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I- Données bibliographiques :
Auteur : André Gide
Titre : Les Caves du Vatican
Lieu de publication : Paris
Maison d'édition : Gallimard
Année : 1914 - 2013 (version étudiée)
Format, Pages : Pléiade, p.993-1176.
Collaborateurs (préface, illustrations, etc.) : Annotations d’Alain Goulet.
Détails sur la publication : (dans la mesure des informations disponibles)
• Parution en périodiques:
Dans une lettre envoyée à Jacques Copeau, le samedi 20 septembre 1913, André Gide
s’inquiétait de voir ses Caves retardées à cause de ses Souvenirs de la Cour d’Assises, publiés
en novembre et décembre 1913: « Mais peut-être étant donné la diversité des genres, n’est-il
pas impossible de faire chevaucher la première partie des Caves sur la dernière des Cours
d’Assises; sinon la publication du livre risque d’être remise en juin1. » Les Caves sont
finalement publiés dans la Nouvelle Revue Française de janvier à avril 1914, dans les
numéros 61 à 64. En juin 1933, Gide publie de nouveau ses Caves en feuilleton dans le
journal l’Humanité.
Ne disposant pas des données de publication des Caves de sa parution jusqu’à nos
jours, nous avons souhaité revenir sur la première publication de l’ouvrage dans les éditions
de la NRF. Cette dernière date de 1914. Réalisé en deux volumes à Bruges, par les Presses
• Traductions:
3 Auguste Anglès, André Gide et le Premier cercle de la NRF, Gallimard, t.III, 1986, p.175.
4 Paul Valéry: « J’aime beaucoup le caractère. Quant au papier, il est étrangement mol et presque trop doux. » André Gide,
Paul Valéry, Correspondance, Gallimard, 2009, p.730-731. Maurice Denis: « J’ai reçu la superbe édition des Caves et j’en
remercie le voyageur. »André Gide, Maurice Denis, Correspondance, Gallimard, 2006, p.317.
5 Anguste Anglès, André Gide et le premier cercle de la NRF, t.III, 1986, p.291.
6 André Gide, Journal, t.I, Gallimard, coll. « Pléiade », 1996, p.437.
ces confidences ». Valéry est tout à fait d’accord avec lui quand il rédige la lettre suivante:
« Tu as bien fait de supprimer la préface aux Caves. Il ne faut pas ôter ou amortir l’irritant
d’un livre. C’est ça qui force à le rouvrir. Si tu m’ouvres, tu es perdu. Si tu ne m’ouvres, je
m’en fous. Voilà ce qu’il faut apprendre aux livres comme à des perroquets7. » À travers ces
mots, le poète, qui était resté très secret dans une lettre précédente quant à son réel avis sur les
Caves, voulait sans doute apporter son soutien à son ami. Mais qu’écrivait Gide dans cet
épître? L’auteur revenait sur le sous-titre générique qu’il avait apposé aux Caves, celui de
sotie: « Pourquoi j’intitule ce livre Sotie? Pourquoi Récits les trois précédents? C’est pour
manifester que ce ne sont pas à proprement parler des romans. » Comme l’explique Alain
Goulet, dans sa notice aux Caves du Vatican, la série des trois articles sur le roman d’aventure
publiée par Jacques Rivière dans la NRF l’a poussé à refuser l’appellation Roman. Car celle-
ci ne correspondait pas à l’idée que se faisait le cercle de la NRF et plus précisément Gide sur
ce genre8. Mieux vaudrait donc s’interroger sur le sens du terme « sotie » qui définit, dans le
paratexte, l’oeuvre de Gide. Utilisé la première fois pour désigner Paludes, si on en croit
l’Histoire de la littérature française de Lanson, le terme « représent(e) les célébrants de la fête
des fous, quand cette joyeuse et insolente parodie de cérémonie religieuse fut bannie de
l’Eglise. De la fête des fous, laïcisée par force, que le principe, l’idée d’un monde renversé,
qui exprimerait en la grossissant la folie du monde réel. » Ce sont les terme de parodie, de
fête et de monde renversé, qui nous invitent à lire le texte de Gide comme une satire de la vie
bourgeoise de son époque, un moyen de s’attaquer à toutes les formes de convention.
• Épigraphes:
Les Caves du Vatican se subdivisent en cinq livres qui débutent tous par une citation
précise9.
8 « Enfin, le 23 juin 1913, Les Caves du Vatican sont achevées, et c’est seulement alors, considérant l’écart entre le roman
réalisé et la manière dont Jacques Rivière vient de définir le « roman d’aventure » dans ses trois fameux articles de la NRF
que Gide s’approprie l’étiquette de « sotie » (…) ». André Gide, Les Caves du Vatican dans Romans et récits, Gallimard,
coll.Pléiade, 2009, p.1473-1474. ou alors: « C’est bien précisément parce que je vois le Roman, à peu près (ou même tout à
fait) comme vous le voyez vous-même, que même Les Caves je ne puis les considérer comme un roman, et que je tiens à
mettre sous le titre: Sotie. » André Gide, Jacques Rivière, Correspondance, Gallimard, 1998, p. 389.
9 Alain Goulet, Les Caves du Vatican, étude méthodologique, Larousse, 1972, p. 66.
George Palante a tenu la rubrique « philosophie » de 1911 à 1923. Dans une thèse, Les
Antinomies entre l’individu et la société (1912), il prône l’immoralisme et un individualisme
opposé à la société. De cette manière, Gide place son personnage sous l’autorité de ce
philosophe et de son rationalisme philosophique. Cela permet d’introduire merveilleusement
le personnage d’Anthime dont les maux physiques déterminent ceux de son esprit.
Le deuxième livre débute par une citation du Cardinal de Retz. Comme le montre une
nouvelle fois Alain Goulet, la citation est extraite d’une lettre destinée à l’abbé Charrier, le 16
février 165210 . La citation complète est la suivante: « Mon sens est que vous parliez au Pape,
en prenant congé de lui, avec tout le respect possible, mais avec autant de froideur que l’on
peut en avoir avec un homme de cette sorte, c’est-à-dire autant qu’il en faut pour lui faire
connaître que l’on voit de quelle manière on est traité, sans ajouter celle qui le pourrait écrire
tout à fait, ce qui ne serait pas politique puisqu’il ne faut jamais ôter le retour à personne. ».
Replacée dans son contexte, cette lettre s’inscrit dans une stratégie mise en oeuvre par
Richelieu pour devenir cardinal. Ayant échoué à obtenir ce statut, il demande à son émissaire
de rentrer à Paris pour que la nouvelle ne se sache pas. Cette situation s’applique bien au
désarroi de Julius, déçu de l’échec de sa candidature à l’Académie française.
