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ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES — VH SECTION

CE.> rRE DE RECHERCHES HISTORIQUES

PORTS — ROUTES — TRAFICS

XX

M AURICE AYMARD

V E N ISE , RAGUSE
ET LE COMMERCE DU BLÉ
PENDANT LA SECONDE MOITIÉ
DU XVI' SIÈCLE

U iM ,
• 0

S. E. V. P. E. N.
13, RUE DU FOUR. PARIS
1966
124 VENISE, RAGUSE E T LE C MERGE DU BLÉ

rythment Thistoire commerciale que nous nous sommes proposé de


retracer : ce sont celles qui suscitent Tactivité spéculative des mar­
chands, mettent en mouvement les grandes flottes du blé. Leur urgence
dramatique justifie toutes les mesures, toutes les tentatives même les
plus disproportionnées aux capacités techniques de Tépoque, comme
ces transports de Bavière à Venise par les sentiers et les torrents des
Alpes. Par Fampleur des décalages qu'elles établissent d'une zone
à l'autre, elles déclenchent les plus brutales révolutions : ainsi à l'ou­
verture de la route de la Baltique en 1590. Plus encore peut-être :
elles constituent pour les populations la quotidienne réalité.
Chapitre II ■

LE BLÉ TURC : ESSOR ET DÉCLIN

De longue date Venise, Raguse, FOccident même connaissaient


le blé du Levant. Vers le milieu du xvi® siècle, sa fortune devient
brusquement exceptionnelle : contrats d'affrètement, assurances
maritimes, lettres marchandes, décisions et correspondances officielles,
il submerge nos sources. Une à une, ou par petits groupes, au total
par véritables flottes,Nles naves occidentales gagnent la Grèce, l'Égypte,
les Détroits, la Mer Noire : les registres ragusains nous ont donné la
mesure de ces envois massifs.
Essor vif, mais, si l'on mesure le temps pendant lequel ces échanges
se déroulent avec l'accord exprès ou tacite des autorités turques, et,
ensuite, malgré les interdictions de principe, de courte durée ; quinze,
vingt années, pas davantage. En 1555, pour la première fois, la Porte
interdit l'exportation ; elle réitère la prohibition en 1560-1561, et cette
fois fait saisir des navires vénitiens et ragusains qui chargeaient aux
échelles. En 1565, l'expédition ottomane contre Malte entraîna forcé­
ment une vaste mobilisation des ressources alimentaires. De plus, les
récoltes de 1566 et 1567, trop médiocres, sinon désastreuses, ne lais­
sèrent guère d'excédents : de 1565 à 1567 Istanbul connut même la
disette. Ralentissement, coupure que prolongent, au-delà, les prépa­
ratifs militaires, puis la guerre. Reste sans doute l'éternelle contre­
bande : mais celle-ci conduit rarement au grand commerce, du moins
tant que l'État ottoman garde une flotte capable de surveiller ses mers,
:ses côtes et ses îles. Pour qu'il n'en soit plus ainsi il faut attendre la
fin du siècle.

Une conjoncture favorable.

L'aggravation des lourds droits sur l'exportation des blés siciliens


paraît bien avoir ouvert les portes au blé oriental : dès 1546, le nuovo
imposto étant passé de 16 à 20 tari la sahna, les marchands délaissent
le marché de l'île pour les Pouilles et le Levant ; de nombreux navires.
126 VENISE, RAGU SE E T LE GRAMERCE DU BLÉ

même ibériques, vont charger à Volo^, et, d’Istanbul, en novembre,


le baile Alessandro Contarini note une nave (catalane ?) nolisée pour
l’Espagne {nave neuve de Maffio Bernardo), partie de la capitale pour
charger à Cavalla, où elle attendit l’autorisation impériale^.
Mais la grande période du blé turc qui s’ouvre alors coïncide avec
les deux crises italiennes : la première, qui commence en 1548 à Sienne
et à Florence, atteint Venise en 1549, Raguse en 1550, et se poursuit
jusqu’à l’été 1552. La seconde, qui la relaie presque aussitôt, en 1554,
et s’aggrave d’un coup, avec la « triste récolte » de 1553, voit la disette
en Sicile, la fermeture des Pouilles, et la réquisition par la Cour de
Naples de navires ragusains pour y charger à son compte^ : la tension
se prolonge les années suivantes, avec des hauts et des bas. Soit au total
une seule longue période de difficultés, dont la courbe ragusaine donne
une juste image, et que confirment Florence^ et Venise : en 1560, à
leur tour, les exportations siciliennes s’effondrent, déclenchant la^
cherté à Naples^. Aussi, en l’espace d’une décennie on compte à peine
deux ou trois années réellement favorables ; sur l’autre plateau de la
balance trois ou quatre récoltes catastrophiques, une situation tendue
en permanence. Tout cela éminemment propice à la spéculation
lointaine.
Au vrai, les demandes occidentales de blé s’inscrivent dans un
vaste courant d’échanges avec le Levant, courant qui s’élargit et se
développe au milieu du siècle : nous avons signalé partie, chap. ni)
la montée parallèle du trafic avec Alexandrie ou Constantinople et
les ports de la Mer Noire. Plus que jamais, à Varna ou à Rodosto, les
navires ragusains chargent cuirs de buffles ou de bœufs, laines et grains.
A la fin de notre période, pour tromper la surveillance vénitienne, la
Commune de Raguse camoufle d’ailleurs ses envois à Volo derrière
de faux contrats pour Rodosto®. Le blé joue-t-il, dans ce nouvel essor
commercial, un rôle moteur ?
Il convient en tout cas de rapprocher cet essor des trafics d’une
double série de facteurs favorables. Les uns politiques : la paix revenue
depuis 1545, troublée certes dès 1550-1551 pan l’affaire d’Africa et la
prise de Tripoli qui gênent sujets et vassaux de l’Espagne, mais n’ôtent
pas à Venise ou à Raguse le privilège avantageux de leur neutralité
ou de leur vassalité. Les autres économiques : la « reprise » générale
de la Méditerranée, revanche sur l’Océan’ , traduit l'aisance monétaire

1. N. T orrïsi, « Aspetti della crisi granarla siciliana nel secolo xvi


Archivio Siorico per la Sicilia orientale, 1957, pp. 177-178.
2. A.S.V., A.P.C. 4, 30 nov. 1546, p. 128.
3. A.R., L.L. 27 1I25, 27 juil. 1555, p. 31.
4. G. P arenti, Prezzi e mercato..,, p. 78.
5. F. B raudel , La Méditerranée..., p. 466.
6. A.R., L.L. 27 1I38, pp. 148-157.
7. F. B raudel , La Méditerranée..., pp. 425-431.
LE BLÉ TURL . ESSOR E T DÉCLIN 127

retrouvée, avec Tafflux de métaux précieux, qui permet de solder les


achats en numéraire.
-Une conjoncture générale favorable soutient donc notre commerce
du blé et par surcroît les autres trafics. Le blé bénéficie d'un large
décalage des prix entre Orient et Occident, dont nous avons donné
précédemment (i^e partie, chap. ii) plusieurs exemples. Une différence
de I à 2, 2 1/2 ou 3 entre la Grèce et Venise semble courante : elle fait
du blé un objet normal de spéculation pour les marchands ; la simpli­
cité, rinorganisation relatives du marché exportateur turc, contrastant
avec la pesante surveillance sicilienne, ne peuvent que renforcer cette
tendance.

