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© CNRS Éditions, Paris, 2022 pour la présente édition

ISBN : 978-2-271-14109-5

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À D, El, Ed,……
Une théorie politique de la communication
Tome 1 : Informer n’est pas communiquer (2021)
Tome 2 : Communiquer, c’est négocier (2022)
Tome 3 : Penser l’incommunication (2023)
DU MÊME AUTEUR
Informer n’est pas communiquer (édition revue et augmentée). CNRS
éditions, coll. « Débats », 2021, 147 p.
Vive l’incommunication. La victoire de l’Europe. Éditions François
Bourin, 2020, 143 p.
Politique et Société – Pape François, Rencontres avec Dominique Wolton.
éditions de l’Observatoire, 2017, 436 p., [Le livre de poche, Hachette,
2018], Traductions étrangères.
Communiquer c’est vivre. Entretiens avec Arnaud Benedetti. Cherche-
midi, 2016, 224 p.
Avis à la pub (dir.). Cherche-midi, 2015, 184 p.
La communication, les hommes et la politique. CNRS éditions, version
poche coll. « Biblis », 2015, 736 p., [Première édition, Indicipliné,
Odile Jacob, 2012].
Informer n’est pas communiquer. CNRS éditions, coll. « Débats »,
2009, 140 p., Traductions étrangères.
McLuhan ne répond plus. Communiquer c’est cohabiter. Entretien avec
Stéphane Paoli et Jean Viard. éditions de l’Aube, 2009, 121 p.,
Traductions étrangères.
Demain la francophonie. Pour une autre mondialisation. Flammarion,
2006, 195 p.
Mondes francophones. Auteurs et livres de langue française depuis 1990
(dir.). ADPF, Ministère des Affaires étrangères, 2006, 450 p.
Sauver la communication. Flammarion, 2005, 220 p., [Version poche,
Flammarion, coll. « Champs », 2007], Traductions étrangères.
Télévision et civilisations. Entretiens avec Hugues Le Paige. Bruxelles,
Belgique, Labor, 2004, 135 p.
La télévision au pouvoir (dir.). Omniprésente, irritante, irremplaçable.
Universalis, coll. « Le tour du sujet », 2004, 195 p.
Francophonie et mondialisation (dir.). Revue Hermès, no 40, CNRS
éditions, 2004, 420 p.
L’autre mondialisation. Flammarion, 2003, 211 p., [Version poche,
coll. « Champs », 2004], Traductions étrangères.
La France et les Outre-mers. L’enjeu multiculturel (dir.). Revue Hermès,
no 32-33, CNRS éditions, 2002, 656 p.
Internet. Petit manuel de survie. Entretien avec Olivier Jay.
Flammarion, 2000, 186 p., Traductions étrangères.
Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias.
Flammarion, 1999, 200 p., Prix Georges Pompidou, [Version poche,
coll. « Champs », 2000], Traductions étrangères.
Penser la communication. Flammarion, 1997, 400 p. [Version poche,
coll. « Champs », 1998], Traductions étrangères.
Jacques Delors. L’unité d’un homme. Entretiens avec D. Wolton. Odile
Jacob, 1994, 397 p.
Naissance de l’Europe démocratique. Flammarion, 1993, 455 p.,
[Version poche, coll. « Champs », 1997, 454 p.], Traductions
étrangères.
War game. L’information et la guerre. Flammarion, 1991, 220 p.,
Traductions étrangères.
éloge du grand public. Une théorie critique de la télévision. Flammarion,
1990, 319 p., [Version poche, coll. « Champs », 1993, 318 p.],
Traductions étrangères.
Jean-Marie Lustiger. Le choix de Dieu. Entretiens avec J.-L. Missika et
D. Wolton. Fallois, 1987, 480 p., [Version poche, Le livre de poche
no 6601].
Terrorisme à la Une. Média, terrorisme et démocratie. Avec M.
Wieviorka, Gallimard, 1987, 260 p.
La Folle du logis. La télévision dans les sociétés démocratiques. Avec J.-
L. Missika, Gallimard, 1983, 350 p.
Raymond Aron. Le spectateur engagé. Entretiens J.-L. Missika et D.
Wolton, Julliard, 1981, 340 p. Prix Aujourd’hui 1981. Traductions
étrangères.
Le Tertiaire éclaté. Le travail sans modèle. En collaboration avec la
CFDT, J.-Ph. Faivret, J.-L. Missika, Seuil, 1980, 371 p.
L’illusion écologique. Avec J.-Ph. Faivret et J.-L. Missika, Seuil, 1980,
91 p.
L’information demain de la presse écrite aux nouveaux médias. Avec J.-
L. Lepigeon, La Documentation française, 1979, 331 p., Prix AFIN
1979 (Associations des Informaticiens français).
Co-scénariste du film Mais ou et donc ornicar. Réalisation B. V.
Effenterre avec Jean-François Stévenin, Brigitte Fossey, Géraldine
Chaplin, 1979.
Les Réseaux pensants. Télécommunications et société. Avec A. Giraud et
J.-L. Missika, Masson, octobre 1978.
Les dégâts du progrès. Les travailleurs face au changement technique. En
collaboration avec la CFDT, Seuil, avril 1977, 316 p., Prix futuribles
1977, Traductions étrangères.
Le nouvel ordre sexuel. Seuil, 1974, 200 p.
Sommaire

Couverture

Tire

Copyright

Dédicace

Du même auteur

Introduction : Une théorie politique de la communication

Chapitre I : Récepteur et altérité

Murs et frontières : l'éternelle question du rapport à l'autre

Incommunication et altérité

« Si tout le monde s'exprime, qui écoute ? »

Quatre stéréotypes sur l'information et la communication

Le Nouvel Ordre sexuel

Publicité : penser ce clair-obscur

Les artistes pris au piège


Une jeunesse peu aimée

Bibliographie Hermès - Éléments bibliographiques

Chapitre II : Mondialisation, diversité culturelle, traduction

La troisième mondialisation

Le pape : la voix de la diversité

La Francosphère ? La francophonie à l'heure de la mondialisation

Diplomatie et communication, même défi

Le Pacifique, immense, insaisissable, impensable

Les BRICS, une cohabitation abracadabrantesque

Musique, notre universalité

Bibliographie Hermès - Éléments bibliographiques

Chapitre III : La force de l'Europe

L'Europe, victoire de l'incommunication

Revaloriser la « bande des quatre » : le rapport au passé, l'identité, la nation,


les religions du Livre

L'Europe : une invention politique sans information ni communication

L'incommunication, moteur de l'Europe

25 chantiers théoriques et politiques pour l'Europe

Bibliographie Hermès - Éléments bibliographiques

Conclusion : L’indépassable question de l’altérité

Épilogue : Deux philosophies de la communication


Table des encadrés

Dans la même collection


INTRODUCTION
Une théorie politique
de la communication

Un des défis fondamentaux du 21e siècle ? Faire entrer, enfin,


l’information et la communication dans le panthéon des grands
concepts et des valeurs du siècle. D’ailleurs, les deux sont
indispensables pour penser un monde ouvert et guère
compréhensible. Pourtant les deux concepts sont souvent dévalorisés
et suscitent la méfiance.
L’information est cependant le symbole de la liberté et la
communication, celui de la reconnaissance de l’autre et de la nécessité
de la négociation. Ces deux concepts sont d’ailleurs au centre de la
paix et de la guerre dans le monde « ouvert et transparent », où il
faut à la fois préserver les identités, la diversité culturelle et la
référence à l’universel. Ils sont essentiels pour éviter la guerre et
construire la cohabitation.
C’est ce travail théorique que je poursuis depuis plus de trente ans
en réfléchissant aux multiples situations personnelles, culturelles,
sociales, politiques, diplomatiques de communication et
d’incommunication. Ceci pour contribuer à combler le vide théorique
concernant le statut de l’information et de la communication, dans
l’ordre de la connaissance.
Ces deux concepts sont essentiels pour trois raisons.
Épistémologiques, car ils sont indispensables pour toute théorie de la
connaissance et pour l’interdisciplinarité. Ils sont également centraux
pour les libertés individuelles, politiques et culturelles. Enfin, ils sont
nécessaires, à l’heure de la mondialisation, pour la question des
identités et de la diversité culturelle. Ce travail se poursuit aussi dans
la revue Hermès (CNRS Éditions) que j’ai créées en 1988, avec 88
publications, et dont le sous-titre « communication, cognition,
politique » illustre bien ces perspectives théoriques. Certains textes de
ce livre y ont été publiés dans une version princeps. La production de
connaissances, le comparatisme, l’histoire, l’érudition sont
indispensables pour essayer de penser cette révolution de
l’information et de la communication qui percute nos cadres
d’analyse et nos expériences.

Le risque aujourd’hui est la perte de confiance massive à l’égard


de l’information et de la communication, au moment où
paradoxalement l’une et l’autre n’ont jamais été autant
indispensables. Les difficultés croissantes de la communication
humaine expliquent en bonne partie le succès de la communication
technique, souvent plus performante. Au point de croire pour
beaucoup qu’il y a une continuité possible entre les deux
communications et pourtant la réalité humaine et sociale reste
beaucoup plus complexe que la performance des techniques.

Bref, on est face à une incommunication croissante et à l’illusion


d’une communication technique victorieuse. Le triomphe de
l’idéologie technique contre la déshumanisation ; la confusion entre
l’interactivité technique et l’intercompréhension humaine. Le défi du
21e siècle ? Gérer les rapports entre altérité, négociation et cohabitation.
Ce siècle découvre avec douleur l’importance de l’incommunication,
la nécessité de la négociation et finalement la difficulté de la
cohabitation, les trois constituant le cœur de la communication. En
un mot, mon objectif est de défendre une conception politique et non
technique de la communication et de sortir au plus vite de l’angle
mort de la pensée théorique et politique qui dévalorise trop
l’information, la communication et l’incommunication. Penser le
passage de la révolution de l’information du 20e siècle aux
incertitudes des relations humaines au 21e siècle. Relativiser la place
de la technique. Replacer l’individu au centre des échanges.
Retrouver les dimensions culturelles et politiques de l’information et
de la communication, toutes deux indispensables à la démocratie. Et
d’ailleurs, ces trois mots – incommunication, négociation et
cohabitation – sont le pivot de l’histoire politique contemporaine.
D’une certaine manière, ils caractérisent le nouvel espace public à
l’heure de la mondialisation. Pas de communication politique sans
liberté, égalité et respect de l’altérité, ni sans référence aux identités
et à la diversité culturelle. Pas de communication politique non plus
sans transactions et sans organisation de la cohabitation culturelle ni
sans références aux valeurs universelles.
C’est en cela que l’Europe est un formidable exemple. Les
Européens ? « D’accord sur rien, mais toujours ensemble. » Nullement
dupes de ce qui les sépare, peu attirés les uns par les autres, ils
dépassent néanmoins leur incommunication par des négociations
incessantes, et contribuent ainsi, sans trop le savoir, à la construction
de leur cohabitation politique et sociale.
L’Europe illustre la force de ces deux concepts politiques,
l’information et la communication, et leur rôle comme acteurs de la
négociation et de la cohabitation culturelle.
Un exemple récent illustre le rôle de la communication et de
l’incommunication. Il concerne l’Europe et l’Ukraine. Depuis la fin du
communisme il y a trente ans, les échanges se sont multipliés entre
les deux Europes sans pour autant réussir à les rapprocher. Une
certaine méfiance demeurait. Et pourtant à l’occasion de la guerre
déclenchée en février 2022, au-delà des incompréhensions, la
solidarité a triomphé avec le slogan « Vive l’Ukraine, vive l’Europe ».
La tragédie rapproche les deux Europes et illustre le rôle des
incommunications. La force de l’Europe est de se ressaisir et de se
renforcer à l’occasion d’évènements tragiques. C’est le cas aujourd’hui
pour l’Ukraine, comme ce fut le cas pour le Brexit et le Covid-19.

Les trois chapitres de cet ouvrage illustrent, à partir d’exemples


historiques, pourquoi et comment aujourd’hui, communiquer c’est
négocier, pour éviter l’échec de l’acommunication et arriver à
cohabiter. C’est vrai dans le chapitre 1, avec le rôle de la
communication dans toutes les réalités contemporaines. C’est exact
aussi dans le chapitre 2 avec les risques d’incompréhension issus de la
mondialisation, puis dans le chapitre 3 où, au contraire, on découvre
combien l’incommunication contribue à la construction européenne.
La conclusion souligne enfin l’importance des dimensions politiques.
En réalité, l’incommunication se situe entre deux extrêmes : la
réussite de la communication et, à l’opposé, son échec,
l’acommunication.
Un mot pour finir sur la négociation. Elle est essentielle pour la
communication, sans être pour autant appréciée. En effet, le plus
souvent on est obligé de négocier lorsque l’on ne peut pas faire
autrement. Négocier suppose donc des concessions. On préfère soit
tomber d’accord, soit pouvoir imposer un choix. Mais de la vie privée
à la vie publique, de la vie en société à la mondialisation, on passe
son temps à négocier. Cela signifie simplement que l’on ne peut plus
ignorer l’autre… En réalité, négocier est au fondement de la
démocratie. Tout se négocie, même si cela prend du temps et oblige à
des concessions mutuelles. Pas de négociation sans communication et
réciproquement.
CHAPITRE I
Récepteur et altérité
Le poids de l’altérité est la grande découverte de la
mondialisation. Tout est ouvert, tout circule, les informations comme
les interactions sont omniprésentes, et pourtant les différences n’ont
jamais été aussi visibles et les frontières culturelles jamais aussi
radicales. Tout le monde cherche ce qui nous rapproche, c’est-à-dire
le « même », mais on se heurte, sans cesse, à l’autre.
L’incommunication augmente avec les échanges, et l’acommunication
menace. Après la révolution politique et technique de l’information
au 20e siècle, on se heurte aux incertitudes de la communication et
on découvre pourquoi l’interactivité technique n’est pas synonyme de
l’intercompréhension humaine. Le poids de l’altérité n’a jamais été
aussi présent qu’en ce début de 21e siècle, avec soit la fuite en avant
technique, soit la reconnaissance de l’importance de la négociation
pour gérer l’incompréhension grandissante. Parier sur les techniques
ou sur l’être humain ? Le face-à-face technique ou la transaction
politique ? On connaît la réponse qui prévaut aujourd’hui.
En réalité, toute la difficulté de la communication est d’arriver à
créer des espaces de négociation entre identité, altérité et
cohabitation. Cette nécessité impérieuse résulte en bonne partie de
cette ouverture du monde, de la vitesse de circulation des messages,
de la performance des « tuyaux » et de la visibilité des différences et
des identités.
Malgré cette opposition presque radicale entre ces deux
philosophies de la communication technique et humaine, deux
exemples simples illustrent néanmoins le lien durable entre la
performance technique et la recherche de la communication
humaine. Malgré les infinis usages possibles du smartphone, la
question la plus souvent posée, plusieurs fois par jour, dans le monde
reste bien celle-ci : « T’es où ? », c’est-à-dire celle qui est adressée à
ceux que l’on aime, question beaucoup plus importante que toutes les
« applis »… Deuxième exemple : quand des partenaires négocient
avec d’innombrables échanges et interactions techniques, grâce aux
« tuyaux » de plus en plus performants, les protagonistes finissent
souvent tout de même par se dire : « Bon alors on se voit quand pour
de vrai ? » Éternelle complexité des relations entre les êtres humains,
les techniques, les contextes…
Trois secteurs illustrent l’importance de l’incommunication et la
nécessité de négocier. C’est d’abord la question centrale du récepteur.
Celui-ci que l’on a cru en ligne avec l’émetteur et le message
s’autonomise de plus en plus. Le récepteur ? La première figure de
l’altérité. Deuxièmement, la mondialisation rend encore plus visible le
poids de l’altérité qui peut conduire à l’acommunication. La
mondialisation peut se transformer en autant de guerres culturelles et
religieuses, comme on le constate déjà. Cela dépend de la capacité à
négocier et à cohabiter avec toutes les identités culturelles. Les
contextes et les inégalités accentuent encore plus les risques
d’affrontement. C’est ce que j’appelle la troisième mondialisation, celle
où les conflits culturels prennent justement une place croissante à
côté des rapports de force économiques, sociaux et politiques. Les
peuples n’abandonnent jamais leurs identités culturelles. Il suffit de
voir l’Ukraine. Le troisième cas, positif, concernant l’importance de la
négociation, est celui de l’Europe. Le plus bel exemple d’une
incommunication devenue une force politique.
En définitive, la complexité de la communication est croissante et
résulte du cheminement hautement incertain entre l’émetteur, le
message, le récepteur, le contexte, les inégalités, les transactions, la
rupture ou la cohabitation…
Murs et frontières :
l’éternelle question du rapport
à l’autre 1

Dans un monde ouvert où la liberté de circulation reste une


valeur dominante, les murs et frontières n’ont jamais été aussi
nombreux. Est-ce le symbole du retour des « territoires » après la
victoire des « espaces » ? Les territoires, ce sont les sociétés avec les
êtres humains, les pouvoirs, les histoires, les idéologies en
contradiction avec la réalité technique dominées par la circulation
irénique et l’« égalité » informationnelle. D’ailleurs on oublie toujours
que le « libéralisme », symbole de la liberté de circulation, s’est
toujours accompagné du développement des inégalités et des
frontières ! Jamais il n’y a eu autant de discours sur la liberté et
l’égalité et jamais autant de rationalités perverses et d’inégalités,
comme l’avait prédit si magistralement l’École de Francfort.
La modernité s’accompagne d’inégalités, de rationalisation et
d’enfermements de toutes sortes. Murs et frontières sont un peu le
symétrique de l’idéologie de la circulation. Là où les réseaux
magnifient la liberté et le mouvement, les frontières s’imposent. Plus
de 40 000 km de murs dans le monde… L’immobilité des murs et des
frontières contre la mobilité du monde contemporain. L’ouverture ou le
renfermement, la circulation ou la négociation symbolisent notre
rapport à l’autre. La vraie question devient alors celle-ci : quelle place
accorde-t-on à la diversité ? Avec une vision hiérarchique, comme le
plus souvent dans l’histoire, ou avec une idée égalitaire, comme on
essaye de le penser depuis un siècle ?
Combien faudra-t-il de temps pour arriver à un minimum de
cohabitation avec les hommes, les autres, les sociétés ? Autrement
dit, toute problématique des murs et frontières retrouve en écho celle
de la communication. La question est toujours la même avec ou sans
murs : négation de l’autre ou cohabitation avec lui ? Et quel est le
niveau d’égalité et de respect des différences ? En d’autres termes, il y
a autant de murs et de frontières qu’il y a de modes de
communication. Les deux sont à la fois des obstacles à la
communication et la condition indépassable du rapport à l’autre. De
même que l’interaction n’est pas la communication, l’existence des
murs et des frontières n’empêche pas les échanges. Rien n’est
simple…
Cependant, les limites ne sont pas toujours haineuses. La question
est celle de la nature des murs et frontières et des valeurs existantes
de part et d’autre. Le fait qu’il n’y ait pas d’égalité entre les deux côtés
n’empêche pas, parfois, aux marges et confins, que s’organisent de
nombreux échanges. Les zones frontalières, comme on dit, sont depuis
toujours des espaces et des territoires « à part » où tout cohabite
différemment. Mais elles ne suscitent pas, hélas, beaucoup d’intérêt.
De toute façon, les rapports entre identité et murs sont complexes.
Il n’y a pas de vie individuelle ou collective sans identité, et donc sans
une fermeture, qui peut virer à l’enfermement et à la communauté.
D’ailleurs, il y a deux sortes de murs et frontières : ceux qui donnent
envie d’aller voir de l’autre côté et ceux qui servent de repoussoir. Par
ailleurs, avec le monde ouvert et technologique d’aujourd’hui, on voit
se multiplier des murs imaginaires. Il suffit de regarder les individus
multibranchés, incapables de sortir de leur « solitude interactive »,
devenant des handicapés de la réalité et des inadaptés aux relations
banales avec autrui. Les casques et autres écrans, symboles de
« l’ouverture », érigent subrepticement de nouvelles frontières. Là
aussi, il y a une langue de bois dénonçant les murs et frontières, au
moment où chacun joue avec les siens… En somme il y a deux sortes de
murs et frontières : ceux qui protègent, garantissent l’identité, la
souveraineté ; ceux qui symbolisent les rapports de force, de
domination, les guerres, les incommunications.
Le plus bel exemple de l’ambiguïté des murs et frontières ? Le
projet politique de l’Europe. Passer en cinquante ans de 6 à 27
membres illustre magnifiquement la capacité des hommes à
repousser des frontières et à inventer. L’Europe ? La plus formidable
utopie démocratique de l’histoire de l’humanité. Avec aujourd’hui
4,1 millions de km2, 27 pays, 26 langues, plus de 60 murs,
450 millions d’habitants, qui n’ont rien à se dire et qui ne cessent
néanmoins de repousser leurs frontières communes. Sans pour autant
se comprendre ou avoir envie de se rapprocher. La frontière
extérieure de Schengen, même si elle fait peur, définit ainsi un espace
interne, immense, où tout circule. Et ces zones frontalières sont de
formidables exemples de cohabitation. Comme si les peuples, avec
courage, arrivaient à repousser les frontières de l’incommunication
sans pour autant avoir envie simultanément de mieux se comprendre.
Rapprochement et distance. Magnifique ambivalence des rapports
entre espaces ouverts et espaces fermés. Sans oublier les 40 000 km
de murs dans le monde…
Si aujourd’hui, où l’Europe se referme trop sur elle-même par
rapport au Sud et à l’Est, auxquels elle doit pourtant énormément,
chacun sait confusément que cette tentation d’un nouvel
enfermement ne pourra durer longtemps. D’abord parce que les
« voisins » dénonceront une trahison des valeurs de l’Europe et
ensuite parce que l’« autre », si « menaçant », est néanmoins
constitutif de notre identité culturelle collective.
Toute l’ambiguïté des murs et frontières se lit dans l’histoire de
l’Europe. Le Printemps arabe montre, malgré la frilosité de l’Europe
du Nord, que les frontières ne sont plus intangibles. Finalement,
l’histoire subvertit les velléités des murs et frontières définitifs. Et malgré
cela, les êtres humains s’enferment aisément dans des ghettos pour se
« protéger » de l’autre, alors que c’est souvent « de soi-même » qu’ils
souhaitent se protéger. De ce point de vue, les inégalités, dans un
monde où tout est visible, peuvent devenir un grand facteur de haine
et d’exclusion ou, au contraire, un accélérateur de la prise de
conscience de l’obligation d’apprendre à cohabiter.
En fait, la question normative est la suivante : comment gérer
l’incommunication rendue encore plus visible dans un monde ouvert
sans que cela ne conduise à de nouveaux enfermements ? Comment
conserver l’acquis de la liberté d’expression, de circulation, d’un peu
plus de respect, sans provoquer un retour croissant des frontières ?
Quels sont les liens entre la problématique des réseaux et celle des
murs et frontières. Et comment penser le « hors réseaux », compatible
avec une logique d’exclusion ? Tout ce qui n’est pas du côté du
« même » risque alors d’être exclu. Les réseaux ne sont pas toujours du
côté de la liberté, comme les murs ne sont pas toujours du côté de
l’exclusion.
Un peu comme si les êtres humains n’arrivant pas à assumer
davantage de libertés et de circulations, avaient l’éternelle tentation
de recréer, ailleurs, simultanément d’autres murs et frontières. La
capacité des sociétés à réinventer des processus d’incommunication et
d’exclusion est infinie. Rien ne dit par exemple que l’Europe, où
Schengen est de plus en plus critiqué, ne signifie pas finalement un
désir de renfermement après tant d’années d’ouverture ? La tradition
d’exclusion de l’autre est tout de même plus ancienne que celle de la
coopération. Et, à l’inverse, la tragédie de la guerre d’Ukraine
rappelle que les frontières, les territoires et les identités peuvent être
aussi les symboles les plus puissants de la liberté, de la démocratie et
de l’émancipation…

Information et communication :
de plus en plus compliqué
L’information est historiquement liée à la politique et à la
liberté de la presse. Aujourd’hui, elle recouvre cinq sens, tous
hétérogènes : l’information politique, les services, les
institutions, la connaissance, les relations humaines.
L’industrie des données renforce l’emprise de l’information.
Le concept de communication renvoie de nos jours, lui
aussi, à cinq sens bien différents : le partage, la transmission,
la séduction, la négociation, le pouvoir. Les relations sont donc
de plus en plus complexes, entre les deux et la question du
récepteur, comme celle du contexte, ne simplifient rien… D’où
l’idée que beaucoup d’information faciliterait
l’intercompréhension. Mais s’il suffisait d’informer pour
communiquer et se comprendre, cela se saurait. Il n’y a jamais
eu autant d’information dans le monde et jamais autant
d’incommunication. Il est plus que temps de reconnaître le rôle
central et théorique de l’incommunication.
Les cinq dimensions de l’information

L’information politique, fragile car liée à la démocratie.


