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Le Barbaresque

Olivier Weber

Le Barbaresque

roman

Flammarion
Olivier Weber

Le Barbaresque
roman

Flammarion
© Flammarion, 2011.
Dépôt légal :

ISBN numérique : 978-2-0812-6153-2


N° d'édition numérique : N.01ELJN000231.N001

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-0812-4927-1
N° d'édition : L.01ELJN000361.N001

ISBN PDF web : 978-2-0812-6154-9


N° d'édition PDF web : N.01ELJN000232.N001

70 765 mots

Ouvrage composé et converti par PCA (44400 Rezé)


Alger, 1575. Miguel de Cervantès, à vingt-huit ans, est l’otage des Barbaresques
qui l’ont capturé en Méditerranée. Dans cette prison à ciel ouvert, il fait la
connaissance de Zorha, dont il tombe éperdument amoureux. Fille du puissant
Hadji Mourad envoyé par le Sultan pour rétablir l’ordre au royaume des pirates,
elle initie le futur auteur de Don Quichotte à l’imagination, la prière et la
découverte de lui-même. Sa liberté, il l’obtiendra en oeuvrant à l’entente entre
chrétiens et mahométans, au-delà de l’hostilité que se vouent les deux mondes.
Mais c’est sans compter sur la ténacité des Barbaresques et les intrigues du sérail.
Voyage dans les marges du Siècle d’or et de la chrétienté, cette épopée baroque
nous restitue le mystère Cervantès.
Olivier
Weber vu
par Arnaud
Février ©
Flammarion

Écrivain-voyageur, Olivier Weber est notamment l’auteur de La Mort


blanche, du Faucon afghan et du Grand Festin de l’Orient. Lauréat du
Prix Joseph Kessel et du Prix Albert Londres, il est aujourd’hui
ambassadeur itinérant chargé de la lutte contre la traite des êtres
humains. Ses romans et récits de voyages ont été traduits en une dizaine
de langues.
D U MÊME AUTEUR
Voyage au pays de toutes les Russies, Quai Voltaire, 1992.
French Doctors, Robert Laffont, 1995.
La Route de la drogue, Arléa, 1996 ; réédité sous le titre Chasseurs de dragons, Payot-Voyageurs, 2000.
Lucien Bodard, un aventurier dans le siècle, Plon, 1997, Prix Joseph-Kessel, Prix de l’Aventure.
On ne se tue pas pour une femme, Plon, 2000.
Le Faucon afghan, Robert Laffont, 2001, prix Louis Pauwels.
Je suis de nulle part, Sur les traces d’Ella Maillart, Payot, 2003, Prix Cabourg.
Le Grand Festin de l’Orient, Robert Laffont, 2004.
La Bataille des anges, Albin Michel, 2006.
Kessel, le nomade éternel, Arthaud, 2006.
La Mort blanche, Albin Michel, 2007.
J’aurai de l’or, Robert Laffont, 2008.
« C’est ici, Sancho, dit alors Don Quichotte, que nous allons plonger les mains
jusqu’au coude dans ce qui s’appelle des aventures. »
Cervantès, Don Quichotte
« J’étais mort, vivant me voici. J’étais larme, riant me voici. »
Roumi, Le Livre de Chams de Tabriz
Sommaire
Identité

Copyright

Couverture

Du même auteur

Exergue

Exergue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17
Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36
Chapitre 1

Nous étions une troupe de soldats vainqueurs de Lépante, Espagnols,


Italiens, Français au service de la Sainte Ligue, la chrétienté unie contre les
infidèles et la Sublime Porte, des soldados aventajados, des soldats d’élite,
payés grassement par Don Juan d’Autriche, des tueurs à l’arquebuse et au
mousquet, nous étions les vainqueurs de l’une des plus grandes batailles de
l’histoire, marins, officiers, repris de justice, et nous nous en retournions à
Barcelone sur la galère El Sol, en ce jour d’octobre 1575, un jour de brume
dense qui recouvrait tout, la peur et les âmes. Sur cette mer d’une blancheur
de linceul, nous attendions l’assaut.
Le brouillard sur la Méditerranée ne se levait pas et nous imaginions le
pire. Je pensais à ma mère en essayant de percer du regard la purée de pois
qui nous encerclait. Mon frère Rodrigo se retourna et je lui souris pour le
rassurer. Il savait comme moi que le sang s’annonçait. Nous voguions sur une
Méditerranée de pirates, de bandits à sabres et grappins, des gens de rien, des
renégats convertis, une mer en proie à tous les pillages, à la rapine du ponant
à l’orient, du septentrion aux rives méridionales. Tous, nous nous apprêtions
à tirer l’épée. Depuis mon départ forcé de Madrid six ans plus tôt et mon
enrôlement dans la flotte de la Sainte Ligue, les remords venaient et
revenaient tel un ressac sur la grève. Le brouillard, à moins que ce ne fût
l’attente, permettait ce reflux de la mémoire, un passé que j’avais banni
depuis longtemps. Avec ce retour vers l’Espagne, mes vieilles nostalgies ne
demandaient qu’à ressurgir.
Le capitaine de la galère, jumelle au poing, tentait d’apercevoir notre
flottille, trois galions égarés après notre dernier relevé, non loin des Saintes-
Maries-de-la-Mer. Je levai la tête, les voiles battaient à peine au vent, la brise
légère ne parvenait pas à balayer l’horizon proche, obsédant. La galère El Sol
filait vers l’inconnu, récifs, côtes improbables, ou vers la mort. Mes rêves de
retour au bercail butaient sur ce décor laiteux, vaporeux, auquel je ne pouvais
donner l’estocade.
Je transpirais sous mon pourpoint, la chaleur sourdant de la brume
devenait oppressante. La galère El Sol suintait d’humidité, les lattes disjointes
du plancher laissaient s’échapper les rats de la cale, grande distraction des
marins désœuvrés, toujours prompts à lancer leur couteau. Sur le pont, au
côté de Rodrigo, je regardais tour à tour la mer immobile et la cabine du
capitaine Gaspar Pedro de Villena, accompagné de la jeune Doña Inès. Son
lieutenant psalmodiait, j’en déduisis qu’il priait pour que le vent soit avec
nous.
Doña Inès détournait son regard du capitaine. Elle semblait ne pas
l’apprécier. Rodrigo et moi, et tous les autres marins d’ailleurs, nous nous
serions damnés pour elle. C’était une belle femme au visage rond et clair qui
relevait constamment la tête et rejetait sa chevelure en arrière, comme si elle
allait à chaque instant esquisser un pas de danse. Chacun retrouvait dans ses
yeux noirs le regard de la bien-aimée. Elle était le point de mire de la vie à
bord. Deux fois par jour, elle emmenait son amant dans leur cabine et
ordonnait au domestique de fermer les volets. Lorsque j’étais sur le pont, je
pouvais entendre leurs ébats. Il grognait, elle gémissait et l’équipage prêtait
l’oreille. Un jour de calme plat, un craquement retentit. Le lit de Gaspar
Pedro de Villena s’était écroulé. Le capitaine sortit sur le pont, la chemise
défaite, l’œil vague. Je savais que c’était elle qui le chevauchait. Tous, nous
avions l’impression de faire l’amour à notre femme ou aux putains de Naples
rien qu’à la contempler. J’avais craint un temps l’émeute. Elle fut au contraire
notre bonne âme à tous. Trois femmes comme elle sur le navire, et nous
aurions gagné toutes les guerres.
Au large des côtes d’Espagne toujours invisibles, je songeai à Catalina,
que je ne reverrais sans doute jamais, Catalina grâce à laquelle j’avais perdu
mon pucelage et mon bégaiement – « Arrête de bégayer, Miguel, tu vas me
faire des jumeaux » –, Catalina enfouie dans ma mémoire et pour laquelle
j’avais dû me battre en duel. À Naples, à l’hôpital de Palerme, où je fus
soigné, ou sur le pont de la goélette de Lépante, dans le golfe de Patras, le
souvenir de son visage m’avait hanté et donné bien du courage.
— Cesse de rêver à Catalina, me lança mon frère Rodrigo.
— Imbécile ! C’est à notre mère que je pense. Six ans, une éternité…
— Catalina est perdue à jamais. L’hidalgo Cortès l’a conquise.
Je m’agrippai de plus belle au bastingage. Oui, je pensais à elle, à ses
jupons et sa robe blanche, à son ventre, son sourire, son visage de porcelaine.
Puis je me ressaisis, la main sur la dague, à m’en briser les jointures, je serrai
la poignée et songeai à l’homme que j’avais salement blessé, ce scélérat de
Sigura, ivre de rage, à l’issue d’un long combat, une sarabande de déments.
— Oublie ce bâtard !
Rodrigo avait le double don d’atténuer ma mélancolie et de m’énerver
profondément.
— Allez, Miguel, pense aux Cervantès, à notre victoire sur les Turcs à
Lépante, à ton protecteur Don Juan d’Autriche !
Mon frère monta sur la bôme d’artimon et enleva son chapeau pour se
signer. Où se cachaient les trois autres navires ? Le capitaine Gaspar Pedro de
Villena, lui, n’en menait pas large.
Les voiles faseyaient en l’absence de vent. La veille, pourtant, une forte
brise du sud nous avait poussés aux abords de Cadaquès. Puis le calme était
venu avec la nuit. Les marins n’étaient pas mécontents, après nos dix jours de
traversée depuis Naples. Moi non plus, car je n’aspirais qu’au repos, après
notre mémorable bataille contre les Turcs. Trois fois blessé j’étais tombé sur
le pont. Trois fois j’oubliai de prier.

En matière de saignée, je connaissais la musique. Lorsque j’étais enfant,


mon père opérait devant moi, dans son échoppe de Valladolid puis à
Cordoue, Séville et Madrid. Miguel, prends les ciseaux, Miguel, bon sang,
pas le couteau, les ciseaux, allez, vas-y, maintenant, un peu d’étoupe. Et je
donnais l’étoupe, je donnais les ciseaux, je me trompais parfois dans les
instruments, promenais mon doigt sur le ventre des suppliciés, car il s’agissait
bien de suppliciés, à voir leur tête lorsqu’ils pénétraient dans le cabinet. Oui,
j’aimais côtoyer mon père près des brancards, près du lit de bois qui servait
de table d’opération ou dans la demeure des puissants qui le demandaient
parfois nuitamment. Voilà à quoi je pensais sur la galère El Sol en route vers
Alger et les côtes de Barbarie.
— Cela arrêtera ton bégaiement, garçon ! Une bonne saignée, ça te
requinque une troupe. Du vin et de la trouille, avec ça tu tiens une armée ! Ce
soir, tu auras un verre de rioja.
Le patient gémissait et mon père ouvrait les plaies, dégageait les masses
suppurantes, réduisait les tumeurs. J’observais les opérations les yeux
écarquillés. Parfois j’en tremblais. Souvent je perdais mon bégaiement.
— Père, il faut arrêter de charcuter, il va agoniser, il va péter ses
intestins, il va déborder…
— Ne t’en fais pas, Miguel. L’Espagne a de la ressource.
Et il disséquait un peu plus. Le patient s’étouffait, la bouche bâillonnée,
les mains moites, un chiffon qui devait lui descendre jusque dans les
entrailles, les yeux révulsés, gesticulant tel un condamné à l’annonce de la
question.
— Ne t’inquiète pas, fils, le bougre s’en sortira.
Et le patient s’en sortait, il ressuscitait, comme le Christ à Jérusalem.
Mon père coupait plus qu’il ne soignait et son style était généreux, pour le
plus grand bonheur des fossoyeurs.
Un jour, mon père avait profondément incisé la jambe d’un usurier
auprès de qui il s’était endetté. L’homme vit le scalpel et voulut crier. Le
bâillon l’en empêcha.
— C’est étrange de saigner autant, avait grommelé mon père. Pas bon,
ça. Pouah !
Et il appuya un peu plus sur la lame. L’ouverture devint une tranchée, et
le filet une giclée de sang. Le prêteur supplia du regard qu’on le laissât en vie
et mon père referma tout ça, avec un chiffon imbibé d’alcool pur. Trois
semaines plus tard, l’usurier avait repris son activité de prêteur dans le
faubourg de Sancti Spiritus, où nous habitions, au rez-de-chaussée de la
maison de ma tante.
— Le chien, il fait fortune sur le dos des débiteurs. Hijo de puta.
Père regretta de ne pas avoir davantage enfoncé son bistouri. Endetté
jusqu’au cou, il dut laisser à son rescapé trois meubles, deux tentures et la
viole qui trônait près de la cheminée. Pour se venger, il se rattrapa sur le
prochain patient, un notable qu’il ne tenait pas en odeur de sainteté.
— Combien de membres cette semaine ? lui demandait ma mère,
Leonor de Cortinas.
— Un bras et deux orteils. Plus une oreille que j’ai dû entailler,
répondait mon père, qui aimait s’essuyer les mains dans les basques de son
justaucorps.

À défaut du scalpel, j’avais opté pour le sabre. Don Juan d’Autriche


m’avait accordé sa confiance et octroyé double solde pour me rendre au large
de la Grèce combattre les Turcs de la Porte. Je ne refermais pas les blessures,
je les ouvrais. Nous avions mis les Mahométans en déroute. Par cette bataille
navale, la plus grande de l’histoire, la Chrétienté s’était vengée de l’affront
signé un siècle plus tôt, la prise de Constantinople par les conquérants
ottomans. À Lépante, nous avions tué trente mille Turcs et libéré quinze mille
des nôtres, nous avions envoyé par le fond des dizaines de bâtiments de la
Sublime Porte, mais quelques mois plus tard la flotte du Sultan s’était déjà
reconstituée. Les Turcs gardaient sous leur coupe Chypre, la Côte de Barbarie
et contrôlaient la Méditerranée. Nous avions ferraillé comme des lions et cela
n’avait servi à rien. J’avais reçu trois coups d’arquebuse, deux à la poitrine et
un à la main gauche, que j’allais garder abîmée. Pour écrire ces lignes,
j’aurais cependant sacrifié mon bras jusqu’au coude.

Je palpai sous ma chemise la lettre du capitaine général de la mer et


amiral de la flotte des coalisés, message destiné à plaider ma cause lors de
mon retour en Espagne à la Cour de notre Roi Philippe II, demi-frère de Don
Juan d’Autriche. Je ne savais pas encore que ces quelques lignes allaient me
créer bien des ennuis. Rodrigo, à qui mon geste n’avait pas échappé, bondit
tel un cabri sur le pont, monta sur la bôme d’artimon et fit tournoyer son
chapeau avant de s’incliner devant moi en énumérant mes titres et victoires.
Farceur que l’on ne pouvait occire, libre comme l’air, il lisait mes pensées.
Destinées à nous rassurer, ces rodomontades masquaient la bataille à venir.
La galère El Sol dérivait, s’éloignant des trois autres navires. Nous voguions
pourtant non loin des côtes afin d’éviter les Barbaresques. En flottille, nous
pouvions combattre, forts de nos quarante canons. Seuls sur cette galère
fatiguée, nous étions à la merci de n’importe quel galion de pirates.
Le ciel s’ouvrit brusquement, laissant apparaître des nuages déchirés par
le soleil. Le marin de vigie cria : « Voiles ! voiles ! » Je crus un instant que
nos navires alliés s’approchaient mais je vis un drapeau blanc sur le galion le
plus proche suivi d’un pavillon avec un sabre d’argent. Le tocsin se mit à
sonner. Autour de moi, tous s’activaient déjà, mousquets ou escopettes en
main, boulets aux pieds, poudre amenée depuis la cale. Le premier coup de
canon retentit. J’avais fui la peste de Messine. Je retrouvais la poudre en
Méditerranée.
Chapitre 2

L’assaut des pirates ne tarda guère. Les deux bâtiments ennemis


fondirent sur nous. Un troisième navire se distinguait au loin, qui perçait la
brume à la vitesse de l’éclair. Les canonniers n’eurent pas le temps d’ajuster
les pièces de bâbord. Par chance, un coup de vent ragaillardit nos voiles et
nous pûmes filer à bonne allure vers le ponant. Le capitaine, de plus en plus
inquiet, courut se cacher dans la cale, ce qui provoqua la colère de l’équipage
et surtout de Doña Inès. Le second prit le relais et hurla les ordres : virée de
bord, allure sud-ouest et remontée du vent. Nos canons furent armés. Les
voiles ennemies n’étaient plus qu’à deux cents brasses pour l’une et quatre
cents pour l’autre, avec le troisième bâtiment toujours à l’horizon, sans doute
pour ne pas gêner la manœuvre. Le premier galion gagna notre flanc à pleines
voiles. Je discernais les hommes à son bord, des marins enturbannés, pirates à
gros sabres qui criaient dans la brise, des Barbaresques à l’affût de butins
pour leurs royaumes, là-bas, de l’autre côté de la Méditerranée.
Un premier coup de canon arracha le mât de misaine, un autre perça
notre grand-voile. Rodrigo frémit, l’épée au clair. Nos marins
s’encourageaient en chantant un refrain composé à Palerme. Une troisième
salve décapita l’un des servants de bouche à feu tandis qu’un boulet emporta
le bras droit du charpentier. Les pirates allaient passer à l’abordage.
Des grappins surgirent de la première voile. Trois puis cinq puis dix
assaillants montèrent à bord. Je fendis l’air à pointe de sabre, reçus un coup
au flanc, léger, perçai la panse d’un barbu qui avait tout l’air d’être né Grec
ou Sicilien.
— Diable, si l’on doit mourir, autant que ce soit avec panache !
— Un ventre, tudieu ! hurla Rodrigo, en souvenir des opérations
hasardeuses de notre père.
Le Français Henri de Vos se battit lui aussi comme un démon, pistolet
en main gauche et sabre en main droite. Il brûla la cervelle d’un corsaire
barbaresque à bout portant, coupa le bras d’un autre et jeta un troisième par-
dessus bord, d’un coup de pied bien ajusté. Il devait être pressé de rentrer à
Dunkerque.
— Vive la bannière de notre navire ! lui criai-je en embrochant de ma
rapière un manant déjà borgne.
Nous défendions chèrement notre peau. Il n’était pas question de finir en
captivité. J’avais déjà tâté de la geôle à Madrid six ans plus tôt après m’être
battu en duel avec le bâtard Sigura. J’avais blessé ce rival après qu’il m’eut
provoqué à propos de la belle Catalina et le traître sur son lit d’hôpital
m’avait dénoncé à l’alguazil, qui m’avait emprisonné sur provision royale.
L’officier de justice m’avait condamné à dix ans de bannissement et à avoir
la main droite tranchée en place publique. Je n’avais échappé à cette peine
qu’en m’enrôlant dans l’armée de Don Juan d’Autriche pour ferrailler contre
les Turcs et nous avions triomphé à Lépante. Ce n’était pas sur la galère El
Sol que j’allais perdre la partie.
Certains pirates parlaient italien, d’autres une langue étrange où se
mêlaient des mots de français et d’espagnol. Ils bondissaient dans la voilure,
grimpaient dans le mât d’artimon. L’un d’eux, un peu gras et le cheveu rare,
se retrouva coincé entre mon frère et le lieutenant Castalia. Il se défendit
comme il put, fit tournoyer son sabre, chercha le bas-ventre de Rodrigo qui
esquiva la crapulerie d’attaque, « Non, pas mes parties, enfant de salope ! »
Mon frère rajusta son pourpoint pour protéger ses abattis puis attaqua en
plongée et le toucha à la cuisse gauche.
— J’ai bien failli le châtrer ! cria Rodrigo. Encore un peu et il était bon
pour rejoindre le clan des eunuques !
L’enfant de salope était coriace et s’agitait encore, tandis que mon frère
hurlait de plus belle pour se donner du cœur à l’ouvrage. Castalia asséna un
coup dans les reins du corsaire qui pissait le sang et Rodrigo, dague à la main,
lui ouvrit la gorge de l’oreille droite à l’oreille gauche. Il perdit aussitôt son
double menton.
— Dans le lard !
Le coup était parfait, gorge béante, une boutonnière impeccable, presque
du travail de chirurgien du royaume. Rodrigo était un homme de décision,
quelqu’un qui savait trancher. Le sang gicla sur le pont. Mon frère fouilla
dans le pantalon du pirate pour lui couper son membre mais se ravisa,
esquissa un sourire puis s’en retourna vers l’entrepont pour soulager trois
autres Espagnols.
— Et là, dans les tripes !
— Celui-là, je le frappe à la cuisse, lançai-je à mon frère.
Et je me pliai en fente devant un pirate, je m’agenouillai presque, je
montrais ma main gauche abîmée, j’en profitai pour me redresser, enfonçai
mon épée sur le flanc, fis craquer les côtes d’un mouvement sec du poignet,
lame dans le corps, coupai une oreille, assommai un rustre barbu qui devait
peser deux fois mon poids. Depuis ma première bataille contre les Turcs, je
connaissais les feintes, les cris pour chasser la mort, les grimaces pour
effrayer l’ennemi, les coups de grâce, au ventre, dans les viscères, dans le
cœur. Je savais les longues plaintes des amis et ennemis, les gémissements
d’agonie, les suppliques des blessés pour abréger leurs souffrances.
Puis le silence s’imposa peu à peu.
Nous étions cernés.

Je m’approchai de la voile de misaine affaissée. Une ombre apparut


derrière la toile. Je crus qu’il s’agissait d’un Barbaresque, ce n’était que le
capitaine Gaspar Pedro de Villena, tremblant de peur, que je faillis sabrer
quand une masse s’écroula devant moi dans un fracas. La vigie de hune avait
reçu une balle en pleine poitrine. Sa tête éclata sur le pont. Ce n’était pas un
mauvais bougre. Comme moi, il avait longtemps bégayé.
Je me rappelai les consignes de mon père, scalpel en main, « tranche
large, Miguel, taille dans le tas, la franchise, c’est la meilleure des
médecines ». Et je taillai large, je coupai des oreilles, un doigt, caressai
quelques côtes à l’épée. Je me souvins aussi de mon duel avec Sigura et je
rêvai que je le transperçais à nouveau, frappant d’estoc puis de taille. Mon
sabre était aussi pointu qu’un bistouri, et la peau ennemie sous la charge
devenait tendre, très tendre. Je regardai furtivement l’horizon maintenant
dégagé et j’espérai une voile amie, un bataillon sur mer, une providence de
Dieu. Mais les flots demeuraient désespérément vides et les cieux plus
cléments ne nous offraient pas de grâce. Les pirates régnaient en maîtres sur
cette étendue bleue où frémissaient des sursauts d’écume. Nous étions faits
comme des rats.
Brusquement, le combat cessa. Rodrigo continua un temps son combat
imaginaire, perçant la brume de son sabre, un coup à droite, un coup à
gauche, fente, esquive. Il dansait comme un pantin et ne comprenait pas que
nous avions perdu. Ivre de sang, mon frère devenait fou et je n’étais pas loin
de partager sa folie. Les pirates s’esclaffèrent de ce duel sans ennemi. L’un
d’eux le frappa à la tête avec sa crosse. Rodrigo tomba à terre. Je bondis mais
deux pirates me mirent en joue. Nous n’avions plus le choix et jetâmes nos
armes. Rodrigo, Dieu merci, était sauf.
Un homme de taille moyenne, aux bottes larges, chemise blanche plissée
aux manches flottantes, monta à notre bord. Le capitaine des Barbaresques
avait de l’allure. Il se dirigea vers le pont supérieur, contempla Doña Inès qui
ne baissa pas les yeux. Il lança un ordre et le silence se fit. Je ne compris pas
tous les mots mais saisis qu’il exigeait le respect pour la jeune femme. Puis il
s’approcha du couard Gaspar Pedro de Villena, caché entre deux barils de
l’entrepont, le gifla pour sa lâcheté et réclama une corde afin de le pendre. Le
capitaine se mit à trembler puis se ressaisit et garda la tête haute. Un pirate lui
passa la corde au cou et son corps ne tarda pas à se balancer au mât de
beaupré. Son pantalon moulait un membre subitement grossi.
Doña Inès contempla le pendu en silence, sans une larme, et cracha dans
l’eau de mer.
S’ensuivit une nuit de ripailles. Les vainqueurs pillèrent nos fûts et nos
barils et partagèrent avec nous les victuailles – « Prenez, faites bombance, car
la captivité sera dure ! » – et ils riaient à gorge déployée. Deux d’entre eux
jouèrent de la flûte. Il y avait parmi eux des Albanais, des Grecs, des
Siciliens, et même des Catalans, tous renégats, convertis de gré ou de force,
devenus mahométans pour échapper à la captivité ou par appât du gain. Au
milieu, le raïs menait la danse. Il s’appelait Arnaute Mami et parlait italien.
— Oui, je suis converti, et vous ferez de même ! Ou ce sera la chiourme
assurée.
Je m’endormis sur le pont, avec les officiers et les nobles de la troupe,
ceux qui pourraient s’échanger contre rançon. Les marins et soldats, eux,
furent jetés à fond de cale, avec du pain et un peu d’eau. Le chef des corsaires
continua de brailler, éméché, adossé au tonneau de vin de Palerme, puis il
s’effondra dans les bras de Doña Inès. Elle le ranima en l’embrassant sur le
front et la bouche puis le traîna, ivre mort, jusqu’à la cabine du pendu. Cinq
marins et deux canonniers furent désignés pour nettoyer le navire, sale de
tripes et de sang.
Prisonniers sur le pont, nous vîmes se dessiner devant nous la route de
l’exil, le chemin qui menait vers la Barbarie.
Nous arrivâmes quatre jours plus tard aux abords de la Côte
barbaresque. Le navire frôla longuement le rivage, vers l’orient. Des criques
succédaient aux plages, sous des falaises à pic. De temps à autre, des
mouettes venaient caresser les voiles et elles n’étaient pas des symboles de
liberté. Je remarquai de-ci de-là des maisonnées sur le rivage et des fortins
sur les hauteurs. La peur s’incrustait dans les traits de mes compagnons de
captivité.
La galère El Sol était pilotée par le raïs Arnaute Mami en personne, fier
de sa prise. Dans les coffres, le chef des pirates découvrit des chandeliers en
argent, des bijoux en or, des tentures de soie, le caftan d’un amiral ottoman
ramené de la bataille, avec un gros trou d’arquebuse sur le côté.
— Pour un peu, je retrouvais le manteau du Prophète ! s’enorgueillit
Arnaute Mami.
Le raïs monta sur le pont supérieur, rassembla ses hommes et nous lança
ses ordres.
— À Alger, vous serez traités comme les autres captifs. Les marins aux
galères, les nobles comme prisonniers de rançon. La richesse d’Alger, ce
n’est pas la rapine, c’est son bétail humain !
Les marins, le maître canonnier et les servants de bouche à feu étaient
consternés. Ils risquaient de finir aux rames. Rodrigo paraissait de plus en
plus inquiet. Captifs de rançon, nous pourrions demeurer à Alger le restant de
nos jours.

Alger… Mon frère murmurait ce nom en regardant l’horizon. Alger la


rebelle, l’insoumise, l’infidèle aux belles femmes, aussi traîtresses que les
pirates…
La ville apparut à l’aube.
Chapitre 3

Devant nous, Alger la Barbaresque resplendissait, avec ses maisons


blanches, ses palais, ses murailles épaisses. Déployée comme un
amphithéâtre, elle avalait la Méditerranée, semblait prête à fondre sur le
monde des chrétiens. Les pirates tirèrent au canon à quatre reprises pour
s’annoncer. J’aperçus quelques tours hautes, les minarets des mahométans, ne
sachant s’il s’agissait d’un rêve ou de la marque de ma déchéance. Rodrigo
appréhendait de découvrir l’antre des pirates, la seigneurie des harems, la cité
aux cent mille âmes, dont vingt-cinq mille esclaves, la ville la plus riche de
Méditerranée avec Palerme. J’étais aussi effrayé que mon frère à l’idée de
connaître le sort des captifs en Barbarie mais tentai de n’en rien laisser
paraître, afin de ne point accroître ses affres. L’un de nos compagnons
d’armes se mit à trembler, un autre vomit par-dessus bord.
Debout sur le pont, devant la cabine du capitaine, le raïs Mami préparait
son entrée dans la rade. De sa course il rapportait une belle proie, une galère
de trente canons et des caisses de trésor. À lui seul, le renégat offrait une
revanche sur les batailles perdues. Doña Inès se tenait à ses côtés. Durant les
quatre jours de traversée, elle avait oublié le capitaine pendu et renouvelé ses
exploits, emmenant le corsaire albanais dans sa cabine deux fois par jour. Elle
m’avait fait passer un mot : « Avec ce foutu Pedro Gaspar de Villena, j’étais
déjà captive. »
Une douzaine de navires gardaient la ville, galiotes de dix canons,
chébecs à trois mâts, brigantins à rameurs. La digue qui se présentait devant
la proue était longue de plusieurs centaines de pas. Deux grands forts, au
levant et à l’occident, semblaient escorter Alger. Je distinguai des jardins, des
champs au-delà des remparts. Des mouettes nous surveillaient dans la lumière
crue, elles planaient à distance, en vigies libres et prudentes. Des odeurs
épicées nous parvenaient du môle où déambulaient des marchands, des
soldats, des chameaux en attente de cargaisons. C’étaient des fragrances de
musc, de terre séchée et de crottin mélangés. L’Orient surgissait devant nous
avec un parfum de poutres pourries et de myrrhe. Je songeais aux champs en
escaliers d’Andalousie, reconquise sur les Mahométans, et aux oliviers
d’Alcalá de Henares où je naquis vingt-huit ans plus tôt, aux plats à l’huile
d’olive que m’offrait la belle Catalina sur la terrasse de la demeure familiale
avant le duel qui me valut la disgrâce, à ses yeux rieurs, ses fossettes
blanches, sa poitrine qui me réconfortait. Catalina aurait aimé le spectacle.
Les trois galions pirates s’ancrèrent face au môle, à l’intérieur du port,
tandis que notre bâtiment s’amarrait non loin du quai, honneur des vaincus.
La foule s’amassait devant nous. Une bousculade s’ensuivit, matée par
quelques coups de bâton. À mes côtés, Rodrigo tremblait, de peur et de rage.
Il aurait préféré mourir l’épée en main. Je nous voyais déjà dans les soutes,
aux rames des galères, dans les navires infestés de rats et soumis aux coups
de fouet du garde-chiourme.
La foule se calma. Des turbans et des chapeaux droits se mêlaient aux
épiciers et caravaniers, charpentiers et marins à hallebarde. Des janissaires,
soldats turcs à large coiffe, scrutaient les arrivages, prompts au comptage des
trésors pillés, ainsi qu’un dignitaire en tenue de soie, sans doute un préposé
du palais du Pacha, roi d’Alger, roi des pirates, entouré de quatre gardes
maures. Le fruit de la rapine arrivait avec ses voiles déchirées. Parmi les
Maures, il me semblait distinguer des chrétiens et peut-être même des juifs.
Sur le pont, le chef des corsaires exultait. Il détenait à son bord maints
captifs de rançon, des nobles et officiers qu’il pourrait monnayer. Pour
combien serions-nous vendus ? Et qui nous rachèterait, si loin de la Couronne
d’Espagne, oubliés du Roi Philippe II et de Don Juan d’Autriche ? Une
chaloupe nous emmena sur le quai et Arnaute Mami sauta à terre, suivi de ses
pirates, cimeterre à la ceinture. Un concert de trompettes, de tambours et de
flûtes s’ensuivit. Des soldats à cheval, en pantalon bouffant, surveillaient la
troupe, sans doute des janissaires de la Sublime Porte. Rodrigo et moi,
précédés des officiers de marine, n’étions pas entravés mais les marins de la
galère, eux, sortirent des cales enchaînés. Un immense cachot s’ouvrait
devant nous. Des cris fusèrent. Les regards des Maures étaient enflammés.
Je m’avançai à travers la foule, qui demandait à voir les ors de la Course
ainsi que les trésors humains. Deux forgerons brandissaient au nom de leurs
maîtres des cordes pour amener les prisonniers vers le Badistan, le marché
aux esclaves. Alors Arnaute Mami ordonna que l’on fît de la place afin
d’honorer ses prisonniers. La foule s’ouvrit en deux pour nous laisser passer.
Marins en haillons, officiers des galères espagnoles et nobles aux habits
déchirés, nous avions pauvre allure. Lorsqu’un caravanier cracha au visage
du maître-canonnier, un bon gars de Séville, Arnaute Mami imposa le
silence, s’approcha du Bédouin et le frappa au visage de sa cravache. Le
caravanier s’écroula en gémissant, la joue droite en sang.
— Ces captifs sont la richesse de la Barbarie ! cria le raïs à la cantonade.
Nous les avons capturés au large de la Catalogne, perdus dans la tempête et le
vent du sud, loin de leur flottille. Un bref combat, bien qu’ils se soient
défendus comme des lions. Achetez-les, vendez-les, mais prenez-en soin !
Certains valent plus cher que de l’or. Celui qui l’oubliera, je le clouerai sur le
rempart de Bab Azoun !
Les janissaires grommelaient entre eux. J’aurais juré que certains
rêvaient de transpercer d’une flèche l’outrecuidant pirate qui se comportait
comme le vrai Roi d’Alger. Une fille de quinze ans à peine s’avança à son
tour. Sa tunique blanche la couvrait des pieds à la tête, le visage en partie
caché par un mince voile de tissu. Elle baisa l’anneau de Mami. Il lui ordonna
de monter sur son cheval qui l’attendait.
Les marins furent regroupés près du chantier naval, sous la garde des
corsaires. Ils étaient destinés à la chiourme et aux galères de la Porte. Les
autres captifs de rançon, Rodrigo et moi, nous fûmes convoyés vers le palais
du Pacha. Un peu mieux traités que les autres, je compris alors que nous ne
serions pas soumis aux bâtons, aux crachats et aux fouets.
Chapitre 4

Je montai hagard vers le haut de la ville, tandis que la foule lançait des
rires et des jurons. Les marins de notre galère demeurèrent sur la place des
esclaves, dans l’attente des gardes-chiourmes. Je devinai aux cailloux qui
jonchaient le sol que cette ascension ne serait pas une partie de plaisir. Des
badauds tentaient de nous saisir par la manche ou nous crachaient dessus,
mais les gardes intervenaient aussitôt à coups de cravache.
D’étroites ruelles succédaient aux larges rues du bas de la ville. Un
caniveau au milieu de la chaussée servait d’égout et les eaux usées nous
léchaient les bottes. Rodrigo me suivait, lui aussi fasciné par cette ville que
l’on disait barbare et qui offrait maints trésors, des demeures somptueuses,
des terrasses ouvertes sur des cours intérieures aux arcades ouvragées, des
jardinets innombrables aux murs hauts, des fontaines publiques en marbre
avec des inscriptions illisibles et des gobelets argentés pour le passant. Le
soleil était haut mais nous n’avions pas chaud. Une brise descendue des
montagnes nous rafraîchissait. La ville entière me paraissait enveloppée dans
de la soie rouge, les portes de bois semblaient cousues de fils d’or, les
femmes voilées, ombres discrètes qui se cachaient à notre passage, donnaient
à voir leurs formes. Je me retournai pour tenter de voir le quai mais je
n’aperçus que la rade, le môle et les entrepôts. La ville formait un parfait
amphithéâtre et nulle maison ne gênait l’autre pour apprécier l’horizon des
flots.
Nous parvînmes sur une vaste place qui se terminait par une rue sans
issue. Des négociants algérois nous attendaient. Un renégat se présenta à
nous. Il traînait la jambe et portait des bottes de cuir. Ses cheveux mi-longs
couvraient le haut de sa chemise.
— Je m’appelle El Cojo, le Boiteux, et je suis le second du raïs, le tout-
puissant chef des corsaires. Vous êtes sur la place du Badistan, le marché aux
esclaves. Vous valez de l’or, et un jour on vous libérera contre rançon. À
condition que vous soyez dociles.
Il saisit une baguette de buis qu’il brisa en deux. Deux captifs
sursautèrent. Le pirate portait à la ceinture une épée à la garde dorée, sans
doute le fruit de la rapine sur les côtes d’Occident.
— Les récalcitrants seront empalés à Bab Azoun, la Porte de l’Orient.
De larges crocs accueilleront vos corps. Vos souffrances seront atroces. Le
mois dernier, deux fuyards ont été repris sur la route d’Oran. Ils ont agonisé
pendant trois jours.
Il s’empara du fouet d’un janissaire et claqua le sol.
— Montrez vos dents et vos muscles !
Des gardes nous disposèrent en deux rangées, à droite et à gauche de la
place, tandis que les marchands maures se pressaient, certains parés de bijoux
en or. Un autre se promenait avec une dague florentine en argent. Un
troisième, suivi par deux domestiques, portait dans son turban un diamant
éclatant. Les domestiques étaient des esclaves chrétiens. Leurs bras étaient
robustes et ils paraissaient bien nourris. Eux aussi devaient être des captifs de
rachat.
Encadré par deux janissaires, un Turc juché à cheval, en turban et en
long caftan, un manteau vert orné de broderies chamarrées, cimeterre à la
ceinture, prenait des notes avec une plume d’oie, comme s’il comptait le
butin. Bedonnant, les traits sévères, il donnait des ordres secs.
Il émit une phrase dans une langue obscure. El Cojo se raidit et ses
hommes se rapprochèrent. Je compris que le pirate et le notable négociaient.
El Cojo grommela en espagnol :
— Il n’aura que sa part, ce fils de chien. Un cinquième, pas plus !
Quatre hommes furent extraits de la cohorte des captifs. Le notable me
désigna d’un coup de menton puis se tourna vers Rodrigo. Je frémis. J’avais
la langue sèche et mon souffle devint court. Je vis aux traits de mon frère
qu’il avait saisi la violence de la scène. Lequel le notable allait-il choisir ? Je
me rendis compte que je ne supporterais pas la séparation. Mon frère depuis
la prise de notre galion était devenu mon double, le miroir de mes rêves et de
mes tourments. Je ressentais chacune de ses angoisses et je pleurais
intérieurement lorsqu’il versait des larmes. Je m’extasiais face à la beauté du
paysage lorsqu’il reprenait espoir. Je souriais lorsque je le sentais envieux du
corps de Doña Inès. J’étais prêt à devenir galérien à la place de Rodrigo, à me
sacrifier pour lui. Je le regardai à la dérobée. Il tremblait. Nous étions soumis
au désir du Turc et nul ne savait ce que nous deviendrions entre ses mains. La
foule attendait et le notable ne voulait pas perdre la face.
El Cojo frappa à nouveau le sol de sa cravache en aboyant une réponse
cinglante. Les deux soldats qui escortaient le notable brandirent leur
cimeterre. Ils visaient les captifs. Trancher oreilles, nez et mains semblait
chose habituelle sous cette latitude. Je m’avançai d’un pas, soucieux d’éviter
un carnage, mais El Cojo lança trois de ses hommes devant moi.
— Ne bouge pas ! hurla le chef pirate en espagnol. Tu es ma propriété.
Je ne laisserai pas ces bâtards prendre mon tribut !
Le Turc le défia du regard. J’étais prêt à bondir moi aussi pour défendre
ma peau et celle de Rodrigo, mais ma dague me manquait. Avant d’expier,
j’aurais bien dessiné la même boutonnière que mon frère fit à bord de la
galère, en ouvrant la gorge de l’un des gardes du Turc, surtout le gros, un
type hilare qui devait aimer la bonne chère. Le gros lard croisa mon regard et
son sourire se figea. Il attendit un signe de son maître. Le notable devait
savoir que j’avais participé à la bataille de Lépante. Capturer l’un des
vainqueurs du combat naval entre Chrétienté et Islam pouvait se monnayer
chèrement, et jusqu’à Constantinople. El Cojo tint bon. Il refusait de céder.
Le Turc fit un signe à ses gardes et se contenta de ses quatre prisonniers, qui
partirent vers le haut de la ville.
Plusieurs captifs furent ensuite vendus sur la place du Badistan. Des
commerçants examinaient les dents des nouveaux esclaves, leur ordonnaient
de tirer la langue. Brusquement un homme sortit de la troupe. C’était Henri
de Vos, le Français de Dunkerque qui avait vaillamment combattu lors de
l’abordage. Il fut choisi par un marchand couvert d’argent. Alors le Français
fit un geste étrange. Il se déshabilla et demanda qu’on le circoncît.
— Par la présente requête, je demande à devenir mahométan et
reconnais vouloir de mon plein gré embrasser la religion du Prophète. Je veux
devenir pirate et non point rejoindre la légion d’esclaves de ce négociant
chamelier.
Le négociant comprit que l’esclave lui échappait. El Cojo sourit.
— Un renégat de plus.
Il lança un ordre et apparut au bout de quelques instants un chirurgien du
peuple. Il n’avait pas les traits d’un Maure et devait être lui aussi renégat, un
converti de fraîche date. Il fit apporter un billot de bois et se pencha sur le
captif. Le Français sortit ses parties génitales et les plaça sur le billot tandis
que le barbier lui mit un bâillon dans la bouche et attacha ses mains. Le
renégat saisit un couteau et lui trancha le prépuce. La foule applaudit et le
circoncis s’évanouit. Un bout de chair sanguinolente tomba du billot.
— Gloire à Dieu, tu es des nôtres, se réjouit El Cojo. Tu n’iras pas au
bordel avant deux mois mais tu pourras gagner des fortunes ! Tu es désormais
un forban du Royaume d’Alger, fléau du monde chrétien et capitale de la
rapine !
Le bourreau s’empara des morceaux de prépuce et les jeta vers la foule.
El Cojo s’approcha de moi. Des mains se tendirent et deux morceaux de chair
atterrirent dans la besace d’un Bédouin.
— Tu sais ce qu’il beugle, ce coupeur de parties ? « Tenez, du surplus
de chrétien ! De la peau de converti ! Donnez ça à vos chiens ! Qu’ils
bouffent de l’incroyant ! Ça vous portera bonheur, c’est comme du sperme de
pendu ! »
El Cojo rayonnait.
— Toi, tu n’es pas circoncis, dit-il comme pour me défier, mais tu viens
de passer de l’enfer au paradis. Avec ces bâtards de Turcs, tu finissais dans
les baños d’Alger, la prison de l’agha, le chef des janissaires, un cachot qu’on
appelle Dar al-Sarkâjî. Personne n’y survit plus d’une année. Ce bâtard de
notable qui voulait te prendre à son compte est l’un des envoyés du Divan, le
gouvernement d’Alger. Ces gueux se croient tout permis alors que c’est nous,
les corsaires, qui offrons la richesse au royaume. Tu vaux deux cents écus
d’or, ou plus, et tu resteras ma propriété. Jusqu’à ce qu’on te rachète.
Il cracha deux fois par terre.
— Allez, en route !
Il remonta à cheval et s’éloigna par le bout de la grande place, suivi par
une dizaine de corsaires, tandis que nous, les captifs, empruntions une ruelle
en pente, sous bonne escorte. Les passants et riverains se gardaient bien de
nous insulter.
Nous appartenions désormais à El Cojo, le bandit boiteux.
Chapitre 5

Nous étions six prisonniers de rançon sous la main d’El Cojo. Rodrigo et
moi, nous partagerions la même captivité tout comme nous avions partagé
depuis six ans les mêmes batailles. Le chef des pirates était déjà arrivé
lorsque nous pénétrâmes dans sa demeure non loin des remparts, un palais
ouvert sur la mer, bordé à l’Orient par un jardin fruitier qui dégageait une
odeur enivrante de figues pourries sur l’arbre. Plusieurs dépendances
construites en terrasses marquaient à l’ouest la fin de la propriété, en
contrebas. Sur un balcon, des bougainvillées entremêlaient leurs fleurs
violettes. Des portefaix sortis de nulle part apportaient des plats de nourriture
et des jarres. On nous fit entrer dans une pièce sombre, au rez-de-chaussée.
Nous y restâmes jusqu’au soir. À la nuit tombée, on nous conduisit dans une
pièce où El Cojo revêtu d’un manteau de soie fine et de bottes à bout
recourbé, assis dans un fauteuil sculpté posé sur une estrade, contemplait son
butin. Des gardes noirs, le crâne chauve, le torse nu, armés de hallebardes,
veillaient sur lui.
— Ces trésors ne sont rien au regard de ce qui dort dans les coffres
d’Alger. La ville est bâtie sur deux fortunes, les captifs et le fruit de la rapine.
Les prisonniers, ça meurt souvent, et il faut les nourrir. Les coffres d’or, ça
excite suffisamment les convoitises pour être sûr que nos pirates vont repartir
en mer.
— Pardonnez-moi mais pourquoi nous avoir fait venir dans votre
demeure ? demandai-je.
El Cojo leva un sourcil. Je ne sus s’il désirait me répondre ou me rosser.
— Tes compagnons et toi, vous dormirez dans la maison d’à côté.
D’autres y croupissent déjà. Si vous vous conduisez bien, un jour vous serez
échangés, à condition que les vôtres veuillent vous racheter.
— Et cela… prendra-t-il beaucoup de temps ?
El Cojo se redressa en s’esclaffant.
— Ça peut durer des mois ! Des années même !
Chaque mot m’anéantissait davantage. Je n’avais pas l’intention de
rester sous la coupe de ce barbare très longtemps. Mon père nous avait
habitués au voyage depuis notre plus tendre enfance. Nous étions des
nomades pourchassés par les créanciers. Père finissait toujours par s’acquitter
de ses dettes, mais avec des années de retard. Il convertissait les sommes dues
en opérations, traitements d’ulcères, accouchements et disait que les intérêts
représentaient de nombreuses cicatrices. « À croire qu’on me force à ouvrir
des ventres », avait-il pour habitude de maugréer.
Devant moi, El Cojo exultait. Il tournait autour de ses proies pour mieux
les affaiblir. Je voulus répliquer mais les mots ne sortaient plus de ma
bouche. Je m’enfonçais dans un mauvais rêve.
— Certains attendent leur vie entière, poursuivit El Cojo, comme s’il
voulait accélérer ma déchéance. On finit alors par leur couper les oreilles ou
les envoyer aux galères. Les prêtres qui vous rachètent le savent. Quand un
prisonnier est trop cuit, trop boucané par l’usure et le poids des années, les
curés renoncent à faire l’aller-retour en Italie, en Provence ou en Espagne
pour demander la rançon. Ils le sentent, ils connaissent leurs ouailles. Ce
serait une perte de temps.
El Cojo parlait un espagnol approximatif, mâtiné de portugais, de
français ou d’italien, et entrecoupé de termes inconnus. Je ne parvenais pas à
savoir d’où venait son accent. Il n’était pas italien, sans doute grec. Il avait le
faciès d’un Chypriote, avec ses cheveux crépus, ses yeux sombres et son nez
fin. La lumière des chandeliers rehaussait la dureté de son visage.
Il bondit de l’estrade sur le plancher de la salle et frappa les lattes de ses
bottes de cuir.
— Chacun de vous vaut une belle petite fortune. Si toutes les
expéditions pouvaient être aussi payantes !
Il claqua dans ses mains et des serviteurs apparurent, des chrétiens. Ils
nous servirent des galettes, du raisin et à mon grand étonnement un verre de
vin.
— Certains d’entre vous valent encore plus. Car il arrive…
Il baissa la voix et me toisa.
— ... que j’aie des hôtes de marque.
Il fit un geste et l’un des gardes à tête d’eunuque se rua sur moi et
m’enleva le pourpoint puis le pantalon. Les moindres recoins de mes
vêtements furent fouillés, ainsi que ma ceinture. Le garde s’empara du
rouleau de papier dissimulé dans la doublure de mon vêtement et le tendit au
pirate boiteux. Comment pouvait-il savoir que je cachais une lettre ? El Cojo
la déplia et lut à voix haute :
À qui de droit,

Moi, Don Juan d’Autriche, Capitaine général de la Mer, commandant de


la flotte de la Sainte Ligue, réunissant sous sa bannière l’Espagne, Venise et
le Saint-Siège, témoigne par la présente de l’incroyable courage du porteur,
de ses prouesses dignes d’un chevalier. Le sire Miguel de Cervantès, hidalgo
né sous une bonne étoile à Alcalá de Henares en septembre 1547, a
dignement affronté les infidèles à Lépante, qui fut la plus éclatante des
batailles depuis des siècles et des siècles. En proie à de graves fièvres, il a
tenu cependant à combattre, et ce dans l’endroit le plus exposé de son
bâtiment, la galère La Marquesa, près de la chaloupe, avec douze autres
vaillants arquebusiers, en insistant auprès de son capitaine Francesco Santo
Pietro, malgré son jeune âge. Blessé par trois fois, le sire Miguel de
Cervantès est devenu dès lors un soldado aventajado, avec une solde de trois
ducats par mois pour récompense de sa bravoure au combat. Je ne peux que
recommander ce vaillant chevalier à qui pourra l’aider lors de son retour dans
notre vieille Espagne.
Don Juan d’Autriche, Capitaine général de la mer, frère du Roi
d’Espagne Philippe II, vainqueur de Lépante.
El Cojo brandissait la missive comme s’il s’agissait d’une pièce d’or.
— Voyez-vous ça ! Un protégé de Don Juan d’Autriche en personne. Le
fils naturel de Charles Quint, le tueur de Turcs. Celui qui a réprimé la révolte
des Morisques à Grenade, les Mahométans convertis à la Chrétienté pour
éviter les foudres de la Couronne d’Espagne. Vous entendez, mes frères
d’armes ? C’est sûrement l’une des plus belles prises depuis dix mois !
Je fixai El Cojo et refusai de baisser les yeux. Je ne possédais plus
aucune certitude, plus d’amitié, plus de lettre de change pour m’extirper de
cette geôle. Don Juan d’Autriche guerroyait sur d’autres mers et m’avait sans
doute oublié depuis longtemps. Face à moi, El Cojo rayonnait. Il s’approcha
de moi.
— Un homme porteur d’une telle missive est davantage qu’un captif de
rançon. C’est le pire des ennemis, le responsable de notre défaite ! Il devrait
être pendu ou empalé sur les crocs de Bab Azoun et ses abattis donnés aux
chiens.
Je tentai de garder la tête haute. Je perçus à nouveau la crainte de mon
frère, l’angoisse d’une séparation, comme lorsqu’il avait dû fuir, enfant, loin
de Valladolid, quand notre père avait séjourné dans une geôle pendant
plusieurs mois en raison de ses dettes.
— Mais je n’en ferai rien, poursuivit El Cojo, parce que cet homme
représente une belle somme à lui tout seul.

Je passai ma première nuit dans le bagne du pirate, à côté de sa demeure.


