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ISBN : 978-2-271-14109-5
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Du même auteur
Incommunication et altérité
La troisième mondialisation
Information et communication :
de plus en plus compliqué
L’information est historiquement liée à la politique et à la
liberté de la presse. Aujourd’hui, elle recouvre cinq sens, tous
hétérogènes : l’information politique, les services, les
institutions, la connaissance, les relations humaines.
L’industrie des données renforce l’emprise de l’information.
Le concept de communication renvoie de nos jours, lui
aussi, à cinq sens bien différents : le partage, la transmission,
la séduction, la négociation, le pouvoir. Les relations sont donc
de plus en plus complexes, entre les deux et la question du
récepteur, comme celle du contexte, ne simplifient rien… D’où
l’idée que beaucoup d’information faciliterait
l’intercompréhension. Mais s’il suffisait d’informer pour
communiquer et se comprendre, cela se saurait. Il n’y a jamais
eu autant d’information dans le monde et jamais autant
d’incommunication. Il est plus que temps de reconnaître le rôle
central et théorique de l’incommunication.
Les cinq dimensions de l’information
C’est ainsi que j’ai réfléchi aux trois sens du mot communication :
partage, transmission et négociation. Pourquoi les spécialistes des
réseaux sont-ils si confiants dans la communication et si méfiants à
l’égard de l’incommunication ? Par ailleurs, j’étais marqué par la
psychanalyse, qui insiste sur les ratages, déplacements, répétitions,
que chacun rencontre quotidiennement dans la communication. Cette
complexité m’a toujours intéressé par rapport au positivisme de la
technique. Plus jeune, je voulais faire une recherche sur la politisation
de la vie quotidienne, étant à l’époque influencé par Henri Lefebvre.
J’ai finalement changé mon sujet de thèse pour travailler sur la
révolution des mœurs. En suivant ces mouvements d’émancipation,
j’ai découvert là aussi, et bien avant le succès des « tuyaux »,
l’incommunication existante entre homme et femme, notamment…
Après ces travaux sur les mœurs, j’ai voulu comprendre comment
les travailleurs pouvaient essayer d’analyser le progrès technique
symbolisé à l’époque par « la révolution » de l’informatique. J’ai passé
cinq ans avec la Confédération française démocratique du travail
(CFDT), non comme militant, mais comme chercheur.
C’était une expérience d’incommunication. Les travailleurs,
sommés de se moderniser, ne parvenaient pas à s’approprier
l’informatique, c’était une forme d’incommunication entre le progrès
technique et les êtres humains. La gauche par tradition était favorable
au progrès technique qui devait émanciper l’Homme. Elle était donc
plutôt favorable à l’informatique. Peu nombreux étaient ceux qui
réalisaient le terrible décalage entre l’amélioration des techniques et
le fait que cela ne rendait pas plus heureux les individus, sans parler
de la disparation des métiers et des qualifications. Avec le triomphe
de l’informatique, c’était toute une vision du monde qui disparaissait.
C’est le même décalage que je vois, quarante ans plus tard, avec
Internet. Huit milliards d’internautes demain ne changent pas
l’Homme. Celui-ci n’est pas meilleur, même s’il est traversé de
performances techniques. J’ai retrouvé les mêmes questions :
pourquoi les individus ne s’entendent-ils pas mieux avec la
performance des outils ? Pourquoi la quantité d’informations ne
produit-elle pas davantage d’intercompréhension ? Cette recherche a
conduit à la publication de L’autre mondialisation, une réflexion sur le
poids de la diversité culturelle face aux techniques. Oui, on semble se
diriger vers un village global, mais sans que cela améliore le respect
mutuel. De plus, l’interactivité n’est pas toujours synonyme
d’intercompréhension. En réalité, l’enjeu de la communication n’est pas
l’échange d’informations, mais celui de l’altérité, de la négociation et de
la cohabitation.
Ce n’est pas le multibranchement technique qui assure la
compréhension ou la cohabitation, c’est la volonté politique, ou non,
de se respecter, malgré les différences. C’est pourquoi, selon moi, la
communication relève de la politique, au meilleur sens du terme,
c’est-à-dire de la volonté de négociation sur fond d’altérité.
Une des hypothèses du désamour à l’égard du concept de
communication vient de ce fait : on le dévalorise à la mesure des
difficultés humaines à se comprendre. On préfère les techniques qui
échangent de « l’information » efficacement, on se méfie de la
communication trop alambiquée. La technique est devenue le grand
marchand d’illusions.
Écouter ?
