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INFORMER SANS PROFANER.

LES STRATÉGIES
DE PUBLICATION DES FRANCS-MAÇONS AU XVIIIe SIÈCLE

L’essor rapide de l’ordre maçonnique en Europe dans la première moitié du


xviiie siècle suscite une importante activité éditoriale : nouvelles à la main que
collectionne avec avidité un Philippe Valentin Bertin du Rocheret 1, président
à l’élection d’Épernay, discours de divulgation aux traductions européennes et
aux multiples contrefaçons, pamphlets hostiles à la Franc-maçonnerie, carica-
tures. Avec les premières condamnations de la Franc-maçonnerie dans les
États catholiques et protestants, les frères comprennent que cette production
« informe » l’opinion publique et les cercles dirigeants, et véhicule des représen-
tations du projet maçonnique qui mettent en cause la quête de légitimité d’un
ordre soucieux d’obtenir le parrainage des grands et une reconnaissance d’utilité
publique, sa quiétude voire son existence-même. Les premières apologies sont
publiées au risque de profaner le temple de la fraternité, car elles se confondent
souvent avec les écrits de divulgation 2. Plus généralement, leur succès comme

1
Le registre de sa correspondance, sa correspondance active et passive, les annotations
qu’il porte sur les nouvelles à la main qu’il collectionne, sa fréquentation pionnière des
temples fraternels, en font une des sources les plus précieuses sur les premiers temps de
la Franc-maçonnerie en France. Sur nos conseils, l’historien américain Kenneth Loiselle
vient de se pencher sur ses amitiés dans son excellente thèse présentée à Yale : “New but
True Friends”: Freemasonry and the Culture of Male Friendship in Eighteenth-Century France.
2
Jacques-Charles Lemaire, Les origines françaises de l’antimaçonnisme (1744-1797),
 
Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, «  Études sur le xviiie siècle. Volume hors
série », n° 2, 134 p. Inconnu de Jacques Lemaire, Philipp Friedrich Steinheil, secrétaire
de légation de Saxe, tente de réagir en publiant Le Franc-maçon dans la République ou
Rélexions apologiques sur les persécutions des francs-maçons (Francfort et Leipzig, 1746) qui
aura beaucoup d’inluence sur d’autres apologistes comme Joseph Uriot.

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Les religions et l’information (XVIe-XXIe siècles)

celui des écrits antimaçonniques font prendre conscience aux francs-maçons de


la curiosité du public et de la nécessité d’une information de l’opinion, au point
qu’ils développent en France comme dans l’aire germano-scandinave, d’authen-
tiques stratégies de publications, aidés qu’ils sont par la présence dans leur rang
de journalistes, d’imprimeurs-éditeurs et d’auteurs conirmés.
Comme l’ordre s’est insinué et épanoui dans les interstices de la société
d’Ancien Régime, la Maçonnerie de société dialogue entre la cour et la ville,
le temple et l’univers profane, joue des frontières incertaines entre espace privé
et espace public, des échos que le second reçoit du premier, déforme, ampliie,
étoufe aussi, pour se ménager un espace autonome mais susceptible d’être
scruté par le public. Dans ce jeu de société concurrentiel, les acteurs ont en efet
compris très tôt les enjeux et l’ambiguïté de la « publicité ». Il faut manifester
qu’« en être » est signe d’élection et de distinction, mettre en scène la bienfai-
sance et les vertus maçonniques, sans dévoiler les secrets de l’initiation, susciter
l’intérêt du profane mais le tenir à bonne distance, celle qui sied au spectateur 3.
La lettre suivante réunit l’ensemble des facettes du sujet  développé ici. Il
s’agit d’une lettre de Claude Philibert, franc-maçon genevois, à La Beaumelle,
précepteur huguenot, journaliste, franc-maçon, protégé de Montesquieu et
ennemi de Voltaire, alors à Copenhague 4, où il a assisté à la réception dans
l’ordre maçonnique du roi de Danemark : comment donner la publicité qu’elle
mérite à la réception du roi, non seulement à travers la République universelle
des francs-maçons mais aussi auprès du public profane, pour en retirer prestige
et distinction  ? Comment gérer la «  communication interne  » d’un ordre
confronté à son expansion rapide : tableaux imprimés de membres, annuaires
des loges, copie des discours, lecture publique de correspondances particulières

