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5 rue Plaetis, L-2338, Luxembourg
Octobre 2016
Copyright © Édition originale 2014 par Thomas & Mercer
Tous droits réservés.
ISBN : 9781503937994
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Pour Karen
TABLES DES MATIÈRES
PROLOGUE
CHAPITRE 1
CHAPITRE 2
CHAPITRE 3
CHAPITRE 4
CHAPITRE 5
CHAPITRE 6
CHAPITRE 7
CHAPITRE 8
CHAPITRE 9
CHAPITRE 10
CHAPITRE 11
CHAPITRE 12
CHAPITRE 13
CHAPITRE 14
CHAPITRE 15
CHAPITRE 16
CHAPITRE 17
CHAPITRE 18
CHAPITRE 19
CHAPITRE 20
CHAPITRE 21
CHAPITRE 22
CHAPITRE 23
CHAPITRE 24
CHAPITRE 25
CHAPITRE 26
CHAPITRE 27
CHAPITRE 28
CHAPITRE 29
CHAPITRE 30
CHAPITRE 31
CHAPITRE 32
CHAPITRE 33
CHAPITRE 34
CHAPITRE 35
CHAPITRE 36
CHAPITRE 37
CHAPITRE 38
CHAPITRE 39
CHAPITRE 40
CHAPITRE 41
CHAPITRE 42
CHAPITRE 43
CHAPITRE 44
CHAPITRE 45
CHAPITRE 46
CHAPITRE 47
CHAPITRE 48
CHAPITRE 49
CHAPITRE 50
CHAPITRE 51
CHAPITRE 52
CHAPITRE 53
CHAPITRE 54
CHAPITRE 55
CHAPITRE 56
CHAPITRE 57
CHAPITRE 58
CHAPITRE 59
CHAPITRE 60
CHAPITRE 61
CHAPITRE 62
CHAPITRE 63
CHAPITRE 64
CHAPITRE 65
CHAPITRE 66
CHAPITRE 67
CHAPITRE 68
CHAPITRE 69
REMERCIEMENTS
Á PROPOS DE L’AUTEUR
PROLOGUE
Mawgan Hendry allait mourir. S’il avait pu voir venir sa mort, il aurait
peut-être eu une chance de s’en sortir. Mais dans la situation présente, tout
espoir de lutter contre une sauvagerie aussi soudaine et résolue s’évanouit
dans la nuit en même temps que son premier halètement de douleur.
Les coques des bateaux de pêche de Cornouailles gémissaient et
grinçaient sans discontinuer dans la houle noire comme l’encre de la rivière,
mais Mawgan ne les entendait plus, derrière le martèlement du sang qui
résonnait dans ses oreilles. Il tenta désespérément de s’agripper à son cou,
se laboura la peau de ses ongles, se déchira et se mit en lambeaux, jusqu’à
sentir la brûlure de sa chair à vif. Mais impossible de se libérer. Il battit
farouchement l’air de ses poings, en vain. Soudain, ses jambes ne
supportèrent plus son propre poids, il lança des coups de pieds acharnés
dans tous les sens, telle une marionnette folle, jusqu’au moment où son
souffle oppressé fut réduit à néant, et où il demeura immobile.
Le vent d’est s’intensifia en s’engouffrant dans l’embouchure de la
Helford River, cinglant de pluie le visage affolé de Mawgan, congestionné
et bleui dans la faible lueur du fanal de la jetée. Ses yeux se transformèrent
en puits d’ombre aussi profonds que la nuit déserte en même temps qu’ils
jaillissaient de leurs orbites et que lui tombait durement à genoux, se
cognant avec violence aux planches humides du ponton. Il sentit l’approche
de l’inconscience, impossible à combattre, en dépit de tous ces efforts. Il
saisit entre le pouce et l’index une croix d’argent suspendue autour de son
cou, et pria pour sa délivrance.
Mais délivre-nous du mal !
Une voix glaciale et menaçante chuchota alors à son oreille :
— Tu sais ce que je suis venu chercher.
Mawgan secoua la tête avec frénésie, en spasmes rapides et erratiques.
D’abord incapable de réfléchir, il comprit brusquement. Le coffret…
Lowenna… Il eut un nouveau hochement de défi. Il tenta d’entrevoir la
silhouette qui pesait sur lui, à la tête dangereusement proche de la sienne,
mais la force de l’homme l’en empêchait, le privait de ses mouvements.
Car c’est à Toi qu’appartiennent le règne…
— Tant pis, articula l’homme.
Mawgan entrevit l’esquisse d’un sourire ironique au coin des lèvres de
son agresseur. Il sentit une oreille se presser contre sa nuque, comme si
l’homme écoutait quelque chose, patientait.
Et le moment arriva.
La pression se fit plus forte, l’os hyoïde de Mawgan se fractura, et il
distingua enfin complètement son assaillant lorsque celui-ci rapprocha de
force leurs deux visages. Il vit les yeux de l’homme s’étrécir, sa mâchoire se
détendre, ses lèvres s’écarter lentement en un instant qui lui parut révéler
une sorte de plaisir exquis, comme si celui-ci savourait ce moment
d’intimité, se délectait de sa subtilité.
… la puissance et la gloire !
Le cœur de Mawgan palpita une dernière fois, et seule la pensée de
Lowenna, son amour, l’habita. Son amour désormais perdu.
Pour les siècles des siècles.
Ses bras retombèrent lourdement à ses côtés, les mains semblables à
des poids morts, et son corps s’affaissa.
Amen.
CHAPITRE 1
2. Toit amovible.
3. Constructeur de moteurs d’avions américain.
CHAPITRE 4
Mercredi.
En janvier 1784, à peine six mois après le départ de la Betsy Ross pour
l’Angleterre, James Fairborne se retrouvait seul. Son grand domaine situé
sur le promontoire exposé des Cornouailles, là où la Falmouth Bay
rencontre la Helford River, était devenu son morne tombeau. Il n’avait pas
quitté la demeure de tout l’hiver, servi durant tous ces longs mois par un
unique valet. Tout le reste du personnel avait été renvoyé immédiatement
lorsqu’il s’était installé.
Le manoir élisabéthain était un endroit sombre, rarement éclairé à
l’exception d’un feu de cheminée devant lequel James Fairborne s’installait
chaque jour et une bonne partie de la nuit, à broyer du noir. De temps en
temps, on pouvait voir la flamme de la bougie de son valet osciller le long
de la longue galerie tandis que celui-ci vaquait à ses rares occupations,
révélant à peine le mobilier et les bibelots recouverts de housses. À
quelques rares occasions, une chandelle brillait lorsque James Fairborne se
retirait pour la nuit, mais seulement lorsqu’il lui arrivait de gagner son lit.
James Fairborne demeurait plongé dans ses propres ténèbres, en
permanence troublé par ce qui y régnait. Les plans avaient été dressés. Il
n’avait rien d’autre à faire maintenant qu’à attendre. Plus le temps passait,
plus ce serait facile. Il savait que tel était l’état des choses. Encore quelques
mois, peut-être. Cela serait sûrement suffisant. Ensuite, le nuage se
dissiperait, la lumière et la vie empliraient de nouveau Rosemullion Hall. Et
pour James Fairborne, le cours de son existence reprendrait.
CHAPITRE 8
Assise sur un banc, perdue dans ses pensées, Amy contemplait les
eaux tranquilles depuis l’embarcadère en surplomb du ferry, à Helford
Point. Les images de son rêve demeuraient vivaces dans son esprit, lui
rappelant sans relâche à quel point elle était seule. Bientôt, elle irait prendre
le ferry. Pas pour le trajet habituel en direction de Helford Passage, mais
vers un autre lieu où elle s’arrêterait pour déposer ses fleurs, ainsi qu’elle
l’avait fait ce même jour un an auparavant – la première fois. Elle emportait
avec elle des glaïeuls, G. communis, connus dans la région sous le nom de
« Whistling Jack », un bouquet d’un magenta éclatant, cueilli dans leur
propre jardin, dernières offrandes d’un été chaud. C’étaient les fleurs
préférées de Gabriel.
Enroulée autour des tiges, qu’elle serrait si fort que ses jointures en
étaient blanches, une coupure de journal familière, qui avait marqué le point
de départ de leur voyage. L’article daté du 3 octobre provenait du Western
Morning News. Elle l’avait conservé ces trois dernières années.
Le titre indiquait : « Affaire à saisir – exceptionnel ». C’était une
annonce pour la vente du ferry et d’un certain nombre de mouillages sur la
rivière, y compris des rampes de pontons et des kiosques de plage, avec la
possibilité d’acquérir aussi des bateaux et de l’équipement de marine. À en
croire l’agence immobilière basée à Truro, une nouvelle vie s’offrait à
l’acheteur, et c’était l’occasion rêvée pour quelqu’un qui cherchait à
changer d’existence.
Sous l’annonce principale, un bref historique informait les acheteurs
potentiels que le Helford Ferry, aujourd’hui destiné essentiellement aux
touristes, n’avait jamais cessé d’être en service depuis le règne du roi
Canute en 1023, servant de lien précieux avec la ville de Falmouth grâce à
un bac à chevaux. L’ensemble avait paru parfait – et il l’avait été, pour une
période très brève.
Le regard d’Amy demeurait fixé quelque part sur l’eau scintillante,
mais les innombrables voiliers n’étaient rien de plus que des taches
blanches un peu floues. Intérieurement, elle regretta de ne pouvoir rendre
tout cela, en échange de l’existence frénétique qu’ils avaient un jour
partagée. Les longs trajets depuis la périphérie, avec leurs lots de retards
durant les mois d’été chauds et suants et leurs trains surchargés de
banlieusards identiques à eux-mêmes, qui ne leur laissaient pas de temps
l’un pour l’autre, sans aucun intérêt pour leurs compagnons de voyage.
— Bonjour !
Deux promeneurs qui approchaient sur le chemin, main dans la main,
la ramenèrent sur terre.
— Belle journée !
C’était effectivement le cas. On aurait pu se croire encore au mois
d’août.
Amy ferma le poing, éprouvant le souvenir de la main de Gabriel
autour de la sienne, protectrice et réconfortante. Elle mourait d’envie de
tenir encore une fois sa main dans la sienne, de sentir sa peau, son souffle
chaud sur ses lèvres avant un baiser. Elle sourit au couple à travers des yeux
embués de larmes, sans répondre, esquissant à peine un mouvement des
lèvres.
En passant, l’homme lui adressa un geste amical de son bâton de
marche rétractable. Amy se détourna et baissa les yeux sur sa montre, une
Cartier Lanières mise pour l’occasion. Vingt diamants taille brillant
entouraient le long cadran hexagonal, cerné par un mince bracelet d’or 18
carats à trois rangées. Un cadeau de Gabriel, et un souvenir de sa vie
passée. Les aiguilles noires en forme de glaive lui indiquaient que l’heure
était bientôt venue.
Elle se leva lentement de son banc, puis se rassit, incapable d’affronter
ce qu’elle était venue faire. Où est Martin ? Elle allait attendre. À l’instant
où elle s’asseyait, un rayon de soleil illumina l’or vif de son alliance,
attirant son regard. L’idée était venue de Gabriel : des alliances celtiques
portant, délicatement gravés sur leur pourtour, des cœurs entrelacés tête-
bêche. L’anneau signifiait tant à ses yeux : c’était le symbole tangible de
leur amour, avec lequel elle avait joué en permanence, avec affection, ces
vingt dernières années. À cet instant, elle la tapotait avec nervosité du bout
de l’ongle. Elle se souvenait à quel point leurs parents respectifs les avaient
pressés de patienter avant de se marier. Elle avait alors à peine dix-neuf ans.
Ils feraient mieux d’attendre encore un an, juste pour être sûrs, leur avait-on
dit. Mais Amy n’avait jamais été aussi sûre de quoi que ce soit dans sa vie,
alors et maintenant. Sans prévenir, les larmes lui montèrent aux yeux,
comme si c’était hier.