Je me tournai et me retournai sur ma paillasse trop dure. Que pouvions-nous
faire ? Les conditions de notre captivité s’avéraient moins terribles que nous
l’imaginions, mais il fallait trouver un moyen de nous évader. La colère avait
désormais remplacé la peur dans l’esprit de Rodrigo, colère de s’être laissé
capturer en mer, colère contre le capitaine de notre galère qui n’avait pas su
se battre, colère contre ces traîtres de renégats. Il serrait les poings et je le
savais prêt à en découdre à la moindre occasion.
La pièce sentait le salpêtre. C’était une sorte de grande écurie où vingt
captifs dormaient sur des couches de bois. Il y avait là des commerçants
génois, un armateur de Séville, un capitaine français, un marchand grec. Ils
parlaient entre eux la langue des captifs, qui était aussi celle des pirates
renégats, mélange d’espagnol, de portugais, de français et d’italien.
Connaissant trois de ces langues, je comprenais aisément le dialecte. Parfois
apparaissaient des mots étranges au milieu des phrases. C’était du turc et de
l’arabe, que pratiquaient certains des prisonniers.
Mon voisin de paillasse, le capitaine Chrysostome, originaire d’Arles,
me dit que nous étions des privilégiés. C’était un homme de courte taille,
rond, joufflu, qui parlait beaucoup. Il avait un regard amical, à tel point que je
me dis que l’on pouvait échapper au destin d’un écumeur des basses œuvres
sur la côte d’Alger.
— Les autres bagnes sont terribles, poursuivit Chrysostome, surtout
celui du Pacha. Ils sont commandés par un gardian-bachi qui n’hésite pas à
recourir à la torture. Vous pouvez vous estimer heureux d’avoir atterri chez
El Cojo. Bienvenue dans la plus grande ville des esclaves ! Vingt-cinq mille
chrétiens patientent ici. Tous ne seront pas rachetés. L’immense majorité est
destinée à la chiourme, aux galères. Ceux qui sont gens de condition sont à
demi libres, comme moi, et comme tu le seras demain.
— À demi libres ? Cela veut dire que nous pouvons aller et venir
comme bon nous semble ?
Ce que j’apprenais là pouvait changer la donne.
— Oh là, soyons raisonnable. Ne pense pas que tu seras considéré parce
que tu vaux de l’or. Tu seras bien nourri. Tu auras le droit de te promener à
Alger. Et tu découvriras vite qu’une deuxième cité vit grâce à nous.
Rodrigo s’approcha, surpris et intéressé.
— Oui, une ville dans la ville, avec des demeures qui appartiennent aux
captifs, des échoppes qu’ils entretiennent ici depuis des lustres, et même des
bordels.
— Des bordels !
Ce fut un cri du cœur de Rodrigo. Il ne désirait plus qu’une chose,
visiter ces endroits au plus vite, de quoi lui rappeler le bon vieux temps à
Messine, Naples ou Palerme.
— Les gens de bonne condition ont appris à survivre. L’argent circule.
Le Pacha laisse faire. La ville n’en est que plus riche, alimentée par ce que
donnent les Frères de la Trinité et de la Merci, les Mercédaires, qui arrivent
d’Espagne avec des rançons ou, lorsqu’elles sont insuffisantes, des cadeaux
et quelques oboles récoltées dans les églises de France, d’Espagne ou d’Italie,
et parfois même de Flandres.
Chrysostome devina mes pensées de fuite.
— Demain soir, il y aura des festivités chez El Cojo et chez Arnaute
Mami, le raïs. Ils vont faire bombance toute la nuit.
— Et en quel honneur ? s’enquit Rodrigo.
Chrysostome partit dans un grand éclat de rire.
— Mais pour fêter les prises d’Alger, pardi ! Les renégats sont bons
ripailleurs. Ils aiment recevoir lors de grands banquets, y compris leurs
ennemis.
— Ils sont donc si nombreux à Alger ? demandai-je.
— Disons que les janissaires ne sont pas leurs meilleurs amis. Ils sont
d’abord au service de la Porte, de l’Empire des Ottomans.
— Mais la Porte n’est-elle pas alliée aux pirates ?
— Une alliance de circonstance, tu le verras. Le Sultan de
Constantinople se méfie comme de la peste de ces renégats. Non parce qu’ils
furent chrétiens, mais parce qu’ils n’hésiteraient pas à se vendre au plus
offrant.

Je finis enfin par sombrer dans le sommeil, le dos endolori par la


paillasse trop dure. Des jurons dans plusieurs langues et des rires parvenaient
de la cour.
— Barberousse, un pirate grec, comme El Cojo, craignait l’attaque du
dey de Tlemcen, racontait un captif. Il a demandé l’aide du puissant et
redoutable empereur des Ottomans, qui l’a acceptée. Depuis, l’empire s’est
étendu jusqu’ici. En réalité, ce sont les pirates qui règnent…
Me revint en mémoire dans mon demi-sommeil ce que l’on disait à
Cordoue et à Séville au temps de ma jeunesse. Des capitaines et officiers de
l’armée du roi parlaient de Barberousse comme du plus grand barbare de tous
les temps, un despote cruel qui faisait trembler toute la Méditerranée. Même
Charles Quint, après une expédition lancée contre Alger, n’avait pu le mater.
C’était la terreur incarnée, l’homme qui défiait le monde des croyants et avait
balayé les roitelets du Maghreb jusqu’à Tunis pour imposer sa férule.
La voix du captif expliqua encore comment Barberousse avait noué
alliance avec la Sublime Porte et comment les Barbaresques avaient redoublé
de ruse pour s’affranchir de la tutelle de l’empire, tout en bénéficiant de sa
protection. J’écoutais, les yeux mi-clos, bercé par ses mots et le brouhaha
environnant qui gagnait mes pensées. Je songeai aux propos de Chrysostome.
Pouvions-nous être à la fois libres et captifs ? N’étions-nous pas soumis au
péril dans l’antre de ces barbares ? Le désespoir laissa peu à peu la place à
une perplexité diffuse et je m’endormis pour la première fois dans la ville des
Barbaresques, qui nous réservait bien des surprises.
Chapitre 6

Alger déployait ses couleurs à profusion, avec son enchevêtrement de


maisons, son mariage de teintes nacrées et bigarrées, sa succession de toits
plats et de minarets pointés vers les cieux. Chrysostome me conduisit à
travers les différents quartiers accessibles aux chrétiens. Son corps exprimait
une grande agilité malgré sa courte taille et son aspect bedonnant. Les rues
étaient aussi étroites que la montée vers la demeure d’El Cojo. On pouvait
voir la mer, le port et les bâtiments au repos dans la rade. Un soleil
d’automne envahissait les terrasses et les jardinets. Je fus surpris par
l’abondance de l’eau qui descendait des collines par les caniveaux pour
pénétrer jusque dans les grandes maisons, faites de pierres pour la partie
basse et de briques recouvertes de chaux pour la partie haute. J’apercevais
des cours carrées, dallées parfois de marbre blanc. Chrysostome me racontait
chaque partie de la ville. J’étais libre d’aller où bon me semblait, me dit-il, à
condition de ne vouloir à aucun moment fuir vers Oran ou Tlemcen, car le
Pacha et le raïs avaient des oreilles partout. Il pouvait lui-même franchir les
portes, Bab el-Oued et Bab Azoun pour rendre visite à quelque renégat dans
la plaine de la Mitidja ou dans une demeure du bord de la mer. Rabadan
Pacha faisait appel à ses services lorsque les moines espagnols et français,
Frères de la Trinité ou de la Merci, débarquaient de Valence, Marseille et
Barcelone pour racheter les prisonniers aux mahométans.
Je respirais les rues d’Alger. Elles me rappelaient les mauvais quartiers
de Valladolid où notre père opérait, les faubourgs de Madrid et certaines rues
de Naples. Alger la blanche devenait sous mes narines Alger la fétide.
Parfois, je percevais une odeur de vin, près des Bains, et je dégottais une
taverne tenue par des chrétiens. Le vin, qui provenait de la rapine, était
revendu par les corsaires. On y servait aussi du café et des sorbets ainsi que
des pipes à tabac que prisaient de temps à autre les janissaires.
Nous parvînmes dans la rue El Souk el-Kebir, la plus large d’Alger, qui
finissait à Bab el-Oued. Elle était peuplée de soldats turcs et de pirates.
Certains sortaient de tavernes dont au moins l’une était chrétienne. Au mitan
de la rue où coulait une fontaine protégée par une treille, une belle demeure
attira mon attention. Des briques émaillées tapissaient la façade, flanquée
d’un corps de logis, de magasins, d’écuries, de dépendances. La maison
semblait disposer d’un jardin. La porte de bois bordée d’arabesques était
surmontée d’un mât de pavillon. Sur l’angle de la terrasse, au premier étage,
je distinguai un fanal semblable à celui des galères.
— C’est le palais du Pacha, Rabadan le Sarde, m’expliqua Chrysostome.
Je m’y suis rendu à maintes reprises avec les Frères trinitaires, en tant que
drogman, interprète. Tout n’y est que magnificence. Les trésors viennent du
monde entier. Tu pourrais être à Florence, Messine, Amsterdam, Lisbonne,
alors que tu demeures à Alger. Le Pacha vit du bien des autres et entend le
faire savoir. Ne t’avise jamais de regarder ses fenêtres sans y être invité. Le
Pacha n’aime pas que l’on contemple ses femmes.
En sautillant dans la longue rue pour éviter les eaux usées du caniveau,
Chrysostome décrivit les rites du Pacha, le café servi matin, midi et soir par
quatre domestiques, l’attente des notables de l’aube au crépuscule dans les
antichambres, les conciliabules du divan, le gouvernement d’Alger que
commandait le Pacha, au rez-de-chaussée de son palais, la laine et la cire
qu’il recevait dans ses appartements comme présents des fermiers et métayers
de la plaine alentour, et dont il vérifiait lui-même la qualité.
Chrysostome ne détestait pas évoquer la cruauté de cet homme dont l’un
des passe-temps était de découper en rondelles les récalcitrants et captifs dont
personne ne voulait.
Tout en marchant au côté du Français, qui avait bonne allure, je me
demandai si ma liberté apparente était un cadeau du ciel ou au contraire un
enfer. Je ne cessais de penser aux tourments qu’engendraient la déambulation
et le spectacle d’un monde a priori sans chaînes. La fuite n’en devenait que
plus enviable. Des Maures venus de l’arrière-pays, chargés de ballots et de
caisses, et des caravaniers conduisaient des ânes et des chameaux vers les
logis d’hôtes. Des juifs étaient regroupés devant des échoppes et une
joaillerie.
— Il existe une juiverie, précisa Chrysostome comme pour devancer
mes interrogations. Ils ont deux cents maisons, ce qui est beaucoup, et font
négoce de l’or et de l’argent.
De nombreux chrétiens libres commerçaient ou réglaient des affaires sur
des pas-de-porte. Plusieurs d’entre eux respiraient l’opulence.
— Tu seras surpris quand tu apprendras combien de nations se côtoient
ici, poursuivit Chrysostome. Les gens de tous pays sont accueillis, même
ceux que ton Espagne a cru bon de refouler.
Nous montâmes par une ruelle vers le sommet de la ville. Les échoppes
devenaient plus rares, offrant la place à des demeures et des jardinets. Les
venelles devenaient parfois si étroites que les ânes et chevaux ne parvenaient
plus à les emprunter. Des bûches étaient entassées sur le côté, des provisions
pour l’hiver venant, murmura Chrysostome. Je vis aussi des jarres d’huile et
des sacs de grain. Au loin le vent grossissait les vagues et dessinait des gerbes
d’écume blanche. J’aimais ce temps qui me rappelait la campagne
d’Andalousie l’hiver, lorsque les feuilles d’olivier présentent des reflets de
velours à la douceur du soleil. Le soir tombait doucement tandis que la lune
s’élevait, resplendissante, souveraine au-dessus d’une mer gris-bleu. Je
sentais des odeurs d’épices monter des maisons tandis que d’une mince tour
s’envola une voix caverneuse, florilège de mots pour le ciel.
— C’est l’heure de la prière, dit Chrysostome.
Brusquement, en haut de la ruelle, une ombre s’échappa d’un porche et
se planta près du caniveau.
— Cervantès, où que tu sois, je te poursuivrai.
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Cette voix de fausset, je l’aurais
reconnue entre mille depuis que je l’avais entendue hurler, la voix d’un corps
baignant dans une mare de sang.
— Que le ciel te maudisse ! Il y a à Alger dix spadassins prêts à te faire
la peau !
Devant moi trônait un homme râblé et drapé dans une cape noire.
L’obscurité grandissante et son chapeau dissimulaient les traits de son visage.
Chrysostome se raidit. Il esquissa un geste, comme pour tirer sa rapière,
mais il était désarmé. L’homme s’avança sous la lueur de la lune. Il était suivi
de deux autres manants, tout aussi menaçants. Je me rappelai alors le duel
mémorable six ans plus tôt.
Sigura, l’infâme Madrilène, celui-là même que j’avais transpercé d’un
coup d’épée pour une affaire de cœur… Je distinguais maintenant sa fine
moustache, qui tranchait avec la rondeur de ses traits. Il avait perdu le
combat, le bras ensanglanté, les flancs un peu entaillés, et je m’étais retrouvé
condamné aux galères. L’amour m’avait valu l’exil à Rome, puis en
Méditerranée, à bord des galères de la Sainte Ligue pour finir soldat de la
bataille de Lépante, à mon tour blessé. Ce bâtard de Sigura avait été la source
de mes maux et il se trouvait devant moi. Que faisait-il à Alger ? Je cherchai
une dague mais, comme Chrysostome, je n’en possédais pas.
— Depuis six ans, Cervantès, je ne pense qu’à te retrouver !
Je sentis le délire monter dans ma tête, des grillons emplir mon corps.
— Comment as-tu débarqué ici ?
Je n’avais qu’une envie, lui tailler la moustache et lui faire rendre gorge
une bonne fois pour toutes mais la situation était loin d’être à notre avantage.
— C’est à moi, petit Don Juan de mes deux, de te poser des questions,
coupa Sigura. Sache que les supplices de Rabadan Pacha ne sont rien à côté
de ce qui t’attend, Cervantès ! Le monde n’est pas assez grand pour abriter
ma vengeance !
Il bondit d’un pas dans la lueur de la lune, suivi de ses spadassins.
— J’ai appris que tu as fui l’Espagne sur un navire, la queue entre les
jambes, poursuivi par mes amis alguazils. Tout se monnaie en Espagne,
même la justice du Roi.
Le traître avouait avoir corrompu les juges. Il voulait ma peau, moi qui
lui avais accordé la vie et laissé sa langue.
— Et j’ai appris aussi, l’infirme, que tu t’es brûlé les doigts à défaut de
la cervelle. Cela ne doit pas être pratique pour s’asticoter ! Tout ça grâce à
moi, et j’en suis fort aise.
Il mima un geste grossier.
— Qu’il est idiot de survivre à la grande bataille contre les Turcs pour
mourir chez les pirates !
Il nous restait la fuite mais à la nuit tombante, suivis par trois hommes
armés, je ne donnais pas cher de notre peau. Comment Sigura avait-il eu vent
de ma captivité ? Le monde des chrétiens était-il si petit que la moindre
nouvelle s’y répandait comme une traînée de poudre ? L’adversaire devint
plus belliqueux et sa lame s’approcha de mon corps, cherchant à assurer sa
jambe sur les dalles glissantes de la ruelle.
Au même moment, Chrysostome avisa les bûches sur sa droite, près du
mur de la maison, s’empara d’un rondin et le projeta sur Sigura, qui le prit en
pleine poitrine et tomba à la renverse. Les deux spadassins s’avancèrent
aussitôt mais Chrysostome avait déjà saisi deux branches solides dont une
qu’il m’envoya. Avec mon épée de fortune, je réussis à contrer une attaque
puis une pointe. Je me souvins des conseils de mon père, tu enfonces, fils, tu
agis comme avec un bistouri, tu charcutes un peu au passage si l’individu ne
te plaît pas. Mon épée de fortune ne ferait pas long feu, entaillée par l’épée de
mon assaillant, mais je réussis à contrer deux passes adroites. Chrysostome
tenta une fente mais glissa et de justesse échappa au trépas en roulant sur le
côté. Il se releva d’un bond et asséna un coup de pied dans les côtes de Sigura
qui poussa un cri de goret, puis le Français s’empara de l’épée de mon
ennemi. Il traversa la cape du spadassin de droite, qui recula d’un pas, gêné
par le muret. Mon assaillant, ne comprenant pas ce qui arrivait, marqua un
moment d’inattention dont je profitai pour le frapper au bras. Il s’empara
alors d’une petite lame d’acier qui se refléta sous la lune, un poignard
florentin. Il bondit sur moi mais j’esquivai en me plaquant contre le mur de la
maison, me retournai et me trouvai sur son arrière-train que je me mis à
botter. Il revint à la charge en hurlant. Je m’abaissai puis lui expédiai un coup
de poing au visage. Il s’effondra contre le mur. Chrysostome était en
mauvaise posture. Il tentait de parer la lame de son adversaire mais celle-ci
s’approchait dangereusement.
— Prends garde, sicaire ! hurlai-je en français.
Surpris, le manant reçut un coup de rondin sur la tête. Chrysostome le
transperça aussitôt avec l’épée de Sigura. Son sang alla rejoindre les eaux
usées du caniveau. L’autre assaillant et Sigura se relevèrent, contemplèrent le
cadavre puis s’échappèrent vers le haut de la ruelle, plongée dans le noir.
— On se reverra, Cervantès !
Je ne sais pourquoi mais, alors que la sagesse m’eût conseillé de rester
coi dans cette ville de basse-fosse, je me pris à répondre :
— Sigura, si deux fois ne t’ont pas suffi, je trouverai bien une troisième
occasion pour te corriger !
Chrysostome sourit. Son bras gauche était à peine entaillé. Nous nous en
sortions bien. Il nous restait le cadavre sur le dos.
— Les Maures l’enlèveront à l’aube, dit-il.
— Quittons les lieux au plus vite.
— N’aie crainte, les Barbaresques ne sont guère mécontents que l’on
s’étripe de temps à autre.
Nous croisâmes deux Maures, des bergers descendus des montagnes, qui
nous prêtèrent à peine attention. J’étais soulagé d’avoir gagné la partie, pour
cette fois du moins, mais aussi bouleversé par la rencontre avec Sigura.
Devant moi défilaient les souvenirs sombres du duel. Ma captivité en
devenait plus périlleuse. J’avais cru sauver mon âme et l’amour de Catalina,
et j’avais tout perdu, contraint à la fuite. Non seulement Sigura n’était pas
mort, mais il était à mes basques dans une ville où tout était permis. Il usait
sans doute de liens avec les pirates et les notables d’Alger. J’étais à la fois
furieux et anéanti. Je me sentais traqué, poursuivi depuis Madrid.
— Ce traître a entendu parler de toi, me devança Chrysostome.
— Les espions sont donc partout, à Alger…
— C’est peu de le dire. Tout se sait avec quelques ducats. Le silence
s’achète aussi. Mais tu es le protégé d’El Cojo et personne ne s’attaque au
lieutenant du chef des Barbaresques. Viens. Il est temps de nous rendre aux
festivités du Pacha.
Nous empruntâmes des ruelles transversales pour déboucher sur le Souk
el-Kebir. Les rues du bas d’Alger étaient encore animées. Je frôlai un mur qui
donnait sur une esplanade. Des plaintes s’échappaient de fenêtres grillagées.
— Ici, c’est un bagne, un vrai, dit Chrysostome.
Nous rejoignîmes mon frère dans notre prison dorée avant de nous
rendre au banquet des corsaires. En chemin, je racontai nos mésaventures à
Rodrigo. Le guet-apens ne sembla guère le surprendre. Je ne savais plus qui
de nous deux veillait sur l’autre. Souvent je le voyais soucieux, plongé lui
aussi dans les souvenirs de notre vieille Espagne. Puis son œil pétillait à
nouveau lorsqu’il croisait des femmes, libres, captives ou compagnes des
janissaires.
Nous longeâmes un cabaret tenu par des captifs. Des putains entraient et
sortaient, chrétiennes, mauresques, turques. Chrysostome ne s’en offusquait
pas. La capitale de la Barbarie était une nouvelle Babylone.
Chapitre 7

Une escouade de corsaires barbaresques et de soldats turcs gardait les


abords du palais. Les pirates et les janissaires ne se mélangeaient pas.
Chrysostome salua trois renégats devant l’entrée, entourés chacun de deux
femmes, et nous invita à pénétrer sous le large porche. Une première cour
accueillait les corsaires et les gardes. Dans la seconde, d’abondantes
victuailles étaient disposées sur plusieurs tables. Un immense jardin ouvrait
sur la gauche, avec des pelouses en pente douce et des arbustes de-ci de-là,
oliviers, orangers, lauriers roses et blancs. Des musiciens maures jouaient
près d’une fontaine de marbre, flûte, tambour, viole. Des danseuses sur une
estrade laissaient entrevoir sous un voile transparent leurs contours, le regard
à moitié masqué.
— Ce sont les femmes du harem, souffla Chrysostome, et les favorites
du Pacha. Il les aime très jeunes.
Je n’en croyais pas mes yeux. Des dizaines de mets étaient servis dans
des plats dorés et ciselés, moutons au cumin, riz pilaf, poulets frits, dattes
farcies, pâtisseries au miel. Le Pacha trônait au milieu du jardin, entouré
d’une cour. C’était un homme trapu, aux traits assez laids, le visage mangé
par une barbe épaisse, les paupières lourdes, la bouche lippue, la tête
enveloppée dans un turban de soie noire. Vautré à ses côtés dans un fauteuil
en bois, El Cojo ripaillait, les mains dans un plat de viande, le cou enserré
dans un col en dentelle. Une femme était assise sur ses genoux.
— Ah, mes belles prises ! fit-il en nous regardant, Rodrigo et moi.
Soyez comme chez vous. Vous verrez que les Barbaresques sont des gens
fréquentables. Ils traitent bien leurs trésors !
Son rire résonna à travers le jardin, tandis que d’autres convives
débarquaient, renégats, lieutenants de mer, notables maures, officiers turcs
que je différenciai par leur turban haut et leur pantalon bouffant resserré au-
dessus du mollet. D’autres captifs étaient de la fête. Je reconnus Henri de
Vos, le Dunkerquois qui s’était converti. Désormais renégat, il jouissait du
même statut que les pirates. Des mots fusaient dans toutes les langues de la
Méditerranée.
— J’ai l’impression d’être un corsaire, fis-je à Chrysostome.
— Mais nous le sommes à moitié.
— Nous finirons dans la rapine.
— N’oublie pas, Miguel de Cervantès, sujet du Roi d’Espagne et
protégé de Don Juan d’Autriche, tu vaux de l’or !
Je me dirigeais vers les tables des mets lorsque je croisai l’un des
notables de la juiverie, à la barbe fournie et au visage enrobé. Chrysostome
me glissa à l’oreille :
— C’est Haïm Jacob, un négociant juif. Il est l’intermédiaire obligé des
janissaires et du représentant de la Porte lorsqu’ils veulent se faire entendre à
Barcelone, Marseille ou Palerme. Plus qu’un notable, c’est une sorte de
ministre plénipotentiaire.
— Les juifs sont donc libres eux aussi ?
— Oui, et ils servent la cité. Surtout Jacob. Il négocie les petites paix,
avec Salé, au Maroc, Tlemcen, Malte. Grâce à lui, le raïs et El Cojo peuvent
manœuvrer. Quand un adversaire est trop puissant, on traite avec son rival.
— C’est un vieux principe.
— Ici, il est plus que jamais en faveur… Le raïs des pirates sait que son
trône est fragile. Idem pour le Pacha. S’ils ne partagent pas avec équité, c’est
la fronde au sein de la troupe et sur les galions.
Chrysostome raconta comment Haïm Jacob, à son retour de
Constantinople, avait aidé le Pacha à mener diverses expéditions jusque sur
les côtes d’Espagne, grâce à l’affrètement de galiotes chargées de canons et
d’arquebuses.
— Haïm Jacob est habile, poursuivit Chrysostome. Il a su garantir la
survie des siens. Ni le Pacha ni les janissaires ne s’amuseraient à lui chercher
noise. Il fréquente à Constantinople la cour du Sultan, avec la même aisance
que l’entourage du hahambachi, le représentant de la communauté juive.
À écouter Chrysostome, un sentiment étrange me saisit. Nous étions
dans la plus grande ville d’esclaves au monde et les Barbaresques se
mélangeaient à leurs prisonniers. Notre geôle à ciel ouvert n’avait pas de
murs mais promettait les pires châtiments aux récalcitrants. La semi-liberté
des captifs de rançon n’était qu’un leurre pour mieux prolonger leur vie. Le
rang des fortunés ressemblait à un marquage de bovins. Nous n’étions pas
considérés comme des prisonniers mais comme du bétail humain.
Les danseuses tournaient dans le jardin, s’approchaient des estrades et
des baldaquins, puis repartaient dans la foule des convives aux couleurs
bigarrées. Les domestiques apportèrent des barriques de vin ainsi que de
l’alcool de figue que je goûtai à peine. Puis les trésors furent déballés, des
draps de lin, de la soie, de l’argenterie, couverts en étain, coffres en bois
sculpté, bracelets d’or. Le Pacha prenait sa part, un cinquième. Le reste était
réparti entre les pirates et le raïs. J’étais fasciné par ce rituel de partage où
l’égalité semblait primer, mais où chacun se toisait, prêt à en découdre,
corsaires, janissaires, gardes du Pacha.
El Cojo m’interpella :
— Voici donc le seigneur Cervantès, notre captif de renommée et de
gros tribut. Viens prendre ta part.
Il poussa la femme assise sur ses genoux.
— Tiens, tu l’as bien méritée !
La femme, qui pouvait aussi bien être Grecque que Mauresque,
s’enhardit et me prit par la main. Ses yeux verts s’illuminaient à la lueur des
bougies et les grandes boucles de ses cheveux noirs descendaient jusqu’aux
épaules.
— Mon compagnon se sent bien seul, lui qui est votre hôte depuis
longtemps, dis-je en entraînant la femme par le bras vers Chrysostome.
Elle insista.
— Chrysostome a tout ce qu’il faut, beugla El Cojo, qui avait abusé de
l’alcool de figue.
— Je sais qu’il aime s’évader.
La femme se lova dans ses bras. Un domestique me servit du café fort
dans un gobelet d’étain.
— Sache, Cervantès, continua El Cojo, qu’ici nous partageons tout.
Même les femmes.
Il esquissa un geste vers une danseuse. Je le coupai dans son élan en
m’approchant de son estrade.
— Vous partagez tout, sauf la foi. Je ne vois pas de mélange de piété ici.
Sans doute certains craignent-ils la puissance divine…
— De piété peut-être pas. Mais un mélange de croyants. Vois autour de
toi, il y a là mahométans et convertis que nous sommes, mais aussi des
chrétiens et des juifs. Peu importe la religion, à Alger seule compte
l’allégeance à Rabadan le Sarde, dit-il en désignant le Pacha juché un peu
plus haut sur l’estrade.
Le Roi d’Alger était affairé à compter son dû, secondé par un scribe qui
consignait tout soigneusement dans un registre à la couverture de cuir. Des
officiers turcs surveillaient la scène de près. Je m’aperçus que les
représentants de la Porte et les pirates formaient deux camps bien distincts.
Le Pacha semblait régner sur les deux mondes, alors qu’il n’était que leur
jouet, soumis à leurs caprices, penchant un jour pour les uns et le lendemain
pour les autres. Ses lieutenants fumaient le narguilé et des volutes
enveloppaient le Roi d’Alger, lui conférant un caractère féerique. Lorsqu’il
compta lui-même les écus d’or dans une cassette qui fut acheminée sous
scellés jusqu’à ses pieds, il s’empressa d’en faire disparaître une poignée,
mais l’ourdian-bachi, l’inspecteur janissaire du port, en longue tunique
boutonnée jusqu’au ventre, la taille serrée dans une large ceinture de toile,
l’en empêcha et partagea la poignée de pièces avec un regard courroucé.
Un mouvement sur la coursive, au premier étage où circulaient les
visiteurs, attira mon attention. Plusieurs conseillers et soldats porteurs de
hallebardes entouraient un dignitaire ottoman. La galerie était somptueuse,
avec des mosaïques incrustées dans le plafond, des faïences aux reflets
chamarrés et des colonnes blanches.
— C’est Hadji Mourad, le représentant de la Porte, me souffla
Chrysostome. Ne t’amuse pas à le défier. Il est aussi intelligent
qu’impitoyable.
Le dignitaire ottoman semblait diriger la cérémonie, s’adressant d’un
geste du menton au chef des janissaires sur l’estrade. Au bout de la coursive,
une femme surgit d’un paravent de bois et me regarda. Le chandelier éclairait
son visage et une partie de son corps. Mon cœur se mit à battre la chamade.
Elle était belle comme le jour et respirait une fraîcheur inédite. Son regard
paraissait de velours et se mariait à la lenteur de ses gestes, pour mon plus
grand bonheur, comme si elle oubliait le temps pour m’observer. Un parfum
d’évasion m’envahit aussitôt. Les dernières murailles d’Alger paraissaient
s’effondrer et mes tourments s’estompaient dans les traits de la Mauresque.
Je soutins son regard charmeur. J’étais à la fois transporté et foudroyé, touché
en plein cœur. Elle était suivie de deux domestiques. Je n’avais plus qu’une
envie, monter à l’étage, mais la prudence m’en dissuada. Elle disparut un
instant derrière un vitrail aux couleurs vives et son ombre se dessina sur le
verre, découpée par la lumière diffuse des candélabres. Puis elle réapparut.
Cela ne fit plus de doute, elle regardait dans ma direction. J’avais rarement vu
des formes aussi fines, une telle grâce dans les mouvements, une sensualité
tout orientale que je croyais réservée aux récits des Morisques, les
musulmans demeurés en Espagne après la Reconquista.
— Diable, Chrysostome, dis-moi comment atteindre cette balustrade.
Comme moi, le Provençal semblait médusé par cette apparition, mais il
masquait son trouble.
— Garde raison, Miguel. Tu vaux certes de l’or, mais n’oublie pas que
tu es captif.
— El Cojo a dit que nous avions droit aux femmes !
— Malheureux, là, tu sors du domaine des pirates. Sais-tu qui est cette
fille ?
Chrysostome me prit par le bras et m’emmena de l’autre côté du jardin,
près d’une table où les convives se gavaient. Je saisis une brochette de
mouton arrosée de sauce épicée, ce qui me permit en la dégustant de lever à
nouveau les yeux vers la coursive de bois.
— Cervantès, ne provoque pas Hadji Mourad, il est trop puissant. On dit
qu’il est le vice-roi d’Alger, et peut-être même le Roi tout court, plus fort que
les Barbaresques. Cette jeune femme est sa fille. Elle s’appelle Zorha…
— Dis-moi d’où vient son père.
Chrysostome leva les yeux au ciel comme si j’étais devenu fou.
— Miguel, sois prudent… Hadji Mourad a débarqué de Constantinople
pour représenter le Sultan. Il a pour mission d’imposer le règne de la Porte
sur la Côte des Barbaresques. C’est un renégat, comme El Cojo.
— Il est donc né chrétien.
— Ainsi que nombre de notables de la Porte.
— Et il a toutefois la confiance du Sultan ?
— Certains chrétiens sont même devenus vizirs. D’autres ont fini
égorgés au sérail de Topkapi.
— Gageons que celui-là est davantage en sécurité ici qu’à
Constantinople.
— Hadji Mourad fait ce qu’il veut, à condition d’être habile. D’un côté,
il règne sur les corsaires, de l’autre sur l’odjak, la milice des janissaires.
Chrysostome désigna les soldats turcs dispersés dans le jardin, cimeterre
à la ceinture et pour certains en hallebarde.
— À condition bien sûr qu’il n’oublie pas de leur verser la solde.
Lorsqu’ils ne voient rien venir, c’est la révolte. Eux-mêmes égorgent leur
chef.
— Il a donc intérêt à ce que le royaume soit riche.
J’avais fini ma brochette et je me postai devant Chrysostome de manière
à mieux observer la coursive supérieure. L’ombre avait disparu. J’espérais
qu’elle reviendrait prestement.
— Riche, le royaume d’Alger l’a toujours été avec la rapine et la course
en mer, poursuivit-il. Sauf lorsque Charles Quint a attaqué la ville. Les
janissaires ont serré les rangs. Ils ont demandé double solde. Le chef de
l’odjak a dû obtempérer. L’autre force, c’est bien sûr la taïfa, la milice des
corsaires.
À quelques pas de la coursive, sous un préau à larges arcades offrant des
recoins, mon frère butinait le cou d’une chrétienne, qui riait aux éclats. Elle
était élégante, vêtue d’une longue robe légère, les cheveux noués par un
foulard. Rodrigo savait s’adapter à toutes les situations, même en captivité.
Chrysostome s’impatienta.
— Tu m’écoutes, Cervantès ? Au sommet de cette milice, au service du
Pacha, il y a le raïs, ce fieffé Albanais, Arnaute Mami, et son second, El
Cojo. Si ce dernier ne se prend pas un couteau entre les omoplates, je parie
trois écus qu’il deviendra raïs. Hadji Mourad, lui, joue sur les deux tableaux.
Il rassure les pirates et calme les janissaires. Il les empêche aussi de s’entre-
tuer. La Porte ne veut surtout pas de troubles dans ce royaume qui n’en est
pas un, en fait une simple ville de voleurs.
— Parle-moi plutôt de sa fille…
Je continuai à observer la coursive. La femme passa plusieurs fois
devant le vitrail en marchant lentement, comme si elle esquissait une danse
orientale. Je n’étais plus à une chimère près. Depuis mon arrivée à Alger, je
n’avais cessé de rêver. Dès les premières heures de ma captivité, j’avais
acquis la certitude que mon espoir de liberté résidait dans l’imagination.
Apercevoir Zorha ne faisait qu’enflammer mon espoir.
Au fond du premier jardin survint alors un curieux événement. Le
brasero destiné à cuire les brochettes fut activé grâce à de grands éventails et
les bûches dégagèrent une fragrance de forêt méditerranéenne. Puis deux
coffres furent amenés devant le Pacha. Je reconnus ceux du capitaine de notre
galère. Au milieu de plusieurs dizaines de convives, Rabadan Pacha,
passablement ivre, s’approcha puis aboya des ordres dont je ne pus saisir la
teneur.
— C’est l’un des divertissements favoris du Pacha, tu vas voir, me
souffla Chrysostome à l’oreille.
Les deux coffres furent ouverts. Ils contenaient de précieux ouvrages en
latin, en grec et en français que le capitaine avait rapportés de Messine et de
Naples pour la Cour du Roi Philippe II. Rabadan Pacha saisit l’un d’eux et le
jeta dans le feu, puis un second, puis un troisième. Les flammes montaient
vers le ciel, les pages disparaissaient dans les cendres, les histoires, les
passions d’amour, les enchantements se transformaient en volutes. J’étais au
bord des larmes, la fumée qui s’élevait dans l’air était la sève de ma chair, la
lumière de mon enfance, l’espérance de ma prison, le legs de mon père. Cet
autodafé était une perpétuation de souvenirs à laquelle je ne m’attendais pas.
Le spectacle ne semblait plus finir et l’assistance était hilare, sauf Hadji
Mourad au balcon qui manifestement n’approuvait pas. Chrysostome me
traduisit les titres énumérés par le Pacha, L’Éthique à Nicomaque d’Aristote,
Le Banquet de Platon, L’Enfer de Dante.
— Tant de beautés, bon sang ! marmonnai-je entre mes dents.
— Tais-toi, tu vas nous faire remarquer. C’est une tradition.
— Pardieu, que craignent-ils donc ? D’être contaminés par la vermine
qui pourrit les coffres ? Il suffirait de brûler le bois. À moins qu’ils ne
redoutent les mots…
— Oui, les mots, souffla Chrysostome, visiblement attristé par le vol des
cendres vers le ciel. Les pirates redoutent qu’au contact de ces pages les leurs
aient le mal du pays et désirent rentrer chez eux.
— C’est pour cela que le Pacha propose son harem.
— Les pirates, je te l’ai dit, partagent tout. Ils pensent que le plaisir
remplace la terre natale. Et puisque nous n’avons rien d’autre à faire, pensons
au nôtre, et savourons le plaisir du palais. Au moins, ici, nous sommes
nourris. Cela calme les deux maux redoutés par tous les captifs, la fausse joie
et la mélancolie. Toi aussi, Cervantès, tu les connaîtras. Et les femmes
sauront te bercer.
Je pris une nouvelle brochette et dérobai discrètement le couteau qui
avait servi à embrocher la viande. À défaut de dague, je possédais désormais
un semblant d’arme.
Un chrétien libre s’approcha de Chrysostome. Il était corse et répondait
au nom de Santoni. Son faciès d’aigle lui donnait des allures de Maure mais il
portait la veste des commerçants étrangers. Je les entendis parler de négoce
de corail, puisque tel était son métier, pendant que je continuais à guetter la
femme à l’étage.
— Viens me voir à la capitainerie de France, Chrysostome, et je te
montrerai mes derniers trésors : des caisses de corail rouge pêché vers Tipasa
et Cherchell.
— Il te sera difficile de tout expédier vers la Provence.
— J’en vendrai ici même et le reste ira à Marseille. Si le Pacha ne me
vole pas ma récolte…
— Tu sauras bien lui graisser la patte, une nouvelle fois.
— Je lui donne les yeux fermés sa commission, et même davantage.
Crois-moi, Chrysostome, il y a des affaires en or au royaume des pirates.
Je compris que Chrysostome travaillait de temps à autre pour le Corse,
l’aidant à récolter du corail dans une concession maritime qu’il avait obtenus
du Pacha.
— Eh, toi, le captif de rançon ! Si tu le désires, tu peux être de la partie !
Santoni s’adressait à moi. Je me retournai. Il était jovial, satisfait de sa
dernière pêche, et entendait partager son bonheur.
— Si tu désires gagner quelques réaux, tu compteras le corail dans notre
concession, près des remparts. À moins que tu ne préfères plonger pour
ramasser ces précieux objets tant convoités à Marseille et à Naples.
Le Corse m’expliqua qu’il était arrivé à Alger trois ans plus tôt et que
les pirates l’autorisaient à mettre la voile quand bon lui semblait vers les
autres ports de la Méditerranée, tant qu’il s’acquittait de l’octroi d’entrée et
de sortie du port, c’est-à-dire un dixième du prix de la cargaison. Santoni était
sans âge, le visage tanné, les mains calleuses, doté d’une certaine élégance, et
semblait être davantage qu’un simple marchand, plutôt un intermédiaire,
comme si son commerce cachait une officine. Il me parut pourtant d’une
grande honnêteté. Je fus surpris de son offre. Un captif, même de rançon,
pouvait-il travailler pour un autre mécréant ? Il me répondit que tout s’avérait
possible au royaume des pirates, à condition d’y mettre le prix. Certains
captifs avaient pu se constituer quelques économies et s’acquittaient eux-
mêmes d’une partie de leur rançon, le reste étant acheminé depuis leur pays
par les Frères de la Merci ou de la Trinité. À entendre le Corse, la confrérie
de la Merci s’était même fait une spécialité depuis des lustres dans le rachat
des captifs.
Chrysostome ajouta que Santoni, trop modeste pour s’en vanter,
fréquentait les plus grands du royaume, dont le Pacha et autres dignitaires du
Divan, le gouvernement d’Alger, ainsi que le représentant de la Porte, Hadji
Mourad. À ces mots, je bondis :
— Je pourrais être des vôtres si vous cherchez de la main-d’œuvre. J’ai
appris à nager dans les rangs de l’armée de Don Juan d’Autriche et malgré
mon bras gauche abîmé par un coup d’arquebuse, je saurai me rendre utile.
Habile en affaires, Chrysostome reprit la main pour discuter d’une dette
avec Santoni. J’en profitai pour m’éclipser car je vis du mouvement dans la
coursive supérieure. La dame allait sans doute rentrer chez elle. Je sortis du
jardin, franchis le porche de bois ferré et me précipitai dans la rue qui
longeait le palais.
Un attelage s’approcha, de l’autre côté de la venelle, et deux janissaires
en surgirent, à la lueur des fanaux de l’entrée. Le dignitaire de Constantinople
sortit, suivi de sa fille et de sa garde. Je m’approchai encore, sautant de
porche en porche.
— Arrête ! murmura derrière moi Chrysostome. Tu veux être empalé
dès l’aube à Bab Azoun ? Je n’ai pas gagné ma liberté pour finir sur un croc
de boucher…
Hadji Mourad monta dans le petit carrosse suivi d’un prétendant qui lui
tenait la cape, tout en souriant. Sa fille souleva sa robe pour grimper sur le
marchepied. J’esquissai un geste mais Chrysostome me projeta dans un angle
de maison, sa main sur ma bouche que je dégageai aussitôt.
— Ne crois pas que je vais hurler, soufflai-je. Je veux seulement la
voir !
— Tu auras tout ton temps, crois-moi.
— Je me damnerais pour un seul de ses regards.
Au moment où je prononçais ces mots, le rideau du carrosse se souleva.
Ce fut comme un enchantement, comme si elle avait lu dans mes pensées.
Elle se pencha à la fenêtre et m’adressa un signe de la main. Il lui était
difficile de me voir, à moins que la lueur des torches ne lui ait permis de
déceler mon visage dans le recoin. Mon cœur s’emballa. Il n’y avait aucun
doute : ce geste m’était destiné. Le carrosse s’ébranla, avec les deux
janissaires juchés à l’arrière. Quatre gardes à cheval sortirent des écuries et
suivirent le véhicule, qui se dirigea vers Bab el-Oued.
— Parbleu, Cervantès, tu as bien failli nous tuer. Ne joue plus à ce jeu-
là. Les galères, on peut en réchapper. La corde, c’est plus difficile.
En quittant l’encoignure de maison où nous nous trouvions, je découvris
à terre une pièce de tissu. C’était un mouchoir de soie avec des lettres arabes.
Je le ramassai discrètement et nous regagnâmes la demeure d’El Cojo.
J’eus du mal à trouver le sommeil cette nuit-là. Le sourire de la femme
du palais ne quittait pas mes pensées. M’avait-elle reconnu depuis la coursive
au plafond de faïence ? Peut-être me tendait-on un piège, pour mieux
rehausser la rançon. À moins que la princesse ne voulût me jeter un sort.
Éprouvait-elle les mêmes sentiments que moi ? Son sourire avait provoqué
pires ravages qu’un ouragan. Je finis par m’endormir en songeant à ses traits,
aussi prometteurs qu’un rivage d’Espagne.
Chapitre 8

À l’aube, une lumière crue baignait les terrasses d’Alger. Depuis la


pièce où nous dormions, Rodrigo, Chrysostome et moi, nous pouvions
monter sur le toit pour jouir de la vue sur la rade. J’aimais ce spectacle d’un
autre âge.
— Ta journée sera commandée par ce que tu apercevras à l’horizon, dit
Chrysostome alors que nous prenions notre pain matinal sur un tapis bédouin.
Une voile et c’est l’espoir, surtout si l’on voit flotter le drapeau des moines.
Ou l’abattement s’il s’agit d’une nouvelle prise.
Je le savais déjà. Chrysostome poursuivit son récit alors que mon frère
nous avait rejoints.
— J’ai vu des hommes pleurer alors qu’ils embarquaient pour rentrer au
pays, une fois rachetés. Ils laissent derrière eux des compagnons, parfois des
amours.
Je ne les écoutais pas, affairé à manger mon pain trempé dans un verre
de thé fort, le regard perdu vers la baie, guettant l’apparition d’une voile.
— Tu apprendras à vivre dans l’attente, Cervantès, reprit Chrysostome
en se tournant vers moi. Et cette attente te permettra d’espérer.
Oui, je me prenais à espérer. Le temps sans repères laissait imaginer de
nouveaux mondes et l’espoir agrandissait l’esprit. Je revoyais Mère
descendre de l’étage pour broder sa dentelle au coin du feu, je voyais ma
sœur revenir du couvent, avec un panier de légumes qu’elle achetait aux
Carmélites, je voyais Père lire un manuel de médecine qu’il avait commandé
à Séville, je voyais la servante préparer un ragoût de bœuf sur le grand
fourneau de la cuisine avec des senteurs qui envahissaient toute la maison.
Les souvenirs se succédaient comme des décors de théâtre et cela suffisait à
atténuer mes affres.

Dans les jours qui suivirent, j’assistai à un curieux ballet. Au-dessus


d’Alger, sur la colline qu’occupa brièvement Charles Quint lors de sa bataille
contre les corsaires trente-quatre ans plus tôt, le Pacha envoya ses soldats
construire un fort. Une noria de Maures et d’esclaves gravirent pendant des
jours la montagne, chargés de pierres et de sacs. Chrysostome nous raconta
que les pirates craignaient une campagne de la Sainte-Ligue. Depuis qu’ils
avaient ouï dire, par des marchands et des agents, que le Roi Philippe II avait
massé des troupes à Cadix, les pirates fomentaient une attaque sur les côtes
d’Espagne et sur Majorque. Par ordre de la Porte, Hadji Mourad les en
dissuada, arguant de l’éparpillement de la flotte barbaresque dans des courses
au large de Naples, de Toulon et de Tunis. Le raïs des corsaires n’en
démordait pas et entendait bien faire rendre gorge aux Espagnols.
Cela n’empêchait nullement les tractations de se poursuivre. Un matin,
je distinguai deux voiles blanches au septentrion, droit devant. Ces deux
galions espagnols portaient à leur bord des moines de l’ordre des Frères de la
Merci, qui furent escortés jusque dans le port par des galiotes barbaresques.
— Ce sont des proies faciles, dis-je à Chrysostome qui réparait un tapis
avec Rodrigo.
— Jamais les corsaires ne les attaqueront. Trop d’argent.
À ces mots surgit El Cojo, qui était monté sur le toit pour assister lui
aussi à l’arrivée des émissaires chrétiens. Une femme le suivait, que j’avais
déjà aperçue à plusieurs reprises dans le patio. Originaire de Majorque, elle
avait été capturée à quinze ans lors d’une rafle et vivait depuis dix ans à
Alger. Elle suivait le Boiteux comme son ombre mais n’hésitait pas à lui
parler sèchement.
— Ces frères sont la clé de notre trésor, dit El Cojo. Ils nous permettent
de connaître l’humeur des autres royaumes.
Le pirate s’approcha du rebord de la terrasse et observa la mer. Sa
chemise flottait dans le vent. Il se tenait droit malgré sa jambe d’éclopé.
— Les captifs nous deviennent aussi nos meilleurs pilotes, poursuivit-il.
Nous leur confions le commandement en second de nos galiotes et ils nous
conduisent où bon nous semble. Sieur Chrysostome de Provence, raconte-
nous encore une fois comment tu as été capturé !
Chrysostome se raidit mais s’exécuta. Il décrivit l’arrivée des
Barbaresques sur les côtes de France, les pillages de plusieurs bourgades de
Camargue et le cruel stratagème utilisé : déguisés en chrétiens, ils avaient
brûlé vif un paysan non loin d’Aigues-Mortes, faisant courir le bruit qu’il
s’agissait du chef des corsaires en personne. Les villageois, qui s’étaient
précipités pour assister au spectacle, furent capturés sans coup férir, dont
Chrysostome. Les pirates s’étaient longtemps moqués de ces Provençaux si
facilement piégés.
— Tu n’as pas voulu renier, lança El Cojo. C’est ton droit. Tu seras
racheté un jour ou l’autre. Mais sache que l’offre tient toujours, si tu veux
gagner la fortune, si tu veux être un notable. Des capitaines comme toi, on en
a besoin, et jusqu’à Constantinople. Tu as tout le temps de réfléchir.
El Cojo tourna casaque et redescendit par l’escalier de bois dans ses
vastes appartements, laissant Chrysostome vert de rage.

