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ISBN : 978-2-262-04431-2
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Titre
Copyright
Du même auteur
Note de l’éditeur
Introduction. Le mythe des huit croisades
Le mot « croisade » : un anachronisme
La guerre sainte, autre anachronisme
A l’origine, des pèlerinages
Les enjeux économiques
Châteaux et forteresses
Nouveaux arrivants et premiers échecs
Les Italiens en Terre sainte
La deuxième croisade
Le désastre
Jacques Heers est décédé peu de temps après avoir terminé la première
version de cette Histoire des croisades, que l’on peut considérer comme un
ouvrage posthume. Nul doute que, de son vivant, il eût publié un livre plus
ample et abouti. Cependant, malgré quelques imperfections de détail,
notamment celles concernant les références des citations, nous avons voulu
respecter et honorer sa mémoire en éditant tel quel ce qu’il avait écrit et qui
apparaît comme particulièrement novateur.
Introduction
Le mythe des huit croisades
Nul ne sait quand et grâce à qui le mot « croisade » est apparu pour la
première fois, mais ce ne fut pas avant les années 1700, et encore de
manière très épisodique, sans retenir l’attention. L’usage habituel date des
dernières années du XIXe siècle. « Croisade » est bien une invention de nos
fabricants de manuels d’histoire, et ce choix, que rien ne justifiait, tient bien
évidemment aux intentions de ceux qui ont voulu forger une sorte de pensée
unique. Etonnante fortune de ce mot si imposé dans toutes les façons
d’écrire et de parler qu’aujourd’hui encore on se sent obligé de l’employer à
tout propos, sans nul discernement.
Le mot « croisade », lourdement chargé de sens, a servi aux historiens
pour désigner une sorte de guerre sainte ou, du moins, une « guerre juste ».
La guerre capétienne en Languedoc, que nous disons « croisade contre les
Albigeois », fut bien provoquée par l’assassinat du légat pontifical. Le chef
de la première expédition, Simon IV de Montfort, avait bien combattu en
Terre sainte, dans la région du lac de Tibériade, contre les musulmans en
1204, mais, en Languedoc, contre Raymond VI de Toulouse et le roi
d’Aragon, les armées étaient commandées par des seigneurs d’Ile-de-France
puis par le roi Louis VIII. L’hérésie cathare fut certes condamnée et
combattue, réduite quasi à néant, mais, dans le même temps, l’on assurait
aussi, par quelques victoires retentissantes, le rattachement du comté de
Toulouse au royaume de France. Certains auteurs, prenant plus de recul,
vont jusqu’à dire que, tout bien considéré, la lutte contre l’hérésie n’avait
été qu’un prétexte pour la monarchie capétienne. Volonté politique plus
nette encore lors de la croisade prêchée en 1266 par le pape français
Clément IV pour priver les héritiers de l’empereur Frédéric II du royaume
de Naples et le donner à Charles d’Anjou, déjà comte de Provence et le plus
jeune des frères du roi Saint Louis. Pour faire la guerre à des chevaliers
allemands et à leurs alliés napolitains qui n’étaient ni hérétiques ni
schismatiques, ce pape a vendu une part des vases sacrés du Trésor
pontifical et fait récolter de l’argent dans tout le royaume de France et en
Italie du Nord. Quelque vingt ans plus tard, en 1285, un autre pape français,
Martin IV, fit prêcher la « croisade d’Aragon », pour faire payer au roi
d’Aragon l’aide apportée aux Siciliens, en 1282, contre l’occupation
angevine.
User du même mot pour parler des expéditions qui, pendant deux
siècles, ont tenté de rendre la Terre sainte aux chrétiens est mettre ensemble
des entreprises toutes différentes, tant par le recrutement et l’armement des
hommes que par la conduite des opérations. La célèbre « croisade des
barons » de 1096-1099 comptait en fait quatre troupes d’hommes qui, partis
du Hainaut, de Basse-Lorraine, de Normandie, du Languedoc et de l’Italie
du Sud, n’ont évidemment pas pris le même chemin, les uns allant par terre
tout au long de la route, les autres débarquant en Grèce après une courte
traversée de l’Adriatique. Ils sont arrivés à Constantinople à des semaines
d’intervalle et ne se sont jamais rassemblés en une seule force, n’acceptant
d’autre autorité que celle de leurs chefs qui poursuivaient leurs propres
desseins, s’opposaient bien souvent et, en fin de compte, ont fondé en Syrie
et Palestine quatre Etats indépendants les uns des autres, deux de ces barons
n’allant même pas jusqu’à Jérusalem. Lors de la « troisième croisade »,
Frédéric Barberousse est allé par terre, tandis que Richard Cœur de Lion
s’est embarqué à Gênes et Philippe Auguste à Marseille. Une tempête les a
jetés sur les côtes de Sicile, où ils se sont vite querellés puis séparés, le roi
de France allant directement en Terre sainte, Richard s’attardant à conquérir
l’île de Chypre au passage. Arrivé à Jérusalem deux mois après l’armée de
France, il y est resté un an de plus.
Pour enseigner l’histoire à de jeunes enfants, on ne peut parler de tout,
mais simplifier à l’extrême conduit parfois à fabriquer une image
complètement fausse des événements et cela devrait être rectifié dès que
l’on s’adresse à un autre public. Nos livres, y compris ceux destinés à
l’enseignement supérieur, écrits par de bons auteurs, les thèses mêmes,
fruits de recherches approfondies, parlent à l’unisson de huit croisades2,
alors que quiconque lit les textes ou consulte simplement une chronologie
sommaire voit bien que ces expéditions pour la reconquête des Lieux saints
furent si nombreuses pendant plus de deux siècles que personne ne pourrait
en dire le nombre. En 1099 et 1100, c’était plus d’une par année ; à
quelques semaines seulement d’intervalle, trois expéditions sont parties du
royaume de France, tandis que Gênes, Pise puis Venise armaient des flottes
pour prendre la maîtrise de la mer et débarquer vivres, armes et machines
de siège. Ces mêmes années, trois escadres de très gros navires construits
au Danemark et en Norvège ont débarqué leurs hommes d’armes en
Palestine au terme d’un long périple de deux ou trois ans, hivernant en
Galice ou en Grèce, combattant au passage les musulmans sur les côtes du
Portugal et forçant le détroit de Gibraltar. Mais cela n’est pas compté ; ces
« croisades » n’ont pas de numéro. Pendant plus de deux siècles, les
chrétiens d’Occident n’ont cessé de se rassembler, de s’armer, et de quitter
leurs pays pendant des mois pour porter aide et secours aux Etats latins de
Terre sainte. Maintenir ce chiffre de huit ne peut se justifier, sinon par la
volonté de montrer les croisades pour ce qu’elles n’étaient pas.
L’un des tout premiers pèlerinages en Terre sainte fut sans doute celui
d’Hélène, la mère de l’empereur Constantin, qui y fit vers l’an 330 un long
séjour : elle fit construire les églises de Bethléem, du Saint-Sépulcre et du
mont des Oliviers et ramena à Constantinople plusieurs reliques insignes.
Vers 383 ou 384, une femme, Egérie, partie vraisemblablement de Galice,
alla visiter le tombeau de Job à Salt, en Jordanie, et celui de l’apôtre
Thomas à Edesse après être passée à Jérusalem. Elle a minutieusement
décrit son voyage dans un livre dont il ne nous reste que le quart, retrouvé
par hasard au XIe siècle dans une bibliothèque d’Arezzo, en Toscane6. De
ces premiers temps jusqu’aux années 1050-1080, les historiens ont recensé
plus d’une dizaine de voyages par siècle, moisson évidemment bien pauvre
si l’on considère que de nombreux pèlerins ne devaient pas écrire et que la
plupart de ces récits ont été perdus ou détruits par incendie ou vandalisme
dans des dépôts d’archives privés7. Ces « guides » ou « itinéraires » étaient
certes réservés à de petits cercles, mais les pèlerins parlaient beaucoup au
retour et leurs propos étaient repris en chaire par les prêtres d’autres
paroisses. Certains écrivaient à leurs proches et leurs lettres étaient lues
dans les assemblées de village et dans les grandes cités, ensuite conservées
par les confréries de pèlerinage qui aidaient aux départs et prenaient soin de
la famille et des biens de l’absent.
Ces dévotions à Rome et à Jérusalem n’ont jamais cessé, même aux
pires moments. En Europe centrale et dans les Balkans, les pèlerins ne
trouvaient pas encore d’hospices pour les héberger. En Orient, exposés aux
rigueurs du temps, ils payaient de plus en plus cher les droits de passage et
l’entrée dans les Lieux saints. Par mer, alors que les musulmans occupaient
encore une large part de l’Italie méridionale, c’était aussi beaucoup payer et
risquer. Ainsi, l’an 867, Bernard le Moine et ses deux compagnons, partis
on ne sait d’où, sont d’abord allés prier à Rome et au sanctuaire de saint
Michel au mont Gargano, sanctuaire situé sur un promontoire dominant la
mer Adriatique, dans les Pouilles. Le gouverneur (« émir » disent-ils) de
Bari leur délivre un laissez-passer sommaire. A Tarente, ils voient plusieurs
milliers de captifs chrétiens (9 000, pensent-ils), fruits de la grande razzia
de l’émir sur la côte de Campanie, chargés à fond de cale sur quatre navires,
deux pour Tripoli, deux pour Alexandrie. Ils prennent place sur un navire
égyptien qui, en trente jours, les amène en Egypte. A « Babylone » (Le
Caire), la lettre du gouverneur de Bari ne leur sert à rien ; jetés en prison, ils
en sortent en payant très cher le droit d’aller plus loin et, à Damiette, louent
un truchement (interprète) et des chevaux. Six jours de traversée du désert,
dont ils ne disent rien, les mènent à Ramlah puis à Jérusalem. Du retour en
Occident, nous ne savons pas grand-chose, si ce n’est qu’il leur fallut
soixante jours de navigation hasardeuse en plusieurs passages avant d’être
enfin débarqués sur une côte d’Italie. Sur la route de Rome, ils s’arrêtent
pour prier saint Michel en un sanctuaire taillé dans une grotte entre Salerne
et Eboli.
Dans les années 950-960, les Fatimides, dynastie de chiites née et
affirmée d’abord dans le Maghreb et en Sicile, se sont lancés à la conquête
de l’Orient. Ils occupent l’Egypte, y fondent une université chiite où les
prêches appellent à une religion plus rigoureuse. Le sultan Al-Hâkim
( † 1021) fait détruire les églises chrétiennes du Caire et, en 1009, donne
l’ordre d’abattre à Jérusalem celle du Saint-Sépulcre. Tous les sanctuaires
de la ville sont mis à bas, les moines expulsés, les reliques et vases sacrés
détruits ou confisqués.
Ces destructions et ces attaques violentes firent grand bruit en Occident.
Dès 1027, Isarn, abbé de Saint-Victor de Marseille, et en 1037 Isembard de
Broyes, évêque d’Orléans, élevèrent la voix pour appeler les chrétiens à se
rassembler afin de porter secours aux pèlerins. L’appel fut entendu : « On
vit de toutes les extrémités de la terre accourir d’innombrables fidèles qui,
par leurs offrandes, contribuaient à restaurer les sanctuaires. On voyait
même tous les ans des moines du mont Sinaï venir à Rouen et s’en
retourner comblés d’or et d’argent. Richard, deuxième du nom8, envoya à
Jérusalem cent livres d’or pour le Sépulcre et, tous ceux qui le désiraient, il
les aidait pour leur pèlerinage. Jamais on n’aurait pu s’attendre à une
affluence si prodigieuse ; d’abord la petite société du peuple, puis la
moyenne, enfin les rois, les comtes, les prélats et, ce qui ne s’était jamais
vu, des femmes nobles entreprirent ce pèlerinage9. » Le concile de Rouen,
tenu en 1072, déclara excommuniée la femme qui, son mari étant en
pèlerinage, se serait remariée avant d’avoir la certitude de sa mort.
Les pèlerinages à Rome, au mont Gargano et à Bari, où s’affirmait le
culte de saint Nicolas, furent de plus en plus nombreux et, pour aller vers
l’Orient, les hommes n’avaient plus à négocier leur embarquement, dans les
Pouilles, à Bari ou à Tarente, au lendemain de la reconquête chrétienne, sur
un navire musulman. Dans ces mêmes ports, et à Naples ou à Amalfi, ils
trouvaient aide et réconfort auprès des armateurs et des marins
expérimentés qui, bien au fait des routes et des écueils, les menaient
directement, sans escale, sur la côte de Palestine, le plus souvent à Jaffa,
alors simple bourg de pêcheurs, qui devint l’un des ports les plus actifs des
côtes de Syrie et de Palestine.
Accrochée à une étroite corniche, sans route vers l’intérieur, Amalfi
n’avait d’autres liens avec le reste du monde que par les aventures de mer.
Conquise en 839 par Sicard, prince lombard de Bénévent, elle s’en
affranchit à sa mort et, dès lors, s’affirma indépendante, dirigée par des
« ducs », les préfectoriens, élus parmi les familles nobles. Ses ducs et ses
magistrats portaient les titres honorifiques des grands officiers de l’empire
d’Orient et cette allégeance, toute relative, lui valait certains avantages dans
l’Empire grec. A Constantinople, ils ont fondé, sur la rive de la Corne d’Or,
la plus ancienne des colonies marchandes des Occidentaux. Exemptés d’une
part notable des droits de douane, ils ne dépendaient de la justice impériale
que pour les conflits avec les Grecs. Leurs marchands rapportaient chez eux
et redistribuaient à Naples, à Rome et dans toute l’Italie du Sud les
magnifiques étoffes de soie teintes de pourpre, et, travaux des maîtres
orfèvres et ivoiriers de Constantinople, des reliquaires, autels et vases
liturgiques. L’histoire, écrite plus tard par les maîtres de l’Egypte, dit que
les Amalfitains avaient aidé en 969 le calife fatimide à conquérir Le Caire.
Ils reçurent en récompense, au Caire, un fondouk pour y loger leurs marins,
leurs marchands et des maîtres charpentiers qui contribuèrent sans doute à
l’armement d’une flotte égyptienne, apportant bois, fer et poix en échange
des épices transportées par les caravanes jusqu’aux ports de la mer Rouge.
Ces bonnes relations ont valu aux hommes d’Amalfi et de Ravello, petite
cité ancrée sur les pentes de la montagne, accès, protection et quelques
privilèges dans les marchés de l’Orient musulman.
Chaque année, ces hommes détournaient un ou deux navires de leurs
routes habituelles vers Constantinople ou Alexandrie d’Egypte pour
conduire des pèlerins à Jaffa. Bien appréciés à Rome et au mont Cassin, ces
« hommes de Melfe » l’emportèrent, dans les années 1000, pour le transport
régulier des pèlerins, sur ceux de Bari, de Brindisi et des autres ports des
Pouilles. Ce furent les premiers bons « passages d’outre-mer » pour amener
à Jérusalem des hommes qui n’étaient plus livrés aux aléas et aux infortunes
de l’aventure individuelle, aux angoisses de l’inconnu. Conduits par des
marins et des guides expérimentés, les pèlerins étaient accueillis dans
l’hôpital Saint-Jean, fondé par les Mauri, riche famille d’Amalfi, près de la
seule église latine de la ville, Santa Maria Latina, elle aussi construite par
les Amalfitains. Situé juste en face du Saint-Sépulcre, cet hôpital où étaient
reçus « tous les pauvres qui n’avaient pas de quoi vivre », était dédié non à
Jean-Baptiste ou à l’apôtre, mais à Jean, patriarche d’Alexandrie d’Egypte,
dit l’« Aumônier », qui, mort en 605, avait pratiqué l’aumône tout au long
de sa vie, se dépouillant de ses vêtements.
Nous pourrions aussi qualifier de « croisades » les pèlerinages des
Scandinaves qui, au lendemain même de l’évangélisation de ces pays,
rassemblaient des foules d’hommes encadrés ou protégés par une avant-
garde de chevaliers animés d’une farouche détermination à s’ouvrir la route
et à combattre. Les récits et guides, très nombreux dès les premiers temps,
les légendes et les sagas, les chansons populaires parlent de ces « voyages à
Jérusalem » et, pour désigner les hommes, n’utilisent que les mots de
« pèlerins » ou « hommes de Jérusalem ».
Plusieurs routes, dites « de Jérusalem » ou « des pèlerins », partaient de
Suède ; dans l’île de Gotland, ils s’embarquaient pour l’île de Riga ou, plus
au nord, la région du lac Ladoga et, de là, par Vitebsk ou Novgorod,
atteignaient Smolensk puis, par une longue navigation sur le Dniepr, Kiev
et les rives de la mer Noire. A Constantinople, des navires grecs les
menaient en Palestine. Fréquenté depuis plus d’un siècle, c’était le chemin
des Varègues, guerriers qui allaient chercher fortune au service de l’empire
romain d’Orient. Itinéraire que l’empereur Constantin Porphyrogénète
(905-959), qui parle de la Baltique comme de la « mer des Varègues »,
décrit longuement10. Danois et Islandais prenaient une autre route qui, ne
recoupant nulle part celle des Varègues, les amenait, par Mayence,
Strasbourg, Saint-Maurice-en-Valais, puis la traversée des Alpes par le
Saint-Bernard, à Plaisance et à Rome. La route, bien connue, était balisée
de ville en ville et ils trouvaient tout au long des hospices, ceux fondés par
le roi de Hongrie et, en Italie, ceux que le roi du Danemark, Eric le Bon,
entretenait régulièrement près de Plaisance et à Lucques. En Italie, ils
trouvaient des passages sur des navires pour la Terre sainte.
Ces hommes du Nord partaient le cœur tranquille, leurs parents assurés
de la protection de l’évêque et du roi, leurs biens sauvegardés. Souvent un
ou deux vétérans, avertis des périls, les accompagnaient et, familiers des
lieux, sachant où s’adresser et comment parler, leur servaient de guides,
veillant aussi à ce qu’ils n’aient pas à payer plus que le raisonnable.
Au retour, la communauté villageoise, les prêtres en tête, les accueillait
pour leur faire honneur. Ils savaient leurs menus forfaits oubliés, les vilaines
querelles de voisinage apaisées, les revenus de leurs terres plus élevés qu’à
leur départ, et beaucoup pouvaient compter sur la vente de trésors ou de
raretés, soieries, belles pièces d’orfèvrerie, rapportés de Constantinople ou
d’Italie. Les clercs recueillaient les récits et les chansons dans les Flores
perigrationis qui exaltaient les mérites de ces hommes de Jérusalem et
chantaient les vertus et l’audace des héros du voyage : Thord Sjäraksson, dit
le Scalde, qui, vers 1020, mena un groupe d’Islandais en une périlleuse
aventure et revint couvert de gloire, ou un chef norvégien nommé Gauti qui,
avec un compatriote rencontré à Cologne, se perdit dans le désert et mourut
de soif à l’endroit où Moïse fit passer la mer Rouge aux Hébreux.
Bien avant les prêches d’Urbain II, les princes et les évêques donnèrent
l’exemple en prenant sous leur garde les pèlerins, trop pauvres et sans
armes, incapables de se défendre et de se nourrir. Dans le même temps ou
peu après, les routes sont devenues plus sûres. Converti au christianisme, le
roi Etienne de Hongrie (997-1038) ouvrit large celle du Danube, y fit
construire plusieurs monastères ou hospices et donna l’ordre de bien
accueillir les pèlerins ; il les recevait lui-même dans sa ville de Buda et, ses
évêques ou ses vassaux prenant la direction des marches territoriales aux
frontières, fit régner une vraie police des chemins qui pourchassait les
brigands et ravitaillait à prix raisonnables les voyageurs.
En l’an 1026, quelque trois quarts de siècle avant l’appel d’Urbain II,
un chroniqueur parle d’un grand pèlerinage rassemblant 700 hommes, la
plupart chevaliers et hommes d’Eglise, conduits par le comte d’Angoulême,
l’abbé de Saint-Riquier et l’abbé de Saint-Vanne de Verdun. Rejoints en
route par une troupe venue de Trèves, ils passent par la Bavière puis par la
Hongrie, accueillis, réconfortés et ravitaillés par le roi Etienne, puis, par un
interminable parcours en plein hiver, arrivent enfin sur les rives de la mer
Noire et à Constantinople, où ils vont vénérer les saintes reliques du palais,
restaurent leurs forces et, escortés par une troupe d’officiers de la cour
impériale commandée par un dignitaire, arrivent à Antioche. Ils sont à
Jérusalem en mars 1027 et, trois semaines plus tard, reprennent la route du
retour, la même qu’à l’aller.
En 1064, plusieurs milliers d’hommes (certains parlent de 7 000),
princes et comtes, hommes du commun riches et pauvres, venus surtout des
pays du Rhin, se rassemblent autour de Siegfried, archevêque de Mayence,
de Guillaume, évêque d’Utrecht, d’Altman, doyen du chapitre d’Aix-la-
Chapelle et chapelain d’Agnès, veuve de l’empereur Henri III, de Gunther,
évêque de Bamberg, d’Otton de Ratisbonne et d’autres chanoines d’Aix et
de Passau. Ils vont ensemble, portant, largement déployées, bannières,
oriflammes et tentures, montrant partout où ils passent les vases sacrés et
les reliquaires de leurs églises, et, sur leurs chariots, avec les charges de
vivres, les riches vaisselles de table gardées par valets et écuyers. Ils
traversent sans trop d’encombre, seulement accablés par la chaleur,
l’Allemagne puis la Hongrie et, par de plus durs chemins vers l’est, arrivent
à Constantinople où l’empereur garantit leur passage et les vivres jusque
chez les Turcs. Pour la plupart, ces pèlerins n’étaient pas armés. Le
25 mars, non loin du but, près de Ramlah, ils tombent dans une embuscade :
« Le vendredi saint, vers la deuxième du jour, les Arabes se jetèrent sur eux
comme des loups affamés sur une proie depuis longtemps espérée. Au début
nos gens tentèrent de résister, mais ils durent trouver refuge dans le village.
Après leur fuite, qui pourrait dire combien d’hommes furent tués là.
