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Baudelaire, sociologue de la modernité

Author(s): Françoise Coblence


Source: L'Année Baudelaire , 2003, Vol. 7, Baudelaire, du dandysme à la caricature (2003),
pp. 11-36
Published by: Honoré Champion

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/45073560

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Baudelaire, sociologue de la modernité

Baudelaire sociologue ? La formulation sonnerait-elle comme un oxy-


more sacrilège pour celui qui affirmait : « La poésie ne peut pas sous peine
de mort ou de défaillance, s'assimiler à la science ou à la morale ; elle n'a
pas la Vérité pour objet, elle n'a qu'Elle-même. Les modes de démonstra-
tion de vérité sont autres et sont ailleurs.1 » Certes, la sociologie ne pré-
tend pas avoir la Vérité pour objet, mais elle prétend néanmoins à une
certaine scientifiche. L'impassibilité de « l'humeur démonstrative », que
Baudelaire juge incompatible avec les diamants et les fleurs de la muse, ne
peut lui être totalement étrangère. Même s'il arrive à Baudelaire d'être
moins virulent dans sa condamnation d'un art « utile », voire de dénon-
cer, à propos des chansons de Pierre Dupont, « la puérile utopie de l'art
pour l'art », on ne saurait en faire le tenant d'une poésie doctrinaire ou
même seulement sociale.
Cependant, il y a bien des manières de faire de la sociologie. À la suite
des magistrales études de Walter Benjamin, qu'il projetait de réunir sous
le titre de « Charles Baudelaire, un poète lyrique à l'apogée du capita-
lisme » 2, il est devenu assez courant, pour ne pas dire banal, de se mon-

1. Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857), OC II, 333. On trouve le même passage
repris dans le texte sur Théophile Gautier paru en 1859 avec la variante
« déchéance » au lieu de « défaillance », OC II, 113.
2. W. Benjamin, Charles Baudelaire , un poète lynque à l'apogée du capitalisme , tra-
duction J. Lacoste, Petite Bibliothèque Payot, 1 982. Dans ce livre sont rassem-
blées les principales études de Benjamin sur Baudelaire : Le Paris du second
Empire chez Baudelaire (1938), Sur quelques thèmes baudelaińens (1939),
Fragments sur Baudelaire (Zentralpark). Il faut ajouter les multiples extraits sur

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trer attentif à Tinté ret que Baudelaire a toujours porté au social et au poli-
tique. Cet intérêt traverse son œuvre de part en part et, pour reprendre
encore une expression de Benjamin, se donne à lire en des « thèmes bau-
delairiens », qui sont comme des thèmes ou des motifs musicaux et poé-
tiques, mais qui sont aussi autant de traits caractéristiques dépeignant la
société de son temps. Ce en quoi Baudelaire fait aussi œuvre de socio-
logue, même si tel n'est évidemment pas son objectif premier.

Le terme de « sociologie » a été créé en 1839 par Auguste Comte


dans le Cours de philosophie positive pour désigner ce qu'il appelle aussi
« physique sociale », c'est-à-dire une science qui se donne pour objet
l'étude des phénomènes sociaux considérés dans leur spécificité, et en
tant qu'ils sont « assujettis à des lois naturelles invariables 3 ». On
conçoit d'emblée que le Catéchisme positiviste et la religion du Progrès
ne pouvaient qu'être aux antipodes des idées de Baudelaire. Pas davantage
ne tro uvera- t-on dans l'œuvre du poète un éclairage sur les faits sociaux
considérés « comme des choses », suivant la formule célèbre de
Durkheim 4. Dans quelle mesure alors l'œuvre de Baudelaire rencontre-
t-elle la sociologie ?
Il n'est évidemment pas question d'entrer dans les détails des débats
sur la naissance et les fondateurs de la sociologie, la pluralité de ses tradi-
tions ou ses méthodes. À la mesure peut-être de la crise de la société, la
sociologie est régulièrement « en crise », ces débats sont récurrents et par-
tagent son champ en définissant différemment son objet et renouvelant
ses objectifs. Les partisans d'une sociologie objective et explicative se sont
opposés à ceux d'une sociologie compréhensive et interprétative, sou-
cieuse de toujours distinguer les faits et les valeurs (Max Weber) ; on a
pu distinguer une sociologie critique et une sociologie fonctionnaliste
(A. W. Gouldner), ou une sociologie marxiste et historique, qui dégé-
nère en idéologie, et une sociologie américaine empirique (R. Aron).

Baudelaire que contiennent les textes rassemblés dans Paris capitale du XIXe siècle.
Le livre des passages, trad. J. Lacoste, Éditions du Cerf, 1 989, et la correspondance
avec Horkheimer et Adorno pendant ces années.
3. A. Comte, « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants »
(1825), Du pouvoir spińtuel, Le Livre de poche, coll. Pluriel, 1978, p. 234.
4. E. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique (1895), PUF, 1981, p. 15.

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Au-delà de ces clivages, je retiendrai ici la définition proposée par


Raymond Aron de la sociologie comme « étude qui se veut scientifique du
social en tant que tel ». Selon cet auteur, la sociologie au XIXe siècle
marque « un moment de la réflexion des hommes sur eux-mêmes, celui où
le social en tant que tel est thématisé, avec son caractère équivoque, tantôt
relation élémentaire entre les individus, tantôt entité globale » 5. Pour
Raymond Aron, l'exposition de la sociologie moderne entendue comme
diagnostic du présent aboutit à une galerie de « portraits intellectuels », et
il importe peu de savoir si cette galerie est plutôt constituée de philosophes
ou de sociologues 6. Parmi les « fondateurs », R. Aron fait émerger des
traits dominants : il retient chez Auguste Comte la primauté du fait indus-
triel, chez Marx celle du fait capitaliste, et chez Tocqueville celle du fait
démocratique. Or on peut souligner que ces trois dimensions de la société
du XIXe sont explicitement présentes dans l'œuvre de Baudelaire, même si
ce dernier n'en fait pas l'objet d'une étude spécifique ou frontale. Car si on
insiste, suivant en cela Claude Lefort, à la fois sur la part de méconnais-
sance que comporte toute œuvre prétendue de connaissance, et sur la
dimension nécessairement interprétative de la sociologie, on sera tenté de
trouver dans les œuvres « qui portent la marque d'interprétations singu-
lières » une contribution à la tentative de compréhension de la nature du
lien social, et ceci quelle que soit la nature « scientifique » ou non de ces
œuvres 7 . En définitive, si c'est bien la réflexion sur ce lien qui est l'objet
de la sociologie, l'œuvre de Baudelaire offre un incomparable terrain de
questionnement, d'élaboration. Elle est un miroir où émergent aussi bien
les dimensions reconnues de la société (pour simplifier : industrielle, capi-
taliste, démocratique) que les thèmes qui apparaissent à la fin du siècle chez
des écrivains comme Taine ou Zola, Tarde ou Le Bon, et seront ceux
d'une génération suivante (et de Simmel tout particulièrement, mais aussi
de Caillois, Canetti, Adorno ou même Foucault) : la grande ville, la foule,
la mode et, bien entendu, la notion centrale de modernité.
Qu'on le comprenne bien : il n'est nullement question de voir en
Baudelaire un précurseur de la sociologie du début du XXe siècle. Georges
Canguilhem, à la suite d'Alexandre Koyré, a fait de la notion de précur-

