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LES

FRÈRES
DE LA

CÔTE

Éditions Saint-Remi
– 201 9 –
COLLECTION LÉON VILLE
Couronnée par l’Académie Française
(Grand Prix de vertu Louis BIGOT, de 6.000 francs)

Léon Ville, dont tous les ouvrages, avidement lus par la jeunesse, ont été
couronnés par l’Académie Française et la Société d’Encouragement au bien, est
un émule de Fenimore Cooper, Mayne-Reid, Jules Verne, etc… Sa plume
alerte et la verve de son esprit tiennent constamment en haleine le lecteur et le
captivent de la première à la dernière page de son œuvre.
Et combien saine est cette distraction pour l’esprit et le cœur épris de
sentiments chevaleresques ! Ces lectures sont comme de la gymnastique morale
au grand air. Mettez sans crainte ces livres entre les mains de vos enfants. Vous
verrez de quelle façon ils formeront leur caractère et quel plaisir vous vous
procurerez à vous-mêmes, parents et maîtres, à voir vos jeunes lecteurs
dévorer littéralement ces excellentes publications illustrées.

Du même auteur
Ouvrages parus aux Éditions Saint-Remi (tous abondamment illustrés)

CENT MILLE LIEUES SUR LES MERS, 232 p., 17 €


DOLLAR DES ORMEAUX , 153 p., 12 €
JEAN LE VACHER, MISSIONNAIRE, CONSUL ET MARTYR, 136 p., 11 €
L’ERMITE DE BENI-ABBÈS, 129 p., 10 €
LA RIVIÈRE DES ALLIGATORS, 152 p., 12 €
LE CHEF DES HURONS, 151 p., 12 €
LES CHRÉTIENS EN CHINE, 155 p., 12 €
LES CORSAIRES D’AFRIQUE, 147 p., 11 €
LES DERNIERS FLIBUSTIERS, 135 p., 11 €
LES PIONNIERS DU GRAND DÉSERT AMÉRICAIN, 273 p., 19 €
LES TRAPPEURS DU FAR-WEST, 163 p., 12 €
LES FRÈRES DE LA CÔTE, 145 p., 12 €
NOS GRANDS CAPITAINES – BAYARD, 139 p., 11 €
NOS GRANDS CAPITAINES – DU GUESCLIN, 127 p., 10 €
NOS GRANDS CAPITAINES – JEAN BART, 159 p., 11 €
NOS GRANDS CAPITAINES – ROLAND, 137 p., 11 €
LES FRÈRE S
DE L A CÔTE

par
Léon VILLE,
LAURÉAT DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Nouvelle édition
avec de nombreuses illustrations
à partir de celle de Tolra, 1903

Éditions Saint-Remi
– 2019 –
Éditions Saint-Remi
BP 80 – 33410 Cadillac
05 56 76 73 38
www.saint-remi.fr
LES FRÈRES DE LA CÔTE

AVANT-PROPOS

La Flibuste ou Association des Frères de la Côte, qui exerça tant de


ravages dans les colonies espagnoles durant tout le XVIIe siècle, notamment
pendant les quarante dernières années, est, pour les écrivains, une mine
inépuisable, par la raison que si les incroyables exploits de ces hommes
extraordinaires ont été vingt fois contés par le menu, il n’en est pas de même
de leurs principaux chefs, qui avaient nom Montbars l’exterminateur ;
Laurent de Graff, Michel le Basque, Ourson Tête-de-Fer, l’Olonnais, Vent-
en-Panne, Van Horn, Pierre Legrand, Grammont, de Lussan, Jean Davis,
Lewis Scott, Alexandre Bras-de-Fer, Morgan, Sharp, Harris, Sawkins,
etc., et dont les mobiles déterminants étaient inconnus les uns des autres.
En effet, comment de tels hommes, si remarquables par l’intelligence et le
centrage, avaient-ils pu se résoudre à se mettre d’eux-mêmes hors la loi et au
ban de l’humanité ?
Quels effrayants secrets cachaient-ils en leurs cœurs gonflés de haine pour
tout ce qui était Espagnol ?
Certes, parmi les Frères de la Côte, il était plus d’un bandit mû par
l’unique désir du pillage et des orgies qui en étaient toujours la suite ; mais il
se trouvait aussi de nombreuses exceptions et le mystère qui environnait le
passé de ces derniers a été, à l’égard de plus d’un, percé à jour.
Cependant, il est des masques dont les cordons n’ont jamais été dénoués ;
c’est un de ceux-ci que, grâce à des documents inespérés, nous allons
aujourd’hui faire tomber.
Michel le Basque, dont nous entreprenons de raconter l’histoire, fut un des
plus intrépides de cette Flibuste qui ne comptait que des gens ayant pour la
mort le plus profond mépris, mépris qui ne les empêchait nullement de croire à
l’au-delà, car jamais ils ne se fussent mis à table sans avoir au préalable dit
leur prière ; de même qu’ils ne marchaient au combat qu’après avoir demandé
à Dieu de protéger leur entreprise. Pirates et croyants ; étrange dualité bien
6 LES FRÈRES DE LA CÔTE