La crise de i $48-1552.

D'où le grand essor du blé turc. De tous les ports d'Occident les
envois se multiplient vers le Levant. La Porte, de son côté, ne ménage
pas les autorisations d'exportation. Elle permet même d'acheter aux
« pauvres )> (mais les Pachas et le Sultan restent les principaux ven­
deurs) ; elle ouvre aux naves chrétiennes toutes les régions de l'Empire :
la Morée, la Thessalie, la Thrace, l'Égypte, la Syrie, les Détroits et
la Mer Noire pourtant réservés d'habitude à l'alimentation d'Istanbul.
Mais donnons des exemples.
1550-1551 : vingt-cinq départs ragusains enregistrés, dont douze
pour d'autres destinations, que Raguse (Ancône, Venise, Messine, la
Méditerranée occidentale). Dès le 20 février 1550^, la Commune ordon­
nait aux « Ambassadeurs du Tribut » de demander une traite pour
6 000 mutti (42 000 hectolitres). Le 8 juin, elle les charge de conclure
avec Roustem Pacha un contrat portant sur 600 carri (12 000 hecto­
litres) à 50 ou 55 aspres le chilo de Volo, puis le i i juillet un second,
absolument identique : le 10 et 18 juillet, elle donne leur commission
aux sopracarico des cinq navires choisis^ ; le 7 août, elle presse ses repré­
sentants, leur parlant des « tristes récoltes qui ont eu lieu universelle­
ment », leur annonce le 23 août le caractère général de la disette, la
fermeture de la traite des Pouilles® : « aucun moyen pour nous de nous
procurer des grains ailleurs qu'au Levant ». Heureusement une lettre
du 30 juillet annonce le succès du premier marché, une autre du
6 août celui du second : les navires envoyés paieront le blé de 63 à
65 aspres le Aussitôt nouvelles demandes : dès le 28 août pour

1. A.R., L.L. 2y I ¡24, p. 121 v^.


2. Ibid., pp: 156 V®, 166, 168, 170 vo.
3. Ibid., pp. 173, 179, 184 vo.
4. Ibid., p. 189.
128 VENISE, RAGUSE ET COMMERCE DU BLÉ

un troisième marché identique ; finalement une nave de 400 carri


charge à Cavalla et Salonique des blés de Roustem Pacha, une autre,
dans le golfe d'Arta, ceux d'Ahmet Pacha (le second vizir ?). Et
dès le 18 avril 1551, la Commune fait demander les traites pour la
prochaine récolte : 5 000 mutti à Volo (35 000 hectohtres), i 500 à
Sainte-Maure (10 500 hectolitres)^ : en juillet, les envois de navires
reprennent dans les mêmes conditions.
Or Raguse n'est qu'un exemple, un sondage. Cette même année,
la Seigneurie envoie cinq ou six naves avec 50 000 sequins charger en
Grèce^ ; d'octobre 1550 à avril 1551 le baile, à Constantinople, en
expédie cinq (dont quatre turques) et une navette florentine à Venise.
En janvier 1551, le Collège des Blés propose aux marchands trente-
sept traites d'exportation (sont-elles toutes de 3 500 hectolitres comme
les deux dont nous avons connaissance ?), accordées par la Porte
pour les « échelles de Constantinople » : elles ne trouvent d'ailleurs
pas preneur, malgré les nombreux contrats conclus, et en mars 1554,
le Collège s'emploie encore à les placer^, en concédant deux à trois
nobles, Zacharia Morosini, Antonio Benegadi (?) et Bartholomeo
Gradenigo. Le 3 janvier 1551, durement éprouvée par la tempête
dans les eaux de Modon (un tiers de son chargement est bagnato),
arrive à Malamocco, une nave qui a chargé à Zottone et Talante
14000 staia ( il 200 hectohtres) pour le compte de Zuan Francesco
et Hieronimo di Priuh, Zuan et Piero Correr, Stefano Tarabotto^.
Impossible de chiffrer le volume exact de ces transports dont une large
part nous échappe : mais l’important est d'en souligner l'ampleur,
et la multiplicité des participants, en cette seule année, où, outre
Ragusains et Vénitiens, vinrent aussi « charger aux échelles tant de
naves de Gênes et de tant d'autres sujets de l'Empereur
L'année suivante est plus favorable encore : récolte exceptionnelle
dans tout l’Empire, et même à Chypre encore vénitienne, où le blé est
tombé à I bisonte le moggio (2,4 moggia = i staio), tandis que la situa­
tion ne s'est pas améhorée en Itahe. Paradoxalement, le Turc se trouve
en position de demandeur : « plus nos marchands se montreront réser­
vés, écrit le baile le 4 septembre 1551, plus ils trouveront des conditions
avantageuses, car il y a beaucoup de blé, tant aux seigneurs qu’au
peuple, et pas d'autres acheteurs possibles, à cause de la guerre avec
l’Empereur, que les Vénitiens et les Ragusains Dès le 2 septembre,
Roustem lui a promis toutes les traites qu'il lui demanderait : 150 000

