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Du même auteur

La Naissance du capitalisme au Moyen Age. Changeurs, usuriers et


grands financiers, Perrin, 2012.
Le Clan des Médicis. Comment Florence perdit ses libertés (1200-
1500), Perrin, 2008.
Un homme, un vote ?, Editions du Rocher, 2007.
L’Histoire assassinée. Les pièges de la mémoire, Editions de Paris,
2005.
Chute et mort de Constantinople, Perrin, 2005.
Les Négriers en terres d’islam, Perrin, 2003.
Les Barbaresques, Perrin, 2001.
Louis XI, Perrin, 1999.
De Saint Louis à Louis XI. Forger la France, Bartillat, 1997.
Jacques Cœur, Perrin, 1997.
Libérer Jérusalem, la première croisade, Perrin, 1995.
Gilles de Rais, Perrin, 1994.
Le Moyen Age, une imposture ?, Perrin, 1992.
La Ruée vers l’Amérique. Le mirage et les fièvres, Complexe, coll. « La
Mémoire des siècles », 1992.
La Découverte de l’Amérique, Complexe, coll. « La Mémoire des
siècles », 1991.
La Ville au Moyen Age, Fayard, 1990.
La Vie quotidienne à la cour pontificale au temps des Borgia et
des Médicis, Hachette, 1986.
Machiavel, Fayard, 1985.
Marco Polo, Fayard, 1983.
Fêtes des fous et carnavals au Moyen Age, Fayard, 1983.
Esclaves et domestiques au Moyen Age dans le monde médi­terranéen,
Fayard, 1981.
Christophe Colomb, Hachette, 1981 ; 2e éd., 1991.
Le Clan familial au Moyen Age, PUF, 1974 ; 2e éd., 1993.
Précis d’histoire du Moyen Age, PUF, 1968 ; 5e éd., 1992.
Le Travail au Moyen Age, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1965 ; 4e éd.,
1985.
L’Occident aux XIVe et XVe siècles. Aspects économiques et sociaux,
PUF, coll. « Nouvelle Clio », 1961 ; 7e éd., 1994.
Pour en savoir plus
sur les Éditions Perrin
(catalogue, auteurs, titres,
extraits, salons, actualité…),
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Représentation de saint Georges et de Hugues Ier de Vermandois (1057-1102) ou Hugues XII de


Lusignan (?). Détail d’une fresque de l’église Saint-Jacques-des-Guerets. Paris, musée des
Monuments français. © Photo Josse/Leemage
Sommaire
Couverture

Titre

Copyright

Du même auteur

Note de l’éditeur
Introduction. Le mythe des huit croisades
Le mot « croisade » : un anachronisme
La guerre sainte, autre anachronisme
A l’origine, des pèlerinages
Les enjeux économiques

Les pauvres et les barons


Ignorance de l’islam
Les conquêtes des musulmans
Chrétiens contre musulmans
La reconquête chrétienne par les Grecs

Francs contre Grecs : une sourde hostilité


I. En route vers Jérusalem (1096-1099)
Déroulement de la première croisade, dite « populaire »
Les juifs et les riches, boucs émissaires
La longue marche des barons
Les barons en Terre sainte : le poids du passé
A Constantinople, les querelles et la rupture
Antioche : un siège de plus d’un an
La prise de Jérusalem
Godefroy de Bouillon, roi de Jérusalem
II. Installation en Terre sainte (1100-1150)
Prises de possession
Une défense sporadique

Châteaux et forteresses
Nouveaux arrivants et premiers échecs
Les Italiens en Terre sainte
La deuxième croisade
Le désastre

III. Le temps de la consolidation (1150-1192)


Les Etats latins menacés
Vicissitudes d’une alliance inattendue contre l’Egypte de Saladin
Riposte de Saladin et chute de Jérusalem (1187)
Démarrage de la troisième croisade
Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion se joignent à la croisade
Intermède chypriote
Siège et reddition d’Acre
Succès de Richard Cœur de Lion mais échecs devant Jérusalem
Richard pris en otage puis libéré
Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste dictent leur loi
IV. L’Empire latin de Constantinople (1195-1261)
Les ambitions déçues d’Henri VI
Formation de la quatrième croisade
Assaut et prise de Constantinople
Baudouin Ier de Constantinople
Le poids d’une histoire légendaire
L’humiliation de Constantinople
Administration de l’Empire
Querelles entre barons. La principauté de Morée

La résistance des principautés grecques


La « Romanie vénitienne »
La quatrième croisade : déviation ou dislocation ?
V. Le royaume latin de Jérusalem : un bastion assiégé (1210-1295)
La cinquième croisade

Frédéric II et la sixième croisade


Jérusalem à nouveau capitale d’un royaume latin
Organisation de la sixième croisade
Le désastre de La Forbie
Saint Louis lance la septième croisade
Des sources nombreuses et diversifiées
D’Aigues-Mortes à Chypre
Guerre à l’Egypte
Siège et prise de Damiette
Saint Louis otage
Le roi de France à Acre
La fragilité des Francs de Terre sainte
La huitième croisade jusqu’à la mort de Saint Louis
Les soubresauts de l’« esprit de croisade »
Notes
Bibliographie
Sources
Ouvrages généraux
Articles, colloques
Index
Note de l’éditeur

Jacques Heers est décédé peu de temps après avoir terminé la première
version de cette Histoire des croisades, que l’on peut considérer comme un
ouvrage posthume. Nul doute que, de son vivant, il eût publié un livre plus
ample et abouti. Cependant, malgré quelques imperfections de détail,
notamment celles concernant les références des citations, nous avons voulu
respecter et honorer sa mémoire en éditant tel quel ce qu’il avait écrit et qui
apparaît comme particulièrement novateur.
Introduction
Le mythe des huit croisades

En un temps pas si lointain où l’on enseignait l’histoire aux collégiens,


leurs livres évoquaient quelques hauts faits glorieux : la retraite des Dix
Mille de Xénophon pour retrouver la mer après de longs mois de dure
errance dans les montagnes de l’Est anatolien, les longues marches des
légions romaines hasardées en Bretagne ou aux confins de l’empire des
Parthes, et, bien plus proche, la conquête de l’Angleterre par Guillaume le
Conquérant immortalisée par les scènes de la broderie de Bayeux. Ce que
nous appelons les croisades sont d’une autre nature que ces entreprises qui
rassemblaient quelques centaines d’hommes d’une seule nation, tous
rompus aux métiers des armes. Dès les tout premiers temps, les « croisés »
comptaient de petites centaines de chevaliers qui, tout au long d’une
aventure hasardeuse, devaient conduire, encadrer, nourrir et protéger une
multitude de « pèlerins », hommes, femmes et enfants qui, incapables de se
battre, ralentissaient leur marche et, sur le champ de bataille, pesaient
comme des poids lourds. En 1096-1097, ils ont parcouru ensemble des
milliers de kilomètres pour atteindre Constantinople et y trouver quelques
jours de repos puis autant en Asie avant de voir les murs de Jérusalem, plus
de trois ans après leur départ. Si loin de chez eux, sans grands renforts en
cours de route, ils ont remporté, sur les hauts plateaux quasi désertiques
d’Anatolie, deux grandes victoires sur des ennemis qui, à tout moment,
pouvaient les surprendre en plein désarroi. Et, de même, sans ravitaillement
assuré, toujours sur le point de manquer de vivres pour maintenir en vie de
telles foules, ils firent pendant de longs mois le siège d’Antioche et de
Jérusalem, gardées de hautes et puissantes murailles.
Nous n’avons pas dit assez à quel point cette Terre sainte redevenue
chrétienne a mobilisé les forces, l’énergie et l’argent de l’Occident. Chaque
année, plusieurs flottes de grosses galères et de navires d’Italie, de Provence
et de Catalogne amenaient des centaines de pèlerins qui, bien souvent, se
battaient aux côtés des chevaliers et des hommes de pied ou aidaient à la
construction des châteaux. Anglais, Flamands, Allemands de Brême et
Scandinaves ont armé des flottes pour la course et pour la guerre qui, après
un voyage de plus d’un an, hivernant en Galice ou en Grèce, attaquaient les
Egyptiens jusque sur leurs côtes, gagnant pour les Francs la maîtrise des
mers orientales. Le roi de Norvège avait pris le commandement de l’une
d’elles et ne fut de retour qu’après trois ans d’absence. En 1103, le roi
Eric Ier de Danemark mourut à Chypre.
Trois rois de France, Louis VII, Philippe Auguste et Saint Louis, et trois
empereurs germaniques ont abandonné leurs pays pendant de longs mois
pour apporter leur aide aux Francs de Terre sainte et tenter de regagner les
territoires repris par l’ennemi. Philippe Auguste est demeuré absent du
4 juillet 1090 à la fin août 1091 et Saint Louis pendant plus de cinq ans. La
reine Marguerite de Provence l’accompagnait ; deux enfants royaux sont
nés en Orient et, tout ce temps, le royaume de France fut gouverné par des
conseils tenus à Saint-Jean-d’Acre. Richard Cœur de Lion fut retenu
prisonnier sur le chemin du retour par Léopold V d’Autriche pendant près
de deux ans et eut bien du mal à reprendre le pouvoir, son frère, Jean sans
Terre, refusant de lui laisser une place usurpée en son absence. L’empereur
Frédéric Barberousse s’est noyé, le 10 juin 1190, en voulant passer à cheval
un fleuve en crue dans les montagnes du Taurus, et Frédéric II, vainqueur
du sultan Malik al-Kamel, s’est fait couronner roi de Jérusalem le 18 mars
1229.
Les pertes furent, en hommes et en argent, considérables. Tout au long
des routes, les pauvres ont souffert de la faim. Nombre sont morts
d’épuisement ou des fièvres. D’autres, découragés, voyant Jérusalem
toujours aussi loin, abandonnèrent le camp et s’installèrent tant bien que
mal dans des pays dont ils n’avaient pas la moindre idée. Bien évidemment,
on perd leurs traces. Les chevaliers et les hommes d’armes comptaient leurs
morts et leurs prisonniers au soir de chaque bataille. Grands profits pour
ceux qui, avant les départs, prêtaient à des taux usuraires et achetaient à
petits prix les terres de ceux qui devaient, pour prendre la route, rassembler
de fortes sommes d’argent. Tous ont cher payé leur départ et nos textes
parlent sans exception de petites gens et de nobles contraints de vendre des
biens qui, sur le marché, ne trouvaient que de mauvais preneurs, tant la
demande était forte. Les chefs, les « barons » disait-on, ont rassemblé des
milliers de pièces d’or pour s’équiper et nourrir leurs fidèles et
compagnons. La guerre ne les a pas enrichis. Les chroniqueurs parlent,
enthousiastes, du butin pris dans les tentes au soir d’un combat gagné, mais,
le plus souvent, ce butin et les tributs exigés de ceux qui se soumettaient
consistaient simplement en grains et en bêtes de boucherie, parfois même
en une promesse de conduire la troupe un peu plus loin où les hommes
trouveraient à piller ou acheter à bon prix. Dès que, dans les années 1130,
un bon quart de siècle après la prise de Jérusalem, les Egyptiens du sultan
du Caire et les émirs d’Alep ont mieux rassemblé leurs forces, les Francs
ont essuyé de graves revers, perdu chevaux et armes, vu nombre des leurs
emmenés prisonniers. Les rançons ont ruiné quelques lignages, et nous
savons de façon certaine que, pour rassembler celle exigée pour la
libération de Saint Louis, le Trésor royal fut mis littéralement à sec,
contraint de surcroît d’effectuer de forts emprunts. Comme nombre
d’entreprises coloniales, celle-ci fut, du point de vue financier, un vrai
désastre. Pendant plus de deux siècles, les entreprises d’Orient, grands
pèlerinages, reconquête de la Terre sainte et de quelques autres territoires
repris aux musulmans, puis la défense des Etats latins de Syrie et de
Palestine ont provoqué de considérables mouvements de fonds, transports
de monnaies, emprunts de toutes sortes. Si importants qu’ils ont conduit à la
faillite plusieurs lignages nobles et, dans le même temps, assuré de grands
profits à ceux que nous disons banquiers mais qui, dans le langage de
l’époque, n’étaient autres que des changeurs, prêteurs d’argent, usuriers.
Les ordres militaires, Templiers et Hospitaliers, furent, au début, les
premiers acteurs mais ne servaient généralement que d’intermédiaires.
L’argent était prêté par des Italiens, ceux présents lors des combats, Génois,
Vénitiens et Pisans, puis ceux des grandes cités marchandes de l’intérieur
de l’Italie. Tous ont usé de billets à ordre et de lettres de change qui, de plus
en plus aisés à manier, ont beaucoup amélioré les techniques du trafic de
l’argent. Les croisades ont peu apporté aux marchands et n’ont pas modifié
de beaucoup les circuits commerciaux, la Palestine demeurant toujours à
l’écart. Au total, les plus gros profits ne provenaient pas du commerce des
produits, épices et autres, bien peu de chose alors, mais des prêts, autrement
dit de l’usure.

Le mot « croisade » : un anachronisme


Pour parler du passé et qualifier certains événements, nous employons
bien souvent des mots dont les hommes de l’époque ne se servaient jamais :
Moyen Age, Renaissance, art roman, art gothique, Empire byzantin, et ère
des Lumières pour parler du temps des philosophes, des écrivains et des
écrivaillons qui, au XVIIIe siècle, annonçaient les matins radieux de 1793.
Celui de « croisade » tient une bonne place dans ce curieux exercice de
mauvaise méthode qui consiste à choisir des vocables ou des expressions
différents de ceux des contemporains, qui, eux, respectaient un usage
largement accepté. Personne ne saurait dire exactement, à quelques
décennies près, quand et comment ces mots parfaitement artificiels, forgés
de toutes pièces, se sont imposés d’abord en quelques cercles, sous telle ou
telle plume et, si souvent repris, se sont retrouvés dans tous les livres, des
plus communs aux plus soigneusement élaborés. La plupart, délibérément
en porte-à-faux avec la réalité, ne furent pas le fruit d’un hasard, mais bien
au contraire choisis à dessein par des maîtres à penser pour dicter aux
enfants et au grand public certaines façons très particulières d’analyser et de
comprendre les événements. Ce que les maîtres de l’enseignement
républicain et les fabricants de manuels scolaires sous contrôle ont, depuis
Jules Ferry, réalisé avec un rare bonheur1.
Nous ne sommes pourtant plus au temps où l’historien, qui ne se
contente pas de recopier le déjà dit, peut chercher en vain d’autres sources
que des récits fabuleux, très approximatifs. Les sources authentiques et
indiscutables ont bien été mises au jour et ne manquent pas. Les récits de
nombre de chroniqueurs, témoins des événements, ne laissent rien ignorer
de ceux-ci, de l’appel d’Urbain II à Clermont en 1095 à la chute de la
dernière place forte tenue encore par les Latins, Saint-Jean-d’Acre,
emportée en 1291 par les Mamelouks. Hommes d’Eglise ou lettrés,
familiers des barons et des comtes venus de différents pays d’Occident
n’écrivaient pas tous dans la même langue, ne s’accordaient pas toujours
entre eux sur les responsabilités de tout un chacun mais, en plus d’un siècle,
aucun ne parle de croisade ni de croisés.
Les chroniqueurs témoins des premières expéditions, celles de 1096-
1099, ne sont que quatre, mais tous utilisent d’autres mots. Le plus précis
de ces quatre récits, œuvre d’un auteur demeuré anonyme, était à l’époque
connu sous le nom de Gesta Francorum et aliorum Hierosolymitanorum et
les historiens, pendant longtemps, ne lui donnaient pas d’autre nom, jusqu’à
ce que les fabricants de manuels du XIXe siècle en aient fait une Histoire
anonyme de la première croisade, titre de pure invention. Pierre Tudebode,
prêtre dans le Poitou, assista aux sièges de Jérusalem et de Tripoli ; il écrivit
une Historia de Hierosolymitano itinere, traduite plus tard en langue
vulgaire sous le titre de Geste des Francs et autres pèlerins. Raymond
d’Aguilers, chapelain de Raymond IV de Toulouse, comte de Saint-Gilles,
commença à mettre ses notes en forme et à rédiger son Historia Francorum
qui ceperunt Jerusalem devant Antioche. Foucher de Chartres, clerc lui
aussi, de la familia d’Etienne de Blois, n’écrivit pas sur le moment mais le
fit plus tard, cédant à la demande des proches du roi et son Historia
Hierosolymitana ne fut achevée qu’en 1127, l’année de sa mort. Là aussi, le
mot de croisade ne fut introduit que bien plus tard par ceux qui ont voulu
traduire et donner un titre au goût du jour.
D’autres récits ont suivi, travaux d’hommes qui n’ont connu la Terre
sainte que quelques années plus tard et, tout en s’inspirant directement de
l’un ou de l’autre de ces quatre auteurs, ont cherché d’autres sources,
interrogé des clercs revenus au pays, recueilli des lettres et, pour rassembler
ces moissons, ont pris un certain recul. Aucun, cependant, n’utilise ce mot
de croisade qui aux historiens d’aujourd’hui paraît si évident. Raoul de
Caen, clerc, familier du duc Robert II de Normandie puis compagnon des
Normands de Sicile, dit « expédition » : Gesta Tancredi in expeditione
Hierosolymitana. C’est bien plus tard, pas avant le XIXe siècle, que des
éditions plus faciles d’accès ont, pour mieux attirer l’attention, choisi
d’autres titres tels Dieu le veut ! ou, tout bonnement, Récit de la première
croisade.
Caffaro, juriste et fin lettré, qui fut trois fois consul de sa ville de
Gênes, ambassadeur auprès du pape et de Frédéric Barberousse, se joignit,
en 1100, à l’une des flottes qui portèrent secours aux Francs de Jérusalem
et, à son retour, recueillit toutes sortes de témoignages avant d’écrire
l’histoire de cette entreprise. Il l’intitule tout simplement Liber de
liberatione civitatum orientis. Plus tard, pour conter les exploits qui
redonnèrent Minorque, Almeria et Tortosa aux chrétiens, il écrit De
Captione Almerie e Tortuose. Le mot « croisade » ne vient jamais sous sa
plume ; celui de « croisé » ne se trouve pas non plus une seule fois en ces
centaines et centaines de pages. Tous les auteurs, pourtant très différents,
écrivent « pèlerinage », « passage outre-mer », armée et ost ou, pour les
hommes, pèlerins, Francs et Latins.
Guillaume de Tyr, né à Jérusalem vers 1130, précepteur du jeune
Baudouin (qui fut Baudouin IV, le roi lépreux), secrétaire à la chancellerie
royale, nommé archevêque de Tyr en 1175, a écrit en vingt-deux livres une
monumentale histoire de la reconquête chrétienne en Orient de 1095 à 1184.
Le titre original n’est pas connu, mais on en fit vite plusieurs copies toutes
intitulées Gesta Orientalium principum. Son œuvre fut aussitôt traduite par
des compilateurs qui n’hésitèrent pas à y adjoindre quelques additions, mais
aucun d’eux ne retint le mot de « croisade ». Ils choisirent pour titre ou Le
Livre du conquest ou Le Roman d’Eraclès (le premier livre commence par
le règne de l’empereur grec Héraclius, dans les années 630). Aujourd’hui,
les éditions et références bibliographiques de cet ouvrage disent tout
ordinairement Histoire des croisades, alors qu’il s’agit de tout autre chose,
en fait de l’histoire des chrétiens d’Orient pendant cinq siècles, les
croisades étant absentes des quatre premiers. Il en fut de même pour Odon
de Deuil, seul chroniqueur présent près du roi Louis VII en Terre sainte, en
l’an 1147. Son récit s’intitule De l’expédition de Louis le septième
en Orient.
Nous trouvons certes en 1231, sous la plume de Balian de Sidon,
familier et partisan de l’empereur Frédéric II, cruces signatura, qui fut
traduit plus tard par « croiserie ». Mais croiserie n’est pas du tout chargé de
sens comme croisade, et le mot ne fut jamais repris par la suite.

Nul ne sait quand et grâce à qui le mot « croisade » est apparu pour la
première fois, mais ce ne fut pas avant les années 1700, et encore de
manière très épisodique, sans retenir l’attention. L’usage habituel date des
dernières années du XIXe siècle. « Croisade » est bien une invention de nos
fabricants de manuels d’histoire, et ce choix, que rien ne justifiait, tient bien
évidemment aux intentions de ceux qui ont voulu forger une sorte de pensée
unique. Etonnante fortune de ce mot si imposé dans toutes les façons
d’écrire et de parler qu’aujourd’hui encore on se sent obligé de l’employer à
tout propos, sans nul discernement.
Le mot « croisade », lourdement chargé de sens, a servi aux historiens
pour désigner une sorte de guerre sainte ou, du moins, une « guerre juste ».
La guerre capétienne en Languedoc, que nous disons « croisade contre les
Albigeois », fut bien provoquée par l’assassinat du légat pontifical. Le chef
de la première expédition, Simon IV de Montfort, avait bien combattu en
Terre sainte, dans la région du lac de Tibériade, contre les musulmans en
1204, mais, en Languedoc, contre Raymond VI de Toulouse et le roi
d’Aragon, les armées étaient commandées par des seigneurs d’Ile-de-France
puis par le roi Louis VIII. L’hérésie cathare fut certes condamnée et
combattue, réduite quasi à néant, mais, dans le même temps, l’on assurait
aussi, par quelques victoires retentissantes, le rattachement du comté de
Toulouse au royaume de France. Certains auteurs, prenant plus de recul,
vont jusqu’à dire que, tout bien considéré, la lutte contre l’hérésie n’avait
été qu’un prétexte pour la monarchie capétienne. Volonté politique plus
nette encore lors de la croisade prêchée en 1266 par le pape français
Clément IV pour priver les héritiers de l’empereur Frédéric II du royaume
de Naples et le donner à Charles d’Anjou, déjà comte de Provence et le plus
jeune des frères du roi Saint Louis. Pour faire la guerre à des chevaliers
allemands et à leurs alliés napolitains qui n’étaient ni hérétiques ni
schismatiques, ce pape a vendu une part des vases sacrés du Trésor
pontifical et fait récolter de l’argent dans tout le royaume de France et en
Italie du Nord. Quelque vingt ans plus tard, en 1285, un autre pape français,
Martin IV, fit prêcher la « croisade d’Aragon », pour faire payer au roi
d’Aragon l’aide apportée aux Siciliens, en 1282, contre l’occupation
angevine.
User du même mot pour parler des expéditions qui, pendant deux
siècles, ont tenté de rendre la Terre sainte aux chrétiens est mettre ensemble
des entreprises toutes différentes, tant par le recrutement et l’armement des
hommes que par la conduite des opérations. La célèbre « croisade des
barons » de 1096-1099 comptait en fait quatre troupes d’hommes qui, partis
du Hainaut, de Basse-Lorraine, de Normandie, du Languedoc et de l’Italie
du Sud, n’ont évidemment pas pris le même chemin, les uns allant par terre
tout au long de la route, les autres débarquant en Grèce après une courte
traversée de l’Adriatique. Ils sont arrivés à Constantinople à des semaines
d’intervalle et ne se sont jamais rassemblés en une seule force, n’acceptant
d’autre autorité que celle de leurs chefs qui poursuivaient leurs propres
desseins, s’opposaient bien souvent et, en fin de compte, ont fondé en Syrie
et Palestine quatre Etats indépendants les uns des autres, deux de ces barons
n’allant même pas jusqu’à Jérusalem. Lors de la « troisième croisade »,
Frédéric Barberousse est allé par terre, tandis que Richard Cœur de Lion
s’est embarqué à Gênes et Philippe Auguste à Marseille. Une tempête les a
jetés sur les côtes de Sicile, où ils se sont vite querellés puis séparés, le roi
de France allant directement en Terre sainte, Richard s’attardant à conquérir
l’île de Chypre au passage. Arrivé à Jérusalem deux mois après l’armée de
France, il y est resté un an de plus.
Pour enseigner l’histoire à de jeunes enfants, on ne peut parler de tout,
mais simplifier à l’extrême conduit parfois à fabriquer une image
complètement fausse des événements et cela devrait être rectifié dès que
l’on s’adresse à un autre public. Nos livres, y compris ceux destinés à
l’enseignement supérieur, écrits par de bons auteurs, les thèses mêmes,
fruits de recherches approfondies, parlent à l’unisson de huit croisades2,
alors que quiconque lit les textes ou consulte simplement une chronologie
sommaire voit bien que ces expéditions pour la reconquête des Lieux saints
furent si nombreuses pendant plus de deux siècles que personne ne pourrait
en dire le nombre. En 1099 et 1100, c’était plus d’une par année ; à
quelques semaines seulement d’intervalle, trois expéditions sont parties du
royaume de France, tandis que Gênes, Pise puis Venise armaient des flottes
pour prendre la maîtrise de la mer et débarquer vivres, armes et machines
de siège. Ces mêmes années, trois escadres de très gros navires construits
au Danemark et en Norvège ont débarqué leurs hommes d’armes en
Palestine au terme d’un long périple de deux ou trois ans, hivernant en
Galice ou en Grèce, combattant au passage les musulmans sur les côtes du
Portugal et forçant le détroit de Gibraltar. Mais cela n’est pas compté ; ces
« croisades » n’ont pas de numéro. Pendant plus de deux siècles, les
chrétiens d’Occident n’ont cessé de se rassembler, de s’armer, et de quitter
leurs pays pendant des mois pour porter aide et secours aux Etats latins de
Terre sainte. Maintenir ce chiffre de huit ne peut se justifier, sinon par la
volonté de montrer les croisades pour ce qu’elles n’étaient pas.

La guerre sainte, autre anachronisme


S’affranchir de ces a priori, slogans à l’emporte-pièce et noires images
est aisé si l’on veut bien ne pas parler en bloc des « croisades » mais
s’appliquer à suivre l’évolution d’entreprises qui, en deux siècles, ont bien
sûr évolué.
La délivrance de Jérusalem ne fut pas le fait d’une Eglise triomphante,
imposant ce dessein à toute la chrétienté pour rassembler des troupes de
guerriers de toutes les nations d’Occident. Au temps des premières grandes
entreprises en Orient, la papauté n’était pas encore affranchie de la tutelle
impériale, et c’est la raison pour laquelle on ne peut pas parler de guerre
sainte. Elu en 1073, Grégoire VII fut déposé trois ans plus tard par un
synode réuni à Worms par Henri IV. Le pape riposta aussitôt en
l’excommuniant, et l’empereur vint, avec l’impératrice et leurs enfants,
jusqu’à Canossa, en pleine montagne et plein hiver, implorer son pardon.
Mais, à peine de retour en Germanie, il prétendit ne pas tenir compte de ses
promesses et, à la tête d’une forte armée, s’empara de Rome, y tint le pape
Grégoire prisonnier dans le château Saint-Ange et fit couronner pape, sous
le nom de Clément III, un des familiers de sa cour, Guibert, qui avait été
son vicaire en Italie avant d’être nommé par lui, en 1072, malgré
l’opposition clairement signifiée du pape Alexandre II, archevêque de
Ravenne. Délivré par les Normands de Sicile, Grégoire VII ne réussit pas à
s’imposer dans Rome et, contraint à une fuite humiliante, alla se réfugier à
Salerne, où il mourut en exil en mai 1085.
Urbain II, le pape de l’appel de Clermont, était en France un fugitif,
incapable de se faire entendre à Rome. Fils d’une famille noble de
Champagne, bénédictin, archidiacre de Reims, prieur de l’abbaye de Cluny,
élu en 1088, il ne put demeurer à Rome où la ville rebelle était toujours aux
mains de l’antipape Clément III. Il avait d’abord trouvé refuge en Italie
méridionale auprès du duc normand Roger de Hauteville, futur Roger Ier de
Sicile, et ne put regagner Rome qu’en 1093, cinq années après son élection.
Il réussit à s’installer dans le palais du Latran mais dut laisser la ville aux
partisans de l’autre pape.
Peu de temps avant de passer les Alpes, il avait, pour marquer son
obédience, réuni les prélats fidèles à Plaisance, ville qui depuis déjà
longtemps voyait un grand nombre de pèlerins s’assembler chaque année
pour aller à Saint-Jacques-de-Compostelle. Ce fut un triomphe : du 1er au
15 mars 1095, 200 évêques d’Italie, de Bavière et de Bourgogne
s’assemblèrent. Les chroniqueurs, comme toujours peu parcimonieux pour
aligner de grands chiffres, parlent de 4 000 prêtres ou moines et de 30 000
laïcs. Nulle salle ou place publique ne pouvait contenir une telle foule et
l’on tint l’assemblée en un grand champ hors les murs. Le pape proclama
haut et fort les canons de la réforme voulue par Grégoire VII :
indépendance de l’Eglise face au pouvoir temporel, réforme des mœurs du
clergé. Il reçut longuement Adélaïde de Kiev venue se plaindre de son
époux, l’empereur Henri IV, leva l’excommunication qui frappait
l’empereur d’Orient, Alexis Ier Comnène, et, en un court appel, encouragea
les princes et les seigneurs d’Occident à lui porter secours pour défendre les
Grecs menacés en Anatolie par les raids meurtriers des Turcs. Mais, de la
Terre sainte, pas un seul mot.
A Clermont, Urbain II sait que son prêche ne sera entendu ni dans
l’Empire ni dans une large partie de l’Italie, des Alpes jusqu’à Rome. Ni
non plus dans le domaine royal de France : lors de ce concile de Clermont,
qui, du 18 au 26 novembre 1095, a tout de même rassemblé 10 archevêques
et quelque 220 évêques, il confirme solennellement l’excommunication du
roi Philippe Ier3, prononcée en octobre 1094 au concile d’Autun. Pour
renouveler son appel à secourir les pèlerins et délivrer le Saint-Sépulcre, il
quitte Clermont et ne ménage pas sa peine. De la mi-novembre 1095 à
juillet 1096, un long périple lui fait visiter quelque trente ou trente-cinq
abbayes ou églises, mais à part deux courses rapides jusqu’à Angers et Le
Mans puis Cluny et Autun, il ne se rend que dans le centre du royaume,
essentiellement en Auvergne et dans le comté de Toulouse. Au concile réuni
à Nîmes, il envoie deux légats convaincre les Génois de s’armer pour porter
secours par leur flotte. De là, par Avignon, Cavaillon et Forcalquier, il
regagne enfin l’Italie, nullement assuré d’y trouver bon accueil. Plutôt que
de parler de croisade provoquée par une mobilisation des chrétiens
d’Occident, mieux vaudrait dire qu’en 1096-1099 l’on vit prendre la route
des troupes qui, sur bien des points, n’avaient pas grand-chose en commun ;
quatre d’entre elles répondaient à l’appel du pape et des évêques, les autres
furent rassemblées dans des pays d’obédience des antipapes et dans le
domaine du roi de France qui avait été excommunié.
Le schisme et la présence d’un antipape dans Rome même furent
souvent un lourd obstacle à la marche des chevaliers qui avaient pris la
croix en répondant à l’appel d’Urbain II. Arrivés en Italie, les hommes de
Robert II de Normandie rencontrent le vrai pape à Lucques. Mais, à Rome :
« A notre entrée dans la basilique du bienheureux Pierre, nous trouvâmes,
rangés devant l’autel, des gens de Guibert, ce pape insensé, qui, tenant à la
main leurs épées, enlevaient contre toute justice les offrandes déposées par
les fidèles ; d’autres, courant sur les poutres du toit, lançaient des pierres de
là en bas, à l’endroit où nous priions humblement prosternés. Aussitôt qu’ils
apercevaient quelqu’un dévoué à Urbain, ils brûlaient du désir de
l’égorger4. »
Urbain II mourut le 29 juillet 1099 et ne fut sans doute pas informé de
la prise de Jérusalem, quinze jours plus tôt. Dans Rome, toujours sous la
main des clans princiers, à tout moment dans la crainte de voir la foule crier
sa colère dans les rues, l’Eglise demeurait divisée entre les partisans d’un
antipape et ceux du pape élu par les cardinaux. Un concile y a tout de même
élu un Italien, Raniero di Bieda, qui prit le nom de Pascal II. Mais
l’empereur n’a pas pour autant cédé et, après la mort de Clément III en
1100, a fait nommer successivement trois papes : Thierry, un Romain qui
avait été légat en Allemagne et fut capturé par les fidèles de Pascal II alors
qu’il tentait de passer les Alpes ; puis un nommé Albert, dont on ne sait
presque rien et qui, quelques jours seulement après cette nomination, fut fait
prisonnier et envoyé en exil dans un monastère de Campanie ; enfin
Sylvestre IV, un Romain qui se soumit en avril 1111, laissant Pascal II seul,
capable de rassembler enfin tous les chrétiens. Gélase II, cadet d’une riche
famille du Latium, élu seulement deux jours après la mort de Pascal, en
1118, se voit vite opposer un antipape, Grégoire VIII ; il va en France
chercher l’appui du roi Louis VI qu’il doit rencontrer à Vézelay et meurt en
route, à Cluny, en janvier 1119. Il n’a régné qu’un peu plus d’un an.

A l’origine, des pèlerinages


C’est bien peu pour parler d’une guerre sainte. Le pape, qui avait assisté
auprès de Robert Guiscard aux campagnes de Sicile contre les musulmans
et, à Clermont et à Toulouse, avait engagé les chrétiens d’Auvergne et du
Languedoc à rejoindre les troupes de la Reconquista chrétienne dans la
péninsule Ibérique, ne parle pas de chasser l’islam des terres qu’il avait
conquises en Orient. Ses discours n’ont pas tous été retranscrits, mais celui
de Clermont, où « il offrit ses sujets de crainte aux yeux des chrétiens pour
les enflammer d’une incroyable ardeur à partir », nous est connu par les
récits de quatre témoins qui se rejoignent mais n’ont pas copié l’un sur
l’autre. Le mot « musulman » n’apparaît jamais ; ils écrivent « Terre
sainte » et « pays étrangers », sans dire quels peuples y vivent et quels sont
leurs chefs. Le pape veut protéger ceux qui, abandonnant leurs proches et
parfois vendant leurs biens, vont, en un long voyage semé d’embûches,
souffrant en leur corps, voir les lieux où avait vécu le Christ et prier sur son
tombeau. Cet « admirable désir » d’aller à Jérusalem ou d’aider ceux qui
vont prendre la route animait tout autant les riches et les pauvres, les
hommes et les femmes, les moines et les clercs, les citadins et les paysans.
Il n’est pas question de guerriers, chevaliers ou hommes d’armes, mais de
pèlerins.
A cet égard, cette longue aventure que nous appelons la « première
croisade » fut d’abord un grand pèlerinage vers la Terre sainte, nullement
exceptionnel5 mais inscrit dans une longue tradition, en bien des points
semblable à tant d’autres, rassemblant des foules allant à pied au hasard des
routes. Que cette participation de nombreux pèlerins de toutes conditions
soit encore ignorée chez certains auteurs ne peut surprendre puisqu’elle est
contraire à bien des a priori. Il fallait ne parler que de conquêtes ou de
« guerre sainte ».

L’un des tout premiers pèlerinages en Terre sainte fut sans doute celui
d’Hélène, la mère de l’empereur Constantin, qui y fit vers l’an 330 un long
séjour : elle fit construire les églises de Bethléem, du Saint-Sépulcre et du
mont des Oliviers et ramena à Constantinople plusieurs reliques insignes.
Vers 383 ou 384, une femme, Egérie, partie vraisemblablement de Galice,
alla visiter le tombeau de Job à Salt, en Jordanie, et celui de l’apôtre
Thomas à Edesse après être passée à Jérusalem. Elle a minutieusement
décrit son voyage dans un livre dont il ne nous reste que le quart, retrouvé
par hasard au XIe siècle dans une bibliothèque d’Arezzo, en Toscane6. De
ces premiers temps jusqu’aux années 1050-1080, les historiens ont recensé
plus d’une dizaine de voyages par siècle, moisson évidemment bien pauvre
si l’on considère que de nombreux pèlerins ne devaient pas écrire et que la
plupart de ces récits ont été perdus ou détruits par incendie ou vandalisme
dans des dépôts d’archives privés7. Ces « guides » ou « itinéraires » étaient
certes réservés à de petits cercles, mais les pèlerins parlaient beaucoup au
retour et leurs propos étaient repris en chaire par les prêtres d’autres
paroisses. Certains écrivaient à leurs proches et leurs lettres étaient lues
dans les assemblées de village et dans les grandes cités, ensuite conservées
par les confréries de pèlerinage qui aidaient aux départs et prenaient soin de
la famille et des biens de l’absent.
Ces dévotions à Rome et à Jérusalem n’ont jamais cessé, même aux
pires moments. En Europe centrale et dans les Balkans, les pèlerins ne
trouvaient pas encore d’hospices pour les héberger. En Orient, exposés aux
rigueurs du temps, ils payaient de plus en plus cher les droits de passage et
l’entrée dans les Lieux saints. Par mer, alors que les musulmans occupaient
encore une large part de l’Italie méridionale, c’était aussi beaucoup payer et
risquer. Ainsi, l’an 867, Bernard le Moine et ses deux compagnons, partis
on ne sait d’où, sont d’abord allés prier à Rome et au sanctuaire de saint
Michel au mont Gargano, sanctuaire situé sur un promontoire dominant la
mer Adriatique, dans les Pouilles. Le gouverneur (« émir » disent-ils) de
Bari leur délivre un laissez-passer sommaire. A Tarente, ils voient plusieurs
milliers de captifs chrétiens (9 000, pensent-ils), fruits de la grande razzia
de l’émir sur la côte de Campanie, chargés à fond de cale sur quatre navires,
deux pour Tripoli, deux pour Alexandrie. Ils prennent place sur un navire
égyptien qui, en trente jours, les amène en Egypte. A « Babylone » (Le
Caire), la lettre du gouverneur de Bari ne leur sert à rien ; jetés en prison, ils
en sortent en payant très cher le droit d’aller plus loin et, à Damiette, louent
un truchement (interprète) et des chevaux. Six jours de traversée du désert,
dont ils ne disent rien, les mènent à Ramlah puis à Jérusalem. Du retour en
Occident, nous ne savons pas grand-chose, si ce n’est qu’il leur fallut
soixante jours de navigation hasardeuse en plusieurs passages avant d’être
enfin débarqués sur une côte d’Italie. Sur la route de Rome, ils s’arrêtent
pour prier saint Michel en un sanctuaire taillé dans une grotte entre Salerne
et Eboli.
Dans les années 950-960, les Fatimides, dynastie de chiites née et
affirmée d’abord dans le Maghreb et en Sicile, se sont lancés à la conquête
de l’Orient. Ils occupent l’Egypte, y fondent une université chiite où les
prêches appellent à une religion plus rigoureuse. Le sultan Al-Hâkim
( † 1021) fait détruire les églises chrétiennes du Caire et, en 1009, donne
l’ordre d’abattre à Jérusalem celle du Saint-Sépulcre. Tous les sanctuaires
de la ville sont mis à bas, les moines expulsés, les reliques et vases sacrés
détruits ou confisqués.
Ces destructions et ces attaques violentes firent grand bruit en Occident.
Dès 1027, Isarn, abbé de Saint-Victor de Marseille, et en 1037 Isembard de
Broyes, évêque d’Orléans, élevèrent la voix pour appeler les chrétiens à se
rassembler afin de porter secours aux pèlerins. L’appel fut entendu : « On
vit de toutes les extrémités de la terre accourir d’innombrables fidèles qui,
par leurs offrandes, contribuaient à restaurer les sanctuaires. On voyait
même tous les ans des moines du mont Sinaï venir à Rouen et s’en
retourner comblés d’or et d’argent. Richard, deuxième du nom8, envoya à
Jérusalem cent livres d’or pour le Sépulcre et, tous ceux qui le désiraient, il
les aidait pour leur pèlerinage. Jamais on n’aurait pu s’attendre à une
affluence si prodigieuse ; d’abord la petite société du peuple, puis la
moyenne, enfin les rois, les comtes, les prélats et, ce qui ne s’était jamais
vu, des femmes nobles entreprirent ce pèlerinage9. » Le concile de Rouen,
tenu en 1072, déclara excommuniée la femme qui, son mari étant en
pèlerinage, se serait remariée avant d’avoir la certitude de sa mort.
Les pèlerinages à Rome, au mont Gargano et à Bari, où s’affirmait le
culte de saint Nicolas, furent de plus en plus nombreux et, pour aller vers
l’Orient, les hommes n’avaient plus à négocier leur embarquement, dans les
Pouilles, à Bari ou à Tarente, au lendemain de la reconquête chrétienne, sur
un navire musulman. Dans ces mêmes ports, et à Naples ou à Amalfi, ils
trouvaient aide et réconfort auprès des armateurs et des marins
expérimentés qui, bien au fait des routes et des écueils, les menaient
directement, sans escale, sur la côte de Palestine, le plus souvent à Jaffa,
alors simple bourg de pêcheurs, qui devint l’un des ports les plus actifs des
côtes de Syrie et de Palestine.
Accrochée à une étroite corniche, sans route vers l’intérieur, Amalfi
n’avait d’autres liens avec le reste du monde que par les aventures de mer.
Conquise en 839 par Sicard, prince lombard de Bénévent, elle s’en
affranchit à sa mort et, dès lors, s’affirma indépendante, dirigée par des
« ducs », les préfectoriens, élus parmi les familles nobles. Ses ducs et ses
magistrats portaient les titres honorifiques des grands officiers de l’empire
d’Orient et cette allégeance, toute relative, lui valait certains avantages dans
l’Empire grec. A Constantinople, ils ont fondé, sur la rive de la Corne d’Or,
la plus ancienne des colonies marchandes des Occidentaux. Exemptés d’une
part notable des droits de douane, ils ne dépendaient de la justice impériale
que pour les conflits avec les Grecs. Leurs marchands rapportaient chez eux
et redistribuaient à Naples, à Rome et dans toute l’Italie du Sud les
magnifiques étoffes de soie teintes de pourpre, et, travaux des maîtres
orfèvres et ivoiriers de Constantinople, des reliquaires, autels et vases
liturgiques. L’histoire, écrite plus tard par les maîtres de l’Egypte, dit que
les Amalfitains avaient aidé en 969 le calife fatimide à conquérir Le Caire.
Ils reçurent en récompense, au Caire, un fondouk pour y loger leurs marins,
leurs marchands et des maîtres charpentiers qui contribuèrent sans doute à
l’armement d’une flotte égyptienne, apportant bois, fer et poix en échange
des épices transportées par les caravanes jusqu’aux ports de la mer Rouge.
Ces bonnes relations ont valu aux hommes d’Amalfi et de Ravello, petite
cité ancrée sur les pentes de la montagne, accès, protection et quelques
privilèges dans les marchés de l’Orient musulman.
Chaque année, ces hommes détournaient un ou deux navires de leurs
routes habituelles vers Constantinople ou Alexandrie d’Egypte pour
conduire des pèlerins à Jaffa. Bien appréciés à Rome et au mont Cassin, ces
« hommes de Melfe » l’emportèrent, dans les années 1000, pour le transport
régulier des pèlerins, sur ceux de Bari, de Brindisi et des autres ports des
Pouilles. Ce furent les premiers bons « passages d’outre-mer » pour amener
à Jérusalem des hommes qui n’étaient plus livrés aux aléas et aux infortunes
de l’aventure individuelle, aux angoisses de l’inconnu. Conduits par des
marins et des guides expérimentés, les pèlerins étaient accueillis dans
l’hôpital Saint-Jean, fondé par les Mauri, riche famille d’Amalfi, près de la
seule église latine de la ville, Santa Maria Latina, elle aussi construite par
les Amalfitains. Situé juste en face du Saint-Sépulcre, cet hôpital où étaient
reçus « tous les pauvres qui n’avaient pas de quoi vivre », était dédié non à
Jean-Baptiste ou à l’apôtre, mais à Jean, patriarche d’Alexandrie d’Egypte,
dit l’« Aumônier », qui, mort en 605, avait pratiqué l’aumône tout au long
de sa vie, se dépouillant de ses vêtements.
Nous pourrions aussi qualifier de « croisades » les pèlerinages des
Scandinaves qui, au lendemain même de l’évangélisation de ces pays,
rassemblaient des foules d’hommes encadrés ou protégés par une avant-
garde de chevaliers animés d’une farouche détermination à s’ouvrir la route
et à combattre. Les récits et guides, très nombreux dès les premiers temps,
les légendes et les sagas, les chansons populaires parlent de ces « voyages à
Jérusalem » et, pour désigner les hommes, n’utilisent que les mots de
« pèlerins » ou « hommes de Jérusalem ».
Plusieurs routes, dites « de Jérusalem » ou « des pèlerins », partaient de
Suède ; dans l’île de Gotland, ils s’embarquaient pour l’île de Riga ou, plus
au nord, la région du lac Ladoga et, de là, par Vitebsk ou Novgorod,
atteignaient Smolensk puis, par une longue navigation sur le Dniepr, Kiev
et les rives de la mer Noire. A Constantinople, des navires grecs les
menaient en Palestine. Fréquenté depuis plus d’un siècle, c’était le chemin
des Varègues, guerriers qui allaient chercher fortune au service de l’empire
romain d’Orient. Itinéraire que l’empereur Constantin Porphyrogénète
(905-959), qui parle de la Baltique comme de la « mer des Varègues »,
décrit longuement10. Danois et Islandais prenaient une autre route qui, ne
recoupant nulle part celle des Varègues, les amenait, par Mayence,
Strasbourg, Saint-Maurice-en-Valais, puis la traversée des Alpes par le
Saint-Bernard, à Plaisance et à Rome. La route, bien connue, était balisée
de ville en ville et ils trouvaient tout au long des hospices, ceux fondés par
le roi de Hongrie et, en Italie, ceux que le roi du Danemark, Eric le Bon,
entretenait régulièrement près de Plaisance et à Lucques. En Italie, ils
trouvaient des passages sur des navires pour la Terre sainte.
Ces hommes du Nord partaient le cœur tranquille, leurs parents assurés
de la protection de l’évêque et du roi, leurs biens sauvegardés. Souvent un
ou deux vétérans, avertis des périls, les accompagnaient et, familiers des
lieux, sachant où s’adresser et comment parler, leur servaient de guides,
veillant aussi à ce qu’ils n’aient pas à payer plus que le raisonnable.
Au retour, la communauté villageoise, les prêtres en tête, les accueillait
pour leur faire honneur. Ils savaient leurs menus forfaits oubliés, les vilaines
querelles de voisinage apaisées, les revenus de leurs terres plus élevés qu’à
leur départ, et beaucoup pouvaient compter sur la vente de trésors ou de
raretés, soieries, belles pièces d’orfèvrerie, rapportés de Constantinople ou
d’Italie. Les clercs recueillaient les récits et les chansons dans les Flores
perigrationis qui exaltaient les mérites de ces hommes de Jérusalem et
chantaient les vertus et l’audace des héros du voyage : Thord Sjäraksson, dit
le Scalde, qui, vers 1020, mena un groupe d’Islandais en une périlleuse
aventure et revint couvert de gloire, ou un chef norvégien nommé Gauti qui,
avec un compatriote rencontré à Cologne, se perdit dans le désert et mourut
de soif à l’endroit où Moïse fit passer la mer Rouge aux Hébreux.
Bien avant les prêches d’Urbain II, les princes et les évêques donnèrent
l’exemple en prenant sous leur garde les pèlerins, trop pauvres et sans
armes, incapables de se défendre et de se nourrir. Dans le même temps ou
peu après, les routes sont devenues plus sûres. Converti au christianisme, le
roi Etienne de Hongrie (997-1038) ouvrit large celle du Danube, y fit
construire plusieurs monastères ou hospices et donna l’ordre de bien
accueillir les pèlerins ; il les recevait lui-même dans sa ville de Buda et, ses
évêques ou ses vassaux prenant la direction des marches territoriales aux
frontières, fit régner une vraie police des chemins qui pourchassait les
brigands et ravitaillait à prix raison­nables les voyageurs.
En l’an 1026, quelque trois quarts de siècle avant l’appel d’Urbain II,
un chroniqueur parle d’un grand pèlerinage rassemblant 700 hommes, la
plupart chevaliers et hommes d’Eglise, conduits par le comte d’Angoulême,
l’abbé de Saint-Riquier et l’abbé de Saint-Vanne de Verdun. Rejoints en
route par une troupe venue de Trèves, ils passent par la Bavière puis par la
Hongrie, accueillis, réconfortés et ravitaillés par le roi Etienne, puis, par un
interminable parcours en plein hiver, arrivent enfin sur les rives de la mer
Noire et à Constantinople, où ils vont vénérer les saintes reliques du palais,
restaurent leurs forces et, escortés par une troupe d’officiers de la cour
impériale commandée par un dignitaire, arrivent à Antioche. Ils sont à
Jérusalem en mars 1027 et, trois semaines plus tard, reprennent la route du
retour, la même qu’à l’aller.
En 1064, plusieurs milliers d’hommes (certains parlent de 7 000),
princes et comtes, hommes du commun riches et pauvres, venus surtout des
pays du Rhin, se rassemblent autour de Siegfried, archevêque de Mayence,
de Guillaume, évêque d’Utrecht, d’Altman, doyen du chapitre d’Aix-la-
Chapelle et chapelain d’Agnès, veuve de l’empereur Henri III, de Gunther,
évêque de Bamberg, d’Otton de Ratisbonne et d’autres chanoines d’Aix et
de Passau. Ils vont ensemble, portant, largement déployées, bannières,
oriflammes et tentures, montrant partout où ils passent les vases sacrés et
les reliquaires de leurs églises, et, sur leurs chariots, avec les charges de
vivres, les riches vaisselles de table gardées par valets et écuyers. Ils
traversent sans trop d’encombre, seulement accablés par la chaleur,
l’Allemagne puis la Hongrie et, par de plus durs chemins vers l’est, arrivent
à Constantinople où l’empereur garantit leur passage et les vivres jusque
chez les Turcs. Pour la plupart, ces pèlerins n’étaient pas armés. Le
25 mars, non loin du but, près de Ramlah, ils tombent dans une embuscade :
« Le vendredi saint, vers la deuxième du jour, les Arabes se jetèrent sur eux
comme des loups affamés sur une proie depuis longtemps espérée. Au début
nos gens tentèrent de résister, mais ils durent trouver refuge dans le village.
Après leur fuite, qui pourrait dire combien d’hommes furent tués là.
L’évêque d’Utrecht, gravement blessé et dépouillé de ses vêtements, fut
abandonné avec beaucoup d’autres sur le sol à une mort pitoyable11. » Sous
prétexte de négocier leur retraite, on attira les chefs dans un piège pour
mieux les massacrer. Les survivants, à bout de forces, ne durent leur salut
qu’à la troupe d’un émir qui leur fit payer 500 pièces d’or pour les
accompagner jusqu’à Ramlah où tracasseries et marchandages les
retardèrent plus de deux semaines avant de prendre la route de Jérusalem où
le gouverneur ne leur donna qu’une dizaine de jours pour prier au Saint-
Sépulcre, sans trop s’en écarter. Au retour, par peur de se trouver de
nouveau à la merci des Bédouins, ils négocièrent leurs passages sur
plusieurs navires de Naples et d’Amalfi qui les menèrent à Laodicée, ville
aux mains des Grecs. Arrivés en Allemagne, ils n’étaient plus que 2 000,
misérables, ayant tout perdu.
Apprendre que des brigands de grand chemin pouvaient attaquer à tout
moment pour piller et massacrer des pèlerins fit comprendre que ces
voyages à Jérusalem devenaient de plus en plus périlleux. A Clermont, le
pape n’en a parlé que cinq jours après l’ouverture du concile, mais ce fut
chargé d’émotion – un des témoins parle des « pleurs du pape » –, pour
engager la foule des chrétiens assemblés à prendre pitié des pauvres
pèlerins, exposés à tous les dangers, agressés, humiliés sur les lieux mêmes
où le Fils de Dieu avait vécu et souffert. Il a longuement parlé des cruautés
des païens, qui profanaient et détruisaient les églises et « immolaient les
chrétiens comme des agneaux ». Tout aussitôt, ce fut un appel aux armes,
exhortant les seigneurs à observer entre eux une paix durable – cette « paix
de Dieu » qu’il avait proclamée et défendue pendant des mois à chaque
prêche, et que chaque concile s’efforçait de faire respecter –, pour, dit-il,
« déployer leur valeur » en des combats contre les infidèles. Il les enjoignit
de faire tracer sur leur épaule une croix, signe qui ferait d’eux des hommes
d’une milice protégée par l’Eglise, plutôt que de vilains batailleurs lors de
sordides querelles entre voisins pour quelques misérables lopins de terre ou
quelques têtes de bétail. Ces assemblées de paix furent bien les moments
privilégiés où s’enrôlèrent les chevaliers du Christ. Guerre sainte en un
certain sens, appel aux armes sans nul doute, mais non volonté de détruire
l’autre, le non-chrétien.

Les enjeux économiques


Ceux qui s’appliquent à tout expliquer par l’économie et la quête du
profit veulent faire croire que les grandes nations maritimes d’Italie –
Gênes, Venise et Pise – sont allées en Orient prêter assistance aux Latins
dans le seul but d’y conquérir de nouveaux marchés. C’est ne rien connaître
ou tout oublier : les « marchands » d’Italie étaient déjà solidement
implantés dans le Levant, au Caire et, place marchande infiniment plus
active, à Constantinople où se négociaient aussi les produits du monde
musulman. Jérusalem, qui vivait surtout de l’afflux des pèlerins, ne pouvait
leur offrir davantage. Ils ne s’y sont jamais installés et, tout au long du
temps d’occupation de la Terre sainte par les Francs, leurs comptoirs sur la
côte, d’Acre à Jaffa, n’étaient, sur le plan commercial, que des escales bien
modestes. Ils sont venus non en hommes d’affaires mais en guerriers sous la
conduite de chefs de guerre et de prélats, et, tout compte fait, ont
certainement perdu beaucoup d’hommes et de bonnes sommes d’argent, ne
gagnant que le butin ordinaire et des reliques insignes. Les Génois
rapportèrent en mai 1098 les reliques de saint Jean-Baptiste ; à Césarée,
dans le temple d’Auguste, ils trouvèrent un beau vase qu’ils affirmèrent être
le calice de la sainte Cène.

Les pauvres et les barons


Qui ne parle pas de guerre sainte prend tout de même bien soin de
distinguer la « croisade des pauvres gens » de celle « des barons ». Les
mots ont été repris par tous les auteurs et l’on ne saurait, ni pour
l’enseignement jusque dans les universités, ni dans toutes sortes de
publications pour toutes sortes de publics, faire autrement. Mais, là aussi, le
choix des mots, qui répond à une volonté de forger une fausse image, n’est
pas anodin. C’est laisser entendre qu’il n’y eut, en 1096, que deux
expéditions alors que nous pouvons à tout le moins en compter six ou sept.
Et, qui plus est, opposer une « croisade » ne rassemblant que des pauvres,
prenant la route pour seulement aller prier, à une autre, de seigneurs,
guerriers animés d’un vif désir de conquérir des terres. Ce sont des mots
qui, comme tant d’autres inventés ou adoptés par des pédagogues, se sont
imposés de telle sorte qu’aucun auteur parlant de la « première croisade »
ne saurait dire autrement. Cependant, si les quatre troupes des « barons »
étaient conduites par des princes ou par de hauts féodaux, les « pauvres
gens » n’étaient pas livrés à eux-mêmes, désarmés, sans chefs avertis ni
hommes d’armes pour les accompagner ou, plutôt, chevaucher à leur tête.
Certes, parmi eux, nombre de paysans n’avaient jamais parcouru d’autres
chemins que ceux de leurs champs et s’étaient lancés sur les routes sans
avoir la moindre idée de la distance à parcourir ni des périls qui les
attendaient. On en voyait, accompagnés de leurs familles, mettre des fers à
leurs bœufs, les atteler à des chariots à deux roues chargés de grains et
d’animaux de basse-cour. Naïfs comme des enfants, ils demandaient, dès
qu’ils voyaient au loin un château ou un bourg, si c’était bien là la Ville
sainte. Mais, bien avant 1096, les pèlerins étaient pris en main par des
hommes désignés par les prêtres de la paroisse ou les confréries de
pèlerinage. Aucune troupe ne partait sans ces guides qui, quelques années
auparavant, avaient été en Orient, connaissaient bien le chemin, les mœurs
des pays et les pièges que l’on pouvait craindre. Ces hommes savaient
comment parler avec les Grecs puis avec les officiers des émirs et les
gardiens des sanctuaires.
Le mot « baron » impose, lui aussi, une vision complètement fausse
puisque les « pauvres » étaient aussi en très grand nombre dans ces
entreprises que nous qualifions de « croisades des barons ». A Clermont et
lors de son long périple, le pape s’était surtout adressé aux nobles,
chevaliers et hommes d’armes de tous rangs, assurés de pouvoir faire face
aux lourdes dépenses du grand voyage. Les pauvres n’étaient pas
directement sollicités et tout porte à croire que rien ne fut dit pour les
engager à partir. Mais « les pauvres se sont bientôt pris d’un zèle si ardent
qu’aucun ne s’arrêta à considérer ses maigres revenus ni à examiner s’il
pouvait quitter sa maison, ses clos et ses champs ». Comment pouvait-on
leur interdire de suivre les chevaliers et de prendre la route ? Les accueillir,
les nourrir, les protéger des ennemis et les aider, jusqu’au dernier moment, à
se joindre à un pèlerinage étaient œuvre de charité. Chaque soir, au camp ou
au bivouac, les prêtres ou moines de la suite des princes et des seigneurs –
tels Raymond d’Aguilers, chapelain de Raymond IV de Toulouse ; Odo,
évêque de Bayeux ; Gilbert d’Evreux, près de Robert II de Normandie ;
Pierre, évêque d’Agni, qui suivit Bohémond de Tarente ; l’évêque du Puy,
Adhémar de Monteil, que le pape avait nommé légat – prêchaient le devoir
d’aider les faibles : « Nul d’entre vous ne peut être sauvé s’il n’honore et
réconforte les pauvres ; sans vous, ils mourront et, sans eux, vous n’aurez
pas de salut. Ils prient, pour vos péchés, Dieu que vous offensez si
souvent. » Près d’Antioche, au soir d’un combat victorieux alors que les
vivres devenaient de plus en plus rares et chers, l’on décida de donner une
part du butin aux petites gens. Pour nourrir et soutenir leurs vassaux et
paysans, tenanciers de leurs domaines, Raymond IV de Toulouse et
Godefroy de Bouillon ont pris avec eux de grosses sommes en pièces d’or.
Les témoins et les historiens de ce temps, soucieux de plaire et de
frapper d’étonnement leurs lecteurs, parlent de dizaines ou de centaines de
milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. De ces chiffres, nous ne savons
que faire tant ils diffèrent les uns des autres et, à tout coup, semblent bien
exagérés à dessein. Les chroniqueurs ne pouvaient sûrement pas compter
juste. Mais nous pouvons les suivre lorsqu’ils disent qu’à tout moment,
dans ces foules, cohortes d’un peuple en marche, les hommes d’armes
étaient relativement peu nombreux, tous n’ayant pas chevaux ou cotte de
mailles. Et croire Anne Comnène qui, plutôt que d’aligner de très gros
chiffres, dit le désarroi des Grecs de Constantinople à l’annonce de l’arrivée
des Francs, « précédés par des nuées de sauterelles qui dévoraient les
vignes, une forte masse d’hommes si nombreux que tous les chemins en
étaient couverts, car les soldats étaient accompagnés d’une grande
multitude de gens sans armes, beaucoup plus nombreux que les grains de
sable et les étoiles, portant des croix sur leurs épaules, suivis de femmes et
d’enfants12 ». Ferdinand Lot, tenu pour l’un des meilleurs spécialistes pour
l’évaluation des effectifs des armées de ce temps, hypercritique et plutôt
enclin à supprimer des zéros qu’à grossir les chiffres, écrit que, le 12 août
1099 à la bataille d’Ascalon, les troupes des Francs devaient compter
environ 1 200 cavaliers et 9 000 piétons13.
Prendre de telles foules en charge retardait la marche, interdisait bien
sûr de surprendre l’ennemi par une embuscade et contraignait, chaque soir,
à dresser un immense camp, ce qui mobilisait un grand nombre d’hommes
de guerre. En juin 1097, pour atteindre la ville de Nicée et y mettre le siège,
les Francs ont dû s’ouvrir la route en des chemins escarpés à coups de
hache et les pauvres allaient si lentement que les derniers contingents sont
arrivés trois semaines après les premiers. Tout le temps des combats, les
navires de l’empereur de Constantinople abordaient jour et nuit dans un port
tout proche pour y débarquer quantité de vivres à distribuer aux plus
démunis.
De plus, le nombre des guerriers ne cessait de diminuer en cours de
route. Les chefs comptaient les morts et les « âmes faibles » qui, accablées
de fatigue, malades, sachant les périls qui les attendaient, quittaient le camp
par une fuite honteuse.
Prendre la mer pour traverser l’Adriatique fut une grande aventure.
Arrivés début novembre 1096 à Brindisi, les hommes de Robert II de
Normandie, d’Etienne de Blois et de Robert de Flandre se sont séparés. Le
temps était mauvais. Les seigneurs flamands ont fait passer leurs hommes
mais tous les autres ont refusé de s’embarquer et sont demeurés sur place de
longs mois, jusqu’en avril 1097. Beaucoup n’ont pas attendu jusque-là et
ont pris le chemin du retour, ces désertions se faisant plus nombreuses
lorsque l’on vit sombrer un navire portant plus de 200 pèlerins.

Ignorance de l’islam
A lire les textes du temps où les Occidentaux se préparent à intervenir
pour délivrer Jérusalem, nous voyons bien que la façon dont les Arabes
s’étaient emparés de la Terre sainte et les succès spectaculaires de la
reconquête chrétienne par les Grecs, fêtés à Constantinople par de grands
triomphes et dans tout l’empire d’Orient par un grand nombre de chants
épiques, demeuraient quasi ignorés des Latins et même de Rome. Au
moment où les « croisés » se préparent à partir, ces événements et, plus
particulièrement, les guerres entre Arabes et Grecs ne sont pas dans la
mémoire collective. Aucun chroniqueur ne s’y attarde et la plupart n’en font
pas mention. En portent témoignage les mots qu’ils utilisent pour parler de
ceux qu’ils vont rencontrer. Des hauts faits de la guerre en Occident, de la
campagne de Charlemagne contre l’émir de Saragosse en 778, de celles des
chrétiens qui libèrent Gérone en 795, Barcelone en 804 et Tortosa en 811,
les lettrés des années 1000 n’ont retenu que le mot de « Sarrasins ». Génois
et Pisans parlaient de même pour désigner les pirates du Maghreb qui
ravageaient les côtes d’Italie, mirent à sac Rome et Gênes, emportant
femmes et enfants promis à l’esclavage. On ne s’accorde pas sur l’origine
de ce mot. Les uns disent que c’était pour nommer les hommes au teint
foncé, d’autres qu’on les croyait les descendants d’une tribu qui vivait en
Syrie près d’une ville qui s’appelait ainsi. Plus souvent on les croyait les fils
de Sarah, épouse d’Abraham. Toujours est-il que le mot était d’usage
courant bien avant l’islam et que, chez les chrétiens, on l’employait aussi
pour parler des peuples mal christianisés vivant en Aquitaine et dans les
Pyrénées. Pour d’autres auteurs, les habitants de l’Afrique étaient des
« Ismaéliens », descendants du fils d’Abraham, ou encore des « Agariens »,
lointains fils d’Agar, esclave d’Abraham. D’autres parlent de « Publicains »
ou d’« Azimites » dont Guibert de Nogent dit qu’ils ne redoutent ni flèches
ni glaives puisqu’ils sont, eux et leurs chevaux, tout couverts de fer.
Comment peut-on soutenir l’idée d’une « guerre sainte » alors que
l’ennemi n’était pas connu pour pratiquer une autre religion ? Grégoire VII
ne parle pas de musulmans mais de la « gens des païens ». Quatre témoins,
présents tout au long de la route, ont parlé de la délivrance de Jérusalem en
1099. En des centaines de pages, il paraît évident que ces hommes, bons
lettrés écrivant aisément en latin, hommes d’Eglise soucieux de s’informer
à tout moment, ne savaient pas grand-chose ou, plutôt, ignoraient tout des
peuples que, passé Constantinople, ils allaient trouver sur leur chemin. Ils
écrivent communément « infidèles », « païens » ou « mécréants » et, pour
mieux les différencier, n’ont visiblement pas d’autres références que ce
qu’ils ont appris dans les histoires de la Rome antique, notamment dans les
récits des campagnes de Pompée ou de Marc Antoine. Ils les disent perses
ou parthes, babyloniens ou éthiopiens. Ils n’ont découvert l’existence des
Turcs que lors du long séjour à Constantinople et au siège de Nicée. Et c’est
là aussi qu’ils ont emprunté aux Grecs, en les déformant jusqu’à les rendre
incompréhensibles, quelques mots qui désignaient les chefs des armées de
l’empereur et des mercenaires soldés. Ils peuvent parler du calife, de l’émir
de telle ou telle ville ou tel pays, et parfois même – signe qu’ils ont eu
toutes sortes de contacts avec des chefs pour négocier le passage ou la paix
au soir d’une bataille –, ils s’efforcent d’écrire tant bien que mal leurs
noms. Mais, au total, parmi tous ces mots, on ne trouve pas une seule fois
ceux de « musulmans », « islam » ou « Mahomet ». Ils ne s’attardent jamais
à décrire une mosquée et ne disent pas un mot de la religion. Fin mai 1098,
alors que les Latins se trouvent depuis plus d’un an en terre d’islam et plus
de six mois devant Antioche, où ils ont à maintes reprises parlé aux envoyés
des émirs, Foucher de Chartres, présent tout au long de la campagne, donne
les noms de vingt-huit chefs ennemis en les transcrivant, tant bien que mal,
en français. Cela donne Maladucac, Soliman, Maraon, Cotelosenier… mais,
à aucun moment, il ne les dit musulmans ni même infidèles, mais
simplement « païens sans foi ni loi14 ».
Cette ignorance s’est maintenue fort longtemps. Plusieurs historiens ont
beaucoup insisté sur la façon dont les Francs d’une deuxième génération,
qu’ils appellent les « poulains », avaient noué de bonnes relations avec les
Egyptiens ou avec les émirs d’Alep et de Damas. Ils se rencontraient
souvent, festoyaient ensemble et ces « poulains », dont certains avaient
épousé des filles du pays15, auraient adopté les usages, les manières de
s’habiller et de se nourrir de leurs voisins ; ils ne devaient rien ignorer de
l’islam. C’est à vérifier et l’on peut faire remarquer que, en 1246, André de
Longjumeau, envoyé en mission par Saint Louis, lui fait parvenir une lettre
de Simon Rabbin, nestorien d’une église de Syrie, qui le prie de délivrer les
chrétiens des ennemis, qu’il appelle « odieux barbares » sans en dire
davantage. Plus tard encore, le chroniqueur anonyme auteur de l’Estoire de
la destruction d’Acre, ville prise par les Mamelouks en 1291, parle d’une
« grande multitude de gens mécréants et de toutes les genz et de tous les
langages qui vivaient les déserts d’Orient » ; de leur religion, il ne dit rien.