Les Frères de la Merci, arrivés d’Espagne sur un galion français, avaient


maintenant débarqué. Ils avaient pour mission de négocier le rachat de dix
captifs. Chrysostome m’entraîna à la capitainerie de France, une demeure
fortifiée sur les remparts, avec ses propres quais d’abordage et entrepôts.
— C’est une sorte de consulat, m’expliqua Chrysostome. Les
Marseillais ont obtenu une concession depuis quelques années et les Français
s’en servent comme d’une ambassade.
Il désigna les murs épais et la porte bardée de ferraille.
— Ce qui n’empêche pas la capitainerie de France d’être régulièrement
pillée ou saccagée au gré des fantaisies de Rabadan Pacha.
— Et qui s’occupe de ce bastion ? Le Corse ? demandai-je.
Chrysostome s’esclaffa.
— Santoni est bien trop occupé par ses affaires ! L’homme chargé des
négociations s’appelle Charles d’Avenel, il n’a aucune poigne. Quand le
Pacha éternue, il est terrorisé ! Les Barbaresques le savent et le manipulent.
Les bâtiments entouraient une vaste cour. Une chapelle et un moulin
jouxtaient un petit hôpital. Au bout, dans une salle au plafond haut et aux
poutres décorées, j’aperçus El Cojo et ses chefs janissaires en pleines
tractations avec les Frères de la Merci. Des captifs étaient assis devant eux.
Le juif Haïm Jacob siégeait à côté de notables d’Alger. Il me remarqua et
m’adressa un signe de la tête.
La négociation se déroulait en franco, la langue des pirates, que je
commençais à bien comprendre. Nous restâmes debout près d’une colonne de
pierres blanches. La capuche rabattue, l’un des frères lisait une lettre sortie
d’une enveloppe de soie.
— Nous avons une demande de rachat émanant de la famille Alvarez de
Cadix. Il s’agit du chevalier du même nom. Même demande émanant de
Naples pour Luigi Romani.
— C’est deux cent trente écus par tête, lâcha El Cojo.
Le frère émit un soupir.
— Mais ils ne les valent pas…
Deux des captifs se regardèrent brièvement, l’air dépité.
— Nous pouvons monter jusqu’à cent quatre-vingts écus, gloussa un
autre frère.
— Va pour deux cents, trancha El Cojo.
Les deux hommes furent emmenés vers l’arrière de la capitainerie de
France. Je remarquai à gauche de l’estrade un homme en perruque, poudré,
en veste et chemise à dentelles.
— C’est l’envoyé extraordinaire de la Cour, Charles d’Avenel, me glissa
Chrysostome.
Il se grattait sans cesse la nuque, comme si sa perruque le gênait.
— Daignez, digne représentant du Pacha et des glorieux Barbaresques,
considérer que vous retenez aussi de nombreux captifs français, dit Charles
d’Avenel à El Cojo.
— Le bougre, murmura Chrysostome, il n’a jamais été pressé de nous
défendre.
— À quoi sert-il alors ?
— À racheter le corail et les brocarts d’or pour les marchands de
Marseille.
Sur l’estrade, El Cojo le rabroua.
— Des Français, nous en avons certes, mais il faut mettre le prix !
Sachez, représentant du royaume de France et de votre bon Roi Henri III,
qu’il y a bien d’autres captifs. Envoyez-nous aussi des frères !
Je demandai à Chrysostome pourquoi l’envoyé extraordinaire ne
rachetait pas ses compatriotes.
— Il dispose pourtant d’un bastion, et c’est le seul représentant d’un
pays d’Occident.
— Le seul, pas sûr. Ici, des agents occultes, des chrétiens libres font
office d’intermédiaires. Charles d’Avenel est certes un homme adoubé par le
Roi de France et Constantinople. Mais il ne pense qu’à lui. Il vit sur la bête, il
prend sa commission sur toutes les marchandises envoyées à Marseille. Les
négociants de la Provence ne disent rien, trop heureux d’être en affaires avec
les Barbaresques et les Turcs.
L’envoyé extraordinaire rajusta sa veste épaisse, qu’il continuait de
porter malgré la douceur de la température.
— Il est richissime, le bougre, poursuivit Chrysostome. Être envoyé à
Alger est une charge recherchée. Lui a dû avoir beaucoup d’entregent auprès
de la Cour à Paris. Le chien, je peux te dire qu’il ne fait pas grand-chose pour
nous, les captifs de Provence.
Les religieux à ses côtés commençaient à s’impatienter et s’évertuaient à
regarder le plafond ainsi que les poutres sculptées. Je fus surpris d’apercevoir
le père de Zorha, entouré de ses dignitaires. Hadji Mourad devait surveiller
les tractations pour prélever la part revenant aux janissaires, dont il était le
trésorier en tant que représentant de la Porte. Il levait de temps à autre un
sourcil, signifiant un accord ou une désapprobation à El Cojo, et le pirate
suivait ses consignes.
Les moines s’entendirent avec El Cojo sur le prix de plusieurs
prisonniers mais ne purent avoir gain de cause sur le sort d’un certain
Antonio de Sosa, médecin portugais qu’El Cojo entendait garder auprès de
lui. Je l’avais croisé à plusieurs reprises dans la demeure du Boiteux. Il
soignait les captifs comme les Barbaresques, nombreux à venir le consulter,
appliquait onguents et cataplasmes de sa composition, concoctés grâce aux
produits vendus par les Bédouins dans le Souk el-Kébir et sur le port. Il
m’avait avoué écrire en secret l’histoire de sa captivité.
Dans la seconde cour de la concession, près des colonnades j’aperçus
d’Alvanel qui alpaguait son lieutenant, lui criant en français que les caisses
de corail devaient partir au plus vite pour La Ciotat et Marseille afin qu’il
puisse toucher son écot.
— Soudoyez-les, que diable ! Ces Barbaresques ne sont que d’anciens
chrétiens sensibles à l’odeur de l’argent !
— Monsieur l’envoyé, comment puis-je contrer le courroux du sieur El
Cojo ?
L’envoyé ajusta sa perruque, épousseta sa veste et s’approcha de son
adjoint :
— Trouvez le moyen d’expédier ces caisses cette semaine, c’est un
ordre.
— Je crains fort, monsieur, que cela soit impossible avant le départ des
moines.
— Soyez imaginatifs. Hors de question de nous faire doubler par les
Pisans, et même par les Vénitiens.
Le lieutenant français semblait redouter davantage les foudres de
d’Alvanel que celles d’El Cojo. Chrysostome, lui, se réjouissait de découvrir
tant de secrets. D’un geste, il m’invita à quitter les lieux avant d’être repéré.
En remontant vers la demeure du Boiteux, je demandai à Chrysostome
ce que signifiaient ces tractations.
— Ce flatteur d’Alvanel est prêt à tout pour revenir en France avec de
quoi vivre tranquille le restant de ses jours. Le Corse le soutient, et il a intérêt
s’il veut tirer quelque bénéfice de ses cargaisons.
Je me rappelai soudainement la proposition du Corse d’aller pêcher le
corail avec lui dans la crique. Je m’en ouvris à Chrysostome, qui
m’encouragea.
— Je t’accompagne, Cervantès. Pêcher le rocher de feu vaut mieux que
de rester enfermé à attendre ces Frères de la Merci qui nous marchandent si
mal !
— Allons-y au plus vite, dis-je, certain de trouver là un antidote à ma
mélancolie de captif.
Chapitre 9

Flanqué d’un garde d’El Cojo, Chrysostome galopait en tête. Tant bien
que mal nous tentions de le suivre, subjugués par les collines, ravines et
sentes bordées d’oliviers, de cèdres, de figuiers de Barbarie qui
surplombaient la mer jusqu’à la crique de Jebalya, où résidait le Corse. Ces
paysages me ramenaient en songe sur les côtes d’Espagne, le jour où
j’embarquai pour Naples. Mon esprit puisait l’oubli dans cette escapade. Des
Bédouins menant des mules harassées sous le poids de sacs de blé
devançaient une caravane de chameaux chargés de jarres de terre séchée. Le
chamelier qui ouvrait la route nous salua d’un mouvement de tête. La piste
grimpait vers les montagnes avant de replonger vers la côte. Dans un défilé,
près de quelques maisons de terre qui en gardaient l’entrée, des janissaires
s’affairaient à offrir deux fusils et un sabre à un vieil homme entouré de
jeunes paysans.
— C’est le présent à une tribu de la contrée, dit Chrysostome, qui tenait
à garder ses distances avec les janissaires. Ils achètent la paix avec le peuple
des montagnes.
Le défilé était étroit, idéal pour les embuscades, et le garde d’El Cojo, la
main sur son mousquet, scrutait les hauteurs. Chrysostome raconta en chemin
que les tribus offraient au Pacha et à l’agha, le chef des janissaires, de l’or et
des bijoux venus du plus profond du désert du Sahara, jusqu’au Niger.
— Voilà pourquoi le Pacha et l’agha sont si riches. Leur place est
convoitée, et leur vie constamment menacée. Il arrive qu’on les assassine.
— Et que fait le Sultan de Constantinople ?
— Les nouvelles ne lui parviennent que longtemps après les
événements. Le Grand Seigneur a d’autres chats à fouetter, les caïds
d’Égypte, les chefs de tribu du Fezzan, les vizirs qui ruent dans les brancards,
l’empire qui s’agrandit trop vite.
— Les Barbaresques, il est vrai, paient leur écot.
— Ils permettent au Grand Seigneur de régner sur cette partie du monde,
le Maghreb. La Méditerranée de l’Occident est très importante à ses yeux.
Demande donc à Hadji Mourad !
Chrysostome avait lancé ces mots comme pour me provoquer,
connaissant mes sentiments à l’égard de la femme du palais. Il cravacha sa
monture et je lui emboîtai le pas. Les montagnes à ma droite montraient leurs
versants généreux, riches en cyprès, en pins, en oliviers. Sur la gauche, la mer
se rapprochait, fougueuse. Le vent gonflait les vagues d’écume blanche et
nous décoiffait. Qui étaient donc ces Barbares osant retenir vingt-cinq mille
captifs ? Qui étaient ces vaincus de Lépante, artisans d’une vengeance par la
rapine et les incursions dans des villages pauvres et sans défense ? Je
songeais à mon père, chirurgien maintes fois contraint d’exercer le métier de
barbier pour subvenir à ses besoins et payer ses dettes. Je songeais à notre
mère, Leonor de Cortinas, belle et fatiguée par une demi-douzaine
d’enfantements, je songeais à mes sœurs, Andrea, Luisa et Magdalena. Peut-
être serais-je libéré rapidement par des frères miséricordieux, porteurs de
lettres de cachet et de bourses emplies d’écus. Peut-être reverrais-je un jour
l’Espagne de notre Roi Très Catholique. Peut-être pourrais-je à nouveau
contempler le visage de Mère, celle qui me protégeait, celle qui m’adorait,
même après mes frasques, même après mon duel, et sans doute assisterais-je
mon père dans ses opérations au bistouri. Je maudissais les ravisseurs qui me
gardaient loin de mon Espagne et des miens, et puis soudain je songeais au
visage de la belle Zorha qui avait fait chavirer mon cœur. Son sourire
m’envahissait et je ne savais comment lui parler. Sa chevelure inondait mes
rêves et je rêvais que je l’embrassais, tandis que bruissait le murmure des
cimeterres. Je craignais qu’elle ne m’échappe. La captivité me réservait
maintes surprises. Ce séjour en Barbarie allait me sauver ou me damner à
jamais.
Égaré dans mes pensées, je ne perçus pas immédiatement la voix de
Chrysostome. Il s’était arrêté au sommet d’une montagne à moitié pelée,
parsemée de pins maritimes et de cyprès, à une encablure de la côte.
— Tenez-vous sur vos gardes, nous entrons dans l’un des fiefs des
Kabaïlis, appelés aussi Kabyles. Ces mahométans ne lisent pas le Coran. Ils
sont à la fois érudits et rustres. Rabadan Pacha a toutes les peines du monde
avec eux et préfère ne pas leur imposer de tribut, ou si peu.
Après quelques heures de descente, nous atteignîmes un petit plateau
devant la mer. Le sentier se scindait en deux. D’un côté, il menait à la crique
de Jebalya, de l’autre à un hameau. Santoni nous attendait devant une
baraque de pêcheurs. Plusieurs maisons de pisé étaient bâties sur la plage. Au
bout de la crique, des hommes en armes, apparemment des janissaires selon
ce que je pouvais en distinguer, protégeaient une splendide demeure
mauresque. Un vaste jardin la séparait de la mer et se prolongeait à l’arrière,
comme les parcs des belles demeures d’Alcalá de Henares que fréquentait
mon père lorsqu’il rendait visite à ses patients. Des colonnades et des
terrasses ornaient la demeure. Des fontaines de pierres blanches déversaient
leur eau dans d’étroits bassins, qui me rappelaient les points d’eau dans les
villages andalous. Une galère légère à vingt rameurs stationnait en pleine
mer.
Devant la maison du Corse, trois barques s’amarraient à un minuscule
débarcadère de bois. Santoni nous attendait au frais, alors que le soleil se
trouvait au midi. Sa maison était sommaire, plusieurs pièces mais peu de
mobilier. Une écurie accueillit nos montures. Sur la plage, des Maures
portaient des sacs en toile de jute.
— C’est la pêche de ce matin, dit le Corse. Du corail rouge. Je l’enverrai
bientôt à la capitainerie de France, puis à Marseille. Si le Pacha le veut
bien…
Il décocha un sourire à Chrysostome. Ces deux-là semblaient s’entendre
comme larrons en foire. Le garde qui nous accompagnait acquiesça.
— Bienvenue chez moi, dit le Corse en savourant le poisson grillé
agrémenté de tomates, d’un pain d’orge et d’huile d’olive.
— Les Kabaïlis ont passé un accord avec les corsaires grâce à moi. Ils
livrent du bois de charpente, et le Pacha les dispense de l’avaïd, de l’impôt.
Ils ont construit les galères des pirates, solides, rapides comme l’éclair ! Sans
doute verrons-nous bientôt une galéasse dans la crique voisine.
Le Corse nous montra notre chambre. Il nous hébergerait tant que nous
travaillerions pour lui. Les lits en bois allaient nous changer de nos couches
spartiates d’Alger. Cette maison, pour Rodrigo, Chrysostome et moi, était un
palais, avec ses murs rassurants, ses pierres apparentes, ses pans recouverts
de pisé. Je touchai le crépi, je respirai la terre.
— Allons voir la mer, lança mon frère.
Et je sortis vers la plage aux côtés de deux autres captifs en liberté
temporaire, les sieurs Rodrigo et Chrysostome, je vis le sable et les barcasses
ancrées dans une eau verte, les versants de la montagne venant mourir dans la
petite rade, le poisson sortir des barques et le corail rouler sur le dos des
portefaix, chargé et déchargé, je humai l’air du large comme s’il s’agissait
d’une rédemption, j’observai le ciel si bleu et les vagues au loin si
barbaresques, j’admirai les oliviers et les cyprès, j’entendis les vers de Jean
de la Croix et la plainte des sorcières de Montilla, que l’on appelait les
Camacha, je souris en me rappelant les remontrances de l’illustre professeur
et très humaniste Lopez de Hoyos. Je ne savais pas que la Méditerranée, qui
avait déjà tout inventé, les religions, les modes, les galères, l’esclavage, je ne
savais pas que cette mer pouvait se révéler aussi douce qu’un sourire de
femme.
Le soleil était encore haut lorsque le Corse, installé au fond de la
chaloupe, donna le signal du départ. Nous partîmes au bout de la baie et le
Maure qui commandait l’embarcation ancra par faible profondeur. Deux
autres Maures sautèrent à l’eau.
— Allez, Cervantès, un peu de courage !
Le Corse m’invita à le suivre, en pantalon de toile, torse nu. Il respira
profondément et plongea en s’aidant de la corde de l’ancre. Je sautai dans
l’eau à mon tour, aperçus le fond et remontai précipitamment. Santoni et
Chrysostome vinrent me chercher. Le Corse s’immergea à plusieurs reprises,
me donna maintes précisions, ventile-toi, aspire tout l’air du ciel et descends,
garde de la réserve, remonte quand tu sens que tu es à bout de souffle. Et
j’avalais tout l’air qui flottait sur la Méditerranée, songeais à Zorha que je ne
reverrais peut-être jamais. Je descendais, remontais, redescendais à nouveau,
je me glissais dans la peau d’un poisson, volais dans l’eau, je touchais le
sable et le corail puis revenais vers le jour, je sentais le flot sur la toile de
mon pantalon, allez, encore un petit effort, Miguel, j’avalais le ciel puis
retombais vers les abysses, jusqu’à ce que mes poumons fussent prêts à
exploser.
À la quinzième tentative, j’étais devenu un plongeur comme les autres et
Chrysostome à mes côtés se défendait fort bien, lui qui était déjà venu à de
nombreuses reprises dans la crique de Jebalya. Nous remontâmes plusieurs
sacs de corail, qui gisaient à quelques mètres de profondeur, de très grande
profondeur, que l’on atteignait avec des pierres en guise de lest afin de
gagner du temps. De retour sur la barcasse, je me sentis ivre et le vent qui
venait du large ajouta à la griserie.
— Alors, Miguel, on a touché le fond ? riait Chrysostome.
Oui, j’avais touché le fond, j’avais plongé autant que me le permettaient
mes bras.
— Ce n’est pas pire que les galères, répondis-je.
Rodrigo, resté à quai, nous suivait de loin. J’apercevais sa silhouette au
pied des montagnes. Sur les planches de la barque s’étalaient quelques
coquillages ramenés par le plongeur maure. Le soleil commençait à décliner.
— Sais-tu comment nous avons pu offrir des canons au Pacha ? dit le
Corse. En plongeant de la même manière au-dessus des épaves de la flotte de
Charles Quint. Avec des palans, on les a remontés à bord. Le Pacha en a
récolté une quarantaine. Les Kabaïlis les ont convoyés jusqu’à Alger.
En écoutant le Corse, j’observais la somptueuse demeure de l’autre côté
de la baie, gardée par la galère à vingt rameurs.
— À qui appartient cette maison ? demandai-je à Santoni.
— À Hadji Mourad, le représentant de la Porte à Alger.
Je frémis. Mes tempes se mirent à battre la chamade.
— Hadji Mourad ? Est-il assez riche pour s’offrir un tel palais ?
Zorha se trouvait peut-être là, à quelques lieues d’Alger.
— Bien sûr ! Le commerce est le fort de Hadji Mourad.
— Il gère d’abord les intérêts de la Porte, pourtant.
— En bon représentant du Sultan, il confond sa bourse et les coffres de
l’Empire. Le Grand Seigneur ferme les yeux, tant que l’ordre règne à Alger.
La lumière douce du soleil rebondissait sur les flots, donnant des effets
de miroir à la crique.
— Il vient souvent ici ?
— Quand bon lui semble, par galiote ou par la piste. La mer est certes la
voie la plus rapide. Les Kabaïlis le respectent. Il est assez fort et habile pour
leur avoir promis quelques baisses d’impôts. Quand les tribus lui donnent du
fil à retordre, il les dresse les unes contre les autres.
J’admirais le palais depuis le milieu de la crique de Jebalya. Des
bosquets protégeaient le débarcadère des regards indiscrets. Un kiosque
permettait d’abriter les passagers en partance. Une vaste allée menait à la
demeure, balayée par plusieurs domestiques. Sur la droite, des arbres fruitiers
côtoyaient une treille ; sur la gauche, un parc montait vers un semblant de
falaise, au tournant de la crique. Au premier étage, les terrasses offraient sans
nul doute une vue splendide. J’imaginai Zorha dans ses appartements.
— Ce soir, nous mangerons de la langouste, dit Santoni. Même à Calvi,
nous n’avons pas cela !

À la nuit tombée, un grand feu marquait la préparation du repas. Le


janissaire qui nous escortait se joignit à nous, ainsi que le plongeur et le
capitaine du bateau. Santoni était visiblement heureux de nous accueillir.
Assis sur un tapis posé à même le sable, il ressemblait à un caïd dans son fief,
parlant la langue des indigènes, distribuant les ordres. Ses domestiques
servirent du poisson et de la langouste grillés, aux courgettes et tomates.
Le vin nous aida à oublier les efforts de la journée. Quant à la captivité,
je n’y songeais même plus. Deux danseuses mauresques se déhanchèrent
devant notre hôte, au son d’une flûte et d’un tambour.
— Sache, Miguel, qu’il y a deux sortes de chrétiens libres dans ce
royaume. Les convertis et les commerçants. Ceux-là n’ont pas besoin
d’embrasser la foi mahométane. Les Barbaresques ne peuvent se passer
d’eux.
— Ils ont pourtant toutes les richesses qu’ils veulent, avec la Course et
les butins, lui répondis-je.
— Il leur manque des émissaires. Et quel meilleur ambassadeur qu’un
négociant ?
— Ils ont les envoyés du sultan. Et puis, de toute façon, les
Barbaresques sont en guerre avec la Chrétienté.
— Pas toute la Chrétienté. Et pas tout le temps. Il leur arrive d’obtenir
du Royaume de France de la poudre de canon et des agrès pour les navires.
— Henri III les leur accorde ?
— Souvent. Cela permet d’affaiblir votre Espagne. François Ier s’est
bien allié au sultan Soliman le Magnifique. Et même au Roi d’Alger
Barberousse.
Un domestique nous resservit du vin. Nous trinquâmes à l’amour, à
l’évasion, aux janissaires qui chasseraient les pirates de la Côte, qui bâtiraient
une nouvelle Constantinople, une ville féerique mêlant le négoce et les
plaisirs, une ville qui aurait raison de la rapine et de la geôle à grande échelle,
à très grande échelle.
Enivré et heureux pour la première fois dans cet étrange pays, j’étais
prêt à replonger aux premières lueurs de l’aube, à creuser dans les
profondeurs de la crique de Jebalya, à refaire surface dans le jardin de Hadji
Mourad et lui remettre du corail, à m’immerger pour trouver des perles et en
offrir à la belle Zorha.
— Santoni, j’aimerais visiter la demeure voisine de la tienne.
— Allons, Miguel, ne sois pas si pressé.
— S’il s’agit de la demeure de Hadji Mourad, tu es sûrement bien
introduit.
— Introduit, je le suis. Mais pas forcément ami…
Santoni rit de tout son saoul. Il aimait la palabre, même avec les entêtés,
il aimait l’aventure et les danseuses mauresques. En me renversant sur la
grève je contemplai quelques constellations que m’avaient appris à
reconnaître les capitaines napolitains et palermitains. Rodrigo s’était
approché du kiosque à musique et regardait les danseuses tourner devant lui,
à la lueur des torches. J’oubliai tout, le bercail, notre vieille Espagne. Je
n’avais plus qu’une nostalgie, celle d’avoir vu le sourire de Zorha.

Le lendemain, je demandai au pilote maure de m’amener un peu plus


près du bord. Il rama lentement et s’arrêta à cent cinquante pas de la maison
du notable.
Je plongeai aussitôt afin de ne pas éveiller la méfiance des gardes aux
abords du bassin de marbre, devant le débarcadère. Le corail venait plus
facilement dans mes mains, je le décrochais, remontais, me reposais dans la
barque, me mettais en faction puis replongeais. Accroché à la coque de la
barcasse, je pouvais observer la demeure sans être vu ni du pilote maure ni
des janissaires à terre. Et alors elle m’apparut. Elle traversait le parc, dans une
longue robe aux manches larges et à la ceinture or et argent. Elle s’approcha
du bassin de pierres blanches, trempa sa main, se retourna. Je ne pouvais plus
bouger, accroché à la coque de la barque. Elle s’approcha encore du bord de
mer, sur la pelouse qui était en légère pente, fermée par un muret. Elle se
pencha vers l’eau, à quelques pas, et regarda dans ma direction avant de
tourner les talons. Je me dis que tout cela n’était certainement pas pour moi.
Je demeurais un captif et pouvais risquer ma tête déjà mal en point pour une
simple œillade. Je ne pus cependant pas contrôler le pincement au cœur que
je ressentis, un secret espoir teinté de tristesse. Je replongeai, remontai, avalai
l’air iodé et là, sur le pont minuscule qui prenait un peu l’eau, lorsque mes
pieds eurent cessé de glisser sur les planches, j’aperçus en levant la tête,
venant des colonnades, un geste qui m’était clairement destiné, un geste qui
valait plus que mes deux cents écus de rançon, un geste qui justifiait à lui seul
une captivité prolongée. Prétextant une nouvelle plongée, je demandai au
rameur maure de me rapprocher encore de l’occident de la crique, non loin de
la terre. Je remontai sur le bateau, mangeai quelques figues sèches et des
olives puis replongeai pour mieux revenir à mon poste d’observation, à
l’ombre, essoufflé. Mais la belle Zohra ne réapparut pas.

Ce soir-là, je bus plus que de coutume. Devant le feu sur la plage, à


l’endroit où les domestiques de Santoni cuisaient le poisson, je vis une forme
belle et sensuelle, aux contours flous et aux hanches découpées, une forme
enroulée dans une robe longue et sous une coiffe de soie, ceinte d’un tissu
d’or et d’argent, je vis des flammes hautes et des étincelles qui fourmillaient
devant ses yeux, je me dis que j’étais un peu cassé, un peu usé à moins de
trente ans en semi-captivité, semi-liberté, une captivité faite d’escales dans
les criques et au fond de l’eau, je vis des coquillages et des perles d’huîtres, je
vis des colliers à offrir, je vis des rançons d’amour avec des barcasses
emplies de bracelets et de bijoux, je vis de la rapine dans mon cœur car cette
rapine était digne d’être offerte, de la rapine de corsaire, de la rapine de
galions volés. Puis je vis mon frère lancer ses bras vers la lune, frapper le sol
de ses chausses abîmées, crier une joie sourde et sans doute une douleur, je le
sentis proche de l’extase, comme s’il avait attendu ce moment hors du temps
depuis une éternité, je le sentis fourbu et m’approchai de lui quand il
s’effondra, alors que la danse autour de nous continuait, et il souriait les yeux
tournés vers les étoiles. Il se releva brusquement, et se mit à danser devant le
feu, en compagnie d’une Mauresque imaginaire qu’il prenait dans ses bras.
— Arrête, frère, tu es fou ! lançai-je.
Santoni et les domestiques riaient, et Chrysostome s’époumonait à
relancer la musique, près du kiosque. Je me levai à mon tour et me mis à
imiter mon frère. La folie est comme un gage de liberté. Je tournais sur mes
jambes, le monde devenait plus compréhensible et ce tangage était une
victoire sur la nostalgie.
— Cervantès, tu es gai ce soir, tu n’es plus le chevalier à la triste figure !
Chrysostome battait de ses mains pour rythmer la danse. Il m’avait
appelé à plusieurs reprises « Triste Figure » pour m’avoir surpris quelquefois
fixant l’horizon depuis le toit de la demeure d’El Cojo.
— La nostalgie est la pire des captivités. Plus douloureuse encore que
l’enfer. Crois-moi, il faut que tu oublies tout ici.
Et j’avais écouté le sieur Chrysostome, captif depuis trois ans, je l’avais
suivi dans sa démarche d’oublieux, j’avais essoré ma mémoire comme on
essore une éponge du fond de la crique.
Chapitre 10

Hadji Mourad venait souvent à Jebalya les lendemains de djomeh, le


vendredi, jour de prière. La semaine suivante, Santoni m’accueillit à nouveau
pour pêcher le corail. Rodrigo et Chrysostome étaient de la partie. Le Corse
nous paya quelques sequins et nous offrit les repas. Le soir du samedi, je
laissai mes compères ripailler sur la plage de Santoni et m’approchai une fois
de plus discrètement de la demeure de Hadji Mourad. Je n’étais pas parvenu à
oublier le sourire de Zorha et l’espoir de la revoir avait resurgi en moi de plus
belle. Un muret courait le long de la propriété, au-delà d’une haie de petits
cyprès. La nuit n’était pas encore tombée et des lueurs orangées surgissant
des coursives supérieures traversaient les moucharabieh. J’imaginai des
domestiques porteurs de lampes à huile et de chandelles. Une silhouette
apparut derrière l’un des panneaux et une main ouvrit le vantail puis lança un
panier retenu par une corde. J’escaladai le muret. Mon cœur battait la
chamade. Que m’arriverait-il si les janissaires me surprenaient ? Je sentis une
ombre derrière moi et me retournai, prêt à défendre chèrement ma peau.
— Tu veux finir empalé ?
C’était Chrysostome qui s’inquiétait de ma disparition.
— Je veux la voir.
Il me saisit par les épaules.
— Rentrons.
— Tu ne vois pas qu’elle me fait signe ? Regarde le panier !
Mon ami plissa les yeux pour tenter de distinguer ce qui se déroulait à
l’intérieur de la demeure.
— Non seulement tu es fou mais tu es en proie à des hallucinations ! Et
tu n’as rien bu ce soir, c’est donc grave. Tu ne devrais pas plonger demain !
— Viens avec moi, Chrysostome, nous ne sommes pas au bout de nos
surprises.
Je saisis son bras et le forçai à me suivre jusqu’aux abords du petit
palais. Un janissaire patrouillait côté mer et sa silhouette se découpait à
contre-jour, alors que la lumière déclinait.
Nous approchâmes du panier en osier. Je l’ouvris. Une lettre se trouvait
à l’intérieur. Je m’en emparai et Chrysostome m’ordonna de décamper. De
retour sur la plage, je déroulai le papier à la lueur d’une lanterne, près du
kiosque. Je ne comprenais pas les phrases à l’écriture déliée.
— Dis-moi, Chrysostome, toi qui parles les langues du cru, de quoi il en
retourne ! Et garde ce secret pour toi.
Et Chrysostome s’exécuta. Il traduisit les lignes dont je ne saisissais pas
un traître mot mais dont l’écriture aux arabesques relançait mon désir.

Homme de la Chrétienté, qui que tu sois, apprends que tu as ici une âme
sœur, celle d’une femme qui s’ennuie dans ses palais et ne sait comment se
déroule la vie ailleurs. Je brûle d’envie de découvrir la campagne. Je sais que
tu es un captif de rançon, je sais que tu es à moitié libre, que tu peux galoper
dans la plaine d’Alger et les montagnes alentour. Tu es plus libre que moi !
Viens me voir la semaine prochaine, le lendemain de djomeh. Je t’attendrai
près du kiosque à musique qui donne sur la mer, celle que je regarde en
pensant à l’homme de la Chrétienté.
Zorha Mourad, fille de Hadji Mourad, très humble et très obéissant
serviteur du Sultan.
Lorsque j’entendis ces mots de la bouche de Chrysostome, je
m’enflammai. Ce fut comme si j’avais attendu ce moment depuis des
semaines, des mois, des lustres, des siècles.
Je galopai tout mon saoul pour revenir à Alger. Suivi de Chrysostome et
de Rodrigo, j’avais le cœur gai, enivré par les senteurs de cyprès, de thym et
de romarin mélangés. Soudain, sur une hauteur, à quelques centaines de pas,
à gauche de la piste, s’éleva une forme étrange, gigantesque. Je crus discerner
un moulin à vent, c’était un janissaire géant prêt à fondre sur moi et à
m’empaler de sa lance. Aucun doute possible, c’était un agent placé par le
Pacha pour nous barrer la route et m’empêcher de rejoindre ma belle.
Sans hésitation, je chargeai l’ennemi.
— Arrête, Miguel ! hurla Rodrigo.
Chrysostome vint à mon secours, mais je n’entendais plus rien, je
chargeai le moulin à vent, sabrant avec une branche ramassée à la hâte, et je
hurlai pour effrayer le manant.
— Si tu continues, je t’assomme !
Chrysostome galopait derrière moi et j’étais heureux de disposer d’un si
bon compagnon qui ne m’abandonnait en aucune circonstance, même les plus
difficiles.
— Reviens ! Si tu rencontres un garde, tu vas te faire tuer !
Et Chrysostome continuait de me soulager, il m’encourageait. Enfin
j’avais trouvé un ennemi à ma hauteur. Parvenu à quelques pas de
l’outrecuidant, mon cheval hennit et s’arrêta net. Devant nous, un muret
marquait l’entrée de la propriété. Je reçus un violent coup sur le crâne et
vacillai, face contre terre.
Quand je me réveillai, Rodrigo était penché sur moi. Il m’avait placé en
travers de la selle, la tête en bas, le corps pendant sur la monture.
— Que… que m’as-tu fait, frère ? balbutiai-je.
— Chrysostome t’a assommé, répondit-il, en marchant aux côtés du
cheval. Tu peux lui payer un coup à boire au cabaret de la Casbah.
— Je vais lui rendre la pareille, oui !
— Il t’a sauvé la vie.
Je redressai la tête, abruti par le coup. Devant moi, j’aperçus la
silhouette de Chrysostome juchée sur son pur-sang. Je voulus hurler mais je
n’en eus pas la force. Qu’était devenu mon colossal ennemi ? D’autres
allaient certainement croiser ma route et il me fallait garder mes forces. Je
reconnus quelques collines. Nous approchions de la ville. Je passai Bab
Azoun, la Porte de l’Est, tel un paquet ficelé.

À la nuit tombante, je m’assis sur le toit face à la rade. Cette escapade à


la crique m’avait revigoré. Je respirai le vent de la mer et les odeurs du grand
large. Le séjour au royaume des voleurs devenait un espoir de seconde vie. À
la lueur d’une lampe à huile, alors que régnait déjà l’obscurité, j’écrivis
quelques lignes.
Ce pli qui vous parvient est une lettre du cœur
Que nul autre que vous ne peut concevoir
Le mal à l’âme à l’instant éprouvé
Est une complainte des siècles ressassée
Alger de la grâce sur les coursives n’a retenu
Que le charme de votre voile flottant dans le vent
Demain le grand sortilège aura disparu
Et le captif sera toujours aussi bien enchaîné
Ces chaînes pour toujours il entend les briser
Pour souquer sur les quais le cœur aux aguets
Si demain dans l’aube vous réapparaissiez
Cervantès à jamais sera votre damné.

Je m’évertuais à saisir l’insaisissable, je tentais de cerner l’horizon vaste


de ses sentiments, j’essayais tant bien que mal de voir où me menait cette
captivité, à la Rédemption du rachat par des frères chrétiens ou à l’espoir de
cette maladie à laquelle je finis par donner un nom sur les feuilles de
parchemin : Amour ?
Tous les soirs, je raturais ma copie, comme mon illustre professeur et
très humaniste Juan Lopez de Hoyos. Un jour je décrirai ma captivité. Noyé
dans l’encre, ce royaume devenait un pays étrange où se mariaient rapine et
volupté, cruauté et douceur. Je n’entendais plus les supplices, je n’entendais
plus les années d’emprisonnement, l’esclavage. Les remparts de l’exil
s’estompaient peu à peu et le sentiment devenait une clé pour l’évasion, fût-
ce au prix d’hallucinations, comme des grillons dans ma tête. La nuit, je
rêvais éveillé et les côtes d’Espagne se mélangeaient à celles du peuple des
Barbaresques. Les pirates étaient moins des ennemis que des brebis égarées.
La prière accompagnait cette évasion de l’esprit et je ne savais si je désirais
encore regagner ma patrie, tant les murs de ma prison semblaient se lézarder
peu à peu. J’attendais avec fébrilité le lendemain de djomeh. L’instinct de
survie a ceci de particulier qu’il ouvre parfois des horizons inconnus.
— Sois prudent, me dit un soir Chrysostome sur la terrasse de la maison,
face à la baie d’Alger. Sais-tu quel sort on réserve à ceux qui convoitent les
Mahométanes ? Eh bien, on leur donne la bastonnade. Un Portugais a reçu
deux cents coups de bâton pour s’être approché d’un peu trop près d’une
Mauresque !
— Rien ne peut m’être pire que la torture de ne pas la voir.
— Ils l’ont laissé crever, le corps comme une éponge, gonflé de coups et
de sang. Soixante captifs lui ont chanté le Miserere.
— Je préfère encore l’agonie à l’idée d’être séparé de Zorha.
— Mais vous n’êtes même pas unis !
— Il y a des choses, Chrysostome, qui ne s’expliquent pas.
— Tu aimes le risque tant que cela ?
— Ton Portugais a dû convoiter la femme d’un homme marié.
— Qui te dit que la fille de Hadji Mourad n’est pas mariée ?
— Qui te dit qu’elle l’est ? C’est elle qui m’a envoyé ce message.
— Méfie-toi d’un quelconque stratagème, Cervantès.
— Il n’y a de dessein que l’amour.
— Alors, à Dieu va !
Je savais que je la retrouverais. Il ne pouvait en aller autrement.
Chapitre 11

Le jour de la prière, Santoni nous envoya à nouveau un garde à cheval


depuis la baie de Jebalya. Rodrigo et Chrysostome étaient ravis de la sortie.
Je plongeai et replongeai dans les eaux de la crique pour le compte du
Corse.
— Calme-toi, Cervantès, tu vas brûler tes poumons et ce qu’il reste de
tes mains.
Il nous offrit double ration pour le soir mais je refusai. Je n’avais pas
faim et mon esprit était entièrement occupé par la lettre de Zorha. Je pensais à
notre rendez-vous secret près du kiosque à musique, à ce visage entrevu, ce
sourire plein de charme, ces lèvres merveilleuses, ce grain de beauté sur la
joue droite, un visage lisse, magnifique et dont il me semblait déjà connaître
le moindre détail. Je me rappelai la charge contre mon géant imaginaire sur la
route d’Alger. Chrysostome avait raison, ce n’était qu’un moulin à vent. La
belle Zorha m’avait-elle jeté un sort ? J’étais prêt néanmoins à me damner
pour ce sourire, j’étais prêt à endurer toutes les souffrances de la terre de
Barbarie et d’ailleurs, j’étais prêt à d’autres assauts, y compris contre des nefs
et des galiotes dans la crique du Corse Santoni.

Le lendemain soir, j’escaladai discrètement le muret, me glissai le long


des haies de cyprès puis me cachai derrière un cèdre. Je crus apercevoir un
janissaire, ce n’était qu’une statue de marbre. Des grenouilles s’agitaient près
d’une mare. Je m’élançai entre deux haies d’arbustes. Je retins mon souffle :
un garde surgit à deux pas devant moi, mais sans me remarquer. Des
chandeliers éclairaient la demeure de Hadji Mourad et des lampes à huile
étaient posées sur les rebords des terrasses supérieures comme pour un jour
de fête.
Un reflet attira mon attention. Je serrai dans ma poche le mouchoir de
soie aux lettres arabes comme un talisman. Une ombre se faufila derrière le
kiosque à musique, en bordure de mer. Je contournai la pelouse puis passai
derrière un abri destiné à observer la crique par mauvais temps. J’entendis les
vagues se briser sur les rochers, sous le parapet de la demeure. J’arrivai au
kiosque dont j’ouvris la porte. Des fenêtres en ogives perçaient chacune des
faces du petit bâtiment octogonal. À l’intérieur régnait une semi-obscurité
dans un décor de marbre blanc où venaient se refléter de temps à autre le
scintillement des vagues et le clair de lune. J’entendis une voix.
— Je suis là.
Elle mélangeait le franco et l’espagnol. Elle était encore plus belle que
dans mon souvenir.
— J’attendais ce moment avec tant d’impatience.
— Moi aussi. Je sais que tu te nommes chevalier Miguel de Cervantès.
Elle me tendit la main. Je la saisis, m’agenouillai et embrassai ses
doigts. Elle portait une robe de soie, avec un justaucorps en coton blanc. Son
voile était replié sur ses épaules et laissait apparaître une longue et épaisse
chevelure noire. Un pantalon blanc sous sa robe couvrait ses chevilles. Je
distinguai aussi des bijoux en or et en argent autour de son cou et à ses
poignets.
— Et vous êtes la princesse Zorha Mourad, fille de Hadji Mourad.
Elle était assise sur un banc près d’une fenêtre. Son visage apparaissait
désormais dans toute sa beauté, éclairé par la pleine lune. Elle souriait comme
le premier jour lorsque je l’avais aperçue sur le môle.
— Prenez garde de ne point être vue de vos gardes, crus-je bon de
conseiller.
— Je sais ce que je fais, dit-elle en jetant un coup d’œil par l’autre
fenêtre de l’octogone de marbre. Les janissaires sont avec moi. Tu ne risques
rien tant que tu es en ma présence…
Elle avait appuyé ces derniers mots, comme pour asseoir un certain
pouvoir. Elle me regarda en souriant. Elle aimait les piques.
— Je suis votre fidèle serviteur, princesse.
J’esquissai un geste de chapeau de la main droite. Elle observa l’autre
main.
— Qu’as-tu fait là, chevalier ? Un duel, une punition ?
Je n’osai montrer ma main abîmée et la rentrai sous mon pourpoint.
— Non, pas un duel, princesse, une bataille.
— Comment es-tu arrivé en Barbarie ?
Je lui racontai mon exil à Rome puis mon engagement avec les troupes
de Don Juan d’Autriche. Par principe, je ne mentionnai pas la bataille de
Lépante. Mes aventures et mésaventures, loin de ma mère et mon père,
l’émurent. Ses yeux devinrent humides, sans rien perdre de leur drôlerie. Elle
me taquinait de plus belle.
— Tu vaux bien plus que les autres captifs. Je paierais le double de ce
que les pirates exigent pour leurs proies habituelles…
— Qu’à cela ne tienne. Mais dites-moi à votre tour d’où vous venez, et
pourquoi vous vivez dans cette demeure, avec votre père…
Elle inspira longuement avant de commencer son récit.
— Je suis née de père renégat et de mère mauresque. Mon père Hadji
Mourad est originaire de Raguse sur la côte dalmate. Il a été capturé en mer,
s’est converti et a été introduit au sérail de Constantinople. Il a gagné la
confiance du Vizir puis du Sultan lui-même. Père est devenu l’un de ses
chaouches, l’équivalent chez vous d’un grand prévôt. Il a accompli le
pèlerinage à La Mecque, ce qui lui a valu le titre de hadji et un grand respect
à la cour du Grand Turc. Le Commandeur des croyants l’a nommé pour
remettre de l’ordre dans cette régence d’Alger.
Je m’habituai à l’obscurité du kiosque dont je pus distinguer le travail
ouvragé, la richesse des sculptures et du faux plafond, la délicatesse des
miroirs, des faïences et des vitraux. Peu à peu elle détailla les intrigues du
sérail à Constantinople, la vie à Alger et tous ses complots.
— Représenter la Porte sur cette côte, c’est une alchimie qu’il faut
entretenir tous les jours entre les différentes armées, celle des pirates comme
celle des janissaires, sans compter les caïds de Barbarie, de Mascara, Bejaïa
et Mostaganem. Mon père doit réprimer les révoltes, rencontrer les muftis,
sentir les humeurs de la population et veiller à empêcher les famines.
— La Porte se sert pourtant allègrement sur les trésors de la piraterie et
de la Course en mer…
— C’est vrai, mais ce n’est jamais assez. Les corsaires font ce qu’ils
veulent.
— Ils doivent un tribut.
— Un cinquième du butin. Crois-moi, beau chrétien, ce n’est pas grand
chose.
— Donc la Porte vit elle aussi de la rapine.
L’expression angélique disparut aussitôt du visage de Zorha Mourad.
— De la rapine ? Tu appelles cela de la rapine ? Mais il s’agit de
partage ! La Méditerranée est dévastée des deux côtés. Sais-tu combien de
prisonniers mahométans pourrissent dans les geôles de Toulon, Livourne,
Messine et Naples ? Des centaines, peut-être plus !
— Pas autant que les captifs de Barbarie, princesse…
— La torture est pire que les sévices d’Alger.
— À Bab Azoun, les janissaires empalent les récalcitrants.
— Détrompe-toi, la torture pratiquée par les chrétiens est inventive et
raffinée, c’est ce que rapportent nos captifs libérés. La piraterie en mer, c’est
la suite des croisades.
— Raison de plus pour l’arrêter.
J’admirais tout en parlant les formes de Zorha. Elle aimait la palabre,
elle aimait la repartie, elle la provoquait même.
— Oui, chevalier, raison de plus pour renoncer à tout cela.
Son visage trahissait un sang mêlé, ses paroles aussi. Elle semblait
désirer la paix entre les deux rives quand mon désir était ailleurs, au bord de
la crique. Je lui parlai de la cour du roi Philippe II, de la flotte de Don Juan
d’Autriche, du duc de Sessa qui m’avait lui aussi offert protection.
— Ne tourne pas autour du pot, chevalier. Raconte-moi plutôt comment
s’est préparée la bataille de Lépante, comment vous avez remporté la victoire.
— Pauvre victoire… puisque je suis maintenant votre captif.
— Sache, Miguel de Cervantès, que la rançon pour ta libération en sera
d’autant plus élevée.
— Je ne sais si c’est un mal ou un bien.
— Tu seras bien traité. L’importance de la somme risque seulement de
te faire patienter, dit-elle en souriant. Mais poursuis donc ton récit, chevalier.
Je lui racontai la levée des boucliers après la prise de Chypre par les
Turcs, l’élan de ferveur dans les villes d’Italie puis les mouvements de la
Sainte Ligue, avec ses galères et ses nefs parvenues au large de Patras,
Rodrigo qui ferraillait à mes côtés.
— C’était une mer d’étendards, princesse Zorha, une mer incroyable où
l’on voyait du drapeau vénitien, du drapeau de Palerme, de Rome. À
Messine, j’ai compté plus de deux cents galères et cinquante frégates, sans
compter les capitaines et galéasses des chevaliers de Malte. Le prince de
Gênes, Andrea Doria, parlait d’une armée de quatre-vingt mille hommes. Des
arquebusiers, des archers, des canonniers, marins, rameurs, charpentiers,
chirurgiens… Les navires se mélangeaient, ils paraissaient se frôler, et nous
craignions les abordages de mauvais hasard. Les oriflammes dansaient à en
donner le tournis, les clameurs rebondissaient de navire en navire.
J’avouai aussi combien j’avais été malade, touché par les fièvres,
allongé sur un sac envahi par la vermine, mais j’avais cependant ordonné
qu’on me portât sur le pont lors de la canonnade. Je voulais assister à la
grande bataille du monde, la plus grande guerre sur mer de tous les temps, je
voulais voir l’ennemi en face, je voulais voir la mort surgir de la mer et non
pas du fond des cales.
— Mais comment avez-vous pris le dessus ?
— Andrea Doria désirait gagner du temps. Le prince Don Juan
d’Autriche ne l’a pas écouté et a foncé sur l’ennemi, rassemblé dans le canal
de Lépante. Ali Pacha, le commandant de votre puissante flotte ottomane, a
voulu contourner les vaisseaux vénitiens et les coincer dans le golfe mais
Don Juan, qui venait d’accorder le pardon aux forçats et galériens en cas de
victoire, a chargé le ventre de l’ennemi. Il est comme son père Charles Quint,
un foudre de guerre. L’amiral turc a été blessé par une arquebusade.
— Puis décapité… ajouta Zorha.
Je baissai les yeux.
— J’ai moi aussi été blessé.
— Je l’ai appris, blessé par trois fois, dont deux à la poitrine. Rassure-
toi, je sais que tu n’as pas coupé la tête de l’amiral Ali Pacha. De toute façon,
après un tel désastre, s’il avait survécu, c’est le Sultan de Constantinople lui-
même qui la lui aurait tranchée.
Elle avait dit ces mots avec légèreté mais sans cruauté aucune. Il
s’agissait simplement d’une coutume.
— C’est ainsi que nous avons tenu l’Empire et que mon père tient ce
Royaume d’Alger. Pour l’heure…
Elle sembla un temps soucieuse. Ému, je tentai de lui prendre la main
mais elle la retira avec délicatesse.
— Raconte-moi la vie en Espagne maintenant, souffla-t-elle.
La lune haute offrait désormais un jeu de reflets sur les miroirs, les
faïences du kiosque, les vitraux ottomans et le visage de Zorha s’agrémentait
de touches bleutées. Je lui trouvais un air de princesse endormie. Le ressac
des vagues dans la crique nous berçait. J’entendais aussi le murmure de la
fontaine, mais rien ne m’était plus agréable que le son de sa voix. Elle
m’interrogeait sur l’Espagne, mon enfance à Valladolid et à Séville, la mer,
l’abordage par les Barbaresques. Je la pressai à mon tour de questions sur
Constantinople, et elle me répondit. J’esquissai à nouveau un geste vers son
bras et nos doigts se mêlèrent. Je l’embrassai sur le poignet, l’avant-bras puis
le cou et elle attira mon visage de ses mains vers ses lèvres.
— Je suis veuve, dit-elle doucement.
— Veuve ? Mais… vous êtes si jeune !
— Veuve d’Abd el-Malek, Sultan du Maroc.
Je retirai mes mains du bras de Zorha, troublé. Un flot de questions me
venaient à l’esprit et je ne savais comment les formuler. Elle me devança.
— Le Sultan du Maroc s’était exilé à Alger après une conspiration de
palais fomentée par son frère. J’ai été mariée à lui très jeune. Quand il est
rentré dans son pays, il a participé à une bataille contre les Portugais et a été
tué.
De la main droite elle rajusta le voile blanc qui traînait sur ses épaules
mais se retint de couvrir sa chevelure.
— C’est une histoire qui appartient au passé. J’ai peu connu le Sultan. Il
passait son temps à préparer son retour au Maroc avec l’aide de mercenaires,
de Barbaresques et de janissaires.
Je ne sus que dire. Zorha marqua un silence qui sembla plus long que
l’éternité. On pouvait entendre les mouettes au-dessus de la crique à corail, là
où j’avais sondé les profondeurs pour mieux conquérir la femme qui
m’épiait, là où j’avais rapporté des fleurs sous-marines pour mieux
m’éprendre de la beauté cachée dans son palais. Des pas se rapprochèrent sur
le gravier qui bordait la fontaine. Elle jeta un coup d’œil vers le bassin de
marbre, mit un doigt sur ses lèvres et attendit que le bruit s’éloignât. Puis elle
prit ma main et m’embrassa à nouveau. J’aimais cela, je volais dans les airs,
j’apercevais des moulins à combattre, des Sigura à provoquer en duel,
j’apercevais des Barbaresques dans les montagnes qui entendaient se dresser
en travers de ma route, je sentais poindre les baisers de Zorha la Veuve et
moi, Cervantès l’Oublieux, je tombais dans des abysses inconnus, des
profondeurs de plaisir.
Elle m’attira sur le sofa au fond du kiosque et l’Oublieux oublia encore
un peu plus.
Chapitre 12

Je revins souvent au bord de la crique. Je profitais de chaque escapade


chez le Corse pour revoir Zorha, qui prolongeait son séjour à Jebalya ou
revenait expressément d’Alger par la galéasse de Hadji Mourad. Nous nous
retrouvions au kiosque ou sur la colline qui jouxtait la demeure. Une femme
la rejoignit par une soirée pluvieuse. Elle s’appelait Clémente et était née
dans le royaume de France. Captive depuis trois ans, fille d’un hobereau de
Picardie, elle avait fait le choix de rester à Alger et était devenue la servante
de Zorha puis sa confidente. Clémente était de nature solide et cachait sa
chevelure blonde sous un foulard de soie. Zorha connaissait tout des
Évangiles grâce aux longues conversations qu’elle avait avec son amie, qui
portait une petite Bible sous sa robe. Elle nous accompagnait lors de nos
promenades dans les bois de pins et sur la colline. Mon frère, qui parfois se
joignait à nous, n’avait d’yeux que pour Clémente.
Nous devisions ainsi longuement sur la foi des mahométans et celle des
chrétiens. Fille d’un renégat et d’une Mauresque, Zorha aimait comparer les
sourates à l’Ancien Testament, et trouvait parfois des points communs aux
deux livres saints. Clémente s’en offusquait et elles finissaient toutes deux
par en rire.
Alors que le janissaire chargé de la garde de Zorha s’était éloigné sur
demande de sa protégée, Clémente évoqua longuement l’histoire de sa
famille et de son père, mandé par un négociant de Dunkerque et qui refusait
de payer sa rançon, pourtant de faible montant.
— Il préfère m’abandonner au pays des Barbaresques plutôt que de leur
donner un seul ducat.
Elle avait lâché ces mots sans amertume ni regret, comme si elle
s’estimait heureuse de demeurer près de son amie.
— Tu n’es pas captive, ici, dit Zorha. Juste à mon service !
— C’est pire !
Elles rirent à nouveau dans le parfum de pin qui s’élevait de la forêt au-
dessous de notre talus. Le soleil était haut mais demeurait doux en cette demi-
saison. Zorha appréciait leur amitié complice, qui atténuait sa solitude.
Rodrigo, lui, rêvait de nouveau à une évasion et exposait son projet à
Clémente, qui l’emmenait alors près des bois en aval pour cueillir des plantes
aromatiques. Elle aimait le regard que mon frère posait sur elle et semblait
retrouver le désir d’avant la captivité.
— Rodrigo, vous seriez capturé par le premier navire pirate.
— Pas si nous devenons nous-mêmes des pirates !
— D’autres galères vous barreront la route.
— Il y a d’autres moyens que la mer.
— La route d’Oran est infestée de janissaires et d’agents à la solde des
corsaires.
— Je trouverai bien une piste.
— Ne me laissez pas seule dans ce royaume. Connaissez-vous l’histoire
de la captive de Babylone ?
Et la servante Clémente commença alors un long récit qu’elle disait tenir
d’un eunuque du palais d’Alger, lequel l’avait lui-même appris d’un
marchand d’Égypte. Il s’agissait d’un conte issu d’une vieille tradition
appelée « les Mille et Une Nuits ». Rodrigo et moi aimions entendre les
histoires de Clémente. Nous étions pendus à ses lèvres, envoûtés par ces
légendes, ces démêlés d’un autre âge, ces poursuites dans le désert ou dans
les villes d’Orient, auprès d’Ali Baba, de Sindbad le Marin ou d’Aladin.
Toutes les semaines, Clémente se livrait au même sortilège, pour notre plus
grand bonheur.
Ces moments étaient comme autant de songes éveillés au pays des
Barbaresques. Je ne savais plus si je souhaitais recouvrer ma liberté ou si
j’étais ainsi le plus libre des hommes. Rodrigo et moi nous devisions la nuit
sur ces moments d’euphorie que l’espoir d’un nouvel horizon, celui de
l’amour, nous laissait entrevoir, tel un rai de lumière dans l’obscurité d’une
ancienne mélancolie. Le jour levant n’était plus source d’angoisse mais
promesse d’une lueur éternelle. Les nuits s’apparentaient à des fontaines de
jouvence, celles des aurores sans fin, des baisers que prolongeraient des
lendemains d’amour. La fuite germait dans notre âme, pour le meilleur et
pour le pire, mais notre plus grand bonheur demeurait dans le désir. Rodrigo
n’avait de pensées que pour Clémente, tandis que je rêvais de Zorha les yeux
grands ouverts. Les murs de la grande prison d’Alger s’effaçaient alors. Dans
mon cœur, les pirates étaient devenus des passeurs de désir.

