille valise. Il passa une main entre les vêtements.
— Il n’a pas l’air d’être allé bien loin.
— Je vais laisser un message à la propriétaire, dit Hayne. Qu’elle nous
appelle lorsqu’il réapparaîtra.
Bastion contempla d’un air interrogateur le lit dans lequel personne ne
semblait avoir dormi.
— Où a-t-il pu aller la nuit dernière ?
Il repensait à l’état dans lequel ils avaient laissé Tayte à l’hôpital au
petit matin.
— Tout laissait supposer qu’il serait revenu tout droit ici pour faire
une bonne nuit.
— Il n’avait pas l’air de se porter si bien que ça, monsieur, n’est-ce
pas ? Vous pensez qu’il est en fuite ?
Bastion avait déjà écarté cette éventualité.
— Pourquoi ferait-il une chose pareille ? Son alibi a été confirmé. Il
dissimulait quelque chose, mais ce n’est pas notre meurtrier, affirma-t-il en
tentant de dompter sa chevelure et en se dirigeant vers la porte. Peut-être le
découvrirons-nous lorsque nous mettrons la main sur lui.
Au pied de l’escalier les attendait Judith, qui arborait un sourire poli
mais méfiant.
— Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? demanda-t-elle.
— Pas vraiment, madame, répondit l’inspecteur principal. Mais merci
de votre coopération.
Elle leva un sourcil interrogateur.
— Tout va bien ? Pour Mr Tayte, je veux dire. Je devrais être au
courant de quelque chose ?
Bastion lui lança un petit sourire.
— Vous n’avez à vous inquiéter de rien, madame. Nous avions juste
quelques questions auxquelles nous espérions qu’il pourrait répondre.
L’inspecteur Hayne va vous laisser sa carte, ajouta-t-il en marchant sur la
sortie. Peut-être pouvez-vous nous passer un coup de fil lorsque vous le
verrez.
Lorsque Hayne le rattrapa, Bastion se penchait à travers la portière
ouverte d’une voiture garée dans l’allée, à l’écoute d’un appel sur son
émetteur, l’air sérieux.
— Notre homme a l’air d’être réapparu, informa-t-il l’inspecteur
lorsque la communication s’acheva.
— Je suppose qu’il n’était pas au supermarché, alors ?
L’inspecteur principal eut une grimace.
— Ils l’ont repêché un peu plus tôt ce matin à Gillan Creek.
CHAPITRE 47

Laity n’avait constaté que peu d’activité, au cours de sa surveillance


du club de voile, depuis son abri au mouillage peu profond de la Helford
River. Un bateau ou deux étaient partis, un autre arrivé. La vedette d’Amy
était toujours là et personne n’y avait prêté attention.
— Vous n’attraperez rien par ici !
La voix fit sursauter Laity, qui regarda le voilier bleu et blanc qui
passait tout près derrière lui. Il s’agissait d’un de ses clients réguliers du
magasin.
— Bonjour, Mr Brooks ! lança-t-il avec un rire. Je me disais que
j’allais essayer le crabe. La matinée s’y prête.
— Tout à fait, lui répondit l’homme, qui porta la main à sa casquette
de marin en jean en guise de salut, tira sur sa pipe et s’éclipsa dans la brise
légère.
Laity le regarda s’éloigner puis retourna à ses affaires. Son cœur fit un
bond dans sa poitrine. Le jeune homme était enfin ressorti, mais il ne se
dirigeait pas vers la vedette, ainsi que Laity s’y attendait. Au lieu de cela, il
bifurquait sur le côté du bâtiment, et Laity le perdit de vue quelques
secondes. Lorsqu’il réapparut, il pédalait sur un VTT, s’éloignant du club
pour prendre la route qui menait au village. Laity fut ravi de le voir partir. Il
n’écartait pas son implication dans tout ceci, mais il était maintenant clair
que la clé de la vedette avait été laissée à l’intention de quelqu’un d’autre.
À l’instant où Laity se rasseyait, une voiture bleue déboula à toute
vitesse sur le parking du club et freina dans un crissement de graviers. Il se
figea et se dissimula davantage, tout en observant la scène, les nerfs à vif.
Le conducteur jaillit du véhicule, ouvrit une des portières à l’arrière et tira
quelqu’un à l’extérieur. Tous les deux portaient des sweat-shirts gris à
capuche, et l’homme passa le bras autour des épaules de l’autre personne,
comme si tous les deux s’apprêtaient à une virée romantique sur la rivière,
mais Laity perçut la tension qui régnait entre eux.
Les battements de son cœur s’accélérèrent lorsqu’il constata qu’ils se
dirigeaient vers la vedette. Quelques secondes plus tard, celle-ci démarra et
remonta le couloir entre les deux pontons, se dirigeant droit vers Laity, qui
ramassa une vieille ligne à maquereau qui avait besoin d’être démêlée ;
n’importe quoi pour paraître plongé dans une occupation.
Lorsque l’embarcation vira vers l’embouchure de la rivière et la
Falmouth Bay, Laity releva les yeux et entrevit un bref instant les visages
sous les capuches. Il crut reconnaître l’homme derrière la barre, même si la
vedette était assez éloignée et les traits trop dissimulés pour en être certain.
Puis il aperçut distinctement le regard d’Amy au-dessus de son bâillon. Il
aurait reconnu ces yeux bleu-gris n’importe où au milieu de la foule dans un
bal masqué.
Son premier réflexe fut de se ruer à son secours, comme le héros qu’il
voulait être à ses yeux. Mais le risque était trop grand. À en croire Jefferson
Tayte, le pilote de la vedette avait déjà tué, et Laity supposa qu’il
n’hésiterait pas à recommencer.
Surveille où il l’emmène, pensa-t-il, puis sauve-la.
Laity leur emboîta donc le pas, et se retrouva rapidement au large, à
l’est de la Helford River, dans la Falmouth Bay. Une canne à pêche
suspendue à l’arrière de son bateau sur une mer calme formait un tableau
banal aux yeux de n’importe quel spectateur, lui offrant une façade. Il enfila
son gilet de pêche couleur olive, dont les poches débordaient de bobines de
fil et autres matériels, et s’installa à côté de la canne, pour observer la
vedette en teck croiser autour du cap assez bas de Nare Point, se dirigeant
vers le sud, vers le village côtier de Porthallow et sa plage de gros galets
gris.
Laity préférait ne pas se rapprocher. Son but était de rester en mer, où
plusieurs petites embarcations profitaient déjà de la matinée. Il espérait
ainsi ne pas attirer l’attention sur lui. Il suivrait la côte découpée qui
s’élevait pour devenir Nare Head, puis les falaises au-delà, juste assez près
pour garder un œil sur la vedette et distinguer s’ils avaient l’intention
d’aborder. Ensuite, il les suivrait. Il connaissait très bien la côte sinueuse de
la Lizard Peninsula, à la fois sur terre et sur mer. Il n’existait aucune autre
anse ou crique où se dissimuler, même s’il devait rester dans leur sillage
tout du long jusqu’à Lizard Point.
Mais la vedette ne se hasarda pas très loin. Elle poursuivit à allure
régulière vers Nare Cove – une portion particulièrement déchiquetée de la
côte – puis s’immobilisa là, au milieu des rochers. Laity pensa avoir été
repéré, et se demanda si la vedette s’était arrêtée simplement pour voir si lui
continuait sa course. Il la dépassa donc, mettant le cap plus au sud, sachant
que par une matinée aussi claire, il n’aurait aucune difficulté à ne pas la
perdre de vue.
La vedette demeura immobile. Dix minutes s’écoulèrent. Ils restaient à
Nare Cove. À attendre. Mais attendre quoi ? se demanda Laity. Peut-être
quelqu’un d’autre ? Puis une autre explication lui vint : Il attend la marée.
Laity était une table des marées ambulante. Il consulta sa montre. Un
peu plus de 11 heures. La marée haute était passée depuis longtemps, et la
mer descendait, même si la marée basse, qui découvrirait les rochers
déchiquetés et le sable de Nare Cove, ne serait pas atteinte avant quelques
heures.
Il poussa un grand soupir et se détendit pour la première fois de la
matinée. Le temps était de son côté, il en était certain, aussi certain que la
vedette demeurait dans les parages pour l’instant. Il ramena son bateau en
direction de l’embouchure de la Helford River, que les embarcations
sillonnaient en tous sens, puis vers le nord, vers Rosemullion Head, pour
dissiper toute idée qu’il pourrait être en train de suivre la vedette.
Lorsqu’il revint un peu plus tard, celle-ci n’avait toujours pas bougé,
et Laity poursuivit son chemin, faisant semblant de pêcher dans ce coin,
ainsi qu’il le faisait souvent. Il continua jusqu’à Porthallow et attendit
quelques minutes avant de rebrousser chemin pour un autre passage. En
approchant une nouvelle fois de Nare Cove, scrutant par-dessus l’auvent de
la proue pour disposer d’une meilleure vue, il comprit qu’il avait attendu
trop longtemps à Porthallow. La vedette avait disparu sans laisser de traces.
CHAPITRE 48

Elle n’était là que depuis quelques minutes, et pourtant, Amy sentait


déjà l’air froid de la grotte l’envelopper comme un brouillard glacé. Pire
encore était la certitude que la marée reviendrait bientôt et que, trempée,
elle aurait encore plus froid. Elle fixait l’interstice de lumière à l’entrée de
la grotte, sachant qu’en fin d’après-midi, lorsque le soleil se coucherait à
l’ouest, le peu d’éclairage dispensé disparaîtrait complètement.
Le sable sur ses vêtements était froid et humide. Son ravisseur la tira
au sol par la chaîne rouillée passée autour de sa taille, et elle perçut derrière
elle le cliquetis d’autres fers plus lourds encore, fixés au rocher contre
lequel elle fut forcée de s’asseoir. Elle sentit qu’il tirait les chaînes en
arrière pour vérifier ses liens, la traînant désagréablement près de lui.
L’homme marqua un temps d’arrêt, comme s’il savourait cette intimité. Puis
il s’écarta enfin, accroupi sous la voûte de la grotte, et saisit sa torche, dont
la douce lumière se transforma en faisceau vacillant qui dansait au rythme
de ses mouvements, éclairant des murailles de roches qu’une distance
d’à peine trois mètres séparait.
Tout en surveillant le rai de lumière immuable à l’entrée, elle réfléchit
à ce qu’elle avait vu à Gillan Harbour : le canot dans lequel se tenait Tayte,
et l’instant d’après, la coque de bois qui volait en éclats et retombait dans
l’eau, comme des allumettes. Elle se sentit encore une fois désespérément
seule, pour la première fois persuadée qu’on ne la retrouverait plus jamais,
comme Gabriel.
L’homme revint.
— Je sais que la situation est inconfortable pour vous, mais ce sera
très bientôt fini, déclara-t-il.
Et ensuite ? pensa Amy.
Il braqua sa lampe sur son visage.
— Si tout se passe bien aujourd’hui, ajouta-t-il, vous serez sortie d’ici
bien avant que la marée n’approche votre jolie petite tête.
La lumière dansa de nouveau au fond de la grotte. Amy vit l’homme
avancer en se courbant par-dessus des bouteilles de bière, bientôt obligé de
se mettre à quatre pattes. Au plus profond de la caverne qui s’étirait tout en
longueur, le faisceau de la torche se posa sur un coffret qu’Amy connaissait
bien. Son ravisseur était étendu à plat ventre dans cet espace exigu. Elle le
vit sortir une lettre, et les grognements qu’il émit à sa lecture lui apprirent
qu’il en appréciait le contenu. Mais elle perçut rapidement chez lui un
changement d’humeur. L’homme souleva le coffret, l’ouvrit et le retourna
entre ses mains. Il tâta l’intérieur, comme à la recherche d’autre chose.
Lorsqu’il reposa violemment le coffret et fourra la lettre dedans, elle
comprit que sa frustration avait atteint son point de rupture. Il referma le
couvercle avec une telle force qu’Amy crut l’entendre éclater.
Son soupir plein d’amertume s’attarda dans l’air, et Amy eut un
sourire. Cet homme n’avait pas obtenu tout ce qu’il voulait, et tant qu’il en
serait ainsi, elle espérait bien avoir encore une valeur à ses yeux. Elle
surprit un bruit de verre brisé, le crissement du sable alors qu’il revenait,
puis de nouveau, la lumière dans les yeux.
— Il semble que j’aie peut-être été un peu vite en besogne avec votre
nouvel ami américain, déclara-t-il. Pensez-vous qu’il ait su ce qu’il y avait
de si spécial dans le coffret que vous avez découvert ?
Amy s’efforça de l’ignorer. Même si elle pouvait parler à travers son
bâillon, elle n’avait pas de mots pour cet homme en qui elle avait un jour eu
confiance.
— Ou bien a-t-il gardé quelque chose pour lui ? interrogea-t-il,
songeur.
Il était certain qu’il devait y avoir davantage.
Tombant à genoux, il lui braqua la torche sur le visage, l’obligeant à
fermer les yeux.
— Je l’appellerai bien pour lui demander, mais évidemment,
maintenant, c’est impossible, n’est-ce pas ?
Il pencha son visage tout près de celui d’Amy, comme s’il allait
l’embrasser. Elle détourna la tête, donnant des coups de pied dans le sable.
L’homme eut un rire.
— Je ne crois pas que vous me le diriez si vous le saviez, souffla-t-il si
près de son oreille qu’elle sentit son haleine réchauffer l’atmosphère de la
grotte.
Il se recula.
— Quelle importance ? C’est jour de paie, aujourd’hui ! L’heure de
récolter ma récompense.
La torche s’écarta, et en dépit de la haine qu’elle ressentait pour
l’homme qui la tenait, Amy pria pour que la lumière revienne. Comme un
vœu exaucé, ce fut le cas.
— Oh, j’allais oublier… je vous ai apporté un cadeau, annonça-t-il en
sortant une bougie à moitié consumée. Elle devrait vous tenir compagnie
pendant à peu près une heure.
Il l’enflamma et la fixa sur le rocher derrière Amy.
— Si tout se déroule aussi bien que ce matin, je serai de retour à temps
pour le thé, avec des vêtements secs. J’ai bien peur que ce ne soit encore
des fish and chips.
Amy regarda la silhouette diminuer en direction de l’entrée de la
grotte, où il s’arrêta.
— À mon retour, je vous mettrai en sécurité pour la nuit, déclara-t-il,
avant de disparaître.

Quelques instants avant que la lueur de la bougie ne fasse défaut à


Amy, l’abandonnant à l’obscurité et à sa propre imagination, un éclair attira
son regard dans le sable non loin de ses pieds. Elle se pencha plus près,
s’efforçant de distinguer l’objet, donnant des coups de pied pour le dégager.
Celui-ci apparut, brillant dans la lumière qui pâlissait, se révélant d’une
familiarité troublante. Elle en eut le souffle coupé. Puis un cri silencieux lui
déchira la poitrine tandis que la lumière s’éteignait définitivement.
CHAPITRE 49

Avant qu’il ne devienne nécessaire que je vous tue…


C’était ce que l’adversaire de Jefferson Tayte lui avait dit dans la
voiture la nuit précédente, lorsqu’il avait essayé de lui trancher la gorge, et
ce fut la dernière pensée qui traversa l’esprit de Tayte avant que le canot
bleu et jaune dans lequel il se tenait dans Gillan Harbour n’explose. Cette
pensée lui sauva la vie.
Après s’être fait subtiliser la lettre de Lowenna, il avait regardé la
vieille Mazda quitter St Anthony, conscient qu’il avait tout perdu. Il avait
vu les mains liées d’Amy tambouriner sur la vitre, jusqu’à ce que l’éclat du
soleil matinal la fasse disparaître dans un éblouissement. Puis, la voiture
s’était de nouveau arrêtée. Son regard avait été attiré par la vitre côté
conducteur, que quelqu’un ouvrait. La lumière aveuglante s’évanouissait. À
l’intérieur de la voiture, Tayte avait vu un visage dont les traits étaient trop
lointains pour pouvoir les distinguer sous la capuche gris clair, mais il avait
su qu’il contemplait un tueur froid.
Pourquoi s’est-il arrêté ? avait-il pensé. Qu’est-ce qu’il fait ?
À voir le scintillement d’un objet semblable à un fleuret en acier
chromé émergeant de la vitre du véhicule, il avait compris que la partie
n’était pas terminée. Il manquait quelque chose, une chose qu’il ne voyait
pas. Le tueur avait le coffret et la lettre, et il détenait Amy. Alors, pourquoi
la voiture s’était-elle arrêtée ? Que voulait-il d’autre ?
Il avait fallu à Tayte quelques très longues secondes pour comprendre
que ce qu’il voyait était une antenne en train de se déployer. Le soleil
dansait le long de celle-ci, l’hypnotisait, alors qu’il se demandait ce qui
pouvait bien se passer. Lorsqu’il saisit exactement de quoi il s’agissait, elle
était complètement tirée, et à cet instant, Tayte sut qu’il ne demeurait
qu’une raison pour laquelle la voiture s’était arrêtée. Le conducteur voulait
sa mort ; il le lui avait dit. Et à cet instant, l’antenne d’un émetteur radio
pointait de la voiture de cet homme.
Tayte sut alors qu’il devait sortir de ce canot. Il sauta dans l’eau sur le
côté, au moment où le bateau explosait sous lui. Une douleur fulgurante lui
traversa les jambes, et l’onde de choc l’expédia à plusieurs mètres sous
l’eau. L’explosion retentit au-dessus de lui, étouffée, tandis qu’il remontait à
la surface. Des débris retombaient autour de lui, quelque chose lui heurta le
crâne, le faisant de nouveau plonger. Puis il s’évanouit.
Il reprit connaissance étendu sur le dos, clignant des yeux sur un
plafond blanc bas agrémenté de rampes lumineuses. Un visage inconnu le
fixait. Une main se tendit, on lui ouvrit de force les paupières l’une après
l’autre, lui projetant dans les yeux une lumière vive.
— Comment vous appelez-vous ? demanda l’inconnu.
Tayte sentait du mouvement sous lui, sentait qu’il se trouvait dans un
véhicule.
— JT, articula-t-il.
Il enregistra un visage souriant, du matériel médical, juste avant de
sombrer de nouveau.

Tayte était installé sur un lit bien ferme dans une chambre particulière
au Truro’s Royal Cornwall Hospital, de nouveau rafistolé et maintenu en
observation après la commotion cérébrale due à la chute des débris du
bateau. Il contempla ses jambes couvertes de bandages des chevilles aux
genoux, ceux-ci à peine dissimulés sous l’ourlet de la blouse d’hôpital vert
pâle qu’il portait. Ce n’était pas vraiment son style, mais il était
reconnaissant d’être enfin débarrassé de son costume ensanglanté.
À présent, un pansement neuf à la main gauche et un autre au cou pour
protéger les agrafes de remplacement, il paraissait subir petit à petit, de son
vivant, une sorte de processus de momification. Heureusement, le médecin
qui l’avait examiné lui avait appris que les blessures de ses jambes étaient
en grande partie superficielles. Il était étonné de souffrir aussi peu, ce qu’il
mettait au compte des calmants qu’on lui avait administrés. L’inspecteur
principal Bastion et l’inspecteur Hayne étaient assis de part et d’autre de
son lit, lui donnant le sentiment d’être plus suspect que victime.
Bastion remua le contenu d’un plateau d’acier qu’il tenait à la main.
— Cela ne vous ennuie pas que l’on conserve ceci, n’est-ce pas,
Mr Tayte ?
Tayte contempla les éclats de mitraille qu’on lui avait retiré des
jambes.
— Je me fiche pas mal de ne jamais les revoir, répliqua-t-il.
L’inspecteur principal étudia un des fragments.
— C’est stupéfiant ce que les gens sont capables d’inventer. Tout à fait
rudimentaire, bien sûr, mais néanmoins mortel.
— Des grenades à main ? demanda Tayte, encore sous le choc de cette
dernière tentative d’assassinat.
— C’est cela. Probablement des restes de la Seconde Guerre
mondiale. Attachez quelques grenades ensemble et branchez-les à un
servomoteur pour modélisme à couple élevé radio-piloté. Ensuite, allumez
l’émetteur, actionnez la manette de direction, le servomoteur tourne alors, et
retire toutes les goupilles en même temps.
— Boum ! ajouta Hayne en claquant des mains.
Bastion esquissa une grimace :
— Merci pour le cirque, inspecteur.
— Désolé, monsieur.
Bastion laissa retomber l’éclat métallique qui résonna sur le plateau
plus lourdement qu’il n’en avait l’air.
— Bien, Mr Tayte. Quelqu’un cherche très clairement à vous éliminer,
et je veux savoir pourquoi.
Tayte se redressa.
— Pour commencer, j’ai besoin de mon porte-documents.
Les deux hommes le regardèrent d’un air interrogateur.
— Lorsque vous êtes arrivés, vous m’avez demandé où je me trouvais
la nuit dernière. Je vous ai dit que j’avais passé la nuit dans la voiture que
vous m’aviez prêtée.
— Oui, j’ai bien compris tout cela, acquiesça l’inspecteur principal.
— Mais je ne vous ai pas raconté ce que j’y faisais.
— Et qu’est-ce que vous y faisiez ? questionna Hayne.
— J’essayais de découvrir qui a tué Schofield et enlevé Amy Fallon.
Bastion secoua la tête.
— Nous n’avons pas encore déterminé si quelqu’un avait été enlevé,
Mr Tayte.
— Moi, si. J’ai parlé à Amy ce matin. Je me trouvais à Gillan Harbour
pour essayer de la récupérer.
— Et vous pensez avoir découvert l’identité de cet homme ? demanda
Hayne.
— Peut-être. Il y a une liste sur mon ordinateur portable. Voilà
pourquoi j’ai besoin de mon porte-documents. Vous devez vérifier les noms.
— Et si je demandais à quelqu’un d’amener votre voiture à l’hôpital
avec des vêtements de rechange ? suggéra Bastion. Ensuite, nous pourrons
jeter un œil à cette liste. Et pendant que nous attendons, vous allez pouvoir
me raconter tout ce que vous savez.
Tayte tendit la main sur la table de chevet et ramassa les clés qui s’y
trouvaient avec le reste de ses effets personnels : son calepin et son
portefeuille, qui n’étaient pas encore secs, et son téléphone maintenant hors
d’usage. Il jeta les clés à Bastion, qui leva une main à l’adresse de l’agent
en uniforme qui patientait à la porte.
Pendant que Tayte attendait l’arrivée d’un costume propre et de son
porte-documents, il raconta tout sans rien omettre aux deux policiers.
Lorsqu’il en vint à la fausse piste sur laquelle il avait lancé Schofield, il
s’interrogea de nouveau sur ce que celui-ci avait bien pu dénicher.
— J’avais envoyé Schofield vérifier les cimetières toute la journée,
expliqua-t-il. Lorsque je lui ai demandé de se rendre à Nare Point à ma
place, pour rencontrer l’homme qui m’avait contacté à propos du document
de succession de James Fairborne, une découverte le remplissait
d’excitation. Malheureusement je ne sais pas de quoi il s’agissait.
L’inspecteur Hayne plongea dans un dossier bleu foncé posé à côté de
lui sur le lit, dont il sortit plusieurs photos très abîmées par un séjour dans
l’eau. Il feuilleta celles-ci, et Tayte le vit extraire deux clichés en particulier.
— Est-ce là ce qu’il était en train de faire, monsieur ? demanda Hayne
en passant les photos à Tayte. Nous les avons retrouvées avec le reste de ses
affaires dans le coffre de sa voiture de location ce matin.
— Une honte, remarqua l’inspecteur principal en hochant la tête. Une
magnifique Jaguar type E, série III. On l’a retirée de la rivière ce matin à
Helford Village, pleine de boue. Je suis même étonné que nous ayons pu
récupérer ces photos.
— Un V12, dit Tayte en se souvenant du grondement de moteur perçu
la nuit précédente après que le tueur se soit enfui.
Il se dit que l’homme avait dû utiliser la voiture de Schofield après
avoir assassiné celui-ci, la laissant à portée pour faciliter sa fuite lorsqu’il
reviendrait chercher le coffret. Tout cela était bien calculé, songea-t-il,
devinant que le tueur avait poursuivi sa fuite en bateau après avoir
abandonné la voiture.
— Ces photos représentent à peu près toutes la même vue, expliqua
Hayne. Quelque chose a dû attirer l’attention de votre collègue. D’après
l’horodatage digital, elles ont été prises hier matin.
Tayte étudia les photos. La première montrait un cimetière typique. Il
n’y avait pas d’église dans le champ, et il supposa qu’elle avait dû être prise
avec l’église dans le dos du photographe. Au premier plan s’étendaient de
nombreuses pierres tombales, jusqu’à un muret en pierre. Au-delà, le
paysage se perdait jusqu’à la mer. Il examina ensuite l’autre photo, qui
montrait une vue similaire.
— Il s’agit d’un tableau, expliqua Hayne au cas où Tayte ne l’aurait
pas remarqué.
Il distinguait le cadre doré, à peine visible sur les bords du tableau.
Celui-ci représentait la même vue que la première photo, à l’exception du
fait que le tableau comportait au premier plan un nombre inférieur de
pierres tombales.
— Il a dû être peint il y a de cela longtemps, dit Tayte. Le cimetière
s’est rempli depuis.
Il continua de scruter les images, et s’apprêtait à les rendre à
l’inspecteur lorsqu’il décela ce qui avait dû intéresser Schofield. Il tapota du
doigt la photo du tableau en disant :
— Regardez ça.
Hayne se pencha.
— On dirait une sorte de mémorial, remarqua l’inspecteur sans en
comprendre la signification.
— Et aujourd’hui, il a disparu, souligna Tayte.
Ils comparèrent les photos pour obtenir confirmation. Là où se dressait
le mémorial sur le tableau – un grand pilier de pierre surmonté d’une croix
celtique – la photo de l’endroit tel qu’il apparaissait maintenant montrait
une concession vide.
— Est-ce cela qui aurait pu susciter l’excitation de votre collègue ?
questionna Hayne.
Tayte disposa les deux clichés l’un à côté de l’autre. Sur les deux, le
point intéressant était centré : la stèle commémorative d’un côté, le lieu où
elle s’était élevée sur l’autre.
— J’en suis certain, assura-t-il.
On frappa à la porte, annonçant l’arrivée du porte-documents de Tayte
et d’un costume de lin brun familier. Maintenant qu’il avait un but, une
église à retrouver, même s’il se doutait que ce ne serait pas facile, ceux-ci
furent les bienvenus. L’endroit ressemblait à un millier d’autres cimetières
côtiers, et il était bien certain que la Cornouailles en avait plus que sa part.
CHAPITRE 50

Jefferson Tayte réussit à se débarrasser de Bastion et Hayne au début


de l’après-midi. Depuis qu’il avait compris la signification des photos de
Schofield – la présence d’un espace vide dans un cimetière de Cornouailles,
là ou s’était auparavant dressé une stèle – il n’avait qu’une envie, retrouver
ce cimetière. Il éprouvait le sentiment que Schofield tentait de lui
transmettre quelque chose, de lui communiquer pourquoi il avait été si
excité ce jour-là – son dernier jour.
Avant qu’ils ne se séparent, l’inspecteur principal avait insisté pour
que Tayte réponde encore à quelques questions à propos des événements
qui avaient mené à l’explosion de Gillan Harbour. Il avait encaissé les
réprimandes prévues de la part de Bastion lorsqu’il leur avait raconté ses
conversations téléphoniques avec l’assassin, ses quelques mots échangés
avec Amy, et le fait qu’il avait laissé Tom Laity en train d’attendre à
l’embouchure de la Helford River. Il avait suggéré de lancer une recherche
sur la vedette d’Amy : l’inspecteur principal l’avait assuré que celle-ci
constituait déjà une de leurs priorités, de même qu’un entretien avec Tom
Laity.
Tayte sortit de l’hôpital contre l’avis du personnel médical, insistant
sur le fait qu’il était en pleine forme, et refusa la compagnie de l’inspecteur
Hayne pour l’après-midi. À son avis, après avoir été témoin de l’explosion
à Gillan Harbour, le tueur le croyait mort, ce qu’il considérait comme un
avantage. Il les quitta sur une dernière recommandation de prudence et le
prêt d’un téléphone mobile, dont Bastion insista pour qu’il le garde à portée
de main.
Le temps n’avait que peu changé au cours de son séjour à l’hôpital. Il
conduisait à présent sur une route de campagne familière, et son lieu de
destination était en vue, au-delà du tunnel de la voûte des arbres et du soleil
rayonnant. Il lui fallait découvrir où avaient été prises les photos de
Schofield, et il ne connaissait qu’une personne capable de le lui apprendre.
Il gara la Citroën jaune sur le parking à l’extérieur de l’église de
St Mawnan, espérant y trouver le pasteur Jolliffe.
Il franchit le porche du cimetière et remonta le sentier autour de
l’église sur sa droite en direction du clocher. Un sifflotement mélodieux,
une interprétation de « Glad that I live Am I » de Lizette Woodworth
Reese19, l’accueillit immédiatement. Le son l’attira dans le cimetière à
l’arrière de l’église, où il découvrit Jolliffe en train de nettoyer les fleurs
mortes dans le carré des crémations. Le sifflotement s’interrompit dès que
le pasteur l’aperçut.
— Enchanté de vous revoir, dit celui-ci en souriant. Tant de gens ne
passent qu’une fois, sans jamais revenir.
Tayte se sentit presque coupable.
— J’ai bien peur que ma présence ne soit motivée par autre chose,
admit-il.
Le pasteur le rejoignit sur le chemin.
— J’accepte toutes les raisons, fit-il avant de remarquer les bandages
de Tayte : Que vous est-il donc arrivé ?
— C’est une longue histoire que je serai ravi de partager avec vous un
jour, répondit Tayte en sortant de sa poche les photocopies des images
prises par Schofield : mais pour l’instant, si cela ne vous ennuie pas, je suis
un peu pressé.
— Pas du tout. Alors, comment se passe votre mission ? demanda-t-il
tandis que son regard suivait les photos que brandissait Tayte.
— C’est la raison de mon retour, souligna celui-ci.
Il tendit les feuilles au pasteur qui plissa les yeux, puis recula pour
tenter de faire le point.
— J’espérais que vous pourriez me dire de quel cimetière il s’agit,
expliqua-t-il.
— Je vais avoir besoin de mes lunettes, remarqua Jolliffe qui esquissa
un geste, avant de se souvenir qu’il ne les avait pas sur lui. Suivez-moi,
ajouta-t-il en se dirigeant d’un pas résolu vers la porte bleue orientée au
sud.
Tayte fit halte sur le seuil et contempla le panorama. De l’autre côté de
la rivière, il distinguait clairement une partie du trajet qu’il avait suivi dans
la vedette d’Amy un peu plus tôt. Il pouvait voir Nare Point, et même la
forme rectangulaire du poste d’observation. Il ne semblait pas pouvoir
échapper à cet endroit, où Peter Schofield avait trouvé une mort horrible.
Tayte rejoignit le pasteur, qui sortait un étui de sa veste en polaire
posée sur la chaire.
— Allons-y, montrez-moi ça, dit-il en chaussant ses lunettes de
lecture.
Tayte posa les copies sur une table voisine, mais s’aperçut que le
pasteur éprouvait encore quelques difficultés à les voir distinctement,
regardant alternativement à travers les verres, puis par-dessus.
— Les originaux ont été abîmés par un séjour dans l’eau, remarqua
Tayte, lui offrant ainsi une excuse.
— C’est ce que je vois.
— Je suppose que cela ressemble à la plupart des cimetières par ici.
Jolliffe était maintenant complètement courbé sur les images. Tayte
sentit qu’il avait du mal et s’attendit à le voir renoncer à tout instant. Puis le
pasteur se redressa et sourit.
— St Keverne, sans aucun doute possible, affirma-t-il.
Tayte se rapprocha alors que le pasteur lui montrait le paysage à
l’arrière-plan. Il se demanda comment on pouvait déduire quoi que ce soit
de celui-ci, lointain et indistinct.
— Regardez là, expliqua le pasteur en désignant la mer en haut de la
photo. Plus particulièrement cette formation rocheuse.
Tayte entrevoyait bien quelque chose au loin, mais aurait eu besoin
d’une loupe pour discerner quelque détail que ce soit.
Le pasteur ôta ses lunettes, et referma son étui.
— On les appelle « The Manacles », les menottes. Et il n’y a qu’une
église qui a vue sur ces récifs traîtres. C’est bien St Keverne.