La Ferry Boat Inn donnait sur Helford Passage depuis plus de trois
cents ans, et demeurait aussi populaire auprès des pêcheurs et des marins
locaux que du flot des touristes. L’intérieur de l’auberge reflétait son passé
de piraterie et les récits de contrebande de la région, avec ses lanternes et
ses cloches de bateaux, ses cordages et ses gouvernails. Un mât de navire
ancien s’étirait sur toute la longueur du bar, tel un robuste linteau.
Une fois sorti de l’auberge, Jefferson Tayte souriait encore après avoir
appris de deux des habitants du coin que l’endroit était connu sous le nom
de FBI. À entendre l’accent de Tayte, ils avaient mis un point d’honneur à
engager la conversation, apparemment uniquement pour lui communiquer
cette information. Il dépassa lentement la terrasse, abandonnant la fraîcheur
de l’abri constitué par une fausse voile de navire attachée à de faux mâts.
L’estomac bien rempli, avachi, les mains dans les poches, sa veste
mollement passée sur son bras, il contemplait la rivière. Devant lui, une
plage petite mais animée ouvrait sur une eau limpide, couleur turquoise
sous un soleil rayonnant ayant à peine dépassé son zénith. Des enfants
jouaient au bord de l’eau, surveillés par leurs parents, et un peu plus loin, la
confrérie des amateurs de voile du milieu de semaine égayait la rivière,
dans une mêlée de voiles blanches croisant doucement dans une légère
brise. Les rayons du soleil réchauffaient le visage de Tayte.
La marche n’était guère une de ses activités favorites, mais il avait
trouvé la promenade jusqu’à Helford Passage presque aussi revigorante que
son déjeuner. Il avait dépassé en chemin le hameau de Durgan, qui
consistait en un groupe de cottages de pierre au chevet d’une vieille école, à
la lisière d’une petite plage de galets. Il s’était attardé quelques minutes
dans le jardin subtropical de Glendurgan, mais le peu de temps dont il
disposait ne lui avait pas permis de rendre justice à la beauté exotique qu’il
avait fallu deux siècles pour mettre au point, à ces camélias et magnolias
géants entrés en repos en prévision de l’année suivante, où ils exposeraient
de nouveau leurs couleurs, du blanc au pourpre le plus profond.
Tayte flâna sur la plage en direction d’une passerelle métallique
mobile jetée sur la rivière, qui menait à un embarcadère flottant. Un
catamaran de forme inhabituelle approchait, et à sa droite, au sommet de la
plage, à hauteur de la passerelle, un kiosque bleu ciel annonçait : « Ferry-
boat ». Il se rapprocha. Le sable et les galets s’enfonçaient et crissaient sous
ses mocassins. Il jeta un œil aux horaires d’ouverture, sans rien enregistrer
de ce qu’il lisait. Puis il se dirigea vers le ponton, qui se balança lorsque le
catamaran accosta.
Il observa le débarquement d’un couple à l’air joyeux, vêtu de tenues
de randonnée vert forêt assorties, et se demanda à quoi cela pouvait
ressembler de se sentir aussi proche de quelqu’un. À peine avait-il pris pied
sur le ponton que le couple étendit à l’unisson ses bâtons de marche et se
dirigea vers lui, bras dessus bras dessous. Les deux hommes qui
manœuvraient le bateau arboraient des tenues bizarrement contrastées : l’un
était vêtu de noir, l’autre d’un T-shirt bleu vif.
L’homme en noir lui lança :
— Vous voulez traverser ?
Tayte eut un geste de dénégation.
— Non, merci. Un autre jour, peut-être.
Il les regarda amarrer le bateau, puis emboîter le pas aux promeneurs.
Une pause repas, sans doute. Il leur sourit poliment lorsqu’ils passèrent
devant lui pour gagner l’auberge. Puis son regard se porta de nouveau vers
le chemin côtier, et tout en se dirigeant vers celui-ci, il se demanda si sa
donation à l’église de St Mawnan avait été de l’argent bien investi.
15. Terme qui désigne les deux plus anciennes universités anglaises, Oxford
et Cambridge.
CHAPITRE 18
Jefferson Tayte était assis sur son lit à St Maunanus House, décidé à se
coucher tôt avec un bloc réfrigérant pour soulager son crâne, et aucun
appétit pour les recommandations de son hôtesse en matière d’endroits où
se restaurer. Il détourna son attention de l’écran de son ordinateur portable
devant lui, contemplant la pièce bleue pâle, puis la fenêtre à guillotine
soulevée de quelques centimètres, qui laissait passer une douce brise sous
laquelle ondulaient les rideaux blanc cassé. La fenêtre encadrait un paysage
de champs récemment moissonnés et une bande d’arbres indistincts qui
semblaient se dresser depuis la Helford River en direction de Mawnan
Smith. Au-dessus, des nuages écarlates s’effilochaient, soulignant un ciel
pâlissant.
Tayte se fit la réflexion qu’il se laissait un peu trop aller, comme si le
jetlag produisait ses effets. Il posa les pieds par terre, se disant qu’il devrait
appeler la police pour les prévenir de son agression, puis reconsidéra la
question. Il allait perdre un temps précieux dont il ne disposait pas, et ne
pouvait leur fournir aucun élément à partir duquel enquêter. Son intérêt
pour l’histoire de la famille Fairborne énervait quelqu’un, c’était certain.
Mais qui, et pourquoi ? Les questions ne faisaient que renforcer sa
détermination à trouver les réponses.
Il s’empara de sa veste, dont il fouilla les poches, déposant tout sur le
lit : les dépliants de Judith, son calepin, un stylo miteux et un paquet de
chips vides de l’aéroport d’Heathrow emberlificoté avec plusieurs
emballages de barres miniatures Hershey. La dernière chose sur laquelle il
tomba était la carte de visite de Julia Kapowski. Il l’avait oubliée, celle-là.
Pour la première fois, il la déchiffra : Julia Kapowski, Estimations. Skinner,
Inc, commissaires-priseurs et experts en antiquités et objets d’art, Boston,
Massachusetts.
Il sourit au souvenir des piqûres qu’elle lui avait infligées de son doigt
pour le réveiller après qu’il se soit finalement endormi dans l’avion. À
présent, il était capable de rire de tout ça. Il jeta sa carte de visite et le
paquet vide dans une poubelle installée dans le foyer d’une cheminée
condamnée à côté du lit, puis retourna à son ordinateur et à l’appel de
Schofield, et à ce qui promettait d’être une piste intéressante. 1829… A fait
les gros titres, pensa-t-il. Puis, tel un archéologue ayant découvert un
nouvel os, il entreprit de fouiller plus profond pour découvrir ce qui se
cachait là.
Il se connecta à ses archives de journaux préférées, un site qui se
vantait de donner accès à 29 000 000 de pages remontant jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle. Il tapa Fairborne dans le champ de recherches, qui lui
remonta presque 200 000 correspondances. Il réduisit sa recherche :
Fairborne plus 1829. Mieux, mais il lui restait encore à peu près 3 000
résultats. Il ajouta alors scandale, et en récolta uniquement cinq. Deux
d’entre eux provenaient de journaux écossais. Il les écarta. Les autres
provenaient du Times, et le plus ancien était daté du lundi 15 juin 1829. À
peu près au milieu de la deuxième colonne, un titre annonçait : « Scandale
Fairborne – un héritier inconnu ? ». L’article décrivait comment un certain
Mathew Parfitt de Plymouth, âgé de vingt-six ans, contestait le droit de
succession du riche homme d’affaires décédé Sir James Fairborne, ainsi que
son domaine et ses titres.
Tayte s’interrompit à la lecture du nom de Parfitt. Celui-ci lui était
familier, mais comme une comptine enfantine qu’il n’arrivait plus à situer.
Il ouvrit le dossier suivant, un article sans lien à propos d’une manifestation
dans le nord de l’Angleterre, ce qui le mena à la dernière page du Times.
Celle-ci était datée du mercredi 24 juin 1829, neuf jours après la première.
« La revendication Fairborne abandonnée ». L’article était court, et
indiquait que Mathew Parfitt avait retiré sa contestation, sans en indiquer la
raison, le lecteur en concluant de toute évidence qu’il ne s’était agi de rien
d’autre qu’un canular. Tayte se griffonna un mémo pour se rappeler de
joindre le Bureau des archives de Cornouailles pour obtenir une copie des
dernières volontés et testament de James Fairborne, puis écrivit : Mathew
Parfitt, né en 1803, la date de publication moins l’âge de Parfitt à l’époque.
— Pas de fumée sans feu, songea-t-il tout en considérant l’identité de
cet homme.
Il accéda au recensement en ligne, et trouva bientôt : « 1851, Bureau
du recensement anglais – à propos de Mathew Parfitt ». Il lut que Mathew
avait quarante-huit ans lorsque le recensement avait été effectué, et que sa
relation au chef de famille était « fils ». Le document indiquait où Mathew
était né, dans quelle paroisse, son adresse à l’époque, ainsi que sa
profession. Tayte cliqua sur le lien hypertexte voisin de l’entrée des
membres de la maisonnée, et l’écran afficha une liste des gens qui vivaient
sous le même toit que Mathew Parfitt en 1851. Celle-ci était très courte.
Le chef de famille était Jane Parfitt, la mère de Mathew. Tayte éprouva
de nouveau un sentiment de déjà-vu à la lecture de ce nom, sans pouvoir,
encore une fois, le dissiper. Aucun père de famille n’était enregistré à cette
adresse, et il n’y avait pas non plus mention d’une belle-fille, ou de
quelconques petits-enfants. En 1851, Mathew Parfitt vivait seul avec sa
mère. S’il s’était marié et avait eu des enfants, soit ceux-ci vivaient ailleurs,
soit ils étaient décédés.
Pas de mention du père, se dit Tayte, mais l’acte de naissance de
Mathew remédierait à ce détail inexpliqué. Il attrapa sur le plateau posé sur
la table de chevet un sablé dont il déchira l’emballage d’un coup de dents,
avant de le casser en deux, les yeux rivés sur son écran tandis
qu’apparaissait un nouveau site, celui de l’Index Généalogique
International. Tayte savait bien que l’information disponible sur Family
Search était rarement aussi complète que les documents d’origine, et qu’il
était prudent de vérifier les informations en les croisant avec d’autres
sources, mais c’était néanmoins une ressource extrêmement valable.
Il rentra toutes les informations pertinentes issues du dossier de
recensement de Mathew Parfitt, et choisit de voir tous les événements, de la
naissance à la mort. Quelques entrées apparurent, mais une seule
correspondait à la paroisse civile listée dans le recensement. Il cliqua
dessus. Aucun détail sur la naissance, et il se demanda pourquoi tandis qu’il
fourrait le reste du sablé dans sa bouche. Puis une mention en face de
« baptême » attira son attention.
À en croire l’IGI, Mathew Parfitt avait été baptisé le 23 novembre
1803, ce qui concordait avec les calculs de Tayte, achevant de le convaincre
qu’il avait sous les yeux le bon dossier d’archives. Il inscrivit les
informations dans son calepin, puis lut les noms dans la section « Parents ».
Le nom du père de Mathew, Lavender Parfitt, retint son regard – tandis que
lui revenait son épisode de déjà-vu. Il faillit s’étouffer avec son biscuit. Il
savait qu’il avait découvert quelque chose d’important, et il détenait le
document qui le prouvait.
Il plongea à travers le lit pour attraper son porte-documents, balançant
son portable sur la couette. Le cerveau de Tayte abritait tant de noms qu’il
pouvait se pardonner de ne pas se souvenir du très simple Jane Parfitt. Mais
un homme nommé « Lavender »… Qu’est-ce qui avait bien pu traverser
l’esprit de ses parents ? Pour Tayte, les noms étaient comme des clés, qui
déverrouillaient les portes menant à d’autres noms, d’autres histoires. La
plupart de celles-ci étaient oubliées depuis longtemps, emprisonnées dans
une époque reculée comme des paillettes dans une boule à neige, mais il en
existait d’autres qui n’attendaient qu’une chose, qu’on les raconte, et Tayte
ressentait d’instinct qu’il disposait à cet instant de l’une de ces clés, qui
allait ouvrir quelque chose.
