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MARINS A LA BATAILLE

_______

LA BATAILLE DE LÉPANTE
par

PAUL CHACK

Nouvelle édition à partir de celle de 1938


des ÉDITIONS DE FRANCE.

Éditions Saint-Remi
– 2017 –
Éditions Saint-Remi
BP 80 33410 CADILLAC
saint-remi.fr
LA BATAILLE DE LÉPANTE
__________________________________

I. – MENACES SUR CHYPRE

S
ultan Sélim a soif.
Sultan Sélim boit, tellement qu’il a nom Sélim II
l’Ivrogne.
Sultan Sélim aime, d’un amour immodéré, le vin de Chypre,
nectar des nectars. Il aime aussi les ducats, les ducats de Venise.
Ces deux passions – et d’autres – datent de l’époque où,
simple prince héréditaire, fils aîné du sultan Soliman le
Législateur, que les roumis appellent le Magnifique, Sélim était
gouverneur de Koutahia.
Son favori était alors le juif portugais Joseph Nassy, lequel,
jour et nuit, répétait :
— O fils de sultan, prends Chypre qui produit ce vin qui est
ta joie, prends Chypre où l’on trouve l’or.
— En vérité, répondit un jour Sélim plus ivre et plus tendre
que de coutume, si mes désirs s’accomplissent, tu seras roi de
cette île que je prendrai.
Et le juif de suspendre en sa maison les armes de l’île avec la
légende : « Joseph Ier, roi de Chypre ». Roi in partibus, mais bientôt
vraiment anobli.
Car, sitôt monté sur le trône des Osmanlis, en 1566, sultan
Sélim II élève le juif au rang de duc de Naxos, de Paros, d’Andros
et des autres Cyclades, portant ainsi un terrible coup à la
suprématie de la Sérénissime République de Venise dans
l’Archipel.
— Le temps est venu de prendre Chypre affirme derechef le
juif.
Or, Chypre est terre de Venise et la paix règne entre le Grand
Seigneur et la République. Au vrai, cette paix n’est, pour Venise,
que vassalité. Elle lui coûte, chaque année, deux cent trente mille
4 PAUL CHACK

ducats, loyer des places et villes qu’elle occupe en Albanie, terre


ottomane, et huit mille ducats encore pour Chypre.
C’est la paix quand même, la paix qu’assurent les traités. Mais
que valent les signatures devant les caprices du sultan ivrogne et
du favori juif ? Ils veulent prendre Chypre, et Venise sent poindre
le péril.
Contre elle, sultan Sélim ne peut déchaîner la guerre tout de
suite. D’abord le Grand Vizir Sokolli combat le projet. Et puis les
armées sont à l’ouvrage en Hongrie et en Transylvanie, et la paix
n’est signée qu’en février 1568 avec l’empereur Maximilien. Puis
l’Arabie entière se soulève et ne s’apaise, matée, qu’en mai 1570.
Alors le juif parle encore :
— Il est temps de prendre Chypre, ô sultan, fils de sultan, tu
la cueilleras comme on cueille un fruit mûr. La flotte vénitienne
ne saurait s’y opposer. La République tremble depuis que j’ai fait
sauter son arsenal.
De fait, à Venise, le 13 septembre 1569, vers minuit, une
formidable explosion a couché sur le sol quatre églises, des
vingtaines de maisons, et lancé en l’air, comme projectiles
d’artillerie, des pans de murailles et des tours. L’arsenal, cœur de
la République, pour qui Venise dépensait cinq cent mille ducats
chaque année, l’arsenal ceint de murs comme une place forte,
avec ses cours, ses magasins, ses ateliers, ses forges, ses fonderies,
sa corderie longue de quatre cents pas, l’arsenal était en feu et sa
poudrière avait sauté. Travail d’émissaires soudoyés par le juif...
Est-ce donc la guerre ? De part et d’autre on s’y prépare.
A Stamboul font chorus avec le juif le vizir Piali, ancien
capitan-pacha de la flotte, et le vizir Moustafa, ancien précepteur
du sultan. Tous deux sont des vaincus du grand siège de Malte 1 et
brûlent d’en effacer le souvenir. Le Grand Vizir, Mohammed
Sokolli, est partisan de la paix. Sélim hésite encore. Mais le grand
moufti Ebousououd emporte la décision du sultan par un fetva2

