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LA BATAILLE DE LÉPANTE
par
PAUL CHACK
Éditions Saint-Remi
– 2017 –
Éditions Saint-Remi
BP 80 33410 CADILLAC
saint-remi.fr
LA BATAILLE DE LÉPANTE
__________________________________
S
ultan Sélim a soif.
Sultan Sélim boit, tellement qu’il a nom Sélim II
l’Ivrogne.
Sultan Sélim aime, d’un amour immodéré, le vin de Chypre,
nectar des nectars. Il aime aussi les ducats, les ducats de Venise.
Ces deux passions – et d’autres – datent de l’époque où,
simple prince héréditaire, fils aîné du sultan Soliman le
Législateur, que les roumis appellent le Magnifique, Sélim était
gouverneur de Koutahia.
Son favori était alors le juif portugais Joseph Nassy, lequel,
jour et nuit, répétait :
— O fils de sultan, prends Chypre qui produit ce vin qui est
ta joie, prends Chypre où l’on trouve l’or.
— En vérité, répondit un jour Sélim plus ivre et plus tendre
que de coutume, si mes désirs s’accomplissent, tu seras roi de
cette île que je prendrai.
Et le juif de suspendre en sa maison les armes de l’île avec la
légende : « Joseph Ier, roi de Chypre ». Roi in partibus, mais bientôt
vraiment anobli.
Car, sitôt monté sur le trône des Osmanlis, en 1566, sultan
Sélim II élève le juif au rang de duc de Naxos, de Paros, d’Andros
et des autres Cyclades, portant ainsi un terrible coup à la
suprématie de la Sérénissime République de Venise dans
l’Archipel.
— Le temps est venu de prendre Chypre affirme derechef le
juif.
Or, Chypre est terre de Venise et la paix règne entre le Grand
Seigneur et la République. Au vrai, cette paix n’est, pour Venise,
que vassalité. Elle lui coûte, chaque année, deux cent trente mille
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Mai-septembre 1565.
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Sentence rendue par le grand moufti, dont la décision est juridiquement
définitive et sans appel.
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L
a Méditerranée est champ de batailles. Sur ses eaux se
décide le sort des royaumes qui la bordent. Qui gagne sur
mer gagne sur terre.
Depuis que sultan Mahomet II, ayant conquis Constantinople,
a créé une flotte, depuis que Sélim Ier et Soliman le Législateur
l’ont renforcée, le Turc domine la Méditerranée. Ses vassaux
barbaresques de la côte nord-africaine doublent sa force. Et les
Ottomans prétendent que ces Barbaresques, tout seuls, battraient
toutes les marines chrétiennes unies !
Or, les Chrétiens ne s’unissent point. Venise qui règne sur
l’Adriatique et fait commerce dans tout l’Archipel, l’Espagne qui
possède Sardaigne et Sicile, Gênes dont les navigateurs sont les
premiers du monde et dont André Doria a commandé les
escadres, Malte dont les galères font trembler quiconque les
rencontre à moins de quatre contre une n’ont jamais, d’un
commun effort, attaqué les Osmanlis.
Maîtres de la mer, les Turcs ont, depuis l’an 1460, conquis la
Grèce, la Morée, Nègrepont et tous les ports génois de la mer
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Noire. Ils n’ont cessé de harceler Venise sur terre et sur l’eau. Ils
lui ont enlevé Lépante, Modon et plusieurs îles Ioniennes ; ils ont
ravagé les rives de la Piave et dévasté les Pouilles. Ils ont pris
Rhodes, boulevard de la Chrétienté dans le Levant, l’année même
où ils s’emparaient de Belgrade, rempart de la Chrétienté sur la
terre d’Europe.
En ces mêmes temps, commandés par Khaïreddine
Barberousse et par son frère Aroudj, les corsaires barbaresques
ont raflé Tunis, Alger et Cherchell, désolé les côtes d’Italie et de
Sicile et saccagé Minorque. Contre ces corsaires, Charles-Quint
lui-même s’est usé les dents.
En 1565, il s’en est fallu d’un cheveu que Malte ne succombât.
Encore tout pantelant de sa sanglante victoire, le grand maître
Jean Parisot de la Valette a clamé la nécessité d’union en une
nouvelle croisade.
Or, voici qu’à présent Chypre est menacée et Venise appelle au
secours.
C’est de Rome que viendra le salut. Le pape, vieillard au corps
malade, à l’âme d’acier, sera le mortier qui cimentera les blocs de
forces éparses et les lancera à la victoire.