5. R. Aron, Les Étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967, p. 16.


6. Ibid., p. 17.
7. C. Lefort, article « Sociologie », Encyclopaedia Universalis.

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seur, et du « virus du précurseur », une critique que Ton peut dire déci-
sive. Il a montré combien cette notion était aberrante tant sur le plan his-
torique qu'épistémologique puisqu'elle extrait les concepts de leur
contexte et les penseurs de leur environnement culturel 8. Il ne s'agit pas
de réduire pour autant l'œuvre de Baudelaire à ce que Roger Caillois
nomme « une sorte de sociologie littéraire », dans laquelle le lecteur appré-
hende les démarches sociales de l'imagination 9, mais où la force inter-
prétative de la dimension poétique elle-même n'est pas prise en compte.
Mais on peut reconnaître au poète une position privilégiée dans l'appré-
hension de ce qui l'entoure et, singulièrement, des mutations encore peu
perceptibles qui sont en train de se produire. Comme l'écrit Jean
Starobinski : « La parole poétique se situe dans l'intervalle qui sépare le
savant et cette nature énigmatique dont les pulsions doivent être déchif-
frées. Le poète est comparable au rêveur éveillé, ou au rêveur endormi ;
mais il est doué plus que les autres hommes du pouvoir de manifester la
vie affective, privilège qui fait de lui [...] un médiateur entre l'obscurité
de la pulsion et la clarté du savoir systématique et rationnel. » 10 Interprète
d'une bouche d'ombre, le poète « énonce sous une forme figurée le sens
que le savant voudra formuler en clair ».
Comment expliquer cette rencontre entre l'art et la science ? À propos
du sentiment d'immortalité qu'on trouve au centre d'une monographie du
médecin Jules Cotard sur le « délire des négations » (1882), et dans le
poème de Baudelaire Les Sept Vieillards , Jean Starobinski a montré com-
ment le poète découvre à l'intérieur de lui une expérience plus générale dont
il nous offre « l'emblème » et qu'il se montre capable de transmettre n.
La rencontre que Jean Starobinski souligne entre la poésie et la psycho-
pathologie est du même ordre que celle qui se produit avec la sociologie.
Jamais « dépolitiqué » en dépit de ce qu'il écrit à Ancelle en mars 1851, tou-
jours « repris de curiosité et de passion » à chaque question grave 12,

8. G. Canguilhem, « L'objet de l'histoire des sciences », Études d'histoire et de philo-


sophie des sciences* Vrin, 1970, p. 21.
9. R. Caillois, « Paris, Mythe moderne » (1937), dans Le Mythe et l'homme* Gallimard,
Folio, 1998, p. 155-156.
10. J. Starobinski, La Relation critique* Gallimard, 1970, p. 267-268.
ll.J. Starobinski, « L'immortalité mélancolique », Le Temps de la réflexion* Gallimard,
1982, p. 250-251.
12. Lettre à Nadar, 16 mai 1859, CPU* 578.

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Baudelaire situe au cœur de son oeuvre l'évaluation de la démocratie, le


rapport au despotisme et au socialisme. Il convoque ouvriers, dandys et
bourgeois ; il peint la pauvreté, la solitude, la misère, l'anonymat de la
grande ville ; il forge enfin la notion de modernité et, avec l'héroïsme de
la vie moderne, donne à la réflexion sociologique la sensibilité qui
pourra être la sienne à la foule, à la mode et au maquillage, aux femmes,
aux couleurs, à l'ennui, au rythme, à l'intensité, aux formes. Ces
« thèmes baudelairiens » ne constituent évidemment pas à proprement
parler les entrées d'un vocabulaire de la sociologie actuelle. Ils en croi-
sent cependant de nombreuses notions, et leur déploiement constitue
une interprétation extraordinairement aiguë et critique de la société
moderne, c'est-à-dire d'une société industrielle qui est en train de deve-
nir une société de masse. C'est ce tournant que Baudelaire perçoit, et
qu'il déplore et explore tout ensemble, car son jugement n'est ni objec-
tif », ni uniforme.
Au-delà de la forme de l'interprétation que prend nécessairement une
pensée sociologique critique, il y aurait du reste d'autant moins de sens à
regretter que Baudelaire ne propose pas de ce tournant une étude « objec-
tive » qu'il contribue précisément à nous montrer dans l'objectivité un
préjugé de la culture. Par ailleurs, pour ce poète grand lecteur de rhéto-
rique, de philosophie politique, des socialismes utopiques, pour ce
contempteur des systèmes et des doctrines, l'écriture dans laquelle se for-
mulent ses critiques ou ses réflexions fait partie intégrante du propos.
Walter Benjamin rapporte la formulation de Claudel sur le style de
Baudelaire : mélange de style racinien et du style journalistique de son
temps. Le mélange du vocabulaire lyrique et des charges linguistiques
d'un vocabulaire prosaïque font des Fleurs du Mal le premier livre à avoir
utilisé des mots de provenance urbaine dans la poésie 13. Ici geste lin-
guistique et geste sociologique sont indissociables. Comme le remarque
encore si bien Yves Bonnefoy, le passage de la rêverie et de la flânerie à
l'expérience du choc est commun à la poésie et à la ville. Chez Baudelaire,
les mots ne sont pas des idées, ou ne sont plus de simples idées, mais ils
sont de pleines réalités ouvertes aux coups des huissiers à la porte, au
vacarme des rues, aux odeurs de la mort, aux misères de la prostitution l4.

13. W. Benjamin, Charles Baudelaire..., op. cit. p. 143.


14. Y. Bonnefoy, « La Septième face du bruit », Europe , n°760-76l, 1992, p. 14-1 5.

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À travers ses charges, ses ruptures, ses volte-face, son recours à l'allégorie,
l'écriture baudelairienne est en elle-même une façon de dire que les iden-
tités politiques, les rôles sociaux « disponibles », les choix qu'ils supposent
en ce milieu du XIXe siècle ne sont pas satisfaisants et qu'il appartient au
poète d'en forger de nouveaux, aussi surprenants et contradictoires qu'ils
paraissent. C'est dire que si on peut voir en Baudelaire un « sociologue de
la modernité », l'écriture poétique est tout entière partie prenante dans
cette entreprise et qu'elle est constitutive de sa force exceptionnelle.
Cela dit, et sans jamais oublier la forme artistique qu'ils prennent, on
peut repérer dans la poésie baudelairienne un certain nombre de
« thèmes » qui font écho aux thèses des grands penseurs de la sociologie
du XIXe et du XXe siècles.

L ' artiste , le dandy , le bourgeois

Pierre Bourdieu a montré dans la candidature de Baudelaire à


l'Académie française un acte parfaitement sérieux et parodique à la fois.
« Par une décision mûrement délibérée [...] et vouée à apparaître aussi
bizarre, voire scandaleuse à ses amis du camp de la subversion qu'à ses
ennemis du camp de la conservation, Baudelaire défie tout l'ordre litté-
raire établi. [...] Par cette anomie, il institue le nomos de l'univers para-
doxal que sera le champ littéraire parvenu à la pleine autonomie » 15. Nul
mieux que Baudelaire n'a perçu les liens entre les transformations de
l'économie et de la société et les transformations de la vie artistique et lit-
téraire qui placent les prétendants au statut d'écrivains en face de l'alter-
native entre la vie de bohème, sa misère - et ses poncifs - ou la soumis-
sion au « goût bourgeois ».
Mais si l'opposition de l'artiste au bourgeois est un topos de la bohème
de l'époque 1 , la spécificité baudelairienne se marque dans son écart avec
ce topos. Il ne s'agit pas uniquement pour lui de ridiculiser le bourgeois ce
dernier vestige du Moyen-Age, cette « ruine gothique ». Comme il l'écrit

15. P. Bourdieu, Les Règles de Vart ' Genèse et structure du champ littéraire , Points-
Seuil, 1998, p. 108.
16. T.-J. Clark, The Absolute Bourgeois, Artists and politics in France 1 848- 185 L
Londres, Thames and Hudson, 1973. trad, française : Le Bourgeois absolu, Les
artistes et la politique en France de 1848 à Ì#5LVilleurbane, Art édition, 1992.