Il sortit de son porte-documents une chemise kraft bourrée à craquer
dont il passa le contenu en revue jusqu’à dénicher ce qu’il cherchait, la
transcription d’un acte de mariage. Ce qu’il lut lui confirma ce qu’il savait
déjà. « Prénom et nom de famille : Lavender Parfitt ». Le nom de jeune fille
de l’épousée était inscrit en dessous.
— Jane Forbes, lut Tayte à voix haute avec un sourire. Prénom et nom
de famille du père : Howard Forbes.
Tayte avait achevé ses recherches sur les Forbes et il souriait car le
nom de famille était également celui de la deuxième épouse de James
Fairborne, Susan. Jane Parfitt était la sœur de Susan.
Tayte s’affala sur le lit et se frotta les paupières pour dissiper le
sommeil qui le gagnait, tout comme le soir gagnait la fenêtre de la chambre.
Jane Parfitt et Susan Fairborne étaient sœurs.
La parenté était claire, deux familles liées par l’intermédiaire de
Mathew Parfitt, qui avait prétendu être l’héritier légitime de son oncle. Il
regretta qu’il soit aussi tard, qu’il ne puisse appeler sur-le-champ le Bureau
des archives de Truro à propos du testament de James Fairborne. Il allait
devoir patienter.
Il entreprit de remballer les documents dans la chemise kraft, et pour
glisser le certificat de mariage à sa bonne place, retira la partie qui
concernait les Parfitt. Celle-ci n’était pas très étoffée, et la mention des
personnes à charge du couple Parfitt clairement lisible attira son regard.
Leur infortune en matière d’enfants lui revint. Il avait trouvé les actes de
naissance – et de décès le jour même – de deux personnes à charge : deux
bébés dont l’existence s’était achevée à peine entamée. Aucune mention
d’un fils du nom de Mathew Parfitt.
Dans ce cas, pourquoi Mathew disposait-il d’un acte de baptême et
d’une entrée dans le recensement de 1851, où il apparaissait comme le fils
de Jane ?
Le recensement était un bon outil pour retrouver les gens – surtout
lorsqu’ils n’avaient aucune raison de se cacher. Tayte étudia les détails dont
il disposait sur les deux malheureux bébés. Rien d’inhabituel, même si à
peine un an séparait les dates de naissance, suggérant que les parents
n’avaient pas tardé à faire une autre tentative après avoir perdu le premier,
ceci en octobre 1802. Le second était décédé en janvier 1804, ne laissant
qu’un an entre les deux : 1803. L’année de naissance de Mathew.
La vérité le frappa de plein fouet. Jane Parfitt ne pouvait pas être la
mère de Mathew. Il lui était biologiquement impossible de concevoir et de
donner naissance à Mathew entre les deux grossesses ratées.
— Qui étaient donc ses véritables parents ?
Tayte se moqua de lui-même. C’était là une question à laquelle il se
sentait peu qualifié pour répondre. Il contempla la photo sur la table de
chevet, une photo noir et blanc de sa mère qui avait du être prise dans les
années 1960, supposait-il, peut-être même plus tôt. Elle se tenait seule entre
deux lions de pierre, sur le seuil d’un bâtiment dont Tayte pensait qu’il
s’agissait d’un hôtel, à en croire l’inscription partiellement lisible en haut
du cliché. Ses cheveux étaient coupés au carré, et il devait faire froid
lorsque la photo avait été prise : elle portait un manteau trois-quarts dont
l’ourlet rebiquait, et elle se tenait raide comme un piquet, mains et genoux
joints. Son sourire lui avait toujours paru contrit.
Qui es-tu ?
Tayte poussa un soupir familier, se forçant à retourner aux articles du
Times et au lien qu’il avait établi avec Susan Fairborne. Et si Mathew était
bien un Fairborne ? L’enfant non désiré d’un autre membre de la famille,
peut-être, confié à Jane Parfitt pour dissimuler un écart de conduite. Susan
avait-elle eu une liaison ? Une grossesse non désirée ? Avait-elle donné cet
enfant à sa sœur ? Tayte n’en avait pour l’instant aucune idée. Mais même
si Mathew était un Fairborne, il se demandait comment celui-ci pouvait
prétendre être l’héritier légitime de James Fairborne en lieu et place de
n’importe lequel de ses cinq enfants légitimes, tous nés bien avant Mathew
Parfitt.
Une coïncidence le frappa soudain. Quelque chose qui avait été là sous
son nez, peut-être trop proche pour qu’il s’en aperçoive. Les cinq enfants de
James Fairborne… Il n’avait retrouvé ni acte de décès ni certificat de
mariage pour aucun d’entre eux. Or, Tayte n’aimait pas les coïncidences.
Une idée qu’il avait de la peine à considérer s’insinua dans son esprit. À
moins qu’en 1829, les cinq enfants légitimes soient tous morts. Quelqu’un
avait très clairement pris toutes ses précautions pour dissimuler quelque
chose du passé des Fairborne, et Tayte savait que d’une façon ou d’une
autre, cela devait impliquer tous les enfants. Il ne s’agissait plus seulement
d’Eleanor et de sa progéniture. De l’avis de Tayte, toutes leurs existences, et
peut-être même leurs morts, étaient inextricablement liées.
Les yeux commençaient à lui piquer. Il bailla tout en s’allongeant pour
poser sa tête sur un oreiller si léger qu’il en soupçonnait à peine la présence.
Un magma d’hypothèses bourdonnait dans son esprit, mais deux choses
demeuraient claires : il devait consulter le testament de James Fairborne, et
il lui fallait rendre visite à la famille Forbes. C’était là sa première règle en
matière de généalogie : parler à la famille. Et il y avait toujours deux
branches à celle-ci.
Jeudi.
Il était tout juste une heure de l’après-midi, et après avoir perdu plus
de temps qu’il ne l’aurait souhaité aux archives de Truro, Jefferson Tayte se
trouvait dans le Devon, et traversait Dartmoor, à l’issue d’un voyage de 130
kilomètres à la recherche de la famille Forbes, les descendants de la
seconde femme de James Fairborne, Susan. À l’exception de sa rencontre
avec Penny Wilson – le visage derrière la voix à laquelle il avait parlé à de
multiples reprises depuis les États-Unis – sa visite à Truro avait été une
déception. D’après les index, les dernières volontés et le testament de James
Fairborne auraient dû se trouver là, mais comme tant d’autres documents
concernant les Fairborne, l’original et toutes les copies manquaient. Penny
disposait déjà de son numéro de téléphone et elle allait se pencher sur la
question, mais il n’en attendait pas grand-chose.
Tayte entretenait davantage d’espoir pour cet après-midi, même s’il
était à la recherche d’une adresse dont il réalisait maintenant qu’il avait peu
de chance de la trouver sans aide. La carte que son hôtesse Judith lui avait
donnée avant son départ ne comportait essentiellement que les routes
nationales, sans dévoiler grand-chose de la région. Il avait traversé
Buckland-in-the-Moor, contournant la forêt de Dartmoor pendant un
moment avant de s’y enfoncer. Il se trouvait maintenant de l’autre côté de la
forêt, sans plus d’idées sur la façon de trouver sa destination.
Il distinguait au loin les collines rocailleuses et les cairns de la lande,
s’élevant du paysage comme des meurtrissures, et même s’il ne pleuvait pas
encore, les nuages qui étaient apparus à son arrivée s’amoncelaient. Il était
à la recherche d’un lieu baptisé Dunworthy. Le recensement de 1901
confirmait que l’adresse des Forbes à l’époque était identique à celle qui
apparaissait sur tous les recensements précédents, jusqu’en 1841. Il avait
parié sur le fait que la maison appartenait toujours à la famille plus d’un
siècle plus tard. Même s’ils avaient déménagé, il supposait que quelqu’un
là-bas pourrait l’aiguiller – si seulement il arrivait à trouver Dunworthy.
Il ralentit, à la recherche d’indices. En fond sonore, une mélodie jazzy
provenant du CD de la bande originale de Chicago qu’il avait acheté dans
une station essence le gardait concentré. L’approche d’un cycliste à
l’horizon, revêtu d’une combinaison de lycra jaune et bleu vif, incita Tayte
à se garer. Il sortit de voiture et lui fit signe, espérant l’arrêter, en quête de
renseignements. Puis un autre cycliste fit son apparition, en vert citron,
rattrapant le premier, et les deux hommes passèrent en pédalant à toute
vitesse, bientôt suivis par un peloton dévalant du sommet de la colline.
Tayte s’appuya contre la voiture et observa l’arrivée du peloton.
— Dunworthy ? cria-t-il.
Têtes baissées, personne ne parut l’entendre par-dessus le
ronronnement des rayons.
— Quelqu’un peut me dire où se trouve Dunworthy ?
Le dernier cycliste du groupe se redressa, pantelant, posant les mains
sur ses cuisses. Il indiqua du doigt la direction d’où venait Tayte.
— Tournez à droite en bas, là-bas, et suivez le chemin !
— Merci ! lui cria Tayte, dont la gratitude s’adressa au derrière du
cycliste qui s’élevait en se tortillant au-dessus d’une selle effilée.
C’était la fin du mois d’octobre 1803. Une légère gelée étouffait les
bruits de la nuit, et pour Lowenna Fairborne, elle évoquait un froid oreiller
blanc flottant au-dessus de son visage, prêt à la suffoquer. Sous une pleine
lune qui dérobait toutes les couleurs du monde, les remplaçant par sa propre
palette inimitable, se dressait le domaine de Rosemullion Hall, dans
l’atmosphère cristalline et silencieuse.
Au troisième étage, derrière une haute fenêtre au sommet du pignon
sud-ouest sur la façade du manoir, Lowenna faisait semblant de dormir. La
chambre n’était pas la sienne. Elle était rarement utilisée, et avait à peine
été aménagée dans l’unique but de la délivrer de l’enfant aussi discrètement
que possible. Après l’épreuve, elle avait feint le sommeil, et la sage-femme
l’avait quittée rapidement, venant de temps en temps vérifier que tout allait
bien au cours de la soirée. Mais il était tard, à présent. La sage-femme
n’était pas revenue depuis un moment, et il semblait qu’enfin, elle ne
réapparaîtrait plus avant le lendemain matin. Lorsque Lowenna posa les
jambes par terre et se leva lentement, le parquet aurait dû être glacé sous ses
pieds nus, mais elle ne ressentit rien.
Lowenna connaissait la souffrance. Toutes les souffrances que pouvait
éprouver un être humain. La sienne était née sous la pluie cet après-midi de
mai, la dernière fois qu’elle avait vu son amour, et elle s’était répandue dans
son être tout entier, semblable à une effroyable maladie, lorsqu’elle avait
appris son assassinat. Elle savait la raison de sa mort, tout autant qu’elle
savait qui en était responsable. Et bien que le coffret offert par son père
pour son cinquième anniversaire revête pour elle à présent une telle
importance, elle aurait souhaité qu’il n’ait jamais existé.
Pourtant, à cet instant, elle ne ressentait plus cette douleur.
Celle-ci l’avait abandonnée tout entière en même temps que l’enfant
qu’elle ne verrait jamais ou ne tiendrait jamais dans ses bras, qu’elle ne
connaîtrait jamais. Elle le comprenait maintenant. À présent délivrée de sa
douleur, le gouffre qui l’habitait fut nourri par une singulière détermination,
qui ne distingua et ne sentit plus rien d’autre que son propre but.
La chemise de nuit de Lowenna brilla sous la lune lorsqu’elle
s’approcha de la fenêtre. Elle ressemblait à un fantôme, les traits creux et
tirés, ses longs cheveux ternes toujours collés ici et là sur son visage par la
sueur de l’enfantement. Des taches sombres sur le bas de sa chemise de
nuit, encore humide, témoignaient des complications pendant
l’accouchement, mais elle y était insensible. Elle demeurait là, à fixer d’un
air absent la nuit argentée. Puis elle ouvrit la fenêtre, et l’air glacé mordit
profondément sa peau pâle et bleuie. Mais Lowenna ne tressaillit pas.