L’évêque d’Utrecht, gravement blessé et dépouillé de ses vêtements, fut
abandonné avec beaucoup d’autres sur le sol à une mort pitoyable11. » Sous
prétexte de négocier leur retraite, on attira les chefs dans un piège pour
mieux les massacrer. Les survivants, à bout de forces, ne durent leur salut
qu’à la troupe d’un émir qui leur fit payer 500 pièces d’or pour les
accompagner jusqu’à Ramlah où tracasseries et marchandages les
retardèrent plus de deux semaines avant de prendre la route de Jérusalem où
le gouverneur ne leur donna qu’une dizaine de jours pour prier au Saint-
Sépulcre, sans trop s’en écarter. Au retour, par peur de se trouver de
nouveau à la merci des Bédouins, ils négocièrent leurs passages sur
plusieurs navires de Naples et d’Amalfi qui les menèrent à Laodicée, ville
aux mains des Grecs. Arrivés en Allemagne, ils n’étaient plus que 2 000,
misérables, ayant tout perdu.
Apprendre que des brigands de grand chemin pouvaient attaquer à tout
moment pour piller et massacrer des pèlerins fit comprendre que ces
voyages à Jérusalem devenaient de plus en plus périlleux. A Clermont, le
pape n’en a parlé que cinq jours après l’ouverture du concile, mais ce fut
chargé d’émotion – un des témoins parle des « pleurs du pape » –, pour
engager la foule des chrétiens assemblés à prendre pitié des pauvres
pèlerins, exposés à tous les dangers, agressés, humiliés sur les lieux mêmes
où le Fils de Dieu avait vécu et souffert. Il a longuement parlé des cruautés
des païens, qui profanaient et détruisaient les églises et « immolaient les
chrétiens comme des agneaux ». Tout aussitôt, ce fut un appel aux armes,
exhortant les seigneurs à observer entre eux une paix durable – cette « paix
de Dieu » qu’il avait proclamée et défendue pendant des mois à chaque
prêche, et que chaque concile s’efforçait de faire respecter –, pour, dit-il,
« déployer leur valeur » en des combats contre les infidèles. Il les enjoignit
de faire tracer sur leur épaule une croix, signe qui ferait d’eux des hommes
d’une milice protégée par l’Eglise, plutôt que de vilains batailleurs lors de
sordides querelles entre voisins pour quelques misérables lopins de terre ou
quelques têtes de bétail. Ces assemblées de paix furent bien les moments
privilégiés où s’enrôlèrent les chevaliers du Christ. Guerre sainte en un
certain sens, appel aux armes sans nul doute, mais non volonté de détruire
l’autre, le non-chrétien.
Ignorance de l’islam
A lire les textes du temps où les Occidentaux se préparent à intervenir
pour délivrer Jérusalem, nous voyons bien que la façon dont les Arabes
s’étaient emparés de la Terre sainte et les succès spectaculaires de la
reconquête chrétienne par les Grecs, fêtés à Constantinople par de grands
triomphes et dans tout l’empire d’Orient par un grand nombre de chants
épiques, demeuraient quasi ignorés des Latins et même de Rome. Au
moment où les « croisés » se préparent à partir, ces événements et, plus
particulièrement, les guerres entre Arabes et Grecs ne sont pas dans la
mémoire collective. Aucun chroniqueur ne s’y attarde et la plupart n’en font
pas mention. En portent témoignage les mots qu’ils utilisent pour parler de
ceux qu’ils vont rencontrer. Des hauts faits de la guerre en Occident, de la
campagne de Charlemagne contre l’émir de Saragosse en 778, de celles des
chrétiens qui libèrent Gérone en 795, Barcelone en 804 et Tortosa en 811,
les lettrés des années 1000 n’ont retenu que le mot de « Sarrasins ». Génois
et Pisans parlaient de même pour désigner les pirates du Maghreb qui
ravageaient les côtes d’Italie, mirent à sac Rome et Gênes, emportant
femmes et enfants promis à l’esclavage. On ne s’accorde pas sur l’origine
de ce mot. Les uns disent que c’était pour nommer les hommes au teint
foncé, d’autres qu’on les croyait les descendants d’une tribu qui vivait en
Syrie près d’une ville qui s’appelait ainsi. Plus souvent on les croyait les fils
de Sarah, épouse d’Abraham. Toujours est-il que le mot était d’usage
courant bien avant l’islam et que, chez les chrétiens, on l’employait aussi
pour parler des peuples mal christianisés vivant en Aquitaine et dans les
Pyrénées. Pour d’autres auteurs, les habitants de l’Afrique étaient des
« Ismaéliens », descendants du fils d’Abraham, ou encore des « Agariens »,
lointains fils d’Agar, esclave d’Abraham. D’autres parlent de « Publicains »
ou d’« Azimites » dont Guibert de Nogent dit qu’ils ne redoutent ni flèches
ni glaives puisqu’ils sont, eux et leurs chevaux, tout couverts de fer.
Comment peut-on soutenir l’idée d’une « guerre sainte » alors que
l’ennemi n’était pas connu pour pratiquer une autre religion ? Grégoire VII
ne parle pas de musulmans mais de la « gens des païens ». Quatre témoins,
présents tout au long de la route, ont parlé de la délivrance de Jérusalem en
1099. En des centaines de pages, il paraît évident que ces hommes, bons
lettrés écrivant aisément en latin, hommes d’Eglise soucieux de s’informer
à tout moment, ne savaient pas grand-chose ou, plutôt, ignoraient tout des
peuples que, passé Constantinople, ils allaient trouver sur leur chemin. Ils
écrivent communément « infidèles », « païens » ou « mécréants » et, pour
mieux les différencier, n’ont visiblement pas d’autres références que ce
qu’ils ont appris dans les histoires de la Rome antique, notamment dans les
récits des campagnes de Pompée ou de Marc Antoine. Ils les disent perses
ou parthes, babyloniens ou éthiopiens. Ils n’ont découvert l’existence des
Turcs que lors du long séjour à Constantinople et au siège de Nicée. Et c’est
là aussi qu’ils ont emprunté aux Grecs, en les déformant jusqu’à les rendre
incompréhensibles, quelques mots qui désignaient les chefs des armées de
l’empereur et des mercenaires soldés. Ils peuvent parler du calife, de l’émir
de telle ou telle ville ou tel pays, et parfois même – signe qu’ils ont eu
toutes sortes de contacts avec des chefs pour négocier le passage ou la paix
au soir d’une bataille –, ils s’efforcent d’écrire tant bien que mal leurs
noms. Mais, au total, parmi tous ces mots, on ne trouve pas une seule fois
ceux de « musulmans », « islam » ou « Mahomet ». Ils ne s’attardent jamais
à décrire une mosquée et ne disent pas un mot de la religion. Fin mai 1098,
alors que les Latins se trouvent depuis plus d’un an en terre d’islam et plus
de six mois devant Antioche, où ils ont à maintes reprises parlé aux envoyés
des émirs, Foucher de Chartres, présent tout au long de la campagne, donne
les noms de vingt-huit chefs ennemis en les transcrivant, tant bien que mal,
en français. Cela donne Maladucac, Soliman, Maraon, Cotelosenier… mais,
à aucun moment, il ne les dit musulmans ni même infidèles, mais
simplement « païens sans foi ni loi14 ».
Cette ignorance s’est maintenue fort longtemps. Plusieurs historiens ont
beaucoup insisté sur la façon dont les Francs d’une deuxième génération,
qu’ils appellent les « poulains », avaient noué de bonnes relations avec les
Egyptiens ou avec les émirs d’Alep et de Damas. Ils se rencontraient
souvent, festoyaient ensemble et ces « poulains », dont certains avaient
épousé des filles du pays15, auraient adopté les usages, les manières de
s’habiller et de se nourrir de leurs voisins ; ils ne devaient rien ignorer de
l’islam. C’est à vérifier et l’on peut faire remarquer que, en 1246, André de
Longjumeau, envoyé en mission par Saint Louis, lui fait parvenir une lettre
de Simon Rabbin, nestorien d’une église de Syrie, qui le prie de délivrer les
chrétiens des ennemis, qu’il appelle « odieux barbares » sans en dire
davantage. Plus tard encore, le chroniqueur anonyme auteur de l’Estoire de
la destruction d’Acre, ville prise par les Mamelouks en 1291, parle d’une
« grande multitude de gens mécréants et de toutes les genz et de tous les
langages qui vivaient les déserts d’Orient » ; de leur religion, il ne dit rien.
La prise de Jérusalem
Antioche avait résisté pendant plus d’un an et dix mois, Jérusalem ne
tint que cinq semaines. Au printemps 1098, les Fatimides d’Egypte, lancés
à la conquête de la Palestine, avaient pris Tyr aux Turcs et, le 20 août,
entraient en vainqueurs dans Jérusalem après de durs combats, mettant en
batterie jour et nuit des dizaines de grosses machines pour abattre des pans
entiers des murailles. Les Turcs furent massacrés sur place ou renvoyés vers
Damas et Bagdad. L’enceinte et les tours avaient été remparées, et les
habitants ne manquaient ni de vivres ni d’eau grâce aux citernes demeurées
intactes, mais la ville était encore comme exsangue, à demi dépeuplée, et
les renforts n’arrivaient d’Egypte que par une longue route à travers le
désert. Pourtant, à nouveau, les Francs semblaient courir à l’échec. Dès les
tout premiers jours, le pain et l’eau vinrent à manquer : « Les hommes
partis en chercher dans ce pays effroyable où l’on ne trouvait aucun
ruisseau tombaient dans les embuscades des gentils qui leur tranchaient la
tête. Ceux qui en revenaient ne rapportaient, dans des peaux de bœufs ou de
buffles cousues, qu’une eau boueuse, disputée entre ceux qui voulaient y
puiser les premiers et, de plus, emplies de sangsues, espèces de vers qui
glissaient dans les mains. On donnait deux pièces d’argent pour une gorgée
de cette eau vieille et pourrie prise parfois dans des marais puants ou
d’antiques citernes délabrées, à six ou sept milles de là52. » Sans l’arrivée de
six navires italiens, génois, pisans et vénitiens qui, à Jaffa, débarquèrent de
grandes quantités de vivres, d’eau et de vin, d’armes et de matériel de siège,
la ville aurait pu tenir des mois.
Dans un grand bois à 4 milles des camps, « dans les montagnes du pays
d’Arabie, des hommes de pied travaillèrent à abattre de grands arbres et
chargèrent les fûts sur les dos des chameaux. Les charpentiers de marine ne
mirent que trois semaines pour faire d’énormes béliers et dresser les
machines à lancer les pierres et de hautes tours montées sur roues. Les
jeunes garçons, les femmes et les vieillards allaient dans la vallée, près de
Bethléem, chercher de petites branches pour faire des claies qui,
recouvertes de cuir, protégeaient les machines et les hommes courant à
l’assaut ».
L’attaque dura deux nuits et deux jours. Le 15 juillet, Godefroy de
Bouillon fit avancer une tour près des murs. Vers midi, avec son frère
Eustache de Boulogne, il prit pied sur les remparts, bientôt suivi par une
foule de compagnons qui coururent ouvrir les portes. Ne résistèrent que les
défenseurs de la porte de Sion, mais ils cédèrent vite, voyant la cité tout
entière aux mains des Latins. Le gouverneur Iftukhar (« la gloire de
l’Empire ») se rendit à Raymond IV de Toulouse qui, contre une forte
rançon, le fit conduire, avec tous ses hommes, chez les siens, à Ascalon.
En signe de possession, les chefs, Godefroy de Bouillon, Tancrède de
Hauteville et Raymond IV de Toulouse, avaient fait planter leurs bannières
dans les rues qu’ils se réservaient et, très vite, négocièrent avec les
marchands et les notables le prix des rançons. Mais, quelques heures plus
tard, le petit peuple des Francs se précipita en foule dans toute la ville pour
piller et massacrer. « Boucherie impossible à décrire », disent les
chroniqueurs qui avaient suivi Godefroy de Bouillon jusque-là. Les auteurs
qui insistent beaucoup aujourd’hui sur ce tragique dénouement et le
présentent inspiré par une haine religieuse veulent ignorer que cette folie
meurtrière s’en est prise à tous les habitants, chrétiens, musulmans et juifs,
et que ces massacres à Jérusalem n’ont été ni plus terribles ni plus
« injustes » que beaucoup d’autres, lorsque, après un long siège, les
vainqueurs, exacerbés par l’attente et les privations, se payaient de leurs
peines et assouvissaient leur soif de vengeance de façon ignominieuse.
Ceux qui parlent de « faute politique » ne veulent rien savoir des ordres
donnés par les chefs qui voulaient préserver la vie des habitants, sachant
bien que nombreux parmi eux étaient des chrétiens et que, des autres, ils
pouvaient avoir de bonnes rançons.
La guerre de siège n’était pas un combat à armes égales où la vaillance
et le courage emportent la victoire. A l’époque, les chevaliers s’affrontaient
à la lance, face à face et à découvert. Les combats ne duraient que quelques
heures tout au plus et, au soir, les vainqueurs pouvaient traiter tous les
morts avec respect, laisser les ennemis enterrer les leurs et bien considérer
les prisonniers. Tout au contraire, pour investir et emporter une place forte,
les hommes se battaient pendant des semaines ou des mois, se lançaient
injures et défis ; les assiégés exposaient sur les murs de l’enceinte les corps
mutilés ou les têtes des ennemis tués lors des sorties : guerre d’usure qui
n’avait rien à voir avec le courage et l’honneur mais nourrissait de durs
ressentiments. Les chevaliers ne pouvaient s’emparer d’une ville enfermée
dans de hautes murailles. Très souvent, on recrutait pour les derniers assauts
des hommes de pied qui, absents de la troupe en marche, pauvres gens des
bourgs et des campagnes, savaient qu’ils ne toucheraient aucune solde et
n’attendaient que le moment de piller ; pour vaincre toute résistance, ils
semaient la terreur, incendiaient et tuaient.
Le nombre de pauvres n’avait cessé de s’accroître en cours de route,
hommes en quête de bonnes fortunes et nomades qui ne se reconnaissaient
pas de maîtres se regroupaient en bandes et n’acceptaient d’autre loi que la
leur. Beaucoup n’avaient plus rien de pèlerins et ne se mêlaient pas aux
autres, allaient pieds nus, sans autres armes que frondes, bâtons et couteaux.
Ces gens que les chroniqueurs appelaient truands, gypsies ou tafurs53
rendaient des services, portaient des fardeaux comme des bêtes de somme
mais, n’étant pas nourris par les chefs de l’armée, pillaient plus que d’autres
et rassemblaient le butin sans attendre d’ordres.
En juillet 1099, devant Jérusalem, les barons, si peu nombreux face à
eux, étaient bien incapables de les retenir. Ont-ils trouvé tellement à
prendre ? Assez pour chacun ? Vingt ans plus tard, un historien dit
qu’aucun des pèlerins ne demeura dans la pauvreté. On peut en douter : ils
étaient plusieurs milliers et Jérusalem n’était pas une ville très riche. Mieux
vaut sans doute croire Raoul de Caen, témoin et bon observateur, qui ne
parle pas de trésors mais dit que « celui qui a faim, s’il trouve un four,
n’aspire pas à chercher des armes ou autres belles choses, celui qui a soif,
s’il trouve de l’eau, ne cherche ni l’or, ni le fer, ni les bestiaux, et le blessé
cherche une bonne maison pour y trouver du repos et le bon viveur cherche
partout des coupes de vin54 ».
Prises de possession
De petits groupes de chevaliers, pas plus de dix ou vingt, retranchés
dans les villes déjà soumises ou dans un château qui servait de caserne et de
grenier, sont partis à l’aventure dans un pays dont ils ignoraient tout,
s’enfonçant de plus en plus loin vers l’est ou vers le nord. Missions de
reconnaissance pour parler avec les habitants et tenter de les convertir et de
se les rallier, mais aussi guerre aux brigands jusque dans leurs refuges des
hautes vallées et aux Bédouins nomades détrousseurs et terreur des
marchands. Puis, enfin, maîtres des routes et des ponts, ils se sont imposés
par de grands raids, des démonstrations de force, pour que les émirs arabes
promettent soutien et fidélité comme des vassaux et paient tribut.
Trois mois seulement après son élection, Godefroy de Bouillon mena
plusieurs campagnes, tout près de la Ville sainte, contre des brigands
« coupeurs de têtes » qui, retranchés dans des grottes, rançonnaient les
pauvres pèlerins sur la route de Jaffa. « Il les enferma comme des renards et
en massacra une centaine. » En quête de vivres, conseillés par « certains
Sarrasins nés et nourris dans ce pays mais récemment convertis à la foi
chrétienne et qui connaissaient ce qu’il y avait au loin et de tous côtés de
terres incultes et cultivées, ses hommes découvrirent en un an tous les lieux
que cite la Bible, les tombeaux des patriarches, les villes criminelles de
Sodome et de Gomorrhe, la vallée où Moïse frappa deux fois de sa verge un
rocher qui fit jaillir de l’eau qui suffit à abreuver le peuple d’Israël et ses
bêtes de somme57 ». Ce fut aussi une chasse au butin pour ramener vivres
ou chevaux. Des chrétiens du pays les avertissaient du passage des
caravanes de marchands en route vers Damas ; en 1107, soixante chevaliers
embusqués sur la rive du Jourdain enlevèrent onze chameaux chargés de
sucre et quatre autres qui portaient des parfums précieux, plus dix-sept
chargés de miel et d’huile ; ils rapportèrent le tout à Jérusalem « et le pays
occupé par les pèlerins fut enrichi d’abondantes dépouilles58 ».
Vint vite le temps des conquêtes. Tancrède, lieutenant du roi, riche d’un
bon trésor fruit de butins et de rançons, prit à solde une petite centaine de
chevaliers et, accompagné d’Eustache de Boulogne, frère de Baudouin Ier de
Jérusalem, s’établit à Tibériade, qu’il fit garder en moins de trois semaines
par de hautes murailles renforcées par de hautes tours. De là, il partit à la
chasse aux Bédouins et, maître des routes et des marchés, fit régner une
rude terreur pour contraindre les habitants hostiles à capituler.
En mai 1100, avec Godefroy de Bouillon, ils ravagèrent villes et
villages sur la rive ouest du lac de Tibériade, et à la tête cette fois d’une
forte armée de 500 ou 600 chevaliers, portèrent la guerre jusque sous les
murs de Damas dont le gouverneur, se reconnaissant leur vassal, promit un
tribut en pièces d’or et soieries. Cette « princée » de Tibériade, dite encore
« de Galilée », troisième principauté normande après Antioche et Edesse,
bien protégée par de solides places fortes et riche en terres à blé, fut le
premier territoire parfaitement tenu en main par les Latins, peuplé et mis en
valeur sur de nouvelles bases économiques.
Raymond IV de Toulouse n’avait rien obtenu mais ne faisait pas
mystère de son désir de se maintenir en Terre sainte. En 1103, reprenant
l’attaque de Tripoli, il courait les chemins, menaçant les populations des
bourgs et des campagnes jusqu’à ce qu’elles l’acceptent comme seigneur et
lui paient tribut. Ce que firent, après avoir tenu ferme pendant trois ans, les
hommes de Tripoli. Raymond mourut le 28 février 1105, et son cousin,
Guillaume Jourdain, ne put entrer en maître dans la ville que trois ans plus
tard.
Moins de dix ans après la délivrance de Jérusalem en 1099, les Francs
avaient mis sur pied – par les armes ou, plus souvent, par entente
négociée – non pas un grand royaume, mais cinq Etats latins à l’image de
ceux d’Occident : deux (Jérusalem et Edesse) tenus par la famille de
Godefroy de Bouillon, deux (Antioche et Galilée) par les Normands d’Italie
et Tripoli par les « Provençaux », en fait Languedociens de Raymond IV de
Toulouse. Ces princes, solidement et richement établis en Occident, avaient
opté pour l’Orient, laissant à d’autres leurs héritages et leurs lignées.
Parler d’un Etat latin à ce moment-là est donc, comme trop souvent,
simplifier à l’extrême ou anticiper, et ne pas voir que ce partage politique
reflète les ambitions de chefs incapables de s’entendre, montrant bien que
ces armées de barons qui avaient suivi des routes différentes et étaient
souvent séparées occupaient, lors des sièges, des secteurs bien distincts,
n’avaient pu s’entendre et ne se sont trouvées ensemble que pour de grands
combats, quelques heures seulement. Non pas une seule « croisade » de
toute la chrétienté, mais quatre ou cinq « nations » lancées chacune pour soi
et maintenues tant bien que mal dans la même entreprise.
Nos livres s’en tiennent bien souvent à l’essentiel et, suivant de près les
chroniqueurs ou historiens de l’époque, parlent davantage des grandes
batailles d’Anatolie ou des sièges d’Antioche que des hauts faits d’armes,
tout aussi glorieux et plus surprenants, qui, dans les années qui ont suivi la
chute de Jérusalem, ont permis l’établissement et le maintien de ces
principautés latines. Dans le temps même où ils prenaient possession et
guerroyaient pour garder ces principautés latines, les chevaliers francs et
leurs fidèles étaient attaqués de toutes parts par des armées infiniment plus
nombreuses qui, chaque année, se retiraient à l’abri pour refaire leurs
forces.
Les pauvres pèlerins étaient repartis en grand nombre et de toute façon
n’avaient été d’aucun secours. Le départ de plusieurs chefs avait laissé chez
les guerriers de grands vides. Tous se plaignaient et se croyaient perdus. On
disait que Godefroy de Bouillon n’avait plus que trente chevaliers avec lui
et que Tancrède de Hauteville pouvait à peine trouver, pour défendre sa
principauté de Tibériade, 300 hommes à cheval et 2 000 à pied. Chiffres qui
se retrouvent sous la plume des témoins qui, tous, regrettent les milliers de
combattants qui avaient pris le bateau de retour. Les chevaux se faisaient de
plus en plus rares et nombre de chevaliers allaient à pied. Manquant aussi
d’argent, ils ne pouvaient, dans les premiers temps, engager d’auxiliaires.