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de Daumier, Baudelaire a lui-même connu et aimé à la manière des


artistes « ce type à la fois si excentrique et si banal » 17. Le bourgeois est
un type, il peut même parfois être un dandy, il peut aussi être un héros,
au même titre que les criminels ou les ministres 18. De façon évidemment
provocatrice et mystificatrice, le Salon de 1846 est dédié aux Bourgeois :
« Vous êtes la majorité, - nombre et intelligence ; - donc vous êtes la
force, - qui est la justice. [...] Vous êtes les amis naturels des arts, parce
que vous êtes les uns riches, les autres savants [...] C'est donc à vous,
bourgeois, que ce livre est naturellement dédié » 19.
Au-delà de l'ironie évidente, le bourgeois est reconnu comme grand
non seulement parce qu'il constitue un héros moderne, mais plus préci-
sément par sa compréhension du rôle de l'habit noir, cet uniforme tant
« victimé », pourtant parfaitement apte à exprimer les émotions et les pen-
sées du temps présent : « une immense défilade de croque-morts bour-
geois. Nous célébrons tous quelque enterrement » 20. Dans l'habit noir se
marque l'uniformisation et l'égalité de la société bourgeoise, la distinction
et le nil miravi que le dandy traduit sur un versant excessif, élégant et poé-
tique, mais qui appartient aussi au bourgeois qui ne veut pas se faire
remarquer.
Entre le bourgeois et l'artiste, Baudelaire fait surgir le type du dandy
comme figure de protestation contre toute profession, tout métier, toute
productivité : « Un Dandy ne fait rien » 21 . Cet oisif élevé dans le luxe,
« qui n'a pas d'autre profession que l'élégance » peut paraître survivance
de l'oisiveté aristocratique dans la société démocratique, comme certains
textes de Baudelaire (et notamment le chapitre éponyme du Peintre de la
vie moderni) peuvent le laisser penser. En ce sens, le dandy appartiendrait
à la « classe oisive » décrite par Vehlen à l'extrême fin du siècle 22, témoi-
gnage de la persistance d'une consommation ostentatoire dans la société
industrielle (ou capitaliste), voire de ce que Georges Bataille nommera

17. Baudelaire, Quelques caricaturistes français (1857), OC II, 555.


18. Voir le Salon de 1846 ' OCII, 495. Dolf Oehler a montré qu'il s'agissait de Guizot
(« Le caractère double de l'héroïsme et du beau modernes », Études baudelai-
riennesy n° 7, La Baconnière, 1976, p. 198).
19. Baudelaire, OCII, 415-417.
20. Ibid.y p. 494.
21. Baudelaire, Mon cœur mis à nuy OCI, 684.
22. Th. Veblen, Théorie de la classe de loisir (1899), Gallimard, 1970.

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« part maudite » 23. Mais le type du dandy baudelairien est plus complexe.
Son luxe n'est jamais ostentatoire, son élégance est ascétisme. Figure
proche du bourgeois par son habit noir moderne, le dandy est en même
temps présenté comme un type éternel et universel. Il donne à voir en
négatif la société à laquelle il appartient et dont il se sépare comme une
société du travail et de l'utilitarisme, mais son oisiveté confine au spiri-
tualisme et au stoïcisme. Elle est une éthique, mais une éthique person-
nelle qui ne peut se réduire à l'appartenance à un groupe 24.
Quant à l'habit noir que le dandy revêt, il est donc non seulement un
habit bourgeois, mais un habit démocratique puisqu'il efface les diffé-
rences. Or comment Baudelaire évalue-t-il la société démocratique ?

« Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre »

On connaît les pages, écrites en 1840, que Tocqueville consacre au des-


potisme des démocraties, entreprise qui, selon lui, témoigne d'un assujettis-
sement des individus aux détails d'une règle uniforme que, dans les siècles
passés, aucun souverain, si absolu et si puissant fut-il, n'avait tenté 2-' Il en
décrit les traits : « Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et
égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et
vulgaires plaisirs. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la des-
tinée de tous les autres [. . .] Nos contemporains sont incessamment travaillés
par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d'être conduits et l'envie
de rester libres. Ne pouvant détruire ni l'un ni l'autre de ces instincts
contraires, ils s'efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent
un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils
combinent la centralisation et la souveraineté du peuple [. . .] Ils se consolent
d'être en tutelle en songeant qu'ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs ».
C'est à propos d'Edgar Poe, donc de la place d'un poète dans un pays
« sans capitale et sans aristocratie » 26, que Baudelaire trouve également

23. G. Bataille, La Part maudite (1949), Seuil, Points, 1971.


24. Sur l'analyse du dandysme, voir Françoise Coblence, Le Dandysme , obligation
d'incertitude , PUF, 1988.
23. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amêùque , Gallimard, 1961, t.II, p. 322-
327.
26. Baudelaire, Edgar Poe , sa vie et ses œuvres (1836), OC II, 299.

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BAUDELAIRE, SOCIOLOGUE DE LA MODERNITÉ

ses formules les plus critiques à l'égard de la démocratie. Baudelaire ne


semble pas avoir lu Tocqueville qui n'est mentionné ni dans ses œuvres,
ni dans sa correspondance. La critique qu'il fait de l'idée de progrès s'est
alimentée notamment par la lecture du philosophe et historien italien
G. Ferrari, « le subtil et savant auteur de l'Histoire de la raison d'État »
dont la pensée « approxime la froide et désolante résignation » que
Baudelaire attribue à Delacroix 27. À Ferrari, Baudelaire reprend la thèse
d'une répétition historique cyclique, elle-même inspirée de Machiavel 28.
Mais sa critique de la démocratie est aussi passée par la lecture de « l'im-
peccable De Maistre », souvent lui aussi associé à Poe 29 et présenté
comme un « soldat animé de l'Esprit-Saint » 30. De Maistre inspire sa cri-
tique de l'utilité et des professions, ainsi que l'éloge du sacrifice et du
sacré. « Il n'existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le
poète » 31 . Mais la place réservée au dandy et les postures nouvelles
qu'instaure l'héroïsme de la vie moderne viennent compliquer les simpli-
fications excessives de ces déclarations.
Il reste que les accents de Baudelaire sont proprement tocquevilliens
pour dénoncer, dans les sociétés démocratiques, « l'impitoyable dicta-
ture de l'opinion », « bien plus cruelle et plus inexorable que celle d'un
monarque », ou la « tyrannie nouvelle née de l'amour impie de la
liberté » 32. L'Amérique, avec son agitation mercantile, et en dépit du
masque bienveillant de liberté qu'elle arbore, lui apparaît l'exemple
d'une société où « l'idée d'utilité, la plus hostile du monde à l'idée de
beauté, prime et domine toutes choses » 33. Si les choses n'en sont pas
encore là en Europe, l'Amérique de Poe offre à Baudelaire le miroir de
l'avenir des sociétés démocratiques, comme elle en fut pour Tocqueville
le révélateur.

27. L'Œuvre et la vie d'Eugène Delacroix (1863), OC II, 738.


28. Sur la pensée, 1 importance de Ferrari et son rapport à Machiavel, voir Claude
Lefort, Le Travail de l'œuvre Machiavel Gallimard, 1972 et « La Révolution
comme principe et comme individu », Essais sur le politique , op. cit.
29. Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857), OC II, 323. Voir aussi la célèbre formule
« De Maistre et Edgar Poe m'ont appris à raisonner », Hygiène, OC I, 669.
30. De l'essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques , OC II, .526.
31. Mon cœur mis à nu, OCI, 684.
32. Ibid., p. 297-298, et Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages (1852), op. cit., p. 252.
33. Edgar Poe, sa vie et ses œuvres (1856), op. cit., p. 328.

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FRANÇOISE COBLENCE

L'amertume extrême des derniers textes ( Pauvre Belgique!) ou des


Journaux intimes confirme la haine du peuple à l'égard de la beauté et de
la supériorité de l'esprit. Le dandysme y devient la position par laquelle le
poète exprime sa distance, sa solitude, voire sa rupture avec la société. À
cet égard, nul texte peut-être mieux que la fin de Fusées ne marque le
dégoût et le désenchantement qui sont ceux de Baudelaire (sa colère,
écrit- il, et sa tristesse) alors que « le monde va finir », et que nous allons
périr, américanisés par la mécanique, toute spiritualité atrophiée par l'im-
bécile croyance au progrès.

Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra


péniblement dans les étreintes de l'animalité générale, et que les gou-
vernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme
d'ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre huma-
nité actuelle, pourtant si endurcie ? - Alors, le fils fuira la famille, non
pas à dix-huit ans mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne ;
il la fuira, non pas pour chercher des aventures héroïques, non pas pour
délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour immorta-
liser un galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder un com-
merce, pour s'enrichir, et pour faire concurrence à son infâme papa. ^

Pourtant, il serait aussi inexact de réduire les positions politiques de


Baudelaire à ce tableau désabusé que d'enfermer Tocqueville dans la nos-
talgie des sociétés aristocratiques . D'une part, parce que la place d'un
poète n'a rien d'assuré non plus dans une société aristocratique mais,
d'autre part, parce que la démocratie n'est pas tout uniment pour
Baudelaire le triomphe décadent d'un égalitarisme qui fait régner partout la
médiocrité. La démocratie peut s'accompagner du surgissement d'expé-
riences nouvelles que ses caractéristiques mêmes (l'égalité, l'uniformité,
l'anonymat) rendent possibles. Le poème en prose Perte d'auréole suggère
que, pour le poète, la chute de son auréole romantique dans la fange du
macadam ouvre des voies que Baudelaire présente ironiquement, mais qui
n'en sont pas moins des perspectives excitantes : « se promener incognito,

34. Fusées , OC I, 665-667 (Claude Pichois indique en note que, à la fin du texte, le
mot tnstesse est écrit au-dessous de colère. Baudelaire n'a biffé aucun des deux
mots. Tristesse est cerclé par lui).
35. Voir sur ce point les analyses de Claude Lefort dans UInvention démocratique ,
Fayard, 1981 et Essais sur le politique , Le Seuil, 1986.
36. Edgar Poe , sa vie et ses œuvres (1856), OC II, 297.

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faire des actions basses, se livrer à la crapule » 37. On sait que c'est en par-
ticulier à partir de ce texte que Benjamin développera sa thématique de la
perte de l'aura à l'ère de la reproductibilité technique 38. La jouissance, le
sadisme se mêlent au désenchantement pour permettre une posture nou-
velle qui ne se réduit pas au dandysme puisqu'elle est beaucoup plus active
et entreprenante.

« La grande acrion civilisatrice du capital »

Mais on trouve chez Baudelaire une critique de la société qui ne se


ramène pas au versant politique (démocratique), mais vise également le
versant social et économique, c'est-à-dire le capitalisme et son appui sur
la bourgeoisie. À cet égard, ce n'est pas seulement Tocqueville mais Marx
que certains textes de Baudelaire évoquent parfois, notamment les textes
déjà cités sur Edgar Poe, ou celui de Fusées , « Le monde va finir ».

La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une


justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune.
- Ton épouse, ô Bourgeois ! ta chaste moitié dont la légitimité fait
pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie
irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, ne
sera plus que l'idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une
nubilité enfantine, rêvera dans son berceau, qu'elle se vend un mil-
lion. Et toi-même, ô Bourgeois, - moins poète encore que tu n'es
aujourd'hui, - tu n'y trouveras rien à redire ; tu ne regretteras rien.
Car il y a des choses dans l'homme, qui se fortifient et prospèrent à
mesure que d'autres se délicatisent et s'amoindrissent, et, grâce au
progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères !

L'ensemble de ce dernier texte, sans doute écrit dans les années 1860,
fut recopié par Nietzsche avec la mention : effrayant ( haarsträubend ) 39.

37. Le Spleen de Paris, OC I, 332. Voir aussi Fusées , OCI, 659. Dans ce dernier texte
en revanche, aucune ouverture n'apparaît.
38. W. Benjamin, « L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique » (1935),
dans Œuvres , Gallimard, Folio essais, 2000, t. 3, p. 75 et p. 276 pour la version
de 1938. Voir aussi « Petite histoire de la photographie », ibid, t. 2, p. 307-312
en particulier, et Baudelaire , op. cit. p. 205-207.
39. F. Nietzsche, Fragments posthumes , automne 1887-mars 1888, trad. P. Klossowski,
Gallimard, 1976, p. 279.

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Et, en effet, à ses côtés, la peinture par Marx de la « morale » bourgeoise


fait pâle figure : à ceux qui reprochent aux communistes de vouloir
introduire la communauté des femmes, Marx rétorque que cette com-
munauté a presque toujours existé. Pour le bourgeois, sa femme n'est
autre chose qu'un instrument de production, sa famille n'est fondée que
sur le capital et le profit individuel : « non contents d'avoir à leur dis-
position les filles et femmes de prolétaires, sans parler de la prostitution
officielle, les bourgeois trouvent un malin plaisir à se cocufier mutuel-
lement. [...] Le mariage bourgeois est, en réalité, la communauté des
femmes mariées », véritable prostitution non officielle qu'il reviendra au
communisme d'abolir, avec l'abolition de l'exploitation de l'homme par
l'homme, et de la femme par l'homme. 40 Certes, ce n'est pas seulement
de la société et des valeurs bourgeoises en tant que telles que Marx pro-
nostique la destruction ; c'est aussi le développement proprement
monstrueux de la production fondée sur le capital qui crée « l'industrie
nouvelle » (le surtravail en même temps que le travail créateur de
valeurs) et un système d'exploitation générale des propriétés de la nature
et de l'homme. « Ce principe repose sur le principe de l'utilité générale
: il utilise à son profit la science autant que toutes les qualités physiques
et spirituelles. Rien de grand ni de noble ne peut subsister plus long-
temps par ses propres vertus ». Telle est, ajoute Marx, « la grande action
civilisatrice du capital. 41 »
C'est cette grande action civilisatrice du capital dont Baudelaire
trace le décor, version noire et désespérée d'un avenir dans laquelle le
« progrès » précipite l'humanité à reculons dans l'animalité. Le capita-
lisme supprime toute entrave, toute morale, toute hypocrisie, et ne per-
met de penser, au sein de la dialectique, et à l'ère posthistorique, que
l'alternative thématisée par Kojève : le retour de l'homme à l'animalité
dans Y american way of life ou la voie japonaise d'un snobisme forma-
lisé 42.

40. K. Marx, F. Engels, Manifeste du parti communiste , IIe partie, Éd. sociales, 1966,
p. 63
41. K. Marx, Fondements de la critique de l'économie politique, 1. 1, Éd. Anthropos, 1967,
p. 366.
42. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel (note ajoutée en 1968), Gallimard,
p. 437.

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Figures de la domination , pauvreté et solitude

Baudelaire n'analyse pas les divisions sociales en termes de lutte des


classes même s'il est sensible à l'extension du marché et de la consomma-
tion, définissant l'art comme « prostitution » 43. Mais il est un autre
thème où le poète, sans y adhérer, rencontre les analyses socialistes : celui
de la pauvreté. Baudelaire a lu Fourier et Proudhon. Il a initialement
beaucoup admiré ce dernier (le 21 août 1848, il lui écrit pour l'informer
qu'un complot se prépare contre lui où il risque d'être assassiné) avant
d'avoir bien des réserves : « La plume à la main, c'était un bon bougre ;
mais il n'a pas été et n'eût jamais été, même sur le papier, un Dandy !
C'est ce que je ne lui pardonnerai jamais 44 ». Proudhon, en effet, n'a rien
d'un dandy, et, en matière d'art, « il est fou » 45. Quant aux discours
socialistes « où il est traité de l'art de rendre les gens heureux, sages et
riches », ils sont pour Baudelaire des « élucubrations d'entrepreneurs de
bonheur public » dont la lecture laisse dans un état avoisinant la stupi-
dité 46.

La révolte de Baudelaire contre le pouvoir, la domination, la pau-


vreté, sa passion républicaine jusqu'en février 1848 ont pu le conduire
à être proche de certains thèmes des socialistes utopiques, et notamment
de Fourier ou du fouriériste Toussenel, auteur d'une Ornithologie pas -
sionnelle que Baudelaire avait lue. David Kelley a analysé le chapitre sur
la couleur du Salon de 1846 comme un hymne à l'harmonie, à l'unité
de la diversité, inspiré du fouriérisme 47. Mais cette confiance dure peu.
Baudelaire est trop attentif aux dissonances, aux ruptures, à la non-
réconciliation. L'harmonie ne peut être au fondement du lien social :

43. Fusées, OCI, 64 9. Voir aussi La Muse vénale, OCI, 13.


44. Lettre à Sainte-Beuve, 2 janvier 1866, CPI II, 563.
45. Lettre à Narcisse Ancelle, 8 février 1865, C7YII, 453.
46. Assommons les pauvres !, OCI, 357. Ce poème en prose s'achevait initialement par
l'apostrophe « Qu'en dis-tu citoyen Proudhon ? ». Claude Pichois fait l'hypothèse
que Baudelaire aurait peut-être renoncé à ce trait satirique après la mort de
Proudhon, ou que la suppression serait imputable à Asselineau et Banville (note
p. 1350).
47. Salon de 1846, Texte établi et présenté par D. Kelley, Oxford, The Clarendon
Press, 1975, p. 82-84.

