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G R A N D S • R E P È R E S / MANUELS

L’explosion
de la communication
DES MÊMES AUTEURS

Ouvrages de Philippe Breton

Une histoire de l’informatique, La Découverte, Paris, 1987 (édition de poche : Seuil, coll.
« Points sciences », Paris, 1990.
La Techno-science en question. Éléments pour une archéologie du XXe siècle (en coll. avec
Alain-Marc Rieu et Frank Tinland), Champ Vallon, Seyssel, 1990.
La Tribu informatique, Métailié, Paris, 1990.
L’Utopie de la communication. Le mythe du « village planétaire », La Découverte, Paris,
1990 (édition de poche : La Découverte/Poche, Paris, 1997, 2004).
À l’image de l’homme. Du Golem aux créatures virtuelles, Seuil, coll. « Science ouverte »,
Paris, 1995.
L’Argumentation dans la communication, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 1996,
4e éd. 2006.
La Parole manipulée, La Découverte, Paris, 1997 (édition de poche : La Découverte/
Poche, Paris, 2000, 2004).
L’Option informatique au lycée (en coll. avec Éric Heilmann et Guislaine Dufour), Hachette
classique, Paris, 1998.
Histoire des théories de l’argumentation (en coll. avec Gilles Gauthier), La Découverte,
coll. « Repères », Paris, 2000, nouv. éd. 2011.
Le Culte de l’Internet. Une menace pour le lien social ?, La Découverte, Paris, 2000.
Éloge de la parole, La Découverte, Paris, 2003 (édition de poche : la Découverte/Poche,
Paris, 2007).
Argumenter en situation difficile, La Découverte, Paris, 2004 (édition de poche : Pocket,
Paris, 2006).
L’Incompétence démocratique. La crise de la parole aux sources du malaise (dans la) poli-
tique, La Découverte, Paris, 2006.
Convaincre sans manipuler. Apprendre à argumenter, La Découverte, Paris, 2008.
Les Refusants. Comment refuse-t-on de devenir un exécuteur ?, La Découverte, Paris, 2009.
Le Silence et la parole contre les excès de la communication (en coll. avec David Le Breton),
Érès, Toulouse, 2009.
The Culture of the Internet and the Internet as Cult. Social Fears and Religious Fantasies,
Litwin Books, Duluth, 2011.

Ouvrages de Serge Proulx

Changer de société. Déclin du nationalisme, crise culturelle, alternatives sociales au Québec


(dir., en coll. avec Pierre Vallières), Québec-Amérique, Montréal, 1982.
Vivre avec l’ordinateur. Les usagers de la micro-informatique (dir.), Éditions G. Vermette
inc., Montréal, 1988.
Arguments pour une méthode. Autour d’Edgar Morin (dir. du colloque de Cerisy, en coll.
avec Daniel Bougnoux et Jean-Louis LeMoigne), Seuil, Paris, 1990.
L’informazione tramite media (en coll. avec Philippe Breton, Jean-Marie Charon, Fran-
çois Seligmann), Jaca Book, Milan, 1993.
Une télévision mise aux enchères. Programmations, programmes, publics (en coll. avec
Michèle Martin), Télé-Université, PUQ, Sainte-Foy, 1995.
Accusé de réception. Le téléspectateur construit par les sciences sociales (dir.), PUL/L’Harmat-
tan, Québec/Paris, 1998, nouv. éd. 2002.
Vers une citoyenneté simulée. Médias, réseaux et mondialisation (dir., en coll. avec
André Vitalis), Apogée, Rennes, 1999.
Internet, nouvel espace citoyen ? (dir., en coll. avec Francis Jauréguiberry), L’Harmattan,
coll. « Logiques sociales », Paris, 2002.
La Révolution Internet en question, Québec-Amérique, Montréal, 2004.
Internet, une utopie limitée. Nouvelles régulations, nouvelles solidarités (dir., en coll. avec
Françoise Massit-Folléa et Bernard Conein), PUL, Québec, 2005.
Communautés virtuelles. Penser et agir en réseau (dir., en coll. avec Louise Poissant et
Michel Sénécal), PUL, Québec, 2007.
La Sécurité dans un monde numérique (dir., en coll. avec Emmanuel Kessous), Hermès
science publications, Paris, 2008.
L’Action communautaire québécoise à l’ère numérique (dir., en coll. avec Stéphane Couture
et Julien Rueff), PUQ, Québec, 2008.
Web social. Mutation de la communication (dir., en coll. avec Florence Millerand et Julien
Rueff), PUQ, Québec, 2010.
Usages et enjeux des technologies de communication (en coll. avec Francis Jauréguiberry),
Érès, coll. « Érès poche – Société », Toulouse, 2011.
Connexions. Communication numérique et lien social (dir., en coll. avec Annabelle Klein),
Presses universitaires de Namur, Namur, 2012.
Les réseaux sociaux sont-ils nos amis ? (en coll. avec Éric Delcroix et Julie Denouël), Le
Muscadier, Paris, 2012.
Médias sociaux. Enjeux pour la communication (dir., en coll. avec Mélanie Millette et
Lorna Heaton), PUQ, Québec, 2012.
Philippe Breton
Serge Proulx

L’explosion de la
communication
Introduction
aux théories et aux pratiques
de la communication

QUATRIÈME ÉDITION
Cet ouvrage a été précédemment publié sous le titre L’Explosion de la
communication. La naissance d’une nouvelle idéologie, La Découverte/Éditions
du Boréal, Paris/Montréal, 1989 (édition de poche : La Découverte/Poche,
Paris, 1996).

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ISBN 978-2-7071-7382-9

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humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Nous
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grale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur.

Diffusion au Canada : Dimedia.


© Éditions du Boréal, Montréal, 2002, pour le Canada.
© Éditions La Découverte, Paris, 2002, 2006, 2012 pour le reste du monde.
Introduction

Quand on parle de communication, mieux vaut tout de suite


savoir à quel niveau on se situe. Il est en effet nécessaire, sauf à
donner à ce terme une portée tellement large qu’il ne veut plus
rien dire, de distinguer clairement entre quatre ordres de réalité :
celui des pratiques effectives de communication ; celui des techni-
ques que l’on met en œuvre dans ces pratiques ; celui, plus spécia-
lisé, des théories sur lesquelles s’appuient ces techniques ; et enfin
celui des enjeux qui sont associés à la communication (un décou-
page similaire avait été proposé par Roland Barthes pour l’ancienne
rhétorique).

Un domaine complexe

Le premier niveau, celui des pratiques, concerne chacun : tout le


monde, dans la pratique, communique. Certains en font même
une activité professionnelle, le plus souvent pour mettre la com-
munication au service de finalités bien précises. Les techniques
dont on se sert pour communiquer peuvent être mises en œuvre
consciemment ou sans le savoir, par imprégnation culturelle. N’est-
il pas préférable, dans ce domaine comme dans d’autres, de savoir
ce que l’on fait, afin de le faire autrement et peut-être plus efficace-
ment ?
Les théories sont réser vées, en général, aux spécialistes et, en
premier lieu, aux spécialistes de la communication, qui observent,
10 L’E XPLOSION DE LA COMMUNICATION

réfléchissent, produisent des modèles, des normes, de nouvelles


techniques aussi. Mais chacun est concerné, à sa manière, par les
enjeux de la communication dont l’analyse appelle un regard plus
large, intégrant d’autres aspects de la vie sociale.
L’attention nécessaire portée à ces phénomènes ne doit cepen-
dant pas détourner le regard – sous peine de tomber dans l’idéolo-
gie – de ce qui est la finalité essentielle de la communication :
porter la parole humaine. Dans ce sens, cet ouvrage s’inscrit délibé-
rément dans une perspective humaniste. La parole, au sens que lui
donne le philosophe français Georges Gusdorf, est une instance
qui se situe en amont du langage et de la communication. La
parole (terme qu’il faut distinguer ici de celui qui désigne la com-
munication orale) est bien ce que chacun d’entre nous a à se dire et
à dire au monde, à dire de lui ou d’elle, des autres et du monde.
La parole est bien, dans cet esprit, ce qui nous distingue radicale-
ment de l’animal, qui ne vit que dans la prison de son instinct et
dans l’instantanéité de sa communication. La parole est ce qui nous
constitue, en tant qu’être humain, dans notre irréductible singula-
rité. Tout regard humaniste sur la communication doit donc appré-
hender celle-ci comme un moyen et non comme une fin en soi
(voir Breton, 2007)*. La parole est la finalité, la communication est
le moyen. La parole est ce qui donne son sens à la communication.
Nous examinerons, dans cette introduction, chacun de ces
niveaux d’analyse de la communication, afin de les distinguer clai-
rement.

Les pratiques

D’abord celui des pratiques : nous utilisons de multiples moyens


de communication, comme le geste, l’oral, l’image, l’écriture. Ces
moyens se déploient à leur tour grâce à de multiples supports de
communication comme le livre, le téléphone ou le courrier électro-
nique ou encore, car celui-ci reste essentiel dans le quotidien de
l’homme, ce support si particulier qu’est l’espace physique com-
mun dans lequel se déroule la communication orale.
Supports et moyens de communication permettent à la parole
humaine d’être transportée vers l’autre, vers l’auditoire, vers des
auditoires. Dans ce sens, la communication est bien, comme le
disait Robert Escarpit dans sa théorie générale de l’information et
de la communication, un « cas particulier du transport ».

* Voir la bibliographie en fin d’ouvrage.


I NTRODUCTION 11

Mais, avant même d’être transportée, la parole est mise en


forme, dans des genres distincts, adaptés aux circonstances et à ce
que l’on a à dire. Est-ce que l’on veut convaincre par la discussion ?
C’est dans le genre argumentatif que l’on va déployer sa parole.
Souhaite-t-on exprimer un état ressenti ou faire un récit marqué du
sceau de la subjectivité et de l’imagination ? Le genre expressif sera
le plus approprié. Doit-on informer, témoigner le plus objective-
ment de ce que l’on a vu ? On se situe alors dans le cadre de l’infor-
matif. La parole humaine est ainsi tout à la fois mise en forme et
transportée. Toutes nos pratiques de communication sont conte-
nues dans cet espace, que nous en ayons conscience ou pas.

Les techniques

Communiquer, c’est aussi mettre en œuvre ou utiliser des tech-


niques. Écrire est une technique, que nous devons apprendre, car
elle nécessite la connaissance des lettres de l’alphabet et de leur cor-
respondance avec les sons du langage parlé. Argumenter ou infor-
mer en est une autre, qui exige la connaissance des procédés utilisés
pour entraîner la conviction ou décrire le plus objectivement possi-
ble. Nous sommes là dans le vaste univers de l’« art », de l’« artifice »,
de ce que les premiers rhéteurs grecs appelaient la techné.
Les supports de communication, qui ont été perfectionnés tout
au long de l’histoire de l’être humain, sont le fruit d’une invention
technique sophistiquée, qu’il s’agisse des pigments ser vant à la
peinture des grottes ornées, il y a plus de 30 000 ans, des caractères
mobiles, éléments essentiels du système technique de l’imprimerie,
du téléphone, de la radio, ou des logiciels qui permettent d’échan-
ger des messages sur Internet.
Tous les aspects de la communication humaine sont pris dans
l’univers des techniques. Les techniques de communication
empruntent ainsi – et nourrissent en retour – d’autres domaines
techniques. L’art du vigneron, qui invente la presse à raisin, se
retrouve dans celui de l’imprimeur, qui s’en inspire pour inventer
la presse à papier. La manipulation des électrons par les ingénieurs
du XIXe siècle, pour produire de la lumière par exemple, ser vira
plus tard à transporter de l’information numérique, elle-même
canal de la parole humaine. Cet usage des techniques est l’un des
points fondamentaux qui permet de distinguer entre la communi-
cation humaine et la communication animale. Les animaux com-
muniquent, sans doute, mais sans cette réflexivité qui s’incarne
dans la technique et le progrès qu’elle suppose. L’animal, à la
12 L’E XPLOSION DE LA COMMUNICATION

différence de l’humain, a une pratique non réflexive de la commu-


nication.

Les théories

Les pratiques de communication, comme les techniques, sont


l’objet de nombreuses théorisations. À l’époque contemporaine,
certaines de ces théories, inspirées par la cybernétique, confèrent à
la communication une place centrale dans l’activité humaine.
D’autres les replacent dans une histoire plus globale et font appel
ainsi à d’autres disciplines comme l’histoire, la linguistique ou la
sociologie. Aujourd’hui, la discipline des « sciences de l’informa-
tion et de la communication » constitue un des lieux privilégiés où
s’est institutionnalisée une réflexion théorique, spécifique mais
plurielle, sur la communication. Les spécialistes des sciences socia-
les et humaines sont de plus en plus sensibles à l’importance des
phénomènes de communication. Les dialogues qu’ils établissent
avec les spécialistes de la communication sont de plus en plus
féconds.
Ces théories sont de deux ordres. Les premières ser vent à
décrire, et éventuellement à améliorer les processus de communica-
tion. Dans ce cas, on parlera des théories techniques de la communi-
cation. Ainsi, dans le strict cadre des techniques de transmission de
l’information dans le domaine téléphonique, l’Américain Claude
Shannon imaginera-t-il son fameux schéma, qui distingue entre
l’émetteur, le message, le canal, le bruit, le récepteur.
Le philosophe grec Aristote, 2 400 ans auparavant, formalisa et
systématisa au sein de sa Rhétorique, sa théorie des techniques argu-
mentatives et, dans la Poétique, sa théorie des techniques de
l’expression. Il s’agit là des premières théories techniques de la
communication, qui font déjà, d’ailleurs, clairement la distinction
entre l’émetteur, le message, le récepteur. La cybernétique et la
théorie de l’information ne remplacent pas la rhétorique et la poé-
tique, elles ouvrent des champs nouveaux pour le vaste domaine
des théories de la communication. Leur confrontation et leur com-
plémentarité, on le verra, restent un des enjeux essentiels des théo-
ries contemporaines de la communication.
Mais il existe également un deuxième ordre de théories qui ren-
dent compte des pratiques de communication et qui les replacent
dans l’ensemble des activités humaines. Dans ce cas on parlera des
théories sociales de la communication. Celles-ci font appel aux diffé-
rents champs des sciences humaines et sociales, qui tous rencon-
I NTRODUCTION 13

trent, à un moment ou à un autre, les pratiques de communication.


Ces théories se sont essentiellement développées au XXe siècle, à
partir notamment des travaux de John Dewey et l’école de Chicago,
au sein des recherches conduites par des journalistes (Lippmann),
des politistes (Lasswell), des psychologues (Hovland), des socio-
logues (Lazarsfeld), etc. Elles s’attachent à comprendre par exemple
les phénomènes d’influence et de propagande, le rôle des médias
dans nos sociétés, les usages des nouvelles technologies ou encore
tout ce qui a trait à la réception des messages.

Les enjeux

La communication est aussi, au-delà des pratiques, des tech-


niques et des théories, un monde d’enjeux. N’accorde-t-on pas trop
de place – ou pas assez – à la communication ? Notre société ne
serait-elle pas meilleure si elle communiquait plus ? La communica-
tion n’est-elle pas toujours de la manipulation ? Vivons-nous dans
une « société de la communication » ?
L’être humain s’est toujours regardé communiquant. C’est le
destin de l’être humain, qui réfléchit à tout et en fait la source de
toute avancée. Il s’est toujours soumis à évaluation et à critique de
ce point de vue. Les plus anciens textes philosophiques, qu’ils
soient grecs ou chinois, sont une réflexion sur la « trahison », par
exemple, que représenterait l’écriture par rapport à la parole
vivante. Les plus anciens textes religieux s’interrogent sur le statut
de l’image et de la représentation. Chaque avancée des techniques
de communication qui change les pratiques dans ce domaine
donne lieu à des débats sans fin sur leur opportunité, leur raison
d’être ou leur sens. La place prise par les médias, l’importance de la
publicité comme phénomène de société, l’irruption des nouvelles
technologies de communication sont aujourd’hui l’occasion de
débats parfois très tranchés.

Une approche en quatre parties

Le schéma qui s’impose est donc bien celui de la parole


humaine, mise en forme dans des genres distincts, qui se déploie à
travers des moyens et des supports de communication sans cesse
perfectionnés, dont la mise en œuvre, les effets, les usages et les
conditions de réception sont théorisés, et dont le sens est pris dans
des enjeux de société souvent majeurs. L’examen rigoureux,
14 L’E XPLOSION DE LA COMMUNICATION

critique et informé de ces différents niveaux de la communication,


les pratiques et les techniques, les théories, est l’objectif principal
de ce livre. Il sera complété par une réflexion sur les enjeux de la
communication dans les sociétés humaines, réflexion plus spécula-
tive mais nécessaire pour élargir suffisamment le champ.
La première par tie du livre est consacrée aux pratiques et aux
techniques de la communication. Elle permet de parcourir l’en-
semble du vaste panorama de la communication humaine de la
préhistoire jusqu’à nos jours, de découvrir l’invention des principa-
les techniques dans ce domaine ainsi que les théories techniques
sur lesquelles elles s’appuient.
La deuxième partie fait le point, de façon à la fois historique et
synthétique, sur l’évolution des grandes théories qui rendent
compte des processus communicationnels, depuis les travaux des
précurseurs des sciences de la communication jusqu’aux recherches
les plus actuelles, certaines encore en cours de réalisation.
La troisième partie, dans le prolongement de la deuxième, fait le
point sur les résultats obtenus par les recherches dans les domaines
des usages et de la réception. Ces deux champs de recherche ont
donné lieu à de multiples travaux et publications pertinents.
La quatrième partie aborde la délicate et passionnante question
des enjeux de la communication. Il y a ici plus d’interrogations que
de certitudes, plus d’opinions que de faits. Cette partie se conclut
par une question sur le statut du savoir en sciences de l’informa-
tion et de la communication, question ouverte s’il en est. Cette
partie se conclut par une analyse des différents débats que l’irrup-
tion de la communication a provoqués depuis le XXe siècle.
Enfin, une bibliographie, la plus large possible, complète
l’ouvrage.
Il est important de signaler que le présent ouvrage est l’édition
entièrement refondue et actualisée d’une première version publiée
sous le même titre en 1989 (également aux Éditions La Découverte
et aux Éditions du Boréal) ; celle-ci était alors sous-titrée « La nais-
sance d’une nouvelle idéologie ». Il s’agissait du premier ouvrage de
synthèse, publié en langue française, sur cette question qui susci-
tait de nombreux débats, tant la communication, ses pratiques et
ses techniques semblaient avoir vocation de devenir un enjeu
majeur des sociétés modernes. Cet ouvrage a connu depuis une
longue et fructueuse carrière.
Il a été réédité en 1993, puis en 2002 et en 2006. Il s’est imposé,
dans le monde académique, comme un ouvrage de référence pour
les étudiants et les enseignants. Il a été beaucoup lu dans le monde
des professionnels de la communication et bien au-delà. Il a été
I NTRODUCTION 15

traduit dans de nombreuses langues, dont le russe, l’arabe, le viet-


namien, l’espagnol, le portugais. C’est une grande source de fierté
pour nous de savoir que beaucoup d’étudiants, de par le monde,
ont appris les rudiments des sciences de l’information et de la
communication dans notre livre. C’est aussi pour nous une grande
responsabilité.
Le monde change, vite, très vite. Très souvent à la pointe de la
modernité, les techniques de communication changent encore
plus vite. Les théories qui en rendent compte doivent souvent
s’adapter, au pas de charge, aux mutations de ce domaine. En
même temps, les fondamentaux apparaissent encore plus nette-
ment qu’avant. La « culture de la communication » qui se déve-
loppe rapidement s’inspire souvent sans le savoir des techniques
plus anciennes de la rhétorique. L’avancée de la communication
est faite d’innovations radicales et de redécouvertes fondamen-
tales. C’est là toute l’originalité et l’intérêt de ce domaine
complexe.
Plus que jamais, il fallait remettre l’ouvrage sur le métier, repar-
tir à la recherche des nouvelles clefs de compréhension dont
chacun, et encore plus les étudiants et les professionnels de la
communication, a besoin. C’est dans cet esprit que nous avons
travaillé et proposé à François Gèze, directeur des Éditions La
Découverte, une refonte totale du livre, à laquelle nous avons
consacré beaucoup d’attention. Son accueil a été, comme toujours,
chaleureux et rigoureux. Nous avons gardé, dans l’approche, ce qui
avait fait l’intérêt et le succès de la première édition, mais nous
avons tenu compte des nouvelles avancées théoriques et des
nouvelles exigences de l’heure. Nous avons largement pris en
considération les exigences d’une synthèse qui doit embrasser
aujourd’hui – et c’est tant mieux – bien plus large qu’avant.
Le développement de la communication dans tous les domaines
– médias, publicité, communication d’entreprise ou institution-
nelle, nouvelles technologies – a renforcé la nécessité d’une appro-
che pratique. Toute une partie du livre tient compte de cela. Sans
qu’il s’agisse à proprement parler d’un « manuel », le lecteur y trou-
vera de nombreuses indications pragmatiques sur le « comment
faire » dans le domaine de l’expression, de l’information et de la
description, ou de l’argumentation.
C’est donc avec un ouvrage de synthèse, dont l’esprit sera fami-
lier au lecteur des précédentes éditions mais avec un contenu tota-
lement renouvelé, que nous nous présentons humblement devant
un public que nous savons exigeant. Nous avons le secret espoir
qu’il trouvera matière à un nouvel enrichissement.
1/Le transport des messages

Le transport des messages se distingue de leur mise en forme. Le


transport s’effectue grâce aux moyens de communication (l’oral,
l’écrit, le geste, l’image) et aux supports (le papier, le téléphone,
Internet). La mise en forme renvoie aux genres de la communica-
tion (l’expressif, l’argumentatif, le descriptif). Transport et mise en
forme sont deux modalités complémentaires qui interagissent
l’une sur l’autre. Nous commencerons dans ce chapitre par exami-
ner à la fois les moyens et les supports de la communication. Les
chapitres suivants s’intéresseront aux différents genres de la com-
munication.

Les cinq grands moyens de communication

Comment l’homme com mu ni que-t-il ? Ou plu tôt, quels


moyens utilise-t-il pour faire passer sa parole ? On notera de ce
point de vue une progression historique depuis les premiers homi-
nidés qui utilisent le geste, puis l’oral, et enfin l’image, jusqu’à
l’invention de l’écriture. Ce mouvement s’est alors stabilisé, et
aucun moyen nouveau n’est apparu, même si, depuis, grâce à de
nombreuses techniques, les progrès dans le transport du son, de
l’image et de l’écriture ont été spectaculaires. Plus que les moyens,
ce sont les supports de la communication qui connaissent un fort
et ininterrompu développement technique.
20 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

Le cas de la musique, qui pourrait bien être candidat au statut de


cinquième moyen de communication, est un peu particulier. Il est
probable que dans des temps reculés, avant l’apparition de l’écri-
ture en tout cas, le chant, ou la scansion rythmée collective, ait
joué un rôle dans la communication, mais celui-ci s’est éteint et la
musique s’est progressivement spécialisée. Aujourd’hui, la musique
et le chant sont presque entièrement monopolisés par le champ
artistique, sauf peut-être dans de très rares cas, comme les slogans
repris en cœur, dans les manifestations sociales ou politiques, sou-
vent sur un air connu.
On trouve dès moins 15 000 ans, selon le préhistorien Louis-
René Nougier, trace de « moyens de communication sonores »
comme le sifflet ou la corne d’appel. On sait par ailleurs que la
parole peut être codée et envoyée à distance grâce à des instru-
ments de musique comme le tambour ou différents instruments de
percussion.
L’existence de « langues sifflées » est attestée mais on sait peu de
chose sur leur emploi effectif. Celles-ci sont à mi-chemin entre
l’oral et la musique. Il est vrai que rien ne s’oppose à ce qu’un quel-
conque moyen soit utilisé pour la communication, pourvu qu’il
permette d’articuler une parole (ce que l’on a à dire) sur un signi-
fiant (un moyen matériel de communication). La gamme sonore
des sifflements qu’un homme bien entraîné peut émettre couvre
sans doute une très grande variété de signifiants possibles.

Le geste
Le premier moyen de communication humaine est peut-être
une sorte de langage de signes gestuels, éventuellement associé à
l’émission de sons vocaux limités. C’est en tout cas l’hypothèse for-
mulée en son temps par Darwin et, aujourd’hui, par de nombreux
préhistoriens. Le plein oral ne serait donc pas le premier moyen
utilisé. Son usage n’est de toutes les façons possibles que vers
moins 100 000 ans, période où l’appareil phonatoire (appareil res-
piratoire, larynx, cavités de résonance) devient suffisamment déve-
loppé pour permettre d’articuler une variété de sons assez vaste
pour délivrer la parole.
Or il est difficile de faire démarrer l’humanité de cette période,
celle du « pré sapiens », puisque bien avant 100 000, l’homme (homo
erectus et avant lui homo habilis) développe à la fois une activité
technique de fabrication et d’usage d’outils spécialisés et une acti-
vité sociale, et ce depuis au moins 2 000 000 d’années. L’homme
existerait donc avant le langage oral. Le linguiste français Claude
L E TRANSPORT DES MESSAGES 21

Hagège, parle à ce sujet de « l’universalité du “choix” par ces socié-


tés préhistoriques dispersées, du signifiant vocal-auditif pour pro-
duire du sens alors que d’autres canaux étaient possibles » (1999,
p. 22). Le cas des sourds et des malentendants, qui utilisent, pour
une partie d’entre eux, une « langue des signes », montre bien que
l’on peut délivrer pleinement une parole sans bénéficier des res-
sources de l’oralité.
D’une façon générale, le geste a gardé, on le sait, un rôle impor-
tant d’appui et de soutien de la parole orale. Plus qu’un reste fossile
d’une période où le geste était pleinement signifiant, celui-ci s’ins-
crit bien dans une dynamique de communication, en complément
actif de l’oral.

L’oral
La « brillante carrière du sonore » (Hagège, 1999, p. 23) com-
mence dans la préhistoire, se poursuit donc aujourd’hui. L’oralité,
l’« orature », terme que propose Claude Hagège, en parallèle à
l’« écriture », s’est généralisée et universalisée. Même les sociétés
modernes, pourtant saturées de moyens de communication les plus
variés, semblent accorder un privilège constant à cette modalité du
langage. Hagège soutient à cet égard que « la communication orale,
seule naturelle, est seule chargée de tout le sens d’origine. Elle est
multiplanaire. Un phénomène capital, dont aucun système d’écri-
ture connu ne conserve la trace, le fait bien apparaître. Ce phéno-
mène est l’intonation… qui stratifie souvent le discours oral en une
structure hiérarchique où le message principal n’est pas prononcé
sur le même registre que les incises, éventuellement imbriquées les
unes dans les autres. Une reproduction graphique qui, bien
qu’exacte pour le reste, ne note pas l’intonation, peut paraître qua-
siment inintelligible » (Hagège, 1999, p. 109).
On remarquera également que l’oral a englobé et absorbé le
geste, dans une modalité orale/gestuelle assez complète. L’orature
implique non seulement le geste mais le corps tout entier. La com-
munication orale directe inscrit tous ses participants dans le même
espace sonore, visuel, physique, qui est l’espace le plus complet
pour la communication. Mais l’oral présente l’avantage de pouvoir
se passer, si cela est nécessaire, du visuel (il peut donc se maintenir
dans l’obscurité, ce qui n’est pas le cas du geste) et même s’exercer
à distance, à portée de voix (et plus tard grâce à une voix retrans-
mise, par téléphone par exemple). Ces caractéristiques lui donnent
une très grande plasticité et donc une supériorité sur le seul mode
gestuel. Cela explique peut-être son adoption et son universalisation
22 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

dans les populations de la préhistoire, à partir d’une période qui se


situe probablement vers moins 100 000.
L’oral est aujourd’hui le support de multiples langues, parlées
aux quatre coins du monde. Les linguistes dénombrent trois mille
langues parlées actuellement (quatre mille autres auraient disparu),
à peine une centaine d’entre elles sont effectivement retranscrites
grâce à l’écriture (idéographique ou alphabétique). Or, comme
nous le rappelle avec force Eric A. Havelock, toute conception qui
identifierait la richesse et la complexité d’une culture avec un cer-
tain développement de l’usage de l’écriture est à rejeter résolument.
Une culture peut dépendre totalement, d’une façon ou d’une autre,
de la communication orale, et être néanmoins une culture au plein
sens du terme.

L’image
L’image apparaît entre 50 000 et 30 000. Certains signes gra-
phiques sont plus anciens encore, comme les dessins géométriques
de la grotte de Blombos, en Afrique du Sud, découverts en 2002 et
qui remonteraient à moins 77 000 ans. Comment interpréter
aujourd’hui ces nuages de points géométriques, ces mains, négati-
ves et positives, qui se projettent sur la roche, ces scènes animaliè-
res qui abondent dans ce qu’on appelle les « grottes ornées »,
comme la grotte de Lascaux ou, découverte plus récemment, la
grotte Chauvet (voir Jean Clottes, dir., et la recension des graphies
préhistoriques par Louis-René Nougier) ? Première forme d’« art »,
comme le soutiennent certains ? Manifestations religieuses, pour
conjurer le destin, selon d’autres ? Esquisse d’un langage codifié ?
Prolongement du geste désignateur en geste dessinateur ?
Il est sûr en tout cas que nos catégories contemporaines sont à la
fois trop étroites et trop éloignées de la réalité humaine des débuts
de l’homo sapiens pour que nous puissions interpréter avec certi-
tude ces multiples manifestations de ce qui pourrait bien être mal-
gré tout une forme de communication pleine et entière. Ne trouve-
t-on pas là, dans ces magnifiques peintures représentant des
animaux, puis des scènes de chasse, à la fois les modalités du récit
et celle de la description, qui constituent des genres de communi-
cation à part entière (voir chapitres suivants) ?
Quoi qu’il en soit l’image va devenir, jusqu’à aujourd’hui, un
moyen universel de communication. Elle permet de décrire des
situations en les représentant, sous forme de documentaire ou de
reportage filmé. Elle autorise également la construction de véri-
L E TRANSPORT DES MESSAGES 23

tables récits, de la fiction cinématographique jusqu’aux formes les


plus abstraites de l’art vidéo.

L’écrit
Quatrième grand moyen de communication, après le geste,
l’orature et l’image, l’écriture est aussi chronologiquement le plus
tardif. Sur l’immense échelle de l’histoire de l’être humain, celle-ci
apparaît dans les derniers instants. Les premières traces d’écriture
connues datent du IVe millénaire avant notre ère (moins 6 000
ans).
Il faudra attendre l’invention, deux millénaires plus tard, de
l’écriture alphabétique, pour que son emploi commence à se géné-
raliser. L’écriture entretient un curieux rapport à l’orature. Au début
l’écriture est analogique et vient de l’image : les premières écritures
sont des dessins stylisés (pictogrammes). Puis, par un mouvement
d’innovation interne, l’écrit va se rapprocher du monde des sons.
Selon J.-L. Cunchillos, « l’inventeur de l’alphabet est celui qui a le
premier réussi à faire la décomposition d’une langue dans ses sons
les plus simples et qui a créé les signes graphiques pour représenter
ces sons, ou phonèmes » (1998, p. 172).
Le système d’écriture phonique grec sera le premier à noter tous
les sons, aussi bien les consonnes (ce que fait l’hébreu ou l’araméen)
que les voyelles. Cette innovation a permis de transformer la lecture
en une sorte d’automatisme. Comme le dit Havelock, l’écriture en
vint à ressembler à un courant électrique communiquant directe-
ment au cerveau les sons de la langue évoqués, de telle sorte que
leur signification résonnait, si l’on peut dire, dans la conscience du
lecteur sans référence à des particularités quelconques de la graphie.
L’abstraction qu’impliquait le système de codification alphabéti-
que renforça considérablement la tendance naturelle de l’écriture à
être un moyen de communication relativement indépendant de la
langue qu’elle sert à retranscrire. Un même système de notation
écrite, surtout s’il est alphabétique, peut en effet servir à retrans-
crire des langues tout à fait différentes. L’écriture hébraïque par
exemple, sert aussi bien à retranscrire le yiddish, pourtant composé
essentiellement de mots d’origine germanique et slave, que
l’hébreu ancien et l’hébreu moderne qui en est dérivé. L’écriture
arabe sert aussi bien à retranscrire le persan, qui est une langue
indo-européenne au même titre que le latin et le français, que
l’arabe parlé, qui est une langue sémitique.
Kemal Atatürk, par volonté d’occidentalisation de son pays, a pu
supprimer par décret, en 1928, l’écriture arabe employée pour
24 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

noter la langue turque et la remplacer par l’alphabet latin sans que


ce changement affecte la langue parlée. Le vietnamien, langue asia-
tique, s’écrit lui aussi en caractères latins, grâce, ou à cause, du père
Alexandre de Rhodes (1591-1660), l’un des premiers missionnaires
de la Cochinchine, qui transcrivit cette langue, jusque-là représen-
tée par des idéogrammes, dans un alphabet occidental. La structure
fondamentale de l’oral n’est en effet pas modifiée par le système de
retranscription qu’elle s’est choisi.
L’écriture alphabétique constitue la dernière invention, au sens
strict d’un moyen pour la communication humaine, après le geste,
l’orature et l’image. Le mouvement de l’innovation va dès lors se
porter sur les modalités de transport à distance de chacun de ces
supports, ainsi que leur combinaison dans des nouveaux moyens
de communication hybrides, comme par exemple l’audiovisuel,
qui combine l’image, éventuellement animée et le son.

Du moyen au support
Chacun de ces quatre moyens de communication, le geste, l’ora-
ture, l’écriture et l’image (si l’on veut bien laisser de côté le cas très
particulier de la musique), va se développer, se réaliser pourrait-on
dire, souvent en se combinant, à travers de multiples supports de
communication. Ainsi l’oral par exemple, qui s’appuie essentielle-
ment sur le son et la dimension acoustique, va bénéficier des pro-
grès dans ce domaine, jusqu’à la radio et au téléphone modernes.
Le développement de l’écriture va impulser un mouvement d’inno-
vation, de l’imprimerie jusqu’à l’informatique. L’image va s’animer,
se sonoriser jusqu’à la télévision et la vidéo. Du moyen au support,
c’est un vaste mouvement d’innovation qui se met en place au
service de la communication et du transport de la parole.

Les supports de l’oralité

La communication orale va connaître de multiples développe-


ments techniques, des premières techniques acoustiques qui permet-
tent de porter plus loin la parole des orateurs antiques, jusqu’à
l’invention de la radio et du téléphone, qui vont permettre à des
interlocuteurs de se parler et de s’entendre d’un bout à l’autre de la
planète, et même, dans le cas des voyages spatiaux, de la lune à la
terre.
L E TRANSPORT DES MESSAGES 25

Les progrès de l’acoustique


La démocratie grecque, en donnant une place centrale à la
parole, et notamment à la parole devant de vastes auditoires com-
portant plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de personnes,
va être confrontée à des questions d’ordre acoustique. Les archi-
tectes grecs résoudront cette difficulté en construisant des amphi-
théâtres (comme celui qui subsiste encore sur les flancs de l’Acro-
pole à Athènes) où le son de la voix portera loin. Plus tard, églises,
cathédrales, parlements, universités, tiendront compte de cette
donnée essentielle de l’oralité : la parole à distance devant de larges
publics.
L’adjonction du microphone amplificateur permettra de mainte-
nir la coprésence de l’orateur et d’un auditoire, éventuellement
nombreux, sans avoir recours à des artifices architecturaux. Le
porte-voix – puis le mégaphone, bien connu dans les manifesta-
tions publiques – permet lui aussi, comme son nom l’indique, de
s’adresser à un large public dans la rue et éventuellement en mou-
vement.

Du téléphone à la radio

Le technicien français Charles Bourseul, écrit dans le journal


L’Illustration, en 1854, « je me suis demandé si la parole elle-même
ne pouvait pas être transmise par l’électricité » (voir Flichy, 1991,
p. 116). Une étape supplémentaire de la communication de la
parole est en passe d’être franchie avec l’invention du téléphone.
Dès la première moitié du XIXe siècle, plusieurs travaux scienti-
fiques ouvrent la possibilité de transformer des sons en vibrations
électromagnétiques, de les transporter sur un fil électrique et de les
reconvertir en sons à l’arrivée.
Quelques années plus tard, en 1876, deux ingénieurs, Alexander
Graham Bell et Elisha Gray, déposent simultanément un brevet qui
concrétise ce principe. L’histoire ne gardera le nom que du premier
comme inventeur du téléphone. Le succès de ce dispositif qui
reconstitue la voix humaine et autorise ainsi un dialogue à dis-
tance, ne se démentira pas par la suite.
Après la généralisation des postes fixes, reliés entre eux par la
plus grande machine jamais construite par l’homme : le réseau télé-
phonique mondial, on assistera à une autre innovation, le télé-
phone mobile, dont le succès est immense. Désormais, où que l’on
soit – ou presque – on peut recevoir des appels, en donner et même
réceptionner sur son téléphone des textes écrits, des e-mails, des
26 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

messages de toute nature. La voix s’est désormais affranchie de la


distance.
La radio, qui représente une autre modalité de l’oralité, elle aussi
appelée à un grand succès, est née du projet de transmettre à dis-
tance la parole humaine sans utiliser un quelconque fil. L’Italien
Guglielmo Marconi utilise les ondes électromagnétiques pour jeter
les bases de la télégraphie sans fil. S’affranchir de tout fil pour
transmettre de l’information (voix ou texte écrit) constituait une
frontière que beaucoup d’ingénieurs voulaient traverser au plus
vite.
Il revient à Lee de Forest d’émettre de la tour Eiffel, en 1908, la
première diffusion d’un programme sonore, qui portera jusqu’à
800 kilomètres, bien qu’il y ait peu de monde pour l’écouter. Il
recommence en 1909 à New York et y diffuse un appel pour le droit
de vote des femmes, puis inaugurera le premier journal radiopho-
nique. On parle alors de distribuer la parole « à la volée », en anglais
broadcast, qui signifiera rapidement « radiodiffuser ». La TSF, télé-
graphie sans fil, se développera parallèlement (dès 1901, un mes-
sage sans fil traverse l’Atlantique). Le sigle TSF servira plus tard à
désigner la radio.
Celle-ci apportera la parole orale – et la musique – au cœur de
tous les foyers, du moins ceux qui peuvent s’offrir un appareil de
réception. Malgré la concurrence sévère de la télévision ou d’Inter-
net, la radio restera un support de communication apprécié,
s’adaptant à chaque étape aux modifications de l’environnement
technique.

Une image de plus en plus animée

Depuis les premières représentations graphiques préhistoriques,


jusqu’aux images de synthèse produites par ordinateur, l’image a
connu un destin fulgurant qui lui fait accompagner toutes les
grandes productions humaines. À voir les magnifiques reproduc-
tions d’animaux qui ornent les grottes vers moins 30 000, on est
tenté de se dire qu’à la fois d’immenses progrès ont été faits depuis,
mais, en même temps, que la puissance d’évocation dont ces pre-
mières images sont porteuses, n’est guère inférieure à ce que l’on
connaît aujourd’hui.
L E TRANSPORT DES MESSAGES 27

Les premiers signes de communication

Les premières images sont à la fois abstraction (le motif dit « à la


grecque » est attesté à moins 20 000 ans) et réalisme (représenta-
tion précise de scènes de chasse). Pour Louis-René Nougier, les pre-
mières encoches dans l’os taillé, ou encore les signes, gravures,
traits ou points, par exemple réalisés avec des pigments (moins
50 000 ans) sont déjà « des signes de communication, d’informa-
tion, pour l’auteur de ces signes, pour sa mémoire personnelle,
pour l’information de ses compagnons » (1988, p. 174). La roche
est ici « le prélude du livre ».
Les graphies animalières représentent également, pour cet
auteur, un « message qui dépasse la perception de l’animal en soi.
Un animal passant, un animal dressé à la verticale, un animal
débouchant d’une cavité profonde, d’une bouche d’ombre, un ani-
mal sans tête, une tête sans corps, un bison blessé de trois flèches,
une jument gravide… sont des messages. Chargées de sens mul-
tiples, ces graphies offrent un vocabulaire imagé et réaliste… si les
graphies préhistoriques ne sont pas toutes des œuvres d’art, toutes
sont les éléments d’un lexique riche et complexe… aucun conti-
nent n’échappe à ce moyen de communication premier qu’est la
graphie animalière » (1988, p. 206).
À partir du dixième millénaire, « de nombreuses histoires de
chasse nous sont contées, des techniques chasseresses sont analy-
sées et prennent valeur d’enseignement. Cette littérature des
auvents rocheux, des blocs erratiques, ajoute Nougier, se révèle lar-
gement didactique et pédagogique » (1988, p. 239). On notera, sans
en avoir l’explication, qu’il faut attendre moins 10 000 ans, alors
que les graphies animalières remontent à moins 30 000 et que l’on
trouve des signes géométriques à moins 77 000, pour voir enfin
représenter l’homme, et moins 4 000 pour qu’il soit enfin doté d’un
visage.

La longue carrière de l’image

Les premières formes d’écriture, nous l’avons vu, empruntent à


l’image, avant de devenir codage alphabétique. Pour un temps,
tout se confond et l’image dit la parole écrite. L’image entame alors
une longue carrière, où la fonction de communication côtoie de
très près la fonction artistique, dans la statuaire – forme d’image en
relief – dans la peinture ou le dessin. Même lorsqu’elle est artis-
tique, l’image informe, renseigne, sert de support à la diffusion des
idées, notamment religieuses ou, plus tard, politiques.
28 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

Un pas décisif va être franchi avec l’invention de la photo, puis


du cinéma et de la télévision. L’image cherche le réalisme, puis
s’anime. Elle se voit adjoindre le son. L’audiovisuel moderne est né.
Le premier film date de 1895. Comme le dit Bernard Lamizet, « il
s’agit, en 1895, d’utiliser toutes les possibilités, nouvellement maî-
trisées, de l’image photographique, en inscrivant ce type de repré-
sentation à consultation individuelle, comparable à la lecture, dans
une autre forme d’usage, collectif cette fois… dès le départ, le
cinéma constitue bien une médiation… une des formes d’articula-
tion d’un projet esthétique et d’un projet de communication et de
sociabilité » (1999, p. 48).
L’invention de la télévision va inaugurer une nouvelle forme de
médiation qui a bousculé non seulement les pratiques de communi-
cation mais également la vie de tous les jours de nombreuses per-
sonnes. Ce nouveau support de communication occupe progressive-
ment une place centrale à la fois dans le domaine de l’information,
des loisirs et de l’éducation. Les enjeux de sa diffusion, comme nous
le verrons plus loin, sont immenses.

Un nouveau support : la télévision


La télévision – le mot apparaît, selon Francis Balle, en 1900, lors
d’une conférence prononcée à l’exposition universelle de Paris – est
née du projet de transmettre à distance des images, d’abord fixes,
puis animées. Là encore, le développement des supports de la com-
munication s’opère à l’intérieur du cadre mental et technique du
transport. La télévision est rendue possible par la maîtrise acquise,
à partir de Thomas Edison, dans le domaine de la transformation
de la lumière, donc de l’image, en courant électrique. On com-
mence à savoir, à cette époque, transporter à distance les signaux
électriques par la transmission hertzienne. Reste à inventer un dis-
positif qui permet d’analyser ligne par ligne et point par point une
image. Le tube cathodique est mis au point en 1911.
Restait à en faire un dispositif opérationnel. En 1925, les pre-
miers systèmes complets émission-réception sont mis au point. En
1935, une première émission expérimentale est diffusée de la tour
Eiffel, en 180 lignes. Il faut attendre, en France, 1949 pour que les
premières émissions destinées à un public commencent. En janvier
de cette année, un « journal télévisé » est diffusé chaque semaine.
En octobre, il devient quotidien. L’année suivante, en 1950, on
compte 1790 téléviseurs en France et 20 heures d’émissions par
semaine. La télévision était née.
L E TRANSPORT DES MESSAGES 29

L’aventure de l’écriture : de l’argile au silicium

Dès les premières retranscriptions pictographiques inventées, il


y a 6 000 ans, l’écriture va connaître une double mutation. Une
mutation interne, d’abord, qui va conduire à l’invention, puis à la
généralisation – sauf la notable exception chinoise et des quelques
langues idéographiques qui subsistent – de l’écriture alphabétique.
Une fois mise au point, sous la forme de l’alphabet grec, puis latin,
celle-ci se stabilisera. Une autre mutation attendait toutefois l’écri-
ture, celle des supports. Des tablettes d’argile au papyrus, du livre
au télégramme, jusqu’au courrier électronique traité par des puces
en silicium, c’est tout un mouvement d’invention qui porte l’écrit
toujours plus loin, toujours plus rapidement.

De l’image au son : l’invention de l’alphabet


La première écriture, dite « pictographique », est retrouvée sur les
« tablettes d’Uruk », du nom d’une ville du pays de Sumer, dans le
fertile bassin mésopotamien. Ces tablettes d’argile sont constituées
de listes de sacs de grain et de têtes de bétail. Il s’agit donc d’une
forme élaborée de comptabilité.
Les pictogrammes sont des représentations analogiques stylisées
d’objets. Une tête de bœuf renvoie au mot bœuf. En combinant
plusieurs pictogrammes, on obtient des « idéogrammes », sortes de
rébus qui combinent les mots pour leur conférer un pouvoir de
représentation phonétique. Ainsi le pictogramme, donc le dessin,
représentant un « tas » associé au pictogramme représentant une
« pie » peut se lire « tas-pie » et renvoyer ainsi phonétiquement au
mot « tapis ».
Les Égyptiens utilisèrent également une écriture de ce type, mais
leurs hiéroglyphes, plus riches et plus diversifiés, avaient une capa-
cité d’expression de la langue écrite beaucoup plus grande que
l’écriture « cunéiforme » des Sumériens de Mésopotamie (cette écri-
ture tient son nom de cuneus, « clou » en latin, parce que ses dessins
ont l’air d’être une combinaison de clous à tête, ce qui s’explique
par la nature du poinçon utilisé, taillé au bout en forme de triangle
très allongé pour dessiner dans l’argile).
La présence, côte à côte dans un même texte, de dessins qu’il faut
interpréter au sens figuratif et de dessins qu’il faut au contraire trai-
ter comme l’équivalent d’un son parlé (comme dans le cas du « tas-
pie ») a entraîné la formation d’une catégorie particulière de signes,
les « déterminatifs », qui indiquent comment il faut interpréter le
signe qu’ils accompagnent, et qui permettent de distinguer par
30 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

exemple si un dessin donné doit être pris au sens figuratif, ou s’il


exprime une réalité plus abstraite. Le signe déterminatif qui accom-
pagnait l’image constituait une véritable communication au
second degré, puisque ce signe renseignait directement le lecteur
sur le contexte de sa lecture.
Au début, l’écriture est un simple « aide-mémoire » mais elle
devient rapidement, selon Georges Jean, « une manière de garder
des traces de la langue parlée, une autre façon de communiquer…
c’est ainsi, ajoute-t-il, que les anciens Akkadiens, les Babyloniens et
les Assyriens ont inventé la correspondance et le courrier » (1987,
p. 18).
Le mouvement de l’écriture s’éloigne donc progressivement de
l’image, de la représentation analogique des objets et se rapproche
de la langue parlée. L’un des inconvénients de ce type d’écriture est
qu’elle comporte de très nombreux signes, au moins plusieurs cen-
taines, qu’il faut tous connaître. Cette caractéristique reste celle de
l’écriture chinoise, restée idéographique. Celui qui veut apprendre
l’écriture chinoise doit au strict minimum connaître plus d’un
millier d’idéogrammes. Le « lettré » en maîtrise plusieurs milliers.
L’invention de l’écriture alphabétique va autoriser un détachement
complet vis-à-vis de l’image en fondant l’écriture sur la combinai-
son d’un petit nombre de signes abstraits codés qui représentaient
les sons effectivement parlés.

Les premiers alphabets


Le premier alphabet est inventé dans la région Syrie-Palestine,
vers 1800-1500 avant J.-C. L’alphabet cunéiforme d’Ugarit est uti-
lisé pour les quelque 2 000 documents datant des XIVe et
XIIIe siècles retrouvés sur le site de cette ancienne ville mésopo-
tamienne (sur le territoire de l’actuelle Syrie). L’alphabet linéaire
phénicien est attesté vers la fin du XIIe siècle en Phénicie (l’actuel
Liban). Les Phéniciens, peuple commerçant, marin et voyageur,
auraient ainsi répandu l’écriture alphabétique. Au VIIIe siècle, les
habitants du pays d’Arram (actuelle Syrie) inventent un alphabet
proche de l’alphabet phénicien : l’araméen. Cette langue servira à
écrire certaines parties de l’ancien testament. Proche de l’araméen,
l’hébreu est attesté dès 700 avant J.-C. Cette langue servira à trans-
crire l’essentiel des premiers textes bibliques.
Il manque à ces alphabets de noter les voyelles car ils ne retrans-
crivent que les sons consonantiques. Le texte écrit sous cette forme
peut prêter à plusieurs interprétations car un même groupe de
consonnes peut servir de support à plusieurs mots parlés, comme
L E TRANSPORT DES MESSAGES 31

dans le français VLR qui peut retranscrire « voleur » ou « valeur » ou


« vêler », ou bien d’autres mots encore.
Ainsi, le paragraphe qui précède se noterait : « l mnqu cs lphbts
d ntr ls vylls cr ls n rtrnscrvnt qu ls sns cnsnntqus. L txt crt ss ctt
frm pt prtr plsrs ntrprttns cr n mm grp d cnsnns pt srvr d sppt plsrs
mts prls, cmm dns l frnçs VLR qu pt rtrnscrr « vlr » « vlr » « vlr », bn
d’trs mts ncr. » Comme on le voit, la lecture, en pareil cas, n’est pas
impossible, mais elle n’est pas aisée non plus…
Le premier alphabet à noter les voyelles est l’alphabet grec, au
VIIIe siècle. Outre leurs propres consonnes, les Grecs ajouteront, en
guise de signes pour désigner les voyelles, des signes de l’alphabet
araméen qui représentent des consonnes que ne possède pas la
langue grecque. Du grec au latin, il n’y aura qu’un pas, franchi dès
le IIIe siècle, date à partir de laquelle l’alphabet latin commencera
sa longue expansion à travers le monde.

De la tablette d’argile au livre imprimé


L’écriture est née dans le bassin mésopotamien où l’on trouvait
en abondance l’argile. On peut facilement graver des signes sur ce
support – et même faire des corrections – qui, une fois séché au
soleil ou cuit dans des fours, garde une empreinte stable. Ces
fameuses tablettes d’argile, qui constituaient le principal support
des documents écrits de cette période, ont d’abord servi à reporter
les chiffres correspondants à des quantités de marchandises. Dans
une première étape, ces chiffres furent figurés par des cailloux de
différentes tailles et enfermés dans des boules d’argile creuses.
Progressivement, les cailloux disparurent au profit d’inscriptions
reportées sur la surface même de l’argile. Les boules d’argile fini-
rent, par commodité, par être utilisées sous forme de tablettes gros-
sièrement arrondies, puis plates. Entre 4 000 et 3 000 avant J.-C.,
ces chiffres furent complétés par le dessin des êtres ou objets que
ces quantités représentaient. De ce moment date la naissance de
l’écriture, au sein d’un usage clairement dédié à ce que nous appel-
lerions maintenant la comptabilité écrite.
Le premier instrument ayant servi à écrire incarne d’ailleurs
cette dualité, puisque le « calame », outil servant à graver l’argile
encore molle, était rond à un bout, afin de tracer les symboles
numériques (des encoches plus ou moins fines) et en forme de
pointe à l’autre bout pour dessiner les pictogrammes. Plus tard ces
pointes prendront la forme de triangles allongés. Les scribes sumé-
riens prirent l’habitude de rédiger des tablettes comportant sur leur
face pictogrammes et chiffres, et sur leur revers les totaux de
32 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

chaque groupe de marchandises, accompagnés de ce qui pourrait


être une signature ou une identification.
Le papyrus (fait à partir de roseau), puis le parchemin, va succé-
der aux tablettes d’argile. Ces nouveaux supports gagneront en
légèreté et en transportabilité. L’écrit sert dès lors non seulement
d’aide-mémoire, mais de support à la correspondance, à la lettre.
Les tex tes sont aussi, selon les circons tan ces, gra vés sur de la
pierre, ce qui leur con fère une dura bi lité et une solen nité plus
grande.
Le parchemin a été inventé à Pergame, en Asie Mineure. Selon
Georges Jean, « le mot parche min vient du grec per ga mênê qui
signifie « peau de Pergame ». Pendant le IIe siècle avant notre ère,
l’Égypte, refusant de fournir à Pergame, sa rivale, les indispensa-
bles papyrus, les scribes d’Asie Mineure durent recourir à un autre
matériau, le cuir » (1987, p. 80). Le parchemin est en effet obtenu
à par tir de peaux de mou ton, de chè vre, de gazelle ou même
d’autruche, qui sont séchées, traitées et grattées. Le vélin, de qua-
lité supérieure, est obtenu en traitant la peau de veaux jeunes ou
mort-nés. Les feuillets de parche min reliés entre eux for ment
l’ancêtre du livre : le codex. Le parchemin servira de support prin-
cipal au texte écrit tout au long du Moyen Âge, jusqu’à l’invention
de l’imprimerie.

Les circonstances d’une grande invention : l’imprimerie


L’imprimerie est née dans un milieu d’orfèvres et de mon-
nayeurs, qui bénéficiait des progrès faits au XVe siècle dans la
métallurgie. Mais il fallait sans doute le remplacement du parche-
min par le papier (entre 1350 et 1450) pour que le procédé de
l’imprimerie puisse relever d’un système technique complet. Albert
Labarre insiste sur l’importance des progrès qui avaient été faits
dans les techniques du métal. La fabrication des caractères relevait
de procédés connus, mais il était inconcevable matériellement
d’imprimer sur du parchemin, matière qui n’était tout simplement
pas assez lisse pour supporter les nouveaux procédés d’encrage et
de presse.
Le papier, comme d’ailleurs le principe des caractères mobiles
qui est à la base du système technique de l’imprimerie, n’était pas
connu qu’en Occident. Ces inventions ont été importées – on en
est sûr au moins pour le papier – d’Orient et en particulier de
Chine.
L’Allemand Johannes Gensfleisch, dit Gutenberg, concrétisera,
en 1450, le vaste système technique qui conduit à la production
L E TRANSPORT DES MESSAGES 33

des premiers livres imprimés. L’invention de l’imprimerie ouvrira


la voie, quelques siècles plus tard, aux journaux imprimés, qui
connaîtront une large diffusion aux XIXe et XXe siècles.

Du télégraphe à Internet
Parallèlement, le développement des systèmes postaux permet
le transport, rapide pour l’époque, de la lettre manuscrite. Le texte
écrit, manuel ou imprimé, peut ainsi être porté à distance et conservé
pendant longtemps. Au XVIIe siècle naît l’idée de « faire connaître
sa pensée à grande distance ». L’astronome anglais Robert Hooke,
auteur de ce projet, fait la description technique d’un système de
transmission de signaux par sémaphore (voir Flichy, 1991, p. 17).
L’ingénieur Chappe construit en 1794 un télégraphe optique
pour les besoins de la Convention. Le principe est simple : de loin
en loin, on édifie des tours porteuses de bras articulés. Les lettres de
l’alphabet, qui sont déjà un codage du son, sont à leur tour codées.
Telle position des bras du sémaphore représente telle lettre de
l’alphabet. Il suffit dès lors d’un opérateur par tour, qui reçoit le
message et le répercute au suivant. Un texte écrit peut ainsi aller de
Paris à Lille, à Strasbourg ou à Marseille, bien plus rapidement
qu’un cheval au galop, mesure jusque-là du transport du courrier.
Le système ne fonctionne cependant ni par faible visibilité –
brumes et brouillards – ni la nuit…
L’invention du télégraphe électrique, dans la décennie 1830-1840,
pallie ces inconvénients, en augmentant considérablement la vitesse
de transmission. On se sert alors des lignes et du courant électrique
pour transmettre des impulsions codées. Il suffit par exemple de trois
positions (pas d’impulsion, une impulsion courte, une longue) dans
l’« alphabet morse » – du nom de Samuel Morse, l’un des inventeurs
du procédé –, pour coder toutes les lettres de l’alphabet.
Un siècle plus tard, la mise en place des grands réseaux informa-
tiques, avec comme matrice initiale le réseau militaire SAGE, dans
les années 1950, puis aujourd’hui Internet, permettra de perfec-
tionner le principe du télégraphe avec le « courrier électronique »
(e-mail). On peut désormais envoyer des textes écrits très rapide-
ment d’un ordinateur à un autre. On peut aussi accéder directe-
ment à des sites d’information ou participer à des échanges écrits
simultanés (forum de discussion). Le tout constituera la « commu-
nication médiatisée par ordinateur » (voir infra, chapitre 11).
Le nouveau monde des réseaux informatiques émerge à la
confluence de deux événements, l’un technique, l’autre politique.
Sur le plan technique, les passerelles jetées entre des principaux
34 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

réseaux informatiques existants dans le monde, grâce à l’IP, « Inter-


net protocol », ouvrent la possibilité d’une interconnexion générali-
sée de tous les ordinateurs, et, à terme, de tous les dispositifs numé-
riques sophistiqués (téléviseur, fax, téléphone, etc.). Sur le plan
politique, une idée nouvelle tend à s’imposer, aux États-Unis, puis
en Europe et en Asie : la mise en place d’un réseau d’information
mondial, outil d’échange universel transportant des images, du son
et des données. On parle dès lors du projet d’« autoroutes de
l’information », qui deviendra plus tard « Internet ».
La majeure partie des applications d’Internet concerne aujour-
d’hui le transport de l’écrit. Les réseaux informatiques ont ainsi
inauguré une nouvelle forme de système postal, plus large que les
précédents réseaux de distribution des messages. C’est dans cette
période d’innovations intenses qu’un facteur, externe au monde
technique, va contribuer au développement rapide des nouveaux
réseaux. Il s’agit de l’investissement de cette technique par le
monde politique, qui voit là l’outil central d’une future « société de
l’information » (voir infra, chapitre 12).
De la tablette d’argile à l’e-mail, on remarquera à la fois une pro-
digieuse continuité, car le principe est toujours le même, transpor-
ter de l’écrit à distance, et un mouvement d’innovation très puis-
sant, car les techniques permettent toujours plus de rapidité dans ce
transport et même, aujourd’hui, d’adjoindre à l’écrit, photos,
images et sons.

Les supports de la mémoire

Il ne serait guère possible de terminer ce chapitre consacré aux


moyens et aux supports de la communication sans évoquer le rôle
de la mémoire humaine, et surtout celui de la mémoire individuelle
qui a longtemps été et reste encore un auxiliaire essentiel de la com-
munication. Lieu de mémorisation des messages reçus du monde
extérieur, lieu de « stockage » des éléments de sa propre parole, la
mémoire humaine est un outil précieux, et mystérieux aussi dans
son fonctionnement.
Pendant toute la première partie de l’histoire de l’humanité, ou
plutôt de sa préhistoire, la mémoire n’a guère eu de concurrent. À
la mémoire individuelle, il faut sans doute ajouter les procédés de
mémorisation collective, par le biais de récits ou de chants. Le des-
sin, puis l’écriture, concurrenceront progressivement une culture
qui était essentiellement orale. Mais on remarquera, avec Frances
Yatez, que la société démocratique grecque, par exemple, qui
L E TRANSPORT DES MESSAGES 35

connaît bien l’écriture alphabétique, et qui l’utilise pour certains


aspects de la vie sociale et culturelle, reste une société orale, où les
procédés mnémotechniques jouent un rôle essentiel. La prise de
parole orale joue un rôle important, au tribunal, dans les affaires
politiques et dans tous les aspects de la vie publique. L’orateur doit
s’adresser directement à son auditoire et souvent improviser, pour
tenir compte de ses réactions. Il s’appuie surtout sur les ressources
de sa mémoire pour développer des discours généralement longs.
Aucun orateur n’utilisait donc de notes écrites tant l’authenticité et
la légitimité de sa parole dépendait du fait qu’il semblait déchiffrer
une « écriture intérieure ».
L’apprentissage des techniques de mémorisation fait partie inté-
grante de l’enseignement de la rhétorique. Les rhéteurs distinguent
donc, comme le fait l’auteur (anonyme) d’un manuel de rhétorique,
l’Ad herennium écrit vers 80 avant J.-C. : « Deux mémoires : l’une natu-
relle, l’autre, le fruit de l’art. La mémoire naturelle est celle qui est
innée dans notre esprit et qui a pris naissance en même temps que
notre pensée. La mémoire artificielle est celle que renforce une espèce
d’apprentissage et des règles méthodiques » (1989, Livre III, 28).
L’Art oratoire comporte donc un enseignement de « mnémotech-
niques », procédés pour organiser la mémoire. Certaines méthodes
comme la « méthode des lieux » sont largement connues et utilisées.
Elle consiste dans un premier temps à mémoriser des lieux dans un
certain ordre, par exemple une vaste maison avec de nombreuses
pièces. Dans un deuxième temps, chacun des éléments du discours
dont on veut se souvenir est associé, grâce à des images frappantes,
essentiellement visuelles, à chacun des lieux que comporte cette
maison. On range les éléments du discours dans l’ordre où l’on veut
le prononcer.
Pour se souvenir, il n’y a plus qu’à visiter mentalement, dans un
certain ordre, les lieux où sont « accrochés » ces éléments. Les lieux
utilisés peuvent aussi être des édifices publics, des routes, des quar-
tiers ou des villes. Il est même possible d’inventer des lieux ou des
paysages imaginaires. Cette méthode, qui est une véritable « prome-
nade mentale » fait appel à la fois à l’ordre et à l’association, qui cor-
respondent à un fonctionnement naturel du cerveau humain.
Ces techniques, qui sont, pour les modernes, un véritable conti-
nent englouti, vont progressivement disparaître. Le développement
de l’imprimerie, associé au rôle croissant de l’écrit, leur portera un
véritable coup de grâce. Ainsi que le souligne Frances Yates, le livre
imprimé a rendu inutile ces vastes constructions mentales qui per-
mettaient de disposer les faits dans la mémoire de façon à pouvoir
s’en souvenir facilement. L’habitude que des générations de savants
36 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

avaient prise de mémoriser immédiatement un fait nouveau en


l’associant à une image et en le rangeant dans un lieu de mémoire
disposé préalablement devait disparaître au profit de la possession
de livres et de bibliothèques individuelles.
Mais l’apparition du livre imprimé est-elle la seule raison expli-
quant le naufrage de l’antique mémoire artificielle ? La culture
humaniste, en parfaite harmonie bien sûr avec le livre imprimé qui
la porte, ne contenait-elle pas en elle-même des forces hostiles au
type même de mémorisation héritée des anciens ? Érasme préférait
aux lieux et aux images des systèmes classiques, ces nouvelles ver-
tus du raisonnement qu’étaient l’étude, l’ordre et l’application. La
question n’était plus de mémoriser fidèlement et donc de bâtir les
modalités du raisonnement autour de la nécessité d’une reproduc-
tion du passé, mais bien de favoriser le raisonnement critique, bien
moins conservateur, donc moins disposé au souvenir.
L’esprit de modernité qui s’ouvre à la Renaissance n’avait plus
autant besoin d’une mémoire et de toute façon le livre imprimé et
plus tard, les techniques liées à l’informatique et à Internet seront
là pour garder les traces provisoires des productions écrites. Le
développement de l’audiovisuel renforcera cette tendance à la
rétraction du rôle de la mémoire humaine comme auxiliaire de la
communication, au profit des différents supports que nous
connaissons aujourd’hui.
2/La mise en forme de la parole

Que faisons-nous quand nous communiquons ? Nous venons de


le voir, il n’y a pas de communication s’il n’y a pas transport d’un
message, mais ce message, que porte-t-il et comment le porte-t-il ?
Comment la parole est-elle « mise en forme » pour devenir commu-
nication, parole communiquée ?
Bien des approches ont été proposées pour classer les différentes
modalités de cette mise en forme. La linguistique, qui se désinté-
resse rarement de la communication, propose nombre de modèles.
L’un des plus connus est celui de Roman Jakobson qui distingue six
fonctions du langage, dont chacune correspondrait à un des para-
mètres de l’acte de communication linguistique : l’émetteur, le
récepteur, le canal de transmission, le code, le message et le référent,
c’est-à-dire la réalité non linguistique à laquelle renvoie le message.
Dans ce modèle par exemple, la fonction « expressive » ou émotive
décrirait tout ce que l’émetteur met de lui-même dans son message,
à travers son message, et en plus de la signification référentielle de
ce message. La fonction « appellative » ou « conative » viserait sur-
tout à multiplier les moyens d’action de l’émetteur et du message
sur le récepteur (voir l’article « linguistique » de Georges Mounin
dans l’Encyclopædia Universalis).
De son côté, Austin distingue par exemple entre les énoncés
« constatatifs », susceptibles de vérité ou de fausseté, et les énoncés
« performatifs », qui servent à effectuer, par le langage, une action :
« Je baptise ce vaisseau Liberté », ou bien « Je déclare cette session
38 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

ouverte » (pour une revue des théories sur le langage, on pourra se


référer à l’ouvrage Le Langage, de Pascal Ludwig, 2011).
Dans les théories néo-cybernétiques de la communication (voir
chapitre 6), la distinction entre « contenu » et « relation » divise la
communication en deux versants, complémentaires et indissociables,
mais qui permettent de montrer qu’on insiste, en communiquant,
plutôt sur la relation qui se noue avec le récepteur, tantôt sur le
contenu de ce qu’on échange avec lui (voir Paul Watzlawick, 1979).
Une autre approche est toutefois possible, sans être exclusive.
On choisira ici, de façon relativement inédite, de mettre l’accent
sur le fait que l’histoire des pratiques de communication et des
théories qui les ont accompagnées, dévoile petit à petit, avec des
périodes d’accélération rapides et de longs moments sans progres-
sion, des genres de communication, qui se sont progressivement affir-
més, puis spécialisés. Pour le formuler autrement, la parole, c’est-à-
dire ce que chacun d’entre nous a à dire, à se dire, à dire aux autres,
s’est progressivement diffractée dans des genres distincts. Ces gen-
res renvoient clairement à une intentionnalité de la communica-
tion.
Certains moments de cette diffraction ont déjà été mis en évi-
dence, notamment par Michel Foucault, lorsqu’il analyse le « par-
tage, […] la grande tripartition, si simple en apparence, et telle-
ment immédiate, de l’Observation, du Document et de la Fable, [qui]
n’existait pas […] à l’époque où les signes faisaient partie des
choses », c’est-à-dire avant le XVIIe siècle (1990, p. 141).
Nous examinerons dans ce chapitre le processus de séparation
historique de trois genres de la communication, l’expressif, l’argu-
mentatif et l’informatif, et enfin les métiers qui découlent de cette
spécialisation de la parole et de la communication.

Un processus de séparation historique

Dès la période antique, on prend conscience – et on va le théori-


ser abondamment – de la fonction argumentative de la parole.
Celle-ci, bien sûr, était déjà présente dans les pratiques de commu-
nication plus anciennes, mais, avec la nouvelle société qu’inaugure
la démocratie grecque, cette fonction argumentative de la langue
devient un genre à part entière, le genre argumentatif, qui s’autono-
mise, s’institutionnalise et s’enseigne comme tel au sein de la « rhé-
torique » ou « art de convaincre ».
Moins rapidement, le genre informatif, qui s’appuie notamment
sur les progrès de la description, s’imposera progressivement
L E MISE EN FORME DE LA PAROLE 39

comme un registre à part entière de la parole. Il faudra attendre


une longue progression, du XVIIIe siècle, où l’histoire naturelle
inaugure les vastes possibilités de ce genre, au XIXe siècle, où le
roman naturaliste se développe contre la narration et le récit, et
surtout la seconde partie du XXe siècle, avec la cybernétique et la
théorie de l’information, pour que la communication informative
gagne ses lettres de noblesse. Entre temps, la description a été au
cœur du monde des médias qui s’imposent progressivement dans
l’espace public à partir des XVIIIe et XIXe siècles.
Lorsque la rhétorique antique s’éloigne de sa fonction argumen-
tative, du fait des événements politiques et de l’institution de l’Em-
pire romain notamment, on va voir se dégager progressivement un
genre expressif, qui se spécialisera plus tard dans le théâtre, le roman
et la littérature, et qui recoupe au quotidien des pratiques spécifi-
ques de communication dont l’objet est l’expression d’un état vécu
et ressenti, c’est-à-dire la communication d’une manière toute per-
sonnelle de voir le monde.
L’approche historique permet de se rendre compte que l’être
humain n’a pas toujours communiqué de la même façon et qu’il y
a, sinon des progrès, au moins des évolutions importantes de ce
point de vue. Savoir informer avec précision, en se dégageant de
toute subjectivité ou de tout désir de défendre un point de vue,
s’est imposé progressivement comme une possibilité de communi-
cation qui était probablement étrangère aux êtres humains d’une
autre période historique. Parler de soi aux autres, ce que nous fai-
sons couramment, en parlant de soi comme d’un être unique, est
une pratique de communication d’apparition historique elle aussi
récente.
Argumenter pour convaincre, se mettre ensemble pour prendre
une décision collective dont les attendus seront entièrement conte-
nus dans les points de vue individuels qui s’affrontent pacifique-
ment dans le débat, apparaît comme une incroyable nouveauté aux
yeux de ceux qui le pratiquent pour la première fois, comme les
habitants d’Athènes par exemple, au Ve siècle avant J.-C.

Genres de communication et spécialisation professionnelle


Les pratiques de communication n’échappent pas à l’historicité
et rien ne dit que l’histoire soit arrêtée de ce point de vue, même
s’il est difficile de s’imaginer comment les hommes de demain et
d’après-demain communiqueront. Pour bien comprendre la com-
munication, il est donc nécessaire de ne pas la traiter comme un
ensemble de pratiques indifférenciées, mais bien comme la mise en
40 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

œuvre, souvent coordonnée, de genres de communication dis-


tincts, obéissant à des règles différentes. La complexité et la spécia-
lisation qui caractérisent le monde moderne ont conduit à ce que
ces genres de communication, que nous empruntons tous dans le
quotidien, s’institutionnalisent, notamment au sein de professions
différentes.
On ne comprendra pas le monde professionnel de la communi-
cation, on ne saura pas quelle orientation choisir – pour ceux qui
décident d’en faire un métier par exemple – si l’on n’identifie pas
clairement le genre de communication qui nous convient le mieux
par rapport aux contraintes et aux qualités individuelles qu’il
mobilise. Aime-t-on communiquer pour convaincre ? Aime-t-on
cette situation si particulière qui conduit à défendre un point de
vue et à tout faire – presque tout – pour le faire partager par
d’autres ? Alors le monde de la publicité, ou celui de la communica-
tion politique est le lieu idéal pour s’épanouir. Aime-t-on décrire,
montrer aux autres comment les événements se déroulent, et
accepter pour ce faire de se tenir à distance de ses propres émo-
tions ? L’univers du journalisme offre d’infinies possibilités de ce
point de vue.
Nous allons aborder dans ce chapitre les différents genres de
communication en essayant de décrire leurs différences, à la fois
sur le plan technique et sur le plan professionnel. Les chapitres sui-
vants permettront de détailler chacun de ces genres. Mais aupara-
vant, un dernier détour historique s’impose, pour bien comprendre
les évolutions actuelles.

Individualisme et communication
L’une des ruptures anthropologiques qui va transformer en pro-
fondeur nos pratiques de communication ne dépend pas directe-
ment de la communication elle-même. Si nous communiquons
comme nous le faisons aujourd’hui, c’est parce que s’est imposée
progressivement l’idée que le centre de la société, sa valeur essen-
tielle, son axe principal, était l’individu. Les sociétés modernes sont
des sociétés individualistes, au sens fort du terme (que le terme soit
devenu, dans certains usages, péjoratif, ne nous concerne pas ici),
des « sociétés globales composées de gens qui se considèrent
comme des individus » comme le dit Louis Dumont (1991, p. 22).
La société individualiste ne s’est pas construite en un jour et sa
formation comporte de multiples étapes, depuis l’inauguration de
la démocratie grecque, jusqu’à l’institution de la chrétienté puis la
promotion du « sujet politique » au XVIIIe siècle. Chacune de ces
L E MISE EN FORME DE LA PAROLE 41

étapes rend un peu plus l’individu maître et responsable de sa


parole. Mieux, elle fait de la parole de chaque individu un centre
émetteur, en même temps qu’un lieu récepteur. La communica-
tion, sous les formes modernes que nous lui connaissons, est l’acti-
vité de cet individu-là, sujet autonome. L’activité de communica-
tion finit par devenir l’essentiel du lien volontaire qui unit les
hommes entre eux, dans une société de moins en moins « holiste »,
pour reprendre l’expression de Louis Dumont, c’est-à-dire conçue
par ses membres comme un tout organique.
Cette évolution s’accompagne d’une intention de communiquer
et surtout de communiquer de telle ou telle façon. Nous passons en
effet, les uns avec les autres, des contrats de communication impli-
cites. Lorsque nous parlons aux autres et que la communication
« fonctionne » bien, nous leur indiquons en permanence le genre
de communication que nous empruntons : cela est une description
informative, ce que je vais dire est un point de vue, cela c’est ma
façon personnelle de voir les choses.

La confusion des genres


Les problèmes commencent le plus souvent lorsqu’il y a rupture
volontaire ou non de ce contrat implicite. Lorsque par exemple on
fait une description présentée comme objective et neutre, alors
qu’elle cache des éléments essentiels. Systématisée et volontaire,
cette pratique s’appelle de la désinformation. Ou encore lorsque,
prétendant présenter des arguments pour convaincre, on n’utilise
que les ressorts d’une séduction qui s’adresse aux sentiments et se
situe ainsi, comme le disait Aristote, « en dehors de la cause ». Dans
ce cas, il s’agit de manipulation. Ou encore lorsque, utilisant tous
les ressorts de la communication expressive, alternant séduction
perverse et harcèlement moral, on tente de détruire l’autre dans
son identité.
La spécialisation des genres de communication a fait naître un
nouveau problème dans le champ de nos pratiques de communica-
tion, que ne connaissaient sans doute pas les anciens, la confusion
des genres. L’individualisme implique la liberté, et la liberté la res-
ponsabilité. L’éthique, en communication, n’est pas une donnée
abstraite, un supplément moral. Elle est au cœur même des pra-
tiques de communication. Elle est une question que tout publici-
taire, tout journaliste, tout « dircom » se pose à chaque instant.
Comme nous le verrons, chaque genre de communication connaît
ses dérives propres, souvent liées à la confusion des genres.
42 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

Les différents genres de la communication

Pour bien comprendre les distinctions pratiques que recouvre la


notion de « genre de communication », nous pouvons partir d’un
exemple simple. Les trois énoncés qui suivent partent de la
« même » réalité. Ils l’abordent de trois façons différentes.
A.- « Il y a trois arbres dans la cour. Comme nous sommes au
printemps, leur feuillage est vert clair. Le plus grand mesure envi-
ron 6 mètres. Les deux autres arrivent à la moitié de cette hauteur.
Leurs feuillages touchent presque les murs des maisons de la cour. »
B.- « Les trois arbres de cette cour ont un feuillage tellement
épais qu’ils engendrent une humidité préjudiciable pour le crépi
des maisons. Il serait bon de les abattre. »
C.- « Il y a dans la cour trois arbres dont les feuilles vert tendre et
leur ombre fraîche nous rassurent en été. Ils sont dressés là comme
des grands-pères protecteurs. »
Trois paroles différentes, donc, qui se coulent dans des genres
bien distincts, selon que je veux décrire objectivement (A) ce que je
vois, selon que j’ai sur cette situation une opinion, un point de
vue, qui appelle un changement, une décision, une argumentation
(B), ou selon que je souhaite exprimer la manière toute person-
nelle, subjective, dont je vois les choses (C).

La communication informative
La communication informative sert à décrire le plus objective-
ment possible un fait, un événement, une opinion, dont on a été le
témoin. Par exemple dire, comme dans (A) « il y a trois arbres dans
la cour… » suppose qu’un autre témoin, observateur de la même
scène, dirait la même chose. La communication informative
s’appuie essentiellement sur des descriptions objectives qui ont
pour idéal d’être un modèle le plus fidèle possible du réel.
Tout le monde n’a pas le goût, ni parfois l’aptitude, à faire de
telles descriptions. Cette pratique est en effet très exigeante car elle
nécessite à la fois un grand oubli de soi, de sa subjectivité, de ses
préférences, de ses émotions, une capacité à s’extraire de soi-même,
et en même temps un très grand travail personnel de construction
et d’élaboration. Comme le remarque François Laplantine, « la des-
cription entre en conflit permanent avec la narration » (2010,
p. 32).
Faire une description informative, en effet, n’est pas proposer
un simple reflet perceptif du réel, qui ne se donne jamais fidèle-
ment à l’observateur. Décrire, dans ce cas, nécessite une élaboration
L E MISE EN FORME DE LA PAROLE 43

sophistiquée, qui mobilise des qualités individuelles comme l’esprit


d’organisation et de synthèse, le sens de l’objectivité et de la conci-
sion, la compétence à produire des modèles du réel.
La communication informative constitue par exemple la base
du travail journalistique, mais aussi de tout ce qui touche au traite-
ment technologique de l’information et de la documentation. Ces
deux branches de l’information sont assez distinctes mais elles relè-
vent d’un même paradigme. Celui qui prendra goût aux nouvelles
technologies verra solliciter en lui la partie la plus logique de son
esprit, celle qui est la plus proche de la démarche algorithmique.
Celui que le reportage tente développera son sens de l’observation,
jusqu’à le rendre le plus aigu possible. Dans les deux cas, il s’agit
bien d’une description même si l’objet et la finalité sont différen-
tes.

Objectivité et universalité
Nous avons aujourd’hui une attitude extrêmement ambiguë vis-
à-vis de ce genre de communication. Beaucoup d’activités de nos
sociétés sont organisées autour de l’information et de sa communi-
cation. Au point même que l’on parle désormais de « société de
l’information » pour décrire les sociétés modernes, présentes et à
venir, sans d’ailleurs que l’on sache toujours définir de quoi il
s’agit. L’importance croissante prise par la communication techno-
logique, par l’échange d’informations avec les machines, puis entre
les machines elles-mêmes, a fait de l’information une donnée sou-
vent centrale.
Le développement des médias, corollaire de celui du désir de
connaître et de savoir ce qui se passe ailleurs, a fait de l’information
une exigence quotidienne pour l’homme moderne, grand consom-
mateur de journaux écrits, d’émissions de radio ou de télévision, de
nouvelles sur des sites Internet. La norme individualiste qui con-
siste à « juger par soi-même » renforce cette exigence d’une infor-
mation neutre et objective, qui servira de base aux jugements et
aux prises de positions individuelles.
L’information et sa communication occupent donc bien une
position impériale dans le champ de la communication. Elle est
associée à une valeur dominante de l’époque : l’universalité. Quoi
de plus universel en effet qu’une information objective ? Sauf que
cette universalité n’est souvent possible qu’au nom d’une réduc-
tion draconienne du champ sur lequel opère l’information. On ne
44 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

peut pas tout décrire objectivement et l’information n’est jamais


qu’un versant, souvent limité, du réel.
Face à ce caractère central, voire impérial de l’information, qui
caractérise notre époque, tout se passe comme si, en même temps,
on doutait de la possibilité même de cette objectivité. Celle-ci est
souvent déniée. Toute approche des faits serait par nature subjective et
orientée. Nous sommes là en plein paradoxe : le déni de l’objectivité
s’accompagne d’une grande confiance concrète dans l’information. De
là l’ambivalence dans laquelle nous percevons les professions de
l’information. Le journaliste, spécialiste de l’information objective, se
voit souvent suspecter de ne pas remplir son contrat. L’objectivité
se voit souvent faire le reproche de son inhumanité. Reproche dont
le reporter n’est pas exempt, lui qui rend compte des faits les plus
horribles avec un détachement et une froideur supposés.
Les critiques que l’on adresse à ceux qui tentent de construire une
parole objective sont finalement à la mesure des espoirs que le monde
moderne place dans ce genre de communication très exigeant.

La communication argumentative
L’objectif d’un énoncé argumentatif est de convaincre un audi-
toire de partager l’opinion d’un orateur. Dans l’exemple B, on voit
bien que l’opinion de celui qui parle est qu’il faut abattre les trois
arbres de la cour. Il propose une « bonne raison » ou, autrement dit,
un argument, à l’appui de cette opinion : ces arbres dégagent une
humidité préjudiciable aux murs des maisons qui les entourent.
Nous ne sommes plus dans un énoncé informatif, dont la
contrainte est de tout dire d’une situation. Ici, celui qui parle a
sélectionné volontairement un aspect qu’il a « amplifié » : l’humi-
dité produite par les arbres. Nous ne sommes pas non plus dans un
énoncé expressif : il n’y a que très peu de place au ressenti. Il s’agit
d’une opinion, à mi-chemin donc, entre l’objectivité et la subjecti-
vité. Cette opinion peut être partagée par d’autres, là où le ressenti
reste une donnée forcément individuelle. Mais elle ne peut pas
être partagée par tous, car il s’agirait dans ce cas d’une évidence
objective.
Un autre voisin pourra dire que certes il y a de l’humidité mais
que les inconvénients de celle-ci sont bien faibles au regard du plai-
sir que procure la verdure dans la cour. Tout ici est une question de
« cadrage ». Nous ne regardons pas tous certains aspects du réel de
la même façon. De cette différence de point de vue entre les indivi-
dus naît l’argumentation comme genre privilégié de la communi-
cation. Il s’appuie sur des techniques qui transforment une opi-
L E MISE EN FORME DE LA PAROLE 45

nion en argument et qui la transportent ainsi vers l’auditoire en


vue de lui faire partager cette opinion.
Faut-il augmenter plutôt le budget de l’armée ou celui de l’édu-
cation ? Faut-il légaliser l’euthanasie ? Faut-il dépénaliser la consom-
mation de drogues douces ? Tout le champ du politique, comme
celui des grands choix de société, relève de la communication argu-
mentative, qui traverse de part en part toute notre société. Le poli-
cier qui a tué le jeune fuyard qui avait tenté de l’écraser est-il cou-
pable ? La mère qui a torturé son enfant, mais qui elle aussi dans
son enfance avait été torturée par ses parents, doit-elle être condam-
née lourdement ? La justice démocratique, qui protège les droits de
l’individu, donne la parole à chacun pour entendre tous les points
de vue, toutes les opinions, tous les arguments.
Hommes et femmes politiques, avocats, professionnels de la
communication, vendeurs, pratiquent massivement le genre argu-
mentatif. Mais ce type de communication est aussi le lot de notre
quotidien. La communication argumentative mobilise des qualités
et des compétences très particulières. Le sens du contact avec
l’auditoire, l’ouverture d’esprit et le partage d’une bonne culture
générale, le souci de la présence à autrui, constituent les qualités
essentielles nécessaires à sa mise en œuvre.
La publicité moderne voit se déployer les talents de ceux qui
aiment convaincre. C’est en effet, en principe, son seul objectif :
donner au consommateur de bonnes raisons d’acheter tel ou tel
produit, plutôt qu’un autre. Le public aime la publicité, en même
temps qu’il la rejette. Il la trouve ringarde, sauf quand elle parle des
produits sur lesquels il hésite, justement. Dans ce cas, il lui consacre
toute son attention. Il la trouve belle et agréable à regarder mais ne
se souvient plus de ce qu’elle promeut. On veut être séduit mais on
lui reproche de tout enjoliver, voire de mentir. La publicité concentre
toutes les critiques que l’on fait à la communication argumentative.
Celle-ci renvoie trop à une indétermination, une sorte d’arbitraire,
pour ne pas susciter de sentiments ambivalents.
L’énergie nucléaire est-elle souhaitable, dangereuse, profitable ?
N’y a-t-il pas un expert qui pourrait nous aider à trancher ration-
nellement ? La plupart des décisions qui nous concernent, grandes
ou petites, dépendent de l’échange de points de vue toujours par-
tiaux. Depuis que la démocratie a rompu, grâce à l’application du
principe de laïcité, avec la recherche des signes du destin pour
orienter nos décisions, c’est en grande partie la discussion argu-
mentative qui fonde nos actions. L’importance du genre argumen-
tatif s’en trouve considérablement renforcée.
46 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

Nos sociétés modernes accordent-elles suffisamment de place à


la parole et à la communication argumentative ? On ne cesse de
donner la parole aux gens et les médias sont emplis de témoi-
gnages, de points de vue, de débats, de confrontations. Mais ce
monde bavard engendre-t-il une parole susceptible de changer
quoi que ce soit ? Est-ce bien d’une parole argumentative qu’il
s’agit ? La question mérite d’être posée.

La communication expressive
La communication expressive permet d’extérioriser une sensibi-
lité personnelle, un sentiment, une manière singulière de voir le
monde, souvent chargée d’émotions. Chacun d’entre nous est cou-
ramment l’auteur d’énoncés expressifs, mais ce genre de communi-
cation renvoie plus généralement à la poésie, à la littérature, au
récit, à l’art dramatique voire à la peinture ou à l’image. Ce mode
de communication s’appuie sur des figures fortes, souvent des
métaphores, comme lorsque, dans l’énoncé C, on parle des arbres
comme de « grands-pères protecteurs » et que l’on évoque leur pré-
sence comme « rassurante ».
Là où l’informatif fait appel à une certaine forme d’universa-
lisme, et l’argumentation à des opinions partagées socialement (il y
a bien des « communautés argumentatives », pour reprendre l’ex-
pression du sociologue suisse Uli Windisch), l’expressif est le genre
de communication le plus propre à l’individu, à sa subjectivité, à ce
qu’il y a de plus irréductiblement singulier en chacun de nous, à ce
qu’il y a aussi de plus authentique. Il est donc historiquement très
lié à l’émergence de l’individu comme valeur centrale d’une société.
Avec l’individu, c’est aussi, comme nous l’avons vu, l’intériorité qui
émerge comme nouvel espace à conquérir, à investir. Pour atteindre
la sagesse, « creuse en toi », disait l’un des philosophes de ce nou-
veau monde des représentations intérieures, Marc-Aurèle.
La communication expressive fait passer ce qui est le plus inté-
rieur vers la lumière des autres. Mais, outre ce « parlé de soi », elle
est aussi un « parlé des autres » et une vision toute subjective du
réel, parfois même une vision totalement imaginaire. La littérature
et la peinture ne font finalement que systématiser et institutionna-
liser ce regard très particulier que nous portons sur le monde quoti-
diennement et que nous tentons de communiquer à autrui sous
des formes les plus directes. Un certain nombre de professions ou
d’activités correspondent à une spécialisation de cette modalité de
la communication : auteurs, artistes, écrivains, publicitaires, quand
L E MISE EN FORME DE LA PAROLE 47

ces derniers estiment qu’un message doit aussi être agréable à


regarder et obéir de ce fait à certains canons esthétiques.
De ce fait, la communication expressive fait appel à une sensibi-
lité particulière et mobilise des qualités comme l’imagination, le
goût de la fiction, mais aussi ce que l’on pourrait appeler « le sens
de l’introspection partagée ». Contrairement à l’argumentation, qui
requiert pour aboutir que l’auditoire adopte à son tour le point de
vue de l’orateur, la communication expressive atteint son objectif
lorsque l’auditoire comprend ce que l’orateur ressent, ce qu’il veut
transmettre et, dans certains cas, ce qu’il souhaite partager.
La communication expressive est, elle aussi, le siège d’une ambi-
valence. Communication esthétique par nature, lieu des figures de
style et d’un écart par rapport au langage « ordinaire », ce genre de
communication est en butte aux exigences d’une époque particu-
lièrement sensible aux sirènes d’une rhétorique de la clarté. Pour
bien communiquer, nous dit-on, il faut être clair, compréhensible,
ne pas s’écarter d’une sorte de degré zéro de la parole, incompatible
avec les circonvolutions d’une langue qui préfère l’allusion, l’illu-
sion et la métaphore, au fait brut.
Cette exigence de clarté se comprend pour tout ce qui concerne
l’information, où le message émis doit être entièrement compré-
hensible par le récepteur. Elle est également un critère de l’argu-
mentation – encore que là on puisse convaincre grâce à des ressorts
qui ne sont pas entièrement transparents. Elle a moins sa place
dans la communication expressive qui dit indirectement autant
que frontalement, et qui fait plus souvent communiquer les souter-
rains de l’imaginaire que des routes en pleine lumière.
La communication expressive s’accommode cependant fort bien
avec l’esprit du temps et ses travers hyper individualistes. Le goût
pour l’autobiographie, la confession, et même le voyeurisme,
accompagne l’extension du regard public vers des zones jusque-là
considérées comme privées. Le genre inauguré par Jean-Jacques
Rousseau, de la confession, de l’autoportrait et du dialogue intérieur
destiné à un vaste public, fait florès aujourd’hui, en même temps
qu’il fait les beaux jours d’une certaine télévision qui s’attache
moins il est vrai à la qualité du témoignage qu’à sa « spectacularité »,
moins à la finesse de l’expression qu’à l’étalage de l’intime.

La polytypologie de la parole
Comme toute typologie, celle qui vient d’être présentée reste
malgré tout très théorique face à la richesse et la complexité de la
communication. Tout au long d’un dialogue par exemple, chaque
48 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

interlocuteur passe souvent d’un genre à un autre, dans un entrela-


cement permanent. L’élément d’une description informative
devient rapidement le point d’appui d’un cadrage argumentatif qui
fait appel souvent aux ressources latérales d’une esthétique plus
expressive.
Aussi, lorsque l’on analyse une séquence de communication,
mieux vaut rechercher les dominantes que de chercher à enfermer
chaque énoncé dans un genre trop précis. Telle parole pourra être
dite à dominante expressive ou à dominante informative. On
pourra aussi parler de « polytypologie », d’une communication
pour signifier qu’elle appartient à plusieurs genres mêlés. Cela
étant dit, il n’en reste pas moins que lorsqu’un contrat de commu-
nication s’établit avec un auditoire (« je vais vous informer de… »
ou « ceci est mon point de vue et je voudrais vous le faire parta-
ger… »), celui-ci s’attendra à ce que l’orateur se cantonne le plus
possible dans le genre annoncé. Les états d’âme du journaliste ne
nous concernent que moyennement et un plaidoyer argumentatif
trop enjolivé de figures littéraires perd largement de sa force.
Comment concilier une analyse en termes de « genre » et une
approche plus linguistique qui distingue entre les différentes figu-
res du langage ? Cette question est essentielle pour bien faire la
séparation entre les apports de la linguistique, importants pour la
compréhension des langues et des mécanismes du langage en géné-
ral, et ceux des sciences de la communication.
Lorsque nous communiquons, nous utilisons des figures de lan-
gage comme la métaphore, la métonymie, l’analogie, la description
(elle-même condensé de plusieurs figures). Ces figures, présentes
dans tous les genres de la communication, s’y répartissent en fonc-
tion de leur caractère plus ou moins approprié. Par exemple, l’ana-
logie, loin d’être exclusivement une figure « littéraire », donc expres-
sive, est d’un usage courant également en argumentation. Si je dis,
comme Aristote dans sa Poétique que « la vieillesse est le soir de la
vie », j’exprime un sentiment de tristesse, voire de finitude. Par
contre si, toujours avec Aristote, mais cette fois-ci dans sa Rhéto-
rique, je dis qu’il ne faut pas plus tirer les jurés au sort qu’on ne le
fait pour les membres des équipes sportives qui représentent la
ville, je tente de convaincre, grâce à cette figure, mon auditoire que
les jurés non professionnels n’administrent pas une bonne justice.
Enfin, si je dis que le volcan a explosé « telle une bombe », j’utilise
une analogie à des fins informatives.
L’analogie, comme la métaphore, est évidemment une figure qui
se trouvera plus à l’aise, si l’on peut dire, dans le genre expressif,
dont elle sera un outil de langage puissant et évocateur, qui subit
L E MISE EN FORME DE LA PAROLE 49

bien moins que d’autres la contrainte référentielle et autorise


d’importants sauts imaginatifs.
De la même façon, malgré le fait que la description, comme
nous le verrons, est une figure reine de la communication informa-
tive, il faut là aussi la décliner selon les genres. La description
expressive occupe une place importante dans toutes les pratiques
de récits. De très nombreux arguments sont des arguments de
cadrage (voir infra, chapitre 4) qui utilisent les techniques de la des-
cription orientée. Le descriptif présente donc des caractéristiques
linguistiques générales et des caractéristiques communicationnelles
particulières, analysable en termes de genre.

Tableau récapitulatif des trois genres de la communication

Genre de Expressive Argumentative Informative


communication

Nature de la parole État ressenti, Opinion Fait,


mise en forme vision imaginative événement
Période de Antiquité tardive VIe-Ve siècles grecs De Thucydide
différenciation à la théorie
de l’information
Rapport au réel Imaginé Interprété Perçu
Techniques de Récit, création Mise en argument Modélisation
mise en forme de fiction du réel
Lexique Débordant Surprenant le Égal ou inférieur à
celui du récepteur récepteur celui du récepteur
Valeur Authenticité, Honnêteté, Universalité,
intériorité partagée, empathie neutralité
imagination
Rapport à Partage et Adoption du point Auditoire universel
l’auditoire compréhension de vue de l’orateur

Nature de la Subjective Orientée Objective


description
Rapport à Émotion Émotion Émotion
l’émotion extériorisée contrôlée refoulée

Métiers Publicitaire, Chroniqueur, Reporter,


chroniqueur publicitaire, spécialiste-
spécialiste de multimédia,
la communication documentaliste
Dérive Mensonge, Manipulation Désinformation
harcèlement

Matrice de… … la littérature, … la théologie, … l’informatique,


la peinture, la politique les sciences
le cinéma, descriptives
les arts plastiques
50 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

Tout est-il communication ?

Ces genres de communication épuisent-ils tout ce qu’il est possi-


ble de faire avec le langage ou avec le corps lorsque l’on établit une
relation avec autrui ? Si l’on pense, comme le soutient l’école de
Palo Alto (du moins les auteurs que l’on a rangés sous cette déno-
mination), que « tout est communication », c’est-à-dire que dès que
deux êtres humains sont en présence l’un de l’autre, ils se trouvent
pris dans un cadre communicationnel, la réponse est non. Que
faire par ailleurs de l’ordre donné, de l’injonction ou du comman-
dement, ou encore de tout ce qui relève de la simple présence ?
On touche là un point discuté puisqu’il y a, au moins plusieurs
théories de la communication concurrentes, ou parallèles, qui
répondront différemment à cette question. Le parti pris ici est de
considérer que tout n’est pas communication dans les relations
humaines, même si celle-ci y joue un rôle bien évidemment cen-
tral, et que la communication relève à la fois d’une intentionnalité
et d’une mise en forme volontaire.
Donner un ordre ou formuler une injonction, lorsque l’auditoire
n’a pas le choix de ne pas s’exécuter, relève-t-il de la communica-
tion ? N’y a-t-il pas, dans l’idée même de communication celle
d’échange, de partage, de choix, de réciprocité ? À côté de la com-
munication, les relations humaines ne sont pas exemptes de vio-
lence. Donner un ordre à quelqu’un relève d’une violence effective,
même lorsque celle-ci est institutionnalisée (comme dans le cas de
la hiérarchie militaire).
Certes, la pure violence est rare – sans être toutefois exception-
nelle – elle se mâtine toujours d’un peu de communication.
Certains chefs donnent des ordres plus convaincants que d’autres,
ou leur personnalité est plus appréciée.
Dans un autre ordre d’idées, la présence à l’autre, mais aussi la ges-
tuelle et les postures du corps, voire le message dit « phatique » (qui
sert à s’assurer qu’une communication est bien en cours, à vérifier,
comme le dit Jakobson « si le circuit fonctionne ») relèvent d’une
situation relationnelle qui n’appartient pas forcément à l’ordre de la
communication, ou qui lui est tangent, sauf si la gestuelle se trans-
forme en signes codés et signifiants (le cas de la langue des signes,
chez les sourds et les malentendants, est évidemment exemplaire de
ce basculement du corps dans la communication). L’émotion
échappe également en partie à la communication, sauf quand elle
est mise en forme, notamment dans la communication expressive,
de telle façon qu’elle est en quelque sorte, traduite dans le
langage.
L E MISE EN FORME DE LA PAROLE 51

Tout n’est pas communication non plus quand un genre de


communication se spécialise et s’autonomise tant… qu’il échappe
à la communication. Ainsi la littérature et le roman constituent
une systématisation telle du genre expressif, qu’ils échappent à
l’univers de la communication pour entrer dans celui de l’art, ce
qui ne le dispense pas d’avoir un public. Même chose pour la des-
cription informationnelle, qui à force de systématisation et de
recherche d’universalisation conduit, historiquement, à la naissance
et aux développements des sciences modernes. La « communication
scientifique » consiste justement à remettre dans le champ du com-
municable ce qui autrement resterait dans un univers spécialisé
indifférent à tout auditoire sauf à lui-même.
Que dire de la théologie, notamment juive, chrétienne ou
musulmane, qui utilise massivement les ressources de l’argumenta-
tion, mais avec une contrainte très forte, celle d’accepter que le
point de départ du raisonnement soit composé de principes…
indiscutables ?
Mieux vaut d’ailleurs que tout ne soit pas communication car
cela placerait les sciences de la communication, comme tous les
praticiens de la communication, dans une posture inconfortable,
celle d’être spécialistes de tout !