Il faut écouter parce que, tout simplement, c’est reconnaître
l’autre. Écouter quelqu’un, c’est lui conférer le même statut que soi,
un progrès considérable dans l’humanité, car pendant des milliers
d’années, nous n’avons pas écouté l’autre, il n’y avait pas d’égalité et
encore moins de respect de la diversité. Le plus souvent, le pouvoir et
le silence dominaient. La communication signifiait en réalité le
silence des pauvres. Comme disait Jules Michelet, il faut faire parler
« les silences de l’Histoire, ces terribles points d’orgue, où elle ne dit
plus rien et qui sont justement ses accents les plus tragiques 2 ». Donc
parler et écouter est un progrès. Mais cela prend du temps, surtout
s’il y a un dialogue.
1. Inédit, 2005.
2. Journal, t. I, p. 378.
Quatre stéréotypes sur l’information
et la communication 1
Libertés !
Pour comprendre et analyser ces mouvements extrêmement
complexes il y a les militants, les médias, les chercheurs, les acteurs.
Mais souvent, l’expression artistique (la peinture, le cinéma, le
théâtre, les arts du spectacle) est bien plus fine, complexe et
généreuse pour explorer ces ruptures. C’est pourquoi la liberté est
fondamentale dans cette bataille qui est une autre condition de la
diversité culturelle. Il ne peut y avoir de liberté culturelle ici, que s’il
y a simultanément le respect de la diversité culturelle.
Bien sûr, l’émancipation des mœurs est douloureuse, car on
s’aperçoit que les relations avec le partenaire, quel qu’il soit, ne sont
pas toujours plus simples. En réalité, tout est en chantier. On
n’arrêtera ni l’émancipation des femmes, ni la redéfinition des
rapports homme-femme, ni les mutations de la famille, ni
l’homosexualité. Le maître mot pour l’avenir ? Davantage de respect,
moins d’interdits, même si cette liberté s’accompagne aussi, souvent, de
la solitude. C’est de tout cela qu’il faut parler, notamment à l’école,
dans les médias, dans la vie… Oui, il y a eu des progrès en cinquante
ans, même si les relations ne sont pas toujours plus faciles, mais au
moins sont-elles un peu moins répressives. C’est déjà cela. Et de toute
façon, l’histoire n’est pas terminée…
De l’avortement à la PMA
28 déc. 1967 : loi relative à la régulation des naissances.
17 janv. 1975 : loi relative à l’interruption volontaire de la
grossesse.
15 nov. 1999 : loi relative au pacte civil de solidarité
(PACS).
17 mai 2013 : loi ouvrant le mariage aux couples de
personnes de même sexe.
2 août 2021 : loi relative à la bioéthique (élargissement de
la procréation médicalement assistée [PMA]).
1. Inédit, 2015.
Publicité : penser ce clair-obscur 1
Les artistes, valorisés dans tous les arts, pour leur singularité, leur
originalité, sont en même temps enrôlés dans le maelström de la
« culture mondiale » et très souvent dans celui de la spéculation sur
l’art contemporain et la « peopolisation ». On les valorise et on les
achète pour leur originalité et singularité, en même temps on les
insère de plus en plus, et malgré les résistances actives de certains
d’entre eux, dans les lois d’airain du capitalisme et de ses différents
marchés segmentés. Cette rationalisation des arts s’accompagne
simultanément d’une quête effrénée des « nouvelles tendances ». D’un
côté, tout se rationalise à l’échelle mondiale, de l’autre on constate
une obsession de la nouveauté et de la singularité.
Car voilà probablement le défi esthétique le plus grave. La
rationalisation, la standardisation et l’obsession de la nouveauté. Tout
est individualisé, mais réifié. L’École de Francfort, et avec elle tous les
penseurs critiques l’ont dit dès les années 1930 : le capitalisme nie et
broie les différences, tout en faisant l’éloge de l’innovation, du risque
et de la création. Cette contradiction se retrouve dans la réforme des
écoles d’art, pour la formation comme pour la recherche. D’un côté,
on valorise la singularité, la créativité, l’originalité dans la création
artistique. De l’autre, les écoles d’art, des plus prestigieuses aux plus
modestes, sont « incitées » à intégrer le processus de Bologne, la
réforme licence-master-doctorat (LMD) et à se fondre
progressivement dans l’immense machine scolaire européenne à
engloutir toutes les différences. Que reste-t-il de l’originalité des
professions artistiques si dans leur formation même, elles sont niées
et sommées de retrouver le reste du monde universitaire. Pourquoi
vouloir tout homogénéiser ? Nous en sommes là.
1. Hermès, 72, « L’artiste un chercheur pas comme les autres », 2015, p. 11-13
Une jeunesse peu aimée 1
1. Inédit, 2020.
BIBLIOGRAPHIE HERMÈS
Hermès, 4. « Le nouvel espace public ». 1989. Coordinateurs :
D. Bregman ; D. Dayan. J-M. Ferry et D. Wolton.
Hermès, 17-18. « Communication et politique ». 1995.