Un Eurocopter bleu et jaune retournant en Cornouailles traversait la


Salisbury Plain à plusieurs centaines de mètres d’altitude. La cérémonie
officielle d’élévation à la pairie de Sir Richard Fairborne s’était bien
déroulée, même si les derniers événements remettant en cause même son
droit à vivre à Rosemullion Hall avaient terni l’occasion. Il savait avoir
gagné l’honneur qu’il venait de recevoir à Londres, mais la question de son
droit à la succession avait des conséquences considérables. On en revenait
toujours là. Sans les privilèges de la richesse et du statut offerts par ceux
qu’il pensait être ses ancêtres, il savait qu’il n’aurait pas eu l’opportunité
d’accomplir ce qu’il avait accompli.
Sir Richard s’enfonça dans son confortable siège de cuir gris près de la
fenêtre, l’un des quatre identiques qui formaient la rangée à l’arrière du
cockpit, et continua de contempler la vue aérienne du paysage du centre-
ouest. La main de Celia Fairborne, assise à côté de lui, reposait sur la
sienne. Les deux autres sièges étaient vides.
Ils traversaient l’espace aérien du Dorset quand une lumière orange se
mit à clignoter sur le téléphone radio passager. Fairborne avait renvoyé son
téléphone mobile sur le système de communication du bord avant de
l’éteindre, à l’héliport. Il se figea momentanément, tandis que Celia lui
serrait la main.
— Richard Fairborne, annonça-t-il, regardant sa femme d’un air
entendu.
Il paraissait brusquement conscient de son propre timbre de voix,
même si le pilote ne parut rien remarquer dans son casque.
— J’ai préféré régler la situation localement, annonça l’interlocuteur
prévu. Il y a un bateau amarré sur la plage à Durgan, recouvert sur toute sa
longueur d’une bâche bleue. Vous ne pouvez pas le rater.
— Quand ?
— Soyez-y ce soir à 19 heures pile. Glissez le paquet convenu sous la
bâche et repartez. Rien de plus simple.
— Et c’en sera fini ? le pressa Sir Richard.
Aucune réponse.
Il reposa le combiné sur son support et fixa Celia.
— Il a raccroché. Je dois me rendre à la plage de Durgan, ce soir à 19
heures.
À cet instant, Warwick éleva la voix depuis le siège du devant. Il avait
réussi à prendre le vol de Londres juste à temps. Sa mère avait été ravie de
le voir, son père nettement moins.
— Tu ne vas pas vraiment marcher là-dedans ? demanda-t-il en se
retournant pour leur faire face. Tu ne t’en débarrasseras jamais.
— Ne t’inquiète pas, rétorqua son père.
Warwick se tortilla sur son siège sans savoir s’il devait se taire ou
insister. Optant pour cette dernière solution, il ajouta :
— Les maîtres-chanteurs sont comme les chats errants. Si on leur
donne à manger une fois, ils reviennent perpétuellement. Tu ne peux pas
céder !
Sir Richard s’avança sur son siège.
— Je m’en occupe, affirma-t-il d’un ton ferme.
Warwick eut un sourire sarcastique qui lui tordit les lèvres :
— Tu préfères soutenir ce criminel plutôt que de m’aider, n’est-ce
pas ?
— Je ferai ce que j’ai décidé de faire, répliqua son père, et cela ne te
concerne pas !

19. Poétesse américaine (1856-1935). Ce poème mis en musique dans les


années 1920, fut très populaire en Angleterre, où il fait partie de nombreux
recueils d’hymnes.
CHAPITRE 51

Tayte trouva l’église du XIIIe siècle de St Keverne à l’ouest de


Porthoustock, entre Porthallow au nord et Coverack au sud. Il contemplait
des pierres tombales et des monuments commémoratifs s’étendant jusqu’à
un muret de pierres. Au-delà du panorama presque abstrait d’une campagne
vert émeraude, il apercevait la mer et les « Manacles » qui avait permis de
découvrir où se trouvait l’église. Tayte leva une nouvelle fois devant lui la
photo de Schofield pour s’assurer que c’était bien l’endroit. Les pierres
tombales étaient variées et distinctes, et il n’eut aucun mal à les différencier.
La vue était identique.
De l’autre main, il tenait la photo du tableau, et il lui apparut
immédiatement où avait dû se trouver un jour le mémorial. Il enregistra les
motifs et le genre des pierres tombales autour de celui-ci, puis jeta de
nouveau un œil à la photo, et enfin à la scène devant lui. L’espace qu’il
cherchait se trouvait à moins de quinze mètres de là.
Il remonta le sentier dans cette direction, sans quitter l’endroit des
yeux, préférant par respect ne pas traverser les concessions. Il atteignit une
pierre tombale écroulée qui s’était fendue en deux en tombant. Elle
paraissait reposer là depuis un moment ; l’herbe avait poussé à travers la
fente comme un épais ruban de mousse, et l’inscription avait presque
disparu. Il la contourna soigneusement, s’avançant encore jusqu’à une petite
croix de pierre haute d’à peine trente centimètres. L’emplacement qui
l’intéressait se trouvait juste derrière.
Une fois là, il lui apparut qu’il ne s’agissait en fait pas d’une
concession disponible. Il découvrit une dalle circulaire posée au sol, centrée
au milieu de ce qui ressemblait à une concession d’un peu plus d’un mètre
carré. De hautes herbes l’avaient depuis longtemps recouverte, mais il
distinguait encore les reliefs qui révélaient sa présence.
Il s’accroupit pour examiner de plus près la dalle circulaire, et écarta
la végétation tout autour en inspirant profondément. Puis il retint sa
respiration, comme s’il craignait de voir disparaître les mots qui s’étalaient
devant lui. L’inscription qu’il déchiffrait sur la pierre ne disait pas grand-
chose, et révélait pourtant tellement. Il lut les mots « Betsy Ross » et en
dessous, une date, « 23 octobre 1783 ».

À l’intérieur de l’église, Tayte leva les yeux sur le vitrail qui avait
attiré son attention dès son entrée. La scène était poignante. Elle
représentait un naufrage sur les récifs de « The Manacles », et saint
Christophe délivrant les âmes perdues. Tayte se rapprocha, progressa sous
des arches de pierre, remontant des bancs de chêne ornés de banquettes
rouges et lourdement sculptés aux extrémités. Au pied du vitrail, il lut que
celui-ci était dédié à la mémoire de la centaine d’âmes qui avaient perdu la
vie lors du naufrage du SS Mohegan sur les « Manacles » en octobre 1898.
Il se demanda alors combien de vies avaient été perdues lorsque la Betsy
Ross avait rencontré le même sort plus d’un siècle auparavant.
Tayte était à la recherche du tableau photographié par Schofield.
C’était l’unique trace dont il disposait du monument commémoratif pour la
Betsy Ross. La dalle circulaire à l’extérieur avait confirmé la référence au
navire sur lequel il était certain que les Fairborne étaient montés à Boston,
mais elle ne disait rien des gens à bord. Il avait besoin de savoir qui était
enterré là, et il espérait que le tableau le mènerait à un autre indice ; peut-
être existait-il une inscription, un hommage semblable à ce qu’il voyait sur
les murs autour de lui.
À l’autre extrémité de l’église, derrière un jeune couple qui lisait
quelque chose sur l’un des piliers, il aperçut une table recouverte d’un tissu
blanc devant un autre vitrail. Un homme disposait des bougeoirs de chaque
côté d’une croix dorée. Tayte se fraya un chemin entre les bancs dans sa
direction, aperçut alors des cadres dorés sur le mur à côté de la table et
pressa le pas. Mais lorsqu’il se rapprocha, entre des régiments de chaises en
bois, une déception l’attendait. Les cadres dorés ne délimitaient aucun
tableau, mais bien plutôt des paroles de réconfort et de souvenirs. Il se
détourna, scrutant de nouveau les murs, sans rien voir qui puisse lui donner
un peu d’espoir.
— Puis-je vous aider ? demanda une voix derrière lui.
Tayte se retourna. L’homme qui disposait les chandeliers arborait un
sourire interrogateur. Il portait un pantalon gris et une chemise à carreaux
gris clair, mais pas de col romain. À peu près du même âge que Tayte, il
était trapu, avec des cheveux bruns bien coiffés avec une raie sur le côté, le
visage rond et rubicond.
— Je cherchais un tableau, expliqua le généalogiste. Mais je dois être
au mauvais endroit.
— Ou bien au bon endroit, au mauvais moment, répliqua l’homme. Si
vous aviez l’intention de voir une exposition, celle qui était organisée pour
lever des fonds s’est achevée hier, malheureusement.
— C’est bien ma chance, remarqua Tayte en montrant la reproduction
du tableau. Je cherchais celui-ci en particulier. Savez-vous s’il s’y trouvait ?
L’homme prit la photo et hocha la tête.
— Oui. C’est un tableau de Joseph Horlor, peint au milieu du XIXe
siècle. Je le connais bien.
— Savez-vous où il est maintenant ? A-t-il été vendu ?
— Le tableau n’était pas à vendre. C’était une des pièces d’exposition.
Il a été récupéré par son propriétaire.
— C’est dommage.
Tayte désigna la stèle qui l’intéressait sur la photo.
— J’espérais en découvrir davantage à propos de ceci, expliqua-t-il en
passant le doigt sur la croix celtique qui n’existait plus. Savez-vous quoi
que ce soit à ce propos ? Il y a une plaque à l’extérieur, à l’endroit où se
dressait ce monument.
— Celui de la Betsy Ross ? fit l’homme, comme s’il connaissait tout
du sujet.
— Précisément. J’essaye de découvrir ce qu’il est advenu des
passagers.
L’homme eut un sourire amusé.
— Il doit y avoir là davantage qu’une coïncidence, déclara-t-il. Je suis
gardien ici depuis bientôt vingt ans, et personne n’a jamais manifesté aucun
intérêt pour la Betsy Ross… Jusqu’à hier.
Tayte crut entendre la voix exubérante de Schofield. Il supposa que le
gardien ne devait pas l’avoir oublié de sitôt.
— Peter Schofield ?
Le gardien de l’église acquiesça, avec un sourire encore plus large.
— Un jeune homme enthousiaste, remarqua-t-il. Vous le connaissez,
alors ?
Le connaissait, pensa Tayte.
— Oui, c’est un collègue.
— A-t-il oublié quelque chose ?
— Non, je suis bien certain que non, répondit gentiment Tayte.
Le gardien lui rendit la photo.
— Il m’a fait exhumer des documents que je n’avais pas vus depuis
des années. Je suis désolé, car il n’y avait pas beaucoup d’informations à lui
fournir. Je doute de pouvoir ajouter grand-chose à ce que j’ai dit hier.
— Savez-vous qui est enterré dans la concession ? demanda Tayte.
— D’ordinaire, je le saurais, car je les répertorie toutes. C’est un peu
un passe-temps, et très utile aux visiteurs.
Tayte acquiesça :
— Si seulement chaque église faisait cela !
Le gardien poursuivit :
— Quoi qu’il ait pu advenir du mémorial de la Betsy Ross, cela s’est
produit bien avant mon arrivée. Lorsque j’ai commencé mon catalogage, la
plaque se trouvait déjà là, avec le nom et la date, mais pas grand-chose
d’autre. Les archives que j’ai réussi à déterrer à l’époque ne donnaient que
quelques noms. Je les ai cherchés hier pour votre collègue. Je crois qu’il y
avait parmi eux celui de Grainger. Je ne me souviens pas des autres, mais
les quelques noms que j’ai retrouvés appartenaient tous à des membres
d’équipage.
— Rien à propos des passagers ?
Le gardien secoua la tête.
— Tout ce que je sais, c’est qu’il y a quinze personnes enterrées là, et
qu’au moins trois d’entre elles étaient membres d’équipage. L’identité des
autres demeure un mystère, mais je ne suis pas un professionnel. Si jamais
vous en découvriez davantage, je serais ravi de l’information.
— Bien sûr, répondit Tayte, soudain distrait par ses réflexions.
Lorsqu’il avait effectué des recherches sur la Betsy Ross aux États-
Unis, il avait lu qu’elle comportait un équipage de quinze personnes. Il en
concluait maintenant que tout l’équipage avait dû périr avec le navire et
était enterré ici, à St Keverne. Dans ce cas, où étaient les passagers ?
Tayte avait à présent la certitude que la Betsy Ross n’avait pas atteint
l’Angleterre, mais que cela cachait autre chose. Pourquoi n’existait-il
aucune trace du navire dans les registres qu’il avait consultés ? Le naufrage
aurait dû être enregistré à Falmouth et il y aurait dû y avoir des listes
détaillées des victimes et des survivants. Encore des archives manquantes.
Il éprouva le sentiment de se rapprocher de la vérité.
En regagnant sa voiture, il comprit qu’il devait retourner à sa première
piste d’enquête : il lui fallait trouver un moyen de s’introduire dans le
caveau familial à Rosemullion Hall. Une pierre tombale portant le nom
d’Eleanor Fairborne et la date de sa mort lui indiquerait si elle avait survécu
au naufrage de la Betsy Ross. Ensuite, il ne lui resterait plus qu’à
comprendre pourquoi quelqu’un, et qui, à partir de ce moment-là, avait
voulu dissimuler l’histoire de la famille.
CHAPITRE 52

Où est Tom Laity ? se demandait Tayte tandis qu’il traversait Helford


Village sous une pluie de fanions, en direction de l’embarcadère du ferry. À
l’épicerie, la mère de Laity lui avait appris qu’elle n’avait pas vu Tom de la
journée, et que cela ne lui ressemblait pas de demeurer absent du magasin
aussi longtemps. Tayte comprenait ses inquiétudes, encore plus qu’elle ne
l’aurait soupçonné. La marée était maintenant au plus bas. Au-delà du
muret enduit de blanc sur sa droite, l’anse continuait de rôtir sous le soleil
de l’après-midi. Il chercha le bateau de Laity, sans en apercevoir aucune
trace. Il ne voyait aucune raison pour laquelle celui-ci pourrait encore se
trouver en mer.
Lorsque Tayte arriva, l’embarcadère du ferry paraissait désert. Il
atteignit le bas des marches et consulta sa montre. Il était presque 15:00 – le
dernier ferry ne partirait pas avant longtemps. Un panneau d’information
l’avisait de relever un disque de bois pour signaler au ferry de l’autre côté
de la rivière que quelqu’un voulait traverser. Il remonta celui-ci pour
découvrir un cercle jaune vif, et quelques minutes plus tard, il reconnut le
catamaran qui traversait depuis Helford Passage, se faufilant entre les
voiliers.
Tayte n’avait toujours pas la moindre idée de la façon dont il allait
s’introduire sur le domaine Fairborne. Il se disait qu’il allait prendre le ferry
jusqu’à Helford Passage et se rendre ensuite à pied à Rosemullion Head.
C’était une longue marche, et ses jambes le faisaient souffrir, mais une
promenade à pas lents lui donnerait largement le temps de réfléchir. Au
train où allaient les choses, s’il ne disposait pas en arrivant d’une raison
valable pour visiter le caveau de famille, il était prêt à aller se renseigner
tout seul.
Il déambula sur la passerelle de béton en attendant l’arrivée du ferry. Il
aperçut bientôt derrière la barre le visage familier de Simon – sans son iPod
blanc ni le joint qu’il fumait la dernière fois. Le jeune homme était seul.
— Salut ! fit Tayte lorsqu’il fut à portée.
Il lança au gamin un sourire que celui-ci ne lui rendit pas. Au lieu de
cela, Simon lui tourna le dos.
— Ça va ? ajouta Tayte en montant à bord. Vous ne m’avez pas l’air
en forme.
Simon finit par lui adresser un sourire circonspect, de toute évidence
guère bien intentionné.
— Pas d’aide, cet après-midi ?
— Non, se contenta de répondre le jeune homme en l’ignorant de
nouveau.
Trop d’herbe, se dit celui-ci.
L’accélération fit plonger la proue du bateau, qui fendit les flots en
virant et en mettant de nouveau le cap sur l’autre côté de la rivière. Ils
n’échangèrent pas un mot jusqu’à mi-chemin. Simon ralentit alors l’allure,
et se retourna vers Tayte en disant :
— Tout ça est un peu bizarre pour moi, vous savez. Personne n’a vu
Amy depuis deux jours.
— Je sais.
— Je m’en doute !
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Simon coupa le moteur.
— Je veux dire, un inconnu débarque un soir et me dit qu’Amy est en
danger. Il me demande de l’emmener chez elle ou bien il me dénoncera
pour avoir fumé de l’herbe. Le lendemain soir, Amy n’est pas dans les
parages. Et puis, les flics débarquent en me demandant où je me trouvais la
nuit dernière. Et ensuite, grommela-t-il, ils me disent qu’on a retrouvé un
cadavre chez elle et qu’elle a disparu.
Tayte dut reconnaître que dans ces circonstances, il se serait lui aussi
considéré comme suspect.
— Je me trouvais dans un train, expliqua-t-il, sachant où voulait en
venir Simon. Vous aussi, vous voulez voir mon billet ?
Simon se retourna vers le gouvernail.
— Ne me demandez plus de vous rendre aucun service, conclut-il en
faisant redémarrer le bateau en direction du ponton de Helford Passage.
Il ne leur restait qu’à peine une centaine de mètres à parcourir lorsque
Tayte aperçut quelque chose qui lui fit accélérer le pouls. Il se leva et
inspira, narines écartées. Il regardait le rivage à gauche de la jetée, un peu
plus loin là où une route se dessinait devant une rangée de maisons. Un
homme de taille moyenne aux cheveux bruns mi-longs sortait d’une voiture
qu’il reconnut. Il l’avait vue ce matin même à St Anthony. C’était la 5
portes bleue déglinguée que conduisait le tueur.
— Qui est-ce ? demanda-t-il en pointant le doigt, comme s’il pouvait
être certain que Simon le savait. Là-bas, qui sort de cette voiture bleue ?
Il n’y avait qu’une voiture bleue. Le conducteur à la chevelure brune
était en train d’ouvrir le coffre. Simon le connaissait très bien.
— Martin Cole, répondit-il, le type avec qui je travaille. On dirait qu’il
est allé faire des courses.
Tayte était maintenant juste derrière Simon, aussi près que possible de
la proue.
— Vous pouvez accélérer ?
— Je vous ai déjà dit, plus aucun service. Et je me fiche pas mal de ce
que vous pouvez me filer en échange.
L’homme à la 5 portes bleue se mit à décharger des sacs en plastique.
— Et vous me dites que Martin n’a pas travaillé aujourd’hui ?
questionna Tayte, déjà sûr de la réponse.
Tout commençait à se mettre en place, comme un portrait robot de la
police.
Avant que Simon ait pu répondre, une sonnerie inconnue s’éleva du
téléphone de Tayte. Il prit l’appel : c’était l’inspecteur Hayne, qui ne
pouvait pas mieux tomber.
— Mr Tayte, bravo pour votre liste de suspects… Du bon travail.
Tayte connaissait déjà le nom que Hayne s’apprêtait à lui
communiquer. Il ignorait comment celui-ci avait fini par y arriver, mais il
savait qu’à cet instant, il contemplait le meurtrier, occupé à ses petites
affaires, s’affairant comme si de rien n’était.
— Il a fallu creuser un peu, expliqua l’inspecteur. Une des personnes
de la liste a changé de nom il y a quelques années. Je me suis un peu perdu
un moment.
Il a changé pour prendre celui de Martin Cole, pensa Tayte tandis que
le ferry se rapprochait. Ils se trouvaient maintenant à moins de cinquante
mètres du rivage. Le régime du moteur au plus bas, le ferry ralentit pour
amorcer son approche, et Tayte se précipita vers Simon, soudain conscient
qu’il ralentissait, alors que lui voulait aller plus vite. Il voulait que Simon
aborde la plage comme il l’avait fait lorsqu’il l’avait conduit au cottage
d’Amy. Il vit le jeune homme se pencher pour ramasser une amarre, et ses
mots se coincèrent dans sa gorge.
— S’il ne s’était pas conduit comme un méchant garçon à seize ans,
poursuivit la voix à l’oreille de Tayte, et s’il n’avait pas récolté un
avertissement pour possession de cannabis, j’aurais pu ne jamais le repérer.
Suspendu au cou de Simon par une épaisse lanière de cuir, un crucifix
en argent brilla sous le soleil. Tayte le reconnut d’après un dessin à
l’exposition de la prison de Bodmin, et il sentit ses cheveux se hérisser sur
sa nuque.
Simon se figea, le cordage à la main, tandis que de l’autre il glissait de
nouveau le crucifix à l’intérieur de son T-shirt. Il se releva et tourna
lentement la tête vers Tayte, le regard mort.
— Il a adopté le nom de Simon Phillips, annonça alors l’inspecteur.
Nous sommes en route pour son appartement de Porth Navas. Une autre
voiture est en chemin pour le ferry à Helford.
Tayte baissa le téléphone, et en l’espace d’un centième de seconde,
tout se déchaîna. Il vit Simon plonger une main dans la poche de son jeans.
Sans attendre de savoir ce qu’il allait en retirer, Tayte laissa tomber le
téléphone et se jeta sur lui, repoussant le jeune homme sur le gouvernail,
faisant tournoyer l’embarcation qui s’éloigna du ponton en un large arc de
cercle. En percutant Simon de plein fouet, il sentit le coup de pied contre
ses jambes bandées douloureuses. Celui-ci le repoussa, mais il se débrouilla
pour rester debout. Cette fois-ci, le garçon atteignit sa poche sans encombre
et une large lame de vingt centimètres en acier poli étincela dans la lumière.
— Je crois que vous vous êtes déjà rencontrés, se vanta Simon en
agitant le couteau devant Tayte avant de se jeter sur lui.
Sans réfléchir, Tayte aperçut le cordage sur le sol, s’en saisit et balança
un grand coup sur le bras qui brandissait la lame. Celle-ci partit valdinguer
à travers le bateau, heurta l’auvent et atterrit sur la banquette, glissant sur
toute la longueur jusqu’à l’arrière de l’embarcation.
Simon fonça, passant devant Tayte avant que celui-ci ne puisse se
rétablir de l’impulsion du cordage. Tayte rebondit en lançant celui-ci dans
les pieds de Simon, qui trébucha, tentant d’atteindre la lame en même temps
que Tayte se jetait sur lui de tout son poids, s’écrasant comme une vague. À
son hoquet, Tayte sut qu’il lui avait coupé le souffle, et plongea en direction
du couteau, qu’il expédia le long du siège, hors de portée, tandis qu’il
clouait sur le pont la tête du jeune homme.
— Laissez-moi ! Cassez-vous ! hurla Simon.
— Sûrement pas. Où est Amy ?
— Là où vous ne la trouverez jamais.
Tayte saisit Simon par les cheveux et lui écrasa le visage sur le pont
rugueux. Ça, c’est pour Schofield ! Intérieurement, il mettait Simon en
pièces de ses propres mains.
— Avec qui est-ce que tu travailles ? Qui a pris le bateau d’Amy ce
matin ?
Il cogna une nouvelle fois la tête de Simon sur le pont, plus fort cette
fois-ci. Il perçut de nouveau la sonnerie de son téléphone, en arrière-plan.
— C’était juste un gamin que j’ai payé pour prendre la vedette,
expliqua Simon. On ne s’est même jamais rencontrés ! Je lui ai laissé un
billet de vingt sous le siège.
Tayte souleva de nouveau la tête de Simon pour lui tourner le visage
de force. Du sang coulait de ses dents.
— Maintenant, où est Amy !
Un méchant sourire s’étala sur les traits de Simon.
— Vous ne pouvez pas me faire de mal.
Tayte le gifla du talon de la paume.
— Je peux passer un bon moment à le découvrir. Où est-elle ?
— C’est drôle, fit Simon d’un ton à présent calmé, répliquant comme
s’il ne sentait rien. J’ai compris que les choses allaient mal tourner quand
vous avez repéré la voiture.
— C’est ça, ça a dû être un sacré coup !
— Heureusement, vous avez vu le crucifix et compris que c’était moi.
— Vraiment ?
Simon eut un rire.
— Je n’aurais pas pu vous laisser quitter le bateau vivant. Martin vous
aurait expliqué que c’était ma voiture, qu’il emprunte de temps en temps.
La partie aurait été finie, n’est-ce pas ?
— Elle est déjà finie, répliqua Tayte. La police sait qui tu es.
La sonnerie persistante s’était depuis peu interrompue. Tayte chercha
le téléphone et remarqua que le bateau avait dérivé. Il tournait maintenant
en cercles, heureusement à l’écart des autres embarcations, pour l’instant. Il
aperçut son mobile de l’autre côté du bateau, vers la barre. Il ne pouvait
l’atteindre sans laisser Simon se relever, mais se dit qu’on n’allait pas tarder
à remarquer le comportement inhabituel du ferry et que quelqu’un viendrait
voir ce qui se passait. La police était en route, à la poursuite de Simon. Il
n’avait qu’à attendre.
— On se relaie pour le ferry, annonça Simon, au cas où vous vous
poseriez la question.
— Non, je ne me la posais pas.
Tayte se mit à agiter les bras au-dessus de sa tête, essayant d’attirer
l’attention.
— Martin travaillait ce matin, pendant que je me préoccupais de vous
faire sauter. Maintenant, je suis de l’après-midi. Tout fonctionnait comme
sur des roulettes.
Le jeune homme laissa échapper un rire méprisant, comme s’il
éprouvait du mal à croire au mauvais pas inattendu dans lequel il se
retrouvait.
— Vous êtes censé être mort ! poursuivit-il. Autant pour le « la
troisième fois, c’est la bonne ». J’aurais dû vous poignarder après vous
avoir gratifié de cette bosse sur la tête. Après vous avoir vu au ferry ce
matin-là, quand vous avez parlé à Martin, je me suis douté que ce devait
être vous. Après vous avoir suivi sur le domaine des Fairborne, je n’ai plus
eu de doute.
Tayte se pencha et pressa la tête de Simon sur le pont comme s’il
voulait lui écraser le crâne, un geste de frustration pure.
— À moins que tu ne me dises ou se trouve Amy, contente-toi de la
fermer !
— Amy ? Ah oui…
Simon riait de nouveau, ce qui exaspérait Tayte, qui aurait été capable
de lui tordre le cou sur-le-champ rien que pour le faire taire.
Le rire s’interrompit. Simon souriait toujours.
— Je n’ai pas encore compris pourquoi ce coffret a tellement de
valeur, remarqua-t-il. Peut-être pouvez-vous m’aider ?
La suggestion fit presque rire Tayte.
— Oh, si, je crois que vous allez m’aider, Mr Tayte, insista Simon,
modulant sa voix de telle sorte que Tayte reconnut son interlocuteur
téléphonique.
Il en eut la chair de poule. Simon ricana de nouveau, crachotant du
sang et de la salive sur le pont.
— Ce n’est pas aussi bien qu’avec le pétard, poursuivit-il. Je n’arrive
pas à faire les notes aiguës.
Il paraissait s’amuser, puis changea de ton, adoptant un air plus
sérieux :
— Si je ne retourne pas voir Amy d’ici 21 h 30 ce soir, elle va se
noyer, annonça-t-il. Nous avons tous besoin d’un filet de sécurité, n’est-ce
pas, Mr Tayte ?
Celui-ci éprouvait l’impression de jouer au morpion ; il ne pouvait pas
gagner. Il se calma, réfléchissant à l’étape suivante. Il n’appréciait pas la
façon dont la situation évoluait.
— C’est marrant, l’ironie, n’est-ce pas ? Balancez-moi aux flics et
vous tuez Amy. La seule personne que vous voulez sauver. Et pour sauver
Amy, vous devez me sauver de la police.
Tayte ne pouvait échapper au rictus moqueur de Simon.
— J’en ai assez de tes sales petits jeux, tu m’entends ? Tu vas dire à la
police où elle se trouve, sinon…
— Sinon quoi ? Ils me boucleront pour meurtre ? Trop tard. J’en suis
déjà à trois. Qu’est-ce que j’ai à perdre ?
— Trois ? répéta Tayte, prenant conscience de ce que venait de dire le
jeune homme.
— Tout à fait. Oh, vous ne savez pas, n’est-ce pas ?
— Savoir quoi ?
— Le propriétaire de l’épicerie…
Tayte s’affaissa sur lui-même.
— Je vous avais pourtant dit de ne mêler personne d’autre à ça.
Tayte regarda autour de lui, cherchant n’importe quoi qui lui servirait
à défoncer le crâne de ce gamin. S’il avait eu quelque chose sous la main, il
aurait bien été capable de l’utiliser.
— Et puis, il y a Gabriel Fallon, poursuivit Simon. Je l’ai vu un après-
midi au cottage à travers la fenêtre de la salle à manger. J’étais certain qu’il
avait trouvé le coffret – ça ressemblait à un coffret. Le lendemain, il est
sorti se promener, l’air content de lui. Il portait quelque chose dans un vieux
chiffon, alors je l’ai suivi sur la rivière. J’ai pensé qu’il allait le montrer à
quelqu’un. L’objet devait être important pour lui : le temps qu’on atteigne
Toll Point, le temps était devenu merdique. Je veux dire, il devait avoir une
sacrément bonne raison d’aller là-bas, hein ? fit Simon en gloussant. Je ne
pouvais pas laisser passer cette occasion, n’est-ce pas ?
L’adrénaline coulait dans les veines de Tayte, lui comprimant la
poitrine. Il avait les poings serrés de toutes ses forces contre lui.
— Je lui ai tranché la gorge pour un coffre à pêche ! ajouta Simon,
secoué d’un rire écœurant. Cet imbécile était sorti pêcher, et il n’a même
pas eu le bon sens de faire demi-tour quand la tempête s’est déchaînée.
Qu’est-ce que j’étais censé croire qu’il fabriquait là-bas ? Un putain de
coffre à pêche ! Alors, si vous croyez que la vie d’Amy vaut plus que du
pipi de chat pour moi, vous vous trompez !
Tayte en avait assez entendu. Il leva le bras, prêt à l’achever. Puis, au
milieu de sa rage, il entrevit Amy, seule et frigorifiée. Il ne pensa qu’à une
chose, il devait l’aider, si cela lui était possible. Il laissa échapper un
grondement de frustration et frappa avec violence le pont à côté du visage
de Simon.
Celui-ci le foudroya du regard.
— Maintenant, voilà les nouvelles règles du jeu ! cracha-t-il. Vous
poussez votre gros cul de là. Vous me trouvez pourquoi ce coffret a
tellement de valeur, puis vous venez me retrouver sur la plage à Durgan ce
soir à 20 heures avec la réponse. Si ce que vous me dites me plaît, je vous
dirai où est Amy, pour que vous puissiez jouer les grands héros américains
et aller la sauver.
— Et si je ne trouve pas la réponse à temps ?
— C’est un pari, mais vous n’avez pas plus de temps. Et au risque de
passer pour un disque rayé… Si vous n’avez pas trouvé à 20 heures ce soir,
Mr Tayte, Amy meurt ! articula-t-il alors en déguisant de nouveau sa voix.
Il ricana puis s’interrompit brutalement.
— Ou bien vous pouvez me remettre aux flics, et de toute façon, elle
meurt. Ça dépend de vous.
La situation se réduisait à cela, et Tayte en avait bien conscience. Il
pouvait donner Simon à la police, et risquer de perdre Amy s’il ne la
retrouvait pas à temps. Ou bien il pouvait relâcher Simon, auquel cas il
disposait de cinq heures pour découvrir le terrible secret que Lowenna
Fairborne avait déterré en 1803. Cinq heures pour trouver ce qui avait
tellement de valeur aux yeux de Lowenna qu’elle pensait pouvoir s’en
servir contre son père pour se protéger. Simon voulait cette information
pour l’utiliser lui-même contre les Fairborne, toutes ces années après,
supposa Tayte.
— Donc, tout ceci se résume à ça ? La vengeance ?
— Plus ou moins.
— Pour Mawgan Hendry ?
— Pour Mawgan… acquiesça Simon avec un hochement de tête. Et
pour moi. Je dois rétablir la situation.
— Et je suppose qu’en même temps, tu vas devenir riche ?
Comme s’il n’appréciait pas la suggestion qu’il faisait tout cela pour
l’argent, Simon se moqua :
— La conversation est terminée, c’est l’heure de choisir.
Tayte demeura assis un moment, alors même qu’il savait déjà ce qu’il
devait faire. Il secoua la tête et se redressa, relâchant les épaules de Simon,
sachant qu’il lui fallait courir le risque. S’il confiait le jeune homme à la
police, celui-ci nierait savoir quoi que ce soit de l’endroit où se trouvait
Amy, avant qu’il ne soit trop tard. Tayte se releva et laissa Simon se
remettre sur pied, souriant jusqu’aux oreilles, content de son moment de
triomphe. Tayte éprouvait du mal à le regarder.
— Profite de ta liberté, lui jeta-t-il en serrant les dents. Elle ne durera
pas.
Les deux hommes se tournèrent autour avec méfiance, Simon regagna
la barre et reprit le contrôle du bateau, guidant celui-ci vers le rivage mais à
l’écart du ponton du ferry.
— Donc, tu es un descendant de Mawgan Hendry et Lowenna
Fairborne, déclara Tayte.
— Bâtard un jour, bâtard toujours, n’est-ce pas ? grinça Simon,
toujours souriant. Je suis content que vous ayez compris. C’est bien de
savoir que quelqu’un d’autre connaît la vérité, et la lettre que vous m’avez
donnée ce matin le prouve.
— Mais ça ne te sert pas à grand-chose maintenant, n’est-ce pas ?
— Non, c’est vrai, convint Simon. Je ne peux pas vraiment en parler à
qui que ce soit, n’est-ce pas ? Quand tout ça sera terminé, je ne peux pas
vraiment débarquer en tant qu’héritier légitime pour réclamer le butin. Voilà
pourquoi le reste de l’énigme est tellement important.
Il prépara le bateau au débarquement :
— On dirait bien que vous avez quand même remporté une petite
victoire, ajouta-t-il. Il est important de savoir qui on est, vous ne croyez
pas ?
Tayte ne répondit rien alors que le catamaran glissait sur les galets. Il
se rendit à la proue et abaissa la rampe, tout en se demandant ce que Simon
voulait dire par « héritier légitime », alors que celui-ci ramassait le couteau
sur la banquette.
— N’oubliez pas ça, fit Simon en lançant son téléphone à Tayte, vous
en aurez peut-être besoin.
Tayte sauta du bateau et aperçut une voiture de police sur la route qui
se dirigeait vers le Ferry Boat Inn. Il se retourna vers la rivière et contempla
le ferry qui repartait. Il en avait la nausée.
CHAPITRE 53