1. Ibid., pp. 207, 209, 245.


2. A.S.V., P.B. Cap. 154/3, p. 18 vo.
3. Ibid., 17 janvier 1551, p. 21, et 13 mars 1554, P- ^3
4. Ibid., p. 26.
5. A.S.V., A .P C . 5, 4 sept. 1551, p. 199 vo.
6. Ibid.
LE BLE TU ESSOR ET DÉCLIN 129

staia (120000 hectolitres) le 24 septembre^, 50000 staia de plus


(40000 hectolitres) le 21 octobre; le 24 novembre, deux marchands,
Antonio di Priuli et Giorgio Salvaresco, rachètent à Tambassadeur
de France une traite de 160 000 staia qu’il avait obtenue pour les troupes
d’Italie. Baile et marchands de Péra (qui « font fureur pour le blé ») —
et parmi eux, au premier rang les deux que nous venons de citer —
multiplient les expéditions de navires qui vont charger à Volo et
Cavalla, mais aussi à Varna, au « Cap des Janissaires » (en Mer Noire),
à Rodosto, à Hemelia (Gemlik ?), à Panhorma (dans la Mer de Mar­
mara) : dix-huit au total, d’après la correspondance du baile Bernardo
Navagiero (cf. partie, chap. iii). Et il faudrait y joindre les envois
à partir de Venise même : six naves sont signalées aux échelles le
12 septembre (quatre à Volo, deux à Zottone et Talante) ; le 13 jan­
vier 1552 la Seigneurie décide d’en noliser cinq ou six autres^. Année
exceptionnelle, donc, où Venise exporte de l’Empire de 300 à 400 000
staia, soit de 240 à 320 000 hectolitres de blés.
Pour attirer ces grains, la Seigneurie avait établi le 14 juillet 1551
des primes à l’importation s’échelonnant de 24 soldi par staio en
novembre, à 16 soldi en mars, garanti le 7 août un prix d’achat mini­
mum de 9 lire, renouvelé et augmenté les primes jusqu’en juin, le
10 janvier 1552®. Le 13 août 1551, ces décisions avaient été commu­
niquées à Constantinople, les mêmes avantages promis au baile
et aux marchands qui s’engageraient devant lui. Le 7 novembre,
nous voyons Antonio di Priuli écrire à Zuan, son frère à Venise, de
passer directement marché avec la Seigneurie pour 80000 staia^.
« Attirés par l’espérance du gain, et sûrs de ne pouvoir perdre «,
comme l’avait voulu le Collège des Blés, les marchands connaissent
une année fructueuse. Que dire alors des trente-sept navires ragusains
de toute taille enregistrés, cette année-là, pour l’Albanie, la Morée,
la Grèce, Constantinople, l’Égypte, et dont une grande part gagne la
Méditerranée occidentale, à qui cependant le marché turc avait été
interdit ?
Mais bientôt la marée reflue avec les prix. Dès le 5 juin 1552 la
Commune ragusaine, qui, six mois plus tôt, ne trouvait « pas un grain
de blé », déclare en avoir tant importé qu’avec la bonne récolte de
l’année, elle a des provisions jusqu’au printemps prochain, elle refuse
un marché offert par Roustem Pacha pour du blé de Salonique, et

1. B.N. Paris, Ms. Fonds turc ancien 83, 4 Ramazan 958 (5 sept. 1551),
pp. 111-114, hükm de ^o&mutti, adressé à l'inspecteur des fermes 6xx sandjak de
Ttrhala et au cadi de Çiatalca, et faisant partie d'un ensemble de traites
identiques (25 000 mutti soit, 200 000 staio).
2. A.S.V., P.B. Cap. I 5 4 l3 > 13 janv. 1552, p. 43.
3. Ibid., pp. 31, 33, 42.
4. A.S.V., A.P.C. 5, p. 262.
130 VENISE, RAGU SE ET L f ~ OMMERCE DU BLÉ

prétexte même que celui de Tannée précédente s'est abîmé pour refuser
de le payer, ou n'accepter d'en payer qu'une partie : 300 carri, ou moins
si possible. Aux ambassadeurs.de décider, selon la violence de la colère
du Pacha^. Même effondrement de la demande à Gênes où un navire
ragusain, parti trop tard, trouve un marché saturé par l'abondance
de la récolte et des « blés de mer », et ne trouve pas preneur pour sa
cargaison^. Cette année-là, les registres ragusains ne mentionnent que
onze ou douze départs, dont deux pour des marchands de Péra, Giorgio
Salvaresco (cité plus haut), qui envisage de remplacer les grains par
des cuirs de Varna ou Moncastro, et Ridolfo Cotto, Guido Cambi et
compagnie (florentins), qui expédient pêle-mêle du blé, des cuirs, de
la laine, du caviar. Le palier se poursuit en 1553-1554 : deux naves
pour une autre destination que Raguse.
Ainsi s'achève le premier boom du blé turc. La coïncidence de
pénuries en Occident et de récoltes pléthoriques en Orient en a fait
le succès dans tout l'Empire, en Roumélie comme en Égypte : Daniele
Barbarigo®, consul à Alexandrie de 1549 ^ ^5 53 >affirme avoir envoyé
à Venise 50 000 staia de blés en 1550-1551 ; 70 000 Tannée suivante
(il a dû lui aussi recourir aux naves turques) ; mais en 1552-1553, seu­
lement 12 000 staia de fèves. Le Pacha du Caire lui a ouvert les greniers
impériaux (les Soné), théoriquement réservés aux besoins militaires,
et même lui a permis «d'acheter des grains au peuple, chose inhabituelle
puisque portant tort au Sultan, auquel la coutume imposait d'acheter
tous les blés », Comnie Roustem au baile de Constantinople, il lui a
encore offert, en 1553, toutes les traites qu'il pourrait désirer. L'Empire
Ottoman va-t-il s'organiser en un marché fournisseur pour l'Occident
méditerranéen }

La crise de 1554-1556 et ses prolongements.

Le 21 avril 1554, un document ragusain décrivait encore «l'extrême


abondance que connaissaient toute la région et toute l'Italie »^. Mais
dès la récolte, le marché s'animait à nouveau : à Sienne, de juin à
juillet 1554, le staio de la ville passe de 56 à 69 soldi ; la guerre revenait,
il est vrai, mais la tendance se retrouve identique à Florence® ; à
Raguse les prix s'élèvent de 5 gros le cupello en mai à 6 en août, 7 en
octobre®, niveau auquel ils se maintiendront toute Tannée ; à Venise,