Coordinateurs : G. Gauthier, A. Gosselin et J. Mouchon.
Hermès, 32-33, « La France et les Outre-mers. L’enjeu multiculturel ».
2002. Coordinateurs : T. Bralbridge, J-P Doumengue, B. Ollivier,
J. Simonin et D. Wolton.
Hermès, 38. « Les sciences de l’information et de la communication ».
2004. Coordinateurs : Y. Jeanneret et B. Ollivier.
Hermès, 53. « Tracabilité et réseaux ». 2009. Coordinateurs :
M. Arnaud et L. Merzeau.
Hermès, 86. « Autant de musiques, autant de mondes ». 2020.
Coordinateurs : E. Dacheux, T. Dwyer et D. Ehrhardt.
ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES
BLANC, P., CHAGNOLLAUD, J.-P., Le rendez-vous manqué des peuples,
Autrement, 2022.
DELEUZE, G., GUATTARI, F., Mille plateaux, Édtitions de Minuit, 1980.
GUILLO, D., Les fondements oubliés de la culture, Seuil, 2019.
HOQUES, T., Les presques humains. Mutants, cyborgs, robots, zombies…
et nous, Seuil, 2021.
MUMFORD, L., Le mythe de la machine, Fayard, 1973.
SFEZ, L. (dir.), Dictionnaire critique de la communication, PUF, 1993.
CHAPITRE II
Mondialisation,
diversité culturelle, traduction
Les rapports communication/mondialisation sont peut-être parmi
les questions les plus explosives. En effet, avec la mondialisation on
ne parle que d’ouverture et de circulation, grâce notamment à la
révolution des techniques. Avec la communication, il est question
bien sûr de l’ouverture mais, en même temps, surgit une
revendication d’identité. En tous cas, autre chose que le modèle
d’ouverture tous azimuts des Gafam… Ouverture, oui, mais avec des
limites. Le numérique, avec ses performances et ses succès,
déstabilise en effet les cadres culturels et politiques, et la résistance
culturelle prend de plus en plus de place. On le voit bien aujourd’hui
avec les conflits religieux et identitaires dans le monde.
En fait, dans la globalisation, « ouverture » et « résistance »
entrent en conflit. La manière dont on gère les rapports
ouverture/identité détermine l’équilibre de ce que j’appelle « la
troisième mondialisation », celle où la culture devient, après la
politique et l’économie, un facteur essentiel de conflits.
Pendant un siècle, on a critiqué les « territoires » pour ne parler
que des « espaces ». Aujourd’hui, c’est le retour des territoires et des
frontières. La performance des techniques ne suffit pas à garantir
l’ouverture ni à empêcher le retour des identités. On retrouve ici le
rôle central de la communication, entre incommunication et
acommunication. La reconnaissance de l’importance de la diversité
culturelle se retrouve dans la déclaration universelle de l’Unesco de
2005. Il y est postulé que la diversité culturelle est la condition de la
paix dans un monde ouvert. La mondialisation a d’abord été une
utopie universaliste militante, une figure de l’universel, jusqu’aux
idéologies du tiers monde et des « révolutions ». Avec la fin du
communisme s’est installée la globalisation financière et économique,
trop rapidement identifiée à un « progrès démocratique ». La
révolution technique, avec les « autoroutes de l’information » et « la
société numérique » ont été considérées comme les outils de cette
« nouvelle démocratie ».
Deux réactions politiques ont émergé pour s’opposer à cette
domination capitaliste. D’une part l’écologie, avec un autre rapport à
la nature. D’autre part, la montée des revendications identitaires et
de la diversité culturelle qui relance les risques de conflit et
l’incommunication. Dans les deux cas, la communication joue un rôle
central.
Avec l’écologie, il faut préserver la diversité de la nature et du
monde animal. Avec la diversité culturelle, il faut préserver la
diversité des cultures et des traditions. Malheureusement, la diversité
culturelle pacifique est plus difficile à préserver que la diversité
écologique, car les Hommes et les sociétés sont beaucoup plus
violents. Quel équilibre trouver entre ouverture et fermeture ?
Identité et cohabitation ? Communauté et universalité ? Comment
éviter que l’idéal d’ouverture qui prévaut depuis au moins un demi-
siècle ne provoque finalement un phénomène de rejet, voire de haine,
avec le passage d’une identité relationnelle à une identité refuge et
conflictuelle ?
L’écart est croissant entre la révolution numérique et un monde de
plus en plus tenté par les frontières, les identités et le repli
communautaire. Les Gafam et le monde numérique d’un côté, grosso
modo les pays riches, avec en face le repli et les identités religieuses,
nationales ou culturelles. Finalement la « révolution de
l’information » provoque autant l’ouverture que la crainte. Avec, au
centre, les trois dimensions du partage, de la cohabitation, de l’échec.
