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Olivier Weber
Le Barbaresque
roman
Flammarion
Olivier Weber
Le Barbaresque
roman
Flammarion
© Flammarion, 2011.
Dépôt légal :
70 765 mots
Copyright
Couverture
Du même auteur
Exergue
Exergue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 1
Je montai hagard vers le haut de la ville, tandis que la foule lançait des
rires et des jurons. Les marins de notre galère demeurèrent sur la place des
esclaves, dans l’attente des gardes-chiourmes. Je devinai aux cailloux qui
jonchaient le sol que cette ascension ne serait pas une partie de plaisir. Des
badauds tentaient de nous saisir par la manche ou nous crachaient dessus,
mais les gardes intervenaient aussitôt à coups de cravache.
D’étroites ruelles succédaient aux larges rues du bas de la ville. Un
caniveau au milieu de la chaussée servait d’égout et les eaux usées nous
léchaient les bottes. Rodrigo me suivait, lui aussi fasciné par cette ville que
l’on disait barbare et qui offrait maints trésors, des demeures somptueuses,
des terrasses ouvertes sur des cours intérieures aux arcades ouvragées, des
jardinets innombrables aux murs hauts, des fontaines publiques en marbre
avec des inscriptions illisibles et des gobelets argentés pour le passant. Le
soleil était haut mais nous n’avions pas chaud. Une brise descendue des
montagnes nous rafraîchissait. La ville entière me paraissait enveloppée dans
de la soie rouge, les portes de bois semblaient cousues de fils d’or, les
femmes voilées, ombres discrètes qui se cachaient à notre passage, donnaient
à voir leurs formes. Je me retournai pour tenter de voir le quai mais je
n’aperçus que la rade, le môle et les entrepôts. La ville formait un parfait
amphithéâtre et nulle maison ne gênait l’autre pour apprécier l’horizon des
flots.
Nous parvînmes sur une vaste place qui se terminait par une rue sans
issue. Des négociants algérois nous attendaient. Un renégat se présenta à
nous. Il traînait la jambe et portait des bottes de cuir. Ses cheveux mi-longs
couvraient le haut de sa chemise.
— Je m’appelle El Cojo, le Boiteux, et je suis le second du raïs, le tout-
puissant chef des corsaires. Vous êtes sur la place du Badistan, le marché aux
esclaves. Vous valez de l’or, et un jour on vous libérera contre rançon. À
condition que vous soyez dociles.
Il saisit une baguette de buis qu’il brisa en deux. Deux captifs
sursautèrent. Le pirate portait à la ceinture une épée à la garde dorée, sans
doute le fruit de la rapine sur les côtes d’Occident.
— Les récalcitrants seront empalés à Bab Azoun, la Porte de l’Orient.
De larges crocs accueilleront vos corps. Vos souffrances seront atroces. Le
mois dernier, deux fuyards ont été repris sur la route d’Oran. Ils ont agonisé
pendant trois jours.
Il s’empara du fouet d’un janissaire et claqua le sol.
— Montrez vos dents et vos muscles !
Des gardes nous disposèrent en deux rangées, à droite et à gauche de la
place, tandis que les marchands maures se pressaient, certains parés de bijoux
en or. Un autre se promenait avec une dague florentine en argent. Un
troisième, suivi par deux domestiques, portait dans son turban un diamant
éclatant. Les domestiques étaient des esclaves chrétiens. Leurs bras étaient
robustes et ils paraissaient bien nourris. Eux aussi devaient être des captifs de
rachat.
Encadré par deux janissaires, un Turc juché à cheval, en turban et en
long caftan, un manteau vert orné de broderies chamarrées, cimeterre à la
ceinture, prenait des notes avec une plume d’oie, comme s’il comptait le
butin. Bedonnant, les traits sévères, il donnait des ordres secs.
Il émit une phrase dans une langue obscure. El Cojo se raidit et ses
hommes se rapprochèrent. Je compris que le pirate et le notable négociaient.
El Cojo grommela en espagnol :
— Il n’aura que sa part, ce fils de chien. Un cinquième, pas plus !
Quatre hommes furent extraits de la cohorte des captifs. Le notable me
désigna d’un coup de menton puis se tourna vers Rodrigo. Je frémis. J’avais
la langue sèche et mon souffle devint court. Je vis aux traits de mon frère
qu’il avait saisi la violence de la scène. Lequel le notable allait-il choisir ? Je
me rendis compte que je ne supporterais pas la séparation. Mon frère depuis
la prise de notre galion était devenu mon double, le miroir de mes rêves et de
mes tourments. Je ressentais chacune de ses angoisses et je pleurais
intérieurement lorsqu’il versait des larmes. Je m’extasiais face à la beauté du
paysage lorsqu’il reprenait espoir. Je souriais lorsque je le sentais envieux du
corps de Doña Inès. J’étais prêt à devenir galérien à la place de Rodrigo, à me
sacrifier pour lui. Je le regardai à la dérobée. Il tremblait. Nous étions soumis
au désir du Turc et nul ne savait ce que nous deviendrions entre ses mains. La
foule attendait et le notable ne voulait pas perdre la face.
El Cojo frappa à nouveau le sol de sa cravache en aboyant une réponse
cinglante. Les deux soldats qui escortaient le notable brandirent leur
cimeterre. Ils visaient les captifs. Trancher oreilles, nez et mains semblait
chose habituelle sous cette latitude. Je m’avançai d’un pas, soucieux d’éviter
un carnage, mais El Cojo lança trois de ses hommes devant moi.
— Ne bouge pas ! hurla le chef pirate en espagnol. Tu es ma propriété.
Je ne laisserai pas ces bâtards prendre mon tribut !
Le Turc le défia du regard. J’étais prêt à bondir moi aussi pour défendre
ma peau et celle de Rodrigo, mais ma dague me manquait. Avant d’expier,
j’aurais bien dessiné la même boutonnière que mon frère fit à bord de la
galère, en ouvrant la gorge de l’un des gardes du Turc, surtout le gros, un
type hilare qui devait aimer la bonne chère. Le gros lard croisa mon regard et
son sourire se figea. Il attendit un signe de son maître. Le notable devait
savoir que j’avais participé à la bataille de Lépante. Capturer l’un des
vainqueurs du combat naval entre Chrétienté et Islam pouvait se monnayer
chèrement, et jusqu’à Constantinople. El Cojo tint bon. Il refusait de céder.
Le Turc fit un signe à ses gardes et se contenta de ses quatre prisonniers, qui
partirent vers le haut de la ville.
Plusieurs captifs furent ensuite vendus sur la place du Badistan. Des
commerçants examinaient les dents des nouveaux esclaves, leur ordonnaient
de tirer la langue. Brusquement un homme sortit de la troupe. C’était Henri
de Vos, le Français de Dunkerque qui avait vaillamment combattu lors de
l’abordage. Il fut choisi par un marchand couvert d’argent. Alors le Français
fit un geste étrange. Il se déshabilla et demanda qu’on le circoncît.
— Par la présente requête, je demande à devenir mahométan et
reconnais vouloir de mon plein gré embrasser la religion du Prophète. Je veux
devenir pirate et non point rejoindre la légion d’esclaves de ce négociant
chamelier.
Le négociant comprit que l’esclave lui échappait. El Cojo sourit.
— Un renégat de plus.
Il lança un ordre et apparut au bout de quelques instants un chirurgien du
peuple. Il n’avait pas les traits d’un Maure et devait être lui aussi renégat, un
converti de fraîche date. Il fit apporter un billot de bois et se pencha sur le
captif. Le Français sortit ses parties génitales et les plaça sur le billot tandis
que le barbier lui mit un bâillon dans la bouche et attacha ses mains. Le
renégat saisit un couteau et lui trancha le prépuce. La foule applaudit et le
circoncis s’évanouit. Un bout de chair sanguinolente tomba du billot.
— Gloire à Dieu, tu es des nôtres, se réjouit El Cojo. Tu n’iras pas au
bordel avant deux mois mais tu pourras gagner des fortunes ! Tu es désormais
un forban du Royaume d’Alger, fléau du monde chrétien et capitale de la
rapine !
Le bourreau s’empara des morceaux de prépuce et les jeta vers la foule.
El Cojo s’approcha de moi. Des mains se tendirent et deux morceaux de chair
atterrirent dans la besace d’un Bédouin.
— Tu sais ce qu’il beugle, ce coupeur de parties ? « Tenez, du surplus
de chrétien ! De la peau de converti ! Donnez ça à vos chiens ! Qu’ils
bouffent de l’incroyant ! Ça vous portera bonheur, c’est comme du sperme de
pendu ! »
El Cojo rayonnait.