Cinq heures… Impossible de se sortir le chiffre de la tête. Tayte savait


qu’il avait beaucoup à faire pendant ce laps de temps s’il voulait sauver
Amy, et par où il devait commencer : Rosemullion Hall. Eleanor Fairborne
et ses enfants devaient être enterrés sur le domaine. Leurs sépultures lui
indiqueraient s’ils avaient survécu au naufrage de la Betsy Ross, et il était
certain que les circonstances de leur disparition ainsi que la découverte
terrible de Lowenna devaient être liées – s’il trouvait l’une, il trouverait
l’autre. Si seulement il savait comment.
Tayte aurait voulu se rendre à Rosemullion Hall, mais se trouvait dans
l’impossibilité de le faire. La voiture de police arrivée à Helford Passage
pour embarquer Simon Phillips était au lieu de cela repartie avec Jefferson
Tayte. Il se trouvait maintenant en chemin pour voir Bastion et Hayne à une
adresse située à quelques kilomètres, à Porth Navas – l’appartement de
Simon.
La voiture remonta une allée étroite prise en sandwich entre des
maisons mitoyennes, sur la gauche, et une rivière bordée d’arbres sur la
droite. Tayte imaginait que des navires de la police devaient à présent
patrouiller la rivière et la côte aux alentours, à la recherche du catamaran
caractéristique sur lequel Simon était reparti. Il en vint presque à espérer
que Simon avait eu la présence d’esprit de s’en débarrasser, et il s’en voulut
– comme s’il se trouvait du côté du tueur, comme s’il soutenait celui-ci. Il
savait en outre qu’il allait devoir mentir aux inspecteurs. On l’avait trouvé à
Helford Passage, après avoir traversé la rivière sur le ferry le plus recherché
d’Angleterre, avec cet homme auquel sa propre liste les avait menés. Il était
parfaitement conscient d’avoir aidé l’assassin à échapper à la police ; il
devrait faire très attention à ses paroles.
— Par ici, monsieur.
Un agent en uniforme se tenait près de la voiture, tandis qu’un autre
était déjà à la porte d’un cottage en pierre qui faisait face à la rivière. Il n’y
avait pas véritablement de jardin, juste un banc installé dans une plate-
bande d’un mètre de profondeur avec de grands hortensias rouges et roses
de part et d’autre. L’agent à la porte guida Tayte dans un petit escalier qui
menait à l’appartement de l’étage. Il annonça l’arrivée du généalogiste, puis
repartit.
— Mr Tayte, l’accueillit l’inspecteur principal.
Les deux hommes échangèrent une poignée de main.
— Alors, on ne se met plus dans le pétrin, n’est-ce pas ?
Si seulement vous saviez ! pensa-t-il.
— Pas pour l’instant, répondit-il en contemplant la pièce, intrigué par
ce qu’il découvrait.
— Je dois vous demander de rester sur le seuil sans rien toucher,
annonça l’inspecteur principal. Vous ne devriez vraiment pas être là, mais
étant donné ce que nous avons trouvé, j’aimerais votre avis professionnel.
Que vous me disiez si vous pensez que nous avons mis la main sur la bonne
personne.
Tayte savait déjà que c’était le cas.
— Bien sûr, acquiesça-t-il.
De l’autre côté de la pièce, l’inspecteur Hayne était penché sur un
buffet en teck sur lequel plusieurs tas de papiers A4 étaient soigneusement
empilés. Il leva les yeux et adressa un salut à Tayte. Ils se trouvaient dans
un salon au confort minimaliste : une télévision dans un coin, une table aux
pieds minces près de la fenêtre. Un canapé marron foncé et deux fauteuils
assortis étaient poussés contre les murs blancs, et la moquette couleur sauge
aurait bien eu besoin d’être remplacée depuis longtemps.
Ce qui fascinait Tayte s’étalait sur le mur derrière l’inspecteur Hayne.
Il s’agissait d’un arbre généalogique soigneusement établi. Un fouillis de
noms inscrits dans des cadres bien dessinés au feutre noir et reliés entre eux
par de courts traits. Au sommet de l’arbre se trouvaient James et Susan
Fairborne. Sur la gauche, la branche descendait jusqu’à Sir Richard et Lady
Celia Fairborne, et en dessous, leur unique descendant, Warwick. Lowenna
Fairborne et Mawgan Hendry apparaissaient sur la droite. En dessous, il
distingua Mathew Parfitt et d’autres noms que ses recherches de la nuit
précédente lui avaient rendu familiers. Au pied de l’arbre généalogique, à
l’opposé de celui de Warwick, entouré d’un cercle rouge, s’étalait un nom
que Tayte reconnut d’après sa liste de suspects : Daniel Hawthorne.
Voilà donc ton véritable nom…
Hayne ramassa un nouveau tas de papiers qu’il se mit à feuilleter.
— Alors, ce coup de fil ? demanda-t-il. Je pensais que vous vouliez
savoir, pour cette liste que vous m’avez donnée.
— La communication était mauvaise, mentit Tayte avec relativement
de naturel, reportant les yeux sur le mur, comme si la chose n’avait pas
d’importance. Nous avons dû être coupés. Et puis ensuite, je n’avais plus de
signal.
— La réception est un peu comme ça dans les parages, remarqua
Hayne. Ce qui est drôle, c’est que j’ai eu la sonnerie lorsque j’ai rappelé.
Tayte ne fit aucun commentaire, et Hayne retourna aux papiers qu’il
examinait.
L’inspecteur principal jeta un regard inquisiteur à Tayte.
— On m’a dit que vous vous trouviez à Helford lorsque la voiture est
venue embarquer Phillips ?
— C’est exact.
— Que faisiez-vous là ?
— J’étais parti chercher Tom Laity. Vous lui avez parlé ? demanda
Tayte, qui tenait à changer de sujet.
— Personne ne l’a vu, répondit Bastion en plissant les yeux. Mais
vous étiez du mauvais côté de la rivière, n’est-ce pas ? Son magasin se
trouve au village.
— Je comptais traverser avec le ferry, répondit Tayte, en espérant
qu’ils ne vérifieraient pas où était garée sa voiture. Mais il n’était pas là.
Maintenant, je sais pourquoi, fit-il en haussant les sourcils. Alors, vous
n’avez pas trouvé votre homme ?
Bastion secoua la tête, passant la main dans ses cheveux rêches.
— Non, répondit-il. On dirait qu’il savait que nous arrivions, et à en
juger par ce que nous avons trouvé ici, il avait une bonne raison de s’enfuir.
Bastion traversa la pièce et indiqua l’amoncellement de papiers
qu’examinait l’inspecteur.
— Il semble que tout ceci soit des copies de documents d’état civil et
autres, expliqua-t-il. Pour tous les noms qui apparaissent ici sur le mur.
Actes de naissance, certificats de mariage, etc.
Il ramassa sur le buffet un des actes posé à l’écart du reste de la pile.
— Voici le seul document qui ne soit pas une photocopie, expliqua-t-il
en revenant vers Tayte. On dirait l’original. Vous avez bien dit que
l’assassin de Schofield vous avait attiré avec la promesse de voir un
testament, n’est-ce pas ? dit-il en tendant le document à Tayte.
— C’est exact.
— Eh bien, j’ai besoin de savoir si c’est le document que vous vous
attendiez à voir, et si vous témoignerez de cela au tribunal, une fois que
nous aurons appréhendé Simon Phillips, c’est-à-dire Daniel Hawthorne. J’ai
réussi à lire quelques mots, suffisamment pour déterminer de quoi il s’agit,
mais le reste pourrait tout aussi bien être du swahili.
Tayte ouvrit le document. Le texte était rédigé d’une main tremblante,
sous une forme que la plupart des gens aurait considérée comme difficile à
lire. Néanmoins, les yeux expérimentés de Tayte n’avaient guère besoin
d’une transcription. Il parcourut les premières lignes : « Ceci constitue le
testament et les dernières volontés de ma personne, James Fairborne de
Rosemullion, appartenant à la paroisse de St Mawnan, dans le comté de
Cornouailles ».
— C’est bien cela, confirma Tayte. Ce document manquait au Bureau
des archives de Truro. Voilà ce que je voulais consulter depuis le début.
Comment Simon l’a-t-il obtenu ?
Bastion et Hayne échangèrent un regard, comme s’ils s’interrogeaient
sur l’étendue des informations qu’ils pouvaient révéler. Puis l’inspecteur
principal eut un hochement de tête à l’adresse de Hayne.
— Apparemment, Simon ne travaillait pas uniquement sur le ferry,
expliqua celui-ci.
Il revint montrer à Tayte un passe en plastique, une carte qui portait le
logo du Conseil du Comté de Cornouailles et les mots « bureau des
archives » au-dessus d’une photo d’identité de Simon Phillips.
— Voilà qui explique pas mal de choses, remarqua Tayte au souvenir
du coup de téléphone passé alors qu’il revenait du Devon et de l’assistant
peu coopératif sur lequel il était tombé, dont Penny Wilson lui avait dit qu’il
travaillait à temps partiel.
Simon avait dû découvrir tant de choses par l’intermédiaire de Penny.
Elle connaissait le but de Tayte, savait qu’il venait en Angleterre, et elle
disposait de son numéro de téléphone. Simon avait très facilement pu
mettre la main dessus. Il avait dû surveiller les mouvements du généalogiste
dès l’instant où celui-ci avait mis le pied à Londres.
— Pour quelqu’un de l’intérieur, c’était facile, remarqua-t-il d’un ton
songeur.
— Et je suppose que son poste là-bas lui a été d’une grande aide pour
tout ceci, poursuivit Bastion en désignant l’arbre généalogique d’un geste.
Qu’est-ce que cela signifie, Mr Tayte ? Qu’est-il en train de faire ?
Tayte étudia de nouveau le mur.
— Il a de toute évidence découvert un rapport avec quelqu’un dans le
passé auquel il se croit apparenté – quelqu’un de très riche, ajouta-t-il en
montrant le nom au sommet de l’arbre. James Fairborne, en l’occurrence.
Ensuite, il s’est attaché à démontrer son ascendance, et c’est là que nos
chemins se sont croisés.
Tayte alla se planter devant l’arbre généalogique.
— J’effectuais des recherches sur Mathew Parfitt, ici, précisa-t-il en
montrant le cadre correspondant. Une lettre a fait son apparition, prouvant
que Mathew Parfitt était le fils de Lowenna et Mawgan, poursuivit-il en les
désignant du doigt. Voilà qui a donné à Simon toutes les preuves dont il
avait besoin. Voilà ce que je lui ai donné ce matin alors que j’essayais de
secourir Amy.
— Mais pourquoi tenter de vous tuer pour cette raison ? interrogea
l’inspecteur principal. Quelle importance si cela se sait ? Il doit
certainement tenir à ce que tout le monde sache qu’il fait partie d’une telle
famille. Après tout, Sir Richard Fairborne est baronnet, et très bien placé.
— Je suis bien certain qu’il tenait à ce que le monde soit au courant en
temps voulu, remarqua Tayte. Mais pas tout de suite.
— Il y a donc encore autre chose là-dessous ? intervint Hayne.
Tayte se retourna pour leur faire face.
— Oui. Simon était obligé de me tuer parce que je me rapprochais trop
près de la vérité. Il existait un risque que je découvre la même chose que ce
qu’il cherche, et peut-être même que je la trouve avant lui.
— Et il a kidnappé Amy Fallon en guise de garantie ? demanda
Hayne.
Tayte acquiesça.
— Et tout cela à cause du coffret qu’elle a découvert. Simon a dû
apprendre qu’elle le détenait. Il avait simplement besoin de s’en assurer.
Il repensa à l’indice abandonné sous son essuie-glace à Bodmin, et
comment celui-ci l’avait amené droit à Amy.
— J’ai servi à faire émerger ce coffret au grand jour, là où Simon
pouvait le voir, ajouta-t-il. Lorsque j’ai quitté Amy ce soir-là, il a dû se ruer
derrière moi.
Il ne savait que trop bien que Simon se trouvait à Ferryman Cottage le
soir où Amy avait disparu, et d’avoir payé le gamin pour l’amener là-bas lui
pesait sur la conscience.
— Sauf que le coffret n’était plus entre les mains d’Amy, souligna
Hayne.
— Exact. Je l’emportais à Londres le lendemain matin.
— Le tueur s’est donc révélé à elle, poursuivit l’inspecteur. Il ne
pouvait pas se contenter de s’excuser et de repartir, il était obligé de
l’emmener avec lui. Puis il a accouché d’un plan pour récupérer le coffret
auprès de vous à Nare Point.
L’inspecteur principal esquissa une grimace :
— Heureusement pour Amy qu’elle ne détenait plus le coffret. Ou
bien c’est son corps que nous aurions retrouvé à Treath.
La réalité frappa durement le généalogiste. Là où le coffret était
concerné, la vie et la mort ne semblaient tenir qu’à un fil.
— L’écritoire est la clé de tout ceci, affirma-t-il. Elle abrite le secret
qui mène à une vérité que nous cherchons tous les deux.
— Quelque chose qui a un rapport avec les Fairborne ? demanda
Hayne.
— J’en suis certain.
L’inspecteur principal jeta un regard intrigué à Hayne, qui lui rendit un
sourire gêné.
— Pour quelle autre raison Simon Phillips voudrait-il dissimuler le
testament de James Fairborne ? souligna-t-il. Il doit y avoir un lien.
Tayte examina de nouveau le document de succession qu’il tenait à la
main. Il déchiffra la date, remarquant que le testament de James Fairborne
avait été validé en 1829, année où il avait été rendu officiel, mais qui n’était
pas nécessairement l’année où il était décédé. Pour une personnalité d’une
telle importance, c’était un testament très succinct. Pour une raison
évidente. Tayte déchiffra les mots « légataire universel » puis sauta les
formulations d’usage pour découvrir le nom de l’héritier et chanceux
bénéficiaire : « Je déclare donc donner et léguer à mon frère William
Fairborne de Rosemullion, dans la paroisse de St Mawnan… »
— Tout ! s’exclama-t-il. Rien à aucun enfant ni domestique ? Tout est
allé à son frère, William.
Il mit un moment à enregistrer la signification de ce qu’il venait de
lire. Lorsque ce fut chose faite, il ne put s’empêcher de se laisser tomber sur
le fauteuil le plus proche, le regard fixé sur les mots « William Fairborne ».
— C’est impossible, articula-t-il.
Bastion et Hayne se rapprochèrent, comme deux chiens de chasse
reniflant une nouvelle piste.
— Je travaille aujourd’hui pour les descendants de la famille de
William Fairborne, expliqua Tayte. Je sais qu’il n’est jamais venu en
Angleterre. Mes recherches laissent entendre que James et William ne
s’entendaient même pas. Qui que ce soit qui ait bénéficié du testament de
James Fairborne, ce n’était pas son frère, c’est une certitude.
— Donc, cette branche n’était pas l’héritière légale ? dit Hayne en
passant la main sur celle qui menait à Warwick Fairborne.
L’inspecteur principal lança un regard furieux à Hayne.
— Doucement, inspecteur ! Sans preuves pour étayer tout cela, c’est
une dangereuse affirmation.
Il prit des mains de Tayte le document de succession et déchiffra lui-
même le nom du bénéficiaire. Au moins, celui-ci était parfaitement lisible.
— Vous êtes sûr ?
Le généalogiste regarda l’inspecteur principal dans les yeux et hocha
la tête, comme s’il n’avait jamais été aussi sûr de quoi que ce soit de toute
sa vie.
— Je dispose d’une copie de l’acte de décès de William Fairborne,
affirma-t-il. Il est enterré auprès de son épouse aux États-Unis, et je peux
vous dire qu’elle n’est pas sur ce mur.
Bastion s’assit à son tour.
— Alors, qui est ce type à qui James Fairborne a laissé sa fortune ?
— Je ne sais pas, répondit Tayte, mais en tout cas, il devait tenir celui-
ci d’une façon ou d’une autre.
CHAPITRE 54

Le regard fixé sur l’arbre généalogique dans l’appartement de Simon,


Tayte se demanda une nouvelle fois pourquoi Mathew Parfitt avait renoncé
à sa contestation du testament de James Fairborne. Cela paraissait à présent
d’autant plus anormal que Tayte savait que Mathew disposait d’une raison
valide : il était apparenté par le sang à James Fairborne, par l’intermédiaire
de Lowenna. Une chose paraissait à peu près certaine : quelle que soit
l’identité de l’homme qui se faisait appeler William Fairborne, à qui le
grand-père de Mathew avait tout légué, il n’était pas celui que James
Fairborne pensait être le frère avec lequel il s’était brouillé. Tayte supposa
que Mathew avait dû le savoir, ou en tout cas soupçonner que le testament
de James avait été manipulé.
Une idée que Tayte avait déjà eue lui revint à l’esprit. Elle concernait
quelqu’un à qui il avait consacré peu de temps au cours de ses recherches,
uniquement à cause du manque d’informations. Lowenna était morte jeune,
il le savait grâce à Emily Forbes et au terrible récit de celle-ci. Mais son
frère, Allun Fairborne – qu’était-il advenu de lui ? À la mort de son père, il
aurait dû être un homme relativement jeune. Pourquoi n’avait-il pas
contesté le testament, lui ? Très vraisemblablement parce qu’il était mort
avant son père, et Tayte s’interrogea sur les circonstances qui avaient
entouré le décès d’Allun.
Il examina les piles de documents sur le buffet, les photocopies des
archives de la famille de Simon. Puis il scruta le mur et le sommet de
l’arbre généalogique, qui comportait des entrées pour des branches qui
n’avaient pas encore été explorées. À la droite de Lowenna se trouvait une
entrée pour son frère, Allun. Aucun autre nom n’apparaissait en dessous ou
à côté, mais toutes ces archives contenaient peut-être des éléments qui lui
en apprendraient davantage sur le sort d’Allun Fairborne.
Il se retourna vers les deux policiers qui se tenaient derrière lui et le
regardaient réfléchir.
— Prenez les tas, enjoignit-il en tendant la main. J’ai besoin de trouver
quelque chose sur un homme du nom d’Allun Fairborne.
Bastion et Hayne s’emparèrent chacun d’une poignée de documents.
Ceux-ci étaient classés, et Tayte découvrit rapidement où ils se trouvaient
par rapport à l’arbre généalogique. Si jamais il y avait des documents
concernant Allun, ils devaient être proches de ceux de Lowenna et de leur
père, en bas d’une des piles. Il feuilleta les papiers, sans rien trouver qui
remontât aussi loin. Puis l’inspecteur principal l’interrompit.
— Voilà.
Tayte se pencha par-dessus l’épaule de Bastion. Il avait déjà vu ce
papier ; il en avait une copie dans son porte-documents. Il s’agissait de
l’acte de naissance d’Allun Fairborne.
— Rien d’autre là-dedans ? demanda-t-il.
Bastion secoua la tête.
— Non, rien d’autre.
— Donc, Simon n’a pas non plus retrouvé d’archives plus anciennes,
réfléchit Tayte, en concluant que le certificat de décès manquant avait dû
disparaître des années auparavant, lorsque ceux-ci étaient encore gérés par
l’église, et non pas volé par Simon Phillips. Même si Simon avait accès aux
archives originales, Tayte savait qu’il ne pouvait pas explorer tous les
index. Les références aux documents existaient dans une trop grande
multitude d’endroits. En revanche, à l’époque où les archives étaient
entreposées dans le bureau d’enregistrement d’une église locale, avant
d’être centralisées et cataloguées… Il avait dû être relativement facile d’y
accéder.
— Et la femme de James ? suggéra Bastion. Mrs Fairborne n’aurait-
elle pas eu quelque chose à dire en la matière ?
— Susan ?
L’hypothèse méritait d’être examinée.
— Voyons ça.
Il se consacra à la pile dans laquelle Bastion avait trouvé la copie de
l’acte de naissance d’Allun Fairborne. Derrière, il trouva les certificats
concernant James et Susan Fairborne. Il examina l’acte de décès de celle-
ci :
— À en croire ceci, elle est décédée deux ans avant James. Elle n’était
plus là pour contester le testament.
Hayne, plongé dans la pile qu’il vérifiait, eut un sourire :
— Lavender Parfitt, dit-il à haute voix d’un ton amusé en brandissant
une copie de l’acte de mariage de Lavender à Jane Forbes. Je parie qu’on se
fichait de lui à l’école.
Son regard se porta ensuite sur l’acte de décès et son sourire
s’évanouit tandis qu’il ajoutait :
— Décédé le lundi 22 juin 1829.
Voilà qui attira l’attention de Tayte. Il arracha quasiment des mains de
l’inspecteur la copie de l’acte de décès et vérifia de nouveau la date pour
être certain d’avoir bien entendu. Il sortit de la poche de sa veste son
calepin, dont plusieurs pages étaient encore collées ensemble à la suite de
leur bain dans Gillan Harbour. Il les feuilleta avec soin, à la recherche de
l’endroit où il avait inscrit l’information découverte dans les articles du
Times. Lorsqu’il découvrit la date qu’il cherchait, le mystère entourant la
contestation du testament de James Fairborne par Mathew se dissipa
comme un brouillard matinal.
— Deux jours avant que Mathew Parfitt ne renonce à sa plainte,
annonça-t-il.
Les deux policiers eurent l’air un peu perdu.
Mais Tayte avait maintenant tout compris.
— Vous ne voyez pas ? L’homme qui prétendait être William
Fairborne s’en est pris à lui. À Mathew, ici, insista-t-il en désignant le nom
de celui-ci sur l’arbre généalogique. Il lui a lancé un avertissement en tuant
son père.
— Pure conjecture, lança l’inspecteur principal.
— Peut-être, mais la coïncidence est trop énorme pour qu’on puisse
l’ignorer.
— Il n’a peut-être pas tort, monsieur, intervint Hayne. C’est bizarre.
L’inspecteur principal se gratta les cheveux au-dessus de l’oreille
gauche, ce qui les fit se redresser illico.
— Et pourquoi ne pas simplement tuer ce Mathew ? suggéra-t-il.
Ç‘aurait été un moyen radical de lui faire abandonner sa plainte.
— Nous parlons de la contestation d’un testament très en vue, argua
Tayte. Une fortune était en jeu, et si le requérant avait été assassiné, ou était
mort un peu trop brutalement, son décès aurait beaucoup trop attiré
l’attention. Non, ajouta-t-il en secouant la tête. Éliminer Mathew aurait été
bien trop risqué.
L’inspecteur Hayne comprit exactement ce que voulait dire Tayte.
— Tout aurait désigné directement l’homme qui avait le plus à gagner
de la mort de Mathew, renchérit-il. Tuer son père et peut-être même le
menacer de faire la même chose à sa mère… voilà qui lui aurait clos
définitivement le bec.
Tayte retrouva rapidement le certificat de décès de Jane Parfitt parmi
les documents que vérifiait Hayne.
— Elle est morte à un âge avancé, annonça-t-il quelques instants plus
tard.
L’inspecteur principal soupira profondément et alla se mettre à la
fenêtre, d’où il contempla la rivière en contrebas à travers le voilage tiré.
— Tout ça est très intéressant, déclara-t-il. Mais où cela nous mène-t-
il ? Vous nous avez donné le motif de Simon et confirmé comment il avait
attiré Peter Schofield pour le tuer. Tout ce qui est nécessaire à une
condamnation est là. Il ne nous manque plus maintenant que Simon
Phillips, conclut-il en se retournant.
— Nous avons toujours une victime de kidnapping à retrouver,
intervint Tayte en pensant à Amy et à la façon dont ces derniers indices
s’inséraient dans l’énigme qu’il devait élucider avant la marée haute.
— Nous retrouverons Amy une fois que nous aurons mis la main sur
Simon, remarqua Bastion.
Tayte aurait aimé pouvoir y croire. Une partie de lui-même mourait
d’envie de leur confier exactement où et quand ils pouvaient trouver Simon.
Ce serait tellement facile. Et il l’aurait fait s’il avait pensé qu’il existait une
petite chance que Simon ait pu bluffer. Mais Tayte savait que le jeune
homme était mortellement sérieux. Il avait pu le lire dans son regard. Il dut
se rappeler de faire attention à ses paroles. Si jamais il laissait échapper
qu’il devait résoudre l’énigme du coffret pour retrouver Amy, Bastion et
Hayne lui demanderaient pourquoi, et au vu de ses antécédents, Tayte savait
qu’il n’était pas besoin d’être Sherlock Holmes pour qu’ils en déduisent
qu’il avait son propre plan pour se lancer au secours d’Amy.
Après tout ce que Tayte avait découvert dans l’appartement de Simon,
une perspective terrible commençait à se former dans son esprit, comme un
puzzle dont les pièces éparpillées sous son nez commençaient enfin à
prendre forme. Mais il manquait encore une pièce, et sans elle il ne
parvenait pas complètement à comprendre ce qu’il regardait. Il se dirigea
vers la porte, certain de savoir où il allait la trouver. Il devait pénétrer sur le
domaine Fairborne à Rosemullion Head.
— Vous avez raison, conclut-il. Je ne crois pas pouvoir ajouter
davantage à tout ceci.
Il s’excusa avec un sourire poli et leur souhaita bonne chance.
— Merci pour votre aide, dit Bastion. Je vais vous faire déposer à
votre voiture.
Ma voiture… Ces mots firent trébucher l’esprit de Tayte. Il ne pouvait
pas les laisser le déposer là-bas ; ils comprendraient qu’il avait prit le ferry
et qu’il avait vu Simon.
— Très bien, dit-il en consultant sa montre, sachant que le temps
commençait à lui manquer.
L’après-midi s’était écoulé, et dans un peu plus de deux heures, il avait
rendez-vous avec l’homme qui tenait la vie d’Amy entre ses mains, avec
des réponses qu’il n’avait pas encore trouvées. Par-dessus le marché, il
craignait maintenant de se retrouver coincé à Helford Passage sans voiture
et sans ferry pour le ramener de l’autre côté et récupérer celle-ci.
Tayte franchit le seuil sachant qu’il n’avait besoin que d’une chose, se
rendre à Rosemullion Head, et vite. Il devait savoir si Eleanor et ses enfants
étaient enterrés là, et découvrir la date de leur mort. En prenant l’escalier, il
songea qu’il n’avait toujours pas de prétexte parfait pour pénétrer sur le
domaine, même s’il pouvait convaincre le chauffeur de la voiture de police
de le déposer à l’entrée.
Voilà qui donna une idée au généalogiste.
Il fit halte au milieu de l’escalier et se retourna vers l’inspecteur
principal, juste derrière lui.
— Combien de temps faudrait-il pour obtenir un mandat de
perquisition sur le domaine Fairborne ? demanda-t-il.
Bastion demeura sur ses gardes.
— Nous n’en aurions besoin que si l’on nous en refusait l’accès,
répondit-il en plissant les yeux d’un air interrogateur. Pourquoi ?
Tayte entrevit brusquement un moyen d’entrer.
— Les sépultures, dit-il sans rien révéler.
— Et comment cela pourrait-il aider l’affaire ? demanda Bastion. En
dépit des implications de ce testament, les Fairborne sont encore très
puissants par ici. Si nous allons les déranger sans une raison sacrément
valable…
Il jeta un regard par-dessus son épaule à l’inspecteur Hayne et conclut,
sarcastique :
— Des têtes vont tomber.
— Il y aurait un rapport avec ces photos de cimetière que nous avons
retrouvées dans les affaires de Peter Schofield ? s’enquit Hayne.
Tayte acquiesça. Il avait trouvé son prétexte.
CHAPITRE 55

