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L'ESTHÉTIQUE MARXISTE
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« INITIATION PHILOSOPHIQUE »

C o m i t é de p a t r o n a g e :

ALQUIÉ (Ferdinand), Professeur à la Sorbonne.


† BACHELARD (Gaston) , Membre de l'Institut, Professeur
honoraire à la Sorbonne.
† BASTIDE (Georges), Correspondant de l'Institut, Doyen
honoraire de la Faculté des Lettres et Sciences humaines
de Toulouse.
GOUHIER (Henri), Membre de l'Institut, Professeur hono-
raire à la Sorbonne.
HUSSON (Léon), Professeur honoraire à l'Université de Lyon.
MOROT-SIR (Edouard), Professeur à l'Université d'Ari-
zona ( Etats- Unis).
RICŒUR (Paul), Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences
humaines de Paris-Ouest.
VIALATOUX (Joseph), Professeur honoraire aux Facultés
catholiques de Lyon.
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« INITIATION PHILOSOPHIQUE »
Section dirigée par Jean LACROIX

89

L'ESTHÉTIQUE
MARXISTE
par

HENRI ARVON
Professeur à la Faculté des Lettres
et Sciences humaines de Clermont-Ferrand

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, Boulevard Saint-Germain, Paris
1970
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DU MÊME AUTEUR

L'anarchisme. Paris, Presses Universitaires de France, 4 éd., 1968, coll.


« Que sais-je ? », n° 479.
Aux sources de l'existentialisme : Max Stirner. Paris, Presses Universitaires
de France, 1954, coll. « Epiméthée ».
Le marxisme. Paris, Librairie Armand Colin, 1955, coll. « A. Colin ».
Ludwig Feuerbach ou la transformation du sacré. Paris, Presses Universi-
taires de France, 1957, coll. « Epiméthée ».
La philosophie du travail. Paris, Presses Universitaires de France, 3 éd.,
1969, coll. « SUP-Initiation philosophique », n° 47.
Ludwig Feuerbach. Paris, Presses Universitaires de France, 1964, coll.
« SUP-Philosophes ».
Michel Bakounine ou la vie contre la science. Paris, Séghers, 1966, coll.
« Philosophes de tous les temps ».
L'athéisme. Paris, Presses Universitaires de France, 1967, coll. « Que
sais-je ? », n° 1291.
Le bouddhisme, Paris, Presses Universitaires de France, 6 éd., 1969,
coll. « Que sais-je ? », n° 468.
Georges Lukacs ou le Front populaire en littérature. Paris, Séghers, 1968,
coll. « Philosophes de tous les temps ».
A paraître chez Séghers :
La philosophie allemande.
Lénine.

Dépôt légal. — I édition : I trimestre 1970


Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays
© 1970, Presses Universitaires de France
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C H A P I T R E PREMIER

LE MARXISME ET L'ART

« Qu'est-ce qui fait de l'art une valeur éternelle malgré


son historicité ? » Cette question posée par Karl Marx
dans l'introduction à La critique de l'économie politique
(1858) révèle aussitôt dans son implacable acuité le dilemme
où se débat toute réflexion esthétique qui s'enferme déli-
bérément dans un horizon exclusivement temporel. Prêter
à l'art un caractère historiquement déterminé revient non
seulement à rattacher par des liens plus ou moins solides
toute manifestation artistique à une certaine situation
donnée, mais surtout aussi à lui refuser a priori toute
portée permanente et encore davantage toute valeur
absolue. S'il est aisé pour l'esthétique idéaliste de décou-
vrir dans les miroirs changeants des phénomènes artis-
tiques les lois éternelles du beau et de la valeur esthétique
puisque, en partant de certaines assertions métaphysiques,
elle tourne d'emblée le dos à l'arbitraire de la contingence,
il semble, en revanche, interdit à une esthétique qui
reconnaît comme seule science l'évolution historique, de
se transformer en discipline normative.
Pourtant comment écarter de l'esthétique la référence
à l'histoire lorsqu'on constate qu'il est possible, voire
nécessaire d'interpréter l'œuvre d'art en fonction de
données historiques qui se renouvellent et se modifient
sans cesse ? Ce sont les dimensions d'interprétabilité
soumises à de constantes variations qui renvoient fata-
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lement l'art dans ce champ de significations fondamentales