Châteaux et forteresses
Les premiers châteaux furent de simples tours, construites à la hâte lors
de sièges, pour rassembler des garnisons près des murs. A Antioche, les
Francs n’ont dû leur succès qu’à trois grands forts face aux portes de la
cité : celui de Bohémond de Tarente au nord, la Mahonerie de Raymond IV
de Toulouse gardant le pont sur l’Oronte et la forteresse de Tancrède de
Hauteville sur la route du sud. Cinq ans plus tard, en 1103, pour investir de
plus près la ville de Tripoli, le comte de Toulouse fit dresser au sud-est la
puissante forteresse du Mont-Pèlerin (le Kal’aat Sangil pour les
musulmans) qui, peuplée d’hommes de guerre et d’artisans, devint une base
d’attaque contre les murailles. Tripoli ne fut prise qu’en 1108 mais, pendant
cinq années, ce Mont-Pèlerin demeura une « nouvelle Tripoli » franque. La
ville de Tyr, dernière place maritime encore aux mains des musulmans, fut
encerclée par trois châteaux qui suffisaient à intercepter les ravitaillements :
Castel-Neuf, Casal-Imbert et Tibnin. Ascalon, d’où sont parties les quatre
offensives des Egyptiens, n’est tombée que très tard, en 1153, grâce au
blocus assuré par trois châteaux construits tout exprès. Les chroniqueurs et
historiens du temps montrent qu’il s’agissait d’une stratégie mûrement
concertée et, à plusieurs reprises, évoquent les conseils des barons discutant
des meilleures façons d’encercler la place. Les chevaliers assuraient la
garde de campements de fortune et protégeaient les charrois ; les pèlerins de
l’année venaient aider les maçons, sitôt faites leurs dévotions au Saint-
Sépulcre. Toutes les routes furent coupées par un fort : Ibelin au nord, au
bord de la mer, Gibelin à l’est et Blanche-Garde au nord-est. Plus loin, au
sud, sur la route du désert vers l’Egypte, les Francs redressèrent et
renforcèrent les murailles de l’ancienne ville de Gaza.
Par la suite, les châteaux, de plus en plus nombreux, furent dressés non
pour protéger des frontières, trop incertaines, mais pour garder les routes.
Tout particulièrement celles empruntées par les pèlerins. Dès le mois de
janvier 1100, Godefroy de Bouillon mit ceux-ci à l’œuvre, ainsi que les
équipages des navires génois et pisans, pour fortifier Jaffa. En quelques
semaines, travaillant sous la menace quasi permanente de l’ennemi, ils en
firent une place capable de résister à tous les assauts de terre et de mer. A
l’abri des murailles, on construisit des entrepôts, un atelier de calfatage et
de réparation des bateaux, et un hospice pour les pèlerins. Pour les protéger
contre les Turcs ou contre les brigands, sur la route du nord, celle dite de
Montjoie, on fit d’abord une simple tour fortifiée (la Tarda Mahomeria),
puis le château Hernant qui faisait office d’hospice et, enfin, la cathédrale
fortifiée de Lydda. Sur la route du sud, on trouvait deux châteaux, proches
l’un de l’autre (Belvoir et Belmont), puis un monastère entouré de hauts
murs (Aquabella) et le Toron des chevaliers sur le site de l’ancienne
forteresse de Latrum60.
Les seules défenses frontalières furent celles dressées dans les années
1100-1130 par les princes d’Antioche qui mirent en place en peu de temps
trois lignes de châteaux : à l’est, aux confins des terres de l’émir d’Alep,
étaient Ceret, Sardone et Harenc ; le long de l’Oronte, sur la rive droite,
Arcican et la grande ville fortifiée d’Apamée. Sur l’autre rive, trois forts de
moindre importance et, plus au sud encore, l’imposante Saone gardaient les
premières approches de la principauté.
Jérusalem mise à part, la colonisation, l’administration et le contrôle
des populations reposaient sur les gros bourgs fortifiés, sur des monastères
bien gardés et sur les châteaux, importants centres de peuplement et, en
certains districts, seules places véritablement tenues en main par les
chrétiens. Dès l’année 1100, le roi avait conduit une expédition aventureuse
au-delà de la mer Morte et, pour pacifier ces régions, les chrétiens
dressèrent d’abord deux imposants châteaux, Montréal en 1115 et le Krak
(dit aussi le krak de Moab) puis encore cinq autres, échelonnés sur la piste
caravanière, tels Tafilée, Hurmuz et Baux-Moïse.
Nombre de forteresses parmi les plus impressionnantes furent
construites par les ordres de chevalerie ou acquises par eux en un second
temps. Le krak des Chevaliers, château kurde conquis par Tancrède de
Hauteville en 1110, fut ensuite tenu par un vassal du comte de Tripoli puis
confié aux Hospitaliers en 1142. Celui de Marqab, moins connu mais de
même importance, d’abord propriété d’une famille noble d’Antioche, les
Malsoer, passa lui aussi à l’Hôpital. Les Templiers tenaient celui de Safed,
tout aussi impressionnant, au nord du lac de Tibériade. Ces châteaux, en
somme des monastères fortifiés, furent aussi des centres administratifs, des
organes de gouvernement et surtout des cantonnements. La garnison du
krak de l’Hôpital comptait souvent 2 000 chevaliers et celle de Safed 2 200.
Les chroniqueurs sont généralement trop discrets pour parler des aides
qui, se renforçant d’année en année, ont permis aux hommes comme pris au
piège dans leur conquête de résister à deux empires ennemis maintenant
acharnés à leur perte. Les habitants, en majorité chrétiens, et leurs émirs
arabes avaient mal supporté les Turcs, qui, incapables de faire respecter la
paix sur les marchés, avaient plongé la Syrie du Sud et la Palestine dans une
sorte d’anarchie. Tomber sous la coupe des Egyptiens, musulmans mais
chiites, aurait été perdre toute forme d’indépendance pour n’être plus
qu’une pauvre province d’un grand empire. Déjà, tout au long de la route,
les gouverneurs des cités, plutôt que de fermer leurs portes et supporter un
long siège, avaient payé le départ de l’armée franque d’un tribut
relativement modeste et assuré à ses chefs de guerre, moins redoutables
puisque venus de si loin, qu’ils seraient leurs alliés s’ils s’installaient en
vainqueurs à Jérusalem. Les premiers succès amenèrent d’autres adhésions.
Dès 1099, par la grande victoire d’Ascalon, les hommes de Godefroy de
Bouillon, que la prise de Jérusalem, petite ville à demi exsangue, éloignée
des grandes routes de caravaniers, n’avait pas beaucoup enrichis, s’étaient
trouvés à la tête d’un trésor de guerre considérable. « Ils livrèrent aux
flammes une énorme quantité de tentes, de dards répandus dans les champs,
d’arcs et de flèches qu’ils ne pouvaient transporter dans la Cité sainte et
revinrent pleins de joie vers cette Jérusalem que les païens se vantaient de
ruiner61. » Ils pouvaient moins exiger de leurs vassaux et, plutôt que de
courir au butin et rançonner villes et campagnes, ils maintenaient la paix,
aidaient à reconstruire et prenaient à solde un grand nombre d’hommes
d’armes.
L’histoire de la première colonisation et du peuplement de la Terre
sainte n’a jamais été faite car les textes demeurent trop rares. Chroniqueurs
et historiens disent même que des centaines ou dizaines de milliers de
pauvres pèlerins, qui accompagnaient les chevaliers et les hommes de pied
des barons, seraient repartis vers leur pays sitôt faites leurs dévotions. Par
terre ou par mer et avec quel argent ? Comment imaginer de telles
multitudes trouvant place sur de gros navires à un moment où le trafic
maritime était encore peu de chose ? Les pauvres gens n’ont pas non plus
tous couru d’autres aventures ; beaucoup se sont dispersés aux alentours
pour s’établir, travailler le sol, exploiter les sources, implanter de nouvelles
cultures. D’autres ont pris du service pour aider aux transports et aux
travaux de défense. Bien souvent, ces premiers pionniers virent leurs rangs
augmentés par l’arrivée de navires qui, chaque année, en amenaient de
nouveaux.
La deuxième croisade
Les navires, de moins en moins nombreux à Jaffa, n’y débarquaient
qu’un petit nombre de pèlerins, pas assez pour retenir l’attention des
chroniqueurs. Par ailleurs, il semble bien que, après les mésaventures des
expéditions de 1096-1097, ne sont allés d’Occident à Jérusalem par terre
que de petits groupes d’hommes qui savaient se faire discrets, modestes,
renonçant à toute arrogance, leurs bourses bien garnies, le ravitaillement
assuré sans heurts tout au long du chemin. Ainsi parlons-nous de
« deuxième croisade » pour l’entreprise conduite en 1147 par l’empereur
Conrad III et le roi de France Louis VII, comme si, en vingt-cinq ans, rien
n’était arrivé, les Francs de Terre sainte vivant dans un autre monde,
complètement étrangers aux chrétiens d’Occident. Cette entreprise ne
s’inscrit pas vraiment dans la suite ou le renouvellement de celle de 1096-
1097 et le nom de croisade, appliqué à l’une et l’autre, fait oublier que les
buts avoués n’étaient pas du tout les mêmes, que la préparation de cette
« deuxième croisade » fut longue, dans un climat d’abord sans
enthousiasme, et que l’opération, en fin de compte, a échoué du tout au tout.
Le 1er décembre 1145, quelques jours après son élection, le pape
Eugène III appela à prendre les armes pour secourir les Latins d’Orient –
non comme à Clermont Urbain II, lors d’un concile, devant une foule
immense, mais par une bulle qui n’eut, semble-t-il, qu’un bien faible écho.
Il n’alla pas prêcher de ville en ville ou d’abbaye en abbaye, mais demeura
en Italie, le plus souvent à Viterbe, loin du peuple de Rome qui soutenait un
antipape et l’aurait sûrement chassé. Elu à Pise alors qu’il n’était pas encore
cardinal, il ne pouvait pas s’imposer en chef incontesté de l’Eglise
d’Occident, situation quasi précaire qui fit que, tout bien considéré, la
« croisade » ne fut, comme déjà en 1095, prêchée qu’ici et là. Surtout, il ne
parla ni de Jérusalem, ni du Saint-Sépulcre, ni de la protection des pèlerins,
mais de reprendre le comté d’Edesse, pris en 1144 par Zengi, atabeg
d’Alep. C’était s’engager dans une aventure dont chacun devait mesurer les
périls : il ne s’agissait pas de porter secours à l’Etat latin de Terre sainte
mais de sauver une principauté « normande » en engageant toutes les forces
du royaume latin de Jérusalem, au risque de l’affaiblir et de le faire courir à
sa perte.
Louis VII, sur le trône depuis 1137, fut l’un des tout premiers à
répondre, soucieux, disait-on, d’aller prier à Jérusalem pour expier ses
fautes et crimes, notamment d’avoir fait brûler dans l’église de Vitry
quelque 300 hommes qui, rebellés contre le comte de Champagne, s’y
étaient réfugiés. Mais, lorsqu’il convoque très vite à la Noël ses vassaux à
Bourges, plusieurs et non des moindres ne viennent pas et les présents ne
manifestent que peu d’empressement. On se sépare sans avoir fixé de date
pour un rassemblement ni nommé de chefs pour accompagner le roi. Dans
tout le royaume, les princes et les seigneurs, de la Normandie au comté de
Toulouse, gardaient en mémoire les dures mésaventures des années 1100 où
trois grandes entreprises avaient échoué bien avant d’atteindre Jérusalem,
perdant des milliers d’hommes.
Dans l’Empire germanique, l’empereur Conrad III, beau-frère de
Manuel Ier Comnène72, pouvait compter sur ses vassaux de Souabe, fidèles
de son lignage, mais les comtes et les chevaliers du Nord, ceux de Saxe les
premiers, firent bien savoir qu’ils s’engageraient plus volontiers à
combattre les païens des frontières de l’Est. Réunis à Francfort en mars
1147, leur projet fut approuvé par le pape qui, un mois plus tard, déclara par
une bulle quasi semblable à celle de 1145 que ceux qui prendraient la croix
contre les Wendes seraient eux aussi chevaliers du Christ, leurs proches et
leurs biens protégés par l’Eglise. Nombre de Danois, de Polonais les
rejoignirent. Autant de chevaliers et d’hommes d’armes qui firent défaut
pour l’entreprise d’Orient.
A en croire les récits du temps, et plus encore l’histoire écrite plus tard
et enseignée encore aujourd’hui, cette « deuxième croisade » en serait sans
doute demeurée au stade des bonnes intentions sans l’ardeur et la
persévérance de Bernard de Clairvaux qui, à Vézelay en mars 1146 et à
Spire à la fin de l’année, réussit à convaincre le roi puis l’empereur. C’est,
comme toujours, beaucoup simplifier, mais on ne peut nier que les prêches
du clergé séculier furent infiniment plus rares et moins bien concertés que
ceux des moines. Dans l’Empire, plus particulièrement dans les pays du
Rhin, l’on vit, comme en 1095-1096, des prédicateurs improvisés soulever
les foules contre tous ceux déclarés ennemis du Christ. Ils accusaient les
usuriers juifs et les bons marchands d’exploiter ceux qui allaient prendre la
croix ou, tout simplement, de ne pas donner de leur argent pour financer
l’entreprise de Terre sainte. Une chronique montre un nommé Rodolphe,
qui se disait prêtre ou moine et ne devait être qu’un imposteur, appeler au
massacre des impurs. De fait, l’on vit à nouveau, malgré tous les efforts des
archevêques de Cologne et de Mayence pour apaiser les colères et protéger
ceux qu’ils pouvaient, des hordes du bas peuple courir au pillage et aux
massacres dans les cités.
Les Allemands suivirent la route empruntée par Godefroy de Bouillon.
Pour les Français, ce fut affaire d’un lourd débat et, par la suite, source de
reproches et de discorde. Certains voulaient prendre la mer, assurant
rencontrer moins d’obstacles, courir moins de périls et, pour certains peut-
être, s’assurer que les foules de petites gens ne pourraient pas les suivre.
Aucun d’eux n’a parlé de faire appel aux Italiens du Nord qui pouvaient
construire et armer un assez grand nombre de gros bâtiments.
On ne voulait traiter qu’avec les Siciliens. Choix qui, politique et
recherche d’alliance mises à part, n’avait aucun sens. Il fallait aller loin vers
le sud, faire passer les Alpes à une troupe embarrassée de lourds chariots,
poursuivre jusque dans les Pouilles, affronter les périls d’une longue
traversée jusqu’aux côtes de Cilicie. C’était dépenser davantage et, tout
bien considéré, courir plus de risques. Mais ceux qui soutenaient ce projet
affirmaient bien haut que l’on gagnerait ainsi à n’avoir nulle part affaire aux
Grecs. On n’emprunterait aucune de leurs routes. On n’irait pas à
Constantinople s’humilier devant l’empereur des Grecs et l’armée ne serait
pas à la merci de guides qui, en Anatolie, trahiraient et livreraient les
combattants aux ennemis. Roger II, couronné roi de Sicile le jour de Noël
1130 par l’antipape Anaclet, s’était fait reconnaître par le pape Innocent II
en 1139 et, quelques années plus tard, s’affirmait le champion de la
reconquête chrétienne en Méditerranée. Chaque année, ses nobles guerriers
lançaient des raids contre les repaires des pirates musulmans, sur les côtes
d’Afrique, de Mahdiya, de Djerba et Djidjelli (près de Bougie). En l’an
1145, son amiral, Georges d’Antioche, prend Tripoli et y laisse une
garnison qui veille au paiement d’un tribut. Les Normands d’Italie, au faîte
de leur puissance et d’une nouvelle gloire, bons héritiers des chefs de bande
du temps de Robert Guiscard, passent l’Adriatique, s’emparent de l’île de
Corfou et sèment l’effroi le long des côtes de l’Empire grec.
En fait, parmi les proches du roi, certains, bien au fait des rapports de
forces, savaient que, dans ces combats pour reprendre et garder les comtés
d’Antioche et d’Edesse, l’armée devrait affronter les Grecs dont les
stratèges seraient sur le pied de guerre. Quelques années plus tôt, en 1142,
Jean II Comnène avait obtenu que Josselin II, comte d’Edesse, lui livre
Antioche. Les riches Arméniens tentèrent de s’y opposer ; ils firent
rassembler le petit peuple en colère, mais l’émeute d’un jour fut vite
réprimée et seule la mort de l’empereur, en avril 1143, mit fin à
l’occupation par les Grecs de ce comté d’Edesse. A chaque assemblée
réunie par le roi de France, l’évêque de Tarse mandé par les Arméniens et
nombre de conseillers de Louis VII, l’évêque de Langres Geoffroy de la
Roche-Vanneau à leur tête, élevaient la voix pour rappeler que
Jean Comnène avait chassé les Francs de la place forte de Mamistra, d’un
grand nombre de châteaux et de vastes territoires du bord de la mer, et avait
expulsé les évêques catholiques pour les remplacer par des hérétiques.
Plutôt que d’engager des chrétiens pour rejeter plus loin les païens, il s’était
allié à eux pour exterminer les Francs. Dieu, juste et vengeur, voulut qu’il
se blessât lui-même d’une flèche empoisonnée et mît un terme à son
indigne vie. Mais son successeur, Manuel Ier Comnène, ne valait pas mieux
et maintenait, partout où il le pouvait, son patriarche et ses prêtres contre
ceux de Rome. Pour les plus déterminés, l’entreprise d’Orient devait tout
autant faire la guerre aux Grecs qu’aux païens. Ce serait combattre une
hérésie de la même façon que Bernard de Clairvaux et les cisterciens, dans
un passé tout proche, quelques années seulement avant l’appel du pape pour
l’Orient, avaient prêché et mené de violentes attaques contre les manichéens
qu’ils appelaient aussi bogomiles, pauliciens ou cathares. Dans la foulée,
Bernard avait, au concile de Sens, en 1140, fait condamner pour hérésie
Abélard et Arnaud de Brescia et, cinq ans plus tard, au printemps 1145, était
allé prêcher contre les hérétiques jusqu’en Languedoc.
Tous voyaient dans les Grecs des étrangers à l’Eglise romaine, aussi
coupables que d’autres, et n’usaient d’aucune retenue pour les condamner :
« Nous avons appris qu’ils commettent un crime digne de la peine de mort,
savoir que toutes les fois qu’ils s’unissent en mariage avec l’un des nôtres,
ils rebaptisent celui qui l’a été selon le rite romain. Nous savons d’eux
d’autres hérésies sur la célébration du Saint Sacrifice et sur leur opinion
relative à la manière dont procède le Saint-Esprit73. »
Le roi, qui, bien évidemment, n’avait pas manqué d’avertir l’empereur
Manuel Comnène de son dessein d’aller combattre les infidèles en Orient,
avait aussi mandé une ambassade au roi de Sicile, lequel ne se fit pas prier
pour lui promettre navires et vivres pour la traversée de l’Adriatique,
l’assurant de plus que son fils l’accompagnerait sur la route dans les
Balkans. A Etampes, où Louis VII avait convoqué ceux qui devaient le
suivre et l’assister de conseils, ceux qui accusaient les Grecs de perfidie ne
purent pourtant pas le convaincre, et l’on résolut d’aller tout au long par
terre, par l’Allemagne et la Hongrie. Cependant, dès les premiers jours,
après le passage du Rhin, les vivres étant vendus trop cher en raison de la
multitude des gens assemblés, beaucoup de pèlerins se séparèrent de la
masse pour prendre la route du sud et traverser les Alpes.
Les armées du roi et de l’empereur ne prirent le départ qu’en 1147, plus
de deux ans après l’appel du pape. Armées de princes, moins nombreuses
peut-être que celles rassemblées par les barons en 1096 mais plus
impressionnantes par le déploiement des armes, des parures et des
richesses. Aux côtés de Conrad étaient son neveu, Frédéric (futur
Barberousse), et son demi-frère, l’évêque Otto de Freisingen, légat du pape,
plus les ducs d’Autriche et de Souabe, le margrave de Bade, plusieurs
évêques et l’un des grands vassaux d’Italie, Guillaume marquis de
Montferrat. Chez les Français, Henri comte de Champagne, Alphonse de
Toulouse, fils de Raymond IV, Thierry comte de Flandre, Guillaume II de
Nevers, Hugues de Lusignan et Amédée de Savoie formaient la garde
rapprochée du roi qu’accompagnaient son frère Robert de Dreux et la jeune
reine Aliénor d’Aquitaine. C’était plus qu’une grande armée, une cour
royale en marche, chaque prince suivi de ses proches, épouses, enfants et
neveux, de ses vassaux, de ses conseillers et des gens de sa maison. Un des
historiens, de ceux qui, écrivant plus tard, n’ont pas craint de prendre
quelque recul et ont osé dire leur désaveu, donne une liste des nobles dames
et les montre attentives à leurs bagages et toilettes, nombre d’entre elles
ayant près d’elles, Aliénor la première, leurs troubadours. Le pape en était
informé ; il tenta de réagir et quelques interdits ou mises en garde disent à
quel point cette préparation de l’expédition semble bien loin de montrer
l’enthousiasme et l’élan de foi de celle du temps de Godefroy de Bouillon et
de Raymond IV de Toulouse : interdiction aux chevaliers d’emporter avec
eux chiens et faucons et, surtout, liste très précise des armes et des
vêtements que chacun devait prendre. De fait, on n’était plus au temps des
barons de la première croisade, tous accompagnés de leurs clercs, de leurs
chapelains qui prêchaient le soir au camp et nous ont laissé des récits où le
service de Dieu et la délivrance de Jérusalem s’imposaient comme
l’accomplissement de leurs vœux solennels. De cette aventure de 1147
vouée à l’échec, nous n’avons le récit que d’un seul témoin, Odon (ou
Eudes) de Deuil74, qui, proche de Suger, abbé de Saint-Denis, fut tout au
long de la route le chapelain du roi. Il prit la plume en juin 1148, avant
l’attaque de Damas. Son De profectione Ludovici VII in Orientem adressé à
Suger, bizarrement présenté au XIXe siècle sous le titre Histoire de la
croisade de Louis VII, n’est qu’une contribution à une Vie de Louis VII que
préparaient les moines de Saint-Denis. Il ne s’attarde pas souvent à parler
des souffrances et des combats mais, sans trop le vouloir, montre cette cour
royale en chemin qui ne sacrifiait pas volontiers aux exigences d’une
véritable troupe d’armes. Sur la rive est du Rhin, lors d’une rixe, les
pauvres gens mirent le feu au camp, ce qui, dit notre chroniqueur, « fut
funeste à quelques-uns des nôtres, savoir, de riches marchands et des
changeurs ». Et, plus loin, pour aller en Asie, « nous passâmes la mer suivis
de près par des navires chargés de vivres et par des changeurs qui étalaient
leurs trésors sur le rivage ; leurs tables brillaient d’or, embellies de vases
d’argent qu’ils avaient achetés des nôtres ». A Constantinople, il
s’émerveille des marchés bien approvisionnés mais ne dit rien du prix des
grains et du vin : « Nous achetâmes une chemise pour moins de deux
deniers et trente chemises pour trois sous75. »
L’armée royale, encombrée de bagages, prenait la triste allure d’une
cohue : « Comme il y avait une très grande quantité de chariots à quatre
roues, dès que l’on rencontrait un obstacle, tous les autres étaient arrêtés ; si
l’on trouvait plusieurs chemins, ils les obstruaient tous de la même façon et,
alors, les maîtres des bêtes de somme, pour éviter tant d’embarras,
s’exposaient souvent à de grands dangers. Aussi, mourut-il un grand
nombre de chevaux et beaucoup de gens se plaignaient de la lenteur de la
marche. »
Cependant, cette entreprise d’Orient fut aussi un grand pèlerinage
populaire ; comme en 1096, les princes et les seigneurs accueillaient,
protégeaient et, autant que possible, nourrissaient un grand nombre de
petites gens incapables de se battre. Le plus souvent, les chroniqueurs se
contentent de parler de foules ou de multitudes et, s’ils s’aventurent à
donner des chiffres, comptent toujours par centaines de milliers ; ce qui,
évidemment, n’est pas crédible76. Mais Odon de Deuil, qui certes laisse bien
souvent l’historien d’aujourd’hui sur sa faim, a pris note du décompte fait
par les Grecs au moment où les Allemands passaient le Bosphore ;
indication que l’on ne retrouve nulle part ailleurs pour aucune de ces
« croisades ». Ils étaient exactement 9 566 mais, ayant perdu beaucoup
d’hommes de pied en route, devaient être bien plus nombreux au départ. La
quête des vivres en bon temps et à bon prix fut, en plus d’un moment,
source de graves désordres : « A Worms, tout nous arrivait en abondance
par le fleuve mais c’est là que nous éprouvâmes pour la première fois
l’orgueil insensé de notre peuple : les pèlerins mécontents jetèrent le
marinier dans le fleuve puis mirent le feu à des maisons. » Tout au long du
chemin, ils allaient se servir eux-mêmes : « Il y avait beaucoup de corps qui
marchaient à l’arrière et ceux-ci cherchaient l’abondance soit dans les
marchés quand ils pouvaient payer, soit dans le pillage auquel ils se
livraient plus aisément. » Dans l’Empire, chez les Grecs, les habitants des
villes gardaient leurs portes closes et faisaient passer du haut des murailles
ce qu’ils voulaient vendre par des cordes : « Cela demandait bien trop de
temps et ne pouvait satisfaire la multitude de nos pèlerins qui, souffrant de
grandes pénuries au milieu de l’abondance, se procuraient le nécessaire par
le vol et le pillage. » A Constantinople, l’empereur vint à la rencontre du roi
et « tous ceux qui étaient là pouvaient affirmer qu’il le chérissait d’une vive
affection. On ne pouvait reprocher aux Grecs de fermer les portes de la ville
à la multitude car les insensés leur avaient brûlé beaucoup de maisons et de
terres plantées d’oliviers, soit pour avoir du bois, soit par insolence ou dans
des scènes d’ivresse. Le roi fit couper les mains, les pieds et les oreilles des
coupables, mais cela ne suffisait pas à réprimer leurs transports furieux ; il
fallut donc faire périr par l’armée des milliers d’hommes ou tolérer de si
méchantes actions ».