— Toi, tu n’es pas circoncis, dit-il comme pour me défier, mais tu viens
de passer de l’enfer au paradis. Avec ces bâtards de Turcs, tu finissais dans
les baños d’Alger, la prison de l’agha, le chef des janissaires, un cachot qu’on
appelle Dar al-Sarkâjî. Personne n’y survit plus d’une année. Ce bâtard de
notable qui voulait te prendre à son compte est l’un des envoyés du Divan, le
gouvernement d’Alger. Ces gueux se croient tout permis alors que c’est nous,
les corsaires, qui offrons la richesse au royaume. Tu vaux deux cents écus
d’or, ou plus, et tu resteras ma propriété. Jusqu’à ce qu’on te rachète.
Il cracha deux fois par terre.
— Allez, en route !
Il remonta à cheval et s’éloigna par le bout de la grande place, suivi par
une dizaine de corsaires, tandis que nous, les captifs, empruntions une ruelle
en pente, sous bonne escorte. Les passants et riverains se gardaient bien de
nous insulter.
Nous appartenions désormais à El Cojo, le bandit boiteux.
Chapitre 5
Nous étions six prisonniers de rançon sous la main d’El Cojo. Rodrigo et
moi, nous partagerions la même captivité tout comme nous avions partagé
depuis six ans les mêmes batailles. Le chef des pirates était déjà arrivé
lorsque nous pénétrâmes dans sa demeure non loin des remparts, un palais
ouvert sur la mer, bordé à l’Orient par un jardin fruitier qui dégageait une
odeur enivrante de figues pourries sur l’arbre. Plusieurs dépendances
construites en terrasses marquaient à l’ouest la fin de la propriété, en
contrebas. Sur un balcon, des bougainvillées entremêlaient leurs fleurs
violettes. Des portefaix sortis de nulle part apportaient des plats de nourriture
et des jarres. On nous fit entrer dans une pièce sombre, au rez-de-chaussée.
Nous y restâmes jusqu’au soir. À la nuit tombée, on nous conduisit dans une
pièce où El Cojo revêtu d’un manteau de soie fine et de bottes à bout
recourbé, assis dans un fauteuil sculpté posé sur une estrade, contemplait son
butin. Des gardes noirs, le crâne chauve, le torse nu, armés de hallebardes,
veillaient sur lui.
— Ces trésors ne sont rien au regard de ce qui dort dans les coffres
d’Alger. La ville est bâtie sur deux fortunes, les captifs et le fruit de la rapine.
Les prisonniers, ça meurt souvent, et il faut les nourrir. Les coffres d’or, ça
excite suffisamment les convoitises pour être sûr que nos pirates vont repartir
en mer.
— Pardonnez-moi mais pourquoi nous avoir fait venir dans votre
demeure ? demandai-je.
El Cojo leva un sourcil. Je ne sus s’il désirait me répondre ou me rosser.
— Tes compagnons et toi, vous dormirez dans la maison d’à côté.
D’autres y croupissent déjà. Si vous vous conduisez bien, un jour vous serez
échangés, à condition que les vôtres veuillent vous racheter.
— Et cela… prendra-t-il beaucoup de temps ?
El Cojo se redressa en s’esclaffant.
— Ça peut durer des mois ! Des années même !
Chaque mot m’anéantissait davantage. Je n’avais pas l’intention de
rester sous la coupe de ce barbare très longtemps. Mon père nous avait
habitués au voyage depuis notre plus tendre enfance. Nous étions des
nomades pourchassés par les créanciers. Père finissait toujours par s’acquitter
de ses dettes, mais avec des années de retard. Il convertissait les sommes dues
en opérations, traitements d’ulcères, accouchements et disait que les intérêts
représentaient de nombreuses cicatrices. « À croire qu’on me force à ouvrir
des ventres », avait-il pour habitude de maugréer.
Devant moi, El Cojo exultait. Il tournait autour de ses proies pour mieux
les affaiblir. Je voulus répliquer mais les mots ne sortaient plus de ma
bouche. Je m’enfonçais dans un mauvais rêve.
— Certains attendent leur vie entière, poursuivit El Cojo, comme s’il
voulait accélérer ma déchéance. On finit alors par leur couper les oreilles ou
les envoyer aux galères. Les prêtres qui vous rachètent le savent. Quand un
prisonnier est trop cuit, trop boucané par l’usure et le poids des années, les
curés renoncent à faire l’aller-retour en Italie, en Provence ou en Espagne
pour demander la rançon. Ils le sentent, ils connaissent leurs ouailles. Ce
serait une perte de temps.
El Cojo parlait un espagnol approximatif, mâtiné de portugais, de
français ou d’italien, et entrecoupé de termes inconnus. Je ne parvenais pas à
savoir d’où venait son accent. Il n’était pas italien, sans doute grec. Il avait le
faciès d’un Chypriote, avec ses cheveux crépus, ses yeux sombres et son nez
fin. La lumière des chandeliers rehaussait la dureté de son visage.
Il bondit de l’estrade sur le plancher de la salle et frappa les lattes de ses
bottes de cuir.
— Chacun de vous vaut une belle petite fortune. Si toutes les
expéditions pouvaient être aussi payantes !
Il claqua dans ses mains et des serviteurs apparurent, des chrétiens. Ils
nous servirent des galettes, du raisin et à mon grand étonnement un verre de
vin.
— Certains d’entre vous valent encore plus. Car il arrive…
Il baissa la voix et me toisa.
— ... que j’aie des hôtes de marque.
Il fit un geste et l’un des gardes à tête d’eunuque se rua sur moi et
m’enleva le pourpoint puis le pantalon. Les moindres recoins de mes
vêtements furent fouillés, ainsi que ma ceinture. Le garde s’empara du
rouleau de papier dissimulé dans la doublure de mon vêtement et le tendit au
pirate boiteux. Comment pouvait-il savoir que je cachais une lettre ? El Cojo
la déplia et lut à voix haute :
À qui de droit,
Flanqué d’un garde d’El Cojo, Chrysostome galopait en tête. Tant bien
que mal nous tentions de le suivre, subjugués par les collines, ravines et
sentes bordées d’oliviers, de cèdres, de figuiers de Barbarie qui
surplombaient la mer jusqu’à la crique de Jebalya, où résidait le Corse. Ces
paysages me ramenaient en songe sur les côtes d’Espagne, le jour où
j’embarquai pour Naples. Mon esprit puisait l’oubli dans cette escapade. Des
Bédouins menant des mules harassées sous le poids de sacs de blé
devançaient une caravane de chameaux chargés de jarres de terre séchée. Le
chamelier qui ouvrait la route nous salua d’un mouvement de tête. La piste
grimpait vers les montagnes avant de replonger vers la côte. Dans un défilé,
près de quelques maisons de terre qui en gardaient l’entrée, des janissaires
s’affairaient à offrir deux fusils et un sabre à un vieil homme entouré de
jeunes paysans.
— C’est le présent à une tribu de la contrée, dit Chrysostome, qui tenait
à garder ses distances avec les janissaires. Ils achètent la paix avec le peuple
des montagnes.
Le défilé était étroit, idéal pour les embuscades, et le garde d’El Cojo, la
main sur son mousquet, scrutait les hauteurs. Chrysostome raconta en chemin
que les tribus offraient au Pacha et à l’agha, le chef des janissaires, de l’or et
des bijoux venus du plus profond du désert du Sahara, jusqu’au Niger.
— Voilà pourquoi le Pacha et l’agha sont si riches. Leur place est
convoitée, et leur vie constamment menacée. Il arrive qu’on les assassine.
— Et que fait le Sultan de Constantinople ?
— Les nouvelles ne lui parviennent que longtemps après les
événements. Le Grand Seigneur a d’autres chats à fouetter, les caïds
d’Égypte, les chefs de tribu du Fezzan, les vizirs qui ruent dans les brancards,
l’empire qui s’agrandit trop vite.
— Les Barbaresques, il est vrai, paient leur écot.
— Ils permettent au Grand Seigneur de régner sur cette partie du monde,
le Maghreb. La Méditerranée de l’Occident est très importante à ses yeux.
Demande donc à Hadji Mourad !