Le troisième livre ne possède pas d’épigraphe. En réalité, il s’agit d’un retrait, celui
d’une citation de l’oeuvre de Claudel, L’Annonce faite à Marie. Voici la citation: « Pierre de
Craon: Mais de quel Roi parlez-vous, et de quel Pape? Car il y en a deux, et l’on ne sait pas
quel est le bon. » Précédant la violente lettre que Claudel avait envoyé à Gide au sujet de la
fameuse page 478 des Caves sur l’homosexualité présumée de Lafcadio11 , l’auteur catholique
avait exigé le retrait de cet extrait. Il faut avouer que Claudel craignait de voir son nom
10Cardinal de Retz, Oeuvres du cardinal de Retz, Hachette, coll.Grands écrivains de la France, t.VIII: Suppléments à la
Correspondance, t.VIII, 1887, p.93.
11Lettre du 2 mars, écrite à Hambourg:« Au nom du ciel, Gide, comment avez-vous pu écrire le passage que je trouve à page
à la page 478 du dernier numéro de La N.R.F? (…) Faut-il donc décidément croire, ce que je n’ai jamais voulu faire, que
vous être vous-même un participant de ces moeurs affreuses? Répondez-moi, vous le devez. » André Gide, Paul Claudel,
Correspondance, Gallimard, 1949, p.217.
Le passage considéré comme scandaleux: « Le curé de Covigliajo, ne se montrait pas d'humeur à dépraver beaucoup
d'enfants avec lequel il causait. Assurément, il en avait la garde. Volontiers, j'en aurais fait mon camarade; non, du curé,
parbleu! mais du petit... Quels beaux yeux il levait vers moi! qui cherchaient aussi inquiètement mon regard que mon regard
cherchait le sien; mais que je détournais aussitôt... Il n'avait pas cinq ans de moins que moi. Oui: quatorze à seize ans, pas
plus... Qu'est-ce que j'étais à cet âge? Un stripling plein de convoitise, que j'aimerais rencontrer aujourd'hui; je crois que je
me serais beaucoup plus... Faby, les premiers temps, était confus de se sentir épris de moi; il a bien fait de s'en confesser à ma
mère; après quoi son coeur s'est senti plus léger. Mais combien sa retenue m'agaçait!... Quand plus tard, dans l'Aurès, je lui ai
raconté cela sous la tente, nous en avons bien ri?... Volontiers, je le reverrais aujourd'hui; c'est fâcheux qu'il soit mort.
Passons.
Le vrai, c'est que j'espérais déplaire au curé. Je cherchais ce que je pourrais lui dire de désagréable: je n'ai su trouver que de
charmant... Que j'ai de mal à ne paraître pas séduisant. »
André Gide, Les Caves du Vatican dans Romans et récits, Gallimard, coll.Pléiade, 2009, p.1129-30.
associé à une oeuvre anticléricale12. Comme nous le montre Franck Lestringant dans sa
biographie sur Gide ou Auguste Anglès dans sa thèse sur Gide et le premier cercle de la NRF,
Claudel a toujours cherché à convertir Gide. Pour donner un exemple, voici ce que Claudel
écrit à Rivière, après la publication de son article De la Foi, en 1913: « il lui avait indiqué
(Claudel à Rivière) l’adresse (et l’itinéraire à suivre pour y parvenir) de l’Abbé Fontaine, curé
de Notre-Dame- Auxiliatrice de Clichy, dont il avait évoqué la personnalité et l’action, et à
qui il l’avait invité à envoyer son étude Sur la foi. (…) Au passage, il avait observé qu’il avait
donné cette même adresse à Gide, sur le souhait exprimé par celui-ci: « Mais il n’est pas
venu » Et il s’était demandé « pourquoi cette terreur » alors qu’il est « aussi simple d’aller
consulter un prêtre sur son âme qu’un médecin sur l’état de sa santé ou un architecte sur une
construction13. » Enfin, Claudel avait particulièrement détesté les Caves du Vatican: « Ce livre
est vraiment sinistre, tous les sentiments y sont comme flétris. Aucuns plans, des événements
insignifiants viennent en avant et prennent une importance morbide, il y a des histoires qui ne
finissent pas, les événements s’enchaînent ou plutôt se succèdent, avec l’absurdité, la mollesse
et parfois l’obscénité du cauchemar. C’est lugubre et comme étranger à l’humanité. » Ces
épisodes marquent la fin des relations cordiales que Paul Claudel et André Gide entretenaient.
Le quatrième livre commence par une citation de Pascal. En voici la transcription: « Je
blâme également, et ceux qui prennent le parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le
blâmer, et ceux qui le prennent de le divertir; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent
en gémissant. » Une fois de plus, la citation a une portée ironique. Gide s’oppose
particulièrement à Pascal par le biais de Fleurissoire, qui mène une quête lamentable mettant
en cause le processus rationnel des Pensées: partir libérer le pape qui aurait été capturé à
Rome. Cela peut renvoyer également à la question du Dieu caché si importante pour Pascal
qui, dans ses Pensées, écrit: « Que Dieu s'est voulu cacher. S'il n'y avait qu'une religion Dieu y
serait bien manifeste. S'il n'y avait des martyrs qu'en notre religion de même. » Cela peut
renvoyer à la question du Pape qui, en se cachant, cache avec lui la vérité et laisse place à un
univers de mensonge, univers illusoire que Fleurissoire déplore dans sa discussion avec Julius
et sur lequel nous reviendrons plus loin.
Le cinquième livre s’ouvre par une citation de Lord Jim, par Joseph Conrad. C’est un
extrait du chapitre XX dont voici la traduction: Je comprends très bien (…) C’est un
romanesque! (…) - Que faut-il faire? (…) - Il n’y a qu’un remède! Une seule chose peut nous
12 Auguste Anglès, André Gide et le premier cercle de la NRF, Gallimard, t.III, 1986, p.204.
13 Auguste Anglès, André Gide et le premier cercle de la NRF, Gallimard, t.III, 1986, p.83.
guérir de nous-mêmes! (…) -Oui, (…) mais à proprement parler, la question ici n’est pas de
guérir: c’est de vivre! » (Traduction de Philippe Neel, Gallimard, 1921). Cette référence
permet à Gide de souligner l’erreur de l’acte gratuit, erreur qui doit laisser la place à
l’affirmation de la vie. C’est un retour à une dimension moralisatrice. Il faut savoir que dans
le manuscrit des Caves, une citation de Paul Bourget était initialement prévue. Nous la
retrouverons quelques années plus tard dans le Journal d’Edouard: « La Famille… cette
cellule sociale. » Elle n’est pas sans rappeler l’un des thèmes des Nourritures Terrestres:
« Familles, je vous hais ! Foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur. »
Par cette citation, il s’agissait d’éclairer la position des membres de la famille Baraglioul:
Geneviève tombe amoureuse de Lafcadio et s’échappe ainsi du contrôle familial tandis que ce
dernier refuse son pardon et son souhait de le voir se confesser. C’est aussi une manière de
dénoncer l’entrave que représente la famille pour l’individu et ses désirs.