Elle grimpa sur le rebord, égratignant ses genoux sur la pierre
rugueuse. Puis, rassemblant ses dernières forces, elle se redressa dans
l’encadrement, penchée comme une fière figure de proue, décidée. Aucune
brise ne soufflait. Il n’y avait pas le moindre bruit. Sa chemise tombait
lourdement sur son corps, alourdie du poids de son propre sang. Trois
étages plus bas, l’ardoise sombre miroitait sous la lune comme une mer aux
flots noirs dont elle savait qu’elle la laverait et la purifierait, la débarrassant
de cette ignoble maladie, rétablissant l’ordre des choses.
CHAPITRE 24
Le ciel dehors était plombé. Tayte fut ravi de constater que la pluie
s’était interrompue, et traversa la cour dans l’ombre imposante de la prison
de granit. Ses pensées le ramenèrent à l’anecdote qu’il venait de lire. L’idée
que le coffret qui avait amené Amy Fallon à Bodmin puisse être le même
que celui dont il venait d’apprendre l’existence, celui que Tamsyn Brown
avait été envoyée récupérer auprès de Mawgan Hendry la nuit où il avait été
assassiné, le remplissait d’excitation. Voilà qui pouvait corroborer le récit
de la servante.
Tayte savait qu’il devait revoir Amy. Elle avait fait allusion au fait
qu’elle dirigeait le service du ferry de Helford. Il se dit qu’il pouvait le
lendemain se renseigner dans le village pour découvrir où elle habitait. Il
franchit le porche et sortit sur le parking. Il ne restait plus qu’une autre
voiture maintenant, une Coccinelle couleur crème garée à côté de la sienne,
dont il supposa qu’elle appartenait à la femme du musée. Il ne remarqua le
papier plié sous son essuie-glace qu’une fois dans la voiture, le moteur en
marche. Il coupa le contact et récupéra ce qu’il prenait pour une publicité.
Mais il comprit immédiatement que ce n’était pas le cas en l’ouvrant. Le
papier était sec. Il ne devait pas se trouver là depuis longtemps. Il ouvrit de
nouveau sa portière et se hissa de son siège, un pied dans le véhicule et un
coude posé sur le toit. Il jeta un œil alentour, espérant trouver la personne
qui l’avait laissé, mais tout était calme. Un jeune couple accompagné d’un
chien passa sur le sentier qui longeait le parking. Ils lui jetèrent un regard.
Quelques voitures anonymes le dépassèrent. Celui ou celle qui avait laissé
ce papier ne l’avait pas attendu. Il l’examina plus attentivement. Il s’agissait
de la photocopie d’une page de vieux journal. Une partie entourée au
surligneur vert portait en titre : « Un crime épouvantable ! Le corps de la
disparue retrouvé ».
Le corps de Tamsyn Brown, de Maenporth, a été découvert hier dans
les bois près du village de Constantine. Le rapport du coroner a établi que
la défunte, une femme de chambre anciennement en service à Rosemullion
Hall, a été tuée par un monstre inhumain, après avoir souffert d’attaques
répétées et barbares sur sa personne, qui ont provoqué une hémorragie
massive de ses organes internes. La nuque de la défunte a également été
broyée post-mortem.
Tayte vérifia la date de l’article – jeudi 9 juin 1803 –, un peu plus de
deux semaines après la pendaison. Pourquoi et par qui ce message avait-il
été glissé sur son pare-brise, voilà qui l’intrigua. La bosse de son crâne lui
indiquait qu’il n’avait que peu d’amis en ce qui concernait cette mission. Il
repensa au visiteur tardif du musée, et se convainquit facilement que celui-
ci s’était comporté de façon étrange. Pourtant, la personne qui lui avait
laissé ceci lui offrait très clairement une piste, un lien tangible avec la
famille Fairborne grâce à cette femme de chambre, Tamsyn Brown, qui
travaillait à Rosemullion Hall. Il y avait là quelqu’un qui semblait croire, ou
savoir, que le récit de la femme de chambre était exact.
La femme de chambre de Lowenna…
Tout cela correspondait assez bien. Il se souvint du récit d’Emily
Forbes, qui lui avait appris que Lowenna était arrivée sans sa femme de
chambre. À l’époque, il était inhabituel qu’une jeune lady voyage ainsi
seule, et à en croire Emily, la domestique avec laquelle Lowenna avait
grandi n’était pas venue la rejoindre chez les Forbes – elle n’était jamais
arrivée. Cela dit, si Tamsyn Brown était bien la femme de chambre de
Lowenna, comment l’aurait-elle pu ? Elle était morte.
Et si son témoignage était véridique, réfléchit Tayte, alors le coffret
découvert par Amy était le même que celui que Tamsyn Brown était venue
récupérer ; aucun autre n’aurait pu l’amener à Mawgan Hendry. Le coffret
de Lowenna, pensa Tayte. Encore un autre lien avec les Fairborne. Et un
lien pour lequel les gens étaient prêts à tuer. Il se tâta de nouveau la nuque
et se remémora la menace de mort expédiée sur son téléphone après son
agression. Il lui vint alors à l’esprit que si Amy effectuait des recherches
dans la même direction que lui, elle était également en danger. Voilà qui ne
pouvait pas attendre jusqu’au lendemain matin. Il lui fallait trouver Amy et
la prévenir.
Sur la A39 au sud de Truro, le conducteur de la Mazda 323 bleu
électrique poussait son véhicule jusqu’à ses dernières limites. Il était pressé
d’arriver à destination et se préoccupait fort peu de la circulation de l’heure
de pointe qui grossissait autour de lui. Son excitation grandit lorsqu’il quitta
à toute vitesse la voie en direction de Helston. Il savait qui était Amy
Fallon. Il la surveillait depuis suffisamment longtemps, conscient depuis
toujours de l’importance que revêtait Ferryman Cottage dans la poursuite de
son but final. Il savait que le coffret devait se trouver là quelque part au
cottage.
Il se maudit encore une fois de ne pas s’être débrouillé pour acquérir
l’entreprise d’exploitation du ferry de Helford lorsque celle-ci s’était
trouvée sur le marché. Les choses auraient alors été tellement plus faciles. Il
aurait pu retourner tout à loisir l’intérieur de Ferryman Cottage, et personne
n’en aurait jamais rien su. Il aurait trouvé la boîte il y a bien longtemps,
bien avant que l’Américain ne commence à s’intéresser aux Fairborne.
Fairborne… Il ne put s’empêcher de sourire. Il savait qu’il avait droit
plus que n’importe lequel d’entre eux à ce nom. Je dois trouver ce coffret !
Il était certain que celui-ci avait enfin refait surface. Le fait qu’Amy ait
débarqué au Bureau des archives à la recherche d’un historique de propriété
avait éveillé son excitation. Quant à l’Américain… si le coffret avait bien
été retrouvé, alors il était certain de lui avoir fourni assez d’informations
pour le mener à celui-ci, et avec un peu de chance, amener l’objet à
réapparaître.
Mais il savait qu’il devait être prudent. Il lui fallait surveiller et
patienter encore un peu. Cela ne le dérangeait pas. Il aimait observer Amy ;
il aimait voir ce qu’elle portait et quel livre elle lisait. Il lui trouvait l’air si
paisible lorsqu’elle lisait – semblable à un ange, la tête légèrement penchée
en prière. Il attendait avec impatience de la revoir ce soir.
CHAPITRE 30
À Treath, Simon fit aborder le ferry sur la plage comme s’il procédait
au débarquement sous un déluge de bombes d’un vaisseau d’assaut
amphibie. Tayte tenta de garder son équilibre pendant que la coque du
catamaran glissait sur les galets et s’arrêtait dans une embardée.
Simon fit tomber la rampe d’accès de la proue.
— C’est cette maison-là, dit-il en désignant du doigt la seule
habitation visible.
Une lumière à une fenêtre repoussait la tombée du crépuscule.
Tayte débarqua, effectuant un bond pour éviter l’eau, et enfonça ses
mocassins dans les galets mouillés au-delà d’une mince bande de vase et de
débris de végétation.
— Merci, dit-il en glissant au gamin un autre billet de dix.
Étant donné les circonstances, le tarif paraissait raisonnable.
Simon sourit et fourra l’argent dans sa poche avec le reste.
— Comment allez-vous rentrer ? Je peux vous attendre.
Tayte voyait déjà danser dans les yeux de Simon le sigle des livres
sterling.
— C’est bon, répondit-il. Je ne sais absolument pas pour combien de
temps j’en ai. Je prendrai un taxi.
Il se mit en route, admirant la vedette en teck amarrée à l’extrémité du
jardin. Derrière lui, il entendit le crissement de la rampe d’accès du
catamaran.
— Je préférerais que la boss ne sache rien de tout ça, le héla Simon.
Ou bien de… enfin, vous voyez ce que je veux dire.
Tayte lui lança un sourire.
— Ne vous inquiétez pas. Votre secret est bien gardé.
Vendredi.
Avec ses colonnes corinthiennes, ses murs tout blancs et ses boiseries
sculptées, l’Orangerie de Kensington Palace exsudait un charme XVIIIe
siècle. Julia Kapowski avait parfaitement choisi le décor de son déjeuner
avec Jefferson Tayte. Ils étaient installés à une table de coin donnant sur un
intérieur lumineux qui s’étendait sous un très haut plafond, devant de hautes
fenêtres à guillotine à travers lesquelles se répandait le soleil de l’après-
midi. L’endroit bourdonnait d’une efficacité décontractée.
Lorsque Gerald Braithwaite les retrouva, ils dégustaient leur café et
des petits fours maison tout en discutant aimablement de leurs intérêts.
Tayte vit Kapowski se tasser sur son siège lorsque son associé apparut à
l’entrée et marcha sur eux avec détermination, le sac à la main, les traits
pleins d’espoir.
— Julia, vous aviez raison ! jeta-t-il en arrivant. Je me suis bien
amusé.
Il tira une chaise et s’assit, déposant le sac par terre à côté de lui.
— Fascinant, poursuivit-il en sortant le coffret, qu’il mit sur la table en
face de lui, l’air satisfait. C’est une écritoire ! annonça-t-il. Mais pas
seulement : cette boîte abrite un secret.
La curiosité de Tayte fut éveillée.
— Un objet probablement fabriqué en Inde, ajouta Gerald. Un modèle
très ancien – sans doute du XVIIe siècle. L’encrier est absent de son
compartiment, et l’intérieur est plutôt sommaire, par rapport aux critères
ultérieurs.
— Un secret ? intervint Tayte en se raccrochant au mot avant que
Gerald ne se laisse entraîner sur le sujet.
— Tout à fait. Lorsque j’examine une nouvelle boîte, ma première
démarche consiste à effectuer quelques mesures. Les dimensions
intérieures, et particulièrement la hauteur, sont remarquablement inférieures
à celles de l’extérieur.
— Et cela vous indique qu’il y a quelque chose de dissimulé ?
— Pas complètement, mais cela suggère des investigations plus
poussées.
Gerald ouvrit le coffret de façon à leur présenter l’intérieur :
— Les écritoires avec des compartiments secrets ne sont pas si rares.
En règle générale, vous appuyez à un endroit ou un autre et un tiroir secret
s’ouvre. Mais ici, c’est différent. Très astucieux.
Tayte observa Gerald, qui fit alors tourner à l’inverse des aiguilles
d’une montre la rosace en ivoire sculpté à l’intérieur du couvercle. Il savait
que celle-ci tournait, mais il n’y avait guère prêté d’attention. Il perçut un
cliquètement, puis Gerald tourna dans l’autre sens, prêtant l’oreille comme
s’il forçait un coffre-fort. Lorsqu’un second « clic » s’éleva, il leva les yeux
et son épaisse moustache frissonna. Il referma le couvercle et pressa dans le
coin gauche l’initiale « D ». Puis il fit sortir du côté inférieur gauche un
taquet en dent de baleine brillant.