Nous revenions au petit matin à Alger, quand nous ne restions pas à


Jebalya avec Santoni. Les Barbaresques menaient grand train. El Cojo, avec
qui nous échangions de plus en plus fréquemment, me signala que les
dernières prises s’avéraient excellentes : trois galiotes espagnoles, une nef
italienne, une galéasse grecque. Depuis la crique de Jebalya, j’avais vu surgir
au loin une escadre partie d’Alger. Elle filait vers Tunis puis la Sicile. Au
retour, les hommes d’El Cojo et d’Arnaute Mami, le raïs des pirates, avaient
porté trois cent cinquante sacs de grain aux habitants de Cherchell, menacés
de disette.
— Notre grenier, c’est la mer ! aimait à plaisanter El Cojo.
Il m’informait aussi des dernières nouvelles du palais. Entre ses
confidences, sur le toit le soir avec du vin d’Espagne, et les récits de
Clémente, je connaissais toutes les rumeurs d’Alger, les moindres ragots de
Bab el-Oued et du sérail du Pacha. Les mosquées, les églises, la synagogue
n’avaient plus de secrets pour moi. J’appris ainsi que l’Église possédait son
propre tribunal d’Inquisition. Dûment surveillés par le Pacha, qui imposait
ses témoins, renégats, chrétiens et juifs, des procès y étaient organisés, menés
par Blanco de Paz, un curieux personnage que j’avais croisé sur le seuil de
l’église de la Sainte-Trinité. Il rôdait souvent aux alentours du palais de
Rabadan Pacha. Que pouvait tramer un représentant de l’Inquisition près de
cet hôtel surveillé par les agents du Pacha et tenu par des juifs d’Alger ?
Haïm Jacob, qui m’invitait de temps à autre à prendre le thé dans sa maison
jouxtant la Maison de la Monnaie, m’avait confié qu’il avait eu affaire à lui
en tant que négociant. Blanco de Paz recevait ainsi des fonds d’Espagne.
— Il veut assurément, en bon chrétien, participer au rachat des captifs,
dis-je à Haïm Jacob.
— Vous vous trompez, Blanco de Paz laisse ce travail aux Frères de
la Trinité et de la Merci, qui en ont spécialité.
— Pourquoi diable recevoir alors des fonds d’Espagne ? Je croyais notre
pays en guerre contre les Barbares, et ainsi peu désireux de nouer des liens,
fussent-ils indirects.
— L’Espagne est en guerre, mais pas l’Inquisition, répondit Haïm Jacob.
Blanco de Paz a pu amasser un petit trésor.
— Et à quoi cela sert-il ?
— À financer ses œuvres, mais aussi à s’assurer la fidélité de maints
Algérois.
— Vous ne m’en dites pas assez.
— Demandez conseil aux Inquisiteurs… Eux savent. Ils font le
commerce des biens, mais aussi celui des âmes.
J’accordais toute ma confiance à Haïm Jacob. Il connaissait le Royaume
d’Alger comme sa poche et, au centre de maints échanges, parvenait à établir
des liens avec les grands négociants algérois, les chefs des janissaires, les
marchands de la capitainerie de France. Il fréquentait aussi bien le Corse
Santoni que le capitaine El Cojo et le Pacha d’Alger. Il disposait même de
contacts au sein du presidio d’Oran, le château occupé par les Espagnols.
Haïm Jacob était soutenu par le représentant de la Porte qui comptait sur ces
relations pour éviter les guerres à outrance sur la Côte barbaresque.
Lors d’une partie d’échecs sur le toit au soleil couchant, Chrysostome
m’avait livré la même réflexion que Jacob. Selon lui, Blanco de Paz nouait
des liens avec les Barbaresques.
— Ce qu’il veut, c’est éviter que les Ottomans prennent langue avec
l’Espagne, la France et l’Italie.
Le Pacha tolérait cette ambassade de l’Inquisition essentiellement pour
des raisons financières, percevant son écot sur les trésors récoltés par Blanco
de Paz. Le Roi d’Alger contrôlait ainsi plus facilement les représentants des
trois religions, sommés de confronter leurs points de vue lors des plaidoiries.
Il se murmurait aussi à Alger que le Pacha entendait par ce biais affaiblir les
Ottomans.
— Miguel, rappelle-toi que tu as deux handicaps pour un chrétien en
captivité à Alger : avoir un ennemi parmi les disciples de Jésus et connaître
l’amour avec une femme mahométane.
— L’amour est bien au-delà de toutes les croyances, Chrysostome.
— Pas à Alger. Méfie-toi de tous. Ou alors joue les uns contre les autres.
— Je reconnais là un bon joueur d’échecs. Je sais aussi que Zorha est
veuve et qu’elle est la fille d’un puissant. Et je sais que c’est à quitte ou
double.
Chapitre 13

Zorha était ma fleur de corail. Entendez par là qu’elle était la corolle que
j’apercevais nichée au fond des trésors de la mer.
Zorha était la corolle que je recherchais au péril de mon corps, déjà bien
meurtri par les arquebusades à Lépante.
Zorha était l’âme sœur qui me parlait au fond des eaux lorsque le souffle
devenait court.
Zorha était la sirène qui m’enchantait et me donnait du nerf lorsque je
remontais à la surface, nageant de la main droite, avec du corail dans le sac
en grosses mailles.
Quand nous nous retrouvions, je sentais que mes caresses l’enivraient.
Elle n’avait de cesse de me faire taire, arrête, Miguel de Cervantès, ne parle
plus, agis, charge les moulins à vent, les vrais, mes bras, regarde comme ils te
serrent. Et le chevalier captif s’élançait, il voyait d’autres collines, d’autres
champs d’oliviers, d’autres mers insondables, il fermait les yeux afin de ne
plus entendre parler de geôle, de bagne, de règne barbaresque, il fermait les
yeux et il n’était plus captif. Il ne parlait plus parce qu’il valait mieux se taire,
il ne demandait plus des nouvelles de la rumeur, cette pieuvre qui hante nos
vies, il ne désirait plus évoquer les intrigues algéroises car la seule intrigue
qui vaille, n’est-ce pas, est celle du cœur. Et je descendais vers la fleur de
corail, j’embrassais Zorha la Mauresque, fille de renégat, j’embrassais la
princesse de la Porte, dont le père errait de palais en demeure, sans doute
pour mieux éviter les coups de poignard.
Le corail était toujours notre lien. Lorsque les phalanges de ma main
droite étaient entaillées, mes bras, éraflés, Zorha pansait mes blessures.
Devant nous, dans deux niches du kiosque ornées d’arabesques, trônaient des
morceaux de corail, parmi les plus beaux que j’avais récoltés, des sculptures
biscornues, tordues, ravagées, aux branches élancées vers les étoiles. Le
visage de Zorha s’illuminait.
Elle repartit un matin pour Alger sur son chébec de vingt rameurs et
quatre canons, avec trois voiles latines sur antennes. Son étrave était élancée.
Sur la proue, je remarquai un éperon pointu. Ce n’était pas le drapeau blanc
des pirates qui flottait sur le mât mais un long étendard vert portant trois
croissants bout à bout.
Je regardai le chebec s’éloigner et je ne savais ce qui était le plus beau,
du décor de la crique ou de ce que je croyais distinguer mais qui était déjà
trop loin, une ombre sur le pont, une silhouette floue sous la voile. Je n’avais
qu’une envie, la rejoindre, nager de toutes mes forces, monter à bord. Ma
captivité était devenue un délice, une promesse de beaux lendemains, un
horizon dont je voyais les contours et que je n’avais jamais connu, les
frontières d’un nouveau pays qui s’appellerait l’amour.

De retour à Alger, Haïm Jacob m’invita à boire une tasse de thé à la


menthe dans le jardin ombragé de sa demeure à côté de la Maison de la
Monnaie. Les ruelles de ce quartier révélaient leurs trésors, palais, petites
mosquées, fontaines aux ablutions. À chaque coin de rue, sous chaque
porche, dans les cours intérieures, je retrouvais ma vieille terre d’Espagne.
Sous un oranger, assis sur un banc en bois sculpté de Mostaganem, Haïm
Jacob rapporta les dernières nouvelles de la rue, puis me pressa de questions
sur mes origines. Quand j’évoquai la destinée de mon père, devenu medico
zurujano, médecin déprécié, après ses déboires avec la Cour d’Espagne, il
m’interrompit.
— Il est dit à la synagogue d’Alger que les Cervantès sont des juifs
convertis sous Isabelle la Catholique…
Sa remarque me rappela d’étranges souvenirs. On m’avait demandé à
plusieurs reprises, notamment pour entrer à l’université, quelles étaient mes
origines. Je les avais justifiées, arguant de la vie de mon grand-père, seigneur
licencié, inscrit au barreau, devenu teniente de corregidor, envoyé de la
Couronne auprès des villes de province. Mes détracteurs avaient relevé le
séjour de mon aïeul dans la prison de Valladolid après qu’il eut voulu intenter
un procès à un archidiacre corrompu, fils d’une gitane, Don Martin de
Mendoza. Le recteur m’avait demandé des documents prouvant mes origines
catholiques, ce qu’il était impossible de démontrer au-delà de quelques
générations. Ces présumées origines ne me gênaient guère en elles-mêmes. Je
me souvins d’une parole de ma grand-mère, Leonor de Torreblanca. J’étais
enfant, je jouais dans le jardin de leur maison lorsque je l’entendis parler avec
son époux d’un aïeul juif de Cordoue. Elle m’avait dit d’aller courir plus loin,
de ne pas écouter les conversations des grands. Le mot juif avait retenu mon
attention, un mot étrange. Ma mère, à qui je m’ouvris de cet épisode, me
recommanda de garder cela pour moi, sans quoi les foudres divines
pourraient s’abattre sur nous.
Haïm caressait sa barbe tout en me regardant, à l’ombre de l’oranger,
tandis qu’un jardinier arrosait les massifs de lauriers roses.
— Je ne sais, lui répondis-je, quelles sont les origines exactes de ma
famille. Sachez en tout cas que je n’ai rien à cacher. À moins que, si tel était
le cas, vous ayez des griefs à adresser aux conversos…
— Bien au contraire ! Ils n’ont pas eu le choix face à la décision
d’Isabelle la Catholique de les chasser. Beaucoup se sont alors réfugiés dans
les Provinces-Unies, à Amsterdam ou à Constantinople.
— Et d’autres sur la côte d’Alger…
Des parfums de citron et de rose nous enveloppaient. Le jardin n’était
pas grand mais il abritait de nombreuses essences.
— Venez-en au fait, Haïm. Pourquoi me parlez-vous de ces origines ?
— La rumeur ne vient pas de notre communauté, mais de l’Inquisition
d’Alger…
Haïm Jacob avait ménagé son effet de surprise, comme pour me
prévenir de quelque péril.
— L’Inquisition ? Mais, grands dieux, je pensais qu’il ne s’agissait là
que d’une simple ambassade !
— Ambassade que j’aide, vous le savez, y compris à garantir la
protection. Je lui loue des galères jugées sûres pour rapatrier des fonds vers
l’Espagne. Mais c’est désormais plus qu’une chancellerie. Blanco de Paz et
ses acolytes ont pris leurs distances avec l’Inquisition de Rome. Leur tribunal
sert à masquer leur pouvoir et leurs négoces.
— Et de quoi diable me chargent-ils ici ?
— Blanco de Paz s’est entouré de quelques sbires, des Espagnols et des
Français peu fréquentables. Mais ne craignez rien. Ici, ils ne peuvent nuire.
Tout est entre les mains des pirates. Et surtout du représentant de la Porte, qui
ne tolère l’Inquisition qu’à condition que cela serve ses propres desseins.
— Je crois les connaître. Il entend rapprocher la Chrétienté de l’Empire
ottoman.
Ma réplique sembla surprendre le grand négociant. J’attendais la suite.
— Vous êtes bien informé. Vous fréquentez sans doute comme moi des
proches du Palais. Hadji Mourad veut en effet rapprocher les deux mondes…
Haïm Jacob se leva et m’invita à faire quelques pas dans le jardin et les
allées ombragées, bordées d’orangers et de cyprès. Dans la treille au-dessus
de nos têtes, la vigne se mêlait aux rosiers.
— Hadji Mourad se méfie de tous, à commencer par l’agha, le chef des
janissaires, qui change toutes les deux lunes. Quand les soldats ne sont pas
contents, ils assassinent leur agha. C’est arrivé maintes fois. Et Hadji Mourad
n’a d’autre choix que de s’incliner, afin d’éviter de mettre la vie du Pacha en
péril, et la sienne avec…
Je racontai alors à Haïm comment je m’étais battu en duel avec Sigura
quelques années plus tôt à Madrid et avais préféré l’exil au supplice d’avoir
la main droite tranchée en place publique.
— Il faut parfois savoir sacrifier ses attributs, plaisanta Haïm Jacob.
Je lui tendis alors ma main gauche abîmée.
— Je l’ai payé d’une autre façon, un tir d’arquebuse à Lépante. Mais je
garde la droite, pour me battre à l’épée, écrire et ramasser du corail, lui
répondis-je sur le même ton. Bref, je ne comprends toujours pas pourquoi ce
sacripant de Sigura traîne à Alger, même si la ville regorge de chrétiens
libres. Le scélérat est prêt à tout pour se hisser au sommet de l’échelle.
— Nous verrons bien, cher Miguel. Allons plutôt sur ma terrasse, à
l’ombre de la tonnelle où l’on va nous servir du jus de grenade.

De retour chez El Cojo, je battais ma coulpe en attendant le lendemain


de djomeh, la prière du vendredi, pour me rendre à la crique de Jebalya et
rejoindre Zorha qui devait être revenue d’Alger. Je m’aperçus que mon frère,
épris de Clémente, était dans le même état que moi. La pêche au corail
occupait les discussions de nos soirées et surtout nous permettait d’éviter les
oreilles indiscrètes dans les estaminets et cabarets chrétiens.
Évoquer les plongées dans la crique nous faisait revivre nos retrouvailles
avec nos bien-aimées dans la forêt, sur les hauteurs du hameau ou dans les
pâturages. Clémente nous avertissait d’un geste de la main au loin ou nous
envoyait un message pour nous annoncer que la voie était libre. Parfois,
c’était Zorha elle-même qui écrivait une missive et la déposait dans le panier
d’osier descendu depuis le vantail du palais donnant sur le muret au
septentrion. Sur la terrasse d’El Cojo, la vue de la mer me ramenait toujours à
la petite crique. La Méditerranée n’était plus une prison mais un paradis
terrestre.
Par une fin d’après-midi, Rodrigo rentra de sa marche dans les rues
d’Alger plus sombre que d’habitude.
— Parle, frère, que se passe-t-il ?
— L’atmosphère a changé. Les cabarets sont à moitié désertés, les
navires ne repartent pas. Quelque chose se prépare. La disette menace les
habitants et les captifs.
J’avais remarqué ce calme qui précède les tempêtes. Rien n’était comme
avant. Rodrigo, d’un naturel si joyeux, toujours prompt à la galéjade, ne riait
plus. Il songeait sans doute à nos escapades vers l’orient, au-delà de Bab
Azoun, qui deviendraient moins aisées si du grabuge survenait.
— Ne t’inquiète pas, Rodrigo, nous serons prévenus à temps. Viens,
sortons.
Le soir commençait à envahir les rues d’Alger. J’aimais ce clair-obscur
qui régnait alors et renvoyait le bleu de la mer à l’immaculé de la chaux. Les
bougainvillées prenaient une teinte violet sombre et les roses devenaient
noires. La taverne de la Bastarde était à moitié pleine. Les hommes ne
s’amusaient plus, et on ne voyait plus de femmes. Quelques janissaires
entrèrent et les conversations se turent aussitôt. Le tenancier fit preuve de
plus de déférence que d’habitude, donnant du effendi aux Turcs. Je remarquai
aussi que les janissaires semblaient mépriser davantage les chrétiens qu’à
l’accoutumée et même les Maures qui fréquentaient la taverne. Deux d’entre
eux commandèrent du vin qu’ils emportèrent sans payer. Le patron s’inclina
par une révérence. À le connaître, lui qui tançait les pirates, c’était le signe
d’un grand malheur.
Il était devenu impossible d’approcher de la Jenina, le palais du Pacha,
aux abords défendus par des centaines de pirates. La seule voie sûre pour
rendre visite à Haïm Jacob consistait désormais à emprunter la ruelle de
l’arrière, pour longer son mur et toquer à la porte dérobée en espérant que
l’un des domestiques puisse entendre le bruit.
Les deux derniers jours de la semaine furent interminables. El Cojo
semblait nerveux, il observait sans cesse la rade depuis le toit de sa maison. Il
comptait et recomptait sur un abaque les rançons qu’il attendait ou les
marchandises qui devaient entrer dans le trésor des corsaires de Barbarie, puis
se retranchait dans ses appartements avec sa compagne du jour.
Chapitre 14

Comme convenu la semaine précédente, Clémente nous fit porter un


message par un domestique à la maison de Santoni. Elle nous donnait rendez-
vous au pied du gros rocher noir. Nous rentrions à peine de la plongée et
étions éreintés. Chrysostome but plus qu’à l’accoutumée avant même que la
nuit fût tombée. Nous partîmes quand le feu sur la plage commença à
crépiter. Devant la crique, un brigantin à deux mâts et douze canons était
ancré à côté de la galéasse de Zorha, deux fois moins imposante. Trois
tartanes assuraient la garde du navire. J’en déduisis que Hadji Mourad était
arrivé à Jebalya.
Clémente nous attendait, seule. Rodrigo la prit dans ses bras puis fit le
guet sur le rocher.
— Que se passe-t-il ? demandai-je aussitôt. Pourquoi Zorha n’est-elle
pas avec toi ?
Elle fronça les sourcils et me prit la main droite.
— Elle a dû rester au palais.
— Dis-lui que je l’attends.
— Hadji Mourad est là. Je crois qu’il vaut mieux cette fois-ci que tu
t’éclipses. Zorha te reverra très vite. Filez, tous les deux…
Elle embrassa mon frère. Du pied du rocher, on voyait briller au loin des
lampes à huile. Le brigantin de Hadji Mourad était éclairé par deux fanaux, à
la proue et à la poupe.
— Prenez des chemins détournés, souffla Clémente avant de repartir
vers la demeure de sa maîtresse.
J’empoignai le bras de mon frère qui tardait à lever le camp et vis
disparaître la silhouette de Clémente au bout du sentier, au-delà du bosquet
de cyprès, dans le violet du crépuscule.
— Viens, Rodrigo, ne perdons pas de temps. Tout cela ne présage rien
de bon.
Je décidai d’éviter la piste qui menait à la maison de Santoni, persuadé
qu’il ne nous arriverait rien de l’autre côté. Mais à mi-parcours deux gardes
nous barrèrent le chemin.
— Halte ! Rendez-vous et suivez-nous ! crièrent-ils. Si vous tentez de
vous enfuir, vous êtes morts !
C’étaient des janissaires, vêtus de gilets à manches courtes et de
pantalons finissant aux genoux. Je me retournai. Deux autres gardes nous
menaçaient de leurs lances. Nous étions cernés. Ils nous escortèrent jusqu’à la
demeure de Hadji Mourad, où nous pénétrâmes par la grande porte qui
ouvrait sur une immense cour bordée de dépendances et de baraquements.
Les soldats et marins du brigantin étaient affairés à ranger leurs effets.
Nous empruntâmes un couloir pour aboutir dans une salle éclairée par
d’immenses chandeliers. Les janissaires nous jetèrent dans une pièce sans
fenêtre. Un geôlier maure nous apporta deux pains ronds et un pichet d’eau.
Roberto était apeuré, comme lors de notre capture. Qu’allaient-ils faire de
nous ? On m’avait assez prévenu du danger d’aimer une Mauresque, qui plus
est fille d’un puissant. Mais je ne pouvais croire que mon amour pour Zorha
fût considéré comme un crime. Nous passâmes la nuit à nous tourner et nous
retourner, sans trouver le sommeil. Je tentai de rassurer Rodrigo qui paniquait
chaque heure davantage, comme si le courage dont il avait fait preuve
maintes fois s’était effacé, comme si la peur qui habitait la ville, jusque dans
ses tréfonds et dans les âmes, avait fini par gagner celle de mon frère. Trop
d’événements avaient surgi ces derniers jours pour que son esprit puisse les
digérer. Je m’aperçus que je me trouvais peu ou prou dans le même état que
Rodrigo. Mes consolations me servaient sans doute de pansements.
Je parvins à m’assoupir, mais Rodrigo divaguait de temps à autre. Il
psalmodiait quelque prière qui m’était inconnue, avec des bouts de phrase sur
la fin du monde, le chaos du grand commencement aussi, et les mots se
mélangeaient en une supplique douce-amère. Lorsqu’il prononçait le mot
amour, il soupirait. Parfois il riait doucement mais je le sentais au bord des
larmes. Où était le guerrier de la Méditerranée, le soldat de Don Juan
d’Autriche, celui qui jamais n’avait éprouvé de crainte la veille des combats ?
Il soupira encore puis finit par s’endormir jusqu’aux premières lueurs de
l’aube.

Réveillé par deux gardes à cimeterre, on m’emmena devant le père de


Zorha. Entouré de plusieurs conseillers, Hadji Mourad trônait dans une
immense salle fermée par une grande porte de bois ouvragé avec maints
cloisonnements. L’envoyé du Sultan congédia la plupart d’entre eux. Il
portait une courte barbe, un habit de soie jaune et un turban beige. Un lévrier
blanc était assis sur un coussin brodé qu’il caressait de temps à autre. Une
coursive à l’étage permettait de voir toute la salle. Deux grandes rides
barraient le front de Hadji Mourad et accentuaient ses airs de sévérité.
Assis dans un fauteuil de pierre, il dégageait un puissant charisme.
Représentant de la Porte, il était comme le vice-roi d’Alger, et selon Haïm
Jacob le vrai Roi de Barbarie, le seul capable de déjouer les intrigues. Il
parlait mal le franco et un drogman traduisait ses propos.
— Son Excellence Hadji Mourad, digne messager du Très Grand
Seigneur, illustre et magnifique envoyé de Dieu sur terre, va vous faire
l’immense honneur de prononcer quelques paroles.
Hadji Mourad se moucha dans une étoffe de soie avant de commencer sa
diatribe.
— Infidèle, tu as cru te moquer de moi en courtisant une mahométane,
qui se trouve être ma fille. Il t’en coûtera la vie ! Dans le meilleur des cas, les
mécréants de ton espèce sont pendus haut et court.
Il haussa un sourcil pour prendre une allure plus ténébreuse. Les deux
gardes derrière l’estrade étaient armés de leur cimeterre. Je pouvais mourir
sur un simple signe de la main de Hadji Mourad, qui m’inspirait toute la
crainte qu’il désirait me signifier. Tentant le tout pour le tout, je choisis de ne
pas entrer dans son jeu.
— Je n’ai été conduit, digne envoyé du Commandeur des Croyants, que
par mes sentiments. Et si je dois payer pour cette faute, je la paierai, mais
seul. Épargnez votre fille de ces foudres.
Ma réponse le surprit.
— Sachez aussi, Seigneur Hadji Mourad, que je suis prêt à mourir pour
souffrir votre colère, que je comprends. À votre place, j’en aurais fait de
même. Ma famille me croit sûrement déjà mort, et elle en aura la certitude
quand elle apprendra la rançon à payer, deux cents écus d’or…
À ces mots, un rictus illumina le visage de Hadji Mourad.
— Cette rançon me semble bien faible pour un captif aussi vif que toi, et
dont on dit qu’il fut le protégé de Don Juan d’Autriche, ce chien qui a osé
couler la flotte du Grand Seigneur. Tu seras condamné pour une double faute.
Outre l’offense qui consiste à convoiter ma fille, tu portes sur toi une lettre du
fils du Roi d’Espagne. Tu mérites la geôle pour quelques années.
Il se pencha vers son drogman afin de débattre d’un argument que je ne
pouvais comprendre. Le représentant du Sultan de Constantinople ne cessait
de me regarder de pied en cap. Parfaitement immobiles, les janissaires
n’attendaient qu’un signe pour m’expédier à la potence. Il me sembla
apercevoir une ombre dans la coursive supérieure. Je jetai un coup d’œil
furtif mais ne distinguai qu’un eunuque à hallebarde, des potiches et des
fenêtres intérieures à vitraux.
Le drogman sursauta quand un bruit de cavalcade se fit entendre. Des
émissaires avaient pénétré dans la cour. Un cavalier turc, vêtu d’un long
pantalon et d’une côte de mailles, entra par la lourde porte de bois et retira le
casque qui lui couvrait le front et une partie du nez avant de s’agenouiller
devant Hadji Mourad. Je reconnus le kiaya, le lieutenant de police d’Alger,
plus puissant que l’agha des janissaires, l’homme qui commandait aux
destinées de la cité des Barbaresques nuit et jour. Trois janissaires,
visiblement essoufflés par leur chevauchée depuis Alger, l’accompagnaient.
Le cavalier annonçait quelque nouvelle que je ne saisis pas au représentant de
la Porte. Le visage de Hadji Mourad se rembrunit. Je pressentais que de
graves événements s’étaient déroulés à Alger.
Le kiaya se retira en baisant la main de Hadji Mourad, qui portait un
large anneau rouge, et rajusta son casque avant même d’avoir franchi la
grande porte de bois sculpté. Le père de Zorha se pencha à nouveau vers son
drogman, lequel se courba. Un conciliabule s’ensuivit. Sur la coursive de
l’étage, un deuxième eunuque à la peau blanche était venu renforcer la garde
des appartements. À ce moment-là, je me vis mourir la tête sur le billot, une
énorme hache descendant sur mon cou, tenu par l’eunuque à la peau blanche.
Aucune autre issue ne semblait possible.
La voix forte de Hadji Mourad me sortit de ces pensées morbides.
— Chevalier mécréant, que les Espagnols qualifient d’hidalgo, je me
vois contraint de reporter la sentence.
Il passa la main à l’anneau rouge dans sa barbe puis ordonna qu’on me
ramène dans ma geôle. Lorsqu’il me vit franchir la porte, Rodrigo poussa un
soupir de soulagement.
— Tu es en vie, Miguel ! Paix sur toi !
— Je crois qu’il se passe des choses à Alger, répondis-je en m’asseyant
dans un coin.
— J’ai cru comprendre. Les cavaliers turcs avaient l’air très nerveux.
Certains sont repartis à Alger, une vingtaine sont restés ici, sans doute pour
protéger Hadji Mourad.
À cet instant, une pierre tomba à l’intérieur de la geôle par la petite
fenêtre à barreaux. Je me jetai sur la grille mais ne vis personne. À la pierre
était attaché un message. Je le dépliai fébrilement. C’était une missive de
Clémente.

Alger vient de basculer. Rabadan Pacha a été déposé. Le nouveau Pacha,


Hassan le Vénitien, est un renégat, comme Rabadan, mais il est bien plus
cruel. Les combats ont été brefs. Les janissaires ont tenté de reprendre le
dessus, en vain. Hadji Mourad va peut-être réagir, mater le coup fourré de
Hassan le Vénitien, mais tout cela s’avère très dangereux pour lui. Je vous
bénis tous les deux. Zorha et moi pensons fort à vous.
Soyez prudents.
Nous vous aimons.
Clémente
— Nous sommes faits comme des rats, murmura Rodrigo, l’air
désespéré. Le nouveau pacha est fou. Tout le monde le sait à Alger, ajouta-t-il
d’un ton dépité.
— N’oublie pas que Zorha peut nous aider.
— Elle est captive, elle aussi, de son père.
— Rappelle-toi qu’elle fut l’épouse du sultan du Maroc, répondis-je.
— Il n’a pas fait long feu. Miguel, c’est terminé, plus de chimères, rien
ne sert de rêver.
Je gardais pourtant au fond de moi l’espoir, peut-être vain, que nous
resterions sains et saufs.
Le lendemain matin, comme pour me donner raison, un garde se
présenta pour nous emmener. Le soleil venait à peine de se lever et jetait une
belle lumière sur la cour de la demeure où s’activaient plusieurs janissaires.
On m’accompagna dans le salon du petit palais, tandis que Rodrigo fut isolé
dans une salle de garde. Hadji Mourad trônait à nouveau sur l’estrade,
entouré de conseillers turcs dont le drogman. Aucun Maure n’était présent.
Le père de Zorha était vêtu d’une robe verte, uniforme de belle coupe qui
devait servir aux campagnes militaires. Il portait une dague à la ceinture.
— Mécréant d’Espagne, tu as la chance de sentir encore ta tête sur ton
cou ce matin !
Il pointait son menton comme pour marquer davantage le pouvoir qu’il
possédait sur ma vie. Puis il se ravisa, se leva, déambula sur l’estrade.
— Cervantès, j’ai réfléchi. Tu peux te racheter, après l’insolence que tu
m’as faite.
Il détachait chacune de ses propositions avec solennité et regardait en
marchant le bout de ses bottes.
— Nous allons conclure un pacte, toi et moi. Rabadan Pacha a été
déposé. C’est un affront pour la Porte. Le sérail de Constantinople est loin,
très loin, et mon rôle est de représenter au mieux les intérêts du Sultan,
Commandeur des Croyants, Lumière du Monde.
Il jeta un œil sur son conseiller, le drogman, qui lissait sa barbe blanche,
avant de m’annoncer avec autorité :
— Tu vas, Cervantès, m’aider à rapprocher l’Empire ottoman de
l’Espagne.
Je restai médusé. Il me fallut quelques instants pour reprendre mes
esprits. Comment un homme d’une telle puissance pouvait-il se reposer sur
un captif ?
— Sire, l’Espagne est en guerre contre la Porte…
— Justement. L’Espagne a besoin de toi comme l’Empire a besoin de
l’Espagne. Il est inutile à ton roi de poursuivre la guerre sur les mers, de voir
ses navires coulés ou piratés.
— C’est pourtant ce qui fait la fortune d’Alger.
— Certes. Mais la guerre n’amène que la guerre. Et la Cour de
Constantinople tirerait plus d’avantages à nouer des alliances avec divers
pays chrétiens.
— Est-ce à dire, Sire, digne représentant du Sultan, que vous craignez la
montée en puissance des Barbaresques ?
Hadji Mourad réprima un mouvement de colère, porta la main à sa
ceinture où pendait un poignard puis ajusta sa tunique. Je savais que je jouais
ma tête. Je tentai malgré tout de prendre un air assuré.
— L’Empire ne peut craindre les Barbaresques car ils font partie de
l’Empire, ils ont été créés par nous, déclara-t-il calmement.
— Croyez bien, Sire, que je ne me livre à nulle provocation, mais il me
faut disposer de plus d’informations pour conduire au mieux la mission que
vous entendez me confier et vous assister dignement…
Ces mots semblèrent faire mouche. L’envoyé du Sultan releva la tête.
— Tant que nous avions Rabadan Pacha, le contrat était respecté. C’était
un seigneur, un homme qui écoutait le peuple et savait maintenir la paix en ce
royaume. Les Maures et nous, les Turcs, nous l’appréciions. Hassan le
Vénitien, lui, est un dangereux roitelet, un escroc, un manipulateur ! Il créera
la discorde, y compris au sein de la confrérie des pirates, il sèmera le trouble
entre les Barbaresques et mes janissaires, afin de s’affranchir de la Porte.
Le représentant de l’Empire des Ottomans déambulait sur l’estrade et me
regardait de temps à autre, comme si j’étais à la fois sa proie et un confident.
J’avais la curieuse impression de marcher sur un fil, de risquer la chute au
premier faux pas. Hadji Mourad jouait sur ce registre. Il daignait m’accorder
sa confiance, m’avouer que la Porte était en mauvaise posture avec le
nouveau Pacha tout en me laissant craindre à tout moment un coup de dague.
Les confidents les plus sûrs sont ceux qui meurent.
— Rapprocher l’Espagne de la Porte, continua-t-il, cela veut dire
envoyer des messages à qui de droit.
Le ciel me tombait sur la tête. Un instant, je crus qu’il allait m’accorder
la liberté et m’envoyer en Espagne, ce qui lui permettait aussi de m’éloigner
de Zorha. Il sembla déceler mes interrogations.
— Cette mission, tu l’effectueras ici, en terre barbaresque, à Alger et
dans les environs.
— Mais comment, dès lors, pourrais-je prendre langue avec le Roi
d’Espagne ?
— N’es-tu pas proche de Don Juan d’Autriche ? Cela devrait te faciliter
la tâche.
— Il faut joindre des émissaires.
— Inutile. Les religieux de la Chrétienté s’aventurent jusqu’ici pour le
rachat des prisonniers de rançon, à la capitainerie de France ou dans les
auberges chrétiennes.
— Ils pourraient se satisfaire de la parole d’un envoyé turc.
— Ils préféreront la tienne, et le Roi aussi. Un survivant de la bataille de
Lépante est une garantie.
— Sire, qui leur garantira que je ne suis pas… un traître ?
Mon insolence me surprit. Ces mots pouvaient me valoir la potence. Le
drogman inclina la tête comme s’il n’avait pas saisi ma phrase.
— Tu es un hidalgo, un chevalier d’Espagne, reprit Hadji Mourad. À toi
de les convaincre !
Il eut un léger rictus et je ne pus savoir s’il s’agissait d’une plaisanterie
ou d’une marque de cruauté. Il continua à me parler de ma mission sans
jamais faire allusion à Zorha.
— Tu prendras également langue avec les Espagnols d’Oran, puisqu’ils
tiennent le fort. Des commerçants parviennent à entrer dans le presidio. Tes
messages partiront vers l’Espagne. Mais ne t’aventure pas dans le fort, car
nos agents t’en empêcheront. Nous n’aimerions pas te voir fuir vers les côtes
espagnoles. Les fuyards reçoivent un couteau entre les omoplates avant
même que d’embarquer…
Il dit cela sans aucune agressivité. La menace lui semblait aller de soi,
comme un principe de l’accord qu’il s’agissait de respecter.
Au-dessus du pilier de marbre, une ombre s’échappa de la tenture pour
se réfugier dans la pièce voisine. J’eus un coup au cœur. Cette forme, cette
grâce, ce port de tête… Je tentai de cacher mon trouble. Hadji Mourad, lui,
poursuivait son monologue, déclinant les principes de ma mission, l’intérêt
pour la Couronne d’Espagne de lutter contre les pirates et de s’allier avec
l’Empire ottoman.
— Que se passera-t-il, Sire, si j’échoue ? me surpris-je à demander.
— Eh bien, l’Empire ottoman aura perdu un puissant allié, et le Roi
Philippe II l’occasion de surveiller ses mers. Quant à toi, tu y perdras
beaucoup, à commencer par ta liberté.
Je désirais pousser le défi plus loin.
— J’accepte, Sire, mais permettez-moi de préciser encore notre accord.
— Comment cela ? Oserais-tu poser des conditions ? lança l’envoyé de
la Porte en se redressant de plus belle sur son fauteuil.
— Il ne s’agit pas réellement de conditions, Sire. Pour accomplir cette
mission, il nous faut avoir toutes les chances de notre côté.
Hadji Mourad s’assagit et daigna m’écouter.
— Je crois que nous devrions plaider, Sire, non seulement pour l’arrêt
de la Course sur les mers, mais aussi pour un rapprochement entre les deux
mondes, et établir des relations de paix. Il convient de mettre en place des
envois d’émissaires. Des ambassades entre la Chrétienté et l’Islam.
Le drogman se pencha vers Hadji Mourad pour lui murmurer quelques
mots à l’oreille et celui-ci prit un air ombrageux. Je devançai sa réaction.
— Certes, l’établissement de telles ambassades n’a pas toujours été une
réussite. Mais ce qui n’a pu aboutir sur les rives du Bosphore pourrait voir le
jour ici même. Faire la paix avec la Chrétienté, c’est donner davantage de
lumière à votre gloire. C’est renforcer le négoce, vous assurer du soutien de
l’Empire ottoman.
Le drogman voulut encore prononcer quelques mots, mais Hadji Mourad
l’en empêcha. Il approuva mes propos d’un geste de la tête puis rédigea
devant moi une lettre qu’il me fit traduire en espagnol et me remit dûment
cachetée.
— Prends bien soin de cette missive, dit-il. Personne ne doit la trouver
en ta possession.
Soulagé autant que surpris d’avoir sauvé ma tête et obtenu cette mission
que je comptais bien honorer, je réalisai brusquement que la seule liberté qui
valait désormais la peine d’être vécue était celle de revoir Zorha. Sans doute
Hadji Mourad ne l’ignorait-il pas et feignait-il d’être hostile à cette idée.
Était-ce la raison de la présence à l’étage de sa fille ? Si son père avait voulu
la tenir éloignée, il l’aurait fait reconduire à Alger. Il me sembla apercevoir
ses yeux ourlés à travers les murs de l’étage, sentir son souffle percer les
murailles et caresser ma peau. J’étais convaincu qu’elle ne tarderait pas à me
faire signe.

Les gardes me raccompagnèrent dans ma cellule. Je cachai la lettre dans


ma chemise. Rongé par l’inquiétude, Rodrigo sauta dans mes bras lorsque je
lui annonçai la nouvelle.
— Sois plus malin que les janissaires et les lieutenants de Hadji Mourad,
sers-toi de ta mission pour nous faire évader.
— Je ne m’évaderai pas, Rodrigo, quand bien même je le pourrais. Je ne
veux pas risquer ta vie.
— Partons ensemble.
— C’est impossible. Et puis Zorha sera contrainte de rester au palais.
Rodrigo resta absorbé un temps dans ses pensées avant de lâcher :
— Nous verrons bien. Nous avons du temps devant nous.
— Au contraire. Le temps presse. Hadji Mourad veut que je prenne
langue très vite avec les négociants et les pères venus d’Espagne. Il redoute
plus que tout le règne de Hassan Pacha. Je crains fort que celui-ci ne concocte
un plan contre l’envoyé de la Porte. Ce serait alors la guerre dans les rues
d’Alger.
Il ne fallait pas échouer. Il en allait de notre vie, à Rodrigo et moi, de la
paix, et surtout cette mission était le seul moyen de revoir Zorha un jour. Les
chances de réussite s’avéraient certes minces mais j’avais mon plan. Je
décidai de me confier à Rodrigo. Il me promit de tenir sa langue. Je le crus.
Ma seule crainte était qu’il se mette à divaguer un soir dans une taverne
devant un verre d’eau-de-vie.
Chapitre 15

Dans mon sommeil, j’entendis le hennissement des chevaux que l’on


préparait pour prendre la route d’Alger. Aux premières lueurs de l’aube, nos
montures trottèrent un moment sur la plage puis entamèrent la montée vers le
col. La galéasse de Zorha n’était toujours pas revenue de la crique de Jebalya.
La mer et le ciel s’apprêtaient à libérer un bleu intense encore contenu par les
couleurs délicates de l’aube. Plusieurs gardes nous escortaient ainsi que deux
dignitaires et le drogman qui prit des airs inquiets, comme si le voyage
s’avérait périlleux. Il finit par s’approcher de moi, me dit entre ses dents de
me tenir sur mes gardes à Alger. Hassan le Vénitien pouvait tenter de
soulever les janissaires contre Hadji Mourad, ce qui me parut fort probable.
Je soupçonnais le drogman d’être un renégat, sans doute un ancien marin
chrétien capturé puis converti à la religion des mahométans. Nous croisâmes
deux détachements de soldats en route pour Bejaïa. Le drogman leur adressa
quelques mots en turc puis s’enferma dans un silence jusqu’à notre arrivée
sur Alger.
Je palpai discrètement la lettre de Hadji Mourad. J’avais entre les mains
la possibilité d’une paix sur la Méditerranée.
Alger était en effervescence. Nous franchîmes sans encombre la Porte de
l’Orient, Bab Azoun. Les marchands avaient déserté les rues. Plusieurs
artisans avaient fermé boutique. Je remarquai des chameaux chargés de sacs
de vermillon. Ces convois venaient de Mascara et je fus surpris que les
chameliers soient autorisés à pénétrer dans Alger par la Porte du Levant et
non par Bab el-Oued. Sans doute du grabuge était-il à signaler de l’autre côté
de la ville. Une dizaine de janissaires prirent le relais de notre garde pour
nous escorter. Les Barbaresques semblaient avoir laissé la place aux Turcs.
Le Souk el-Kébir, en revanche, se révéla difficile d’accès, barré par des
Maures aux ordres de Hassan le Vénitien. Les gardes me conduisirent avec
Rodrigo jusqu’à la demeure d’El Cojo. Le drogman désirait que je reprenne
mes habitudes afin de ne pas éveiller les soupçons, quitte à résider dans la
maison d’un proche de Hassan le Vénitien.
El Cojo rentra à la mi-journée de sa tournée sur le port. Deux galions
napolitains avaient été capturés par les Barbaresques au large de la Corse. Il
nous convia, Rodrigo et moi, à partager un plat de fèves et de mouton, arrosé
d’un thé à la menthe sur le toit. Il raconta le déchargement sur les quais et fit
état du butin humain – des Napolitains, mais aussi des Siciliens et deux
Corses. Les trésors à bord avaient été distribués aux pirates avec la part
habituelle réservée aux janissaires. Notre maître avait la mine réjouie des
pirates au retour d’un abordage réussi, mais ne laissa rien poindre quant à ce
qu’il pensait de la prise du pouvoir par Hassan le Vénitien.
Je ne pouvais me confier à personne, pas même à Chrysostome. Je
craignais trop les indiscrétions dans la maison d’El Cojo ou les fuites dans les
tavernes tenues par les chrétiens. Un secret est d’autant plus lourd à porter
qu’il engage votre amour. Les secrets rendent le désir encore plus fou.
J’étais à la fois inquiet et léger. Sur la terrasse de la maison d’El Cojo,
balcon ouvrant sur une grande prison et sur le monde, je réfléchissais à ma
mission. Face à la mer, grossie de vagues nouvelles et d’écume, je ressassais
mon plan. J’enverrais une première missive à Oran, au commandant du
presidio, puis je prendrais contact avec les pères dès qu’un navire espagnol
envoyé par l’Église pour racheter les captifs de rançon serait signalé dans le
port.
Depuis la terrasse, je notai une grande agitation dans les quartiers de
l’ouest d’Alger. Des cavaliers maures armés jusqu’aux dents parcouraient les
rues qui convergeaient vers Bab el-Oued. Les janissaires les évitaient, comme
pour ne pas se confronter aux miliciens du nouveau maître des Barbaresques.
Hassan le Vénitien devait compter ses troupes.
Rodrigo passait son temps à l’extérieur. Il avait trouvé un emploi dans
une taverne qu’il ravitaillait en sacs de céréales avec deux autres
compagnons. Il obtenait ainsi quelques sequins en fin de semaine. Il me
promit de ne demander aucune nouvelle de Clémente avant plusieurs jours
pour ne pas attirer l’attention des espions au service de Hassan le Vénitien.
Je rendis visite à Haïm Jacob. À lui, je pouvais me confier. Il n’avait nul
intérêt à me trahir, et le rapprochement entre la Porte et le Royaume
d’Espagne ne pouvait que profiter à son négoce. À l’ombre de l’oranger, près
du massif de lauriers roses, il me servit lui-même du jus de grenade et des
gâteaux turcs. Il portait un chapeau plat qui était la marque de certains juifs
d’Alger et les différenciait de ceux d’Espagne, de France et d’Italie.
— Désormais, vous pouvez être un ennemi pour les pirates, mais aussi
pour certains Maures qui souhaitent continuer la course en mer, et même pour
les chrétiens libres. Soyez prudents.
— Je le serai, Haïm. Si je veux garder la tête sur mon cou, je n’ai pas le
choix.
Le négociant se pencha alors vers moi pour murmurer :
— N’oubliez pas que Sigura rôde toujours.
— Sigura ? dis-je le souffle coupé. Je le croyais reparti vers la
Provence…
— Il a fait croire qu’il quittait Alger par l’un des galions de Rabadan
Pacha. Mais il est resté.
— Que trame-t-il encore dans la ville ? demandai-je à Haïm Jacob.
— La même chose que nous, du commerce. Et peut-être que vous, une
mission clandestine.
— Tiendrait-il un négoce au royaume des Barbaresques ?
— Mieux que ça, répondit Haïm. Il revend les butins par une nef
jusqu’aux Baléares et perçoit aussi quelques écus sur les captifs de rançon qui
sont rachetés par les pères mercédaires. C’est lui qui repère les capturés
nobles et s’empresse de faire porter le message en Sicile, en Provence ou en
Espagne. Les familles qui répondent lui versent une part de la rançon.
— Gageons qu’il ne demandera pas ma libération…
— Votre liberté passera par d’autres. Sigura, lui, a compris tout le profit
qu’il pouvait retirer du chaos à Alger. Moins il y a d’ordre, plus sa fortune est
assurée. Il y a tout lieu de penser qu’il a noué des relations étroites avec
Hassan le Vénitien, et qu’il est peut-être à l’origine de la chute de Rabadan.
— Je ne le croyais pas si puissant.
— Il l’est, Miguel. Ne le sous-estimez pas. La République des pirates a
besoin d’hommes comme lui, des intermédiaires douteux qui leur donnent
une caution et leur permettent de nouer des relations partout en pratiquant la
guerre. Voler et revendre, telle est la devise de la Barbarie.
Ces nouvelles n’étaient pas de bon augure. Sigura allait me mettre des
bâtons dans les roues. À moins que je ne sois un trop petit poisson pour lui,
affairé qu’il était à régler les affaires de la succession et à installer le pouvoir
de Hassan le Vénitien.
Je n’avais aucune nouvelle de Zorha, qu’on avait certainement enfermée
dans la demeure de Jebalya. Je l’imaginais dans le jardin, dans le kiosque le
soir, ou en promenade le long de la crique. Hadji Mourad la tenait éloignée
de moi et aussi des Barbaresques, par sécurité. Haïm Jacob me tira de mes
pensées.
— Les juifs d’ici veulent la paix avec le monde. Ils veulent pouvoir
commercer en mer mais aussi ne plus subir les exactions de la part des
Maures. Les Turcs sont bien plus accueillants. Maints juifs d’Espagne se sont
réfugiés à Constantinople auprès du Sultan. Désormais, nous aspirons à la
concorde, à une alliance entre les deux rives de la Méditerranée. La Porte le
souhaite, et c’est l’occasion ou jamais. Les Barbaresques, eux, s’y opposeront
toujours. Voilà, je voulais vous avertir, Miguel. Tenez-vous sur vos gardes.
Et ne vous confiez à personne. À Alger, les murs ont trop d’oreilles.
Chapitre 16

Le lendemain matin, Rodrigo reçut une missive de Clémente, convoyée


par un domestique du Corse. Zorha et elle se trouvaient hors de danger. Hadji
Mourad les gardait à Jebalya pour les protéger des Barbaresques et des
troubles qui secouaient Alger. Le représentant du Sultan tentait de rameuter
des troupes de Mascara, Mostaganem et Cherchell. Il avait signé un traité
avec les tribus Ziban de la Petite et Grande Kabylie et pouvait se permettre
d’alléger ses armées dans la contrée. Mais il ne disposait que de quelques
centaines d’hommes supplémentaires pour mater Alger en cas de rébellion.
Hadji Mourad, écrivait encore Clémente, craignait par-dessus tout une
sédition au sein du corps des janissaires, qui avaient pour habitude
d’exprimer leur mécontentement par les armes lorsque leur solde n’était pas
versée. Il désirait demander davantage d’argent au Trésor de la Porte à
Constantinople, ce qui exigeait moult prudence, car si d’aventure les
Barbaresques, ou du moins le nouveau Pacha, apprenait cette décision, il leur
serait facile de se porter au-devant des navires de la Porte et de confisquer
leur précieuse cargaison. La fin de la lettre comportait des phrases d’amour
pour mon frère et Rodrigo préféra ne pas me les lire. Je le voyais réjoui,
heureux, comme volant au-dessus de la mer. Il brûla la lettre dans la petite
cheminée. Nous étions frères et amoureux tous les deux, l’un d’une
chrétienne, l’autre d’une mahométane, fille de renégat. Je voyais avec
bonheur mon frère s’éloigner des bordels et autres maisons de plaisir. La peur
de perdre les élues de nos cœurs nous réunissait un peu plus. L’espoir de les
retrouver nous donnait des ailes, ensemble, comme au plus fort de nos
aventures de jeunesse, à Séville et Valladolid, lorsque Père nous cherchait
dans les sombres ruelles des faubourgs jusqu’à plus d’heure, bâton en main.
Je n’avais de cesse de monter sur le toit pour guetter la rumeur d’Alger.
L’agitation dans les rues s’était apaisée. Je voyais défiler de temps à autre des
Barbaresques à cheval, ce qui était rare, cette monture étant réservée
habituellement aux soldats turcs. Eux devenaient discrets mais cela ne voulait
rien dire selon Haïm Jacob. Si l’affrontement entre Barbaresques et Turcs
devait survenir, ce serait au grand jour. Hadji Mourad n’avait guère intérêt à
précipiter la confrontation.
Je passais ainsi beaucoup de temps à humer les rues de la ville, mais
aussi à regarder la mer, dans deux directions. D’abord droit devant, vers le
nord, pour observer l’arrivée éventuelle de galères corsaires ou de navires
capturés, et même de prêtres mercédaires en provenance d’Espagne ou
d’ailleurs, pour racheter des captifs. Je n’avais nulle envie d’être libéré par le
truchement d’une cassette remplie d’écus en provenance d’Espagne. Je
préférais gagner ma liberté grâce à l’amour et la mission confiée par Hadji
Mourad, avec tous les périls qu’elle comportait. Je désirais partir la tête
haute, ou me réfugier avec Zorha dans la montagne, ou encore à Oran.
L’Espagne n’avait plus grande importance à mes yeux, car j’avais compris
qu’il n’est pire exil que celui du cœur.
Je ressassais les affres de l’éloignement. Et là, je regardais dans l’autre
direction, vers l’Orient, vers la crique de Jebalya, vers la crique de l’amour,
celle de la captive, celle du sentiment arrêté et bousculé. Je guettais les
galéasses à quatre canons, je guettais les embarcations rapides destinées à
transporter les filles de représentant de sultan et leurs domestiques, je mourais
d’envie de voir apparaître à l’horizon, qu’il soit bleu ou mauve ou noir, les
voiles turques, je rêvais d’ombres dans une coursive de palais qui se
cacheraient derrière les tentures comme pour espionner les tréfonds de l’âme.
Je me mis à arpenter de nouveau les ruelles, en compagnie de Rodrigo et
de Chrysostome, pour ne pas changer mes habitudes, mais le soir de
préférence, muni d’un fanal, après la prière salat el-âcha, la dernière du jour.
Mon frère était constamment armé d’une dague car nous craignions les
mauvais coups de Sigura. Chrysostome m’invita dans un hammam, près de
Bab el-Oued. Je voulus décliner l’offre mais il avait déjà payé l’entrée. Dans
le bain turc, en sous-sol, chrétiens et Maures se côtoyaient. C’était l’occasion
de brasser quelque affaire, de négocier l’achat d’une partie du butin pillé sur
les derniers bateaux piratés. Entouré de gardes, un officier turc conversait
avec des Européens. Je reconnus le vekil khradj, l’intendant de marine, qui
devait revendre sa part de tribut. Dans le hammam, on échangeait ainsi des
rideaux de soie, de l’orfèvrerie, des tonneaux de blé, du vin, des cordages, de
l’or parfois. Les marchands ne haussaient jamais la voix, ils finissaient
toujours par s’entendre. Le bain turc était un marché où même les vies
humaines trouvaient preneurs. Des plaintes surgirent du fond du patio. Il
s’agissait des cris d’un prisonnier. Mon frère se raidit. On égorgeait
vraisemblablement un chrétien ou un Maure. Le vekil khradj tendit à peine
l’oreille et poursuivit sa palabre de négociant.
— Que se passe-t-il, Chrysostome ?
Habitué aux exactions à la vue de tous dans les rues d’Alger,
Chrysostome, allongé sur une table de marbre et massé par deux Kabyles, ne
s’offusquait guère, lui non plus, des supplices du dehors.
— La prière du soir s’est achevée. On vient d’empaler un larron.
— Un larron ? Mais je croyais que les tortures, les crocs, le décollement,
le feu… n’étaient plus pratiqués.
— Ces cris viennent de Bab el-Oued. C’est la porte désormais contrôlée
par Hassan le Vénitien, au détriment des Turcs. Gageons que le nouveau
Pacha veut signifier son pouvoir et le fait savoir à Hadji Mourad.
Il se dégagea de la table de marbre et nous nous assîmes sous une
arcade, dans la vapeur dispensée par des pierres brûlantes jetées dans un
bassin d’eau.
— Soyons discrets, dit Chrysostome. Ces Kabyles en principe ne parlent
pas notre langue mais sait-on jamais. Miguel, il faut que tu comprennes ce
qui se trame dans les rues d’Alger. Hassan le Vénitien est détesté par la
population, contrairement à Rabadan qui faisait le bien, distribuait des vivres,
offrait une partie du butin aux pauvres. Rien de tout cela avec Hassan Pacha.
Lui préfère couper des oreilles. Sais-tu ce qu’il a commis hier ? Il s’est
promené sur les remparts et s’est caché dans une guérite. Puis il a regardé les
passants et en a fait venir deux, au hasard. Leurs têtes ne lui plaisaient point.
Il a ordonné qu’on coupe le nez de l’un, une oreille de l’autre. Les pauvres
bougres ont hurlé toute la nuit. Ce Hassan Pacha impose son règne par la
terreur et la cruauté. Hadji Mourad est pris dans une épreuve de force.
— Hassan Pacha cherche sûrement à le provoquer, me surpris-je à
murmurer. Il joue les pirates et les Maures contre Hadji Mourad.
— Il joue sa tête surtout. S’il perd ce bras de fer, je ne donne pas cher de
sa peau.
— Que peut fomenter Hassan Pacha pour attiser la révolte ?
— La solde, Miguel, la solde ! Il lui suffit de couper les vivres des
janissaires pour que les miliciens de Hadji Mourad se retournent contre lui.
C’est déjà arrivé par deux fois dans le passé.
— Et comment cela a-t-il fini ?
— Le représentant du Sultan a été égorgé par ses propres gardes. La
Porte a fermé les yeux. L’empire a d’autres chats à fouetter à Constantinople.