Les conquêtes des musulmans


Faire bon marché du passé, c’est s’appliquer à donner une image
totalement fausse de la façon dont les musulmans ont mis la main sur ces
territoires romains peuplés de chrétiens, en présentant les « Arabes » en
libérateurs de peuples opprimés. Ces belles et riches provinces romaines
d’Orient seraient tombées comme des fruits mûrs : « L’Islam pouvait surgir.
Le conquérant qui débarrasserait la Syrie du joug byzantin était sûr d’être
reçu en bienfaiteur » et, bien évidemment, « les Arabes avaient toutes
chances d’être accueillis comme des libérateurs par les vieilles provinces du
monde sémitique de Syrie et de Palestine16 ».
Ce fut tout le contraire17. Non une simple prise de possession de
populations opprimées qui, en lutte ouverte contre les Grecs, n’attendaient
que d’ouvrir les portes de leurs cités à des maîtres plus généreux, mais une
suite de guerres, de rudes batailles, de longs sièges et, de part et d’autre, des
milliers de morts. La première guerre de conquête fut menée contre les
tribus de Bédouins qui avaient renié l’islam puis, dès 827, contre les
Qurayza, juifs qui furent tous massacrés. Face aux Grecs, les musulmans
essuient une rude défaite en 629, mais remportent l’éclatante victoire de
Tabuk en 634. Ce ne fut nullement une simple escarmouche ni la
capitulation d’une troupe prête à se rendre : Tabari, chroniqueur persan,
parle de 120 000 morts, dont un bon nombre d’Arabes chrétiens alliés des
Grecs18. Lutte acharnée, marquée par d’autres grands combats : à Ayn
Ghamur contre l’armée du stratège Sergio, torturé et mis à mort, puis à
Ajnaday. Les Grecs se réfugient dans les villes enceintes de murailles, mais
Damas est prise en 635 après un siège d’un mois ; sur quarante églises de la
ville, quatorze sont laissées aux chrétiens. Gaza tombe en 637, sa garnison
est massacrée pour avoir refusé de se rendre, Jérusalem résiste plus de deux
ans et Césarée, défendu par des milliers de mercenaires à la solde de
l’empereur, des Samaritains et des juifs, tient trois années (638-641).
Cette conquête connut des échecs retentissants et ses limites. L’Empire
perse fut rayé de la carte, les Parthes contraints d’adopter religion et langue
des vainqueurs, mais de vastes provinces de l’empire chrétien d’Orient ont
résisté longtemps. Déjà en Syrie, les musulmans se sont heurtés aux
maronites qui, retranchés dans leurs montagnes, rassemblés en de solides
colonies guerrières, leur barraient la route. Vers le nord, au-delà d’Alep, les
montagnards du Taurus n’ont pu que retarder la marche des envahisseurs
mais, lorsque la flotte du calife assiège Constantinople de 674 à 678, elle
trouve une cité enclose d’une impressionnante muraille renforcée de hautes
tours, et les défenseurs armés de lance-flammes (le feu grégeois). Les
assaillants doivent battre en retraite et, en 717-718, une flotte, que l’on dit
forte de plus de 1 000 bâtiments, est elle aussi contrainte d’abandonner le
siège après de durs combats. En 789, l’empereur Léon II inflige aux
musulmans une rude défaite dans les montagnes de Phrygie et, quelques
années plus tard, leur flotte ayant été anéantie en une seule rencontre, les
ennemis doivent abandonner Chypre aux Grecs. Une autre offensive échoue
en 823 et, dès lors, Grecs et musulmans du calife de Bagdad ne s’affrontent
plus qu’en Anatolie, par des razzias pour le butin, de part et d’autre d’une
frontière gardée par des camps retranchés, refuges pour les populations
contraintes de fuir des cités naguère prospères.

Chrétiens contre musulmans


Cette grande entreprise pour délivrer Jérusalem et rendre aux chrétiens
les territoires perdus n’a rien d’exceptionnel si l’on veut bien l’inscrire dans
le vaste mouvement de reconquête chrétienne du monde méditerranéen
d’Occident et reconnaître que, en deux directions pour le moins, les
premiers acteurs furent là aussi des pèlerins. Les Normands de Normandie
qui allaient en petites bandes armées prier saint Michel au mont Gargano,
sanctuaire sous le contrôle des moines de Saint-Ouen de Rouen, se sont
d’abord mis au service des princes lombards contre les musulmans maîtres
d’une partie de l’Italie méridionale. Cette reconquête, conduite dans le
même temps que celle de la péninsule Ibérique mais par d’autres moyens et
sans faire appel à des étrangers appelés par les prêches des évêques, ouvre
de nouvelles routes maritimes aux chrétiens. Ce sont des bandes armées de
Normands qui ont quelques années plus tard chassé les musulmans
d’Apulie et de Calabre. En 1030, le duc de Naples donna à l’un de leurs
chefs, capitaine d’aventure qui prit aussitôt le titre de comte, sa sœur en
mariage avec, en dot, le fief d’Aversa, en Campanie, entre Naples et
Capoue. D’autres s’établirent plus à l’intérieur, tel Tancrède de Hauteville à
Melfi, au cœur des Abruzzes. Son fils Robert Guiscard, futur duc d’Apulie,
de Calabre et de Sicile, retranché dans le camp d’Argentero, attaque les
villes et ports de Calabre et chasse les musulmans de Reggio (en 1060). Peu
après, son frère Roger Ier, comte de Sicile, à la tête d’une forte armée de
chevaliers lombards, normands, toscans et ligures, s’empare presque sans
combattre de Palerme puis, par de dures campagnes annuelles, pendant plus
de dix ans, occupe la Sicile entière.
Dans la péninsule Ibérique, dans les premières années 800, le modeste
sanctuaire du Campo de Estrella, église toute simple et baptistère, attirait un
grand nombre de pèlerins qui donnèrent un nouvel élan à une offensive des
chrétiens qui, après la victoire de Pélage, héros légendaire, à Covadonga en
722, marquait le pas. L’expédition de 1063, prêchée et préparée par le pape
Alexandre II, rassembla, avec des Italiens conduits par le gonfalonier du
pape, d’autres bandes d’aventuriers normands, Robert Crespin à leur tête,
et, conduits par Guillaume VIII de Poitiers, de nombreux chevaliers de
France. En 1087, le comte de Toulouse, Raymond IV, et Eudes de
Bourgogne font passer les Pyrénées à d’autres troupes armées. Le maître
d’œuvre de la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle était un Français
et l’on retrouve l’iconographie et la facture des sculptures de Saint-Sernin
de Toulouse et de Moissac aux chapiteaux de Saint-Isidore-de-León, dans
l’abside de la cathédrale de Jaca et, au pied des monts, en l’église du
château de Loarre. A moins de dix ans d’intervalle, Raymond IV de
Toulouse mena les pèlerins outre-Pyrénées et en Terre sainte et rien ne
permet de dire que l’une des actions fut une « reconquête » (reconquista) et
l’autre une « croisade ».

La reconquête chrétienne par les Grecs


Ceux qui nient la résistance des chrétiens font aussi croire que, pendant
plus de quatre cents ans, les empereurs de Constantinople étaient tellement
englués dans les querelles de palais, complots et assassinats, et si souvent
en grand péril, engagés dans les guerres contre les Bulgares ou les Russes,
qu’ils n’ont rien entrepris pour reprendre provinces et villes perdues. En
quelque sorte, l’intervention des Francs, animés d’un zèle pervers lors des
« croisades », aurait jeté le trouble dans cet Orient où les sujets du calife et
de l’empereur vivaient maintenant en paix. Ainsi font-ils profession
d’ignorer les entreprises de reconquête des Grecs qui, après la maîtrise de la
mer Egée, ont conduit leurs armées à reprendre Antioche et poussé leur
marche près de Jérusalem, obligeant à plusieurs reprises l’émir d’Alep à
leur prêter serment de vassalité.
Avant de subir la défaite et l’anéantissement, l’empire d’Orient n’a
cessé de faire la guerre aux musulmans pendant plus de quatre siècles, pour
se défendre d’abord, assurer ses frontières du Sud et de l’Est, puis reprendre
les terres perdues. Les garnisons des frontières et les offensives de quelques
jours entretenaient l’idée d’un empire invaincu et, dès les années 900, ces
postes et châteaux fortifiés ont servi de bases de rassemblement pour de
fortes armées, qui, en quelques campagnes, ont chassé les « brigands » loin
vers le sud, jusque dans les monts du Taurus. Les routes de terre libérées,
les Grecs s’attaquent alors aux pirates des îles. Le principal stratège de
l’empereur Romain II, Nicéphore Phocas, futur Nicéphore II Phocas, prend
la place de Candie, en Crète, après un siège de huit mois. En trois autres
offensives, toute l’île est conquise et occupée. Un peu plus tard, en plein
hiver, Nicéphore fait passer les monts à ses troupes et entre en vainqueur
dans Alep, le 20 décembre 962. Le peuple de Constantinople l’accueille par
un grand triomphe et, en 963, le fait empereur. Toutes les places fortes de la
Syrie du Nord sont occupées sans trop combattre et, le 1er novembre 969,
son neveu, Pierre Phocas, prend Antioche. Par de rudes démonstrations de
force, Jean Ier Tsimiscès, empereur de 969 à 976, obtient que l’émir de
Damas se place sous sa tutelle, comme son vassal, et, en l’an 972, une autre
offensive lui fait prendre Beyrouth et Byblos, pourtant bien défendues par
des garnisons venues d’Egypte. Mais la ville de Tripoli résiste longtemps et,
si loin de ses bases, nombre de mercenaires ayant déserté, l’empereur
renonce à poursuivre, et c’est ainsi que Jérusalem demeure aux mains des
musulmans.
Antioche ne fut quant à elle reprise par les musulmans qu’en 1084. Les
Grecs l’ont donc occupée pendant un peu plus d’un siècle et, en 1097,
lorsque les Francs en firent le siège, cette cité n’avait été gouvernée par un
musulman que depuis treize ans.
Les récits de l’époque, repris depuis par tous les historiens, nous
montrent les princes et les hauts seigneurs, fortement sollicités par les
prêches du pape et des évêques, prenant la route pour une aventure dont ils
ne pouvaient imaginer les malheureux hasards. En fait, l’on doit plutôt se
demander si ces appels de l’Eglise de Rome ne correspondaient pas à une
attente. Nombre de pères et de proches parents des chefs de 1096 étaient
déjà allés à Jérusalem et s’étaient illustrés dans la reconquête de pays
occupés par les musulmans. Robert Ier de Normandie, dit le Libéral ou le
Magnifique, grand-père de Robert II, était mort en Anatolie, au retour d’un
pèlerinage en Terre sainte. Robert le Frison, père de Robert de Flandre,
avait conduit ses vassaux combattre les musulmans en Galice et, en 1087-
1089, était allé prier à Jérusalem ; à Constantinople, il avait promis à
l’empereur grec, Alexis Ier Comnène, de lui envoyer un corps de
500 chevaliers pour faire campagne contre les Turcs et les Petchenègues ;
de fait, en 1090, une grosse troupe de Flamands accompagnait les Grecs au
siège de Nicomédie. Etienne de Blois, époux d’Adèle, fille de Guillaume le
Conquérant, s’est par deux fois trouvé dans les rangs des Normands qui
délivrèrent la ville d’Amalfi de l’occupation musulmane. De solides
escouades de Languedociens et de Provençaux, commandées par des
vassaux de Raymond IV de Toulouse, avaient combattu les Maures auprès
des Castillans dans les tout premiers temps de la Reconquista ibérique,
notamment en 1067, lors de la prise de Barbastro, haut fait que chanteraient
les chansons de geste deux siècles plus tard. Ce n’étaient ni des novices ni
de jeunes cadets en quête de razzias et de butin, mais des maîtres qui
voulaient se montrer en armes pour donner l’exemple. Enfin, Raymond IV
de Toulouse, capitaine pour le pape en Italie en 1074, avait, avec Eudes de
Bourgogne, commandé en 1087 une armée qui, avec les Castillans, fit une
rude campagne jusqu’aux approches de Tudela.

Francs contre Grecs : une sourde hostilité


Les chroniqueurs et les lettrés du temps des pèlerinages et de la
reconquête en Orient chantaient la gloire de Rome, pleuraient sur ses
cendres, mais ne voulaient rien savoir de Constantinople qui, fondée par
Constantin, empereur converti au christianisme, brillait maintenant de tous
ses feux, métropole culturelle sans rivale au monde, capable de résister
pendant plus de mille ans aux assauts des peuples des steppes et des califes
de Bagdad. Aujourd’hui encore, nous parlons de l’empire de Charlemagne
et de l’Empire « germanique » des Otton, tous deux établis par la force et
qui ne pouvaient se réclamer de la Rome antique, mais, pour la partie
orientale de l’Empire romain, héritière directe, sans interruption, de celui de
Rome, nous ne voulons user que de « byzantin », mot qui n’évoque qu’une
bourgade, petite colonie grecque aventurée sur les rives de la mer Noire.
A l’époque, personne n’écrivait « byzantin » et, tout au long du Moyen
Age, les Italiens ont gardé le même nom. Tous les contrats pour le trafic
maritime disent que le navire et les marchands vont « chez les Romains ».
Au temps des premières entreprises latines en Orient, dans les années 1100,
Matthieu d’Edesse, historien arménien, n’a d’autre mot pour désigner les
Grecs que celui de « Romains ».
Les princes d’Occident n’ont jamais voulu reconnaître dans l’empire
d’Orient l’éclatante survie de la Rome antique. Ni Charlemagne, couronné
empereur quatre cents ans après la chute de Rome, ni les Otton,
autoproclamés beaucoup plus tard empereurs « romains germaniques »,
n’ont voulu voir en ceux de Constantinople les gardiens d’une tradition
jamais interrompue. Sur ce chapitre, nos historiens, tout particulièrement
ceux qui ont imposé le mot « byzantin », ont fait preuve d’une curieuse
complaisance à citer les travaux d’écrivains à solde qui, pendant deux ou
trois siècles, rivalisèrent à ternir l’image de cet empire romain d’Orient, à
tourner en ridicule son administration, à montrer Constantinople, dont la
richesse et le rayonnement culturel n’avaient pourtant d’égaux nulle part
ailleurs, comme une ville déchue.
Chroniques et histoires, toutes élaborées dans le voisinage immédiat des
Ottoniens en Germanie, parlent de Constantinople comme si, en Allemagne,
on n’avait rien appris des empereurs d’Orient. Les auteurs n’en citent que
neuf ayant régné entre la mort de Constantin et le couronnement de
Charlemagne en 800, alors qu’ils étaient quatre-vingts, parfaitement
identifiés chez les Grecs. On les présente comme des aventuriers, chefs de
bande qui auraient pris la ville armes en main ou, plus volontiers, comme
des élus que Rome aurait envoyés là-bas pour gouverner.
Bien plus tard, dans les années 1250, Le Pèlerinage de Charlemagne,
chanson de geste, dit les grands moments d’un voyage que l’empereur n’a
jamais même songé à faire et insiste sur son séjour dans Constantinople,
ville où règne, dit-on, le roi Hugon le Fort. Tout n’est qu’imagination
débridée et l’auteur, pour chanter les mérites des Francs, n’hésite pas à
donner dans le burlesque et le mauvais goût. Les chevaliers, compagnons de
Charlemagne, défient ceux du roi en de rudes combats ; tous l’emportent :
Olivier en faisant, en une seule nuit, cent fois l’amour à la fille d’Hugon ;
Guillaume en mettant à bas un mur, que trente hommes ne pouvaient
démolir avec un bélier, en y lançant une grosse boule d’or ; Bertrand en
détournant les eaux du Bosphore. A la suite de quoi Hugon se fait le vassal
de Charles…
I
En route vers Jérusalem (1096-1099)

Les grands pèlerinages n’avaient plus rien de commun avec ceux du


temps passé, lorsque les hommes, allant par petits groupes, pouvaient
trouver refuge dans les hospices. Cette fois, il fallait, chaque jour et tout au
long de la route, nourrir des milliers de bouches. Non plus compter sur la
charité des bonnes âmes, mais payer chaque pain ou chaque boisseau de
grain, négocier souvent, voire demander l’impossible à des villes ou à des
agents des rois ou de l’empereur d’Orient qui, toujours surpris par de telles
multitudes, se sont bien souvent trouvés incapables d’y répondre. Dès les
tout premiers jours et jusqu’à Constantinople, la quête des vivres fut cause
de mécontentements, d’injustes colères, de heurts et de bains de sang19.

Déroulement de la première croisade, dite « populaire »


Les violences – tous s’accordent à le dire – furent bien plus graves chez
les pauvres gens qui n’avaient pas de quoi payer et, souvent, se donnaient
quelques raisons de ne pas le faire. Presque tous étaient de pays, Ile-de-
France et terres d’Empire, où les évêques fidèles à Urbain II n’avaient pu
parler. Ils avaient entendu d’autres sermons, d’autre qualité et d’autre
inspiration : ceux des ermites, des prêtres et moines souvent en rupture avec
l’Eglise. La vie de pauvreté ou de reclus, l’amour des humbles portaient ces
prédicateurs à enflammer les cœurs plutôt qu’à convaincre. Les discours des
guides spirituels de ces foules de pauvres donnaient au pèlerinage une
couleur plus forte et un climat spirituel exacerbé. Ils parlaient de la Bible,
du retour du peuple hébreu sorti d’Egypte pour gagner la Terre sainte. Sans
cesse, ils évoquaient les miracles de Jésus et la vie de Marie-Madeleine,
pécheresse repentie qui, après la mort du Christ, avait choisi une vie
solitaire. Leurs succès en inspirèrent d’autres qui, faux religieux et
usurpateurs, ne marquaient aucun respect pour l’Eglise et exploitaient la
naïveté des simples. Le légat pontifical, mandé en hâte pour endiguer cette
vague de désordres, condamna ces prêcheurs qui montraient aux assemblées
des signes qui, prétendaient-ils, faisaient d’eux des envoyés de Dieu et
donnaient la croix, engageant à partir tous les pauvres, les femmes, les
boiteux, les sourds et les aveugles. Nombreux étaient alors ceux qui
exhibaient des croix sur toutes les parties du corps, croix peintes en rouge
ou en vert « comme on a coutume de peindre les dessous des yeux avec du
fard ». On vit une jeune femme qui marchait avec une oie à ses côtés et la
rumeur publique fit bientôt croire que les oies avaient été envoyées par
Dieu pour montrer le chemin de la Terre sainte. Dans une église de
Cambrai, des oies furent conduites à l’autel, vénérées par les badauds
médusés.
Les sermonneurs prenaient les foules à témoin des turpitudes de certains
clercs et cette prédication populaire prit vite un tour insurrectionnel, dans
un climat d’extrême tension et d’intolérance. Ils évoquaient de plus en plus
souvent l’Apocalypse de saint Jean et le triomphe du Christ contre le mal,
appel à la guerre contre ceux qui avaient détruit le Saint-Sépulcre, contre
tous les ennemis de la foi et, plus peut-être, contre les riches, notamment
ceux des villes qui, par l’usure et de mauvais trafics, faisaient profit du
labeur des malheureux. Appels au vol et au massacre qui n’étaient pas dans
les discours des prêtres et des chapelains compagnons des « barons » ; eux
parlaient bien plus de prier, d’être digne du service de Dieu et, plus encore,
longuement, de charité pour les petites gens et les faibles.
Tous les chefs n’étaient pas moines, ermites et prédicateurs improvisés,
incapables de se battre. Preuve en est la figure de Pierre l’Ermite, capable
de rassembler et même de fanatiser des foules pour les entraîner dans cette
aventure si hasardeuse. On le voit prendre le commandement et, s’il ne
combat pas épée ou glaive en main, il sait, dans les moments difficiles, faire
se réfugier les hommes, les conduire en une brusque retraite et se regrouper
pour mieux résister. Mais d’autres hommes d’Eglise ont fait parler d’eux
d’autre manière, non plus en simples guides mais, à la lettre, comme chefs
de bande et de bande armée. Folkmar, prêtre, avait recruté plusieurs milliers
d’hommes en Saxe et en Bohême et fut à leur tête pour massacrer les juifs
dans la ville de Ratisbonne. Un autre prêtre, Gottschalk, avait certes
« enflammé le cœur des peuples de plusieurs nations » pour qu’ils le suivent
à Jérusalem, mais il avait aussi rassemblé autour de lui, venant de Lorraine,
de l’est de la France, de Bavière et d’Alémanie, plus de 15 000 hommes
d’« état militaire » et autant d’hommes de pied.
A côté des gens d’Eglise, il y avait aussi les chefs de guerre. Si les
historiens n’en ont pas parlé, c’est qu’ils n’ont pas porté attention à
plusieurs récits qui citent, accompagnant ces pauvres gens, des chevaliers et
de vrais seigneurs et même, pour ceux venant d’Allemagne, des comtes et
princes. Pour opposer cette croisade qu’on a qualifiée de « populaire » aux
autres, ils ont ignoré les seigneurs d’Ile-de-France qui, le roi étant
excommunié, n’avaient pas entendu prêcher le pape mais s’étaient
concertés, rassemblés et avaient pris la croix. Ce n’étaient ni de pauvres
cadets ni des marginaux reniés par leur famille, bien au contraire. Gautier
sans Avoir, par exemple, l’une des figures les plus en vue de ces troupes, est
toujours montré comme un homme privé de biens et d’héritage, un
aventurier renié par la société, alors que, de bonne famille, il était seigneur
de plusieurs fiefs et de bonnes terres dans la région de Poissy. Avoir était le
nom d’un village, et ses ancêtres avaient porté ce nom de père en fils.
Gautier, fils d’Hugues sans Avoir, a pris la route de Jérusalem avec huit
chevaliers, ses vassaux. Ses deux frères, Guillaume et Simon, ont
accompagné Bohémond de Tarente et tous trois sont morts en Orient, sur les
champs de bataille, contre les Egyptiens20. Les relations de la marche et des
combats donnent les noms d’autres seigneurs d’Ile-de-France : Renaud de
Brie ou de Broyes, seigneur de Beaufort et de Pithiviers, Gautier de
Breteuil, Godefroy Burel, seigneur d’Etampes, « chef et porte-enseigne
d’une troupe de deux cents hommes de pied », Thomas de Marle, sire de
Coucy, Dragon de Nesles, Clarembaud de Vendeuil et Guillaume le
Charpentier, vicomte de Melun et du Gâtinais. Les chroniqueurs allemands,
peu étudiés jusqu’à présent en France, insistent davantage sur les grands
chefs, dignes d’exploits. Tel Emerich de Leisingen, « homme noble et très
puissant qui se faisait appeler comte et avait, en Rhénanie, particulièrement
dans les montagnes, un grand nombre de seigneurs plus ou moins brigands
qui le suivaient partout, plus, il est vrai, pour piller en chemin que pour
soutenir les pauvres ». Tels aussi ceux de grande noblesse et grand renom :
le comte Hugues de Tubingen, Frédéric, Conrad et Albert de Zimmern21,
Henri de Schwarzenberg, Ulrich et Rodolphe de Sawerden, Albert de
Stöflen et Bertold de Leifen22.
Dans les premiers temps du moins, ces croisades « populaires » ne
furent que des entreprises de pillage et même, ici et là, des guerres pour
exterminer ceux qui s’opposaient à la marche des pèlerins ou qui vendaient
le pain à haut prix, gagnant trop du manque de vivres et de la désolation des
foules livrées à elles-mêmes. René Grousset parle d’une « démagogie de
croisade » et voit là, sous le couvert d’un mouvement religieux, de
véritables jacqueries et des ruées anarchiques, « occasion pour les ennemis
de l’ordre social de tout détruire23 ».

Les juifs et les riches, boucs émissaires


Les juifs furent, en Rhénanie surtout, les premières victimes. Sur ces
malheureux et tragiques moments de la marche des pauvres, nous sommes
bien renseignés par les auteurs juifs de ce temps, notamment par l’historien
Salomon ben Simeon, qui parlent des missives envoyées par les Israélites
du royaume de France à ceux de Rhénanie et de Souabe pour les mettre en
garde contre de telles foules insatiables, cheminant sans vivres ou presque,
enflammées d’étonnants élans mystiques que personne ne pouvait contrôler,
criant bien haut une intolérance vengeresse. Des sermonneurs affirmaient
que partout les juifs exploitaient les pauvres et aussi, sur un registre tout
différent et plus pervers, ils les accusaient d’avoir pactisé en Terre sainte
avec les musulmans contre les chrétiens. On disait même qu’ils avaient mis
le feu à l’église du Saint-Sépulcre pour piller et emporter les vases sacrés.
D’autres légendes, rapportées on ne sait comment, disaient que les
persécutions ordonnées par le sultan du Caire, Al-Hâkim, lui avaient été
conseillées par un moine errant du nom de Robert qui, circonvenu par les
juifs d’Orléans, l’avait averti que, s’il ne faisait pas abattre le sanctuaire, les
chrétiens s’empareraient de son royaume24.
Cependant tous les récits montrent que les révoltés et les massacreurs
s’en sont pris aussi à tous les riches, particulièrement aux hommes d’argent,
usuriers surtout, juifs et chrétiens25. Ils disent que la misère et la
contestation sociale étaient telles, en pays allemands, que les pauvres des
campagnes ont rejoint les pèlerins pour attaquer les cités. Les massacres ont
parfois été évités, au prix d’une entente, de ventes de blé et de pain à des
prix raisonnables et de bonnes sommes d’argent. Pierre l’Ermite avait, à
Trèves, remis aux juifs une lettre de France qui leur recommandait de livrer
du pain aux pauvres sans les faire trop payer.
Cette intolérance, prêchée par des moines et des prêtres en marge du
clergé séculier, n’était pas partagée par les séculiers dans les villes des rives
du Rhin. Dès la première alerte, l’évêque de Spire, Jean, avait ouvert les
portes de son palais à la communauté israélite et fit solennellement
proclamer que les massacreurs et pilleurs auraient la main coupée. A
Mayence, les juifs poursuivis par les pèlerins et les pauvres paysans se
réfugièrent auprès de l’évêque Rothard qui les fit se rassembler sur une
terrasse, les dérobant à la vue des poursuivants, et cacha soigneusement
l’argent que ces malheureux lui confièrent, pour le leur rendre la paix
revenue (18 au 20 mai 1096). Mais une bande d’enragés, conduite par
Emerich de Leisingen, forcèrent les serrures, mirent à sac les appartements,
massacrèrent tous ceux, juifs et chrétiens, qu’ils trouvèrent sur leur chemin
avant de s’enfuir, chargés de butin. La nouvelle en vint à Cologne où les
juifs eurent le temps de se mettre à l’abri dans les maisons de chrétiens
compatissants, avant que l’évêque ne les fasse s’installer en sûreté dans
plusieurs de ses villages d’alentour.
Plus les pauvres avançaient sur la route, plus ils étaient nombreux, plus
l’argent et les vivres se faisaient rares et plus ils devenaient hardis,
insolents, forts de leur multitude. Ils pillaient les récoltes dans les champs
ou les granges et donnaient l’assaut à des villes encloses de murailles. Dans
la ville de Mersebourg, encore en Allemagne, les hommes de Gottschalk,
bien reçus, demeurèrent plusieurs jours en paix pour se faire des forces,
mais une petite troupe de « gens grossiers, insensés, indisciplinés et
indomptables », pris de boisson et s’excitant à hauts cris les uns les autres,
commencèrent à vagabonder dans les rues, à piller ici et là, prenant même
les bêtes de boucherie et tuant ceux qui leur résistaient.
Passés les pays d’Empire, les pauvres se trouvaient dans des pays
complètement étrangers dont ils ne savaient pas la langue, et leur soi-disant
pèlerinage dégénéra en une guerre pour survivre. « Quand ils arrivèrent en
Bougrie, ils vinrent devant Belgrade, et trouvèrent la cité toute vide car tous
s’étaient enfuis. Puis ils allèrent en huit grandes journées à Nich qu’ils
virent très forte de siège et bien gardée de grandes tours et de forts murs ;
dedans avait mout grant garnison et mout bien bonnes gens et grande foison
d’armures et de viandes. Pierre l’Ermite et ses gens passèrent le pont sur
une eau courant devant la ville. Et, pour ce qu’ils n’avaient pas assez de
viandes, Pierre envoya messagers au seigneur de la ville et il pria tout
doucement que, lui et ses hommes, pèlerins au service de Dieu, puissent
acheter des viandes par raisonnable marché. » Interdits d’entrer dans la cité,
ils livrèrent des otages, festoyèrent toute la nuit et, le lendemain, ces
hommes leur furent rendus. « Mais voyez comment le diable montre sa
queue pour destourber les bonnes œuvres : en ceste compagnie y estoient
des Tyois26 qui estoient mout fol et mout mesdif. Aucuns deux avoient eu, le
soir devant, tension a un des marchands. Li Tyois sassemblerent jusqua cent
et par venjance il prisrent sept moulins qui estoient au pont de la ville et les
ardirent tantost. Li seigneur de Nich fit tantost issir toute la ville et issir hors
a cheval et a pié. Quant il aproucherent de l’ost, il trouverent ces Tyois
malflaiteurs, il leur coururent sus et les descouperent tous. En la dernière
partie de l’ost, il trovèrent chars et charrettes de sommiers malades, vieilles
femmes et enfanz qui ne pouvoient mie si tost aller ; assez en occirent27. »
Les croisés arrivèrent près de Constantinople en ordre dispersé, dans un
état lamentable. Le 1er août 1096, Pierre l’Ermite fut reçu par Alexis Ier
Comnène, mais nul autre chef ne fut autorisé à entrer dans la ville. Ces gens
n’ont rien vu de Constantinople, de ses splendeurs, de ses églises et des
saintes reliques. Si nombreux, ils faisaient peur. On les fit camper hors des
murs, séparés en deux groupes, les uns au bord de la mer Noire, tout au
nord, les autres sur les rives de la mer de Marmara, loin au sud. Humiliés,
maltraités par les Grecs qui se hasardaient à venir marchander avec eux,
parfois aussi mal ravitaillés qu’aux pires moments de la route, ils se sont
mis à piller les magasins de grains, les champs et les vergers, d’abord pour
vivre et, bien vite, pour amasser du butin dans les riches maisons et les
sanctuaires des alentours. « Ils se conduisaient avec une extrême insolence,
attaquaient les murs des palais à coups de pioche, mettaient le feu partout,
enlevaient le plomb et le cuivre des toits des églises pour le revendre aux
Grecs28. »
Les empereurs de Constantinople et les Grecs avaient par le passé,
notamment au long des années 1000, vu des troupes de pèlerins traverser le
pays sans provoquer de heurts. Ils n’étaient pas tellement nombreux et,
conduits par leurs évêques, leurs seigneurs ou de bons guides, ne se
présentaient pas en misérables quêtant leur pain. Les officiers de l’empereur
se contentaient de les encadrer pour les protéger ; les villes ne leur
fermaient pas leurs portes et les marchands leur vendaient des vivres à prix
honnêtes. Mais, en cet été 1096, face à une telle foule de pauvres, épuisés
par une si longue marche et démunis de tout, ils furent vite débordés. Les
chefs des premières garnisons furent contraints, après avoir tenté de
négocier et de faire accepter l’accompagnement par des troupes de
mercenaires, Koubans ou Petchenègues, de se replier pour attendre des
renforts. Le 20 juillet, devant Sofia, le général Nikitas vint, à la tête de toute
une armée, affronter ces nouveaux pèlerins pour les mettre brutalement à
raison. Au soir d’une rude bataille, où il perdit plus d’un millier d’hommes,
il ne les laissa enterrer leurs morts et continuer leur route que s’ils
abandonnaient leurs armes et s’engageaient à suivre ses troupes qui leur
ouvraient la voie, les ravitaillaient convenablement et leur interdisaient de
s’arrêter près des villes plus de deux ou trois jours.
Le 7 août, des navires grecs les débarquent sur la rive asiatique et on les
rassemble dans un immense camp de fortune, à Civitot (aujourd’hui sans
doute Hersek), où on leur apporte régulièrement des vivres, le temps,
pensait-on peut-être, que les armées des barons les rejoignent. Leurs chefs
ne s’entendaient pas et dans l’inaction se dressaient les uns contre les
autres. Plusieurs bandes se lancèrent chez les Turcs à l’attaque des bourgs et
des châteaux. Une troupe d’hommes armés de fourches et de haches à deux
tranchants allèrent jusque sous les murs de Nicée piller les campagnes,
semant l’effroi, violant les femmes, massacrant les hommes et les enfants.
Mais lorsque, chargés d’un lourd butin, ils mirent le siège à un château du
sultan, ils se trouvèrent bien vite, sans vivres ni eau, cernés par une forte
armée, forcés de se rendre et emmenés esclaves dans les lointaines
provinces d’Asie centrale.
Ceux demeurés dans le camp, exaspérés par une longue attente,
coururent le risque de prendre la route vers Jérusalem. Comptant dans leurs
rangs une centaine de chevaliers aguerris, mais sans escorte et sans guide,
cheminant à l’aveugle, ils furent, dès les premiers assauts des Turcs, surpris,
massacrés sur place ou mis en fuite. Anne Comnène, qui rappelle bien que
l’empereur, son père, ne les avait laissé partir que de mauvais gré, dit qu’il y
avait tant de morts, victimes du glaive des Arabes, que, lorsque l’on eut
rassemblé ceux qui gisaient de tous côtés, on en fit « non un immense tas, ni
même un tertre, ni même une colline, mais comme une haute montagne tant
était grand l’amoncellement des ossements29 ». Les Turcs firent un nombre
considérable de prisonniers, eux aussi promis aux marchés d’esclaves à
Antioche ou à Alep et jusqu’en Perse, dans le Khorasan. « Ceux pris vivants
furent partagés comme des brebis ; d’autres servaient de cible aux archers ;
d’autres vendus comme des animaux » ou encore « ils firent périr par le
glaive les faibles et les malades, les femmes âgées, les enfants à la mamelle,
ne gardant que les filles jeunes dont les traits et la beauté leur faisaient
impression ; ils emmenèrent de même les jeunes garçons encore imberbes et
qui avaient de beaux visages30 ».
Deux ou trois mille survivants regagnèrent un camp précaire, près d’une
forteresse délabrée, où les vivres et l’eau vinrent bientôt à manquer : « Les
nôtres souffraient tant de la soif qu’ils ouvraient les veines de leurs chevaux
et de leurs ânes pour en boire le sang. D’autres lançaient des ceintures et
des chiffons dans les latrines et en exprimaient le liquide dans leurs
bouches ; quelques-uns urinaient dans la main d’un compagnon et buvaient
ensuite ; d’autres creusaient pour trouver de la terre humide, se couchaient
et répandaient cette terre sur leur poitrine31. »
Début octobre 1096, l’empereur, qui n’avait cessé de s’informer à
plusieurs reprises, avait tenté de les convaincre de renoncer, leur envoie une
flotte, les fait désarmer et les installe près de Civitot pour qu’ils attendent
les barons. La première troupe, celle de Godefroy de Bouillon, n’arrive que
le 23 décembre, trois mois plus tard, et pendant cinq mois ces pauvres gens
sont livrés à eux-mêmes, sans hommes d’armes pour les accompagner.

La longue marche des barons


Les premiers barons n’ont pris la route que dans l’été 1096. Le mot de
baron n’a pas, à l’époque, de sens bien précis et l’on se demande pourquoi
on l’a choisi, mais il est certain que ces hommes n’étaient pas des réprouvés
par leurs familles, ni même de petits cadets. Quatre armées avaient été
rassemblées, dont les chefs étaient tous de grands princes, parmi les plus
puissants et les plus riches du royaume de France et de l’Empire. Ils
partaient tous accompagnés de leurs proches et de nombreux grands
vassaux : Godefroy de Bouillon avec son frère Baudouin de Boulogne, son
cousin Baudouin du Bourg, Baudouin II de Hainaut, Roland, comte de Toul,
son frère et de nombreux seigneurs. Raymond IV de Toulouse avec Gaston,
vicomte de Béarn, Gérard de Roussillon et Guillaume V de Montpellier qui
était allé deux fois à Jérusalem en pèlerinage et avait combattu au siège de
Majorque aux côtés du roi d’Aragon et des Génois. Robert II de
Normandie qui, pour pouvoir partir avec son beau-frère Etienne de Blois et
de nombreux vassaux, avait cédé ses droits sur la Normandie contre
10 000 marcs d’argent. Ajoutons Bohémond de Tarente, comte de Tarente et
de Bari, avec son neveu Tancrède de Hauteville et de grands seigneurs
d’Italie méridionale, Richard de Salerne, Robert de Potenza et Geoffroy de
Rossignolo à leur tête.
Beaucoup ont fait fondre leur vaisselle d’or et d’argent. A Godefroy de
Bouillon, ce voyage en Orient allait coûter une fortune : il engagea son
comté de Bouillon contre l’énorme somme de 300 marcs d’or et 300 marcs
d’argent et, pour une somme dont on ne trouve aucune mention, il céda ses
droits sur plusieurs villes à l’évêque de Verdun. Les vassaux ont mis leurs
terres en gage, allant souvent vers les monastères les plus proches où les
moines leur donnaient davantage de garanties et demandaient des taux
d’intérêt bien plus faibles que ceux des prêteurs de métier32.
Godefroy de Bouillon, Baudouin de Boulogne, leur cousin Baudouin du
Bourg et Baudouin II de Hainaut quittent leur château de Bouillon le
15 août 1096, accompagnés de plusieurs grands vassaux. Des villes du
Rhin, une marche de vingt-cinq jours les mène en Hongrie, pays jusque-là
de bon accueil aux pèlerins. Mais le roi Coloman de Hongrie et ses proches
ont gardé de si mauvais souvenirs de l’invasion désastreuse des pauvres
gens que toutes les garnisons sont renforcées, les portes des villes fermées
et, dès leur approche, les marchés déserts. Les chefs et leurs hommes
perdent plus de trois semaines à négocier. A Tulln, sur le Danube, Godefroy
de Bouillon doit laisser en otages Baudouin de Boulogne, sa femme et ses
enfants, qui seront délivrés plus tard. Puis, lui et sa troupe, pris en charge
par des ambassadeurs, précédés par des mercenaires soldés par l’empereur,
parviennent sans encombre à Constantinople le 23 décembre 1096, après
une marche de plus de quatre mois.
Bohémond, comte de Tarente et de Bari, apprit le départ des Lorrains
alors qu’il mettait le siège devant Amalfi. En tout hâte, comme s’il voulait
les devancer, il forme une grosse troupe de guerriers, prend avec lui son
neveu Tancrède de Hauteville et plusieurs comtes de Sicile. En octobre
1096, ces Normands d’Italie, de Bari, passent la mer en plusieurs voyages et
sont chez les Grecs, à Kastoria, pour Noël. Après une traversée aventureuse,
leur marche est étroitement surveillée par les armées de l’empereur, et ils
n’arrivent à Constantinople qu’au début avril 1097, eux aussi plus de quatre
mois après leur départ et quatre mois après Godefroy de Bouillon.
Raymond IV de Toulouse, que deux chroniqueurs disent le chef des
croisés désigné par le pape et qui, à entendre d’autres, aurait eu avec lui le
plus fort contingent d’hommes aguerris, a rassemblé plus que ses vassaux.
Nombre de Limousins, de Béarnais puis de Provençaux l’ont suivi. Par la
Provence, ils gagnent le Piémont, la Vénétie puis, rapporte Raymond
d’Aguilers, son familier et mémorialiste, ils cheminent par les mauvais
chemins de Slovénie, « sans voir ni animaux ni oiseaux pendant quarante
jours, marchant toujours à travers des brouillards tellement épais que nous
pouvions les toucher et les pousser devant nous au moindre mouvement ».
Ils ne trouvent personne à qui parler chez ces peuples « tellement grossiers
et sauvages qu’ils ne voulaient rien avoir à faire avec nous, ni nous fournir
des guides ; fuyant dans leurs bourgs et leurs châteaux, sans cesse ils nous
harcelaient, nous tendaient des pièges dans les passages étroits, épiant les
arrière-gardes et les escouades aventurées à la recherche de vivres. Ils
massacraient les hommes faibles, les vieilles femmes et informes qui ne
suivaient l’armée que de loin33 ». Comme égarés, perdus par moments, ils
cherchent la côte, l’atteignent à Scutari où le comte Raymond fait tant de
beaux présents au « roi des Slaves » qu’on le laisse acheter tout ce dont les
hommes manquaient. De Durazzo, première grande cité de l’empire romain
d’Orient, ils vont directement jusqu’en Thrace par une des plus belles
routes des Balkans.
De leur côté, Robert II de Normandie, son beau-frère Etienne de Blois
et Robert de Flandre gagnent ensemble l’Italie. Ils font une longue étape à
Plaisance qui depuis longtemps accueille en de bons hospices les pèlerins
allant à Rome, à Venise ou au mont Gargano et, de Rome, atteinte le
26 octobre 1096, vont par la « vieille route romaine » dans les Pouilles où
les accueille le duc normand Roger Borsa. Les Flamands se font tant bien
que mal porter sur l’autre rive de l’Adriatique, mais les autres hivernent et
ne prennent la mer que dans les premiers jours d’avril 1097. De Durazzo,
par la même « voie Egnatienne » qu’avaient empruntée les Siciliens et les
Provençaux, ils cheminent lentement, sans rencontrer ni obstacles ni
malveillance, jusqu’à Salonique et, par les villes fortes de Rodosto et
Selymbria, arrivent enfin à Constantinople le 26 avril 1097, neuf mois après
s’être rassemblés à Blois.

Les barons en Terre sainte : le poids du passé


Arrivés les premiers dans l’Empire, les hommes de Godefroy de
Bouillon furent bien reçus, bien ravitaillés, en quelque sorte pris en charge,
mais surveillés de près. L’empereur avait envoyé à leur rencontre des
ambassadeurs qui, à chaque étape, notamment à Belgrade et à Nich,
exigeaient des garanties et les faisaient précéder par des troupes
d’auxiliaires qui certes préparaient le ravitaillement, mais faisaient aussi
remparer les places fortes. Pourtant, tout au bout de la route, sur la mer de
Marmara, les Francs, plus ou moins débandés et hors contrôle, attaquèrent
et pillèrent la petite ville de Selymbria, ne laissant derrière eux que des
décombres et des dizaines de morts.
Avec les Normands de Sicile, ce fut bien pire. Chez les Grecs, la
nouvelle de la mise à sac de Selymbria avait fortifié une hostilité déjà bien
ancrée dans les esprits. Le long séjour avec les Lorrains avait fait trop bien
connaître ces chrétiens d’Occident qui arrivaient plus en conquérants qu’en
vassaux. On les disait arrogants, hâbleurs, mal éduqués, hommes « de
caractère instable et versatile, toujours prêts à renier les accords et les
serments les plus solennels, la bouche toujours ouverte devant les
richesses ». En 1069, un nommé Crespin, chef de bande des Normands au
service de l’empereur Romain IV Diogène, avait, plutôt que de se hasarder
en Anatolie pour combattre les Turcs, conduit ses hommes à ravager la
Petite-Arménie. Quatre ans plus tard, en 1073, Roussel de Bailleul, autre
capitaine d’aventure venu de Sicile, s’était révolté contre le général Isaac
Comnène, attaquant Grecs et Turcs pour, en Galatie, autour d’Iconium et
d’Angora, se tailler une vaste principauté hors l’Empire. Il infligea une
lourde défaite à une armée impériale venue de Constantinople, fit prisonnier
le général Jean Doukas, neveu de l’empereur, et mena ses troupes jusqu’à
Scutari, sur le Bosphore, juste en face de Constantinople. De là, il tenta de
faire proclamer empereur son captif, Jean, mais rencontra une telle
opposition dans le peuple de la capitale qu’il y renonça. Cependant, son
comté, né d’une vilaine trahison et d’une conquête relativement aisée,
résistait à tous les assauts. Les Grecs n’en vinrent à bout qu’en appelant les
Turcs à l’aide. L’émir seldjoukide invita Roussel de Bailleul à parler de
partage et le livra aux envoyés de l’empereur.
Ce n’étaient encore qu’entreprises d’aventuriers hasardés loin de leurs
pays. Mais, peu après et pendant longtemps, les ducs normands d’Italie et
de Sicile firent passer la mer à leurs troupes pour, au-delà du butin et des
simples coups de force, conquérir des parts de l’Empire et s’y établir à
demeure ; comme leurs pères l’avaient fait en Italie. Robert Guiscard prit la
ville d’Avlona, l’emporta sans mal sur une armée impériale accourue en
hâte, s’empara de Durazzo après un siège de quatre mois en plein hiver,
mena ses hommes par les durs chemins des monts de Macédoine jusque
devant Kastoria et approchait de Constantinople lorsque de mauvaises
nouvelles le rappelèrent en Italie. Son fils, Bohémond de Tarente, reprit
l’offensive, par deux fois mit à mal les troupes de mercenaires lancées
contre lui et s’avança en maître jusqu’à Larissa. L’empereur fit appel à
Venise, qui arma une flotte, et à nouveau aux Turcs, qui lui fournirent
plusieurs milliers d’hommes, mais c’est une mauvaise fièvre de leur chef
qui fit lâcher prise aux Normands, qui se replièrent et reprirent la mer34.
C’est ce même Bohémond qui, douze ans plus tôt, avait bousculé ses
armées qu’Alexis Ier Comnène vit, en avril 1097, arriver à la tête d’une forte
troupe, là encore comme en conquérant35. Ces Normands avaient tant de
fois trahi l’empereur, lancé leurs armées dans les Balkans pour s’approprier
villes ou provinces que, d’avis unanime, on aurait souhaité les faire
raccompagner chez eux.
A un moment, sur les rives du fleuve Vardar, une armée impériale forte
de gros contingents de mercenaires bulgares et petchenègues, nomades du
Don, attaqua l’arrière-garde. Vers Kastoria : « Nous voulions nous
ravitailler mais la population refusait d’avoir affaire avec nous car ils nous
redoutaient et croyaient que nous allions dévaster leurs terres. Revenu en
hâte sur ses pas, avec plus d’un millier d’hommes, Tancrède de Hauteville
les repoussa sans mal et fit prisonniers les chefs qui assurèrent avoir obéi
aux ordres de l’empereur. On finit par s’entendre avec un grand officier
d’Alexis Comnène et, dès lors, les Normands poursuivirent leur chemin,
solidement surveillés mais bien fournis en vivres36. »
A Constantinople, les querelles et la rupture
En approchant de Constantinople, Godefroy de Bouillon dut laisser son
frère Baudouin de Boulogne avec sa femme et les gens de sa maison en
otages pendant plusieurs jours. Pour d’autres, l’accueil fut encore plus
sévère et le peuple des Francs trouva les portes de la ville toutes closes,
l’empereur n’autorisant que quelques chefs, jamais plus d’une dizaine
ensemble, à entrer. On leur fit dresser leurs tentes sur l’autre rive de la
Corne d’Or, et les Grecs mirent tant de mauvaise foi à les ravitailler qu’ils
se mirent à piller et à brûler les maisons des beaux faubourgs, à dévaster la
campagne jusqu’à plusieurs lieues de là37. L’armée de l’empereur les mit
vite à la raison et, humiliés d’avoir cédé le terrain et perdu tant d’hommes
face à ces Grecs qu’ils disaient « n’avoir ni cœur ni vaillance pour faire la
guerre, hommes sans plus de fermeté que des femmes », Godefroy de
Bouillon et ses compagnons s’agenouillèrent devant Alexis.
Les pourparlers durèrent plusieurs semaines ; ce ne furent que
malentendus et discours pour tromper. L’empereur, qui, pendant cinq mois,
avait protégé les pauvres gens et tenté de leur garder la vie sauve, fit savoir
aux barons qu’il s’engageait à venir avec ses hommes, accompagné d’une
armée et d’une flotte, à les bien ravitailler, par terre et par mer, et à réparer
leur flotte s’ils en avaient. Il promit aussi de ne tolérer aucune forme de
vexation contre les pèlerins sur la route du Saint-Sépulcre. Mais il exigeait
que les barons lui prêtent serment, comme avant eux l’avaient fait tous les
capitaines étrangers, chefs d’une bande de mercenaires. Ils devaient le
reconnaître pour commandant suprême de leurs hommes et, surtout,
promettre de lui livrer toutes les villes et territoires conquis lors de leurs
campagnes en Asie ; ils ne pourraient y installer leurs hommes et même
leurs églises latines et gouverner ces principautés quasi autonomes que s’ils
prêtaient allégeance et se tenaient prêts à défendre les nouvelles frontières
au nom de l’Empire. Cependant, l’on réservait le sort de Jérusalem.
Godefroy de Bouillon refusa d’abord en arguant du fait qu’il avait déjà
prêté serment à l’empereur germanique. C’était, à l’évidence, chercher de
mauvaises raisons : il y avait vingt ans de cela et il était encore tout jeune,
âgé seulement de vingt ans ; s’il avait bien servi cet empereur en deux
campagnes d’Italie, en 1082 et 1084, il s’était fait ensuite champion de
l’Eglise contre lui. Son refus et les mauvaises façons de se dérober de
plusieurs autres laissent penser que ces princes d’Occident étaient, ce jour-
là et peut-être même avant le départ, décidés à garder leurs conquêtes pour
eux-mêmes et à s’y établir sans nulle idée de retour dans leurs pays. En tout
cas, leur attitude traduit clairement le sentiment d’incompréhension, voire
d’hostilité et d’intolérance, qui dressait alors les Latins contre les Grecs.
Bohémond céda et finit par accepter de bonne grâce les cadeaux de
l’empereur, des monnaies et des vases d’or et d’argent, de belles tuniques
de soie, mais, lorsqu’il voulut être reconnu chef des forces impériales en
Anatolie, commandant des stratèges et des commandants des places fortes,
l’empereur ne le paya que de vagues promesses. Quant à Tancrède de
Hauteville, très arrogant, très à l’aise sans doute pour avoir amassé de gros
butins au long du chemin, il renvoya tous les dons et, pour mieux provoquer
les Grecs, exigea la grande tente d’Alexis « que vingt chameaux pouvaient
à peine porter et où l’on entrait comme dans une ville par des portes gardées
par des tours » ; on lui fit bien comprendre son impudence, et il fut
contraint de faire passer le détroit à ses troupes, ses bagages sur des bêtes de
bât capturées dans le voisinage. Robert II de Normandie et Etienne de
Blois, eux aussi, se laissèrent acheter, recevant autant de pièces d’or qu’ils
en demandaient et des chevaux, par dizaines, pour remplacer ceux perdus
en route. Raymond IV de Toulouse, parti de son comté avec d’énormes
sommes d’argent, n’avait pas besoin d’aide. Il refusa tout net de s’engager
mais, arrivé le dernier, les autres barons déjà en Asie, il se résigna à prêter
serment ; il le fit cependant sur un texte si général et si ambigu que chacun
pouvait l’interpréter à sa guise.
De telle sorte que, serments arrachés ou prêtés par nécessité faute de
vivres pour aller plus avant, de lourdes arrière-pensées à peine dissimulées,
les Latins étaient passés en Asie, marchant et combattant toujours à part des
Grecs, ne songeant qu’à tirer de leur côté et tout s’approprier. Querelles,
conflits de préséance qui, sans vraiment conduire à une guerre ouverte,
évitée de peu, menèrent vite à la rupture.
Ils campèrent d’abord devant Nicosie, dernière place forte encore aux
mains des Grecs et, par des chemins de montagne abrupts, que les hommes
de pied dégageaient à coups de hache et de pioche, sans cesse contraints
d’attendre les pauvres qui ne pouvaient suivre, s’ouvrirent la route jusque
sous les remparts de Nicée. Les premiers contingents y montèrent leurs
tentes début avril 1097, le gros des troupes un bon mois plus tard. Les Turcs
y étaient peu nombreux et ne pouvaient compter sur des secours armés
mais, à l’abri de fortes murailles et bien ravitaillés, par le lac tout proche de
la cité, en vivres, armes, bois et pierres pour renforcer leurs défenses, ils
repoussaient sans mal les assauts des Francs qui, sans machines de siège,
perdaient beaucoup d’hommes : « C’était douleur d’âme à faire pleurer de
compassion à voir ces Turcs, lorsqu’ils parvenaient à blesser l’un des nôtres
hasardé au pied des murs, jeter du haut en bas sur ce malheureux encore
tout vivant des crocs de fer, tirer son corps jusqu’à eux sans qu’aucun ne
puisse leur arracher cette proie, puis dépouiller le cadavre et nous le rejeter
tout nu38. »
Au matin du 26 juin, les Turcs virent, surpris et amers, que des chariots
traînés par des bœufs avaient transporté de grands navires jusque sur le lac.
Dès lors encerclés, ils ne tardèrent pas à négocier, préférant se rendre aux
Grecs qu’ils connaissaient depuis longtemps qu’aux chevaliers francs dont
ils ne savaient rien et qu’ils voyaient accompagnés d’une énorme foule de
piétons, pauvres, faméliques, prêts à piller et, sans doute, à massacrer. De
fait, Alexis Comnène interdit de mettre la ville à sac ; il prit pour lui le
trésor de l’émir mais le laissa libre de quitter la ville, pour rejoindre la
première garnison turque, avec sa femme et ses enfants.
L’empereur l’emportait et, par la prise de Nicée, aussitôt administrée
par ses officiers, marquait sa détermination à reprendre en main toutes les
cités naguère perdues. Mais les barons francs se disaient trompés et se
voulaient libres de leurs engagements, oubliant que, sans l’aide des Grecs,
ils n’auraient jamais pu aller jusque-là et que, sans les vivres apportés par
les navires chargés dans les ports de la mer Noire, leurs hommes seraient
morts de faim. Oubliés aussi les grosses sommes d’argent données aux
chefs et les sacs de monnaies de bronze aux petites gens.
Dès lors, ce fut chacun pour soi. Les Grecs croisaient au large des côtes
de l’Anatolie, occupaient un à un les ports, y débarquaient des corps de
troupe et, bien informés de l’avance des Francs, se risquaient de plus en
plus loin dans l’intérieur. Jean Doukas et l’amiral Karpax attaquèrent les
villes de l’Ionie dès l’automne 1097. Smyrne et Ephèse furent prises sans
trop combattre et reçurent aussitôt nombre de paysans, artisans et
marchands qui firent de ces deux cités, chargées d’un si fort symbole, les
bases de la reconquête chrétienne poussée bien plus loin. Une forte armée
impériale prit Philadelphie et, en mars 1098, seule, sans l’aide des Latins
depuis longtemps perdus de vue, l’emporta en deux rudes batailles contre
les Turcs et repoussa les frontières de l’Empire vers le sud, jusqu’aux
environs de Laodicée.
Pendant ce temps, les Latins s’éloignaient et les Turcs faisaient le vide
devant eux. Ils ne trouvaient plus que hauts plateaux arides, horizons sans
fin, villages désertés et greniers vides. Ils cherchaient l’eau chaque jour très
loin du camp, ramenée dans des outres, souillée par le suintement des peaux
encore fraîches. « Tant à cause de l’aspérité des lieux et des défilés étroits
que par suite de leur innombrable multitude et des chaleurs excessives, un
certain jour de sabbat l’eau vint à manquer encore plus que de coutume, de
telle sorte que cinq cents personnes de l’un et l’autre sexe succombèrent au
tourment de la soif39. » Les chevaux mouraient ; de nombreux chevaliers
devenaient hommes de pied ou « montaient sur des bœufs ou des vaches ou
sur des chiens, gardiens de brebis, qui sont dans ce pays d’une taille
extraordinaire ». Les Turcs les harcelaient, attaquaient les attardés :
« Pauvres et riches succombaient chaque jour, tant sous la faim que sous les
coups des ennemis ; il y en avait toutefois beaucoup qui, manquant de pain,
quittaient la troupe pour en chercher dans les châteaux des environs mais ne
revenaient pas, nous quittant pour toujours40. »
A quelque vingt jours de marche de Nicée, ils se séparèrent pour tenter
de mieux manger ; l’un des groupes fut aussitôt assailli par 3 000 Turcs
frappant l’air de cris barbares et, retranché dans une sorte de camp fortifié,
ne fut sauvé que par l’arrivée de l’autre troupe que des messagers avaient
appelée. Pris entre deux, les ennemis, bientôt cernés, tentèrent de fuir mais,
ne trouvant pas d’issue, furent complètement anéantis, abandonnant sur
place or, argent, chevaux, ânes, bœufs et brebis. C’était à Dorylée, le
1er juillet 1097.
Passé la ville d’Iconium qu’ils trouvèrent vide de ses habitants,
vainqueurs sans perdre un seul homme d’un parti de Turcs près d’Héraclée,
les barons se séparèrent à nouveau, prenant des routes qui les menaient loin
les uns des autres, comme s’ils ne devaient jamais se rencontrer. Les cadets,
Tancrède de Hauteville et Baudouin de Boulogne, allèrent au plus court,
vers la côte sud de l’Anatolie. Les autres, bien plus nombreux, prirent vers
le nord-est la route de Césarée, retardant ainsi de beaucoup le moment où
ils pourraient atteindre Jérusalem. Mais les chefs cherchaient des alliances
parmi les chrétiens d’Anatolie ; une route les menait vers Tarse, l’autre vers
la Cappadoce, pays où les Arméniens formaient une large part de la
population et étaient prêts à accueillir ceux qui les délivreraient des Turcs.
Godefroy de Bouillon et ses hommes prirent Césarée, où ils installèrent un
chef arménien, par une marche rapide libérèrent la place forte de Mélitrie
et, après ce très long détour, attaquèrent enfin les montagnes du Taurus où
des sentiers étroits montant jusqu’à 2 000 mètres leur firent perdre autant
d’hommes que de chevaux : « Se frappant le corps de leurs mains
endolories, accablés de douleur et de tristesse, ils se demandaient que faire
d’eux-mêmes et de leurs armes. Ils vendaient leurs boucliers et leurs beaux
hauberts avec les heaumes pour trois à cinq deniers ou pour n’importe quoi.
Ceux qui n’avaient pu les vendre, les jetaient et continuaient leur route41. »
Enfin, ils arrivèrent en plaine, devant la ville de Maresch, bien accueillis et
nourris pendant plusieurs jours, en attendant que les autres les rejoignent.
En Cilicie, Tancrède de Hauteville fut bien reçu par les Arméniens qui
lui ouvraient les portes de leurs cités et de leurs châteaux : « On venait, on
allait, on achetait du camp dans la ville et de la ville dans le camp. Ceux
d’entre nous qui, au-dehors, étaient accablés par quelque mal ou que
l’ardeur du soleil dévorait, venaient se mettre à l’ombre à l’abri des
murailles […]. Lorsque nous passions dans les montagnes hostiles et quasi
désertes devant les châteaux des Arméniens42, c’était merveille de voir
comment, sur le bruit que nous venions les défendre contre les Turcs, tous
s’avançaient humblement au-devant de nous avec des croix et des drapeaux
déployés et baisaient nos vêtements et nos pieds. » A Tarse et à Adana, les
Turcs s’étaient enfuis dans les montagnes et de leurs repaires « lui
envoyaient de riches présents en chameaux et en mulets, en or et en argent,
puis allaient se présenter à lui en ami, afin de l’apaiser et de jouir en paix de
ce qu’ils avaient encore43 ». Mais Tancrède dut très vite céder du terrain
devant des forces impériales appuyées par une flotte bien aguerrie et ne put
s’établir à demeure, voyant s’effondrer son rêve de se faire maître d’un
premier comté franc en Orient.
Baudouin de Boulogne, qui l’accompagnait, s’était vite séparé de lui,
tentant même de lui prendre Tarse, et mettant à profit son séjour en Petite-
Arménie pour s’entendre avec plusieurs de ses chefs. Sans plus se
préoccuper de Jérusalem, il alla seul, avec une troupe de fidèles, jusqu’à
Edesse, se mit au service du prince Thoros, se fit adopter puis le fit
renverser par le peuple. Il épousa une Arménienne, fille d’un chef dans les
montagnes, maria un de ses parents à Morfia, fille du prince de Mélitène,
acheta pour 10 000 pièces d’or la ville de Samosate à l’émir turc qui l’avait
en garde et s’empara de Sororge (Szruj), place forte qui commandait la
route d’Antioche. Les chevaliers latins de sa suite épousèrent des filles
nobles, d’autres les rejoignirent, de plus en plus nombreux, privant l’armée
de leur concours. C’est ainsi que l’entreprise qui devait délivrer Jérusalem
et aider les pèlerins à prier en paix aux Lieux saints fut retardée et
notablement affaiblie par la fondation de ce comté d’Edesse, bien à l’écart
de la route.
Personne, ni alors ni depuis, n’a beaucoup parlé de cette première
« déviation de la croisade » qui ne fut pas, comme on aurait pu le penser, le
fait d’un Normand de Sicile marchant sur les traces de ses pères pour
arracher quelques villes et terres à l’empire d’Orient. Baudouin de
Boulogne était le frère de Godefroy de Bouillon que le pape avait désigné
comme chef. Il avait osé le premier et – sans doute – fait ce dont beaucoup
rêvaient. Dans l’armée – disons plutôt dans les troupes qui ne se
rassemblaient que d’assez mauvais gré –, on parlait autant de conquérir des
terres et les garder pour soi que d’aller à Jérusalem. Ce qui n’avait pas été
dit à Clermont ou dans les prêches, ni encore à Constantinople, se criait
haut et clair. Et, bien évidemment, on se querellait déjà en songeant aux
partages.