Lorsque Rosemullion Hall apparut devant eux, le jour commençait à


tomber. Tayte était assis à l’avant avec l’inspecteur Hayne dans une BMW
Série 3 banalisée. La mention d’anciens crimes non résolus en rapport avec
l’affaire avait suffisamment titillé l’ego de Bastion pour qu’il expédie
Hayne avec Tayte, tandis que lui-même orchestrait la poursuite de Simon
Phillips. Le généalogiste lui avait présenté la chose comme un échange de
services : Bastion voulait des résultats et Tayte achever sa mission et rentrer
chez lui – en apparence. Secourir Amy constituait sa seule priorité.
La voiture s’engagea sur le promontoire le long d’une route privée
menant à Rosemullion Hall. Le grand manoir élisabéthain s’élevait à
l’extrémité d’un champ transformé en pâturage. Ses fenêtres étaient déjà
illuminées, et le restant du soleil couchant éclaboussait la pierre d’un éclat
orange flamboyant, lui conférant une allure dramatique.
— Ils ont l’air de donner une réception, remarqua Hayne tandis qu’ils
se rapprochaient.
Devant eux, les grilles principales étaient ouvertes. Ils les franchirent
et remontèrent l’allée dallée d’ardoise vers ce qui ressemblait à une
exposition d’automobiles de luxe. Il devait y avoir une vingtaine de
véhicules au total, presque tous de nuances variées d’argent ou de noir, avec
la tache occasionnelle du rouge d’une Ferrari ou du jaune d’une
Lamborghini. Hayne se gara à côté d’une Bentley Continental Flying Spur,
et les deux hommes descendirent.
Tayte eut du mal à suivre la démarche pleine d’autorité de Hayne,
tandis qu’il progressait vers la maison. Voir l’inspecteur sans l’inspecteur
principal lui faisait tout drôle : ils paraissaient tellement dépendants l’un de
l’autre, comme un duo comique. Hayne redressa son nœud de cravate en
pénétrant sous les piliers qui encadraient les portes dorées. Un des battants
était ouvert, répandant à l’extérieur une douce lumière et le pincement
mélodieux d’une harpe.
Hayne avait déjà sorti sa plaque, prêt à s’annoncer. C’est alors qu’un
homme que Tayte reconnut s’encadra dans le chambranle, et les étudia avec
curiosité. Manning, le maître d’hôtel des Fairborne. Tandis que Hayne
entamait les présentations, Tayte s’aperçut que l’homme l’identifiait
également.
— Pourrais-je voir Mr Richard Fairborne ? demanda Hayne en tendant
sa plaque.
Manning étudia celle-ci quelque secondes en haussant les sourcils,
puis répondit d’un ton affecté :
— Je crains que Lord Fairborne ne soit occupé. Peut-être pourriez-
vous revenir à un autre moment ? suggéra-t-il avec un sourire
condescendant.
— Et la maîtresse de maison ?
Manning s’avança et tira la porte derrière lui.
— Comme vous pouvez le voir, Lady Fairborne reçoit ce soir. Je ne
pense vraiment pas que votre présence soit la bienvenue, pour quelque
raison que ce soit.
L’homme parut à Tayte un peu trop présomptueux pour un maître
d’hôtel, et il s’avança.
— Et si vous alliez la chercher et la laisser décider par elle-même,
hein, mon vieux ? s’interposa-t-il en rivant son regard à celui de Manning
un bon moment. Ou bien voulez-vous être tenu pour responsable de la scène
qui va s’ensuivre ?
L’inspecteur ferma les yeux avec une grimace.
Manning ne dissimula pas son irritation.
— Attendez ici, intima-t-il avant de rentrer et de refermer la porte
derrière lui.
Hayne secoua la tête :
— Vous feriez mieux de me laisser parler, Mr Tayte.
— Comme vous voudrez, je vous abandonne Lady Fairborne.
Les deux hommes se détournèrent pour contempler les voitures de
luxe.
— Superbe, remarqua Hayne.
— Très, convint Tayte. Alors, vous travaillez toujours ensemble, tous
les deux ?
— Bastion et moi ?
Tayte acquiesça.
— Depuis trois ans, maintenant.
— Et vous l’appelez toujours « Monsieur » ?
Hayne répondit par l’affirmative le plus sérieusement du monde.
— En service et en dehors. Je ne me vois pas l’appeler Leonard. Ça ne
sonnerait pas bien. Alors, et vous, la généalogie ? ajouta-t-il un moment
plus tard. C’est toujours comme ça ?
Le regard de l’inspecteur s’attardait sur les nombreux pansements de
Tayte.
— Pas toujours, répondit-il. Mais ce n’est pas non plus seulement des
microfiches et des bureaux d’archives.
— C’est un peu comme Indiana Jones, alors ?
Tayte rendit à Hayne son sourire malicieux. Puis le pincement de la
harpe résonna de nouveau et les deux hommes se tournèrent à l’unisson
pour découvrir une séduisante femme d’âge mûr, suivie de Manning, qui
demeura planté sur le seuil comme un meuble.
— Lady Fairborne ? demanda Hayne.
La femme hocha la tête, et l’inspecteur se rapprocha.
— Je suis désolé de vous déranger, madame, dit-il en brandissant de
nouveau son badge. Avec votre permission, j’aimerais jeter un œil sur le
domaine.
Lady Fairborne examina à peine l’insigne de Hayne.
— Et pour quelle raison ?
— Cela pourrait nous aider dans notre enquête. Un Américain a été
assassiné la nuit dernière, juste de l’autre côté de la rivière. Peut-être en
avez-vous entendu parler ?
Lady Fairborne secoua la tête.
— Nous avons été très occupés, répondit-elle. Mais vous ne pensez
pas que cela puisse avoir quelque rapport que ce soit avec nous, n’est-ce
pas ? interrogea-t-elle, l’air outré par une telle perspective.
— Non, bien entendu, madame. Simple routine. Nous enquêtons sur
une piste qui concerne les motifs du suspect, c’est tout. Plus
particulièrement, nous aimerions avoir accès aux sépultures de la famille. Je
suppose que vous appelez cela le caveau funéraire.
Lady Fairborne lança un sourire méfiant à Tayte.
— Et cet homme est également policier ? demanda-t-elle. Je ne crois
pas avoir vu votre insigne, poursuivit-elle en s’adressant directement à
Tayte.
L’inspecteur intervint avant que celui-ci ait pu articuler un mot.
— Euh, non, madame. C’est un spécialiste qui nous apporte son
concours.
— Vraiment ?
Lady Fairborne s’interrompit suffisamment longtemps pour que Tayte
imagine qu’elle l’avait percé à jour.
— Je me trompe peut-être, ajouta-t-elle, mais vous n’avez pas besoin
d’un mandat pour ce genre de choses ?
Hayne sourit.
— Vous avez donc quelque chose à cacher ? répondit-il en riant pour
conférer de la légèreté à sa suggestion.
— Certainement pas, répliqua-t-elle en riant avec lui. Mais c’est
toujours ce qu’ils disent dans les séries télévisées, n’est-ce pas ?
Elle parut soudain très contente d’elle-même.
— Cela dit, c’est vrai, non ? ajouta-t-elle. Vous avez vraiment besoin
d’un mandat.
Tayte perdait de nouveau patience, mais cette fois-ci, Hayne ne lui
laissa pas le temps de l’interrompre.
— Je peux obtenir un mandat et être de retour dans les vingt-quatre
heures, répliqua-t-il sans plus sourire. Et je peux venir en compagnie d’une
nombreuse équipe. Dans ces circonstances, aucune discrétion ne pourrait
être garantie.
But ! se dit Tayte en voyant s’évanouir la résolution de Lady
Fairborne.
Son sourire envolé, Celia Fairborne recula sur le seuil avec un grand
soupir songeur.
— Très bien, lança-t-elle. Mais je ne veux aucune interaction avec les
invités, et vous devez quitter les lieux discrètement dès que vous en aurez
terminé. Manning va vous retrouver à l’arrière de la demeure avec la clé.
CHAPITRE 56

Lorsque le maître d’hôtel réapparut, les derniers invités de la réception


avaient quitté la pelouse parfaitement entretenue et profitaient maintenant à
l’intérieur des hors-d’œuvre et des cocktails. Tayte n’avait cessé de
consulter sa montre ; il était presque 19:00 et il lui restait tout juste un peu
plus d’une heure pour découvrir ce qu’il cherchait et se rendre à Durgan.
Avant cela, il devait également se débarrasser de l’inspecteur Hayne, ce qui
signifiait qu’il avait besoin d’assez de temps pour se faire raccompagner à
Helford Passage, où était censée se trouver sa voiture, puis marcher de là
jusqu’à Durgan. Ce n’était pas très loin par le chemin côtier, mais d’ici là il
ferait nuit.
— Suivez-moi, messieurs, fit Manning, chargé d’un trousseau de
vieilles clés, qui passa devant eux et poursuivit son chemin à travers les
jardins, vers la mer.
Ils suivirent le cliquetis des clés presque jusqu’à l’extrémité du
domaine, dans le coin droit le plus éloigné des jardins et au-delà, à travers
de hauts et épais taillis qui servaient à dissimuler l’édifice qu’ils
cherchaient. Manning s’arrêta finalement devant un sentier pavé à peine
visible qui serpentait au milieu d’énormes massifs de rhododendrons et
d’arbustes guère entretenus. Sur les talons de Manning, écartant le feuillage
au fur et à mesure de sa progression, Tayte se fit la réflexion que l’endroit
n’était de toute évidence pas fréquenté par la famille. Une fontaine
abandonnée marqua leur arrivée devant une lourde structure de granit,
devenue armature pour le lierre et les roses grimpantes. À part cela, le
monument rappelait à Tayte la Grant’s Tomb – le mausolée du général
Grant à Manhattan. En plus petit, avec un dôme conique purement
esthétique au lieu du grand dôme qui abritait les mosaïques
commémoratives de Ulysses S. Grant et Robert E. Lee, mais avec le même
fronton à colonnes à la base de l’édifice.
Manning avait du anticiper leur intérêt pour l’architecture.
— Il a été copié sur le mausolée d’Halicarnasse, expliqua-t-il comme
un guide de musée. L’une des sept merveilles du monde.
Plusieurs marches de granit s’étendant sur toute la largeur menaient à
une rangée de cinq gros piliers. Tayte grimpa jusqu’à une porte de chêne
sculpté, encadrée de figures de saints anonymes. Manning était juste
derrière lui avec son trousseau, et Tayte remarqua que celui-ci choisissait
sans aucune difficulté la bonne clé parmi son assortiment.
Le maître d’hôtel ouvrit la porte en silence, et Hayne sortit une torche
Maglite dont il vérifia le faisceau alors que Manning pénétrait à l’intérieur
sans hésiter. Tayte sentit les battements de son cœur s’accélérer, se
demandant quelle révélation l’attendait. Il perçut le cliquetis d’un
interrupteur. La lumière s’alluma, et l’illusion entretenue par Tayte d’une
sorte de vieille chambre poussiéreuse s’évanouit, comme s’il sortait d’un
rêve.
Ils se tenaient à l’intérieur d’une pièce qui ressemblait à une chapelle
ornée de sculptures de marbre blanc, et qui n’avait rien du lieu délabré que
Tayte avait imaginé de l’extérieur. Cependant, celle-ci ne servait plus depuis
longtemps : il n’y avait ni bancs ni ornementations autres que celles gravées
dans la pierre.
— Je veille aux toiles d’araignées, remarqua Manning comme s’il
avait lu la surprise sur les traits de Tayte. On ne sait jamais quand on aura
besoin d’un endroit comme celui-ci.
Sur les côtés, Tayte constata l’existence de plusieurs niches – les
sépulcres abritant les sarcophages où reposaient les membres de la famille
Fairborne. Juste en face de lui, une alcôve beaucoup plus large abritait un
tombeau également plus grand et richement sculpté, qui retint
instantanément son attention. Tayte marcha dessus spontanément, le long
des niches à urnes funéraires disposées de part et d’autre du sol au plafond,
et monta l’unique marche de marbre blanc qui menait au sarcophage.
— Le dernier repos de William Fairborne, annonça Manning avant
que Tayte ait eu le loisir de déchiffrer l’inscription.
Le généalogiste lança un regard à l’inspecteur, qui signifiait : C’est
bien ça ! Mais ce n’était ni le lieu ni l’heure pour discuter du paradoxe
suivant : comment William Fairborne pouvait-il être enterré à la fois là et
aux États-Unis ?
Manning s’adressa à Tayte, laissant l’inspecteur Hayne poursuivre la
lecture des nombreuses inscriptions :
— Il a conçu et en partie édifié le monument, m’a-t-on dit. Vous
trouverez tout ce que vous cherchez sur les dalles derrière vous, indiqua-t-il
en désignant le fond de l’alcôve, où les plaques de marbre blanc gravées en
lettres dorées s’élevaient jusqu’au plafond. Tous les membres de la famille
enterrés ici sont énumérés sur ce mur.
Tayte adorait les listes. Une simple liste pouvait faire gagner tellement
de temps, et à cet instant précis, jamais il n’en avait été plus reconnaissant.
Il se consacra d’abord à la plaque la plus proche, séparée des autres par une
dalle plus épaisse vierge d’inscriptions, et qui comportait en bas encore de
la place pour des noms supplémentaires. Il parcourut rapidement les dates
du regard. L’entrée la plus ancienne se trouvait en haut : 1903. Trop récent.
Il progressa le long du mur, dépassa la dalle centrale neutre, et
constata que la liste suivante était complète. Un rapide coup d’œil au milieu
lui indiqua « 1882 ». Ce doit être celle-ci, pensa-t-il. Il balaya prestement la
colonne, l’espoir gonflant sa poitrine en même temps qu’il levait les yeux,
mais il ne restait que peu de noms, et les années ne remontaient pas
suffisamment vite. Il atteignit le sommet de la liste et identifia un
patronyme qu’il connaissait bien. Il n’existait pas d’entrée avant celle de
William Fairborne, rien d’antérieur à 1841.
— Il n’y a aucune trace ici de James Fairborne, souffla Tayte dans un
murmure incrédule. Rien à propos de sa dernière femme Susan, ni de leurs
enfants, et encore moins de la famille avec laquelle il est arrivé
d’Amérique.
Tayte se retourna vers Manning, dans l’espoir d’un éclaircissement :
— Rien avant 1841 ?
Puis il découvrit au-dessus du chambranle la date gravée en chiffres
imposants mais dont l’or avait pâli. Il lut « 1830 » et comprit pourquoi :
l’homme qui se faisait appeler William Fairborne avait hérité de toute la
fortune de James Fairborne l’année précédente. Et apparemment, l’une de
ses premières actions avait consisté à se faire élever un mausolée.
Manning et Hayne contemplaient la date au-dessus de la porte.
Tayte n’en revenait toujours pas.
— Vous dites que William Fairborne a fait construire ce monument ?
— C’est exact, répondit Manning. En 1830, ainsi qu’il est indiqué ici.
onze ans avant sa mort.
— Mais, qu’a-t-il fait de James Fairborne ? interrogea Tayte. Son
bienfaiteur ? insista-t-il lorsqu’il ne récolta qu’un regard vide en retour.
Manning continua d’afficher son incompréhension.
Tayte ne parvenait pas à comprendre que l’homme prétendant être le
frère de James Fairborne ait pu tout lui prendre sans même l’enterrer dans le
caveau familial. Une seconde… Tayte s’interrompit dans ses réflexions. Cet
homme n’était pas véritablement un Fairborne. D’un seul coup, la chose
prenait tout son sens. Pourquoi aurait-il voulu d’un véritable Fairborne ici,
aux côtés de sa propre famille ? Il avait pris le nom et le titre de baronnet,
en même temps que tout le reste. Mais il tenait probablement à en oublier
l’origine. Et comment aurait-il pu entretenir cette illusion si James
Fairborne avait toujours été là, sous son nez, pour le lui rappeler ?
Il s’est donc bâti un mausolée…
Tayte sourit et remarqua :
— Il a probablement fait édifier ce monument par-dessus les
anciennes tombes.
Hayne jeta un regard superficiel à certains des noms sur les dalles.
— Quel meilleur moyen de dissimuler quelque chose ? remarqua-t-il.
Tayte se retourna vers Manning.
— Y avait-il quelque chose sur ce site avant la construction du
mausolée ?
Manning jeta à Tayte un regard stupéfait.
— J’ai peut-être l’air vieux, et je travaille pour la famille depuis plus
de trente ans, mais ce n’est sans doute pas suffisant pour savoir ça, non ?
Tayte eut un haussement d’épaules.
— Les gens peuvent en raconter, des choses, en trente ans.
— Eh bien non, pas à moi. Ce lieu est privé. Tout ceci ressort des
affaires de la famille, et de personne d’autre.
— Tout dépend de ce qu’ils manigancent, grinça l’inspecteur.
— Je pense que vous avez maintenant vu tout ce qu’il y avait à voir,
asséna Manning en faisant tinter ses clés et en se dirigeant vers la porte.
Il avait raison, il n’y avait plus rien à discuter. Tayte se tenait dans un
mausolée entouré de sarcophages et d’urnes funéraires, et une liste sur le
mur lui prouvait que ce qu’il cherchait ne se trouvait pas là : c’était aussi
simple que ça. Si étaient enterrés sous le marbre des corps dont on tenait à
ce que personne ne connaisse l’existence, alors on avait fait du bon travail.
Sans aucune inscription ni quelque autre élément, comment pourrait-on
découvrir quoi que ce soit, à moins de se mettre à creuser sous terre ? Et
Tayte ne disposait d’aucune preuve pour justifier cette démarche.
Hayne se tenait déjà à la porte avec Manning, qui regardait le
généalogiste, une main sur le battant, l’autre sur la clé.
— J’aimerais jeter un œil rapide à l’extérieur, annonça celui-ci.
Manning poussa un soupir délibéré tandis que Tayte passait devant lui
pour sortir dans le crépuscule.

Le jour tombant fut un rappel menaçant pour le généalogiste : il lui


restait peu de temps pour honorer son rendez-vous salvateur avec Simon
Phillips. Il n’avait aucune idée de ce qu’il pourrait trouver à l’extérieur du
mausolée – simplement, il devait faire vite. Son seul espoir résidait
maintenant dans la découverte aux alentours d’une sépulture oubliée depuis
longtemps, lieu de repos de la famille avant la construction du mausolée.
Cependant, en remontant sur le côté du monument, il lui apparut
immédiatement que même si un tel endroit existait, sous cette lumière, au
milieu d’une végétation aussi dense, il n’avait aucun espoir de le dénicher.
Il soupira et gratta la terre de la pointe de sa chaussure.
— On peut peut-être revenir lorsqu’il fera grand jour, suggéra Hayne.
Non, pas le choix, songea Tayte. Abandonnant Hayne, il entreprit de
gagner l’arrière du mausolée en longeant d’un pas lourd un mur de granit
austère, jusqu’au coin. Il jeta un regard en arrière. Hayne lui parut distant.
L’imagination de Tayte s’emballa alors. Hayne était trop loin. La
construction était trop profonde. Les dalles sur le mur à l’intérieur ne lui
avaient pas paru aussi éloignées que l’inspecteur à cet instant, et il était bien
certain que pour les atteindre, il n’avait pas parcouru une aussi longue
distance.
Il pensa alors à Gerald Braithwaite et à l’écritoire, et à la procédure
que l’expert avait expliqué utiliser pour déterminer si une boîte avait
quelque chose à cacher. Après tout, le mausolée Fairborne n’était rien de
plus qu’une grande boîte, et de l’endroit où se trouvait Tayte, celle-ci
dissimulait très nettement quelque chose.
Il rejoignit l’inspecteur à pas délibérés.
— Vingt-quatre, annonça-t-il, parvenu à son but.
Hayne afficha un air perplexe.
— Attendez ! cria Tayte à Manning tandis qu’il regagnait l’entrée et
que celui-ci se préparait à insérer la clé dans la serrure.
Il se précipita en haut des marches, Hayne à sa suite.
— J’ai besoin de retourner à l’intérieur.
Manning demeura pétrifié alors que Tayte se saisissait de la poignée et
ouvrait la porte à la volée. Il fonça dans l’obscurité, une lampe torche
s’alluma derrière lui, rapidement suivie de l’éclairage général. Il fixa la
plaque de marbre sur le mur du fond, au-delà du sarcophage dans l’alcôve
principale. Celle-ci lui avait paru trop simple par rapport à ce qui
l’entourait : elle ne comportait aucune inscription et ne semblait remplir
aucune fonction. Il compta ses enjambées en direction de la dalle, et sut
qu’il ne s’était pas trompé.
— Dix-sept seulement, lança-t-il derrière lui. Sept pas de moins. Il
doit y avoir une autre chambre.
CHAPITRE 57

Avec un délai de moins de quarante minutes avant son rendez-vous sur


la plage de Durgan, Tayte ne savait pas si les battements de son pouls
étaient dus au retard qu’il pensait avoir, ou simplement au fait qu’il venait
d’aboutir à l’une de ces rares circonstances décisives qui donnaient un sens
à tout son travail. Il tâtait à toute vitesse du bout des doigts les rebords de la
dalle de marbre, à la recherche d’un moyen de pénétrer dans la chambre
dont tout lui disait qu’elle devait se trouver de l’autre côté.
Hayne le rejoignit.
— Ça m’a l’air drôlement solide, remarqua-t-il. Vous êtes sûr que vous
avez bien compté ?
Tayte ne se retourna pas pour lui répondre. Il était maintenant à
genoux, dégageant le sol à la jonction avec la dalle.
— Il y a un rebord surélevé, dit-il. Et là, il y en a un autre, ajouta-t-il
en montrant celui-ci du doigt après avoir levé les yeux vers le plafond. Ils
maintiennent la dalle en place, comme si elle était sur glissières.
— Une porte coulissante ? fit l’inspecteur.
— Pourquoi pas ? Celui qui a scellé cette chambre voulait peut-être y
avoir néanmoins accès à un moment quelconque.
Tayte agrippa le côté droit de la dalle et se mit à pousser. Rien ne
bougea : autant pousser un mur de briques.
Hayne, debout devant la dalle, se saisit du rebord avec Tayte, prêt à
tirer.
— Trois, deux, un !
Cette fois-ci, Tayte sentit remuer quelque chose.
— Encore, dit-il, et cette fois-ci, la dalle se déplaça un peu plus.
Une fente sombre apparut, et un courant d’air l’effleura lorsqu’il
plaqua son visage dessus en inspirant. Ce n’était pas le meilleur parfum
qu’il ait jamais senti, mais c’était lui qui l’avait découvert. Une nouvelle
poussée, et l’expression de répulsion qui se peignit sur le visage de Hayne
indiqua à Tayte que la puanteur n’était pas vraiment à son goût.
— Beurk ! Qu’est-ce que c’est que ça ? fit l’inspecteur en se reculant.
Ça sent le moisi, comme l’after-shave au musc que ma grand-mère
m’offrait toujours à Noël.
Tayte sourit à l’idée qu’on puisse fabriquer délibérément quelque
chose qui puait autant que l’air provenant de derrière cette dalle.
— Il y a aussi une odeur de terre, ajouta-t-il en tirant de nouveau sur le
rebord. Deux ingrédients clés pour une grande découverte.
Manning était resté avec eux, tout en gardant ses distances.
— Je suis sûr que Madame n’approuverait pas ceci, affirma-t-il.
Tayte était trop concentré pour lui prêter attention. L’interstice faisait
maintenant quelques centimètres de large, et s’agrandissait de seconde en
seconde, jusqu’à ce que l’inspecteur Hayne puisse passer une épaule. Il
s’adossa alors pour pousser de toutes ses forces et Tayte faillit tomber,
emporté par son élan, lorsque la dalle glissa d’un peu plus d’un mètre. La
torche de l’inspecteur éclaira le chemin.
— Après vous.
L’ouverture, assez large pour laisser passer Hayne, ne se montra pas
aussi obligeante pour Tayte. En retenant sa respiration, il réussit à se faufiler
dans un espace étroit semblable à un tunnel plongé dans l’obscurité jusqu’à
ce que Hayne le rejoigne avec la lampe. Ils se tenaient sous un linteau de
pierre. Du bois pourri jonchait le sol, et les gonds rouillés de la porte qui
avait été là étaient toujours suspendus en travers de l’ouverture. Tayte
poussa la charnière supérieure, qui céda et tomba avec un bruit sec étouffé
sur des marches de pierre qui laissaient ensuite en partie la place à de la
terre battue. Il était sûr d’avoir senti remuer la terre à l’extrémité du
faisceau de la lampe.
Hayne éclaira le mur du fond, révélant un ensemble en bois de niches
vides. La torche éclaira plus haut un ange de pierre qui contemplait leur
arrivée d’un regard étrangement malveillant. Hayne dirigea de nouveau le
pinceau de lumière sur un grand sarcophage de granit placé au centre, dont
les parois nues ne portaient aucun détail décoratif. Les deux hommes se
dirigèrent vers celui-ci.
Ils découvrirent que le couvercle était gravé : plusieurs noms et dates
apparaissaient autour d’une épitaphe centrale.
— « Repose maintenant avec eux dans la mort », lut Tayte à voix
haute.
— Un peu sibyllin, remarqua Hayne, qui déposa la torche sur le
couvercle du sarcophage, éclairant le plafond.
Une lumière terne se répandit dans la pièce, faisant réapparaître l’ange
qui ne les quittait pas du regard. La pièce demeurait à peine éclairée hors du
rond de lumière au-dessus d’eux, leur donnant l’impression de regarder à
travers un voile obscur.
Les noms des défunts étaient portés autour de l’épitaphe : James et
Susan Fairborne, et leurs enfants, Lowenna et Allun. Tayte parcourut les
dates et l’âge auquel ils étaient décédés, confirmant que Lowenna était
morte en 1803 à l’âge de dix-sept ans, ce qui donnait encore davantage de
crédit au récit d’Emily Forbes. Pourtant, quelque chose dans cette histoire
tracassait le généalogiste.
— L’enfant de Lowenna devait demeurer dans la famille, remarqua-t-
il, se parlant tout autant à lui-même qu’à Hayne. Elle savait où vivaient son
oncle et sa tante, et d’après ce que j’ai appris de Lowenna, je dirais que
c’était une jeune fille très déterminée.
L’inspecteur demeura silencieux, le regard fixé sur le sarcophage,
scrutant les détails.
Tayte secoua la tête.
— Je ne peux pas croire qu’elle se soit suicidée en laissant son enfant
de cette façon, l’enfant de son amant. Le meurtre de Hendry a dû être
difficile à supporter, c’est certain, mais abandonner l’enfant ? Comment a-t-
elle pu prendre cette décision ?
Hayne leva enfin les yeux.
— Croyez-moi, ces choses-là arrivent.
Tayte ne pouvait pas prétendre le contraire. Poursuivant ses
vérifications, il ne fut guère surpris d’apprendre que le frère de Lowenna,
Allun, était mort juste deux ans plus tard. Après avoir vu le certificat de
décès de Lavender Parfitt chez Simon, et avoir remarqué la date bien
« pratique » de celui-ci, il s’était déjà formé une opinion sur ce qui était
arrivé à Allun : qu’il soit mort peu de temps après Lowenna ne faisait que la
confirmer.
Ont-ils tous les deux étés assassinés, et la mort de Lowenna maquillée
en suicide ?
Tayte n’eut aucun mal à se convaincre qu’il avait raison. Il savait
maintenant que James Fairborne n’avait laissé aucun héritier de son
mariage avec Susan Forbes. Aucun membre de la famille proche n’était
plus en vie pour contester le testament, ce qui rendait les choses bien
commodes à l’homme qui prétendait être son frère. Il se demanda pour la
première fois si cet homme ne s’était pas assuré dans la foulée que la
famille de James issue de son premier mariage ne lui porte aucun ombrage
non plus.
— « Repose maintenant avec eux dans la mort », répéta Hayne en
méditant sur la signification. On dirait presque qu’il manque quelque chose.
Quelque chose que seule la personne qui l’a rédigé pouvait comprendre.
Tayte se répéta les paroles intérieurement, et un frisson lui parcourut
brusquement l’échine.
— Ils sont là ! jeta-t-il en s’emparant de la torche et en plongeant
Hayne dans l’obscurité tandis qu’il pointait la lumière par terre, éparpillant
une nuée d’insectes.
— Qui est là ?
— Tous ! La famille que je suis venue chercher, expliqua-t-il en
continuant de balayer le sol de la torche. « Repose maintenant avec eux
dans la mort » : il ne peut s’agir de ceux qui sont dans le sarcophage avec
James. Évidemment, qu’il repose avec eux. Il ne reste donc que sa première
femme, Eleanor, et leurs enfants ! À l’exception d’une sœur et d’un beau-
frère, James n’avait pas d’autre famille en Angleterre.
Hayne scruta le pinceau de la lampe, semblable à un laser sur la terre.
— Vous pensez qu’ils sont là-dessous ? fit-il en levant les pieds
comme s’il vérifiait qu’il n’avait pas de chewing-gum collé à ses semelles.
— C’est parfaitement logique, répliqua Tayte. Flanquer ici James
Fairborne avec toute sa famille, à l’écart et oublié, pendant que cet autre
homme qui s’était emparé de toutes les possessions de James conserve
l’étage supérieur.
— Mais l’épitaphe ? Ça résonne un peu comme une espèce de
punition.
Tayte dut convenir que cela l’intriguait, comme si quoi qu’il ait pu se
passer de son vivant signifiait que James Fairborne devait maintenant
reposer avec eux dans la mort. Pour l’instant, il ne pouvait qu’émettre des
suppositions. Il contourna le sarcophage et examina le sol en s’approchant
du mur du fond. Chaque balayage inutile remettait en cause son
raisonnement, et lorsqu’il eut atteint le mur sans rien distinguer d’autre que
de la terre et des insectes, il était proche du désespoir. Ce ne fut que lorsque
il repassa le pinceau de la torche au pied du mur qu’il repéra quelque chose
qui lui redonna espoir.
Le mur était recouvert d’un lierre que l’absence de lumière avait pâli.
Des stolons presque translucides s’y entremêlaient comme des veines
dépourvues de sang menant à des feuilles dépourvues de couleur qui
paraissaient blafardes et humides dans la lumière. Tayte se rapprocha, et
Hayne suivit la lueur avec lui.
Celle-ci se fixa sur une sorte d’excroissance penchée à l’écart du mur,
à environ trente centimètres du sol, comme si elle s’était dégagée de ses
liens de lierre. Tayte tomba à genoux et se mit à arracher celui-ci, retenant
son souffle tandis que la pointe de pierre se dégageait. Il coinça la lampe
entre ses genoux et des deux mains, arracha le reste du lierre, découvrant le
sommet d’une mince pierre tombale grise. Celle-ci portait une inscription,
mais la plante l’avait si complètement recouverte que lorsqu’il arracha les
stolons, les marques de vrilles laissèrent à la surface des taches semblables
à du lichen.
Tayte se mit à creuser la terre de ses mains nues, dégageant la pierre.
La personne enterrée là avait eu droit à un enterrement convenable, et il
imaginait bien pourquoi la pièce avait été emplie de terre : quelqu’un avait
depuis essayé de la dissimuler, mais au fil du temps, le sol s’était tassé et
enfoncé. L’idée lui traversa l’esprit que tout ceci avait été accompli avant
que le sarcophage au milieu de la pièce n’ait été installé, c’est-à-dire avant
la mort de James Fairborne.
Tayte continuait de creuser. Il avait à présent dégagé à peu près trente
centimètres. Les caractères gravés étaient ici dépourvus de lierre et à peine
usés, mais bouchés de terre et toujours difficiles à déchiffrer. Il
s’interrompit lorsqu’il pensa en avoir révélé assez. Il sentit que Hayne était
juste derrière lui lorsqu’il reprit la torche et la pointa dans le trou. Il écarta
la terre et des lettres apparurent d’abord au hasard, semblables à une
anagramme. Lorsqu’elles prirent enfin forme, le mot qui apparut était
« Katherine ».
Tayte entreprit d’arracher le lierre sur sa droite. Il sentit un rebord dur
et dégagea rapidement les feuilles pour révéler une autre pierre tombale
oubliée. Il répéta les mêmes gestes sur sa gauche, avec un résultat identique.
— Ils sont tous là !
Hayne se mit à creuser avec lui. Tayte reporta son attention sur la
pierre de Katherine Fairborne, et la date qu’il cherchait se mit à apparaître.
La première, il la connaissait déjà, grâce à son acte de naissance. Ce qu’il
voulait savoir, c’était celle de sa mort. Si ses soupçons étaient confirmés, il
n’aurait pas besoin d’un acte officiel pour dire comment elle était décédée.
Il gratta des ongles les caractères gravés, et à chaque éraflure, il priait pour
s’être trompé. Mais il distingua les mots « disparue » et « octobre » et
comprit que non. Un instant plus tard, il en avait la preuve formelle.
— Katherine Fairborne est morte le 23 octobre 1783.
Il dirigea ensuite le faisceau de la lampe dans le trou que creusait
Hayne, éclairant la pierre tombale et une nouvelle série d’inscriptions.
Hayne dégagea la terre.
— Eleanor Fairborne.
La date était identique. C’était le jour où la Betsy Ross, ayant atteint la
Manche le long de la côte déchiquetée de la Cornouailles, s’était échouée
sur les récifs pleins de traîtrise des « Manacles ».
— Ils ne s’en sont pas sortis, annonça-t-il d’une voix éteinte.
Cependant, à l’aune de tout ce qu’il savait à présent, une chose
aiguisait sa curiosité : la raison pour laquelle quelqu’un avait recouru à de
telles extrémités pour dissimuler le fait.
CHAPITRE 58

