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EN ACADIE

PAR LE FEU ET PAR LE FER


COLLECTION LÉON VILLE
Couronnée par l’Académie Française
(Grand Prix de vertu Louis BIGOT, de 6.000 francs)

Léon Ville, dont tous les ouvrages, avidement lus par la jeunesse, ont été
couronnés par l’Académie Française et la Société d’Encouragement au bien, est
un émule de Fenimore Cooper, Mayne-Reid, Jules Verne, etc… Sa plume
alerte et la verve de son esprit tiennent constamment en haleine le lecteur et le
captivent de la première à la dernière page de son œuvre.
Et combien saine est cette distraction pour l’esprit et le cœur épris de
sentiments chevaleresques ! Ces lectures sont comme de la gymnastique morale
au grand air. Mettez sans crainte ces livres entre les mains de vos enfants. Vous
verrez de quelle façon ils formeront leur caractère et quel plaisir vous vous
procurerez à vous-mêmes, parents et maîtres, à voir vos jeunes lecteurs
dévorer littéralement ces excellentes publications illustrées.

Du même auteur
Ouvrages parus aux Éditions Saint-Remi (tous abondamment illustrés)

AU KLONDYKE, 168 p., 13 €


CENT MILLE LIEUES SUR LES MERS, 232 p., 17 €
DOLLAR DES ORMEAUX, 153 p., 12 €
EN ACADIE, PAR LE FEU ET PAR LE FER, 147 p., 12 €
JEAN LE VACHER, MISSIONNAIRE, CONSUL ET MARTYR, 136 p., 11 €
L’ERMITE DE BENI-ABBÈS, 129 p., 10 €
LA RIVIÈRE DES ALLIGATORS, 152 p., 12 €
LE CHEF DES HURONS, 151 p., 12 €
LES CHRÉTIENS EN CHINE, 155 p., 12 €
LES CORSAIRES D’AFRIQUE, 147 p., 11 €
LES DERNIERS FLIBUSTIERS, 135 p., 11 €
LES ENFANTS DE L’HACENDERO, 183 p., 14 €
LES FRÈRES DE LA CÔTE, 145 p., 12 €
LES PIONNIERS DU GRAND DÉSERT AMÉRICAIN, 273 p., 19 €
LES TRAPPEURS DU FAR-WEST, 163 p., 12 €
NOS GRANDS CAPITAINES – BAYARD, 139 p., 11 €
NOS GRANDS CAPITAINES – DU GUESCLIN, 127 p., 10 €
NOS GRANDS CAPITAINES – JEAN BART, 159 p., 11 €
NOS GRANDS CAPITAINES – ROLAND, 137 p., 11 €
EN ACADIE
PAR LE FEU ET PAR LE FER

par
Léon VILLE,
LAURÉAT DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Illustrations de
P. Monnin

Nouvelle édition
à partir de celle de Tolra, 1934

Éditions Saint-Remi
– 2020 –
Éditions Saint-Remi
BP 80 – 33410 Cadillac
05 56 76 73 38
www.saint-remi.fr
PRÉFACE

L E DEUXIÈME VOLUME d’une série de


sur l’Acadie au XVIIIe siècle a, comme
romans historiques
le précédent1, pour
principal objectif d’inciter la jeunesse de France à aimer, ainsi
qu’ils méritent de l’être, nos frères du Canada, ces admirables
compatriotes d’outre-Atlantique, qui ne laissent échapper aucune
occasion de nous prouver leur immuable attachement à la patrie
absente, tels de robustes rameaux brutalement arrachés de leurs
tiges, et qui, triomphants, ont conservé dans toute sa pureté leur
sève originelle.
Ce modeste volume, de même que le premier, aspire aussi à
stimuler les énergies et galvaniser les cœurs en y mettant ce feu
sacré qui permet seul de défendre les grandes causes. Pour ce
faire, j’ai relaté dans ces pages ce que furent l’héroïsme et
l’abnégation des Français de l’Acadie, qui surent vaillamment
endurer les pires souffrances physiques et morales, pour
demeurer fidèles à leur foi religieuse et à leur pays d’origine.
Stoïques comme les sages du Portique, ils se laissèrent briser,
mais ne plièrent jamais.
Écrasés, meurtris par la brutale et lourde botte de l’Angleterre
protestante, ces irréductibles catholiques n’eurent pas une minute
de défaillance. Les confiscations, les pillages, les incendies, les
massacres, les déportations en masse ne réussirent qu’à fortifier