Plus grave encore, cette foule de pèlerins était lors des combats un
poids lourd qui menait toute l’armée à sa ruine. En plusieurs moments,
Odon de Deuil, parlant surtout des Allemands, dit comment cette foule de
petites gens, faibles et désarmés, souvent à la traîne, fut fatale à l’armée ;
ainsi, dans les montagnes du Taurus, la marche des chevaliers se repliant en
bon ordre pour échapper à l’embuscade et au massacre fut encore ralentie
par ceux qui allaient de tous côtés, cherchant des vivres, et que la fatigue et
la disette affaiblissaient de plus en plus. Leur chef, le comte de Carinthie,
attendait sans cesse les hommes fatigués, soutenait les faibles ; quand la
nuit survint, il demeura lui-même en arrière. Bien plus loin, sur la route de
Damas, les chrétiens, qui pourtant veillaient avec la plus grande attention,
tombèrent dans une embuscade : « Les chevaliers s’avançant avec courage
et s’élançant au milieu des bataillons turcs s’ouvraient passage le fer en
main. Chargés de leur cuirasse, de leur casque et de leur bouclier, ils ne
pouvaient marcher qu’à pas lents, sans cesse entourés d’ennemis qui
redoublaient leur embarras. Ils se seraient tirés d’affaire facilement mais
étaient forcés de ralentir et de demeurer toujours auprès des bataillons des
gens de pied afin que les rangs ne fussent pas rompus et que les ennemis ne
puissent trouver occasion de les entamer. Ils prenaient compassion les uns
des autres et le peuple chrétien était uni d’affection et semblait ne faire
qu’un seul homme. Les chevaliers prenaient le plus grand soin des
compagnies de gens de pied. » Là, c’est un historien, Guillaume de Tyr, qui
écrit après coup, mais déjà Odon de Deuil, témoin attentif, se plaint
amèrement et voit la cause de tous les malheurs : « Lorsque le Saint-Père
avait défendu d’emmener des chiens et des faucons, il en avait ordonné très
sagement. Plût à Dieu qu’il eût aussi donné des ordres aux hommes de pied
et que, retenant les faibles, il eût donné à tous les hommes forts, au lieu de
la besace, le glaive et l’arc au lieu du bâton ! Car les faibles et les hommes
sans armes sont toujours un fardeau pour les leurs et une proie facile pour
les ennemis. »
L’empereur ayant rassemblé ses hommes à Ratisbonne y fit construire
ou armer un grand nombre de gros bâtiments et se mit en marche d’une
manière vraiment impériale, ayant sur ses navires beaucoup de chevaliers
qui l’accompagnaient et sur terre beaucoup de chevaux et d’hommes77.
Dans l’empire d’Orient où, pour se garder des Grecs toujours inquiets et
soupçonneux, les Allemands avançaient en conquérants, avec audace et
nulle prudence, leurs hommes de pied demeuraient en arrière, ivres souvent,
proies offertes aux nomades mercenaires, Bulgares et Petchenègues, qui les
massacraient en si grand nombre que leurs cadavres, laissés sans sépulture,
infectaient tout le pays. Bien avant Andrinople, les officiers de l’empereur
Manuel Comnène voulaient leur interdire d’aller plus loin vers
Constantinople, exigeant qu’ils passent en Asie par une autre route et le
bras de mer de Saint-Georges de Sestos qu’ils disaient tout proche, plus
étroit et en un pays où ils trouveraient vivres en abondance78. Conrad refusa
et mena droit ses hommes sous les murs de Constantinople, là où les
empereurs avaient bâti plusieurs beaux palais où passer les mois d’été. Les
Allemands « firent une brutale irruption dans ces lieux de délices, mettant à
bas presque tout ce qui s’y trouvait et, sous les yeux mêmes des Grecs,
pillant ce qui leur plaisait. De telle sorte que, l’un ne voulant pas sortir de sa
ville, l’autre refusant d’y entrer, les deux empereurs se comportèrent en
ennemis, sans jamais s’entendre, jusqu’au jour où Conrad, ayant tout de
même obtenu des guides grecs, passa le Bosphore et atteignit Nicée sans
combattre ni souffrir de pertes ».
En octobre, déjà en mal de nourrir les pauvres, Conrad prit la route
d’Iconium avec le plus gros des troupes, et son frère, Otto de Freisingen,
celle de Laodicée. Sur cette double campagne d’Asie qui vit la totale
déroute et le quasi-anéantissement, sans vraiment combattre, de deux
grosses armées impériales, Conrad lui-même demeure plus que discret79
dans une lettre adressée à l’abbé du monastère de Corvey. Il ne parle que
des pauvres, poids si lourd que les chevaliers ont dû, pour les protéger et en
sauver le plus possible, céder le terrain et battre en retraite. Ils avaient quitté
Nicée en hâte, pressés d’atteindre Iconium, conduits par des guides qui
connaissaient la route. Mais, au bout de dix jours, les vivres commencèrent
à manquer, surtout pour les chevaux. Les Turcs ne cessaient d’attaquer la
foule des hommes de pied, incapables de suivre l’armée. « Nous eûmes tant
pitié des souffrances de ce peuple qui mourait de faim ou sous les flèches
des ennemis que, en conseil, avec nos princes et nos barons, avons décidé
de faire retraite vers la mer pour refaire nos forces, préférant préserver ce
qui nous restait que de vaincre ces archers en de sanglants combats80. »
Guillaume de Tyr accuse délibérément l’imprévoyance de ces Allemands
qui s’aventuraient comme à l’aveugle et, plus encore, de l’empereur Manuel
qui aurait ordonné aux guides de les conduire en plein désert, à la merci des
Turcs. Cette trahison des Grecs, déjà évoquée pour les expéditions de
secours de l’an 1100, s’impose en force dans tous les récits. Les guides
n’avaient pris des vivres que pour huit jours, assurant que l’on serait alors à
Iconium. Mais là, à la huitième journée, on ne vit nulle muraille de belle
cité à l’horizon et l’on marchait encore dans un pays hostile, quasi inhabité.
On les fit encore aller trois jours à dessein vers le nord et, au matin du
quatrième jour, les guides avaient disparu et toutes les montagnes des
alentours étaient couvertes d’une multitude innombrable de Turcs hurlant
comme des loups à la curée. « Les Turcs, les voyant dispersés, les
massacraient de toutes parts. Ils étaient fatigués d’avoir tué des myriades de
Francs qu’ils rencontraient quand ceux-ci allaient par groupes, cherchant de
la nourriture. Le pays était rempli des dépouilles des Francs et d’argent, au
point qu’à Mélitène, la valeur de l’argent était comme celle du plomb. Leurs
dépouilles parvinrent jusqu’en Perse81. » La retraite vers Nicée coûta plus
qu’une bataille perdue. Les Turcs, de plus en plus nombreux, attaquèrent de
tous côtés : « Les chevaliers teutons, leurs chevaux exténués par la faim,
leurs armes bien trop lourdes pour eux, ne pouvaient charger. A toute heure
du jour et de la nuit, des milliers d’hommes tombaient, blessés par les
flèches. L’empereur lui-même fut atteint par deux javelots au milieu de ses
hommes qui ne pouvaient rien pour le défendre. Ceux qui ne pouvaient plus
marcher jetaient bas les armes et attendaient le trépas des martyrs. » Et,
poursuit Conrad dans la même lettre, « c’est en approchant de la mer [en
fait du lac de Nicée], alors que nous dressions nos tentes, n’espérant plus
rien, que, à notre grand soulagement, le roi de France que nous n’attendions
pas vint vers nous. Il vit notre détresse et lui, ses princes et ses barons
eurent pitié de notre misère et nous donnèrent tout ce qu’ils pouvaient de
vivres et de belles sommes d’argent ».
Cependant, la troupe du roi Louis allait bon train. Le chroniqueur, pas
plus que d’autres avant lui, ne prend soin de dater les arrivées dans chaque
étape mais, de Worms à Ratisbonne et, de là, jusqu’aux dernières villes de
Hongrie, il indique les journées de marche d’une cité à l’autre82. C’est assez
pour voir que ni les encombrements provoqués par les chariots de la Cour,
ni les pauvres qui, toujours, étaient nombreux à traîner derrière n’ont
vraiment ralenti la marche des chevaliers. « Notre roi trouva grand avantage
à être devancé par l’empereur car il put passer tous les fleuves, nombreux,
de ces pays sur des ponts tout neufs, sans avoir à y travailler ni à faire
aucune dépense. » Ils passèrent sans mal le Danube en Hongrie, dans une
petite ville qu’ils nomment Brunduse, où ils trouvèrent un grand nombre de
bateaux laissés là par les Allemands. Mais, « depuis le moment où nous
entrâmes dans la Bulgarie, pays des Grecs, notre courage eut à supporter
bien des épreuves et nos corps furent rudement alourdis par la fatigue […].
A peine étions-nous entrés chez eux que les Grecs se souillèrent d’un
parjure en nous refusant les vivres à volonté et bas prix ». Ils gardaient leurs
villes, fermaient leurs portes et faisaient passer grains et viandes par des
cordes pendant du haut des murailles. Opérations si longues et si bien
menées que les pauvres, souffrant de grande impatience et pénurie, se
procuraient par le vol et le pillage plus que le nécessaire. Plus loin, le duc
de Sofia, parent de l’empereur, ne quittait pas le roi un seul jour dans sa
marche et veillait à distribuer les vivres assez libéralement, n’en gardant
pour lui-même que fort peu, tantôt aux riches, tantôt aux pauvres, mais,
comme beaucoup marchaient en arrière, ceux-ci s’approvisionnaient soit
dans les marchés quand ils le pouvaient, soit par le pillage auquel ils se
livraient plus aisément.
A Andrinople, des proches du roi lui donnèrent avis d’abandonner le
beau projet de combattre pour les Francs de Terre sainte, de s’emparer des
villes et châteaux là où ils se trouvaient et d’écrire à Roger II de Sicile, qui
alors « attaquait l’empereur bien vivement », d’attendre qu’il vienne avec
une flotte pour assiéger la ville de Constantinople83. Mais, « pour notre
malheur, ces conseils ne prévalurent pas auprès du roi et nous nous remîmes
en marche ». L’accueil de l’empereur, ses actes de complaisance ne
désarmaient pas ceux qui, dès les premiers temps, lui étaient hostiles et
affirmaient à l’oreille du roi que « nul ne peut connaître les Grecs s’il ne les
éprouve pas lui-même ou s’il n’est doué de l’esprit de prophétie ». L’évêque
de Langres « dédaignait leurs empressements obséquieux », donnait le
conseil de s’emparer de la ville : les murailles étaient peu solides, le peuple
était lâche et l’on pourrait sans mal rompre les canaux, détourner les eaux
douces. Les autres villes ne manqueraient pas de rendre hommage à qui
posséderait la capitale.
Pour le malheur de tous, le séjour des Français s’éternisait. Alors que
l’empereur s’offrait chaque jour à faire passer l’armée en Asie, le roi
retardait sans cesse le départ. C’était pour attendre ceux demeurés loin
derrière, puis pour aller vénérer les reliques dans les églises de la cité, se
refaire des forces et voir enfin arriver ceux qui étaient passés par les
Pouilles. L’empereur voulait que les Francs soient tous sous contrôle, en un
seul camp, et bien encadrés, sur une route parfaitement balisée qui les
maintiendrait loin de Constantinople. Comme pour les Allemands, ses chefs
d’armée firent tout leur possible pour convaincre le roi de passer en Asie
par le détroit de Saint-Georges. Devant son refus, on fit bonne figure mais
les troupes mandées en avance pour préparer les camps au bord du
Bosphore subirent toutes sortes de tracasseries et, au total, eurent nombre de
tués dans des embuscades et rixes provoquées. Louis VII perdit plus d’une
semaine à attendre l’arrivée de ces gens que l’on pensait être venus par les
Pouilles pour passer la mer entre Brindisi et Durazzo. De cette marche aux
côtés des Normands de Sicile et sous leur protection, de l’Adriatique passée
sur leurs navires nous ne savons rien de plus ; les historiens de ce temps ne
parlent que de l’armée du roi, mais il semble bien qu’une part sans doute
non négligeable des croisés de 1147 avait choisi de rejoindre les ennemis
déclarés des Grecs.
Le désastre
Allemands et Français devaient aller ensemble jusqu’à Antioche. On ne
sait pas quand ces deux armées, enfin rassemblées après huit ou dix mois de
courses aventureuses, ont repris la route, mais ce fut pour bientôt se quitter.
Avant même le départ, dans sa première lettre, Conrad écrit que nombre des
siens, malades ou sans un sou, incapables de suivre, ont quitté le camp pour
chercher abri et assistance chez les Grecs. Ils ont dû se disperser et
personne n’a pris soin d’en dire même quelques mots. Louis VII et ce qui
restait des troupes allemandes n’ont pas pris la route la plus courte mais,
pour ne pas affronter les affres et périls du désert et subir les attaques des
Turcs, ont choisi celles qui, de près ou de plus loin, longeaient la côte. Ainsi
cherchaient-ils protection ou refuge chez les Grecs. Cependant, les deux
chroniqueurs Odon de Deuil et Otto de Freisingen puis tous ceux qui les
démarquèrent par la suite, condamnant à l’unisson la trahison des guides et
leur perfidie, n’ont pas vraiment dit quel comble de l’inconscience était
d’aller de pied ferme chez des ennemis si souvent décriés, dans un pays
dont ils ne savaient rien, dont ils étaient incapables même de citer
correctement les noms des villes au long du chemin. Par Pergame et
Smyrne, ils sont enfin arrivés, fin septembre, à Ephèse. Conrad ne sait pas
nommer la ville mais dit qu’il y a célébré Noël près de la tombe de saint
Jean. Il est demeuré seul avec les siens pendant trois longs jours pour
recouvrer santé et force. Cependant, un grand nombre de chevaliers, trop
faibles et donc incapables de poursuivre, ont tout simplement, dans les
fourgons d’une troupe grecque, regagné Constantinople pour se faire
soigner.
L’armée de Louis VII s’enfonçait vers l’intérieur. Sur les bords du
Méandre84, une grosse avant-garde commandée par le comte Henri de
Champagne et par Thierry de Flandre l’emporta sans grosses pertes, pas
même parmi les pèlerins gardés au centre avec les bagages, sur une
multitude de Turcs qui laissèrent un grand nombre de morts sur le terrain.
En deux jours de marche, ils atteignent la petite ville de Laodicée, place
forte dominant le fleuve, qu’ils trouvent désertée mais où ils se rassemblent
et refont leurs forces. Le 6 janvier 1148, ils vont vers le sud, par une
mauvaise route de montagne, en deux corps d’armée, pour atteindre un port
où ils pourraient s’embarquer. Et c’est là, dès le tout premier jour semble-t-
il, que la belle armée faillit perdre son roi et être réduite à néant.
Plutôt que de suivre les ordres du roi et poursuivre plus avant, la
première troupe – sous le commandement de Geoffroy de Rançon, seigneur
de Taillebourg, cédant à plusieurs grands seigneurs et tout particulièrement
à la reine Aliénor et à l’oncle du roi, le comte de Maurienne – a tenté de
dresser ses grandes tentes dans une vallée profonde, laissant les Turcs se
rassembler sur les hauteurs. Venus quelques heures plus tard, les chevaliers
du roi et la grosse arrière-garde ont trouvé ce camp encore en plein
désordre, la route encombrée de lourds chariots et d’innombrables bagages,
les hommes comme enfermés dans un piège, ne pouvant ni avancer ni
reculer : « La montagne était escarpée et couverte de rochers et son sommet
nous semblait atteindre aux cieux et le torrent qui coulait au fond de la
vallée paraissait voisin de l’enfer. La foule s’accumule sur le même point ;
les hommes se pressent les uns sur les autres, s’arrêtent, s’établissent sans
penser aux chevaliers qui sont en arrière et demeurent comme attachés sur
place bien plus qu’ils ne marchent. Les bêtes de somme tombent, entraînant
ceux qu’elles rencontrent dans leur chute jusque dans les profondeurs de
l’abîme. Les rochers faisaient un grand ravage et ceux de nos gens qui se
dispersaient pour chercher les meilleurs chemins risquaient de tomber,
entraînés par les autres85. » Ce fut un désastre total, chacun essayant de fuir
dans un tel désordre, sans le moindre commandement, le roi abandonné ; un
moment encerclé, il ne dut son salut qu’en montant sur un cheval en fuite et
il ne rejoignit que longtemps après l’armée occupée à se rassembler, qui
déjà pleurait sa mort86. « Cette nuit se passa sans qu’on fermât l’œil, chacun
attendant quelqu’un des siens, qui ne devait jamais revenir, ou bien
accueillant ceux qui nous rejoignaient, tout dépouillés, et se livrant à la joie,
sans plus songer à ce qu’ils avaient perdu. » Le matin ils firent devant le roi
le compte des morts et des disparus ; le jour venu leur faisait voir l’armée
ennemie enrichie de leurs dépouilles, couvrant les montagnes de forces
innombrables. Les vivres manquaient alors qu’ils avaient encore à faire,
pour atteindre la côte, douze journées de marche. Ils ne durent leur salut
qu’aux Templiers qui, le grand maître Everard Des Barres à leur tête, leur
imposèrent ordre et discipline, les chevaliers veillant sur les flancs de la
troupe rassemblée, les hommes de pied marchant tout à l’arrière après la
foule des pauvres. Les chevaux épuisés, mourant de faim, tombaient morts
sur le chemin et les hommes mangeaient leur chair.
A Sattalié, ville reprise depuis peu par les Grecs, le gouverneur leur fit
aussitôt jurer hommage à l’empereur et cher payer les vivres. On leur fit
croire qu’ils étaient à quarante journées de marche d’Antioche par un pays
que les torrents rendaient impraticable, alors que par mer ils y seraient en
trois jours, en allant en toute sécurité de port en port. Landulphe, le
gouverneur, offrit au roi quelques navires de petit tonnage et celui-ci en fit
le partage entre les barons et les évêques. D’autres bâtiments furent loués
« à des prix inconcevables » ; les Grecs faisaient monter les enchères et la
flotte du roi ne leva l’ancre que cinq semaines après l’arrivée à Sattalié et,
prise par le mauvais temps, n’atteignit le port d’Antioche qu’après quinze
jours d’une navigation hasardeuse. Les barons y trouvèrent Conrad et sa
troupe qui, à Constantinople, réconfortés, aidés par l’empereur, avaient pris
la mer sur une flotte armée par les Grecs et avaient gagné la Syrie en
quelques jours sans connaître aucun péril. Si bien que ces deux grosses
armées latines qui, à Constantinople, avaient refusé l’hommage à
l’empereur n’avaient dû l’une et l’autre leur survie qu’à l’aide de cet empire
d’Orient qu’ils avaient un moment pensé pouvoir détruire.
Le plus souvent, nos auteurs, contraints d’aller vite, ne parlent que de
cette troupe de seigneurs et chevaliers sans chevaux, mais laissent tout
ignorer du malheureux sort du gros de l’armée, des hommes de pied et des
pauvres gens. Louis VII a longtemps cherché à assurer leur sauvegarde,
traitant avec les Grecs pour que ceux-ci, en recevant la belle somme de
500 marcs d’argent, s’engagent à les faire accompagner, nourrir et protéger
sur les chemins de montagne par un corps d’armée pour les conduire
jusqu’à Tarse. Il les confia à des chevaliers de grand renom, sous le
commandement d’Archambaud de Bourbon et du comte de Flandre.