1
Mai-septembre 1565.
2
Sentence rendue par le grand moufti, dont la décision est juridiquement
définitive et sans appel.
LA BATAILLE DE LÉPANTE 5

qui déclare œuvre pieuse et méritoire la violation des


engagements pris envers les Chrétiens lorsqu’il en résulte
avantage et profit pour les Musulmans. Toute terre qui fut à
l’Islam doit être reprise aux infidèles, en dépit de toutes
conventions passées avec eux. Le Prophète (que le salut d’Allah
soit sur lui !) a donné l’exemple. Pour conquérir La Mecque, il a
rompu, au bout de sept années, un traité conclu pour dix ans. Le
sultan, khalife d’Allah sur la terre doit imiter un si noble exemple.
Or, sous le règne d’Omar, Chypre a été sous la domination
arabe, puis les sultans d’Egypte ont régné sur elle...
Et Sélim II l’Ivrogne dépêche à Venise le chaouch Koubad,
qui réclame Chypre pour son maître.
« Non », répond le Sénat. Et le chaouch échappe à grand’peine
à la fureur du peuple.

II. – LE PAPE ET LE SULTAN

L
a Méditerranée est champ de batailles. Sur ses eaux se
décide le sort des royaumes qui la bordent. Qui gagne sur
mer gagne sur terre.
Depuis que sultan Mahomet II, ayant conquis Constantinople,
a créé une flotte, depuis que Sélim Ier et Soliman le Législateur
l’ont renforcée, le Turc domine la Méditerranée. Ses vassaux
barbaresques de la côte nord-africaine doublent sa force. Et les
Ottomans prétendent que ces Barbaresques, tout seuls, battraient
toutes les marines chrétiennes unies !
Or, les Chrétiens ne s’unissent point. Venise qui règne sur
l’Adriatique et fait commerce dans tout l’Archipel, l’Espagne qui
possède Sardaigne et Sicile, Gênes dont les navigateurs sont les
premiers du monde et dont André Doria a commandé les
escadres, Malte dont les galères font trembler quiconque les
rencontre à moins de quatre contre une n’ont jamais, d’un
commun effort, attaqué les Osmanlis.
Maîtres de la mer, les Turcs ont, depuis l’an 1460, conquis la
Grèce, la Morée, Nègrepont et tous les ports génois de la mer
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Noire. Ils n’ont cessé de harceler Venise sur terre et sur l’eau. Ils
lui ont enlevé Lépante, Modon et plusieurs îles Ioniennes ; ils ont
ravagé les rives de la Piave et dévasté les Pouilles. Ils ont pris
Rhodes, boulevard de la Chrétienté dans le Levant, l’année même
où ils s’emparaient de Belgrade, rempart de la Chrétienté sur la
terre d’Europe.
En ces mêmes temps, commandés par Khaïreddine
Barberousse et par son frère Aroudj, les corsaires barbaresques
ont raflé Tunis, Alger et Cherchell, désolé les côtes d’Italie et de
Sicile et saccagé Minorque. Contre ces corsaires, Charles-Quint
lui-même s’est usé les dents.
En 1565, il s’en est fallu d’un cheveu que Malte ne succombât.
Encore tout pantelant de sa sanglante victoire, le grand maître
Jean Parisot de la Valette a clamé la nécessité d’union en une
nouvelle croisade.
Or, voici qu’à présent Chypre est menacée et Venise appelle au
secours.
C’est de Rome que viendra le salut. Le pape, vieillard au corps
malade, à l’âme d’acier, sera le mortier qui cimentera les blocs de
forces éparses et les lancera à la victoire.
Il fut le Père Michel Ghislieri, dominicain. A Bologne, à Pavie,
à Parme, il enseigna la théologie et la logique. Il fut inquisiteur à
Côme, puis à Bergame, inquisiteur sans pitié qui extirpa l’hérésie
envahissante. Il fut commissaire du Saint-Office, reçut la pourpre
et prit le nom du cardinal Alessandrino.
Le 7 janvier 1566 il coiffe la tiare pontificale. Apprenant
l’avènement de Pie V, dont l’âme, forte comme celle des Romains
de l’antiquité, est l’ensemble de toutes les vertus, le monde
chrétien exulte. Seule Rome tremble, qui connaît la violence du
nouveau pontife.
Mais, à l’extrême stupéfaction des hommes durs et sans
scrupules de ce XVIe siècle aux passions déchaînées, Pie V se
domine à tel point qu’aux offenses qui ne visent que lui il ne
répond que par des grâces.
— Mais, s’écrie-t-il, ô siècle vraiment arrivé au comble des
malheurs ! Les Turcs ont déclaré la guerre aux Vénitiens : ils ne
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songent qu’à détruire la Chrétienté pièce à pièce. Sélim, après