1 Le martyre d’un Peuple.


6 PAR LE FEU ET PAR LE FER

leur résolution de rester fidèles à leur croyance et à leur « doulce »


France.
En lisant les quelques exemples des persécutions exercées
contre les Acadiens, certains lecteurs crieront peut-être à
l’exagération ; à ces incrédules je peux, dès à présent, conseiller de
lire la Tragédie d’un peuple, ce magistral ouvrage si puissamment
documenté, dû à la plume de M. Émile Lauvrière, et couronné
par l’Académie française, ils pourront alors reconnaître que pour
ménager leur sensibilité, je suis resté bien au-dessous de la vérité.
En effet, les deux volumes de la Tragédie d’un peuple relatent
presqu’à chaque page un odieux forfait que souligne aussitôt une
réflexion apitoyée sur les victimes de la plus épouvantable
oppression qui ait jamais décimé un peuple.
Si j’avais voulu faire revivre seulement la vingtième partie des
atrocités dont nos compatriotes eurent à souffrir, ce livre ne
serait, de la première à la dernière page, qu’une large coulée de
sang réverbérant les flammes d’innombrables incendies !
Mais ce que j’en dis suffira à donner une idée de la grandeur
d’âme et du courage des victimes, dont les seuls crimes
consistèrent en leur attachement à la foi de leurs pères et leur
amour de la patrie. Puisse cet exemple préparer les esprits en vue
d’une recrudescence de mesures antireligieuses dont nous
sommes malheureusement encore menacés par des adversaires
qui ne désarmeront pas. Imitons donc leur persévérance, ne
désarmons pas non plus. N’attaquons pas, mais sachons nous
défendre. Aux jours de périls, lorsque nous devrons protéger
notre patrimoine religieux, au lieu de tendre la gorge comme des
agneaux bêlants, qu’un magnifique sursum corda nous rassemble
tous, dressés pour la lutte et prêts à former le carré, c’est-à-dire à
faire face de tous les côtés aux persécutions organisées par des
sectaires qui voudraient nous confectionner une France sans
Dieu, sans idéal et sans espérance !
Léon VILLE.
EN ACADIE
PAR LE FEU ET PAR LE FER

CHAPITRE PREMIER

Un judas irlandais.

L ’ANNÉE 1755 vit le plus monstrueux attentat au droit des


gens, qui ait jamais souillé l’histoire d’une nation. Les
Anglais, qui occupaient une partie de l’Acadie, sans que la limite
de leurs possessions eût été nettement définie par les négociateurs
du traité d’Utrecht, ne tardèrent pas à mettre le deuxième pied sur
les territoires où ils avaient déjà posé le premier, mais en faisant,
selon leur habitude, un pas de géant, qui les porta en pleine terre
française.
Après s’être ainsi emparés de territoires qui ne leur
appartenaient en aucune façon, les Anglais décidèrent de forcer
les colons, tous Français, et établis en Acadie depuis plusieurs
générations, à reconnaître la souveraineté du roi d’Angleterre, en
lui prêtant serment de fidélité et embrassant la religion
protestante. Ils s’aperçurent alors qu’ils avaient affaire à des
hommes libres et non à des esclaves. Menaces, promesses, tout
échoua devant la ferme volonté des colons de demeurer fidèles à
leur patrie d’origine et à la foi de leurs pères. Plusieurs tentatives
pour amener les Acadiens à composition ayant échoué, le sinistre
Lawrence, gouverneur de l’Acadie, décida un véritable coup de
brigandage.
Après en avoir référé à son gouvernement, qui lui donna carte
blanche, il décréta le désarmement de tous les colons, puis, cette
8 PAR LE FEU ET PAR LE FER