Aussitôt attaqués, enfermés dans leur camp, ils se savaient perdus ; deux
troupes de 3 000 à 4 000 hommes tentèrent de s’échapper mais, à bout de
forces, incapables de livrer combat, ces malheureux finirent par fuir en tous
sens ou, bien plus nombreux, se rallièrent aux Turcs qui leur donnaient du
pain et les enrôlaient dans leurs rangs87.
Le roi avait perdu, morts ou abandonnés sans aide au long du chemin,
tous ses hommes de pied ; ses chevaliers n’avaient plus de chevaux,
manquaient d’armes et d’argent. Il avait cédé le commandement de l’armée
au maître des Templiers. De ces désastres ou abandons que la pâle victoire
du Méandre ne pouvait faire oublier, on accusait, encore et toujours, les
Grecs, qui, non contents de faire grand profit du marché des vivres,
égaraient la troupe royale dans des déserts et, à Sattalié, avaient livré des
hommes malades et désarmés aux Turcs. Tout n’est pas à prendre à la lettre
et le chroniqueur dit aussi que les pèlerins en grosse foule, affamés ou pris
de boisson, n’hésitaient pas à piller et à tuer. Mais personne, ni alors ni bien
longtemps après, ne veut considérer à quel point l’empereur et ses proches
étaient en droit de condamner ces Latins qui s’étaient approprié toutes les
terres reprises à l’ennemi pour s’y installer en maîtres, sans partage,
imposant avec leurs lois et leur Eglise romaine des dynasties liées à celles
d’Occident.
En Syrie et en Palestine, les barons et seigneurs du roi n’avaient plus à
lutter contre les Grecs mais devaient chercher leurs voies et leurs alliances
dans un monde qu’ils connaissaient bien mal. En 1097-1098, Godefroy de
Bouillon et les Normands d’Italie, Bohémond de Tarente et Tancrède de
Hauteville, n’avaient rencontré en Anatolie que des bandes de Turcs mal
organisés, sans véritables armées. Lors du siège d’Antioche, les renforts
venus d’Alep furent toujours trop faibles et, à Damas, on s’inquiétait peu du
sort des musulmans assiégés dans la ville. Plus tard, sur la route de
Jérusalem, les Francs avaient obtenu vivres et droits de passage des Arabes,
qui se seraient volontiers donnés à d’autres maîtres pour se libérer du joug
des Turcs. Cette première croisade n’a, à aucun moment, provoqué une
mobilisation des forces de l’islam. Mais, en 1148, les Latins de Terre sainte
sont menacés de toutes parts, et Louis VII et Conrad, avec des troupes déjà
bien affaiblies par de durs revers, auraient dû, pour leur porter secours,
combattre sur deux fronts : dans le Nord, aux côtés de Raymond de Poitiers,
comte d’Antioche, contre l’atabeg d’Alep et, dans le sud, avec le jeune roi
Baudouin III, contre les Fatimides d’Egypte qui, chassés de Jérusalem en
1099, tenaient de fortes garnisons dans la ville d’Ascalon. Ils ne surent pas
en décider.
A Antioche, Louis VII est accueilli par Raymond de Poitiers qui,
second fils de Guillaume IX de Poitiers, duc d’Aquitaine, avait pris
possession du comté en 1136 en épousant la jeune Constance, héritière de
Bohémond II. Il n’avait cessé de livrer bataille contre les empereurs Jean II
et Manuel Ier Comnène, qui l’avaient contraint à leur prêter hommage
comme vassal, et contre les Turcs du gouverneur d’Alep, l’atabeg Zengi,
qui ne cessait d’attaquer ses frontières et plusieurs places fortes des rives de
l’Oronte. En juin 1148, le roi Louis VII, l’empereur Conrad, le roi
Baudouin III de Jérusalem et tous les chefs des armées se réunirent à
Antioche pour tenir conseil et dire où mener leurs troupes. Mais
l’assemblée fut tenue hors les murs, et la foule des pèlerins, petites gens
exaspérés par tant de retards, impatients d’aller au combat et au butin, fit un
tel vacarme, criant à la trahison, qu’elle dicta son choix contre les sages. Le
pape avait appelé à s’armer et à combattre pour reprendre Edesse. Raymond
de Poitiers tentait de convaincre les barons de marcher vers le nord et
d’attaquer Alep. La jeune reine Aliénor d’Aquitaine, sa nièce88, prit son
parti, marquant sans fard son désaccord avec le roi. Mais la foule cria si fort
qu’il ne fut plus question d’Alep. On voulait prendre Damas et
Baudouin III, qui pensait se retirer vers son royaume et entraîner les princes
d’Occident dans sa guerre contre les Egyptiens, fut hué à grands cris par la
populace imprévoyante qui demandait en grand tumulte que l’on partît sans
attendre car l’on ne pouvait renoncer à la possession d’une si noble ville.
On leva le camp et, passé sans encombre une vallée profonde, dans une
vaste plaine, les ennemis se lancèrent pour la première fois à l’attaque d’une
troupe d’hommes mal gardés, « ne doutant pas qu’ils les chargeraient de fer
et les emmèneraient prisonniers comme un vil troupeau d’esclaves. C’est là
que ceux qui avaient crié pour poursuivre l’entreprise auraient bien voulu y
renoncer et retourner sur leurs pas ». Pourtant, les assauts des Turcs se
brisaient contre les escouades de chevaliers qui, en rangs serrés, bien armés,
protégés par leurs cuirasses, leurs casques et leurs boucliers, avançaient
sans hâte, les bataillons des hommes à pied tenus à l’abri. Cette victoire,
vite oubliée dans les annales, leur ouvrit la route de Damas. L’armée passa
les montagnes du Liban en bon ordre et, à l’entrée de la plaine, dans le
village de Darie, dans les derniers jours de mai, se sépara en trois corps, le
roi de Jérusalem en première ligne, Louis VII au centre, Conrad fermant la
marche. Ils atteignirent Damas par une vaste plaine de l’ouest couverte de
centaines de vergers irrigués par une multitude de canaux, tous entourés de
murailles de pierres sèches, où l’on accédait par un réseau très serré de
sentiers étroits dont un grand nombre finissaient en impasse. Les chevaliers
et leurs hommes y trouvaient de l’eau et des fruits en abondance mais
n’avançaient qu’à grand-peine, sans cesse attaqués par des hommes cachés
derrière les murets et les broussailles ou perchés sur les terrasses de hautes
maisons. Les arbres formaient comme une forêt épaisse que l’œil ne pouvait
passer, où les chevaliers avançaient pas à pas, sans se suivre vraiment ni
pouvoir se regrouper, perdant de vue les oriflammes des chefs. « Des périls
de toutes sortes les guettaient de tous côtés et la mort les menaçait de mille
manières imprévues. Il y avait encore, le long des murailles, des hommes
cachés avec des lances qui pouvaient voir les assaillants par de petites
ouvertures pratiquées à dessein dans ces murs, sans être vus eux-mêmes et
qui transperçaient ceux qui passaient en les frappant dans les flancs. On dit
que, dans la première journée, un grand nombre des nôtres périrent sans
combattre, de cette misérable mort89. »
Force fut de s’ouvrir des chemins un peu plus larges en renversant les
clôtures les unes après les autres pour, enfin, avancer un peu plus vite et
faire tant de prisonniers que les ennemis, effrayés, abandonnèrent les enclos
pour se réfugier dans la ville, à l’abri des hauts murs. Les Francs ne
trouvèrent de résistance que sur les rives d’un fleuve, tout près des
remparts, face aux corps de cavalerie sortis de Damas et accourus au
secours. Les hommes du roi Baudouin III et de Louis VII échouèrent à
passer l’eau, et c’est là que l’empereur, « enflammé de colère, s’élançant à
travers ceux du roi de France, mit pied à terre avec tous ses hommes (c’est
donc ainsi que font les Teutons lorsqu’ils se trouvent à la guerre réduits à
grande extrémité) et tous ensemble, attaquant au corps à corps,
s’emparèrent du passage des rives du fleuve puis, appelant les deux autres
corps d’armée, dressèrent leurs tentes tous ensemble au pied des
murailles ».
Dans Damas, les habitants ne songeaient qu’à fuir et sauver leur vie. Ils
préparaient leurs bagages lorsque certains des leurs, prenant langue avec un
ou plusieurs chefs des chrétiens, persuadèrent ces derniers, sans nul doute
contre une grosse somme d’argent, d’installer leur camp de l’autre côté de
la ville, vers l’est. On leur dit que, de ce côté-là, les murs, très bas et faits de
briques, s’effondreraient dès les premiers assauts, sans avoir recours à des
machines de siège qu’il aurait fallu faire venir de loin, à grand-peine et à
grands frais, immobilisant les troupes pendant longtemps. C’est ce qu’ils
firent… pour se trouver en un lieu aride, privés de l’eau et des fruits qui
jusqu’alors ne leur avaient jamais manqué. Les pauvres criant tous à la
trahison mais ayant grande hâte de se trouver plus à l’abri, voyant les
ennemis occupés à renforcer leurs défenses, l’on décide de lever le siège et
de prendre la route de Jérusalem.
Ce changement de camp, alors que les armées chrétiennes allaient
emporter la ville, fut certainement négocié par l’un des chefs francs avec les
assiégés. On peut penser que ni Raymond de Poitiers (qui dès lors rejoignit
Antioche et refusa de suivre le roi de France à Jérusalem) ni Baudouin III
de Jérusalem n’avaient suivi de bonne grâce les populaires qui avaient, par
leurs cris d’enthousiasme, exigé d’aller prendre Damas. L’échec leur
donnait raison. Le roi de Jérusalem avait été cher payé, disent certains, pour
abandonner ses alliés venus de si loin, qui eux-mêmes n’avaient pas un
instant songé à venir l’aider contre les Egyptiens. « Les habitants de Damas
envoyèrent en secret trouver le roi de Jérusalem et lui dirent : “Ne t’imagine
pas que, quand ce grand roi de France régnera dans cette ville, il te laissera
à Jérusalem. Nous valons mieux pour toi que ceux-ci. Accepte de nous de
l’or et renvoie ceux-ci au-delà de la mer afin de conserver ton royaume.”
Puis ils lui promirent deux cent mille dinars et au seigneur de Tibériade cent
mille. Quand ils eurent reçu l’or et l’argent et furent revenus à Jérusalem,
on trouva qu’il n’y avait que du cuivre90. »
Guillaume de Tyr qui écrit plus tard, en disant se vouloir impartial,
affirme qu’il a interrogé sur ce point « des hommes sages qui avaient
conservé un souvenir très fidèle des événements ». Il voit là le fruit d’un
antagonisme entre ceux qu’il appelle « nos princes », ceux d’Antioche et de
Jérusalem, et ceux d’Occident, les « princes pèlerins ». Certains pensaient
que le comte de Flandre avait prié les princes d’Occident de lui livrer la
ville de Damas dès qu’elle serait prise. (On assure même qu’on le lui
promit.) « Mais, quelques-uns des grands de notre royaume en furent avertis
et s’en indignèrent […] car ils espéraient que tout ce qui pourrait être pris
avec le concours des princes pèlerins tournerait à l’agrandissement du
royaume [de Jérusalem] et au profit des seigneurs qui y habitaient.
L’indignation qu’ils en ressentirent les poussa jusqu’à cette odieuse pensée
d’aimer mieux que la ville demeurât entre les mains des ennemis que de la
voir au roi de France et cela parce qu’il semblait trop cruel pour eux qui
avaient passé toute leur vie à combattre pour le royaume et à supporter des
fatigues infinies, de voir des nouveaux venus recueillir les fruits de leurs
travaux tandis qu’eux-mêmes, constamment négligés, renonceraient à
l’espoir des récompenses que leurs longs services avaient méritées […].
D’autres, enfin, affirment qu’il ne se passa rien d’autre si ce n’est que l’or
des ennemis corrompit ceux qui firent tout le mal. »
Aucun historien, jusqu’à nos jours, n’insiste à ce point sur ce qui
opposait les « pèlerins », chefs et nobles des armées d’Occident, aux
seigneurs des Etats latins conquis un demi-siècle plus tôt. Depuis déjà un
bon temps, nous parlons des « poulains » – les Francs de la deuxième
génération installés en Terre sainte – et de ce qui les faisait différents, peu
disposés peut-être à s’entendre avec ceux venus à leur secours. Mais nous
ne parlons guère que de leurs façons de vivre, de cultures différentes et,
surtout, des manières de cohabiter avec les musulmans, d’adopter leurs us et
de maintenir avec eux de bonnes relations91.
III
Le temps de la consolidation (1150-1192)
Dans les années qui suivirent le départ si peu glorieux des deux
souverains qui n’avaient rien fait pour les aider, les Francs de Terre sainte
perdirent beaucoup d’hommes tués au combat ou tenus prisonniers dans les
geôles d’Alep et de Damas. A Jérusalem, le pouvoir fut à plusieurs reprises
enjeu de graves querelles, lorsque le roi ne laissait pour héritier qu’un jeune
fils ou seulement des filles. En 1131, Baudouin III n’avait que quelques
mois à la mort de son grand-père Baudouin II de Jérusalem. La couronne
passa à son père, Foulques d’Anjou, et à sa mère, Mélisende de Jérusalem,
fille de Baudouin II. Lorsque son père mourut en 1143, l’enfant fut
proclamé roi, à l’âge de treize ans, et la régence confiée à sa mère. En 1152,
alors qu’approchait la majorité de Baudouin III, Mélisende, peu disposée à
céder le pouvoir, demanda à être couronnée aux côtés de son fils, ce qu’elle
ne put obtenir. Le divorce était consommé entre le roi de Jérusalem et la
régente qui dès lors refusa de lui rendre ses possessions. Pour s’emparer de
Jérusalem, il dut faire la guerre aux partisans de sa mère et prendre d’assaut
la tour de David où elle s’était retranchée avec une poignée de chevaliers.
Son frère, Amaury Ier de Jérusalem, lui succéda en 1162, mais ne régna que
douze ans et Baudouin IV le Lépreux, seulement onze ans. A la mort de ce
dernier en 1185, faute d’héritier direct, les barons désignèrent le petit-fils
d’Amaury, Baudouin V, fils de Sibylle, qui régna sous la régence du comte
de Tripoli, Raymond III. L’année suivante, le jeune roi mourait, et se posait
à nouveau le problème de la succession, disputée entre Guy de Lusignan, en
vertu des droits héréditaires de sa femme Sibylle, et Raymond III. Profitant
de l’absence de ce dernier, Sibylle parvint à se faire couronner reine puis fit
couronner roi son mari Guy de Lusignan.
Intermède chypriote
Les deux rois devaient se retrouver devant Acre assiégée depuis huit
mois par les Francs. Philippe débarqua ses hommes le 20 avril 1191 et
Richard beaucoup plus tard, le 7 juin. Une tempête avait jeté ses navires
près des côtes de Rhodes puis d’autres mauvais vents avaient dispersé sa
flotte, une partie allant, désemparée, dans la baie de Satalie en Asie
Mineure, tandis que l’autre, complètement déroutée, courait au naufrage sur
la côte sud de l’île de Chypre. Ses occupants y furent fort mal reçus, faits
prisonniers, leurs armes et leurs biens confisqués.
Isaac Doukas Comnène, gouverneur de l’Arménie, avait voulu se rendre
indépendant et avait dû fuir à l’avènement d’Andronic Ier Comnène en 1183.
Réfugié à Chypre, il publia de fausses lettres l’instituant grand-duc de l’île
puis s’y proclama empereur, se fit en quelques mois une belle fortune,
accablant le peuple d’impôts et confisquant les grands domaines des
familles qui refusaient de le reconnaître. Pour prix de sa protection, il avait
promis assistance à Saladin qui, pour sa flotte, trouvait à Chypre d’énormes
quantités de grands fûts d’arbres. Isaac interdisait aux Francs de Jérusalem
de chercher à se ravitailler dans ses ports et en fermait l’accès à tout navire
venu d’Occident. Richard tenta de négocier puis, essuyant trois refus de
mauvais ton, débarqua en force. Les flèches tombèrent comme l’eau sur
l’herbe et Isaac, cet empereur usurpé, perdit beaucoup d’hommes et dut
s’enfuir ; le roi, que la victoire exaltait, le poursuivit, fit grand carnage de
ceux qui résistaient et aurait fait Isaac captif si la nuit n’était pas tombée si
tôt. Ni lui ni ses hommes ne connaissaient les chemins et les passes des
montagnes par où couraient les fuyards ; ils retournèrent, chargés de
prisonniers et de bétail, au port de Limassol que les Arméniens avaient
laissé vide d’hommes107. Ils y trouvèrent, ancré dans le port, le navire
portant Bérangère de Navarre à qui Isaac avait interdit l’entrée du port108.
Les Grecs avaient dressé leur camp sur une hauteur à quelque 5 milles de la
ville. Les Anglais les attaquèrent avant le lever du jour, tuant des hommes
qui ne savaient comment fuir. Seul Isaac put se sauver, abandonnant ses
magnifiques tentes, son trésor, ses armes et ses chevaux couverts de
splendides harnachements. Peu de jours plus tard, il vint se rendre, offrant
20 000 marcs d’or en compensation des biens pris sur les prisonniers
anglais. Il promit de servir Richard tout le temps qu’il resterait dans l’île
avec 100 hommes d’armes, 400 cavaliers turcopoles ; il lui confia sa fille,
son unique héritière, pour qu’il la marie à qui il voudrait.
C’est là que Guy de Lusignan, alors roi de Jérusalem, son frère
Geoffroy, Onfroy de Toron, Raymond d’Antioche, son fils Bohémond III
d’Antioche et plusieurs autres seigneurs de Terre sainte vinrent prêter
serment de servir le roi d’Angleterre contre ses ennemis. Ce dernier ne
laissa qu’une petite garnison qui n’occupa que quelques places fortes et
s’embarqua, le 5 juin 1191, à Famagouste. Il aborda d’abord à Acre où il
retrouva Philippe Auguste et rencontra le roi de Jérusalem, Guy de
Lusignan, mais n’y demeura que peu de temps, reprit la mer pour Margat,
où il confia Isaac Comnène à la garde des Hospitaliers puis alla devant Tyr
où la garnison, sous les ordres de Conrad de Montferrat, lui ferma l’entrée
du port. De nouveau devant Acre le 7 juin, après avoir envoyé par le fond
un gros navire marchand venant porter secours aux assiégés de la ville, sa
flotte l’accablant de volées de flèches et de tirs de feu grégeois, il fut
accueilli comme un sauveur par les Francs.
Le 17 juillet 1203, l’usurpateur Alexis III prit de son trésor ce qu’il put
et s’enfuit de nuit. Les habitants demeurèrent d’abord étonnés puis s’en
allèrent à la prison où l’empereur Isaac II Ange était détenu. D’où, après
l’avoir vêtu de ses ornements et habits impériaux, ils l’amenèrent au palais
des Blachernes et le firent asseoir sur un trône. Après quoi, ils envoyèrent
des députés au camp des Francs pour avertir son fils Alexis IV Ange et faire
entendre aux barons comment le tyran s’était enfui. Le jour commençant à
poindre, tous prirent les armes et se mirent en défense, se méfiant encore
des Grecs. Mais des ambassadeurs mandés par Isaac II revinrent entre deux
rangs d’Anglais et de Danois qui leur faisaient honneur, leurs hallebardes
levées, bien confiants et assurés qu’Isaac tiendrait tous les engagements pris
à Zara par son jeune fils. « Le lendemain matin, ceux de la ville vinrent aux
portes, en sortirent et vinrent à l’ost des Francs, demandant à voir le jeune
Alexis et, quand ils le trouvèrent, dans la tente du marquis Boniface, ils lui
firent grande fête par des cris de joie. Ils remercièrent très fort les barons et
leur disant qu’ils avaient montré grand courage, grande vaillance, fait de
belles prouesses et qu’ils devaient maintenant venir dans la cité et au palais
comme chez eux. Adoncques, s’assemblèrent tous les hauts barons de l’ost
et prirent Alexis, le fils d’Isaac, et l’emmenèrent au palais à grande joie et
grand festin et firent Isaac, son père, mettre hors de prison qui eut grande
joie de son fils, l’accola et baisa, et cria merci à tous les barons qui étaient
là. Adoncques furent apportées deux chaises d’or et furent assis Isaac sur
l’une et Alexis sur l’autre124. »
Les Francs avaient fait couronner le jeune Alexis IV le 1er août 1203,
alors qu’ils étaient encore hors les murs, imaginant mal comment y entrer
en maîtres. Mais celui-ci, devenu empereur, ne pouvant se faire accepter au
palais par le patriarche ou par le peuple qu’en se libérant de cette tutelle
imposée par des étrangers, ne tint pas ses engagements, retardant plusieurs
fois le paiement des sommes promises. On lui envoya six messagers, trois
Vénitiens et trois barons, dont Geoffroi de Villehardouin, qui, au péril de
leur vie, chevauchèrent jusqu’au palais des Blachernes où on les pria
durement de rebrousser chemin. Ce fut la guerre mais, avant de donner les
premiers assauts, on apprit qu’Alexis avait été fait prisonnier par Alexis V
Doukas, dit Murzuphle, époux d’une fille d’un empereur, qui, sorti de
prison, avait rassemblé une petite troupe de partisans et s’était fait
couronner à Sainte-Sophie. Alexis IV, fait prisonnier, mourut, empoisonné
ou étranglé, le 8 février 1204.