Dans la réflexion sur le rôle du numérique dans l’ouverture au
monde, il ne faut d’ailleurs pas oublier la face noire d’Internet, et
l’urgence d’une réglementation des Gafam, première industrie du
monde. Cela concerne aussi la défense des libertés publiques et
privées, la cybercriminalité en pleine expansion, les infox, le rêve du
temps gagné, le mythe d’une société en direct, l’illusion de la
transparence, le poids des rumeurs, la fin des intermédiaires… Bref,
toutes les réalités qui éloignent le numérique d’une vision irénique.
Curieusement, toutes ces « réalités noires », aujourd’hui visibles et
connues, ne mettent pas en cause, pour le moment, les a priori
extrêmement favorables concernant « le monde d’Internet ». Au
contraire, on considère qu’il s’agit du « prix à payer ». La
communication et les médias suscitent par contre depuis longtemps
beaucoup trop de méfiance ! Il est nécessaire en tous cas de lutter
contre l’opposition artificielle entre « le vieux monde » des médias de
masse et le « nouveau monde » des réseaux. Comme il est nécessaire
de penser au plus vite « l’après Internet », car il y aura évidemment
un « après Internet ».
La troisième mondialisation 1
Cela fait plus de vingt ans que je travaille sur le rôle croissant des
conflits culturels, et pas seulement politiques et économiques, liés à
la mondialisation. En 2003, j’ai publié un livre précurseur L’autre
mondialisation (Flammarion) où j’identifiais deux mutations qui se
produisent sous nos yeux. D’une part, la « révolution » de
l’information et de la communication, avec l’arrivée d’Internet et des
réseaux. D’autre part, le surgissement de contradictions politiques
liées à la globalisation. La première accélérant la seconde. L’expansion
de l’information, en rendant le monde « transparent », ne l’a pas
rendu plus pacifique ni moins inégalitaire. En outre, et voilà la
nouveauté, les identités culturelles émergent, ou plutôt
réapparaissent, en opposition au mythe du « village global ». La
mondialisation de l’information ne supprime pas le besoin de
frontières et d’identités culturelles, mais au contraire les renforce.
Tout se complique ou plutôt la performance croissante des techniques
ne rend pas plus facile la compréhension du monde.
Égalité et identité
La globalisation avait posé le principe, faux, selon lequel en
ouvrant les frontières, la circulation des biens et des hommes allait
assurer une égalité mondiale. C’est l’inverse qui s’est produit. La
globalisation a renforcé les inégalités économiques et sociales et les a
rendues encore plus visibles. Les riches sont devenus plus riches, les
pauvres plus pauvres, les classes moyennes fragilisées. Et les migrants
symbolisent la haine de l’autre. Les murs, partout, se sont dressés.
Mais surtout, la finance a mangé l’économie, qui a mangé le
politique. L’idéologie de la globalisation a tué le rêve de la
mondialisation. Trois crises, 2008 pour la finance, 2015 pour les
migrants et 2020 pour le coronavirus, illustrent d’ailleurs la fragilité,
et les limites de la globalisation. Sans parler de la guerre d’Ukraine.
Plus que jamais le problème est de penser les rapports entre
globalisation, mondialisation, multilatéralisme et universalisme. À ce
problème est associée une question éminemment politique, qui ne
progresse guère : comment faire tenir ensemble ces valeurs souvent
contradictoires ; l’identité, l’ouverture, la communauté et
l’universalité ?
C’est l’enjeu du 21e siècle. Sortir de la finance, de l’économie et du
numérique. Retrouver le politique, la communication humaine et la
diversité culturelle. La globalisation financière et le mythe de la société
numérique sont les deux grands dangers liés à cette ouverture sans
pilotage du monde.
Liberté et numérique
La diversité culturelle, enjeu politique et culturel du 21e siècle,
reste largement sous-estimée et surtout insuffisamment pensée. Tout
est réduit au mythe de la « civilisation numérique » qui a succédé à
celui du « village global », avec la domination efficace des Gafam.
Celles-ci prétendent résoudre ces nouvelles contradictions culturelles
en multipliant les marchés centrés sur l’individu et la communauté.
L’horizon ? Un monde segmenté et progressivement réifié. Les
interactivités techniques plutôt que le temps de la négociation et de la
cohabitation.
La culture et a fortiori la diversité culturelle sont réduites à une
question de « liberté individuelle », et instrumentalisées par toutes les
applications numériques. Les interactions techniques se substituent à
la communication humaine et sont présentées comme la solution aux
revendications identitaires croissantes. Les marchés individuels et la
valorisation des « communautés » ne sont pourtant pas la solution
aux revendications identitaires plus ou moins belliqueuses. Les
terroristes peuvent parfaitement être en même temps des acteurs du
numérique.