mesure exécutée, il ordonna une déportation en masse des colons


rebelles à ses ordres.
On put alors voir ce spectacle inouï de familles entières
arrachées à leurs demeures et conduites manu militari, par de
véritables brutes, embarquées sur des bâtiments, sans le moindre
respect des liens de parenté, et déportées dans diverses colonies
anglaises, et même en Angleterre. Des époux ne revirent jamais
leurs femmes ; des pères, des mères furent pour la vie séparés de
leurs enfants. Certains furent vendus comme esclaves à des
planteurs de la Virginie.
Tandis que s’opéraient ces abominables enlèvements et ces
sauvages déportations, quelques centaines de colons réussirent à
échapper aux bandits et à se réfugier dans les bois, puis à gagner
la lointaine baie des Chaleurs.
Les arrestations avaient surtout porté sur les agriculteurs, que
Lawrence voulait dépouiller de leurs terres, qu’il s’agissait de
donner à d’anciens officiers ou fonctionnaires anglais, qui
achèveraient ainsi de faire du territoire volé à la France une
colonie purement anglaise.
La population des pêcheurs n’avait donc été que peu touchée
par les ordres du féroce gouverneur ; seuls ceux qui possédaient
un important matériel et de solides embarcations furent
dépouillés de tout ce qu’ils avaient, et, bien entendu, déportés ni
plus ni moins que les agriculteurs… Et dire que trente-quatre
années plus tôt, on avait roué vif le célèbre Cartouche, chef d’une
toute petite bande de voleurs, tandis que Lawrence, qui, lui,
opérait au nom de son souverain, recevait de tous côtés les plus
encourageantes félicitations !
Quand il eut bien fait place nette, c’est-à-dire déporté les
colons, sauf quelques-uns qui, amollis par la perspective des
misères auxquelles leurs familles allaient être exposées, s’étaient
inclinés devant l’obligation de reconnaître la souveraineté du roi
d’Angleterre, Lawrence fit venir en Acadie toute une horde
d’Anglais plus ou moins agriculteurs, et leur distribua les terres
UN JUDAS IRLANDAIS 9

que les malheureux Français, à présent dépossédés, avaient


défrichées avec tant de peines et cultivées avec tant de soins.
Il nous faut maintenant rétrograder un peu et revenir au point
de départ de l’abominable opération.
Parmi les colons qui furent épargnés au cours de cette odieuse
piraterie, était une famille d’Irlandais, des Mines, composée du
père, Jack Bryson, un robuste gaillard d’une cinquantaine
d’années, de sa femme, Kate, et de leur fils Harry, un jeune
chenapan de vingt-quatre ans, au regard louche, dans les yeux
duquel semblait toujours traîner toutes sortes de mauvais
desseins, ce qui ne laissait pas d’inquiéter fort les colons que des
relations d’affaires ou de voisinage mettaient fréquemment en
rapport avec cette famille fraîchement émigrée des bords du
Shannon.
Dès qu’avait commencé le désarmement, Jack Bryson,
d’accord avec son fils, s’était rendu auprès de Lawrence et lui
avait proposé un marché odieux.
— Excellence, avait dit le fermier, on désarme en ce moment
les colons ; j’en conclus qu’ils ne tarderont pas à être expulsés de
leurs fermes.
— Vous êtes bien hardi, pour oser me parler ainsi ! répliqua
violemment le gouverneur.
— Excellence, reprit sans s’émouvoir Jack Bryson, pour ce
que j’ai à vous proposer, je devais vous parler comme je viens de
le faire.
— En ce cas, expliquez-vous, et vivement, car mon temps
est précieux.
— Voilà. Je possède aux Mines une grande ferme. Si Votre
Excellence veut bien me promettre que je resterai chez moi avec
ma femme et mon fils, en échange je lui remettrai une liste des
colons les plus riches, à qui il sera facile d’enlever leur argent et
les quelques bijoux qu’ils auront sur eux quand on les
embarquera.
10 PAR LE FEU ET PAR LE FER

Lawrence eut un moment d’hésitation. Devait-il faire pendre le


coquin qu’il avait devant lui, ou bien, plus pratique, devait-il
accepter la proposition qui lui était faite, en un mot, signer
l’infâme marché ?
Ses réflexions furent courtes. Décidé à détrousser de leurs
terres les Acadiens, pourquoi n’y pas ajouter leur argent ?
— Entendu, dit-il enfin. Quand me donnerez-vous la liste en
question ?
L’Irlandais tira de la poche de sa veste un papier plié en quatre,
le déplia et le tendit au gouverneur, en disant simplement :
— Voici les noms.
Lawrence prit la liste et la lut rapidement.
— C’est bien, dit-il ensuite… Maintenant, attendez.
Le gouverneur alla à son bureau et traça quelques lignes sur un
papier timbré aux armes d’Angleterre et, les ayant signées, dit à
Bryson :
— Tenez, voici qui vous prémunit contre toute violence. Il
suffira que vous montriez cette pièce aux officiers qui pourront se
présenter chez vous, pour que nul n’attente à vos droits ou à
votre liberté.
L’Irlandais, radieux, salua profondément Lawrence et se retira
pour retourner à sa ferme.
Il avait à peine disparu que Lawrence murmurait avec dégoût :
— Canaille !
Toujours la paille et la poutre, quoi !
De retour chez lui, Jack Bryson dit joyeusement à sa femme et
à son fils, en agitant le papier protecteur que lui avait remis
Lawrence :
— Quoi qu’il arrive, voici qui me permettra de museler les
soldats si, ce dont je suis à présent sûr, on bouleverse la région.
Kate Bryson objecta, soucieuse :
— Si quelque colon apprend cela, nous sommes perdus !
UN JUDAS IRLANDAIS 11