L’humiliation de Constantinople
A Constantinople, les vainqueurs se comportaient comme des soudards
outrecuidants qui ne cherchaient nullement à se faire accepter. Si nos
chroniqueurs francs ne s’attardent pas beaucoup à raconter les abus commis
lors du sac de Constantinople, le Grec Nicétas Choniatès, témoin et victime,
montre longuement l’indignation des habitants souvent humiliés de façon
indigne par les guerriers qui ne cessaient de les tourner en ridicule : « Ils se
revêtaient pour en montrer le ridicule de robes peintes, vêtements ordinaires
des Grecs ; ils mettaient des coiffures de toile sur la tête de leurs chevaux et
leur attachaient des cordons qui, d’après notre coutume, devaient pendre
par-derrière ; quelques-uns tenaient dans leurs mains du papier, de l’encre et
des écritoires pour nous railler comme si nous n’étions que de mauvais
scribes ou de simples copistes136. » Et, plus loin : « C’était une entreprise
ridicule que de vouloir les rendre traitables et une folie que de leur parler
avec raison. Ces barbares n’ont usé d’humanité avec personne. Certains
regardaient les belles femmes avec les mêmes yeux que s’ils eussent dû en
jouir à l’heure même. Nous mîmes ces femmes avec nous comme dans une
bergerie et les avertîmes de salir leurs visages avec de la boue. Voilà donc
ce que nous promettaient ce hausse-cou doré, ces sourcils élevés, cette
barbe rasée, ces mains prêtes à répandre le sang, ces narines qui ne
respiraient que la colère, cet œil superbe, cette façon de parler prompte et
précipitée. » Il ne parle certes pas de massacres mais dit l’indignation des
religieux, popes et moines, tenus de supporter une chasse au butin souvent
sacrilège. « Le jour de la prise de la ville, ces brigands, ayant pillé les
maisons où ils étaient logés, demandaient aux maîtres où ils avaient caché
leur argent, usant de violence envers les uns, de caresses envers les autres et
de menaces envers tous pour les obliger à le découvrir. Ceux qui étaient si
simples que d’apporter ce qu’ils avaient caché n’étaient pas traités avec plus
de douceur. » Ils ne respectaient rien : « Je ne sais par où commencer le
récit des impiétés que ces scélérats commirent. Ils brisaient les saintes
images, jetaient les sacrées reliques des martyrs en des lieux que j’ai honte
de nommer. Ils firent des coupes à boire avec des calices et des ciboires
après en avoir arraché les pierres précieuses. On ne saurait songer sans
horreur à la profanation qu’ils firent de l’église de Sainte-Sophie. Ils y firent
entrer des mulets et des chevaux pour emporter les vases sacrés, l’argent
ciselé et doré qu’ils avaient arraché de la chaire, du pupitre et des portes, et
quelques-unes de ces bêtes étant tombées sur le pavé qui était fort glissant,
ils les percèrent à coups d’épée et souillèrent l’église de leur sang et de
leurs ordures137. »
Excès et courses aux butins comme après tous les longs sièges ? Sans
doute, mais pas seulement : contrairement à un siècle plus tôt devant
Antioche et Jérusalem, barons et chevaliers n’étaient pas accompagnés
d’une foule de petites gens, pauvres pèlerins non armés ou brigands qui
avaient rejoint les armées au long de la route et que les chefs ne pouvaient
maîtriser. N’avaient pris le départ que ceux qui pouvaient payer leur
passage. Ils ne se sont pas rués dans la ville en bandes hurlantes mais ont
couru à la chasse aux reliques de façon brutale, ne respectant nulle part ni
les hommes d’Eglise ni la sainteté des lieux. « Quelques clercs firent courir
le bruit que ceux qui dépouilleraient les hérétiques seraient délivrés de leur
vœu d’aller délivrer Jérusalem138. » Graves irrévérences qui témoignent
d’une haine longtemps contenue, entretenue par le souvenir d’un passé
fabriqué de toutes pièces et par la volonté d’imposer aux Grecs l’Eglise
romaine. Certains, de plus en plus nombreux, étaient persuadés qu’ils
avaient fait la guerre non à des schismatiques mais bien à des hérétiques, et
il est clair que cette accusation servit à justifier l’entreprise politique qui
consistait à établir un empereur latin et une Eglise romaine dans la ville du
patriarche139.
Administration de l’Empire
Cette conquête de Constantinople ne s’est pas simplement traduite par
un changement de maître, comme tant de fois dans la Rome antique ou
comme lors des révolutions de palais dans cet empire d’Orient. Les Latins
ont fait empereur un homme qui, venu de très loin, ne connaissait la ville
que par ouï-dire, ignorait tout des façons de gouverner, des us et coutumes,
et s’imposait là, à la tête de ses troupes, comme il l’aurait fait n’importe où.
Pour les Grecs, c’était se trouver sous le joug de Barbares parfaitement
étrangers.
De plus, ces Francs n’ont pas gardé grand-chose de l’Empire grec et
l’on ne doit plus parler d’un brillant survivant de celui d’autrefois mais,
pour reprendre la formule de René Grousset, d’« un empire en l’air, sans
base ethnique ni naturelle, ni historique, ni religieuse, improvisé au sein
d’un monde grec et slave absolument hostile et morcelé en un damier
féodal140 ». Les Francs, qui ne pouvaient ou ne voulaient concevoir une
autre façon de gouverner et une autre hiérarchie des pouvoirs que les leurs,
ont imposé leurs propres usages sur les terres conquises jusqu’aux plus
lointaines provinces. Disparus, les provinces et les thèmes, circonscriptions
des empereurs grecs ; les chroniqueurs ne parlent que de duchés, de comtés
et de fiefs. Les barons ont introduit une féodalité importée comme l’avaient
fait les Normands en Italie méridionale et les croisés de Terre sainte :
« Vous aurez des fiefs et puis vous doterez vos gens et ceux qui dépendent
d’eux141. » On envoya très loin de Constantinople – en des provinces que
parfois l’on ne savait même pas situer, dont l’armée des Francs se tenait
encore éloignée, où les gouverneurs grecs étaient toujours en place – des
officiers enquêteurs pour évaluer dans le détail les revenus de chaque
canton et de chaque domaine afin de préparer le cadastre. Vite « on se mit à
travailler à la distribution des terres. Pour les grands seigneurs que l’on
nomme les hauts hommes, on tint compte de la richesse, du nombre des
hommes à l’armée : certains eurent 200 fiefs, certains seulement 60 et celui
qui en avait le moins, eh bien ! il en avait six ou sept et chaque fief valait
300 livres de monnaie angevine ». En fait, ce fut bien souvent affaire de
rapports de forces et de marchandages. Morcellements jusqu’à l’absurde et,
dans l’enthousiasme aveugle, foi en un avenir que l’on croyait maîtriser :
« Le comte de Blois eut le duché de Nicée, l’une des meilleures pièces et
des plus honorables de tout l’empire d’Orient, quoique la terre, outre le
détroit, ne fût pas venue à l’obéissance de l’empereur et tînt encore contre
lui142. » L’empereur Baudouin Ier ne souhaitait sans doute pas voir les hauts
barons occuper des terres et des places fortes trop près de Constantinople ;
il leur céda volontiers des territoires où ils n’avaient encore jamais conduit
leurs troupes, principalement en Asie. C’est ainsi que son frère Henri eut le
« royaume » d’Andremite (Edremit), sur la côte au nord de l’antique
Pergame, et Pierre de Bracheux le « comté » de Konya dont il avait
simplement entendu parler, ignorant que les Turcs occupaient la ville de
Konya depuis près d’un siècle et en avaient fait la capitale d’un sultanat
seldjoukide.
La « Romanie vénitienne »
Dans les mêmes années où cet empire latin d’Orient, réduit à quelques
territoires, peinait à les conserver au prix de tant de pertes en vies humaines,
celui de Venise s’affirmait en bonne voie et ne cessait de s’accroître. La
prise de Zara et la forte implantation dans Corfou et d’autres îles voisines
firent de l’Adriatique un lac vénitien dont ils contrôlaient tous les trafics,
rejetant les Hongrois loin du littoral tout en portant de rudes coups aux ports
des Pouilles. Leur empire d’Orient, qu’ils appelaient la « Romanie
vénitienne » pour lui donner plus d’éclat et rappeler le temps où Venise était
intimement liée à l’Empire romain de Constantinople, ne fut certes pas le
fait d’une déviation. Depuis plus d’un siècle, ils s’étaient installés, quelques
marchands d’abord puis une véritable colonie de peuplement, dans
Constantinople même, sur les rives de la Corne d’Or où leurs
établissements, bénéficiaires d’une forte autonomie, l’emportaient sur tous
les autres, pisans, génois, catalans et provençaux. Principaux acteurs de
cette entreprise en 1202, ils furent d’abord les seuls puis les plus actifs à
vouloir la mener loin de la Palestine. Sans eux les « croisés » n’auraient pas
quitté les rivages d’Occident. Ils le firent bien payer. Baudouin Ier,
empereur, obtenait le quart de l’Empire grec de Constantinople, le reste, les
trois quarts, fut partagé entre Francs et Vénitiens, ceux-ci devenant, selon
les mots qu’ils ne manquaient jamais de rappeler, « seigneurs d’un quart et
demi de l’Empire grec ». A Constantinople, ils prirent d’autorité, sans se
soumettre au partage, toutes les échelles de la Corne d’Or, plusieurs des
plus riches palais, Sainte-Sophie et presque toutes les églises, y installant
les prêtres venus à bord de leurs vaisseaux et d’autres, bien plus nombreux,
qui quittèrent en hâte leurs paroisses de la Sérénissime.
En fait, incapables, faute de troupes embarquées, de faire valoir leurs
droits sur de larges territoires, les Vénitiens ne se sont implantés qu’au long
des côtes. Ainsi à Coron et à Modon, qui devinrent des escales pour leurs
routes de mer vers l’Orient. Cependant, leurs galères, vaisseaux de combat
maintenant disponibles, firent la course et la guerre dans les mers du Levant
méditerranéen. Ils attaquaient les îles mal gardées, sans rendre compte ni à
l’empereur ni même au doge, gardant tout pour eux, certains bientôt promis
au triste sort des aventuriers, d’autres, plus heureux, secourus par des
comparses et trouvant des alliés chez les Grecs, puis s’imposant en maîtres
dans les villes ouvertes. Marco Sanudo mena sa flotte à l’assaut de Naxos
puis, occupant toutes les Cyclades, il prit le titre de « duc de l’Archipel » et
fit ses parents et ses proches seigneurs d’Andros, de Santorin, de Tinos, de
Mykonos et, au lendemain d’un raid plus hardi, fit, sans doute pour se faire
pardonner, présent des Sporades à des parents du doge. Les troupes de
mercenaires à la solde du doge Dandolo allèrent loin vers le sud, jusqu’en
Crète ; débarqués, elles n’occupèrent que quelques plages, assez pourtant
pour attendre des renforts de Venise qui, malgré une dure résistance des
Grecs sous la conduite de leurs seigneurs les archontes, finirent par occuper
toute l’île quelques années plus tard.
A Zara, l’abbé du Val de Cernay, un des chefs les plus hostiles à donner
l’assaut, menaça d’excommunication ceux qui iraient combattre ces
chrétiens, sujets du roi de Hongrie. Plus tard, alors que les habitants et le
doge Dandolo avaient conclu une reddition sans condition, plusieurs chefs
vinrent parler aux députés de la ville : « Pourquoi voulez-vous ainsi vous
rendre ? Soyez certains de la part des pèlerins qu’ils n’ont aucun dessein de
vous attaquer ; tenez-vous sereins de ce côté. Si vous pouvez vous défendre
des Vénitiens, vous êtes sauvés. » Zara prise, un bon nombre de Francs ne
supportèrent pas la tutelle imposée par le doge : « Le troisième jour, survint
un grand désastre et un insigne malheur par une querelle qui commença sur
le soir entre les Vénitiens et les Français. On courut de part et d’autre aux
armes et la meslée fut si sanglante qu’il n’y eut ni rue ni carrefour où l’on
n’en vînt aux mains à coups d’espées et de lances, d’arbalestres et de dards ;
en sorte que plusieurs y furent navrez et mis à mort. Ce qui obligea les
barons qui ne voulaient pas que ce mal passât plus outre de se jeter à la
traverse, venant tous armez au milieu de la meslée ; toutefois, à peine
avaient-ils séparé les mutinez en un lieu que le conflit reprenait en un
autre ; lequel dura bien avant dans la nuit. Peu s’en fallut que l’armée n’eust
été détruite et perdue147. » La défection de Renaud de Montmirail s’inscrit
dans un vaste mouvement d’abandon que Villehardouin dit avoir été d’un
millier d’hommes, tant de hauts hommes comme Simon IV de Montfort148
et son frère Guy qui, avec leurs fidèles vassaux, rejoignirent les troupes
hongroises qui n’avaient pu venir au secours de Zara, que nombre de petites
gens, vrais pèlerins. De ceux-ci, 500 périrent lors d’un naufrage et d’autres,
qui s’étaient enfuis la nuit par des chemins de bois et de montagne et dont
on a perdu la trace, furent sans doute capturés par des brigands, promis à de
dures misères et emmenés pour la vente sur les marchés d’esclaves. Enfin,
toujours à Zara, alors que la flotte vénitienne allait lever l’ancre,
Enguerrand de Boves, seigneur de fiefs près d’Amiens, quitta le camp avec
son frère Hugues « et tout ce qu’ils purent emmener des gens de leur
pays ».
A Corfou, vingt nobles de plusieurs comtés, Champagne et Saint-Pol
notamment, s’assemblèrent si nombreux « que l’on peut dire que la moitié
du camp était de leur faction pour prêcher la rébellion ». Ils pensaient
mander plusieurs des leurs à Gautier III de Brienne pour que celui-ci, alors
en campagne en Italie du Sud, leur envoie des navires pour les mener à
Acre. Priés à genoux par Baudouin de Flandre, futur Baudouin Ier de
Constantinople, et par Boniface de Montferrat, ils finirent par céder,
exigeant cependant de ne combattre dans cette armée que pendant quatre
mois ; après quoi, et où qu’ils soient, dans les quinze jours, à la Saint-
Michel (le 29 septembre 1203), une flotte de bons navires marchands devait
les conduire tous en Orient.
D’autres défections, sans doute plus importantes, furent celles des
chevaliers qui, plutôt que de rejoindre Venise, armèrent ou louèrent une
flotte pour gagner directement la Terre sainte. Dès l’été 1202, plusieurs
nobles s’étaient embarqués à Marseille sur des navires affrétés de leurs
deniers pour les conduire directement en Terre sainte149. Ils n’étaient pas
une petite poignée d’hommes. Villehardouin s’en plaint amèrement,
affirmant : « Tandis que les nôtres étaient devant Constantinople, la flotte de
Flandre qui avait séjourné tout l’hiver au port de Marseille passerait en
Terre sainte en plus grand nombre que ceux qui étaient avec nous. » Ils
devaient rejoindre l’armée à Modon mais ce rendez-vous fut manqué : ou
ils n’y allèrent pas « parce qu’ils redoutaient, eux et maints autres, le grand
péril où ceux de Venise s’étaient engagés », ou ils arrivèrent trop tard et
purent dire qu’ils n’avaient aucune nouvelle de leur comte. A Marseille, où
ils firent grande halte tout l’hiver, se trouvait une princesse grecque,
Théodora150, fille d’Isaac Ange qui naguère s’était proclamé « empereur »
de Chypre. Cette princesse, qui avait déjà vécu plus d’une aventure, trouva
des alliés prêts à la suivre en épousant un chevalier de la flotte flamande.
Une partie de cette flotte croisait au plus près de la côte d’Afrique, pillant
çà et là, lançant même un raid contre Tripoli, mais le plus gros des
bâtiments et des chevaliers gagna directement l’Orient où le roi Amaury II
de Jérusalem leur interdit de débarquer à Chypre. Ils jetèrent l’ancre à Acre
le 25 avril 1203. En route, à Marseille ou un peu plus loin en une autre
escale, ils avaient été rejoints par un fort contingent de chevaliers et
d’hommes d’armes bourguignons conduits par l’évêque d’Autun et de
nombreux seigneurs de France qui, tels Guy IV comte du Forez, Hugues de
Chaumont, Gautier et Hugues de Saint-Denis, avaient eux aussi fait
sécession. D’autres, avec Renaud de Dampierre, Henri de Longchamp et
Vilain de Neuilly, passèrent les Alpes pour chercher un embarquement à
Brindisi.
Véritable « déviation », entreprise qui ne pouvait en aucune façon
s’inscrire dans un secours aux chrétiens de Terre sainte ni dans le service de
Dieu, l’expédition en Sicile fut, elle, prêchée ou du moins encouragée par le
pape. En 1197, l’empereur Henri VI avait déjà gardé avec lui plusieurs
centaines de chevaliers pour mettre la main sur l’Italie méridionale, privant
d’autant l’armée qu’il avait mandée en Orient. Seulement cinq ans plus tard,
le pape Innocent III, élu en 1198, donna tout son appui à Gautier III de
Brienne qui, tout juste marié à Elvire, fille de Tancrède de Lecce, en
revendiquait l’héritage. Investi solennellement à Rome d’une part de cette
succession, riche d’un trésor de guerre de 1 000 livres, fruit de
l’engagement de sa terre de Brienne, mais accompagné seulement d’une
centaine de chevaliers, Gautier fit campagne et réussit à se concilier un fort
parti de nobles napolitains. Il remporta deux batailles, contre les partisans
du jeune Frédéric II151 et contre des bandes de brigands menées par un
aventurier, Diebold de Vohburg, à Capoue en 1201 et à Cannes la même
année, mais, à Sarno, le 11 juin 1205, il fut cerné. Fait prisonnier, il mourut
en prison152.
Cette « dislocation » de l’entreprise que les barons de Constantinople ne
cessent de condamner, se disant trahis, a-t-elle apporté de grands renforts
aux Francs de Terre sainte ? Faut-il le croire ou plutôt penser que, n’ayant
aucun moyen de chiffrer les effectifs, Villehardouin, lorsqu’il cite de hauts
chiffres, voulait davantage accuser de « trahison » les chefs de ces troupes
dissidentes et, du même coup, glorifier l’exploit de ceux qui, si peu
nombreux, s’étaient emparés d’une cité reine de l’Orient, si peuplée et si
bien défendue ? En 1974, trois auteurs d’un long article intitulé « La
majorité oubliée », étudiant les raisons de ces départs ou renoncements, les
chefs et leurs parcours, semblent bien confirmer les dires du chroniqueur
partisan153. Personne ne pourrait vraiment donner des chiffres et affirmer
que ces barons et grands seigneurs qui ont refusé d’aller attaquer des villes
peuplées de chrétiens représentaient vraiment la majorité de ceux qui, en
1201 et 1202, avaient prix la croix en Champagne et en Flandre. Mais le
titre choisi à dessein attire fort justement l’attention sur ces entreprises qui,
souvent oubliées dans nos livres, montrent que ce que l’on a pu appeler
l’esprit de croisade menait encore des hommes à tenter l’aventure en Orient.
Amaury II fut bien embarrassé de voir arriver par vagues successives
ces chevaliers et ces pèlerins armés qui criaient bien haut leur volonté de
faire campagne sans attendre, alors qu’il ne songeait qu’à maintenir la paix
avec les musulmans du Caire. Ces nouveaux venus, refusant de renforcer la
garde des châteaux, se lancèrent seuls dans l’aventure d’une guerre contre
les musulmans. Renaud de Dampierre eut nombre de compagnons tués au
combat et lui-même, fait prisonnier, demeura ensuite trente ans dans les
geôles d’Alep. D’autres rembarquèrent aussitôt pour l’Italie ou se firent
engager par l’un des prétendants qui se disputaient le royaume d’Arménie.
Plus nombreux peut-être furent ceux qui, dès la prise de Constantinople,
reprirent la mer pour aller participer au partage des terres et porter à
l’empereur latin un supplément d’hommes. Déjà, dans l’hiver 1204, une
flotte s’était ancrée sur les rives du Bosphore portant, avec Renaud de
Montmirail et Etienne du Perche, plusieurs barons qui, ayant en 1202 refusé
de suivre l’armée, avaient échoué dans leurs entreprises en Terre sainte et
revenaient d’une expédition près d’Antioche où beaucoup des leurs avaient
péri.
Ni le pape, ni les évêques, ni les moines n’ont prêché pour que les rois
et les princes s’arment pour secourir cet Empire latin si fragile, hasardé en
terre hostile. Si bien que la conquête de Constantinople enlevait aux Francs
de Terre sainte tout espoir de recevoir d’importantes aides tant en hommes
qu’en argent. Baudouin Ier, empereur, offrait par lettres et messages des
terres à ceux de Palestine qui viendraient le rejoindre : « Il manda en la terre
d’outre-mer et fit crier par toute la terre que qui voudrait avoir terres, qu’il
vint à lui. Il y alla bien à cette voie jusqu’à cent chevaliers de la terre de
Syrie et bien d’autres jusqu’à dix mille154. » Comment résister à la tentation
de troquer une existence pénible et dangereuse contre l’eldorado du
Bosphore et de Morée et où, au lieu des terribles guerriers turcs et kurdes,
on n’aurait à combattre que des Grecs efféminés ? Ces abandons de la
défense des Etats francs de Palestine prirent une telle ampleur que le pape
s’en émut, et de sermonner son légat Pierre Saint-Marcel qui avait
abandonné lui aussi Acre pour courir à Constantinople : « Voilà la Terre
sainte, par le fait de votre départ, vidée d’hommes et de moyens de défense.
Votre mission n’était pas de prendre Constantinople mais de protéger les
débris du royaume de Jérusalem et de recouvrer ce que l’on avait perdu155. »
En 1261, au terme d’un second siège, Constantinople tombait aux
mains des Grecs, entraînant le départ pour la France de Baudouin II et la fin
officielle de l’Empire latin. Cependant, la présence latine en Orient n’en
demeurait pas moins réelle, à Jérusalem.
V
Le royaume latin de Jérusalem : un bastion
assiégé (1210-1295)
La reprise en main de ce royaume latin se fit pour une bonne part grâce
à une diplomatie plus entreprenante, à une bien meilleure connaissance de
l’Orient musulman au moment où les chrétiens tentaient plusieurs
campagnes d’évangélisation, alors qu’au Caire comme à Damas les héritiers
de Saladin s’affrontaient en d’incessantes querelles, cherchant des alliés
chez les Francs et, plus ordinairement, contraints de négocier des trêves qui,
d’abord conclues pour quelques années, furent renouvelées au point
d’établir un état de paix.
La cinquième croisade
En 1213, le pape Innocent III, qui, deux ans auparavant, avait sollicité
l’aide et le concours des chrétiens de Géorgie, proclamait une bulle pour
rappeler la captivité de Jérusalem et appelait à s’armer pour se rassembler et
prendre la route. Il s’agissait d’aller combattre en Orient pour sauver ce qui
restait encore du royaume latin. Les prédicateurs, dont la chronique et
l’histoire ont surtout retenu les noms de Robert de Courçon pour le
royaume de France et d’Olivier de Paderborn pour la Flandre et la
Rhénanie156, étaient très actifs. Assurant que ceux qui venaient les entendre
obtiendraient les mêmes mérites et la même protection de l’Eglise que ceux
qui prendraient la croix, leurs prêches attiraient des foules considérables, et
l’on vit alors s’engager à partir des pauvres gens incapables de porter des
armes et de payer leur passage, sans compter des vieillards et des infirmes,
ce qui fut par la suite sévèrement condamné.
