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1. Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857), OC II, 333. On trouve le même passage
repris dans le texte sur Théophile Gautier paru en 1859 avec la variante
« déchéance » au lieu de « défaillance », OC II, 113.
2. W. Benjamin, Charles Baudelaire , un poète lynque à l'apogée du capitalisme , tra-
duction J. Lacoste, Petite Bibliothèque Payot, 1 982. Dans ce livre sont rassem-
blées les principales études de Benjamin sur Baudelaire : Le Paris du second
Empire chez Baudelaire (1938), Sur quelques thèmes baudelaińens (1939),
Fragments sur Baudelaire (Zentralpark). Il faut ajouter les multiples extraits sur
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trer attentif à Tinté ret que Baudelaire a toujours porté au social et au poli-
tique. Cet intérêt traverse son œuvre de part en part et, pour reprendre
encore une expression de Benjamin, se donne à lire en des « thèmes bau-
delairiens », qui sont comme des thèmes ou des motifs musicaux et poé-
tiques, mais qui sont aussi autant de traits caractéristiques dépeignant la
société de son temps. Ce en quoi Baudelaire fait aussi œuvre de socio-
logue, même si tel n'est évidemment pas son objectif premier.
Baudelaire que contiennent les textes rassemblés dans Paris capitale du XIXe siècle.
Le livre des passages, trad. J. Lacoste, Éditions du Cerf, 1 989, et la correspondance
avec Horkheimer et Adorno pendant ces années.
3. A. Comte, « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants »
(1825), Du pouvoir spińtuel, Le Livre de poche, coll. Pluriel, 1978, p. 234.
4. E. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique (1895), PUF, 1981, p. 15.
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seur, et du « virus du précurseur », une critique que Ton peut dire déci-
sive. Il a montré combien cette notion était aberrante tant sur le plan his-
torique qu'épistémologique puisqu'elle extrait les concepts de leur
contexte et les penseurs de leur environnement culturel 8. Il ne s'agit pas
de réduire pour autant l'œuvre de Baudelaire à ce que Roger Caillois
nomme « une sorte de sociologie littéraire », dans laquelle le lecteur appré-
hende les démarches sociales de l'imagination 9, mais où la force inter-
prétative de la dimension poétique elle-même n'est pas prise en compte.
Mais on peut reconnaître au poète une position privilégiée dans l'appré-
hension de ce qui l'entoure et, singulièrement, des mutations encore peu
perceptibles qui sont en train de se produire. Comme l'écrit Jean
Starobinski : « La parole poétique se situe dans l'intervalle qui sépare le
savant et cette nature énigmatique dont les pulsions doivent être déchif-
frées. Le poète est comparable au rêveur éveillé, ou au rêveur endormi ;
mais il est doué plus que les autres hommes du pouvoir de manifester la
vie affective, privilège qui fait de lui [...] un médiateur entre l'obscurité
de la pulsion et la clarté du savoir systématique et rationnel. » 10 Interprète
d'une bouche d'ombre, le poète « énonce sous une forme figurée le sens
que le savant voudra formuler en clair ».
Comment expliquer cette rencontre entre l'art et la science ? À propos
du sentiment d'immortalité qu'on trouve au centre d'une monographie du
médecin Jules Cotard sur le « délire des négations » (1882), et dans le
poème de Baudelaire Les Sept Vieillards , Jean Starobinski a montré com-
ment le poète découvre à l'intérieur de lui une expérience plus générale dont
il nous offre « l'emblème » et qu'il se montre capable de transmettre n.
La rencontre que Jean Starobinski souligne entre la poésie et la psycho-
pathologie est du même ordre que celle qui se produit avec la sociologie.
Jamais « dépolitiqué » en dépit de ce qu'il écrit à Ancelle en mars 1851, tou-
jours « repris de curiosité et de passion » à chaque question grave 12,
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À travers ses charges, ses ruptures, ses volte-face, son recours à l'allégorie,
l'écriture baudelairienne est en elle-même une façon de dire que les iden-
tités politiques, les rôles sociaux « disponibles », les choix qu'ils supposent
en ce milieu du XIXe siècle ne sont pas satisfaisants et qu'il appartient au
poète d'en forger de nouveaux, aussi surprenants et contradictoires qu'ils
paraissent. C'est dire que si on peut voir en Baudelaire un « sociologue de
la modernité », l'écriture poétique est tout entière partie prenante dans
cette entreprise et qu'elle est constitutive de sa force exceptionnelle.