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« Le monde ne marche que par le Malentendu. - C'est par le Malentendu


universel que tout s'accorde. - Car si, par malheur, on se comprenait,
on ne pourrait s'accorder » 48.
Pourtant, Baudelaire continue, en 1865, d'avoir un certain respect
pour Proudhon en matière d'économie 49. Si le poète refuse la sentimen-
talité et les déclamations pseudo-scientifiques des faiseurs de système et
des déplorables utopies, Les Fleurs du Mal comme les petits poèmes en
prose témoignent de sa sensibilité à la pauvreté, à l'oubli et à la solitude,
celle des vieux, des malades, des exclus. Les belles analyses que Yves
Bonnefoy et John E. Jackson ont faites de la compassion baudelairienne,
à propos des Petites Vieilles notamment, montrent son ambivalence.
Celle-ci n'est exempte ni de perversité, ni de désir de maîtrise, ni de
sadisme 50. Mais comme l'écrit Proust : « Cruel, Baudelaire l'est avec infi-
niment de sensibilité, d'autant plus étonnant dans sa dureté que les souf-
frances qu'il raille, qu'il présente avec cette impassibilité, on sent qu'il les
a ressenties jusqu'au fond de ses nerfs » 51.
On peut faire l'hypothèse que la cruauté baudelairienne, l'humour ou
l'ironie qui accompagnent presque constamment la dénonciation de la
misère et de la pauvreté constituent sa façon de protester en poète contre
l'injustice sociale sans avoir à adopter les postures et les discours humani-
taristes ou socialistes dont le pathos , le moralisme et la rusticité artistique
et esthétique lui font horreur : le poète goûtera, à l'insu des petites vieilles,
des « plaisirs clandestins », il assommera les pauvres pour leur rendre leur
dignité, il détruira nerveusement la fortune ambulante du pauvre vitrier
ou donnera au mendiant une fausse monnaie pour voir sa réaction, la
curiosité du mal étant, comme le remarque J. Starobinski, plus excusable
que la simulation du bien. Et quand Baudelaire dans Le Gâteau 52 peint,
en artiste, la noirceur des luttes fratricides, le recours à « un comique

48. Mon cœur mis à nu, OCI, 704


49. Lettre à Narcisse Ancelle, 8 février 1865, CPIW, 453.
50. Voir notamment Y. Bonnefoy, « Baudelaire contre Rubens », Le Nuage rouge ,
Mercure de France, 1977, p. 45, et John E. Jackson, Passions du sujet. Mercure
de France, 1990, p. 192-194.
51. M. Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Folio, p. 170.
52. Le Spleen de Pańs, OCI, 297-299.

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forcé », le dessin caricatural empêche toute réconciliation, toute illusion


d'une transparence sociale 53. La noirceur du tableau est à l'image de la
noirceur de la société qu'il dépeint et de l'empathie du poète : « Ruines !
Ma famille » 54 .
La domination, pour lui, est donc à la fois celle du bourgeois qui ne
comprend rien à l'art (mais le « républicain », « ennemi des roses et des
parfums » 35 n'est pas logé à meilleure enseigne ), celle du despote, qu'il
prenne le visage du prince cruel qui siffle son bouffon et le fait mou-
rir 56, ou du « premier venu » (Napoléon III par exemple) qui peut, « en
s'emparant du télégraphe et de l'Imprimerie nationale, gouverner une
grande nation » 37. Sur le fond de l'influence de Joseph de Maistre et de
l'importance qu'il accorde au sacrifice et au péché originel, de celle de
Sade (« la nature ne peut conseiller que le crime ») 38, Baudelaire ne
peut avoir une théorie du lien social que violemment anti-rousseauiste 39 :
la transparence, le progrès sont des illusions naïves, des duperies trom-
peuses et anti-artistiques. À la « vérité » de la nature, l'artiste préférera
le maquillage, le mensonge des dioramas ou la magie des décors de
théâtre, qui sont plus près du vrai parce qu'ils se savent faux 60. Il pri-
vilégie le complot et la conspiration dont les issues sont incertaines. « La
vie n'a qu'un charme vrai ; c'est le charme du Jeu . Mais s'il nous est
indifférent de gagner ou de perdre ? » 61 . En des formulations qui évo-
quent celles du Collège de sociologie pour qui le sacré, qui se rencontre
aussi dans la vie quotidienne, est une condition de la vie 62, Baudelaire

53. J. Starobinski, Largesse , Réunion des Musées Nationaux, 1994, p. 137-139.


54. Les Petites Vieilles , OC I, 91.
55. Salon de 1846, OC II, 490.
56. Une mort héroïque, OC I, 319-323.
57. Mon cœur mis à nu, OC I, 692. Sur ce thème du premier venu, voir le beau livre
de Pierre Pachet, Le premier venu. Essai sur la politique baudelairìenne, Denoël,
1976.
58. Le Peintre de la vie moderne, OC II, 715.
59. Voir la belle analyse de J. Starobinski dans Largesse qui compare la scène dépeinte
par Baudelaire dans Le Gâteau, à un passage des Confessions.
60. Salon de 1859, OC II, 668.
61. Fusées, OCI, 654.
62. Voir R. Caillois, « Le Sacré condition de la vie », dans L 'Homme et le sacré ( 1 939),
Gallimard, « Idées », 1950, p. 165-178 ; et Michel Leiris, « Le Sacré dans la vie

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oppose la caste des dandys au reste de la société. Dans les termes de


Georges Bataille, une « communauté élective » s'oppose à la « commu-
nauté traditionnelle » à laquelle tout individu appartient de fait, mais
dont il peut aussi se désolidariser par principe
Ainsi, position poétique et forme artistique permettent à Baudelaire de
rencontrer les thèmes de l'analyse sociologique de son époque sans jamais
s'y confondre. Au-delà de l'écart ainsi maintenu avec la critique sociale ou
politique qui lui sont contemporaines, Baudelaire dégage des idées et des
notions qui vont constituer le cœur d'analyses sociologiques ultérieures,
qu'elles se réfèrent ou non explicitement à lui.

La foule

À la fin du XIXe siècle, dans la littérature comme dans les textes de


« psychologie sociale », la foule devient un objet d'études. La foule est
vue généralement comme menaçante en raison de son irrationalité, de
son imprévisibilité, du pouvoir que peut prendre sur elle un leader cha-
rismatique. Comme le montre Susanna Barrows, des écrivains aux
convictions politiques aussi opposées que Zola et Taine s'accordent
pour affirmer que la foule est une « bête », une « horde galopante »
Elle ne peut être constituée que par les classes populaires, nécessaire-
ment dangereuses ; elle est souvent comparée aux groupes d'alcooliques
et aux femmes, incapables de jugement et que toute émotion surexcite.
À partir des années 1880, les théoriciens des sciences sociales (Scipio
Sighele, Henry Fournial, Gabriel Tarde, Gustave Le Bon) font de la
foule un objet d'études et d'observation, et tentent d'en exposer les lois.
S. Barrows montre combien ces analyses restent néanmoins prises dans

quotidienne », Séance du 8 janvier 1 938 du Collège de Sociologie, où M. Leiris


définit « son » sacré comme « les objets, les lieux, les circonstances qui éveillent
ce mélange de crainte et d'attachement, cette attitude ambiguë que détermine
l'approche d'une chose à la fois attirante et dangereuse », dans Denis Hollier,
Le Collège de Sociologie ( 1937-1939 ), Gallimard, Folio essais, 1995, p. 102.
63. G. Bataille et R. Caillois « La sociologie sacrée et les rapports entre société , orga-
nisme et être », Séance inaugurale du Collège de Sociologie, 20 novembre 1937,
dans Denis Hollier, op. cit. p. 54.
64. S. Barrows, Miroirs d formants, Réflexions sur la foule en France à la fin du XIXe
siècle , Aubier, 1990, p. 46.