Une dimension positive : l’inscription de la question de la diversité
culturelle dans le champ politique avec la signature en 2005 à
l’Unesco de la Convention pour « le respect de la diversité
culturelle ». Toutes les langues, les cultures, les religions sont égales.
Victoire politique considérable, même si dans les faits rien n’a changé.
Peu importe. Il s’agit d’une victoire normative avec la prise de
conscience de la dimension politique et universelle de la diversité
culturelle. L’Europe a joué un rôle central dans l’émergence de cette
problématique. D’ailleurs, elle est actuellement la plus grande
expérience politique au monde qui accepte la cohabitation culturelle.
Malgré toutes ses limites et ses contradictions, notamment à l’égard
des migrants, l’Europe est la seule réalité politique qui prenne en
charge officiellement ce nouveau défi politique, celui de la place de la
culture dans la mondialisation. C’est l’objet de mon dernier livre :
Vive l’incommunication. La victoire de l’Europe (François Bourin,
2020).
La diversité culturelle,
un défi aussi colossal que celui du climat
L’incommunication
L’autre défi politique contemporain est celui de la prise de
conscience de la nécessité de penser l’incommunication, c’est-à-dire les
conditions de cohabitation les moins violentes possibles entre ces
quatre dimensions : la politique, l’économie, la technique et la
culture. C’est sur le rôle essentiel de l’incommunication dans un
monde saturé d’information, d’images, d’interactions que je travaille
actuellement. « Penser l’incommunication » est aujourd’hui aussi
nécessaire que « penser la communication » l’avait été il y a
quarante ans. Ceci afin notamment de mieux comprendre les
ressemblances et les différences entre occidentalisme et
universalisme. L’expérience du Brexit en Europe en 2019 illustre
parfaitement l’importance politique du fait culturel et des
incommunications. Reconnaître la force de l’incommunication est un
progrès politique et une prise de conscience de la nécessité de
dépasser l’économie et la technique. En réalité, il est impossible de
nier l’incommunication, et indispensable de penser les contradictions
d’un monde ouvert où les questions d’anthropologie culturelle seront
de plus en plus impérieuses.
Les ruptures de la troisième mondialisation
Depuis la publication de L’autre mondialisation en 2003, trois
autres ruptures se sont produites, qui toutes renvoient au rôle
croissant de l’incommunication. C’est d’abord le mythe de la société
numérique. Ensuite la critique écologique qui accompagne plus ou
moins la recherche d’un modèle social alternatif. Enfin, la diversité
culturelle pour essayer de penser autrement la mondialisation. Qu’il
s’agisse du numérique, de l’écologie ou de la culture, la nécessité
s’impose d’introduire d’autres dimensions que la finance et l’économie
pour penser le monde ouvert. Le concept qui illustre peut-être le
mieux ces vingt dernières années est celui de l’incommunication, c’est-
à-dire la prise de conscience à la fois de l’altérité des visions du
monde et de la nécessité de négocier pour éviter qu’elles ne
débouchent sur des conflits politiques. Reconnaître
l’incommunication invite aussi à valoriser la nécessité de la
négociation. La négociation ? Les mots, pour éviter les coups et la
guerre. L’incommunication est donc un nouveau concept politique
pour penser les contradictions d’un monde ouvert et éviter les replis
communautaristes.
1. Inédit, 2015.
Le pape : la voix de la diversité 1
Un défenseur de l’humanité
Ardent défenseur de la libre circulation des hommes, le pape nous
invite en effet, nous les Européens, à assumer nos responsabilités
passées et présentes dans l’immigration massive, venue d’Afrique
notamment. L’immigration est inscrite dans l’histoire personnelle du
pontife, parce qu’il vient d’un continent sud-américain peuplé de
migrants. Pour lui, l’essentiel est le devoir d’accueil. Nous ne pouvons
pas rejeter les réfugiés hors de nos frontières, d’abord parce que ce
sont des êtres humains, ensuite parce que les causes de leur exil sont
toujours liées à la guerre et à la pauvreté. Or, qui livre des armes à
ces pays et exploite leurs ressources ? Nous.
Dans vingt ans, nous nous souviendrons de ce message et l’on se
félicitera de cette voix dissonante, portée vers les autres. Ne perdons
pas de vue que nous sommes dans un monde « transparent » : les
pays « pauvres » du Sud et du Proche-Orient n’oublieront pas leurs
morts en Méditerranée, ni l’indifférence des pays riches. Si l’on ne dit
rien, si l’on ne fait rien, la violence sera terrible. Le pape a raison de
dénoncer ce qui est l’un des plus grands scandales de la
mondialisation. Aujourd’hui, ces victimes économiques et politiques
arrivent dans les pays riches démocratiques qui leur disent, sortez !