Une heure plus tard, Chrysostome m’emmenait vers Bab el-Oued. Il


nous fallait passer par la Casbah afin de semer d’éventuels suiveurs et arriver
à la porte par le sud. J’aperçus des filles sur un toit, penchées vers la rue.
— Les putains de Hassan Pacha, souffla Chrysostome. Il s’emplit les
poches.
À cent pas de Bab el-Oued, Chrysostome toqua à une porte cochère et
un domestique nous ouvrit.
— Nous sommes chez un ami, négociant de poivre. Montons sur le toit.
Le domestique nous conduisit sur la terrasse recouverte de vantaux de
bois d’où l’on pouvait découvrir une partie des remparts. Un cri me glaça le
sang. C’était un supplicié, cloué près de la porte.
— Encore un condamné de Hassan le Vénitien, dit Chrysostome. Je ne
sais quand il va s’arrêter, mais cela risque d’être un engrenage. Hadji Mourad
va riposter.
Je l’écoutais sans pouvoir lui livrer le secret de ma mission. Je lui
accordais pourtant toute ma confiance. Des représailles de Hadji Mourad
contrecarreraient ses propres plans, rapprocher les deux rives de la
Méditerranée et instaurer la paix sur les mers.
Chrysostome réprima un soupir. Il désigna une colline, de l’autre côté
des remparts. Sidi Abdul Rahman était l’un des trois endroits d’Alger qui
offrait l’immunité. Les Turcs qui avaient commis quelque meurtre pouvaient
s’y réfugier en toute quiétude puis fuir vers le haut pays ou même le royaume
du Maroc. Nul ne s’était amusé jusqu’à présent à attaquer l’enclave. Et là,
sous nos yeux, une vingtaine de Maures montaient à l’assaut, à cheval,
cimeterre en main.
— C’est une déclaration de guerre à Hadji Mourad, murmura
Chrysostome. Il ne se laissera pas intimider.
Les miliciens de Hassan Pacha arrivèrent à mi-chemin de la colline,
coupée par une barrière et un poste de garde. Ils pénétrèrent dans le havre et
leurs chevaux montèrent au trot. Je ne vis rien de ce qui se déroula ensuite.
Nous devions quitter notre poste d’observation, car on pouvait nous repérer,
malgré la présence des vantaux de bois.
— Ce chien galeux attaque par tous les fronts, lâcha Chrysostome dans
l’escalier qui conduisait à la cour de la demeure.
Dans la rue, il me prit brusquement par la manche et m’entraîna dans un
recoin. Au croisement de la rue en contrebas, une petite troupe se déplaçait à
pied et à cheval.
— La garde du Pacha, Miguel, ne te montre surtout pas !
Des Maures ouvraient la marche. Une chaise à porteurs suivait.
— Hassan le Vénitien… pesta Chrysostome.
Le nouveau Roi des Barbaresques s’affalait sur la chaise à ciel ouvert.
C’était la première fois que je le voyais et il m’inspira aussitôt de la crainte.
Chacun de ses gestes était cassant et ses soldats ordonnaient aux passants de
baisser le regard. Il ne semblait vouloir régner que par la peur. Il était pansu
et portait un manteau de flanelle grise. Un rictus flottait sur ses lèvres, noyées
dans une barbe noire. Dans la rue, tous les regards se baissaient. D’un seul
geste, le nouveau maître pouvait vous faire égorger.
Le convoi disparut à l’angle de la rue. Un cavalier donna un coup de
cravache à un portefaix qui ne s’était pas écarté assez vite. L’homme tomba à
terre, le visage ensanglanté, puis détala avec ses deux sacs sur le dos.
— Dire que ce bourreau est un ancien chrétien, souffla Chrysostome.
Il nous raconta en chemin les origines du renégat. Né Vénitien sous le
nom d’Andretta, il avait été capturé très jeune sur un vaisseau de la côte
dalmate par le Roi de Tripoli. Mis en esclavage par les Turcs, il devint le
serviteur du maître de la ville puis gravit tous les échelons du palais, gardien
des autres esclaves, chambellan, trésorier, intendant général. À Tripoli, sa
réputation le précédait dans chacun de ses déplacements.
— Sois sur tes gardes, murmura Chrysostome entre ses dents, ce bâtard
est capable de placer des espions partout.
Chapitre 17

Pendant de longs jours, un mois peut-être, je n’eus aucune nouvelle de


Zorha. Rodrigo se morfondait lui aussi et trompait l’ennui en travaillant
d’arrache-pied pour la taverne des chrétiens. À maintes reprises,
Chrysostome proposa de m’emmener dans une maison de plaisirs afin que je
goûte aux délices de la chair et aux caresses dispensées par les Mauresques et
les renégates, mais je refusai. J’avais en tête le visage de Zorha et je ne
voulais pas l’oublier, bien que parfois ses traits s’estompassent. Rodrigo, lui,
ne résista pas à la tentation et pénétra dans le lieu de jouissance. Quand mon
frère sortit de la maison, il m’avoua qu’il s’était abstenu, soumis pourtant à la
plus grande des tentations. Il murmura qu’il n’avait qu’un désir, celui de
vivre avec Clémente, et que cette escapade au pays des voluptés avait été un
don du ciel.
Que tramait Hadji Mourad dans son fief de Jebalya ? On signalait des
mouvements de troupes à l’orient, au-delà de Bab Azoun. Sans doute voulait-
il intimider davantage Hassan Pacha le Vénitien, qui avait envoyé des
renforts sur les remparts mais ne pouvait fermer ou contrôler les portes au
risque de déclarer ouvertement la guerre à son rival.
Tout se brouillait devant moi, le paysage de la mer, le souvenir de la
crique, le plan que je m’étais fixé pour envoyer des messages au fort
espagnol d’Oran ou vers les côtes d’Espagne grâce aux quelques navires
marchands qui commerçaient avec Alger.
Un jour enfin, Haïm Jacob m’apporta une lueur d’espoir.
— Des pirates rentrant des Baléares ont signalé deux navires des Frères
de l’ordre de la Trinité. Ils viennent pour racheter des captifs. Vous en serez
peut-être.
El Cojo nous plaça dans une geôle de crainte que nous ne nous
échappions. Il entendait certainement négocier notre tête auprès des moines.
Dans notre nouvelle demeure, une large pièce voûtée dont les fenêtres
donnaient sur la rue et permettaient d’apercevoir la mer, Rodrigo se révélait
de plus en plus agité. Je craignais que le manque de nouvelles de Clémente ne
le plongeât dans une profonde tristesse.
— Ne te laisse pas abattre, frère, lui dis-je. Nous serons bientôt au fait.
Il tournait en rond dans la pièce, se cognait au lit, au fauteuil de bois
dans lequel j’étais assis, regardait sans cesse par la fenêtre en ogive.
— Elles sont en danger…
— Tu sais bien que Zorha est protégée par son père, et Clémente
demeure avant tout sa servante. Rien ne peut leur arriver.
— Sauf si tu faillis à ta mission.
— Même dans ce cas, leur vie sera épargnée. Je ne vois pas Hadji
Mourad condamner sa fille.
Brusquement, nous entendîmes un brouhaha en provenance des rues
avoisinantes. Je craignis une attaque des hommes de Hassan le Vénitien
contre Hadji Mourad et ses janissaires. Depuis plusieurs jours, Hassan
recrutait dans les provinces de l’Ouest au sein des tribus, mais sans grand
succès. Tout demeurait possible cependant, y compris des provocations au
sein du corps des janissaires, l’odjak. Haïm Jacob m’avait confié combien la
question de la solde était d’importance dans les garnisons. Le moindre retard
était prétexte à révolte pour destituer le bouloukbachi, le chef de la milice.
Les pirates pouvaient bloquer l’arrivage des deniers de l’empire ou contester
le partage du butin.
Alors que j’observais la rue, Rodrigo me tapa sur l’épaule :
— Regarde…
Je plissai les yeux. Deux navires se signalaient au nord-ouest. Je ne
parvenais pas à distinguer leur pavillon mais ils filaient à bonne allure vers le
fortin du port. Ce ne pouvaient être que des bâtiments capturés et convoyés
par les pirates. Un garde nous avertit alors que nous serions bientôt libérés.
— Allons sur les quais, dis-je à Rodrigo.
— Miguel, cela va être la curée !
— Voilà justement l’occasion de savoir qui va se partager le butin.
Les marchands descendaient vers la rade, ainsi que les acheteurs de
captifs. Les échoppes rouvraient leurs portes, les cafés rameutaient des
clients, lieux de palabre et d’échange après le partage des trésors du port.
— Attends, lançai-je à Rodrigo en le saisissant par le bras.
J’aperçus au loin un pavillon rouge et blanc.
— Les Frères d’Espagne, murmurai-je.
Rodrigo reprit la lunette et en eut le souffle coupé.
— Ils se jettent dans la gueule du loup !
— Pas forcément. S’ils savent jouer entre les pirates et les janissaires, la
partie est gagnée pour eux.
— C’est risqué. Ils vont faire les frais de la guerre qui couve.
— À moins qu’ils n’en tirent profit.
— Laissons le profit aux traîtres et aux négociateurs de chair humaine,
Miguel.
Un lieutenant du Boiteux vint alors nous ouvrir la porte :
— El Cojo a négocié votre rançon. Vous pouvez sortir.
Quand le soldat tourna les talons, je glissai à mon frère :
— C’est le moment ou jamais de faire passer nos messages. Vite, filons
au port.
Je pris les deux missives que j’avais cachées derrière l’âtre de la
cheminée, celle de Hadji Mourad et la mienne, puis les dissimulai sous ma
chemise et dévalai l’escalier. Nul ne devait en connaître la teneur. Je
demandai à Chrysostome de nous accompagner. Il sortait d’un cabaret de la
ville haute, près de la Porte Neuve, la tunique un peu salie, les cheveux
défaits. Il cracha par terre deux fois.
— Ce soir, nous allons faire la fête ! Nous aurons tous notre part du
butin !
— Il ne s’agit pas d’une prise de la Course, seulement du rachat de
captifs…
— Justement. L’or qui sert au rachat des prisonniers est partagé entre le
propriétaire des esclaves et les Barbaresques. Il en reste toujours un peu pour
les renégats et le peuple !
Il m’entraîna vers le bas de la ville et le port. Nous dépassâmes des
caravaniers, des négociants, des artisans et portefaix qui tous se rendaient sur
le môle. Les quais étaient en proie à une grande fébrilité. Deux petites galères
s’étaient portées au-devant des navires espagnols et des barcasses patientaient
au large, sans doute pour transborder les marchandises. La mer était
relativement calme après une semaine de vent froid. Les négociants en
profitaient pour proposer des manteaux de laine. Peuplé de janissaires,
l’arsenal battait son plein. El Cojo nous prit sous sa coupe afin d’éviter toute
mauvaise passe d’un Barbaresque.
Des pirates barbaresques s’étaient joints aux soldats de Hadji Mourad
pour monter la garde. Je ne sus comment interpréter ce rapprochement, la
garantie d’une paix ou la marque d’un complot.
Sur le port régnait une incroyable cohue, celle des jours de grandes
prises, au retour de la Course. De riches armateurs circulaient entre les
arcades de l’arsenal, des commerçants déployaient leur camelote près des
quais. Une caravane de chameaux arrivait à pas lents, croyant sans doute que
les frères apportaient de la marchandise. Des vivats étaient lancés par la foule
à l’approche des deux vaisseaux, dont les capitaines semblaient bien
connaître la rade. Entouré de sa garde, le chef des janissaires donnait des
ordres, demandait le calme. Les pirates s’éparpillaient sur plusieurs quais.
Certains palabraient avec les soldats turcs. Une escouade de Barbaresques,
armés de cimeterres et de dagues, stationnait à côté de l’arsenal.
— Des hommes de main de Hassan le Vénitien, me souffla
Chrysostome.
El Cojo dirigeait la manœuvre et cela me rassura. Il dégagea le quai,
encombré de badauds. L’un de ses gardes, un Maure, usa de sa cravache en
nerf de bœuf mais notre maître lui retint le bras.
— N’effraie pas les moines, malotrus !
Le premier vaisseau s’approcha et s’amarra devant le quai. Les religieux
descendirent lentement, le pas mal assuré, comme s’ils étaient ivres. Leur
capuche était baissée sur leurs épaules et l’un d’eux portait un chapeau à
larges bords.
El Cojo s’avança et la foule s’écarta. Il s’adressa aux Frères mercédaires
en espagnol.
— Soyez les bienvenus ! Vous êtes ici chez vous. Vous verrez les
captifs que vous voudrez en fonction des lettres de rachat, sur la foi du raïs
des corsaires et de Hassan le Vénitien, le nouveau Pacha d’Alger.
À ce nom, le moine au chapeau à larges bords eut un froncement de
sourcils. Le boiteux les invita à se rendre à l’arsenal, à quelques pas, afin de
discuter du sort des captifs de rançon. Dans le sillage du pirate, je parvins à
me rapprocher de l’un des frères, qui semblait être le second de la mission.
— Je suis Miguel de Cervantès, de Madrid, capturé au large des côtes
d’Espagne, lui soufflai-je. Il faut que je vous parle.
Le moine, qui semblait hésitant, me regarda à la dérobée. Il était
préoccupé par la cohue, par la foule des mendiants, commerçants, chameliers,
artisans du port, armateurs et soldats qui s’étalaient de part et d’autre du
môle.
— Nous nous verrons plus tard. Sachez que nous n’avons pas de lettre
de rachat à votre nom.
— Je ne demande pas mon rachat, j’ai une missive à remettre à l’un
d’entre vous.
— Trop dangereux.
J’insistai, mais la foule à côté de moi devenait pressante. Les deux
gardes d’El Cojo écartèrent à nouveau les passants. À ce moment, mon cœur
fit un bond dans ma poitrine. Derrière les badauds, j’aperçus une tête qui
m’était familière. Sigura… Quel tour de diable préparait-il sur le port
d’Alger ? Je préférai me cacher près des arcades de l’arsenal.
Chrysostome l’avait aperçu lui aussi et m’adressa un clin d’œil,
m’invitant à rester à l’abri. Il me rejoignit quelques instants plus tard, en
contournant la foule.
— Il ne t’a pas vu. Il souhaite apparemment prendre attache avec les
moines.
Chrysostome me saisit par le bras et m’entraîna derrière un pilier.
— Regarde, le chien s’est acoquiné avec un autre bâtard.
Il désigna un homme en pourpoint rouge, épée à la ceinture.
— Diego Vasquez en personne, siffla-t-il entre ses lèvres.
— Qui est-ce ?
— Un grand commerçant de la côte barbaresque, un intermédiaire obligé
pour maints marchands d’Alger. C’est lui qui écoule les marchandises
jusqu’à Marseille, la Sicile, Barcelone et Cadix. Il n’a pas son pareil pour
offrir une bourse emplie de sequins au Pacha ou aux chefs corsaires. Il s’est
attiré de nombreuses inimitiés, mais il a su s’immiscer jusque dans le palais
du Pacha.
La présence de ce personnage au côté de Sigura n’était pas de bon
augure. Diego Vasquez discutait avec un capitaine corsaire et, très à son aise,
désignait du menton le quatuor des moines qui marchait vers l’arsenal.
Sigura, lui, tournait dans la foule. Il s’approcha d’un caravanier, lui parla
brièvement puis frôla un corsaire qu’il paraissait connaître avant de retrouver
Diego Vasquez sous les arcades de l’arsenal, à l’extrémité de l’aile où
Chrysostome et moi avions trouvé refuge.
Dans l’arsenal, l’atmosphère était étrange, pétrie du cérémonial qui
précède les grandes tractations, et d’une hostilité savamment entretenue. Le
lieu était gardé par les hommes de Hadji Mourad, mais les corsaires restaient
maîtres de la rue. J’ignorais qui l’emporterait en cas de grabuge mais je
savais que la tempête pouvait être déclenchée en un rien de temps. Sigura
entra à son tour dans l’arsenal pour en ressortir quelques instants plus tard, le
sourire aux lèvres. Chrysostome m’invita à pénétrer dans le petit palais par
une porte adjacente, gardée elle aussi par des janissaires.
Les moines étaient assis sur un banc dans le patio, près d’un grand
rosier. Ils palabraient avec deux représentants des corsaires et El Cojo, qui
paraissait de bonne humeur. Chrysostome ne fut pas autorisé à approcher
mais il me dit que la discussion se déroulait selon le protocole habituel. L’un
des moines menait les pourparlers du côté des Frères de la Trinité. Il
s’appelait Fray de Arce. Le visage poupin, aux joues gonflées et rouges, il
brandissait tour à tour des lettres de rachat, sorties de sa soutane. Il parlait
beaucoup et le second, celui avec qui je m’étais brièvement entretenu sur le
quai, le reprenait, tandis que le troisième secouait la tête. Assis sur une
estrade de marbre, El Cojo n’avait rien perdu de sa superbe. Il négociait,
sortait à son tour une liste de noms, celle des captifs de rang. Je le
soupçonnais de vouloir augmenter les rançons.
— El Cojo sait que les moines ont une liste précise, me souffla
Chrysostome, mais ce sacripant veut échanger un tel contre un autre afin de
les contraindre à revenir avec de nouvelles lettres de rachat.
— Il lui serait pourtant facile de confisquer les sommes que les moines
ont apportées.
— Malheureux ! Ce serait tout entraver. Pourquoi gagner quelques
milliers d’écus lorsque des trésors sont promis pour les années à venir ?
Crois-moi, les pirates comme les Turcs ont tout intérêt à ce que le négoce se
poursuive.
— Fray de Arce semble confiant, remarquai-je.
— Il a des garanties, et il sait qu’il est la clé de cette manne de richesses
pour les Barbaresques. Le second connaît bien l’affaire lui aussi. Les deux
autres sont des poltrons, cela se sent. À la moindre incartade, je ne serai guère
étonné de les voir regagner en catimini leur navire.
Chrysostome se délectait d’assister aux palabres, fût-ce de loin. Des
corsaires allaient et venaient. Des gardes avaient amené des captifs dans une
pièce, au-delà du patio, sans que l’on puisse distinguer leur visage, qui
apparaissait derrière une fenêtre dotée de barreaux. L’un des moines s’y
rendait de temps à autre puis revenait s’asseoir afin de nourrir la discussion.
— Les choses n’avancent plus, susurra Chrysostome. Les moines ne
parviennent pas à négocier.
— Ils sont pourtant venus avec une belle besace.
— Je ne sais pas pourquoi mais El Cojo ne joue pas franc jeu.
— Les enchères ont sans doute monté.
— Les Barbaresques se mettent toujours d’accord avec les moines sur le
prix de tel ou tel captif de rançon pour leur prochaine venue. Lorsque les
Frères de la Trinité repartiront, si tout se passe bien, ils auront en poche le
montant réclamé pour un hidalgo d’Espagne ou un commerçant de Marseille.
Mais là, cela ne tourne pas rond. Quelque chose cloche…
Deux pirates amenèrent un captif. Les moines l’examinèrent, traduisirent
une nouvelle lettre. Un nom s’échappa de la bouche d’El Cojo, « Philippe de
Bourges », et le moine s’approcha. La discussion se faisait à voix forte
désormais et je percevais une bonne partie des propos.
— Est-ce bien toi, Philippe de Bourges, natif de Bourges, capturé voilà
deux ans au large des Saintes-Maries-de-la-Mer ?
— Oui, c’est bien moi, capturé voilà deux ans sur le navire Sainte-
Catherine, armé de quatre canons, par un vaisseau barbaresque battant faux
pavillon portugais. Je suis heureux de savoir que je vais être libéré.
Le moine releva le nez. Face à lui trônait El Cojo.
— Quatre cents écus !
— Nous nous étions entendus sur trois cents, rétorqua Fray de Arce.
— Vous avez tardé à venir le récupérer. Nous avons dû le nourrir !
Je savais qu’il s’agissait là d’un argument fallacieux. La pitance des
captifs ne coûtait rien, et la plupart d’entre eux vendaient leurs bras pour
obtenir une maigre ration de pain d’un marchand ou d’un pêcheur. Peu à peu,
El Cojo lâchait du lest. Le montant du rachat descendit à trois cent quatre-
vingt, puis à trois cent soixante écus.
Un autre prisonnier sortit de la petite pièce qui tenait lieu de prison, un
Napolitain répondant au nom de Pasquini. Son rachat avait été fixé à deux
cent cinquante écus. J’éprouvai une sensation étrange, c’était exactement la
somme annoncée pour mon rachat. Les moines ne possédaient aucun ordre
pour moi, ma famille m’avait sans doute oublié, Père devait encore courir
après quelque jupon. Je me dis aussi que je ne ressentais plus, au fond de
moi, l’envie de partir. Je ne voulais pas quitter Zorha. Je ne parvenais ni la
nuit ni le jour à effacer ses traits, ils revenaient sans cesse devant mes yeux et
ses caresses s’insinuaient dans ma chair, je la sentais contre moi, à soigner
mes blessures, ma mélancolie, à panser les plaies d’un captif dans une ville
de pirates. Je voyais ainsi la rade comme une promesse de bonheur, et les
remparts comme le lieu de mon union avec la bien-aimée, une bien-aimée de
l’Orient mais de père renégat, avec du sang chrétien et mahométan dans les
veines, une bien-aimée sortie du Cantique des Cantiques, les seins offerts, les
reins cambrés, la peau ambrée, les yeux ourlés de noir comme une invitation
au désir. Je cherchais une raison de fuir le royaume des Barbaresques et je
n’en trouvais pas, hormis l’idée de m’évader avec la bien-aimée. Le souvenir
de Zorha était un doux nectar qui coulait dans mes veines.
J’étais perdu dans mes pensées lorsqu’un bruit retentit au portail de
l’arsenal. Une dizaine de gardes s’y précipitèrent. L’un d’eux s’approcha d’El
Cojo, lui glissa quelques mots à l’oreille, et le pirate s’inclina, le visage
anxieux. Notables et marchands s’écartèrent pour céder le passage à un
homme rond et enturbanné, Hassan le Vénitien en personne.
— Que vient-il tramer ici ? s’inquiéta Chrysostome. Le Pacha à
l’arsenal, cela ne signifie rien de bon…
Le Pacha s’avança au milieu de ses hommes et prit la place d’El Cojo
sur l’estrade de marbre. Il tança Fray de Arce, s’informa du déroulé des
discussions et les reprit à son compte. Il manda le Napolitain Pasquini et fixa
le montant du rachat à cinq cents écus, au grand émoi des moines. Fray de
Arce se leva en protestant mais le Pacha l’invita à se rasseoir sous la menace
d’une dague brandie par un eunuque du sérail. Le Vénitien fixa le garde,
énorme, un Noir d’Afrique, et lui lança un ordre. El Cojo pâlit.
— Non, pas ça, seigneur Hassan !
— Tais-toi, ou tu connaîtras le même sort !
Un brouhaha s’échappa de l’assemblée. Les hommes du Pacha
surveillaient le cénacle et agitaient leur cravache pour calmer les
récalcitrants. Deux Barbaresques amenèrent le Napolitain. Un billot de bois
fut posé aux pieds du maître d’Alger et l’on ôta le pantalon du captif. Les
marchands étaient tétanisés. El Cojo n’en menait pas large mais continuait de
manifester son désaccord. La voix du Pacha retentit alors dans la cour.
— Vous en voulez deux cent cinquante écus ? Eh bien moi, j’en veux
quatre cents ! Comme je ne saurais entraver cette discussion et que nous
avons d’autres captifs à vous rendre, nous allons nous aussi négocier.
Tenu par deux cerbères, le captif tentait de se dégager et reçut plusieurs
coups dans les reins puis sur la tête. Il était désormais presque inconscient,
saisi aux épaules par les gardes qui l’agenouillèrent près du billot. Je compris
quel allait être son sort.
— Voilà, chers amis, le captif Pasquini vaudra désormais ce qu’en
donnent les moines. Cent cinquante écus de moins, mais forcément amoindri.
Le Vénitien tendit sa dague incrustée de pierres précieuses à El Cojo
qui, courageusement, la refusa. L’eunuque s’en empara alors, s’avança vers le
Napolitain et plongea la main dans son entrejambe. Il saisit le sexe du captif
et ordonna aux cerbères d’approcher le corps du billot. Je voulus bondir mais
le moindre geste m’était impossible. Je fus en proie à un malaise, près de
vomir.
— Tu vas rejoindre le peuple des fidèles, circoncis plus que de
coutume !
Le rire gras du Pacha résonna dans tout le patio. Il me manquait une
épée, une arquebuse, j’aurais voulu faire la peau à ce criminel, renégat qui
s’apprêtait à émasculer un captif chrétien, délit que même les plus féroces des
janissaires auraient réprouvé.
— Et sois heureux que l’on ne te coupe pas le nez et les oreilles ! ajouta
le Pacha.
L’eunuque posa alors le sexe du Napolitain sur le billot, son corps
toujours maintenu par les deux gardes, enroula une cordelette autour du
membre qui gonfla puis le découpa au couteau. Un filet de sang jaillit.
L’homme eut un sursaut, poussa un hurlement vite réprimé par l’eunuque,
puis s’évanouit. Le bourreau essuya le couteau sur sa tunique beige et brandit
le membre dégoulinant de sang devant l’assistance.
Le Vénitien se rassit et toisa les moines.
— Emmenez-le où bon vous semble ! Vous le vouliez pour deux cent
cinquante écus. Il est à vous.
Le corps du Napolitain fut porté vers les quais par les deux cerbères
tandis que l’eunuque disparut dans le fond du patio, le coffret contenant le
sexe coupé sous le bras. Les moines, terrorisés, ne savaient que dire.
Les marchands se dispersèrent. Tous restaient interdits. J’aperçus près
de la porte d’entrée Sigura accompagné de Diego Vasquez. Il avait dû assister
à la mutilation et ne me paraissait pas étranger à la fourberie du potentat
d’Alger. Il regarda la petite assemblée et s’échappa par le portail de bois.
Les moines reprirent leur discussion et je remarquai que certains d’entre
eux tremblaient.
Fray de Arce prononça trois noms et trois hommes furent amenés, le
regard suintant de peur, par les cerbères du Pacha. Un quatrième et dernier
nom me coupa le souffle :
— Miguel de Cortinas d’Alcalá.
Rodrigo me regarda. Je restai là, figé. Une lumière douce éclairait le
visage de mon frère, et une odeur de menthe envahit l’atmosphère. Je ne
pouvais cacher mon émoi. Cortinas était le nom de notre mère, et Alcalà, le
lieu de ma naissance. Ce nom annonçait ma libération, mais je compris que je
ne pourrais me résoudre à abandonner Rodrigo en terre barbaresque. Je
songeai aussitôt à Zorha. Fray de Arce avait entamé sa palabre. Il sollicitait
une réponse, on le sentait épuisé. Je touchais Rodrigo du coude.
— Eh ! réveille-toi, hermano ! Cortinas d’Alcalá, c’est toi !
Je le poussai brutalement sur le devant de la scène, face à El Cojo, qui
comprit fort bien le bénéfice qu’il pouvait tirer de ce retournement de
situation.
— Cortinas d’Alcalá, ta famille te réclame pour trois cent cinquante
écus. Dépêche-toi ! Acceptes-tu ta libération ?
Le regard perdu, mon frère acquiesça sourdement. Il tourna la tête vers
moi, étonné et triste à la fois, puis disparut derrière la foule, happé par les
Frères de la Merci.
Chapitre 18

Je rejoignis mon frère le soir dans la maison d’El Cojo. Il embarquerait


bientôt et, de loin, je le vis esquisser des pas de danse. Je demeurai dans un
recoin à le regarder. Il ne tenait pas en place, et sa silhouette était celle d’un
homme heureux. Se sentant observé, il vint à moi en silence, s’agenouilla à
mes pieds.
— Miguel, je ferai tout pour te libérer. Notre Roi sera averti, et même si
Père est ruiné par la somme, tu auras le soutien de la Cour. Tout le monde
sait que tu fus le protégé de Don Juan d’Autriche.
Il tentait de cacher sa joie de rentrer enfin, profondément désolé, en fait,
de me quitter. Il se sentait coupable de ce choix rapide et arbitraire. Il devinait
également le désarroi en moi, non pas tant de devoir rester en terre
barbaresque que de devoir me séparer de lui.
— Et Clémente ? demandai-je afin de cacher mes sentiments.
— Elle arrive à Alger demain soir, elle nous donnera des nouvelles de
Zorha. J’ai cru comprendre que toutes deux n’ont pas été inquiétées.
Le lendemain, nous retrouvâmes Clémente la nuit venue, dans l’arrière-
cour d’une taverne tenue par des chrétiens. Rodrigo l’embrassa longuement
sur la margelle d’un puits. Je me détournai, gêné. Je pensais à Zorha que
j’avais appris à tenir dans mes bras. Comment quitter ces rivages où j’avais
connu tant d’émois ? Quelle liberté plus amère que celle qui entraîne
l’éloignement ? Des éclats de voix retentissaient depuis la grande salle de la
taverne où janissaires et captifs, passablement ivres, s’entassaient pour jouer
aux dés. Clémente me secoua de ma rêverie.
— Zorha est saine et sauve, elle réside dans l’un des palais d’Alger, sur
les hauteurs. J’ai pris des risques ce soir. Seul un domestique est dans la
confidence. Zorha me charge de te dire de prendre garde à toi.
— Le péril n’est plus si grand après ce que nous avons vécu ces derniers
jours.
— Détrompe-toi, Miguel. Hadji Mourad dit que Barbaresques et
janissaires n’ont pas encore eu d’occasion véritable de s’affronter.
Une bousculade dans la taverne qui menaçait de mal tourner nous
obligea à quitter précipitamment les lieux. Les adieux de Clémente et
Rodrigo furent d’autant plus douloureux qu’ils durent se séparer comme s’ils
ne s’étaient jamais connus. Rodrigo tenta de la retenir, mais un garde
pressa Clémente. Elle courait presque, prit la première ruelle. Elle savait
qu’elle ne reverrait plus jamais Rodrigo. Il avait le visage défait. Elle se
retourna autant de fois qu’elle le put, lui offrant son beau visage noyé de
larmes.

Les Frères mercédaires demeuraient dans une auberge du haut de la


ville, sous protection des Barbaresques. La garde était davantage destinée à
les impressionner qu’à les escorter. Seul Fray de Arce paraissait serein, sûr
que sa mission de libération parviendrait à son terme. Une dizaine de captifs
devaient bénéficier de la liberté, dont Rodrigo, et Fray de Arce ne craignait
pas que la palabre traînât en longueur. Le supplice du Napolitain l’avait
certes attristé, mais rien ne lui semblait plus important que de maintenir le
lien avec les pirates afin de libérer plus tard d’autres captifs.
Je traînais dans Alger la Barbaresque comme une âme en peine. Nul ne
pouvait me consoler, hormis la bien-aimée. Je criais en silence mon amour.
J’étais désespéré de la sentir captive, aussi prisonnière que moi, prisonnière
de la souffrance de ne pas me voir, prisonnière des janissaires qui
l’espionnaient, prisonnière des eunuques qui veillaient sur elle jour et nuit.
Bientôt mon frère abandonnerait cette terre à la fois maudite et bénie,
maudite parce que barbare, bénie parce que berceau de nos amours vraies.
J’avais envisagé de lui confier la lettre de ma mission, destinée à convaincre
les Espagnols, les Italiens et les Français de se rapprocher de la Porte, mais
Chrysostome m’avait averti que les captifs libérés étaient systématiquement
fouillés. Mon frère allait me manquer. Sans lui, je redoutais de ne plus
supporter ma captivité. Au début de la nuit, je décidai de monter sur le toit.
La pleine lune éclairait les eaux au-delà du port et donnait un doux reflet aux
voiles à moitié repliées des galères pirates. La mer ressemblait à un plat
d’argent finement ciselé. Les maisons devenaient encore plus blanches face
au miroitement. Jamais la mer ne m’avait paru si accueillante, comme si elle
me tendait les bras, comme si elle me demandait de partir avec Rodrigo et les
Frères de la Trinité.

Le lendemain, Rodrigo prépara son maigre paquetage, trois vêtements,


deux tapis kabyles achetés grâce aux sequins versés par Santoni pour nos
pêches au corail et quelques babioles. Clémente avait quitté secrètement la
maison où elle résidait tôt le matin, par la porte au fond de la cour. Le navire
des Frères de la Trinité pouvait lever les voiles à tout moment, au gré des
tractations et des humeurs des Barbaresques. Rodrigo exultait et n’avait
qu’une idée en tête : m’aider à fuir.
— Je trouverai les fonds pour te sortir de cette geôle.
— Tu sais que ce qui m’importe, c’est de retrouver Zorha…
— Je convaincrai le Roi d’envoyer des moyens pour ta mission.
— Si tu arrives jusqu’à lui, Rodrigo. D’autant qu’un message oral n’a
que peu de valeur, et que tu risques de ne pas franchir la ligne des courtisans
et conseillers.
— J’essaierai et ta missive arrivera à la Cour par d’autres chemins.
— Chrysostome m’a parlé d’Oran, tenue par nos frères d’armes, les
Espagnols de Don Martin de Cordoba. J’irai leur faire état de ma mission.
— Prends garde, Miguel. La route est semée d’espions et de traîtres.
— C’est ma seule voie, Rodrigo. Et le temps presse. Alger semble se
préparer à une bataille. Les Barbaresques ont caché des armes, des Maures
ont été recrutés dans les campagnes et les montagnes. Le moindre coup de
feu peut dégénérer en guerre ouverte.
— Méfie-toi de tes ennemis.
— Pour l’heure, ils ne sont guère nombreux.
— Détrompe-toi, mon frère. Ce Sigura est prêt à tout pour s’attirer les
faveurs de Hassan le Vénitien. Je ne sais ce qu’il trame, mais il est acoquiné à
ce fieffé Blanco de Paz et à ces canailles de l’Inquisition.
— J’ai le soutien de Hadji Mourad. C’est lui, après tout, qui m’a confié
la mission. Et derrière Hadji Mourad, c’est l’Empire ottoman qui règne.
— Hadji Mourad est certes puissant, Miguel. Mais il ne peut se
permettre de guerroyer avec les pirates. Hassan le Vénitien le sait, qui joue
sur les deux tableaux. Il peut déclencher la guerre à tout moment.
— Le Pacha attise la révolte, mais il reste prudent. Il ne peut pas risquer
de s’attirer les foudres des janissaires.
— Rappelle-toi que tout est possible à Alger.
Je rétorquai que les pirates étaient davantage préoccupés par la Course et
attirés par des butins de l’autre côté de la mer. Je songeai en même temps à
nos destinées communes de ce côté-ci de la Méditerranée, aux femmes que
nous avions rencontrées. Rodrigo allait quitter la côte barbaresque, qui était
aussi celle de l’amour, et moi je resterais seul, avec le souvenir de Zorha.
En fin de matinée, Chrysostome me tendit une lettre, portée par un
messager maure. Elle ne pouvait venir que de Zorha. Je montai sur le toit et la
dépliai fébrilement.
Mon cher Miguel,

Je ne me remets pas de ton absence. Je me sens si enfermée, absente de


moi-même, et surtout si loin de toi. Clémente est effondrée par le départ de
Rodrigo, mais je te prie de ne rien dire à ton frère car elle ne veut en aucun
cas le dissuader de prendre le large. Elle sait qu’il en va de ta survie, de la
nôtre.
Père m’a isolée dans un palais d’Alger, en haut de la ville, non loin de la
Porte Neuve. Ne tente rien pour me retrouver, c’est beaucoup trop dangereux.
Quatre eunuques me gardent nuit et jour, sans compter les janissaires aux
portes du palais et dans les coursives. Père craint une attaque des pirates et
une révolte au sein de sa propre garde. Sigura, lui, tente d’attiser la haine
entre Barbaresques et Turcs, à la solde du Vénitien. En réalité, je ne sais qui
obéit à qui. Il est probable que Sigura agit pour son propre compte. Je connais
ta querelle avec lui, le duel de Madrid, et il peut souhaiter ta mort. Tiens-toi
sur tes gardes et ne suscite aucun péril en tentant de m’approcher. Je t’ai
attendu si longtemps, veillons à ne pas compromettre notre amour pour une
impatience. Ne compromets pas non plus ta mission, il en va de l’avenir de la
paix en Méditerranée, jusqu’à Carthagène, dans ton pays, jusqu’à Cadix,
Marseille, Messine, Naples, Rhodes et notre port d’attache, à Père et à moi,
Constantinople. Si tu échoues, d’autres razzias surviendront, d’autres guerres
sur les eaux, d’autres petites batailles qui se solderont par de grandes pertes.
N’oublie pas cela, quoi qu’il nous arrive : sur tes épaules repose la destinée
de la concorde future entre les mahométans et les chrétiens.
Tu me manques tellement, j’ai parfois l’impression de ne plus pouvoir
respirer, l’air se fait rare, le ciel est vide, l’horizon n’existe plus, mais
Clémente me rassure, elle me donne de tes nouvelles et espère que bientôt
nous serons ensemble, à Alger, à Constantinople, en Espagne ou sous
d’autres cieux. Le monde est assez grand pour héberger notre amour en exil.
Ta bien-aimée,
Zorha
Je repliai la missive en prenant garde à ce que personne ne m’aperçût.
Mon cœur se serra, je mourrais à petit feu de ne pouvoir prendre Zorha dans
mes bras. Elle me sauvait la vie car Sigura fomentait bien un complot.
Derrière lui, l’Inquisition serrait les rangs, avec à sa tête Blanco de Paz. Je
devais me méfier de tous, y compris des Frères de la Trinité qui pouvaient
fort bien être de mèche, pour une raison ou une autre, avec les Inquisiteurs.
On apercevait le palais de Zorha depuis les remparts du sud, près de la
Porte Neuve. Il servait de résidence aux hôtes de marque, comme le caïd de
Tlemcen lorsqu’il n’était pas en guerre contre la Porte ou le sultan du Maroc.
Je n’avais pas vu Zorha depuis trois semaines. Malgré ses recommandations,
je ne pus m’empêcher d’aller reconnaître les lieux le soir même, déguisé en
Bédouin, avec l’aide de Chrysostome.
Deux fanaux éclairaient la porte d’entrée. Je restai tapi dans l’ombre,
tandis que mon compagnon surveillait l’arrière de la rue. La garde était
composée d’une dizaine de janissaires sur le qui-vive.
Je sentis le bras de Chrysostome sur mon épaule. Il m’attira dans le
recoin.
— Un détachement arrive, me souffla-t-il.
Quatre spahis à cheval sortirent des écuries du palais et passèrent devant
nous. Quelques instants plus tard, deux hommes s’aventurèrent dans la rue,
suivis de gardes qui portaient des lanternes à huile. La vue du premier
homme me glaça le sang : il s’agissait de Sigura. Que complotait encore cette
crapule ? Qui plus est aux portes du petit palais où était enfermée Zorha ? Il
remit une lettre à l’un des janissaires au portail. J’étais sidéré. L’envie me
démangeait de le poursuivre, de le provoquer à nouveau en duel dans une
ruelle sombre, loin des sentinelles, mais je me retins. Je sentais Zorha en
danger et voulus franchir le parapet du jardin afin de me glisser dans la
demeure de Hadji Mourad. Chrysostome me convainquit de ne rien tenter.
— Trop périlleux, l’occasion de prendre un coup de dague entre les deux
omoplates, Miguel, et tu mettrais de surcroît ta bien-aimée dans un sale
pétrin. Non, attendons la bonne occasion. Tant qu’elle est dans le palais, elle
ne risque rien.
— Il faut la prévenir. Je ne sais ce que prépare cette ordure de Sigura,
mais cela ne présage rien de bon, ni pour elle ni pour Hadji Mourad.
— Nous passerons par Clémente. Viens, filons.
Je jetai un dernier coup d’œil sur le mur d’enceinte et la façade du
palais, prêt à escalader une montagne pour rejoindre Zorha. La prudence
imposait de revenir plus tard, et surtout de contrer les menées de l’infâme
Sigura.
Chapitre 19

Rodrigo partit quatre jours plus tard sur la nef des Frères de la Trinité. Je
l’accompagnai jusque sur les quais. J’étais bouleversé mais tentai de masquer
mon trouble. Je perdais un compagnon de captivité, un frère d’armes, un ami
qui partageait mes sentiments, ceux de l’amour, de l’espoir et de la
mélancolie. Lui était heureux et s’avouait en même temps déchiré, inquiet de
quitter Clémente, même s’il caressait le rêve de revenir la chercher, triste de
m’abandonner, ainsi que les amis d’Alger. Il me serra dans ses bras et je vis
défiler toute la campagne de Valladolid, les chambres de notre maison de
Madrid, l’escalier de bois et les tapisseries aux murs, les coffres dans lesquels
notre père rangeait ses manuels de médecine. Rodrigo se mordait les lèvres,
comme s’il voulait à tout prix lutter contre le souvenir, qu’il allait pourtant
retrouver de l’autre côté de la mer. Je le revis dans les champs d’oliviers,
accroché aux branches ou à cheval, trottant sur les collines, je le revis dans
les faubourgs de Séville, drôle, enjoué, à la recherche des regards féminins, à
la porte du collège, avec un pourpoint bien propre.
À côté des frères et de trois autres captifs, Rodrigo me salua de la main,
debout dans l’embarcation. Je ne distinguai déjà plus son visage.
Sans doute Clémente le suivait-elle du regard, là-haut, au sommet de la
ville, depuis la terrasse du palais de la Porte Neuve, sans doute le devinait-
elle à la fois soulagé et anxieux de ce départ. Je me retournai pour tenter de
discerner au loin la demeure où était enfermée Zorha. Pour elle, je
poursuivrais ma mission, jusqu’à Oran et au-delà. Je quittai la digue afin de
regagner la ville, le cœur lourd, avec une vie qui recommençait, orpheline de
la fraternité. Des porteurs de sacs de grains me heurtèrent et je ne dis rien,
hagard. Je sentais le poids d’un deuxième exil sur mes épaules que seul
l’amour de Zorha pouvait désormais soigner.

Les quais étaient devenus étrangement calmes. On comptait peu de


marchands. Les artisans dont les ateliers bordaient l’arsenal avaient disparu,
les janissaires aussi. Un détail me frappa. Plusieurs canons qui protégeaient la
darse avaient été retournés vers la ville, comme si l’ennemi devait venir de
l’intérieur des remparts. J’y voyais la main du Vénitien, paré à contrer une
attaque des janissaires.
Je ne devais plus perdre de temps. Rodrigo parti, j’étais plus fragile. Le
paysage de la mer n’offrait plus une ouverture sur le monde mais
s’apparentait maintenant à une antichambre de la détresse. El Cojo avait beau
être mon protecteur, il pouvait entraver ma mission et mon désir de fuite. Une
arme se tournait à nouveau contre moi : la nostalgie. « Bientôt je reverrai
notre Espagne », avait murmuré mon frère avant de rejoindre la nef des
Frères de la Trinité. L’Espagne, la Cour de notre Roi Très Catholique,
Madrid, Alcalá… Comme il avait dit cela ! Les remparts d’Alger
redevenaient des murs contre lesquels je me cognais.
Dans sa demeure, El Cojo ne tenait plus en place. Il avait pris du galon.
Des corsaires lui rendaient de plus en plus souvent visite, lui demandaient de
partir en campagne sur mer, lui promettaient des butins. Une expédition
semblait se préparer, à destination de la Sicile ou au large de Tunis. Le
remue-ménage autour du Boiteux indiquait qu’il devait reprendre la mer, à
moins que le Pacha ne l’eût désigné raïs en chef à la tête de la flotte
barbaresque.
Dans tous les cas de figure, cela signifiait que je devais me tenir sur mes
gardes. Comme tous les capitaines, El Cojo pouvait très bien me revendre à
un autre pirate, moyennant une commission.
Il me restait les liens avec Hadji Mourad. Je ne pouvais en abuser. Lui-
même me tenait : c’était la main de sa fille contre la réussite de ma mission.
Je l’estimais prêt à tout, même à revenir sur sa parole pour assurer la survie
de son trône. Il était le dépositaire d’une tradition de tueurs, d’infanticides, de
fratricides, celle des sultans de Constantinople. Peu lui importait de garantir
la survie d’un Espagnol. Son souci était d’empêcher la révolte des pirates, les
manœuvres des spadassins au service de la rapine, tel Sigura, et d’autres
conspirateurs, à l’instar de Blanco de Paz.
À plusieurs reprises, des pirates apportèrent des arquebuses dans la
maison d’El Cojo. Des Maures pénétraient dans le patio et discutaient
longuement avec les lieutenants d’El Cojo. Lui rajeunissait. Il retrouvait,
disait Chrysostome, le parfum des jours de guerre, lorsque les galères
embarquaient du jasmin, tradition des corsaires, lorsque les marins
fréquentaient les bordels de la ville pendant les trois jours et trois nuits
précédant l’embarquement.
— Le jour où tu verras les bordels pleins, c’est que nous serons à la
veille d’une guerre, sur mer ou sur terre.
Les maisons de plaisir se remplissaient, près du bagne de la Bastarde et
de la Casbah.

Je préparais mon départ pour Oran avec pour prétexte la pêche au corail
dans la baie de Jebalya. Chrysostome était désormais dans la confidence.
Deux dangers nous menaçaient. D’abord, nous contournerions le sud de la
ville par la plaine de la Mitidja, ce qui exigeait un long parcours et des armes
pour éviter les attaques de bagnards. Ensuite, il faudrait être très prudents, la
route d’Oran était fréquentée par des agents à la solde des Barbaresques,
spahis, cavaliers des montagnes, chameliers, commerçants. Un captif serait
immédiatement arrêté s’il était suspecté de se diriger vers le fort.
— Déguisons-nous en Bédouins, dit Chrysostome.
Il acheta des vêtements de paysans au Souk el-Kebir et un garde de
Hadji Mourad nous confia deux pistolets. Le temps pressait. Si mes craintes
se confirmaient, la ville serait bientôt à feu et à sang et toute sortie
deviendrait illusoire.
Deux jours plus tard, un événement précipita la révolte. Un navire en
provenance de Constantinople, censé apporter une partie de la solde des
Turcs, fut intercepté au large de Djijel par les corsaires du Vénitien. Non
seulement la prise se révéla excellente, mais elle permit au Pacha d’attiser la
colère des soldats de Hadji Mourad.
— Cette nouvelle n’est bonne pour personne, maugréa Chrysostome.
Même El Cojo est inquiet.
— Il n’a aucune confiance en Hassan le Vénitien.
— Oui, tu as raison, il semble s’en méfier comme de la peste, même s’il
prend du galon grâce à lui. Mais à quoi cela lui servirait-il d’être raïs des
corsaires si la ville était à feu et à sang, si les Barbaresques perdaient la partie
contre les Turcs et la Porte ? À quoi cela rimerait-il de perdre des vaisseaux
et de ne plus être roi de la Méditerranée ?
— Le pari de ce chien de Pacha est certes risqué, mais Hadji Mourad
joue gros, lui aussi. Si les spahis ne descendent pas des montagnes, il sera
vaincu.
— Ce n’est pas le moment de te rendre à Oran, Miguel. Nous risquons
les pires ennuis.
— Ici aussi. Il faut partir, Chrysostome. Les captifs, qu’ils soient de
rançon ou non, les juifs, les chrétiens, vont être pris entre deux feux.
À cet instant résonnèrent d’étranges coups, comme ceux d’une grosse
cloche.
— Le chaudron… blêmit Chrysostome.
— Qu’est-ce, l’ami ?
— Le tocsin des janissaires. Ils frappent sur un grand chaudron, une
tradition depuis les premières protestations de la milice à Constantinople.
— Ils entrent donc en révolte…
Les coups redoublèrent. Ils provenaient de la garnison toute proche,
l’une des sept que comptait la ville.
— Lorsque les janissaires frappent avec des marteaux sur le chaudron,
c’est pour annoncer la sédition.
Nous montâmes sur le toit. Un feu avait été allumé sur les remparts
d’orient. Une maison voisine se consumait.
— Si les janissaires sortent de la caserne, c’en est fini de Hadji Mourad,
pesta Chrysostome.
À nos côtés se tenaient d’autres captifs. El Cojo était sorti avec ses
hommes. Les coups sur le chaudron se poursuivaient. Un Maure hurla dans la
rue que les janissaires se dirigeaient vers la seconde caserne, sur les remparts.
Des balles de mousquets furent tirées, mais on ne savait qui visait qui. Des
hommes en armes passèrent en contrebas, des corsaires accompagnés de
Maures descendus des montagnes.
Je me retournai et posai mon regard sur les hauteurs d’Alger. Près de la
Porte Neuve, Zorha devait assister au même spectacle que moi. J’étais pétri
d’angoisse pour elle et pour Clémente. Le sort d’Alger se déciderait cette
nuit. Je regrettais de n’avoir pu m’enfuir à temps afin de porter la missive de
concorde aux Espagnols d’Oran.
Chapitre 20

— Debout, Miguel, c’est du sérieux !


