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300 ans de franc-maçonnerie

Que s’est-il passé le 24 juin 1717 ?


La franc-maçonnerie moderne naît en 1717, à Londres, alors capitale des idées phi-
losophiques, avec la création de la Première Grande Loge.

Nous sommes à Londres, le 24 Juin 1717. C’est la Saint Jean Baptiste, le solstice
d’été, un jour de fête important à cette époque. La cathédrale Saint Paul vient d’être
achevée (1710). Il faut reconnaître qu’il s’agit d’une des plus belles réalisations du
grand chantier de l’après 1666, l’année du grand incendie de Londres, un incendie
gigantesque qui dura 4 jours et qui avala plus de 13 000 maisons et 87 églises ! Un
désastre inimaginable qui transforma pendant 40 ans Londres en un immense chan-
tier. Il y a 10 ans que l’Acte d’Union unifie l’Angleterre et l’Écosse dans un seul
royaume, la Grande-Bretagne, mais toutes les passions qui se sont déchaînées du-
rant le XVIIe siècle ne sont pas éteintes: 2 révolutions, Charles 1 er décapité en 1649,
une guerre sans merci entre catholiques et protestants, entre frères, entre père et
filles… Il y a à peine 3 ans que Georges 1er est monté sur le trône, la dynastie des
Stuart étant remplacée par celle des Hanovre dans un climat politique et religieux
conflictuel.

Juste à côté de la cathédrale, à la taverne de l’Oie et du Gril (The


Goose and Gridiron), quelques amis ont rendez-vous. L’un d’entre
eux, Anthony Sayer, en ressort élu par ses pairs Premier Grand
Maître de la Grande Loge de Londres et de Westminster… Nous sa-
vons bien peu de choses sur cet événement si bien que le Grand
Maître, Christophe Habas, du Grand Orient de France dit souvent
dans ses discours qu’il ne s’est vraisemblablement rien passé ce jour
Anthony Sayer,
là. Les deux seules références textuelles trouvées sont datées de élu premier Grand
1738 (Constitutions de 1738 d’Anderson) et de 1763 (The Complete Maître de la
Free-mason : or Multa Paucis for Lovers of Secrets, publication ano- Grande Loge de
Londres et de
nyme). Westminster le 24
juin 1717
Pourtant il s’agit d’une étape fondatrice dans la conti-
nuité de l’évolution des idées, des réflexions et des pratiques : des
loges libres s’unissent dans une Grande Loge, mettant en place des
réunions trimestrielles de leur collège des officiers.  Et aussi tôt,
dans cette Première Grande Loge, le huguenot français Jean-Théo-
phile Désaguliers et le révérend James Anderson vont prendre une
influence considérable parmi des disciples de Newton. L’article
1er de leur nouveau règlement, les Constitutions d’Anderson (pre-
Jean-Théophile
Désaguliers (1683- mière version en 1723), proclame la liberté de conscience … avec
1744), prêtre une restriction au sujet des athées. Il s’agit de permettre un dialogue
anglican enseignant dénué de passions entre les partisans des différents clans. La tolé-
la philosophie
expérimentale à rance religieuse est en effet une valeur fondatrice de la franc-ma-
Oxford, disciple de çonnerie.
Newton, membre de
la Royal Society, élu
Grand Maître de la
Grande Loge de
Londres et de
Westminster en
1719.
En 1721, James Anderson se voit confier la rédaction
des constitutions des francs-maçons. La première
version est publiée à Londres en 1723
La franc-maçonnerie s’implante en France vers 1725 dans l’ambiance libérale et an-
glophile de la Régence. Elle apparaît dans le sillage des Stuartistes exilés pour des
raisons politiques ou religieuses. D’abord accueillie comme une mode par l’aristocra-
tie, elle s’étend rapidement à la bourgeoisie et s’enracine durablement dans la socié-
té de l’Ancien Régime. Les plus anciennes loges attestées en France sont celles
créées à Paris vers 1725. À Bordeaux, des marins et des négociants irlandais
fondent la loge L’Anglaise en 1732. À partir de Paris, des loges s’implantent dans les
grandes et moyennes villes du royaume autour de 1740 : Lyon, Marseille, Orléans…
À Toulouse, ce sont des Irlandais « jacobites » (partisans de la dynastie déchue des
Stuart) qui créent la maçonnerie. Mais la réaction ne se fait pas attendre. En 1737, le
gouvernement prend ombrage de cette influence étrangère et interdit la franc-maçon-
nerie. Les premiers documents maçonniques français qui ont survécu jusqu’à aujour-
d’hui sont donc les pièces saisies par la police. La BNF conserve ainsi les papiers de
la loge Coustos-Villeroy – registre et textes divers – confisqués à l’automne 1737.
Procès-verbal de la tenue de la loge Coustos-Villeroy du 12 février 1737
Il faut attendre près de 170 ans, en 1893, pour que les femmes puissent entrer dans
une loge du Droit Humain. En 1901, elles peuvent aussi choisir d’entrer dans une
loge de la Grande Loge symbolique écossaise mixte et maintenue dont la disparition
aboutira à la création des loges d’adoption à la Grande Loge de France (les loges
d’adoption permettant d’accueillir les femmes en franc-maçonnerie sans avoir re-
cours à la mixité). Il faudra attendre 1945 pour que naisse l’Union Maçonnique Fémi-
nine de France qui deviendra la Grande Loge Féminine de France et 2010 pour que
des femmes soient initiées dans les loges du Grand Orient de France.