Pour terminer, il en existe également une dans le corps du texte, celle du journal tenu
par Lafcadio, qui renvoie au Tanto quanto se ne taglia (Autant qu’il ne s’en coupe) de
Boccace: « QUI INCOMINCIA IL LIBRO // DELLA NOVA ESIGENZA E DELLA
SUPREMA VIRTU » (Ici commence le livre de la nouvelle exigence et de la vertu suprême).
Cette citation doit être lue de manière ironique, une manière de comprendre l’organisation des
Caves. D’un côté, elle renvoie à une morale exigeante, celle des punte, de la punition que
s’inflige Lafcadio parce qu’il ne respecte pas les règles des subtils. C’est une manière de
limiter ses désirs, de se donner des limites, de ne pas se faire démasquer. De l’autre, le
déroulement du texte est suivi par une succession de chiffres, une série comptable, qui
désamorce l’effet d’attente présent dans le texte. C’est cet aspect déceptif qui nous invite à
comprendre le fonctionnement du texte: la déception du lecteur, dans ce cas-là, Julius, indique
une transgression, une destruction ironique du texte attendu.
• Dédicaces:
Comme cela est expliqué plus haut, le livre est dédié à Jacques Copeau, directeur de la
Nouvelle Revue Française, ami d’André Gide. Dans l’Epitre dédicatoire, Gide explique son
choix: « il a toujours été à vous; du moins, depuis le jour qu’il a commencé de prendre forme.
Vous souvient-il de cette promenade où je vous le racontais; (date) c’était à Cuverville ; il
faisait grand vent et nous allions à Etretat voir la mer »André Gide évoque la discussion qu’il
a eu avec Copeau sur son texte.Il reconnaît aussi l’importance du directeur de la NRF qui a
toujours été présent pour lire, corriger et soutenir son texte Ce souvenir d’Etretat est cité
également par Jacques Copeau dans un article, Remarques intimes en marge d’un portrait
d’André Gide, publié aux éditions du Capitole: « Les Caves dont nous discutions la
composition sur la route d’Etretat? Il avait fait grand vent, ce jour-là, et grosse mer. C’était en
septembre… » À travers cette allusion à l’épitre dédicatoire et à cette évocation du mois de
septembre, qui semble être une réponse à la demande de Gide, Jacques Copeau revient sur la
complicité qui l’unit à l’auteur des Caves.
A) Résumé de l'intrigue :
1. Résumé général
Comme une tragédie classique est organisée en cinq actes, Les Caves du Vatican sont
constituées de cinq livres. Quatre livres se subdivisent en sept chapitres. Seul celui consacré à
Amédée Fleurissoire est organisé en quatre. Le quatrième livre porte le nom d’une
communauté secrète dénommée Le Mille-Pattes; les autres sont liés au destin des personnages
principaux suivants: Anthime Armand-Dubois, Julius de Baraglioul, Amédée Fleurissoire et
Lafcadio.
Anthime Armand-Dubois
Nous pourrions rebaptiser ce livre sous le titre suivant: Le Récit d’une conversion.
L’histoire se déroule en 1893. Anthime Armand-Dubois, scientifique athée, franc maçon,
rédacteur d’articles scientifiques pour le journal républicain Le Progrès, séjourne à Rome
avec sa femme, Véronique, catholique fervente, pour soigner une sciatique qui l’empêche de
marcher correctement. Opposé à Julius de Baraglioul, son beau-frère, écrivain, qui considère
que sa guérison physique ne passera que par une guérison spirituelle, Anthime passe son
temps à mener des expériences sur des rats, expériences décrites par le narrateur comme
« sadiques », et à tenir des propos blasphématoires envers la religion de sa belle-famille.
Quand un soir, alors qu’il exprimait sa colère contre la Vierge pour lui avoir donné un tel
handicap physique, il tomba sur sa nièce en train de prier. Cette scène l’émut à un point tel
qu’il lui demanda de prier pour lui. Le lendemain, après avoir rêvé de la vierge le libérant de
son mal, Anthime retrouva l’usage miraculeux de sa jambe et décida de se convertir au
catholicisme. La nouvelle étonna tellement les milieux catholiques de l’époque que l’Eglise
organisa l’abjuration. Seulement, cette conversion fit perdre à Anthime ses relations
professionnelles tissées par l’entremise des milieux francs-maçons que celui-ci fréquentait. Se
retrouvant ruiné, n’espérant plus que l’aide promise par l’Eglise pour subvenir à ses besoins et
sous les conseils du Cardinal Rampolla, la famille Armand-Dubois se rendit à Milan où une
petite maison de trois pièces les attendait.
Julius de Baraglioul
Amédée Fleurissoire
Ce livre pourrait se nommer l’Arnaque. Il commence par la visite que rend l’Abbé
Salus à la comtesse de Saint-Prix, la soeur puînée de Julius, résidant à Pezac, près de Pau.
Celui-ci vint l’entretenir d’une chose horrible: le pape a été emprisonné par les francs-maçons
et remplacé par un sosie chargé de démanteler l’Eglise. Afin de sauver le catholicisme,
soixante mille francs sont nécessaires. En réalité, derrière cette histoire se cachait Protos, le
modèle de Lafcadio. qui tentait d’extorquer de l’argent aux familles catholiques de la région.
Convaincue par son discours, cette dernière se rendit chez les Fleurissoire. Arnica, la femme
d’Amédée, la reçut. Soeur cadette de Madeleine et de Marguerite, les épouses de Julius et
d’Anthime, elle épousa Amédée, un fils de marbrier, au grand dam de son meilleur ami
Blafaphas, un fils de pharmacien. À son arrivée, la comtesse expliqua la situation à Arnica,
qui souhaita en informer son mari. C’est ce qu’elle réalisa dès son arrivée. Tourmenté par la
nouvelle, comme saisi par une image romantique de l’aventure, il décida de se mettre en route
pour Rome afin de sauver le pape. Au même moment, Julius, chargé de se rendre dans la Ville
éternelle pour un Congrès de sociologie, rendit visite à son beau-frère et à sa soeur, à Milan.
Vivant dans la misère, refusant les biens matériels pour être au plus près de Dieu, Anthime
arrêta ses expériences sur les rats et vécut en vendant des homélies au journal chrétien, Le
Pèlerin. Inquiet de sa situation, Julius, comme son épouse, essayèrent de lui montrer que sa
foi l’aveuglait et qu’il était judicieux de réclamer au pape l’aide promise.
Le Mille-Pattes
Lafcadio
2. Dimension « métalittéraire »
Une des questions fondamentales des Caves du Vatican porte sur l’histoire et le roman.