Cela dit, et sans jamais oublier la forme artistique qu'ils prennent, on
peut repérer dans la poésie baudelairienne un certain nombre de
« thèmes » qui font écho aux thèses des grands penseurs de la sociologie
du XIXe et du XXe siècles.
15. P. Bourdieu, Les Règles de Vart ' Genèse et structure du champ littéraire , Points-
Seuil, 1998, p. 108.
16. T.-J. Clark, The Absolute Bourgeois, Artists and politics in France 1 848- 185 L
Londres, Thames and Hudson, 1973. trad, française : Le Bourgeois absolu, Les
artistes et la politique en France de 1848 à Ì#5LVilleurbane, Art édition, 1992.
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« part maudite » 23. Mais le type du dandy baudelairien est plus complexe.
Son luxe n'est jamais ostentatoire, son élégance est ascétisme. Figure
proche du bourgeois par son habit noir moderne, le dandy est en même
temps présenté comme un type éternel et universel. Il donne à voir en
négatif la société à laquelle il appartient et dont il se sépare comme une
société du travail et de l'utilitarisme, mais son oisiveté confine au spiri-
tualisme et au stoïcisme. Elle est une éthique, mais une éthique person-
nelle qui ne peut se réduire à l'appartenance à un groupe 24.
Quant à l'habit noir que le dandy revêt, il est donc non seulement un
habit bourgeois, mais un habit démocratique puisqu'il efface les diffé-
rences. Or comment Baudelaire évalue-t-il la société démocratique ?
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34. Fusées , OC I, 665-667 (Claude Pichois indique en note que, à la fin du texte, le
mot tnstesse est écrit au-dessous de colère. Baudelaire n'a biffé aucun des deux
mots. Tristesse est cerclé par lui).
35. Voir sur ce point les analyses de Claude Lefort dans UInvention démocratique ,
Fayard, 1981 et Essais sur le politique , Le Seuil, 1986.
36. Edgar Poe , sa vie et ses œuvres (1856), OC II, 297.
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faire des actions basses, se livrer à la crapule » 37. On sait que c'est en par-
ticulier à partir de ce texte que Benjamin développera sa thématique de la
perte de l'aura à l'ère de la reproductibilité technique 38. La jouissance, le
sadisme se mêlent au désenchantement pour permettre une posture nou-
velle qui ne se réduit pas au dandysme puisqu'elle est beaucoup plus active
et entreprenante.
L'ensemble de ce dernier texte, sans doute écrit dans les années 1860,
fut recopié par Nietzsche avec la mention : effrayant ( haarsträubend ) 39.
37. Le Spleen de Paris, OC I, 332. Voir aussi Fusées , OCI, 659. Dans ce dernier texte
en revanche, aucune ouverture n'apparaît.
38. W. Benjamin, « L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique » (1935),
dans Œuvres , Gallimard, Folio essais, 2000, t. 3, p. 75 et p. 276 pour la version
de 1938. Voir aussi « Petite histoire de la photographie », ibid, t. 2, p. 307-312
en particulier, et Baudelaire , op. cit. p. 205-207.
39. F. Nietzsche, Fragments posthumes , automne 1887-mars 1888, trad. P. Klossowski,
Gallimard, 1976, p. 279.
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40. K. Marx, F. Engels, Manifeste du parti communiste , IIe partie, Éd. sociales, 1966,
p. 63
41. K. Marx, Fondements de la critique de l'économie politique, 1. 1, Éd. Anthropos, 1967,
p. 366.
42. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel (note ajoutée en 1968), Gallimard,
p. 437.
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La foule
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delairienne tend d'après Roger Caillois à « intégrer dans la vie les postu-
lations que les romantiques se résignaient à satisfaire sur le seul plan de
l'art ». Cette entreprise appartiendrait donc au domaine du mythe « qui
signifie toujours un accroissement du rôle de l'imagination dans la
vie » 79, mythe que, pour Caillois, les romantiques n'auraient pu consti-
tuer.
Or la ville n'est pas un décor, aussi puissant soit-il. Elle n'est pas seu-
lement le sujet (ou l'objet) de mythes et d'épopées. En 1903, Georg
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son retour réitéré, comme dans son changement, la mode, à la fois éter-
nelle et toujours nouvelle, est constitutive de la modernité.