— Et vous avez trouvé quelque chose ? questionna Tayte, car il
connaissait déjà la réponse.
— Tout à fait, répondit Gerald, qui après avoir de nouveau ouvert la
boîte, plongea les deux mains dedans et saisit les parois intérieures du bout
des doigts.
Puis, il souleva lentement le compartiment principal qui contenait le
mot de Lowenna. Il posa le tout sur le côté, et les mains tremblantes, pencha
le coffret pour révéler ce qu’il avait découvert. Tayte et Julia Kapowski se
penchèrent, irrésistiblement attirés, comme deux poissons harponnés sur la
même ligne.
Tayte avait complètement oublié son déjeuner et son rendez-vous de
toute évidence galant. Il avait le regard rivé sur l’écritoire et ce qu’elle
dissimulait.
— Stupéfiant ! dit-il en plongeant la main et en retirant une lettre
cachée là depuis plus de deux siècles.
Gerald eut un petit signe de tête pour remercier du compliment.
— Oh, vous êtes bon ! renchérit Kapowski.
Gerald sourit et acquiesça.
— Je l’ai lue, précisa-t-il. J’espère que vous ne m’en voudrez pas.
Tayte hocha la tête, sans lever les yeux de la lettre.
— C’est une lecture intéressante, ajouta Gerald. Qui signifie sans
doute davantage pour vous que pour moi.
Tayte remarqua que la missive était signée de Lowenna, et qu’elle
portait une date, jeudi 17 mai 1803 – le jour où Mawgan Hendry avait été
assassiné. Kapowski rapprocha sa chaise pour pouvoir lire par-dessus
l’épaule de Tayte.
Mawgan, mon amour, je dois d’abord te demander de te départir de la
tristesse que tu dois ressentir, car aussi contraires que puisse sembler les
apparences, ce sont des jours heureux, et ils seront bientôt encore plus
heureux. Que nous soyons obligés de nous séparer est un mensonge imposé
par mon père. Cette volonté émane uniquement de lui, et je ne la partage
pas, de tout mon cœur. Je ne peux te dire la vérité en personne, et cette
lettre doit donc suffire pour l’instant. Pour que mes plans puissent se
réaliser, nous devons poursuivre ce simulacre. Tu dois croire que notre
amour a pris fin aujourd’hui pour satisfaire l’homme à la solde de mon
père qui nous surveillera pour s’assurer que je ne dévie pas de ses ordres.
Mon espoir le plus cher est que le post-scriptum du premier message
portera le plus vite possible tes yeux sur cette lettre, et qu’alors, ta tristesse
s’évanouira rapidement. C’est effectivement ce qui est à l’intérieur qui
compte, et ce message que tu es le seul à pouvoir comprendre comporte une
autre signification.
Mawgan, mon amour, je porte notre enfant en moi à l’heure où j’écris
– même si j’ai le regret de dire que mon père est également au courant et a
fait des projets de son côté. Dès sa naissance, l’enfant doit m’être retiré et
confié à ma tante Jane, qui l’élèvera comme le sien. Je ne dois pas voir
l’enfant ou en savoir quoi que ce soit. Tel est leur plan, mais sur ma vie,
cela ne sera pas.
Car il existe un espoir.
J’ai récemment fait une découverte si terrible et troublante que je
voudrais aujourd’hui de tout mon cœur en être demeurée à jamais
ignorante – et pourtant, nous pouvons la retourner à notre avantage. Je
quitterai très bientôt Rosemullion Hall, pour ne jamais retourner à cet
endroit que je ne connais plus ou au père que j’ai seulement cru connaître.
Alors, nous serons de nouveau réunis. Ne change rien à tes habitudes,
comme si tu ne savais rien de tout ceci. Et un jour heureux, je te rejoindrai,
et nous pourrons mettre en œuvre nos projets. Tu ne dois pas venir à la
maison ! Tiens-toi le plus à l’écart possible de Rosemullion Hall.
Il reste une dernière chose à te demander, mon amour. Tu dois à tout
prix conserver ce coffret à l’abri. Je ne peux qu’insister sur l’importance de
cet objet. Garde-le à l’abri, sachant pour l’instant qu’il nous protégera.
C’est notre unique sécurité.
— Eh bien… souffla doucement Julia Kapowski à l’oreille de Tayte.
Cela vous dit-il quelque chose ?
Tayte songea que Mawgan Hendry avait du mourir sans rien savoir des
plans de Lowenna, ni de l’enfant qu’elle portait.
— Beaucoup, répondit-il. Et je pense que cela va revêtir une
signification encore plus grande.
Il se demanda quel terrible secret Lowenna avait découvert, et s’il y
avait un rapport quelconque avec ce qui était arrivé à Eleanor et ses enfants.
Pourquoi éprouvait-t-elle le sentiment de ne plus connaître son propre
père ? Peut-être le fait qu’il ait insisté pour qu’elle mette un terme à sa
relation avec Mawgan et renonce à son enfant était-il suffisant ? Mais était-
ce suffisant pour qu’il soit devenu à ses yeux un monstre méconnaissable ?
— Ravi d’avoir pu vous rendre service, annonça Gerald, qui se leva et
ajouta : je dois rentrer. Je dois examiner cet après-midi un coffret à bijoux.
Probablement un Fabergé, qui devrait ramener une fortune.
Tayte se leva à son tour et lui serra la main :
— Vous ne savez pas à quel point vous m’avez rendu service.
— Je vous en prie, protesta Gerald, qui se tourna vers Julia
Kapowski : À tout à l’heure !
Tayte glissa la lettre dans sa veste et se rassit en rapprochant le coffret.
Il réajusta à l’intérieur le compartiment principal, imitant les gestes de
Gerald à l’inverse, pour bien se mettre en tête la façon dont tout
fonctionnait, de façon à le montrer à Amy à son retour. Elle va en tomber à
la renverse, se dit-il, aussi excité qu’un gamin avec un nouveau jouet.
— Je suppose que ça y est, alors, intervint Kapowski. Le café est
terminé, l’addition réglée. Nous retournons à présent à la réalité ?
Tayte leva les yeux tout en faisant tourner la rosace pour la
réenclencher. Il ferma le couvercle, sachant qu’il n’avait pas prêté
suffisamment attention à Julia depuis le retour de Gerald.
— Pardonnez-moi, j’étais à mille lieues de là. Écoutez, merci pour
tout, vraiment. Si jamais je peux faire quelque chose pour vous… eh bien,
vous avez mon numéro.
Les yeux étincelants de Kapowski laissèrent entendre qu’elle
imaginait un certain nombre de choses, ici et maintenant.
— Je dois vous poser une question, ajouta-t-il. « Looking for Larry » ?
Julia Kapowski rougit.
— Je ne suis pas sûre de pouvoir vous expliquer.
— Alors, je ne suis pas sûr de pouvoir vous appeler pour vous dire
quel avion je prends pour rentrer à Boston, répliqua-t-il d’un air nonchalant.
Quel dommage, ajouta-t-il, j’en tremble rien que d’y penser. Vous auriez pu
me distraire de ma phobie.
— Larry Hagman, laissa échapper Kapowski.
Tayte eut un rictus amusé :
— Celui de Dallas ?
— Celui-là même. C’était mon prince charmant quand j’ai quitté le
collège. Et après trois mariages ratés, je cherche toujours.
Tayte se détourna vers la fenêtre pour masquer son affolement.
Kapowski se moqua de lui :
— Pas besoin d’avoir l’air aussi inquiet. Ce n’est que notre premier
rendez-vous !
Il rit en même temps qu’elle, puis poussa un soupir en regardant sa
montre.
— Je crois que c’est vraiment l’heure. Je peux vous raccompagner à
votre bureau ? demanda-t-il après avoir rangé l’écritoire.
CHAPITRE 35
Quatre heures après avoir failli mourir, Jefferson Tayte était assis sur
le siège passager d’une voiture inconnue, garée dans un endroit tout aussi
inconnu. Il n’avait aucune idée du lieu où il se trouvait, et le seul éclairage
qu’il s’était accordé provenait de l’écran de son ordinateur portable. Bastion
et Hayne avaient été stupéfaits de le revoir dans un tel état, mais le
personnel du Royal Cornwall Hospital l’avait rafistolé en un rien de temps.
Après avoir effectué sa déposition, et avoir reçu l’autorisation de partir, il
avait refusé toute protection policière, à l’exception de l’habituel numéro de
téléphone à contacter en cas de besoin. Il était ensuite monté dans le
véhicule de courtoisie qui l’attendait et s’était éloigné au hasard,
simplement pour se perdre dans la nature. Il aurait bien eu besoin de
changer de vêtements, mais savait tout autant qu’il ne pouvait risquer de
retourner à Saint Maunanus House.
Il était installé sur le bas-côté d’une petite route à une voie, près d’une
clôture de ferme en acier galvanisé, en train de rentrer des noms dans des
bases de données aussi rapidement que le lui permettait sa main bandée.
Heureusement, il avait un adaptateur d’alimentation qu’il pouvait brancher
sur la voiture ; la nuit était longue.
On est samedi, pensa-t-il, sachant qu’il aurait dû se trouver sur le point
de boucler sa mission et de rentrer chez lui. Mais il était embarqué dans un
passé qui ne voulait pas mourir, et il devait à présent ajouter à la liste de
gens à retrouver l’assassin de Schofield, ainsi qu’Amy. Des gens liés par un
fil ou un autre à l’écritoire qu’Amy lui avait confiée. Le coffret qui ne se
trouvait plus entre ses mains.
Et ce n’était pas là la fin de tout ceci.
Il interrompit sa frappe. Les réflexions qui s’entremêlaient dans son
subconscient accouchèrent brusquement d’un fait très clair. Il avait peut-
être perdu l’écritoire, mais il n’avait pas tout perdu. Il tapota sa poche de
veste et sentit un papier froissé. La lettre de Lowenna… il ne l’avait pas
remise dans le coffret. Il eut un sourire, sachant qu’il avait encore une carte
à jouer dans cette partie. Il savait également qu’il avait une bonne chance de
découvrir qui était l’homme qui voulait le tuer. Lorsque celui-ci avait volé
le crucifix et le recueil de poèmes au musée de la prison de Bodmin, il avait
commis une grosse erreur – il avait rendu les choses personnelles.
Tayte s’en était bien douté, et il venait d’en recevoir confirmation cette
nuit. L’homme était apparenté à Mawgan Hendry. Ces quelques mots
échangés à la pointe du couteau de l’assassin avaient ôté tout doute à Tayte.
Il se disait maintenant que s’il pouvait découvrir les noms des descendants
mâles vivants de Mawgan Hendry, il disposerait d’une bonne liste de
suspects.
Le principe était tout simple. Il connaissait le nom racine dont
descendaient tous les autres membres de la famille : Mathew Parfitt. En
prenant ce nom et en trouvant ses enfants, puis en répétant le processus
pour chaque enfant et les descendants de chacun d’entre eux, il finirait par
aboutir à ceux qui étaient encore en vie. Un rapide passage en revue, en
suivant les personnes à charge et leurs descendants, en excluant autant
d’individus que possible sur les critères de l’âge et du sexe, jusqu’à récolter
quelques noms – quelques suspects.
Dans la pratique, le processus n’était pas si aisé. Il savait qu’il devrait
prendre des raccourcis, faire des suppositions, et suivre des lignées à partir
de données non confirmées, ce qui n’était pas son genre. Cela comportait un
grand risque d’erreur, mais il existait une chance que certains des noms
qu’il récolte soient exacts, et une chance que l’un d’entre eux s’avère être
l’homme qu’il recherchait. Il avait accès à la généalogie de plus de quatre
milliards de noms dans le monde entier. Cette nuit, il ne lui en fallait qu’un.
Il y avait maintenant plus d’une heure que Tayte était absorbé par les
informations en provenance de son écran, faisant glisser noms et dates dans
des fenêtres séparées pour en conserver la trace. Le recensement de 1911
avait rendu la première partie relativement facile, mais il n’existait pas
d’accès au recensement pour le dernier siècle. Il utilisait toutes les
ressources en ligne à sa disposition, et plus d’une fois, il s’était interrompu
pour penser à Peter Schofield. Ça, c’était son rayon : la généalogie à la
Schofield. En dépit de tout, il regretta que le gamin ne soit pas dans la
voiture avec lui à cet instant.