Lorsque Protos, déguisé en Abbé Salus, essaie de piéger la Comtesse de Saint-Prix, le
narrateur intervient pour revenir sur une idée des Goncourt: « Il y a le roman et il y a
l’histoire. D’avisés critiques ont considéré le roman comme de l’histoire qui aurait pu être,
l’histoire comme un roman qui avait eu lieu(…). Hélas! Certains esprits nient le fait dès qu’il
tranche sur l’ordinaire. Ce n’est pas pour eux que j’écris14. » (P.1059) Cette idée permet au
narrateur de déconstruire le procédé utilisé par Protos pour piéger la comtesse. Il s’agit d’un
processus d’inversion. En effet, dans le cas de Protos, les faits historiques (P.1060), dont ce
fameux Compte-rendu de la délivrance de Sa Sainteté Léon XIII emprisonné dans les cachots
du Vatican, sont utilisés pour tisser sa fiction, sont des éléments susceptibles de s’inscrire dans
la dimension fictive, forcément mensongère pour le lecteur. Tandis que l’intervention du
narrateur, ou plutôt ses multiples interventions, nous amènent à penser que celui-ci se place de
notre côté, c’est-à-dire de la réalité, de l’histoire qu’il prend comme fait: Protos y est bien
décrit comme un individu préparant un acte délictueux.
Un des autres points concerne le personnage de Protos. Ce dernier est intéressant parce
qu’il se trouve au coeur de l’aventure par le fait qu’il ne cesse de multiplier les récits, les
fictions, les rebondissements. Inspiré par Protée, dieu marin ayant la faculté de se
métamorphoser, c’est un personnage également important d’un point de vue métatextuel parce
qu’il est au centre des rapports entre Gide et Claudel. Après avoir demandé à Gide de
supprimer son épigraphe du troisième livre, celui de l’Annonce, Claudel lui envoie le
manuscrit de son Protée qui, selon Auguste Anglès, l’avait « conquis15 ».Dans le texte, il
représente le personnage qui multiplie les possibles et les rend crédibles, qui sait transgresser
les codes et les règles morales pour ôter les masques des personnages, bousculer leurs
convictions. Il assume un des rôles clefs du roman d’aventure, qui se trouve être celui du
14« L’histoire est un roman qui a été. Le roman est de l’histoire qui aurait pu être. » Edmond et Jules Goncourt, Journal des
Goncourt, Mémoire de la vie littéraire, Paris, Charpentier, 1888, t.I, p.401.
15 Auguste Anglès,André Gide et le premier cercle de la NRF, Gallimard, t.III, 1986, p.404.
rebondissement. À chaque dévoilement de son identité, Protos sait créer la surprise, dévoiler
la farce qui est à l’origine du monde renversé constituant la dimension carnavalesque de la
sotie. Pour exemple, si nous restons dans le cadre de la fiction portant sur l’enlèvement du
pape, nous remarquons que la révélation de son identité constitue une sorte de rebondissement
dans l’histoire: « J’avertis honnêtement le lecteur: c’est lui qui se présente aujourd’hui sous
l’aspect et le nom emprunté au chanoine de Virmontal. » (P.1060) La révélation de l’identité
de Protos place le lecteur dans une situation de confidence, de spectateur d’une arnaque en
train de se réaliser sous ses yeux. Cette arnaque permet de lancer l’histoire du Mille-Pattes et
de la croisade, à partir des images ténébreuses et romantiques (P.1077) qui poussent Amédée
à se voir comme un soldat de la papauté, un personnage romanesque dans la mesure où il fait
sienne la fiction de Protos rapportée par sa femme, puis par Protos lui-même déguisé en Abbé
Cave (P.1101).
En se dirigeant à Rome, Lafcadio s’interroge sur la nature de son acte: « Le crime! Ce
mot lui semblait plutôt bizarre; et tout à fait impropre s’adressant à lui, celui de criminel. Il
préférait celui d’aventurier, mot aussi souple que son castor, et dont il pouvait relever les
bords à l’occasion. » (P.1138) Son geste n’ayant pas, selon l’adage romain Is fecit cui prodest
cité par Julius dans le dernier chapitre consacré au Mille-Pattes (P.1124), d’utilité, Lafcadio
refuse le terme de criminel et l’idée même d’avoir assassiné quelqu’un, reprenant par ailleurs
le motif de Raskolnikov, après avoir tué l’usurière Aliona Ivanovna, celui de vouloir
assassiner une idée, de prouver quelque chose au monde. Il revendique son droit au danger, au
péril, à l’insensé qui accompagne son geste et fait la distinction entre l’écriture et la vie: dans
la vie, le danger ou l’impromptu fait que les choses ne sont jamais modifiables. Tuer
quelqu’un n’est pas, ne peut pas être supprimé, mais dans l’écriture, dans le jeu social, tout
peut être conçu à la perfection, masqué, embaraglioulé (pour reprendre le néologisme utilisé
par Protos au sujet de Lafcadio). Cela dit, à travers ce geste, nous sommes en droit de nous
interroger sur le thème du roman d’aventure. Conçu au début comme tel, il semble
néanmoins, comme nous l’explique Alain Goulet, que sa réalisation demeure assez éloignée
de cet aspect formel. Tout d’abord, un roman d’aventure expose « une succession linéaire
d’épisodes » où les Caves présente plutôt « une construction étoilée, organisée comme un
collage (…); une fiction qui doit être lue comme un récit d’aventure ce que les Caves
n’assument pas puisque le terme même de Sotie est venue effacer cette dimension; un texte
qui assume l’illusion romanesque alors que Gide ne cesse de saper la fiction par ses
interventions, ses commentaires, ses adresses qui n’ont pour but que de dénoncer les effets
cherchés par les personnages et se doter ainsi d’un ethos de moralité; un itinéraire tandis que
les Caves ne proposent ni parcours topographique réfléchi, ni progression psychologique
assumée. Il s’agit d’un choix de Gide qui refuse de creuser la personnalité de ses personnages
dans le but de les désigner comme des pantins, des figurines de carnaval qu’il peut manipuler
à sa guise. En réalité, l’auteur transgresse le genre comme il transgresse celui du roman
feuilleton en multipliant les faits divers et les journaux ou encore le roman policier en
substituant au crime la notion d’aventure.
Enfin, Gide évoque aussi des éléments de la vie littéraire ou des milieux qu’il côtoie.
L’épisode le plus marquant porte sur le conflit qui oppose Amédée et Blaphafas pour le coeur
d’Arnaca (P.1072). Ce conflit renvoie à une vraie histoire, celle qui opposa Pierre Louÿs à
Henri de Régnier pour le coeur de Marie de Hérédia en 1894. Alain Goulet explique dans sa
note qu’Henri de Régnier viola le pacte qu’il avait passé avec Louÿs, celui de se déclarer en
même temps que son ami, pour épouser la jeune femme en 1895.