Le mystère des origines


Tout commence bien avant, sur les chantiers des cathédrales du Moyen Âge où les
maçons s’organisent en confréries, se dotent de règlements et façonnent une histoire
légendaire. Au Moyen Âge, comme tous les autres gens de métier, les maçons ont
cherché dans la Bible des éléments en lien avec leur activité qui puissent leur servir
de modèle. La construction du temple de Salomon, exposée dans le Premier Livre
des rois et le Second Livre des chroniques, y fait l’objet de l’un des rares passages
illustrant l’art de bâtir. Le peintre Jean Fouquet, selon l’usage au Moyen Âge, replace
la construction du temple de Salomon à sa propre époque, le XV e siècle, se référant
à ce qu’il connait, le chantier d’une cathédrale. Dans Antiquités judaïques, livre de
Flavius Josèphe qu’il a enluminé vers 1465, il nous offre un témoignage précieux sur
les modes de construction de l’époque.

Salomon fait construire le temple Étienne Boileau, Règlements sur À gauche, le manuscrit Regius

de Jérusalem – Flavius Josèphe, les arts et métiers de Paris, fin (entre 1390 et 1425) et à droite

Les antiquités judaïques, Paris, du XIIIe siècle le manuscrit Cooke (entre 1425

vers 1415-1420 et 1450)

Mettant fin à une tradition purement orale, Étienne Boileau, nommé prévôt de Paris
en 1261, demanda à chaque communauté de métier de rédiger ses statuts.  Ces
textes sont publiés dans le Réglements sur les arts et métiers de Paris connu sous le
nom de Livre des métiers d’Etienne Boileau (vers 1268).

D’autres ouvrages comme les Anciens Devoirs des confréries de Maçons de 1390 et


1425 ou encore les Carnets de Villard de Honnecourt (XIIIe siècle), qui décrivent l’or-
ganisation sociale et les manières de travailler de ces maçons devenus, même s’ils
construisent bien d’autres bâtiments, « les bâtisseurs de cathédrales ». Le Manuscrit
Regius (entre 1390 et 1425), le Manuscrit Cooke(entre 1425 et 1450), les statuts
Schaw (1598 et 1599), un Procès verbal de la réunion de la Loge d’Aitcheson’s Ha-
ven (du 9 janvier 1599) témoignent des activités sociales des XIV e, XVe et XVIe
siècles en Europe. Ces magnifiques ouvrages, véritables trésors, ont été exposés
lors de l’exposition sur la franc-maçonnerie à la BNF en 2016.