Antioche : un siège de plus d’un an


Dès les premiers jours du siège d’Antioche, fin octobre 1097, les
ambassadeurs du calife de Bagdad s’appliquèrent à donner des garanties :
les pèlerins pouvaient aller en paix à Jérusalem, sans être importunés ni
taxés indûment. Mais on leur parla de pauvres gens, ne portant que le bâton
et la besace, ne venant que prier, qui avaient souffert, avaient été insultés et
traités ignominieusement jusqu’à en perdre la vie. Et de rappeler que ces
terres n’étaient pas à ceux qui maintenant y habitaient. Elles avaient été
enlevées aux chrétiens et les musulmans n’y avaient aucun droit : « Sans
doute avez-vous alors vaincu aisément les Grecs efféminés, mais le glaive
des Francs va payer sur vos têtes le prix de ces victoires44. »
Un corps de troupe de l’empereur campait près des Francs. Alexis Ier
Comnène avait donné à leur commandant, Taticius, l’ordre de retrouver la
fidélité des terres perdues et reprises aux Turcs. Celui-ci veillait à ce que les
navires grecs apportent régulièrement blé, vin, huile, viande, fromages et
des centaines de chevaux. Mais on lui fit bien savoir qu’Antioche ne serait
jamais pour les Grecs et, début février 1098, il fit lever le camp à ses
hommes ; dès lors, on ne vit plus un seul contingent de Grecs venir à l’aide
des Latins qui mirent plus de sept mois à prendre la ville puis, assiégés à
leur tour et engagés en d’interminables querelles pour dire qui devait en être
le maître, encore six mois avant de reprendre la route de Jérusalem45. La
ville, bien à l’abri de puissantes murailles renforcées par une citadelle
inexpugnable, résistait à tous les assauts. Les Francs s’étaient établis en
trois camps qui, séparés les uns des autres, ne permettaient pas de cerner la
cité. Les Turcs avaient fait sortir de force un grand nombre de chrétiens,
pour ne pas les nourrir ; ils recevaient régulièrement des vivres et sortaient
et entraient comme ils le voulaient.
Les Francs connurent les rigueurs d’un hiver épouvantable, dans le
froid et des pluies torrentielles : « Les tentes, pourries et inondées par des
torrents d’eau, ne les protégeaient pas assez. Beaucoup des nôtres n’avaient
d’autre abri que le ciel. » Les Grecs partis, des chevaucheurs allaient au port
de Saint-Siméon acheter aux marins et aux marchands tout ce qu’ils
pouvaient trouver, revenaient avant la fin du jour au camp vendre à prix
d’or la viande séchée, les grains et les fromages. Ils échangeaient contre de
belles sommes d’argent de petites parties de vin ou d’huile. Un matin, les
Turcs, qui les avaient vus partir, allèrent au port tuer les matelots et
incendier les navires. Les pauvres surtout souffraient : « La charge de
froment d’un âne valait huit pièces d’or, monnaie des Grecs, soit cent vingt
sous de notre monnaie. On ne trouvait plus dans le camp ni pain ni viande
de bœuf ou de porc. Les hommes mangeaient des herbes de toutes sortes,
qui n’étaient pas même assaisonnées avec du sel, ou des chardons que, faute
de bois, on ne pouvait assez cuire pour qu’ils ne blessent pas la langue. Les
misérables dévoraient les peaux des animaux et les souris et les graines
qu’ils trouvaient dans les ordures… Les riches se nourrissaient de bêtes
sauvages et les pauvres de corps morts et de feuilles d’arbres46. » On était si
à court que Bohémond de Tarente et Robert de Flandre menèrent une troupe
de plusieurs milliers d’hommes loin vers le sud pour seulement rapporter du
blé. Surpris par une armée de l’émir de Damas qui tenait son camp sur leur
route, ils l’emportèrent et regagnèrent Antioche sans trop de pertes mais
dépouillés de tous leurs bagages.
L’hiver passé, pour renforcer le blocus ils firent construire trois forts qui
barraient les routes aux secours. Par trois fois, ils repoussèrent les armées
venues d’Alep et de Damas, rapportant de grandes quantités de vivres.
Mais, sans grandes machines de siège, leurs attaques leur coûtaient nombre
de morts, et ils désespéraient de voir les Turcs se rendre lorsque Bohémond,
par de hauts faits d’armes et sa façon de parler aux chefs des ennemis, fit
savoir qu’il avait eu commerce avec qui pourrait les faire entrer de nuit dans
la cité. Le 3 juin 1098, au cœur de la nuit, cet homme lança, du haut de
l’enceinte, des cordes aux chevaliers qui, Bohémond à leur tête,
escaladèrent les murs, y plantèrent leurs bannières et, quelques instants plus
tard, ouvrirent les portes les plus proches47. Syriens, chrétiens ou
musulmans, et Arméniens aidaient les Latins à traquer et tuer leurs maîtres
en déroute : « Ils nous enseignaient les lieux où plus avoit gens et où li
trésor estoient ; eux-mêmes occidoient li Turcs mout volontiers et se
prenoient d’en rendre guerredon [châtiment] des froiceries qu’ils leur
avoient faictes. » La chasse dura tout le jour et, au soir : « Les rues estoient
jonchées de corps morts et puants ; et, comme il n’y avoit moyen d’enlever
promptement un si grand nombre de cadavres, on ne craignait plus de
marcher au milieu d’eux48. » Ne trouvèrent de salut que ceux qui
s’enfermèrent dans la citadelle et ceux qui prirent la fuite dès les premiers
instants. L’émir se sauva avec les siens et une petite suite de fidèles, mais
un petit parti d’Arméniens le trouvèrent accablé, blessé et tenant à peine son
cheval ; ils le tuèrent et portèrent sa tête à Bohémond qui leur donna
60 pièces d’or pour son épée et sa ceinture.
Dès le lendemain, les Turcs attaquèrent et massacrèrent jusqu’au
dernier homme les Francs qui gardaient le pont de l’Oronte mais, quelques
jours plus tard, Bohémond et le comte de Flandre l’emportèrent sur une
formidable armée commandée par l’émir de Damas et par un autre émir
accouru de Palestine : « Cent mille Turcs avec femmes et enfants, avec
leurs tiares d’argent et d’or, leurs vêtements de soie précieuse, chevaux,
bœufs, boucs, brebis et chameaux49. » Cependant, ils étaient toujours
comme assiégés dans la ville, incapables de prendre la citadelle et de
rompre l’encerclement. Dans Antioche, ils n’avaient trouvé que de maigres
réserves, trop peu pour nourrir des foules déjà en peine. « Les ennemis nous
tenaient si étroitement bloqués que beaucoup moururent de faim. Les
hommes cueillaient des feuilles de figuier, de chardon et de vigne pour en
faire des bouillies. Ils mangeaient toutes les herbes qu’ils pouvaient trouver
mais certains se trompaient, connaissant mal le pays, ou prenaient, pour
conserver leur vie, de funestes aliments qui, telles la ciguë, l’ellébore,
l’ivraie ou la folle avoine, donnaient la mort. Pour une pièce d’or des Grecs,
on n’avait qu’un petit pain. Un poulet valait quinze sous des Francs, un œuf
deux sous et une noix un denier. Faute d’autres viandes, beaucoup se
contentaient de viande d’âne, qu’ils payaient sur les marchés, très loin de là,
ou faisaient sécher des peaux, qu’ils coupaient en lanières et faisaient
bouillir. »
La peur, l’angoisse et, plus encore, un lourd désespoir gagnaient les
cœurs des plus faibles qui, n’en voyant pas la fin, trouvaient l’entreprise de
plus en plus folle, prenaient en secret la nuit la fuite par des chemins
détournés. « Ceux qui n’étaient pas de la race de ceux par qui le salut devait
venir, saisis de tremblements et de frayeurs terribles, se glissaient
honteusement dans des cloaques infectés pour se sauver de là50. » Quelques
chefs même abandonnèrent le camp : un chevalier du nom de Guillaume,
puissant seigneur en Ile-de-France qui avait épousé la sœur de Bohémond
de Tarente, un Normand de belle noblesse et son frère Albéric qui s’était
fait clerc et avait ensuite apostasié pour devenir chevalier. Tancrède de
Hauteville fut chargé de courir après eux et ramena de force
Guillaume Charpentier, vicomte de Melun, et Pierre l’Ermite qui, lui, n’en
était pas à sa première tentative. Etienne de Blois, que la fièvre retenait
malade à Alexandrie, refusa de rejoindre Antioche et, pour donner plus de
crédit à sa fuite, fit aux marins du port un terrible récit de la puissance des
Turcs et de la souffrance des Latins.
Le 28 juin 1098, sortant enfin, tous par la même porte, par une lourde
charge de cavalerie, ils enfoncèrent les rangs d’une force ennemie bien
supérieure en nombre. Plusieurs chefs des Turcs se rendirent dès les
premiers assauts, les autres fuyant dans tous les sens, poursuivis jusqu’au
soir et à la merci des habitants des bourgs, Syriens et Arméniens, qui les
dépouillaient et les massacraient. On ramena dans Antioche un énorme
butin : « Grant richesse et grant planté d’or et d’argent, vaisselle de belle
façon et tapis et draps de soie. » Plus bœufs et moutons et des vivres en si
grande quantité qu’on ne pouvait pas tout porter. Le gouverneur de la
citadelle se rendit enfin et prit avec les siens la route d’Alep. L’armée
n’avait plus à craindre des ennemis qui, à chaque tentative d’arrêter sa
course, avaient laissé tant de morts sur le terrain et perdu tant d’or et
d’argent. Les émirs d’Alep et de Damas se savaient vaincus d’avance en un
pays où les habitants, en forte majorité chrétiens, leur étaient hostiles. De
Bagdad, en plus d’un an, aucun secours n’était venu. Pourtant, ce grand
pèlerinage ne reprit le chemin de Jérusalem que sept mois plus tard, le
13 janvier 1099. Tous les témoins et, plus tard, les historiens en parlent
longuement pour condamner ces longues attentes et disent les colères des
pauvres qui voulaient aller de l’avant et se désespéraient, accusant les chefs
de les tromper et d’oublier le service de Dieu.
Ceux-ci n’arrivaient pas à se mettre d’accord pour désigner celui qui
serait comte d’Antioche. Bohémond de Tarente fit valoir qu’il avait été
maintes fois le premier à affronter l’ennemi, qu’il avait, seul avec ses gens,
conduit de longues chevauchées pour ramener des vivres et qu’il avait
trouvé qui pourrait leur livrer la ville. Pour la toute première fois depuis
leur départ, ils se réunirent en une sorte de conseil général et acceptèrent de
lui livrer les ponts et les forts hors de l’enceinte. Mais Raymond IV de
Toulouse refusa de lui céder ce qu’il tenait.
Pendant ce temps, les uns et les autres allaient guerroyer de leur côté.
Un simple chevalier, nommé Raymond Pelet, rassembla une grande troupe
et la mena faire la guerre dans les terres des Sarrasins. Ils prirent deux
châteaux mais, faute de machines de siège, échouèrent devant Ma’arrat,
ville forte à quelque 40 lieues d’Antioche. Vainqueurs d’une faible armée
accourue d’Alep, ils n’eurent pourtant d’autre issue que de se retirer,
accablés par la chaleur et sans espoir de trouver de l’eau dans leur repaire
d’où « ils tinrent en grande guerre le pays des Sarrasins ». Raymond IV de
Toulouse avait, lui, pris le chemin de Jérusalem ; il s’empara d’Al-Bara où
il installa un évêque latin, Pierre de Narbonne, affirmant pour la première
fois la volonté des Francs d’imposer en Syrie et en Palestine un clergé
d’obédience et de rites romains, dans une cité où les chrétiens demeuraient
bien évidemment de rite grec. Lorsqu’il voulut étendre davantage cette
« principauté provençale » et mettre à son tour le siège devant Ma’arrat, il
se vit rejoint après trois dures attaques infructueuses par Bohémond qui,
pour sa part, avait mené campagne en Cilicie pour se faire reconnaître
prince d’Antioche par les garnisons que son neveu Tancrède de Hauteville
avait laissées. De là, il avait, à Edesse, prêté main-forte à Baudouin II de
Hainaut et, revenant vers Antioche, s’était allié à Omar, gouverneur de la
ville d’Azas, contre les Turcs d’Alep. Ceux-ci abandonnant le terrain, cet
Omar se fit le vassal du chef franc par un serment de fidélité en tous points
semblable à ceux prêtés en Occident. C’est ainsi que, plusieurs mois avant
d’atteindre Jérusalem, les Latins s’étaient solidement implantés en Syrie du
Nord, non loin des villes capitales d’Alep et de Damas, en deux fortes
principautés, les comtés d’Antioche et d’Edesse.
Cependant, à Ma’arrat comme à Antioche, les échelles dressées contre
les murs de l’enceinte et les béliers frappant les portes à grands coups ne
servaient à rien. La ville ne fut prise que le 12 décembre 1098, grâce à une
haute tour de bois que les Provençaux firent construire et rouler près des
murailles. Lors­qu’ils quittèrent la ville le 13 janvier 1099, ils n’étaient qu’à
quelque 300 lieues de Jérusalem, mais ils mirent près de cinq mois pour y
arriver, alors que rien ne s’opposait à une marche rapide, assurée de bons
ravitaillements. Ils ne rencontrèrent aucune armée, ne livrèrent aucune
bataille, ne trouvant sur leur chemin que des émirs arabes incapables de
lever une troupe. Dès les premiers jours à Shaizar, belle ville sur l’Oronte,
le gouverneur envoya des ambassadeurs aux Francs qui campaient au pied
des murailles. Il leur promit de les conduire, s’ils poursuivaient leur route,
en un lieu où ils trouveraient des vivres en abondance. Et, par une longue
marche souvent pénible, les guides les menèrent… chez un autre chef, en
une vallée luxuriante, riche de toutes sortes de biens, où ils firent razzia de
plusieurs milliers de bestiaux. Ils y demeurèrent cinq jours et firent tel butin
qu’il leur fallut acheter des bêtes de somme ou de trait pour tout transporter
jusqu’à Homs. Dès lors, ce furent partout les mêmes accords : levée du
siège et passage bien au large contre guides, vivres et chevaux. Et, chaque
fois, deux, trois ou cinq jours de repos et d’abondance. Les maîtres des
châteaux venaient d’eux-mêmes proposer un pacte, souvent un serment de
fidélité. A Raphanée (Céphalie, Rafaniya), les Francs s’étonnèrent, alors
qu’ils plantaient leurs tentes près des murs, de ne voir venir personne à leur
rencontre. Les éclaireurs trouvèrent les portes ouvertes et une cité vide de
ses habitants qui avaient fui au loin, laissant les greniers pleins de grain, les
pressoirs de vin et les coffres bien garnis de noix, de fromages et de farine.
Cependant, Raymond IV de Toulouse voulant se forger une seigneurie
pour lui seul dans la région de Tripoli, alors tenue par des dynastes arabes,
faisait le siège de la ville d’Arqa. Godefroy de Bouillon vint lui prêter
main-forte mais se retira vite, et l’on fit la paix avec le « roi de Tripoli » qui
délivra sur-le-champ 300 pèlerins qu’il gardait dans ses prisons, fit don de
15 000 pièces d’or et de quinze bons chevaux de combat et promit aux
Francs que, s’ils gagnaient leur guerre, il se ferait chrétien et leur allié. Arqa
et Tripoli les avaient retenus plus de trois mois mais, de là, conduite par des
guides, l’armée suivit sans mal l’étroite route de corniche jusqu’à Beyrouth
où le gouverneur, bien informé, paya généreusement leur départ et leur
fournit un bon ravitaillement, déclarant que lui aussi serait le vassal des
vainqueurs.
Les croisés avaient appris comment tirer profit des querelles entre
Arabes et Turcs, et comment, s’affirmant en suzerains, se faire payer leurs
services ou une simple protection. Découvrant que leurs ennemis étaient
aussi, sinon plus, divisés qu’eux-mêmes, ils en usèrent largement ; aussi
bons diplomates que bons guerriers, capables de poursuivre leur route
jusqu’aux Lieux saints sans trop de combats, ils chevauchèrent plus vite que
jamais par Sidon, Tyr et Acre, jusqu’à Césarée où ils ne demeurèrent hors
les murs que deux jours, bien fournis de vivres tant par les habitants qui, de
plus, les payaient généreusement pour aller plus loin, que par les Génois et
les Pisans qui, depuis la prise de Tortosa par un seigneur provençal, leur
portaient en abondance grains, huile, vin et viandes chargés en Italie.
C’est de là qu’ils prirent enfin la route de Jérusalem. Près de Ramlah, à
Lydda, dans l’église Saint-Georges que les musulmans venaient de raser, ils
installèrent le premier évêque latin de Palestine, Robert de Rouen, lui
donnant la dîme de ce qu’ils avaient ainsi que des chevaux et des bêtes de
labour pour lui et sa maisonnée. Là aussi, « ils laissèrent des hommes pour
cultiver les terres, cueillir les produits des champs et des vignes ».
Un gros parti de chevaliers, menés par Baudouin du Bourg et par
Tancrède de Hauteville, alla en pleine nuit, en toute hâte à Bethléem. Aux
aurores, une foule de chrétiens vinrent à leur rencontre portant des croix et
des Livres saints, chantant en chœur pour célébrer l’arrivée de ceux qu’ils
attendaient depuis si longtemps « et qu’ils savaient élus pour restaurer dans
son antique gloire la foi chrétienne écrasée pendant des siècles par les
méchants ». Gaston de Béarn traça la route vers Jérusalem et « le septième
jour des ides de juin, selon le calcul en usage, lorsque, depuis sept jours, le
soleil de juin avait brillé de tous ses feux, les Francs cern[èr]ent la Ville
sainte et en f[ire]nt le siège51 ».

La prise de Jérusalem
Antioche avait résisté pendant plus d’un an et dix mois, Jérusalem ne
tint que cinq semaines. Au printemps 1098, les Fatimides d’Egypte, lancés
à la conquête de la Palestine, avaient pris Tyr aux Turcs et, le 20 août,
entraient en vainqueurs dans Jérusalem après de durs combats, mettant en
batterie jour et nuit des dizaines de grosses machines pour abattre des pans
entiers des murailles. Les Turcs furent massacrés sur place ou renvoyés vers
Damas et Bagdad. L’enceinte et les tours avaient été remparées, et les
habitants ne manquaient ni de vivres ni d’eau grâce aux citernes demeurées
intactes, mais la ville était encore comme exsangue, à demi dépeuplée, et
les renforts n’arrivaient d’Egypte que par une longue route à travers le
désert. Pourtant, à nouveau, les Francs semblaient courir à l’échec. Dès les
tout premiers jours, le pain et l’eau vinrent à manquer : « Les hommes
partis en chercher dans ce pays effroyable où l’on ne trouvait aucun
ruisseau tombaient dans les embuscades des gentils qui leur tranchaient la
tête. Ceux qui en revenaient ne rapportaient, dans des peaux de bœufs ou de
buffles cousues, qu’une eau boueuse, disputée entre ceux qui voulaient y
puiser les premiers et, de plus, emplies de sangsues, espèces de vers qui
glissaient dans les mains. On donnait deux pièces d’argent pour une gorgée
de cette eau vieille et pourrie prise parfois dans des marais puants ou
d’antiques citernes délabrées, à six ou sept milles de là52. » Sans l’arrivée de
six navires italiens, génois, pisans et vénitiens qui, à Jaffa, débarquèrent de
grandes quantités de vivres, d’eau et de vin, d’armes et de matériel de siège,
la ville aurait pu tenir des mois.
Dans un grand bois à 4 milles des camps, « dans les montagnes du pays
d’Arabie, des hommes de pied travaillèrent à abattre de grands arbres et
chargèrent les fûts sur les dos des chameaux. Les charpentiers de marine ne
mirent que trois semaines pour faire d’énormes béliers et dresser les
machines à lancer les pierres et de hautes tours montées sur roues. Les
jeunes garçons, les femmes et les vieillards allaient dans la vallée, près de
Bethléem, chercher de petites branches pour faire des claies qui,
recouvertes de cuir, protégeaient les machines et les hommes courant à
l’assaut ».
L’attaque dura deux nuits et deux jours. Le 15 juillet, Godefroy de
Bouillon fit avancer une tour près des murs. Vers midi, avec son frère
Eustache de Boulogne, il prit pied sur les remparts, bientôt suivi par une
foule de compagnons qui coururent ouvrir les portes. Ne résistèrent que les
défenseurs de la porte de Sion, mais ils cédèrent vite, voyant la cité tout
entière aux mains des Latins. Le gouverneur Iftukhar (« la gloire de
l’Empire ») se rendit à Raymond IV de Toulouse qui, contre une forte
rançon, le fit conduire, avec tous ses hommes, chez les siens, à Ascalon.
En signe de possession, les chefs, Godefroy de Bouillon, Tancrède de
Hauteville et Raymond IV de Toulouse, avaient fait planter leurs bannières
dans les rues qu’ils se réservaient et, très vite, négocièrent avec les
marchands et les notables le prix des rançons. Mais, quelques heures plus
tard, le petit peuple des Francs se précipita en foule dans toute la ville pour
piller et massacrer. « Boucherie impossible à décrire », disent les
chroniqueurs qui avaient suivi Godefroy de Bouillon jusque-là. Les auteurs
qui insistent beaucoup aujourd’hui sur ce tragique dénouement et le
présentent inspiré par une haine religieuse veulent ignorer que cette folie
meurtrière s’en est prise à tous les habitants, chrétiens, musulmans et juifs,
et que ces massacres à Jérusalem n’ont été ni plus terribles ni plus
« injustes » que beaucoup d’autres, lorsque, après un long siège, les
vainqueurs, exacerbés par l’attente et les privations, se payaient de leurs
peines et assouvissaient leur soif de vengeance de façon ignominieuse.
Ceux qui parlent de « faute politique » ne veulent rien savoir des ordres
donnés par les chefs qui voulaient préserver la vie des habitants, sachant
bien que nombreux parmi eux étaient des chrétiens et que, des autres, ils
pouvaient avoir de bonnes rançons.
La guerre de siège n’était pas un combat à armes égales où la vaillance
et le courage emportent la victoire. A l’époque, les chevaliers s’affrontaient
à la lance, face à face et à découvert. Les combats ne duraient que quelques
heures tout au plus et, au soir, les vainqueurs pouvaient traiter tous les
morts avec respect, laisser les ennemis enterrer les leurs et bien considérer
les prisonniers. Tout au contraire, pour investir et emporter une place forte,
les hommes se battaient pendant des semaines ou des mois, se lançaient
injures et défis ; les assiégés exposaient sur les murs de l’enceinte les corps
mutilés ou les têtes des ennemis tués lors des sorties : guerre d’usure qui
n’avait rien à voir avec le courage et l’honneur mais nourrissait de durs
ressentiments. Les chevaliers ne pouvaient s’emparer d’une ville enfermée
dans de hautes murailles. Très souvent, on recrutait pour les derniers assauts
des hommes de pied qui, absents de la troupe en marche, pauvres gens des
bourgs et des campagnes, savaient qu’ils ne toucheraient aucune solde et
n’attendaient que le moment de piller ; pour vaincre toute résistance, ils
semaient la terreur, incendiaient et tuaient.
Le nombre de pauvres n’avait cessé de s’accroître en cours de route,
hommes en quête de bonnes fortunes et nomades qui ne se reconnaissaient
pas de maîtres se regroupaient en bandes et n’acceptaient d’autre loi que la
leur. Beaucoup n’avaient plus rien de pèlerins et ne se mêlaient pas aux
autres, allaient pieds nus, sans autres armes que frondes, bâtons et couteaux.
Ces gens que les chroniqueurs appelaient truands, gypsies ou tafurs53
rendaient des services, portaient des fardeaux comme des bêtes de somme
mais, n’étant pas nourris par les chefs de l’armée, pillaient plus que d’autres
et rassemblaient le butin sans attendre d’ordres.
En juillet 1099, devant Jérusalem, les barons, si peu nombreux face à
eux, étaient bien incapables de les retenir. Ont-ils trouvé tellement à
prendre ? Assez pour chacun ? Vingt ans plus tard, un historien dit
qu’aucun des pèlerins ne demeura dans la pauvreté. On peut en douter : ils
étaient plusieurs milliers et Jérusalem n’était pas une ville très riche. Mieux
vaut sans doute croire Raoul de Caen, témoin et bon observateur, qui ne
parle pas de trésors mais dit que « celui qui a faim, s’il trouve un four,
n’aspire pas à chercher des armes ou autres belles choses, celui qui a soif,
s’il trouve de l’eau, ne cherche ni l’or, ni le fer, ni les bestiaux, et le blessé
cherche une bonne maison pour y trouver du repos et le bon viveur cherche
partout des coupes de vin54 ».

Godefroy de Bouillon, roi de Jérusalem


Le 22 juillet 1099, une semaine seulement après la prise de la ville, des
« électeurs », dont on ne dit ni le nombre, ni la qualité, ni la façon dont ils
ont été choisis, désignèrent Godefroy de Bouillon comme roi de Jérusalem.
Il l’emportait sur Raymond IV de Toulouse qui, pourtant, avait avec lui
davantage de chevaliers, s’était chargé d’un plus lourd trésor de guerre en
pièces d’or et s’était fait le protecteur des pauvres, s’exposant dans des
courses aux vivres loin du camp. Certains ont pensé que ses compagnons,
désirant prendre le chemin du retour, n’avaient pas voté pour lui. D’autres
affirment que Godefroy avait manifesté plus que tous de grandes vertus et
fait preuve d’une foi chrétienne de façon exemplaire, gagnant l’estime et
l’admiration de beaucoup de gens, jusqu’aux plus humbles des clercs : « En
chaque église, il s’attardait longuement après les offices, demandant aux
prêtres de lui expliquer images et scènes sculptées, une par une, en sorte
que cela obligeait ses compagnons, attablés ailleurs, à bien souffrir car les
repas, préparés presque toujours pour la bonne heure, n’étaient pas prêts à
temps et cette attente trop longue et imprévisible les rendait insipides. » Le
pape l’avait désigné comme chef de l’expédition ; il avait pris la route le
premier et était suivi d’un grand nombre de moines, « hommes religieux de
valeur remarquable pour leurs saintes œuvres qui, tout au long de la
marche, célébraient pour lui, aux heures canoniques, de jour et de nuit, les
saints offices55 ».
Surtout, Godefroy, duc de Basse-Lotharingie, était homme d’Empire,
vassal de l’empereur germanique, chef du parti de ceux qui, à
Constantinople, s’étaient délibérément opposés aux prétentions d’Alexis Ier
Comnène, alors que Raymond IV de Toulouse, à Antioche, avait proposé de
régler leurs querelles en faisant appel à l’empereur des Grecs, reconnaissant
ainsi son droit à intervenir, voire à exiger que les terres conquises lui soient
rendues.
Aussitôt élu, Godefroy refusa la couronne d’or et aurait déclaré qu’il ne
voulait pas être roi là où le Christ avait subi la Passion. Il ne serait que
l’avoué du Saint-Sépulcre. Tous les auteurs de récits de ce temps voient là
une preuve d’humilité pour, peut-être, se faire mieux accepter par ceux qui
n’avaient pas voté pour lui. C’est ce que laissent entendre nos manuels
aujourd’hui, alors qu’il s’agit là de l’accomplissement d’une politique sans
doute arrêtée dès le départ, de concert avec le pape, trois ans auparavant.
L’avoué est à l’époque le bras séculier, le protecteur d’un bien de l’Eglise,
et le choix de ce mot indique clairement que Jérusalem et les cités et terres
en dépendant, autrefois parties de l’empire de Constantinople, devenaient
un Etat de l’Eglise latine, soumis à Rome, comme l’étaient les possessions
pontificales d’Italie. Le patriarche latin de Jérusalem serait dans l’obédience
du pape comme l’étaient tous les archevêques et évêques d’Occident.
On fit les premiers pas en ce sens mais, bien vite, il fallut y renoncer. Le
patriarche grec, Siméon, avait fui la ville pour échapper aux persécutions et
massacres ordonnés par les Fatimides, mais les clercs de l’armée franque,
pourtant fort nombreux et parlant haut, ne pouvaient, après la mort
d’Adhémar de Monteil, légat du pape, présenter un candidat ayant quelque
chance de se faire accepter par tous. Ils choisirent un homme de parti,
Arnould Malicorne, chapelain de Robert II de Normandie, qui avait pris la
croix dans la suite d’Eudes, évêque de Bayeux, mort en chemin. Elu le
1er août, deux semaines après Godefroy de Bouillon, il se comporta si mal,
confisquant les biens de toutes les Eglises autres que latines et en gardant
tellement pour lui, que les prêtres établis par les Francs étaient, dans toute la
ville, accusés des pires méfaits. On songeait déjà à se passer de lui lorsque,
début septembre, arriva à Antioche une flotte de Pise conduite par
l’archevêque de la ville, Daimbert, qui, avec Bohémond de Tarente et
Baudouin de Boulogne, alla à Jérusalem où il fut accueilli en grande pompe
par Godefroy – quatre jours avant Noël. Daimbert affirmait avoir mandat du
pape et fit déposer Malicorne, en prétendant que celui-ci n’avait même pas
été ordonné prêtre. Le 31 décembre, élu patriarche, il bénit solennellement
Bohémond et Godefroy, qui, à genoux, reçurent l’investiture de leurs
principautés. Quelques jours plus tard, Godefroy lui livrait la ville de
Jérusalem, la citadelle, la grosse tour de David et le quart du territoire de
Jaffa. Et, le jour de Pâques, il lui cédait toute la Ville sainte, obtenant le
droit de la garder le temps de s’emparer de deux autres cités, pour avoir un
royaume bien à lui mais qui ne serait plus celui de Jérusalem.
Godefroy mort le 18 juillet 1100, Daimbert exigea l’exécution des
volontés du défunt mais les Lotha­rin­giens, retranchés dans la tour de David,
refusèrent de se livrer et prirent parti pour Baudouin de Boulogne, qui,
aussitôt informé, accourut à marche forcée à Jérusalem où il fut reçu par de
grandes processions d’allégresse, tant par les Latins que par les autres
chrétiens, Arméniens, Grecs et Jacobites, qui, avec leurs prêtres, firent
alliance, dès les premiers jours, contre ce patriarche latin qui ne les avait
pas ménagés. Daimbert, d’abord réfugié sur le mont Sion, vint se
réconcilier et couronna lui-même Baudouin de Boulogne roi de Jérusalem,
dès lors maître sans partage.
Cependant, si le parti des clercs avait dû renoncer à installer en
Palestine un Etat pontifical, la conquête s’était accompagnée de
l’implantation d’un clergé latin qui, dans tous les territoires occupés,
s’imposa en force. Des évêques venus d’Occident avec l’armée furent
intronisés à Bethléem et à Nazareth. Dans Jérusalem, tout un quartier, plus
de la moitié de la ville enclose, avec le Saint-Sépulcre et trois églises
insignes, Saint-Jean, Sainte-Marie-Latine et Sainte-Marie-la-Grande,
devint, sous la seule autorité et juridiction du patriarche, une seigneurie
ecclésiastique. Aux chanoines du Saint-Sépulcre, tous clercs latins,
Godefroy de Bouillon fit don de trente villages situés dans les environs et
confisqués à l’Eglise grecque. Dans Jérusalem, trois monastères
complètement détruits par les musulmans ou abandonnés par les Grecs,
ceux du mont Sion, du mont des Oliviers et de Sainte-Marie dans la vallée
de Josaphat où se trouvait la tombe de la Vierge, furent reconstruits de
toutes pièces, à la façon de l’Occident. Tancrède de Hauteville fit don de
plusieurs villages et terroirs aux moines qu’il avait installés.
Ce clergé latin, imposé de force, était comme en terre étrangère. Il
s’aliéna vite les autres chrétiens qui se disaient victimes de spoliations et
d’injustices. Matthieu d’Edesse, Arménien, n’avait pas de mots assez rudes
pour accuser « les ministres de la sainte Eglise romaine qui se vautraient
dans la fange avec une ardeur jamais assouvie et avaient chassé des
monastères les Arméniens, les Romains [Grecs] et les Syriens56 ». Cela alla
si loin que le pape, bien informé des exigences de ces clercs qu’il n’avait
pas choisis et qu’il pouvait même suspecter d’imposture ou de mauvaise
vie, finit par ne plus soutenir cette Eglise si vite improvisée si loin de
Rome. Appliqués à gagner l’adhésion de tous les chrétiens et à maintenir la
paix, les princes latins firent de même, tandis qu’ils s’employaient à
consolider leur pouvoir sur des terres qu’ils n’avaient fait, en route vers
Jérusalem, que traverser.
II
Installation en Terre sainte (1100-1150)

Prises de possession
De petits groupes de chevaliers, pas plus de dix ou vingt, retranchés
dans les villes déjà soumises ou dans un château qui servait de caserne et de
grenier, sont partis à l’aventure dans un pays dont ils ignoraient tout,
s’enfonçant de plus en plus loin vers l’est ou vers le nord. Missions de
reconnaissance pour parler avec les habitants et tenter de les convertir et de
se les rallier, mais aussi guerre aux brigands jusque dans leurs refuges des
hautes vallées et aux Bédouins nomades détrousseurs et terreur des
marchands. Puis, enfin, maîtres des routes et des ponts, ils se sont imposés
par de grands raids, des démonstrations de force, pour que les émirs arabes
promettent soutien et fidélité comme des vassaux et paient tribut.
Trois mois seulement après son élection, Godefroy de Bouillon mena
plusieurs campagnes, tout près de la Ville sainte, contre des brigands
« coupeurs de têtes » qui, retranchés dans des grottes, rançonnaient les
pauvres pèlerins sur la route de Jaffa. « Il les enferma comme des renards et
en massacra une centaine. » En quête de vivres, conseillés par « certains
Sarrasins nés et nourris dans ce pays mais récemment convertis à la foi
chrétienne et qui connaissaient ce qu’il y avait au loin et de tous côtés de
terres incultes et cultivées, ses hommes découvrirent en un an tous les lieux
que cite la Bible, les tombeaux des patriarches, les villes criminelles de
Sodome et de Gomorrhe, la vallée où Moïse frappa deux fois de sa verge un
rocher qui fit jaillir de l’eau qui suffit à abreuver le peuple d’Israël et ses
bêtes de somme57 ». Ce fut aussi une chasse au butin pour ramener vivres
ou chevaux. Des chrétiens du pays les avertissaient du passage des
caravanes de marchands en route vers Damas ; en 1107, soixante chevaliers
embusqués sur la rive du Jourdain enlevèrent onze chameaux chargés de
sucre et quatre autres qui portaient des parfums précieux, plus dix-sept
chargés de miel et d’huile ; ils rapportèrent le tout à Jérusalem « et le pays
occupé par les pèlerins fut enrichi d’abondantes dépouilles58 ».
Vint vite le temps des conquêtes. Tancrède, lieutenant du roi, riche d’un
bon trésor fruit de butins et de rançons, prit à solde une petite centaine de
chevaliers et, accompagné d’Eustache de Boulogne, frère de Baudouin Ier de
Jérusalem, s’établit à Tibériade, qu’il fit garder en moins de trois semaines
par de hautes murailles renforcées par de hautes tours. De là, il partit à la
chasse aux Bédouins et, maître des routes et des marchés, fit régner une
rude terreur pour contraindre les habitants hostiles à capituler.
En mai 1100, avec Godefroy de Bouillon, ils ravagèrent villes et
villages sur la rive ouest du lac de Tibériade, et à la tête cette fois d’une
forte armée de 500 ou 600 chevaliers, portèrent la guerre jusque sous les
murs de Damas dont le gouverneur, se reconnaissant leur vassal, promit un
tribut en pièces d’or et soieries. Cette « princée » de Tibériade, dite encore
« de Galilée », troisième principauté normande après Antioche et Edesse,
bien protégée par de solides places fortes et riche en terres à blé, fut le
premier territoire parfaitement tenu en main par les Latins, peuplé et mis en
valeur sur de nouvelles bases économiques.
Raymond IV de Toulouse n’avait rien obtenu mais ne faisait pas
mystère de son désir de se maintenir en Terre sainte. En 1103, reprenant
l’attaque de Tripoli, il courait les chemins, menaçant les populations des
bourgs et des campagnes jusqu’à ce qu’elles l’acceptent comme seigneur et
lui paient tribut. Ce que firent, après avoir tenu ferme pendant trois ans, les
hommes de Tripoli. Raymond mourut le 28 février 1105, et son cousin,
Guillaume Jourdain, ne put entrer en maître dans la ville que trois ans plus
tard.
Moins de dix ans après la délivrance de Jérusalem en 1099, les Francs
avaient mis sur pied – par les armes ou, plus souvent, par entente
négociée – non pas un grand royaume, mais cinq Etats latins à l’image de
ceux d’Occident : deux (Jérusalem et Edesse) tenus par la famille de
Godefroy de Bouillon, deux (Antioche et Galilée) par les Normands d’Italie
et Tripoli par les « Provençaux », en fait Languedociens de Raymond IV de
Toulouse. Ces princes, solidement et richement établis en Occident, avaient
opté pour l’Orient, laissant à d’autres leurs héritages et leurs lignées.
Parler d’un Etat latin à ce moment-là est donc, comme trop souvent,
simplifier à l’extrême ou anticiper, et ne pas voir que ce partage politique
reflète les ambitions de chefs incapables de s’entendre, montrant bien que
ces armées de barons qui avaient suivi des routes différentes et étaient
souvent séparées occupaient, lors des sièges, des secteurs bien distincts,
n’avaient pu s’entendre et ne se sont trouvées ensemble que pour de grands
combats, quelques heures seulement. Non pas une seule « croisade » de
toute la chrétienté, mais quatre ou cinq « nations » lancées chacune pour soi
et maintenues tant bien que mal dans la même entreprise.
Nos livres s’en tiennent bien souvent à l’essentiel et, suivant de près les
chroniqueurs ou historiens de l’époque, parlent davantage des grandes
batailles d’Anatolie ou des sièges d’Antioche que des hauts faits d’armes,
tout aussi glorieux et plus surprenants, qui, dans les années qui ont suivi la
chute de Jérusalem, ont permis l’établissement et le maintien de ces
principautés latines. Dans le temps même où ils prenaient possession et
guerroyaient pour garder ces principautés latines, les chevaliers francs et
leurs fidèles étaient attaqués de toutes parts par des armées infiniment plus
nombreuses qui, chaque année, se retiraient à l’abri pour refaire leurs
forces.
Les pauvres pèlerins étaient repartis en grand nombre et de toute façon
n’avaient été d’aucun secours. Le départ de plusieurs chefs avait laissé chez
les guerriers de grands vides. Tous se plaignaient et se croyaient perdus. On
disait que Godefroy de Bouillon n’avait plus que trente chevaliers avec lui
et que Tancrède de Hauteville pouvait à peine trouver, pour défendre sa
principauté de Tibériade, 300 hommes à cheval et 2 000 à pied. Chiffres qui
se retrouvent sous la plume des témoins qui, tous, regrettent les milliers de
combattants qui avaient pris le bateau de retour. Les chevaux se faisaient de
plus en plus rares et nombre de chevaliers allaient à pied. Manquant aussi
d’argent, ils ne pouvaient, dans les premiers temps, engager d’auxiliaires.

Une défense sporadique


Ni Damas ni Bagdad n’avaient engagé de grandes forces pour secourir
Antioche assiégée et, par la suite, aucune armée ne fut lancée à la poursuite
des Francs qui, si lentement pourtant et de moins en moins nombreux,
poursuivaient leur marche vers le sud. Cependant, les Fatimides d’Egypte
firent tout pour reprendre Jérusalem aux Latins. Pour cette reconquête, le
sultan du Caire disposait de réserves considérables, et ses hommes,
retranchés dans la forteresse d’Ascalon, n’étaient qu’à quelque
50 kilomètres de Jérusalem. Quant à sa marine, elle contrôlait la route
littorale jusqu’à Beyrouth. A l’automne 1100, Baudouin de Boulogne
n’avait pu rejoindre Jérusalem pour s’y faire proclamer roi qu’en affrontant
les dangers d’une périlleuse expédition. Il n’avait avec lui que
160 chevaliers et 400 hommes de pied qui, passé Laodicée, virent sur cette
route en corniche le piège se refermer sur eux : « Les uns nous attaquent de
dessus la mer à l’aide de leurs vaisseaux, les autres nous talonnent par-
derrière par le chemin que nous avons suivi ; d’autres encore, tant cavaliers
que fantassins, nous poussent devant eux à travers les montagnes et les
collines comme des moutons que l’on mène à la bergerie pour, quand nous
aurons traversé une petite plaine, nous surprendre à la sortie dans un défilé
et nous massacrer tous. »
Dès le 28 avril 1100, le pape Pascal II (Urbain II était mort l’année
précédente) avait écrit à Jérusalem pour supplier tous les Latins qui s’y
trouvaient d’y rester. Le patriarche Daimbert fit parvenir plusieurs lettres
aux évêques d’Allemagne leur rappelant que, jusque-là, ils n’avaient rien
fait pour aider à la délivrance de Jérusalem ; il leur demandait de quêter et
d’envoyer de l’argent qui permettrait de payer une solde aux chevaliers et
piétons qui, autrement, retourneraient dans leurs pays ou se disperseraient
de tous côtés. Déjà l’entreprise coûtait cher et plus d’un baron avait, comme
les pauvres pèlerins, pris le chemin du retour. Dès l’an 1100, Robert de
Flandre et Robert II de Normandie, suivis de tous leurs hommes, chevaliers
et piétons, s’étaient embarqués à Jaffa sur des navires qui levaient l’ancre
vers l’Italie.
A seulement quelques années d’intervalle – 1099, 1100, 1101 et 1105 –,
les Egyptiens lancèrent quatre grandes offensives contre les territoires
occupés par les Latins. Bien souvent, les chroniqueurs, pourtant témoins,
s’attardent peu à décrire les combats, se contentant de quelques mots,
toujours les mêmes, pour évoquer les charges victorieuses des chevaliers
francs. Mais, de ces quatre campagnes, nous restent tout de même de longs
récits par Foucher de Chartres, demeuré près de Baudouin de Boulogne
jusqu’en 1107.
Dans l’été 1099, le 4 août, trois semaines seulement après la prise de
Jérusalem, le vizir fatimide Al-Afdal fait débarquer une grosse troupe à
Ascalon. Pour la première fois, les Francs voient, dans cette multitude, des
auxiliaires et mercenaires nubiens venus de la haute vallée du Nil et du
Soudan, « la race des Publicains et la race à la peau noire, les habitants de la
terre d’Ethiopie vulgairement appelés Azopart ainsi que de toutes les
nations barbares qui forment le royaume de Babylone ».
Les Francs sont victorieux en 1099 et 1100, mais en 1101, ils lancent
l’attaque avant d’avoir rassemblé tous leurs fantassins et, subissant
durement la loi du nombre, ils sont encerclés et massacrés sur place.
Quelques-uns se réfugient à Ramlah, et Baudouin de Boulogne ne doit la
vie qu’à une longue fuite de nuit, conduit à travers le camp fatimide par un
émir arabe, fidèle allié. Sorti de là, il lui faut trois jours de marche, par des
chemins abrupts, pour échapper aux cavaliers lancés à sa poursuite, avant
d’atteindre sur la côte la petite ville d’Aruf.
Les Egyptiens ne reprennent l’offensive que trois ans plus tard, leurs
troupes renforcées par un millier de cavaliers armés par l’émir de Damas
mais, le 27 août 1105, les Francs l’emportent, leurs hommes de pied courant
le soir piller le camp des ennemis et les chevaliers ramenant trois émirs
prisonniers, assurés de pouvoir en exiger de grosses rançons.
Trois victoires, en quatre campagnes, remportées par de petites
centaines de chevaliers sur des armées bien plus nombreuses qui tenaient
ferme routes de terre et de mer ont aussitôt confirmé les Francs dans leurs
possessions, renforcé leur renom et, surtout, accru de façon considérable
leurs forces et leurs richesses. A chaque fois, ils emportaient des dizaines,
parfois jusqu’à une bonne centaine de chevaux de combat et de bêtes de
somme : « Ils entraient dans les tentes, y trouvaient des trésors en or, argent,
manteaux, habits et pierres précieuses connues sous les doux noms de jaspe,
saphir, calcédoine, émeraude, sardoine, chrysolite, topaze, béryl et
améthyste, et y trouvaient encore des casques dorés, des anneaux d’un
grand prix, des épées admirables, des grains, de la farine […] des lits avec
leur garniture, des coffres remplis de bijoux et des trophées glorieux pour
faire haut savoir leurs victoires au service de Dieu. » Robert II de
Normandie fit don à l’église du Saint-Sépulcre de l’étendard du vizir, acheté
pour 20 marcs d’argent lors de la distribution du butin, et de son épée,
laissée sur le sol, vendue aux enchères pour 60 pièces d’or59.
Ces succès et faits d’armes, tellement surprenants si l’on imagine ces
poignées de guerriers, à peine établis dans leurs minuscules royaumes,
affrontés aux grandes armées du sultan d’Egypte, n’ont pas vraiment retenu
l’attention des historiens. Les chroniqueurs de l’époque ne s’en privent pas,
en revanche, mais évoquer comme ils le font la vaillance des Francs et leur
manière de combattre ne suffit pas. Dans ce pays mal tenu en main par des
émirs arabes incapables de s’entendre, leur grande force fut d’avoir mis sur
pied une armée de métier et un réseau relativement dense de fortifications.
Les ordres militaires, Templiers et Hospitaliers, fondés pour l’accueil et
la protection des pèlerins, formèrent quelques années plus tard une véritable
milice d’hommes aguerris, soumis à une sévère discipline. Ils faisaient vœu
pour toute leur vie et assuraient une présence militaire, à chaque instant,
tout au long de l’année. Ils ne manquaient ni d’hommes ni d’argent. Les
premiers maîtres ont aussitôt fait appel en Occident aux familles nobles, et
l’on vit nombre de cadets partir rejoindre leurs premières troupes. Les dons
affluaient et ce trésor de guerre permit d’enrôler et de solder des auxiliaires,
les turcopoles (mercenaires turcs), qui, au combat, suivaient partout les
chevaliers. On a parlé de « moines guerriers » et, à leur propos, les
musulmans évoquaient l’exemple des « ribats », châteaux ou forts des
frontières où les croyants venaient servir pendant quelques mois.

Châteaux et forteresses
Les premiers châteaux furent de simples tours, construites à la hâte lors
de sièges, pour rassembler des garnisons près des murs. A Antioche, les
Francs n’ont dû leur succès qu’à trois grands forts face aux portes de la
cité : celui de Bohémond de Tarente au nord, la Mahonerie de Raymond IV
de Toulouse gardant le pont sur l’Oronte et la forteresse de Tancrède de
Hauteville sur la route du sud. Cinq ans plus tard, en 1103, pour investir de
plus près la ville de Tripoli, le comte de Toulouse fit dresser au sud-est la
puissante forteresse du Mont-Pèlerin (le Kal’aat Sangil pour les
musulmans) qui, peuplée d’hommes de guerre et d’artisans, devint une base
d’attaque contre les murailles. Tripoli ne fut prise qu’en 1108 mais, pendant
cinq années, ce Mont-Pèlerin demeura une « nouvelle Tripoli » franque. La
ville de Tyr, dernière place maritime encore aux mains des musulmans, fut
encerclée par trois châteaux qui suffisaient à intercepter les ravitaillements :
Castel-Neuf, Casal-Imbert et Tibnin. Ascalon, d’où sont parties les quatre
offensives des Egyptiens, n’est tombée que très tard, en 1153, grâce au
blocus assuré par trois châteaux construits tout exprès. Les chroniqueurs et
historiens du temps montrent qu’il s’agissait d’une stratégie mûrement
concertée et, à plusieurs reprises, évoquent les conseils des barons discutant
des meilleures façons d’encercler la place. Les chevaliers assuraient la
garde de campements de fortune et protégeaient les charrois ; les pèlerins de
l’année venaient aider les maçons, sitôt faites leurs dévotions au Saint-
Sépulcre. Toutes les routes furent coupées par un fort : Ibelin au nord, au
bord de la mer, Gibelin à l’est et Blanche-Garde au nord-est. Plus loin, au
sud, sur la route du désert vers l’Egypte, les Francs redressèrent et
renforcèrent les murailles de l’ancienne ville de Gaza.
Par la suite, les châteaux, de plus en plus nombreux, furent dressés non
pour protéger des frontières, trop incertaines, mais pour garder les routes.
Tout particulièrement celles empruntées par les pèlerins. Dès le mois de
janvier 1100, Godefroy de Bouillon mit ceux-ci à l’œuvre, ainsi que les
équipages des navires génois et pisans, pour fortifier Jaffa. En quelques
semaines, travaillant sous la menace quasi permanente de l’ennemi, ils en
firent une place capable de résister à tous les assauts de terre et de mer. A
l’abri des murailles, on construisit des entrepôts, un atelier de calfatage et
de réparation des bateaux, et un hospice pour les pèlerins. Pour les protéger
contre les Turcs ou contre les brigands, sur la route du nord, celle dite de
Montjoie, on fit d’abord une simple tour fortifiée (la Tarda Mahomeria),
puis le château Hernant qui faisait office d’hospice et, enfin, la cathédrale
fortifiée de Lydda. Sur la route du sud, on trouvait deux châteaux, proches
l’un de l’autre (Belvoir et Belmont), puis un monastère entouré de hauts
murs (Aquabella) et le Toron des chevaliers sur le site de l’ancienne
forteresse de Latrum60.
Les seules défenses frontalières furent celles dressées dans les années
1100-1130 par les princes d’Antioche qui mirent en place en peu de temps
trois lignes de châteaux : à l’est, aux confins des terres de l’émir d’Alep,
étaient Ceret, Sardone et Harenc ; le long de l’Oronte, sur la rive droite,
Arcican et la grande ville fortifiée d’Apamée. Sur l’autre rive, trois forts de
moindre importance et, plus au sud encore, l’imposante Saone gardaient les
premières approches de la principauté.
Jérusalem mise à part, la colonisation, l’administration et le contrôle
des populations reposaient sur les gros bourgs fortifiés, sur des monastères
bien gardés et sur les châteaux, importants centres de peuplement et, en
certains districts, seules places véritablement tenues en main par les
chrétiens. Dès l’année 1100, le roi avait conduit une expédition aventureuse
au-delà de la mer Morte et, pour pacifier ces régions, les chrétiens
dressèrent d’abord deux imposants châteaux, Montréal en 1115 et le Krak
(dit aussi le krak de Moab) puis encore cinq autres, échelonnés sur la piste
caravanière, tels Tafilée, Hurmuz et Baux-Moïse.
Nombre de forteresses parmi les plus impressionnantes furent
construites par les ordres de chevalerie ou acquises par eux en un second
temps. Le krak des Chevaliers, château kurde conquis par Tancrède de
Hauteville en 1110, fut ensuite tenu par un vassal du comte de Tripoli puis
confié aux Hospitaliers en 1142. Celui de Marqab, moins connu mais de
même importance, d’abord propriété d’une famille noble d’Antioche, les
Malsoer, passa lui aussi à l’Hôpital. Les Templiers tenaient celui de Safed,
tout aussi impressionnant, au nord du lac de Tibériade. Ces châteaux, en
somme des monastères fortifiés, furent aussi des centres administratifs, des
organes de gouvernement et surtout des cantonnements. La garnison du
krak de l’Hôpital comptait souvent 2 000 chevaliers et celle de Safed 2 200.
Les chroniqueurs sont généralement trop discrets pour parler des aides
qui, se renforçant d’année en année, ont permis aux hommes comme pris au
piège dans leur conquête de résister à deux empires ennemis maintenant
acharnés à leur perte. Les habitants, en majorité chrétiens, et leurs émirs
arabes avaient mal supporté les Turcs, qui, incapables de faire respecter la
paix sur les marchés, avaient plongé la Syrie du Sud et la Palestine dans une
sorte d’anarchie. Tomber sous la coupe des Egyptiens, musulmans mais
chiites, aurait été perdre toute forme d’indépendance pour n’être plus
qu’une pauvre province d’un grand empire. Déjà, tout au long de la route,
les gouverneurs des cités, plutôt que de fermer leurs portes et supporter un
long siège, avaient payé le départ de l’armée franque d’un tribut
relativement modeste et assuré à ses chefs de guerre, moins redoutables
puisque venus de si loin, qu’ils seraient leurs alliés s’ils s’installaient en
vainqueurs à Jérusalem. Les premiers succès amenèrent d’autres adhésions.
Dès 1099, par la grande victoire d’Ascalon, les hommes de Godefroy de
Bouillon, que la prise de Jérusalem, petite ville à demi exsangue, éloignée
des grandes routes de caravaniers, n’avait pas beaucoup enrichis, s’étaient
trouvés à la tête d’un trésor de guerre considérable. « Ils livrèrent aux
flammes une énorme quantité de tentes, de dards répandus dans les champs,
d’arcs et de flèches qu’ils ne pouvaient transporter dans la Cité sainte et
revinrent pleins de joie vers cette Jérusalem que les païens se vantaient de
ruiner61. » Ils pouvaient moins exiger de leurs vassaux et, plutôt que de
courir au butin et rançonner villes et campagnes, ils maintenaient la paix,
aidaient à reconstruire et prenaient à solde un grand nombre d’hommes
d’armes.
L’histoire de la première colonisation et du peuplement de la Terre
sainte n’a jamais été faite car les textes demeurent trop rares. Chroniqueurs
et historiens disent même que des centaines ou dizaines de milliers de
pauvres pèlerins, qui accompagnaient les chevaliers et les hommes de pied
des barons, seraient repartis vers leur pays sitôt faites leurs dévotions. Par
terre ou par mer et avec quel argent ? Comment imaginer de telles
multitudes trouvant place sur de gros navires à un moment où le trafic
maritime était encore peu de chose ? Les pauvres gens n’ont pas non plus
tous couru d’autres aventures ; beaucoup se sont dispersés aux alentours
pour s’établir, travailler le sol, exploiter les sources, implanter de nouvelles
cultures. D’autres ont pris du service pour aider aux transports et aux
travaux de défense. Bien souvent, ces premiers pionniers virent leurs rangs
augmentés par l’arrivée de navires qui, chaque année, en amenaient de
nouveaux.

Nouveaux arrivants et premiers échecs


Lors d’un synode réuni à Anse, dans le Lyonnais, le pape fit un long
discours pour susciter d’autres départs. Il fit de même à Bordeaux puis à
Poitiers et menaça d’excommunication ceux qui, en 1096-1097, avaient pris
la croix mais étaient restés chez eux. Les prêtres fustigeaient en chaire les
défaillants et les déserteurs qui avaient abandonné leurs chefs en Italie ou
en Syrie du Nord. Les femmes nobles mises à l’écart, montrées du doigt par
leurs voisines, tourmentaient leurs époux pour qu’ils reprennent la route.
Ainsi fit Etienne de Blois qui avait quitté le siège d’Antioche par une fuite
honteuse. Guillaume II d’Aquitaine, qui, en 1096, n’avait pas répondu à
l’appel du pape, fut contraint de partir à son tour.
Début septembre 1100, un grand nombre de seigneurs, conduits par le
comte Gui de Parme, Hugues de Montebello, Albert de Blandrate et par
l’archevêque de Milan, prononcèrent solennellement leurs vœux ; ces
barons et leur suite furent vite rejoints par une foule innombrable de
pauvres gens. Leur marche par l’Autriche et l’Empire grec ne fut pas plus
glorieuse que celle des pauvres gens de Pierre l’Ermite et des chefs
brigands allemands que nous avons vue. Mauvais accueil des populations
qui gardaient en mémoire les jours sombres déjà supportés et manque de
vivres firent qu’ils pillèrent les récoltes engrangées tout au long du chemin
et tentèrent d’entrer de force dans Constantinople, où l’empereur les fit
passer en Asie et camper près de Nicomédie. Les accompagnait
Raymond IV de Toulouse qui était allé demander de l’aide à Constantinople
et avait obtenu de l’empereur un corps de 500 cavaliers turcopoles. Les
avait rejoints une grande armée qui, avec Etienne de Blois rachetant ainsi sa
trahison de 1097, comptait Etienne de Bourgogne, les évêques de Paris,
Soissons et Laon, plusieurs grands seigneurs et des centaines de chevaliers.
Eux aussi accompagnés par une multitude de pauvres, hommes, femmes,
enfants, et des prédicateurs illuminés. Ceux-ci prétendaient qu’il fallait
avant tout délivrer Bohémond de Tarente et Tancrède de Hauteville que les
Turcs de Cappadoce tenaient prisonniers, tout à l’est de l’Anatolie, dans les
hautes montagnes non loin de Trébizonde. Ils dictèrent leur choix, et les
deux armées prirent la route de l’est, s’écartant de plus en plus de celle de
Jérusalem. Ils prirent la place forte d’Ankara (23 juin 1101) et, remontant
on ne sait pourquoi vers le nord, se heurtèrent à Quastamîni aux Turcs qui
les attendaient en bon ordre et massacrèrent sur place des milliers
d’hommes à pied. Les survivants n’avaient pas cherché à gagner la côte où
des navires grecs auraient pu les sauver ; désemparés, errant en aveugles,
toujours vers l’est, sans cesse harcelés par les Turcs sans pouvoir combattre
au corps à corps, ils furent attaqués près d’Amacia et se débandèrent,
massacrés ou faits prisonniers et réduits en esclavage. Certains accusèrent
les Lombards de refuser le combat, mais ce fut, semble-t-il, Raymond IV de
Toulouse qui, cherchant refuge à l’écart dans une vallée protégée par un
chaos de rochers, donna le signal de la déroute. Sur la route de Jérusalem, à
Saint-Siméon près d’Antioche, il fut rattrapé par un de ses familiers,
Bernard d’Etiange, seigneur du fief de Longuiach en Cilicie, qui le livra à
Tancrède de Hauteville. Prisonnier dans le château de Serfendrier, au sud-
ouest d’Anazarbe, il ne dut sa liberté qu’à l’inter­vention du patriarche latin
d’Antioche.
Deux autres armées connurent, seulement quelques semaines plus tard,
le même sort. Guillaume II, comte de Nevers, n’avait que des hommes
d’armes avec lui, mais eux aussi allèrent vers l’est et, après Ankara, prenant
enfin la route de Jérusalem vers le sud, ils souffrirent tant de la chaleur et de
la soif dans la région du lac salé qu’ils échouèrent devant Iconium et – tués
ou en fuite, souvent attrapés, promis à la servitude, encerclés par les Turcs
près d’Héraclée à la fin du mois d’août 1101 – très peu échappèrent au
massacre. Guillaume II d’Aquitaine, Hugues de Vermandois, Hugues de
Lusignan et Geoffroy, vicomte de Thouars, rejoints en Allemagne par
Welf IV de Bavière et par Ida, comtesse d’Autriche, demeurèrent plus de
cinq semaines sous les murs d’Antioche (juin 1101). Attaqués près
d’Héraclée (5 septembre), ils furent, eux aussi, encerclés et perdirent un
grand nombre d’hommes. Seuls Guillaume d’Aquitaine et Welf de Bavière
furent accueillis à Antioche par Tancrède de Hauteville et, un peu plus tard,
reprirent la route de Jérusalem (février 1102) où ils arrivèrent pour les fêtes
de Pâques.
Les nouvelles de ces échecs, premières batailles perdues en Orient,
firent grand bruit en Occident : ni l’Eglise ni les princes n’avaient failli à
leur tâche et leurs voix avaient été entendues mais, des milliers d’hommes
rassemblés au départ, n’étaient arrivés à Jérusalem que quelques dizaines de
chevaliers fugitifs. On invoquait les querelles entre les chefs et, plus encore,
on accusait l’empereur Alexis Ier Comnène et ses officiers de les avoir
délibérément laissé aller sans secours ni guide, ou même de les avoir livrés
aux Turcs. Guibert de Nogent, qui n’y était pas et n’a commencé à écrire
que trois ans plus tard, en 1104, forge de toutes pièces une lettre de
l’empereur à un émir pour l’avertir de l’approche des Francs : « Voici les
brebis les plus grasses du royaume de France s’avançant vers vous,
conduites par un pasteur doué de peu de sagesse62. » Matthieu d’Edesse,
plus crédible, par sa chronique qui commence en 963, accuse aussi Alexis
d’avoir donné instruction de conduire pendant deux semaines la troupe de
Guillaume d’Aquitaine par des déserts sans source où rien ne s’offrait au
regard, que la terre aride et les âpres rochers des montagnes63. Etait-ce pure
légende ou vouloir taire le fait que trois expéditions avaient été détournées
de leur route pour porter secours non à Baudouin Ier, mais aux Normands
d’Antioche et d’Edesse ? L’aventure par voie de terre ne fut tentée que près
d’un demi-siècle plus tard par l’empereur germanique Conrad III et le roi de
France Louis VII.
Le royaume latin de Jérusalem n’a survécu que grâce aux secours qui,
venus par mer, échappaient aux épreuves des routes de terre et n’avaient pas
à livrer bataille aux Turcs ou même, à forces égales, aux Egyptiens. Tout
d’abord et de façon très régulière par les pèlerins qui ont surtout assuré le
peuplement ; mais aussi par des entreprises armées de pirates et d’hommes
du Nord qui ont amené des combattants, assuré les lignes maritimes et
affaibli de façon considérable les forces des ennemis. Et, enfin, par les
Italiens qui, eux aussi, ont combattu aux côtés des Francs et se sont
solidement implantés dans les villes côtières, assurant des transports
réguliers et fondant des colonies, amorces de futurs empires coloniaux.
Déjà en septembre 1097, Baudouin de Boulogne, alors qu’il tentait de
supplanter Tancrède de Hauteville à la conquête des villes et châteaux dans
la région de Tarse, vit arriver une flotte de pèlerins de Flandre, de Gueldre
et de Frise, commandée par Guynemer de Boulogne, « maître et conducteur
de pirates » qui avait quitté la Flandre huit ans auparavant, pillant et
rançonnant sur les rivages d’Espagne, d’Afrique du Nord et de Grèce. Il lui
donna 300 hommes pour la défense de Tarse. Peu après, Guynemer
s’empara de Laodicée défendue par le stratège grec gouverneur de Chypre,
Emmathias Philokalès, et en fit hommage à Raymond IV de Toulouse. Une
flotte impériale commandée par deux corsaires, Edgard Aetheling et
Robert Godvinson, aidés par les Varègues de la garnison de Baffa (Paphos),
mit les navires de Guynemer en déroute et le fit prisonnier. Bohémond le fit
délivrer et alla sur les côtes de Palestine ravitailler les chrétiens en y portant
des vivres chargés à Chypre, tandis que les corsaires anglais menaient leurs
hommes au siège de Beyrouth.
Venus des pays du Nord, pirates, corsaires ou nobles guerriers maîtres
de flottes de plusieurs navires ont été, dès 1097-1099 et pendant des années,
d’un grand secours. Leurs expéditions, qu’aucun familier ou chapelain
n’accompagnait, ne sont attestées que par des allusions rapides dans les
chroniques : les Grecs se plaignent des razzias et déprédations de ceux
qu’ils appellent des pirates « normands ». Mais l’on sait qu’en août 1098
des navires venus « des pays du Rhin » jetaient l’ancre et débarquaient leurs
hommes d’armes pour aider les Francs lors du siège d’Antioche. Quelques
années plus tard, une chronique de Brême parle de navires levant l’ancre
pour faire du butin sur les côtes de Grèce et de Syrie64.
Au moment même où il décrit la deuxième campagne égyptienne partie
d’Ascalon en 1100, Albert d’Aix parle, enthousiaste, d’une flotte de
200 navires jetant l’ancre devant Jaffa. Il les identifie mal, sans doute
incapable de le faire, mais cite tout de même les noms de quatre chefs :
Bernard Witrazh, du pays de Galice, l’Anglais Hardin, Othon et Hadewerck
« puissants parmi les Westphaliens ». S’avançant à pleines voiles et à force
de rames, aidés d’un bon vent, ils chassent sans peine les navires des
Egyptiens « et leurs hommes sitôt débarqués allèrent dans la plaine dresser
leurs tentes face à celles des ennemis65 ». Le même témoin parle d’une autre
flotte qui, en 1106, à la veille de la dernière grande attaque des Fatimides,
aurait amené plusieurs milliers de pèlerins armés, Anglais et hommes de
Flandre66.
Eric le Bon, roi de Danemark, était allé en pèlerinage à Jérusalem en
1098, alors que les Francs étaient devant Antioche. En 1102, il repartit,
cette fois accompagné de la reine Bothild, de nombreux fidèles et d’une
bonne centaine d’hommes d’armes. Par la route qu’empruntaient depuis
longtemps les Varègues, Eric et les siens atteignirent Constantinople où
l’empereur les accueillit en alliés et leur fit don d’une forte somme en
pièces d’or, assez pour payer l’armement dans les chantiers impériaux du
Boucoléon de quatorze gros navires chargés de chevaux et de troupes. Le
roi mourut de fièvres dans l’île de Chypre, à Baffa, où des Varègues
tenaient garnison, en juillet 1103, mais ses hommes poursuivirent leur
route, débarquèrent à Jaffa et, pendant quatre ans, livrèrent combat aux
côtés des Francs67. Il fallut près de quatre ans au roi Sigurd de Norvège pour
faire armer une énorme flotte. La flotte royale, plus de soixante gros
bâtiments et 10 000 cavaliers et hommes de pied si l’on en croit les sagas,
quitta Bergen à l’automne 1107, hiverna à Londres puis en Galice. De là, en
avril 1109, le roi et ses hommes de guerre prêtèrent main-forte aux chrétiens
du Portugal, s’emparèrent de vive force d’une place de l’Algarve, puis
firent la course aux pirates des Baléares, ne laissant que ruines des arsenaux
et ports d’Ibiza, Minorque et Majorque. Bien reçus à Naples et à Amalfi, ils
y séjournèrent longtemps pour refaire leurs forces. Arrivés enfin sur les
côtes de Palestine en août 1100, ils infligèrent, renforcés par d’autres
bâtiments venus d’Anvers et de Frise, une rude défaite aux navires
égyptiens qui assiégeaient Beyrouth, bloquaient le port d’Acre et
menaçaient de capturer les navires des pèlerins68.
La première flotte de Norvège n’était pas conduite par le roi. Construite
et armée par un des plus puissants clans de nobles, les Arnunge de Girki,
dans l’hiver 1102-1103, elle comptait cinq gros navires et portait tous les
vassaux et fidèles du clan. Partis en août 1102, ils hivernèrent en Flandre,
jetèrent l’ancre à Ostie dans l’été 1103, demeurèrent plusieurs semaines à
Rome en pèlerinage et débarquèrent à Jaffa fin septembre. On ne sait pas
qu’ils aient beaucoup aidé le roi Baudouin de Boulogne : certains allèrent
s’enrôler dans l’armée impériale à Constantinople mais la plupart des
hommes d’armes reprirent la mer sur les mêmes navires pour la Norvège
où, sans tarder en chemin, ils arrivèrent aux premiers jours du grand hiver.

Les Italiens en Terre sainte


Lorsqu’ils débarquent dans le port d’Antioche pour porter aide aux
Francs, les Génois ne font que poursuivre la longue lutte qui les oppose
depuis plus d’un siècle aux musulmans pour se protéger des pirates, puis
entreprendre, en champions de la chrétienté, la reconquête des îles et des
rivages de la Méditerranée. Déjà en 934, une flotte de 200 navires, armée en
Sicile, débarquait des Sarrasins qui entraient de force dans la ville de
Gênes, razziaient ce qu’ils pouvaient emporter et plus de 1 000 prisonniers.
L’année suivante, puis encore en 936, ils firent d’autres butins, ne prenant
cette fois que des femmes et de jeunes garçons après avoir massacré les
hommes. Dès lors, la ville s’était entourée de puissantes murailles, non
comme ailleurs en Italie pour repousser les assauts de Barbares venus
d’outre-Alpes, mais pour se garder des pirates d’Afrique. Pour cette ville
qui ne pratiquait jusque-là qu’un modeste cabotage le long de la côte ligure,
l’apprentissage de la navigation à longue distance et de la guerre sur mer
s’était nourri des expériences du combat contre les flottes et les repaires de
l’islam : contre Mahdiya en Afrique (1087), contre Valence (1092) et
Tortosa (1093). La ville s’était rangée très tôt et délibérément aux côtés
d’Urbain II contre l’antipape nommé par l’empereur, Clément VII. Dès
1053, les sermons de l’évêque Arialdo Gurachi et de ses clercs appelaient
les Génois à s’armer contre les infidèles. La première flotte, forte de
seulement douze grosses galères, fut armée par plusieurs grands nobles de
la cité qui rassemblèrent vassaux et clients, tous « fort braves guerriers » ;
elle leva l’ancre en juillet 1098, arborant les bannières de ces seigneurs de
la guerre69.
En 1099, les nobles génois, menacés par une escadre de lourds navires
égyptiens, faisaient détruire leurs bâtiments et, avec le bois transporté
jusqu’à Jérusalem, firent construire par leurs charpentiers les machines de
siège qui mirent à mal les murailles de la ville. C’est là que s’illustrèrent
trois frères Embriaci qui, les tout premiers de l’armée, reçurent un fief de
Godefroy de Bouillon. Seigneurs de Giblet, ville portuaire, ils le
demeurèrent pendant plusieurs générations. L’année d’après arrivèrent deux
autres flottes de Gênes, l’une chargée de pèlerins, dont le légat du pape,
Maurizio, évêque de Porto, l’autre de huit galées qui, commandées par des
nobles, s’emparèrent de Tortosa. Sans ces armées de mer, les
« Provençaux » n’auraient pu prendre Tripoli : une énorme flotte génoise de
quarante galères de combat échoua en avril 1104 mais, l’année suivante,
Bertrand, fils aîné de Raymond IV de Toulouse, alla à la tête d’une troupe
de chevaliers négocier l’armement de soixante autres galées à
Constantinople70.
Ces Italiens, nobles guerriers, ont beaucoup aidé les Francs lors des
sièges des places fortes, amenant avec eux des maîtres charpentiers
capables de dresser en peu de temps de grosses machines de siège qui, à
Antioche et Jérusalem, ne faisaient pas que battre les enceintes pour faire
tomber des pans de murs mais, pour terroriser les habitants, lançaient
d’énormes blocs de pierre à l’intérieur. Ainsi à Antioche, Césarée et Giblet ;
à Acre surtout, assurant aux chrétiens la maîtrise de la mer et le repli des
flottes égyptiennes, « lors à Prime, fut délivrée la voie de mer que nostre
gens orent la meilleure part qui fust en ceste coste et leurs ennemis furent
eslognietz d’ilec endroit71 ».
Mais à Acre, maîtres de la cité, ils ont pillé et massacré à leur gré, à la
grande fureur du roi Baudouin Ier de Jérusalem et de ses chevaliers qui
s’efforçaient de se concilier et de protéger les populations dans toutes leurs
conquêtes. Il s’en est fallu de peu qu’ils ne se lancent à l’attaque du camp
des Italiens. En fait, ces Italiens, dès lors plus aventuriers et marchands en
quête de profits, n’ont pas vraiment aidé à l’œuvre de colonisation ni porté
de grands secours, comprenant vite que la Terre sainte ne leur donnait, en
fait de marchés, que bien peu de chose. Quelques familles, des Génois à
Giblet, des Vénitiens à Tyr, se sont établies en seigneurs, et la colonie de
Saint-Jean-d’Acre formait certes une petite ville dans la cité. Mais les
ambitions et les fortes actions se portaient ailleurs pour, déjà, fonder des
comptoirs qui leur servaient d’escales, premières bases d’un empire
colonial dans les îles et sur les côtes du Péloponnèse. Et là, plutôt que
d’aider les Latins à consolider leurs conquêtes et asseoir leur pouvoir,
Génois, Pisans et Vénitiens se faisaient la guerre : en mars 1100, une flotte
vénitienne de trente bâtiments revenant de Rhodes se heurta aux Pisans qui
perdirent une vingtaine de navires, eurent nombre de tués et plusieurs
milliers de prisonniers. Le commandant vénitien refusa de les livrer à
l’empereur Alexis Ier Comnène qui les réclamait pour les traiter en rebelles
mais en eut, de retour en Italie, de fortes rançons.