avoir violé le droit des gens, violé sa propre foi, avide encore
d’étendre sa tyrannie rapace, envoie assaillir le royaume de
Chypre.
Contre les Turcs, la foi impétueuse du Saint-Père va déchaîner
le fer et le feu.
A soixante six ans, le souverain pontife semble n’être plus
qu’un souffle. Sous son crâne chauve, sa face, que prolonge un
nez en bec d’aigle, est décharnée comme son corps. Ses yeux bleu
clair et lumineux disent l’ardeur de sa pensée et de sa foi. Une
barbe blanche couvre sa poitrine. Il est étique, il est faible, il est
pauvrement vêtu, il use jusqu’à la corde les vieilles robes de son
prédécesseur Pie IV. Trois pierres d’une once et demie chacune
torturent sa vessie. Souffrant sans répit, il est plus actif qu’un
homme en pleine santé. Quand l’Eglise ordonne de jeûner, il
jeûne et, le reste du temps, dépense, pour sa table, un quart d’écu
par jour. Cela suffit pour l’ascète qui se nourrit de chicorée, de
sauge, de mauve et d’herbes de la Saint-Jean.
Contre Sélim II l’Ivrogne, Pie V l’anachorète va se dresser.

III. – LA GUERRE

L
a fin du mois de mai 1570 approche. Le chaouch
Koubad apporte à sultan Sélim le refus de Venise.
C’est la guerre. L’ambassadeur et tous les consuls de
la République dans l’empire ottoman sont emprisonnés.
D’abord il faut prendre Chypre. Donc attaquer vite, vite. On
dit que le pape va liguer les princes chrétiens contre le Croissant.
Le doge Loredano vient de mourir, mais son successeur, Luigi
Mocenigo, est, dit-on, un habile homme. A Venise, la flamme
rouge, signe de guerre, flotte sur la tour Saint-Marc. Les chantiers
sont en fébrile travail. Qui sait si la République ne va pas, tout de
suite et toute seule, secourir son île ? Barrons-lui le passage. Une
escadre turque à Rhodes, une autre à Négrepont et les
Barbaresques sur les côtes des Pouilles, prêts à donner dans
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l’Adriatique si les galères vénitiennes en sortent. Mais Venise ne


bouge pas. Elle attend des alliés et, pour les obtenir, il faut du
temps.

Les galéasses

Du temps et des concours. Hélas ! les concours manquent. Pie


V les implore tous. Mais Maximilien, empereur d’Autriche, et
Sigismond-Auguste, roi de Pologne, n’osent agir contre la
puissance turque. Catherine de Médicis, régente de France, est
tout miel et s’en tient là. Sébastien, roi de Portugal, promet son
aide... pour l’année suivante. Gênes offre une galère, et le duc de
Savoie une autre ! Philippe II, roi d’Espagne, fils de Charles-
Quint, doit – il l’a juré – tenir cent galères toujours prêtes. «
Donnez-les, implore le pape. Jamais on n’en eut tel besoin. »
Philippe II s’exécute à demi, accorde cinquante navires. Tout bien
dénombré, ajoutant les escadres de Venise à celles d’Espagne et
aux douze galères du pape que la Sérénissime République a
fournies et équipées, les chrétiens pourraient attaquer le Turc
avec cent quatre-vingt-sept galères, onze galéasses, un galion et
sept naves3. Marc-Antoine Colonna, général des galères du pape,

3
L’ordre de Malte a envoyé quatre galères sous les ordres du général Saint-
Clément. Surpris, le 15 juillet, par dix-neuf galères barbaresques commandées
.par Oulouch Ali, Saint-Clément est écrasé. Une seule galère se sauve. Malte
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est aussi généralissime. Zanne est chef de la flotte de Venise, et


les escadres d’Espagne ont à leur tête Jean-André Doria, prince
de Melfi, petit-neveu du fameux André Doria, en qui le grand
chef de mer barbaresque Khaïreddine Barberousse avait trouvé le
seul adversaire capable de lui tenir tête.
De ces capitaines, de ces galères, de ces galéasses et de ces
naves je reparlerai plus amplement quand ils marcheront vers la
grande bataille. Mais ce n’est pas pour cette année 1570. Pour le
moment, tous et toutes doivent rallier Candie : deux cent six
bâtiments, quinze mille soldats, douze mille mariniers et rameurs.
Mais c’est seulement à la fin d’août que tous les navires sont là...
Les chefs chrétiens alors passent des revues, tiennent conseil,
discutent et n’agissent point.