Il fut le Père Michel Ghislieri, dominicain. A Bologne, à Pavie,
à Parme, il enseigna la théologie et la logique. Il fut inquisiteur à
Côme, puis à Bergame, inquisiteur sans pitié qui extirpa l’hérésie
envahissante. Il fut commissaire du Saint-Office, reçut la pourpre
et prit le nom du cardinal Alessandrino.
Le 7 janvier 1566 il coiffe la tiare pontificale. Apprenant
l’avènement de Pie V, dont l’âme, forte comme celle des Romains
de l’antiquité, est l’ensemble de toutes les vertus, le monde
chrétien exulte. Seule Rome tremble, qui connaît la violence du
nouveau pontife.
Mais, à l’extrême stupéfaction des hommes durs et sans
scrupules de ce XVIe siècle aux passions déchaînées, Pie V se
domine à tel point qu’aux offenses qui ne visent que lui il ne
répond que par des grâces.
— Mais, s’écrie-t-il, ô siècle vraiment arrivé au comble des
malheurs ! Les Turcs ont déclaré la guerre aux Vénitiens : ils ne
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III. – LA GUERRE
L
a fin du mois de mai 1570 approche. Le chaouch
Koubad apporte à sultan Sélim le refus de Venise.
C’est la guerre. L’ambassadeur et tous les consuls de
la République dans l’empire ottoman sont emprisonnés.
D’abord il faut prendre Chypre. Donc attaquer vite, vite. On
dit que le pape va liguer les princes chrétiens contre le Croissant.
Le doge Loredano vient de mourir, mais son successeur, Luigi
Mocenigo, est, dit-on, un habile homme. A Venise, la flamme
rouge, signe de guerre, flotte sur la tour Saint-Marc. Les chantiers
sont en fébrile travail. Qui sait si la République ne va pas, tout de
suite et toute seule, secourir son île ? Barrons-lui le passage. Une
escadre turque à Rhodes, une autre à Négrepont et les
Barbaresques sur les côtes des Pouilles, prêts à donner dans
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Les galéasses
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L’ordre de Malte a envoyé quatre galères sous les ordres du général Saint-
Clément. Surpris, le 15 juillet, par dix-neuf galères barbaresques commandées
.par Oulouch Ali, Saint-Clément est écrasé. Une seule galère se sauve. Malte
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peut en armer deux autres, mais l’escadre ainsi constituée ne ralliera les forces
chrétiennes qu’en octobre.
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était vénéré plus qu’en tous autres lieux ; terre sacrée où se sont
élevés les autels d’Osiris, d’Isis, de Sérapis et de tous les dieux et
de toutes les déesses de l’Olympe ; île où l’archange Michel avait
sa chapelle et dont une colline, où fut le temple de Jupiter, a porté
un moment la vraie croix ; Chypre la bien dessinée qui semble un
dauphin en route d’Iskenderoun vers Candie et portant à son
flanc Nicosie et à son ventre Famagouste, Larnaca et Limasol,
villes insignes ; Chypre la fertile, fameuse par son blé comme par
son vin, par son huile comme par son miel ; île où l’on trouve
l’encens, le styrax, l’alun, le sel et le cuivre à qui elle doit son
nom ; Chypre l’opulente qui recèle le jaspe, la pierre d’aigle,
l’amiante et l’opale ; Chypre l’île aux cyprès, aux myrtes et à la
garance ; Chypre que survolent les colombes chères à Vénus, où
se prennent par milliers les becfigues, délices des gourmets de
Rome ; Chypre où paissent les plus beaux bœufs du monde, où
naissent les figues dont se gavent les porcs qu’égorgent les devins
…Les escadres turques arrivent devant Chypre.
en leurs cérémonies ; Chypre pays de tyrans et d’esclaves, de
noblesse et de volupté, de conquêtes et de pillages ; Chypre qui
fut égyptienne sous Ptolémée, persane sous Cyrus et Cambyse,
grecque sous Alexandre le Grand, romaine aussi lorsque Jules
César en fit cadeau à Arsinoé, lorsque Marc-Antoine la donna à
Cléopâtre et lorsque les juifs la dévastèrent sous Trajan ; Chypre
que ravagèrent les Arabes alors qu’elle était terre byzantine ;
Chypre qui fut à Baudouin, roi de Jérusalem, avant d’être à
Richard Cœur de Lion, qui la vendit à Guy de Lusignan pour dix
mille pièces d’or ; Chypre où les marchands de Venise
commencèrent de s’infiltrer dès l’aube du XIVe siècle et qui devint
parcelle de la Sérénissime République lorsque celle-ci eut
empoisonné le roi Jacques, époux de la très noble Vénitienne
Catherine Cornaro et son fils ; Chypre où naquirent Solon,
Zénon, Ktésias, Apollonius le médecin, Xénophon, Démétrius et
saint Hilarion, et saint Barnabas, et saint Epaphras, et saint
Spiridion ; Chypre, tantôt heureuse et tantôt torturée, va subir, de
par les Ottomans, des atrocités dépassant celles des Centaures,
des Ophiogènes, des Templiers et des Sarrasins.