3
« Imitons la nature, cette artiicieuse architecture de l’univers, de laquelle nous sommes et
les élèves et les spectateurs. Imitons-la, dis-je, dans la conduite de ses opérations : l’œil le
plus attentif et le plus perçant ne peut distinguer les mystères qui s’opèrent par elle dans la
naissance et dans l’accroissement d’une leur ou d’un fruit dont on admire la formation,
sans voir jouer les secrets ressorts qui l’ont fait sortir de ses trésors cachés. Qu’il en soit de
même à jamais parmi nous. Conduisons-nous de telle sorte que l’univers contemple avec
étonnement les vertus des maçons, et qu’il ignore toujours les mystérieux agents qui les
font germer » : L’École des francs-maçons, 1748.
4
Il est gouverneur du ils aîné du comte Gram, Grand veneur et favori du roi de Danemark.
Il a obtenu un certiicat de la loge genevoise des Trois Mortiers où il a été initié le 14 mars
1747.

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Informer sans profaner. Les stratégies de publication des francs-maçons au XVIIIe siècle

ou non ? Comment appréhender la « communication externe » en direction de


la sphère publique, la multiplication des apologies de l’ordre en réponse aux
écrits de divulgation ? Comment réagir à la concurrence d’autres sociétés ?
Genève 12 septembre 1747
Venons aussi Mon Cher Frère à l’Art Royal par excellence. J’ai communiqué
à notre vénérable Loge, qui se tenait le jour de la réception de votre lettre,
tout ce que vous m’en marquez et principalement le beau discours fait à Sa
Majesté Danoise à sa réception dont tous les frères ont été fort réjouis, d’une
si noble acquisition, & ce discours a extrêmement plu à tous. De sorte qu’il
sera mis dans nos archives. Vous y avez sans doute assisté, dont je vous félicite.
Sûrement vous y avez trouvé une grande satisfaction. Nous avons dessein de
publier ce discours dans le Mercure de France ou de Suisse, sans nommer
ni faire connaître à quelle réception il a été prononcé. Cela ne sera point
nuisible, c’est un grand agrément que d’avoir la liberté de s’assembler, car nous
sommes toujours fort gênés, et cependant nous sommes bien recensés 40, dont
je vous enverrai la liste après les élections à la in de ce mois. Nous voudrions
aussi avoir la vôtre si vous pouvez nous la communiquer, avec la copie de
votre ode que vous nous avez promise, et la loge en payera les frais du port avec
grand plaisir. Elle vous salue en attendant, de même que vos vénérables loges.
J’attends aussi le détail de la fête que vous prépariez au roi, et la copie de
vos devises qui en augmenteront la beauté. Vous nous avez fait grand plaisir
aussi de nous détailler l’état des loges de Francfort, Hambourg, Copenhague.
L’ordre badin des Mopses que vous dîtes faire tort au nôtre ne doit pas nous
mettre en peine, il tombera plus tôt que le nôtre. Le frère Br. ne croit point que
le marquis d’Argens soit auteur des deux livres sur l’ordre 5 ; c’est un Anglais,
Anderson, à ce qu’on prétend, et mal traduits en français 6. On a aussi les
Francs-maçons dans la République ou leur Apologie contre l’ordonnance de
Leurs Excellences de Berne qui les interdit ; si je vous envoie quelque chose,
je le joindrai. Nous avons un orateur frère Vassero avocat, qui se ressent de
sa profession. Ses discours sont plus véhéments que celui à F. M., mais ils ont
beaucoup d’esprit. Peut-être vous en enverrai-je un ci-joint, si je puis l’avoir,
comme il me l’a promis, ou par ma première. 7

5
Les Constitutions de 1723 et de 1738.
6
S’agit-il de la première traduction de Kuenen ou de celle de La Tierce publiée à Francfort
en 1742 puis à Paris en 1747 ?
7
Archives privées de la famille Angliviel de La Beaumelle, document communiqué par
Hubert Bost qui a entrepris avec Claude Lauriol l’édition de la correspondance de La
Beaumelle à la Voltaire Foundation d’Oxford.