— Qui donc le leur apprendrait ?… Pas le gouverneur, je


suppose. Or, comme lui et moi connaissons seuls la combinaison,
nous pouvons dormir bien tranquilles.
— N’importe, j’ai peur !
— Mère, intervint Harry, vous avez tort, ce que mon père
vient de faire est un coup de maître !
— Allons, allons, pas de discours inutiles, coupa net Jack
Bryson. Occupons-nous plutôt à préparer une certaine quantité
de bouteilles de vin de France, pour recevoir ceux des officiers
qui, chargés d’opérer, se présenteront ici. Il faut recevoir
dignement les représentants de Sa Majesté.

Jack Bryson eût été moins joyeux, et surtout moins rassuré si,
possédant le don de double vue, comme certaines peuplades
12 PAR LE FEU ET PAR LE FER

d’Islande, il avait pu, tandis qu’il causait avec le gouverneur, voir


ce qui se passait de l’autre côté de la porte du cabinet de
Lawrence.
Derrière cette porte, un homme, l’oreille collée au trou de la
serrure, ne perdait pas un mot de la monstrueuse conversation.
Cet homme, c’était Bernard, un jeune Français, employé dans la
maison du gouverneur.
Après un naufrage où avaient péri ses parents, dans les
environs de Terre-Neuve, le petit Bernard, alors âgé de quatorze
ans, avait eu l’extraordinaire chance d’être sauvé et recueilli par
des pêcheurs qui rentraient à Halifax. Instruit de l’événement, ne
sachant que faire du jeune rescapé, Lawrence avait ordonné qu’il
fût amené chez lui et occupé à toutes sortes de besognes ; en
sorte que, n’étant ni domestique ni manœuvre, il pouvait errer
librement par les galeries sans que nul s’en étonnât.
Il y avait de cela deux ans ; Bernard en avait seize. Mais si son
corps était dans la maison du gouverneur, son cœur et son âme
étaient parmi les colons français. C’est que, allant partout, ainsi
que nous venons de le dire, il n’avait pas tardé à comprendre
qu’une haine sauvage régnait là contre ses compatriotes.
Beaucoup de ces derniers se rendaient fréquemment à Halifax,
pour y traiter des affaires de céréales, l’enfant en avait profité
pour se lier avec eux. Paul Michard, fils d’un colon des Mines, lui
plut surtout, par une certaine exubérance joyeuse qui disait
clairement que l’ambiance en laquelle il vivait était exempte de ces
soucis matériels qui mettent au front une ride de souffrance,
d’inquiétude et même d’angoisse.
De fait, Paul Michard, grand et beau jeune homme de vingt-six
ans, ne voyait jamais autour de lui que le tranquille bonheur
particulier aux créatures qui acceptent sans murmure et sans
révolte le sort que Dieu leur a fait.
Antoine Michard, le père de Paul, avait eu des débuts plutôt
difficiles. La concession de terres qu’il avait obtenue vingt années
auparavant n’avait pas été précisément pleine de promesses. Le
terrain était sec, dur et presque incultivable. N’importe, le
UN JUDAS IRLANDAIS 13