3. Clés éventuelles
Dans ses notes sur les personnages des Caves, Gide écrit à propos de Lafcadio:
« actions qui prennent source encore dans mon égoïsme, j’y consens, mais dans ces régions de
mon égoïsme, du moins où votre pure curiosité jamais ne va s’atteindre. » (P.1183) Même si
Gide fait référence aux actions de son personnage, il est intéressant de noter que celles-ci
prennent leur origine dans son égoïsme, dans ce désir que l’auteur lui-même ressent de
bousculer les convenances de son milieu à la fois littéraire et social. Nous retrouvons dans ce
désir de transgression le sentiment du narrateur de Paludes qui, face à son cercle de relations,
et nous insistons sur la notion de cercle, de circuit clos, cherchait dans un voyage impossible
les moyens de libérer sa propre nature. Ce thème, que nous avons déjà explicité plus haut,
renvoie aux lectures de Gide sur le mythe de Prométhée par Nietzsche, sur le Moi par Maurice
Barrès et sur le suicide par Dostoïevski. Dans tous les cas, rien ne nous permet d’affirmer que
Lafcadio renvoie directement à Gide, mais plutôt à un désir de celui-ci, à une partie de lui-
même qu’il ne cesse de questionner depuis 1893. Le prénom de Lafcadio vient dans tous les
cas de Lafcadio Hearn, qu’Alain Goulet définit en ces termes dans ses notes à l’édition des
Caves en Pléiade (P.1470): « aventurier cosmopolite et homme des lettres à la carrière très
mouvementée- né d’un père irlandais et d’une mère grecque, ayant vécu en Angleterre, en
France, aux Etats-Unis, à la Guadeloupe et au Japon-, et les premières traductions de ses
oeuvres font parler de lui(…). »
De même, le personnage de Julius peut faire penser par son attitude et son inscription
dans les réseaux catholiques à l’écrivain Paul Claudel. Le constat est saisissant à la fin du
roman où Julius propose à Lafcadio de se confesser pour retrouver son affection et celle de sa
famille: « Lafcadio, je ne voudrais pas vous laisser partir sans un conseil: il ne tient qu’à vous
de redevenir un honnête homme, et de prendre rang dans la société, autant du moins que votre
naissance le permet… L’Eglise est là pour vous aider. Allons! mon garçon: un peu de courage:
allez vous confesser. » (P.1171) Nous ne pouvons pas nous empêcher de rapprocher cette
proposition de celle de Claudel que nous avons explicité plus haut sur le désir de voir l’auteur
de Paludes se convertir au catholicisme et s’éloigner de « l’erreur » protestante et
homosexuelle. Cependant, rien dans le personnage n’est censé se rapporter à Claudel.
Convenons plutôt à un portrait des écrivains catholiques comme Francis Jammes ou encore
Maurice Denis qui considéraient l’écriture comme un acte jamais éloigné de l’éthique, de la
moralité et des convenances et qui peinaient à comprendre la démarche de liberté de Gide.
N’est-ce pas Maurice Denis qui, dans une lettre écrite à Gide en mai 1914, écrivait à propos
des Caves qu’il s’agissait d’un « terrible livre, d’autant plus dangereux (pour son auteur) qu’il
est plus parfait et mieux écrit et plus séduisant?16 » Ce dernier était choqué par la charge
anticléricale que Gide formulait à l’encontre de l’Eglise et par l’ironie du livre. Il ignorait
tout, a contrario de Jammes et de Claudel, de l’homosexualité de l’auteur.
Enfin, nous souhaiterions aborder un dernier fait divers qui est en rapport avec
l’abjuration réalisée par Anthime-Armand Dubois au dernier chapitre du livre qui lui est
consacré. Selon Alain Goulet19, celle-ci est calquée sur le texte de Solutore Avventore Zola,
grand-maître de l’ordre maçonnique converti au catholicisme. Elle eut lieu devant le
commissaire du Saint-Office, le 18 avril 1896. « La vérité n’habite pas dans la Maçonnerie, et
les maçons ne la connaissent pas. (…) Illuminé par Dieu, j’ai reconnu le mal que j’avais
commis. » Comme Anthime, le texte fait état d’une duplicité des hommes et des institutions.
B) Situation d'énonciation :
Dans les Caves du Vatican, le narrateur occupe un statut extradiégétique. Celui-ci est
effectivement extérieur à l’histoire. C’est un des points qui caractérisent le mieux l’écriture de
Gide: le narrateur tente toujours de se dissimuler, de se cacher afin de laisser la place à ses
personnages, de multiplier les points de vue et de laisser transparaître ainsi la complexité de la
vie. Cependant, s’il ne participe pas directement à l’histoire, le narrateur la commente
beaucoup et ne cesse de montrer ainsi que le récit qu’il raconte n’en reste pas moins une
oeuvre littéraire d’autant plus cruelle que les personnages sont des jouets entre ses mains. Le
caractère dramatique lui permet d’ailleurs de trouver un moyen de se dissimuler, de se cacher.
Gérard Genette explique très bien dans L’Introduction à l’architexte que le dramatique permet
à un narrateur d’organiser les réponses de ses personnages sans jamais être visible pour le
spectateur ou le lecteur.
19 André Gide, Les Caves du Vatican dans Romans et récits, Gallimard, coll.Pléiade, 2009p.1468.
Tout d’abord, le narrateur possède un point de vue omniscient. Il sait tout des pensées
de ses personnages, ce qui lui permet de dénoncer sans cesse l’hypocrisie de ces derniers.
C’est le cas, par exemple, lorsqu’Anthime complimente Julius pour son livre, l’Air des cimes,
qu’il a détesté: « le fait est qu’il a trouvé le livre exécrable; et Julius, qui ne s’y méprend, se
hâte de dire (…). » (P.1009) Seul un narrateur omniscient peut savoir dans ce cas-là ce
qu’Anthime a pensé du livre de son beau-frère et l’on remarque bien que le fait de l’écrire
permet au lecteur de comprendre l’hypocrisie qui règne dans la famille. Un autre moyen
utilisé pour montrer que le narrateur est omniscient est le monologue intérieur. Par exemple,
lors du meurtre commis par Lafcadio, le personnage se lance dans un long monologue, que
nous citons pour le plaisir, puisqu’il s’agit de l’extrait tant commenté par Claudel: « Le curé
de Covigliajo, ne se montrait pas d'humeur à dépraver beaucoup d'enfants avec lequel il
causait. Assurément, il en avait la garde. Volontiers, j'en aurais fait mon camarade; non, du
curé, parbleu! mais du petit... Quels beaux yeux il levait vers moi! qui cherchaient aussi
inquiètement mon regard que mon regard cherchait le sien; mais que je détournais aussitôt... Il
n'avait pas cinq ans de moins que moi. Oui: quatorze à seize ans, pas plus... Qu'est-ce que
j'étais à cet âge? Un stripling plein de convoitise, que j'aimerais rencontrer aujourd'hui; je
crois que je me serais beaucoup plus... Faby, les premiers temps, était confus de se sentir épris
de moi; il a bien fait de s'en confesser à ma mère; après quoi son coeur s'est senti plus léger.