En Écosse, William Schaw Le plus ancien procès-verbal Premiers mots de la Genèse :

«Maître des travaux de la cou- d’une réunion de loge, la loge Dieu représenté comme l’archi-

ronne » et «Maître en chef des d’Aitcheson’s Haven, en tecte de l’Univers dans la

maçons », promulgue le 28 dé- Écosse, à la fin du XVIe siècle. « Bible hystoriaulx, ou Les hys-

cembre 1598 des règlements pré- toires escolastres »

cisant les dispositions classiques de «Pierre» [Le Mangeur], tra-

relatives à la pratique du métier. duction avec gloses de Guiart

Les statuts de Schaw sont le plus des Moulins (XVe siècle).

ancien texte connu à présenter

les loges comme des entités per-

manentes, autonomes et siégeant

dans une ville.

Pour revenir à la maçonnerie, la force du symbole va lui conférer un prestige et un


lustre particuliers parmi les arts et métiers. À Renaissance à partir du XVI e siècle,
l’architecture fera partie de la culture de l’humaniste puis de l’honnête homme. Aux
XVIe et XVIIe siècles, en Grande-Bretagne, et plus particulièrement en Écosse, cer-
taines confréries de maçons se transforment en sociétés de rencontres et
d’échanges, accueillant des membres étrangers et les initiant à l’art de bâtir. Pour les
distinguer des maçons « opératifs » qui taillent la pierre, on appelle ces membres in-
vités les maçons « acceptés » ou « spéculatifs » (du latin speculativus, abstrait), sou -
lignant ainsi l’aspect symbolique de leur engagement. Ils partagent la référence au
temple de Salomon.

Rien de bien exceptionnel en somme : nous avons bien aujourd’hui une sorte d’équi-
valent avec les confréries de vignerons comme la Confrérie du Bontemps de Sainte
Croix du Mont où l’on intronise chaque année des commandeurs d’honneur. Elle re-
présente, célèbre et défend non seulement le vin, mais aussi l’ensemble des valeurs
de cette culture : l’amitié et la gaieté, la spiritualité et l’art, la fidélité à la terre et le
respect de la tradition. Mais l’histoire a toujours eu le secret de réserver des sur-
prises et le parallèle avec les confréries actuelles s’arrête là. Si les francs-maçons du
XVIIIe siècle – et d’aujourd’hui – sont les héritiers de ces maçons « spéculatifs », tout
en conservant les rites et les symboles issus du métier de maçon, les francs-maçons
ne se consacrent plus à la réalisation matérielle des bâtiments mais au travail sur
eux-mêmes et à la construction d’une société meilleure et plus éclairée.

Les documents les plus anciens, témoignant de l’activité des loges à la fin du
XVIe siècle et au XVIIe siècle en Écosse, comme le journal de l’érudit alchimiste Elias
Ashmole qui rapporte son initiation en 1645, dévoilent les origines – encore en partie
mystérieuses – de la franc-maçonnerie.

La notion de Grand Architecte de l’Univers est apparue bien avant la fondation de la


franc-maçonnerie moderne. On en trouve trace à partir du XII e siècle dans les ma-
nuscrits enluminés sous la forme d’un dieu créateur avec un compas d’appareilleur.
Cet instrument servait à compasser c’est à dire à mesurer, à tracer et à régler avec
exactitude. Ce symbole, qui s’appuie sur le verset biblique (Livre de la Sagesse de
Salomon, XI, 21) qui veut que Dieu ait créé le monde dans la mesure, le nombre et le
poids ( … ; sed omnia in mesura, et numero, et pondere disposuisti.),  évoque tant la
perfection de l’œuvre du Créateur que l’attribut emblématique de l’architecte.