Les hommes et les femmes de la communication

Les métiers de la communication dérivent directement des


genres qui viennent d’être décrits. Ils se caractérisent en effet par
une grande spécialisation. Un assistant de communication dans un
service d’une grande entreprise ne fait pas le même métier qu’un
journaliste reporter, un créatif publicitaire est très différent d’un
concepteur de site multimédia.

Les métiers de la communication


Pourtant, tous travaillent dans « la » communication, car leur
métier consiste à mettre sous la forme d’un message, un contenu,
une opinion, un événement qui, en général, ne dépend pas d’eux.
Même si nombre d’entre eux récuseraient cette catégorisation, il
faudrait ranger une partie des fonctions de l’avocat dans les métiers
de la communication. L’apprentissage des connaissances juridiques
est certes un des fondements de cette profession, mais, dans la pra-
tique, notamment les pratiques de plaidoiries, ce sont bien les
compétences en argumentation qui sont dominantes.
52 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

Le fait d’être au service d’une cause qui n’est pas la leur caracté-
rise ces métiers, qui assurent de ce fait à leurs membres une grande
mobilité professionnelle, à l’intérieur de leur spécialité. On peut
aisément passer, tant les compétences requises sont, pour l’essen-
tiel, les mêmes, du journalisme à la communication d’entreprise,
ou de la direction de la communication d’une grande société au
service communication d’une collectivité locale, même si les pos-
tures éthiques sont différentes dans chacune des situations.
L’orientation vers tel ou tel des métiers de la communication
dépend de deux paramètres : d’une part un goût général pour la
communication, d’autre part une sensibilité particulière pour l’un
des genres. S’intéresser à la communication, au point d’en faire un
métier, c’est regarder le monde autrement, c’est regarder le monde
à partir de son milieu, de ces lieux où s’échangent les sentiments,
les informations, les points de vue. Le goût pour la communication
est un goût pour l’échange, pour la circulation, pour le mouve-
ment. C’est aussi un regard sur les êtres qui s’intéresse peut-être
plus à la façon dont ils le disent qu’à ce qu’ils disent.

Les différences anthropologiques dans le monde


de la communication
Ce goût commun pour la communication cache néanmoins
d’importantes différences anthropologiques, psychologiques et
culturelles. Entre un spécialiste des techniques du multimédia, qui
aime passer du temps derrière son écran d’ordinateur et prend plai-
sir à mettre en œuvre des procédures informationnelles algorith-
miques, et un responsable de communication qui entretient
soigneusement un réseau efficace de relations publiques, par sa
chaleur, son empathie, sa présence et ses rencontres, il y a à l’évi-
dence une grande différence de personnalité. Entre un reporter,
pressé d’aller sur le terrain pour y décrire l’événement, et un publi-
citaire qui tourne en lui-même ce qui deviendra le bon concept de
sa prochaine campagne, il y a à l’évidence une autre différence
fondamentale.
Ces différences ne sont jamais autant visibles que quand des
spécialistes d’un champ de la communication rencontrent profes-
sionnellement un spécialiste d’un autre champ… Et cela arrive fré-
quemment.
On pourrait trouver plusieurs lignes de partage pour rendre
compte des différences anthropologiques dans les milieux de la
communication. Par exemple, entre le goût pour la communica-
tion « face à face » et la préférence pour la communication « média-
L E MISE EN FORME DE LA PAROLE 53

tisée ». La ligne de partage passe alors entre le genre argumentatif,


qui nécessite une grande aptitude à l’oral, au contact avec autrui, à
l’écoute et à l’empathie, et le genre informatif qui implique un plus
grand détachement et le goût pour les médiations de toute nature.
Les techniques de la communication multimédia permettent juste-
ment une grande proximité, permise par l’interactivité et la vitesse
des communications électroniques, et un évitement du contact
direct et de la pleine relation humaine face à face.

Les hommes pour l’information et les femmes


pour l’expression ?
Voir derrière cette différence une question de « genre », cette
fois-ci au sens de « genre sexuel », les femmes préférant le contact,
donc l’expressif et l’argumentatif, les hommes les outils de média-
tion, donc le champ de l’informatif, serait sans doute aller trop
loin, même si l’examen de la réalité sociologique des professions
qui se répartissent tout au long de cette ligne de partage montre
effectivement qu’il y a bien plus de femmes dans les services de
communication et bien plus d’hommes dans les réseaux techni-
ques et le multimédia.
D’une façon générale, l’argumentatif et l’informatif s’opposent,
non par nature, mais surtout parce que l’informatif dispose dans
notre société d’une position quasi impériale (ce qui expliquerait
aussi que le genre masculin s’y retrouve plus fréquemment). Ces
deux versants, pourtant complémentaires, de la communication
sont pris dans un conflit qui les dépasse, entre l’affirmation d’une
tradition humaniste, qui privilégie le contact direct et l’héritage
rhétorique et la tentation de voir dans le paradigme « post-
moderne » l’occasion d’une rupture et d’un dépassement du passé.
Dans un cas, on insisterait sur l’individu, dans l’autre sur le
réseau. Il y aurait donc, si on voulait insister sur ce clivage, une
communication « humaniste », privilégiant l’Humain, et une com-
munication plus « technique », allant jusqu’au fétichisme et au
culte des outils qu’elle met en œuvre (Breton, 2000).
Cette opposition, notons-le, même si elle est une réalité dans le
monde de la communication, ne répond à aucune nécessité pra-
tique. Dans leur mise en œuvre quotidienne, qu’il s’agisse d’un
cadre professionnel ou du quotidien le plus ordinaire, les techni-
ques de mise en forme de la parole dépendent plus d’une néces-
saire adaptation aux circonstances pratiques de leurs usages que de
la conformité à des dogmes idéologiques abstraits.
54 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

Nous allons maintenant, pour mieux comprendre quelles tech-


niques impliquent la mise en œuvre de ces différents genres de la
communication, les détailler avec précision. Les trois chapitres qui
suivent sont consacrés successivement aux techniques de l’expres-
sion, de l’argumentation et de l’information. Chacun renvoie à des
techniques, des pratiques mais aussi des métiers différents de la
communication.
3/Les techniques d’expression

Le monde de l’expression humaine, de la communication expres-


sive, est si riche, si vaste et si complexe, qu’il paraît vain de vouloir
en faire une typologie. Ne touche-t-on pas le cœur de ce qui fait
l’essentiel de l’être humain ? Commençons par faire la part, comme
nous l’avons suggéré au chapitre précédent, entre ce qui relève de
la présence humaine et ce qui relève de la communication propre-
ment dite, c’est-à-dire d’une mise en forme intentionnelle et de
modalités, spécifiques et organisées, de transport des messages.
La première est spontanée. La présence est une aura qui accom-
pagne chaque individu. Cette aura ne souffre guère d’artifice, et
s’accommode mal de procédés de fabrication. Elle relève pour
l’essentiel du « non-verbal ». On est ce que l’on est, même si chacun
d’entre nous est pris dans une histoire en mouvement et en muta-
tion permanente. Qu’on nous permette ici de ne pas ranger la pré-
sence dans la catégorie des activités de communication qui sont
toujours synonymes de mise en forme, le plus souvent consciente
et volontaire. Tout, dans les relations entre humains, n’est pas
communication, et la limite commence là.
Même la communication expressive, qui s’appuie sur des valeurs
d’authenticité, est parfois difficile à concevoir comme artifice.
Pourtant, lorsque nous tentons de transmettre à autrui ce que nous
ressentons ou ce que nous avons ressenti, dans une situation don-
née, c’est bien une mise en forme volontaire que nous opérons,
même s’il s’agit d’une parole très intime. Cette mise en forme
56 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

mobilise tout à la fois les ressources du récit descriptif, de l’émotion


et de l’imagination.

Une description sous le contrôle de l’émotion


et de l’imagination

Prenons l’exemple du récit, qui constitue une sorte de « noyau


dur » de la communication expressive. Nous sommes assez souvent
en position de produire des récits, pour raconter ce qui nous est
arrivé, communiquer l’impression que nous a faite un film, dire ce
que nous avons ressenti dans une situation donnée. Ces récits sont
par nature subjectifs, car nous en sommes l’auteur et que le contrat
de communication implicite est clair : c’est bien de notre regard
qu’il s’agit.
Ce caractère subjectif du récit ne doit cependant pas masquer le
fait essentiel qu’il est une construction, une mise en forme, même
si cela peut nous apparaître, à tort, comme une mise en œuvre
« spontanée ». On ne fait pas le même récit à des moments diffé-
rents ou quand on s’adresse à des personnes différentes. Le récit
suppose un « ressenti organisé ». Cela tient au fait qu’il s’agit de
communication donc d’une posture tournée vers un auditoire. Le
comble du récit est évidemment le roman, mais celui-ci échappe à
l’univers de la communication pour entrer dans celui de l’art. On
peut toutefois parler, sous certaines conditions, de « récits média-
tiques » (Marc Lits, 1997).

Le récit comme mise en forme descriptive


Tout récit comporte des éléments de description mais celle-ci est
par nature sélective. Dans le genre expressif, la description est tou-
jours asser vie au récit dont elle n’est qu’un des éléments. Elle
engendre d’ailleurs curieusement une certaine méfiance car trop de
descriptif risque de tuer la fiction ou simplement la dimension sub-
jective du récit. Le descriptif est instrumentalisé par le récit, il doit
donc être sous son contrôle. C’est à ce prix qu’il fait partie inté-
grante du récit et qu’on peut parler de description expressive. Elle
dit le réel, mais c’est un réel subjectif vu à travers le flux expressif
de l’auteur.
Dans la communication expressive, comme le récit, l’usage du
présent, l’aplatissement du style, l’entrée dans le déroulé lexical
fonctionne, par différence avec la stylistique du récit, comme l’indi-
cateur de la survenue du descriptif dans un texte. Ainsi, l’énoncé C,
L ES TECHNIQUES D ’ EXPRESSION 57

cité en exemple dans le chapitre précédent (« il y a dans la cour trois


arbres dont les feuilles vert tendre et leur ombre fraîche nous ras-
surent en été. Ils sont dressés là comme des grands-pères protec-
teurs »), contient-il tous ces ingrédients : verbes au présent, style
quasi descriptif, déroulé lexical cohérent (cour-arbres-feuilles-vert-
ombre-fraîche-été), usage d’une figure métaphorique maîtrisée.
Dans le champ de l’expressif, l’expansivité dérivationnelle des
lis tes est illi mi tée, sur tout grâce au jeu des syno ny mes et des
synecdoques. Le choix de la clôture dépend de l’auteur et de son
arbi traire fon da men tal. Le lexi que uti lisé peut être sans autre
limitation que le soupçon de pédanterie qui risquerait de peser
sur l’auteur. Ce lexi que peut donc lar ge ment dépas ser celui de
l’auditoire ou être indifférent à la compétence lexicale de l’audi-
toire. La des crip tion expres sive s’appuie fré quem ment sur des
figures de sens synecdochique ou métonymique, ainsi que sur la
métaphore dont la puissance de suggestion sert d’une façon géné-
rale le récit.

Une communication esthétique


La frontière entre esthétique et communication est souvent
mince, tant la démarche esthétique est au cœur de l’activité
humaine, avant même toute démarche de spécialisation artistique.
La communication expressive est souvent une « esthétique de la
communication ».
La musique, la chanson sont également à la frontière de l’art et
de la communication. Comme l’exprime très bien le chanteur de
rock Michael Philip Jagger (dit Mick Jagger) leader des Rolling
Stones, « avec une chanson, on peut s’adresser à quelqu’un d’une
manière directe, révéler des émotions précises. Il y a aussi un mode
narratif, qui traduit des observations, des expériences plus géné-
rales… il y a une part de réflexions sur la vie à un certain moment.
Cela peut être moi, mais ce sont aussi des situations qui s’appli-
quent au genre humain » (propos recueillis par Sylvain Siclier,
Le Monde, 13 novembre 2001, p. 31).
La musique relève principalement du genre expressif mais elle
peut, sous certaines conditions, relever aussi du genre argumentatif,
dans le cas des hymnes nationaux, des chants patriotiques ou de la
musique de propagande. Certaines formes de musiques contemporai-
nes, ayant, sous l’influence notamment du courant cybernétique,
tenté d’opérer un glissement du son à l’« objet sonore » cher à Pierre
Shaeffer (dans son Traité des objets musicaux) et de l’écoute à l’inter-
activité, relèveraient plutôt du genre informationnel.
58 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

La place de l’émotion
L’expression n’est évidemment pas sans rapport avec le monde
de l’émotion dont il constitue sans doute une des tentatives de
maîtrise les plus abouties. Là aussi, il faut faire le départ, entre
l’émotion qui est liée à la présence, qui participe de la présence, et
l’émotion mise en forme dans un processus de communication.
Toute l’émotion ne se traduit pas dans la communication et l’émo-
tion est aussi présente dans les autres genres de la communication,
mais plus on s’éloigne de l’expressif pour gagner les territoires de
l’argumentatif et de l’informatif, plus on s’éloigne du genre qui lui
est le plus approprié et plus on risque aussi la confusion des genres.
L’argumentation doit toujours se méfier d’un appel hors de pro-
pos à l’émotion et il n’y a pas de bonne information sans que celle-
ci refoule les émotions de celui qui la produit (ce qui ne veut pas
dire qu’un fait décrit objectivement ne peut pas émouvoir celui qui
le reçoit : un attentat consciencieusement décrit par un reporter qui
n’y mettra aucune émotion n’en bouleversera pas moins ceux qui y
assistent grâce à sa médiation).
La communication expressive est donc une mise en forme d’un
état vécu, d’un ressenti subjectif, d’une émotion que l’on veut faire
partager, mais elle peut être aussi volonté de transmettre une fic-
tion, une invention dont la référence au réel est de plus en plus
lâche. On peut ainsi communiquer une manière subjective de voir
quelque chose qui existe réellement ou qui est pure invention.
Dans le premier cas, il s’agit d’un rapport subjectif au réel, qu’il
s’agisse d’un fait, du parler de soi ou des autres. Dans le deuxième
cas, c’est l’imaginaire et la fiction qui prend le dessus pour mettre
en scène des mondes qui n’existent pas… en dehors de la commu-
nication qui se tient à leur propos. Ces deux modalités ne seront
sans doute pas si éloignées qu’il n’y paraît. Dire aux autres la
manière personnelle qu’on a de voir un monde qu’ils voient eux
aussi, relève d’une sorte de fiction et la mise en scène imaginative
de mondes qui n’existent pas s’appuie en fait toujours sur des élé-
ments que chacun connaît déjà.

Le rôle de l’imagination
L’élément commun à l’ensemble du genre expressif est le fait
que toutes les communications qui en sont issues sont guidées, en
quelque sorte, par l’imagination. C’est bien au sens où l’emploie
Bachelard, la « conscience imaginante » qui l’emporte ici sur la
« conscience de rationalité » qui marque de son sceau les deux
L ES TECHNIQUES D ’ EXPRESSION 59

autres genres de la communication. Gaston Bachelard, on le sait,


oppose la « culture réaliste » qui met en avant les phénomènes de
perception des images et la « culture de l’imagination » qui voit
dans les images un processus issu de l’intériorité psychique. Bache-
lard parle dans ce dernier cas d’une « image imaginée ».
En somme, l’image de ce que nous voyons se forme moins grâce
à la perception que nous en avons, que grâce à des archétypes inté-
rieurs qui se projettent et constituent ainsi notre vision. Si l’on veut
bien dépouiller cette théorie de sa radicalité idéaliste, on verra
qu’elle décrit assez bien l’ensemble des processus expressifs où
l’imagination, la subjectivité, jouent un rôle structurant dans notre
vision du monde, là où la communication informative ne fonc-
tionne que si elle se débarrasse de ces deux obstacles à la perception
des faits que sont l’imagination de l’émetteur et l’imagination du
récepteur.

S’exprimer sur soi, sur les autres, sur le monde

Nous distinguerons ici quatre modalités de la communication


expressive, selon qu’il s’agit de parler de soi, de l’autre, du monde
réel, du monde transfiguré. Nous examinerons ensuite le rôle des
figures expressives et notamment de la métaphore, qui constitue
une technique essentielle de l’expression. Nous chercherons égale-
ment à mieux spécifier le rôle de la description dans le registre
expressif.

Communiquer sur soi

Parler de soi est un genre de communication relativement nou-


veau dans l’histoire humaine. Ce registre suppose qu’une société
ou une culture donnée accorde une large place à l’individu et de ce
fait valorise une parole dite autobiographique où l’individu (autos)
raconte sa propre vie (bio) en l’écrivant (graphein).
Jean-Jacques Rousseau est l’un des premiers à s’être lancé dans cet
exercice que d’aucuns auront pu juger à son époque particulièrement
impudique et qui consiste à se raconter en public et à livrer ses
états d’âme les plus intimes au regard d’autrui. L’auteur des « confes-
sions », en déclarant « je veux montrer à mes semblables un
homme dans toute la vérité de sa nature » et en ajoutant immédia-
tement « et cet homme ce sera moi », inaugure un genre qui est
autant littéraire que communicationnel, ou du moins à la frontière
des deux. Celui-ci s’inscrit dans une société où l’intime sera de plus
60 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

en plus mis sur le devant de la scène, à condition toutefois de faire


l’objet d’une mise en forme – on pourrait presque parler de « mise
en scène ».
Si l’on en croit les travaux de sociologues comme Norbert Elias,
ou d’historiens comme Robert Muchembled, la mise en place de ce
que le premier appelle le « contrôle des émotions » a conduit pro-
gressivement à la création de cette nouvelle catégorie qu’est
l’« intime ». Dans les sociétés du Moyen Âge et de l’époque
moderne, toute une série de comportements que nous jugeons
aujourd’hui « intimes » (faire sa toilette, satisfaire des besoins natu-
rels, avoir des relations sexuelles) se déroulaient en public et
n’étaient pas dissimulés à l’abri des regards.
Ce que nous appelons aujourd’hui l’intime est le produit d’une
normalisation et d’un contrôle social de plus en plus vigoureux de
ces com por te ments, pro gres si ve ment exclus de l’espace public
sous leur forme directe (face à face) mais qui y sont de plus en plus
présents sous une forme médiatisée. L’autobiographie, c’est-à-dire,
selon Dominique Serre-Floersheim, « le récit rétrospectif en prose
qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’elle met
l’accent sur sa vie individuelle en particulier l’histoire de sa per-
sonnalité » (1996, p. 13), permet une expression de l’intime en
quelque sorte sous le contrôle des règles de la communication. On
voit au passage combien les processus de communication sont ici
un auxiliaire précieux du « processus de civilisation » décrit par
Elias. Par un double mouvement, les comportements « intimes »
ont été ainsi déta chés d’une sorte de spon ta néité sociale qui a
obligé à leur intériorisation, et codifiés grâce à la communication,
qui a permis leur (re)extériorisation, sous une forme plus « civili-
sée ». En somme, faute de pouvoir être, on se raconte.
La fin du XXe siècle a vu se multiplier un goût que certains trou-
veront immodéré, pour la publicité de l’intime. Loin du genre lit-
té raire et plus proche du genre média ti que, c’est à pro fu sion
aujourd’hui que sont sollicités, donnés et communiqués les auto-
por traits, les aveux, les con fes sions, les nudi tés de toute sorte.
Cette matière est le cœur de nombreuses émissions de télévision et
de radio, comme par exemple les reality shows, étudiés notamment
par Dominique Mehl (2002), ou les programmes de « télé-réalité ».
La liste est longue de ces émissions très populaires qui se renouvel-
lent régulièrement, non dans le principe, mais dans leur forme :
Loft Story, Big Brother, Star Academy, Koh-Lanta, L’Île de la tentation.
Ce phénomène peut aller bien au-delà, si l’on en juge par le
développement du genre « amateur » sur les sites pornogra-
phiques, où des particuliers se mettent volontiers en scène, dans
L ES TECHNIQUES D ’ EXPRESSION 61

un genre à cheval entre la communication de l’intime et l’exhibi-


tionnisme (voir par exemple la publication régulière, sur leur site
– payant –, par « Dave et Jessica », de leurs ébats sexuels, qu’ils
commentent par ailleurs dans une sorte de journal de bord :
http://www.teensexcouple.com/entrance.html).
La communication de l’intime implique d’être à l’écoute de sa
propre sensibilité et mobilise une exigence de vérité et d’authenti-
cité. C’est cela que l’auditoire cherchera, immédiatement et en
permanence, à évaluer, pour vérifier que le contrat de communi-
cation est bien rempli. Dans une société qui fait la part belle à
l’image que l’on donne de soi, elle a pour corollaire l’exigence de
sincérité. Le mensonge sur soi est ici le détournement privilégié du
récit sur soi.

Communiquer sur les autres


Les larges possibilités offertes par la communication expressive
impliquent que celle-ci puisse servir à parler sur les autres, à mettre
en scène des dialogues, reconstitués le plus souvent, à raconter des
situations interpersonnelles sur le mode de la tragédie ou de la
comédie. Il s’agit là d’une catégorie particulière de récit qui prend
pour objet essentiellement le jeu des sentiments, les passions, les
conflits d’intérêts et de valeurs. Il y a là en quelque sorte un redou-
blement de l’expressif puisqu’il s’agit d’exprimer soi-même ce que
d’autres ont exprimé et ressenti le plus souvent dans le jeu d’une
interaction.
Cette modalité de la communication expressive que nous prati-
quons quotidiennement est l’une des premières à s’être autonomisée
sous la forme de genres littéraires et artistiques comme la tragédie,
la comédie, et plus tard le drame romantique. Le théâtre, puis le
cinéma doivent évidemment beaucoup à cette spécialisation de la
communication expressive. La série télévisée et les grands feuille-
tons mondiaux comme Dallas ou Dynasty plus largement étudiés
par les sciences de la communication prolongent à leur manière
cette préoccupation. Ces derniers toutefois la rabattent sur le quoti-
dien, là où le drame, la tragédie, et même la comédie entendaient
rompre avec l’univers de la communication habituelle pour donner
aux sentiments et aux situations ainsi mis en scène une portée plus
universelle.
La tragédie par exemple, selon la célèbre proposition d’Aristote,
accomplit une fonction psychologique et sociale essentielle
puisque, selon le philosophe grec, cette « imitation qui est faite par
des personnages en action et non au moyen du récit… suscitant
62 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions »


(1449b, 1952). Cette question reste encore aujourd’hui au centre
du débat sur la « violence dans les médias », qui selon certains, loin
d’encourager à l’imitation des comportements violents représentés,
concourent à cette « purgation des passions » évoquée par Aristote,
à condition toutefois qu’il n’y ait aucune complaisance dans la
(re)présentation de la violence.
L’intérêt des sciences de la communication pour les mises en
scène télévisuelles et cinématographiques de la communication
expressive témoigne de l’importance sociale d’un genre ancien qui
se renouvelle en permanence en s’adaptant aux nouveaux moyens
de communication.

Communiquer sur le monde


Raconter le monde, dire ce que l’on a vu, répercuter des témoi-
gnages, reconstruire pour les autres un événement auquel on a
assisté, bref, mettre en forme, à fin de communication, un récit,
constituent le cœur de la communication expressive (voir à ce sujet
la synthèse de Jean-Michel Adam). De tout temps, semble-t-il, et
même bien avant l’usage de l’écriture, voyageurs, mémorialistes et
chroniqueurs ont nourri de leurs récits les populations moins
informées. Nous sommes là, bien sûr, dans une modalité de récit
qui ne distingue pas clairement entre le subjectif et l’objectif.
Il faut attendre longtemps pour appréhender ce que les Grecs
anciens commencent à concevoir, une distinction entre un récit
subjectif, personnel, poétique et perçu comme tel, ou encore un
récit globalement mythique, et une description qui tend à être un
fidèle reflet du réel, comme celle que nous propose par exemple
Thucydide, au Ve siècle avant J.-C., lorsqu’il nous décrit la guerre
du Péloponnèse. C’est en partie de cette distinction que naîtra la
différenciation des formes modernes de la communication.
Le récit à vocation historique gardera longtemps des liens étroits
avec la littérature et son écriture sera longtemps plus affective, sub-
jective et marquée par les passions, que scientifique au sens où
nous l’entendons aujourd’hui. Le chemin du récit au reportage sera
lui aussi une longue traversée à travers l’histoire humaine. Le tra-
vail du reporter, aujourd’hui, tient sa pertinence de s’éloigner, aussi
loin que possible du récit subjectif. En même temps, certaines caté-
gories d’écritures médiatiques revendiquent aujourd’hui clairement
de se rapprocher à nouveau du récit, par exemple le récit de voyage
(genre notamment bien représenté par le chroniqueur français
François Maspero).
L ES TECHNIQUES D ’ EXPRESSION 63

On pourrait donc distinguer, dans les récits, entre le récit des


événements et le récit de voyage. Dans les deux cas, il ne s’agit pas
tant d’informer l’auditoire que de lui faire partager une vision du
monde. Comme le dit Dominique Serre-Floersheim « le dire
l’emporte sur le ressentir et la manière de dire prend le pas sur
l’essence de l’information » (1996, p. 128).
La relation des événements est un récit qui combine en général
quatre éléments : les faits, les situations, les états qui affectent les
participants à ces situations, et une description des actes des partici-
pants. Fondamentalement le récit reste une description mais celle-ci
ne peut pas prétendre au statut de description informative puisque
le contrat de communication passé avec l’auditoire implique claire-
ment que son auteur a fait des choix subjectifs, a trié les faits sans
souci d’exhaustivité, a mélangé sa perception et son imagination et
entend à travers lui communiquer une émotion. Les techniques du
récit et de la description expressive ont fait l’objet de nombreux tra-
vaux dans le champ de l’analyse littéraire (voir par exemple
Philippe Hamon, 1993 et Jean-Michel Adam et André Petitjean,
1989).
Le récit de voyage remplit pour l’auditoire une double mission
dont les termes sont souvent inséparables : d’une part il s’agit d’être
mis en contact de données nouvelles, de paysages, de mentalités,
de comportements que l’on ne connaît pas ; d’autre part, il a pour
finalité de faire rêver, de procurer du plaisir, de « dépayser », juste-
ment. Ce double horizon d’attente du lecteur appelle un récit
expressif plutôt qu’une information médiatique au sens strict.
De ce fait, comme le dit encore Dominique Serre-Floersheim, « il
faut aborder avec la plus grande prudence les informations, la par-
tie référentielle du récit de voyage ; celui-ci relève le plus souvent
de l’idéalisation et tient parfois du rêve éveillé. Il convient de ne
pas minimiser le rôle d’une imagination constituante ». L’art du
récit de voyage dans ce cas est « de communiquer la beauté des
échanges en trouvant son analogue esthétique ; et faire ressentir ce
que l’auteur a directement éprouvé, et donc faire partager les émo-
tions au lecteur » (1996, p. 144).
Le pay sage roman ti que, véri ta ble récit par l’image, four nit
un bon exemple de cette subjectivité à l’œuvre dans une appa-
rence réfé ren tielle. Montagnes à pic au pro fil déchi queté, val -
lons pro fonds et mys té rieux, ponts s’élan çant dans le vide en
dehors de toute contrainte architecturale : ces paysages réalistes
n’existent que dans l’imagination de leurs auteurs… et dans la
nôtre, car ils ont su mettre en forme leur émotion pour nous la
transmettre.
64 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

Communiquer la fiction

Les récits dont il vient d’être question, même s’ils relèvent d’une
imagination du réel, n’en ont pas moins comme point de départ le
factuel. Le contrat de communication qui les concerne implique
bien, pour l’auditoire, que l’on parle d’un réel préexistant à la
parole de celui qui en fait un message. Il est temps maintenant de
faire ce que Jean-Marie Schaeffer appelle un « partage entre le fictif
et le factuel », partage que cet auteur qualifie de « conquête
humaine » (1999, p. 16). Le récit de voyage, récit factuel à domi-
nante expressive, se distingue bien du récit de fiction, du conte, du
mythe, de la fable, de l’utopie.
Il s’agit d’un genre ancien, dont on aurait tort de croire qu’il ne
s’actualise pas, lui aussi, dans les supports et les contraintes les plus
modernes de la communication. Ainsi la publicité utilise massive-
ment l’expression fictionnelle. La fable représente un des genres de
fiction les plus connus, notamment grâce à Jean de La Fontaine. Le
conte, qui permet de poser un regard émerveillé et de ce fait renou-
velé sur la réalité, est lui aussi un genre essentiel de la communica-
tion expressive. Souvent approprié à la forme orale de la communi-
cation et à la coprésence de l’émetteur et du récepteur, le conte est
le plus aux antipodes du point de vue réaliste car il met en scène,
pour tenir en éveil l’auditeur, le merveilleux, le féerique, le fantasti-
que et le mystère. Le conte fait rêver, il déplace le réel.
La fiction échappe-t-elle totalement au réel ? Ou, plutôt, n’en
est-elle qu’une modalité particulière ? Cette ancienne question,
déjà contenue dans la discussion d’Aristote sur le rôle de la « mime-
sis », nous renvoie à ces dimensions constitutives de la fiction que
sont l’imitation, l’illusion, la ressemblance. Il est vrai que le conte,
la fable, sont souvent une parabole, c’est-à-dire une parole qui fait
un détour pour exprimer ce qu’elle a à dire.
Certains ont pu croire, à la faveur d’innovations techniques
récentes qu’une sorte d’au-delà du réel avait été ouvert, sous le nom
de « réalité virtuelle ». Les lubies mystico-philosophiques dévelop-
pées autour de ce thème n’ont pas convaincu qu’il y avait là autre
chose, dans ces nouvelles créations permises par l’informatique,
qu’une nouvelle modalité de la fiction s’exprimant ici sur Internet.
Comme le rappelle Jean-Marie Schaeffer, qui prend l’exemple du
jeu vidéo dont le personnage central est Lara Croft, un temps
coqueluche sexy d’une partie des adolescents, « au niveau de son
statut ontologique, Lara Croft n’est ni plus ni moins “virtuelle”
que n’importe quel autre personnage imaginaire. Le fait qu’il
s’agisse d’un personnage de fiction incarné dans une simulation
L ES TECHNIQUES D ’ EXPRESSION 65

numérique de séquences filmiques n’influe pas sur son statut – ce


qui montre bien que la fiction numérique ne bouleverse pas le sta-
tut logique de la fiction (par rapport à la “réalité”), mais se borne à
mettre à notre disposition de nouvelles façons de fabriquer et de
consommer des fictions (ce qui n’est déjà pas mal) » (1999, p. 5).

La métaphore et la métonymie, figures centrales


de l’expressif

Les techniques de l’expression sont nombreuses et variées. Il


serait nécessaire à ce stade d’opérer une partition entre ce qui relève
de la gestuelle d’accompagnement et du message proprement dit. La
gestuelle d’accompagnement est formée par tous ces gestes que
nous faisons à l’appui d’une communication. On dit dans ce cas par
exemple que nous « parlons avec les mains », mais il faudrait inclure
également l’ensemble des postures corporelles. Cette gestuelle est
bien distincte du langage des signes, utilisé par les personnes sour-
des, muettes ou malentendantes. Dans ce dernier cas c’est le geste
qui constitue la communication, là où le geste d’appui ne peut en
aucun cas prétendre être à lui seul une modalité de communication,
même si son étude recèle de précieux enseignements.
Qu’il s’agisse de l’écriture, de l’orature ou de la production de
l’image, le genre expressif utilise essentiellement des figures de
style comme technique de communication. Ces figures sont en
quelque sorte une mise en forme, relativement indépendante du
moyen de communication dans lequel elles vont se couler : une
métaphore peut aussi bien être représentée à l’écrit qu’avec une
image. Les figures de style ont été, depuis longtemps, largement et
abondamment étudiées, notamment au sein de l’analyse littéraire
(voir par exemple l’ouvrage classique de Du Marsais, le Traité des
tropes, 1977). On aurait tort évidemment de croire que seule la lit-
térature les utilise. Celle-ci n’est après tout qu’une excroissance
spécialisée du genre expressif, où l’art qui consiste à produire et à
utiliser des figures de style est quotidien.

Les tropes, ou comment exprimer ce qu’on ne pourrait pas


dire autrement
Retenons ici, sans souci d’exhaustivité dans leur présentation,
l’importance de la métaphore et de la métonymie pour le genre
expressif, dont elles constituent sans aucun doute la technique
centrale. Dans les deux cas, métaphore et métonymie, il s’agit de ce
66 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

que les spécialistes appellent des « tropes », du grec tropos signifiant


détour. Les tropes, comme le rappelle Jean-Jacques Robrieux, sont
« des procédés de substitution, plus exactement de transferts
sémantiques entre un terme ou un ensemble de termes et un
autre » (1998, p. 17).
Dire, pour reprendre l’exemple déjà utilisé d’Aristote dans la
Poétique que « la vieillesse est le soir de la vie », c’est faire un détour
pour exprimer ce sentiment très particulier que la vieillesse est une
transition avant la nuit de la mort (encore une métaphore !). En
somme la métaphore, comme sans doute à sa manière la métony-
mie, permet d’exprimer ce que l’on ne pourrait pas dire autrement.
Parlant de la métaphore, dont il est un des grands spécialistes, le
philosophe français Paul Ricœur la définit comme le processus
« par lequel le discours libère le pouvoir que certaines fictions com-
portent de redécouvrir la réalité » (1975, p. 11).
Cette conception de la métaphore s’oppose à une conception
non référentielle du discours poétique, au sens large qu’on lui
donne ici, de discours expressif. En fait l’expressif, comme genre de
communication, s’applique à toutes les situations et toutes les réali-
tés qui ne peuvent se découvrir que grâce à un détour, à l’opposé de
toutes les situations et toutes les réalités qui permettent une appro-
che informationnelle et une description directe. Paul Ricœur évo-
que la parenté qui existe « entre le fonctionnement de la métaphore
dans les arts et celui des modèles dans les sciences » (1997, p. 11). Ce
point est évidemment essentiel à une théorie des genres de la com-
munication, le « modèle » constituant la technique essentielle de
l’informatif, dont les sciences sont une excroissance spécialisée.
Quelle différence y a-t-il entre la métaphore et la métonymie ?
Le linguiste Roman Jakobson y voit deux pôles radicalement oppo-
sés. Il y a certes une différence essentielle entre ces deux figures,
mais cette différence s’efface si l’on considère qu’elles sont toutes
deux, chacune à leur manière, une façon d’organiser ce détour qui
nous permet d’exprimer ce qui ne se dirait pas directement.
Lorsque Apollinaire dit, dans Alcools, « nos souvenirs sont cors de
chasse dont meurt le bruit parmi le vent », il utilise, pour exprimer
ce qu’il ressent précisément, une métaphore qui substitue au sou-
venir un instrument, pourtant puissant, mais dont le son va rapi-
dement être emporté et disparaître.

La métaphore, figure vivante


La métaphore est un être vivant qui peut aussi s’affaiblir, rentrer
dans le rang et même disparaître en tant que métaphore pour se
L ES TECHNIQUES D ’ EXPRESSION 67

« lexicaliser ». Ainsi lorsque l’on parle d’une « bouche » de métro,


d’un « pied » de chaise, d’une « aile » d’avion ou d’une « bretelle »
d’autoroute, nous utilisons des métaphores « refroidies » qui ont
perdu toute leur vivacité d’origine (on parle dans ce cas d’une
« catachrèse » de métaphore). Nul doute pourtant qu’au début de
l’aviation, parler des ailes pour désigner cette partie de l’avion qui
lui donnent sa portance, devait résonner aux oreilles des contem-
porains comme une véritable nouveauté.
La métaphore filée, développée, poussée dans ses ultimes retran-
chements, forme une allégorie, c’est-à-dire un récit, un tableau,
une image, qui la met en scène tout entière. La publicité moderne
met très souvent en forme le produit qu’elle veut promouvoir sous
l’aspect d’une allégorie, comme cette affiche pour une marque de
bière où figure un verre rempli qui est dessiné de telle façon qu’il
suggère la forme d’un corps féminin. On pourra déplorer à ce sujet
que le publicitaire fasse, dans ce cas, appel à la séduction de l’esthé-
tique plutôt qu’à la rigueur d’un argument, cédant ainsi aux délices
de la confusion des genres, sans que le résultat (la vente) soit
d’ailleurs forcément au bout.

Métonymie et synecdoque
À l’autre pôle des tropes figure la métonymie, plus simple appa-
remment dans sa construction. Là où la métaphore détourne le
phore grâce à un terme analogue (« Gilles est un vrai bulldozer », ou
mieux, en parlant de Gilles, dire « quel bulldozer ! »), la métonymie,
et ce cas particulier de la métonymie qu’est la synecdoque, substi-
tue au terme que l’on veut évoquer un autre plus évocateur encore,
plus près de la façon dont on le ressent. Ainsi, on dira « boire une
bonne bouteille », là où il est question, en réalité, de boire ce
qu’elle contient, et l’on dira « Robert sort encore avec une jeu-
nesse » pour dire qu’il choisit toujours ses relations féminines
parmi des femmes beaucoup plus jeunes que lui. La synecdoque,
cas particulier de la métonymie, implique un lien plus étroit, plus
logique, plus fonctionnel ou plus causal entre les deux termes,
comme dans l’expression qui consiste à parler d’une « voile » pour
désigner le bateau, ou dans celle qui autorise à dire qu’« on s’est
payé sa tête », prenant ainsi la partie pour le tout.
Métaphores et métonymies sont-elles des figures propres au
genre expressif ? Elles en constituent sans aucun doute le moyen
technique central. Mais, comme nous le verrons, la métaphore, et
l’analogie qu’elle recèle souvent, est également une figure argu-
mentative. Mais, dans ce cas, c’est plutôt sous l’angle de la compa-
68 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

raison à des fins persuasives qu’elle est utilisée (voir chapitre sui-
vant). Le genre informatif, s’il peut toujours s’en dispenser, peut
néanmoins utiliser, mais pour leur force descriptive uniquement, la
métaphore et la métonymie. Dans ce dernier cas, il s’agit bien
d’une figure d’appoint qui n’est jamais nécessaire, là où, dans le
genre expressif, le trope constitue un détour qui est en fait l’unique
voie d’accès pour faire partager par un auditoire ce que l’on veut lui
communiquer. Comment en effet dire autrement : « Il a combattu
comme un lion ? »
4/Les techniques du convaincre :
de l’argumentation à la manipulation

Comme nous l’avons vu, ce que l’on pourrait appeler la « commu-


nication argumentative » se distingue d’autres activités de communi-
cation. Vouloir convaincre est bien distinct du désir d’exprimer ou
de l’intention d’informer. Là où l’expression est communication
d’un état, vécu et ressenti, convaincre suppose une opinion que l’on
va s’employer à défendre, à transporter vers l’auditoire en vue de
lui faire partager.
Convaincre peut se faire de différentes façons. Certaines
n’excluent pas l’usage d’une certaine forme de violence, notam-
ment psychologique. Dans ce cas on parlera de « manipulation ».
Pour le reste, on convainc surtout en utilisant l’« art d’argumen-
ter ». L’activité qui consiste à convaincre est partagée en deux par
une ligne éthique : d’un côté la violence, de l’autre la douceur, le
respect, la symétrie des points de vue.
Les champs d’application de l’argumentation sont immenses,
dans la vie privée comme dans la vie publique ou professionnelle. La
plupart des grands débats de société y ont massivement recours. Des
débats provisoirement « refroidis » comme celui sur l’avortement,
aux débats qui « montent » comme celui sur l’euthanasie ou celui
sur la légalisation des drogues, c’est toute une activité argumenta-
tive qui traverse les sociétés démocratiques modernes. Ces débats
ont leurs lieux de prédilection : les discussions entre amis ou en
famille, le café, les pages spécialisées (pages « débats » et courriers
70 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

des lecteurs) qui leur sont maintenant dédiées dans les journaux,
les petites et grandes émissions de télévision où l’on traite des
« sujets de société ».
Le monde judiciaire est ordonné autour de la possibilité pour
tous ses acteurs de prendre la parole pour argumenter leur point de
vue. La publicité commerciale et institutionnelle est, en principe,
une activité d’argumentation, même si elle n’est pas exempte de
manipulation. Le monde politique, en démocratie, déploie son
activité autour d’arguments visant à convaincre. La vie profession-
nelle d’aujourd’hui, où on attache tant d’importance à l’échange
de parole, à la « réunion » comme outil de travail, à la nécessité de
convaincre plutôt que de commander, est en partie organisée
autour de l’argumentation.

Argumenter : une situation de communication spécifique


On définira ici l’argumentation, avec Chaïm Perelman, comme
l’ensemble des « techniques discursives permettant de provoquer
ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses que l’on présente à
leur assentiment » (2008, p. 5). Argumenter est l’un des impératifs
les plus fréquents que l’on rencontre dans la vie quotidienne, que
ce soit dans le domaine privé ou professionnel, ou dans l’espace
public. De nombreuses situations de communication ont en effet
pour but de proposer à une personne, un auditoire, un public, qu’il
adopte tel comportement ou qu’il partage telle opinion.
Argumenter se présente, d’une manière générale, comme une des
meilleures alternatives à l’usage de la violence physique ou à la mani-
pulation psychologique. On peut en effet obtenir d’autrui un acte, en
général non souhaité, en usant de la force, ou encore de techniques
subtiles d’intervention sur la relation ou de trucage du message.
Renoncer à utiliser la violence, quelle qu’elle soit, représente un pas
vers plus d’humanité, vers un lien social partagé et non imposé.
La plupart des techniques de l’argumentation ont été décrites au
sein de la rhétorique ancienne, conçue comme l’« art de convain-
cre ». La théorie d’Aristote (1967) décrit ces techniques au travers du
rapport que l’orateur doit avoir avec son auditoire, ainsi que les
principes éthiques qu’il faut mettre en œuvre à cette occasion. Les
techniques modernes de l’argumentation qui constituent désormais
un fond commun à notre culture, s’inspirent de la rhétorique
ancienne.
L’argumentation est née historiquement au cœur de la démocra-
tie grecque, comme outil d’un nouveau rapport social plus juste et
plus pacifié. Argumenter, c’est-à-dire mettre en œuvre un principe
L ES TECHNIQUES DU CONVAINCRE : DE L’ ARGUMENTATION À LA MANIPULATION 71

de symétrie de la parole, c’est créer au quotidien de la démocratie


concrète. Argumenter est une première étape indispensable vers la
négociation, situation à la fois originale et fréquente, où l’on doit
conjuguer avec harmonie la force de l’argumentation, l’écoute de
l’autre, la capacité de renoncer partiellement à ses intérêts pour
atteindre un objectif commun. Il s’agit bien, comme le dit le philo-
sophe belge Michel Meyer, de la « négociation d’une distance »
entre les hommes.
Argumenter est enfin une source d’épanouissement et de bien-
être personnel, qui implique un développement de la mémoire, un
élargissement mental, une attention aux autres. Sa pratique permet
à chacun de renforcer sa « présence dans le monde ». Dans ce sens,
elle constitue une figure centrale de l’activité de communication,
aux côtés de l’expression et de l’information.
Argumenter ne consiste pas simplement à fournir un ou plu-
sieurs arguments à l’appui d’une opinion. Ces arguments doivent
être conçus en fonction des auditoires auxquels ils s’adressent.
Argumenter c’est d’abord communiquer : nous sommes donc dans
une « situation de communication », qui implique, comme toute
situation de ce type, des partenaires et un message, une dynamique
propre (Breton, 2006, 2007).
Nul doute que quelqu’un qui s’acharnerait à convaincre « dans
le vide », ou encore qui s’adresserait à ce que certains philosophes
ont appelé un « auditoire universel », c’est-à-dire à personne en par-
ticulier, risquerait d’éprouver certaines difficultés. L’« argumentati-
vité » de ses énoncés serait très faible. Dans ce sens, une argumenta-
tion n’est jamais universelle, alors que la démonstration d’un
théorème mathématique, par exemple, l’est.

La préparation de l’argumentation

Une argumentation se prépare. Il s’agit dans ce cas d’une antici-


pation d’une situation de communication à laquelle tous ceux qui
sont amenés à prendre la parole pour convaincre sont confrontés.
Déjà, dans la rhétorique ancienne, on trouve des protocoles de pré-
paration, qui distinguent entre plusieurs étapes, avec à chaque fois
des questions qui doivent trouver une réponse : l’« invention » (Quel
auditoire, sur quels accords préalables s’appuyer ? Quel angle utili-
ser ? Quels arguments utiliser pour défendre l’opinion ?). La « dispo-
sition » (Quel plan ? Quel est le meilleur ordre pour les arguments ?),
l’« élocution » (comment mettre en texte, en parole, ou en image,
les différentes parties du discours ?), la « mémorisation » (comment
72 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

mobiliser sa mémoire ? Quels supports utiliser ?) et, enfin,


l’« action » (comment anticiper la situation concrète dans laquelle
l’argumentation prendra place ?).
On remarquera que chronologiquement, la première tâche de
celui qui se place en posture de convaincre, consiste à s’interroger
sur l’auditoire, avant même de concevoir, d’« inventer » un argu-
ment. Le marketing moderne, que ce soit dans le champ du poli-
tique ou dans celui de la publicité, ne fait au fond qu’appliquer ce
principe. Argumenter, loin d’être une démonstration en référence à
la logique, est bien une situation de communication, qui implique
une interrogation sur les modalités de la réception des messages
que l’on envoie, donc une connaissance approfondie du public
auquel on s’adresse et de ses attentes. Aristote consacre, dans sa
Rhétorique, une part importante à décrire les auditoires. Il inaugure
ainsi une réflexion, à la pointe des recherches contemporaines en
sciences de la communication, sur la question de la « réception »
(voir infra, chapitre 10).

La recherche d’un accord préalable


De cette observation découle l’importance de la notion d’« ac-
cord préalable ». Toute argumentation suppose de partir d’abord
d’une connaissance de l’auditoire, du « contexte de réception » de
l’opinion. Chaïm Perelman insiste beaucoup sur la nécessité d’une
approche en quelque sorte concentrique de la question de l’audi-
toire pour obtenir d’abord une communauté effective des esprits,
ensuite une bonne connaissance de l’auditoire et enfin une adapta-
tion de l’orateur à l’auditoire. L’inventeur de la « nouvelle rhéto-
rique » veut dire qu’il n’y a pas d’argumentation possible si tous les
partenaires n’acceptent pas de se placer dans une situation où l’on
va convaincre et éventuellement se laisser convaincre : « écouter
quelqu’un c’est se montrer disposé à admettre éventuellement son
point de vue » (2008, p. 22).
Chaïm Perelman va décrire les modalités techniques de cette
« adaptation à l’auditoire » qui constitue le cœur de l’action argu-
mentative en termes de recherche d’accords à plusieurs niveaux :
« L’orateur ne peut choisir comme point de départ de son raisonne-
ment que des thèses admises par ceux auxquels il s’adresse » (2008).
La notion d’accord préalable doit bien être entendue comme
point de départ ou mieux point d’appui de l’argumentation. Tout le
problème va être de construire à partir de là, étapes par étapes, en
transférant d’une étape à l’autre l’accord initial, un chemin qui va
amener l’auditoire jusqu’à l’opinion qu’on lui propose. Ainsi, dans
L ES TECHNIQUES DU CONVAINCRE : DE L’ ARGUMENTATION À LA MANIPULATION 73

les plaidoiries judiciaires, l’avocat peut-il faire appel à l’« enfance de


l’accusé ». Chacun est d’accord avec le fait que les situations vécues
dans l’enfance peuvent avoir une influence sur les comportements
futurs. En insistant concrètement sur cet aspect dans le cas particu-
lier d’un accusé qui aurait été par exemple maltraité psychologi-
quement ou battu physiquement, le défenseur peut mettre en
valeur un élément expliquant ou atténuant la violence de l’accusé
lui-même.
En rester à l’accord préalable sans introduire des éléments de
nouveauté est un des ressorts, en politique, de la démagogie, qui
consiste à faire croire à des publics que l’on pense comme eux,
qu’on incarne leurs valeurs. La mise en œuvre de l’accord préa-
lable, comme point de départ de l’argumentation, implique, nous
l’avons dit, une bonne connaissance des publics et des opinions. Le
champ de la communication politique est très familier de ces outils
de sondage et de mesure, qui permettent de construire des argu-
mentations.

L’exemple de la communication politique


Selon H. Cazenave, les débuts du marketing politique datent des
années 1930 aux États-Unis (voir infra, chapitre 9). À partir de cette
époque les professionnels de la communication se sont progressi-
vement substitués aux partis politiques en déclin du point de vue
de l’organisation des campagnes électorales. La profession de
conseiller en marketing politique est devenue progressivement
indépendante du monde des publicitaires, de celui des hommes du
marketing au sens large comme des professionnels des relations
publiques.
La période de l’après-guerre est marquée par l’irruption des tech-
niques de la communication et des grands médias dans le champ
du politique. La campagne de l’élection présidentielle américaine
de 1952 marque le début, pour beaucoup de spécialistes, d’une ère
nouvelle où l’idée politique devient un « message médiatique » à
part entière. L’usage massif des sondages, de la « publicité politi-
que », des techniques de marketing, va modifier l’allure prise par le
débat politique. L’exemple le plus frappant de ce changement
important des mœurs politiques, comme le rappelle Jacques
Gerstlé, est le fait que, au moins aux États-Unis, les médias jouent
de plus en plus un rôle de « filtre » dans la sélection des candidats
par leur propre formation politique. J.-M. Cotteret soutient, dans
cette perspective, que les hommes politiques ont aujourd’hui une
74 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

double légitimité, celle que leur confère l’élection et celle que dis-
tribuent les médias.
Les trois domaines dans lesquels ces professionnels déploient
leurs talents sont celui des études (qu’il faut distinguer des
recherches à caractère scientifique) visant à mieux connaître, dans
une perspective opérationnelle, le climat politique et électoral, les
activités de conseil stratégique, pour orienter dans tel ou tel sens
l’argumentation des candidats, et enfin la conduite d’opérations
diverses visant à utiliser au mieux les médias.
Le marketing politique a à sa disposition un certain nombre
d’instruments qui sont plus ou moins sous son contrôle, comme la
publicité politique ou les sondages d’opinion. Les uns permettent
de connaître, éventuellement au jour le jour, les sentiments et les
réactions du public, là où l’autre permet de faire par venir plus
directement un message politique. Ces ressources multiples ont pu
donner l’illusion d’un schéma fonctionnel où l’homme politique
pouvait s’adapter en permanence et presque en « temps réel » à
l’opinion dont il est censé obtenir le soutien.
Les sondages d’opinion se généralisent dans les années 1960.
L’usage des sondages permet aux journalistes, notamment dans le
cadre des émissions politiques, de faire armes égales avec les repré-
sentants du politique. Les uns peuvent arguer de leur pouvoir de
représentation et de leur connaissance du « terrain » électoral, là où
les autres trouvent dans le sondage ou l’étude politique le succé-
dané d’une connaissance qu’ils n’ont pas.
Il faut clairement distinguer à ce sujet entre le sondage, instru-
ment au service du marketing politique, pris dans les deux contrain-
tes d’avoir un coût qui doit rester limité et d’être commandé pour
servir à une finalité précise, et l’enquête, tel que les sociologues par
exemple les conduisent. Celle-ci relève de la recherche fondamentale
et son objectif est de produire des connaissances approfondies. Les
sondages ne s’intéressent par définition qu’aux « opinions », là où les
enquêtes cherchent à cerner des attitudes, des valeurs et des repré-
sentations, moins facilement présentables en termes simples et qui
ne permettent pas toujours de tirer des conclusions opérationnelles
sur un réel toujours complexe. Selon Lacroix, un nombre croissant
de sondages et d’enquêtes tendent aujourd’hui « à n’être que
des artefacts qui créent de toutes pièces ce qu’elles sont censées
mesurer ».
Malgré leurs limites intrinsèques, tous ces outils participent de
la préparation de l’argumentation, de la recherche des accords
préalables et de la mise en œuvre de stratégies argumentatives.
L’élément central et concret de toute argumentation est l’« argu-
L ES TECHNIQUES DU CONVAINCRE : DE L’ ARGUMENTATION À LA MANIPULATION 75

ment », figure de discours très spécifique, qui contient en lui toutes


les possibilités de retournement d’une situation. L’argument est à
la fois une structure formelle, qui appelle une taxinomie, et un
contenu particulier, adapté à l’auditoire auquel il s’adresse.

La mise en œuvre des arguments

Il existe de nombreuses taxinomies d’arguments. On regroupera


ici les arguments au sein de quatre grandes familles : les arguments
qui s’appuient sur une autorité, ceux qui font appel à des présup-
posés communs, les arguments de communauté, ceux qui consis-
tent à présenter, à « cadrer » le réel d’une certaine façon et enfin
ceux qui convoquent une analogie. Cette classification (autorité,
communauté, cadrage, analogie) englobe, en les simplifiant, toutes
les sortes d’arguments que décrit la littérature sur ces questions
(pour un approfondissement, voir Breton, 2006).

Quatre grandes familles


La famille des arguments d’autorité recouvre tous les procédés
qui consistent à mobiliser une autorité, positive ou négative, accep-
tée par l’auditoire et qui défendent l’opinion que l’on propose ou
que l’on critique. La famille des arguments de communauté fait
appel à des croyances ou à des valeurs partagées par l’auditoire, qui
contiennent déjà, en quelque sorte, l’opinion qui est l’objet de
l’entreprise de conviction. Les arguments de cadrage consistent à
présenter le réel d’un certain point de vue, en amplifiant par
exemple certains aspects et en en minorant d’autres, afin de faire
ressortir la légitimité d’une opinion. La famille des arguments
d’analogie met en œuvre des figures classiques, comme l’exemple,
l’analogie à quatre termes, ou la métaphore, en les dotant d’une
portée argumentative. Plusieurs exemples permettent ici d’illustrer
cette typologie.
Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères au
début de la guerre contre l’Irak, n’hésita pas à convoquer, avec un
brio unanimement reconnu, l’autorité du vieil historien grec, pour
argumenter le refus de la France d’intervenir dans ce conflit :
« Depuis toujours, seule la modération rend acceptable la puissance,
comme l’affirmait déjà Thucydide : “Nous méritons des éloges,
pour nous être montrés plus justes que ne l’impliquait notre puis-
sance” » (discours prononcé le 27 mars 2003, lors de la conférence
annuelle de l’Institut international d’études stratégiques de
76 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

Londres). Dans un tout autre ordre d’idées, une publicité cana-


dienne à la télévision utilisait cet imparable argument d’autorité
pour un dentifrice : « X, la marque que les dentistes utilisent le
plus pour eux-mêmes. »
François Fillon, alors Premier ministre, intervenant dans le
débat sur la hiérarchie entre les civilisations, utilise un argument
de cadrage qui élargit le champ d’interprétation, en affirmant :
« Nous n’acceptons pas la ségrégation entre hommes et femmes.
Nous n’acceptons pas que la religion vienne primer sur les droits
des personnes, les règles de fonctionnement de l’État. C’est un
combat qui a été mené autrefois contre les excès temporels de
l’Église catholique. Aujourd’hui, c’est plutôt avec l’islam que la
question se pose, mais c’est conjoncturel. Elle s’est posée avec
toutes les religions dans le passé » (entretien au journal Le Monde,
13 février 2012). Autre argument de cadrage, qui amplifie certains
aspects d’une description, ce propos du journaliste Philippe
Boucher concernant l’industrie du tabac et la présentant comme
« la seule industrie qui ne retire pas du marché un produit après
s’être aperçue qu’il était défectueux ou dangereux ».
Le cadrage peut prendre des allures de description quasi objec-
tive, tout en restant bien sûr orienté vers la thèse à défendre :
« Tout le monde peut constater que les places de parking réservées
aux handicapés sont toujours vides. La raison en est simple. Un
handicapé doit l’être à 80 % pour y avoir droit. Et, à 80 %, il y en a
peu qui sont aptes à conduire. Ainsi elles sont toujours vides et ne
servent à rien » (Raymond Collomp, qui se présente comme
« handicapé à 68 % », courrier des lecteurs, Le Figaro, 16 octobre
2000).
L’analogie est un ressort puissant pour convaincre. Pour criti-
quer la classe politique (et s’en démarquer au passage), Gérard de
Villiers déclara un jour : « Il n’y a plus que des hommes politiques
élevés en batterie, je suis un des derniers élevés en plein champ »
(entretien au journal Le Monde, 17 mars 2005). Elle permet égale-
ment des reparties cinglantes : « En présentant le plan [de licencie-
ment du personnel] ce matin, la direction nous a dit que nous
étions tous dans le même bateau. Je leur ai simplement rappelé que
lorsque le Titanic a coulé, seules les premières classes s’en sont
sorties » (Brigitte Moutoussay, représentante salariée du syndicat
du commerce parisien, à propos de la fermeture en France des
magasins Marks & Spencer, Le Monde, 31 mars 2001).
L’argumentation peut s’appuyer sur des croyances ou des valeurs
déjà reconnues par l’auditoire, comme lorsque l’ancien ministre
français Roland Dumas, acculé devant le tribunal correctionnel,
L ES TECHNIQUES DU CONVAINCRE : DE L’ ARGUMENTATION À LA MANIPULATION 77

lance : « C’est facile de critiquer la vie privée ! Mais je citerai la


Bible : “Que celui qui n’a jamais péché me jette la première pierre”,
et j’ajouterai cette phrase : “À ces mots tous se levèrent et s’en allè-
rent, à commencer par les plus anciens” » (Libération, 25 janvier
2001). En l’occurrence, les juges restèrent assis…

Un exemple : l’argumentation dans le monde judiciaire


Le monde judiciaire, traditionnellement, accorde une large
place à l’activité argumentative. Procureurs et avocats s’affrontent
pour tenter de faire prévaloir leur point de vue face aux juges. Les
uns défendent la société, les autres leurs clients… Le remplacement
de la vengeance par la justice a laissé une place très importante à la
Loi mais surtout à la parole. Quelqu’un qui a tué peut voir son
crime discuté, de façon contradictoire, et peut très bien de ce fait
être déclaré… innocent (par exemple dans les cas de légitime
défense). La justice n’est plus automatique dès l’instant que la
parole s’en mêle. On ne confondra pas ici l’argumentation et l’élo-
quence : le but est d’obtenir que le jury partage son opinion, et non
pas de faire des effets de manche esthétiques.
Examinons par exemple comment un grand avocat, Robert
Badinter, confronté à des enjeux dramatiques, ici la possibilité
d’une condamnation à mort de son client (c’était en France, avant
l’abolition de la peine de mort), prépare et délivre son argumenta-
tion. Son objectif est de tout faire pour que la vie de son client soit
épargnée. Le jury populaire n’est pourtant pas particulièrement
bien prédisposé : « Comme rien n’était possible si je ne parvenais
pas à percer cette armure de froideur, ce rempart de soupçons, je
me défiais de tout ce qui pouvait paraître procéder de l’habileté ou
du métier de l’avocat. Je ne voulais être, devant [les jurés] que cet
homme qui parle à d’autres hommes pour leur dire sa vérité.
C’était un visage nu que je tournais vers eux. Ma parole n’emprun-
tait plus rien à l’éloquence… Pendant que mes confrères plai-
daient, je m’appliquais à rentrer en moi-même, aussi profondé-
ment que possible… Devant ces juges, j’étais debout, comme un
pénitent… Et, tant que je ne sentais pas au fond de moi-même,
avec une certitude absolue, que la barrière qui nous séparait avait
cédé, que la glace de leur défiance avait disparu, je cherchai leur
regard, leur écoute, afin qu’ils se fixent, s’accrochent, se rivent à
moi. Alors seulement je commençais véritablement ma plaidoirie »
(2000, p. 190 et 191).
Me Robert Badinter nous explique ensuite quel argument
convaincant il tente de délivrer : « Je cherchai donc l’image la plus
78 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

saisissante, sous la forme la plus dépouillée, pour exprimer la


réalité du supplice. Guillotiner, ce n’était rien d’autre que prendre
un homme et le couper, vivant, en deux morceaux. C’était aussi
simple et insoutenable que cela. Voilà ce qu’on demanderait aux
juges et aux jurés d’ordonner. Je décidai de le leur dire en face… Il
fallait que cette horreur leur fût imputable, qu’elle leur incombât
directement. Il s’agissait, avec toute l’intensité possible, de les
mener devant la guillotine, de leur montrer ce jeune homme
devant eux, et leur dire : à vous, maintenant, de décider s’il doit
être coupé en deux dans la cour de la prison. C’est devant ce choix-
là qu’il fallait les placer, sans leur permettre de s’y dérober » (2000,
p. 84 et 85).
L’argumentation avait été bien préparée, en fonction du public
et de la situation, et les arguments ont porté : l’accusé n’a pas été
condamné à mort et, une fois sa peine purgée, il a été libéré et s’est
réinséré dans la société !

Les outils de l’argumentation publicitaire

Le XXe siècle a vu s’installer progressivement un genre nouveau


de messages argumentatifs, destiné, non pas à défendre une opi-
nion ou une cause, au sens politique ou social, mais à promouvoir
un produit et à inciter à son achat : la publicité. Son importance
sociale n’est plus à démontrer. Activité de communication multi-
forme et légitimement partisane, elle mobilise toutes les ressources,
et au-delà, de l’argumentation.
L’irruption de la publicité moderne, distincte de l’antique
« réclame », se fait aux alentours des années 1920. Elle accompagne
une modification en profondeur de la production et de la consom-
mation de biens économiques. La culture de l’épargne qui régissait
jusque-là le monde occidental cède progressivement le pas devant
une culture de la dépense. Stewart Ewen, rappelle que « les notions
d’usage ou de qualités mécaniques n’étaient plus des arguments
suffisants pour écouler la marchandise au rythme imposé par la
fabrication en séries » (1992, p. 48). Devant l’abondance de pro-
duits concurrents souvent dotés des mêmes caractéristiques,
l’information n’est plus suffisante pour stimuler les ventes. La
publicité devient le stimulant principal de la consommation.
Certains soutiennent que la publicité ne fait que manipuler
l’opinion. Elle vise, selon Stuart Ewen à « contrôler les conscien-
ces » qui sont désormais « sous influence ». D’autres y voient,
comme Gilles Lipovestky, un « pouvoir sans conséquence ». La
L ES TECHNIQUES DU CONVAINCRE : DE L’ ARGUMENTATION À LA MANIPULATION 79

réalité est sans doute entre les deux. Il est impossible de définir le
message publicitaire sous l’angle d’une catégorie unique qui lui
donnerait une spécificité immuable. Dans ce sens « la » publicité
n’existe pas.
Du point de vue d’une stricte analyse technique, on remarquera
que certains énoncés publicitaires sont de véritables informations
sur le produit. On a affaire dans ce cas à une communication des-
criptive, telle que nous la détaillons au chapitre suivant. D’autres
énoncés sont purement et simplement esthétiques, dans le but
sans doute de capter l’attention des publics. Ils relèvent de la com-
munication expressive. D’autres tentent de convaincre en utilisant
des procédés reconnus comme manipulateurs. C’est le cas de
l’emploi des techniques pavloviennes, associant par exemple une
image érotique à un produit dans le but de le rendre « agréable » à
l’auditoire par contamination mutuelle des deux thèmes. D’autres
énoncés, enfin, proposent de bonnes raisons d’acheter un produit.
Dans ce dernier cas, nous sommes clairement dans la communica-
tion argumentative.
Encore faut-il distinguer les effets des messages publicitaires sur
différents publics. Un énoncé manipulateur fera rire une partie du
public qui en déjouera les effets, mais forcera à la consommation
ceux qui n’auront pas évalué à temps le procédé utilisé (c’est
comme cela que l’on voit des célibataires acheter des automobiles
breaks, des pères de familles nombreuses acquérir des coupés
sports). La manipulation publicitaire sait aussi utiliser les ressorts
psychologiques de l’envie et du besoin irrationnel.
On se gardera, de ce point de vue, d’une vision trop pessimiste,
mais aussi d’une vision trop optimiste de la situation. On retiendra
que rien, techniquement, du point de vue de la communication,
n’empêche la publicité d’être agréable et informative quand elle est
argumentative. Que la situation soit souvent différente, c’est-à-dire
que la dimension argumentative soit pratiquement absente, n’est
pas lié à des contraintes propres aux techniques de communica-
tion, mais au choix des acteurs concernés.

L’inspiration de la rhétorique ancienne


La rhétorique publicitaire s’inspire très largement de la rhétori-
que ancienne, même lorsqu’elle met les arguments en image : une
analogie reste une analogie, même lorsqu’elle ne se déploie pas
dans un texte mais dans un film. Tous les manuels qui décrivent la
création publicitaire et qui l’enseignent, reproduisent, parfois sans
le savoir, les normes de production du discours argumentatif de la
80 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

rhétorique ancienne. Bernard Brochand et Jacques Lendrevie, par


exemple, définissent la publicité comme une « communication par-
tisane […] se distinguant de l’information, à la fois sur le fond et
sur la forme. Sur le fond, elle est plus proche de la démarche de
l’avocat que de celle du journaliste. Elle ne vise pas l’objectivité,
[…] elle cherche à influencer des attitudes et des comportements,
pas seulement à transmettre des faits. Les informations que la
publicité véhicule sont des moyens ou des arguments. Ils ne sont
pas une fin en soi. Sur la forme, la publicité se distingue de l’infor-
mation. Les messages sont brefs, denses et sélectifs. La publicité
cherche d’abord à être attrayante et séduisante. Elle mêle à des
doses variables, le rationnel et l’affectif » (2004, p. 2).
Cette définition de la «communication partisane» correspond tout
à fait à la définition traditionnelle de la rhétorique, définie par
exemple chez Aristote comme l’art de « découvrir tout ce qu’un cas
donné comporte de persuasif» (nous y reviendrons dans le chapitre 6).
Certains auteurs, comme Romain Laufer, pousseront plus loin encore
le parallèle, en affirmant que «le marketing restaure la rhétorique dans
toutes ses composantes » et que les publicitaires sont les nouveaux
sophistes – au sens positif que l’on peut donner à ce terme.

Un art de convaincre créatif


Le publicitaire se situe à une position clef du processus de fabri-
cation, de production, de diffusion et de vente des objets de
consommation. À la présentation de l’objet dans sa réalité ordi-
naire, le publicitaire va ajouter l’argument qui le rendra désirable.
Comme le dit Jean-Michel Utard, « la notion de création renvoie,
dans le domaine publicitaire, à l’idée d’écart par rapport à l’expres-
sion littérale d’un contenu de pensée » (2001). Redécouvrant les
procédés de la rhétorique, le publicitaire retrouve la caractéristique
essentielle de cette discipline : elle est à la fois technique et « art ».
Toute réflexion sur la créativité rhétorique enseigne l’humilité. De
fait, selon Jean-Michel Utard, la pratique publicitaire est souvent
présentée, dans la littérature professionnelle, comme « bifide »,
mettant l’accent tantôt sur des rationalités techniques et méthodo-
logiques, tantôt sur la « création d’imaginaire ». Autant les premiè-
res peuvent faire l’objet de description, autant la mise en œuvre de
la créativité échappe à la compréhension rationnelle.
Au bout du compte, chacun peine à construire de véritables
modèles qui expliqueraient l’efficacité de tel ou tel message publi-
citaire. Jean-Marie Dru, en évoquant la notion de « saut créatif »,
décrit en fait l’ensemble du protocole que les anciens rhéteurs
L ES TECHNIQUES DU CONVAINCRE : DE L’ ARGUMENTATION À LA MANIPULATION 81

avaient déjà bien codifié. Le saut créatif, qui consiste à trouver


l’idée qui incarnera le produit que l’on veut promouvoir, corres-
pond bien à la phase de l’inventio. Il s’agit d’apporter au produit,
très classiquement, une nouvelle façon de le voir et d’en parler.
Ainsi Jean-Marie Dru évoque-t-il l’idée que la marque Orangina
décline depuis longtemps : on peut voir ce produit comme naturel
puisqu’il contient un dépôt dû à la pulpe d’orange. Il s’agit là d’un
recadrage à partir d’une situation qui pourrait être défavorable : un
dépôt dans une bouteille n’est pas forcément un atout. Le saut
créatif a consisté ici à souligner ce point par l’incitation à secouer
le produit (le fameux « secouez-moi, secouez-moi »). L’idée a
semble-t-il été très efficace – cela on le sait après coup – mais il est
difficile de dire comment elle est venue à ceux qui l’ont eue…
La mise en forme de l’idée correspond à l’elocutio. Ainsi on a pu
décliner ce « secouez-moi » de bien des manières tout au long de
spots qui disent tous la même chose de façon différente. Le rôle de
la memoria est essentiel puisque le « saut créatif » consiste à établir
« un pont entre l’imaginaire de l’émetteur et l’imaginaire du récep-
teur ». Il s’agit bien, comme le rappelle Jean-Michel Utard, de « faire
retenir pour faire agir », dans un environnement par ailleurs saturé
de messages, souvent pour des produits que rien ne différencie…
sauf la publicité qui les met en valeur.
Tous les auteurs soulignent l’importance des techniques du mar-
keting. Bien connaître le ou les auditoires auxquels on s’adresse est
essentiel. Ce serait toutefois mal comprendre le travail créatif des
publicitaires, comme de tous ceux qui ont à charge de créer des
arguments, de croire qu’il s’agit d’une simple déclinaison de cette
connaissance. Outre que les études d’images, d’attitudes ou les
recherches sur les « socio-styles » concernent toujours des catégories
de publics et non le consommateur en tant que personne, l’expé-
rience montre que l’appui sur un « accord préalable » ne vaut que si
l’argument dépasse cet accord et propose quelque chose de nou-
veau. Argumenter, c’est proposer à l’auditoire de bonnes raisons
d’adopter une opinion ou un produit commercial. Ces « bonnes
raisons » doivent comporter une vraie part de nouveauté. Là est
bien l’apport spécifique du publicitaire, ce professionnel de l’argu-
mentation commerciale.

Un oubli de l’éthique ?
Le rappel de cette redécouverte des possibilités offertes par la
rhétorique ancienne ne serait pas complet si l’on ne disait pas aussi
que tout un pan de la réflexion rhétorique est néanmoins absent.
82 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

Tout ce qui a trait à la question éthique est parfois balayé d’un trait
de plume dans un milieu souvent serré de près par la demande
d’efficacité immédiate. Ainsi, pour Aristote, la mise en œuvre de la
parole pour convaincre s’accompagnait-elle du respect nécessaire
de règles, dont la principale est sans doute le renoncement à « plai-
der en dehors de la cause ».
Il s’agit en l’occurrence de se tenir à l’écart des procédés qui font
appel, par exemple, à une émotion qui n’aurait rien à voir avec la
cause défendue. Aristote nous rappelle que « dans plusieurs cités, la
loi interdit […] de parler hors de la cause ; dans les délibérations, les
auditeurs y veillent suffisamment eux-mêmes » (Livre I, 1355 a).
« Car il ne faut pas pervertir le juge, en le portant à la colère, la
crainte ou la haine ; ce serait fausser la règle dont on doit se servir »
(Livre I, 1354 a). Or, aujourd’hui, de nombreuses publicités plai-
dent essentiellement « en dehors de la cause » (sur le modèle pavlo-
vien par exemple de l’association d’un produit à un stimulus éroti-
que, vieille ficelle toujours d’actualité), s’affranchissant ainsi de
toute préoccupation éthique dans ce domaine.
Tout cela est très différent de ce qui apparaît comme un « vérita-
ble » argument, du moins un argument éthiquement acceptable car
il plaide « à l’intérieur de la cause », par exemple dans la campagne
désormais classique du loueur de voitures Avis : « Quand vous êtes
second, vous vous efforcez d’en faire plus. » De fait, c’est souvent
vraisemblable…

Argumentation et manipulation

Comme nous l’avons vu à travers l’exemple de la publicité,


argumenter c’est aussi savoir se restreindre au nom d’une éthique :
il est parfois plus facile de convaincre son interlocuteur, au moins à
court terme, en utilisant uniquement des figures de style ou des rai-
sonnements tronqués. Il est plus facile également, pour ceux qui
en ont l’habileté, de manipuler psychologiquement la relation
dans le but de convaincre. Mais argumenter c’est aussi être quel-
qu’un qui se refuse à utiliser tous les moyens au service d’une seule
valeur : l’efficacité à tout prix.
Plusieurs règles éthiques encadrent l’argumentation afin de la
protéger de toute dérive : la contrainte de ne pas « plaider en dehors
de la cause », comme nous venons de le voir, mais aussi la néces-
saire cohérence pour l’orateur entre l’opinion et l’argument qu’il
utilise pour la défendre, et le maintien de la liberté de réception de
l’auditoire (Breton, 2004b, 2007).
L ES TECHNIQUES DU CONVAINCRE : DE L’ ARGUMENTATION À LA MANIPULATION 83

Utiliser un argument trop éloigné de l’opinion qu’on défend est


la ressource principale de la démagogie, qui vise, pour assurer la
popularité d’une politique, à la créditer de vertus, éventuellement
contradictoires entre elles, qui plaisent à différents auditoires, que
l’on prend ainsi les uns et les autres « dans le sens du poil ». L’argu-
mentation suppose, et en cela elle est profondément un acte de
communication, une différence entre l’opinion de l’orateur et celle
de l’auditoire. Elle ne consiste, pour reprendre l’alternative propo-
sée par F. Goyet (1994), ni à prêcher dans le désert, ni à prêcher des
convertis.
Il est parfois plus efficace d’intervenir sur la relation orateur/
auditoire pour faire « passer » l’argument, que de laisser se dérouler
le che min plus long et plus dif fi cile opi nion/ora teur/argu -
ment/auditoire. Les possibilités d’intervention directe sur le lien
ora teur/audi toire sont nom breu ses, bien con nues, d’usage
répandu et pas toutes parées des noirs atours de la manipulation
des consciences. Les stratégies de séduction par exemple, si fré-
quente en communication politique ou en publicité, sont argu-
mentation si elles restent périphériques, en appui illustratif d’un
argu ment, mais sor ti ront du cadre argu men ta tif si l’appel aux
sentiments tient lieu d’argument et constitue le seul moyen de
transport de l’opinion.

La séduction
La séduction en elle-même n’est guère condamnable et son
usage dans le registre des sentiments est le plus souvent porteur
d’une dynamique propice à l’établissement des relations. Utilisée
en dehors de son champ d’origine, la séduction devient une arme
là où l’argumentation pourrait être le lieu de rapports pacifiés.
L’usage de la séduction ou d’une façon plus générale, le recours
à l’émotion, conduit souvent à ce que l’on appelle l’amalgame. Il y
a là une vieille question à laquelle la rhétorique se heurte depuis
longtemps, sinon depuis son origine. En témoigne l’ancienne
histoire grecque qui raconte que le défenseur d’une femme très
belle (en fait modèle vivant des statues d’Aphrodite) mais cruelle
meurtrière de son mari, faute d’argument pour convaincre les
juges, dégrafa la robe de l’accusée pour la faire apparaître dans
toute sa nudité. À sa question : « Pouvez-vous condamner une
femme aussi belle ? », le jury répondit non, nous ne le pouvons pas.
Il faut dire que la beauté avait des vertus antiques qu’elle n’a peut-
être plus… sauf à voir dans le ressort unique d’innombrables publi-
cités contemporaines, qui montrent une jolie femme au côté d’une
84 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

voiture, d’un lave-vaisselle, ou de tout autre objet, en espérant une


contamination de l’un sur l’autre dans le registre du désirable, une
version modernisée de cette histoire antique.
On peut bien rire du jury grec au nom de l’idée que nous nous
faisons de la justice, mais on devrait moins sourire à la pensée que
nous achetons en masse des produits sous le prétexte qu’on y a
amalgamé malgré nous des séquences érotiques.
L’amalgame est par ailleurs un des ressorts du propos xéno-
phobe d’extrême droite, qui associe dans un même énoncé, au titre
de « problèmes majeurs » que rencontre notre société : « Le sida,
l’insécurité, les étrangers, le chômage. » On constate aujourd’hui la
présence fréquente d’amalgames qui tentent de mettre en rapport
une cause que l’on veut critiquer et le « nazisme », promu ainsi,
bien en dehors de ses limites historiques, comme un repoussoir
majeur, voire une figure généralisée du Mal.
C’est le cas par exemple de ce député du Texas, apparemment
très hostile au fédéralisme et défenseur des intérêts industriels de sa
circonscription, qui traite l’agence de protection de l’environne-
ment de « Gestapo du gouvernement ». L’emploi de ce type de
figure est devenu fréquent et a colonisé le débat politique français.
Il a conduit des associations de lutte contre les expulsions d’étran-
gers en situation irrégulière à comparer leur retour à la frontière à
la « déportation des juifs » ou un député de gauche, Serge
Latchimy, à s’en prendre, lors de la séance de l’Assemblée nationale
du 7 février 2012, au ministre de l’Intérieur de l’époque en des
termes qui l’associaient aux nazis : « Vous, Monsieur Guéant, vous
privilégiez l’ombre, vous nous ramenez jour après jour à ces idéolo-
gies européennes qui ont donné naissance aux camps de concen-
tration. »
On peut désapprouver la politique de l’émigration d’un gouver-
nement ou les positions d’un ministre sur les différences entre civi-
lisations, sans pour autant utiliser de tels procédés manipulatoires
sur le plan de la communication politique et, qui plus est, insultant
pour les victimes du nazisme qui voient leur situation ainsi banali-
sée. Et que dire de ce dirigeant syndicaliste ouvrier, Marc Blondel,
qui comparait les « contrats d’aide au retour à l’emploi », mesure
gouvernementale oubliée depuis, au STO (Service du travail obliga-
toire sous l’Occupation nazie), ou de ce syndicaliste paysan assimi-
lant les sites d’élevage en batterie à des stalags (camps de prison-
niers militaires ouverts par les nazis pendant la Seconde Guerre
mondiale)…
L ES TECHNIQUES DU CONVAINCRE : DE L’ ARGUMENTATION À LA MANIPULATION 85

La propagande
La propagande dans les formes extrêmement sophistiquées que
lui a conférées le XXe siècle, reste le modèle de référence de la
manipulation du rapport orateur/auditoire en vue de lui faire
accepter, bon gré mal gré, certaines opinions. La propagande réside
essentiellement dans la manipulation psychologique de l’auditoire,
doublée le plus souvent de l’usage de moyens de coercition phy-
sique, afin de le conditionner à recevoir une opinion donnée.
On a trop oublié par exemple que l’action redoutable des propa-
gandistes du régime nazi, avec à leur tête le sinistre Goebbels,
devait son efficacité sur le peuple allemand non seulement aux dis-
cours et aux mises en scène « esthétiques » de foules bien ordonnées,
mais aussi au fait que la gestapo et les autres polices politiques
menaçaient d’internement, ou pire, tout opposant éventuel. Le
conditionnement des foules passe aussi par la répression des audi-
toires qui les composent.
La propagande est née, paradoxalement, de la démocratie. Pour
qu’il y ait propagande en effet il faut qu’il y ait luttes d’idées et que
l’avis du peuple compte. Dans un contexte où la pure coercition
suffit, la propagande n’a pas de sens. Mais l’objectif de la propa-
gande est bien de supprimer la possibilité de choix qui est au
fondement de la démocratie. Elle va donc le faire en donnant l’illu-
sion d’un accord entre le propagandiste et sa victime.
Jacques Ellul souligne que l’existence de la propagande moderne
est liée à une double prise de conscience, d’une part de celle de
l’efficacité effective sur les foules de la mise en œuvre de techni-
ques d’influence, d’autre part de l’importance de la psychologie
dans le domaine du politique. Pour Ellul cette prise de conscience
généralisée se fait à l’occasion de la guerre de 1914-1918 et de la
Révolution d’Octobre en Russie. L’analyse des phénomènes de pro-
pagande est d’ailleurs l’une des matrices historiques des sciences de
la communication (voir infra, chapitre 6).
La propagande est donc la manière de présenter et de diffuser
une information politique de telle manière que son récepteur soit à
la fois en accord avec elle et dans l’incapacité de faire un autre
choix à son sujet. Comme le rappelle Hitler dans Mein Kampf :
lorsqu’« une nouvelle conception du monde est enseignée à tout
un peuple, voire même imposée en cas de nécessité », cela va de
pair avec une organisation sociale qui « englobe le minimum
d’hommes absolument indispensables pour occuper le centre ner-
veux de l’État ». La propagande est incompatible en effet avec le
86 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

partage et le contrôle par chaque citoyen de l’ensemble du débat


politique.
Les cinq règles de la propagande telles que Jean-Marie Dome-
nach les a définies sont : la simplification (notamment par la per-
sonnification d’un ennemi unique), le grossissement (qui permet
de défigurer les faits), l’orchestration (qui permet notamment la
répétition des messages ainsi simplifiés et défigurés), la « transfu-
sion » qui permet de s’adapter aux différents publics et enfin la
contagion en vue d’obtenir l’unanimité.
On aurait tort de réduire aujourd’hui la propagande aux seuls
totalitarismes qui en font une politique d’État. Toute société démo-
cratique peut abriter en son sein, en certaines occasions et sur cer-
tains sujets, une véritable activité de propagande, qui dépasse lar-
gement l’information et l’argumentation orientée. L’exemple du
statut de l’information dans les pays occidentaux lors de la guerre
du Golfe ou de la guerre contre l’Afghanistan, est là pour nous rap-
peler qu’une certaine dose de propagande peut empoisonner la
démocratie sans la faire mourir. De nombreux médias aux États-
Unis ont, après les attentats du 11 septembre 2001, adopté une
posture « patriotique » que de nombreux experts ont évaluée
comme « propagandiste ».
Le traitement de l’information durant ces périodes est en effet
un cas d’école où l’on a vu réunis des deux côtés les ingrédients de
la propagande et de la censure, sans parler, bien sûr de la désinfor-
mation (voir chapitre suivant). Là où la couverture par les médias
américains et internationaux de la guerre du Vietnam avait montré
les avancées possibles en matière d’information sur les situations
de guerre, la guerre du Golfe et plus encore la « guerre contre le ter-
rorisme » a montré que d’importants retours en arrière étaient
encore possibles.
Comme le montrent par exemple les analyses recueillies par
Béatrice Fleury-Vilatte, dans le cadre de la guerre du Golfe, l’infor-
mation sur le terrain y a été très largement contrôlée par les auto-
rités militaires qui se sont ser vies à l’occasion des médias pour
construire in abstracto dans l’opinion une certaine image de cette
guerre. L’objectif de ce recadrage à grande échelle était d’accréditer
l’idée d’une guerre « propre », moderne et « chirurgicale », où
l’emploi massif des nouvelles technologies permettait d’éviter les
victimes.
La guerre contre l’Afghanistan en 2001, dans la mesure où elle
s’est annoncée comme un conflit où, selon le président américain,
« ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous », a conduit,
selon la journaliste Florence Amalou, à ce que « la propagande fasse
L ES TECHNIQUES DU CONVAINCRE : DE L’ ARGUMENTATION À LA MANIPULATION 87

rage dans les médias américains » (Le Monde, 3 octobre 2001),


même si certaines agences de presse ont donné l’exemple de la pro-
bité à cette occasion. Ainsi, l’agence britannique Reuters a-t-elle
demandé, moins de deux semaines après les attentats du 11 sep-
tembre 2001 aux États-Unis, et dans un contexte délicat de ce point
de vue, de ne plus utiliser des « termes émotifs comme “terroristes” ».
« Nous ne qualifions pas les sujets, dit l’agence Reuters, mais nous
décrivons les actions, nous les identifions et nous les replaçons dans
leur contexte. » On ne saurait mieux exprimer le fait que dans certai-
nes situations, il faut renoncer à la fois à l’argumentation et à la
manipulation, pour essayer de faire, tout simplement, de l’informa-
tion…

Peut-on encore parler de manipulation ?


Pour certains – on pense en particulier à Dominique Wolton –, le
terme « manipulation » ne serait pas ou plus pertinent. Il ne recou-
vrirait aucune réalité et son emploi relèverait simplement de l’idéo-
logie. En somme le terme « manipulation » ne servirait qu’à mani-
puler, ce qui en soi est évidemment un paradoxe. À y regarder de
près, il y a au moins cinq raisons, qui ne sont pas homogènes,
généralement avancées pour dénier au terme « manipulation » tout
potentiel descriptif.
La première raison est que ce terme servirait à dénoncer des opi-
nions et non des procédés. Toute idée avec laquelle je ne suis pas
d’accord ne s’appuierait pas sur des raisonnements invalides mais
sur des opinions considérées comme manipulatrices. Dans le débat
politique, cette tendance existe à gauche, de croire que les idées de
droite sont « fausses » et manipulatrices par nature, puisqu’à droite.
Même chose à droite pour les idées de gauche dont le succès ne
peut relever que de la propagande. L’extrême droite utilise massive-
ment le terme « manipulation » pour désigner à peu près toutes les
idées qui ne sont pas les siennes. Ainsi utiliser le terme « manipula-
tion » serait d’un emploi purement idéologique et donc contesta-
ble.
Cette objection est valide. Se servir du terme « manipulation »
pour désigner des contenus, des opinions avec lesquels on n’est pas
d’accord n’est pas acceptable. Cet usage n’est possible que parce
que l’on suppose l’existence d’une vérité et d’une fausseté en politi-
que et, d’une façon générale, dans le domaine des opinions.
La grande leçon de la rhétorique, en particulier depuis Aristote est
de permettre la disjonction entre la vérité et l’opinion, disjonction
d’ailleurs source de multiples contresens dans un univers culturel
88 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

comme le nôtre, dominée par l’imaginaire cartésien du « ce qui se


discute est forcément faux ». Pour prouver que la notion de mani-
pulation n’est pas pertinente, il faut donc apporter la preuve que
l’on peut dire la vérité en politique. Sans cette preuve, nous
sommes et nous restons dans le champ de l’opinion, du vraisem-
blable, de sa fragilité constitutive et donc de la possibilité de son
trucage. Ce que l’on appelle justement la manipulation.

Un monde cynique ?
La deuxième raison tiendrait à ce que la manipulation ne serait
pas un concept pertinent simplement parce que tout serait mani-
pulation. Tout procédé, tout artifice, dans le domaine de la parole
relèverait de la manipulation. La rhétorique, dès sa naissance, se
voit suspectée, comme art du convaincre, d’être pure manipula-
tion. Dans les relations humaines tout serait artificiel, manipulable
et, in fine, la seule règle de la parole serait le rapport de force. Cette
objection est la plus faible car en fait elle ne s’oppose pas à l’exis-
tence de la manipulation bien au contraire. Mais, elle la cadre mal
en lui supposant un empire qu’elle n’a pas.
La manipulation consiste bien à établir un rapport de force mais
la caractéristique de cette entreprise est qu’elle cache qu’elle le fait.
Les techniciens de la manipulation savent bien qu’il faut cacher à
l’auditoire les procédés utilisés pour le « convaincre », sous peine de
perdre l’efficacité attendue. Certains craignent d’accepter l’exis-
tence de la manipulation de peur, inconsciemment sans doute, de
découvrir qu’elle est partout et que les cyniques ont raison. La
réalité est plus modeste.
Phénomène éthiquement et moralement détestable, bien trop
présent dans l’univers quotidien, la manipulation n’en occupe pas
moins un territoire toujours plus modeste que ce qu’on imagine.
Même si dans certaines situations stratégiquement importantes le
recours à de tels procédés a tendance à s’intensifier, par exemple
pendant les conflits et les guerres ou, ce qui n’est pas comparable,
pendant les campagnes électorales. Toute description objective de
la manipulation ne peut que constater son caractère limité dans
l’espace public. Nous ne vivons pas dans un univers de manipula-
tion généralisée.

Des hommes libres ?

La troisième raison est que nous serions désormais dans une


société libre où chacun a le choix, notamment grâce à la possibilité
L ES TECHNIQUES DU CONVAINCRE : DE L’ ARGUMENTATION À LA MANIPULATION 89

de faire défection, au sens où l’entend le politologue américain


Albert Hirschman. L’homme serait donc devenu, dans la société
libérale démocratique moderne, un être de raison, peu influença-
ble, sur lequel la manipulation n’aurait plus de prise. Dans ce cas,
la manipulation est un concept dépassé, antérieur à la chute du
mur de Berlin.
Dans cette perspective, les théories de l’influence, dite de la
« seringue hypodermique », n’ont jamais été ou ne sont plus de
mise, en tout cas qu’il s’agirait là d’un modèle théorique dépassé.
Or la manipulation était un concept clef des théories de
l’influence. Les théories de la réception, très en vogue dans les
sciences de la communication (voir infra, chapitre 10), auraient
remis sur ses pieds le dispositif communicationnel qui jusque-là
marchait sur la tête : c’est l’auditoire, le public, in fine l’individu
libre, qui se compose lui-même, à la carte, sa propre idée, ses
propres représentations.
Cette objection suppose donc que nous sommes des hommes
libres, dans une société libre, peu influençables ou encore, ce qui
est un oxymore fréquemment rencontré « volontairement influen-
çables ». Il y aurait certes des manipulateurs et des entreprises de
manipulation, mais celles-ci sombreraient en permanence dans
l’impuissance. Nous les regarderions avec un sourire narquois en y
opposant un second degré salutaire.
Ceux qui tiennent de tels propos sont assurés du succès public :
on n’aime jamais l’idée que l’on puisse se faire avoir et on lui pré-
fère bien entendu cet idéal de l’individu parfaitement maître de
son destin. À l’inverse, celui qui dénonce la manipulation
n’apporte jamais de bonnes nouvelles. Et on sait ce qui arrive sou-
vent au messager dans ce cas.
Il est vrai que dans bien des cas nous avons la possibilité de faire
un pas de côté, de faire défection, de refuser un produit commer-
cial ou de résister aux propos d’un homme politique. Mais cette
liberté-là est à double tranchant car, tous les spécialistes le disent,
on n’est jamais autant manipulable que lorsque l’on croit être libre.
Tout le monde est prêt à accepter l’idée qu’un modèle mécaniste
de l’influence et de la manipulation est une naïveté épistémologi-
que. Mais, sauf à considérer que les psychosociologues sont tous
incompétents ou menteurs, il faut bien reconnaître la réalité des
phénomènes d’influence et de manipulation dans le champ du
convaincre. De multiples expérimentations l’ont prouvé, en mon-
trant d’ailleurs, et ce constat est le bienvenu, que le schéma était
toujours plus complexe qu’on ne se l’imaginait (voir par exemple
Joule et Beauvois, 2004).
90 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

De cette réflexion sur la liberté, on pourra, justement, tirer un


élément de définition de la manipulation : il y a manipulation lors-
que la liberté de l’auditoire de choisir l’opinion qu’on lui propose
n’est plus assurée. Notre liberté est bien la première cible des mani-
pulateurs. Nous sachant justement des hommes dont l’idéal est
d’être libre, les techniques de manipulation se concentrent sur tous
les procédés qui permettent de limiter cette liberté, en nous don-
nant l’illusion de l’avoir.
Certains soutiennent qu’on n’est manipulé que « si on le veut
bien ». Là aussi, à moins de considérer que le masochisme s’est
généralisé comme valeur, l’oxymore est proche, même s’il est vrai
qu’il y a, comme on dit, des « terrains favorables » et des postures
de l’auditoire qui favorisent la manipulation, ce que personne ne
nie. La propagande antisémite d’un Hitler doit une partie de son
succès au « terrain » préexistant en Allemagne de ce point de vue
depuis le XIXe siècle. Mais son succès final tient au fait qu’il y a eu
un embrigadement supplémentaire.
Dans ce domaine, une théorie limitée de l’influence s’accorde
parfaitement bien avec une théorie limitée de la réception. La
manipulation suit de ce point de vue la même pente que la rhétori-
que. Un argument est susceptible de convaincre un public donné,
dans une situation donnée… mais il n’y a pas d’auditoire universel.
Le procédé manipulateur fera rire une partie du public qui le trou-
vera grossier et transparent, il fera son effet sur une autre partie du
public. La manipulation désigne des procédés qui concernent l’en-
semble du schéma communicationnel. La manipulation suppose
un émetteur manipulant, des messages et un contexte construit
pour ce faire, un auditoire conditionné pour cela.

Une délimitation possible


En conclusion de ce parcours qui nous a conduit des techniques
de l’argumentation aux techniques de manipulation, et avant, jus-
tement, de voir quelles sont les techniques de l’information, il faut
rappeler ce qui a été dit tout au long de ce chapitre. La parole
humaine a su se doter de formidables outils pour convaincre. Mais
la technique n’est pas tout. Doit-on faire tout ce que l’on peut faire
et que l’on sait faire ? Cette question est cruciale dans le champ de
la communication, dont les techniques sont puissantes, efficaces,
mais pas toujours au service de la communication elle-même. C’est
au cœur des techniques du convaincre que cette question se pose
depuis le plus longtemps et sans doute avec le plus d’acuité. Elle
appelle une réflexion en termes de responsabilité éthique. Le choix
L ES TECHNIQUES DU CONVAINCRE : DE L’ ARGUMENTATION À LA MANIPULATION 91

entre l’argumentation qui respecte l’auditoire et la manipulation


qui met en œuvre une certaine violence, dépend toujours, in fine,
de celui qui a la responsabilité de mettre en œuvre les techniques
de communication appropriées.
5/Les techniques de l’information

L’« information », notion « caméléonesque », pour reprendre


l’expression d’Edgar Morin, a connu des extensions de sens consi-
dérables ces dernières années. De l’informatique comme « science
du traitement de l’information » à l’« information médiatique », à
l’information documentaire ou encore à l’« information écono-
mique et sociale », le mot finit par signifier tout et son contraire.
Pour Yves-François Le Coadic, « le concept d’information, utilisé
dans différentes disciplines, a longtemps présenté un caractère flou
tout en conser vant une valeur heuristique considérable » (2004,
p. 7).
À moins de considérer que « tout est information », il est néces-
saire d’être plus précis, donc plus restrictif. On considérera ici
qu’une information est une « description objective faite en vue
d’être communiquée et apporter, le cas échéant, une nouveauté
pour l’auditoire ». L’information en effet n’est ni expressive ni argu-
mentative, elle relève d’un contrat d’objectivité (je vais dire le réel
tel qu’il est) et d’un contrat de communication (je vais mettre en
forme cette description pour la transmettre à un auditoire donné).
Les quatre énoncés suivants constituent des informations :
« L’espérance de vie à la naissance des hommes en France est de
78,2 ans », « Le conseil d’État a autorisé la commercialisation de
trois variétés de maïs transgénique en France le 22 novembre
2000 », « Le panneau stop implique l’arrêt du véhicule », « Ce livre a
384 pages et parle de communication ».
94 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

La description constitue un genre de communication dont l’im-


portance est souvent sous-estimée et qui ne bénéficie pas toujours
de la faveur des sciences de la communication. La description est
pourtant une pratique de communication très répandue car elle
est le procédé concret qui permet de produire une information.
D’une certaine façon, description et information sont des termes
pratiquement synonymes : l’information est une description commu-
niquée. On pourrait tout aussi bien parler de « description infor-
mative ».
La finalité de l’information, comme description communiquée,
est, comme le dit Jean-Michel Adam en parlant des textes descriptifs
de Thucydide, de transformer l’auditeur/lecteur en spectateur, à pro-
voquer chez lui des sentiments comparables à ceux de témoins ocu-
laires des faits relatés. Qu’est-ce donc que « décrire » ? C’est essentielle-
ment construire et communiquer un modèle réduit du réel dont nous
parlons, c’est-à-dire une « information ».