Sans parler de l’inégalité de traitement entre les migrants du Sud et
les réfugiés politiques du Nord. On l’a vu avec l’Ukraine. Le pape ne
fait pas de différence.
Les droits de l’homme sont pour lui une valeur suprême qui doit
être prioritaire et primer sur les considérations économiques ou
sécuritaires. En revanche ces droits doivent pouvoir porter une
transcendance, qui trouve son origine dans l’amour de son prochain.
Un négociateur
Le pape est un infatigable négociateur. En ces temps
d’instrumentalisation du fait religieux, il prône sans relâche le
dialogue interreligieux. Ce que l’opinion ne sait pas c’est qu’il
entretient un dialogue permanent avec les autorités religieuses
musulmanes. Mais aussi avec son homologue orthodoxe et les
représentants des communautés juive et protestante.
Ses réserves à propos de la laïcité à la française contribuent aussi
au dialogue. Il estime qu’en France cette laïcité est trop colorée par le
siècle des Lumières et qu’elle ne laisse pas assez de place à la
transcendance. Chez nous, les religions sont vues comme des sous-
cultures alors qu’elles devraient être considérées, selon lui, comme
des cultures à part entière. Le port d’une croix comme d’un foulard
est, pour lui, la marque d’une culture. Et cette culture fait partie de la
laïcité.
En s’attaquant au dieu argent, qui asservit les hommes et pille les
ressources naturelles, il tente de convaincre qu’une autre voie est
possible, celle d’une meilleure répartition des richesses et d’un
développement modéré afin de cesser le pillage des richesses de la
planète. Il dénonce avec colère l’acculturation des peuples par la
globalisation ainsi que la déforestation menée sur son continent par
les grandes exploitations agricoles. Ses discours proposent à chaque
fois un autre modèle humaniste et écologiste. Il dénonce souvent
l’argent comme « le fumier du diable ».
Cet homme, qui est à l’origine plutôt de « droite » en vertu de sa
formation chez les jésuites argentins, s’est « gauchisé » au contact des
pauvres. Il n’est heureux qu’avec les pauvres, les dominés et les
exclus. Il aime le peuple et le dit. Il se met « au pied » des Évangiles.
Il les incarne. C’est un indiscipliné qui se maîtrise. Il dépasse les
clivages gauche-droite, et montre qu’il y a d’autres dimensions.
Et il impressionne par sa bonté et sa simplicité. La réforme de la
Curie qu’il mène difficilement en est l’exemple le plus probant. Sa
volonté que les femmes, jusqu’à présent exclues du système, y jouent
un rôle essentiel va à l’encontre de la pensée dominante parmi les
cardinaux. Il poursuit quand même sa réforme, en répétant toujours :
« Mieux vaut des ponts que des murs ».
Il ne maîtrise pas tout, mais il n’est pas naïf… et demande à
l’Europe de « ne pas se retrancher dans un catholicisme défensif », et
de faire preuve de « liberté » et de « créativité ».
Me revient en mémoire cette scène où nous sommes tous les deux
en train de rire, elle exprime la confiance qui nous lie. Mais aussi
celle où il s’arrête dans l’embrasure de la porte du cabinet au Vatican
où ont eu lieu nos entretiens, il se retourne et répète avant de me
quitter : « Pas facile, pas facile ! » C’est à la fois l’expression de toute
sa solitude face au poids de sa mission mais aussi de sa modestie.
Quelle intelligence que de reconnaître toute la limite du pouvoir !
1. Inédit, 2018.
La Francosphère ?
La francophonie à l’heure
de la mondialisation 1
o
1. Parole publique, n 20, juillet 2018.
Diplomatie et communication,
même défi 1
Négociation et cohabitation
Cet horizon commun ne supprime pas leur différence principale :
celle du statut de leur communication. Les diplomates parlent « au
nom » de leurs États ; ils les « représentent ». Les individus et les
groupes parlent « en leur nom » propre.
En un demi-siècle, c’est tout le statut de la communauté
internationale et du rôle des États qui a changé, obligeant la
diplomatie à réévaluer son rôle. La fin de la guerre froide, la
mondialisation des échanges ont rendu plus mobile et instable la
communauté des États. Les codes et les traditions s’effritent. Le
nombre d’acteurs intervenant dans le monde est beaucoup plus
important, créant plus d’instabilité : États, regroupements régionaux,
ONU et ses agences, multinationales, ONG, lobbyistes… Les visions
du monde, rapports de force, stratégies s’opposent et s’affrontent.