Chrysostome avait lancé ces mots comme pour me provoquer,
connaissant mes sentiments à l’égard de la femme du palais. Il cravacha sa
monture et je lui emboîtai le pas. Les montagnes à ma droite montraient leurs
versants généreux, riches en cyprès, en pins, en oliviers. Sur la gauche, la mer
se rapprochait, fougueuse. Le vent gonflait les vagues d’écume blanche et
nous décoiffait. Qui étaient donc ces Barbares osant retenir vingt-cinq mille
captifs ? Qui étaient ces vaincus de Lépante, artisans d’une vengeance par la
rapine et les incursions dans des villages pauvres et sans défense ? Je
songeais à mon père, chirurgien maintes fois contraint d’exercer le métier de
barbier pour subvenir à ses besoins et payer ses dettes. Je songeais à notre
mère, Leonor de Cortinas, belle et fatiguée par une demi-douzaine
d’enfantements, je songeais à mes sœurs, Andrea, Luisa et Magdalena. Peut-
être serais-je libéré rapidement par des frères miséricordieux, porteurs de
lettres de cachet et de bourses emplies d’écus. Peut-être reverrais-je un jour
l’Espagne de notre Roi Très Catholique. Peut-être pourrais-je à nouveau
contempler le visage de Mère, celle qui me protégeait, celle qui m’adorait,
même après mes frasques, même après mon duel, et sans doute assisterais-je
mon père dans ses opérations au bistouri. Je maudissais les ravisseurs qui me
gardaient loin de mon Espagne et des miens, et puis soudain je songeais au
visage de la belle Zorha qui avait fait chavirer mon cœur. Son sourire
m’envahissait et je ne savais comment lui parler. Sa chevelure inondait mes
rêves et je rêvais que je l’embrassais, tandis que bruissait le murmure des
cimeterres. Je craignais qu’elle ne m’échappe. La captivité me réservait
maintes surprises. Ce séjour en Barbarie allait me sauver ou me damner à
jamais.
Égaré dans mes pensées, je ne perçus pas immédiatement la voix de
Chrysostome. Il s’était arrêté au sommet d’une montagne à moitié pelée,
parsemée de pins maritimes et de cyprès, à une encablure de la côte.
— Tenez-vous sur vos gardes, nous entrons dans l’un des fiefs des
Kabaïlis, appelés aussi Kabyles. Ces mahométans ne lisent pas le Coran. Ils
sont à la fois érudits et rustres. Rabadan Pacha a toutes les peines du monde
avec eux et préfère ne pas leur imposer de tribut, ou si peu.
Après quelques heures de descente, nous atteignîmes un petit plateau
devant la mer. Le sentier se scindait en deux. D’un côté, il menait à la crique
de Jebalya, de l’autre à un hameau. Santoni nous attendait devant une
baraque de pêcheurs. Plusieurs maisons de pisé étaient bâties sur la plage. Au
bout de la crique, des hommes en armes, apparemment des janissaires selon
ce que je pouvais en distinguer, protégeaient une splendide demeure
mauresque. Un vaste jardin la séparait de la mer et se prolongeait à l’arrière,
comme les parcs des belles demeures d’Alcalá de Henares que fréquentait
mon père lorsqu’il rendait visite à ses patients. Des colonnades et des
terrasses ornaient la demeure. Des fontaines de pierres blanches déversaient
leur eau dans d’étroits bassins, qui me rappelaient les points d’eau dans les
villages andalous. Une galère légère à vingt rameurs stationnait en pleine
mer.
Devant la maison du Corse, trois barques s’amarraient à un minuscule
débarcadère de bois. Santoni nous attendait au frais, alors que le soleil se
trouvait au midi. Sa maison était sommaire, plusieurs pièces mais peu de
mobilier. Une écurie accueillit nos montures. Sur la plage, des Maures
portaient des sacs en toile de jute.
— C’est la pêche de ce matin, dit le Corse. Du corail rouge. Je l’enverrai
bientôt à la capitainerie de France, puis à Marseille. Si le Pacha le veut
bien…
Il décocha un sourire à Chrysostome. Ces deux-là semblaient s’entendre
comme larrons en foire. Le garde qui nous accompagnait acquiesça.
— Bienvenue chez moi, dit le Corse en savourant le poisson grillé
agrémenté de tomates, d’un pain d’orge et d’huile d’olive.
— Les Kabaïlis ont passé un accord avec les corsaires grâce à moi. Ils
livrent du bois de charpente, et le Pacha les dispense de l’avaïd, de l’impôt.
Ils ont construit les galères des pirates, solides, rapides comme l’éclair ! Sans
doute verrons-nous bientôt une galéasse dans la crique voisine.
Le Corse nous montra notre chambre. Il nous hébergerait tant que nous
travaillerions pour lui. Les lits en bois allaient nous changer de nos couches
spartiates d’Alger. Cette maison, pour Rodrigo, Chrysostome et moi, était un
palais, avec ses murs rassurants, ses pierres apparentes, ses pans recouverts
de pisé. Je touchai le crépi, je respirai la terre.
— Allons voir la mer, lança mon frère.
Et je sortis vers la plage aux côtés de deux autres captifs en liberté
temporaire, les sieurs Rodrigo et Chrysostome, je vis le sable et les barcasses
ancrées dans une eau verte, les versants de la montagne venant mourir dans la
petite rade, le poisson sortir des barques et le corail rouler sur le dos des
portefaix, chargé et déchargé, je humai l’air du large comme s’il s’agissait
d’une rédemption, j’observai le ciel si bleu et les vagues au loin si
barbaresques, j’admirai les oliviers et les cyprès, j’entendis les vers de Jean
de la Croix et la plainte des sorcières de Montilla, que l’on appelait les
Camacha, je souris en me rappelant les remontrances de l’illustre professeur
et très humaniste Lopez de Hoyos. Je ne savais pas que la Méditerranée, qui
avait déjà tout inventé, les religions, les modes, les galères, l’esclavage, je ne
savais pas que cette mer pouvait se révéler aussi douce qu’un sourire de
femme.
Le soleil était encore haut lorsque le Corse, installé au fond de la
chaloupe, donna le signal du départ. Nous partîmes au bout de la baie et le
Maure qui commandait l’embarcation ancra par faible profondeur. Deux
autres Maures sautèrent à l’eau.
— Allez, Cervantès, un peu de courage !
Le Corse m’invita à le suivre, en pantalon de toile, torse nu. Il respira
profondément et plongea en s’aidant de la corde de l’ancre. Je sautai dans
l’eau à mon tour, aperçus le fond et remontai précipitamment. Santoni et
Chrysostome vinrent me chercher. Le Corse s’immergea à plusieurs reprises,
me donna maintes précisions, ventile-toi, aspire tout l’air du ciel et descends,
garde de la réserve, remonte quand tu sens que tu es à bout de souffle. Et
j’avalais tout l’air qui flottait sur la Méditerranée, songeais à Zorha que je ne
reverrais peut-être jamais. Je descendais, remontais, redescendais à nouveau,
je me glissais dans la peau d’un poisson, volais dans l’eau, je touchais le
sable et le corail puis revenais vers le jour, je sentais le flot sur la toile de
mon pantalon, allez, encore un petit effort, Miguel, j’avalais le ciel puis
retombais vers les abysses, jusqu’à ce que mes poumons fussent prêts à
exploser.
À la quinzième tentative, j’étais devenu un plongeur comme les autres et
Chrysostome à mes côtés se défendait fort bien, lui qui était déjà venu à de
nombreuses reprises dans la crique de Jebalya. Nous remontâmes plusieurs
sacs de corail, qui gisaient à quelques mètres de profondeur, de très grande
profondeur, que l’on atteignait avec des pierres en guise de lest afin de
gagner du temps. De retour sur la barcasse, je me sentis ivre et le vent qui
venait du large ajouta à la griserie.
— Alors, Miguel, on a touché le fond ? riait Chrysostome.
Oui, j’avais touché le fond, j’avais plongé autant que me le permettaient
mes bras.
— Ce n’est pas pire que les galères, répondis-je.
Rodrigo, resté à quai, nous suivait de loin. J’apercevais sa silhouette au
pied des montagnes. Sur les planches de la barque s’étalaient quelques
coquillages ramenés par le plongeur maure. Le soleil commençait à décliner.
— Sais-tu comment nous avons pu offrir des canons au Pacha ? dit le
Corse. En plongeant de la même manière au-dessus des épaves de la flotte de
Charles Quint. Avec des palans, on les a remontés à bord. Le Pacha en a
récolté une quarantaine. Les Kabaïlis les ont convoyés jusqu’à Alger.
En écoutant le Corse, j’observais la somptueuse demeure de l’autre côté
de la baie, gardée par la galère à vingt rameurs.
— À qui appartient cette maison ? demandai-je à Santoni.
— À Hadji Mourad, le représentant de la Porte à Alger.
Je frémis. Mes tempes se mirent à battre la chamade.
— Hadji Mourad ? Est-il assez riche pour s’offrir un tel palais ?
Zorha se trouvait peut-être là, à quelques lieues d’Alger.