1. A.R., L.L. 2y 1I25, 8 nov. 1551, p. 26, et 5 juin 1552, p. 64 v®.


2. A.R., D.C. 2^Îi3y, 26 oct. 1552, p. 109 v°.
3. M.C. Correr, Cod. Cicogna 3154 : Relation de Daniele Barbarigo.
4. A.R., L.L. 27 1I23, p. 198 vo.
5. G. P arenti, Prezzi e mevcato..., p. 38.
6. A.R., A.C.R. 3¡52, 4 août 1554, p. 121 v®, et 13 oct. 1554, p. 142 v®.
LE BLÉ TL .C : ESSOR ET DÉCLIN 131
le staio, qui se vendait de 5 à 5 1/2 lire, en avril, se retrouva à 9 lire,
en septembre^. Le décalage des prix jouait à nouveau en faveur du
Levant : au début d'août le carro des Pouilles coûtant de 18 à 19 ducats,
alors que les blés rapportés de Volo par un navire qui entre alors à
Raguse ne reviennent qu'à 45 aspres le chilo (soit près de deux fois
moins), la Commune ordonne à son représentant à Barletta de suspendre
les achats, et décide de multiplier les envois^ ; douze d’août à octobre.
Elle rappelle l’obligation du quart, place des gardes dans les ports
pour éviter toute contrebande^.
A Venise, mesures identiques : le 13 octobre, la Seigneurie établit,
à côté des primes (qui s’étagent entre 24 et 16 soldi de mars à mai),
un système de prêt d’un demi-sequin par staio à importer de T'urchia^^ ;
prêt valable pour un an et quinze jours, consigné en groppi scellés; et
qui doit permettre aux patrons de navire, surtout, sans capitaux per­
sonnels ou presque, de se consacrer à ce commerce. Le 28 novembre,
le Collège décide de noliser de quatre à cinq navires : quatre naves
« grosse y>et deux naves petites qui partiront en janvier^. Mais dès
le 19 septembre, il avait signalé au Provéditeur de la Flotte, et aux
Recteurs de Corfou, de Zanthe et de Crète, le cas de plusieurs navires
vénitiens partis charger au Levant pour gagner ensuite des ports
étrangers, et leur avait ordonné de les arrêter®. Car, comme en 1549-
1552, le mouvement dépasse les cadres officiels : 30 contrats à Raguse,
pour Ancône, Venise, mais surtout Livourne, Viareggio, Gênes, dont
7 en décembre, 5 en janvier, 15 en mars, ce qui marque une certaine
lenteur de la spéculation, mais révèle la physionomie de la crise.
A Messine les Corsi et Scali se remettent eux aussi à trafiquer sur le blé
turc, parallèlement au sicilien : i 000 salmes en décembre sur la nave
de Giovanni di Biagio, qui, à son retour en avril, sera dirigée sur
Livourne et Gênes ; 337 fortimi en janvier sur un galion se trou­
vant à Nègrepont, qui seront déchargés à Reggio de Calabre ; nouvelle
nave, probablement ragusaine, en mars, nolisée par Simon Corsi de
Florence’, Ainsi la crise occidentale tend à trouver sa compensation
normale et régulière dans les pays ottomans.
La récolte de 1555, franchement mauvaise dans toute l’Italie,
accélère encore les envois de l’Est. Dès avril la Commune ragusaine
a institué le «service obligatoire du blé », fait avertir les navires retenus
par ses consuls à Messine, Naples, Livourne, et Gênes : en juillet, elle

1. A.S.V., P.B. Cap. 154I3, 13 avril 1554, p. 64 v°, et 17 sept. 1554, p. 68 v®.
2. A.R., L.L. 27 Jr/25, 3 août 1554, p. 234.
3. A.R., A.C.Æ 3!52, 3 oct. 1554, p. 136 vo. et 17 oct. 1554, P- i 45
4. A.S.V., P.B. Cap. 154I3, 13 oct. 1554, p. 69 vo,
5. Ibid., 28 nov. 1554, p. 72, et 3 janv. 1555, p. 75.
6. Ibid., 19 sept. 1554, p. 69.
7. A.S.F., Fonds Guicciardini 27, 6 déc. 1554, p. 56 ; 20 avril 1555, p. 65 v«> ;
31 janv. 1555, p. 59 ; 13 mars 1555, p. 61 v® ; 20 avril 1555, p. 65 v®.
132 VENISE, RAG USE ET LE MMERGE DU BLÉ

se tourne vers Tarrière-pays balkanique, envoie des représentants au


sandjak-bey d'Herzégovine^. La Seigneurie agit de même, reconduit
primes et prêt pour Tannée à venir, nolise quatre naves. Napolitains,
Génois, Florentins font massivement appel à la flotte ragusaine. Mais
cette fois le déficit italien coïncide avec des difficultés dans TEmpire
turc. Disette dès 1554 en Égypte, où le consul vénitien Lorenzo
Tiepolo n'a pu obtenir jusqu'à son départ en septembre 1555, que
I 000 staia de blé, et 2 000 staia de fèves, alors que la Seigneurie lui
avait envoyé deux navires^. Pénurie à Constantinople, et en Grèce,
où le prix a doublé aux échelles : en octobre, Roustem, qui les mois
précédents avait loué deux naves à Antonio di Priuli, de Péra, pour
conduire des grains à Venise, refuse toute traite au haile^. Ordre aux
échelles d'interdire les exportations : les galères turques saisissent
quatre naves ragusaines et ancônitaines qui s'y trouvaient (mais
laissent libres, il est vrai, sur Tordre de Roustem, trois naves véni­
tiennes qui chargeaient à Lépante blé et uve passeY.
Certes l'interdiction ne sera que partiellement appliquée cette
année-là. Le retrait des galères laisse pendant Thivér le champ libre
aux gros « cargos », et l'accord des représentants locaux du pouvoir
se monnaye en pièces d'or et en draps de luxe. Pourtant les excédents
dont dispose TEmpire sont rares et chers. Les autres signes de la ten­
sion brutale du marché turc concordent : en janvier, aux ambassa­
deurs à Constantinople qui demandent que faire des bateaux qui
attendent à Volo et de l'argent envoyé en octobre à Salonique pour
payer les grains, le Recteur devra répondre de reconduire l'argent à
Üsküb, et de faire rentrer les navires avec du sel, faute de blé, ou
même à vide®. Dès le 5 octobre 1555, le Conseil avait ordonné à tous
les patrons de bateaux partis au Levant de ramener leur cargaison
à Raguse : alors qu'une décision identique du 3 juillet 154g avait été
levée au bout de deux mois®, cette fois elle est maintenue, cinq patrons
sont cités à comparaître en janvier 1556 pour refus d’obéissance, des
navires frétés à des Génois ou des Florentins bloqués au retour^.
L'interdiction sera par la suite toujours renouvelée en temps de crise.
A la fin du siècle, la Commune refuse même d'intervenir pour libérer
deux navires arrêtés par TArrnada turque, alors qu'ils effectuaient
une double contrebande, tournant à la fois les ordres ragusains et les
interdictions ottomanes. Mais mis à part ces cas sortant de l'ordinaire.