De la description à l’information
La description constitue d’abord une pratique courante de la
communication quotidienne. Nous sommes fréquemment amenés,
dans la discussion ordinaire, à décrire une scène, dont nous avons
été témoin, ou à raconter tel événement, bref à informer un audi-
toire. On demande dans ce cas à notre parole d’être fidèle à ce que
nous avons vu. Nous pouvons également être témoin dans un
cadre plus formel, celui d’un constat, dans le cadre d’un accident
automobile, ou d’un délit, dans le contexte d’une affaire judiciaire
(qui s’appelle d’ailleurs, dans le langage propre à la procédure, une
« information judiciaire »).
La description est ensuite à la base de beaucoup de spécialisa-
tions professionnelles, y compris dans le champ de la communica-
tion. Une part importante du travail journalistique, autour de
l’enquête et du reportage, nécessite de mettre en œuvre des des-
criptions précises, demandant une grande rigueur.
L’information, si on veut bien la distinguer du commentaire et
de l’opinion, n’est rien d’autre que le produit d’une description. Le
travail de documentation s’appuie lui aussi, pour une part essen-
tielle, sur une description appropriée. Décrire, enfin, est à la base
de l’activité de tout traitement informatique. Un algorithme n’est
au fond que la description de l’ensemble des opérations qui s’appli-
quent à des données, qui deviennent ainsi des « informations »,
traitées par ordinateur.
L ES TECHNIQUES DE L’ INFORMATION 95

Un climat de suspicion entoure depuis peu la description : celle-


ci, par nature, ne pourrait être que littéraire et expressive, ou bien
encore, ne pourrait être qu’orientée et donc argumentative. Toute
description devrait donc être subjective, intéressée ou orientée. Il y
a certes des descriptions qui ne sont pas strictement informatives,
mais beaucoup de descriptions s’insèrent dans un contrat de com-
munication, entre l’émetteur et le récepteur, où c’est bien l’objectivité
qui est attendue, faute de pouvoir être toujours au rendez-vous.
Parler simplement de « description » suppose implicitement que
cette description va être de nature objective, à la différence de la
« description expressive » (voir supra, chapitre 3) et de la « descrip-
tion argumentative », qui constitue un argument de cadrage (voir
supra, chapitre 4).

L’idéal d’objectivité
L’objectivité est une tension, un idéal, un objectif à atteindre.
Que cela soit difficile et appelle une grande rigueur n’est pas en soi
une raison pour condamner la recherche de cette objectivité. Plutôt
que de parler d’objectivité, mieux vaudrait parler d’un « idéal
d’objectivité ». L’important est que les conditions dans lesquelles
une description a été réalisée soient les plus explicites possible.
D’où l’importance de bien connaître les règles de composition de la
description.
L’objectivité connaît aussi une autre limite : elle ne s’applique pas
à toutes les situations. Tout ne peut pas toujours être décrit objecti-
vement. Pour le dire autrement, on ne peut décrire que certaines
parties du réel, celles qui se laissent saisir dans un « modèle réduit ».
D’autres éléments du réel ne se prêtent qu’à l’interprétation, ou
encore au ressenti. L’émotion ressentie ne peut guère faire l’objet
d’une description informative, alors que, comme nous l’avons vu au
chapitre 3, elle peut faire l’objet d’un récit, c’est-à-dire d’une des-
cription subjective. Ces deux réserves étant faites, nous admettrons
ici qu’une description objective est possible. De ce fait, l’informa-
tion dispose d’un véritable statut épistémologique.
La notion d’information a certes une très grande plasticité qui
nuit parfois à sa compréhension. On oppose parfois, comme le fait
Daniel Bougnoux, l’information à la communication. Ce faisant,
on prend toutefois le risque de créer une confusion, laissant croire
que l’information ne serait pas, elle aussi, un élément communica-
ble. Comme nous l’avons vu, la communication a plusieurs conte-
nus possibles : l’information en est un, mais aussi l’opinion ou le
ressenti. Chacun de ces contenus s’insère dans des relations
96 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

particulières. La communication informative s’insère dans une


« relation » qui lui est spécifique, où l’on s’attend, entre autres, à un
retrait de la subjectivité du producteur et une réduction draco-
nienne de la réflexivité de l’observateur dans la description qu’il
propose.
La difficulté à voir l’information sous l’angle de l’objectivité, le
seul pourtant qui le distingue de l’opinion, éloigne parfois son sens
de celui de la description. Il n’en reste pas moins que les règles de
composition de l’information, sauf à faire de la subjectivité une
valeur absolue, sont bien celles de la description.

Spécificité de la description informative


Comme nous l’avons vu au chapitre 2, toutes les descriptions ne
produisent pas de l’information. On trouve des descriptions « litté-
raires » et des descriptions « orientées » (elles sont à la base de la
plupart des arguments de cadrage). Mais c’est véritablement le
genre informatif qui lui donne ses lettres de noblesse. La descrip-
tion ne se déploie véritablement comme telle que si elle occupe le
devant de la scène et qu’elle constitue le constituant essentiel,
voire l’unique constituant de la communication. Dans ce sens,
celle-ci sera véritablement et complètement informative.
Analyser un texte communicationnel, parole orale ou écrite,
revient, sur un plan méthodologique, à distinguer sa part argumen-
tative de sa part expressive et de sa part informative, si l’on veut
bien accepter qu’il y ait bien des genres en communication, et
renoncer du coup à l’idée qu’il y aurait une indistinction des gen-
res du point de vue de la communication. Parler pour communi-
quer n’est-ce pas lutter contre l’indistinction des genres ?
Dans le genre informatif, la description est centrale. Elle dit le
réel tel que tous ceux qui le verraient le diraient. De ce fait c’est un
réel commun, un réel minimum : il y a trois arbres dans la cour, ils
sont hauts, verts et ont de larges branches. On doit se contenter de
peu à voir pour être beaucoup à le reconnaître. Tout n’est pas descripti-
ble et modélisable dans le réel et l’art du descripteur est de savoir
distinguer entre ce qui ne résistera pas à modélisation et ce qui lui
échappera toujours – et peut-être alors donnera lieu à une descrip-
tion expressive, ou argumentative. La description informative est
un renoncement à trop de signification, une coupe faite dans la
communication. Elle est le problème clé du médiateur, du journa-
liste, qui se demande en permanence comment décrire de façon
vivante sans être ni argumentatif ni littéraire.
L ES TECHNIQUES DE L’ INFORMATION 97

Dans le domaine informatif, la description occupe une place


centrale et doit clairement se distinguer d’autres procédés qui enta-
cheraient son intégrité. La description informative doit se tenir à
l’écart des figures de style littéraire ou des procédés de défense de
l’opinion. Elle ne peut pas totalement s’en « purger » mais alors elle
doit s’en démarquer.
Le souci de rigueur et d’objectivité dans la description pourrait
bien être d’apparition récente dans l’histoire des cultures, même si
toute société a besoin d’un minimum d’objectivité dans la descrip-
tion des objets et des comportements. Nous commencerons donc,
dans ce chapitre consacré à la description dans la communication,
par un rapide historique de la « description informative », c’est-à-
dire de la description conçue comme objet d’une communication
(et non comme outil de connaissance, ce qui constitue un autre
aspect du même phé no mène). Ensuite nous exa mi ne rons les
règles de com po si tion géné rale de la des crip tion. Il sera temps
alors de regar der de près la mise en œuvre de la des crip tion
comme technique journalistique, puis comme technique docu-
men taire. Nous con ti nue rons par quelques mots sur la notion
d’algorithme. Enfin, nous terminerons par une réflexion sur la
« désinformation », qui consiste en une manipulation de la des-
cription et de l’information.

Éléments pour une histoire de la notion d’information

Le monde antique est le siège d’une prise de conscience toute


particulière de l’intérêt qu’il peut y avoir à produire des descrip-
tions objectives. On trouve par exemple dans L’Iliade une scène
régie par la description et qui nous expose, dans le détail comme
dans l’essentiel, les modalités de la fabrication du bouclier
d’Achille. Mais cette description informative reste isolée et prise
dans un récit d’ensemble qui appartient à un genre beaucoup plus
large, « pré-littéraire » et « pré-informatif ». Ce n’est pas le cas dans
le texte de Thucydide que nous avons déjà évoqué, qui, lui, est
presque purement informatif.
Les « historiens », en fait des chroniqueurs qui racontent simple-
ment les faits de leur époque, ne manquent pas et Aristote par
exemple, fait une claire distinction entre l’historien et le poète
(terme qui a un sens plus large qu’aujourd’hui). Ils « ne diffèrent pas
par le fait qu’ils font leurs récits l’un en vers, l’autre en prose (on
aurait pu mettre l’œuvre d’Hérodote en vers et elle ne serait pas
moins de l’histoire en vers qu’en prose), ils se distinguent au
98 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

contraire en ce que l’un raconte les événements qui sont arrivés,


l’autre des événements qui pourraient arriver » (La Poétique, 1451
b). Le « fait » est ainsi défini comme « ce que jamais on ne verra
deux fois ».

La matrice judiciaire
Mais cette prise de conscience s’opère probablement de façon
systématique au sein des pratiques judiciaires qui sont aux fonde-
ments de la démocratie grecque. Tout jugement de justice implique
en effet une part de description des faits, qui a dû se révéler pro-
gressivement distincte de l’interprétation que l’on en donne.
L’accusé a-t-il tué ? En quelles circonstances ? Avec quelles armes ?
Que peuvent en dire les témoins ? Quelles sont les traces matériel-
les, les indices ? Quelle est la fiabilité de leur témoignage ? Toutes
ces questions sont là pour établir des faits, indépendamment de
l’argumentation qui, dans un second temps, s’appuiera sur eux.
Les faits peuvent désigner une personne comme l’auteur d’un
acte, ils ne disent rien sur sa culpabilité : on peut tuer, et être
reconnu innocent (en état de légitime défense par exemple). On
peut donc décrire le plus objectivement possible les faits, mais la
description s’arrêtera au seuil de l’interprétation qui, elle, relève
essentiellement d’une opinion, donc d’une argumentation. Même
si les procédures judiciaires antiques s’exercent dans un contexte
social et culturel bien différent du nôtre, la description des faits
constitue un passage obligé des procédures qui renoncent – c’est
bien le cas dans la justice démocratique antique – à toute pratique
ordalique ou magique.
Comme le montre bien Jacqueline de Romilly dans son analyse
de la violence antique, la démocratie permet de passer d’une auto-
maticité archaïque (il a tué, le sang a été versé, donc la vengeance
doit s’exercer sur lui), à la justice qui sépare les faits (il a tué) de la
signification que nous leur donnerons (Est-il vraiment coupable ?
Ne peut-on pas trouver de bonnes raisons de l’acquitter ?). De cette
partition essentielle est né le statut du « fait », l’autonomie de la
description par rapport à l’argumentation. La procédure judiciaire
est donc un bon candidat pour être la matrice de l’information au
sens que nous lui donnons encore aujourd’hui.
Les pro cé dés de mémo ri sa tion qui sont à la dis po si tion de
l’orateur antique permettent également, selon Frances Yates, de se
souvenir des faits en tant que tels. La « mémoire artificielle » de
l’Antiquité est aussi une mémoire qui traite de l’information. La
notion de « fait », d’« information » est donc déjà bien constituée
L ES TECHNIQUES DE L’ INFORMATION 99

dans l’Antiquité. Elle suppose la conscience d’une certaine objec-


tivité possible dans la description. Au Ier siècle après J.-C., avec
Hermogène, le concept de description s’élabore progressivement
sous le nom grec d’ekphrasis, qui signifie « exposer », « montrer en
détail ».
Les sociétés pré-démocratiques connaissaient, elles aussi, les
nécessités de la description. L’invention de l’écriture ne se fait-elle
pas dans un contexte d’inventaire des biens économiques ? On se
référera par exemple aux travaux de Jack Goody, qui montre que
l’invention de l’écriture a beaucoup à faire avec ces pratiques
d’inventaire donc de description. Plusieurs textes anciens contien-
nent d’innombrables descriptions, même si celles-ci ne se caractéri-
sent pas par un souci excessif de la précision, par exemple l’Ancien
Testament.
La description des lignées généalogiques est une activité impor-
tante des sociétés archaïques, de même, sur un autre plan, plus ali-
mentaire, que la description des qualités et des défauts – parfois
mortels – des végétaux et des animaux formant l’environnement
humain. Mais si la des crip tion semble con nue de tout temps
(comment l’homme pourrait-il s’en passer ?), elle pourrait bien,
dans les sociétés « archaïques » ou « primitives » ne pas clairement
se différencier de la description expressive, et de la description
argu men ta tive et de l’infor ma tive, au sens où nous le fai sons
aujourd’hui.

Informer, c’est mettre en forme


Le mot français « information » vient du latin informatio. Celui-ci
renvoie à deux familles de sens. D’une part, il désigne l’action très
matérielle de façonner, de donner une forme. D’autre part, il signifie,
suivant le contexte, enseignement et instruction, ou idée, notion,
représentation. Il indique que la description est un travail, une éla-
boration, une mise en forme. Elle obéit à des règles qui permettent
de produire techniquement une représentation fidèle du réel.
Il n’est pas étonnant que le monde latin ait forgé avec précision
cette notion d’information. La langue romaine était fortement
teintée de pragmatisme. Une certaine défiance à l’égard de
l’abstraction et des formules trop générales avait conduit les écri-
vains latins à mettre au point un style clair et précis, qui ne laissait
rien dans l’ombre. Pierre Grimal note que le latin de Rome était
une « machinerie délicate » et que cette langue témoignait d’un
véritable effort pour noter sans équivoque la valeur exacte des affir-
mations.
100 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

Il ne suffisait pas, dit-il, que la langue énonce un fait, il fallait


aussi qu’elle puisse indiquer dans quelle mesure celui qui parle pre-
nait cet énoncé à son compte, s’il voulait lui conférer une objecti-
vité pleine et entière, ou si, au contraire, il se faisait seulement le
porte-parole d’autrui, ou encore s’il se bornait à évoquer une
simple possibilité. Grimal note aussi, et ce point est d’importance,
que les principaux concepts grecs, marqués par la recherche d’une
universalité abstraite, furent traduits en latin avec un sens diffé-
rent, plus matériel et aussi plus tourné vers la vie sociale de la cité.
Ce pragmatisme donna naissance à l’idée d’information.

L’histoire du mot « information »


Dès le XIIIe siècle, le mot « information » émerge en français,
dans un sens d’abord essentiellement judiciaire. « Faire des infor-
mations » veut dire « procéder à des enquêtes judiciaires ». Il se
confirme ici que le judiciaire est bien la matrice renouvelée d’une
nécessité d’établir, grâce à des descriptions, des faits reconnus. Le
sens du mot va s’élargir progressivement. À la fin du XVe siècle, il
signifie l’action de « donner une forme ».
Au XIX e siècle, le terme « infor ma tion » décrira l’action de
« prendre des renseignements ». Sous la troisième république, avec
le déve lop pe ment de la presse, l’infor ma tion pren dra son sens
actuel de fait décrit et rapporté à la connaissance du public. Le
journaliste devient l’homme de l’information. C’est aussi l’époque
où la description pénètre, non sans peine d’ailleurs, dans le genre
littéraire, à travers le roman réaliste, dont Zola est un des meilleurs
représentants.
Au XXe siècle, le mot servira à désigner, en plus des sens initiale-
ment acquis, la donnée décrite et mise en forme pour être traitée
par des ordinateurs et circuler dans des réseaux. Le terme va
prendre ce sens moderne au sein de la théorie mathématique de
l’information mise au point par Claude Shannon en 1948. Cette
théorie a pour objet la mesure, le codage et le transport des signaux
(essentiellement téléphoniques) devenus ainsi messages le long
d’un circuit de communication. L’unité de mesure de l’informa-
tion, dans ce sens précis, est le bit (binary digit). Le mot « informati-
que » a été forgé en 1962 par le Français Philippe Dreyfus, qui vou-
lait ainsi désigner, selon lui, l’« automatique des informations ». Le
suffixe « -tique », d’informatique renvoie donc à l’automatique
(Breton, 2004a).
L ES TECHNIQUES DE L’ INFORMATION 101

L’histoire du mot « description »


Le mot « décrire » va connaître une histoire parallèle, qui renvoie
plus à un processus de production qu’à un résultat. Décrire vient,
quant à lui, du latin describere, dont le sens est assez large : trans-
crire, tracer, exposer, raconter, dépeindre, délimiter, déterminer. Sa
proximité avec scribere, écrire, le place d’emblée dans l’univers de la
communication (scribere, étymologiquement, renvoie d’ailleurs à la
notion de « listes »). Décrire, c’est aussi mettre en œuvre une clô-
ture, un espace délimité.
Au XVIe siècle, le mot « description » sert à désigner les ouvrages
présentant une ville importante, qui s’adressent aux architectes,
aux touristes, aux badauds, aux hommes d’affaires en déplacement.
La description reste ainsi « tributaire de finalités économiques (le
guide), militaires (la description géographique de sites et de paysa-
ges est celle de champs de bataille potentiels à aménager), de l’his-
toire (les “Antiquités”) » (Hamon, 1993, p. 13).
Le terme « description » va lui aussi se rapprocher, pour certains
de ses usages, de l’univers scientifique. Le XVIIe siècle est bien celui,
comme le note Foucault, qui inaugure des « privilèges nouveaux de
l’observation » (1990, p. 137). La description y est reine, dans le
cadre des efforts agronomiques, de la curiosité pour les plantes et
les animaux exotiques, en rapport aussi avec les grandes explora-
tions, d’où on rapporte de nombreuses « descriptions ». Buffon,
dans son Histoire naturelle (premier discours) lui donnera ses lettres
de noblesse : « La description exacte et l’histoire fidèle de chaque
chose est, comme nous l’avons dit, le seul but qu’on doive se pro-
poser d’abord. Dans la description, on doit faire entrer la forme, la
grandeur, le poids, les couleurs, les situations de repos et de mouve-
ments, la position des parties, leur rapport, leur figure, leur action
et toutes les fonctions extérieures ; si l’on peut joindre à tout cela
l’exposition des parties intérieures, la description n’en sera que
plus complète. »
Cependant, ainsi conçu, le descriptif se rapproche de l’explica-
tion scientifique. Mais la différence est énorme : la description
expose et fait vivre au regard, sans autre prétention, là où la
démonstration prétend expliquer le réel. On ne se situe donc pas
au même niveau. Le champ du descriptible est bien plus large que
celui du démontrable.
102 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

Les règles de la description

Le descriptif est un genre mal-aimé, donc très peu soumis à


l’analyse. La tradition métaphysique ne laisse pas une large place à
la description au nom du principe selon lequel l’essentiel est tou-
jours derrière le réel et échapperait de ce fait à l’acte descriptif,
condamné dès lors à ne rendre compte que d’éléments mineurs. La
critique relativiste actuelle de l’objectivité de l’information renvoie
elle aussi la description dans l’enfer conceptuel. Même dans le
monde des sciences exactes, la simple description n’a guère de sta-
tut, devant l’obligation épistémologique – légitime – d’expliquer le
réel. Il est vrai que la description produit de l’information et non
de la connaissance, même si elle en est souvent le préalable.
Pourtant la description est partout. Elle renvoie à un contrat
implicite avec le lecteur où le descripteur donne ses yeux à l’audi-
toire qui n’a pas accès à ce qu’il voit : les yeux du journaliste, du
témoin en général, sont nos yeux et ce qu’il nous décrit doit être ce
que nous verrions à sa place. François Laplantine remarque
d’ailleurs à ce sujet que le regard, la description par le regard, au
détriment parfois d’autres modes de perception, est intimement lié
à la culture occidentale, celle-là même qui donnera tout son privi-
lège à l’information comme genre bien spécifique de communica-
tion.
La description est bien un processus de communication, car,
comme le dit Philippe Hamon, « la description n’est-elle pas,
d’abord, avant d’être exposition du monde, mise en scène de cer-
taines « postures » de destinateur et de destinataire du texte ? N’ins-
talle-t-elle pas, dans le flux textuel, un nouvel horizon d’attente,
un nouveau pacte de lecture, ne convoque-t-elle pas dans le texte
une nouvelle image d’émetteur (le descripteur), ne fait-elle pas
appel à un nouveau statut de lecteur (le descriptaire), ne sollicite-
t-elle pas une nouvelle, différente, et spécifique, compétence de ce
dernier ? » (1993, p. 37).

L’information, modèle réduit du réel


La description consiste à produire et à communiquer un modèle
réduit du réel. C’est ce modèle réduit, dont la contrainte est qu’il
soit parfaitement à l’échelle, qui constitue l’information. Il y a
alors différents registres de description, chronographique, lors-
qu’elle prend le temps comme borne du déroulé lexical, ou topo-
graphique quand il s’agit des lieux, ou encore prosopographique
quand il s’agit de rendre compte de l’apparence extérieure d’un
L ES TECHNIQUES DE L’ INFORMATION 103

personnage, « ethopique » quand elle concerne le moral et la psy-


chologie d’un personnage. Enfin des descriptions peuvent fonc-
tionner en parallèle et s’entrecroiser.
Le descriptif utilise de façon spécifique certaines figures et pro-
cédés de discours habituels. La description informative s’appuie
quant à elle, justement, sur une économie de figure, privilégiant
une syntaxe spécifique (phrases courtes, adjectifs et synonymes) et
des figures de répétition. Le texte descriptif « sollicite également, de
la part du lecteur, la compétence d’une opération particulière, celle
de hiérarchie » (Hamon, 1993, p. 46) et, plus généralement, une
compétence « à classer, à reconnaître, à hiérarchiser, à actualiser des
stocks d’items lexicaux » (Hamon, 1993, p. 47). La finalité ultime
de cette hiérarchisation est bien la production du modèle réduit
que constitue l’information.
Nous l’avons dit, tout ne se laisse pas décrire. Il faut même souli-
gner, avec Philippe Hamon « l’existence d’“objets à décrire” privilé-
giés, ceux dont d’autres pratiques ont déjà proposé le caractère
discret » (1993, p. 56), dont il nous fournit une liste, non exhaus-
tive. Celle-ci comporte les « paysages », déjà découpés par les lois
sur l’héritage et le cadastre, le « corps », découpé par le discours
anatomique, les « objets manufacturés » qui remplissent les rayons
des magasins de détail, les « paysages urbains », les « machines », les
« maisons », les « familles », et ainsi de suite. À cela on pourrait
ajouter la description de la variété des points de vue et des opi-
nions sur un sujet donné, devenue un lieu journalistique essentiel.
Comme on le voit, la description relève de règles de composition
très précises, que chacune des professions de la communication qui
s’appuient sur elle va décliner à sa manière.

L’écriture journalistique

L’écriture journalistique, au sens large – car il y a aussi une écri-


ture de l’image et de la parole orale (comme Claude Hagège parle
dans ce dernier cas d’« orature », on pourrait parler également
d’« imagure ») –, relève de plusieurs genres. On sait qu’il faut distin-
guer par exemple entre le reportage et l’éditorial. Dans le premier
cas, on attendra du journaliste qu’il soit fidèle à la réalité qu’il nous
montre, dans le second, qu’il soit fidèle aux idées, à la « ligne édito-
riale » de son journal. Le premier cas relève de l’information, le
second de l’opinion et de l’argumentation. On peut trouver, à
l’intérieur d’un journal dont la ligne éditoriale est très engagée, à
droite ou à gauche par exemple, des reportages très objectifs.
104 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

Mais, le plus souvent, la base, le quotidien du travail journalis-


tique consiste en descriptions visant à produire de l’information,
sous la forme de comptes rendus, de reportages ou d’enquêtes.
Comme le remarque le journaliste Thierry Desjardins, « pour être
journaliste, […] il faut avoir en soi cette déformation qui vous
pousse à observer tout en refusant l’engagement, mais avec le désir
fou de décrire, de raconter et d’expliquer » (cité par Roselyn Koren,
1996, p. 23). Il y a bien, dans ce milieu professionnel, ce que
Roselyn Koren appelle un « désir d’objectivité ». Celui-ci s’appuie-
rait, selon cette chercheure israélienne, sur deux « règles d’or » :
« Rester neutre, renoncer aux marques linguistiques de l’inscription
de l’énonciateur. Celui-ci sera comme absent de son propre texte ;
séparer rigoureusement l’exposé des faits des articles consacrés aux
commentaires, veiller à évacuer toute construction narrative »
(1996, p. 27 et 28).

L’objectivité journalistique est-elle possible ?


Malgré l’évidente mise en application sur le terrain journalis-
tique du principe d’objectivité, il semble de bon ton de contester
que l’objectivité soit possible ou même légitime. Dans cet esprit, la
communication informative serait un leurre. Cette position est
soutenue, selon Gilles Gauthier, par plusieurs idées, toutes contes-
tables. Deux de ces idées reviennent fréquemment dans le débat :
l’objectivité journalistique serait impossible « parce que la réalité
n’existe pas » et « parce que les journalistes appréhendent toujours
la réalité en fonction de leur subjectivité » (1991, p. 108).
Il est difficile de discuter l’idée selon laquelle « la réalité n’existe
pas », ou sa variante plus subtile, qui dit que, si elle existe, elle n’est
pas accessible. Celle-ci sous-tend que tout est un « construit » social
ou mental. Si c’est le cas, la question de l’objectivité ne se pose évi-
demment pas puisque chacun serait enfermé dans son propre sys-
tème de signification et que l’imposition d’un de ces systèmes
comme système de référence relèverait d’un pur exercice de pou-
voir et de domination. Ce point de vue rend toutefois mal compte
du fait que, grâce au travail journalistique ou même sans lui, nous
arrivons parfois à voir les mêmes choses que les autres, sans qu’il y
ait eu exercice de la moindre contrainte. Une partie du réel est bien
« partagée » par tous, indépendamment du point de vue particulier
et des opinions que l’on se forge sur lui.
Plus intéressante est l’objection qui consiste à mettre en avant
une impossibilité liée à la « subjectivité » des journalistes. Qui pour-
rait nier que celle-ci existe ? Elle constitue justement le point de
L ES TECHNIQUES DE L’ INFORMATION 105

départ du travail de construction de l’information. Décrire objecti-


vement consiste principalement à « désubjectiviser » l’observation,
grâce à un certain nombre de techniques, comme celles que nous
venons de décrire. Il s’agit bien d’un « travail », dont le journalisme
est précisément l’institutionnalisation.
Que de nombreuses pressions s’exercent sur la production de
l’information, soit pour l’asser vir à une cause, soit pour la sou-
mettre aux impératifs économiques, soit pour la faire correspondre
aux besoins d’une armée en campagne, soit pour la faire correspon-
dre à une idéologie ne change rien aux conditions de possibilité de
l’objectivité journalistique. D’ailleurs, les règles de construction de
la description objective sont connues et peuvent être à tout
moment confrontées à leurs promesses.

La description journalistique
Les règles de composition de ces descriptions spécifiques ont été
implicitement codifiées, dans une certaine mesure, par la profes-
sion. Elles se transmettent dans l’enseignement des écoles de jour-
nalisme, dans les « manuels » de formation, mais aussi sur le ter-
rain, par l’exemple. C’est en effet en regardant, en lisant, en
évaluant les descriptions faites par tel ou tel « grand » journaliste
qu’on saisit les règles de l’art, mais aussi les écarts possibles, même
si ceux-ci, dans le genre descriptif, ne sont pas immenses…
Selon Michel Voirol, il faut distinguer entre le compte rendu, le
reportage et l’enquête. Le compte rendu représente une part pré-
pondérante du journalisme de terrain. Il s’agit pour cet auteur d’un
« genre strictement informatif ». Il évoque à cette occasion « cette
maladie du journalisme qui consiste à mélanger sans cesse le com-
mentaire et l’information » (2006, p. 46). Le reportage suppose une
description plus « vivante » tout en restant informative. Elle mettra
en scène des personnages typés, des paroles et des scènes pleines de
couleurs, de bruits et d’odeurs, des dialogues. La frontière entre la
description informative et la description expressive est, dans ce
genre journalistique, parfois mince et elle appelle toute la vigilance
du journaliste qui à la fois « prête ses sens à autrui » mais dans le
même temps doit éviter toute subjectivité. Maîtriser ce paradoxe
est la base de toute information de qualité.
Le troisième genre journalistique est l’enquête. Elle s’appuie sur
des comptes rendus, nécessite une investigation de terrain, mais
elle ajoute une dimension supplémentaire. « Le sujet de l’enquête,
dit encore Michel Voirol, est un pro blème » (2006, p. 51).
L’enquête appelle une démarche de construction de l’information
106 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

assez complexe, qui mobilise toutes les ressources de l’objectivité.


Elle se fait en cinq étapes : poser la bonne question, faire le point
des infor ma tions déjà pro dui tes, for mu ler des ques tions et des
hypothèses, les vérifier sur le terrain, aboutir à une conclusion,
même provisoire.
Outre les outils pour produire une description, le journaliste
dispose de normes d’écriture, qui garantissent la bonne transmis-
sion de cette description et qui en font, au sens strict une informa-
tion (une description communiquée). Le plan d’exposition par
exemple, a une certaine importance. Qu’il s’agisse du plan chro-
nologique, qui expose les faits en fonction de leur déroulement
dans le temps, ou du plan en « pyramide inversée » qui présente
l’information par ordre d’importance décroissante des faits qui la
composent, celui-ci est particulièrement bien adapté à la descrip-
tion.

Les techniques de documentation

À côté, mais bien distinct du journalisme, on trouve un autre


champ qui entend s’occuper d’information, et que revendiquent
les « sciences de l’information ». Il s’agit du vaste ensemble cons-
titué par la bibliothéconomie, la muséconomie et la muséogra-
phie, et enfin les techniques de documentation (voir Le Coadic,
1994).

L’information dans les bibliothèques


La bibliothéconomie est l’art d’organiser, de plusieurs points de
vue, une bibliothèque, ou une médiathèque (au livre s’ajoutent,
dans ce cas, les supports de l’image et du son). Comment acquérir,
classer, conser ver, cataloguer ces supports de communication ?
Comment organiser une bibliothèque et une médiathèque, en
fonction d’impératifs internes (le local, l’ameublement, le person-
nel, le règlement) ou externes (le public, ses besoins, ses désirs, ses
habitudes).
L’information est constituée ici par exemple par la description
des contenus des différents documents, des lieux où ils sont stockés
et disponibles. Ainsi le catalogage est la méthode consistant à choi-
sir des mots d’entrée qui décrivent le document : auteur, éditeur,
lieu, date, langue de publi ca tion, titre. L’indexa tion décrit son
con tenu à l’aide de mots clefs qui constituent une sorte de
« modèle réduit » du document. Ainsi, ce livre peut être « repré-
L ES TECHNIQUES DE L’ INFORMATION 107

senté » par des mots clefs comme « communication », « histoire »,


« techniques », « enjeux », qui doivent être hiérarchisés, les trois
derniers mots se rattachant au premier.

L’art d’organiser un musée


Tout musée contient des collections d’objets, quelle que soit leur
nature. Pour en faciliter l’accès, le stockage, l’entretien et la conser-
vation, mais aussi la mise en valeur et la compréhension, de nom-
breuses techniques sont nécessaires, qui sont pour l’essentiel des
techniques de l’information.
De la même façon que la fiche de catalogue, manuel ou infor-
matisé, n’est pas le livre, l’information sur l’objet de musée n’est
pas l’objet lui-même. Elle en constitue une description, à la fois
extérieure et intimement liée à lui. Toute l’essence de l’information
est là, à la fois dans cette extériorité et dans ce lien.

L’art de la documentation
Le monde moderne a vu se diversifier, s’institutionnaliser et se
développer considérablement, les « banques d’information » de
toute sorte. Il a fallu développer dans ce cadre, c’est aussi le rôle des
sciences de l’information, un corps de techniques pour organiser,
analyser les documents, les décrire et les annoter, mais aussi per-
mettre et faciliter leur accès.
De nombreuses institutions (administrations, entreprises, jour-
naux) disposent, en propre, de centres de documentation pour les
sujets qui les concernent, où sont collectés et rangés des informa-
tions d’origines extrêmement diverses (coupures de presse, rap-
ports d’étude, livres, notes internes et archives, etc.). Rien de tout
cela ne serait utilisable si chacun de ces documents n’était pas
transformé en information aisément manipulable par les utilisa-
teurs. En fonction des besoins, de grandes bases de données, éco-
nomiques, par exemple, ont été constituées, auxquelles on a accès
au titre d’un service payant.
La documentation permet en fait de faire circuler ces données.
Par une métonymie abusive, on assimile parfois ces données à
l’information qui les décrit. C’est oublier que la fiche de catalogue
n’est pas le livre, que le catalogue de musée est bien distinct de
l’exposition elle-même, et que le mot clef qui permet d’y accéder
est autre chose que la donnée elle-même. C’est prendre l’étiquette
pour la bouteille… L’extension illimitée du sens du mot information
tient à cette confusion. Le développement d’Internet, des techni-
108 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

ques du multimédia, a encouragé les illusions dans ce sens, tout en


permettant par ailleurs d’accroître le champ de l’information au
profit des utilisateurs.

Internet, une vaste base de données


Les procédés d’« hypertexte » associés à la possibilité pour chaque
personne connectée à Internet de publier ses propres données (sur
lui-même, sa vie, son œuvre), en plus des très nombreux sites
« spontanés » ou institutionnels, ont donné à ce réseau l’allure
d’une gigantesque banque de données polyvalente, où l’on trouve
aussi bien des recettes de cuisine que des procédés pour fabriquer
des bombes, des données touristiques et météorologiques que des
offres commerciales, des textes géniaux produits par des auteurs
anonymes et des montagnes de propos sans intérêt.
Échappe à ce gigantesque ensemble (plusieurs milliards de pages)
tout ce qui relève du droit d’auteur et qui est protégé par les lois sur
la propriété intellectuelle (sauf dans le cas, fréquent, du piratage de
données, notamment musicales). Dans ce cas l’accès est possible
mais payant, comme le sont d’ailleurs les nombreux sites qui don-
nent accès à des images ou à des scènes pornographiques.
Les « moteurs de recherche » constituent le véritable outil qui
traite l’information permettant d’accéder à ces données. Ils indexent
les documents grâce à des mots clefs à l’aide desquels on peut avoir
accès aux données qu’ils décrivent.
Comme on le voit dans tous ces exemples, à condition qu’on ne
confonde pas entre l’information et la donnée qu’elle modélise,
l’information est bien aussi, dans le cas de la documentation, une
description aux fins de communication.

La notion d’algorithme et de traitement


de l’information

L’information peut, dans certains contextes et sous certaines


conditions, être l’objet d’une formalisation et d’un « traitement »
par une machine. Ce sont tous les cas où l’on cherche à passer
d’« informations-données » à des « informations-résultats » en appli-
quant des « règles de transformation ». Il s’agit en général de situa-
tions où l’information peut être quantifiée, par exemple, dans un
atelier, diriger un robot, ou, dans un bureau, gérer un stock, dresser
un bilan, établir la paye. Toutes ces opérations, pour pouvoir être
L ES TECHNIQUES DE L’ INFORMATION 109

formalisées, doivent être décrites avec précision et rigueur, dans


une démarche qui ne souffre guère d’à peu près.
S’agit-il encore de communication ? Oui, car l’information
courre le long d’une chaîne où un humain « communique » à une
machine des données et un algorithme de traitement, où les diffé-
rentes parties de la machine communiquent entre elles ou avec
d’autres machines, et où le résultat final est lu et interprété par des
humains. C’est la cybernétique qui a ouvert ce paradigme au sein
duquel nous sommes autorisés à parler de « communication » même
lorsqu’il s’agit de transport et de traitement de l’information entre
des machines.

Les algorithmes dans la vie quotidienne


Nous utilisons fréquemment, dans la vie quotidienne, des algo-
rithmes, qui impliquent ou non des machines. Un algorithme (du
nom du grand mathématicien arabe Khwarizmi, inventeur de l’al-
gèbre) est une succession d’instructions qui permettent d’obtenir
un résultat souhaité, à partir de données initiales.
L’exemple le plus simple est celui de la programmation grâce à
une télécommande de magnétoscope de l’enregistrement d’une
émission de télévision sur une cassette ou un disque digital. Il suffit
de suivre un cheminement logique et d’indiquer successivement la
date, l’heure, la chaîne, qui sont autant d’instructions fournies à la
machine. On décrit ainsi à la machine ce qu’elle doit faire à l’heure
dite. Encore faut-il, faute de l’inverse, parler son langage, c’est-à-
dire obéir à une suite logique codée (on ne peut pas donner telle
instruction avant une autre).
L’ordinateur nous décharge, en même temps qu’il en a créé le
besoin, de tous les traitements de l’information répétitifs et impli-
quant des quantités de données très importantes. C’est pour cela
qu’il a été conçu : réaliser à la place du cerveau humain des suites
d’opérations sur des informations. C’est de cette substitution très
locale qu’il tire une grande partie de son prestige et des illusions
qu’il fait naître. Mais tout ce que fait l’ordinateur, nous pouvons le
faire aussi, simplement les humains sont infiniment lents en com-
paraison avec la vitesse des technologies de transport de l’informa-
tion que l’électronique permet d’atteindre (déjà les premiers calcu-
lateurs électroniques, comme l’ENIAC dans les années 1940,
mettaient moins de temps à calculer la trajectoire d’un obus que
celui-ci n’en mettait pour atteindre sa cible).
Nous traitons en permanence de l’information lorsqu’il s’agit
d’utiliser l’ordinateur lui-même. Ouvrir la machine, donner des
110 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

instructions à un traitement de texte, appeler un logiciel de com-


munication pour accéder à Internet, redémarrer un logiciel après
que celui-ci a tout « planté », toutes ces opérations relèvent d’une
démarche algorithmique que nous mettons en œuvre avec plus ou
moins de bonheur, d’aptitude et de compétence… quand nous ne
demandons pas à un vrai spécialiste de s’en occuper ! Il en va de
même avec tous les outils techniques à base d’informatique qui se
répandent dans notre quotidien : téléphones portables, autoradios,
jusqu’aux machines à laver.
L’explosion de la communication, à l’aube du troisième millé-
naire, c’est aussi la prolifération de machines avec lesquelles nous
échangeons de l’information, activant et spécialisant ainsi, à l’inté-
rieur du cerveau, tous les ressorts de la pensée algorithmique. Cette
information-là n’a pas tout à fait le même statut que l’information
médiatique, mais, dans les deux cas, il s’agit d’une description.
Dans le premier, cette description active la machine, dans l’autre,
elle active l’imagination de l’auditoire…

Techniques et enjeux de la désinformation

Il serait impossible de terminer ce chapitre consacré à la com-


munication descriptive sans évoquer la question de la désinforma-
tion. La confiance mise dans l’information ouvre la voie à une
trahison intéressée de cette confiance. Faire une fausse description,
qui a toutes les allures d’une vraie, afin d’induire l’auditoire en
erreur, voilà toute l’essence de la désinformation. Ce terme recou-
vre une réalité technique assez précise dans l’univers de la commu-
nication.
La désinformation relève d’une claire volonté de tromper et
nécessite l’emploi de règles de construction là aussi assez précises,
qui ne sont pas toujours techniquement simples à mettre en
œuvre. Contrairement à la signification trop large que le terme a
pris désormais, « désinformer » ne signifie pas mal ou peu informer,
mais très précisément construire une information fausse qui soit
parfaitement crédible et qui oriente l’action de celui qui la reçoit
dans un sens qui lui est défavorable.

Un procédé ancien
Au XIVe siècle avant J.-C., une tablette avec écriture cunéiforme
(Musée du Louvre, pièce AO 7093) sert de support à une lettre.
Celle-ci est envoyée par Rib-Addi, prince de Byblos, au pharaon
L ES TECHNIQUES DE L’ INFORMATION 111

Akhnaton. Byblos étant assiégé, son prince demande l’intervention


du pharaon, en l’occurrence qu’il envoie des troupes à son secours.
Le contenu de la lettre nous informe de l’existence d’une rumeur
répandue par les assiégeants, selon laquelle la peste serait dans le
pays. Rib-Addi écrit donc ceci : « Que le roi mon seigneur n’écoute
pas les paroles des autres. Il n’y a pas de peste dans le pays : l’état
sanitaire y est meilleur qu’auparavant » (catalogue de la Réunion
des musées nationaux).
Qui croire ? Le problème de la désinformation est qu’elle per-
turbe presque totalement toute confiance dans les messages, d’où
qu’ils viennent. Le prince de Byblos veut-il que, malgré la peste,
les trou pes du pha raon vien nent le déli vrer ? Et dans ce cas, il
ment sciem ment. Ou bien ses enne mis ont-ils effec ti ve ment
répandu une rumeur qu’ils tentent de faire passer pour une infor-
mation auprès du pharaon ? En tout cas, ce dernier ne s’est pas
déplacé…
La désinformation, on le voit, est une technique de manipula-
tion qui consiste à faire valider, par un récepteur que l’on veut
intentionnellement tromper, une certaine description du réel favo-
rable à l’émetteur, en la faisant passer pour une information sûre et
vérifiée. On la trouve décrite et commentée pour la première fois
dans un manuel de stratégie chinoise attribué à Sun Tse, au moins
un siècle avant notre ère (2005). Comme le dit lui-même Sun Tse,
« le grand secret pour venir à bout de tout consiste dans l’art de
savoir mettre la division à propos », notamment ce qu’il appelle la
« division de mort », « celle par laquelle, après avoir fait donner de
faux avis sur l’état où nous nous trouvons, nous faisons courir des
bruits tendancieux, lesquels nous faisons passer jusqu’à la Cour de
son souverain, qui, les croyant vrais, se conduit en conséquence »
(2005, p. 156).

Un terme russe
Selon Guy Durandin, le terme « désinformation » est la traduc-
tion littérale du mot russe « dezinformatsia ». Ce mot a été employé
pour la première fois par les Soviétiques dès le début des années
1920 pour désigner les opérations d’intoxication menées par les
pays capitalistes contre eux. Une définition systématique du mot
apparaît pour la première fois en URSS dans la « Grande encyclopé-
die soviétique » (édition de 1972, tome 8, p. 29). La « dezinformat-
zia » est « la diffusion de l’information déformée ou faussée de
manière préméditée. Dans les pays bourgeois, on utilise très large-
ment la désinformation comme un moyen de propagande politique
112 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

ayant pour but de se faire méprendre l’opinion publique (sur les


réalités du socialisme) ». Venant d’orfèvres en la matière, la défini-
tion est en effet assez précise. Le mot est entré en 1980 dans le dic-
tionnaire de l’Académie française.
Les situations de conflits armés, les guerres civiles mais aussi les
conflits économiques constituent des contextes privilégiés pour
l’emploi de ce qui constitue une véritable « arme de guerre »,
qui peut tuer bien plus sûrement parfois que des bombes ou des
missiles.

Une arme de guerre


Cette technique a été systématisée pendant la Seconde Guerre
mondiale. Elle a été à cette époque quasiment institutionnalisée
puisque des services officiels d’États démocratiques s’y sont consa-
crés, avec beaucoup d’efficacité. L’opération Mincemeat, montée par
le capitaine de corvette Ewen Montagu, appartenant aux services
de renseignements de la Navy, est de ce point de vue un modèle
presque parfait de désinformation (Montagu, 2001). Le 30 avril
1943, les autorités espagnoles de Huelva trouvèrent le cadavre d’un
officier anglais, le « major Martin », échoué sur la plage, à la suite,
apparemment, d’un naufrage. Elles trouvèrent sur lui l’un des
documents les plus importants de cette période : des instructions
précises indiquant que les troupes alliées, qui avaient pris pied en
Afrique du Nord, allaient débarquer sur les rivages de l’Europe,
précisément en Sardaigne et sur les côtes de Grèce. Cette précieuse
indication fut transmise discrètement aux services allemands (car
l’Espagne avait le statut de pays neutre), mais le cadavre et les
documents furent restitués en l’état aux Anglais.
Le cadavre était en fait celui d’un homme de trente-quatre ans,
mort en Grande-Bretagne d’une pneumonie et qui avait été habillé
pour l’occasion d’un uniforme de major, différents détails fabriqués
(jusqu’à un billet de théâtre – point que les Allemands vérifiè-
rent…) visant à accréditer sa – fausse – identité. Il avait été
immergé aux larges des côtes espagnoles par un sous-marin anglais,
le HMS Seraph.
Cette information tira une épine du pied de l’état-major alle-
mand, qui souhaitait pouvoir concentrer ses troupes pour empê-
cher un tel débarquement et non pas les disperser, comme c’était le
cas, sur toutes les côtes possibles. Le document indiquait égale-
ment que des fausses indications seraient envoyées aux Allemands,
pour leur faire croire que le débarquement aurait lieu en Sicile, lieu
L ES TECHNIQUES DE L’ INFORMATION 113

approprié puisque techniquement le plus facile d’un point de vue


militaire.
On connaît la suite, les alliés débarquèrent en fait en Sicile,
comme il l’avait toujours prévu, et les Allemands furent pris de
court, confiants dans ce document trouvé « par hasard » sur une
plage espagnole. Cette opération, dont le nom de code était assez
macabre (« Mincemeat » signifie « viande hachée ») avait été, on
s’en doute, soigneusement préparée.
On retiendra qu’à la base de la désinformation, il y a explicite-
ment la volonté de nuire en n’hésitant pas à utiliser l’arme
du mensonge organisé. Désinformer consiste en pratique à cons-
truire des « leurres » et à les faire circuler comme des descriptions.
La circulation des messages sur Internet donne lieu aujourd’hui
à de multiples manipulations, dont toutes ne sont pas forcément
sans gravité. Ainsi ce message, transmis par e-mail et en prove-
nance d’une personne que l’on connaît, et qui annonce qu’un
virus très dangereux est en circulation. Le message indique com-
ment détruire le fichier qui contient ce virus dans votre disque dur.
Or, non seulement il n’y a pas de virus, mais le fichier qu’on vous a
convaincu de détruire est indispensable au bon fonctionnement de
votre ordinateur… Le procédé est plus efficace dans sa capacité de
destruction qu’un virus lui-même !
La désinformation a été utilisée ces dernières décennies dans
pratiquement tous les conflits. Pendant les événements de Rouma-
nie de 1989, on a assisté au montage de toutes pièces d’un vrai
charnier de fausses victimes de la Securitate. La vision de ces
images d’horreur permettra de construire un vaste courant de
sympathie pour la « révolution roumaine » alors qu’il s’agissait
d’une pure action de désinformation.
Pendant la première guerre du Golfe, les Américains s’acharnè-
rent à faire croire aux Irakiens qu’ils allaient entreprendre un
débarquement côtier alors qu’ils préparaient une attaque par le
désert. De la même façon, les services koweïtiens, basés à New
York, construisirent de toutes pièces des témoignages de femmes et
d’enfants victimes de mauvais traitements de la part des Irakiens.
La rumeur présentant des soldats irakiens débranchant des
couveuses d’enfants prématurés facilita beaucoup le travail des
Alliés dans l’opinion mondiale. Les médias internationaux diffusè-
rent également une photo de cormoran englué dans une marée
noire « provoquée par les Irakiens » qui retourna la conscience des
écologistes les plus pacifistes, sauf des vrais connaisseurs, qui
remarquèrent, et firent savoir, que cette espèce n’existait pas dans
la région…
114 P RATIQUE ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

La seconde guerre du Golfe, qui a vu l’intervention des troupes


américaines en Irak, a été justifiée par la présence d’« armes de
destruction massive » dans ce pays. Les preuves de cette menace
présentées par le gouvernement américain d’alors avaient été fabri-
quées de toutes pièces…
6/Généalogie des théories modernes
de la communication

Établir une généalogie des théories modernes de la communica-


tion n’est pas chose aisée. À quand remonte-t-on et quelles théories
inclut-on ? Nul doute que les recherches en sciences humaines qui
s’orientent, dès la fin de la Première Guerre mondiale et surtout à
partir de la Seconde Guerre mondiale, vers les phénomènes d’in-
fluence, de propagande et de persuasion ont un rôle important à
jouer dans la constitution ultérieure du champ des « sciences de
l’information et de la communication ».
Mais, comme nous l’avons vu, celles-ci se nourrissent également
de l’héritage de la cybernétique et de la théorie de l’information,
plus proche du monde des sciences exactes et des sciences de l’in-
génieur. La cybernétique ne saurait constituer en elle-même une
butée dans le temps, puisqu’elle s’inspire à la fois d’une tradition
« technologique » qui a notamment produit, dès l’Antiquité, la
notion de feed-back, et d’une réflexion, plus récente car liée au
XIXe siècle, sur la notion de « réseau ».
À cela, il faut ajouter le renouveau des recherches sur l’analyse
du langage, la sémiologie, la « nouvelle rhétorique », qui s’inspirent
en droite ligne, comme d’ailleurs en partie les recherches en
sciences humaines sur l’influence et l’effet des médias, de la rhéto-
rique ancienne, celle d’Aristote notamment.
118 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

Généalogie des théories de la communication

Rhéthorique
ancienne ANTIQUITÉ

Théorie de
l’argumentation
Notion
d’information

Théorie de
l’expression Sciences
exactes et
sciences de
Recherches l’ingénieur
sur le
langage
Sciences
humaines

Linguistique

Analyse du
discours Sciences
humaines
Philosphies de la appliquées à la
communication communication

Nouvelle
rhétorique Cybernétique

XXe SIÈCLE

Sciences de l’information et de la communication

Il faudrait distinguer ensuite, comme nous l’avons fait dans l’in-


troduction, entre les théories « techniques », qui sont donc une
réflexion sur la mise en œuvre des techniques de communication,
notamment dans le but d’en accroître l’efficacité, et les théories
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 119

« sociales », qui sont le lieu de recherches et de réflexions sur l’ob-


jet « communication » dans toute sa dimension humaine. On verra
que, dans ce domaine, il revient parfois aux philosophes (comme
Aristote ou Chaïm Perelman) de produire des théories techniques et
aux ingénieurs (comme Saint-Simon ou Norbert Wiener) de pro-
duire des théories sociales.
L’objet de ce chapitre est de démêler les éléments de cette généa-
logie, sans prétendre à une exhaustivité absolue, dans un domaine
de recherche, l’histoire des théories de la communication, qui est
encore largement en friche. Les approches de cette question sont
souvent partielles, n’englobant pas par exemple l’apport de la nou-
velle rhétorique ou oubliant le rôle joué par la cybernétique. On
pourra se rapporter à ce sujet aux travaux d’Armand Mattelart
(2004).
Dans l’ensemble, en nombre de recherches produites, en inves-
tissements financiers et humains, en volume de publications, ce
sont les travaux des sciences humaines consacrés à la communica-
tion qui sont les plus importants. Ils sont pour l’essentiel localisés
en Amérique du Nord (États-Unis et Canada). Ils courent tout au
long du siècle et marquent le champ d’une empreinte forte. Ensuite
viennent les travaux issus du continent cybernétique, eux aussi
américains au départ, dont l’influence est importante quoique,
pour une part, sur un terrain essentiellement idéologique. Enfin
viennent les travaux influencés par la rhétorique, ancienne et
contemporaine, qui sont au cœur de nombreuses pratiques de com-
munication actuelles. Beaucoup de ces travaux sont européens.
Le schéma ci-contre tente de reconstituer visuellement les
grandes lignes de cette généalogie qui conduit aux sciences de l’in-
formation et de la communication. Les trois grandes parties de ce
chapitre reconstituent, dans l’ordre chronologique, l’histoire des
trois piliers de ce domaine que sont la rhétorique, la cybernétique
et les sciences humaines appliquées à la communication.

L’empire rhétorique

Le philosophe et juriste belge Chaïm Perelman d’abord, Roland


Barthes ensuite, en France, inaugurent chacun à leur façon dans les
décennies 1950 et 1960 la « nouvelle rhétorique ». Constituant
indispensable de la société de consommation, la publicité s’impose
et impose des modes de vie. Au cœur du dispositif publicitaire, on
trouve une capacité sans cesse accrue à manipuler des signes et à
utiliser les vieilles recettes de l’« art du convaincre » telles qu’elles
120 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

ont été transmises par la tradition rhétorique, mais souvent sans la


réflexion éthique qui les accompagnait toujours.
On redécouvre alors, à travers un article fameux de Barthes dans
la revue Communications, que la culture classique n’avait pas dis-
paru et avait trouvé des prolongements inédits au sein de la moder-
nité en même temps que ce que l’on croyait nouveau avait nourri
pendant des siècles la culture. Déjà, Perelman, dans son traité de
l’argumentation, avait proposé une redécouverte et une actualisa-
tion des principes rhétoriques aristotéliciens. Cette redécouverte de
la rhétorique, après un oubli de quelques décennies et sa disparition
pure et simple des programmes d’enseignement, au moins dans les
pays latins, a ravivé à sa manière un intérêt pour le langage et sur-
tout sa fonction de communication.
Avec les recherches sur la persuasion et la communication de
masse, puis celles sur la théorie de l’information et les phénomènes
de communication cybernétiques, la « nouvelle rhétorique » consti-
tue un des trois fondements de la pensée actuelle de la communi-
cation.

Démocratie et rhétorique
Il n’est pas inutile de rappeler dans quelles circonstances se met
en place ce que Roland Barthes appelle l’« empire rhétorique »
(1970). Ce sont les Grecs qui inventent les grandes techniques qui
constituent les fondements de la rhétorique, la techné rétoriké ou art
de convaincre. Ils en furent également les premiers théoriciens. Ces
techniques avaient, notamment à Athènes, un usage essentielle-
ment juridique, dans le cadre des plaidoiries de procès, mais aussi
un usage politique, à l’Agora, et enfin un usage symbolique,
puisque le discours dit « épidictique », l’éloge funèbre par exemple,
permettait de transmettre les valeurs propres à la cité.
La révolution des esprits, qui s’opère entre le VIIIe et le VIIe siècle
en Grèce et notamment à Athènes, et qui conduira à la révolution
démocratique, se traduit donc immédiatement par une extraordi-
naire prééminence de la parole sur tous les autres instruments de
pouvoir. La parole devient « l’outil politique par excellence, la clef
de toute autorité dans l’État, le moyen de commandement et de
domination sur autrui » (Vernant, 2012, p. 44).
De nouvelles institutions se mettent en place, notamment une
nouvelle forme de justice. « Ces procès étaient d’un type nouveau ;
ils mobilisaient de grands jurys populaires, devant lesquels, pour
convaincre, il fallait être “éloquent”. Cette éloquence, participant à
la fois de la démocratie et de la démagogie, du judiciaire et du
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 121

politique, se constitua rapidement en objet d’enseignement »


(Barthes, 1970, p. 175).
Mais il fallut attendre Rome, et les institutions de la République,
pour que la rhétorique joue à plein son rôle de technique de com-
munication et qu’elle se développe dans toute son ampleur. Rome,
du moins la Rome républicaine, jusqu’au Ier siècle avant J.-C., est,
pratiquement au sens moderne, une « société de communication »,
qui attache une extraordinaire importance à la parole et au débat
public. La théorie rhétorique y est une théorie vivante, plurielle,
tout entière accolée à la culture générale et à la culture politique
d’une époque qui place le discours pour convaincre au centre de
tout (Achard, 1994) et fait de l’orateur le véritable héros moderne,
dont le modèle restera Cicéron, à la fois avocat, tribun, homme
politique et exemple de vertu.
L’enseignement, par exemple, y est à base de culture générale.
L’élève, sous la direction d’un maître qui montrait l’exemple et
payait de sa personne, devait faire deux types d’exercices : des
narrations (résumé et analyse d’événements historiques ou d’actua-
lité, organisés ou non selon des canevas types) et des déclamations
(discours construits sur des cas hypothétiques). Ainsi, l’élève, loin
de recevoir un savoir abstrait, apprenait à communiquer. Sa culture
était une culture de communication et elle le préparait à ses futures
responsabilités de citoyen. Dans ce sens, « informer » un élève était
tout autant lui donner un enseignement que lui apprendre à s’en
servir.

La naissance de la théorie rhétorique


Comment est née la rhétorique ? Il semble que l’on puisse locali-
ser avec précision en Sicile, au Ve siècle avant J.-C., la naissance de
la rhétorique, à la fois comme réflexion sur le discours dont le but
est de convaincre, et comme enseignement des techniques de
persuasion. Barthes souligne à cette occasion que c’est pour
« défendre son bien » que l’on a commencé à « réfléchir sur le
langage ». Vers 485 avant J.-C., deux tyrans siciliens, Gelon et
Hiéron, avaient dépossédé de leurs propriétés les habitants de Syra-
cuse afin de lotir les mercenaires qu’ils avaient employés. Lorsqu’ils
furent renversés par un soulèvement démocratique et que l’on
voulut revenir à la situation antérieure, il y eut des procès innom-
brables pour que chaque famille puisse récupérer ses biens. Les
nombreuses plaidoiries qui suivirent donnèrent naissance à un
enseignement spécifique, offert par les premiers rhéteurs connus,
Corax et Thisias. La rhétorique semble bien avoir été le fruit, dans
122 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

un contexte de bouleversement social, d’une volonté de retour à


l’équilibre excluant l’usage de la force en promouvant la parole.
Comme le montre bien Jacqueline de Romilly (2000), les grandes
tragédies grecques, comme les œuvres d’Eschyle, racontent ce
passage de la violence récurrente à une pacification de la société,
toute relative d’ailleurs.

Les premiers pas de la rhétorique


Corax est probablement le premier théoricien de la parole, en
même temps que l’un des premiers « professeurs » de rhétorique. Il
rédige alors un manuel, perdu depuis, qui va se transmettre et
servir de base à tous les rhéteurs qui suivront. Corax y propose un
ensemble de techniques qui permettent d’argumenter d’une
manière plus efficace devant les tribunaux. Il s’agit probablement
du premier « manuel de communication » connu. La rhétorique
naît donc à la fois dans un contexte judiciaire et au cœur d’une
réflexion théorique sur les méthodes qui permettent de systémati-
ser l’efficacité de la parole.
Les procédés que Corax a mis au point sont essentiellement de
deux ordres. D’abord, tout discours, s’il veut être convaincant, doit
être organisé. Corax invente l’ordre du discours rhétorique, avec
comme objectif la maîtrise de la situation oratoire : « Il chercha,
nous dit un texte ancien, à calmer par des paroles insinuantes et
flatteuses l’agitation de l’assemblée ; c’est ce qu’il nomma l’exorde ;
après avoir obtenu l’attention, il exposa le sujet de la délibération ;
passa ensuite à la discussion, l’entremêla de digressions, qui confir-
maient ses preuves ; enfin, dans la récapitulation ou conclusion, il
résuma ses motifs, et réunit toutes ses forces pour entraîner un
auditoire déjà ébranlé » (Benoit, 1983, p. 14).
Ces quatre parties – l’exorde, la présentation des faits, la discus-
sion et, pour conclure, la péroraison – constitueront après Corax
une des normes centrales du discours rhétorique. Cette technique
de prise de parole constituera la base future de toute exposition
réfléchie des arguments. Tout discours doit commencer par une
adresse au juge, l’« exorde », destinée à préparer le public et à le
sensibiliser aux arguments qui allaient suivre, et devait être clos par
une « péroraison » qui frappait l’esprit des participants. Entre ces
deux parties du discours, les faits étaient d’abord exposés dans une
« narration », puis discutés dans une partie nommée « confirma-
tion ». La « narration », qui implique de présenter certains faits
« comme ils sont », est sans doute l’ancêtre de la description.
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 123

Corax ne se contente pas de proposer un plan, il systématise des


modes de raisonnement argumentatifs types. Il invente le tout
premier d’entre eux, le « corax », qui consiste à soutenir qu’une
personne n’a pas pu commettre un acte car elle était trop visible-
ment en position de le faire.
On voit que cette première rhétorique se préoccupe surtout d’ef-
ficacité, d’abord judiciaire, ensuite politique. La question est alors
de savoir ce qui est jugé convaincant par un tel public (celui des
citoyens grecs, puis, plus tard, romains). De nombreuses discus-
sions, mettant aux prises les philosophes de l’époque, vont tourner
autour de cette question, toujours actuelle (voir, par exemple,
Desbordes, 1996). Suffit-il, pour qu’il soit convaincant, qu’un
discours soit bien ordonné, bien scandé, utilise des formules
poétiques et bien tournées, comme ceux de Gorgias, que Platon
critiquera pour cela ?
Faut-il, pour convaincre, faire appel principalement aux senti-
ments, aux passions, comme le soutient Trasymaque qui compose
dans ce sens un « manuel de pathétique » ? Faut-il soutenir, comme
Isocrate, que l’apprentissage mécanique des lieux et la grandilo-
quence sont à rejeter et que la rhétorique n’est acceptable qu’au
service de causes honnêtes et nobles ? Faut-il repousser ces
méthodes, comme le souhaite Socrate, si elles n’ont pas d’abord
pour but la recherche de la vérité ?

L’apport d’Aristote
L’un des élèves de Platon, Aristote (384-322 avant J.-C.), qui sera
aussi précepteur d’Alexandre le Grand, définira la rhétorique non
plus comme un pur outil de pouvoir par la persuasion, mais
comme l’art de « découvrir tout ce qu’un cas donné comporte de
persuasif ». La rhétorique d’Aristote se présente comme une
pratique très souple, qui tient compte des circonstances. Ce qui
compte avant tout chez un orateur, c’est sa capacité à faire face en
toute occasion et à adapter son discours au contexte.
La rhétorique d’Aristote propose d’appuyer l’exercice de la
parole sur une théorie du raisonnement plutôt que sur une
pratique des passions : les « technologues », nous dit-il, « consa-
crent la majeure partie de leurs traités aux questions extérieures à
ce qui en est le sujet » en utilisant, pour émouvoir le juge, « la
suspicion, la pitié, la colère et autres passions de l’âme » (Rhéto-
rique, Livre I, 1, 1354 a), sans recourir à des « preuves techniques ».
Si on généralisait la règle introduite dans quelques cités, à savoir
l’interdiction de « plaider en dehors de la cause », alors les techno-
124 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

logues, qui n’utilisent que des moyens « extra-techniques », « n’au-


raient plus rien à dire ».
La théorie aristotélicienne définit la rhétorique non pas simple-
ment comme l’art de persuader, mais comme « la faculté de décou-
vrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à
persuader » (Rhétorique, Livre I, 2, 1355 b), dans la perspective, bien
sûr, de mettre concrètement cette faculté en œuvre dans toutes les
situations où elle est requise pour convaincre.
Avec Aristote, la rhétorique est enfin passée du statut de tech-
nique empirique à celui d’une technique formalisée, justiciable
d’une théorie, tout en étant toujours guidée par les nécessités de
son application pratique, dans une société qui fait une large place à
la « culture du convaincre » parce qu’elle est, fondamentalement,
démocratique.
Barthes rapproche la problématique et le découpage des trois
tomes de la Rhétorique d’Aristote des conceptions modernes de la
communication. Il y a effectivement un Livre I qui est consacré à
l’émetteur du message (conception des arguments), un Livre II qui
évoque le récepteur du message (parce qu’il traite des émotions et
des arguments en tant qu’ils sont reçus) et un Livre III qui se
penche sur le message lui-même (l’analyse des figures et de l’ordre
des parties du discours). Aristote a en effet conçu un art nouveau
de la communication quotidienne et de la prise de parole en
public, une technique à mi-chemin entre le cynisme relativiste des
sophistes et l’indifférence sociale des philosophes platoniciens.
La rhétorique se déploie à partir d’Aristote, dans les œuvres
majeures de Cicéron, de l’auteur anonyme de l’Ad Herennius, de
Quintillien et du Grec Hermogène. Pour longtemps, les normes de
la pensée et des pratiques argumentatives se trouveront fixées à
travers les quatre manuels rédigés par ces auteurs entre le Ier siècle
avant et le IIIe siècle après J.-C. : le De oratore de Cicéron, l’Ad Heren-
nius d’un auteur anonyme (après avoir longtemps été attribuée à
Cicéron), l’institution oratoire de Quintillien et le cours de rhéto-
rique d’Hermogène, en partie disparu, considéré par Françoise
Desbordes comme la « dernière grande contribution à la théorie
rhétorique » (1996, p. 108) jusqu’au renouveau contemporain (voir
Breton et Gauthier, 2011).

Le déclin de la rhétorique
L’importance de la théorie argumentative va décroître au sein de
la rhétorique, au fur et à mesure, paradoxalement, que celle-ci va
voir son rôle s’accroître et devenir finalement le contenu de tout
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 125

enseignement (on pourra se reporter, pour toutes ces questions, à


l’ouvrage de Michel Meyer, 1999). Lorsque la rhétorique, au
XIXe siècle, verra son influence décroître à son tour, pour finir par
être exclue des programmes scolaires, sa disparition entraînera avec
elle, pour un temps, la disparition de toute théorie de l’argumenta-
tion.
Le mouvement de ce déclin de la rhétorique en tant qu’« art de
convaincre » est double. Il est d’abord interne : au sein de la rhéto-
rique, les deux phases que sont la disposition et l’élocution vont
progressivement prendre une place croissante au sein d’un
domaine nouveau, l’expression littéraire. Il est ensuite externe :
l’argumentation va se voir substituer la démonstration rationnelle,
notamment à partir de Descartes, privant ainsi la rhétorique de
toute cette partie essentielle qu’est la théorie de l’invention.
Au XIXe siècle, l’histoire littéraire et l’enseignement des sciences
se partagent les dépouilles d’une rhétorique plusieurs fois vidée de
son sens premier. Il n’y aura plus, dès lors, ni au lycée ni à l’univer-
sité, d’enseignement ayant pour objet la théorie, encore moins la
pratique de l’argumentation. La classe de rhétorique disparaît de
l’organisation scolaire en France en 1902, en même temps que les
programmes sont purgés de toute référence à la rhétorique. Au
Québec, la classe de rhétorique est abolie en même temps que le
cours classique en 1968. Cependant, des cours de speech commu-
nication et aujourd’hui de critical thinking n’ont jamais cessé d’être
donnés aux États-Unis. Les pères jésuites ont maintenu un ensei-
gnement du débat et de l’argumentation.

Le renouveau contemporain
Le domaine, clairement déconsidéré parce que réduit à un « art
du bien dire » très formel, assimilé à une glose stérile ou à des dis-
cours pompeux (d’où la péjoration du terme « rhétorique » et de
quelques éléments de son lexique, comme « péroraison »), reste glo-
balement en friche tout au long du XXe siècle. Le renouveau, on l’a
vu, viendra dans les années 1950 de ce que Chaïm Perelman appel-
lera la « nouvelle rhétorique ». Philosophe et juriste, professeur à
l’université de Bruxelles, Chaïm Perelman (1912-1984) publie, en
1958, puis en 1970, en collaboration avec L. Olbrechts-Tyteca
(1958, 1970, 2008), un Traité de l’argumentation qui connaîtra plu-
sieurs éditions et de nombreuses traductions.
La « nouvelle rhétorique » (sous-titre de son ouvrage) renoue, en
l’actualisant, avec la tradition rhétorique aristotélicienne. Elle s’ins-
crit dans une rupture avec la logique démonstrative et l’évidence
126 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

cartésienne, pour ouvrir l’espace d’une logique argumentative non


formelle. Chaïm Perelman, nous l’avons vu dans le chapitre consa-
cré à la communication argumentative, définit ainsi l’argumenta-
tion comme l’étude des « techniques discursives permettant de pro-
voquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on
présente à leur assentiment ». Ses travaux ont influencé de nom-
breuses recherches actuelles dans le champ de l’argumentation,
dont il incarne une tendance majeure. Pour être complet, ce pano-
rama des théories rhétoriques doit mentionner tout le courant de
recherche inspiré de la philosophie anglo-saxonne (XXe siècle),
marqué par des auteurs comme Stephen Toulmin.
La rhétorique se présente ainsi, tout au long de sa longue
histoire, qui se poursuit aujourd’hui, comme la matrice première,
et peut-être principale, de notre culture de la communication. C’est
elle qui porte en effet à la fois les techniques et les théories qui
ordonnent les genres de la communication (expression, argumen-
tation, information). L’information descriptive naîtra en partie en
son sein, même si elle doit à d’autres champs son renouveau
contemporain, par exemple les sciences descriptives de l’époque
moderne et la cybernétique de l’époque contemporaine.
La reconnaissance de ce caractère matriciel de la rhétorique est
peut-être une des conditions pour inscrire les sciences de l’informa-
tion et de la communication dans la longue perspective historique
qui lui donne tout son sens. La rhétorique n’est-elle pas globale-
ment, comme le soutient d’ailleurs Georges Gusdorf, la « matrice
des sciences humaines » ?

Le continent cybernétique

Un nouveau champ du savoir, presque entièrement consacré à


la communication, va émerger dans les années 1940, parallèlement
à la vague d’inventions et de perfectionnements des techniques de
traitement de l’information qui caractérisa cette période. La
« cybernétique » ou, comme la présenta son fondateur, le mathé-
maticien américain Norbert Wiener, l’étude « du contrôle et des
communications », prit corps en effet entre 1942 et 1948. Le destin
de cette « science nouvelle » est peu commun. Elle constitue pour-
tant la matrice de tout un pan de la réflexion contemporaine sur la
part informationnelle des phénomènes de communication. En
effet, l’emploi du terme « communication » par la cybernétique en
fait un quasi-équivalent de la notion d’« information », qui voit
ainsi son sens très largement étendu.
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 127

Le rôle nouveau de la cybernétique


Dans un premier temps, les grandes notions de la cybernétique
sont accueillies avec enthousiasme par la communauté scientifique
et son audience gagne des cercles de plus en plus larges incluant,
pour certains travaux, le grand public. La cybernétique joue égale-
ment un grand rôle dans la genèse de l’ordinateur en 1945 (l’Amé-
ricain John von Neumann, l’inventeur de cette nouvelle machine,
participait activement aux réunions qui rassemblaient les premiers
cybernéticiens).
Puis, en partie victime de ses propres excès – le domaine pullu-
lait d’aventuriers intellectuels en tous genres – et en partie victime
de son succès et des espoirs trop forts qu’elle avait suscités, la
cybernétique voit son étoile décliner dans les années 1960, surtout
après la mort de son fondateur en 1964. Mais sa capacité d’in-
fluence intellectuelle ne cessa pas pour autant. Elle prit simplement
une forme plus souterraine, sans perdre de sa force. Les idées de
Wiener, notamment sur le rôle que la communication et les
« machines à penser » devraient jouer dans la société, influencèrent
profondément la génération qui fit ses premières armes dans les
années 1970. Le contexte culturel dans lequel la micro-informa-
tique prit son essor, puis tous les thèmes de la « société de l’infor-
mation » furent largement nourris, parfois en référence directe,
souvent sans le savoir, par les idées que Norbert Wiener avait
semées.
Dans le même temps, le courant d’idées qui, via Gregory Bate-
son, devait donner naissance au champ d’étude de la communica-
tion interpersonnelle, autour des recherches conduites à Palo Alto,
en Californie par exemple (voir Winkin, 2000), puise largement
dans la matrice cybernétique. De nombreux chercheurs de toutes
les branches du savoir, aussi bien en sciences exactes qu’en sciences
humaines, furent directement influencés par les grandes notions
de la cybernétique.
Le mot « communication », sans prendre un sens fondamentale-
ment différent, fut cependant chargé, après son passage par la
cybernétique, d’un poids nouveau et d’une quantité de significa-
tions qu’il n’avait pas jusqu’en 1948, date à laquelle Wiener le
popularisa.
Si nous parlons tant aujourd’hui de communication, c’est
notamment grâce à (ou à cause de) la cybernétique. Si le mot
semble parfois recouvrir un ensemble de significations assez dispa-
rates, c’est aussi à la cybernétique que nous le devons : la promo-
tion qu’elle fit de cette nouvelle notion ne s’accompagna pas d’une
128 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

définition précise ou univoque de son sens. Peut-être fallait-il une


notion malléable pour que son succès fût aussi général. Cette
imprécision initiale du mot « communication » fut à l’image du
flou qui entoura rapidement les frontières exactes de la cyberné-
tique.

Les grandes notions de la cybernétique


La production intense d’idées et de techniques qu’avait permise
la collaboration active entre les scientifiques et les institutions
militaires pendant la guerre avait fait naître des problèmes origi-
naux, qui furent l’occasion de rencontres fécondes entre cher-
cheurs appartenant à des domaines complètement différents. Sans
la guerre et l’immense impulsion qu’elle donna à la recherche
appliquée, ces rencontres n’auraient peut-être jamais eu lieu.
Les grandes questions débattues par le réseau des premiers
cybernéticiens – avant la lettre – avaient comme pivot central
l’analogie qui semblait exister entre certains dispositifs automa-
tiques que mathématiciens et ingénieurs venaient de mettre au
point pour des applications militaires, et les modèles explicatifs de
certains comportements humains que neurophysiologistes et
médecins commençaient à dégager de leurs observations.
La comparaison possible entre l’homme et la machine, à condi-
tion qu’on l’établisse du point de vue de l’information, paraissait
ouvrir un nouveau champ scientifique, à la fois mystérieux et bien
plus vaste peut-être, dans les possibilités qu’il offrait, que tout ce
que la science avait produit jusqu’alors. Pour beaucoup de ces cher-
cheurs, l’enjeu n’était rien moins qu’une nouvelle révolution scien-
tifique.
Sous l’effet de l’effort de guerre, les techniques avaient en effet
beaucoup progressé, notamment les machines qui traitaient de
l’information ou utilisaient des dispositifs informationnels.
Norbert Wiener imagina notamment un système complet de DCA
intégrant un radar et un calculateur. Pour la première fois, une
machine anticipait sur les réactions humaines que son action
provoquait. Pour la première fois aussi sans doute, une communi-
cation étroite s’établissait entre une machine et un humain,
chacun cherchant à prévoir le comportement de l’autre et ajustant
le sien en conséquence.
L’idée de feed-back (rétroaction) était née sous sa forme
moderne. En tant que dispositif matériel, le feed-back est connu
depuis l’Antiquité, où il constitue la partie « informationnelle » des
horloges à eau, les clepsydres, inventées à Alexandrie au IIIe siècle
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 129

avant J.-C. Le thermostat de Cornelius Drebbel, au XVIIe siècle, puis


le régulateur à boules de la machine à vapeur de James Watts, au
XVIII e siècle, sont au sens strict des mécanismes de feed-back. Il
s’agit donc de tout dispositif purement informationnel capable
d’ajuster son comportement en fonction de l’analyse qu’il fait des
effets de son action.
L’intuition de Wiener, à partir de là, fut que le dispositif de feed-
back était d’une part la source de tout comportement intelligent, et
d’autre part l’apanage aussi bien des machines évoluées que des
êtres vivants. Si cette intuition ne s’est toutefois pas révélée aussi
féconde qu’il l’avait imaginé, elle n’en a pas moins attiré l’atten-
tion sur une classe de problèmes, liés au traitement de l’informa-
tion, qui n’avait pas été visible jusque-là.

Du comportement à la communication
Avec le feed-back, dispositif informationnel par excellence, on
tenait enfin, du moins Wiener le pensait-il, la localisation et la
possibilité de formalisation des phénomènes de « prise de déci-
sion », le cœur de toute activité intelligente et organisée. En créant
des machines qui avaient une autonomie suffisante pour percevoir
et analyser des informations en provenance du monde extérieur et
prendre en permanence des décisions afin de remplir un certain
but fixé par avance, les techniciens avaient pointé le doigt vers un
niveau de réalité qui ne concernait pas uniquement les machines,
mais aussi le comportement de tout être qui échange des informa-
tions, c’est-à-dire qui communique avec son environnement et se
détermine en conséquence.
Le vaste programme de recherche qui s’ouvrait alors ne concer-
nait pas uniquement les constructeurs de machines, mais aussi
tous ceux qui, de près ou de loin, avaient pour tâche d’expliquer le
comportement humain en termes physiologiques ainsi que dans sa
dimension psychologique et sociale.
Wiener proposa alors, dans un texte de 1942 rédigé avec un de
ses collègues médecins, McCulloch, et un logicien, Pitts, une classi-
fication des comportements qui serait indépendante du support
physique ou biologique, mais qui prendrait en revanche en compte
la nature des échanges avec le milieu extérieur. Tout « être »
pouvait ainsi se définir par la nature des échanges d’information
qu’il entretenait avec l’environnement.
Wiener, en 1942, parlait encore de « comportement », au sens
de « comportement d’échange d’information ». Le « comporte-
ment » était une notion ancienne, développée depuis le début du
130 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

siècle au sein de la psychologie par l’école behavioriste, dont le


credo était le renoncement à toute idée d’une « intériorité » de
l’homme au profit d’une science de l’« observable », c’est-à-dire
d’une science des comportements de l’homme, en termes d’action
et de réaction.
Tout le système de pensée de Wiener s’était organisé autour de
l’idée selon laquelle la nature véritable de tout être observable,
qu’il appartienne à la famille des êtres vivants, des machines ou de
la nature en général, tenait entièrement dans les relations, c’est-à-
dire l’échange d’informations, qu’il entretenait en permanence
avec les autres entités peuplant son environnement. Il y avait là
pour Wiener le point de départ d’une véritable révolution intellec-
tuelle et scientifique.
Là où la science classique s’intéressait au contenu intérieur des
phénomènes qu’elle étudiait, la cybernétique proposait une
nouvelle sorte de compréhension à partir de l’étude des relations
entre les phénomènes. Wiener renonça rapidement à parler de
« comportement ». Peut-être ce terme était-il en effet encore trop
attaché à l’idée d’une individualité des phénomènes, alors que
Wiener voulait au contraire souligner l’importance décisive de tous
les événements qui se passaient entre les êtres. La nouvelle notion
de « communication » était née, étroitement liée à la notion d’in-
formation.
La cybernétique ne servait pas uniquement, pour son inventeur,
à décrire un niveau de réalité comme un autre, comme la géologie
s’occupe par exemple de la formation de l’écorce terrestre, la méde-
cine, du corps humain et de sa santé, etc. La communication
n’était pas un objet de science particulier, elle était le trait commun
à toutes les sciences, car elle permettait d’appréhender dans chaque
phénomène ce qu’il avait de plus essentiel, ce qui en constituait la
nature profonde.
Wiener proposa alors une classification des comportements de
tous les êtres que l’on pouvait rencontrer dans la nature, selon la
nature des relations que ces êtres entretenaient avec leur environ-
nement. En bas de l’échelle, on trouve les êtres qui reçoivent de
l’information et y réagissent en quelque sorte mécaniquement ;
ensuite, les êtres plus complexes, dotés d’un « but à atteindre »,
d’une finalité, même simple, comme dans le cas d’un phototro-
pisme pour des organismes vivants sommaires ; puis les êtres qui
s’organisent eux-mêmes en fonction d’un but à atteindre ; enfin,
ceux qui développent leur action en fonction d’une analyse des
conséquences de leur comportement.
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 131

La naissance de la cybernétique
Cette « méthode d’étude comportementale » de la réalité
conduisit Wiener à privilégier rapidement la notion de communi-
cation, qui sera au centre de son œuvre à partir de 1947 (voir l’ou-
vrage Cybernétique et société, 1954).
Après cinq années de maturation – à partir de 1942, date à
laquelle la méthode comportementale d’étude fut mise au point –,
Wiener éprouva le besoin de fédérer le champ nouveau du savoir
qu’il avait largement contribué à créer. Il fallait pour cela un mot
qui puisse unifier les grandes notions qui n’étaient plus simple-
ment en gestation, et surtout qui puisse fonctionner comme signe
de ralliement de tous ceux qui se reconnaissaient dans ces
nouvelles idées.
Wiener remarqua que toute la terminologie existante était trop
exclusivement marquée soit par un vocabulaire d’ingénieurs, pour
tout ce qui concernait les machines, soit par celui des sciences du
vivant, pour ce qui concernait l’humain. Il fit cette remarque,
pertinente à l’époque, selon laquelle il n’y avait pas de terminolo-
gie commune à ces deux domaines. Le mot « cybernétique » fut la
première tentative dans ce sens, le premier pont jeté entre les disci-
plines.
Wiener indiqua que « cybernétique » venait du mot grec qui
désignait le « pilote » et dont la forme latine dérivée fournissait le
mot « gouvernail ». Il aurait pu tout aussi bien ajouter que cette
famille de racines étymologiques conduisait également au
« gouvernement », comme « forme de pilotage du social ». Le choix
de ce terme permit en tout cas de situer un peu plus clairement le
nouveau champ de recherche, d’autant qu’il fut popularisé par
l’ouvrage que Wiener édita en 1948 – mais, curieusement, en
anglais – chez l’éditeur Hermann à Nancy.
Ce livre, bien qu’il fût peu lu, sinon par les spécialistes, connut
un important succès dans le public qui y eut accès par le biais de la
littérature de vulgarisation, très attentive à partir de là à toutes les
productions de la cybernétique. Les lecteurs français du journal
Le Monde en apprirent la teneur dans le détail, tout au long d’une
pleine page du journal dans son numéro daté du 28 décembre 1948.

La théorie mathématique de la communication de Shannon


Qu’est-ce que l’information (ou la communication) cyberné-
tique ? C’est d’abord un modèle qui sert à décrire le réel, ensuite
une tentative de réduction du réel à ce modèle. Ces deux niveaux
132 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

de la démarche cybernétique ne sont guère solidaires. La théorie


mathématique de l’information, telle qu’elle a été développée par
Claude Shannon, permet effectivement, et de façon opérationnelle,
de décrire le réel et son comportement dans un certain nombre de
cas bien déterminés. Les notions de feed-back, d’input et d’output
restent précieuses pour décrire certains phénomènes.
Cette théorie reste finalement la base la plus sûre pour apprécier
l’héritage cybernétique. Rappelons-en les grands traits. La théorie
mathématique de la communication de Claude Shannon, appelée
souvent « théorie de l’information », est née dans l’immédiat
après-guerre, au sein du monde des ingénieurs travaillant notam-
ment dans le domaine de la téléphonie. Elle rend compte des
conditions de transport, de codage et de dégradation du signal,
surtout en téléphonie et en télécommunications.
La théorie de l’information est née dans le contexte de l’exten-
sion du réseau téléphonique nord-américain. Claude Shannon
imagine des procédures de codage logiques qui permettent à un
dispositif récepteur de reconstituer avec exactitude le message que
l’émetteur lui a fait parvenir le long d’une voie de communication
(une ligne de téléphone, par exemple). Le codage permet non
seulement d’accroître le nombre de messages par ligne, mais égale-
ment de les protéger contre les dégradations du signal physique,
appelées « bruits ».
Ces procédures seront utilisées largement, en téléphonie, mais
aussi en informatique où l’exactitude totale des données est la
condition sine qua non du bon fonctionnement des ordinateurs. La
théorie de l’information propose une mesure de l’information en
termes mathématiques, mais ne s’intéresse absolument pas à la
signification des messages transmis, qui reste du domaine de l’in-
terprétation humaine.

Une nouvelle métaphore


Le schéma de Shannon a servi, au titre de métaphore, à mieux
comprendre un certain nombre de phénomènes biologiques. La
notion de « code génétique » lui doit beaucoup. Importé dans la
psychologie sociale et les sciences de la communication, via la
cybernétique, le schéma de Shannon, à défaut de la quantification
qu’il permet dans le strict domaine du signal, permet de mieux
comprendre tous les aspects strictement informationnels de la
communication.
En revanche, l’idée selon laquelle le réel se réduirait à l’informa-
tion n’a donné lieu qu’à des théories somme toute assez fumeuses
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 133

et, pour la plupart, avortées. Elle a certes inspiré, jusqu’à aujour-


d’hui, un courant de pensée qui voit par exemple dans le réseau de
communication Internet, la naissance d’un nouveau monde
« virtuel », tout entier « informationnel », dans lequel nous serions
invités à basculer toutes nos activités, mais ces lubies utopiques
n’influencent guère que ceux qui recherchent le salut dans de
nouvelles formes de religiosité (voir Breton, 2011). Toute la diffi-
culté de l’héritage cybernétique est là, dans la nécessaire distinc-
tion qu’il faut faire entre l’attention portée à la part information-
nelle des phénomènes de communication, qui a permis de
nombreux progrès, notamment en informatique, et les extrapola-
tions douteuses qu’il a autorisées.

L’apport des sciences humaines à la constitution


du champ de recherche sur la communication

Après la rhétorique et la cybernétique, le troisième courant qui


va conduire aux sciences de l’information et de la communication
est lié à la conjoncture historique particulière de la Seconde Guerre
mondiale. Ce contexte a marqué significativement autant les
conditions sociales d’institutionnalisation du champ que les orien-
tations épistémologiques du domaine d’étude alors en formation.
Alors que certains travaux menés par des membres de la première
école de Chicago – définissant les perspectives du pragmatisme et
les approches de l’interactionnisme symbolique – ouvraient vers
une définition de la communication comme partage d’expériences
et comme processus de création de liens sociaux entre membres
d’une communauté démocratique, les conditions et contraintes
particulières du contexte militaire des années 1940 ont orienté
davantage les recherches vers des avenues positivistes marquées par
l’épistémologie behavioriste et les méthodologies quantitatives.
C’est donc un nouveau paradigme de la communication d’abord
conçue comme moyen de persuasion qui s’est imposé lors de la créa-
tion des cinq premiers programmes de doctorat en communication
dans les universités nord-américaines à partir de 1943 et jusqu’au
début des années 1950.

L’entre-deux-guerres : controverses à propos de l’usage


de la propagande
L’usage de techniques de propagande lors de la Première Guerre
mondiale a eu pour effet de sensibiliser l’opinion publique améri-
134 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

caine et d’engendrer des controverses sociales à propos du bien-


fondé de la propagande. Après la guerre de 1914-1918, une série de
débats émergent donc dans l’espace public américain à propos de
la moralité de ces pratiques de propagande et, surtout, du sens de
ces pratiques pour une société démocratique. D’un côté, ces tech-
niques apparaissent comme un moyen efficace dans l’exercice
nécessaire du contrôle social des populations en temps de guerre et
l’obtention obligée de consensus sociaux autour de l’idée de « sécu-
rité nationale » et de la décision gouvernementale de l’entrée en
guerre. De l’autre côté, la stratégie politique consistant à
convaincre une population appartenant à une société dite démo-
cratique, par le recours à des arguments fondés d’abord sur l’émo-
tion, apparaît comme profondément choquante aux yeux de bon
nombre de citoyens démocrates, en particulier les personnes impli-
quées dans le domaine de l’éducation. La formation à une éduca-
tion critique aux messages de propagande se veut l’antidote aux
stratégies imposées de persuasion politique.
Pendant l’entre-deux-guerres aux États-Unis, le croisement entre
les premières découvertes des sciences sociales appliquées et une
expertise en matière de techniques de persuasion – issue en partie
des pratiques de propagande liées à la Première Guerre mondiale –
donne lieu à une sophistication des stratégies de la publicité
moderne (Ewen, 1992). Les techniques statistiques se raffinent et
permettent l’usage systématique des sondages pour saisir l’opinion
publique. Le domaine des « relations publiques » prend de l’am-
pleur au sein des grandes organisations privées et publiques en
même temps que la radio se transforme en moyen de « communica-
tion de masse » : ainsi, en 1940, on comptait 51 millions de postes
disséminés sur le territoire des États-Unis. À partir des années 1930,
la rumeur du mouvement nazi – ayant massivement recours à la
propagande pour convaincre le peuple allemand du bien-fondé de
son idéologie – commence à se faire entendre en Amérique. À partir
de 1933, de nombreux intellectuels juifs fuient l’Allemagne et l’Au-
triche ; certains s’installent aux États-Unis – parmi eux, des intellec-
tuels qui seront significativement présents dans la constitution
éventuelle du domaine d’étude des communications, comme Kurt
Lewin (1890-1947), Paul F. Lazarsfeld (1901-1976), Theodor Adorno
(1903-1969), Max Horkheimer (1895-1971) et Leo Lowenthal (1900-
1993). Dans ce contexte, la table est mise pour débattre des consé-
quences sociales de l’usage de la propagande en temps de paix et des
effets des mass media sur les comportements.
Au début des années 1930, le premier programme de recherche
sur les effets sociaux du cinéma, connu sous le nom des Payne Fund
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 135

Studies, conclut à une influence significative des usages du cinéma


sur la population et, en particulier, sur les jeunes spectateurs
(Jowett et alii, 1996). Les nouveaux médias – en l’occurrence, la
radio et le cinéma – sont perçus comme des moyens puissants d’in-
fluence des esprits et cela suscite des craintes (chute des valeurs
humanistes, homogénéisation culturelle, aliénation politique) en
même temps que des espoirs d’émancipation sociale (démocratisa-
tion sociale par l’information et la culture, possibilités de construc-
tion d’appui massif dans la population à des propositions gouver-
nementales de changements sociopolitiques).
Les débats particuliers sur la propagande s’insèrent ainsi dans le
contexte plus large des controverses suscitées par les mass media, la
« culture de masse » et l’avènement d’une « société de masse ». Les
postures contrastées dans ces débats ne recouvrent pas simplement
les oppositions idéologiques traditionnelles : certains tenants de
l’usage contrôlé de la propagande se retrouvent aussi bien à droite
qu’à gauche de l’échiquier politique. En ce qui concerne la légiti-
mité de l’usage des techniques de propagande dans une société
démocratique, les débats peuvent se résumer dans l’opposition
entre les tenants d’un usage contrôlé de la propagande (producteur
de consensus sociaux susceptibles de mener à des changements
sociaux positifs) et les opposants à tout usage de la propagande (en
contradiction avec les principes de l’éducation destinée à former
des individus intellectuellement autonomes et capables de formu-
ler des jugements indépendants ; entraînant l’imposition d’un
système gouvernemental de contrôle social et de fabrication artifi-
cielle des opinions).
On se souviendra que, une semaine après la déclaration de
guerre des États-Unis (6 avril 1917), le président américain
Woodrow Wilson avait créé le Committee on Public Information
(CPI), aussi connu sous l’appellation Creel Committee. Ce comité
constitua en quelque sorte le premier « ministère américain de la
Propagande » (Glander, 2000, p. 5). Le CPI était chargé de la
production massive d’une gamme impressionnante de produits de
propagande pour les entreprises de presse (articles, bandes dessi-
nées, photos) ; en même temps, les dirigeants et les journalistes
devaient adhérer aux positions du gouvernement sous peine d’ex-
clusion de la profession. Le comité avait aussi mis en place un
réseau de 75 000 volontaires chargés de prononcer de manière
synchronisée dans l’ensemble du territoire américain des discours
d’une durée de quatre minutes – d’où leur désignation de Four-
Minute Men – visant à convaincre la population du bien-fondé des
positions du gouvernement (ils intervenaient ainsi lors des
136 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

entractes dans les salles de cinéma et de théâtre). Enfin, le CPI avait


organisé un vaste programme d’endoctrinement des élèves des
écoles (injonction aux éducateurs d’utiliser dépliants et photos,
périodiques et matériaux « pédagogiques » spécialement destinés à
convaincre les jeunes).
La finalité des actions du CPI était de faire taire les voix de l’op-
position à la guerre et de construire un consensus dans la popula-
tion américaine autour de la décision d’entrer en guerre prise par le
gouvernement américain (gouvernement qui, pendant les trois
années précédentes, avait plutôt prôné une position de neutralité
ayant trouvé écho auprès de segments pacifistes ou pro-allemands
de la population américaine). Avec les activités du CPI, on assiste
donc à un saut qualitatif dans la définition de la propagande : en
effet, les activités de propagande sont centralisées, coordonnées et
prises en charge au plus haut niveau de l’administration du pays.
Le CPI a pour objectif avoué de promouvoir les politiques du
gouvernement et d’obtenir par tous les moyens (hormis la violence
physique) l’adhésion de la population civile à ces politiques
(Herman et Chomsky, 1988).
Une fois la guerre terminée, les « illusions du consensus » susci-
tées par ces opérations de propagande furent remises en question
dans l’opinion publique. Plusieurs citoyens, en particulier les
éducateurs qui avaient été réquisitionnés par le CPI, se demandè-
rent publiquement s’ils n’avaient pas fait l’objet d’une opération
systématique de désinformation. Ces accusations de tromperie
culminèrent dans des débats sociaux autour de la légitimité d’un
gouvernement démocratique à utiliser des tactiques de propa-
gande, même si les fins pour lesquelles on fait usage de ces
tactiques sont justes. Débats donc entre les tenants d’une première
position dénonçant comme immoral l’usage de toute forme de
propagande et les avocats d’une seconde posture introduisant une
distinction entre ce qui serait une « bonne propagande » (pour des
causes justes) et une « mauvaise propagande » (en l’occurrence,
celle des pays ennemis). Dès la fin de la guerre, le philosophe John
Dewey, alors professeur à l’université de Chicago, publia un article
dans lequel il disait craindre que les programmes de propagande
mis en place en temps de guerre – et dont le caractère centralisa-
teur était renforcé par l’évolution structurelle des agences et des
technologies de communication – ne soient maintenus même
pendant les périodes de paix qui suivraient (Dewey, 1918).
Progressivement, c’est un quasi-mouvement social contre la
propagande qui verra le jour aux États-Unis. En 1929, l’Association
nationale des éducateurs (National Education Association) publie un
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 137

rapport critique sur la propagande : on demande aux enseignants de


se montrer vigilants face aux diverses formes de propagande qui
pourraient atteindre les publics de jeunes. Insistant sur la distinction
importante entre propagande (conviction par l’injonction) et éduca-
tion (appropriation intelligente des informations et développement
de la capacité à un jugement critique autonome), les éducateurs
instaurent un programme d’analyse critique de la propagande pour inci-
ter les jeunes à développer leur sens critique et à résister aux actions
insidieuses de la propagande. On apprend aux jeunes à reconnaître
les indices du matériel de propagande : l’argument fait appel à l’émo-
tion plutôt qu’à la raison ; on y trouve un scénario argumentaire
opposant les « autres » à « nous » ; on cherche à convaincre les
groupes autant que les individus ; pour être efficace, l’auteur du
matériel de propagande apprend à ruser et à se masquer. Pour John
Dewey, la manière efficace de résister aux actions de propagande
consiste à vivre au sein de sa communauté une vie authentique et
pleine ; or l’emprise des technologies de communication de masse
risque d’accroître la conformité et d’appauvrir la qualité de cette vie
communautaire. Ce programme prometteur d’éducation critique à la
propagande allait toutefois mourir subitement au début des années
1940 (Glander, 2000, p. 16-25).
Ces controverses autour du bien-fondé de la propagande
connaîtront en effet un dénouement inattendu : l’éventualité
d’une nouvelle entrée en guerre des États-Unis, à l’occasion de ce
qui deviendra la Seconde Guerre mondiale, bâillonnera l’opinion
publique. À nouveau, la même logique gouvernementale impla-
cable se met en place : la nécessité d’obtenir un consensus de la
population autour de la décision de l’entrée en guerre met ainsi fin
abruptement aux débats de société. L’ensemble des élites intellec-
tuelles se range alors derrière le gouvernement américain dans le
nouveau contexte géopolitique et militaire ayant ses urgences et
nécessités propres, notamment celle de faire taire toute forme d’ex-
pression pacifiste d’opposition à la guerre. De nombreux universi-
taires sont embauchés par les nouveaux organismes gouvernemen-
taux et militaires : par leur travail, ces spécialistes collaborent à la
mise en place d’impressionnantes institutions de propagande
alliée.
Après la guerre de 1939-1945, plusieurs universitaires quitteront
ces organismes gouvernementaux et militaires pour retourner dans
leurs alma mater respectives. Ils demeuraient toutefois intéressés
par le développement de leur expertise en communication et la
poursuite de leurs recherches en matière de persuasion. Compte
tenu de la connotation négative de l’expression « propagande », ils
138 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

la remplaceront progressivement par celle de « persuasion » – les


recherches sur la persuasion s’insérant dans le secteur plus large des
études sur l’opinion publique, la publicité et la psychologie sociale
de la « communication de masse » (Merton, 1965) –, le terme
« persuasion » étant apparemment neutre et davantage fédérateur
(Brown, 1963 ; Gordon, 1971).
Au sortir de la guerre donc, et après cette subtile substitution
sémantique, le nouveau domaine de sciences sociales dit des
« recherches sur les communications de masse » apparaît en pleine
lumière. Or cette nouvelle expression masquait tout de même
partiellement le domaine plus secret du développement militaro-
gouvernemental des techniques de propagande, dont l’expansion
était rendue encore (et même davantage) nécessaire dans le
nouveau contexte de la guerre froide qui se mettait déjà en place à
partir de 1948 (Glander, 2000, p. XI).