Parvenu à la première moitié du XXe siècle, Tayte se recula et se
pinça les paupières. Il se détourna de l’écran pour plonger le regard dans
l’obscurité de la nuit, tâtant d’un air pensif les agrafes qu’on lui avait
posées dans le cou. Il avait rarement vu les étoiles de cette façon. Ici,
aucune pollution visuelle. Des galaxies entières se dévoilaient à ses yeux
comme une poussière argentée répandue par un pinceau sur un tableau noir.
La quête se présentait bien. Deux guerres mondiales avaient accéléré
la recherche, réduisant singulièrement le nombre de personnes à charge qui
avaient vécu assez longtemps pour avoir à leur tour des enfants ; une guerre
ou l’autre en avait prématurément éliminé un certain nombre. Pourtant, la
lignée se poursuivait le long de multiples branches éventuelles, changeant
de nom de famille lorsqu’aucun héritier mâle n’était né pour perpétuer
celui-ci. La branche de Mathew portant le nom de Parfitt s’était éteinte à la
fin du XIXe siècle, remplacée par celle de Miller par l’intermédiaire d’une
fille et celle de Bakersfield par une autre. Il lui restait peu de temps avant le
lever du jour, et pourtant il n’était pas fatigué. Trop absorbé par sa
poursuite, trop conscient qu’il n’avait échappé que de peu à la mort ce soir,
et qu’Amy, si elle était encore en vie, se trouvait quelque part dans
l’adversité.
Un peu moins d’une heure plus tard, Tayte sut qu’il touchait au but.
Les noms qu’il contemplait maintenant appartenaient à des gens qui
pouvaient être encore en vie, même s’ils étaient trop âgés pour pouvoir être
pris en considération. Tayte était certain de découvrir son homme parmi
leurs descendants : il avait atteint la dernière couche du mille-feuille.
CHAPITRE 43
Jefferson Tayte était perdu au milieu de nulle part, dans une voiture
qui ne voulait plus démarrer, et il lui restait moins d’une heure pour rentrer
à Treath, ou sinon, Amy meurt, suivant les propres termes de l’assassin. Il
balança un coup de pied au pneu de la petite voiture jaune citron dont il
savait maintenant que c’était une Citroën C2, se maudissant pour sa
stupidité, à présent conscient que son ordinateur avait vidé la batterie.
Depuis son retour en Cornouailles la veille, son existence était
complètement chamboulée, et cette nouvelle journée ne s’annonçait guère
plus prometteuse.
Je dois bien pouvoir appeler un numéro quelconque.
Il remontait dans la voiture lorsqu’il s’arrêta net. Comment pouvait-il
appeler au secours s’il ne savait pas où il se trouvait ? Et même si cela avait
été le cas, il savait que cela prendrait trop de temps. Il ne voyait dans les
deux sens rien d’autre qu’une route étroite et sinueuse encaissée entre des
haies impressionnantes. Il doutait que celle-ci soit très fréquentée ; il n’avait
vu passer personne. Il était tout seul avec les vaches, qui reculèrent lorsqu’il
s’approcha de la clôture. Il ne distinguait au-delà que quelques autres
vaches et un champ, à perte de vue. Il savait que sa seule issue consistait à
faire démarrer le véhicule, ce qui impliquait de le pousser. Mais il voyait
également que la route était trop étroite. Il n’y avait guère de place pour
courir à côté jusqu’à atteindre une des aires de dépassement qu’il avait
repérées. Ce serait juste. Il devait calculer au mieux.
Il étudia la route, relativement plate, qui s’étendait tout droit pendant
un moment avant d’entamer une descente. À cet endroit-là, elle paraissait
plus large. C’était là qu’il lui faudrait grimper à toute vitesse et descendre
en roue libre jusqu’à ce qu’il prenne de la vitesse. Il s’assura que la voiture
était au point mort puis desserra le frein à main. Il referma la portière, se
rendit à l’arrière et se mit à pousser, attentif au démarrage de la pente,
sachant qu’il lui faudrait sauter avant que la voiture ne lui échappe. Il
s’efforça de voir par-dessus le toit tout en marchant. L’amorce de la pente
était maintenant difficile à discerner. Puis la voiture se mit à rouler toute
seule.
Sans personne au volant, le véhicule zigzagua au hasard de gauche à
droite. L’espace était encore trop étroit pour courir à côté, et même s’il
parvenait à se glisser dans l’interstice, il réalisa qu’il n’aurait pas de place
pour ouvrir la portière. La voiture accélérait de plus en plus. Sa marche se
transforma en course. Devant lui, au bout d’un virage serré, la route
s’élargissait. C’était sa seule chance.
La haie, éraflant la carrosserie, continuait de guider la voiture qui
prenait de la vitesse. Lorsque la route s’élargit, il était au pas de course,
hors d’haleine. Il se précipita sur la portière, qu’il ouvrit alors que la route
rétrécissait de nouveau, et bondit tête la première à l’intérieur. La douleur
qui déchira sa cheville droite lui indiqua qu’il n’avait pas encore tout à fait
réussi son coup. La portière rebondit sur sa cheville, puis dans la haie, et se
rabattit de nouveau, lui faisant monter les larmes aux yeux.
Mais il n’avait pas le temps de se laisser aller. Alors qu’il s’installait
au volant et enclenchait la seconde, prêt à faire redémarrer la voiture,
l’avant d’un tracteur apparut au détour du virage, venant droit sur lui. Il tira
sur le frein à main et la voiture s’arrêta d’un bond, le ramenant à son point
de départ. Sauf que maintenant, il disposait d’encore moins de temps, et
qu’il était emprisonné dans sa voiture par les haies, avec une cheville qui
avait sûrement besoin d’un plâtre. Une violente exaspération eut alors
raison de lui, et il se laissa tomber sur le volant.
— Qu’est-ce que je fabrique ici ? hurla-t-il.
Il se força à se redresser sur son siège et cria :
— Je suis généalogiste, bon Dieu !
Quelques minutes plus tard, quelque part sur la route entre St Anthony
et Helford, le conducteur de la Mazda passa un appel.
— C’est fait.
Il y eut une pause tandis qu’il écoutait la réponse. Puis il tourna la tête
vers la banquette arrière où Amy était recroquevillée, encore sous le choc
de l’événement dont elle venait d’être témoin. Il lui lança un bref regard, et
elle sentit qu’il parlait d’elle.
— Non, dit l’homme. Je vous l’ai déjà dit. Personne d’autre n’est au
courant.
Il baissa alors la voix, et Amy eut du mal à saisir ses paroles :
— Préparez l’argent, dit-il, je vous appellerai pour fixer l’heure et le
lieu.
18. Qui peut se traduire par : « Plus c’est mouillé, mieux c’est ».
CHAPITRE 46
Tayte était installé sur un lit bien ferme dans une chambre particulière
au Truro’s Royal Cornwall Hospital, de nouveau rafistolé et maintenu en
observation après la commotion cérébrale due à la chute des débris du
bateau. Il contempla ses jambes couvertes de bandages des chevilles aux
genoux, ceux-ci à peine dissimulés sous l’ourlet de la blouse d’hôpital vert
pâle qu’il portait. Ce n’était pas vraiment son style, mais il était
reconnaissant d’être enfin débarrassé de son costume ensanglanté.
À présent, un pansement neuf à la main gauche et un autre au cou pour
protéger les agrafes de remplacement, il paraissait subir petit à petit, de son
vivant, une sorte de processus de momification. Heureusement, le médecin
qui l’avait examiné lui avait appris que les blessures de ses jambes étaient
en grande partie superficielles. Il était étonné de souffrir aussi peu, ce qu’il
mettait au compte des calmants qu’on lui avait administrés. L’inspecteur
principal Bastion et l’inspecteur Hayne étaient assis de part et d’autre de
son lit, lui donnant le sentiment d’être plus suspect que victime.
Bastion remua le contenu d’un plateau d’acier qu’il tenait à la main.
— Cela ne vous ennuie pas que l’on conserve ceci, n’est-ce pas,
Mr Tayte ?
Tayte contempla les éclats de mitraille qu’on lui avait retiré des
jambes.
— Je me fiche pas mal de ne jamais les revoir, répliqua-t-il.
L’inspecteur principal étudia un des fragments.
— C’est stupéfiant ce que les gens sont capables d’inventer. Tout à fait
rudimentaire, bien sûr, mais néanmoins mortel.
— Des grenades à main ? demanda Tayte, encore sous le choc de cette
dernière tentative d’assassinat.
— C’est cela. Probablement des restes de la Seconde Guerre
mondiale. Attachez quelques grenades ensemble et branchez-les à un
servomoteur pour modélisme à couple élevé radio-piloté. Ensuite, allumez
l’émetteur, actionnez la manette de direction, le servomoteur tourne alors, et
retire toutes les goupilles en même temps.
— Boum ! ajouta Hayne en claquant des mains.
Bastion esquissa une grimace :
— Merci pour le cirque, inspecteur.
— Désolé, monsieur.
Bastion laissa retomber l’éclat métallique qui résonna sur le plateau
plus lourdement qu’il n’en avait l’air.
— Bien, Mr Tayte. Quelqu’un cherche très clairement à vous éliminer,
et je veux savoir pourquoi.
Tayte se redressa.
— Pour commencer, j’ai besoin de mon porte-documents.
Les deux hommes le regardèrent d’un air interrogateur.
— Lorsque vous êtes arrivés, vous m’avez demandé où je me trouvais
la nuit dernière. Je vous ai dit que j’avais passé la nuit dans la voiture que
vous m’aviez prêtée.
— Oui, j’ai bien compris tout cela, acquiesça l’inspecteur principal.
— Mais je ne vous ai pas raconté ce que j’y faisais.
— Et qu’est-ce que vous y faisiez ? questionna Hayne.
— J’essayais de découvrir qui a tué Schofield et enlevé Amy Fallon.
Bastion secoua la tête.
— Nous n’avons pas encore déterminé si quelqu’un avait été enlevé,
Mr Tayte.
— Moi, si. J’ai parlé à Amy ce matin. Je me trouvais à Gillan Harbour
pour essayer de la récupérer.
— Et vous pensez avoir découvert l’identité de cet homme ? demanda
Hayne.
— Peut-être. Il y a une liste sur mon ordinateur portable. Voilà
pourquoi j’ai besoin de mon porte-documents. Vous devez vérifier les noms.
— Et si je demandais à quelqu’un d’amener votre voiture à l’hôpital
avec des vêtements de rechange ? suggéra Bastion. Ensuite, nous pourrons
jeter un œil à cette liste. Et pendant que nous attendons, vous allez pouvoir
me raconter tout ce que vous savez.
Tayte tendit la main sur la table de chevet et ramassa les clés qui s’y
trouvaient avec le reste de ses effets personnels : son calepin et son
portefeuille, qui n’étaient pas encore secs, et son téléphone maintenant hors
d’usage. Il jeta les clés à Bastion, qui leva une main à l’adresse de l’agent
en uniforme qui patientait à la porte.
Pendant que Tayte attendait l’arrivée d’un costume propre et de son
porte-documents, il raconta tout sans rien omettre aux deux policiers.
Lorsqu’il en vint à la fausse piste sur laquelle il avait lancé Schofield, il
s’interrogea de nouveau sur ce que celui-ci avait bien pu dénicher.
— J’avais envoyé Schofield vérifier les cimetières toute la journée,
expliqua-t-il. Lorsque je lui ai demandé de se rendre à Nare Point à ma
place, pour rencontrer l’homme qui m’avait contacté à propos du document
de succession de James Fairborne, une découverte le remplissait
d’excitation. Malheureusement je ne sais pas de quoi il s’agissait.