1. A.R., L.L. 27 J/25, 30 avril 1555, p. 287 v®, et A.C.R, 3¡53, 26 juil. 1555.
P. 49 -
2. M.C. Correr, Cod. Cicogna 3154 : Relation de Lorenzo Tiepolo (1556).
3. A.S.V., D.C., f . I A, 15-16 oct. 1555, pp. 173 et 179.
4. Ibid., 30 oct. 1555, p. 185.
5. A.R., A.C.R. 3l33, 2 janv. 1556, p. 135.
6. Ibid., 5 oct. 1555, p. 84 ; j/49, 3 juil. 1549, p. 43, et 4 sept. 1549, p. 67.
7. Ibid., 3 l53. 14 1555, p. 108 v®, et 23 janv. 155^» P- 146 v^.
LE BLE TV. : ESSOR ET DECLIN 133
les fraudeurs échappent à notre enquête : plus ou pratiquement plus
de contrats dans les registres de la cité pour des transports de blé mis
à part ceux des envois officiels. Raguse ne nous renseigne guère désor­
mais que sur son propre ravitaillement.
Les difficultés se prolongeant les années suivantes, la demande
ragusaine et vénitienne ne relâche pas. La Commune continue à jouer
sur les deux tableaux, au Levant et dans les Pouilles. La Seigneurie
envoie trois navires en 1556, trois aussi en 1557^. En 1558, elle fait un
effort exceptionnel : garantie de prix de 9 lire, prêt d’un sequin par
staio^ ; envoi de sept navires sous la direction de Stefano Tarabotto,
Texpert de ces voyages^. Les avantages financiers sont maintenus
l’année suivante, où les primes pour le Levant («au-delà du Cap Malée »)
atteignent 48 soldi en janvier, 42 en février, 36 en mars, tandis qu’un
représentant, Marchio di Poggio, part à La Canée, pour diriger la
contrebande à partir de cette place, et que Tarabotto repart avec
deux navires ; les particuhers (Zaccaria et Leonardo Scaramelli,
Onego Pizzamano, Alvise et Giacomo Ragazzoni) s’engagent de leur
côté pour 66 000 staia, et le prix garanti passe de 10 1/2 lire en sep­
tembre 1559 à 12 en octobre^ (à remarquer que les contrats passés
pour la Sicile ou la Provence le même mois prévoient des garanties
de 14 ou 15 lire). Le baile, à Constantinople, s’emploie pour sa part
à assurer le ravitaillement des îles, à demander des traites, rarement
accordées, à inciter marchands et patrons de navires à gagner Venise :
ainsi cette nave de TAga de la Porte (14 000 staia) (« les naves de ces
grands seigneurs vont librement où elles veulent car elles sont res­
pectées ») à qui les liens de son maître avec le Pacha du Caire doivent
assurer une cargaison ; ou ces marchands particuliers qui doivent
obtenir « par des moyens extraordinaires, l’autorisation d’exporter
du blé, des fèves et de l’orge : dans la disette générale que connaît
la Terre Ferme, ajoute-t-il, toutes les solftes de grains seront les bien­
venues ; mais on apprend en novembre l’extrême médiocrité de la
récolte égyptienne.

La crise de 1560-1561 et la fermeture de VÉgée.

Une nouvelle crise vient frapper l’Italie : non pas Florence et


Sienne, semble-t-il, mais Naples, avec l’effondrement des exportations

1. A.S.V., F.B. Cap. 154/3, 6 août 1556, p. 113, et Cons. X, 28 juil. 1558.
2. Ibid., 154/4, juil. 1558, p. 22.
3. A.S.V., Cons. X, 28 juil. 1558.
4. A.S.V., F.B. Cap. 154/4, 27 sept. 1559, p. 53 ; 5 oct. 1559, p. 54 ; 29 déc.
1559, p. 61.
5. A.S.V., D.C.,f. 2 B, S sept. 1559, p. 186 v° ; 17 oct. 1559, p. 194 ; 14 nov.
T559, p. 202.
134 VENISE, RAGUSE ET LE C ÆMERCE DU BLÉ

siciliennes. Venise, déjà touchée les années précédentes, maintient la


même politique. Mais comme en 1555, la pénurie s’étend en même
temps à l’Empire Ottoman : en novembre le pain manque pendant
trois jours à Istanbul^ ; en janvier la disette s’aggrave encore avec les
tempêtes de la Mer Noire, qui détruisent ou dispersent les flottes du
ravitaillement de la ville ; le 20 mai, les prix, qui depuis quelques jours,
à la suite d’arrivages massifs, ont commencé brutalement à descendre
se trouvent encore à 17 1/2 aspres le chilo (44 aspres le staio vénitien),
niveau très élevé pour la zone turque (en mars 1562, toujours d’après
le haile, il sera retombé à i i aspres). Et la crise contraint les autorités
turques à réagir avec vigueur contre les achats chrétiens qui viennent
encore aggraver la pénurie. Dès le 15 mars 1560, le Sultan avait refusé
la traite aux Vénitiens^. En novembre, une nave vénitienne, qui avait
chargé pour Candie, est prise dans l’Archipel par les galères turques :
les grains lui avaient été vendus par un voïévode de la Sultane, fille
de Soliman, et femme de Roustem (mais on le prétendra plus tard
d’un autre Pacha) : la nave ne sera restituée qu’un an après, le voïévode
coupable mis à mort. L ’un des trois capitaines envoyés dans les golfes
de Salonique et de Volo, Suil Àga, s’empare de deux naves ragusaines,
qui chargeaient à Volo avec la traite, puis des navires confiés encore
cette année-là par la Seigneurie à Stefano Tarabotto : deux naves
« grosse » et un galion. Si le galion parvient à s’enfuir, les deux naves
sont conduites à Constantinople, leur chargement vendu, leur équipage
jeté en prison^ : et ce sont encore de longues négociations, coûteuses
pour Venise.
Ainsi la demande italienne, au moment même où elle se fait plus
aiguë, se heurte à une hostilité grandissante des autorités ottomanes :
on passe du refus des traites au blocage réel des exportations. Certes
des navires échappent aux galères turques, et la contrebande continue.
Mais le Sultan qui depuis cinq ans fait répéter l’interdiction aux repré­
sentants vénitiens est désormais décidé « à ce qu’on laisse les blés
dans le pays »^. A la base de ce changement d’attitude, il y a la coïn­
cidence des disettes entre l’Empire Ottoman et l’Italie, coïncidence
qui signifie déjà par elle-même l’incapacité du Levant à jouer plus
longtemps ce rôle de zone compensatrice pour les difficultés occiden­
tales. Mais il nous faut peut-être aller plus loin. Parler notamment
d’une grave perturbation du marché intérieur turc par la pression
chrétienne, dont le signe le plus manifeste serait la montée des prix :

I. Ihid. 29 nov. 1560, p. 300, et 14 janv. 1561, p. 317 ; /. 3 C, 20 mai 1561,


p. 67.
2. A.S.V., R.C. I , 15 mars 1560, p. 50 v®.
3. A.S.V., D.C., f. 2 B, 18 nov. 1560, pp. 293, et 16 et 18 févr. 1561, pp. 331
339 ; /. 5 C, 4 et 9 avril 1561, pp. 21 sqq. et 32.
4. A.S.V., D.C.,f. 2 B, 22 mai 1561, pp. 74-75.
LE BLE TURC : ESSOR E T DECLIN 135
alors que les navires ragusains avaient payé le chilo de Volo de 63 à
65 aspres en 1550-1551, 51 à 55 en 1554-1555, ils emportent au départ
la valeur de 100 aspres en 1557-1558 et 1558-1559, pour payer leur
cargaison^ ; en mai 1561 nous avons trouvé le kil de Constantinople
à 17 1/2 aspresy ce qui ferait 96 1/4 aspres pour la mesure de Volo.
E t la Porte de reprocher aux Vénitiens de venir prendre les grains de
TArchipel « à force d’argent

Le déclin du blé turc.