— Bien sûr ! Le commerce est le fort de Hadji Mourad.
— Il gère d’abord les intérêts de la Porte, pourtant.
— En bon représentant du Sultan, il confond sa bourse et les coffres de
l’Empire. Le Grand Seigneur ferme les yeux, tant que l’ordre règne à Alger.
La lumière douce du soleil rebondissait sur les flots, donnant des effets
de miroir à la crique.
— Il vient souvent ici ?
— Quand bon lui semble, par galiote ou par la piste. La mer est certes la
voie la plus rapide. Les Kabaïlis le respectent. Il est assez fort et habile pour
leur avoir promis quelques baisses d’impôts. Quand les tribus lui donnent du
fil à retordre, il les dresse les unes contre les autres.
J’admirais le palais depuis le milieu de la crique de Jebalya. Des
bosquets protégeaient le débarcadère des regards indiscrets. Un kiosque
permettait d’abriter les passagers en partance. Une vaste allée menait à la
demeure, balayée par plusieurs domestiques. Sur la droite, des arbres fruitiers
côtoyaient une treille ; sur la gauche, un parc montait vers un semblant de
falaise, au tournant de la crique. Au premier étage, les terrasses offraient sans
nul doute une vue splendide. J’imaginai Zorha dans ses appartements.
— Ce soir, nous mangerons de la langouste, dit Santoni. Même à Calvi,
nous n’avons pas cela !
Homme de la Chrétienté, qui que tu sois, apprends que tu as ici une âme
sœur, celle d’une femme qui s’ennuie dans ses palais et ne sait comment se
déroule la vie ailleurs. Je brûle d’envie de découvrir la campagne. Je sais que
tu es un captif de rançon, je sais que tu es à moitié libre, que tu peux galoper
dans la plaine d’Alger et les montagnes alentour. Tu es plus libre que moi !
Viens me voir la semaine prochaine, le lendemain de djomeh. Je t’attendrai
près du kiosque à musique qui donne sur la mer, celle que je regarde en
pensant à l’homme de la Chrétienté.
Zorha Mourad, fille de Hadji Mourad, très humble et très obéissant
serviteur du Sultan.
Lorsque j’entendis ces mots de la bouche de Chrysostome, je
m’enflammai. Ce fut comme si j’avais attendu ce moment depuis des
semaines, des mois, des lustres, des siècles.
Je galopai tout mon saoul pour revenir à Alger. Suivi de Chrysostome et
de Rodrigo, j’avais le cœur gai, enivré par les senteurs de cyprès, de thym et
de romarin mélangés. Soudain, sur une hauteur, à quelques centaines de pas,
à gauche de la piste, s’éleva une forme étrange, gigantesque. Je crus discerner
un moulin à vent, c’était un janissaire géant prêt à fondre sur moi et à
m’empaler de sa lance. Aucun doute possible, c’était un agent placé par le
Pacha pour nous barrer la route et m’empêcher de rejoindre ma belle.
Sans hésitation, je chargeai l’ennemi.
— Arrête, Miguel ! hurla Rodrigo.
Chrysostome vint à mon secours, mais je n’entendais plus rien, je
chargeai le moulin à vent, sabrant avec une branche ramassée à la hâte, et je
hurlai pour effrayer le manant.
— Si tu continues, je t’assomme !
Chrysostome galopait derrière moi et j’étais heureux de disposer d’un si
bon compagnon qui ne m’abandonnait en aucune circonstance, même les plus
difficiles.
— Reviens ! Si tu rencontres un garde, tu vas te faire tuer !
Et Chrysostome continuait de me soulager, il m’encourageait. Enfin
j’avais trouvé un ennemi à ma hauteur. Parvenu à quelques pas de
l’outrecuidant, mon cheval hennit et s’arrêta net. Devant nous, un muret
marquait l’entrée de la propriété. Je reçus un violent coup sur le crâne et
vacillai, face contre terre.
Quand je me réveillai, Rodrigo était penché sur moi. Il m’avait placé en
travers de la selle, la tête en bas, le corps pendant sur la monture.
— Que… que m’as-tu fait, frère ? balbutiai-je.
— Chrysostome t’a assommé, répondit-il, en marchant aux côtés du
cheval. Tu peux lui payer un coup à boire au cabaret de la Casbah.
— Je vais lui rendre la pareille, oui !
— Il t’a sauvé la vie.
Je redressai la tête, abruti par le coup. Devant moi, j’aperçus la
silhouette de Chrysostome juchée sur son pur-sang. Je voulus hurler mais je
n’en eus pas la force. Qu’était devenu mon colossal ennemi ? D’autres
allaient certainement croiser ma route et il me fallait garder mes forces. Je
reconnus quelques collines. Nous approchions de la ville. Je passai Bab
Azoun, la Porte de l’Est, tel un paquet ficelé.
Zorha était ma fleur de corail. Entendez par là qu’elle était la corolle que
j’apercevais nichée au fond des trésors de la mer.
Zorha était la corolle que je recherchais au péril de mon corps, déjà bien
meurtri par les arquebusades à Lépante.
Zorha était l’âme sœur qui me parlait au fond des eaux lorsque le souffle
devenait court.
Zorha était la sirène qui m’enchantait et me donnait du nerf lorsque je
remontais à la surface, nageant de la main droite, avec du corail dans le sac
en grosses mailles.
Quand nous nous retrouvions, je sentais que mes caresses l’enivraient.
Elle n’avait de cesse de me faire taire, arrête, Miguel de Cervantès, ne parle
plus, agis, charge les moulins à vent, les vrais, mes bras, regarde comme ils te
serrent. Et le chevalier captif s’élançait, il voyait d’autres collines, d’autres
champs d’oliviers, d’autres mers insondables, il fermait les yeux afin de ne
plus entendre parler de geôle, de bagne, de règne barbaresque, il fermait les
yeux et il n’était plus captif. Il ne parlait plus parce qu’il valait mieux se taire,
il ne demandait plus des nouvelles de la rumeur, cette pieuvre qui hante nos
vies, il ne désirait plus évoquer les intrigues algéroises car la seule intrigue
qui vaille, n’est-ce pas, est celle du cœur. Et je descendais vers la fleur de
corail, j’embrassais Zorha la Mauresque, fille de renégat, j’embrassais la
princesse de la Porte, dont le père errait de palais en demeure, sans doute
pour mieux éviter les coups de poignard.
Le corail était toujours notre lien. Lorsque les phalanges de ma main
droite étaient entaillées, mes bras, éraflés, Zorha pansait mes blessures.
Devant nous, dans deux niches du kiosque ornées d’arabesques, trônaient des
morceaux de corail, parmi les plus beaux que j’avais récoltés, des sculptures
biscornues, tordues, ravagées, aux branches élancées vers les étoiles. Le
visage de Zorha s’illuminait.
Elle repartit un matin pour Alger sur son chébec de vingt rameurs et
quatre canons, avec trois voiles latines sur antennes. Son étrave était élancée.
Sur la proue, je remarquai un éperon pointu. Ce n’était pas le drapeau blanc
des pirates qui flottait sur le mât mais un long étendard vert portant trois
croissants bout à bout.
Je regardai le chebec s’éloigner et je ne savais ce qui était le plus beau,
du décor de la crique ou de ce que je croyais distinguer mais qui était déjà
trop loin, une ombre sur le pont, une silhouette floue sous la voile. Je n’avais
qu’une envie, la rejoindre, nager de toutes mes forces, monter à bord. Ma
captivité était devenue un délice, une promesse de beaux lendemains, un
horizon dont je voyais les contours et que je n’avais jamais connu, les
frontières d’un nouveau pays qui s’appellerait l’amour.
Rodrigo partit quatre jours plus tard sur la nef des Frères de la Trinité. Je
l’accompagnai jusque sur les quais. J’étais bouleversé mais tentai de masquer
mon trouble. Je perdais un compagnon de captivité, un frère d’armes, un ami
qui partageait mes sentiments, ceux de l’amour, de l’espoir et de la
mélancolie. Lui était heureux et s’avouait en même temps déchiré, inquiet de
quitter Clémente, même s’il caressait le rêve de revenir la chercher, triste de
m’abandonner, ainsi que les amis d’Alger. Il me serra dans ses bras et je vis
défiler toute la campagne de Valladolid, les chambres de notre maison de
Madrid, l’escalier de bois et les tapisseries aux murs, les coffres dans lesquels
notre père rangeait ses manuels de médecine. Rodrigo se mordait les lèvres,
comme s’il voulait à tout prix lutter contre le souvenir, qu’il allait pourtant
retrouver de l’autre côté de la mer. Je le revis dans les champs d’oliviers,
accroché aux branches ou à cheval, trottant sur les collines, je le revis dans
les faubourgs de Séville, drôle, enjoué, à la recherche des regards féminins, à
la porte du collège, avec un pourpoint bien propre.