La modernité
Car que cherche l'artiste, ce solitaire, dans la foule ? Il s'agit pour lui de
« dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'histo-
rique » 93. Avec cette célèbre formulation concernant la dualité de la beauté,
Baudelaire introduit la notion de « modernité » qu'il définit comme « le
transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est
l'éternel et l'immuable » 94 . C'est au poète qu'il appartient d'en tirer la
beauté mystérieusement contenue pour qu'elle soit « digne de devenir anti-
quité ». La modernité apparaît comme un élément passager et à chaque
moment redéfini par l'actuel, car l'actuel n'est pas moins récurrent que la
mode. Comme l'a montré Hans R. Jauss, à chaque nouvelle apparition du
mot « moderne », s'est manifestée la conscience d'un passage de l'ancien au
nouveau, à « chaque fois s'oppose à l'expérience toujours renouvelée de la
modernité l'image historique qu'une époque se fait d'elle-même » 93. Mais,
en dépit des ambiguïtés de Baudelaire, de ses hésitations à définir la moder-
nité avec ou contre le romantisme 96, il est celui qui en fixe le sens et il est
donc légitime, souligne H. R. Jauss, de faire remonter à Baudelaire notre
préconception de la modernité 97. La modernité qu'il revendique est, en
effet, beaucoup plus que la simple opposition à l'ancien ou au classique.
Puisque le beau est toujours constitué de deux éléments, le fugitif ne s'op-
pose pas à l'éternel, il en constitue pour ainsi dire la condition de possibi-
lité, et doit être arraché à l'époque pour produire le beau éternel. C'est pour-
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quoi la mode en est le noyau, contingent dans son contenu, mais nécessaire
dans son existence. Dès le Salon de 1845 , Baudelaire donne pour tache au
vrai peintre « d'arracher à la vie actuelle son côté épique et de nous faire
comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes
grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies ». Le Salon de
1846zvec la description de « l'héroïsme de la vie moderne » et Le Peintre
de la vie moderne (1863) poursuivent tout particulièrement ce pro-
gramme. Le choix de la modernité, loin de se contenter de suivre le cours
du temps, engage, comme le note Michel Foucault, une attitude volon-
taire et difficile à l'égard du présent. Cette volonté - non exempte d'iro-
nie - d' héroïser le présent est aussi, selon Foucault, rapport à établir à
l'égard de soi-même : dandysme, ascétisme, « jeu de la liberté avec le réel
pour sa transfiguration » dont le lieu, pour Baudelaire, n'est pas la société
ou le corps politique mais l'art 98. Cette tâche, véritable ethos philoso-
phique qui astreint l'homme moderne à s'élaborer lui-même est ancrée,
pour Foucault, dans l'héritage de la philosophie des Lumières.
On comprend ainsi pourquoi Adorno, se donnant avec Horkheimer
pour objectif de montrer comment la raison (Aufklärung s'est renversée
en domination et a radicalisé la terreur mythique, a pu insister sur la
transformation de sens du concept de nouveau chez Baudelaire. « Le culte
du nouveau et, par conséquent, l'idée de modernité est une révolte contre
le fait qu'il n'y a plus rien de nouveau » ". Aux yeux d'Adorno, l'idée de
nouveau devient alors aussi fantasmagorique que le sont les lueurs que
perçoit l'œil fermé quand il reçoit un choc. Et si la poésie de Baudelaire
est remplie de ces lueurs fulgurantes, le nouveau, dans sa brusque appari-
tion, n'est bientôt plus que « retour inéluctable de l'ancien, assez compa-
rable aux névroses traumatiques », ou expression de l'archaïque. La
modernité se vide de ses qualités pour n'être plus sensible qu'aux pures -
et fortes - quantités. L'appel systématique à la nouveauté, corrélatif de
l'abolition de toute distance que décrit Benjamin dans le fascisme, ne
devient selon Adorno « mal absolu que lorsqu'il fait partie de l'organisa-
tion totalitaire où disparaît la tension entre l'individu et la société - qui
un jour produisit le nouveau » 10°.
98. M. Foucault, « Qu'est-ce que les Lumières ? » (1984), Dits et écrìts (1954-1988),
Gallimard, 1994, t. IV, p. 568-569.
99. Adorno, Minima Moralia (1955A Pavot, 1991, p. 218.
100.Adorno, op. cit., p. 221.
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Françoise COBLENCE
Université de Picardie Jules Verne
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