Le symbolisme
Au XVIIe siècle, le symbolisme apparaît dans Atalanta fugians, hoc est Emblemtata
nova de secretis naturae chymic de Michel Meier (1618) et dans Iconologie, ou expli-
cations nouvelles de plusieurs images, emblèmes et autres figures de Cesare Ripa
(traduction en français de 1636).

La dimension initiatique et symbolique caractérise la franc-maçonnerie. On trouve le


verbe initier dans le plus ancien texte maçonnique français, les Règles et devoirs de
l’Ordre des Francs-maçons du Royaume de France (1735), qui rappelle la discrétion
à laquelle les maçons se sont engagés vis-à-vis des gens extérieurs, en tout cas jus-
qu’à ce qu’ils soient initiés dans l’Ordre.
L’initiation maçonnique n’est pas seulement la cérémonie de réception rituelle qui
permet d’entrer dans le cercle traditionnel et fraternel de la franc-maçonnerie. Elle
est le parcours symbolique en trois grades (apprenti, compagnon, maître) destiné à
transformer l’individu en initié aux principaux usages et principes de l’ordre dans le -
quel il est librement entré.

Tous les détails du temple avec son organisation orientée de l’espace, structurée au-
tour du tableau de loge et ses éléments mobiliers qui le caractérisent (les colonnes
Jakin et Boaz à l’entrée, les pierres et outils symboliques, les plateaux des sur-
veillants, l’autel de serments, l’orient et ses décors …) sont connus du public. Depuis
300 ans, les gravures, les publications et maintenant les vidéos ont dévoilé tout cela ;
le secret n’est pas là.

Quelques outils exposés lors de l’exposition Franc-maçonnerie à la BNF en 2016

Les travaux en loge reposent sur le rituel, ensemble codifié de paroles, de gestes et
de symboles, dont le but est de permettre l’enseignement spécifique de chaque
grade. Le rituel est réputé être de nature traditionnelle et immuable, même si les
loges ne se privent pas de le retoucher de temps en temps pour lui donner du sens
car ce n’est en aucun cas un texte sacré venu d’ailleurs.

L’ouverture des travaux, selon un rituel précis, inaugure chaque réunion maçonnique


et isole la loge du monde profane. Dans les premiers temps de la franc-maçonnerie,
la présence d’un tableau de loge permettait de transformer n’importe quelle salle en
temple maçonnique.  Aujourd’hui, le tableau de loge est placé au milieu du temple
durant les travaux. Certains parlent de sacralisation du temps et de l’espace. Il faut
comprendre le verbe sacraliser au sens qu’en donne le philosophe allemand Ernest
Cassirer (XIXe siècle) pour qui la sacralisation commence lorsqu’on détache de la to-
talité de l’espace un endroit particulier qui est distingué des autres, entouré et pour
ainsi dire clôturé par un sentiment issu de la pratique d’une spiritualité.

Durant les travaux, le franc-maçon porte un tablier et des gants. La surface vierge du
tablier de l’apprenti ne tarde pas à s’orner de toute une iconographie symbolique
dont la franc-maçonnerie spéculative se montre friande et dont la variété illustre l’uto-
pie d’une franc-maçonnerie universelle.