qui est propre à chaque époque. L'esthétique hypostasiée,
en revanche, qui condamne la contemplation à n'envisager
le beau que sous son aspect intemporel, finit par devenir
une spéculation gratuite, sans efficacité et inutile.
En demandant à la dialectique de réaliser la difficile,
sinon impossible union entre le temporel et l'éternel,
entre la valeur historique et la valeur absolue, entre la
vérité relative et la vérité totale, l'esthétique marxiste
lui fait subir la suprême et décisive épreuve. C'est pourquoi
la « science de l'art » semble appelée à occuper à l'intérieur
de la doctrine marxiste une place privilégiée. Gorki avait
déclaré que « l'esthétique était l'éthique de l'avenir ».
Roger Garaudy, auteur du Réalisme sans rivages n'hésite
pas à dire que « la conception de l'esthétique est la pierre
de touche de l'interprétation du marxisme ». Mais c'est
surtout Georges Lukàcs, appelé à juste titre le « Marx de
l'esthétique », qui choisit de propos délibéré le domaine
de l'esthétique pour y procéder à la rénovation de la dia-
lectique marxiste et à son élargissement aux dimensions
de nos problèmes actuels.
L'esthétique marxiste demeure d'autant plus ouverte
à une application totale et constamment renouvelée de la
dialectique qu'elle est une des rares branches de la doc-
trine marxiste à n'être pas écrasée et étouffée sous le poids
d'un dogme définitivement établi et sans cesse rappelé
par une récitation quasi rituelle de formules magiques.
Ressenti et conçu tantôt comme un outil d'endoctrinement
contraignant, tantôt comme la libre expression d'un fol
espoir révolutionnaire, tantôt du point de vue de la conti-
nuité rassurante, tantôt du point de vue de la brusque rup-
ture, prenant successivement une forme révolutionnaire
qui fait oublier le contenu conservateur et un contenu
d'autant plus révolutionnaire que la forme en demeure
traditionnelle, l'art pour autant qu'il s'agit de l'intégrer
dans une vue globale des phénomènes sociaux et histori-
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ques, a posé pour Marx et ses successeurs des problèmes


qu'ils ont, certes, abordés, mais qu'ils n'ont jamais réussi à
résoudre définitivement. Prisonniers soit de leurs goûts
personnels soit des impératifs de l'action politique, ils ne
sont parvenus, en dépit d'efforts parfois désespérés, qu'à
la lisière d'une esthétique.
C'est le cas, en particulier, de Karl Marx. Tourné vers
la réflexion philosophique d'abord, vers la réflexion poli-
tique et économique ensuite, Karl Marx ne s'est pas moins
intéressé toute sa vie aux questions esthétiques. Durant sa
période philosophique, il projette de publier des études
concernant l'art religieux et le romantisme ; après l'achève-
ment du Capital il voudrait écrire un livre sur Balzac. Faute
de temps, ces projets demeurent irréalisés. Sa critique
littéraire proprement dite se limite ainsi à deux apprécia-
tions épisodiques. La Sainte Famille contient une critique
du commentaire qu'un jeune hégélien, Szeliga de nom,
avait consacré aux Mystères de Paris d'Eugène Sue. L'autre
document est constitué par la célèbre correspondance
avec Lassalle au sujet de son drame Sickingen. La première
critique est de nature sociale plus que littéraire. Eugène
Sue qui connaît alors non seulement en France, mais
aussi en Allemagne, une vogue disproportionnée à la valeur
littéraire de ses ouvrages, est accusé par Karl Marx de
donner simplement l'illusion d'une attaque contre l'injus-
tice sociale, étant donné qu'il ne met pas en cause la
société capitaliste elle-même. Le jugement porté sur la
pièce de Lassalle, en revanche, ne s'arrête pas à des cri-
tères extérieurs à l'œuvre. Les premiers linéaments d'une
esthétique proprement marxiste s'y trouvent esquissés.
Ce qui ajoute encore à la complexité de l'attitude de
Karl Marx à l'égard de l'art, ce que l'ambivalence, sinon
la contradiction entre un mode de vie bourgeois qu'il
conserve même dans l'extrême misère, et un mode de
penser antibourgeois qu'il adopte dès sa jeunesse, ne se
manifeste nulle part ailleurs avec une évidence aussi
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aveuglante. Un goût des plus classiques le porte vers