Du conflit de 1939-1945 à la guerre froide : contraintes


militaires à l’institutionnalisation d’un champ d’étude
Un événement intellectuel mérite de retenir notre attention et
pourrait être qualifié de fondateur dans l’organisation du domaine
d’étude des communications de masse aux États-Unis. Il s’agit du
séminaire de la fondation Rockefeller sur les communications de
masse organisé à New York, de septembre 1939 à juin 1940, par
John Marshall, administrateur de la fondation. Le projet initial
consiste à réunir une douzaine de spécialistes pour des rencontres
mensuelles afin de dégager un cadre théorique général qui permet-
trait à la fondation de préciser des critères pertinents pour éven-
tuellement subventionner des projets de recherche en communica-
tion (Gary, 1996). Les invitations sont faites à douze spécialistes,
notamment : Lyman L. Bryson (Columbia – qui sera l’éditeur des
actes du séminaire), Hadley Cantril (psychologie, Princeton), Lloyd
A. Free (éditeur du Public Opinion Quarterly), Harold D. Lasswell
(science politique, Yale – qui jouera un rôle majeur dans ce sémi-
naire), Paul F. Lazarsfeld (Columbia – directeur du Radio Research
Project), Robert S. Lynd (sociologie, Columbia).
L’invasion allemande de la Pologne en septembre 1939 – après
la signature en août 1939 du pacte de non-agression entre Russes et
Allemands – bouleverse l’agenda du séminaire. On craint un élar-
gissement mondial du conflit et une éventuelle implication directe
des États-Unis dans cette guerre. La question prioritaire devient :
« Comment le gouvernement américain pourrait-il utiliser les
moyens de communication pour composer avec la nouvelle
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 139

conjoncture géopolitique et l’implication éventuelle des États-Unis


dans une guerre mondiale ? »
Le rapport final publié à la suite de ce séminaire (17 octobre
1940) – intitulé Needed Research in Communication – déclare que si
le gouvernement américain veut prendre ses responsabilités à
l’égard du bien-être de ses ressortissants et du maintien de la démo-
cratie, « des moyens de communication plus efficaces entre le
gouvernement et le peuple devront être trouvés » (cité par Rogers,
1997, p. 221). S’instaure ainsi une logique de réciprocité entre les
besoins reliés à l’effort de guerre et le monde de la recherche en
communication de masse : le gouvernement et les militaires récla-
ment l’aide des spécialistes en communication et, réciproquement,
ces demandes gouvernementales contribuent à une formidable
expansion du domaine des recherches appliquées en communica-
tion de masse et en persuasion (Glander, 2000, p. 42).
Le rôle d’Harold D. Lasswell à l’intérieur de ce séminaire est parti-
culièrement important. C’est dans ce contexte qu’il formule son
fameux modèle à cinq questions : « Who says what to whom in what
channel with what effects ? » (Qui dit quoi à qui par quel canal et avec
quels effets ?). Ce modèle contribue à structurer l’ensemble des
interventions du séminaire et, surtout, à les orienter vers une
problématique des effets des communications de masse. Cette
formule de Lasswell – paradigme behavioriste définissant la
communication essentiellement comme un acte de persuasion – va
éventuellement devenir le cadrage dominant pour définir l’en-
semble des problèmes de communication qui seront traités par les
spécialistes de la recherche en communication de masse aux États-
Unis (voir Simpson, 1994 ; Cmiel, 1996). Ainsi, par exemple,
comme le signale Rogers (1997), la formule de Lasswell va faire l’im-
passe sur la question du pourquoi ? Question qui serait en surplomb
et qui ouvrirait sur la problématique du contrôle social et des fonc-
tions du processus de communication dans son ensemble : pour-
quoi les organisations contrôlant les communications de masse les
font-ils fonctionner de cette manière ? Ne pourrait-on pas imaginer
d’autres fonctions essentielles à la communication de masse ?
Selon Bernard Berelson, pionnier du domaine, ce séminaire a été
un moment fondateur dans ce qui allait devenir le champ des
recherches en communication de masse aux États-Unis (Rogers,
1997, p. 221). Ce séminaire a contribué non seulement à dégager
des problématiques communes ; il a aussi permis l’établissement de
liens et de réseaux entre les premiers spécialistes intéressés par la
communication. La préparation (1941) puis l’entrée en guerre des
États-Unis (7 décembre 1941) vont susciter un bouillonnement
140 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

d’activités dans le domaine des recherches concernant la commu-


nication de masse. En fait, la plupart des spécialistes qui avaient
participé au séminaire de la fondation Rockefeller à New York en
1939-1940 se retrouveront impliqués directement dans des activi-
tés de propagande et de recherche en communication de masse,
embauchés par diverses agences du gouvernement à Washington.
Pendant les années 1941-1942, dans le contexte d’une implica-
tion appréhendée puis effective des États-Unis dans la Seconde
Guerre mondiale, de nombreux intellectuels et universitaires
américains iront ainsi s’installer à Washington D.C., embauchés
par diverses agences gouvernementales ou militaires en vue d’aider
le gouvernement à convaincre le public américain des enjeux et
conséquences liés à l’implication des États-Unis dans la guerre. Il y
aura un consensus important parmi les intellectuels sur la nécessité
d’un engagement direct des États-Unis dans la guerre et, par consé-
quent, sur l’importance primordiale d’utiliser de façon adéquate les
moyens de communication de masse pour informer et convaincre
le public américain du bien-fondé de cet engagement. Il s’est ainsi
constitué pendant la guerre un véritable collège invisible de cher-
cheurs intéressés par les questions de communication. Ces réseaux
se sont progressivement tissés à travers les rencontres formelles et
informelles de ces chercheurs travaillant dans l’un ou l’autre des
grands projets en cours de réalisation pendant cette période. On
peut évoquer de manière synthétique les principaux programmes de
recherche en communication engagés pendant cette période (Rogers,
1997, p. 12-13) – programmes qui eurent des effets à long terme sur
la construction sociale du champ des recherches en communica-
tion aux États-Unis.
Au sein de l’armée américaine, pour le compte du Pentagone, le
psychologue expérimental Carl I. Hovland (1912-1961) évalue des
films de propagande destinés à convaincre les soldats américains
en entraînement, d’une part, du bien-fondé de l’engagement des
Alliés dans la guerre, d’autre part, du fait que cette guerre pourrait
durer plus longtemps que prévu (Hovland et alii, 1949). Ces
recherches donneront naissance à une importante tradition de
recherches psychologiques en persuasion. Hovland poursuivra ses
travaux à l’université Yale à partir de 1945 (Hovland et alii, 1953).
À la bibliothèque du Congrès (Library of Congress), le polito-
logue Harold D. Lasswell (1902-1978) met au point une méthodo-
logie d’analyse de contenu et l’applique à des corpus de messages
de propagande « blanche » (destinée aux publics des pays alliés) et
de propagande « noire » (c’est-à-dire qui masque l’auteur du
message). Ces travaux sont à la base du développement de la tradi-
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 141

tion dite des « analyses de contenus » des messages médiatiques


(Lasswell et alii, 1946 ; Lasswell et alii, 1952). Les travaux de Lass-
well participent en outre à fonder le domaine d’étude des poli-
tiques de communication.
À l’agence gouvernementale créée en octobre 1941, l’Office of
Facts and Figures (OFF) – dont la mission consiste à maintenir le
moral du public américain à l’orée d’une guerre mondiale –, Wilbur
Schramm (1907-1987) travaille à la rédaction des discours du prési-
dent Roosevelt destinés à une diffusion radiophonique. En
juin 1942 – alors que les États-Unis sont officiellement en guerre
depuis décembre 1941 –, cette agence sera réorganisée et deviendra
l’Office of War Information (OWI). C’est cette agence qui est
responsable de la production des messages d’information et de
propagande destinés aux publics domestiques (propagande
blanche) et aux publics ennemis (propagande noire). Dans le cas de
la propagande blanche, l’objectif est, d’une part, d’informer le
peuple américain de la situation sur les fronts militaires et, d’autre
part, de convaincre le peuple américain qu’il est nécessaire d’effec-
tuer des sacrifices pour maintenir la liberté et la démocratie dans
les pays démocratiques européens. Dans le cas de la propagande
noire, l’objectif consiste à tenter de démoraliser les citoyens des
pays ennemis, de manière à ce qu’ils fassent pression sur leurs
gouvernements respectifs pour arrêter la guerre.
Wilbur Schramm participa à différentes réunions de planifica-
tion au sein de l’OFF/OWI ayant pour but de mettre au point ces
différentes campagnes de « communication publique » ainsi que
d’évaluer les effets de ces campagnes de communication sur les
gens. C’est dans ce contexte que Wilbur Schramm – considéré par
Everett Rogers comme le véritable fondateur du domaine d’étude
des communications aux États-Unis – développe sa vision du
champ des communications (Schramm, 1997a). Une vision néo-
humaniste, behavioriste et positiviste, définissant la communica-
tion publique d’abord comme un acte de persuasion, action suscep-
tible d’être évaluée au moyen de méthodologies surtout
quantitatives. C’est cette vision d’une communication d’abord
persuasive – dont on postule des effets directs que les chercheurs ont
à décrire et à évaluer – qui constituera le paradigme au fondement
de la création et de l’organisation des principaux programmes de
doctorat en communication aux États-Unis à partir de 1943. Sous
l’influence de Schramm, les cinq premiers programmes de doctorat
seront ainsi mis en place dans l’Iowa (1943), dans l’Illinois (1947),
dans le Wisconsin (1950), dans le Minnesota (1951) et à Stanford
(1952).
142 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

Cette manière de problématiser et de théoriser la communica-


tion constituera le paradigme dominant du domaine d’étude au
sein des principaux programmes universitaires en communication
aux États-Unis, et ce, jusqu’aux années 1960. Il faut dire que les
conditions géopolitiques de la guerre froide favoriseront une conti-
nuité dans les demandes de l’establishment militaro-gouvernemen-
tal en faveur de travaux de recherche appliquée et orientée vers la
collecte d’informations auprès des cultures et pays étrangers
– nombre des premiers travaux en communication interculturelle
verront le jour à l’occasion de contrats avec le gouvernement
américain – et vers une amélioration des techniques de persuasion
au moyen des médias modernes de communication (en résonance
avec les différents programmes de « communication et développe-
ment »). Parallèlement, les nombreux travaux empiriques menés
par les équipes dirigées par Paul F. Lazarsfeld au sein du Bureau of
Applied Social Research à l’université Columbia ouvriront vers un
paradigme alternatif, celui des effets limités des médias sur les atti-
tudes et les comportements (voir infra, chapitre 7).
Par-delà le jeu des contraintes militaires ayant présidé à l’institu-
tionnalisation du champ d’étude universitaire des communica-
tions, il faut bien voir qu’une même approche des communica-
tions de masse, un même paradigme, réunit la grande majorité des
penseurs et chercheurs ayant participé activement à la fondation
du domaine d’étude. La plupart voient en effet dans les « commu-
nications de masse » (presse, radio, cinéma et, plus tard, télévision)
un moyen privilégié pour modeler l’opinion publique dans un
contexte d’urbanisation croissante, de standardisation culturelle et
de massification des comportements. Paradoxalement, alors que les
techniques de persuasion et de propagande étaient critiquées du
fait de leur négation implicite des principes de l’éducation huma-
niste, aux yeux de ces nouveaux spécialistes en communication de
masse qui s’affirment par ailleurs humanistes, les mass media appa-
raissent comme un nouvel instrument d’éducation culturelle
susceptible de donner aux individus les moyens de s’émanciper
dans une « société de masse » devenue oppressante (cette section
s’inspire de Proulx, 2001).

La constitution d’une nouvelle discipline

La discipline académique Communication Studies émerge dans les


universités nord-américaines, pendant les années 1940, en particu-
lier vers la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au début des
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 143

années 1950 où se mettent en place les cinq premiers programmes


de doctorat en communication. Aux États-Unis, ces nouveaux
programmes ne recoupent que partiellement les activités des plus
anciens départements de Speech Communication proches de la tradi-
tion humaniste (humanities), de l’enseignement de la langue
anglaise et de la rhétorique.
Ces anciens départements ont pour origine, quant à eux, le mou-
vement d’un groupe de professeurs d’anglais qui, en 1914, se déta-
chent de leur ancienne association pour fonder la National
Association of Academic Teachers of Public Speaking : rompant
avec une vision traditionnelle centrée exclusivement sur l’anglais
écrit, ils proposent d’aborder l’enseignement de l’anglais en tant
que langue parlée. Par conséquent, ils orientent les formations vers
la rhétorique, l’art de l’éloquence et de l’argumentation. Les pre-
miers départements de speech sont créés au cours des années 1920
et 1930 : « Dans les années 1960, ces départements ajouteront sou-
vent communication à leur intitulé, puis laisseront tomber speech
dans les années 1980 » (sur ce sujet, voir Yves Winkin, 2002, qui a
effectué une recherche ethno-historique sur la formation du champ
américain de la communication).
Cette association de professeurs d’anglais deviendra ensuite la
Speech Communication Association puis, en 1997, la National
Communication Association. Cette évolution institutionnelle
marque en conséquence un élargissement des préoccupations
scientifiques de ce regroupement, d’abord proche de l’anglais et de
la rhétorique, à l’ensemble de la problématique de la communica-
tion. Elle se rapproche ainsi de l’autre association professionnelle
américaine d’importance organisée à partir des départements d’au-
diovisuel (radio et télévision) et de sciences de la communication,
l’International Communication Association (qui est en réalité une
association essentiellement états-unienne).

La situation québécoise
Au Québec et en France, sauf exception, il faudra attendre les
années 1970 pour que des filières de formation à l’information et à
la communication suscitent l’émergence d’un nouveau champ
spécifique dans les universités.
Au Québec, nous pourrions situer les premiers moments d’une
institutionnalisation d’un champ professionnel spécifique en
communication vers le début de la décennie 1960. Déjà l’implanta-
tion des deux premières chaînes de télévision de Radio-Canada à
partir de 1952, en contribuant à transformer significativement les
144 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

loisirs et les habitudes d’information et de divertissement des


citoyens, avait entraîné l’approfondissement, dans certains milieux
proches ou de l’Église catholique ou de l’éducation ou du journa-
lisme, d’une première prise de conscience des « impacts sociaux »
des médias (cinéma, presse, radio, télévision). Cette conscientisa-
tion était ainsi légèrement présente avant 1960 dans les premières
réflexions d’organismes religieux comme le Centre catholique
national ou de groupes de pression comme l’Institut canadien
d’éducation des adultes.
Mais c’est vers la fin des années 1960 et le début des années 1970
qu’une reconnaissance de la communication comme enjeu social
s’institutionnalise rapidement, en raison notamment de nombreuses
interventions de l’État (création d’organismes de réglementation,
naissance des ministères québécois et canadien des Communica-
tions). Puis naissent des syndicats regroupant les spécialistes en
communication (Fédération nationale des communications, Fédéra-
tion professionnelle des journalistes du Québec) ; des départements
universitaires en communication sont créés (Concordia, Laval,
Montréal, UQAM), qui assurent une formation académique aux
futurs professionnels et développent une expertise en recherche ; les
médias eux-mêmes diffusent un discours social à propos de leur
propre influence (pensons aux « années McLuhan »). Tous ces
facteurs contribuent à cerner approximativement un nouveau
champ de pratiques professionnelles qui aura tendance à beaucoup
se développer au cours des décennies suivantes et qui va donc susci-
ter l’émergence d’un domaine de la communication important au
sein des universités québécoises (d’après Proulx, 1996).
L’importance prise par les spécialistes en communication dans
des domaines aussi variés que le fonctionnement des organismes
publics et parapublics, le management d’entreprises privées rele-
vant de multiples secteurs, la gestion de la communication poli-
tique (niveaux local, national et international), la production
massive des marchandises culturelles – la liste pourrait s’allonger
largement – suscite donc, dès les années 1970, la création de dépar-
tements et de programmes d’enseignement de premier et deuxième
cycle en communication dans les différentes universités qui
doivent répondre à une demande sociale importante de la part de
nouvelles générations d’étudiants aspirant à des emplois dans ces
différents secteurs professionnels (pour une description de la
période d’émergence du domaine de la communication dans les
universités québécoises, voir Proulx, 1979). En 1985 est créé un
programme de doctorat conjoint en communication mettant à
contribution les ressources professorales de trois universités
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 145

(UQAM, Montréal, Concordia), permettant notamment la


rencontre fructueuse d’universitaires francophones et anglophones
issus de traditions académiques différentes. Ce mouvement d’insti-
tutionnalisation du domaine académique en communication
traversera les mêmes étapes que celles que nous allons décrire à
propos du contexte français. Au niveau des disciplines d’origine
des membres de la génération fondatrice, on remarque une diffé-
rence significative : au Québec, la sociologie est la discipline d’ori-
gine qui prédomine, contrairement au cas de la France où les
fondateurs proviennent en majorité de la sémiologie et des lettres.

Un champ morcelé
Le domaine des études en information et communication appa-
raît donc comme morcelé, hétérogène. Il s’agit d’un champ multi-
disciplinaire qui se forme à partir de sources assez diverses : études
littéraires, linguistique, sémiologie, information documentaire,
sociologie de la littérature, philosophie, psychologie, sciences
humaines, techniques et sciences de l’ingénieur. Ces conditions de
formation expliquent sans doute pourquoi il n’existe pas à ce jour
en communication une intégration des connaissances semblable à
celle que l’on retrouve dans d’autres disciplines plus classiques. Le
champ universitaire des savoirs sur la communication équivaut
aujourd’hui davantage à un carrefour de problématiques croisées
qu’à une discipline scientifique proprement dite.
Ces problématiques voient se côtoyer, et parfois s’opposer, des
paradigmes issus des trois genres que nous avons décrits dans la
première partie, qu’il s’agisse de la part expressive de la communi-
cation, à laquelle linguistique et littérature consacrent une partie
de leurs travaux, de la part argumentative, où linguistique et
sciences humaines se rencontrent, parfois tant bien que mal, ou de
la part informative, où se côtoient des approches comme la science
de l’information documentaire, le corpus de savoirs en journalisme
ou le vaste continent en cours de construction autour des
nouvelles technologies.
Ce chapitre se veut aussi l’occasion de réfléchir à la manière dont
se sont construites dans nos divers lieux d’enseignement et de
recherche, de même qu’au niveau de nos différentes approches
complémentaires ou contradictoires, les représentations que nous
avons aujourd’hui des sciences de l’information et de la communication
(SIC). Au fil des pages de ce livre, nous avons vu que le champ d’étude
de la communication était marqué par des affrontements idéolo-
giques, par des chocs épistémologiques entre paradigmes. Plutôt que
146 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

de chercher ici à contraster encore davantage ces diverses approches,


pourquoi ne pas tenter de les relier et de les faire communiquer ?
Par-delà la diversité et les divergences, nous tenterons de saisir
l’évolution du champ dans son mouvement unitaire. Cette
démarche nous conduira à fournir une appréciation critique de la
place des sciences de la communication dans l’ensemble des
savoirs : celles-ci se réduisent-elles à ne constituer qu’une addition
d’analyses fragmentaires d’objets divers sans cadrage transversal ?
Suscitent-elles au contraire l’ouverture vers un nouvel horizon
conceptuel pouvant fonder une approche spécifique, un point de
vue sur la société à partir de la communication, une véritable pers-
pective communicationnelle ? Y aurait-il enfin une « troisième voie »
nous permettant de sortir de ce dilemme ? L’interdisciplinarité,
entendue comme confrontation et hybridation de perspectives,
pourrait-elle nous conduire vers cet horizon alternatif ? Nous allons
d’abord ancrer nos réflexions par une description historique du
mouvement d’émergence et d’institutionnalisation du domaine
des sciences de l’information et de la communication en France.

L’institutionnalisation des sciences de l’information


et de la communication en France

Depuis plus d’une décennie, plusieurs chercheurs ont travaillé à


retracer le contexte académique, intellectuel et social qui a vu
naître le domaine des sciences de l’information et de la communi-
cation (SIC) en France (Boure, 1999, 2002a, 2002b ; Mattelart,
1999, 2011 ; Meyriat et Miège, 2002 ; Tétu, 2002 ; Bernard, 2002 ;
Miège, 1999 ; Pineau, 1999). À partir de ces différents travaux,
analyses et réflexions, nous allons tenter une synthèse des étapes et
faits saillants ayant marqué la constitution du champ.

Les précurseurs
À côté de l’Institut français de presse (IFP) créé en 1946, du
Centre international d’enseignement du journalisme (CIEJ) de
Strasbourg fondé en 1956 et du Centre d’études littéraires et scien-
tifiques appliquées (CELSA) créé en 1963 – trois lieux de formation
qui restaient tout de même assez spécialisés (presse, relations
publiques) –, c’est sans doute la création à Paris en 1962 du Centre
d’études des communications de masse (CECMAS) qui constitue
l’un des événements précurseurs importants dans la formation du
domaine des SIC en France.
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 147

On retrouve au CECMAS, rattaché à l’École pratique des hautes


études (EPHE) – qui deviendra plus tard l’École des hautes études
en sciences sociales (EHESS) –, des intellectuels prestigieux comme
Georges Friedmann (intéressé depuis longtemps, à côté de son
expertise en sociologie du travail, par la culture ouvrière et plus
généralement la culture de masse), Roland Barthes (qui, depuis la
publication de ses Mythologies en 1957, cherche à ancrer sa critique
idéologique des mythologies contemporaines dans de fines
analyses sémiologiques des divers discours circulant dans les
médias) et Edgar Morin (qui, avec la publication successive de Le
Cinéma ou l’Homme imaginaire en 1956, Les Stars en 1957 et L’Esprit
du temps en 1962, ouvre en France le premier chantier important
d’anthropologie et de sociologie de la culture de masse ; voir infra,
chapitre 8).
Le CECMAS assure dès sa naissance la publication de la revue
Communications qui va diffuser, pendant les dix premières années
surtout, de nombreux textes pertinents pour l’étude de la commu-
nication (textes de sociologie de la culture et de la communication
de masse en provenance à la fois des traditions critique et empi-
rique, européenne et américaine ; textes de sémiologie permettant
une première diffusion de ce type de travaux en France). La problé-
matique communicationnelle sera toutefois progressivement aban-
donnée par les chercheurs du Centre pendant les années 1960-
1970, peut-être en raison du virage scientifique d’Edgar Morin,
alors codirecteur du CECMAS avec Roland Barthes, qui choisit de
s’intéresser davantage à l’épistémologie de la complexité et à la
transdisciplinarité plutôt que de poursuivre l’étude des phéno-
mènes de communication de masse. Le CECMAS deviendra, en
1983, le CETSAP (Centre d’études transdisciplinaires : sociologie,
anthropologie, politique) puis, en 1992, le CETSAH (Centre
d’études transdisciplinaires : sociologie, anthropologie, histoire).
En 2008, il prend le nom de centre Edgar-Morin : il est constitué
d’environ quatre-vingt-dix personnes.
Il nous paraît important de mentionner aussi le rôle de Robert
Escarpit dans la formation du champ d’étude de la communication
en France. Professeur à Bordeaux, sociologue de la littérature, Escar-
pit se révèle être à la fois précurseur et fondateur. Il est précurseur
puisque, dès 1958, à partir de ses travaux sur la littérature, il
marque un premier intérêt pour la communication à partir d’une
interrogation sur la réception : « La littéralité se situe dans la
lecture, dans la manière de lire, dans la manière de recevoir le
message écrit. C’est une idée qui s’est imposée à moi de plus en
plus fort » (cité par Tétu, 2002, p. 75).
148 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

Ses problématiques de recherche vont ainsi inscrire la littérature


dans la communication ; il s’intéresse en particulier aux « tech-
niques artistiques de masse ». Son intérêt pour la communication
sera soutenu pendant tout le reste de sa carrière. Après son étude
sur la révolution du livre (1965) et ses réflexions sur l’écrit et la
communication (1973), il publiera en 1976 sa Théorie générale de
l’information et de la communication, « première et courageuse tenta-
tive en langue française pour donner une base théorique à l’en-
semble du domaine des SIC » (Meyriat et Miège, 2002, p. 54).
Robert Escarpit est par ailleurs un fondateur de la discipline en
raison de son rôle clef dans le travail stratégique de reconnaissance
institutionnelle des SIC, dont il est l’un des initiateurs majeurs
(rôle que nous décrirons plus loin) (voir Tétu, 2002, p. 75-76). C’est
lui qui prononcera la conférence inaugurale intitulée « Une
nouvelle épistémologie de la communication » lors du premier
congrès de la Société française des sciences de l’information et de la
communication (SFSIC) tenu à Compiègne en avril 1978.

La création d’une société savante


Le Comité des sciences de l’information et de la communication
créé en février 1972 se transforme à partir de 1975 en une société
savante : la Société française des sciences de l’information et de la
communication (SFSIC). Cette association regroupe depuis lors la
majorité des enseignants-chercheurs du domaine. Chapeautée par
un bureau national de direction, structurée en différents comités
de travail, elle organise de manière régulière, généralement tous les
deux ans, des congrès scientifiques permettant l’échange entre
pairs de même que la présentation publique de résultats de travaux
réalisés par des chercheurs reconnus ou par des étudiants. Ces
différentes activités ont permis de raffermir la constitution d’une
communauté scientifique dont l’existence demeure une condition
nécessaire au développement du domaine des SIC. L’association
joue aussi un rôle de représentation autant auprès de l’opinion
publique que des instances pédagogiques et gouvernementales et
des autres regroupements professionnels, ce qui assure une visibi-
lité du champ des SIC dans la société française et aussi européenne.

Une première impulsion en provenance d’un besoin de


formation professionnelle
Selon Meyriat et Miège (2002, p. 46-52), la pression détermi-
nante qui va agir sur la constitution du champ vient d’abord d’une
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 149

demande de programmes d’enseignement professionnel en infor-


mation et communication dans les universités. Dès 1967 et jusqu’à
1974, neuf instituts universitaires de technologie (IUT) et leurs
départements « Carrières de l’information » seront ainsi habilités à
dispenser des enseignements en « information et documentation »
et/ou en « communication [pas encore spécifiée] “d’entreprise” » :
Besançon, Bordeaux, Dijon, Grenoble, Nancy, Paris, Strasbourg,
Toulouse, Tours. La première impulsion vient donc d’une filière de
formation à finalité nettement professionnelle. Cette filière
débouche sur des métiers spécifiques (journalisme, publicité,
communication d’entreprise, documentation, métiers du livre,
etc.). Puis, de 1972 à 1974, quatre maîtrises de sciences techniques
(MST) sont créées (Bordeaux, Grenoble, Paris, Strasbourg) : il s’agit
aussi de diplômes à finalité professionnelle. Les enseignants-cher-
cheurs de cette seconde filière sont devant une double exigence
quasi contradictoire : assurer une formation professionnelle aux
étudiants en même temps qu’une formation plus fondamentale,
propre à un niveau de deuxième cycle. Il s’y trouve là une motiva-
tion structurelle suffisante pour entraîner de nombreux ensei-
gnants-chercheurs à vouloir s’associer aux échanges et débats
entourant la possible création d’un nouveau domaine des SIC.
À partir de 1975, à la suite des efforts institutionnels que nous
décrirons plus loin, les universités françaises créeront plusieurs
diplômes d’études supérieures spécialisées (DESS) en même temps
que des diplômes d’études approfondies (DEA). Ainsi, en 1985, on
comptait en France huit formations de DEA reliées aux sciences de
l’information et de la communication. Meyriat et Miège signalent
par ailleurs l’existence, depuis la décennie 1960, à l’extérieur
comme à l’intérieur des universités, de nombreuses formations aux
« techniques d’expression et de communication », formations aux
contours plutôt flous, aux contenus hétérogènes, parfois proches
de l’art oratoire, et comportant une grande diversité d’intitulés
(expression française, relations humaines, expression de la pensée,
expression générale, etc.). Les enseignants responsables de ce
dernier type de formation bénéficieront d’une faible reconnais-
sance institutionnelle et d’une légitimité scientifique discutée au
sein des universités. Selon Meyriat et Miège, plusieurs d’entre eux
rejoindront progressivement les SIC.

Une stratégie d’abord institutionnelle


Avec la création attendue de filières de formation de deuxième
cycle, l’aspiration à la création de programmes de troisième cycle
150 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

et, par conséquent, le développement éventuel d’activités de


recherche, il devient urgent de délimiter et stabiliser un champ
scientifique spécifique et relativement autonome. Ce besoin appa-
raît nécessaire pour permettre notamment l’intégration des ensei-
gnants-chercheurs alors dispersés à la fois géographiquement et du
point de vue de leurs disciplines d’origine, au sein d’une même
communauté scientifique. On pense que cette dernière pourra agir
comme moteur éventuel de reconnaissance et de légitimation de
leurs activités d’enseignement et de recherche.
La stratégie adoptée par les initiateurs sera d’abord institution-
nelle. À l’initiative de Roland Barthes (sémiologue et littéraire),
Robert Escarpit (sociologue de la littérature) et Jean Meyriat
(spécialiste de l’information documentaire), une réunion est
convoquée le 25 février 1972 à la Maison des sciences de l’homme
de Paris à laquelle participent quarante-quatre personnes (voir
Tétu, 2002). Un Comité des sciences de l’information et de la
communication est alors mis sur pied. Ce comité se fixe trois objec-
tifs : obtenir une nouvelle section consacrée au SIC à l’intérieur du
Comité consultatif des universités (CCU) ; faire reconnaître les SIC
comme une spécialité admissible à la délivrance de doctorats ;
susciter la création d’une section disciplinaire au sein du CNRS.
En sus de son travail proprement institutionnel, ce comité
jouera un rôle déterminant en matière de clarification terminolo-
gique et conceptuelle du domaine des SIC. Du côté des « connais-
sances fondamentales », il identifie ainsi la sémiologie, la sociolo-
gie de l’information et de la communication, l’histoire de
l’information, l’étude des systèmes juridiques, économiques et
politiques de l’information, la théorie de l’information, la commu-
nication de masse et la sociologie de la littérature comme étant les
composantes principales. Du côté des « connaissances appli-
quées », le comité retient la bibliologie, la documentologie, la
filmologie, les études de presse, la publicité et le marketing, les
études de relations sociales, l’animation socioculturelle et les
sciences du spectacle (Meyriat et Miège, 2002, p. 56-57). Le comité
délimite ainsi une première cartographie du domaine, construite
de manière pragmatique à partir des activités, perceptions et inté-
rêts des premiers acteurs impliqués, ce qui explique son caractère
hétéroclite et sans cohérence théorique apparente.
En moins de trois ans, le comité atteint ses deux premiers objec-
tifs institutionnels : d’une part, les SIC sont reconnues comme
« interdiscipline » et constituent la 52e section du CCU à partir du
20 janvier 1975 (qui deviendra la 71e section en février 1983, le
CCU se transformant quant à lui en Comité national des universi-
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 151

tés [CNU] en janvier 1987), instance qui assure le contrôle en


matière de recrutement et de promotion des enseignants ; d’autre
part, cinq universités obtiendront l’habilitation à décerner des DEA
et des doctorats de troisième cycle à partir de la rentrée 1975
(Bordeaux, EHESS, Grenoble, Nice, Paris).
En revanche, le comité échouera à faire reconnaître les SIC en
tant que section disciplinaire au sein du CNRS. Un « programme de
recherche sur les sciences de la communication » y sera toutefois
mis sur pied de 1985 à 1995 et dirigé par Dominique Wolton, pro-
gramme ayant permis de subventionner les activités de recherche
de nombreuses équipes en communication, mais sans toutefois per-
mettre la création d’une véritable « section » au sein du CNRS (voir
Wolton, 1997a, 1997b ; Meyriat, 1992 ; Boure, 2002b ; Meyriat et
Miège, 2002).
Ce n’est finalement qu’en 2000 qu’un département « Sciences et
techniques de l’information et de la communication » (STIC)
(regroupant avant tout deux sections : informatique et robotique)
sera créé au CNRS. Malheureusement, cette nouvelle instance fut
davantage investie par les sciences de l’ingénieur que par les
sciences humaines et sociales et ne concernera qu’une partie du
genre informationnel. En juin 2007, sous l’impulsion de
Dominique Wolton, est créé l’Institut des sciences de la communi-
cation du CNRS (ISCC) qui est une structure transverse et interdis-
ciplinaire consacrée aux sciences de la communication et à l’inter-
disciplinarité.
La 52e puis la 71e section du CCU (devenu CNU) poursuivront la
tâche de délimitation conceptuelle des SIC amorcée par le premier
comité. Ainsi, en juin 1985, la seconde produit un document préci-
sant mieux les champs de compétence couverts par l’appellation
« SIC » (cité dans Meyriat et Miège, 2002, p. 60) : « Il est affirmé que
leur domaine est résolument interdisciplinaire et recouvre princi-
palement :
– les études sur les notions d’information et de communication,
sur leurs relations, sur la nature des phénomènes ainsi désignés,
ainsi que les analyses philosophiques, épistémologiques, méthodo-
logiques, logiques, mathématiques de ces phénomènes ;
– l’étude de l’information et de son contenu, de ses propriétés,
de sa représentation ;
– l’étude des systèmes d’information et des modèles documen-
taires, informatiques et autres qu’ils mettent en œuvre ;
– l’étude des médias de la communication sous leurs divers
aspects ;
152 F ONDEMENTS DES THÉORIES DE LA COMMUNICATION

– l’étude du fonctionnement des processus de communication et


des productions et usages de la communication ;
– l’étude des acteurs de la communication et des agents du trai-
tement et du transfert de l’information, de leur formation, de leurs
professions. »
Selon ces deux auteurs, ces efforts de délimitation du domaine
produisent une première caractérisation d’un « noyau dur » des SIC
(voir aussi Boure, 1999, 2002b). En regard de ce premier travail de
délimitation conceptuelle, un double constat s’impose. D’une part,
force est de constater qu’il s’agit d’un travail essentiellement insti-
tutionnel et vertical (du haut vers le bas) qui ne recouvre pas néces-
sairement les pratiques effectives de recherche et d’enseignement
des membres de la communauté des SIC (sans parler des frictions et
frottements avec les disciplines situées dans les marges de ce péri-
mètre conceptuel, voir Ollivier, 2001).
D’autre part, cet effort de définition illustre une réelle difficulté
à concilier les aires épistémologiques délimitées respectivement par
la notion d’information et par celle de communication. Ce « cou-
plage forcé » entre les deux termes a d’ailleurs pour origine les
toutes premières discussions sur l’appellation à retenir pour dési-
gner le domaine, discussions animées ayant constitué une bonne
partie des échanges lors de la rencontre de fondation du premier
comité des SIC le 25 février 1972 : « Le terme « SIC » est finalement
conservé, pour des raisons d’efficacité : le sentiment prévaut que le
mot plus concret d’« information » précise un peu la notion vague
de communication ; ce couplage permet en même temps de servir les
intérêts de plusieurs groupes distincts de spécialistes, sans prendre
une position définitive sur l’épistémologie du domaine. Il est
convenu qu’il inclut les études sur la signification, sans qu’il soit
nécessaire d’alourdir l’expression retenue en y ajoutant un troi-
sième vocable : le signe a bien pour fonction d’établir une commu-
nication » (Meyriat, 1992, repris en 1999, p. 15).
Ce couplage entre information et communication a donc per-
duré jusqu’à nos jours, ce qui explique peut-être en partie l’incon-
fort ressenti pendant un certain temps, au sein de la communauté
des SIC, par de nombreux enseignants-chercheurs associés avant
tout au domaine des sciences de l’information et de la documenta-
tion et qui s’y sentaient minoritaires (voir Couzinet 2002a, 2002b ;
Palermiti et Polity, 2002). Cette liaison institutionnelle obligée
entre information et communication constitue une « exception
française » en ce sens que, dans la majorité des autres pays euro-
péens et en Amérique du Nord, les deux aires relèvent respective-
ment de domaines scientifiques distincts (sciences de l’information,
G ÉNÉALOGIE DES THÉORIES MODERNES DE LA COMMUNICATION 153

sciences de la communication) et donnent lieu à la formation d’as-


sociations professionnelles propres. Il faudra voir avec le temps si ce
« mariage forcé » provoquera une paralysie institutionnelle condui-
sant à terme au divorce entre les deux communautés d’enseignants-
chercheurs ou si, au contraire, cette contrainte (pour ne pas dire
cette double contrainte) provoquera une inventivité conceptuelle
riche en développements théoriques futurs. Pour l’heure, dans la
décennie 2010, la SFSIC apparaît vivante et dynamique.
7/Enquêtes empiriques
sur le pouvoir des médias

C’est aux États-Unis, dans les décennies 1930 et 1940, que naît
l’une des traditions de recherche qui deviendra déterminante pour
le développement d’un domaine universitaire propre aux sciences
de l’information et de la communication. Cette tradition de
sciences sociales, dite des media studies, va ainsi prendre pour
objets l’impact et la signification de la presse, du cinéma et de la
radio dans la vie des gens.
Ainsi, pour revenir aux trois apports principaux constituant les
fondements des théories modernes de la communication décrits au
chapitre précédent, nous constatons que cette tradition des media
studies se situe en quelque sorte au croisement de ces trois pôles :
elle se constitue d’abord essentiellement à travers l’apport décisif
des sciences humaines et sociales à l’étude de la communication de
masse ; en second lieu, le privilège que cette tradition empirique
accorde aux phénomènes d’influence et de persuasion entre en
résonance avec les problématiques de la rhétorique décrites précé-
demment ; finalement, le « schéma canonique » de la communica-
tion sociale implicite dans la tradition des media studies s’inspire
directement du modèle de Shannon, lui-même proche de la cyber-
nétique naissante.
D’ailleurs, la référence explicite à la théorie de l’information de
Shannon et à la cybernétique constituera souvent, dans les
années 1950 et 1960 aux États-Unis, une stratégie utilisée par les
156 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

chercheurs de cette tradition pour tenter de légitimer la scientifi-


cité de leur démarche (stratégie malhabile, selon nous, parce qu’il
n’y a pas de lien direct entre le projet scientifique interdisciplinaire
de la cybernétique et la pratique effective de ces chercheurs
s’appuyant sur une méthodologie de sciences sociales).
Au début des années 1950, la dissémination rapide de la télévi-
sion exercera une forte séduction sur nombre d’universitaires et
chercheurs s’identifiant aux divers courants des media studies. Puis,
les nouvelles technologies de l’information et de la communica-
tion constitueront le nouvel objet de prédilection pour des cher-
cheurs qui inventeront de nouvelles approches (voir infra,
chapitre 11, pour une description de ces nouveaux courants).
Il faudra attendre l’arrivée d’Internet pour voir surgir le même
engouement éprouvé par les chercheurs face au nouvel objet tech-
nique que constituait jadis la télévision. Le propre des premiers
courants d’enquêtes empiriques est d’avoir pensé essentiellement
la question de l’influence sociale et politique des médias à partir
d’un usage privilégié de la catégorie sociologique de l’« effet », en
particulier de l’effet à court terme. L’influence médiatique est donc
pensée ici sous l’emprise du « schéma canonique » de la communi-
cation où des émetteurs veulent atteindre des récepteurs en vue de
leur faire adopter leur point de vue : « qui dit quoi à qui par quel
canal avec quels effets ? » pour reprendre la formulation de Lasswell
que nous mentionnions précédemment.
La communication de masse est donc pensée à travers le registre
du convaincre, de la persuasion (voir supra, chapitres 4 et 6). Des
émetteurs (annonceurs, publicitaires, candidats électoraux) ont des
choses à dire à des récepteurs, et le recours aux médias électroni-
ques de diffusion peut sans doute faire la différence au niveau de
l’ampleur et de la vigueur de l’impact du message sur les audiences.
C’est en tout cas le postulat théorique qui sera à la base de la for-
mulation des hypothèses qui seront testées dans les enquêtes empi-
riques sur les effets des médias.
Avec le recul que nous pouvons avoir aujourd’hui en regard de
cette importante tradition empirique, force est de constater que ces
chercheurs s’inspirent d’un schéma fort simplifié de la communi-
cation qui – contrairement aux travaux antérieurs de la rhétorique
qui accordaient une place importante aux auditoires, approches
qu’ils ne connaissaient sans doute pas – ne faisait que peu de place
au pôle de la réception (thématique sur laquelle nous reviendrons
au chapitre 10). Pour résumer, les nouveaux « moyens modernes de
diffusion » sont perçus par les décideurs et les chercheurs comme
E NQUÊTES EMPIRIQUES SUR LE POUVOIR DES MÉDIAS 157

des agents puissants de persuasion et souvent associés, comme


nous l’avons vu au chapitre précédent, à l’usage de la propagande.
Cette perception sera renforcée par le fait que plusieurs universi-
taires engagés par les agences gouvernementales américaines pour
travailler au sein des institutions de propagande alliée retourne-
ront, après la guerre, dans leurs alma mater respectives pour y déve-
lopper leur expertise en matière de communication persuasive.
Attendu la connotation négative associée à l’expression « propa-
gande », ces universitaires auront progressivement tendance à
employer les termes fédérateurs de « persuasion » et de « communi-
cation de masse » pour désigner le nouveau secteur d’études en
émergence ayant pour objets la formation de l’opinion publique,
les effets de la publicité et la psychologie sociale de la communica-
tion. C’est par une volonté de se différencier d’avec cette tendance
dominante des recherches orientées vers la persuasion (fondée sur
la conviction d’un fort impact des médias sur les gens) que l’on
peut situer l’émergence d’un important courant de recherches sur
les effets qui sera éventuellement connu sous l’appellation de
l’« école de Columbia ».

L’école de Columbia et le paradigme des effets limités

Paul F. Lazarsfeld (1901-1976) va jouer un rôle primordial dans


le développement des études empiriques sur les effets des commu-
nications de masse (cette section d’après : Proulx, 2001). Alors qu’il
est encore à Vienne, sa ville natale, au début des années 1930, Paul
F. Lazarsfeld réalise en équipe une recherche sur les conditions
sociales du chômage dans la petite ville autrichienne de Marienthal
(Jahoda, Lazarsfeld, Zeisel, 1971 ; voir Isambert, 1998). Il est inté-
ressant de souligner que cette enquête s’inscrit à l’époque dans une
perspective politique militante : Lazarsfeld cherche à comprendre
pourquoi la condition de chômeur semble démotiver politique-
ment les ouvriers alors que l’on aurait pu penser l’inverse (Laut-
man, Lécuyer, 1998b, p. 10). Les résultats de cette monographie –
associant chômage et apathie morale et politique – sont diffusés
parmi les psychologues et les sociologues allemands.
Ayant eu vent de cette enquête, les responsables de la Fondation
Rockefeller offrent une bourse d’études d’un an à Lazarsfeld qui
l’accepte et vient donc s’établir à New York en octobre 1933. Formé
en mathématiques et en sciences politiques, spécialiste des sciences
sociales appliquées, Lazarsfeld a plus d’une corde à son arc car il a
aussi par ailleurs inventé le domaine des « études de marché », ce
158 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

qui constitue une intéressante source de revenus pour le finance-


ment parallèle de recherches sociales ne pouvant que difficilement
se trouver des commanditaires (Schramm, 1997b). Il décide de rési-
der en permanence aux États-Unis.
Comme de nombreux chercheurs américains en sciences
sociales de cette époque – marqués par la nouvelle popularité des
statistiques et des méthodes quantitatives et la montée du para-
digme positiviste en sciences sociales – Lazarsfeld se montre inté-
ressé à produire des « preuves scientifiques » à propos des soi-disant
impacts appréhendés des médias sur les attitudes et les comporte-
ments des individus. Il ne s’agit pas ici de réduire l’action scientifi-
que de Lazarsfeld à un strict rôle de méthodologue – il était au con-
traire un penseur social d’envergure s’inscrivant en continuité avec
le courant de la sociologie compréhensive (Boudon, 1998) – il n’en
demeure pas moins que Lazarsfeld innove en matière de recherches
sur les communications de masse en insistant sur la nécessité de
produire des données empiriques pour fonder tous les discours
analytiques sur les effets des mass media.
La Fondation Rockefeller subventionne donc le Radio Research
Project que présente Lazarsfeld. Ainsi, il constitue des équipes pour
étudier à l’aide des méthodes empiriques des sciences sociales
appliquées, la signification et les impacts de ces nouveaux médias
– en particulier, la radio – dans la vie des gens. Après un court pas-
sage à Newark puis à Princeton, Paul Lazarsfeld et les membres de
ses équipes s’établissent en 1940 à l’université Columbia de New
York, au Bureau of Applied Social Research.
De 1941 à 1951, le Bureau est codirigé par Paul Lazarsfeld et
Robert K. Merton, ce dernier considéré aujourd’hui comme ayant
été l’un des grands sociologues fonctionnalistes de ce siècle. Ces
deux professeurs et chercheurs, membres tous les deux du départe-
ment de sociologie de l’université Columbia, formeront un tandem
fort dynamique. Alors que Lazarsfeld est davantage porté sur la
mise en place de dispositifs méthodologiques sophistiqués, Merton
développe l’appareillage conceptuel et théorique nécessaire à la
réalisation des enquêtes de terrain, notamment à partir de ses
« théories intermédiaires » (middle-range theories) soulignant le rôle
fondamental de certaines institutions – comme l’État, la bureaucra-
tie ou les moyens modernes de communication – dans le fonction-
nement de la société (voir Proulx, 1995).
C’est ainsi que se constituait, à côté du paradigme de Wilbur
Schramm et Harold Lasswell, un second courant de recherches
empiriques concernant les effets des médias. Les chercheurs du
Bureau se donnaient ainsi pour objectif d’évaluer précisément le
E NQUÊTES EMPIRIQUES SUR LE POUVOIR DES MÉDIAS 159

rôle des médias – surtout la presse écrite et la radio – dans la forma-


tion des opinions et dans la prise de décision individuelle (en parti-
culier en matière d’opinions politiques, de comportements
d’achats et d’usages des différents médias).
Ces chercheurs ressentaient un malaise face aux discours des
sociologues critiques de la massification de la société et de la
culture (comme Adorno ou Horkheimer : voir infra, chapitre 8). Ils
considéraient que ce type de discours critique n’était que « philoso-
phique » et « spéculatif » ; en d’autres mots, que ces critiques ne
s’appuyaient pas sur des faits prouvés et démontrés hors de tout
doute raisonnable. Puisant aux canons du positivisme et des
sciences sociales appliquées, Paul Lazarsfeld et les membres de ses
équipes espéraient établir de manière scientifique la nature exacte
des impacts des médias sur les gens.

La critique du modèle de la « seringue hypodermique »


L’essentiel des contributions de ces chercheurs – que l’on appel-
lera donc plus tard l’école de Columbia – a d’abord porté sur le rôle
des médias dans les élections présidentielles américaines : comment
les campagnes radiophoniques et les couvertures de presse écrite
ont-elles pu jouer un rôle dans les changements d’attitudes des élec-
teurs et dans leur prise de décision définitive en regard du vote ? La
grande préoccupation de ces chercheurs concernait ainsi les effets
des médias. Même s’ils étudiaient les contenus des messages ou les
caractéristiques des audiences – ce qui a été effectivement les deux
tendances dominantes des recherches de cette époque –, c’était
aussi, en dernière instance, pour aborder la problématique des effets
soit alors par le biais des stratégies rhétoriques utilisées dans la con-
fection des messages, soit dans l’identification des publics effective-
ment atteints par des messages ou des supports donnés.
S’opposant aux affirmations des tenants de l’attribution d’un
pouvoir de persuasion très important aux médias – pensons ici à la
fameuse métaphore de l’action des médias comme « seringue hypo-
dermique » : les médias injecteraient modèles de comportement et
attitudes dans la conscience d’individus passifs et atomisés consti-
tuant une masse amorphe – la thèse principale de l’école de Colum-
bia consistera à démontrer que la « communication de masse » n’a
pas l’efficacité nécessaire et suffisante pour modifier significative-
ment (à elle seule) les attitudes ou les comportements des utilisa-
teurs des médias.
La « communication de masse » n’agissant qu’au sein d’un
réseau complexe de canaux d’influence, le pouvoir des médias
160 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

consisterait plutôt à renforcer les facteurs de changement déjà exis-


tants chez les individus. Paul Lazarsfeld et Elihu Katz raffinèrent le
« paradigme des effets limités » en élaborant l’hypothèse du « flux
communicationnel en deux temps » : il existerait des leaders d’opi-
nion qui sélectionneraient et filtreraient les messages diffusés par
les médias. Ils joue raient ainsi un rôle de média teurs entre les
médias et la masse d’indi vi dus com po sant les publics (Katz et
Lazarsfeld, 1955).
Les travaux empiriques de cette période des décennies 1940 et
1950 vont connaître des développements majeurs dans trois
domaines connexes de recherches en communication reliés indi-
rectement à la question de l’influence des médias (Cmiel, 1996).
D’abord, le pouvoir des petits groupes : c’est grâce à celui-ci que
leurs membres ont pu résister à la propagande des années de guerre
et aujourd’hui, aux injonctions de la communication de masse
(Shils et Janowitz, 1948). Ensuite, la « sincérité » des orateurs qui se
produisent à la radio (stars, personnalités politiques) est examinée
par les chercheurs, d’abord sous l’angle de sa simulation permise
par la transmission radiophonique (Cantril et Allport, 1935), mais
surtout à partir d’une analyse de cas mettant en scène la chanteuse
Kate Smith qui, via un « radiothon » de dix-huit heures tenu le
21 septembre 1943, réussit à « communiquer sa sincérité et son
patriotisme » au point de susciter un vaste mouvement d’achat de
« bons de la victoire » (war bonds) auprès d’un public américain
enthousiaste et abandonnant son cynisme à l’égard d’un pouvoir
politique jugé trop manipulateur (Merton, 1946). Enfin, troisième
objet de recherche : la contribution des rituels de réception suscités
par la communication de masse à la création d’un sentiment com-
munautaire, en particulier à l’échelle de l’État-nation (Bryson,
1948). Les médias susciteraient de la solidarité et du lien social
auprès de cette « communauté invisible » des auditeurs réunis
autour de chaque poste, dans chaque foyer du territoire national.
Les médias de masse viendraient ici contrecarrer l’anomie apparue
avec la modernité (Hovland, 1948).
Pour résumer, trois variables émergent des travaux du Bureau et
viennent infirmer l’argument attribuant aux médias un fort pou-
voir de persuasion directe : la sélectivité individuelle (les membres des
publics sélectionnent les messages – aux niveaux de la réception,
de la perception et de la rétention – en fonction de leurs compéten-
ces sociale ou cognitive et de leurs convictions préalables), les
réseaux de relations interpersonnelles (le pouvoir personnel des indivi-
dus qui entourent le consommateur de média constitue un facteur
décisif de changement), la dimension temporelle (les changements
E NQUÊTES EMPIRIQUES SUR LE POUVOIR DES MÉDIAS 161

d’attitudes et de comportements ne sont pas immédiats ; ils se pro-


duisent suivant des cycles temporels lents) (Katz, 1989b).

L’influence limitée des médias


Les chercheurs de Columbia viennent ainsi contredire les
croyances et les convictions des essayistes critiques voulant que les
mass media soient des facteurs décisifs d’influence sociale. Selon
eux, ce sont les relations interpersonnelles qui auraient une impor-
tance significative dans les changements d’opinions ; les médias
n’auraient donc qu’une influence limitée – c’est-à-dire indirecte au
sens où d’autres variables s’interposeraient entre le message et le
public cible pour expliquer la nature de l’influence – sur les usa-
gers. Ces conclusions – pourtant qualifiées par plusieurs (dont
Todd Gitlin, 1978) de « paradigme dominant » en sociologie des
médias – ne réussiront jamais vraiment à faire l’unanimité auprès
de la majorité des chercheurs en communication.
Une faiblesse épistémologique majeure réside dans la définition
du concept d’effets adopté par les chercheurs du Bureau : il s’agit
d’une définition trop étroite qui limite le concept à la probléma-
tique des effets « attendus » alors que des effets dits pervers peuvent
être non anticipés. De la même manière, on ne pense que l’in-
fluence des contenus des messages sans prendre en compte l’action
du medium en tant que véhicule sensoriel et cognitif et cela, indé-
pendamment des contenus transmis. Enfin, ces chercheurs ne consi-
dèrent les messages que comme conçus intentionnellement pour
influencer à court terme (et non à long terme) les opinions (et non
l’ensemble du cadre culturel et idéologique) des individus (et non
des institutions ou de la vie collective).

La première génération de travaux

Les travaux de ces chercheurs empruntaient au paradigme posi-


tiviste de la connaissance scientifique. Autrement dit, ils postu-
laient que les faits scientifiques construits étaient neutres et objectifs
et que la méthodologie utilisée s’inspirait des règles de certitude et
d’exactitude des sciences physiques. Ils étaient ainsi convaincus
que les données qu’ils accumulaient permettraient de clarifier ces
débats autour du pouvoir des médias sur les individus.
Jusqu’au début des années 1960, leurs objets d’analyse concer-
naient essentiellement deux thèmes : la description qualitative et
quantitative des audiences ; la mesure de l’efficacité à court terme des
162 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

médias sur les individus, soit les effets directement et immédiate-


ment perceptibles des messages sur les individus considérés comme
« récepteurs ». Par ailleurs, les nombreuses études fondées sur les
techniques d’analyse de contenu des messages étaient considérées
comme une autre manière d’approcher la mesure de l’efficacité des
médias.

La description des audiences


En ce qui concerne les audiences, parmi les principaux résultats
de cette première génération de recherches, on constata que les
individus passaient relativement beaucoup de temps avec les
médias et que leur usage était généralisé à toutes les strates de la
population. Il y avait aussi un effet d’amplification croisée dans
l’usage parallèle de plusieurs médias, ainsi, l’utilisation importante
d’un média par un usager entraînait chez lui une forte propension
à utiliser aussi d’autres médias. Par exemple, le lecteur assidu d’un
quotidien était porté vers la radio pour y suivre les bulletins
d’information. De plus, les comportements et attitudes face aux
médias tendaient à se banaliser, l’usage des médias devenant pro-
gressivement partie intégrante du « style de vie ».
Compte tenu de certaines récurrences dans l’utilisation des
médias et de certains goûts affirmés des publics, un modèle relati-
vement homogène et stable de préférences et d’intérêts des audien-
ces tendait à apparaître. En même temps, il existait des corrélations
entre les caractéristiques spécifiques de certains publics et des usa-
ges particuliers des médias. Ainsi, on découvrait que les jeunes
allaient davantage au cinéma, que les hommes lisaient davantage
les journaux, que les femmes regardaient davantage la télévision,
etc. Les individus retireraient donc des satisfactions subjectives de
l’usage des médias : ce sera là le thème qui sera largement exploité
par le courant des Uses and Gratifications que nous aborderons plus
loin. Finalement, le contexte des relations interpersonnelles sem-
blait influencer de manière décisive le type d’usage que les indivi-
dus faisaient des médias.
Signalons finalement que dans cette première génération de tra-
vaux empiriques, la distinction entre les genres de programmes
(information, divertissement, publicité, etc.) n’était pas encore
prise en compte systématiquement dans le design des dispositifs de
recherche. De sorte que si l’on reprenait notre propre typologie des
genres de la communication (voir supra, chapitre 2) pour faire
l’examen de ces travaux, il apparaîtrait que ces premières
E NQUÊTES EMPIRIQUES SUR LE POUVOIR DES MÉDIAS 163

approches se situaient surtout dans le cadre de l’argumentatif plu-


tôt que de l’informatif ou de l’expressif.

L’influence relative de la communication de masse


Une synthèse des recherches sur l’efficacité à court terme des
médias conduisit J. T. Klapper, en 1960, à la généralisation men-
tionnée plus haut : la communication de masse n’avait pas une effi-
cacité nécessaire et suffisante pour conduire à un changement
d’attitudes chez les récepteurs. En d’autres mots, la communication
de masse n’agissait qu’au sein d’un réseau complexe de canaux
possibles d’influence. Cette proposition générale se fondait sur une
série de constats tirés de l’accumulation des données empiriques
produites pendant plus de deux décennies.
Un message est efficace dans la mesure où il renforce des atti-
tudes et opinions déjà existantes. Le prestige de l’émetteur – et
l’évaluation subjective que le récepteur peut en faire – influe de
manière déterminante sur l’efficacité de la communication. Si un
émetteur spécifique possède le monopole des sources de diffusion,
cela tend à favoriser l’efficacité de la communication. La non-fami-
liarité d’un public avec le contenu diffusé peut favoriser l’efficacité
de la communication. La sélection et l’interprétation par les récep-
teurs du contenu des messages diffusés sont fonction de leurs
opinions et intérêts. Le réseau de relations interpersonnelles du
récepteur influence l’efficacité de la communication. Il est remar-
quable de constater le parallèle entre tous ces constats empiriques
et les travaux plus anciens issus de la rhétorique.
Ces résultats empiriques s’opposaient ainsi aux affirmations des
théoriciens de la société de masse (thèses que nous présenterons au
chapitre 8). En effet, décrivant les audiences soumises au harcèle-
ment des médias, les essayistes et analystes critiques de la société
de masse affirmaient que cette dernière affaiblissait l’influence des
groupes primaires, les communications informelles étant amenées
à s’effacer devant la diffusion omniprésente des messages média-
tiques.
Ces essayistes définissaient en outre les audiences de masse
comme atomisées : une fois passé le feu des médias, il ne restait
plus, selon eux, qu’un magma d’individus isolés et anonymes.
Quant à l’influence proprement dite des médias, les théoriciens de
la société de masse la jugeaient très puissante, les moyens
modernes de diffusion influençant de manière décisive, selon eux,
les attitudes et les opinions de cette masse d’individus isolés et
164 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

manipulés par des élites qui contrôleraient économiquement et


idéologiquement les médias grand public.
Or les conclusions des chercheurs de Columbia étaient diamé-
tralement opposées. Il n’y aurait pas d’atomisation du public
puisque les recherches sur les réseaux d’opinion montraient
l’importance très grande des leaders d’opinion et du groupe de
référence dans un processus d’influence en deux temps (two-step
flow of communication) parmi les publics.
Sans pouvoir l’exclure systématiquement, il n’y aurait pas non
plus une association immédiate entre les phénomènes de commu-
nication de masse et la mise en place de dispositifs de « manipula-
tion des consciences ». D’une part, les recherches sur les groupes de
référence et l’influence personnelle démontraient la complexité du
processus engendré par les médias. Leur influence n’était ni cer-
taine ni évidente, comme le prouvait l’échec de certaines campa-
gnes politiques et publicitaires qui provoquaient l’effet inverse de
celui attendu (l’effet boomerang). Comment l’expliquer ? D’autre
part, la synthèse de Klapper montrait que l’efficacité à court terme
des médias était relativement faible.

Les limites de l’école de Columbia

Ces vingt-cinq années de recherches empiriques (1940-1965)


auraient pu contribuer à clore le débat idéologique concernant
l’influence des moyens modernes de diffusion dans les sociétés
industrielles contemporaines. Mais ce serait oublier que cette
approche positive dans la construction des faits scientifiques était
elle-même idéologique.
Il n’y avait pas d’un côté les tenants d’une idéologie (en l’occur-
rence les critiques de la société et de la culture de masse) et, de
l’autre, les tenants de la vérité (en l’occurrence les chercheurs
empiriques). La réalité était plus complexe : le courant empirique
était lui-même idéologique. Ce sont les chercheurs fonctionnalistes
américains, préoccupés par l’étude de « ce que les gens font avec
leur usage des médias » plutôt que par « ce que les médias peuvent
faire à court terme aux individus » qui, les premiers, soulignèrent ce
point.
L’insistance des empiristes à vouloir étudier l’impact immédiat
et à court terme de la communication de masse sur les modifica-
tions quasi spontanées des opinions et comportements des indivi-
dus masquait un modèle implicite de la communication mécaniste
et simpliste. En ne développant qu’insuffisamment leurs modèles
E NQUÊTES EMPIRIQUES SUR LE POUVOIR DES MÉDIAS 165

théoriques, les empiristes en arrivaient à reposer toujours les


mêmes questions simples, celles qu’acceptait le cadre behavioriste
implicite et qui correspondaient providentiellement aux questions
des commanditaires qui recherchaient des réponses immédiates à
des problèmes à court terme.
Ces études se sont attachées aux individus plus qu’aux institu-
tions ou aux structures sociales. Au niveau du choix des variables et
modèles explicatifs, on a développé une perspective étroite et peu
critique. Ainsi, même au dire d’un sociologue fonctionnaliste
comme C.R. Wright, le modèle trop étroitement behavioriste des
empiristes ne permettait pas d’étudier les besoins sociaux (ou
« fonctions manifestes et latentes ») auxquels tentait de répondre la
communication de masse.

La critique de l’empirisme
Des sociologues européens de la culture – comme Edgar Morin –
notaient que le souci du quantitatif et du concret de la tendance
empirique-fonctionnaliste américaine l’amenait à faire fi de la réfé-
rence fondamentale à la totalité socioculturelle : les empiristes
ignoraient toute perspective historique. Edgar Morin observa ainsi
que l’étude empirique des communications de masse s’isolait de
toute sociologie de la culture. Ces études empiriques ne condui-
saient qu’à des constatations relativement superficielles et, en der-
nière analyse, contestables. Morin proposa de considérer les médias
selon les diverses cultures qui s’y expriment et qui les utilisent
selon des patterns variés : la culture de masse, la culture cultivée, la
culture scolaire, la ou les cultures politiques, etc.
La problématique morcelée des empiristes apparaissait directe-
ment liée au contexte social dans lequel ces recherches étaient pro-
duites. Ces enquêtes étaient généralement commandées par les res-
ponsables de la diffusion (presse, cinéma, radio, puis télévision) et
les agences publicitaires désireux de connaître l’efficacité de leurs
messages et les caractéristiques sociodémographiques de leurs
publics. Les commanditaires (se) posaient des questions précises
qui portaient forcément sur le court terme : il n’y avait, pour eux à
première vue, aucun intérêt à financer des recherches « théoriques »
soucieuses de prendre en compte le long terme.
Ces « recherches administratives », selon l’expression de Paul
Lazarsfeld, ont progressivement conduit les chercheurs de Colum-
bia à évacuer de leurs problématiques toute perspective critique qui
aurait pu remettre en cause le système industriel de diffusion lui-
166 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

même. Cette absence de critique revêtait évidemment une signifi-


cation politique.
Essentiellement préoccupés de répondre aux demandes com-
merciales et utilitaires à court terme de leurs commanditaires, les
chercheurs empiristes restaient insensibles à plusieurs dimensions
pourtant fondamentales des impacts sociaux de la communication
de masse. Dispositifs pri vi lé giés de sélec tion de l’infor ma tion
transmise dans la société en tant que système politique, les médias
de masse agissent à un niveau organisationnel.
Les médias exercent un rôle idéologique et contribuent le plus
souvent, au renforcement du statu quo et des rapports sociaux déjà
institués. La période qui s’amorçait avec les années 1960 sera le
théâtre d’une remise en cause du modèle des effets à court terme de
la communication de masse. Et cela, tant du côté des chercheurs
qui adopteront une perspective critique, que du côté de ceux qui se
situeront en continuité avec les problématiques ouvertes vingt-
cinq ans plus tôt par Paul Lazarsfeld.

Efficacité ou influence des médias ?


Les chercheurs de l’école de Columbia répondaient ainsi au
mythe de la toute-puissance médiatique popularisé par les critiques
de la société de masse, au moyen d’une constatation brutale : les
médias ne sont pas efficaces ou le sont relativement peu. Mais cette
proposition constituait elle-même un nouveau mythe : comme le
disait le sociologue britannique James Halloran, elle restreignait le
concept d’influence à celui d’efficacité. Du mythe de l’omnipotence
des médias, on passait ainsi, via une définition restrictive des effets
des médias, au mythe de leur impuissance.
Ces deux visions opposées alimentèrent significativement
jusqu’à la décennie 1960 les débats idéologiques concernant le rôle
des médias dans la société. Il n’est pas certain que notre connais-
sance des mécanismes de leur influence sociale effective y ait gagné
en précision et en profondeur. Jusqu’en 1960, le chercheur inté-
ressé par la communication de masse se trouvait donc placé devant
le dilemme suivant : soit il perpétuait l’esprit polémique des criti-
ques de la société et de la culture de masse et dans ce cas, ses pro-
pos étaient réputés n’avoir aucune rigueur scientifique ; soit il se
situait dans la tradition des recherches empiriques et alors ses cons-
tatations parcellaires ne pouvaient constituer le cadre théorique
nécessaire à une compréhension en profondeur des mécanismes
d’influence sociale des médias.
E NQUÊTES EMPIRIQUES SUR LE POUVOIR DES MÉDIAS 167

Au niveau épistémologique, il devenait nécessaire de marquer


une rupture vis-à-vis ces deux courants (y compris avec les deux
pré-notions de manipulation et d’efficacité avancées par l’un et
l’autre) pour construire une problématique adéquate ; c’est ce que
tentèrent plusieurs courants de recherche pendant les décennies
1960 et 1970.
Ces chercheurs américains, tout en se réclamant de la tradition
empirique, ne pouvaient rester indifférents aux critiques concer-
nant les limites théoriques de leurs modèles, d’autant que Lazars-
feld lui-même n’avait jamais voulu cantonner la recherche sur les
médias à la problématique « administrative » de la persuasion et des
effets à court terme.
Elihu Katz, dans un texte rétrospectif, montre que, dès 1948,
Lazarsfeld esquissa une typologie des effets des médias où il croisait
la dimension de la durée (effets immédiats, à court terme, à long
terme, institutionnels) et la dimension des causes possibles de ces
effets (émission unique, type de programmation, structure socioé-
conomique du média, caractéristiques technologiques du média)
(Katz, 1989). Cette typologie lui permit ainsi d’illustrer seize types
de recherches possibles sur l’influence des médias, allant du cas des
effets immédiats d’une émission particulière de radio sur les opi-
nions de ses auditeurs, à celui des effets en profondeur de la vitesse
de transmission des informations en radiodiffusion sur la civilisa-
tion occidentale.
D’après Katz, l’utilisation de la méthode de l’entrevue par panel
(où les mêmes individus sont interrogés à différents moments suc-
cessifs) constituait pour Lazarsfeld, dès ses premières études sur les
médias, un moyen systématique de prendre en compte la dimen-
sion temporelle. Déplorant les difficultés méthodologiques et
financières inhérentes à ce dernier type de recherches à long terme,
Lazarsfeld constatait pourtant que la réalisation des enquêtes sur
les effets à court terme ne pouvait jamais rendre compte des
impacts en profondeur de ces médias sur les individus, médias qui
renforcent certains aspects de la réalité sociale tout en en dissimu-
lant d’autres.

Les années 1960 : des effets aux fonctions

Dans le discours des essayistes de la société de masse, la notion


de manipulation s’appuie implicitement sur un modèle causal liant
mécaniquement les formes et contenus des messages diffusés à
l’idée d’une transformation par les médias des conditions sociales
168 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

et culturelles de ceux et celles qui reçoivent ces messages. Or ce lien


causal n’est jamais démontré : existe-t-il seulement ? Et si oui, dans
quel sens opère-t-il ? Définir le processus d’influence médiatique
strictement en tant que mécanisme de manipulation de l’opinion
apparaît insatisfaisant. Si le discours médiatique agit sur la struc-
ture sociale, il est aussi, bien évidemment, en même temps, agi par
elle. Ce qui ne veut pas dire non plus que certaines techniques de
manipulation mises en œuvre par des agents dans un cadre déter-
miné (pensons à la publicité, par exemple) ne peuvent pas avoir
une certaine efficacité (voir supra, chapitre 4).
Les chercheurs de Columbia, quant à eux, réduisaient le con-
cept d’influence des médias à la pré-notion d’efficacité à court
terme des mes sa ges dif fu sés. Ce réduc tion nisme con cep tuel
s’expliquait, on l’a vu, par les conditions objectives du marché de
la recherche dite « administrative ». Les commanditaires de telles
recherches n’étaient inté res sés qu’aux effets à court terme des
moyens de dif fu sion. Or l’influence des médias grand public
s’exerce aussi à long terme et dans des secteurs imprévisibles. C’est
précisément ce que s’attacheront à démontrer des travaux subsé-
quents qui mettront en évidence les fonctions remplies par les
médias dans la société.
Même en ne considérant que le registre des changements au
niveau strictement individuel, James Halloran nota que certains
chercheurs empiriques se trompaient lorsqu’ils réduisaient la pro-
blématique de l’efficacité des messages à une question d’attitude et
de changement d’attitude. Un changement de comportement n’est
pas toujours précédé d’un changement d’attitude : lorsque l’intérêt
individuel pour une question (qui peut être ou non socialement
importante) est faible, un changement de comportement peut sur-
venir immédiatement – à partir, par exemple, de l’action des
médias – et contribuer par la suite à une modification progressive
des attitudes.
Ainsi, la modification dans le choix individuel d’un candidat,
entre le premier et le second tour d’un scrutin, peut être indépen-
dante d’un changement d’attitude politique chez l’électeur. En
outre, disait Halloran, il est important de tenir compte des ques-
tions qui n’ont pas été posées ainsi que des recherches qui n’ont
pas été faites. On s’est trop souvent limité jusqu’ici à ne décrire
dans le fonctionnement des médias que le « point d’arrivée » : « Le
message a-t-il, oui ou non, été bien reçu ? »
Le rôle des informateurs, les contraintes de la production des
messages, les processus de décision dans les salles de presse, les fac-
teurs d’ordre économique et politique marquant l’organisation des
E NQUÊTES EMPIRIQUES SUR LE POUVOIR DES MÉDIAS 169

médias avaient été systématiquement oubliés par la majorité des


recherches réalisées à Columbia. L’analyse de l’influence des
médias ne pouvait faire l’économie de la dimension politique du
processus et devait déboucher, à un moment ou un autre, sur le
rôle des moyens de diffusion dans le maintien ou la transformation
de l’état des rapports sociaux.
L’action sociale des médias est subtile et peut s’exercer de plu-
sieurs manières, directes et indirectes, en offrant et valorisant cer-
tains modèles ou rôles sociaux, en insistant sur certains stéréotypes,
en suggérant les comportements socialement approuvés, etc. Une
problématique donnée de l’influence médiatique peut en cacher
une autre : tout ce qui est diffusé n’est pas communiqué ; tout ce
que l’émetteur a l’intention de communiquer n’est pas nécessaire-
ment diffusé (voir infra, chapitre 9).

La typologie de Lasswell
C’est le politologue Harold D. Lasswell qui, dans son célèbre
article de 1948, a énoncé une première typologie des fonctions
remplies par la communication dans la société (Lasswell, 1960). Il a
ainsi identifié trois fonctions sociales des actes de communication :
surveillance de l’environnement sociopolitique, intégration entre
les diverses composantes de la société, transmission de l’héritage
culturel.
Cette typologie a inspiré de nombreux chercheurs, notamment
C.R. Wright, pour qui la communication de masse apparaît comme
un processus social suffisamment structuré et répétitif pour qu’on
puisse lui appliquer les principes de l’analyse fonctionnelle. Il
introduit la distinction entre fonctions latentes (non intentionnel-
les) et manifestes des communications de masse ; il montre que
tout acte de communication n’a pas nécessairement une valeur
positive pour le fonctionnement du système.
Certains événements de communication apparaissent remplir
des fonctions pour certaines composantes, alors qu’ils peuvent être
interprétés simultanément comme dysfonctions pour d’autres élé-
ments du système. C’est la traduction en langage fonctionnaliste
de la réalité du processus de réception qui peut susciter des décoda-
ges différents, et même contradictoires, de la part de récepteurs
s’identifiant à des contextes différents (nous verrons d’ailleurs, au
chapitre 10, que cette conception s’est beaucoup raffiné avec les
travaux subséquents sur la réception).
Wright formule ainsi synthétiquement sa question paradigmati-
que : « Quelles sont les fonctions (et dysfonctions) manifestes et
170 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

latentes de la surveillance médiatisée (activités d’information), de


l’interprétation critique (activités éditoriales), de la transmission
médiatisée de l’héritage culturel et du divertissement médiatique
pour les différents niveaux de système (la société, les sous-groupes,
les individus et les cultures) ? »
Cette question l’amène à tracer un inventaire systématique des
fonctions et dysfonctions manifestes et latentes pour chaque grand
type d’activités médiatisées et pour chaque niveau de système.
Mais ses propos ne donnent pas lieu à une opérationnalisation
satisfaisante en termes méthodologiques. On assistera donc dans
les années suivantes à la publication de nombreux articles et essais
tentant d’inventorier, de manière encore plus exhaustive ou diffé-
rente, les fonctions que pourraient remplir les communications de
masse.
Par ailleurs, signalons que parmi les courants de recherches
ayant prolongé à partir de la décennie 1960 la tradition de l’école
de Columbia, il est important de mentionner les études consacrées
au rôle des réseaux personnels dans la diffusion des innovations.
Tout en étant l’héritier de travaux pionniers en sociologie rurale, ce
courant de sociologie de la diffusion popularisée par Everett
M. Rogers s’inscrit largement en continuité avec les premiers tra-
vaux concernant les leaders d’opinion et l’importance des relations
interpersonnelles tels que ceux réalisés par les chercheurs de
Columbia. Nous présenterons cette approche de manière détaillée
au chapitre 11.

Les années 1970 : des effets aux usages

Le point de départ du courant des Uses and Gratifications


consiste à postuler que des auditoires spécifiques ont tendance à
sélectionner certains types de messages et à choisir certains sup-
ports plutôt que d’autres. À partir de ce constat, les chercheurs ten-
tent de déterminer le poids de variables psychologiques ou sociales
dans l’explication de ces choix. Ces travaux rejoignaient le projet
psychosociologique d’identification des besoins comblés par la
consommation individuelle des médias.
En même temps, d’autres recherches recouraient à une problé-
matique davantage sociologique qui s’opposait au psychologisme
de la première perspective en tentant une identification fine des
contextes d’usage pour expliquer sociologiquement certains des
besoins ressentis individuellement. Ainsi, des chercheurs avancèrent-
ils l’hypothèse d’un usage individuel « compensatoire » des médias,
E NQUÊTES EMPIRIQUES SUR LE POUVOIR DES MÉDIAS 171

ces derniers jouant un rôle social supplétif et complémentaire dans


l’éducation de couches défavorisées d’usagers ayant peu fréquenté
l’école.
De la même manière, d’autres chercheurs insistèrent sur le fait
que les contenus médiatiques fournissaient des thèmes de conver-
sations, participant ainsi activement à la socialisation des usagers
(nous reviendrons sur la « construction d’agenda » au chapitre 9).
Ce dernier thème d’une presse constituant des menus aux conver-
sations privées était d’ailleurs déjà présent à la fin du XIXe siècle
dans la pensée du sociologue Gabriel Tarde à propos de « l’opinion
et la conversation » (Tarde, 1899 ; Katz, 1993).
Au fur et à mesure de l’avancement de leurs travaux, ces cher-
cheurs acquirent la conviction que les membres des auditoires uti-
lisaient « activement » les contenus offerts par les médias de
manière à combler un certain nombre de « manques » (ou besoins
psychologiques ou psychosociologiques) qu’ils éprouvaient subjec-
tivement. Comme on postulait que ces usagers retiraient des satis-
factions spécifiques à partir des contenus médiatiques consommés,
le programme de recherche consista alors à identifier opérationnel-
lement et à mesurer les types de satisfactions liées à l’usage de
médias ou supports spécifiques.
En portant l’attention d’abord vers les usages plutôt que sur les
effets des médias, d’abord vers les récepteurs – reconnus doréna-
vant comme « actifs » – plutôt que sur les messages, les chercheurs
du courant des Uses and Gratifications effectuaient ainsi un virage
épistémologique dans l’étude de l’influence des médias. De la pro-
blématique des effets (« ce que les médias font aux gens ») à celle
des usages (« ce que font les gens avec les médias »), les enquêtes
empiriques abandonnaient une orientation essentiellement
« médiacentrique » au profit d’un nouvel intérêt pour l’usager et
son mode de réception des médias.

Une nouvelle perspective centrée sur les usagers


C’est une étude empirique réalisée par E. Katz, M. Gurevitch et
H. Haas en Israël au tournant des années 1970 (publiée en 1973
dans l’American Sociological Review sous le titre : « On the use of the
mass media for important things ») qui fonde historiquement,
selon nous, cette tradition de recherche des Uses and Gratifications
qui sera très importante dans les décennies 1970 et 1980. En même
temps, cette recherche empirique en continuité avec Columbia
prolonge l’approche fonctionnaliste en contribuant à l’identification
172 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

systématique des fonctions psychologiques et sociologiques rem-


plies par l’usage des médias.
Ce texte nous apparaît être un passage obligé pour qui veut
réfléchir aux rôles joués par les médias d’hier et d’aujourd’hui.
Dans le contexte d’une offre médiatique donnée, cette nouvelle
perspective orientée vers les usagers pose le récepteur comme res-
ponsable des messages qu’il sélectionne et qu’il interprète : son
usage médiatique est lié à ses rôles sociaux et à ses prédispositions
psychologiques.
Cette perspective d’étude centrée sur la satisfaction des usagers
se dégage ainsi d’une vision mécaniste pour s’inscrire subtilement
dans l’approche fonctionnaliste : plutôt que de continuer à discou-
rir abstraitement sur les fonctions des médias dans la société, l’ana-
lyste cherchera à identifier précisément à partir d’enquêtes de
terrain les fonctions remplies par l’usage des médias au sein de
publics spécifiques.
L’approche proposée par l’équipe de Katz consiste non seule-
ment à s’interroger sur les attentes psychologiques satisfaites par
tel usage médiatique individuel particulier, mais aussi, en dernière
analyse, à rechercher comment et pourquoi cet usage s’insère plus
spécifiquement dans le fonctionnement social dans son ensemble.
Ces chercheurs tentent d’expliciter les relations entre certains attri-
buts des médias et les fonctions psychologiques et sociales qu’ils
remplissent.
Travaillant à partir d’un échantillon représentatif de la popula-
tion adulte israélienne, leur démarche méthodologique se découpe
en trois phases : à partir d’une liste a priori de trente-cinq « besoins »
(concernant la politique, la famille, la religion, l’éducation, l’iden-
tité personnelle) sur la base d’une revue de la littérature psycholo-
gique et sociologique sur le sujet, ils identifient et regroupent les
besoins que les usagers considèrent comme importants. Ensuite, en
questionnant les usagers appartenant à différents groupes sociodé-
mographiques, ils explicitent les contributions respectives des dif-
férents médias (livre, cinéma, presse écrite, radio, télévision) à la
satisfaction (subjective) de ces différents besoins. Enfin, à partir de
questions ouvertes posées aux usagers, ils évaluent l’importance
relative de la contribution des médias à la satisfaction de ces
besoins en la comparant aux satisfactions obtenues par des moyens
autres que les médias, les conversations interpersonnelles entre
amis, par exemple.
E NQUÊTES EMPIRIQUES SUR LE POUVOIR DES MÉDIAS 173

L’importance relative des médias

Cette démarche originale va les conduire à des résultats éton-


nants, notamment quant à l’importance relative des médias dans
la satisfaction des besoins : dans chaque domaine, les usagers indi-
quent avoir aussi recours, pour satisfaire leurs besoins les plus pro-
fonds, à des canaux autres que médiatiques, la plupart du temps
considérés comme plus importants et plus fiables que les médias.
Même si les résultats ainsi obtenus ne sont pas a priori générali-
sables, certains d’entre eux sont assez frappants et méritent d’être
cités. Ainsi, pour tous les besoins identifiés (même ceux liés au
divertissement), les « canaux » autres que les médias (l’amitié, les
relations pendant la période des vacances, les relations familiales
ou les relations de travail) sont sources de plus grande satisfaction
pour les usagers.
Si, par ailleurs, on examine la correspondance entre les attributs
des médias et la nature des besoins à satisfaire, on constate que, à
un niveau social plus large, la presse écrite demeure le support le
plus important pour qui veut obtenir une information sociale et
politique jugée fiable et complète. Dans les domaines concernant
au contraire les besoins liés plus intimement à la personne, le livre
apparaît comme le support le plus approprié quand il s’agit de la
connaissance de soi (c’est la préférence des plus scolarisés, les
autres choisissant la télévision), alors que le cinéma, la télévision et
le livre sont les plus grandes sources de divertissement individuel.
Finalement, la télévision apparaît être le média le moins spécia-
lisé : c’est le support que l’on associe le plus facilement à la satisfac-
tion de la plus grande variété de besoins, alors que le cinéma et la
presse écrite sont au contraire les médias les plus spécialisés puis-
qu’ils sont associés à la satisfaction d’une gamme plus restreinte de
besoins.
L’une des qualités de cette recherche, outre la possibilité qu’elle
offre d’utiliser le même dispositif dans d’autres contextes culturels
et ainsi de procéder à des recherches comparatives, réside dans le
fait qu’elle situe la question de la satisfaction de besoins psycholo-
giques et sociaux dans un univers plus large que celui, limité, des
médias. Ces chercheurs ne perdent jamais de vue que l’ensemble de
nos pratiques de communication dépasse largement le cadre
imposé par les médias. Ils vont même plus loin en affirmant que les
besoins dont on peut associer la satisfaction à l’usage des médias ne
sont pas d’abord engendrés par eux. Ces besoins existent indépen-
damment et les mécanismes de leur satisfaction passent très forte-
ment par les canaux de la communication non médiatique.
174 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

Une perspective fonctionnaliste

Pendant les années 1970 et 1980, ces modèles se complexifiè-


rent, notamment pour essayer de sortir du psychologisme dans
lequel cette perspective les confinait : on tenta ainsi d’établir des
corrélations entre, d’une part, les attentes et les motivations des
membres des auditoires et, d’autre part, l’influence sociale des
médias. Ainsi, le sociologue Wright suggéra-t-il de tenter de répon-
dre à la question de recherche suivante : « Quelles sont les consé-
quences sociales du fait que ces besoins individuels sont satisfaits
de cette manière et non pas d’une autre ? »
Par exemple, si une catégorie d’usagers dit recourir à des leaders
d’opinion plutôt qu’à la télévision ou à la presse écrite pour obtenir
son information de caractère politique, il devient pertinent de
pousser l’analyse : y a-t-il un manque de crédibilité systématique
attaché aux médias pour cette catégorie de gens ? Ces médias sont-
ils contrôlés autoritairement par le gouvernement ? On pourrait
alors se poser la question des conséquences sociales de cet état de
fait : y aura-t-il un renforcement de l’image publique négative des
médias pour cette catégorie d’usagers ? Ces leaders d’opinion
auront-ils davantage de pouvoir dans des secteurs d’opinion autre
que celui de l’information politique ?
L’intérêt de ce paradigme est de faire passer l’analyse d’un
niveau micro à un niveau macro-social. Mais tant l’approche empi-
rique de Katz que le questionnement théorique de Wright
continuent à se situer fondamentalement dans une perspective
fonctionnaliste. Ils questionnent le phénomène des usages des
médias du point de vue de ses conséquences pour le fonctionne-
ment du système social, mais sans jamais poser les questions fon-
damentales du « pourquoi » ni du « pour qui » ce système fonc-
tionne ainsi.
Or le fonctionnement des médias – comme d’ailleurs la circula-
tion de l’idéologie de la communication – s’insère dans une
logique sociale plus vaste. Il exprime et représente des enjeux
sociopolitiques que d’autres chercheurs, s’inscrivant davantage
dans la tradition des recherches critiques, ont tenté de mettre en
lumière (nous présentons ces travaux au chapitre 9).
Ce changement de paradigme – s’exprimant dans l’abandon
d’un « médiacentrisme » au profit d’une reconnaissance d’un cer-
tain « pouvoir » de l’individu – contribua sans doute à l’accroisse-
ment du déséquilibre dans l’appréciation des effets « limités » des
médias par les chercheurs déjà obnubilés par la double hypothèse
du « flux communicationnel en deux temps » et de l’importance de
E NQUÊTES EMPIRIQUES SUR LE POUVOIR DES MÉDIAS 175

l’influence personnelle au détriment de l’impact médiatique. Ils


attachaient un tel « pouvoir » aux sujets-récepteurs individuels
qu’ils perdaient totalement de vue le phénomène pourtant bien
réel des impacts sociaux des médias sur les gens.
Parallèlement et en continuité avec ce genre de travaux se déve-
loppa un nouvel intérêt de recherche pour le « texte des médias » et
la production par les usagers de significations spécifiques au point
de réception de ce texte. Ce courant de recherches concernant la
réception devint important pendant les décennies 1980 et 1990
(nous présentons ces approches sur la réception au chapitre 10).

Les années 1980 et 1990 : la fragmentation


des recherches

Malgré le manque de « démonstrations scientifiques » allant


dans le sens d’un pouvoir direct et important des médias sur les
gens, un grand nombre de chercheurs, de publicitaires et de politi-
ciens restaient convaincus de l’existence d’une forte influence des
médias sur les mentalités et les comportements. Cherchant à iden-
tifier les mécanismes du « pouvoir réel » des médias, certains de ces
chercheurs tentèrent donc de problématiser autrement la question
des effets des médias.
Alors que parmi eux certains restèrent fidèles au paradigme des
« effets limités » et à la thèse de l’influence indirecte, d’autres au
contraire investirent les médias d’une capacité à influencer directe-
ment leurs publics cibles. Parmi les travaux des années 1965-1990,
trois courants de recherches sont ainsi restés fidèles au paradigme
des « effets limités » : le courant des Uses and Gratifications, les
études sur la diffusion de l’innovation à travers les réseaux de rela-
tions interpersonnelles et les travaux liés à la théorie de l’écart de
connaissance (Knowledge Gap).
Par ailleurs, trois autres courants illustrent au contraire la thèse
d’effets directs et puissants des médias. Il s’agit respectivement du
courant de recherches sur la mise en agenda (Agenda-setting), des
recherches historiques sur les impacts sociaux des technologies de
communication et de la tradition de travaux liés à la théorie de
l’incubation culturelle des téléspectateurs (Cultivation Analysis)
(pour une présentation plus détaillée de ces divers courants, voir
Katz, 1989b).
Pendant que les continuateurs de la tradition de Columbia affi-
nent leurs modèles de recherche, d’autres chercheurs estiment que
l’analyse de l’influence sociale des médias devrait tenir compte de
176 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

ce qui n’est pas communiqué intentionnellement, ou plutôt de ce


qui est diffusé latéralement ou inconsciemment. L’influence des
médias n’est pas le simple produit d’agents manipulateurs qui pos-
séderaient un plan de contrôle machiavélique. Les significations
produites à l’occasion de la diffusion et de la réception du message
dépassent largement l’intention première de l’émetteur. Celui-ci ne
peut contrôler totalement le discours qu’il émet, c’est l’évidence. Il
n’existe pas de « clé magique » qui garantisse de façon certaine la
persuasion éventuelle des publics « arrosés » par les médias.
En réduisant l’influence sociale des médias à l’efficacité à court
terme des messages diffusés, les premiers courants d’enquêtes
l’avaient assimilée de façon symétrique à une mesure de l’« effet de
manipulation » supposée par les essayistes critiques de la société de
masse. Ici se rejoignent les deux tendances contradictoires. Toutes
deux postulaient implicitement le même schéma de la communi-
cation : tout ce qui est diffusé peut ou ne peut pas avoir un effet à
court terme sur l’attitude, l’opinion ou le comportement des person-
nes qui reçoivent ces messages.
Or les questions fondamentales sont ailleurs : notamment dans
le processus de distorsion du sens des messages tout au long de leur
transport et de leur plus ou moins lente absorption par les publics.
Plusieurs traditions de recherche qui marqueront les décennies sui-
vantes – courants de plus en plus diversifiés et fragmentés – vont
tenter de prendre en compte la question de l’impact social des
médias en essayant de rompre avec cette problématique de la per-
suasion à court terme. Ces différentes traditions vont ainsi tenter
d’intégrer, dans leurs schémas explicatifs, de nouvelles dimensions
contextuelles rendant compte de ces multiples débordements
propres à la réalité complexe de la communication médiatique.
Après avoir passé en revue deux autres courants historiques impor-
tants pour notre compréhension des rapports entre médias et
société – théories de la culture de masse (chapitre 8) et analyses
politiques de la communication (chapitre 9) –, nous nous concen-
trerons ensuite sur deux traditions de recherche plus récentes, à
savoir : les approches de la réception (chapitre 10) et l’étude des
usages des technologies de l’information et de la communication
(chapitre 11).
E NQUÊTES EMPIRIQUES SUR LE POUVOIR DES MÉDIAS 177

Enquêtes empiriques 1940-2000 : tableau récapitulatif

Période Modèles de l’influence Objets de recherche

1940-1960 Effets puissants vs Propagande vs


Premières enquêtes effets limités influence personnelle
(court terme) two-step flow
(leaders d’opinion)

1960-1970 Action sociale des médias — Conditions de produc-


Des effets aux fonctions (influence à long terme) tion de l’information
(gate-keeping)
— Fonctions de Lasswell :
surveillance, intégra-
tion, transmission
— Fonctions latentes et
manifestes

1970-1980 Publics actifs (sélection, Uses and gratifications :


Des effets aux usages interprétation) — Besoins psychologiques
et sociaux satisfaits par
les usages médiatiques
— Abandon du
médiacentrisme

Diffusion Réseaux interpersonnels

1980-2000 Réception — Interprétation du texte


Fragmentation des médiatique
recherches — Contexte d’usage
(ethnographie)
— Construction sociale
des publics

Écart des connaissances Disparités dans l’accultura-


(knowledge gap) tion cognitive aux médias

Construction d’agenda Participation des médias


(agenda-setting) à la construction
de l’opinion publique

Incubation culturelle Intériorisation de contenus


(cultivation analysis) idéologiques via l’utilisa-
tion intensive de la
télévision
8/Critiques de la culture de masse

Jusqu’en 1940, les chercheurs qui s’intéressaient aux médias, quel-


les que soient leurs orientations politiques, s’accordaient sur l’idée
que la presse, le cinéma et la radio pouvaient exercer une influence
majeure sur les gens : on pensait que ces médias étaient suscepti-
bles de transformer significativement les attitudes et les comporte-
ments des individus en tant qu’électeurs ou consommateurs.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte où la
radio semblait prendre une importance toujours plus grande, nous
l’avons vu au chapitre précédent, des chercheurs américains déci-
dèrent d’entreprendre des recherches empiriques et concrètes à
propos des médias. À partir de ces années 1940 et pendant près de
vingt ans, les connaissances sociologiques concernant les phéno-
mènes des médias vont ainsi se cristalliser autour de deux grands
courants.
Le premier, essentiellement critique et articulé autour de
réflexions sur la culture de masse et l’industrie culturelle, apparaît
davantage philosophique et spéculatif. Il emprunte aux grandes
tendances de la sociologie européenne de la fin du XIXe siècle décri-
vant le passage de la société traditionnelle vers l’ère de la moder-
nité et de la « société de masse ». Le second courant se centre sur
l’étude empirique des effets des communications de masse et tend,
par le recours aux canons de la recherche positive et la production
d’enquêtes de terrain, à démystifier la croyance en l’idée d’une
« omnipotence » des médias.
180 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

Cette double lecture de la réalité des médias – philosophique et


critique, d’une part, empirique et positive, d’autre part – va donc
structurer de manière dominante le champ d’études des communi-
cations de masse jusqu’à la fin des années 1950 (Bramson, 1961 ;
McQuail, 1969).
Cet antagonisme rejoint d’ailleurs les orientations divergentes
observées à l’époque entre les sociologies européenne (critique) et
américaine (empirique), ce qui fit dire un jour à Robert K. Merton
que les sociologues critiques avaient pour devise : « Nous n’affir-
mons pas que ce que nous avançons soit la vérité, mais au moins
c’est significatif », alors que la devise des sociologues empiriques
était plutôt : « Nous ne savons pas si ce que nous avançons est
significatif, mais au moins c’est vrai. »
Il nous apparaît d’autant plus intéressant d’insister sur cette
opposition de points de vue que ce désaccord philosophique
semble nous poursuivre encore aujourd’hui et se retrouver en fili-
grane, dans les débats toujours actuels à propos des répercussions
sociales des « nouvelles technologies » de l’information et de la
communication. Dans ce chapitre, nous présenterons les princi-
paux éléments des problématiques qui ont contribué à construire
une appréhension du monde des médias en termes de « culture de
masse ».

Théories européennes de la société de masse

L’origine des discours critiques à propos de la « culture de


masse » se trouve d’abord dans les théories sociales élaborées dans
la seconde moitié du XIXe siècle, qui décrivent en termes de
« société de masse » les transformations sociales liées à l’industriali-
sation rapide de l’Europe occidentale capitaliste. L’intensification
de la division du travail, l’urbanisation, la centralisation des méca-
nismes de décision politique, l’extension et la densification des
systèmes de transport et de communication, l’émergence de mou-
vements politiques de masse liés notamment à l’élargissement du
droit de vote aux classes laborieuses masculines : toutes ces caracté-
ristiques marquèrent la société européenne des années 1850-1930
d’où émergea l’idée de massification.
Les modèles organicistes et évolutionnistes des sociologues
Comte et Spencer postulaient déjà un processus conduisant à un
accroissement de la différenciation sociale. Ces auteurs constatèrent
que la segmentation des relations sociales et l’affaiblissement des
C RITIQUES DE LA CULTURE DE MASSE 181

groupes primaires entraînaient l’isolement et l’aliénation des indivi-


dus dans des ensembles sociaux de plus en plus larges.
L’industrialisation et l’urbanisation retinrent ensuite l’attention
des sociologues comme Tönnies, Maine, Simmel, Durkheim et
Weber. Toutes ces théories sociales insistaient sur une évolution
allant du simple au complexe, de l’homogène à l’hétérogène, de
l’indifférencié au différencié. Elles exprimaient cette transition à
partir d’une série de dichotomies : passage du statut au contrat
(Maine), de la communauté à la société (Tönnies), de la solidarité
mécanique à la solidarité organique (Durkheim), de l’autorité tradi-
tionnelle à l’autorité légale-rationnelle (Weber). On dira d’un sys-
tème social qu’il est une « société de masse » non uniquement à
cause de sa grande dimension : il peut exister des pays à forte den-
sité de population qui n’en soient pas.
L’idée de la « société de masse » est essentiellement liée à deux
caractéristiques : d’une part, la forme des relations sociales qui
unissent les individus entre eux et, d’autre part, le type d’ordre
social existant. Dans une société de masse, l’isolement individuel et
la dépersonnalisation dominent dans une structure où le contrôle
social est très faible (anomie). Tout se passe comme si cette homo-
généisation des comportements publics attribuables à une masse
indifférenciée constituait la réponse paradoxale des individus isolés
qui perdraient leur sentiment d’appartenance communautaire dans
une structure sociale de plus en plus complexe et hétérogène.

La barbarie des « masses »


Dans cette société de plus en plus industrialisée, où l’on voyait
poindre les ferments de l’idéologie libérale, la « masse » symbolisait
les nouveaux idéaux libéraux de démocratie, égalité et justice pour
tous. Les premières critiques de cette société de masse seront
d’ailleurs formulées par des tenants d’une position pro-aristocratique
et anticapitaliste opposée à cette nouvelle démocratie bourgeoise
industrielle qui saperait, selon eux, les bases de l’ordre social fondé
jusque-là sur la tradition et les privilèges héréditaires.
Ainsi le philosophe Friedrich Nietzsche se montra-t-il, dans son
ouvrage Le Crépuscule des idoles, hostile à toute forme d’égalitarisme
qui risquerait de perturber la qualité de la culture traditionnelle des
élites. Selon cette critique, les menaces les plus vives de non-préser-
vation de la « grande culture » proviendraient de ces valeurs bour-
geoises de démocratisation qui inciteraient l’« homme de masse » à
convoiter l’accès à la grande culture. Celle-ci risquerait alors d’être
182 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

submergée par cette masse barbare aux demandes insatiables et


incontrôlables.
On pourrait rapprocher de cette critique, les propos de José
Ortega y Gasset publiés dans La Révolte des masses, ouvrage paru
originellement en 1926-1928 sous forme de chroniques dans un
quotidien madrilène. Selon cet essayiste, le XIXe siècle a implanté
pour la grande masse sociale du XXe siècle, des conditions d’exis-
tence radicalement nouvelles rendues possibles par les effets com-
binés de trois principes : la démocratie libérale, la science moderne
et l’industrialisation.
Or l’homme du XXe siècle aurait rapidement naturalisé ces nou-
velles conditions de vie : il vivrait donc avec l’impression que tout
lui est permis et qu’il n’est tenu à aucune obligation morale. Ortega
y Gasset voyait ainsi surgir une forme d’égoïsme de l’« homme-
masse » qui ne se préoccupait plus que de son propre bien-être. La
culture européenne apparaîtrait alors menacée par cette nouvelle
barbarie des masses qui se détacheraient de l’influence de la culture
traditionnelle pour se soumettre sans conscience critique aux nou-
velles valeurs pragmatiques de la technique et de la modernité.

La critique de l’École de Francfort


Un second ensemble de critiques de la société de masse et de la
culture de masse est issu d’une pensée située politiquement à
gauche, dans le contexte de la montée du fascisme européen, et
résolument en contradiction avec la pensée conservatrice précé-
dente : il s’agit de la pensée critique des philosophes allemands qui
se regroupèrent à partir de 1923 à l’Institut de recherches sociales
de Francfort et qui seront désignés plus tard comme les philoso-
phes de l’École de Francfort.
S’ils critiquaient la civilisation de masse, ce n’était pas au nom
de la conservation du passé mais bien plutôt en évoquant la possi-
bilité d’une révolution qui équivaudrait à la « réalisation des
espoirs du passé » (Horkheimer, Adorno). On voit en quel sens les
philosophes de Francfort attachent une certaine importance à la
tradition. À la différence de la critique conservatrice, ce n’est pas
l’aspect « démocratique » de la culture de masse qui attisait leur dis-
cours critique, mais bien précisément le contraire : cette culture
« unidimensionnelle » (Marcuse) ne coïncidait nullement avec un
authentique processus de démocratisation culturelle, ses messages
réifiés incitant au conformisme et à une terrible résignation de
l’homme moderne (Horkheimer).
C RITIQUES DE LA CULTURE DE MASSE 183

La culture de masse, complice de la domination politique, parti-


ciperait à une liquidation progressive de l’autonomie du sujet
individuel qui, jusqu’à l’avènement de la modernité, pouvait mani-
fester ses « préférences » en matière de goût esthétique. Comme la
fonction politique de l’art est de fournir la préfiguration d’une
« société autre » (niée par les conditions actuelles) et l’utopie d’une
« promesse de bonheur », la formulation même de cet imaginaire
révolutionnaire serait progressivement exclue dans la culture stan-
dardisée et homogénéisée de la civilisation de masse. La fonction
politique de la culture de masse équivaudrait ici à obtenir, par la
manipulation, l’assurance que les publics appuieront le statu quo
ante. Aussi la culture de masse devrait-elle être dénoncée en ce
qu’elle contribuerait à la perpétuation de l’injustice sociale
(Horkheimer).