Lorsque Tayte et l’inspecteur Hayne émergèrent de cette chambre


oubliée depuis longtemps à l’intérieur du mausolée Fairborne, Manning
n’était plus là pour les attendre. Il avait sans aucun doute l’intention de
revenir avec les autorités nécessaires pour les faire déguerpir, mais ce serait
trop tard. À peine Tayte avait-il découvert ce qu’il cherchait, que les deux
hommes s’éclipsèrent dans l’air frais du soir, aspirant à pleins poumons
l’ozone du promontoire pour se débarrasser de la pourriture persistante que
Tayte pouvait encore sentir. L’odeur s’était imprégnée au plus profond de
ses vêtements, et l’empêcherait pendant un moment d’oublier sa visite.
Alors que la BMW argent de Hayne quittait Rosemullion Hall, un
véhicule qui approchait se gara pour les laisser passer.
— Un invité tardif ? suggéra Hayne lorsqu’il le dépassa, faisant un
appel de phares de remerciement qui éclaira l’autre voiture et son
conducteur. C’est drôle, remarqua-t-il, j’aurais juré qu’il s’agissait de Sir
Richard Fairborne.
— Curieux qu’il arrive en retard à sa propre réception, ajouta Tayte
alors qu’ils bifurquaient sur la route principale, en direction de Helford
Passage.
Mais le généalogiste ne s’attarda pas là-dessus, toujours plongé dans
ses réflexions à propos du mausolée.
Avec l’aide de l’inspecteur, le généalogiste avait trouvé en tout six
pierres tombales – six tombes pour une famille dont quelqu’un voulait
effacer l’existence. Celles de Clara et Jacob Daniels se trouvaient le long du
mur opposé à la tombe de Katherine. À côté de Katherine reposait sa mère,
Eleanor, et sa plus jeune sœur, Laura. Le petit George Fairborne reposait de
l’autre côté près de sa mère, et Tayte s’était attardé sur les dates de cette
stèle-là plus longtemps qu’il n’était nécessaire, songeant à la terreur qui
avait dû habiter le petit garçon de cinq ans avant de finir là.
— Aucun d’entre eux ne s’en est sorti, remarqua Tayte, songeur. À
l’exception de James Fairborne.
— C’est donc cela, alors ? dit Hayne en tournant dans Old Church
Road. Ils ont tous étés tués au cours du naufrage ? Tous sauf le père ?
— On le dirait bien, en tout cas, répondit Tayte sans en être totalement
convaincu. Mais pourquoi le cacher ? ajouta-t-il alors que la question
tournait toujours dans sa tête. Pourquoi les gommer de tous les actes
officiels et dissimuler leurs corps ? Quant au mémorial de la Betsy Ross…
pourquoi a-t-il été profané ?
Le naufrage et la perte de toutes ces existences n’aurait pas paru plus
tragique que n’importe laquelle des centaines d’histoires similaires qui
abondaient dans l’histoire maritime de la Cornouailles à quiconque ignorait
ce que Tayte avait appris depuis son arrivée en Angleterre. Lui en savait
suffisamment pour comprendre que l’histoire n’était pas aussi simple. Il se
souvenait du gardien de St Keverne, qui lui avait révélé que quinze
personnes étaient enterrées à l’endroit où s’était élevé le monument pour la
Betsy Ross. Il pouvait à présent ajouter six personnes de plus au nombre des
victimes. Voilà qui couvrait l’ensemble de l’équipage et tous les passagers
du brick, sauf un. Tayte s’interrogeait sur la probabilité que seul James
Fairborne ait survécu.
Le motif était la seule chose qui l’empêchait de désigner un coupable.
Si James Fairborne avait su qu’il serait le seul survivant cette nuit-là, quel
motif un homme de toute évidence riche et doté d’une jeune famille avait-il
pour s’embarquer pour un voyage aussi maléfique ? L’écritoire détenait le
secret – de cela, Tayte était certain. Il était convaincu que le terrible secret
de Lowenna était qu’elle avait découvert l’implication de son père dans le
naufrage de la Betsy Ross cette nuit de 1783 ; il avait pris part ou même
conçu un complot pour se débarrasser de sa famille, et la preuve se trouvait
toujours dans le coffret.
Quelque chose leur avait échappé.
Le message de Lowenna à Mawgan Hendry lui revint : « Ce qui est à
l’intérieur est ce qui compte ». Il ne s’agissait pas seulement de l’enfant
qu’elle portait, ainsi qu’il l’avait supposé, ni de la lettre que Gerald
Braithwaite avait découverte. Il y avait quelque chose d’autre dans le
coffret. Après tout ce qui s’était passé, Tayte ne voyait pas d’autre
explication.
Mais pourquoi ? Cette question le troublait toujours autant. Il espérait
mettre à jour une autre vérité – quelque chose qui absoudrait James
Fairborne de tous les péchés inconcevables dont il l’avait déjà reconnu
coupable. Mais il en doutait : à moins de remettre la main sur l’écritoire, il
savait qu’il ne découvrirait jamais la vérité.
Hayne reprit la parole tandis qu’ils descendaient Grove Hill :
— Donc, ce type qui se faisait appeler William Fairborne a fait élever
un mausolée autour des anciennes sépultures, sans doute pour les
dissimuler. Mais pourquoi ne pas carrément construire par-dessus ? De cette
façon, cela réduisait encore les chances qu’on puisse les retrouver.
— J’aimerais bien le savoir, répliqua Tayte. Il devait avoir ses raisons.
Hayne acquiesça, puis eut un petit rire :
— À mon avis, nous aurons demain matin une plainte pour avoir
déplacé cette dalle !
L’esprit de Tayte se fixa de nouveau sur l’imposteur qui avait installé
celle-ci, et les implications de ce qu’ils avaient mis au jour. Cette salle
abritait largement assez d’ADN pour prouver que l’héritier de la fortune des
Fairborne n’était pas celui qu’il prétendait être.
— Et à mon avis, cela va se révéler le cadet de leurs soucis, affirma-t-
il.
C’était déjà le cadet des siens. Sa mission de la nuit était loin d’être
terminée, et il n’avait maintenant qu’une envie, se trouver ailleurs.
Les chiffres rouges brillants de sa montre l’informèrent qu’il était en
retard. Il devait se trouver dans dix minutes à Durgan pour rencontrer
Simon Phillips, et il savait qu’il n’y arriverait jamais, même si Hayne le
conduisait tout droit là-bas, ce qui était hors de question. Il lui restait à
espérer que Simon préférerait obtenir des réponses plutôt que de respecter
les règles du jeu. Et il lui restait à espérer qu’il lui laisserait suffisamment
de temps avec l’écritoire pour prouver ses soupçons, même si cela signifiait
mettre l’objet en pièces.
Il était 20 heures lorsque Hayne passa devant le Ferry Boat Inn et se
gara devant le kiosque du ferry à Helford Passage. Seul le roulis des galets
sur le rivage révélait la présence des flots noirs et brillants, et sur l’autre
rive, les quelques lumières de Helford Village et de Threath paraissaient
bien lointaines au-dessus de leurs reflets. À peine arrêté, Tayte bondit hors
du véhicule.
— Merci, à demain, je suppose ! lança-t-il.
Il s’éloignait déjà lorsqu’il vit Hayne sortir à moitié de la voiture. Il
esquissa un sourire forcé.
— J’ai de quoi réfléchir ce soir, et j’ai sacrément besoin de repos !
Il se détourna, crispé, et accéléra le pas, inspirant à pleins poumons
l’air du soir chargé d’une odeur de chèvrefeuille.
— Où est votre voiture ? lança l’inspecteur derrière lui.
Tayte se retourna mais continua de marcher, les mains moites.
— Oh, elle est garée dans un chemin quelque part par là, mentit-il en
esquissant un geste du pouce par-dessus son épaule. Ce n’est pas loin, je
vais me débrouiller.
Devant lui, Tayte entrevoyait le début du chemin côtier. Il approchait.
Il pria entre ses dents pour que Hayne remonte dans sa voiture et s’éloigne ;
il n’avait pas le temps de lui fournir des explications. Il ralentit le pas,
sentant presque le regard professionnel inquisiteur de Hayne vrillé dans son
dos. Puis il entendit le claquement d’une portière et un moteur familier qui
démarrait. Il ne courut pas le risque de jeter un regard en arrière. La voiture
s’éloigna, et alors qu’il parvenait à l’entrée du chemin côtier, il se mit à
courir.

Il atteignit Durgan hors d’haleine avec presque quinze minutes de


retard. Il avait galopé quasiment tout le long du chemin sans croiser qui que
ce soit, précédé par le faisceau de la lampe torche de Hayne, forçant ses
jambes douloureuses à le porter. Il prit une nouvelle profonde inspiration et
se redressa en s’appuyant sur ses genoux. Il se tenait au centre de Durgan,
un tout petit carrefour avec une vieille cabine téléphonique rouge d’un côté
et un abri municipal en pierre de l’autre. Derrière lui, semblables à des
ombres d’orage menaçantes, les jardins de Glendurgan s’étiraient depuis le
minuscule hameau niché au bord de la rivière.
Le silence et l’obscurité n’étaient pas du goût de Tayte. Il observa les
quelques cottages de pêcheurs qu’il distinguait, tous plongés dans la
pénombre. Et s’avança entre deux des maisons en direction de la rivière, se
demandant si Durgan était véritablement peuplé. Simon avait dû choisir
l’endroit pour son aspect solitaire.
Il descendit une rampe d’accès pour bateaux entre deux hauts murs de
pierre qui se poursuivaient de part et d’autre de la plage, telles des murailles
défensives. Des galets apparurent dans le faisceau de sa lampe, et ceux-ci
ne tardèrent pas à rouler sous ses pieds. Il balaya la plage, aussi loin que la
puissance limitée de sa torche le permettait. À sa droite, il vit qu’elle se
perdait dans ce qui ressemblait à des rochers et au-delà, dans les ombres de
la végétation environnante. Sur sa gauche, la plage était trop grande pour
distinguer jusqu’où elle s’étendait.
Ramenant la lumière sur le mur, Tayte remarqua quelques petits
bateaux, vers lesquels il se dirigea. Le premier était un canot pneumatique,
à côté duquel se trouvait une embarcation plus grande, surmontée d’une
bâche bleue. Il comprit en les atteignant que Simon ne l’avait pas attendu. Il
distinguait à présent l’extrémité de la plage, et il n’y avait personne là-bas.
Il avait tout fichu en l’air, c’était clair. Il avait fait défaut à Amy pour à
peine un quart d’heure de retard.
Il se détourna du bateau bâché de bleu, distrait, se demandant
comment diable il allait maintenant la trouver avant la marée haute, et
trébucha, manquant de tomber dans le canot pneumatique. Il tendit
instinctivement les mains pour se rattraper, éclaboussant de lumière
l’intérieur. Il eut un haut le corps et pivota de nouveau sur lui-même avec
une telle violence qu’il glissa sur les galets et tomba sur ses coudes. Ce
qu’il avait entrevu dans l’espace de ce bref instant venait de lui révéler que
la situation était bien pire que tout ce qu’il avait imaginé.
CHAPITRE 59

Tayte se releva en chancelant dans l’obscurité de la plage de Durgan,


conscient que ses problèmes ne venaient pas de s’arranger. Il éclaira de
nouveau l’intérieur du canot pneumatique, et cette fois-ci, fixa le faisceau
de sa lampe. Il jeta un bref coup d’œil à sa montre pour vérifier l’heure, et
enregistra avec une lucidité saisissante qu’à moins de retrouver Amy en
l’espace d’une heure et dix minutes, elle allait mourir noyée par la marée
montante là où Simon l’avait abandonnée. Le problème était qu’il examinait
maintenant le seul homme au monde qui aurait pu lui dire où elle se
trouvait, dont le visage dans la lueur de sa torche était aussi gris que son
sweat-shirt à capuche. Les deux impacts de balles luisants et les taches
sombres sur sa poitrine ne laissaient aucun doute à Tayte sur le fait qu’il
contemplait un cadavre.
Simon Phillips était mort.
Le généalogiste était trop absorbé par la situation pour envisager que
l’assassin puisse encore se trouver dans les parages. Il ne comprit que le
meurtre était tout aussi frais que le sang sur le sweat-shirt de Simon que
lorsqu’il perçut le crissement des galets du côté de la rampe d’accès des
bateaux. Voilà que Tayte se trouvait à côté d’un cadavre, dans l’obscurité
totale, en train de brandir une torche. Autant se mettre carrément une cible
clignotante sur la poitrine.
Il pointa la lampe en direction du bruit, qui se rapprochait sur un
rythme régulier. Il entrevit une jambe de pantalon sombre et un bref éclair
sur une chaussure, puis il lui vint à l’esprit que quiconque aurait eu une
raison parfaitement innocente de se trouver là se serait muni de sa propre
torche. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il pensa à éteindre et à prendre ses
jambes à son cou. À l’instant où la lampe s’éteignit, le crissement sur les
galets s’arrêta.
— Mr Tayte ?
Celui-ci ralluma la torche. Elle illumina cette fois-ci le visage de
l’inspecteur Hayne, qui leva une main pour se protéger les yeux.
— Prendre la torche d’un policier sans autorisation constitue un crime
sérieux, vous savez.
Tayte sortit de sa cachette et demeura à côté du canot pneumatique. Il
était content de voir que Hayne souriait, même s’il savait que cela n’allait
pas durer.
— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda l’inspecteur. Quand je vous
ai déposé, vous ne vous êtes pas montré très convaincant, je vous ai donc
suivi.
— Je suis venu rencontrer Simon Phillips, expliqua Tayte. Un autre
plan dont je ne pouvais pas vous parler : il devait me révéler l’endroit où se
trouve Amy, en échange d’informations.
— Et alors ? Vous l’avez rencontré ?
— En quelque sorte…
Tayte éclaira l’intérieur du canot pneumatique, illuminant le corps qui
gisait maladroitement en travers du siège central.
Hayne écarquilla les yeux et empoigna sa radio.

Une demi-heure plus tard, Hayne savait tout de ce qui s’était passé sur
le ferry cet après-midi-là entre Tayte et Simon Phillips, et les deux hommes
se trouvaient maintenant sur la plage de Durgan, aussi violemment éclairés
que des acteurs sur une scène de théâtre. La source d’éclairage provenait de
la vedette Aquastar de la police, qui avait dévié sur Durgan après l’appel de
l’inspecteur. Tayte se dirigea en plissant les yeux vers la lumière aveuglante
qui semblait flotter à plusieurs mètres au-dessus de la rivière, observant
l’arrivée d’un canot pneumatique à moteur. Quelques secondes plus tard,
l’inspecteur principal Bastion en descendit, accompagné d’un officier de
marine qui remonta l’embarcation sur la plage.
Bastion marcha sur lui avec une autorité appropriée.
— Je commence à regretter de ne pas vous avoir rembarqué chez vous
après le premier meurtre ! jeta-t-il à Tayte, qui tentait toujours de se
protéger les yeux. Vous laissez des cadavres partout dans votre sillage.
Il dépassa le généalogiste et se dirigea droit vers l’inspecteur Hayne,
qui n’avait pas bougé à côté du canot pneumatique en haut de la plage.
— Et Mr Laity pourrait bien les rejoindre avant la fin de la nuit,
ajouta-t-il.
— Vous avez trouvé Tom Laity ? l’interrogea Tayte en lui emboîtant le
pas. Je croyais qu’il était mort.
— Un bateau de pêche qui rentrait l’a remonté de Porthkerris Point il
y a une heure.
— Que faisait-il là-bas ?
Bastion haussa les épaules.
— Aucune idée. De toute façon, il était inanimé, avec une sacrée
entaille à la tête.
— Où est-il maintenant ?
— À l’hôpital, Mr Tayte, aux urgences de Truro. Quand ils l’ont
récupéré, il divaguait en racontant des histoires de pêche au maquereau, bon
sang ! Il délirait, de toute évidence. Et depuis, il n’a pas repris
connaissance.
Bastion consacra alors son attention au cadavre dans le canot.
— Et qu’avons-nous là maintenant, inspecteur ?
Il se pencha sur le corps de Simon, alluma sa torche et entreprit
d’étudier la scène.
— Quelqu’un a touché à quelque chose ?
— Je ne crois pas, monsieur.
— Non, affirma Tayte.
— Bien. Je suppose que cette fois-ci, vous ne pouvez pas nous éclairer
en matière de motifs, n’est-ce pas, Mr Tayte ?
Celui-ci était beaucoup trop obsédé par Amy pour pouvoir se
consacrer longtemps à autre chose.
— Je ne sais pas, dit-il en secouant la tête sans véritablement y
réfléchir. Simon savait de toute évidence beaucoup de choses à propos du
testament que vous avez retrouvé chez lui. Il avait entre les mains
suffisamment pour énerver quelques personnes.
— Du genre de Sir Richard Fairborne ? s’enquit Bastion.
Tayte hocha la tête.
— Je suppose. Laity a-t-il dit autre chose ?
— Rien d’intelligible. Le pauvre type respirait à peine.
Tayte repensa à sa conversation avec Simon, lorsque le gamin s’était
vanté d’avoir tué Laity. Il réfléchit à voix haute :
— Laity avait peut-être trouvé Amy.
Bastion se détourna et lança d’un ton impatient :
— Mr Tayte, j’ai un autre meurtre sur les bras !
Tayte sentit que l’inspecteur principal n’était pas loin de le faire
éjecter de la plage, mais qu’avait-il à perdre ?
— Et si nous ne trouvons pas Amy avant la marée haute, vous en
aurez un troisième ! jeta-t-il.
L’inspecteur intervint en faveur du généalogiste.
— Mr Tayte s’est un peu bagarré avec feu Mr Phillips cet après-midi,
ce qu’il avait oublié de nous préciser, monsieur.
Bastion soupira.
— C’est curieux, pourquoi est-ce que ça ne m’étonne pas ?
— Je ne pouvais prendre aucun risque, protesta Tayte. Mais lorsque je
l’ai quitté, il m’a assuré qu’Amy se noierait à moins qu’il ne retourne la
chercher avant la marée haute.
Il vérifia de nouveau l’heure :
— Il reste à peu près une demi-heure, et tout ce que je sais, c’est
qu’elle se trouve dans un endroit que la marée peut inonder. Ce doit être
quelque part le long de la côte, n’est-ce pas ?
— Ou bien sur la rivière, corrigea Hayne. La Helford est soumise à la
marée.
Tayte se pressa les tempes, convaincu que l’aire de recherche était
beaucoup trop grande, compte tenu du temps qu’il leur restait. Puis il réalisa
que si Laity avait effectivement retrouvé Amy…
— Elle doit se trouver près de l’endroit où Laity a été repêché !
L’inspecteur principal Bastion soupira :
— Mr Tayte… Un corps peut dériver sur des kilomètres en très peu de
temps le long de cette côte.
— Je m’en doute, mais nous ne savons pas depuis combien de temps
Laity était là, contra Tayte. C’est le mieux que nous puissions faire, pour
Amy.
— Je peux prendre le bateau et jeter un œil, monsieur, intervint Hayne.
La mer est calme ce soir, il n’a peut-être pas dérivé tant que ça.
— Si nous ne faisons rien, elle court à une mort certaine, renchérit
Tayte.
Le silence retomba sur la plage. Bastion parut soupeser les
alternatives. Puis il finit par donner son OK à Hayne d’un signe de tête.
— Le reste de l’équipe ne devrait pas tarder. Je pense que l’on peut se
débrouiller sans vous encore un moment.
— Parfait, monsieur.
Alors qu’il courait en direction du canot pneumatique sur le rivage,
Tayte saisit les paroles encourageantes de l’inspecteur principal à l’officier
de marine qui avait débarqué avec lui :
— Avertissez les garde-côtes, disait-il. Voyons si on peut faire sortir
quelques bateaux de plus pour partir à la recherche de Mrs Fallon.

Porthkerris Point se situait à peu près à un kilomètre au sud-est du


village côtier de Porthallow sur la Lizard Peninsula, et à trois kilomètres au
sud de la Helford River. Sous un ciel nocturne, et sous le commandement
compétent du sergent de l’unité de marine, la vedette Aquastar de la police
emportait Tayte et Hayne en direction de Porthkerris.
Dans l’air frais de la nuit, Hayne pointa un doigt depuis l’unique siège
du pont supérieur vers le promontoire où Tom Laity avait été repêché.
— C’est là ! cria-t-il par-dessus le grondement des deux moteurs
Diesel de 400 CV.
Il manœuvra le projecteur depuis le rivage sur leur droite, à travers
Porthallow et le long de la côte, jusqu’à Porthkerris Point.
À côté de lui sur le pont, au-dessus de la cabine qui abritait le poste de
contrôle, Tayte regardait à bâbord, suivant le faisceau du projecteur. Mais
aussi loin qu’il pouvait voir, seul le fait que le promontoire apparaissait
légèrement plus sombre que le ciel au-dessus laissait deviner qu’ils se
dirigeaient vers la terre ferme. Petit à petit, il prit conscience des étoiles qui
encadraient la masse de terre qui lui apparaissait à présent comme un trou
noir.
Arrivés à toute allure, ils ralentirent brusquement, faisant piquer le
navire, ce qui obligea Tayte à s’accrocher à la rambarde. Alors qu’ils
approchaient aussi près que possible des rochers, Hayne illumina la paroi de
la falaise et la vedette se mit à patrouiller tout du long. Tayte était
pessimiste sur leurs chances de succès. À peine avaient-ils atteint leur but
qu’il avait compris que la vedette de la police était un bateau trop
volumineux pour se montrer efficace. Aussi puissant que soit le projecteur,
l’Aquastar ne pouvait pas se rapprocher suffisamment. Il réfléchit que
Simon avait dû choisir avec grand soin la cachette d’Amy, et supposa
qu’elle devait se trouver dans un lieu invisible pour un bateau positionné
aussi loin.
Il jeta un regard vers la Helford River et Falmouth Bay. Il fut soudain
frappé par l’obscurité qui régnait là-bas. Il faisait trop sombre, et ils étaient
trop loin. La marée était maintenant presque complètement haute, et bien
que luttant de toutes ses forces contre la petite voix qui s’élevait en lui,
Tayte était en train de perdre tout espoir de sauver Amy. Le temps leur était
compté.
— Je prends le canot pneumatique ! lança-t-il.
Il tira la torche de Hayne de sa poche, la cala entre ses dents, et se
laissa mi-glisser mi-tomber du pont supérieur le long de l’échelle de coupée
pour se diriger vers le canot suspendu à la poupe de l’Aquastar.
— Bastion va me virer pour ça ! le héla Hayne.
Tayte fit comme s’il n’avait rien entendu, et Hayne ne fit pas mine de
l’arrêter. Au lieu de cela, il fouilla dans un coffre de rangement sous son
siège.
— Tenez, prenez ça ! dit-il en lançant à Tayte une lampe de plongée
halogène.
Actionnant celle-ci, Tayte transperça la nuit d’une colonne de lumière.
Il grimpa dans le canot, qu’il fit descendre derrière la vedette jusqu’à
quelques centimètres au-dessus de l’eau. Puis il lâcha la corde, et
l’embarcation atterrit dans les éclaboussures. Quelques secondes plus tard,
le moteur hors-bord se réveillait et Tayte s’éloignait, une main sur la lampe
de plongée, l’autre sur la manette des gaz qui servait également de
gouvernail. Il savait qu’avec la marée haute, il pouvait faire pénétrer le
canot pneumatique au milieu des rochers, ce qui lui remonta le moral.
Maintenant, il lui semblait qu’Amy avait peut-être une chance, alors qu’il se
mettait à la recherche de ce qui devait être une entrée de grotte quelconque,
invisible depuis la pleine mer.
Il se hasarda d’abord en direction de Porthallow, croisant à proximité
de sa plage grise avant de s’engager entre des rochers sombres, heurtant en
chemin de temps en temps une vague de travers. À cette distance, la mer
n’était plus aussi hospitalière. La houle se mit à bousculer le canot
pneumatique, rappelant à Tayte qui menait la danse.
Il ramena ensuite l’embarcation vers la Helford River, convaincu que
l’Aquastar était passé sur cette section de côte beaucoup trop rapidement
pour s’avérer efficace. Au fond de lui-même, il avait toujours présent à
l’esprit que la situation devenait maintenant désespérée pour Amy. Peut-être
était-il déjà trop tard. Il accéléra et très rapidement, une formation rocheuse
apparut, la dernière. Il dépassa rapidement Nare Cove, puis Nare Head.
Trop proche de la rivière, songea-t-il tandis qu’il faisait demi-tour et
repartait en reconnaissance.
Tayte dut admettre que Bastion avait peut-être eu raison. Laity pouvait
avoir dérivé sur une grande distance avant d’être repêché. Et il pouvait
avoir dérivé dans n’importe quelle direction. Au grand dam de Tayte, il n’en
connaissait pas assez sur les courants marins ou bien les environs pour
savoir dans quelle direction ou à quelle distance Laity avait pu être emporté.
Il était maintenant de retour à Nare Cove. Le canot avait un peu dérivé
en même temps que ses réflexions, et il s’aperçut soudain qu’il était trop
loin. Il manœuvra le gouvernail et donna un coup d’accélérateur pour
retourner au milieu des rochers et de la falaise. Le moteur monta en régime,
il y eut un vrombissement puis un claquement d’eau à l’arrière, et celui-ci
se tut instantanément.
Il avait calé.
Tayte actionna le démarreur, mais le moteur avait l’air complètement
coincé. Il le fit basculer à l’intérieur, braqua sa lampe dessus et découvrit
immédiatement la cause de la panne. L’hélice était coincée par du fil de
pêche, complètement enchevêtré dans les pales.
CHAPITRE 60

Un générateur mobile bourdonnait doucement à l’arrière-plan sur la


plage de Durgan, alimentant une série de projecteurs montés haut sur pieds
autour de la scène de crime. La plage tout entière était illuminée, moins
cependant que l’épicentre sur lequel se concentrait l’intérêt des agents de
scène de crime : le corps de Simon Phillips et le canot pneumatique où
Tayte l’avait découvert.
Les appareils photo avaient cessé de crépiter ; les relevés dessinés
avaient été effectués. Les équipes en combinaisons de papier jetable
s’affairaient maintenant à récolter les indices et relever les empreintes – et
la bâche lisse qui recouvrait la plus grande des deux embarcations se
révélait une source d’informations fructueuse. Une des personnes en
combinaison blanche, la responsable des agents de scène de crime, en avait
fini avec les effets personnels de Phillips, qu’elle enfermait dans des
pochettes pour indices. Il s’agissait du dernier des téléphones mobiles
retrouvés sur lui. Elle abandonna le canot et emporta avec elle une série de
sacs plastiques transparents au-delà du périmètre de lumière, où Bastion
patientait près du rivage tout en contemplant l’autre rive de la Helford
River, plongé dans ses réflexions.
La femme repoussa la capuche de sa chevelure rousse bien coiffée et
souleva les sacs pour les montrer à l’inspecteur principal.
— Voilà, chef. C’est fait.
Bastion se retourna et sourit.
— Merci…
Il s’interrompit. Elle lui paraissait familière mais il ne parvenait pas à
l’identifier.
— Gillian McDowd, monsieur.
— Oui, bien sûr, McDowd.
Bastion lui lança un autre sourire plus gêné que sincère. Il se
concentra sur les sacs qu’elle tenait à la main. La silhouette d’un couteau à
gaine fit naître dans son esprit une violente image de Peter Schofield.
— Il était fixé par du velcro dans la poche de son jeans, expliqua
McDowd, ayant clairement remarqué son intérêt.
L’inspecteur principal haussa les sourcils :
— Dissimulé, mais sous la main, remarqua-t-il.
Il retourna avec McDowd dans le périmètre éclairé, vers la muraille au
sommet de la plage où était installée une table pliante.
— Le travail a été effectué minutieusement ? remarqua Bastion tandis
qu’ils progressaient en direction de la table.
McDowd lui répondit par un sourire forcé. Elle étala les sacs sur la
table et sortit une paire de gants en latex neufs.
— Vous feriez mieux de mettre ça, si vous insistez pour toucher quoi
que ce soit avant que le labo en ait fini avec.
Bastion enfila les gants avec un claquement sans quitter des yeux le
contenu des sacs : le couteau, quelques gros joints, trois téléphones mobiles,
un crucifix en argent, et un vieux livre relié de cuir. Il prit un des téléphones
et l’alluma, puis parcourut la liste des derniers appels et composa le numéro
que Simon Phillips avait appelé le matin même à 10 h 10. Il tomba sur la
messagerie de Jefferson Tayte.
La communication avait dû être la dernière que Simon Phillips avait
passée à Tayte avant de déclencher l’explosion. Il éteignit le téléphone et le
glissa de nouveau dans le sachet de protection. Puis il passa au suivant et
répéta l’opération. Le dernier appel depuis ce mobile avait eu lieu plus tard,
et de toute évidence pas à Tayte, puisque son appareil était alors hors
d’usage. L’écran affichait 13:39. Bastion effectua un rappel, vers un autre
téléphone mobile. Cette fois-ci, la sonnerie résonna, puis on décrocha au
bout de quelques secondes.
— Richard Fairborne, annonça un homme.
Bastion en resta sans voix, la tête pleine de ce que cela sous-entendait.
Il ne s’était pas attendu à cela. Grâce à Tayte, il savait déjà que Sir Richard
Fairborne disposait de suffisamment de motifs pour souhaiter la mort de
Simon Phillips. Il s’avérait maintenant que Phillips et Sir Richard Fairborne
s’étaient parlé l’après-midi même.
La voix de Sir Richard résonnait dans le combiné.
— Allô… qui est au bout du fil ?
Bastion coupa la communication.
— Je me demande s’il a un alibi, se dit-il, avant d’ajouter à l’adresse
de McDowd : je vais convoquer quelqu’un pour interrogatoire. J’ai besoin
que le maximum des indices soit examiné ce soir.
Il s’empara de sa radio, prêt à passer un appel qui mettrait fin aux
festivités à Rosemullion Hall.
— Si nous pouvons prouver que Sir Richard se trouvait sur place,
peut-être pourrons-nous le garder comme suspect. Et peut-être même
l’inculper, ajouta-t-il sarcastique, à la vitesse à laquelle tout ça
s’additionne !