Les autorités turques montrent désormais une extrême vigilance.


Si les Ragusains continuent à obtenir chaque année ou presque les
cocciumi habituels, en échange du tribut (plus souvent il est vrai pour
l ’Albanie que pour la Grèce, malgré leur préférence répétée pour cette
dernière, où la quahté des grains est meilleure), des traites ne seront
plus concédées aux Vénitiens avant 1590, pour une brève période de
trois ans, qui coïncide avec la pause entre la fin de la guerre de Perse
et la reprise de la guerre de Hongrie. Ce qui ne suffit certes pas à arrêter
les exportations : le baile donne suffisamment d’indications sur la
contrebande des caramusalis à destination des îles. Mais les envois
de gros navires se font beaucoup plus rares.
En 1562, après le temps d’arrêt consécutif à la semonce de 1560-
1561, ceux-ci reprennent pourtant : Marchio di Pozzo est renvoyé à
La Canée, le Recteur de Tinos chargé de « faire savoir secrètement
dans les îles voisines de l’Archipel où l’on a coutume de charger des
blés, et que fréquentent les caramusalisy qu’en allant à La Canée ou
à la Suda ils trouveront des gens avec des sequins, prêts à pa^^er
tous les grains qui seront apportés »^. Les marchands, à qui la Sei­
gneurie offre des prêts d’un écu par staio, des primes de i à 2 lirey
une garantie d’achat à 10 lirey s’engagent eux aussi en nombre, « au
péril de leur vie » : 75 000 staia, mais dont 39 000 seulement doivent
venir de l ’Égée, le reste du Golfe de Patras^. Parmi les contractants,
Benetto Tiepolo (16000 staia), Giacomo Ragazzoni (12000 staia),
Domenico Cigala (10 000 staia) : autant de naves qui partent au Levant ;
sept dont la Giustiniana sont signalées à la Suda en novembre, où les
caramusalis leur portent leur chargement®, tandis que la Cornera, qui
a chargé à Volo repart pour Venise. Suil Aga, responsable de la saisie

1. A.R., jL . L . 27 j/24, 24 sept. 1560, p. 189 ; C.C. 59/5, 31 mai 1555 ; A.C.R.
3 l54>4 août 1557, P- 35 »«t 20 août 1558, p. 177.
2. A.S.V., D.C.,f. 3 C, 4 avril 1561, pp. 28-29.
3. A.S.V., P.B. Cap. 154I4, 9 juin et 5 août 1562, pp. 85 et 88 v° ; Cons. X,
18 juin 1562.
4. A.S.V., Cons. X, sept.-oct. 1562.
5. A.S.V., Zanihe Prov. 8y6, 5 nov. 1562.
136 VENISE, RAGUSE E T LE jMMERCE DU BLÉ

de 1561, mais qui en mars 1562 a été nommé sandjak-bey de Métellin


(Mytilène), et a reçu du baile vénitien à cette occasion, après bien des
hésitations, le cadeau habituel, favorise Texportation à partir de
nie, tandis que de Chio partent aussi des navires pour le « Ponent »^.
Mais dès la fin de novembre, et bien que « la saison des blés soit bonne
à Constantinople », le Sultan, en apprenant la sortie récente de ses
États d'importantes quantités de grains, a immédiatement envoyé
des tchaouchs aux échelles et alerté les galères. Le 17 mars, le baile
annonce l'arrestation par le sandjak-bey de Volo et Lépante de deux
naves, la Tiepola et Moresina, et la Tarabotta (la première vide, la
seconde chargée des grains de trois caramusalis) : conduites dans la
capitale, elles seront renvoyées trois mois après, mais sans blé ni orge^.
Le 20 mars, Zanthe annonce (Constantinople confirme le 29) la saisie
à Zia de la nave Bona et de celle de Nufri (de Candie), toutes deux
encore vides : avec elles, un schirazzo de Métellin, nolisé par Alvise
Pisani d'Ancône, et un navüio ragusain, au service de marchands
florentins ; par ailleurs la Contarina, chargée de 13 000 staia, a fait
naufrage près de l'île^. Si le 16 avril, le Porte ordonne la libération
des navires, et la restitution de l'argent, ce sont autant de voyages
inutiles, et le baile supplie qu'on cesse d'envoyer charger dans l'Archi-
pal pour lui éviter de nouvelles difficultés^ : il se réserve de faire ravi­
tailler directement le dépôt de Candie par des embarcations turques
ou grecques.
Naufrages, saisies, retours à vide : année funeste au total, pour
l'Italie, et qui voit les derniers envois massifs vénitiens au Levant,
avant 1590, si nos sources ne nous trompent pas. Plus de contrats
pour les pays de l'Égée dans les registres du Conseil des X. Les mar­
chands se détournent d'une aventure devenue trop périlleuse. La
Seigneurie nomme pour un an Iseppo Tarabotto à La Canée en avril
1564® ; mais la récolte de cette année est mauvaise, en Albanie comme
en Grèce, et le blé manque en mars 1565 à Constantinople, où la disette
se prolonge l'année suivante®. La flotte vénitienne se contente d'arrêter
à leur retour les naves ragusaines : une avec 5 000 staia de blé et autant
d'orge devant Bude en décembre 1563 ; une à Céphalonie avec
4 400 staia et une autre à Corfou avec 3 300 staia en mars 1565 ; deux
avec 18 000 staio de blé devant Raguse même, à Isola di Mezzo (Lopud),
en janvier 1566, puis une autre encore à Antivari avec 6 000 staia en