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Les religions et l’information (XVIe-XXIe siècles)

Dans le processus habermasien de production de l’espace public et


d’une autonomisation de la sphère publique, information et sociabilité
sont intimement liées. La Franc-maçonnerie est au cœur d’un processus de
communication 8. Au-delà des réseaux de correspondance maçonnique qui sont
sans équivalent dans la sphère de la sociabilité, que j’ai étudié par ailleurs et sur
lesquels je ne reviendrai pas dans cet article 9, il faut savoir que les francs-maçons
élaborent des projets de périodiques maçonniques qui restent pour l’essentiel à
étudier. Le Journal für die Freymaurer de Ignaz von Born, igure des Lumières
autrichiennes, est emblématique 10. Trimestriel, tiré à un millier d’exemplaire,
d’un prix de vente élevé – cinq Gulden – mais qui n’est pas un obstacle compte
tenu des moyens dont dispose le public visé, le Journal für Freymaurer paraît à
partir de 1784 pour un total de douze livraisons jusqu’en 1786. Le rédacteur
en chef en est le poète et censeur Aloys Blumauer. Joseph von Sonnenfels 11 s’est

8
Les processus de communication sont au cœur d’un récent appel à projets thématiques
SHS de l’Agence Nationale de la Recherche : « Formes et mutations de la communi-
cation  : processus, compétences, usages  », dans le cadre duquel nous développons
le programme CITERE  : Circulations, territoires et réseaux en Europe de l’âge
classique aux Lumières/ Communicating Europe: Early Modern Circulations, Territories
and Networks. La Franc-maçonnerie y fait igure d’interface entre des espaces d’infor-
mation qu’elle contribue à polariser et à intégrer en un espace européen des Lumières :
espace de l’information périodique – le siècle des gazettes et des journaux – espace
réticulaire du Refuge huguenot, espace des circulations savantes et érudites, espaces
de l’information diplomatique et consulaire.
9
Pierre-Yves Beaurepaire, L’Europe des francs-maçons (XVIIIe-XXIe siècle), Paris, Belin, Europe
& Histoire, 2002, 325 p.  ; L’espace des francs-maçons. Une sociabilité européenne au
 
XVIIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Histoire, 2003, 231 p. ; Le mythe de
l’Europe française. Diplomatie, culture et sociabilités au temps des Lumières, Paris, Autrement,
coll. « Mémoires », 2007, 304 p.
10
Pierre-Yves Beaurepaire, « Sociabilité maçonnique et réseaux intellectuels autour d’Ignaz
von Born, igure centrale de l’Aufklärung autrichienne », Wladimir Berelowitch et Michel
Porret (éd.), Réseaux intellectuels et sociabilité culturelle en Europe de 1760 à la Restauration,
actes du colloque de Genève-Coppet, 4-6 décembre 2003, Réseaux de l’esprit en Europe –
Des Lumières au xixe siècle – Actes du colloque international de Coppet (décembre 2003),
Genève, Droz, Collection « Recherches et rencontres », p. 31-40.
11
Né en 1732, Joseph von Sonnenfels est professeur de sciences politiques à Vienne en 1763.
Sa carrière s’inscrit dans le sillage des réformes entreprises par Marie-hérèse et Gerhard
van Swieten dont il est très proche. En 1772, il devient censeur, puis en 1779 assesseur de
la Commission de censure et d’éducation. À partir de 1777, il est rédacteur en chef de l’un
des principaux organes des Lumières autrichiennes, le Wiener Realzeitung. Comme son