L’information service, faite pour les affaires, la vie
quotidienne et la société. Elle est à l’origine de l’immense
marché d’Internet.
L’information institutionnelle, avec les « données ». En plein
essor depuis trente ans.
L’information connaissance, périlleuse, parce que la somme
des informations n’est pas synonyme de savoir et de
culture.
L’information relationnelle, liée à l’essor des réseaux.

1. Hermès, 63, « Murs et frontières », 2012, p. 207-211.


Incommunication et altérité 1

Penser le rôle des « trois inséparables » (communication,


incommunication, acommunication) est le résultat de plus de
trente ans de mes recherches.
Pendant les années 1970, l’arrivée de l’informatique et de la
télématique avait déjà provoqué un grand émoi : tout devait changer,
un autre monde devait se dessiner. La presse, avec ce qu’on appelait
déjà l’arrivée des « nouveaux médias », connaissait alors de profondes
mutations. Il y avait un décalage évident entre la révolution technique
de l’information et la presse. Pourtant, l’arrivée massive de
l’informatique n’a pas tout changé. Pas plus que celle d’Internet
aujourd’hui. Mais comme il n’y a pas de mémoire avec les
technologies de la communication, tout recommence à chaque fois.
À l’époque, j’avais déjà en tête cette dualité de l’information, dont
j’ai fait état dans L’information de demain, de la presse écrite aux
nouveaux médias (1978). Paru il y a plus de quarante ans, le titre
pourrait être repris aujourd’hui, et avec sa problématique ! J’étais
fasciné par le décalage entre l’information technique et l’information
dans la presse. À ce moment, il n’y avait pas encore de « données »,
mais déjà le contenu « presse » disparaissait progressivement par
rapport aux performances techniques. Il n’était question que de
technique, comme si le contenu était secondaire. Or, c’est l’inverse qui
s’impose : la diversité des contenus et non les tuyaux. C’est à ce
moment-là que j’ai distingué quatre dimensions de l’information.
À ces distinctions, opérationnelles dès la fin des années 1970, j’ai
ajouté une cinquième catégorie depuis, inexistante à l’époque :
l’information relationnelle, pour les réseaux sociaux.
La recherche sur l’informatisation de la presse il y a quarante ans
concluait à l’essor des données, par rapport à l’information politique,
la connaissance et la culture. Plus il était facile de produire et
distribuer de l’information, plus le statut de celle-ci se différenciait.
Les événements, depuis, ont confirmé cette hypothèse, mais
paradoxalement, on continue de parler de la « révolution de
l’information », sans réaliser que celle-ci signifie des choses
radicalement différentes. On est fasciné par les marchés de
l’information-service, des données alors que les défis concernant la
politique, les libertés publiques, les connaissances et la culture avec
les Gafam sont beaucoup plus graves.
Par la suite, je me suis intéressé aux conditions de fonctionnement
de l’espace public contemporain, aux médias et à l’opinion publique ;
je suis passé progressivement de la problématique de l’information à
celle de la communication. Médias de masse et fonctionnement de
l’espace public sont des questions d’une immense complexité, car les
échanges sont omniprésents et se déroulent sur fond d’une ouverture
sans boussole.
C’est pour cette raison que l’information m’est apparue comme
étant beaucoup plus simple que la communication. La question de la
relation information-communication a rencontré la peur de la
manipulation avec la télévision. On pensait que les citoyens seraient
manipulés par les médias. La méfiance s’étant emparée de la
communication, elle est devenue la mal aimée de nos démocraties.
J’ai cherché très tôt, au contraire, à valoriser ce concept de
communication ainsi que la capacité critique du consommateur.
Notamment en construisant un modèle théorique de la
communication politique, et en montrant la différence entre espace
commun, public et politique.
L’incommunication pointait déjà son nez. Pourquoi les gens ne se
comprennent-ils pas alors que l’information est omniprésente et que
les tuyaux sont de plus en plus nombreux et interactifs ? J’étais
fasciné par l’incompréhension, mais ne faisais pas encore le lien avec
la grande question de l’incommunication. Je suis sorti ensuite de
l’espace public national et me suis intéressé à la construction
politique de l’Europe, après les débats sur le traité de Maastricht en
1992. J’ai travaillé aussi sur les Outre-mers, où j’ai retrouvé une
même forme d’incommunication malgré l’usage d’une langue
commune. La question de la diversité culturelle m’est apparue à ce
moment-là comme étant incontournable. C’est la raison pour laquelle
j’ai élargi ma réflexion de la communication politique à la
communication interculturelle et à la question de l’altérité. Avec
comme conséquence radicale l’obligation de penser la diversité
culturelle et de construire le concept de cohabitation culturelle. Je
crois qu’à force de voyager dans le monde, la réalité de l’altérité s’est
imposée définitivement. J’ai en outre été de plus en plus hanté par la
traduction comme enjeu de la mondialisation. Le schéma s’est mis en
place : on cherche tous la communication et, au mieux, on cohabite.
Et si on cohabite, c’est que l’incommunication est l’horizon de la
communication. Le fait de valoriser le défi de la cohabitation
culturelle m’est apparu comme le meilleur moyen de reconnaître
l’importance de l’incommunication.

C’est ainsi que j’ai réfléchi aux trois sens du mot communication :
partage, transmission et négociation. Pourquoi les spécialistes des
réseaux sont-ils si confiants dans la communication et si méfiants à
l’égard de l’incommunication ? Par ailleurs, j’étais marqué par la
psychanalyse, qui insiste sur les ratages, déplacements, répétitions,
que chacun rencontre quotidiennement dans la communication. Cette
complexité m’a toujours intéressé par rapport au positivisme de la
technique. Plus jeune, je voulais faire une recherche sur la politisation
de la vie quotidienne, étant à l’époque influencé par Henri Lefebvre.
J’ai finalement changé mon sujet de thèse pour travailler sur la
révolution des mœurs. En suivant ces mouvements d’émancipation,
j’ai découvert là aussi, et bien avant le succès des « tuyaux »,
l’incommunication existante entre homme et femme, notamment…
Après ces travaux sur les mœurs, j’ai voulu comprendre comment
les travailleurs pouvaient essayer d’analyser le progrès technique
symbolisé à l’époque par « la révolution » de l’informatique. J’ai passé
cinq ans avec la Confédération française démocratique du travail
(CFDT), non comme militant, mais comme chercheur.
C’était une expérience d’incommunication. Les travailleurs,
sommés de se moderniser, ne parvenaient pas à s’approprier
l’informatique, c’était une forme d’incommunication entre le progrès
technique et les êtres humains. La gauche par tradition était favorable
au progrès technique qui devait émanciper l’Homme. Elle était donc
plutôt favorable à l’informatique. Peu nombreux étaient ceux qui
réalisaient le terrible décalage entre l’amélioration des techniques et
le fait que cela ne rendait pas plus heureux les individus, sans parler
de la disparation des métiers et des qualifications. Avec le triomphe
de l’informatique, c’était toute une vision du monde qui disparaissait.
C’est le même décalage que je vois, quarante ans plus tard, avec
Internet. Huit milliards d’internautes demain ne changent pas
l’Homme. Celui-ci n’est pas meilleur, même s’il est traversé de
performances techniques. J’ai retrouvé les mêmes questions :
pourquoi les individus ne s’entendent-ils pas mieux avec la
performance des outils ? Pourquoi la quantité d’informations ne
produit-elle pas davantage d’intercompréhension ? Cette recherche a
conduit à la publication de L’autre mondialisation, une réflexion sur le
poids de la diversité culturelle face aux techniques. Oui, on semble se
diriger vers un village global, mais sans que cela améliore le respect
mutuel. De plus, l’interactivité n’est pas toujours synonyme
d’intercompréhension. En réalité, l’enjeu de la communication n’est pas
l’échange d’informations, mais celui de l’altérité, de la négociation et de
la cohabitation.
Ce n’est pas le multibranchement technique qui assure la
compréhension ou la cohabitation, c’est la volonté politique, ou non,
de se respecter, malgré les différences. C’est pourquoi, selon moi, la
communication relève de la politique, au meilleur sens du terme,
c’est-à-dire de la volonté de négociation sur fond d’altérité.
Une des hypothèses du désamour à l’égard du concept de
communication vient de ce fait : on le dévalorise à la mesure des
difficultés humaines à se comprendre. On préfère les techniques qui
échangent de « l’information » efficacement, on se méfie de la
communication trop alambiquée. La technique est devenue le grand
marchand d’illusions.

Dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire parle de « mêmeté »


pour caractériser ce phénomène universel : on cherche l’autre, à
condition qu’il nous ressemble. L’autre ne peut pas être la figure du
même. Aujourd’hui, on se place beaucoup du côté de la mêmeté. Il y a
là un paradoxe : ce monde de la communication généralisée devrait
valoriser l’autre, on ne cesse de le réduire au même. C’est tout l’enjeu
de la communication. Chercher le même, buter sur l’autre, et
souhaiter néanmoins que l’autre ressemble au même que l’on
recherche. L’incommunication est donc omniprésente dans la vie.
Quant à l’incommunication radicale, l’acommunication, c’est
l’impossibilité de négocier, l’échec, la mort, la guerre. Tout le
problème du 21e siècle, dans un monde tout petit où tout le monde
voit tout, sait tout, sera de trouver le moyen de supporter les
différences, et d’apprendre à cohabiter.
La question de l’incommunication est donc l’enjeu du 21e siècle :
comment apprendre à cohabiter et à se tolérer a minima alors que la
visibilité de toutes les différences devient un facteur d’antagonisme
supplémentaire ? D’autant que depuis le début de l’humanité, les
hommes se tuent quand ils se ressemblent, et se tuent tout autant
quand ils ne se ressemblent pas…
Les trois inséparables : communication,
incommunication, acommunication
1. La communication est la grande affaire de tous. Chacun,
tout au long de la vie, cherche la communication, pour
partager, aimer, rencontrer. Malheureusement, on bute le
plus souvent sur l’incommunication.
2. Pour sortir de l’incommunication, on négocie afin de
trouver une solution. À condition qu’il y ait des valeurs et
des langues communes. En cas de réussite, on cohabite.
Mot modeste pour une réalité qui ne l’est pas, car la
cohabitation suppose des concessions mutuelles, et la
volonté d’éviter la rupture.
3. L’acommunication, à l’opposé, signifie l’échec de la
négociation. L’altérité radicale s’impose. Souvent violente,
avec les guerres et les conflits. Elle constitue le plus
souvent l’horizon des relations internationales.
L’acommunication augmente, hélas, avec la mondialisation.
On se voit, mais on n’a rien à se dire.

En réalité, la communication ressemble le plus souvent à


de la communication politique, et ces trois dimensions
illustrent l’importance du temps et de la négociation. Au
contraire de l’information, rapide et efficace, la
communication demeure fragile, lente et incertaine. Comme
l’art de la diplomatie : d’accord sur rien, on négocie pour
éviter l’échec et la rupture. La communication ? Le règne des
mots pour éviter celui des coups.
Cette complexité de la communication avec ces trois
dimensions explique la tentation permanente de la
communication technique. Plus rapide, « interactive »,
« efficace », elle donne le sentiment de pouvoir « simplifier » la
communication humaine. Mais la « rationalité » de la
communication technique ne peut suffire à combler « la
complexité de la communication humaine ». D’autant que ce
sont les Hommes qui font l’Histoire. Et ils ne vivent pas
d’interactivité, mais d’intercompréhension.
La négociation plutôt que le conflit. C’est peut-être cela la
grandeur de la communication : rester une valeur centrale
dans un monde ouvert.

1. Hermès, 68, « L’Autre n’est pas une donnée », 2014, p. 212-217.


« Si tout le monde s’exprime,
qui écoute 1 ? »

Sur les réseaux, en dépit du mot « social », la communication


n’apporte pas de solution à l’incommunication humaine. Le progrès
technique n’est pas synonyme de progrès dans l’intercompréhension
humaine.
Idéalement, il faudrait non seulement réduire de 30 % notre
utilisation hebdomadaire de smartphones et d’ordinateurs, mais aussi
lutter pour un retour à la voix, le grand outil de la communication.
N’oublions pas que les deux systèmes techniques les plus présents au
monde sont le téléphone et la radio. Deux techniques reposant sur la
voix ! Pourtant, plus personne ne laisse de message vocal. Tout le
monde aujourd’hui échange des SMS. Attention alors à
l’incommunication, car le contexte de l’émetteur n’est jamais le
contexte du récepteur et cela peut créer des contre-sens. Avec la voix,
on est dans l’instantané : nous entendons le ton, nous ressentons
l’atmosphère, nous ne sommes pas dans un univers simplifié ou
« rigide », produit par le SMS et le mail.

Les réseaux satisfont notre besoin de nous exprimer, de raconter


notre vie, notre histoire, les tragédies, les amours, les espoirs. Mais a-
t-on pour les autres la même attention que nous réclamons pour
nous-même ? Par-delà ce « narcissisme expressif » n’y a-t-il pas aussi,
et peut-être surtout la recherche de l’autre, le besoin de sortir de la
solitude de la vie contemporaine.
Nous sommes libres, mais seuls. Voilà l’acquis positif mais ambigu
de deux siècles d’émancipation. N’oublions pas qu’il y a très peu de
sociétés où l’on s’exprime librement. La grande question est
finalement celle-ci : Si tout le monde s’exprime, qui écoute ?

Écouter ?
Il faut écouter parce que, tout simplement, c’est reconnaître
l’autre. Écouter quelqu’un, c’est lui conférer le même statut que soi,
un progrès considérable dans l’humanité, car pendant des milliers
d’années, nous n’avons pas écouté l’autre, il n’y avait pas d’égalité et
encore moins de respect de la diversité. Le plus souvent, le pouvoir et
le silence dominaient. La communication signifiait en réalité le
silence des pauvres. Comme disait Jules Michelet, il faut faire parler
« les silences de l’Histoire, ces terribles points d’orgue, où elle ne dit
plus rien et qui sont justement ses accents les plus tragiques 2 ». Donc
parler et écouter est un progrès. Mais cela prend du temps, surtout
s’il y a un dialogue.

Il n’y a pas de retour possible en arrière, il faut accepter de


repenser cet univers technique extraordinaire, et d’en réduire la
pression, de telle sorte qu’on retrouve le poids de la communication
humaine. Ne pas confondre la vitesse et la performance des outils
avec la complexité de la communication humaine et sociale. Revenir
de la vitesse de l’information à la lenteur de la compréhension. Et
cette lenteur, nous la retrouvons tous dans cette donnée essentielle :
l’expérience. Nous passons notre temps à nouer des relations de toute
nature, donc à vivre des expériences et à retrouver le temps de la
communication. Il y a au moins vingt ans j’ai inventé cette expression
« Attention aux solitudes interactives ! » Nous sommes
« multibranchés » mais avec de moins en moins de contact humain.

L’interaction n’est pas synonyme de la communication.

Les conséquences de l’incommunication


et la question du respect
L’incommunication est un concept aussi important que celui de
communication. Parce que, paradoxalement, il en est la condition.
C’est bien parce que nous ne sommes pas d’accord entre nous,
affectivement ou professionnellement, que nous négocions. Et c’est en
discutant que nous trouvons un terrain d’entente.
Prenons l’exemple de l’entreprise, il y a toujours une
incommunication entre la stratégie des dirigeants et celle des salariés.
Mais en même temps, ce n’est pas parce que le pouvoir se trouve en
haut et les salariés en bas que cela doit être un pouvoir de droit divin.
Les dirigeants doivent écouter ce que disent les salariés, même s’ils ne
peuvent pas en tenir complètement compte, car la stratégie de
l’entreprise reste de gagner de l’argent.
Cela correspond aux trois phrases qui me fascinent. Tout d’abord,
« informer, n’est pas communiquer ». Ensuite, « communiquer, c’est
négocier ». Et quand la négociation a abouti, « communiquer, c’est
cohabiter ». Cohabiter, c’est finalement modeste. On ne s’aime pas
forcément, mais au moins on se respecte. La négociation est aussi
intéressante parce qu’elle suppose le respect de l’autre. Pas forcément
l’égalité, mais au moins le respect. C’est pour cela que
l’incommunication est paradoxalement un progrès culturel et
politique. Toujours cette grande idée de la communication : les mots
plutôt que les coups.

Le respect des personnes est donc


fondamental
Il est nécessaire de rappeler que tout être humain est intelligent !
C’est d’ailleurs le fondement de la démocratie, qui tire sa légitimité
des élections au suffrage universel. Lorsqu’il entre dans une
entreprise aujourd’hui, l’individu salarié, qui passe des heures sur son
smartphone, son ordinateur, ou devant la télévision à voir, à écouter
le monde…, est parfaitement au courant des enjeux. Il sait très bien
que l’entreprise pour laquelle on lui demande de « beaucoup donner »
peut être découpée en vingt-huit morceaux en même pas six mois. Ne
perdons donc pas de vue que les salariés ont aujourd’hui un sens
critique considérable. Ceux-ci ont donc tout intérêt à être entendus.
C’est d’ailleurs une des contradictions politiques contemporaines très
fortes, le décalage entre l’attention et le respect portés à l’égard des
critiques.
La généralisation des services de « communication » ou de
« ressources humaines » dans les entreprises a fait progresser le
respect. On reconnaît le salarié, et on admet qu’il faut l’écouter un
peu. La question clé demeure : jusqu’où l’écouter ? Parler n’empêche
pas les licenciements. Les dirigeants sont souvent persuadés que les
salariés ne comprennent pas les enjeux mondiaux ou financiers alors
même que ces salariés sont aujourd’hui surinformés ! Trop
d’arrogance des dirigeants qui s’imaginent tout contrôler, jusqu’au
moment où eux-mêmes sont licenciés…
Le respect doit s’affranchir des niveaux hiérarchiques, en
particulier il doit prendre en compte la question fascinante du
stéréotype, condition à la fois de la communication et de
l’incommunication. Quand on ne connaît pas l’autre, on l’aborde avec
des stéréotypes. Le stéréotype est donc la condition pour aller vers
l’autre. Mais simultanément, le stéréotype est évidemment l’obstacle,
car l’autre n’est pas ce que décrit le stéréotype. Nous sommes dans
une forme de contradiction : il n’y a pas de communication sans
stéréotype et le stéréotype est une anticommunication.

1. Inédit, 2005.
2. Journal, t. I, p. 378.
Quatre stéréotypes sur l’information
et la communication 1

« La communication, c’est de la “com” »


Pourquoi cette admiration pour l’information et cette méfiance
systématique pour la communication humaine ? Pourquoi une telle
considération pour la communication technique ? Pourquoi
l’information serait-elle honnête, la communication humaine
malhonnête et la communication technique vertueuse ? D’où
viendrait cette « neutralité » de la technique ? Pourquoi attendre avec
une telle gourmandise l’action « intelligente » de huit milliards
d’internautes ? Voilà le contresens : la communication technique vécue
comme le moyen de compenser les limites de la communication
humaine.

Cette méfiance concerne d’ailleurs le plus souvent l’autre et jamais


soi-même. « L’autre, le voisin, celui d’à côté, il est naïf, dupe,
manipulé alors que moi, je sais m’en prémunir. » Mais au fond,
pourquoi l’autre serait-il si dupe ? Et pourquoi pas moi ? Pourquoi
s’imaginer que le voisin n’a pas la même intelligence critique que soi-
même ? Le paradoxe ? De plus en plus de méfiance à l’égard de
la communication, et de moins en moins vis-à-vis de l’information, au
moment pourtant où celle-ci, sous sa forme numérique et interactive,
tombe dans le piège des infox. Pourquoi cette illusion concernant la
maîtrise de l’information et cette méfiance permanente à l’égard de la
communication ?

« Le public ? Passif avec les médias,


actif avec Internet »
Le stéréotype de la passivité du public face aux médias perdure
faussement depuis soixante ans. Avec ce contresens classique : on
confond le silence des publics dans les dictatures avec le contrôle des
consciences. Dans ces régimes, les citoyens écoutent mais ne sont pas
dupes. Ils voient bien la réalité du pouvoir. Et, dans les démocraties, à
l’inverse, on n’a jamais prouvé cette manipulation « évidente » des
consciences.
L’expérience et les recherches ont montré au contraire que si
l’offre de programme exerce évidemment une influence, celle-ci est
modulée par le poids des idéologies, âges, sexes… Écouter, regarder,
ne signifie pas forcément adhérer. Le même message adressé à tous
n’est jamais reçu de la même manière. Il n’y a pas plus de « liberté »
avec les réseaux qu’il n’y aurait de « domination » avec les médias.
Dévaloriser le téléspectateur « passif » et valoriser l’internaute
« actif » met entre parenthèses la question si complexe du récepteur
et du contexte. Non, l’intelligence mobilisée et les capacités cognitives
ne sont pas « supérieures » avec l’ordinateur qu’elles ne le sont avec
les médias. La demande n’est pas forcément synonyme de liberté et de
progrès. L’offre, à l’inverse, n’est pas synonyme de rigidité, de
mensonge ou de manipulation.

« L’information est sérieuse,


la communication ne l’est pas »
Mais il n’y a pas d’information sans communication, c’est-à-dire
sans relation. Et l’information essaie toujours d’être comprise. Donc il
y a partout de la communication y compris dans l’information. Et si
l’information est sérieuse pourquoi la communication ne le serait-elle
pas ? D’autant qu’avec l’explosion des infox, la suspicion gagne
aujourd’hui l’information comme elle a gagné hier la
communication !
C’est également évident pour les journalistes. Ceux-ci n’ont pas
raison de répéter inlassablement que « l’information est sérieuse et
que la communication ne l’est pas ». Le récepteur n’est pas toujours
idiot, loin de là, même s’il n’a pas toujours raison. Il ne suffit pas
de lui dire quelque chose pour qu’il le croie. On manipule beaucoup
moins qu’on ne le rêve ou le redoute. Par ailleurs, l’interactivité
permise par la technique est bien différente de la communication. Les
deux ne sont pas synonymes. D’où la nécessité de valoriser le rôle,
indispensable, des journalistes pour faire le tri. Plus il y a
d’information, plus ce métier est essentiel à défendre, comme pour
les documentalistes, archivistes et traducteurs !
De même que la communication humaine est plus difficile à
réussir que la communication technique, de même la communication
est-elle plus compliquée que l’information. Avec la communication, il
s’agit tout de suite de l’altérité et des relations avec des récepteurs. Le
récepteur ? La question probablement la plus compliquée de la
communication.