faite pour confondre l’imagination si l’on n’envisageait que les apparences,


mais fort naturelle lorsqu’on songe à ce que peuvent faire d’un être honnête et
bon les passions poussées à l’excès ou le manque de résignation pour supporter
les coups, parfois fort rudes, de l’adversité.
Afin de n’être point obligé de couper notre récit par de gênantes
parenthèses, disons en quelques mots ce qu’était l’organisation de cette
Flibuste qui fit un moment trembler l’Espagne et qui, plus disciplinée, eût pu
aisément conquérir l’Amérique.
Pour devenir Frère de la Côte, il fallait accomplir un stage de trois
années, pendant lesquelles l’aspirant appartenait, sous le nom d’engagé, à un
Flibustier, qui avait sur lui droit de vie et de mort, ce qui assurait au
malheureux une existence effroyable, faite de privations, de travail pénible et
de dangers de toutes sortes. S’il prenait part à une expédition, il pouvait
craindre de recevoir des coups, mais il ne devait espérer aucune part du butin.
Si l’engagé avait l’occasion de rendre à son maître un service exceptionnel,
comme, par exemple, de lui sauver la vie, il arrivait parfois que son stage
cessait brusquement.
Dans le cas contraire, il accomplissait strictement ses trois années. Puis, le
Flibustier auquel il appartenait lui remettait un fusil, une livre de poudre,
trois livres de balle, et le présentait à ses frères, qui l’admettaient dans leurs
rangs.
Tout Flibustier, quel qu’il fût, pouvait prétendre à la puissance suprême,
du moins pour un moment. Il suffisait, pour cela, qu’après avoir donné des
preuves d’intelligence et de courage, il combinât une expédition hasardeuse et
promettant de beaux bénéfices. Dans ce cas, tous ceux qui consentaient à
l’accompagner lui juraient obéissance et tenaient religieusement leur parole.
L’expédition finie, chacun reprenait sa liberté d’action et ne songeait plus
qu’à gaspiller en folies de tous genres l’or ramassé dans le sang.
Naturellement, les continuels combats que livraient les Frères de la Côte
éclaircissaient sans cesse leurs rangs. Pour remédier à cela et assurer un
contingent toujours nombreux, ils s’étaient entendus avec une de ces
Compagnies d’émigrations qui ont des agences dans tous les pays, de sorte que
les travailleurs embarqués pour exercer leur profession dans une ville
quelconque de l’Amérique se voyaient transportés à l’île de la Tortue, où les
Flibustiers les achetaient à la Compagnie. Les uns, désespérés, ne tardaient
AVANT-PROPOS 7

point à mourir à la peine ; mais les autres, en plus grand nombre, acceptaient
courageusement leur sort et ne s’occupaient plus que d’abréger leur stage, afin
de devenir le plus tôt possible Frères de la Côte.
Grâce à ces recrues, les Flibustiers n’avaient pas à craindre de voir
diminuer leur puissance ; aussi, Louis XIV ne dédaigna-t-il pas de les
protéger, c’est-à-dire d’être toujours, par l’intermédiaire de M. Ducasse, son
gouverneur à Saint-Domingue, en relations amicales avec eux, M. Ducasse,
ancien Flibustier lui-même, présidait souvent au partage du butin et prélevait
toujours une dîme pour le roi, qui s’en montra reconnaissant en attirant les
Frères de la Côte dans le guet-apens de Carthagène, où l’Association reçut un
coup dont elle ne se releva jamais.
L. V.
CHAPITRE PREMIER