L’inspecteur Hayne plongea dans un dossier bleu foncé posé à côté de
lui sur le lit, dont il sortit plusieurs photos très abîmées par un séjour dans
l’eau. Il feuilleta celles-ci, et Tayte le vit extraire deux clichés en particulier.
— Est-ce là ce qu’il était en train de faire, monsieur ? demanda Hayne
en passant les photos à Tayte. Nous les avons retrouvées avec le reste de ses
affaires dans le coffre de sa voiture de location ce matin.
— Une honte, remarqua l’inspecteur principal en hochant la tête. Une
magnifique Jaguar type E, série III. On l’a retirée de la rivière ce matin à
Helford Village, pleine de boue. Je suis même étonné que nous ayons pu
récupérer ces photos.
— Un V12, dit Tayte en se souvenant du grondement de moteur perçu
la nuit précédente après que le tueur se soit enfui.
Il se dit que l’homme avait dû utiliser la voiture de Schofield après
avoir assassiné celui-ci, la laissant à portée pour faciliter sa fuite lorsqu’il
reviendrait chercher le coffret. Tout cela était bien calculé, songea-t-il,
devinant que le tueur avait poursuivi sa fuite en bateau après avoir
abandonné la voiture.
— Ces photos représentent à peu près toutes la même vue, expliqua
Hayne. Quelque chose a dû attirer l’attention de votre collègue. D’après
l’horodatage digital, elles ont été prises hier matin.
Tayte étudia les photos. La première montrait un cimetière typique. Il
n’y avait pas d’église dans le champ, et il supposa qu’elle avait dû être prise
avec l’église dans le dos du photographe. Au premier plan s’étendaient de
nombreuses pierres tombales, jusqu’à un muret en pierre. Au-delà, le
paysage se perdait jusqu’à la mer. Il examina ensuite l’autre photo, qui
montrait une vue similaire.
— Il s’agit d’un tableau, expliqua Hayne au cas où Tayte ne l’aurait
pas remarqué.
Il distinguait le cadre doré, à peine visible sur les bords du tableau.
Celui-ci représentait la même vue que la première photo, à l’exception du
fait que le tableau comportait au premier plan un nombre inférieur de
pierres tombales.
— Il a dû être peint il y a de cela longtemps, dit Tayte. Le cimetière
s’est rempli depuis.
Il continua de scruter les images, et s’apprêtait à les rendre à
l’inspecteur lorsqu’il décela ce qui avait dû intéresser Schofield. Il tapota du
doigt la photo du tableau en disant :
— Regardez ça.
Hayne se pencha.
— On dirait une sorte de mémorial, remarqua l’inspecteur sans en
comprendre la signification.
— Et aujourd’hui, il a disparu, souligna Tayte.
Ils comparèrent les photos pour obtenir confirmation. Là où se dressait
le mémorial sur le tableau – un grand pilier de pierre surmonté d’une croix
celtique – la photo de l’endroit tel qu’il apparaissait maintenant montrait
une concession vide.
— Est-ce cela qui aurait pu susciter l’excitation de votre collègue ?
questionna Hayne.
Tayte disposa les deux clichés l’un à côté de l’autre. Sur les deux, le
point intéressant était centré : la stèle commémorative d’un côté, le lieu où
elle s’était élevée sur l’autre.
— J’en suis certain, assura-t-il.
On frappa à la porte, annonçant l’arrivée du porte-documents de Tayte
et d’un costume de lin brun familier. Maintenant qu’il avait un but, une
église à retrouver, même s’il se doutait que ce ne serait pas facile, ceux-ci
furent les bienvenus. L’endroit ressemblait à un millier d’autres cimetières
côtiers, et il était bien certain que la Cornouailles en avait plus que sa part.
CHAPITRE 50
À l’intérieur de l’église, Tayte leva les yeux sur le vitrail qui avait
attiré son attention dès son entrée. La scène était poignante. Elle
représentait un naufrage sur les récifs de « The Manacles », et saint
Christophe délivrant les âmes perdues. Tayte se rapprocha, progressa sous
des arches de pierre, remontant des bancs de chêne ornés de banquettes
rouges et lourdement sculptés aux extrémités. Au pied du vitrail, il lut que
celui-ci était dédié à la mémoire de la centaine d’âmes qui avaient perdu la
vie lors du naufrage du SS Mohegan sur les « Manacles » en octobre 1898.
Il se demanda alors combien de vies avaient été perdues lorsque la Betsy
Ross avait rencontré le même sort plus d’un siècle auparavant.
Tayte était à la recherche du tableau photographié par Schofield.
C’était l’unique trace dont il disposait du monument commémoratif pour la
Betsy Ross. La dalle circulaire à l’extérieur avait confirmé la référence au
navire sur lequel il était certain que les Fairborne étaient montés à Boston,
mais elle ne disait rien des gens à bord. Il avait besoin de savoir qui était
enterré là, et il espérait que le tableau le mènerait à un autre indice ; peut-
être existait-il une inscription, un hommage semblable à ce qu’il voyait sur
les murs autour de lui.
À l’autre extrémité de l’église, derrière un jeune couple qui lisait
quelque chose sur l’un des piliers, il aperçut une table recouverte d’un tissu
blanc devant un autre vitrail. Un homme disposait des bougeoirs de chaque
côté d’une croix dorée. Tayte se fraya un chemin entre les bancs dans sa
direction, aperçut alors des cadres dorés sur le mur à côté de la table et
pressa le pas. Mais lorsqu’il se rapprocha, entre des régiments de chaises en
bois, une déception l’attendait. Les cadres dorés ne délimitaient aucun
tableau, mais bien plutôt des paroles de réconfort et de souvenirs. Il se
détourna, scrutant de nouveau les murs, sans rien voir qui puisse lui donner
un peu d’espoir.
— Puis-je vous aider ? demanda une voix derrière lui.
Tayte se retourna. L’homme qui disposait les chandeliers arborait un
sourire interrogateur. Il portait un pantalon gris et une chemise à carreaux
gris clair, mais pas de col romain. À peu près du même âge que Tayte, il
était trapu, avec des cheveux bruns bien coiffés avec une raie sur le côté, le
visage rond et rubicond.
— Je cherchais un tableau, expliqua le généalogiste. Mais je dois être
au mauvais endroit.
— Ou bien au bon endroit, au mauvais moment, répliqua l’homme. Si
vous aviez l’intention de voir une exposition, celle qui était organisée pour
lever des fonds s’est achevée hier, malheureusement.
— C’est bien ma chance, remarqua Tayte en montrant la reproduction
du tableau. Je cherchais celui-ci en particulier. Savez-vous s’il s’y trouvait ?
L’homme prit la photo et hocha la tête.
— Oui. C’est un tableau de Joseph Horlor, peint au milieu du XIXe
siècle. Je le connais bien.
— Savez-vous où il est maintenant ? A-t-il été vendu ?
— Le tableau n’était pas à vendre. C’était une des pièces d’exposition.
Il a été récupéré par son propriétaire.
— C’est dommage.
Tayte désigna la stèle qui l’intéressait sur la photo.
— J’espérais en découvrir davantage à propos de ceci, expliqua-t-il en
passant le doigt sur la croix celtique qui n’existait plus. Savez-vous quoi
que ce soit à ce propos ? Il y a une plaque à l’extérieur, à l’endroit où se
dressait ce monument.
— Celui de la Betsy Ross ? fit l’homme, comme s’il connaissait tout
du sujet.
— Précisément. J’essaye de découvrir ce qu’il est advenu des
passagers.
L’homme eut un sourire amusé.
— Il doit y avoir là davantage qu’une coïncidence, déclara-t-il. Je suis
gardien ici depuis bientôt vingt ans, et personne n’a jamais manifesté aucun
intérêt pour la Betsy Ross… Jusqu’à hier.
Tayte crut entendre la voix exubérante de Schofield. Il supposa que le
gardien ne devait pas l’avoir oublié de sitôt.
— Peter Schofield ?
Le gardien de l’église acquiesça, avec un sourire encore plus large.
— Un jeune homme enthousiaste, remarqua-t-il. Vous le connaissez,
alors ?
Le connaissait, pensa Tayte.
— Oui, c’est un collègue.
— A-t-il oublié quelque chose ?
— Non, je suis bien certain que non, répondit gentiment Tayte.
Le gardien lui rendit la photo.
— Il m’a fait exhumer des documents que je n’avais pas vus depuis
des années. Je suis désolé, car il n’y avait pas beaucoup d’informations à lui
fournir. Je doute de pouvoir ajouter grand-chose à ce que j’ai dit hier.
— Savez-vous qui est enterré dans la concession ? demanda Tayte.
— D’ordinaire, je le saurais, car je les répertorie toutes. C’est un peu
un passe-temps, et très utile aux visiteurs.
Tayte acquiesça :
— Si seulement chaque église faisait cela !
Le gardien poursuivit :
— Quoi qu’il ait pu advenir du mémorial de la Betsy Ross, cela s’est
produit bien avant mon arrivée. Lorsque j’ai commencé mon catalogage, la
plaque se trouvait déjà là, avec le nom et la date, mais pas grand-chose
d’autre. Les archives que j’ai réussi à déterrer à l’époque ne donnaient que
quelques noms. Je les ai cherchés hier pour votre collègue. Je crois qu’il y
avait parmi eux celui de Grainger. Je ne me souviens pas des autres, mais
les quelques noms que j’ai retrouvés appartenaient tous à des membres
d’équipage.
— Rien à propos des passagers ?
Le gardien secoua la tête.
— Tout ce que je sais, c’est qu’il y a quinze personnes enterrées là, et
qu’au moins trois d’entre elles étaient membres d’équipage. L’identité des
autres demeure un mystère, mais je ne suis pas un professionnel. Si jamais
vous en découvriez davantage, je serais ravi de l’information.
— Bien sûr, répondit Tayte, soudain distrait par ses réflexions.
Lorsqu’il avait effectué des recherches sur la Betsy Ross aux États-
Unis, il avait lu qu’elle comportait un équipage de quinze personnes. Il en
concluait maintenant que tout l’équipage avait dû périr avec le navire et
était enterré ici, à St Keverne. Dans ce cas, où étaient les passagers ?
Tayte avait à présent la certitude que la Betsy Ross n’avait pas atteint
l’Angleterre, mais que cela cachait autre chose. Pourquoi n’existait-il
aucune trace du navire dans les registres qu’il avait consultés ? Le naufrage
aurait dû être enregistré à Falmouth et il y aurait dû y avoir des listes
détaillées des victimes et des survivants. Encore des archives manquantes.
Il éprouva le sentiment de se rapprocher de la vérité.
En regagnant sa voiture, il comprit qu’il devait retourner à sa première
piste d’enquête : il lui fallait trouver un moyen de s’introduire dans le
caveau familial à Rosemullion Hall. Une pierre tombale portant le nom
d’Eleanor Fairborne et la date de sa mort lui indiquerait si elle avait survécu
au naufrage de la Betsy Ross. Ensuite, il ne lui resterait plus qu’à
comprendre pourquoi quelqu’un, et qui, à partir de ce moment-là, avait
voulu dissimuler l’histoire de la famille.
CHAPITRE 52
Une demi-heure plus tard, Hayne savait tout de ce qui s’était passé sur
le ferry cet après-midi-là entre Tayte et Simon Phillips, et les deux hommes
se trouvaient maintenant sur la plage de Durgan, aussi violemment éclairés
que des acteurs sur une scène de théâtre. La source d’éclairage provenait de
la vedette Aquastar de la police, qui avait dévié sur Durgan après l’appel de
l’inspecteur. Tayte se dirigea en plissant les yeux vers la lumière aveuglante
qui semblait flotter à plusieurs mètres au-dessus de la rivière, observant
l’arrivée d’un canot pneumatique à moteur. Quelques secondes plus tard,
l’inspecteur principal Bastion en descendit, accompagné d’un officier de
marine qui remonta l’embarcation sur la plage.
Bastion marcha sur lui avec une autorité appropriée.
— Je commence à regretter de ne pas vous avoir rembarqué chez vous
après le premier meurtre ! jeta-t-il à Tayte, qui tentait toujours de se
protéger les yeux. Vous laissez des cadavres partout dans votre sillage.