Je regardai ébahi le visage de Chrysostome penché au-dessus de moi, un
chandelier à la main.
— Les janissaires entrent en révolte !
Une fusillade retentit au loin. J’entendis des bruits de pas dans la ruelle.
Je me frottai les yeux.
— Diable, que se passe-t-il, Chrysostome ? Qui se révolte contre qui ?
Chrysostome me tendit mes chausses.
— Les janissaires veulent tuer Hadji Mourad. Leur solde n’a pas été
versée, et la rapine ne rapporte plus rien, puisque les Barbaresques ne
donnent plus leur part. Ne perdons pas de temps !
Nous montâmes sur la terrasse. Dans la rue, des Barbaresques couraient,
sabres à la main. Les fusillades provenaient d’une caserne, celle des
janissaires qui jouxtaient la Porte Neuve. On distinguait des feux sur les
hauteurs.
Chrysostome tentait de comprendre dans quelle direction allaient les
Barbaresques en armes.
— C’est El Cojo qui m’a prévenu. Il a voulu me mettre à l’abri et m’a
ordonné de ne pas sortir de la maison.
— Et où se terre-t-il, ce boiteux ?
— Sûrement sur les remparts. Avec ses pirates, il veut aider les
janissaires révoltés à bouter dehors Hadji Mourad.
Je serrai les poings. Le tumulte enflait dans les ruelles de derrière.
— Il suffit qu’une ou deux autres casernes suivent et le père de Zorha
est mort, soupirai-je à voix haute.
— C’est aussi ce que je crains, Miguel. Hadji Mourad n’est plus aussi
puissant qu’on le dit. Constantinople est loin, et le Sultan n’a que faire de ces
séditions. L’empire a d’autres soucis, des révoltes dans les Balkans ou dans le
Hedjaz. La Mecque n’est pas sûre, la côte de Tripoli non plus.
— Le Sultan n’aimerait pourtant pas que la côte des Barbaresques lui
échappe…
— Certes, mais que faire ? Le temps d’envoyer des galères et il sera trop
tard.
— Allons-y, Chrysostome.
— Tu es fou, Miguel ! Nous serions transpercés avant même de croiser
un fidèle de Hadji Mourad.
Je regardai la flaque noire de l’autre côté, la mer plongée dans la nuit.
Mon frère me manquait cruellement. Lui n’aurait pas hésité un instant.
J’empoignai le bras de mon compagnon et l’entraînai vers l’escalier donnant
sur la rue.
— Nous n’avons pas le choix. Ici aussi, nous risquons notre peau.
Nous prîmes deux dagues et un revolver que Chrysostome cachait sous
son lit, ainsi que deux burnous pour dissimuler nos visages si nous croisions
des ennemis. La rue qui longeait l’arrière de la maison était déserte. Les
bruits de la fusillade continuaient de résonner mais ils semblaient désormais
provenir de plusieurs quartiers de la ville. Que devenait Zorha ? Je pressentis
le danger. Si son père était menacé, elle l’était tout autant.
— Viens, montons à la Porte Neuve.
— À la Porte Neuve ? Mais tu n’y penses pas, Miguel, nous allons
rencontrer des hordes de janissaires…
— Je croyais le capitaine Chrysostome plus courageux.
La remarque fit mouche. Chrysostome bomba le torse et se lança dans la
rue, pistolet et dague à la ceinture. Nous parvînmes sur les hauteurs de la ville
par un labyrinthe de ruelles, de manière à contourner les garnisons. Au bout
d’une venelle, trois janissaires échangeaient leurs armes avec des
Barbaresques. Plus loin, deux Maures égorgeaient un Turc, sûrement un
fidèle de Hadji Mourad. Chrysostome porta la main à son pistolet, mais je le
retins.
— Garde les balles pour la suite.
Au sommet de la ville, près du palais où était retranchée Zorha, les
combats gagnaient en intensité. De la ruelle menant à la Casbah, je vis les
flammes s’approcher. La garde de Hadji Mourad se défendait bec et ongles. Il
comptait encore des partisans et la partie n’était pas perdue. La lune s’était
levée, éclairant faiblement les remparts et se reflétant au loin sur la mer.
J’entendis des coups de feu du côté de Bab Azoun. Ce ne pouvait être que les
renforts de Hadji Mourad, sans doute des Kabyles. Tout allait se jouer cette
nuit.
La demeure où était recluse Zorha paraissait calme. Nous nous en
approchâmes par les ruelles en contrebas. La vaste maison n’était pas gardée,
les janissaires avaient dû se retrancher à l’intérieur. Je m’approchai du mur
d’enceinte.
— Miguel, tu ne vas quand même pas grimper ? me souffla
Chrysostome.
— Tais-toi, l’ami, et suis-moi.
Chrysostome me tendit les mains afin que je puisse escalader le mur
d’enceinte depuis la ruelle adjacente. Il me rejoignit quelques instants plus
tard, après que j’eus tendu mon burnous en guise de corde depuis le faîte du
mur. Nous tombâmes dans un jardinet. À peine nous étions-nous relevés que
des hommes se ruèrent sur nous. Je n’eus pas le temps de sortir ma dague. Ils
nous ceinturèrent et nous poussèrent dans les dépendances, jusqu’à une petite
pièce où luisait une chandelle. Des officiers de janissaires en armes y étaient
rassemblés. Chrysostome parla en turc et en franco, évoqua le nom du
représentant de la Porte. Nous attendîmes quelques instants puis une porte
dans le fond s’ouvrit. Mon cœur se mit à battre la chamade quand Zorha
apparut.
En voyant les gardes, elle se retint de se jeter dans mes bras. Elle donna
quelques instructions aux soldats puis s’adressa à moi en penchant la tête, qui
était enveloppée dans un voile blanc.
— Je suis tellement heureuse de vous voir vivants, Miguel, toi et ton
compagnon.
— Et moi donc !
Quelle situation étrange que deux êtres qui s’aiment contraints de
demeurer à distance, alors même qu’ils se retrouvent après de longs moments
d’angoisse. Mes sentiments étaient à fleur de peau, mes nerfs à vif.
— Et ton père ?
Je la dévisageai. Elle resplendissait et je ne pus m’empêcher de penser
que durant mon absence elle avait embelli.
— Il conduit la résistance avec les janissaires qui lui sont restés fidèles.
Il se bat sur les remparts de Bab Azoun.
— Qui est derrière ce complot ? demandai-je encore, comme pour
mieux la contempler.
— Hassan le Vénitien, bien sûr, mais aussi des chrétiens.
— Serait-ce le damné Sigura ?
— C’est un nom qui circule.
— Que pouvons-nous faire, Zorha ?
Dans la pièce voisine, les janissaires distribuaient des armes. Je vis des
lueurs par la fenêtre. Le jour n’allait pas tarder à se lever.
— Fuis cette demeure. Il y a un passage souterrain.
— Je veux me battre contre ces chiens !
Je sentis Chrysostome frémir à mes côtés et lui donnai un coup de
coude.
— Tu ferais mieux de rester en sécurité, répondit-elle. Hadji Mourad a
besoin de toi. Et moi aussi…
Je regardai ses yeux briller à la lueur des chandeliers. Elle ne cilla pas.
— Ton père compte-t-il assez d’hommes ?
— Oui. Selon son lieutenant, seules deux casernes sur sept ont versé du
côté des Barbaresques. Et tous les Barbaresques ne sont pas alliés à Hassan le
Vénitien. Maints d’entre eux nous ont fait porter des messages nous assurant
de leur soutien, dont le raïs en second El Cojo.
— Il aurait donc basculé…
— El Cojo sait que le vent peut tourner. Il en a surtout assez des
exactions de Hassan Pacha.
Un officier pénétra dans la pièce et lança un ordre. Plusieurs soldats se
dirigèrent vers le jardin.
— Je dois te quitter, Miguel. Ces hommes vont prêter main forte à Père,
du côté de Bab Azoun.
— Je veux t’accompagner. Tu as besoin de protection.
— J’ai ce qu’il faut. Rendez-vous plutôt ce soir ici même, si la demeure
n’a pas été brûlée…
Elle partit, suivie de quatre gardes. Deux autres nous guidèrent vers le
passage souterrain, qui donnait sur la maison voisine. Zorha paraissait
confiante. Son père avait quelque chance de bouter dehors les comploteurs,
bien que ceux-ci, j’en étais désormais certain, n’eussent pas fourbi toutes
leurs armes.
Chapitre 21

À Bab Azoun, les fidèles de Hadji Mourad avaient fini par reconquérir
le terrain, grâce à des renforts inespérés. La bataille n’était pas encore
gagnée, mais l’envoyé du Sultan pouvait au moins espérer tenir une partie de
la ville. Chrysostome croisa un lieutenant de janissaires de sa connaissance,
qui nous escorta jusqu’à la Porte.
Elle était solidement gardée par des janissaires et des cavaliers kabyles.
Sur les remparts, des torches éclairaient la sortie vers l’ouest, en contrebas,
où des soldats circulaient, sabre en main. Des mousquets étaient disposés sur
le mur, certains pointés sur la piste de Sétif et d’autres sur la ville. Des
escouades de Maures apportaient des armes, de la poudre, des vivres. Si tant
d’Algérois prêtaient main forte aux hommes de Hadji Mourad, on pouvait
raisonnablement croire qu’il était sauvé.
Le lieutenant glissa quelques mots à Chrysostome avant de prendre le
commandement d’une troupe de janissaires. Chrysostome me traduisit les
paroles du Turc : le chef des miliciens, l’agha Ali Corso, avait été tué par les
propres hommes de Hadji Mourad.
— Ils l’ont sacrifié.
— Hadji Mourad en a fait un exemple. On ne trahit pas impunément le
Sultan. À l’heure qu’il est, soit le Pacha est mort, soit il a déjà signé un pacte
avec son ennemi. Le lieutenant estime que nous devrions nous replier,
continua Chrysostome. Il craint toujours une contre-attaque de Hassan le
Vénitien.
Des gémissements semblaient surgir des remparts mêmes.
— Dis-moi d’où proviennent ces plaintes, Chrysostome.
— Je ne sais pas, Miguel. Je crains le pire…
Je me dirigeai vers une guérite qui donnait sur le mur extérieur d’Alger.
Deux Barbaresques étaient suspendus à d’immenses crocs de fer, empalés.
— Détachez-les ! hurlai-je.
Le lieutenant des janissaires esquissa un sourire et me répondit en turc.
— Il dit que tu ferais mieux de te taire si tu ne veux pas finir comme
eux. Partons, Miguel.
J’enrageais de ne pouvoir rien faire. La barbarie n’avait-elle pas de
limites ? Je savais que les choses en allaient ainsi ici, mais je ne supportais
plus ces visions d’horreur. Les deux condamnés étaient des renégats. L’un
d’entre eux psalmodiait des prières en italien. Le lieutenant des janissaires me
toisa et lança un ordre à son adjoint. Quelques instants plus tard, l’homme
perça le corps des suppliciés. L’Italien poussa un râle déchirant et,
brusquement, son corps se raidit.
Les combats avaient cessé de ce côté-ci d’Alger et continuaient vers Bab
el-Oued. Une clameur courut soudain sur les remparts, dont nous nous étions
à peine éloignés. J’aperçus un attroupement.
— C’est Hadji Mourad ! s’écria Chrysostome.
Un homme ouvrait le cortège des spahis et des janissaires. Certains
lançaient leur turban en l’air, d’autres s’époumonaient en clamant le nom du
représentant du Sultan.
— Ils disent que c’est lui, le vrai Pacha d’Alger, traduisit Chrysostome.
Hadji Mourad s’arrêta au pied du rempart qui dominait la rue où nous
nous trouvions. Son chambellan agita la lanterne dans notre direction et le
soldat qui nous guidait lui répondit.
— Hadji Mourad te salue, commenta Chrysostome.
— Je le salue aussi, par le cœur, et lui souhaite longue vie, répondis-je.
Le père de Zorha ne pouvait me voir dans l’obscurité de la ruelle, malgré
la lueur de la lampe du janissaire. Je distinguai son costume, un uniforme de
guerre, son large turban rouge et blanc, sa barbe fournie. En conquérant
serein, il commandait aux hommes, organisait la défense des remparts et
paradait avec panache au-dessus d’une ville qui à tout instant pouvait
sombrer dans les flammes. Un quarteron de Maures lui baisa les mains et
repartit. Que leur avait-il promis ? Des caisses de vivres ? Des écus, fruits de
la rapine ? Des armes ? Cet homme était habile. Il savait manœuvrer entre les
uns et les autres, rassembler les ennemis afin de contrer les Barbaresques et
Hassan le Vénitien, il savait régner au sommet d’un volcan. Je songeai à
Zorha. À l’heure qu’il était, nul doute qu’elle était en sécurité, à l’abri dans
une maison des faubourgs.
Nous retournâmes chez El Cojo. La maison était calme. Trois renégats
montaient la garde à l’entrée, deux Calabrais et un pirate des Baléares.
El Cojo dégustait du vin d’Espagne sur la terrasse, caressé par deux
femmes venues de Corse, et sans doute comme lui converties. Je reconnus
l’une d’elles, aux yeux très noirs et au menton en avant, un poing sur la
hanche, comme si elle posait pour un tableau. Elle riait sans cesse, le regard
plongé vers la bouteille. El Cojo m’invita à boire dans une coupe finement
ciselée.
— Tiens, bois à la santé des maîtres d’Alger !
Je m’assis sur un tapis. Je ne savais à quel jeu il se prêtait. Il avait donné
des gages à Hadji Mourad, empêchant Hassan le Vénitien de remporter la
bataille. Je vis quelques parures d’or sur le cou des deux femmes corses et me
dis que son allégeance avait dû se monnayer fort cher. Le royaume des
Barbaresques tenait ainsi, par des tributs, des récompenses, des rachats de
promesses. El Cojo savait jouer sur tous les tableaux, non pas pour s’enrichir
mais pour survivre. Je devinais que l’adjoint du raïs était en réalité l’homme
fort du petit royaume des Barbaresques. Au moins parvenait-il à durer,
capitaine au cours sinueux, fût-ce au prix de manœuvres dans le brouillard.
Il se resservit du vin, tandis que l’une des deux femmes l’enlaçait et que
l’autre lui massait les pieds.
— Cervantès, sache qu’Alger appartient d’abord aux pirates, aux
renégats, aux chrétiens convertis à la religion du prophète Mahomet. Le reste
importe peu.
Le jour n’allait plus tarder à se lever. Je ne parvenais pas à discerner
chez El Cojo la peur de la lassitude. Il était au bord de l’ivresse sans jamais
perdre ses moyens.
Il émit un râle puis sortit sa dague afin de se curer les ongles. Dans le
recoin de la terrasse, Chrysostome s’évertuait à se rapprocher d’une jeune
femme originaire de Grèce.
— Cervantès, tu cours de grands risques, me confia le capitaine pirate.
Il ordonna à ses gardes de quitter la terrasse. Les deux femmes buvaient
maintenant du vin, elles aussi.
— Croyez-vous que mes ennemis soient si nombreux ?
— Je sais qu’ils sont puissants. Sigura te cherche.
— Le sieur est armé et dispose de quelques complicités, lui répondis-je.
El Cojo salua ma réplique d’un grand éclat de rire puis congédia les
deux femmes afin de pouvoir me parler en toute quiétude.
— Tiens-toi sur tes gardes. Ne perds pas la tête par bravoure inutile. Cet
individu dispose d’argent, de beaucoup d’argent, et je ne m’étonnerais pas
qu’il négocie des parts sur le rachat des captifs auprès des maîtres et
propriétaires d’esclaves.
— Il est en cheville avec maints pirates…
— Tu ne crois pas si bien dire. Il vit, il négocie, il palabre, comme nous
tous lorsque nous sommes en affaires. Mais je te donne un conseil, Cervantès,
un conseil qui restera entre nous, fuis cette ville. Demain, Sigura va te faire
arrêter pour avoir comploté contre le Pacha. S’il parvient à ses fins, tu
mourras, assurément. Personne ne viendra à ton aide.
Chrysostome, qui s’était rapproché de nous, acquiesça.
— El Cojo a raison, Miguel. Le Pacha cherche des boucs émissaires. Et
Hadji Mourad risque d’avoir d’autres chats à fouetter. Suis son conseil.
Je retournai dans la chambre que j’avais partagée si longtemps avec
Rodrigo. Mon frère parti, Zorha cachée, je me sentais bien seul dans la ville
des complots et des rumeurs, hantée par le triste sieur Sigura. Je m’étais fié
au pacte conclu avec Hadji Mourad, mais, après les derniers événements, il
était très probable qu’il ait passé un accord avec le nouveau Pacha. Certaines
têtes étaient tombées, dont celle du chef des janissaires, l’agha Ali Corso, en
gage de bonne volonté, pour éviter aussi toute nouvelle velléité de révolte.
Cela n’allait pas s’arrêter là. Des hommes allaient payer, des compromis, des
corrompus, des rivaux, des ennemis du Pacha ou du représentant du Sultan.
Et aussi des innocents. J’étais sans doute sur la liste.
Chapitre 22

Je partis aux premières lueurs du jour. Un Maure était chargé de me


guider sur la route d’Oran. Chrysostome me rattrapa près de Bab Azoun.
— Je ne pouvais quand même pas te laisser seul, compagnon !
— Tu es désormais un fuyard, plaisantai-je.
Nous franchîmes sans encombre la porte de l’Orient. Des chameliers
allaient et venaient, des paysans se présentaient à la guérite d’entrée, chargés
de sacs de blé, de dattes, de jarres d’huile d’olive. Descendus des montagnes,
des Kabyles dévoraient un plat de sésame. Les cadavres des deux suppliciés
n’étaient plus suspendus aux crocs. Des janissaires et des Maures sillonnaient
les remparts, sans l’ombre d’un pirate barbaresque.
En chemin, le guide nous indiqua l’entrée d’une grotte.
— C’est là que nous resterons cachés, traduisit Chrysostome. Il dit qu’il
y a des combats sur la route d’Oran. Cela peut durer quelques jours.
Au pied d’une falaise, au fond du jardin d’un alcaïde, un notable de la
ville, la grotte était dissimulée par des broussailles et des arbustes. Nous
déposâmes nos sacs dans le réduit. Le Maure revint dans l’après-midi avec
des victuailles, suivi du jardinier du maître des lieux, un esclave de Navarre
nommé Juan. L’homme nous plut dès le premier abord.
— Si nous parvenons à fuir d’ici, ce sera comme si je brisais mes
chaînes !
Juan comptait bien s’évader avec nous. Tôt le matin, il nous déposait
quelques légumes et du blé et nous donnait des nouvelles d’Alger. La ville
était calme. Un pacte avait été conclu provisoirement entre Hadji Mourad et
Hassan le Vénitien. Je redoutais cependant toujours la tempête, craignant les
menées des uns et des autres, surtout celles de Sigura, et repensai à la mise en
garde d’El Cojo. Pourquoi ce traître tenait-il tant à me faire arrêter ? Était-ce
par simple esprit de vengeance ? La relégation au fond de la grotte n’était
finalement pas désagréable. Nous sortions le soir dans le jardin de l’alcaïde,
en silence pour regarder les étoiles et les remparts de la ville au loin. Deux
autres captifs nous rejoignirent les jours suivants, dont un Français de
La Rochelle, Roland, et Hans, un Allemand de Hambourg. Ce dernier ne
parlait aucune de nos langues. Roux, la silhouette ronde, il se tenait coi, un
peu inquiet que nous puissions partir sans lui.
Je le rassurai par gestes. Mais plus je m’évertuais à panser ses affres,
plus il se révélait angoissé. Il n’est pire guérisseur que celui qui veut réparer
l’irréparable.
Juan était fidèle au rendez-vous. Je ne sus pourquoi il s’évertuait à nous
ravitailler. Un troisième renégat se joignit bientôt à nous, surnommé El
Dorador et originaire de Melilla. Il comptait rentrer dans sa famille et
s’efforçait d’organiser son évasion depuis trois ans. J’étais devenu le chef de
cette cohorte de fugitifs. Je partageais les victuailles, ordonnais les corvées de
bois pour le feu au fond de la grotte qui le jour ne laissait aucune trace de
fumée, grâce à un trou d’aération dans la caverne que nous avions recouvert
de branchages. Les parois étaient humides mais nous nous étions réfugiés
plus en hauteur, dans la partie de la grotte ouvrant sur la rade d’Alger. Nous
disposions ainsi d’une immense terrasse naturelle, avec une vue magnifique
sur la Méditerranée et les galères des Barbaresques. La grotte était un don du
Ciel, un balcon ouvert sur la liberté à venir.
Je m’aperçus au fil des jours que j’avais vécu à Alger une douce
captivité, contrairement à mes compagnons qui, eux, avaient enduré les pires
avanies. Le Français Roland avait été acheté aux pirates par un commerçant
de Souk el-Djedid et était astreint à toutes les corvées, du matin au soir, sans
pause aucune, avec pour pitance deux rations de pain. L’Allemand de
Hambourg avait subi maintes fois les colères de son maître, qui le traitait
moins bien que ses ânes, et n’avait eu de cesse de songer à s’évader. Les
combats entre Barbaresques et janissaires lui en avaient fourni l’occasion. El
Dorador, lui, avait fui par le port sur une barque de pêcheurs qui l’avait mené
près de Jebalya. Puis un chamelier, pour la somme de trois écus, l’avait
conduit jusqu’en lieu sûr, à la grotte. Je lui demandai s’il avait aperçu dans la
rade une femme, fille du représentant du Sultan.
— Non, nulle belle créature, que des janissaires.
— L’endroit était-il bien protégé ?
— Comme pour un siège, ou plutôt pour une attaque, avec des armes à
foison, des jarres de vivres, des carrioles emplies de poudre. Mon chamelier,
qui les ravitaillait en farine et en mil, m’a dit qu’il y avait là de quoi faire
sauter la moitié d’Alger.
— Et les navires ? Y avait-il des vaisseaux ancrés dans la baie de
Jebalya ?
— Quelques galéasses et galères légères, à six ou huit canons. Certaines
semblaient venir d’autres villes, peut-être de Bejaïa ou de Tunis…
Nous passâmes de longs instants à deviser sur le sort de la capitale du
royaume barbaresque. Je devais ordonner à tous de rester prudents, discrets,
sans quoi nous serions tous pendus.
Roland pariait sur les agissements obscurs des commerçants chrétiens
libres qui rôdaient autour du palais du Pacha, ceux qui se chargeaient des
tractations avec les négociants de Marseille, Palerme, Messine et Malte.
Ceux-là aussi disposaient d’un grand pouvoir lorsqu’ils étaient liés aux
pirates. Quand je mentionnai le nom de Sigura, Roland eut un mouvement de
recul.
— Celui-là serait prêt à se damner pour accroître ses trésors. Il a fait
fortune ici et entend bien se réinstaller en Espagne.
— La défaite de Hassan Pacha pourrait l’affaiblir, dis-je.
— Je ne crois pas. Hassan le Vénitien a beau être manipulé, c’est un
retors, un petit calculateur qui sait trancher les têtes, dit El Dorador. Il ne doit
son règne qu’à cette faculté, celle d’imposer la terreur, et j’ai bien peur qu’il
n’en use encore dans les jours qui viennent. Sigura joue là-dessus. Mon
maître était en affaires avec lui pour le commerce d’huile d’olive, des dattes
et des tapis.
Les yeux d’El Dorador semblaient avoir tout vu. Il ne craignait plus rien,
après avoir essuyé les coups de son maître pendant des années, tâté de la
geôle pour une tentative d’évasion, subi la cangue pour avoir convoité une
Mauresque. « Plutôt mourir noyé dans les flots que de retourner à Alger »,
disait-il.
J’avais organisé un roulement pour la collecte du bois la nuit aux
alentours du jardin. Nous cuisinions à tour de rôle. Le soir, nous jouions aux
cartes et aux échecs avec des pièces taillées dans du bois pour tromper
l’attente d’un bateau qui pourrait nous sauver. Les abords d’Oran, aux mains
des Espagnols, seraient le havre idéal. Je comptais sur Rodrigo pour nous
envoyer à Oran un bâtiment ami.
Je n’avais aucune nouvelle de Zorha ni de Clémente. La ville au loin
paraissait calme. De temps à autre, des coups de feu retentissaient. Juan le
jardinier n’était pas inquiet, il comptait sur une paix armée qui déboucherait
sur la reprise des trafics et faciliterait notre évasion. Roland, lui, demeurait
plus circonspect.
— Si les renforts n’arrivent pas très vite, c’en est fini de Hadji Mourad.
Je sentais El Dorador chaque jour de plus en plus nerveux. Il ne
surveillait point la mer, ne guettait plus l’arrivée des navires mais observait le
chemin de l’ouest, comme s’il redoutait l’irruption des pirates.
— Je n’arrive pas à cerner El Dorador, me confia Roland un soir. Il
cache quelque chose, il n’est pas clair.
La suspicion régnait au sein de notre petite troupe. Je demandai conseil à
Juan, qui disait ne rien craindre d’El Dorador.
— Si nous sommes pris, Juan, c’est la corde assurée. Pour toi aussi.
Laisse-nous fuir vers la montagne.
— Il n’en est pas question, répondit le jardinier. Ici, vous êtes en
sécurité. Cette grotte est bien plus sûre qu’une cache dans les collines.
Prenons seulement patience. Je fuirai avec vous. Je veux rentrer à Séville. Je
sais que tu m’y emmèneras.
Assis au fond du jardin, Juan me montra une plaie sur sa jambe, une
infection mal soignée. Elle couvrait une bonne partie de la cuisse et était en
passe de cicatriser. Il avait cherché des onguents pendant des semaines avec
l’aide de son maître et c’est la compagne mauresque de celui-ci qui avait
trouvé le remède, un cataplasme d’herbes de Kabylie.
— Elle m’a guéri, je ne l’oublierai jamais.
— Es-tu sûr d’El Dorador ? lui demandai-je.
— Il a certes un comportement étrange, mais il a intérêt à ce que notre
évasion réussisse. Il ne rêve que de ça.
— Il peut très bien demander une besace lourde en sequins pour prix de
sa trahison.
— Alors je le tuerai…
Juan le jardinier continua de nous apporter des vivres pendant deux
semaines. Il pillait le grenier de grains et le cellier sans que son maître s’en
aperçût. Il parvenait même à nous livrer de temps à autre des bouteilles de
vin, fruits de la course en mer que son maître récupérait au Souk el-Kebir.
Celui-ci menait grand train à Alger et dans ses demeures des environs.
Parfois, nous voyions arriver sur la piste des caravanes, avec des chameaux
porteurs de jarres et de caisses, des ânes ployant sous les sacs de grains et des
pur-sang chevauchés par des femmes à peine voilées.
— C’est pour les soirées de débauche du maître, murmurait Juan. Il
invite du beau monde. Voilà pourquoi personne ne viendra vous chercher ici.
Je le croyais sur parole, mais je redoutais une trahison d’El Dorador.
Chrysostome se rallia à mon avis. Il se confia un matin, sur la terrasse de la
grotte, alors que la mer était parsemée de moutonnements d’écume. Le vent
lui décoiffait les cheveux.
— Nous ne pouvons prendre aucun risque. Soit nous quittons cette
grotte, soit nous sondons l’individu.
Il maniait une dague pour appuyer ses propos.
— Je sais ce que tu veux dire, fis-je. Mais il n’est pas question de
torturer un compagnon de captivité.
— Tu préfères qu’il nous livre à l’ennemi ? À des tueurs, à des
négociants qui n’attendent qu’une chose, toucher leur commission ?
— Je lui parlerai ce soir.
— Il saura s’esquiver.
— Je le sentirai, Chrysostome. Notre flair nous a déjà sauvés.
El Dorador ce jour-là paraissait nerveux. Il prétexta une corvée de bois
pour s’éloigner sur le chemin. Je protestai et tentai de le retenir, mais il
parvint à s’esquiver par l’un des trous en hauteur dans la grotte.
— Vite, ils arrivent ! lança soudain Chrysostome.
Avant que j’aie eu le temps de reprendre mes esprits, des cavaliers
avaient encerclé la grotte. Impossible de fuir, nous étions cernés. Je me
débarrassai prestement de la missive de Hadji Mourad qui plaidait pour le
rapprochement entre la Porte et le monde chrétien et la cachai derrière une
pierre avant de sortir. À l’entrée, trois gardes nous menacèrent de leur sabre.
Nous fûmes arrêtés sur-le-champ, les mains liées, battus et conduits sur la
piste d’Alger.
— Je suis le seul responsable de cette tentative d’évasion. Ne faites
aucun mal aux autres, criai-je en vain.
Je reçus une nouvelle volée de coups. L’un des assaillants tenait un nerf
de bœuf et en usait allègrement. Je m’abstins de prononcer le nom de Hadji
Mourad, ce qui n’aurait fait qu’aggraver notre cas.
Les cavaliers, au service du Vénitien, semblaient avoir reçu des
consignes strictes. En passant devant la maison de l’alcaïde, j’aperçus un
corps se balançant au bout d’une corde. J’eus un haut-le-cœur. C’était Juan,
le jardinier.
Sur la colline, une silhouette se découpait. J’aurais mis ma main au feu
qu’il s’agissait d’El Dorador.

Nous marchâmes jusqu’à la porte de l’ouest, Bab el-Oued. Les cavaliers


voulaient éviter Bab Azoun et les janissaires de Hadji Mourad. En chemin,
nous croisâmes quelques caravaniers et commerçants en provenance de la
plaine de la Mitidja. Les cavaliers les toisèrent puis malmenèrent à coups de
cravache deux palefreniers errant sur la piste. Le ciel se couvrait de nuages, la
mer moutonnait, le vent soufflait depuis les montagnes. Je ne savais vers quel
destin nous nous dirigions. Je vis des Maures et des pirates sur les murs de la
ville, affairés à renforcer les défenses. Les remparts d’Alger avaient ce jour-là
une couleur d’apocalypse.
Chapitre 23

Je fus jeté dans un cachot jonché d’immondices. Je restai longtemps


prostré, sur le dos, à ne pouvoir bouger, les muscles douloureux à force de
coups sur le dos et la tête. Je touchai du bout des doigts une plaie sur le bas
du crâne. Un petit morceau de chair pendait. Je découpai un long rectangle de
tissu dans la manche de ma chemise pour l’enrouler autour de mon cou et
cela me rassura. Petit à petit, mes yeux s’habituèrent à la pénombre. Je
distinguai une faible lueur près du plafond. Il devait y avoir une ouverture et
l’atmosphère respirait déjà la nuit. Je m’endormis en récitant tout haut mon
poème favori, les derniers mots prononcés par Zorha. Je me souvins cette
nuit-là avoir rêvé à tous ceux que j’aimais, un rêve pour chacun, autant de
fenêtres ouvertes sur ma vie. Je fus réveillé par des chants religieux. Le corps
endolori, les reins cassés, je me cramponnai à un soupirail. Je vis d’abord une
cour vide, en son milieu. Je reconnus aussitôt l’Église de la Sainte-Trinité.
J’étais donc dans l’enceinte du bagne du Pacha ! J’avais prié des heures
entières aux abords de l’église. Je m’étais recueilli sous les arcades de cette
cour, j’y avais croisé des clercs, des docteurs, des maîtres de toutes nations.
Les fidèles étaient si nombreux certains dimanches matin que le prêtre
donnait la messe dans la cour, tandis que je restais à distance, soucieux de
croiser Sigura et ses sbires. À gauche de l’église, dans un renfoncement, on
pouvait voir les reliques de Miguel de Aranda, un captif martyrisé quelques
mois avant mon arrivée à Alger. Sans doute un jour d’autres captifs
prieraient-ils devant mes restes disposés près d’une croix chrétienne de la
même église.

Quelques heures plus tard, des gardes me poussèrent dans une salle de
réception dotée d’une estrade avec un grand retable et ornée de crucifix, de
toiles représentant la Vierge Marie et de statues du Christ. Chrysostome fut
placé à mes côtés. Il me lança un regard calme pour me signifier que nous
étions sauvés, entre les mains de chrétiens. Malheureusement, il se trompait.
Une porte s’ouvrit, des gardes maures entrèrent, suivis de trois personnages
en soutane blanche. Le premier, qui portait un bonnet violet, prit un air
solennel et s’assit à la grande table de l’estrade. Il semblait commander les
deux autres, qui portaient une capuche masquant leur regard.
— Blanco de Paz… murmura Chrysostome.
L’inquisiteur d’Alger s’adressa à moi en espagnol.
— Miguel de Cervantès, né à Alcalá de Henares, vous n’ignorez pas
pourquoi vous êtes ici.
Je pris une profonde inspiration et surmontai ma peur.
— Tout ce qui est arrivé est de mon fait. Les autres sont innocents. Vous
ne devez pas les punir pour cette tentative d’évasion.
Blanco de Paz esquissa un sourire.
— La tentative d’évasion est certes l’un de vos crimes, mais vous serez
jugé ici pour des faits bien plus graves…
L’homme à sa droite repoussa sa capuche. Mon sang se glaça. Je
reconnus Sigura, plus sinistre que jamais. Son front portait la marque de
l’amertume. Ses yeux respiraient la vengeance. Un rictus s’afficha sur ses
lèvres. Ainsi était-ce lui qui avait tramé l’arrestation et avait sans doute lancé
des agents à mes basques. Il prenait des notes, greffier de l’Inquisition.
J’enrageai et serrai les poings. À cet instant, j’aurais tout donné pour acheter
les gardes et planter un poignard dans le cœur de l’infâme.
Blanco de Paz commença la lecture des actes d’accusation. Derrière lui,
sur le tabernacle, s’étalaient plusieurs calices. À droite de l’Inquisiteur veillait
un Turc, reconnaissable à son costume. Il ne pouvait être que l’envoyé du
Pacha, Hassan le Vénitien.
— Miguel de Cervantès, vous êtes doublement captif, du Pacha Hassan
le Vénitien et de l’Inquisition, dit Blanco de Paz. Avec Chrysostome d’Arles,
vous vous êtes rendus coupables de félonies.
Sigura continuait de prendre des notes tandis que les gardes tenaient leur
cimeterre brandi à hauteur de nez sans ciller. Deux représentants du Pacha
siégeaient à gauche de l’estrade.
— Nous, Blanco de Paz, de l’ordre des Dominicains, commissaire de
l’Inquisition, sis à Alger, nous vous convoquons à un procès en bonne et due
forme dans trois jours. Selon les normes en vigueur, nous vous autorisons à
produire des témoins.
— De quoi suis-je accusé ? demandai-je.
— D’une chose laide et vicieuse, à savoir d’hérésie.
Un sourire s’esquissa sur le visage de l’un des Maures.
— Et d’être un marrane, un juif converti.
Blanco de Paz termina la parodie de procès, ou du moins ses prémices,
et nous donna rendez-vous dans trois jours. Je fus autorisé à faire passer un
message pour mander mes témoins. Je parvins à convoquer ainsi plusieurs
amis et Haïm Jacob, que le tribunal d’Inquisition ne pouvait récuser. Je ne
voulais surtout pas impliquer le sérail de Hadji Mourad. Cela eût été trop
dangereux et je serais sans doute tombé dans un piège tendu par Sigura. Ce
sbire ne perdait rien pour attendre. Il n’était pas en mesure de contester la
forme du procès et devait attendre la convocation des témoins. Un jour, je
saurais lui faire rendre gorge.
Chapitre 24

Le procès en inquisition commença le troisième jour de notre


emprisonnement. Quatre témoins furent présentés dont Haïm Jacob avec qui
j’échangeai plusieurs regards. Pedro de Ribera, notaire apostolique d’Alger,
ne prenait pas part au procès mais veillait tel un procureur obligé. Sigura
siégeait au milieu d’une dizaine d’assistants et de clercs.
— Miguel de Cervantès et Chrysostome d’Arles, levez-vous ! tonna la
voix de l’Inquisiteur. Vous avez devant vous le tribunal de l’Inquisition,
mandaté par lui-même et son digne représentant, serviteur du Seigneur et de
la Très Sainte Église, Blanco de Paz, envoyé par le Saint-Siège apostolique
dans les terres de Barbarie pour le service de Dieu et pour son culte, pour
l’exaltation de la foi catholique, pour arracher le détestable crime d’hérésie.
Il ouvrit un livre épais à la reliure de cuir, le fameux Directorium
inquisitorum. Je vis voler de la poussière lorsqu’il tourna la couverture.
— Ce procès est mené selon les principes du Manuel des Inquisiteurs,
dont j’ai ici copie, rédigé en l’an de grâce 1503 et imposé par Rome.
Chrysostome désespéré se tenait à ma droite, debout, face à un prie-
Dieu, sans doute prévu pour nous amener au repentir lors de l’énoncé du
verdict. Derrière nous, quelques fidèles avaient pris place, ainsi que des
clercs.
Blanco de Paz poursuivit en citant le manuel : « Bien qu’il soit difficile
de conduire au bûcher un innocent, je loue l’habitude de torturer les
détenus. » L’inquisiteur prit le temps de m’observer, savourant la promesse
d’un lent supplice.
— Pour respecter nos saintes habitudes, nous produirons des témoins et
un avocat. Son rôle, je le rappelle, est de presser les accusés d’avouer et de
les pousser à la repentance pour les crimes qu’ils ont commis.
À ces mots, un homme à capuche blanche releva son couvre-chef.
— À ma gauche Pedro de Ribera, notaire apostolique à Alger, et à ma
droite l’avocat Antonio de Sigura, continua Blanco de Paz.
Le souffle vint à me manquer. J’aperçus Santoni du côté des témoins et
sa présence me rassura. Son activité de riche négociant, sa fortune accumulée
grâce à la pêche au corail le mettaient à l’abri de toute rivalité. J’espérais
qu’il puisse obtenir notre libération. Tandis que Blanco de Paz poursuivait
son introduction, je revivais les moments de bonheur dans la crique de
Jebalya, la pêche depuis les barcasses, les escapades sur la colline avec
Zorha, nos ébats dans le kiosque à musique, au bout du jardin de Hadji
Mourad, face à la mer, les soirées passées avec Rodrigo et Clémente. Ces
instants valaient toutes les mises à mort.
S’ensuivit une longue litanie d’accusations, parmi lesquelles celle de
« mauvais penchant ». Sigura reprit les mêmes arguments d’hérésie. Le
premier témoin appelé à la barre n’était autre que Diego Vasquez, l’âme
damnée de Sigura. Il nous accusa de complot contre l’Église.
— Ces tristes sires n’ont fait qu’attiser la haine entre les peuples de cette
belle ville d’Alger et au sein du royaume des Barbaresques.
Les tirades des uns et des autres étaient destinées à nous impressionner.
Toute la mise en scène n’avait qu’un dessein, nous amener à résipiscence,
nous forcer à nous confesser, à avouer des crimes que nous n’avions pas
commis. Ce tribunal avait certes une autorité mais la sentence finale
appartenait au Pacha. J’écoutai le discours de Diego Vasquez, ses diatribes
contre les captifs qui semaient la discorde. J’observai de temps à autre Haïm
Jacob dans son fauteuil de témoin. Il ne bougeait pas un cil.
Je fus appelé à la barre.
— Mon nom est Miguel de Cervantès. Je suis né le 29 septembre 1547,
à Alcalá de Henares, fils du chirurgien Rodrigo de Cervantès et de Leonor de
Cortinas. Je suis devenu soldat de la Sainte Ligue et combattant de la grande
bataille de Lépante.
Le greffier demeurait penché sur son registre. Je me demandais ce qu’il
pourrait ressortir de ces lignes, aveu, torture, excommunication, bûcher…
Blanco de Paz jetait sans cesse des coups d’œil à côté de lui, scrutant ses
acolytes comme s’il attendait des ordres. Sigura lui fit passer un mot qu’il
déplia avant de hocher imperceptiblement la tête. Puis il donna la parole à
Diego Vasquez, le négociant associé à Sigura.
— Cervantès, vous êtes accusé d’hérésie. Non pas d’avoir rejeté votre
religion mais de vous être livré à des pratiques étranges. Vous avez été vu en
présence d’une non-chrétienne qui vous aurait entraîné dans d’autres
croyances.
Diego Vasquez souhaitait me pousser vers le terrain de l’apostasie, mais
je n’avais aucunement envie de renier ma foi. Ces accusations n’avaient
aucun sens dans un royaume où la plupart des Barbaresques étaient des
chrétiens convertis à l’islam et où les rites se mêlaient en toute liberté. Diego
Vasquez se gardait bien d’établir le parallèle et Blanco de Paz le laissait
déblatérer ses arguments. Il y avait assurément plus grave que cela.
L’inquisition ne pouvait me condamner pour ces seuls faits.
— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? reprit Blanco de Paz.
Sachez qu’un hérétique qui ne reconnaît pas les faits encourt les pires
châtiments.
Il se pencha sur son Directorium inquisitorum et lut un passage.
« L’hérétique impénitent sera enfermé dans une geôle sombre. Il sera
enchaîné et on le pressera sans cesse d’avouer. S’il reconnaît les faits, il sera
condamné à la prison à vie. S’il n’abjure pas, il connaîtra les flammes. »
— Je ne saurais reconnaître les faits. J’ai certes fréquenté une femme
d’une autre foi mais peut-on accuser un captif extrait de son pays de
fréquenter les natifs, les indigènes ? Peut-on incriminer ceux qui vont à la
rencontre de l’autre dans un pays où les croyants sont d’origines diverses ?
Mal à l’aise, Blanco de Paz savait que le Pacha lui-même permettait une
certaine souplesse dans la pratique de la foi. Les conseillers du Vénitien
encourageaient le passage de la religion du Christ à celle du prophète
Mahomet. Des captifs depuis longtemps en séjour à Alger pouvaient ainsi
devenir des pirates comme les autres, voire plus tard des capitaines.
Je regardais tour à tour les jurés et les membres de l’assistance, entourés
de drogmans qui traduisaient les paroles en franco ou en arabe. Beaucoup
avaient le regard fuyant, convaincus que le procès n’était qu’une parodie.
J’avais acquis une certitude dès les premiers instants de l’audience : quels
que soient les faits dont on m’accusait, je ne pourrais en aucun cas avoir
recours au mensonge. Blanco de Paz et Sigura avaient peu d’arguments et si
j’étais surpris en délit de parjure, je serais aussitôt soumis à la question.
— Messieurs les jurés, je ne suis qu’un captif parmi d’autres, de rançon
certes. J’ai participé à la bataille de Lépante, je le reconnais, j’ai été porteur
d’une lettre de Don Juan d’Autriche et nos soldats de la Sainte Ligue ont
occis maints mahométans. Mais quel soldat pourrait regretter d’avoir pris part
au plus grand combat sur mer de tous les temps ? Qui pourrait regretter
d’avoir connu les arquebusades, les tirs de canon, dans cette mer de furie où
le brouillard était de poudre et les flots de sang ?
— Nous ne vous reprochons pas d’avoir guerroyé mais d’être coupable
d’hérésie, me coupa Blanco de Paz.
— Je n’ai été hérétique en aucun cas.
— On ne vous a jamais vu dans les églises d’Alger, ni à la Sainte-Trinité
ni à Sainte-Marie, à Sainte-Catherine ou à Saint-Roch.
— La foi, Monsieur le président du tribunal, est intérieure, et les captifs
de corps pour devenir libres de l’âme s’en remettent à la prière.
Blanco de Paz frémissait. Je le sentais prêt à porter l’estocade. Il se
tourna vers Sigura, mais le bâtard ne daignait pas encore prendre la parole.
— L’hérésie ne se démontre pas, elle se remarque ! Nous avons ici
suffisamment de témoins pour argumenter nos propos. C’est le tribunal qui
décide ! Avez-vous, oui ou non, fréquenté une incroyante ?
Je ne pouvais mentir, je ne pouvais taire son nom. Ma tête était déjà sur
le billot. Et ne pas reconnaître les faits revenait à mettre la vie de Zorha en
péril.
— Elle est renégate car fille de renégat ! Elle s’appelle Zorha, fille de
Hadji Mourad, représentant de la Porte à Alger.
— Voilà un aveu de taille, cracha Blanco de Paz avec mépris.
— C’est une vérité. Contesterez-vous l’aveu de l’amour ?
— Il a déjà conduit des manants au bûcher.
— Nul n’est interdit de fréquenter qui bon lui semble au royaume des
renégats.
Sigura décida alors de prendre la parole. Il avait le visage de la haine. Je
ne craignais désormais plus aucune sentence.
— Accusé, dit-il doctement, ce qui vous est reproché est d’avoir
compromis les relations entre les Barbaresques et leurs alliés.
— Ces relations perdurent, elles ne sont en rien menacées, ripostai-je,
désireux de l’entraîner sur un terrain plus délicat.
Sigura ne pouvait remettre en question le pacte signé avec la Porte,
même au regard des derniers combats.
— Justement, ces liens existent, répliqua Sigura, et il appartient aux
Barbaresques eux-mêmes de les pérenniser, pas à un captif.
— Les Barbaresques parfois sortent de la geôle ou de la chiourme. C’est
grâce à leur expérience de captifs qu’ils ont appris à bâtir leur État, pas à des
compromissions dans de vils commerces.
— Taisez-vous, Cervantès ! Le seul commerce dont il s’agisse ici, c’est
celui des âmes. La seule accusation, c’est celle de corrompre les croyances !
— En matière de croyances, les pirates, habiles capitaines, ont pourtant
navigué de l’une à l’autre.
— Cela suffit ! Vous êtes produit ici en qualité d’accusé ! tonitrua
Blanco de Paz.
Je fus moi-même étonné de mon audace, mais le procès était tellement
absurde qu’il en devenait risible. Une ambiance étrange parcourait la salle.
Les témoins n’avaient dû être convoqués que sur ordre du divan, le
gouvernement du Pacha, ou par Hadji Mourad en personne. J’imaginais mal
Haïm Jacob être mandé par l’Inquisiteur.
— Avec des captifs comme vous, Alger deviendrait une Babylone de la
débauche ! éructa Blanco de Paz.
À ce moment, un garde maure apporta un message à l’inquisiteur.
— Témoin Haïm Jacob, présentez-vous !
Le commerçant juif se leva et avança d’un pas pour s’appuyer à une
barre de bois. Il avait été désigné par les maîtres d’Alger et Blanco de Paz
n’avait d’autre choix que de l’écouter.
— Je suis Haïm Jacob, né à Mostaganem le 12 juillet 1538, négociant à
Alger et ami du divan.
Ces derniers mots furent loin de plaire à l’inquisiteur.
— Je commerce depuis des années pour le bienfait du royaume et j’ai
entrepris en son nom des relations avec les capitaines de Marseille, des
Baléares, de Palerme et du Péloponnèse. Les différents pachas m’ont toujours
renouvelé leur confiance afin que ces relations aboutissent. Concernant le
sieur Cervantès, ici présent, je ne peux que témoigner de sa bonne moralité.
Je compris à ce moment-là que Haïm Jacob avait été convoqué par les
hommes du Pacha, sans doute pour mieux régenter les dires du tribunal.
— Cervantès n’a jamais comploté contre les destinées du royaume
d’Alger, au contraire. La présence de captifs d’une telle importance ne peut
qu’entraîner d’illustres retombées sur notre pays. Cet homme est un homme
de paix. Il est à lui seul, puisqu’il fut le protégé de Don Juan d’Autriche, une
garantie pour que nos côtes ne soient pas attaquées par le royaume
d’Espagne. Qui aurait intérêt à le voir périr ? Pas le respecté Pacha notre Roi.
Pas davantage Son Excellence Hadji Mourad, auguste envoyé et digne
représentant du Très Grand Seigneur, j’ai nommé le Sultan de
Constantinople, Lumière du Monde.
Sigura se décomposa. Il ne s’attendait pas à une telle diatribe. Haïm
Jacob parvenait à retourner l’assistance.
— Devons-nous reconnaître le règne de la rumeur dans les rues
d’Alger ? Devons-nous accorder du crédit aux propos fallacieux qui hantent
nos cabarets et bordels ? Si tel était le cas, le royaume serait condamné. Nous
perdrions nos meilleurs éléments. N’oublions pas que maints de nos
capitaines sont issus de l’autre rive de la Méditerranée et ont renié leur foi
pour épouser celle de l’islam.
Blanco de Paz tenta de reprendre la parole, mais en vain. Haïm Jacob
était un excellent orateur. Il déployait ses bras, haussait le menton, donnait de
la voix, parait les arguments de l’Inquisiteur sans le provoquer, réduisait à
néant les accusations tout en maniant l’art de la diplomatie. Sigura contre-
attaqua.
— Monsieur Haïm Jacob, nous connaissons votre aptitude à manier les
extrêmes. Sachez que nous désirons, au-delà des intérêts de l’Église, éviter
que ne se produisent des rixes au sein d’Alger. Or ce dangereux individu du
nom de Cervantès est la personne idéale pour mettre le feu aux poudres. Il va
créer des haines entre les communautés, il va empêcher la Course de se
déployer, il va semer la discorde jusqu’au fin fond des faubourgs.
— Belle ambition pour un seul homme, ricanai-je.
— Taisez-vous, accusé ! Rappelez-vous que vous êtes jugé par le
tribunal de l’Inquisition, ainsi que votre complice Chrysostome d’Arles !
Haïm Jacob imposa le silence d’un geste de la main. J’ignorais que le
commerçant avait un tel charisme. Ce fut comme s’il haranguait des troupes
derrière lui. Sigura releva la tête et le greffier cessa d’écrire.
— Le sieur Cervantès ne s’est rendu coupable que d’un seul péché :
avoir voulu œuvrer pour le rapprochement des peuples de la Méditerranée.
— Sur quoi vous fondez-vous pour asséner de tels propos ? demanda
Blanco de Paz, surpris. Auriez-vous entendu parler de tractations entre les
deux rives ?
Haïm Jacob évita le piège. Je ne savais s’il était au fait de la mission que
m’avait confiée Hadji Mourad.
— Je me fonde, Monsieur le Président de la Cour, sur les lettres qui ont
circulé dans Alger.
Je vis les cous se tendre à la tribune.
— Cervantès, poursuivit Haïm Jacob, s’est trouvé au centre d’un
échange épistolaire. D’abord entre Hadji Mourad, digne représentant du
Sultan, et moi-même, représentant des juifs dans cette terre de l’empire.
Blanco de Paz était tout ouïe, bien plus que Sigura, qui triturait
nerveusement son plumier. Haïm Jacob raconta longuement l’histoire des
juifs en Afrique du Nord et leur fidélité à la cour ottomane. Il continua sur un
autre échange de lettres, entre le Pacha et Hadji Mourad. Il ne précisa pas de
quel pacha il s’agissait, mais je devinais qu’il parlait de Rabadan, le
prédécesseur de Hassan le Vénitien. Il était question de course en haute mer,
de protection des marches de l’empire, d’émissaires envoyés dans différents
ports de la Méditerranée. Habilement, le négociant mêlait la Porte à maintes
tractations en cours, comme pour mieux valider son propos. Les mots
sortaient en rafales de sa bouche, couraient dans la vaste salle, flottaient sur
l’assistance. Il plaidait la cause du grand empire aux innombrables satrapies,
avec des armées commandées par les chefs du cru et les défenseurs d’un
ordre universel, celui du commerce entre les peuples. Il associait Ottomans,
pirates et dignitaires de toutes les communautés de la côte.
Un autre témoin fut appelé à prendre la parole, un capitaine de navire
anglais, sorte de consul du royaume d’Angleterre, qui plaida lui aussi pour
l’entente entre les différentes communautés et la poursuite du commerce avec
son pays, même si des navires étaient de temps en temps attaqués. Il reconnut
que l’intérêt du royaume à échanger avec la Porte était si grand que la
Couronne avait fini par accepter de payer tribut aux pirates de la côte. Son
intervention avait dû être imposée elle aussi par le Pacha ou Hadji Mourad.
Sans doute s’étaient-ils entendus pour faire la paix. Le procès leur en
fournissait l’occasion.
La session prit un tour étrange en ce sens que je retrouvais le rôle de
messager qui m’avait été confié. La concorde entre les deux rives n’était pas
un vain mot. Les Turcs y croyaient, ainsi que les négociants. Mes ennemis
m’offraient sans le savoir des armes et ne pouvaient dénier le bien-fondé de
mon mandat. Les inquisiteurs, loin de saper mon projet, le renforçaient.
J’imaginais Hadji Mourad à la manœuvre, habile commandant d’une place
forte aux remparts invisibles, bordée par des courants contraires. Il avait
piégé Blanco de Paz.
L’Inquisiteur consulta Sigura puis ajourna la séance. Je fus reconduit
dans ma prison avec Chrysostome. Tenus au secret, nous n’avions droit à
aucune visite. J’ignorais si Zorha était revenue à Alger, si elle était cachée par
son père et si sa vie était en danger. La fille de l’envoyé de la Porte pouvait
être enlevée par les fidèles de Hassan le Vénitien, de manière à faire plier
Hadji Mourad. Certains janissaires en étaient tout aussi capables. Je comptais
cependant sur sa bonne étoile, et sur la mienne. N’avais-je pas sauvé ma
mission ? Des forces obscures traversaient Alger, objet de toutes les
convoitises. Certains enjeux me dépassaient, mais je savais deux choses :
j’avais une chance de mener à bien ma mission et de gagner la main de
Zorha. Il me restait à préserver ma tête.
Le soir, des chants résonnèrent dans la cour de la Sainte-Trinité. À
travers le soupirail, des hommes cagoulés déambulaient dans la cour. Je ne
savais quelle tournure allait prendre le procès, mais la plaidoirie de Haïm
Jacob me parut de bon augure.
Chapitre 25