On ne peut évoquer le volet symbolique sans parler des hauts grades qui sont


concomitants de l’implantation de la franc-maçonnerie en France. Leur présence est
attestée dès 1743. Ils sont l’une des formes d’expression privilégiée des courants
spiritualistes qui se sont développés au XVIII e siècle et se sont structurés jusqu’au
début du XIXe siècle. Ils apparaissent en quelque sorte comme une mise en forme
maçonnique de thèmes tirés du vaste fonds de l’ésotérisme occidental. Tous
abordent les thèmes de la vengeance, de la justice, de l’amour, de la solidarité, de la
destruction et de la reconstruction etc. À Bordeaux, où la première loge, L’An-
glaise, a été ouverte en 1732, essaimant une première fois en 1740 pour créer la
loge La Française, les hauts grades se sont structurés dès 1745 dans la loge Les
Élus Parfaits sous l’impulsion d’Étienne Morin, un négociant. Cette loge a essaimé
un peu partout en France et à l’étranger, jouant un rôle fondamental dans la constitu -
tion des Anciennes Maîtrises dont la synthèse fait partie intégrante du Rite de Per-
fection en 25 degrés. Mais il faudra attendre le début du XIX e (1804) pour que le Rite
Écossais Ancien et Accepté (REAA) se structure définitivement en 33 grades et de -
vienne progressivement le rite le plus pratiqué en France, toutes obédiences confon-
dues. En ce qui concerne les hauts grades du Rite français, constitués entre 1783 et
1786, c’est plus compliqué car ils n’ont plus été pratiqués en France à partir de 1862
durant près d’un siècle pour réapparaître avec pas mal de variantes et parfois d’une
façon assez curieuse à partir de 1963 dans plusieurs obédiences françaises dont le
Grand Orient de France.

Mentionnons aussi l’influence égyptienne qui arrive en franc-maçonnerie à partir du


XIXe siècle avec le retour des expéditions bonapartistes et qui va être la source de
certains rites maçonniques.

La franc-maçonnerie dans la société


La franc-maçonnerie française ne s’est pas cantonnée à l’initiation et aux symboles,
elle s’est aussi impliquée, très tôt, dans les débats de société, de la promotion de la
tolérance religieuse à la défense des valeurs de Liberté, d’Égalité et de Fraternité.

Les francs-maçons ont hésité sur la façon d’exprimer leurs intentions sociales : bien -
faisance ou charité ? Avec l’idée de mutualité, c’est la philanthropie qui s’impose en
France au milieu du XIXe siècle.

Les valeurs maçonniques ont longtemps rencontré l’hostilité de l’Église. L’année


1738 inaugure  une série de bulles papales d’excommunication des francs-maçons.
En France, dès 1737, le gouvernement du cardinal Fleury cherche, vainement, à in-
terdire la franc-maçonnerie, y voyant un repaire de jansénistes, d’opposants à la mo-
narchie absolue et de partisans de la liberté de conscience. À partir de 1740, la
franc-maçonnerie s’étend dans toute la France ; rares sont les villes qui ne comptent
pas de loges. Elles sont un lieu de convivialité où, dans l’esprit du siècle, les frères
célèbrent la vertu et l’égalité. La franc-maçonnerie apparaît alors comme un vecteur
de diffusion de l’esprit des Lumières. Les idées des Lumières progressent, aussi bien
dans les provinces reculées que grâce à des loges de prestige, comme celle
des Neuf-Sœurs qui réunit Benjamin Franklin, le naturaliste Lacépède, le musicien
Niccolo Piccinni ou les peintres Jean-Baptiste Greuze et Joseph Vernet et dans la-
quelle sera initié Voltaire.