La notion d’industrie culturelle


Horkheimer et Adorno décrivirent cette réalité en ayant recours
à la notion d’« industrie culturelle ». Les éléments de cette culture
de masse posséderaient les caractéristiques d’une pure marchan-
dise. Ils seraient produits en fonction de leur valeur d’échange dans
un marché, et non pour leur valeur d’usage en tant que partie inté-
grante d’une expérience esthétique authentique enracinée dans la
tradition. Objets de manipulation, ces biens culturels seraient
imposés « d’en haut » par un système industriel de diffusion
dominé par l’éthos capitaliste, le règne du fétichisme et la logique
de la consommation et du profit.
L’industrie offre des biens culturels dont les contenus se caracté-
riseraient par leur valeur spectaculaire et la standardisation, par la
répétition et la pseudo-individualité et dont l’« aura » (Benjamin)
aurait disparu sous les pressions de la rationalité technique à l’ère
de la reproduction mécanisée des œuvres d’art. Ainsi donc, à
gauche comme à droite, les critiques de cette société européenne
dont la structure est en voie de se transformer en profondeur pen-
sent dans les mêmes termes, à savoir : cette société devient masse.

Polémiques américaines autour de la culture de masse

Aux États-Unis, de l’après-guerre au début des années 1960, les


polémiques autour de la notion de culture de masse, directement
influencées par les débats entre théoriciens européens, vont mar-
quer profondément la pensée sociale concernant les médias. Pour
184 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

faire la synthèse de ces débats, il nous apparaît intéressant de distin-


guer deux niveaux logiques dans les controverses. À un premier
niveau, il y a la critique proprement dite de la culture de masse
(qui l’oppose à la culture traditionnelle humaniste). À un second
niveau, il est possible de repérer le méta-regard critique de ceux qui
dénoncent l’existence même de ce type de débats (il y a ici dénon-
ciation de la critique au nom, notamment, du pluralisme démocra-
tique dont la culture de masse est le symbole). Passons en revue ces
diverses positions polémiques.
Les phénomènes que l’on peut désigner comme constitutifs de la
culture de masse sont très nombreux : divertissements publics de tous
ordres, spectacles, diffusion massive d’information et de publicité à
l’aide d’une multitude de supports, etc. Habituellement toutefois,
les critiques américains de la culture de masse l’ont essentiellement
identifiée aux ensembles structurés de contenus véhiculés par les
médias comme le cinéma, la presse, la radio et la télévision.
Trois caractéristiques apparaissent centrales. D’abord, ces conte-
nus sont largement diffusés à des publics constitués majoritaire-
ment par les masses de travailleurs qui ont adhéré à la sphère des
loisirs et de la consommation dans le contexte d’enrichissement
progressif des classes laborieuses de l’Amérique de l’après-guerre.
Ensuite, cette diffusion de masse suppose la mise en place d’indus-
tries d’un nouveau genre qui assurent une production massive des
biens culturels. Enfin, un nivellement des critères esthétiques prési-
dant à cette production de masse de biens culturels est apparu
nécessaire dans la mesure où de larges publics sont visés, ce qui
suppose une certaine standardisation des contenus pour pouvoir
rejoindre le plus grand nombre.

Critiques et controverses
Des controverses idéologiques passionnées s’instaurèrent parmi
les intellectuels américains, autour de l’émergence et de l’affirma-
tion de plus en plus évidente de cette culture de masse dans la quo-
tidienneté des citoyens. Fondamentalement, cette nouvelle culture
était ressentie comme inférieure à la culture traditionnelle ou
humaniste, culture partagée précisément par ces élites qui débat-
taient si férocement de l’évolution de leur société.
Alors que cette culture humaniste était produite par des élites
dont les critères esthétiques s’inscrivaient dans des traditions artis-
tiques ou littéraires reconnues depuis longtemps, alors que depuis
le XIXe siècle, les œuvres d’art étaient le produit d’actes de création
C RITIQUES DE LA CULTURE DE MASSE 185

indépendants des éventuels consommateurs, le nouveau régime de


la culture de masse opérerait selon des critères de production tota-
lement différents, liés exclusivement aux impératifs de la logique
commerciale des marchés de masse.
Dans ce carcan de la recherche effrénée du profit, la créativité
des artistes et des concepteurs apparaissait bâillonnée. Comme la
production à grande échelle suppose la recherche d’une minimisa-
tion des coûts économiques, on standardise et « stéréotype » les
contenus culturels à diffuser. Dans les termes de la théorie shanno-
nienne de l’information tout autant que dans ceux de la critique
humaniste, s’imposa le constat d’une perte importante d’origina-
lité dans les messages.
Selon le critique Dwight MacDonald, la culture de masse entraî-
nait l’homogénéisation des contenus et impliquait la destruction
des valeurs servant d’étalons aux jugements de goût. Les individus
perdaient ainsi leur capacité d’évaluation. Ils devenaient incapables
de porter des jugements critiques à propos des éléments culturels
dans lesquels ils baignaient. Cette situation permettrait l’émer-
gence de stratégies démagogiques de la part des diffuseurs face à
des masses de consommateurs non critiques : ces derniers seraient
incapables de discerner entre, d’un côté, la qualité de certains pro-
duits culturels au contenu original et informatif et, de l’autre, la
pauvreté culturelle d’autres produits dont la médiocrité se trouve
camouflée dans l’enrobage médiatique et les scintillements du
spectaculaire.
À moyen terme, le règne des industries culturelles participerait à
un abaissement du niveau des exigences esthétiques et éducation-
nelles : pour les critiques de la culture de masse, sombre était l’avenir
de la culture humaniste. La culture des livres et de l’écrit risquait de
perdre son influence au profit d’une civilisation de l’image aux
contenus culturels réduits à des slogans ou à des « capsules »
d’informations plus faciles à diffuser.
Cette évolution serait attribuable à l’importance prise par la
consommation et les loisirs parmi les masses laborieuses, contrain-
tes de vivre dans des conditions sociales où elles ne peuvent que
difficilement s’émanciper.
Ces masses, à la recherche de distractions et de divertissements
faciles pour fuir le travail oppressant, trouveraient agréablement
refuge dans la consommation offerte par les médias et le discours
publicitaire. La télévision, largement distribuée sur l’ensemble du ter-
ritoire américain au début des années 1950, amplifiait, aux dires de
critiques comme Gunther Anders, ces tendances à l’aliénation cultu-
relle. La télévision décomposerait les liens de sociabilité au sein des
186 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

familles et transformerait les individus en spectateurs passifs et


dépendants.
L’individu n’irait plus vers les événements puisque ceux-ci vien-
draient à lui. Il ne verrait plus la nécessité de vivre des expériences
au premier degré puisque le monde pseudo-familier du petit écran
les remplacerait. Selon MacDonald, il était difficile d’entrevoir une
amélioration de cet état de choses car la culture de masse semblait
engagée dans une espèce de cercle vicieux : sa propre médiocrité
serait à la fois la cause et l’effet de la « médiocrité culturelle des
masses ».

Métacritiques et accusations

La dénonciation de la critique de la culture de masse consiste à


renvoyer dos à dos les théoriciens de la massification, que ceux-ci
proviennent de la droite ou de la gauche. Ces métacritiques vont
insister soit sur l’élitisme des intellectuels qui animent les contro-
verses, soit sur leur refus d’accepter la réalité du pluralisme culturel
américain lié à l’idéologie libérale, soit sur les biais de leurs analy-
ses qui consistent à attribuer trop d’importance à l’influence des
médias dans la société.
Ainsi, Leon Bramson s’attacha à expliciter la vision implicite
partagée par tous les théoriciens de la société de masse et les cri-
tiques de la culture de masse : l’idée même de masse engendrerait
néces sai re ment et simul ta né ment l’idée con traire d’élite. Il y
aurait un élitisme dans les positions idéologiques des critiques de
la civilisation de masse, indépendamment de leurs horizons poli-
tiques.
De gauche ou de droite, les discours sur la masse ne prendraient
aucunement la forme de propositions scientifiques à infirmer ou à
confirmer. Ils contiendraient plutôt des jugements de valeur
dénonçant le libéralisme rattaché à la modernité. La position méta-
critique de Bramson consistait donc à dénoncer les visions du
monde implicites dans le discours des critiques de la culture de
masse : vision d’une société hiérarchiquement ordonnée au profit
d’élites, hostilité au libéralisme culturel, refus d’ouverture à la pos-
sible mobilité des masses ou des minorités culturelles.
En s’efforçant de cerner les aspects « positifs » de ces phéno-
mènes de massification, le sociologue Edward Shils considéra la cri-
tique de la culture de masse comme une attaque unilatérale et
aveugle contre la société américaine. Selon lui, c’était une grossière
erreur historique et sociologique de penser que le développement
C RITIQUES DE LA CULTURE DE MASSE 187

des médias puisse être l’unique responsable de la ruine des valeurs


morales et intellectuelles de l’Amérique.
Il dénonça la croyance des critiques de la culture de masse selon
laquelle celle-ci aurait succédé à une « grande culture » qui avait en
soi une valeur intemporelle et serait dorénavant sur la voie de son
inévitable dépérissement. Se référant aux difficiles conditions
sociales d’existence des classes laborieuses aux époques précé-
dentes, il se demanda de quel droit ces intellectuels élitistes suppo-
saient que cette diffusion massive des biens culturels ne constituait
pas un développement et une amélioration des conditions cultu-
relles par rapport au passé.
L’écoute d’un concert à la radio ou l’accès à une œuvre littéraire
classique sous forme d’un livre de poche ne seraient-ils pas des
indices évidents d’une démocratisation culturelle permise par la
production de masse des biens culturels ? Pourquoi considérer que
la consommation de ces biens dans ces conditions supposerait une
expérience culturelle superficielle et frelatée ? De quel lieu parlaient
donc ces intellectuels pour ne voir là que « médiocrité culturelle » ?
En France, dans un entretien récent, Jean-Claude Passeron décrit
aussi cet élitisme ou aristocratisme culturel où « Cette estime des
valeurs culturelles associée à l’estime de soi est structurellement
indissociable […] du mépris, pénétré de peur, des valeurs non
culturelles, de la vie non culturelle » (Passeron, 2002, p. 152).
Un autre type de dénonciation de la critique de la culture de
masse consista à montrer que ces analyses renfermaient un biais
systématique en ce qu’elles attribuaient une importance démesu-
rée à l’influence des médias sur la culture et les rapports sociaux.
D’une part, certains sociologues de la culture s’attachaient à montrer
que les phé no mè nes de domi na tion sociale et cul tu relle résul -
taient de facteurs divers et complexes parmi lesquels l’environne-
ment médiatique ne possédait qu’un poids relatif. D’autre part,
nous l’avons vu au chapitre précédent, les recherches empiriques
sur les effets limités des médias allaient tenter de préciser l’ampleur
relative de l’influence effective des médias sur les individus.

La remise en question de l’idée de masse


Aussi, le Britannique Raymond Williams tenta de dépasser le
dilemme idéologique dans lequel semblaient se retrouver les débat-
teurs de la culture de masse, en orientant l’analyse vers les struc-
tures plus fondamentales de la formation sociale dans lesquelles
s’inséraient les systèmes de diffusion culturelle. Il questionna l’idée
même de « masse » qui recouvrait, en dernière analyse, l’univers
188 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

social, culturel et politique des classes laborieuses issues du proces-


sus d’industrialisation.
Il dénonça, comme jugement de valeur fondé sur des a priori
idéologiques, l’affirmation voulant que la culture véhiculée par les
nouveaux moyens de communication soit « inférieure » et « médio-
cre » en raison même de son caractère de masse. Ces critiques ten-
draient trop souvent à oublier que l’institution scolaire est un fac-
teur déterminant dans la perpétuation des inégalités sociales et
culturelles.
Cette dernière thèse sera d’ailleurs systématiquement étayée en
France par les travaux décisifs de Pierre Bourdieu et Jean-Claude
Passeron (1966, 1970). Or les jugements sur ce qui est « bon cultu-
rellement » proviendraient précisément d’une minorité culturelle-
ment dominante qui a été privilégiée par cette institution scolaire.
Finalement, ce système culturel dual ne serait que le reflet d’une
structure sociale de domination dans laquelle une minorité contrô-
lerait les appareils de diffusion culturelle, ce qui assurerait et repro-
duirait son pouvoir sur une majorité.
De son côté, le sociologue Richard Hoggart, dans une étude
pénétrante sur La Culture du pauvre, fondée sur des observations
ethnographiques du mode de construction des formes de culture
populaire localisées dans un milieu urbain, industriel et sociale-
ment défavorisé de la ville de Leeds (au nord-est de l’Angleterre),
chercha à saisir la manière dont le discours des médias pénétrait
dans les couches populaires pour y être immédiatement réinter-
prété et réapproprié dans le contexte qui leur est propre.
Cette étude contribua à relativiser l’idée de la toute-puissance
des médias, et souligna les réels dangers auxquels pouvait mener
l’emploi de la notion de « culture de masse ». Hoggart constata que
des espaces culturels importants de la vie quotidienne étaient
imperméables à l’influence des médias. Il insista aussi sur la neutra-
lisation possible de leurs effets attendus en raison même des carac-
téristiques de ce type de diffusion culturelle, thème qui sera plus
tard développé paradoxalement par Jean Baudrillard.
Il est certes possible d’émettre quelques réserves sur l’approche
de Richard Hoggart : si sa méthode ethnographique paraît très per-
tinente pour saisir en profondeur et d’un point de vue phénomé-
nologique certains mécanismes culturels localisés dans la quoti-
dienneté vécue, elle ne permet toutefois pas la formulation de
généralisations importantes pour une sociologie de la culture, et en
particulier, de la culture de masse.
Aussi ses cons ta ta tions con cer nant l’influence rela tive des
médias sur les attitudes et comportements immédiats des indivi-
C RITIQUES DE LA CULTURE DE MASSE 189

dus, n’excluent pas nécessairement une efficace culturelle à plus


long terme agissant sur la « culture-code », c’est-à-dire la matrice
pri maire avec laquelle chaque indi vidu cons truit ses rap ports
sociaux (sur Hoggart, voir Hoggart, 1991, Mignon, 2002 et Passe-
ron, 1999, 2002). Niveau auquel s’attachera notamment le socio-
logue Edgar Morin, comme on le verra dans la section qui suit.
Enfin, les obs er va tions eth no gra phi ques de Hoggart ont été
menées dans un contexte historique où la télévision n’existait pas
encore. Cela oblige à relativiser ses constatations, l’efficacité res-
pec tive de chaque moyen de dif fu sion n’étant pas forcé ment
identique.

La culture de masse comme objet sociologique

Souhaitant se situer en marge de ces con tro ver ses idéo lo gi -


ques, Edgar Morin tenta en 1962, dans son essai remarquable sur
l’Esprit du temps, de considérer la culture de masse comme objet
sociologique. Penseur original, à sa façon précurseur des courants
des cultural studies – rappelons que le Centre for Contemporary
Cultural Studies de Birmingham fut fondé en 1963 –, il cherchait,
comme le feront de leur côté Hoggart, Williams et Thompson à
propos de la culture ouvrière, à rendre légitime cet objet « culture
de masse » jugé alors trop banal et trop anecdotique par l’esta-
blishment sociologique de l’époque. Morin adopta ainsi une défi-
nition de la culture qui s’inscrivait dans la tradition anthropolo-
gi que (« un corps com plexe de nor mes, sym bo les, mythes et
images qui pénètrent l’individu dans son intimité, structurent les
instincts, orientent les émotions ») et marqua ses distances vis-à-
vis de toute conception normative de la culture de masse.
Cette culture constituerait un système spécifique en ce qu’elle
est produite selon les normes de la fabrication industrielle et diffu-
sée par les médias auprès de gigantesques agglomérats d’individus.
Elle viendrait se surajouter aux cultures déjà existantes comme la
culture humaniste produite par l’art et la philosophie, la culture
religieuse produite par l’Église ou la culture nationale produite par
l’école.
En fait, des interactions complexes et concurrentielles entre ces
différents systèmes d’identification ou de projection spécifiques se
feraient jour chez un même individu qui puiserait simultanément et
à des degrés divers, dans plusieurs de ces répertoires de représenta-
tions collectives (images, textes, icônes). Dans la culture de masse,
chaque individu (à travers sa dynamique de construction identitaire)
190 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

tente de s’approprier (ou non) ces propositions de comportements,


de valeurs, ces modèles prenant l’apparence de « mythes » sémanti-
quement instables et réversibles (voir Macé, 2001, p. 248 et suiv.).
L’approche morinienne de la culture de masse fera l’objet d’une
critique sévère et certainement excessive de la part de Pierre Bour-
dieu et Jean-Claude Passeron (1963) (voir Macé, 2001 ; Maigret,
2002 ; Passeron, 2002). Bourdieu et Passeron ne pouvaient suppor-
ter le ton « prophétique » de Morin envers cette « mutation cultu-
relle » appréhendée – parce qu’en effet, pour Morin, la culture de
masse contenait en tant que puissance culturelle virtuelle, l’« ambi-
valence d’une nouvelle normalité subversive » (Macé).

Le débat entre Morin et Bourdieu


Pour Bourdieu et Passeron, Morin ne pratiquait qu’une « sociolo-
gie spontanée » hors de la sociologie « scientifique » dont ils se vou-
laient les définisseurs privilégiés et les défenseurs attitrés. À partir
de leur regard en surplomb, ils situaient tactiquement les analyses
de Morin dans le camp du « pour » (c’est-à-dire celui des « naïfs »
s’identifiant au triomphe de la culture de masse) en opposition au
camp du « contre », à savoir celui des nostalgiques empruntant les
discours élitistes de dénonciation aux accents apocalyptiques.
Dans leur rôle de l’observateur construisant un « méta-regard » à
propos de la scène sociale, ils se situaient en retrait de l’arène des
débats sociaux concernant la culture de masse alors qu’ils voyaient
Morin comme un acteur appartenant à l’un des deux camps en
confrontation. Il s’agissait là d’un immense malentendu.
Alors que Bourdieu et Passeron reprochaient à Morin de faire fi
de la diversité des usages et de la complexité des contextes de récep-
tion de cette culture de masse, le propos de Morin était ailleurs : son
travail ethnologique portait sur les traces symboliques apparaissant
à la surface des produits de la culture de masse ou repliées et refou-
lées dans leurs intertextes, avec pour finalité « de saisir de façon
compréhensive, non pas l’imaginaire des masses, mais les logiques de
production, les structures de représentations et les dynamiques de
transformation qui lui semblent constituer un imaginaire commun
propre à une époque, un imaginaire significatif précisément de
l’esprit du temps de cette époque. En effet, cet imaginaire commun
qu’est la culture de masse n’est en aucun cas l’imaginaire de tous,
mais il est l’imaginaire connu de tous » (Macé, 2001, p. 237).
Morin tenta non seulement de définir la culture de masse
comme système spécifique et non pas englobant, mais il chercha
encore à saisir l’évolution et la transformation de ses contenus
C RITIQUES DE LA CULTURE DE MASSE 191

dans leur rapport avec le système social et l’histoire. Il s’attacha en


outre à saisir les dialectiques qui articulaient l’instance économique
(production, création, consommation) et l’instance psychologique
(projection, identification, transferts). Il distingua trois périodes
dans l’histoire contemporaine de la culture de masse :

– 1900-1930 : période populaire urbaine, qui voit le triomphe du


cinéma muet, lui-même héritier du roman-feuilleton du
XIXe siècle ; c’était l’ère du divertissement par l’évasion oni-
rique, tout se passait comme si les stars du cinéma muet
étaient « d’une essence mythologique supérieure » ;
– 1930-1955 (surtout 1945-1955) : l’apogée du cinéma parlant
conduisit à une nouvelle mythologie, celle du bonheur indivi-
duel. Avec l’élévation généralisée du niveau de vie aux États-
Unis et en Europe, les masses populaires accédaient aux loisirs
et acquéraient la possibilité de développer une « vie privée ».
Dans la vie comme au cinéma, on cultiva la mythologie du
happy end. Le bonheur individuel pouvait surmonter tous les
obstacles ;
– 1955 et après : de la crise du bonheur, de la dislocation de la
mythologie euphorique, émergea une « pronominalisation » de
la vie privée (problèmes du couple, de l’amour, de la solitude) ;
le cinéma cessait d’être la clef de voûte de la culture de masse ;
la télévision devenait dominante en même temps que se mul-
tipliaient et se différenciaient les modèles proposés par les
médias.

Éric Macé a proposé en 2001 une relecture enthousiaste de l’Esprit


du temps d’Edgar Morin, quarante ans après la première publication
de l’œuvre. Ce travail de Macé donne écho à un mouvement actuel
de la part d’un certain nombre de sociologues francophones, de
reconnaître l’apport de Morin en tant que sociologue pionnier de
la culture de masse. Après son travail de relecture fine, Macé for-
mule deux limites à l’approche de Morin tout en proposant des pis-
tes méthodologiques supplémentaires tout à fait pertinentes à la
poursuite de l’œuvre morinienne : « Le chaînon manquant dans
l’analyse de la production de la culture de masse est celui qui per-
mettrait d’établir un lien social entre la diversité et l’instabilité de
l’industrie culturelle et de la culture de masse, et la diversité et
l’instabilité non seulement des “publics”, mais aussi d’individus
socialement situés et culturellement réflexifs. Il me semble que ce
chaînon manquant peut être rétabli par l’introduction d’une
192 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

sociologie de l’espace public (comme “arène” de la conflictualité


sociale et symbolique) en réintégrant ainsi dans le raisonnement ce
que Morin avait explicitement mis de côté, c’est-à-dire les usages et
les formes d’appropriation, dans les conduites individuelles et
l’action collective, des produits de la culture de masse. »
Afin de dépasser une seconde limite, Macé propose « d’intro-
duire de façon synchronique la réversibilité (des contenus de la
culture de masse) à travers cette dimension manquante chez Morin
qu’est la notion d’ambiguïté. En effet, comme le montre Noël Burch
pour le cinéma hollywoodien, la force symbolique des propositions
de la culture de masse se trouve moins dans l’unité des mythes pro-
posés successivement (par exemple, dans l’histoire du cinéma), que
dans leur superposition originelle et continuelle (à des degrés
d’intensité divers), au sein de chaque film et à chaque époque »
(Macé, 2001, p. 249).

L’apport d’Abraham Moles


Pour sa part, préoccupé aussi par l’analyse de la dynamique de la
culture de masse, s’inspirant à la fois de la théorie de l’information
et de la cybernétique, Abraham Moles proposa en 1967, sous le
titre Sociodynamique de la culture, une systématisation dans laquelle
l’approche cybernétique était censée unifier le champ de la culture
(privilégié par les théories critiques) et celui des communications
(privilégié par les sociologies descriptives).
Le système de diffusion des contenus de la culture de masse était
représenté par Moles comme un cycle de circulation à rétroaction
ininterrompu et transformateur. Les créateurs élaboreraient des
œuvres et produits culturels nouveaux qu’ils soumettraient au pre-
mier contrôle d’un micromilieu, ce processus débouchant sur la
constitution d’un « tableau socioculturel », lui-même enrichi par les
événements. Ces produits seraient sélectionnés et véhiculés par les
médias – éventail de canaux différenciés conduisant à des modes
d’appréhension spécifiques – et absorbés par le macromilieu des
consommateurs pour constituer la culture de masse d’où « renais-
sent des orientations, des polarisations, des feed-back » qui vien-
draient déterminer l’activité des créateurs.
À travers les sondages et enquêtes qui l’informent sur les condi-
tions concrètes de la réception des messages par les consomma-
teurs, le créateur se trouverait « couplé » avec la résultante de ses
activités. Le cycle socioculturel se présentait ainsi comme un sys-
tème fermé à contrôle cybernétique. L’approche de Moles fut
C RITIQUES DE LA CULTURE DE MASSE 193

probablement celle qui alla le plus loin pour saisir ces phénomènes
de culture en termes de communication cybernétique.
Mais le modèle de Moles ne renvoie-t-il pas en même temps à
une vision élitiste de la création culturelle ? N’invite-t-il pas les
créateurs à un isolement social et à des actions unidirectionnelles
s’adressant à des publics contraints à n’adopter que des pratiques
culturelles marquées surtout par la passivité. Une autre critique du
modèle de Moles renvoie à son cul-de-sac culturaliste qui dessine
un cycle ne permettant pas l’articulation du système de diffusion à
des cadres sociaux plus larges.
Ce modèle, fermé sur lui-même, semble se réduire à une tauto-
logie expliquant la force de la culture par le pouvoir de la culture.
Les idées sont posées comme existantes a priori indépendamment
de leurs expressions concrètes et matérielles. Moles ne s’interroge
pas sur leur généalogie : comment sont-elles apparues ? Comment
se sont-elles développées ? (voir sur ces questions l’important tra-
vail d’Edgar Morin, 1991). Le seul élément externe au cycle pro-
prement dit concerne les « décisions » influençant la structure des
médias.
L’explication du fonctionnement des décisions réside, pour
Moles, dans les différences de « valeurs » entre les acteurs. Mais, là
encore, d’où proviennent ces valeurs, ces idéologies ? Comment se
sont-elles ancrées dans les consciences des acteurs et dans leurs
actions ? L’usage d’un tel modèle théorique a pour conséquence
politique de nous obliger à postuler conceptuellement une autono-
mie d’action des pratiques culturelles dans la société.
Ce qui veut dire qu’une action culturelle même isolée posséde-
rait virtuellement la capacité d’engendrer des transformations
sociales significatives. Ce culturalisme conduit à un optimisme
humaniste. Toutefois, cette manière de définir l’autonomie de l’ins-
tance culturelle fait souvent face à la critique qui veut que les
actions culturelles ne puissent être envisagées et perçues hors de la
dynamique d’ensemble des rapports sociaux, économiques et poli-
tiques.

Les années McLuhan

Sans vouloir faire l’apologie de la pensée de Marshall McLuhan,


qui tient davantage de la prophétie que de la théorie scientifique,
on ne peut nier que ses perspectives, vigoureusement publicisées
au sein de la culture médiatique des années 1960, ébranlèrent les
points de vue académiques sur la communication et la culture de
194 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

masse. En confondant les médias avec les contenus qu’ils véhicu-


lent, les chercheurs passaient trop souvent sous silence, selon
McLuhan, la spécificité du média lui-même en tant que catalyseur
culturel.
L’action d’un nouveau média qui apparaît au sein d’une culture
donnée consisterait à modifier les conditions de perception senso-
rielle propres à cette culture. Les médias seraient des métaphores,
des extensions de nos fonctions physiques et mentales qui (re)tra-
duiraient nos expériences quotidiennes d’une forme en une autre,
et qui affecteraient la conscience que nous en avons.
Pour décrire l’action culturelle du média en tant que tel, McLu-
han insista sur l’idée qu’un support technique particulier fait appel
à nos différents sens (vision, ouïe, toucher) de façon spécifique en
imposant un ordre propre dans l’usage de ces différents sens, varia-
ble d’un média à un autre. Il existerait ainsi une corrélation entre la
prégnance d’un média dans une culture donnée et les rapports des
différents sens entre eux dans cette même culture.
Ainsi, l’usage extensif d’un média pourrait à la longue entraîner
l’assujettissement des individus à l’utilisation d’un sens particu-
lier – la civilisation de l’imprimerie aurait par exemple contribué
à assujettir nos perceptions au sens de la vision et aurait atrophié
l’ouïe et le toucher –, créant de la sorte une forme de déséquilibre
entre les sens dans cette culture, ce que McLuhan appelle le « rap-
port des sens ». L’apparition d’un nouveau média provoquerait
une nouvelle configuration et une complexification possible du
rap port des sens jus que-là carac té ris ti que d’une cul ture
donnée.
Il existerait une relation entre cette configuration sensorielle et
la vie psychique des individus qui vivent dans cette culture. Selon
McLuhan, la vision engendrerait davantage les expériences de type
analytique et intellectuelle, alors que l’ouïe et le toucher favorise-
raient plutôt des expériences émotives et intuitives. Nous pour-
rions par ailleurs rapprocher l’approche de McLuhan de la démar-
che pionnière de Walter Benjamin qui cherche à penser les
transformations de la sensibilité et des modes de perception dans
les nouveaux environnements urbains suscités par l’industrialisa-
tion et la généralisation de la technique au début du XXe siècle.
Attentif aux nouvelles proximités entre les êtres qui se frôlent en
déambulant dans les passages urbains, Benjamin pratique une phé-
noménologie des foules présentes dans les villes de la société de
masse (Benjamin, 2000 ; voir Barbero, 1998, p. 147-148).
C RITIQUES DE LA CULTURE DE MASSE 195

Une grammaire des supports

On voit que la pensée de McLuhan sur les médias, contraire-


ment à celle des chercheurs qui l’ont précédé, fait l’économie
d’une analyse des contenus véhiculés pour se concentrer plutôt sur
les caractéristiques physiques des supports et l’impact attendu de
ces caractéristiques sur le psychisme des individus. Tentant d’amor-
cer ce que nous pourrions appeler une « grammaire des supports »
(par analogie à une « grammaire des codes » proposée par les spécia-
listes de l’analyse de contenu), McLuhan introduisit la distinction
entre les médias chauds (hot) et les médias froids (cool).
Les premiers n’exigeraient pas de l’usager une grande participa-
tion : ils prolongeraient un seul sens et lui inculqueraient un degré
élevé d’information. Les médias froids affecteraient simultanément
et profondément plusieurs sens, tout en ne fournissant qu’un degré
faible d’information : ils supposeraient donc une forte participation
de la part de l’usager. Cette distinction ambiguë a certainement
contribué à disqualifier McLuhan aux yeux de nombreux spécia-
listes.
Kenneth Boulding, par exemple, a montré la faiblesse concep-
tuelle de ces définitions. Selon Boulding, l’erreur était d’essayer de
réduire à une dimension unique diverses propriétés des médias
qu’il serait nécessaire de considérer sous au moins trois dimen-
sions : d’abord, le degré d’exigence du média, c’est-à-dire le niveau
de participation psychique exigé du récepteur de l’information ;
ensuite, la portée du média, c’est-à-dire sa capacité à établir une
rétroaction chez les récepteurs ; enfin, la densité des informations
transmises par le support.
Adoptant par ailleurs un point de vue historique, McLuhan mit
en relation le développement technique des modes de communica-
tion et l’évolution des structures sociales, y compris les structures
du pouvoir. Décrivant sommairement la première époque de l’his-
toire de l’humanité comme celle de la tribu caractérisée par la tra-
dition orale, la globalité sensorielle, l’immersion dans le collectif,
l’auteur s’attacha à décrire le processus de « détribalisation » provo-
qué par l’alphabétisation et surtout, par l’imprimerie. Celle-ci
aurait provoqué une « explosion » qui aurait entraîné l’atomisation
d’un ordre ancien et solide en diverses particules humaines indivi-
duelles, différenciées, mécaniques, donnant ainsi naissance à l’éco-
nomie classique, au protestantisme et à la chaîne de montage.
Un processus de « retribalisation » serait au contraire amorcé
dans l’ère actuelle, électronique : l’électricité provoquerait une
« implosion » unifiant le système nerveux de toute l’humanité en
196 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

un tout simultané, ce qui nous ramènerait progressivement à un


village global, tribal et planétaire. Le passage de l’ère de Gutenberg
à celle de Marconi signifierait, pour l’Occident, une transformation
en profondeur de la conscience humaine : auparavant surtout indi-
viduelle et analytique, elle deviendrait davantage holiste et intui-
tive. L’idéal utopique de McLuhan demeurait l’homme de la
Renaissance qui tend à l’équilibre entre la raison et l’émotion et
reste ouvert aux multiples possibles de la création humaine (ce
genre de thèses est aujourd’hui repris par Pierre Lévy, 2000).
L’une des originalités de McLuhan fut certainement son style
antianémique. Utilisant systématiquement l’analogie pour appro-
cher les phénomènes qu’il analysait, il prit plaisir à répéter qu’il
utilisait des « sondes » pour explorer « acoustiquement » son maté-
riel, pour y susciter des « résonances ». Quand il déclara, par
exemple, que « le medium, c’est le message » ou « le medium, c’est
le massage » ou encore que « le contenu d’un nouveau medium est
le medium qui l’a précédé », il cherchait surtout à interpeller le lec-
teur autant qu’à questionner autrement la réalité du phénomène
des médias.
La pensée de McLuhan s’exprimait dans le style de la provoca-
tion. Toute son œuvre fut une immense métaphore empreinte
d’humour et construite au moyen de « courts-circuits » volontaires
pour la pensée. Ses nombreux raccourcis conceptuels et ses erreurs
historiques ne peuvent évidemment satisfaire un esprit rigoureux.
Il est même surprenant de constater que le très sérieux Journal of
Communication, revue académique prestigieuse des chercheurs
américains dans le domaine, a consacré en 1981 un important dos-
sier à l’œuvre de Marshall McLuhan, mort à la fin de 1980. Comme
si, près de vingt ans après la forte médiatisation de ses travaux, cer-
tains penseurs académiques étaient prêts à reconnaître McLuhan
comme un des leurs.
Il reste que dès les années 1960, en incitant à saisir l’action des
médias au niveau de la totalité de la culture dans laquelle ils s’insè-
rent, McLuhan a contribué à questionner radicalement le postulat
de la neutralité de la technique et à renouveler en profondeur la
problématique des effets des médias jusque-là définis de manière
très réductrice.
Plusieurs critiques ont associé la pensée de McLuhan à la problé-
matique du déterminisme technique. En fait, comme l’a signalé
Robert A. White, les débats théoriques très animés, suscités par les
visions de McLuhan, auront probablement eu pour effet d’amener
les chercheurs en communication à davantage prendre en compte
les impacts culturels à long terme des innovations techniques en
C RITIQUES DE LA CULTURE DE MASSE 197

matière de communication, mais aussi à considérer que les change-


ments techniques et culturels ne pouvaient s’expliquer sans faire
référence à leur articulation intime au contexte sociohistorique
dans lequel ils s’inscrivent.

Critiques contemporaines

Les débats anglo-saxons autour de la culture de masse, amorcés,


nous l’avons vu, dans les années 1950 aux États-Unis (voir Rosen-
berg et White, 1957 ; Jacobs, 1961) ont fait l’objet pendant la
décennie 1970, de nombreux exercices de ré-évaluation (Rosenberg
et White, 1971 ; Gans, 1974 ; Swingewood, 1977 ; Lasch, 1981 ; voir
sur Lasch : Videau-Falgueirettes, 2002). Toutefois, ces nouveaux
débats n’ont pas fait avancer sensiblement la pensée sur la culture
de masse.
Les nouveaux protagonistes, engagés eux-mêmes dans les polé-
miques, n’ont formulé que des analyses encore trop fortement
idéologiques. C’est en France que l’une des critiques contemporai-
nes les plus radicales du phénomène de la massification a été for-
mulée : il s’agit de la démarche de Jean Baudrillard, philosophe
associé à la pensée de la postmodernité.
Dans la société contemporaine devenue « civilisation de masse »,
les individus auraient perdu leurs principales attaches (famille,
métier, terre natale), les liens sociaux se déliteraient sous le règne
de l’anomie et de l’indifférence. Baudrillard rejoint ici le constat
que formulait Hanna Arendt à propos des régimes totalitaires : les
instances médiatrices que constituaient l’Église, les syndicats et la
famille ont été détruites par ces régimes non démocratiques
(Arendt, 1951). Retour à Baudrillard : la télévision – et aujourd’hui
Internet, pourrait-on ajouter – plongerait les masses dans un
monde de la représentation et du spectacle dominé par le règne des
stars, qu’il s’agisse de cinéma, de sport ou de politique. Baudrillard
est ici proche des analyses situationnistes (Debord, 1967 ; Vanei-
gem, 1967) qui d’ailleurs connaissent un regain de popularité au
début du XXIe siècle.
Il n’y aurait plus de « société », c’est-à-dire que l’on aurait aban-
donné la représentation du social comme méta-structure découpée
en catégories d’individus jouant des rôles et se reconnaissant dans
des institutions qu’ils contribueraient à créer en même temps
qu’elles les détermineraient. Les cadres sociaux de cette existence
anomique ne seraient plus constitués que d’un ensemble d’agrégats
indifférenciés d’individus interchangeables, sans polarité, sans
198 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

attribut, sans qualité (Musil) : « La masse est ce qui reste quand on a


tout oublié du social » (Baudrillard, 1978).
Or, selon Baudrillard, il ne s’agit pas de dénoncer cet état des
choses : la masse posséderait un tel droit à l’indifférence. Ce serait
même la façon pour les publics, dans leur désarroi, de se jouer des
intentions des responsables des médias cherchant à les manipuler
et à les intoxiquer. Ce serait la dimension subversive de la masse
qui, à travers la manifestation de son indifférence politique, met-
trait « le social lui-même en danger en en exigeant toujours plus,
comme d’une marchandise ». Les masses seraient des « trous noirs »
où viendraient se perdre les éléments forts de notre modernité :
l’ordre social, le pouvoir, l’économie, la culture. « La masse est sans
attribut, sans prédicat, sans qualité, sans référence. C’est là sa défi-
nition, ou son indéfinition radicale. Elle n’a pas de “réalité” socio-
logique. Elle n’a rien à voir avec aucune population réelle, aucun
corps, aucun agrégat social spécifique. Toute tentative pour la qua-
lifier n’est qu’un effort pour la reverser à la sociologie […]. »
(Baudrillard, 1982, p. 11).
Et puisque les individus vivraient dans les simulations provo-
quées par les médias, l’état de masse serait « moins une réalité
objective qu’une manière d’exister. Ou de ne pas exister ». À travers
leur opposition à une représentation de l’action des médias en
termes de propagande et de persuasion, les majorités silencieuses
postmodernes inviteraient les obser vateurs de la scène sociale à
abandonner leur croyance dans le pouvoir (même relatif) des
médias. Ce pouvoir ne serait qu’un « simulacre », c’est-à-dire la
simulation d’une illusion. Les transformations actuelles de la socia-
bilité auraient pour passage obligé la mise à mort de l’illusion occi-
dentale consistant à croire encore au Progrès et à la Raison, deux
grands récits largement abandonnés de nos jours (d’après Martin et
Proulx, 1995, p. 215).
Ce constat radical du philosophe constitue l’aboutissement de
son enquête sur le processus d’abstraction ayant détruit l’échange
symbolique rituel dans l’économie politique capitaliste. Cette
abstraction des rapports sociaux se réalisant alors soit par le règne
des « simulacres » consistant à mettre en scène la communication
pour elle-même, soit par l’injection à satiété d’information dans la
masse jusqu’à l’implosion du social, ce qui annoncerait la fin du
politique (Baudrillard, 1976, 1981 ; voir Barbero, 1998, p. 150-151).
Cette analyse aura eu le mérite d’obliger les obser vateurs du
social à se questionner sur la profondeur des changements structu-
rels que nous traversons depuis ces décennies. En toile de fond, elle
nous oblige à penser les conséquences de la généralisation actuelle
C RITIQUES DE LA CULTURE DE MASSE 199

des dispositifs de communication et de simulation (jusqu’à la « réa-


lité virtuelle ») sur la nature du lien social, sur les motifs, les formes,
les valeurs, les lois et les normes qui relient les gens entre eux dans
une société dominée aujourd’hui par l’individualisme, la valorisa-
tion de la performance, de l’argent et l’idéologie néolibérale.

La culture de masse issue du XIXe siècle


Avec son regard critique d’historien, Jean-François Sirinelli juge
que le travail des sociologues contemporains de la culture de masse
a parfois contribué à accréditer la thèse selon laquelle le développe-
ment de la culture de masse s’inscrit essentiellement dans la
séquence chronologique 1930-1960. Or il apparaît aux yeux de
l’historien que l’émergence de la culture de masse s’est ancrée dans
un temps plus long, à partir des dernières décennies du XIXe siècle
(voire dès 1860).
La culture de masse préexiste donc à la présence des régimes
totalitaires de l’entre-deux-guerres. Son importance et son étendue
dans le temps en font « l’un des phénomènes historiques majeurs
du XXe siècle tout entier » (Sirinelli, 2002a, p. 20). Cette perspective
d’histoire culturelle construite sur des temps longs postule un
poids sociologique significatif du culturel dans l’histoire des socié-
tés humaines. Ce qui veut dire accorder une attention particulière
à l’imaginaire social commun partagé par les membres d’une
société humaine (ou par des associations de groupes d’humains)
dans une conjoncture historique donnée (voir Castoriadis, 1975).
Cet imaginaire social commun est constitué d’un ensemble de
modèles, de symboles, d’images, de représentations collectives pre-
nant majoritairement la forme de figures ou de récits médiatiques
circulant dans le « paysage audiovisuel » et irriguant le tissu social
jusque dans ses intertextes. Les médias et les réseaux de communica-
tion sont en effet les supports privilégiés pour la construction
sociale, la diffusion et l’usage de ces formations discursives publiques
et privées circulant dans ces ensembles sociosymboliques appelés
« espaces publics ». La sociologie de la culture de masse (Morin, 1962)
informe et féconde ici une sociologie des espaces publics qui devien-
nent majoritairement médiatiques (voir Macé, 2001).
Les représentations collectives et les valeurs partagées par les
membres d’une même société (via l’usage de dispositifs de commu-
nication) agissent aussi, le plus souvent dans un temps historique
plus long, sur le système de représentations politiques. Ainsi, les
combats pour l’avènement de la démocratie libérale sont catalysés
200 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

par l’irruption de la culture de l’imprimé vers la fin du XIXe siècle,


ce qui favorise la propagation de la parole publique.
L’invention de nouveaux espaces de conversations publiques
(par exemple, les cafés, dépeints par Habermas, où l’on échange et
argumente à propos notamment de ce qui est contenu dans les
journaux) permettait l’entrée en scène et l’action de ce nouveau
mécanisme politique centré sur l’échange et la prise de parole : la
culture de l’imprimé, suscitant la constitution de « publics »
capables d’argumenter, contribua ainsi à la victoire et à l’enracine-
ment des valeurs de la République (Sirinelli).
Plusieurs facteurs sont à prendre en compte pour une descrip-
tion adéquate de cette période historique caractérisant le passage
du XIX e au XX e siècle : outre la dif fu sion mas sive de la presse
écrite, l’extension du droit de vote et l’installation des démocra-
ties représentatives, la démocratisation de l’école, l’avènement
politique des foules (dont la dynamique de constitution les oppo-
sera aux « publics » capables d’argumenter) et un lien de plus en
plus étroit entre la sphère des décisions politiques et le déploie-
ment d’espaces publics médiatiques (voir Sirinelli, 2002a ; Dayan,
2000 ; Tarde, 1989). Cette période coïncide aussi avec l’émergence
de l’idée d’« opinion publique » appelée à connaître des dévelop-
pements significatifs du fait de la montée prodigieuse des sonda-
ges dans la ges tion de la vie poli ti que, phé no mène sur lequel
nous revien drons au pro chain cha pi tre (voir Blondiaux, 2001 ;
Reynié, 2001).
Certaines de ces tendances lourdes du développement culturel
du XXe siècle ont culminé, au cours des trois dernières décennies
du siècle, avec l’accroissement significatif du temps libre favorisé
de manière convergente par la nouvelle vague d’automatisation du
travail (informatisation), la diminution du temps de travail
humain nécessaire à la production sociale qui en découle, l’impor-
tance du chômage, l’abaissement du seuil de la retraite, les progrès
médicaux assurant un allongement de la vie. À l’aube du
XXIe siècle, cet accroissement du temps libre suscite donc une mul-
tiplication des pratiques culturelles de masse liées surtout au loisir,
à la consommation et au divertissement, pratiques qui supposent
la plupart du temps l’usage des médias et des réseaux interactifs de
communication. Dans la perspective sociohistorique de l’émer-
gence de la culture de masse contemporaine dans le temps long du
développement d’une « économie-monde » (depuis le Moyen Âge
jusqu’à aujourd’hui, selon Braudel, 1979), nous assisterions aujour-
d’hui à un phénomène progressif de « cristallisation de la culture
de masse en culture-monde » (Sirinelli, 2002a, p. 25).
C RITIQUES DE LA CULTURE DE MASSE 201

L’avènement de la culture-monde

C’est pendant l’été 1969 que se produit l’un des premiers événe-
ments emblématiques de cette culture-monde. Il s’agit de la retrans-
mission télévisuelle en direct et à l’échelle de la planète, des
premiers pas de Neil Armstrong sur la Lune (Sirinelli, 2002b,
p. 150). On sait que ses premières paroles furent pour dire qu’il
accomplissait des « petits pas pour l’homme » mais que ceux-ci
représentaient un « grand pas pour l’humanité ». Voilà un événe-
ment géopolitique transnational fédérateur des nations, des généra-
tions, des classes sociales et, au plus près des écrans cathodiques, des
individus dont la première médiation consiste à être reliés entre eux
via les médias et dispositifs interactifs de communication.
Car aujourd’hui, le développement des pratiques culturelles de
masse renvoie bien davantage à un mouvement d’intensification de
l’individualisme ambiant qu’à un réveil politique des foules (Ehren-
berg, 1995; Roman, 1998). La diffusion planétaire des matchs télévisés
du « Mondial » de football, tous les quatre ans, constitue certaine-
ment un autre exemple spectaculaire de cette culture de masse cris-
tallisée en culture-monde. Sport de la mondialisation, le football
suscite des mouvements forts d’identification nationale et de com-
pétition entre les pays dans un contexte où l’entente sur les règles
du jeu devient la métaphore politique évoquant l’idéal de la bonne
entente universelle des États-nations (Boniface, 2001).
Autre événement significatif de la culture-monde : la chute du
Mur de Berlin en 1989 et ce que ce retournement a pu symboliser
politiquement (l’échec consommé du « socialisme réel », la fin de la
guerre froide) pour les individus et les peuples de l’Europe de l’Est
ayant traversé le siècle dans l’adversité et les doubles discours. Ou
encore : les tragiques attentats du 11 septembre 2001 à New York et
Washington, où des terroristes détournent des avions de lignes régu-
lières pour les utiliser comme bombes humaines contre les tours du
World Trade Center et l’édifice du Pentagone. Ce jour-là, compte
tenu de la gravité et de l’ampleur du drame humain, un nouveau
type de conflits politico-militaires (suscités à partir de l’action terro-
riste de réseaux clandestins islamistes opérant à un niveau mondial)
surgissait à l’échelle de la planète. Nous vivrons certainement pen-
dant une bonne partie du XXIe siècle avec les conséquences de ce
nouveau type de conflits géopolitiques armés opposant les gouverne-
ments des grandes puissances à des réseaux anonymes transnatio-
naux pouvant surgir à tous moments et en tous lieux.
La société mondiale du XXIe siècle, plus encore que celle du
siècle précédent, devient une « société du risque », non seulement
202 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

naturel ou technologique mais aussi idéologique et politique (Beck,


2001). Ce nouveau type d’actions politiques suicidaires marque la
fin du consensus démocratique entre les États-nations autour d’une
acceptation des « règles » morales de gestion des conflits internatio-
naux armés. Les islamistes armés ont décidé de transgresser ces
règles. Ces actions terroristes d’un nouveau type suscitent une mise
à l’épreuve du régime de vérité sur lequel se fondaient jusqu’ici les
principes de la démocratie représentative des sociétés occidentales,
autant qu’un accroissement du risque de déstabilisation relative
des régimes et gouvernements en place, voire de l’équilibre géopo-
litique de régions entières.
Dans ce contexte de changement géopolitique accéléré, que devien-
nent la culture de masse et la culture-monde? L’incroyable écho de ces
événements a montré à quel point le politique est désormais devenu
dépendant, sous tensions et contradictions, d’un espace médiatique
commun à l’échelle planétaire. Nous sommes entrés non seulement
dans la culture-monde mais aussi dans l’ère d’une « communication-
monde », selon l’expression d’Armand Mattelart. La culture politique
des masses se trouve fortement encadrée par la constitution à un
rythme accéléré d’une culture médiatique du divertissement et de la
consommation à l’échelle de la planète. À l’aube du XXIe siècle, la
communication devient consubstantielle à la sphère politique.
9/Analyses politiques
de la communication

Au XXI siècle, les débats concernant les rapports entre communi-


e

cation et politique, ou entre médias et politique, sont au cœur d’un


questionnement encore plus fondamental sur les transformations
contemporaines de la sphère politique elle-même (Garnham,
2000). La construction des espaces de discussion citoyenne et de
communication politique – espaces de nature à la fois physique,
sociale et symbolique (Lefebvre, 1986) – provoque une recomposi-
tion du registre du politique lui-même ou, plus précisément, un ré-
agencement des représentations que les acteurs ont de cette sphère
du politique en transformation.
L’espace public ne se limite plus aujourd’hui à l’arène où se
déroulent les débats à partir d’arguments rationnels entre des
acteurs engagés politiquement dans les discussions (Habermas,
1978). L’espace public – pluriel (Habermas, 1992) – est aussi une
scène d’apparition, un lieu de représentation et d’action (voir
Arendt, 1991, 2001). Et en effet, les processus de construction de
l’espace public politique sont maintenant fortement arrimés au
développement de l’univers médiatique et des réseaux de commu-
nication qui s’étendent à l’échelle du globe. L’espace public coïn-
cide aujourd’hui de plus en plus largement avec l’espace social et
symbolique circonscrit par les médias et les technologies de l’infor-
mation et de la communication.
204 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

Médias et démocratie :
reconstruction ou éclipse du public ?

La question des médias a été depuis ses débuts complètement


enchevêtrée à celle de la démocratie. John Durham Peters (1989,
1999) soutient la thèse que l’ensemble des travaux de sciences
sociales menés aux États-Unis depuis l’entre-deux-guerres et ayant
pour objet les médias et leurs effets (voir supra, chapitres 6 et 7), ne
constituaient en réalité qu’un vaste commentaire sur l’État et les
possibilités de la démocratie en Amérique. Les descriptions et les
récits des chercheurs concernant les médias étaient des propos
politiques qui n’osaient s’avouer tels. Il faut retourner aux écrits de
John Dewey (1927) pour retrouver une pensée philosophique qui
donne à la communication un rôle essentiel dans la reconstruction
démocratique d’une société dont les fondements sont ébranlés par
l’industrialisation, l’urbanisation, les mouvements de migrations et
par les conséquences de la Première Guerre mondiale.
La pensée de John Dewey, très importante lorsque l’on veut
retracer les premières analyses politiques de la communication aux
États-Unis, se définit d’emblée comme philosophie politique (voir
Zask, 1999). Ce qui intéresse Dewey, c’est de suivre l’évolution de
l’ordre politique et du lien social dans ce contexte d’avènement de
la modernité : le monde ayant été transformé avec l’« âge de la
machine », comment la démocratie peut-elle perdurer dans une
société où une grande partie des communautés rurales a disparu et,
avec elles, les situations de face à face entre les citoyens qui étaient
à la base du fonctionnement démocratique ? La réponse de Dewey
sera partagée entre une nostalgie humaniste communautaire et le
désir moderniste d’assurer un contrôle social sur les populations et
les territoires (Peters, 1989).
La manière pour Dewey de s’accommoder au mieux de cette
contradiction, à l’image de celle de son temps et de cette moder-
nité déstabilisante, sera de « repenser les conditions auxquelles les
citoyens pourraient former des jugements politiques raisonnables,
cohérents et responsables » (Zask, 2001, p. 63). C’est la lecture sti-
mulante des ouvrages du journaliste et essayiste Walter Lippmann,
Public Opinion (1922) et The Phantom Public (1925), qui convainc
Dewey de réfléchir aux principes qui fondent la participation du
peuple au gouvernement. Puisque, de l’avis conjoint de Lippmann
et Dewey, une « opinion publique effective » n’existe plus aux États-
Unis – le public est devenu un « fantôme » (Lippmann), il s’est
« éclipsé » (Dewey) –, dans quelles conditions pourrait-on produire
à nouveau cette opinion publique ?
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 205

À cette question, les réponses de Lippmann et Dewey divergent


radicalement : alors que Lippmann tend à marginaliser le public en
préconisant le recours à des experts qui conseilleraient directement
les gouvernements, Dewey propose au contraire, par le biais de
programmes d’éducation et par la promotion d’une communica-
tion civique, la reconstruction d’un public effectif. Dewey s’attache
aux méthodes influant sur la formation des jugements populaires
sur les questions politiques (1927, p. 89). Avant même le dévelop-
pement accéléré des méthodes de sondage que l’on connaîtra au
cours des décennies qui suivront, Dewey pose d’emblée le principe
de la diffusion systématique des résultats des enquêtes sociales
auprès des publics sondés.
C’est une condition essentielle pour un fonctionnement démo-
cratique effectif. Ces retours d’informations vers les publics, de
même que les conversations et les discussions interpersonnelles qui
en découleront, contribueraient à l’« intelligence » du public alors
en mesure de participer aux débats publics. La communication
n’est donc pas pour John Dewey une affaire de « communion entre
des entités individuelles » ; la communication, c’est ce qui peut
assurer matériellement la pleine participation citoyenne à la vie
publique, à l’exemple des assemblées de villages et des forums
sociaux élargis. Ce type de communication démocratique suppose
un renouveau des échanges locaux et des rencontres en face à face.
Pour Dewey, la démocratie politique n’est pas un idéal qui préexis-
terait à la société, elle se construit à travers le processus même de
prise de parole (voir Peters, 1989, p. 205-207).
L’histoire du XXe siècle ne semble pas avoir donné raison à John
Dewey. La prise de parole citoyenne n’a pas été facilitée par l’avè-
nement des médias et de la culture de masse. Tout au long du
siècle, la parole publique a été progressivement prise en charge par
les élites contrôlant les moyens modernes de communication. Ce
monopole médiatique a favorisé la mise à l’avant-scène de la parole
des autorités légitimées par le système économique et politique,
des experts et plus généralement, une reproduction sociale du statu
quo sans que les médias jouent un rôle décisif pour favoriser la
démocratie telle que l’entendait Dewey, c’est-à-dire une véritable
« manière de vivre » plutôt qu’une simple forme de gouvernement.
Avec l’explosion médiatique des dernières décennies, nous
retrouvons une surabondance de situations où les citoyens évo-
luent dans des environnements de surcharge informationnelle où
la capacité de discriminer les communications pertinentes (d’un
point de vue politique, notamment) est de plus en plus difficile.
Selon Todd Gitlin (2007), il y a pire : la « manière de vivre »
206 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

aujourd’hui pour bon nombre de citoyens consiste à se retrouver


dans une ambiance marquée par une telle présence médiatique en
continu que ces individus en arrivent à ne plus chercher à interpré-
ter les signes qui les inondent. Leur existence sociale devient inti-
mement liée à la présence des médias (medium is message, disait
McLuhan), mais elle apparaît simultanément vidée de la question
du sens, donc de la question politique.
La prégnance de ces situations de surcharge informationnelle
aboutit à une intériorisation de la saturation médiatique : les indi-
vidus sont ainsi entraînés dans une nouvelle dépendance à l’égard
des médias, une sorte d’accoutumance au plaisir procuré par l’envi-
ronnement médiatique doublée d’un autisme d’un nouveau genre,
celui d’un désintérêt total pour la question du sens des messages
dans lesquels ils baignent : « The message is… there is no message »
(Gitlin, 2007, p. 12-70).

Le contexte des principaux courants de recherche


Nous allons maintenant passer en revue les modèles de la com-
munication qui, surtout à partir de la fin des années 1960, situent
la compréhension du phénomène des médias dans un contexte
politique. Alors que certains de ces modèles apparaissent aujour-
d’hui dépassés – en raison souvent de l’usage d’une « langue de
bois » idéologique manquant de subtilité et ne pouvant se substi-
tuer au travail de recherche concret –, d’autres modèles au
contraire ont permis d’ouvrir des pistes fructueuses permettant de
démonter le jeu souvent invisible des rapports de forces se situant
en amont et au centre des phénomènes de diffusion médiatique.
Ces derniers modèles continuent d’influencer aujourd’hui la pen-
sée critique en communication (Sfez, 1992).
Notre intention, dans ce chapitre, consiste à présenter les problé-
matiques de quelques courants significatifs, ce qui devrait permettre
de faire ressortir les enjeux sociopolitiques de la communication tels
qu’ils ont été définis au sein de la recherche critique depuis près de
cinquante ans. Par ailleurs, signalons que depuis les années 1990, de
nouvelles articulations voient le jour entre philosophie politique et
sciences sociales, ce qui ouvre vers de nouveaux horizons de défini-
tion de la pensée critique (voir Corcuff, 2000). Pour commencer,
rappelons brièvement certains éléments de contexte qui font voir
l’ampleur prise par ces divers courants de recherche au fil des ans.
D’abord, à l’orée des années 1970, plusieurs chercheurs français
se reconnaissant dans la tradition critique issue du marxisme choi-
sirent d’orienter leur travail d’analyse vers l’étude de l’action idéo-
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 207

logique des médias. Cela impliquait la mise à plat de l’action des


médias en tant que mécanisme de reproduction idéologique de la
société à l’avantage des intérêts des groupes dominants. Plusieurs
de ces chercheurs firent référence directement aux conceptions
marxistes et néo-marxistes de l’idéologie et de l’hégémonie (lec-
tures d’Althusser et de Gramsci, notamment) et incorporèrent ces
visions théoriques dans des modèles polarisés sur les fonctions
idéologiques de la communication dans la société.
De leur côté, des chercheurs bri tan ni ques, s’ins pi rant d’une
sociologie marxiste de la culture – popularisée notamment par
Raymond Williams – et s’inscrivant dans la lignée des cultural stu-
dies, déve lop pè rent, à par tir de la décen nie 1970, de nou vel les
approches tentant de situer le travail idéologique des médias dans
la trame même du tissu culturel, en recourant à une ethnologie
des cul tures vivan tes que cons ti tuent la cul ture ouvrière et les
sous-cultures populaires (voir Turner, 1996). Le champ d’étude de
l’action idéologique des médias fut particulièrement stimulé par
la publication, autour de 1980, de deux articles de Stuart Hall qui
invi taient à une redé cou verte de la fonc tion idéo lo gi que des
médias tout en proposant un programme de recherche articulant
les processus d’encodage et de décodage idéologiques des messa-
ges dif fu sés. Nous revien drons d’ailleurs sur cette appro che de
Stuart Hall au chapitre suivant portant sur les études de récep-
tion.
Ensuite, d’autres chercheurs définirent l’ensemble des médias en
tant que système économique industriel de production et de distri-
bution de biens culturels. Ils reprenaient ainsi la piste ouverte et
explorée d’abord par Horkheimer et Adorno, de l’École de Franc-
fort, proposant une critique de la culture et de la modernité à partir
de la notion d’industrie culturelle. Cette problématisation de la
communication en termes d’industrie culturelle s’est avérée parti-
culièrement fructueuse pour certaines équipes de recherches fran-
cophones contemporaines qui ont réalisé de nombreux travaux :
pensons en particulier aux équipes de Bernard Miège à Grenoble,
de Gaëtan Tremblay à Montréal et de Pierre Moeglin à Paris.
Ce courant d’études sur les industries culturelles s’est enrichi,
pendant les années 1980, d’une complexification de sa probléma-
tique à partir du concept d’espace public. Il est vrai que le travail du
philosophe allemand Jürgen Habermas portant sur le modèle des
Lumières de l’espace public avait été publié dès 1962 en langue alle-
mande. Toutefois, c’est sans doute la traduction française de cet
ouvrage en 1978 qui suscita un véritable engouement dans la com-
munauté des chercheurs critiques francophones pour une théorisation
208 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

des phénomènes de communication politique à partir du


concept d’espace public (voir Pailliart, 1995).
Enfin, l’implantation de la télématique en France, au début des
années 1980, a donné lieu à de nombreux travaux d’évaluation
sociale des expérimentations dans ce domaine : certaines
recherches ont mis en lumière le jeu contradictoire et complémen-
taire des rapports sociaux sous-jacents à la mise en place de ces
expérimentations, dans lesquelles l’État, les élites politiques et éco-
nomiques, les médias traditionnels, etc., sont impliqués (voir
notamment les travaux d’André Vitalis et de Jean-Marie Charon).
À l’occasion de certains colloques, quelques bilans de ces études
d’évaluation conduites par des sociologues le plus souvent à la
suite d’appels d’offre de l’État français, ont débouché sur des
réflexions stimulantes concernant le rôle et la place du sociologue
dans le développement industriel des systèmes techniques de com-
munication (voir Jouët, 2000). Le chercheur ne servirait-il alors que
de caution morale aux acteurs politiques et industriels ayant déjà
mis au point le cheminement critique de leur plan de développe-
ment ? Ces décideurs prennent-ils vraiment en compte les résultats
des évaluations ? Les jeux ne seraient-ils pas déjà joués avant même
la réception des résultats de recherche évaluative des sociologues ?
Il serait intéressant de rapprocher de ce débat une autre contro-
verse ayant animé les intellectuels de gauche pendant la décennie
1970, à propos du rôle politique des intellectuels face aux médias.
Cet autre débat idéologique prit naissance à l’occasion de la paru-
tion en 1970 d’un article de H. Enzensberger qui remettait en cause
l’indifférence que les penseurs de gauche avaient jusque-là affichée
à l’égard des médias. On retrouve des éléments de cette controverse
dans les réflexions de Jean Baudrillard dans son Requiem pour les
médias (1972), puis dans les propos d’Armand et Michèle Mattelart
dans Penser les médias (1986).
Finalement, des chercheurs ont insisté sur l’internationalisation
des systèmes de communication et sur leurs effets de conditionne-
ment culturel (en particulier américain – quoique cette thèse fasse
l’objet de malentendus et controverses) à l’échelle planétaire. Les
recherches d’Armand Mattelart et ses collaborateurs ont fait œuvre
de pionniers dans ce domaine (voir Mattelart, 1992, 1999), de
même que celles de l’Américain H.I. Schiller et du Scandinave
K. Nordenstreng. En outre, plusieurs courants de réflexions cri-
tiques amorcées à l’occasion de la publication du rapport McBride
pour l’Unesco (1980), proposant l’instauration d’un « Nouvel ordre
mondial de la communication et de l’information », ont participé
de cette vision d’un conditionnement culturel des pays du tiers
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 209

monde par le système mondial des médias. Plusieurs travaux ont


souligné l’unidirectionnalité dans la circulation des flux d’informa-
tion au niveau de la communication à l’échelle planétaire (Ravault,
1981).
Une façon commode de cartographier le champ des analyses
politiques prenant pour objet la communication et les médias
consiste à poser successivement les trois questions suivantes
(Vedel, 2002) :

– comment la communication médiatique affecte-t-elle la vie


politique ? La médiatisation accélérée de la sphère politique
sera au cœur de notre réponse ;
– comment le domaine politique encadre-t-il, régule-t-il le déve-
loppement de la communication dans une société donnée ?
Dans le présent contexte de mondialisation, la question de la
régulation et de la gouvernance des systèmes de communica-
tion à l’échelle globale devient un enjeu économique central,
une question politiquement prioritaire et, en même temps, c’est
une problématique extrêmement difficile à traduire en poli-
tiques, autant sur les plans éthique qu’opérationnel (voir Vedel,
1999) ;
– et enfin, comment les acteurs (décideurs politiques et journa-
listes) font-ils usage des médias ? Ce dernier type de questions
ouvre sur la politisation de la représentation (politics of repre-
sentation) dans l’espace public médiatique : la formation de
l’opinion publique, la construction d’agenda, la publicisation
des enjeux sociaux, le régime des relations publiques générali-
sées.

Ce que la communication fait à la politique :


la médiatisation

L’action idéologique des médias

L’une des premières manières de penser la communication


comme enjeu et moyen d’action politiques fut de souligner la
domination idéologique qu’exerçait le système des médias dans les
sociétés occidentales capitalistes. Au tournant des années 1970,
l’un des paradigmes dominants de la sociologie critique, très mar-
quée à l’époque par la pensée du philosophe marxiste Louis Althus-
ser, consistait à définir la structure sociale comme système de
210 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

rapports sociaux conflictuels dans les trois instances économique,


politique et idéologique. À chacun de ces niveaux s’exprimait donc
la lutte de classes entre dominants et dominés, espace conflictuel
dont en principe devrait rendre compte un système transparent des
médias. Or ce dernier système ne fonctionnerait pas « librement » :
il serait sous le contrôle des élites économiques et politiques domi-
nantes et fonctionnerait lui-même en tant qu’« appareil idéologique
d’État ». Voyons d’un peu plus près comment et où cette première
lecture idéologique et politique nous conduisait.
Dans les sociétés industrielles capitalistes occidentales, les
formes de domination se multiplient et se complexifient : à
l’exploitation économique et à la sujétion politique, s’ajouteraient
de nouvelles formes de domination symbolique empruntant
notamment, à côté de l’école et de la famille, le canal des médias.
Le contrôle économique de cet appareil idéologique des médias
deviendrait un enjeu politique important : des groupes rattachés à
des intérêts de droite comme de gauche vont donc chercher à con-
trôler la propriété des médias. Cette première figure de l’action poli-
tique des médias consistait ainsi à les décrire en termes d’appareil
social de manipulation idéologique dont l’enjeu consistait à le
contrôler économiquement.
Les contenus diffusés par le système des médias n’apparaissent
toutefois pas unitaires : ils sont hétérogènes, multiples, ambigus.
On y retrouve des messages à orientations idéologiques diverses et
contradictoires, marque selon certains diffuseurs, de leur objecti-
vité. C’est d’ailleurs la logique même du profit fondée sur une valo-
risation de la mise en spectacle de l’information qui entraînerait les
diffuseurs à offrir le discours spectaculaire des opposants : par
exemple, l’efficacité du terrorisme contemporain est largement
fondée sur cette logique d’amplification médiatique des actions et
des discours des terroristes.
Mais s’agit-il là d’un véritable processus de démocratisation poli-
tique : l’espace social des médias devient-il véritablement la « nou-
velle agora » des sociétés occidentales ? Ici, les chercheurs se
réclamant de la tradition critique nous invitent à plus de prudence.
Déjà, à un premier niveau (cognitif), on pourrait dire que l’abon-
dance même des messages disparates et contradictoires risque de
réduire leur efficacité communicationnelle : les messages en vien-
nent à s’annuler les uns les autres, leur banalité quotidienne dés-
amorce leur potentiel subversif. On pourrait également (niveau
sociopolitique) s’interroger sur le fait que le discours des médias est
bien davantage constitué des messages des élites en place que de
ceux de leurs adversaires. Mais cette partialité trop évidente est
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 211

sans doute moins efficace que certains mécanismes idéologiques


plus subtils.
Ainsi, les médias semblent tout dire… Ils ne le peuvent certes,
ne serait-ce qu’en raison des contraintes du formatage technique
propres au support : il est, par exemple, des images plus télégé-
niques que d’autres, et ce sont elles précisément que l’on choisit de
diffuser. Un travail de sélection des informations à diffuser s’opère
et introduit ainsi des partis pris systématiques. Pensons simple-
ment à tout ce qui n’est pas retenu en fonction du critère de la qua-
lité dite professionnelle du reportage : aujourd’hui une idéologie du
professionnalisme structure la forme et les contenus des messages
effectivement diffusés. Dès lors, on favorise la dimension spectacu-
laire (et souvent anecdotique) de l’événement.
Cette spectacularisation de l’information est peut-être déjà un
mécanisme de dépolitisation du discours qui fonctionne au profit
de l’idéologie en place : le spectacle médiatique et le style person-
nel des politiciens prennent le pas sur les contenus des program-
mes politiques et les compétences des acteurs politiques à gérer les
affaires publiques. En outre, des contraintes de type organisation-
nel agissent sur la sélection des éléments à diffuser : la recherche
de la rapidité et de l’impact maximum dans la transmission des
nouvelles, la volonté d’une compréhension facile des informa-
tions par ce que les dif fu seurs se repré sen tent être le « grand
public » con dui sent trop sou vent les jour na lis tes à racon ter les
événements sans chercher à les situer dans un contexte de com-
préhension plus large et davantage critique, faute de temps et de
moyens financiers.
Plus fondamentalement, ce qui est dit par les médias l’est d’une
certaine manière : le discours médiatique a tendance à présenter
l’action et le discours des opposants à l’intérieur d’une probléma-
tique plus large structurée par les élites au pouvoir et perçue
comme « allant de soi », rendant ainsi possible une récupération
idéologique des arguments des opposants.
L’analyse de la sémantique utilisée par les médias pour qualifier
les prises de position des opposants peut révéler un autre méca-
nisme idéologique assez subtil. Selon Stuart Hall, il n’est pas rare
d’y voir qualifié l’opposant d’extrémiste ou d’y constater une assi-
milation des protestataires à une bande de délinquants. Encore
plus couramment, la manifestation d’une opposition est facile-
ment décrite à l’aide de termes comme émeute, conspiration, rebel-
les, violence, minorité, agitation, etc. On en arrive ainsi à associer
inconsciemment l’opposition à de l’illégitime et à de l’inquiétant,
alors que l’ordre est défini comme légitime et rassurant.
212 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

En structurant l’information à partir de la dichotomie légi-


time/illégitime, le système des médias ne favorise pas, auprès des
publics, l’expression de prises de position morale ou politique
nuancées et s’arrimant bien avec la réalité politique vécue par les
citoyens. L’appareil des médias définit donc une problématique le
plus souvent simplificatrice et stéréotypée, ahistorique et dichoto-
mique, à l’intérieur de laquelle les citoyens récepteurs des messages
sont amenés à se situer et à se représenter les mécanismes de déci-
sion politique de leur société. Le système des médias imposerait un
certain code de lecture des rapports sociaux qui fonctionnerait au
service de l’ordre établi.
Dans sa critique de La Société de consommation, écrite en 1970,
Jean Baudrillard insistait sur la manière dont le discours médiati-
que opérait une action spécifiquement politique au service d’une
idéologie : par le biais de l’universalité du fait divers, l’information
politique, historique, culturelle serait dramatisée sur le mode spec-
taculaire et en même temps distanciée par le média, réduite à des
signes abstraits. La communication de masse deviendrait l’alibi
d’une participation au monde. L’hédonisme du spectacle médiati-
que nous inviterait subtilement à une acceptation passive du sys-
tème de domination politique implicite qui caractérise la société de
consommation.
Le système des médias serait devenu un appareil idéologique
tendant à prendre encore plus d’importance que le système scolaire
pour la reproduction de la société : il n’y a qu’à comparer le
nombre d’heures passées par les enfants devant la télé et à l’école.
L’efficacité idéologique des médias consisterait à légitimer l’ordre
social et à assurer ainsi, au niveau symbolique, la reproduction
sociale des rapports sociaux existants. Henri Lefebvre écrira plus
tard, sur le mode ironique, que cette lecture univoque des mécanis-
mes idéologiques de la reproduction était sans doute plus perti-
nente pour analyser le fonctionnement des médias dans les démo-
craties populaires d’Europe de l’Est que dans les démocraties
capitalistes occidentales.
Les médias y étaient surveillés plus étroitement par l’appareil
d’État, alors que dans les pays occidentaux, une information sou-
terraine et marginale peut parfois bénéficier d’une amplification
démesurée par les grands médias et avoir ainsi des répercussions
aussi importantes qu’inattendues : qu’on songe à la célèbre affaire
du Watergate, née d’une information publiée dans un quotidien
national de Washington et qui enflamma l’Amérique tout entière,
ou à l’Irangate, suscitée par une nouvelle parue d’abord dans un
quotidien de Beyrouth.
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 213

L’économie politique de la communication

Alors que la première manière de penser politiquement la com-


munication insiste sur sa dimension idéologique, une seconde
manière privilégie sa dimension économique et définit le système
des médias comme système industriel de production et de distribu-
tion de biens culturels (Garnham, 1986 ; Mosco, 2009). Surtout à
partir de la fin des années 1960, de nombreux chercheurs de divers
pays vont reprendre et approfondir, au moyen d’analyses de ter-
rain, les réflexions critiques formulées originellement en 1947 par
Horkheimer et Adorno sur la production industrielle des biens
culturels (Kulturindustrie). Ces penseurs de l’École de Francfort sou-
lignaient que la culture de masse du XXe siècle se trouvait produite
dans des conditions ressemblant à celles des usines d’automobiles
Ford.
Non seulement les produits culturels, distribués en grand nombre,
standardisés, homogènes, sont marqués par ces conditions indus-
trielles de production et de marketing, mais tout le processus de
création culturelle lui-même est profondément transformé et mar-
qué par la logique de l’organisation industrielle et du profit. Analy-
sant les relations entre les conditions économiques et la production
des formes culturelles, des chercheurs contemporains soulignent le
poids déterminant de la logique capitaliste et de la rationalité tech-
nique dans le système de fabrication et de circulation des produits
culturels, véhiculés aussi bien par les médias traditionnels que par
les « nouvelles technologies » d’information et de communication,
ou par certaines industries connexes comme la publicité et le tou-
risme (sur l’héritage marxiste en matière d’approches des médias,
voir Durham et Kellner, 2001).
Après une présentation complète, critique et nuancée du champ
de l’économie politique de la communication, Vincent Mosco
(1996) estime qu’une étude de terrain de ce type, mettant en avant
une méthodologie sociologique qualitative plutôt qu’une perspec-
tive étroitement quantitative et économiste, peut être abordée à
partir de la saisie de l’un ou l’autre de trois processus (intimement
liés). Le premier est la marchandisation (au sens de Marx) de la
culture produite et distribuée selon des contraintes industrielles
générant potentiellement des contradictions entre création et pro-
duction.
Le deuxième est la spatialisation des actions (dans l’esprit des tra-
vaux d’Henri Lefebvre), c’est-à-dire les tentatives permanentes des
acteurs pour dépasser les contraintes liées à l’espace et au temps
dans leurs pratiques quotidiennes. Le troisième, finalement, est la
214 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

structuration des rapports sociaux (au sens de Giddens). Ce proces-


sus est défini dans la tension entre, d’une part, les structures et les
institutions qui déterminent et contraignent les pratiques
des acteurs, et, d’autre part, les potentiels de création culturelle
des acteurs et les imaginaires sociaux susceptibles d’engendrer des
actions de transformation et de susciter l’émergence de nouvelles
formes de pouvoir à l’échelle des individus et des groupes (agency,
empowerment) dans ces mêmes structures et institutions.
Alors que les premières recherches étaient davantage axées sur
l’analyse des rapports conflictuels entre les logiques économique et
culturelle à l’intérieur même des systèmes nationaux de diffusion
des biens culturels et, en particulier, sur le rôle de l’État vis-à-vis des
industries culturelles, l’internationalisation des systèmes de com-
munication conduit des chercheurs à se centrer aujourd’hui sur
l’analyse des flux commerciaux des produits culturels entre les
diverses nations du globe. Depuis la fin des années 1960, ces analy-
ses ne cessent de montrer combien l’influence des industries
médiatiques américaines et, dans une moindre mesure, celle de la
Grande-Bretagne et du Japon, sur le reste du monde, est impor-
tante dans le marché international des biens culturels.
Les tendances récentes montrent en outre que les pays les plus
démunis en infrastructures culturelles locales ne sont pas les seuls à
importer massivement les produits américains. Les vieux pays
européens, berceau de la civilisation occidentale, ne sont plus à
l’abri de ce mouvement d’acculturation par les industries cultu-
relles étrangères : Giuseppe Richeri signalait par exemple que déjà
en 1981 les télévisions privées italiennes achetaient de l’étranger
– surtout des États-Unis – plus de 87 % de leur programmation.
Et l’on pourrait penser qu’avec l’implantation croissante des
techniques comme la câblodistribution, la diffusion directe par
satellites et l’installation des dispositifs domestiques de communi-
cation numérique dans les foyers, suscités par la mondialisation
des industries du divertissement, les télévisions européennes se ver-
ront largement soumises aux pressions d’un marché international
contrôlé par quelques grandes transnationales, dont les sièges
sociaux se trouvent dans moins de dix pays à l’échelle de la pla-
nète. Implicitement donc, la plupart des réseaux sont soumis à une
certaine vision « marchande » du divertissement et, par consé-
quent, du développement des cultures populaires médiatiques à
l’échelle du globe.
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 215

La médiatisation des espaces publics

Issue du discours philosophique de la modernité, la probléma-


tique de l’espace public est venue féconder de nombreux question-
nements contemporains dans divers domaines des sciences sociales
aujourd’hui. En théorie politique, elle ouvre des voies originales
pour penser les transformations de la démocratie dans les sociétés
complexes ; en droit, elle intéresse les spécialistes de la théorie de
l’État social ; en anthropologie urbaine, elle inspire un courant de
recherches d’orientation ethnographique et ethnométhodologique
s’inscrivant dans la suite des travaux de l’École de Chicago et
concernant l’observation de la vie et des relations sociales dans les
lieux publics urbains.
Dans ce dernier cas, l’espace public est considéré d’abord en tant
qu’espace physique concret où circulent les gens : c’est une per-
spective distincte de celle qui est généralement retenue par la plu-
part des travaux philosophiques ou sociologiques qui définissent
l’espace public comme un espace social et symbolique où sont
débattues les questions pratiques et politiques qui intéressent les
membres de la Cité.
En sciences de l’information et de la communication, cette pro-
blématique sociopolitique a pris beaucoup d’importance, en parti-
culier à partir de lectures diverses des ouvrages du philosophe
Jürgen Habermas qui propose un modèle communicationnel de
l’espace public. Si l’on voulait résumer par ailleurs les nombreuses
pistes empiriques ouvertes par les travaux des chercheurs en com-
munication en résonance avec cette problématique de l’espace
public aux multiples facettes, l’on pourrait répartir les différentes
recherches en trois axes principaux.
D’abord, les réflexions, critiques et travaux concernant la
médiatisation de l’espace public et les nouvelles conditions que ce
phénomène suppose pour le maintien ou la réalisation de la démo-
cratie. Ensuite, les travaux organisés autour du modèle de la « cons-
truction d’agenda » (agenda setting) opérée par les médias – dont la
première formulation axée sur le rôle des médias date de 1972 – et
qui cherchaient au départ à saisir les interactions entre, d’une part,
l’ordre d’importance accordée aux enjeux sociaux par la couverture
médiatique et, d’autre part, l’importance attribuée à ces mêmes
enjeux par le public.
Enfin, les recherches plus récentes qui adoptent une perspective
orientée soit vers le cadrage de l’information, soit vers la « récep-
tion publique des événements » ; ces recherches tentent de saisir les
mécanismes par lesquels certains problèmes ou événements sociaux
216 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

sont portés à l’attention publique, et comment ces problèmes ou


événements construisent leur existence sociale dans le processus
même de leur médiatisation. Ici, la construction de la sphère politi-
que coïncide avec la publicisation et la projection symbolique des
problèmes et événements sur la scène publique, et parfois même
constitue directement l’arène des débats politiques. Dans ces deux
lieux, la médiatisation est capitale.
Mentionnons aussi, mais sans les retenir dans les pages qui sui-
vent, les recherches inspirées par la théorie de la « spirale du
silence » introduite initialement en 1972 par Elisabeth Noelle-
Neumann, théorie intéressante certes – mais difficilement générali-
sable – pour expliquer le processus de formation de l’opinion
publique, mais qui n’a pas donné lieu à un courant de recherche
important en dehors des travaux effectués par les équipes
d’E. Noelle-Neuman. La thèse principale de l’auteur consiste à défi-
nir l’opinion publique comme l’opinion pouvant s’exprimer en
public sans risque d’être sanctionnée par l’isolement. Cette logique
entraîne des attitudes mimétiques qui participent de la création
d’une opinion publique majoritaire.

Deux paradigmes de l’espace public


Arrêtons-nous quelque peu sur la physionomie du concept
d’espace public. Comme le rappelle Louis Quéré, ce concept com-
porte deux idées essentielles qui traduisent deux manières de défi-
nir et d’aborder l’espace public. D’abord, l’idée d’une sphère
publique de libre expression (on dira aussi l’arène publique) : dans
ce premier cas de figure, l’espace public est vu comme un espace de
communication d’où l’opinion publique émergerait à partir de dis-
cussions entre protagonistes faisant appel à des arguments ration-
nels. Nous sommes devant une conception de l’espace public se
rapprochant de celle de Jürgen Habermas. Dans cette arène
publique, l’opinion est par conséquent « fondée en raison » puis-
qu’elle émerge de la confrontation entre les arguments rationnels
des interlocuteurs.
Ensuite, la deuxième idée est celle d’une scène d’apparition
publique : ici, des acteurs – mais aussi des actions, des événements
ou des problèmes sociaux – « accèdent à la visibilité publique ».
Dans cette deuxième approche, ce ne sont pas les arguments
rationnels des protagonistes qui occupent nécessairement l’atten-
tion de l’observateur de cette scène où se jouent et se confrontent
des représentations. C’est plutôt le processus de publicisation qui
fait qu’un événement, une action, un problème, un acteur est « mis
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 217

en scène publique », apparaît – indépendamment de toute argu-


mentation rationnelle – sur la scène publique. Qu’est-ce qui fait,
par exemple, qu’un événement sur venu localement devient le
foyer de l’attention d’un public national ?
Cette conception est en résonance avec la philosophie politique
d’Hannah Arendt qui se méfie de l’idée d’une vérité qui advien-
drait nécessairement de la rencontre et de la stricte confrontation
entre les arguments rationnels des protagonistes. L’espace public
défini comme scène d’apparition suppose la présence d’un public
de spectateurs capables de porter un jugement sur les éléments du
pouvoir soumis au regard de tous. Nous sommes devant des publics
de spectateurs réflexifs, c’est-à-dire en mesure de réfléchir sur les
cadres sociaux et politiques mis en jeu dans la production publique
des arguments et des représentations. Encore une fois, il ne s’agit
pas d’un jugement nécessairement rationnel : c’est un jugement
d’appréciation, un « jugement de goût » plus proche de l’esthétique
que de la rationalité (voir Garnham, 2000, qui campe la concep-
tion d’Habermas dans celle de Kant et la conception d’Arendt dans
celle de Rousseau). Dans ce deuxième modèle de l’espace public, ce
sont les catégories d’émergence à la visibilité et de jugement des
spectateurs qui constituent les deux lignes de force.
C’est donc le philosophe J. Habermas qui a développé avec le
plus d’acuité l’idée d’une sphère publique comme espace rationnel
où se discutent les questions pratiques et politiques, où la capacité
de conviction des membres d’une société les uns envers les autres
tient essentiellement à la rationalité des arguments ; l’espace public
agit ici comme instance médiatrice entre l’État, la famille et la
société civile. Avec Habermas, nous sommes face à un modèle
rationaliste et communicationnel de l’espace public considéré
comme sphère de discussion (voir Calhoun, 1993). La seconde
idée, celle d’une scène d’apparition, davantage inspirée par la philo-
sophe Hannah Arendt, oriente l’observateur vers la dimension phé-
noménale des activités politiques produites dans l’espace public. Ce
sont les « jugements réflexifs » des spectateurs – « recevant » et inter-
prétant ces représentations apparaissant sur la scène publique – qui
sont à la source des opinions qu’ils se forment et qui sont suscepti-
bles d’engendrer un « sens commun » propre à un espace d’apparte-
nance. Arendt nous propose ici un modèle esthétique de l’espace
public, radicalement différent de l’arène d’Habermas.
Ces deux philosophes évoquent en conséquence deux para-
digmes distincts de l’espace public pour contraster leurs diagnostics
respectifs de la culture politique contemporaine. Pour Arendt, le
modèle de référence est constitué par l’espace public grec : l’agora, le
218 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

lieu physique où se rencontrent les citoyens pour débattre des


affaires politiques de la Cité. Nous serions là, écrit Jean-Marc Ferry,
en face d’une « esthétique de la figuration, de la présentation de soi,
où chacun doit “exceller” afin d’obtenir la gloire ». La rationalité de
l’argumentation serait alors instrumentale plutôt que communica-
tionnelle : « Une rationalité qui ne porte pas sur la discussion des
fins de la Cité, mais sur la bonne adaptation des moyens à mettre
en œuvre en vue d’une fin donnée et non discutée. »
Pour Habermas, le modèle canonique sera l’espace public bour-
geois créé avec les Lumières : la critique publique de la domination
politique au nom d’une morale bourgeoise de l’émancipation, la
recherche de la vérité à travers la discussion publique argumentée
et rationnelle, l’acceptation d’un examen et d’une mise à l’épreuve
de la force de ses arguments devant un public, voilà quelques pos-
tulats qui fondent le principe de publicité de cette sphère publique
des Lumières. L’ouvrage d’Habermas de 1962 intitulé L’Espace
public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la
société bourgeoise porte précisément sur ce modèle qu’il reconstruit
à travers une étude historique (ouvrage traduit en français en
1978). Dans l’esprit du projet de 1962, animé par la théorie sociale
critique, ce modèle constitue pour Habermas un référent critique
avec lequel il pourra établir un diagnostic sur les sociétés qui lui
sont contemporaines. Depuis 1981 et la publication de sa Théorie
de l’agir communicationnel, le philosophe semble avoir renoncé à
cette typification de l’espace public bourgeois, démarche trop
proche d’une philosophie progressiste de l’histoire qu’il rejette
dorénavant. Aujourd’hui, il fonde sa démarche critique à partir
d’une théorie de l’agir communicationnel et de la rationalisation
sociale.
Selon Louis Quéré, l’une des faiblesses du point de vue d’Haber-
mas réside dans son incapacité à analyser l’espace public comme
réalité phénoménale plutôt qu’en tant que référent normatif dans
le cadre d’une théorie sociale critique. D’où, pour Quéré, l’intérêt
d’une approche de l’espace public puisant complémentairement
dans la pensée d’H. Arendt. Pour cette philosophe, la question de
l’opinion devrait être dissociée de celle de la vérité : le registre de la
formation de l’opinion relèverait du jugement des spectateurs ; il
appartient davantage à l’ordre de la persuasion et donc, à un
niveau de validité qui est indépendant du registre de la vérité.
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 219

Espaces publics médiatiques

Qu’en est-il de l’espace public aujourd’hui ? Existerait-il encore


un espace symbolique – inféodé ni au Pouvoir ni à l’Argent – où
pourraient être discutées rationnellement et de manière critique les
questions pratiques et politiques intéressant une majorité de
citoyens ? Ces citoyens sont-ils d’ailleurs encore suffisamment inté-
ressés par la « chose publique » pour avoir même le goût de formuler
des jugements politiques ? Et peut-on encore aujourd’hui parler
d’un espace public unitaire ? Ne sommes-nous pas en présence
– comme le dit d’ailleurs maintenant Habermas – d’une pluralité
d’espaces publics autonomes ? Ces espaces seraient autonomes parce
que, écrit Quéré, non « suscités ou organisés par le système politique
pour couvrir ses besoins croissants de légitimation ». Ils seraient plu-
riels parce que hautement différenciés, partiels, structurés en
réseaux locaux ou interrégionaux, situés dans les milieux les plus
divers, littéraires, scientifiques, politiques, médiatiques, etc.
Avec l’explosion de la communication et l’avènement de ce que
Ferry appelle une « société médiatique » – qui évincerait la société
de masse –, les médias sont aujourd’hui partie prenante dans la
constitution de ces espaces publics pluriels. En fait, avec les années
1990 et la généralisation d’Internet, la prédominance de la télévi-
sion et l’hybridation de dispositifs combinant anciens et nouveaux
médias, ils en sont devenus le principe générateur essentiel. Cela
rend nécessaire la mise en débat d’interrogations neuves concer-
nant ces conditions et contraintes nouvelles de la démocratisation
de la société (voir Gingras, 2009).
Selon Jean-Marc Ferry, un espace symbolique sera considéré
comme public dans la mesure où les opinions qui s’y expriment
– opinions se manifestant au départ sur une base locale ou privée –
seront répercutées ou diffusées au moyen d’un média, à destination
d’un public plus large, « virtuellement indéfini ». Depuis l’avène-
ment des médias électroniques de communication, Ferry constate
que l’espace public social ne s’arrête plus nécessairement aux fron-
tières nationales de chaque société civile. À cette extension spatiale
« horizontale » correspond également pour chaque individu, la pos-
sibilité d’une extension « verticale » de l’espace public, en ce sens
que les médias peuvent fournir des matériaux symboliques et his-
toriques susceptibles de participer à la formation d’une identité
collective par le biais d’une appropriation personnelle de ces maté-
riaux (pensons par exemple à certaines émissions historiques à la
télévision dont la réception pourra participer à la transformation
d’une perception personnelle de son histoire collective) (sur la
220 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

rencontre entre la télévision et l’histoire, voir le travail rigoureux


d’Isabelle Veyrat-Masson, 2001).
Tout se passe comme si le « principe de publicité » s’était profon-
dément transformé dans les sociétés complexes d’aujourd’hui tra-
versées par la mondialisation des médias et en particulier, des télé-
visions. Au « règne de la critique » propre à la sphère publique des
Lumières, se serait substitué, évoque Ferry, le « règne de l’opinion ».
Nous aurions maintenant affaire à un espace public pluriel régulé
par les règles et contraintes de la mise en spectacle médiatique et
par une logique de la technique plutôt que par les principes de l’éthi-
que et du droit.
Dans ce contexte, le modèle d’analyse orienté vers la construction
d’agenda opérée par les médias – modèle élaboré d’abord en 1972 et
ayant donné lieu depuis, à des travaux de plus en plus sophisti-
qués – a ouvert un territoire de recherches concrètes et pertinentes
aux analystes désireux de mettre à plat les mécanismes par lesquels
les médias participent à la sélection sociale des éléments qui consti-
tueront l’espace public. Nous y reviendrons plus loin.

Ce que la politique fait à la communication :


la régulation

L’objectif premier des politiques de communication est de per-


mettre aux États de contrôler et de réguler les activités de commu-
nication (liées aux médias de diffusion, supports de distribution
électronique ou technologies et dispositifs numériques) qui se
déroulent au sein des populations et sur les territoires qu’ils contrô-
lent. Les analyses des politiques de communication en vigueur per-
mettent d’en comprendre les éléments constitutifs, d’en évaluer les
insuffisances en regard des besoins et des volontés en matière
d’information et de divertissement exprimés au sein des popula-
tions rejointes par ces médias grand public et ayant accès à ces
réseaux numériques et autres dispositifs de communication inté-
grant des technologies récentes.

L’analyse des politiques de communication


Le domaine des analyses de politiques fait place non seulement
à l’évaluation des politiques existantes ; il donne lieu à l’élabora-
tion de scénarios alternatifs de politiques orientés notamment vers
la prise en compte des désirs, souhaits, volontés et intérêts d’autres
groupes et institutions de la société (voir Raboy, 1990). Vincent
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 221

Mosco critique les insuffisances théoriques autant que morales de


nombreuses études de politiques qui se fondent surtout sur des
applications du modèle économique néoclassique du « choix
public rationnel » dans leur compréhension des politiques actuelles
de communication. Il apparaît important d’ouvrir le dialogue entre
l’économie politique et l’analyse des politiques (Mosco, 1996)
comme entre cette dernière approche et les analyses de réception
(Raboy et alii, 2001) de manière à pouvoir dégager de nouveaux
modèles.

Penser la régulation à l’échelle internationale : nouvel ordre


de la communication et mondialisation de la communication
On ne peut passer sous silence les travaux importants entrepris
en décembre 1977 par la Commission internationale d’étude des
problèmes de la communication de l’Unesco, présidée par Sean
McBride. Cette commission naquit dans un contexte d’affronte-
ments internationaux : alors que les pays du tiers monde protes-
taient contre le flux envahissant d’informations en provenance des
pays industrialisés, ces derniers invoquaient le principe de la libre
circulation de l’information (free flow of information) pour justifier
le statu quo. Deux visions politiques divergentes de la communica-
tion mondiale s’affrontaient donc. D’un côté, on reconnaissait le
poids politique de la communication dans le maintien et le renfor-
cement des rapports de force ; de l’autre, un principe de la libre
circulation déniait implicitement l’existence des rapports de force
dans la gouvernance politique du monde.
Devant la tâche ambitieuse « d’étudier la totalité des problèmes de
communication dans les sociétés modernes », les seize membres de la
Commission, « largement représentatifs de l’éventail idéologique,
politique, économique et géographique du globe », choisissaient de
se placer d’emblée dans une perspective très vaste, historique, politi-
que et sociologique. Leur diagnostic unanime d’un ordre actuel de
l’information jugé inacceptable déboucha sur la formulation de
grands principes directeurs pour l’instauration d’un Nouvel ordre
mondial de l’information et de la communication « plus juste et
plus efficace ». En invitant les différents acteurs sociaux de la pla-
nète impliqués dans la communication (agences de presse, organis-
mes de radiodiffusion, grands quotidiens, instituts de recherche ou
de formation, gouvernements, associations professionnelles, orga-
nisations internationales, etc.) à parcourir un long chemin pour
appliquer de nouvelles méthodes et créer un nouvel état d’esprit,
222 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

les commissaires en appelèrent à des réformes de structures et des


mesures concrètes pour la construction de ce Nouvel ordre.
Cette idée créait une véritable dynamique de transformation
appelée à évoluer vers une modification en profondeur des méca-
nismes de régulation fondant l’équilibre des communications
transnationales : « Plus de réciprocité dans les échanges d’informa-
tion, moins de dépendance à l’égard des courants (dominants) de
communication, moins de diffusion des messages du haut vers le
bas, plus d’autosuffisance et d’identité culturelle (pour les divers
gouvernements nationaux locaux), plus d’avantages pour l’huma-
nité tout entière. » Ces principes politiques pour une nouvelle régu-
lation se voulaient des antidotes aux tendances économiques
dominantes caractérisées par une pénétration croissante des divers
marchés locaux par des industries culturelles internationales (diver-
tissement, information, éducation) contrôlées majoritairement par
les multinationales américaines.
Ce rapport suscita de nombreuses critiques, à droite comme à
gauche, en raison notamment de ses propos polémiques ainsi que
du caractère trop général de plusieurs de ses analyses. Mentionnons
ici la critique formulée par Herbert I. Schiller qui projette un éclai-
rage pertinent sur l’ambiguïté d’un certain discours critique que
l’on retrouve dans ce rapport, mais aussi dans de nombreux propos
actuels concernant la technique (sur technique et idéologie, voir le
travail éclairant de Sfez, 2002). Schiller fait siennes plusieurs posi-
tions critiques exprimées dans le rapport McBride concernant la
fausse neutralité de la technique et de ses usages, notamment le
fait que les orientations des programmes de recherche et dévelop-
pement soient le plus souvent déterminées par les intérêts des
groupes sociaux les plus puissants.
Il trouve courageuse l’affirmation de la Commission suggérant
que, dans certaines circonstances, l’introduction de nouvelles tech-
nologies devrait être retardée, ou même reportée indéfiniment,
pour éviter une dépendance éventuelle vis-à-vis des pays industria-
lisés, qui conserveraient dans ces cas-là la possession des savoir-
faire et le contrôle des logiciels nécessaires au fonctionnement des
nouveaux matériels. Trop souvent, les techniques occidentales
introduites à la sauvette dans les pays du Sud, sous la pression des
transnationales, n’apportent pas de solutions réelles aux problèmes
repérés, et suscitent au contraire de nouvelles dépendances vis-à-
vis du Nord ; des dépendances techniques et cognitives qui court-
circuitent des processus locaux de création culturelle ou de prise de
décision politique susceptibles de remettre en cause la nécessité
d’un tel « progrès technique » (voir Latouche, 2000).
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 223

Schiller décèle une espèce d’ambiguïté schizoïde dans le discours


de la Commission McBride : en prônant l’extrême prudence à
l’égard de l’introduction des nouvelles techniques en même temps
que l’adoption rapide de ces nouveaux moyens pour construire les
infrastructures nécessaires au Nouvel ordre de la communication,
le rapport placerait le lecteur dans une situation intenable. Cette
difficulté dans les propos des commissaires serait la conséquence,
selon Schiller, d’une faiblesse de leurs travaux : leurs analyses, man-
quant de spécificité, seraient incapables de rendre compte de la
dynamique du développement mondial des techniques d’informa-
tion et de communication. Ce développement serait totalement
déterminé par le système commercial capitaliste mondial, qui
l’orienterait en fonction des intérêts et des objectifs lucratifs des
transnationales. En outre, toujours selon cet auteur, ces dernières
arrimeraient leur développement aux besoins spécifiques de l’esta-
blishment militaire, industriel et politique des grandes puissances
de ce monde.
L’événement qu’a constitué la tenue de la commission McBride
à l’Unesco et la production du rapport (1980) a été, pour plusieurs
interlocuteurs engagés à gauche et intéressés par une transforma-
tion de la régulation des communications à l’échelle globale,
l’occasion de placer beaucoup d’espoirs dans le développement des
nations post-coloniales d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, ces
pays étant ceux à qui profiterait particulièrement (selon le scénario
imaginé par McBride) une alternative au modèle actuel de circula-
tion internationale de l’information. En insistant pour proposer
une alternative en matière de régulation mondiale des systèmes de
communication à l’échelle du globe et, par conséquent, en tentant
de contrer le modèle néolibéral du free flow qui empêche de voir les
disparités provoquées par ce type de régulation néolibérale, les
membres de la commission McBride et leurs supporters et alliés,
croyaient que des régimes politiques « progressistes » verraient le
jour en Afrique, en Asie et en Amérique latine, et que ce serait dans
ces pays que l’on construirait les infrastructures nécessaires à
l’implantation des nouvelles manières de faire circuler l’informa-
tion à l’échelle globale.
Malheureusement, aujourd’hui nous nous retrouvons dans une
triple conjoncture qui a fait se dissiper les espoirs précédents.
D’abord, la chute du communisme en Europe force les classes poli-
tiques européennes à recomposer un nouveau discours susceptible
de renouveler la manière de penser des alternatives à l’économie
libérale. Ensuite, entre les pays que l’on désigne comme faisant
par tie du tiers monde, il y a un accrois se ment signi fi ca tif des
224 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

écarts entre les modè les de déve lop pe ment à l’œuvre dans les
différents pays. Pensons aux écarts entre les pays d’Asie nouvelle-
ment industrialisés comme la Corée du Sud et les pays apparem-
ment exclus même du système de dépendance, comme la Somalie
(Mosco, 2009). Enfin, avec le tri om phe de l’idéo lo gie libé rale
devenue pensée unique, il semble bien que ces espoirs de démo-
cratisation de la communication par la promotion d’un Nouvel
ordre mondial de la communication ont été définitivement étouf-
fés (Mosco, 2009, p. 12-14 ; voir aussi Preston et alii, 1989). C’est
que la mondialisation des systèmes et réseaux de communication
à laquelle nous assistons présentement marque un triomphe du
modèle capi ta liste néo li bé ral à l’échelle mon diale (D. Schiller,
1999 ; McChesnay, 1999 ; Herman et McChesnay, 1997 ; McChes-
nay et alii, 1998).
Dans le dernier quart du XXe siècle, en effet, le développement
des communications a coïncidé de plus en plus intimement avec
le mouvement dominant de mondialisation de l’économie et des
cultures à l’échelle des grandes régions du globe. Ce mouvement
s’est accéléré en particulier depuis 1990 avec la chute du commu-
nisme, la fin de la guerre froide, la globalisation du capitalisme et
l’internationalisation de nombreux mouvements sociaux ancrés
dans de mul ti ples lut tes de recon nais sance (fémi nisme, éco lo -
gisme, mouvements identitaires religieux ou civiques) (Castells,
1999).
Les médias et les réseaux de communication jouent un double
rôle clé dans le processus de mondialisation économique. D’abord,
ils constituent un mécanisme essentiel de la mondialisation écono-
mique : les réseaux et dispositifs de communication numérique
jouent un rôle fondamental dans les processus d’échange et de dis-
tribution planétaire en temps réel des données économiques et de
la monnaie électronique qui assurent le fonctionnement quotidien
des transnationales organisées en réseaux (Castells, 1998). Rôle
fondamental également pour la construction de l’interdépendance
économique entre les États et la globalisation financière entre les
différentes régions de la planète (Schiller, 1999).
L’« économie-monde » (la catégorie est de Braudel, qui cherchait à
saisir les mouvements historiques à long terme) d’aujourd’hui
– devenue économie capitaliste globalisée – ne peut se concevoir sans la
mise en place des réseaux et dispositifs numériques pour assurer une
communication instantanée des données entre les entreprises et les
agences publiques et privées situées dans les principales parties du
monde. Deuxièmement, les médias en tant que diffuseurs de conte-
nus jouent un rôle clé dans la promotion de l’idéologie libérale « glo-
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 225

balitaire » à partir des foyers privilégiés de diffusion que constituent,


d’une part, les grands États dominants de la « Triade » – Union euro-
péenne, Amérique du Nord et Asie – et, d’autre part, les grandes
entreprises transnationales (voir Proulx, 2002).