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également fortement investi dans cette initiative qui rencontre un réel écho
dont témoignent les lettres que reçoit de tout l’Empire Born. Lui-même fait
paraître la planche inaugurale des loges d’exercice qu’il consacre aux Mystères
des Égyptiens, saisissant l’opportunité d’un thème attractif pour combattre
mythes et charlatans. Le Journal informe également ses lecteurs de l’actualité
maçonnique des États des Habsbourg et de l’étranger. Largement difusé dans
les loges, il est complété par des recueils de travaux scientiiques menés par des
francs-maçons – qui se recrutent très largement au sein des Universités et des
Lumières administratives et techniciennes – et destinés à compenser l’absence
d’académie des sciences à Vienne. Ils paraissent sous le titre Physikalischen
Arbeiten der Einträchtigen Freunde in Wien –  qui, sans faire référence à la
Franc-maçonnerie ne dissimule pas le lien avec la loge de Born, Zur wahren
Eintracht (À la véritable Harmonie) –, Travaux des amis de l’harmonie à Vienne,
trimestriel en deux volumes. Les contributions traitent aussi bien de botanique
que d’astronomie. On relève des descriptions géographiques, notamment de
la Sibérie, des travaux sur l’industrie du verre, sur le colibri, ou les fossiles.
Born cherche clairement à réunir des collaborateurs issus de tous horizons,
bien au-delà de ses propres sujets de prédilection. Avec ce double projet
éditorial, interne mais élargi à l’ensemble de l’espace maçonnique germano-
phone, externe en direction du monde académique et amateur, Ignaz von Born
articule étroitement espace maçonnique et espace public savant sans profaner la
sphère maçonnique. Il répond au projet d’un « Dictionnaire universel de tous
les arts libéraux et de toutes les sciences utiles » développé par Andrew Michael
Ramsay (1646-1743), disciple de Fénelon et continuateur du Télémaque avec
Les Voyages de Cyrus, promis à un beau succès, dans son célèbre Discours de
1737 et concrétisé par la Cyclopedia de Chambers, clairement soutenue par la
Royal Society et la Grande Loge de Londres dont le noyau dirigeant est peuplé

maître Gerhard van Swieten, Sonnenfels favorise à son tour la carrière dans les adminis-
trations d’État et notamment au sein de la Censure de jeunes intellectuels francs-maçons
– et bientôt membre des Illuminaten – issus de l’Université de Vienne et arrachés à l’orbite
jésuite  : c’est le cas de l’ex-jésuite Aloys Blumauer igure marquante des lettres et des
Lumières autrichiennes. Il adhère à Zur Wahren Eintracht dès 1782, dont il devient l’année
suivante le député maître. Il préside ainsi à la destinée de l’atelier aux côtés de Born,
association que l’on retrouve aussi au sein des Illuminaten. En 1797, Sonnenfels est élevé
au titre de baron d’empire ; il devient en 1810 Président de l’Académie des Beaux-Arts.

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Les religions et l’information (XVIe-XXIe siècles)

de Fellows of the Royal Society (FRS) 12. Signiicativement, en visite à Vienne,


Georg Forster, explorateur, savant, bibliothécaire, franc-maçon, membre des
Illuminaten et futur « jacobin » de la République de Mayence, peut alors écrire :
On ne peut que se réjouir de voir l’esprit des Lumières et la liberté de pensée
se répandre chaque jour davantage, même dans les pays catholiques… La
loge Zur wahren Eintracht est celle qui agit le plus en ce sens. Elle publie un
journal pour les francs-maçons dans lequel on parle de la foi, du serment, du
fanatisme, des cérémonies, en un mot où on parle de tout bien plus librement
qu’on ne le ferait chez nous en Basse-Saxe. Les meilleurs érudits de Vienne et
ses meilleurs poètes en font partie. On en a fait une société de scientiiques,
amants de la lumière et, surtout, libres de préjugés. 13

Information fermée et information ouverte ne sont pas incompatibles, elles


concourent sur des plans diférents et complémentaires à relayer les Lumières.
La Franc-maçonnerie n’est cependant pas réductible à la sociabilité des
Lumières, même si cet aspect a été privilégié depuis Maurice Agulhon. Il ne
faut pas oublier les travaux de Georg Simmel qui s’était eforcé d’articuler
sociabilité et secret 14. Or, la question de l’information permet ici également
d’interroger l’essence de l’ordre  : son rapport au secret. Quels que soient la
richesse et le dynamisme de la Maçonnerie mondaine et aristocratique au
xviiie siècle, la loge maçonnique est fondamentalement une société à secrets,
un culte à mystères (ceux d’Hiram) incompréhensible aux profanes – à ceux
qui restent au seuil du temple. Le public se délecte donc très tôt et jusqu’au
dernier opus de Dan Brown (Le symbole perdu) des récits de divulgation : Les
secrets de l’ordre des francs-maçons, devoilés & mis au jour par Monsieur P*** de
l’abbé Pérau (1745) inaugurent une longue liste de révélations qui sont des
profanations, mais dont on ne saurait sous-estimer la vanité, car le secret de