La deuxième croisade
Les navires, de moins en moins nombreux à Jaffa, n’y débarquaient
qu’un petit nombre de pèlerins, pas assez pour retenir l’attention des
chroniqueurs. Par ailleurs, il semble bien que, après les mésaventures des
expéditions de 1096-1097, ne sont allés d’Occident à Jérusalem par terre
que de petits groupes d’hommes qui savaient se faire discrets, modestes,
renonçant à toute arrogance, leurs bourses bien garnies, le ravitaillement
assuré sans heurts tout au long du chemin. Ainsi parlons-nous de
« deuxième croisade » pour l’entreprise conduite en 1147 par l’empereur
Conrad III et le roi de France Louis VII, comme si, en vingt-cinq ans, rien
n’était arrivé, les Francs de Terre sainte vivant dans un autre monde,
complètement étrangers aux chrétiens d’Occident. Cette entreprise ne
s’inscrit pas vraiment dans la suite ou le renouvellement de celle de 1096-
1097 et le nom de croisade, appliqué à l’une et l’autre, fait oublier que les
buts avoués n’étaient pas du tout les mêmes, que la préparation de cette
« deuxième croisade » fut longue, dans un climat d’abord sans
enthousiasme, et que l’opération, en fin de compte, a échoué du tout au tout.
Le 1er décembre 1145, quelques jours après son élection, le pape
Eugène III appela à prendre les armes pour secourir les Latins d’Orient –
non comme à Clermont Urbain II, lors d’un concile, devant une foule
immense, mais par une bulle qui n’eut, semble-t-il, qu’un bien faible écho.
Il n’alla pas prêcher de ville en ville ou d’abbaye en abbaye, mais demeura
en Italie, le plus souvent à Viterbe, loin du peuple de Rome qui soutenait un
antipape et l’aurait sûrement chassé. Elu à Pise alors qu’il n’était pas encore
cardinal, il ne pouvait pas s’imposer en chef incontesté de l’Eglise
d’Occident, situation quasi précaire qui fit que, tout bien considéré, la
« croisade » ne fut, comme déjà en 1095, prêchée qu’ici et là. Surtout, il ne
parla ni de Jérusalem, ni du Saint-Sépulcre, ni de la protection des pèlerins,
mais de reprendre le comté d’Edesse, pris en 1144 par Zengi, atabeg
d’Alep. C’était s’engager dans une aventure dont chacun devait mesurer les
périls : il ne s’agissait pas de porter secours à l’Etat latin de Terre sainte
mais de sauver une principauté « normande » en engageant toutes les forces
du royaume latin de Jérusalem, au risque de l’affaiblir et de le faire courir à
sa perte.
Louis VII, sur le trône depuis 1137, fut l’un des tout premiers à
répondre, soucieux, disait-on, d’aller prier à Jérusalem pour expier ses
fautes et crimes, notamment d’avoir fait brûler dans l’église de Vitry
quelque 300 hommes qui, rebellés contre le comte de Champagne, s’y
étaient réfugiés. Mais, lorsqu’il convoque très vite à la Noël ses vassaux à
Bourges, plusieurs et non des moindres ne viennent pas et les présents ne
manifestent que peu d’empressement. On se sépare sans avoir fixé de date
pour un rassemblement ni nommé de chefs pour accompagner le roi. Dans
tout le royaume, les princes et les seigneurs, de la Normandie au comté de
Toulouse, gardaient en mémoire les dures mésaventures des années 1100 où
trois grandes entreprises avaient échoué bien avant d’atteindre Jérusalem,
perdant des milliers d’hommes.
Dans l’Empire germanique, l’empereur Conrad III, beau-frère de
Manuel Ier Comnène72, pouvait compter sur ses vassaux de Souabe, fidèles
de son lignage, mais les comtes et les chevaliers du Nord, ceux de Saxe les
premiers, firent bien savoir qu’ils s’engageraient plus volontiers à
combattre les païens des frontières de l’Est. Réunis à Francfort en mars
1147, leur projet fut approuvé par le pape qui, un mois plus tard, déclara par
une bulle quasi semblable à celle de 1145 que ceux qui prendraient la croix
contre les Wendes seraient eux aussi chevaliers du Christ, leurs proches et
leurs biens protégés par l’Eglise. Nombre de Danois, de Polonais les
rejoignirent. Autant de chevaliers et d’hommes d’armes qui firent défaut
pour l’entreprise d’Orient.
A en croire les récits du temps, et plus encore l’histoire écrite plus tard
et enseignée encore aujourd’hui, cette « deuxième croisade » en serait sans
doute demeurée au stade des bonnes intentions sans l’ardeur et la
persévérance de Bernard de Clairvaux qui, à Vézelay en mars 1146 et à
Spire à la fin de l’année, réussit à convaincre le roi puis l’empereur. C’est,
comme toujours, beaucoup simplifier, mais on ne peut nier que les prêches
du clergé séculier furent infiniment plus rares et moins bien concertés que
ceux des moines. Dans l’Empire, plus particulièrement dans les pays du
Rhin, l’on vit, comme en 1095-1096, des prédicateurs improvisés soulever
les foules contre tous ceux déclarés ennemis du Christ. Ils accusaient les
usuriers juifs et les bons marchands d’exploiter ceux qui allaient prendre la
croix ou, tout simplement, de ne pas donner de leur argent pour financer
l’entreprise de Terre sainte. Une chronique montre un nommé Rodolphe,
qui se disait prêtre ou moine et ne devait être qu’un imposteur, appeler au
massacre des impurs. De fait, l’on vit à nouveau, malgré tous les efforts des
archevêques de Cologne et de Mayence pour apaiser les colères et protéger
ceux qu’ils pouvaient, des hordes du bas peuple courir au pillage et aux
massacres dans les cités.
Les Allemands suivirent la route empruntée par Godefroy de Bouillon.
Pour les Français, ce fut affaire d’un lourd débat et, par la suite, source de
reproches et de discorde. Certains voulaient prendre la mer, assurant
rencontrer moins d’obstacles, courir moins de périls et, pour certains peut-
être, s’assurer que les foules de petites gens ne pourraient pas les suivre.
Aucun d’eux n’a parlé de faire appel aux Italiens du Nord qui pouvaient
construire et armer un assez grand nombre de gros bâtiments.
On ne voulait traiter qu’avec les Siciliens. Choix qui, politique et
recherche d’alliance mises à part, n’avait aucun sens. Il fallait aller loin vers
le sud, faire passer les Alpes à une troupe embarrassée de lourds chariots,
poursuivre jusque dans les Pouilles, affronter les périls d’une longue
traversée jusqu’aux côtes de Cilicie. C’était dépenser davantage et, tout
bien considéré, courir plus de risques. Mais ceux qui soutenaient ce projet
affirmaient bien haut que l’on gagnerait ainsi à n’avoir nulle part affaire aux
Grecs. On n’emprunterait aucune de leurs routes. On n’irait pas à
Constantinople s’humilier devant l’empereur des Grecs et l’armée ne serait
pas à la merci de guides qui, en Anatolie, trahiraient et livreraient les
combattants aux ennemis. Roger II, couronné roi de Sicile le jour de Noël
1130 par l’antipape Anaclet, s’était fait reconnaître par le pape Innocent II
en 1139 et, quelques années plus tard, s’affirmait le champion de la
reconquête chrétienne en Méditerranée. Chaque année, ses nobles guerriers
lançaient des raids contre les repaires des pirates musulmans, sur les côtes
d’Afrique, de Mahdiya, de Djerba et Djidjelli (près de Bougie). En l’an
1145, son amiral, Georges d’Antioche, prend Tripoli et y laisse une
garnison qui veille au paiement d’un tribut. Les Normands d’Italie, au faîte
de leur puissance et d’une nouvelle gloire, bons héritiers des chefs de bande
du temps de Robert Guiscard, passent l’Adriatique, s’emparent de l’île de
Corfou et sèment l’effroi le long des côtes de l’Empire grec.
En fait, parmi les proches du roi, certains, bien au fait des rapports de
forces, savaient que, dans ces combats pour reprendre et garder les comtés
d’Antioche et d’Edesse, l’armée devrait affronter les Grecs dont les
stratèges seraient sur le pied de guerre. Quelques années plus tôt, en 1142,
Jean II Comnène avait obtenu que Josselin II, comte d’Edesse, lui livre
Antioche. Les riches Arméniens tentèrent de s’y opposer ; ils firent
rassembler le petit peuple en colère, mais l’émeute d’un jour fut vite
réprimée et seule la mort de l’empereur, en avril 1143, mit fin à
l’occupation par les Grecs de ce comté d’Edesse. A chaque assemblée
réunie par le roi de France, l’évêque de Tarse mandé par les Arméniens et
nombre de conseillers de Louis VII, l’évêque de Langres Geoffroy de la
Roche-Vanneau à leur tête, élevaient la voix pour rappeler que
Jean Comnène avait chassé les Francs de la place forte de Mamistra, d’un
grand nombre de châteaux et de vastes territoires du bord de la mer, et avait
expulsé les évêques catholiques pour les remplacer par des hérétiques.
Plutôt que d’engager des chrétiens pour rejeter plus loin les païens, il s’était
allié à eux pour exterminer les Francs. Dieu, juste et vengeur, voulut qu’il
se blessât lui-même d’une flèche empoisonnée et mît un terme à son
indigne vie. Mais son successeur, Manuel Ier Comnène, ne valait pas mieux
et maintenait, partout où il le pouvait, son patriarche et ses prêtres contre
ceux de Rome. Pour les plus déterminés, l’entreprise d’Orient devait tout
autant faire la guerre aux Grecs qu’aux païens. Ce serait combattre une
hérésie de la même façon que Bernard de Clairvaux et les cisterciens, dans
un passé tout proche, quelques années seulement avant l’appel du pape pour
l’Orient, avaient prêché et mené de violentes attaques contre les manichéens
qu’ils appelaient aussi bogomiles, pauliciens ou cathares. Dans la foulée,
Bernard avait, au concile de Sens, en 1140, fait condamner pour hérésie
Abélard et Arnaud de Brescia et, cinq ans plus tard, au printemps 1145, était
allé prêcher contre les hérétiques jusqu’en Languedoc.
Tous voyaient dans les Grecs des étrangers à l’Eglise romaine, aussi
coupables que d’autres, et n’usaient d’aucune retenue pour les condamner :
« Nous avons appris qu’ils commettent un crime digne de la peine de mort,
savoir que toutes les fois qu’ils s’unissent en mariage avec l’un des nôtres,
ils rebaptisent celui qui l’a été selon le rite romain. Nous savons d’eux
d’autres hérésies sur la célébration du Saint Sacrifice et sur leur opinion
relative à la manière dont procède le Saint-Esprit73. »
Le roi, qui, bien évidemment, n’avait pas manqué d’avertir l’empereur
Manuel Comnène de son dessein d’aller combattre les infidèles en Orient,
avait aussi mandé une ambassade au roi de Sicile, lequel ne se fit pas prier
pour lui promettre navires et vivres pour la traversée de l’Adriatique,
l’assurant de plus que son fils l’accompagnerait sur la route dans les
Balkans. A Etampes, où Louis VII avait convoqué ceux qui devaient le
suivre et l’assister de conseils, ceux qui accusaient les Grecs de perfidie ne
purent pourtant pas le convaincre, et l’on résolut d’aller tout au long par
terre, par l’Allemagne et la Hongrie. Cependant, dès les premiers jours,
après le passage du Rhin, les vivres étant vendus trop cher en raison de la
multitude des gens assemblés, beaucoup de pèlerins se séparèrent de la
masse pour prendre la route du sud et traverser les Alpes.
Les armées du roi et de l’empereur ne prirent le départ qu’en 1147, plus
de deux ans après l’appel du pape. Armées de princes, moins nombreuses
peut-être que celles rassemblées par les barons en 1096 mais plus
impressionnantes par le déploiement des armes, des parures et des
richesses. Aux côtés de Conrad étaient son neveu, Frédéric (futur
Barberousse), et son demi-frère, l’évêque Otto de Freisingen, légat du pape,
plus les ducs d’Autriche et de Souabe, le margrave de Bade, plusieurs
évêques et l’un des grands vassaux d’Italie, Guillaume marquis de
Montferrat. Chez les Français, Henri comte de Champagne, Alphonse de
Toulouse, fils de Raymond IV, Thierry comte de Flandre, Guillaume II de
Nevers, Hugues de Lusignan et Amédée de Savoie formaient la garde
rapprochée du roi qu’accompagnaient son frère Robert de Dreux et la jeune
reine Aliénor d’Aquitaine. C’était plus qu’une grande armée, une cour
royale en marche, chaque prince suivi de ses proches, épouses, enfants et
neveux, de ses vassaux, de ses conseillers et des gens de sa maison. Un des
historiens, de ceux qui, écrivant plus tard, n’ont pas craint de prendre
quelque recul et ont osé dire leur désaveu, donne une liste des nobles dames
et les montre attentives à leurs bagages et toilettes, nombre d’entre elles
ayant près d’elles, Aliénor la première, leurs troubadours. Le pape en était
informé ; il tenta de réagir et quelques interdits ou mises en garde disent à
quel point cette préparation de l’expédition semble bien loin de montrer
l’enthousiasme et l’élan de foi de celle du temps de Godefroy de Bouillon et
de Raymond IV de Toulouse : interdiction aux chevaliers d’emporter avec
eux chiens et faucons et, surtout, liste très précise des armes et des
vêtements que chacun devait prendre. De fait, on n’était plus au temps des
barons de la première croisade, tous accompagnés de leurs clercs, de leurs
chapelains qui prêchaient le soir au camp et nous ont laissé des récits où le
service de Dieu et la délivrance de Jérusalem s’imposaient comme
l’accomplissement de leurs vœux solennels. De cette aventure de 1147
vouée à l’échec, nous n’avons le récit que d’un seul témoin, Odon (ou
Eudes) de Deuil74, qui, proche de Suger, abbé de Saint-Denis, fut tout au
long de la route le chapelain du roi. Il prit la plume en juin 1148, avant
l’attaque de Damas. Son De profectione Ludovici VII in Orientem adressé à
Suger, bizarrement présenté au XIXe siècle sous le titre Histoire de la
croisade de Louis VII, n’est qu’une contribution à une Vie de Louis VII que
préparaient les moines de Saint-Denis. Il ne s’attarde pas souvent à parler
des souffrances et des combats mais, sans trop le vouloir, montre cette cour
royale en chemin qui ne sacrifiait pas volontiers aux exigences d’une
véritable troupe d’armes. Sur la rive est du Rhin, lors d’une rixe, les
pauvres gens mirent le feu au camp, ce qui, dit notre chroniqueur, « fut
funeste à quelques-uns des nôtres, savoir, de riches marchands et des
changeurs ». Et, plus loin, pour aller en Asie, « nous passâmes la mer suivis
de près par des navires chargés de vivres et par des changeurs qui étalaient
leurs trésors sur le rivage ; leurs tables brillaient d’or, embellies de vases
d’argent qu’ils avaient achetés des nôtres ». A Constantinople, il
s’émerveille des marchés bien approvisionnés mais ne dit rien du prix des
grains et du vin : « Nous achetâmes une chemise pour moins de deux
deniers et trente chemises pour trois sous75. »
L’armée royale, encombrée de bagages, prenait la triste allure d’une
cohue : « Comme il y avait une très grande quantité de chariots à quatre
roues, dès que l’on rencontrait un obstacle, tous les autres étaient arrêtés ; si
l’on trouvait plusieurs chemins, ils les obstruaient tous de la même façon et,
alors, les maîtres des bêtes de somme, pour éviter tant d’embarras,
s’exposaient souvent à de grands dangers. Aussi, mourut-il un grand
nombre de chevaux et beaucoup de gens se plaignaient de la lenteur de la
marche. »
Cependant, cette entreprise d’Orient fut aussi un grand pèlerinage
populaire ; comme en 1096, les princes et les seigneurs accueillaient,
protégeaient et, autant que possible, nourrissaient un grand nombre de
petites gens incapables de se battre. Le plus souvent, les chroniqueurs se
contentent de parler de foules ou de multitudes et, s’ils s’aventurent à
donner des chiffres, comptent toujours par centaines de milliers ; ce qui,
évidemment, n’est pas crédible76. Mais Odon de Deuil, qui certes laisse bien
souvent l’historien d’aujourd’hui sur sa faim, a pris note du décompte fait
par les Grecs au moment où les Allemands passaient le Bosphore ;
indication que l’on ne retrouve nulle part ailleurs pour aucune de ces
« croisades ». Ils étaient exactement 9 566 mais, ayant perdu beaucoup
d’hommes de pied en route, devaient être bien plus nombreux au départ. La
quête des vivres en bon temps et à bon prix fut, en plus d’un moment,
source de graves désordres : « A Worms, tout nous arrivait en abondance
par le fleuve mais c’est là que nous éprouvâmes pour la première fois
l’orgueil insensé de notre peuple : les pèlerins mécontents jetèrent le
marinier dans le fleuve puis mirent le feu à des maisons. » Tout au long du
chemin, ils allaient se servir eux-mêmes : « Il y avait beaucoup de corps qui
marchaient à l’arrière et ceux-ci cherchaient l’abondance soit dans les
marchés quand ils pouvaient payer, soit dans le pillage auquel ils se
livraient plus aisément. » Dans l’Empire, chez les Grecs, les habitants des
villes gardaient leurs portes closes et faisaient passer du haut des murailles
ce qu’ils voulaient vendre par des cordes : « Cela demandait bien trop de
temps et ne pouvait satisfaire la multitude de nos pèlerins qui, souffrant de
grandes pénuries au milieu de l’abondance, se procuraient le nécessaire par
le vol et le pillage. » A Constantinople, l’empereur vint à la rencontre du roi
et « tous ceux qui étaient là pouvaient affirmer qu’il le chérissait d’une vive
affection. On ne pouvait reprocher aux Grecs de fermer les portes de la ville
à la multitude car les insensés leur avaient brûlé beaucoup de maisons et de
terres plantées d’oliviers, soit pour avoir du bois, soit par insolence ou dans
des scènes d’ivresse. Le roi fit couper les mains, les pieds et les oreilles des
coupables, mais cela ne suffisait pas à réprimer leurs transports furieux ; il
fallut donc faire périr par l’armée des milliers d’hommes ou tolérer de si
méchantes actions ».
Plus grave encore, cette foule de pèlerins était lors des combats un
poids lourd qui menait toute l’armée à sa ruine. En plusieurs moments,
Odon de Deuil, parlant surtout des Allemands, dit comment cette foule de
petites gens, faibles et désarmés, souvent à la traîne, fut fatale à l’armée ;
ainsi, dans les montagnes du Taurus, la marche des chevaliers se repliant en
bon ordre pour échapper à l’embuscade et au massacre fut encore ralentie
par ceux qui allaient de tous côtés, cherchant des vivres, et que la fatigue et
la disette affaiblissaient de plus en plus. Leur chef, le comte de Carinthie,
attendait sans cesse les hommes fatigués, soutenait les faibles ; quand la
nuit survint, il demeura lui-même en arrière. Bien plus loin, sur la route de
Damas, les chrétiens, qui pourtant veillaient avec la plus grande attention,
tombèrent dans une embuscade : « Les chevaliers s’avançant avec courage
et s’élançant au milieu des bataillons turcs s’ouvraient passage le fer en
main. Chargés de leur cuirasse, de leur casque et de leur bouclier, ils ne
pouvaient marcher qu’à pas lents, sans cesse entourés d’ennemis qui
redoublaient leur embarras. Ils se seraient tirés d’affaire facilement mais
étaient forcés de ralentir et de demeurer toujours auprès des bataillons des
gens de pied afin que les rangs ne fussent pas rompus et que les ennemis ne
puissent trouver occasion de les entamer. Ils prenaient compassion les uns
des autres et le peuple chrétien était uni d’affection et semblait ne faire
qu’un seul homme. Les chevaliers prenaient le plus grand soin des
compagnies de gens de pied. » Là, c’est un historien, Guillaume de Tyr, qui
écrit après coup, mais déjà Odon de Deuil, témoin attentif, se plaint
amèrement et voit la cause de tous les malheurs : « Lorsque le Saint-Père
avait défendu d’emmener des chiens et des faucons, il en avait ordonné très
sagement. Plût à Dieu qu’il eût aussi donné des ordres aux hommes de pied
et que, retenant les faibles, il eût donné à tous les hommes forts, au lieu de
la besace, le glaive et l’arc au lieu du bâton ! Car les faibles et les hommes
sans armes sont toujours un fardeau pour les leurs et une proie facile pour
les ennemis. »
L’empereur ayant rassemblé ses hommes à Ratis­bonne y fit construire
ou armer un grand nombre de gros bâtiments et se mit en marche d’une
manière vraiment impériale, ayant sur ses navires beaucoup de chevaliers
qui l’accompagnaient et sur terre beaucoup de chevaux et d’hommes77.
Dans l’empire d’Orient où, pour se garder des Grecs toujours inquiets et
soupçonneux, les Allemands avançaient en conquérants, avec audace et
nulle prudence, leurs hommes de pied demeuraient en arrière, ivres souvent,
proies offertes aux nomades mercenaires, Bulgares et Petchenègues, qui les
massacraient en si grand nombre que leurs cadavres, laissés sans sépulture,
infectaient tout le pays. Bien avant Andrinople, les officiers de l’empereur
Manuel Comnène voulaient leur interdire d’aller plus loin vers
Constantinople, exigeant qu’ils passent en Asie par une autre route et le
bras de mer de Saint-Georges de Sestos qu’ils disaient tout proche, plus
étroit et en un pays où ils trouveraient vivres en abondance78. Conrad refusa
et mena droit ses hommes sous les murs de Constantinople, là où les
empereurs avaient bâti plusieurs beaux palais où passer les mois d’été. Les
Allemands « firent une brutale irruption dans ces lieux de délices, mettant à
bas presque tout ce qui s’y trouvait et, sous les yeux mêmes des Grecs,
pillant ce qui leur plaisait. De telle sorte que, l’un ne voulant pas sortir de sa
ville, l’autre refusant d’y entrer, les deux empereurs se comportèrent en
ennemis, sans jamais s’entendre, jusqu’au jour où Conrad, ayant tout de
même obtenu des guides grecs, passa le Bosphore et atteignit Nicée sans
combattre ni souffrir de pertes ».
En octobre, déjà en mal de nourrir les pauvres, Conrad prit la route
d’Iconium avec le plus gros des troupes, et son frère, Otto de Freisingen,
celle de Laodicée. Sur cette double campagne d’Asie qui vit la totale
déroute et le quasi-anéantissement, sans vraiment combattre, de deux
grosses armées impériales, Conrad lui-même demeure plus que discret79
dans une lettre adressée à l’abbé du monastère de Corvey. Il ne parle que
des pauvres, poids si lourd que les chevaliers ont dû, pour les protéger et en
sauver le plus possible, céder le terrain et battre en retraite. Ils avaient quitté
Nicée en hâte, pressés d’atteindre Iconium, conduits par des guides qui
connaissaient la route. Mais, au bout de dix jours, les vivres commencèrent
à manquer, surtout pour les chevaux. Les Turcs ne cessaient d’attaquer la
foule des hommes de pied, incapables de suivre l’armée. « Nous eûmes tant
pitié des souffrances de ce peuple qui mourait de faim ou sous les flèches
des ennemis que, en conseil, avec nos princes et nos barons, avons décidé
de faire retraite vers la mer pour refaire nos forces, préférant préserver ce
qui nous restait que de vaincre ces archers en de sanglants combats80. »
Guillaume de Tyr accuse délibérément l’imprévoyance de ces Allemands
qui s’aventuraient comme à l’aveugle et, plus encore, de l’empereur Manuel
qui aurait ordonné aux guides de les conduire en plein désert, à la merci des
Turcs. Cette trahison des Grecs, déjà évoquée pour les expéditions de
secours de l’an 1100, s’impose en force dans tous les récits. Les guides
n’avaient pris des vivres que pour huit jours, assurant que l’on serait alors à
Iconium. Mais là, à la huitième journée, on ne vit nulle muraille de belle
cité à l’horizon et l’on marchait encore dans un pays hostile, quasi inhabité.
On les fit encore aller trois jours à dessein vers le nord et, au matin du
quatrième jour, les guides avaient disparu et toutes les montagnes des
alentours étaient couvertes d’une multitude innombrable de Turcs hurlant
comme des loups à la curée. « Les Turcs, les voyant dispersés, les
massacraient de toutes parts. Ils étaient fatigués d’avoir tué des myriades de
Francs qu’ils rencontraient quand ceux-ci allaient par groupes, cherchant de
la nourriture. Le pays était rempli des dépouilles des Francs et d’argent, au
point qu’à Mélitène, la valeur de l’argent était comme celle du plomb. Leurs
dépouilles parvinrent jusqu’en Perse81. » La retraite vers Nicée coûta plus
qu’une bataille perdue. Les Turcs, de plus en plus nombreux, attaquèrent de
tous côtés : « Les chevaliers teutons, leurs chevaux exténués par la faim,
leurs armes bien trop lourdes pour eux, ne pouvaient charger. A toute heure
du jour et de la nuit, des milliers d’hommes tombaient, blessés par les
flèches. L’empereur lui-même fut atteint par deux javelots au milieu de ses
hommes qui ne pouvaient rien pour le défendre. Ceux qui ne pouvaient plus
marcher jetaient bas les armes et attendaient le trépas des martyrs. » Et,
poursuit Conrad dans la même lettre, « c’est en approchant de la mer [en
fait du lac de Nicée], alors que nous dressions nos tentes, n’espérant plus
rien, que, à notre grand soulagement, le roi de France que nous n’attendions
pas vint vers nous. Il vit notre détresse et lui, ses princes et ses barons
eurent pitié de notre misère et nous donnèrent tout ce qu’ils pouvaient de
vivres et de belles sommes d’argent ».
Cependant, la troupe du roi Louis allait bon train. Le chroniqueur, pas
plus que d’autres avant lui, ne prend soin de dater les arrivées dans chaque
étape mais, de Worms à Ratisbonne et, de là, jusqu’aux dernières villes de
Hongrie, il indique les journées de marche d’une cité à l’autre82. C’est assez
pour voir que ni les encombrements provoqués par les chariots de la Cour,
ni les pauvres qui, toujours, étaient nombreux à traîner derrière n’ont
vraiment ralenti la marche des chevaliers. « Notre roi trouva grand avantage
à être devancé par l’empereur car il put passer tous les fleuves, nombreux,
de ces pays sur des ponts tout neufs, sans avoir à y travailler ni à faire
aucune dépense. » Ils passèrent sans mal le Danube en Hongrie, dans une
petite ville qu’ils nomment Brunduse, où ils trouvèrent un grand nombre de
bateaux laissés là par les Allemands. Mais, « depuis le moment où nous
entrâmes dans la Bulgarie, pays des Grecs, notre courage eut à supporter
bien des épreuves et nos corps furent rudement alourdis par la fatigue […].
A peine étions-nous entrés chez eux que les Grecs se souillèrent d’un
parjure en nous refusant les vivres à volonté et bas prix ». Ils gardaient leurs
villes, fermaient leurs portes et faisaient passer grains et viandes par des
cordes pendant du haut des murailles. Opérations si longues et si bien
menées que les pauvres, souffrant de grande impatience et pénurie, se
procuraient par le vol et le pillage plus que le nécessaire. Plus loin, le duc
de Sofia, parent de l’empereur, ne quittait pas le roi un seul jour dans sa
marche et veillait à distribuer les vivres assez libéralement, n’en gardant
pour lui-même que fort peu, tantôt aux riches, tantôt aux pauvres, mais,
comme beaucoup marchaient en arrière, ceux-ci s’approvisionnaient soit
dans les marchés quand ils le pouvaient, soit par le pillage auquel ils se
livraient plus aisément.
A Andrinople, des proches du roi lui donnèrent avis d’abandonner le
beau projet de combattre pour les Francs de Terre sainte, de s’emparer des
villes et châteaux là où ils se trouvaient et d’écrire à Roger II de Sicile, qui
alors « attaquait l’empereur bien vivement », d’attendre qu’il vienne avec
une flotte pour assiéger la ville de Constantinople83. Mais, « pour notre
malheur, ces conseils ne prévalurent pas auprès du roi et nous nous remîmes
en marche ». L’accueil de l’empereur, ses actes de complaisance ne
désarmaient pas ceux qui, dès les premiers temps, lui étaient hostiles et
affirmaient à l’oreille du roi que « nul ne peut connaître les Grecs s’il ne les
éprouve pas lui-même ou s’il n’est doué de l’esprit de prophétie ». L’évêque
de Langres « dédaignait leurs empressements obséquieux », donnait le
conseil de s’emparer de la ville : les murailles étaient peu solides, le peuple
était lâche et l’on pourrait sans mal rompre les canaux, détourner les eaux
douces. Les autres villes ne manqueraient pas de rendre hommage à qui
posséderait la capitale.
Pour le malheur de tous, le séjour des Français s’éternisait. Alors que
l’empereur s’offrait chaque jour à faire passer l’armée en Asie, le roi
retardait sans cesse le départ. C’était pour attendre ceux demeurés loin
derrière, puis pour aller vénérer les reliques dans les églises de la cité, se
refaire des forces et voir enfin arriver ceux qui étaient passés par les
Pouilles. L’empereur voulait que les Francs soient tous sous contrôle, en un
seul camp, et bien encadrés, sur une route parfaitement balisée qui les
maintiendrait loin de Constantinople. Comme pour les Allemands, ses chefs
d’armée firent tout leur possible pour convaincre le roi de passer en Asie
par le détroit de Saint-Georges. Devant son refus, on fit bonne figure mais
les troupes mandées en avance pour préparer les camps au bord du
Bosphore subirent toutes sortes de tracasseries et, au total, eurent nombre de
tués dans des embuscades et rixes provoquées. Louis VII perdit plus d’une
semaine à attendre l’arrivée de ces gens que l’on pensait être venus par les
Pouilles pour passer la mer entre Brindisi et Durazzo. De cette marche aux
côtés des Normands de Sicile et sous leur protection, de l’Adriatique passée
sur leurs navires nous ne savons rien de plus ; les historiens de ce temps ne
parlent que de l’armée du roi, mais il semble bien qu’une part sans doute
non négligeable des croisés de 1147 avait choisi de rejoindre les ennemis
déclarés des Grecs.

Le désastre
Allemands et Français devaient aller ensemble jusqu’à Antioche. On ne
sait pas quand ces deux armées, enfin rassemblées après huit ou dix mois de
courses aventureuses, ont repris la route, mais ce fut pour bientôt se quitter.
Avant même le départ, dans sa première lettre, Conrad écrit que nombre des
siens, malades ou sans un sou, incapables de suivre, ont quitté le camp pour
chercher abri et assistance chez les Grecs. Ils ont dû se disperser et
personne n’a pris soin d’en dire même quelques mots. Louis VII et ce qui
restait des troupes allemandes n’ont pas pris la route la plus courte mais,
pour ne pas affronter les affres et périls du désert et subir les attaques des
Turcs, ont choisi celles qui, de près ou de plus loin, longeaient la côte. Ainsi
cherchaient-ils protection ou refuge chez les Grecs. Cependant, les deux
chroniqueurs Odon de Deuil et Otto de Freisingen puis tous ceux qui les
démarquèrent par la suite, condamnant à l’unisson la trahison des guides et
leur perfidie, n’ont pas vraiment dit quel comble de l’inconscience était
d’aller de pied ferme chez des ennemis si souvent décriés, dans un pays
dont ils ne savaient rien, dont ils étaient incapables même de citer
correctement les noms des villes au long du chemin. Par Pergame et
Smyrne, ils sont enfin arrivés, fin septembre, à Ephèse. Conrad ne sait pas
nommer la ville mais dit qu’il y a célébré Noël près de la tombe de saint
Jean. Il est demeuré seul avec les siens pendant trois longs jours pour
recouvrer santé et force. Cependant, un grand nombre de chevaliers, trop
faibles et donc incapables de poursuivre, ont tout simplement, dans les
fourgons d’une troupe grecque, regagné Constantinople pour se faire
soigner.
L’armée de Louis VII s’enfonçait vers l’intérieur. Sur les bords du
Méandre84, une grosse avant-garde commandée par le comte Henri de
Champagne et par Thierry de Flandre l’emporta sans grosses pertes, pas
même parmi les pèlerins gardés au centre avec les bagages, sur une
multitude de Turcs qui laissèrent un grand nombre de morts sur le terrain.
En deux jours de marche, ils atteignent la petite ville de Laodicée, place
forte dominant le fleuve, qu’ils trouvent désertée mais où ils se rassemblent
et refont leurs forces. Le 6 janvier 1148, ils vont vers le sud, par une
mauvaise route de montagne, en deux corps d’armée, pour atteindre un port
où ils pourraient s’embarquer. Et c’est là, dès le tout premier jour semble-t-
il, que la belle armée faillit perdre son roi et être réduite à néant.
Plutôt que de suivre les ordres du roi et poursuivre plus avant, la
première troupe – sous le commandement de Geoffroy de Rançon, seigneur
de Taillebourg, cédant à plusieurs grands seigneurs et tout particulièrement
à la reine Aliénor et à l’oncle du roi, le comte de Maurienne – a tenté de
dresser ses grandes tentes dans une vallée profonde, laissant les Turcs se
rassembler sur les hauteurs. Venus quelques heures plus tard, les chevaliers
du roi et la grosse arrière-garde ont trouvé ce camp encore en plein
désordre, la route encombrée de lourds chariots et d’innombrables bagages,
les hommes comme enfermés dans un piège, ne pouvant ni avancer ni
reculer : « La montagne était escarpée et couverte de rochers et son sommet
nous semblait atteindre aux cieux et le torrent qui coulait au fond de la
vallée paraissait voisin de l’enfer. La foule s’accumule sur le même point ;
les hommes se pressent les uns sur les autres, s’arrêtent, s’établissent sans
penser aux chevaliers qui sont en arrière et demeurent comme attachés sur
place bien plus qu’ils ne marchent. Les bêtes de somme tombent, entraînant
ceux qu’elles rencontrent dans leur chute jusque dans les profondeurs de
l’abîme. Les rochers faisaient un grand ravage et ceux de nos gens qui se
dispersaient pour chercher les meilleurs chemins risquaient de tomber,
entraînés par les autres85. » Ce fut un désastre total, chacun essayant de fuir
dans un tel désordre, sans le moindre commandement, le roi abandonné ; un
moment encerclé, il ne dut son salut qu’en montant sur un cheval en fuite et
il ne rejoignit que longtemps après l’armée occupée à se rassembler, qui
déjà pleurait sa mort86. « Cette nuit se passa sans qu’on fermât l’œil, chacun
attendant quelqu’un des siens, qui ne devait jamais revenir, ou bien
accueillant ceux qui nous rejoignaient, tout dépouillés, et se livrant à la joie,
sans plus songer à ce qu’ils avaient perdu. » Le matin ils firent devant le roi
le compte des morts et des disparus ; le jour venu leur faisait voir l’armée
ennemie enrichie de leurs dépouilles, couvrant les montagnes de forces
innombrables. Les vivres manquaient alors qu’ils avaient encore à faire,
pour atteindre la côte, douze journées de marche. Ils ne durent leur salut
qu’aux Templiers qui, le grand maître Everard Des Barres à leur tête, leur
imposèrent ordre et discipline, les chevaliers veillant sur les flancs de la
troupe rassemblée, les hommes de pied marchant tout à l’arrière après la
foule des pauvres. Les chevaux épuisés, mourant de faim, tombaient morts
sur le chemin et les hommes mangeaient leur chair.
A Sattalié, ville reprise depuis peu par les Grecs, le gouverneur leur fit
aussitôt jurer hommage à l’empereur et cher payer les vivres. On leur fit
croire qu’ils étaient à quarante journées de marche d’Antioche par un pays
que les torrents rendaient impraticable, alors que par mer ils y seraient en
trois jours, en allant en toute sécurité de port en port. Landulphe, le
gouverneur, offrit au roi quelques navires de petit tonnage et celui-ci en fit
le partage entre les barons et les évêques. D’autres bâtiments furent loués
« à des prix inconcevables » ; les Grecs faisaient monter les enchères et la
flotte du roi ne leva l’ancre que cinq semaines après l’arrivée à Sattalié et,
prise par le mauvais temps, n’atteignit le port d’Antioche qu’après quinze
jours d’une navigation hasardeuse. Les barons y trouvèrent Conrad et sa
troupe qui, à Constantinople, réconfortés, aidés par l’empereur, avaient pris
la mer sur une flotte armée par les Grecs et avaient gagné la Syrie en
quelques jours sans connaître aucun péril. Si bien que ces deux grosses
armées latines qui, à Constantinople, avaient refusé l’hommage à
l’empereur n’avaient dû l’une et l’autre leur survie qu’à l’aide de cet empire
d’Orient qu’ils avaient un moment pensé pouvoir détruire.
Le plus souvent, nos auteurs, contraints d’aller vite, ne parlent que de
cette troupe de seigneurs et chevaliers sans chevaux, mais laissent tout
ignorer du malheureux sort du gros de l’armée, des hommes de pied et des
pauvres gens. Louis VII a longtemps cherché à assurer leur sauvegarde,
traitant avec les Grecs pour que ceux-ci, en recevant la belle somme de
500 marcs d’argent, s’engagent à les faire accompagner, nourrir et protéger
sur les chemins de montagne par un corps d’armée pour les conduire
jusqu’à Tarse. Il les confia à des chevaliers de grand renom, sous le
commandement d’Archambaud de Bourbon et du comte de Flandre.
Aussitôt attaqués, enfermés dans leur camp, ils se savaient perdus ; deux
troupes de 3 000 à 4 000 hommes tentèrent de s’échapper mais, à bout de
forces, incapables de livrer combat, ces malheureux finirent par fuir en tous
sens ou, bien plus nombreux, se rallièrent aux Turcs qui leur donnaient du
pain et les enrôlaient dans leurs rangs87.
Le roi avait perdu, morts ou abandonnés sans aide au long du chemin,
tous ses hommes de pied ; ses chevaliers n’avaient plus de chevaux,
manquaient d’armes et d’argent. Il avait cédé le commandement de l’armée
au maître des Templiers. De ces désastres ou abandons que la pâle victoire
du Méandre ne pouvait faire oublier, on accusait, encore et toujours, les
Grecs, qui, non contents de faire grand profit du marché des vivres,
égaraient la troupe royale dans des déserts et, à Sattalié, avaient livré des
hommes malades et désarmés aux Turcs. Tout n’est pas à prendre à la lettre
et le chroniqueur dit aussi que les pèlerins en grosse foule, affamés ou pris
de boisson, n’hésitaient pas à piller et à tuer. Mais personne, ni alors ni bien
longtemps après, ne veut considérer à quel point l’empereur et ses proches
étaient en droit de condamner ces Latins qui s’étaient approprié toutes les
terres reprises à l’ennemi pour s’y installer en maîtres, sans partage,
imposant avec leurs lois et leur Eglise romaine des dynasties liées à celles
d’Occident.
En Syrie et en Palestine, les barons et seigneurs du roi n’avaient plus à
lutter contre les Grecs mais devaient chercher leurs voies et leurs alliances
dans un monde qu’ils connaissaient bien mal. En 1097-1098, Godefroy de
Bouillon et les Normands d’Italie, Bohémond de Tarente et Tancrède de
Hauteville, n’avaient rencontré en Anatolie que des bandes de Turcs mal
organisés, sans véritables armées. Lors du siège d’Antioche, les renforts
venus d’Alep furent toujours trop faibles et, à Damas, on s’inquiétait peu du
sort des musulmans assiégés dans la ville. Plus tard, sur la route de
Jérusalem, les Francs avaient obtenu vivres et droits de passage des Arabes,
qui se seraient volontiers donnés à d’autres maîtres pour se libérer du joug
des Turcs. Cette première croisade n’a, à aucun moment, provoqué une
mobilisation des forces de l’islam. Mais, en 1148, les Latins de Terre sainte
sont menacés de toutes parts, et Louis VII et Conrad, avec des troupes déjà
bien affaiblies par de durs revers, auraient dû, pour leur porter secours,
combattre sur deux fronts : dans le Nord, aux côtés de Raymond de Poitiers,
comte d’Antioche, contre l’atabeg d’Alep et, dans le sud, avec le jeune roi
Baudouin III, contre les Fatimides d’Egypte qui, chassés de Jérusalem en
1099, tenaient de fortes garnisons dans la ville d’Ascalon. Ils ne surent pas
en décider.
A Antioche, Louis VII est accueilli par Raymond de Poitiers qui,
second fils de Guillaume IX de Poitiers, duc d’Aquitaine, avait pris
possession du comté en 1136 en épousant la jeune Constance, héritière de
Bohémond II. Il n’avait cessé de livrer bataille contre les empereurs Jean II
et Manuel Ier Comnène, qui l’avaient contraint à leur prêter hommage
comme vassal, et contre les Turcs du gouverneur d’Alep, l’atabeg Zengi,
qui ne cessait d’attaquer ses frontières et plusieurs places fortes des rives de
l’Oronte. En juin 1148, le roi Louis VII, l’empereur Conrad, le roi
Baudouin III de Jérusalem et tous les chefs des armées se réunirent à
Antioche pour tenir conseil et dire où mener leurs troupes. Mais
l’assemblée fut tenue hors les murs, et la foule des pèlerins, petites gens
exaspérés par tant de retards, impatients d’aller au combat et au butin, fit un
tel vacarme, criant à la trahison, qu’elle dicta son choix contre les sages. Le
pape avait appelé à s’armer et à combattre pour reprendre Edesse. Raymond
de Poitiers tentait de convaincre les barons de marcher vers le nord et
d’attaquer Alep. La jeune reine Aliénor d’Aquitaine, sa nièce88, prit son
parti, marquant sans fard son désaccord avec le roi. Mais la foule cria si fort
qu’il ne fut plus question d’Alep. On voulait prendre Damas et
Baudouin III, qui pensait se retirer vers son royaume et entraîner les princes
d’Occident dans sa guerre contre les Egyptiens, fut hué à grands cris par la
populace imprévoyante qui demandait en grand tumulte que l’on partît sans
attendre car l’on ne pouvait renoncer à la possession d’une si noble ville.
On leva le camp et, passé sans encombre une vallée profonde, dans une
vaste plaine, les ennemis se lancèrent pour la première fois à l’attaque d’une
troupe d’hommes mal gardés, « ne doutant pas qu’ils les chargeraient de fer
et les emmèneraient prisonniers comme un vil troupeau d’esclaves. C’est là
que ceux qui avaient crié pour poursuivre l’entreprise auraient bien voulu y
renoncer et retourner sur leurs pas ». Pourtant, les assauts des Turcs se
brisaient contre les escouades de chevaliers qui, en rangs serrés, bien armés,
protégés par leurs cuirasses, leurs casques et leurs boucliers, avançaient
sans hâte, les bataillons des hommes à pied tenus à l’abri. Cette victoire,
vite oubliée dans les annales, leur ouvrit la route de Damas. L’armée passa
les montagnes du Liban en bon ordre et, à l’entrée de la plaine, dans le
village de Darie, dans les derniers jours de mai, se sépara en trois corps, le
roi de Jérusalem en première ligne, Louis VII au centre, Conrad fermant la
marche. Ils atteignirent Damas par une vaste plaine de l’ouest couverte de
centaines de vergers irrigués par une multitude de canaux, tous entourés de
murailles de pierres sèches, où l’on accédait par un réseau très serré de
sentiers étroits dont un grand nombre finissaient en impasse. Les chevaliers
et leurs hommes y trouvaient de l’eau et des fruits en abondance mais
n’avançaient qu’à grand-peine, sans cesse attaqués par des hommes cachés
derrière les murets et les broussailles ou perchés sur les terrasses de hautes
maisons. Les arbres formaient comme une forêt épaisse que l’œil ne pouvait
passer, où les chevaliers avançaient pas à pas, sans se suivre vraiment ni
pouvoir se regrouper, perdant de vue les oriflammes des chefs. « Des périls
de toutes sortes les guettaient de tous côtés et la mort les menaçait de mille
manières imprévues. Il y avait encore, le long des murailles, des hommes
cachés avec des lances qui pouvaient voir les assaillants par de petites
ouvertures pratiquées à dessein dans ces murs, sans être vus eux-mêmes et
qui transperçaient ceux qui passaient en les frappant dans les flancs. On dit
que, dans la première journée, un grand nombre des nôtres périrent sans
combattre, de cette misérable mort89. »
Force fut de s’ouvrir des chemins un peu plus larges en renversant les
clôtures les unes après les autres pour, enfin, avancer un peu plus vite et
faire tant de prisonniers que les ennemis, effrayés, abandonnèrent les enclos
pour se réfugier dans la ville, à l’abri des hauts murs. Les Francs ne
trouvèrent de résistance que sur les rives d’un fleuve, tout près des
remparts, face aux corps de cavalerie sortis de Damas et accourus au
secours. Les hommes du roi Baudouin III et de Louis VII échouèrent à
passer l’eau, et c’est là que l’empereur, « enflammé de colère, s’élançant à
travers ceux du roi de France, mit pied à terre avec tous ses hommes (c’est
donc ainsi que font les Teutons lorsqu’ils se trouvent à la guerre réduits à
grande extrémité) et tous ensemble, attaquant au corps à corps,
s’emparèrent du passage des rives du fleuve puis, appelant les deux autres
corps d’armée, dressèrent leurs tentes tous ensemble au pied des
murailles ».
Dans Damas, les habitants ne songeaient qu’à fuir et sauver leur vie. Ils
préparaient leurs bagages lorsque certains des leurs, prenant langue avec un
ou plusieurs chefs des chrétiens, persuadèrent ces derniers, sans nul doute
contre une grosse somme d’argent, d’installer leur camp de l’autre côté de
la ville, vers l’est. On leur dit que, de ce côté-là, les murs, très bas et faits de
briques, s’effondreraient dès les premiers assauts, sans avoir recours à des
machines de siège qu’il aurait fallu faire venir de loin, à grand-peine et à
grands frais, immobilisant les troupes pendant longtemps. C’est ce qu’ils
firent… pour se trouver en un lieu aride, privés de l’eau et des fruits qui
jusqu’alors ne leur avaient jamais manqué. Les pauvres criant tous à la
trahison mais ayant grande hâte de se trouver plus à l’abri, voyant les
ennemis occupés à renforcer leurs défenses, l’on décide de lever le siège et
de prendre la route de Jérusalem.
Ce changement de camp, alors que les armées chrétiennes allaient
emporter la ville, fut certainement négocié par l’un des chefs francs avec les
assiégés. On peut penser que ni Raymond de Poitiers (qui dès lors rejoignit
Antioche et refusa de suivre le roi de France à Jérusalem) ni Baudouin III
de Jérusalem n’avaient suivi de bonne grâce les populaires qui avaient, par
leurs cris d’enthousiasme, exigé d’aller prendre Damas. L’échec leur
donnait raison. Le roi de Jérusalem avait été cher payé, disent certains, pour
abandonner ses alliés venus de si loin, qui eux-mêmes n’avaient pas un
instant songé à venir l’aider contre les Egyptiens. « Les habitants de Damas
envoyèrent en secret trouver le roi de Jérusalem et lui dirent : “Ne t’imagine
pas que, quand ce grand roi de France régnera dans cette ville, il te laissera
à Jérusalem. Nous valons mieux pour toi que ceux-ci. Accepte de nous de
l’or et renvoie ceux-ci au-delà de la mer afin de conserver ton royaume.”
Puis ils lui promirent deux cent mille dinars et au seigneur de Tibériade cent
mille. Quand ils eurent reçu l’or et l’argent et furent revenus à Jérusalem,
on trouva qu’il n’y avait que du cuivre90. »
Guillaume de Tyr qui écrit plus tard, en disant se vouloir impartial,
affirme qu’il a interrogé sur ce point « des hommes sages qui avaient
conservé un souvenir très fidèle des événements ». Il voit là le fruit d’un
antagonisme entre ceux qu’il appelle « nos princes », ceux d’Antioche et de
Jérusalem, et ceux d’Occident, les « princes pèlerins ». Certains pensaient
que le comte de Flandre avait prié les princes d’Occident de lui livrer la
ville de Damas dès qu’elle serait prise. (On assure même qu’on le lui
promit.) « Mais, quelques-uns des grands de notre royaume en furent avertis
et s’en indignèrent […] car ils espéraient que tout ce qui pourrait être pris
avec le concours des princes pèlerins tournerait à l’agrandissement du
royaume [de Jérusalem] et au profit des seigneurs qui y habitaient.
L’indignation qu’ils en ressentirent les poussa jusqu’à cette odieuse pensée
d’aimer mieux que la ville demeurât entre les mains des ennemis que de la
voir au roi de France et cela parce qu’il semblait trop cruel pour eux qui
avaient passé toute leur vie à combattre pour le royaume et à supporter des
fatigues infinies, de voir des nouveaux venus recueillir les fruits de leurs
travaux tandis qu’eux-mêmes, constamment négligés, renonceraient à
l’espoir des récompenses que leurs longs services avaient méritées […].
D’autres, enfin, affirment qu’il ne se passa rien d’autre si ce n’est que l’or
des ennemis corrompit ceux qui firent tout le mal. »
Aucun historien, jusqu’à nos jours, n’insiste à ce point sur ce qui
opposait les « pèlerins », chefs et nobles des armées d’Occident, aux
seigneurs des Etats latins conquis un demi-siècle plus tôt. Depuis déjà un
bon temps, nous parlons des « poulains » – les Francs de la deuxième
génération installés en Terre sainte – et de ce qui les faisait différents, peu
disposés peut-être à s’entendre avec ceux venus à leur secours. Mais nous
ne parlons guère que de leurs façons de vivre, de cultures différentes et,
surtout, des manières de cohabiter avec les musulmans, d’adopter leurs us et
de maintenir avec eux de bonnes relations91.
III
Le temps de la consolidation (1150-1192)

Dans les années qui suivirent le départ si peu glorieux des deux
souverains qui n’avaient rien fait pour les aider, les Francs de Terre sainte
perdirent beaucoup d’hommes tués au combat ou tenus prisonniers dans les
geôles d’Alep et de Damas. A Jérusalem, le pouvoir fut à plusieurs reprises
enjeu de graves querelles, lorsque le roi ne laissait pour héritier qu’un jeune
fils ou seulement des filles. En 1131, Baudouin III n’avait que quelques
mois à la mort de son grand-père Baudouin II de Jérusalem. La couronne
passa à son père, Foulques d’Anjou, et à sa mère, Mélisende de Jérusalem,
fille de Baudouin II. Lorsque son père mourut en 1143, l’enfant fut
proclamé roi, à l’âge de treize ans, et la régence confiée à sa mère. En 1152,
alors qu’approchait la majorité de Baudouin III, Mélisende, peu disposée à
céder le pouvoir, demanda à être couronnée aux côtés de son fils, ce qu’elle
ne put obtenir. Le divorce était consommé entre le roi de Jérusalem et la
régente qui dès lors refusa de lui rendre ses possessions. Pour s’emparer de
Jérusalem, il dut faire la guerre aux partisans de sa mère et prendre d’assaut
la tour de David où elle s’était retranchée avec une poignée de chevaliers.
Son frère, Amaury Ier de Jérusalem, lui succéda en 1162, mais ne régna que
douze ans et Baudouin IV le Lépreux, seulement onze ans. A la mort de ce
dernier en 1185, faute d’héritier direct, les barons désignèrent le petit-fils
d’Amaury, Baudouin V, fils de Sibylle, qui régna sous la régence du comte
de Tripoli, Raymond III. L’année suivante, le jeune roi mourait, et se posait
à nouveau le problème de la succession, disputée entre Guy de Lusignan, en
vertu des droits héréditaires de sa femme Sibylle, et Raymond III. Profitant
de l’absence de ce dernier, Sibylle parvint à se faire couronner reine puis fit
couronner roi son mari Guy de Lusignan.

Les Etats latins menacés


Ces successions, ces prises de pouvoir étaient sources de troubles, les
grands vassaux prenant parti pour l’un ou l’autre des prétendants jusqu’à
refuser l’hommage et lever des troupes pour eux-mêmes alors qu’en Syrie
du Nord, chez les musulmans, s’affirmait un maître. Emir d’Alep en 1146,
Nur al-Din, à la tête d’une forte armée de Turcs et de Kurdes, met le siège
devant Antioche en 1149, quelques mois après le départ de Conrad et de
Louis VII ; il ne peut prendre la ville mais inflige une lourde défaite au
comte Raymond de Poitiers, tué sur le champ de bataille. En 1154, il
s’impose en maître à Damas et, dès lors, ne cesse de mener, chaque année
ou presque, des campagnes contre les Francs de Tripoli et de Jérusalem puis
en Egypte où, pour en chasser les Fatimides, il envoie un de ses lieutenants,
le Kurde Shirkuh. Celui-ci, vainqueur, se fit vizir au Caire en 1159.
Lorsqu’il mourut, son neveu, Saladin, prit sa place et, cinq ans plus tard, en
1174, à la mort de Nur al-Din, se proclama émir à Damas. Les Etats latins
étaient pris entre deux feux.
De bons observateurs voyaient déjà les Etats latins de Terre sainte
courir à leur perte. « Les rois et seigneurs d’Occident ne cessaient de se
méfier de toutes les actions de nos princes. Ils se tenaient en garde contre
leurs avis, comme pouvant cacher des pièges, et ne montraient plus aucun
zèle pour les affaires du royaume. Lorsqu’ils retournèrent dans leur patrie,
ils conservèrent le souvenir des affronts qu’ils avaient reçus et eurent en
horreur la méchanceté de nos princes. Ils inspirèrent les mêmes dispositions
à ceux qui n’avaient pas assisté aux événements […]. Dès lors, on ne vit
plus un aussi grand nombre de pèlerins entreprendre le voyage ni témoigner
autant de ferveur ; et ceux qui arrivaient ou arrivent encore aujourd’hui,
voulant éviter d’être pris aux mêmes pièges, s’empressent de retourner chez
eux, aussi promptement qu’il leur est possible92. »
De fait, les papes n’ont pas appelé à prendre les armes. L’Eglise
romaine n’est pas capable alors d’imposer un seul élan à l’ensemble de la
chrétienté pour aller au secours des Francs en Orient. Elu en 1154,
Adrien IV, un Anglais, ne pouvait, si tôt après de lourds engagements, de
fortes dépenses et tant de pertes en vies humaines, rassembler à nouveau un
grand nombre de seigneurs et de chevaliers pour ces combats outre-mer que
l’on savait maintenant si hasardeux. Son successeur, un Siennois qui prit le
nom d’Alexandre III, se voit opposer, l’un après l’autre, quatre antipapes.
Les trois premiers sont des fidèles de Frédéric Barberousse93 qui employait
alors toutes ses forces à maintenir l’Italie du Nord sous sa coupe.
Alexandre III n’a cessé de lutter contre lui en formant une ligue de villes
libres qui, victorieuses à Legnano, se sont dès lors affranchies de la tutelle
impériale. Le pape et l’empereur se sont réconciliés et ont signé la paix à la
mort d’Alexandre III mais Lucius III (1181-1185) et Urbain III (1185-
1187), tous deux chassés de Rome par des foules en colère, sans doute
recrutées et payées par des princes romains, tenaient résidence et
réunissaient leurs cardinaux à Ferrare ou à Viterbe. Leurs appels ont trouvé
peu d’écho en France et en Angleterre auprès des rois qui se disputaient la
Normandie et devaient d’abord maintenir aide et concorde dans leur
royaume, mais ils ont envoyé de fortes sommes d’argent outre-mer et
résolument approuvé et encouragé les princes qui allaient y combattre à la
tête de fortes troupes de proches et de vassaux. Guillaume de Tyr, si amer
en pensant au destin des Etats latins, vécut assez longtemps pour savoir que
les Francs, dès le départ de Louis VII et de l’empereur Conrad, n’ont
manqué ni de secours d’Occi­dent ni de bonnes alliances. En 1153,
Baudouin III de Jérusalem enrôle tous les pèlerins qui, arrivés par mer sur
des navires italiens, étaient venus prier à Jérusalem. Il leur assure une solde,
fait armer des bâtiments à ses frais et les mène rejoindre son armée au siège
d’Ascalon. La ville fut prise et ces hommes purent faire leurs dévotions à
Jérusalem et reprendre la mer sans même retarder leur départ. Au mois de
février 1157, une armée de chevaliers et d’hommes de pied, que les
chroniqueurs ne prennent pas la peine d’identifier, débarque et rejoint
Baudouin. La même année, en juillet, les Flamands du comte Thierry94 et un
contingent d’Allemands arrivent à Beyrouth et, avec Baudouin III et
Renaud de Châtillon, font le siège d’Antioche, emportent la ville de vive
force et poussent loin vers le sud jusqu’à Harim et Puthala, près du lac de
Tibériade, deux châteaux-cités occupés sans trop combattre.
Vicissitudes d’une alliance inattendue
contre l’Egypte de Saladin
L’alliance avec l’empereur de Constantinople était en totale rupture
avec la politique des barons d’Occident et des princes latins d’Orient qui
avaient toujours refusé toutes sortes d’allégeances et même d’accords ; pour
se rendre seuls maîtres des terres reprises aux ennemis, ils accusaient les
Grecs de trahison. Mais l’empereur Manuel Ier Comnène s’affirmait en
conquérant, portant bien loin les frontières de son empire. En 1155, une
flotte grecque amenait plus d’un millier d’hommes dans l’île de Corfou, en
chassait les Siciliens et tenait sous sa garde les routes de l’Adriatique. La
même année, les généraux Michel Paléologue et Jean Doukas envahissaient
l’Italie méridionale à la tête de deux armées, s’emparaient de plusieurs
places fortes prises d’assaut, en gagnaient d’autres, payant les gouverneurs
ou provoquant des rébellions. Une forte garnison demeura à Bari. Cette
reconquête d’une part de l’Empire romain en Occident, qui, toutes
proportions gardées, rappelle celle de Justinien au VIe siècle, ne tint que
trois ans mais dit clairement la volonté de s’affirmer comme direct héritier
de la Rome antique. Dix ans plus tard, Manuel Comnène soumit les Serbes
et, pour roi de Hongrie, imposa Bela III qui avait épousé sa sœur et qu’il fit
couronner en 1162. En 1160, une troupe de cet empereur grec était avec les
chevaliers francs d’Antioche et un grand nombre de seigneurs du royaume
de France, de retour de pèlerinage. Hugues de Lusignan et Geoffroy Martel
d’Angoulême à leur tête, ils mirent en fuite les Turcs et les Kurdes de Nur
al-Din assiégeant le krak dans la seigneurie d’outre-Jourdain.
Pour prix de cette alliance grecque, confortée par deux mariages95, le
comte d’Antioche et le roi de Jérusalem reconnaissaient l’empereur pour
suzerain et prêtaient le serment d’hommage. Mais l’on vit bien
qu’Amaury Ier de Jérusalem ne pouvait ou ne voulait se conduire en vassal
ni même en allié sincère d’un empereur, Manuel Comnène, qui réclamait
que toutes les terres conquises lui revenaient. Aussi les Francs menèrent-ils
seuls deux campagnes en Egypte. En 1163, ils font construire deux
forteresses au sud d’Ascalon, aux marges du désert, et obtiennent du vizir
fatimide la promesse d’un tribut. Les paiements se font attendre : en août
1164, Amaury Ier de Jérusalem amène ses hommes jusqu’à Bilbéis, en
Haute-Egypte, mais, ainsi aventuré loin vers le sud, doit faire retraite,
obtenant tout de même la confirmation d’un paiement de 400 000 dinars,
garanti par le maintien d’une garnison franque au Caire. L’année suivante,
deux ambassadeurs mandés par Manuel Comnène disent clairement à
Jérusalem sa volonté de reprendre l’Egypte pour la réunir à son empire.
Guillaume de Tyr va porter la réponse mais, à son retour, voit que le roi
Amaury a déjà conduit son armée en Egypte après avoir promis des fiefs à
plusieurs de ses chevaliers : la ville de Bilbéis aux Hospitaliers et, aux
Pisans qui transportaient ses hommes sur leurs navires, des avantages
fiscaux au Caire et dans trois ports du Delta. On a écrit que, partant seul, il
aurait cédé à ses barons qui ne voulaient pas aider l’empereur à conquérir
d’autres territoires. Ce sera à nouveau un échec : les Egyptiens mettent le
feu au Caire et l’armée doit se retirer, reprenant en bien mauvais état la
route du désert.
Les secours se faisaient plus rares et ceux qui partaient, tels le comte
Etienne de Sancerre, Henri, duc de Saxe et Henri III de Bourgogne, étaient
allés au plus vite à Jérusalem sans même tenter de rejoindre les troupes du
roi Amaury. Le pape Alexandre III, vite informé de l’échec devant Le
Caire, avait pourtant appelé, dès la fin juillet 1169, au nom d’une « charité
fraternelle envers les chrétiens », à partir pour la Terre sainte. Ceux qui,
nobles, chevaliers et tous fidèles du Christ, y demeureraient au moins deux
ans et iraient au combat avec le roi de Jérusalem et les « grands de la
Terre » verraient, plus que les simples pèlerins, leurs péchés pardonnés.
L’alliance grecque s’était maintenue pour la défense du royaume latin et,
une fois de plus, pour la conquête de l’Egypte. Début octobre 1169, une
énorme flotte armée à Constantinople, forte de 150 galères, 60 bâtiments
pour le transport des chevaux et une douzaine d’autres portant des machines
de siège, se présente devant Acre et, de là, gagne le delta du Nil pour y
rejoindre l’armée des Francs de Jérusalem. Ils font ensemble le siège de
Damiette mais les vivres manquent et, une grosse tempête dispersant la
flotte de l’empereur en décembre, Amaury ordonne la retraite. Il ne peut
convaincre ses barons de rejoindre une troupe du roi normand de Sicile
débarquée devant Alexandrie.
A nouveau, en décembre 1177, les Grecs offrent le secours de leurs
navires de guerre et d’une troupe embarquée, mais le comte Philippe de
Flandre, arrivé en Orient, refuse de différer son pèlerinage à Jérusalem et
fait échouer l’entreprise.
Les campagnes en Egypte ont coûté très cher en vies humaines, sans
rien rapporter. Elles laissaient moins bien gardées les frontières du royaume
exposées aux attaques de Saladin, qui, de Damas et d’Alep, se lançait
chaque année ou presque à la conquête des Etats encore tenus par les
Latins. Les Francs de Jérusalem et de Tripoli résistèrent pourtant pendant
près de dix ans aux offensives de Saladin96. L’alliance grecque refusée, de
grands seigneurs, Henri de Champagne et Pierre de Courtenay en 1179 ou
le duc de Brabant en 1183, venaient avec de belles troupes de vassaux
apporter leur aide. On ne parlait pas d’un appel du pape mais ces
expéditions renforçaient régulièrement les armées franques.

Riposte de Saladin et chute de Jérusalem (1187)


Mais Saladin s’était mis en marche en mars 1185, rassemblant à Damas
tous les émirs et chefs de tribu de Mésopotamie. Il alla d’abord dévaster la
terre d’outre-Jourdain, revint vers le nord, obtint un libre passage du comte
d’Antioche, Raymond III, et alla assiéger Tibériade. Guy de Lusignan avait
rassemblé quelque 2 000 cavaliers et 20 000 hommes de pied. Raymond
d’Antioche, qui l’avait rejoint, voulait que l’on aille camper non loin de la
mer, autour des points d’eau, en laissant l’ennemi s’épuiser dans ses assauts
contre les murs de Tibériade. L’avis des Templiers l’emportant, ils allèrent
tout de suite à la rencontre de l’ennemi. Ce fut, tous les témoins et les
chroniqueurs le disent après coup, une grosse faute, cause du désastre.
Saladin abandonna le siège et, par d’habiles manœuvres, harcelant les
Francs, les obligea à s’éloigner des sources. Ils dressèrent leur camp sur la
corne de Hattin, une haute et abrupte colline rocheuse, et passèrent toute la
nuit en armes sans boire et sans rien donner à leurs chevaux. Le lendemain,
Saladin, qui, lui, avait fait amener à dos de chameau plusieurs centaines
d’outres d’eau puisées dans le lac, attendit que le soleil soit au plus haut
pour mettre le feu aux broussailles et herbes sèches. Comme assiégés, les
Francs, accablés par la fatigue et la chaleur, quasi étouffés par les lourdes
fumées âcres et noires, leurs chevaux pour la plupart incapables de porter
leurs cavaliers, se savaient perdus avant de combattre. Quelques seigneurs
et un grand nombre de sergents allèrent se rendre, reniant leur foi et
implorant les Sarrasins de leur donner à boire. Saladin lança l’attaque et,
sauf un parti qui, avec Raymond d’Antioche, parvint à se frayer un chemin
dans les rangs ennemis, nul n’en réchappa.
On dit, unanimité peut-être quelque peu complaisante, que Saladin
traita les chefs de qualité dont on pouvait attendre une bonne rançon « avec
courtoisie » (« à la façon d’un preux chevalier »), se limitant à décapiter lui-
même de son sabre Renaud de Châtillon qui avait détroussé des caravanes,
mené une expédition vers La Mecque et envahi, quelques années
auparavant, le delta du Nil. On ne peut taire pourtant que les chevaliers de
petit rang et les piétons furent tous emmenés en esclavage, le prix des
hommes tombant au plus bas sur les marchés d’Alep et de Damas.
Tibériade capitula le lendemain même et Acre se rendit cinq jours plus tard.
Reprenant la route du sud, Saladin prit Césarée, Jaffa, Nazareth, Nauplie,
tandis qu’Ascalon, ses murailles quasi détruites, ouvrait ses portes à une
armée menée par son fils.
Jérusalem n’eut pas à se défendre : les pourparlers de la reddition, longs
marchandages et désaccords entre le patriarche et les chrétiens syriens et
latins, finirent par aboutir. Saladin fixa, au besant près, la rançon des
hommes et des femmes. Il accepta un prix brut pour l’ensemble des pauvres
(30 000 besants pour 7 000 têtes) ; pour les autres, 15 000 ou 20 000, on
laissa aller ceux qui ne valaient rien, les jeunes hommes et femmes étant
voués à l’esclavage. Le but était de faire disparaître toute la population
franque97. Ceux qui, par la suite, ont montré Saladin généreux n’ont pas
voulu lire les récits des hommes qui ont vécu la fin de cette ville redevenue
chrétienne quelque cent ans plus tôt. Un Syrien, chrétien certes, mais de
confession jacobite et par là très hostile aux Latins, écrivait : « La langue
est incapable de décrire les crimes que nous vîmes dans la ville ; comment
les vases sacrés se vendaient sur les marchés entre des gens de différentes
races ; comment les églises devinrent des étables pour les chevaux et des
lieux de débauche, de boisson et de chansons. Ajoutez à cela la honte et la
dérision des moines, des femmes nobles, des religieuses pures qui furent
livrées à l’impureté avec des peuples divers, des garçons et des filles qui
devinrent esclaves des Turcs et furent dispersés aux quatre coins du
monde98. » Plusieurs grandes places fortes, tels le krak, Beauvoir et
Montréal, ont tenu plus longtemps. Beaufort ne céda qu’en mai 1190 après
que Saladin eut fait torturer son seigneur sous les murailles des assiégés.
Démarrage de la troisième croisade
Le pape et les princes d’Occident ont pris la mesure du danger et pensé
sauver ce qui pouvait l’être au soir même de la triste défaite de 1187 où
l’armée franque avait été anéantie, presque tous ses chefs mis à rançon, les
Templiers durement frappés et les trésors de guerre épuisés. L’on savait
Jérusalem perdue et la présence franque en Terre sainte courir à sa fin : « La
nouvelle frappa de stupeur les cœurs des fidèles du Christ. Le pape Urbain,
qui se trouvait à Ferrare, mourut de chagrin dès qu’il l’apprit. » Après lui,
Grégoire VIII, un homme qui vivait comme un saint, n’a été pape que
pendant deux mois mais, le 29 octobre 1187, moins d’un mois après la
chute de la ville, il fit prêcher dans tout l’Occident, demandant aux princes
et seigneurs de se réconcilier et de se rassembler pour partir aider des
chrétiens malheureux, ordonnant pénitences et jeûnes pour faire taire la
colère de Dieu qui avait puni les hommes de leurs péchés. Il fit se
réconcilier les rois de France et d’Angleterre, Guillaume II de Sicile avec
l’empereur grec Isaac II Ange, au pouvoir depuis 1185, les Vénitiens avec
le roi de Hongrie, les Génois et les Pisans.
Rien, dit l’historien Jean Richard, ne donne autant idée de
l’ébranlement général de l’Occident que l’échelonnement de l’arrivée des
contingents successifs qui gagnèrent la Terre sainte par voie de mer.
Guillaume de Sicile envoie le premier une flotte qui, en 1088, oblige
Saladin à renoncer à plusieurs attaques contre les villes maritimes. Les
Pisans sont devant Antioche au printemps 1089. Le 1er septembre arrivent
sur une cinquantaine de gros navires plusieurs milliers de Flamands et de
Danois, puis le comte de Hainaut, Jacques d’Avesnes, avec d’autres
Flamands. Puis encore, à l’automne, plusieurs barons de France dans la
suite du comte de Dreux et de l’évêque de Beauvais. En octobre, le
landgrave de Thuringe et l’archevêque de Ravenne, des seigneurs de
Bourgogne et de Champagne, puis des Danois avec le neveu du roi. L’hiver
passé, ces renforts se succèdent à bon rythme, sans que l’on puisse vraiment
en faire le compte.