Mais combien sa retenue m'agaçait!... Quand plus tard, dans l'Aurès, je lui ai raconté cela sous
la tente, nous en avons bien ri?... Volontiers, je le reverrais aujourd'hui; c'est fâcheux qu'il soit
mort. Passons. Le vrai, c'est que j'espérais déplaire au curé. Je cherchais ce que je pourrais lui
dire de désagréable: je n'ai su trouver que de charmant... Que j'ai de mal à ne paraître pas
séduisant. » (P.1129-30) Une nouvelle fois, seul un narrateur omniscient est capable de
transcrire le déroulé mental auquel se livre Lafcadio, déroulé qui permet de livrer au lecteur
les véritables pensées du personnage avant de commettre son geste. Ajoutons à ce propos que
le choix du monologue intérieur permet au narrateur de s’effacer et de ne jamais pouvoir être
accusé d’avoir réalisé le crime qu’il récuse par ailleurs: « Le malheureux! ce n’est pas son
crime affreux qu’il regrette, c’est ce geste malencontreux » (P.1156) Par cette intervention, le
narrateur qualifie le meurtre de Fleurissoire de « crime affreux » et, même si nous pouvons
interpréter cette phrase comme une posture ironique adoptée par le narrateur, le problème
herméneutique qui se pose à toute proposition ironique nous empêche de trancher de manière
certaine en ce sens. Le troisième point concerne l’histoire que peut relater le narrateur de ses
personnages. Par exemple, le narrateur connaît parfaitement l’histoire des Baraglioul: « la
famille de Baraglioul (…) est originaire de Parme. C’est un Baraglioli (…) qu’épousait en
seconde noces Filippa Visconti, en 1514, peu de mois après l’annexion du duché aux Etats de
l’Eglise. » (P.1003) Une nouvelle fois, seul un narrateur omniscient peut connaître l’histoire
de la famille de Julius.
Ce dernier exemple peut aussi permettre de révéler une autre présence du narrateur
directement destinée à l’attention du lecteur. Ce sont les parenthèses utilisées par le narrateur
pour commenter des éléments historiques, psychologiques ou moraux. Dans le cas des
Baraglioul, le narrateur intervient pour informer le lecteur sur la manière de prononcer le nom
de Julius: « le gl se prononce en l mouillé, à l’italienne, comme dans Broglie (duc de) et dans
miglionnaire). La fonction du narrateur est dans ce cas communicationnelle dans la mesure où
celui-ci s’adresse directement au lecteur pour maintenir le contact avec lui, pour ne pas que
celui-ci sorte de l’histoire. Ce procédé est tellement utilisé par Gide qu’il serait impossible de
recenser l’ensemble des occurrences dans leur intégralité. Cependant, nous pouvons citer un
emploi remarquable des parenthèses lors de la lecture par Julius de l’article de journal
racontant le crime de Lafcadio: « Ce qui semble indiquer la préméditation de ce crime.
(Pourquoi précisément de ce crime? Mon héros avait peut-être pris ses précautions à tout
hasard…) Sitôt après les constatations policières, le cadavre a été transporté à Naples pour
permettre son identification. (Oui, je sais qu’ils ont là-bas les moyens et l’habitude de
conserver les corps très longtemps) » (P.1145) Dans ce cas-là, le narrateur intervient
directement dans son histoire en interrompant la lecture de l’article de journal accomplie par
Julius. L’usage de l’article possessif mon associé au nom héros évoque une autre fonction,
celle de régie, puisque le narrateur semble surpris de voir dans sa narration un élément qui
perturbe le projet de Lafcadio et le final attendu par son personnage. Il s’adresse aussi à son
lecteur par la fonction idéologique concernant la préservation des corps dans la mesure où il
invoque le savoir du lecteur sur les rites mortuaires en Italie. L’usage de mon héros révèle une
situation de connivence du narrateur avec ses personnages et avec son lecteur. Le narrateur
s’adresse directement à ses personnages comme au moment où Lafcadio tombe amoureux de
la fille du professeur qu’interprète Protos: « Lafcadio, quand tu n’entendras plus en ton coeur
les harmoniques d’un tel accord, puisse ton coeur avoir cessé de battre! (…) Ah! devant de
tels êtres le démon céderait; pour de tels être, Lafcadio, ton coeur se dévouerait sans
doute… » (P.1154). Le narrateur s’adresse donc directement à son héros pour instaurer avec
lui un rapport complice, presque paternel. Plus loin, il l’avertit même de ce qu’il trouve dans
son assiette: « Lafcadio: c’est le bouton de Carola. » Celui que Carola avait donné à Amédée
avant le meurtre. De cette façon, l’auteur avertit aussi bien son personnage que le lecteur à
travers lui. Outre les parenthèses, la présence du lecteur, se fait connaître aussi par la
complicité que crée le narrateur en s’impliquant dans son texte. Par exemple, c’est le narrateur
qui avertit le lecteur de l’arnaque que prépare Protos contre la duchesse de Saint-Prix:
« j’avertis honnêtement le lecteur: c’est lui (Protos, l’ancien copain de Lafcadio) qui se
présente sous l’aspect et le nom emprunté du chanoine de Virmontal. » (P.1060)
L’avertissement du narrateur préserve le lecteur de la supercherie qu’organise Protos en
s’impliquant directement par le pronom personnel je. Il lui soumet également les inquiétudes
qu’il éprouve au sujet de ses personnages. Par exemple, celui de Carola Venitequa: « Je ne
sais trop que penser de Carola Venitequa. Ce cri qu’elle vient de pousser me laisse supposer
que le coeur, chez elle, n’est pas encore trop profondément corrompu. » (P.1095). En exposant
à son lecteur son avis sur ses personnages, le narrateur renforce sa complicité avec lui et lui
demande de manière implicite de questionner Carola sur sa morale. Autre élément qui révèle
la complicité entre le narrateur et le lecteur est l’usage du pronom nous. Par exemple,
lorsqu’il évoque le cas d’Antime, ayant des difficultés à marcher, le narrateur écrit: « Cette
hâte infirme est tragique pour nous qui connaissons au prix de quel effort il achète chaque
enjambée, au prix de quelle douleur chaque effort. » La complicité entre le lecteur et le
narrateur est clairement établie par l’usage du pronom personnel nous et du verbe de
connaissance savons qui insiste sur le savoir partagé entre les deux instances de narration.
Nous souhaiterions aborder la forme utilisée par le narrateur pour transcrire le dialogue de
Lafcadio et de Julius. Celui-ci utilise une forme qui relève du dialogue théâtral. Il rédige pour
cela des répliques qui mentionnent le nom de chaque intervenant:
La forme théâtrale indique au lecteur comment celui-ci doit lire le texte qu’il a face à
lui. Cela insiste sur le genre qui caractérise Les Caves, le genre théâtral. Cependant, le style
théâtral utilisé ne l’est que de façon très brève comme pour indiquer au lecteur qu’il s’agit
d’un jeu de dissimulation. La dimension théâtrale elle-même se cache derrière la forme
dialogique du récit. Pour en finir avec cette partie, notons enfin que l’indication finale du livre
« Ici commence un nouveau livre » (P.1175) relève également d’une intervention du narrateur
en fonction régie qui annonce au lecteur que le livre devrait s’achever, mais que son désir de
raconter la suite, de transgresser est plus fort que la convenance littéraire. C’est une
transgression formelle et morale puisque cette fin permet au narrateur d’envisager une autre
sortie possible de Lafcadio, une sortie qui ne soit pas religieuse.