« Se connecter, c’est partager »


On est là au cœur du stéréotype des réseaux et du mythe de la
communication technique. S’il suffisait de parler, et de s’exprimer,
pour se comprendre, cela se saurait, car du téléphone à la radio, de la
télévision aux réseaux, on ne manque ni de technique, ni
d’expression, ni d’interactivité. Mais l’interactivité n’est pas synonyme
de communication. La vitesse des échanges et le volume des
informations en circulation ne suffisent pas à produire
l’intercompréhension. L’interaction est technique, l’intercompréhension
humaine. La méfiance, la violence, la haine de l’autre ne disparaissent
pas avec la technique. Pourquoi la technique réussirait-elle là où les
hommes échouent ? Pourquoi depuis cinquante ans, avec plus de cinq
milliards de postes de radio, presque autant de téléviseurs et bientôt
d’ordinateurs, n’y a-t-il pas plus d’intercompréhension et de respect
mutuel ? En quoi cette facilité d’échange d’informations porte-t-elle
atteinte aux stéréotypes, langues de bois, mensonges, violences,
idéologies ?
Réseaux et altérité
Les réseaux sociaux, politiques, religieux, militaires… ont
toujours existé. Leur force est de réunir des individus ou des
collectivités par affinités. Les technologies de la
communication, jusqu’aux réseaux numériques, n’ont cessé de
faciliter leur constitution et leur action. Mais le revers est le
risque de la multiplication des communautarismes. Chacun
s’enferme dans sa communauté. Et surtout comment de ne pas
délégitimer ceux qui sont hors des réseaux ? Ce qui est hors
réseau paraît, à tort, moins important. Plus il y a de réseaux,
plus il est au contraire nécessaire de n’oublier personne, et
indispensable de préserver la place de l’altérité. Il y va de
l’avenir de la société, dans son ensemble. Il faut laisser
ouverte la question de la société, c’est-à-dire celle de la
cohabitation de tous. Si le réseau est de l’ordre de la
« mêmeté », comme disait Voltaire, le hors réseau est de l’ordre
de « l’altérité ». Malheureusement, ce sont les réseaux qui
attirent et qui fascinent. Les réseaux ? Oui, à condition d’éviter
l’enfermement communautaire. L’individualisme, la
rationalisation et le communautarisme sont les victoires
ambiguës de la modernité. Préserver et apprivoiser
l’altérité constitue le défi de nos jours. La somme des réseaux
ne fait pas une société.

1. Hermès, 83, « Les stéréotypes, encore et toujours », 2019, p. 20-24.


Le Nouvel Ordre sexuel 1

Une rupture radicale


En trente ans (1960-1990), il s’est produit en Europe, avec les
luttes pour la contraception, l’avortement, les droits des femmes, la
reconnaissance de l’homosexualité, une rupture radicale dont on ne
réalise plus assez l’importance. Tout a été bouleversé du côté de la
structure familiale, du couple, du rapport aux enfants, de la liberté
individuelle. Dans Le Nouvel Ordre sexuel, mon premier livre (1974),
publié au Seuil en plein mouvement de libération sexuelle, j’avais
analysé deux de ces ruptures fondamentales pour l’émancipation des
femmes, que sont la contraception et l’avortement, et plus
généralement les mutations de la liberté individuelle, du couple et de
la famille. Je l’avais écrit à partir d’une recherche de quatre ans avec
le Mouvement français pour le planning familial et les différents
mouvements de libération. Aujourd’hui, du point de vue de la
mémoire immédiate des sociétés, les choses sont banalisées. Le
mariage pour tous représente une étape, comme la contraception et
l’avortement en furent il y a quarante ans, avec des combats d’une
extrême violence. Il s’agit toujours, dans le discours adverse, d’une fin
de civilisation ! On a entendu cent fois l’argument contre le mariage
pour tous : « Mais pourquoi se marier quand tout le monde
divorce ? » ; comme hier on entendait : « Si on légalise l’avortement,
les femmes s’en serviront comme moyen de contraception… »
Ce qui se joue de manière silencieuse, et qui renvoie à
l’anthropologie, concerne les rapports homme-femme et ceux entre
normalité et anormalité. La banalisation de la parole se fait
progressivement dans la presse, dans les couples, dans les familles,
dans les cafés. On parle de presque tout. Avant-hier, le divorce était
vécu comme une tragédie. La prise de parole a permis de vrais
progrès, mais elle ne suffit pas toujours à réduire la violence homme-
femme. Il faut d’ailleurs absolument rendre hommage à ceux et celles
qui, génération après génération, mènent les combats, par les
engagements, les livres, les films, les témoignages, les récits. Tous
ceux qui osent faire bouger les choses. La durée est ici indispensable
pour laisser évoluer les esprits. Un temps qui est souvent bien
différent de celui des sondages, même si ceux-ci parfois condensent
les points de vue.

Sexualité, altérité, incommunication


La sexualité n’est jamais banalisée ni banalisable. Demeure
toujours le mystère de l’autre corps, et pas seulement de l’autre corps,
mais aussi celui des imaginaires, des identités, des fantasmes et
représentations. Le rapport sexuel ? L’épreuve la plus radicale de
l’altérité. C’est l’autre auquel on se confronte, c’est pour cela que cette
rencontre est toujours aussi difficile, quelle que soit l’orientation
sexuelle. Il y a moins d’interdits, on les franchit plus facilement, tant
mieux, mais l’épreuve est toujours là. Communique-t-on mieux ?
Se parler plus facilement, avoir des relations affectives plus
simples, est fondamental mais ne suffit pas. La consommation
exponentielle de tweets, sms, mails ou coups de téléphone liés aux
relations interpersonnelles était totalement imprévisible il y a deux
générations. Elle illustre bien le fait que la recherche des relations
affectives dues aux différents mouvements d’émancipation a pris une
place considérable. C’est évidemment un progrès, même si ces
libertés acquises s’accompagnent souvent de solitude… Le modèle de
communication a changé puisque l’on parle davantage, sans cesse
pour éviter la rupture. Les sites de rencontres sont aussi un progrès,
mais à condition de se rappeler que l’essentiel est de se retrouver
physiquement. L’important reste le contact, la rencontre, pas la
technique. Se voir et se parler sont un immense progrès, même si
l’incommunication rôde toujours. Et plus que jamais, communiquer,
c’est négocier.

Les rapports homme-femme


La société capitaliste fait entrer toutes les activités dans le
marché. Le sexe est donc entré dans le marché par la pornographie,
les industries pharmaceutiques, les industries de thérapies, etc.
L’aspect positif, c’est que cette liberté d’expression libère aussi la
recherche du bonheur avec un tout petit moins de conformisme.
Cette diminution du conformisme est-elle un leurre ? Question vitale
à laquelle on ne peut pas toujours répondre. Moins de stéréotypes,
moins de conventions, moins d’interdits facilitent l’expression, ce qui
est déjà une étape essentielle. Même si cela ne suffit pas à garantir
l’intercompréhension. Mais l’absence d’expression « libre » était
encore pire, comme on l’a vu pendant des siècles, accompagnée de
tous les interdits.
Il est primordial de rappeler la malédiction qui a accompagné cet
immense mouvement de la lutte pour la libération sexuelle. Les
années 1980 à 2000 sont contemporaines de la tragédie du sida et de
la disparition de la première génération « libre ». Comme s’il avait
fallu « payer » cette émancipation. À se demander aussi et
paradoxalement si la douleur et la tragédie du sida n’ont pas
contribué à l’acceptabilité de l’homosexualité et des sexualités
plurielles ? La découverte de la liberté, du bonheur et de la jouissance
s’est terminée cruellement. Éros et Thanatos étaient gémellaires et la
victoire est devenue pour beaucoup une tragédie. Avec peut-être
enfin, maigre compensation, un peu plus de respect.

Libertés !
Pour comprendre et analyser ces mouvements extrêmement
complexes il y a les militants, les médias, les chercheurs, les acteurs.
Mais souvent, l’expression artistique (la peinture, le cinéma, le
théâtre, les arts du spectacle) est bien plus fine, complexe et
généreuse pour explorer ces ruptures. C’est pourquoi la liberté est
fondamentale dans cette bataille qui est une autre condition de la
diversité culturelle. Il ne peut y avoir de liberté culturelle ici, que s’il
y a simultanément le respect de la diversité culturelle.
Bien sûr, l’émancipation des mœurs est douloureuse, car on
s’aperçoit que les relations avec le partenaire, quel qu’il soit, ne sont
pas toujours plus simples. En réalité, tout est en chantier. On
n’arrêtera ni l’émancipation des femmes, ni la redéfinition des
rapports homme-femme, ni les mutations de la famille, ni
l’homosexualité. Le maître mot pour l’avenir ? Davantage de respect,
moins d’interdits, même si cette liberté s’accompagne aussi, souvent, de
la solitude. C’est de tout cela qu’il faut parler, notamment à l’école,
dans les médias, dans la vie… Oui, il y a eu des progrès en cinquante
ans, même si les relations ne sont pas toujours plus faciles, mais au
moins sont-elles un peu moins répressives. C’est déjà cela. Et de toute
façon, l’histoire n’est pas terminée…

De l’avortement à la PMA
28 déc. 1967 : loi relative à la régulation des naissances.
17 janv. 1975 : loi relative à l’interruption volontaire de la
grossesse.
15 nov. 1999 : loi relative au pacte civil de solidarité
(PACS).
17 mai 2013 : loi ouvrant le mariage aux couples de
personnes de même sexe.
2 août 2021 : loi relative à la bioéthique (élargissement de
la procréation médicalement assistée [PMA]).

1. Inédit, 2015.
Publicité : penser ce clair-obscur 1

La force du stéréotype et le bouc émissaire


parfait
Le paradoxe ? La publicité plaît, fait partie de notre vie
démocratique, quotidienne, tout en étant considérée comme
dangereuse, voire inutile. Et sans susciter beaucoup de curiosité
théorique ! La contradiction ? Le décalage entre l’omniprésence de
ces trois mots, information, communication, publicité, dans la vie
publique et la faiblesse de la réflexion intellectuelle, le manque de
légitimité, de comparatisme de la part des professionnels des médias,
du monde académique et des politiques.
La publicité mélange souvent plusieurs logiques, ce qui explique
tout à la fois son charme, son succès et l’agacement qu’elle suscite.
Notre intérêt pour la publicité est le symbole de notre résistance à
tout ce qui n’est pas « rationnel ». En fait, on a souvent peur de « se
faire avoir » avec la publicité. Chacun chemine entre désir, commerce,
besoin, irritation et nouveauté. D’autant plus d’ailleurs que la
publicité est souvent liée à des formes de création artistique. On
voudrait s’en séparer et pourtant elle nous manque. Cette ambiguïté
vécue par tous intrigue, et énerve. Faire de la publicité le bouc
émissaire est plus simple que de reconnaître ses propres ambiguïtés.
C’est en cela qu’elle est l’un des boucs émissaires les plus efficaces :
au lieu de se méfier de soi-même, on se méfie d’elle.

La publicité, entre désir créatif et industrie


Son intérêt ? D’une part, elle est le parfait symbole de tout ce dont
on se méfie, d’autre part, au-delà du rôle de « faire vendre », elle
représente une certaine capacité d’innovation, en tout cas de
décalage, par rapport à la rationalité dominante souvent triste.
Malgré les propos contestataires, elle ne se réduit pas à une simple
« influence directe ». Elle reste la plupart du temps une
« négociation », silencieuse, discrète, mais complexe entre l’émetteur,
le message, le récepteur, et le contexte.
De toute façon le contexte en cinquante ans a changé. Les vrais
enjeux d’aujourd’hui sont : le pouvoir des Gafam ; la tyrannie de
l’interactivité ; la victoire de l’infox ; le désordre entre les différents
types d’information ; l’omniprésence de l’image et du virtuel ;
l’inépuisable puissance des lobbies ; la technicisation des rapports
humains ; ou encore le recours croissant à la « publicité
programmatique »… Autrement dit les contradictions les plus graves
ne sont pas là où les publiphobes le croient.
L’information, la culture et la communication nous évitent la
tentation du repli identitaire, qui est une réaction naturelle au
désordre lié à la mondialisation. Le risque principal, en revanche,
concerne la segmentation culturelle et sociale, liée aux algorithmes.
D’autant que cette segmentation est compatible avec tous les
communautarismes et les toutes formes d’entre-soi. La force de la
publicité, si elle échappe aux innombrables segmentations ?
Contribuer au lien social. Tout le monde regarde les publicités, à tous
les âges et dans tous les milieux sociaux. Que l’on aime ou pas, on
« jette un œil » et elle « fait parler ». Elle est un lien imaginaire et
culturel. S’il est une situation qui condense les trois dimensions
contradictoires de la communication (le partage, l’incommunication,
l’acommunication), c’est bien la publicité et son jeu permanent de
négociation entre des relations contraires.

De la publicité de masse à la réification


Dans le succès ambigu de la publicité, il faut distinguer deux
étapes historiques. La première est l’avènement de la société de
consommation, pendant près d’un siècle. La publicité accompagnait la
croissance et le progrès dans la vie quotidienne. Elle était critiquée
mais acceptée et moderne. Depuis près de cinquante ans, elle est
devenue le symbole suspect de cette société de masse qui
« manipule » les consommateurs et les citoyens. Sa dimension
négative l’emporte sur les bénéfices économiques, culturels et
sociaux.
Tous les moyens sont donc recherchés pour échapper à la
standardisation et à « l’aliénation » par la publicité. On veut donner le
sentiment au consommateur qu’avec l’individualisation des marchés,
il choisit « librement » ! On rêve du règne de la demande
personnalisée pour affirmer sa liberté. Et voilà le piège, le règne de la
demande ne garantit pas plus la liberté individuelle, car chacun
s’enferme dans ses goûts. Satisfaire la demande légitime toutes les
segmentations culturelles justifiées par les algorithmes. L’individu
consommateur « autonome » contemporain n’est pas forcément plus
libre et critique que le consommateur de masse du 20e siècle, son
prédécesseur. La force de la demande ne peut pas remplacer le rôle
innovateur de l’offre. C’est toujours par celle-ci, dans la politique
comme dans l’économie, les arts ou la connaissance, que la création
perdure. D’autant qu’à force de tout individualiser, que reste-t-il du
collectif qui est bien plus complexe qu’une somme d’individus et de
consommateurs ? L’individu-consommateur-citoyen n’est de toute
façon pas un benêt. En outre, il sait aussi mentir, observer, jouer avec
les médias et avec la consommation thématique.
Même si le récepteur est moins manipulable qu’on ne le croit dans
le processus d’ajustement entre offre et demande, il reste exposé au
risque de l’enfermement de chacun dans ses choix. La demande
enferme plus que l’offre. D’ailleurs, l’individualisation n’est pas
toujours signe d’augmentation des choix. Il peut parfaitement y avoir
simultanément individualisation et standardisation. En outre, il y a un
risque plus général. Pour la publicité, il y a trop de règles qui
enferment. Pour les réseaux, il n’y en a pas assez. Dans les réseaux, une
liberté sans loi risque de tuer la liberté. Dans la publicité et la
consommation segmentées, la « connaissance » des comportements et
des attentes des citoyens-consommateurs constitue un piège. Au bout
de la segmentation rôdent la réification et le conformisme. Pas
nécessairement la liberté. L’urgence ? Faire cohabiter des logiques
contradictoires et maintenir le conflit des légitimités. Cette
complexité oblige à produire des connaissances sur ce « clair-obscur »
de la publicité. La pensée critique sous toutes ses formes doit investir
ce champ immense des rapports entre liberté, création,
communication, consommation, industrie, désir. Et reconnaître,
l’étonnante complexité des comportements humains et la nécessité si
possible de sortir des logiques binaires et rationnelles.

Trois chantiers intellectuels


1. Sortir de la logique du bouc émissaire.
Il faut tailler large. Un peu comme l’a fait l’écologie qui a osé
repenser et dénoncer les rapports de l’Homme et la nature. La
communication est la grande question politique et culturelle du début
du 21e siècle au sens où elle gère celle de l’altérité, de la négociation
et de la cohabitation. D’où la nécessité absolue, au-delà des lois, de
développer l’autorégulation et la corégulation.

2. Valoriser la « société individualiste de masse » et l’articulation


individuel-collectif.
La publicité, facilite la consommation individuelle d’une activité
collective, à condition de ne pas oublier que le mouvement culturel
en faveur de l’individualisation ne peut exister que s’il y a
préalablement et simultanément ce lien social. Que reste-t-il du
collectif si tout se segmente ?

3. Éviter l’alliance de la segmentation et du numérique.


On l’a compris, la segmentation liée à l’individualisme triomphant
est l’occasion d’une nouvelle économie dont les promesses sont à la
hauteur des possibilités financières des individus-consommateurs. Les
bases de données, moteurs de recherche et autres algorithmes sont
des outils techniques qui favorisent cette séduisante segmentation. La
numérisation est au cœur de l’individualisation de la publicité. Elle
lui donne ses lettres de noblesse, mais amplifie les risques de la
réification. C’est sur cet immense champ culturel et politique qu’il
faut réfléchir. Ce n’est pas l’individualisation qui est dangereuse, mais
plutôt sa réification sous forme de segmentation, renforcée par les
performances du numérique.

La publicité au défi du numérique


La publicité a deux ennemis. Le premier, la segmentation
renforcée par les performances techniques du numérique. Le second,
le moralisme qui, au nom de toutes les idéologies de l’émancipation
individuelle s’oppose en réalité à toutes les ironies, à tous les clins
d’œil, et à tout ce qui n’est pas « correct ». La réification est
consécutive à la multiplication des « droits » et des « libérations ».
Chacun, au nom de son identité et de ses droits, devient une forteresse.
L’autre est une menace « au nom » de tous mes droits. Le contraire de
ce qu’est notamment la publicité, qui est en général « un passeur ».
Attention au moralisme. Attention au « conformisme progressiste »,
qui légitime le règne du politiquement correct.
Le risque ? L’absorption, par les plateformes et les industries
numériques de ce petit milieu professionnel et culturel de la publicité.
Les « applications numériques publicitaires » seraient encore plus
efficaces… Attention à cette « réification individualiste » si
séduisante. La rationalité n’est jamais loin de ses ennemis, la
rationalisation et la standardisation.
On arrive là au cœur du défi de la publicité et plus généralement
des industries culturelles et de la communication. La publicité reste
un artisanat, car la création, quelle qu’elle soit, est toujours
inattendue et irrationnelle. Rien de pire que de vouloir mettre de
l’ordre dans la création. En réalité, hélas, le désir, la liberté, la
création font toujours aussi peur. Aujourd’hui comme hier… Ce défi
ne vaut d’ailleurs pas seulement pour les arts appliqués, il vaut
également pour la littérature et toutes les formes d’expression. Sans
oublier les mondes académique et universitaire tellement tiraillés
entre culture, création et standardisation. La rationalisation guette
autant le milieu de l’art que celui de la culture et de la connaissance.
Le conflit des légitimités
C’est un concept aussi important que ceux de
communication, incommunication, et acommunication. Il
valorise la nécessité absolue de respecter la diversité des
rapports au monde au moment où la mondialisation de
l’information et le progrès des techniques de communication
suppriment les frontières et donnent le sentiment d’un monde
ouvert, transparent, où tout circule. Préserver l’ouverture du
monde mais éviter la perte de repères symboliques sans
lesquels il n’y a pas de vie collective. Respecter le conflit des
légitimités, c’est respecter trois logiques à l’œuvre dans notre
relation à la réalité : l’information, la connaissance, l’action.
Les trois ont évidemment des points de recouvrement, mais
leurs logiques sont différentes et doivent le rester sous peine
d’une radicale anomie cognitive. Préserver les différences de
sens des rapports au monde, quand on croit que tout
communique.
Les légitimités différentes ont besoin de l’existence et du
rôle des communautés intermédiaires, c’est-à-dire toutes les
professions (journalistes, professeurs, médecins, etc.) dont les
compétences et les connaissances permettent de préserver une
certaine profondeur culturelle pour comprendre le monde et
distinguer ce qui relève de l’information, de la communication
et de l’action. Ces communautés intermédiaires ne sont pas
des « obstacles » à la transparence du monde, mais la
condition, au contraire, pour que cette « transparence » ne
conduise pas à la perte de sens.
1. ARPP. Cahiers du conseil d’éthique publicitaire (CEP), 2020.
Les artistes pris au piège 1

Les artistes, valorisés dans tous les arts, pour leur singularité, leur
originalité, sont en même temps enrôlés dans le maelström de la
« culture mondiale » et très souvent dans celui de la spéculation sur
l’art contemporain et la « peopolisation ». On les valorise et on les
achète pour leur originalité et singularité, en même temps on les
insère de plus en plus, et malgré les résistances actives de certains
d’entre eux, dans les lois d’airain du capitalisme et de ses différents
marchés segmentés. Cette rationalisation des arts s’accompagne
simultanément d’une quête effrénée des « nouvelles tendances ». D’un
côté, tout se rationalise à l’échelle mondiale, de l’autre on constate
une obsession de la nouveauté et de la singularité.
Car voilà probablement le défi esthétique le plus grave. La
rationalisation, la standardisation et l’obsession de la nouveauté. Tout
est individualisé, mais réifié. L’École de Francfort, et avec elle tous les
penseurs critiques l’ont dit dès les années 1930 : le capitalisme nie et
broie les différences, tout en faisant l’éloge de l’innovation, du risque
et de la création. Cette contradiction se retrouve dans la réforme des
écoles d’art, pour la formation comme pour la recherche. D’un côté,
on valorise la singularité, la créativité, l’originalité dans la création
artistique. De l’autre, les écoles d’art, des plus prestigieuses aux plus
modestes, sont « incitées » à intégrer le processus de Bologne, la
réforme licence-master-doctorat (LMD) et à se fondre
progressivement dans l’immense machine scolaire européenne à
engloutir toutes les différences. Que reste-t-il de l’originalité des
professions artistiques si dans leur formation même, elles sont niées
et sommées de retrouver le reste du monde universitaire. Pourquoi
vouloir tout homogénéiser ? Nous en sommes là.

Comme souvent, ce qui paraît secondaire (le modèle de formation


et de recherche des artistes) par rapport à un enjeu central de société
(les limites de la rationalisation et de la standardisation) peut au
contraire être un lieu privilégié d’observation des contradictions des
sociétés « modernes ». Apparemment ouvertes à toutes les
différences, elles sont en réalité soumises à la loi d’airain du
« normal », de la règle, de l’unité et de la rationalité… Et
l’omniprésence des systèmes d’information, des grandes bases de
données, des innombrables interactions techniques et autres Big Data
mondiales n’y changent rien. Malgré les discours, la différence n’est pas
finalement beaucoup plus tolérée au bout des réseaux. Les artistes
posent, de nouveau, la question de la place et du statut de l’altérité et
de la singularité par rapport au modèle de rationalité dominant.
On retrouve ici la conception de la communication que je
privilégie. Non pour nier les différences et standardiser, mais au
contraire pour organiser la cohabitation des systèmes symboliques. En
somme, la communication comme complément de la politique
démocratique, c’est-à-dire un processus pacifique de cohabitation des
logiques hétérogènes.
La tentation technologique
C’est croire que la performance, la vitesse, la séduction de
la communication technique réduiront les difficultés et les
lenteurs de la communication humaine. Oui à toutes les
innovations à condition de ne pas oublier que les techniques
sont toujours plus simples que les rapports humains et
sociaux. L’interactivité technique est toujours moins complexe
que l’intercompréhension humaine. Les machines ne négocient
pas entre elles et ne font pas la guerre. L’urgence ? Combattre
l’ontologisation de la technique et sa dérive, l’idéologie
technique.

1. Hermès, 72, « L’artiste un chercheur pas comme les autres », 2015, p. 11-13
Une jeunesse peu aimée 1

Malheureusement, la France n’aime pas beaucoup sa jeunesse.