courageux colon l’avait pris corps à corps et défriché avec une


rare énergie. C’est qu’il avait amené de la Normandie sa femme et
son fils Paul, alors âgé de cinq ans, et, dame, il lui fallait penser à
ces deux êtres chers, toute sa joie en ce monde…
La persévérance d’Antoine Michard reçut enfin sa
récompense : peu à peu la terre, énergiquement combattue, finit
par se rendre, et l’agriculteur put regarder avec orgueil ce sol qu’il
avait vaincu et dressé à lui obéir.
Alors, comme pour le récompenser de son dur labeur, Dieu lui
envoya le sourire de deux yeux bleus : une petite fille lui naquit,
qui sembla tout de suite la bonne fée du logis. En effet, à partir
de cet instant, tout prospéra à la ferme. Paul, qui venait d’avoir
douze ans, commençait à seconder son père dans toute la mesure
de ses forces, et trois serviteurs s’asseyaient maintenant au bout
de la table à l’heure des repas et faisaient, le soir, la prière avec les
maîtres.
Antoine menait donc l’existence connue des patriarches, et
l’avenir lui apparaissait sans le moindre nuage, quand, un jour, la
foudre tomba dans cette heureuse demeure. Atteinte d’une
congestion pulmonaire, la mère de famille fut emportée en quatre
jours… Décrire la douleur d’Antoine Michard serait impossible.
Il ne comprenait pas ; il ne cherchait pas même à comprendre ce
qui lui arrivait ; seulement, il lui semblait qu’un morceau de son
cœur venait de lui être violemment arraché de la poitrine, que ce
morceau de son cœur avait pris la forme rigide et la pâleur livide
de l’être qu’il voyait là étendu dans le lit qu’il baignait de ses
larmes, tandis que Paul et sa sœur, agenouillés au chevet, priaient
et pleuraient en silence…
Enfin, après des heures de prostration, Antoine reprit en
partie la possession de soi-même. Alors, son regard se posa sur
ses deux enfants, puis il se porta vers la fenêtre, par laquelle il
aperçut un de ses champs de blé, dont les épis se balançaient
doucement sous le souffle d’une légère brise… Le malheureux
eut dans les yeux comme un étonnement de ce que quelque chose
pût encore exister dans le monde, tant la catastrophe qui le
14 PAR LE FEU ET PAR LE FER

frappait était effroyable, immense ! Le fracas fait en lui par ce


brusque écroulement de son bonheur lui avait donné l’impression
que l’univers venait de s’effondrer. Mais, non, tout était encore en
place, tout vivait autour de lui ; rien n’était changé au dehors ; la
vie suivait son cours ; le temps poursuivait sa marche
inexorable… Brusquement Antoine redevint tout à fait maître de
soi… se courbant, il ferma les yeux de la morte, lui mit au front
un long baiser, comme s’il voulait que la chère disparue en
emportât l’empreinte dans l’au-delà ; puis, se redressant
lentement, toutes les cataractes de la souffrance inondant son
visage, il dit d’une voix qui n’avait rien d’humain :
— Mes enfants, dites adieu à votre mère !
Deux jeunes êtres subitement dressés se courbèrent sur la
morte, qu’ils mouillèrent de leurs larmes, hoquetant en leurs
sanglots :
— Maman !… Maman !
Paul avait alors vingt ans, et Madeleine treize… Des semaines,
puis des mois s’écoulèrent dans une tristesse que le travail même
ne parvenait pas à atténuer. Puis, un jour, Antoine sentit résonner
en lui cette parole biblique : « Dieu me l’avait donnée, Dieu me l’a
reprise ; que sa volonté soit faite ».
À partir de ce moment, Antoine se reprit à vivre une existence
normale, avec la seule pensée de préparer à ses enfants un avenir
exempt des peines et des soucis dont il avait été abreuvé lors de
ses débuts en Acadie. Certes, il n’oubliait pas sa chère morte, mais
il y pensait avec la foi d’un chrétien, cette foi qui donne aux êtres
demeurés sur la terre la certitude qu’ils reverront un jour, et pour
ne plus les quitter, ceux qu’ils ont perdus ici-bas.
Paul, élevé sérieusement, par un père qui ne voulait pas, s’il
venait à disparaître subitement, que ses enfants demeurassent face
à face avec une situation embarrassée, était parfois chargé de le
remplacer pour traiter quelque affaire commerciale. C’est ainsi
qu’il avait connu Bernard à Halifax et s’était pris d’amitié pour
l’orphelin. Il lui avait même proposé du travail à la ferme.
UN JUDAS IRLANDAIS 15