À côté des frères et de trois autres captifs, Rodrigo me salua de la main,
debout dans l’embarcation. Je ne distinguai déjà plus son visage.
Sans doute Clémente le suivait-elle du regard, là-haut, au sommet de la
ville, depuis la terrasse du palais de la Porte Neuve, sans doute le devinait-
elle à la fois soulagé et anxieux de ce départ. Je me retournai pour tenter de
discerner au loin la demeure où était enfermée Zorha. Pour elle, je
poursuivrais ma mission, jusqu’à Oran et au-delà. Je quittai la digue afin de
regagner la ville, le cœur lourd, avec une vie qui recommençait, orpheline de
la fraternité. Des porteurs de sacs de grains me heurtèrent et je ne dis rien,
hagard. Je sentais le poids d’un deuxième exil sur mes épaules que seul
l’amour de Zorha pouvait désormais soigner.
Je préparais mon départ pour Oran avec pour prétexte la pêche au corail
dans la baie de Jebalya. Chrysostome était désormais dans la confidence.
Deux dangers nous menaçaient. D’abord, nous contournerions le sud de la
ville par la plaine de la Mitidja, ce qui exigeait un long parcours et des armes
pour éviter les attaques de bagnards. Ensuite, il faudrait être très prudents, la
route d’Oran était fréquentée par des agents à la solde des Barbaresques,
spahis, cavaliers des montagnes, chameliers, commerçants. Un captif serait
immédiatement arrêté s’il était suspecté de se diriger vers le fort.
— Déguisons-nous en Bédouins, dit Chrysostome.
Il acheta des vêtements de paysans au Souk el-Kebir et un garde de
Hadji Mourad nous confia deux pistolets. Le temps pressait. Si mes craintes
se confirmaient, la ville serait bientôt à feu et à sang et toute sortie
deviendrait illusoire.
Deux jours plus tard, un événement précipita la révolte. Un navire en
provenance de Constantinople, censé apporter une partie de la solde des
Turcs, fut intercepté au large de Djijel par les corsaires du Vénitien. Non
seulement la prise se révéla excellente, mais elle permit au Pacha d’attiser la
colère des soldats de Hadji Mourad.
— Cette nouvelle n’est bonne pour personne, maugréa Chrysostome.
Même El Cojo est inquiet.
— Il n’a aucune confiance en Hassan le Vénitien.
— Oui, tu as raison, il semble s’en méfier comme de la peste, même s’il
prend du galon grâce à lui. Mais à quoi cela lui servirait-il d’être raïs des
corsaires si la ville était à feu et à sang, si les Barbaresques perdaient la partie
contre les Turcs et la Porte ? À quoi cela rimerait-il de perdre des vaisseaux
et de ne plus être roi de la Méditerranée ?
— Le pari de ce chien de Pacha est certes risqué, mais Hadji Mourad
joue gros, lui aussi. Si les spahis ne descendent pas des montagnes, il sera
vaincu.
— Ce n’est pas le moment de te rendre à Oran, Miguel. Nous risquons
les pires ennuis.
— Ici aussi. Il faut partir, Chrysostome. Les captifs, qu’ils soient de
rançon ou non, les juifs, les chrétiens, vont être pris entre deux feux.
À cet instant résonnèrent d’étranges coups, comme ceux d’une grosse
cloche.
— Le chaudron… blêmit Chrysostome.
— Qu’est-ce, l’ami ?
— Le tocsin des janissaires. Ils frappent sur un grand chaudron, une
tradition depuis les premières protestations de la milice à Constantinople.
— Ils entrent donc en révolte…
Les coups redoublèrent. Ils provenaient de la garnison toute proche,
l’une des sept que comptait la ville.
— Lorsque les janissaires frappent avec des marteaux sur le chaudron,
c’est pour annoncer la sédition.
Nous montâmes sur le toit. Un feu avait été allumé sur les remparts
d’orient. Une maison voisine se consumait.
— Si les janissaires sortent de la caserne, c’en est fini de Hadji Mourad,
pesta Chrysostome.
À nos côtés se tenaient d’autres captifs. El Cojo était sorti avec ses
hommes. Les coups sur le chaudron se poursuivaient. Un Maure hurla dans la
rue que les janissaires se dirigeaient vers la seconde caserne, sur les remparts.
Des balles de mousquets furent tirées, mais on ne savait qui visait qui. Des
hommes en armes passèrent en contrebas, des corsaires accompagnés de
Maures descendus des montagnes.
Je me retournai et posai mon regard sur les hauteurs d’Alger. Près de la
Porte Neuve, Zorha devait assister au même spectacle que moi. J’étais pétri
d’angoisse pour elle et pour Clémente. Le sort d’Alger se déciderait cette
nuit. Je regrettais de n’avoir pu m’enfuir à temps afin de porter la missive de
concorde aux Espagnols d’Oran.
Chapitre 20
À Bab Azoun, les fidèles de Hadji Mourad avaient fini par reconquérir
le terrain, grâce à des renforts inespérés. La bataille n’était pas encore
gagnée, mais l’envoyé du Sultan pouvait au moins espérer tenir une partie de
la ville. Chrysostome croisa un lieutenant de janissaires de sa connaissance,
qui nous escorta jusqu’à la Porte.
Elle était solidement gardée par des janissaires et des cavaliers kabyles.
Sur les remparts, des torches éclairaient la sortie vers l’ouest, en contrebas,
où des soldats circulaient, sabre en main. Des mousquets étaient disposés sur
le mur, certains pointés sur la piste de Sétif et d’autres sur la ville. Des
escouades de Maures apportaient des armes, de la poudre, des vivres. Si tant
d’Algérois prêtaient main forte aux hommes de Hadji Mourad, on pouvait
raisonnablement croire qu’il était sauvé.
Le lieutenant glissa quelques mots à Chrysostome avant de prendre le
commandement d’une troupe de janissaires. Chrysostome me traduisit les
paroles du Turc : le chef des miliciens, l’agha Ali Corso, avait été tué par les
propres hommes de Hadji Mourad.
— Ils l’ont sacrifié.
— Hadji Mourad en a fait un exemple. On ne trahit pas impunément le
Sultan. À l’heure qu’il est, soit le Pacha est mort, soit il a déjà signé un pacte
avec son ennemi. Le lieutenant estime que nous devrions nous replier,
continua Chrysostome. Il craint toujours une contre-attaque de Hassan le
Vénitien.
Des gémissements semblaient surgir des remparts mêmes.
— Dis-moi d’où proviennent ces plaintes, Chrysostome.
— Je ne sais pas, Miguel. Je crains le pire…
Je me dirigeai vers une guérite qui donnait sur le mur extérieur d’Alger.
Deux Barbaresques étaient suspendus à d’immenses crocs de fer, empalés.
— Détachez-les ! hurlai-je.
Le lieutenant des janissaires esquissa un sourire et me répondit en turc.
— Il dit que tu ferais mieux de te taire si tu ne veux pas finir comme
eux. Partons, Miguel.
J’enrageais de ne pouvoir rien faire. La barbarie n’avait-elle pas de
limites ? Je savais que les choses en allaient ainsi ici, mais je ne supportais
plus ces visions d’horreur. Les deux condamnés étaient des renégats. L’un
d’entre eux psalmodiait des prières en italien. Le lieutenant des janissaires me
toisa et lança un ordre à son adjoint. Quelques instants plus tard, l’homme
perça le corps des suppliciés. L’Italien poussa un râle déchirant et,
brusquement, son corps se raidit.
Les combats avaient cessé de ce côté-ci d’Alger et continuaient vers Bab
el-Oued. Une clameur courut soudain sur les remparts, dont nous nous étions
à peine éloignés. J’aperçus un attroupement.
— C’est Hadji Mourad ! s’écria Chrysostome.
Un homme ouvrait le cortège des spahis et des janissaires. Certains
lançaient leur turban en l’air, d’autres s’époumonaient en clamant le nom du
représentant du Sultan.
— Ils disent que c’est lui, le vrai Pacha d’Alger, traduisit Chrysostome.
Hadji Mourad s’arrêta au pied du rempart qui dominait la rue où nous
nous trouvions. Son chambellan agita la lanterne dans notre direction et le
soldat qui nous guidait lui répondit.
— Hadji Mourad te salue, commenta Chrysostome.
— Je le salue aussi, par le cœur, et lui souhaite longue vie, répondis-je.