Tout est beaucoup plus instable et la mondialisation de l’information
rend encore plus visible ce désordre du monde. Certes, les rapports
de force subsistent ainsi que les secrets mais la politique, intérieure
ou extérieure, est plus visible. Les citoyens sont surinformés et
critiques, obligeant les dirigeants politiques et économiques à
davantage s’expliquer, convaincre, négocier. Il n’y a plus de politique
sans communication politique. Tout est beaucoup plus « à ciel ouvert »,
même si demeurent les secrets. Les États doivent tenir compte des
médias, ONG, entreprises…
La diplomatie, comme l’Église, l’Armée, et d’autres institutions,
s’est installée dans un monde ouvert. Elle a appris à se servir des
journalistes et des « experts ». Par contre, la diplomatie rappelle
l’importance du temps, des cultures, de l’Histoire… tout ce qui échappe
aujourd’hui à l’idéologie de la modernité qui ne parle que de vitesse,
de performance, d’immédiateté, d’interactivité. D’un côté, pas de
diplomatie sans une réflexion sur l’omniprésence de l’information, les
enjeux des Big Data, ni sans valorisation de cette communication-
négociation partout présente. De l’autre, comment résister à l’illusion
du « village global » transparent et interactif, dominé par les Gafam ?
Une autre rupture radicale s’est imposée depuis la Seconde Guerre
mondiale et surtout depuis la fin du communisme : le rôle de la société
civile. Elle s’est affirmée comme un contre-pouvoir aux États avec les
opinions publiques, les médias, les ONG… C’est la fin du monopole des
États, et la fin du monopole d’une diplomatie officielle. D’ailleurs, les
nouveaux militantismes, des droits de l’homme à l’écologie sont des
activités liées à la société civile. Les États n’ont plus le monopole de la
politique. Sauf peut-être pour la paix et la guerre. Dans l’ensemble,
les rapports de force sont plus nombreux, les situations de
communication-négociation et d’incommunication aussi !
Un projet inattendu
Avec un tel scepticisme et une telle incommunication, tout aurait
déjà dû échouer. Qu’est-ce qui rassemble encore ces États ? Pas grand-
chose finalement. Être en concurrence dans la mondialisation en
étant radicalement différent.
D’ailleurs, cette expérience de « coopération inédite », ne suscite
pas du tout le même intérêt selon les régions. En Europe, et dans le
monde occidental en général, l’intérêt est « faible ». Relativité de la
géographie… Ou plutôt la mondialisation de l’information et des
échanges ne supprime pas les différences géopolitiques et
culturelles…
Deux lectures sont possibles, et circulent. Les BRICS comme
nouveaux impérialismes déguisés, symboles du renversement de
l’équilibre des pouvoirs. Le signe de nouveaux rapports de force. Une
machine contre l’Europe et l’Occident. Une nouvelle manière de gérer
les dominations financières et économiques, avec en plus le risque de
conflits internes illustrés par la concurrence entre les deux projets,
des routes de « la soie » (Chine) ou de « la liberté » (Inde). Ou bien y
aura-t-il peut-être la recherche d’autres équilibres, non pas
nécessairement tournés contre l’Europe et l’Occident.
Dans tous les cas, les BRICS illustrent la recherche de la
possibilité d’un autre équilibre entre politique, économie et culture.
L’économie peut-elle se passer de la politique et de la culture ? Les
inégalités et injustices sociales, politiques, sont-elles solubles ou non
dans la consommation ou l’économie ?
Un tel projet permet en tout cas de faire une comparaison entre
par exemple la Chine industrielle et urbaine et l’Inde décentralisée et
rurale, sans parler de l’omniprésence géographique russe et des
« nouveaux mondes » du Brésil et de l’Afrique du Sud. En réalité,
toutes ces différences obligent à « négocier » sans fin. Et dans ce
processus improbable de coopération à cinq, l’importance des langues
et de la traduction est cruciale. Elle illustre le rôle capital de la
diversité linguistique et culturelle. Cet ovni diplomatique est un lieu
de lecture fantastique des orientations, contradictions et projets liés à
la mondialisation. D’autant qu’aucun protagoniste n’est naïf.
D’ailleurs, comment évoquer les BRICS en oubliant le rôle essentiel
de Bandung (1955), comme première tentative d’organisation
politique du tiers monde ? L’histoire revient toujours. Impossible de
l’effacer.
L’incommunication,
matrice indispensable de la politique
ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES
BADIE, B., Le monde n’est plus géopolitique, CNRS Éditions, 2020.
CASSIN, B. (dir.), Derrière les grilles, Mille et une nuits, 2014.
CHARDEL, P.-A., L’empire du signal. De l’écrit à l’écran, CNRS Éditions,
2020.
FOUCHIER, M., Le retour des frontières, CNRS Éditions, 2020.
HARTOG, F., Chronos : l’occident aux prises avec le temps, 2020.
POLICAR, A., L’Universalisme en procès, Le bord de l’eau, 2021.
WATIER, P., Éloge de la confiance, Belin, 2008.