L’adolescent n’avait répondu ni oui ni non. Inapte aux travaux


de la terre, il craignait de n’être pour ses bienfaiteurs qu’une
bouche inutile à nourrir.
Il y avait dix jours que Jack Bryson avait conclu avec le
gouverneur son infâme marché, quand Paul se rendit à Halifax.
Ses affaires terminées, il alla voir Bernard. À sa vue, ce dernier eut
un véritable soupir de soulagement.
— Tu m’as plusieurs fois offert de m’emmener à ta ferme,
n’est-ce pas ? lui dit-il vivement.
— Oui. Serais-tu enfin décidé ?
— Je le crois bien… Mais partons tout de suite, peut-être est-
il déjà trop tard.
— Que veux-tu dire ? répliqua Paul vaguement inquiet.
— Ce serait trop long à t’expliquer. Partons, te dis-je ; tu
apprendras tout en route, je t’attendais avec une réelle impatience.
C’est au point que si tu n’étais pas venu aujourd’hui, je me serais
peut-être mis en route demain, pour aller te trouver.
— N’as-tu aucun préparatif à faire ?
— Aucun ; j’ai sur moi le peu d’argent que j’ai gagné ici.
— En ce cas, filons ; j’ai hâte de connaître ce que tu as à me
dire, car ce doit être sérieux.
— Dis horrible !
— Ah ! ça, tu vas m’épouvanter, fit Paul en s’efforçant de
rire ; car, bien qu’il comprît parfaitement que son jeune ami
possédait un important secret, au fond, il pensait que Bernard
s’exagérait la gravité du péril dont il parlait.
Les deux amis sortirent de la maison du gouverneur, sans hâte,
comme si Bernard reconduisait simplement son visiteur.
Seulement, dès qu’ils se trouvèrent dans la rue et bien certains
que nul ne pouvait les entendre, ils causèrent et Paul apprit avec
une bien compréhensible indignation le pacte conclu entre
Lawrence et l’Irlandais.
— Ah ! le bandit ! grinça le fils d’Antoine Michard.
16 PAR LE FEU ET PAR LE FER

Puis, fiévreusement :
— Tu avais raison, Bernard, le péril est grand. Pourvu que
j’arrive à temps aux Mines !… Les ordres du gouverneur sont
peut-être déjà partis… Ah ! malheur à Jack Bryson ! oui, malheur
à lui !
CHAPITRE II

Une demande en mariage.

QBernardleseutdeuxrépétéjeunes
UAND gens arrivèrent aux Mines, et que
à Antoine Michard ce qu’il avait appris
à Paul, l’honnête fermier eut une véritable crise d’indignation,
non contre Lawrence dont, en somme, il ignorait les projets, mais
à l’endroit de l’Irlandais, de ce Judas qui reniait à la fois sa patrie
et son Dieu ; car, pactiser avec l’Angleterre, c’était se faire
doublement renégat.
Comme, naturellement, Bernard ne pouvait songer à retourner
à Halifax après une absence aussi longue, il fut entendu qu’il
demeurerait à la ferme, où il retrouverait ainsi une famille.
Quelques jours après l’arrivée de l’orphelin à la ferme, la
période de brigandage commença, précédant le grand
dérangement1. Ce fut d’abord la saisie des armes de tous les
Français établis aux Mines.
Antoine Michard était encore tout étourdi de ce coup de force,
qu’il comprenait fort bien n’être qu’une précaution prise par
Lawrence pour obliger les colons à s’incliner sans résistance
lorsque sonnerait l’heure de la dispersion, quand il reçut la visite
de Jack Bryson, accompagné de son fils. Sa stupéfaction fut
tellement intense qu’il ne trouva d’abord rien à dire. Son fils et sa

1 Les historiens canadiens nomment dérangement la dispersion et les

déportations de 1755. Lire le Martyre d’un peuple.