IV. – CHYPRE ATTAQUÉE

Viterend! Vite ! » ordonne le sultan Sélim. Et chaque jour il se


à l’arsenal de Top-Hané pour hâter les armements.
Venise cherche des renforts, mais pendant ce temps, elle
n’attaque point. Le 1er juillet, les escadres turques arrivent devant
Chypre. Voici Piali Pacha, troisième vizir, gendre du sultan Sélim,
capitan-pacha de toutes les forces de mer. Il amène soixante-cinq
galères et trente galiotes. Voici Mourad Reïs et ses vingt-cinq
galères. Voici Mouézinzadé Ali avec ses trente-six galères, douze
fustes, huit mahones, quarante transports-écuries et quarante
karamoursales portant les troupes, les vivres et les canons.
L’heure est venue de prendre Chypre.
Chypre l’agréable, la fleur, troisième des sept grandes îles de la
Méditerranée ; Chypre la florissante où sont nés les Centaures ;
Chypre la divine où vécurent les Muses ; Chypre, île de tendresse
qu’aimait Aphrodite la miséricordieuse, dont on célébrait les fêtes
dans les mystères érotiques ; terre d’amour où Vénus retrouva
Adonis qu’on fêtait dans les larmes ; terre de sagesse où Apollon

peut en armer deux autres, mais l’escadre ainsi constituée ne ralliera les forces
chrétiennes qu’en octobre.
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était vénéré plus qu’en tous autres lieux ; terre sacrée où se sont
élevés les autels d’Osiris, d’Isis, de Sérapis et de tous les dieux et
de toutes les déesses de l’Olympe ; île où l’archange Michel avait
sa chapelle et dont une colline, où fut le temple de Jupiter, a porté
un moment la vraie croix ; Chypre la bien dessinée qui semble un
dauphin en route d’Iskenderoun vers Candie et portant à son
flanc Nicosie et à son ventre Famagouste, Larnaca et Limasol,
villes insignes ; Chypre la fertile, fameuse par son blé comme par
son vin, par son huile comme par son miel ; île où l’on trouve
l’encens, le styrax, l’alun, le sel et le cuivre à qui elle doit son
nom ; Chypre l’opulente qui recèle le jaspe, la pierre d’aigle,
l’amiante et l’opale ; Chypre l’île aux cyprès, aux myrtes et à la
garance ; Chypre que survolent les colombes chères à Vénus, où
se prennent par milliers les becfigues, délices des gourmets de
Rome ; Chypre où paissent les plus beaux bœufs du monde, où
naissent les figues dont se gavent les porcs qu’égorgent les devins
…Les escadres turques arrivent devant Chypre.
en leurs cérémonies ; Chypre pays de tyrans et d’esclaves, de
noblesse et de volupté, de conquêtes et de pillages ; Chypre qui
fut égyptienne sous Ptolémée, persane sous Cyrus et Cambyse,
grecque sous Alexandre le Grand, romaine aussi lorsque Jules
César en fit cadeau à Arsinoé, lorsque Marc-Antoine la donna à
Cléopâtre et lorsque les juifs la dévastèrent sous Trajan ; Chypre
que ravagèrent les Arabes alors qu’elle était terre byzantine ;
Chypre qui fut à Baudouin, roi de Jérusalem, avant d’être à
Richard Cœur de Lion, qui la vendit à Guy de Lusignan pour dix
mille pièces d’or ; Chypre où les marchands de Venise
commencèrent de s’infiltrer dès l’aube du XIVe siècle et qui devint
parcelle de la Sérénissime République lorsque celle-ci eut
empoisonné le roi Jacques, époux de la très noble Vénitienne
Catherine Cornaro et son fils ; Chypre où naquirent Solon,
Zénon, Ktésias, Apollonius le médecin, Xénophon, Démétrius et
saint Hilarion, et saint Barnabas, et saint Epaphras, et saint
Spiridion ; Chypre, tantôt heureuse et tantôt torturée, va subir, de
par les Ottomans, des atrocités dépassant celles des Centaures,
des Ophiogènes, des Templiers et des Sarrasins.
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Sitôt devant Chypre, les Turcs débarquent dans la baie de