Dans un premier temps, les francs-maçons, comme toute la société française, ac-
cueillent avec enthousiasme les événements de 1789. Ils y voient l’application à la
société des principes des Lumières. À partir de 1792, l’opinion maçonnique, majori-
tairement girondine, se divise. La plupart des loges sont brisées par la Terreur. En
1793 seules 4 loges continuaient leurs travaux à Paris. On trouve dans le tracé des
travaux du 10 octobre 1793 de la RL Le Centre des Amis, une proposition du véné-
rable afin que le « vous » de l’ancien régime soit banni entre les frères et soit rempla-
cé par le « toi » de l’amitié républicaine. Les francs-maçons reviennent sur le devant
de la scène sous le Directoire (1795 – 1799), dans lequel beaucoup de frères voient
une tentative de république modérée gouvernée par la Raison.
Sous l’Empire, malgré une étroite surveillance de l’opinion par le régime napoléo-
nien, on assiste à la diffusion dans le monde profane d’idées en adéquation avec
celles de la franc-maçonnerie. Le Grand Orient de France est présidé par Joseph
Bonaparte, frère de l’empereur, puis par Murat puis Cambacerès. Protégée par un
régime qu’elle sert, la franc-maçonnerie continue à porter dans toute l’Europe les va-
leurs philosophiques issues du siècle des Lumières. La chute de Napoléon et de
l’empire entraîne celle de la franc-maçonnerie. Accusée depuis les écrits d’Augustin
Barruel d’avoir provoqué la Révolution, combattue par le nouveau clergé ultramon-
tain, elle est contrainte de se mettre en sommeil dans la plupart des pays de la
Sainte-Alliance. Mais en France, le Grand Orient survit en faisant preuve d’opportu-
nisme politique, protégé par des personnalités proches du monarque Louis XVIII
comme le duc de Tarente ou le duc Decazes. Le Grand Orient reste néanmoins sus-
pect et il lui est interdit de débattre de sujets politiques ou religieux. Mais en tout cas,
les principes d’égalité civile et de liberté religieuse mis en œuvre par la Révolution
française ne seront pas remis en cause par la Restauration monarchique.

Sous la pression des événements, au cours du XIX e siècle, les loges passent pro-
gressivement d’un libéralisme philosophique à un militantisme républicain et laïque.
La IIe République une fois proclamée en 1848 par Alphonse de Lamartine, un gou -
vernement provisoire, composé d’un nombre important de francs-maçons, décide de
mesures symboliques fortes comme l’abolition de la peine de mort pour des motifs
politiques (qui sera rétablie par le gouvernement de Vichy), signe le décret por-
tant l’abolition de l’esclavage en France le 27 avril 1848 (adopté sous l’impulsion du
frère Victor Schoelcher), consacre la liberté de la presse (remise en cause par Napo-
léon III) et institue le suffrage universel (masculin, bien entendu). Durant le siècle des
Révolutions (1830, 1848, 1870) la franc-maçonnerie accompagne, voire devance ou
inspire la paix et les progrès sociaux. À la suite de son action humanitaire durant les
massacres de Damas (juillet 1860) où périrent plus de 5000 chrétiens, Abd el-Kader
fut initié par la loge Les Pyramides du Grand Orient de France à l’orient du Caire
(1864). Sans abandonner son caractère spéculatif et philanthropique, la franc-ma-
çonnerie française, et avec elle, celle des pays latins et de culture catholique d’Eu -
rope et d’Amérique du Sud, s’implique dès lors dans le débat politique et religieux.
Gambetta, Jules Simon, Jules Ferry, Adolphe Crémieux et la plupart des grandes fi-
gures qui fondent la III e République appartiennent à la franc-maçonnerie. Pour eux,
l’école, le suffrage universel et la science sont les clefs du progrès. Le frère Léon
Bourgeois, chef du premier gouvernement radical en 1895, théorise cette philosophie
sous le nom de solidarisme. Un travail législatif assidu, où le rôle des francs-maçons
est central, conduit ainsi à transformer le visage de la société française, que ce soit
par l’œuvre scolaire de Jules Ferry (l’école primaire gratuite, laïque et obligatoire),
par l’institution du Code du travail, dû au franc-maçon Arthur Groussier, ou par la loi
de Séparation des Églises et de l’État, dont Émile Combes avait préparé les condi-
tions de l’adoption.
Portrait de Léon Gambetta par Adolphe Crémieux par Lecomte Jules Simon

Léon Bonnat en 1875 du Nouy en 1878

Léon Bourgeois (1851-1925) en Portrait d’Arthur Groussier Émile Combes (1835-1921)

1917, ministre du travail et de la (1853-1957)

sécurité sociale.