18 PAR LE FEU ET PAR LE FER

fille, eux-mêmes, se demandaient ce que pouvait bien signifier


cette visite des deux Irlandais, dont ils connaissaient, comme leur
père, l’odieuse attitude, la sorte de complicité dans les terribles
événements que chacun sentait dans l’air.
Antoine se remit bien vite en songeant que les deux Irlandais
ignoraient qu’il fût au courant de leurs agissements. Il s’enquit
donc, mais avec une froideur marquée, de l’objet de leur visite.
— Oh ! fit d’un air bonhomme le père de Harry, c’est bien
simple… Vous connaissez ma situation. Je suis riche, et, soit dit
sans vous offenser, mes terres sont d’une étendue double des
vôtres… Ne vous étonnez point de ce préambule, vous allez voir
qu’il était indispensable… Voilà. La beauté, la douceur, le courage
de votre fille n’ont pas laissé mon fils indifférent…
— De sorte, coupa Antoine, que vous venez me demander sa
main ?
— Mon Dieu, oui, et je ne pense pas que vous voyiez le
moindre inconvénient à ce que ce mariage s’accomplisse.
— Vraiment ! ricana Antoine, vraiment, vous n’en voyez pas,
vous ?
Puis, éclatant :
— Mais, infâme traître ! sache donc que plutôt que voir ma
fille entrer dans ta famille, je préférerais l’étrangler de mes
propres mains !
— Michard !… s’exclama Jack en devenant livide sous ce
sanglant outrage.
— Tu ne comprends pas ?… Eh ! bien, tu vas comprendre…
Je sais tout ce qui s’est passé entre le gouverneur et toi. Je sais
que, nouveau Judas, tu lui as vendu tes frères, que tu es deux fois
renégat, puisque tu pactises avec un peuple protestant qui
opprime depuis des siècles ta patrie. Traître à ton pays, traître à ta
foi religieuse, tu es maintenant au ban de l’humanité ! Et c’est,
souillé d’un tel forfait, que tu as l’audace de venir me demander
mon alliance… Ah ! tiens, Va-t-en ; partez tous deux, ou je ne
réponds plus de moi !
UNE DEMANDE EN MARIAGE 19

Un geste, un pas en avant, et je vous fends à tous deux le crâne (page 20)
20 PAR LE FEU ET PAR LE FER

— C’en est trop ! rugit Harry, en tirant un couteau de sa


ceinture.
Madeleine jeta un cri terrible tandis que son frère se plaçait
d’un bond devant son père.
Mais celui-ci courut au fond de la pièce, prit rapidement une
lourde hache, et revenant aux deux Irlandais, tonna, son arme
haute et menaçante :
— Un geste, un pas en avant, et je vous fends à tous deux le
crâne !… Traîtres ! Bandits ! Assassins !
— Viens, dit vivement Jack Bryson en prenant son fils par
un bras, viens, et laissons ce fou.
— Fou ? répéta Antoine. Ah ! plût à Dieu que je le fusse, les
malheurs que je pressens seraient alors imaginaires.
Et il jeta sa hache loin de lui.
Les Irlandais sortirent.
Arrivés sur le seuil, Harry, qui avait rengainé son couteau, se
retourna et dit, l’œil mauvais, la dent grinçante :
— Maître Michard, nous nous reverrons !
À cette menace, Paul fit un mouvement pour se ruer sur le fils
Bryson, mais son père l’arrêta par un bras.
— Laisse, lui dit-il ; contentons-nous de veiller, car si ces
deux coquins sont incapables de nous attaquer en face, en
revanche, je les crois parfaitement capables de nous frapper dans
le dos !… ils n’ont pas même le courage de Judas, leur devancier,
qui, lui, s’est pendu dès qu’il eut compris son abjection.
Cette fois, les Irlandais ne répliquèrent rien. Ils s’éloignèrent à
pas rapides, la honte au front, la rage au cœur, rage d’autant plus
intense qu’elle était pour le moment dans l’impossibilité de se
manifester autrement que par des grondements de fauves pris au
piège.
Au bout d’un moment, Harry dit à son père :
— Je ne puis m’expliquer comment ce colon est si bien
renseigné.
TABLE DES MATIÈRE

PRÉFACE ............................................................................................................5
CHAPITRE PREMIER UN JUDAS IRLANDAIS.................................................7
CHAPITRE II UNE DEMANDE EN MARIAGE..............................................17
CHAPITRE III LE DÉPART POUR SAINT-JEAN............................................28
CHAPITRE IV ARRESTATION DE MICHARD...............................................41
CHAPITRE V L’EMBARQUEMENT DES VICTIMES......................................51
CHAPITRE VI UN CORSAIRE GASCON. .......................................................60
CHAPITRE VII UNE PROTECTION DIVINE.................................................71
CHAPITRE VIII OÙ PAUL REVOIT SON PÈRE.............................................80
CHAPITRE IX L’ÉVASION DE MICHARD.....................................................92
CHAPITRE X NOUVELLE TRAHISON DE L’IRLANDAIS. .........................102
CHAPITRE XI SUS AU RENÉGAT !..............................................................111
CHAPITRE XII LE CHÂTIMENT. .................................................................121
CHAPITRE XIII PAR LE FEU ET PAR LE FER !...........................................131
CHAPITRE XIV LE MARTYR........................................................................140

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