Les interventions multiples du narrateur sont sans doute inspirées par le roman de
Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, qui avait également servi à Diderot pour écrire
son Jacques le fataliste et son maître.
La situation d’énonciation est présentée dès l’incipit du récit de Gide: « L’an 1890,
sous le pontificat de Léon XIII (…). (P.995) Il est intéressant de noter que la temporalité est
suivie par l’épithète détachée sous le pontificat de Léon XIII qui régit la temporalité de
l’oeuvre et la bouleverse quand le pape est prétendument enlevé20 . Pour évoquer la situation
d’énonciation, nous souhaiterions traiter de ce que Roland Barthes nomme les éléments de
réel utilisés dans le texte et renvoyant à l’opposition très forte qui existe entre les milieux de
la science, du positivisme représenté par Antime et la Franc-maçonnerie et les milieux
catholiques, lié au pape et à la mention de l’encyclique Rerum novarum datée de 1891,
ouvrant l’Eglise à la question sociale et, par conséquent, à des régimes politiques promouvant
l’égalité. En ce qui concerne l’opposition entre les francs-maçons et les catholiques, la
citation des journaux de l’époque établit une frontière entre progressistes et conservateurs.
Anthime publie pour le Progrès, journal des anti-cléricaux et des radicaux. Tandis que Julius
lit le journal la Croix, son activité littéraire est soutenue par Le Correspondant, organe libéral
des catholiques et la Revue des deux mondes, favorable au catholicisme à la fin du XIXe
siècle21. De plus, Anthime réalise des expériences nommées tropismes (P.998) qui, selon le
scientifique Jacques Loeb désigne « une réaction d’orientation ou de mouvement, causée,
chez un animal ou un végétal, par des agents physiques ou chimiques, par des agents
physiques ou chimiques. » Cela se rapporte une nouvelle fois au positivisme dominant au
20C’est Amédée qui l’explique le mieux: « Mais que voulez-vous? lorsque le faux prend la place du vrai, il faut bien que le
vrai se dissimule. » (P.1123) Le vrai pape ayant été enlevé, avec lui, la vérité se cache et ne demande qu’à se libérer pour
nous prémunir du mensonge qui l’a remplacé.
21 André Gide, Les Caves du Vatican dans Romans et récits, Gallimard, coll.Pléiade, 2009, p.1487.
moment à la fin du XIXe siècle. Autres éléments se rapportant à la situation d’énonciation: les
documents maniés par Protos pour escroquer la comtesse de Saint-Prix. Protos cite
l’encyclique à la France dans laquelle le pape incite les catholiques à se ranger du côté de la
république et non plus de la monarchie, comme cela fut le cas antérieurement. Il cite
également une interview que Léon XIII a donné au Petit-Journal, exhortant les catholiques à
rallier une nouvelle fois la république, le Compte-rendu de la délivrance de Sa Sainteté Léon
XIII emprisonné dans les cachots du Vatican et le nom des cardinaux comme Monaco-la-
Valette qui renvoient à l’émoi que cette décision a causé au sein du Clergé. Enfin, pour
aborder la situation d’énonciation, il faut citer les mots italiens utilisés par le narrateur pour
montrer que le récit se déroule à Rome comme bersagliere (P.1090), un soldat italien, Grazia
(P.1090), merci, Salone (P.1090), le salon.
C) Personnel romanesque : une entrée par personnage ayant un rôle ou une activité littéraire (écrivain,
lecteur, critique)
Tous les personnages du roman occupent une fonction littéraire. Antime, scientifique,
n’écrit-il pas des articles pour le Progrès et un Communiqué sur les réflexes conditionnels,
textes qui pourraient être considérés comme faisant partie de la littérature scientifique? De
plus, il fait partie des lecteurs de Julius et de son roman, l’Air des cimes. C’est également le
cas de Juste Agénor, Lafcadio ou encore Marguerite, la femme de Julius. Nous pourrions
également trouver une dimension littéraire au personnage d’Arnaca qui, dans sa jeunesse,
écrivait des poèmes et en lisait. Protos lit également de la littérature. Toutefois, leur activité
est beaucoup moins essentielle que celle de Julius, romancier candidat à l’Académie et dont
l’écriture de l’Air des cimes est motivée par cet objectif ou dans une moindre mesure de
Lafcadio, lecteur de romans d’aventure et auteur d’un journal.
D) Configurations
« Et quand il n’y aurait pas la société pour nous contraindre, ce groupe y suffirait, de
parents et d’amis auxquels nous ne savons pas consentir à déplaire. Ils opposent à notre
sincérité incivile une image de nous, de laquelle nous ne sommes qu’à demi responsables, qui
ne nous ressemble que fort peu, mais qu’il est indécent, je vous dis, de déborder. En ce
moment, j’échappe ma figure, je m’évade de moi… ô vertigineuse aventure! ô périlleuse
volupté22!… » André Gide, Les Caves du Vatican dans Romans et récits, P.1157.
1. Lieu de la scène
22 André Gide, Les Caves du Vatican dans Romans et Récits,Gallimard, coll.Pléiade, 2009, p.1157.
dès lors une succession d’avis sur un sujet qui semble, dans le cas de la réunion, porter sur le
crime puisque Protos se déguise en professeur de criminologie devant assister au Congrès (P.
1152) et Julius, qui ne maîtrise pas la sociologie, s’y rend probablement pour rencontrer les
« quelques illustres sommités » présentes et exposer ses idées sur l’acte gratuit.
Le salon de Mme Sémène est important dans l’intrigue parce qu’il nous
renseigne sur la rencontre d’Amédée, de Blafaphas et d’Arnaca. C’est en effet dans ce salon
qu’Arnaca fait la rencontre de son mari et de celui qui deviendra son second époux à la mort
d’Amédée.
1. Désignation
Le seul groupe présent explicitement dans les Caves est celui du Mille-Pattes.
Il est explicité à la page 1094. Le groupe n’attribue qu’un seul surnom. C’est celui décerné
par Carola à Amédée: le« Pèlerin » (P.1094), surnom intéressant puisqu’il semble désigner un
double pèlerinage: Amédée est celui qui part délivrer le pape, revenir à l’essence de la foi
catholique; d’un autre côté, il est aussi celui qui part en pèlerinage pour découvrir l’aventure,
loin de sa famille et des personnes qui ne cessent de l’entourer. Reste la classification réalisée
par Protos et Lafcadio qui établit une nouvelle façon de penser la société: celle des crustacés
et des subtils23 . La métaphore est intéressante: comme les crustacés, la plupart des gens sont
incapables de vivre au-delà de leur milieu tandis que les subtils, par le fait même de leur
ambiguïté, sont capables de vivre dans plusieurs environnements différents et de s’y
acclimater à la perfection. C’est sans doute la désignation essentielle du récit de Gide, celle
qui permet d’établir le classement des personnages dans lequel Protos et Lafcadio s’opposent
à Julius, Antime, Fleurissoire etc.