Eschyle, Shakespeare, Gœthe, Scott, Balzac ; son jugement
littéraire sur les contemporains, par contre, est déterminé
par leur attitude politique ; c'est ainsi qu'il apprécie
particulièrement ces poètes mineurs mais défenseurs de
la liberté que furent Freiligrath et Georg Herwegh.
Il en résulte une certaine incohérence dans les remarques
isolées de Karl Marx et de Frédéric Engels sur l'art et,
en particulier, sur la littérature ; elle n'est cependant
qu'apparente dans la plupart des cas.
Comme la doctrine tout entière, l'esthétique marxiste
ne révèle ses structures que pour autant qu'on la confronte
avec la pensée hégélienne dont elle est le reflet direct.
Ayant pris pour point de départ la dialectique hégélienne
qu'ils prétendent avoir remise sur les pieds, Karl Marx
et Frédéric Engels sont fatalement amenés à situer éga-
lement leurs propres goûts artistiques et littéraires dans
une perspective hégélienne, soit qu'ils choisissent cette
dernière à leur tour, soit qu'ils prennent leurs distances,
soit encore qu'ils en adoptent carrément le contre-pied.
La préférence que Marx et Engels accordent aux roman-
ciers de la période bourgeoise Fielding, Balzac et les réa-
listes russes dont ils se plaisent à souligner l'attitude
critique à l'égard du monde politique et social auquel ils
appartiennent, trouve sa justification dans l'esthétique
hégélienne. A la suite de l'esthétique de l'ère des lumières
telle qu'elle avait été développée par Wieland et Gœthe,
Hegel avait cru reconnaître dans le roman la forme
bourgeoise de l'épopée. Alors que l'épopée reflète, selon
lui, la totalité de la vie, le roman naît du « conflit entre la
poésie du cœur et la prose opposée de la situation qui se
perd dans l'extérieur et le contingent ». Dans l'épopée le
subjectif est élevé au rang du typique, dans le roman qui
correspond à une époque où le Moi et le monde se sont
scindés, les rapports entre le subjectif et le typique
deviennent problématiques.
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C'est précisément parce que l'esthétique de Hegel sait


faire effleurer le devenir des sociétés humaines dans
l'analyse des détails qu'elle sert de propédeutique à
l'esthétique marxiste. Ainsi, le rapport entre les formes
sociales et les formes artistiques que Hegel établit dans
son étude sur la peinture hollandaise du XVII siècle sera
relevé tout particulièrement par le marxiste russe Plékha-
nov. Hegel constate, en effet, que le miracle de la peinture
hollandaise porte en filigrane la vie substantielle de la
nature et des hommes des Pays-Bas. « La joie que les
Hollandais puisaient dans la vie, même dans ses mani-
festations les plus ordinaires, les plus futiles, écrit-il,
naissait de ce qu'ils furent contraints de conquérir au
prix de luttes très dures, d'efforts douloureux ce que la
nature offre à d'autres peuples sans lutte ni effort (...).
Les Hollandais ont créé eux-mêmes la majeure partie
du sol sur lequel ils vivent ; ils ont été obligés de le défendre
sans cesse contre les assauts de la mer. Ce civisme, cet
esprit d'entreprise, cette conscience de soi débordante et
joyeuse, tout cela, ils ne le doivent qu'à eux-mêmes, à
leur propre activité, et c'est cela qui constitue le contenu
général de leurs tableaux. »
Le goût classique de Marx et Engels qui se situe sinon
à contre-courant tout au moins en marge de leurs convic-
tions politiques et philosophiques éprouve, en revanche,
quelque difficulté à se mettre en accord avec la fameuse
thèse hégélienne de la mortalité ou plutôt de la mort de
l'art. On sait que les trois étapes qui jalonnent dans
l'idéalisme absolu de Hegel la démarche de l'esprit en
quête d'absolu sont l'art qui est la « révélation de l'Absolu
sous sa forme intuitive, pure apparition, idéalité qui
transparaît au travers du réel tout en restant toujours
idéalité en face de l'objectivité du monde éthique humain »,
la religion et la philosophie. L'art atteint son point culmi-
nant dans l'Antiquité grecque, la religion s'épanouit dans
le christianisme, la philosophie, enfin, élève l'art aussi
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bien que la religion au niveau du savoir de l'Absolu,