12
Comme on le sait l’Encyclopédie de Diderot – et de d’Alembert pour les premiers volumes –
est initialement conçue comme une traduction du succès éditorial de Chambers. En
revanche, malgré la légende, elle n’a pas d’origine ou de références maçonniques.
13
Georg Forster, Werke, Band 14, Berlin, 1978, p. 163.
14
Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, trad. de l’allemand par L. Gasparini, introduction
de J. Freund, Paris, PUF, 1991 ; Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, traduction
de l’allemand par Lilyane Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 1999 (1re éd. allemande 1908).
Lilyane Deroche-Gurcel, « La sociabilité : variations sur un thème de Simmel », in L’Année
sociologique, 1993, vol. 43, p. 159-188 ; Lilyane Deroche-Gurcel et Patrick Watier (dir.),
La Sociologie de Georg Simmel, Paris, PUF, 2002.

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l’initiation ne fait sens que pour celui qui a été reçu dans l’ordre. En réponse,
le livre maçonnique est un enjeu essentiel. D’une mémoire orale de l’ordre,
transmise d’initié à initié, on est passé à des rituels et des catéchismes écrits,
recopiés puis imprimés avec l’explosion numérique des efectifs et du nombre
de loges. La demande est très forte, au point que certaines loges comme à
Marseille dans les années 1750 ofrent aux nouveaux membres des exemplaires
de quelques-uns des écrits de divulgation les plus lus par le public profane,
où ils comprendront que « la franc-maçonnerie est une école de vertu et de
perfection morale », ce qui n’est pas sans poser un problème de fond. Le livre
maçonnique permet de formaliser les mythes et récits de fondation de l’ordre
et de difuser une mémoire commune de la Franc-maçonnerie  : Discours de
Ramsay, histoire de la confraternité des francs-maçons intégrée par James
Anderson aux Constitutions de la Grande Loge dans l’édition de 1738, largement
difusées par Louis-François de La Tierce (1699-1782), intermédiaire culturel
franco-allemand majeur et pourtant somme toute méconnu, dans son Histoire,
Obligations et Statuts de la Très Vénérable Confraternité des Francs-Maçons
publiée en français à Francfort-sur-le-Main chez François Varentrapp en 1742,
rééditée, contrefaite et largement traduite. La production d’un large corpus
iconographique, essentiel dans l’information des travaux de loge puisqu’il
décrit l’ordonnancement du temple nécessaire à une tenue maçonnique
régulière, les mots de semestre et de reconnaissance, complète le dispositif. À
cette information interne, s’articule une information externe en direction du
public. Les apologies de l’ordre se multiplient, écrites par quelques-unes des
meilleures plumes maçonniques comme Joseph Uriot, qui protestent de l’inno-
cence de l’ordre, non sans résultat – dans les années 1780, le lieutenant général
de police Lenoir en est convaincu à Paris, tout comme Marie Antoinette et
sa sœur Marie Caroline reine de Naples. Les francs-maçons n’hésitent pas à
publier des relations des fêtes qu’ils donnent à l’occasion de la naissance du
Dauphin, de la conclusion de traités de paix, ou de l’inauguration des hôpitaux,
hospices et fondations charitables qu’ils ont inancés à Stockholm et Londres.
Cette politique de publication témoigne de leur quête de légitimité, complétée
par l’agrégation à l’ordre de protecteurs princiers et aristocratiques, et de leur
volonté d’aicher leur utilité publique. Après la défaite de l’amiral de Grasse
à la bataille des Saintes face à la Royal Navy, la levée de fonds que les francs-
maçons français de la loge parisienne de la Candeur projettent pour armer un
navire de ligne, Le Franc-maçon qui aurait été ofert à la Marine royale au même
titre que ceux inancés par exemple par les États de Bourgogne, ou suite aux