SUITES D’UN DUEL

Lpoudreuse, sousM le flamboiement


A ROUTE DE ADRID à Arganda s’allongeait, blanche et
du soleil couchant, dont
les derniers rayons mettaient de l’or à la cime des arbres et des
reflets empourprés aux fleurs des buissons.
Dans cette paix solennelle et profonde qui précède toujours,
en pleine campagne, l’approche du crépuscule, une fanfare de
chasse passa soudain, non pas sonore, éclatante, mais lointaine,
douce et pleine d’un charme étrange.
10 LES FRÈRES DE LA CÔTE

Les dernières notes s’éteignaient à peine au fond d’un bois


bordant la route, que deux cavaliers apparaissaient au loin,
avançant au petit trot.
L’un, de taille moyenne, au regard doux, à la fine moustache
coquettement relevée, semblait humer avec délices les subtils
parfums qui se dégageaient des prairies environnantes, et formait
un frappant contraste, avec son compagnon dont la haute taille, la
forte moustache et un regard plutôt sombre repoussaient au
premier abord la sympathie.
Ce dernier se trouvait sans doute sous le coup d’une émotion
profonde, car, par instants, sans même qu’il s’en rendît compte,
ses mains tourmentaient les rênes avec tant de nervosité que sa
monture se cabrait ou faisait un saut de côté si brusque, que
c’était miracle que son cavalier n’eût pas déjà été vingt fois
désarçonné.
— Décidément, don Fernando, lui dit enfin son compagnon,
vous n’êtes point dans votre état normal.
— Je voudrais bien vous voir à ma place, répliqua d’un ton
bourru le cavalier à qui venait d’être donné le nom de don
Fernando.
— Je n’y tiens nullement, reprit vivement le premier
interlocuteur, car j’aurais trente ans au lieu de vingt-cinq alors.
Quoiqu’en disent les esprits moroses, voyez-vous, la vie est
bonne et je ne tiens pas à vieillir.
— Don Estevan, dit sentencieusement don Fernando, vous
êtes un jeune fou.
— Un fou joyeux, en tous cas, tandis que vous ressemblez
fort à un fou macabre. Depuis que nous avons quitté Madrid, il y
a quelques heures, vous n’avez cessé de grincer des dents, sans
même proférer une parole.
— Voulez-vous en connaître le motif ? dit don Fernando en
arrêtant brusquement son cheval.
— Dites, si cela peut vous soulager.
SUITES D’UN DUEL 11

— Eh bien, reprit don Fernando les sourcils froncés, j’ai dû


abandonner aujourd’hui le château de mes pères à un usurier.
— Qu’est-ce qui a pu vous pousser à cette extrémité ?
demanda don Estevan, sans même chercher à dissimuler la
surprise que lui causait cette révélation inattendue.
— Le besoin d’argent. Depuis quelque temps, je ne puis
toucher une carte ou un cornet sans perdre des sommes
considérables.
— Pourquoi continuez-vous à jouer, alors ?
— Allez au diable avec votre morale ! s’écria don Fernando
en frappant son cheval de deux coups d’éperons, sous lesquels le
coursier bondit et partit au galop.
Don Estevan haussa les épaules et piqua des deux, afin de
rattraper son compagnon.
Tous deux longeaient maintenant le bois au fond duquel avait
éclaté quelques instants auparavant une fanfare de chasse.
Soudain, un cavalier, lancé à fond de train, déboucha d’un
étroit sentier, juste au moment où don Fernando, de plus en plus
nerveux, activait encore l’allure de son cheval, qu’il obligea à
exécuter une volte pour éviter un choc dangereux pour lui et
l’inconnu.
— Étourneau ! hurla-t-il, heureux de passer enfin sa
mauvaise humeur sur quelqu’un.
À cette injure, l’inconnu, dont le visage presque imberbe était
subitement devenu pâle, s’élança à terre et répliqua en mettant
l’épée à la main :
— Monsieur, si vous êtes gentilhomme, vous allez sur-le-
champ, me faire raison de cette insulte !
D’un bond, don Fernando fut à bas de son cheval. Déjà il
avait mis également l’épée à la main, quand don Estevan
s’interposa.
— Voyons, messieurs, un peu de calme, je vous prie ! Et
vous, don Fernando, reconnaissez que vous avez été un peu vif,
mais que votre intention n’était nullement d’insulter…
12 LES FRÈRES DE LA CÔTE