Dérivant dans la houle de Nare Cove, à la lueur de la lampe de


plongée que l’inspecteur Hayne lui avait jetée lorsqu’ils s’étaient séparés,
Jefferson Tayte était agenouillé, penché sur le rebord du canot pneumatique
de la police qu’il s’était à moitié approprié. Incrédule, il contemplait une
hélice qui semblait bien ne plus jamais vouloir tourner.
Ce n’était vraiment pas le moment. Il tendit la main et tira éperdument
sur l’épaisse ligne de pêche orange qui s’était entortillée dans les pales. Il
regretta de ne pas avoir de couteau. Il chercha du regard le projecteur de
l’Aquastar du côté de Porthkerris Point, sans distinguer aucune trace de
celui-ci. La mer et le ciel se fondaient en une éternité obscure. La côte était
également à peine discernable, et Tayte était coincé quelque part au milieu.
Hayne avait sans doute dû se diriger vers le sud, au-delà du promontoire. Il
espéra en silence que celui-ci avait eu plus de chance que lui.
Je n’ai pas servi à grand-chose…
Tayte contempla les rames de secours fixées à l’intérieur des flancs du
canot pneumatique. Peut-être pouvait-il ramer le long de la côte – n’importe
quoi plutôt que de rester assis là. Mais il réalisa que les rames ne lui
serviraient à rien. Sans une main supplémentaire pour tenir la lampe, il
serait incapable de distinguer quoi que ce soit. Il retourna alors au moteur,
et tenta de faire tourner l’hélice manuellement pour voir si elle disposait
d’un peu de jeu, espérant la dégager assez pour la faire repartir ensuite au
démarreur. Mais impossible de la faire bouger. Sans aucun outil aiguisé
pour trancher la ligne de pêche, Tayte savait qu’il allait rester là jusqu’à ce
que l’Aquastar revienne le chercher.
Exaspéré, il agrippa plusieurs morceaux de la ligne des deux mains et
se mit à passer sa colère dessus, tirant de tout son poids d’avant en arrière,
jusqu’à éprouver le sentiment qu’il allait en perdre les doigts. Il finit par
renoncer, alla plonger ses mains dans l’eau salée pour estomper
provisoirement la brûlure et aperçut alors un brin de ligne de pêche orange
qui s’étirait dans l’eau.
Sa première idée fut qu’il serait peut-être capable d’en repasser
l’extrémité à travers le nœud, et de démêler ainsi graduellement celui-ci.
L’opération prendrait du temps, mais il ne voyait pas d’autre alternative. Il
saisit la ligne et la tira, mais au lieu de ramener l’extrémité, la ligne se
tendit et vibra en sortant de l’eau. Elle s’étendait en fait jusqu’à la falaise.
Tayte comprit que sa chance venait de tourner. Un sourire vissé sur le
visage, il détacha une rame et se mit à guider maladroitement le canot en
direction de la falaise, suivant la ligne de pêche orange avec la lampe
coincée entre les genoux.
Était-ce là ce que Laity avait essayé de dire ?
Bastion lui avait raconté que Laity avait marmonné quelque chose à
propos d’une ligne à maquereaux… Peut-être était-ce là la ligne qu’il avait
utilisée ?
Plus il se rapprochait, plus la houle bousculait le canot avec force, un
peu trop à son goût, et plus d’une fois, il perçut le raclement du fond souple
contre un rocher. La ligne le conduisit à un mur de roches abrupt dont il crut
tout d’abord que c’était littéralement la fin de la ligne. Puis il aperçut au-
dessus de lui dans la falaise une brèche qu’il n’avait pas remarquée. Il
franchit avec difficulté l’étroite trouée tout juste à la mesure du bateau,
jusqu’à disparaître aux yeux du monde, maintenant dissimulé derrière un
rideau de rochers. Dans cet espace resserré, la mer autour de lui se brisait
sur chaque centimètre de surface exposée. Arrosé d’embruns, Tayte comprit
d’instinct qu’il ne serait pas bon de s’attarder là.
La ligne de pêche s’arrêtait brutalement au milieu d’un bassin
dissimulé, d’où elle plongeait sous l’eau. En tirant dessus, Tayte sentit de
nouveau une résistance. La ligne était fixée à quelque chose, mais il ne la
distinguait plus. Il braqua la lampe de plongée à travers l’eau et son regard
la suivit jusqu’à une profondeur où il ne voyait plus rien. Pour suivre
davantage la ligne, il allait avoir besoin des services d’un plongeur avec son
équipement.
Ou alors de cran.
Tayte disposait déjà de la lampe de plongée. Ses poumons devraient
procurer l’oxygène. Il secoua la tête à cette idée, sachant ce qu’il avait à
faire, et pourtant à peine convaincu d’en être capable. Comme si quelqu’un
d’autre dans sa tête décidait de tout. Sauf que cet autre type était
complètement fêlé.
Tayte était passé par-dessus bord avant que son moi raisonnable n’ait
eu une chance de discuter. Il eut un sursaut lorsque l’eau froide remplit ses
vêtements et lui picota la peau. Il inspira alors profondément, puis plongea
sous la surface.
CHAPITRE 61

Sans masque de plongée ni lunettes, la vision de Jefferson Tayte sous


l’eau était complètement brouillée. Dans la lumière halogène, il distingua
un lit de sable blanc qui s’élevait en direction de la falaise. Il cligna des
yeux et suivit la pente en direction d’une fente sombre dans la roche en
même temps que la ligne de pêche orange, qui paraissait rougeoyer sous la
lumière, et disparaissait de nouveau dans cette fissure. Un frisson
d’excitation l’envahit lorsqu’il comprit qu’il s’agissait d’une grotte, et
qu’Amy se trouvait peut-être de l’autre côté. L’ouverture paraissait étroite.
Il sortit la tête de l’eau pour reprendre une dernière fois sa respiration avant
de poursuivre. Puis il plongea une nouvelle fois en suivant la ligne.
Il comprit au bout d’une seconde qu’il risquait de ne pas y parvenir,
car l’ouverture se rétrécissait au fur et à mesure. Son costume commençait à
s’accrocher et se déchirer, et il regretta de ne pas avoir laissé sa veste dans
le bateau. Il n’était même pas certain qu’Amy se trouve véritablement de
l’autre côté. En même temps, quelqu’un devait bien avoir fixé cette ligne de
pêche ici. Il se tortilla donc et força le passage, millimètre par millimètre,
lui sembla-t-il, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une solution : tout ou rien.
La houle déferla alors, lui offrant la poussée nécessaire.
Tayte déboula à travers la brèche, et comprit que la marée n’était pas
encore complètement haute. Il y avait encore de l’espoir. Il s’échoua à
quatre pattes, porté par les flots, encore submergé, chassant le sable qui lui
bouchait la vue. Il se mit à flotter, et ses pieds s’efforcèrent de trouver une
prise. Lorsqu’ils l’eurent trouvée, il donna un coup de talon et jaillit de
l’eau, suffoquant à la recherche d’oxygène.
C’est alors qu’il la vit :
— Amy !
Il lui sembla tout au moins que ce devait être Amy. Il ne la reconnut
d’abord pas, et elle ne répondit pas. Elle paraissait morte, les yeux grands
ouverts et fixes. Sa lèvre inférieure et ce qu’il parvenait à distinguer de sa
mâchoire au-dessus de la ligne de l’eau étaient agités d’un tremblement
incessant. Son menton était presque entièrement submergé, et Tayte ne
comprenait pas pourquoi elle n’était pas remontée plus haut. Il y avait
encore beaucoup d’espace au-dessus d’elle, et plus loin, le fond était
suffisamment peu profond pour distinguer le clapotis de l’eau, de plus en
plus prononcé vers l’extrémité fuselée de la grotte, où l’écume dansait
doucement sur les rochers déchiquetés affleurants.
Pourquoi ne remue-t-elle pas ?
Tayte se rua dans sa direction tout en se baissant. Il lui fallut presque
ramper pour l’atteindre.
— Amy ! appela-t-il de nouveau.
Elle ne parut pas remarquer sa présence. Il tira de sa poche le
téléphone que l’inspecteur principal lui avait prêté. L’eau ruisselait des
entrailles de celui-ci et l’écran vide était éloquent. Il le laissa tomber,
doutant de toute façon d’avoir un signal. Maintenant qu’il se trouvait tout
près d’Amy, tout en elle paraissait étrange. Son corps était penché en avant,
couché sur le côté gauche, ce qui amenait sa tête beaucoup plus bas dans
l’eau qu’il n’était nécessaire. Dangereusement bas. L’eau lui léchait
maintenant les lèvres en un baiser mortel, et montait à chaque nouvelle
vague.
Tayte posa la lampe de plongée sur un rocher voisin et saisit Amy par
les épaules. Il tenta de la redresser pour lui remonter la tête, en vain. Son
corps était complètement rigide et froid. Puis il remarqua que son bras
gauche était tendu sous l’eau. Retenant son souffle, il plongea avec la
lampe. Il était évident qu’elle tentait d’atteindre quelque chose. Il se
rapprocha jusqu’à distinguer sa main, et son anneau celtique attrapa la
lumière, attirant le regard de Tayte. Le nuage de sable s’éclaircit. Il
écarquilla les yeux, se dégagea violemment, toussant et crachotant,
s’étouffant presque dans les flots.
Il venait de contempler les orbites vides d’un crâne humain à moitié
enseveli dans le limon, juste assez dégagé pour lui rendre son regard. Tout
près reposait un tas de petits os blanchis, et un anneau en or, semblable à
celui d’Amy, encerclait encore l’un d’eux. Le bras d’Amy était tendu au-
delà, vers les extrémités renflées de deux ossements plus grands qui
saillaient du sable. Elle avait manifestement essayé de les dégager, sans
pouvoir y renoncer. Tayte prit sa main de force, et elle esquissa enfin un
mouvement tandis que ses doigts se cramponnaient aux ossements, tentant
de rétablir le lien, avant de se reculer brusquement, dans un accès de
panique, lui sembla-t-il.
Amy hurla :
— Gabriel !
Tayte la vit retomber dans l’eau. Il se précipita, lui souleva la tête au-
dessus de la marée montante. Elle recracha de l’eau de mer, se débattit dans
ses bras.
— Hé ! C’est JT !
Il ôta sa veste et lui enfila les bras dans les manches, lui maintenant la
tête droite tandis qu’il accrochait son regard.
— Amy ?
Il lui tapota les joues, qui étaient glacées. Prenant son visage entre ses
mains, il les lui frictionna.
— Amy, c’est moi !
Le front d’Amy se plissa. Puis Tayte surprit une esquisse de sourire, et
contre toute attente, elle parla :
— Merci, articula-t-elle, les lèvres tremblantes.
Tayte eut un sourire empressé :
— On va vous sortir d’ici !
Il tentait déjà de la porter vers l’entrée de la grotte, mais quelque chose
la retenait.
— La chaîne, balbutia-t-elle.
Dans le rai de sa lampe, il découvrit la chaîne rouillée de 5 mm
enroulée autour de sa taille. Celle-ci était sanglée serré, solidement attachée
par un lourd cadenas qui paraissait neuf. L’autre extrémité de la chaîne
s’éloignait de l’autre côté.
— Restez avec moi, Amy !
Elle luttait pour ne pas perdre conscience, et il était clair que le danger
qui la guettait était maintenant tout autant l’hypothermie que la noyade. Il la
redressa contre la roche aussi haut que le lui permettait la chaîne, lui
renversant la tête pour dégager ses poumons. Puis il suivit la chaîne à
l’intérieur de la grotte.
La rouille s’était incrustée dans le granit, semblable à un fossile de
serpent, ce qui laissait supposer que la chaîne était là depuis longtemps.
Plus prononcé de ce côté-ci, le lit de sable s’élevait, signifiant que l’eau
était moins profonde. La chaîne était à peine visible au-dessus de la surface,
et Tayte remarqua à quel point les maillons étaient érodés. En les examinant
de près, il se dit qu’ils devaient être assez abîmés pour céder sous la
pression adéquate. S’il pouvait dénicher un assez gros fragment de rocher,
peut-être pourrait-il les briser.
Il jeta un regard autour de lui, la vue trouble, tournant la tête deci delà.
Puis ses yeux tombèrent sur quelque chose qu’il ne s’attendait pas à revoir.
L’écritoire se trouvait au fond de la grotte. Les flots jouaient avec, la
soulevant et la poussant sur les rochers comme une souris à la merci d’un
chat infatigable. Il n’avait pas entendu le son creux derrière celui de l’eau
qui se brisait, mais maintenant qu’il voyait l’objet, celui-ci réclamait son
attention. Le coffret semblait abîmé, le couvercle cassé, en partie détaché. Il
rampa dans sa direction, se cogna le genou sur un rocher, ce qui le ramena à
ses priorités.
Amy… mais qu’est-ce que je fais ?
Il s’empara du rocher qu’il avait heurté et l’abattit des deux mains sur
la longueur de chaîne apparente, droit au but, prenant en sandwich l’acier
rouillé. La chaîne explosa, expédiant les maillons restants dans l’eau. Il
rampa de nouveau vers Amy. L’eau qui montait clapotait sur sa bouche et
son nez, et la chaîne ne la retenant plus, elle glissait en avant. Elle parut
s’agiter tandis qu’il la rattrapait et tirait sur la chaîne jusqu’à la dégager
complètement.
Dieu merci, songea-t-il. Puis, toujours à genoux, il se dirigea vers la
sortie, Amy dans les bras. Son contact avait dû parvenir à l’atteindre. Elle
entrouvrit les yeux très lentement.
— Le coffret, souffla-t-elle comme si elle lisait dans ses pensées.
Tayte avait déjà renoncé à l’idée.
— Je ne peux pas courir le risque, protesta-t-il. Il faut vous sortir de là.
Il poursuivit sa progression.
— Je vous en prie ! jeta Amy, plaidant du regard. Ou bien tout cela
n’aura servi à rien.
Tayte s’arrêta net. Il comprenait. Amy avait besoin de savoir pourquoi
Gabriel avait été assassiné, pourquoi Simon Phillips lui avait retiré son mari
aussi brutalement, et de façon définitive – elle en avait dorénavant la
preuve. Tayte comprenait, tout comme il savait qu’il devait à Schofield de
terminer ce qu’il avait entrepris. Le dernier secret de l’écritoire devait être
révélé pour donner un sens à ces quelques jours étranges en Cornouailles.
Et aux yeux d’Amy, cela comptait plus que tout. Quelles que soient les
conséquences, il leur fallait vaincre sans équivoque.
Tayte ne distinguait plus devant lui la fissure dans la roche. L’entrée
de la grotte était à présent complètement submergée. Ressortir allait
s’avérer difficile, au mieux, et pour couronner le tout, la chaîne toujours
nouée autour de la taille d’Amy par le cadenas allait jouer le rôle d’une
ceinture de plongée dès qu’ils n’auraient plus pied. Elle les entraînerait tous
les deux par le fond.
Chaque chose en son temps, se dit Tayte. Il ramena Amy derrière le
rocher où elle avait passé le pire de ces deux derniers jours, et alla l’installer
au fond de la grotte, où remontait la langue de sable. Il entrevit de nouveau
le coffret derrière un amas de bouteilles brisées. Tandis qu’il rampait dans
les entrailles de plus en plus étroites de la grotte, retenant son souffle à
chaque fois que l’eau le balayait, il pouvait voir que le coffret était en train
de se briser complètement. Impossible de revenir le lendemain matin
lorsque la marée se serait retirée – une idée qui lui avait traversé l’esprit.
Dès que celui-ci fut à sa portée, il lança une main vers le coffret, se
saisissant du couvercle tandis que le flot l’emportait et arrachait le reste. Il
vit le courant l’expédier par-dessus les rochers sur une mer écumante
jusqu’à l’écraser enfin au fond de la grotte. Le ressac éparpilla les
morceaux, devenus insignifiants et méconnaissables. Le coffret qui avait
tant fait souffrir tous ceux qui avaient croisé sa route n’existait plus. Un
papier plié flotta brièvement au milieu des débris – sans doute la lettre de
Lowenna, pensa Tayte – puis se décomposa dans l’eau comme du papier de
riz mouillé.
Le cœur de Tayte cessa de battre. Mais l’espoir lui revint lorsqu’il
étudia le couvercle qu’il tenait à la main – l’ivoire sculpté représentant la
femme allongée sur une méridienne. Le rebord gauche du couvercle était
brisé, révélant le coin humide d’un autre papier. Il tenta de tirer celui-ci, qui
se déchira à l’instant où il le toucha. Quelque chose, cependant, avait
bougé. La doublure intérieure qui comportait le cadran en ivoire glissa
légèrement, et en dépit du froid et de l’humidité, il sentit ses mains le brûler.
L’écritoire révélait enfin son ultime secret.
Tayte était certain d’apprendre grâce à ce couvercle la vérité sur ce qui
s’était produit la nuit où la Betsy Ross était arrivée de Boston ; il allait enfin
savoir ce qu’il était véritablement advenu d’Eleanor et de ses enfants.
Lowenna le savait, tout comme son père et l’imposteur qui se faisait appeler
William Fairborne. Il avait clairement gardé son emprise sur James
Fairborne jusque dans la tombe.
Tayte retourna précipitamment vers Amy, se tailladant les mains et les
genoux sur les restes de bouteilles dans sa hâte. Il en profita pour s’emparer
d’un tesson, songeant à l’hélice paralysée du canot pneumatique réduit à
l’impuissance. Il ne constata aucune amélioration à l’état d’Amy ; son teint
était toujours aussi bleu-gris et elle était toujours à demi inconsciente. Il
brandit le couvercle comme un trophée pour qu’elle puisse le voir, tâchant
de lui maintenir les yeux ouverts et d’éveiller son intérêt. Puis les faisant
coulisser, il sépara les deux parties du couvercle et souleva les papiers pliés
au milieu. Ils étaient humides, mais pas trop. L’interstice était très étroit, ce
qui avait dû comprimer le papier et le laisser au sec. Maintenant, il ne lui
restait plus qu’à trouver comment le conserver de cette façon.
Il chercha dans la grotte à la lueur de sa lampe quelque chose qui
pourrait lui servir, songeant avec ironie que de toutes les bouteilles en
plastique qui finissaient dans l’océan, il n’y en avait jamais une dans les
parages quand on en avait besoin. Il commençait à se dire que le couvercle
lui-même constituerait le meilleur endroit. Après tout, il avait bien servi
toutes ces années. Mais il était brisé. Il n’était pas certain que le papier
demeurerait en bon état le temps de regagner le canot. Il envisagea de le lire
à voix haute à Amy, en partie pour tenter de la garder éveillée. Il était sûr
qu’elle aurait elle-même insisté si elle avait compris qu’ils risquaient de
perdre ce texte. Mais il aperçut brusquement la réponse à son problème. Il
avait besoin de quelque chose d’imperméable, qui se trouvait juste là sous
son nez : la lampe de plongée.
— Ne me lâche pas ! lança-t-il en étudiant la lampe pendant qu’il
pouvait encore la voir.
Puis il éteignit, et l’obscurité fut aussi brutale que complète. Il dévissa
la base pour accéder à la pile rechargeable, fit glisser celle-ci et enroula les
papiers autour. Replacer la pile dans son logement fut un peu juste, et il ne
fut certain d’avoir réussi que lorsqu’il ralluma la lampe.
Ses yeux se posèrent sur Amy. Durant les quelques minutes
d’obscurité, il s’était souvenu d’elle comme il l’avait vue ce soir-là au
cottage, lorsqu’il avait découvert le coffret pour la première fois. Le
contraste était saisissant. Les yeux fermés, les traits dépourvus
d’expression, le teint cendreux. Il pressa deux doigts sur son cou. Son pouls
était faible et lent. Il savait qu’il n’avait aucun moyen de la sortir de là sans
aide. Il ne pourrait même pas la garder consciente suffisamment longtemps
pour atteindre la sortie. Et puis, il y avait aussi le problème de la chaîne. Il
savait ce qu’il lui restait à faire, mais il n’aimait pas ça.
Tayte referma étroitement les deux pièces du couvercle de l’écritoire,
qu’il glissa dans le col de sa chemise. Il jeta un dernier regard à Amy, puis
s’engagea plus profondément dans l’eau vers la sortie, songeant à
l’Aquastar et aux gardes-côtes, sachant que les secours n’étaient pas très
loin.
CHAPITRE 62

Le froid de la nuit glaça le dos de Tayte lorsqu’il balança la lampe de


plongée dans le canot pneumatique et grimpa derrière en soufflant comme
un phoque. La première brise à peine discernable lui donna la chair de
poule, et il n’osa même pas imaginer ce que ressentait Amy. Il pressait une
petite estafilade douloureuse sur son estomac – une dernière attention
infligée par les parois déchiquetées de l’entrée de la grotte. Il avait oublié à
quel point les flots étaient agités dans cet espace restreint dissimulé derrière
la profonde fissure dans la paroi de la falaise. Il se remit d’aplomb et
chercha à travers la brèche dans les rochers un quelconque signe de Hayne
ou de l’Aquastar.
Où est-il ?
Le projecteur de l’Aquastar demeurait invisible. La seule solution lui
apparut alors de faire redémarrer le canot pneumatique. Il devait
absolument trouver l’aide dont Amy avait désespérément besoin. Il sentit le
tesson dans la poche de son pantalon, le sortit et se jeta à l’arrière du
moteur. Il empoigna les lignes de pêche emmêlées, et alors qu’il s’apprêtait
à les tailler en pièces, avant même d’avoir pu commencer, un appel
prometteur résonna :
— Hello !
La voix était toute proche. Tayte se retourna et découvrit une
embarcation de taille moyenne qui pénétrait sur la gauche dans son champ
de vision, à environ six mètres de lui. Il ne l’avait pas vue car elle était
dépourvue de lumières. L’appel de Bastion aux garde-côtes, pensa-t-il. Ils
ont dû rameuter les gens du coin.
Tayte éclaira de sa lampe la proue du bateau qui approchait.
— J’ai besoin d’aide, ici ! cria-t-il.
Il s’empara d’une rame, poussa le canot pneumatique vers la trouée, et
franchit celle-ci en pagayant.
Lorsqu’il émergea, l’autre embarcation fonça à sa rencontre et stoppa
juste à temps. Le moteur vrombissait de façon erratique, en une succession
d’accélérations et de ralentissements, comme si la personne à la barre
mélangeait la marche avant et la marche arrière. Pour peu que le skipper
dispose d’une radio et d’un téléphone en état de marche, Tayte s’en fichait.
Il projeta le rayon de sa lampe sur le bateau – blanc, avec l’auvent à la
proue –, qu’il reconnut sans comprendre, certain de l’avoir déjà vu. Il
paraissait identique au bateau de pêche de Laity. Lorsqu’il pointa sa torche
sur l’homme qu’il s’apprêtait à accueillir comme le sauveur d’Amy, il
comprit que rien ne cadrait dans le tableau devant lui. Après toutes les
expériences surréalistes de ces derniers jours, c’était la cerise sur le gâteau.
Tayte demeura incrédule.
Bon Dieu, nous voilà sauvés par James Bond !
L’auvent dissimulait le visage de l’homme, mais Tayte apercevait en
dessous le contraste du lustre du revers de satin noir et du nœud papillon sur
une chemise blanche amidonnée. Il avait vu ce genre de tenue plus tôt dans
la soirée, sur les invités de Rosemullion Hall. Il savait qu’elle n’était pas à
sa place ici, sur un bateau de pêche solitaire à l’identification douteuse.
Lorsque la silhouette émergea de l’auvent, le canon d’un silencieux
retint toute l’attention de Tayte. Son regard tomba sur un visage qu’il
reconnut pour l’avoir rencontré au cours de sa première matinée en
Cornouailles, et soudain, tout ce qui s’était déroulé sur la plage de Durgan
se mit en place. L’image de Simon Phillips étalé dans le canot pneumatique
où il l’avait découvert clignota dans la tête de Tayte comme une publicité
subliminale. C’était le bateau de Tom Laity. Simon avait dû l’utiliser pour
se déplacer après s’être débarrassé du ferry, l’amenant à Durgan.
L’embarcation avait ensuite de nouveau changé de mains – ce qui de toute
évidence n’avait pas fait partie des plans de Simon.
Warwick Fairborne se rapprocha, brandissant le pistolet Makarov
bulgare de contrebande acquis pour l’occasion, un cadeau de ses créditeurs
pour garantir sa dette.
— Ça me chagrine de constater que vous êtes toujours dans les
parages, déclara-t-il.
Tayte scruta le revolver et l’air nerveux de Warwick, constatant que les
deux n’avaient pas l’air de faire bon ménage.
— Vous avez trouvé quelque chose par là ? ajouta Warwick.
— Quel genre ?
— Oh, je ne sais pas. Par exemple, une femme qui en sait
probablement autant que vous sur l’histoire de ma famille ?
Tayte déglutit et secoua la tête.
— Non… je cherche toujours.
— Quel dommage. Mais la marée monte encore. De toute façon, on
m’a assuré qu’à cette heure-ci, elle était en train de rendre l’âme.
Tayte comprit que Simon avait dû essayer de négocier avant que
Warwick ne l’abatte. Il regretta de ne pas avoir d’armes sous la main, mais
un tesson de bouteille contre une balle, la partie n’était pas équitable. Il
n’avait à sa disposition que les mots – et ceux-ci lui avaient déjà rendu bien
des services.
— Vous ne voulez pas m’en parler ? Tout me raconter ? Comment
vous allez me tuer pour protéger les intérêts de votre famille ? Et comment
n’importe qui aurait fait la même chose, ce genre de trucs ? La loi du plus
fort, et toutes ces conneries !
Warwick eut un sourire mal à l’aise.
— Très drôle, Tayte, mais Darwin, ce n’est pas vraiment mon rayon, et
j’ai bien peur que vous n’ayez pas droit de ma part à un délire mégalo sur la
protection des intérêts de ma famille.
Il arma le pistolet comme s’il s’était entraîné des milliers de fois.
— Il n’y a rien de personnel là-dedans. Vous n’êtes qu’un malheureux
effet secondaire. Le dernier détail d’un jeu qui est allé trop loin. Et le
moment est venu d’y mettre fin, conclut-il en levant son arme sur la poitrine
de Tayte.
Un centième de seconde plus tard, une balle de calibre 7,62 fit mouche
et Jefferson Tayte bascula en arrière dans le canot pneumatique.
CHAPITRE 63

L’inspecteur principal Bastion se trouvait à Rosemullion Hall avec la


doublure en uniforme de Hayne, complément d’une arrestation en attente.
Penché sur son émetteur radio, il était assis, en attente d’informations,
comme un père à la maternité, tandis que Sir Richard et Lady Fairborne se
trouvaient consignés dans une pièce donnant sur le vestibule.
Lorsque Bastion était arrivé à Rosemullion Hall, Sir Richard se tenait
prêt. Ses années de politique l’avaient suffisamment préparé à un peu de
badinage avec la police, et il était parfaitement conscient de ses droits. La
précédente visite de Tayte en compagnie de Hayne lui avait appris que
l’Américain était toujours vivant, il n’avait donc plus cela sur la conscience.
L’argent avait peut-être été découvert, l’on était remonté jusqu’à lui ? Et
alors ? Il récupérerait son argent. Qu’avait-il fait de mal ? Cependant,
lorsque Sir Richard avait appris la véritable raison de la présence de
Bastion, et qu’il avait entrevu l’effroyable vérité de ce que le policier
expliquait à demi-mot, sa façade redoutable avait cédé. Il avait fait déplacer
l’entretien depuis l’entrée jusqu’à une pièce privée sur la galerie du premier
étage. Il paraissait scruter le visage de Bastion, à la recherche de quelque
chose qu’il ne distinguait pas.
— Un meurtre ? répéta-t-il, toujours incapable de comprendre
comment cela pouvait être possible.
— C’est exact, monsieur. Simon Phillips. Un jeune homme qui
travaille au ferry à Helford Passage. Il a été abattu de deux balles dans la
poitrine. Le connaissiez-vous ?
Sir Richard secoua la tête en plissant les lèvres.
— Non.
La réponse était sincère.
— Eh bien, lui semblait vous connaître. Votre téléphone mobile est le
dernier numéro qu’il ait appelé, vers 13 h 40 cet après-midi. La
conversation a duré quelques minutes.
— Je rentrais en hélicoptère de Londres. Nous étions à peu près à mi-
chemin du retour.
L’inspecteur principal haussa un sourcil :
— J’espère que vous n’allez pas me dire qu’il s’agissait d’un faux
numéro, monsieur ?
— Non, je suis bien certain que ce n’était pas le cas.
Sir Richard tira sur son nœud papillon et laissa le ruban de soie se
défaire. Il se frotta la nuque, comme si son col avait été trop serré.
— La vérité, c’est que j’ignore l’identité de mon interlocuteur.
— Anonyme, alors ?
— Non. Pas exactement non plus. Voyez-vous, ce n’était pas le
premier appel.
Sir Richard s’interrompit. Il hésitait à déchaîner le cauchemar qu’il
était certain de voir s’ensuivre s’il parlait.
— Continuez, monsieur.
Sir Richard inspira profondément puis soupira, avant de déclarer :
— On me faisait chanter.
Voilà, c’était sorti.
Bastion remua sur son siège, les sourcils levés, comme identifiant là
avec bonheur quelque chose de familier.
— Je me trouvais ce soir à Durgan pour effectuer un paiement,
poursuivit Sir Richard. Un homme a appelé il y a quelques jours. Il
prétendait détenir des informations qui détruiraient ma carrière, et peut-être
même ma famille. Il a envoyé des preuves. Une partie d’entre elles, en tout
cas.
— Le testament de James Fairborne ? demanda Bastion, l’air fier de
lui.
Sir Richard acquiesça, surpris que l’inspecteur principal soit au
courant, mais soulagé de pouvoir en parler.
— Je ne pouvais pas me permettre le scandale, expliqua-t-il, même si
cette suggestion était un mensonge. Je suppose que tout cela va de toute
façon être examiné ?
— Pour l’instant, je serais bien incapable de vous le dire, répondit
Bastion, qui ramena la conversation à la plage de Durgan. Vous avez donc
déposé l’argent et vous êtes parti, n’est-ce pas ?
— C’est exact. Je ne suis pas resté là-bas plus de cinq minutes. Vous
avez récupéré la valise ?
— La valise, monsieur ? Nous n’avons retrouvé aucune valise, juste le
corps de Mr Phillips.
Pas de valise, songea Sir Richard.
— Quelqu’un d’autre était-il au courant de la remise de l’argent ?
interrogea Bastion.
Et voilà.
Warwick savait. Et j’ai conduit la police jusqu’à lui.
Personne n’avait vu Warwick depuis l’arrivée des invités à
Rosemullion Hall. Sir Richard comprit que son fils avait dû le suivre
jusqu’à Durgan, et avait attendu l’arrivée du maître-chanteur. Il l’avait
ensuite assassiné pour protéger son avenir, et s’était emparé de l’argent pour
régler ses dettes. Même à cet instant, Sir Richard aurait pu être tenté
d’atténuer les choses, de suggérer que le maître-chanteur avait pu avoir un
complice qui se soit retourné contre lui. Mais avec Tayte bien vivant et
Warwick dans la nature, il savait qu’après être allé si loin, Warwick ne
pouvait pas laisser le généalogiste en vie.
Tout cela était de sa faute à lui. Il n’y avait pas d’autre explication. Les
systèmes peuvent bien échouer. Pas Sir Richard Fairborne. Il comprenait
maintenant que cette maxime n’était qu’un mensonge. Il avait laissé tomber
son fils. Chaque violent échange entre eux avait poussé Warwick un peu
plus à chaque fois. Et aujourd’hui, cela l’avait poussé à ces extrémités. Sir
Richard savait qu’il devait mettre un terme à tout cela avant qu’il n’y ait
d’autre mort.
— Où est Mr Tayte ? demanda-t-il.
L’inspecteur principal lui relata la situation dans laquelle se trouvait
Amy.
— Et Mr Tayte est à sa recherche avec mon inspecteur à cet instant,
conclut-il.
— Je pense qu’ils sont tous les deux en danger, avertit Sir Richard.
Cette conversation à peine terminée, un bateau semi-rigide rapide de
la police s’élançait de Falmouth. Il traversa Falmouth Bay et franchit
l’embouchure de la Helford River en moins de deux minutes, mettant le cap
sur l’Aquastar. Hayne leur avait indiqué qu’ils devaient s’attendre à
retrouver Tayte quelque part sur le chemin, et le faisceau lumineux de la
lampe de plongée avait été facile à repérer. Mais à ce moment-là, la
situation était déjà explosive.