Je passai la nuit à songer à Zorha. L’espoir de la revoir ne me quittait


plus. Il me portait, m’aidait à préparer ma défense. Un doute m’envahissait
cependant : ma mission demeurait à la fois précaire et ambitieuse, à l’aune de
la Méditerranée. Une missive pouvait à nouveau enflammer ses rives ou au
contraire panser ses plaies et sceller la concorde. Zorha m’y aiderait, sans nul
doute.
Notre sort allait basculer dans les heures suivantes. Les manœuvres en
coulisse s’avéraient aussi importantes que le poids des armes et la bataille des
mots, au tribunal.
La séance reprit deux jours plus tard. Sigura imposa de nouveaux
témoins, dont un prêtre napolitain qui m’accusa des pires vilenies. Il
plongeait son regard de myope dans un registre de pleine peau, réagissant à
chaque geste de Sigura et articulant mal la langue bâtarde que nous parlions à
Alger, ce qui laissait penser que son arrivée était récente.
Santoni fut ensuite convoqué à la barre. Chrysostome, qui avait croisé
dans la cour de l’église un janissaire proche du Corse, me murmura à l’oreille
qu’il agissait de son propre chef.
Santoni fut éloquent. Il rappela mes services pour l’aider à récolter le
corail dans la crique de Jebalya.
— Si le sieur Cervantès avait voulu fuir, il en aurait eu cent fois
l’occasion, y compris par mer. C’est un homme de parole, qui ne m’aurait
jamais trahi.
Sigura l’interrogea sur mes relations avec une jeune femme mauresque.
Santoni répondit que ce genre de relations était fréquent sur la côte, et que les
Barbaresques sauraient apprécier. Cette remarque suscita des rires et je sus
qu’il avait gagné le soutien de l’assistance, ainsi que de plusieurs jurés. Je fus
appelé à mon tour afin de répondre aux accusations portées par le prêtre
napolitain. Je rapportai ce que m’avait enseigné Haïm Jacob, qui avait
séjourné à plusieurs reprises à Constantinople.
— Messieurs, le seul crime dont je puisse être accusé, c’est celui d’avoir
plaidé en faveur d’une entente entre les religions du Livre. Je suis né chrétien,
et j’ai entretenu à Alger des relations tant avec les mahométans qu’avec les
juifs. Cette côte barbaresque se prête particulièrement à une telle entente, car
elle reste protégée par le Sultan de Constantinople, commandeur des croyants
et ami des peuples mineurs qui lui sont soumis. Dois-je rappeler l’œuvre des
tariqats, les confréries religieuses si présentes, dit-on, sur les rives du
Bosphore ? Ce sont elles qui ont empêché de nombreuses insurrections à
Istanbul, elles aussi qui ont prévenu quelques complots ici même à Alger, des
complots contre le Pacha et la Porte à la fois. Les sultans ont ainsi laissé aux
juifs leurs synagogues, et les ont même exemptés d’impôts. Ils ont obtenu de
la part du Grand Seigneur la ferme de l’Hôtel de la Monnaie et d’autres sont
devenus orfèvres ou joailliers. Les chrétiens continuent de fréquenter leurs
églises. Les Grecs, pourtant premières victimes de la chute de Constantinople
aux mains du Sultan Mehmet II, exercent toutes les professions, charpentiers,
menuisiers, pêcheurs, capitaines de navires, tenanciers de cabarets. Les
Arméniens sont devenus sarraf, banquiers du Sultan. Pourquoi n’en serait-il
pas ainsi à Alger ? Pourquoi nous empêcherait-on d’œuvrer pour la paix entre
les communautés ?
Sigura n’aimait pas cet argument. Il se sentait visé et me demanda
d’abréger. L’envoyé du Pacha, assis au bout de l’estrade, m’ordonna de
continuer. Je me souvins des paroles de mon père, issues elles-mêmes des
contes de mon grand-père.
— Ces confréries religieuses, dont les derviches, les soufis et les
bektashis, sont souvent jugés comme hérétiques par les oulémas les plus
conservateurs. Ce sont pourtant elles qui ont permis à l’empire d’exister, de
continuer depuis un siècle à échanger avec le monde, jusqu’aux steppes les
plus reculées, jusqu’aux confins de l’Orient et de l’Afrique. Avec leurs amis
d’autres religions, les soufis ont joué un grand rôle dans la gloire de l’Islam.
Certains chrétiens se sont même convertis, de leur plein gré. Et ce n’est pas
un tribunal de l’Inquisition qui va le contester !
Blanco de Paz s’empourpra. Il céda la parole à Sigura qui vint à la
rescousse.
— On ne vous demande pas de livrer toute l’histoire de l’empire ni celle
de la côte barbaresque. Vous êtes ici sous la tutelle du Saint-Office !
— Nous sommes ici sous la tutelle de Dieu, qui est le même pour tous !
le coupai-je.
— Assez ! hurla Blanco de Paz. Vous n’êtes pas un vrai chrétien, mais
un converti, un marrane, un juif caché !
Il brandit un document. Telle était bien l’estocade. L’inquisiteur avait
repéré depuis longtemps l’argument fatal, celui de mes origines. Je me
rappelai ce que nous disait notre grand-mère, des origines incertaines, le
document d’authenticité qu’avait dû produire mon père pour exercer la
profession de chirurgien. L’année de ma naissance, le chapitre de la
cathédrale de Tolède avait voté une argutie de pureté de sang pour empêcher
les juifs convertis d’exercer la charge d’ecclésiastique. Père disait que nous
étions des cristianos viejos mais Grand-mère avouait parfois que nous étions
des convertis. Je pestai contre ce procès inique, je pestai contre la maudite
engeance de Sigura, Blanco de Paz et leurs sbires. Je me remémorai le duel
contre Sigura : tuer ou être tué. J’avais oublié de l’achever et ma faiblesse
resurgissait des années plus tard, dans un autre monde. Sigura et ses
thuriféraires représentaient le monde ancien, celui des croyants obtus, celui
de l’Europe inquisitoriale et sectaire, qui refusait d’écouter les autres peuples.
Ils craignaient le mélange des cultures et des croyances. Le vrai ennemi du
vieux Monde, c’étaient eux.
Haïm Jacob revint à la charge pour me défendre.
— Que Miguel de Cervantès soit juif ou non importe peu, y compris au
regard de notre communauté. Comme nous importe peu, Monsieur le
Président du tribunal, que vous ayez vous-même des origines juives…
Blanco de Paz blêmit. Il chercha son souffle :
— Comment pouvez-vous insinuer cela ? grinça-t-il, livide.
Haïm Jacob inspira profondément et prit son temps pour répondre.
— Nos capitaines et nos rabbins le savent ! Ils connaissent votre famille,
vos racines. Ils comprennent votre conversion, ou plutôt celle de vos parents,
pourchassés par d’autres chrétiens comme l’ont été nombre de nos
coreligionnaires. Nous ne critiquons aucune conversion, nous accusons en
revanche ceux qui sèment des paroles malsaines.
Le coup porta. Blanco de Paz se redressa, évoqua des racines
incertaines, des menaces sur sa famille et rappela que sa foi était à toute
épreuve. Sigura n’en menait pas large.
Le procès fut une nouvelle fois ajourné.
Chapitre 26

Un bruit nous réveilla à l’aube. Un lieutenant de janissaires ouvrit


brusquement la porte.
— Venez vite, vous êtes libres, nous annonça-t-il en franco.
Le jour n’était pas encore levé. Deux gardes nous conduisirent à la porte
neuve où des montures nous attendaient, ainsi que des vêtements de
marchands.
— Qui a ordonné qu’on nous relâche ? demandai-je à l’officier
janissaire.
— Hadji Mourad vous salue. Mais prenez garde. L’alliance avec le
Pacha demeure fragile.
Nous galopâmes sur la route de l’occident. Les gardes nous expliquèrent
qu’ils nous mèneraient jusqu’à Mostaganem, où le caïd était un allié de Hadji
Mourad. De là, nous pourrions décider de notre destin. Mais, brusquement,
ces mêmes gardes arrêtèrent le convoi, nous firent descendre de nos montures
et nous signifièrent que nous étions désormais prisonniers du Pacha.
L’évasion n’était en fait qu’une ruse destinée à nous confondre, à nous faire
avouer notre peur du jugement. Je me sentais fourbu, prêt à répondre à toutes
les accusations.
La cour du palais du Vénitien, déserte. Nous fûmes poussés sans
ménagement dans un escalier puis arrivâmes au premier étage du sérail. Des
femmes sortaient, à peine voilées. L’une d’elles me suivit des yeux avec
insistance. Un eunuque noir l’accompagnait, armé d’un grand cimeterre. Je
me dis qu’il valait mieux ne pas soutenir son regard et baissai la tête. Elle
sourit, bomba la poitrine. Je me souvins des paroles que Zorha m’avait
confiées : le sérail était devenu depuis peu le plus grand bordel du royaume
barbaresque.
Hassan le Vénitien trônait dans un fauteuil recouvert de velours violet. Il
aimait le luxe et s’entourait d’une foule d’objets issus du pillage, orfèvrerie
des Baléares, coffrets de Sicile incrustés de nacre, bijoux d’or et d’argent du
Péloponnèse. Le teint blanc, les sourcils épais, il était pansu, de petite taille,
l’œil torve. Il se grattait sans cesse la joue avec un doigt à l’ongle long. On le
disait capricieux, sujet aux colères.
Le Roi d’Alger me toisa longuement. Il dévisagea aussi Chrysostome,
qui connaissait sa réputation d’aimer les hommes et redoutait d’être l’objet de
son désir. Le Pacha prit la parole. Il avait un cheveu sur la langue et tentait en
vain de donner du sérieux à ses propos. À ses côtés, les deux eunuques
semblaient toutefois le redouter plus que tout. Les esclaves tressaillaient à
chaque geste de sa main.
— Vous devriez frémir tous les deux pour avoir défié l’ordre d’Alger. Je
vois que l’un de vous tremble déjà, dit-il en désignant Chrysostome avant de
me scruter de son regard noir. Et toi, Miguel de Cervantès, tu ne daignes
même pas frémir. Sais-tu ce qu’il en coûte ?
Je connaissais la tactique des Barbaresques : éprouver leurs prisonniers
pour mieux les dépecer ensuite.
— Sire, je sors d’un procès inique où, chrétien, ma tête a été mise à prix
par d’autres chrétiens. Prisonnier des corsaires depuis ma capture au large des
côtes espagnoles, je n’ai jamais rien eu à craindre des Barbaresques, qui
m’ont traité en captif de rançon. Ils m’ont accueilli, autorisé à pêcher le
corail, hébergé dans la demeure d’El Cojo. Devrais-je commencer à redouter
leur hospitalité, surtout lorsque c’est le nouveau Roi d’Alger en personne qui
me l’offre ?
Le Pacha se leva et arpenta la pièce de long en large. On apercevait au
loin la mer et quelques galiotes qui rentraient au port.
— Esclave, considère que je vous sauve la vie, à toi et à ton compagnon,
en vous délivrant des griffes de l’inquisiteur.
— Il m’est difficile de croire qu’il est seul responsable de notre
arrestation…
Le Pacha fut surpris de ma réaction. Il devait avoir l’habitude de
davantage de soumission.
— Sois plus humble devant le nouveau Roi d’Alger ! Tu as raison. Toi,
Cervantès, tu t’es rendu coupable de fuite !
Il voulait me jauger sur l’affaire de la grotte.
— Fuir est un bien grand nom, Sire. Plutôt recouvrer un semblant de
liberté, comme vous-même lorsque vous avez été capturé sur une galère.
Vous avez fini par devenir Roi. Nous ne demandons qu’à nous débarrasser de
nos chaînes.
— Tu devrais être mis à mort pour moins que cela !
— Vous êtes à peine nommé Pacha.
Hassan le Vénitien sursauta.
— Nommé ? Dis plutôt que j’ai pris le pouvoir à la pointe de l’épée ! Tu
mérites la mort !
— Si tel est votre désir. Donnez-moi cependant la chance de revoir ma
bien-aimée avant mon dernier soupir.
— Cervantès, j’admire ton courage. Je connais tes relations avec le
représentant de la Porte, Hadji Mourad, avec qui nous avons signé une trêve.
Eh bien, il va vite apprendre que je te rachète.
— Vous me rachetez ?
— Oui, à El Cojo, pour deux cent cinquante écus. Je te prends à mon
service, ainsi que ton ami.
Chrysostome eut un sourire de soulagement. Être au service du pacha,
cela signifiait échapper au bagne, à la chiourme, et surtout aux crocs de
boucher. Que cachait ce stratagème ? Celui qui incarnait la cruauté, la terreur
jusque dans les villages de Kabylie, la barbarie personnifiée, cachait
certainement son jeu mais, sur son trône, replet, court sur pattes, il paraissait
peu belliqueux. El Cojo m’avait parlé un soir des origines du Vénitien, il
m’avait raconté sa capture dans les eaux de l’Adriatique par le Roi de Tripoli,
son séjour dans la maison d’un dignitaire turc au Levant, l’héritage qu’il reçut
à la mort de son maître, tué à Malte en 1565, le poste de trésorier que lui
offrit Ochali, Roi d’Alger, qui en avait fait son favori, les supplices qu’il
infligeait aux esclaves du sérail. Hassan le Vénitien respirait l’ambition et
avait dû négocier avec plusieurs figures d’Alger, dont les commerçants juifs
et chrétiens. On le disait désireux de récupérer le négoce des cuirs et de la
cire, vendus dans tous les ports de la Méditerranée. Il entendait aussi battre sa
propre monnaie grâce aux orfèvres chrétiens qui œuvraient dans son palais. Il
était capable de tous les revirements, sujet à toutes les mauvaises humeurs, et
en même temps soucieux de préserver le trône des pirates.
— Cervantès, poursuivit-il, j’apprécie ton audace. Un captif courageux
vaut plus cher que les autres, il est plus robuste, il se défend mieux, il vit plus
longtemps ! C’est pour cela que j’ai décidé de doubler ta rançon ! Tu vaux
désormais cinq cents écus !
Je tentai de masquer mon abattement. Cinq cents écus… Jamais les
moines ni Rodrigo ne parviendraient à collecter les fonds en Espagne. Je
demeurerais à vie prisonnier du nouveau Pacha.
— C’est une tradition chez moi que de racheter les captifs, continua
Hassan le Vénitien. Revendre les prisonniers est souvent une excellente
affaire ! Et estime-toi heureux que je ne t’aie pas fait rôtir pour délit de fuite.
Le Pacha s’éclipsa suivi de ses deux majordomes et de sa garde.
Souverain cruel, roitelet en proie à des actes de démence, Hassan le Vénitien
n’en était pas moins un redoutable tacticien, qui ferraillait sur terre comme il
guerroyait sur mer, en pratiquant l’attaque surprise et le retrait soudain. Le
soir, dans notre pièce confortablement meublée et dotée de plusieurs tapis, je
me confiai à Chrysostome.
— La rançon n’est qu’un prétexte. Le Vénitien veut faire de nous une
monnaie d’échange.
— Il y a du Hadji Mourad là-dessous. Le Pacha n’a aucun intérêt à nous
libérer ou à nous liquider. Tant que nous sommes en vie, nous représentons
une garantie.
— Je ne suis pas certain que nous ayons autant de valeur aux yeux de
Hadji Mourad, répondis-je.
— Détrompe-toi, Miguel. N’oublie pas que Hadji Mourad veut imposer
la paix en Méditerranée !
J’eus un sursaut. Je palpai mon gilet : la missive était restée cachée dans
la grotte. Je devais la récupérer au plus vite.
Chapitre 27

Le Pacha, comme aux autres captifs de rançon, nous avait accordé la


liberté de mouvement dans tout Alger et ses faubourgs. Nous nous rendîmes à
la grotte deux jours plus tard. Les rues étaient calmes et les négociants
avaient rouvert leurs échoppes. Au souk el-Kébir, les parfums de genièvre, de
musc, de myrrhe et d’encens envahissaient l’air ambiant. Zorha aimait ces
senteurs au point d’en nourrir sa peau et sa chevelure. Ces fragrances étaient
autant de souvenirs qui me revenaient avec ténacité, et douleur aussi.
Nous fûmes à la grotte en moins d’une heure et demie, en ayant évité
Bab Azoun. La maison de l’alcaïde, le fonctionnaire du royaume
barbaresque, était déserte.
Je me précipitai au fond de la grotte, tandis que Chrysostome guettait
l’arrivée d’éventuels gêneurs. La missive ne s’y trouvait plus. Mon cœur
palpita à nouveau. Qui avait bien pu la dérober ? S’il s’agissait des pirates ou
des hommes du Pacha, je ne sortirais pas vivant d’Alger. Si Hadji Mourad ou
Santoni avaient pu la récupérer, fût-ce auprès des gardes qui nous avaient
arrêtés, la mission était sauvée, et ma tête aussi. À ce moment, Chrysostome
me rejoignit en courant :
— Miguel, tu as de la visite !
— De la visite ? Nous sommes faits comme des rats !
— Attends de voir qui est là…
Il détala vers l’entrée. Une silhouette qui m’était familière apparut alors
à contre-jour, enveloppée dans une robe légère qui dessinait ses contours.
Zorha… Je sentis un doux frisson sur ma peau. C’était comme si je l’avais
quittée la veille au soir. Je n’avais rien oublié des détails de son visage, de la
finesse de sa peau, de la douce commissure de ses lèvres, de la grâce de son
cou. Elle s’approcha, hésitante, dans l’attente d’un geste de ma part. Je lui
pris les mains puis la serrai dans mes bras. Jamais je n’avais éprouvé une telle
sensation. Elle sourit et je me souvins que ce sourire m’avait permis de
supporter mes chaînes. La captivité est douce lorsque les clés sont entre les
mains de la bien-aimée.
Je l’étreignis longuement, sans un mot. Au loin, le ciel s’était éclairci et
la campagne algéroise se teintait de lumières dorées. Je ne pouvais prononcer
une seule phrase, hormis son nom. Je me ressaisis :
— Tu m’as tant manqué…
— Toi aussi. Pas un instant sans que je ne pense à toi, à ta voix, à tes
yeux, à tes mains.
— N’as-tu pas été suivie ?
— Nulle crainte. Deux janissaires et un eunuque m’accompagnent. Ils
préféreraient se faire tuer plutôt que livrer un seul de mes secrets.
— Je crois savoir que tu en as beaucoup.
Elle sourit et son visage illumina davantage encore l’orée de la grotte.
— Des secrets ? Je n’en ai qu’un, toi, et ce n’est plus un secret. Père
connaît notre amour.
— Et moi je connais le sens de sa mission !
Je l’emmenai au fond de la grotte, à l’endroit qui m’avait servi de
couche, dans un réduit naturel où nous étendîmes sa cape. Je lui racontai le
procès, la présence au tribunal de ce chien de Sigura, les témoignages de
Haïm Jacob et de Santoni. Elle me confirma qu’ils avaient été imposés par
Hadji Mourad.
— Père craignait que tu ne sois condamné par ces inquisiteurs.
— Il n’empêche que je suis désormais captif du Pacha.
— Hassan le Vénitien ne te fera aucun mal, à moins qu’il n’y ait de
nouvelles batailles à Alger.
— Je suis donc l’objet d’un marchandage entre le digne représentant de
la Porte et le roi des pirates ?
Elle me prit la main et la caressa en guise de réponse. Je voyais au-delà
de la terrasse les contreforts d’Alger.
— Marchandage est un bien grand mot. Disons que le sieur Miguel de
Cervantès a été favorisé par l’envoyé de Constantinople et du Commandeur
des Croyants parce que sa fille est amoureuse de lui…
Elle vint se lover contre moi. Nous parlâmes longuement dans la semi-
obscurité de la pièce et je remarquai que ses yeux abritaient une flamme
secrète. Elle m’attira à elle, à ses lèvres, me couvrit de baisers. Je la renversai
sur la couche et nous nous arrêtâmes de parler.
La douceur de Zorha s’avérait encore plus grande et mon amour pour
elle semblait s’être renforcé au cours de l’absence. Des images me revinrent
en tête, des horizons d’écume sur une mer déchaînée, des collines
d’Andalousie couvertes d’oliviers, une plongée au fond d’une crique pour
ramener du corail et guetter l’arrivée de la bien-aimée. À mes côtés, Zorha
dormait, le souffle long, le visage détendu dans une pénombre qui la rendait
encore plus désirable. Allongé sur sa cape, je songeai au Cantique des
Cantiques, merveille de la Bible, que les chrétiens partagent avec les juifs. Je
l’avais lu à Cordoue, envoûté, puis à nouveau à Séville. J’avais caché cette
lecture à Mère car je craignais ses foudres concernant une telle apologie de
l’amour terrestre. Je me remémorai les premières lignes prononcées par la
bien-aimée : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche. Tes amours sont plus
délicieuses que le vin. Mon bien-aimé est un sachet de myrrhe qui repose
entre mes seins. » Les juifs lisaient le même texte dans leur Thora, et cela me
réconfortait. Haïm Jacob saurait-il me dire qu’il s’agissait d’une parabole sur
l’amour divin ou d’amour purement charnel ?
Je me demandais pourquoi Blanco de Paz s’était aventuré sur la piste
des racines de ma famille. Lui-même avait dû reculer devant Haïm, qui
l’avait poussé à révéler ses origines juives. Blanco de Paz s’était montré
maladroit sur ce terrain. L’homme qui l’avait incité à une telle charge ne
pouvait être que Sigura.
Zorha s’éveilla et se serra contre moi. Un vent frais s’engouffrait dans la
grotte. Il était temps de rentrer. Quelques rues séparaient nos demeures
respectives, et c’était comme un monde. Jusqu’à quand allions-nous
supporter l’épreuve de l’absence ? Zorha approcha son visage du mien et
m’embrassa longuement.
Elle quitta les lieux avec ses gardes par un chemin détourné, après avoir
pris soin que personne ne nous ait aperçus. Chrysostome m’emboîta le pas et
nous partîmes en direction de la porte la plus sûre, Bab Azoun. Le ciel s’était
assombri. De temps à autre, une éclaircie donnait une lumière crue d’après la
pluie à Alger, au blanc éclatant. On pouvait pressentir que la ville des pirates
se préparait à un nouvel orage, une bataille sans nom.
Zorha m’apparaissait plus mystérieuse que jamais, perdue dans ses
affres. Fille du représentant du Sultan, elle servait les intérêts de la Porte,
lesquels étaient bien malmenés sur les côtes barbaresques. Aimée par un
captif, elle avait certes pu amener son père à respecter cet amour, mais elle
demeurait princesse prise en faute. Encline à voyager avec moi, à fuir la
Barbarie, elle ne souhaitait cependant pas abandonner sa patrie d’adoption.
Descendante d’un renégat, elle s’avouait attirée par la religion de Marie, la
Vierge Marie, mais ne pouvait embrasser la foi chrétienne, celle de son père
avant qu’il fût captif, sous peine d’être condamnée par les mollahs pour crime
d’apostasie. Elle prononçait en cachette des prières, lisait la Bible sur des
feuilles qu’elle avait elle-même recopiées en franco et cachées dans sa
chambre, craignant que les eunuques ne les trouvent. Elle portait en elle ce
mélange de détermination et de fatalisme qui lui donnait une force
exceptionnelle et la soumettait en même temps à l’ordre inéluctable des
choses. L’amour que je lui vouais, le désir que je ressentais pour elle et le
plaisir que j’éprouvais à son contact semblaient m’entraîner vers le ciel.
L’étreinte dans la grotte m’avait révélé que chaque caresse était comme une
parole. Nos corps ne se mêlaient pas, ils communiaient, ils se comprenaient.
Nos mains ne nous donnaient pas seulement du plaisir, elles offraient du
réconfort face à la douleur du monde. Les gestes signifiaient infiniment plus
que le verbe. Les mots me paraissaient vains et je préférais ne rien dire, tant
l’équilibre de la vie était inscrit dans le rapprochement de nos corps, gravé
dans le silence comme un signe d’amour dans la roche. J’avais appris l’amour
en même temps que l’évasion par le sentiment, la rédemption par les caresses.
Je me sentais à la fois renaître dans ce regard que j’apprenais tout juste à
découvrir et retrouver ce que j’avais toujours été à travers ces racines que je
ne connaissais pas, mais qui m’avaient toujours habité. Un combat qu’on
appelle l’amour. Je n’étais plus un soldado aventajado, j’étais un amoureux
avantagé. L’amour dévoile sans doute ce que nous avons de meilleur et de
plus enfoui en nous, et nous offre la liberté qu’aucune prison, aucune
captivité ne saurait restreindre.

Le lendemain, je me rendis aux bains, la lettre cachée dans ma tunique.


Le ciel respirait la pureté. Les ruelles se remplissaient à nouveau, comme si la
ville n’avait connu aucune bataille ces derniers jours. Chrysostome préféra
rester sur la terrasse du palais du Pacha. Il pensait sans cesse à sa libération,
alors que je ne songeais qu’à Zorha. Elle me manquait déjà, terriblement. Nos
retrouvailles dans la grotte avaient été une révélation.
Quelques pirates fréquentaient le bain d’Iskander. Certains appelaient
les eunuques pour qu’ils leur massent le dos à l’aide de linges chauds.
D’autres demandaient des soins aux décoctions de plantes ou des onguents à
base d’argile. Frottés au gant de crin, ils semblaient peu inquiets de la
tournure des derniers événements. Les janissaires partageaient les mêmes
plaisirs, satisfaits d’avoir perçu leur solde, aspergés d’eau parfumée. Je
fermai les yeux. Je n’avais qu’une envie, me baigner avec elle, l’emmener
dans une crique lointaine, ramasser du corail pour l’éternité.
Je sentis un mouvement dans les bains. Plusieurs pirates s’étaient
rhabillés et se dirigeaient maintenant vers le portail sculpté. Dans la rue, des
artisans criaient, passaient commande. Je me rhabillai moi aussi. Des navires
devaient être en vue.
Je descendis sur le port, en proie à une belle animation. La porte qui
menait à la digue était toujours gardée par les hommes de Hadji Mourad.
J’avais rarement vu autant d’armes montrées avec tant d’ostentation,
mousquets sur les chevaux, arquebuses posées sur les guérites, cimeterres
sortis des fourreaux. Brusquement, je me cachai dans le recoin d’une
échoppe : Blanco de Paz déambulait sur la digue. Que tramait-il encore ?
Hassan le Vénitien l’avait désavoué et je craignais un retour de bâton. Il
pouvait s’allier à quelques pirates, acheter des janissaires qui n’auraient pas
reçu leur solde à temps. L’inquisiteur s’éloigna en direction de la ville. Je
m’extirpai du recoin et me dirigeai vers le môle, non sans avoir pris soin de
camoufler mon visage sous un burnous.
La foule s’était attroupée à l’extrémité de la jetée, près de l’ancien fort
espagnol. Plusieurs hommes s’étaient hissés sur des monceaux de pierres,
reliquats de la bâtisse, et confiaient aux autres ce qu’ils voyaient : deux
galères espagnoles apparaissaient sur le fil de l’horizon. Je respirai. Il ne
pouvait s’agir que de frères chargés de racheter les captifs.
Chapitre 28

Je fus convoqué dans la soirée devant le Pacha. Deux frères trinitaires


étaient assis à ses côtés, ainsi qu’un comptable du Trésor, plume en main.
Hassan le Vénitien me dévisagea longuement puis lança :
— Cervantès, soldat captif, tu es proche de la liberté !
Je me mis à trembler. Mon nom figurait sur leur liste. Le menton
redressé, plus impérieux que jamais, le Vénitien se rajusta dans son fauteuil,
lança un regard à son comptable et reprit :
— Il manque cependant encore quelques pièces d’or. Ta rançon, je l’ai
fixée à cinq cents écus. Or les frères dans leur besace n’en ont apporté que
quatre cent cinquante.
Le frère le plus âgé, qui répondait au nom d’Anton de la Bella, montra
sa lettre puis sa bourse.
— Votre mère, Leonor de Cortinas, a pu rassembler cette somme après
moult difficultés, et l’a remise au procureur de notre ordre de la Sainte-
Trinité.
Ma mère… Elle était donc en vie. Depuis mon départ pour Naples, je
n’avais eu aucune nouvelle de ma famille. Sans doute le religieux m’en
donnerait-il si je parvenais à le rencontrer après cette entrevue.
— Nous ne pouvons malheureusement prélever la somme manquante
sur notre cassette, car nous avons d’autres noms sur la liste, poursuivit le
moine d’un ton désolé.
— Tu manques ta liberté pour un dixième de ta rançon, dit Hassan le
Vénitien. Comme cela doit être cruel…
Cette liberté, j’en avais rêvé depuis le premier jour de ma captivité, mais
je ne supportais pas l’idée de partir sans l’amour de ma vie. J’avais sans cesse
repoussé cette échéance dans ma tête et elle était désormais toute proche.
Je m’avançai vers le Pacha, le bravant une nouvelle fois.
— Sire, vous êtes soldat vous-même, capitaine de navire, et vous avez
vous aussi combattu sur les flots.
Je brandis ma main gauche.
— J’ai abîmé mon bras lors d’une arquebusade à Lépante. J’ai perdu
l’usage d’une partie de moi-même. Cela vaut bien le dixième de ma rançon.
Hassan le Vénitien me regarda, incrédule, puis partit d’un grand éclat de
rire.
— Vous l’entendez ? lança-t-il en se tournant vers ses lieutenants. Ce
prisonnier se croit tout permis parce qu’il est diminué ! Cervantès, ton audace
devrait te coûter la vie !
Il fit un signe à son majordome, puis poursuivit :
— À moins que tu veuilles que je coupe ton bras au sabre, ta rançon
reste due. Je t’accorde une dernière chance. Si les cinq cents écus sont réunis
avant le départ des frères, tu es libre. Sinon, tu m’accompagnes à
Constantinople.
— À Constantinople ? Mais que diable irais-je faire si loin ?
— Tais-toi, captif ! Sache que je dispose comme bon me semble de mes
prisonniers. Et je suis appelé par le Sultan en personne. J’irai donc avec ma
cour.
Hassan le Vénitien convoqué à Constantinople… Il pouvait s’agir d’un
honneur comme d’une disgrâce. Les chefs barbaresques qui embarquaient
pour les rives du Bosphore n’étaient pas toujours certains d’en revenir libres,
ni même vivants. L’aventure s’avérait tout aussi dangereuse pour le renégat
que pour moi.
Je n’avais dorénavant plus le choix. Chrysostome me confirma le départ
imminent du Pacha. Il confiait les clés du royaume à El Cojo, qui avait ordre
de combattre les hommes de Hadji Mourad en cas de désaccord. Dans leurs
garnisons et sur les remparts, les janissaires demeuraient calmes, suspendus
aux nouvelles de Constantinople et aux promesses de soldes lancées par le
Pacha. J’envoyai un message à Haïm Jacob ainsi qu’à Santoni, leur
demandant de me venir en aide. Je ne pouvais plus reculer. Si je n’étais pas
libéré, je n’aurais plus aucun moyen de retrouver Zorha. Il fallait que je fusse
racheté par les frères, en bonne et due forme, avec la somme conséquente.
Par chance, les moines parvinrent à réunir les fonds nécessaires. Un
mystérieux et généreux commerçant leur légua les cinquante écus manquants.
Deux jours après l’arrivée des deux nefs espagnoles, j’étais libre. Je montai à
bord de la première nef, en compagnie de cinq autres captifs de rançon, dont
l’un me glissa la missive de Hadji Mourad au Roi d’Espagne. Il me signifia
que la lettre lui avait été remise par un certain Haïm Jacob. Mon cœur palpita.
Quel pacte secret liait le représentant de la Porte et le négociant juif ?
Avaient-ils uni leurs forces au service du même dessein, œuvré de concert
pour la concorde en Méditerranée et contre les pirates ? Si tel était le cas,
Haïm courait de grands risques, et d’abord celui de périr sous le sabre des
fidèles de Hassan Pacha.
La chaloupe tanguait, autant que mon esprit. Quelques portefaix nous
observaient depuis les quais. Je ne parvenais pas vraiment à prendre la
mesure de ce qui m’arrivait, mes premiers pas d’homme libre, la fin de ma
captivité sur le pont de cette nef. J’éprouvais tout à la fois une folle excitation
et la nausée. Libre, cela signifiait que j’allais retrouver ma terre d’Espagne,
que je verrais bientôt Mère et Père, Rodrigo aussi, qui avait dû arriver depuis
longtemps au bercail. Je me retournai et j’aperçus Alger qui défiait la
Méditerranée. Alger, la plus grande prison du monde… Je n’avais pourtant
jamais trouvé la cité aussi belle, avec ses maisons blanches, ses collines, ses
remparts aux larges pierres, ses fumées sortant des masures. Elle s’étalait
telle une offrande aux visiteurs. Alger ne donnait le meilleur d’elle-même
qu’au moment de la fuite.
Sur le môle, quelques captifs nous observaient. Certains étaient
prisonniers de rançon, deux autres, enchaînés, à la chiourme, tout juste
débarqués d’une galère de retour d’une tournée de rapine. Je quittais une ville
que j’avais appris à apprécier et j’abandonnais une femme que j’aimais. Je
n’avais jamais ressenti une telle douleur. J’avais laissé une main valide dans
la bataille de Lépante, je perdais la moitié de moi-même en fuyant la côte
barbaresque. Zorha était désormais en moi comme la montagne en Alger.
Chacun de mes gestes devenait lourd, inutile. Mon cœur battait toujours, mais
pour quoi, pour qui ? Une main se posa sur mon épaule :
— Qu’avez-vous, l’ami, vous semblez soucieux…
C’était le frère Juan Gil, le moine qui, avec Anton de la Bella, avait pu
collecter les cinquante écus d’or manquants.
— Je suis un peu fatigué, c’est tout.
— Je comprends, la captivité a dû être pénible.
J’en profitai pour lui demander de qui il avait obtenu la somme
manquante. Il répondit qu’il s’agissait d’un don multiple. Trois personnes
avaient accordé leur mansuétude, l’un dénommé Haïm Jacob, l’autre Santoni,
et une musulmane, sous couvert du précédent.
— Une femme ? Comment était-elle ?
J’avais dit cela presque en bondissant, la main sur la rambarde de la nef.
Le moine fut surpris par ma réaction.
— Je ne l’ai point vue. C’est Santoni qui m’en a parlé. Elle venait,
semble-t-il, du palais de Hadji Mourad. Vous aviez la protection de l’envoyé
du sultan, ce qui a sans doute facilité votre libération.
— Du palais…
J’étais bouleversé. Jusqu’au dernier moment, Zorha s’était manifestée.
Elle avait payé une partie de la rançon, sans doute pour m’encourager à
quitter Alger et accomplir la mission que son père m’avait confiée. Je pressai
le moine de questions, mais il n’en savait guère plus. Il releva toutefois que
les trois donateurs étaient issus des trois religions du Livre.
— Un juif, une musulmane, un chrétien… Miguel de Cervantès, votre
liberté est une œuvre œcuménique ! Vous êtes un don du Ciel…
Frère Juan Gil s’éclipsa. Je me précipitai dans la cabine du capitaine
pour retrouver l’autre frère, Anton de la Bella, qui rédigeait une lettre sur le
livre de bord. Il releva la tête. Ses yeux étaient rougis de fatigue, les
interminables tractations menées avec les Barbaresques l’avaient visiblement
épuisé.
— Frère, il faut à tout prix que je voie quelqu’un avant de partir. Je vous
demande de m’attendre quelques heures.
— Impossible. Cela est bien trop dangereux. Nous n’avons plus rien à
faire à Alger.
— Vous ne m’attendrez pas à Alger, mais dans une crique, à l’orient de
la ville.
— Il est trop périlleux de déplaire au Pacha !
— Cette crique appartient à Hadji Mourad. Les Barbaresques ne sont
pas autorisés à s’y rendre. Allons saluer le représentant de l’empire. Ce ne
sera qu’une visite de courtoisie !
— Hadji Mourad…
À ces mots, le frère se détendit.
— Je vous paierai, frère, insistai-je. Et Santoni, qui détient la moitié de
la crique, nous protégera.
Le frère se raidit brusquement, vexé.
— Me payer ? Il n’en est pas question.
— Je ne cherche pas à vous corrompre. Mais, de retour au pays, je
donnerai de quoi acheter un autre captif de cinq cents écus, ou deux de deux
cent cinquante.
Le religieux passa sa main dans sa courte barbe noire et réfléchit
quelques instants.
— Dans ce cas… Si tous les captifs que nous avons libérés prononçaient
le même vœu, nous aurions de quoi nettoyer cette grande geôle ! Parlez-en au
capitaine.
Le capitaine, un ancien captif originaire de Murcie, n’attendait que cela.
Je ne savais comment je pourrais un jour régler ma dette, qui s’avérait
désormais immense, mais l’envie de revoir Zorha n’avait pas de prix.
Quelques heures plus tard, la nef filait vers le nord. Puis le capitaine
reprit sa route sur tribord avant de fondre sur la côte. J’aperçus la crique de
Jebalya au loin. Je n’espérais qu’une chose, que Zorha m’y attende.
Nous ancrâmes au large. Je rejoignis le rivage dans une chaloupe,
accompagné de deux autres captifs. Les janissaires de Hadji Mourad me
reconnurent et me conduisirent dans la demeure.
Je me ruai dans le kiosque, désespérément désert. Les janissaires me
laissèrent entendre qu’elle ne viendrait plus. Elle avait laissé une missive à
mon attention. Je me précipitai devant la salle des officiers où un cavalier me
remit le message. Je l’ouvris fébrilement.
Mon cher Miguel,

Je savais que tu reviendrais me chercher. Mon eunuque a vu la voile des


Trinitaires au loin et je suis montée sur la colline, celle où nous nous sommes
tant aimés. J’ai vu la nef, je la vois toujours au moment où je t’écris. Le vent
gonfle la toile, l’écume se brise sur la coque. Je sais que tu es à bord puisque
mes cavaliers t’ont vu embarquer dans la rade d’Alger. J’ai acquitté une
partie de la rançon, comme Haïm Jacob et notre ami Santoni, et il me plaît de
savoir que les trois religions du Livre t’ont offert la liberté. Mais nous ne
serons libres ensemble que lorsque tu auras accompli ta mission. Je ne peux
fuir, je ne peux laisser mon père seul. Il compte sur toi, et moi aussi. Je sais
que tu es capable de grandes choses. Tu reviendras un jour, tu me feras porter
un message depuis le fort espagnol d’Oran et je me rendrai au presidio.
J’écris ces lignes avant de partir pour Alger, où Clémente veillera sur moi.
Va porter la missive au Roi d’Espagne. Sauve la Méditerranée, mer de
tous les peuples, berceau du monde et de nos croyances. Œuvre pour la paix,
et nous pourrons œuvrer pour notre amour.
Le mien est intact, comme lorsque je t’ai rencontré ici même, dans cette
belle crique de Jebalya, celle où tu as pêché tant de corail, celle où tu as
déversé tant de caresses sur mon corps et sur mon âme. Je t’attendrai le temps
qu’il faudra, Miguel. Et je quitterai alors cette terre qui est mienne, et à la fois
m’est étrangère, avec Clémente, qui rejoindra elle aussi l’élu de son cœur, ton
frère Rodrigo. Mon corps et mon esprit sont à toi, et le temps n’a plus
d’importance, il n’a plus d’emprise. Je guetterai chaque jour les signes de ton
retour, je guetterai chaque jour les voiles à l’horizon, je guetterai les
cavaliers, je guetterai les colombes, les caprices du ciel, les regards de Notre
Seigneur, qu’il s’appelle Dieu, Allah ou Yahvé, je guetterai l’ange qui portera
tes mots et les vagues qui amèneront tes caresses.
Je guetterai l’amour.
Zorha
Je repliai la lettre, le cœur déchiré. Chaque mot était beau et douloureux.
Une larme s’échappa de mes yeux. Je glissai la lettre dans mon gilet et elle
me fit l’effet d’un baume puissant, comme si l’encre de la plume berçait mon
âme. Je marchai hébété vers la plage. Des vaguelettes caressaient les flancs
de la chaloupe.
Les deux autres captifs me tendirent leurs bras et le vent sécha mes
larmes.
Chapitre 29

Quelques jours plus tard, les côtes chrétiennes furent en vue. Je


redoutais ce moment autant que je l’avais désiré : baiser la terre d’Espagne.
La mer d’automne avait été déchaînée jusqu’au mitan de la Méditerranée. Le
capitaine craignait un gros grain et le frère Gil avait vomi à plusieurs reprises.
Les autres captifs libérés dansaient la gigue le soir sur le pont, ivres de vin
d’Estramadoure, mais je ne leur emboîtais point le pas. Je connaissais une
autre ivresse, celle de l’amour. Je voyais des janissaires, des brigands sur
navires rapides, des galériens sans chaînes qui embrassaient la croix et
d’autres qui reniaient leur foi. Je voyais des capitaines d’Orient qui défiaient
le vieux monde, je rêvais d’une princesse au cœur tendre qui promettait de
m’attendre. J’empruntai la plume du frère Anton de la Bella, malade lui aussi,
et je couchai sur le papier toutes mes émotions.
J’étais fou de joie et ivre d’amour, j’étais perdu et retrouvé, j’étais
combattant et combattu. Je voulais revenir en arrière, embrasser non pas la
terre d’Espagne mais celle de Barbarie, celle des pirates, car c’est là que
j’avais découvert, avant même l’art de la rapine, l’art de donner à l’autre et de
se découvrir soi-même, l’art de combattre pour de vrais motifs. Je laissais là-
bas plus qu’un bras, je laissais mon torse, mon cerveau, mon cœur, mes
jambes, je laissais ma langue, ma bouche, mes oreilles, mes yeux, je laissais
mes sens, tous mélangés dans une tapisserie qui représenterait le monde, la
captivité, la liberté, la haine, l’amour, la géhenne et le paradis, le désespoir et
l’espoir, le maudit et le béni. Je ne savais plus où donner de la tête, je voulais
me cogner aux planches de la cabine, je voulais périr noyé, me jeter du pont à
défaut d’une falaise, me battre en duel avec moi-même, me taillader les côtes,
livrer un combat à la vie à la mort, salaud de Sigura, je te botterai l’arrière-
train, malotru, je te foutrai par-dessus bord, je t’enverrai par le fond, rends-
moi mon âme, et je déambulais sur le pont, au milieu des marins, des captifs
libérés, toi, tu vaux combien, deux cents écus ? Ah ah ah, c’est une
plaisanterie, toi, le galérien de la chiourme, tu ne vaux que cinquante, et toi,
l’arquebusier, soixante-dix, cela veut dire qu’un arquebusier vaut sept
soldados aventajados, ah ah ah, alors que cela devrait être le contraire, ces
imbéciles de pirates n’ont rien compris, un officier vaut la moitié d’un bon
soldat, car le bon soldat, lui, se bat, il essuie les rafales, il lance l’assaut dans
la poudre, il se jette sur le pont de la galère adverse, il mouline à tour de bras,
il taillade l’ennemi, il lui brûle la cervelle tandis que le soleil continue sa
course comme si de rien n’était, avec pour cérémonie mortuaire un salut des
étoiles.
De temps à autre, on venait me réconforter dites, Cervantès, vous allez
bien ? Vous êtes sûr ? Allez, rentrez, il fait froid sur le pont, la mer est grosse,
venez boire un verre de vin avec nous. Mais le racheté à cinq cents écus
refusait, il disait qu’il n’en valait pas la peine, qu’il aurait dû échanger sa
peau contre celle de sept soldats captifs, sept marins à vil prix, cela aurait fait
sept heureux de plus sur terre alors que là vous n’avez qu’un malheureux, un
homme à chimères qui voit de l’ennemi partout, et jusque dans sa chair, dans
son bras malmené, un bras donné au royaume d’Espagne, un bras offert à la
gloire, un bras donné à la Chrétienté en un jour de bataille à Lépante, en l’an
de grâce 1571, voici exactement neuf ans, un an de disgrâce plutôt, prélude à
toutes les souffrances, les vengeances, les rapines, les courses en mer pour
laver l’affront, et moi je suis là, l’âme en peine sur l’eau, à voir des peintures
de bonheur et de malheur devant les yeux, une femme que je ne reverrai sans
doute jamais, un royaume de la Barbarie qui est d’abord un royaume de la
péripétie, de l’imprévisible, où les trois religions du Livre s’alliaient pour le
meilleur et pour le pire, et jusqu’à l’amour, celui du Cantique des Cantiques,
celui du Bien-Aimé et de la Bien-Aimée, « Soutenez-moi avec des gâteaux de
raisin, ranimez-moi avec des pommes, car je suis malade d’amour. »
Le bateau accosta à Denia, non loin de Valence. Une douce lumière
baignait le village de pêcheurs. Deux autres nefs étaient ancrées dans le petit
port, sous le château. La montagne, la garrigue, les maisons isolées, le fortin,
tout me rappelait Alger. Le jeune et racé marquis de Denia nous reçut
dignement dans son château qui dominait la mer. Il nous offrit ses plus belles
chambres, dans la Torre Roja, évoqua notre courage, et promit le fer aux
Barbaresques qui continueraient à prendre des chrétiens en otages. Il sourit en
me confiant que son palais avait été construit par les mahométans au temps
de leur conquête de l’Espagne. Fougueux, désireux aussi de plaire aux dames
de Denia, le marquis ordonna des processions d’actions de grâce pour les six
captifs libérés.
Je fus conduit à Valence où je demeurai quelques semaines avant de
faire route sur Madrid. Rodrigo m’attendait dans la capitale du royaume.
Nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre, sans un mot.
Mon frère avait vieilli. Il avait combattu vaillamment dans les Flandres,
autant pour tenter de régler les dettes de Père que pour se laver de tous les
mauvais souvenirs d’Alger. Des rides barraient son front, comme pour y
graver le souci. Son visage s’était obscurci, à peine éclairé de temps à autre
par des tentatives de sourire. Ses gestes étaient devenus plus lents, ralentis
par une chape invisible. La captivité l’avait marqué au fer rouge, l’enfermant
dans une camisole qu’il porterait jusqu’à la fin de ses jours, inscrite dans sa
chair. Je me dis que je devais lui ressembler, que je portais moi aussi le poids
de la captivité dans mon âme, qu’elle se lisait sur ma peau. Nos retrouvailles
furent émouvantes et distantes à la fois. Mon frère était un miroir que je ne
voulais pas regarder.
Il dut comprendre mes doutes et me sourit. Malgré ses rides et le
souvenir de la prison d’Alger, il désirait garder sa joie d’enfant, cette bonne
humeur qui m’avait si souvent permis de garder espoir sur la Côte des
Barbaresques.
— Viens, un homme t’attend depuis longtemps.
Il me conduisit à la maison familiale. Je reconnus à peine mon père.
Alors que je retenais mes larmes, vêtu d’un pourpoint élimé, les cheveux
blancs en bataille, il prit mon visage entre ses mains : non, Miguel, tu n’as
pas changé, tu es toujours le même ; oui, Père, je suis toujours le même, un
peu cabossé, non, ne vous inquiétez pas, je dis cela pour que vous souriiez.
Père subissait l’outrage des ans. Il était de plus en plus sourd, le pas hésitant
Ses yeux étaient pâles, presque vitreux, patinés par le temps et sans doute
l’attente de ses fils, délavés par un horizon qui s’effaçait peu à peu. La peau
de ses joues était tendue, jaunie comme du vieux parchemin brûlé à l’aune
des jours. Je pris sa main droite dans la mienne, la main qui avait opéré tant
de corps, la main qui avait ouvert tant de ventres, la main qui m’avait appris
le sens du monde, la main qui m’avait dégoûté du sang et entraîné à la guerre,
qui m’avait donné le sens de l’honneur et le sens de la réplique, donc l’art du
duel. Je l’embrassai comme s’il était un roi, fût-il déchu, le roi des corps et
des entrailles, le roi du raccommodage et du tricotage des boyaux, le roi de
l’exploration des carcasses et des âmes.
— Le fuyard est revenu ! Il est de retour au bercail !
Père avait toujours aimé se moquer quand je lui manquais. Il n’oublia
pas d’ajouter :
— Tu sais que ta cuillère est restée sur la table.
Je me retournai. Cette attention m’émut. Père avait connu quelques
affaires malheureuses et sa bourse était vide. Il vivait de ses opérations dans
le petit cabinet de chirurgie attenant à la maison, mais ne mettait guère de
cœur à l’ouvrage. Il balbutia deux ou trois mots puis s’enfonça davantage
dans le fauteuil.
Alors Mère apparut.
Elle descendait l’escalier au côté de mon frère. Elle ouvrit les bras. Ses
cheveux qu’elle cachait sous une coiffe avaient légèrement blanchi.
— Miguel, Miguel, tu es vivant…
Elle sanglotait et je cachais mes yeux pour ne rien montrer de mon
émotion. Elle me serra contre sa poitrine.
— Tu nous as tant manqué…
Sa peau était fripée, surtout sur les joues. Elle portait sa plus belle robe
en velours vert avec une couronne en dentelle, mais aucun collier ni bracelet
n’ornait son cou ou ses poignets.
Je ne pus m’empêcher de songer au départ de mon frère d’Alger, me
laissant à quai, abandonné, avec la douleur dans le cœur, la peur de ne plus
jamais revoir les miens.
— J’ai tout fait, Miguel, pour que tu sortes des mains des Barbaresques,
souffla Mère, crois-moi, j’ai tout fait.
Oui, elle s’était endettée, avait pris langue avec les usuriers de la ville,
avait tout vendu pour payer les rançons de ses fils et il ne restait désormais
plus grand-chose dans l’appartement, hormis la cheminée et quelques
meubles. Là, il manquait le banc en chêne, plus loin le vaisselier en merisier.
Leur absence témoignait de l’acharnement des créanciers. Je fus attendri,
particulièrement, par la disparition de toute l’argenterie, qui représentait la
richesse de notre famille… Je tentai de me souvenir des fauteuils, des
tableaux, des tapisseries. Chacune des pièces avait servi à nous libérer – un
bras par-ci, une jambe par-là. Mère avait réussi à reconstituer nos corps, à
nous donner la vie une deuxième fois, à nous faire sortir de la geôle bout par
bout, à force d’emprunts, de ruses, de flatteries à la cour, de ténacité.
— Oui, j’ai tout fait, Miguel, crois-moi.
— Je vous crois, Mère, je vous crois.
Elle pleurait doucement, alors que Père était prostré, ne comprenant plus
ce qui arrivait. Appuyé sur une canne, même lorsqu’il était enfoncé dans son
fauteuil, il parlait à voix basse, et ses yeux ne semblaient pas toujours se
tourner dans la même direction que ses paroles. Parfois il délirait, même
lorsque nous étions, Rodrigo et moi, auprès de lui.
— Miguel… libéré… il doit aller au collège… il n’a pas fini ses
devoirs…
Mon frère m’expliqua qu’il m’avait attendu des mois et des mois.
Maintenant, il retrouverait le sommeil.
La maison me paraissait plus grande sans les beaux meubles de mon
enfance. Je caressai la rampe de l’escalier, j’effleurai les murs, m’adossai aux
portes des chambres à l’étage, et les odeurs, les phrases d’amour de Mère, les
galopades dans le salon avec Rodrigo me revinrent en mémoire. Mère me
découvrit ainsi, muet, et elle me laissa seul avec le souvenir.
Ma première nuit au bercail fut une nuit blanche. Je ressassai cette
longue captivité à ciel ouvert. Je songeais sans cesse à Zorha, à son sourire, à
ses mots prononcés avec un fort accent espagnol ou en franco, je songeais à
ses gestes d’amour sur ma peau et que je ressentais encore, comme s’ils
étaient inscrits dans l’éternité.
Je me levai en pleine nuit et aperçus du haut de l’escalier une ombre
assise dans le fauteuil, face à la cheminée. Je perçus des chuchotements.
Cette litanie que je ne comprenais pas, hormis de temps à autre quelques
mots comme « mon fils », « pirates », « bâtards », « bonheur », « mange,
Miguel », me bouleversa. Ces paroles de mon père me rappelèrent mon
enfance à Valladolid et à Séville, elles m’avaient bercé comme lorsqu’il nous
racontait des histoires devant notre lit ou au coin du feu, elles avaient pansé
mes blessures. C’était une complainte de souffrance et de joie. Puis j’entendis
une respiration longue, paisible. Le vieil homme s’était endormi alors que les
cendres continuaient de rougeoyer.
Chapitre 30