Pour l’instant tout le monde a le blues, mais c’est encore plus
douloureux pour les jeunes. Le jeu politique est noyé dans les langues
de bois, avec peu d’utopie politique, un chômage qui paraît sans fin,
une école dévalorisée, les familles brinquebalantes… Les jeunes,
égoïstes, indifférents ? Pas plus que les adultes. Paresseux ? Pas plus
que les adultes. Surtout on ne leur fait pas beaucoup confiance…
Douloureuse expérience que d’être là, et de camper un peu
tristement aux portes de l’âge adulte et de la société. La France est
pourtant un des pays d’Europe où il y a annuellement le plus de
créations d’entreprises, et d’autoentrepreneurs, même s’il y a aussi
beaucoup de faillites. Cette jeunesse en « jachère » est généreuse,
pleine d’humour, de solidarités amicales, d’utopies quotidiennes et de
mini-projets qui sont autant d’aventures. Les jeunes ne sont pas
cyniques, mais sans boussole, ils inventent leur histoire, essaient de
comprendre l’enfer de la mondialisation. Plus de 130 000 par an sont
exclus du système scolaire français et se retrouvent seuls, avec leurs
bandes d’amis comme espace de légitimité et de solidarité. Avec le
chômage écrasant, ils naviguent de CDD en CDD sans visibilité. Cette
jeunesse de France est nombreuse, par rapport aux autres pays, vingt
millions ont moins de 25 ans en 2022, huit millions entre 15 et
24 ans. Souvent moins racistes et méfiants que les adultes, ils sont
sensibles à notre société multiculturelle. Pourquoi ne pas généraliser
alors le service civique et les multiples formes de solidarité,
notamment avec les volontaires internationaux ? Mobiliser aussi cette
jeunesse, scolarisée ou pas, pour la grande utopie de l’Europe comme
moyen d’humaniser cette globalisation sans âme. La tragédie du
Covid-19 ne fait qu’accentuer cet abandon de la jeunesse.
La jeunesse c’est aussi et souvent un style, lié aux voyages, ou à la
musique avec un renouvellement dans la cuisine, dans l’accueil, dans
l’action politique, la vision du monde. En un mot, souvent, une autre
manière de faire du commerce et du travail, de la musique, voire de
la cuisine ! Faire confiance, discuter. Valoriser les formations,
l’expérience et surtout les racines multiculturelles de notre pays
toujours stupidement sous-valorisées. Bref, faire enfin confiance.

1. Inédit, 2020.
BIBLIOGRAPHIE HERMÈS
Hermès, 4. « Le nouvel espace public ». 1989. Coordinateurs :
D. Bregman ; D. Dayan. J-M. Ferry et D. Wolton.
Hermès, 17-18. « Communication et politique ». 1995.
Coordinateurs : G. Gauthier, A. Gosselin et J. Mouchon.
Hermès, 32-33, « La France et les Outre-mers. L’enjeu multiculturel ».
2002. Coordinateurs : T. Bralbridge, J-P Doumengue, B. Ollivier,
J. Simonin et D. Wolton.
Hermès, 38. « Les sciences de l’information et de la communication ».
2004. Coordinateurs : Y. Jeanneret et B. Ollivier.
Hermès, 53. « Tracabilité et réseaux ». 2009. Coordinateurs :
M. Arnaud et L. Merzeau.
Hermès, 86. « Autant de musiques, autant de mondes ». 2020.
Coordinateurs : E. Dacheux, T. Dwyer et D. Ehrhardt.

ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES
BLANC, P., CHAGNOLLAUD, J.-P., Le rendez-vous manqué des peuples,
Autrement, 2022.
DELEUZE, G., GUATTARI, F., Mille plateaux, Édtitions de Minuit, 1980.
GUILLO, D., Les fondements oubliés de la culture, Seuil, 2019.
HOQUES, T., Les presques humains. Mutants, cyborgs, robots, zombies…
et nous, Seuil, 2021.
MUMFORD, L., Le mythe de la machine, Fayard, 1973.
SFEZ, L. (dir.), Dictionnaire critique de la communication, PUF, 1993.
CHAPITRE II
Mondialisation,
diversité culturelle, traduction
Les rapports communication/mondialisation sont peut-être parmi
les questions les plus explosives. En effet, avec la mondialisation on
ne parle que d’ouverture et de circulation, grâce notamment à la
révolution des techniques. Avec la communication, il est question
bien sûr de l’ouverture mais, en même temps, surgit une
revendication d’identité. En tous cas, autre chose que le modèle
d’ouverture tous azimuts des Gafam… Ouverture, oui, mais avec des
limites. Le numérique, avec ses performances et ses succès,
déstabilise en effet les cadres culturels et politiques, et la résistance
culturelle prend de plus en plus de place. On le voit bien aujourd’hui
avec les conflits religieux et identitaires dans le monde.
En fait, dans la globalisation, « ouverture » et « résistance »
entrent en conflit. La manière dont on gère les rapports
ouverture/identité détermine l’équilibre de ce que j’appelle « la
troisième mondialisation », celle où la culture devient, après la
politique et l’économie, un facteur essentiel de conflits.
Pendant un siècle, on a critiqué les « territoires » pour ne parler
que des « espaces ». Aujourd’hui, c’est le retour des territoires et des
frontières. La performance des techniques ne suffit pas à garantir
l’ouverture ni à empêcher le retour des identités. On retrouve ici le
rôle central de la communication, entre incommunication et
acommunication. La reconnaissance de l’importance de la diversité
culturelle se retrouve dans la déclaration universelle de l’Unesco de
2005. Il y est postulé que la diversité culturelle est la condition de la
paix dans un monde ouvert. La mondialisation a d’abord été une
utopie universaliste militante, une figure de l’universel, jusqu’aux
idéologies du tiers monde et des « révolutions ». Avec la fin du
communisme s’est installée la globalisation financière et économique,
trop rapidement identifiée à un « progrès démocratique ». La
révolution technique, avec les « autoroutes de l’information » et « la
société numérique » ont été considérées comme les outils de cette
« nouvelle démocratie ».
Deux réactions politiques ont émergé pour s’opposer à cette
domination capitaliste. D’une part l’écologie, avec un autre rapport à
la nature. D’autre part, la montée des revendications identitaires et
de la diversité culturelle qui relance les risques de conflit et
l’incommunication. Dans les deux cas, la communication joue un rôle
central.
Avec l’écologie, il faut préserver la diversité de la nature et du
monde animal. Avec la diversité culturelle, il faut préserver la
diversité des cultures et des traditions. Malheureusement, la diversité
culturelle pacifique est plus difficile à préserver que la diversité
écologique, car les Hommes et les sociétés sont beaucoup plus
violents. Quel équilibre trouver entre ouverture et fermeture ?
Identité et cohabitation ? Communauté et universalité ? Comment
éviter que l’idéal d’ouverture qui prévaut depuis au moins un demi-
siècle ne provoque finalement un phénomène de rejet, voire de haine,
avec le passage d’une identité relationnelle à une identité refuge et
conflictuelle ?
L’écart est croissant entre la révolution numérique et un monde de
plus en plus tenté par les frontières, les identités et le repli
communautaire. Les Gafam et le monde numérique d’un côté, grosso
modo les pays riches, avec en face le repli et les identités religieuses,
nationales ou culturelles. Finalement la « révolution de
l’information » provoque autant l’ouverture que la crainte. Avec, au
centre, les trois dimensions du partage, de la cohabitation, de l’échec.
Dans la réflexion sur le rôle du numérique dans l’ouverture au
monde, il ne faut d’ailleurs pas oublier la face noire d’Internet, et
l’urgence d’une réglementation des Gafam, première industrie du
monde. Cela concerne aussi la défense des libertés publiques et
privées, la cybercriminalité en pleine expansion, les infox, le rêve du
temps gagné, le mythe d’une société en direct, l’illusion de la
transparence, le poids des rumeurs, la fin des intermédiaires… Bref,
toutes les réalités qui éloignent le numérique d’une vision irénique.
Curieusement, toutes ces « réalités noires », aujourd’hui visibles et
connues, ne mettent pas en cause, pour le moment, les a priori
extrêmement favorables concernant « le monde d’Internet ». Au
contraire, on considère qu’il s’agit du « prix à payer ». La
communication et les médias suscitent par contre depuis longtemps
beaucoup trop de méfiance ! Il est nécessaire en tous cas de lutter
contre l’opposition artificielle entre « le vieux monde » des médias de
masse et le « nouveau monde » des réseaux. Comme il est nécessaire
de penser au plus vite « l’après Internet », car il y aura évidemment
un « après Internet ».
La troisième mondialisation 1

Cela fait plus de vingt ans que je travaille sur le rôle croissant des
conflits culturels, et pas seulement politiques et économiques, liés à
la mondialisation. En 2003, j’ai publié un livre précurseur L’autre
mondialisation (Flammarion) où j’identifiais deux mutations qui se
produisent sous nos yeux. D’une part, la « révolution » de
l’information et de la communication, avec l’arrivée d’Internet et des
réseaux. D’autre part, le surgissement de contradictions politiques
liées à la globalisation. La première accélérant la seconde. L’expansion
de l’information, en rendant le monde « transparent », ne l’a pas
rendu plus pacifique ni moins inégalitaire. En outre, et voilà la
nouveauté, les identités culturelles émergent, ou plutôt
réapparaissent, en opposition au mythe du « village global ». La
mondialisation de l’information ne supprime pas le besoin de
frontières et d’identités culturelles, mais au contraire les renforce.
Tout se complique ou plutôt la performance croissante des techniques
ne rend pas plus facile la compréhension du monde.

Une autre mondialisation


Le défi peut-être le plus important ne concerne ni la politique ni
l’économie mais le caractère violent des revendications culturelles au
sens large (langues, religions, cultures, frontières, etc.). Ce que
j’appelle la troisième mondialisation. Pour en gérer pacifiquement les
dimensions violentes, il faut sortir de l’idéologie technique d’Internet
qui devait apporter la paix et sortir également d’une globalisation
réduite à la domination financière. En sachant que cette troisième
dimension, la culture au sens le plus vaste, est souvent un facteur de
violences, beaucoup plus fort que la politique et l’économie. Cette
« autre mondialisation » rend donc encore plus nécessaire, et
complexe, le pilotage de la globalisation.
Essayer de sauver la dimension d’ouverture et d’émancipation de
la mondialisation consiste à penser ces trois dimensions
contradictoires – la politique, l’économie, la culture – et prendre
conscience de ce que la révolution technique de l’information ne
suffit pas à rapprocher les points de vue, ni à créer une « conscience
mondiale ». Tout ceci accentue au contraire la nécessité de respecter
les identités culturelles et le besoin de penser et de construire la
cohabitation culturelle. Plus la finance et l’économie brouillent les
frontières, plus les hommes veulent garder leurs repères et leurs
identités. Plus le monde est immédiat, plus il est incompréhensible.
Bref, la thèse que je défends est à l’exact opposé des idées
dominantes qui ne parlent que de vitesse, d’interactivité, de
rationalité, d’échange, de transparence… En réalité, les
caractéristiques de la modernité triomphante, avec le règne des
techniques et de l’individualisme, deviennent, au-delà des discours
iréniques, les accélérateurs des irréductibilités, sociales, culturelles et
historiques. Tout devait se simplifier avec l’information, tout se
complique justement par oubli des sociétés et de l’Histoire.
La deuxième grande idée que je défends à travers ce concept de
troisième mondialisation est celle de la cohabitation culturelle. La
culture et l’anthropologie sont plus importantes que les techniques et
l’économie pour gérer cette « autre mondialisation ». C’est-à-dire le
surgissement de la culture, et souvent l’incommunication qui
l’accompagne. Si la problématique n’a pas changé, plusieurs ruptures
se sont produites en une génération.

Égalité et identité
La globalisation avait posé le principe, faux, selon lequel en
ouvrant les frontières, la circulation des biens et des hommes allait
assurer une égalité mondiale. C’est l’inverse qui s’est produit. La
globalisation a renforcé les inégalités économiques et sociales et les a
rendues encore plus visibles. Les riches sont devenus plus riches, les
pauvres plus pauvres, les classes moyennes fragilisées. Et les migrants
symbolisent la haine de l’autre. Les murs, partout, se sont dressés.
Mais surtout, la finance a mangé l’économie, qui a mangé le
politique. L’idéologie de la globalisation a tué le rêve de la
mondialisation. Trois crises, 2008 pour la finance, 2015 pour les
migrants et 2020 pour le coronavirus, illustrent d’ailleurs la fragilité,
et les limites de la globalisation. Sans parler de la guerre d’Ukraine.
Plus que jamais le problème est de penser les rapports entre
globalisation, mondialisation, multilatéralisme et universalisme. À ce
problème est associée une question éminemment politique, qui ne
progresse guère : comment faire tenir ensemble ces valeurs souvent
contradictoires ; l’identité, l’ouverture, la communauté et
l’universalité ?
C’est l’enjeu du 21e siècle. Sortir de la finance, de l’économie et du
numérique. Retrouver le politique, la communication humaine et la
diversité culturelle. La globalisation financière et le mythe de la société
numérique sont les deux grands dangers liés à cette ouverture sans
pilotage du monde.
Liberté et numérique
La diversité culturelle, enjeu politique et culturel du 21e siècle,
reste largement sous-estimée et surtout insuffisamment pensée. Tout
est réduit au mythe de la « civilisation numérique » qui a succédé à
celui du « village global », avec la domination efficace des Gafam.
Celles-ci prétendent résoudre ces nouvelles contradictions culturelles
en multipliant les marchés centrés sur l’individu et la communauté.
L’horizon ? Un monde segmenté et progressivement réifié. Les
interactivités techniques plutôt que le temps de la négociation et de la
cohabitation.
La culture et a fortiori la diversité culturelle sont réduites à une
question de « liberté individuelle », et instrumentalisées par toutes les
applications numériques. Les interactions techniques se substituent à
la communication humaine et sont présentées comme la solution aux
revendications identitaires croissantes. Les marchés individuels et la
valorisation des « communautés » ne sont pourtant pas la solution
aux revendications identitaires plus ou moins belliqueuses. Les
terroristes peuvent parfaitement être en même temps des acteurs du
numérique.
Une dimension positive : l’inscription de la question de la diversité
culturelle dans le champ politique avec la signature en 2005 à
l’Unesco de la Convention pour « le respect de la diversité
culturelle ». Toutes les langues, les cultures, les religions sont égales.
Victoire politique considérable, même si dans les faits rien n’a changé.
Peu importe. Il s’agit d’une victoire normative avec la prise de
conscience de la dimension politique et universelle de la diversité
culturelle. L’Europe a joué un rôle central dans l’émergence de cette
problématique. D’ailleurs, elle est actuellement la plus grande
expérience politique au monde qui accepte la cohabitation culturelle.
Malgré toutes ses limites et ses contradictions, notamment à l’égard
des migrants, l’Europe est la seule réalité politique qui prenne en
charge officiellement ce nouveau défi politique, celui de la place de la
culture dans la mondialisation. C’est l’objet de mon dernier livre :
Vive l’incommunication. La victoire de l’Europe (François Bourin,
2020).
La diversité culturelle,
un défi aussi colossal que celui du climat

Pourquoi tant d’attirance pour l’écologie et tant d’indifférence


à l’égard de la diversité culturelle ? Parce qu’il est plus facile de
respecter la diversité de la nature et du règne animal que la
diversité des cultures. La nature et les animaux ne parlent pas.
Ou peu. Les hommes, eux, constamment. À quoi servirait une
planète enfin respectueuse de la diversité de la nature si,
simultanément, les hommes, par leurs guerres culturelles, la
détruisent allègrement ? C’est pourquoi il ne faut surtout pas
choisir entre l’écologie et le respect de la diversité culturelle mais
avancer des deux pas, simultanément. Pour l’instant, l’enjeu
politique de la diversité culturelle est largement sous-évalué,
même si la plupart des conflits politiques depuis une
génération ont le plus souvent une origine culturelle,
accentuée par les inégalités économiques et sociales. C’est la
culture au sens large qu’il faut prendre en compte, autant les
œuvres, que les modes de vie et les civilisations.
Il n’est pas trop tard. Toutes les sociétés sont
multiculturelles et le seront de plus en plus. Pionnière pour la
signature de cette déclaration de 2005, l’Europe pourrait l’être
pour la relance de la réflexion et de l’action. D’autant que la
Grande-Bretagne, l’Allemagne, et la France sont
multiculturelles depuis longtemps. Seuls le populisme et le
rejet de l’autre, depuis une trentaine d’années, expliquent que
la droite et la gauche n’aient pas valorisé la réalité
multiculturelle des pays. La diversité culturelle est en fait
indépassable. Construire la cohabitation culturelle, un objectif
démocratique. Hier, les identités culturelles étaient souvent
symboles de fermetures, aujourd’hui, au contraire, liées à la
démocratie, elles sont une condition essentielle pour vivre
ensemble dans un monde ouvert. La diversité culturelle
constitue, encore plus que l’écologie, la nouvelle frontière, de
ce début du 21e siècle.

L’incommunication
L’autre défi politique contemporain est celui de la prise de
conscience de la nécessité de penser l’incommunication, c’est-à-dire les
conditions de cohabitation les moins violentes possibles entre ces
quatre dimensions : la politique, l’économie, la technique et la
culture. C’est sur le rôle essentiel de l’incommunication dans un
monde saturé d’information, d’images, d’interactions que je travaille
actuellement. « Penser l’incommunication » est aujourd’hui aussi
nécessaire que « penser la communication » l’avait été il y a
quarante ans. Ceci afin notamment de mieux comprendre les
ressemblances et les différences entre occidentalisme et
universalisme. L’expérience du Brexit en Europe en 2019 illustre
parfaitement l’importance politique du fait culturel et des
incommunications. Reconnaître la force de l’incommunication est un
progrès politique et une prise de conscience de la nécessité de
dépasser l’économie et la technique. En réalité, il est impossible de
nier l’incommunication, et indispensable de penser les contradictions
d’un monde ouvert où les questions d’anthropologie culturelle seront
de plus en plus impérieuses.
Les ruptures de la troisième mondialisation
Depuis la publication de L’autre mondialisation en 2003, trois
autres ruptures se sont produites, qui toutes renvoient au rôle
croissant de l’incommunication. C’est d’abord le mythe de la société
numérique. Ensuite la critique écologique qui accompagne plus ou
moins la recherche d’un modèle social alternatif. Enfin, la diversité
culturelle pour essayer de penser autrement la mondialisation. Qu’il
s’agisse du numérique, de l’écologie ou de la culture, la nécessité
s’impose d’introduire d’autres dimensions que la finance et l’économie
pour penser le monde ouvert. Le concept qui illustre peut-être le
mieux ces vingt dernières années est celui de l’incommunication, c’est-
à-dire la prise de conscience à la fois de l’altérité des visions du
monde et de la nécessité de négocier pour éviter qu’elles ne
débouchent sur des conflits politiques. Reconnaître
l’incommunication invite aussi à valoriser la nécessité de la
négociation. La négociation ? Les mots, pour éviter les coups et la
guerre. L’incommunication est donc un nouveau concept politique
pour penser les contradictions d’un monde ouvert et éviter les replis
communautaristes.

1. Inédit, 2015.
Le pape : la voix de la diversité 1

Pendant plus d’une année, j’ai eu la chance de m’entretenir avec le


pape François. Ces douze séances secrètes de travail ont fait l’objet
d’un livre. De ces conversations à bâtons rompus, j’ai tiré
rétrospectivement quelques enseignements essentiels sur cette
question de la mondialisation et de la diversité culturelle.

Un défenseur de l’humanité
Ardent défenseur de la libre circulation des hommes, le pape nous
invite en effet, nous les Européens, à assumer nos responsabilités
passées et présentes dans l’immigration massive, venue d’Afrique
notamment. L’immigration est inscrite dans l’histoire personnelle du
pontife, parce qu’il vient d’un continent sud-américain peuplé de
migrants. Pour lui, l’essentiel est le devoir d’accueil. Nous ne pouvons
pas rejeter les réfugiés hors de nos frontières, d’abord parce que ce
sont des êtres humains, ensuite parce que les causes de leur exil sont
toujours liées à la guerre et à la pauvreté. Or, qui livre des armes à
ces pays et exploite leurs ressources ? Nous.
Dans vingt ans, nous nous souviendrons de ce message et l’on se
félicitera de cette voix dissonante, portée vers les autres. Ne perdons
pas de vue que nous sommes dans un monde « transparent » : les
pays « pauvres » du Sud et du Proche-Orient n’oublieront pas leurs
morts en Méditerranée, ni l’indifférence des pays riches. Si l’on ne dit
rien, si l’on ne fait rien, la violence sera terrible. Le pape a raison de
dénoncer ce qui est l’un des plus grands scandales de la
mondialisation. Aujourd’hui, ces victimes économiques et politiques
arrivent dans les pays riches démocratiques qui leur disent, sortez !
Sans parler de l’inégalité de traitement entre les migrants du Sud et
les réfugiés politiques du Nord. On l’a vu avec l’Ukraine. Le pape ne
fait pas de différence.
Les droits de l’homme sont pour lui une valeur suprême qui doit
être prioritaire et primer sur les considérations économiques ou
sécuritaires. En revanche ces droits doivent pouvoir porter une
transcendance, qui trouve son origine dans l’amour de son prochain.

Un négociateur
Le pape est un infatigable négociateur. En ces temps
d’instrumentalisation du fait religieux, il prône sans relâche le
dialogue interreligieux. Ce que l’opinion ne sait pas c’est qu’il
entretient un dialogue permanent avec les autorités religieuses
musulmanes. Mais aussi avec son homologue orthodoxe et les
représentants des communautés juive et protestante.
Ses réserves à propos de la laïcité à la française contribuent aussi
au dialogue. Il estime qu’en France cette laïcité est trop colorée par le
siècle des Lumières et qu’elle ne laisse pas assez de place à la
transcendance. Chez nous, les religions sont vues comme des sous-
cultures alors qu’elles devraient être considérées, selon lui, comme
des cultures à part entière. Le port d’une croix comme d’un foulard
est, pour lui, la marque d’une culture. Et cette culture fait partie de la
laïcité.
En s’attaquant au dieu argent, qui asservit les hommes et pille les
ressources naturelles, il tente de convaincre qu’une autre voie est
possible, celle d’une meilleure répartition des richesses et d’un
développement modéré afin de cesser le pillage des richesses de la
planète. Il dénonce avec colère l’acculturation des peuples par la
globalisation ainsi que la déforestation menée sur son continent par
les grandes exploitations agricoles. Ses discours proposent à chaque
fois un autre modèle humaniste et écologiste. Il dénonce souvent
l’argent comme « le fumier du diable ».
Cet homme, qui est à l’origine plutôt de « droite » en vertu de sa
formation chez les jésuites argentins, s’est « gauchisé » au contact des
pauvres. Il n’est heureux qu’avec les pauvres, les dominés et les
exclus. Il aime le peuple et le dit. Il se met « au pied » des Évangiles.
Il les incarne. C’est un indiscipliné qui se maîtrise. Il dépasse les
clivages gauche-droite, et montre qu’il y a d’autres dimensions.
Et il impressionne par sa bonté et sa simplicité. La réforme de la
Curie qu’il mène difficilement en est l’exemple le plus probant. Sa
volonté que les femmes, jusqu’à présent exclues du système, y jouent
un rôle essentiel va à l’encontre de la pensée dominante parmi les
cardinaux. Il poursuit quand même sa réforme, en répétant toujours :
« Mieux vaut des ponts que des murs ».
Il ne maîtrise pas tout, mais il n’est pas naïf… et demande à
l’Europe de « ne pas se retrancher dans un catholicisme défensif », et
de faire preuve de « liberté » et de « créativité ».
Me revient en mémoire cette scène où nous sommes tous les deux
en train de rire, elle exprime la confiance qui nous lie. Mais aussi
celle où il s’arrête dans l’embrasure de la porte du cabinet au Vatican
où ont eu lieu nos entretiens, il se retourne et répète avant de me
quitter : « Pas facile, pas facile ! » C’est à la fois l’expression de toute
sa solitude face au poids de sa mission mais aussi de sa modestie.
Quelle intelligence que de reconnaître toute la limite du pouvoir !