1. A.S.V., D .C.,f. 3 C, 22 mars 1562, p. 148, et 6 janv. 1563, p. 290 i,


21 janv. 1563, p. 106 vo.
2. Ibid., 28 nov. 1562, p. 258, et/. 4D, 17 mars 1563, p. 5.
3. A.S.V., Zanthe Prov. 8y6, 20 mars 1563.
4. A.S.V., R.C. I , 13 avril 1563, p. 109, et 5 juil. 1563, p. 113 vo.
5. A.S.V., Cons. X, 5 avril 1564.
6. A.S.V., R.A. I , n® 1063, 5 août 1564, et R.C. i, 30 mars, 7 et 30 nov. 1565,
pp. 162, 172 et 174.
LE BLÉ TUK : ESSOR E T DÉCLIN 137
février^. Pression sur le ravitaillement de la cité de Saint-Biaise qui
explique en partie le long palier de hauts prix, malgré les secours
accordés par la Porte,
Au-delà, tandis que Tltalie retrouve Tabondance avec les bonnes
récoltes de 1566 et 1567, les difficultés continuent dans TEmpire turc :
en Égypte et en Syrie, mais surtout à Constantinople, où le pain
manque en août 1566, car les blés remontent par le Danube de la
Mer Noire vers la frontière hongroise; en décembre 1567, alors que
la peste sévit dans la capitale (et de manière presque ininterrompue
depuis septembre 1563), la pénurie qui frappe toute la Grèce inciterait
le Sultan à conclure la trêve avec TEmpereur^. Soit une série de quatre
années déficitaires, où TOrient ne pourvoit que péniblement à sa propre
nourriture. Sera-t-on surpris de voir TOffice des Blés, fixant les primes
pour 1564-1565, limiter vers Test la zone du ravitaillement vénitien
aux îles de Sapienza® ?

La guerre et la rupture des échanges.

La nouvelle crise italienne qui commence dès 1568, et s’aggrave


Tannée suivante, contraint pourtânt Venise à regarder à nouveau vers
le Levant. Le 21 juillet 1569, Stefano Tarabotto est à nouveau désigné
pour gagner La Canée, de Targent réexpédié à Candie et Zanthe, une
lettre écrite au baile Marc’Antonio Barbaro pour lui demander d’agir
de son côté « avec habileté et prudence, et par voie non de personnes
publiques mais de particuliers )>^. En septembre, Staurino di Amera
de Galata promet d’exporter 15 000 staia de Volo e| Nègrepont, grâce
aux relations qu’il y possède^. En octobre de nouveaux fonds sont
envoyés à La Canée, une nave de 12 000 staia, un galion de 4 500, un
navilio de 4 000 nolisés pour aller charger à Zanthe ou Candie®. Mais
Raguse, qui affrète des navires pour le Golfe de Fatras, et l’Albanie,
réitère l’interdiction à tous ses citoyens de participer d’une façon ou
d’une autre (en nolisant leur bateau, en y allant eux-mêmes sur le leur,
ou sur un navire étranger) à un transport de blé du Levant vers une
autre cité^. De toute façon, les préparatifs militaires limitent du côté
turc les excédents disponibles.

1. A.S.V., R.A. I , n® 1063, 21 déc. 1563, 15 mars 1565, 25 janv. et i i févr.


1566.
2. A.S.V., D.C.,f. I A, 17 août 1566, p. 234, et 23 sept. 1566, p. 288, etc. ;
/. 2 B, 30 déc. 1567, p. 354.
3. A.S.V., P.B. Cap. 154I4, 6 juil. 1564, p. 99-
4. Ibid., p. 129 et Cons. X, p. 94.
5. A.S.V., Cons. X, 23 sept. 1569, pp. 107-108.
6. A.S.V., P.B. Cap. 154I4, ii, 20, 21 et 24 oct. 1569, pp. 134 v®, 135 v®,
et 146.
7. A.R., A.C.R. 3¡3 9, 19 juil. 1569,"p. 141.
138 VENISE, RAGUSE ET LE COMMERCE DU BLE

Bientôt la guerre vient interrompre cette dernière tentative pour


renouer avec le marché turc, et rejette même sur Tltalie, au moment
où la mobilisation des flottes pèse déjà lourdement sur ses ressources,
le soin de nourrir ces positions avancées en pays ottoman que constitue
Tempire vénitien, dont il a fallu renforcer les garnisons. Nous avons
déjà évalué ce que devaient représenter en ces années 1571-1573 les
consommations militaires. Pour les îles et possessions vénitiennes,
la situation n'est pas moins nette : nous voyons certes, un mois après
Lépante, le Capitaine Général de la Flotte envoyer charger 10 000 staia
à Dragomestre et Candelle, ou en juillet 1572 une nave chargée de
grains du Chiecagia [kâhya — kethüda, intendant, représentant) de
Mehmet Sokolli être arrêtée par les galères turques alors qu'elle gagne
Corfouk Mais un autre document nous énumère les secours envoyés
par la métropole en Dalmatie et au Levant, de 1570 à 1574 : soit au
total près d'un million et demi de ducats (i 433 531), dont la Crète
et Corfou absorbent chacun un tiers, Zara près de 200 000, mais dont
le reste s'éparpille entre tous ces postes lointains, jusqu'à Tinos, en
plein ArchipeF. Raguse, elle, partagée entre les deux camps, si elle
tire alors de cette situation une exceptionnelle fortune, en concentrant
la majeure partie des échanges entre l'Orient et l'Occident, doit men­
dier sa nourriture auprès de Don Juan d'Autriche et du Sultan : pour
elle aussi l'essentiel du secours viendra d'Italie, surtout des Pouilles
et des Abruzzes.

La disette dans VEmpire turc.

Après la guerre, si les échanges réprennent, ils semblent bien se


limiter désormais au ravitaillement de Raguse et des possessions véni­
tiennes. L'Empire turc ne livre plus que de maigres excédents. A lire
la correspondance du haüey la disette y devient presque permanente,
principalement dans sa capitale. En novembre 1572, les pluies conti­
nuelles empêchent les semaiUes, aussi bien en Mer Noire qu'en Grèce,
tandis que la guerre a ruiné la Morée. 1574-1575 est une année d'excep­
tionnelle cherté à Constantinople où les prix atteignent en décembre
un niveau égal à ceux de Venise, 15 lire le staio, mais aussi dans tout
l’Empire (« on meurt de faim en Asie Mineure »). La situation se pro­
longe l'année suivante ; le Sultan fait en septembre 1575 organiser des
caravanes de chameaux pour conduire les grains de l'intérieur de
l'Anatolie, et surtout de Caramanie, jusqu'à la côte ; mais en avril 1576,
le pain manque pendant six jours dans la capitale, et la récolte