Dès le lendemain, je me mis en chasse d’un revenu afin de régler les


dettes de Mère. Blessé à Lépante et ancien prisonnier à Alger, j’avais droit à
une pension du royaume. J’arguai de la lettre remise par Don Juan d’Autriche
mais des conseillers du Roi me rétorquèrent avec mépris que mon protecteur
était mort. Oui, mort un peu jeune, votre soutien, il se croyait à l’abri de tout,
il se voyait déjà sur le trône, pas eu de chance, la guerre l’a raflé près de
Namur. Les conseillers se moquaient du fils naturel de Charles Quint. Et je
n’étais que l’ami d’un bâtard, même pas de quoi me donner un écu. Le
Conseil de Castille refusa tout compromis. Les portes se fermaient. On me dit
aussi que Philippe II avait déjà donné un millier de ducats au trésorier de la
Croisade afin de payer une partie des dernières rançons.
Mère se désolait pour moi.
— Comment peut-on abandonner l’un des vainqueurs de Lépante ?
Comment peut-on laisser à lui-même un ancien captif ? Je suis écœurée,
Miguel. Ce royaume est parfois indigne de ses combattants.
Elle avait tant vieilli. Elle était heureuse de voir ses deux fils réunis au
retour de la Barbarie et, en même temps, elle paraissait si abattue. Les dettes
pesaient sur ses épaules. Je m’étais promis de régler le montant de la rançon
jusqu’au dernier écu, mais pour l’heure les choses s’avéraient plus difficiles
que prévu. J’avais survécu au pays des Barbaresques, eux m’avaient nourri.
En mon propre pays, on me refusait la bourse et le couvert.
Je décidai finalement de me rendre à Badajoz, où la cour de Philippe II
s’était établie. Rodrigo m’accompagna. Cette visite était notre dernière carte à
jouer. Rodrigo souhaitait lui aussi rembourser sa part de dettes, acheter une
charge de notaire à son retour des Flandres et vivre tranquillement à Madrid.
Il ne parlait plus de Clémente et nous évitions de nous rappeler les souvenirs
communs dans la crique de Jebalya.
Le voyage fut interminable. Nos montures se fatiguèrent vite. Nous
devions faire halte plus que de coutume dans les monastères. Après Tolède,
nous franchîmes le Tage. Dans la montagne, d’autres religieux nous reçurent.
Le froid gagnait nos membres le soir et ma main gauche me faisait
terriblement souffrir. Alors que les moines préparaient le repas et allumaient
le feu dans la cheminée, on nous pressait de questions sur la captivité, les
mœurs des Barbaresques, les chrétiens qui auraient renié leur foi. Souvent
j’abrégeais la conversation ou la détournais en évoquant la reconquête de
l’Espagne sur les Maures ou la révolte des Morisques, les mahométans qui
vivaient encore dans notre royaume. Puis, au coucher, à la lueur de la
chandelle, je prenais des notes sur un rouleau de papier à l’enveloppe de cuir.
J’avais emporté peu de choses, un vêtement d’apparat emprunté à Père, avec
des broderies et un collet de dentelle blanche, une épée, quelques effets
personnels et un plumier. La nuit, au creux des montagnes, je voyais surgir
les Barbaresques dans des manteaux de peau, des corsaires cachés dans les
verges d’une galère, des femmes aux bracelets en or, des caravaniers au
turban large, des renégats qui attendaient de fondre sur leurs proies. Je me
sentais protégé par le vêtement de Père et je ressentais l’insupportable attente
qu’il avait dû subir, celle des semaines et des lunes, des pleurs et des fausses
joies, avec un horizon aussi flou qu’un brouillard d’hiver.
Sur le chemin de Badajoz, je traînais derrière Rodrigo. Je l’observais à la
dérobée lorsqu’il recherchait le chemin à travers les montagnes. Il espérait
beaucoup de cette entrevue avec notre bon Roi. Il avait relégué au fond de sa
mémoire les bagnes, la chiourme, les plaintes des hommes le soir comme des
chiens à l’agonie, j’ai enfoui ce fatras dans ma tête, Miguel, ça revient parfois
comme une marée et je calme ça à coups d’alcool, tu verras, Miguel, une
bonne bouteille de liqueur et tu entres au paradis. Il avait aussi oublié l’amour
et fréquentait la fille d’un avocat de Madrid. Il comptait repartir pour la
guerre, en Flandre, sous la protection du duc d’Albe. Il se voûtait. Il était plus
jeune que moi et, à trente ans, en paraissait dix de plus. La captivité l’avait
usé. Il délirait la nuit, ce qui augmentait mes tourments. Parfois je le réveillais
et nous buvions de l’eau-de-vie offerte par les paysans. Il parlait d’abordage
alors que je voulais lui parler d’amour. Il évoquait les chaînes quand je
désirais lui parler de la vraie liberté, celle du désir. Je rêvais souvent au
Cantique des Cantiques et j’avais comme des illuminations. Ce voyage me
lavait de toutes les avanies, de toutes mes mauvaises pensées. J’étais
désormais convaincu que l’élévation spirituelle et corporelle n’était qu’une
seule et même merveilleuse chose.
Je rêvais toujours de galères chargées de pirates, de fortins barbaresques,
et les vieilles chimères m’assaillaient. La marche auprès de mon cheval sur
les chemins rocailleux m’apaisait, elle me procurait même un certain plaisir,
et les souvenirs affluaient dans le rythme lent de mes pas.
Badajoz étalait ses fortifications au bord de la rivière Guadiana.
L’imposante cathédrale à la tour crénelée régnait sur la ville aux rues animées
tandis qu’un soleil éclatant réchauffait nos corps meurtris par le voyage. Tout
me rappelait Alger, avec la Porte de Palmas semblable à celles de la ville des
Barbaresques, son mur qui datait de la conquête arabe, la torre del Aprendiz,
construite sous les Almohades. Ce décor relançait mes affres. Mon désir de
retour au royaume des pirates n’en était que plus fort.
J’appris que le Roi Philippe II était en route vers Lisbonne. Rodrigo
préféra ne pas continuer. Il obtint une lettre pour regagner les Flandres et
ferrailler aux côtés du duc d’Albe. Il passa sa dernière nuit dans un bordel et
revint au petit matin, un peu ivre. Il saisit son épée, sa selle, m’embrassa, cria
« Adieu frère ! » et quitta Badajoz par la piste du nord. En le regardant
s’éloigner dans la poussière soulevée par la brise, je me dis que je ne le
reverrais sans doute jamais.
Je partis quelques jours plus tard pour Lisbonne, en compagnie d’un
palefrenier nommé Corto, mis à ma disposition par la cour. Il était rond, gras
et parlait beaucoup. Il finit par voir lui aussi des fortins emplis de pirates. À
chacune de mes visions, Corto abaissait sa lance, prêt à attaquer, à tailler
l’ennemi en pièces, à découper en rondelles le Maure qui surgirait sur le
chemin.
— Et vous, là-bas, quel genre de monuments aviez-vous ? me
demandait-il.
— Euh… pas grand-chose. Quelques chapelles à Alger, des églises pour
mahométans qu’ils appellent des mosquées, des synagogues pour les juifs.
— Aviez-vous des bordels ?
— Il n’y avait même que ça, pardi ! Davantage encore que tous les lieux
de culte réunis. À croire que les prières s’y font en toutes circonstances.
— Et les femmes, étaient-elles belles ?
Sa question me désarçonna, tandis que nous chevauchions dans une
plaine bordée d’orangers.
— Oui, elles sont très belles. Surtout l’une d’elles…
Corto le palefrenier me demanda son nom, je lui parlai de Zorha avec
mélancolie et il se tut. Je ne cessais de songer à elle, à l’espoir de la revoir
bientôt, une fois ma mission accomplie. Je sentais son parfum sur la piste, je
croyais voir son ombre au détour d’une vallée, je distinguais ses traits dans
les nuages qui se mariaient au-dessus de nos têtes. La rêverie m’aidait à
supporter les longues heures de chevauchée. Elle sonnait comme une étrange
et envoûtante poésie. Nous approchions de Lisbonne.
Le Roi du Portugal avait succombé à ses blessures lors de la bataille
d’Alcazarquivir, au Maroc, et Philippe II, son oncle, profitait de sa disparition
pour revendiquer son trône. J’entrai dans la ville magique par une porte de
pierres blanches, protégée par de lourds remparts. Les églises, les maisons,
les palais, les offices des armateurs, tout respirait la magnificence, la
conquête de rivages inconnus, le règne sur les mers. À la tête de son armée, le
Roi d’Espagne avait enlevé Lisbonne sans coup férir. Le monde était
désormais à ses pieds. J’espérais qu’il portât au moins un regard sur moi.
À Lisbonne, en compagnie de Corto, je cherchais à retrouver Antonio de
Toledo, ancien captif devenu Grand Écuyer du Roi, que j’avais connu à
Alger. J’étais presque désolé que ce long voyage se termine tant j’avais pris
goût aux visions, les visions de Zorha, de moulins à vent, de pirates sur le
chemin, de femmes qui m’accueillaient et tendaient leurs mains, leur corps,
d’auberges où les voyageurs racontaient les péripéties du jour jusqu’à plus
d’heure. Je rêvais ainsi les yeux grands ouverts, je saluais des prêtres
portugais, des commerçants d’épices venus de l’océan des Indes, des notables
qui se dirigeaient vers le port pour prendre les nouvelles de la terre et des
océans, des capitaines couverts de gloire que les jeunes femmes
embrassaient, des marins désenchantés qui n’avaient plus le pied terrien.
Miguel de Cervantès regardait droit devant lui, il ne voyait pas grand-chose
mais il sentait cela, la vie portugaise, le chant de la langue, le parfum des
hommes d’outre-mer et d’outre-monde, le glissement des bateaux sur la
surface des eaux pour ramener des querelles, des enchantements et des
blessures.
Chapitre 31

Le séjour au château de Lisbonne ne pouvait que rendre mes chimères


plus intenses. Gardées par une foule de soldats, ses tours aux bannières
respiraient la conquête à tout jamais. L’armée du Roi d’Espagne en avait pris
possession depuis peu et les fantassins emménageaient au sein des garnisons
portugaises. Dans la première cour, je fus introduit auprès du Grand Écuyer,
Antonio de Toledo. Il se souvint de m’avoir croisé à plusieurs reprises dans
les rues d’Alger. Lui qui n’était pas prisonnier de rançon et avait dû subir
maintes avanies au bagne de Hassan le Vénitien se montra d’une grande
clémence, attristé par mon sort de survivant sans solde de la Barbarie.
— Comment pouvez-vous demeurer dans un tel état ? Vous, l’un des
combattants de la très grande bataille de Lépante ! Sans récompense aucune !
J’en parlerai au Roi. Dans l’attente, je vous attribue un gîte.
Nous fûmes placés dans l’une des tours du château. Corto, le palefrenier,
était désormais un ami. Il disait que j’avais des grillons dans la tête, que je
voyais trop de paysages la nuit. Il me surnommait l’Effiloché car j’avais
beaucoup maigri depuis Madrid, plus encore que lors de mon séjour à Alger.
Le Roi Philippe II était sur la route du retour et je fus conduit jusqu’à
lui, à plusieurs jours de voyage de là. Il me reçut dans sa tente de campagne,
en lourde toile, décorée aux armoiries d’Espagne. Le souverain m’accorda un
long entretien.
— Alors, chevalier, je suis impressionné. Non seulement tu survis à
Lépante, mais tu parviens à t’affranchir des Barbares ? Tu devrais me porter
chance.
Le fils de Charles Quint était entouré d’une kyrielle de chambellans,
conseillers et courtisans. Je distinguai trois maritornes qui n’avaient rien
perdu de leur foi chrétienne, arborant une croix sur la poitrine et psalmodiant
des prières lorsque j’évoquai ma captivité à Alger. Je plaidai pour une charge,
un traitement qui me permettrait de vivre et rembourser les dettes de mes
parents. Philippe II portait une courte barbe. Ses sourcils étaient noirs et
fournis, et son front dégarni exprimait à la fois l’insouciance et la ruse. Il me
parla de ses desseins : conquérir les mers, s’attaquer à l’Angleterre, fonder
des colonies aux Amériques, envoyer ses nefs plus loin encore que
l’Insulinde, dans un archipel quasiment inconnu qu’il envisageait de baptiser
en toute modestie Philippines.
— Un archipel qui porte ton nom, quoi de mieux, hein ?
Il caressait le ventre d’une favorite assise à ses côtés sous les yeux
envieux de ses conseillers.
— Et toi, chevalier de Cervantès, tu ne voudrais pas une île portant ton
nom ? On pourrait l’appeler Migueline !
Sa remarque déclencha le rire obligé des courtisans.
— Si je viens à vous, Sire, c’est certes par souci de justice, mais aussi
pour vous porter un message, qui émane de la Porte…
À ces mots, Philippe II eut un mouvement de recul. Sur ses lèvres se
dessina un rictus et les chambellans parurent soucieux.
— Comment, crénom de nom, tu oses me parler de l’ennemi ? Me dire
que tu portes une lettre de l’infâme sultan qui nous a ravi Constantinople ?
— Sire, l’Occident chrétien est vengé de la prise de Constantinople. La
bataille de Lépante a lavé l’affront, et je peux en témoigner puisque votre
fidèle serviteur a participé aux combats.
Le Roi sembla brusquement se tendre et ses gestes devinrent nerveux.
J’en déduisis qu’il ne pouvait désavouer un combattant de Lépante et de la
sainte guerre contre les Turcs.
— La missive dont je suis porteur, poursuivis-je, est de la plus haute
importance. Elle m’a été confiée par le représentant de la Porte en Barbarie,
Hadji Mourad. Il demande une alliance avec l’Espagne et l’Occident afin de
rétablir la paix en Méditerranée.
Je sortis la lettre de mon gilet et la dépliai. Elle était incrustée de saleté
et de sueur, de joies et de peines, d’embruns et de sécheresse, de larmes,
d’amour, d’espoirs, de tragédies. Il me sembla y voir la main de Zorha. Je la
sentis à côté de moi, comme si elle lisait par-dessus mon épaule.
— Cette lettre, Sire, aurait dû être confiée au commandant du fort
espagnol d’Oran. Je n’ai pu rejoindre cette ville. J’ai été arrêté et placé aux
ordres du Pacha Hassan le Vénitien. Sire, je vous la confie aujourd’hui, car il
est plus judicieux qu’elle parvienne au plus grand Roi d’Europe qu’à un
officier de presidio.
Je vis des hochements de tête à droite et à gauche, des mines satisfaites,
des sourires de circonstance. Les flatteurs étaient au rendez-vous. Le Roi
déplia la lettre et la lut dans un impressionnant silence. Après quelques
instants, un général de l’armée d’Espagne à la barbe blanche se permit de
hausser le ton.
— Méfions-nous, ô notre bon Roi, que cette lettre ne soit pas un
stratagème destiné à nous affaiblir. Nous connaissons les Turcs. Ils ont livré
bataille contre votre père et le fourbe Roi de France François Ier s’est même
allié jadis avec eux. Prenons garde qu’ils ne nous plantent un poignard dans
le dos !
Je toisai le général et me tournai vers Philippe II.
— Si nous parvenons à établir la concorde en Méditerranée, Sire, vos
pouvoirs seront accrus. La paix entre la Chrétienté et la Porte, si je puis
exprimer mon dessein, mais aussi traduire la pensée des envoyés du Sultan,
ne signifie pas notre affaiblissement mais celui des Barbaresques, des pirates
qui pillent, tuent, violent les côtes d’Italie, d’Espagne, de France, de Sicile,
du Péloponnèse, jusque dans l’Adriatique. La concorde est un moyen de
refuser la rapine, le brigandage sur mer, la flibuste qui nous effraie, puisque
maints villages ont été désertés par peur des assauts.
Le général à la barbe blanche s’emporta.
— Non, Sire, repris-je, il ne s’agit pas d’un piège, mais d’une alliance,
avec des intérêts des deux côtés. Si vous réussissez à imposer la paix sur la
mer Méditerranée, ou une partie, votre rayonnement sera d’autant plus grand.
Et vous parviendrez ainsi à envoyer les nefs et vaisseaux d’Espagne sur
d’autres mers, pour la conquête et la gloire.
Le Roi m’observa longuement puis se pencha vers le général, en lui
imposant le silence d’un geste.
— Miguel de Cervantès, tu as gagné ma confiance. Le jeu en vaut la
chandelle. Nous allons prendre langue avec les Turcs. Et que leurs manants
de pirates tiennent leurs troupes tranquilles ! Sinon nous lancerons toutes les
flottes chrétiennes à l’assaut des côtes barbaresques, comme mon père le
grand Charles Quint le fit. Et dis-moi maintenant, pour prix de ton courage,
ce que tu désires…
Ce que je désirais ? Mon sang ne fit qu’un tour : Zorha. Je voulais
réclamer dix nefs, envoyer une expédition la nuit dans la crique de Jebalya et
enlever la belle, mais je me retins. Mes rêves n’avaient pas de sens. Et Zorha
était si loin, si isolée, et de toute façon peu désireuse de quitter la côte de
Barbarie. Je remarquai que toute l’assistance était suspendue à mes lèvres,
comme si je pouvais demander leur tête ou convoiter leur trône de maquis.
— Sire, je ne veux qu’une seule chose : que vous me confiiez à votre
tour une mission. J’ai survécu à la plus grande bataille de l’histoire entre la
Chrétienté et l’Islam, j’ai survécu à l’assaut des pirates contre ma nef El Sol,
j’ai survécu aux geôles d’Alger, au bagne du Pacha, à la longue captivité dans
la plus vaste prison du monde. J’ai survécu aux pièges, aux ruses, à la
trahison. Je ne vous demande pas une charge à vie, mais une mission pour me
rendre à Oran, en compagnie du palefrenier Corto.
Les maritornes s’esclaffèrent, Sire, il est fou, c’est un récidiviste, un
homme qui se flagelle, il veut encore des bosses, tandis que certains membres
de l’assistance baissaient la tête. D’autres me dévisageaient, courroucés. Le
général pointa le doigt sur moi :
— Sire, qui nous dit que cet homme ne va pas nous trahir ? Les Turcs et
les pirates sont capables de tout, y compris de fondre sur nos côtes, et
pourquoi pas prendre Carthagène ou Valence !
Je ripostai aussitôt.
— Cette attaque est une calomnie ! J’ai servi la cour d’Espagne, j’ai
ferraillé avec la Sainte Ligue et j’ai tâté de la geôle quand certains de vos
dignitaires se prélassaient au soleil. Ayant survécu aux Barbaresques, serai-je
aujourd’hui condamné par les miens ?
Le Roi se pencha sur son trône :
— Vous voulez vous rendre à Oran ? Mais cet aventurier est infernal ! Il
sort à peine de la côte des Barbaresques et veut y retourner ! Cervantès, tu es
un hidalgo incroyable ! Et qu’irais-tu donc faire à Oran ?
— Sire, je m’y rendrai pour reconnaître la côte, mais aussi pour entrer
en contact avec le gouverneur du fort, Don Martin de Cordoba. Il est un de
vos dévoués serviteurs, un ancien captif comme moi. Il me dira où en sont
nos alliances avec les tribus et je pourrai porter votre réponse à Hadji
Mourad. Et, pour ne rien vous cacher, tenter d’y revoir quelqu’un que
j’aime…
— Ah, nous y voilà ! Tu avoues tes penchants secrets ! Mais dis-moi,
que deviendront les Barbaresques ?
— La Porte s’en occupera.
— Et quel est l’intérêt des Turcs et de leur Sultan dans tout cela ?
— Commercer, et non pas piller.
Le Roi caressa sa courte barbe. Il réfléchit un instant, murmura quelques
mots à un notable de Lisbonne et poursuivit :
— Eh bien, tu retourneras là-bas, en compagnie de ton serviteur. Tu
porteras ma réponse et nous instaurerons la paix en Méditerranée. Si les
pirates poursuivent leurs attaques contre l’Espagne et le monde chrétien, nous
brûlerons Alger !
Le Roi se pencha vers son secrétaire et écrivit quelques lignes sur un
parchemin qu’il signa de son sceau.
— Va, chevalier errant, aventurier sans fortune, va porter la bonne
nouvelle, va à Oran si tel est ton désir. Voici ton ordre de mission. Et tu me
diras le moment venu si tu n’es pas toi-même tombé dans un piège.
— Il n’y a de pire piège, Sire, que soi-même.
— Bien, tu auras aussi pour prix de ta loyauté une pension pour ta
famille.
Philippe II se pencha vers son chambellan et l’homme nota
soigneusement les demandes du Roi. Père et Mère allaient être à l’abri pour
un certain temps. Je ne regrettais pas ma demande de mission à Oran.
Les courtisans en restèrent bouche bée. Je sentis deux ou trois d’entre
eux prêts à sortir l’épée du fourreau. Je les attendais de pied ferme et ils le
savaient. Je repartais nanti d’une lettre de mission, ma nouvelle charge et
l’envie d’en découdre avec la Barbarie tout entière.
Chapitre 32

Un friselis ornait le sommet des vagues à l’horizon. La côte était gorgée


de lumière, dominée par une colline. Je retrouvais cette nature sauvage qui
entourait Alger. En découvrant la vue sur le fort espagnol, au-dessus de la
plage, l’esprit de Corto fut apaisé. Il n’avait cessé de geindre au cours du
voyage et avait eu le mal du pays à peine les amarres avaient-elles été
larguées. Devant les beautés de la côte oranaise, il se requinqua.
Le fort d’Oran était bâti sur un plateau, laissant la mer à portée
d’arquebuse. Un ravin protégeait le presidio sur un flanc, d’énormes
fortifications sur les autres. La bourgade était peuplée de marins espagnols,
de Maures qui avaient signé un pacte avec le gouverneur, de juifs accourus de
Mascara et Mostaganem pour y trouver refuge. Je m’aperçus que la ville
abritait nombre de juifs qui avaient fui le royaume d’Espagne, des médecins,
musiciens, orfèvres, négociants. Oran regorgeait aussi de seigneurs, ducs,
nobles exilés par Philippe II. On murmurait que certains s’apprêtaient à
passer du côté mahométan afin de se venger du Roi. Pour se moquer du trône
d’Espagne, ils surnommaient Oran la corte chica, la petite cour, et y menaient
grand train. Deux portes ouvraient sur la route de l’est, tandis qu’une casbah
bordait le rempart septentrional du château, relié aux tourelles et murailles
par des galeries souterraines. Des vergers et larges jardins agrémentaient les
abords des enceintes, courtines et bastions tandis que Corto était logé dans
l’une des tours.
Je fus conduit dans le palais du gouverneur. Don Martin de Cordoba
était un homme affable et courageux. Ancien captif d’Alger, il conduisait sa
garnison à la baguette, mais avec justice.
— La peur règne ici. Les Maures et les Barbaresques nous guettent.
Leurs agents sont partout dans la place, sur le marché, dans la casbah. Je ne
peux pas contrôler tous les caravaniers qui pénètrent dans la ville, au risque
d’entraver le négoce. La tête de mon prédécesseur a été exposée sur la porte
de Tlemcen quatre jours et quatre nuits, éclairée par des torches. Son corps,
ou ce qu’il en restait, a été cloué sur les murs de la ville. C’était mon père…
Cela ne me fait pas peur, mais les soldats du fort craignent chaque jour de
finir ainsi.
Il m’invita à sa table, dans la tour qui offrait la vue sur la baie. En se
penchant à sa fenêtre, on apercevait au ponant la Porte de la Mer, loin des
remparts. Don Martin de Cordoba baissa les yeux, les mains appuyées sur la
rambarde.
Je me souvins de ce que l’on disait de lui dans les bagnes d’Alger. Il
avait réussi, après deux ans de captivité, à soulever les captifs chrétiens.
L’insurrection aurait dû s’étendre à plusieurs quartiers, mais Don Martin de
Cordoba avait été trahi. Plusieurs captifs furent empalés. Il avait demandé lui-
même sa mise à mort afin d’épargner la vie de ses compagnons, mais le
Pacha avait refusé, préférant rehausser sa rançon à plusieurs milliers d’écus.
Le gouverneur d’Oran était depuis sujet à de profonds accès de mélancolie,
plongé dans ses souvenirs, face à la mer. Puis il reprenait le dessus, lançait
des ordres à son lieutenant et à son majordome, dessinait la défense de la
ville, organisait des missions de reconnaissance sur la route de Tlemcen ou
d’Alger.
— Nous sommes en situation précaire. Tout peut s’écrouler du jour au
lendemain. Je suis ici pour empêcher la Barbarie de s’étendre, mais souvent
je pense à la mort de mon père. C’est sans doute le destin qui nous est
promis, de la poussière et des clous.
Don Martin servit dignement ma mission. Il mit à ma disposition des
cavaliers, des spahis à la solde de l’Espagne, des espions maures. Je décidai
d’en envoyer deux dans la crique de Jebalya, en contournant Alger. Ils
retrouveraient Zorha, lui donneraient un rendez-vous près d’Oran et
remettraient la missive du Roi d’Espagne à Hadji Mourad.
— Peut-on leur faire confiance ? demandai-je à Don Martin.
— Leurs familles sont avec moi, dans l’enceinte du fort, et savent que
s’ils trahissent, ma réplique sera impitoyable.
Les deux espions partirent le lendemain en direction de Tlemcen, avec
pour ordre de bifurquer à deux lieues vers l’orient afin de bénéficier de
complicités dans les villages environnants. J’attendrais au fort. Le gouverneur
m’interdit de sortir de l’enceinte, hormis pour me rendre à la plage, près de la
Porte de la Mer, devant laquelle étaient ancrés les quatre navires de la
garnison. Corto, lui, passait ses journées à jouer aux dés avec les soldats du
fort. De temps à autre, il lorgnait les Mauresques qui apportaient fruits et
viande à la garnison.
Jamais le temps ne me parut aussi long. Je me baignai à plusieurs
reprises dans l’eau claire afin d’occuper mon esprit. Comme à Jebalya, je me
lestai de deux pierres dans les poches pour demeurer plus longtemps sous la
surface de l’eau. Les poissons étaient nombreux, accueillants, et n’hésitaient
pas à m’entourer. Pas de corail, en revanche. Je réussis à récolter deux étoiles
de mer orange et jaune, que je fis sécher dans la chambre du presidio. Je
m’étendais souvent l’après-midi sur la plage et Don Martin de Cordoba
venait me rejoindre pour une sieste, surveillé par une cohorte de gardes qui
patientaient à quelques pas, sous le soleil, en cuirasse.
— Le soleil ne m’a jamais paru aussi bon, Miguel de Cervantès. C’est
parce que vous m’avez donné deux sortes de nouvelles, celles de la cour, dont
je me contrefous et celles d’Alger, où une part de moi-même est restée. À se
demander si je ne devrais pas prendre un jour le pouvoir et me proclamer
Pacha des nouveaux Barbaresques…
Le gouverneur d’Oran parvenait à payer ses gardes maures en laissant le
commerce prospérer et en percevant une taxe sur le transit par la côte.
— S’il fallait compter sur les caisses du royaume pour nourrir mes
hommes, je pourrais attendre des siècles !
Le soir même, il nous entraîna, Corto et moi, dans une taverne de la
ville, tenue par un Espagnol marié à une Mauresque. L’homme s’était
converti à l’islam et fournissait toutes sortes de renseignements à Don
Martin. Des femmes passaient entre les tables, un pichet de vin à la main, et
s’asseyaient près des clients, qu’ils fussent du fort espagnol ou chameliers.
Corto n’était pas en reste et s’affairait à se rapprocher de l’une d’elles. Tout
cela me rappelait l’atmosphère d’Alger. Nous n’en étions pas loin. Je me dis
que Don Martin de Cordoba, marquis de son état, ancien captif, avait des
penchants barbaresques.
Il se saisit d’une femme, la caressa, lui laissa un écu dans le corsage.
Celle-ci était Espagnole, des Baléares, venue tenter sa chance dans les
bagages du tavernier. J’étais à deux doigts de succomber moi aussi au désir
mais me retins. Je pensai à Zorha et rêvai d’une maisonnée au bord de la
Méditerranée, côté chrétien ou côté mahométan, peu m’importait. Seules
comptaient la force des souvenirs et la vague de l’amour qui ne cessait de me
submerger, nuit et jour.
Chapitre 33

Les deux espions maures étaient maintenant partis depuis une semaine et
je tuais le temps en sillonnant la ville de long en large. Don Martin de
Cordoba me fit traverser la baie d’Oran un matin sur une petite embarcation,
une tartane espagnole, pour admirer la ville depuis le large. Un homme se
joignit à nous. À ma grande surprise, il était turc et se nommait Pir Gevhéri.
Il portait un manteau vert et une coiffe étrange, sorte de bonnet de feutre que
je n’avais encore jamais vu, sauf lors de visites dans les cours des maisons
algéroises.
— Mon ami est un poète soufi, dit Don Martin de Cordoba, protégé du
soleil par une petite toile de coton. Il vient du Caire.
— Un soufi ? Ce sont ces mystiques de l’islam qui viennent du fin fond
de l’Empire ottoman ?
— De partout ! Ils prêchent l’amour, la tolérance, le rapprochement des
peuples.
— Comme Hadji Mourad à Alger, répondis-je.
— Et comme vous, ajouta le gouverneur d’Oran.
Le poète soufi m’expliqua comment il était arrivé à Oran. Il avait
embarqué au Caire et s’était retrouvé pris dans une bataille navale entre
chrétiens et Barbaresques au large des côtes tunisiennes, non loin du fort de
la Goulette. Sa galère avait rejoint le rivage puis il s’était aventuré jusqu’à
Oran, où il avait trouvé refuge. Il avait rencontré un autre soufi sur les
hauteurs d’Alger qui lui avait parlé de sa confrérie dans la ville des
Barbaresques.
— Nous sommes quelques-uns à plaider ces paroles de tolérance et
d’entente entre les peuples. Les juifs d’Alger et d’Oran nous consultent. Les
janissaires se rapprochent de nous.
Assis à bâbord, Don Martin de Cordoba souriait. Je me demandai à ce
moment-là si lui-même n’appartenait pas à l’étrange confrérie des soufis. Pir
Gevhéri se mit alors à raconter les soirées d’initiation, la danse du zikr et les
prières mystiques. Le soufi rajusta sa coiffure qui menaçait de s’envoler et
expliqua les rites de son mouvement.
— Nous nous réunissons pour parler des uns et des autres, pour évoquer
la mémoire de Roumi, notre grand penseur, disparu voilà trois siècles à
Konya, en Anatolie. À sa mort, mollahs, rabbins et prêtres se rassemblèrent
pour célébrer sa mémoire et ses paroles d’amour. Car qu’y a-t-il de plus beau
que l’amour, n’est-ce pas ?
Assis à la proue, le gouverneur souriait de plus belle. Il évoqua les
poèmes de Roumi dans lesquels les mystiques voyaient l’amour spirituel.
— Il s’agit surtout d’amour charnel. Tout vient de là. Les derviches
tourneurs ont été les premiers à le comprendre.
La galéasse passa devant la chapelle de Notre-Dame-de-Carmen, puis
arriva devant le port de Mazarquivir, que les Maures appelaient Mers el-
Kebir. Dominé par un château, sur les flancs de la montagne du Santo,
Mazarquivir offrait une belle protection aux navires.
— C’est d’ici, un jour, que nous lancerons nos vaisseaux à l’assaut des
pirates, souffla le gouverneur. Si la Couronne nous en donne les moyens.
— Tout dépend de Hadji Mourad, répondis-je. S’il gagne son bras de fer
contre les Barbaresques, vous serez tranquille pour un siècle.
— Tout dépend aussi de notre bon Roi Philippe II, corrigea Don Martin
de Cordoba. Nous avons, vous et moi, un avantage sur les courtisans de
Madrid ou de Badajoz : nous connaissons les pirates, nous savons de quoi ils
sont capables. Nul ne peut leur faire confiance. S’ils signent un pacte, méfiez-
vous ! S’ils paraphent un traité, restez sur vos gardes. Tout est possible en
Barbarie. Ils ne comptent que sur la force.
— Et les alliances entre le monde chrétien et la Porte, rectifiai-je.
N’oubliez pas qu’une missive de Philippe II est en route. Si Hadji Mourad la
reçoit, il sera assuré du soutien de l’Espagne.
Le soufi expliqua comment lui et les siens organisaient des réunions
secrètes à Oran et à Alger, qui rassemblaient des gens de toutes origines, de
toutes religions. Je lui parlai de Haïm Jacob et il m’apprit qu’il participait aux
assemblées. Cela ne me surprit pas, et justifiait la tolérance dont était épris le
commerçant juif. Ainsi Hadji Mourad et Haïm Jacob avaient-ils dû se
rencontrer. J’en étais heureux. Il n’y a pas de hasard, pensai-je, tandis que le
gouverneur nous fit servir du vin. Mon amour pour Zorha était-il aussi le fruit
du destin ? Je me rendais compte depuis quelques lunes que j’avais forcé le
cours de la vie, sans doute pour mieux en jouir et croiser l’être de mes rêves,
fussent-ils impossibles. Pir Gevhéri imita la danse des soufis, les yeux
fermés, une main tendue vers le ciel, l’autre vers la mer ou la terre, celle des
hommes, psalmodiant des formules en turc et en arabe. Il y était question,
m’expliqua-t-il ensuite, d’amour entre les êtres, de paix du dedans, de voix du
Prophète. Le soufi évoquait les transes lors du zikr, la cérémonie de la danse,
il citait les versets de Roumi, « Viens et entre dans notre cercle, Nous qui
sommes les amants, Pour que nous puissions t’inviter, Dans le jardin de
l’amour », et je l’écoutais, j’écoutais le chant de l’amour, je retrouvais le suc
de la tendresse, je regardais les montagnes d’Oran et je voyais apparaître la
Bien-Aimée sur le sentier, celle de la vie, celle du Cantique des Cantiques,
celle de la poésie soufie, et tout cela était la même chose, j’éructais et
psalmodiais à mon tour, j’entrais en transe, les mots de la lingua franca me
revenaient aisément, les appels de douceur et de tendresse aussi, et quand le
soufi Pir Gevhéri récitait les versets, j’en rajoutais, je plaçais mes émotions,
j’offrais mes épices. Lorsque le poète disait : « Viens, nous sommes tous
égarés dans le plus grand dénuement », je répondais : « Dans la plus grande
pauvreté de l’amour. » J’improvisais, je coupais les vers, « Toi, tu es l’eau,
une eau qui danse en rond, et qui demeure captive », j’y mettais mon grain de
sel, « Ô la belle captive, tu es comme l’eau », et le gouverneur, ivre de vin,
riait, et le soufi, ivre de poésie, riait, et moi, ivre d’amour, je riais, je ne
voyais plus de moulins à vent, je ne voyais plus de janissaires géants, je
n’avais plus besoin de m’emparer d’une lance et de combattre toutes les
chimères, j’étais à l’intérieur du rêve, je baignais dans le bonheur et la
certitude d’atteindre bientôt le paradis. Le bateau tanguait et mon esprit aussi.
Don Martin de Cordoba, affable gouverneur, âme en peine après une longue
captivité, riait de tout son saoul, il hurlait sur les flots, il reprenait les paroles
de Roumi sorties de la bouche du poète Pir Gevhéri, « Toi, tu es l’eau, une
eau qui tourne, Et qui demeure emprisonnée », il vomissait sa rancœur et sa
joie, il croulait sous le poids de sa charge, tenir une ville grande comme une
prison, et il aspirait lui aussi à la grande sérénité.
Chapitre 34

Je comptais les jours et les nuits. La vue sur Oran, le rivage et les
collines depuis le fort du gouverneur m’apaisaient. Si tous les caïds de la
contrée joignaient leurs efforts à ceux des pirates, la garnison espagnole ne
pourrait résister et la ville tomberait en quelques jours. Je retrouvai la
langueur du temps, celle que j’avais connue en captivité et qui était devenue
mon alliée. Je regardai les mouettes, les vagues, les arbres des vergers
en dehors des remparts où s’aventuraient des voleurs maures sitôt le jour
tombé. Les parfums des orangers me rappelaient les jardins de la demeure de
Zorha. Où se terrait-elle ? Peut-être avait-elle succombé aux avances d’un
autre, peut-être n’éprouvait-elle plus de sentiments pour moi.
Ses messagers arrivèrent le lendemain, épuisés mais souriants. Des
spahis au service du gouverneur les assistèrent et les guidèrent jusqu’au salon
de Don Martin de Cordoba. Ils m’annoncèrent que la lettre avait bien été
remise au chef de la garde de Hadji Mourad. Zorha arriverait bientôt, sous
bonne escorte et par des chemins détournés.
Je ne pus cacher ma joie et Don Martin de Cordoba s’en aperçut. Mais
ces emportements furent vite étouffés par une terrible nouvelle. Haïm Jacob
avait été tué. Je n’en crus pas mes oreilles. Haïm mort… Je me souvins de ses
paroles chaleureuses, de son amitié infaillible, de son sens du devoir. Quel
félon pouvait être responsable d’un tel crime ?
— On parle d’un certain Sigura, commerçant espagnol en lien avec les
Inquisiteurs, répondit l’un des cavaliers maures.
Sigura… Le traître était donc toujours sur mes traces. Il exécutait mes
alliés.
— Je le tuerai à mon tour, grinçai-je entre mes dents.
Don Martin de Cordoba, qui assistait à l’entretien, m’en dissuada.
— Vous ne pouvez rallier Alger.
— Si j’ai pu quitter la ville, je pourrai y pénétrer à nouveau.
— Détrompez-vous. Vous paieriez le double de la rançon. Et vous seriez
tué à votre tour avant même d’apercevoir les remparts. La route est infestée
d’agents et de traîtres à la solde de Hassan le Vénitien.
Le derviche Pir Gevhéri abonda dans son sens.
— Il ne vous servira à rien de désirer la vengeance.
— Il ne s’agit pas de vengeance, mais de justice.
— Je citerai à nouveau notre maître Roumi : « Même les anges sont
réduits à l’impuissance. »
Je pleurai le soir même sur les remparts d’Oran la perte de l’ami juif,
une bouteille de vin de Xerès à la main que Corto partagea avec moi. Lui se
lamentait sur la perte d’un âne dans son village d’Andalousie. Je lui appris les
poèmes de Roumi par cœur, ceux traduits par le derviche Pir Gevhéri, « Je
reste coi, je suis ivre, Du sortilège que j’ai bu, Entre moi enivré ou conscient,
Je ne sais la différence », ou encore : « Nuage à la pluie tendre, viens ! Ô
ivresse des amis, viens ! Ô toi le sultan des tricheurs, viens ! Ceux qui sont
ivres te saluent. »
Je me retournai et aperçus une ombre sur la montagne. Je sus que les
moulins à vent de toute la Barbarie me défiaient.

Le réveil fut difficile. J’avais passé une bonne partie de la nuit sur les
remparts avant de rentrer à tâtons, la tête pleine de rêves, les yeux emplis de
larmes. Ma liberté n’avait pas de raison d’être dans la douleur de l’absence et
de la mort de Haïm Jacob. Captif à Alger, au moins aurais-je pu demander
réparation auprès du Pacha ou de Hadji Mourad, et défier encore une fois le
reître Sigura. Je craignais d’autres complots, je redoutais une conspiration à
grande échelle.
L’un des deux cavaliers maures m’informa que Sigura devait négocier le
lendemain l’affrètement d’un navire à Mers el-Kebir. Je décidai de m’y
rendre, accompagné par l’espion. Malgré les mises en garde du derviche, je
comptais bien faire la peau à ce traître et lui faire payer ses félonies.
Nous arrivâmes à Mers el-Kebir aux alentours de midi. C’était un port
bien abrité et bordé d’un hameau aux maisons de pêcheurs, ateliers de
tisseurs de toiles, greniers et réserves de négociants. Une multitude de
barques attendaient l’arrivée des navires pour transporter les biens vers Oran,
qui ne disposait que d’un petit débarcadère, au pied des fortifications. Le
cavalier maure me recommanda de demeurer discret jusqu’aux abords de la
nuit. Si le sbire se cachait dans le village, il ne pouvait nous échapper.
Lorsque le jour déclina, je m’aventurai dans la rue principale, précédé
du Maure. Sigura paradait devant le funduk des Génois, une vieille hôtellerie
qui comprenait un four et des bains publics.
— Holà, Sigura, Cervantès est à toi !
Il se retourna. Je lui plaquai ma main sur la bouche et le poussai dans
une cour intérieure où traînaient quelques ânes. Sigura recula. Le Maure le
menaça de sa dague. Je m’avançai de quelques pas.
— Bats-toi, Sigura, si tu en as le courage ! Que je répare les affronts et
venge la mémoire de Haïm Jacob.
— Je te croyais mort…
— Tu ne peux expédier tous tes ennemis ad patres.
La peur se lisait sur son visage.
— Sors ton épée, Sigura. Achevons ce que nous avons commencé à
Madrid, voilà bien longtemps.
— Cervantès, je te rachète… bredouilla-t-il.
— Je suis déjà racheté. En garde !
Sigura dégaina son épée. Je me fendis, il esquiva, tourna sur lui-même.
Il n’avait rien perdu de son agilité et la peur ne le bridait plus. Il lança une
attaque, je la parai et visai son pourpoint de velours. Je n’enfonçai point la
lame, me réservant ce plaisir pour plus tard. Sigura récidiva, porta son poids
sur une fente avant. Je sautai sur le côté, vers un tas de peaux de mouton, puis
lui bottai l’arrière-train. Il valsa à terre, gémit, se releva. Le Maure qui gardait
la porte de l’entrepôt sourit.
— Cervantès, épargne-moi la vie et je te donnerai de l’or du Soudan, des
esclaves, de l’ambre, des femmes, tout ce que tu voudras !
— Rends-moi d’abord Haïm Jacob, rends-moi la vie de mon ami !
— Ce n’est pas moi qui l’ai tué, c’est Blanco de Paz, l’inquisiteur !
— Tu appartiens à ce tribunal. Tu paieras pour ses fautes !
— Haïm Jacob aurait fini par être tué par ses ennemis, un jour ou
l’autre.
— Il n’en avait pas, hormis des crapules comme toi !
Je fondis sur lui de plus belle. Il eut du mal à parer le coup et trébucha.
Puis il se rétablit, m’envoya un mauvais coup. Je dérapai et faillis rencontrer
sa lame.
— Cervantès, tu es fait comme un rat !
Je parvins à bondir sur la droite et entaillai son pourpoint. Du sang gicla
sur la sciure de bois qui jonchait le sol. Sigura tomba, blessé au flanc. Ma
lame frôla sa gorge.
— Tes dernières prières sont inutiles, tu ne mérites pas d’aller au
royaume de Dieu.
Sigura tremblait. À ce moment, deux gardes oranais pénétrèrent dans
l’entrepôt, suivis de Don Martin de Cordoba.
— Laissez-lui la vie, dit le gouverneur. Votre désir de vengeance est
déjà assouvi.
— Il doit mourir pour ce qu’il a commis, dis-je, l’épée toujours pointée
sur sa gorge.
— Non, soyez sage. Rappelez-vous ce que Roumi a dit. « L’amour
demande de rester en vie, Car de mort rien ne peut s’envoler. Sais-tu qui est
en vie ? Celui qui naît par l’amour. » Libérez-le, nous nous occuperons de lui.
Je gardai la pointe sur l’homme à terre. Il gémissait de plus belle.
— Nous avons de bonnes nouvelles, me dit le gouverneur avec un air de
bienheureux.
Je libérai Sigura, la mort dans l’âme. Le reître fut emmené par les gardes
et conduit jusqu’à l’embarcadère. Nous rentrâmes par la galère de Don
Martin de Cordoba. Je pestais mais j’étais soulagé de retrouver les pierres
blanches d’Oran, qui s’étalaient sur les collines, face à la mer.
— Vous avez dit de bonnes nouvelles ? demandai-je au gouverneur.
Quelles sont-elles ?
— Vous le verrez bien, répondit Cordoba.
Que me réservait-il ?
Sur les remparts, j’aperçus une silhouette familière. Vêtue d’une robe
bleue, elle ne portait pas de voile. La première fois que j’avais combattu
Sigura en duel, à Madrid, c’était pour une femme. La dernière fois, je lui
laissai la vie sauve par amour de ma bien-aimée.
Je courus du débarcadère jusqu’au mur d’enceinte, montai les marches
des remparts, parcourus les derniers pas à la vitesse d’un cheval sur la piste
de Mostaganem.
Elle me tendait les bras, elle m’ouvrait son cœur, elle sourit, je lui
souris.
Chapitre 35

Zorha était belle comme le jour et brusquement mon ciel s’illuminait,


plus de brouillard, plus de cauchemars, Zorha souriait et le cœur de Cervantès
battait la chamade, il bondissait dans sa poitrine, il hurlait de joie, il se
débattait avec l’envie de l’emmener loin, très loin. Zorha était le rêve incarné
et remplaçait tous les moulins à vent, toutes les vallées de désir dans
lesquelles je plongeais les yeux fermés.
Je respirai profondément pour me calmer et elle tendit la main pour
caresser ma joue. Son teint était moins pâle, rassasié de soleil. Ses cheveux
défaits tombaient en cascades de boucles sur ses épaules. Elle était couverte
de poussière et je l’emmenai dans les bains du château. Je l’attendis dans la
chambre et ce fut l’un des moments les plus longs de mon existence. L’air
avait un goût de salpêtre et de sel.
Je me réveillai en sursaut et vis les montagnes d’Oran par la lucarne. Le
visage de Zorha avait disparu. Elle n’avait été qu’un rêve. Corto était penché
au-dessus de moi et murmurait :
— Assez de délires, Maître !
Je me secouai, conscient de mes divagations. La présence si proche de
l’être aimé était un supplice. Je rejoignis le gouverneur dans son salon qui
sentait le salpêtre. Il me donna des nouvelles d’Alger. Hassan le Vénitien
avait été appelé vers Constantinople.
— Hadji Mourad a demandé la tête du Vénitien. Les pirates, les
janissaires et les gens d’Alger avaient fini par le détester. En échange, les
Barbaresques ont imposé un autre roi, Djafer Pacha, un eunuque et renégat
hongrois, capturé par les Turcs lors d’une incursion jusque sur les bords du
Danube.
— Et Hadji Mourad, demandai-je, que devient-il ?
— Il a reçu le message de Philippe II que vous avez convoyé. Il peut
désormais imposer le libre commerce sur la Méditerranée et veut rétablir la
justice sur mer comme sur terre, en accord avec le nouveau Pacha. Telle est la
bonne nouvelle que l’on m’a portée.
Don Martin de Cordoba m’entraîna sur les remparts qui offraient une
vue somptueuse sur la baie d’Oran. Nous nous appuyâmes à l’un des murs
crénelés qui donnait sur la mer.
— Hadji Mourad a pour l’heure réussi à faire cesser la Course en mer.
Les galères des pirates vont devenir des nefs de négociants, et la
Méditerranée un lieu d’échange. Nous allons connaître la paix, sauf si les
fidèles de Hassan Pacha reprennent pied, ce dont je doute. N’est-ce pas
beau ?
— Oui, c’est beau. Le rêve des derviches se réalise…
À ces mots, le gouverneur se retourna et me sourit.
— Il y a quelques années, nous avons initié Hadji Mourad à notre
mouvement.
— Vous voulez dire… qu’il appartient à la confrérie des derviches ?
Don Martin de Cordoba prit le temps de répéter :
— Oui, Hadji Mourad, le représentant de la Porte.
— Cela explique ses paroles de tolérance.
— Et d’amour aussi…
Il dit cela en me défiant du regard, plus lumineux que jamais.
— Ce sont les soufis qui ont veillé sur votre sort.
— Je m’en doutais. Ils doivent veiller aussi sur Zorha…
Le gouverneur inspira profondément, comme pour se soulager.
— C’est une puissante confrérie qui tente de conserver ce qui est bien et
qui empêche en sous-main les vilenies. Nombre de chrétiens ont eu la vie
sauve grâce aux soufis.
— Et Hadji Mourad est initié depuis longtemps ?
— Oh, longtemps est un bien grand mot, eu égard aux siècles
d’existence du mouvement. Il a connu des soufis au sérail de Constantinople,
où deux branches cohabitent, les adorateurs de Mevlana, le nom que nous
donnons à Roumi, et les Bektachis, ceux qui suivent la voie de Hadji Bektas,
fondateur d’un mouvement soufi voilà un siècle.
Don Martin de Cordoba regarda au loin.
— Cervantès, venez près de moi, je dois vous parler. Selon nos agents,
Hadji Mourad vous porte une grande admiration, il ne vous pensait pas
capable de convaincre le roi Philippe II et reconnaît dorénavant votre courage
et votre témérité.
Au loin, deux tartanes se dirigeaient vers le débarcadère tandis qu’une
galéasse s’efforçait de rejoindre Mers el-Kebir sous le vent. Je n’avais qu’une
envie, retrouver Zorha à Alger, l’enlever, l’emmener sur une nef, cingler vers
d’autres ports, loin de la côte de Barbarie. J’entendais le gouverneur
murmurer dans le vent les paroles du Cantique des Cantiques, célébrant la
bien-aimée. J’ajoutai un vers de Roumi : « Toi mon vin, mon ivresse, Mon
éden, mon printemps, Mon sommeil, mon repos, Sans toi, rien ne serait. »
Nous étions deux hommes perdus sur une muraille, entre mer de la
nouvelle tolérance et terre de la Barbarie, entre poèmes d’un saint soufi et
versets de la Bible. Au-delà des paroles, il me semblait que nos rêves aussi
pouvaient se mélanger. J’écoutai Don Martin qui me félicitait de
l’accomplissement de ma mission et ne m’aperçus même pas que la nuit avait
envahi le rivage, que le ciel resplendissait d’étoiles comme des yeux
attentionnés. J’avais pourtant failli à ma vraie mission, celle de l’amour, et je
n’étais pas parvenu à retrouver ma bien-aimée.
Dans la cour du château, le soufi avait commencé sa ronde, en robe
blanche et bonnet de feutre, une main tendue vers le ciel et l’autre vers la
terre des hommes. Il tournait et psalmodiait des paroles que je ne saisissais
pas, mais je savais qu’il parlait d’amour, de tolérance, d’amitié entre les
hommes de toute foi, il psalmodiait et le ciel semblait lui répondre. Je fermai
moi aussi les yeux et laissai monter le chant dans mon cœur. Dans ma tête
ressurgissaient les grillons, et surtout le souvenir, ce cadeau du ciel, cet ange
égaré dans le fief des Barbaresques, et ce souvenir était mon paradis. Ma tête
avait été rachetée cinq cents écus par les Frères trinitaires, mon corps épargné
grâce aux mystiques, et mon âme sauvée par l’amour d’une femme aussi
étrange qu’envoûtante, accueillante comme la nuit, fille d’un renégat et d’une
Mauresque, éprise des trois croyances du Livre avec la bénédiction des
soufis, et que je ne retrouverais jamais.
Je sentis alors le souffle de Zorha qui gémissait de bonheur, et ce chant-
là était comme une invitation au voyage, une longue transe, une plongée dans
un corail de soie et de douceur. La danse de Dieu était sous mes bras et
j’entendais la vie ainsi, baignée de poésie, de vers et de gestes d’amour au-
delà des mots. Oui, je t’emmènerai, Zorha, murmurai-je, vers les côtes
d’Espagne, vers les côtes de l’amour, et un jour je l’écrirai, pour effacer ma
folie.
Chapitre 36

Bientôt Miguel repartirait sur le brigantin du gouverneur d’Oran, il


voguerait vers Carthagène, les Saintes-Maries-de-la-Mer ou Palerme, il
voguerait vers la côte de la Chrétienté, le miroir de la Barbarie, où longtemps
les croyants crucifièrent les infidèles, où les croisades valaient les courses en
mer, où les inquisitions balayaient les paroles d’amour. Il voguerait et
oublierait les affres de la captivité, qui lui avaient ouvert tant d’horizons et
tant de rêves. Un jour, Cervantès longerait les côtes de l’Oranie, avec sa bien-
aimée à ses côtés, pour connaître d’autres contrées, fréquenter les auberges
espagnoles, les châteaux des derviches, en Espagne ou ailleurs. Un jour,
j’écrirais tout cela. Mon galion serait un cheval, fût-il fatigué, et je porterais
en croupe la femme qui m’aurait attendu, et que j’aurais attendue une
éternité. Les pirates auraient des allures de moulin à vent, et cela me serait
bien égal. Zorha me sourirait, le ciel porterait la marque noire de son sourire
éternel et tous les grillons de ma tête se seraient envolés.

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