Les conditions d’une communication


honnête

Elles sont au nombre de quatre. La liberté et l’égalité des


partenaires. Des élections libres. La liberté d’expression. La
légitimité de l’opposition.
La question centrale de la communication ? Le triangle
symbolique constitué par moi, l’autre et l’universel. Le défi le
plus important ? Détechniciser la communication, réintroduire
l’Homme, la politique et la société. Penser l’altérité.
Réintroduire aussi cinq relations déterminantes :
Identité / communication ;
Identité / diversité culturelle / cohabitation culturelle ;
Identité / communauté / société ;
Globalisation / mondialisation ;
multiculturalisme / universalisme.
A chaque fois c’est la question du rapport de soi à l’autre,
qui est centrale. En n’oubliant jamais le rôle déterminant
des inégalités et du contexte.

1. Inédit, 2018.
La Francosphère ?
La francophonie à l’heure
de la mondialisation 1

Réduire la francophonie à un simple regroupement entre la


France et ses anciennes colonies, c’est mal connaître sa genèse et sa
géopolitique. Des racines du 16e siècle jusqu’au colonialisme des
19e et 20e siècles, le noyau historique a évolué. Aujourd’hui, la
mondialisation est une chance pour la francophonie car elle lui
permet de retrouver un horizon historique et culturel. Présente sur
tous les continents, appuyée sur la pluralité des identités et des
langues, elle devient un symbole de la diversité culturelle à défendre
et à construire. Non pas un vestige, mais une chance pour l’avenir.
Avec le temps, les logiques politiques ont laissé place à des
problématiques culturelles : le dialogue entre les racines mondiales
de la francophonie et avec celles des autres aires linguistiques devient
un outil privilégié de la cohabitation culturelle.

Quelles valeurs porte cette communauté


linguistique ?
Si la langue sert à communiquer, elle transmet aussi des valeurs :
la langue française est indissociable de l’idée de liberté politique et
d’émancipation. Autant l’anglais connote avec la modernité –
économique –, autant le français connote avec les problématiques
d’intérêt général. À condition de ne pas découpler communication et
politique, langue et valeurs. Il serait dangereux, dans la
francophonie, de donner priorité à la lutte pour les valeurs, au
détriment de l’intérêt pour la langue. En dehors de la France, le
français est rarement une langue première. Dès lors, défendre le
français, c’est d’abord défendre la nécessité des langues régionales et
maternelles. Le plurilinguisme est indispensable pour demain. La
mondialisation est une chance pour la francophonie, car elle l’oblige
à retrouver ses racines mondiales. La francophonie est une chance
pour la mondialisation, car elle lui apporte, au travers d’une langue
porteuse des valeurs universelles, un moyen pour l’aider à construire
la cohabitation culturelle de demain, et donc la paix. La Francosphère
est le laboratoire de la diversité culturelle, comme toutes les langues
romanes (espagnol, italien…). Un terrain d’expérimentation des liens
à construire entre identité, communauté, mondialisation et
universalité. Elle est aussi un acteur de cette laïcité de tolérance à
construire pour desserrer les liens entre politique et religion.

Quelle place pour les migrations ?


La migration est comme un instrument de valorisation de la
francosphère en prenant en compte le double mouvement d’aller et
retour entre les pays d’origine et les pays d’accueil. Sans oublier les
pays de transit. Toute personne qui migre apporte sa culture, son
savoir-faire, son intelligence, crée de la richesse et partage des
valeurs. Les migrations sont depuis toujours la richesse de l’humanité et
un élément fondamental du développement national et international.
Elles participent à la mutation de l’espace francophone et contribuent
à lutter contre une logique d’exclusion et de ségrégation. Pourquoi
continuer à accepter les réfugiés politiques et rejeter les migrants qui
sont aussi finalement des réfugiés politiques ? La différence entre le
migrant économique et le réfugié politique est bien faible. Un
sophisme.

La francophonie en Europe : un atout


C’est par le biais du politique autant que par celui de la langue
que se construiront les nouveaux rapports entre francophonie et
Europe. De même que l’Europe a cessé de coïncider avec l’Occident,
la francophonie a cessé d’être exclusivement liée à la langue
française. En Europe, le projet politique l’emporte sur la diversité des
langues et des cultures. La Francosphère, c’est l’inverse : une langue
peut contribuer aux échanges entre les 47 États du Conseil de
l’Europe.

o
1. Parole publique, n 20, juillet 2018.
Diplomatie et communication,
même défi 1

Il n’y a guère de relation, a priori, entre la diplomatie et la


communication. Entre l’eau et le feu. La première est le règne de la
durée, de la discrétion, voire du secret. La seconde, celui de la vitesse
et surtout du caractère public et non secret. Pourtant, la
communication est au cœur de l’activité diplomatique pour une
raison simple et essentielle : l’importance de l’altérité.
L’essence de la diplomatie ? La négociation dans un contexte le
plus souvent d’altérité, d’incompréhension, voire d’acommunication.
Le cœur de la communication, telle qu’elle s’est imposée au
20e siècle ? Négocier dans un contexte d’altérité et
d’incommunication : voilà les points communs normatifs entre
diplomatie et communication. Et si l’on examine les quatre autres
sens du concept de communication, on y retrouve également une
grande partie de ce qui est au cœur des activités de la diplomatie :
partager, imposer, séduire, convaincre, négocier. Avec à chaque fois ce
qu’il faut de silence, langue de bois, rencontre, compromis…
Ce sont peut-être les concepts de négociation et de cohabitation
qui rapprochent le plus ces deux activités.

Négociation et cohabitation
Cet horizon commun ne supprime pas leur différence principale :
celle du statut de leur communication. Les diplomates parlent « au
nom » de leurs États ; ils les « représentent ». Les individus et les
groupes parlent « en leur nom » propre.
En un demi-siècle, c’est tout le statut de la communauté
internationale et du rôle des États qui a changé, obligeant la
diplomatie à réévaluer son rôle. La fin de la guerre froide, la
mondialisation des échanges ont rendu plus mobile et instable la
communauté des États. Les codes et les traditions s’effritent. Le
nombre d’acteurs intervenant dans le monde est beaucoup plus
important, créant plus d’instabilité : États, regroupements régionaux,
ONU et ses agences, multinationales, ONG, lobbyistes… Les visions
du monde, rapports de force, stratégies s’opposent et s’affrontent.
Tout est beaucoup plus instable et la mondialisation de l’information
rend encore plus visible ce désordre du monde. Certes, les rapports
de force subsistent ainsi que les secrets mais la politique, intérieure
ou extérieure, est plus visible. Les citoyens sont surinformés et
critiques, obligeant les dirigeants politiques et économiques à
davantage s’expliquer, convaincre, négocier. Il n’y a plus de politique
sans communication politique. Tout est beaucoup plus « à ciel ouvert »,
même si demeurent les secrets. Les États doivent tenir compte des
médias, ONG, entreprises…
La diplomatie, comme l’Église, l’Armée, et d’autres institutions,
s’est installée dans un monde ouvert. Elle a appris à se servir des
journalistes et des « experts ». Par contre, la diplomatie rappelle
l’importance du temps, des cultures, de l’Histoire… tout ce qui échappe
aujourd’hui à l’idéologie de la modernité qui ne parle que de vitesse,
de performance, d’immédiateté, d’interactivité. D’un côté, pas de
diplomatie sans une réflexion sur l’omniprésence de l’information, les
enjeux des Big Data, ni sans valorisation de cette communication-
négociation partout présente. De l’autre, comment résister à l’illusion
du « village global » transparent et interactif, dominé par les Gafam ?
Une autre rupture radicale s’est imposée depuis la Seconde Guerre
mondiale et surtout depuis la fin du communisme : le rôle de la société
civile. Elle s’est affirmée comme un contre-pouvoir aux États avec les
opinions publiques, les médias, les ONG… C’est la fin du monopole des
États, et la fin du monopole d’une diplomatie officielle. D’ailleurs, les
nouveaux militantismes, des droits de l’homme à l’écologie sont des
activités liées à la société civile. Les États n’ont plus le monopole de la
politique. Sauf peut-être pour la paix et la guerre. Dans l’ensemble,
les rapports de force sont plus nombreux, les situations de
communication-négociation et d’incommunication aussi !

Un jeu à quatre et cinq pistes de réflexion


Aujourd’hui, la diplomatie joue donc dans un jeu à quatre : les
relations internationales, l’économie, la politique, les sociétés civiles.
Plus d’acteurs, plus de légitimités contradictoires, plus de
négociation. Cinq pistes de réflexion pour un monde ouvert et sans
boussole.

1) L’impact de la révolution de l’information, des Big Data, d’Internet


et de la communication généralisée dans un monde instable. Tout est
plus visible, rapide, sans que les contradictions trouvent plus
facilement de solutions. Tout le monde sait tout, sans que l’action soit
toujours possible. Comment échapper à la tyrannie des Gafam ?
Comment intégrer la tradition des relations diplomatiques, dans la
spectacularisation actuelle des contradictions ?
2) Que devient la tradition diplomatique dans ce tohu-bohu ?
Peut-elle améliorer ses compétences avec ces nouvelles dimensions
techniques ? Que devient l’idée de compromis quand les logiques sont
visiblement plus hétérogènes ? Comment la diplomatie peut-elle
résister à la « modernité numérique » quand on voit comment la
presse, la politique, l’École y succombent ?

3) Valoriser le patrimoine diplomatique, c’est à la fois valoriser


cette tradition de communication-négociation et montrer la capacité
à intégrer les ruptures intervenues depuis cinquante ans. Comment
lutter contre le terrorisme ? Essayer de faire rentrer toutes ces
nouvelles logiques politiques dans un espace politique commun pour
éviter que n’éclate le seul cadre de référence, celui de la communauté
internationale, seul bien commun de l’humanité…

4) Comment légitimer le rôle essentiel des « intermédiaires


humains » que sont les diplomates dans un monde « interactif », qui
dévalorise les « professionnels », jugés traditionnalistes et
conservateurs ? Comment revaloriser la traduction à tort
dévalorisée ? La diplomatie ne se dissout pas dans les interactions et les
réseaux. C’est le même débat que pour le journalisme,
l’enseignement, la politique, la médecine… Plus il y a d’informations,
de connaissances accessibles, plus il faut des professionnels, des
intermédiaires pour arriver à donner un sens à ces océans de
données. Combattre l’idéologie du « direct », valoriser le rôle des
professionnels spécialistes et de la politique. On ne s’improvise pas
diplomate, journaliste, professeur, médecin. La montée en puissance
de la Chine, la violence des fondamentalismes n’ont rien à voir avec
la numérisation du monde… ou plutôt la numérisation du monde est
parfaitement compatible avec toutes les violences futures.
5) Quel est l’impact de cette nouvelle réalité du monde sur les
représentations, les stéréotypes, les imaginaires, les symboles ? Ce carré
de la connaissance est peut-être le plus compliqué à penser. En effet,
la diplomatie illustre à la perfection les contradictions du rapport à
l’autre. L’augmentation du nombre d’informations, d’images, est-elle
finalement favorable à une ouverture des représentations et des
stéréotypes ou au contraire, à leur renforcement ? D’où l’impérieuse
nécessité du comparatisme.
La place plus grande de la communication dans la diplomatie, que
ce soit pour expliquer, débattre, négocier est le symbole d’un espace
public plus ouvert. La critique des citoyens, des médias, des opinions
publiques, des ONG oblige à plus d’ouverture vers les sociétés civiles.
Une hypothèse ? C’est en étant capable de repenser les liens entre
diplomatie et communication, entre ancien et moderne, que la
diplomatie affirmera encore plus son rôle d’intermédiaire
indispensable dans un monde instable. Comment ? En travaillant sur
l’incompréhension et en réexaminant les concepts de représentations,
stéréotypes, symboles, langues de bois, compromis… Accéder à la
réalité de l’autre est la première condition de l’action dans un monde
ouvert où les identités culturelles et politiques jouent un rôle
croissant.
La Nature et la Société :
deux poids, deux mesures

La mobilisation est croissante, à juste titre, pour le respect


de la diversité de la nature et des animaux. Personne ou
presque ne s’inquiète en revanche de l’absence de respect pour
les diversités linguistiques et culturelles, pourtant aussi
fondamentales. Pourquoi une telle distorsion ? C’est d’ailleurs
une des faiblesses de l’écologie. Elle peut aider à sauver la
diversité végétale et animale, sans pour autant aider l’homme
à être moins violent. On peut être un « bon » écologiste tout
en étant agressif et brutal dans ses rapports sociaux et
politiques. Il suffit d’observer les conflits entre écologistes
pour s’en convaincre.

1. Hermès, 81, « De la communication en diplomatie », 2013, p. 9-14.


Le Pacifique, immense,
insaisissable, impensable 1

Immense, insaisissable, impensable. Tel est le Pacifique qui,


depuis toujours, et surtout depuis le 18e siècle où il a « rejoint »
l’histoire mondiale, ne cesse d’échapper à nos catégories d’analyse et
d’appréhension. Il reste le bout du bout du monde, la démesure de la
géographie. Vingt-quatre heures d’avion pour rejoindre le Pacifique
Sud, le point le plus lointain du globe, ce qui explique d’ailleurs que
rares sont ceux qui s’y aventurent. Et pourtant, on y trouve trois des
dix territoires d’Outre-mer français (Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-
Futuna, Polynésie française) aux statuts bien différents et qui, à eux
seuls, reflètent l’extrême diversité de cet océan. Il est si vaste qu’il
peut contenir tous les autres, tout en étant très peu peuplé, mais avec
une immense diversité linguistique. Les populations sont éparpillées
sur des distances considérables, dans des micro-États plus ou moins
dépendants de leurs puissants voisins désintéressés…

« Hotspot » mondial de la diversité


culturelle
Pour les Européens qui tentèrent de l’apprivoiser au 18e siècle,
avec leur idéal de raison et de progrès, il fut la dernière figure de
l’Éden. Il enchanta les imaginaires du 19e et du 20e siècle et nombre
d’artistes et d’utopistes s’y réfugièrent. Sans parler des bagnards et
détenus qui y trouvèrent leur dernière prison et, parfois, leurs
colonies de peuplement. Tous échouaient là. Surtout dans le Pacifique
Sud, le plus éloigné. Cimetière d’utopies ou de relégation qui
conservait d’autant plus son mystère qu’il n’y avait, la plupart du
temps, pas de retour, à l’image des bateaux de l’expédition de La
Pérouse au 18e siècle. Dans le monde fini et géographiquement
conquis d’aujourd’hui, il n’y a plus d’Éden. Et d’ailleurs, la Seconde
Guerre mondiale y fut d’une violence inouïe, jusqu’aux deux bombes
atomiques lancées sur le Japon au printemps 1945. Le Pacifique ? Le
lieu du feu nucléaire sur Terre. De plus, c’est dans ce désert maritime
aux populations peu consultées que Britanniques, Américains et
Français firent leurs essais nucléaires. Pourtant, c’est aussi dans cette
immensité de la nature que l’on trouve les plus grandes traces de
diversité culturelle. Le Pacifique, avec ses populations tellement
éparpillées qu’elles peuvent s’ignorer presque totalement, est l’espace
de la plus grande diversité linguistique du monde, là où se parlent le
plus grand nombre de langues sur les 7 000 aujourd’hui si
malmenées. Le laboratoire de la diversité et de l’incommunication.
Les systèmes symboliques et culturels « primitifs », dont
aujourd’hui tout le monde est admiratif et curieux, ont été en partie
sauvés par ces mêmes missionnaires au 19e siècle qui venaient
« apporter » le christianisme sous ses différentes formes et luttaient
contre « les religions primitives »… Paradoxalement, ce pillage a aussi
contribué à éviter la disparition définitive de ces patrimoines culturels
et religieux. Aujourd’hui, le passé intéresse et fascine, mais pas grand
monde ne s’intéresse à la diversité culturelle actuelle en voie de
disparition…
Paradis insaisissable ?
La révolution des télécommunications, de la radio à la télévision
et aujourd’hui de l’ordinateur et Internet, est, après l’aviation, le
moyen technique qui en cinquante ans a domestiqué définitivement
cette immensité. Mais à quel prix ! Celui de faire « entrer » le
Pacifique dans la mondialisation, la modernité et la consommation
sans que subsiste quelque chose de réellement authentique et
préservé de ce qui existait. Et pourtant, le Pacifique avec l’Himalaya,
l’Amazonie, les pôles et quelques déserts et les océans demeurent la
seule réelle altérité de notre planète. En un siècle, le Pacifique est
entré dans l’ordre du monde, par les conquêtes, les partages de
pouvoirs, de territoires, et par les guerres. D’ailleurs, toutes les
puissances nucléaires majeures du monde étant riveraines du
Pacifique, rien n’interdit d’y voir surgir les conflits du 21e siècle.
D’autant que les ressources naturelles sont immenses, les populations
trop peu nombreuses pour résister aux nouvelles colonisations. Ce
paradis, le dernier, a perdu son identité et entre à grands pas dans la
rationalité de la mondialisation dans ses dimensions économiques,
militaires et politiques. Il suffit de voir la politique de la Chine… Tout
en préservant, pour le tourisme international, suffisamment de lieux
sanctuarisés pour y perpétuer ce rêve du paradis qui enflamme les
Européens depuis le 18e siècle. Tragique destin que celui de cette
modernité triomphante dans le Pacifique.
Rien ne peut empêcher pour le moment le couple diabolique
modernisation/consommation de faire progressivement du Pacifique
le dernier terrain d’aventure et, pour certaines régions, un « zoo
touristique et anthropologique ». Seule la bataille politique pour la
diversité culturelle pourra empêcher, si elle ne vient pas trop tard, un
désastre anthropologique comme l’humanité sait si bien, au nom de
la science, de l’économie, de la modernité et du progrès, les organiser.
Mais ici, tout est d’autant plus possible que tout est vaste, vide, et que
la mer est un immense cimetière silencieux… Le Pacifique reste un
objet non identifié, non pensé. Intégré aujourd’hui à la modernité, il
n’est pas forcément plus facilement pensable et analysable. Il
représente une sorte d’aporie de la modernité, une limite à la
rationalité.
On veut d’autant plus faire entrer le Pacifique dans la « réalité
contemporaine » que si tout le monde parle d’altérité, de droit à la
différence, de diversité culturelle, c’est à la condition que tout cela
reste finalement dans le même modèle culturel. La convention sur la
diversité culturelle de 2005 à l’Unesco constitue un des fleurons
actuels de la langue de bois. Quelle langue de bois ! L’Europe, qui a
une surface géographique inférieure à la seule Polynésie française
dans le Pacifique, est en réalité directement concernée. Pourquoi ?
Parce que l’Europe est aujourd’hui la plus grande expérience
mondiale, démocratique, de diversité culturelle et qu’elle contribue
directement, par ses aides économiques dans le cadre de l’ACP
(Afrique, Caraïbes, Pacifique), à soutenir ces territoires.
Si la géographie sépare le Pacifique de l’Europe, une bonne partie
des problématiques de la diversité culturelle y est commune. Dans les
deux cas, la question est : comment prendre en compte, comme
condition de la paix du 21e siècle, l’enjeu de la diversité culturelle et
naturelle ? Le Pacifique, la plus grande utopie naturelle, l’Europe la
plus grande utopie sociale et politique… Il pourrait y avoir là une
réelle rencontre ? Ici s’applique parfaitement la formule
« communiquer, c’est négocier » pour éviter les impasses de
l’acommunication.

1. Hermès, 65, « Le monde Pacifique et la mondialisation », 2013, p. 9-12.


Les BRICS,
une cohabitation
abracadabrantesque 1

Les BRICS sont la première, et la seule organisation, transverse au


sein de la globalisation, née après l’effondrement du communisme en
1991. Initiés dès 2001, invités pour la première fois au G7 en 2005 et
réunis en Russie en 2009, il s’agit d’une organisation extrêmement
récente. Même pas trente ans. Organisation hors cadre, non
régionale, réunissant cinq pays très différents du point de vue de la
démographie, l’économie, la politique, la culture et la société, elle a
tout pour échouer. L’acommunication est au prochain carrefour. Ce qui
lui est d’ailleurs prédit dès le début. Ce projet improbable existe
encore. Il est la création la plus originale depuis celle de l’ONU.

Un projet inattendu
Avec un tel scepticisme et une telle incommunication, tout aurait
déjà dû échouer. Qu’est-ce qui rassemble encore ces États ? Pas grand-
chose finalement. Être en concurrence dans la mondialisation en
étant radicalement différent.
D’ailleurs, cette expérience de « coopération inédite », ne suscite
pas du tout le même intérêt selon les régions. En Europe, et dans le
monde occidental en général, l’intérêt est « faible ». Relativité de la
géographie… Ou plutôt la mondialisation de l’information et des
échanges ne supprime pas les différences géopolitiques et
culturelles…
Deux lectures sont possibles, et circulent. Les BRICS comme
nouveaux impérialismes déguisés, symboles du renversement de
l’équilibre des pouvoirs. Le signe de nouveaux rapports de force. Une
machine contre l’Europe et l’Occident. Une nouvelle manière de gérer
les dominations financières et économiques, avec en plus le risque de
conflits internes illustrés par la concurrence entre les deux projets,
des routes de « la soie » (Chine) ou de « la liberté » (Inde). Ou bien y
aura-t-il peut-être la recherche d’autres équilibres, non pas
nécessairement tournés contre l’Europe et l’Occident.
Dans tous les cas, les BRICS illustrent la recherche de la
possibilité d’un autre équilibre entre politique, économie et culture.
L’économie peut-elle se passer de la politique et de la culture ? Les
inégalités et injustices sociales, politiques, sont-elles solubles ou non
dans la consommation ou l’économie ?
Un tel projet permet en tout cas de faire une comparaison entre
par exemple la Chine industrielle et urbaine et l’Inde décentralisée et
rurale, sans parler de l’omniprésence géographique russe et des
« nouveaux mondes » du Brésil et de l’Afrique du Sud. En réalité,
toutes ces différences obligent à « négocier » sans fin. Et dans ce
processus improbable de coopération à cinq, l’importance des langues
et de la traduction est cruciale. Elle illustre le rôle capital de la
diversité linguistique et culturelle. Cet ovni diplomatique est un lieu
de lecture fantastique des orientations, contradictions et projets liés à
la mondialisation. D’autant qu’aucun protagoniste n’est naïf.
D’ailleurs, comment évoquer les BRICS en oubliant le rôle essentiel
de Bandung (1955), comme première tentative d’organisation
politique du tiers monde ? L’histoire revient toujours. Impossible de
l’effacer.

Avantages de la langue de bois


Les BRICS illustrent aussi pour moi l’importance positive de la
langue de bois. Quand on n’est d’accord sur rien, la langue de bois
permet d’avancer et d’éviter les blocages. Ici comme pour l’Europe, la
langue de bois est une forme essentielle de communication. La langue de
bois ? Un projet « abracadabrantesque » de cohabitation, entre
incommunication et acommunication.
Du point de vue du chercheur en communication, les BRICS sont
aussi un terrain qui permet de questionner le rôle des réseaux sociaux
dans une sorte d’approche comparatiste avec l’Occident ? Comment
se fait la mondialisation dans un espace numérique moins riche et
souvent moins démocratique qu’en Occident ? Plus généralement,
quel est le rôle de l’information dans cette construction où
l’acommunication n’est jamais loin. Quelles que soient les limites de
la liberté d’information, de circulation et d’usage des réseaux, les
BRICS sont ouverts sur le monde. Les contradictions sont visibles et
les décalages entre l’Occident, les BRICS et le monde obligent à se
parler et à se forcer un peu, sans égalité ni liberté de l’information.
En Occident, les « élites » ne portent pas ou peu leur attention sur
cet immense projet des BRICS. Les centres de recherche
universitaires, médias et autres think tanks qui s’y intéressent restent
très peu nombreux. Dominent le scepticisme, l’absence de curiosité et
peut-être surtout une forme de gêne, de réticence. Pourvu que cet
immense projet de coopération n’aboutisse pas ! À force de ne pas
vouloir être dupes, les élites fuient souvent leurs responsabilités. Les
BRICS illustrent pourtant un bon nombre de contradictions
communes. Il paraît essentiel de comprendre ce monde dominé par
l’information tout autant que par l’incommunication et l’agressivité. Il
est impérieux de saisir comment un projet voué à l’échec, sans
légitimité politique, peut ne serait-ce qu’exister. Cela nous oblige à
réfléchir à la question de la force de la négociation, de la « création »
en politique. Ce projet impossible ne pourrait-il pas nous faire croire
aux utopies ? L’Europe en est le plus bel exemple depuis soixante ans.
Pourquoi pas les BRICS ?