Les rois de France et d’Angleterre n’ont fait que rejoindre des


expéditions qui les avaient de beaucoup précédés, leur avaient ouvert la
route et, donnant l’exemple, contraints de ne plus tarder davantage, ou, en
tout cas, de ne pas renoncer. Henri de Champagne, avec le plus gros des
forces de Philippe Auguste, n’a débarqué que le 27 juillet 1190,
Philippe Auguste lui-même le 20 avril 1191 et Richard Cœur de Lion le
8 août de la même année. Cette participation des souverains, la seule que
retiennent nos manuels et la plupart des auteurs d’aujourd’hui lorsqu’ils
parlent de la « troisième croisade », ne fut certainement pas négligeable,
mais on ne peut oublier que l’un et l’autre ont eu, pour conter leurs
entreprises et quelque peu s’attarder sur leurs exploits, des chroniqueurs,
alors que d’autres combats ne nous sont connus que par quelques notes et
allusions.
L’empereur Frédéric Barberousse prit la croix à Mayence le 27 mars
1188 et rassembla ses hommes – les uns disent 100 000, d’autres, plus tard,
bien plus – à Ratisbonne début mai. Une grande flotte de gros bâtiments les
mena sur le Danube et sur la Drave chez le duc d’Autriche Léopold V, puis
en Hongrie où ils furent bien accueillis par le roi Bela III. Mais, sitôt entrés
en Bulgarie, cheminant sur de mauvais chemins, contraints de diviser
l’armée en trois ou quatre corps, des Barbares leur tendaient des
embuscades, leur lançaient des flèches empoisonnées et massacraient ceux
qui ne pouvaient suivre le gros de la troupe. « Ceux qui tombaient entre nos
mains furent pendus aux arbres le long de la route, la tête en bas comme des
chiens immondes ou des loups rapaces99. » Souvent, les Allemands ne
trouvaient que pays déserts, abandonnés par les habitants qui avaient fui à
leur approche pour se réfugier dans les montagnes, emportant leur grain et
leurs bestiaux. A Nich, les fils du duc de Serbie vinrent avec plusieurs
grands seigneurs leur offrir orge et farine, moutons et bœufs, plus des
provisions de vin pour chaque Teuton et quelques présents moins communs,
tels des « veaux marins » et même trois cerfs et un sanglier apprivoisé. Ils
se disaient prêts à combattre avec eux s’ils allaient faire la guerre à
l’empereur grec Isaac II Ange. Frédéric y songeait sans doute dès le départ,
instruit des conflits d’intérêts du temps de Conrad et persuadé de la perfidie
des Grecs. Il savait que, pour combattre les Turcs d’Iconium, Isaac Ange
avait fait alliance avec Saladin et qu’il ne céderait pas volontiers le passage
à ces hommes d’armes d’Occident qui, une fois encore, allaient créer tant
de désordres. Les ambassadeurs de ce sultan d’Iconium, qui se disait
« souverain des Turcs, des Arméniens et des Syriens », reçus à Mayence
suivis de 50 cavaliers vêtus à la turque, avaient promis à Frédéric tous les
secours qu’il voudrait sur les plateaux et montagnes d’Anatolie.
Au sortir du dernier mauvais chemin de Bulgarie, l’empereur Frédéric
vit revenir à lui les hommes qu’il avait envoyés à Constantinople préparer
son arrivée. Arrêtés, jetés en prison, humiliés et maltraités, ils furent libérés
après plusieurs semaines. Ils avaient beaucoup à dire et ne savaient
comment parler assez de la perfidie des Grecs qui offraient ou, plutôt,
vendaient aux pèlerins du vin empoisonné. Certains pensent que ces
accusations auraient été lancées au long du parcours par les seigneurs
allemands eux-mêmes, soucieux de limiter les excès de leurs hommes de
pied trop souvent ivres et hors de contrôle. Mais une lettre de Sibylle de
Jérusalem à Frédéric l’informant de l’alliance conclue par l’empereur de
Constantinople, persécuteur de l’Eglise de Dieu, avec Saladin, séducteur et
destructeur du Saint Nom, dit que c’est celui-ci qui a envoyé 600 mesures
de grain empoisonné plus un grand vase plein de vin ; il y avait versé un
poison si violent que l’homme appelé pour en vérifier l’effet tomba mort à
seulement sentir le vase ouvert. Elle affirme aussi que l’empereur de
Constantinople, « pour accroître nos infortunes et assurer la fin des vrais
chrétiens, a interdit que l’on exporte des grains vers le royaume de
Jérusalem100 ».
Cette affaire de vin empoisonné fit grand bruit mais il n’en était nul
besoin : l’empereur Frédéric savait que penser des Grecs. A Léopold V, duc
d’Autriche, il écrivait : « L’empereur de Constantinople a très vite violé les
promesses et serments de son chancelier à Nuremberg, en présence des
princes de l’Empire, pour assurer notre sécurité dans notre marche ainsi que
la bonne foi des marchés et des changes. Il a ignominieusement fait jeter en
prison nos ambassadeurs, l’évêque de Munster, le comte Ripert et notre
chambellan avec toute leur suite. Il les a longtemps retenus, retardant notre
marche jusqu’à la mauvaise saison d’hiver et nous les a enfin renvoyés avec
l’assurance de bons marchés, de changes corrects et d’abondance de bons
navires pour nos transports. Aussi, de même que l’enfant brûlé une fois
craint le feu, nous ne pouvons plus rien croire des mots et des serments des
Grecs101. »
Dès lors en guerre ouverte contre Isaac Ange, les hommes de Frédéric
marchèrent comme en pays conquis, saccagèrent campagnes et cités,
raflèrent des vivres sans payer, mirent le feu à Philippopolis et infligèrent
une sévère défaite aux Grecs à Didymotika avant de prendre leurs quartiers
d’hiver dans Andrinople où les habitants eurent beaucoup à souffrir. Fin
mars, l’armée passa sans trop d’encombre les Dardanelles, évitant ainsi de
hasardeux campements sous les murs de Constantinople. Les soldats
enlevèrent de force la ville de Konia, s’y procurèrent, en un marché où on
ne pouvait rien leur refuser, plusieurs milliers de bons chevaux, reprirent en
vainqueurs leur marche en Cilicie où, le 10 juin 1190, l’empereur se noya
en traversant à cheval le Saleph, un torrent dans les montagnes du Taurus.
Son fils, Philippe de Souabe, prit le commandement de l’armée qui,
contrairement à ce qui s’est dit un peu plus tard, ne s’est pas débandée, les
hommes cherchant asile et maigre fortune de tous côtés, mais s’est trouvée
affaiblie, tant par les fièvres que par le départ de plusieurs grands seigneurs
qui prirent la mer pour rentrer en Occident. Philippe de Souabe et ses
hommes arrivèrent devant Antioche le 7 octobre 1190 pour y trouver la ville
cernée de tous côtés par des troupes des Francs qui, venues par mer,
l’avaient de beaucoup devancé.
Henri II d’Angleterre, à qui Guillaume de Sicile avait promis une flotte
de 100 navires pour transporter ses troupes, et Philippe Auguste ne
répondirent pas à l’appel du pape avant plusieurs mois. Ils mirent fin à leurs
querelles en janvier 1188 à Gisors, prenant ensemble la croix avec le comte
de Flandre, mais, l’hiver passé, la guerre reprit en Normandie alors que
toutes leurs forces étaient mobilisées. L’un et l’autre perdirent beaucoup de
temps et s’essoufflèrent tandis que les hommes d’Eglise et le peuple criaient
leur colère d’attendre et que nombre de leurs barons faisaient défection. Ils
se revirent en novembre 1188 à Bonmoulin puis encore à la Pentecôte 1189
à La Ferté-Bernard dans le Perche pour, enfin, signer solennellement en
juin, à Ballon, entre Tours et Azay-le-Rideau, une paix qui ne servit à rien
puisque Henri II mourut peu après le 6 juillet 1189.

Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion se joignent à la


croisade
Pendant tout ce temps – un an et neuf mois perdus en querelles et
atermoiements –, Richard, à qui son père Henri II avait donné à gouverner
l’Aquitaine et l’Anjou102, avait vite pris la croix à Tours, début novembre
1187, préparé aussitôt son départ et, pensant aller par voie de terre, écrit au
roi de Hongrie et à l’empereur de Constantinople pour s’assurer libre
passage et bon ravitaillement. Le 22 juillet 1189, deux semaines seulement
après la mort de son père, il s’entend avec Philippe Auguste pour faire la
paix et combattre ensemble en Terre sainte. Couronné roi à Londres le
3 septembre (il a trente-deux ans) et tout aussitôt assuré de revenus
financiers bien plus importants et d’une flotte d’Angleterre à son service, il
décide d’aller par mer.
La mer faisait peur encore aux pèlerins d’Angleterre et des pays du
Nord. C’était se mettre à la merci d’hommes qu’ils ne connaissaient pas,
courir risques et infortunes, affronter mauvais temps et tempêtes. Tous les
récits de pèlerinage des Anglais témoignent de cette angoisse dès qu’ils
arrivaient au port. Mais on allait plus droit et tout compte fait plus vite, sans
avoir chaque jour, chez les chrétiens mêmes, à négocier passage et marchés.
Ces gros navires de guerre, naviguant à plusieurs de conserve, n’étaient pas
ceux des pèlerins ordinaires ; portant chacun plus d’une centaine de
chevaliers, hommes de guerre confirmés, ils ne craignaient pas les pirates.
Surtout, cela ne s’est pas écrit volontiers mais fut certainement ce qui
emporta le choix, le chef de l’expédition pouvait prendre qui il voulait,
comptant et désignant un par un les hommes de guerre sans craindre de
voir, dès le départ puis tout au long du chemin, la troupe débordée par une
foule de pauvres, hommes, femmes, brigands d’occasion, qui criaient
misère et qu’il devait protéger lors des combats au risque de voir ses
chevaliers succomber sous les charges de l’ennemi. Pauvres hommes qui ne
se privaient pas de crier bien haut lors des conseils tenus en plein champ ou
d’engager l’armée là où elle n’avait que faire. L’entreprise maritime était,
elle, une véritable affaire de guerriers, tout autre chose que ces grands
pèlerinages qui n’avaient rien à voir avec cela mais que nous appelons
encore des croisades.
Richard serait chef tout au long du voyage et, pour aborder la Terre
sainte, n’aurait nulle part à parler ou à prêter quelque serment à l’empereur
d’Orient. Ni lui ni ses hommes ne verraient Constantinople, se privant
certes d’émerveillements et de prières en des lieux saints, mais ils
n’auraient pas à batailler sur les routes des Balkans, parlementer, livrer des
otages, payer cher des navires pour passer le Bosphore. Et, l’on devait bien
y penser aussi, il ne serait jamais question de remettre aux Grecs les terres
reprises aux musulmans. Richard fit armer une autre flotte à Marseille où il
devait s’embarquer avec ses grands seigneurs et proches chevaliers. Cela lui
coûta une fortune, rassemblée grâce à une imposition spéciale, la dîme
saladine, qui rapporta 60 000 livres, dont une partie non négligeable, il est
vrai, fut employée à faire la guerre aux Français en Normandie et en
Aquitaine. S’y ajoutèrent des taxes, des confiscations de biens d’officiers de
son père tombés en disgrâce, les ventes d’offices, de charges de shérif, de
châteaux et de terres, des droits de douane et autres. De Calais, il alla, avec
le comte de Flandre, rencontrer par deux fois le roi de France en Normandie
(les 30 décembre 1189 et 11 janvier 1190), se montra en Aquitaine pour y
assurer la paix du roi puis, de là, alla résider quelques jours à Chinon où il
dicta, pour l’armée et l’expédition d’Orient, les lois faites par le conseil des
hommes intègres : « Quiconque tue un homme sur le bateau, doit être lié au
mort et jeté à la mer. S’il le tue à terre, il doit être lié au mort et enterré avec
lui. Si quelqu’un est accusé par des témoins dignes de foi d’avoir tiré un
couteau pour frapper un homme ou de l’avoir frappé pour faire couler du
sang, il perd sa main. S’il l’a frappé avec son poing sans prise de sang, il
sera plongé trois fois dans la mer. Si quelqu’un nargue ou insulte un
camarade ou l’accuse de haine de Dieu, autant de fois qu’il le fait, autant
d’onces d’argent qu’il paie. Un voleur doit être tondu comme un combattant
engagé et du goudron bouillant doit être versé sur sa tête et les plumes d’un
coussin seront secouées dessus afin qu’il puisse être reconnu par tous et jeté
sur le rivage à la première terre où les navires iront103. » En juin 1190, à
Tours, il donne des instructions aux capitaines et chefs de la flotte
d’Angleterre sur ce qu’ils doivent charger, hommes et vivres, et sur la
manière, contournant la péninsule Ibérique, de passer en Méditerranée pour
le rejoindre à Marseille.
En 1096, les premiers croisés avaient pris la route trois ou quatre mois
après l’appel du pape. Godefroy de Bouillon, Bohémond de Tarente et
Tancrède de Hauteville, quatre ou cinq mois plus tard. Cette fois, les deux
rois ont pris leur temps : deux ans et huit mois. Philippe avait rencontré
Henri II et Richard sept fois pour négocier, affirmer leur accord avant de
rassembler leurs vassaux. C’est voir à quel point l’affirmation des Etats, les
querelles dynastiques ou les guerres « nationales » pour les frontières, pour
quelques terroirs ou places fortes qui prenaient figure de symboles ont
rompu l’unité des chrétiens et lourdement affaibli leur disponibilité à
combattre ensemble pour leur foi. De fait, séparés à Lyon, chacun allant
vers ses navires, ils le furent encore très souvent et longtemps par la suite,
cherchant à se tromper ou à se garder l’un de l’autre.
Ils s’étaient donné rendez-vous à Messine où, en moins d’une semaine,
les gardes du fort et les habitants, qui ne s’attendaient sûrement pas à un tel
déploiement de forces, virent arriver trois grosses flottes de guerre, portant,
toutes bannières déployées, des centaines de chevaliers. La flotte anglaise
formée en Angleterre s’était montrée la première, le 14 septembre, celle de
Philippe Auguste le 16 et celle louée par Richard à Marseille le 22104. De
ces trois flottes, seule celle armée à Gênes par le comte Hugues III de
Bourgogne pour le roi de France nous est bien connue. Elle comportait une
centaine de gros navires pour transporter 600 chevaliers, 1 300 écuyers,
1 300 chevaux avec des vivres pour huit mois, du vin pour quatre et du
fourrage « en suffisance ».
En Sicile, les deux rois n’avaient pas fait que passer et refaire leurs
forces, ils avaient dû prendre parti dans une querelle de succession. A sa
mort en 1189, Guillaume de Sicile avait désigné pour héritière sa tante
Constance, fille posthume de Roger II, mariée à Henri, fils de l’empereur
Frédéric Barberousse. Mais les nobles supportaient mal un roi allemand et
s’étaient ralliés à Tancrède de Lecce, bâtard du fils aîné de Roger II, cousin
de Guillaume. Richard exigeait le douaire de sa sœur Jeanne, veuve de
Guillaume, dont les biens avaient été confisqués par Tancrède. L’affaire se
compliquait du fait que, si l’on en croit l’histoire largement rapportée par
les chroniqueurs anglais, Philippe, tout jeune veuf de vingt-sept ans, s’était
montré fort empressé auprès de Jeanne, que son frère avait fait aussitôt
envoyer dans un couvent de Calabre.
Le peuple de Messine ne supportait ni l’une ni l’autre des armées
venues de la mer et se révolta. Richard prit la ville de force, ne fit nul
quartier et s’installa dans la cité mise à sac et à demi brûlée, refusant du
même coup que les armes de France soient hissées sur les murailles. Pour
mieux tenir en respect ceux qui résistaient encore, il fit dresser sur une
haute colline un grand château qu’il appela le Mate-Grifons105. En octobre,
Tancrède finit par céder, offrit de payer en dédommagement 20 000 onces
d’or puis 20 000 encore, somme à partager entre les deux rois. L’hivernage
parut bien long, marqué cependant par des joutes et de grandes fêtes puis, le
30 mars, par l’arrivée d’Aliénor d’Aquitaine accompagnée de Bérangère,
fille du roi de Navarre promise à Richard. Les deux rois montraient toujours
le même désaccord, Philippe Auguste prétextant qu’il n’avait pas obtenu ce
qui lui revenait des 20 000 onces d’or, et allant jusqu’à proposer à Tancrède
de s’allier avec lui contre Richard. Enfin, fin mars, un accord fut conclu,
auquel ni l’un ni l’autre ne croyait vraiment. Le roi de France fit lever
l’ancre le premier, le 30 du mois, la flotte anglaise ne prenant la mer que le
10 avril106.

Intermède chypriote
Les deux rois devaient se retrouver devant Acre assiégée depuis huit
mois par les Francs. Philippe débarqua ses hommes le 20 avril 1191 et
Richard beaucoup plus tard, le 7 juin. Une tempête avait jeté ses navires
près des côtes de Rhodes puis d’autres mauvais vents avaient dispersé sa
flotte, une partie allant, désemparée, dans la baie de Satalie en Asie
Mineure, tandis que l’autre, complètement déroutée, courait au naufrage sur
la côte sud de l’île de Chypre. Ses occupants y furent fort mal reçus, faits
prisonniers, leurs armes et leurs biens confisqués.
Isaac Doukas Comnène, gouverneur de l’Arménie, avait voulu se rendre
indépendant et avait dû fuir à l’avènement d’Andronic Ier Comnène en 1183.
Réfugié à Chypre, il publia de fausses lettres l’instituant grand-duc de l’île
puis s’y proclama empereur, se fit en quelques mois une belle fortune,
accablant le peuple d’impôts et confisquant les grands domaines des
familles qui refusaient de le reconnaître. Pour prix de sa protection, il avait
promis assistance à Saladin qui, pour sa flotte, trouvait à Chypre d’énormes
quantités de grands fûts d’arbres. Isaac interdisait aux Francs de Jérusalem
de chercher à se ravitailler dans ses ports et en fermait l’accès à tout navire
venu d’Occident. Richard tenta de négocier puis, essuyant trois refus de
mauvais ton, débarqua en force. Les flèches tombèrent comme l’eau sur
l’herbe et Isaac, cet empereur usurpé, perdit beaucoup d’hommes et dut
s’enfuir ; le roi, que la victoire exaltait, le poursuivit, fit grand carnage de
ceux qui résistaient et aurait fait Isaac captif si la nuit n’était pas tombée si
tôt. Ni lui ni ses hommes ne connaissaient les chemins et les passes des
montagnes par où couraient les fuyards ; ils retournèrent, chargés de
prisonniers et de bétail, au port de Limassol que les Arméniens avaient
laissé vide d’hommes107. Ils y trouvèrent, ancré dans le port, le navire
portant Bérangère de Navarre à qui Isaac avait interdit l’entrée du port108.
Les Grecs avaient dressé leur camp sur une hauteur à quelque 5 milles de la
ville. Les Anglais les attaquèrent avant le lever du jour, tuant des hommes
qui ne savaient comment fuir. Seul Isaac put se sauver, abandonnant ses
magnifiques tentes, son trésor, ses armes et ses chevaux couverts de
splendides harnachements. Peu de jours plus tard, il vint se rendre, offrant
20 000 marcs d’or en compensation des biens pris sur les prisonniers
anglais. Il promit de servir Richard tout le temps qu’il resterait dans l’île
avec 100 hommes d’armes, 400 cavaliers turcopoles ; il lui confia sa fille,
son unique héritière, pour qu’il la marie à qui il voudrait.
C’est là que Guy de Lusignan, alors roi de Jérusalem, son frère
Geoffroy, Onfroy de Toron, Raymond d’Antioche, son fils Bohémond III
d’Antioche et plusieurs autres seigneurs de Terre sainte vinrent prêter
serment de servir le roi d’Angleterre contre ses ennemis. Ce dernier ne
laissa qu’une petite garnison qui n’occupa que quelques places fortes et
s’embarqua, le 5 juin 1191, à Famagouste. Il aborda d’abord à Acre où il
retrouva Philippe Auguste et rencontra le roi de Jérusalem, Guy de
Lusignan, mais n’y demeura que peu de temps, reprit la mer pour Margat,
où il confia Isaac Comnène à la garde des Hospitaliers puis alla devant Tyr
où la garnison, sous les ordres de Conrad de Montferrat, lui ferma l’entrée
du port. De nouveau devant Acre le 7 juin, après avoir envoyé par le fond
un gros navire marchand venant porter secours aux assiégés de la ville, sa
flotte l’accablant de volées de flèches et de tirs de feu grégeois, il fut
accueilli comme un sauveur par les Francs.

Siège et reddition d’Acre


En effet, jusque-là ravitaillée par mer, la ville se défendait bien.
Philippe Auguste, malade, toujours hésitant, n’avait pas su ou voulu user ni
des machines de guerre amenées en grand nombre sur ses navires, ni des
tours de bois dressées par ses charpentiers. Dès le 10 juin, Richard fait
proclamer qu’il embauche des centaines d’hommes de guerre et des
chevaliers à solde de 4 besants par mois109. Il cherche ainsi à s’assurer le
concours des Pisans et de leur flotte. Ses hommes fabriquent des dizaines de
gros béliers, rebâtissent devant l’une des portes d’Acre le château de bois,
le Mate-Grifons de Sicile, transporté en pièces détachées ; des galets ronds
chargés à Messine sont entassés au pied des machines de guerre. Mais
l’armée souffre des fièvres ; les deux rois sont, de longs jours durant,
gravement malades et le comte de Flandre en meurt.
Fin juin, plusieurs assauts échouent mais, la ville étant mieux cernée,
les vivres viennent à manquer aux musulmans et, le 12 juillet 1191, elle se
rend. Les chefs, pris en otages, ont promis de libérer 1 000 prisonniers et
200 chevaliers chrétiens, de verser 20 000 besants pour que la garnison ait
la vie sauve. Saladin devra remettre la sainte Croix prise à Hattin. Les
captifs ne furent échangés que le 20 août non sans mal. Richard, estimant
(sur ce point les chroniqueurs s’accordent peu) qu’il avait attendu si
longtemps que l’on pouvait croire que les prisonniers chrétiens avaient été
exterminés et que Saladin ne songeait pas à rendre la Croix, « somma les
captifs qu’il avait en son pouvoir ainsi que ceux des autres princes
d’accomplir leurs promesses et de rendre sans délai à la sainte chrétienté,
selon leurs derniers serments, la croix du Seigneur que possédait Saladin, et
tous les chrétiens retenus captifs dans ses Etats. Mais, voyant que ces
hommes ne tenaient pas ce qu’ils avaient juré, le roi d’Angleterre entra dans
une grande colère, fit mener hors de la ville tous les prisonniers païens, et
fit trancher la tête à plus de cinq mille d’entre eux, ne conservant que les
plus puissants et les plus riches dont il exigea des sommes immenses pour
racheter leur vie110 ».
Acre fut rendue aux chrétiens qui en avaient été chassés tandis que les
deux rois se querellaient pour le partage du butin111. Le 20 juillet, Richard
s’engage à rester trois ans en Terre sainte, Philippe, encore malade, refuse.
Nouvelle rencontre, une semaine plus tard, le 28 juillet, puis encore le
lendemain 29 juillet, où le roi de France, s’engageant à ne pas attaquer en
Normandie, demande et obtient de Richard son consentement à son départ.
Ce qu’il fait, au plus vite, le 31. « Le roi des Français céda sa part au duc de
Bourgogne ; il lui laissa une grande quantité d’or et d’argent avec des
provisions considérables ; il lui confia le commandement de toutes ses
armées car il était atteint d’une grave maladie et, d’ailleurs, il avait de
violents soupçons contre le roi d’Angleterre, qui envoyait secrètement
courrier sur courrier à Saladin. Philippe appela ses seigneurs à un conseil
intime et prit congé des siens. Alors, après beaucoup de pleurs, se confiant
aux vents et à la mer, il partit avec trois galères seulement qu’un Génois lui
avait procurées. »
Succès de Richard Cœur de Lion
mais échecs devant Jérusalem
L’armée de Richard, protégée par la flotte sur son flanc droit, les
hommes de pied sur la gauche, Templiers et Hospitaliers en arrière-garde,
s’avance alors vers le sud, l’emporte en plusieurs engagements et, le
7 septembre, dans la plaine d’Arsouf, la charge de ses chevaliers met en
déroute toute l’armée de Saladin qui, humilié par ce qui semble bien être la
revanche d’Hattin, perd grand crédit auprès de ses alliés. Richard demeura
encore plus d’un an en Palestine, faisant front de tous côtés, l’emportant
chaque fois contre cette armée de Saladin que l’on avait cru invincible, mais
il ne parvint jamais à reprendre Jérusalem, pas même à y mettre le siège.
Trois jours seulement après Arsouf, le 10 septembre 1191, il est à Jaffa où il
s’attarde près de deux mois pour remparer les murailles de la ville,
aménager le port pour y recevoir de grands ravitaillements. Il perd plusieurs
jours pour aller chercher à Acre et faire conduite à Bérangère et à sa sœur
Jeanne. La marche vers Jérusalem ne reprend que début novembre 1191,
sans cesse ralentie par des embuscades, les troupes affaiblies par des
attaques sur l’arrière-garde et la recherche de vivres de plus en plus
hasardeuse. Les hommes campent pendant six semaines devant Ramlah
sous de grosses pluies tandis que l’ennemi renforce les défenses de
Jérusalem. Le 13 janvier, Richard tient conseil et abandonne l’attaque
contre la ville. Nombre de pèlerins s’embarquent pour rentrer alors que
l’armée du roi va à Ascalon pour y tenir garnison pendant l’hiver et, là
aussi, relever la ville de ses ruines. Le 22 mai 1192, les Anglais achèvent la
conquête de l’arrière-pays vers le sud et occupent la ville forte de Daron,
sentinelle avancée sur la route du Sinaï. Une fois encore, à la fin juin,
l’armée campe tout près de Jérusalem, à Montjoie, où tous peuvent voir les
murailles de la cité. Faute de machines de siège, pour la seconde fois il
donne le 4 juillet le signal de la retraite et parle de rentrer au plus vite.
Capitaines et conseillers le forcent à rester et, marchant à nouveau vers
Jérusalem, il remporte sous les murs de Jaffa un éclatant succès, le 5 août
1192, laissant l’armée de Saladin en partie anéantie et en partie en fuite, et
le sultan humilié devant ses troupes, pressé de rentrer en Egypte, bien
décidé à négocier au plus vite. Par la trêve signée pour trois ans, le 9 août
1192, les Francs abandonnaient Ascalon et les châteaux voisins mais
redevenaient maîtres de toutes les villes de la côte. Saladin conservait
Jérusalem mais garantissait aux chrétiens le libre accès aux Lieux saints et
autorisait la présence de deux prêtres et de deux diacres latins dans la ville.

Richard pris en otage puis libéré


Le 9 octobre, le roi Richard quitte la Terre sainte, sans être allé en
pèlerin dans la ville. « Il fit apprêter ses navires, charger ses galères de
vivres et de gens ; puis, dit au maître du Temple : “Maître, je sais bien que
je ne suis pas aimé de tout le monde et si je passe la mer et si l’on sait que
j’y suis, je n’arriverai nulle part que je ne sois tué ou pris. Je vous prie donc
que vous me prêtiez vos frères chevaliers et hommes d’armes qui viendront
avec moi. Quand nous serons loin d’ici, ils me conduiront, comme un frère,
dans mon pays.” Le maître fit apprêter secrètement des chevaliers et
hommes d’armes et ils entrèrent en une galère. Le roi prit congé de ceux du
pays et entra en un navire. Au soir, il entra dans la galère des Templiers et
prit congé de sa femme et de sa suite. Ils allèrent donc, les uns d’un côté, les
autres d’un autre112. » Peut-être voulait-il aller à Marseille et, de là, gagner
l’Aquitaine. On ne sait s’il a changé d’avis ou si une tempête, cette fois
encore, a dérouté de beaucoup sa flotte, mais il débarque sur un rivage de
l’Adriatique, les uns disent à Zadar, d’autres en Istrie ou du côté d’Aquilée.
Il lui fallait traverser les terres d’Empire, toujours accompagné par les
Templiers, sous les mêmes habits ou déguisé en marchand. Sans doute trahi
par un chevalier, il est découvert non loin de Vienne, le 21 décembre 1192,
et mis sous bonne garde par le duc Léopold V d’Autriche dans le château de
Dürnstein puis, contre une belle somme d’argent, livré le 28 mars 1192, à
Spire, à l’empereur Henri VI113. Enfermé dans la forteresse de Trifels, dans
le Palatinat, il ne fut libéré que dix mois plus tard, début mars 1194, lorsque
sa mère, Aliénor d’Aquitaine, eut payé l’énorme rançon de 150 000 marcs
d’argent.
Enfin libéré malgré tout ce que son frère Jean sans Terre et le roi de
France avaient promis à l’empereur pour qu’il le garde prisonnier plus
longtemps, Richard fut accueilli en Angleterre en héros triomphant et
souverain par Dieu dans son royaume. Ceux qui avaient appris les
dérobades et le départ dans la honte de Philippe Auguste, ceux aussi qui
gardaient en mémoire l’échec lamentable, quelque cinquante ans plus tôt,
de Louis VII acclamaient un champion de la chrétienté, fidèle à son serment
de combattre pour sa foi et auréolé de grands succès. Ses chevaliers et leurs
alliés, Champagne, Flandre et Bourgogne, avaient infligé de durs revers à ce
sultan Saladin, figure quasi légendaire que certains disaient à tous coups
maître sur le champ de bataille. Ils avaient fait renaître de ses cendres un
royaume latin de Palestine qui à leur venue était réduit à quelques places
fortes. Les Francs gardaient trois grandes enclaves côtières autour d’Acre,
de Tyr et de Jaffa. Les comtés d’Antioche et de Tripoli demeuraient en leurs
mains, sous les mêmes dynastes. Certes, Jérusalem était encore aux
musulmans et l’Eglise latine y était moins bien acceptée que celle des
Grecs, mais la trêve de trois ans signée avec Saladin garantissait le libre
accès du Saint-Sépulcre aux pèlerins venus d’Occident. Y aller prier n’était
plus une aventure risquée comme au temps où Urbain II, en 1095, avait
lancé son appel. Nombre de princes et de seigneurs devaient bien penser
que le but fixé avait été atteint et que le maintien de ces Etats francs ne
s’imposait plus avec la même urgence. Ceux qui, quelques années plus tard,
prêchèrent pour que les seigneurs et chevaliers d’Occident prennent à
nouveau la croix ne rencontrèrent que peu d’écho.

Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste dictent leur loi


Les deux rois s’étaient comportés en conquérants et, dès le départ, ne
firent nul mystère de leurs intentions, s’accordant pour se partager, de façon
équitable, toutes les terres et villes conquises. En Orient, ils n’avaient pas
souvent parlé avec les princes latins de Palestine mais se voulaient les
maîtres, imposant leurs choix, pesant sur toute décision et intervenant en
arbitres, en quelque sorte en suzerains, lors des conflits et des querelles de
succession. Lors du siège d’Acre : « Le lendemain matin, le roi Philippe se
disposa à l’assaut avec les siens mais le roi d’Angleterre défendit à ses
troupes d’y prendre part et retint même les Pisans qui lui avaient prêté
serment. On convint ensuite de choisir dans les deux camps des
“dictateurs”, tous hommes sages et preux, qui gouverneraient l’armée à leur
gré. Les arbitres ordonnèrent au roi d’Angleterre d’envoyer les siens à
l’assaut, de poser des gardes aux barrières et de faire dresser des machines
et des engins, à l’exemple du roi des Français. Richard ayant refusé de
souscrire à ces ordres, Philippe délia les siens de l’obéissance qu’il leur
avait fait jurer aux arbitres choisis pour commander114. » N’étant jamais du
même avis, les historiens de ce temps, témoins ou non, prenaient parti pour
leurs maîtres ou leur public à venir mais, s’ils avaient pu manifester leurs
sentiments, ils se seraient certainement interrogés sur le risque pris par le
pape à faire prendre la route et conduire ensemble une guerre de
reconquête, en un pays qu’ils connaissaient mal, à deux princes
manifestement ennemis. Et l’on vit, sans d’abord y croire et ensuite à la
grande désolation des pèlerins, seigneurs, chevaliers ou hommes d’armes,
l’un continuer à se battre loin de son royaume quitte à y perdre son trône,
tandis que l’autre reniait son vœu de croisé pour rentrer en France, y faire la
guerre à seule fin d’occuper la Normandie, pays qui, depuis fort longtemps,
était aux Plantagenêts.
Ils ne se sont jamais entendus sur quoi que ce soit, cherchant des alliés
l’un contre l’autre. C’était à qui ferait plus grande figure et aurait la plus
grande part du butin. Tous deux ont agi comme s’ils voulaient placer le
royaume d’Acre sous une sorte de tutelle. En octobre 1190, à la mort de la
reine Sibylle, le roi Richard était encore à Chypre. Guy de Lusignan,
l’époux de Sibylle qui jusqu’alors avait régné avec elle, fut évincé.
L’archevêque de Pise, légat pontifical, le roi Philippe et les chevaliers
d’Allemagne et de France firent proclamer roi de Jérusalem Conrad de
Montferrat, après l’avoir marié à Isabelle, jeune sœur de Sibylle115. Il eut
bien du mal à s’affirmer. Cherchant toutes sortes d’appui contre ceux, parmi
les Francs, qui ne l’avaient pas soutenu, il alla prier Saladin de lui concéder
en fief Beyrouth avec une bonne part de ce qui restait du royaume latin et,
en février 1192, fit attaquer Acre par les Génois qui promettaient de la lui
remettre. Si bien qu’en avril, à Ascalon, Richard accepta de le reconnaître
pour roi de Jérusalem. Il ne régna que quelques jours, se faisant assassiner
le 28 avril. Pour lui succéder, les deux rois, sans chercher l’avis des
seigneurs francs de Palestine, se mirent d’accord pour désigner Henri II,
comte de Champagne, parent de l’un et de l’autre, qui épousa donc Isabelle
le 5 mai 1192. Refusant le titre de roi, il se disait seulement « seigneur du
royaume », mais les chroniqueurs ne s’attardent pas davantage et ne
cherchent pas le pourquoi d’un geste qui marque pourtant une dépendance
égale à celle d’un vassal envers ces princes d’Occident qui l’avaient choisi,
lui, étranger venu avec eux et sans nulle attache familiale avec la dynastie
mise en place en Terre sainte un siècle plus tôt. Guy de Lusignan alla
rejoindre Richard à Chypre et fut investi par lui et proclamé roi de l’île,
après le renoncement des Templiers et le paiement au roi d’une belle
somme d’argent pour une part empruntée à fort taux aux changeurs de
Tripoli.
Les rois d’Occident ont échoué à prendre la Sicile mais la conquête et la
soumission de Chypre donnent bonne mesure de leur volonté de s’implanter
par la force des armes en Orient. Jusqu’alors, les « croisés » n’avaient fait
que refuser de rendre à l’Empire grec de Constantinople des territoires qui
en dépendaient autrefois mais qu’ils avaient repris aux musulmans. A
Chypre, ils ont mis dehors cet Isaac Doukas Comnène, certes en rébellion
contre l’empereur, mais qui était de sa famille et qui, sans nul doute, avait
maintenu l’appareil administratif, l’Eglise grecque, la langue et les
structures sociales. Ce fut, par la cession de l’île aux Templiers puis à Guy
de Lusignan, le premier dépècement de l’Empire grec et cela se fit, à la
force des armes, contre des populations qui supportaient mal cette
occupation en tous points étrangère.
Pour la première fois aussi, les chefs des Francs n’ont pas combattu
comme à l’aveugle, sans rien connaître de leurs ennemis, de leurs forces et
de leurs alliances, mais ont su, à plusieurs reprises et à différents niveaux de
puissance, prendre contact et négocier des trêves ou une soumission
honorable. Les témoins disent bien, insistant même d’une façon qui semble
sinon suspecte, du moins bien complaisante, la manière dont Saladin, juste
avant ou après sa victoire d’Hattin, avait accepté la reddition de plusieurs
villes fortes, assurant vie sauve et libre départ aux assiégés. Un peu plus
tard, notamment lors de la trêve du 2 septembre 1192, on le vit restituer des
territoires à Bohémond III d’Antioche et à de simples seigneurs francs, tels
Balian d’Ibelin et Renaud de Sidon, pour s’en faire des sortes de vassaux.
Il semble que le roi de France n’ait jamais rencontré Saladin, mais
Richard a plus d’une fois parlé de paix avec lui. Certains, même parmi les
plus sérieux des auteurs de récits, témoins directs ou non, affirment qu’il
aurait proposé sa sœur Jeanne en mariage à Ali, fils du sultan. Cela ne se fit
pas, mais deux trêves ont bien été respectées, amenant la fin des combats et,
pour le pèlerinage des chrétiens à Jérusalem, une garantie accordée de
bonne foi. Cependant, la manière dont nos livres nous présentent ces deux
chefs de guerre et leur supposée estime l’un pour l’autre témoigne d’un
goût trop vif pour les belles histoires. On nous montre deux héros vaillants
les armes à la main, généreux au soir des batailles, sachant respecter
l’ennemi jusqu’à lui faire honneur, en somme se reconnaissant la même
grandeur d’âme. Aucun auteur ne parle de paix des braves, mais l’image de
deux rois chevaliers s’impose. Les faits parlent autrement. Ces hommes,
chefs de guerre, devaient vite retourner dans leurs pays pour y rétablir
l’ordre et, si longtemps absents et si loin, mettre à raison ceux qui étaient
sur le point de prendre leur place. On ne peut pas non plus dire que Richard
avait complètement échoué sur le terrain en arguant de l’échec, faute de
bonnes machines de siège, à prendre Jérusalem : il avait, au cours des deux
dernières années, infligé de durs revers à Saladin qui, lui, n’était pas rentré
dans son pays en grand vainqueur, avec un bon nombre de ses hommes en
fuite.
IV
L’Empire latin de Constantinople (1195-1261)

Au temps où l’on pouvait encore parler des « croisades » dans nos


classes sans trop faire crier, nous devions, comme toujours en bien des cas,
beaucoup simplifier et nous passions directement de la « troisième » à la
« quatrième », oubliant ainsi les trois grosses armées et les deux flottes de
guerre, fortes au total de plus de 200 vaisseaux, de l’empereur Henri VI.

Les ambitions déçues d’Henri VI


Ceux qui, évêques ou moines, au demeurant très nombreux, quelques
années après le retour des rois, parlaient de Jérusalem captive trouvaient
peu d’écho en France et en Angleterre. Le pape, Célestin III, n’avait pas
appelé à prendre la route. Mais, dans l’Empire, l’on vit se rassembler de
grandes foules, sous la conduite de princes, de grands seigneurs et de
simples chevaliers prêts à s’armer ou à donner de leur argent. Henri VI a
pris la croix à Bari au printemps 1195 et n’a pas cherché à s’associer avec
d’autres princes en dehors des terres d’Empire. On dit, mais ce sont bien sûr
des chiffres de chroniqueurs plus ou moins bien informés et que personne
ne peut vérifier, qu’il aurait équipé plus de 1 000 chevaliers et autant
d’écuyers. Les mêmes auteurs, se recopiant sans doute les uns les autres,
parlent pour l’ensemble des troupes, toutes des pays d’Allemagne, de
10 000 ou 12 000 hommes de pied et de 4 000 chevaliers. Et, cette fois, ne
seraient partis que des combattants, l’empereur ayant ordonné que l’on
veille à décourager les simples pèlerins ou qu’on les contraigne à s’armer.
Une armée, non la moindre, l’accompagnait vers l’Italie et la Sicile.
Une autre, sous la conduite du duc de Brabant, du comte palatin du Rhin et
de l’archevêque de Brême, prit la mer sur de gros navires armés dans les
ports du nord de l’Allemagne puis fit une longue escale au Portugal. Enfin,
les seigneurs et chevaliers de Rhénanie et de Franconie, avec l’archevêque
de Mayence et Conrad de Wittelsbach, passèrent les Alpes en petits groupes
et se rassemblèrent dans les ports des Pouilles pour, sur l’autre rive de
l’Adriatique, prendre la route de Constantinople.
L’empereur Henri VI n’est pas allé en Terre sainte mais, même absent,
il voulait s’imposer en maître dans l’Orient chrétien. Il avait, en décembre
1195, reçu à Milan un envoyé d’Amaury II de Lusignan, roi de Chypre, qui
venait faire serment de vassal et qui fut bien, à Chypre, couronné en grande
pompe par l’archevêque Conrad et par le comte de Holstein qui, pour suivre
les instructions d’Henri VI, s’étaient à dessein détournés de leur route pour
s’arrêter dans l’île, retardant d’autant leur arrivée devant Acre. A
Constantinople, venus sans grande suite armée, les barons allemands
exigèrent de l’empereur grec qu’il mette ses navires et ses troupes à la
disposition d’Henri VI, prêts à prendre la mer ou la route à toute réquisition,
qu’il fournisse à bon prix tout le ravitaillement qu’on lui demanderait,
armes, vivres et chevaux, et, enfin, qu’il verse chaque année une
contribution, en somme une sorte de tribut, de 5 000 pièces d’or. Après bien
des pourparlers et marchandages, la somme fut réduite à 1 000 livres, mais
pour un Etat déjà appauvri par les guerres et les querelles dynastiques,
c’était encore assez pour qu’Alexis III Ange soit contraint de lever un impôt
particulier qu’il prit soin de faire appeler l’alamanikon. Ce qui fit encore
monter d’un cran l’hostilité du peuple de Constantinople contre ces
étrangers qui se comportaient comme de grands seigneurs chez eux.
Henri VI encore en Sicile, ses capitaines, l’archevêque Conrad à leur
tête, décidaient de tout en Palestine et, contre l’avis des barons francs,
prirent dès leur débarquement le risque de rompre la trêve naguère conclue
par le roi Richard. A la mort d’Henri de Champagne, le 10 septembre 1197,
Conrad, les Hospitaliers et les Templiers firent, pour le choix d’un nouveau
roi, peu de cas de l’avis des seigneurs du royaume latin. Ils refusèrent
Hugues de Tibériade, leur favori, et, devant l’armée des Allemands,
optèrent pour Amaury de Lusignan qui fut également couronné roi de
Jérusalem devant les troupes. De telle sorte que Chypre, enlevée aux Grecs,
et le royaume de Terre sainte entraient avec ce roi aux deux couronnes dans
la mouvance de l’empereur germanique. Dans le même temps, Conrad, bon
lieutenant de l’empereur, donna aux chevaliers de l’Hôpital Sainte-Marie
fondé en 1192 par des pèlerins des villes de l’Allemagne du Nord une
organisation militaire pour en faire l’ordre des chevaliers Teutoniques,
reconnu en 1198 par le pape Innocent III. C’était, en concurrence avec les
deux autres ordres militaires, affirmer la présence et l’autorité des
impériaux en Terre sainte et, par plus de dix maisons, hôpitaux ou
casernements fondés en Grèce et dans l’Italie méridionale jusqu’en Sicile,
dans le monde méditerranéen.
A la nouvelle de la prise de Jaffa par l’émir de Damas et du massacre de
20 000 habitants, les Alle­mands, aussitôt débarqués, lancent leur offensive
et, sur les rives du fleuve Nahr-Kasmick, entre Tyr et Sidon, remportent la
victoire par une lourde charge de cavalerie. Ils entrent en vainqueurs dans
Beyrouth qui se rend à la première vue des bannières et des voiles de la
flotte des chrétiens. Ils y délivrent plusieurs milliers de prisonniers (9 000
ou 10 000, disent ceux qui, plus tard, en firent le récit), et se voient riches
d’un énorme butin : « Tant d’armes que vingt gros chariots auraient peine à
les porter, et des vivres pour nourrir cinq cents hommes pendant sept ans.
Et, après avoir fait repos dans cette place pendant vingt jours, d’autres
Sarrasins, à notre approche, désertèrent la place appelée Gibes [Gibelin] et
une autre très belle place nommée Lyeche [Laodicée]. Certains alors que
toutes les places de la côte étaient aux chrétiens, nous allâmes vers Sidon et
dévastâmes à l’envi tout le pays tenu par les Sarrasins qui, eux, n’osaient
plus se montrer116. »
Ils n’allèrent pas plus loin. La nouvelle de la mort d’Henri VI, le
20 septembre 1197 en Sicile, sema le désarroi chez les princes et les prélats
qui accompagnaient l’armée. Chacun savait que l’empereur laissait pour
héritier un très jeune fils, Frédéric, âgé de seulement trois ans, et que la
succession, l’élection d’un roi des Romains puis d’un empereur, allait être
durement disputée entre son frère Philippe de Souabe et Otton de
Brunswick, futur Otton IV. Ils avaient leurs partisans tant en Allemagne
qu’en Italie et l’on devait craindre des temps de guerre civile ou d’anarchie.
En Orient, l’armée ne s’était pas vraiment débandée mais les princes
allemands prirent la mer les uns après les autres.
Henri VI, qui avait tant fait, rassemblé tant d’argent et tant d’hommes,
prêché lui-même pour qu’un grand nombre de seigneurs et de chevaliers le
suivent en Terre sainte, ne s’y était pas montré, demeurant en Italie et
gardant pour lui une troupe de plusieurs milliers d’hommes, bien plus forte
que les deux autres réunies, pour conquérir l’héritage qui lui venait de son
épouse Constance, fille de Roger II de Sicile. Tancrède de Lecce, que
Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste n’avaient pu évincer, gardait un
grand nombre de partisans et tenait plusieurs villes fortes. L’empereur lui fit
la guerre de façon si atroce, cherchant surtout à exterminer les chefs et tous
leurs descendants, qu’on lui donna à Rome, où le pape ne cessait de le
condamner, et dans toute l’Italie le nom d’Henri le Cruel, que certains
retiennent encore aujourd’hui. Les nobles et les évêques, tenus pour
responsables de la rébellion, furent décapités ou brûlés vifs ; Roger III de
Sicile, que son père Tancrède de Lecce avait associé au trône, eut les yeux
crevés et mourut en 1193. La mort de Tancrède à Palerme l’année suivante
signa la disparition de la dynastie des Hauteville en Sicile au profit des
Hohenstaufen. Couronné à Palerme, l’empereur germanique avait inscrit sa
« croisade » dans la suite des entreprises des rois et ducs normands de Sicile
qui n’avaient cessé de mener, outre l’Adriatique, campagne sur campagne
dans les Balkans et jusqu’en Thrace pour affaiblir l’Empire grec et, peut-
être, préparer l’attaque contre Constantinople. Quelques années plus tard,
l’on vit des princes, grands seigneurs et chevaliers renier leurs vœux, ne
combattre à aucun moment les ennemis de leur foi et mettre à sac une cité
peuplée de chrétiens sur la rive de l’Adriatique avant de prendre
Constantinople dans un grand fracas.

Formation de la quatrième croisade


Cette expédition ne fut pas vraiment prêchée par le pape. Pendant un
bon temps, il ne fut pas bien informé des intentions de ceux qui se
rassemblaient puis, sachant leurs engagements, il les condamna durement.
Certains témoignages, à vrai dire bien rares mais repris ensuite par nombre
d’auteurs jusqu’à aujourd’hui, disent qu’un « saint homme », curé d’un
village d’Ile-de-France, parlait aux foules assemblées ici et là de la venue
de Dieu sur terre et de Jérusalem martyre aux mains des infidèles. Rien
n’est avéré et ces prêches pour le petit peuple n’ont certainement pas été
entendus par ceux qui, seigneurs de grands fiefs loin de là, en Flandre,
Champagne et Bourgogne, ont formé le premier groupe qui prit la croix.
L’histoire, écrite bien des années plus tard, veut qu’ils se soient rencontrés
pour la première fois, en novembre 1199, lors d’un tournoi au château
d’Ecry, dans les Ardennes. Ils prirent pour chef le comte Thibaud III de
Champagne, jeune homme de vingt-deux ans. Mais il mourut deux ans plus
tard, alors que rien encore n’avait été vraiment mis en place, et, réunis dans
la cathédrale de Soissons, après deux refus d’Eudes de Bourgogne et de
Thibaud de Bar, ils confièrent le commandement de l’armée à Boniface de
Montferrat. Ces grands barons n’étaient pas très nombreux et, comme au
temps de Philippe Auguste, ne venaient que de quelques grands fiefs du
royaume de France : pour plusieurs d’entre eux, leur père ou leurs frères
étaient déjà allés combattre en Terre sainte. Sur le moment, aucun évêque
ne les rejoignit et le pape, Innocent III, se garda bien de désigner un légat
pour les accompagner. Six des leurs allèrent à Venise pour signer un
engagement leur assurant l’armement d’une énorme flotte de grosses nefs
capables de transporter 4 500 chevaliers, 20 000 hommes de pied et des
vivres pour neuf mois, ainsi que plusieurs dizaines d’huissiers pour
4 500 chevaux et 9 000 écuyers. Le tout pour l’énorme somme de
94 000 marcs d’argent. C’était pure folie : ces mandataires furent aussitôt
contraints d’emprunter plusieurs milliers de livres pour payer les arrhes à
des banquiers de la ville, et il ne fallut que quelques mois aux chefs de
l’expédition pour voir qu’ils ne pourraient rassembler assez d’hommes pour
réunir une telle somme. Lorsqu’ils se comptèrent à Venise, ils étaient moins
de 2 000. Pour payer leur passage, 4 marcs pour un cheval et 2 marcs pour
un homme, beaucoup durent vendre leur vaisselle d’argent ou de vermeil,
ou emprunter à de bien mauvais taux aux changeurs et usuriers de Venise
qui les attendaient depuis longtemps. De grands seigneurs firent vendre ou
gager terres et fiefs avec les châteaux. Le doge fit les comptes de la dette et,
de plus, leur représenta qu’ils lui devaient un dédommagement pour un gros
manque à gagner, parce que, pendant des mois, l’Arsenal n’avait travaillé
que pour eux, ce qui avait porté grand tort aux affaires. Dès les premiers
pourparlers, il avait promis d’armer et de joindre à la flotte des croisés
cinquante galères, étant entendu que la moitié des terres et villes conquises
reviendrait aux Vénitiens. Bien au fait de la détresse de ses hôtes, il proposa
un marché qui, accepté, décida du sort de l’expédition : « Venez nous aider
à reprendre la ville de Zara117 que le roi de Hongrie nous a enlevée. Nous
vous faisons crédit des 34 000 marcs jusqu’à ce que Dieu nous la laisse
conquérir vous et nous ensemble. De plus, par votre faute, non la nôtre,
nous sommes très en retard et voici venir l’hiver. Nous ne devons hasarder
une si belle flotte face aux mauvais temps et aux vents violents pour passer
jusqu’en Terre sainte. A Zara, nous attendrons, à l’abri, de beaux jours118. »
Dès lors, les Vénitiens, avec le doge Henri Dandolo à leur tête, présent lors
des conseils des chefs, et leurs navires chargés d’hommes de guerre – pour
la plupart des mercenaires, surtout des archers habiles à tirer du haut des
mâts, des charpentiers de marine et des sapeurs poseurs de mines – ont
imposé leurs choix jusqu’à Constantinople, décidant de tout.
Grand branle-bas de parade lorsque les deux flottes levèrent l’ancre
dans les premiers jours d’avril 1203. « Et tous les hauts hommes, clercs et
laïcs, petits et grands, menèrent si belle joie que jamais de tels cris et une
telle flotte ne furent ni vus ni entendus. Les clercs et les prêtres chantèrent
le Veni Creator spiritus et, quand nous partîmes, il y avait bien cent paires
de trompettes, tant d’argent que d’airain, qui sonnèrent et autant de
cymbales et de tambours. Ah ! Dieu, que de bons destriers y furent mis ! Et
sachez qu’ils portaient dans les nefs plus de trois cents pierriers et
mangonneaux et tous les engins pour prendre une ville119. » Zara se rendit
après trois jours de durs combats. Les Vénitiens eurent pour eux le quartier
du port ; les Francs, la cité dans les murs. Tous coururent au pillage trois
jours et trois nuits durant, à tel point qu’on en vint à se disputer les
dépouilles et, pour de pauvres butins, s’affronter les armes en main. Peu
s’en fallut, dit l’un des témoins, que l’armée entière ne soit perdue,
incapable de poursuivre sa route.
Le lendemain d’une si lamentable victoire, les « croisés » décidèrent de
reprendre la mer pour, reniant leurs vœux, attaquer et prendre Constan­ti-­
nople. Le but avoué n’était pas encore d’y installer un empereur latin.
Menacé par une révolution de palais, le jeune Alexis IV Ange avait dû
prendre la fuite120 et s’était réfugié en Allemagne auprès de Philippe de
Souabe. Lequel, lors d’une entrevue à Haguenau le 25 décembre 1201,
réussit à convaincre Boniface de Montferrat, qui, dès lors, reniant lui aussi
son vœu, s’appliqua à persuader les barons d’aller à Constantinople pour le
faire accepter par le peuple et le faire couronner empereur.
Alexis IV les rejoignit à Zara où les chevaliers lui firent honneur. Il
s’engagea, aussitôt couronné empereur, à leur verser 200 000 marcs. Il
promit d’aller en leur compagnie faire la guerre aux musulmans en
Palestine avec toutes les forces de l’Empire dont il serait le maître. Il
entretiendrait la flotte pendant un an et, Jérusalem délivrée, il y
maintiendrait 10 000 hommes en armes et donnerait de bonnes quantités de
vivres à tous ceux qui quitteraient Constantinople pour la Syrie ou la
Palestine. Les Vénitiens le voulaient plus que tous. En 1171, leur colonie,
fort nombreuse, de marchands, marins et artisans de toutes sortes avait subi
de graves pertes lorsque l’empereur Manuel Comnène les avait livrés à la
colère du petit peuple qui les accusait de provoquer la famine en spéculant
sur les grains. Guillaume de Tyr, souvent modéré dans ses appréciations, dit
que 6 000 Vénitiens avaient été tués sur le coup et 4 000 vendus comme
esclaves. Quelques années plus tard, en 1199, ils avaient lancé une flotte
pour s’emparer de l’île de Chio, mais, les hommes décimés par les fièvres,
la Seigneurie donna l’ordre de rebrousser chemin.
Le doge Henri Dandolo fut bien entendu l’un des plus forts partisans
d’Alexis IV Ange et ordonna d’armer de nouvelles galères chargées de
machines de siège : « A Constantinople, les chevaliers et les hommes
d’armes se reposeront de leurs fatigues et vous pourrez y trouver quantité
de vivres à bons prix. C’est là une terre riche et fort abondante en tous biens
et si nous avions quelque occasion raisonnable d’y aller et de prendre des
vivres jusqu’à ce que nous soyons bien restaurés, nous pourrions ensuite
gagner aisément la Palestine. »
Qui pouvait y croire ? Accepter un tel détour, y perdre temps et
hommes, pour affronter les Grecs de Constantinople, ce que depuis déjà un
bon temps tous les chefs des armées d’Occident prenaient soin d’éviter en
allant par mer ? Se donner meilleure conscience ou, plus sûrement, tenter
d’apaiser le pape qui s’apprêtait à les condamner ? Il se tenait aussi d’autres
discours et, usant de faux-fuyants, on affirmait que, pour reprendre
Jérusalem et chasser les musulmans de Palestine, on devait d’abord leur
porter de rudes coups en faisant campagne en Egypte. Depuis les offensives
d’Amaury, roi de Jérusalem, qui avait mis le siège devant Damiette et
obtenu un tribut de l’émir fatimide du Caire, l’idée hantait les rêves des
chevaliers. En 1202, barons et seigneurs, lourdement endettés et cherchant
comment faire de gros butins, n’hésitaient pas à dire que, faute d’attaquer
en Egypte, ils pourraient tout aussi bien, avec plus de profits et moins de
risques, se refaire bourses pleines dans Constantinople : « Et sachez que
c’est par la terre de Babylone [Egypte] ou par la Grèce que sera recouvrée
la terre d’outre-mer [la Terre sainte], si jamais elle est recouvrée121. » Les
prédicateurs disaient aux indécis que ceux qui suivraient les chefs et
donneraient l’assaut à Constantinople seraient absous de leurs péchés par le
pape, « tout autant que s’ils mouraient en faisant la guerre aux Sarrasins
pour délivrer le sépulcre de Jésus-Christ ».
Le 25 avril 1203, ils quittent Zara, font une halte de quatre semaines à
Corfou où, d’après des témoins, la population de l’île les accueille avec des
cris de joie, chantant sa délivrance. « Et ainsi firent voile du port de Corfou
la veille de la Pentecôte avec tous les vaisseaux, tant palandrines que
galères et autres de l’armée navale que nefs marchandes qui s’étaient
associées de conserve. Le jour était clair et serein, la mer bonne, le vent
propre et doux. Et que jamais on ne vit armée navale ni si belle ni en si
grand nombre de vaisseaux, en sorte qu’il n’y avait personne qui, en la
voyant, ne jugeât qu’elle ne dût conquérir tout le monde ; la mer étant, tant
que la vue se pouvait étendre, couverte de voiles de navires, en sorte que
cela faisait plaisir à voir122. »

Assaut et prise de Constantinople


Le 23 juin, les croisés arrivent à Constantinople mais ne débarquent que
deux semaines plus tard, le 5 juillet, à Galata, tout au fond de la Corne d’Or,
où ils s’installent en force. Leurs nefs s’ancrent là où les Vénitiens avaient
leur colonie trente ans auparavant et les hommes d’armes dressent leur
camp au pied des murailles, près du palais des Blachernes. Pendant de longs
mois, tous les assauts échouent et les Latins sont contraints, pour se refaire
en vivres et en chevaux, d’aller piller loin, de nuit, sur les rives de la mer
Noire. Les sorties des Grecs « les tenaient si serrés que, plus de six fois en
un jour, tout le camp était obligé de prendre les armes ; et qu’ils n’avaient la
liberté d’aller chercher vivres quatre jets d’arcs au-delà du camp, en ayant
peu et étant mal pourvus, hormis quelques farines, ayant pareillement peu
de chair salée et de sel et point du tout de chair fraîche hormis celle des
chevaux qu’on leur tuait. Bref, ils n’avaient pas de vivres pour trois
semaines et étaient en grand péril, vu que jamais tant de gens ne furent
assiégés en une ville par un si petit nombre123 ». Les Latins de
Constantinople, Catalans, Provençaux, Italiens, marchands et artisans, plus
de 10 000 en tout, disait-on, craignant que la foule ne vienne les massacrer,
quittèrent en hâte leurs boutiques, les entrepôts de la Corne d’Or et leurs
demeures dans la cité pour aller rejoindre et grossir l’armée des Francs. Ils
persuadèrent davantage ces derniers de la perfidie des Grecs et, si toutefois
besoin en était, les convainquirent vite que la seule façon de leur faire payer
leurs méfaits et leurs trahisons était de prendre la ville de force, en grand
tumulte, pour les courber sous le joug.

Le 17 juillet 1203, l’usurpateur Alexis III prit de son trésor ce qu’il put
et s’enfuit de nuit. Les habitants demeurèrent d’abord étonnés puis s’en
allèrent à la prison où l’empereur Isaac II Ange était détenu. D’où, après
l’avoir vêtu de ses ornements et habits impériaux, ils l’amenèrent au palais
des Blachernes et le firent asseoir sur un trône. Après quoi, ils envoyèrent
des députés au camp des Francs pour avertir son fils Alexis IV Ange et faire
entendre aux barons comment le tyran s’était enfui. Le jour commençant à
poindre, tous prirent les armes et se mirent en défense, se méfiant encore
des Grecs. Mais des ambassadeurs mandés par Isaac II revinrent entre deux
rangs d’Anglais et de Danois qui leur faisaient honneur, leurs hallebardes
levées, bien confiants et assurés qu’Isaac tiendrait tous les engagements pris
à Zara par son jeune fils. « Le lendemain matin, ceux de la ville vinrent aux
portes, en sortirent et vinrent à l’ost des Francs, demandant à voir le jeune
Alexis et, quand ils le trouvèrent, dans la tente du marquis Boniface, ils lui
firent grande fête par des cris de joie. Ils remercièrent très fort les barons et
leur disant qu’ils avaient montré grand courage, grande vaillance, fait de
belles prouesses et qu’ils devaient maintenant venir dans la cité et au palais
comme chez eux. Adoncques, s’assemblèrent tous les hauts barons de l’ost
et prirent Alexis, le fils d’Isaac, et l’emmenèrent au palais à grande joie et
grand festin et firent Isaac, son père, mettre hors de prison qui eut grande
joie de son fils, l’accola et baisa, et cria merci à tous les barons qui étaient
là. Adoncques furent apportées deux chaises d’or et furent assis Isaac sur
l’une et Alexis sur l’autre124. »
Les Francs avaient fait couronner le jeune Alexis IV le 1er août 1203,
alors qu’ils étaient encore hors les murs, imaginant mal comment y entrer
en maîtres. Mais celui-ci, devenu empereur, ne pouvant se faire accepter au
palais par le patriarche ou par le peuple qu’en se libérant de cette tutelle
imposée par des étrangers, ne tint pas ses engagements, retardant plusieurs
fois le paiement des sommes promises. On lui envoya six messagers, trois
Vénitiens et trois barons, dont Geoffroi de Villehardouin, qui, au péril de
leur vie, chevauchèrent jusqu’au palais des Blachernes où on les pria
durement de rebrousser chemin. Ce fut la guerre mais, avant de donner les
premiers assauts, on apprit qu’Alexis avait été fait prisonnier par Alexis V
Doukas, dit Murzuphle, époux d’une fille d’un empereur, qui, sorti de
prison, avait rassemblé une petite troupe de partisans et s’était fait
couronner à Sainte-Sophie. Alexis IV, fait prisonnier, mourut, empoisonné
ou étranglé, le 8 février 1204.

Les barons ne cachaient plus leur dessein de s’emparer de la ville qui,


derrière ses immenses murailles, semblait les narguer depuis trop
longtemps. Ils entendaient chaque jour les clercs prêcher dans leur camp
contre les Grecs usurpateurs d’un Empire romain, hérétiques,
schismatiques, qui s’étaient vilainement soustraits à l’obédience de l’Eglise
romaine. On donnerait l’attaque à cette ville perfide avec la bénédiction du
pape : tous ceux qui mourraient auraient leurs péchés pardonnés. « Quand
Noël fut passé et près de l’entrée du carême, les Vénitiens et les Francs se
rappareillèrent et retournèrent à leurs nefs. Les Vénitiens firent refaire les
ponts de leurs nefs et les Francs firent d’autres engins […] et trois sapes
pour miner les murs et les Vénitiens prirent le merrien [bois d’œuvre] des
maisons et en couvrirent les ponts des nefs et après prirent des sarments de
vigne et en couvrirent le merrien. Et les Grecs renforcèrent très durement
leur cité par-dedans et firent très bien couvrir de bons cuirs par-dehors les
bretèches qui étaient par-dessus les tours de pierre et n’y avait bretèche où il
n’y avait sept ou six ou cinq étages au moins […] advint, environ dix jours
avant Pâques fleuries, que les pèlerins et les Vénitiens eurent leurs nefs et
leurs engins prêts qu’ils s’appareillèrent pour assaillir ; et arrangèrent leurs
nefs l’une à côté de l’autre et les Francs firent charger leurs engins sur des
barges et des galées et se mirent tous à la voile pour aller vers la cité et tous
bien droits, tous les navires ensemble en une grande lieue de front125. »
Le 9 avril 1204, ils perdirent autant d’hommes que les Grecs lors d’un
premier assaut mais, enfin, le 12 juillet, un bon vent du nord jeta deux de
leurs nefs tout près des tours. Les hommes prirent pied sur les remparts,
s’emparèrent d’une des portes et une grosse troupe envahit la cité,
poursuivant, massacrant les Grecs. « Alors vous eussiez vu abattre les
hommes et prendre chevaux et palefrois, mulets et mules et autre butin. Il y
eut tant de morts et de blessés que c’était sans fin ni mesure126. » Les Latins
se savaient mal acceptés, en grand danger, bien peu nombreux pour
affronter la cohue des Grecs qui les avaient combattus pendant si
longtemps. « Adoncques, ils s’assemblèrent et les hauts barons prirent
conseil entre eux pour savoir ce que l’on ferait ; tant que l’on fit crier par
l’ost qu’il n’y eût si hardi qui allât avant dans la cité, car ce serait grand
péril d’aller ; on leur jetterait des pierres du haut des palais qui étaient très
grands et très hauts ; on pouvait les tuer dans des rues trop étroites, là où ils
ne pourraient se défendre ; ou encore leur jeter le feu par-derrière pour les
brûler ; et, à cause de ces aventures et ces périls, qu’ils ne s’en aillent pas
épars dans la ville mais demeurent tous ensemble. Et, le lendemain, les
Grecs semblaient vouloir mener combat, eux qui étaient cent fois plus
d’hommes d’armes que les nôtres s’arment dès grand matin, s’ordonnent en
bataille et se rassemblent tous en une seule place127. » De fait, ils dressèrent
leurs camps – deux près de l’enceinte et un dans le gros de la ville – comme
des retranchements en pleine campagne et, pour se protéger et qu’on ne
puisse les prendre par surprise, mirent le feu à de grands bûchers et aux
palais d’alentour. « Il y eut cette nuit-là plus de maisons brûlées qu’il n’y en
a dans les trois plus grandes cités du royaume de France128. »
L’empereur Alexis V Doukas s’était enfui avec sa garde, et les
mercenaires anglais et scandinaves se rallièrent pour la plupart aux Francs,
jusqu’à aller piller à leurs côtés. Les auteurs grecs montrent les Francs
comme les pires des Barbares mais ne parlent pas de grands massacres. La
ville fut cependant mise à sac avec un tel acharnement, les hommes ne
respectant rien – les églises et monastères dévastés, moines, popes et
nonnes maltraités –, que l’image de ce carnage est demeurée longtemps
dans la mémoire des chrétiens d’Orient. Course aux trésors et aux
dépouilles, vraie foire d’empoigne, toute honte bue. Les barons, servis les
premiers, se réservaient les plus riches demeures de façon que les chevaliers
n’en eurent rien. Le marquis Boniface de Montferrat « fit marcher ses
troupes, toute la matinée, droit vers le palais de Boucoléon qui lui fut rendu
par ceux de dedans, la vie sauve. Celui des Blachernes vint en la jouissance
d’Henri, frère du comte de Flandre, et il fut trouvé un trésor non moins
moindre que dans celui du Boucoléon. Chacun garnit de ses gens le château
qui lui fut rendu et fit soigneusement garder les richesses qui s’y
trouvaient ; mais les autres qui s’étaient étendus par la ville, y firent un
notable butin qui fut tel qu’on ne peut exprimer combien ils gagnèrent d’or
et d’argent, de vaisselle, de pierres précieuses, de velours et autres draps de
soie, fourrures exquises, martres, vairs, gris et hermines et autres
semblables précieux meubles… Toute l’armée se logea comme il lui plut,
et, ayant suffisamment de quoi, tant les pèlerins que les Vénitiens, parmi
qui la réjouissance fut grande pour cette victoire que Dieu leur avait
donnée129 ». Ils nommèrent dix « hauts hommes » parmi ceux qui se
voulaient encore des pèlerins et dix Vénitiens pour faire le partage et
donnèrent ordre de pendre ceux qui cachaient leurs larcins. « Jamais depuis
que le monde fut créé, on ne vit ni ne conquit un butin aussi grand, aussi
noble, aussi riche, ni au temps d’Alexandre ni au temps de Charlemagne, ni
avant ni après130. » Un récit, il est vrai forgé après coup de diverses pièces,
estime les prises à quelque 400 000 marcs d’argent et 100 000 chevaux. Ce
fut en tout cas bien assez pour rembourser aux Vénitiens ce qui leur était dû
et en donner plus de 100 000 aux seigneurs et chevaliers, à chacun selon
son rang, un chevalier ayant le double d’un sergent à cheval et celui-ci le
double d’un sergent à pied.