Comment les acteurs politiques et les journalistes


font-ils usage des médias ?

Quand l’ article de McCombs et Shaw est publié en 1972


– article qui pro pose un nou veau modèle d’appré hen sion des
effets des médias à travers le mécanisme de la fonction d’agenda –,
la com mu nauté des chercheurs nord-amé ri cains est dans
l’attente d’un modèle qui viendrait briser l’hégémonie du para-
digme de l’école de Columbia, à la source de la formulation de la
« théorie des effets limités » et dont nous avons décrit les princi-
pales caractéristiques au chapitre 7. Le modèle de la construction
d’agenda se situe ainsi dans la tra di tion nord-amé ri caine des
études sur les effets des médias mais en même temps, elle tente
d’offrir une alter na tive à la pro blé ma ti que de Lazarsfeld et ses
collaborateurs.
McCombs et Shaw faisaient partie de cette génération de cher-
cheurs en communication aux États-Unis qui cumulaient à la fois
une expérience professionnelle dans les médias et une formation
universitaire en sciences sociales (incluant parfois quelques cours
de méthodologie quantitative et de statistiques). Ces chercheurs se
retrouvent au cœur d’une contradiction : alors que leur expérience
professionnelle leur apporte la conviction que les médias possè-
dent un impact réel et important, leur formation universitaire les
met en face des premiers résultats de la sociologie des médias
démontrant les effets limités des médias. Cette contradiction
explique sans doute en partie pourquoi ces chercheurs désiraient
renouveler la tradition sur les effets en postulant que les médias
ont un impact plus important que ne veulent bien l’admettre les
chercheurs de l’école de Columbia.
Ajoutons tout de suite qu’il s’agit bien d’un courant de recherche
qui se situe tout à fait dans la tradition empirique des media studies
nord-américaines : ces chercheurs ne font donc aucune référence
aux penseurs de la tradition critique et n’utilisent jamais la catégo-
rie de l’espace public pour cadrer leur travail d’analyse. Il apparaît
intéressant de situer la présentation de cette approche empirique
dans le prolongement des réflexions sur les espaces publics média-
tisés puisque ce modèle d’analyse a offert un mode d’approche
226 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

original pour l’étude de la formation de l’opinion publique dans


son interaction avec les médias.

La construction d’agenda
Pour élaborer leur modèle de la construction d’agenda,
McCombs et Shaw s’appuient sur une remarque du politologue
B. C. Cohen qui, en 1963, avait écrit que si la presse ne pouvait pas
toujours réussir à convaincre les gens de ce qu’il faut penser (« what
to think »), elle avait plus de succès à leur dire ce à quoi il faut pen-
ser (« what to think about »). Le modèle originel qu’ils construisent
en 1972 se propose de traiter du lien entre d’une part, l’importance
accordée par les médias à certaines questions sociales (social issues)
pendant une campagne électorale et, d’autre part, l’ordre d’impor-
tance attribué à ces mêmes questions par un public d’électeurs
(ayant utilisé ces mêmes médias).
Leur hypothèse consiste à soutenir que pendant une campagne
électorale, les médias construiraient l’ordre d’importance (set the
agenda) des enjeux politiques, influençant de ce fait les attitudes
des électeurs face à ces questions. Leur premier terrain concerne les
opinions d’un échantillon de cent électeurs de la petite ville de
Chapel Hill en Caroline du Nord, pendant l’élection présidentielle
de 1968. Parallèlement, les médias sélectionnés comptent cinq
quotidiens (dont l’un d’audience nationale), deux hebdos et deux
journaux télévisés. Leurs résultats démontrent une forte corrélation
entre l’ordre d’importance accordé aux enjeux par les médias et
celui attribué par les électeurs ayant utilisé ces médias. Par ailleurs,
ils découvrent que les électeurs indécis seraient plus attentifs aux
informations diffusées par les médias pendant la campagne,
contredisant apparemment l’un des constats du credo de Lazarsfeld
(affirmant que ce sont plutôt les électeurs convaincus qui sont les
forts consommateurs de médias).
S’il est vrai que la recherche de McCombs et Shaw représente
une percée pour l’étude de la communication politique, il faut
quand même rappeler que la problématique de la construction
d’agenda était déjà présente dans d’autres domaines, en particulier
en sociologie et en science politique. La typologie de Rogers et
Dearing, qui trace un bilan des études de ce genre, insiste sur trois
axes de recherche concernant le processus de construction
d’agenda. Il y a d’abord la mise en agenda de l’opinion publique
(public agenda-setting) : les travaux de McCombs et Shaw s’inscri-
vent dans ce premier axe en cherchant à cerner l’impact des médias
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 227

dans ce travail de construction de l’ordre d’importance des enjeux


dans l’opinion publique.
On retrouve ensuite la mise en agenda des politiques publiques
(policy agenda-building), axe concerné notamment par l’ordre
d’importance que les élites politiques et les élus attribuent aux diffé-
rents problèmes de la Cité. C’est un domaine d’étude classique des
spécialistes de science politique qui semble avoir été pratiquement
ignoré jusqu’à récemment par les tenants du premier courant, pré-
tend Kosicki. Enfin, la mise en agenda des médias eux-mêmes (media
agenda-setting) constitue un axe important de recherches : on se
consacre alors à l’analyse des processus en amont (mécanismes de
définition, de sélection et d’emphase médiatique mis sur les enjeux,
prise en compte du contexte sociopolitique dans le choix des enjeux,
etc.) ayant présidé à la construction de l’agenda médiatique.
Pour résumer l’ensemble des démarches sur la construction
d’agenda, Bregman écrit qu’elles consistent en des repérages des
interactions réciproques entre trois types d’agenda : celui des
médias, celui des acteurs politiques et celui des citoyens. Il va de
soi que les études contemporaines pertinentes devraient tenir
compte simultanément des trois axes pour aboutir à une complexi-
fication appropriée de la théorie des effets des médias, si tant est
qu’une telle théorie soit encore pertinente. À tout le moins, ce type
de recherches transversales permettrait de penser l’action des
médias dans une dynamique sociale plus large mettant en interre-
lations l’action des acteurs politiques, le travail de médiation des
organisations médiatiques, la formation de l’opinion publique et
l’élaboration effective des politiques publiques.
Il faut dire que jusqu’à la moitié des années 1980, les travaux de
recherche portant sur la construction des agendas sont restés à
l’intérieur du modèle behavioriste et fonctionnaliste tracé au
départ par McCombs et Shaw. Les corrections apportées ont consisté
à introduire de nouvelles variables dans le modèle d’origine ou à
étudier des séries longues de variations d’opinions. Dans ce dernier
cas, les travaux portant sur le long terme ont été inaugurés dès
1973 par G. R. Funkhouser qui met en interrelation les enjeux
sociaux de la décennie 1960 mis en ordre d’importance dans la
presse aux États-Unis, les perceptions de ces enjeux dans l’opinion
publique (par le biais d’analyses secondaires de sondages d’opi-
nion) et ce qu’il appelle les « événements réels » (à travers la mise
en évidence d’indicateurs statistiques touchant les taux de crimina-
lité, l’indice des prix, etc.).
Là encore, une corrélation est établie entre le traitement des
enjeux par la presse et leurs perceptions dans l’opinion publique.
228 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

Quant à la relation entre la couverture de presse et les « événements


réels » (par exemple : la mise en opération des politiques annoncées),
elle apparaît beaucoup plus aléatoire, peut-être en raison de l’arbi-
traire dans la définition probabiliste de la « réalité » proposée par le
chercheur.
Les principales faiblesses de ces approches pourraient se résumer
ainsi : le traitement quantitatif de la couverture de presse d’une
part (mesure des espaces accordés aux différents thèmes, fré-
quences d’apparition des thèmes, etc.) et de l’opinion publique
d’autre part (sondages réalisés par les chercheurs eux-mêmes et
analyses secondaires de sondages d’opinion déjà faits) laisse inex-
plorées des données qualitatives majeures pour la compréhension
du processus de construction d’agenda.
Ainsi en est-il du contenu des enjeux considérés : en collectant
des données quantitatives sur des thèmes relativement vagues et
globaux comme l’environnement, la criminalité, la drogue, l’infla-
tion, le racisme, etc., on s’empêche d’étudier les contenus mêmes
des controverses et problèmes spécifiques suscités autour de ces
thèmes. Ainsi, un support peut traiter d’environnement ou de
racisme : une chose est de savoir s’il mentionne le thème, une autre
est de considérer comment il en traite. On laisse dans l’ombre le tra-
vail de médiation, de traitement et de formatage de l’information
pratiqué par les journalistes et les organisations médiatiques : les
médias ne sont pas de simples véhicules neutres de l’information
transmise par les élites, ils pratiquent un important travail de
« cadrage » de cette information offerte aux publics. Quant à ceux-
ci, une simple approche par les sondages d’opinion pour les décrire
apparaît bien limitée puisqu’elle laisse de côté la question de la
construction du sens au point de réception, thème majeur que
nous aborderons au prochain chapitre.
Dans les dernières décennies, de nouveaux dispositifs méthodo-
logiques ont été mis au point : par exemple, des études en labora-
toire de psychologie cognitive auprès de sujets qui interprètent
l’information reçue ; des monographies sur des communautés par-
ticulières réalisées dans un temps historique long, et qui prennent
en compte l’ensemble des axes de construction des agendas :
citoyens, acteurs politiques, acteurs industriels, médias, en compa-
rant avec la réalisation effective des politiques publiques sous
examen. En outre, de nouvelles questions ont surgi : comment les
agendas se construisent-ils ? Qu’en est-il de la construction du sens
par les récepteurs : y a-t-il un recadrage cognitif de l’information
reçue ? Pouvons-nous saisir plus adéquatement la perception des
enjeux dans l’opi nion publique autre ment que par le recours
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 229

exclusif aux résultats de sondages d’opinion ? (voir Champagne,


1990).

La publicisation des enjeux sociaux


En fait, nous nous retrouvons aujourd’hui face à une évolution
du champ de questionnements qui déborde et dépasse complète-
ment la tradition initiale de recherche sur la construction d’agenda
par les médias. Il serait plus juste de parler aujourd’hui d’intérêts
convergents de chercheurs provenant de divers horizons, pour
l’étude du processus de publicisation des enjeux sociaux : comment
l’attention sociale pour certains problèmes se construit-elle ? Quel
est le rôle des médias dans la constitution de ces foyers d’attention
publique ? Comment se constitue la réception publique des événe-
ments médiatisés ?
L’utilisation de la métaphore du « cadrage » (framing) — déjà
connue grâce aux travaux d’Erwing Goffman – a permis à un cou-
rant de chercheurs d’analyser avec un regard neuf l’impact du tra-
vail des journalistes sur la construction des informations. L’usage
de normes dites « professionnelles » et de règles du métier, l’emploi
d’un certain type de langage « autorisé » par le support, le choix de
métaphores et de formules qui parlent mieux que d’autres, à l’inté-
rieur des contraintes rattachées à l’organisation du travail (heures
de tombée, formatage et minutage imposés par le média, etc.), tout
cela constitue un cadrage qui participe directement au choix – ou
au rejet – et à la formulation des thèmes et, en dernière analyse, à
la construction des « enjeux sociaux » qui seront médiatisés par les
journalistes.
Cette perspective analytique suppose que l’observateur s’appro-
che du langage et de la problématique des acteurs sociaux eux-
mêmes, qu’il s’agisse des journalistes ou des élites politiques.
Contrairement au modèle de la construction d’agenda, le cher-
cheur n’est plus celui qui formule d’abord l’enjeu, pour aller
ensuite suivre le processus de sa médiatisation et de sa perception
dans l’opinion publique. Ici, les thèmes retenus pour l’analyse sont
ceux-là mêmes qui sont formulés par les acteurs à l’intérieur de leur
propre cadre interprétatif. On voit que cette perspective permet
non seulement d’étudier le processus de construction de l’informa-
tion dans le contexte des contraintes organisationnelles propres
aux supports. Elle ouvre directement vers l’analyse du cadrage pro-
posé par les acteurs politiques eux-mêmes et aussi vers l’examen
des cadres interprétatifs des sujets recevant ces informations
médiatisées.
230 FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

Reprenons un exemple apporté par G. M. Kosicki pour illustrer


l’importance du choix des métaphores par les acteurs politiques
pour cadrer les problèmes qu’ils désirent voir médiatiser. Quand le
premier président Bush choisit la métaphore de la « guerre à la
drogue » pour décrire son action (comme plus tard d’ailleurs son
fils G. W. Bush déclarera la « guerre aux terroristes »), il cherche à
entraîner les journalistes et les publics à croire qu’il y a une
manière d’aborder ce problème qui est plus appropriée si l’on veut
le résoudre. Cette métaphore de la guerre leur permet alors de légi-
timer une série de mesures de coercition (le même type de mesures
sera d’ailleurs pris successivement par le père et le fils Bush) :
renforcement de la loi, mobilisation civique, accroissement de la
sévérité des peines criminelles, utilisation de forces militaires
d’intervention aux frontières et hors frontières…
Ce choix de métaphore renvoie donc à l’idée d’une responsabi-
lité personnelle de chaque citoyen devant ce problème de
« déviance » qu’il faut enrayer. Le discours médiatique sur les pro-
blèmes et les solutions possibles va donc se construire à travers un
processus de sélection, d’interprétation et de cadrage effectué par
les journalistes qui iront eux-mêmes puiser au cadrage et métapho-
res suggérées par les acteurs politiques pour développer leurs « nou-
velles » et leurs « histoires ». D’où l’importance pour les acteurs
politiques et leurs conseillers de savoir choisir les métaphores et les
slogans qui seront considérés comme pertinents et suffisamment
« médiatiques » par la presse. Mais, nous l’avons déjà dit, le proces-
sus de communication ne s’arrête pas à la production et à la diffu-
sion du message médiatique : le chercheur doit aussi comprendre
comment le message est interprété au point de réception.
Ici les travaux de l’équipe de Louis Quéré et Michel Barthélémy,
du Centre d’études des mouvements sociaux (CNRS, Paris) repré-
sentent une tentative empirique intéressante de mise à plat des
mécanismes de publicisation d’actions, de paroles, d’acteurs ou
d’événements venant constituer l’espace public. Partant d’une défi-
nition davantage arendtienne et donc phénoménologique de
l’espace public, Quéré propose – sous le vocable d’« approche évé-
nementielle de l’espace public » – d’« analyser empiriquement cette
phénoménalisation interdépendante de la politique, du monde
commun et de l’espace public, qui passe par la “construction
sociale” des événements, des problèmes, des acteurs et des actions
publics ».
Les sociologies critiques de l’événement nous avaient habitués à
orienter l’analyse vers la relation nouant l’événement à l’action des
médias – par exemple, pour dénoncer soit une transfiguration de
A NALYSES POLITIQUES DE LA COMMUNICATION 231

l’événement à travers sa médiatisation, soit une mise en spectacle


sensationnaliste d’un fait qui ne méritait pas une telle publicité.
L’« approche événementielle de l’espace public » proposée par
Barthélémy et Quéré est radicalement différente : partant du prin-
cipe que l’événement n’acquiert son caractère public qu’à travers
une description, leur analyse met en lumière l’effet important de
descriptions différenciées d’un même événement sur l’orientation
de son contexte de réception.
Leur analyse empirique concerne l’affaire née à l’occasion de la
profanation du cimetière juif de Carpentras, au printemps 1990.
On se souviendra que cet événement local a pris, dans les heures
qui suivirent sa découverte, l’ampleur d’un événement national.
Celui-ci a donné lieu à deux séries de descriptions dans les médias.
D’abord on a dénoncé le caractère antisémite de l’acte, ce qui a
débouché sur des accusations de responsabilité morale et politique
à l’endroit de l’extrême droite française. Puis, dans un second
temps, la thèse de la profanation antisémite fut mise en doute : une
enquête médiatique ayant mis en évidence des éléments factuels
jusqu’alors négligés, une vision alternative de l’événement vit
le jour.
La responsabilité de l’acte fut alors attribuée à un groupe de
jeunes consommateurs d’alcool et de drogue plutôt qu’à un com-
mando antisémite. Sans effacer purement et simplement la
première description, cette thèse alternative déboucha sur une
polémique dénonçant la précipitation avec laquelle certains
médias et certains acteurs politiques avaient privilégié la piste anti-
sémite. Barthélémy et Quéré mettent en évidence le processus par
lequel l’événement se constitue dans l’espace public. Barthélémy
écrit : « La relation entre l’événement et sa description devient un
objet central de la recherche… […] À la lumière de Carpentras, il
apparaît en effet que le choix d’une description détermine le type
et le niveau de responsabilité et de réparation qu’il convient de lier
à l’acte incriminé. »
Cette per spec tive nous fait voir que l’évé ne ment public
n’existerait pas en soi comme entité séparée de sa médiatisation.
L’événement serait indissociable de sa présentation publique et
coïnciderait avec sa mise en scène médiatique. Ce serait dans le
pro ces sus même de sa publicisation et de sa médiatisation que
l’évé ne ment acquer rait son iden tité et se cons ti tue rait dans
l’espace public. Nous abordons maintenant dans le chapitre 10 les
courants de recherche orientés sur la réception dans le processus
de médiatisation.
10/Approches de la réception

Les travaux orientés vers l’étude de la réception individuelle ou


collective des médias se sont multipliés en particulier depuis les
années 1980. Une première préoccupation visant à bien caractéri-
ser les destinataires des émissions de radio (et plus tard, de télévi-
sion) était bien sûr déjà présente depuis les années 1930-1940 à la
suite de l’implantation de la radio, dans les foyers d’Amérique du
Nord et d’Europe de l’Ouest, en tant que système de communica-
tion de masse.
Ce nouveau « moyen moderne de diffusion » reposait sur un
autofinancement faisant largement appel à la publicité et aux res-
sources de l’industrie privée (en particulier aux États-Unis). Il était
donc stratégiquement important, autant pour les publicitaires et
les annonceurs que pour les diffuseurs, de pouvoir obtenir des
informations fiables et précises sur les personnes qui constituaient
les audiences qu’ils cherchaient à rejoindre et dont les membres
individuels, stationnés devant leurs postes, étaient réunis de
manière « invisible » (Gheude, 1998).
Nous avons décrit au chapitre 7 ce contexte historique ayant
présidé à l’émergence des premières enquêtes empiriques sur les
médias. Cette demande d’information précise de la part des publi-
citaires et des diffuseurs a donc suscité la mise en place des « études
d’audiences » qui ont offert des mesures quantitatives de plus en
plus sophistiquées pour caractériser, à l’aide de variables sociolo-
giques standards, les auditeurs et les téléspectateurs à l’écoute
236 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

devant leur poste, face à une offre de programmation de plus en


plus abondante (quoique pas nécessairement diversifiée).
Depuis les années 1990, plusieurs travaux ont surgi qui ques-
tionnent les postulats épistémologiques sous-jacents à la construc-
tion de telles mesures quantitatives des comportements d’écoute
des auditoires, mesures que d’aucuns qualifient de « fictions statis-
tiques » (voir Bourdon, 1998 ; Chalvon-Demersay, 1998 ; Méadel,
1998 ; Méadel et Proulx, 1998 ; Souchon, 1998). Le présent chapitre
est toutefois orienté vers la présentation de l’important corpus de
travaux qualitatifs sur la réception ayant vu le jour depuis la fin des
années 1970.

Trois générations de recherche

Indépendamment de ces premières études quantitatives d’au-


diences, trois générations de travaux de recherche sur la réception
ont contribué au fil des ans, à la production de connaissances
sociologiques sur les audiences et les publics de radio et de télévi-
sion. D’abord, les « études de réception » proprement dites se sont
intéressées aux stratégies d’interprétation des formes et des conte-
nus offerts aux auditeurs et téléspectateurs. Ces premières études de
réception ont cherché à expliciter les types de décodage que les
spectateurs déploient dans leur interprétation de la programmation
offerte, cette dernière étant définie comme un « texte » suscitant la
production de significations propres.
Ensuite, les travaux d’ethnographie des activités des téléspecta-
teurs ont tenté de rendre compte du contexte quotidien de récep-
tion des médias : alors que certains travaux ont orienté le regard
ethnographique vers le contexte immédiat de réception, d’autres
travaux se sont plutôt intéressés à la « réception secondaire », c’est-
à-dire aux conversations se déroulant parfois dans des lieux géogra-
phiquement éloignés du site originel de réception du programme
de télé (par exemple, au bureau, à l’école, au restaurant) mais qui
prennent comme prétexte à ces conversations semi-publiques, la
discussion de contenus télévisuels spécifiques.
Enfin, surtout depuis la décennie 1990, de nouveaux types de
travaux émergent, de nature davantage réflexive et ouvrant vers
des approches constructivistes élargies soit à la question de la cons-
truction sociale des publics, soit à une mise en contexte des prati-
ques de réception dans le cadre plus global de la production et de
la circulation d’une culture médiatique.
A PPROCHES DE LA RÉCEPTION 237

Cette dernière génération de travaux apparaît encore plus hété-


rogène que les générations précédentes (Alasuutari, 1999). Ainsi,
certains travaux critiques face aux « artefacts de chercheurs » pro-
duits par les dispositifs de recueil de données et d’échantillonnage
propres aux études classiques de réception, postulent la non exis-
tence a priori des publics et s’intéressent donc aux processus de
construction sociale et d’identification intersubjective des publics
des médias (Dayan, 2000).
Après une première section où nous montrerons que les travaux
sur la réception ont suscité des approches en provenance de tradi-
tions épistémologiques divergentes, nous présenterons ces différen-
tes générations de travaux sur la réception. Nous conclurons le
chapitre par une mise en perspective quant à l’avenir de ces tra-
vaux au sein de notre domaine d’étude.

Convergence de traditions vers l’étude de la réception

Dès la fin des années 1960, la question de la réception est posée


au sein d’une tradition allemande de recherches littéraires qui sera
connue plus tard sous le terme générique d’« école de Constance ».
Jauss introduit l’idée d’une « esthétique de la réception » – le titre
de l’ouvrage traduit en français (1978) – afin d’orienter le regard de
la critique littéraire vers le lecteur, l’auditeur, le spectateur. C’est,
en quelque sorte, un changement de paradigme qui est proposé à
la critique littéraire appelée à quitter les habits du formalisme ou
de l’esthétique marxiste pour s’orienter plutôt vers l’étude des con-
ditions sociales, cognitives et esthétiques de réception des pro-
duits/créations littéraires.
À côté de l’objet jusque-là privilégié par la critique littéraire (étu-
dier « ce que la structure des textes littéraires fait aux lecteurs »), un
second objet est ainsi défini : l’étude de « ce que les lecteurs font de
la littérature ». Au sein de ce courant d’études littéraires, Jensen et
Rosengren distinguent trois manières de concevoir les publics.
D’abord, en élargissant le cadre d’analyse du rôle du lecteur à la
question de l’appropriation de la littérature par les publics, ces der-
niers peuvent être définis à travers leur participation aux mouve-
ments de transformations historiques des thèmes littéraires
animant et constituant le discours social.
Ainsi, la lecture d’un roman pourra contribuer à éclairer, pour un
lecteur donné, vivant dans une conjoncture historique particulière,
son contexte social et politique ; cette « lecture » pourra éventuelle-
ment elle-même rebondir dans l’opinion publique et participer
238 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

ainsi à la production d’un nouveau discours destiné à alimenter la


littérature qui se fait.
Ensuite, une approche « micro » et sociolinguistique orientée
vers une analyse des interactions texte/lecteur offre une figure du
lecteur investi d’une capacité de « décodage » de messages particu-
liers (le lecteur devient ainsi en partie responsable des significations
qu’il construit à partir de son appropriation d’un texte littéraire).
Enfin, une approche orientée vers l’explicitation des conditions
sociales et cognitives rendant possible la réception en tant qu’acti-
vité pratique et symbolique.
Ainsi, le « message » d’un auteur atteindra son public dans la
mesure où celui-ci possédera le capital culturel mettant à disposi-
tion les clés pour l’interprétation symbolique et esthétique de
l’œuvre (d’après Jensen et Rosengren, 1993, p. 285).
Une seconde tradition de recherche est associée à l’émergence
des travaux sur la réception. Il s’agit du courant des media studies
connu sous l’appellation Uses and Gratifications que nous avons
présenté au chapitre 7 comme l’un des courants majeurs de l’école
de Columbia. Comme cette école de pensée, dès sa naissance, s’est
inscrite en faux contre l’idée d’un pouvoir de manipulation unidi-
rectionnel des médias sur les individus, le postulat d’une autonomie
relative du sujet-récepteur face au pouvoir des messages médiati-
ques a constitué le fil rouge traversant l’ensemble des travaux de
Columbia.
La première cristallisation théorique autour de l’hypothèse du
two-step flow (« flux communicationnel en deux temps ») a dès le
départ insisté sur une capacité de sélection et de filtrage au pôle de
la réception. Ensuite, le courant Uses and Gratifications a lui-même
constitué la seconde cristallisation théorique proposant un aban-
don du médiacentrisme pour faire porter le regard plutôt vers « ce
que les gens font avec les médias ». Les toutes premières études
d’Herta Herzog dans les années 1940 cherchaient à expliciter les
satisfactions retirées par les auditeurs de jeux et de feuilletons
radiophoniques. C’était déjà une préfiguration du modèle des Uses
and Gratifications qui sera théorisé à partir des années 1970 par
Blumler et Katz.

La réception de la série Dallas


La troisième cristallisation théorique au sein des travaux de
Columbia émerge précisément avec leurs travaux sur la réception.
L’analyse du décodage de la série Dallas par différents groupes de
A PPROCHES DE LA RÉCEPTION 239

téléspectateurs (Liebes et Katz, 1990) est l’une des études de récep-


tion les mieux connues dans les milieux universitaires.
Ainsi, Liebes et Katz demandent-ils aux membres de six groupes
de téléspectateurs qu’ils ont constitués (quatre venant de commu-
nautés israéliennes – Arabes, Marocains, Russes et membres d’un
kibboutz de deuxième génération – ainsi qu’un groupe de Califor-
niens et un groupe de Japonais) de résumer l’intrigue d’un pro-
gramme particulier de la série visionné en petit groupe.
Les chercheurs discernent ainsi trois orientations de lecture
parmi les téléspectateurs. La première consiste en un résumé
« linéaire » où le téléspectateur décrit l’intrigue en étant assez fidèle
à la séquence des actions montrées. Dans ce cas, le téléspectateur
tend à contenir les personnages dans les stéréotypes imposés par le
récit télévisuel. Cette manière se retrouve davantage chez les
Arabes et les Marocains, dont le récit s’effectue sur le mode d’un
« nous » collectif.
La deuxième orientation est celle d’un résumé « segmenté » où le
téléspectateur concentre sa lecture sur les caractères et la psycholo-
gie des personnages, leurs motifs d’action et leurs relations inter-
personnelles (cette lecture plus ouverte donne lieu à des jeux
d’anticipation narrative ; les Californiens et les membres du kib-
boutz préfèrent ce mode de narration qui emprunte au « je »).
La troisième orientation est celle d’un résumé « thématique »
où le télé spec ta teur cherche à expli ci ter un mes sage moral ou
idéologique fourni par l’intrigue (il essaie de débusquer la mani-
pulation implicite dans la production de la série ; les Russes prati-
quent cette cri ti que idéo lo gi que sur le mode du « ils »). La
croyance relative en la « réalité » du récit de fiction de la part du
téléspectateur peut avoir un impact sur la formation de ses opi-
nions ou sur les représentations qu’il se fera des stratégies sociales
ou psychologiques à déployer dans sa propre vie quotidienne. Or
les spectateurs possèdent à des degrés divers une capacité à criti-
quer la fiction qu’ils regardent, certains d’entre eux ayant ten-
dance à trai ter les per son na ges de fic tion comme s’il s’agis sait
d’individus de la vie réelle.
Remarquons, au passage, la reconnaissance de facto, par ces cher-
cheurs, des conversations entre téléspectateurs comme étant partie
prenante de l’activité de réception (Katz, 1993). Nous verrons plus
loin que cette piste sera également suivie par Dominique Boullier
dans le cadre d’une recherche réalisée en France (Boullier et Betat,
1987). Ces chercheurs s’intéressent ainsi à recueillir de manière sys-
tématique les conversations entre téléspectateurs à propos de la
forme et des thèmes des émissions, soit au moment même de la
240 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

réception du programme (réception primaire), soit après la récep-


tion, sur les lieux du travail ou de l’école ou en divers lieux publics
(réception secondaire). La situation de réception dépasse donc le
cadre étroit du face-à-face direct entre un sujet humain et une boîte
à images.

L’apport de Stuart Hall


C’est la publication du texte de Stuart Hall sur l’encodage et le
décodage d’émissions de télévision qui fonde théoriquement, du
côté des problématiques critiques, le champ d’étude de la réception
(Hall, 1974). Stuart Hall, l’une des figures importantes du Centre
for Contemporary Cultural Studies (CCCS) de Birmingham à l’ori-
gine du mouvement des cultural studies britanniques (que nous
avons présenté au chapitre précédent), publie en 1974 sous forme
d’un stencilled occasional paper, un position paper qui se veut polémi-
que en proposant de reconsidérer la question du pouvoir des
médias à partir de celle de la réception (voir Cruz et Lewis, 1994).
D’abord, Hall cherche à ce que le CCCS se démarque institution-
nellement dans le champ des analyses de la communication du
Centre for Mass Communications Research de Leicester (dirigé à
l’époque par James Halloran), qui représentait alors les courants
dominants de recherches britanniques en communication. Ensuite,
Hall, s’inspirant des travaux de la sémiologie française (Barthes sur-
tout), critique à un niveau épistémologique les études qui traitent
de signification et de communication en ne s’appuyant que sur des
applications de techniques quantitatives. Influencé par le structu-
ralisme français, il juge nécessaire d’articuler une analyse sémioti-
que des textes médiatiques à l’analyse politique des médias en tant
que système d’imposition idéologique d’un pouvoir.
Enfin, le position paper de Hall s’adresse aussi aux intellectuels
britanniques de gauche marqués par le marxisme : il leur propose
de se dégager de l’économisme et de leur vision trop simple du rôle
de l’idéologie dominante dans la reproduction sociale. Évoquant le
modèle de l’hégémonie selon Gramsci, Hall souhaite que l’on
puisse analyser le fonctionnement plus subtil du pouvoir idéolo-
gique des médias qui s’impose souvent par le biais d’une « naturali-
sation » de ce qui est présenté comme « tenu pour acquis ».
Son principal argument se fonde sur le postulat d’une « lecture
prescrite » (preferred reading) que les structures institutionnelles des
médias, portées par le contexte plus large des rapports sociaux de
pouvoir, réussiraient à inscrire (encodage) dans la forme et les
contenus des messages médiatiques (d’après Gray, 1999, p. 27).
A PPROCHES DE LA RÉCEPTION 241

L’encodage menant à une « lecture prescrite », cela veut dire que


le pôle émetteur propose, par exemple, une vision particulière de
la sphère politique (ainsi les « acteurs qui comptent » en matière
de décision publique sont désignés dans le clip du journal télé-
visé, un agenda politique – celui correspondant aux acteurs poli-
tiques dominants – est proposé à ceux qui recevront le message,
etc.).
L’obser vateur doit alors s’attacher à décrire et à analyser les
formes que prennent les diverses activités de décodage de ces mes-
sages au point de réception. Hall propose alors sa (désormais
célèbre) typologie des pratiques de décodage en regard de la lecture
prescrite : de « conformité » (le récepteur accepte et se conforme à la
lecture prescrite), de « négociation » (le récepteur ne partage que
partiellement le code proposé, il négocie les écarts, en adapte les
significations) ou « d’opposition » (le récepteur ne partage aucune-
ment le codage proposé, il y oppose sa propre lecture fondée sur
une interprétation en contradiction avec celle de la lecture pres-
crite).
Un exemple de « déco dage négo cié » serait le cas d’un tra -
vailleur qui, à la suite d’un récit du journal télévisé concernant la
crise économique qui marque son secteur d’activité, accepte cette
lecture en termes de crise mais, contrairement à la proposition
d’acceptation du statu quo formulée par des protagonistes patronaux
dans l’émission, en déduit plutôt, quant à lui, qu’il est nécessaire de
faire la grève pour exacerber les rapports de force sous-jacents à
cette crise.
Un exemple de « décodage d’opposition » serait le cas d’une
émission de la série Dallas visionné par des islamistes radicaux au
Pakistan, émission dont le message principal (lecture prescrite :
« Les riches sont malheureux ») serait interprété comme l’illustra-
tion de la déchéance occidentale et donc, une invitation à la
révolte contre les forces du Mal occidentales.
Le programme proposé par Stuart Hall consiste donc à répondre
à des questions comme celles-ci : dans quel type de situations la
« lecture prescrite » est-elle la lecture choisie par une majorité de
récepteurs ? Quand peut-il surgir plutôt une « négociation séman-
tique » des contenus effectivement diffusés ? Dans quelles condi-
tions assiste-on à l’émergence de « pratiques d’opposition » et, par
conséquent, de propositions d’un codage alternatif du même mes-
sage ? Ce texte de Stuart Hall constitue ainsi le programme de
recherche des cultural studies sur la réception. C’est David Morley
qui le premier, en compagnie de Charlotte Brunsdon, s’attachera à
le réaliser (nous y reviendrons plus loin).
242 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

Pour l’heure, nous voyons que des chercheurs appartenant à des


traditions diversifiées, et parfois même divergentes, vont faire con-
verger leurs intérêts de recherche vers des problématiques de la
réception. Cette situation particulière suscitera d’ailleurs maintes
polémiques, des chercheurs de la tradition critique reprochant aux
tenants des cultural studies de réinventer une approche semblable à
celle des Uses and Gratifications de l’école de Columbia.
Alors que la tradition critique avait jusque-là insisté sur le pou-
voir idéologique unilatéral pratiqué par les médias, et que les premiers
travaux empiriques avaient démontré que l’influence personnelle
était souvent plus significative que celle des médias, voilà que ces
travaux sur la réception dessineraient une convergence des
recherches quant au constat d’un soi-disant « pouvoir limité » des
médias !
Elihu Katz, porte-parole emblématique de l’école de Columbia,
ira même jusqu’à prétendre que ses propres études sur le décodage
de Dallas constitueraient une nouvelle méthode empirique d’étude
des effets de la domination culturelle (télévisuelle) américaine dans
différents pays du monde ! En d’autres termes, il y aurait ici, selon
lui, un rapprochement significatif entre des traditions divergentes
de recherche. D’autres auteurs, comme Jensen et Rosengren par
exemple, ont perçu également qu’il y avait là possibilité d’une
réconciliation au moins partielle entre les diverses approches con-
cernant l’étude des publics.
Ce mouvement d’apparente convergence n’a pas manqué de
faire réagir certains chercheurs s’identifiant à la tradition critique.
L’une des critiques les plus virulentes et articulées a certainement
été celle de James Curran, de l’université de Londres, qui reprochait
à ses collègues des cultural studies de participer à travers leurs études
de réception à un mouvement de « révisionnisme idéologique » des
thèses de la pensée critique concernant les médias.
Selon Curran, les travaux culturalistes sur la réception, consta-
tant le peu d’influence des médias, ne feraient que reprendre la
thèse principale de la tradition libérale sur les effets limités des
médias. Or, affirme Curran – en reprenant une thèse chère à David
Morley qu’il vise par ailleurs –, le texte médiatique n’est pas ouvert
à une polysémie illimitée : il est faux de croire que les sujets-récep-
teurs pourraient interpréter de manière autonome les messages
offerts. Il existe un fil dénotatif (c’est-à-dire un élément invariant,
non subjectif de signification) qui parcourt le texte médiatique et
impose des scénarios privilégiés d’interprétation.
Par ailleurs, les membres des publics, de par leur position dans la
structure sociale, ne possèdent qu’inégalement la compétence
A PPROCHES DE LA RÉCEPTION 243

culturelle à décoder le texte offert (Curran, 1993). En réponse à ces


critiques, David Morley dénonce l’utilisation abusive qui a été faite
par d’autres que leurs auteurs des résultats des études de réception
en provenance des cultural studies. Ses propres travaux ne démon-
trent aucunement l’absence d’influence des médias sur les gens !
Bien au contraire, tout en reconnaissant la possibilité de lectures
oppositionnelles ou négociées du texte médiatique – pratiquées par
des groupes somme toute minoritaires –, ses travaux montrent que
ce sont néanmoins les lectures proposées initialement par l’émet-
teur (« lecture prescrite ») qui sont les plus fréquentes (Morley,
1993).

Les spectateurs investis d’une compétence


en décodage

Le courant de recherche le plus typique des études de réception


est certainement celui qui attribue une compétence spécifique aux
lecteurs, auditeurs, spectateurs, à savoir la capacité d’interprétation
des messages. Les spectateurs sont d’abord considérés individuelle-
ment dans leur compétence à attribuer (ou construire) des signifi-
cations associées aux formes et aux contenus des messages qu’ils
reçoivent. Ce processus de construction sémantique étant bien sûr
tributaire de contextes d’insertion plus larges des individus : appar-
tenances à des générations, à des sexes, à des classes ou strates
sociales, à des groupes culturels ou à des communautés particu-
lières, etc.
Mais ce décodage « individuel » est simultanément un décodage
« collectif » où le récepteur individuel participe en même temps à
une (ou plusieurs) « communauté interprétative », c’est-à-dire un
regroupement d’individus qui n’est pas d’abord fondé sur des simi-
litudes du point de vue des origines socioéconomiques de ses
membres mais plutôt sur le partage commun d’un même mode
d’interprétation du discours social (en provenance des médias,
dans le cas qui nous occupe), c’est-à-dire d’un même code.
Le fait de participer à une même communauté d’interprétation
permet au récepteur de percevoir sa parole (son décodage) comme
pouvant légitimement s’exprimer au sein du groupe. La commu-
nauté interprétative « autorise » en quelque sorte l’expression libre
et la création de l’acteur-récepteur individuel. Même si les autres
membres de la communauté ne sont pas d’accord à propos de
contenus spécifiques de son discours, le sujet-récepteur se sent tout
à fait libre de faire partager son code et de participer au partage des
244 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

codes avec les autres (voir Radway, 1974 ; Fish, 1980 ; Schroder,
1994).

La participation active des publics


Au sein des media studies, la préfiguration du récepteur en tant
que « sujet interprétant » avait été fournie par le courant des Uses
and Gratifications à travers sa figure du « public actif » (active
audience) qui savait sélectionner et filtrer les messages qui
s’offraient à lui. Avec les études de réception, le regard de l’observa-
teur pointe vers la participation active des publics à la construction
sémantique des messages. L’activité du téléspectateur, cette fois, est
sémantique ou sociolinguistique.
L’analyse porte davantage sur les processus de construction de
sens par l’usager, d’attribution de significations aux textes des
médias plutôt que sur les satisfactions psychologiques qu’il éprou-
verait au contact des médias. Il y a ici dépassement du psycholo-
gisme reproché souvent au courant des Uses and Gratifications. En
même temps, le texte médiatique n’est plus considéré comme une
« boîte noire » à la signification globale et floue et sur laquelle le
regard de l’analyste ne ferait que glisser superficiellement.
La perspective d’analyse de la réception va consister au contraire
à mettre en comparaison d’une part, les formes et contenus inscrits
(encodés) dans le texte médiatique et d’autre part, le travail de
décodage réalisé par les sujets-récepteurs, décodage qui sera tribu-
taire d’une série de facteurs sociaux mentionnés précédemment,
allant des diverses appartenances à des catégories socioécono-
miques ou sous-cultures spécifiques jusqu’à l’identification sexuelle
ou générationnelle.
L’activité de décodage est considérée comme un processus inter-
actif et intersubjectif axé sur la conversation entre des pairs au
moment même de la réception (Liebes et Katz, 1990) ou après le
premier contact direct avec l’émission de télé, en dehors du lieu
spécifique de réception : par exemple, dans son milieu de travail au
lendemain de la diffusion. Mentionnons ici, comme approches de
ce dernier type de situations, les travaux novateurs de Boullier et
Betat (1987) et de Gamson (1992).
Ainsi, pour reprendre un exemple apporté par Boullier, le fait
que plusieurs employés d’un même bureau aient regardé la veille
une émission de télé concernant la chirurgie esthétique, suscite le
lendemain à l’heure de la pause-café, une discussion animée qui
conduit ses interlocuteurs à discuter de l’importance de la beauté
dans la société. La discussion locale ancrée dans des pratiques
A PPROCHES DE LA RÉCEPTION 245

privées de réception télé suscite ainsi une « montée en généralité »


des arguments échangés, elle devient le lieu de production d’une
opinion publique locale.
Ces conversations intersubjectives constituent ainsi le processus
communicationnel privilégié par lequel les significations construi-
tes individuellement à partir d’un programme de télévision s’ins-
crivent dans la dynamique de production symbolique collective
des « communautés interprétatives » décrites plus haut. Ainsi, y a-t-il
aujourd’hui une nette volonté de la part des chercheurs de prendre
en compte le rôle de la discussion et de la conversation dans l’étude
du processus d’influence médiatique.
Ils insistent sur le rôle crucial des conversations privées dans la
formation des opinions individuelles et collectives et, éventuelle-
ment, dans la production d’une opinion publique locale. Retour-
nant à un texte sur « l’opinion et la conversation » rédigé par
Gabriel Tarde (1899) – texte qui, semble-t-il, aurait beaucoup inté-
ressé Paul Lazarsfeld vers 1950 –, Elihu Katz indique les principaux
marqueurs qui distingueraient les courants contemporains de
recherche sur la réception, des anciens travaux sur les leaders d’opi-
nion ou sur les usages et gratifications.
On met ainsi l’accent aujourd’hui sur les flux d’influence plutôt
que sur les flux d’information. Le groupe – et non plus l’individu –
constitue l’unité d’analyse. Les mécanismes de réciprocité en jeu
dans la conversation deviennent l’objet d’une attention privilégiée
au détriment des « relais leaders-followers » propres à l’ancienne
hypothèse du flux en deux temps (Katz, 1993).
Ajoutons également que les chercheurs ont tendance aujour-
d’hui à distinguer entre les différents genres de programmes (jour-
nal télévisé, affaires publiques, talk shows, divertissement, sports,
soap operas, séries policières ou de science-fiction, publicité, etc.).
Chaque genre appelle un type particulier d’organisation discursive
du mes sage, des atten tes et des réac tions propres de la part
des téléspectateurs et la construction éventuelle de publics spécifi-
ques.

L’asymétrie émetteur-récepteur
Dans son texte fondateur de 1974 (mentionné plus haut) pré-
sentant son modèle « encodage/décodage » des messages télévisés,
Stuart Hall soutient que les moments de la production et de la
réception d’un message télévisé dépendent de deux procès discur-
sifs différents. Cela implique que les structures de significations
mises en œuvre successivement lors de l’encodage – moment de la
246 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

production – et lors du décodage – moment de la réception – puis-


sent ne pas coïncider.
Ce diagnostic met en relief l’asymétrie entre les positions
sociales respectives de l’émetteur (réseaux de radiodiffusion) et du
récepteur (individus et groupes parfois faiblement constitués) qui
ne disposent pas des mêmes ressources pour diffuser et imposer
leurs codes respectifs. Cette non-coïncidence entre les codes
entraîne malentendus et distorsions au sein de la communication
de masse.
La thèse centrale de Hall réside dans l’idée que pour comprendre
la portée idéologique d’un message, il faut s’attacher surtout à
l’analyse des pratiques de réception des sujets (conformité, négo-
ciation, opposition) et non exclusivement aux structures des textes
médiatiques (même si ces derniers sont définis comme porteurs
d’une « lecture prescrite »). Il reste que la prédominance de ce con-
cept de « lecture prescrite » (preferred reading) dans le modèle de Hall
pose problème en ce que ce concept perpétue l’idée du « texte sou-
verain » qui contiendrait des significations pré-construites s’impo-
sant au sujet-récepteur.
Cette « lecture prescrite » appartient-elle à la matérialité du
texte ? Serait-elle plutôt « générée » par le texte une fois approprié
par le lecteur ? Nous sommes ici devant le paradoxe de ce genre
d’étude des pratiques de décodage qui se fonde sur une comparai-
son systématique entre la structure du texte médiatique (décons-
truite dans un premier temps au moyen d’une analyse sémiotique)
et les pratiques de décodage qui s’ensuivent : pourquoi l’observa-
teur pourrait-il prétendre bénéficier d’un tel regard en surplomb lui
permettant de désigner a priori ce que serait le « décodage domi-
nant » propre à la « lecture prescrite » ? L’observateur n’est-il pas lui-
même également un sujet-récepteur tributaire d’une grille de lecture
particulière parmi d’autres ? Comment peut-il s’attribuer unilatéra-
lement le pouvoir de tracer les contours idéologiques de la « lecture
prescrite » ? (voir Morley, 1992 ; Cruz et Lewis, 1994 ; Proulx et
Maillet, 1998).

Les premières enquêtes de David Morley

C’est David Morley, alors au Centre for Contemporary Cultural


Studies de Birmingham, qui, entre 1975 et 1979, entreprend le pre-
mier la réalisation du programme de recherche sur la réception
proposé par Stuart Hall. En interaction avec Hall et Charlotte
A PPROCHES DE LA RÉCEPTION 247

Brunsdon (avec laquelle il analyse plus précisément l’organisation


sémiotique des textes des émissions), Morley décide de faire une
étude systématique des publics de l’émission Nationwide diffusée
quotidiennement à la BBC en fin d’après-midi (Brunsdon et
Morley, 1978 ; Morley, 1980, 1992).
Il s’agit d’une émission d’affaires publiques réalisée sur le mode
du divertissement. Morley rompt avec le modèle psychologiste de la
réception hérité des Uses and Gratifications – mettant en cause, par
exemple, les différents types de personnalités des sujets-récepteurs
pour expliquer la nature et la fonction des émissions qu’ils sélec-
tionnent – pour prendre en compte prioritairement leur ancrage
socioculturel et socioéconomique.
Il postule que la catégorie de l’inscription sociale des téléspecta-
teurs est autant sinon plus importante que celle de la structure de
leur personnalité pour expliquer les modes de construction des signi-
fications suscitées chez ces sujets-récepteurs par leur contact intime
avec les messages médiatiques. L’étude de la réception devrait, selon
Morley, recouvrir trois dimensions. D’abord le processus de produc-
tion des artefacts médiatiques (l’encodage de l’artefact par les profes-
sionnels du média), ensuite, l’organisation sémiotique du message
lui-même en tant qu’ensemble structuré de signes, enfin le procès de
réception en tant que lieu privilégié du déploiement des interpréta-
tions des individus et des groupes engagés activement (et aussi
inconsciemment) dans ce processus de décodage.
Même si l’émission Nationwide est d’abord conçue comme pro-
gramme de divertissement, il reste qu’elle offre aux téléspectateurs
un certain cadrage pour l’interprétation de tous les autres messages
qui circulent dans l’espace médiatique : en particulier, les autres
émissions d’information et d’affaires publiques, de divertissement,
les messages publicitaires, les thématiques et les héros proposés par
le cinéma, les livres et la presse écrite. Nous vivons dans un envi-
ronnement communicationnel marqué d’une « intertextualité »
(Morley, 1992 ; Fiske, 1987). Le processus de réception d’une émis-
sion particulière ne se déroule pas en vase clos, ce message s’inscri-
vant de fait dans une série de contextes où circulent simultané-
ment une multiplicité d’autres messages explicites et implicites (en
provenance des personnes qui nous entourent, comme aussi des
médias et des autres institutions).
D’ailleurs, le spectateur reçoit ou plutôt « compose » davantage
avec et dans un océan de bribes de messages du fait qu’il opère ses
choix en matière médiatique le plus souvent sur le mode du zap-
ping. Rappelons toutefois que la télécommande n’était pas encore
distribuée massivement lors des premières enquêtes de Morley sur
248 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

Nationwide ; de plus, il n’y avait pas encore abondance de canaux


dans l’offre télévisuelle britannique de l’époque.
Non seulement tout message télévisuel (ou bribe de message)
est-il reçu par le téléspectateur à travers son ancrage socioculturel
et économique propre, et à l’aide du « cadrage » moral et politique
intériorisé par le sujet-récepteur du fait de l’imprégnation subtile
de son imaginaire par les nombreux contenus et flux information-
nels permanents constituant l’espace médiatique. En outre, cette
bribe informationnelle perçue, sélectionnée puis interprétée par le
sujet-récepteur ne va constituer qu’un élément dans sa propre tra-
jectoire personnelle d’usager médiatique en interaction active (avec
d’autres individus, groupes et institutions) dans l’environnement
communicationnel.
Cette bribe d’information devient un élément qui vient se juxta-
poser aux centaines, voire aux milliers d’autres qui sont retenus par
le sujet-récepteur au cours de la construction quotidienne de son
propre « programme » personnel d’information et de divertisse-
ment. Le concept d’intertextualité permet à Morley de soutenir
l’hypothèse que la fréquentation quotidienne d’un magazine de
divertissement télévisé comme Nationwide peut agir en tant que
facteur significatif de socialisation politique dans la formation des
attitudes politiques des publics britanniques.
Des émissions de divertissement apparemment anodines pré-
sentent en effet un certain nombre d’affirmations implicites et de
postulats immédiatement tenus pour acquis par les sujets-récep-
teurs. Par exemple, comme nous le signalions plus haut, la dési-
gnation des acteurs sociaux pertinents pour un dossier particulier
de l’actualité ou la description du contexte d’une décision politi-
que, suscitent un effet de « naturalisation » de ces acteurs et de ces
éléments contextuels dans l’imaginaire politique des téléspecta-
teurs.
Ces postulats présentés dans une émission de divertissement
peuvent donc constituer un cadrage de nature politique agissant
sur le façonnement de la réception d’autres émissions d’affaires
publiques. Un exemple français et contemporain de cette même
idée, figure extrême bien sûr, serait la réception par les publics fran-
çais de l’émission quotidienne Les Guignols de l’info qui présente
des cadrages interprétatifs de la sphère publique française au
moyen de caricatures des gestes et attitudes des personnages poli-
tiques.
Nombreux sont les téléspectateurs de cette émission qui avoue-
ront sans fausse culpabilité être influencés par ces cadrages iro-
niques lorsqu’ils se trouveront ensuite devant les performances des
A PPROCHES DE LA RÉCEPTION 249

personnages politiques réels. Que le divertissement soit un efficace


véhicule de propagande était d’ailleurs déjà une idée défendue par
le chef nazi Joseph Goebbels qui préférait, à la manipulation des
foules par les films documentaires, la production et la diffusion
massive de films de fiction et de divertissement comme support
privilégié de la propagande nazie.
Le fait qu’un programme télévisuel véhicule davantage de conno-
tations implicites que son contenu dénotatif (invariant) pose au
chercheur un problème méthodologique : il ne doit pas simple-
ment se demander « ce que le programme dit » mais plutôt « ce que
le programme n’a pas besoin de dire, ce qui est présenté comme
tenu pour acquis ». L’analyse de réception menée par Morley
empruntera ainsi un double mode d’analyse, à la fois sémiotique
(repérage du mode d’adressage à un public, d’une présence for-
melle de dispositifs sémantiques, de l’organisation particulière du
texte) et sociologique (rôle de l’ancrage socioéconomique et des
cadres socioculturels empruntés par les sujets-récepteurs), la signifi-
cation du message provenant donc de l’interaction d’éléments
propres aux deux modes.

La stratégie méthodologique de Morley


Le point de réception se situe en effet à l’interface des contenus
médiatiques et des publics. La stratégie méthodologique de Morley
consistera à procéder d’abord à une analyse sémiotique et structu-
rale du magazine télévisé après que les membres de l’équipe de
recherche l’auront regardé pendant plusieurs mois (thèmes récur-
rents, mode de présentation, dispositifs sémiotiques).
Ensuite, à organiser des visionnages en groupe de deux enregis-
trements de l’émission : un premier enregistrement est montré à
dix-huit groupes d’étudiants constitués selon leurs origines sociales
et économiques ; un second enregistrement est montré à onze
groupes, quelques-uns semblables aux premiers et d’autres prove-
nant plutôt du milieu du travail ou des entreprises (employés ou
cadres), ces visionnages étant suivis de discussions de groupe ani-
mées par les chercheurs.
Enfin, l’analyse proprement dite des données recueillies cherche
d’abord à délimiter les répertoires lexicaux utilisés par les différents
groupes ainsi qu’à repérer la valeur propre de certaines métaphores
et des thèmes récurrents dans le discours des participants de cha-
cun des groupes de l’enquête. En résumé, Morley cherche à explici-
ter les postulats implicites présentés par l’émission et « tenus pour
acquis » par les différents groupes de téléspectateurs. Ainsi, l’ana-
250 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

lyse pourra-t-elle révéler (à travers l’organisation sémiotique du


programme) la construction d’une posture spécifique de téléspecta-
teur de même que la nature des normes sociales sous-tendant les
postulats formulés au petit écran et reçus de façon différenciée par
les membres des groupes observés.
C’est ici que l’on peut introduire le concept de « lecture pres-
crite » discuté plus haut : tout en étant polysémique, le message, à
travers son organisation sémantique, offre une certaine « clôture
informationnelle » qui prescrit une lecture plutôt qu’une autre.
Toutefois, cette clôture n’est jamais totale et, par conséquent, des
lectures alternatives (décodage d’opposition ou négociation séman-
tique) sont toujours possibles (Morley, 1992, p. 86).

Les grands postulats des premiers travaux sur la réception


Nous appuyant sur les travaux de Daniel Dayan, nous pouvons
résumer ainsi les trois postulats théoriques des premiers travaux sur
la réception, qu’ils proviennent de la tradition de Columbia ou de
celle des cultural studies (Dayan, 1992) :
– premier postulat : comme les publics existent réellement, le pro-
gramme de recherche consiste à faire entendre la voix des membres
de ces publics. C’est par conséquent la fin du règne exclusif du lec-
tor in fabula, ce qui veut dire que le chercheur ne se contentera plus
de faire émerger une image du récepteur construite à travers le
texte de l’auteur : ce sont les publics réels qui sont mis sous obser-
vation ;
– deuxième postulat : le décryptage des significations produites
par les sujets-récepteurs est rendu possible par le recours au
« modèle texte-lecteur » décrit de manière synthétique par Sonia
Livingstone (repris par D. Dayan, 1992, p. 149-151). Voici les pos-
tulats essentiels du « modèle texte-lecteur » : « 1. Le sens d’un texte
ne fait pas partie intégrante du texte. […] 2. Le rejet (d’une analyse
exclusivement textuelle) passe par l’abandon de tout modèle
d’interprétation privilégiant (exclusivement) le savoir de l’analyste.
[…] les structures du texte ne sont que virtuelles tant que des lec-
teurs ou des spectateurs ne viennent pas les activer. […] 3. […] Il
n’y a plus de raison pour qu’un message soit automatiquement
décodé comme il a été encodé. La coïncidence du décodage et de
l’encodage peut être sociologiquement dominante, mais elle n’est
théoriquement qu’un cas de figure possible. 4. […] Le spectateur
peut non seulement retirer du texte des satisfactions inattendues
pour l’analyste, mais il peut aussi résister à la pression idéologique
exercée par le texte, rejeter ou subvertir les significations qu’il lui
A PPROCHES DE LA RÉCEPTION 251

propose. […] 5. La réception se construit dans un contexte caracté-


risé par l’existence de communautés d’interprétation. […] 6. La
réception est le moment où les significations d’un texte sont cons-
tituées par les membres d’un public. Ce sont ces significations, et
non pas le texte lui-même, et encore moins les intentions des
auteurs, qui ser vent de points de départ aux chaînes causales
menant aux différentes sortes d’effets attribués à la télévision
[…] » ;
– troisième postulat : ce programme de recherche conduit donc à
reconsidérer la question de l’influence médiatique sur les publics. Il
existerait une tension dialectique entre le pouvoir des médias et la
capacité du sujet-récepteur de résister ou de composer avec ce pou-
voir.
La trajectoire du chercheur David Morley, du point de vue de
son intérêt pour la question de la réception, sera donc constituée
de trois périodes. La première recouvre ses travaux sur l’émission
Nationwide décrits dans cette section : il étudie alors l’organisation
sémiotique du texte télévisuel de même que les pratiques de déco-
dage des publics, son analyse consistant à débusquer l’idéologie
présente dans l’organisation textuelle des émissions et les pratiques
de décodage.
La deuxième période consiste à étudier la réception en contexte.
C’est la thématique dont il sera question dans la section qui suit
(mais sans nous attarder spécifiquement aux travaux de Morley).
Le contexte « naturel » de réception est défini par Morley et les
chercheurs concernés comme étant la famille et le foyer. Morley
quitte ici provisoirement l’analyse idéologique pour s’intéresser à
l’ethnographie du contexte familial de réception et à la sociologie
du pouvoir à l’intérieur de la famille, en particulier aux rapports
sociaux qui marquent les interactions domestiques autour de
l’usage de la télévision (rapports de pouvoir entre sexes ou entre
générations) (Morley, 1986).
La troisième période de ses travaux (qu’il réalisera notamment
avec Roger Silverstone et Sonia Livingstone) va consister à inclure
la question de la réception de la télévision dans l’ensemble plus
vaste des technologies de l’information et de la communication
(TIC) qui meublent le foyer. Morley opère ici un déplacement de sa
problématique en passant de la réception aux « usages » des TIC
(ces dernières incluant pour lui la télévision). Avec Roger Silvers-
tone, il réalise alors une ethnographie de la « domestication des
technologies », ce qui le conduit à déployer une sociologie des
« significations d’usage » se rapprochant des courants francophones
que nous décrivons au chapitre 11 (portant sur les études d’usages).
252 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

Morley et Silverstone analysent les pratiques de consommation


des médias en replaçant ces processus dans un cadre sociologique
plus vaste, notamment : le rôle des TIC dans l’articulation de la
sphère privée à l’espace public et les mécanismes de construction
identitaire à travers l’usage des médias et des TIC (Morley et Silver-
stone, 1990).

L’activité des téléspectateurs en contexte de vie


quotidienne

Les insuffisances épistémologiques des dispositifs de recherche


mis au point par les chercheurs de la première génération étaient
nombreuses et ont été maintes fois décrites, sinon dénoncées
(Dayan, 1992 ; Morley, 1992). Ce qui est apparu comme la carence
majeure de ce type de dispositifs était que les chercheurs faisaient fi
complètement du contexte réel de réception (en l’occurrence, celui
de la vie quotidienne familiale). Ils amenaient dans les locaux de
l’université des groupes de téléspectateurs constitués artificielle-
ment pour procéder à des visionnages de cassettes d’émissions pré-
enregistrées.
Il y avait là production d’une série d’artefacts de chercheurs : les
groupes sont artificiels, les conditions de visionnage sont coupées
du contexte réel, aussi le niveau d’attention des participants n’a
plus rien à voir avec les conditions réelles de la réception, celles-ci
ne donnant que rarement lieu au visionnage d’une émission
unique coupé du contexte du flux télévisuel multiple et permanent
des chaînes. Les chercheurs de la seconde génération, avec Morley
en tête (Morley, 1986), vont donc s’intéresser à produire des des-
criptions fines des conditions « naturelles » de la réception des
émissions télévisuelles.
Les travaux de Michel de Certeau sur les pratiques culturelles
des gens ordinaires et ce qu’il appelait l’« invention du quotidien »
– travaux réalisés pendant les années 1970 – ont préfiguré cet inté-
rêt pour l’ethnographie de la réception et, plus précisément, pour
une inscription du problème particulier de l’usage des médias dans
une problématique plus générale de saisie des logiques agissant
dans la structuration de la vie quotidienne.
En s’interrogeant sur la production quotidienne de la culture, de
Certeau cherchait à saisir les mécanismes par lesquels les individus
se créent de manière autonome en tant que sujets s’exprimant dans
le processus même de la consommation et dans leurs pratiques de
vie quotidienne. Cet auteur affirme donc qu’il y a une créativité
A PPROCHES DE LA RÉCEPTION 253

des gens ordinaires qui s’exprime dans leurs pratiques de consom-


mation et leurs usages des médias. Nous nous attarderons davan-
tage au chapitre suivant (portant sur les études d’usages) sur
l’apport théorique significatif de Michel de Certeau.
Pour l’heure, signalons que ces problématiques de de Certeau,
de même que la tradition de travaux ethnographiques déjà pré-
sente au Centre for Contemporary Cultural Studies, vont inspirer
les approches de quelques chercheurs britanniques issus des cultu-
ral studies qui vont se donner pour tâche de décrire le contexte
familial et domestique des pratiques de réception de la télévision.
Ils vont ainsi produire – à partir d’entrevues et d’observations – des
descriptions fines des conditions concrètes dans lesquelles se réali-
sent les activités des téléspectateurs dans le contexte de leur vie
quotidienne.
Ainsi, les travaux de David Morley et Roger Silverstone visaient,
par un minutieux travail d’observation des usages domestiques de
la télévision, à saisir la dynamique contradictoire se déployant
entre les ruses individuelles de la vie quotidienne et les stéréotypes
imposés par une culture de masse envahissante. Leur approche
situe d’emblée le phénomène de la réception de la télévision dans
le contexte de la vie quotidienne et de ses contraintes : l’ordinaire
de la vie domestique, les relations de voisinage, les rituels de nos
gestes coutumiers structurant notre vie intime et éventuellement,
l’ensemble des technologies d’information et de communication
(Morley, 1986, 1992 ; Silverstone, 1994).
De son côté, le chercheur américain James Lull a très tôt insisté
sur la nécessité d’une observation en profondeur de la famille en
tant que « groupe naturel de visionnage ». Chaque famille déve-
loppe en son sein, des patterns spécifiques de communication
domestique, qu’il s’agisse de l’usage du langage, des styles d’inter-
action interpersonnelle ou des usages des médias (Lull, 1990).
Certains travaux de Lull portent notamment sur des compa-
raisons entre les usages familiaux de la télévision dans différentes
cultures du monde (Lull, 1988). Contrairement à ce qui peut se
produire dans une salle de cinéma, le niveau d’attention des télé-
spectateurs pendant qu’ils sont devant le petit écran, dans leur
foyer familial, est extrêmement variable. L’expérience du vision-
nage télévisuel est physiquement hachurée par de nombreux
déplacements dans l’espace domestique : regarder la télé s’accom-
mode de nombreuses autres activités, comme manger, coudre,
converser, lire, jouer à des jeux de société, etc.
254 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

L’expérience du zapping

Regarder la télévision apparaît donc comme une expérience psy-


chique en profonde discontinuité temporelle, marquée par des
moments d’attention de qualité très variable. Des chercheurs ont
observé que le niveau d’attention est en relation avec, entre autres,
la nature des contenus véhiculés, la publicité et les journaux
d’information suscitant moins d’attention que les fictions et autres
séries dramatiques.
Le zapping, va-et-vient continuel opéré par l’usager sur l’en-
semble des chaînes disponibles au moyen de la télécommande,
revêt une valeur de symbole pour décrire les transformations des
activités des téléspectateurs dans l’espace domestique de réception.
La diffusion de la télécommande au début des années 1980, dans
un contexte de multiplication des chaînes offertes via le câble et les
satellites (plus de trente canaux étaient disponibles à l’époque dans
certains centres urbains américains), a provoqué, dans de nom-
breux cas, une transformation en profondeur de l’usage de la télé-
vision. Chantal de Gournay et Pierre-Alain Mercier ont livré des
réflexions inspirantes dans le cadre d’une enquête qu’ils ont menée
à ce propos en France.
Ces chercheurs considèrent que le zapping est en définitive une
nouvelle attitude face à la télévision, attitude qui serait symptoma-
tique d’une culture en émergence « qui n’a que faire de la dimen-
sion sociale du langage, qui n’a que faire de l’écriture comme
production de lien, lien entre hier et aujourd’hui, lien entre moi et
l’autre ». Le « zappeur » devient coresponsable de la composition de
son propre programme et met en scène une nouvelle esthétique
empruntant à la logique du clip et du baroque, prenant plaisir à la
redite et à la répétition, érigeant le discontinu et les clichés en
valeur créative, et traduisant un goût pour l’exotisme et la collec-
tion.
Le zapping serait fondé sur une relation perverse en ce sens que
le zappeur affirme avant tout que « la télé, c’est nul et on la
regarde ». La distanciation face aux contenus diffusés que procure
l’usage de la télécommande « permet de regarder les programmes
tout en les dénigrant ». Le zapping déculpabilise les surconsomma-
teurs de télé qui se disent qu’avec cette distanciation ils sont en
mesure d’appréhender le média de façon critique.
Même s’ils sont incapables de reconstituer ce qu’ils ont vu, ils
peuvent discourir globalement sur le média. Ce nouveau dispositif
technique soi-disant « interactif » favorise-t-il la communication ?
D’une part, les zappeurs auraient plutôt tendance à s’écarter de la
A PPROCHES DE LA RÉCEPTION 255

recherche de tout sens (signification, direction) des messages reçus.


D’autre part, l’environnement typique du zappeur est celui du soli-
taire, assez mauvais vecteur de communication… (De Gournay et
Mercier, 1988).

La place prise par la télévision


L’impact de l’usage de la télévision sur la répartition du temps
de loisir est remarquable : c’est l’activité de loisir qui occupe le plus
de temps dans la vie de la grande majorité des Américains. Seuls le
travail et le sommeil occupent des portions plus importantes de
leur budget-temps. Cette large part de temps consacré à la télévi-
sion s’effectue aux dépens d’autres activités.
On a ainsi observé que l’usage de la télévision est en relation
avec une réduction du temps de sommeil. Il semble en outre que
plus on regarde la télévision, moins on consacre de temps aux sor-
ties et rencontres sociales à l’extérieur du foyer, à l’écoute de la
radio, à la lecture, aux conversations, au cinéma en salle, aux acti-
vités religieuses, aux tâches domestiques, etc. Par ailleurs, la télévi-
sion peut susciter la participation à des événements ou activités
autrement peu connus (comme certains sports amateurs périphé-
riques).
Le temps investi à regarder la télévision conduit les usagers à
modifier leur consommation d’autres médias ; on note, par
exemple, une baisse de l’écoute de la radio et de la fréquentation
des salles de cinéma. Attardons-nous à la consommation des quoti-
diens. Dans les années 1960, la presse écrite était la première source
d’information quotidienne du public américain ; il la considérait
comme la plus crédible, offrant la couverture la plus complète des
événements.
À partir de 1970, ces tendances s’inversent : la télévision devient
la première source d’information quotidienne et bien que près de
25 % des Américains pensent que l’information télévisée est biai-
sée, la majorité la considère pourtant comme la source d’informa-
tion la plus crédible et la plus complète. En même temps, force est
de constater que la presse écrite demeure un média important,
privilégié en tant que moyen d’information par les élites et les caté-
gories les plus scolarisées de la population. L’arrivée d’Internet
risque de modifier ce paysage, la plupart des quotidiens offrant dés-
ormais en ligne une reproduction ou une extension de leurs conte-
nus. Mais les modèles de commercialisation de ces nouveaux
services ne sont pas encore stabilisés, de sorte que les prévisions
demeurent difficiles à formuler.
256 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

Enfin, la tradition des Uses and Gratifications décrite précédem-


ment pose la question de savoir ce que font les individus de leur
usage de la télévision. À la limite, on peut penser qu’un même
contenu télévisuel pourrait entraîner chez divers usagers des satis-
factions subjectives très différenciées et même contradictoires. Par
exemple, une émission contenant des scènes de violence peut ser-
vir de modèle comportemental à certains individus alors que la
grande majorité de l’auditoire n’y trouvera que matière à divertisse-
ment.
Cette dernière question pose l’un des problèmes non résolus de
la sociologie de la télévision : les émissions violentes influencent-
elles réellement les comportements de ceux qui les regardent, en
particulier les jeunes ? Chaque année, des faits divers tragiques font
resurgir ce genre de problématiques. En fait, il semble qu’il y ait
une constante dans les attentes des téléspectateurs : ils utilisent la
télévision avant tout comme un moyen de divertissement. À la
limite, le choix de contenus et de programmes spécifiques les indif-
fère. Ils considèrent que la télévision mérite d’être regardée pour
elle-même, uniquement pour le plaisir et la détente que cela pro-
cure et indépendamment des contenus.

Une troisième génération de travaux sur la réception

Une troisième génération de travaux sur la réception prend nais-


sance avec le questionnement épistémologique propre aux sciences
sociales de la fin des années 1980 : le regard de l’obser vateur
devient plus fortement réflexif. Il s’interroge sur sa propre partici-
pation – en tant qu’observateur forcément impliqué dans la situa-
tion observée – à la construction sémantique de ce que l’on appelle
de façon plus ou moins banale : « téléspectateurs », « audiences »,
« publics » (Allor, 1988 ; Ang, 1990 ; Radway, 1988).
Il s’avère que la définition qu’un chercheur se donne du site de
la réception est directement tributaire du paradigme ou du cadre
analytique qu’il adopte. Le postulat principal de la troisième géné-
ration de recherche consiste à prétendre que l’audience est d’abord
produite par la construction discursive d’un observateur, élabora-
tion sémantique déterminée par le choix d’un cadre analytique
particulier (Alasuutari, 1999).
L’audience n’existe pas en tant que réalité objective stabilisée
totalement indépendante du regard que l’on porte sur elle. La plus
con nue de ces cons truc tions séman ti ques est cer tai ne ment la
« mesure d’audience », devenue monnaie d’échange dans l’écono-
A PPROCHES DE LA RÉCEPTION 257

mie de la radio té lé dif fu sion, mesure que l’on pour rait défi nir
comme « fiction statistique » de public (Dayan, 1998 ; Méadel et
Proulx, 1998). L’audience statistique n’existe que dans la mesure
où elle est mobilisée par des responsables de réseaux, des publici-
tai res ou des annon ceurs qui s’en ser vent comme éta lon de
mesure dans l’organisation économique des industries de la com-
munication.
Malgré une forte hétérogénéité des travaux de cette troisième
génération, si l’on tente de saisir les grandes tendances de ce cou-
rant, nous constatons que cette opération réflexive des chercheurs
porte essentiellement sur trois objets : la déconstruction des
notions de « public » et d’« audience », la description du contexte
plus large dans lequel les recherches sont produites (ici, c’est la
fonction sociale et économique de la recherche au sein du système
des industries culturelles que l’on tente d’expliciter) et l’élargisse-
ment de la problématique de la réception à l’ensemble de la culture
produite par les médias.

La distinction entre l’audience et le public


Daniel Dayan a réalisé un important travail de déconstruction
de la notion de « public ». Le point de départ de ses recherches
concerne le caractère collectif de l’expérience du téléspectateur,
souvent perçue a priori comme individuelle. L’expérience humaine
de la réception télévisuelle ne peut pas être que strictement indivi-
duelle : inconsciemment ou non, le téléspectateur, même seul
devant son poste, s’imagine comme participant à un collectif plus
large de téléspectateurs : « On ne peut être spectateur sans référence
à un public » (Dayan, 2000, p. 430).
Dans leur travail sur la télévision cérémonielle, Dayan et Katz
avaient déjà mis en évidence la sociabilité active des téléspecta-
teurs, la double dimension de « célébration en groupe » (visionnage
collectif) et de « sentiment océanique » (participation à la commu-
nauté éphémère et planétaire des téléspectateurs) de l’expérience
intime du téléspectateur à l’occasion de la diffusion de ces cérémo-
nies télévisées : premiers pas de l’humain sur la lune, funérailles du
président John F. Kennedy, mariage du prince Charles et Lady
Diana, visite papale en Pologne (Dayan et Katz, 1996).
Ces cérémonies télévisées offrent ainsi aux spectateurs la possi-
bilité de combler un « besoin de communauté ». Mais qu’en est-il
de l’expérience quotidienne d’écoute de la télévision quand il n’y a
pas de cérémonies télévisuelles ? Ainsi, lors de l’écoute d’un
programme banal, comment s’articule la pratique apparemment
258 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

individuelle du téléspectateur à cette dimension de sociabilité liée à


l’expérience de se sentir branché en même temps que plusieurs
autres ?
Dayan introduit ici la problématique du « public » qui sert
d’horizon au spectateur. Il distingue conceptuellement l’audience
et le public, ce dernier concept (hérité de Gabriel Tarde) renvoyant
notamment à un « espace public » de discussion et à la participa-
tion citoyenne dans une « sphère publique » : « Premièrement,
comme le rappelle Sorlin, un public constitue un milieu. Il engage
un certain type de sociabilité et un minimum de stabilité. Deuxiè-
mement, cette sociabilité s’accompagne d’une capacité de délibéra-
tion interne. Troisièmement, un public dispose d’une capacité de
performance. Il procède à des présentations de soi face à d’autres
publics. Quatrièmement, ces présentations de soi engagent leurs
auteurs. Elles sont “commissives”. Un public manifeste une dispo-
sition à défendre certaines valeurs en référence à un bien commun ou
à un univers symbolique partagé. Cinquièmement, un public est
susceptible de traduire ses goûts en demandes (prolongeant ainsi la
capacité de “commande” des mécènes d’antan). Enfin, un public
ne peut exister que sous forme réflexive. Son existence passe par
une capacité à s’auto-imaginer, par des modes de représentation du
collectif, par des ratifications de l’appartenance » (Dayan, 2000,
p. 433).
Par contraste avec cette définition forte du « public », l’« au-
dience », écrit Dayan, ne répond ni à un impératif de sociabilité ni
à une obligation de performance. L’« audience » ne se constitue
qu’en réponse à une offre, elle est le produit d’une construction
discursive réalisée par des tiers à l’intention d’autres tiers (respon-
sables de réseaux, publicitaires, annonceurs, etc.).
Une fois cette distinction établie, l’intérêt de l’analyse consiste à
repérer les transformations possibles d’audiences en publics, c’est-
à-dire que ces derniers se dotent d’une parole pour manifester leurs
goûts et leurs appartenances. Toute la question reste de savoir si les
études de réception (de première génération) qui cherchaient à
rendre explicite la parole des spectateurs, n’étaient pas fondées sur
un quiproquo, les chercheurs transformant à leur insu les audien-
ces en publics.
Ces derniers ne seraient alors qu’artefacts produits par les dispo-
sitifs d’observation de la parole des spectateurs. Toutefois, même
s’ils apparaissent conceptuellement imparfaits, certains publics
de télévision semblent exister effectivement en tant qu’entités
réflexives et performantes : publics de « fans » (Lewis, 1992 ; Tulloch
et Jenkins, 1995 ; Pasquier, 1999), publics des grands événements
A PPROCHES DE LA RÉCEPTION 259

télévisés (Dayan et Katz, 1996), publics qui se forment à partir des


diasporas (Dayan, 1999). Nous pensons également au travail de
Dominique Mehl sur l’émission Loft Story, où elle décrit le mouve-
ment de montée en visibilité du public jusqu’à cet « apogée de la
néo-télévision » où le public devient acteur dans l’écran (Mehl,
2002).

De nouveaux savoirs experts


Ce travail de déconstruction et reconstruction conceptuelle
– qui pose la question de l’impact des dispositifs de recherche sur la
nature des données construites – constitue une entrée privilégiée
pour un approfondissement du travail réflexif de l’obser vateur
dorénavant en mesure de comprendre le rôle rempli par la
recherche elle-même dans l’ensemble du système des industries
culturelles de la communication. Les chercheurs agissant comme
consultants auprès des grands réseaux, apportent soit un renforce-
ment, soit des propositions alternatives au cadrage conceptuel que
les responsables de réseaux et les décideurs politiques se donnent
plus ou moins implicitement pour penser les diverses figures du
téléspectateur et, conséquemment, les politiques de radiodiffusion
(Alasuutari, 1999).
La recherche sur la réception peut ainsi constituer un pôle de
nouveaux savoirs experts venant calibrer et nuancer les représenta-
tions des publics que les responsables politiques se donnent, le plus
souvent sous l’influence du seul lobbying de l’industrie et du pou-
voir économique. Une approche originale a été développée en
France par Sabine Chalvon-Demersay qui, à travers l’analyse d’un
corpus de projets de scénarios soumis à un concours organisé par
une chaîne publique, a pu sonder l’imaginaire créatif d’apprentis
scénaristes et donc tracer une prospective de ce qui constituerait les
intrigues télévisuelles idéales pour ce groupe de jeunes spectateurs-
concepteurs (Chalvon-Demersay, 1994, 1996). Certains de ses tra-
vaux ont porté sur la série Urgences. Elle élargit alors son cadre d’ana-
lyse à la réception secondaire autant qu’aux conditions de
production des émissions : l’analyse prend en compte l’intérêt sus-
cité par la série à partir d’une triple enquête auprès de spectateurs,
de médecins et de spécialistes de l’audiovisuel (Chalvon-Demersay,
1999). Aujourd’hui, donc, les chercheurs intéressés par les ques-
tions de réception réalisent qu’ils doivent élargir leur problémati-
que pour la penser dans les termes d’une approche globale de la
production sociale d’une culture médiatique de plus en plus
sophistiquée. Cette culture médiatique apparaît toujours davantage
260 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

prégnante dans le tissu enchevêtré des conversations publiques ou


semi-publiques entre les individus et au sein des groupes. Mention-
nons à titre d’exemple la recherche menée par Dominique Cardon
et son équipe sur le cas d’un téléthon enraciné dans la vie locale de
nombreuses communes en France (Cardon et alii, 1999).
Ne serait-ce qu’en regard de l’intertextualité qui trace des liens
complexes et inattendus entre les supports, les messages, leurs
sources et les sites de réception, ce que nous avons appelé jusqu’ici
la « question de la réception » revêt de nos jours une épaisseur
sémantique et une complexité insoupçonnée. Ne serait-ce qu’en
raison des pratiques diversifiées et hétérogènes de perception,
sélection et appropriation des signes diffusés massivement et de
manière omniprésente à l’échelle planétaire, une enquête qui se
contenterait aujourd’hui d’étudier les pratiques de décodage des
membres d’une communauté interprétative donnée en regard d’un
ensemble spécifique de messages médiatiques, un tel type d’en-
quête n’aurait presque plus de pertinence pratique et théorique.
Tout en postulant que le geste de réception est non seulement à
la base d’un processus herméneutique d’interprétation et de cons-
truction de significations, mais constitue en même temps une acti-
vité pratique, régulée et située dans un contexte organisationnel et
sociohistorique spécifique (Thompson, 1995 ; Quéré, 1996 ; Relieu,
1999), force est de constater que les pratiques de réception ne sont
jamais indépendantes de deux sources de production symbolique.
D’une part, elles s’inscrivent dans l’ensemble complexe et sou-
vent confus de la totalité des ressources symboliques qui s’offrent
simultanément sur la scène médiatique. D’autre part, elles se nour-
rissent du stock d’habiletés culturelles et de compétences commu-
nicationnelles acquises par chaque individu spécifique au fil des
ans. Les approches émergentes aujourd’hui les plus pertinentes
sont les approches hybrides qui empruntent simultanément aux
héritages respectifs des traditions d’étude des effets, de la réception
et des usages.
D’un côté, le discours médiatique agit comme une activité pres-
criptive structurée par les institutions qui la contrôlent : il propose
et fixe des agendas aux auditeurs, lecteurs, spectateurs (sphère des
rapports sociaux et politiques) ; en même temps, il définit des caté-
gories culturelles pour penser (sphère cognitive de la construction
psychosociale de la réalité). Cette double action de cadrage
imprègne ceux et celles qui baignent quotidiennement dans la
culture médiatique.
D’un autre côté toutefois, l’activité interprétative à la réception
consiste à soumettre ce travail politique et cognitif d’imprégnation
A PPROCHES DE LA RÉCEPTION 261

culturelle globale à des opérations particulières – individuelles et


collectives – de recadrages multiples et simultanés. Les agents
humains de réception ont recours, en effet, à plus d’une grille de
décodage à la fois. Ils restent libres de résister, d’inventer et de créer
de nouvelles significations plus ou moins prévisibles, parfois même
inattendues.
11/Usages des technologies
de l’information
et de la communication

L’intégration des médias et des technologies de l’information et de


la communication (TIC) dans notre vie de tous les jours est devenue
tellement banale que les usages des médias et des TIC sont le plus
souvent considérés comme allant de soi. Aussi, une réflexion systé-
matique sur les usages quotidiens des technologies demande à l’obs-
ervateur un certain travail de mise à distance vis-à-vis de ses propres
habitudes et manières de faire avec les objets techniques.
L’une des façons d’opérer cette distanciation consiste à mobiliser
des cadres théoriques adéquats et des stratégies méthodologiques
pertinentes pour décrire, analyser et expliquer les usages effectifs
des TIC, c’est-à-dire ce que font réellement les gens avec ces objets
et dispositifs techniques d’information et de communication. Dans
ce chapitre, nous poserons d’abord la question de l’articulation
entre technologies et société : comment saisir les rapports entre ces
deux instances tout en évitant le piège du déterminisme, que ce der-
nier soit de nature technologique ou sociale ? Nous verrons que
l’étude des usages constitue une piste à privilégier pour penser les
rapports entre technologies et société en adoptant une posture épis-
témologique plus nuancée que celle du déterminisme.
Puis, avant de présenter les travaux de recherche relatifs à la for-
mation sociale des usages, nous proposerons une clarification
conceptuelle de la notion d’usage.
264 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

Comment saisir les rapports


entre technologies et société ?

Parmi les questions récurrentes qui sont posées constamment


aux chercheurs intéressés par les dimensions sociales de la techno-
logie, reviennent les suivantes : « Quels sont les impacts pour la
société de l’arrivée de telle ou telle technologie de communica-
tion ? », par exemple, l’impact social de la téléphonie mobile ou les
transformations sociales et économiques engendrées par le phéno-
mène Internet. Ou encore : « La diffusion de telle ou telle technolo-
gie peut-elle engendrer une révolution dans l’organisation de la
société ? »
Pensons ici par exemple à l’informatique, qui est une invention
souvent décrite par certains essayistes ou dans le discours domi-
nant des médias, comme étant au fondement d’une « troisième
révolution industrielle ». Habituellement, les réponses à ces ques-
tions sont fournies aux médias et aux décideurs politiques soit par
ceux-là mêmes qui les ont posées, c’est-à-dire les essayistes sociaux
qui élaborent des visions prophétiques souvent techno-optimistes,
soit par des chercheurs patentés engagés par les gouvernements et
qui empruntent les sentiers de la prospective en développant des
scénarios de futurs plus ou moins contrastés, soit encore par des
intellectuels le plus souvent critiques vis-à-vis d’une idéologie du
progrès qui transparaît de manière si évidente dans ces discours
euphoriques à propos des transformations de toutes sortes suscitées
soi-disant par l’arrivée de ces « nouvelles technologies ».
Pour les chercheurs appartenant au domaine des sciences de
l’information et de la communication et qui veulent éviter cette
« double contrainte » de devoir se situer idéologiquement, soit avec,
soit contre, ces chantres de la numérisation, la question de nature
épistémologique qui apparaît implicitement à travers les interroga-
tions précédentes pourrait se formuler ainsi : « Comment saisir
l’action de la technique dans la société ? Et, inversement, comment
prendre en compte l’action du contexte social sur le développe-
ment des inventions techniques ? » Nous insistons sur la dimension
du comment car il s’agit précisément d’une question de méthode
elle-même ancrée dans le choix d’une posture épistémologique vis-
à-vis la manière d’articuler les deux instances ici en jeu, à savoir :
les rapports entre les technologies et la société.
U SAGES DES TECHNOLOGIES DE L’ INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION 265

L’écueil du déterminisme

La première posture adoptée plus ou moins consciemment par de


nombreux acteurs sociaux est celle du déterminisme technologique qui
consiste à poser comme un donné stabilisé le fait de l’existence de
telle ou telle technologie. L’exercice intellectuel consiste alors à
identifier les « impacts » possibles ou les « conséquences » probables
pour l’individu, la société, la culture ou l’économie de la dissémina-
tion (le plus souvent galopante) de cette technologie.
Cet exercice est facilité par le fait que l’innovation technique
dont il est question n’est implantée que depuis quelques années et
que, par conséquent, elle ne peut être jugée que sur ses virtualités
plutôt que sur son action effective pour une longue durée dans le
tissu social. Une autre des formes prises par le déterminisme tech-
nologique dans le discours médiatique consiste à ramener l’explica-
tion du changement social à un récit « héroïque » de la genèse des
innovations techniques à travers un portrait romantique de ses
inventeurs (voir Latour, 1992).
Si ces visions farouchement optimistes sont si bien accueillies
dans l’opinion publique, en France et aussi en Amérique du Nord,
cela est peut-être lié au fait que la technologie en question s’inves-
tissant sous la forme d’objets concrets et bien identifiés dans la
culture matérielle (l’ordinateur, le site web, le téléphone mobile),
elle devient facilement visible et, par conséquent, davantage sus-
ceptible d’un investissement cognitif et symbolique de la part de
publics à la recherche d’explications du changement qui sont aisé-
ment assimilables. Or ces objets techniques partout visibles peuvent
être facilement désignés comme la cause première du changement
même si c’est en partie le produit d’une illusion (Smith et Marx,
1994).
Il apparaît nécessaire en même temps de bien se garder d’épou-
ser complètement le point de vue symétriquement opposé, à savoir
un déterminisme sociologique qui ramènerait l’explication du chan-
gement exclusivement à un certain état des rapports de forces entre
acteurs sociaux au moment historique précis de l’invention techni-
que ou de la découverte scientifique.
Il est évident que des éléments du contexte sociohistorique de
nature culturelle, économique ou politique sont des facteurs qui
peuvent peser lourdement dans l’acceptation ou le rejet d’une
innovation technique donnée, présente à tel ou tel moment de
l’histoire d’une société. L’innovation trouvera ainsi sa résonance
dans tel ou tel contexte économique ou culturel favorable qui
constituera alors un terreau pour son développement.
266 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

Mais une telle explication sociologique, rapportant l’innovation


technique exclusivement à son cadre social, n’est pas suffisante : il
y a en même temps une partie de l’explication qui se trouve du
côté de l’état de la technique et aussi des associations entre acteurs
humains et ressources non humaines que les acteurs innovateurs
devront mobiliser dans leur geste d’invention et de promotion
sociale de leur innovation.
Une fois admis que la posture épistémologique la plus adéquate
en regard de l’articulation entre technologies et société consiste à
éviter le piège de ce double déterminisme, que faire ? Quelle démar-
che de recherche pouvons-nous adopter pour tenter de saisir
l’action bien réelle de la technique dans la société ?

Une nouvelle posture épistémologique


Il nous apparaît alors que la posture pertinente consiste à se
situer dans cet entre-deux dessiné par la mise à l’écart du double
déterminisme. Il s’agit de se donner les moyens pour observer le
plus finement possible l’action effective de la technique dans la
société à travers une description précise des usages des objets tech-
niques qu’en font les gens. Il s’agit d’arrêter de discourir de
manière abstraite sur les conséquences possibles de telle ou telle
technologie et d’aller voir précisément ce que font réellement les
gens avec cette technologie.
L’usage est un phénomène complexe qui se traduit par l’action
d’une série de médiations enchevêtrées entre les acteurs humains
et les dispositifs techniques (pour une sociologie de la médiation,
voir Hennion, 1993). L’observation des usages des objets techni-
ques, c’est-à-dire de ce que les gens font effectivement avec ces
objets et ces dispositifs, peut donc constituer une entrée méthodo-
logique pertinente pour saisir l’action de la technique dans la
société. La description précise, l’analyse et la compréhension nuan-
cée des phénomènes d’usage et d’appropriation des objets et dispo-
sitifs techniques permettent de saisir avec plus de finesse la com-
plexité et les subtilités de la détermination du phénomène
technique dans notre vie quotidienne.
Car tout en évitant de se situer dans une perspective détermi-
niste (ramenant à un facteur unique l’ensemble de l’explication), il
est nécessaire de reconnaître l’existence d’une détermination de
certains facteurs techniques autant que sociaux dans l’explication
des pratiques sociales effectives qui contiennent l’usage d’objets
techniques (voir Jauréguiberry et Proulx, 2011).
U SAGES DES TECHNOLOGIES DE L’ INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION 267

Un usage donné s’explique à la fois par le poids de contraintes


externes (état de l’offre technique, représentations du phénomène
technique, mises en scène dans le discours social) et par des carac-
téristiques propres à l’usager (mise en situation domestique ou pro-
fessionnelle ; type de pratiques nécessitant le recours plus ou moins
important à un dispositif technique ; accès à un capital économi-
que, social et symbolique donné ; compétence technique et cognitive
dans la manipulation des protocoles techniques et des machines à
communiquer).
Cette orientation du regard vers l’usage social des machines
conduit aujourd’hui à effectuer un retour vers les objets. Il apparaît
en effet pertinent de réfléchir à l’action des objets techniques dans
la vie quotidienne, en particulier aux contraintes et possibilités que
leur design induit sur les usages possibles. Nous y reviendrons à la
fin de ce chapitre. Nous croyons que l’étude des usages pourrait
nous aider à répondre à des questions comme celles-ci :

– qu’est-ce qui fait qu’une innovation technique réussit à s’im-


planter et à se diffuser dans une société donnée et non dans
une autre ?
– peut-on penser en même temps l’usage familier d’un objet et
la créativité que cet usage peut susciter ?
– quelles sont les dimensions du pouvoir de l’usager qui s’expri-
ment dans son rapport usuel aux objets techniques ?
Comment s’articulent la volonté d’autonomie des usagers et
les prescriptions d’usages inscrites dans les objets techniques ?

Clarification conceptuelle de la notion d’usage

La notion d’usage est complexe. Elle suscite des définitions


nombreuses et pas nécessairement consensuelles. Essayons d’y voir
plus clair. Comme l’écrit Pierre Chambat, « l’usage n’est pas un
objet naturel mais un construit social » (Chambat, 1994, p. 253).
Selon les contextes d’analyse et les cadres théoriques mobilisés, la
notion d’usage renvoie à un continuum de définitions, allant du
pôle de la simple « adoption » (achat, consommation, expression
d’une demande sociale en regard d’une offre industrielle) au pôle
de l’« appropriation ».
Dans ce dernier cas, proposons une définition synthétique.
Nous pouvons parler d’« appropriation » lorsque trois conditions
sociales sont réunies. Il s’agit pour l’usager, premièrement, de
268 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

démontrer un minimum de maîtrise technique et cognitive de l’ob-


jet technique. En deuxième lieu, cette maîtrise devra s’intégrer de
manière significative et créatrice aux pratiques quotidiennes de l’usa-
ger. Troisièmement, l’appropriation ouvre vers des possibilités de
détournements, de contournements, de réinventions ou même de
participation directe des usagers à la conception des innovations.
Quant à la notion d’« utilisation », elle renvoie au simple emploi
d’une technique dans un face-à-face avec la machine ou le dispositif.
Une définition en termes d’« adoption » sera ainsi privilégiée par la
sociologie de la consommation et de la diffusion. Une définition en
termes d’« utilisation » sera surtout prisée par l’ergonomie cognitive,
intéressée notamment par le design des interfaces humains-machi-
nes. Enfin, la notion « d’appropriation » sera retenue par la sociologie
des usages proprement dite, intéressée entre autres par les significa-
tions d’usage.