Le père de Zorha ne pouvait me voir dans l’obscurité de la ruelle, malgré
la lueur de la lampe du janissaire. Je distinguai son costume, un uniforme de
guerre, son large turban rouge et blanc, sa barbe fournie. En conquérant
serein, il commandait aux hommes, organisait la défense des remparts et
paradait avec panache au-dessus d’une ville qui à tout instant pouvait
sombrer dans les flammes. Un quarteron de Maures lui baisa les mains et
repartit. Que leur avait-il promis ? Des caisses de vivres ? Des écus, fruits de
la rapine ? Des armes ? Cet homme était habile. Il savait manœuvrer entre les
uns et les autres, rassembler les ennemis afin de contrer les Barbaresques et
Hassan le Vénitien, il savait régner au sommet d’un volcan. Je songeai à
Zorha. À l’heure qu’il était, nul doute qu’elle était en sécurité, à l’abri dans
une maison des faubourgs.
Nous retournâmes chez El Cojo. La maison était calme. Trois renégats
montaient la garde à l’entrée, deux Calabrais et un pirate des Baléares.
El Cojo dégustait du vin d’Espagne sur la terrasse, caressé par deux
femmes venues de Corse, et sans doute comme lui converties. Je reconnus
l’une d’elles, aux yeux très noirs et au menton en avant, un poing sur la
hanche, comme si elle posait pour un tableau. Elle riait sans cesse, le regard
plongé vers la bouteille. El Cojo m’invita à boire dans une coupe finement
ciselée.
— Tiens, bois à la santé des maîtres d’Alger !
Je m’assis sur un tapis. Je ne savais à quel jeu il se prêtait. Il avait donné
des gages à Hadji Mourad, empêchant Hassan le Vénitien de remporter la
bataille. Je vis quelques parures d’or sur le cou des deux femmes corses et me
dis que son allégeance avait dû se monnayer fort cher. Le royaume des
Barbaresques tenait ainsi, par des tributs, des récompenses, des rachats de
promesses. El Cojo savait jouer sur tous les tableaux, non pas pour s’enrichir
mais pour survivre. Je devinais que l’adjoint du raïs était en réalité l’homme
fort du petit royaume des Barbaresques. Au moins parvenait-il à durer,
capitaine au cours sinueux, fût-ce au prix de manœuvres dans le brouillard.
Il se resservit du vin, tandis que l’une des deux femmes l’enlaçait et que
l’autre lui massait les pieds.
— Cervantès, sache qu’Alger appartient d’abord aux pirates, aux
renégats, aux chrétiens convertis à la religion du prophète Mahomet. Le reste
importe peu.
Le jour n’allait plus tarder à se lever. Je ne parvenais pas à discerner
chez El Cojo la peur de la lassitude. Il était au bord de l’ivresse sans jamais
perdre ses moyens.
Il émit un râle puis sortit sa dague afin de se curer les ongles. Dans le
recoin de la terrasse, Chrysostome s’évertuait à se rapprocher d’une jeune
femme originaire de Grèce.
— Cervantès, tu cours de grands risques, me confia le capitaine pirate.
Il ordonna à ses gardes de quitter la terrasse. Les deux femmes buvaient
maintenant du vin, elles aussi.
— Croyez-vous que mes ennemis soient si nombreux ?
— Je sais qu’ils sont puissants. Sigura te cherche.
— Le sieur est armé et dispose de quelques complicités, lui répondis-je.
El Cojo salua ma réplique d’un grand éclat de rire puis congédia les
deux femmes afin de pouvoir me parler en toute quiétude.
— Tiens-toi sur tes gardes. Ne perds pas la tête par bravoure inutile. Cet
individu dispose d’argent, de beaucoup d’argent, et je ne m’étonnerais pas
qu’il négocie des parts sur le rachat des captifs auprès des maîtres et
propriétaires d’esclaves.
— Il est en cheville avec maints pirates…
— Tu ne crois pas si bien dire. Il vit, il négocie, il palabre, comme nous
tous lorsque nous sommes en affaires. Mais je te donne un conseil, Cervantès,
un conseil qui restera entre nous, fuis cette ville. Demain, Sigura va te faire
arrêter pour avoir comploté contre le Pacha. S’il parvient à ses fins, tu
mourras, assurément. Personne ne viendra à ton aide.
Chrysostome, qui s’était rapproché de nous, acquiesça.
— El Cojo a raison, Miguel. Le Pacha cherche des boucs émissaires. Et
Hadji Mourad risque d’avoir d’autres chats à fouetter. Suis son conseil.
Je retournai dans la chambre que j’avais partagée si longtemps avec
Rodrigo. Mon frère parti, Zorha cachée, je me sentais bien seul dans la ville
des complots et des rumeurs, hantée par le triste sieur Sigura. Je m’étais fié
au pacte conclu avec Hadji Mourad, mais, après les derniers événements, il
était très probable qu’il ait passé un accord avec le nouveau Pacha. Certaines
têtes étaient tombées, dont celle du chef des janissaires, l’agha Ali Corso, en
gage de bonne volonté, pour éviter aussi toute nouvelle velléité de révolte.
Cela n’allait pas s’arrêter là. Des hommes allaient payer, des compromis, des
corrompus, des rivaux, des ennemis du Pacha ou du représentant du Sultan.
Et aussi des innocents. J’étais sans doute sur la liste.
Chapitre 22
Quelques heures plus tard, des gardes me poussèrent dans une salle de
réception dotée d’une estrade avec un grand retable et ornée de crucifix, de
toiles représentant la Vierge Marie et de statues du Christ. Chrysostome fut
placé à mes côtés. Il me lança un regard calme pour me signifier que nous
étions sauvés, entre les mains de chrétiens. Malheureusement, il se trompait.
Une porte s’ouvrit, des gardes maures entrèrent, suivis de trois personnages
en soutane blanche. Le premier, qui portait un bonnet violet, prit un air
solennel et s’assit à la grande table de l’estrade. Il semblait commander les
deux autres, qui portaient une capuche masquant leur regard.
— Blanco de Paz… murmura Chrysostome.
L’inquisiteur d’Alger s’adressa à moi en espagnol.
— Miguel de Cervantès, né à Alcalá de Henares, vous n’ignorez pas
pourquoi vous êtes ici.
Je pris une profonde inspiration et surmontai ma peur.
— Tout ce qui est arrivé est de mon fait. Les autres sont innocents. Vous
ne devez pas les punir pour cette tentative d’évasion.
Blanco de Paz esquissa un sourire.
— La tentative d’évasion est certes l’un de vos crimes, mais vous serez
jugé ici pour des faits bien plus graves…
L’homme à sa droite repoussa sa capuche. Mon sang se glaça. Je
reconnus Sigura, plus sinistre que jamais. Son front portait la marque de
l’amertume. Ses yeux respiraient la vengeance. Un rictus s’afficha sur ses
lèvres. Ainsi était-ce lui qui avait tramé l’arrestation et avait sans doute lancé
des agents à mes basques. Il prenait des notes, greffier de l’Inquisition.
J’enrageai et serrai les poings. À cet instant, j’aurais tout donné pour acheter
les gardes et planter un poignard dans le cœur de l’infâme.
Blanco de Paz commença la lecture des actes d’accusation. Derrière lui,
sur le tabernacle, s’étalaient plusieurs calices. À droite de l’Inquisiteur veillait
un Turc, reconnaissable à son costume. Il ne pouvait être que l’envoyé du
Pacha, Hassan le Vénitien.
— Miguel de Cervantès, vous êtes doublement captif, du Pacha Hassan
le Vénitien et de l’Inquisition, dit Blanco de Paz. Avec Chrysostome d’Arles,
vous vous êtes rendus coupables de félonies.
Sigura continuait de prendre des notes tandis que les gardes tenaient leur
cimeterre brandi à hauteur de nez sans ciller. Deux représentants du Pacha
siégeaient à gauche de l’estrade.
— Nous, Blanco de Paz, de l’ordre des Dominicains, commissaire de
l’Inquisition, sis à Alger, nous vous convoquons à un procès en bonne et due
forme dans trois jours. Selon les normes en vigueur, nous vous autorisons à
produire des témoins.
— De quoi suis-je accusé ? demandai-je.
— D’une chose laide et vicieuse, à savoir d’hérésie.
Un sourire s’esquissa sur le visage de l’un des Maures.
— Et d’être un marrane, un juif converti.