c'est-à-dire du savoir absolu. Dans cette triple progression
de l'esprit l'art ne représente donc qu'une phase transi-
toire et fragmentaire, limitée dans le temps. Au moment
où l'humanité accède avec la pensée hégélienne au stade
suprême de la philosophie, l'art se trouve relégué au rang
d'une recherche achevée et dépassée. L'époque moderne
ne vit pour ainsi dire plus que dans le musée imaginaire
d'une culture passée. « En sa destination suprême du
moins, écrit Hegel dans son Introduction de l 'Esthétique,
il ( = l'art) est pour nous chose du passé. Il a perdu pour
nous sa vérité et sa vie. Il nous invite à une réflexion
philosophique qui ne prétende point lui assurer de renou-
veau, mais reconnaître son essence en toute rigueur. »
Tout comme Platon qui dans sa République renvoie
Homère hors de la cité, en le couvrant de fleurs puisque
en soi il apprécie hautement sa poésie, Hegel renonce à
l'art vivant et reporte l'actualité à la seule philosophie.
Marx, à son tour, admet que c'est dans l'art grec que
l'expression artistique a atteint son point le plus haut
et sa forme la plus pure. Le miracle grec constitue à ses
yeux en quelque sorte un sommet inaccessible. Mais
jugeant l'art non seulement du point de vue de l'évolution
générale de l'humanité, mais dans ses rapports dialec-
tiques avec les différents stades sociaux et économiques
dont celle-ci est jalonnée, Marx engage aussitôt le dialogue
avec Hegel. Alors que celui-ci parle de l'harmonie des
Grecs comme d'un « milieu qui, cependant, comme la
vie en général, n'est en même temps qu'un passage bine
que dans ce passage il atteigne le sommet de la beauté »,
Marx insiste dans son Introduction à La critique de l'éco-
nomie politique sur l'apparente contradiction entre la
détermination historique et sociale de l'art grec qui
devrait l'enfermer dans certaines limites d'interprétation
et d'appréciation, et l'attrait permanent qu'il exerce sur
les hommes en dépit de tous les changements historiques.
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L'art grec, certes, est étroitement lié à la situation


grecque. « Achille est-il possible avec des armes à feu,
ou, d'une manière générale, l'Iliade avec l'imprimerie ? »
Il n'y a rien de plus normal et de moins surprenant que
cette corrélation des formes sociales et des formes artis-
tiques. Mais Marx y ajoute aussitôt la question décisive
qui n'est pas d'ordre sociologique ou idéologique, mais
exclusivement esthétique : « Ce qui est difficile n'est pas
de comprendre que l'art et l'épopée grecs sont liés à
certaines formes sociales. Ce qui est difficile c'est qu'ils
nous offrent encore une jouissance artistique et qu'ils
passent d'une certaine manière comme des normes et
des modèles inégalables. »
C'est précisément parce que certaines formes impor-
tantes de l'art ne peuvent s'épanouir que dans une phase
peu avancée ou pas du tout avancée de l'évolution artis-
tique que nous demeurons sensibles au message de l'art
gec ; ayant concrétisé les enchantements de l'enfance de
l'humanité, celui-ci nous permet de nous pencher sur
notre propre enfance. « L'attrait que leur art a pour nous,
écrit Marx, n'est pas en contradiction avec le faible
développement de la société où il a grandi. Il en est
plutôt le résultat. Il est plutôt lié indissolublement au
fait que les conditions sociales inachevées où cet art est
né et où il pouvait seul naître, ne reviendront jamais. »
Ainsi la définition proposée par Marx tend à insérer
dans une doctrine qui rattache tous les phénomènes
humains aux rapports sociaux, le miracle grec qui témoigne
précisément de la distorsion qui peut intervenir entre
le développement général et l'art. En fait, Marx fait
accomplir à l'argument de l'évolution parallèle un tour
sur lui-même ; il ne réussit à maintenir dans ce cas par-
ticulier l'exigence du matérialisme historique qu'en la
limitant à la seule interprétation de l'art grec et en la
refusant pour expliquer la jouissance esthétique qui en
résulte. En évoquant le plaisir que l'adulte ressent à se
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1970. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France)


ÉDIT. N° 30 597 IMPRIMÉ EN FRANCE IMP. N° 21 743
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