Continuum de définitions de la notion d’usage

Adoption Utilisation Appropriation

Achat Emploi fonctionnel Maîtrise technique


Consommation Face-à-face avec objet Intégration créatrice
Objet stable Conforme au mode d’emploi Ré-inventions possibles
Diffusion Ergonomie des interfaces Sociologie des usages

Jetons maintenant un coup d’œil aux définitions sociologiques


standard de la notion d’usage. Deux sens principaux sont réperto-
riés dans le dictionnaire Robert de sociologie (1999). Le premier
sens coïncide avec la « pratique sociale que l’ancienneté ou la fré-
quence rend normale dans une culture donnée ».
Nous sommes ici proches du terme aujourd’hui vieilli de
« mœurs » au sens des « us et coutumes » propres à une culture don-
née : « Les usages désignent les pratiques culturelles qui sont cou-
ramment mises en œuvre dans la vie quotidienne et qui sont, le
plus souvent, vécues comme naturelles et non contestées. […] »
(Pierre Ansart). Cette définition des « usages » revêt une double
dimension de généralité (les usages n’ont pas à voir nécessairement
avec les objets techniques) et de banalisation (au sens d’une natu-
ralisation des pratiques convenues dans une société donnée).
U SAGES DES TECHNOLOGIES DE L’ INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION 269

Le deuxième sens proposé par le dictionnaire de sociologie indique


que le terme usage « renvoie aux utilisations particulières qu’un
individu ou un groupe peut faire d’un bien, d’un instrument, d’un
objet. L’étude se révèle particulièrement significative lorsqu’il s’agit
d’étudier un instrument universel comme le corps (Mauss, 1936),
ou un objet technique apparemment neutre (Bourdieu, Darbel,
1965). Il s’agit ici de mettre en relief les usages sociaux, leur subti-
lité, les significations culturelles complexes de ces conduites de la
vie quotidienne » (Pierre Ansart). Avec cette définition, nous
sommes assez proches de la définition courante proposée par la
sociologie des usages. Les deux exemples cités renvoient respective-
ment à l’étude des usages des techniques du corps (Mauss parle
donc de technique – au sens où nous utilisons ce terme dans la pre-
mière partie du présent ouvrage – et non de technologie) et à une
recherche de Bourdieu sur les usages de la photographie ordinaire
en contexte familial. Cet ouvrage de Bourdieu constitue certaine-
ment l’un des travaux précurseurs pour la fondation d’une sociolo-
gie des usages (voir Boutet, 2009).
Par ailleurs, bien que cette nuance ne soit pas retenue systémati-
quement par les chercheurs, il apparaît pertinent de distinguer
entre l’« usage » (lié directement à une manière de faire singulière
avec un objet ou dispositif technique particulier) et la « pratique »,
notion plus large qui englobe l’un ou l’autre des grands domaines
des activités des individus en société comme le travail, les loisirs, la
consommation, la famille, etc.
Ainsi, par exemple, l’on pourrait considérer qu’une pratique
donnée de consommation supposera pour certaines personnes
l’usage d’un dispositif technique particulier (comme le recours à un
dispositif de télé-achat) alors que cet usage ne fera pas partie de la
pratique des autres consommateurs. Pour sa part, Josiane Jouët pro-
pose cette distinction mais au sein même de l’univers technolo-
gique : la « pratique » d’une technologie engloberait l’ensemble des
comportements, attitudes et représentations se rapportant directe-
ment à l’outil, alors que l’« usage » serait limité à l’emploi d’une
technique (voir Jouët, 1993b).
Cette distinction recoupe celle qui sera introduite par Laurent
Thévenot dans le cadre de sa « pragmatique de l’action ». Selon lui,
la catégorie de l’utilisation relève du cadre ergonomique, elle se
situe au point de transaction entre l’utilisateur et le dispositif. L’uti-
lisation sera décrite en regard d’une plus ou moins grande confor-
mité au mode d’emploi. En revanche, la catégorie de l’usage relève
du cadre sociologique : elle prend en compte le contexte d’en-
semble des gestes quotidiens. Avec la notion d’usage, nous sortons
270 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

du strict cadre de l’utilisation fonctionnelle de l’objet technique.


L’éclairage fourni par ce contexte élargi permet une compréhen-
sion de la confrontation de l’usager avec le dispositif technique
dans toute son épaisseur sociale. L’usager peut par exemple possé-
der une histoire personnelle passée avec une catégorie de dispositifs
qui le prédispose à certaines attitudes ou à certaines représentations
de la technique : « Nous emploierons le terme utilisation pour indi-
quer l’encadrement dans une action normale en réservant le terme
usage à un accommodement qui fait sortir de ce cadre » (Thévenot,
1993, p. 87).
Dans un registre orienté davantage vers la saisie des comporte-
ments collectifs, mentionnons que l’utilisation de la notion d’« usage
social » fait écho à l’existence d’un pattern de manières de faire qui se
stabilise à travers le temps de l’usage, c’est-à-dire dans la durée du
processus de formation des usages (voir Pronovost, 1994). Cette utili-
sation de la notion d’« usage social » signifie que nous avons affaire à
des patterns récurrents de pratiques intégrant un mode d’usage suffi-
samment stabilisé pour susciter la reproduction sociale de ces usages,
voire au contraire l’émergence de pratiques de résistance culturelle
qui s’opposent à ces patterns d’usages en en proposant des détourne-
ments ou des ré-inventions (voir Lacroix, 1994 ; Akrich, 1998).
C’est Michel de Certeau qui ouvre le premier vers une définition
originale de l’usage des médias et des technologies comme lieu de
créativité culturelle par le biais de bricolages avec les marchandises
offertes, et par le recours à des ruses et des tactiques de la part d’usa-
gers confrontés à l’univers aliénant de la consommation quoti-
dienne. L’usage devient ici une poïétique.

De Certeau précurseur :
l’usage comme invention du quotidien

La contribution de Michel de Certeau (1990) délimite les contours


d’un cadre théorique et méthodologique original pour la saisie des
usages. Selon Luce Giard, proche collaboratrice et héritière intellec-
tuelle de ce chercheur, la question primordiale de Michel de
Certeau se formule à travers sa problématique de la créativité cultu-
relle des gens ordinaires, ce qu’il appelle les opérations des prati-
quants. En s’interrogeant sur la production quotidienne de la
culture, il cherche à saisir les mécanismes par lesquels les individus
se créent de manière autonome en tant que sujets s’exprimant dans
le processus même de la consommation et dans leurs pratiques de
vie quotidienne.
U SAGES DES TECHNOLOGIES DE L’ INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION 271

Luce Giard reconnaît ici « la première forme du retournement de


perspective qui fonde L’Invention du quotidien, en déplaçant l’atten-
tion de la consommation supposée passive des produits reçus à la
création anonyme, née de la pratique de l’écart dans l’usage de ces
produits » (Giard, 1990, p. vi). Elle ajoute : « Il faut s’intéresser non
aux produits culturels offerts sur le marché des biens, mais aux
opérations qui en font usage ; il faut s’occuper des “manières diffé-
rentes de marquer socialement l’écart opéré dans un donné par une
pratique” » (ibid., p. vii).
De Certeau insiste sur la créativité des gens ordinaires, « cachée
dans un enchevêtrement de ruses silencieuses et subtiles, efficaces,
par lesquelles chacun s’invente une manière propre de cheminer à
travers la forêt des produits imposés » (de Certeau, 1990). Tout en
se gardant bien de faire régresser la problématique de la production
culturelle vers une approche « psychologisante » liée exclusivement
aux parcours individuels des personnes – ce qui équivaudrait à un
retour vers un atomisme social –, de Certeau s’interroge et cherche
à problématiser autrement les opérations des usagers qui sont censés
être passifs et soumis à la discipline de l’offre industrielle de mar-
chandises.
Considérant chaque individualité comme un « lieu où joue une
pluralité incohérente (et souvent contradictoire) de ses détermina-
tions relationnelles » et cherchant à faire apparaître la logique opé-
ratoire mise en œuvre dans les pratiques quotidiennes, logique trop
souvent occultée par la rationalité occidentale dominante, de
Certeau fixe pour objectif à son programme de recherche « d’expli-
citer les combinatoires d’opérations qui composent […] une
culture, et d’exhumer les modèles d’action caractéristiques des usa-
gers […]. Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner »
(de Certeau, 1990, p. xxxvi). Du point de vue d’une analyse des
médias et de l’usage des TIC, de Certeau nous invite à faire fi des
études s’accommodant d’un unique travail de déconstruction des
contenus des messages culturels offerts, comme si ces messages
n’étaient pas transformés à travers l’acte même de leur « consom-
mation ». L’étude de ces contenus n’apparaît pertinente que si elle
les aborde à travers les marques laissées par les pratiques des
consommateurs culturels.
Une étude sémiotique du texte des médias n’a de sens que si
sont prises en compte simultanément les transformations induites
par les pratiques de production de même que par les pratiques de
réception de ce texte (voir Silverstone, 1989). À propos de
l’exemple de la réception de la télévision – corpus de pratiques
culturelles qu’il n’a jamais traité systématiquement à notre
272 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

connaissance –, de Certeau écrit : « L’analyse des images diffusées


par la télévision (des représentations) et des temps passés en sta-
tionnement devant le poste (un comportement) doit être complétée
par l’étude de ce que le consommateur culturel fabrique pendant ces
heures et avec ces images » (de Certeau, 1990, p. xxxvii).
Reconnaissant que cet acte de « fabrication » est une poïétique,
une source de création et d’invention, de Certeau définit la consom-
mation comme un autre type de production – rusée, dispersée,
silencieuse, quasi invisible – qui s’oppose aux messages de l’institu-
tion centralisée, rationalisée et spectaculaire de la production
dominante des industries culturelles ou compose avec eux. De
Certeau identifie ce qu’il nomme les « arts de faire » aux manières
non stéréotypées de faire usage des produits culturels. Quoique
socialement invisible, il s’agit bien d’un savoir, même s’il est jugé
« illisible » et est ainsi disqualifié la plupart du temps par le discours
scientifique habitué à construire ses théories à partir de ce que les
observateurs peuvent voir.
Cet art opératoire consiste pour les usagers à agir autrement que
de la façon attendue par les producteurs d’objets de consomma-
tion, ce qui permet aux usagers de garder un équilibre, de se trans-
former et d’inventer en permanence dans un environnement com-
posé d’une multitude d’éléments hétérogènes (d’après : Proulx,
1994a ; voir Maigret, 2000 ; Mayol, 2002 ; Dosse, 2002).
Dans la suite du chapitre, nous présentons trois points d’entrée
sur les principaux travaux sur les usages, à partir de trois moments
cruciaux où se structure la formation sociale des usages : d’abord le
moment de la diffusion et de l’adoption d’une technologie don-
née ; puis celui de l’innovation où s’articule le travail de concep-
tion de l’objet technique ; et enfin, le moment ultime de l’appro-
priation effective de la technologie par les usagers. La conclusion
du parcours se fera avec notre propre synthèse autour de l’idée
d’une construction sociale des usages (voir aussi la synthèse de
Jouët, 2011 et, pour le monde anglo-saxon, voir Haddon, 2011).

La diffusion : l’adoption des artefacts techniques

Les études sur la diffusion des objets techniques ne datent pas


d’hier. Nous pouvons situer leur origine dans les années 1920 avec
les premiers travaux « diffusionnistes » de l’anthropologue Alfred
L. Kroeber (1923) intéressé par la diffusion d’artefacts techniques
dans le tissu de cultures qui avaient été jusque-là tenues à l’écart du
« progrès technique ».
U SAGES DES TECHNOLOGIES DE L’ INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION 273

En sociologie rurale, l’étude de B. Ryan et N. Gross (1943) est


considérée comme fondatrice du domaine d’étude : elle portait sur
la diffusion dans les années 1930, auprès d’un groupe de 259 fer-
miers de l’Iowa, d’une nouvelle graine de semence pour un maïs
hybride. Ces chercheurs comparèrent les comportements des fer-
miers en regard de l’adoption de la nouvelle semence : ils arrivèrent
ainsi à caractériser à partir de variables sociologiques classiques les
fermiers « innovateurs », c’est-à-dire ceux qui adoptèrent les pre-
miers cette innovation. Il s’agissait de ceux qui possédaient les plus
grandes fermes et donc les meilleurs revenus, ils avaient un bon
niveau d’éducation et étaient parmi ceux qui voyageaient le plus
fréquemment vers la grande ville voisine de Des Moines. Le proces-
sus d’adoption était relativement lent : il fallait compter en
moyenne trois ou quatre ans avant l’adoption définitive du nou-
veau produit.
C’est la dimension communicationnelle de cette étude qui
devrait surtout nous intéresser ici. Ces sociologues ruraux se sont
en effet demandés comment la nouvelle idée se propageait. Alors
que le rôle des représentants des ventes des nouvelles semences
était déterminant auprès des premiers adoptants – qui devaient
eux-mêmes avoir déjà une propension à l’innovation –, c’est le rôle
des relations de voisinage qui fut le plus important pour la seconde
vague d’adoptants.
En effet, ces relations de voisinage empruntaient deux aspects
principaux : d’une part, les relations interpersonnelles de sociabilité
entre voisins étaient très importantes dans l’acquisition d’informa-
tions pertinentes à une prise de décision ; d’autre part, la vue des
nouveaux champs de maïs hybride vigoureux entraînait auprès des
fermiers avoisinants un désir d’imitation.
Il y avait ainsi un « effet boule de neige » (social snowball) dans
les réseaux de voisinage en regard de l’adoption de l’innovation.
Fait à remarquer : la plupart des éléments conceptuels qui consti-
tueront le paradigme de la sociologie de diffusion développé à par-
tir de 1962 par Everett M. Rogers étaient déjà contenus dans cette
étude pionnière de sociologie rurale publiée en 1943.
Un autre parallèle mérite d’être souligné ici. Ces travaux sur la
diffusion des innovations en milieu rural apparaissent aussi en
résonance avec les premiers travaux de media studies concernant les
leaders d’opinion et l’importance des relations interpersonnelles
dans le processus de formation des opinions à travers la diffusion
médiatique. On se souvient que, dès 1944, Lazarsfeld, Berelson et
Gaudet dans l’étude The People’s Choice à propos de l’influence de
la presse et de la radio sur les opinions politiques en période de
274 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

campagne électorale – ouvrage devenu depuis un classique de


la recherche sur la communication de masse – établissaient
l’importance déterminante de l’influence des réseaux de relations
interpersonnelles dans la formation des opinions individuelles.
Ils forgèrent alors le concept de « leaders d’opinion », auquel
nous avons déjà fait allusion au chapitre 7, pour désigner ces indi-
vidus qui semblaient jouer un rôle important de médiateurs dans la
pénétration effective de l’information diffusée par les médias. Cette
approche fut plus tard reprise et développée systématiquement par
Katz et Lazarsfeld dans leur ouvrage sur l’influence personnelle
(1955). Il y avait donc une découverte du même ordre dans les
deux types de travaux sociologiques : les relations interpersonnelles
jouaient un rôle déterminant dans le processus de persuasion en
vue de la formation d’une opinion.
Ce recoupement de problématiques intéressa effectivement
Elihu Katz qui proposa une réflexion sur ce nouveau domaine en
émergence (Katz et alii, 1963) et effectua aussi des travaux concer-
nant la diffusion d’un nouveau médicament auprès d’un groupe de
médecins américains (Katz, 1971). Il constata le rôle crucial de
l’influence personnelle dans ces processus de diffusion alors que les
médias contribuaient plutôt à susciter une première sensibilisation
à l’idée de changement.
C’est en 1962 que le sociologue Everett M. Rogers – qui avait lui-
même été formé à la sociologie rurale en Iowa avant de s’orienter
vers l’étude des communications de masse avec Wilbur Schramm –
élabora un modèle pour l’étude de la diffusion sociale des innova-
tions techniques. Proposant un modèle de la diffusion des innova-
tions par paliers et tablant sur la connaissance empirique des fac-
teurs favorisant l’adoption des innovations techniques auprès
d’individus ayant des dispositions différentes face au changement
et appartenant à diverses catégories sociales, Rogers établit l’impor-
tance décisive des réseaux de communication interpersonnelle
dans ces processus d’adoption des innovations.
L’ouvrage fondateur de Rogers intitulé Diffusion of Innovations a
connu jusqu’ici quatre éditions (1962, 1971, 1983, 1995) : à l’occa-
sion de chacune de ces éditions, Rogers en profite pour répondre
aux critiques qui lui ont été précédemment formulées en bonifiant
et complexifiant son modèle. Examinons donc celui-ci de plus près
(Rogers, 1995).
U SAGES DES TECHNOLOGIES DE L’ INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION 275

La recherche sur les processus de diffusion

Rogers définit le processus de diffusion comme un cas particu-


lier de communication où l’information échangée concerne une
idée nouvelle (ou, en tout cas, perçue comme telle par au moins
l’un des interlocuteurs). Il postule que la diffusion d’innovations
techniques (idées, objets ou pratiques) entraîne nécessairement un
changement social, que celui-ci soit planifié ou spontané (on par-
lera alors, dans ce dernier cas, de « dissémination » plutôt que de
diffusion).
Rogers articule son modèle autour de quatre éléments princi-
paux : les innovations, la communication, la durée du processus et
l’ensemble social dans lequel ce dernier prend place. La tâche du
chercheur consiste à expliquer pourquoi une innovation donnée
est adoptée plus aisément qu’une autre au sein de populations
déterminées. Il tente aussi de caractériser l’ensemble des adoptants,
ce qui le conduira à formuler sa typologie la plus célèbre des cinq
catégories d’adoptants : innovateurs, adoptants précoces, première
majorité, majorité tardive, retardataires.
Une première explication de la diffusion réussie est à trouver
dans les caractéristiques mêmes de l’innovation (avantages relatifs
en regard d’objets concurrents, compatibilité avec les valeurs et
besoins existants dans la population cible, complexité/facilité
d’usage, possibilité d’en faire l’essai aisément, visibilité sociale des
conséquences de l’innovation). Le deuxième facteur explicatif
concerne les stratégies de communication mises en place par les
agents de changement pour convaincre la population cible de la per-
tinence de l’innovation, la décision de l’adoption se fondant bien
davantage sur des conversations interpersonnelles entre les pairs que
sur une analyse objective des caractéristiques de l’innovation.
La prise en compte de la dimension temporelle conduit Rogers à
un troisième type d’explication : l’adoption représentant l’aboutis-
sement d’un processus qu’il découpe en cinq étapes (connaissance
de l’objet, conviction intime de sa pertinence, décision d’adopter,
essai d’usage, confirmation de la décision), l’adoptant doit donc
traverser avec succès l’ensemble de celles-ci.
Finalement, le quatrième facteur explicatif concerne l’ensemble
social dans lequel se déroule le processus (par exemple, il peut
s’agir des fermiers d’une région donnée, des médecins d’un hôpital
particulier ou plus largement, de l’ensemble des consommateurs
américains). Plusieurs dimensions propres à cet ensemble social
influencent le processus d’adoption, comme par exemple : la
structure de pouvoir, l’existence de réseaux de communication
276 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

informelle, le rôle des leaders d’opinion ou l’impact des normes


sociales qui y sont en vigueur.
En décrivant de manière détaillée les processus d’influence
sociale suscitant l’adoption des innovations, le modèle de Rogers
nous informe donc sur tout ce qui est en aval de l’objet technique
offert par l’industrie (qui s’offre donc comme un objet à la forme
stabilisée, impossible à modifier) et qui est simultanément en
amont de l’usage effectif de ce même objet (l’adoption précède
l’usage). Bien que Rogers introduise la notion d’usage – sous
l’appellation d’« implémentation » – comme l’une des étapes de
l’adoption, nous définissons quant à nous l’« implémentation »
rogérienne davantage comme une étape préalable (un « essai pour
l’usage ») qui ne peut se substituer à l’usage effectif, et sur une
longue période, de l’innovation « adoptée » par l’individu.
Le modèle de Rogers, à travers ses formulations successives, a
suscité de nombreuses critiques. Il s’agit d’une approche qui met
en scène un ensemble de typologies descriptives au détriment
d’une explication théoriquement fondée. Cette démarche postule
un a priori favorable à l’innovation, ce qui ferait le jeu des spécialis-
tes du marketing, certains d’entre eux utilisant d’ailleurs abondam-
ment le modèle de Rogers sans même le citer (par exemple : Moore,
1995).
Les sociologues seraient ainsi condamnés à n’étudier que les
« résistances » des individus à accepter les innovations proposées
par l’industrie (Boullier, 1989, p. 33-34). Les nombreuses typologies
rogériennes auraient pour commun dénominateur d’offrir un
modèle linéaire du processus d’innovation alors qu’il existe,
comme nous le verrons à la section suivante où il sera question du
modèle de la traduction, des modèles beaucoup plus sophistiqués
de compréhension du processus d’innovation.
Dans le modèle de Rogers, la diffusion se ramène à une affaire
d’influence interpersonnelle entre individus : les dimensions insti-
tutionnelles de l’innovation ne sont donc que rarement prises en
compte (Strang et Meyer, 1993). Enfin, malgré l’intérêt manifesté
par Rogers pour les pratiques de « réinvention » de la part des usa-
gers proposant des variations d’usage dérogeant des prescriptions de
l’offre technique, ce modèle postule tout de même que l’innovation
est un « déjà-là » sans possibilité de modification effective de l’objet
proposé par l’industrie (Callon et Latour, 1986). C’est précisément
avec les travaux de sociologie de l’innovation mettant en scène le
travail complexe de conception des objets techniques que l’on va
assister à une tentative de dépassement du modèle de Rogers.
U SAGES DES TECHNOLOGIES DE L’ INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION 277

L’innovation : la conception des objets techniques

Michel Callon et Bruno Latour, du Centre de sociologie de


l’innovation (CSI) de l’École des mines de Paris, ont proposé un
modèle alternatif à celui de la diffusion pour comprendre le proces-
sus d’innovation dans les entreprises (Callon et Latour, 1986).
Disons tout de suite que le terme « innovation » n’a pas le même
sens dans les deux modèles. Pour Rogers, en effet, l’expression
« innovation » est un substantif, elle désigne une entité ayant une
forme déjà stabilisée (idée, objet, pratique) qu’il s’agit de diffuser
au sein d’une population cible.
Dans le modèle de Callon et Latour, l’innovation désigne plutôt
un processus, c’est-à-dire précisément le travail des acteurs sociaux
mobilisés par la conception même de l’objet technique. Le phéno-
mène de conception qui les intéresse se situe donc en amont du
phénomène de diffusion sur lequel travaille Rogers. Callon et
Latour auront beau jeu d’opposer avec brio, et parfois même avec
ironie, les deux modèles : dans les faits, chacun des modèles ren-
voie à des réalités distinctes. Cela dit, il est vrai que le modèle des
chercheurs du CSI englobe en dernière instance la question de la
diffusion, cette phase ne pouvant selon eux se dissocier du proces-
sus de conception.
Il reste que dans sa pratique de chercheur, Rogers a été plutôt
associé à des campagnes de promotion et de diffusion d’innova-
tions auprès de populations du tiers monde (par exemple : métho-
des anticonceptionnelles, nouveaux principes sanitaires, nouveaux
médicaments). Callon et Latour se sont quant à eux davantage
intéressés à faire le récit a posteriori d’échecs de projets d’innova-
tion industrielle comme, par exemple, le projet français d’inven-
tion d’un véhicule automobile électrique (Callon, 1986).
Il n’empêche que le modèle de Callon et Latour amène à nous
intéresser à ce moment tout à fait décisif de la conception des
objets techniques, étape qui avait été nettement négligée par
l’approche rogérienne. Du point de vue d’une approche des usages,
ce sont plus particulièrement les travaux d’une autre chercheure du
CSI, Madeleine Akrich, qui contribueront, d’une part, à conceptua-
liser la description des objets techniques et la place des utilisateurs
dans le modèle (Akrich, 1989) et, d’autre part, à mettre en évidence
la participation des utilisateurs dans le processus d’innovation
(Akrich, 1990, 1993, 1998).
278 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

Le modèle de la traduction

Mais revenons d’abord au modèle initial de Callon et Latour


qu’ils désignent comme « modèle de la traduction ». Ils rejettent
l’idée de considérer l’objet technique comme une « boîte noire » (au
sens cybernétique, c’est-à-dire un système dont on refuse par prin-
cipe de méthode, d’examiner le fonctionnement interne pour ne
s’intéresser qu’à ses entrants et qu’à ses conséquences pour
l’action). Callon et Latour décident au contraire d’« ouvrir la boîte
noire », ou plutôt de suivre de plus près le processus de sa construc-
tion.
Il s’agit d’approcher l’objet technique au moment où il est
encore à l’état de projet : il n’apparaît alors que comme une possi-
bilité parmi d’autres. L’objet encore virtuel sera donc l’enjeu de
controverses multiples car les différents acteurs concernés par
l’innovation chercheront à le définir de manière à en tirer le maxi-
mum d’avantages respectifs pour chacun d’eux.
Encore à l’état naissant, l’objet apparaît comme instable et indé-
cidable : « Or c’est pourtant à ce stade que toutes les décisions
importantes (de recherche, de stratégie politique, de stratégie com-
merciale) doivent être prises » (1986, p. 14). L’activité d’innovation
est collective et progressive : les jeux continuels de mobilisation de
ressources et d’associations entre acteurs provoquent des dé-forma-
tions et re-formations continues de l’objet technique en construc-
tion qui se modèle en fonction du rapport de forces entre les
acteurs.
Ces derniers cherchent à amener l’objet technique à prendre
une forme stable qui afficherait des qualités optimales de rentabi-
lité, d’efficacité et de nécessité. La construction de l’objet technique
est ainsi l’enjeu de négociations permanentes, de marchandages,
de compromis jusqu’à ce qu’un groupe particulier d’acteurs (l’ac-
teur-réseau) triomphe et parvienne à imposer aux autres sa propre
configuration de l’objet.
La démarche proposée ici au chercheur consiste à suivre (à la
manière d’un ethnologue) les différents acteurs à travers leurs polé-
miques et controverses, à suivre en particulier la formation de leurs
compromis continuels et leurs réinterprétations successives des
enjeux en étant attentif aux différents arguments avancés, aux dif-
férents rapports de forces, aux représentations que les acteurs ont
de ce que leur innovation modifierait dans la société.
L’innovateur technique est souvent en même temps un pro-
phète social : son innovation aura davantage de chances de triom-
pher dans la mesure où elle véhiculera en même temps l’image
U SAGES DES TECHNOLOGIES DE L’ INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION 279

convaincante d’une société renouvelée et bonifiée par l’innovation


technique. L’innovateur doit être à la fois un communicateur et un
stratège politique capable de mobiliser le plus grand nombre
d’acteurs ayant un rôle décisif dans le projet.
Une fois stabilisé même approximativement, l’objet technique
emprunte le circuit de la diffusion (nous voilà ici dans la plate-
bande rogérienne !) : l’objet va subir alors une succession
d’épreuves, il sera « testé » au fur et à mesure de ses tentatives
d’intégration dans les différents contextes d’usage. C’est ici que les
utilisateurs viennent jouer un rôle capital dans le design progressif
de l’innovation. Les utilisateurs seront alors considérés comme par-
tie prenante au processus d’innovation.
L’usage n’est pas ici postérieur à l’offre, il s’inscrit dans l’offre.
Cette inscription va se réaliser progressivement au fur et à mesure
des transformations successives de l’objet confronté aux différentes
manières de l’utiliser développées par les groupes d’usagers qui
auront l’occasion de le manier dans divers contextes. Les utilisa-
teurs viennent ainsi défaire le programme initial des concepteurs
qui devront modifier en conséquence le design des objets et des
interfaces (Akrich, 1989).
Si l’objet technique se présente comme un texte (Woolgar,
1991), alors les confrontations successives des usagers avec l’objet
vont contribuer significativement à transformer et bonifier le pro-
gramme énonciatif qui constitue l’objet. Soit dit en passant, cette
métaphore de la technologie comme inscription textuelle sera criti-
quée par Thierry Bardini qui propose plutôt de recourir à la notion
d’« affordance » de Gibson (1977) – c’est-à-dire la plus ou moins
grande adhésion perceptuelle et matérielle de l’objet technique
concret avec son environnement d’usage – pour ainsi « réintroduire
la matérialité des objets dans l’analyse » (Bardini, 1996, p. 128). De
son côté, Madeleine Akrich distingue quatre formes d’intervention
directe des utilisateurs sur les objets techniques qu’ils manipulent
(Akrich, 1998) :

– le déplacement : l’utilisateur modifie le spectre des usages pré-


vus sans introduire de modifications majeures dans le disposi-
tif. Exemples : le sèche-cheveux est employé pour sécher une
colle ou pour attiser des braises ; un biberon sert comme verre
à mesurer ;
– l’adaptation : l’utilisateur introduit quelques modifications
dans le dispositif pour l’ajuster à son usage ou à son envi-
ronnement mais sans changer la fonction première de l’objet
280 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

technique. Exemples : on allonge un manche d’outil, on


rehausse les manches d’une poussette pour des personnes
ayant de la difficulté à se baisser ;
– l’extension : on ajoute des éléments au dispositif qui permet-
tent d’enrichir la liste de ses fonctions. Exemples : on ajoute
un contenant de plastique à l’arrière d’une brouette pour aug-
menter sa capacité de transport ; on bricole un logiciel infor-
matique en principe fermé pour y ajouter des fonctions utiles
dans une organisation ;
– le détournement : un dispositif est détourné lorsqu’un utilisa-
teur s’en sert à un dessein qui n’a rien à voir avec les usages
prévus par le concepteur. Exemple : le système Télétel/Minitel
prévu au départ comme système d’accès à des informations et
messagerie ordinaire est détourné pour devenir système de
« messagerie rose ». Dans les cas de détournements significatifs,
il y aura éventuellement une récupération de la nouvelle possi-
bilité du dispositif par le fabricant (qui modifiera le prototype
en conséquence).

En prenant ainsi en compte la contribution des utilisateurs dans


le travail de conception, cette sociologie de l’innovation définit
l’usage dans un registre autre que celui de l’interaction directe
entre l’utilisateur et le dispositif technique (ce face-à-face humain-
machine constitue évidemment le passage obligé, le point de
départ de l’usage ; ce type d’interfaces est traité abondamment par
l’importante tradition de recherches sur le human-computer interac-
tion).
Mais derrière l’interface, il y a donc le concepteur et celui-ci
cherche à établir un dialogue permanent avec l’usager. En prolon-
geant les voies ouvertes par l’approche de la traduction, nous
pouvons ainsi mettre en évidence l’idée du nécessaire travail de
coordination entre usagers et concepteurs (voir Akrich, 1993). Cette
approche marque ainsi une parenté avec certains travaux d’ergono-
mie cognitive et de psychologie culturelle faisant appel, d’une part,
à un renouvellement de la problématique du design des interfaces
en la centrant résolument sur l’utilisateur (Norman, 1986 ; Laurel,
1986) et, d’autre part, au développement d’un modèle de la
« cognition distribuée » (Hutchins, 1995 ; voir Conein et alii, 1993).
Ces approches sociocognitives mettent en avant un postulat de
méthode voulant que l’environnement rapproché dans lequel se
déroulent les pratiques d’usage peut être considéré comme le pro-
longement des capacités cognitives des êtres humains qui le consti-
U SAGES DES TECHNOLOGIES DE L’ INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION 281

tuent. Cet environnement est défini comme équivalent à un


ensemble de ressources cognitives (mémorisation, calcul, topogra-
phie, organisation de l’espace) dans lesquels les acteurs humains
puisent pour accomplir leurs actions (Conein, Jacopin, 1993 ;
Thévenot, 1993). Quelles conséquences pouvons-nous alors tirer de
ces développements des approches cognitives pour le domaine des
études d’usage ? Retenons pour l’instant deux pistes.
Dans la première, il serait pertinent de penser l’usage comme un
processus mental qui ne réside pas exclusivement à l’intérieur du
cerveau et du corps de l’usager : la cognition en acte est toujours
située et distribuée dans un contexte social et culturel plus large.
L’usager se représente les fonctionnalités de l’artefact ; ces cartes
mentales influent sur l’éventail des usages possibles imaginés par
lui (Broadbent, Carles, 1999 ; Thatcher, Greyline, 1998).
Les « représentations mentales » individuelles de ces objets infor-
mationnels surgissent dans un contexte social plus large. Il y a une
interinfluence entre ces représentations mentales individuelles et le
stock de représentations sociales qui constituent l’imaginaire tech-
nique dans une société à une époque donnée. Toutes ces représen-
tations enchevêtrées agissent sur la matérialité des pratiques des
acteurs humains maniant ces objets investis symboliquement par
eux.
Dans la seconde piste, il peut être intéressant également de
considérer l’usage comme s’insérant dans un environnement
cognitif constitué de ressources organisationnelles structurantes.
Nous pourrions alors définir cet environnement cognitif comme
un réseau d’agents cognitifs humains et non humains dans lequel
l’usage se structure progressivement. L’objet technique peut être
alors décrit comme un « objet communicationnel », c’est-à-dire
qu’il induit des possibilités de communication pratique du seul fait
de sa présence dans l’environnement cognitif et au sein d’un
réseau d’acteurs (voir Proulx, 2001b).
Le modèle de la traduction a suscité plusieurs critiques en regard
de sa fécondité soi-disant limitée pour l’étude des usages. On a
reproché notamment à ce modèle de négliger la spécificité des
objets techniques en communication (qui sont tout de même la
source d’un important investissement symbolique propre aux pra-
tiques de communication), de même que son orientation trop
exclusive vers l’étude du travail des concepteurs.
On lui a reproché aussi sa conception limitative du registre du
politique (voir Flichy, 1991 ; Chambat, 1994 ; Millerand, 1998). Or
nous avons vu que la richesse conceptuelle du modèle de la traduc-
tion permet de le prolonger au-delà de ses objectifs initiaux et de
282 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

l’associer avec d’autres courants d’étude contemporains. Poursui-


vons maintenant notre présentation synthétique des approches
avec le modèle de l’appropriation.

L’appropriation d’une technologie

L’idée d’« appropriation » est certainement l’une des notions les


plus utilisées en regard des problématiques sociales relatives aux
usages des technologies (TIC). Nous retrouvons cette expression
tant dans le discours des milieux militants (mouvements associatifs
et syndicaux concernés par la diffusion et l’implantation des TIC
dans les situations de travail et de loisirs) que dans certains textes
de politiques publiques concernant l’appropriation citoyenne des
TIC dans une « société de l’information ».
À ces deux premières sources s’ajoutent les travaux de sciences
sociales portant sur les usages. On ne rencontre toutefois que rare-
ment dans la littérature de sciences sociales sur les usages une défi-
nition précise du terme qui ferait consensus et serait reprise par la
communauté des chercheurs.
C’est sans doute en raison du fait que le terme « appropriation »
renvoie plutôt à une « orientation » d’un type de travaux de
recherche qu’à une démarche formelle et spécifique s’appuyant sur
un ensemble de définitions conceptuelles stabilisées. Ainsi, la
« sociologie de l’appropriation » (pour reprendre l’expression de
Pierre Chambat, 1994) renvoie à un très large éventail de travaux,
notamment tous ceux portant sur les significations d’usage (voir
par exemple : Baboulin et alii, 1983 ; Gournay, 1992 ; Jouët, 1987 ;
Mallein et Toussaint, 1994 ; Mercier et alii, 1984 ; Proulx, 1988 ;
Toussaint, 1992), recherches caractéristiques des démarches qui ont
pratiquement fondé en France le domaine de la « sociologie des
usages ».
Nous pouvons aussi y associer les courants qui se réclament
d’une « sociopolitique des usages » (Vedel, 1994 ; Vitalis, 1994) ou
qui s’ancrent dans une économie politique ou une sociopolitique
des industries culturelles (Lacroix et alii, 1994 ; Pronovost, 1994).
Sans oublier les très nombreuses références à Michel de Certeau
considéré comme l’un des inspirateurs théoriques de ce champ
d’étude (de Certeau, 1990).
Un coup d’œil au dictionnaire nous indique que l’on attribue,
dans le langage courant, deux sens au mot « appropriation ». Le
premier concerne l’action « de rendre propre à un usage, à une des-
tination ». Le second est d’inspiration juridique et renvoie au geste
U SAGES DES TECHNOLOGIES DE L’ INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION 283

de « s’attribuer la propriété de quelque chose (le plus souvent qui


appartient à un autre) ». Dans le premier cas, nous retrouvons l’idée
d’un accord, d’une adaptation, d’une harmonie, par exemple dans
une « action qui conviendrait bien à son environnement ».
Ce n’est toutefois pas ce sens du mot appropriation que l’on
trouve principalement dans les travaux sur les usages. Avec le
second cas de figure, nous sommes plus près de la problématique
qui nous occupe. Dans le cadre de cette seconde définition, l’on
peut situer d’abord l’ancien usage marxiste de la notion évoquant
le projet d’une « appropriation des moyens de production » : il y a
ici une dimension conflictuelle qui renvoie aux rapports sociaux de
propriété, donc à la structure de pouvoir dans la société.
Ce projet d’appropriation est social et emprunte une dimension
politique. Aussi n’est-il pas surprenant de retrouver, dans le discours
des années 1970 et 1980, des écrits militants et syndicaux prônant
l’idée d’une nécessaire « appropriation sociale des nouvelles techno-
logies », projet qui invite les travailleurs à prendre le contrôle de ces
nouveaux moyens techniques dans leurs lieux de travail.
Dans son récit de la genèse de la sociologie des usages en France,
Josiane Jouët rappelle avec justesse l’importance du « courant de
l’autonomie sociale » dans les sciences sociales de l’après-Mai 68,
courant de pensée qui s’inscrivait en faux contre la montée de
l’individualisme. Cette pensée a irrigué de nombreux secteurs
d’études sociologiques de l’époque (modes de vie, famille, travail)
et a constitué un ferment idéologique dans la constitution des pre-
mières problématiques de la sociologie des usages (Jouët, 2000,
p. 494-495).
Ajoutons que nous sommes ici devant le noyau idéologique qui
constitue la problématique de l’appropriation. D’ailleurs, il nous
apparaît difficile de dissocier les premiers travaux sur les usages de
cette problématique de l’appropriation sociale des technologies,
cette dernière apparaissant comme idéologiquement fondatrice du
champ d’études.
Rappelons en effet que les premiers sociologues des usages ont
voulu dès le départ se démarquer idéologiquement des problémati-
ques des appels d’offre des pouvoirs publics qui désiraient mesurer
l’accueil des publics aux systèmes d’information en mode vidéotex
qu’ils installaient : « Les études s’inscrivent d’emblée dans le rejet
d’une perspective techniciste et mettent au jour le rôle actif de l’usa-
ger dans le modelage des emplois de la technique » (ibid., p. 493).
En même temps, force est de constater que cette dimension
« sociale » ne recouvre pas l’ensemble de la problématique que nous
cherchons à cerner. Il n’y a pas toujours nécessairement une
284 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

dimension collective et politique au phénomène d’appropriation


des TIC. Dans certains cas, nous nous trouvons en présence d’une
volonté « individuelle » d’appropriation de connaissances nouvelles
pour des fins d’épanouissement personnel (réalisation de projets
créateurs de nature privée) ou visant l’acquisition d’une compé-
tence professionnelle négociable sur le marché de l’emploi.
Ce processus d’appropriation personnelle des technologies sera
alors souvent vécu comme une source d’« autovalorisation » pour
ces personnes. À côté de la première approche politique et collective
des stratégies décrites plus haut, nous retrouvons donc ici une
dimension individuelle et subjective à la démarche d’appropriation.
Aussi, sommes-nous en accord avec Josiane Jouët quand elle écrit :
« L’appropriation est un procès, elle est l’acte de se constituer un
soi » (ibid., p. 502).

Le procès d’appropriation
Si l’on tentait de proposer aujourd’hui une définition du procès
d’appropriation d’une technologie, nous dirions que sa réalisation
effective suppose les conditions suivantes : d’abord un niveau
minimal de maîtrise technique et cognitive de l’artefact par l’usa-
ger. Ensuite il suppose une intégration significative de l’objet tech-
nique dans la vie quotidienne de l’usager (au travail ou hors
travail). Cette maîtrise et cette intégration devront être suffisam-
ment avancées pour permettre à l’usager de réaliser à l’occasion, à
l’aide de l’objet technique, des gestes de création, c’est-à-dire des
actions qui génèrent de la nouveauté en regard de ses pratiques
habituelles.
Enfin, et pour rejoindre ici spécifiquement le niveau collectif de
l’appropriation, il apparaît nécessaire que l’usager soit adéquate-
ment représenté que ce soit dans le cadre de l’élaboration de politi-
ques publiques concernant l’innovation technique ou dans celui
de la délimitation de l’offre industrielle d’objets techniques le
concernant. En d’autres mots, à propos de cette dernière condition,
l’appropriation sociale réussie suppose que l’usager exerce un
contrôle (même relatif) sur les porte-parole qui chercheront à le
représenter auprès de l’État ou au sein du marché de l’innovation
technique.
De nombreux travaux en sociologie des usages ont contribué
jusqu’ici à documenter l’une ou l’autre de ces différentes condi-
tions. La question de la maîtrise technique et cognitive de l’artefact
a été abordée par les travaux portant sur la nécessaire acculturation
U SAGES DES TECHNOLOGIES DE L’ INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION 285

technique des usagers (voir notamment : Jouët, 1987 ; Proulx, 1988 ;


Silverstone et alii, 1989).
La thématique de l’intégration de l’objet technique dans la vie
quotidienne a donné lieu à de très nombreux travaux, notamment
ceux déjà mentionnés concernant les significations d’usage (voir
aussi Jauréguiberry, 1997 ; Mercier, 1997). Rappelons pour mémoire
les quatre phases distinguées par Yves Toussaint décrivant les
quatre moments de cette intégration de l’objet technique (à un
niveau davantage macrohistorique) : adoption, découverte, appren-
tissage, banalisation (Toussaint, 1993).
En ce qui concerne le thème de la créativité rendue possible par
l’usage de l’objet technique, Michel de Certeau (1990) n’a-t-il pas le
mieux décrit (avec finesse et passion) l’ensemble de ces tactiques
du pratiquant actif capable de ruses, de braconnages, de détourne-
ments créateurs des biens et contenus offerts par la société de
consommation ?
Finalement, en ce qui concerne la question de la représentation
politique des usagers, ce sont les chercheurs s’identifiant au pôle
d’une « sociopolitique des usages » (Vedel, 1994 ; Vitalis, 1994 ;
Boullier, 1994 ; Proulx, 1998) qui ont bien mis en évidence les
diverses « figures de l’usager » inscrites dans l’offre technique (figu-
res respectives du consommateur, de l’émetteur, de la personne, du
citoyen).
Le défi posé par la condition de la représentation politique de
l’usager consiste alors pour les porte-parole des usagers à contrer
avec efficacité la représentation symbolique dominante de l’usager
comme consommateur passif, figure omniprésente dans l’offre
industrielle des biens de communication.

La construction sociale des usages

La tâche prioritaire qui attend aujourd’hui les chercheurs


concernés par l’étude des usages des TIC consiste à élaborer un
cadre théorique intégrateur bâti à partir de complémentarités entre
les problématiques et d’une hybridation entre les diverses appro-
ches théoriques. Il ne s’agit évidemment pas de succomber au piège
de l’éclectisme. Sans pouvoir le développer ici puisque cette démar-
che deviendrait trop spécialisée à l’intérieur du présent ouvrage qui
s’adresse à un public plus vaste, soulignons qu’un modèle théo-
rique de la construction sociale des usages pourrait comporter
un continuum de quatre niveaux d’analyse (ces niveaux étant
mutuellement travaillés par de multiples processus d’intermédia-
286 L A QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

tions), allant du niveau de l’interaction rapprochée entre humain-


dispositif jusqu’au niveau moins apparent de l’inscription de
dimensions politique et morale dans l’usage (Jauréguiberry et
Proulx, 2011).
Premier niveau : l’interaction entre l’utilisateur et le dispositif techni-
que. Nous sommes ici dans une problématique de l’« utilisation »
travaillée notamment par l’ergonomie cognitive et le design des
interfaces humains-machines. Ici se retrouvent les travaux sur les
prescriptions d’usage inscrites dans le design même des objets ainsi
que les travaux sur l’usage des « modes d’emploi » (Akrich et alii,
1990).
Deuxième niveau : la coordination entre l’usager et le concepteur.
Nous quittons ici la problématique de l’« utilisation » pour entrer
dans celle de l’« usage ». Les travaux d’ergonomie cognitive des
interfaces sont ici encore pertinents mais ils s’inscrivent d’emblée
dans la problématique élargie de la « cognition distribuée », c’est-à-
dire la reconnaissance que l’environnement rapproché qui ceinture
la situation d’interaction agit comme un ensemble de ressources
cognitives qui guident l’usager dans sa manière de faire usage de la
machine. Les travaux sociologiques de Thierry Bardini (1996) pour-
raient servir à illustrer l’idée d’une coordination ou d’un ajuste-
ment entre l’usager et le concepteur. Ce chercheur articule d’un
côté, la « virtualité de l’usager », c’est-à-dire les représentations que
le concepteur se fait de l’usager potentiel et qu’il traduit en « affor-
dances » dans le dispositif et, de l’autre, la « virtualité du concep-
teur », c’est-à-dire les frontières que l’usager rencontre dans son
usage et qui sont tracées précisément par ses « affordances », soit les
limites et possibilités de maniement qui sont données à voir à tra-
vers le design de l’objet technique (d’après Bardini, 1996, cité par
Millerand, 1998).
Troisième niveau : la situation de l’usage dans un contexte d’action
sociale. Nous retrouvons ici l’usage dans toute son « épaisseur
sociale ». Les usages des objets techniques s’inscrivent dans un
contexte de pratiques (travail, loisirs, famille) et c’est de cette situa-
tion en contexte qu’émergent leurs significations sociales. Les usa-
ges s’inscrivent dans un système de rapports sociaux (rapports de
sexe, rapports intergénérationnels, rapports économiques), dans
un mode de vie qui agit sur les usages autant qu’il est agi par eux.
Ces interpénétrations des usages et du mode de vie s’illustrent par
deux types de problématiques abordées par de nombreux travaux
de sociologie des usages : la réorganisation des frontières entre la
sphère privée et l’espace public ; les transformations des rapports
U SAGES DES TECHNOLOGIES DE L’ INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION 287

au temps et à l’espace suscitées par l’usage intensif des TIC (voir


Millerand, 1999).
Quatrième niveau : l’inscription de dimensions politique et morale
dans l’usage. Nous rejoignons ici une tradition de pensée inaugurée
par Yves Stourdzé (1987) à propos des valeurs et des représenta-
tions portées par les objets techniques. La sociologie de l’innova-
tion de même que la sociopolitique des usages nous ont rendus
sensibles au fait d’une inscription politique qui marque les objets
et les usages : l’histoire enchevêtré de l’acteur-réseau responsable de
la conception de l’objet technique se trouve présente dans le dispo-
sitif. D’autres travaux apparentés à la sociologie de la justification
(Boltanski et Thévenot, 1991 ; Thévenot, 1993) pourraient nous
amener à penser que les dispositifs de communication sont l’objet
d’une « délégation de moralité » (Chambat, 1994). Il serait ainsi
possible de décrire un processus de « moralisation de l’usage »
s’effectuant à travers la confrontation répétée de l’usager avec des
objets porteurs de valeurs spécifiques et de repères, invitant à un
type particulier de maniement s’articulant à un engagement moral
particulier de la part des acteurs (Breviglieri, 1999).
Le défi d’une théorisation du processus de construction sociale
des usages est d’autant nécessaire que nous assistons aujourd’hui à
une véritable frénésie du côté des appels d’offre en matières d’-
études d’usage. Alors qu’elles ont été longtemps considérées
comme les parents pauvres de la recherche sur les TIC (les études
valorisées étant alors celles concernant les impacts des TIC sur les
industries culturelles et l’évaluation sociopolitique des stratégies
des acteurs publics et industriels), voilà qu’aujourd’hui nous assis-
tons à une véritable « mode des études d’usage » tous azimuts, cette
mode comportant le risque énorme de sombrer sous un déluge de
rapports de recherches empiriques très pointues et extrêmement
parcellaires et n’offrant plus de problématisations adéquates ou de
cadre d’analyse s’appuyant véritablement sur les acquis des
recherches passées (voir Jouët, 2000, p. 511-513). Nous éprouvons
un malaise vis-à-vis cette réduction des problématiques
concernant les usages à des questions et objectifs de marketing. Ce
qui nous amène à ces méta-questions de nature politique : quels
sont les acteurs sociaux qui cherchent à mettre en scène aujour-
d’hui les usages et les usagers ? Pourquoi et à quelles fins ? Qui sont
les acteurs politiques qui peuvent bénéficier d’un gain de pouvoir
du fait de cette mise à l’avant-scène des usages et des usagers ?
12/La société de l’information
existe-t-elle ?

La triple poussée du développement technique dans le domaine


du numérique, des effets de mode idéologiques et des enjeux
économiques liés à la mondialisation a donné naissance à ce que
l’on pourrait appeler le « paradigme informationnel ». Il faut
entendre par là tout ce qui touche, de près ou de loin, aux applica-
tions de l’informatique, des réseaux, mais aussi les spéculations
autour du thème de la « société de l’information », en passant par
les enjeux qui se nouent à propos d’Internet et des réseaux sociaux,
bref, tout ce qui s’organise autour du nouveau concept d’« infor-
mation ». La généalogie de ce paradigme nous renvoie tout droit à
la cybernétique et à la théorie de l’information (voir supra,
chapitre 6). Ce paradigme tend à occuper, dans l’imaginaire
contemporain, une position relativement centrale.

De l’informatique à la société de l’information

Le développement de l’informatique, tout à la fois comme tech-


nique et comme science du traitement de l’information, constitue
à l’évidence le noyau central du paradigme informationnel. Il n’est
pas inutile de restituer les grandes lignes historiques d’une évolu-
tion qui va des techniques du calcul de la Renaissance jusqu’à l’in-
vention de l’ordinateur comme base du réseau d’échange d’infor-
292 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

mations. L’idée d’une société régie par l’information, nous rappelle


Armand Mattelart (2009b), « est pour ainsi dire inscrite dans le
code génétique du projet de société inspiré par la mystique du
nombre ». De fait, c’est bien la numérisation de l’information qui
va être le moteur de ce nouveau paradigme.

Le développement du calcul
Les ingénieurs de la Renaissance, curieux de tout et cherchant
dans les mathématiques le moyen de passer « des recettes aux
raisons », furent à l’origine d’un des plus grands bouleversements
que connut la technique du calcul. Là où, depuis des millénaires,
l’empirisme était la règle, l’usage des mathématiques appliquées
transforma en profondeur, notamment en matière de construction,
les pratiques habituelles.
Les applications militaires furent un des principaux points de
départ de l’usage des mathématiques en matière technique. L’un
des premiers exemples connus de ce fait fut, à la fin du XVe siècle,
l’installation par les artilleurs de Charles VIII, sur une plage des
environs de Naples, de toiles disposées de loin en loin afin de
mesurer la portée des boulets en fonction des angles de tir. Curieu-
sement, cinq siècles plus tard, les progrès décisifs qui conduiront à
l’invention de l’ordinateur interviendront également à l’occasion
de la mise en œuvre de nouvelles méthodes de calcul des tables de
tir pour l’armée américaine en guerre (voir, notamment, Augarten,
1984).
Le développement industriel du XIXe siècle fit de la fin de ce
siècle et du début du suivant l’âge d’or du calcul appliqué à la tech-
nique. De grands ouvrages architecturaux commencèrent à sortir
de terre. Les ponts, les tunnels, les tours et les gratte-ciel furent les
produits directs de l’« empire de l’équation différentielle » dont le
champ d’application recouvre celui de tout objet soumis à une
force. Désormais, la moindre pile de pont, le moindre plancher
d’un immeuble de quelque importance existaient d’abord sous la
forme d’un calcul ad hoc, qui en garantissait à coup sûr et a priori la
fiabilité et la sécurité.
Le seul frein à cette expansion fut les progrès nettement plus
lents des machines à calculer. Les besoins étaient là, la théorie
aussi, mais la réalisation pratique péchait toujours par excès de
lenteur puisque les calculs étaient pratiquement tous faits à la
main, travail à peine soulagé par le recours à la règle à calcul, véri-
table sceptre moderne de l’ingénieur, ou aux machines de tables
électromécaniques, assez peu pratiques.
L A SOCIÉTÉ DE L’ INFORMATION EXISTE - T- ELLE ? 293

Cette carence commença à se faire cruellement sentir dans les


années 1930 et surtout immédiatement après, au moment de l’en-
trée en guerre des États-Unis. Le transport, l’intendance et la logis-
tique eurent en effet une grande importance pour une armée très
moderne, utilisant les techniques de pointe plutôt que l’engage-
ment massif de l’infanterie – de type soviétique – et surtout inter-
venant loin de ses bases.
La guerre américaine fut une guerre technique, où le calcul prit
une large part, comme d’ailleurs dans toutes les activités que l’in-
dustrie américaine développait. La bombe atomique, couronne-
ment radical de cette guerre, fut un pur produit des capacités de
calcul de l’élite des ingénieurs américains qui la réalisèrent maté-
riellement, une fois que les physiciens en eurent tracé les grandes
lignes théoriques. Les premières machines informatiques verront le
jour immédiatement après, en rapport direct avec ces événements.
Parallèlement au développement des activités en mathéma-
tiques appliquées, une véritable « mystique du calcul » s’était déve-
loppée. Depuis Galilée, qui considérait l’univers comme un grand
livre dont le texte était écrit en formules mathématiques, et
Descartes, qui voyait dans les mathématiques la source d’un renou-
vellement complet des méthodes de pensée, le calcul n’apparaissait
pas simplement comme une technique, mais comme un véritable
« système du monde ». Le philosophe Leibniz ira jusqu’à imaginer
la possibilité d’une « langue universelle » sur une base mathéma-
tique.
Aux pures théories mécanistes qui présentaient l’univers comme
un ensemble de rouages dont le fonctionnement était prédéter-
miné se substitua au XIXe siècle un ensemble de conceptions plus
fines, articulées autour de la logique, dont la finalité n’était plus de
faire la preuve de l’existence de Dieu, mais un ensemble de préoc-
cupations plus laïques sur les conditions de vérité des énoncés qui
lui étaient soumis.
Cette nouvelle logique partit rapidement, dès le début du
XX e siècle, à l’assaut du langage, pour reprendre, sous d’autres
formes, les questions que la rhétorique avait déjà posées depuis
longtemps : qu’est-ce que le langage ? Qu’est-ce qui prouve qu’une
parole est vraie ? Peut-on prouver la preuve ? La réflexion sur la
communication, comme en témoigne le travail d’un Wittgenstein,
fut ainsi à l’origine des nouveaux paradigmes qui devaient plus
tard marquer la modernité de leur empreinte.
La voie était ouverte à ce que la communication fût traitée
comme un calcul – et qu’en ce sens elle soit une nouvelle page du
grand livre de l’univers de Galilée. Le mathématicien anglais Alan
294 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

Turing fera un grand pas dans cette direction en formalisant la


notion d’algorithme, qui devait constituer un des fondements
théoriques de l’informatique moderne (voir supra, chapitre 5).

Le développement de la mécanographie
Le terrain de l’informatique fut également largement préparé
par le développement de la mécanographie, technique dont l’objet
est de mécaniser la collecte et le traitement de données statistiques
et comptables et, plus généralement, de toutes les informations
sociales et économiques que l’on peut rencontrer ou susciter à cette
occasion.
L’inventaire et le fichier furent, nous l’avons vu, une très
ancienne pratique humaine, liés en général au développement des
villes ou des États centralisés, dans des périodes d’accroissement et
de concentration de richesses. Les Mésopotamiens laissèrent les
premiers des traces certaines de l’existence de tels inventaires, qui
sont étroitement associés à la naissance de l’écriture. Le développe-
ment des activités marchandes à la Renaissance fit faire un bond en
avant aux techniques comptables. La mise en place d’États centrali-
sés au cœur de la production de richesses en Europe et aux États-
Unis, à partir des XVIIe-XVIIIe siècles, imposa les recensements de
biens matériels, mais aussi de populations. Les énormes masses de
données prises en compte firent que l’information devait désor-
mais être traitée par des machines.
La collecte d’informations sociales et économiques se révélait
d’autant plus précieuse en Amérique du Nord que cette société était
animée d’un mouvement d’une ampleur sans cesse croissante, du
fait de l’émigration, des transferts massifs de population vers
l’Ouest et du fort taux de natalité des nouveaux arrivants. L’infor-
mation, comme la communication, a toujours partie liée aux
mouvements et aux déplacements intensifs des marchandises et
des personnes.
L’Américain Hermann Hollerith (1860-1929) mit en service la
première machine mécanographique pendant l’été 1890 après que
son projet eut été retenu et financé par le Census Bureau, service de
l’administration américaine chargé de l’organisation et du traite-
ment des recensements de population. Ceux-ci avaient une
certaine importance dans un pays où la Constitution fondait sur
un tel dénombrement les représentations équitables dans les deux
chambres des États fédérés et de leur population.
À partir de cette poussée initiale, la mécanographie connut un
grand succès. La carte perforée qu’elle utilisait comme support
L A SOCIÉTÉ DE L’ INFORMATION EXISTE - T- ELLE ? 295

d’information avait cette particularité d’être un support universel :


les perforations pouvaient, par codage préalable, représenter n’im-
porte quelle sorte d’information, pourvu que celle-ci soit expri-
mable exhaustivement sous cette forme simple. L’utilisation du
système d’Hollerith en Russie, à partir de 1896, prouva l’universa-
lité du principe car ce système de retranscription, comme l’écriture
longtemps avant, était indépendant des langues utilisées
(quarante-quatre pour le premier recensement russe).
En outre, les machines mécanographiques furent l’une des
origines de l’introduction massive des femmes dans le secteur
tertiaire. D’abord perforatrices, celles-ci virent progressivement
leurs qualifications augmenter et elles purent, grâce à la mécano-
graphie, accéder à des postes de responsabilité.
La politique sociale de F. D. Roosevelt fut à l’origine de la mise
sur pied d’un immense centre statistique où 2 300 personnes et
415 machines étaient occupées à trier jusqu’à 600 000 cartes par
jour. En France, le numéro d’identification à treize chiffres fut
institué pendant la dernière guerre par René Carmille, qui rêvait
d’une banque de données où les informations concernant la popu-
lation seraient mises à jour « en temps réel ». La mécanographie,
comme le remarque Robert Ligonnière (1999), permettait ainsi
d’« établir un rapport permanent entre l’État et l’individu ».
De tous les pays au monde, les États-Unis étaient les plus en
avance de ce point de vue, et l’usage des machines à cartes perfo-
rées pour organiser les problèmes d’intendance pendant la
Première Guerre mondiale contribua à populariser ce type de traite-
ment des informations sociales. Lorsque, dans les années 1950,
l’ordinateur sera devenu un objet commercial de plus en plus
courant, l’essentiel de ses utilisations consistera dans le remplace-
ment des anciennes machines du parc mécanographique. Les
firmes qui se partageront le marché feront d’ailleurs toutes partie
de celles déjà implantées dans ce secteur.
Alors que le calcul était devenu un nouveau paradigme explica-
tif, la mécanographie devenait progressivement un des moyens
modernes de gouvernement. La place prise par l’information était
ainsi chaque jour plus importante. Malgré leur universalité, les
machines mécanographiques n’étaient cependant pas des outils
très pratiques compte tenu du développement sans cesse croissant
des besoins. Elles étaient en quelque sorte comparables, du fait de
leur rigidité, aux premiers pictogrammes. L’informatique apportera
une grande capacité de souplesse dans le traitement des informa-
tions, comparable à celle qu’avait introduite l’usage de l’alphabet.
296 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

Les premières grandes machines à calculer et le monde


du téléphone
La machine qui fut le pivot de cette transformation, l’ordina-
teur, fut mise au point à la fin de la Seconde Guerre mondiale par
une équipe d’ingénieurs, assistée de façon déterminante par le
mathématicien américain John von Neumann (voir Breton, 1996).
La décennie qui venait de s’écouler avait vu la construction de très
grosses machines à calcul. Les plus modernes d’entre elles utili-
saient une technique à base de relais téléphoniques. Les ingénieurs
en téléphonie étaient, il est vrai, de très gros consommateurs de
calcul. Le développement massif du téléphone comme moyen de
communication rapprochée et à longue distance avait créé des
problèmes techniques nouveaux et originaux.
La recherche de la performance – plus de communications
simultanément sur une même ligne, meilleure qualité du message –
était devenue un leitmotiv des ingénieurs, en particulier ceux des
fameux Bell Labs, les laboratoires de recherche de la plus grande
des compagnies dans ce secteur. Les recherches en matériel télé-
phonique ainsi que la maîtrise acquise par les ingénieurs dans ce
domaine firent que l’on imagina de construire des machines dont
les éléments de base seraient ceux du matériel de communication,
au sein desquelles la circulation d’un courant électrique pourrait
permettre des opérations de comptage, donc de calcul.
Il est étonnant de constater à quel point la nouvelle technique
du calcul fut proche des techniques de communication et de circu-
lation des messages. Le fait qu’il y ait du matériel commun, et en
particulier le relais téléphonique, n’explique pas tout. Plusieurs
indices montrent que l’idée du calcul fut immédiatement prise
dans une perspective de communication et de réseaux. Le premier
calculateur à relais binaire fut construit entre avril et octobre 1939
par un ingénieur des Bell Labs, George Stibitz.
La Bell alla plus loin en installant, à titre de démonstration, un
réseau de calcul à distance. En septembre 1940, à l’occasion du
congrès annuel de l’American Mathematical Society, des télétypes
furent installés dans les locaux où se tenaient les travaux, au
Darmouth College dans le New Hampshire. Ces télétypes furent
reliés, via le réseau téléphonique, au « Model 1 » qui trônait à
Manhattan au centre de New York. La démonstration produisit un
certain effet, car c’était probablement la première fois que des
calculs étaient effectués à distance par une machine. Les deux
opérateurs de cette expérience originale étaient Norbert Wiener,
qui devait jouer quelques années plus tard un grand rôle dans l’his-
L A SOCIÉTÉ DE L’ INFORMATION EXISTE - T- ELLE ? 297

toire des communications, et John Mauchly, l’un des ingénieurs


qui mettront au point l’ordinateur à partir de 1945.

La naissance de l’ordinateur
La nouvelle machine fut conçue entre l’automne 1944 et l’été
1945. L’équipe d’ingénieurs, autour de J. Mauchly et J.P. Eckert, qui
contribua à la rédaction des plans de ce qui devait être une des
principales inventions de cette période, avait déjà une certaine
expérience des machines à calculer, notamment électroniques.
Mauchly et Eckert avaient en effet construit l’ENIAC, un gros
calculateur financé par l’armée et destiné à calculer des tables de tir
balistiques.
L’emploi de l’électronique et des fameux tubes à vide était loin
d’emporter à l’époque l’adhésion générale. En fait, un véritable
lobby s’était constitué autour de la technique des relais télépho-
niques, qui opposait une certaine résistance à cette nouvelle
approche du calcul. Il fallut toute l’autorité, mais aussi toute l’ingé-
niosité de von Neumann pour imposer un nouveau principe tech-
nique d’organisation de ces machines (Breton, 1996).
L’une des grandes astuces de von Neumann, qui rejoignait sur ce
point l’intuition d’Alan Turing, fut de doter la machine d’une unité
de contrôle interne qui organisait automatiquement, sur la base
d’un programme ad hoc, tous les mouvements internes des infor-
mations qui circulaient dans la machine et qui en entraient ou en
sortaient. Cette conception était révolutionnaire par rapport à
toutes les machines construites jusque-là, qui n’étaient guère plus
que de gros bouliers électriques, auxquels les opérateurs communi-
quaient au fur et à mesure les opérations à faire et les données
nécessaires.

Les premiers réseaux de communication


Avec l’ordinateur, le mode d’existence d’une information s’assi-
mila tout entier avec son mouvement en réseau. L’information,
dans la machine, n’est rien d’autre que le déplacement d’impul-
sions électroniques auxquelles on a donné au préalable une signifi-
cation. La puissance de l’ordinateur tient à la gestion précise qu’il
fait des déplacements d’informations dans la machine. L’existence
de l’information sous la forme d’un mouvement continu, suscep-
tible de quitter l’ordinateur et de se répandre dans un réseau de
transmissions, lui conféra ainsi d’emblée une fonction de commu-
nication évidente. Cette conception n’était d’ailleurs pas tout à fait
298 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

étrangère aux préoccupations de von Neumann, dont le modèle


explicite pour concevoir l’ordinateur fut le cerveau humain. Le
raisonnement humain était pour lui le résultat d’un traitement
d’information au niveau neuronal et celui qui comprendrait les
modalités de ce traitement serait à même de construire un
« cerveau artificiel » comparable en performance au cerveau
humain « naturel ».
Von Neumann aura ainsi une certaine influence sur le dévelop-
pement des recherches en informatique, au moins jusqu’à sa mort
en 1956. Grâce à lui, ou à cause de lui, une partie importante des
financements militaires consacrés à cette question iront à des
projets qui mettront en scène des machines de plus en plus gigan-
tesques et puissantes. Jusqu’à sa mort, son idéal sera de rattraper le
cerveau humain et il entraînera une partie de l’informatique dans
cette course folle, sur la lancée de laquelle l’intelligence artificielle
se développera à partir de 1956.
Parallèlement à ces recherches sur le cerveau – naturel et artifi-
ciel –, l’ordinateur commença une carrière comme technique de
communication. Son grand atout en la matière fut la rapidité avec
laquelle il pouvait collecter, traiter et organiser l’information. Il y
eut de ce point de vue une rencontre historique entre l’ordinateur
et la situation politique et stratégique créée par la guerre froide à
partir de 1947. Les nouvelles conditions de la guerre nucléaire
avaient bouleversé les données de la décision et de l’organisation
de la riposte.
La question, sur le plan technique, était la suivante : comment
savoir que les Russes nous attaquent, et comment leur riposter
immédiatement ? La réponse était l’ordinateur : non pas seul, mais
comme système nerveux, centre d’un système ultrarapide de
communication de l’information. La fonction que l’unité de
contrôle remplissait à l’intérieur de la machine ne pouvait-elle être
remplie par l’ordinateur au centre d’un système complet de détec-
tion et de riposte ?
Ainsi naquit, à la fin des années 1940, le système SAGE (Semi-
Automatic Ground Environment), premier réseau informatique à
l’échelle d’un pays tout entier. Il gérait automatiquement des
dizaines de radars postés aux frontières stratégiques du pays. Dans
un tel réseau, la fonction de communication de l’ordinateur était
pleinement utilisée et le système SAGE fut le modèle d’autres
réseaux, civils et militaires, notamment les premiers réseaux de
réservation de places pour les compagnies aériennes. Les premières
techniques informatiques de communication furent mises au point
à cette occasion. Même s’il est le fruit d’innovations techniques
L A SOCIÉTÉ DE L’ INFORMATION EXISTE - T- ELLE ? 299

radicalement novatrices, le réseau Internet est bien le descendant


du système SAGE.

La naissance d’Internet

Internet est né de la rencontre improbable entre deux cultures.


D’un côté, la culture de l’innovation technique portée par l’esta-
blishment scientifique et militaire américain et, de l’autre, la
« culture de la liberté » partagée sur les campus des universités
américaines par de jeunes hackers en informatique imprégnés des
valeurs d’autonomie individuelle, de partage et de coopération qui
avaient fleuri pendant la décennie 1960, en particulier sur la côte
ouest, sans toutefois que ces hackers soient eux-mêmes nécessaire-
ment des acteurs directs de ces mouvements de contestation et de
contre-culture (cette section s’appuie sur la thèse développée par
Castells, 2002, p. 18-49 ; voir aussi Abbate, 2000 ; Naughton,
2000 ; Flichy, 2001).
Du côté de l’establishment militaro-scientifique, l’histoire débute
au sein de l’Advanced Research Projects Agency (ARPA), agence
créée en 1958 par le département américain de la Défense pour
susciter et encourager l’innovation technique aux États-Unis qui
voyait sa supériorité en matière de technologie militaire menacée
au lendemain du lancement victorieux du premier satellite, le
Spoutnik, par l’URSS en 1957.
Du côté de la contre-culture, le manifeste publié par le premier
directeur de l’IPTO, Joseph C.R. Licklider, texte intitulé « Man-
computer symbiosis » (1960), a marqué l’imaginaire de plusieurs
membres de la jeune tribu informatique des campus californiens.
Licklider trace ainsi un programme de travail aux hackers épris d’un
idéal de réforme de la société que rendrait possible la technologie
interactive ; en d’autres mots, ces hackers sont des porteurs privilé-
giés de l’utopie de la communication.
L’idée d’une mise en réseau des ordinateurs des principaux centres
émerge dans ces milieux et, à partir de 1969, on réussira à connec-
ter les groupes travaillant sur les campus de Los Angeles, Stanford,
Santa Barbara, Utah, puis avec le MIT et bien sûr toujours avec le
siège de l’ARPA/IPTO à Washington. En 1971, le réseau sera consti-
tué de quinze nœuds reliant des centres de recherche situés d’est en
ouest des États-Unis.
L’édification de ce premier réseau, qui prend le nom d’Arpanet,
s’appuie sur une technologie de transmission téléinformatique
nouvelle, la « commutation par paquets » (packet switching) imagi-
300 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

née simultanément, mais de manière indépendante, à la Rand


Corporation (think tank californien au service du Pentagone) par
Paul Baran et au National Physical Laboratory britannique par
Donald Davies.
L’étape suivante consista à rendre accessible ce premier réseau
Arpanet aux autres centres et groupes associés ou subventionnés
par les instances gouvernementales. De là émerge le projet d’un
« réseau de réseaux ». En 1983, pour des raisons de sécurité, le
département de la Défense crée un réseau distinct pour les fins
militaires (Milnet) et oriente Arpanet vers la recherche, ce dernier
devenant ARPA-Internet. En 1984, la National Science Foundation
(NSF) crée son propre réseau (NSFnet) qui se connecte à ARPA-
Internet à partir de 1988. Le réseau est démilitarisé en février 1990
et devient alors Internet.
Parallèlement, l’invention de la micro-informatique (1975), qui
commence à se disséminer dans de plus larges segments de la popu-
lation à partir de 1980, va jouer un rôle majeur dans la propagation
du réseau des réseaux. La formidable propagation d’Internet a été
rendue possible parce qu’elle s’est appuyée simultanément sur une
« culture du réseau » partagée par des individus et des groupes situés
en dehors de l’establishment militaro-scientifique, qui s’intéressaient
aux applications de l’informatique dans les universités et les
communautés locales. Ils partageaient une « culture de la liberté »,
selon les mots de Castells, ancrée dans l’habitus des campus améri-
cains que fréquentaient ces jeunes hackers de la tribu informatique.
Portés par ces valeurs de liberté, convaincus que ces technolo-
gies pourraient avoir un impact positif sur le développement
personnel et sur l’amélioration de la vie dans les communautés
locales (comme en témoigne le slogan Computer power to the
people), et aussi pour le simple plaisir d’inventer de nouvelles
manières de faire et de communiquer avec ces technologies qui les
fascinaient, ces jeunes innovateurs mettent en place de multiples
expérimentations sociales en communication, de nouvelles tenta-
tives pour multiplier les réseaux et les occasions de se connecter au
moyen de ces technologies informatiques.
Ainsi, vers la fin des années 1970, de jeunes hackers mettent au
point et diffusent gratuitement des programmes informatiques
pour permettre le transfert de fichiers et l’échange de messages
entre micro-ordinateurs munis des premiers modems branchés aux
lignes téléphoniques. On assiste alors à une expansion rapide
pendant les années 1980, à l’échelle de l’Amérique, des systèmes de
babillards électroniques (Bulletin Board Systems, BBS), qui vont
susciter énormément d’intérêt chez les usagers de micro-informa-
L A SOCIÉTÉ DE L’ INFORMATION EXISTE - T- ELLE ? 301

tique. Ces systèmes permettent aux usagers d’avoir accès à des


informations affichées sur le serveur du responsable du BBS ; de
même, ils rendent possibles des échanges de messages entre corres-
pondants et les premiers groupes de discussion apparaissent autour
de thèmes spécifiques.
Plusieurs autres expérimentations peuvent être signalées, qui
illustrent toutes les multiples influences « venues d’en bas » qui
vont contribuer à structurer ce que deviendra éventuellement
Internet : mentionnons le réseau Bitnet, subventionné par IBM à
partir de 1981 et destiné au monde universitaire, et le réseau des
utilisateurs d’Unix, qui invente les Usenet News (lesquels joueront
éventuellement un rôle majeur dans la configuration des forums
de discussion sur Internet).
C’est finalement l’application hypertexte World Wide Web qui
va propulser Internet jusqu’à devenir un système d’information et
de communication si important à l’échelle planétaire. Cette appli-
cation logicielle de partage d’information au moyen de l’informa-
tique interactive est inventée en 1990 par le Britannique Tim
Berners-Lee, travaillant alors au Cern (Centre européen de
recherche en physique nucléaire), et par le Belge Hubert Cailliau
(Berners-Lee, 2000). Ce logiciel a été distribué gratuitement sur
Internet en août 1991.
Plusieurs hackers entreprennent alors de confectionner leurs
propres navigateurs sur la base du travail de Berners-Lee : ainsi,
Marc Andreessen, étudiant de l’Illinois, invente Mosaic qui intègre
une capacité graphique avancée. En janvier 1993, il le distribue
gratuitement via Usenet. Embauché par une firme de Palo Alto, il
contribue à la mise au point du premier logiciel commercial de
navigation Netscape Navigator, qui sera distribué à partir de
décembre 1994. Cette application connaît un succès foudroyant ;
aussi, dès 1995, Microsoft commercialise son propre logiciel
concurrent, Internet Explorer.
C’est donc avec la mise au point du Web et la diffusion tous
azimuts des logiciels de navigation hypertexte et multimédia
qu’Internet est devenu un moyen de communication de plus en
plus important à l’échelle du globe : « Si les experts en sciences
informatiques pensaient à Internet depuis le début des années
1960, si un réseau de communication par ordinateurs avait été mis
en place en 1969, si des communautés informatiques interactives
de scientifiques et de hackers s’étaient constituées depuis la fin des
années 1970, pour les simples particuliers, pour les entreprises et
pour la société en général, Internet est né en 1995 » (Castells, 2002,
p. 28).
302 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

Une nouvelle configuration technique


1995 est en effet une date doublement importante puisqu’elle
signifie en même temps la diffusion massive du Web à l’échelle
planétaire et la commercialisation d’Internet. Ce « réseau des
réseaux » apparaît aujourd’hui comme une métastructure reliant
techniquement entre eux de multiples réseaux déjà en place. Inter-
net constitue un dispositif sociotechnique combinant principale-
ment un ensemble de protocoles de communication, des routeurs
assurant les transferts des signaux entre les réseaux, l’utilisation de
structures de réseaux techniques assurant une télécommunication
distribuée (communication par paquets), de multiples points d’accès
au mégaréseau (ces points d’accès étaient à l’origine surtout des
micro-ordinateurs mais, de plus en plus, l’accès à Internet se fait à
l’aide de supports multiples tels que les smartphones, les télévi-
seurs ou les consoles de jeu vidéo).
En regard des anciens médias, le nouveau dispositif sociotech-
nique que constitue Internet implique une transformation impor-
tante. En effet, c’est un système qui intègre et fait converger deux
fonctions qui étaient jusqu’ici séparées dans le secteur socioécono-
mique des communications, à savoir la télécommunication point à
point (domaine des industries de la téléphonie et des télécommu-
nications) et la diffusion (domaine du broadcasting, de la radiotélé-
diffusion).
Internet se présente aujourd’hui comme une mégastructure
intégrant à la fois un nouveau système de communication
(échanges point à point) et un nouveau système de diffusion
médiatique (où chaque point de réception a la possibilité de se
transformer en un point d’émission et de diffusion). En outre, ce
double système intégré s’enchevêtre aux anciens modes de
communication et de diffusion existants (ainsi, pour ne prendre
qu’un exemple, Internet ouvre à la radio traditionnelle, comme à
la télévision, de nouveaux horizons de diffusion à l’échelle de la
planète et rend cette diffusion indépendante des contraintes
temporelles d’agenda).

Le thème de la société de l’information


Autre notion essentielle du paradigme informationnel : le
thème de la « société de l’information ». Dès la fin des années
1940, on évoque, au sein de la cybernétique, une « société de la
communication », qui constituerait une alternative aux modes
actuels d’organisation politique de la société.
L A SOCIÉTÉ DE L’ INFORMATION EXISTE - T- ELLE ? 303

En France, par exemple, une discussion s’ouvre, à laquelle partici-


pera d’ailleurs Norbert Wiener, à partir d’un article publié le
28 décembre 1948 dans le journal Le Monde. Son auteur, le père domi-
nicain Dominique Dubarle, par ailleurs physicien et bon connaisseur
de la pensée de Wiener, sera plus tard l’avocat de Galilée dans le
procès en révision auprès du Vatican. Ce texte s’intitule « Vers la
machine à gouverner – une nouvelle science : la cybernétique ».
Dubarle y décrit le futur ordinateur (une seule machine de ce
type fonctionne alors dans le monde, depuis deux mois…) et
discute avec précision de l’application que constituerait la
« conduite rationnelle des processus humains », possibilité qui
découle directement de la capacité des nouvelles machines à
« exécuter les tâches de la pensée ». L’argument central est le
suivant : les hommes politiques et, plus généralement, le système
de la politique sont incapables de prendre en charge la gestion des
sociétés, et ce au niveau mondial… Il inaugure ainsi une sorte de
« populisme technologique ».
La légitimité de cette « nouvelle société » procéderait d’un triple
raisonnement d’allure assez déterministe. D’abord, nous assiste-
rions à une révolution technique dans le domaine de l’informa-
tion, de son traitement, de sa conservation et de son transport.
Ensuite, cette révolution provoquerait des changements en profon-
deur des structures de nos sociétés et même de nos civilisations.
Enfin, ce bouleversement serait pour l’essentiel positif et à l’origine
d’une société plus « égalitaire », plus « démocratique » et plus
« prospère ». Cette société de l’information se substituerait à la
« société industrielle », hiérarchisée et bureaucratisée, violente,
livrée au hasard et à la désorganisation.
Ce paradigme informationnel présente une certaine originalité
car il est un mélange composite de savoirs théoriques et pratiques,
de techniques matérielles et d’idéologie à forte consonance
utopique et parfois religieuse. Même s’il se concrétise dans les
années 1940 au sein de la cybernétique et des écrits de Norbert
Wiener, ce paradigme a des racines plus anciennes qui ont été
mises en évidence par des chercheurs comme Armand Mattelart
(2009a), qui le rattache au vieux thème de l’« utopie planétaire »,
ou comme Pierre Musso (2003), qui y voit l’influence, elle aussi
antérieure, de la pensée saint-simonienne.
L’« idéologie de l’information » se construit ainsi, dans une
optique déterministe, hors du champ du politique, ou plutôt
comme une sorte d’alternative au politique, comme mode « tradi-
tionnel » de gestion des sociétés humaines. La « règle rationnelle »
et le traitement informationnel du réel apparaissent ainsi comme
304 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

un bon substitut d’une autorité de la loi jugée arbitraire. Aux


procédures augmentatives du débat classique en politique et dans
le domaine de la justice, on semble préférer les calculs de la théorie
des jeux (dont le créateur, John von Neumann, est précisément
l’inventeur de l’ordinateur), l’analyse rationnelle et le transfert de
la décision aux machines. Norbert Wiener n’hésite pas quant à lui
à fustiger la « faune obscure, négativement phototropique des
tribunaux » (1954).
Cette option est présentée comme une réponse à la faillite des
idéologies politiques qui ont produit la barbarie de la guerre et du
génocide tout au long du XXe siècle. La communication est, pour
Norbert Wiener, un moyen de sortir du monde « de Bergen-Belsen
et d’Hiroshima ».
La différence essentielle, en effet, entre la « communication » et
les idéologies de la barbarie qu’elle tend à remplacer tient sans
doute à la nature de l’ennemi qui est désigné. Au fond, en « rethéo-
logisant » le débat politique, Wiener permet d’envisager que l’on
cesse de désigner un ennemi humain, membre d’une race, ou
appartenant à une classe ou à un statut social. L’ennemi, dans son
système, n’est plus un homme, mais une entité diabolique, le
désordre, le déficit d’organisation, l’étouffement de l’information.
L’idéologie de l’information a le grand mérite – il s’agit là d’une
véritable vertu fondatrice – de ne plus faire peser sur l’homme,
qu’il soit rouge, blanc ou juif, la responsabilité des malheurs de
l’humanité.
L’approche de Wiener, qui propose une vision du monde organi-
sée autour de l’information et dont la légitimité principale est de
permettre de lutter contre la violence dont la nature est porteuse,
se présente, sans qu’il le formule directement, comme une
approche « antimétaphysique », en ce qu’elle postule qu’il n’y a, en
quelque sorte, rien derrière le réel, ramené à l’échange permanent
des informations qui le constituent. Il est en effet important de
noter que, dans cette conception, la réalité des objets et des phéno-
mènes naturels est entièrement épuisée dans l’information qui les
constitue et qui s’échange dans un courant permanent.
L’« intériorité », notion métaphysique, serait donc un mythe.
C’est à ce point précis que la question de la « transparence », thème
qui sera développé ultérieurement par les apologues de la société de
l’information, fait irruption. La transparence, comme valeur, est
aussi une subversion de l’axe intériorité/extériorité. Il peut bien y
avoir, en apparence, un extérieur visible et un intérieur caché, mais,
dès lors que tout est connaissable, l’intérieur passe toujours poten-
tiellement à l’extérieur : il est retournable « comme un gant ».
L A SOCIÉTÉ DE L’ INFORMATION EXISTE - T- ELLE ? 305

L’idéologisation de l’information
Wiener va lancer à partir de là deux axes majeurs de réflexion,
qui constitueront les deux branches centrales du paradigme infor-
mationnel : d’une part, une réflexion sur la nature de l’humain,
qui le conduira à prendre des positions théoriquement antihuma-
nistes et, d’autre part, une réflexion de nature quasi sociologique
sur la société idéale qui devrait se reconstruire autour de l’informa-
tion.
Wiener défend ainsi l’idée, déjà « postmoderne », que l’homme,
sur un plan ontologique fondamental, est essentiellement « formé
d’information » et en tire des conclusions radicales. Celles-ci inau-
gurent un certain nombre de réflexions qui auront une fonction
heuristique majeure dans d’autres sciences, notamment en biolo-
gie, qui importera massivement les notions de code, d’information,
dans un nouveau domaine appelé à un grand succès par la suite, la
génétique, construite sur cette métaphore qui se transforme en
relation d’identité : l’homme, c’est de l’information. Le paradigme
informationnel permet ainsi une saisie de l’être tout entier à travers
la notion d’information.

Une nouvelle société


Wiener, pour qui « être vivant équivaut à participer à un large
système mondial de communication », va étendre son analyse à
l’organisation des sociétés humaines. Il se pose ainsi en idéologue
de la modernité, étudiant le rôle social de l’information, pour en
souligner le caractère central. Il développe ainsi la thèse selon
laquelle « la nature des communautés sociales dépend, dans une
large mesure, de leurs modes intrinsèques de communication » et
que « la société peut être comprise seulement à travers l’étude des
messages et des facilités de transmission qui lui sont propres ». De
même que l’homme était défini en termes d’information, la société
aussi est information. La sociologie et les sciences politiques
doivent donc être d’abord une science de l’information et de la
communication (la cybernétique de Wiener est bien, dans ce sens,
une des matrices des actuelles sciences de l’information et de la
communication).
Les vues politiques de Wiener le conduisent à souhaiter la
mondialisation et la liberté de circulation totale des informations.
Il est notamment très dur envers toutes les tentatives qui visent à
stocker l’information ou à freiner sa circulation : « L’idée que l’on
puisse stocker l’information dans un monde changeant sans
306 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

l’exposer à une énorme dépréciation de valeur est fausse. […] L’in-


formation se présente davantage comme une question de processus
plutôt que de stockage. » Dans cet esprit, il se révélera particulière-
ment hostile au libéralisme américain, qui transforme tout en
marchandise, y compris l’information elle-même : « Le sort de l’in-
formation dans le monde typiquement américain est de devenir
quelque chose qu’on peut vendre ou acheter. […] J’ai le devoir de
démontrer que [cette attitude mercantile] conduit à l’incompré-
hension et au maltraitement de l’information et des notions qui en
dépendent. »

L’expansion du paradigme informationnel


L’influence de la cybernétique s’exercera dans un premier temps
sur les milieux scientifiques. Elle est immense dans les années
1950. Elle va nourrir une intense activité de vulgarisation, au point
que l’on peut se demander si la cybernétique n’a pas joué le rôle de
vecteur interdisciplinaire servant à vulgariser les sciences. Cela
s’explique notamment par le fait que la cybernétique parle sans
complexe des transformations sociales qui devraient être associées
au développement des sciences et des techniques. Tout un imagi-
naire du monde futur se met en place, dans lequel puisent encore
abondamment, sans parfois le savoir, responsables politiques et
commentateurs médiatiques.
L’ordinateur, inventé par le mathématicien américain John von
Neumann en juin 1945, est une stricte application des principes
mis en avant en 1942. Le mathématicien cherche explicitement à
reproduire, sur un support autre que biologique, le fonctionne-
ment du cerveau humain. L’ordinateur est une deuxième concréti-
sation, grâce à l’électronique, de l’être informationnel dont le
cerveau humain représente une première concrétisation, biolo-
gique cette fois (Breton, 1996).
Von Neumann, dans le texte décrivant les plans de la nouvelle
machine (Randell, 1982), effectue une comparaison directe et
explicite entre les neurones du cerveau humain et les composants
de la nouvelle machine. Le raisonnement humain était pour lui le
résultat d’un traitement d’information au niveau neuronal et celui
qui comprendrait les modalités de ce traitement serait à même de
construire un « cerveau artificiel » comparable en performance au
cerveau humain « naturel », un cerveau capable donc de communi-
quer à travers différents réseaux et de mêler ses informations, peut-
être, avec celles que constituerait le « modèle d’un homme » et qui
L A SOCIÉTÉ DE L’ INFORMATION EXISTE - T- ELLE ? 307

circuleraient dans les mêmes réseaux, comme Wiener l’avait


imaginé.
Outre l’informatique, le paradigme informationnel donnera
naissance, à la fin des années 1950, à un nouveau domaine,
l’« intelligence artificielle » (IA), qui reprendra à son compte ces
éléments fondateurs. Le mathématicien anglais au destin tragique,
Alan Turing, a joué un grand rôle dans la croyance que l’on pour-
rait mettre au point une machine intelligente qui serait compa-
rable à l’homme, y compris sur le plan de l’apprentissage. Turing
(1983) va développer pour cela une vision entièrement informa-
tionnelle de l’intelligence.
L’histoire de l’influence de la cybernétique et du paradigme
informationnel sur la biologie reste en partie à écrire. La notion
d’information irrigue conceptuellement la découverte du « code »
génétique au début des années 1950, comme le montre bien
Michel Morange (2003). Tout un lexique conceptuel est ainsi
importé, jusqu’à la notion de programme. La « double hélice » est
bien un regard informationnel porté jusqu’au cœur du vivant. Le
champ, immense, ouvert par les manipulations génétiques, trouve
son principal soubassement dans l’idée wienérienne d’un homme
nouveau que l’on détacherait de sa nature initiale pour le remode-
ler à loisir. La génétique n’est dans ce sens que la capture du
« modèle de l’homme », que l’on peut dès lors faire circuler dans
les réseaux de communication en l’ayant, au passage, amélioré,
civilisé, « domestiqué » dira plus tard le philosophe allemand Peter
Sloterdijk (1999), héritier direct de la rupture cybernétique et qui se
situe lui-même dans le champ de la « cybernético-biotechnique ».

L’influence du thème de la « nouvelle société »


Le deuxième axe de réflexion ouvert par le paradigme cyberné-
tique concerne la réorganisation de la société sur une base informa-
tionnelle. On va d’abord assister à une tentative de « rénovation »
des sciences humaines et sociales. L’un des participants au sémi-
naire de 1942 est l’anthropologue américain Gregory Bateson.
Celui-ci est à l’origine d’une véritable école de pensée qui va débor-
der l’anthropologie pour gagner d’autres domaines, notamment la
psychiatrie et l’épistémologie.
L’école dite de Palo Alto (Californie) va, de son côté, s’inspirer
directement et explicitement des principes fondateurs de la cyber-
nétique et les appliquer à toute une série de domaines, la psychia-
trie et la psychothérapie, les théories de l’influence, les théories de
la communication, jusqu’à la rencontre avec la pensée zen, proche,
308 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

selon certains auteurs, de cette approche informationnelle du


monde (voir Watzlawick, 1976).
En Europe, un certain nombre de chercheurs, selon Céline
Lafontaine (2004,) seront sensibles aux sirènes du paradigme infor-
mationnel, comme par exemple le psychanalyste Jacques Lacan (sa
conception nouvelle de l’inconscient doit sans doute beaucoup à la
cybernétique, dont il discute certaines thèses dès 1954), l’ethno-
logue Claude Lévi-Strauss (qui revendiquera une vision du monde
dans laquelle l’entropie occupe une place importante) ou le socio-
logue Edgar Morin, dont la filiation cybernétique est explicite.
On verra ensuite se perfectionner l’idée d’une nouvelle « société
de l’information ». Celle-ci se précise dans un certain nombre d’ou-
vrages, à mi-chemin entre la vulgarisation et l’essai (comme c’était
le cas aux débuts de la cybernétique), ainsi que dans les répliques
médiatiques dont ils ne manquent jamais de faire l’objet. Un vaste
corpus informel s’est en effet constitué sur le sujet des transforma-
tions sociales qui seraient associées au développement des
nouvelles technologies. Ce corpus est essentiellement relayé et
coproduit par les médias, qui se sont massivement emparés de ce
thème, sur un mode assez déterministe : « Les scientifiques géniaux
inventent de nouvelles machines qui transforment notre vie et sur
lesquelles vos médias vous informent. »
Les discours politiques, aussi bien que les différents éléments du
discours d’accompagnement des nouvelles technologies de l’infor-
mation, ont une particularité notable : l’amnésie de leur origine.
Bien qu’ils reproduisent, souvent à l’identique, des thèmes propres
aux débuts du paradigme informationnel, les propos sur ce sujet se
présentent la plupart du temps comme « radicalement nouveaux »,
annonçant un futur auquel personne n’avait pensé jusque-là. La
radicale nouveauté de tout discours sur les nouvelles technologies,
depuis les premiers ordinateurs jusqu’à Internet et aux « réseaux
sociaux », constitue bien sûr un ingrédient indispensable à sa légi-
timité, au prix d’un effacement de la mémoire et des traces du
chemin parcouru.

Le paradigme informationnel :
entre libéralisme, anarchisme et intérêt public

Le paradigme informationnel et ses prolongements publics,


notamment autour du thème de la société de l’information, n’est
pas fait, depuis Wiener, d’un bloc monolithique. Système de
pensée sur le politique, il s’est trouvé confronté avec la politique et
L A SOCIÉTÉ DE L’ INFORMATION EXISTE - T- ELLE ? 309

ses différentes sensibilités. Au-delà du noyau dur épistémologique


qui en assure le soubassement, ce paradigme a été investi par diffé-
rentes tendances et sensibilités idéologiques, qu’il est nécessaire de
reconstituer pour bien comprendre les formes publiques prises par
ce thème et aussi la dynamique interne qui l’anime.
Une analyse détaillée du discours de Norbert Wiener sur un plan
politique fait ressortir une influence idéologique de type utopique
anarchiste. Il avoue clairement son hostilité au fascisme, bien sûr,
mais aussi au libéralisme (en plus d’un rejet, sur une base scien-
tiste, des « Églises » et de leur influence).
Le modèle de société qu’il dessine, à partir du point central
qu’est l’information et sa circulation, est une société fondée à la
fois sur des petites communautés de vie et sur un système de
communication mondial. C’est une société égalitaire, où la notion
d’égalité est étendue, nous l’avons vu, bien au-delà du règne des
humains, puisqu’elle inclut les machines intelligentes. C’est égale-
ment une société pacifiste et pacifique, à l’image de Wiener, qui
rompra en pleine guerre (dès 1943) toute collaboration avec l’insti-
tution militaire, comportement assez rare à l’époque et qui lui
valut d’être éloigné du mouvement d’innovation technique en
informatique (voir Heims, 1982).
L’écrivain américain Isaac Asimov, l’un des premiers vulgarisa-
teurs de ce modèle de société, décrira, dès 1955, une variante très
actuelle de cette société (Asimov, 1970). Autour d’une technolo-
gie ressemblant, dans son principe, comme deux gouttes d’eau à
Internet, il construit un monde où les humains vivent seuls
(c’est le principe d’organisation de cette société où toute
rencontre physique fait l’objet d’un tabou), mais communiquent
en permanence les uns avec les autres, virtuellement. Ce monde
exclut ainsi toute forme de violence et peut donc prétendre être
civilisé (il s’appelle d’ailleurs « Solaria »). On retrouve ici claire-
ment mis en scène ce qui fait la principale justification de la
« société de l’information », le recul de la violence, forme sociale
de l’entropie.
Nous nous trouvons donc en face d’un véritable idéal anar-
chiste, au sens politique du terme. Son point de départ relevant
d’une certaine rationalité informationnelle, on pourra qualifier
plus précisément cet idéal d’« anarchisme rationnel ». Cette filia-
tion sera revendiquée, souvent explicitement, par l’une des
tendances qui se développent au sein du paradigme information-
nel jusqu’à aujourd’hui, des jeunes libertaires inventeurs de la
micro-informatique jusqu’au « cyberdissidents » actuels. Cet idéal
est au cœur du mouvement dit du « logiciel libre ».
310 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

Mais, comme on va le voir, il y aura rapidement d’autres inter-


prétations de la façon dont on peut faire jouer un rôle central à
l’information. Une analyse précise de l’évolution du paradigme
informationnel permet de distinguer entre les trois grandes sensibi-
lités idéologiques qui s’expriment en son sein : le pôle libertaire, le
pôle libéral et celui que l’on pourrait qualifier de « pôle régalien ».
Le premier pôle, comme nous venons de le voir, est le plus
ancien historiquement. C’est celui des militants libertaires de la
« société de communication » qui appellent de leurs vœux une
société mondiale sans État, autorégulée grâce aux nouvelles tech-
nologies qui permettraient une expression libre, sans entrave et
sans médiation. Une de leurs sources d’inspiration est Norbert
Wiener, dont les théories rappellent en outre celles de Bakounine à
la fin du XIXe siècle, lequel faisait déjà l’apologie des « réseaux ».
Ces militants sont directement à l’origine de la représentation du
micro-ordinateur au début des années 1970 comme une machine
« pour le peuple », qui doit permettre de lutter contre le capita-
lisme et d’instaurer une contre-culture faite de démocratie directe
et d’échanges permanents. Internet constituera, dans le prolonge-
ment de cette perspective, un nouveau lieu universel de liberté,
présenté comme une alternative aux contraintes en tout genre du
monde « réel », celui des lois, des frontières et des États.
C’est dans ce contexte, fortement marqué par la contre-culture,
que Steve Jobs (1955-2011) invente le Macintosh et que Bill Gates
(1955-) met au point les premiers logiciels pour ces machines. Ces
innovations s’inscriront rapidement dans une perspective entrepre-
neuriale et seront à l’origine de compagnies, Apple et Microsoft,
extrêmement florissantes sur le plan financier.
Le deuxième pôle est, plus classiquement, formé par les repré-
sentants de la tendance libérale. Confiants dans les lois du marché
et hostiles aux interventions des États nationaux vécues comme
contraignantes, ses promoteurs voient dans les nouvelles tech-
niques de communication le moyen de relancer la machine écono-
mique en investissant des secteurs de l’activité humaine épargnés
jusque-là par les rapports marchands. Là où l’éducation, la connais-
sance et la communication étaient jusqu’à présent en dehors des
lois du marché, leur basculement dans un vaste réseau de commu-
nication universel va permettre de les transformer en « gisements
de profits » pour les nouveaux entrepreneurs qui s’imposent dans
ce domaine.
Ces nouvelles techniques de communication sont ainsi l’occa-
sion de reprendre à l’État, dans un esprit ultralibéral, les dernières
prérogatives qui sont les siennes. La vaste entreprise mondiale de
L A SOCIÉTÉ DE L’ INFORMATION EXISTE - T- ELLE ? 311

dérégulation des télécommunications est évidemment un atout


maître de la poussée libérale dans ce domaine.
Le troisième pôle est celui des partisans d’un usage des nouvelles
technologies de communication dans le cadre de l’intérêt d’un
pouvoir régalien, incarné par l’État national, sans que la référence à
l’intérêt public soit toujours centrale. Cette tendance a été histori-
quement portée par ceux qui voient dans les applications militaires
des nouvelles techniques de communication un usage essentiel.
On pourrait y rattacher von Neumann, « faucon » partisan du
bombardement nucléaire préventif de l’Union soviétique (à la suite
d’ailleurs des calculs « rationnels » de la théorie des jeux !). Les
immenses possibilités de contrôle social (via par exemple l’inter-
connexion généralisée des fichiers nominatifs) ouvertes par les
technologies de l’information ont eu, explicitement ou non, bien
des défenseurs dans certains milieux étatiques.
L’histoire des nouvelles technologies de l’information résulte
largement des alliances et des conflits entre ces trois courants. Les
technologies des années 1950 et 1960 (les gros ordinateurs
centraux, les premiers réseaux de communication militaires et
civils) ont été une combinaison d’investissements privés et publics
faits dans le cadre de la guerre froide au profit à la fois de l’institu-
tion militaire et des grandes entreprises privées. C’est la grande
époque où le Pentagone et IBM travaillent la main dans la main au
sein d’un complexe industrialo-militaire, qui produira par exemple
le fameux IBM 360, clone civil, comme cela était toujours le cas à
l’époque, de la machine militaire correspondante.
La naissance de la micro-informatique, portée par le courant
libertaire, s’est faite dans un premier temps en réaction à ce
complexe et à la coalition des idéologies libérale et étatique qu’il
représentait. L’incroyable développement anarchique tous azimuts
d’Internet a correspondu à un investissement massif de ce réseau
par le courant libertaire, à qui l’on doit d’ailleurs une partie impor-
tante des innovations techniques.
Une alliance s’est nouée depuis entre le courant libertaire et le
courant libéral, au détriment du courant régalien. Le développe-
ment actuel d’Internet est le fruit de cette situation. L’enjeu à
terme de cette alliance n’est ni plus ni moins que l’affaiblissement,
sinon la disparition sous les formes que nous lui connaissons
aujourd’hui, de l’État comme instance de régulation des sociétés.
On voit donc se concentrer sur un même lieu, au sein d’un
même « macrosystème technique » (Gras, 1993), des pratiques
associées à des champs idéologiques très différents. Coexistent en
effet dans le même réseau des pratiques qui sont mues par des
312 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

impératifs de sécurité nationale, de sécurité commerciale ou encore


liées à des services publics, des pratiques qui impliquent par
exemple d’être membre, de payer une cotisation pour accéder à
une partie du réseau, ou encore des pratiques qui se déploient dans
des zones ouvertes sans restriction, obéissant au régime de la
gratuité et des échanges volontaires.
Au final, malgré les espoirs initiaux, rien de bien solide ne vient
étayer l’idée qu’une société de l’information soit plus égalitaire,
plus démocratique et moins violente. Certains tenants de la
tendance régalienne ont entre les mains, avec les nouvelles techno-
logies de l’information, un potentiel liberticide très important. Une
société de l’information peut rapidement devenir une société tota-
litaire. Les partisans d’une jonction du libéralisme et de l’idéal
informationnel n’ont pas véritablement comme première préoccu-
pation la lutte contre les inégalités et pour plus de démocratie.
Une société de l’information peut, plus que toute autre, devenir
une véritable société formée de deux mondes, celui des élus et celui
des exclus, avec une plus grande facilité de descendre que de
remonter. Les tenants d’une conception libertaire n’offrent aucune
protection contre l’inévitable anomie sociale que provoquerait
l’encouragement massif à l’individualisme et au repli sur soi que
permettent les nouvelles technologies.
Ensuite, et ce point, rarement évoqué, n’en est pas moins relati-
vement déterminant, l’« informationalisation » de la plupart des
activités humaines dont rêvent tous les tenants de ce nouveau
paradigme, dans la mesure où elle serait techniquement possible et
socialement souhaitée, n’en provoquerait pas moins un formidable
processus de réduction de sens. Comme l’avaient déjà remarqué,
chacun à sa façon, les deux grands informaticiens que sont l’Amé-
ricain Joseph Weizenbaum (1981) et le Français Jacques Arsac
(1987), l’information qu’il contient n’est jamais qu’une faible partie du
sens global d’un événement, quel qu’il soit. Voilà qui relativise singu-
lièrement la pertinence du thème de la « société de l’information »,
sans nier la place, importante, que cette dernière prend dans nos
vies.
13/La recomposition du paysage
médiatique

Dans le dernier quart du XX e


siècle apparaît donc un nouveau
type de réseaux physiques de télécommunication : les réseaux
numériques qui assurent le transport et la circulation de signaux de
communication « numérisés » (digitized). Les réseaux techniques
qui fonctionnaient auparavant sur un mode analogique devien-
nent tributaires de transformations décisives dans le domaine des
technologies informatiques. La numérisation des signaux – c’est-à-
dire le fait de pouvoir les traduire universellement en impulsions
électroniques – rend possible, on l’a vu, une convergence étroite
entre les domaines des télécommunications (transport des infor-
mations) et de l’informatique (traitement des informations). C’est
ainsi que naissent les réseaux numériques qui deviennent soi-
disant les « autoroutes » de la « société de l’information ». C’est
dans ce type d’infrastructures que s’est ancré l’Internet qui consti-
tuait à la base un projet d’interrelation technique entre les réseaux,
un « réseau des réseaux » qui – bien que les premières applications
pratiques aient été inventées vers la fin des années 1960 – se met
en place surtout à compter des années 1980 (voir supra, chapitre
12). L’Internet devient un moyen de communication grand public
à partir de l’année 1995 (Castells, 2002), ce saut ayant été favorisé
simultanément par le développement des réseaux techniques à
haut débit, l’ouverture vers l’industrie privée et la logique de
marché, l’invention du World Wide Web et l’arrivée des premiers
314 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

logiciels de navigation qui fluidifient la circulation des usagers


dans les réseaux de l’Internet.