L’incommunication,
matrice indispensable de la politique

1. Les BRICS posent à la recherche en communication une


question intéressante : comment un projet voué à l’échec, sans
légitimité politique, peut-il réussir ? Il oblige à réfléchir à la
question de la force, de la « création » en politique.
2. Ce projet inattendu permet de croire aux utopies, aux
possibilités de dépasser le destin historique par des inventions.
L’Europe en est le plus bel exemple depuis soixante ans.
Pourquoi pas les BRICS ?
3. Les BRICS sont-ils une tentative de « globalisation à
visage humain » ou le énième masque de l’histoire du monde
et du couple intérêt-haine ?
4. Il permet de revaloriser le rôle de l’incommunication et
des langues de bois dans les projets d’innovation politique.
5. Il est aussi un moyen de sortir de la finance et de
l’économisme, de retrouver la politique et la diversité
culturelle.
1. Hermès, 79, « Les Brics, un espace ignoré », 2017, p. 9-12.
Musique, notre universalité 1

Les Italiens ont été les premiers à réintroduire la musique dans


l’horrible tragédie du coronavirus, évidemment à Naples, début
mars 2020. Ils ont chanté, pour conjuguer le sort, depuis leur pas-de-
porte et leur balcon, en utilisant tous les instruments à leur
disposition. Depuis, d’autres pays ont suivi, jusqu’à mélanger
applaudissements et musique de toutes sortes.
Quel plus bel hommage à la musique et à son universalité ? Vivre,
c’est chanter, danser, jouer des instruments. Conjurer les malheurs,
célébrer, crier ! Elle est omniprésente dans toutes les sociétés, à tous
les âges, dans tous les milieux. C’est sans doute, avec la cuisine,
l’activité la plus universelle et, finalement, la plus réussie de cette
mondialisation qui, par ailleurs, est un rouleau compresseur des
identités et de la diversité. La musique, avec toutes ses ambiguïtés
commerciales, culturelles, politiques, demeure un des liens humains
les plus puissants.
L’objectif ? Essayer alors de comprendre comment la musique,
malgré toutes les différences, contradictions et inégalités, reste la
communication universelle par excellence ? Peut-être la première
figure de l’universalité, la première expérience du rapport à l’autre ?
Et la mondialisation a facilité toutes les expressions, joie, colère,
émancipation, innovation, profit, inventions, identités. La musique ?
Un des plus grands identifiants de l’humanité pour les mémoires,
créations, partages et inventions. Elle échappe à tous les
déterminismes et il est impossible d’en faire le tour, impossible de la
rationaliser, encore plus impossible d’en faire une théorie.
Aucune hiérarchie n’est finalement possible dans ces
innombrables expressions et instrumentalisations. Simplement, il est
impossible de s’en passer, comme d’en faire le tour et d’en donner une
explication rationnelle. Les industries musicales illustrent cette
contradiction en gérant constamment ces deux dimensions : la
concentration et la diversité. Tout se conjugue, se mélange, se dépasse
et se retrouve dans ces innombrables formes d’expression musicale.
C’est pour cela qu’il faut parler, au-delà de toutes les différences, de
l’universalité de la musique. Au singulier, et non au pluriel. La
musique ? La figure la plus emblématique de la condition humaine.
C’est-à-dire la recherche du lien entre soi et l’autre.

1. Hermès, 86, « Autant de musique, autant de monde », 2020, p. 11.


BIBLIOGRAPHIE HERMÈS
Hermès, 8-9. « Frontières en mouvement ». 1990. Coordinateurs :
D. Dayan, J-M. Ferry, J. Sémelin, I. Veryrat-Masson, Y Winkin et
D. Wolton.
Hermès, 28. « Amérique Latine. Cultures et communication ». 2000.
Coordinateurs : G. Lochard et P.R. Schlesinger.
Hermès, 51. « L’épreuve de la diversité culturelle ». 2008.
Coordinateurs : J. Nowicki, M. Oustinoff et S. Proulx.
Hermès, 56. « Traduction et Mondialisation » (vol. 2). 2010.
Coordinateurs : J. Machado da Silva, J. Nowicki et M. Oustinoff.
Hermès, 63. « Murs et frontières ». 2012. Coordinateurs : T. Paquot et
M. Lussault.
Hermès, 65. « Le Monde pacifique dans la mondialisation ». 2013.
Coordinateurs : D. Barber et R. Meltz.

ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES
BADIE, B., Le monde n’est plus géopolitique, CNRS Éditions, 2020.
CASSIN, B. (dir.), Derrière les grilles, Mille et une nuits, 2014.
CHARDEL, P.-A., L’empire du signal. De l’écrit à l’écran, CNRS Éditions,
2020.
FOUCHIER, M., Le retour des frontières, CNRS Éditions, 2020.
HARTOG, F., Chronos : l’occident aux prises avec le temps, 2020.
POLICAR, A., L’Universalisme en procès, Le bord de l’eau, 2021.
WATIER, P., Éloge de la confiance, Belin, 2008.
CHAPITRE III
La force de l’Europe
La force de l’Europe ? Savoir que l’autre est intelligent. Entre le
15e et le 20e siècle, l’Europe a conquis le monde, avec les différents
modèles de colonisation. Mais au cours du 20e siècle, et des deux
guerres mondiales, elle a perdu toutes ses colonies. Parfois après des
conflits violents. Toutes les puissances européennes coloniales
(Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, France, Portugal,
Hollande, etc.) ont été battues par les peuples colonisés. Et d’ailleurs,
le bilan de ces quatre siècles n’est pas encore fait. En tout cas les
Européens, eux, savent que l’autre, les autres sont intelligents parce
qu’ils les ont battus. Cette expérience douloureuse a au moins ce
résultat essentiel pour le défi du 21e siècle qui est d’essayer de
cohabiter pacifiquement.
Savoir que l’autre est intelligent est un avantage au moment où il
faut partout apprendre à se respecter et à cohabiter le moins
violemment possible. Aucune autre puissance mondiale (États-Unis,
Chine, Inde, Russie) n’a cette expérience partagée. L’Europe dispose là
d’un atout considérable pour l’organisation d’une « autre
mondialisation ». Atout qu’elle ne met pas suffisamment en avant
notamment parce que l’immense et indispensable débat politique sur
les colonialismes n’a pas encore eu assez lieu. Autre chantier à
ouvrir : celui de la chute des trois empires, russe, austro-hongrois,
ottoman, au terme de la Première Guerre mondiale. Là aussi, il
s’agira d’une ouverture intellectuelle et historique indispensable pour
penser l’incommunication d’hier et d’aujourd’hui et les atouts qui
peuvent en résulter pour l’Europe politique de demain.
L’Europe,
victoire de l’incommunication 1

L’Europe illustre à merveille les ruptures et les contradictions du


21e siècle. Tout s’y lit à livre ouvert. Un nouvel acteur politique
fragile, une immense incommunication politique et culturelle à 25-
30 ; une écrasante diversité culturelle ; un haut niveau culturel et
politique qui ne garantit rien ; la montée des populismes ; une élite
politique et technocratique, arrogante, qui n’a encore pas compris
qu’après Maastricht on ne pourra plus faire l’Europe sans les peuples ;
un haut niveau d’éducation et d’usages des techniques les plus
performantes ; une absence de réflexion sur les concepts
fondamentaux de l’information et de la communication ; la tentation
du rejet de l’autre et de la fermeture sur soi…

Trois ruptures de communication en Europe


L’information sur l’Europe, le plus grand chantier politique
démocratique du monde, avec 25 à 30 pays, 500 millions d’habitants,
26 langues est largement insuffisante. Aucune chaîne d’information
mondiale, en dehors du petit et excellent Euronews. Très peu de
correspondants permanents à Bruxelles. Très peu d’informations en
dehors du fonctionnement des institutions. Quasiment aucune
information comparative. Une société civile définitivement absente.
Bref, un déficit considérable d’informations et d’analyses ; en
décalage avec l’ampleur du projet.
La communication est encore plus faible, en dehors du jeu
institutionnel. Presque rien sur le Parlement européen, pourtant seule
instance démocratique. Pour rendre visible et symbolique cette
institution essentielle, il n’y a même pas d’élections le même jour en
Europe ! Quel symbole… Aucune information régulière et
comparative sur les trois grandes instances du Parlement, du Conseil
des ministres et de la Commission. Tout est opaque, insaisissable. Le
peuple est exclu, l’élite pilote. Rien sur le Conseil de l’Europe et ses
47 États. La plus vieille et la plus large institution européenne !
L’incommunication triomphe à tous les étages. Aucune réflexion
comparative pour comprendre les facteurs d’incommunication ni
dégager les points communs. Peu de magazines audiovisuels, et le
silence des réseaux. Trop peu de chose sur la jeunesse, si
déterminante pour l’avenir, encore moins pour la recherche et
l’université. Une quasi-absence d’effort de compréhension concernant
la diversité culturelle et pour analyser ce qui nous sépare, et nous
rapproche.

La question la plus importante est sans doute celle-ci : pourquoi la


plus grande utopie politique, économique, culturelle de l’histoire du
monde n’est-elle pas plus valorisée par les Européens eux-mêmes ?
Pourquoi, malgré leurs différents, ne sont-ils pas plus heureux et
fiers ? Comment réduire ces trois incommunications : au sein de
l’Union européenne ; entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale et
orientale ; entre l’Europe et sa façade sud. Les acteurs de ces
incommunications sont les élites, les entreprises, la société civile… et
l’institution européenne, elle-même championne de grisaille,
bureaucratie et silence.
Silence sur une réussite
Pourquoi un tel silence sur ces trois réussites : la solidarité
permanente entre les riches et les pauvres ; une démocratie effective
avec une bureaucratie limitée ; une corruption faible. Sans oublier
l’euro, la sécurité, Erasmus, l’aide publique au développement !
Le principal défaut des Européens ? N’avoir pas conscience de
l’étendue du spectre philosophique, politique, culturel, scientifique,
historique que représente leur histoire. La somme de nos
incommunications n’existe que parce qu’il y a d’abord ce fond
d’histoire et de valeurs communes. L’Europe n’est pas fatiguée. Elle
n’est pas désirée. Recenser les mots de ses incommunications, c’est
retrouver tous les ponts de cette histoire qui est notre force. Encore une
fois, dans quelle autre partie du monde la somme de ces
incommunications pourrait-elle être vécue sans créer de
destructions ? Il suffit de voir comment la tragédie du Covid-19 et la
guerre d’Ukraine ont été finalement un « progrès » pour la conscience
européenne. Vingt-cinq ou trente pays qui discutent en permanence
pour se mettre d’accord, en n’étant pratiquement jamais d’accord,
tout en trouvant des solutions. Où cela existe-t-il ailleurs ?
Information et communication :
un destin commun
Deux exemples illustrent la complexité de ces
deux concepts. Hier, l’information renvoyait plutôt à la rupture
et à l’événement. Quelles « nouvelles », disait-on ? La
communication, par contre, concernait les relations
personnelles et communautaires. Aujourd’hui, c’est l’inverse.
L’information est devenue quasiment un flux continu dont
l’industrie des données est le plus bel exemple. En revanche,
la communication est plus difficile, et rare, avec les relations
complexes entre émetteur, message, récepteur et contexte.

Deuxième exemple. À partir de la seconde moitié du


e
20 siècle, le concept de communication est dévalorisé. On ne
parle que de « com » et de « manipulation ». Il n’y a plus
d’échange, mais seulement de l’« influence ». L’abondance des
échanges a dévalorisé la communication. En revanche,
l’information est célébrée, jusqu’à la fascination, pour les Big
Data. Tout est information, avec une hypothèse implicite
d’honnêteté et de liberté. Mais il est en train de se produire le
même phénomène pour l’information que ce qu’il s’est passé
avec la communication. L’abondance d’information et la
facilité des échanges la déprécient. On pense de plus en plus
que l’information est un mensonge. Jusqu’aux ravages des
infox. Dans les deux cas, l’abondance crée la dévalorisation.
On se méfie aujourd’hui de l’information, comme on se méfie
déjà de la communication. Cette baisse de légitimité et de
crédibilité est une menace pour la démocratie car ces deux
concepts sont inséparables de la confiance qui est au cœur de
la légitimité politique.

1. Hermès, 77, « Les incommunications européennes », p. 13-18.


Revaloriser la « bande des quatre » :
le rapport au passé, l’identité,
la nation, les religions du Livre 1

Le rapport au passé
Le rapport au passé fut un obstacle ; il devient un marchepied. Le
passé très violent de l’Europe interdisait de croire possible le
dépassement de tant de haines, mais aujourd’hui, où une partie des
souvenirs liés à la Seconde Guerre mondiale s’estompe, rien ne peut
se construire sans les fondations du passé. C’est sur sa propre
histoire, belle et diabolique, que l’Europe doit s’affirmer. Admettre
que la tradition n’est pas pour l’Europe un obstacle à la modernité,
mais une chance.

L’identité
L’ouverture confronte chaque jour un peu plus le citoyen européen
à l’autre. Cet « autre » fut d’abord celui des pays de l’Europe de
l’Ouest. C’est maintenant ceux de l’Europe du Nord, de l’Europe
centrale et orientale et de la façade sud. Où l’Europe s’arrête-t-elle ?
Jusqu’où chaque habitant de l’Europe doit-il se sentir solidaire de
tous ces peuples ? Il y a une limite à l’acceptation de l’autre, mais il
est toujours possible de réfléchir aux différentes identités et
frontières. Identités et frontières : deux concepts essentiels pour la
cohabitation culturelle.

La nation
L’inscription la plus visible de la question de l’identité se trouve
évidemment dans la relation à l’idée de nation. « Une société
matériellement et moralement intégrée, à pouvoir stable, permanent,
à frontières déterminées, à relative unité morale, mentale et
culturelle. Des habitants qui adhèrent consciemment à l’État et à ses
lois », selon la belle définition donnée par Marcel Mauss.
Le renversement à faire ? Hier, la « résistance nationale » était un
obstacle à l’égard de l’Europe. Aujourd’hui, l’identité nationale
devient une condition de son élargissement.
Le phénomène le plus dangereux ? Établir des signes d’égalité
entre nation, sentiment national, nationalismes. La réalité ? Plus tout
est ouvert, plus il faut préserver les identités. C’est le seul moyen
d’éviter l’identitarisme, c’est-à-dire l’identité comme haine. Le
nationalisme se développe d’autant plus que l’identité nationale ou
communautaire a été niée. Il faut recenser les différentes conceptions
historiques de la nation, car c’est par la distance historique et
géographique que l’on peut sortir des démons. La culture et le débat,
contre l’anathème et la caricature.

Les religions du Livre


Laisser une place à la dimension spirituelle, dans le projet
démocratique laïc européen, ne mettrait nullement en cause celui-ci.
C’est aussi le moyen de ne pas trop spiritualiser la laïcité, en en
faisant presque une religion.
— Le choix ne se résume pas à être pour ou contre le passé. Dans
toutes les villes européennes, l’histoire s’impose à nous, ne serait-ce
que par les clochers des églises, les temples, les synagogues et aussi
les minarets qui, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, accrochent nos
regards. Il est impossible aujourd’hui de réfléchir à l’esthétisme
culturel européen sans percevoir les références métaphysiques,
religieuses et sacrées dans lesquelles l’identité prend ses racines.
— Mieux comprendre l’histoire très différente des religions selon
les pays est indispensable. Chaque religion dominante ne connaît pas
grand-chose des autres. Sans parler de l’islam… Comment construire
un nouvel espace culturel sans repenser le rôle de la laïcité. Et celui
des traditions religieuses, hier et demain ?
— Les religions chrétiennes, le judaïsme et l’islam gèrent depuis
longtemps la question, qui devient centrale pour l’Europe, du rapport
entre l’identité et l’universel. Réflexion indispensable pour repenser le
rapport entre soi et les autres entre les quatre niveaux : la personne,
la communauté, l’universalité et l’histoire.
— Se méfier d’une vision trop naïve de l’histoire. Si tant de
violences et de haines ont été perpétrées au nom de Dieu et de
l’amour, il faudrait beaucoup de naïveté pour croire que l’organisation
démocratique d’une nouvelle unité politique qui regroupe les mêmes
peuples, sans aucune référence transcendantale, créerait moins de
difficultés…

1. Inédit, 2005.
L’Europe :
une invention politique sans
information ni communication 1

Rien ne s’est passé normalement dans la construction de l’Europe.


Pour les autres États-nations, depuis le 17e, 18e et 19e siècle,
l’information et la communication se sont développées parallèlement
à l’instauration de la démocratie. Le schéma classique fut celui-ci : la
création d’un espace commun d’échanges économiques, puis
l’émergence de la société civile, puis la rupture avec l’espace public,
et enfin l’espace politique. Chacune de ces quatre étapes s’est
constituée lentement, le tout ayant duré environ deux siècles.
Pour l’Europe, tout a été à l’envers. Il a fallu tout inventer, sans
espace public, sans espace politique et avec un espace commun
incertain. Le tout sans langue commune, sans élection jusqu’en 1979,
et surtout avec une géométrie qui n’a cessé de s’élargir de 6 à 28 !
Soixante ans pour construire un cadre politique qui n’est pas un État-
nation et qui reste une figure originale, avec des États qui conservent
souveraineté et indépendance ! Presque tout s’est fait sans beaucoup
d’engagement de la part des médias.

Une invention politique « anormale »


L’Europe aurait-elle été plus forte s’il y avait eu davantage
d’information ? Ce n’est pas certain du tout car il y a une sorte de
correspondance entre l’état de la presse et la réalité politique. En tout
cas, cette création politique incroyable s’est faite avec un minimum
d’information et dans l’ensemble avec peu d’enthousiasme. L’Europe a
manqué de journalistes spécialisés dans les questions européennes.
Son traitement a été trop institutionnel et technocratique. Mais
pouvait-on aller plus vite ? Pour des raisons différentes, tout le
monde s’est contenté de cette situation de sous-information. Et
surtout selon un modèle très institutionnel, comme si l’Europe était
finalement un État en plus grand.
En dehors du triangle Commission-Parlement-Conseil des
ministres, il n’y a pas d’espace politique européen. Et cependant,
l’Europe se renforce, on l’a bien vu avec le Covid-19, le prêt de
750 milliards d’euros, le premier règlement financier des Gafam, le
Règlement général sur la protection des données (RGPD), et la guerre
d’Ukraine. On se méfie de l’Europe, on la critique sans cesse, on ne s’y
intéresse pas beaucoup, mais à chaque difficulté, on l’interpelle. On
se tourne vers elle, quasiment naturellement. Et la génération des 15-
30 ans l’accepte encore plus, y compris en Grande-Bretagne !
L’Europe ? Une logique à l’envers, qui pourtant se consolide
régulièrement, en grinçant. Ça craque, mais sans rompre. Même les
conditions difficiles de négociation du Brexit lui ont été plutôt
favorables. Une aventure politique « anormale », avec finalement une
maturité politique des peuples qui va bien au-delà de la méfiance des
opinions publiques et de l’europhobie moyenne.
En réalité, cette invention, car c’en est une, oblige à créer d’autres
catégories d’analyse. D’autant que l’Europe n’est pas une fédération ni
un État-nation en « plus grand ». Une hypothèse ? Peut-être qu’avec un
espace public, des opinions publiques, des enjeux politiques
clairement identifiés, des calendriers mieux tenus…, l’Europe
politique n’aurait peut-être pas davantage réussi. Les Européens ont le
génie de transformer leur acommunication en incommunication.
Comme je le répète souvent, l’incommunication flagrante en Europe n’est
pas la cause de son échec, mais au contraire la cause de sa réussite.
Autre originalité : le rôle positif de la bureaucratie et de la
technocratie. Oui, positif. On a dit que leur rôle excessif expliquait
leur rejet. Vrai et faux. Vrai à cause de l’arrogance technocratique.
Faux puisque personne ne voulait revendiquer cette utopie, les
bureaucrates ont donc continué à construire l’Europe, sans trop en
parler, et avec l’accord tacite des hommes politiques, eux-mêmes
hésitants devant leurs opinions publiques. C’est toute cette originalité
que les médias n’ont pas expliquée. D’ailleurs, au moment où l’on ne
parle que de transparence, tout n’avance que dans le brouillard et
l’incommunication. C’est étrange d’ailleurs cet appel constant, dans
l’Histoire, à la transparence et à l’efficacité, alors que la plupart du
temps tout se fait dans le brouillard et la lenteur… Oui, l’Europe ne
se fait pas « normalement », mais l’Histoire se fait-elle jamais
normalement ? Bref, l’information et la communication sont
omniprésentes dans ce clair-obscur dont on voit les limites.

Un espace public à construire ?


La situation n’est toujours pas claire aujourd’hui. Les élections
régulières au Parlement au suffrage universel depuis 1979 n’ont pas
créé cet espace politique tant attendu. Toujours pas d’espace public
non plus, ni de langue ni de conscience des enjeux communs. Tout
cela reste fractionné et peut-être, tant mieux. Aucun média
strictement européen, depuis 1990, n’a réussi à s’imposer, sauf
Euronews, hélas à petite échelle. On a l’impression que tout le monde
traîne les pieds. C’est vrai, mais cela contribue peut-être à une sorte
de légitimation politique sourde et lente de l’Europe. Un mécanisme
complexe d’anthropologie politique.
Une nécessité ? Accroître le nombre de journalistes couvrant les
multiples aspects de la réalité européenne. Pas assez non plus de
journalistes spécialisés sur l’Europe dans tous les médias nationaux.
Pas assez de diversité d’information sur l’Europe. Tout est trop
institutionnel, politique et économique. Quant aux réseaux sociaux, si
encombrants dans les espaces politiques nationaux, ils sont là quasi
muets. Cette faiblesse des réseaux est d’ailleurs un avantage pour
l’Europe !
Rien non plus sur le déficit d’information, en dehors des décisions
et des événements institutionnels au Parlement et au Conseil des
ministres. Pas de nouveautés, de connaissance de l’Histoire, de
coopération, alors qu’il faut inventer une autre manière de parler de
l’Europe. L’image de la politique européenne est réduite aux ballets de
voitures officielles aux négociations interminables, et aux points de
presse. Pas étonnant que cela ne rapproche pas les citoyens des
eurocrates et conforte une certaine europhobie. L’Europe est si loin, si
loin des peuples. L’Europhobie résulte au moins autant du décalage
entre les élites et le peuple que de l’incompréhension perpétuée par
les médias et les acteurs politiques. Pas assez d’appropriation par les
citoyens des enjeux politiques. Pas assez de diversité dans les
explications ! Pas assez de confiance.

L’avantage de l’Europe ? Sa faiblesse


Le risque d’une sorte de désintérêt s’installe, d’autant qu’il n’y a
pas d’opinion publique européenne, faute de langue commune, et
d’espace public commun. Il y a bien sûr des opinions publiques
nationales et des problèmes politiques communs aux Européens, mais
rien ou si peu entre les deux. L’existence d’une opinion publique
européenne ne viendra que plus tard. Les sondages européens et
même les eurobaromètres n’ont pas beaucoup de sens, tant les
différences culturelles sont radicales. En réalité, les sondages
européens font comme si le problème d’un espace public européen
était résolu. Rien de pire que d’inventer une opinion publique
européenne inexistante pour le moment.