Blanco de Paz termina la parodie de procès, ou du moins ses prémices,
et nous donna rendez-vous dans trois jours. Je fus autorisé à faire passer un
message pour mander mes témoins. Je parvins à convoquer ainsi plusieurs
amis et Haïm Jacob, que le tribunal d’Inquisition ne pouvait récuser. Je ne
voulais surtout pas impliquer le sérail de Hadji Mourad. Cela eût été trop
dangereux et je serais sans doute tombé dans un piège tendu par Sigura. Ce
sbire ne perdait rien pour attendre. Il n’était pas en mesure de contester la
forme du procès et devait attendre la convocation des témoins. Un jour, je
saurais lui faire rendre gorge.
Chapitre 24
Les deux espions maures étaient maintenant partis depuis une semaine et
je tuais le temps en sillonnant la ville de long en large. Don Martin de
Cordoba me fit traverser la baie d’Oran un matin sur une petite embarcation,
une tartane espagnole, pour admirer la ville depuis le large. Un homme se
joignit à nous. À ma grande surprise, il était turc et se nommait Pir Gevhéri.
Il portait un manteau vert et une coiffe étrange, sorte de bonnet de feutre que
je n’avais encore jamais vu, sauf lors de visites dans les cours des maisons
algéroises.
— Mon ami est un poète soufi, dit Don Martin de Cordoba, protégé du
soleil par une petite toile de coton. Il vient du Caire.
— Un soufi ? Ce sont ces mystiques de l’islam qui viennent du fin fond
de l’Empire ottoman ?
— De partout ! Ils prêchent l’amour, la tolérance, le rapprochement des
peuples.
— Comme Hadji Mourad à Alger, répondis-je.
— Et comme vous, ajouta le gouverneur d’Oran.
Le poète soufi m’expliqua comment il était arrivé à Oran. Il avait
embarqué au Caire et s’était retrouvé pris dans une bataille navale entre
chrétiens et Barbaresques au large des côtes tunisiennes, non loin du fort de
la Goulette. Sa galère avait rejoint le rivage puis il s’était aventuré jusqu’à
Oran, où il avait trouvé refuge. Il avait rencontré un autre soufi sur les
hauteurs d’Alger qui lui avait parlé de sa confrérie dans la ville des
Barbaresques.
— Nous sommes quelques-uns à plaider ces paroles de tolérance et
d’entente entre les peuples. Les juifs d’Alger et d’Oran nous consultent. Les
janissaires se rapprochent de nous.
Assis à bâbord, Don Martin de Cordoba souriait. Je me demandai à ce
moment-là si lui-même n’appartenait pas à l’étrange confrérie des soufis. Pir
Gevhéri se mit alors à raconter les soirées d’initiation, la danse du zikr et les
prières mystiques. Le soufi rajusta sa coiffure qui menaçait de s’envoler et
expliqua les rites de son mouvement.
— Nous nous réunissons pour parler des uns et des autres, pour évoquer
la mémoire de Roumi, notre grand penseur, disparu voilà trois siècles à
Konya, en Anatolie. À sa mort, mollahs, rabbins et prêtres se rassemblèrent
pour célébrer sa mémoire et ses paroles d’amour. Car qu’y a-t-il de plus beau
que l’amour, n’est-ce pas ?
Assis à la proue, le gouverneur souriait de plus belle. Il évoqua les
poèmes de Roumi dans lesquels les mystiques voyaient l’amour spirituel.
— Il s’agit surtout d’amour charnel. Tout vient de là. Les derviches
tourneurs ont été les premiers à le comprendre.
La galéasse passa devant la chapelle de Notre-Dame-de-Carmen, puis
arriva devant le port de Mazarquivir, que les Maures appelaient Mers el-
Kebir. Dominé par un château, sur les flancs de la montagne du Santo,
Mazarquivir offrait une belle protection aux navires.
— C’est d’ici, un jour, que nous lancerons nos vaisseaux à l’assaut des
pirates, souffla le gouverneur. Si la Couronne nous en donne les moyens.
— Tout dépend de Hadji Mourad, répondis-je. S’il gagne son bras de fer
contre les Barbaresques, vous serez tranquille pour un siècle.
— Tout dépend aussi de notre bon Roi Philippe II, corrigea Don Martin
de Cordoba. Nous avons, vous et moi, un avantage sur les courtisans de
Madrid ou de Badajoz : nous connaissons les pirates, nous savons de quoi ils
sont capables. Nul ne peut leur faire confiance. S’ils signent un pacte, méfiez-
vous ! S’ils paraphent un traité, restez sur vos gardes. Tout est possible en
Barbarie. Ils ne comptent que sur la force.
— Et les alliances entre le monde chrétien et la Porte, rectifiai-je.
N’oubliez pas qu’une missive de Philippe II est en route. Si Hadji Mourad la
reçoit, il sera assuré du soutien de l’Espagne.
Le soufi expliqua comment lui et les siens organisaient des réunions
secrètes à Oran et à Alger, qui rassemblaient des gens de toutes origines, de
toutes religions. Je lui parlai de Haïm Jacob et il m’apprit qu’il participait aux
assemblées. Cela ne me surprit pas, et justifiait la tolérance dont était épris le
commerçant juif. Ainsi Hadji Mourad et Haïm Jacob avaient-ils dû se
rencontrer. J’en étais heureux. Il n’y a pas de hasard, pensai-je, tandis que le
gouverneur nous fit servir du vin. Mon amour pour Zorha était-il aussi le fruit
du destin ? Je me rendais compte depuis quelques lunes que j’avais forcé le
cours de la vie, sans doute pour mieux en jouir et croiser l’être de mes rêves,
fussent-ils impossibles. Pir Gevhéri imita la danse des soufis, les yeux
fermés, une main tendue vers le ciel, l’autre vers la mer ou la terre, celle des
hommes, psalmodiant des formules en turc et en arabe. Il y était question,
m’expliqua-t-il ensuite, d’amour entre les êtres, de paix du dedans, de voix du
Prophète. Le soufi évoquait les transes lors du zikr, la cérémonie de la danse,
il citait les versets de Roumi, « Viens et entre dans notre cercle, Nous qui
sommes les amants, Pour que nous puissions t’inviter, Dans le jardin de
l’amour », et je l’écoutais, j’écoutais le chant de l’amour, je retrouvais le suc
de la tendresse, je regardais les montagnes d’Oran et je voyais apparaître la
Bien-Aimée sur le sentier, celle de la vie, celle du Cantique des Cantiques,
celle de la poésie soufie, et tout cela était la même chose, j’éructais et
psalmodiais à mon tour, j’entrais en transe, les mots de la lingua franca me
revenaient aisément, les appels de douceur et de tendresse aussi, et quand le
soufi Pir Gevhéri récitait les versets, j’en rajoutais, je plaçais mes émotions,
j’offrais mes épices. Lorsque le poète disait : « Viens, nous sommes tous
égarés dans le plus grand dénuement », je répondais : « Dans la plus grande
pauvreté de l’amour. » J’improvisais, je coupais les vers, « Toi, tu es l’eau,
une eau qui danse en rond, et qui demeure captive », j’y mettais mon grain de
sel, « Ô la belle captive, tu es comme l’eau », et le gouverneur, ivre de vin,
riait, et le soufi, ivre de poésie, riait, et moi, ivre d’amour, je riais, je ne
voyais plus de moulins à vent, je ne voyais plus de janissaires géants, je
n’avais plus besoin de m’emparer d’une lance et de combattre toutes les
chimères, j’étais à l’intérieur du rêve, je baignais dans le bonheur et la
certitude d’atteindre bientôt le paradis. Le bateau tanguait et mon esprit aussi.
Don Martin de Cordoba, affable gouverneur, âme en peine après une longue
captivité, riait de tout son saoul, il hurlait sur les flots, il reprenait les paroles
de Roumi sorties de la bouche du poète Pir Gevhéri, « Toi, tu es l’eau, une
eau qui tourne, Et qui demeure emprisonnée », il vomissait sa rancœur et sa
joie, il croulait sous le poids de sa charge, tenir une ville grande comme une
prison, et il aspirait lui aussi à la grande sérénité.
Chapitre 34
Je comptais les jours et les nuits. La vue sur Oran, le rivage et les
collines depuis le fort du gouverneur m’apaisaient. Si tous les caïds de la
contrée joignaient leurs efforts à ceux des pirates, la garnison espagnole ne
pourrait résister et la ville tomberait en quelques jours. Je retrouvai la
langueur du temps, celle que j’avais connue en captivité et qui était devenue
mon alliée. Je regardai les mouettes, les vagues, les arbres des vergers
en dehors des remparts où s’aventuraient des voleurs maures sitôt le jour
tombé. Les parfums des orangers me rappelaient les jardins de la demeure de
Zorha. Où se terrait-elle ? Peut-être avait-elle succombé aux avances d’un
autre, peut-être n’éprouvait-elle plus de sentiments pour moi.