« Portrait en buste de Ben ed- Mozart par Barbara Krafft – Hugo Pratt (en 1989) photogra-

Din Abd el-Kader, émir algé- Deutsch, Otto Erich (1965) phié par Erling Mandelmann

rien », 1852, par Ange Tissier

Les franc-maçons ne limitent pas leur influence au domaine politique ; ils ont aussi
influencé les domaines de l’art et de la culture. De Mozart à Hugo Pratt, la franc-ma -
çonnerie irrigue régulièrement l’imaginaire artistique. Mozart fut initié à la franc-ma-
çonnerie en 1784 à Vienne, et resta un franc-maçon actif jusqu’à sa mort en 1791. Il
avait composé un hymne maçonnique dès 1772. L’un de ses opéras les plus cé-
lèbres, La Flûte enchantée, met en scène un parcours initiatique ponctué d’épreuves
sur fond de lutte entre les Ténèbres et la Lumière. C’est un franc-maçon, Auguste
Bartholdi qui conçoit la statue de la Liberté offerte par la France aux États-Unis pour
célébrer le centenaire de la guerre d’indépendance dans laquelle un autre franc-ma-
çon, le marquis de La Fayette, s’est illustré.

Beaucoup de grands auteurs de la littérature mondiale ont utilisé l’imaginaire maçon-


nique et mis en scène les idéaux et les traits, réels ou supposés, et souvent poéti -
quement extrapolés, de la vie en loge. Ainsi, de La Flute enchantée aux aventures
de Corto Maltese, une légende dorée de la franc-maçonnerie inspire romans, opéra
ou bandes-dessinées.

Cette implication de la franc-maçonnerie et surtout des francs-maçons provoque une


hostilité qui s’exprime dans l’antimaçonnisme dès 1737 en France et en Allemagne
(Palatinat) et 1738 à Rome (bulle pontificale In eminenti apostolatus specula) et à
Hambourg. Au XIXe siècle, l’abbé Barruel défend la thèse que la Révolution française
résulterait d’un complot maçonnique. L’antimaçonnisme devient alors progressive-
ment une doctrine qui se développe dans certains milieux catholiques et chez les
penseurs de la contre-révolution. Au XXe siècle, la franc-maçonnerie est jugée «
contre-révolutionnaire » par l’Internationale communiste qui l’interdit à ses partisans.
La défiance à son encontre est reprise par l’extrême droite qui l’associe au discours
antisémite par une dénonciation de « complot judéo-maçonnique », soupçonnant
l’existence d’un faisceau d’intérêts communs. Les régimes dictatoriaux en général de
par le monde et la Seconde Guerre mondiale furent les théâtres des persécutions les
plus sévères à l’égard de la franc-maçonnerie. Les critiques musulmanes de la franc-
maçonnerie sont beaucoup plus récentes. La première fatwa antimaçonnique date
de 1911 mais l’antimaçonnisme a pris de l’ampleur ces dernières années en raison
de la très large diffusion de texte d’une rare violence rhétorique.

Tag antimaçonnique devant le cercle Ségalier en janvier 2014 à Bordeaux.

Le secret maçonnique
La franc-maçonnerie propose à l’initié un cheminement personnel qui s’appuie sur
des symboles et un rituel. Ce cheminement n’est pas le fruit de sa seule introspec -
tion mais aussi le résultat de l’action des frères qu’il côtoie dans sa loge. Cette évolu-
tion personnelle débouche pour le franc-maçon sur l’obligation d’être plus respon -
sable dans le monde profane.
Si chacun a la liberté de dévoiler son appartenance à la franc-maçonnerie, il est une
règle intangible, celle de ne jamais dévoiler un frère.

Mais le secret maçonnique, qui intrigue tant, n’est pas là et c’est Casanova, initié à
Lyon en 1750, qui en parle le mieux dans son oeuvre autobiographique Histoire de
ma vie :

« Le secret de la maçonnerie est inviolable par sa propre nature, puisque le maçon
qui le sait ne le sait que pour l’avoir deviné. Il ne l’a appris de personne, il l’a décou-
vert à force d’aller en loge, d’observer, de raisonner et de déduire. (…) Ce secret
sera donc toujours secret. »

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