Il dépassa le généalogiste et se dirigea droit vers l’inspecteur Hayne,
qui n’avait pas bougé à côté du canot pneumatique en haut de la plage.
— Et Mr Laity pourrait bien les rejoindre avant la fin de la nuit,
ajouta-t-il.
— Vous avez trouvé Tom Laity ? l’interrogea Tayte en lui emboîtant le
pas. Je croyais qu’il était mort.
— Un bateau de pêche qui rentrait l’a remonté de Porthkerris Point il
y a une heure.
— Que faisait-il là-bas ?
Bastion haussa les épaules.
— Aucune idée. De toute façon, il était inanimé, avec une sacrée
entaille à la tête.
— Où est-il maintenant ?
— À l’hôpital, Mr Tayte, aux urgences de Truro. Quand ils l’ont
récupéré, il divaguait en racontant des histoires de pêche au maquereau, bon
sang ! Il délirait, de toute évidence. Et depuis, il n’a pas repris
connaissance.
Bastion consacra alors son attention au cadavre dans le canot.
— Et qu’avons-nous là maintenant, inspecteur ?
Il se pencha sur le corps de Simon, alluma sa torche et entreprit
d’étudier la scène.
— Quelqu’un a touché à quelque chose ?
— Je ne crois pas, monsieur.
— Non, affirma Tayte.
— Bien. Je suppose que cette fois-ci, vous ne pouvez pas nous éclairer
en matière de motifs, n’est-ce pas, Mr Tayte ?
Celui-ci était beaucoup trop obsédé par Amy pour pouvoir se
consacrer longtemps à autre chose.
— Je ne sais pas, dit-il en secouant la tête sans véritablement y
réfléchir. Simon savait de toute évidence beaucoup de choses à propos du
testament que vous avez retrouvé chez lui. Il avait entre les mains
suffisamment pour énerver quelques personnes.
— Du genre de Sir Richard Fairborne ? s’enquit Bastion.
Tayte hocha la tête.
— Je suppose. Laity a-t-il dit autre chose ?
— Rien d’intelligible. Le pauvre type respirait à peine.
Tayte repensa à sa conversation avec Simon, lorsque le gamin s’était
vanté d’avoir tué Laity. Il réfléchit à voix haute :
— Laity avait peut-être trouvé Amy.
Bastion se détourna et lança d’un ton impatient :
— Mr Tayte, j’ai un autre meurtre sur les bras !
Tayte sentit que l’inspecteur principal n’était pas loin de le faire
éjecter de la plage, mais qu’avait-il à perdre ?
— Et si nous ne trouvons pas Amy avant la marée haute, vous en
aurez un troisième ! jeta-t-il.
L’inspecteur intervint en faveur du généalogiste.
— Mr Tayte s’est un peu bagarré avec feu Mr Phillips cet après-midi,
ce qu’il avait oublié de nous préciser, monsieur.
Bastion soupira.
— C’est curieux, pourquoi est-ce que ça ne m’étonne pas ?
— Je ne pouvais prendre aucun risque, protesta Tayte. Mais lorsque je
l’ai quitté, il m’a assuré qu’Amy se noierait à moins qu’il ne retourne la
chercher avant la marée haute.
Il vérifia de nouveau l’heure :
— Il reste à peu près une demi-heure, et tout ce que je sais, c’est
qu’elle se trouve dans un endroit que la marée peut inonder. Ce doit être
quelque part le long de la côte, n’est-ce pas ?
— Ou bien sur la rivière, corrigea Hayne. La Helford est soumise à la
marée.
Tayte se pressa les tempes, convaincu que l’aire de recherche était
beaucoup trop grande, compte tenu du temps qu’il leur restait. Puis il réalisa
que si Laity avait effectivement retrouvé Amy…
— Elle doit se trouver près de l’endroit où Laity a été repêché !
L’inspecteur principal Bastion soupira :
— Mr Tayte… Un corps peut dériver sur des kilomètres en très peu de
temps le long de cette côte.
— Je m’en doute, mais nous ne savons pas depuis combien de temps
Laity était là, contra Tayte. C’est le mieux que nous puissions faire, pour
Amy.
— Je peux prendre le bateau et jeter un œil, monsieur, intervint Hayne.
La mer est calme ce soir, il n’a peut-être pas dérivé tant que ça.
— Si nous ne faisons rien, elle court à une mort certaine, renchérit
Tayte.
Le silence retomba sur la plage. Bastion parut soupeser les
alternatives. Puis il finit par donner son OK à Hayne d’un signe de tête.
— Le reste de l’équipe ne devrait pas tarder. Je pense que l’on peut se
débrouiller sans vous encore un moment.
— Parfait, monsieur.
Alors qu’il courait en direction du canot pneumatique sur le rivage,
Tayte saisit les paroles encourageantes de l’inspecteur principal à l’officier
de marine qui avait débarqué avec lui :
— Avertissez les garde-côtes, disait-il. Voyons si on peut faire sortir
quelques bateaux de plus pour partir à la recherche de Mrs Fallon.
Vingt minutes plus tard, Tayte était assis dans le bateau, enroulé dans
deux couvertures grises. Il assistait à l’hélitreuillage d’Amy, enveloppée
pour sa part comme un sandwich dans un gigantesque papier d’aluminium,
jusqu’à l’hélicoptère de secours rouge comme les boîtes aux lettres
anglaises. Elle était encore en vie, mais il était trop tôt pour savoir comment
allaient se dérouler les quelques heures suivantes ; trop tôt pour savoir quels
étaient les dégâts. Sa température interne était tombée à un niveau
dangereusement bas.
L’inspecteur Hayne se trouvait avec Tayte.
— Elle est entre de bonnes mains, affirma-t-il lorsque l’hélicoptère
piqua du nez puis repartit.
Tayte hocha la tête. Il en était convaincu. Amy recevrait tous les soins
nécessaires. Il scruta l’hélicoptère jusqu’à ce que celui-ci regagne la terre
ferme et disparaisse hors de leur vue. Puis il se retourna pour contempler
d’un air absent, au-delà de l’Aquastar, la grotte qui aurait pu si facilement
devenir son tombeau. Avec tout leur matériel et leur expertise, ils donnaient
l’impression que le sauvetage d’Amy était facile. Tayte savait qu’il n’en
était rien. Maintenant que Gabriel ne faisait plus partie de la liste des
personnes disparues, la grotte s’était transformée en une nouvelle scène de
crime. Les plongeurs allaient y passer un certain temps, songea-t-il tandis
que le bateau redémarrait.
— Vous allez garder la torche, aussi ? demanda Hayne en montrant la
lampe de plongée. Tayte lui rendit son sourire. L’objet paraissait tellement
faire partie intégrante de sa personne qu’il en avait presque oublié qu’il s’y
cramponnait toujours. Il l’examina brièvement, relâchant enfin sa prise,
conscient de ce qui se trouvait à l’intérieur.
— Je peux ?
— Pas sans une bonne raison. Du genre superglue, ou quelque chose
d’approchant.
— De la superglue… répéta Tayte en acquiesçant. Oui, on peut dire
qu’il y a entre nous un lien qui ne peut pas être rompu tout de suite.
— N’en parlez pas au chef, n’est-ce pas ?
Dimanche.
Tayte interrompit sa lecture. Il leva des yeux embués sur Amy, puis
Tom.
— « Mon père est mort ! », répéta-t-il.
Amy se leva pour aller déchiffrer la phrase par elle-même :
— Ce n’est pas possible.
Tayte avait lui-même du mal à y croire.
— On n’invente pas ce genre de choses, protesta-t-il.
Ce n’était pas la réponse qu’il s’était attendu à trouver, mais il ne
pouvait pas la réfuter. Il s’attendait à découvrir que James Fairborne avait
tout manigancé, et passé le reste de son existence dans la peur que
quelqu’un ne le découvre, ne découvre l’écritoire de Katherine et le secret
qu’elle abritait.
— Ils ont donc tous étés assassinés cette nuit-là, remarqua Amy.
— Des naufrageurs ! ajouta Laity, le regard brillant.
— Plus que cela, renchérit Tayte. Ils ont tout pris à James Fairborne.
Sa vie, sa famille, et son identité.
La réponse au mystère qui entourait le légataire universel du testament
de James Fairborne était brusquement très claire. Tayte comprenait
maintenant qu’ils étaient tous les deux des imposteurs, l’homme qui s’était
fait appeler James Fairborne et l’homme qui avait prétendu être son frère.
Leur machination meurtrière leur avait permis de voler leur fortune et ils
avaient pris toutes les précautions nécessaires par l’intermédiaire du
testament pour s’assurer que leurs mensonges se perpétueraient au-delà de
leur propre existence.
Tayte retourna aux lettres, dont il poursuivit la lecture.
— « Mon père est mort ! À présent, la chandelle les a attirés, mais ce
ne sont pas des papillons de nuit qui vont venir mourir dans sa flamme.
J’entends maintenant leurs bottes résonner sur les planches au-dessus de ma
tête. Ils sont là. »
Il s’interrompit, puis ajouta :
— Cela s’arrête là, annonça-t-il en se demandant, comme les autres
probablement, comment était mort le reste de la famille Fairborne.
En 1783, Katherine traça ses mots sans perdre un instant. Elle déchira
les pages de son journal et les dissimula soigneusement dans le couvercle
du coffret. Elle refermait à peine celui-ci qu’un visage barbu aussi sauvage
et odieux que les ténèbres apparut à l’envers par l’écoutille.
— Qu’avons-nous là ? lança-t-il.
Il arbora un sourire menaçant, visiblement ravi de sa trouvaille.
Katherine vit apparaître ses bottes, bientôt suivies par le reste de sa
personne tandis qu’il se laissait tomber lourdement à travers l’écoutille puis
bondissait sur ses pieds. Son sourire se transformait à présent en
concupiscence tandis qu’il la reluquait de haut en bas comme si elle était un
prix qu’il venait de remporter.
— Et tu t’es mis sur ton trente-et-un pour nous ! lança-t-il en faisant le
tour de la table pendant que Katherine reculait vers l’ouverture. Et tu es
sacrément jolie, ajouta-t-il.
Il bondit et éclata de rire tandis qu’elle s’esquivait.
Puis alors qu’elle fonçait vers l’ouverture, il la bloqua, la clouant
contre l’une des couchettes.
— Voilà un petit extra dont le patron ne nous avait pas parlé !
Katherine demeura incapable de trouver ses mots, aussi inutiles soient-
ils. Elle se débattit de toutes ses forces, mais elle n’était pas de taille. Il
l’attira contre lui, se pressant contre elle. Elle entendit sa robe se déchirer, le
coup sur sa poitrine. L’homme bavait maintenant, si proche qu’elle pouvait
sentir son haleine de tabac froid. Elle prit à peine conscience du deuxième
homme qui bondissait à travers l’écoutille.
Son agresseur tournoya :
— À la queue ! C’est moi le premier !
— Voilà qui dit le contraire ! cria une voix.
Un morceau de bois s’abattit sur la tête de l’homme et il tomba
comme une chiffe.
Katherine se retrouva les yeux plongés dans ceux de Jack. Son
timonier était bien venu à son secours. Il la saisit par le poignet et la releva
de la couchette – l’attira dans ses bras et l’étreignit autant qu’il était
possible. Quelques instants plus tard, il la poussait à travers l’ouverture.
— Vas-y ! jeta-t-il tandis que ses yeux la suppliaient d’obéir.
Au-dessus de leurs têtes, l’écho de pas lourds ébranlait le plancher
tandis que les naufrageurs s’affairaient sur le navire comme les rats qu’ils
étaient.
Toujours accrochée à l’écritoire, incapable de supporter l’idée d’être
de nouveau séparée de Jack, incapable de supporter l’idée de ce qui pourrait
lui arriver s’il demeurait là, Katherine secoua la tête. Elle atteignit
l’ouverture et il se détourna enfin d’elle, distrait.
— Je t’en prie ! supplia-t-il.
Et Katherine sauta.