Limasol. Nul ne résiste. Le provéditeur Nicolo Dandolo réserve
ses troupes pour la défense des deux places fortes : Nicosie et
Famagouste. Ses troupes ? Peu de chose. Une quinzaine de mille
hommes, en comptant les miliciens du pays et les paysans armés.
Armés de hallebardes, car on manque d’armes à feu...
Les Turcs ont amené cinquante mille fantassins dont six mille
janissaires et deux mille cinq cents cavaliers. De nouveaux
transports porteront à cent mille hommes l’armée que commande
le serasker Lala Moustafa.
Tout de suite maître du plat pays, le serasker ouvre, le 22
juillet, le siège de Nicosie. La ville, qui compte autant d’églises
qu’il y a de jours dans l’année, est défendue par huit mille deux
cent cinquante combattants4. Devant chacun de ses onze bastions
sont massés sept mille Turcs et sept canons.
Attaques furieuses. Trois assauts sont repoussés. Lala
Moustafa écume. Il ordonne à Piali Pacha de débarquer en
renfort cent hommes par galère.
C’est ainsi que, le 8 septembre, Mouézinzadé Ali – retenez ce
nom que nous retrouverons – amène vingt mille soldats de plus
pour l’assaut final.
Les galères réduites de vingt mille combattants ! Autant dire
qu’elles sont désarmées. Marc-Antoine Colonna, Jean-André
Doria et Zanne, que faites-vous donc ? Pourquoi n’attaquez-vous
point cette flotte sans défense ?
A Candie, dans la baie de la Sude, les deux cent six navires
chrétiens attendent... Colonna, Doria et Zanne délibèrent...
Le 9 septembre, le serasker ordonne l’assaut général. Trois
bastions tombent. C’en est fait de Nicosie. La tuerie des gens
désarmés suit l’assaut. Dans le palais, le provéditeur Dandolo,
l’archevêque et les hauts magistrats résistent encore. « Rendez-
vous, leur fait dire Moustafa, et vous aurez la vie sauve ! » Ils se
rendent et sont massacrés. Huit jours suivent de meurtres et de

4
1.500 soldats italiens, 3.000 Vénitiens de terre ferme (cernede), 2.500
miliciens libres (francomati), 250 Albanais et 1.000 nobles de Nicosie.
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pillages. Les Turcs égorgent vingt mille personnes. Deux mille


jeunes garçons, jeunes filles et jeunes femmes sont emmenés :
esclaves destinés aux harems du sultan, des vizirs et des beys...
Des mères tuent leurs filles ou leurs fils pour leur épargner
cette honte. Mais une des prisonnières – fut-ce une Vénitienne ou
une Grecque ? – enfermée dans la galiote du Grand Vizir, y met
le feu. Les poudres sautent. L’incendie gagne deux autres galères
chargées d’or, d’argent, de canons – deux cent cinquante canons
ont été pris à Nicosie – et d’un millier de captifs précieux.
Avec Nicosie tombent Paphos qui fut un sanctuaire de la
déesse de Cythère, Limasol où siégèrent les Templiers, Larnaca
toute proche du lieu où repose la cousine du Prophète, et
Cercine, où Charlotte de Lusignan se couvrit de gloire.
Reste à réduire Famagouste, dur morceau.

V. – PALABRES ET INACTION

L
a baie de la Sude, découpée dans la côte Nord de Candie,
est une des plus sûres rades du Levant. La presqu’île
d’Akrotiri la protège contre l’assaut des vents du Nord et
de l’Ouest, et la chaîne des montagnes Blanches, épine dorsale de
Candie, la défend contre les tempêtes du Sud.
Rallions la baie de la Sude le 3 septembre 1570. La flotte
chrétienne y est à l’ancre. Les chefs tiennent conseil sur conseil.
Ils passent des revues, dénombrent leurs combattants, leurs
rameurs, leurs canons, supputent leurs chances de victoire,
perdent leur temps. Le 8, la flotte chrétienne est toujours au
mouillage.
Le même jour, à Chypre, devant Nicosie qui résiste, le capitan-
pacha Piali désarme ses galères pour envoyer des renforts au
serasker Lala Moustafa.
Le 13, les chrétiens appareillent enfin... Le 22, ils mouillent à
Castellorizzo, l’île du Château-Rouge, entre le golfe d’Adalia et la
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baie de Makry, découpures de la côte de Caramanie5. C’est à peine