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le spectre de la Commune d'abord, puis des grèves violentes et du ter-


rorisme anarchiste 65. Selon elle, si c'est à Le Bon que se réfèrent ensuite
toutes les analyses de la foule (et l'on songe évidemment à celle de
Freud), c'est essentiellement de ses prédécesseurs, et de Taine en parti-
culier, que Le Bon tient le « miroir déformé » qu'il porte sur la foule et
sur tout comportement collectif. En effet, tout groupe est assimilable à
une foule selon Le Bon qui recourt à la contagion mentale, la suggestion
pour expliquer la transformation de l'individu à l'intérieur d'une foule,
sa régression. D'après lui, la puissance des foules est la seule force que
rien ne menace. « L'âge où nous entrons sera véritablement l'ÈRE DES
FOULES » 66. Et Le Bon, qui exalte la supériorité de l'individu et du génie
solitaire, en tire des préceptes politiques qui sont censés instruire les
meneurs et les aider à gagner la confiance des foules. On mesure évi-
demment l'écart entre cette Psychologie des foules de Le Bon (1895) et la
Massenpsychologie de Freud (1921). Si Freud emprunte à Le Bon sa des-
cription de la foule suggestible, pensant par images, intolérante, s'il
évoque, comme Le Bon, « une âme des foules » identique à celle des pri-
mitifs, c'est dans un cadre tout autre où il s'agit de dégager les méca-
nismes individuels (identification, suggestion, intensification des affects)
à l'oeuvre dans un groupe et chez le meneur, et non d'étudier le groupe
en tant qu'objet : « Ce qui nous intéresse, c'est de trouver l'explication
psychologique de cette transformation psychique de l'individu dans la
foule » 67 . En ce sens, c'est sans doute de Gabriel Tarde, et de ses Lois de
l'imitation (1890) que Freud serait plus proche puisque, avec l'imitation,
Tarde entendait dégager un mécanisme au cœur de tout comportement
social qui, pour Freud, fait partie de la suggestion 68.
Comment traduire « Masse » chez Freud 69, quel écart y a-t-il entre la
foule et la masse, et comment analyser la foule ou la masse en tant que
telle ? Ces questions, qui n'ont rien de simple, débordent largement le

65. Ibid. , p. 128.


66. Cité par S. Barrows, p. 154.
67. S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », dans Essais de psychanalyse ,
Pavot, 1981, p. 147.
68. Ibid. , p. 148.
69. Voir la discussion de cette question par les traducteurs de « Psychologie des foules
et analyse du moi », op. cit. p. 119-121, et reprise de cette question dans
Laplanche et al. Traduire Freud, PUF, 1989.

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cadre de notre propos. Il faudrait renvoyer en particulier à Masse et puis-


sance ( Masse und, Macht, I960), l'oeuvre magistrale d'Elias Canetti qui
distingue les masses suivant leur contenu affectif, en propose les carac-
téristiques et une typologie fondée sur leur principe de constitution 70.
Mais ce sur quoi il convient plutôt d'insister ici est l'importance que,
dès les années 1850-1860, Baudelaire accorde à la « foule », et l'analyse
nuancée, beaucoup plus riche et précise que celle de la psychosociologie
des années 1880, qu'il en donne. Car la foule qu'il évoque, comme pour
beaucoup d'écrivains avant lui (Hugo, Poe, Hoffmann), est avant tout
une foule urbaine , celle de la « fourmillante cité, cité pleine de rêves » 71 .
Sa peinture est donc indissociable de celle de la grande ville, d'une vie
parisienne féconde en terreurs et en mélancolies, comme en enchante-
ments ou « en sujets poétiques et merveilleux » 72. « L'homme des
foules » de Poe, qui « se précipite à travers cette foule à la recherche d'un
inconnu dont la physionomie entrevue l'a, en un clin d'œil, fasciné 73 »
se double, sous la plume de Baudelaire, d'un artiste ou d'un poète.
Pour Constantin Guys, le peintre de la vie moderne, la foule constitue
un « immense réservoir d'électricité » : « Sa passion et sa profession, c'est
d' épouser la foule » 74. À certains égards, la foule est pour l'artiste ce qu'elle
est pour le flâneur : un objet de curiosité inépuisable, un refuge dans une
multitude anonyme, ondulante et changeante, une occasion de rencontres
avec la beauté, fût-elle fugitive ( À une passante ), avec des personnages
ordinaires et singuliers à la fois (chiffonniers, vieillards, saltimbanques)
parfois monstrueux {Mademoiselle Bistouri ) qui ne se détachent de la foule
que pour mieux y disparaître.

70. E. Canetti, Masse et puissance, Gallimard, 1966.


71. Les Sept Vieillards , OCI, 87.
72. Salon de 1846, OC II, 496. Sur l'image de la foule dans la peinture et le dessin
satirique à la fin du XIXe siècle, voir Emmanuel Pernoud, Le Bordel en peinture.
Lart contre le goût, Adam Biro, 2001. E. Pernoud montre notamment comment
le thème de la prostitution et du bordel prend place à côté du thème de la foule
« dans la formation d'une iconographie de la promiscuité urbaine ». Op. cit.,
p. 54.
73. Le Peintre de la vie moderne, OC II, 690.
74. Ibid., 692 et 691.

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Ainsi, et Benjamin a eu raison d'insister sur ce point, la foule que


décrit Baudelaire n'est plus la foule dont Hugo, en citoyen et non en flâ-
neur, a fait le sujet de sa poésie épique. La posture de Baudelaire ne se
confond pas non plus avec celle du flâneur. Bien que Baudelaire ait évo-
qué les « horreurs de Juin » (1848) : « Folie du peuple et folie de la bour-
geoisie 75 », il n'associe jamais la foule à la menace du prolétariat. Si la
foule est menaçante, c'est en tant que le poète, comme tout individu, peut
y perdre son identité, et qu'il peut y faire l'expérience terrifiante du retour
du même ( Les Sept Vieillards). Mais la foule permet aussi la conversion des
positions (multitude et solitude), la dualité des expériences dont le poète
a le privilège de pouvoir tirer parti grâce à sa capacité d'empathie :

Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude :


jouir de la foule est un art [...]. Le poète jouit de cet incomparable
privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces
âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut dans le
personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant 76

La ville , la femme , la mode

Selon Baudelaire, Balzac est le premier à avoir aussi bien compris le


rôle essentiel que la grande ville est appelée à jouer dans la transformation
de l'héroïsme et de la beauté modernes 77. La grande ville fournit au poète
des sujets et des héros nouveaux : hommes et femmes ordinaires, sujets
anonymes, quand le temps de l'héroïsme guerrier est révolu. Si le progrès
n'est pour Baudelaire qu'un leurre, cela signifie à la fois que l'épopée
napoléonienne ne marque pas la fin de l'histoire, mais aussi qu'un
héroïsme nouveau, héroïsme urbain, est possible.
Au XIXe siècle, le décor urbain se trouve promu à la qualité épique, et
la représentation que la littérature donne de la grande ville est « assez puis-
sante sur les imaginations pour que jamais en pratique ne soit posée la
question de son exactitude » 78 . Comme celle de Balzac, l'entreprise bau-

75. Mon coeur mis à nu, OCT, 679.


76. Les Foules , OCI, 291. Voir aussi Les Fenêtres , ibid., 339.
77. Salon de 1846, OC II, 49 6.
78. R. Caillois, « Paris, Mythe moderne », op. cit., p. 156.

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delairienne tend d'après Roger Caillois à « intégrer dans la vie les postu-
lations que les romantiques se résignaient à satisfaire sur le seul plan de
l'art ». Cette entreprise appartiendrait donc au domaine du mythe « qui
signifie toujours un accroissement du rôle de l'imagination dans la
vie » 79, mythe que, pour Caillois, les romantiques n'auraient pu consti-
tuer.

Mais présenter le Paris de Baudelaire en « mythe moderne » serai


même temps faire trop peu de cas de la lucidité du poète. La ville est po
lui un sujet d'inspiration, à la fois parce qu'elle unit, à l'heure des d
tructions d'Haussmann, mémoire mélancolique de l'ancien et choc g
çant du présent {Le Cygne), mais aussi parce qu'elle seule offre au poète
lieu d'une transsubstantiation :

Je t'aime, ô capitale infâme ! [...]

Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence,


Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or » 8*'

Contrairement à Hugo, Baudelaire avait conscience de ces transfor-


mations subies par la ville et par l'expérience vécue. Avec Yves Bonnefoy,
il faut donc souligner la volonté, chez Baudelaire, de se défaire du mythe
pour mieux rendre compte de la présence de la ville 81 , et être capable de
révéler, comme le graveur Méryon, « la profondeur des perspectives aug-
mentée par la pensée de tous les drames qui y sont contenus » 82. « Crispé
comme un extravagant », « raidissant (ses) nerfs comme un héros », « tré-
buchant sur les mots comme sur les pavés » , le poète maintient dans son
écriture une tension qui n'est pas celle du mythe, mais reste au plus près
de la ville et de ses trépidations justement parce que l'écriture les prend en
charge.

Or la ville n'est pas un décor, aussi puissant soit-il. Elle n'est pas seu-
lement le sujet (ou l'objet) de mythes et d'épopées. En 1903, Georg

79. Ibid. , p. 172.


80. Projet d'un épilogue pour l'édition de 1861 des Fleurs du Mal, OC I, 191-192.
81. Y. Bonnefoy, « Baudelaire » (Cours au Collège de France, 1990-1991), Lieux et
destins de l'image, Le Seuil, 1999, p. 234.
82. Salon de 1859 , OC II, 667.

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Simmel fait de la ville un objet d'étude sociologique permettant d'ap-


préhender les caractéristiques de l'individu moderne et de la vie de l'es-
prit. Il s'intéresse aux « conditions psychologiques », aux modifications
de la sensibilité créées par la ville : « La base psychologique sur laquelle
repose le type des individus habitant la grande ville est V intensification
de la vie nerveuse qui résulte du changement rapide et ininterrompu des
impressions externes et internes ». Simmel montre, chez l'habitant des
grandes villes, les changements qui s'opèrent : l'intensification de la
conscience et le développement de l'intellect qui lui permettent à la fois
de s'adapter au rythme extérieur et de se protéger contre le déracine-
ment qui le menace, la domination du quantitatif sur le qualitatif, la loi
du nombre, l'importance de l'argent comme seule évaluation de la
diversité, la brièveté et la rareté des rencontres 83. Or Le Spleen de Paris
comme Les Fleurs du Mal ont, dès le milieu du XIXe siècle, expérimenté
et présenté ces changements, et ont tenté de trouver une écriture qui les
traduise, comme l'écrit Baudelaire dans la célèbre dédicace du Spleen de
Paris à Arsène Houssaye, en rapportant à la « fréquentation des villes
énormes, au croisement de leurs innombrables rapports », l'idéal obsé-
dant d'une prose poétique « assez souple et assez heurtée pour s'adapter
aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux
soubresauts de la conscience » 84. Nervosité de l'esprit, heurts et chocs
des villes, rythme de la prose, doivent s'entre-répondre et s'entre-pré-
senter.

Simmel consacre à la femme d'une part, à la mode de l'autre


études importantes. La mode constitue selon lui un lieu privilé
réalisation pour l'individu (la femme au premier chef) qui n'a pa
d'autre lieu de réalisation. Dans la mode se combine possibilité
viduation et fusion au groupe. C'est la tendance psychologique
tation qui témoigne du passage de la vie du groupe dans la vie
duelle 85. Mais la mode satisfait également « le besoin de différ
tendance à la différentiation, à la variation, à la distinction »

83. G. Simmel, « Les Grandes villes et la vie de l'esprit », Philosophie de la mo


Payot, 1989, p. 234-252.
84. OCI, 276.
85. G. Simmel, « La Mode » (1904), op. cit., p. 167.
86. Ibid., p. 168

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cette perspective sociologique dialectique, Edmond Goblot montrera


lui aussi que la mode est à la fois barrière et niveau : barrière, elle est
constitutive de l'identité d'un groupe à l'exclusion d'un autre ; niveau,
elle caractérise le groupe à l'intérieur duquel « l'uniformité du costume
efface les inégalités de l'intelligence, de moralité » 87. Toute l'impor-
tance que Baudelaire accorde à la simplicité de l'élégance du dandy
« meilleure manière de se distinguer », en même temps que le caractère
« d'institution vague », de « caste provocante » qui définit les rapports
entre eux de ces hommes « déclassés », mais « riches de force native » ,
peut s'inscrire dans une même problématique où « le besoin ardent de
se faire une originalité [est] contenu dans les limites extérieures des
convenances » 88 .
Les propos de Simmel, sur la femme, le féminin et la « culture fémi-
nine » 89 surtout, sont évidemment très loin de ceux de Baudelaire. Dans
la mesure où il donne à voir la tension, et le renversement, entre distinc-
tion et indistinction, le dandy est d'ailleurs, peut-être davantage que la
femme, au cœur de l'analyse baudelairienne qui voit dans la mode un
phénomène social privilégié. Mais les femmes sont également pour le
poète un sujet par excellence de la vie moderne, sujet lui aussi inséparable
de la mode, puisque la beauté de la femme, pas davantage que celle du
dandy, ne peut être séparée de celle de son vêtement, ou de son « cos-
tume » 90. Toute femme, à l'instar de la Fanfarlo, est comédienne, simu-
lacre, thème qui paraît plus intéressant à exploiter sur le versant artificia-
liste que sur celui de la misogynie baudelairienne. La mode en tout cas, si
dévalorisée par la tradition philosophique 91 , devient avec Baudelaire « un
symptôme du goût de l'idéal surnageant dans le cerveau humain », ce
pour quoi toutes les modes sont charmantes et, avec le maquillage, sau-
vent les femmes de ce qu'elles auraient autrement de trop naturel 92. Dans

87. E. Goblot, La Barrière et le niveau (1925), PUF, 1967, p. 51-52.


88. Le Peintre de la vie moderne, OC II, 710-711.
89. G. Simmel, « La femme », op. cit., p. 69-163.
90. Le Peintre de la vie moderne, OC II, 714.
91. Voir par exemple Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 71, Vrin,
1970, p. 104. Hegel, pour sa part, déplore le caractère inartistique du vêtement
moderne : Esthérique, Champs Flammarion, 1979, t. 3, p. 157.
92. Le Peintre de la vie moderne, OC II, 716.

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son retour réitéré, comme dans son changement, la mode, à la fois éter-
nelle et toujours nouvelle, est constitutive de la modernité.

La modernité

Car que cherche l'artiste, ce solitaire, dans la foule ? Il s'agit pour lui de
« dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'histo-
rique » 93. Avec cette célèbre formulation concernant la dualité de la beauté,
Baudelaire introduit la notion de « modernité » qu'il définit comme « le
transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est
l'éternel et l'immuable » 94 . C'est au poète qu'il appartient d'en tirer la
beauté mystérieusement contenue pour qu'elle soit « digne de devenir anti-
quité ». La modernité apparaît comme un élément passager et à chaque
moment redéfini par l'actuel, car l'actuel n'est pas moins récurrent que la
mode. Comme l'a montré Hans R. Jauss, à chaque nouvelle apparition du
mot « moderne », s'est manifestée la conscience d'un passage de l'ancien au
nouveau, à « chaque fois s'oppose à l'expérience toujours renouvelée de la
modernité l'image historique qu'une époque se fait d'elle-même » 93. Mais,
en dépit des ambiguïtés de Baudelaire, de ses hésitations à définir la moder-
nité avec ou contre le romantisme 96, il est celui qui en fixe le sens et il est
donc légitime, souligne H. R. Jauss, de faire remonter à Baudelaire notre
préconception de la modernité 97. La modernité qu'il revendique est, en
effet, beaucoup plus que la simple opposition à l'ancien ou au classique.
Puisque le beau est toujours constitué de deux éléments, le fugitif ne s'op-
pose pas à l'éternel, il en constitue pour ainsi dire la condition de possibi-
lité, et doit être arraché à l'époque pour produire le beau éternel. C'est pour-