À cet instant, dans une pièce à l’extérieur de la galerie du premier


étage de Rosemullion Hall, l’émetteur radio sur lequel était penché Bastion
s’éveilla en grésillant :
— Nous venons d’avoir confirmation, monsieur. Le sujet a été
éliminé.
L’inspecteur principal plongea la tête dans ses mains.
— Merci, répondit-il sans être tout à fait convaincu.
Le résultat n’était pas celui qu’il avait espéré. Quelles que soient les
actions dont les gens se rendaient coupables et qui nécessitaient l’entrée en
action d’une unité armée, il ne comptait jamais là-dessus. Il avait promis à
Sir Richard qu’ils s’efforceraient, comme toujours, de ne pas faire plus que
de nécessaire usage de la force.
Ils n’ont pas dû avoir d’autre choix, se dit Bastion en quittant la pièce
pour annoncer à Sir Richard et Lady Fairborne que leur fils était mort,
abattu par la balle de calibre 7,62 d’un sniper.
CHAPITRE 64

Lorsque la balle atteignit sa cible dans un bruit sourd, Jefferson Tayte


bascula en arrière dans le canot. L’impact fit exploser la poitrine de
Warwick, qui trébucha et brandit son arme dans une saccade. La soudaine
avancée de Warwick dans ces circonstances intenses fit chanceler Tayte, qui
trébucha et tomba par-dessus le siège. S’il n’avait pas vu le sang
éclabousser la tenue de soirée de Warwick, Tayte aurait vérifié qu’il n’avait
pas été lui-même touché. En tout état de cause, avant même qu’il ait pu tirer
le moindre coup de feu, les plans de Warwick avaient été réduits à néant.
Comme trop lourde à porter, l’arme retomba le long de son torse.
Tayte l’entendit avec une précision parfaite heurter le pont avec fracas alors
que le sourire nerveux de son adversaire se transformait en incrédulité. Les
yeux écarquillés, il fixa Tayte, d’un air perdu et enfantin dans la lumière de
la torche. Puis il s’écroula. Tayte ne savait pas si c’était le froid ou le choc
qui le faisaient trembler. Il se redressa et aperçut sur sa droite un
projecteur : l’Aquastar venait d’apparaître au détour du cap. À sa gauche, le
bateau d’intervention approchait, rasant la surface de l’eau d’un autre
projecteur à la lumière vive.

Vingt minutes plus tard, Tayte était assis dans le bateau, enroulé dans
deux couvertures grises. Il assistait à l’hélitreuillage d’Amy, enveloppée
pour sa part comme un sandwich dans un gigantesque papier d’aluminium,
jusqu’à l’hélicoptère de secours rouge comme les boîtes aux lettres
anglaises. Elle était encore en vie, mais il était trop tôt pour savoir comment
allaient se dérouler les quelques heures suivantes ; trop tôt pour savoir quels
étaient les dégâts. Sa température interne était tombée à un niveau
dangereusement bas.
L’inspecteur Hayne se trouvait avec Tayte.
— Elle est entre de bonnes mains, affirma-t-il lorsque l’hélicoptère
piqua du nez puis repartit.
Tayte hocha la tête. Il en était convaincu. Amy recevrait tous les soins
nécessaires. Il scruta l’hélicoptère jusqu’à ce que celui-ci regagne la terre
ferme et disparaisse hors de leur vue. Puis il se retourna pour contempler
d’un air absent, au-delà de l’Aquastar, la grotte qui aurait pu si facilement
devenir son tombeau. Avec tout leur matériel et leur expertise, ils donnaient
l’impression que le sauvetage d’Amy était facile. Tayte savait qu’il n’en
était rien. Maintenant que Gabriel ne faisait plus partie de la liste des
personnes disparues, la grotte s’était transformée en une nouvelle scène de
crime. Les plongeurs allaient y passer un certain temps, songea-t-il tandis
que le bateau redémarrait.
— Vous allez garder la torche, aussi ? demanda Hayne en montrant la
lampe de plongée. Tayte lui rendit son sourire. L’objet paraissait tellement
faire partie intégrante de sa personne qu’il en avait presque oublié qu’il s’y
cramponnait toujours. Il l’examina brièvement, relâchant enfin sa prise,
conscient de ce qui se trouvait à l’intérieur.
— Je peux ?
— Pas sans une bonne raison. Du genre superglue, ou quelque chose
d’approchant.
— De la superglue… répéta Tayte en acquiesçant. Oui, on peut dire
qu’il y a entre nous un lien qui ne peut pas être rompu tout de suite.
— N’en parlez pas au chef, n’est-ce pas ?

Un ensemble de navires s’était réuni dans la baie à Nare Cove, un


groupe d ‘habitants du coin bien intentionnés, qui étaient sortis sur la rivière
pour apporter leur concours s’il en était besoin. À la tête de cette petite
flotte, Martin Cole observait les événements avec un espoir renouvelé. Il
avait été l’un des premiers sur les lieux, juste derrière les garde-côtes qui
s’étaient maintenant retirés. À peine avaient-ils appris la situation pour
Amy que Martin avait mené le recrutement des volontaires, mais la
nouvelle avait mis un moment à se répandre.
Il alluma une cigarette roulée et observa le bateau d’intervention se
rapprocher de l’assemblée inquiète, les yeux fixés sur l’homme dans les
couvertures grises, dont il savait qu’il lui devait beaucoup. Il croisa le
regard de Tayte, et distingua le léger signe de reconnaissance que lui
adressa celui-ci. Martin leva alors les mains au-dessus de sa tête et se mit à
applaudir lentement jusqu’à ce que, petit à petit, d’autres se joignent à lui –
puis le bateau disparut.
CHAPITRE 65

Dimanche.

Jefferson Tayte retourna au Royal Cornwall Hospital à Truro, en


milieu de matinée. Après avoir vu les secours emporter Amy un peu plus de
douze heures auparavant, le bateau de la police l’avait emmené à Helford
Passage, où la voiture de Hayne l’attendait pour le conduire lui aussi aux
urgences à l’hôpital. De nouveaux pansements propres pour ses précédentes
blessures et un autre pour soigner son estafilade à l’estomac, puis Tayte
était allé se coucher. Il était cependant d’abord resté suffisamment dans les
parages pour apprendre qu’Amy était hors de danger. Il était parti en
sachant qu’elle allait se rétablir rapidement et complètement.
Dans la chambre de Tom Laity, de l’autre côté du lit d’hôpital, il était
à présent témoin de cette remise sur pied. Amy avait retrouvé le sourire.
Puis il contempla Laity assis dans son lit, presque incapable de croire à la
réalité de la scène. Par terre à côté de lui, ses bagages fatigués étaient prêts
à rentrer avec lui aux États-Unis, mais pas avant qu’il ait achevé sa mission
en Cornouailles.
La lampe de plongée avait déjà retenu leur attention. Pendant tout le
récit qu’il leur avait fait de ce qui s’était produit depuis leur dernière
rencontre, leurs regards s’étaient attardé dessus plus d’une fois. Ensuite,
Laity lui avait raconté comment il avait suivi la vedette, jusqu’à la perdre de
vue, avant de la revoir alors qu’elle sortait de l’abri de la falaise peu de
temps après.
— Lorsque j’ai cru que la voie était libre, raconta Laity, je suis allé
jeter un œil de plus près.
— Je n’en croyais pas mes yeux, renchérit Amy. Je pensais voir
revenir Simon, mais c’était Tom Laity ! J’étais sauvée. En tout cas, c’est ce
que j’ai cru, rectifia-t-elle avec un froncement de sourcils.
— Il avait dû me repérer, expliqua Laity en portant une main à sa tête
blessée. Il m’a sauté dessus pendant que je m’affairais à libérer Amy. Il m’a
assommé avec un rocher et m’a laissé pour mort.
— J’ai cru que tu étais mort, dit-elle.
Laity gloussa.
— Je suis plus solide que ça.
— Et à quoi servait le fil de pêche ? demanda Tayte.
Laity eut un rire.
— La marée montante a dû me faire revenir à moi, expliqua-t-il. J’ai
rampé jusqu’à Amy et j’ai tiré de ma poche une bobine de fil de pêche
orange vif que j’utilise pour le maquereau. Amy l’a fixée, et à partir de là,
j’ai à moitié nagé et flotté. J’ai dû me retrouver détaché de la ligne, et j’ai
dérivé jusqu’à ce que ce bateau de pêche me retrouve.
Amy se défendit :
— Les nœuds, ce n’est pas vraiment ma spécialité.
— Eh bien, je suis content que tout se soit arrangé, conclut Tayte, qui
souleva enfin la lampe de plongée de ses genoux, attirant leur attention. Je
n’ai pas pu l’ouvrir, remarqua-t-il, sachant qu’il avait lutté avec sa
conscience toute la nuit, contemplant la lampe et son contenu jusqu’à ce
que l’image de celle-ci se soit imprimée sur sa rétine. Ça ne paraissait pas
juste, ajouta-t-il. Pas après tout ce que vous avez subi.
Amy ne reconnaissait pas la lampe, et Laity, derrière son sourire figé,
le regardait sans comprendre.
— Le coffret a été détruit dans la grotte, expliqua Tayte. Le couvercle
est dans mon porte-documents, mais c’est tout ce qu’il en reste. À
l’exception de ce que j’y ai trouvé, ajouta-t-il avec un sourire entendu. Et
qui est enfermé là-dedans, fit-il en tapotant la torche.
— Des réponses ? demanda Amy.
Il acquiesça, les mains tremblantes d’anticipation tout en dévissant la
base de la torche.
— J’espère bien.
La pile était serrée à l’intérieur. Tayte sortit de sa poche un stylo dont
il se servit pour la dégager, et lorsqu’elle tomba sur ses genoux, la liasse de
papiers se déroula. Il l’étudia, séparant soigneusement les pages, prenant
son temps maintenant que le moment était arrivé. Il y avait deux types de
papiers différents : deux lettres. Le papier de la première était épais et
rêche, les rebords déchirés, les mots par endroits brouillés et maculés. Elle
était datée du 23 octobre 1783 – le jour du naufrage de la Betsy Ross.
Tayte avait de nouveau les mains moites. Il lut le titre sur la première
page : « Journal de Katherine Fairborne ». Tête baissée, il déchiffra
lentement les mots, remarquant que le style changeait au fil des lignes. Les
taches paraissaient plus fréquentes, et l’écriture précipitée. Il inspira :
— Allons-y.
Il est tôt dans la soirée, et nous sommes pris entre un ciel déchaîné et
une mer tumultueuse, alors que nous atteignons enfin notre destination. On
dirait les ténèbres de minuit, dans un endroit où ne brillent ni la lune ni les
étoiles, sans que nos yeux puissent rien distinguer. Pourtant, l’espoir renaît,
sous la forme d’une unique lueur dans l’obscurité, un autre vaisseau dont le
capitaine Grainger espère que nous pourrons le suivre jusqu’à Falmouth,
guidés peut-être par quelqu’un qui connaît mieux que nous ces eaux.
Tayte s’interrompit. Un long soupir muet s’échappa de ses lèvres
tandis que son regard déchiffrait plus avant, alors même qu’il savait déjà ce
qu’il allait lire.
Catastrophe ! Nous nous sommes échoués ! Un craquement tellement
énorme a secoué la cabine que je suis convaincue que la coque s’est brisée
en deux. La Betsy Ross donne de la bande, nous prenons l’eau.
À chaque mot, l’humeur de Tayte s’assombrissait, reflétant l’angoisse
de Katherine comme s’il se trouvait à bord de la Betsy Ross avec elle, dans
ces derniers instants. Il poursuivit sa lecture.
Mère est aux petits soins pour Clara, grandement inquiète de son état.
Petit George s’agrippe à elle comme une sangsue, et Laura s’est
recroquevillée contre moi. Je crains que la panique ne soit sur nous tous.
Tayte déchiffra difficilement la ligne suivante. La pliure du papier
déformait les mots. Il aplatit la feuille et détermina chaque mot jusqu’à
comprendre le sens.
Père est venu nous chercher. Un par un, nous quittons maintenant ce
qui constituerait sinon notre tombe liquide.
23 octobre 1783. À bord de la Betsy Ross, au large de Godevry Cove,
Cornouailles.

L’écoutille s’ouvrit brusquement et Katherine vit son père dégringoler


les barreaux de l’échelle, laissant pénétrer avec lui dans la grande cabine les
éléments déchaînés.
— Vite ! Tout le monde sur le pont. Nous sombrons !
Katherine était assise dans l’ombre au fond de la cabine, notant la
scène d’effroi et de panique tandis que le reste de la famille évacuait le
logement exigu. Son père fut le dernier à partir, et elle ne courut pas
derrière lui. Sur la table, la lampe tenait toujours, toujours éclairée. Elle
devait absolument noter tout cela pendant qu’il était encore temps, et elle
avait presque terminé.
Une nouvelle embardée secoua le bâtiment, qui grinçait et craquait
autour d’elle. L’écoutille claquait dans le vent violent, ajoutant au chaos.
Puis la cloison arrière de la cabine se brisa soudain en deux, et le vent
s’engouffra dans la charpente, ouvrant la pièce comme un vulgaire sac en
papier.
Katherine reprit ses esprits.
Elle s’empara de l’écritoire, y jeta sa plume et son journal, et se
précipita vers l’échelle en criant :
— Attendez !
Son cœur se mit à battre dans sa poitrine, accélérant sa respiration,
comme si elle venait soudain d’émerger de l’histoire qu’elle était en train
d’écrire, et savait maintenant comment celle-ci allait s’achever. Elle tenta
d’atteindre la rampe alors qu’un nouveau craquement déchirait la cabine et
l’expédiait à terre. Le bâtiment se brisait. Elle devait absolument sortir. Elle
tenta de se lever, mais ne put que voir avec horreur l’échelle se tordre et
s’abattre dans sa direction, pulvérisant la table et faisant basculer la pièce
dans l’obscurité.
À chaque assaut des flots, s’abattant en barrages d’écume réguliers
d’une telle puissance destructrice que le vaisseau de 110 tonnes n’avait pas
plus de force pour y résister qu’un fétu de paille, la Betsy Ross se disloquait
rapidement. Dans l’obscurité de la grande cabine, Katherine perçut au loin
des voix inconnues, par-dessus celles de sa famille terrifiée et de l’équipage
maintenant évacué. À tâtons, elle chercha la brèche où la charpente s’était
brisée, consciente qu’il lui fallait sortir avant que le brick ne souffre
davantage de dommages ou ne soit balayé et emporté par le fond, où elle
savait qu’il finirait par reposer.
Des secours sont-ils déjà là ? se demanda-t-elle.
Il n’y avait pas grand-chose à voir dans la nuit environnante. Elle
distinguait néanmoins des gens dans l’eau, et d’autres agrippés à des
rochers. Elle crut entendre à un moment sa mère crier, mais le vent déchaîné
emporta l’écho trop rapidement pour en être certaine. Puis une lumière
attira son attention, détachant son regard des rochers sous le rivage. Il y
avait une maison. Une lumière brillait à la fenêtre. Avaient-ils vu le
vaisseau en danger et avaient-ils sonné l’alarme ?
Les yeux de Katherine s’accoutumèrent à l’obscurité, et elle remarqua
alors d’autres lumières, plus petites et lointaines, entre la maison et les
rochers, qui se rapprochaient.
— Nous sommes sauvés ! fit-elle en battant des mains, au profit de
quiconque pouvait l’entendre au-delà de l’épave.
Elle passa maladroitement une jambe par l’ouverture, accrochant ses
sous-vêtements, et regretta de ne pas avoir pris l’habitude de s’habiller
davantage comme l’équipage, comme Laura l’avait fait depuis leur
première semaine en mer.
Katherine maudit sa tenue parfaitement et lamentablement inutile,
aussi rose que le rose qui était monté à ses joues la première fois qu’elle
avait rencontré l’homme pour lequel elle l’avait depuis portée. Elle se
méprisait maintenant pour s’être autorisée une telle vanité arrogante.
Et où est mon timonier à présent ? se demanda-t-elle. Où est Jack,
alors que j’ai besoin de bras forts pour me soulever et m’emporter à l’abri,
à terre ?
Elle tira de nouveau sur le tissu, plus violemment cette fois-ci, et il se
déchira, la déséquilibrant au point qu’elle faillit tomber à la mer. La brève
vision des flots déchaînés et écumants lorsqu’elle se pencha lui fit
comprendre qu’elle devait calculer au plus juste sa sortie. Il y avait des
rochers en dessous, et à chaque nouveau crescendo de vagues, l’épave
penchait et se déplaçait. Il serait difficile de les éviter.
Les feux avaient maintenant atteint le rivage, plusieurs silhouettes
tenant devant elles des lanternes qui les dotaient dans l’obscurité d’une
lueur isolée, évoquant des spectres. Une des lanternes projeta sa lumière sur
un membre d’équipage qui atteignait la rive. Au même instant, Katherine
fut frappée d’horreur et d’incompréhension. Elle écrasa une main sur sa
bouche pour réduire au silence le cri qui avait failli jaillir, incapable de
comprendre la réalité à laquelle elle venait d’assister.
Néanmoins, les coups violents qui s’abattirent ensuite ne purent que la
convaincre. Terrifiée, Katherine regarda l’homme impuissant se faire rouer
de coups avec ce qui ressemblait à un rocher. À chaque fois qu’il tentait en
vain de se cramponner pour se remettre sur ses pieds, une pluie de coups le
faisait retomber sur le sable. Semblable à un projecteur sur la scène d’une
pièce macabre, la lanterne vit se dérouler toute la scène.
Plusieurs autres se joignirent rapidement à elle, éclairant les lieux
tandis qu’un second membre d’équipage, épuisé par sa lutte contre les flots,
sortait de l’eau, apparemment inconscient de la fin de son compagnon de
bord. Le marin tendait les bras en direction de la bande, les prenant de toute
évidence pour des sauveurs, comme l’avait fait Katherine. Alors, celle-ci vit
une brute quitter le groupe, charger dans l’eau avec enthousiasme, écrasant
tous les autres de sa taille, sans rocher ni arme quelconque, sans rien d’autre
que ses poings serrés, qu’il abattit sur les épaules du marin, le faisant
tomber à genoux. Puis la brute le maintint par la gorge sous l’eau noire,
jusqu’à ce qu’il ne bouge plus.
Katherine demeurait pétrifiée. Un autre homme s’écarta du groupe, un
autre géant dont les mains balançaient des coups de poing dans l’air au-
dessus de lui, exigeant l’attention de tous les autres.
— Souvenez-vous ! cria-t-il. Uniquement les coups ou la noyade. Pas
de lames. Il faut qu’ils aient l’air d’avoir été pris par la mer.
Des acclamations s’élevèrent de la bande, qui brandit bien haut un
assortiment de gourdins. Puis le groupe se sépara, répandant de nouveau la
lumière le long du rivage et sur la mer, tandis que chacun se mettait en
quête de sa victime suivante.
Katherine se recroquevilla à l’intérieur de la cabine. Mains
tremblantes, elle trouva la table, sur laquelle elle posa son écritoire. Elle
tâtonna dans l’obscurité à la recherche du tiroir où étaient rangés le briquet
à amadou et la réserve de chandelles. Elle devait consigner ce dont elle
avait été témoin, et elle comprit alors que le feu qui avait tant soulevé
l’enthousiasme de l’équipage alors qu’ils atteignaient la Manche n’était pas
celui d’un navire, mais celui des naufrageurs qui avaient réussi à les attirer
sur les récifs.
Sa main trouva la poignée du tiroir. Elle en retira un briquet à amadou
en cuivre et une unique chandelle. Au quatrième essai, les filaments de
chanvre sec s’embrasèrent, et une fois la bougie allumée et fixée, Katherine
ouvrit son écritoire et prit sa plume. Avant de plonger celle-ci dans l’encre,
elle retourna à l’ouverture mesurer combien de temps il lui restait. Elle
savait que la lumière attirerait l’attention. Elle devait se montrer rapide.
Plus rapide qu’elle ne l’avait imaginé.
Un petit bateau se déplaçait maintenant sur l’eau, éclairé par plusieurs
lampes. Il se dirigeait vers les récifs – vers la Betsy Ross. Elle remarqua que
d’autres membres de la bande s’étaient déjà frayé un chemin autour des
rochers, à la base des falaises. La lueur des lanternes dansait, les gourdins
s’abattaient, et elle comprit que tout espoir était définitivement perdu pour
sa famille et elle. Elle pensa à sa mère, d’une bonté de sainte, et à Laura, se
demandant si elle s’était montrée bonne sœur à son égard. Elle eut du mal à
réprimer ses larmes. Puis des images du petit George s’imposèrent à elle, et
cette fois-ci, elle ne put empêcher les sanglots de la secouer, sans rien
pouvoir faire d’autre que plonger sa tête dans les dentelles de sa robe.
Lorsqu’elle releva les yeux, l’esquif s’était rapproché, mais son
avance s’était interrompue. Il tanguait et roulait sur des vagues qui
semblaient n’avoir aucun respect pour la nature, s’écrasant sur le rivage et
jaillissant des rochers de tous côtés.
Katherine vit alors pourquoi le bateau s’était arrêté. On tira un homme
des flots, un homme qu’elle connaissait et aimait tellement. C’était son
père, James Fairborne. Elle détourna les yeux lorsque la première pierre le
frappa. Puis chaque bras sur le bateau se leva et s’abattit tel un marteau sur
l’enclume d’un forgeron.
— Père ! hurla-t-elle, prête à se jeter à son secours et à courir à sa
mort certaine.
Mais elle savait que c’était impossible. Il lui fallait raconter ce dont
elle avait été témoin. Elle retourna en courant à la table et se mit à écrire à
toute vitesse, maculant les mots de ses larmes.
CHAPITRE 66

Tayte interrompit sa lecture. Il leva des yeux embués sur Amy, puis
Tom.
— « Mon père est mort ! », répéta-t-il.
Amy se leva pour aller déchiffrer la phrase par elle-même :
— Ce n’est pas possible.
Tayte avait lui-même du mal à y croire.
— On n’invente pas ce genre de choses, protesta-t-il.
Ce n’était pas la réponse qu’il s’était attendu à trouver, mais il ne
pouvait pas la réfuter. Il s’attendait à découvrir que James Fairborne avait
tout manigancé, et passé le reste de son existence dans la peur que
quelqu’un ne le découvre, ne découvre l’écritoire de Katherine et le secret
qu’elle abritait.
— Ils ont donc tous étés assassinés cette nuit-là, remarqua Amy.
— Des naufrageurs ! ajouta Laity, le regard brillant.
— Plus que cela, renchérit Tayte. Ils ont tout pris à James Fairborne.
Sa vie, sa famille, et son identité.
La réponse au mystère qui entourait le légataire universel du testament
de James Fairborne était brusquement très claire. Tayte comprenait
maintenant qu’ils étaient tous les deux des imposteurs, l’homme qui s’était
fait appeler James Fairborne et l’homme qui avait prétendu être son frère.
Leur machination meurtrière leur avait permis de voler leur fortune et ils
avaient pris toutes les précautions nécessaires par l’intermédiaire du
testament pour s’assurer que leurs mensonges se perpétueraient au-delà de
leur propre existence.
Tayte retourna aux lettres, dont il poursuivit la lecture.
— « Mon père est mort ! À présent, la chandelle les a attirés, mais ce
ne sont pas des papillons de nuit qui vont venir mourir dans sa flamme.
J’entends maintenant leurs bottes résonner sur les planches au-dessus de ma
tête. Ils sont là. »
Il s’interrompit, puis ajouta :
— Cela s’arrête là, annonça-t-il en se demandant, comme les autres
probablement, comment était mort le reste de la famille Fairborne.

En 1783, Katherine traça ses mots sans perdre un instant. Elle déchira
les pages de son journal et les dissimula soigneusement dans le couvercle
du coffret. Elle refermait à peine celui-ci qu’un visage barbu aussi sauvage
et odieux que les ténèbres apparut à l’envers par l’écoutille.
— Qu’avons-nous là ? lança-t-il.
Il arbora un sourire menaçant, visiblement ravi de sa trouvaille.
Katherine vit apparaître ses bottes, bientôt suivies par le reste de sa
personne tandis qu’il se laissait tomber lourdement à travers l’écoutille puis
bondissait sur ses pieds. Son sourire se transformait à présent en
concupiscence tandis qu’il la reluquait de haut en bas comme si elle était un
prix qu’il venait de remporter.
— Et tu t’es mis sur ton trente-et-un pour nous ! lança-t-il en faisant le
tour de la table pendant que Katherine reculait vers l’ouverture. Et tu es
sacrément jolie, ajouta-t-il.
Il bondit et éclata de rire tandis qu’elle s’esquivait.
Puis alors qu’elle fonçait vers l’ouverture, il la bloqua, la clouant
contre l’une des couchettes.
— Voilà un petit extra dont le patron ne nous avait pas parlé !
Katherine demeura incapable de trouver ses mots, aussi inutiles soient-
ils. Elle se débattit de toutes ses forces, mais elle n’était pas de taille. Il
l’attira contre lui, se pressant contre elle. Elle entendit sa robe se déchirer, le
coup sur sa poitrine. L’homme bavait maintenant, si proche qu’elle pouvait
sentir son haleine de tabac froid. Elle prit à peine conscience du deuxième
homme qui bondissait à travers l’écoutille.
Son agresseur tournoya :
— À la queue ! C’est moi le premier !
— Voilà qui dit le contraire ! cria une voix.
Un morceau de bois s’abattit sur la tête de l’homme et il tomba
comme une chiffe.
Katherine se retrouva les yeux plongés dans ceux de Jack. Son
timonier était bien venu à son secours. Il la saisit par le poignet et la releva
de la couchette – l’attira dans ses bras et l’étreignit autant qu’il était
possible. Quelques instants plus tard, il la poussait à travers l’ouverture.
— Vas-y ! jeta-t-il tandis que ses yeux la suppliaient d’obéir.
Au-dessus de leurs têtes, l’écho de pas lourds ébranlait le plancher
tandis que les naufrageurs s’affairaient sur le navire comme les rats qu’ils
étaient.
Toujours accrochée à l’écritoire, incapable de supporter l’idée d’être
de nouveau séparée de Jack, incapable de supporter l’idée de ce qui pourrait
lui arriver s’il demeurait là, Katherine secoua la tête. Elle atteignit
l’ouverture et il se détourna enfin d’elle, distrait.
— Je t’en prie ! supplia-t-il.
Et Katherine sauta.