Mais don Fernando l’interrompit net :


— Mon ami, lui dit-il, je ne reconnais rien, si ce n’est que je
vais donner une leçon à ce joli seigneur… À propos, ajouta-t-il en
s’adressant à l’inconnu, veuillez, je vous prie, me faire connaître
votre nom ; car, lorsqu’on est gentilhomme, on aime assez à
savoir avec qui l’on se bat.
— Monsieur, répliqua l’inconnu, d’une voix où tremblait la
colère, qu’il vous suffise de savoir que dans notre rencontre
l’honneur sera pour vous.
— Vraiment ? railla don Fernando. Eh bien, ce que vous
venez de dire pique au plus haut point ma curiosité, et si vous ne
voulez pas que je vous considère comme un jeune aventurier, je
vous engage à me décliner votre qualité, faute de quoi, c’est à
coups de fourreau d’épée que je vous ferai rentrer dans la gorge
votre outrecuidance.
De pâle qu’il était, le visage de l’inconnu devint livide.
Mais comme don Fernando souriait toujours d’un air railleur
et quelque peu méprisant, le jeune homme articula d’une voix
brève et hautaine.
— Je suis don Luis de Santo-Mayor, amirante de Castille et
neveu du roi !
Instinctivement don Estevan et don Fernando reculèrent de
deux pas et ôtèrent leurs chapeaux.
— Me croyez-vous d’assez bonne naissance pour croiser le
fer avec moi ? demanda don Luis à don Fernando au bout d’un
instant.
— Monseigneur, répondit don Fernando en s’inclinant, je
regrette de vous avoir obligé à quitter votre incognito, car, après
ce qui s’est passé entre nous, je vais être forcé de vous tuer pour
sauver ma tête.
Et revenant sur don Luis, il tomba en garde avec l’assurance
d’un duelliste consommé. Les deux fers grincèrent en se croisant
et le combat commença.
SUITES D’UN DUEL 13

Certes, si don Fernando n’avait pas redouté la suite de cette


affaire, il eût volontiers adressé au jeune prince les excuses qu’il
lui devait ; mais agir ainsi, c’eût été se livrer pieds et poings liés à
la colère du roi, colère d’autant plus dangereuse qu’elle pouvait
coûter la vie au coupable, il fallait donc qu’il tuât don Luis, pour
avoir le temps de se mettre à l’abri de toute poursuite au cas où
don Estevan, le seul témoin qui put parler, ébruiterait cette
déplorable aventure. Froid et résolu, il s’escrimait avec autant de
calme que s’il se fût trouvé dans une salle d’armes. Par des feintes
adroites, il se rendait compte du jeu habituel de son adversaire,
dont il fatiguait peu à peu la main par des froissés et des parades
sèches. Lorsqu’enfin il se jugea suffisamment renseigné, il simula
une attaque en pleine figure, qui obligea don Luis à relever l’épée,
après quoi, prompt comme l’éclair, il fit un coupé-dégagé et se
fendit à fond.
Don Luis, la poitrine traversée de part en part, laissa échapper
son épée et tomba lourdement à la renverse.
Don Estevan, qui avait assisté, muet et terrifié à ce duel dans
lequel son ami était loin d’avoir le beau rôle, se précipita sur don
Luis et l’examina avidement. Puis, se relevant lentement :
— Il est mort ! dit-il d’une voix lugubre.
Don Fernando ne répliqua rien. Il remit son épée au fourreau,
sauta en selle et partit au galop, bientôt suivi par don Estevan,
l’angoisse au cœur et les traits bouleversés.
Peu à peu ils disparurent dans l’éloignement, et le crépuscule
vint assombrir la route où gisait, sanglant et inanimé, le corps de
don Luis, amirante de Castille et neveu du roi.
Au moment même où don Luis tombait, deux hommes
franchissaient, côte à côte et pédestrement, le pont-levis d’un
château situé à un kilomètre de là.
Bien que, tout d’abord, il fût aisé de reconnaître dans ces deux
hommes un gentilhomme et un écuyer, une certaine familiarité,
bien surprenante à cette époque, semblait supprimer la distance
sociale existant entre eux.
14 LES FRÈRES DE LA CÔTE