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Les religions et l’information (XVIe-XXIe siècles)

tremblements de terre qui frappent l’Italie méridionale et la Sicile, témoigne de


la même volonté d’investir l’espace public.
Mais la loge maçonnique est dans le même temps stigmatisée par les détrac-
teurs de l’ordre comme une société secrète –  par opposition à la société à
secrets – passée maître dans l’art de tisser sa toile – image de l’araignée qu’on
retrouve dans le ilm Forces occultes sous le régime de Vichy 15 –, pour difuser
entre ses membres une information rapide, secrète et mortifère, et la mettre au
service des machinations et des complots – les supérieurs inconnus de l’ordre
selon l’expression du temps, identiiés pour les tenants des Lumières radicales
– Bode et Nicolaï – aux jésuites et pour les contre-Lumières aux Illuminaten
–  caricaturés en Illuminés de Bavière  – ou aux «  jacobins  » européens 16. Il
s’agit donc de dévoiler le secret des francs-maçons, d’éclairer le public. On
n’est plus ici dans le récit de divulgation qui est plus curieux qu’hostile, mais
dans le registre du discours victimaire étudié par le philosophe René Girard
dans Le Bouc émissaire. L’information-révélation devient l’antidote au poison
de l’information secrète qui se propage dans des circuits parallèles à la vitesse
du luide électrique, selon l’expression de Jean-Pierre-Louis de La Roche du
Maine, marquis de Luchet (1740-1792).
Dès 1789, soit avant l’abbé Barruel (1741-1820) et ses volumineux Mémoires
pour servir à l’histoire du jacobinisme publiés à Hambourg chez Pierre-François
Fauche en 1798-1799 en cinq volumes, Luchet montre comment les réseaux de
correspondance de l’ordre, ses instruments de gestion de la mobilité sont mis
au service des Illuminaten.
Ces Cercles ont des voyageurs anonymes. Ce sont ordinairement des hommes
d’un extérieur simple, espèce de Gens de Lettres afectant la philanthropie. Ils
vont épier les secrets des Cours, des Collèges, des Tribunaux, des Chanceliers,
des Consistoires, des Familles, & reviennent enrichir les Cercles d’un amas
de délations, de notes sur le caractère des Gens en place, sur les foiblesses
des Princes ; ils révèlent les occupations & les défauts des Philosophes, qu’ils
appellent les ennemis ; les murmures imprudens, mais inévitables, de ceux qui

15
Dans les fantasmes largement répandus sur les réseaux maçonniques, la fascination
qu’exercent les tuyaux et circuits occulte la réalité des échanges qui s’y insère vraiment.
16
Ces derniers se considérant le plus souvent comme patriotes. Voir en dernier lieu, Philippe
Bourdin, L’Europe des « patriotes » des années 1770 à la Révolution française, Paris, PUF,
2010, 247 p.

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Informer sans profaner. Les stratégies de publication des francs-maçons au XVIIIe siècle

se voient constamment oubliés, les plaisanteries déplacées, sans doute, mais


nullement séditieuses, dont aucun Gouvernement n’est à l’abri, les projets
d’avancement des pères pour les ils, ou de chaque individu pour arriver à un
meilleur sort ; les plans politiques d’agrandissement ou d’association.
Tout est mis sous les yeux du Cercle qui, proitant des odieux résultats de cette
ténébreuse inquisition, apprend ainsi à connoître les objets de ses prédilections
ou de ses vengeances ; qui doit être desservi ou préconisé ; que l’on doit élever
ou perdre, ou du moins ceux dont il faut se déier ou cultiver les fanatiques
dispositions. 17