Comment atteignit-elle le rivage, ou même pourquoi respirait-elle


encore, elle n’en avait aucune idée. Comment même en avait-elle le droit,
elle l’ignorait, mais la sensation du sable mouillé entre ses doigts constitua
un réconfort semblable à celui d’un oreiller après une longue et pénible
journée.
Jack…
Son illusion se dissipa bien vite. Elle roula faiblement dans le sable et
regarda la Betsy Ross, sachant au plus profond d’elle-même que son
timonier n’avait pas pu s’en sortir. Le brick était inondé des feux des
lanternes, comme les récifs alentour. Les naufrageurs étaient en train
d’achever leur maléfice.
Sont-ils tous là-bas ? se demanda-t-elle. Les lanternes étaient aussi
nombreuses que ceux qu’elle avait vus toute la nuit. Elle soupesa ses
chances, au souvenir de la maison aperçue plus tôt et de la lueur brillant à
sa fenêtre. Existait-il un espoir qu’elle puisse donner l’alarme ? Elle se
détourna de l’épave pour chercher de nouveau le halo, et comprit
instantanément que tout espoir était perdu.
Une lanterne approchait le long du rivage, suivie d’une autre toute
proche. Entre les torches, la première lanterne et elle, un corps sans vie
dérivait sur le ventre, à environ deux mètres, poussé par la marée, se
coinçant dans le sable lorsque les vagues refluaient, puis remontant toujours
plus haut lorsque la mer revenait. Encore une pauvre âme de l’équipage,
pensa-t-elle à cause de la tenue, sachant que sa propre fin était proche. Mais
la silhouette était trop petite, les cheveux trop longs et familiers. C’était
Laura.
Katherine ne fit aucun effort pour se lever de la plage tandis que la
première ombre approchait. Elle était trop faible pour lutter, aussi bien
physiquement qu’émotionnellement. Quel espoir pouvait-elle entretenir
contre la brute qui apparaissait derrière sa lanterne et la tirait par les
cheveux ? Elle n’émit pas un son, en dépit de la douleur. Son écritoire finit
par dégringoler des plis de sa robe trempée, répandant son contenu sur le
rivage, faisant couler l’encre sur le sable, aussi noire que son sang.
La brute se pencha pour la ramasser et l’admirer.
— Laissez-moi partir, plaida enfin Katherine. Prenez le coffret. Je
vous le donne.
La brute sourit. Il referma le couvercle d’un claquement, saisit sa
jeune nuque souple dans sa main calleuse et l’attira vers lui.
— Il est déjà à moi ! gronda-t-il.
La seconde lanterne arriva à temps pour retenir sa violence.
— Ne t’attarde pas ici ! ordonna l’homme qui s’avançait dans la
lumière.
La main autour du cou de Katherine la laissa tomber, comme un chien
de chasse laisse tomber le gibier au pied de son maître.
— Apporte-moi le corps de James Fairborne, ordonna l’homme. Il ne
doit jamais être retrouvé.
La brute se détourna et son maître le rattrapa par le bras.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il, les yeux sur le coffret.
Rien ne doit quitter la plage ! J’ai été très clair là-dessus !
Il s’empara de l’objet qu’il admira en le retournant.
La brute lui tournait maintenant le dos, et s’éloignait, l’échine basse.
— Pas de témoins ! lui jeta son maître. Pas une âme, ajouta-t-il
comme s’il confirmait une tâche précédemment assignée.
Il admira de nouveau le coffret et sans le quitter des yeux, déclara :
— Et lorsqu’on me retrouvera à la place de ton père, moi-même à
moitié mort et meurtri, voici qui fera un bibelot parfait auquel m’accrocher.
Un objet précieux à mes yeux, moi, James Fairborne, après que la mer m’ait
arraché tout le reste.
Il baissa le regard et fixa le bas de la robe de Katherine, baignée dans
le sable à ses pieds. Il suivit les plis flottants sans jamais regarder son
visage. Puis il la força à plat ventre, et Katherine sentit sa lourde botte sur
sa nuque, qui lui pressait le visage dans le sable jusqu’à ce que son cri
étouffé s’achève dans le silence et que son corps qui se débattait accepte
enfin la froide étreinte de la mort.
CHAPITRE 67

Jefferson Tayte secoua la tête en réfléchissant au terrible sort de la


famille Fairborne, se demandant comment qui que ce soit pouvait concevoir
une telle machination meurtrière, et encore moins la mener à bien.
— Qui a fait ça ?
Il plaça les extraits du journal de Katherine sur le lit. Il constata
qu’Amy partageait sa colère et que le sourire de Laity avait laissé place à
des yeux embués. Il tenait les pages restantes, dont l’écriture était claire, le
papier dépourvu de toute marque.
— La réponse est peut-être là.
La lettre signée de Lowenna était datée du lundi 16 mai 1803 – la
veille de l’assassinat de Mawgan Hendry. Tayte s’éclaircit la gorge et
poursuivit :
Que mon père ne soit pas l’homme qu’il prétend être, j’en suis
certaine. Que James Fairborne ait été assassiné avant même d’atteindre les
rives de la Cornouailles en 1783, je n’en doute pas. Ces quelques derniers
jours m’ont vue me demander qui je suis réellement, même si je n’ai
sûrement aucun droit au nom de Fairborne. Aujourd’hui, le lendemain du
jour où j’ai découvert que le journal de Katherine dévoilait une vérité
saisissante, j’en ai appris assez du passé de mon père pour nous donner à
tous notre véritable nom.
Depuis que mon père a articulé ce mensonge destiné à me faire croire
que Katherine Fairborne était sa fille – après avoir lu de la main de
Katherine qu’elle avait été témoin du meurtre de son véritable père – j’étais
déterminée à mettre sur pied mes propres plans pour protéger mon avenir et
celui de mon enfant à naître. Le succès devait résider dans la simplicité. Je
redeviendrais agréable et conforme aux souhaits de mon père. Je
retrouverais mes habitudes, comme si l’épisode qui s’était déroulé entre
nous après la promenade à cheval n’avait été rien d’autre qu’une folie
puérile.
Ce matin, je suis retournée aux écuries à la recherche de mon père. Au
lieu de ma tenue de cheval habituelle, tunique et culottes, je portais ma
robe jaune la plus éclatante et un sourire encore plus rayonnant à son
profit. Mais j’étais en retard – ou plus exactement, il semblait être sorti plus
tôt. Sa jument n’était pas là, et bien que cela ne soit pas de mon fait, je fus
heureuse de voir Gwinear seule, heureuse qu’il m’ait été épargné la
promenade du matin. Au moins, j’avais fait mon apparition à l’heure
attendue, et lorsqu’il reviendrait, je serai là à feindre la déception.
Mais quelque chose n’allait pas dans la scène aujourd’hui, et je ne
compris pourquoi que lorsque j’entendis arriver de lourds sabots. Le
garçon d’écurie demeurait invisible. Mon père lui arracherait la peau du
dos s’il n’était pas là. Où avait-il disparu ? Aussi surprenante et fâcheuse
qu’une fièvre brutale, la réponse se matérialisa sous la forme grossière de
cet homme au service de mon père, qui fit son apparition, se pressant à
grand pas pour rejoindre mon père en lieu et place du garçon d’écurie.
Pourquoi je ne parvenais pas à l’affronter, je l’ignorais. Je le tenais
alors pour rien de plus qu’un domestique de mon père, même si ses tâches
me demeuraient inconnues et qu’on le voyait rarement. Nous n’avions
jamais été présentés et nous ne nous étions jamais parlé. Et pourtant, je
savais très bien pourquoi je pris alors la fuite, me réfugiant derrière les
bottes de foin au fond de l’écurie. Contempler cet homme d’aussi près ne
peut qu’engendrer une peur irrationnelle. Mais il s’avéra que la chose
allait être à mon avantage.
Dissimulée dans le désordre des meules et les plis de ma robe jaune, je
demeurais là, priant pour qu’il ne m’ait, ni vue, ni entendue. Puis, alors
que je jetais un œil pour voir la brute accueillir le retour de mon père, je
sus que mes prières avaient été exaucées. Je vis mon père descendre de
cheval et marcher au côté de sa jument tandis qu’on la menait vers moi, et
je n’osai bouger de ma cachette par crainte pour ma vie si jamais j’étais
découverte. Et de cette cachette, j’en suis venue à découvrir la véritable
identité de mon père et la raison pour laquelle il conservait cette brute
odieuse de domestique si près de lui.
Ce matin de mai 1803, Lowenna demeura pétrifiée dans le foin, tous
ses sens aiguisés. Le plus grand des deux hommes parla le premier, et leurs
voix étaient étouffées sous le pépiement matinal des oiseaux. Il était de
toute évidence dans tous ses états.
— Je te le dis, si elle sait quoi que ce soit de Katherine Fairborne,
alors elle en sait déjà trop !
— Elle ne sait rien !
La brute ricana.
— La bonne vie t’a ramolli le cerveau, Ervan !
Le père de Lowenna devint rouge de fureur.
— Ne prononce pas ce nom ici, ni nulle part !
— Et pourquoi pas ? En as-tu déjà tellement honte ?
— Il appartient à un passé qu’il vaut mieux oublier, c’est tout.
La brute secoua lentement la tête en l’abaissant sur sa poitrine, comme
s’il n’en croyait pas ses oreilles.
— Que nous est-il arrivé ? Autrefois, les hommes craignaient notre
nom.
Il releva la tête et ils se fixèrent droit dans les yeux.
— Regarde-nous à présent, poursuivit-il. Toi, un respectable
gentleman, et moi… que suis-je, Ervan ? Dis-moi, mon frère. Que suis-je
devenu, moi ?
Le père de Lowenna demeura silencieux, et elle sentit sa colère monter
en lui. Elle la connaissait suffisamment.
— Je ne suis rien, poursuivit la brute en se penchant encore davantage.
Je suis une ombre, encore plus que lorsque je pouvais fièrement m’appeler
Breward Kinsey.
Dans sa cachette, Lowenna sursauta en voyant son père laisser libre
cours à sa rage.
— Tu vas trop loin ! cria-t-il sans plus baisser la voix tandis qu’il
chargeait la brute de ses poings et le clouait à une poutre.
À la surprise de Lowenna, il n’y eut pas de représailles. La brute
apparut soudain soumise, comme un enfant, en dépit de l’avantage que lui
conféraient sa taille et sa force.
— N’ai-je pas pris soin de toi ? demanda son père. Ne t’ai-je pas dit
que ton heure viendrait ?
La brute se tortilla contre la poutre pour se libérer.
— Elle vient déjà trop tard !
Lowenna vit son père se reculer alors. Ses muscles se détendirent et
ses mains se portèrent au visage brutal, le serrant entre elles.
— N’ai-je pas toujours pris soin de toi ? Ou bien as-tu oublié
comment c’était avec notre propre père ?
Breward Kinsey secoua la tête.
— Ton esprit a-t-il enfermé bien loin ces abominables moments depuis
la mort de notre mère, peut-être pour t’épargner la souffrance ? ajouta
Ervan.
— Je ne m’en souviens que trop bien.
— Tout comme moi.
Ervan rapprocha son visage de celui de son frère, qu’il ne puisse y
avoir entre eux aucune distraction.
— Je l’ai tué pour toi, Breward. Je l’ai tué de ces mains pour qu’il
cesse de te faire souffrir. Et j’ai été là pour toi depuis ce jour-là – depuis que
nous avons pris la fuite et nous sommes cachés.
Breward hocha la tête.
— Eh bien, j’en avais assez de me cacher, expliqua Ervan.
La brute répliqua vertement :
— Et que crois-tu que j’ai ressenti toutes ces années ? Que crois-tu
que je ressente encore aujourd’hui ?
— Le plan était clair et nous étions d’accord, répliqua Ervan. Et tu
dois continuer à attendre que ton heure vienne. N’oublie pas pourquoi nous
avons fait cela, Breward. Il n’a jamais été question de nous. Tout était pour
nos enfants, pour qu’ils puissent tout avoir, contrairement à nous. Tu seras
pris en charge, et tes enfants récolteront les fruits en même temps que les
miens après que nous ne serons plus que des ossements dans la terre, et que
la légende de nos existences antérieures ne sera rien de plus qu’un murmure
dans la nuit, ou une bouffée de fumée de la pipe des hommes trop effrayés
pour en parler.
— Tu parles si fièrement de tes plans, Ervan ! lança Breward en se
dégageant enfin, obligeant son frère à reculer. Mais tes plans n’auront servi
à rien si on découvre la vérité. Comment penses-tu que ta fille ait pu
apprendre l’existence de Katherine ?
Ervan demeura silencieux, puis répondit :
— Je n’ai pas soufflé le nom de Katherine à âme qui vive.
— Et le caveau ? Tu n’as peut-être pas fait attention à la clé ? Elle a
peut-être découvert les tombes ?
Ervan évacua cette possibilité d’un hochement de tête ferme.
— L’endroit est demeuré scellé.
— Alors, comment ? Qu’a-t-elle découvert qui ait pu lui faire
prononcer ce nom maudit ?
Breward eut soudain l’air méfiant :
— Dis-moi que tout ce qui provenait de ce bateau a sombré avec elle.
Je me souviens suffisamment de tes propres paroles. Rien ne quitte la plage,
as-tu dit. Assure-moi que ce fut bien le cas.
Ervan Kinsey resta muet, tête baissée.
— Le coffret, énonça-t-il enfin. J’ai gardé le coffret, et j’en ai fait
cadeau à Lowenna pour son cinquième anniversaire. J’aurais dû davantage
me fier à mon instinct.
Breward se détourna, marcha vers le fond de l’écurie, vers la pile de
foin où se dissimulait Lowenna. Il s’arrêta, les yeux fixés dans le vide.
Quelques instants plus tard, il tourna les talons et déclara :
— Alors, elle sait.
— Nous ne pouvons pas être certains de l’étendue de ce qu’elle sait.
— Tu dois le lui demander. L’obliger à te dire ce qu’elle a appris de ce
coffret.
— Et si elle ignorait tout auparavant, elle en saura alors beaucoup plus
après que je l’aurai interrogée !
— Elle doit être réduite au silence, affirma Breward. Impossible pour
moi de vivre un jour de plus, à moins d’être certain de mon ultime
récompense.
Lowenna vit son père affronter de nouveau Breward, lui enfonçant un
doigt menaçant sur le cœur.
— Si jamais il arrive malheur à ma fille, tu n’auras rien ! Et tes enfants
non plus ! ajouta-t-il. Tu as compris ? Il ne doit rien arriver à Lowenna !
La jeune fille vit son père faire volte-face, la colère accélérant son
allure tandis qu’il regagnait la demeure. Le hochement de tête de la brute
parut témoigner de son accord, mais dès que son père fut hors de portée, ses
traits s’assombrirent.
— Tu n’es plus le frère que j’ai connu autrefois, l’entendit articuler
Lowenna. Tu t’es adouci tout autant que les draps de soie auxquels tu t’es
habitué.
Elle le vit s’emparer d’un fer à cheval et le tordre jusqu’à ce qu’il se
brise en deux.
— C’est mon sang qui prévaudra, mon frère, pas le tien !
CHAPITRE 68

L’infirmière à la porte rappela à Tayte que Tom Laity était encore en


soins intensifs.
— Le médecin fait sa tournée, annonça-t-elle à Laity avant de se
retourner vers Tayte et Amy en fronçant le nez : il vous reste quelques
minutes.
— Merci, dit Amy.
Tayte demeurait penché sur le récit qui avait attendu plus de deux
siècles pour être raconté. Repose maintenant avec eux dans la mort :
l’inscription sur le sarcophage dissimulé à l’intérieur du mausolée Fairborne
lui revint. Celle-ci prenait à présent toute sa signification. Ervan Kinsey
avait vécu l’existence de James Fairborne, et son frère, dans une sorte de
rétribution finale, s’était assuré qu’il demeurerait avec eux jusque dans la
mort.
Tom Laity intervint :
— Ces frères Kinsey, ils devaient donc être au courant de l’arrivée du
navire ?
Tayte releva les yeux.
— Falmouth était alors un port très fréquenté, expliqua-t-il. Le trafic
était important, et il ne devait pas être compliqué d’avoir accès aux registres
– c’étaient de toute évidence des gens très persuasifs.
— Mais comment avaient-ils pu connaître l’identité des passagers ?
— Voilà qui était encore plus aisé. L’arrivée d’une famille fortunée
fuyant une Amérique déchirée par la guerre pour s’installer sur un domaine
aussi important en Cornouailles ? Une telle information devait être très
difficile à garder discrète. Et n’oubliez pas que James venait également
prendre le rang de baronnet. Dans une communauté aussi unie, le sujet a dû
être très largement discuté.
— Ils devaient cependant s’en remettre beaucoup au hasard, dans ce
plan, remarqua Amy. La chance a quand même dû jouer un grand rôle.
Tayte réfléchit.
— Peut-être, effectivement. On n’entend jamais parler de ceux qui ont
réussi. Ils avaient peut-être déjà fait une tentative, et ils auraient continué si
celle-ci n’avait pas abouti.
Il lui vint à l’esprit que l’année où la Betsy Ross était partie pour
l’Angleterre lui était également familière pour d’autres raisons.
— Ils ont quitté Boston en 1783, songea-t-il avant de se souvenir
brusquement : l’année de l’éruption du Laki en Islande !
Devant leur incompréhension, il entreprit de s’expliquer.
— Vous seriez surpris du nombre de décès que mes recherches sur les
branches familiales britanniques font ressortir pour cette année-là. On
estime que lors de l’éruption du Laki, l’épanchement de dioxyde de soufre
dans l’atmosphère a tué en Angleterre 23 000 personnes. Les conséquences
sur le climat ont également été incroyables : de violents orages et un
brouillard épais dont on raconte qu’il donnait au soleil une couleur de sang.
J’ignore combien de temps a duré ce brouillard, mais j’ai lu qu’il était
tombé cette année-là des grêlons assez gros pour tuer le bétail. On pouvait
miser à peu près à coup sûr sur le fait qu’un navire approchant de
l’Angleterre rencontrerait une mauvaise tempête dans la seconde moitié de
l’année 1783.
— Quant au reste, c’était un jeu d’enfants pour eux, remarqua Laity.
Tayte renchérit :
— Je suis bien certain qu’ils en connaissaient un rayon sur le pillage
des épaves, et vous avez de quoi faire en matière de récifs, sur cette côte.
L’infirmière refit son apparition, entourée cette fois-ci d’un aréopage
de blouses blanches.
Tayte se leva, glissa les lettres dans son porte-documents, et serra la
main de Tom Laity.
— Eh bien, merci pour tout.
Il ramassa ses valises et la lampe de plongée qu’il avait promis de
rendre à l’inspecteur Hayne, puis suivit Amy dans le couloir.
— Quand vont-ils vous laisser sortir ? lui demanda-t-il une fois que la
porte de la chambre de Laity fut refermée.
— Bientôt, je l’espère. Je suppose qu’ils viendront me voir après. J’ai
intérêt à regagner rapidement mon lit !
Elle feignit un sprint exagéré en direction de sa chambre quelques
portes plus loin, puis se retourna avec un rire.
Même uniquement vêtue de cette blouse d’hôpital verte, Tayte trouva
son sourire agréablement contagieux.
Ils dépassèrent sa chambre et remontèrent un couloir très animé,
croisant du personnel médical qui discutait de dossiers de patients. Ils
déambulaient à pas lents.
— Alors, comment vous en sortez-vous ? demanda Tayte tout en
fouillant dans sa poche. Je parle de votre mari. Je sais qu’il ne vous reste
pas beaucoup de souvenirs de ce qui s’est passé dans la grotte la nuit
dernière.
Amy réfléchit un moment, puis déclara :
— Au moins, j’ai à présent une certitude.
Les doigts de Tayte finirent par trouver ce qu’il cherchait.
— Je savais que vous voudriez récupérer ceci, dit-il en lui tendant un
anneau en or : l’alliance celtique de Gabriel.
Amy sourit en la prenant :
— Lorsque tout rentrera dans l’ordre, je ferai célébrer un service pour
Gabriel. Je suppose qu’il va y avoir une enquête.
— C’est la procédure habituelle, dit Tayte. Désolé de ne pouvoir rester
plus longtemps.
Amy hocha la tête comme si la perspective aurait pu la séduire.
— Alors, quels sont vos plans ? demanda-t-il. Après tout ça, les
parages vont vous paraître un peu calmes, peut-être.
— Vous voulez dire après votre départ ?
— Je n’ai pas dit ça ! répliqua-t-il en riant.
— Vous auriez pu, souligna-t-elle. Et vous ne seriez pas très loin de la
vérité. Je parie que la police aussi va être ravie du repos.
Il rit de nouveau et sut qu’à peine il serait parti, Amy lui manquerait.
— Et le ferry ? questionna-t-il. Vous allez le garder ?
Elle secoua la tête.
— Non. Trop de souvenirs. Mais c’est pour échapper aux bons que je
partirai.
— Où irez-vous ?
Elle haussa les épaules.
— Aucune idée. La vente ne se fera pas tout de suite, cela me donnera
du temps pour réfléchir. Je suppose que je veux reprendre mon existence en
main, passer à autre chose, vous comprenez.
Elle s’arrêta net et fixa Tayte.
— Je crois que maintenant, je peux le faire, dit-elle en plissant les
yeux. Vous ai-je déjà remercié ?
— Je suis sûr que oui. Il n’y a vraiment pas…
Avant qu’il ait pu achever, Amy posa ses mains sur ses épaules, se
dressa sur la pointe des pieds et l’embrassa.
— Merci.
Les joues de Tayte étaient en feu.
— Vous avez des hobbies ? demanda-t-il en changeant de sujet.
Quelque chose pour vous distraire ?
— Je vais peut-être me mettre à la pêche, dit-elle en reprenant une
démarche paresseuse.
Il eut un rire.
— Non, vraiment, j’ai promis à Tom qu’il pourrait m’emmener à
nouveau lorsqu’il serait d’aplomb. Le connaissant, voilà qui va le remettre
rapidement sur pied.
Elle contempla les bagages de Tayte pour la millième fois.
— Et vous ? Votre mission est terminée, je suppose.
Il acquiesça.
— De façon concluante. Je suis venu jusqu’ici retrouver la famille de
James Fairborne. Je peux aujourd’hui tirer un grand trait sous l’année 1783
pour tous les membres de la famille, y compris James. J’ai réservé sur un
vol qui part de Londres plus tard dans la journée, ce qui me laisse toute la
journée de demain pour mettre au propre mon rapport avant la date limite.
— Comment la famille de votre client va-t-elle prendre les nouvelles ?
— Eh bien, ce qui est sûr, c’est qu’ils seront désolés d’apprendre
qu’ils n’ont plus de descendants vivants en Angleterre, remarqua-t-il alors
que lui revenaient certaines des scènes pleines d’émotion qu’il avait pu
déclencher dans le passé avec le résultat de ses recherches. Je suppose
qu’ils verseront quelques larmes lorsqu’ils entendront ce que j’ai à leur
raconter. Peu importe que les événements remontent à une époque reculée,
semble-t-il. Lorsqu’il s’agit de membres de la famille, on éprouve des
sentiments pour eux – surtout lorsque des enfants sont impliqués. On dirait
presque que le paramètre du temps disparaît brièvement de l’équation, et
que vous leur parlez de leurs propres enfants.
Il pensa aux pauvres enfants Fairborne, à leurs espérances brisées, leur
inimaginable terreur.
— Remarquez, ajouta-t-il, je pense que Walter Sloane se déridera
quand je lui confierai les lettres qui prouvent tout ceci. Le testament nomme
William Fairborne comme légataire universel. À mon avis, il revient pas
mal d’argent à ses véritables descendants.
Amy demeura silencieuse, puis remarqua :
— Évidemment, cela va détruire la famille ici.
— Je suppose, acquiesça-t-il.
— Même s’ils n’ont strictement rien à voir avec tous ces terribles
événements qui remontent à tant d’années auparavant.
Tayte ne pouvait qu’en convenir. Des générations de faux Fairborne
étaient nées et s’en étaient allées, inconscientes de l’origine de leur fortune.
Et aux dires de tous, elles en avaient fait bon usage jusqu’à présent –
jusqu’à ce que la mauvaise graine de Breward Kinsey ne renaisse en
Warwick.
— Quelle ironie, n’est-ce pas ? souligna Amy.
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, c’est exactement ce que souhaitait Simon Phillips.
Tayte n’avait pas considéré les choses sous cet angle.
Ils étaient parvenus à une double porte qui débouchait dans la grande
salle d’attente. Tayte apercevait l’inspecteur Hayne assis de l’autre côté.
Celui-ci ne les avait pas encore remarqués. Déjà, pensa-t-il. Il regarda
l’heure et constata que son train partait dans un peu moins d’une heure.
— Voilà mon accompagnateur, annonça-t-il. Pas mal, n’est-ce pas ?
Un trajet gratuit jusqu’à la gare dans une voiture de police banalisée.
— Ils tiennent probablement à s’assurer que vous quittez le pays !
rétorqua Amy avec un sourire.
Il se moqua :
— Peut-être avez-vous raison.
Il s’apprêtait à lui dire au revoir lorsqu’il se souvint qu’il devait lui
poser une question.
— Si cela ne vous ennuie pas… j’ai conservé le couvercle de
l’écritoire. Je pensais le rendre à la famille à laquelle il appartient, mais
c’est à vous de voir. C’est vous qui l’avez découverte.
— Gardez-la, répondit-elle, je ne veux plus rien avoir à faire avec.
— Merci. Je suis sûr qu’ils apprécieront.
Il s’écarta de la porte, préférant ne pas attirer l’attention de Hayne
alors que quelque chose d’autre lui traversait l’esprit.
— Qu’est-il advenu du cœur en soie ?
Amy l’avait oublié. Puis elle se remémora l’avoir sorti du coffret le
soir où Tayte était venu lui rendre visite.
— Il doit toujours être à la maison, répondit-elle. Je vais le garder.
C’était le cœur de Lowenna, et elle l’avait donné à Mawgan. J’aime cette
partie de l’histoire, même si la situation n’a pas bien tourné pour eux. Je
pense le remettre dans la pièce où je l’ai trouvé. Il était uniquement destiné
à Mawgan.
Tayte constata à travers la porte que Hayne s’impatientait.
— Eh bien, bonne chance, dit-il en se penchant et en déposant un
baiser sur la joue d’Amy.
Puis il recula de quelques pas, lui lança un geste d’adieu et se
détourna. Avant que les portes ne se referment, il crut l’entendre lancer :
« Écrivez-moi ! », mais il n’en fut pas sûr.
CHAPITRE 69

Une marée de visages vides et anonymes écumait le hall de départ à


l’intérieur du terminal 3 de l’aéroport d’Heathrow. À peine Jefferson Tayte
eut-il conclu son bref coup de téléphone passé d’une cabine à Walter
Sloane, et fendu la foule pour regagner sa place, qu’il regrettait déjà la
Cornouailles. Il but quelques gorgées de son gobelet de café, réfléchissant à
la semaine qui venait de s’écouler. Il se demandait si l’existence se réduisait
à une rediffusion sur une chaîne qu’on ne pouvait pas changer ; si nous
étions tous destinés à suivre les plans génétiques qui nous définissent. Le
temps et la nature de notre vie peuvent altérer notre environnement, se dit-
il, mais sommes-nous capables de nous libérer des instincts fondamentaux
gravés en nous ?
Simon Phillips et Warwick Fairborne s’en étaient montrés incapables,
c’était sûr.
De même que Breward Kinsey avait assassiné Mawgan Hendry en
1803, leurs descendants s’étaient violemment affrontés pour reproduire le
même destin – deux individus à la poursuite d’un héritage auquel aucun
d’entre eux n’avait droit.
L’histoire se répète…
Tayte finit par se demander si les choses auraient véritablement pu être
différentes. Une fois ses instincts éveillés, l’un ou l’autre aurait-il pu réagir
différemment au stimulus ? Il en doutait. C’était dans leur sang.
Il leva les yeux de son café, balayant la myriade de visages auxquels il
ne pouvait échapper. Il consulta sa montre. Ce ne serait plus très long. Son
porte-documents était ouvert à ses pieds, lui rappelant qu’il y manquait
quelque chose. Ai-je bien fait ? se demanda-t-il. Il savait que l’inspecteur
Hayne devait maintenant avoir découvert l’enveloppe, et avait
probablement lu les lettres. Suffit-il que la vérité ait été découverte et que
l’histoire des Fairborne ait été racontée ?
Tayte n’avait pas la réponse. Seulement, il savait qu’il devait à
Schofield de ne pas laisser son assassin s’échapper s’il pouvait l’en
empêcher, même s’il s’agissait d’une victoire posthume. Et il le devait à
Amy, pour Gabriel et pour ce que Simon Phillips lui avait fait subir. Il ne
pouvait pas plus se résoudre à détruire les lettres qu’il ne pouvait
sciemment laisser s’accomplir les projets de vengeance et de mort de
Simon. Tant que les lettres perduraient, il en était de même pour l’histoire
des Fairborne et la vérité de ce qu’il était advenu de cette famille. Étant le
premier à raconter cette histoire, Tayte se sentait également une certaine
responsabilité. Le mot qu’il avait rédigé à l’attention de Hayne était clair :
les lettres devaient faire partie des pièces à conviction. À l’inspecteur
ensuite d’utiliser son propre jugement.
Sa décision de les lui confier avait été facilitée lorsque l’inspecteur lui
avait expliqué sur le trajet de la gare que Sir Richard Fairborne avait craqué
pendant la nuit et avoué avoir donné son accord à l’assassinat de Tayte.
Celui-ci savait que les conséquences encourues constitueraient une punition
suffisante pour un homme de sa position. Même si l’aveu de Lord Fairborne
le mettait en colère, ce n’était pas non plus une surprise, et le but de Tayte
n’était pas de châtier qui que ce soit pour les péchés de ses ancêtres, Amy
avait eu raison sur ce point. Mais ils n’allaient pas exactement s’en sortir
non plus, et Warwick étant leur unique enfant, la fausse dynastie Fairborne
s’était éteinte avec lui à Nare Cove.
Une annonce informa Tayte qu’American Airlines était maintenant
prête à le laisser embarquer. Il referma son porte-documents et se leva. Il
avait retrouvé ses forces, était prêt à se relancer dans la quête de ses propres
origines, prêt à rassasier cette faim qui le consumait. Il contempla encore
une fois les visages qui l’entouraient – toutes ces histoires de famille.
Je suis généalogiste, se rappela-t-il. Et un sacrément bon !
À travers les baies vitrées, impossible d’échapper au soleil couchant
qui faisait scintiller la carlingue polie de l’avion qui attendait de l’emporter
chez lui. Après tout ce qu’il avait traversé, l’appareil ne paraissait plus aussi
intimidant – tout au moins, pas depuis la sécurité du hall. Mais il sentait
déjà ses mains devenir moites.
JT, tu dois affronter tes peurs, se dit-il en se dirigeant vers le bureau
d’embarquement. Quand tu tombes, tu dois repartir et te remettre en selle.
Il continuait de scruter les visages alentour… Où est-elle ? Elle était
ric-rac, et Tayte fut surpris de sa réaction à l’idée qu’elle pouvait rater son
vol. Était-il réellement prêt à faire une nouvelle tentative amoureuse, après
tout ce temps ? Il avait du mal à y croire, mais alors pourquoi se sentait-il
comme de retour au collège, à s’apprêter pour le soir du bal ? Peut-être ne
viendra-t-elle pas… Lorsqu’il avait appelé pour lui donner les détails de son
départ, elle n’avait rien promis. Lui, avait tenu sa promesse : Larry Hagman
en échange de son numéro de vol. C’était le deal. Mais elle avait un emploi
du temps chargé, avait-elle annoncé ; le dimanche n’était pas une excuse
pour se reposer et traiter ses affaires par-dessus la jambe.
Mais de qui se moquait-elle ? Tayte savait que Julia Kapowski n’aurait
jamais manqué cet avion, même pas pour une promotion. Il l’entendit avant
de la voir.
— JT !
Une petite silhouette en tailleur pantalon noir ajusté se frayait un
chemin à travers la foule, de toute évidence pressée de le rejoindre. Un
sourire amusé s’étira sur les traits de Tayte, qui s’efforça cependant de ne
pas trop le laisser voir.
— JT, mon chou !
Kapowski courait presque, à présent. Mais à quelques mètres de lui,
elle s’arrêta net, les yeux aussi écarquillés que ceux d’un panda, et tout
aussi affectueux.
— Mon Dieu… mon chou… s’écria-t-elle à la vue des pansements.
Que vous est-il arrivé ?
— Je suppose que je ne m’en tirerai pas si je vous dis que c’est une
longue histoire ?
— Hors de question ! répliqua-t-elle en se jetant à sa tête. Nous avons
huit heures à tuer, et regardez-vous… Vous allez avoir besoin de quelqu’un
pour tenir cette pauvre main tout le trajet jusqu’à Boston !
REMERCIEMENTS

Je ne peux m’attribuer le mérite du poème « De tous les mortels ici-


bas… », reproduit ici, provenant du domaine public. Je l’ai découvert lors
d’une de mes visites en Cornouailles, dans une brochure du National Trust.
Il a été écrit par un fermier cornouaillais inconnu du XIXe siècle, à propos
des passeurs ivrognes et souvent en retard qui manœuvraient le ferry de
Helford à l’époque.
Mes remerciements à Tina Betts, chez Andrew Mann Ltd, et à
Cornerstones Literary Consultants pour m’avoir aidé à mettre en forme
cette histoire ; à l’inspecteur Pat Rawle pour m’avoir épaulé dans mes
recherches ; à Mary Kemp pour ses encouragements et la brochure qui a été
le point de départ de tout cela ; à Emilie Marneur pour m’avoir invité à
rejoindre Amazon Publishing, à ma relectrice, Julie Hotchkiss, à tous ceux
chez Amazon Publishing qui ont contribué de quelque façon que ce soit à
cet ouvrage, et à ma femme, Karen, pour tout…
Á PROPOS DE L’AUTEUR

Steve Robinson s’est inspiré de sa propre histoire familiale lorsqu’il a


imaginé la vie et la quête de son héros généalogiste, Jefferson Tayte. Le
talentueux auteur de romans policiers, vivant à Londres et publié pour la
première fois à l’âge de seize ans, s’est toujours intéressé à son grand-père
maternel : « C’était un GI américain stationné en Angleterre pendant la
Seconde Guerre mondiale », explique-t-il. « Quelques années après la fin
de la guerre, il est retourné aux Etats-Unis, laissant derrière lui une
nouvelle famille, et, à ma connaissance, il n’ont plus jamais été en contact.
J’ai remonté sa trace à Los Angeles par l’intermédiaire de son dossier
d’enrôlement en 1943 et ai découvert qu’il était né en Arkansas… ».

Robinson cite l’écriture de romans policiers et la généalogie comme


ses loisirs préférés, une passion facilement reconnaissable dans son oeuvre.

Il peut être contacté via son site internet (www.steve-robinson.me) ou


son blog (www.ancestryauthor.blogspot.com).

Vous aimerez peut-être aussi