— Ainsi, disait l’écuyer, vous ne voulez pas que je vous


accompagne ?
— À quoi bon ? répondit en souriant le gentilhomme, veille
plutôt à ce que le souper soit prêt quand je rentrerai ; car mon
frère, que je vais certainement rencontrer d’un instant à l’autre,
aura besoin de se refaire l’estomac après plusieurs heures d’une
course à cheval.
— Oh ! le padre est si sobre !
— Le fait est qu’il a toutes les qualités qui caractérisent un
humble prêtre imbu des devoirs de son sacerdoce.
Tout en parlant, les deux hommes étaient arrivés au bord de la
route.
— Allons, dit alors l’écuyer, je vous quitte, don Alfonso.
— C’est cela, mon bon Michel, retourne au château et veille
au service.
Et don Alfonso continua son chemin, sondant du regard la
pénombre, espérant toujours apercevoir celui au-devant duquel il
s’avançait le cœur joyeux.
C’est que, orphelins depuis plusieurs années, les deux frères
avaient reporté l’un sur l’autre toute l’affection que, naguère, ils
partageaient entre ceux qu’ils pleuraient maintenant. Ce n’est pas
sans une profonde douleur que don Alfonso de Myrtiez avait vu
son jeune frère, don Sanchez, entrer dans les ordres ; mais la
vocation de ce dernier était si sincère, si irrésistible, qu’il avait dû
s’incliner devant une volonté nettement formulée. Aussi
éprouvait-il une joie intense lorsque, deux ou trois fois l’an, le
padre, — comme on dit en Espagne — lui faisait savoir qu’il
viendrait passer quelques jours auprès de lui.
Don Alfonso n’était pas le seul que ces visites comblassent de
joie ; Michel en prenait sa part. Frère de lait de l’aîné, dont il ne
s’était jamais séparé, il avait vu grandir le cadet et le considérait un
peu comme un jeune frère, quoique l’habit d’ecclésiastique du
padre l’intimidât passablement.
SUITES D’UN DUEL 15

Michel était d’origine basque. De taille moyenne mais bien


prise, le visage orné d’une courte barbe brune et éclairé par des
yeux noirs pétillants d’audace, il plaisait dès qu’on le voyait.
Cependant, lorsqu’on le regardait attentivement, on sentait
vaguement que mieux valait l’avoir pour ami que pour ennemi.
Orphelin comme ses maîtres, il leur avait voué une affection
profonde et un dévouement sans bornes. Aussi, malgré sa
condition d’écuyer, les deux frères le considéraient-ils, non
comme un subalterne, mais bien comme un ami sur lequel on
peut compter en tout et pour tout.
Après avoir quitté don Alfonso, Michel s’était hâté de
remonter au château afin de veiller aux préparatifs du souper. Se
faisant d’écuyer, majordome, il houspilla la valetaille, allant de la
salle à manger à l’office, de l’office à la cuisine, stimulant les uns,
morigénant les autres, tant et si bien qu’une heure après les
laquais, droits et immobiles, attendaient sur le perron l’arrivée de
leurs maîtres.
Michel, debout près du pont-levis, fouillait de son regard
perçant l’obscurité maintenant complète, étonné de ne pas voir
arriver don Alfonso et le padre.
Que pouvait signifier ce retard inexplicable ? Il se posait pour
la centième fois peut-être cette interrogation sans pouvoir y
répondre, lorsqu’il perçut le bruit du galop d’un cheval. Ce ne
pouvait être ceux qu’il attendait, puisque don Alphonse était parti
à pied, pensant n’avoir que quelques centaines de pas à faire au-
devant de son frère.
Le bruit se rapprochait rapidement. Bientôt Michel distingua
confusément un cavalier montant à fond de train la rampe du
château.
Arrivé près du pont-levis, le cheval s’abattit en râlant et Michel
n’eut que le temps de se précipiter en avant pour recevoir le
cavalier dans ses bras.
Mais il jeta presque aussitôt un cri de stupéfaction.
16 LES FRÈRES DE LA CÔTE

