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XX
M AURICE AYMARD
V E N ISE , RAGUSE
ET LE COMMERCE DU BLÉ
PENDANT LA SECONDE MOITIÉ
DU XVI' SIÈCLE
U iM ,
• 0
S. E. V. P. E. N.
13, RUE DU FOUR. PARIS
1966
124 VENISE, RAGUSE E T LE C MERGE DU BLÉ
La crise de i $48-1552.
D'où le grand essor du blé turc. De tous les ports d'Occident les
envois se multiplient vers le Levant. La Porte, de son côté, ne ménage
pas les autorisations d'exportation. Elle permet même d'acheter aux
« pauvres )> (mais les Pachas et le Sultan restent les principaux ven
deurs) ; elle ouvre aux naves chrétiennes toutes les régions de l'Empire :
la Morée, la Thessalie, la Thrace, l'Égypte, la Syrie, les Détroits et
la Mer Noire pourtant réservés d'habitude à l'alimentation d'Istanbul.
Mais donnons des exemples.
1550-1551 : vingt-cinq départs ragusains enregistrés, dont douze
pour d'autres destinations, que Raguse (Ancône, Venise, Messine, la
Méditerranée occidentale). Dès le 20 février 1550^, la Commune ordon
nait aux « Ambassadeurs du Tribut » de demander une traite pour
6 000 mutti (42 000 hectolitres). Le 8 juin, elle les charge de conclure
avec Roustem Pacha un contrat portant sur 600 carri (12 000 hecto
litres) à 50 ou 55 aspres le chilo de Volo, puis le i i juillet un second,
absolument identique : le 10 et 18 juillet, elle donne leur commission
aux sopracarico des cinq navires choisis^ ; le 7 août, elle presse ses repré
sentants, leur parlant des « tristes récoltes qui ont eu lieu universelle
ment », leur annonce le 23 août le caractère général de la disette, la
fermeture de la traite des Pouilles® : « aucun moyen pour nous de nous
procurer des grains ailleurs qu'au Levant ». Heureusement une lettre
du 30 juillet annonce le succès du premier marché, une autre du
6 août celui du second : les navires envoyés paieront le blé de 63 à
65 aspres le Aussitôt nouvelles demandes : dès le 28 août pour
1. B.N. Paris, Ms. Fonds turc ancien 83, 4 Ramazan 958 (5 sept. 1551),
pp. 111-114, hükm de ^o&mutti, adressé à l'inspecteur des fermes 6xx sandjak de
Ttrhala et au cadi de Çiatalca, et faisant partie d'un ensemble de traites
identiques (25 000 mutti soit, 200 000 staio).
2. A.S.V., P.B. Cap. I 5 4 l3 > 13 janv. 1552, p. 43.
3. Ibid., pp. 31, 33, 42.
4. A.S.V., A.P.C. 5, p. 262.
130 VENISE, RAGU SE ET L f ~ OMMERCE DU BLÉ
prétexte même que celui de Tannée précédente s'est abîmé pour refuser
de le payer, ou n'accepter d'en payer qu'une partie : 300 carri, ou moins
si possible. Aux ambassadeurs.de décider, selon la violence de la colère
du Pacha^. Même effondrement de la demande à Gênes où un navire
ragusain, parti trop tard, trouve un marché saturé par l'abondance
de la récolte et des « blés de mer », et ne trouve pas preneur pour sa
cargaison^. Cette année-là, les registres ragusains ne mentionnent que
onze ou douze départs, dont deux pour des marchands de Péra, Giorgio
Salvaresco (cité plus haut), qui envisage de remplacer les grains par
des cuirs de Varna ou Moncastro, et Ridolfo Cotto, Guido Cambi et
compagnie (florentins), qui expédient pêle-mêle du blé, des cuirs, de
la laine, du caviar. Le palier se poursuit en 1553-1554 : deux naves
pour une autre destination que Raguse.