Les départs ne tardèrent pas mais, comme pour les dissidents qui firent
défection en 1203-1204, ce ne fut pas une seule et grande armée
rassemblant plusieurs milliers d’hommes sous un seul commandement,
mais des troupes de quelques centaines de chevaliers de plusieurs contrées
et débarquant en vagues successives. Ils ne s’étaient pas vraiment
rassemblés mais avaient tout de même reconnu pour chef Jean de Brienne,
qui avait pris le titre de roi de Jérusalem après avoir épousé en 1212 Marie
de Montferrat, fille de Conrad et d’Isabelle de Jérusalem.
Le comte de Hollande, des chevaliers de Rhénanie et de Flandre avaient
armé plusieurs nefs et, par un grand périple, après une longue halte au
Portugal pour aider à prendre une place forte, Alcácer do Sal, encore aux
mains des musulmans, avaient croisé pendant plusieurs semaines en
Méditerranée avant d’atteindre les côtes de Syrie. Le duc Léopold VI
d’Autriche et d’autres seigneurs de Rhénanie étaient allés s’embarquer à
Split, en Croatie, tandis que le roi André de Hongrie s’était assuré du
concours d’une flotte vénitienne, après avoir accepté la perte de Zara. Logés
dès leur arrivée dans des camps près d’Acre, les hommes étaient si
nombreux, chevaliers, écuyers et sergents d’armes, que l’on ne pouvait tous
les nourrir. Nombreux furent ceux qui rembarquèrent aussitôt, tandis que
d’autres, incapables de trouver ou de payer un passage, razzièrent ici et là.
En fin de compte, ces entreprises, pourtant considérables, n’avaient pas fait
plus que participer au renforcement des châteaux et à la construction d’une
solide forteresse, Château-Pèlerin, qui, vers le sud, barrait la route aux
Egyptiens. En un second temps, en 1217, toujours en vagues échelonnées,
avaient débarqué les Anglais du comte de Chester, les Italiens que l’on
appelait des Lombards, ceux d’Eudes de Bourgogne, des comtes de Nevers
et de La Marche, puis ceux d’Hugues de Lusignan et du duc Léopold VI
d’Autriche, qui avait dû donner 6 000 marcs d’argent aux chevaliers
Teutoniques pour armer ses hommes.
Ces barons et chevaliers ne partaient pas, comme l’avaient fait ceux de
la première grande entreprise en 1096-1097, en abandonnant tout derrière
eux pour longtemps, certains mêmes prêts à s’établir et fonder une dynastie
sur les terres et les villes conquises. Nombreux furent ceux qui, répondant à
l’appel du pape et des prédicateurs en 1215, avaient fait vœu de ne
demeurer que deux années en Terre sainte. Le voyage par mer leur prenait
bien moins de temps que les longs cheminements d’autrefois, et l’on vit ces
années-là nombre de seigneurs, parmi les barons mêmes, revenir une ou
deux fois en Orient après leur retour. Et, tout aussi souvent, un fils y aller
après le père et le cadet après l’aîné.
On ne peut parler, comme l’ont fait des chroniqueurs enthousiastes au
sujet de la première expédition, d’une levée d’hommes dans toute la
chrétienté d’Occident. Ces entreprises que les auteurs de nos manuels, pas
vraiment sûrs de n’avoir rien oublié et mettant ensemble des entreprises tout
à fait distinctes, s’appliquent à désigner d’un bloc sous le nom de
« cinquième croisade » n’ont rassemblé des hommes que de quelques pays :
ceux du Nord, de l’Angleterre, de la Rhénanie, les vassaux ou alliés de
l’empereur en Italie et, pour la France, essentiellement ceux de Flandre,
Champagne et Bourgogne. Personne ou presque du domaine royal, de
Normandie et des duchés ou comtés au sud de la Loire. C’était, il est vrai,
au moment des expéditions contre les Albigeois, mais l’on peut aussi penser
que quelques hauts barons, toujours venus de ces grands fiefs, s’étaient en
somme mis d’accord, scellant ententes et alliances, pour intervenir seuls
dans cette défense du royaume latin de Jérusalem.
Ils avaient rejoint le roi de Jérusalem Jean de Brienne, qui, en mai 1217,
avait ancré sa flotte et dressé ses camps sous les murs de Damiette. C’était
sans doute, comme au temps du roi Amaury, dans l’espoir de porter de
rudes coups aux musulmans en contrôlant le trafic sur le Nil et pour
échanger les villes et terres conquises contre un royaume de Jérusalem qui
serait de nouveau chrétien. Mais on parlait aussi des malheurs des chrétiens
d’Egypte de la même façon que naguère de ceux de Jérusalem. En une lettre
adressée au pape, le patriarche d’Alexandrie disait les malheurs de ces
chrétiens : « Les archevêques et les évêques, les prêtres et les clercs et tous
les chrétiens qui sont en Egypte adressent à Votre Sainteté leurs
supplications mêlées de soupirs et de larmes. Nous n’avons point de
chevaux dans nos maisons, ne pouvons porter nos morts à travers la ville
avec la croix ; si une église chrétienne vient à tomber par quelque accident,
nous n’osons point la réédifier d’aucune manière. Depuis quatorze ans,
chaque chrétien d’Egypte paie le “dzézieh” que les Latins appellent “tribut”
et qui est d’un besant d’or et de quatorze karoubas157 ; s’il est pauvre, on le
jette en prison et il ne peut en sortir qu’en acquittant le tribut. Les chrétiens
sont en si grand nombre en Egypte que, chaque année, il faut payer au
Trésor du sultan dix mille besants sarrasins d’or, monnaie de Babylone. Que
vous dire de plus lorsque les chrétiens sont employés aux ouvrages les plus
avilissants et les plus bas, même à nettoyer les places de la ville […]. De
même que les saints attendaient, avant la venue du Christ, la rédemption et
la délivrance des hommes par le Fils de Dieu, ainsi nous soupirons après
l’arrivée de votre fils l’empereur158. »
Mais les négociations échouèrent et Damiette, bien défendue par de
puissants remparts, résista longtemps et ne tomba que le 5 novembre 1219.
Riches d’un énorme butin, les Francs ne pouvaient s’entendre, opposés en
deux partis qui se disputaient pour la mainmise sur la cité et la répartition
des palais et des grandes maisons. Jean de Brienne retourné à Acre, le légat
pontifical, Pélage, évêque d’Albano, s’imposait en chef. Il avait exigé que
l’on donne l’assaut à la ville avant l’arrivée des chevaliers allemands et
italiens rassemblés dans les Pouilles par l’empereur Frédéric II. Assuré,
pensait-il, de l’aide du roi chrétien de Géorgie et du roi d’Ethiopie, il
croyait en la déroute, peut-être même en la disparition des Etats musulmans
dans cette partie de l’Orient et voulait voir le Delta occupé pendant de
longues années par les Francs.
Dans Damiette où, pour se faire payer l’armement de leurs navires, les
Vénitiens disputaient les plus riches palais aux hommes du roi de
Jérusalem, aux Templiers et aux Hospitaliers, ce n’étaient que discordes. Et
l’on ne s’entendait sur rien. En ces jours de grande chaleur, souffrant de
fièvres, manquant de vivres alors que les ennemis avaient détruit les
barrages sur le bras du fleuve, les nouveaux maîtres de la cité, encerclés de
toutes parts, l’abandonnèrent sans combattre et, le 30 juin 1221, signèrent
une trêve de huit ans, en fait une capitulation qui leur valut aussitôt un bon
ravitaillement puis la libération des prisonniers. L’entreprise égyptienne,
dite depuis lors « du légat Pélage », se soldait, comme plusieurs autres, par
un échec retentissant.
Le désastre de La Forbie
Le 17 octobre 1244, une armée de Francs et de Musulmans affrontait
près de Gaza, au lieu dit La Forbie ou Harbiyah, celle d’Ayyûb, sultan
d’Egypte, renforcée par des troupes de Kharezmiens. Gautier IV de Brienne
prit le commandement ; il avait rassemblé, en trois corps de troupe, les
seigneurs de Terre sainte, les chevaliers des trois ordres militaires, ceux de
Chypre, l’émir d’Homs et les Francs de Transjordanie avec quelque
2 000 cavaliers bédouins ; au total une troupe bien plus nombreuse que celle
des ennemis. « Dans cette guerre, les musulmans de Syrie s’étaient mis,
pour ainsi dire, sous les ordres des infidèles ; on voyait les chrétiens
marcher leurs croix levées ; leurs prêtres se mêlaient dans les rangs ; ils
donnaient des bénédictions et manifestaient hautement les signes de leur
religion ; ils présentaient aux musulmans eux-mêmes leurs calices à boire.
Une telle alliance ne pouvait réussir. Jamais journée ne fut aussi glorieuse à
l’islamisme, pas même sous Nur al-Din et Saladin. » Lors d’une première
charge de cavalerie, les Francs avaient mis les Egyptiens en fuite et pillé
leurs bagages, mais Gautier refusait de combattre tant que ne serait pas
levée l’excommunication prononcée contre lui à Jaffa pour s’être rendu
maître de remparts qui devaient être à la garde du patriarche. L’évêque de
Ramlah annula l’excommunication et les chrétiens lancèrent plusieurs
assauts avec leurs alliés, Brienne au centre. Les Egyptiens tinrent puis
ripostèrent, enfonçant le centre. Pour les Francs, c’était l’anéantissement.
Abandonnés de leurs alliés et cernés par les Kharezmiens, ils furent
massacrés. Leur nombre se montait à 15 000 cavaliers et 10 000 hommes de
pied ; 800 seulement échappèrent au carnage et furent faits prisonniers. « Je
passai le lendemain sur le lieu du combat et vis des hommes qui, un roseau
à la main, comptaient les morts. Le prince d’Emesse arriva presque seul à
Damas, ayant perdu ses bagages, ses chevaux, ses armes et presque toute
son armée. J’ai ouï dire qu’après la bataille il ne trouva pas même un
lambeau d’étendard pour reposer sa tête et, alors, se mettant à pleurer, il
dit : “Je me doutais bien qu’en marchant sous les bannières et les croix des
Francs notre entreprise ne pouvait être heureuse.” » Seuls les cavaliers
bédouins purent prendre la fuite. On aurait compté 6 000 morts et seulement
700 prisonniers. Le grand maître du Temple fut tué au combat et celui de
l’Hôpital fait prisonnier. Les deux ordres auraient par la suite accusé les
Teutoniques de n’avoir rien fait ni pour les secourir au plus fort de la mêlée
ni, plus tard, pour faire libérer les prisonniers163. Les Egyptiens
poursuivirent leur marche vers le nord, s’emparèrent de Tibériade et, contre
une escadre chypriote, firent la guerre sur mer pour tenter de débarquer sur
le littoral et interdire tout ravitaillement aux Francs, tandis que les
Kharezmiens continuaient de ravager les terres et brûler les places fortes
isolées.
Cette défaite de La Forbie, dont nous ne parlons pas assez dans nos
livres, annonçait déjà la fin des derniers Etats latins de Terre sainte. Elle
marquait l’échec d’une politique qui, en l’absence d’une véritable aide de
l’Occident, avait amené les Francs de Terre sainte à faire alliance avec des
chefs musulmans. Trop peu nombreux, ils ont aussi, aux moments décisifs,
durement payé leurs discordes – dont les querelles avec les Allemands de
l’ordre des Teutoniques qui, l’empereur pourtant absent, s’opposaient
encore aux Francs depuis longtemps implantés en Terre sainte.
D’Aigues-Mortes à Chypre
Aigues-Mortes était le premier vrai port qui, peu après la conquête du
Midi languedocien, offrait enfin à Saint Louis un bon accès à la mer.
Jusque-là, les marchands de Montpellier n’utilisaient, dans ce pays des
Eaux Mortes, étangs insalubres des approches de la ville jusqu’à Saint-
Gilles, sur le Rhône, que des points d’ancrage souvent incertains. Le
« port » de Lattes accueillait difficilement des gros bâtiments et les canaux
d’accès y étaient trop souvent ensablés. Les pèlerins allant à Rome ou en
Terre sainte s’embarquaient sur des galées ou de petites nefs au lieu-dit
L’Istel, abri précaire qui prit le nom de « Néga Romieu » (« là où ceux qui
allaient à Rome se noyaient »). Assez pour un trafic marchand ordinaire,
mais très insuffisant pour embarquer des centaines de chevaux et des
machines de guerre. Les travaux commencèrent à Aigues-Mortes en 1240,
préparés par un échange de terrains entre le roi et l’abbaye bénédictine de
Psalmody, accord confirmé par le pape Innocent IV. Pour provoquer un
afflux de populations en ces lieux déserts et réputés malsains, la charte
d’établissement accordait à la nouvelle communauté d’habitants – ouvriers,
marins, fabricants de cordes et de toiles, puis bientôt petits marchands et
changeurs – de gros avantages fiscaux, notamment des droits sur le sel des
étangs tout proches. Deux grands chantiers furent ouverts, l’un pour le port
et les points d’ancrage, l’autre pour un ouvrage fortifié, une grosse tour, dite
tour de Constance, pour la défense contre les pirates171. Dans le port
d’Aigues-Mortes, on prit à bord des milliers de piétons, non de pauvres
pèlerins mais des hommes d’armes accourus en foule à la nouvelle de
l’ancrage. Si bien que ceux qui ne pouvaient s’embarquer avec le roi
affrétèrent des nefs à Marseille et à Gênes. La flotte royale fut conduite par
deux amiraux, des Génois de la famille des Lercaro qui avaient veillé à
l’approvisionnement en mâts, gouvernails, cordes et voiles. Plusieurs
grands seigneurs avaient fait route à part sur des nefs achetées ou louées
dans divers ports ou commandées aux chantiers navals, soit à Narbonne,
soit sur la grève de San Pier d’Arena toute proche de Gênes.
A Chypre, des hommes d’armes de Terre sainte les rejoignirent en ordre
dispersé, de nombreux seigneurs de Morée avec leurs vassaux puis, un peu
plus tard mais en avance sur le calendrier établi par Saint Louis et Henri III
d’Angleterre, des Anglais commandés par Richard de Cornouailles,
Guillaume Longue-Epée, le comte de Pembroke et l’évêque de Worcester.
Simon V de Montfort, comte de Leicester, qui avait pris la croix, fut
pourtant commandé par le roi d’aller combattre en Gascogne. En comptant
ceux de Chypre, le roi avait près de lui plus de 3 000 cavaliers,
4 000 arbalétriers et plus de 10 000 hommes combattant à pied. Louis et son
conseil, installés dans le palais de Limassol, passèrent tout l’hiver à se
compter, s’organiser, mettre en place des brigades de chevaliers et des
commandements, rassembler de fortes quantités d’armes et de vivres pour
faire de Chypre la base de ravitaillement tout au long de la campagne qui se
préparait. Ils eurent beaucoup à faire pour apaiser d’autorité les querelles
qui dressaient les uns contre les autres ces combattants venus de tant
d’horizons différents. La Cour vivait largement et déjà l’on manquait
d’argent. Le roi, qui n’avait pu s’armer à Aigues-Mortes qu’en empruntant
de fortes sommes aux armateurs de Gênes, dut faire encore un prêt, le
30 avril 1249, de 10 000 besants d’or syrien, à rembourser aux changeurs à
la première foire de Champagne à Lagny.
Il cherchait à s’assurer des alliés et, dans l’avent de Noël, reçut à
Chypre un grand prince tartare (mongol) du nom d’Etheltay. « Le roi lui
envoya frère Andrieux, de l’ordre de Saint-Jacques, et il fit venir ces
ambassadeurs près de lui qui parlèrent assez en leur langage et frère
Andrieux disait en français au roi que le plus grand prince des Tartares
s’était fait chrétien le jour de l’Epiphanie et un grand nombre de Tartares
avec lui, même des plus grands seigneurs. Ils disaient aussi qu’Etheltay et
toute son armée viendraient au secours du roi de France et de la chrétienté
contre le calife de Bagdad et contre les Sarrasins, car il voulait venger les
grandes hontes et les grands dommages que les Kharezmiens et les autres
Sarrasins avaient fait à Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils disaient encore au
roi qu’il devait passer en Egypte pour guerroyer le sultan de Babylone et
que les Tartares entreraient en même temps sur les terres du calife de
Bagdad pour guerroyer et qu’ainsi ces deux princes musulmans ne
pourraient se secourir l’un l’autre. Le roi de France décida d’envoyer ses
ambassadeurs à Etheltay et au souverain seigneur des Tartares qu’on
appelait Kio-Kan pour savoir la vérité de ces choses. Ils disaient que pour
aller au lieu où se trouvait Kio-Kan, il y avait bien une demi-année de
chemin172. »
Guerre à l’Egypte
Faire la guerre en Egypte, la décision s’inscrivait dans la longue histoire
des interventions armées des rois de Jérusalem et des empereurs grecs. Le
pays n’était pas terre inconnue. Depuis quelque temps, les pèlerins se
rendant à Jérusalem étaient de plus en plus nombreux à passer par Le Caire
(la Babylone des textes de l’époque) pour se rendre à quelque 3 milles de la
ville voir l’endroit où Joseph avait cherché refuge pour échapper à Hérode.
Ils trouvaient, là où la Vierge habita avec Jésus, une fontaine jaillie
miraculeusement où poussait un baumier. Ceux qui en revenaient disaient
que le baumier ne se trouvait nulle part ailleurs au monde et parlaient du
bon accueil que, malgré les tracasseries des officiers des douanes, ils
trouvaient chez les chrétiens d’Egypte qu’ils appelaient « chrétiens de la
ceinture ». On voulait faire du pays une sorte de royaume vassal qui serait
confié à Robert d’Artois. Tout semblait dire que, cette fois, les musulmans
d’Egypte et de Syrie, affaiblis par des querelles, ne pourraient pas présenter
de front commun et l’on comptait sur la complicité et peut-être même sur
l’aide de ces chrétiens qui, très nombreux en Egypte, tenant en main une
part de l’administration et même de l’armée, appelaient au secours, se
disant persécutés. Ils envoyaient souvent en secret des ambassades pour
affirmer que les hommes du sultan ne pourraient résister.
Les musulmans se plaignaient des chrétiens qui, disaient-ils, tenaient
trop de pouvoir en Egypte et ne songeaient qu’à trahir. « A cette époque, les
chrétiens étaient en Egypte plus nombreux qu’aujourd’hui. Ils étaient,
comme ils sont encore de nos jours, chargés de la levée des impôts, de
l’administration des finances et de l’entretien des troupes alors payées avec
les revenus de certaines terres. Il semble qu’à l’exemple de ce qui avait eu
lieu lors des guerres précédentes, le gouvernement soupçonna les chrétiens
d’intelligence avec les ennemis d’Occident » ; et Novayry, historien arabe,
mettait en garde les siens : « Ô mon fils, porte ton attention sur l’armée que
les chrétiens ont affaiblie en même temps qu’ils ont ruiné le pays : ils
vendent les terres comme si l’Egypte leur appartenait. Ils exigent d’un émir,
lorsqu’il reçoit le brevet de son bénéfice, deux cents pièces d’or et plus,
d’un simple guerrier jusqu’à cent. Si la somme pour l’entretien d’un
cavalier est de mille pièces d’or, ils les assignent en six endroits éloignés
l’un de l’autre ; alors le guerrier a besoin de plusieurs agents qui absorbent
son revenu. Les chrétiens agissent ainsi pour affaiblir le pays et ruiner
l’armée afin de nous obliger à évacuer l’Egypte. Nous avons ouï dire qu’ils
avaient mandé ces mots aux Francs de Palestine et d’Occident : “Vous
n’avez pas besoin de faire la guerre aux musulmans ; nous-mêmes la
faisons nuit et jour. Nous nous emparons de leurs biens ; nous sommes
maîtres de leurs femmes ; nous affaiblissons l’armée. Venez, prenez
possession du pays, vous ne rencontrerez aucun obstacle.” Ne te fie pas à
ceux d’entre eux qui se sont faits musulmans ; leur ancienne religion reste
cachée dans leur cœur, comme le feu dans le bois173. »
Elu pape en 1271, alors qu’il se trouvait à Acre, Tebaldo Visconti, qui
prit le nom de Grégoire X, réunit l’année suivante un concile à Lyon où il
dénonça fermement ce qu’il appelait le « péché d’abandon ». Il voulait
d’abord réformer l’Eglise, dénonçait des scandales chez les « religieux » et
les mauvaises images que donnaient les chrétiens qui, renonçant à servir
Dieu, ne se préoccupaient que de leurs discordes et de leurs affaires. Les
ordres militaires étaient, disait-il, bien trop nombreux, trop riches, et se
faisaient la guerre, cherchant des alliances avec les émirs ou le sultan
d’Egypte. Il condamnait aussi les prédicateurs vagabonds qui, insensés,
engageaient par de mauvais sermons de pauvres gens à partir à l’aventure
mal armés et mal encadrés. Grave faute aussi que de permettre de racheter
des vœux à hauts prix.
Le pape fit savoir que ceux qui devaient de graves amendes seraient
exonérés s’ils prononçaient leurs vœux et partaient en Orient. Il y envoya
d’abord le patriarche Thomas puis, avec l’accord et l’argent du roi, deux
seigneurs accompagnés d’un corps de chevaliers et de gens de pied : Olivier
de Termes et Guillaume de Roussillon. Accusant les guerres « féodales » et
« nationales » de retenir en Occident les hommes qui devaient servir Dieu,
il s’efforça, comme l’avaient fait bien avant lui Grégoire VII et Urbain II,
de mettre fin aux querelles tandis qu’il s’efforçait de trouver des alliés en
Orient, chez les Grecs, les Arméniens et les Mongols, que l’on appelait
communément les Tartarins. Il semble que l’alliance contre ces derniers ait
été plus que jamais au cœur des préoccupations, et garante de succès. Sous
le pontificat de Nicolas IV, un des chefs mongols, Arghoun, se disait prêt à
traiter avec les chrétiens. Lors d’une rencontre en juillet 1291, il leur avait
promis une aide de vivres en quantité et de 10 000 chevaux. On pensait
convertir des Tartarins et il fut même question d’une expédition maritime de
concert avec les Génois dans l’océan Indien et dans la mer Rouge pour
intercepter le trafic des épices et porter un grave tort aux finances des
Egyptiens. Mais Arghoun mourut le 7 mars 1291 et ce furent chez les
Mongols des temps de querelles et de grandes incertitudes, à tel point que
l’on finit par ne plus penser à cette alliance qui, depuis Saint Louis, avait
été l’objet de tant de démarches à vrai dire bien inconsidérées.
Le 28 avril 1290, Tripoli tombait aux mains des Mamelouks qui firent
plus de 2 000 captifs. Les femmes et les enfants furent si nombreux sur le
marché aux esclaves d’Alexandrie que les prix diminuèrent de moitié.