93. Le Peintre de la vie moderne , OC II, 694.


94. Ibid. Baudelaire présente le terme de « modernité » comme un néologisme. Son
premier emploi remonte cependant à Balzac (1823), et Baudelaire a dû le ren-
contrer dans une traduction de Heine, ou chez Gautier (voir la note de
Cl. Pichois, OC II, 1418-1420).
93. H. R. Jauss, « La Modernité dans la tradition littéraire », dans Pour une esthétique
de la réception , Gallimard, 1978, p. 178.
96. Selon le Salon de 1846 , « Qui dit romantisme dit art moderne » (OC II, 421).
Voir, sur cette ambiguïté, J. E. Jackson, Mémoire et subjectivité romantiques, José
Corti, 1999, p. 157-139.
97. H. R. Jauss, op. cit., p. 218

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quoi la mode en est le noyau, contingent dans son contenu, mais nécessaire
dans son existence. Dès le Salon de 1845 , Baudelaire donne pour tache au
vrai peintre « d'arracher à la vie actuelle son côté épique et de nous faire
comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes
grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies ». Le Salon de
1846zvec la description de « l'héroïsme de la vie moderne » et Le Peintre
de la vie moderne (1863) poursuivent tout particulièrement ce pro-
gramme. Le choix de la modernité, loin de se contenter de suivre le cours
du temps, engage, comme le note Michel Foucault, une attitude volon-
taire et difficile à l'égard du présent. Cette volonté - non exempte d'iro-
nie - d' héroïser le présent est aussi, selon Foucault, rapport à établir à
l'égard de soi-même : dandysme, ascétisme, « jeu de la liberté avec le réel
pour sa transfiguration » dont le lieu, pour Baudelaire, n'est pas la société
ou le corps politique mais l'art 98. Cette tâche, véritable ethos philoso-
phique qui astreint l'homme moderne à s'élaborer lui-même est ancrée,
pour Foucault, dans l'héritage de la philosophie des Lumières.
On comprend ainsi pourquoi Adorno, se donnant avec Horkheimer
pour objectif de montrer comment la raison (Aufklärung s'est renversée
en domination et a radicalisé la terreur mythique, a pu insister sur la
transformation de sens du concept de nouveau chez Baudelaire. « Le culte
du nouveau et, par conséquent, l'idée de modernité est une révolte contre
le fait qu'il n'y a plus rien de nouveau » ". Aux yeux d'Adorno, l'idée de
nouveau devient alors aussi fantasmagorique que le sont les lueurs que
perçoit l'œil fermé quand il reçoit un choc. Et si la poésie de Baudelaire
est remplie de ces lueurs fulgurantes, le nouveau, dans sa brusque appari-
tion, n'est bientôt plus que « retour inéluctable de l'ancien, assez compa-
rable aux névroses traumatiques », ou expression de l'archaïque. La
modernité se vide de ses qualités pour n'être plus sensible qu'aux pures -
et fortes - quantités. L'appel systématique à la nouveauté, corrélatif de
l'abolition de toute distance que décrit Benjamin dans le fascisme, ne
devient selon Adorno « mal absolu que lorsqu'il fait partie de l'organisa-
tion totalitaire où disparaît la tension entre l'individu et la société - qui
un jour produisit le nouveau » 10°.

98. M. Foucault, « Qu'est-ce que les Lumières ? » (1984), Dits et écrìts (1954-1988),
Gallimard, 1994, t. IV, p. 568-569.
99. Adorno, Minima Moralia (1955A Pavot, 1991, p. 218.
100.Adorno, op. cit., p. 221.

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BAUDELAIRE, SOCIOLOGUE DE LA MODERNITÉ

Pour Baudelaire, au sein de ce qu'il décrit comme modernité, cette


tension existe encore. Pourtant le poète entrevoit la grande diffusion, la
médiatisation qui sera celle de la « société de masse », la dilution du nou-
veau dans ce qu' Adorno nomme le « sensationnel ».

Vers « l'industrie culturelle » et la société de masse

Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui


ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui
pouvait rester de divin dans l'esprit français. Cette foule idolâtre postu-
lait un idéal digne d'elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu.
[. . .] Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre
fut son messie. [ - ] À partir de ce moment, la société immonde se rua,
comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal.
Une folie, un fanatisme extraordinaire s'empara de tous ces nouveaux
adorateurs du soleil. D'étranges abominations se produisirent. [...]
Quelque écrivain démocrate a dû voir là le moyen, à bon marché, de
répandre dans le peuple le dégoût de l'histoire et de la peinture, com-
mettant ainsi un double sacrilège [...]. Peu de temps après, des milliers
d'yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les
lucarnes de l'infini. L'amour de l'obscénité, qui est aussi vivace dans le
cœur naturel de l'homme que l'amour de soi-même, ne laissa pas
échapper une si belle occasion de se satisfaire. ^

On a souvent vu dans ce texte une condamnation virulente de la pho-


tographie, et une preuve de l'incompréhension de Baudelaire face à cet art
nouveau. On pourrait montrer au contraire combien Baudelaire pressent
les spécificités de la photographie (goût du détail, exagération, héroïsme
nouveau). Mais on peut aussi voir dans ce texte la critique d'un art devenu
divertissement en même temps qu'industrie dans la société de masse. Ce
rôle tenu pour Baudelaire par la photographie le sera, pour Adorno et
Horkheimer, par le cinéma hollywoodien 1 . Ce que Baudelaire déplore
dans la photographie, c'est moins la dérive d'un misérable succédané de
la peinture vers un réalisme exacerbé (il admirait suffisamment Nadar
pour savoir ce que pouvait être la photographie) que la réception de la
photographie par « le public moderne ». C'est donc en termes d'« esthé-

101. Salon de 1859 , OCII, 616-617.


102. M. Horkheimer, T. Adorno, « La Production industrielle de biens culturels »,
La Dialectique de la raison , Gallimard, 1974.

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tique de la réception » que le problème se pose, et là n'est pas la moindre


« modernité » du texte de Baudelaire : l'abolition de toute distance cri-
tique entre l'œuvre et le public, le narcissisme, l'autosatisfaction avide de
ce dernier, ne cherchant dans la photographie que le reflet de sa propre
image font de cet « art » de proximité une industrie obscène. Car, pour
citer ici Adorno et Horkheimer, « les œuvres d'art sont ascétiques et sans
pudeur ; l'industrie culturelle est pornographique et prude » lö^.
Art à « l'ère de la reproductibilité technique », la photographie illustre
pour Baudelaire le passage de la foule à la masse, non pas tant parce que
l'œuvre est reproduite ou reproductible, que parce que le rapport à elle
serait sans exigence et sans distance. L'art se confond alors avec le diver-
tissement ou la consommation culturelle et se trouve dans le prolonge-
ment du monde du travail, du métier et de l'utilité 104. L'artiste n'a plus
« qu'à étaler [ses] appas [...] pour faire épanouir la rate du vulgaire » 105.
Que Baudelaire ait vu ce phénomène comme un des risques de la chute
de l'auréole du poète dans le macadam ne fait aucun doute. Il n'en main-
tient pas moins la croyance que l'art peut procurer quelque joie, et la fic-
tion fabriquée quelque fierté pour l'artiste. Dans une version mélanco-
lique, il pourra dire : « Qu'importe ce que peut être la réalité placée hors
de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? » 106.
Pourtant plus, peut-être, que bien des analyses « scientifiques », son
œuvre a contribué à éclairer cette réalité dont la nature lui aurait si peu
importé. Si Freud avait raison de faire appel aux poètes pour qu'ils lais-
sent parler leur sensibilité et leur inconscient, il avait tort de craindre que
quelque chose du point de vue de la connaissance vienne diminuer la
valeur de ce qu'ils nous communiquent 107.

Françoise COBLENCE
Université de Picardie Jules Verne

103. M. Horkheimer, T. Adorno, op. cit., p. 149.


104. Voir M. Horkheimer, T. Adorno, op. cit., p. 145 : « Dans le capitalisme avancé,
l'amusement est le prolongement du travail ».
105. La Muse vénale, OC I, 15.
106. Les Fenêtres, OCI, 339.
107. Freud, « Un type particulier de choix d'objet chez l'homme » (1910), dans
La Vie sexuelle, PUF, 1969, p. 478.

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