Ainsi s'achève le premier boom du blé turc. La coïncidence de
pénuries en Occident et de récoltes pléthoriques en Orient en a fait
le succès dans tout l'Empire, en Roumélie comme en Égypte : Daniele
Barbarigo®, consul à Alexandrie de 1549 ^ ^5 53 >affirme avoir envoyé
à Venise 50 000 staia de blés en 1550-1551 ; 70 000 Tannée suivante
(il a dû lui aussi recourir aux naves turques) ; mais en 1552-1553, seu
lement 12 000 staia de fèves. Le Pacha du Caire lui a ouvert les greniers
impériaux (les Soné), théoriquement réservés aux besoins militaires,
et même lui a permis «d'acheter des grains au peuple, chose inhabituelle
puisque portant tort au Sultan, auquel la coutume imposait d'acheter
tous les blés », Comnie Roustem au baile de Constantinople, il lui a
encore offert, en 1553, toutes les traites qu'il pourrait désirer. L'Empire
Ottoman va-t-il s'organiser en un marché fournisseur pour l'Occident
méditerranéen }
1. A.S.V., P.B. Cap. 154I3, 13 avril 1554, p. 64 v°, et 17 sept. 1554, p. 68 v®.
2. A.R., L.L. 27 Jr/25, 3 août 1554, p. 234.
3. A.R., A.C.Æ 3!52, 3 oct. 1554, p. 136 vo. et 17 oct. 1554, P- i 45
4. A.S.V., P.B. Cap. 154I3, 13 oct. 1554, p. 69 vo,
5. Ibid., 28 nov. 1554, p. 72, et 3 janv. 1555, p. 75.
6. Ibid., 19 sept. 1554, p. 69.
7. A.S.F., Fonds Guicciardini 27, 6 déc. 1554, p. 56 ; 20 avril 1555, p. 65 v«> ;
31 janv. 1555, p. 59 ; 13 mars 1555, p. 61 v® ; 20 avril 1555, p. 65 v®.
132 VENISE, RAG USE ET LE MMERGE DU BLÉ
1. A.R., L.L. 27 J/25, 30 avril 1555, p. 287 v®, et A.C.R, 3¡53, 26 juil. 1555.
P. 49 -
2. M.C. Correr, Cod. Cicogna 3154 : Relation de Lorenzo Tiepolo (1556).
3. A.S.V., D.C., f . I A, 15-16 oct. 1555, pp. 173 et 179.
4. Ibid., 30 oct. 1555, p. 185.
5. A.R., A.C.R. 3l33, 2 janv. 1556, p. 135.
6. Ibid., 5 oct. 1555, p. 84 ; j/49, 3 juil. 1549, p. 43, et 4 sept. 1549, p. 67.
7. Ibid., 3 l53. 14 1555, p. 108 v®, et 23 janv. 155^» P- 146 v^.
LE BLE TV. : ESSOR ET DECLIN 133
les fraudeurs échappent à notre enquête : plus ou pratiquement plus
de contrats dans les registres de la cité pour des transports de blé mis
à part ceux des envois officiels. Raguse ne nous renseigne guère désor
mais que sur son propre ravitaillement.
Les difficultés se prolongeant les années suivantes, la demande
ragusaine et vénitienne ne relâche pas. La Commune continue à jouer
sur les deux tableaux, au Levant et dans les Pouilles. La Seigneurie
envoie trois navires en 1556, trois aussi en 1557^. En 1558, elle fait un
effort exceptionnel : garantie de prix de 9 lire, prêt d’un sequin par
staio^ ; envoi de sept navires sous la direction de Stefano Tarabotto,
Texpert de ces voyages^. Les avantages financiers sont maintenus
l’année suivante, où les primes pour le Levant («au-delà du Cap Malée »)
atteignent 48 soldi en janvier, 42 en février, 36 en mars, tandis qu’un
représentant, Marchio di Poggio, part à La Canée, pour diriger la
contrebande à partir de cette place, et que Tarabotto repart avec
deux navires ; les particuhers (Zaccaria et Leonardo Scaramelli,
Onego Pizzamano, Alvise et Giacomo Ragazzoni) s’engagent de leur
côté pour 66 000 staia, et le prix garanti passe de 10 1/2 lire en sep
tembre 1559 à 12 en octobre^ (à remarquer que les contrats passés
pour la Sicile ou la Provence le même mois prévoient des garanties
de 14 ou 15 lire). Le baile, à Constantinople, s’emploie pour sa part
à assurer le ravitaillement des îles, à demander des traites, rarement
accordées, à inciter marchands et patrons de navires à gagner Venise :
ainsi cette nave de TAga de la Porte (14 000 staia) (« les naves de ces
grands seigneurs vont librement où elles veulent car elles sont res
pectées ») à qui les liens de son maître avec le Pacha du Caire doivent
assurer une cargaison ; ou ces marchands particuliers qui doivent
obtenir « par des moyens extraordinaires, l’autorisation d’exporter
du blé, des fèves et de l’orge : dans la disette générale que connaît
la Terre Ferme, ajoute-t-il, toutes les solftes de grains seront les bien
venues ; mais on apprend en novembre l’extrême médiocrité de la
récolte égyptienne.