CHAPITRE III
La force de l’Europe
La force de l’Europe ? Savoir que l’autre est intelligent. Entre le
15e et le 20e siècle, l’Europe a conquis le monde, avec les différents
modèles de colonisation. Mais au cours du 20e siècle, et des deux
guerres mondiales, elle a perdu toutes ses colonies. Parfois après des
conflits violents. Toutes les puissances européennes coloniales
(Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, France, Portugal,
Hollande, etc.) ont été battues par les peuples colonisés. Et d’ailleurs,
le bilan de ces quatre siècles n’est pas encore fait. En tout cas les
Européens, eux, savent que l’autre, les autres sont intelligents parce
qu’ils les ont battus. Cette expérience douloureuse a au moins ce
résultat essentiel pour le défi du 21e siècle qui est d’essayer de
cohabiter pacifiquement.
Savoir que l’autre est intelligent est un avantage au moment où il
faut partout apprendre à se respecter et à cohabiter le moins
violemment possible. Aucune autre puissance mondiale (États-Unis,
Chine, Inde, Russie) n’a cette expérience partagée. L’Europe dispose là
d’un atout considérable pour l’organisation d’une « autre
mondialisation ». Atout qu’elle ne met pas suffisamment en avant
notamment parce que l’immense et indispensable débat politique sur
les colonialismes n’a pas encore eu assez lieu. Autre chantier à
ouvrir : celui de la chute des trois empires, russe, austro-hongrois,
ottoman, au terme de la Première Guerre mondiale. Là aussi, il
s’agira d’une ouverture intellectuelle et historique indispensable pour
penser l’incommunication d’hier et d’aujourd’hui et les atouts qui
peuvent en résulter pour l’Europe politique de demain.
L’Europe,
victoire de l’incommunication 1
Le rapport au passé
Le rapport au passé fut un obstacle ; il devient un marchepied. Le
passé très violent de l’Europe interdisait de croire possible le
dépassement de tant de haines, mais aujourd’hui, où une partie des
souvenirs liés à la Seconde Guerre mondiale s’estompe, rien ne peut
se construire sans les fondations du passé. C’est sur sa propre
histoire, belle et diabolique, que l’Europe doit s’affirmer. Admettre
que la tradition n’est pas pour l’Europe un obstacle à la modernité,
mais une chance.
L’identité
L’ouverture confronte chaque jour un peu plus le citoyen européen
à l’autre. Cet « autre » fut d’abord celui des pays de l’Europe de
l’Ouest. C’est maintenant ceux de l’Europe du Nord, de l’Europe
centrale et orientale et de la façade sud. Où l’Europe s’arrête-t-elle ?
Jusqu’où chaque habitant de l’Europe doit-il se sentir solidaire de
tous ces peuples ? Il y a une limite à l’acceptation de l’autre, mais il
est toujours possible de réfléchir aux différentes identités et
frontières. Identités et frontières : deux concepts essentiels pour la
cohabitation culturelle.
La nation
L’inscription la plus visible de la question de l’identité se trouve
évidemment dans la relation à l’idée de nation. « Une société
matériellement et moralement intégrée, à pouvoir stable, permanent,
à frontières déterminées, à relative unité morale, mentale et
culturelle. Des habitants qui adhèrent consciemment à l’État et à ses
lois », selon la belle définition donnée par Marcel Mauss.
Le renversement à faire ? Hier, la « résistance nationale » était un
obstacle à l’égard de l’Europe. Aujourd’hui, l’identité nationale
devient une condition de son élargissement.
Le phénomène le plus dangereux ? Établir des signes d’égalité
entre nation, sentiment national, nationalismes. La réalité ? Plus tout
est ouvert, plus il faut préserver les identités. C’est le seul moyen
d’éviter l’identitarisme, c’est-à-dire l’identité comme haine. Le
nationalisme se développe d’autant plus que l’identité nationale ou
communautaire a été niée. Il faut recenser les différentes conceptions
historiques de la nation, car c’est par la distance historique et
géographique que l’on peut sortir des démons. La culture et le débat,
contre l’anathème et la caricature.
1. Inédit, 2005.
L’Europe :
une invention politique sans
information ni communication 1
ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES
BESNIER, J.-M., Demain les posthumains, Pluriel, 2009.
CALVET, L.-J., La méditerranée mer de nos langues, CNRS Éditions,
2016.
DELSOL, C., Le crépuscule de l’universel, Editions du Cerf, 2020.
DIDI-HUBERMAN, G., Éparses, Éditions de minuit, 2011.
ELIAS, N., La société des individus, Fayard, 2019.
HANNE, O., L’Europe face à l’islam. Histoire croisée de deux civilisations,
e e
VII – XX siècle, Tallandier, 2021.
MOISI, D., La géopolitique de l’émotion, Flammarion, 2008.
CONCLUSION
L’indépassable question de l’altérité