Baudouin Ier de Constantinople


Moins d’un mois plus tard, les Latins désignèrent un empereur qui, chef
d’une armée de conquérants venue de si loin, serait choisi non sous le fracas
et le tumulte des combats et des pillages sonnant encore dans les têtes, mais
par une toute petite assemblée de six Francs et six Vénitiens. Nous voyons
que les barons, les comtes et les grands seigneurs qui avaient les premiers
rassemblé leurs hommes, chèrement payé de leurs deniers et de leurs biens
à Venise, puis, devant Constantinople, combattu à la tête des troupes, étaient
écartés, n’ayant aucune voix au chapitre. Le choix d’un empereur se fit sans
eux. Hors les Vénitiens dont aucun témoin ne prend le soin de dire les
noms, les électeurs furent tous des hommes d’Eglise : deux évêques du
royaume de France (Troyes et Soissons), un d’Allemagne (Halberstadt),
deux de Terre sainte (Bethléem et Acre) et le cistercien Pierre de Lucedio
de Montferrat131.
Robert de Clari, simple chevalier, dit que l’on désigna dix électeurs, dix
Vénitiens et dix Francs. Sans doute d’autre condition, bien plus modeste,
que Villehardouin, ne fait-il que rapporter ce qu’il entend dire sous les
tentes dans le camp et l’on voit bien qu’il ne donne aucun nom. Cependant,
il ne manque pas de rappeler dans quelles conditions, bien difficiles, cette
élection fut acquise, constamment retardée ou troublée par les querelles
entre les prétendants. « Après, il advint que les comtes et tous les hauts
hommes s’assemblèrent un jour devant le Boucoléon que tenait le marquis
[Montferrat] et dirent entre eux qu’ils devaient faire empereur et élire leurs
dix électeurs. Mais les barons ne s’accordèrent point, le marquis voulant
mettre les siens, les autres s’entendant entre eux pour qu’il n’en eût aucun.
Quand le duc de Venise, homme sage et prudent, vit cela, il parla très haut
et dit que le palais serait gardé par la commune garde de l’ost pour qu’il n’y
ait aucune querelle et que le marquis devait quitter les lieux […]. Quand on
vint au jour, ils ne purent s’accorder, les uns voulant mettre le marquis, les
autres aucun des siens ; et dura bien cette discorde quinze jours alors qu’il
n’était jour qu’ils ne s’assemblassent pour ladite affaire et tant fit-on que, au
bout du chemin, se concordèrent pour que ce soient les hommes du clergé,
les évêques et les abbés qui seraient électeurs132. »
Désigné chef de l’armée, Boniface de Montferrat avait peu de partisans.
Les Vénitiens ne voulaient pas d’un homme qui avait épousé Marie, veuve
d’Isaac Ange et fille du roi de Hongrie, leur ennemi. Sur­tout, au moment où
l’on venait d’occuper de force Constantinople, les « hauts nobles », qui, lors
des assauts, avaient pris soin de le laisser à la garde du camp, le savaient
trop lié aux Comnène et aux Francs de Jérusalem où ses frères avaient tous
trois pris femme133. C’est lui qui, seigneur de Montferrat et donc vassal de
l’Empire germanique, envoyé par Philippe de Souabe à Venise, avait
beaucoup parlementé pour décider les croisés d’aller d’abord à
Constantinople. Lui aussi qui, en 1203, avait accompagné, sous bonne
escorte, le jeune Alexis IV loin de la ville pour rallier les aristocrates et les
gouverneurs de plusieurs provinces. En quelque sorte, Boniface de
Montferrat représentait ceux que les barons francs avaient reniés et
combattus, les Grecs, et ceux qui, en Terre sainte, attendaient toujours de
l’aide. C’est ainsi que fut élu Baudouin Ier de Constantinople, comte de
Flandre et de Hainaut, non vassal de l’Empire germanique mais du roi de
France. Ce choix s’explique aisément si l’on considère que cette entreprise
que nous nommons « croisade » avait surtout rassemblé de grands barons
de France. Villehardouin cite d’abord deux comtes, grands barons de
France, puis « en la terre du comte de Champagne » vingt-trois noms, dont
le comte de Blois, dix-neuf noms « en France », neuf noms de Flandre,
vingt-six avec Hugues de Saint-Pol. Cette conquête de Constantinople et
l’installation d’un Empire latin furent véritablement un coup de force contre
l’idée même d’empire, les Francs, vassaux d’un roi d’Occident, ayant non
seulement chassé les Grecs qui se tenaient là depuis de nombreux siècles,
mais, en quelque sorte, renoncé à servir les ambitions des empereurs
germaniques qui, eux aussi, espéraient pouvoir rassembler depuis
longtemps Orient et Occident dans une même main. Cet empire d’Orient
garda le nom d’empire mais était maintenant gouverné par des familles
étroitement liées au royaume de France. Villehardouin prit le titre de
« maréchal de France et de Romanie ».

Le poids d’une histoire légendaire


Les seigneurs de ce royaume latin de Constanti­nople ne pouvaient ni
parler de lutte contre les ennemis de la foi chrétienne ni d’héritage attesté
par l’histoire, mais se voulaient être, comme les Romains, les héritiers
d’Enée et des Troyens. Ils lisaient ou se faisaient lire l’Iliade ou bien
l’Enéide de Virgile que clercs et trouvères n’ont cessé de démarquer pour en
présenter toutes sortes de versions, dont la première, le Roman d’Enéas,
poème de 10 000 vers en langue latine, œuvre d’un auteur anonyme, vit le
jour dans les années 1160. Celui-ci fut repris dix ans plus tard ou environ
par Henri von Veldeke, homme du Limbourg familier de la cour de Marie
de Clèves, dont le manuscrit, volé par le comte de Thuringe, ne fut rendu
que neuf ans plus tard, le temps sans doute d’en faire un bon nombre de
copies. A la même époque, Benoît de Sainte-Maure écrivait, en français de
Touraine, le premier Roman de Troie, poème épique de 3 000 vers qu’il
dédiait à Aliénor d’Aquitaine. Œuvre de combat, c’est un appel à la
vengeance ; l’auteur y décrit jusque dans les moindres détails chaque
bataille pour chanter la vaillance des Troyens et la couardise des Grecs. Il
fut repris en langue allemande par Herbert von Fritzlar au moment où
Frédéric Barberousse, partant vers l’Orient, allait se heurter au mauvais
vouloir des Grecs, certains de ses conseillers criant bien haut que l’on
devait donner l’assaut à Constantinople.
Ces poèmes, si longs, trop précis, alourdis de toutes sortes de leçons et
considérations, n’étaient certes bien connus que de quelques clercs et
lettrés. Mais dans les cours seigneuriales, devant l’assemblée des
chevaliers, seigneurs, familiers et vassaux, les trouvères les lisaient ou les
chantaient, agrémentés au goût du jour. Les croisés les avaient entendus
chantés plus d’une fois en ce temps où les comtes et les grands seigneurs ne
se faisaient plus accompagner, comme Godefroy de Bouillon et
Raymond IV de Toulouse, par des chapelains mais par leurs chansonniers.
A Troyes ou à Provins, la comtesse Marie de Champagne avait près d’elle
un cercle de chansonniers ; dans la suite du comte de Blois, on nomme Guy
de Coucy et Conan de Béthune qui, fils de Robert mort en 1190 devant
Acre, parle comme si ce dernier avait vu la « merveilleuse ville de Troie
dont il ne reste plus rien sur ces rivages maintenant déserts que de beaux
bâtiments à l’état de misérables ruines ». Le souvenir de cette guerre et de
la perfidie des Grecs demeurait encore très vif chez tous ceux qui avaient
pris la croix. « Troie fut à nos ancêtres et ceux qui en réchappèrent s’en
vinrent alors demeurer là où nous sommes aujourd’hui ; et c’est parce
qu’elle fut à nos ancêtres que nous voulons conquérir cette terre134. » L’on
pouvait, non certes à Rome ni même dans l’Empire où les Allemands se
voyaient frustrés par des hommes qui avaient triomphé là où ils n’avaient
pas osé attaquer, mais dans les grands fiefs du nord du royaume de France,
chanter l’exploit d’une petite armée là où plusieurs fois avaient échoué les
musulmans, les Bulgares et les Russes, forts de plusieurs milliers
d’hommes135.

L’humiliation de Constantinople
A Constantinople, les vainqueurs se comportaient comme des soudards
outrecuidants qui ne cherchaient nullement à se faire accepter. Si nos
chroniqueurs francs ne s’attardent pas beaucoup à raconter les abus commis
lors du sac de Constantinople, le Grec Nicétas Choniatès, témoin et victime,
montre longuement l’indignation des habitants souvent humiliés de façon
indigne par les guerriers qui ne cessaient de les tourner en ridicule : « Ils se
revêtaient pour en montrer le ridicule de robes peintes, vêtements ordinaires
des Grecs ; ils mettaient des coiffures de toile sur la tête de leurs chevaux et
leur attachaient des cordons qui, d’après notre coutume, devaient pendre
par-derrière ; quelques-uns tenaient dans leurs mains du papier, de l’encre et
des écritoires pour nous railler comme si nous n’étions que de mauvais
scribes ou de simples copistes136. » Et, plus loin : « C’était une entreprise
ridicule que de vouloir les rendre traitables et une folie que de leur parler
avec raison. Ces barbares n’ont usé d’humanité avec personne. Certains
regardaient les belles femmes avec les mêmes yeux que s’ils eussent dû en
jouir à l’heure même. Nous mîmes ces femmes avec nous comme dans une
bergerie et les avertîmes de salir leurs visages avec de la boue. Voilà donc
ce que nous promettaient ce hausse-cou doré, ces sourcils élevés, cette
barbe rasée, ces mains prêtes à répandre le sang, ces narines qui ne
respiraient que la colère, cet œil superbe, cette façon de parler prompte et
précipitée. » Il ne parle certes pas de massacres mais dit l’indignation des
religieux, popes et moines, tenus de supporter une chasse au butin souvent
sacrilège. « Le jour de la prise de la ville, ces brigands, ayant pillé les
maisons où ils étaient logés, demandaient aux maîtres où ils avaient caché
leur argent, usant de violence envers les uns, de caresses envers les autres et
de menaces envers tous pour les obliger à le découvrir. Ceux qui étaient si
simples que d’apporter ce qu’ils avaient caché n’étaient pas traités avec plus
de douceur. » Ils ne respectaient rien : « Je ne sais par où commencer le
récit des impiétés que ces scélérats commirent. Ils brisaient les saintes
images, jetaient les sacrées reliques des martyrs en des lieux que j’ai honte
de nommer. Ils firent des coupes à boire avec des calices et des ciboires
après en avoir arraché les pierres précieuses. On ne saurait songer sans
horreur à la profanation qu’ils firent de l’église de Sainte-Sophie. Ils y firent
entrer des mulets et des chevaux pour emporter les vases sacrés, l’argent
ciselé et doré qu’ils avaient arraché de la chaire, du pupitre et des portes, et
quelques-unes de ces bêtes étant tombées sur le pavé qui était fort glissant,
ils les percèrent à coups d’épée et souillèrent l’église de leur sang et de
leurs ordures137. »
Excès et courses aux butins comme après tous les longs sièges ? Sans
doute, mais pas seulement : contrairement à un siècle plus tôt devant
Antioche et Jérusalem, barons et chevaliers n’étaient pas accompagnés
d’une foule de petites gens, pauvres pèlerins non armés ou brigands qui
avaient rejoint les armées au long de la route et que les chefs ne pouvaient
maîtriser. N’avaient pris le départ que ceux qui pouvaient payer leur
passage. Ils ne se sont pas rués dans la ville en bandes hurlantes mais ont
couru à la chasse aux reliques de façon brutale, ne respectant nulle part ni
les hommes d’Eglise ni la sainteté des lieux. « Quelques clercs firent courir
le bruit que ceux qui dépouilleraient les hérétiques seraient délivrés de leur
vœu d’aller délivrer Jérusalem138. » Graves irrévérences qui témoignent
d’une haine longtemps contenue, entretenue par le souvenir d’un passé
fabriqué de toutes pièces et par la volonté d’imposer aux Grecs l’Eglise
romaine. Certains, de plus en plus nombreux, étaient persuadés qu’ils
avaient fait la guerre non à des schismatiques mais bien à des hérétiques, et
il est clair que cette accusation servit à justifier l’entreprise politique qui
consistait à établir un empereur latin et une Eglise romaine dans la ville du
patriarche139.

Administration de l’Empire
Cette conquête de Constantinople ne s’est pas simplement traduite par
un changement de maître, comme tant de fois dans la Rome antique ou
comme lors des révolutions de palais dans cet empire d’Orient. Les Latins
ont fait empereur un homme qui, venu de très loin, ne connaissait la ville
que par ouï-dire, ignorait tout des façons de gouverner, des us et coutumes,
et s’imposait là, à la tête de ses troupes, comme il l’aurait fait n’importe où.
Pour les Grecs, c’était se trouver sous le joug de Barbares parfaitement
étrangers.
De plus, ces Francs n’ont pas gardé grand-chose de l’Empire grec et
l’on ne doit plus parler d’un brillant survivant de celui d’autrefois mais,
pour reprendre la formule de René Grousset, d’« un empire en l’air, sans
base ethnique ni naturelle, ni historique, ni religieuse, improvisé au sein
d’un monde grec et slave absolument hostile et morcelé en un damier
féodal140 ». Les Francs, qui ne pouvaient ou ne voulaient concevoir une
autre façon de gouverner et une autre hiérarchie des pouvoirs que les leurs,
ont imposé leurs propres usages sur les terres conquises jusqu’aux plus
lointaines provinces. Disparus, les provinces et les thèmes, circonscriptions
des empereurs grecs ; les chroniqueurs ne parlent que de duchés, de comtés
et de fiefs. Les barons ont introduit une féodalité importée comme l’avaient
fait les Normands en Italie méridionale et les croisés de Terre sainte :
« Vous aurez des fiefs et puis vous doterez vos gens et ceux qui dépendent
d’eux141. » On envoya très loin de Constantinople – en des provinces que
parfois l’on ne savait même pas situer, dont l’armée des Francs se tenait
encore éloignée, où les gouverneurs grecs étaient toujours en place – des
officiers enquêteurs pour évaluer dans le détail les revenus de chaque
canton et de chaque domaine afin de préparer le cadastre. Vite « on se mit à
travailler à la distribution des terres. Pour les grands seigneurs que l’on
nomme les hauts hommes, on tint compte de la richesse, du nombre des
hommes à l’armée : certains eurent 200 fiefs, certains seulement 60 et celui
qui en avait le moins, eh bien ! il en avait six ou sept et chaque fief valait
300 livres de monnaie angevine ». En fait, ce fut bien souvent affaire de
rapports de forces et de marchandages. Morcellements jusqu’à l’absurde et,
dans l’enthousiasme aveugle, foi en un avenir que l’on croyait maîtriser :
« Le comte de Blois eut le duché de Nicée, l’une des meilleures pièces et
des plus honorables de tout l’empire d’Orient, quoique la terre, outre le
détroit, ne fût pas venue à l’obéissance de l’empereur et tînt encore contre
lui142. » L’empereur Baudouin Ier ne souhaitait sans doute pas voir les hauts
barons occuper des terres et des places fortes trop près de Constantinople ;
il leur céda volontiers des territoires où ils n’avaient encore jamais conduit
leurs troupes, principalement en Asie. C’est ainsi que son frère Henri eut le
« royaume » d’Andremite (Edremit), sur la côte au nord de l’antique
Pergame, et Pierre de Bracheux le « comté » de Konya dont il avait
simplement entendu parler, ignorant que les Turcs occupaient la ville de
Konya depuis près d’un siècle et en avaient fait la capitale d’un sultanat
seldjoukide.

Querelles entre barons. La principauté de Morée


Le partage fait, la prise de possession des fiefs fut, Villehardouin lui-
même ne peut le taire, l’occasion d’abus et de vilaines manières : « Après
que chacun fut établi en ce qui lui était échu, la convoitise qui, de tous
temps, fut la cause de tant de maux, ne les laissa pas longtemps en repos. Ils
se mettaient à faire de grandes levées et pilleries en leurs terres, les uns
plus, les autres moins. Ce qui fut cause que les Grecs commencèrent à les
haïr et à leur vouloir du mal143. »
Boniface de Montferrat refusa tout net de s’établir outre-détroit. Non
sans mal, il obtint le royaume de Salonique que, tout aussitôt, Baudouin Ier
envahit avec toutes ses forces, occupant deux châteaux près de Philippes
que les Grecs lui remirent sans combat, puis il entra en vainqueur dans
Salonique. Sans doute aurait-il pris possession de tout ce royaume s’il
n’avait dû, son armée décimée par les fièvres, reprendre la route de
Constantinople. Boniface de Montferrat, que les croisés avaient pris pour
chef trois ans plus tôt et qui, tout au long, avait semblé conduire l’armée,
devait maintenant reprendre de force ce qui lui revenait du partage. Dès
qu’il se présenta devant le premier château, « les Grecs d’alentour se
rendirent, invités et poussés à cela par les persuasions et la considération de
l’impératrice sa femme [veuve d’Isaac Ange] et, de là, il fit dresser son
camp sous les murs d’Andrinople ». Cette glorieuse prise de possession de
l’Empire, chantée par les chansonniers de l’armée, risquait fort de tourner
en guerre civile. Mais, à Constantinople, le doge et les grands barons firent
céder Baudouin qui, « quelques grosses paroles dites », reconnut avoir été
mal conseillé (septembre 1204). Boniface de Montferrat eut toute sa terre,
Salonique comprise. Ce fut, dès lors, une principauté résolument hors d’un
empire qui, déjà réduit à peu de chose, allait vite en perdre d’autres.
Compagnon de Boniface de Montferrat, Othon de La Roche, seigneur de
Franche-Comté, le quitta dès la possession de Salonique assurée, pour
courir l’aventure vers le sud à la tête d’un parti de chevaliers pas très
nombreux. Il s’empara de Thèbes et d’Athènes, prit le titre de grand-duc et
appela les chevaliers de Terre sainte et de Constantinople à le rejoindre.
Terre d’accueil et de colonisation, ce duché d’Athènes qui ignorait tout des
faits et gestes de l’empereur Baudouin s’était bien peuplé de Latins,
seigneurs des domaines pris aux Grecs. Othon de La Roche le laissa à son
neveu Guy de Ray qui arriva de France avec trois frères et deux sœurs. En
1208, Innocent III fondait l’archevêché d’Athènes qui compta onze évêques
suffragants puis, en 1212, celui de Corinthe avec sept évêchés.
Geoffroi de Villehardouin, neveu du maréchal, avait fait défection à
Zara, entraînant avec lui une forte troupe de chevaliers qui, fidèles à leur
vœu, avaient mis la voile sur des navires affrétés de leurs deniers pour
porter aide aux Francs de Saint-Jean-d’Acre. Quelques mois plus tard, sur la
route du retour vers l’Occident, plusieurs bâtiments, pris dans une tempête,
furent jetés sur la côte du Péloponnèse où Jean Cantacuzène, beau-frère
d’Isaac Ange et empereur déchu, alors en guerre contre les Latins maîtres
de Constantinople, les prit à son service. A la mort de Cantacuzène,
Villehardouin refusa de reconnaître son fils, s’entendit avec Guillaume de
Champlitte, petit-fils du comte Henri de Champagne, et tous deux,
vainqueurs des Grecs au printemps 1205, occupèrent tout le littoral au sud
de Corinthe puis une très large part de la péninsule. Cette autre principauté
latine, enlevée aux Grecs, aux Vénitiens contraints de s’en tenir à la côte
ouest et aux Latins de Constantinople, conquise de vive force sans que
ceux-ci en soient informés, demeura complètement indépendante de
l’empire et prit le nom de « royaume d’Achaïe », et par la suite de
principauté de Morée. Conquête brutale, suivie, bien plus vite et bien mieux
que dans l’empire de Baudouin, d’une réelle occupation du sol et d’une
insertion sociale bien réussie. Villehardouin donna d’abord des terres aux
Hospitaliers, aux Templiers, aux Teutoniques, à l’archevêque de Patras tout
juste installé, puis fonda de toutes pièces douze baronnies comptant
chacune de quatre à vingt fiefs pour des chevaliers qui, presque tous, prirent
femme dans les maisons nobles du royaume de France. Les Villehardouin y
régnèrent de père en fils et ensuite, l’héritage transmis par les filles, la
principauté demeura franque pendant plus de deux siècles, disputée entre
plusieurs lignages d’Occident, angevins et aragonais notamment144.

La résistance des principautés grecques


Les Grecs n’avaient pas tout cédé. Les empereurs et l’usurpateur déchu
avaient trouvé refuge loin de Constan­ti­nople ; assez pour former, eux aussi,
des principautés hors de l’Empire latin. Murzuphle ne s’était pas éloigné de
plus de quatre journées, emmenant avec lui la femme et la fille d’Alexis III
l’usurpateur. « Cet Alexis était lors à une ville nommée Messynople avec
ses troupes et tenait une grande partie des provinces circonvoisines. »
D’autre part, les plus grands seigneurs grecs s’écartèrent çà et là outre les
Détroits, où chacun d’eux se rendit maître de provinces et places qui y
étaient. Murzuphle, pareillement, prit vers ce même temps une ville appelée
Tzurulum qui était à l’obéissance de l’empereur Baudouin ; il la saccagea
entièrement « et en leva tout ce qu’il put y trouver ». Rassemblant leurs
fidèles, accueillant des mécontents, des hommes chassés de Constantinople,
de Salonique et de plusieurs grandes villes, d’autres fugitifs et des membres
de l’aristocratie grecque, bien implantés dans des provinces plus ou moins
éloignées, montraient qu’ils n’avaient nulle intention de céder la place à ces
étrangers latins qui devaient souvent se cantonner en des camps protégés,
incapables de lancer de grandes offensives.
Alexis et David Comnène, petits-fils de l’empereur Andronic Ier
Comnène, maîtres de Trébizonde en avril 1204, avant la prise de
Constantinople par les Latins, avaient fait de la ville la capitale d’une sorte
de principauté qui demeura indépendante pendant plus d’un siècle. Michel
Comnène Doukas, maître de la petite ville d’Arta, s’était proclamé despote
de l’Epire, Etat qui s’étendait sur le nord-est du Péloponnèse et sur une
partie de la Thessalie. Son frère et héritier, Théodore, se faisait appeler
empereur de Thessalonique. La plus forte menace venait d’Asie où les
Francs n’avaient occupé qu’une large bande de terre au sud-ouest des
Détroits. Théodore Ier Lascaris, lié aux Comnène et aux Ange, marié à une
fille de l’empereur Alexis III Ange, s’était enfui de Constantinople et avait
trouvé refuge près de la mer de Marmara puis dans l’Ionie à Nymphée,
cherchant là à s’entendre avec les Génois qui, chassés de Constantinople,
préparaient leur revanche à Chio145. A la tête d’une troupe soldée par les
marchands et les nobles de Gênes, il entra en vainqueur dans Nicée où il se
fit couronner empereur en mars 1208 par le nouveau patriarche grec Michel
Andrianos et accueillit nobles, marchands, chefs de troupes qui fuyaient
Constantinople. Ce fut l’empire de Nicée qui, en 1261, devait, avec les
Génois, chasser Latins et Vénitiens de Constantinople et mettre fin à
l’Empire latin de Constantinople.
Les Francs ne surent pas bien garder cette petite portion de l’ancien
empire : rien ou presque rien en Asie et, en Europe, pas plus loin que
Salonique. Toujours en campagne contre les Bulgares ou contre les Grecs
en rébellion, ils ne reçurent de renforts que de chevaliers qui, en quête de
gros butins mais bien mal informés, abandonnaient leurs fiefs ou leurs
garnisons du royaume d’Acre pour les rejoindre. Dans les premiers temps,
leurs chevauchées hors de la ville, d’un jour ou deux, parfois la nuit,
n’étaient que raids hasardeux, chasses aux grains, aux chevaux et maigres
pillages. Les chefs se voyaient trahis par leurs vassaux qui, en plein combat,
se sauvaient pour gagner un camp retranché ou se réfugier dans
Constantinople. Doutes et désespoirs : au soir d’une dure retraite, cinq gros
navires de Venise levaient l’ancre de leur mouillage de la Corne d’Or,
chargés d’une foule de barons, chevaliers, hommes de pied et valets.
Plusieurs hauts faits d’armes, villes prises d’assaut, batailles gagnées
par la charge d’un parti de chevaliers, ne pouvaient faire oublier de grands
et sombres désastres. Ces empereurs latins souffrirent beaucoup et eurent
bien du mal à seulement établir une dynastie. Baudouin Ier, fait prisonnier
devant Andrinople le 14 avril 1205, mourut chez les Bulgares sans que l’on
n’eût jamais de nouvelles de lui. Lui succéda son frère Henri Ier de
Constantinople qui, veuf d’Agnès de Montferrat morte en 1208, épousa,
pour faire la paix, Maria, fille du khan des Bulgares. A sa mort, en 1216, on
fit empereur Pierre II de Courtenay qui n’était pas en Orient. Il fut sacré à
Rome par le pape Honorius III. Malgré ses efforts, il ne parvint jamais à
Constantinople : fait prisonnier l’année suivante par Théodore Ange, il
mourut en prison en 1219. Son frère aîné refusa la couronne et son fils,
Robert de Courtenay, régna pendant près de dix ans. Enfin, le frère de celui-
ci, Baudouin II, demeura empereur bien plus longtemps mais fut chassé par
les Grecs et par les Génois en 1261.

La « Romanie vénitienne »
Dans les mêmes années où cet empire latin d’Orient, réduit à quelques
territoires, peinait à les conserver au prix de tant de pertes en vies humaines,
celui de Venise s’affirmait en bonne voie et ne cessait de s’accroître. La
prise de Zara et la forte implantation dans Corfou et d’autres îles voisines
firent de l’Adriatique un lac vénitien dont ils contrôlaient tous les trafics,
rejetant les Hongrois loin du littoral tout en portant de rudes coups aux ports
des Pouilles. Leur empire d’Orient, qu’ils appelaient la « Romanie
vénitienne » pour lui donner plus d’éclat et rappeler le temps où Venise était
intimement liée à l’Empire romain de Constantinople, ne fut certes pas le
fait d’une déviation. Depuis plus d’un siècle, ils s’étaient installés, quelques
marchands d’abord puis une véritable colonie de peuplement, dans
Constantinople même, sur les rives de la Corne d’Or où leurs
établissements, bénéficiaires d’une forte autonomie, l’emportaient sur tous
les autres, pisans, génois, catalans et provençaux. Principaux acteurs de
cette entreprise en 1202, ils furent d’abord les seuls puis les plus actifs à
vouloir la mener loin de la Palestine. Sans eux les « croisés » n’auraient pas
quitté les rivages d’Occident. Ils le firent bien payer. Baudouin Ier,
empereur, obtenait le quart de l’Empire grec de Constantinople, le reste, les
trois quarts, fut partagé entre Francs et Vénitiens, ceux-ci devenant, selon
les mots qu’ils ne manquaient jamais de rappeler, « seigneurs d’un quart et
demi de l’Empire grec ». A Constantinople, ils prirent d’autorité, sans se
soumettre au partage, toutes les échelles de la Corne d’Or, plusieurs des
plus riches palais, Sainte-Sophie et presque toutes les églises, y installant
les prêtres venus à bord de leurs vaisseaux et d’autres, bien plus nombreux,
qui quittèrent en hâte leurs paroisses de la Sérénissime.
En fait, incapables, faute de troupes embarquées, de faire valoir leurs
droits sur de larges territoires, les Vénitiens ne se sont implantés qu’au long
des côtes. Ainsi à Coron et à Modon, qui devinrent des escales pour leurs
routes de mer vers l’Orient. Cependant, leurs galères, vaisseaux de combat
maintenant disponibles, firent la course et la guerre dans les mers du Levant
méditerranéen. Ils attaquaient les îles mal gardées, sans rendre compte ni à
l’empereur ni même au doge, gardant tout pour eux, certains bientôt promis
au triste sort des aventuriers, d’autres, plus heureux, secourus par des
comparses et trouvant des alliés chez les Grecs, puis s’imposant en maîtres
dans les villes ouvertes. Marco Sanudo mena sa flotte à l’assaut de Naxos
puis, occupant toutes les Cyclades, il prit le titre de « duc de l’Archipel » et
fit ses parents et ses proches seigneurs d’Andros, de Santorin, de Tinos, de
Mykonos et, au lendemain d’un raid plus hardi, fit, sans doute pour se faire
pardonner, présent des Sporades à des parents du doge. Les troupes de
mercenaires à la solde du doge Dandolo allèrent loin vers le sud, jusqu’en
Crète ; débarqués, elles n’occupèrent que quelques plages, assez pourtant
pour attendre des renforts de Venise qui, malgré une dure résistance des
Grecs sous la conduite de leurs seigneurs les archontes, finirent par occuper
toute l’île quelques années plus tard.

La quatrième croisade : déviation ou dislocation ?


Pour parler de cette étonnante entreprise que fut la quatrième croisade,
le mot de « déviation » fut inventé après coup, vraisemblablement par des
auteurs de manuels pour l’enseignement qui insistaient sur ce qui paraissait
s’imposer comme le plus important, à savoir la prise de Constantinople par
des Latins. Mais qui lit les deux principaux chroniqueurs du temps voit bien
que ceux-ci, certainement bien informés, disent que l’armée fut non déviée
mais « disloquée », nombre de chevaliers refusant de se mettre au service
des Vénitiens pour aller porter secours aux Francs de Terre sainte.
D’origines très différentes, n’ayant pas du tout joué le même rôle pendant
l’expédition et, par la suite, dans la mise en place et le gouvernement de cet
empire latin d’Orient, les témoins s’accordent pourtant pour déplorer ce
qu’ils appellent sans manifester d’états d’âme de malheureuses défections.
L’on ne vit, à Venise, arriver que le tiers de ceux que l’on attendait. Ces
hommes ne manquèrent pas de faire connaître leurs embarras, leur quasi-
misère et la façon dont les Vénitiens, qui les avaient fait camper comme en
quarantaine sur le Lido, les traitaient. La nouvelle de leur détresse et de la
forte somme d’argent qu’ils devaient encore rassembler, plutôt que de leur
valoir des renforts, en découragea beaucoup, surtout parmi les pauvres qui,
se sachant incapables de payer leur passage, rebroussèrent chemin pour
rentrer chez eux. Plusieurs groupes de seigneurs et de chevaliers
cherchaient à prendre la mer à Marseille, à Gênes ou dans les ports de
l’Italie méridionale, là où ils paieraient sans doute moins et, en tout cas, ne
seraient pas au service des Vénitiens. Des messagers, conduits par le comte
Hugues de Saint-Pol et par Villehardouin, allèrent à leur rencontre pour les
supplier d’« avoir pitié de la terre d’outre-mer et leur montrer qu’aucun
autre passage ne pouvait être meilleur que celui de Venise ». Ceux qu’ils
rencontrèrent à Pavie se laissèrent convaincre et c’est ainsi que « beaucoup
de bons chevaliers et de bonnes gens tournèrent vers Venise, qui autrement
s’en seraient allés par d’autres ports et par d’autres chemins ». De fait,
Louis, comte de Blois, qui, arrivé en Italie, hésitait encore sur la route à
prendre, rejoignit Venise et fut, tout au long de l’aventure, l’un des plus
hauts barons que les deux chroniqueurs citent à tout propos. Mais d’autres,
avec Renaud de Dampierre et Henri de Longchamp, accompagnés de
nombreux vassaux, sergents et hommes de pied, au total plusieurs centaines
d’hommes, firent une halte à Plaisance où une confrérie accueillait et
conseillait les pèlerins en route vers Compostelle ou vers Rome, et, de là,
allèrent chercher un embarquement à Brindisi. D’autres encore, plus
nombreux sans doute, criant fort lors des conseils, affirmant ne pas vouloir
trahir leur serment et faire la guerre aux chrétiens de Zara ni se mettre sous
le commandement des Vénitiens, qui, on le voyait bien, allaient faire de
cette armée ce qu’ils voulaient, prirent la mer au hasard de bonnes fortunes
pour aller en Syrie au plus droit possible. Malade ou peut-être blessé lors du
naufrage de son navire au départ, Etienne du Perche demeura avec les siens
longtemps à Venise et, en mars 1201, alla lui aussi trouver un port dans les
Pouilles.
D’une noble, riche et déjà illustre famille de Champagne, Geoffroi de
Villehardouin, maréchal de France en 1190, fut, on l’a vu, l’un de ceux qui,
après le mort de Thibaud III de Champagne, engagèrent les barons à
prendre pour chef Boniface de Montferrat. Il fut l’un des six mandés à
Venise pour négocier le contrat d’armement de la flotte et, plus tard, à
Constantinople, l’un de ceux qui allèrent exiger que l’empereur Isaac Ange
tienne ses promesses. Homme le plus distingué du conseil des barons
chrétiens et le plus sage de l’armée, il demeura jusqu’à sa mort, en 1213,
non seulement témoin privilégié mais conseiller du futur Baudouin Ier146.
Nul autre ne pouvait aussi bien que lui parler de l’entente et des tractations
avec les Vénitiens et de ce qui se disait dans les assemblées. Maréchal de
France et de Romanie, résolument partisan de ce reniement du serment des
barons, il ne donne pas la parole à ceux qui crient au scandale et refusent de
suivre l’armée jusqu’à Constantinople mais ne cesse de les montrer
agressifs, menaçant sans cesse ou de rentrer chez eux ou de partir vers Acre
par leurs propres moyens. Il les condamne durement, les accusant d’avoir
manqué à l’honneur et d’avoir trahi la cause des vrais chrétiens : « Ha ! que
ce fut grand malheur que ceux qui allèrent chercher d’autres ports, ne
vinrent joindre cette armée. Sans doute l’honneur de la chrestienté en eust
été relevé et la force des Sarrasins abattue. » Lui-même fut, avec trois autres
grands seigneurs, envoyé vers les pèlerins qui allaient s’embarquer en
d’autres ports que Venise, « pour les exhorter à poursuivre l’entreprise et les
prier d’avoir compassion de la terre d’outre-mer et, surtout, de ne chercher
aucun passage autre que celui de Venise comme ils le devoient ». C’est par
cette application à faire honte aux fidèles et à se justifier sans vergogne que
l’on peut prendre conscience de l’importance de ces abandons. Sur les vingt
chevaliers de Champagne qui avaient pris la croix en 1201 et 1202, neuf
seulement étaient présents sous les murs de Constantinople.

A Zara, l’abbé du Val de Cernay, un des chefs les plus hostiles à donner
l’assaut, menaça d’excommunication ceux qui iraient combattre ces
chrétiens, sujets du roi de Hongrie. Plus tard, alors que les habitants et le
doge Dandolo avaient conclu une reddition sans condition, plusieurs chefs
vinrent parler aux députés de la ville : « Pourquoi voulez-vous ainsi vous
rendre ? Soyez certains de la part des pèlerins qu’ils n’ont aucun dessein de
vous attaquer ; tenez-vous sereins de ce côté. Si vous pouvez vous défendre
des Vénitiens, vous êtes sauvés. » Zara prise, un bon nombre de Francs ne
supportèrent pas la tutelle imposée par le doge : « Le troisième jour, survint
un grand désastre et un insigne malheur par une querelle qui commença sur
le soir entre les Vénitiens et les Français. On courut de part et d’autre aux
armes et la meslée fut si sanglante qu’il n’y eut ni rue ni carrefour où l’on
n’en vînt aux mains à coups d’espées et de lances, d’arbalestres et de dards ;
en sorte que plusieurs y furent navrez et mis à mort. Ce qui obligea les
barons qui ne voulaient pas que ce mal passât plus outre de se jeter à la
traverse, venant tous armez au milieu de la meslée ; toutefois, à peine
avaient-ils séparé les mutinez en un lieu que le conflit reprenait en un
autre ; lequel dura bien avant dans la nuit. Peu s’en fallut que l’armée n’eust
été détruite et perdue147. » La défection de Renaud de Montmirail s’inscrit
dans un vaste mouvement d’abandon que Villehardouin dit avoir été d’un
millier d’hommes, tant de hauts hommes comme Simon IV de Montfort148
et son frère Guy qui, avec leurs fidèles vassaux, rejoignirent les troupes
hongroises qui n’avaient pu venir au secours de Zara, que nombre de petites
gens, vrais pèlerins. De ceux-ci, 500 périrent lors d’un naufrage et d’autres,
qui s’étaient enfuis la nuit par des chemins de bois et de montagne et dont
on a perdu la trace, furent sans doute capturés par des brigands, promis à de
dures misères et emmenés pour la vente sur les marchés d’esclaves. Enfin,
toujours à Zara, alors que la flotte vénitienne allait lever l’ancre,
Enguerrand de Boves, seigneur de fiefs près d’Amiens, quitta le camp avec
son frère Hugues « et tout ce qu’ils purent emmener des gens de leur
pays ».
A Corfou, vingt nobles de plusieurs comtés, Cham­pagne et Saint-Pol
notamment, s’assemblèrent si nombreux « que l’on peut dire que la moitié
du camp était de leur faction pour prêcher la rébellion ». Ils pensaient
mander plusieurs des leurs à Gautier III de Brienne pour que celui-ci, alors
en campagne en Italie du Sud, leur envoie des navires pour les mener à
Acre. Priés à genoux par Baudouin de Flandre, futur Baudouin Ier de
Constantinople, et par Boniface de Montferrat, ils finirent par céder,
exigeant cependant de ne combattre dans cette armée que pendant quatre
mois ; après quoi, et où qu’ils soient, dans les quinze jours, à la Saint-
Michel (le 29 septembre 1203), une flotte de bons navires marchands devait
les conduire tous en Orient.
D’autres défections, sans doute plus importantes, furent celles des
chevaliers qui, plutôt que de rejoindre Venise, armèrent ou louèrent une
flotte pour gagner directement la Terre sainte. Dès l’été 1202, plusieurs
nobles s’étaient embarqués à Marseille sur des navires affrétés de leurs
deniers pour les conduire directement en Terre sainte149. Ils n’étaient pas
une petite poignée d’hommes. Villehardouin s’en plaint amèrement,
affirmant : « Tandis que les nôtres étaient devant Constantinople, la flotte de
Flandre qui avait séjourné tout l’hiver au port de Marseille passerait en
Terre sainte en plus grand nombre que ceux qui étaient avec nous. » Ils
devaient rejoindre l’armée à Modon mais ce rendez-vous fut manqué : ou
ils n’y allèrent pas « parce qu’ils redoutaient, eux et maints autres, le grand
péril où ceux de Venise s’étaient engagés », ou ils arrivèrent trop tard et
purent dire qu’ils n’avaient aucune nouvelle de leur comte. A Marseille, où
ils firent grande halte tout l’hiver, se trouvait une princesse grecque,
Théodora150, fille d’Isaac Ange qui naguère s’était proclamé « empereur »
de Chypre. Cette princesse, qui avait déjà vécu plus d’une aventure, trouva
des alliés prêts à la suivre en épousant un chevalier de la flotte flamande.
Une partie de cette flotte croisait au plus près de la côte d’Afrique, pillant
çà et là, lançant même un raid contre Tripoli, mais le plus gros des
bâtiments et des chevaliers gagna directement l’Orient où le roi Amaury II
de Jérusalem leur interdit de débarquer à Chypre. Ils jetèrent l’ancre à Acre
le 25 avril 1203. En route, à Marseille ou un peu plus loin en une autre
escale, ils avaient été rejoints par un fort contingent de chevaliers et
d’hommes d’armes bourguignons conduits par l’évêque d’Autun et de
nombreux seigneurs de France qui, tels Guy IV comte du Forez, Hugues de
Chaumont, Gautier et Hugues de Saint-Denis, avaient eux aussi fait
sécession. D’autres, avec Renaud de Dampierre, Henri de Longchamp et
Vilain de Neuilly, passèrent les Alpes pour chercher un embarquement à
Brindisi.
Véritable « déviation », entreprise qui ne pouvait en aucune façon
s’inscrire dans un secours aux chrétiens de Terre sainte ni dans le service de
Dieu, l’expédition en Sicile fut, elle, prêchée ou du moins encouragée par le
pape. En 1197, l’empereur Henri VI avait déjà gardé avec lui plusieurs
centaines de chevaliers pour mettre la main sur l’Italie méridionale, privant
d’autant l’armée qu’il avait mandée en Orient. Seulement cinq ans plus tard,
le pape Innocent III, élu en 1198, donna tout son appui à Gautier III de
Brienne qui, tout juste marié à Elvire, fille de Tancrède de Lecce, en
revendiquait l’héritage. Investi solennellement à Rome d’une part de cette
succession, riche d’un trésor de guerre de 1 000 livres, fruit de
l’engagement de sa terre de Brienne, mais accompagné seulement d’une
centaine de chevaliers, Gautier fit campagne et réussit à se concilier un fort
parti de nobles napolitains. Il remporta deux batailles, contre les partisans
du jeune Frédéric II151 et contre des bandes de brigands menées par un
aventurier, Diebold de Vohburg, à Capoue en 1201 et à Cannes la même
année, mais, à Sarno, le 11 juin 1205, il fut cerné. Fait prisonnier, il mourut
en prison152.
Cette « dislocation » de l’entreprise que les barons de Constantinople ne
cessent de condamner, se disant trahis, a-t-elle apporté de grands renforts
aux Francs de Terre sainte ? Faut-il le croire ou plutôt penser que, n’ayant
aucun moyen de chiffrer les effectifs, Villehardouin, lorsqu’il cite de hauts
chiffres, voulait davantage accuser de « trahison » les chefs de ces troupes
dissidentes et, du même coup, glorifier l’exploit de ceux qui, si peu
nombreux, s’étaient emparés d’une cité reine de l’Orient, si peuplée et si
bien défendue ? En 1974, trois auteurs d’un long article intitulé « La
majorité oubliée », étudiant les raisons de ces départs ou renoncements, les
chefs et leurs parcours, semblent bien confirmer les dires du chroniqueur
partisan153. Personne ne pourrait vraiment donner des chiffres et affirmer
que ces barons et grands seigneurs qui ont refusé d’aller attaquer des villes
peuplées de chrétiens représentaient vraiment la majorité de ceux qui, en
1201 et 1202, avaient prix la croix en Champagne et en Flandre. Mais le
titre choisi à dessein attire fort justement l’attention sur ces entreprises qui,
souvent oubliées dans nos livres, montrent que ce que l’on a pu appeler
l’esprit de croisade menait encore des hommes à tenter l’aventure en Orient.
Amaury II fut bien embarrassé de voir arriver par vagues successives
ces chevaliers et ces pèlerins armés qui criaient bien haut leur volonté de
faire campagne sans attendre, alors qu’il ne songeait qu’à maintenir la paix
avec les musulmans du Caire. Ces nouveaux venus, refusant de renforcer la
garde des châteaux, se lancèrent seuls dans l’aventure d’une guerre contre
les musulmans. Renaud de Dampierre eut nombre de compagnons tués au
combat et lui-même, fait prisonnier, demeura ensuite trente ans dans les
geôles d’Alep. D’autres rembarquèrent aussitôt pour l’Italie ou se firent
engager par l’un des prétendants qui se disputaient le royaume d’Arménie.
Plus nombreux peut-être furent ceux qui, dès la prise de Constantinople,
reprirent la mer pour aller participer au partage des terres et porter à
l’empereur latin un supplément d’hommes. Déjà, dans l’hiver 1204, une
flotte s’était ancrée sur les rives du Bosphore portant, avec Renaud de
Montmirail et Etienne du Perche, plusieurs barons qui, ayant en 1202 refusé
de suivre l’armée, avaient échoué dans leurs entreprises en Terre sainte et
revenaient d’une expédition près d’Antioche où beaucoup des leurs avaient
péri.
Ni le pape, ni les évêques, ni les moines n’ont prêché pour que les rois
et les princes s’arment pour secourir cet Empire latin si fragile, hasardé en
terre hostile. Si bien que la conquête de Constantinople enlevait aux Francs
de Terre sainte tout espoir de recevoir d’importantes aides tant en hommes
qu’en argent. Baudouin Ier, empereur, offrait par lettres et messages des
terres à ceux de Palestine qui viendraient le rejoindre : « Il manda en la terre
d’outre-mer et fit crier par toute la terre que qui voudrait avoir terres, qu’il
vint à lui. Il y alla bien à cette voie jusqu’à cent chevaliers de la terre de
Syrie et bien d’autres jusqu’à dix mille154. » Comment résister à la tentation
de troquer une existence pénible et dangereuse contre l’eldorado du
Bosphore et de Morée et où, au lieu des terribles guerriers turcs et kurdes,
on n’aurait à combattre que des Grecs efféminés ? Ces abandons de la
défense des Etats francs de Palestine prirent une telle ampleur que le pape
s’en émut, et de sermonner son légat Pierre Saint-Marcel qui avait
abandonné lui aussi Acre pour courir à Constantinople : « Voilà la Terre
sainte, par le fait de votre départ, vidée d’hommes et de moyens de défense.
Votre mission n’était pas de prendre Constantinople mais de protéger les
débris du royaume de Jérusalem et de recouvrer ce que l’on avait perdu155. »
En 1261, au terme d’un second siège, Constanti­nople tombait aux
mains des Grecs, entraînant le départ pour la France de Baudouin II et la fin
officielle de l’Empire latin. Cependant, la présence latine en Orient n’en
demeurait pas moins réelle, à Jérusalem.
V
Le royaume latin de Jérusalem : un bastion
assiégé (1210-1295)

La reprise en main de ce royaume latin se fit pour une bonne part grâce
à une diplomatie plus entreprenante, à une bien meilleure connaissance de
l’Orient musulman au moment où les chrétiens tentaient plusieurs
campagnes d’évangélisation, alors qu’au Caire comme à Damas les héritiers
de Saladin s’affrontaient en d’incessantes querelles, cherchant des alliés
chez les Francs et, plus ordinairement, contraints de négocier des trêves qui,
d’abord conclues pour quelques années, furent renouvelées au point
d’établir un état de paix.

La cinquième croisade
En 1213, le pape Innocent III, qui, deux ans auparavant, avait sollicité
l’aide et le concours des chrétiens de Géorgie, proclamait une bulle pour
rappeler la captivité de Jérusalem et appelait à s’armer pour se rassembler et
prendre la route. Il s’agissait d’aller combattre en Orient pour sauver ce qui
restait encore du royaume latin. Les prédicateurs, dont la chronique et
l’histoire ont surtout retenu les noms de Robert de Courçon pour le
royaume de France et d’Olivier de Paderborn pour la Flandre et la
Rhénanie156, étaient très actifs. Assurant que ceux qui venaient les entendre
obtiendraient les mêmes mérites et la même protection de l’Eglise que ceux
qui prendraient la croix, leurs prêches attiraient des foules considérables, et
l’on vit alors s’engager à partir des pauvres gens incapables de porter des
armes et de payer leur passage, sans compter des vieillards et des infirmes,
ce qui fut par la suite sévèrement condamné.
Les départs ne tardèrent pas mais, comme pour les dissidents qui firent
défection en 1203-1204, ce ne fut pas une seule et grande armée
rassemblant plusieurs milliers d’hommes sous un seul commandement,
mais des troupes de quelques centaines de chevaliers de plusieurs contrées
et débarquant en vagues successives. Ils ne s’étaient pas vraiment
rassemblés mais avaient tout de même reconnu pour chef Jean de Brienne,
qui avait pris le titre de roi de Jérusalem après avoir épousé en 1212 Marie
de Montferrat, fille de Conrad et d’Isabelle de Jérusalem.
Le comte de Hollande, des chevaliers de Rhénanie et de Flandre avaient
armé plusieurs nefs et, par un grand périple, après une longue halte au
Portugal pour aider à prendre une place forte, Alcácer do Sal, encore aux
mains des musulmans, avaient croisé pendant plusieurs semaines en
Méditerranée avant d’atteindre les côtes de Syrie. Le duc Léopold VI
d’Autriche et d’autres seigneurs de Rhénanie étaient allés s’embarquer à
Split, en Croatie, tandis que le roi André de Hongrie s’était assuré du
concours d’une flotte vénitienne, après avoir accepté la perte de Zara. Logés
dès leur arrivée dans des camps près d’Acre, les hommes étaient si
nombreux, chevaliers, écuyers et sergents d’armes, que l’on ne pouvait tous
les nourrir. Nombreux furent ceux qui rembarquèrent aussitôt, tandis que
d’autres, incapables de trouver ou de payer un passage, razzièrent ici et là.
En fin de compte, ces entreprises, pourtant considérables, n’avaient pas fait
plus que participer au renforcement des châteaux et à la construction d’une
solide forteresse, Château-Pèlerin, qui, vers le sud, barrait la route aux
Egyptiens. En un second temps, en 1217, toujours en vagues échelonnées,
avaient débarqué les Anglais du comte de Chester, les Italiens que l’on
appelait des Lombards, ceux d’Eudes de Bourgogne, des comtes de Nevers
et de La Marche, puis ceux d’Hugues de Lusignan et du duc Léopold VI
d’Autriche, qui avait dû donner 6 000 marcs d’argent aux chevaliers
Teutoniques pour armer ses hommes.
Ces barons et chevaliers ne partaient pas, comme l’avaient fait ceux de
la première grande entreprise en 1096-1097, en abandonnant tout derrière
eux pour longtemps, certains mêmes prêts à s’établir et fonder une dynastie
sur les terres et les villes conquises. Nombreux furent ceux qui, répondant à
l’appel du pape et des prédicateurs en 1215, avaient fait vœu de ne
demeurer que deux années en Terre sainte. Le voyage par mer leur prenait
bien moins de temps que les longs cheminements d’autrefois, et l’on vit ces
années-là nombre de seigneurs, parmi les barons mêmes, revenir une ou
deux fois en Orient après leur retour. Et, tout aussi souvent, un fils y aller
après le père et le cadet après l’aîné.
On ne peut parler, comme l’ont fait des chroniqueurs enthousiastes au
sujet de la première expédition, d’une levée d’hommes dans toute la
chrétienté d’Occident. Ces entreprises que les auteurs de nos manuels, pas
vraiment sûrs de n’avoir rien oublié et mettant ensemble des entreprises tout
à fait distinctes, s’appliquent à désigner d’un bloc sous le nom de
« cinquième croisade » n’ont rassemblé des hommes que de quelques pays :
ceux du Nord, de l’Angle­terre, de la Rhénanie, les vassaux ou alliés de
l’empereur en Italie et, pour la France, essentiellement ceux de Flandre,
Champagne et Bourgogne. Personne ou presque du domaine royal, de
Normandie et des duchés ou comtés au sud de la Loire. C’était, il est vrai,
au moment des expéditions contre les Albigeois, mais l’on peut aussi penser
que quelques hauts barons, toujours venus de ces grands fiefs, s’étaient en
somme mis d’accord, scellant ententes et alliances, pour intervenir seuls
dans cette défense du royaume latin de Jérusalem.
Ils avaient rejoint le roi de Jérusalem Jean de Brienne, qui, en mai 1217,
avait ancré sa flotte et dressé ses camps sous les murs de Damiette. C’était
sans doute, comme au temps du roi Amaury, dans l’espoir de porter de
rudes coups aux musulmans en contrôlant le trafic sur le Nil et pour
échanger les villes et terres conquises contre un royaume de Jérusalem qui
serait de nouveau chrétien. Mais on parlait aussi des malheurs des chrétiens
d’Egypte de la même façon que naguère de ceux de Jérusalem. En une lettre
adressée au pape, le patriarche d’Alexandrie disait les malheurs de ces
chrétiens : « Les archevêques et les évêques, les prêtres et les clercs et tous
les chrétiens qui sont en Egypte adressent à Votre Sainteté leurs
supplications mêlées de soupirs et de larmes. Nous n’avons point de
chevaux dans nos maisons, ne pouvons porter nos morts à travers la ville
avec la croix ; si une église chrétienne vient à tomber par quelque accident,
nous n’osons point la réédifier d’aucune manière. Depuis quatorze ans,
chaque chrétien d’Egypte paie le “dzézieh” que les Latins appellent “tribut”
et qui est d’un besant d’or et de quatorze karoubas157 ; s’il est pauvre, on le
jette en prison et il ne peut en sortir qu’en acquittant le tribut. Les chrétiens
sont en si grand nombre en Egypte que, chaque année, il faut payer au
Trésor du sultan dix mille besants sarrasins d’or, monnaie de Babylone. Que
vous dire de plus lorsque les chrétiens sont employés aux ouvrages les plus
avilissants et les plus bas, même à nettoyer les places de la ville […]. De
même que les saints attendaient, avant la venue du Christ, la rédemption et
la délivrance des hommes par le Fils de Dieu, ainsi nous soupirons après
l’arrivée de votre fils l’empereur158. »
Mais les négociations échouèrent et Damiette, bien défendue par de
puissants remparts, résista longtemps et ne tomba que le 5 novembre 1219.
Riches d’un énorme butin, les Francs ne pouvaient s’entendre, opposés en
deux partis qui se disputaient pour la mainmise sur la cité et la répartition
des palais et des grandes maisons. Jean de Brienne retourné à Acre, le légat
pontifical, Pélage, évêque d’Albano, s’imposait en chef. Il avait exigé que
l’on donne l’assaut à la ville avant l’arrivée des chevaliers allemands et
italiens rassemblés dans les Pouilles par l’empereur Frédéric II. Assuré,
pensait-il, de l’aide du roi chrétien de Géorgie et du roi d’Ethiopie, il
croyait en la déroute, peut-être même en la disparition des Etats musulmans
dans cette partie de l’Orient et voulait voir le Delta occupé pendant de
longues années par les Francs.
Dans Damiette où, pour se faire payer l’armement de leurs navires, les
Vénitiens disputaient les plus riches palais aux hommes du roi de
Jérusalem, aux Templiers et aux Hospitaliers, ce n’étaient que discordes. Et
l’on ne s’entendait sur rien. En ces jours de grande chaleur, souffrant de
fièvres, manquant de vivres alors que les ennemis avaient détruit les
barrages sur le bras du fleuve, les nouveaux maîtres de la cité, encerclés de
toutes parts, l’abandonnèrent sans combattre et, le 30 juin 1221, signèrent
une trêve de huit ans, en fait une capitulation qui leur valut aussitôt un bon
ravitaillement puis la libération des prisonniers. L’entreprise égyptienne,
dite depuis lors « du légat Pélage », se soldait, comme plusieurs autres, par
un échec retentissant.

Frédéric II et la sixième croisade


Lors de la croisade précédente, l’empereur Hohen­staufen avait annoncé
son intention d’y participer mais avait sans cesse retardé son départ.
Menacé d’excommunication par le pape Honorius III (élu en juin 1216), il
l’avait annoncé pour 1219 puis, cette année passée, négociant avec Jean de
Brienne, préparant de solides appuis et une forte implantation des
Teutoniques en Terre sainte, il s’engageait à nouveau pour juin 1225. Cette
année-là, il épousait Isabelle, fille de Jean de Brienne et de Marie de
Montferrat, héritière du royaume de Jérusalem. Le mariage par procuration
fut célébré à Tyr, en Syrie, et il se fit couronner roi de Jérusalem en Italie, à
Foggia, exigeant l’hommage de tous les barons et chevaliers de Terre sainte.
Malgré les promesses certifiées lors de la cérémonie, Jean de Brienne devait
abandonner tout droit au titre. Une fois de plus, l’empereur donna une date,
le 15 août 1227, assurant qu’il prendrait la mer à la tête de plus de
1 000 chevaliers et demeurerait au moins deux ans parti. Le 8 septembre, il
s’embarque dans un port des Pouilles mais, quelques jours plus tard, se dit
malade et revient en Italie, encourant l’excommunication du pape
Grégoire IX (élu l’année même). En avril suivant, il envoie un important
détachement d’Allemands et d’Italiens commandés par Ricardo Filangieri,
l’un de ses fidèles souvent associé au gouvernement de l’Italie méridionale,
tandis que lui-même ne prend la mer en grande pompe, ne faisant rien
ignorer du départ, que le 28 juin 1228, sept ans après avoir pris la croix. Il
n’a avec lui que quelques centaines de chevaliers mais, bien
qu’excommunié, est tout de même empereur incontesté, roi de Jérusalem et
toujours assuré de bien tenir en main, malgré les efforts et les intrigues du
pape, cette Italie méridionale, base avancée pour le rassemblement des
troupes et le ravitaillement.
De leur côté, les musulmans, à Damas et au Caire, appelaient à résister,
à se rassembler et faisaient courir toutes sortes de bruits sur les divisions et
les querelles entre chrétiens. L’un d’eux, le lettré Yafai, disait que des
hommes d’un vaisseau venu de Sicile et d’Alexandrie avaient annoncé que
le pape, irrité contre l’empereur, avait engagé trois familiers du prince
allemand pour le tuer pendant la nuit, sous prétexte qu’il était musulman de
cœur. Il leur avait donné d’avance ce que Frédéric II possédait en Italie.
L’empereur, averti du complot, fit coucher l’un de ses gardes dans son lit et
se cacha avec 300 soldats. Les trois assassins se jetèrent sur le garde et le
poignardèrent. Frédéric fit écorcher les félons. On remplit leurs corps de
paille et on les pendit à la porte du palais. Un autre lettré, Makrigi, affirmait
qu’il avait appris qu’une ambassade du pape avait été reçue par le sultan du
Caire159.
Un arrêt à Chypre retarde l’empereur sur sa route. Bien accueilli par
Jean d’Ibelin, héritier de l’île après la mort de Philippe d’Ibelin, il l’invite à
un grand dîner, avec son beau-frère, Gautier III, comte de Césarée, et le
comte de Salonique Démétrios de Montferrat, le fils de Boniface. « Mais, la
veille, pendant la nuit, il fait secrètement percer un passage dans le mur
d’une chambre qu’il occupe dans un palais de Limassol, et fait entrer plus
d’un millier d’hommes d’armes, sergents, arbalétriers et marins de sa flotte,
tous aussitôt logés dans les étables, les portes soigneusement fermées […]
et, disant lui-même comment placer tout un chacun, fait désarmer tous les
Ibelin et les traite comme de simples prisonniers160. »
Frédéric II arrive à Acre le 7 septembre mais ne demeure que les cinq
mois d’hiver en Orient, reprenant la mer en avril suivant. Fort de l’appui
des Teutoniques dont il renforce de façon délibérée les implantations et les
moyens d’agir, il peut, avec le grand maître Hermann de Salza, agir là où il
veut. Il impose ses décisions sans le secours des deux autres ordres
militaires, Hos­pi­ta­liers et Templiers. Suzerain de l’Arménie et de Chypre, il
ne trouve devant lui que Gérald de Lausanne, grand maître des Hospitaliers
et patriarche de Jérusalem, qui s’applique à suivre les instructions du pape
et veille à ce que trop d’accommodements avec les musulmans et les Grecs
ne nuisent pas à l’Eglise latine d’Orient. Sans doute décidé dès le départ à
ne pas lancer une grande offensive, l’empereur veut obtenir une paix qui,
sans même combattre, serait un succès. Il s’emploie vite à user des
querelles entre le sultan du Caire et celui qui, non sans mal, s’était installé à
Damas. La campagne de Frédéric II se limitera à quelques démonstrations
de force, telles la reconstruction des murs de Jaffa et une lente et prudente
avancée d’un gros parti de chevaliers sur la route de Jérusalem.

Jérusalem à nouveau capitale d’un royaume latin


La trêve du 18 février 1229, signée pour dix ans à Jaffa avec le sultan
du Caire, excluait les comtés d’Antioche et de Tripoli et les terres, villes et
châteaux du Temple et de l’Hôpital. Jérusalem pouvait reconstruire ses
défenses et redevenait capitale d’un royaume chrétien. Nazareth et
Bethléem en faisaient partie, l’une et l’autre réunies à la grande ville par
une route réservée et protégée. Cet accord fut sévèrement contesté par le
patriarche qui, n’ayant été consulté à aucun moment, dénonça tous les
mauvais procédés de Frédéric II, l’accusa de trop de complaisance envers le
sultan d’Egypte et montra tout ce que cette paix comportait d’insuffisant et
de dangereux pour les chrétiens. En une lettre adressée au pape et à toute la
chrétienté, long plaidoyer pour accuser l’empereur d’islamophilie, il dit que
l’on ne pouvait rien attendre de bon d’un homme qui se comportait en
maître, ne consultant personne, faisant fi de ce que pouvaient penser les
hommes d’expérience, allant au plus pressé, sans avoir eu la vraie volonté
de combattre les armes à la main : « La conduite de l’empereur en Orient,
étonnante et déplorable, doit être connue de tous les chrétiens. Du début
jusqu’à la fin, au grand désavantage de la cause de Jésus-Christ et de la foi
chrétienne, de la semelle de ses souliers jusqu’à sa tête, il n’a montré sens
commun et est venu, excommunié, sans argent et avec à peine quarante
chevaliers, en espérant dépouiller les habitants de Syrie. Il est d’abord allé à
Chypre, où, de façon très discourtoise, il s’est saisi de Jean d’Ibelin et de
ses fils qu’il avait invités à sa table pour parler ensemble du pays mais qu’il
a retenus comme il l’aurait fait de prisonniers. De là, il est passé en Syrie.
Et là, dès les premiers jours, il harangua une foule de gens insensés et
envoya un messager au sultan pour lui demander de faire la paix. Conduite
qui le rendit méprisable aux yeux du sultan et de ses sujets qui apprirent
qu’il n’était pas à la tête d’une grande armée. Sous le prétexte d’aller
défendre Jaffa, il prit la route du sud, pour être plus proche du sultan et
négocier plus aisément cette paix ; il obtint une trêve. Après de longues et
mystérieuses conférences, sans que quiconque vivant dans la terre ait été
convoqué, il annonça que la paix avait été conclue et il prêta serment pour
tous les articles de cet accord. »
De Terre sainte, l’empereur fit savoir ce que cette paix, négociée par lui,
apportait aux chrétiens. Dans une lettre adressée au roi Angleterre, il dit que
« les pèlerins auront libre passage, aller et retour, au Saint-Sépulcre ; les
Sarrasins de ce pays, qui ont le temple en grande vénération, peuvent s’y
rendre en pèlerins pour y prier selon leurs coutumes et permettent aux
chrétiens de s’y rendre, en petit nombre et sans armes, à condition de partir
aussitôt faites leurs dévotions […]. La ville de Bethléem nous est rendue
ainsi que celle de Nazareth et tout le pays jusqu’à Acre et le district autour
de Tyr très largement délimité, et, au grand avantage des chrétiens, la ville
de Sidon nous est redonnée avec toutes ses appartenances, ce qui paraît aux
Sarrasins nous avoir beaucoup donné car ils ont là un grand port d’où ils ont
un grand trafic de toutes sortes de marchandises vers Damas et, parfois, de
Damas jusqu’à Babylone. Il nous est permis de reconstruire les murs de
Jérusalem ainsi que les châteaux de Jaffa, Césarée, Sidon et celui de Sainte-
Marie de l’ordre des Teutoniques qu’ils ont commencé à bâtir dans les
montagnes du district d’Acre, ce qui n’avait jamais encore été accordé lors
d’aucune trêve […]. Et avant de quitter Jérusalem, nous avons décidé de la
reconstruire magnifiquement et fait en sorte que, en notre absence, il n’y ait
aucune interruption aux travaux ». Le jour suivant, il rassembla les pèlerins
qui se trouvaient dans Jérusalem et envoya des messagers pour convoquer
aussi les prélats et les prêtres.
Dans Jérusalem à demi délivrée, un quartier fut réservé aux
Teutoniques. Frédéric II s’employa à constituer pour eux, par achats et
échanges, une grande seigneurie autour d’Acre, dévolue à Hermann de
Salza, qui, pour dominer et contrôler la ville et le port, avait fait construire
la forteresse de Montfort. Comme il ne voulait pas perdre Chypre, sur la
route du retour il nomma cinq barons hostiles aux Ibelin pour le représenter
dans l’île, mais ceux-ci échouèrent et Jean d’Ibelin reprit possession de
Chypre. Un peu plus tard, Frédéric II fit proclamer la saisie de tous les fiefs
des Ibelin en Terre sainte, celui de Beyrouth compris, et, de Sicile, envoya
une armée pour en prendre possession. Mais son grand capitaine, Ricardo
Filangieri, échoua à s’emparer de Beyrouth et fut sévèrement battu, le
3 avril 1233, à la bataille de Cerines.