1. A.S.V., F.B. Cap. 154/3, 6 août 1556, p. 113, et Cons. X, 28 juil. 1558.
2. Ibid., 154/4, juil. 1558, p. 22.
3. A.S.V., Cons. X, 28 juil. 1558.
4. A.S.V., F.B. Cap. 154/4, 27 sept. 1559, p. 53 ; 5 oct. 1559, p. 54 ; 29 déc.
1559, p. 61.
5. A.S.V., D.C.,f. 2 B, S sept. 1559, p. 186 v° ; 17 oct. 1559, p. 194 ; 14 nov.
T559, p. 202.
134 VENISE, RAGUSE ET LE C ÆMERCE DU BLÉ
1. A.R., jL . L . 27 j/24, 24 sept. 1560, p. 189 ; C.C. 59/5, 31 mai 1555 ; A.C.R.
3 l54>4 août 1557, P- 35 »«t 20 août 1558, p. 177.
2. A.S.V., D.C.,f. 3 C, 4 avril 1561, pp. 28-29.
3. A.S.V., P.B. Cap. 154I4, 9 juin et 5 août 1562, pp. 85 et 88 v° ; Cons. X,
18 juin 1562.
4. A.S.V., Cons. X, sept.-oct. 1562.
5. A.S.V., Zanihe Prov. 8y6, 5 nov. 1562.
136 VENISE, RAGUSE E T LE jMMERCE DU BLÉ
1. A.S.V., R.A. I , n° 1063, 16 nov. 1571, et R.C. i, 10 juil. 1572, p. 287 v°.
2. M.C. Correr, Decreti e Calcoli.
LE BLE TURC : ^SSOR E T DÉCLIN 139
s'annonce mauvaise. Si la situation en janvier 1577 s'est améliorée,
les prix restent hauts : en mars 1578, le pain manque de nouveau.
En septembre 1580, après une sécheresse de six mois, et une récolte
très médiocre dans tous le pays, la ville connaît encore la disette.
Le baile l'annonce probable en août 1585, générale dans tout l’Empire
en février 1586 : le pain manque en mars 1587, en septembre de
même, et en février 1588. La bonne récolte de 1588 ne suffit pas à
supprimer les difficultés de ravitaillement : celle de 1589, catastro
phique, ramène la pénurie dans la capitale^. Soit une longue suite de
catastrophes aggravées d'autant de pestes (de 1561 à 1598, nous avons
enregistré dans la correspondance dîi baile quatre-vingt-quatorze mois
de peste, et le chiffre reste au-dessous de la réalité). A cette pénurie
permanente la rumeur publique attribue toujours le même motif : la
guerre. Guerre avec l'Occident, mais surtout, après 1577, guerre de
Perse, qui absorbe une large part des récoltes de Mer Noire. Mais
l'énorme poussée de la population d'Istanbul ne compte pas moins :
consommation urbaine, consommation guerrière, nous retrouvons les
deux explications à la base de ce tarissement de l ’Orient ottoman.
*♦ *
Klaus
Chapitre III
LE REPLI ITALIEN
(1560-1590)