Et le marquis de Luchet de préciser les dispositifs d’information secrète mis


en œuvre par les cercles :
Chaque membre d’un cercle appartient également à tous les autres, de sorte
qu’un Vénitien arrivant pour la première fois à Breslau, introduit dans le
cercle de cette ville, est admis aux mêmes secrets que ceux qui le composent
depuis dix ans, & se trouve aussi intimement lié que s’il avoit la même patrie
& les habitudes nées dans l’âge heureux de l’innocence.
Ces cercles sont donc les points de correspondance, les fanaux posés sur cette
mer d’iniquité ; & pour faire mieux saisir cette chaîne invisible, j’entrerai
dans un détail plus circonstancié. Francfort sur le Mein, par exemple, instruit
Mayence, Darmstadt, Neuwied, Cologne, Weimar. Weimar éclaire Cassel
– où réside le marquis de Luchet –, Gottingen, Wetzlar, Brunswick, Gotha.
Gotha porte sa lumière à Erfurt, à Leipsick, à Halle, à Dresde, à Dessau.
Dessau se charge de Torgau, de Vittemberg, de Mecklembourg, de Berlin.
Berlin communique avec Stettin, Breslau, Francfort sur l’Oder. Francfort
prend soin de Konigsberg & des villes de la Prusse. En suivant cette échelle ;
on voit clairement qu’il y a des liens assez resserrés entre Mayence & la
Pologne, & que tout un pays est bientôt connu dans ses parties les plus cachées
Que le Lecteur maintenant attende cette communication de Royaume à
Royaume, & qu’il suppose un centre où aboutiroient les plans de ceux qui
administrent l’Europe  ; on voit alors quels sont les véritables maîtres de
chaque pays.

Luchet évoque encore des «  connoissances, dérobées aux Rois comme


aux Particuliers [qui] circulent comme par un il électrique  ». L’idée d’une
communication éclair entre le « cerveau » de la conjuration et ses exécutants

17
Jean-Pierre-Louis de Luchet, Essai sur la secte des Illuminés, Paris, 1789, p. 42-43.

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Les religions et l’information (XVIe-XXIe siècles)

deviendra par la suite l’un des topoi du discours antimaçonnique, l’abbé Barruel


reprenant à son compte l’expression du marquis de Luchet. L’ancien Constituant
Jean-Joseph Mounier (1758-1806) écrit à ce propos dans De l’inluence attribuée
aux philosophes aux franc-maçons et aux illuminés, sur la révolution de France :
« S’il faut croire les écrits de M. Robison 18 et de M. Barruel, les systèmes de
Weishaupt 19 se répandirent avec la rapidité du luide électrique ; et la France
entière fut illuminée, puisque tous les Ordres de l’État voulurent limiter le
pouvoir du monarque, par une charte constitutionnelle. » 20

En conclusion, l’information maçonnique n’est donc pas seulement une


information fermée, dont les circuits seraient isolés par rapport à la sphère
profane pour réduire les risques d’intrusion. Elle est certes l’armature de la
République universelle des francs-maçons, ce «  passeport pour la lumière  »
décrit par Joseph de Maistre, alors pénitent et franc-maçon, mais il s’agit aussi
d’une information semi-ouverte voire délibérément ouverte sur l’espace public
pour tenter de l’informer de manière bienveillante sur l’ordre comme école de
perfection morale et de vertu. Il s’agit encore d’une contre-information, lorsque
l’ordre doit faire face à ses détracteurs qui l’accusent de comploter contre la
société des princes et d’avoir abrité les conspirations des Lumières radicales
(Illuminaten) aux jacobins.

Pierre-Yves Beaurepaire
Université de Nice-Sophia Antipolis & IUF

18
John Robison (1739-1805), ancien franc-maçon, Professeur d’histoire naturelle à
l’Université d’Édimbourg, secrétaire-général de la Royal Society, auteur des fameuses Proofs
of a Conspiracy against all the religions and governments of Europe, Carried on in the secret
meetings of Freemasons, Illuminati and Reading societies, collected from good authorities
(Preuves d’une conspiration contre toutes les religions et les gouvernements d’Europe fomentée
dans les assemblées secrètes des francs-maçons, illuminés et les sociétés de lecture, obtenues de
bonnes sources) en 1797.
19
Adam Weishaupt, professeur à Ingolstadt, fait igure de fondateur de l’ordre des Illuminaten.
20
Jean-Joseph Mounier, De l’inluence attribuée aux philosophes, aux francs-maçons et aux
illuminés, sur la Révolution de France, Tübingen, Cotta, 1801, p. 226.

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