Organisation de la sixième croisade


La paix de Jaffa et la réconciliation de Frédéric II avec le pape en 1228
laissaient croire que les Alle­mands avaient assuré à peu de frais une
mainmise des chrétiens sur Jérusalem et, en tout cas, le libre accès aux
Lieux saints. Mais les nouvelles d’Orient disaient que la paix était précaire.
Jérusalem « délivrée », ses murailles seulement à demi reconstruites,
demeurait exposée, incapable de résister aux assauts d’une forte armée ou
même à une grosse bande de pillards. La route de Jaffa, naguère si bien
contrôlée, était si peu sûre, exposée aux attaques des brigands, que le pape
avait écrit en urgence aux Templiers pour qu’ils s’appliquent à mieux la
garder. Aux frontières, c’étaient de tous côtés guerres et razzias,
embuscades et courses pour le butin et, vers le nord, accords entre chefs
chrétiens et musulmans pour se protéger au prix du paiement d’un tribut.
Grégoire IX n’avait pas solennellement appelé à partir porter secours
pour que cette paix dont l’empereur ne cessait de dire les bons effets soit
bien respectée, mais les prises de croix de hauts barons et de grands
seigneurs furent tout de même très nombreuses. Dans le royaume de France,
dès 1244, de grands féodaux s’engagèrent d’abord qui, coupables de
rébellion plus ou moins ouverte lors de la minorité du jeune roi Louis IX
(Saint Louis), devaient, pour gagner l’absolution, prendre la route et
demeurer un bon nombre d’années à combattre en Terre sainte. Thibaud IV
de Champagne, qui fut à la tête des opposants à Blanche de Castille, y est
resté quatre années. Les accompagnaient nombre de parents, de fidèles et
d’alliés, tels le comte Hugues IV de Bourgogne et les comtes de Mâcon, de
Forez, de Nevers et de Sancerre. Le jeune roi Louis les encourageait, leur
donnant ou leur prêtant de l’argent. Si bien que, le roi pourtant absent, l’on
a pu parler d’une entreprise « royale », rassemblant une armée bien plus
forte que toutes les troupes des années précédentes.
Débarqués à Acre, ces chefs ne tinrent compte ni de la paix de 1229 ni
des accords ou trêves signés çà et là. Sans discernement et ignorant tout des
rapports de forces et des ententes, ils détroussèrent les caravanes qui
remontaient de La Mecque vers le nord. Mal informés, en tout cas refusant
d’entendre les hommes du roi de Jérusalem, ils allèrent loin vers le sud,
comme pour défier les Egyptiens. Aventurés en terrain inconnu, encerclés
près de Gaza, privés d’eau et de vivres, ils perdirent en un seul combat
plusieurs dizaines de chevaliers et des centaines d’hommes d’armes. Les
survivants, réfugiés à Jaffa, se rembarquèrent presque tous pour l’Occident
avec le comte Thibaud IV de Champagne.
Les Anglais arrivèrent quelques jours plus tard, conduits par Richard de
Cornouailles, frère cadet du roi Henri III, et par Simon V de Montfort,
comte de Leicester161, qui avaient pris à solde un grand nombre d’hommes
d’armes grâce à l’argent donné par le pape et par le roi d’Angleterre.
Aussitôt débarqués, ils se prirent de querelle avec les partisans de
Frédéric II, eux-mêmes ne sachant trop s’ils allaient mener campagne pour
attaquer Le Caire ou Damas. La paix, si fragile, fut brutalement rompue par
l’intervention de bandes de Kharezmiens qui, venus en grande force d’Asie
centrale, pillaient et razziaient, semant la terreur dans toutes les terres des
Francs. Le 2 août 1244, ils attaquèrent Jérusalem qui, sans secours d’aucune
sorte, tomba au premier assaut. « Ces barbares nous attaquèrent avec leurs
épées, leurs flèches, des pierres et toutes sortes de projectiles, nous taillant
en pièces. Nous étions environ sept mille hommes et femmes dont l’ennemi
fit un tel massacre que le sang, j’ai grande tristesse à le dire, coulait en flots
des pentes de la montagne jusqu’à la mer. Les hommes jeunes et les filles
vierges furent rassemblés dans la ville où ils coupèrent les gorges des
nonnes, des infirmes, incapables de supporter la marche jusqu’aux marchés
aux esclaves162. » Ils laissèrent la ville comme exsangue et allèrent au-delà
du désert faire alliance avec les Egyptiens.

Le désastre de La Forbie
Le 17 octobre 1244, une armée de Francs et de Musulmans affrontait
près de Gaza, au lieu dit La Forbie ou Harbiyah, celle d’Ayyûb, sultan
d’Egypte, renforcée par des troupes de Kharezmiens. Gautier IV de Brienne
prit le commandement ; il avait rassemblé, en trois corps de troupe, les
seigneurs de Terre sainte, les chevaliers des trois ordres militaires, ceux de
Chypre, l’émir d’Homs et les Francs de Transjordanie avec quelque
2 000 cavaliers bédouins ; au total une troupe bien plus nombreuse que celle
des ennemis. « Dans cette guerre, les musulmans de Syrie s’étaient mis,
pour ainsi dire, sous les ordres des infidèles ; on voyait les chrétiens
marcher leurs croix levées ; leurs prêtres se mêlaient dans les rangs ; ils
donnaient des bénédictions et manifestaient hautement les signes de leur
religion ; ils présentaient aux musulmans eux-mêmes leurs calices à boire.
Une telle alliance ne pouvait réussir. Jamais journée ne fut aussi glorieuse à
l’islamisme, pas même sous Nur al-Din et Saladin. » Lors d’une première
charge de cavalerie, les Francs avaient mis les Egyptiens en fuite et pillé
leurs bagages, mais Gautier refusait de combattre tant que ne serait pas
levée l’excommunication prononcée contre lui à Jaffa pour s’être rendu
maître de remparts qui devaient être à la garde du patriarche. L’évêque de
Ramlah annula l’excommunication et les chrétiens lancèrent plusieurs
assauts avec leurs alliés, Brienne au centre. Les Egyptiens tinrent puis
ripostèrent, enfonçant le centre. Pour les Francs, c’était l’anéantissement.
Abandonnés de leurs alliés et cernés par les Kharezmiens, ils furent
massacrés. Leur nombre se montait à 15 000 cavaliers et 10 000 hommes de
pied ; 800 seulement échappèrent au carnage et furent faits prisonniers. « Je
passai le lendemain sur le lieu du combat et vis des hommes qui, un roseau
à la main, comptaient les morts. Le prince d’Emesse arriva presque seul à
Damas, ayant perdu ses bagages, ses chevaux, ses armes et presque toute
son armée. J’ai ouï dire qu’après la bataille il ne trouva pas même un
lambeau d’étendard pour reposer sa tête et, alors, se mettant à pleurer, il
dit : “Je me doutais bien qu’en marchant sous les bannières et les croix des
Francs notre entreprise ne pouvait être heureuse.” » Seuls les cavaliers
bédouins purent prendre la fuite. On aurait compté 6 000 morts et seulement
700 prisonniers. Le grand maître du Temple fut tué au combat et celui de
l’Hôpital fait prisonnier. Les deux ordres auraient par la suite accusé les
Teutoniques de n’avoir rien fait ni pour les secourir au plus fort de la mêlée
ni, plus tard, pour faire libérer les prisonniers163. Les Egyptiens
poursuivirent leur marche vers le nord, s’emparèrent de Tibériade et, contre
une escadre chypriote, firent la guerre sur mer pour tenter de débarquer sur
le littoral et interdire tout ravitaillement aux Francs, tandis que les
Kharezmiens continuaient de ravager les terres et brûler les places fortes
isolées.
Cette défaite de La Forbie, dont nous ne parlons pas assez dans nos
livres, annonçait déjà la fin des derniers Etats latins de Terre sainte. Elle
marquait l’échec d’une politique qui, en l’absence d’une véritable aide de
l’Occident, avait amené les Francs de Terre sainte à faire alliance avec des
chefs musulmans. Trop peu nombreux, ils ont aussi, aux moments décisifs,
durement payé leurs discordes – dont les querelles avec les Allemands de
l’ordre des Teutoniques qui, l’empereur pourtant absent, s’opposaient
encore aux Francs depuis longtemps implantés en Terre sainte.

Saint Louis lance la septième croisade


A la fin de décembre 1244, le roi Louis IX, déjà informé de la prise de
Jérusalem et du sac de la ville, avait fait vœu de se rendre en Terre sainte
pour mener campagne et rendre la ville aux chrétiens. Malade, il rendit sa
croix (on a écrit que ce fut sur les instances de sa mère, Blanche de Castille,
qui voulait le garder près d’elle). Mais il la reprit moins d’un an plus tard et,
au concile de Lyon, le 9 octobre 1245, ses frères, Robert d’Artois, Alphonse
de Poitiers et Charles d’Anjou, plusieurs princes et grands seigneurs, les
archevêques de Reims et de Bourges, un bon nombre d’évêques, celui de
Beauvais à leur tête, firent serment de l’accompagner. Pourtant, la flotte
royale ne mit à la voile à Aigues-Mortes que près de trois ans plus tard, le
25 août 1248. Le temps de rassembler des alliés et de se reconstituer, ils
passèrent un long hiver dans l’île de Chypre, de septembre 1248 à mai
1249. Louis et ses hommes débarquèrent en Egypte sur une plage près de
Damiette, le 5 juin 1249, et s’emparèrent aussitôt de la ville. Mais, vaincu
près de la forteresse de la Mansourah début février 1250, le roi fut fait
prisonnier peu après et il lui fallut abandonner toutes ces conquêtes en
Egypte. En mai 1250, il débarquait à Acre où il demeura près de quatre
années, jusqu’au 24 avril 1254, pour arriver à Hyères le 10 juillet de la
même année.
Six ans d’absence ! Jamais aucun souverain, ni roi ni empereur, n’était
resté si loin de ses Etats si longtemps. Mais Louis ne s’était pas tenu en
congé des affaires du royaume. Marguerite de Provence, son épouse, était
avec lui, donnant en ces six ans naissance à deux enfants. Ses frères
l’avaient bien secondé, à ses côtés pour le meilleur et pour le pire. Nous
avons souvent écrit qu’il aurait confié la « régence » à sa mère Blanche de
Castille. C’est facilité de plume et anachronisme car on n’est plus au temps
où le jeune roi, âgé de seulement neuf ans, avait vu sa mère rendre raison à
ceux qui, le comte de Champagne à leur tête, s’étaient rebellés contre
l’autorité royale. Aussi surprenant que cela puisse paraître si l’on songe à la
distance et aux difficultés de communication, le royaume fut bien tenu en
main par un roi qui en aucun cas ne se voulait en marge. Ce fut pour lui, on
peut dire, une belle occasion de s’affranchir d’une tutelle. Blanche ne
réglait que de minces affaires et il se tenait informé au jour le jour, tenant
conseil et décidant de tout, parfois jusque dans le détail. Décisions et
sentences d’autant mieux appliquées que l’on ne pouvait ni attendre un
contrordre ni y faire recours164. Ces guerres et ce séjour en Orient furent
pour le roi l’occasion de se libérer des équipes en place au gouvernement,
en particulier des hommes de la grande curia. Il avait choisi ceux qui
l’accompagneraient et avait formé près de lui un conseil de combattants
fidèles jusqu’à son retour, formant ainsi une autre curia dont il nommait lui-
même les conseillers. Durant ces six années, les actes signés en Terre sainte
furent beaucoup plus nombreux que ceux de Paris. La présence d’un
gouvernement royal en Orient nécessitait échanges et informations, lettres
pour donner des ordres, chevaucheurs ou capitaines de vaisseaux rapides –
activité dont on a peine aujourd’hui à imaginer l’ampleur.
Pour cette grande entreprise, le roi eut tout le temps de se préparer. Son
appel eut peu d’écho en dehors des hommes du royaume mais il rassembla
une armée bien plus nombreuse que celles des barons en d’autres temps, et
d’énormes sommes d’argent. Le pape décréta la levée d’un impôt sur les
villes du royaume. Ceux qui résistaient furent châtiés, condamnés à payer
davantage que le vingtième des revenus des bénéfices ecclésiastiques.
Surtout, le roi décréta une sévère punition : tel seigneur coupable de n’avoir
pas aidé une troupe en marche vit son château détruit jusqu’à terre et les
moines d’un monastère qui refusaient de payer se virent dispersés en
d’autres maisons. On ne peut, faute de documents complets, établir ce que
fut cet énorme trésor de guerre. Mais les comptes des baillis et sénéchaux
pour l’Ascension de 1248 font état au total de 7 879 livres viennois dont
3 816 pour les vivres et les vins embarqués à Aigues-Mortes et 5 926 pour
les toiles et mâts de navires. Gautier Blondel, receveur des bailliages de
Rouen, Caen et Coutances, a reçu pas moins de 2 444 livres tournois sur les
ventes de bois165.
Saint Louis avait proclamé le moratoire pour les dettes de ceux qui
prenaient la croix et interdit les guerres privées. Voulant laisser son
royaume en paix, en 1247 il fit faire une enquête, travail de grande ampleur
mais poursuivi avec un soin que tous les juristes ont dit exemplaire, pour
régler les actions pendantes et faire justice à ceux qui attendaient depuis
longtemps. Il s’agissait des querelles entre particuliers et, bien plus
nombreuses, des plaintes contre les agents du roi, baillis et sénéchaux. Les
registres qui nous restent font état de plus de 10 000 réponses, notamment
nombreuses pour le Languedoc où l’on voit à quel point tous les différends
nés de fausses accusations lors de la croisade contre les Albigeois pouvaient
encore envenimer l’esprit de paix cinquante ans plus tard. Les enquêteurs
permirent ainsi la restitution de nombreux biens confisqués à des hommes
qui n’étaient pas hérétiques et le retour d’un nombre non négligeable de
fugitifs. Ce qui devait, pour la renommée du roi justicier, faire bien plus que
les légendaires séances hâtives sous le chêne de Vincennes !
Dans les premières années de son règne, Saint Louis s’était intéressé à
la Terre sainte, aux pèlerins qui partaient armés, à la défense des Etats latins
d’Orient et, plus encore peut-être, aux reliques. « En 1232, il advint en
l’église Saint-Denis que le très saint clou, un de ceux dont Notre Seigneur
fut crucifié […] tomba du vase où il était gardé, pendant qu’on le donnait à
baiser aux pèlerins, et fut perdu dans la multitude de gens qui le baisaient le
troisième jour des calendes de mars ; mais après cela fut trouvé par grands
miracles visibles, à grande joie et grande liesse le premier jour d’avril
suivant. La douleur et la compassion du roi Louis et de sa noble mère, la
reine Blanche, quand ils surent la perte d’un si grand trésor furent telles
qu’ils dirent que nulles nouvelles plus cruelles ne leur pouvaient être
apportées166. » L’empereur latin de Constantinople, Baudouin II, qui ne
recevait ni hommes ni argent pour entretenir une armée et défendre ses
frontières contre les Bulgares, avait engagé la couronne d’épines du Christ
contre une forte somme de ducats auprès d’un opiniâtre changeur vénitien,
Niccolo Quirino. En février 1239, le roi l’avait dégagée contre 1 000 pièces
d’or et Paris la reçut le 10 août en grande procession de tout le clergé
acclamé par le peuple en liesse. La Sainte-Chapelle du palais de la Cité,
église-reliquaire, fut consacrée par l’archevêque de Bourges le 26 avril
1248, juste avant le départ pour Aigues-Mortes. Paris devint, ou se disait
être, ville sainte, attirant de nombreux pèlerins bien accueillis, guidés par
des officiers de la Cour prêts à recevoir des foules de pénitents.
L’archevêque de Sens dit que « si le Christ avait choisi la terre de
promission pour que soient manifestés les mystères de la rédemption, il
avait désigné la Gaule pour que soit pieusement vénéré le triomphe de la
Passion167 ».

Des sources nombreuses et diversifiées


Cette entreprise d’Orient est sans doute la mieux documentée de toutes.
Cependant nombre d’historiens, aujourd’hui encore, se limitent à utiliser un
seul récit, celui de Jean de Joinville, qui certes fut un témoin particulier,
compagnon du roi dès les tout premiers jours de la campagne d’Egypte.
Mais son Histoire de Saint Louis, qui consacre les deux tiers du texte à cette
expédition, ne fut écrite que bien plus tard, à la demande de Jeanne de
Navarre, épouse de Philippe le Bel, pour le procès de canonisation du roi en
1297. Cette histoire, qui n’était pas terminée en 1305 à la mort de Jeanne,
ne fut semble-t-il achevée qu’en 1309. Joinville avait alors plus de quatre-
vingts ans et on peut penser qu’il n’avait pas mémoire de tout. Toujours est-
il que l’ouvrage, sans être vraiment un panégyrique, répond à la commande
en exaltant les vertus du roi, sa sainteté, sa vaillance au combat et son désir
d’imposer à tout moment une saine justice. Ce qui vaut au lecteur un grand
nombre d’anecdotes, le plus souvent très édifiantes, mais laisse ignorer
certains événements et, surtout, ne parle pas de ce que devaient penser les
hommes d’armes d’autres conditions.
Jean de Joinville a connu tout jeune la cour du roi. Lors d’une grande
fête à Saumur, il tranchait devant son seigneur, le comte Thibaud IV de
Champagne, et le suivit pour faire service auprès de lui. Alors qu’il n’avait
pas encore hérité de son père, les biens fonciers étant à sa mère, il ne tarda
pas à répondre à l’appel du roi, s’armer à grands frais et, engageant des
terres, rassembler plusieurs parents et vassaux, au total dix chevaliers dont
trois portant bannière. Il parle beaucoup de lui dans son livre, de l’état où il
était avant de partir, de sa femme venant de mettre au monde leur fils Jean,
et de tout son lignage rassemblé avec son frère et les riches hommes du
pays à Pâques fleuries pour une fête de plusieurs jours. Il quitta sa
maisonnée « n’osant tourner sa face, de peur que le cœur ne lui attendrit de
ce qu’il laissait ses enfants et son chastel ». Il ne se met pas au premier plan
de son récit, mais dit où il se trouvait et conte ses joies, ses bonheurs et ses
malheurs. Tels ses préparatifs pour le départ et, bien plus long, le récit du
débarquement en Syrie, à Acre, lui recru de fatigue au point qu’il ne pouvait
se tenir sur le palefroi envoyé par le roi, ou encore comment celui-ci vint le
chercher pour l’inviter à sa table168.
Plus qu’un récit écrit des années plus tard par un homme de qualité
rassemblant ses notes ou ses souvenirs, les lettres écrites par les chevaliers
et les hommes de pied pour informer leurs proches font mieux connaître
l’armée du roi. Leurs auteurs disent clairement qu’ils pensaient bien que ces
lettres écrites sur le vif devaient circuler et atteindre un grand nombre de
personnes : « Faites savoir ces lettres à tous nos amis », écrit l’un d’eux. Un
autre prend même la précaution de dire où, quand et comment il prenait la
plume : « Ces lettres furent faites dans la cité de Damiette la veille de la
Nativité de Monseigneur saint Jean-Baptiste qui fut ce mois même. »
Michaud a publié169 en entier une lettre de Jean-Pierre Sarrasins,
chambellan du roi, qui était destinée à Nicolas Arrode170, bourgeois de Paris.
C’est un récit très détaillé des événements depuis le débarquement près de
Damiette jusqu’à cinq ans après le retour du roi en France. Sarrasins sait
qu’il sera lu par d’autres que Nicolas Arrode et il soigne tout
particulièrement la chronologie : il date le départ du roi d’Aigues-Mortes de
« l’an de l’incarnation 1244 » mais croit bon de préciser : « Innocent IV
était apôtre de Rome, Louis, de qui nous venons de parler, roi de France,
Guillaume comte de Hollande, Henri roi d’Angleterre, Thibaud IV comte
de Champagne et comte de Brie, Literes évêque de Soissons, Menelon de
Bazoches abbé de Saint-Marc de Soissons. » De simples chevaliers ou
écuyers tenaient eux aussi la plume pour informer des proches qui, ni
seigneurs ni prélats, loin de la Cour et de tout pouvoir, voulaient suivre de
près l’opération d’Orient. Un « jeune pèlerin » appelé Guy, de la maison du
vicomte de Melun, écrit à son frère, étudiant à Paris : « Je sais que vous êtes
inquiets de l’état de la Terre sainte et du roi de France et que vous vous
intéressez autant à la prospérité universelle de l’Eglise qu’au sort du grand
nombre de parents et amis qui combattent pour le Christ. C’est pourquoi j’ai
cru devoir vous donner des nouvelles certaines des événements dont la
renommée vous a sans doute déjà entretenus. » L’auteur ne néglige rien. Sur
ce seul épisode, une ville prise sans combat, il écrit tout de même la valeur
de quatre grandes colonnes et dit ce que l’on ne trouve pas ailleurs :
pourquoi et comment Damiette fut prise sans combattre. « A la suite d’un
Conseil d’Etat tenu tout exprès, nous sommes partis pour l’Orient. On avait
le projet d’attaquer Alexandrie mais au bout de quelques jours une tempête
subite nous a fait parcourir une vaste étendue de mer, plusieurs de nos
vaisseaux ont été séparés et dispersés. Le sultan du Caire et d’autres princes
sarrasins, informés par leurs espions que nous allions vers Alexandrie,
avaient rassemblé une multitude infinie de gens armés pour nous passer au
fil de l’épée. Les Francs, changeant d’avis ou poussés par le vent là où on
ne les attendait pas, ont trouvé une cité mal défendue. » Ces lettres
apprennent davantage sur l’armée que les chroniqueurs et surtout les
historiens qui écrivent après coup. Ce jeune homme sait que son frère à
Paris veut tout connaître : « Nous n’avons rien appris de certain qui soit
digne d’être rapporté touchant les Tatars. Mais, nous n’avons là à espérer ni
bonne foi des gens perfides, ni humanité de gens humains, ni charité des
chiens qui n’en ont point. Lorsque je saurai quelque chose de certain ou de
remarquable des Tatars ou autres, je vous en instruirai par lettre ou par
Roger de Montfaçon qui doit aller au printemps en France chez le seigneur
notre vicomte pour nous procurer de l’argent. »

D’Aigues-Mortes à Chypre
Aigues-Mortes était le premier vrai port qui, peu après la conquête du
Midi languedocien, offrait enfin à Saint Louis un bon accès à la mer.
Jusque-là, les marchands de Montpellier n’utilisaient, dans ce pays des
Eaux Mortes, étangs insalubres des approches de la ville jusqu’à Saint-
Gilles, sur le Rhône, que des points d’ancrage souvent incertains. Le
« port » de Lattes accueillait difficilement des gros bâtiments et les canaux
d’accès y étaient trop souvent ensablés. Les pèlerins allant à Rome ou en
Terre sainte s’embarquaient sur des galées ou de petites nefs au lieu-dit
L’Istel, abri précaire qui prit le nom de « Néga Romieu » (« là où ceux qui
allaient à Rome se noyaient »). Assez pour un trafic marchand ordinaire,
mais très insuffisant pour embarquer des centaines de chevaux et des
machines de guerre. Les travaux commencèrent à Aigues-Mortes en 1240,
préparés par un échange de terrains entre le roi et l’abbaye bénédictine de
Psalmody, accord confirmé par le pape Innocent IV. Pour provoquer un
afflux de populations en ces lieux déserts et réputés malsains, la charte
d’établissement accordait à la nouvelle communauté d’habitants – ouvriers,
marins, fabricants de cordes et de toiles, puis bientôt petits marchands et
changeurs – de gros avantages fiscaux, notamment des droits sur le sel des
étangs tout proches. Deux grands chantiers furent ouverts, l’un pour le port
et les points d’ancrage, l’autre pour un ouvrage fortifié, une grosse tour, dite
tour de Constance, pour la défense contre les pirates171. Dans le port
d’Aigues-Mortes, on prit à bord des milliers de piétons, non de pauvres
pèlerins mais des hommes d’armes accourus en foule à la nouvelle de
l’ancrage. Si bien que ceux qui ne pouvaient s’embarquer avec le roi
affrétèrent des nefs à Marseille et à Gênes. La flotte royale fut conduite par
deux amiraux, des Génois de la famille des Lercaro qui avaient veillé à
l’approvisionnement en mâts, gouvernails, cordes et voiles. Plusieurs
grands seigneurs avaient fait route à part sur des nefs achetées ou louées
dans divers ports ou commandées aux chantiers navals, soit à Narbonne,
soit sur la grève de San Pier d’Arena toute proche de Gênes.
A Chypre, des hommes d’armes de Terre sainte les rejoignirent en ordre
dispersé, de nombreux seigneurs de Morée avec leurs vassaux puis, un peu
plus tard mais en avance sur le calendrier établi par Saint Louis et Henri III
d’Angleterre, des Anglais commandés par Richard de Cornouailles,
Guillaume Longue-Epée, le comte de Pembroke et l’évêque de Worcester.
Simon V de Montfort, comte de Leicester, qui avait pris la croix, fut
pourtant commandé par le roi d’aller combattre en Gascogne. En comptant
ceux de Chypre, le roi avait près de lui plus de 3 000 cavaliers,
4 000 arbalétriers et plus de 10 000 hommes combattant à pied. Louis et son
conseil, installés dans le palais de Limassol, passèrent tout l’hiver à se
compter, s’organiser, mettre en place des brigades de chevaliers et des
commandements, rassembler de fortes quantités d’armes et de vivres pour
faire de Chypre la base de ravitaillement tout au long de la campagne qui se
préparait. Ils eurent beaucoup à faire pour apaiser d’autorité les querelles
qui dressaient les uns contre les autres ces combattants venus de tant
d’horizons différents. La Cour vivait largement et déjà l’on manquait
d’argent. Le roi, qui n’avait pu s’armer à Aigues-Mortes qu’en empruntant
de fortes sommes aux armateurs de Gênes, dut faire encore un prêt, le
30 avril 1249, de 10 000 besants d’or syrien, à rembourser aux changeurs à
la première foire de Champagne à Lagny.
Il cherchait à s’assurer des alliés et, dans l’avent de Noël, reçut à
Chypre un grand prince tartare (mongol) du nom d’Etheltay. « Le roi lui
envoya frère Andrieux, de l’ordre de Saint-Jacques, et il fit venir ces
ambassadeurs près de lui qui parlèrent assez en leur langage et frère
Andrieux disait en français au roi que le plus grand prince des Tartares
s’était fait chrétien le jour de l’Epiphanie et un grand nombre de Tartares
avec lui, même des plus grands seigneurs. Ils disaient aussi qu’Etheltay et
toute son armée viendraient au secours du roi de France et de la chrétienté
contre le calife de Bagdad et contre les Sarrasins, car il voulait venger les
grandes hontes et les grands dommages que les Kharezmiens et les autres
Sarrasins avaient fait à Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils disaient encore au
roi qu’il devait passer en Egypte pour guerroyer le sultan de Babylone et
que les Tartares entreraient en même temps sur les terres du calife de
Bagdad pour guerroyer et qu’ainsi ces deux princes musulmans ne
pourraient se secourir l’un l’autre. Le roi de France décida d’envoyer ses
ambassadeurs à Etheltay et au souverain seigneur des Tartares qu’on
appelait Kio-Kan pour savoir la vérité de ces choses. Ils disaient que pour
aller au lieu où se trouvait Kio-Kan, il y avait bien une demi-année de
chemin172. »

Guerre à l’Egypte
Faire la guerre en Egypte, la décision s’inscrivait dans la longue histoire
des interventions armées des rois de Jérusalem et des empereurs grecs. Le
pays n’était pas terre inconnue. Depuis quelque temps, les pèlerins se
rendant à Jérusalem étaient de plus en plus nombreux à passer par Le Caire
(la Babylone des textes de l’époque) pour se rendre à quelque 3 milles de la
ville voir l’endroit où Joseph avait cherché refuge pour échapper à Hérode.
Ils trouvaient, là où la Vierge habita avec Jésus, une fontaine jaillie
miraculeusement où poussait un baumier. Ceux qui en revenaient disaient
que le baumier ne se trouvait nulle part ailleurs au monde et parlaient du
bon accueil que, malgré les tracasseries des officiers des douanes, ils
trouvaient chez les chrétiens d’Egypte qu’ils appelaient « chrétiens de la
ceinture ». On voulait faire du pays une sorte de royaume vassal qui serait
confié à Robert d’Artois. Tout semblait dire que, cette fois, les musulmans
d’Egypte et de Syrie, affaiblis par des querelles, ne pourraient pas présenter
de front commun et l’on comptait sur la complicité et peut-être même sur
l’aide de ces chrétiens qui, très nombreux en Egypte, tenant en main une
part de l’administration et même de l’armée, appelaient au secours, se
disant persécutés. Ils envoyaient souvent en secret des ambassades pour
affirmer que les hommes du sultan ne pourraient résister.
Les musulmans se plaignaient des chrétiens qui, disaient-ils, tenaient
trop de pouvoir en Egypte et ne songeaient qu’à trahir. « A cette époque, les
chrétiens étaient en Egypte plus nombreux qu’aujourd’hui. Ils étaient,
comme ils sont encore de nos jours, chargés de la levée des impôts, de
l’administration des finances et de l’entretien des troupes alors payées avec
les revenus de certaines terres. Il semble qu’à l’exemple de ce qui avait eu
lieu lors des guerres précédentes, le gouvernement soupçonna les chrétiens
d’intelligence avec les ennemis d’Occident » ; et Novayry, historien arabe,
mettait en garde les siens : « Ô mon fils, porte ton attention sur l’armée que
les chrétiens ont affaiblie en même temps qu’ils ont ruiné le pays : ils
vendent les terres comme si l’Egypte leur appartenait. Ils exigent d’un émir,
lorsqu’il reçoit le brevet de son bénéfice, deux cents pièces d’or et plus,
d’un simple guerrier jusqu’à cent. Si la somme pour l’entretien d’un
cavalier est de mille pièces d’or, ils les assignent en six endroits éloignés
l’un de l’autre ; alors le guerrier a besoin de plusieurs agents qui absorbent
son revenu. Les chrétiens agissent ainsi pour affaiblir le pays et ruiner
l’armée afin de nous obliger à évacuer l’Egypte. Nous avons ouï dire qu’ils
avaient mandé ces mots aux Francs de Palestine et d’Occident : “Vous
n’avez pas besoin de faire la guerre aux musulmans ; nous-mêmes la
faisons nuit et jour. Nous nous emparons de leurs biens ; nous sommes
maîtres de leurs femmes ; nous affaiblissons l’armée. Venez, prenez
possession du pays, vous ne rencontrerez aucun obstacle.” Ne te fie pas à
ceux d’entre eux qui se sont faits musulmans ; leur ancienne religion reste
cachée dans leur cœur, comme le feu dans le bois173. »

Siège et prise de Damiette


Les vents portèrent les croisés vers Damiette et ils débarquèrent dans un
grand désordre sur une plage, un « sablon », tout près de la ville. Joinville
était là et ne manque pas de parler de lui : « Quand nos gens virent que nous
n’aurions pas de galées, ils se laissèrent choir de la grande nef dans la
chaloupe à qui plus, à qui mieux. Les mariniers, voyant que la chaloupe
s’enfonçait peu à peu, s’enfuirent dans la nef et laissèrent les chevaliers
dans la chaloupe. Je demandai au maître combien il y avait trop de gens et il
me dit vingt hommes d’armes. Et je les déchargeai de telle manière, en trois
fois, que je les menai en ma petite nef où étaient mes chevaux. Et pendant
cela un chevalier qui était à monseigneur Erard de Brienne et qui avait nom
Plouquet voulut descendre dans la chaloupe et il tomba dans la mer et fut
noyé. Quand je revins à ma nef, je vis un écuyer que je fis chevalier et qui
avait nom Hugues de Vauqueleur, deux chevaliers moult vaillants dont l’un
avait nom monseigneur Vilain de Versey et l’autre monseigneur Guillaume
de Dammartin, lesquels étaient en grande discorde l’un vers l’autre ; nul ne
pouvait les apaiser. Ils s’étaient pris aux cheveux à Morée. Je fis cesser leur
rancune, les fis baiser l’un à l’autre, parce que je leur jurais sur les saints
que nous n’irions pas à terre avec leur rancune. Lors nous nous disposions à
aller à terre et vînmes près de la chaloupe de la grande nef, là où le roi
était174. »
Quand Saint Louis apprit que l’enseigne de saint Denis était à terre
alors qu’il était en train d’accoster, il n’hésita pas à se jeter à l’eau. « Il alla,
l’écu au cou, le heaume sur la tête et le glaive en main jusqu’à ses gens qui
étaient sur le rivage. Quand il fut à terre et qu’il vit les Sarrasins, il mit son
épée sous son aisselle et son écu devant lui et eût couru sus aux Sarrasins si
ces prudhommes qui étaient avec lui l’eussent laissé faire175. »
Succès brutal (le 6 juin 1249), à la grande surprise des assaillants :
« Pendant la nuit, les Sarrasins, qui avaient découvert que des captifs
s’étaient échappés, avaient fait mourir ceux qui restaient ; ils en firent ainsi
de glorieux martyrs du Christ, à leur propre damnation. La nuit suivante et
le matin du dimanche, comme s’ils eussent manqué d’armes et de force, les
Sarrasins, voyant la multitude des chrétiens qui arrivaient, leur courage et
leur constance, ou la désolation soudaine de leur ville, sortirent avec leurs
chefs, emmenant leurs femmes et leurs enfants et emportant tout ce qu’ils
pouvaient. Ils s’enfuirent de l’autre côté de la ville, par de petites portes
qu’ils avaient pratiquées longtemps d’avance. Après avoir résolu de fuir, ils
lancèrent contre nous beaucoup de feu grégeois qui nous était très nuisible
parce qu’il était poussé par un grand vent qui soufflait de la ville. Mais ce
vent, ayant changé tout à coup, porta le feu sur Damiette où il brûla
plusieurs personnes ; il y aurait davantage consumé de choses si les
esclaves qui étaient restés ne fussent venus l’éteindre de la façon qu’ils
connaissaient et aussi par la volonté de Dieu. »
Un des seigneurs de l’armée, Gilles de Saumur, prit possession de
Damiette par une forte charge de cavalerie et restaura aussitôt la cathédrale
construite en 1220 qui était à l’abandon ; on le fit archevêque et on nomma
un chapitre. On trouva dans la ville une quantité infinie de vivres, d’armes,
de machines, de vêtements précieux, de vases, d’ustensiles d’or et d’argent.
Les Templiers et les Hospitaliers ne voulaient pas croire d’abord à un tel
triomphe ; cela tenait du miracle car le feu grégeois avait été reporté sur la
tête de ceux qui l’avaient lancé contre les Francs. Quelques infidèles se sont
convertis au Christ. L’armée chrétienne, tel un étang que des torrents qui
viennent s’y jeter grossissent, s’est augmentée chaque jour des chevaliers de
l’ordre Teutonique, des ordres du Temple et de l’Hôpital, sans parler des
pèlerins qui arrivaient à tout moment. Le roi, entré dans la ville au milieu
des acclamations de joie, alla aussitôt dans le temple des Sarrasins prier et
remercier Dieu.

Saint Louis otage


Plutôt que d’aller vers Alexandrie que l’on ne pouvait atteindre que par
des chemins et des digues du Delta où les machines de siège devaient être
tirées à grand-peine, ils décidèrent en conseil d’attaquer Le Caire, pensant
que, la ville prise, le pays tomberait tout entier. « Nous assemblâmes les
barons de France, les chevaliers du Temple, de l’Hôpital, les Teutoniques et
les barons du royaume de Jérusalem et nous les consultâmes sur ce qu’il y
aurait à faire. Le plus grand nombre jugea que, si nous nous retirions en ce
moment et si nous abandonnions ce pays, ce serait l’exposer entièrement
aux Sarrasins, surtout en l’état de misère et de faiblesse où il était réduit. Et
nous pouvions regarder comme perdu tout espoir de délivrance des
prisonniers chrétiens qui étaient au pouvoir des ennemis. Si, au contraire,
nous restions, nous aurions l’espoir qu’il arriverait quelque chose de bon
comme la délivrance des captifs, la construction des châteaux et forteresses
du royaume de Jérusalem et d’autres avantages pour la chrétienté, surtout
depuis que la discorde s’était élevée entre le sultan d’Alep et ceux qui
gouvernaient au Caire. Déjà ce sultan, après avoir réuni ses armées, s’était
emparé de Damas et de quelques châteaux de la région. On disait qu’il se
préparait à aller mener campagne en Egypte176. »
Avançant vers le sud, longeant le fleuve, ils trouvèrent, barrant leur
chemin, un bras du Nil qu’ils appelèrent Thanis (le Bahr al-Saghir des
musulmans). Un pont jeté leur permit de faire enfin passer les arbalétriers,
et l’armée royale occupa alors la ville forteresse de Mansourah (8 février
1250). Ils trouvèrent là assez de merrains, de tentes, de pavillons et autres
harnois que les Sarrasins avaient laissés lorsqu’ils avaient été surpris par
l’avant-garde.
« Le roi demeura cette nuit dans cet endroit avec peu de gens. Le pont
qui était sur le fleuve fut bien ajusté et bien achevé avec de grands bois et
du mairain [merrain] de manière qu’on pouvait aller en sûreté par-dessus
d’un camp à l’autre. Le jour des Cendres, qui fut le lendemain, le roi
commanda que les vingt-quatre engins que les chrétiens avaient gagnés
fussent disposés et qu’on en fît de bons tranchements autour de notre camp.
« Après avoir traversé le fleuve, nous arrivâmes au lieu où étaient
dressées les machines des Sarrasins. Notre avant-garde attaqua l’ennemi, lui
tua du monde, n’épargnant ni le sexe ni l’âge. Les Sarrasins perdirent un
chef et quelques émirs. Nos troupes s’étant ensuite dispersées, quelques-uns
des nôtres traversèrent leur camp et arrivèrent au village nommé
Mansourah, tuant tout ce qu’ils rencontraient de Sarrasins. Mais ceux-ci,
s’étant aperçus de l’imprudence de nos soldats, reprirent courage, fondirent
sur eux, les enveloppèrent et les accablèrent. Il se fit là un grand carnage de
nos barons et de nos guerriers, tant religieux qu’autres […]. Les Sarrasins
avaient peine à croire que les Francs les poursuivissent avec tant de
confiance et qu’ils se fussent avancés si périlleusement et répandus par les
rues de ce bourg. Voyant bien qu’ils en feraient alors à leur volonté, ils
firent battre les tambours et sonner les cors et les buccines, se rassemblèrent
incontinent, environnèrent les chrétiens de toutes parts et cruellement leur
coururent sus. Ils trouvèrent par grand malheur beaucoup d’hommes qui
n’étaient point rassemblés. Eux et leurs chevaux étaient si fatigués qu’ils
défaillaient tous tant ils avaient couru et recouru au pillage par les maisons
des Turcs qu’ils ne pouvaient plus se soutenir. Les Sarrasins les trouvèrent
par petites troupes et en firent ce qu’ils voulaient. Tous furent tranchés,
découpés ou pris, liés et traînés en prison. Certains se mirent à fuir vers le
fleuve mais les Sarrasins les suivaient de si près qu’ils les abattaient à coups
de hache, de masse, de lance, d’épée. Les quarante galères qui étaient sur le
fleuve vinrent en grande hâte au-devant de ceux qui s’en allaient par eau.
Mais les Turcs les guettèrent de toutes manières pour les accabler. Les
flèches pleuvaient sur nos gens de telle sorte que leurs écus, les boucliers et
les arçons de selle et les autres armures en étaient tout couverts. Tant y avait
de malaise et de déconvenue que les Sarrasins mêmes en étaient
émerveillés. Les Turcs faisaient des chrétiens ce qu’ils voulaient ; ils en
tuèrent plus qu’ils n’en prirent ; ils lièrent les autres et les entraînèrent
comme captifs ; là, furent surpris le roi et ses deux frères, le comte de
Poitiers et le comte d’Anjou, le comte de Flandre et le comte de Bretagne,
le comte de Soissons et assez d’autres hauts hommes, chevaliers et sergents.
« Le roi craignait moult que les Sarrasins ne l’attaquent quelque jour si
vivement qu’ils ne le prennent de force et le passent au fil de l’épée. Parmi
les gens mêmes qui étaient avec lui il y en avait qui disaient tout hautement
que cette besogne ne leur plaisait nullement, car bien leur semblait que Dieu
ne le voulait pas et que, s’ils pouvaient partir de là, ils s’en iraient dans leur
pays, qu’ils ne resteraient pas dans cette terre pour toutes ces déconvenues
et pour toutes les autres177. »
Plutôt que de se replier sur Damiette tenue encore de main ferme, on
préféra négocier, offrant de tout rendre si l’on pouvait avoir en échange
l’ancien royaume de Jérusalem. Mais le sultan exigea que le roi se livre en
otage pour garantir l’abandon de Damiette. L’armée manquait de vivres, se
nourrissant de poissons pêchés dans le fleuve. Seulement six des vingt
grandes « batailles » que Saint Louis avait en quittant Chypre étaient encore
en état de combattre et il donna l’ordre de rendre les armes. Il était
prisonnier, non au combat l’épée en main, mais par sagesse pour pouvoir
parler sans perdre davantage d’hommes. Il ne le demeura qu’un seul mois,
du 6 avril au 6 mai 1250, cantonné dans une belle maison, malade de fièvre,
gardé par une toute petite escorte, soigné par une femme que l’on disait
bourgeoise de Paris. Somme toute, il fut traité selon son rang et, à lire les
chroniqueurs « arabes », comblé d’honneurs. Saad el-Din affirme que le roi
aurait pu se sauver à temps, n’étant pas poursuivi, et que le sultan lui
envoya, ainsi qu’à ceux qui l’accompagnaient, des habits de soie, vêtements
d’apparat ; ayant appris que la reine Marguerite avait accouché d’un fils, il
lui fit présent de beaux vêtements et d’un berceau en or.
« Il ne tarda guère que les messagers de l’empereur Frédéric viennent
trouver le roi, lui apportant des lettres de créance. Ils lui dirent que
l’empereur les avait envoyés pour notre délivrance ; ils lui montrèrent des
lettres que l’empereur écrivait au sultan qui était mort, ce que l’empereur ne
savait pas, il lui disait qu’il devait prendre confiance en ses messagers,
touchant la délivrance du roi. Moult de gens disaient qu’il n’eût pas été bon
que ces messagers nous eussent trouvés en prison, car on croyait que
l’empereur les avait envoyés plus pour multiplier les obstacles que pour
nous délivrer. Les messagers, nous trouvant libres, s’en allèrent de Terre
sainte. »
A Paris, « la reine Blanche et les grands du royaume, ne pouvant et ne
voulant pas croire le rapport de ceux qui arrivaient d’Orient, les firent
pendre. Enfin, lorsque le nombre de ceux qui rapportaient ces nouvelles fut
si grand et que les lettres furent si authentiques qu’il ne fut plus possible
d’en douter, toute la France fut plongée dans la douleur et la confusion. Les
ecclésiastiques et les guerriers montrèrent une égale tristesse et ne voulaient
recevoir aucune consolation. Partout des pères et des mères déploraient la
perte de leurs enfants ; des pupilles et des orphelins celle de leurs parents.
Des femmes négligèrent leurs parures ; elles rejetaient les guirlandes de
fleurs ; on renonça aux chansons ; les instruments de musique se taisaient.
Toute espèce de joie fut convertie en deuil et en lamentations. Ce qu’il y eut
de pire, c’est que l’on accusa le Seigneur d’injustice et que l’excès de la
douleur se manifesta par des blasphèmes. La foi de plusieurs chancela.
Venise et plusieurs villes de l’Italie où habitent des demi-chrétiens seraient
tombées dans l’apostasie si elles n’avaient été fortifiées par les consolations
des évêques et des hommes religieux. Ceux-ci affirmaient que les hommes
tués en Orient régnaient dans le Ciel comme des martyrs et qu’ils ne
voudraient pas, pour l’or de tout le monde, être encore dans cette vallée de
larmes. Ces discours consolèrent quelques esprits mais non pas tous178 ».
Damiette fut rendue ; les restes de l’armée chrétienne et les malades
demeurés sur les navires à l’ancre furent presque tous massacrés tandis que
l’on parlait. On convint que le roi ne pouvait rendre des villes et des terres
qui, en Terre sainte, ne dépendaient pas de lui mais étaient ou des vassales
de l’empereur Frédéric II ou possessions des ordres militaires. On s’en tint à
fixer le prix de la rançon sans cession de territoire autre que Damiette. Ce
fut 800 000 besants d’or, soit la valeur de 400 000 livres tournois, somme
énorme que le roi dut payer sur-le-champ alors que tous dans l’armée
manquaient cruellement d’argent et que lui-même avait dû plusieurs fois
emprunter de petites sommes au jour le jour. Ses compagnons firent bois de
tous côtés jusque, au dire de Joinville, à fracasser à la hache le coffre où les
Templiers gardaient sur un navire l’argent que des familles leur avaient
confié en France pour leurs parents.

Le roi de France à Acre


Saint Louis quitte l’Egypte le 8 mai 1250 et débarque à Acre cinq jours
plus tard. Au mois d’août 1250, il écrit « à ses chers et fidèles prélats,
barons, guerriers, citoyens bourgeois et à tous les habitants du royaume »
une très longue lettre. C’est un récit précis et vivant, en langue française,
qui se veut sans détour. Il parle peu de lui et ne s’applique pas à taire les
mauvais heurts de la campagne d’Egypte : « Ce jour-là, les Sarrasins
fondirent sur nous de toutes parts et nous accablèrent d’une grêle de
flèches ; nous soutînmes ces rudes assauts jusqu’à la neuvième heure et le
secours de nos balistes nous manqua tout à fait. Il se fit là un grand carnage
de nos barons et guerriers, tant religieux qu’autres. Là, nous avons aussi
perdu notre brave et illustre frère le comte d’Artois, digne d’éternelle
mémoire. C’est dans l’amertume de notre cœur que nous nous rappelons
cette perte douloureuse. » Et, plus loin, il appelle à l’aide et dit haut et clair
que de nouveaux renforts doivent prendre la mer ; cette campagne d’Egypte
a échoué et coûté de lourdes peines en hommes et en argent. Dans une autre
lettre, il appelle les chrétiens d’Occident à le rejoindre : « Nous vous avons
précédés dans le service de Dieu. Venez vous joindre à nous. Quoique vous
arriviez plus tard, vous recevrez du Seigneur la récompense que le père de
famille de l’Evangile accorda indistinctement aux ouvriers qui vinrent
travailler à la vigne à la fin du jour, comme à ceux qui étaient venus au
commencement. Ceux qui viendront ou qui enverront du secours pendant
que nous sommes ici obtiendront, outre les indulgences promises, la faveur
de Dieu et celle des hommes. Faites donc vos préparatifs et que ceux à qui
la vertu du Très Haut inspire de venir ou d’envoyer des renforts soient prêts
pour le mois d’avril ou de mai prochain. Quant à ceux qui ne pourraient être
prêts pour ce premier passage, qu’ils soient du moins en état de le faire pour
celui qui aura lieu à la Saint-Jean. La nature de l’entreprise exige de la
célérité, tout retard deviendrait funeste. »
Ce fut un échec. On obtint dans le royaume de France une nouvelle
levée de taxes, mais les engagements à partir furent très peu nombreux et
l’on en vint à solder des volontaires à bon prix. Les équipages de plusieurs
navires, arguant du fait qu’ils avaient été recrutés pour aller à Alexandrie ou
à Damiette, refusèrent de poursuivre leur route. Un des bâtiments porteur du
trésor de guerre fit naufrage et le coffre rempli de milliers de pièces d’or
alla par le fond. On ne songeait qu’à retourner au pays, en France. Le départ
imminent fut largement évoqué en Conseil où les barons lui étaient
favorables. On manquait de tout et l’on pouvait penser que ceux d’Acre et
d’Antioche, assurés déjà de quelques succès dans leurs échauffourées aux
frontières et dans la chasse au butin, étaient capables de se défendre eux-
mêmes.
Cependant, l’on vit accoster à Acre des navires qui devaient ramener les
prisonniers libérés à Damiette sans qu’aucun d’eux ne soit à bord. La
nouvelle des trêves rompues par les musulmans qui avaient massacré tous
les chrétiens captifs ou malades qu’ils pouvaient trouver emporta la
décision dans l’autre sens : le roi décida de rester ne serait-ce qu’un an ou
deux. La situation n’était certes pas désespérée. Le sultan d’Alep se
préparait à envahir l’Egypte avec une armée renforcée par les troupes des
émirs de Hama, d’Emesse et des héritiers de Saladin. Mis en déroute dans
les environs de Gaza, ils n’allaient alors cesser de solliciter l’alliance des
Francs, offrant Jérusalem avec toute la Palestine. La mort de Frédéric II en
1250 laissait les mains libres. Saint Louis, qui savait que de nombreux
prisonniers étaient encore en Egypte, s’employa à négocier d’autres trêves
dans l’espoir qu’elles seraient un tant soit peu respectées. Son ambassadeur,
Jean de Valenciennes, alla par deux fois au Caire et ramena près de
200 chevaliers tirés des geôles de Damiette et nombre d’enfants que leurs
nouveaux maîtres s’efforçaient de convertir à l’islam. Le sultan lui fit grâce
des 200 000 livres qu’il devait encore pour sa rançon. Louis jouait toujours
des désaccords chez l’ennemi, s’appliquant à remparer pour reconstruire les
défenses des cités. Ainsi à Jaffa, Sidon, aux faubourgs d’Acre et, plus
encore, à Césarée : « Quand l’hiver fut passé et que ce vint en mars, le roi
assembla ses gens et s’en vint avec toute son armée à Césarée en Palestine
qui est sur la mer, et se logea auprès et fit fermer les faubourgs de murs et
de fossés et de seize tours.
« Pendant qu’il séjournait là, il manda ses messagers solennels au sultan
d’Egypte pour qu’il lui donne raison des manquements et forfaitures que lui
et ses émirs avaient faits contre les trêves. Celui de Damas lui envoya des
messagers ; il se plaignit moult à lui des émirs d’Egypte qui avaient tué son
cousin le soudan et promit au roi que, s’il voulait l’aider, il lui livrerait le
royaume de Jérusalem qui était en sa main. Le roi décida qu’il ferait
réponse. Avec ses messagers alla frère Yves le Breton, des frères prêcheurs,
qui savait le sarrasinois, et c’est là que Jean l’Ermin, qui était articlier du
roi, allant lors à Damas pour acheter de la corne et de la colle pour faire des
arbalètes, vit un vieil homme assis sur les étaux. Cet homme l’appela et lui
demanda s’il était chrétien. Ermin dit oui et cet homme lui dit : “Moult
devez vous haïr entre chrétiens car j’ai vu une fois le roi Baudouin de
Jérusalem, qui fut lépreux, déconfire Saladin, et il n’avait que trois cents
hommes et Saladin trois mille. Maintenant, vous êtes tellement menés par
vos péchés que nous vous prenons en descendant nos champs comme des
bêtes.” Dans le même temps, celui d’Alep lui envoya ses messagers pour
faire trêve avec lui et avec la chrétienté. Mais les conditions qu’il offrit ne
plurent pas au roi et s’en allèrent les messagers qui ne purent rien.
« Grande espérance avaient le roi et les chrétiens que la sainte terre de
promission, ainsi que nous l’avons nommée, lui serait rendue en peu de
temps, mais les Sarrasins ne rendirent pas assez. Le roi n’avait pas de gens
en assez grand nombre pour l’emporter. Nul ne lui apportait nouvelles qu’il
dût avoir secours et aide de nulle part. Il se consulta avec les prélats et avec
les barons qui étaient là ; d’un commun conseil, il arrêta que messire
Geoffroy de Sargines resterait et que le roi lui fournirait ses dépens pour
tenir en armes chevaliers, arbalétriers, sergents de pied et à cheval afin de
garder la terre contre les Sarrasins et que le roi rentrerait en France puisqu’il
ne pouvait avoir aucun secours. Il fit équiper sa flotte et prit la reine, qui
était grosse d’enfant, et deux enfants qu’elle avait eus dans la terre d’outre-
mer, l’un à Damiette et l’autre à Acre, et s’en revint en France179. »
Traversée difficile : la nef Monjoie portée par des vents violents échoua
sur les côtes de Chypre. Ils débarquèrent à Hyères le 10 juillet 1254 et, par
la Provence, la Sainte-Beaume, Saint-Gilles et Nîmes, arrivèrent le
7 septembre. Le roi fut reçu à Paris dans l’enthousiasme car la rumeur de sa
mort avait circulé.

La fragilité des Francs de Terre sainte


Les Egyptiens continuaient à se garder, craignant toujours une nouvelle
invasion. Damiette, trop exposée, fut rasée et le sultan fit obstruer la
branche orientale du Nil en enfonçant des troncs d’arbres dans le lit du
fleuve, à l’endroit où il se jette dans la mer, pour qu’il devienne impossible
aux gros navires de le remonter. Pour répondre à l’accord que Louis IX
avait conclu avec Al-Nasir Yusuf, sultan d’Alep et de Damas, le sultan
d’Egypte, Baybars, cherchait des alliés chez les chrétiens. Il envoya en
ambassade un de ses lettrés, Gemel al-Din, auprès de Manfred qui, fils
illégitime et héritier de Frédéric II, faisait la guerre à Charles d’Anjou, frère
de Louis IX, investi par le pape du royaume de Naples. Manfred pouvait
compter en Italie, dans les Pouilles, sur une importante troupe de
mercenaires musulmans. Un auteur musulman, Yafai, parle des présents
échangés contre une girafe et plusieurs prisonniers tatars avec leurs chevaux
mongols. Il semble bien que cet ambassadeur ne fut reçu ni à Palerme ni à
Naples mais à Nocera, dans les Pouilles, ville perchée sur une colline
abrupte près de Foggia, là où Manfred avait installé une communauté de
mercenaires musulmans qui, fuyant le Sud et la Sicile, avaient obtenu de
l’Allemand des terres en échange d’un serment de fidélité et firent partie
des troupes opposées aux Angevins. Cet auteur dit que Manfred en avait un
très grand nombre à son service et qu’en toute occasion il leur témoignait la
plus grande confiance ; on proclamait en son camp la prière de l’islam et
celui-ci y était publiquement professé. Charles d’Anjou, vainqueur et
couronné roi de Naples, reçut les mêmes propositions d’alliance. En cette
année 1260, les Tatars approchant, les chrétiens de Damas se croyant
affranchis du joug qui pesait depuis si longtemps sur eux, montrèrent la plus
grande insolence et insultèrent les musulmans jusque dans leurs mosquées.
Le prince d’Antioche, comte de Tripoli, alla à la rencontre des Tatars à
Baalbek pour « se concerter avec eux et préparer la ruine de l’islamisme ».
Privés de l’aide de l’Occident, les Francs de Terre sainte, réduits à bien
peu de chose au-dehors du comté d’Antioche, ont, pendant plusieurs
années, bien mal résisté aux troupes de Baybars. Les trêves furent rompues
en 1262 et, dès lors, les pèlerins qui allaient prier à Jérusalem durent payer
de plus en plus cher leur droit de passage. Persécutés, ils appelaient au
secours mais n’avaient de nouvelles de personne. Baybars, certes, renonça à
faire le siège d’Antioche et échoua devant Acre en avril 1263, mais il prit
Nazareth, Bethléem et fortifia la présence et l’autorité des musulmans à
Jérusalem ; les fortifications de la ville, où les chrétiens étaient bien moins
nombreux, furent reconstruites.
Le pape français, Urbain IV, appela au rassemblement des chrétiens
pour aller délivrer Jérusalem. Ne lui répondirent que quelques grands
seigneurs qui, suivis de leurs vassaux, tentèrent l’aventure d’Orient, tout en
sachant que leurs quelques dizaines de chevaliers ne pesaient pas lourd ;
parti en octobre 1265, Eudes de Nevers, fils du duc de Bourgogne, ne fit
que s’entremettre dans les querelles qui opposaient les Francs entre eux,
avant de mourir, atteint de fortes fièvres, tandis que Baybars poursuivait ses
conquêtes. Il lança ses cavaliers, fit le siège de Tripoli, en mars 1268
s’empara de Jaffa, et, le 18 mai, entrait en conquérant triomphant dans
Antioche. Tous les chrétiens de cette ville, qui avait été en 1097 la première
grande cité de Syrie prise par les Francs, furent massacrés ou emmenés en
esclavage à Damas. Et Baybars d’écrire au prince Bohémond VI
d’Antioche, qui ce jour-là était ailleurs : « Si tu avais vu tes chevaliers
foulés aux pieds des chevaux, les maisons prises d’assaut et parcourues par
les pillards, tes richesses pesées par quintaux, les femmes vendues par lots
de quatre à la fois et achetées par un dinar pris sur ton propre trésor ! Si tu
avais vu les églises abattues avec les croix, les feuillets des faux Évangiles
éparpillés, les tombes des patriarches renversées ! Si tu avais vu ton ennemi
musulman piétiner les lieux de la messe, les prêtres, les moines et les
diacres égorgés sur les autels, les patriarches frappés d’un malheur
inattendu, les princes royaux réduits en esclavage ! Si tu avais vu les
incendies se propager dans tes palais, vos morts brûler au feu de ce monde
avant de brûler dans l’autre, les palais devenus méconnaissables ! les
églises de saint Paul et saint Pierre écroulées et détruites180 ! »

La huitième croisade jusqu’à la mort de Saint Louis


Nos historiens appliqués à compter les croisades et à leur donner des
numéros en ont, après la « septième croisade » en Egypte et en Terre sainte
de Saint Louis, trouvé une « huitième » en l’an 1270, rassemblant ainsi des
expéditions qui, telles celle du roi de France à Tunis, celle du roi d’Aragon
et celle d’Edouard d’Angle­terre en Syrie, n’avaient rien de commun et ne se
sont jamais rejointes.
Saint Louis manifesta dès 1266 son intention de prendre la croix et
l’année suivante fit vœu solennel de rassembler des troupes et de partir. Il
semble que son intention était alors de retourner combattre en Orient. Les
tractations avec les Mongols furent reprises et l’on faisait le compte des
hommes, des chevaux et des machines de siège que l’on devait embarquer.
Mais le roi et ses conseillers devaient compter avec Charles d’Anjou, frère
du souverain et lui-même roi de Naples depuis 1268, qui insistait beaucoup
et s’offrait à fournir vivres et machines pour une guerre contre le roi de
Tunis, lequel, lié par une sorte de traité de vassalité, négligeait de payer le
tribut et de fournir des mercenaires. Des ambassadeurs venus de Tunis
laissaient entendre que de nombreux chrétiens y vivaient en paix, que leur
roi avait une garde de chrétiens et que l’on pouvait espérer sa conversion au
christianisme : un couvent de dominicains s’y employait. Dans le même
temps, l’on apprenait que les offres d’alliance de l’émir de Damas n’étaient
plus à prendre en compte, tant les querelles de succession en Syrie créaient
une instabilité qui risquait de mener à une guerre de succession.
Le pape prêcha la « croisade » malgré le mauvais vouloir d’un grand
nombre d’évêques et le roi Louis IX décréta la levée d’une aide féodale,
invoquant de plus l’adoubement de son fils aîné Philippe. Le comte
Alphonse de Poitiers, qui gouvernait en maître dans le comté de Toulouse,
amena de gros contingents, notamment des sénéchaussées de Beaucaire et
de Car­cas­sonne déjà incorporées au royaume de France. Se joignirent à
l’expédition un bon nombre d’Aragonais et de Castillans rebelles à leurs
rois.
La flotte royale quitta Aigues-Mortes le 2 juillet et ce fut lors d’une
escale en Sardaigne, à Cagliari, que l’on décida, le 15, de se porter vers
l’Afrique. La flotte jeta l’ancre devant Tunis le 17 juillet 1270. Le roi de
Tunis avait fait renforcer ses murailles et tous les assauts échouèrent.
L’armée comptait ses morts victimes des fièvres ou des épidémies : Tristan,
le fils du roi, les comtes de Vendôme et de La Marche, le maréchal Gauthier
de Nemours, le légat du pape et le seigneur de Montmorency. Charles
d’Anjou n’arriva que le 25 août, le jour de la mort de Saint Louis, lui aussi
terrassé par les fièvres. Philippe III, qui accompagnait son père, fut aussitôt
proclamé roi de France et regagna rapidement son nouveau royaume. A la
tête de l’armée, Charles d’Anjou, oncle du nouveau roi, tenta de prendre
Tunis pour faire du royaume africain un vassal, mais il échoua lors d’une
attaque par le lac et dès lors s’employa à ne rien laisser entendre aux
barons, leur cachant jour après jour les propositions de paix : « Au
commencement de la guerre, il avait prié nos barons qu’ils n’entreprennent
rien contre le roi de Tunis avant qu’il n’ait de ses nouvelles181. » Il fit de
cette « croisade » sa propre affaire, pour son profit.
Finalement, le roi de Tunis s’engagea à permettre aux chrétiens de
circuler à leur volonté dans son royaume, d’y posséder des biens, d’y bâtir
des églises et même d’y prêcher publiquement. Il libéra tous ses prisonniers
chrétiens et promit de donner au nouveau roi de France, Philippe III, pour
les frais de son expédition, 210 000 onces d’or valant chacune 50 sous
tournois. Il devait au roi de Sicile, pendant quinze ans, un tribut qui doublait
les 12 onces d’or payées tous les ans auparavant.
La flotte royale leva l’ancre mais on ne savait pas trop où aller :
quelques-uns allèrent en Terre sainte, d’autres en Grèce contre l’empereur
Michel VIII Paléologue182. Charles, roi de Naples, partit le dernier pour
attendre les pauvres et les traîneurs. Il ne manquait pas d’argent. Dès le
12 novembre 1270, son trésorier Pierre Farinelli donna quittance de
35 000 onces d’or, tierce partie des 105 000 reçues à Tunis avant le départ.
Après le décès de son épouse, Béatrice de Provence, en 1267, Charles
d’Anjou s’était remarié avec Marguerite de Bourgogne qui lui apporta une
dot considérable.

Les soubresauts de l’« esprit de croisade »


La « croisade » n’avait pris à Charles d’Anjou que trois mois de son
temps et, de retour dans son royaume de Sicile, il réussit à mettre à raison
les barons de Naples, des Pouilles et de Sicile qui ne l’avaient pas tous bien
accueilli. Dans le même temps, il s’affirma le chef incontesté du parti
pontifical (les guelfes) dans toute l’Italie : sénateur de Rome depuis 1263
puis vicaire en Toscane et maître de Florence où il avait contraint les
guelfes à l’exil. Surtout, il poursuivit une politique d’intervention et de
conquête en Méditerranée et dans les Balkans. En 1277, il obtint, contre une
rente de 4 000 livres tournois pour Marie d’Antioche183, fille de
Bohémond IV d’Antioche et de Mélisende de Lusignan, le titre de roi de
Jérusalem. Cette même année, le 7 juin, son lieutenant Ruggiero San
Severino s’embarqua pour l’Orient et prit possession de la ville d’Acre en
son nom. Il disait vouloir reprendre Constantinople à l’empereur
Michel VIII Paléologue et, pour s’en faire des alliés, mandait des
ambassades au sultan d’Egypte, au roi d’Arménie et aux khans des Tatares.
Dès son règne, et pour longtemps encore, la Morée fut au cœur des
ambitions de sa dynastie. Il ne cessait d’intervenir, de conclure des alliances
matrimoniales avec les filles et héritières des Villehardouin ; il revendiqua
l’héritage de la principauté et, dès lors, des ports des Pouilles vers ceux du
Péloponnèse, tous rebaptisés de noms latins, ce fut un va-et-vient incessant
de marchands et d’officiers. Les Angevins n’ont cessé de défendre et de
gouverner cette terre d’outre-mer : lorsqu’ils ont perdu la Sicile, ils
prétendaient garder encore la Morée.
Avant le roi de France, Jacques Ier d’Aragon, le 4 septembre 1269,
s’était embarqué sur une flotte de quelque 30 gros navires avec une énorme
armée de 800 chevaliers et 3 000 hommes de pied. Ils subirent une terrible
tempête qui les contraignit à rebrousser chemin pour se réfugier à Aigues-
Mortes d’où Jacques Ier, malade, regagna son royaume. Plusieurs des grands
officiers rejoignirent Saint Louis à Tunis et d’autres s’embarquèrent pour la
Terre sainte. Edouard d’Angleterre, qui n’était pas encore roi, et son frère
Edmond étaient aussi à Tunis avec Saint Louis mais ils s’embarquèrent,
aussitôt le traité de paix signé, pour la Terre sainte, passèrent l’hiver en
Sicile et débarquèrent à Acre le 9 mai 1271. Charles d’Anjou voulut les
aider en menaçant l’Egypte mais les seigneurs anglais n’avaient avec eux
qu’une armée beaucoup trop faible. L’émir de Damas, qui avait promis de
partir en guerre à leur côté, leur fit défaut et ils n’eurent d’autre issue, pour
combattre Baybars, que de s’allier avec les Turcs d’Anatolie. Ce fut assez
pour arrêter l’invasion des Egyptiens : ils portèrent secours aux villes,
notamment à Acre, mais furent bien incapables d’entreprendre une
reconquête de celles déjà perdues.
Philippe III prit la croix fin juin 1271 mais, trop occupé dans le sud du
royaume contre le comte de Foix, il ne fit qu’envoyer en Terre sainte des
capitaines qui, avec quelques centaines de chevaliers et davantage
d’hommes de pied, avaient pouvoir de commander en son nom. Un
contingent fut confié au patriarche en titre de Jérusalem Thomas de Lentino
en 1272, à Olivier de Termes184 en 1273 et, deux ans plus tard, à Guillaume
de Roussillon. Nous savons, par une ordonnance royale gardée par pur
hasard, comment ces capitaines ont été bien soldés et, surtout, bien
encadrés : « C’est l’ordonnance que le légat Symon, messire Erard de
Valéry et le connétable de France ont faite des gens que le roi et le légat
envoient outre-mer, dont messire Guillaume de Roussillon est chevaine.
Premièrement, l’on baille audit Guillaume cent hommes à cheval, c’est
assavoir XL archers, XXX arbalétriers et XXX sergents à cheval. Item, on
lui donne trois cents sergents à pied. Et, pour tous ces gens mener et
conduire, l’on baille audit certaine somme d’argent pour tout un an. Et est
devisé lesquels gages chacun doit avoir. Et quand ledit Guillaume viendra
en la terre d’outre-mer, il pourra les gager audits gens, croître et admenuser
selon ce que métier sera et qu’il verra ce qu’il sera à faire. Item, on lui
baille deniers pour les dépenses de son hôtel et pour son passage et de tous
les autres dessusdits ; et de ce il en doit ordonner selon sa loyauté, selon ce
qu’il verra à faire. Item, de ces deniers que l’on lui baille, il doit aider et
soutenir les sergents que le sire de Valéry, le boutillier de France et le
connétable lui envoyèrent. Et l’aide et la souslevance qu’il fera, il le doit
faire par le conseil de monsieur Guillaume de Piquegny et monsieur Miles
de Cayphas. Item, s’ainsi était que, par le soudan ou autre grande nécessité,
il fut métier qu’il fit autre grande mise et dépense ou en galées ou en
soudoyer retenir, ou autrement, il le doit faire par le conseil du maître du
Temple, de frère Arnould Wismald, le maître de l’Hôpital, et frère
Guillaume de Courcelles, par le conseil du patriarche et par le conseil du roi
de Chypre si il était présent. Item, ils ont ordonné que si ledit Guillaume de
Roussillon mourait, dont Dieu le défende, et qu’il mourut sur la mer,
messire Aubert de Baigneux demeurera en son lieu jusque à temps qu’il soit
ordonné. Et quand il sera, ledit Aubert, messire Guillaume de Piquegny et
messire Miles de Cayphas tiendront lesdits gens et feront au mieux dudit
Guillaume de Roussillon jusque à temps qu’ils aient fait savoir au roi et au
légat et qu’ils en aient remandé leur volonté. » Guillaume de Roussillon ne
mourut pas lors d’une tempête en pleine mer mais, dit-on alors, fut
assassiné. Une légende, démentie par de bons travaux bien plus tard, disait
qu’il fut victime d’un complot ourdi par les Templiers et les « religieux »,
notamment par les dominicains. On accusait aussi les conseillers de Charles
d’Anjou.