Web social : les usagers au centre du dispositif


médiatique

La première décennie du XXIe siècle voit se mettre en place les


dispositifs dits du « Web 2.0 » (« Web social » ou « Web participa-
tif ») qui accordent une place prépondérante aux usagers. Dans ces
environnements numériques, les modes de création et de distribu-
tion des contenus médiatiques connaissent des transformations
significatives, bouleversant les modèles traditionnels des industries
culturelles. L’un des premiers traits distinctifs rattachés à ces évolu-
tions du paysage médiatique concerne ce que certains auteurs ont
appelé l’émergence d’une « culture participative » dans l’univers
des pratiques de communication (Jenkins, 2006b) : les usagers
étant au centre du dispositif, ils sont incités à produire, échanger,
remixer, diffuser leurs propres contenus en ligne. Les usagers sont
« au centre » parce qu’ils sont les premiers responsables de la
production des contenus qui constituent l’étoffe, la chair des flux
informationnels caractéristiques du nouveau paysage médiatique.
Cette nouvelle posture des usagers révolutionne l’ancien modèle
économique des industries culturelles. Dans le modèle traditionnel
de production de la valeur économique, en effet, les grands médias
vendent d’abord des audiences aux annonceurs, ce qui veut dire
que l’usager est placé « à la queue » du cycle de diffusion : il reçoit
« passivement » les contenus produits précédemment par l’indus-
trie des médias. Le « travail » de ces publics de « récepteurs »
consiste alors à « apprendre à désirer » les objets montrés par la
publicité qui traverse les contenus médiatiques. C’est ce désir de
consommation qui est au cœur de la création de la valeur écono-
mique que représente une audience : on attribue à celle-ci une
valeur qui est fonction du potentiel à consommer qu’elle repré-
sente. Cette production industrielle du désir va ainsi engendrer
l’impulsion à consommer nécessaire à la reproduction du système
(Smythe, 2001). Or ce modèle traditionnel est aujourd’hui usé, fati-
gué, essoufflé. Par contraste, le modèle du Web social place au
contraire les usagers dans une position active de producteurs de
contenus. La résultante du geste actif de l’utilisateur est désignée
par les expressions user-generated content (UGC) ou user-created
content (UCC) (OCDE, 2007). Cette dimension « participative » ne
doit toutefois pas faire illusion : ces nouveaux « producteurs de
L A RECOMPOSITION DU PAYSAGE MÉDIATIQUE 315

contenus » (content producers) sont en même temps des « fournis-


seurs de données » (data providers) en ce sens que leurs activités sur
le Web (achat en ligne, choix d’une page, tag, évaluation d’un
hôtel ou d’un service, recommandation d’un restaurant ou d’un
livre…) laissent systématiquement des traces numériques dans l’en-
vironnement du Web. Or ces traces sont captées et transformées en
« métadonnées » par les firmes propriétaires des plateformes, ce qui
veut dire que ces traces sont associées aux adresses IP de leurs utili-
sateurs respectifs. Ces métadonnées accumulées dans de gigan-
tesques bases relationnelles constituent la grammaire des profils de
consommation d’usagers qui seront à la source des stratégies de
marketing viral et des ciblages publicitaires pointus caractérisant le
paysage médiatique contemporain.
Autre particularité du Web social : cette participation des usagers
semble facilitée par le minimum d’efforts cognitifs et techniques
requis pour exploiter les outils de ces nouvelles plateformes (Mille-
rand, Proulx et Rueff, 2010). Plus besoin de manipuler des logiciels
compliqués ou de connaître des langages de programmation pour
transiger sur le Web : les outils sont directement accessibles et rela-
tivement faciles à utiliser, quoique des inégalités dans l’accès et
l’appropriation des outils perdurent par ailleurs, liées notamment à
la faiblesse du capital culturel possédé par certaines couches
sociales défavorisées ou à la relation difficile avec la culture tech-
nique qu’éprouvent certaines personnes qui ne sont pas toutes
âgées. Ce contexte de facilité d’usage favorise aussi l’expansion de
pratiques de création et d’échange chez des utilisateurs profanes ou
« amateurs » (Leadbeater et Miller, 2004). Ces mouvements de
recomposition médiatique s’appuient sur le développement de très
grands collectifs en ligne ou de communautés d’usagers plus
restreintes constituées autour d’intérêts ou de passions partagés.
Ces groupements sont organisés soit en réseaux, soit en commu-
nautés, et structurés a priori de manière non hiérarchique (Suro-
wiecki, 2005).
Enfin, ces transformations font naître des modèles économiques
originaux (Gensollen, 2006) fondés sur des agrégations gigan-
tesques de contributions individuelles souvent minimes. Simulta-
nément, on voit surgir des stratégies commerciales inédites de
distribution de biens matériels qui ne faisaient l’objet que d’une
faible demande ou n’avaient qu’un faible volume de vente. C’est ce
qu’on a appelé la stratégie de la « longue traîne » (Anderson, 2009 ;
Shirky, 2008). Dans la mesure où ces biens sont maintenus en
inventaire et si des canaux appropriés de publicité les font
connaître, ils peuvent à terme représenter une part de marché égale
316 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

ou supérieure à celle des best-sellers. Dans l’univers du Web, cette


rationalisation marchande de la production et de la distribution de
biens matériels d’une part, et de biens informationnels non rivaux
(reproductibles à l’infini à coût presque nul) d’autre part, s’articule
en même temps chez les internautes à un « régime exploratoire »
de découverte caractérisé par le maintien d’une attention flottante,
non focalisée sur des tâches planifiées de recherche de contenus
spécifiques, s’inscrivant dans une logique de « tâtonnements de
proche en proche », sans plan d’ensemble – l’usager repérant des
contenus qu’il ne recherchait pas a priori. Nous reviendrons plus
loin dans ce chapitre sur cette émergence d’un « régime d’explora-
tion par enquêtes curieuses » aboutissant à des découvertes par
« sérendipité » (Auray, 2007, 2011).
Amorcées en 1999 par une dissémination des échanges pair à
pair (peer to peer) de fichiers mp3, auxquels l’industrie du disque a
été confrontée (Moreau, 2008), de nouvelles formes participatives
se sont multipliées, exigeant des adaptations stratégiques dans
plusieurs secteurs des industries culturelles. Dans le cas de l’iTunes
Store par exemple – un service de vente de musique et autres
contenus en ligne proposé par Apple depuis 2003 –, c’est l’acteur
industriel qui a inventé un dispositif nouveau l’aidant à récupérer à
travers la logique de marché le détournement de valeur induit par
les tactiques des utilisateurs. Les usagers se sont ainsi retrouvés
investis d’un double rôle d’utilisateurs/producteurs de contenus
médiatiques. Cette structure du « Web social », aujourd’hui
complètement banalisée, a donné lieu à une multiplication d’ap-
plications, de services, de dispositifs. C’est dans ce contexte que
sont apparus les « réseaux sociaux de l’Internet » dont le site Face-
book est devenu aujourd’hui l’emblème. On les appelle aussi
« réseaux socionumériques » pour bien mettre en évidence le fait
que ces nouveaux réseaux sociaux s’enchevêtrent étroitement dans
les réseaux physiques numériques.

D’un idéal de libre circulation de l’information aux


communautés virtuelles

Nous retrouvons un idéal de « libre circulation de l’informa-


tion » au fondement de l’invention d’Internet. Les acteurs qui ont
inventé Internet ont notamment rattaché cet idéal à la pensée
cybernétique de Norbert Wiener (voir supra, chapitre 6), mais aussi
à la pensée libertaire de Thomas Jefferson (1743-1826), chantre de
la libre circulation des idées et des moyens techniques, auteur de la
L A RECOMPOSITION DU PAYSAGE MÉDIATIQUE 317

Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique. La pensée


de Jefferson aura d’ailleurs une influence importante sur l’inspira-
tion du poète et naturaliste américain Henry David Thoreau (1817-
1862), auteur de Walden, ou la vie dans les bois (1990), figure qui
deviendra une référence incontournable pour les acteurs des
mouvements contre-culturels nord-américains des décennies 1960
et 1970 en même temps que pour les activistes politiques prônant
la désobéissance civile. C’est au sein des contre-cultures califor-
niennes que s’exprimeront les premières formes d’une « cyber-
culture » (Turner, 2006), grâce notamment aux initiatives de
Stewart Brand et des responsables de la publication de la revue
CoEvolution Quarterly et du Whole Earth Catalog. La traduction la
plus directement « cyberculturelle » des actions de ces pionniers de
l’utopie de la libre circulation de l’information se matérialisera
finalement à travers l’invention en 1985, à Sausalito (Californie),
du réseau The WELL (Whole Earth ’Lectronic Link), l’un des tout
premiers Bulletin Board Systems (BBS), ancêtre des futurs réseaux
socionumériques en Amérique du Nord.
C’est surtout grâce au WELL que la notion de « communauté
virtuelle » a vu sa notoriété monter en flèche (Hafner, 1997), via
l’ouvrage très médiatisé de l’un de ses membres les plus connus,
Howard Rheingold. Ce dernier définit les membres des communau-
tés virtuelles comme des personnes qui « font appel à des mots
inscrits sur les écrans pour échanger des plaisanteries ; débattre ;
participer à des digressions philosophiques ; faire des affaires ;
échanger des informations ; se soutenir moralement ; faire
ensemble des projets […] ; tomber amoureux ou flirter ; se faire des
ami(e)s ; les perdre ; jouer […]. Les membres des communautés
virtuelles font sur le Réseau tout ce qu’on fait “en vrai” ; il y a juste
le corps physique qu’on laisse derrière soi » (Rheingold, 2000).
Autre membre célèbre du WELL, John Perry Barlow (1995) y voit
un lieu d’ancrage, fût-il virtuel, propre à restaurer aux États-Unis
un lien social menacé par un nomadisme croissant : « À nouveau,
les gens […] avaient un endroit où leur âme pouvait s’installer
tandis que les entreprises pour lesquelles ils travaillaient ballot-
taient leur corps à travers l’Amérique. Ils pouvaient se faire des
racines qui ne seraient pas arrachées par les forces de l’histoire
économique. Ils avaient un intérêt collectif. Ils avaient une
communauté. » Mais le cofondateur de l’Electronic Frontier Foun-
dation (EFF), auteur d’une « Déclaration d’indépendance du cyber-
espace » (Barlow, 1996), a aussi en tête l’idée que les communautés
virtuelles pourraient permettre à la société civile de se réapproprier
le gouvernement accaparé par un État omniprésent. En ce sens, il
318 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

s’inscrit dans la tradition politique associée à Thomas Jefferson que


nous signalions supra. L’autre cofondateur de l’EFF, Mitch Kapor,
également fondateur de l’entreprise logicielle Lotus, se réfère aussi
à ce personnage politique : « La vie dans le cyberespace semble
prendre exactement la forme que Thomas Jefferson aurait souhai-
tée : fondée sur la primauté des libertés individuelles et un engage-
ment envers le pluralisme, la diversité et la communauté » (1993).
Pour Sandy Stone (1991), les références à l’arbre que l’on
retrouve dans les propos de Barlow et dans le nom CommuniTree ne
sont pas fortuites ; elles renvoient non seulement à la notion d’ar-
borescence logique exploitée en informatique, mais « également
aux qualités organiques des arbres qui étaient de bon ton dans les
années 1970 ». Car, on l’aura compris, la notion de communauté
virtuelle prend sa source directement dans les valeurs de la contre-
culture californienne des années 1970 (Barbrook et Cameron,
1995 ; Rossetto, 1998) et se présente comme un nouveau mythe
fédérateur capable de régénérer le rêve communautariste : « Les
[télé]conférenciers ne se percevaient pas principalement en tant
que lecteurs d’un babillard ou tenants d’un discours novateur, mais
plutôt comme les acteurs d’un nouveau type d’expérience sociale. »
Stone souligne d’ailleurs le fait que ces expérimentations socio-
techniques reposaient sur l’utilisation de logiciels que l’on dirait
aujourd’hui « libres » (shareware puis free software). Or, poursuit-
elle, « le principe du shareware, tel qu’énoncé par de nombreux
programmeurs qui écrivaient ce type de programmes, faisait de
l’ordinateur un point de passage pour la circulation de concepts
communautaires ».
Sherry Turkle (1995) relève cependant une ambiguïté de taille
dans ces aspirations communautaires et note que « si la virtualité
signifie la démocratie en ligne et l’apathie hors ligne, il y a lieu de
s’inquiéter ». Cette remarque permet d’introduire au passage une
distinction qui était pratiquée dans les années 1990 entre les
communautés virtuelles et les communautés en réseau (community
networks). Tandis que la notion de communauté virtuelle évoquait
des formes sociales fondées davantage sur la communauté d’intérêt
que sur le voisinage géographique, la notion de communauté en
réseau traduisait l’appropriation citoyenne des réseaux interactifs
au profit d’un développement de la démocratie locale (Schuler,
1996).
Plus généralement, ces considérations posent le problème de la
« réalité » de ces communautés virtuelles. Quelle est au juste leur
« consistance sociologique » et, surtout, quelle est l’ampleur du
rôle qu’elles peuvent jouer au niveau macrosociologique ou, en
L A RECOMPOSITION DU PAYSAGE MÉDIATIQUE 319

d’autres termes : « dans quelle mesure la plupart des communautés


virtuelles permettent-elles aux individus de contribuer à la collecti-
vité élargie ? » (Fernback, 1997). Pour suivre provisoirement la piste
philosophique de la conception du virtuel en tant que « représen-
tation » du réel, on constate qu’elle renvoie à plusieurs notions,
telle la fiction (catégorie que nous avons déjà traitée au chapitre 3).
Ainsi, Margaret Morse (1998) envisage les relations médiatisées
comme des « fictions de présence », sans pour autant leur dénier
une certaine efficacité. Mais la catégorie de la représentation
renvoie aussi à l’idée d’imitation ou, pour employer un jargon
informatique dérivé de l’anglais, d’émulation. C’est le sens que le
mot « virtuel » a acquis en informatique, rappelle Benjamin Wool-
ley (1992), depuis qu’IBM commercialisa, en 1972, une invention
technique du nom de mémoire virtuelle. En ce sens, la communauté
virtuelle peut s’interpréter comme une « simulation fonctionnelle »
de communauté, non sans bien sûr encaisser une certaine perte
sémantique : l’on s’éloigne en effet de la distinction classique de la
philosophie opposant le virtuel à l’actuel.
Cette idée peut paraître exagérée à maints égards. Pourtant,
selon Turkle (1995), la « culture de la simulation » aurait pénétré
notre civilisation aussi sûrement que l’ordinateur – et, avant lui, la
télévision. L’idée de simulation a subrepticement investi notre vie
quotidienne. C’est ce que Turkle appelle l’« effet Disneyland » qui
nous conduirait à l’aberration de considérer les nouveaux centres
commerciaux et autres complexes récréatifs comme des répliques
convaincantes des petits villages d’antan, avec leurs places du
marché et leurs perrons d’église. Ce qui l’amène à se montrer très
critique à l’égard des communautés virtuelles, se demandant :
« Est-il vraiment sensé de suggérer que pour revitaliser la commu-
nauté, il suffit de nous asseoir tout seuls dans nos chambres, de
taper sur nos ordinateurs connectés au réseau, et de remplir nos
vies d’amis virtuels ? »
D’autres vont plus loin en redoutant que des « simulacres de
communauté » ne viennent prendre la place des « vraies » commu-
nautés. Ainsi de Michael Heim (1993) qui s’inscrit tout à fait dans
cette vision sombre du virtuel : « La communication par ordinateur
élimine la face physique du processus de communication. […]
Même la vidéoconférence n’apporte qu’une simulation de
rencontre en face à face, qu’une représentation ou l’apparence
d’une véritable rencontre. […] La communication en face à face, le
lien charnel entre les personnes apportent la chaleur et la loyauté
du long terme, et un sens de l’obligation pour lesquels les commu-
320 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

nautés médiatisées par ordinateur n’ont pas encore fait leurs


preuves » (cette section s’inspire de Proulx et Latzko-Toth, 2000).

L’irruption des réseaux sociaux de l’Internet

Depuis l’Antiquité, les réseaux interpersonnels d’influence ont


toujours eu de l’importance : le sens commun assure ainsi que le
pouvoir s’acquiert par l’entremise des amis et des relations. L’appa-
rition de la notion de « réseau » comme catégorie pour décrire ces
jeux entrelacés de relations sociales est toutefois plus récente
quoique l’usage du mot « réseau » dans une acception différente
peut être retracé dès la fin du XVIIe siècle dans les milieux du
textile : le terme, du latin retis, désigne alors un tissu fait d’un
entrecroisement de fibres. Le mot est récupéré au siècle suivant par
les milieux médicaux (appareil sanguin, système nerveux). Un
usage plus répandu de la notion de « réseau » se fera surtout à
partir de la seconde moitié du XIXe siècle pour désigner les
chemins, routes et voies ferrées traversant l’ensemble d’un terri-
toire, donc des « réseaux physiques » liés à la circulation et au
transport des biens et des personnes (Musso, 2003). C’est au
XX e siècle que les sciences sociales introduisent la notion de
« réseau social ». C’est un texte publié en 1954 par l’anthropologue
britannique John A. Barnes qui introduit pour la première fois ce
concept (Mercklé, 2003-2004, 2011). L’anthropologue y décrit l’or-
ganisation et le fonctionnement d’une petite communauté insu-
laire norvégienne de 4 600 habitants en s’appuyant essentielle-
ment sur l’analyse des relations que ses membres entretiennent
entre eux (Barnes, 1954). Ce travail apparaît fondateur de ce qui
deviendra la tradition de recherche désignée sous l’appellation
« analyse des réseaux sociaux » (social network analysis) (Degenne et
Forsé, 1994) et qui rassemble aujourd’hui une communauté inter-
nationale de chercheurs très active et dynamique.
Vers la fin des années 1990, mais surtout pendant la décennie
2000, apparaissent plus spécifiquement des « sites de réseaux
sociaux en ligne » que l’on appellera finalement les « réseaux
sociaux de l’Internet » (ou « réseaux socionumériques »), c’est-à-
dire un type de dispositifs qui s’appuie directement sur Internet
pour constituer ou reconstituer des chaînes de relations interper-
sonnelles dans un espace conversationnel non fini, aboutissant à
des maillages de connexions sociales à des fins personnelles ou
professionnelles (Casilli, 2010a ; Proulx, 2012a). Ces plateformes
connaissent aujourd’hui une popularité extrême : en 2012, par
L A RECOMPOSITION DU PAYSAGE MÉDIATIQUE 321

exemple, le site le plus fréquenté, Facebook, comptait près de


800 millions d’utilisateurs inscrits à l’échelle du globe. Ces
pratiques de réseautage en ligne ont engendré un ensemble de
comportements disparates relevant tantôt de la présentation de soi
pouvant aller jusqu’à des formes de narcissisme social, tantôt d’un
bavardage en ligne où se mêlent conversations privées et prises de
parole publiques :
« Les nouvelles formes de communication qui se développent
sur Facebook ont projeté sur la scène publique des énonciations que
nous avions l’habitude de considérer comme privées. La brutale
confrontation des tranchantes catégories de public et de privé a
donné un tour dramatique aux débats entourant les pratiques
conversationnelles sur les réseaux sociaux. Pourquoi rendre acces-
sibles des propos si puérils, si manifestement emprunts d’oralité et
si éloignés de la forme habituellement attendue des énoncés
publics ? Pourquoi les utilisateurs prennent-ils de tels risques à
exhiber à un public qu’ils ne connaissent pas toujours bien des
éléments de leur vie personnelle ? Pourquoi ne font-ils pas atten-
tion à s’exprimer sur un ton moins relâché en mettant un peu plus
de manières pour parler de leurs chefs, de leurs entreprises ou des
personnalités publiques ? La séparation des propos publics et privés
qui nous semble si évidente et naturelle se serait-elle brutalement
effondrée sous l’effet de l’irruption massive des pratiques du Web
social ? » (Cardon, 2012).
L’analyse proposée par Dominique Cardon sur les principales
formes d’énonciation dans les réseaux sociaux de l’Internet
l’amène à insister sur le fait que, dans ces conversations numé-
riques, la « présence spectrale du public » se fait constamment
sentir « soit parce que les internautes parlent de plus en plus entre
eux de choses publiques sans se cacher, soit parce que, pour parler
d’eux, ils se décrivent un peu comme des acteurs publics ». Toutes
ces joutes conversationnelles débridées et ces nouvelles formes
d’énonciation en ligne fragilisent l’ancienne catégorisation rigide
entre « vie privée » et « sphère publique ». Ces figures inédites
d’énonciation marqueraient, selon Cardon, des avancées allant
dans le sens d’un mouvement de démocratisation de la parole
populaire.

Des formes inédites de solidarité citoyenne

L’usage des technologies médiatiques et des réseaux sociaux de


l’Internet participerait, dans des moments historiques précis – on
322 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

pense ici au printemps arabe (2011) –, à l’invention de formes


inédites de solidarité citoyenne. Sans adhérer à un déterminisme
technique, il faut insister tout de même sur le rôle politiquement
vital que les réseaux et technologies socionumériques peuvent
jouer dans la dynamique de développement des forces sociales du
changement (Bardini et Proulx, 2002). La mise à disposition auprès
d’acteurs de la société civile de ces technologies médiatiques (télé-
phonie mobile, réseaux sociaux de l’Internet, blogs, Twitter, télévi-
sion connectée) permet l’invention de modes de sensibilisation à
des causes militantes, de modes nouveaux de coordination des
actions reliées à des finalités de résistance culturelle ou politique.
L’expression de formes nouvelles de solidarité citoyenne peut
émerger à partir d’une utilisation judicieuse de ces réseaux locaux
et globaux d’échange d’information et de communication dans la
mesure où ces actions se couplent à une démarche politique de
contestation souvent fondée sur un sentiment d’injustice et l’ex-
pression publique d’indignation.
L’arrimage entre l’action politique et l’usage de technologies
médiatiques n’est pas évident. Par exemple, dans le cas des mani-
festations de 2011 contre les dictateurs arabes, les activistes avaient
surtout besoin d’outils faciles à manier pour se rejoindre et se coor-
donner. Il suffisait qu’un nombre limité de militants fassent
montre de compétences techniques pour pouvoir assurer le fonc-
tionnement et le maintien des réseaux techniques. La réflexion
sociopolitique sur l’articulation entre moyens de communication
numérique et actions politiques doit établir des niveaux distincts et
variés de compétence pour les militants : compétences en maîtrise
de réseaux techniques, en capacité à coordonner, en capacité à
sensibiliser la population élargie, etc. Leur efficacité collective
dépendrait d’une organisation en réseau dans lequel on trouverait
des internautes techniquement forts et d’autres qui seraient plus
compétents politiquement, et cette association permettrait une
puissance d’agir plus grande. Par ailleurs, dans bon nombre de cas,
ces technologies médiatiques constituent simultanément des outils
de répression. Par exemple, au Yémen, en 2011, les autorités ont
appelé à manifester contre le régime pour ensuite s’en prendre à
ceux qui étaient venus manifester. La répression des cyberdissi-
dents en Chine est par ailleurs un phénomène bien connu. Les
manifestations altermondialistes organisées partout dans le monde
depuis plus d’une décennie donnent lieu également à des usages
sophistiqués des technologies médiatiques par les forces policières
afin de repérer les manifestants et de documenter leurs actions en
L A RECOMPOSITION DU PAYSAGE MÉDIATIQUE 323

vue de les faire condamner ensuite par les cours de justice (Gingras,
2012).
Le recours au courrier électronique facilite les échanges internes
et la coordination au sein d’un mouvement, ce moyen pouvant
constituer par ailleurs un outil efficace pour faire pression auprès
des élus. Les listes et les forums de discussion permettent d’appro-
fondir les débats démocratiques autour d’enjeux sociopolitiques ou
du choix de stratégies de luttes pertinentes (George, 2000). Enfin,
la recherche d’information à l’aide de moteurs de recherche perfor-
mants et auprès de banques de données spécialisées facilite la
construction de dossiers étoffés et bien argumentés, ce qui consti-
tue une condition nécessaire pour une participation appropriée et
pointue à des controverses sociales et à des débats publics traitant
de questions parfois spécialisées, complexes et techniques (Gingras,
1996). Pensons notamment aux dossiers traitant d’environnement
et d’écologie politique.
Insistons encore une fois : il ne s’agit pas d’adhérer ici à un
déterminisme technique qui conclurait à l’émergence de réseaux
sociaux mondiaux de solidarité du simple fait de l’existence de
réseaux techniques de transmission à l’échelle planétaire. L’émer-
gence d’une conscience citoyenne suppose au contraire une néces-
saire distanciation vis-à-vis des illusions de l’idéologie du progrès.
Cela n’empêche pas de prendre acte que les nouveaux réseaux
techniques peuvent constituer une infrastructure utile pour assurer
l’émergence et la perpétuation de réseaux de solidarité entre les
individus, les groupes, les associations qui cherchent aujourd’hui à
promouvoir la nécessité d’autres logiques, alternatives à celle du
marché, pour orienter le développement et les transformations
sociales à l’échelle locale et planétaire. L’usage des dispositifs et
réseaux globaux de communication numérique donne naissance à
des formes inédites (relativement indépendantes des contraintes
d’espace et de temps) de communication et d’échange entre les
personnes qui peuvent déboucher sur des formes nouvelles de soli-
darité (Cardon et Granjon, 2010). D’où la pertinence des débats
publics contemporains autour d’Internet, participant ou non aux
mouvements de transformation des rapports sociaux dans des
secteurs vitaux comme la production, la consommation, les loisirs
et la vie quotidienne. Le Web peut-il agir comme catalyseur dans la
création de nouvelles solidarités citoyennes à l’échelle locale et
globale ? Nous pouvons formuler des hypothèses en ce sens
(Proulx, 2012b ; Jauréguiberry et Proulx, 2002).
Dans le cas des réseaux internationaux de militants dans le
domaine des médias associatifs et communautaires, le chercheur
324 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

canadien Alain Ambrosi a pu observer, à partir du début des années


1990, la multiplication rapide de mobilisations diverses émanant
de réseaux sociaux de militants dans les domaines de la radio, de la
vidéo, de la télévision et de l’informatique communautaires, initia-
tives rendues possibles du fait de l’existence d’Internet et qui se
réclamaient d’un projet de communication démocratique à l’échelle
globale (Ambrosi, 1999) : « Phénomène nouveau […], ces organisa-
tions forment des réseaux transnationaux qui consistent à fédérer
les réseaux nationaux ou internationaux déjà existants. » Ambrosi,
dans son analyse, met en relief l’émergence d’une nouvelle
conscience du fait que les réseaux transnationaux communautaires
et associatifs peuvent constituer un nouvel acteur représentant la
société civile dans l’espace politique global (voir aussi Proulx,
2002a).

Une restructuration de l’économie de l’attention

Nous sommes entrés dans l’ère du numérique au sens où, depuis


les décennies 1990 et 2000, plusieurs dispositifs de communication
différents et interconnectés ont vu le jour, tous ancrés dans les
infrastructures numériques de l’Internet. À côté des sites de réseaux
socionumériques (MySpace, Facebook, LinkedIn) et du vaste
univers des blogs, on retrouve des projets collaboratifs comme
Wikipédia, des communautés d’échange de contenus (YouTube),
des jeux massivement multijoueurs (World of Warcraft), des
mondes immersifs (Second Life), des dispositifs de microblogging
(Twitter)… Cet ensemble de dispositifs – appelés aussi « médias
sociaux » –, que s’approprient de plus en plus facilement les utilisa-
teurs, constitue une écologie informationnelle surchargée où l’offre
de contenus toujours vigoureuse de la part des médias convention-
nels s’entrelace avec les plateformes des nouveaux médias sociaux
(Proulx et alii, 2012). Cet ensemble de pratiques de communication
est assujetti aux aléas et contraintes d’une nouvelle économie de
l’attention, c’est-à-dire que l’on assiste à un réaménagement des
mécanismes d’allocation d’une économie dans laquelle l’attention
des publics constitue la ressource rare (Kessous et alii, 2010). Les
transformations de l’environnement informationnel appellent en
effet des attitudes inédites de la part des usagers à l’égard des flux
informationnels dans lesquels ils sont immergés. C’est une grande
partie de l’écologie informationnelle qui est placée en « mode
réseau » (networked media), ce dernier effectuant une poussée signi-
ficative sur le traditionnel « mode diffusion » (broadcast media) en
L A RECOMPOSITION DU PAYSAGE MÉDIATIQUE 325

tant que mode aiguilleur des pratiques des usagers (Boyd, 2010).
L’organisation médiatique s’oriente vers de nouveaux équilibres et
des ajustements progressifs, les acteurs industriels se trouvant à la
recherche de nouveaux modèles d’affaires (business models) fondés
sur des modes inédits de captation de l’attention des utilisateurs
des plateformes du Web social. Cet état des choses suppose que, de
son côté, l’usager (surtout le jeune et le très jeune utilisateur, affi-
chant une identité personnelle encore fragile) adopte dans certains
cas des manières nouvelles d’être attentif aux flux information-
nels : non plus en se centrant exclusivement sur ce qu’il recherche
a priori, mais plutôt en se laissant porter par une curiosité diffuse à
travers les divers « courants de contenus » (streams of content, selon
l’expression de Boyd) qui sillonnent et constituent l’environne-
ment informationnel.
Les contenus sont partout, se présentant sous de multiples
genres et formats, laissant place à un mode d’appropriation par
exploration : « Internet est une ressource à l’exploration dans la
mesure où il prédispose à trois catégories d’enquête curieuse. D’une
part, il offre un gisement illimité d’informations et suscite un senti-
ment grisant, voire pirate, de navigation dans une immensité de
données. D’autre part, structuré autour de ce carrefour qu’est le
lien hypertexte, il offre une providence de directions potentielles
pour nouer de nouvelles formes d’association : ainsi, la lecture sur
Internet a pu être considérée par certains analystes, comme Nicho-
las Carr (2008), comme susceptible de changer notre façon de lire,
en multipliant les distractions, les risques de désorientation, et en
affaiblissant la tenue du plan. […] Enfin, il constitue une opportu-
nité interactionnelle précieuse pour la rencontre, et au-delà pour
l’agrandissement de réseaux personnels : véritable média social, il
permet de constituer des réseaux d’échanges interpersonnels dont
la taille dépasse celle des cercles d’amis de la sociabilité mondaine
[…], voire celle des communautés du fan et de l’amateur […]. Ainsi,
il invente des prises pour la manifestation et la visibilisation de
communautés de grande taille […] aussi appelées […] grands
graphes » (Auray, 2011).
Selon Nicolas Auray, la force politique d’Internet s’est constituée
historiquement dans la primauté accordée à ce « régime explora-
toire », un régime d’attention divisée donnant la primauté à l’expéri-
mentation sur l’intériorisation, aux tâtonnements incertains sur les
apprentissages formels, au jeu et au défi sur l’examen scolaire (dans
le cas notamment des jeunes hackers adolescents appelés aussi script
kiddies). C’est ce régime d’engagement qui fonde l’apparente
liberté, presque anarchique, des jeunes usagers des technologies de
326 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

l’information et de la communication (TIC), qui les libèrent (peut-


être de manière illusoire) des apprentissages restés bloqués dans les
cursus scolaires en faisant la promotion d’une pédagogie autodi-
dacte par imitation au sein de communautés de mentorat ou de
communautés de pratique. Or, selon Auray, ce régime exploratoire
serait aujourd’hui menacé par des évolutions institutionnelles
susceptibles de l’entraver (droit de la propriété intellectuelle qui
briderait le libre accès aux contenus, normes de la société sécuri-
taire qui feraient de l’exploration une faute, par exemple à travers
la définition juridique européenne de la « cyberdélinquance »).
L’exploration est une besogne plus active qu’une simple ouverture
à l’imprévu, elle doit pouvoir rattacher l’événement surprenant à
une succession d’enquêtes personnelles précédentes, à une suite
d’accumulations antérieures d’artefacts (ainsi, le collectionneur
modifiera l’état de sa collection en fonction de sa flânerie, l’ama-
teur de musique ajustera son credo esthétique avec le nouvel air
qu’il découvre, etc.). Ces gestes exploratoires dévalorisent systéma-
tiquement les figures du « plan » ou de la « programmation structu-
rée ». Ils appellent l’excitation d’être surpris par le hasard et l’incer-
tain. En même temps, force est de constater que « l’exploration est
le mode d’engagement des identités fragiles comme celles de l’ado-
lescent ou de l’enfant, marqué précisément […] par l’inachève-
ment. Les curieux, [les] explorateurs, ont du mal à paraître et à se
maintenir dans un régime d’engagement au monde qui témoigne
de la consistance de leur individu. Le mode d’engagement propre à
l’exploration ne s’ordonne pas suivant une grammaire de l’indi-
vidu doté de volonté, capable de se montrer responsable et de se
tenir dans une autonomie. […] [L’exploration] passe par une incapa-
cité à s’extraire d’une fascination curieuse qui exerce une véritable
tyrannie et assujettit à une dépendance » (Auray, 2011). Ce régime
exploratoire est étroitement lié à la notion de « sérendipité », c’est-
à-dire la trouvaille heureuse de l’explorateur qui rencontre ce qu’il
ne cherche pas, « la faculté qu’ont certains de trouver la bonne
information par hasard, sans la chercher » (Van Andel et Boursier,
2011).
Dans le paysage médiatique contemporain, l’économie de l’at-
tention se restructure de manière significative : alors que le régime
exploratoire postule le maintien d’une attention non focalisée de
la part des usagers, les « forces de captation » du marché média-
tique tentent a contrario de prendre le contrôle de l’attention des
utilisateurs : campagnes de publicité subliminale ou de publicité
comportementale, canalisation de l’attention par l’utilisation de
jeux destinés à engager les consommateurs dans une adhésion à la
L A RECOMPOSITION DU PAYSAGE MÉDIATIQUE 327

marque commerciale, etc. De la même manière, les algorithmes des


moteurs de recherche standard (tel Google) auraient tendance à
canaliser l’attention des usagers, à la refermer sur les contenus les
plus massivement cités : c’est le travail de l’« effet Matthieu »
repéré jadis par le sociologue Robert K. Merton – les citations scien-
tifiques vont de manière prédominante à ceux qui sont déjà beau-
coup cités. Les forces opposées à ces stratégies de colonisation de l’at-
tention se trouvent du côté des tenants du logiciel libre et des
licences de Creative Commons qui luttent pour que l’information
soit considérée comme un bien commun, rendu disponible en libre
accès, hors de toute emprise des marchés. À côté de ces positions
militantes, on trouve aussi des logiciels fondés sur des algorithmes
de soutien à la recommandation par les usagers (tel Delicious, outil
de « bookmarking social » de Yahoo !) qui visent à contrer les
tendances des moteurs de recherche à susciter l’adhésion aux choix
majoritaires.
Le paysage médiatique gouverné jusqu’ici par quelques grands
réseaux de télévision et quelques grands groupes de presse n’a pas
disparu ; ces grands réseaux ont acquis en effet beaucoup de
pouvoir du fait de leur contrôle vertical et centralisé de canaux de
distribution conçus pour obtenir une captation optimale et quasi
exclusive de l’attention des publics. Ainsi les grands rendez-vous de
masse de la télévision continuent à exister, même s’ils sont plus
rares. Pour certains analystes (Boyd, 2010), ce qui change aujour-
d’hui, c’est qu’un processus de fragmentation de l’attention des
publics est à l’œuvre. À côté des grands rendez-vous auxquels les
médias de masse continuent de convoquer épisodiquement leurs
publics, la révolution numérique signifierait le surgissement et la
reconfiguration d’une multitude de petits publics, constitués loca-
lement à une échelle réduite, mais phénomène se produisant
simultanément sur l’ensemble de la planète. À partir de la décennie
1980, nous avions assisté à la formation des publics restreints et
segmentés des chaînes spécialisées de télévision ; aujourd’hui, cette
tendance au fractionnement se poursuivrait intensément avec
Internet ; ce seraient de multiples micropublics – des micro-
cultures, des microsphères publiques – qui se constitueraient
autour des diverses communautés du Web (sites d’échange et de
jeux en ligne, sites de rencontre, sites collaboratifs, wikis) et des
groupes d’amis qui s’agglomèrent sur les sites de réseaux sociaux de
l’Internet. À l’heure des médias sociaux et des « médias de masse
individuels » (Castells, 2006), on assisterait même à l’émergence de
« publics personnels » au sens où les médias sociaux fournissent
maintenant des mécanismes efficaces de communication pour que
328 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

des personnes singulières puissent se constituer leurs propres


publics : pensons, par exemple, à des bloggeurs vedettes qui
deviennent suffisamment visibles et célèbres pour attirer l’assiduité
d’audiences qui leur sont exclusivement dédiées et qui peuvent
s’étendre géographiquement sur plus d’un continent.
Avec le Web social, la problématique de la distribution des
contenus culturels se transforme significativement. Danah Boyd
formule l’hypothèse suivante, sujette à controverse, mais qui invite
à penser l’une des facettes de la recomposition du paysage média-
tique : alors que le contrôle vertical sur les canaux de distribution
par les médias conventionnels (presse, radio, télévision) aurait
bloqué l’entrée à une diversification des créateurs dans le paysage
médiatique, Internet rendrait possible la multiplication infinie de
nouveaux canaux de distribution. Cette nouvelle situation occa-
sionnerait un déplacement significatif du pouvoir dans l’univers
médiatique. Jusqu’ici, le pouvoir appartenait aux agents qui
contrôlaient verticalement les canaux de distribution ; selon Boyd,
aujourd’hui, les canaux de distribution s’étant multipliés à l’infini,
le pouvoir appartiendrait davantage aux agents en mesure de
capter horizontalement l’attention des publics dans un univers
marqué par une surenchère médiatique qui signifie une surcharge
communicationnelle pour les usagers (Boyd, 2010 ; Harper, 2010).
Le problème aujourd’hui pour les usagers est de pouvoir s’y
retrouver et « faire sens » dans cet océan informationnel infini où
les repères crédibles semblent souvent faire défaut. Or, du côté des
firmes propriétaires des sites et plateformes et des agences publici-
taires, le défi est d’inventer des stratégies nouvelles, faisant appel à
cette soi-disant « participation des publics », pour pouvoir encore
capter l’attention d’usagers cognitivement surchargés. Situation
paradoxale où l’on cherche à solliciter l’attention d’usagers déjà
complètement saturés…
14/La communication
est-elle encore un enjeu de société ?

Le terme « communication » est entré dans l’usage courant il y a


maintenant près d’un demi-siècle, notamment sous l’impulsion de
la cybernétique, première « science de la communication » décla-
rée. Malgré une légère péjoration dont le terme a été affecté
(notamment sous la forme de l’élusif « C’est de la com’»), à l’in-
verse du terme « information » qui reste, lui, presque entièrement
positif, le mot « communication » recouvre maintenant un vaste
univers de significations. La fréquence de son occurrence dans les
conversations, dans les débats publics, dans les médias et dans la
littérature a littéralement explosé.
Au-delà du mot, l’irruption de la problématique de la communi-
cation a fait émerger, puis se rétracter, dans beaucoup de cas, de
nombreux débats. Certains d’entre eux, qui ont pourtant, à une
certaine époque, fortement agité les acteurs impliqués, et, au-delà,
le grand public, ont maintenant quasiment disparu (on pense par
exemple au thème de la « virtualité » et au débat sur la « diffé-
rence » entre le virtuel et le réel). D’autres débats resurgissent sous
de nouvelles formes, comme celui de l’ordinateur pensant et de la
possibilité d’une « intelligence artificielle ».
Le lexique associé à ces débats est lui aussi très mouvant. Qui se
souvient du terme « autoroute de l’information », un temps utilisé
pour parler d’Internet, ou encore des très fameux (à l’époque)
« systèmes experts » ? Celui qui parle encore de « cassette vidéo »
330 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

suscite le sourire ou l’incompréhension, selon l’âge de celui qui


écoute…
Qui se souvient que le terme « propagande » était encore utilisé
dans un sens positif jusque dans les années 1960 ou que, dans un
autre domaine, la RATP (Régie autonome des transports parisiens)
avait dans la même période une « direction de la cybernétique » ?
Qui a gardé la mémoire du nom du scientifique français qui a
inventé le terme « informatique », comme contraction d’« informa-
tion » et d’« automatique » (il s’agit de l’ingénieur Philippe Drey-
fus, en 1962) ? A-t-on vraiment gardé le souvenir du débat sur les
risques que l’informatisation faisait peser sur les libertés publiques,
débat qui a été très vif dans les années 1975 et suivantes, au point
de menacer des ministres et des gouvernements et de devenir un
enjeu politique majeur ? Bien des débats actuels seront peut-être
rapidement oubliés…
Notre ouvrage a été publié pour la première fois en 1989. Il a
connu de nombreuses rééditions qui ont été à chaque fois l’occa-
sion d’actualisations systématiques, comme c’est le cas pour la
présente édition. À travers ces nombreuses éditions, il porte la trace
de ces débats qui ont traversé et structuré le monde de la commu-
nication. Ce chapitre conclusif tente de faire le point sur l’architec-
ture de ces débats. Y a-t-il des constantes dans ces différents
enjeux, des thèmes récurrents qui réapparaissent sous d’autres
formes ? La communication est-elle devenue, après avoir été la
source d’innovations techniques importantes, un thème banal ou
bien le développement de la communication et de ses techniques
ne va-t-il pas faire éclater de nombreuses frontières, entre le public
et le privé, entre le profit et la gratuité, entre l’intime et l’exhibi-
tion ? Ce thème ne va-t-il pas, lui aussi, se dissoudre dans les muta-
tions de société qui se profilent ? Peut-on, à partir de l’analyse du
passé, prendre le risque de parler de l’avenir de la communication ?

Que reste-t-il du futur ?

L’avenir, il en est déjà question tout au début, dans les années


1940, quand émerge le nouveau thème de la « communication ». Il
faut bien reconnaître que les premiers penseurs de ce nouveau
paradigme avaient l’esprit visionnaire. À la suite de Norbert
Wiener, de nombreux auteurs entrevoient un futur où les nouvelles
machines à communiquer et à traiter de l’information se substi-
tuent progressivement à la décision humaine dans tous les
domaines. Il n’est pas exagéré de dire que les textes de l’époque
L A COMMUNICATION EST- ELLE ENCORE UN ENJEU DE SOCIÉTÉ ? 331

avaient une vue assez claire de l’avenir, notamment dans le


domaine des réseaux.
La science-fiction se mélange alors à la prospective et aux
projets de recherche en tout genre qui fleurissent alors, souvent
financés par des crédits militaires, alors quasi illimités dans le
climat tendu de la guerre froide. Avions sans pilote, missiles auto-
guidés, armées de robots qui remplacent les combattants humains,
réseaux de communication à l’échelle mondiale, vastes banques de
données accessibles à tous, messageries instantanées à distance,
ordinateurs intelligents dotés d’une logique et d’une pensée
humaines, sociétés où chacun vit chez soi, entourés d’automa-
tismes, de moyens de communication et d’hologrammes permet-
tant à l’autre de faire ses visites sans se déplacer, déréalisation du
monde par enchevêtrement du réel et du virtuel, vastes technolo-
gies de contrôle étatique, télémédecine, sexe à distance via les
réseaux, la liste est longue de ce qui devait arriver à court ou à
moyen terme.

Où en est l’intelligence artificielle ?

Le lecteur fera lui-même la part, dans les différents thèmes qui


viennent d’être évoqués, de ce qui a été réalisé et de ce qui est resté
une utopie. Le bilan n’est pas déshonorant pour ceux qui avaient
eu le courage – ou l’inconscience – de faire des prévisions à
l’époque où… un seul ordinateur fonctionnait dans le monde
entier ! La prospective a toutefois échoué sur un projet qui semblait
à la fois déterminant et sa réalisation imminente : l’intelligence
artificielle. La représentation du cerveau humain comme un réseau
de communication neuronale (von Neumann) – et la réduction
subséquente de l’intelligence à un traitement logiciel de l’informa-
tion (Turing) – était fondée, voire inspirée par l’espoir de déplacer
et de reproduire la pensée humaine dans un dispositif artificiel.
Ce projet a suscité un vif débat, impliquant scientifiques, ingé-
nieurs et philosophes, à la fois sur l’opportunité éthique et la faisa-
bilité technique d’un tel projet. Ce débat s’est prolongé dans les
années 1960, puis les décennies suivantes autour de l’idée, plus
modeste mais qui relevait de la même racine, de « systèmes
experts », logiciels que l’on doterait d’une véritable intelligence et
qui seraient capables de prendre des décisions stratégiques dans
toute une série de domaines.
Il ne reste aujourd’hui plus grand-chose de ces débats car le
projet d’une intelligence artificielle n’a pas connu le moindre
332 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

commencement de réalisation. Les chercheurs ont été invités à


plus de modestie devant l’ampleur techniquement inaccessible
– en l’état actuel des connaissances – de ce projet de reproduire
l’humain en ce qu’il a de plus essentiel car il revenait à créer ainsi
une nouvelle espèce artificielle.
De ce point de vue, nous sommes encore largement dans l’uto-
pie, ce qui n’a pas empêché ce projet de jouer un rôle heuristique
majeur, non seulement dans l’invention de l’ordinateur lui-même,
mais aussi dans les multiples innovations technologiques qui ont
suivi. Il n’est pas impensable également qu’à la faveur de tel ou tel
saut technologique futur, ce thème de l’intelligence artificielle se
« réveille » un jour. Il correspond trop à un désir secret de l’huma-
nité de se dépasser elle-même, voire de disparaître, pour ne pas
saisir l’opportunité d’un progrès afin de nous faire rêver à nouveau
à un autre et peut-être meilleur nous-même (Breton, 1995).

Des technologies liberticides ?

Les vastes innovations en matière de traitement de l’informa-


tion ont permis un processus jusque-là sans précédent de collecte,
de traitement et de stockage de données, notamment personnelles.
Le 21 mars 1974, un journaliste français, Philippe Boucher, dans
un article du journal Le Monde, intitulé « Safari ou la chasse aux
Français », tire une sonnette d’alarme qui fera grand bruit, et pour
longtemps : le gouvernement français développerait un projet d’in-
terconnexion des différents fichiers nominatifs. D’un simple clic,
tout fonctionnaire agréé pourrait tout savoir sur chacun. La levée
de boucliers qui s’ensuivit, en France comme ailleurs, fut à l’origine
d’un immense débat sur le thème « informatique et liberté ». Le
spectre de Big Brother, nom du dictateur du roman de George
Orwell, entacha pour longtemps les débuts de la généralisation de
l’informatique publique. Le livre décrivait une société totalitaire où
il était par exemple impossible de baisser le son de sa télévision,
outil de propagande, et où celle-ci contenait une sorte de webcam
avant l’heure permettant aux services de sécurité d’espionner
chacun jusque dans son domicile privé.
Pour la première fois, l’informatique, vécue jusque-là dans l’opi-
nion comme un outil de progrès, voyait sa réputation entachée aux
yeux de l’opinion publique. Ce débat, spécifique aux années 1980
et 1990, ne peut se comprendre que dans un contexte politique de
poussée à la fois de l’individualisme (qui reste la problématique
majeure des événements de 1968) et du néolibéralisme qui s’impo-
L A COMMUNICATION EST- ELLE ENCORE UN ENJEU DE SOCIÉTÉ ? 333

sera comme idéologie dominante à partir de cette période, comme


l’avait affirmé l’économiste Francis Fukuyama, dans son fameux
article « La fin de l’histoire » publié en 1989 dans la revue améri-
caine National Interest. L’heure est donc à la critique de l’État,
conçu comme une instance liberticide et tentaculaire. Il a suffi que
l’administration rêve à un peu plus d’efficacité – de son point de
vue – dans l’usage des données nominatives pour que l’anti-
étatisme se cristallise sur une informatique en train de se dévelop-
per. Les ordinateurs, qui commençaient à envahir le quotidien,
étaient, en plus, mal connus du public où l’on observait des
tendances technophobes. C’est à cette époque que l’on redécouvre
la pensée d’un Jacques Ellul, qui, dès les années 1940, dénonçait
sans relâche à partir d’un raisonnement ancré dans une éthique
chrétienne l’envahissement du « système technicien » (2012).
Le débat sur la dimension potentiellement liberticide des tech-
nologies de l’information a disparu des écrans radars de l’opinion
publique dans les années 1990. Plusieurs facteurs expliquent ce
retrait d’une problématique qui avait pourtant mobilisé beaucoup
d’énergie pendant deux décennies. Sous la poussée du néolibéra-
lisme et de la conversion de la gauche aux nouvelles thèses écono-
miques du marché, l’État en tant qu’institution s’est fortement
contracté. Sa dimension répressive s’est beaucoup limitée. De
toutes les façons, l’État n’a plus les moyens d’une telle politique.
Sous la poussée de l’opinion – et c’est, là aussi, un bénéfice du
mouvement de contestation critique des années 1970 –, plusieurs
barrières législatives ont contenu la dimension potentiellement
liberticide des fichiers de données personnelles. On pense, par
exemple, à la création de la Commission nationale de l’informa-
tique et des libertés (CNIL), même si son énergie intrinsèque et son
pouvoir d’action ont été singulièrement rognés depuis.
De plus, l’État n’est plus le seul à mettre en œuvre de vastes
fichiers de données nominatives. Le fait qu’aujourd’hui de
nombreuses entreprises privées, y compris dans le secteur des
nouvelles technologies et des réseaux sociaux de l’Internet, utili-
sent, parfois clandestinement, de telles données a dilué le problème
et ne fait plus guère scandale. Personne n’est choqué aujourd’hui
par des pratiques pourtant intrusives, comme par exemple lorsque
l’utilisateur consulte un site et qu’il reçoit quelques minutes après
un courriel publicitaire à son nom, prouvant ainsi qu’il a été pisté et
identifié nominativement, et que probablement un petit logiciel
espion – un « cookie » – a été déposé directement dans la mémoire
de son ordinateur. Ces pratiques auraient provoqué dans le passé de
véritables levées de boucliers.
334 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

Un dernier facteur ayant contribué à l’effacement de ce débat


sur l’informatique et les libertés est constitué par la progression
relative dans l’opinion d’une certaine « culture informatique ». Le
grand public ne sait pas mieux aujourd’hui comment fonctionne
un ordinateur, mais il en perçoit plus clairement les limites. La part
de mystère qui entourait ces machines a décru en proportion de sa
présence dans les bureaux, puis dans les salons et les chambres. Qui
verrait aujourd’hui dans son PC ou dans son Mac une quelconque
menace pour sa liberté, son individualité ou sa vie privée ?

Réel ou virtuel : un faux débat ?

Dès l’ouverture au grand public d’Internet, dans les années


1990, un débat a débuté sur le rôle que pouvait jouer cette nouvelle
technologie dans le développement de l’individualisme, en encou-
rageant les tendances anomiques et « désocialisatrices » de cette
manière moderne de faire, ou de « défaire », société. En gros, la
question était celle de savoir si Internet, en fixant les utilisateurs
devant leur ordinateur, n’allait pas constituer une menace pour le
lien social (Breton, 2000, 2011). Deux thèses s’opposaient alors. La
première, dont le philosophe Pierre Lévy (2000) s’est fait le chantre
radical, soutenait que l’évolution souhaitable dans ce domaine
était le passage de toute socialité du monde physique « réel » au
monde « virtuel » de l’Internet et la disparition du sujet individuel
au profit d’une « intelligence collective ». Le thème de la sépara-
tion sociale et du tabou de la rencontre physique est ancien. Il
avait déjà été évoqué par l’écrivain Isaac Asimov dans un ouvrage
(1970, voir supra, chapitre 12), comme une sorte de prix à payer
pour une pacification des rapports sociaux.
Le concept clef de cette thèse étant la notion de « noosphère »
empruntée à un théologien disparu, le père Teilhard de Chardin,
dont la pensée, à cette occasion, était assez largement réinterprétée.
En périphérie de cette thèse, déjà radicale, on trouvait alors de
nombreux dossiers « magazine » dans les médias sur les pratiques
de « sexualité virtuelle », où les partenaires restaient séparés physi-
quement, éventuellement chacun à un coin de la planète, mais
communiquaient grâce au réseau. Une impulsion donnée par un
partenaire à un bout du réseau arrivait par exemple à l’autre grâce à
un « gant caressant » bourré de capteurs. La sexualité était ainsi
rabattue sur une pure dimension communicationnelle.
La thèse du passage du réel au virtuel, qui avait la sympathie de
bien des acteurs militants des nouvelles technologies, même s’ils
L A COMMUNICATION EST- ELLE ENCORE UN ENJEU DE SOCIÉTÉ ? 335

n’en partageaient pas tous la radicalité, se voyait opposer les


tenants, aux accents fortement technophobes, d’une socialité plus
classique articulée sur des positions humanistes (Finkielkraut et
Soriano, 2001), ou des chercheurs attentifs aux aspects négatifs de
l’individualisme contemporain (Ehrenberg, 1995).
Ce débat s’est fortement atténué, au point de presque complète-
ment disparaître sous une double poussée. D’une part, comme le
soutient le chercheur italien Antonio Casilli (2010b), « de l’accent
mis sur les dangers pour la cohésion sociale, on est passé à une
orientation théorique principalement dominée par une sociologie
prônant l’analyse des réseaux sociaux en ligne » et « c’est une envie
de cohésion qui anime les internautes, une envie de resserrement
de leurs rapports sociaux ». Nous sommes loin ici de la probléma-
tique des « emmurés ». D’autre part, la poussée d’Internet ne
semble pas s’être faite au détriment d’autres formes de socialité, qui
elles aussi évoluent, notamment sous l’effet de la crise écono-
mique. Le clivage socialité traditionnelle/socialisation moderne
grâce aux nouvelles technologies apparaît donc comme une fausse
alternative. Dans ce domaine comme dans d’autres, les technolo-
gies de la communication sont maintenant perçues comme
accroissant notre champ d’action plutôt que se substituant complè-
tement à des formes anciennes d’action.
Ce débat sur la désocialisation liée aux nouvelles technologies
s’est donc éteint partiellement. Peut-être reprendra-t-il sur un front
secondaire, déjà ouvert dans les années 1980 par les ingénieurs en
informatique, promus nouveaux techniciens de la pédagogie. Ces
derniers, très liés à l’époque aux grandes compagnies informatiques
comme IBM, rêvaient alors de transformer l’ordinateur en profes-
seur – grâce notamment aux ressources de l’intelligence artificielle –
et se prenaient à imaginer un monde où les enseignants seraient
remplacés par des « logiciels éducatifs intelligents », bien plus
aptes, selon eux, à s’adapter individuellement à l’enfant et à l’ap-
prenant. Suppression des enseignants, individualisation de l’ap-
prentissage, fins des « collectifs scolaires », ces promesses trouvè-
rent un écho dans une partie du monde politique pour qui la
charge budgétaire de l’éducation (première dépense de l’État et
plus fort contingent de fonctionnaires) a toujours été un problème.
Le projet a buté – et bute encore –, d’une part, sur une résistance
efficace des pédagogues qui insistent, outre quelques arguments
conservateurs et corporatistes, sur le caractère essentiel de la fonc-
tion de socialisation de l’école à travers le savoir, et, d’autre part,
sur l’impossibilité récurrente des ingénieurs à concevoir des logi-
ciels véritablement éducatifs.
336 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

Le déplacement des frontières privé/public


a-t-il eu lieu ?

Plus récent et encore très actuel, le débat sur le déplacement des


frontières entre public et privé témoigne de l’avancée des médias et
des technologies de l’information dans notre quotidien. Cette
problématique prend deux formes qui sont autant de débats de
société débouchant sur des dispositions législatives dont les consé-
quences judiciaires sont importantes. La première est la question
de la propriété privée, notamment dans le domaine de la création
culturelle, qui s’oppose à la « liberté de circulation de l’informa-
tion ». La seconde est la question de la limite de la vie privée face à
l’« exhibition de l’intime ». C’est donc bien le cœur du lien social
qui est ici provoqué, à la fois par les mutations sociétales en cours
et par l’accroissement des possibilités techniques en matière de
communication.
Comme le disait le sociologue Norbert Elias (1973), toute société
règle à sa façon la part du « je » et la part du « nous », et ce réglage
caractérise, plus que tout autre facteur, l’essence et les équilibres
internes d’une société donnée. De ce point de vue, ce n’est pas l’irrup-
tion des nouvelles technologies qui est le facteur dominant, mais bien
la poussée de l’individualisme devenu, selon la très pertinente analyse
de l’anthropologue Louis Dumont (1983), l’« idéologie dominante »
de la modernité. Les formes techniques prises par la communication
depuis les années 1940 sont inspirées et guidés par cette évolution
majeure qui voit le « nous » s’effacer au profit du « je ».
Sans cette mutation sociale et culturelle de grande ampleur qui
transforme radicalement les sociétés modernes, de nombreuses
technologies qui font aujourd’hui partie de notre quotidien
seraient restées à l’état de projet ou de curiosité sans lendemain, à
l’instar de ces nombreuses techniques que la Chine médiévale
invente, sans jamais s’en servir, faute d’un contexte social appro-
prié (voir l’analyse que fait Joseph Needham, 1977, concernant
l’invention de l’imprimerie par exemple).
Les frontières bougent, donc, entre le public (le « nous ») et le
privé (le « je »). Le développement des outils techniques focalise
l’attention sur des points de déplacement rapide. On aurait tort de
croire que les technologies sont d’un côté ou de l’autre de ces
forces. Mieux vaudrait parler de « technologies mercenaires » tant
elles peuvent être mises au service de la même chose ou de son
contraire.
Ainsi le débat sur le droit d’auteur, qui fait rage depuis une
décennie. Le problème est simple. D’un côté, on a l’ancienne idéo-
L A COMMUNICATION EST- ELLE ENCORE UN ENJEU DE SOCIÉTÉ ? 337

logie cybernétique qui prône la « liberté de circulation de l’infor-


mation ». Le point de vue libertarien, très américain, de Norbert
Wiener, veut que l’information ne soit en aucun cas une
« marchandise » afin de lui garder son potentiel antientropique.
Cette idéologie abstraite s’est trouvée confortée par la possibilité
technique de dupliquer et de diffuser librement des informations
qui étaient jusque-là verrouillées dans un dispositif propriétaire.
L’information, en somme, doit rester « publique » et socialisée face
à la prétention de ses propriétaires de la garder « privée » et de ne la
rendre publique qu’à travers les mécanismes du marché. L’intérêt
individuel y gagne puisqu’il n’est plus besoin de payer pour accé-
der à des biens informationnels (musiques, films, séries) qui
seraient autrement payants.
De l’autre côté, on a, tout simplement, les défenseurs de la
propriété privée des moyens de production et de diffusion, pour
qui les biens culturels – et, plus largement, informationnels – relè-
vent des lois du marché. Ils sont amplement soutenus par les créa-
teurs de ces biens (musiciens, cinéastes) qui risquent de se trouver
privés à court terme de toute source de revenu.
Un premier débat concret – l’idéologie portée par Norbert
Wiener étant restée jusque-là très théorique – s’amorce dans les
années 1980, au moment des débuts de la micro-informatique. Les
milieux qui s’approprient alors la nouvelle machine sont très peu
réceptifs à l’idée qu’ils doivent payer – cher – les logiciels qui
permettent de les faire fonctionner (tableurs, traitements de texte,
jeux). Les connaisseurs-bricoleurs ont les moyens techniques de les
dupliquer, donc de les pirater, et les logiciels ne sont pas véritable-
ment protégés. Une intense activité de hacking se met alors en
place : mélange d’idéologie cybernétique et libertarienne, de goût
ludique pour le défi technique que représente le copiage illicite, et
d’intérêt pragmatique à ne pas payer ce que l’on consomme pour-
tant abondamment.
C’est à cette époque que se met en place une sorte de « nouveau
rapport à la loi » qu’autoriserait le développement des nouvelles
technologies. Ces conceptions sont diffusées dans de nombreux
sites et reprises par de nombreuses revues, comme par exemple la
revue américaine Wired. Elles trouvent un relais chez des auteurs
alors en vogue comme Nicolas Negroponte (1995), directeur du
Medialab au MIT, Pierre Lévy (2000), philosophe et théoricien d’In-
ternet, ou Philippe Quéau (2000), directeur de recherche à l’Institut
national de l’audiovisuel (INA) jusqu’en 1996 et plus tard directeur
de la division « Société de l’information » à l’Unesco.
338 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

En les résumant on pourrait dire que ces conceptions tentent


d’accréditer l’idée qu’avec Internet s’ouvre un « deuxième monde »
n’obéissant pas aux mêmes contraintes que le « premier monde »,
celui dans lequel nous vivions jusqu’à présent. Au monde matériel
s’opposerait le monde virtuel, doté de ses propres lois. Dans ce
« deuxième monde », nous pourrions faire circuler toutes sortes
d’informations et les échanges n’y seraient pas soumis aux
contraintes habituelles, notamment légales, du monde matériel.
Ainsi se met progressivement en place un double système de réfé-
rence. On considérera par exemple que prendre des disques
compacts sans les payer dans un magasin du monde matériel est
bien un vol, alors que dans l’autre monde, celui d’Internet, copier,
diffuser et acquérir de la musique contenue sur un CD commercial
n’est pas illégal et constitue au contraire une action légitime.
Certains poussent cette proposition au point de soutenir que la
mention des auteurs des textes n’est désormais plus nécessaire car,
sur Internet, aucune idée ne pourrait être attribuée nominalement
à une personne en particulier, idée qui semble aujourd’hui encore
très en vogue dans le monde étudiant…
La réactivation progressive, après une période de flottement du
législateur et du monde politique, des mécanismes de protection
juridique du droit d’auteur, issus des lois sur la propriété privée, y
compris de l’information, vont cristalliser ce débat. Qu’un tel débat
puisse simplement exister et se tenir est en soi la preuve qu’une
frontière est en train de bouger. Le véritable moteur de ce mouve-
ment n’est pas, comme on le croit souvent dans une perspective
déterministe, l’avancée des possibilités techniques, mais bien
plutôt l’emprise croissante du marché sur les biens culturels et l’ab-
sence d’alternative du point de vue des modèles de production
culturels et artistiques. La dynamique est ici celle de la privatisa-
tion croissante de la création et de la diffusion culturelle et artis-
tique, ce qui va à l’encontre de toutes les tentatives de socialiser la
production en matière de culture.
Il n’y a guère d’illusion à se faire en ce domaine. Comme l’ave-
nir est au libéralisme sous toutes ses formes et que les alternatives
se font attendre – c’est le moins que l’on puisse dire –, on peut
prévoir un renforcement constant de la frontière assurant la
protection des intérêts privés dans le secteur des biens culturels et
informationnels. Le cas très spécifique du « logiciel libre », dans un
milieu lui aussi partagé entre des tendances libertarienne et libé-
rale, n’est guère généralisable. Aucun gouvernement ne peut
prendre le risque de voir se tarir, à court terme, la création cultu-
relle, ce qui ne manquerait pas d’arriver si des barrages de plus en
L A COMMUNICATION EST- ELLE ENCORE UN ENJEU DE SOCIÉTÉ ? 339

plus étanches n’étaient pas dressés pour la protéger, en l’absence,


encore une fois, de toute alternative crédible.
En 2012, le gouvernement américain a fait preuve d’une
extrême fermeté vis-à-vis de certains sites « pirates » (qui n’en
engendraient pas moins d’importants revenus pour ses créateurs,
ce qui n’est pas le moindre des paradoxes) en faisant fermer la
plate-forme MegaUpload. En France, le futur président François
Hollande déclarait sans ambages, la même année : « Que les choses
soient bien claires, pour moi la protection des auteurs est égale-
ment prioritaire. Nous ne considérons pas le piratage comme un
problème mineur. Nous soutiendrons et rendrons plus efficaces les
actions judiciaires visant à tarir à la source la diffusion illégale des
œuvres protégées » (point de vue publié dans le journal Le Monde,
3 mars 2012). Dans ce domaine, la frontière a donc bougé un
temps, mais elle risque bien de revenir se positionner à l’endroit où
l’individualisme dominant et sa déclinaison libérale sur le plan
économique l’avaient fixée.

Communication et évolution des mœurs :


la question de l’intime

La frontière public/privé s’est déplacée dans un autre domaine


qui relève des mœurs. On sait que le territoire de l’intime est large-
ment défini par des normes sociales. L’intime tel que nous le
connaissons jusqu’à une période récente en Occident est une créa-
tion historique qui date de l’Ancien Régime, période à laquelle les
choses ont commencé à bouger dans ce domaine. Le savoir-vivre,
autrement dit les normes en la matière, a instauré progressivement
un vaste territoire de l’intime, incluant du côté de cette frontière
des comportements qui, jusque-là, étaient légitimes dans l’espace
public et que nous considérerions aujourd’hui comme très intimes
(nudité, défécation, copulation).
Il s’est agi là d’une transformation en profondeur des habitudes
du quotidien, des modes d’éducation, des comportements dans
tous les domaines, y compris dans le rapport au corps et à la sexua-
lité. Certaines sociétés occidentales (et pas seulement l’Angleterre
victorienne) ont poussé la frontière jusqu’à construire des idéaux
sociaux très stricts en matière de vertu (c’est le cas actuellement
dans plusieurs sociétés musulmanes). La pression du corps social se
relâchant sous la poussée de l’individualisme moderne, la « libérali-
sation des mœurs » qui s’en est suivie – avec des poussées succes-
sives comme le XVIIIe siècle en France, la période qui a suivi immé-
340 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

diatement la Première Guerre mondiale, ou encore mai 68 – ont


conduit à un déplacement important de la frontière de l’intime et
du privé.
Les nouvelles technologies ont étroitement suivi cette évolu-
tion. Toutes les innovations en matière de communication et de
diffusion des messages ont été marquées, soutenues et largement
utilisées au profit de cette évolution des mœurs. La publicisation de
l’intime, et ainsi son retour dans l’espace public, est l’un des
phénomènes qui caractérisent le plus nettement les progrès de la
communication au quotidien. La diffusion publique, dans des
cercles plus ou moins restreints, des représentations de l’acte
sexuel, a connu dans l’histoire et selon les cultures de grandes
variations. Selon le préhistorien Louis-René Nougier (1988), 10 %
des peintures rupestres du néolithique sont des représentations
d’actes sexuels. Les questions « Qu’est-ce que l’on montre ? À qui ?
Où ? Dans quelles circonstances ? » connaissent ainsi des réponses
diverses à travers le temps et relèvent de normes sociales très
variables.
Même s’il faut rester très prudent avec des chiffres forcément
approximatifs en ce domaine, on peut estimer à au moins un tiers,
probablement 40 %, sinon plus, le taux d’occupation des nouveaux
médias par des thèmes, des images, des sons en rapport avec la
représentation directe ou indirecte de l’acte sexuel. C’était la part
pour les cassettes vidéo des années 1970, la même pour le Minitel
(au point que la réputation de ce premier réseau de communica-
tion en a été affectée), la même pour le trafic sur les sites Internet.
Le premier réseau privé de télévision français, Canal +, a dû son
succès, sinon son existence, au fait qu’il diffusait mensuellement
un film pornographique, associé à une émission magazine sur le
sujet (le Journal du hard), fait qui a suscité à l’époque d’incroyables
débats. Lorsque Google publie la liste des dix items les plus recher-
chés sur ce moteur de recherche, il exclut toutes les interrogations
concernant le sexe, car elles occuperaient bien plus que les dix
premiers rangs…
Dans un genre plus soft, le renouvellement des programmes de
télévision dans les années 1990 – phénomène qui se poursuit
encore maintenant en attendant un renouvellement probable des
formes – a été tributaire d’un seul et même concept : l’exposition
de l’intime et donc le déplacement de la frontière public/privé. Loft
Story, émission paradigmatique de ce point de vue, a été suivi par
de très nombreuses répliques, dont l’objectif est toujours le même :
montrer au public, rendre public, ce qui se passe derrière la fron-
tière, de ce fait franchie, voire effacée, de la vie privée, jusqu’à sa
L A COMMUNICATION EST- ELLE ENCORE UN ENJEU DE SOCIÉTÉ ? 341

dimension la plus intime. En parallèle, de nombreux sites, gratuits


ou payants, nous permettent de voir vivre une personne ou un
couple qui acceptent ainsi de mettre leur intimité à la disposition
de notre curiosité, soit tout simplement dans leur vie ordinaire,
soit dans ses aspects sexuels (voir le site « Dave et Jessica », évoqué
au chapitre 3).
La mise en scène fictionnelle de l’acte sexuel – et, de ce fait, sa
transformation en marchandise – est aujourd’hui largement
contrebalancée par l’irruption d’un nouveau genre pornogra-
phique, le genre « amateur ». De très nombreux individus ou
couples, ou encore des groupes, filment ainsi leurs ébats et les
postent sur des sites d’accès gratuits, où ils peuvent être visionnés
jusqu’à des centaines de milliers de fois. Le phénomène est suffi-
samment sorti de la marginalité pour devoir être analysé comme
une transformation majeure d’un pan entier de la communication,
dont les techniques de production et de diffusion sont mises au
service d’une évolution décisive des mœurs quotidiennes, même si
elle n’a probablement pas vocation à impliquer tout un chacun.
Nous retrouvons ainsi en ce domaine spécifique un écho à l’élargis-
sement significatif des contenus du Web aux pratiques des
amateurs (Keen, 2008).

Les débats sur la manipulation de l’opinion


sont-ils caducs ?

Autre débat, qui n’est pas sans lien avec le précédent, tant l’af-
fect et la sexualité y sont présents, sous une forme généralement
instrumentalisée : celui de la permanence, de l’intensité et de la
persistance des techniques de manipulation dans l’espace public,
sur Internet et dans les médias.
Nous ne reviendrons pas sur les techniques de communication
impliquées, ce point ayant été abordé au début de cet ouvrage. La
question posée est celle de savoir si les débats sur ce thème, si vifs à
une certaine époque, sont encore d’actualité. On pourrait la formu-
ler ainsi : avec la disparition des régimes totalitaires et de l’in-
fluence sur les consciences des idéologies qui en étaient le fonde-
ment, avec l’avancée dans tous les domaines de la démocratie et du
libéralisme (les deux ordres ne se superposant pas forcément), avec
l’élévation du niveau culturel des populations des pays concernés,
la propagande, la manipulation et la désinformation existent-elles
toujours ? Ne sont-ce pas là des catégories d’un autre temps, à
342 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

valeur historique, certes, mais de peu de poids pour analyser le


présent ?
Nul ne peut contester – et il faudrait prendre garde de ne pas
perdre la mémoire de ces événements tragiques – que la propa-
gande et la manipulation de l’opinion, associées à une politique
dictatoriale de répression physique et d’« arraisonnement des
corps », ont été non seulement une réalité, mais surtout un très
grand malheur historique. Inutile de revenir ici sur les millions de
morts sacrifiés pour faire advenir l’ordre nouveau du communisme,
ni la sanglante ponction démographique à l’échelle mondiale dont
le nazisme est à l’origine du fait de sa volonté de revanche et de
conquête. Il reste encore à mieux analyser, pour mieux
comprendre, les ressorts de cet asservissement de l’esprit qui fait
croire à des hommes ordinaires qu’ils sont libres au moment même
où ils sont le plus sous influence.
Mais toute comparaison, ou même toute analogie, entre ces
situations tragiques et la situation actuelle, au moins dans les pays
libéraux-démocratiques, rencontre vite des limites absolues.
D’abord parce que la mise en œuvre des mécanismes de la propa-
gande doit l’essentiel de son efficacité – ce point est crucial – à la
mise en œuvre convergente de mécanismes de répression
physique. Or ceux-ci ne font en aucun cas partie du paysage des
démocraties qui, par ailleurs, se sont singulièrement pacifiées du
point de vue de la violence politique, si l’on excepte les attentats
terroristes dont elles ont été victimes, notamment ceux perpétrés
par les mouvements islamistes radicaux. Même les mouvements
extrémistes, de gauche comme de droite, ont vu leur influence
maintenue au prix d’un renoncement – réel ou diplomatique – aux
formes traditionnelles brutales de l’expression politique, tant dans
le discours que dans les actes.
On peut donc, sans trop de risque, faire l’hypothèse qu’en l’état
actuel des choses le débat sur la propagande a de bonnes raisons de
se rétracter faute d’objet tangible suffisamment important. Sa
transposition dans le champ de la communication politique ne
peut se faire qu’au prix d’une caricature. Il est de bon ton aujour-
d’hui de critiquer le fait que les hommes et les femmes politiques
aient des stratégies de communication et emploient pour cela des
spécialistes compétents. Le fondement de cette critique renvoie à
une conception utopiste et vertueuse de la démocratie qu’il
faudrait regarder avec circonspection. Il y a bien ici et là quelques
assauts locaux de démagogie (la vieille plaie de la démocratie), mais
il ne faudrait pas les confondre avec la nécessaire aptitude des
hommes et des femmes politiques à coller, ce qui est normal en
L A COMMUNICATION EST- ELLE ENCORE UN ENJEU DE SOCIÉTÉ ? 343

démocratie, avec les attentes de l’opinion qu’ils représentent in


fine.
Il y a bien ici et là, et l’on a raison de s’en plaindre, le recours à
des amalgames, au mensonge, à la séduction, mais tout cela reste
visiblement en deçà d’un seuil critique au-delà duquel l’équilibre
de tout le système serait globalement menacé. Signe des temps, la
communication politique est devenue objet de fiction. Après les
États-Unis d’Amérique, l’Europe produit maintenant d’excellentes
séries télévisées qui mettent en scène les « hommes de l’ombre »
(titre de la série française crée par Dan Franck et Régis Lefebvre,
diffusée pour la première fois en 2012) ou l’entourage des
conseillers des femmes politiques (voir la série norvégienne Borgen,
réalisée par Adam Price, diffusée en France sur Arte début 2012). À
ce titre, la communication politique fait l’objet de débats passion-
nés, comme tous les phénomènes décrits dans les séries « de
société », dont c’est un peu le rôle que de mettre en discussion
dans l’opinion ce qu’elles mettent en scène de façon réaliste (voir
la série américaine Mad Men, réalisée par Matthew Weiner, et qui
porte sur les publicitaires de Madison Avenue dans les années 1950
et 1960). Mais – et c’est heureux – ces débats, même s’ils conti-
nuent d’être informés à la fois par la critique et par les analyses des
spécialistes des sciences de la communication, se sont largement
apaisés.
La publicité a longtemps été présentée comme l’un des lieux de
l’influence sur les consciences et de la manipulation des opinions,
dans le but non seulement de vendre des produits, mais aussi de
promouvoir les valeurs de la « société de consommation » (autre
terme disparu du lexique courant). Il est vrai que les créatifs de ce
domaine n’ont guère hésité à utiliser des procédés douteux, ceux-là
mêmes qu’Aristote dénonçait comme pervertissant la démocratie,
qui plaidaient « hors de la cause ». En France, l’érotisme torride de
la « pin-up » vantant avec son corps les cachous Lajaunie restera un
moment inégalé de la mise en œuvre d’un processus douteux de
salivation pavlovienne.
La publicité a dû compter sur l’intelligence des publics auxquels
elle s’adresse. Et, s’il reste encore des traces d’une époque où la
propagande était partout, les créatifs ont dû s’adapter… aux adap-
tations des auditoires. Au tournant des années 1990, la publicité a
inauguré une nouvelle tendance liée à la « politique des marques »
(Klein, 2002). Plus question désormais de vanter les mérites d’un
objet, mais plutôt ceux d’une « marque » capable d’abriter des
objets très différents. Il s’agit dès lors de construire de toutes pièces,
au risque de verser à nouveau dans la manipulation, un « univers
344 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

de sens », des « styles de vie » factices, mais dont il importe de


convaincre les publics qu’ils sont ancrés dans une « réalité ». La
représentation prend alors le pas sur un représenté de plus en plus
inexistant. L’argumentation publicitaire, dans ce cas, s’appuie dès
lors uniquement sur des arguments de communauté factices (voir
supra, chapitre 4), qui ont finalement de la peine à mordre sur
l’opinion.
Les techniques de manipulation interpersonnelle restent une
préoccupation, tant elles sont ancrées dans une certaine culture de
l’entreprise, arc-boutée sur les nécessités de la vente à tout prix.
Elles font l’objet d’une attention particulière du législateur, car
elles sont souvent mises en œuvre auprès de publics « fragiles »,
comme les personnes âgées solitaires, véritables mines d’or pour
des escrocs sans scrupule utilisant les vieilles techniques du « pied
dans la porte ». Ces techniques sont au cœur d’un certain manage-
ment, qui n’hésite pas à jouer sur les procédés de « harcèlement
moral » pour écarter des salariés économiquement indésirables.
La propagande et la manipulation se sont finalement suffisam-
ment rétractées, repliées dans des niches locales, pour que leur
emploi, désormais délégitimé, ne fasse plus l’objet d’un véritable
débat global de société. Nous devons toutefois porter le regard sur
les techniques de désinformation de l’opinion. Elles constituent la
vraie pathologie de la « société de l’information ». Dans la mesure
où l’information est devenue un élément essentiel de toute prise de
décision en même temps qu’un élément important dans la compo-
sition de la perception du monde qui nous entoure, sa fiabilité et sa
justesse sont le point de fragilité du système tout entier.
La désinformation, connue depuis l’origine des temps, est une
technique mercenaire, arme de guerre aussi bien que facteur de
trouble civil, utilisée par les dictateurs comme par les démocrates.
Elle a pour elle sa remarquable efficacité, là où la propagande reste
toujours marquée du sceau de l’incertitude. Elle peut être utilisée à
toute petite échelle, dans le cas d’un conflit interpersonnel par
exemple, ou à l’échelle planétaire (pensons au cas fameux et si
tragique des « armes de destruction massive » soi-disant détenues
par l’Irak et invoquées par Tony Blair en 2002 et par le gouverne-
ment américain pour déclencher la guerre en Irak en 2003).
La qualité et la fiabilité de l’information sont un problème et
devraient faire l’objet de plus de débats qu’il n’y en a aujourd’hui
sur ce sujet. Hélas, là aussi, les vieilles sirènes conservatrices de la
cybernétique nous entraînent souvent dans la mauvaise direction,
en continuant à nous faire croire qu’une « bonne » information est
une information qui circule « vite et librement », là où la « conta-
L A COMMUNICATION EST- ELLE ENCORE UN ENJEU DE SOCIÉTÉ ? 345

mination virale » est souvent synonyme soit de mauvaise qualité,


soit qu’on a affaire là à une entreprise délibérée de désinformation.
La capacité d’Internet à héberger des sites qui n’inspirent – fausse-
ment – la confiance que du simple fait qu’ils sont hébergés là, et
qu’ils sont consultés par une multitude, devrait susciter plus d’at-
tention. Il est décourageant de constater que l’argument naïf, mais
évoqué souvent à l’époque de l’invention de ce média de masse,
voulant que « si on l’a dit à la radio, c’est donc vrai », est aujour-
d’hui transposable à Internet. Question de temps sans doute pour
que nous révisions et adaptions les mécanismes de la confiance
accordée à la nouveauté technique dans sa capacité à nous être
véritablement utile.
Mais le danger qui guette le plus aujourd’hui une société qui se
fonde en partie sur l’information n’est pas tant la désinformation
que la mauvaise qualité de l’information, fait aujourd’hui domi-
nant malgré les efforts louables de ceux qui en sont les gardiens
naturels, les journalistes. Malgré les efforts des pédagogues, il
manque une « culture de l’information » qui ferait de nous d’ha-
biles cueilleurs des bons fruits et de fins scrutateurs de ce qu’il faut
écarter comme toxique de notre environnement informationnel.

De la critique de la communication
à la communication de la critique

La poussée massive, tout au long de la fin du XXe siècle, des


techniques de communication et l’envahissement du quotidien par
la nouvelle problématique, qui sera pendant longtemps à l’agenda
de tous les médias, ont poussé plusieurs auteurs à se demander si
nous n’assistions pas alors à la naissance d’une « nouvelle idéolo-
gie » (le sous-titre de la première édition de ce livre porte d’ailleurs
la trace de cette interrogation). Il est vrai que le thème de la
« communication » était cuisiné à toutes les sauces et qu’un véri-
table discours d’accompagnement, fortement teinté de velléités
hagiographiques, entourait toutes les nouvelles techniques, notam-
ment Internet. La période était à l’effondrement de l’influence des
grandes idéologies issues du XIXe siècle et l’opinion était en deuil,
malgré les appels des postmodernes, d’un grand système explicatif
simple. C’est dans ce contexte que le thème de la « société de
communication » fit florès.
Pour les auteurs de la critique de l’idéologie de la communica-
tion, celle-ci s’organisait autour de la tentation de confondre
l’image et le réel, la représentation et le représenté, jusqu’au
346 L ES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

« tautisme », néologisme élaboré par Lucien Sfez (2002) à partir des


termes « tautologie » et « autisme », pour désigner les effets simul-
tanés de la mise en œuvre de cette confusion et de l’oubli qu’il y en
a bien une. Cette attention donnée à la représentation – certains
diraient au « simulacre » ou encore au « spectacle » – se serait
accompagnée d’un déni de l’intériorité (Breton, 2004b), comme
lieu intime échappant à la socialisation, et d’une représentation de
l’homme comme « entièrement communiquant », réduit en
somme à l’image qu’il donne de lui-même.
Cette tendance générale de notre époque a été maintes fois
dénoncée par plusieurs intellectuels et universitaires. Alain Finkiel-
kraut donnait une bonne illustration du contenu de cette critique
lorsqu’il soutenait, à l’aide d’un chiasme assassin, qu’« autrefois
c’était l’excellence qui faisait la notoriété » et qu’« aujourd’hui c’est
la notoriété qui fait l’excellence ».
Il est vrai que ce discours d’accompagnement des nouvelles
technologies a connu des poussées extrêmes, s’organisant en ses
marges, autour d’un système de croyances qui mélangeait un point
de vue classiquement utopique et de nouvelles formes de religiosité
proches des conceptions que Teilhard de Chardin avait par
exemple défendues, comme nous l’avons mentionné, avec la
notion de « noosphère » mélangée avec des thématiques de type
new age, très populaires à l’époque (Breton, 2000).
Que reste-t-il, aujourd’hui, de ce débat qui fut si vif ? Nous
retiendrons que la critique de la communication semble avoir eu
toute sa pertinence au regard des discours hagiographiques qui se
tenaient quasiment sans frein à l’époque. C’est bien plutôt la quasi-
disparition de ces discours qui rend aujourd’hui partiellement
inutile la critique. De plus, Internet s’est banalisé et le vaste réseau
des réseaux est aujourd’hui une technologie mercenaire, au service
du pire comme du meilleur.
Les sociétés occidentales semblent s’être « repolitisées » depuis,
après le 11 septembre 2001, après plusieurs guerres ayant impliqué
l’Occident (deux en Irak, une en Afghanistan), avec la difficile
construction de l’Europe et la crise financière et économique. Les
grandes utopies universalistes qui nourrissaient l’utopie de la
communication sont largement en retrait aujourd’hui et l’heure est
plutôt aux débats sur la pertinence du retour des frontières, et à la
nécessité d’un « retour sur le proche » après les exaltations sur
l’universel. L’avenir nous dira ce que nous y avons gagné en prag-
matisme.
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double, livre I : L’Opinion sondée ;
2000.
—, Communication personnelle, livre II : John Dewey, philosophe du
Paris, 29 mai 2002. public, L’Harmattan, Paris, 1999.
WOLTON Dominique, « La prospective —, « Pourquoi un public en démocra-
de l’audiovisuel est-elle une ques- tie ? Dewey versus Lippmann »,
tion tecëhnique ? », in COMMISSA- Hermès, n° 31, Paris, 2001, p. 63-
RIAT GÉNÉRAL DU PLAN et CNRS, 66.
Table des matières

Introduction

Un domaine complexe 9
Les pratiques 10
Les techniques 11
Les théories 12
Les enjeux 13
Une approche en quatre parties 13

PARTIE I
PRATIQUES ET TECHNIQUES DE COMMUNICATION

1. Le transport des messages

Les cinq grands moyens de communication 19


Les supports de l’oralité 24
Une image de plus en plus animée 26
L’aventure de l’écriture : de l’argile au silicium 29
Les supports de la mémoire 34

2. La mise en forme de la parole

Un processus de séparation historique 38


Les différents genres de la communication 42
Les hommes et les femmes de la communication 51

3. Les techniques d’expression

Une description sous le contrôle de l’émotion


et de l’imagination 56
S’exprimer sur soi, sur les autres, sur le monde 59
La métaphore et la métonymie, figures centrales
de l’expressif 65
374 L’E XPLOSION DE LA COMMUNICATION

4. Les techniques du convaincre : de l’argumentation


à la manipulation

La préparation de l’argumentation 71
La mise en œuvre des arguments 75
Les outils de l’argumentation publicitaire 78
Argumentation et manipulation 82

5. Les techniques de l’information

Éléments pour une histoire de la notion d’information 97


Les règles de la description 102
L’écriture journalistique 103
Les techniques de documentation 106
La notion d’algorithme et de traitement
de l’information 108
Techniques et enjeux de la désinformation 110

PARTIE II
FONDEMENTS DES SCIENCES DE L’INFORMATION
ET DE LA COMMUNICATION

6. Généalogie des théories modernes


de la communication

L’empire rhétorique 119


Le continent cybernétique 126
L’apport des sciences humaines à la constitution
du champ de recherche sur la communication 133
La constitution d’une nouvelle discipline 142
L’institutionnalisation des sciences de l’information
et de la communication en France 146

7. Enquêtes empiriques sur le pouvoir des médias

L’école de Columbia et le paradigme


des effets limités 157
La première génération de travaux 161
Les limites de l’école de Columbia 164
Les années 1960 : des effets aux fonctions 167
Les années 1970 : des effets aux usages 170
Les années 1980 et 1990 : la fragmentation
des recherches 175
TABLE DES MATIÈRES 375

8. Critiques de la culture de masse

Théories européennes de la société de masse 180


Polémiques américaines autour de la culture de masse 183
Métacritiques et accusations 186
La culture de masse comme objet sociologique 189
Les années McLuhan 193
Critiques contemporaines 197

9. Analyses politiques de la communication

Médias et démocratie : reconstruction ou


éclipse du public ? 204
Ce que la communication fait à la politique :
la médiatisation 209
Ce que la politique fait à la communication :
la régulation 220
Comment les acteurs politiques et les journalistes
font-ils usage des médias ? 225

PARTIE III
LA QUESTION DES USAGES ET DE LA RÉCEPTION

10. Approches de la réception

Trois générations de recherche 236


Convergence de traditions vers l’étude de la réception 237
Les spectateurs investis d’une compétence
en décodage 243
Les premières enquêtes de David Morley 246
L’activité des téléspectateurs en contexte
de vie quotidienne 252
Une troisième génération de travaux sur la réception 256

11. Usages des technologies de l’information


et de la communication

Comment saisir les rapports entre technologies


et société ? 264
Clarification conceptuelle de la notion d’usage 267
Continuum de définitions de la notion d’usage 268
De Certeau précurseur : l’usage comme invention
du quotidien 270
376 L’E XPLOSION DE LA COMMUNICATION

La diffusion : l’adoption des artefacts techniques 272


L’innovation : la conception des objets techniques 277
L’appropriation d’une technologie 282
La construction sociale des usages 285

PARTIE IV
LES ENJEUX DE LA COMMUNICATION

12. La société de l’information existe-t-elle ?

De l’informatique à la société de l’information 291


La naissance d’Internet 299
Le paradigme informationnel : entre libéralisme,
anarchisme et intérêt public 308

13. La recomposition du paysage médiatique

Web social : les usagers au centre du dispositif médiatique 314


D’un idéal de libre circulation de l’information
aux communautés virtuelles 316
L’irruption des réseaux sociaux de l’Internet 320
Des formes inédites de solidarité citoyenne 321
Une restructuration de l’économie de l’attention 324

14. La communication est-elle encore un enjeu de société ?

Que reste-t-il du futur ? 330


Où en est l’intelligence artificielle ? 331
Des technologies liberticides ? 332
Réel ou virtuel : un faux débat ? 334
Le déplacement des frontières privé/public a-t-il eu lieu ? 336
Communication et évolution des mœurs :
la question de l’intime 339
Les débats sur la manipulation de l’opinion sont-ils
caducs ? 341
De la critique de la communication
à la communication de la critique 345

Repères bibliographiques 347


Collection
R E P È R E S
créée par
MICHEL FREYSSENET et OLIVIER PASTRÉ (en 1983),
dirigée par
JEAN-PAUL PIRIOU (de 1987 à 2004), puis par PASCAL COMBEMALE,
avec SERGE AUDIER, STÉPHANE BEAUD, ANDRÉ CARTAPANIS, BERNARD COLASSE,
JEAN-PAUL DELÉAGE, FRANÇOISE DREYFUS, CLAIRE LEMERCIER, YANNICK L’HORTY,
PHILIPPE LORINO, DOMINIQUE MERLLIÉ, MICHEL RAINELLI, PHILIPPE RIUTORT,
FRANCK-DOMINIQUE VIVIEN ET CLAIRE ZALC.
Le catalogue complet de la collection « Repères » est disponible sur notre site
http://www.collectionreperes.com

GRANDS REPÈRES
Classiques Comment se fait l’histoire. Pratiques Manuels
et enjeux, François Cadiou,
R E P È R E S Clarisse Coulomb, Anne Lemonde R E P È R E S
La formation du couple. Textes et Yves Santamaria. Analyse macroéconomique 1.
essentiels pour la sociologie de la Analyse macroéconomique 2.
La comparaison dans les sciences
famille, Michel Bozon et François 17 auteurs sous la direction de
sociales. Pratiques et méthodes,
Héran. Jean-Olivier Hairault.
Cécile Vigour.
Invitation à la sociologie, La comptabilité nationale,
Peter L. Berger. Enquêter sur le travail. Concepts, Jean-Paul Piriou et Jacques Bournay.
méthodes, récits, Christelle Avril,
Un sociologue à l’usine. Textes Consommation et modes de vie en
Marie Cartier et Delphine Serre.
essentiels pour la sociologie du travail, France. Une approche économique et
Donald Roy. Faire de la sociologie. Les grandes sociologique sur un demi-siècle,
enquêtes françaises depuis 1945, Nicolas Herpin et Daniel Verger.
Dictionnaires Philippe Masson. Déchiffrer l’économie, Denis Clerc.
R E P È R E S Les ficelles du métier. Comment L’explosion de la communication.
conduire sa recherche en sciences Introduction aux théories et aux
Dictionnaire de gestion, Élie Cohen.
sociales, Howard S. Becker. pratiques de la communication,
Dictionnaire d’analyse économique, Philippe Breton et Serge Proulx.
microéconomie, macroéconomie, Le goût de l’observation. Une histoire de la comptabilité
théorie des jeux, etc., Comprendre et pratiquer l’observation nationale, André Vanoli.
Bernard Guerrien. participante en sciences sociales,
Histoire de la psychologie en
Lexique de sciences économiques et Jean Peneff.
France. XIXe-XXe siècles,
sociales, Denis Clerc Guide de l’enquête de terrain, Jacqueline Carroy, Annick Ohayon
et Jean-Paul Piriou. Stéphane Beaud et Florence Weber. et Régine Plas.
Macroéconomie financière, Michel
Guides Guide des méthodes de
Aglietta.
l’archéologie, Jean-Paul Demoule,
R E P È R E S François Giligny, Anne Lehoërff et La mondialisation de l’économie.
Alain Schnapp. Genèse et problèmes, Jacques Adda.
L’art de la thèse. Comment préparer et
rédiger un mémoire de master, une Nouveau Manuel de science
Guide du stage en entreprise, politique, sous la direction
thèse de doctorat ou tout autre travail
Michel Villette. d’Antonin Cohen, Bernard Lacroix
universitaire à l’ère du Net,
Michel Beaud. Manuel de journalisme. Écrire pour le et Philippe Riutort.
Comment parler de la société. journal, Yves Agnès. La théorie économique
Artistes, écrivains, chercheurs et néoclassique. Microéconomie,
Voir, comprendre, analyser les macroéconomie et théorie des jeux,
représentations sociales, Howard
images, Laurent Gervereau. Emmanuelle Bénicourt et Bernard
S. Becker.
Guerrien.
Le vote. Approches sociologiques de
l’institution et des comportements
électoraux, Patrick Lehingue.
Composition Facompo, Lisieux (Calvados)
Achevé d’imprimer sur les presses de l’imprimerie
Laballery à Clamecy (Nièvre)
Dépôt légal : juillet 2012
Nº de dossier : 00000
Imprimé en France

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