Ses messagers arrivèrent le lendemain, épuisés mais souriants. Des
spahis au service du gouverneur les assistèrent et les guidèrent jusqu’au salon
de Don Martin de Cordoba. Ils m’annoncèrent que la lettre avait bien été
remise au chef de la garde de Hadji Mourad. Zorha arriverait bientôt, sous
bonne escorte et par des chemins détournés.
Je ne pus cacher ma joie et Don Martin de Cordoba s’en aperçut. Mais
ces emportements furent vite étouffés par une terrible nouvelle. Haïm Jacob
avait été tué. Je n’en crus pas mes oreilles. Haïm mort… Je me souvins de ses
paroles chaleureuses, de son amitié infaillible, de son sens du devoir. Quel
félon pouvait être responsable d’un tel crime ?
— On parle d’un certain Sigura, commerçant espagnol en lien avec les
Inquisiteurs, répondit l’un des cavaliers maures.
Sigura… Le traître était donc toujours sur mes traces. Il exécutait mes
alliés.
— Je le tuerai à mon tour, grinçai-je entre mes dents.
Don Martin de Cordoba, qui assistait à l’entretien, m’en dissuada.
— Vous ne pouvez rallier Alger.
— Si j’ai pu quitter la ville, je pourrai y pénétrer à nouveau.
— Détrompez-vous. Vous paieriez le double de la rançon. Et vous seriez
tué à votre tour avant même d’apercevoir les remparts. La route est infestée
d’agents et de traîtres à la solde de Hassan le Vénitien.
Le derviche Pir Gevhéri abonda dans son sens.
— Il ne vous servira à rien de désirer la vengeance.
— Il ne s’agit pas de vengeance, mais de justice.
— Je citerai à nouveau notre maître Roumi : « Même les anges sont
réduits à l’impuissance. »
Je pleurai le soir même sur les remparts d’Oran la perte de l’ami juif,
une bouteille de vin de Xerès à la main que Corto partagea avec moi. Lui se
lamentait sur la perte d’un âne dans son village d’Andalousie. Je lui appris les
poèmes de Roumi par cœur, ceux traduits par le derviche Pir Gevhéri, « Je
reste coi, je suis ivre, Du sortilège que j’ai bu, Entre moi enivré ou conscient,
Je ne sais la différence », ou encore : « Nuage à la pluie tendre, viens ! Ô
ivresse des amis, viens ! Ô toi le sultan des tricheurs, viens ! Ceux qui sont
ivres te saluent. »
Je me retournai et aperçus une ombre sur la montagne. Je sus que les
moulins à vent de toute la Barbarie me défiaient.
Le réveil fut difficile. J’avais passé une bonne partie de la nuit sur les
remparts avant de rentrer à tâtons, la tête pleine de rêves, les yeux emplis de
larmes. Ma liberté n’avait pas de raison d’être dans la douleur de l’absence et
de la mort de Haïm Jacob. Captif à Alger, au moins aurais-je pu demander
réparation auprès du Pacha ou de Hadji Mourad, et défier encore une fois le
reître Sigura. Je craignais d’autres complots, je redoutais une conspiration à
grande échelle.
L’un des deux cavaliers maures m’informa que Sigura devait négocier le
lendemain l’affrètement d’un navire à Mers el-Kebir. Je décidai de m’y
rendre, accompagné par l’espion. Malgré les mises en garde du derviche, je
comptais bien faire la peau à ce traître et lui faire payer ses félonies.
Nous arrivâmes à Mers el-Kebir aux alentours de midi. C’était un port
bien abrité et bordé d’un hameau aux maisons de pêcheurs, ateliers de
tisseurs de toiles, greniers et réserves de négociants. Une multitude de
barques attendaient l’arrivée des navires pour transporter les biens vers Oran,
qui ne disposait que d’un petit débarcadère, au pied des fortifications. Le
cavalier maure me recommanda de demeurer discret jusqu’aux abords de la
nuit. Si le sbire se cachait dans le village, il ne pouvait nous échapper.
Lorsque le jour déclina, je m’aventurai dans la rue principale, précédé
du Maure. Sigura paradait devant le funduk des Génois, une vieille hôtellerie
qui comprenait un four et des bains publics.
— Holà, Sigura, Cervantès est à toi !
Il se retourna. Je lui plaquai ma main sur la bouche et le poussai dans
une cour intérieure où traînaient quelques ânes. Sigura recula. Le Maure le
menaça de sa dague. Je m’avançai de quelques pas.
— Bats-toi, Sigura, si tu en as le courage ! Que je répare les affronts et
venge la mémoire de Haïm Jacob.
— Je te croyais mort…
— Tu ne peux expédier tous tes ennemis ad patres.
La peur se lisait sur son visage.
— Sors ton épée, Sigura. Achevons ce que nous avons commencé à
Madrid, voilà bien longtemps.
— Cervantès, je te rachète… bredouilla-t-il.
— Je suis déjà racheté. En garde !
Sigura dégaina son épée. Je me fendis, il esquiva, tourna sur lui-même.
Il n’avait rien perdu de son agilité et la peur ne le bridait plus. Il lança une
attaque, je la parai et visai son pourpoint de velours. Je n’enfonçai point la
lame, me réservant ce plaisir pour plus tard. Sigura récidiva, porta son poids
sur une fente avant. Je sautai sur le côté, vers un tas de peaux de mouton, puis
lui bottai l’arrière-train. Il valsa à terre, gémit, se releva. Le Maure qui gardait
la porte de l’entrepôt sourit.
— Cervantès, épargne-moi la vie et je te donnerai de l’or du Soudan, des
esclaves, de l’ambre, des femmes, tout ce que tu voudras !
— Rends-moi d’abord Haïm Jacob, rends-moi la vie de mon ami !
— Ce n’est pas moi qui l’ai tué, c’est Blanco de Paz, l’inquisiteur !
— Tu appartiens à ce tribunal. Tu paieras pour ses fautes !
— Haïm Jacob aurait fini par être tué par ses ennemis, un jour ou
l’autre.
— Il n’en avait pas, hormis des crapules comme toi !
Je fondis sur lui de plus belle. Il eut du mal à parer le coup et trébucha.
Puis il se rétablit, m’envoya un mauvais coup. Je dérapai et faillis rencontrer
sa lame.
— Cervantès, tu es fait comme un rat !
Je parvins à bondir sur la droite et entaillai son pourpoint. Du sang gicla
sur la sciure de bois qui jonchait le sol. Sigura tomba, blessé au flanc. Ma
lame frôla sa gorge.
— Tes dernières prières sont inutiles, tu ne mérites pas d’aller au
royaume de Dieu.
Sigura tremblait. À ce moment, deux gardes oranais pénétrèrent dans
l’entrepôt, suivis de Don Martin de Cordoba.
— Laissez-lui la vie, dit le gouverneur. Votre désir de vengeance est
déjà assouvi.
— Il doit mourir pour ce qu’il a commis, dis-je, l’épée toujours pointée
sur sa gorge.
— Non, soyez sage. Rappelez-vous ce que Roumi a dit. « L’amour
demande de rester en vie, Car de mort rien ne peut s’envoler. Sais-tu qui est
en vie ? Celui qui naît par l’amour. » Libérez-le, nous nous occuperons de lui.
Je gardai la pointe sur l’homme à terre. Il gémissait de plus belle.
— Nous avons de bonnes nouvelles, me dit le gouverneur avec un air de
bienheureux.
Je libérai Sigura, la mort dans l’âme. Le reître fut emmené par les gardes
et conduit jusqu’à l’embarcadère. Nous rentrâmes par la galère de Don
Martin de Cordoba. Je pestais mais j’étais soulagé de retrouver les pierres
blanches d’Oran, qui s’étalaient sur les collines, face à la mer.
— Vous avez dit de bonnes nouvelles ? demandai-je au gouverneur.
Quelles sont-elles ?
— Vous le verrez bien, répondit Cordoba.
Que me réservait-il ?
Sur les remparts, j’aperçus une silhouette familière. Vêtue d’une robe
bleue, elle ne portait pas de voile. La première fois que j’avais combattu
Sigura en duel, à Madrid, c’était pour une femme. La dernière fois, je lui
laissai la vie sauve par amour de ma bien-aimée.
Je courus du débarcadère jusqu’au mur d’enceinte, montai les marches
des remparts, parcourus les derniers pas à la vitesse d’un cheval sur la piste
de Mostaganem.
Elle me tendait les bras, elle m’ouvrait son cœur, elle sourit, je lui
souris.
Chapitre 35