L’homme qu’il venait de préserver d’une chute terrible n’était


autre que le frère de don Alfonso.
La pâleur du prêtre, ses cheveux en désordre, ses vêtements
souillés de poussière firent pousser à Michel un second cri, mais
de terreur, cette fois.
— Padre, s’écria-t-il en reculant d’un pas, mais sans cesser de
tenir ses yeux fixés sur le visage du prêtre, padre, que se passe-t-il ?
comment se fait-il que vous arriviez en cet état ?
D’un geste, le prêtre indiqua les laquais, qui accouraient
précipitamment.
Michel se tourna vers eux.
— Rentrez, leur dit-il, je n’ai nul besoin de vous.
Les laquais s’éloignèrent sans répliquer.
— Maintenant, reprit Michel, parlez, mais parlez vite, car j’ai
hâte de savoir.
— Hélas ! soupira le prêtre, je ne sais que peu de chose, car
c’est tellement épouvantable que je veux croire que l’on m’a
trompé.
— Vous ne voyez donc pas que vous me faites mourir ?
s’écria Michel en prenant dans les siennes les mains du prêtre…
Est-il arrivé un accident à don Alfonso ? continua-t-il. S’il en est
ainsi, n’attendez pas plus longtemps ; dites-moi ce qui lui est
arrivé.
— Entrons d’abord au château, répondit le prêtre d’une voix
brisée. Car, ajouta-t-il en passant une main sur son front, mes
idées sont un peu confuses ; il me semble que je me débats au
milieu d’un horrible cauchemar.
Michel, sans insister davantage, passa son bras sous celui de
l’abbé Sanchez, et les deux amis se rendirent dans la chambre de
don Alfonso.
Une fois-là, le religieux se laissa tomber dans un fauteuil et, les
coudes sur les genoux, le visage dans les mains, parut s’abîmer
dans une profonde douleur, que Michel se garda bien de troubler
SUITES D’UN DUEL 17

tout d’abord, quoique l’impatience et une cruelle anxiété le fissent


vibrer tout entier.

Michel n’eut que le temps de se précipiter.


18 LES FRÈRES DE LA CÔTE

Le silence se prolongeant, Michel n’y put tenir davantage.


S’approchant doucement du prêtre, il lui posa une main sur
l’épaule, en disant d’une voix tremblante d’émotion contenue :
— Voyons, padre, au nom du ciel, remettez-vous et donnez-
moi quelques explications, sans quoi, il me semble que je vais
devenir fou !
L’abbé releva la tête, et Michel put voir son visage inondé de
larmes.
— Ah ! s’écria douloureusement l’écuyer en se tordant les
bras, je comprends : don Alfonso a été victime de quelque
accident et il est mort !
— Non, dit vivement don Sanchez, non, il n’est pas mort,
rassure-toi, mon bon Michel.
— Mais, alors, que signifient vos larmes, la prostration qui
vous accable ?
— Écoute-moi, dit l’abbé en se levant et marchant d’un pas
saccadé par la chambre.
— Allez, allez, mais dites vite.
— À trois kilomètres d’ici, comme j’avançais au grand trot, je
me heurtai à une nombreuse troupe de cavaliers, pour la plupart
en costume de chasse. Cette rencontre n’ayant rien que de très
naturel, je me rangeai sur le côté de la route pour laisser passer
cette troupe. Mais alors, j’aperçus, avec une stupéfaction facile à
comprendre, mon frère, mon pauvre frère, à cheval comme les
autres, mais tête nue, les vêtements en désordre et les mains liées
derrière le dos. Mon épouvante fut telle que j’assistai, anéanti, au
défilé de tous ces gens. Ce ne fut que lorsqu’ils furent passés que
je revins à moi. Éperonnant mon cheval, je galopai après la
cavalcade et questionnai un cavalier qui marchait le dernier.
— Et que vous répondit-il ? interrogea avidement Michel.
— Il me répondit que puisque j’étais prêtre, il m’engageait
fortement à prier pour le prisonnier que ses amis et lui
escortaient.
— Alors ?…
SUITES D’UN DUEL 19