Promouvoir l’aventure politique…


Il faut davantage de journalistes européens formés et spécialistes
de l’Europe. Ensuite, louer enfin l’Europe comme une immense
aventure politique. Les Européens fabriquent cette utopie sans fierté
ni joie. Rendre obligatoire la « question européenne » dans toutes les
rédactions, mieux expliquer les débats politiques, et surtout faire du
comparatisme dans tous les domaines. Ouvrir, enquêter, expliquer,
comparer, convoquer l’histoire, passer de l’Europe des 27 à celle
des 47. Mobiliser aussi les partis, les ONG et les associations dans les
débats politiques européens.
S’intéresser enfin à cet indispensable Conseil de l’Europe. Expliquer
cette réalité politique unique au monde dans les écoles, les lycées, les
facultés. Une éducation à l’Europe est obligatoire. Nulle part ailleurs,
27 pays ne passent leur temps à négocier et à agir, en n’étant d’accord
sur rien. Valoriser aussi toutes les différences et les identités
culturelles : elles ne menacent pas l’Europe, elles la confortent. Plus
on se rapproche, plus il nous faut conserver nos identités, elles ne sont
pas un obstacle mais une condition. Et mettre tous les débats sur la
place publique, notamment les histoires coloniales mais pas
seulement, car des empires et leurs conflits ont existé avant l’Europe.
… et une autre communication politique
Assumer cette utopie avec ses erreurs et réussites. Développer
l’indispensable humour, et les rires. Et aussi, enfin, un peu de
loufoquerie ! Inventer un autre style politique, moins de l’ordre de la
puissance que celui de la diplomatie culturelle. Cesser de donner des
leçons, être plus modeste. Prendre conscience de la puissance
économique et financière que représente l’euro. Et surtout mobiliser
cette extraordinaire force culturelle, universitaire et scientifique dont
les Européens n’ont pas tous conscience malgré cette histoire qui dure
depuis plus de cinq siècles !
L’autre défi essentiel ? Rapprocher les deux Europes de l’Est et de
l’Ouest. S’attaquer à cette incommunication qui est un redoutable
poison. L’Ouest est trop indifférent à l’égard de l’Est et celui-ci a été trop
humilié… Le plus gros chantier de la diversité culturelle mondial est
sans doute là, au cœur de l’Europe. En fait, il faut repenser ces quatre
mots et leurs relations complexes : information, communication, culture
et connaissance. C’est le carré de la connaissance.
Ne pas oublier enfin la richesse politique et culturelle des zones
frontalières. Il n’y a que cela en Europe, et l’on ne voit pas cette
richesse d’expérience en matière de cohabitation. Créer au plus vite
un Erasmus pour les journalistes et les inciter ainsi nettement à
connaître les différents pays d’Europe. Multiplier le nombre et le rôle
des traductions. Pas d’Europe sans valorisation prioritaire des
archivistes, documentalistes, traducteurs. Ce sont les passeurs de la
différence. Annoncer aussi une bonne nouvelle européenne à chaque
bulletin d’information et cela, sur tous les médias. Éviter la fuite en
avant dans les chaînes d’information, et veiller à ce que la tyrannie
des réseaux et de l’information ne s’installe pas en Europe.
L’absence de langue commune devrait y aider. Si l’Europe a
souffert du manque d’information et de tout ce qui concerne les
rapports entre information-culture-communication – le fameux
triangle infernal de la diversité culturelle –, ce n’est pas pour tomber
un demi-siècle après dans l’inverse, la tyrannie de l’information par
réseaux et chaînes d’information interposés.
La chance de l’Europe ? Non pas quoi faire pour s’adapter à
trente ans de révolution numérique mais comment penser l’Europe
post-Internet. L’Europe d’après le numérique. Une ambition
complémentaire de ce projet fou d’une cohabitation pacifique entre
27, 28, 47 pays. Si l’utopie politique de l’Europe est possible depuis
soixante ans, alors l’Europe post-Internet l’est également.
Inventer évidemment de grands projets européens pour
l’information et la communication. S’appuyer sur la cuisine et la
musique qui sont les meilleurs passeports de la communication ; il faut
multiplier et diversifier les « Eurovision ». Sans oublier les centaines
d’émissions historiques, géopolitiques, culturelles, musicales,
sportives, religieuses, gastronomiques, touristiques à inventer.

Europe, le pari anthropologique


Pour l’Europe, tout a été à l’envers. Les institutions avant la
société civile. Pourquoi pas. En tout cas, l’idéal n’est pas
l’immédiateté, l’interactivité, il faut au contraire continuer à oser
inventer un autre cadre culturel et politique. L’Europe ne sera jamais
un État-nation en plus grand, ni une confédération ni une fédération.
Elle sera autre chose. Elle est un pari anthropologique.
Dans tous les cas, éviter l’omniprésence de l’information
événementielle, l’illusion de la transparence, de la vitesse et de la
technique. Ralentir, élargir, inventer, respecter… S’aimer un peu car un
des plus grands déficits des Européens reste hélas qu’ils ne s’aiment
pas beaucoup…
Au fond, l’immense victoire de l’Europe est d’être en avance par
rapport à la question du 21e siècle : ne pas accentuer les méfiances
mutuelles, se faire un peu confiance. Comment cohabiter sans
forcément s’aimer. Comment domestiquer l’incommunication pour
éviter les catastrophes de l’acommunication.

Les frontières de l’Europe


L’Europe, c’est aujourd’hui 27 pays membres de l’Union
européenne, 47 pays membres du Conseil de l’Europe (1949).
Ce sont également des frontières, un record que nous ne
valorisons pas ! 200 millions de citoyens européens frontaliers,
25 frontières maritimes, 22 frontières terrestres pour
14 647 km. À elles seules elles représentent 40 % du territoire
européen. Toutes les conditions d’une cohabitation fructueuse
sont donc réunies. C’est aux frontières que la plupart du temps
on apprend à vivre ensemble.

Parmi toute cette richesse, la France occupe une place


importante, 40 % des travailleurs frontaliers européens vivent
en France et 36 % des Français vivent dans un département
frontalier.

1. « L’Europe : une invention politique sans information ni communication » in Médias,


journalistes et construction européenne… avec la Géorgie, Presses universitaires de l’université
technologique de Tbilissi, 2021.
L’incommunication,
moteur de l’Europe 1

Tout a mal commencé, en Europe, avec le Covid-19. Comme


d’habitude, pourrait-on dire. La santé ne faisant pas partie des
politiques communes, il provoqua le repli sur soi et la méfiance à
l’égard des autres. C’était l’effroi, tant le virus semblait tout dévaster.
Pendant un mois, du 9 mars au 9 avril 2020, il n’y avait que
cafouillages, silences et angoisses. Échec des réunions du Conseil
européen extraordinaires ; fermeture en désordre des frontières ;
comédie des masques et de leur trafic ; absence de pont aérien
sanitaire ; minimum de coopération bi- et multilatérale ;
enfermement de chacun dans ses peurs ; échec des conférences des
ministres des Finances…
Et puis, d’un seul coup, quelque chose s’est produit. Au bord du
précipice, comme toujours, l’Europe s’est réveillée. Le 8 avril,
Christine Lagarde appelle à s’unir. Même si les 27 ne se mettent pas
d’accord. Le symbole du retournement se fait le 19 mai, avec le plan
de solidarité Merkel-Macron de 500 milliards d’euros, malgré
l’opposition des quatre « frugaux ». Le mercredi 27 mai, Ursula von
der Leyen annonce un plan de relance inédit de 750 milliards d’euros.
L’Europe, comme toujours, au bord du précipice n’a pas sauté. Même
si, maladroite dans sa communication, elle a d’abord parlé chiffres
avant de parler aux citoyens. Les positions se rapprochent et les
Européens décident finalement de faire mentir le destin, trouvent des
portes de sortie, se rappelant qu’ils sont presque la première
puissance économique, commerciale, financière, scientifique du
monde. Et qu’ils savent négocier. Ce qui devait être un échec de plus
relance au contraire la volonté de s’en sortir et d’agir même à
l’extérieur pour l’Afrique, l’OMS. Finalement, on retrouve le
multilatéralisme que l’on croyait déjà mort. Le rapprochement à
propos du Covid-19, en 2020-2022, a sans doute facilité la solidarité
européenne qui s’est manifestée ensuite en février 2022 avec la
guerre d’Ukraine. C’est cela l’Europe. Chaque épreuve radicale,
gagnée, renforce une forme de confiance implicite pour aborder la
crise suivante.

Jamais d’accord, toujours ensemble


La force de la plus grande utopie pacifique et démocratique de
l’humanité ? Un projet profondément politique qui risque
régulièrement de s’affaisser dans le libéralisme financier et
économique, mais qui retrouve finalement ses racines politiques et la
solidarité. Comme si derrière cette europhobie bien visible, cette
absence de confiance, ce demi-rejet populaire, on retrouvait toujours
cette confiance anthropologique qui va bien au-delà des opinions
publiques. Les Européens ne s’aiment pas et n’aiment pas l’Europe,
mais ils continuent de la construire, sans joie, mais opiniâtrement et
même avec, secrètement, une certaine fierté… Ils ont intégré « les
leçons de l’histoire » pour passer de 6 à 15, de 28 à 27 et peut-être à
30 un jour. La résilience de l’Europe est aussi radicale que l’arrogance
des eurocrates.
Ce sont ces contradictions qui m’intéressent depuis longtemps :
l’incommunication comme cœur de l’Europe. Mon hypothèse ?
L’incommunication entre Européens, qui ne s’aiment guère, est
paradoxalement la condition structurelle pour construire l’Europe.
L’incommunication non pas comme une faiblesse, mais comme une
force. Pas un handicap mais une chance. Donc arrêter de faire
semblant d’ignorer les incommunications pour valoriser seulement les
réussites. Faire l’inverse. Partir des incommunications, ne pas les
mettre sous le tapis, montrer qu’elles sont aussi nécessaires que les
réussites. Et là, tout change.
Cette hypothèse concernant le rôle positif de l’incommunication
met les raisonnements à l’envers. On ne cache pas ce qui nous sépare.
On le voit, on en parle, et on agit en connaissant tous ces
malentendus. Reconnaître le moteur de l’incommunication, c’est
remettre évidemment la culture, l’histoire… au cœur du projet ; c’est
retrouver une certaine égalité des pays et des peuples au-delà de la
puissance économique et de la démographie ; c’est valoriser la
négociation, ce processus diplomatique si intelligent depuis le début
de l’humanité, qui permet, en évitant souvent la guerre, de cohabiter.
L’Europe danse toujours au bord du gouffre de l’acommunication
sans jamais y tomber. Cet accord implicite existe, génération après
génération, même si, hélas, depuis une trentaine d’années, les adultes
ont oublié de transmettre cet idéal à une jeunesse beaucoup plus
mature, et européenne, qu’on ne le dit.

Réduire la fracture peuple-élite


Voilà le piège, encore renforcé par la crise financière et le Covid-
19. La fuite vers la technocratie au nom de la complexité de la
mondialisation. Il faut au contraire remobiliser les peuples et les
citoyens. L’Europe devient incompréhensible, même si ses dirigeants
sont de bonne foi. Il faut donc se décaler par rapport à l’immense
complexité de l’économie et du jeu institutionnel et donner l’envie de
continuer à construire. Le plus grand défi ? Réduire la coupure élites-
peuple qui nourrit le populisme. Soixante ans de construction de
l’Europe pour en arriver à l’europhobie, au populisme, à la fracture
peuple-élite et à toutes les dérives identitaires ? De toute façon, rien
ne se fera durablement en Europe sans les peuples.
Attention aussi à l’effet boomerang à l’égard des « gilets jaunes
européens », un autre symbole d’une Europe trop méprisante et
hiérarchisée. La technocratie n’est pas un modèle de société. Par
contre, les utopies mobilisées sont trop réduites à l’écologie et au
numérique. Comme si les deux représentaient le seul horizon
indépassable ! Pourtant, la « civilisation numérique » n’existe pas,
c’est un discours de constructeur ! Et si l’écologie offre un cadre plus
large, elle ne suffit pas non plus à faire un modèle de société. La
« transition écologique » n’est pas synonyme de l’arrivée inéluctable
d’une « société écologique » naturellement bonne.
En fait, l’utopie invraisemblable de l’Europe a besoin, au moment
où l’idéologie économique de la globalisation s’essouffle, de montrer
qu’elle est toujours porteuse d’autres rêves.

Contre la tentation du repli


L’autre menace est la tentation du repli : l’Europe bunker. Bunker
égoïste et plein de bonne conscience, entouré de murs notamment
pour « se protéger » des migrants dont on a peur. Mais le migrant
demeure la première figure de l’autre, de l’universel, et de l’Homme.
Nous sommes tous, de toute façon, des enfants de migrants illégaux.
Penser l’incommunication
C’est penser les conditions de cohabitation les moins
violentes possibles. C’est valoriser la communication, c’est-à-
dire la négociation. C’est aussi réfléchir aux relations
complexes de cet indispensable carré des connaissances,
constitué par les rapports entre information, communication,
culture et connaissance. C’est enfin réfléchir à ces quatre
dimensions essentielles : la différence entre information,
communication et le rôle croissant de l’altérité ; la diversité et
la cohabitation culturelle ; la distance croissante entre les
peuples et les élites ; la tyrannie de la technologie. En un mot,
penser l’incommunication pour sauver la communication.

1. L’Obs, 10 juin 2020.


25 chantiers théoriques et politiques
pour l’Europe 1

1 / Sortir du principal paradoxe de l’Europe. Les Européens ne


s’aiment pas, ne sont pas assez fiers de ce qu’ils ont réalisé. En même
temps, ils n’ont pas de doute sur leur modèle démocratique. Ils
considèrent trop qu’il est le meilleur, le seul. Pas assez de curiosité
pour ce qu’il y a « autour », quand on passe des 27 aux 47 du Conseil
de l’Europe. Et aussi pour tous les pays qui sont aux marches de
l’Europe. Pourtant, il n’y a pas qu’une voie dans l’Histoire et même
l’Europe a considérablement emprunté aux autres cultures pour ne
pas s’imaginer qu’elle n’a plus rien à apprendre des autres.

2 / Trop d’économie avec un modèle trop libéral. Domestiquer enfin


la finance. Retrouver la politique, les utopies, l’Histoire… Le Covid-
19, paradoxalement, va aider à retrouver le rôle de l’État et de la
redistribution. Et penser enfin « l’après-Internet ». Valoriser la place de
la culture aux trois sens du mot : patrimoine (France), civilisation
(Allemagne), mode de vie (Grande-Bretagne). Valoriser l’immense
diversité des industries culturelles et de la connaissance. Réguler
enfin les Gafam et réduire l’impérialisme des industries numériques.

3 / Expliciter les conflits des trois seuls espaces politiques : la


Commission. Le Conseil des ministres. Le Parlement. S’intéresser plus
au parlement, seul espace politique élu de l’Europe. Enseigner la
politique européenne dans les écoles. Expliquer ce qui a été réalisé en
soixante ans. Intéresser les 450 millions, et plus, d’Européens à leur
propre histoire. Valoriser la réalité des zones frontalières et des
« marches de l’Europe ». Décrire le mécanisme fondamental de la
solidarité en faveur des pays les plus pauvres. Réaliser que c’est la
partie du monde finalement la moins corrompue.

4 / Élargir l’espace public. Développer les débats y compris avec les


europhobes. Étonnant qu’il n’y ait pas plus d’europhobie… Arrêter
d’annoncer tous les deux ans la mort de l’Europe. Inventer un style à
la hauteur de l’utopie de ce projet exceptionnel. Accroître les
relations avec les 47 États du Conseil de l’Europe.

5 / Débattre du retour du religieux sous toutes ses formes.


L’Europe ? Le lieu de cohabitation des trois religions : christianisme,
islam, judaïsme. Patrimoine considérable. Avec une présence réelle de
la laïcité, sous toutes ses formes. Reprendre les travaux sur la
diversité culturelle et religieuse.

6 / Terrorisme. Tous les terrorismes ont une origine européenne…


Quelle analyse ? Échanger sur les ressemblances et différences selon
les modèles politiques et culturels d’intégration et d’exclusion.
Analyser la politique migratoire récente, à l’opposé des valeurs
européennes. Retrouver enfin une générosité à l’égard des migrants.
Surtout ne pas oublier les jeunes issus de l’immigration. Accélérer les
projets d’Europe de la défense et développer les éléments de
diplomatie commune.

7 / Renforcer l’indispensable axe franco-allemand. Forces,


faiblesses, contradictions et mutations. Plus généralement, ouvrir le
débat sur la relation entre l’Europe de l’Ouest, de l’Est, du Sud et des
« marches ». Déconstruire les stéréotypes et préjugés, et les
mensonges. Reprendre les leçons de la guerre d’Ukraine.

8 / Multiplier les grands projets politiques, économiques, culturels,


scientifiques, sportifs… Pourquoi n’existe-t-il que des grands projets
relatifs à l’espace, à l’aviation et au militaire, à l’agriculture ? Avoir
des ambitions communes pour les sciences, les techniques,
l’éducation, la santé, l’espace rural, l’urbanisme, l’écologie, les régions
frontalières, l’histoire, les religions… Autant de moyens pour avoir
confiance mutuellement. Le silence et la langue de bois sont les
principaux adversaires de l’Europe. La confiance en soi ? Peut-être le
premier grand chantier commun à ouvrir.

9 / Travailler sur des concepts essentiels : identité, nation, État,


communauté, patrie, patrimoine. Démonter les langues de bois et les
discours convenus. Valoriser la différence des sens des mots entre hier
et aujourd’hui, avec notamment les effets de la mondialisation. Sortir
de l’indifférence des « clercs » sur l’Europe.

10 / Reprendre les histoires de l’Europe. Elles n’accentuent pas


l’incommunication, elles la réduisent. Notamment quand on examine
le rôle des trois empires multiculturels d’avant 1918 : Ottoman,
Austro-Hongrois, Russe. Sans oublier le Saint-Empire romain
germanique. La guerre de Yougoslavie comme œil du cyclone de
l’Europe. Reprendre aussi l’histoire des colonialismes, passée trop sous
silence.
Expliquer la diversité des visions du monde depuis le 15e siècle.
Par exemple, étudier le rôle de la ligue hanséatique, la Renaissance,
l’importance de la civilisation arabo-musulmane et plus généralement
de la façade sud de la Méditerranée dans la construction de l’Europe
sur cinq siècles. L’acommunication, le terreau de l’ignorance, de la peur
et de la haine de l’autre. Favoriser les traducteurs, ainsi que toutes les
industries culturelles. Et surtout multiplier les projets pour
comprendre les altérités immenses et essentielles entre le Nord, le
Sud, l’Est et l’Ouest.

11 / Valoriser l’originalité politique unique du modèle européen :


une cohabitation pacifique. La négociation comme modèle de
communication politique et symbole de la démocratie. Un exemple
essentiel : l’importance des frontières. L’Europe est le continent le plus
morcelé du monde avec 20 000 km de frontières. Plus d’un tiers des
Européens vit dans des zones frontalières, soit 200 millions
d’Européens. C’est même la première zone de cohabitation du monde.
On n’en parle jamais. Réaliser et valoriser un Atlas européen des zones
frontalières, et pas seulement des murs, même si ceux-ci sont de plus
en plus nombreux.

12 / Assumer la diversité des langues plutôt que la fuir. Comment


l’Europe, qui a été au cœur de la bataille pour la convention pour le
respect de la « diversité culturelle » à l’UNESCO en 2005, pourrait-
elle en devenir son premier fossoyeur ? Développer l’apprentissage
des langues européennes et l’importance des langues romanes : un
milliard de locuteurs. Apprivoiser la diversité culturelle et
l’incommunication. Faire aussi une étude critique et comparative de
ces mots, abandonnés ou sous-légitimés, de nation, identité, peuple,
langue, communauté, État, etc.

13 / Pas d’Europe politique sans connaissance des différences


culturelles. Construire l’Europe c’est réfléchir sur la « bande des
quatre » : l’identité, la nation, la religion, l’histoire (D. Wolton,
Naissance de l’Europe démocratique, Champs Flammarion, 1993). Ce
patrimoine culturel européen considérable intègre les sciences et les
techniques, l’urbanisme et le commerce.

14 / Relancer les acquis de la convention pour le respect de la


diversité culturelle signée en 2005 à l’UNESCO. Peu de choses en dix-
sept ans. Reprendre aussi et comparer les forces et faiblesses des
regroupements existants : Commonwealth – Francophonie – BRICS –
ASEAN – ALENA…

15 / Créer des symboles politiques communs. Il y en a si peu en


dehors du drapeau et de l’hymne ! Au moins décider de voter
ensemble le même jour lors des élections. Faire un concours européen
pour dégager quatre ou cinq autres symboles. Sans oublier les
concours à multiplier sur l’histoire, la musique, la cuisine, le
patrimoine, la géographie autant d’identités fortes de l’Europe. Et
valoriser enfin le fait que l’Europe échappe en bonne partie à la
corruption. Ce n’est pas rien…

16 / Mobiliser les fonctionnaires européens, et leur demander de


s’exprimer davantage, et plus simplement… Ils sont trop silencieux et
pas toujours joyeux. Même chose pour les parlementaires, et pour le
Conseil de l’Europe. Avec tant de silence, et de silences diplomatiques,
comment créer de l’attention et l’adhésion ? Pas étonnant dans ces
conditions que se développent des europhobies.
Par contre, éviter de faire des bureaucrates les boucs émissaires
du manque d’intérêt pour l’Europe car ces eurocrates n’ont fait que
pallier les insuffisances des politiques. Bref, prendre les citoyens au
sérieux, ces citoyens qui sont sans doute au monde les plus éduqués,
formés, cultivés, ouverts, et qui voyagent le plus… Le demi-silence
actuel, sous prétexte que les Européens sont indifférents, n’a pas de
sens.
17 / Donner aussi plus de parole aux politiques des 27 États et
même des 47 du Conseil de l’Europe. Eux aussi sont trop silencieux,
dans la tradition de la diplomatie, celle la plupart du temps du
containment alors qu’il s’agit ici au contraire d’une diplomatie
d’invention. Même chose pour les conseillers culturels, scientifiques,
audiovisuels… Valoriser l’extraordinaire invention, constante et
ininterrompue, du droit européen, sans comparaison dans le monde,
et parler du conflit essentiel entre le droit écrit et la common law.
Demander enfin aux élites politiques, économiques, culturelles,
universitaires, de sortir de leurs confortables indifférences. Ridiculiser
et tordre le cou à ce discours tellement confortable sur la
« décadence » et la « fatigue de l’Europe ». Regarder la force des
industries de la culture et de la connaissance.

18 / Créer enfin des outils d’une communication européenne. Rien


en dehors du fragile Euronews. Le renforcer. Créer d’autres chaînes
d’information européenne au lieu de multiplier de manière excessive
les chaînes d’information nationale qui traitent toutes de la même
chose au même moment. Les obliger à sortir de leur cadre nationale.
Le plus grand projet de communication politique du monde ne
dispose d’aucune politique en matière d’information, d’Internet, de
réseaux. La régulation avance à la vitesse de l’escargot… Tout pour la
finance, l’économie, le commerce. Rien pour l’information, la culture,
l’éducation, la communication. Si peu pour la santé, le sport, la
musique, la vie quotidienne. Les sociétés civiles sont bien trop
absentes.

19 / Élargir considérablement l’Erasmus universitaire. Créer un


Erasmus des lycéens pour faire circuler élèves et professeurs et élargir
les expériences de l’Europe aux nouvelles générations. Et aussi pour
les artisans. Étendre Erasmus aux pays du Conseil de l’Europe : pas de
raison de rester ici à l’échelle des 27. D’autant que la terrible crise des
réfugiés et des migrants illustre le rôle essentiel de certains pays non
membres de l’Union européenne. Sans parler de l’épouvantable
guerre d’Ukraine… Surtout faire un plan européen de la jeunesse,
comme hier, avec le « plan Marshall ». La jeunesse le mérite bien. Un
plan ouvert à tous et à toutes, et bien sûr aux enfants des migrants.
Ce qui serait la politique commune la plus visible du monde !
Réparer, enfin, les dégâts scandaleux d’une jeunesse mondialisée,
mais abandonnée.