s’ils ont franchi la moitié de la distance qui sépare Candie de
Chypre...
Ce jour-là, le serasker Moustafa, ayant enlevé Nicosie,
commence d’investir Famagouste.
Le mouillage des chrétiens est abrité au Nord et à l’Ouest. Or
voici qu’avec la soudaineté des colères méditerranéennes s’élève
un coup de vent de Sud-Est. La mer se creuse. Serrés dans la
petite baie de Mégiste, les galères risquent de chasser sur leurs
ancres, de tomber les unes les autres dans un désordre fatal et
d’aller se broyer sur la pointe Diakouris que Castellorizo darde
vers le canal lycien.
Dès les premiers souffles de la brise, Jean-André Doria a pris
le large avec les galères d’Espagne et reste à capeyer sous voilure
réduite6. Marc-Antoine Colonna avec les galères pontificales
s’abrite sous le cap Khelidonia, tandis que Girolamo Zanne se
réfugie, avec l’escadre de Venise, dans le canal entre la côte et l’île
Cacamo.
Or, voici que les guetteurs, du sommet de l’île, signalent quatre
galères dans le Sud-Est. Serait-ce l’avant-garde de l’armée navale
ottomane qui va fondre sur les forces chrétiennes dispersées et les
battre tour à tour ?
Non. C’est simplement Luigi Bembo qui rallie. Avec quatre
galères à chiourmes renforcées, il est parti de Candie en
reconnaissance, avant le gros de la flotte. Le voici. Il accoste la
capitane de Venise et, sans répondre aux questions des officiers
qui l’ont accueilli sur le parquet de l’espale7, va droit au général :
— Je demande à Votre Excellence de m’entendre en secret.
Zanne l’entraîne alors dans la chambre de poupe. Les
importuns s’éloignent et Bembo parle :

5
Au sujet de Castellorizo, voir mon livre Luttes sans merci au Sud et au Nord,
pages 5, 43, etc...
6
La voilure des galères est décrite page 35.
7
L’espale est une plate-forme comprise entre le dernier banc des rameurs et la
poupe. Elle occupe deux mètres dans le sens de la longueur de la galère dont
elle déborde les flancs de chaque côté.
14 PAUL CHACK

— Excellence, Nicosie a succombé. J’en suis certain. Et déjà


le serasker ottoman est devant Famagouste. Des remparts de
cette ville on voit les cavaliers turcs caracoler avec des têtes
coupées à la pointe de leurs sabres. Ce sont les têtes du
provéditeur Nicolo Dandolo, de l’archevêque de Nicosie et des
nobles de la capitale de Chypre.
— Dieu a reçu leurs âmes, répond Zanne. Regagnez votre
navire et gardez le silence sur ces malheurs.
La brise a molli, la mer s’est calmée. Les galères de Venise
appareillent pour joindre le généralissime Colonna. Bientôt toute
la flotte est réunie. Zanne monte à bord de la capitane du pape.
Va-t-il se taire ? Va-t-il parler ? S’il se tait, les navires chrétiens
vont peut-être cingler vers Famagouste, attaquer les Turcs.
Coupées de la mer, les troupes du serasker s’useront devant la
ville. S’il parle...
Il parle et, à l’arbre de mestre de la capitane papale, monte le
signal qui convoque le grand conseil.
Regardons de près ceux des grands chefs que nous
retrouverons à Lépante.
Voici Marc-Antoine Colonna, duc de Palliano et de
Tagliacozzo, grand connétable du royaume de Naples. Agé de
trente-cinq ans, il a, écrit son biographe8, « la taille haute et svelte,
la tête chauve, le front vaste, le visage ovale, de grands yeux, une
physionomie sérieuse, de longues moustaches, le teint coloré, la
démarche très noble, une grande intelligence, une rare valeur et
un cœur magnanime ».
Diplomate habile, orateur remarquable, général éprouvé,
Marc-Antoine ignore presque tout du métier de la mer, bien qu’il
ait fait la course et le dégât sur la côte d’Afrique avec des galères
armées à ses frais.
En face de Marc-Antoine, dont l’allure est toute de franchise,
regardez la longue silhouette de cet homme laid, maigre, noir,
tout en os et en muscles. Son crâne pointu est envahi par une