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1.500 soldats italiens, 3.000 Vénitiens de terre ferme (cernede), 2.500
miliciens libres (francomati), 250 Albanais et 1.000 nobles de Nicosie.
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V. – PALABRES ET INACTION
L
a baie de la Sude, découpée dans la côte Nord de Candie,
est une des plus sûres rades du Levant. La presqu’île
d’Akrotiri la protège contre l’assaut des vents du Nord et
de l’Ouest, et la chaîne des montagnes Blanches, épine dorsale de
Candie, la défend contre les tempêtes du Sud.
Rallions la baie de la Sude le 3 septembre 1570. La flotte
chrétienne y est à l’ancre. Les chefs tiennent conseil sur conseil.
Ils passent des revues, dénombrent leurs combattants, leurs
rameurs, leurs canons, supputent leurs chances de victoire,
perdent leur temps. Le 8, la flotte chrétienne est toujours au
mouillage.
Le même jour, à Chypre, devant Nicosie qui résiste, le capitan-
pacha Piali désarme ses galères pour envoyer des renforts au
serasker Lala Moustafa.
Le 13, les chrétiens appareillent enfin... Le 22, ils mouillent à
Castellorizzo, l’île du Château-Rouge, entre le golfe d’Adalia et la
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5
Au sujet de Castellorizo, voir mon livre Luttes sans merci au Sud et au Nord,
pages 5, 43, etc...
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La voilure des galères est décrite page 35.
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L’espale est une plate-forme comprise entre le dernier banc des rameurs et la
poupe. Elle occupe deux mètres dans le sens de la longueur de la galère dont
elle déborde les flancs de chaque côté.
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Le P. Guglielmotti clans son livre Marcantonio Colonna alla battaglia di Lepanto,
Florence. 1862.
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chevelure inculte et crépue. Sous son nez camus pend une lippe
de nègre. Ses yeux sombres, réfugiés au fin fond des orbites,
jettent un regard dans lequel nul ne peut lire l’impénétrable
pensée. Cet homme, – on jurerait quelque pirate africain, – est le
Génois Jean-André Doria, amiral d’Espagne à trente et un ans, et
passé maître en l’art de mener sa propre barque à travers les
chenaux, hérissés d’écueils, de la cour de Philippe II, où son
tempérament brutal s’est imbibé de méfiance et de ruse. Il passe
pour le plus habile marin de la flotte que voici. Or, depuis l’an
1284, les Doria ont combattu sur l’eau, et le nom suffit à établir la
réputation. La célébrité du grand André Doria, qui fut amiral de
Charles-Quint, a rejailli sur Jean-André, son petit-neveu9. Jusqu’à
la bataille de Lépante, et au cours de cette mémorable rencontre,
nous verrons celui-ci plus féru de manœuvre que de combat,
cauteleux, prudent à l’excès et expliquant sa circonspection à
l’aide d’arguments de haute stratégie ou de savante tactique
navales, par quoi il écrase dédaigneusement les chefs d’escadres
moins imprégnés par le métier de la mer et qui ne pensent qu’à se
battre.
Au grand conseil, Girolamo Zanne prend la parole :
— Nicosie est prise. Voici l’automne et ses tempêtes. Il n’est
point, dans les parages cypriotes, d’abri suffisant pour nos galères.
Rapprochons-nous donc de l’Adriatique. Chemin faisant, nous
pourrons, toutes forces réunies, tenter une importante diversion,
attaquer par exemple la Morée, Négrepont ou des îles de
l’Archipel.
— En ce qui regarde la saison, déclare Jean-André Doria,
l’amiral de Venise s’est exprimé avec sagesse. Pour le reste, il ne
pouvait parler autrement. Attaquer les points qu’il indique, c’est
travailler pour Venise. Si c’est dans cette intention que nous nous
sommes réunis et si nous devons nous rapprocher de
l’Adriatique, qui donc nous empêche de donner dans cette mer,
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Giannettino Doria, père de Jean-André, était le fils aîné de Thomas Doria,
cousin du célèbre André Doria, lequel, n’ayant pas d’héritier mâle, avait adopté
Giannettino.
TABLE DES MATIÈRES
V. – PALABRES ET INACTION....................................................................... 12
XI – VERS MESSINE........................................................................................ 40