— Fou de terreur, la tête perdue, je tournai bride et accourus


ici, ventre à terre. Tu en sais maintenant autant que moi.
— C’est bien, fit Michel en se dirigeant vers la porte.
— Où vas-tu ? lui demanda l’abbé Sanchez.
— À Madrid, répondit Michel d’une voix brève. Il faut
absolument que je sache…
L’abbé l’interrompit.
— Je pars avec toi, dit-il nettement.
— Mais, padre, je vais dévorer l’espace !
— Oublies-tu donc que j’ai autrefois reçu l’éducation d’un
gentilhomme, c’est-à-dire que je suis aussi bon cavalier que
n’importe qui ?
— Vous avez raison, padre ; je ne savais ce que je disais.
Puis, ouvrant brusquement la porte, il appela :
— Sandoval !
Un laquais parut.
— Selle les deux arabes, lui dit Michel, et met des pistolets
dans les fontes.
— Pourquoi ces armes ? lui demanda le prêtre en le
regardant avec étonnement.
— Qui sait ?… répondit évasivement Michel.
— Tu me caches quelque chose.
— Peut-être, fit distraitement Michel en prenant à une
panoplie une solide rapière qu’il fixa à son ceinturon.
— Michel, dit l’abbé en prenant les mains du jeune homme
et le considérant bien en face, quels sont tes projets ?
— Vous tenez à les connaître ?
— Oui ; et je te somme de t’expliquer.
— Eh bien, voici ce que je compte faire : en ne perdant pas
une minute, nous pouvons rejoindre don Alfonso avant qu’il ait
atteint Madrid.
— C’est, en effet, possible.
20 LES FRÈRES DE LA CÔTE

— Vous ne comprenez pas ? reprit l’écuyer avec un regard


flamboyant.
— Ma foi, je l’avoue.
— C’est pourtant bien simple : dès que nous apercevons
l’escorte, je décharge sur elle, coup sur coup, mes pistolets et les
vôtres, après quoi je la charge l’épée au poing. Don Alfonso
comprendra ce que cela signifie et il profitera de la confusion
pour gagner au large. Voilà.
— Tu ne feras pas cela, dit nettement l’abbé en secouant
tristement la tête.
— Et pourquoi ne le ferai-je pas ?
— Parce que, coupable ou innocent, mon frère ne fuirait
pas ; en sorte que tu te ferais tuer sans profit pour lui.
— Que faire, alors ? dit Michel la lèvre crispée et les sourcils
froncés.
— Rendons-nous à Madrid ainsi que nous l’avons décidé ;
grâce à mes relations, demain même j’aurai obtenu de voir mon
frère. À partir de ce moment-là seulement nous pourrons
chercher un moyen de lui venir en aide, car nous connaîtrons sa
position exacte et le motif de son arrestation.
— Les chevaux sont prêts, vint dire Sandoval.
Michel fit, de la tête, signe que c’était bien.
Puis s’adressant à l’abbé Sanchez.
— Partons, lui dit-il brièvement.
Une minute plus tard, les deux amis filaient au triple galop
dans la nuit, sur la route de Madrid.
TABLE DES MATIÈRE

AVANT-PROPOS ...............................................................................................................5

CHAPITRE PREMIER SUITES D’UN DUEL .....................................................................9

CHAPITRE II LES DEUX FRÈRES ................................................................................ 21

CHAPITRE III LA MORT D’UN MARTYR ..................................................................... 29

CHAPITRE IV MICHEL LE BASQUE ............................................................................ 39

CHAPITRE V LA PRISE DE CHAGRÈS ......................................................................... 54

CHAPITRE VI COMMENT MICHEL SAUVE LE PÈRE SANCHEZ ............................... 69

CHAPITRE VII CE QU’ÉTAIT DEVENU DON FERNANDO ....................................... 84

CHAPITRE VIII LA PRISE DE PANAMA ...................................................................... 92

CHAPITRE IX L’ATTAQUE DE L’HACIENDA...........................................................106

CHAPITRE X TERRIBLE RÉVÉLATION .................................................................... 117

CHAPITRE XI CHÂTIMENT ET PARDON ................................................................. 130

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