Le pape Nicolas IV fit prêcher pour que, dans tout l’Occident, l’on
s’arme pour la libération totale de la Terre sainte ou, du moins, pour
secourir les places que tenaient encore les chrétiens. Au printemps suivant,
une flotte de Venise amena à Acre un fort contingent d’hommes de pied,
recrutés et soldés par Rome. Mais on était loin du compte. Qalawun, sultan
d’Egypte successeur de Baybars, rassembla une énorme armée de quelque
60 000 cavaliers et de plus de 100 000 hommes. Après sa mort, son fils, Al-
Achraf Khalil, vint, au printemps 1291, mettre le siège devant Acre. La
ville n’était défendue que par une pauvre garnison d’un millier d’hommes
mais se gardait à l’abri de fortes murailles et les navires génois interdisaient
aux assaillants d’acheminer de grands renforts par mer. Malgré la guerre
quasi continuelle des communautés, Templiers contre Hospitaliers,
Vénitiens contre Génois ou Pisans, Acre tint longtemps et, jour après jour,
repoussa tous les assauts jusqu’en juillet. Les Egyptiens prirent pied sur le
mur d’enceinte, les défenseurs des tours durent céder. Ne restait debout que
le château du Temple, une imposante forteresse de cinq étages qui ne se
rendit que le 28, les murs s’écroulant d’abord sur la première escouade des
ennemis. Dans les couvents, les moines, dominicains et franciscains surtout,
furent massacrés et, dans la ville, les femmes et les enfants qui n’avaient pu
fuir à temps furent menés enchaînés à Alexandrie où, sur le marché des
esclaves, le cours des chrétiens blancs s’effondra, demeurant en dessous de
celui des Noirs du Soudan et de Numidie. Une porte de l’église Sainte-
Croix fut emportée et mise sur une mosquée du Caire. Acre ne fut pas la
dernière à tomber. Sidon résista un mois encore, Beyrouth fut livrée sans
combattre, puis, un mois plus tard, Tortosa et Château-Pèlerin. Pour éviter
tout débarquement d’autres chrétiens et le remparement des murs, toutes les
enceintes et forteresses sur la côte furent rasées jusqu’à terre.
Nicolas IV voulut tirer les leçons de l’échec dans ses prêches. Lui aussi
voyait l’effet de la colère de Dieu que les hommes avaient mal servi et il
accusa les pécheurs, les indifférents, ceux qui en Occident se faisaient entre
eux la guerre pour des bouts de champ ou des bourgs de frontière. Il voulait
qu’en Allemagne, en France et en Angleterre les souverains fassent la paix
et laissent leurs grands courir, pour leur salut, l’aventure en Orient. Dès la
fin août 1291, il proclamait l’embargo sur le commerce des armes et des
machines de guerre avec l’Egypte. Une escadre commandée par le Génois
Manuel Zaccaria, corsaire et pirate à ses heures, renforcée par une dizaine
de navires du roi de Chypre, alla attaquer les ports du delta du Nil jusqu’aux
portes d’Alexandrie. C’est le temps où l’on vit paraître à Chypre, à Gênes et
à Venise un grand nombre de mémoires et de traités dont les auteurs
s’appliquaient à décrire et à évaluer les défenses des musulmans. En 1295,
Galvano de Levanto, homme de la Rivière de Gênes, un des maîtres de
l’école de cartographie de la grande ville, écrivit le Livre de la conduite des
chrétiens pour effectuer le passage contre les Sarrasins. Quelque temps
plus tard, ce fut le Livre des secrets des fidèles du Christ du Vénitien
Marino Saludo. Mais l’audience fut faible chez les grands seigneurs ; ces
traités n’ont servi qu’à ceux, navigateurs et marchands, qui voulaient mieux
connaître l’Orient. Du temps de Godefroy de Bouillon, les princes
« croisés » faisaient écrire le récit de leur passage vers la Terre sainte par
leurs chapelains. Ceux de la « croisade déviée » de 1204 étaient
accompagnés de leurs chansonniers qui disaient la tristesse d’avoir quitté
leurs dames. Après 1250, année où Saint Louis est fait prisonnier, les
poèmes qui parlent de ces expéditions d’outre-mer et de leurs échecs sont
presque des « lamentations », des « complaintes » ou même des
« combats » entre un homme qui dit pourquoi il a pris la croix et un autre
qui ne veut pas le faire, amer, lourd de reproches et de nostalgie en
évoquant les temps glorieux d’autrefois.
Ainsi Rutebeuf a écrit un certain nombre de complaintes sur les
voyages d’outre-mer et le destin de quelques grands chevaliers. Il a d’abord
pris le parti de soutenir Charles d’Anjou dans ses ambitions de faire de
l’Italie méridionale une base de départ pour la conquête de divers pays qui
étaient ou aux Villehardouin, ou à l’empereur grec de Constantinople. Dans
cette veine, il y a la Chanson des Pouilles (1264) où il dit, s’adressant aux
jeunes gens, aux prélats et aux clercs, aux petits chevaliers et même au
comte de Blois, que c’est en faisant leur salut qu’ils iront aider Charles à
conquérir l’Italie contre les Allemands. L’année suivante, un Dit de Pouilles
montre encore que l’on doit mettre à profit une courte vie pour gagner le
paradis en allant soutenir Charles d’Anjou qui en a grand besoin. Pour
parler des entreprises d’outre-mer, Rutebeuf avait commencé, dès 1255,
dans la Complainte de monseigneur Geoffroy de Sergines, que Saint Louis
avait laissé en Terre sainte après son départ, à faire l’éloge de ce seigneur
champenois qui avait servi Dieu tout en étant un brillant chevalier. Par la
suite, différentes complaintes reprennent le même thème. Telle celle de
Constantinople qui impute la chute de la ville et le retour des Grecs aux
querelles internes des Francs et, en particulier, aux intrigues des frères
mendiants. La Complainte d’outre-mer (1265) est simplement un vibrant
appel aux seigneurs à imiter leurs pères, à secourir Jérusalem. Dans une
autre complainte, celle du comte Eudes de Nevers (1266), le poète pleure la
mort de ce croisé exemplaire et exhorte le roi de France, le comte de
Poitiers, les comtes de Blois et de Saint-Pol et les chevaliers
« tournoyeurs » à prendre la croix. Un peu plus tard, dans un Débat du
croisé et du décroisé (1268), il invente une controverse avec un compagnon
qui, lui, invoque les raisons de ne pas partir. Enfin, parmi d’autres
complaintes encore où il chante toujours la vertu des héros, la Nouvelle
complainte d’outre-mer (1277) condamne ceux qui ont détourné de la lutte
contre les infidèles les hommes qui se sont querellés, oubliant que Dieu sera
juge lors du grand jugement. Il fustige les ambitieux qui, tel le maître du
Temple, ont montré trop peu de zèle à imiter les hommes qui voulaient
porter secours aux chrétiens d’Orient alors que le paradis ne se gagne que
par le combat pour la foi185.
Dès 1274, dans un mémoire adressé au pape Nicolas IV, intitulé le
Conseil du roi Charles, le roi de Naples, Charles d’Anjou, parle d’un « petit
passage général » qui à partir de Tripoli, encore aux mains des chrétiens, ou
de Chypre, aurait reconquis plusieurs villes et comtés de Terre sainte. Pour
apaiser les querelles, on remettrait à un nouvel ordre de chevaliers qui en
aurait la garde tous les biens des Hospitaliers, des Templiers, des
Teutoniques et aussi ceux de certains « religieux ». Plus tard, lors d’un
concile réuni à Vienne, deux dominicains présentèrent deux traités, le De
modo extipandis et l’Avis directif pour le passage outre-mer qui eux aussi
évoquaient une reconquête. Jacques de Molay, grand maître du Temple,
chiffre combien il faudrait de chevaliers, d’arbalétriers et d’hommes de pied
pour aider les Arméniens à résister aux razzias des Turcs, tandis que le
maître des Hospitaliers, dans la Devise des chemins de Babylone, dénombre
et étudie les places fortes d’Egypte. Leurs auteurs appelaient à l’aide,
disaient les malheurs des chrétiens en Orient et, surtout, dissertaient
longuement des forces et des alliances des musulmans, montrant comment
les combattre et les détruire.
Mais d’autres, tel Guillaume de Tripoli, se targuant d’une longue
expérience des musulmans, disaient que l’on ne devait plus leur faire la
guerre mais plutôt tenter de les convertir186. Gilbert de Tournai, auteur de la
Collection des scandales de l’Eglise, s’emploie surtout à dénoncer tous les
péchés de la chrétienté. D’autres accusaient même le pape de vouloir par
ses prêches rassembler des hommes d’armes pour servir ses ambitions en
Italie.
Nobles et chevaliers voyaient bien que le service de Dieu prêché par le
pape n’avait été invoqué à plusieurs reprises que pour aider des ambitions et
une guerre entre chrétiens en Occident. Nous avons parlé d’une déviation
de l’expédition de 1205-1206. La guerre dite des Albigeois (1208-1229) en
fut une autre : elle ne consista pas seulement à combattre l’hérésie cathare,
mais aussi à attaquer le roi d’Aragon et le comte de Toulouse dont le comté,
un des plus riches du royaume, fut de ce fait rattaché à la couronne
capétienne. La déviation du service de Dieu avait été encore plus manifeste,
sans nul argument pour la faire accepter, en 1266, lorsque le pape Urbain IV
avait appelé à s’armer pour soutenir Charles d’Anjou en guerre contre
Manfred, héritier de l’empereur Frédéric II, pour conquérir de vive force le
royaume de Naples. Excommuniés sans qu’une seule enquête soit ordonnée
contre eux, les chevaliers allemands furent poursuivis et condamnés comme
des hérétiques : femmes, enfants, vieillards furent égorgés « et après la
victoire de Bénévent présentée aux foules comme un miracle, la ville ne
montrait qu’une horrible boucherie, que des maisons désertes dont le seuil
et les murs étaient souillés de sang187 ». Le lundi de Pâques 1282, les
Angevins furent chassés de Palerme, et un peu plus tard de toute la Sicile,
par une révolution « populaire » soigneusement préparée par des nobles
hostiles, avec l’aide du roi d’Aragon. Philippe III lui déclara la guerre, fit
envahir la Catalogne par une armée. Le pape Martin IV avait prêché pour
proclamer l’interdiction de parler et de s’armer contre le roi Charles de
Naples et, aux chevaliers et hommes de pied qui combattaient dans les
montagnes non loin de Gérone, le comte de La Marche fit dire qu’il
« n’était pas besoin d’aller outre-mer pour sauver nos âmes, car ici nous
pouvons les sauver ».
Abandonner Jérusalem pour aider le prince dans une guerre de conquête
ou de représailles : cette idée s’est imposée de plus en plus, et l’on peut
penser que le service du suzerain pour des guerres « nationales » très
lourdes en hommes et en argent et qui duraient de longs mois fut l’une des
causes de la fin de ce que nos historiens d’aujourd’hui ont appelé l’« esprit
de croisade ». Le roi ne laissait ses vassaux tranquilles que lorsque, la paix
signée, il ne pouvait plus les semoncer pour son propre service dans une
guerre qu’il disait être juste. Avec l’évolution des esprits, c’en était fini des
croisades.
Notes
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Index
Adélaïde de Kiev 10
Adrien IV, pape 53
Aguilers, Raymond d’ 8 15 25
Al-Achraf Khalil, sultan d’Egypte 97
Al-Afdal, vizir fatimide 37
Albert d’Aix 24 27 33 36 41 42
Alexandre II, pape 10 18
Alexandre III, pape 54 55
Alexis Ier Comnène, empereur d’Orient 10 19 23 26 27 28 30 34 41 43
Alexis III Ange, empereur usurpateur d’Orient 65 67 69 75
Alexis IV Ange, empereur d’Orient 67 68 69 71
Alexis V Doukas, dit Murzuphle, empereur d’Orient 69 70 75
Al-Hâkim, sultan du Caire 12 22
Aliénor d’Aquitaine 45 49 51 59 62 72
Al-Nasir Yusuf, sultan d’Alep et de Damas 93
Alphonse de Poitiers 85 95
Amaury Ier de Jérusalem 53 54 55 68
Amaury II de Lusignan, roi de Chypre, roi de Jérusalem 65 78 79
Amédée de Savoie 45
Anaclet, antipape 44
André de Hongrie 80
Andronic Ier Comnène, empereur d’Orient 60 75
Arghoun 97
Ayyûb, sultan d’Egypte 84
Baudouin Ier de Constantinople 70 71 74 75 76 77 78 79
Baudouin II de Constantinople 76 79 86
Baudouin Ier de Jérusalem (Baudouin de Boulogne) 25 27 29 33 35 36 37 38
41 42 43
Baudouin II de Jérusalem (Baudouin du Bourg) 25 53
Baudouin III de Jérusalem 50 51 52 53 54
Baudouin IV de Jérusalem, dit le Lépreux 8 53 93
Baudouin V de Jérusalem 53
Baudouin de Boulogne : voir Baudouin Ier de Jérusalem
Baudouin du Bourg : voir Baudouin II de Jérusalem
Baudouin II de Hainaut 25 32 33 35
Baybars, sultan d’Egypte 93 94 96 97
Bela III de Hongrie 54 57
Bérangère de Navarre 59 60 61
Bernard de Clairvaux, saint 44 45
Bernard le Moine 12
Blanche de Castille 84 85 86 92
Bohémond de Tarente, prince d’Antioche 15 22 25 26 27 30 31 35 38 40 50
59
Bohémond II d’Antioche 51
Bohémond III d’Antioche 60 63
Bohémond IV d’Antioche 95
Bohémond VI d’Antioche 94
Boniface de Montferrat, roi de Thessalonique 67 70 71 74 77 78
Caffaro 8 42
Cantacuzène, Jean 74
Célestin III, pape 65
Charlemagne 16 20 70
Charles d’Anjou, roi de Naples 9 73 85 94 95 96 98
Clément III, antipape 10 11
Clément IV, pape 9
Clément VII, pape 42
Coloman de Hongrie 25
Comnène, Anne 16 24 26 41
Comnène, Isaac, général 26
Comnène, Isaac Doukas 60 63
Conrad, archevêque 65
Conrad de Montferrat, roi de Jérusalem 60 61 63
Conrad de Wittelsbach 65
Conrad III, empereur germanique 41 43 44 45 47 48 49 50 51 53 54
Constantin Ier, empereur romain 11 20
Constantin II Porphyrogénète, empereur romain 13
Daimbert de Pise 35 37
Dandolo, Henri, doge de Venise 67 68 76 77
Des Barres, Everard 50
Doukas, Jean 54
Doukas, Jean (neveu de Michel VII Doukas) 26 28
Edouard Ier d’Angleterre 94 96
Emerich de Leisingen 22 23
Eric le Bon, roi de Danemark 13 42
Etienne de Blois 8 16 19 25 26 27 31 40
Etienne de Bourgogne 40
Etienne de Hongrie 13
Eudes de Bourgogne 18 19 67 80
Eudes de Nevers 94 98
Eugène III, pape 43
Eustache de Boulogne 33 36
Filangieri, Ricardo 82 83
Foucher de Chartres 8 10 17 28 29 31 33 36 37
Foulques V d’Anjou 53
Frédéric Barberousse : voir Frédéric Ier de Hohenstaufen
Frédéric Ier de Hohenstaufen, dit Frédéric Barberousse, empereur
germanique 6 8 9 42 45 54 57 59 72
Frédéric II, empereur germanique, roi de Jérusalem 6 8 9 79 81 82 83 84 92
93 94 95 98
Gaston de Béarn 33
Gautier III, comte de Césarée 82
Gautier III de Brienne 78 79
Gautier IV de Brienne, comte de Jaffa 79 84
Gautier sans Avoir 22
Gélase II, pape 11
Geoffroi de Villehardouin 68 69 70 71 74 75 77 78 79 95 98
Geoffroy de la Roche-Vanneau 45
Geoffroy Martel d’Angoulême 54
Godefroy de Bouillon, roi de Jérusalem 15 24 25 26 27 29 32 33 34 35 36
37 39 43 44 45 50 59 72 97
Gottschalk 22
Grégoire VII, pape 9 10 17 97
Grégoire VIII, pape 11 56
Grégoire IX, pape 82 83
Grégoire X, pape 96
Guibert de Nogent 16 24 29 31 41
Gui de Parme 40
Guillaume le Conquérant 6 19
Guillaume II de Sicile 56 58 59
Guillaume II d’Aquitaine 40 41
Guillaume V de Montpellier 25
Guillaume VIII de Poitiers 18
Guillaume IX de Poitiers 50 51
Guillaume de Roussillon 96 97
Guillaume de Tripoli, prédicateur 98
Guillaume de Tyr, archevêque 8 23 31 34 40 41 43 47 51 52 53 54 55 59 62
68
Guy de Lusignan, roi de Jérusalem 53 55 60 61 63
Henri III, empereur germanique 14
Henri IV, empereur germanique 10
Henri VI, empereur germanique 62 65 66 78
Henri II d’Angleterre 58 59
Henri III d’Angleterre 88
Henri Ier de Constantinople 76
Henri Ier de Champagne 44 45 49 55 74
Henri II de Champagne, roi de Jérusalem 57 63 65
Héraclius Ier, empereur grec 8 53
Honorius III, pape 76 81
Hugues III de Bourgogne 59
Hugues IV de Bourgogne 84
Hugues X de Lusignan 41 45 54 80
Hugues de Tibériade 65
Hugues de Vermandois 41
Ibelin, Jean d’ 82 83
Ibelin, Philippe d’ 82
Innocent II, pape 44
Innocent III, pape 66 67 74 79 80
Innocent IV, pape 87 88
Isaac II Ange, empereur d’Orient 56 57 67 69 71 74 77 78
Jacques Ier d’Aragon 96
Jean de Brienne, roi de Jérusalem 80 81 82
Jean Ier Tsimiscès, empereur d’Orient 19
Jean II Comnène, empereur d’Orient 45 51
Jean sans Terre 6 62 84
Joinville, Jean de 86 87 92
Josselin II, comte d’Edesse 45
Léopold V, duc d’Autriche 6 57 62
Léopold VI d’Autriche 80
Louis VII 6 8 11 41 43 44 45 46 47 48 49 50 51 53 54 62 79
Louis VIII 8
Louis IX : voir Saint Louis
Lucius III, pape 54
Mahomet 17
Malik al-Kamel, sultan 6
Manfred 94 98
Manuel Ier Comnène, empereur d’Orient 44 45 47 51 54 55 68
Marguerite de Provence 6 85 91
Marie d’Antioche, reine titulaire de Jérusalem 67 95
Martin IV, pape 9 99
Matthieu d’Edesse 20 35 41
Mélisende de Jérusalem 53 95
Michel VIII Paléologue, empereur d’Orient 95
Monteil, Adhémar de 15 35
Montferrat, Démétrios de, comte de Salonique 82
Montferrat, Guillaume de, comte de Jaffa et d’Ascalon 45
Murzuphle : voir Alexis V Doukas
Nicéphore II Phocas, empereur d’Orient 19
Nicétas Choniatès 72 73
Nicolas IV, pape 97 98
Nur al-Din, émir d’Alep 53 54 84
Odon de Deuil 8 45 46 47 48 49 50 54
Othon de La Roche, duc d’Athènes 74
Otto de Freisingen 45 47 49
Otton de Ratisbonne 14
Otton IV, empereur germanique 66
Paléologue, Michel, général 54
Pascal II, pape 11 37
Pélage, légat 81
Philippe de Souabe, empereur germanique 58 66 67 71
Philippe Ier de France 10
Philippe II Auguste 6 9 57 58 59 60 61 62 63 66 67 72 79
Philippe III le Hardi 95 96 99
Philippe de Flandre 55
Phocas, Pierre 19
Pierre II de Courtenay, empereur de Constantinople 76
Pierre l’Ermite 21 23 31 40
Qalawun, sultan d’Egypte 97
Raoul de Caen 8 29 34
Raymond d’Antioche 55 56 60
Raymond de Poitiers, comte d’Antioche 50 51 52 53 54
Raymond III de Tripoli 53 55
Raymond IV de Toulouse, comte de Saint-Gilles 8 15 18 19 25 28 31 32 33
34 36 38 40 41 43 45 72
Raymond VI de Toulouse 8
Renaud de Châtillon 54 56
Renaud de Dampierre 77 78 79
Richard Cœur de Lion 6 9 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66
Richard d’Angleterre, dit Richard de Cornouailles 84 88
Richard II, duc de Normandie 12
Robert de Courtenay, empereur de Constantinople 76
Robert d’Artois 85 89
Robert de Clari 69 71 72 74 75 78
Robert de Dreux 45
Robert de Flandre 16 19 26 30 37
Robert Guiscard : voir Robert de Hauteville
Robert de Hauteville, dit Robert Guiscard, duc d’Apulie, de Calabre et de
Sicile 11 18 26 44
Robert Ier de Normandie 19
Robert II de Normandie 8 10 15 16 19 25 26 27 35 37 38
Roger Ier de Sicile (Roger de Hauteville) 10 18
Roger II de Sicile 44 48 59 66
Roger III de Sicile 66
Romain II, empereur d’Orient 19
Romain IV Diogène, empereur d’Orient 26
Rothard, évêque de Mayence 23
Roussel de Bailleul 26
Rutebeuf 98
Saint Louis (Louis IX) 6 7 9 17 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97
98
Saladin 53 54 55 56 57 60 61 62 63 64 80 84 93
Salza, Hermann de 82 83
Shirkuh 53
Sibylle de Jérusalem 53 57 63 71
Siméon, patriarche 35
Simon IV de Montfort, comte de Leicester 8 78
Simon V de Montfort, comte de Leicester 84 88
Suger, abbé de Saint-Denis 46
Sylvestre IV, antipape 11
Tancrède de Hauteville 18 25 27 29 31 32 33 35 37 38 39 40 41 50 59
Tancrède de Lecce 59 66 79
Termes, Olivier de 96 97
Théodora 71 78
Théodore Ier Lascaris, empereur d’Orient 75
Thibaud III de Champagne 66 77
Thibaud IV de Champagne (Thibaud Ier de Navarre) 84 87
Thierry de Flandre 49 54
Tudebode, Pierre 7
Urbain II, pape 7 9 10 13 14 21 37 42 43 62 97
Urbain III, pape 54 56
Urbain IV, pape 94 98
Welf IV de Bavière 41
Xénophon 6
Zengi, atabeg d’Alep 44 51
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