20 / Accroître la coopération universitaire et de recherche. Ne pas


unifier artificiellement autour des mots « science » et
« connaissance ». On ne pense pas de la même manière à l’Est –
Ouest – Nord – Sud. Surtout valoriser cette immense culture
européenne scientifique et culturelle dont la profondeur et la diversité
n’ont rien à envier au modèle anglo-saxon. Renforcer évidemment un
autre critère de classement que celui de Shanghai, pour les
universités, moins anglo-saxon et commercial. Valoriser la diversité
des traditions universitaires culturelles et scientifiques qui font la
richesse de l’Europe.

21 / Créer un service civique européen avec une part de service


militaire. Pour que tous les jeunes européens, garçons et filles, quelles
que soient leurs origines, migrants compris, aient une occasion de
brassage et de rencontres. Avec là aussi des déplacements. Sortir du
gâchis. Les Européens ne s’aimant pas, ils n’aiment pas leur jeunesse.
Depuis une génération, ils ont cru que l’avenir était dans la
mondialisation, alors qu’il est d’abord en Europe.
Les jeunes ? Les meilleurs ambassadeurs de cette utopie
exceptionnelle. Des grands projets politiques ? Oui, ils sont là. C’est
l’Europe, les ONG, l’écologie et le développement durable, la
solidarité mondiale. La lutte contre la spéculation mondiale, contre le
racisme, la drogue. La reconnaissance enfin du rôle essentiel des
migrations, une richesse et non une menace… Tout cela offre plus de
grandeur que la mondialisation, la spéculation et le Brexit ! Ne pas
faire confiance à la jeunesse, c’est nier l’avenir.

22 / Inventer trois grands chantiers symboliques européens en


science, politique et culture. Avec la participation des trois instances
(Parlement, Commission, Conseil des ministres). Sans oublier le
Conseil de l’Europe. Valoriser cinq autres grands chantiers dans le
monde où l’Europe joue un rôle d’aide publique déterminant.
Mobiliser une jeune génération de journalistes et plus largement de
« militants de l’information » pour populariser ces chantiers qui
donnent une vision plus dynamique, joyeuse, politique, de l’Europe.

23 / Ouvrir enfin une action critique sur les Gafam. Comment


valoriser sans aucune distance critique, le thème d’« une société et
d’une économie numérique » en oubliant les enjeux de pouvoir et de
domination de la part des industries les plus puissantes du monde et
les moins réglementées ? Pas de liberté sans loi… Faire une analyse
critique de cette pseudo « nouvelle économie » de la « société
numérique ». Penser le post-Internet. Faire de l’Europe l’avant-garde
de la réglementation politique nécessaire à la mondialisation. Faire de
l’Europe le premier territoire de « l’après Internet ».

24 / Critiquer l’idéologie technique qui aujourd’hui se substitue à


tout projet politique tant au niveau mondial qu’européen ? « Le
monde numérique » n’est pas un projet politique mais simplement une
idée économico-technique.

25 / En un mot assumer la « communication politique de l’Europe ».


Un projet qui ne peut réussir qu’avec des échanges, des rencontres
physiques, des controverses autant de la part des États, que des
peuples et des sociétés civiles. Parler, manger, échanger, se déplacer,
conditions indispensables pour créer la politique. Sortir de l’Europe
économique et technologique. Partir à la conquête de l’adhésion
populaire pour éviter que celle-ci ne bascule dans une logique
populiste.
Deux budgets essentiels si l’on veut créer une conscience
politique : les traductions et les déplacements. Connaître nos histoires
et débattre de nos contradictions culturelles. Du temps perdu ? Non,
gagné.

1. Conférence au Ministère de l’Europe et des affaires étrangères, 2016.


BIBLIOGRAPHIE HERMÈS
Hermès, 23-24. « La cohabitation culturelle en Europe ». 1999.
Coordinateurs : E. Dacheux, A. Daubenton, J-R. Henry, P. Meyer-Bisch
et D. Wolton.
Hermès, 40. « Francophonie et mondialisation ». 2004.
Coordinateurs : T. Bambridge, H. Barraquand, A-M. Laulan,
G. Lochard, D. Oillio.
Hermès, 72. « L’artiste, un chercheur pas comme les autres ». 2015.
Coordinateurs : F. Rennuci, J-M. Réol.
Hermès, 75. « Langues romanes, un milliard de locuteurs ». 2016.
Coordinateurs : J.L. Calvet et M. Oustinoff.
Hermès, 77. « Les incommunications européennes ». 2017.
Coordinateurs : J. Nowicki, L. Radut-Gaghi, G. Rouet.
Hermès, 84. « Les incommunications ». 2019. Coordinateurs :
T. Paquot et F. Rennuci.

ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES
BESNIER, J.-M., Demain les posthumains, Pluriel, 2009.
CALVET, L.-J., La méditerranée mer de nos langues, CNRS Éditions,
2016.
DELSOL, C., Le crépuscule de l’universel, Editions du Cerf, 2020.
DIDI-HUBERMAN, G., Éparses, Éditions de minuit, 2011.
ELIAS, N., La société des individus, Fayard, 2019.
HANNE, O., L’Europe face à l’islam. Histoire croisée de deux civilisations,
e e
VII – XX siècle, Tallandier, 2021.
MOISI, D., La géopolitique de l’émotion, Flammarion, 2008.
CONCLUSION
L’indépassable question de l’altérité

1. Communiquer, c’est vivre. Tout le monde, dans toutes les


sociétés, dans toutes les cultures, cherche la communication, les
relations, les échanges, l’amour, l’intercompréhension.

2. Malheureusement, on bute vite sur l’incommunication. L’autre


n’est pas au rendez-vous. À la recherche du même, on rencontre le
différent. Les difficultés commencent. La solution ? Négocier pour
trouver un terrain d’entente. Ce que nous passons notre temps à
faire… Éviter de basculer de l’incommunication à l’acommunication,
c’est-à-dire à l’échec, au silence, à la mort. Communiquer, c’est le plus
souvent négocier. La communication ? Affronter finalement quatre
expériences : la recherche du partage ; la découverte de
l’incommunication, la nécessité de négocier ; l’espoir de cohabiter. En
un mot, la communication est toujours un risque. Le risque de l’autre.
Et finalement un pari. Il faut négocier, se confronter, sans oublier les
stéréotypes, les représentations, les contextes, les inégalités, les
peurs. Tout prendre ! L’intercompréhension n’est jamais naturelle, elle
nécessite des efforts mutuels permanents.
3. Il n’y a pas de communication sans information. Les deux étant
inséparables, même si la communication est plus compliquée, car
l’information c’est le message, la communication, la relation. Et là,
tout se complique. Il faut faire avec l’autre, on n’est plus seul.
D’autant, que plus il y a d’informations et d’échanges, plus le
récepteur joue un rôle essentiel.
Émetteur, message, récepteur sont finalement rarement en ligne.
Informer n’est pas communiquer. Cette importance de la négociation
dans la communication explique que celle-ci ne soit réellement
possible que dans les démocraties, là où il y a liberté et égalité des
protagonistes. La communication, parce qu’elle suppose le respect de
l’autre, est toujours finalement une valeur politique au sein de la
démocratie. D’autant qu’elle associe toujours deux dimensions. Une
normative, liée aux valeurs de l’échange, l’autre fonctionnelle, liée aux
contraintes de nos sociétés. C’est ce que j’appelle la « double hélice de
la communication », toujours entre idéal et nécessité.

4. Pas de communication également sans tenir compte du


récepteur. Celui-ci n’a pas toujours raison, loin de là, mais il est
impossible de l’ignorer. Le récepteur est la première figure de l’altérité.
Qui dit récepteur oblige à prendre en compte le contexte et les
inégalités. Le récepteur est donc le complément indispensable de
l’information et de la communication.
Information et communication :
cinq grandes dimensions
L’information regroupe finalement cinq grandes
dimensions : l’information politique ; institutionnelle ; les
services ; les connaissances ; les relations humaines. Les plus
complexes sont l’information politique et les données. Les plus
rentables, l’information service et l’information institutionnelle.
La communication, quant à elle, concerne cinq situations,
tout aussi indispensables : la manifestation du pouvoir sans
oublier le silence ; la transmission ; le partage, l’expression ; la
négociation.

Les deux écueils ? La tyrannie de l’information et la dévalorisation


disproportionnée de la communication. Pourtant, les deux sont
inséparables, et sont le fruit exceptionnel de cette rupture culturelle
qui s’est réalisée entre le 17e et le 20e siècle en Occident, créant la
liberté, l’égalité des individus, la liberté de pensée. Rupture
considérable, dont on ne mesure ni l’importance radicale, ni la rareté,
ni la fragilité.
Un exemple de l’importance et de la complexité des relations entre
information et communication ? Hier, l’information concernait
l’événement, la rupture, dont l’information politique était l’exemple le
plus visible. Quant à la communication, elle était le lien naturel pour
faire communauté et société. Aujourd’hui, c’est tout l’inverse.
L’information est devenue omniprésente, une sorte de flux continu,
dont l’industrie des données est le plus grand symbole. Nous vivons
dans un océan d’informations de toutes natures. Et c’est la
communication qui est, au contraire, devenue plus rare et plus
difficile, parce qu’elle est avant tout sociale et culturelle. Résultat ?
Malgré toutes les techniques d’interactivité, l’intercompréhension
humaine n’est pas devenue plus simple. La facilité technique est du
côté de l’information, la difficulté toujours sociale et culturelle du
côté de la communication. Ah ! Si la communication pouvait
finalement être aussi simple que l’information…

5. Les difficultés et les inégalités inhérentes à la communication


humaine augmentent avec la multiplication des échanges et l’égalité
entre partenaires. Elles expliquent le succès croissant de la
communication technique, avec le téléphone et la radio, la télévision
et le numérique. Cette communication technique est plus rapide,
efficace, même si elle est moins complexe que la communication
humaine. La réalité ? Les prouesses de l’interactivité technique ne
peuvent pas faire grand-chose face aux incertitudes de
l’intercompréhension humaine. Interactivité et intercompréhension
restent radicalement différentes. D’autant qu’à bien y regarder, le
succès de la communication technique ressemble souvent à une
recherche de la communication humaine qui ne dit pas son nom…

6. Ces contresens expliquent bien le succès des Gafam et de toute


l’industrie des données. Le triomphe de la performance technique,
face aux inévitables difficultés des rapports humains, alimente un
marché considérable. Avec comme complément la puissance de
l’idéologie technique, avec les robots, l’intelligence artificielle et les
algorithmes. En passant par les réseaux, identifiés à la liberté de
communiquer. Tout n’est que « fluidité et interactivité ». Sans parler
du rêve d’une « société numérique », « égalitaire et universelle » où
tout ne serait que continuité…
Le défi le plus urgent ? Détechniciser la communication.
Réintroduire l’Homme, la politique et la société. C’est la nature même
de la communication qui est politique, puisque la plupart du temps,
communiquer c’est négocier. L’altérité est la grande question du
21e siècle.
Pour ma part, contrairement aux discours élégiaques, je ne pense
pas que le monde technique et numérique soit synonyme de
« démocratie augmentée ». La communication reste, finalement, une
question humaine et politique, plus que technique et économique.
Elle concerne le rapport au monde et aux autres. L’interactivité n’est
pas synonyme d’intercompréhension. Attention au règne des « solitudes
interactives ». Attention à la crise de légitimité qui peut atteindre
sournoisement ces deux concepts de l’information et de la
communication. La première se réduisant à l’« infox », la seconde à la
« com ». Attention à ces caricatures qui au bout d’un moment
ébranlent les valeurs fondamentales des sociétés démocratiques.
Attention à la dévitalisation des mots sans lesquels on ne peut ni
penser ni agir. Attention aussi à la confusion entre le rôle
démocratique d’Internet dans les dictatures – d’ailleurs comme celui
de tous les autres médias dont on ne parle pas assez – et sa « face
noire » dans les démocraties.

7. La globalisation qui accompagne « la révolution de


l’information et des réseaux » a non seulement créé des inégalités
sociales et économiques nouvelles, mais elle a surtout réveillé la
question des identités culturelles. Oui à un monde ouvert à condition
de conserver ses racines culturelles et ses identités. La culture
redevient un facteur de conflits dans un « monde interactif, rationnel
et sans frontières ». Elle est nécessaire pour amortir les chocs de la
« modernité ».
Penser ce monde contradictoire impose aussi de valoriser le rôle
de l’information et de la communication dans les théories de la
connaissance. L’interdisciplinarité et la négociation qui sont au cœur
du carré des connaissances (information, culture, communication,
connaissance) ne peuvent exister sans la communication qui, sous
toutes ses formes, est indispensable pour penser le monde ouvert et
violent du 21e siècle.

8. C’est ce que j’appelle la troisième mondialisation après la


mondialisation économique et politique. La culture au sens large,
mais aussi les connaissances deviennent autant indispensables que la
politique et l’économie. Il suffit de voir pourquoi et comment la Chine
actuelle réécrit sa propre histoire, ou même la Russie, pour
comprendre les enjeux politiques de la culture…
L’altérité et l’incommunication reviennent au centre de l’Histoire. La
grande question reste bien la haine de l’autre, qui souvent succède à la
peur de l’autre. Comment cohabiter pacifiquement dans un monde
ouvert, où tout le monde voit tout et où les différences culturelles,
visibles, accentuent les malentendus et les méfiances mutuelles. La
communication, identifiée longtemps à la liberté et à l’émancipation,
peut se retourner et être accaparée par les régimes autoritaires et
illibéraux. Ce qui pendant quelques siècles fut considéré comme le
symbole de l’émancipation redeviendrait le nouvel insigne du pouvoir.
Rien ne garantit que les modèles démocratiques perdurent
facilement. Et à l’opposé, les mondes numériques ne sont pas
forcément iréniques et pacifiques.

9. Un monde « transparent et interactif » n’est donc pas plus


pacifique ni plus compréhensible que le précédent. La diversité
culturelle est un fait qui s’impose, souvent violemment. Construire la
cohabitation culturelle respectueuse à la fois des identités culturelles
et des valeurs universelles constitue progressivement un horizon
politique incontournable. Mais très difficile. L’essentiel ? Éviter la
segmentation et le communautarisme. La première condition du
respect de la diversité culturelle ? Préserver les diversités linguistiques
cernées par toutes les rationalisations et les dominations techniques
et culturelles.
Ce changement est au moins aussi impérieux que celui de
l’écologie.
Avec l’écologie, il faut apprendre à cohabiter avec la nature et les
animaux. Avec la communication, il faut apprendre à cohabiter avec
les Hommes, les sociétés, la diversité culturelle et l’altérité. Cela est
encore plus complexe et incertain, car les Hommes parlent, se
méfient les uns des autres et adorent s’opposer. On peut cohabiter
harmonieusement avec la nature et les animaux mais pas forcément
avec les êtres humains.
La communication et la diversité culturelle ? Une des questions
politiques les plus cruciales du début du 21e siècle, pour la paix et
contre la guerre. Ce ne sont pas les robots qui créent les guerres, mais
les Hommes et les sociétés. La grande question du 21e siècle ? Celle
de l’autre. Comment cohabiter pacifiquement, donc négocier, quand
tout, ou presque, nous sépare ?

10. L’Europe est le premier exemple de cohabitation pacifique


réussi. D’accord sur rien, opposés sur tout, les Européens restent
néanmoins ensemble. On retrouve ici la définition politique de la
communication-négociation : « Inventer des accords quand on n’est
d’accord sur rien ». Réussir à décider démocratiquement,
quotidiennement, à 27, quand on est en désaccord sur presque tout.
Un prodige historique qui n’existe nulle part ailleurs. Pourquoi les
Européens n’en sont-ils jamais fiers et heureux ? Cette
« incommunication victorieuse de l’Europe », si elle réussit, peut être
élargie à d’autres continents.
L’Europe ? La première victoire de l’incommunication. Toutes les
questions d’identité, du rapport à l’autre, des frontières, de la
diversité culturelle, de la négociation, de l’incommunication et de la
cohabitation sont posées, et en discussion. Le plus grand chantier
politique, pacifique, démocratique du monde met l’incommunication
et la négociation, donc la communication, au cœur de la politique, de
la société et de la culture.
ÉPILOGUE
Deux philosophies
de la communication

Deux philosophies de la communication s’opposent. L’une,


largement majoritaire dans le monde, privilégie la technique et
l’économie. Les Gafam en sont le symbole et la société numérique
l’horizon. La technique aidera, voire sauvera, l’Homme.
L’autre philosophie, politique, est très minoritaire, et privilégie
l’Homme et la politique. C’est celle à laquelle je me réfère. Les visions
du monde qui en découlent sont radicalement différentes. La vision
technique défend finalement une perspective irénique de l’Homme et
de la société. La philosophie politique de la communication est plutôt
agonistique. L’horizon est souvent conflictuel.
L’Homme n’est pas forcément pacifique et altruiste. Il est souvent
agressif, et la politique est le moyen de régulation finalement le
moins violent. C’est en cela que pour moi la communication est une
activité politique et humaine, parce qu’elle cherche à réduire les
conflits, les inégalités et organiser une cohabitation la moins violente
possible.
La communication ? Être politique, bien avant d’être technique. Je
défends cette vision agonistique de la communication depuis
longtemps. Pas d’illusion irénique sur l’Homme, mais il existe par
contre le plus souvent une marge de manœuvre. Ce qui est le propre
de la communication, de la politique et de la vie. Les choses ne sont
jamais écrites d’avance, tant que l’on peut éviter l’échec, la mort,
l’acommunication. La communication ? Le plus souvent de la
communication politique, avec des rapports de force, des inégalités,
des conflictualités, mais aussi des espaces de négociation et de
changement. Les références normatives de l’information et de la
communication ouvrent toujours le champ du possible. Dans un cas,
l’idéologie technique avec l’idée d’apprentissage. Dans un autre, la
négociation avec une vision politique, c’est-à-dire négociable des
choses. Une téléonomie ou un humanisme critique.
La construction de l’Europe est le plus bel exemple de cette
philosophie où l’incommunication peut devenir un facteur de paix et
de progrès. Plus on rapproche les Hommes de la technique, plus on
rêve d’une continuité entre les deux. Plus on privilégie une vision
politique de la communication, plus on reconnaît les désaccords, les
discontinuités et les dimensions de négociation.
Ces deux philosophies politiques de la communication, irénique et
agonistique, traversent toutes les cultures et continents. Avec en
conséquence, deux conceptions du rapport à la communication, à la
société et à l’Homme. Dans cette opposition entre deux philosophies,
on retrouve les rapports compliqués entre information et
communication. Avec l’information, on peut glisser vers la technique
et ses Big Data. Avec la communication, on n’échappe pas à
l’anthropologie. Dans un cas, la technique domine, dans l’autre la
société prévaut. Impossible d’échapper à la politique. Avec toujours
cette question : jusqu’où la technique peut-elle contribuer à changer
la réalité ? Jusqu’où le règne de la technique ? À partir de quand le
retour de l’Homme ? Et surtout que l’on cesse de répéter cette phrase
fausse : « La technique s’adapte finalement à l’Homme ». Depuis deux
siècles c’est l’inverse auquel on a assisté. Les sociétés, pour le bon ou
le moins bon, se sont adaptées à la technique. Le pire serait la
domination dans la durée d’une vision technique de la
communication sans le contrepoids indispensable de l’anthropologie.
Le plus important dans cet affrontement théorique entre deux
philosophies politiques de la communication concerne la
reconnaissance du rôle de la négociation. Faciliter la cohabitation
plutôt que le face-à-face ; la négociation plutôt que l’idéologie. Plus la
communication est réduite aux performances techniques, plus on
risque, en retour, des conflits.
Dites la place que vous accordez à la technique dans la
communication, et l’on saura quelle philosophie de la communication
vous privilégiez.

De toute façon, communiquer, c’est prendre un risque. Le risque


de l’autre. Et ce risque est politique, au sens où il renvoie aux
rapports sociaux et ne peut être remplacé par les performances
techniques.
Si l’information est parfois technique, la communication ne peut
jamais l’être durablement. Il est indispensable de préserver cet aller-
retour entre l’Homme et la technique, en n’oubliant jamais que le
plus compliqué et le plus difficile relèvent toujours de la
communication et de l’anthropologie politique.
TABLE DES ENCADRÉS

Information et communication : de plus en plus compliqué


Les cinq dimensions de l’information
Les trois inséparables : communication, incommunication,
acommunication
Réseaux et altérité
De l’avortement à la PMA
Conflit des légitimités
La tentation technologique
La diversité culturelle, un défi aussi colossal que celui du climat
Les conditions d’une communication honnête
La Nature et la Société : deux poids, deux mesures
L’incommunication, matrice indispensable de la politique
Information et communication : un destin commun
Les frontières de l’Europe
Penser l’incommunication
Information et communication : cinq grandes dimensions
Collection Débats
DANS LA MÊME COLLECTION

Régis Debray, Un mythe contemporain : le dialogue des civilisations,


2007.
Jean Malaurie, Terre mère, 2008.
Pierre Nora et Françoise Chandernagor, Liberté pour l’Histoire, 2008.
Michel Maffesoli, Apocalypse, 2009.
Henri Tincq, Catholicisme. Le retour des intégristes, 2009.
Alain Bauer, Xavier Raufer, La face noire de la mondialisation, 2009.
Esther Benbassa, Être juif après Gaza, 2009.
Michel Maffesoli, Matrimonium. Petit traité d’écosophie, 2010.
Jean-Robert Pitte, Le génie des lieux, 2010.
Hervé Gaymard, Nation et engagement, 2010.
Maurice Godelier, Les tribus dans l’Histoire et face aux États, 2010.
Philippe de Saint Robert, Juin 40 ou les paradoxes de l’honneur, 2010.
Jean-François Sabouret, Japon. La fabrique des futurs, 2011.
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2011.
Jean-François Sirinelli, L’Histoire est-elle encore française ?, 2011.
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Pierre-André Taguieff, Le nouveau national-populisme, 2012.
Jean-Pierre Machelon, La laïcité demain – Exclure ou rassembler ?,
2012.
Vincent Hugeux, Afrique : le mirage démocratique, 2012.
Christophe Jaffrelot, Inde, l’envers de la puissance. Inégalités et
révoltes, 2012.
Bertrand Badie, Quand l’Histoire commence, 2013.
Jacques Testart, À qui profitent des OGM ?, 2013.
Michel Wieviorka, L’impératif numérique, 2013.
Alain Bauer, Dernières nouvelles du crime, 2013.
Catherine Wihtol de Wenden, Le droit d’émigrer, 2013.
Guillaume Devin, Un seul monde. L’évolution de la coopération
internationale, 2014.
Jacques Follorou, Démocraties sous contrôle. La victoire posthume
d’Oussama Ben Laden, 2014.
Jean-François Daguzan, La fin de l’État-Nation ? De Barcelone à
Bagdad, 2015.
Alain Bauer, Qui est l’ennemi ?, 2015.
Esther Benbassa & Jean-Christophe Attias, Juifs et musulmans.
Retissons les liens !, 2015.
Michel Blay, Penser ou cliquer ?, 2016.
Bruno Tertrais, Les guerres du climat. Contre-enquête sur un mythe
moderne, 2016.
Michel Agier, Les migrants et nous. Comprendre Babel, 2016.
Gérard Chaliand, Terrorismes et politique, 2017.
Esther Benbassa (dir.), Violences sexistes et sexuelles en politique, 2018.
Nicole Gnesotto, L’Europe indispensable, 2019.
Michel Foucher, Le retour des frontières, 2016, nouvelle édition 2020.
Michel Foucher, Frontières d’Afrique. Pour en finir avec un mythe,
2014, nouvelle édition 2020.
Marta Torre-Schaub, Justice climatique. Procès et actions, 2020.
Maurice Godelier, Communauté, Société, Culture. Trois clefs pour
comprendre les identités en conflits, 2009, nouvelle édition 2021.
Dominique Wolton, Informer n’est pas communiquer, 2009, nouvelle
édition 2021.

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