1. A.S.V., R.A. I , n° 1063, 16 nov. 1571, et R.C. i, 10 juil. 1572, p. 287 v°.
2. M.C. Correr, Decreti e Calcoli.
LE BLE TURC : ^SSOR E T DÉCLIN 139
s'annonce mauvaise. Si la situation en janvier 1577 s'est améliorée,
les prix restent hauts : en mars 1578, le pain manque de nouveau.
En septembre 1580, après une sécheresse de six mois, et une récolte
très médiocre dans tous le pays, la ville connaît encore la disette.
Le baile l'annonce probable en août 1585, générale dans tout l’Empire
en février 1586 : le pain manque en mars 1587, en septembre de
même, et en février 1588. La bonne récolte de 1588 ne suffit pas à
supprimer les difficultés de ravitaillement : celle de 1589, catastro­
phique, ramène la pénurie dans la capitale^. Soit une longue suite de
catastrophes aggravées d'autant de pestes (de 1561 à 1598, nous avons
enregistré dans la correspondance dîi baile quatre-vingt-quatorze mois
de peste, et le chiffre reste au-dessous de la réalité). A cette pénurie
permanente la rumeur publique attribue toujours le même motif : la
guerre. Guerre avec l'Occident, mais surtout, après 1577, guerre de
Perse, qui absorbe une large part des récoltes de Mer Noire. Mais
l'énorme poussée de la population d'Istanbul ne compte pas moins :
consommation urbaine, consommation guerrière, nous retrouvons les
deux explications à la base de ce tarissement de l ’Orient ottoman.

*♦ *

Cette longue description a voulu dire l'ampleur, soudaine, brutale,


de la fortune du blé turc (ou plutôt grec), et son déclin non moins
rapide. Car si la guerre marque la grande coupure, ce déclin avait
commencé bien auparavant. Sans utihser abusivement les silences de
nos sources, nous pouvons considérer 1548-1563 comme les limites
extrêmes de la grande spéculation sur les blés du Levant, vue de
Venise ; vue de Messine, ou même de Raguse (qui a déjà tant de peine
à se nourrir), la situation ne différerait guère. Au-delà de 1563, les
prolongements de la contrebande, de la côte aux îles voisines, concer­
nent surtout l'Empire vénitien, presque jamais le grand commerce.
Parallèlement à la montée des difficultés italiennes, il faut souhgner
celle des difficultés turques, incompréhensibles d'ailleurs aux Occiden­
taux ; ceux-ci ne savent qu'opposer la bonne organisation du ravitail­
lement, l'agriculture soignée de l'Italie à la médiocre utilisation de
ces territoires immenses qui ne parviennent pas à nourrir leur capitale.
1555-1561, 1564-1568, 1572-1581, 1585-1590 : les temps difficiles l'em­
portent de loin sur les périodes d'abondance dans l'Empire Ottoman.
N'est-ce pas cependant accorder trop de valeur à des interdictions
officielles concédées à la colère de la foule qui veut trouver des respon­
sables — guerre, exportation — , mais auxquelles se hèurtent de trop
puissants intérêts — ceux des grands seigneurs soucieux de vendre

I. A.S.V., Correspondance du baile, 1570-1590.


140 VENISE, RAGUSE E T LE C. LMERCE DU BLÉ

leur récolte au meilleur prix — pour pouvoir être appliquées ? « Tous


ces navires, écrit le baile en novembre 1551, qui ont chargé dans ce
‘ canal ' (Mer de Marmara) sous les yeux de tous, ont provoqué des
protestations du peuple, qui va criant qu'on laisse charger du blé
devant même le trône de l'Empereur, ce qui ne s'est jamais fait, et
qu'interdisent la loi et le Commandement du Prophète... »1. Quand il
se trouve contraint à l'interdiction, le Sultan semble garder la force
de faire respecter sa volonté, contre les chrétiens, et contre ses sujets
eux-mêmes : qu'à la fin du siècle, malgré toutes les interdictions, les
sources italiennes nous montrent à nouveau les grains sortir de l'Empire,
en prouvant qu'elle viendra à lui manquer, confirme par retour
l'interruption que nous avons signalée.
La rupture a-t-elle jamais été complète, même en éliminant le cas
de Raguse ? Sans doute non, mais comment pourrait-elle l'être ? Ce
qui importe ici pour nous, en l'absence de tout moyen de saisir de plus ■
près les transformations économiques, et surtout agricoles de la zone
turque, c'est que, dès avant 1570, l'Italie, et avec elle toute la Méditer­
ranée occidentale, ne peuvent plus compter sur le secours massif et
efficace du Levant : elles mettent du temps à l'apprendre à leurs
dépens, tenteront d'y remédier par un repli sur elles-mêmes, avant
qu'une crise plus grave que les précédentes n'ouvre de nouvelles
voies.

I. A.S.V., A.P.C. 5, 6 noy. 1551, p. 256.

Klaus
Chapitre III

LE REPLI ITALIEN
(1560-1590)

Acquise en fait dès 1560, définitive en 1570, la fermeture du Levant


renvoie à ses seules ressources une Italie contrainte de nourrir une
population sans cesse croissante. Privée de tout secours notable, elle
y parvient pourtant près de trente années : gageure qu’elle ne put
tenir sans difficultés, sans crises violentes, sans profondes transfor­
mations économiques. Mais le paradoxe demeure qu’elle l’ait pu si
longtemps.
Venise, malgré sa tradition, n’échappe pas à la loi commune, s’}^
soumet en tout cas peu à peu. Ses possessions coloniales lui main­
tiennent l’accès à certains territoires sous domination turque : arrière-
pays dalmate, Albanie, plaines côtières de l’Épire ou de la Morée occi­
dentale, régions au demeurant peu propices à des livraisons abondantes
et régulières. Jusqu’en 1570, elle conserve Chypre. Très tôt, elle a su
regarder au-delà de la zone méditerranéenne, vers les plaines de Hon­
grie, d’Autriche ou de Bavière. Mais, surtout, après la guerre et la
terrible peste qui la suivit, sa zone de ravitaillement, qui n’excède plus
la Sicile « à droite », le. Cap Malée « à gauche », se limite souvent à
l’Adriatique. Si du blé sort de son « Golfe », à destination de Naples
notamment, il en rentre de moins en moins : Raguse le confirme, qui,
au-delà de 1570, se fournit presque uniquement dans les Pouilles et en
Albanie, plus rarement en Sicile.
A ces marchés proches qui lui restent ouverts, et d’abord à sa
Terre Ferme, Venise doit demander plus, plus régulièrement : drainer
vers elle, si possible vers elle seule, tous les excédents d’une production
dont cette constante pression — mais y parvient-elle ? — veut encou­
rager le développement. La restriction de ses horizons la lie plus étroi­
tement à ces régions voisines, à une Italie qui connaît en son entier
une transformation identique : le grand commerce des céréales fait
place à un ravitaillement à courte et moyenne distance. Ce repli, s’il

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