8
Le P. Guglielmotti clans son livre Marcantonio Colonna alla battaglia di Lepanto,
Florence. 1862.
LA BATAILLE DE LÉPANTE 15

chevelure inculte et crépue. Sous son nez camus pend une lippe
de nègre. Ses yeux sombres, réfugiés au fin fond des orbites,
jettent un regard dans lequel nul ne peut lire l’impénétrable
pensée. Cet homme, – on jurerait quelque pirate africain, – est le
Génois Jean-André Doria, amiral d’Espagne à trente et un ans, et
passé maître en l’art de mener sa propre barque à travers les
chenaux, hérissés d’écueils, de la cour de Philippe II, où son
tempérament brutal s’est imbibé de méfiance et de ruse. Il passe
pour le plus habile marin de la flotte que voici. Or, depuis l’an
1284, les Doria ont combattu sur l’eau, et le nom suffit à établir la
réputation. La célébrité du grand André Doria, qui fut amiral de
Charles-Quint, a rejailli sur Jean-André, son petit-neveu9. Jusqu’à
la bataille de Lépante, et au cours de cette mémorable rencontre,
nous verrons celui-ci plus féru de manœuvre que de combat,
cauteleux, prudent à l’excès et expliquant sa circonspection à
l’aide d’arguments de haute stratégie ou de savante tactique
navales, par quoi il écrase dédaigneusement les chefs d’escadres
moins imprégnés par le métier de la mer et qui ne pensent qu’à se
battre.
Au grand conseil, Girolamo Zanne prend la parole :
— Nicosie est prise. Voici l’automne et ses tempêtes. Il n’est
point, dans les parages cypriotes, d’abri suffisant pour nos galères.
Rapprochons-nous donc de l’Adriatique. Chemin faisant, nous
pourrons, toutes forces réunies, tenter une importante diversion,
attaquer par exemple la Morée, Négrepont ou des îles de
l’Archipel.
— En ce qui regarde la saison, déclare Jean-André Doria,
l’amiral de Venise s’est exprimé avec sagesse. Pour le reste, il ne
pouvait parler autrement. Attaquer les points qu’il indique, c’est
travailler pour Venise. Si c’est dans cette intention que nous nous
sommes réunis et si nous devons nous rapprocher de
l’Adriatique, qui donc nous empêche de donner dans cette mer,

9
Giannettino Doria, père de Jean-André, était le fils aîné de Thomas Doria,
cousin du célèbre André Doria, lequel, n’ayant pas d’héritier mâle, avait adopté
Giannettino.
TABLE DES MATIÈRES

I. – MENACES SUR CHYPRE .............................................................................3

II. – LE PAPE ET LE SULTAN............................................................................5

III. – LA GUERRE ...............................................................................................7

IV. – CHYPRE ATTAQUÉE ................................................................................9

V. – PALABRES ET INACTION....................................................................... 12

VI. – FAMAGOUSTE SUCCOMBE .................................................................. 19

VII. – PIE V ORDONNE.................................................................................. 27

VIII. – LES GALÉRIENS .................................................................................. 29

IX. – LA GALÈRE ............................................................................................ 33

X. – LA FLOTTE TURQUE AU TRAVAIL ....................................................... 37

XI – VERS MESSINE........................................................................................ 40

XII. – LE GRAND CONSEIL DE MESSINE .................................................... 48

XIII. – EN ROUTE ........................................................................................... 52

XIV. – L’AFFAIRE DU 2 OCTOBRE ............................................................... 58

XV. – LE GRAND CONSEIL DE LÉPANTE ................................................... 62

XVI. – DERNIÈRES HEURES AVANT LE CHOC ........................................... 67

XVII. – LA MARCHE AU COMBAT................................................................. 73

XVIII. – LA BATAILLE .................................................................................... 79

XIX. – LA BATAILLE (SUITE) ........................................................................ 87

XX. – LA BATAILLE (FIN) .............................................................................. 95

XXI. – VICTOIRE DE L’EUROPE ................................................................. 100

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