Elu pape en 1271, alors qu’il se trouvait à Acre, Tebaldo Visconti, qui
prit le nom de Grégoire X, réunit l’année suivante un concile à Lyon où il
dénonça fermement ce qu’il appelait le « péché d’abandon ». Il voulait
d’abord réformer l’Eglise, dénonçait des scandales chez les « religieux » et
les mauvaises images que donnaient les chrétiens qui, renonçant à servir
Dieu, ne se préoccupaient que de leurs discordes et de leurs affaires. Les
ordres militaires étaient, disait-il, bien trop nombreux, trop riches, et se
faisaient la guerre, cherchant des alliances avec les émirs ou le sultan
d’Egypte. Il condamnait aussi les prédicateurs vagabonds qui, insensés,
engageaient par de mauvais sermons de pauvres gens à partir à l’aventure
mal armés et mal encadrés. Grave faute aussi que de permettre de racheter
des vœux à hauts prix.
Le pape fit savoir que ceux qui devaient de graves amendes seraient
exonérés s’ils prononçaient leurs vœux et partaient en Orient. Il y envoya
d’abord le patriarche Thomas puis, avec l’accord et l’argent du roi, deux
seigneurs accompagnés d’un corps de chevaliers et de gens de pied : Olivier
de Termes et Guillaume de Roussillon. Accusant les guerres « féodales » et
« nationales » de retenir en Occident les hommes qui devaient servir Dieu,
il s’efforça, comme l’avaient fait bien avant lui Grégoire VII et Urbain II,
de mettre fin aux querelles tandis qu’il s’efforçait de trouver des alliés en
Orient, chez les Grecs, les Arméniens et les Mongols, que l’on appelait
communément les Tartarins. Il semble que l’alliance contre ces derniers ait
été plus que jamais au cœur des préoccupations, et garante de succès. Sous
le pontificat de Nicolas IV, un des chefs mongols, Arghoun, se disait prêt à
traiter avec les chrétiens. Lors d’une rencontre en juillet 1291, il leur avait
promis une aide de vivres en quantité et de 10 000 chevaux. On pensait
convertir des Tartarins et il fut même question d’une expédition maritime de
concert avec les Génois dans l’océan Indien et dans la mer Rouge pour
intercepter le trafic des épices et porter un grave tort aux finances des
Egyptiens. Mais Arghoun mourut le 7 mars 1291 et ce furent chez les
Mongols des temps de querelles et de grandes incertitudes, à tel point que
l’on finit par ne plus penser à cette alliance qui, depuis Saint Louis, avait
été l’objet de tant de démarches à vrai dire bien inconsidérées.
Le 28 avril 1290, Tripoli tombait aux mains des Mamelouks qui firent
plus de 2 000 captifs. Les femmes et les enfants furent si nombreux sur le
marché aux esclaves d’Alexandrie que les prix diminuèrent de moitié.
Le pape Nicolas IV fit prêcher pour que, dans tout l’Occident, l’on
s’arme pour la libération totale de la Terre sainte ou, du moins, pour
secourir les places que tenaient encore les chrétiens. Au printemps suivant,
une flotte de Venise amena à Acre un fort contingent d’hommes de pied,
recrutés et soldés par Rome. Mais on était loin du compte. Qalawun, sultan
d’Egypte successeur de Baybars, rassembla une énorme armée de quelque
60 000 cavaliers et de plus de 100 000 hommes. Après sa mort, son fils, Al-
Achraf Khalil, vint, au printemps 1291, mettre le siège devant Acre. La
ville n’était défendue que par une pauvre garnison d’un millier d’hommes
mais se gardait à l’abri de fortes murailles et les navires génois interdisaient
aux assaillants d’acheminer de grands renforts par mer. Malgré la guerre
quasi continuelle des communautés, Templiers contre Hospitaliers,
Vénitiens contre Génois ou Pisans, Acre tint longtemps et, jour après jour,
repoussa tous les assauts jusqu’en juillet. Les Egyptiens prirent pied sur le
mur d’enceinte, les défenseurs des tours durent céder. Ne restait debout que
le château du Temple, une imposante forteresse de cinq étages qui ne se
rendit que le 28, les murs s’écroulant d’abord sur la première escouade des
ennemis. Dans les couvents, les moines, dominicains et franciscains surtout,
furent massacrés et, dans la ville, les femmes et les enfants qui n’avaient pu
fuir à temps furent menés enchaînés à Alexandrie où, sur le marché des
esclaves, le cours des chrétiens blancs s’effondra, demeurant en dessous de
celui des Noirs du Soudan et de Numidie. Une porte de l’église Sainte-
Croix fut emportée et mise sur une mosquée du Caire. Acre ne fut pas la
dernière à tomber. Sidon résista un mois encore, Beyrouth fut livrée sans
combattre, puis, un mois plus tard, Tortosa et Château-Pèlerin. Pour éviter
tout débarquement d’autres chrétiens et le remparement des murs, toutes les
enceintes et forteresses sur la côte furent rasées jusqu’à terre.
Nicolas IV voulut tirer les leçons de l’échec dans ses prêches. Lui aussi
voyait l’effet de la colère de Dieu que les hommes avaient mal servi et il
accusa les pécheurs, les indifférents, ceux qui en Occident se faisaient entre
eux la guerre pour des bouts de champ ou des bourgs de frontière. Il voulait
qu’en Allemagne, en France et en Angleterre les souverains fassent la paix
et laissent leurs grands courir, pour leur salut, l’aventure en Orient. Dès la
fin août 1291, il proclamait l’embargo sur le commerce des armes et des
machines de guerre avec l’Egypte. Une escadre commandée par le Génois
Manuel Zaccaria, corsaire et pirate à ses heures, renforcée par une dizaine
de navires du roi de Chypre, alla attaquer les ports du delta du Nil jusqu’aux
portes d’Alexandrie. C’est le temps où l’on vit paraître à Chypre, à Gênes et
à Venise un grand nombre de mémoires et de traités dont les auteurs
s’appliquaient à décrire et à évaluer les défenses des musulmans. En 1295,
Galvano de Levanto, homme de la Rivière de Gênes, un des maîtres de
l’école de cartographie de la grande ville, écrivit le Livre de la conduite des
chrétiens pour effectuer le passage contre les Sarrasins. Quelque temps
plus tard, ce fut le Livre des secrets des fidèles du Christ du Vénitien
Marino Saludo. Mais l’audience fut faible chez les grands seigneurs ; ces
traités n’ont servi qu’à ceux, navigateurs et marchands, qui voulaient mieux
connaître l’Orient. Du temps de Godefroy de Bouillon, les princes
« croisés » faisaient écrire le récit de leur passage vers la Terre sainte par
leurs chapelains. Ceux de la « croisade déviée » de 1204 étaient
accompagnés de leurs chansonniers qui disaient la tristesse d’avoir quitté
leurs dames. Après 1250, année où Saint Louis est fait prisonnier, les
poèmes qui parlent de ces expéditions d’outre-mer et de leurs échecs sont
presque des « lamentations », des « complaintes » ou même des
« combats » entre un homme qui dit pourquoi il a pris la croix et un autre
qui ne veut pas le faire, amer, lourd de reproches et de nostalgie en
évoquant les temps glorieux d’autrefois.
Ainsi Rutebeuf a écrit un certain nombre de complaintes sur les
voyages d’outre-mer et le destin de quelques grands chevaliers. Il a d’abord
pris le parti de soutenir Charles d’Anjou dans ses ambitions de faire de
l’Italie méridionale une base de départ pour la conquête de divers pays qui
étaient ou aux Ville­har­douin, ou à l’empereur grec de Constantinople. Dans
cette veine, il y a la Chanson des Pouilles (1264) où il dit, s’adressant aux
jeunes gens, aux prélats et aux clercs, aux petits chevaliers et même au
comte de Blois, que c’est en faisant leur salut qu’ils iront aider Charles à
conquérir l’Italie contre les Allemands. L’année suivante, un Dit de Pouilles
montre encore que l’on doit mettre à profit une courte vie pour gagner le
paradis en allant soutenir Charles d’Anjou qui en a grand besoin. Pour
parler des entreprises d’outre-mer, Rutebeuf avait commencé, dès 1255,
dans la Complainte de monseigneur Geoffroy de Sergines, que Saint Louis
avait laissé en Terre sainte après son départ, à faire l’éloge de ce seigneur
champenois qui avait servi Dieu tout en étant un brillant chevalier. Par la
suite, différentes complaintes reprennent le même thème. Telle celle de
Constantinople qui impute la chute de la ville et le retour des Grecs aux
querelles internes des Francs et, en particulier, aux intrigues des frères
mendiants. La Complainte d’outre-mer (1265) est simplement un vibrant
appel aux seigneurs à imiter leurs pères, à secourir Jérusalem. Dans une
autre complainte, celle du comte Eudes de Nevers (1266), le poète pleure la
mort de ce croisé exemplaire et exhorte le roi de France, le comte de
Poitiers, les comtes de Blois et de Saint-Pol et les chevaliers
« tournoyeurs » à prendre la croix. Un peu plus tard, dans un Débat du
croisé et du décroisé (1268), il invente une controverse avec un compagnon
qui, lui, invoque les raisons de ne pas partir. Enfin, parmi d’autres
complaintes encore où il chante toujours la vertu des héros, la Nouvelle
complainte d’outre-mer (1277) condamne ceux qui ont détourné de la lutte
contre les infidèles les hommes qui se sont querellés, oubliant que Dieu sera
juge lors du grand jugement. Il fustige les ambitieux qui, tel le maître du
Temple, ont montré trop peu de zèle à imiter les hommes qui voulaient
porter secours aux chrétiens d’Orient alors que le paradis ne se gagne que
par le combat pour la foi185.
Dès 1274, dans un mémoire adressé au pape Nicolas IV, intitulé le
Conseil du roi Charles, le roi de Naples, Charles d’Anjou, parle d’un « petit
passage général » qui à partir de Tripoli, encore aux mains des chrétiens, ou
de Chypre, aurait reconquis plusieurs villes et comtés de Terre sainte. Pour
apaiser les querelles, on remettrait à un nouvel ordre de chevaliers qui en
aurait la garde tous les biens des Hospitaliers, des Templiers, des
Teutoniques et aussi ceux de certains « religieux ». Plus tard, lors d’un
concile réuni à Vienne, deux dominicains présentèrent deux traités, le De
modo extipandis et l’Avis directif pour le passage outre-mer qui eux aussi
évoquaient une reconquête. Jacques de Molay, grand maître du Temple,
chiffre combien il faudrait de chevaliers, d’arbalétriers et d’hommes de pied
pour aider les Arméniens à résister aux razzias des Turcs, tandis que le
maître des Hospitaliers, dans la Devise des chemins de Babylone, dénombre
et étudie les places fortes d’Egypte. Leurs auteurs appelaient à l’aide,
disaient les malheurs des chrétiens en Orient et, surtout, dissertaient
longuement des forces et des alliances des musulmans, montrant comment
les combattre et les détruire.
Mais d’autres, tel Guillaume de Tripoli, se targuant d’une longue
expérience des musulmans, disaient que l’on ne devait plus leur faire la
guerre mais plutôt tenter de les convertir186. Gilbert de Tournai, auteur de la
Collection des scandales de l’Eglise, s’emploie surtout à dénoncer tous les
péchés de la chrétienté. D’autres accusaient même le pape de vouloir par
ses prêches rassembler des hommes d’armes pour servir ses ambitions en
Italie.
Nobles et chevaliers voyaient bien que le service de Dieu prêché par le
pape n’avait été invoqué à plusieurs reprises que pour aider des ambitions et
une guerre entre chrétiens en Occident. Nous avons parlé d’une déviation
de l’expédition de 1205-1206. La guerre dite des Albigeois (1208-1229) en
fut une autre : elle ne consista pas seulement à combattre l’hérésie cathare,
mais aussi à attaquer le roi d’Aragon et le comte de Toulouse dont le comté,
un des plus riches du royaume, fut de ce fait rattaché à la couronne
capétienne. La déviation du service de Dieu avait été encore plus manifeste,
sans nul argument pour la faire accepter, en 1266, lorsque le pape Urbain IV
avait appelé à s’armer pour soutenir Charles d’Anjou en guerre contre
Manfred, héritier de l’empereur Frédéric II, pour conquérir de vive force le
royaume de Naples. Excommuniés sans qu’une seule enquête soit ordonnée
contre eux, les chevaliers allemands furent poursuivis et condamnés comme
des hérétiques : femmes, enfants, vieillards furent égorgés « et après la
victoire de Bénévent présentée aux foules comme un miracle, la ville ne
montrait qu’une horrible boucherie, que des maisons désertes dont le seuil
et les murs étaient souillés de sang187 ». Le lundi de Pâques 1282, les
Angevins furent chassés de Palerme, et un peu plus tard de toute la Sicile,
par une révolution « populaire » soigneusement préparée par des nobles
hostiles, avec l’aide du roi d’Aragon. Philippe III lui déclara la guerre, fit
envahir la Catalogne par une armée. Le pape Martin IV avait prêché pour
proclamer l’interdiction de parler et de s’armer contre le roi Charles de
Naples et, aux chevaliers et hommes de pied qui combattaient dans les
montagnes non loin de Gérone, le comte de La Marche fit dire qu’il
« n’était pas besoin d’aller outre-mer pour sauver nos âmes, car ici nous
pouvons les sauver ».
Abandonner Jérusalem pour aider le prince dans une guerre de conquête
ou de représailles : cette idée s’est imposée de plus en plus, et l’on peut
penser que le service du suzerain pour des guerres « nationales » très
lourdes en hommes et en argent et qui duraient de longs mois fut l’une des
causes de la fin de ce que nos historiens d’aujourd’hui ont appelé l’« esprit
de croisade ». Le roi ne laissait ses vassaux tranquilles que lorsque, la paix
signée, il ne pouvait plus les semoncer pour son propre service dans une
guerre qu’il disait être juste. Avec l’évolution des esprits, c’en était fini des
croisades.
Notes

1. « On m’a enseigné que, pour attenter à la liberté, il faut attenter à la


pensée, mais j’irai plus loin : pour attaquer la pensée, il est bon d’attaquer la
langue. En effet, malgré les coups de bélier des mass media, la pensée, dans
le pire des cas, demeure à l’abri dans le château fort de l’intelligence
individuelle, tandis que la langue, étant commune à tout le monde, s’expose
pour ainsi dire en rase campagne », V. Volkoff, Le Montage, Paris, Julliard,
Lausanne, L’Age d’Homme, 1982.
2. Pour décider quelles entreprises devaient être dignes d’être numérotées et
étudiées et quelles laissées de côté, les critères de choix ne paraissent pas
tellement évidents. Il semble que l’on ait voulu d’abord retenir celles
conduites ou par le roi de France ou par l’empereur. Mais, en 1204, le roi
n’était pas à la « quatrième » ni, en 1237, à la « septième », et les chefs de
la « cinquième » étaient les princes d’Autriche, de Hongrie et de Bohême.
Ignorance des faits, facilité du discours, refus des « arbres qui cachent la
forêt » et de « l’exception qui confirme la règle », quoi qu’il en soit, la
vérité historique est là complètement bafouée. A tout bien considérer, les
premiers pèlerinages armés vers Jérusalem, que nous ne qualifions pas de
« croisades », n’ont pas attendu l’appel d’Urbain II de 1095.
3. Troisième roi capétien, petit-fils d’Hugues Capet et fils d’Henri Ier et
d’Anne de Clèves, il avait enlevé Bertrade de Montfort, promise au comte
d’Anjou, puis, ayant répudié sa femme Berthe de Hollande, l’avait épousée
en 1092 et eut d’elle quatre enfants.
4. Foucher de Chartres, Histoires des croisades, « Mémoires relatifs à
l’histoire de France, depuis la fondation de la monarchie française jusqu’au
XIIIe siècle », éd. F. Guizot, Paris, 1823-1835, 30 vol., t. XXIV, p. 25.
5. Qui pourrait ne pas comprendre ni admettre ce désir des croyants de voir
et prier dans les Lieux saints, à notre époque où des troupes bien encadrées
de visiteurs peinent des heures en voyage, dépensent de belles sommes
d’argent pour voir la maison où, dans l’île de Majorque, George Sand et
Alfred de Musset se sont gelés un hiver, ou celle de la Bonne Dame à
Nohant, ou encore celles de Victor Hugo place des Vosges et à Guernesey ?
6. Ce qui permet de la suivre du mont Sinaï jusqu’à Constantinople, Egérie,
Mon pèlerinage en Terre sainte, Paris, Cerf, 1977.
7. J. Wilkinson, Jerusalem Pilgrims Before the Crusades, Jérusalem, 1977.
F. Michaud, « Les itinéraires maritimes et terrestres des pèlerins
d’Occident », Actes du congrès de la société des historiens médiévistes,
1978. Sites internet de François-Xavier de Villemagne.
8. Richard II, duc de Normandie, mort en 1026. Cf. L. Musset,
« Recherches sur les pèlerinages de Normandie jusqu’à la première
croisade », Annales de Normandie, 1962.
9. Raoul Glaber († 1047) cité par L. Lalanne, « Des pèlerinages en Terre
sainte avant les croisades », Bibliothèque de l’Ecole des chartes, 1846.
10. Le Livre des thèmes, éd. A. Vogt, 1867, livre III, chap. 14.
11. Chronique de Nieder-Altaich, éd. et trad. J. Brundage, 1962.
12. Anne Comnène, Alexiade, éd. B. Lieb, Paris, Les Belles Lettres, 1989,
t. I, p. 42.
13. Ferdinand Lot, L’Art militaire et les armées au Moyen Age en Europe et
dans le Proche-Orient, Paris, Payot, 1946, t. I, p. 49.
14. Foucher de Chartres, op. cit., p. 57.
15. Ce qui est sans doute exact, mais on oublie de dire que ces filles étaient
ou des Arméniennes ou des chrétiennes de Jérusalem.
16. Maurice Lombard, L’Islam dans sa première grandeur, Paris,
Flammarion, 1971, p. 9.
17. Ces longues guerres de conquête et la résistance opiniâtre des Grecs et
de leurs alliés ou sujets chrétiens n’ont été bien connues, il n’y a pas si
longtemps, que par le livre de Louis Chagnon, Les Débuts des conquêtes
arabo-musulmanes, Paris, Editions Godefroy de Bouillon 2006. L’auteur,
professeur d’histoire, avait reçu en 2004 un blâme et fut interdit par le
ministre de l’Education nationale pour avoir parlé en cours de Mahomet et
de l’expansion de l’islam, en usant de « formules simplistes ». Le blâme fut
« annulé » en 2008 par le tribunal administratif de Paris, mais l’image d’une
conquête facile et de populations accueillant à bras ouverts, par des cris de
joie, les envahisseurs s’impose toujours dans ce que nous appelons les
médias et, plus encore, dans les collèges lors des leçons sur l’islam.
18. Tabari, La Chronique, éd. H. Zotenberg, Arles, Actes Sud, 1980-1984,
2 vol.
19. Héberger et nourrir les pèlerins se révélait bien plus difficile les jours de
grandes fêtes, alors que la ville devait accueillir un grand nombre de
croyants. Ce fut souvent source de conflits. Ainsi à Vézelay, pour la Sainte-
Madeleine et à Pâques : pendant plus d’un siècle, les habitants se sont
opposés à l’abbé qui, deux fois l’an, voulait réquisitionner les maisons. Ils
prétendaient ne devoir le faire que tous les deux ans et, à plusieurs reprises,
se révoltèrent les armes à la main. En 1067, l’abbé Artaud fut tué et l’affaire
ne fut réglée qu’en 1137 par une charte communale.
20. Cette présence, nullement négligeable et peut-être même fort
importante, des seigneurs et chevaliers de l’Ile-de-France est demeurée
rarement citée jusqu’aux travaux de Jean Labrot qui, dans la Revue
d’histoire et d’archéologie de l’Ile-de-France, a publié un long article sur
ce sujet, identifiant et situant plusieurs seigneurs dont, en particulier,
Gautier sans Avoir.
21. La forteresse de Wildenstein, résidence des Zimmern, est située au sud
du Jura souabe.
22. Heinrich Hagenmeyer, Etude sur la chronique de Zimmern, Gênes,
1882.
23. René Grousset, Histoire des croisades et du royaume franc de
Jérusalem, Paris, Perrin, 1999, 3 vol., t. I, p. 11.
24. M. Canard, « La destruction de l’église de la Résur­rec­tion par le calife
Hâkim », Byzantion, 1965, p. 16-43.
25. Nous savons maintenant que les prêteurs chrétiens sur gages ou d’autres
façons étaient certainement bien plus nombreux que les prêteurs juifs dans
les villes de l’Empire et du royaume de France.
26. Tyois, Tiois ou thiois : nom que l’on donnait, en Allemagne, aux
orgueilleux et insolents qui, fiers de leur force ou de leur nombre,
tyrannisaient le peuple ; autrement dit, des brigands.
27. Guillaume de Tyr, Histoire des croisades, éd. F. Guizot, Paris, 1825.
28. Guibert de Nogent, Autobiographie, éd. E.-R. Labande, Paris, Les
Belles Lettres, 1981, p. 62.
29. Anne Comnène, Alexiade, op. cit., p. 61.
30. Albert d’Aix, Histoire des faits et gestes de la région d’outre-mer
depuis l’année 1096 jusqu’à l’année 1120 après Jésus-Christ, éd. F. Guizot,
Paris, 1824.
31. Histoire anonyme de la première croisade, éd. L. Bréhier, Paris, 1924,
p. 11.
32. On cite l’exemple du seigneur d’un fief près de Thoissey, en Franche-
Comté, qui laisse en gage à l’abbaye de Cluny ses terres, vignes et bois,
plus deux villages avec leurs moulins, recevant en échange quatre mules et
2 000 sous, monnaie de Lyon. Le contrat précise que, s’il décidait de
s’établir en Terre sainte, le tout demeurerait possession libre et entière de
l’abbaye. Celle de Saint-Etienne, à Caen, donnait quatre marcs d’argent et
un cheval à un chevalier qui prenait la route avec sa femme et son fils ; il
pouvait reprendre ses terres six ans plus tard, ne laissant pour intérêt que six
acres sur quarante, soit un intérêt de 2,5 % par an.
33. Raymond d’Aguilers, Le Liber, éd. J.-H. et L.-L. Hill, Paris,
P. Geuthner, 1969, p. 228-229.
34. Schlumberger, « Deux chefs normands au XIe siècle », Revue historique,
1881. Anne Comnène, Alexiade, op. cit., p. 60-94.
35. Anne Comnène, Alexiade, op. cit., p. 45-47.
36. « Il ordonnait aux habitants de nous apporter des provisions mais ils
nous craignaient tant qu’ils n’auraient pas permis à aucun de nous d’entrer
dans une ville », Heinrich Hagenmeyer, Chronologie de la première
croisade, Paris, 1902, p. 125-126.
37. « Au point du jour, le peuple des pèlerins se leva et alla par le territoire
et le royaume de l’empereur et le ravagea horriblement pendant six jours
pour rabaisser son orgueil », Albert d’Aix, op. cit., p. 27.
38. Foucher de Chartres, op. cit., p. 26-27, qui dit aussi que les assiégés
avaient vu les hommes du comte de Toulouse repousser vaillamment un
parti de Turcs et jeter par-dessus leurs murs les têtes des morts restés sur le
terrain.
39. Foucher de Chartres, op. cit., p. 40.
40. Robert le Moine, Histoire de la première croisade, éd. F. Guizot, Paris,
1825.
41. Histoire anonyme, op. cit., p. 65-68.
42. Sont cités Tuberel, Ravendel, les châteaux « des jeunes Filles » et ceux
des Bâtesses, des Bergers, des Adolescents.
43. Raoul de Caen, La Geste de Tancrède, éd. F. Guizot, Paris, 1825, p. 87.
Foucher de Chartres, op. cit., p. 37. Guibert de Nogent, Autobiographie, op.
cit., p. 56.
44. Robert le Moine, op. cit., p. 74-75.
45. Les camps sont dressés le 25 octobre 1097, la ville est prise le 3 juin
1098 et les armées se mettent en route le 13 janvier 1099.
46. Histoire anonyme, op. cit., p. 79.
47. L’affaire fut diversement commentée par les chroniqueurs qui, plus ou
moins complaisants, s’accordèrent à dire que l’homme, nommé Firouz, était
un Arménien converti à l’islam qui voulait se venger du gouverneur de la
ville qui lui aurait confisqué ses réserves de grain et, peut-être aussi, pris sa
femme.
48. Guillaume de Tyr, op. cit., p. 96. Guibert de Nogent, op. cit., p. 164.
49. Foucher de Chartres, op. cit., p. 51.
50. Histoire anonyme, op. cit., p. 177.
51. Foucher de Chartres, op. cit., p. 66-67.
52. Albert d’Aix, op. cit., p. 323-325.
53. Nom d’origine arménienne qui signifiait « roi » ; de fait ils choisissaient
un chef qui prenait soin d’eux, les commandait et n’acceptait dans sa troupe
que ceux qu’il choisissait lui-même.
54. Raoul de Caen, op. cit., p. 237.
55. Guillaume de Tyr, op. cit., p. 366 et 376.
56. Matthieu d’Edesse, Détails historiques de la première expédition des
chrétiens dans la Palestine, sous l’empereur Zimiscès, Paris, 1811, p. 54.
Jean Richard, « Quelques notes sur les premiers temps de l’Eglise latine à
Jérusalem », Mélanges C. Brunel, 1956.
57. Foucher de Chartres, op. cit., p. 100.
58. Albert d’Aix, op. cit., p. 125.
59. Robert le Moine, op. cit., p. 472. Histoire anonyme, op. cit., p. 215-217.
60. Cependant, à Ramlah, premier centre de colonisation, les travaux
entrepris trop tard ne furent pas terminés assez tôt : le 17 mai 1102, lorsque
les chevaliers, poursuivis par les Egyptiens, y cherchèrent refuge, ils n’y
trouvèrent qu’une seule tour inachevée ; tous les combattants furent tués sur
place ou emmenés esclaves au loin.
61. Guillaume de Tyr, op. cit., p. 32.
62. Guibert de Nogent, op. cit., p. 294.
63. Il aurait aussi recommandé de mêler de la chaux au pain… Matthieu
d’Edesse, op. cit., p. 59.
64. Anne Comnène, Alexiade, op. cit., p. 210-212 ; Guillaume de Tyr, op.
cit., p. 130.
65. Albert d’Aix, op. cit., p. 49.
66. Ibid., p. 100-101.
67. La reine, décédée à Jérusalem, fut enterrée dans l’église Notre-Dame de
la vallée de Josaphat.
68. Paul Riant, Expéditions et pèlerinages des Scandinaves en Terre sainte
au temps des croisades, Paris, 1865, p. 160.
69. Récit de l’expédition par Caffaro, auteur des Annales Januenses qu’il
fait commencer en 1099, qui fut plus tard six fois consul de la ville et
ambassadeur auprès du concile du Latran et de Frédéric Barberousse. En
août 1100, il était sur une flotte génoise qui participa au siège de Césarée et
ne fut de retour à Gênes qu’en octobre 1101, après quatorze mois
d’absence. Il est aussi l’auteur du livre De liberatione civitatum orientis,
écrit seulement en 1140, et l’historiographe de la reconquête chrétienne
dans la mer Tyrrhénienne. Caffaro, « Liber de liberatione », in Atti della
Società Ligure di Storia Patria, Gênes, 1859, t. I, p. 102.
70. Ibid., p. 22.
71. Guillaume de Tyr, L’Estoire de Eracles, Paris, Imprimerie royale, 1844,
p. 442. Jean Richard, « Les bases maritimes des Fatimides, leurs corsaires
et l’occupation franque en Syrie », Egypt and Syria, éd. Vermeulen et De
Smet, Louvain, 1998.
72. Il avait épousé en secondes noces Gertrude de Salzbach, dont la sœur,
Bertha, était la femme de Manuel Comnène.
73. Odon de Deuil, Histoire de la croisade du roi Louis VII, éd.
Henri Waquet, Paris, 1949, p. 60.
74. Odon de Deuil, moine de Saint-Denis, était né à Deuil, dans la vallée de
Montmorency.
75. Les chemises, à l’évidence, le préoccupent : quelques lignes plus loin, à
trois journées de marche de la ville, il se plaint amèrement que « la chemise
se paie cinq ou six deniers ».
76. Un auteur anonyme avance jusqu’au chiffre de 395 000 et Bar Hebraeus
(1226-1286), médecin et philosophe arabe et chrétien, et les Grecs donnent
les chiffres de 90 000 et 50 000.
77. Les Allemands abandonnèrent le fleuve dans une petite ville de Hongrie
et, de là, allèrent tous par voie de terre. Lorsque l’armée de Louis VII se
prépara à passer le Danube, les hommes virent que les Allemands y avaient
laissé tant de navires sur les rives que les habitants s’en servaient pour
construire des maisons ou se chauffer.
78. Le bras de Saint-Georges de Sestos, les Dardanelles aujourd’hui, tenait
son nom de la petite ville antique de Sestos qui, en Europe, faisait face à
celle d’Abydos. On y avait bâti une église dédiée à saint Georges.
79. Lettres reproduites dans le site internet De re militari.org d’après
Translations and Reprints from the Original Sources of European History,
vol. I, 1894.
80. Ibid. A aucun moment il ne parle de la trahison des guides grecs.
81. Michel le Syrien dans : Ephrem-Isa Yousif, Les Syriaques racontent les
croisades, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 149.
82. « C’est, dit-il, pour faire connaître la route, les noms des contrées et des
villes pour l’instruction des voyageurs car il ne manquera jamais d’hommes
se rendant au Saint-Sépulcre et, ainsi, ceux-là deviendront plus prudents par
la connaissance de ce qui nous est arrivé », Odon de Deuil, op. cit., livre 2.
83. Odon de Deuil ne dit pas comment le roi était informé des campagnes
des Normands de Sicile et où ces lettres seraient adressées. En tout état de
cause, l’idée d’une alliance et d’une attaque concertée tenait au cœur de
plusieurs membres de la suite royale.
84. En turc, le Büyük Menderes, fleuve côtier qui se jette dans la mer Egée
à la hauteur de l’île de Samos.
85. Odon de Deuil, op. cit., livre 6.
86. Il existe peu de récits de ce désastre si ce n’est celui de l’historien
Joseph-François Michaud qui, dans son Histoire des croisades, Paris, 1877,
2 vol., t. II, p. 164, a, tant bien que mal, reconstitué le cours des
événements.
87. Odon de Deuil ne dit que quelques mots pour évoquer le sort de ces
malheureux et, après lui, les auteurs qui s’appliquent à retracer le cours des
événements préfèrent les ignorer. Mais il semble que les hommes restés
dans leurs camps, au pied des murailles de Sattalié, aient fini par trouver
des navires qui les menèrent eux aussi jusqu’au port d’Antioche. Nous
savons que le comte de Flandre et Archambaud de Bourbon ne sont pas
morts cette année-là. Thierry, comte de Flandre, qui en 1139 avait déjà
combattu en Terre sainte, est présent, avec Louis VII, à Antioche et à
Ptolémaïs. On le retrouve par deux fois en Orient, notamment en 1164
auprès d’Amaury, roi de Jérusalem, au siège de Tripoli.
88. Raymond de Poitiers était le deuxième fils de Guillaume VII
d’Aquitaine, dit aussi Guillaume IX de Poitiers. Aliénor, fille de
Guillaume VIII d’Aquitaine, frère aîné de Raymond, était par conséquent sa
nièce. Certains, non sur le moment mais quelques années plus tard, au
moment du divorce entre le roi et la reine, ont voulu croire et écrit que
l’oncle et la nièce avaient été coupables d’adultère.
89. Guillaume de Tyr, op. cit., livre XVIII.
90. Ephrem-Isa Yousif, op. cit., p. 157.
91. Ce faisant, nous oublions trop volontiers de parler des chrétiens
d’Orient, Syriaques et Grecs, qui ont accueilli les « croisés » en libérateurs,
heureux d’échapper aux Turcs et aux Egyptiens en retrouvant une vraie
liberté, mais obligés de supporter une Eglise latine qui, dans ces premiers
temps, s’imposait de façon trop forte, de la même manière que, quelque
temps auparavant, en Italie méridionale et en Sicile.
92. Guillaume de Tyr, op. cit., livre XVII. Né en 1130 à Jérusalem, il fit de
longues études en France et en Italie avant de retourner en Orient où il fut
précepteur de Baudouin, fils du roi de Jérusalem Amaury, secrétaire de la
chancellerie royale et archevêque de Tyr en 1175. Il mourut en 1186. Son
livre, dont on ne connaît pas le titre original, écrit en latin, retrace l’histoire
des conquêtes en Orient et de l’administration des Etats latins de 1095 à
1184. Le titre Historia rerum in partibus transmarinis gestarum fut imposé
après coup par un compilateur demeuré anonyme. La traduction en langue
d’oïl apparaît vers 1220, bientôt reprise avec de longues additions sous des
titres divers : Livre du conquest, L’Estoire de Eracles (référence à
l’empereur d’Orient Héraclius, 610-641). Le titre Histoire des croisades
apparaît en 1824 dans l’édition de Guizot.
93. Victor IV (1159-1164), Pascal III (1164-1168), Calixte III (1168-1178).
Un autre antipape, nommé ou soutenu par l’empereur germanique en 1138,
portait aussi le nom de Victor IV.
94. Quelques auteurs, entre autres Guillaume de Tyr et Odon de Deuil,
prêtent au comte de Flandre le projet de se rendre maître d’un Etat latin en
Terre sainte, comme l’avaient fait les barons francs en 1097-1099. De fait, il
vint à nouveau combattre en Orient en 1164, pour la quatrième fois, mais
fut contraint de rembarquer avant d’avoir pris la route de l’intérieur.
95. Manuel épousa Marie, fille de Raymond de Poitiers, en 1162, et sa
petite-nièce, Marie Comnène, fut mariée en 1167 à Amaury Ier, roi de
Jérusalem.
96. A Montgisard, près de Jérusalem, le 25 novembre 1177, le roi Baudouin
et les Templiers demeurent seuls sur le champ de bataille, recueillent de
gros butins et un grand nombre de prisonniers que Saladin, encerclé de tous
côtés, avait abandonnés dans sa fuite.
97. A Tibériade, à Acre et en plusieurs cités qui, avant Jérusalem, s’étaient
rendues sans combattre, Saladin avait accordé à la population le droit de se
retirer sans rançon avec tous ses biens : ainsi pour les Syriens d’Acre qui,
pour une bonne part, allèrent à Chypre.
98. Cité par Jean Richard, Histoire des croisades, Paris, Fayard, 1996,
p. 221.
99. Ibid., p. 233.
100. Site internet, Hanover Historical Texts Project.
101. Site internet, Medieval Source Books. Letters of the Crusaders.
102. Après la mort subite de son frère aîné, Richard devenait l’héritier de
l’Angleterre et de la Normandie ; Henri II avait donné la Bretagne à son
troisième fils Geoffroy, laissant le dernier, Jean, sans terre.
103. Roger de Hoveden, Annales, livre 3, p. 36.
104. Les Anglais avaient affronté une terrible tempête dans le golfe de
Gascogne, puis avaient rejoint les Portugais au siège de la place de Silvès
encore aux mains des musulmans, et, vainqueurs, l’avaient remise au roi
avant de reprendre la mer. Philippe était demeuré de longs jours malade à
Gênes. Les navires de Richard avaient mouillé à Gênes et les deux rois
s’étaient rencontrés dans la petite baie de Portofino, puis Richard avait
poursuivi sa route sans faire relâche à Rome, avant de jeter l’ancre pour
cinq jours à Salerne où il reçut enfin de bonnes nouvelles de la flotte partie
d’Angleterre.
105. Ce fort en bois fut démonté, transporté et remonté en Orient. Le mot
« griffon », dont on voit mal l’origine, fait peut-être référence par dérision à
de petits aigles. Les chroniqueurs anglais mis à part, il n’est pas
couramment employé à l’époque et semble désigner les chrétiens, ou plus
précisément les Grecs de Sicile ou même d’Orient. Bernard le Trésorier,
continuateur de Guillaume de Tyr, parle de l’île « habitée par des chrétiens
que l’on nommait des grifons » et aussi des « grifons de la cité
d’Andrinople » et de « l’île de Chypre et ses grifons ».
106. Prétextant que c’était temps de carême, Richard avait fait retarder le
mariage avec Bérangère et s’embarqua, certes avec elle, mais sans l’avoir
épousée.
107. Benoît de Peterborough, Gesta regis Henrici secundi benedicti abbatis.
108. Le mariage de Richard et de Bérangère fut célébré aussitôt et
Bérangère couronnée reine d’Angleterre dans la cathédrale de Limassol.
109. Philippe avait fait de même mais sans grand succès : il n’offrait que
3 besants…
110. Joseph-François Michaud, op. cit.
111. Ces querelles n’ont en fait jamais cessé, chacun prenant parti contre
l’autre, Richard pour Guy de Lusignan et pour les Pisans, Philippe pour
Conrad de Montferrat et pour les Génois.
112. Bernard le Trésorier, Continuation de l’histoire des croisades de
Guillaume de Tyr, Paris, 1824.
113. Richard, voulant s’imposer comme chef incontesté, s’était fort mal
conduit envers le duc, notamment au lendemain de la prise d’Acre, en
l’obligeant à retirer ses bannières dressées sur les murs de la cité conquise,
à côté des siennes. « Il arracha, devant la ville d’Acre, l’étendard du duc
d’Autriche des mains d’un seigneur, le brisa avec outrage et mépris pour
insulter le duc, et le jeta dans un cloaque impur. » Sur sa fuite aventureuse,
demeurent deux récits écrits pour des publics bien différents qui ne se
recoupent pas en tous points : la Chronique d’Ernoul et de Bernard le
Trésorier, écrite au début du XIIIe siècle, publiée en 1871 par Mas Lattrie, et
la chanson de Blondel de Nesle (1175-1208), seigneur d’Ile-de-France,
auteur de poèmes courtois, qui aurait été, un temps, le compagnon et
confident de Richard. Cette chanson, apparue en 1260 dans un recueil
intitulé Récits d’un ménestrel de Reims, sorte de chronique romancée de la
croisade, fut longtemps oubliée ; redécouverte en 1784, elle fut mise alors
en musique par Grétry dans son Richard Cœur de Lion.
114. Rigord, Vie de Philippe Auguste, Paris, 1825.
115. On fit déclarer nul son mariage avec Onfroy de Toron que l’on disait
trop peu vaillant pour une telle charge, mais c’était un complot car il était
un des protégés de Richard d’Angleterre.
116. Lettre du duc d’Autriche à l’archevêque de Cologne.
117. Zara, en italien, aujourd’hui en Croatie sous le nom de Zadar.
118. Robert de Clari, Chroniques, éd. Lauer, Paris, 1924, p. 48-49.
119. Ibid., p. 72.
120. En 1183, Andronic Comnène s’était fait empereur en assassinant le
tout jeune héritier Alexis II Comnène et la régente, sa mère, Marie
d’Antioche. Deux ans plus tard, une émeute populaire, éclatant dans le
cirque, gagnait toute la cité. Andronic fut massacré et la foule proclama
empereur Isaac Ange II, marié à Marie de Montferrat. Isaac fit libérer son
frère Alexis, alors prisonnier en terre d’Islam, lequel, en 1195, à son tour
soutenu par des foules en colère et avec une troupe de mercenaires
étrangers, prit le pouvoir, fit crever les yeux à Isaac et se fit couronner sous
le nom d’Alexis III Ange. Le jeune fils d’Isaac, Alexis IV Ange, avait
réussi à s’enfuir et s’était réfugié en Allemagne chez Philippe de Souabe,
son beau-frère, époux de sa sœur Irène. Une assemblée de princes
allemands avait élu Philippe roi des Romains, en mars 1198, alors qu’une
autre prenait parti pour Otton de Brunswick, fils d’Henri le Lion soutenu et
largement financé par le roi de France Philippe Auguste. Assassiné le 21
juin 1208, Philippe de Souabe ne fut jamais empereur.
121. Geoffroi de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople.
122. Ibid.
123. Ibid., chap. 86.
124. Robert de Clari, La Conquête de Constantinople, chap. LII, éd. et trad.
J. Dufournet, Paris, Flammarion, « GF bilingue », 2004. Robert de Clari (ou
de Cléry) est un petit chevalier picard qui prit le départ avec son seigneur
Pierre d’Amiens et revint en Picardie en 1205. Pour l’information directe,
son récit n’est pas aussi riche que celui de Villehardouin. Il n’a pas eu voix
aux conseils et ne se montre pas aussi agressif à justifier l’expédition contre
Constantinople et condamner ceux qui ont fait défection. Mais il a vécu les
soirées et les attentes dans le camp et entendu parler les seigneurs, les
hommes d’armes et les pèlerins de petite condition. Il sait ce que l’armée a
vécu, parle lui aussi des durs moments, des affrontements entre les partis et
de la façon dont les chevaliers vassaux des barons ont, à plusieurs reprises,
souffert de ces incertitudes. Chaque assemblée était l’occasion de grands
débats, les récalcitrants plus d’une fois près de l’emporter.
125. Ibid., chap. LXIX et LXX.
126. Ibid. L’auteur donne une description très précise de ces assauts avec
les noms des premiers chevaliers entrés dans la ville.
127. Ibid., chap. LXXVIII.
128. Villehardouin, op. cit., p. 62.
129. Ibid., chap. 132.
130. Henri de Valenciennes, Fondation de l’Empire romain de
Constantinople, dans Nouvelle collection des Mémoires pour servir à
l’histoire de France depuis le XIIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe, éd.
Michaud et Poujoulat, Paris, 1836-1839, 32 vol., t. I, p. 112-113.
131. Son monastère avait été largement doté par Boniface de Montferrat en
1184. A Constantinople, où il résida dès 1200, il avait converti Marie,
veuve d’Isaac Ange, à la religion romaine.
132. Robert de Clari, La Conquête de Constantinople, op. cit., chap. XCIII-
XCIV.
133. Guillaume avait épousé Sibylle, fille d’Amaury Ier ; Conrad, Théodora
Ange puis Isabelle, autre fille d’Amaury ; et Régnier, Marie Comnène.
134. Robert de Clari cité par Noël Coulet, Ceux qui conquirent
Constantinople, Paris, UGE, 1966, p. 44-45.
135. Cette histoire de Troie, née d’une légende qui trouve sa source chez un
poète dont on vénérait le nom mais dont personne ne savait à quelle époque
il écrivait ni ce qu’étaient les Troyens, fut longtemps acceptée, appréciée
par des auteurs pourtant témoins, bons chroniqueurs ou historiens appliqués
à bien écrire. Dans la Vie de Philippe Auguste, op. cit., Rigort, parlant du roi
qui ordonne de paver les rues de Paris, tient à préciser : « Cette ville avait
d’abord été nommée Lutèce ou boueuse à cause des boues pestilentielles
dont elle était remplie, mais les habitants, choqués de ce nom qui leur
rappelait toujours une boue fétide, préférèrent l’appeler Paris, du nom de
Paris-Alexandre, fils de Priam roi de Troie, car nous lisons, dans les gestes
des Francs, que le premier roi qui exerça sur eux la puissance royale fut
Pharamon, fils de Marcomir dont le père fut Priam roi d’Austrie. Ce Priam
roi d’Austrie n’est pas le grand Priam roi de Troie, mais il descendait
d’Hector fils de ce dernier prince […] et comme il n’est pas rare de voir des
gens qui doutent des origines du royaume des Francs et des autorités sur
lesquelles on se fonde pour faire remonter les rois de France jusqu’aux
Troyens mêmes, nous avons mis tous nos soins à recueillir ces
renseignements dans l’Histoire de Grégoire de Tours, dans les descriptions
d’Eusèbe et d’Idace, enfin dans les écrits d’une foule d’autres auteurs pour
déterminer avec exactitude cette généalogie. » En 1335, Jean Barbette,
bourgeois de Paris et prévôt des marchands, demande au roi, en compagnie
d’autres notables, changeurs et marchands, la permission d’organiser un
tournoi entre les champions des bonnes villes de France, « à l’exemple du
roi Priam sous qui, jadis, Troie la Grande fut détruite, et de ses vingt-cinq
fils ». Bien plus tard encore, au moment où dans Rome on exhume de belles
figures antiques sans pouvoir les identifier, la seule œuvre d’art que les
papes, les cardinaux, les lettrés mais aussi tous les princes romains et leurs
familiers ont immédiatement reconnue, fut le célèbre groupe du Laocoon.
Son inventeur, qui l’avait trouvé en piochant une vigne près des thermes de
Titus, fut fêté comme un héros et inhumé plus tard dans l’église d’Aracoeli.
136. Nicétas Choniatès cité par Michaud et Poujoulat, op. cit., p. 115.
137. Nicétas Choniatès, Chronique…, cité par duc de Castries, La Conquête
de la Terre sainte par les croisés, Paris, Albin Michel, 1973, p. 348-350,
reproduit dans site internet pages.usherbrook.ca/croisades. Choniatès dit
aussi comment lui et les siens ont fui leur maison, conduits sur un navire
par un Vénitien qui, fidèle ami, s’était réfugié chez lui.
138. E. Riant, « Dépouilles religieuses à Constantinople », Mémoires de la
Société des antiquaires de France, 1875, p. 27, qui écrit : « On allait
demander des corps saints à Byzance comme aujourd’hui des marbres aux
ruines de la Grèce. »
139. L’accusation d’hérésie contre les Albigeois n’était certes pas fautive
mais, si l’on ne pouvait oublier qu’un légat du pape avait été assassiné, la
« croisade des Albigeois » s’était terminée en fin de compte par l’annexion
du Languedoc au royaume de France. De la même façon, les chevaliers
allemands qui résistèrent à Charles d’Anjou lorsque celui-ci entreprit, avec
l’accord du pape et soutenu par ses prêches, la conquête du royaume de
Naples furent accusés d’être hérétiques et, après avoir été faits prisonniers,
jugés comme tels.
140. René Grousset, Histoire des croisades, op. cit., t. III, p. 75.
141. Un recensement qui, sans doute, pouvait s’inspirer du Domesday Book,
lequel, en 1086, vingt ans seulement après la conquête de l’Angleterre par
les Normands, donnait pour chaque propriété la superficie des terres, la
nature des cultures et la valeur, bâtiments compris. Les Normands ont fait
de même en Italie méridionale et en Sicile, mais l’enquête fut semble-t-il
moins précise et, de toute façon, le document qui nous reste est incomplet.
142. Sur tout ceci, Robert de Clari, La Conquête de Constantinople, op. cit.
143. Villehardouin, op. cit., chap. 205.
144. Et plus tard entre plusieurs lignages de France : l’accord imposé de
force par Philippe le Bel le 29 juillet 1313 à Fontainebleau faisait état de
cinq promesses de mariage garanties par des cessions de terres et de droits.
145. Robert de Clari ne peut tout connaître mais dit bien la façon dont les
Grecs ont très vite voulu un empereur pris parmi eux : « Quand vint la nuit,
et que les Grecs virent que leur empereur s’était enfui, ils tirèrent à eux un
haut homme de la cité (Laskers avait nom) cette nuit même ; tantôt ils le
firent empereur. Quand il fut fait empereur, il n’y osa demeurer mais se mit
en une galère avant qu’il fut jour et passa outre le bras de Saint-Georges et
s’en alla à Nikè la Grande qui est une belle cité et là s’arrêta et il fut sire et
empereur », Clari, La Conquête de Constantinople, op. cit., chap. LXXIX.
146. Son récit s’achève en 1207, année de la mort de Boniface de
Montferrat. On en connaît six manuscrits qui furent très vite plusieurs fois
copiés, certains traduits en français, plus ou moins remaniés, complétés ou
insérés dans des ouvrages plus importants. En 1573, Paolo Remusio publiait
à Venise le De bello Costantinopolitano et, en 1585, fut imprimée à Lyon
l’Histoire de Villehardouin portant aussi pour titre De la conquête de
Constantinople par les barons français associés aux Vénitiens l’an 1204.
147. Robert de Clari, op. cit., chap. XLIV.
148. Simon IV de Montfort avait pris part à l’expédition allemande de 1197
et était demeuré deux ans en Syrie. Jean Longnon, Les Compagnons de
Villehardouin, Genève, Droz, 1978, p. 57.
149. Robert de Clari donne plusieurs noms : l’évêque d’Autun, le comte de
Forez, Hugues de Chaumont, Jean de Villars, Gautier de Saint-Denis et
Gilles de Trassignies qui, vassal du comte Baudouin, avait reçu de lui, pour
l’accompagner, une somme de 500 livres mais refusa de le suivre à Venise.
150. René Grousset, Histoire des croisades, op. cit., t. III, p. 312, 337, 401,
504, 507, 692, 695.
151. Le futur empereur Frédéric II, alors âgé de six ans.
152. Les seigneurs de Brienne, vassaux des comtes de Champagne, furent
bien présents en Orient pendant plusieurs générations. Erard II de Brienne
était aux côtés de Louis VII en Terre sainte en 1147 puis en 1189 avec
Philippe Auguste. Son fils Jean fut roi de Jérusalem de 1212 à 1225. En
1239, Gautier de Brienne, comte de Jaffa, est capturé à Acre. Hugues de
Lecce, frère de Gautier III roi de Sicile, a épousé Isabelle de La Roche, fille
du duc d’Athènes et, en secondes noces, Hélène Comnène. Son fils
Gautier V († 1311) et son petit-fils Gautier VI († 1356) ont tous deux été
des ducs d’Athènes.
153. « The Fourth Crusade. The Neglected Majority », Speculum, 1974,
p. 441-465.
154. René Grousset, Histoire des croisades, op. cit., t. III, p. 84.
155. Achille Luchaire, Innocent III et la question d’Orient, Paris, Hachette,
1907, p. 136.
156. Robert de Courçon, Anglais né en 1170 à Kedleston, dans le
Derbyshire, a étudié en France et en Italie. Chancelier de l’université de
Paris, il est cardinal en 1212 ; il meurt au siège de Damiette, en 1218,
victime des fièvres. Olivier de Paderborn, mort à Otrante en 1227, était lui
aussi présent au siège de Damiette. On lui prête l’invention d’une machine
de siège pour lancer de grosses pierres contre les remparts.
157. Les caroubes étaient déjà utilisés dans l’Egypte ancienne comme
petites pièces de monnaie.
158. Joseph-François Michaud, Histoire des croisades, op. cit.
159. Joseph-François Michaud, Extraits des historiens arabes, Paris, 1822,
p. 405.
160. Philippe de Novare, cité in Gaston Raynaud, Les Gestes des Chiprois,
Genève, 1887. Philippe de Novare (1215-1270), né dans la région de
Novare, en Italie, familier des cours des princes du nord de l’Italie, est allé
très tôt vivre à Chypre et est demeuré dans la suite des Ibelin. Ses
Mémoires, 1218-1243 ont été publiés par Ch. Kohler en 1913.
161. Fils de Simon IV, chef de la guerre contre les Albigeois, il alla vivre en
Angleterre, épousa la fille de Jean sans Terre et fut l’un des plus actifs
opposants au roi Henri III. Continuant la lutte après les Provisions d’Oxford
qui plaçaient le pouvoir royal sous le contrôle des barons, il prit la tête
d’une troupe de partisans et fut tué en 1265 à la bataille d’Evesham par une
armée commandée par le prince héritier, futur Edouard Ier.
162. Lettre du maître de l’Hôpital à un seigneur de Notting­ham. D’après
Mathieu, Chronique, t. IV, p. 307. Cf. aussi le site Internet History
Sourcebooks Project.
163. Le Temple et l’Hôpital auraient en fait offert au sultan de racheter leurs
prisonniers et le pape était aussi intervenu, mais on leur fit savoir que les
Egyptiens le feraient si c’était là ce que désirait l’empereur.
164. L’historien d’aujourd’hui accorde trop d’importance à l’éloignement.
Les princes et les grands seigneurs devaient assurer le gouvernement de
territoires souvent bien éloignés les uns des autres. Nous savons que le frère
de Louis, Charles d’Anjou, comte de Provence et roi de Naples, alors en
campagne en Calabre, écrivait très souvent à Angers pour régler toutes
sortes de conflits, jusqu’aux plus simples querelles de voisinage.
165. Gérard Sivéry, Saint Louis et son siècle, Paris, Tallandier, 1983, p. 419.
166. Guillaume de Nangis cité dans Michaud et Poujoulat, Nouvelle
collection des Mémoires…, op. cit., p. 334.
167. Cité par J. Durand : « La translation des reliques impériales de
Constantinople à Paris », Vingt siècles de la cathédrale de Paris, Paris,
2001, p. 31-41.
168. De l’Histoire de Saint Louis, on fit très vite un grand nombre de copies
où l’on trouve souvent toutes sortes de variantes, de commentaires plus ou
moins judicieux et d’additions. Pour s’assurer du succès, certains
transcrivaient même de la langue de l’auteur, le vieux français de
Champagne, dans la leur. La première impression date de 1547, découverte
en Anjou dans un vieux lot d’ouvrages, et là encore l’éditeur se loue des
changements effectués car cette histoire, plutôt mal ordonnée, est mise en
langage assez rude : « Il y a autant de mérite à polir un diamant qu’à le tirer
de la mine », dit-il. Ont suivi l’édition de Claude Ménard, lieutenant de la
prévôté d’Angers en 1617, puis celle de Du Cange en 1668. Je me suis
référé à la transcription faite en 1854 par Michaud et Poujoulat, dans leur
Nouvelle collection des Mémoires…, op. cit., t. I.
169. Ibid. Déjà publiée en 1850, elle le fut de nouveau dans une édition de
1924 par A. L. Foulet dans la Collection des lettres françaises du XIIe siècle.
170. La famille Arrode comptait plus d’un officier du roi. Nicolas avait été
panetier et habitait dans la paroisse Saint-Martin-des-Champs, où il avait
fait construire pour la sépulture des siens une chapelle dédiée à saint
Michel, dans le cimetière au sud de l’église.
171. Les grands travaux n’ont repris qu’à partir de 1260, commandés par le
roi et confiés à ses maîtres d’œuvre puis, en 1272, à Guglielmo Boccanegra,
capitaine de Gênes qui devint gouverneur d’une ville qui se développait et
prit le nom d’Aigues-Mortes. En fait, les Boccanegra étaient proches du roi
Louis dès l’année 1248, avant le départ en Orient : Rinaldo, frère de
Guglielmo, devait louer une nef, le Saint-Esprit, qui se joignit à celle du roi.
Un peu plus tard, le maître d’œuvre fut un moine cistercien du monastère de
Sestri, sur la Rivière de Gênes. Sur tout cela, Françoise Robin, Midi
gothique. De Béziers à Avignon, Paris, Picard, 1999, p. 84 sqq.
172. A.-E. Sayous, « Les mandats de Saint Louis sur son Trésor et le
mouvement international des capitaux pendant la septième croisade (1248-
1254) », Revue historique du droit français et étranger, Paris, 1931.
173. Dans Michaud et Poujoulat, Nouvelle collection des Mémoires…, op.
cit., p. 408.
174. Joinville, Histoire de Saint Louis, chap. 84, in Michaud et Poujoulat,
op. cit., p. 205, qui dit aussi : « Je vous assure que le roi avait beaucoup
plus de peine à entretenir ses gens en paix que n’avait à supporter ses
ennemis et infortunes. »
175. Ibid., chap. 90.
176. Lettre de Jean-Pierre Sarrasins, chambellan du roi, in Michaud et
Poujoulat, op. cit., p. 349 et 375.
177. Lettre de Jean-Pierre Sarrasins à Nicolas Arrode, in ibid., p. 378 et
380.
178. Mathieu Paris, in ibid., p. 342.
179. Joinville, op. cit., chap. 223.
180. Lettre citée par Jean Richard, op. cit., p. 432.
181. Lettre de Pierre de Cardet, chapelain du roi Louis, dans Chronique du
religieux de Saint-Denis, in Michaud et Poujoulat, op. cit., p. 150.
182. En 1261, l’empereur de Nicée, le Grec Michel VIII Paléologue, avait
repris Constantinople avec l’aide des Génois, puis chassé l’empereur latin et
les Vénitiens.
183. A la mort de Frédéric II en 1250, le titre de roi de Jérusalem fut porté
par Conrad IV de Hohenstaufen puis, en 1254, par Conradin, tout jeune fils
de l’empereur. Lorsqu’il mourut en 1268, le titre de roi de Jérusalem fut
disputé entre Hugues III de Lusignan, roi de Chypre, et Marie d’Antioche,
fille de Bohémond IV d’Antioche et de Mélisende de Lusignan. Plus proche
parente, Marie d’Antioche l’emporta.
184. Né en 1200, d’une famille du Languedoc convertie au catharisme, il
s’est opposé à la guerre en Albigeois. Le roi Louis lui a rendu son château
de Termes et l’a pris en tant que maître des arbalétriers pour aller en
Egypte. En 1273, il prit la mer vers l’Orient pour la cinquième fois. Il
mourut l’année suivante.
185. D’après J. Bastin et E. Faral : Onze poèmes de Rutebeuf concernant la
croisade, in Documents relatifs à l’histoire des croisades, Paris, 1946.
186. Palmer Throop, cité par Jean Richard, op. cit., p. 448.
187. Saba Malaspina, Historia Sicula, in Rerum Italicarum Scriptores,
vol. X, p. 924-925.
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Index

Adélaïde de Kiev 10
Adrien IV, pape 53
Aguilers, Raymond d’ 8 15 25
Al-Achraf Khalil, sultan d’Egypte 97
Al-Afdal, vizir fatimide 37
Albert d’Aix 24 27 33 36 41 42
Alexandre II, pape 10 18
Alexandre III, pape 54 55
Alexis Ier Comnène, empereur d’Orient 10 19 23 26 27 28 30 34 41 43
Alexis III Ange, empereur usurpateur d’Orient 65 67 69 75
Alexis IV Ange, empereur d’Orient 67 68 69 71
Alexis V Doukas, dit Murzuphle, empereur d’Orient 69 70 75
Al-Hâkim, sultan du Caire 12 22
Aliénor d’Aquitaine 45 49 51 59 62 72
Al-Nasir Yusuf, sultan d’Alep et de Damas 93
Alphonse de Poitiers 85 95
Amaury Ier de Jérusalem 53 54 55 68
Amaury II de Lusignan, roi de Chypre, roi de Jérusalem 65 78 79
Amédée de Savoie 45
Anaclet, antipape 44
André de Hongrie 80
Andronic Ier Comnène, empereur d’Orient 60 75
Arghoun 97
Ayyûb, sultan d’Egypte 84
Baudouin Ier de Constantinople 70 71 74 75 76 77 78 79
Baudouin II de Constantinople 76 79 86
Baudouin Ier de Jérusalem (Baudouin de Boulogne) 25 27 29 33 35 36 37 38
41 42 43
Baudouin II de Jérusalem (Baudouin du Bourg) 25 53
Baudouin III de Jérusalem 50 51 52 53 54
Baudouin IV de Jérusalem, dit le Lépreux 8 53 93
Baudouin V de Jérusalem 53
Baudouin de Boulogne : voir Baudouin Ier de Jérusalem
Baudouin du Bourg : voir Baudouin II de Jérusalem
Baudouin II de Hainaut 25 32 33 35
Baybars, sultan d’Egypte 93 94 96 97
Bela III de Hongrie 54 57
Bérangère de Navarre 59 60 61
Bernard de Clairvaux, saint 44 45
Bernard le Moine 12
Blanche de Castille 84 85 86 92
Bohémond de Tarente, prince d’Antioche 15 22 25 26 27 30 31 35 38 40 50
59
Bohémond II d’Antioche 51
Bohémond III d’Antioche 60 63
Bohémond IV d’Antioche 95
Bohémond VI d’Antioche 94
Boniface de Montferrat, roi de Thessalonique 67 70 71 74 77 78
Caffaro 8 42
Cantacuzène, Jean 74
Célestin III, pape 65
Charlemagne 16 20 70
Charles d’Anjou, roi de Naples 9 73 85 94 95 96 98
Clément III, antipape 10 11
Clément IV, pape 9
Clément VII, pape 42
Coloman de Hongrie 25
Comnène, Anne 16 24 26 41
Comnène, Isaac, général 26
Comnène, Isaac Doukas 60 63
Conrad, archevêque 65
Conrad de Montferrat, roi de Jérusalem 60 61 63
Conrad de Wittelsbach 65
Conrad III, empereur germanique 41 43 44 45 47 48 49 50 51 53 54
Constantin Ier, empereur romain 11 20
Constantin II Porphyrogénète, empereur romain 13
Daimbert de Pise 35 37
Dandolo, Henri, doge de Venise 67 68 76 77
Des Barres, Everard 50
Doukas, Jean 54
Doukas, Jean (neveu de Michel VII Doukas) 26 28
Edouard Ier d’Angleterre 94 96
Emerich de Leisingen 22 23
Eric le Bon, roi de Danemark 13 42
Etienne de Blois 8 16 19 25 26 27 31 40
Etienne de Bourgogne 40
Etienne de Hongrie 13
Eudes de Bourgogne 18 19 67 80
Eudes de Nevers 94 98
Eugène III, pape 43
Eustache de Boulogne 33 36
Filangieri, Ricardo 82 83
Foucher de Chartres 8 10 17 28 29 31 33 36 37
Foulques V d’Anjou 53
Frédéric Barberousse : voir Frédéric Ier de Hohenstaufen
Frédéric Ier de Hohenstaufen, dit Frédéric Barberousse, empereur
germanique 6 8 9 42 45 54 57 59 72
Frédéric II, empereur germanique, roi de Jérusalem 6 8 9 79 81 82 83 84 92
93 94 95 98
Gaston de Béarn 33
Gautier III, comte de Césarée 82
Gautier III de Brienne 78 79
Gautier IV de Brienne, comte de Jaffa 79 84
Gautier sans Avoir 22
Gélase II, pape 11
Geoffroi de Villehardouin 68 69 70 71 74 75 77 78 79 95 98
Geoffroy de la Roche-Vanneau 45
Geoffroy Martel d’Angoulême 54
Godefroy de Bouillon, roi de Jérusalem 15 24 25 26 27 29 32 33 34 35 36
37 39 43 44 45 50 59 72 97
Gottschalk 22
Grégoire VII, pape 9 10 17 97
Grégoire VIII, pape 11 56
Grégoire IX, pape 82 83
Grégoire X, pape 96
Guibert de Nogent 16 24 29 31 41
Gui de Parme 40
Guillaume le Conquérant 6 19
Guillaume II de Sicile 56 58 59
Guillaume II d’Aquitaine 40 41
Guillaume V de Montpellier 25
Guillaume VIII de Poitiers 18
Guillaume IX de Poitiers 50 51
Guillaume de Roussillon 96 97
Guillaume de Tripoli, prédicateur 98
Guillaume de Tyr, archevêque 8 23 31 34 40 41 43 47 51 52 53 54 55 59 62
68
Guy de Lusignan, roi de Jérusalem 53 55 60 61 63
Henri III, empereur germanique 14
Henri IV, empereur germanique 10
Henri VI, empereur germanique 62 65 66 78
Henri II d’Angleterre 58 59
Henri III d’Angleterre 88
Henri Ier de Constantinople 76
Henri Ier de Champagne 44 45 49 55 74
Henri II de Champagne, roi de Jérusalem 57 63 65
Héraclius Ier, empereur grec 8 53
Honorius III, pape 76 81
Hugues III de Bourgogne 59
Hugues IV de Bourgogne 84
Hugues X de Lusignan 41 45 54 80
Hugues de Tibériade 65
Hugues de Vermandois 41
Ibelin, Jean d’ 82 83
Ibelin, Philippe d’ 82
Innocent II, pape 44
Innocent III, pape 66 67 74 79 80
Innocent IV, pape 87 88
Isaac II Ange, empereur d’Orient 56 57 67 69 71 74 77 78
Jacques Ier d’Aragon 96
Jean de Brienne, roi de Jérusalem 80 81 82
Jean Ier Tsimiscès, empereur d’Orient 19
Jean II Comnène, empereur d’Orient 45 51
Jean sans Terre 6 62 84
Joinville, Jean de 86 87 92
Josselin II, comte d’Edesse 45
Léopold V, duc d’Autriche 6 57 62
Léopold VI d’Autriche 80
Louis VII 6 8 11 41 43 44 45 46 47 48 49 50 51 53 54 62 79
Louis VIII 8
Louis IX : voir Saint Louis
Lucius III, pape 54
Mahomet 17
Malik al-Kamel, sultan 6
Manfred 94 98
Manuel Ier Comnène, empereur d’Orient 44 45 47 51 54 55 68
Marguerite de Provence 6 85 91
Marie d’Antioche, reine titulaire de Jérusalem 67 95
Martin IV, pape 9 99
Matthieu d’Edesse 20 35 41
Mélisende de Jérusalem 53 95
Michel VIII Paléologue, empereur d’Orient 95
Monteil, Adhémar de 15 35
Montferrat, Démétrios de, comte de Salonique 82
Montferrat, Guillaume de, comte de Jaffa et d’Ascalon 45
Murzuphle : voir Alexis V Doukas
Nicéphore II Phocas, empereur d’Orient 19
Nicétas Choniatès 72 73
Nicolas IV, pape 97 98
Nur al-Din, émir d’Alep 53 54 84
Odon de Deuil 8 45 46 47 48 49 50 54
Othon de La Roche, duc d’Athènes 74
Otto de Freisingen 45 47 49
Otton de Ratisbonne 14
Otton IV, empereur germanique 66
Paléologue, Michel, général 54
Pascal II, pape 11 37
Pélage, légat 81
Philippe de Souabe, empereur germanique 58 66 67 71
Philippe Ier de France 10
Philippe II Auguste 6 9 57 58 59 60 61 62 63 66 67 72 79
Philippe III le Hardi 95 96 99
Philippe de Flandre 55
Phocas, Pierre 19
Pierre II de Courtenay, empereur de Constantinople 76
Pierre l’Ermite 21 23 31 40
Qalawun, sultan d’Egypte 97
Raoul de Caen 8 29 34
Raymond d’Antioche 55 56 60
Raymond de Poitiers, comte d’Antioche 50 51 52 53 54
Raymond III de Tripoli 53 55
Raymond IV de Toulouse, comte de Saint-Gilles 8 15 18 19 25 28 31 32 33
34 36 38 40 41 43 45 72
Raymond VI de Toulouse 8
Renaud de Châtillon 54 56
Renaud de Dampierre 77 78 79
Richard Cœur de Lion 6 9 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66
Richard d’Angleterre, dit Richard de Cornouailles 84 88
Richard II, duc de Normandie 12
Robert de Courtenay, empereur de Constantinople 76
Robert d’Artois 85 89
Robert de Clari 69 71 72 74 75 78
Robert de Dreux 45
Robert de Flandre 16 19 26 30 37
Robert Guiscard : voir Robert de Hauteville
Robert de Hauteville, dit Robert Guiscard, duc d’Apulie, de Calabre et de
Sicile 11 18 26 44
Robert Ier de Normandie 19
Robert II de Normandie 8 10 15 16 19 25 26 27 35 37 38
Roger Ier de Sicile (Roger de Hauteville) 10 18
Roger II de Sicile 44 48 59 66
Roger III de Sicile 66
Romain II, empereur d’Orient 19
Romain IV Diogène, empereur d’Orient 26
Rothard, évêque de Mayence 23
Roussel de Bailleul 26
Rutebeuf 98
Saint Louis (Louis IX) 6 7 9 17 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97
98
Saladin 53 54 55 56 57 60 61 62 63 64 80 84 93
Salza, Hermann de 82 83
Shirkuh 53
Sibylle de Jérusalem 53 57 63 71
Siméon, patriarche 35
Simon IV de Montfort, comte de Leicester 8 78
Simon V de Montfort, comte de Leicester 84 88
Suger, abbé de Saint-Denis 46
Sylvestre IV, antipape 11
Tancrède de Hauteville 18 25 27 29 31 32 33 35 37 38 39 40 41 50 59
Tancrède de Lecce 59 66 79
Termes, Olivier de 96 97
Théodora 71 78
Théodore Ier Lascaris, empereur d’Orient 75
Thibaud III de Champagne 66 77
Thibaud IV de Champagne (Thibaud Ier de Navarre) 84 87
Thierry de Flandre 49 54
Tudebode, Pierre 7
Urbain II, pape 7 9 10 13 14 21 37 42 43 62 97
Urbain III, pape 54 56
Urbain IV, pape 94 98
Welf IV de Bavière 41
Xénophon 6
Zengi, atabeg d’Alep 44 51
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