23André Gide, Les Caves du Vatican dans Romans et Récits, Gallimard, coll.Pléiade, 2009, p.1159: « il y avait, d’après leur
classement, maintes catégories de subtils, plus ou moins élégants et louables, à quoi répondait et s’opposait l’unique grande
famille des crustacés, dont les représentants, du haut en bas de l’échelle sociale, se carraient. »
franc-maçonnerie, se convertit au christianisme avant de revenir à la fin du livre sur son
choix. Julius n’est pas loin, lui non plus, de trouver dans l’acte gratuit le dépassement « d’une
morale provisoire » (P.1043) qu’il avait élaborée à partir de sa lecture de Descartes.
Cependant, les personnages ne font jamais vraiment preuve de « composition »: leurs actes
professionnels sont directement liés à leurs choix moraux. En cela, ils sont toujours sincères.
C’est la vie qui apporte de l’imprévu, du changement, de la péripétie, un élément qui vient
perturber leurs choix initiaux et les conduire à réviser leur jugement.
E) Œuvres fictives/intertextualité
Dès la fin du livre consacré à Amédée, Julius confesse à Anthime ses idées d’un
nouveau livre à écrire. Anthime étant revenu sur l’Air des cimes, son dernier roman, Julius lui
répond: « C’est un livre manqué; je vous expliquerai pourquoi quand vous serez en état de
m’entendre et d’apprécier les étranges préoccupations qui m’habitent. J’ai trop à dire. Motus
pour aujourd’hui. » (P.1082) Dans cette partie, Julius ne fait que sous-entendre le projet qu’il
exposera plus longuement à Amédée à la fin du livre consacré au Mille-Pattes et à Lafcadio..
Dans sa discussion sur l’acte gratuit, Julius réfléchit à haute voix sur le sens d’un crime
immotivé dont son beau-frère deviendra la victime un peu loin dans le récit. La dimension
spéculative de cet extrait est alors évidente et anticipe le geste d’écriture de Gide lui-même.
Avec Amédée est abordée principalement la question du crime: peut-on l’être l’auteur d’un
crime alors que celui-ci n’a pas de motif ? Le dialogue entre Lafcadio et Julius atteste de cette
dimension spéculaire du récit dans lequel Julius raconte au tueur de son beau-frère, celui qui
l’a fait par jeu, quel type de personnage il écrirait en dépeignant son interlocuteur: « Prenons-
le tout adolescent: je veux qu’à ceci se reconnaisse l’élégance de sa nature, qu’il agisse
surtout par jeu, et qu’à son intérêt il préfère couramment son plaisir. » (P.1142) Lafcadio,
ayant reçu une excellente éducation de la part de ses oncles et des salons que sa mère
fréquentait, ayant tué pour tromper l’ennui et se mettre en danger, ayant tué pour son goût de
l’aventure, correspond parfaitement au profil évoqué par son beau-frère. Nous retrouvons bien
un effet de projection: l’oeuvre de Julius est à la fois tendue vers l’avenir, mais également
tendue vers le récit de Gide et les deux textes s’influencent l’un l’autre dans un jeu d’une
extrême ironie.
Scènes d’écriture:
La troisième série de citations concerne les poètes Keats et Whalt Whitman. Lorsqu’il
rencontre Protos dans le train, ce dernier lui rappelle un épisode de lecture d’un poème de
Whitman, De l’angoisse des rivières endiguées: « « Lawless », vous vous souvenez; nous
avions lu cela quelque part: « Two hawks in the air, two fishes swimming in the sea not more
lawless than we… » » (Traduction: « Deux éperviers dans l’air, deux poissons nageant dans la
mer, pas plus loin sans lois que nous… ») (P.1161). Protos insiste sur le terme Lawless, la loi
du Mille-Pattes. Ce terme renvoie également à un autre texte postérieur aux Caves, Les Faux-
monnayeurs puisque, comme l’explique Alain Goulet, ce dernier élément s’applique aussi au
roman26. Enfin les derniers vers sont ceux de l’ « Ode à un rossignol » de Keats: « My heart
24 André Gide, Les Caves du Vatican dans Romans et récits, Gallimard, coll.Pléiade, 2009, p.1490.
25 André Gide, Jacques Copeau, Correspondance, Gallimard, t.I, 1987, p.439.
26 André Gide, Les Caves du Vatican dans Romans et Récits, Gallimard, coll.Pléiade, 200ç, p.1500.
aches; a drowsy numbress pains/My senses. (P.1172) » Traduction: « Mon coeur se serre; un
demi-sommeil engourdissant pèse sur mes sens… » Ils sont utilisés de manière spéculative
afin de mettre en oeuvre le demi-sommeil de Lafcadio, cette semi-fermeture à l’aventure ou
demi-ouverture au rachat. Il s’agit presque d’une scène qui s’oppose au roman d’édification
du type de Crime et châtiment où Raskolnikov finit par se convertir au catholicisme et par
demander le repentir pour ses fautes. Dans ce cas, Lafcadio se sert de la notion de rachat afin
de chercher un moyen de fuir les responsabilités de son crime.
F) Lieux
27 Alain Goulet, Les Caves du Vatican, étude méthodologique, Larousse, 1972, p.131.
toujours écourtée par la rencontre de Carola, de Protos, du faux cardinal à Naples ou de la
peur d’Amédée de se rendre au Vatican, lieu trop prestigieux à ses yeux.
2. Le « chez-soi » de l’écrivain:
Le cabinet du romancier est évoqué à deux reprises dans le livre consacré à Julius.
Dans les deux cas, il s’agit d’une description de l’extérieur et non de l’intérieur: « Puis il
ouvrit une fenêtre et respira l’air brumeux de la nuit. Les fenêtres du cabinet de Julius
donnaient sur des jardins d’ambassade, bassins d’ombre lustrale où les yeux et l’esprit se
lavaient des vilenies du monde et de la rue. » (P.1021) et le deuxième moment: « il (Lafcadio)
alla seulement vers la fenêtre et, soulevant le rideau d’étamine: « c’est à vous ce jardin
(…) » » (P.1047-48) Il y a sûrement dans cette volonté de toujours montrer l’extérieur un
refus de Gide de montrer l’intérieur du cabinet du romancier, de ce lieu où il écrit de façon
insincère, de façon sérieuse et grave dans un but professionnel qui est d’intégrer l’Académie.
La fenêtre jouerait le rôle d’une invitation lancée par le narrateur, celle de l’aventure, d’un
désir d’écrire autre chose que quelque chose d’attendu, qui ménage ses intérêts.
Bibliographie
Corpus primaire:
André Gide, Les Caves du Vatican dans Romans et récits, Gallimard, coll.Pléiade, t.I, 2009, p.
993-1176.
Corpus secondaire:
Journal:
Correspondance:
Biographie:
Histoire littéraire:
Auguste Anglès, André Gide et le premier cercle de la NRF, Gallimard, t.III, 1986.
Etude critique: