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Karl MARX

ÉCRITS PHILOSOPHIQUES
Cent textes choisis, traduits et présentés par
Lucien SÈVE

Champs classique
Karl Marx

Écrits philosophiques
Champs classiques
© Flammarion, Paris, 2011
Dépôt légal : octobre 2011
ISBN e-pub : 9782081278745
N° d’édition e-pub : N.01EHQN000422.N001
ISBN PDF web : 9782081278752
N° d’édition PDF web : N.01EHQN000423.N001
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782081264311
N° d’édition : L.01EHQN000578.N001
Ouvrage composé et converti par Meta-systems (59100 Roubaix)
Présentation de l’éditeur :
Si Marx fascine tant les philosophes, c’est peut-être parce
qu’il a si vigoureusement dénoncé l’illusion de « la
philosophie », le « discours de la mauvaise abstraction »,
toujours idéaliste même sous des dehors matérialistes, et
toujours stérile malgré sa grandiloquence.
Pourtant, à n’en pas douter, comme le montrent les cent
textes rassemblés dans cette anthologie – pris dans les
oeuvres de jeunesse et surtout dans Le Capital et ses
brouillons –, l’oeuvre de Marx est d’une éclatante richesse
philosophique. L’introduction de Lucien Sève revisite le
corpus marxien et expose pour la première fois avec
En couverture : Portrait de Karl
précision le réseau catégoriel d’ensemble qui constitue le Marx (1818-1883). © Roger-Viollet.

fond de la « Logique du Capital » : essence, abstraction,


universalité, objectivité, matière, forme, rapport,
contradiction dialectique, histoire, liberté…
Outre l’introduction et les notes qui accompagnent chacun de
ces textes, un index des concepts philosophiques détaillé
contribue à faire de ce volume un précieux instrument de
travail et de culture.
PARMI LES PUBLICATIONS DE LUCIEN SÈVE
« Nature, science, dialectique : un chantier à rouvrir », in Sciences et dialectiques de la nature, Lucien Sève (coord.), La Dispute, 1998, p. 25-247.
Commencer par les fins – La nouvelle question communiste, La Dispute, 1999, 282 p.
Penser avec Marx aujourd’hui, t. 1, Marx et nous, La Dispute, 2004, 282 p.
« De quelle culture logico-philosophique la pensée du non-linéaire a-t-elle besoin ? », in Émergence, complexité et dialectique, Janine Guespin-
Michel (coord.), Odile Jacob, 2005, p. 51-227.
Qu’est-ce que la personne humaine ? – Bioéthique et démocratie, La Dispute, 2006, 156 p.
Penser avec Marx aujourd’hui, t. 2, « L’homme » ?, La Dispute, 2008, 588 p.
Penser avec Marx aujourd’hui, t. 3, « La philosophie » ? (en préparation).
Penser avec Marx aujourd’hui, t. 4, « Le communisme » ? (en préparation).
ÉCRITS
PHILOSOPHIQUES
INTRODUCTION
De « la philosophie » au philosophique
1. Y a-t-il une philosophie de Marx ?
Cette question simple n’a pas reçu jusqu’ici de claire
réponse. Que Karl Marx (1818-1883) ait été un temps
philosophe est certes notoire : il a fait de fortes études
philosophiques en un lieu – Berlin – et une époque – le
tournant des années 1830-1840 – où s’établit âprement
l’inventaire critique de la plus grande philosophie des temps
modernes, celle de Hegel ; il a soutenu en 1841 une thèse
érudite : Sur la différence de la philosophie naturelle chez
Démocrite et chez Épicure ; empêché pour raisons politiques,
sous le règne de Frédéric-Guillaume IV, d’accéder à
l’enseignement universitaire et devenu journaliste de vive
opposition, il n’en poursuit pas moins son travail critique sur
les vues philosophiques de Hegel et de Feuerbach, avant
d’opposer ses propres vues à celles de contemporains
philosophes comme Arnold Ruge ou Max Stirner. Ainsi les
écrits de Marx jusqu’à la veille des révolutions de 1848 – il a
alors trente ans – ressortissent clairement à la philosophie, de
sa Critique du droit politique hégélien (1843) aux Manuscrits
de 1844, à La Sainte Famille (1844-1845, en collaboration
avec Friedrich Engels), aux Thèses sur Feuerbach et à
L’Idéologie allemande (1845-1846, cette dernière œuvre en
collaboration aussi avec Engels). On dira donc qu’il y a en tout
cas chez Marx une œuvre philosophique de jeunesse dont
l’importance n’est plus à souligner.
Mais L’Idéologie allemande a tout l’air d’y mettre un
point final. On y lit en effet que la faiblesse rédhibitoire de la
moderne critique allemande est de n’avoir « pas quitté le
terrain de la philosophie » au lieu de « s’interroger sur la
connexion entre la philosophie allemande et la réalité
allemande »1 ; que l’étude critique du monde réel ruine l’idée
d’une « philosophie autonome » ; mieux, que « détachées de
l’histoire réelle » les abstractions philosophiques « n’ont
absolument aucune valeur »2 ; qu’il faut « laisser la
philosophie de côté » pour passer de l’« interprétation » du
monde à sa « transformation », comme dit la 11e thèse sur
Feuerbach. Non seulement est ainsi tracé un programme où la
philosophie paraît n’avoir plus nulle place, mais un sévère
retour critique est fait par Marx sur son œuvre antérieure : ce
que contenaient d’indications valables à ses yeux ses écrits de
1844-1845 y restait recouvert par « le vocabulaire
philosophique traditionnel », ce qui laissait croire que
pouvaient encore servir les « vieilles vestes théoriques ». Or
on ne peut pactiser avec l’abstraction philosophante, « il faut
en sortir d’un bond3 ». C’est d’un irréversible adieu à la
philosophie qu’il paraît bien s’agir ici.
Et voilà déjà de quoi susciter les appréciations les plus
divergentes. Au début du XXe siècle, il fut classique chez les
marxistes – exemple : Boukharine – de faire commencer
l’authentique pensée de Marx à Misère de la philosophie
(1847), en le louant d’avoir opposé aux mystifications de la ci-
devant philosophie la rigueur de la science : le marxisme serait
une sociologie critique. Quelques décennies plus tard, à
l’opposé, il devint courant – c’est ce qu’ont fait des Pères
jésuites comme Jean-Yves Calvez, ou des penseurs
contestataires des pays socialistes – de réhabiliter hautement
l’humanisme philosophique des œuvres de jeunesse –
« l’homme » y tenant une place centrale – pour mieux déplorer
sa répudiation ultérieure par le scientisme de ce diamat 4 qui
fut doctrine officielle dans les « pays socialistes ». De sorte
que parler de « la philosophie de Marx » a pu, et peut encore,
relever du constat élémentaire ou, à l’opposé, du contresens
fondamental.
Pourtant le simplisme de ce dilemme a depuis longtemps
fait l’objet de critiques probantes. Oui, il y a chez Marx une
riche œuvre philosophique de jeunesse, mais c’est avec les
plus forts motifs qu’il en est sorti : à manier des abstractions
comme « l’homme », qui renvoie dans la confusion aussi bien
à l’espèce biologique Homo sapiens ou au genre humain
historiquement évolué qu’à l’individu considéré dans
l’abstrait, on se condamne à ne rien penser avec rigueur – cette
juvénile pensée marxienne ne peut justement plus être donnée
pour « la philosophie de Marx ». Oui donc, ce qu’on est fondé
à tenir pour sa pensée mûrie implique rupture avec ce qu’on
entendait jusque-là par philosophie, mais c’est aller bien trop
vite que d’en conclure à la disparition de toute dimension
philosophique dans son œuvre d’après 1848. Car non, les
Grundrisse, premier brouillon du Capital, et Le Capital lui-
même ne peuvent être tenus pour des écrits relevant du
positivisme. Marx a sans équivoque rompu avec ce qu’il
entendait sous le vocable philosophie – reste à examiner de
près le sens qu’a ici ce mot –, mais cela n’autorise aucunement
à tenir ses travaux ultérieurs pour étrangers au philosophique –
et reste plus encore à bien cerner ce que ce « philosophique »
veut dire.
Or, chose étonnante, les penseurs réputés qu’on est tenté
d’interroger sur cette question – de Karl Korsch à György
Lukács, d’Antonio Gramsci à Ernst Bloch – nous laissent dans
la perplexité. Considérons seulement ici le verdict de Louis
Althusser (1918-1990), dont le prestige est resté dominant
jusqu’à nous. Verdict complexe et évolutif. Dans un premier
temps – Pour Marx ; Lire Le Capital (1965) –, une critique
tranchante des lectures empiristes et humanistes de Marx
conduit à définir son introuvable philosophie comme « la
Théorie de la pratique théorique5 » : elle serait une
connaissance non point des choses mais d’une abstraite
« production de connaissance ». Aussi bien, en un second
temps – Lénine et la philosophie (1968) ; Éléments
d’autocritique (1974) –, Althusser récuse-t-il le
« théoricisme » de sa position précédente pour ne plus voir
dans le matérialisme dialectique que l’exercice de la « lutte de
classes dans la théorie »6. Conception paradoxale d’une
philosophie dont la seule tâche consisterait à tracer dans les
savoirs et les pratiques, entre des « positions » indémontrables
– matérialisme, idéalisme –, de pures « démarcations »
récurrentes à l’identique bien que lourdes d’enjeux politiques
changeants : une telle philosophie, si le mot est encore ici de
mise, n’a donc plus d’objet et il ne s’y passe rien. Le mérite
historique de Marx serait d’avoir inauguré non pas « une
(nouvelle) philosophie de la praxis mais une pratique
(nouvelle) de la philosophie 7 », laquelle, en fait, se réduirait à
intervenir politiquement dans le savoir.
Servie par ses paradoxes face au dogmatisme fruste du
diamat stalinien, cette conception peut se prévaloir de
respecter l’adieu à toute abstraction philosophante prononcé
par L’Idéologie allemande. Mais il faut bien voir de quel prix
est payé ce mérite. Celui d’abord d’une cécité de principe à
l’égard de ces objets philosophiques qui peuplent de façon si
flagrante l’œuvre de Marx après 1846 : les catégories logiques
– essence, abstraction, universalité, forme, rapport, aliénation,
vingt autres. Qu’elles puissent justement constituer l’essentiel
apport philosophique de Marx n’est pas l’avis d’Althusser :
« La philosophie peut-elle vraiment avoir l’objet de la logique
pour objet ? Il semble que la logique soit désormais en voie de
se passer de plus en plus de la philosophie : elle est une
science8. » Est donc exclue sans examen l’acception si neuve
que Hegel a conférée au logique, et du même coup sa
réélaboration majeure dans l’œuvre de Marx. Mais de plus, ces
objets philosophiques y étant omniprésents alors que selon le
point de vue de la « lutte de classes dans la théorie » la plupart
ne devraient pas s’y trouver, on voit grandir chez Althusser la
thèse selon laquelle Marx ne se serait pas bien compris lui-
même. « Marx ne se libéra jamais totalement de Hegel9. »
Moyennant une « lecture symptomale10 » prétendant déceler
dans le texte marxien les retombées de la pensée, on tiendra
donc pour irrecevables de vastes pans de cette œuvre. Il y a
chez Marx un « matérialisme de l’essence » ? Se réclamant
d’un nominalisme qu’on dit lui emprunter, on dénoncera là
une affligeante dérive idéaliste. Marx croit pouvoir conférer à
des analyses dialectiquement formulées en termes de négation
de la négation une portée déterminante ? On verra là une
indéfendable téléologie et à la limite une « horreur11 ». De
proche en proche, ce qui nous est donné pour la vérité
résiduelle de Marx devient ce que Raymond Aron nommait un
« marxisme imaginaire ». Althusser n’en est pas disconvenu :
« Que diriez-vous aujourd’hui de la formule de Raymond
Aron […] ? – Je peux dire qu’en un certain sens Aron avait un
peu raison. Nous avons fabriqué une philosophie “imaginaire”
pour Marx, une philosophie qui n’existait pas dans son œuvre,
si l’on s’en tient strictement à la lecture de ses textes12. » Ainsi
la tentative sans doute la plus savante pour identifier la
position de Marx dans le domaine qui nous occupe a
principalement abouti à lui imputer une « philosophie
improbable13 ».
À la simple question : y a-t-il une philosophie de Marx ?,
nous en serions donc aujourd’hui, semble-t-il, à ne toujours
pas savoir répondre de façon plausible. Mais pourquoi alors ne
pas nous retourner vers ce qu’en disait son connaisseur
apparemment le plus qualifié, à part Marx lui-même :
Friedrich Engels ? Relisons son Ludwig Feuerbach (1888).
Que nous y est-il dit ? Ceci d’abord : la philosophia perennis
serait ce discours illusoire qui servait de bouche-trou à des
connaissances scientifiques trop lacunaires pour former une
vue d’ensemble du monde, mais en comblant leurs manques
au XIXe siècle les savoirs positifs ont rendu cet adjuvant
« superflu14 ». Difficile de ne pas noter une parenté entre cette
récusation de la philosophie devenue superflue face à la
science et le dédain comtiste de toute métaphysique comme
« oiseuse ». Et voilà déjà qui est assez stupéfiant. Car, nous
annonçant dans l’Avant-propos de son livre qu’il va faire
retour sur la rupture fondatrice opérée quarante ans plus tôt par
Marx et lui avec la philosophie, Engels nous en présente une
critique tout autre que celle de L’Idéologie allemande : il ne
s’agissait pas en 1846 de la déprécier intellectuellement en tant
que savoir immature, mais de la mettre en cause politiquement
en tant qu’entreprise mystificatrice, non point donc pour en
pallier les lacunes scientifiques mais pour en subvertir la
démarche même. Étrange.
Pour autant, Engels récuse la totale proscription du
philosophique si fréquente en cette fin de siècle dans la
vulgate positiviste : si presque toute la ci-devant philosophie a
pour vocation de se résorber dans les savoirs positifs, en
subsiste cependant « à l’état indépendant » « la doctrine de la
pensée et de ses lois – la logique formelle et la dialectique15 ».
Assertion, qui à son tour, pose quelques sérieux problèmes.
Déjà à l’époque où il la formulait, la logique formelle pouvait-
elle être donnée pour une rubrique de la philosophie alors
même qu’elle se constituait – avec Peano, avec Frege – en
discipline scientifique rigoureuse dont la proche parente
proclamée n’était pas la philosophie mais l’arithmétique ?
N’est-il pas plus surprenant encore de le voir qualifier la
dialectique de « doctrine de la pensée » ? Cette formule revient
en effet à ne considérer sous ce nom que la dialectique
subjective, quand chez Hegel – Engels n’en ignore pourtant
rien – elle est inséparablement objective et subjective, logique
de l’être et de l’essence au même titre que du concept ; et c’est
à plus forte raison le cas d’une dialectique matérialiste. Avec
pareille conception de l’activité de pensée, ne sommes-nous
pas plus proches du néokantisme fin de siècle que du
matérialisme marxien ? Voilà qui devient franchement
déconcertant. La conclusion paraît s’imposer : on ne peut se
fier à Engels pour tirer au clair cette question posée en
commençant quant à « la philosophie de Marx ».
La sévérité de ce propos oblige à dire un mot sur les
rapports entre Marx et Engels. On a souvent fait de ce dernier
le mauvais génie de Marx dont il aurait ravalé la pensée en
dogme : le vrai père du « marxisme » au sens péjoratif du
terme, ce serait Engels. Tout bon connaisseur de l’œuvre
d’Engels s’inscrira en faux contre cette légende. Homme d’une
culture encyclopédique aussi impressionnante que celle de
Marx, il fut tout au long de sa vie pour son ami un partenaire
de pensée à part entière, frayant même en plus d’un cas leur
voie commune, depuis ses Umrisse esquissant dès 1844 une
critique profonde du capitalisme jusqu’à ses travaux sur l’État
au début des années 1880. Et les longues réponses qu’il
adresse dans les années 1890 à Conrad Schmidt, Joseph Bloch,
Franz Mehring ou Walther Borgius mettent clairement en
garde contre un schématisme marxiste qu’on l’accuse d’avoir
instauré. Engels n’est pas un épigone subalterne, c’est un
théoricien aussi bien qu’un révolutionnaire de premier plan. Il
est cependant un domaine en tout cas où son apport n’est pas
comparable à celui de Marx : le domaine philosophique. Non
qu’il ne soit là aussi capable à l’occasion de vues pénétrantes –
comme à propos de dialectique de la nature – ou de
commentaires pertinents sur la pensée de son ami16. Mais il n’a
ni la profondeur de la formation ni l’impressionnante sûreté de
vue qui caractérisent Marx en la matière. Cette insuffisante
fiabilité est ce qui rend impossible à mon sens de proposer un
choix de textes philosophiques indifféremment puisés chez
Marx ou chez Engels : pour savoir ce que Marx a à nous dire
de puissamment original quant à la philosophie, il faut lire
Marx, nul autre17. Voilà pourquoi le présent volume porte son
seul nom.
2. L’adieu définitif de Marx à « la philosophie »
Il nous faut donc reprendre la question en interrogeant
attentivement Marx lui-même sur l’évolution de son attitude
vis-à-vis de la philosophie au long des années 1840.
À le faire, on mesure combien les écrits si divers qu’il
produit alors ont un essentiel trait commun : leur vigueur
critique. Si le jeune Marx impressionne tant ceux qui
l’approchent, ce n’est pas seulement par l’étendue de sa
culture et la vivacité de son intelligence, c’est aussi par sa
fougue contestataire. Étudiant, il fait le choix iconoclaste de
consacrer sa thèse au matérialisme antique et, plus hardi
encore, d’y défendre Épicure contre Démocrite, bravant l’avis
de Leibniz et de Hegel. Contraint par la réaction au pouvoir de
renoncer à l’enseignement philosophique – contretemps non
subalterne –, le voici en 1842 rédacteur en chef de la
Rheinische Zeitung (la Gazette rhénane), où il déploie ses
talents polémiques contre le conservatisme et ses fournisseurs
en justificatifs philosophiques, de l’École historique du droit
aux thuriféraires du christianisme d’État. Haussant son propos
après l’interdiction du journal, il engage en 1843 une critique à
visée radicale de la philosophie politique de Hegel, puis dans
le troisième des Manuscrits de 1844 met en examen le cœur
même de sa pensée : la dialectique spéculative.
Temporairement aidé dans cette entreprise par les thèses
matérialistes de Feuerbach, il ne tarde pas à juger que
Feuerbach lui-même, trop peu investi en politique, reste pris
dans la spéculation abstraite. Suit un vrai feu d’artifice, alors
même que son expulsion de France redouble sa condition de
proscrit : critique décapante de Feuerbach, Bauer et Stirner
dans L’Idéologie allemande (1845-46), critique disqualifiante
du socialisme de Proudhon dans Misère de la philosophie
(1847), critique mortuaire du socialisme à l’allemande dans le
Manifeste du parti communiste (1848). Peu de grandes pensées
ont été propulsées par semblable rampe de lancement
contestataire, au prix de tels sacrifices personnels.
Mais durant la première moitié des années 1840, si des
philosophies sont soumises chez Marx à sévère inventaire
critique, la philosophie comme telle n’est pas en cause. Malgré
les doutes qu’on voit se dessiner, subsiste la visée d’une
philosophie remise sur ses pieds, libérée de l’abstraction
jusqu’à prendre la tête du mouvement émancipateur. Dans sa
Critique du droit politique hégélien (texte 6), à la démarche
pauvre de qui « polémique avec son objet » il oppose cette
« critique vraiment philosophique » qui ne se contente pas
d’exhiber les contradictions mais entreprend de les expliquer.
L’Introduction à cette Critique, début 1844, fait une place
centrale (texte 8) au thème inédit de l’abolition-réalisation :
pour autant que la philosophie est l’annonciation dans
l’abstrait de la désaliénation, l’émancipation humaine
concrète tout à la fois l’infirme (« on ne peut réaliser la
philosophie sans l’abolir ») mais aussi la confirme (« on ne
peut l’abolir sans la réaliser »). « La philosophie trouve dans le
prolétariat ses armes matérielles comme le prolétariat trouve
dans la philosophie ses armes intellectuelles. » Ainsi ne serait
nullement caduque « la philosophie en tant que philosophie18 ».
En août 1844 encore, écrivant à Feuerbach, Marx lui fait
mérite d’avoir « donné un fondement philosophique au
socialisme19 ». Esprit passionnément critique, le jeune Marx
n’en a pas moins conservé nombre d’années un attachement
majeur à la philosophie – fait qu’on se gardera d’oublier.
Mais à l’heure où fleurissent de toutes parts des signes
avant-coureurs des révolutions de 1848, les consciences
bougent vite. Vivant l’année 1844 à Paris, Marx y accumule
des expériences intensément neuves. Il y fait avec
enthousiasme la découverte politique et humaine du
prolétariat, y scelle pour la vie son amitié avec Engels,
s’investit dans la politique concrète avec cette Ligue des Justes
qui, clarifiant ses vues, deviendra en juin 1847 la Ligue des
Communistes – c’est elle qui lui commandera la rédaction du
Manifeste. À Cologne, Marx était encore idéaliste en
philosophie et démocrate en politique ; de 1844 date son
passage nettement amorcé au matérialisme et au communisme.
Et pour ce qui est de son attitude à l’égard de la philosophie,
c’est un véritable renversement qui s’y opère en peu de mois –
en août 1844, il créditait encore Feuerbach d’avoir donné un
fondement philosophique au socialisme ; au printemps 1845,
dans sa fameuse 11e thèse sur Feuerbach (texte 20), il oppose
aux philosophes en général, soucieux seulement
d’« interpréter » le monde, que ce qui importe est de le
« transformer ». Dans cette évolution en forme de rupture, le
passage à la critique de la philosophie feuerbachienne joue un
rôle déclenchant. C’est qu’elle était en quelque sorte la
dernière chance de la philosophie. L’idéalisme hégélien
représentant la forme extrême de l’abstraction spéculative, son
renversement matérialiste devait nous faire accéder à la pensée
enfin concrète. Or Marx découvre qu’il n’en est rien :
considéré à l’aune de la révolution sociale qui s’annonce,
« l’homme sensible » de Feuerbach est encore une creuse
abstraction. Et si le renversement philosophique de la
philosophie abstraite par excellence nous laisse dans
l’abstraction, n’est-ce pas que l’abstraction est en fin de
compte inhérente non à tel système déterminé mais à l’attitude
philosophique en général ? La fallacieuse abstraction à
répudier, c’est la philosophie même : telle est la conclusion
qu’énonce crûment L’Idéologie allemande. Nous voici au
moment clef de cette évolution de pensée : là s’impose le plus
attentif des regards. Où donc est le péché originel de l’activité
philosophante en général ?
1.
Dès 1843, à travers la critique fougueuse de la pensée
politique hégélienne, Marx pense l’avoir identifié, et en donne
le nom : Umkehrung – « inversion ». « Hegel inverse tout »20.
Ainsi, dans les textes en cause de la Philosophie du droit, il
fait de l’État le vrai présupposé de la société civile, de l’Idée le
réel effectif en lieu et place du peuple, et ainsi de suite, alors
que l’expérience acquise par Marx à la Rheinische Zeitung lui
a clairement appris ce qu’il en est21. De bout en bout de la
Philosophie du droit, comme dans la philosophie hégélienne
de la nature ou de l’histoire, les vrais rapports sont mis « auf
den Kopf » [« sur la tête »] : les catégories abstraites sont
censées être le moteur des développements concrets. Nous
sommes en plein « mysticisme logique22 ». Jugée d’emblée par
lui fondamentale, cette juvénile découverte critique de Marx
est définitive. Sous la forme de l’apologue du « Fruit », elle
fait la substance des pages fameuses de La Sainte Famille sur
« le mystère de la construction spéculative » (texte 18),
reparaît au cœur de l’Introduction de 1857 (texte 38), trouve sa
forme classique en un passage souvent cité de la Postface au
livre premier du Capital (texte 31). Et thème dont la portée
déborde de loin le cas de Hegel, l’inversion spéculative se
retrouvant – profondeur en moins – dans mainte façon
commune de penser, par exemple chez un Bruno Bauer, un
Malthus, un Adolph Wagner (textes 25, 40, 41). L’inversion du
rapport entre chose et concept : tel serait le ressort de
l’idéalisme philosophique, dans ses formes savantes aussi bien
que triviales. La philosophie dont il faut sortir, c’est donc
l’inversion idéaliste des rapports effectifs, et on en sort par
cette opération de pensée qui se nomme renversement
matérialiste (materialistische Umstülpung).
2.
Marx n’est jamais revenu en deçà de cette analyse, mais il
lui a fallu admettre son insuffisance. C’est la critique de
Feuerbach qui en impose le constat : que le penseur du
renversement matérialiste reste lui-même pris dans
l’abstraction – celle de « l’homme » pensé comme être naturel
étranger à tout moment historique et contexte de classe –
montre assez que la simple Umstülpung d’une pensée
spéculative ne suffit pas à faire sortir de la spéculation. Ce que
la philosophie a de mystificateur renvoie à plus profond que
l’inversion idéaliste des rapports réels : à un usage acritique de
l’abstraction dans la pensée même de ces rapports réels.
Constitutive de la pensée rationnelle en tant qu’elle
appréhende l’universel dans les choses, l’abstraction l’égare
quand cet universel pensé y est inconsidérément hypostasié en
entité réelle – et toute spéculation est faite de pareilles
hypostases, c’est-à-dire de mauvaise abstraction (cf. texte
18) ; c’est par cette abstraction non critiquée que les entités
conceptuelles (« l’Idée », « la matière », « l’homme »…)
passent pour démiurges d’un réel dont elles ne sont que des
expressions mentales. Ne peut donc suffire le renversement
matérialiste tel qu’il a été présenté jusqu’ici : il est
démystificateur en ce sens, fort mais limité, qu’il remet sur ses
pieds le rapport le plus général entre être et pensée – principe
méthodologique. Mais érigée en « conception du monde »,
comme on le voit si souvent faire au XIXe siècle – et au
nôtre –, la philosophie matérialiste peut virer à la
mystification spéculative tout autant que l’idéalisme
métaphysique. C’est pourquoi Marx s’est toujours montré
réticent à s’en réclamer : remise sur ses pieds, la dialectique
hégélienne est plus précieuse que « toute la niaiserie
matérialiste prise en bloc23 ». Pour tenir ses promesses, le
renversement doit donc nous faire passer à un matérialisme
historique, en sa double dimension : objective, en tant que
pensée de l’historico-social, et subjective – dimension perdue
de vue dans le marxisme scolaire –, en tant que critique des
activités cognitives en général24. « La philosophie » – nous y
mettrons désormais des guillemets en cette acception
disqualifiante –, c’est le discours de la mauvaise abstraction,
discours non seulement idéaliste, fût-ce sous des dehors
matérialistes, mais stérile sous sa grandiose réputation. Ce qui
s’impose est d’en sortir pour en venir à un mode de pensée
dont le maître mot est critique – non point simple rejet
polémique mais élucidation généalogique donnant à
comprendre ce qu’on critique pour en dépasser les limites.
3.
Cette nouvelle caractérisation de « la philosophie » est
aussi pour Marx un acquis définitif, mais n’épuise toujours pas
la question. Car précisément il ne suffit pas de dénoncer
l’illusion philosophique, encore faut-il en expliquer la genèse :
comment comprendre sa prégnance depuis deux millénaires ?
C’est qu’elle remplit une fonction historique majeure. Que dès
ses débuts « la philosophie » ait partie liée avec l’essor des
échanges marchands – la logique est « l’argent de l’esprit25 » –,
plus encore avec l’institutionnalisation du juridique et du
politique n’a rien de contingent : la mauvaise abstraction
s’ancre dans de puissantes réalités sociales – fétichisme de la
marchandise, autorités théologico-politiques, transcendance
des valeurs… Marx a commencé de l’entrevoir dès sa Critique
du droit politique hégélien : le fond de la question est
politique, au plus vaste sens du terme. « Hegel n’est pas à
blâmer parce qu’il présente l’essence de l’État moderne telle
qu’elle est, mais parce qu’il donne ce qu’elle est pour
l’essence de l’État 26. » En d’autres termes, il nous donne le
réel pour rationnel : rien d’essentiel n’y est donc à changer –
c’est ce qui révolte Marx. Ainsi l’idéalisme spéculatif de
Hegel est-il bien plus que mystificateur : il est conservateur.
Transfigurant le concret actuel en abstraction éternelle, il le
légitime. Ce qui vaut de Hegel vaut de toute « philosophie » :
spéculation interprétative, elle est plus encore idéologie
justificative du monde existant – voire du retour à ce qu’il est
censé devoir être –, le philosophe en serait-il inconscient27.
Que la philosophie – sans guillemets – en tant que réflexion
rationnelle sur nos rapports cognitifs et actifs avec le monde
ait fini par tirer la question au clair en son principe avec le
dépassement de l’hégélianisme et en ce sens soit terminée,
c’est la thèse qu’Engels expose dans son Ludwig Feuerbach,
et dont il y a lieu de penser qu’elle était partagée par Marx.
Mais quant à « la philosophie », discours légitimateur de la
mauvaise abstraction dans lequel est toujours plus ou moins
prise la philosophie sans guillemets, elle est intarissable dans
le monde tel qu’il va. Conscience prise de ce qu’elle est, on ne
peut qu’« en sortir d’un bond » (texte 23). C’est ce qu’a fait
Marx, avec Engels, en 1846. À partir de quoi il n’y aura plus
jamais de « philosophie de Marx ». Qu’il ait intitulé son
premier ouvrage après 1846 Misère de la philosophie relève
d’une décision vraiment emblématique.
Par une remarquable concordance des temps historique et
biographique, Marx sort en pensée de « la philosophie » juste
au moment où les événements politiques vont l’en faire sortir
en pratique. Tout au long des révolutions de 1848-49 en
France et en Europe, il est à la tâche, animant les luttes sur le
terrain, organisant le mouvement communiste à l’échelle
internationale, combattant par la plume dans La Nouvelle
Gazette rhénane, rédigeant ces chefs-d’œuvre d’histoire à
chaud que sont les articles rassemblés sous le titre Les Luttes
de classes en France (1848-1850) puis Le 18 Brumaire de
Louis Bonaparte. C’est seulement à partir de 1850, fixé à
Londres, qu’il peut reprendre son étude des problèmes
économiques commencée dès 1843 – encore qu’assailli de
tâches multiples et aux prises avec une noire misère. Mais il
avance, et au milieu de 1857 il se sent en mesure de s’engager
dans cette vaste et difficile entreprise : la rédaction d’une
critique de l’économie politique. Tâche essentielle pour la
classe ouvrière : il faut lui offrir les moyens théoriques de
discerner les raisons de son sort et les voies de son
émancipation ; essentielle aussi pour la stratégie du combat
communiste : Marx est convaincu, par l’expérience des années
1846-48, qu’existe un lien de cause à effet entre crise
économique et révolution politique – conviction trop simple
dont il lui faudra se défaire, mais qui l’anime encore en 1857 ;
et tâche essentielle pour lui-même, avide de comprendre
jusqu’au bout la logique de processus où il voit la base de
toute histoire. « Il est absolument nécessaire d’aller au fond de
la chose », écrit-il à Engels le 18 décembre alors qu’il travaille
« comme un fou » à la rédaction des Grundrisse. De façon
générale, ce serait ne rien comprendre au mot d’ordre « sortir
de la philosophie » que l’entendre comme synonyme
d’affaiblissement de l’exigence théorique chez Marx. Il s’agit
de l’exact contraire : passer des facilités d’un discours abstrait
sur toute chose en général aux réquisits d’une intelligence
précise du monde réel28.
Mais s’attaquer à l’entreprise qui va dix ans plus tard
aboutir au livre premier du Capital, c’est se trouver d’emblée
confronté à des problèmes théoriques énormes, à commencer
par des questions de méthode. Cela fait certes bien du temps
que Marx réfléchit à « la méthode de l’économie politique » :
c’était déjà dix ans plus tôt un titre de chapitre dans Misère de
la philosophie (cf. texte 26). Mais en 1857 il ne s’agit plus de
polémiquer, il faut exposer de façon critique une science
entière, laquelle repose sur une littérature immense dominée
par de prestigieux auteurs comme Adam Smith ou David
Ricardo. Pareille ambition exige d’y voir très clair dans ce
qu’implique une démarche scientifique, c’est bien pourquoi
Marx prélude à son travail rédactionnel par une Introduction
consacrée aux questions méthodologiques, sous lesquelles sont
en jeu des catégories logiques de première importance :
essence et phénomène, abstrait et concret, universel et
particulier, objectif et subjectif… Entreprendre la critique de
l’économie politique, c’est donc nécessairement revenir avec
un questionnement neuf sur le terrain philosophique. Ainsi,
partant au début des Grundrisse de l’incompréhension quant à
la nature de l’argent que trahit un livre du proudhonien
Darimon, il en dévoile la source en une dizaine de pages
lumineuses sur « Genèse et essence de l’argent29 », où il est
montré que la « différence » entre les aspects concrets et
abstraits de la marchandise doit s’accentuer « en opposition et
contradiction » impliquant déjà la possibilité des crises, que
l’argent, d’abord simple représentant des valeurs, se pose dans
son universalité de médiateur comme valeur par excellence
moyennant un renversement du rapport, etc. – et Marx de
conclure : « Nous voyons donc comment il est immanent à
l’argent d’accomplir ses finalités bien qu’en même temps il les
nie ; de s’autonomiser face aux marchandises ; étant moyen,
de devenir fin ; de réaliser la valeur d’échange des
marchandises en les séparant d’elle ; de surmonter les
difficultés de l’échange marchand immédiat en les
universalisant ; et dans la mesure même où il rend les
producteurs indépendants de l’échange, d’autonomiser
l’échange par rapport aux producteurs. » Cette simple analyse
de l’argent se présente ainsi comme un bouquet de processus
dialectiques en même temps que de catégories logiques.
Or juste auparavant se situe un petit fait, bien connu des
spécialistes, sur le sens et la portée duquel pourtant beaucoup
reste à dire. Écrivant à Engels courant janvier 1858, en pleine
rédaction, Marx indique : « Dans la méthode d’élaboration m’a
rendu grand service le fait que par pur hasard – Freiligrath a
trouvé quelques volumes de Hegel qui d’origine étaient à
Bakounine et me les a envoyés en cadeau – j’avais refeuilleté
la Logique de Hegel. Si un jour j’ai de nouveau du temps pour
ce genre de travaux, j’aurais grande envie, en deux ou trois
feuilles d’imprimerie30, de rendre accessible à l’entendement
commun ce qu’a de rationnel la méthode que H[egel] a
découverte mais en même temps mystifiée31. » Indication qui a
été traitée de deux façons opposées : fait anecdotique ne
méritant guère qu’on s’y attarde, ou au contraire tournant
intellectuel rouvrant chez Marx une phase hégélianisante32. Or
que d’abord ce petit fait soit de grand sens, maintes choses
l’établissent. Si la réception du volume est fortuite, le
refeuilletage dont Marx prend le temps ne l’est certes pas, au
moment d’engager ce qui va longuement être le grand œuvre
de sa vie. Et que ce refeuilletage de la Logique ait stimulé chez
lui tout un vaste et durable travail d’élaboration théorique, les
preuves s’en lisent dans sa correspondance, dans
l’Introduction de 1857 – s’y trouvent trois prises de position
par rapport à Hegel, on verra plus loin en quel sens – puis dans
la rédaction commençante des Grundrisse – quatre références
explicites à Hegel au cours des seules cinquante premières
pages33. Et, chose remarquable qui pourtant n’a pas été
jusqu’ici remarquée, la relecture de Hegel comme stimulant
pour la difficile rédaction du Capital va se reproduire deux ans
plus tard, non par hasard mais délibérément cette fois, lorsque
s’engageant dans l’écriture des Manuscrits de 1861-1863
Marx fait pour lui-même un résumé serré du livre premier de
la Logique, la logique de l’être34. Entre Marx et Hegel, le
dialogue intérieur a très sérieusement repris en 1857.
En quel sens ? Deuxième question, décisive, que pose
cette lettre de janvier 1858. Et à laquelle n’est guère apportée à
ce jour qu’une seule réponse – bien qu’interprétée en des sens
fort divers selon les auteurs –, réponse de conséquence
ravageuse : dans les Grundrisse, en tout cas, Marx retomberait
pour une part au moins sous l’emprise théorique de Hegel 35. Et
à première vue il faut bien convenir que ce grand brouillon
initial du Capital semble de forte coloration hégélienne – y
figure notamment tout un vocabulaire typique, an und für sich,
Vermittlung, Entäusserung, Voraussetzung, Aufhebung… Plus
encore : au moment où commence d’être abordée en son
ensemble la question du capital, Marx paraît en ébaucher un
plan36 calqué sur le syllogisme hégélien de l’universel, du
particulier et du singulier, où c’est donc l’idéel qui dicterait sa
loi au matériel. Les Grundrisse marqueraient-ils donc un
stupéfiant retour de Marx en deçà de L’Idéologie allemande,
une rechute au moins temporaire dans « la philosophie » ? La
thèse qu’on défend ici est que la vérité est dans l’exact
contraire. Prenant le contre-pied de ce qu’on lit d’ordinaire,
elle va exiger une discussion poussée.
3. Le « renversement matérialiste »
de la logique hégélienne à l’œuvre
Commençons par un constat. Dès son Introduction
méthodologique, Marx, on l’a dit, fait trois références à
Hegel : quelle en est l’orientation ? La première intervient
après un développement37 où sont examinés les rapports entre
production et consommation, examen qui se termine par le
recensement détaillé de leurs « identités ». « Rien de plus
simple alors pour un hégélien, commente Marx, que de poser
production et consommation comme identiques. » Et que
pense-t-il de cette conclusion d’allure hégélienne ? Qu’elle
relève d’« un point de vue faux – spéculatif ». Elle méconnaît
l’essentiel : la consommation est en fin de compte un
« moment de la production ». La deuxième référence se trouve
au centre d’une analyse majeure : Marx y décrit la démarche
qui, une fois le concret de la représentation ramené à des
déterminations abstraites, reproduit le concret par un
cheminement de la pensée à partir de ces abstractions. Et il
enchaîne : « C’est pourquoi Hegel est tombé dans l’illusion
qui consiste à concevoir le réel comme le résultat de la
pensée », alors que l’engendrement du « concret de l’esprit »
est tout autre que « le procès de genèse du concret lui-
même »38. La troisième référence fait suite à cette remarque
que les catégories les plus simples, fruit souvent tardif d’une
histoire complexe, peuvent aussi parfois lui être bien
antérieures. « Hegel, par exemple, note Marx, a raison de
commencer la philosophie du droit par la possession, celle-ci
constituant la relation juridique la plus simple du sujet. »
Aussitôt, pourtant, il ajoute : « Mais il n’existe pas de
possession avant que n’existe la famille… », de sorte qu’il
n’est pas juste de faire de la possession une catégorie
absolument première, « elle suppose toujours, au contraire »,
l’existence de catégories plus concrètes.
Trois références à Hegel, trois jugements critiques, et
critiques sur un plan fondamental : la démarche hégélienne
relève toujours de l’inversion spéculative. Nous voici donc
d’emblée, il faut se rendre à l’évidence, dans le contraire
même d’une attitude « hégélianisante ». Poussons un peu plus
loin, jusqu’à ce premier moment des Grundrisse où est étudiée
la question de la monnaie, moment qui se clôt par le texte de
résonance quelque peu hégélienne qu’on a cité plus haut
(« Nous voyons donc comment il est immanent à l’argent
d’accomplir ses finalités bien qu’en même temps il les
nie… »). Or aussitôt Marx ajoute entre parenthèses :
« Ultérieurement, avant d’abandonner cette question, il sera
nécessaire de corriger la manière idéaliste de l’exposé,
suscitant le faux-semblant [den Schein] qu’il s’agit
uniquement de déterminations conceptuelles et de la
dialectique de ces concepts » (texte 30). Parenthèse décisive
pour comprendre à quoi nous assistons en vérité dans les
Grundrisse : au début – tâtonnant – du renversement
matérialiste concret, du renversement en grand de la méthode
et de la logique hégéliennes.
Car il faut bien le voir : ce renversement proclamé dans
L’Idéologie allemande est une opération théorique à double
détente. C’est d’abord une prise de conscience critique : non,
l’idéel n’est pas le démiurge du réel ; il n’est au contraire que
le réel « transposé et traduit » dans nos têtes. Remettre sur ses
pieds la façon de concevoir le rapport effectif entre matière et
idée est le premier acte, bref en lui-même, bien qu’il
présuppose une longue venue à maturité – renversement
formel accompli aussitôt que conçu. Mais à l’intérieur de cette
conception inversée Hegel a élaboré une logique
exceptionnellement riche en même temps qu’intimement
idéaliste, contenu qu’il n’est pas plus question de laisser
perdre que de reprendre tel quel. Ici s’impose donc une tout
autre tâche : renverser de façon matérialiste non plus, d’un
geste, la forme du rapport mais, d’un long travail, le contenu
de cette logique – renversement réel qui seul mettra fin au
discours de la mauvaise abstraction. Le premier acte est la clef
du second : il faut retourner la dialectique hégélienne « pour
découvrir le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique », dit
la Postface du Capital (texte 31). Mais le second acte est d’une
complexité sans commune mesure avec le premier : est à
réélaborer de façon matérialiste-critique toute la substance de
La Science de la logique hégélienne, laquelle condense de
façon hautement originale des siècles de réflexion
philosophique sur la méthode et les catégories39. Au moment
où Marx se met à l’œuvre, cet impressionnant travail, pour
l’essentiel, reste à faire. Dans les Grundrisse, Marx n’est pas
le moins du monde « hégélianisant », c’est le contraire : il
s’attaque au noyau dur du renversement matérialiste réel.
Tâche de haute difficulté. Est à inventer cet objet
théorique sans précédent : une logique matérialiste-historique.
Mais, paradoxe, accomplir cette tâche post-hégélienne exige
une confrontation serrée avec la logique hégélienne. Car à y
revenir dans cette optique, cette logique viciée par l’idéalisme
s’avère néanmoins porteuse de vérités insoupçonnées.
Exemple : en 1843, Marx a opposé au conservatisme
mystificateur de la contradiction dialectique qui toujours fait
retour à l’Un l’essence révolutionnaire de la contradiction
irréconciliable. Mais dès qu’on entreprend de penser le simple
cycle répétitif de l’échange marchand, par exemple, on est
justement en présence d’une contradiction qui se réconcilie
sans cesse entre forme-marchandise et forme-argent, et qui
certes n’est pas la contradiction idéelle de la Logique mais en
possède cependant plusieurs traits. Et même ce qu’il y a de
plus idéaliste chez Hegel, l’autodéveloppement du concept,
peut trouver sens matérialiste réel dans cette inversion
générale des rapports entre personne et chose qu’instaure le
capitalisme, inversion où le capital devient,
fantasmagoriquement, un actif sujet. La logique matérialiste-
historique qu’il s’agit d’inventer n’a pas fini de s’instruire
polémiquement auprès de Hegel – et c’est pourquoi sa
présence est si prégnante dans les Grundrisse, avec un tout
autre sens que celui qui lui est d’ordinaire prêté.
Sans doute commence-t-on à mesurer de quoi il retourne
dans cette œuvre vraiment peu ordinaire. Le renversement
matérialiste de la pensée hégélienne s’y engage pour de bon à
l’occasion d’une critique d’ensemble de l’économie politique
et à mesure de ses besoins, à chaud et si l’on peut dire sans
filet – il est vrai que Marx n’écrit ici que pour lui-même.
Chose peu fréquente : nous pénétrons dans le laboratoire de
pensée nullement arrangé d’un très grand auteur. Nous le
voyons « faire des trouvailles40 », s’interroger sur leur
pertinence41, tenter parfois l’intentable42, réussir plus souvent le
mémorable, constituer peu à peu cette rationalité historico-
matérialiste qui va devenir la marque inconfondable de la
pensée marxienne. Nous le voyons inventer ce qu’un peu à
tâtons il appelait dès 1843 la « logique propre de l’objet en
propre » (texte 6), à l’opposé d’une science passe-partout de la
logique43. Ce brouillon magistral constitue ainsi une œuvre très
insolite dans le paysage philosophique, bousculant les
classifications existantes des productions théoriques,
désorientant des lecteurs avertis qui passent sans les voir sur
des trésors de pensée, tant leur mode d’être est neuf. D’une
certaine façon, bien qu’il n’ait jamais lu ce grand texte,
Althusser a touché au fond de la chose, tout en le manquant,
lorsqu’il disait que ce que Marx a apporté de si original est
« non pas une (nouvelle) philosophie de la praxis mais une
(nouvelle) pratique de la philosophie ». Disons dans le même
esprit, mais bien différemment : il a apporté une nouvelle
pratique non pas « de la philosophie » – surtout pas – mais,
avançons ce distinguo, du philosophique.
À peine prononcé, le mot pourtant inquiète. De quel droit
réintroduire un terme que Marx quant à lui n’a plus une seule
fois pris à son compte de 1846 jusqu’à sa mort ? N’est-ce pas
au surplus jouer sur les mots qu’opposer ainsi « la
philosophie » et « le philosophique » ? Interrogations à
prendre au sérieux. Que pas une fois Marx n’ait nommé
philosophique le travail qu’il effectue au long de ses
successives rédactions du Capital, le fait est indéniable, de
sorte que si l’on décide de passer outre, on est tenu d’en
produire une raison très probante. Cette raison existe. Lorsque
Marx qualifie ses analyses catégorielles, c’est toujours le
même mot qui revient sous sa plume : il s’agit, écrit-il, de
logique, de catégories logiques (cf. textes 26, 34, 42).
Vocabulaire qui tout à la fois s’inscrit dans la démarche
hégélienne et la récuse. C’est Hegel qui, prenant acte dès la
Préface de sa Science de la logique du délaissement de la
métaphysique, identifie la « philosophie spéculative » à la
« science logique » entendue en un sens non simplement
formel44. Quand Marx dit se préoccuper de logique, il va de soi
non seulement pour nous mais pour lui qu’il s’occupe de
questions ci-devant philosophiques, qu’il s’agit de traduire en
termes non spéculatifs. Et qu’il ne prononce cependant jamais
le mot ne semble pas difficile à comprendre. En sa jeunesse, il
fut philosophe dans l’âme, voulut devenir enseignant de
philosophie, crut jusqu’au bout que la philosophie pouvait être
autre chose que mystification conservatrice ; et elle l’a
radicalement trahi. Contraint pratiquement de renoncer à en
faire sa vie, il l’a bien plus encore été intellectuellement de
constater que l’objet de sa passion adolescente s’avérait
solidaire en profondeur de tout ce qu’il se mettait à détester et
mépriser. Le mot philosophie est alors devenu pour lui
imprononçable. Philosophique, chez lui, est un vocable
irrémédiablement dépréciatif. Engels, qui tout jeune a vécu lui
aussi la grande rupture mais sans déchirement comparable,
pourra plus tard calmement inscrire « la logique et la
dialectique » sous la rubrique du philosophique ; Marx, non. Il
y a là une allergie définitive que nous devons bien
comprendre, mais que nous ne sommes pas tenus de partager :
le travail logique de Marx est philosophique – on va essayer
d’expliciter le sens inédit qu’a ici cette appellation.
Mais auparavant, insistons encore : parler du
philosophique chez Marx n’est pas seulement licite, c’est
indispensable. Nous ne pouvons plus du tout en effet donner à
saisir cette dimension de son apport théorique en parlant
comme il le faisait de logique, pour la raison que ce terme a
aujourd’hui foncièrement changé de sens. Entre Marx et nous
est intervenue en effet la constitution moderne de la logique
formelle, puis son intronisation comme seule logique supposée
digne de ce nom, la logique au sens hégélien du terme étant
traitée en vieillerie métaphysique ou même carrément passée
sous silence45. Cette arrogante captation de nom a pour effet
qu’aujourd’hui qualifier de logique le travail théorique le plus
général de Marx ne pourrait donner lieu qu’à de déplorables
malentendus. C’est pourquoi il importe de lui restituer – tout
en s’expliquant sur son refus de le faire – sa dimension
plénièrement philosophique, laquelle a pour centre
l’élaboration critique des catégories logiques, au sens
irrécusable de cette expression. Car l’exclusivisme de la
logique formelle n’y pourra rien changer : demeure
fondamentale et vivace cette discipline à part entière qu’est
depuis plus de deux millénaires la logique catégorielle.
Rappelons ce fait têtu : l’Organon d’Aristote, ensemble de ses
traités consacrés à la logique, comprend les Catégories aussi
bien que les Premiers et Seconds Analytiques. De là aux
catégories de l’entendement exposées par Kant dans son
Analytique transcendantale, au système organique des
essentialités logiques que construit Hegel, à l’élaboration
catégorielle d’esprit si différent qu’offre l’œuvre de Marx, cet
effort continu de pensée logico-philosophique est au cœur de
toute culture théorique – même un spécialiste de logique
formelle est contraint de penser son objet dans des catégories,
à commencer par celle du formel…
Si le terme s’impose, faut-il pourtant le réintroduire sous
cette seule forme adjectivée, en maintenant l’inexistence d’une
« philosophie de Marx » ? C’est ce qu’on soutient résolument
ici. Justifier cette novation sémantique va nous faire accéder
au fond même de la question. Mais d’abord soyons plus
exigeant sur le sens de ce que depuis Aristote on nomme
catégorie. Pour lui, qui en énumérait dix dans l’Organon 46,
elles sont les genres les plus élevés selon lesquels on peut
énoncer les prédicats de l’être, leur portée est donc
ontologique aussi bien que logique. Pour Kant, au contraire,
qui en énonce douze, ordonnées en quatre triades (quantité,
qualité, relation, modalité), elles sont les concepts purs de
l’entendement déductibles des fonctions logiques du jugement,
et donc propres au sujet pensant. Hegel bouleverse la position
de la question : gardant en général au mot son acception
kantienne, il voit dans les catégories des déterminations-de-
pensée (Denkbestimmungen) comprises seulement à la façon
abstraite et subjective de l’entendement47, et qu’il faut élever
au niveau de ce qu’il nomme concept, moment logique d’un
système rationnel aussi bien objectif que subjectif, âme
vivante de tout contenu. Marx, quant à lui, identifiant comme
Hegel le philosophique au logique et celui-ci au dialectique,
rompt pourtant avec lui sur ce nouveau point crucial, ne
reprenant pas à son compte l’acception hégélienne du concept
et revenant au contraire au vocabulaire apparemment kantien
des catégories. Attitude surprenante, appelant recherche sur le
sens que prennent chez Marx les catégories logiques.
Or ici nous nous heurtons à une difficulté que nous
n’allons plus cesser de rencontrer : conjointement à la
proscription complète du mot philosophique dans l’œuvre
marxienne de maturité, ne s’y rencontrent que de façon assez
exceptionnelle des indications explicites de second degré sur
le travail catégoriel qui s’y effectue en silence. Marx ne
« philosophe » à peu près jamais sur son travail implicitement
philosophique. On croira peut-être trouver dans un passage de
Misère de la philosophie (texte 26) quelque lumière sur
l’acception marxienne du mot catégorie. Mais on aura beau
retourner ce texte, on n’y verra rien de plus que cette idée
simple et limitée : à force d’abstraction, nous ne trouvons au
fond de toute chose qu’une catégorie logique, par exemple la
« quantité toute pure ». En vérité, qu’y a-t-il là de plus que
dans la formulation d’Aristote selon laquelle les catégories
sont les « genres les plus élevés » de l’être ? Ce
développement de Misère de la philosophie nous laisse donc
sans ressource face au litige fondamental ouvert entre Hegel et
Kant sur la portée ontologique-objective ou non des
catégories, à plus forte raison face à l’énigme que constitue
l’apparente préférence de Marx pour le vocabulaire kantien en
la matière.
4. Un philosophique de nouvelle sorte
Un détour par l’œuvre d’un lecteur pénétrant de Marx va
nous aider à résoudre la difficulté : il s’agit de Lénine.
Référence qui a toute chance aujourd’hui d’être tenue pour
aberrante, tant l’œuvre philosophique de Lénine a été
recouverte depuis des décennies par le silence du mépris. Ce
fut chez Althusser, en 1968, un acte de vrai courage
intellectuel que d’oser présenter devant la Société française de
philosophie une communication sur Lénine, qui eut la vertu de
faire découvrir à ceux qui n’en avaient jamais lu une ligne
combien la pensée qui s’exprime dans Matérialisme et
empiriocriticisme puis Cahiers philosophiques 48 est digne
d’attention. Que l’effort soit aujourd’hui entièrement à
reprendre donne à réfléchir sur ce que notre vie culturelle est
capable de renvoyer à l’invisible. Dans Matérialisme et
empiriocriticisme, donc, Lénine s’en prend à ceux qui
donnaient dans les années 1900 le matérialisme philosophique
pour périmé au nom des découvertes de la « nouvelle
physique » de l’électron. Puisque la matière se résout en
particules qu’on croyait alors de masse mécanique nulle, cela
signifie, écrivait-on couramment, que « la matière disparaît »,
donc le matérialisme est caduc. Sottise philosophique, montre
Lénine. « “La matière disparaît”, cela veut dire que disparaît la
limite jusqu’à laquelle nous connaissions la matière, que notre
connaissance s’approfondit ; disparaissent des propriétés de la
matière qui auparavant nous semblaient absolues, immuables,
constitutives (impénétrabilité, inertie, masse, etc.) et qui
maintenant sont reconnues relatives, inhérentes à certains états
seulement de la matière. Car l’unique “propriété” de la matière
dont la reconnaissance est inséparable du matérialisme
philosophique, c’est d’être une réalité objective, d’exister en
dehors de notre conscience49. » Et cette “propriété”-là, qui fait
corps avec le matérialisme philosophique, n’est en rien
susceptible d’être abolie par la « nouvelle physique ».
L’électron existe-t-il ? demande Lénine ; les scientifiques
répondent oui… Le concept scientifique de matière change
avec l’état de nos connaissances physico-chimiques, la
catégorie philosophique de matière demeure avec les
dilemmes de base de toute pensée théorique.
Cette analyse est de première importance dans la question
qui nous occupe. Elle dévoile la caractéristique la plus
essentielle d’une catégorie philosophique telle que l’entend
Marx, et que nous avons toute raison de l’entendre après lui.
Ce qui fait de matière une catégorie philosophique, ce n’est
pas simplement sa généralité ultime, c’est qu’y est en jeu un
rapport universel entre nous et les choses – matière est tout ce
qui existe en dehors de la conscience que nous en avons ou
non. Cette catégorie n’énonce donc pas les propriétés les plus
générales de son objet – différence capitale avec un concept
scientifique de haute généralité, et c’est pourquoi elle ne
vieillit pas au rythme de nos savoirs de l’objet – mais bien la
propriété de notre rapport cognitif le plus général avec son
objet (il « existe en dehors de la conscience que nous en
avons »). Analyse d’emblée généralisable : toute catégorie
philosophique est un concept de rapport universel entre nous et
les choses, où sont donc indissociables l’objectif et le subjectif.
Sans multiplier ici les exemples – on y reviendra :
contradiction dialectique = tout rapport que seuls définissent
des dits contraires ; quantité = ce qui dans les choses est
passible d’une activité de mesure ; base = aspect d’une réalité
donnée permettant seul d’en rendre raison ; ainsi de suite.
Bien entendu, on peut dire de tout concept qu’il est à la fois
objectif – il vise un objet – et subjectif – il est la visée d’un
sujet. Mais le spécifique de la catégorie philosophique telle
que nous invite à la penser l’analyse de Lénine50 est que sa
dimension subjective fait partie de sa compréhension
objective : la conscience du physicien ne fait pas partie de la
définition du concept physique de matière51, la conscience
humaine en général appartient à celle de la catégorie
philosophique de matière. Dit autrement : toute catégorie
philosophique est de sens gnoséologique en même temps
qu’ontologique, ou ontologique en même temps que
gnoséologique. Les catégories philosophiques sont les
déterminations-de-sens universelles de nos rapports cognitifs
et/ou actifs avec le monde ou, selon les cas, du monde à
travers nos rapports cognitifs et/ou actifs avec lui52. D’où leur
importance proprement cardinale pour toute pensée et toute
action.
Voilà qui fait la lumière sur l’attitude de Marx face à
Hegel et à Kant en cette question. Choisissant de parler le
langage du concept, Hegel s’émancipe de la perspective
critique au sens kantien du terme ; sa Logique s’installe
d’emblée dans l’être. Ce dogmatisme du concept est déjà
refusé par Feuerbach – ce n’est pas le concept qui pense dans
la tête de l’homme, mais « l’homme » qui pense le concept ; à
plus forte raison est-il refusé par Marx. En reprenant le
vocabulaire de la catégorie, Marx rouvre donc consciemment,
contre Hegel, une perspective critique – les concepts ne sont
rien d’autre qu’une transposition du réel dans nos têtes. Mais
cette relance critique va radicalement au-delà de Kant, qui
s’accommode d’un sujet transcendantal plus abstrait encore
que « l’homme » de Feuerbach. Davantage : les catégories
n’étant en rien pour Kant des transformées mentales du réel,
elles nous enferment irrémédiablement dans notre subjectivité.
À ce prétendu fait transcendantal inexpliqué, il faut opposer la
question décisive : d’où proviennent les catégories dans
lesquelles nous pensons ? C’est ici que le matérialisme
historique révèle sa portée gnoséologique : il ne peut y avoir
attitude vraiment critique que sur la base d’une élucidation
historico-matérialiste de la genèse de nos catégories, laquelle
seule permet de comprendre que si le monde est concevable,
c’est que notre conceptualisation est d’origine mondaine 53.
Une authentique histoire de la genèse de nos catégories
constitue une tâche immense que, bien entendu, Marx n’a pas
accomplie. Mais il en a versé des acomptes extrêmement
suggestifs, notamment dans son Introduction de 1857, et en
nombre d’autres lieux (cf. textes 24, 32, 33, 34, 38, 51, etc.).
On voit alors commencer d’émerger ce que personne n’a
chance de trouver en cherchant « la philosophie de Marx » :
l’abondante présence en son œuvre d’âge mûr, souvent sous
une forme non thématisée, d’une novatrice élaboration
catégorielle constituant la base de ce que nous appellerons le
philosophique marxien. Le ressaisir va exiger que nous y
mettions du nôtre, avec les risques que cela comporte, puisque
Marx s’explique rarement sur le travail philosophique qu’il
accomplit au sein de sa critique économique. Mais avant d’en
venir à une tentative d’inventaire de ce philosophique encore
dans une large mesure à dévoiler, il importe de caractériser
dans ses grandes lignes cette transformée matérialiste de la
logique hégélienne. Passer d’un système idéaliste spéculatif de
logique à une catégorisation émancipée en profondeur de tout
caractère spéculatif, idéaliste et systématique exige en effet un
travail de reconception radicale dont on peut regrouper les
opérations essentielles sous trois rubriques : l’éradication de la
forme-système, la transmutation du rapport objectif-subjectif,
l’irruption de la spatio-temporalité réelle dans le logique.
1.
La forme-système, d’abord. À suivre Hegel, elle est
consubstantielle à tout exposé adéquat des essentialités
logiques. « Une démarche philosophique sans système ne peut
rien être de scientifique54. » Car le vrai ne réside pas dans une
proposition isolée mais dans le tout de la pensée, et ce tout
n’atteint lui-même à la vérité de la science que si la série de
ses moments s’expose à partir de la nécessité interne qui relie
l’un à l’autre. Ainsi la forme-système traduirait-elle
l’autodéveloppement du concept : c’est de lui-même que l’être
est censé passer au néant, et leur rapport au devenir55.
Supprimez la forme-système, vous détruisez donc le logique.
En vérité nous touchons ici au principe même de l’idéalisme
spéculatif : le prétendu autodéveloppement du concept, c’est-
à-dire la métamorphose acritique de l’abstraction en sujet, est
justement ce que Marx a rejeté une fois pour toutes avec « la
philosophie ». À l’illusion théologique d’un système logique
autonome doit se substituer l’attention à la genèse profane de
nos catégories de pensée. Encore la forme-système a-t-elle
plus d’un autre aspect irrecevable. C’est une forme close, où la
liste des catégories est étrangère au temps évolutif des savoirs
et des pratiques : postulat exorbitant, dénonçant à lui seul une
vue mystificatrice du logique. S’il est clair que les catégories
philosophiques ne changent pas du tout au rythme des
concepts scientifiques, elles n’en ont pas moins elles aussi en
temps long, et doivent avoir, une histoire ouverte – Marx, on
va le voir, est de ceux qui l’ont particulièrement élargie.
La forme-système cache aussi des effets pervers.
Considérons par exemple l’omniprésence de la triade dans la
Logique hégélienne, qui donne à soupçonner l’arbitraire d’un
formalisme extérieur. On sait que Hegel récusait l’objection,
disant n’accorder aux trichotomies structurant « les titres des
livres, sections et chapitres » d’autre signification que « celle
d’une table des matières56 » – comme si on ne les rencontrait
pas sans cesse dans le contenu même du développement.
C’était écarter à bon compte une question profonde : pourquoi
cette présence lancinante de la forme trinitaire ? C’est que le
plus souvent une catégorie est traitée par lui de façon
simplificatrice comme ayant un seul contraire, donc se
dépassant dans un seul troisième terme. Simplification qui est
elle-même un effet direct de la forme-système : dans la série
linéaire des moments où il s’expose, chaque catégorie a sa
place marquée, qui lui assigne une vie logique arbitrairement
réduite. Ainsi la forme n’est-elle traitée qu’une fois, dans la
Logique de l’essence, bien qu’il s’y trouve trois contraires :
essence, matière, puis contenu57. Comme toute catégorie
philosophique, celle de forme est intensément polysémique :
elle aurait sa place aussi bien dans la Logique de l’être (forme
et matière) et la Logique du concept (forme et contenu) que
dans la Logique de l’essence (forme et essence). Au lieu de
quoi, le carcan du système l’assigne à résidence unique. La
forme-système n’est pas seulement close, elle est gravement
réductrice. Le renversement matérialiste commence par sa
liquidation.
Mais c’est là tout le contraire d’un acte simple. Car il ne
s’agit pas de retomber dans l’empirisme d’une collection
contingente de déterminations-de-pensée. Marx ne s’occupe
nulle part de recenser ses catégories, mais c’est un esprit bien
trop profondément théorique pour n’être pas attentif à la
cohérence globale de sa catégorisation. Étant d’une certaine
façon universelle, chaque catégorie affecte toutes les autres.
Puisque chez lui, comme on va voir, essence change de sens,
toutes les catégories changent ou doivent changer en leur
essence ; puisque abstraction est à repenser différemment,
toutes les catégories sont ou doivent être des abstractions de
sorte différente ; ainsi de suite. Est caduc le système clos,
immuable, linéaire, mais les catégories forment réseau de
manière ouverte, évolutive, tramée. Nulle catégorie n’a de
place préétablie, pour la raison que n’existe plus nul système
de places. Chacune peut se voir librement développer dans
toutes les directions qu’elle contient en puissance – ainsi se
forment en nombre des acceptions non hégéliennes de
catégories nominalement hégéliennes, telles Entfremdung,
Grundlage ou Vergegenständlichung. La triade devient
exceptionnelle. La plupart des catégories fonctionnent non
plus en couple avec un contraire exclusif mais en groupe avec
des partenaires aussi bien dérivés qu’opposés – objectif fait
corps non seulement avec subjectif mais avec objectal, avec
fétichisé… Reprenant un terme de Marx, celui de rationeller
Kern (« noyau rationnel »), plutôt que de catégories on
pourrait parler chez lui de noyaux catégoriels. Du seul point de
vue formel, le philosophique marxien ouvre ainsi une nouvelle
ère dans l’histoire de la logique catégorielle.
2.
Le rapport objectif-subjectif ensuite. L’aller-retour
dialectique entre ces deux moments est un thème central de la
logique hégélienne. Dans son mouvement formel, elle va de la
logique objective – celle de l’être puis de l’essence – à la
logique subjective – celle du concept : il peut ainsi sembler
que le subjectif soit le terme d’un développement dialectique
naissant à partir de l’objectif. La réalité est bien plutôt
opposée : les premières déterminations de la logique objective,
étant les plus pauvres, relèvent encore de la « subjectivité
conceptuelle », alors que le mouvement interne de la logique
subjective ne cesse au contraire de cheminer vers l’objectivité,
c’est-à-dire la plénitude d’« être en et pour soi du concept58 ».
Que l’Encyclopédie commence par la logique signifie que
nous partons de « la présentation de Dieu tel qu’il est dans son
essence éternelle, avant la création de la nature et d’un esprit
fini59 » ; qu’elle en vienne à l’objectivité veut dire qu’elle passe
« du concept de Dieu à son existence60 » : nous sommes dans
un idéalisme objectif. S’élevant contre cette vision de
l’objectif et du subjectif, Feuerbach la subvertit dans ses deux
termes. La vraie objectivité n’est pas Dieu mais la nature :
« seul est objet ce qui existe à l’extérieur de la tête 61 » ; le
vrai sujet n’est pas « la substance » mais « l’homme »
concret : « c’est l’homme qui pense, non […] la raison62 ».
« L’homme » en son individualité sensible est la mesure de
toute chose : Feuerbach renverse l’idéalisme objectif de Hegel
en ce qu’on pourrait appeler un matérialisme subjectif.
C’est précisément ce que Marx à son tour conteste sur le
fond dans ses Thèses sur Feuerbach, esquissant une
réélaboration catégorielle décisive de l’objectif et du subjectif,
et par là du philosophique entier. « La principale lacune de
tout matérialisme jusqu’ici (y compris celui de Feuerbach), lit-
on dans la 1re thèse, est que ce qui nous fait face, la réalité, le
sensible, n’est saisi que sous la forme de l’objet ou de
l’intuition ; et non pas en tant qu’activité humaine sensible,
que pratique ; pas de façon subjective » (texte 20). Une
connexion dialectique de sorte tout à fait neuve émerge ici
entre objectif et subjectif : l’objectif est sans hésitation
identifié à « ce qui est à l’extérieur de la tête » – après comme
avant, insiste l’Introduction de 1857, la réalité matérielle
« continue de subsister en son autonomie en dehors du
cerveau » (texte 38) – mais cette extériorité nous apparaît
toujours à l’intérieur de notre rapport avec elle, lequel de
façon ou d’autre est pratique, de sorte que notre connaissance
n’atteint à l’objectivité de l’objet qu’en étant activement
subjective. Ainsi prend figure une position philosophique que
personne encore n’avait jamais à ce point occupée : un
matérialisme de l’activité (Tätigkeit) où toutes les catégories
logiques portent la marque intime de cette objectivité
subjective – à l’exemple de la catégorie même de catégorie,
qui dit un rapport essentiel objet-sujet. De plus, la complexité
du sens matérialiste de l’objectivité la dédouble : pertinence
d’un savoir par rapport à l’objet, elle est aussi projection
mentale d’un sujet et même production matérielle,
concrétisation d’une activité dans un objet – dimension
fondamentale de tout agir productif humain qu’on doit
absolument distinguer de l’objectivité ci-dessus décrite
(Objektivität) en parlant d’objectalité (Gegenständlichkeit),
d’objectalisation (Vergegenständlichung) de l’activité.
Du côté du subjectif aussi le renversement marxien
engendre beaucoup de nouveau. Dès lors qu’à la riche
objectivité du concept hégélien n’est plus opposée la
subjectivité pauvre d’un homme abstrait, comme chez
Feuerbach, mais le monde historico-social tout entier des
forces productives, rapports de classe, instances
superstructurelles, formes de conscience sociales – « l’homme,
c’est le monde de l’homme » (texte 7) –, un matérialisme
objectif de la subjectivité autrement plus consistant se porte
héritier contestataire de l’idéalisme hégélien. Est ainsi dépassé
le classique dilemme insurmontable entre attitude critique et
assurance ontologique – entre kantisme et hégélianisme. Au
couple bien trop sommaire de l’objectif et du subjectif se
substitue la complexe dialectique d’une subjectivité active de
l’objectif et d’une objectivité sociale du subjectif. Dès lors le
réseau catégoriel ne peut plus se répartir entre « logique
objective » et « logique subjective » : toutes les catégories sont
à la fois gnoséologiques et ontologiques, bien que s’y
marquent des pôles : catégories gnoséologiques à portée
ontologique – comme abstraction – et ontologiques à portée
gnoséologique – par exemple base –, selon la sorte de rapport
qui y domine, et où est repérable aussi une omniprésente
dimension active devenant dominante dans ce qu’on peut
spécifier comme catégories de la pratique – telle liberté. On
peut saluer ici l’avènement d’un philosophique réellement
neuf par-delà tout idéalisme comme aussi bien tout
« matérialisme jusqu’ici » (bisheriges Materialismus).
3.
Quelques indications encore sur cette troisième
dimension – méconnue – du renversement auquel est soumis le
système hégélien : l’irruption du spatio-temporel réel dans le
logique. Prendre au sérieux la thèse matérialiste exige de
reconnaître que les catégories philosophiques ne renvoient pas
seulement à des « essentialités pures », comme dit Hegel, mais
en même temps à des matérialités impures qui persistent
comme telles jusque dans la plus extrême abstraction63. Or qui
dit matérialité dit spatio-temporalité. Sans doute les catégories
hégéliennes peuvent-elles sembler faire une large place à des
rapports d’ordre spatio-temporel, par exemple entre interne et
externe – telle l’Entäusserung, sortie objectivante de soi – ou
entre antérieur et ultérieur – comme la Voraussetzung,
présupposition. Mais ce serait se méprendre lourdement sur le
sens de ces rapports dans l’Idée que les rapporter à l’espace et
au temps du monde réel. Hegel le dit en clair dès la Logique de
l’être : « Une existence telle que la matière sensible n’a pas
encore sa place ici, pas plus que l’espace et les déterminations
spatiales64. » Dans la Logique, redisons-le, est censée s’exposer
l’essence de Dieu « avant la création de la nature » ; ne saurait
donc y figurer que du pseudo-spatial et du pseudo-temporel65.
Sans bannir leurs dimensions les plus abstraitement logiques,
le renversement matérialiste des catégories y fait apparaître les
riches problématiques de la spatio-temporalité réelle que
l’idéalisme traite par le dédain. Ainsi l’Entfremdung au sens
marxien, aliénation du travail salarié, repose-t-elle sur cette
séparation spatio-temporelle radicale entre producteurs directs
et moyens de production qui est la base du capitalisme. La
Voraussetzung, sans cesser d’être présupposition logique,
renvoie en même temps à ces préconditions sociales qui jouent
un rôle cardinal dans les logiques de l’histoire. Matérialiste
dans son essence, la catégorisation marxienne est en prise
directe sur le monde de notre vie.
Il y aurait bien plus à étudier quant aux effets de cette
irruption du spatio-temporel dans la haute abstraction logique.
De façon générale, le renversement matérialiste change en
profondeur les traits identitaires de la dialectique hégélienne,
qui donne toujours l’un comme vérité du multiple, l’interne
comme vérité de l’externe – dialectique de fond théologique et
téléologique où nécessairement « un se divise en deux » avec
vocation de retourner en Un, ce qui rive à un conservatisme
ultime son apologie de la liberté. Le renversement matérialiste
ne prive pas de sens une dialectique nécessitante et orientée de
cette sorte – comme dans l’embryogenèse – mais en accorde
tout autant à son opposé : fécondité du multiple, productivité
de l’externe, qui induisent de la contingence dans les rapports
et les procès, dialectique du « deux fusionnent en un », et
pourraient bien se séparer de nouveau à l’avenir – comme dans
la planétogenèse. Contrairement au préjugé antimatérialiste,
interroger le logique sur ce qu’il recèle de spatio-temporel
ouvre à la recherche philosophique des horizons insoupçonnés.
Ainsi de la position des contraires dans la contradiction
dialectique : à quitter l’éther de la logique « pure » pour une
catégorisation hic et nunc, on découvre que cette position peut
relever, temporellement comme spatialement, de la symétrie
ou de la dissymétrie, ce qui commande des propriétés logiques
foncièrement différentes66. Attentif à cette question (cf. texte
19), Marx est cependant resté en deçà de sa généralisation
théorique. Comme nombre d’autres aspects de la pensée
dialectique, aujourd’hui si sottement dédaignée, son rapport à
la problématique contemporaine, scientifiquement centrale, de
la symétrie et de la brisure spontanée de symétrie constitue
l’un des nombreux chantiers de recherche catégorielle ouverts
aux esprits curieux.
Ce qui précède n’enjolive-t-il pas quelque peu le travail
catégoriel de Marx ? C’est le risque d’un effort pour donner à
voir tant de choses aujourd’hui encore bien peu explorées. Que
l’immense travail de réélaboration matérialiste de la logique
hégélienne n’ait pas en tous points été mené à bien par Marx
est évident – on en suggérera plus loin des exemples. Mais à
s’efforcer de considérer sans préjugé l’ensemble de sa
catégorisation, ce qui y frappe est à quel point de maîtrise elle
rompt avec l’assurance spéculative du système clos hégélien,
le subvertissant et l’enrichissant en réseau ouvert, faisant place
constante au possible et à la pratique humaine dans la
manifestation du nécessaire. Seuls peuvent imputer à Marx
une mythologie du « Grand Récit67 » historique ceux qui l’ont
trop peu lu. Ce que donne à voir la fréquentation étendue de
cette œuvre est aux antipodes de la pensée doctrinaire. Le
philosophique marxien constitue l’une des grandes avancées
modernes de l’intelligence critique.
5. « La logique du Capital »
Reste à accomplir un dernier pas – le plus long – pour
rendre la chose tout à fait visible : donner au moins idée du
réseau catégoriel au travail dans les écrits marxiens des années
1850 et suivantes. Dans ses Cahiers philosophiques, Lénine
écrit : « Si Marx n’a pas laissé de Logique (avec un grand L),
il nous a laissé la logique du Capital 68. » Indication judicieuse
qui inspira naguère plus d’un chercheur marxiste, mais fut
recouverte dans les dernières décennies par le scepticisme sur
la valeur de la catégorisation marxienne69 et donc sur l’intérêt
de recherches à son sujet – ce pourquoi ce qui va suivre a un
caractère largement exploratoire70.
Commençons par les catégories gnoséologiques à
dimension ontologique, déterminations universelles des procès
de la pensée dans ses rapports avec les choses. Le premier
noyau catégoriel de cette sorte qui s’impose à l’attention est
celui de l’essence (Wesen). Terme omniprésent chez le Marx
du Capital, avec sa parentèle : Erscheinung (phénomène,
tantôt au sens fort de manifestation, tantôt au sens faible
d’apparence) et ses composés comme Erscheinungsform ;
aussi Schein (semblant, faux-semblant). Énoncé
caractéristique : « Toute science serait superflue s’il y avait
coïncidence immédiate entre l’essence des choses et leur
forme phénoménale [Erscheinungsform]71. » L’idée répandue
est que cet attachement de Marx à la catégorie d’essence
trahirait chez lui une rémanence hégélienne, un essentialisme
entachant toute sa pensée. On s’estime ici fondé à voir dans ce
grief une mécompréhension cardinale. Essence est au contraire
chez Marx la catégorie dont le renversement matérialiste est
paradigmatique, et d’ailleurs des plus précoces, puisque déjà
engagé en 1845 dans la 6e thèse sur Feuerbach : « l’essence
humaine n’est pas une abstraction [kein Abstraktum] inhérente
à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des
rapports sociaux ». Hegel a fait un grand pas dans
l’intelligence dialectique de l’essence en la pensant comme
nœud de rapports ; en même temps il la renferme dans le plus
essentialiste des idéalismes en en faisant un « arrière-fond »
constituant « la vérité de l’être »72. Marx congédie cet arrière-
fond et prend au sens le plus matérialiste l’idée de rapports :
essence renvoie désormais aux rapports universellement
producteurs de la chose, donc explicatifs de ses propriétés à
travers l’histoire toujours singulière de sa production. Elle n’a
plus rien de l’abstraction spéculative ni de la naturalité
immuable ; c’est la matrice évolutive, concrète mais rarement
visible ou même reconnaissable, du phénomène en sa façon
propre d’apparaître. Marx nous libère ainsi du séculaire
dilemme de l’essentialisme métaphysique et du phénoménisme
empiriste. Ce tournant historique dans la pensée de l’essence,
dont il serait facile de montrer quelle validation lui apporte le
mouvement contemporain de la pensée scientifique73, attend
encore d’être clairement perçu chez les philosophes, y compris
la plupart des marxistes. Ce qui précède est vérifiable par tout
lecteur de Marx : il constatera que toutes les réalités dont il
traite sont définies non par quelque entité ou nature mais par
leurs rapports producteurs. Capitalisme se définit par la
séparation des moyens de production d’avec les producteurs
directs ; communisme, par l’appropriation qu’en effectueraient
les travailleurs associés ; l’histoire est lutte de classes, la
conscience, rapport pratico-théorique au monde, la liberté,
maîtrise des nécessités, ainsi de suite. Cette acception
révolutionnairement neuve de l’essence (cf. textes 35 à 37)
s’impose à toutes les catégories : toutes sont des concepts de
rapport générateur.
Autant frappe l’absence d’études francophones sur la
catégorie marxienne d’essence74, autant elles abondent sur
celle, connexe, d’abstraction (Abstraktion)75, ce qui ne signifie
pas que tout en ait été dit. Marx pense l’abstrait et le concret à
partir d’un double héritage. Hegel d’abord : à l’identification
classique du concret à la particularité du sensible et de
l’abstrait à la généralité que l’entendement en détache, il
substitue le procès idéel qui s’élève de l’unilatéralité pauvre de
l’abstraction initiale à la richesse en déterminations que vient
concentrer le concret. À quoi Feuerbach oppose que ce
concret-là est l’abstraction spéculative même où s’aliènent les
vrais rapports : il n’est de concret que la nature et l’homme.
Nourri de ces élaborations qui ont chez lui maints échos, Marx
leur apporte deux correctifs et enrichissements majeurs. En
premier, la distinction lumineuse entre concret-réel –
concrétude de la chose dans la multitude de ses déterminations
implicites – et concret-de-pensée (Gedankenkonkretum) où
l’esprit recompose en un tout logique ces déterminations qu’a
dû préalablement expliciter un travail analytique (texte 38). On
comprend alors en quoi consiste l’illusion de l’idéalisme :
attribuer à la formation du concret-réel la même logique qu’à
la production du concret-de-pensée à partir de l’abstrait, alors
qu’elle est tout autre. Sont aussi à distinguer deux modalités de
l’abstraction. L’abstraction d’entendement (verständige
Abstraktion) – exemple : « population » –, utile dans d’étroites
limites au-delà desquelles elle nourrit la généralité creuse
(texte 39), et pis encore mauvaise abstraction qui pense par
entités – exemple : « l’homme » (textes 40 et 41) – dont la
forme générique est « la philosophie » : Marx est en ce sens le
plus féroce critique de l’abstraction. À l’opposé est
l’abstraction rationnelle, scientifique, qui saisit dans des
concepts l’essence dialectique de son objet : le rapport
générateur, et autorise ainsi l’authentique théorie – en ce sens
Marx est au premier chef un penseur de l’abstraction, en même
temps que du concept dans sa double relation avec son référent
objectif et ses déterminants sociaux (textes 32 à 34), toute
abstraction conceptuelle étant un concret-historique. Plus
originale encore est la mise en évidence par Marx d’une
conaturalité, non exclusive de spécificités fortes, entre procès
idéel et procès réel d’abstraction, hors laquelle se comprend
mal que le monde soit concevable. Nature et histoire abondent
en processus spontanés d’isolement relatif, de chosification
partielle, ou inversement d’universalisation tendancielle,
suscitant ce que Marx n’hésite pas à nommer abstraction
réelle (reale Abstraktion). Ainsi la liquidation des vieux liens
de dépendance personnelle par les rapports marchands fait-elle
surgir l’« individu abstrait » de la société bourgeoise76 ; ainsi
l’indifférence envers la sorte particulière de travail qu’induit le
capitalisme fait-elle de l’abstraction du « travail en général »
une « vérité pratique » (texte 38). Le renversement matérialiste
donne à voir ce qui attendait dans l’invisible.
Autre noyau catégoriel majeur, peu étudié : universalité
(Allgemeinheit, Universalität). C’est l’un des rares à
se présenter chez Marx sous forme d’une triade :
Allgemeines/Besondres/Einzelnes
(universel/particulier/singulier), qui paraît venir droit de
Hegel. Or d’abord cette forme ternaire remonte en fait à Kant,
qui justifie la différence à établir entre universel et singulier77.
Ensuite et surtout, la façon dont Marx pense l’universel est en
patente rupture avec celle de Hegel. Pour ce dernier,
l’universel, étranger au devenir, se signale par « une
autoconservation invariable78 » ; pour Marx, au contraire il
appartient de plein droit à la vie des choses et de l’histoire : il
y a certes le fait statique de l’universalité logique, mais aussi
le processus évolutif de l’universalisation, par exemple la
tendance structurelle du capitalisme à développer le marché
mondial. Cette différence majeure se lie à une autre plus
essentielle encore. Hegel a vu la particularité de l’universel –
ainsi universalité est une catégorie particulière. Mais ce que
Marx a mis au clair est d’une tout autre portée. Dans des
processus historico-sociaux d’universalisation réelle –
exemple : la généralisation des échanges marchands –, un
élément universel – la valeur – en vient à émerger sous forme
d’une réalité particulière – l’argent comme forme universelle
de la richesse sociale. De même le « capital en général », dont
disposent les banques, est la plus tangible des réalités
concrètes (textes 42 et 43). Si donc d’un côté l’universel relève
seulement de la pensée, « il est en même temps une forme
réelle particulière à côté de la forme du particulier ». On saisit
on ne peut mieux ici la portée du renversement matérialiste :
pour Hegel, « l’universel, on ne l’entend et on ne le voit pas,
mais il n’est que pour l’esprit79 » ; Marx nous révèle au
contraire comment l’universel fait concrètement partie de
notre univers quotidien. Et cette émergence d’universels-
particuliers comme l’argent est d’énorme portée historique
(texte 88) : l’emballement de l’accumulation financière donne
idée de ce que peut devenir la puissance pratique de telles
singularités logiques. Dans le même esprit, Marx analyse le
singulier en tant que procès réel de singularisation
(Vereinzelnung) – éclairage catégoriel de grande importance
pour l’anthropologie (texte 89).
On a traité plus haut de l’objectivité (Objektivität,
Gegenständlichleit) et de la subjectivité (Subjektivität). À
considérer ensemble ces quatre éléments fondamentaux de la
catégorisation gnoséologique marxienne – essence,
abstraction, universalité, objectivité – on est frappé d’en
constater la cohérence inédite : tous sont compris comme des
rapports évolutifs, procès idéels tissant une théorisation de
nouvelle sorte dialectique mais aussi procès réels produisant
des logiques objectales – essences génératrices, abstractions
réelles, universels particuliers, objectalisations chosales : « la
logique du Capital » donne pour la première fois à voir la
fécondité d’une catégorisation philosophique authentiquement
matérialiste du travail de connaissance. Encore y a-t-il
davantage : l’œuvre économique de Marx, à commencer par
son analyse de la monnaie, construit une intelligence très
inédite de la représentation (Vorstellung) entendue comme
production objective aussi bien que subjective : à la fois façon
propre à un sujet de se représenter et façon qu’a une réalité
historique de se présenter, avec les illusions objectives dont
elle est porteuse (cf. textes 46, 56, 59) et que systématisent des
interprétations idéologiques80. Marx ouvre ici la voie d’un
double dépassement, celui d’une « théorie de la
connaissance » au sens kantien et d’une « phénoménologie de
la conscience » de type hégélien, vers une gnoséologie
matérialiste-critique et historico-sociale transformant les
termes mêmes du problème cognitif.
Les catégories à dominante gnoséologique sont recoupées
par d’autres à dominante ontologique, énonciatrices de
rapports réels où se trouve directement impliquée la
conscience que nous en prenons. On regroupe ici les unes
autour du thème de la matérialité, les autres, autour de celui de
la dialecticité.
Le noyau catégoriel matière (Materie) est chez Marx
d’une complexité très sous-estimée. Son vocabulaire de la
matérialité (Materialität) va de la catégorie philosophique
(Materie) au concept ordinaire ou scientifique Stoff, parfois
traduisible par « matière » mais qui connote en général la seule
réalité substantielle, tangible, puis au concept spécifique
Gegenstand (objet) – l’adjectif gegenständlich équivalant
souvent chez Marx non au passe-partout objectif mais au
précis objectal (= qui consiste en un objet) et
vergegenständlicht étant à entendre comme objectalisé – enfin
aux fréquents Sache et Ding, registre de la pure chosalité.
L’habitude de traduire ce vocabulaire par le seul trio matière-
matériel-matérialisé fausse toute la représentation du
matérialisme de Marx, jusqu’à lui imputer à la limite des
absurdités. Il est vrai qu’est ici à faire une remarque
d’importance générale : à l’opposé d’un doctrinaire, Marx ne
systématise pas son vocabulaire de manière absolue. Ainsi
peut-il écrire que « le travail s’incarne [sich verkörpert], se
matérialise [sich materialisiert], se réalise [sich realisiert]
dans son produit81 » : il est clair que « se matérialise » est ici
non un terme catégoriel rigoureux mais un simple synonyme
des autres verbes. Il convient d’être très attentif dans les deux
sens à cet aspect constant du texte marxien : il ne faut ni en
systématiser à l’excès la terminologie, ni pour autant y
méconnaître des déterminations catégorielles majeures. En
l’occurrence, la façon dont Marx pense la matière est aux
antipodes de la res extensa cartésienne82 et de son inertie :
nourri des grandes traditions matérialistes, d’Épicure à
Diderot, comme des pensées diversement dynamiques de
Spinoza et Leibniz, il inclut dans Materie la productivité
dialectique autant que la corporéité massive, et même l’être
pensant : « la théorie aussi, dès qu’elle s’empare des masses,
devient une puissance matérielle83 ». Ce qui fait apparaître que
la catégorie onto-gnoséologique de matière est en fait double,
comme l’avait bien vu Lénine : côté gnoséologique, elle pose
la matière en opposition à la conscience que nous en avons ou
non, autrement dit comme l’objectif face au subjectif ; côté
ontologique, elle efface au contraire cette opposition, posant la
matérialité de tout ce qui existe, donc l’objectalité matérielle
du subjectif lui-même, et en même temps l’aptitude à la
subjectalisation de la matérialité objective – allant ainsi très
au-delà du matérialisme de son temps, voire du nôtre.
Directement lié au précédent est le noyau catégoriel de la
forme (Form) – d’une telle richesse et nouveauté chez Marx
que l’absence d’étude sur ce point stupéfie84. La place que tient
chez lui le couple matière-forme rend sensible ce que sa
pensée, par-delà Hegel, doit à Aristote, qu’il admire
grandement. Mais ce couple ne peut être pensé jusqu’au bout
sans dialectique. Aristote fait de la forme l’autre de la matière
– qu’elle soit de marbre ou d’airain, la sphère reste la sphère.
Elle est donc immatérielle ; mais comment alors peut-elle se
composer avec la matière ? Il faut penser autrement : la forme
est la matière considérée sous le seul rapport de sa
détermination spatio-temporelle – mode de rapport à la
matière qui fait d’elle une catégorie philosophique. L’ampleur
que prend chez Marx la pensée de la forme – bien plus que
chez Hegel – est déjà sensible sur le plan du vocabulaire :
Form, Gestalt, Figur, Struktur, Organisation, Gliederung, qui
va de l’allure externe (Gestalt) à la membrure interne
(Gliederung). Une même chose admet une riche pluralité de
formes : de la forme naturelle inhérente à sa matière à la forme
contingente due aux circonstances en passant par la forme
essentielle liée à son contenu (Inhalt) – la dialectique forme-
contenu vient chez Marx au premier plan. Une forme
essentielle – telle la forme-marchandise des produits sociaux –
ne peut se penser hors de sa formation (Formation), ensemble
organique de formes dont elle est membre – on voit ici quelle
mauvaise abstraction peut être la « forme » prise en soi. La
forme essentielle impose sa logique jusqu’à élire, voire
produire sa matière – ainsi la forme-argent s’est-elle
préférentiellement incarnée dans les métaux précieux ; en ce
sens, il y a une vérité matérialiste de l’adage idéaliste « la
forme crée ». La forme essentielle n’est pas que figure spatiale
mais davantage logique temporelle, forme non plus seulement
d’apparition du contenu (Erscheinungsform) mais de son
mouvement et développement (Bewegungs-,
Entwicklungsform) – nouveauté capitale par rapport au fixisme
de la catégorie aristotélicienne ou kantienne de forme. Il y a
une vie des formes (texte 47). La prégnance d’une forme sur
son contenu a des degrés : externe, elle n’est que formelle ;
s’intériorisant, elle devient réelle (texte 50). Entre elle et son
contenu la dualité peut s’accuser : la forme travestit l’essence,
porte l’illusion fétichiste (texte 46), s’aliène, entre en crise :
s’ouvre alors une période de transformation. Plus on étudie la
question, plus on s’en convainc : Marx est le grand penseur
moderne de la forme. L’incroyable méconnaissance de son
apport en ce domaine est au principe des difficultés
insurmontées du gestaltisme puis du structuralisme à penser
ensemble structure et histoire.
La richesse de cette pensée de la forme se redouble à
propos de la transformation. Est notamment à marquer la
dualité des modes du changement de forme : métamorphose
(Metamorphose, Formwechsel), passage d’une forme dans une
autre équivalente ou de même niveau, et transformation
(Transformation, Formverwandlung), passage à une forme
essentiellement différente ou d’autre niveau. La métamorphose
est le changement de forme comme fonctionnement de la
formation (Funktionsform) ; la transformation, comme son
développement (Entwicklungsform). Le développement des
formes connaît lui-même des formes de développement. En
s’objectivant, les formes s’incrustent dans des supports, se
sclérosent dans des logiques plus ou moins autonomes ; leur
stabilisation en une figure est souvent l’annonce de leur entrée
en crise, et cela aussi sous une double forme possible : crise de
fonctionnement où l’unité disjointe entre forme et contenu se
rétablit plus ou moins violemment ; crise de développement où
un contenu fait éclater sa forme ancienne, une forme nouvelle
fait muter son contenu antérieur – s’ouvre alors dans l’histoire
de la chose une phase de révolution (Revolution, Umstülpung).
Avec la transformation s’ouvre le passage des catégories de la
matérialité à celles de la dialecticité – terme qui, à la
différence de « matérialité », ne figure pas chez Marx, ce en
quoi on peut déjà voir l’indice d’un problème.
Avant d’en engager l’examen s’impose une remarque
d’ensemble. Le thème dialectique, développé à un point
incomparable par Hegel après des siècles de dédain, constitue
le point focal de tout son apport. Il l’est à son tour chez Marx,
avec éclat. Or les verdicts majeurs prononcés au milieu du
siècle dernier à ce sujet – disons, pour citer deux grands
exemples, Pour Marx d’Althusser (1965), Dialectique
négative d’Adorno (1966) – sont péjoratifs : l’optimisme
infondé d’une dialectique positive où se réconcilient les
contraires n’imprimerait pas à la seule pensée hégélienne son
redoutable téléologisme, il aurait pour l’essentiel contaminé la
dialectique marxienne d’irrémédiable façon. L’effet de pareils
verdicts, devenus vérité dominante, a été radical : depuis les
années 70 du siècle dernier s’est tarie la recherche sur le sujet,
et la dialectique a sombré dans un profond oubli. C’est
pourquoi les rares textes qui en présentent la pitoyable figure
actuelle relèvent de la lapalissade.
Cependant la crise historique présente du capitalisme a
mis à l’ordre du jour pour maint chercheur la nécessité de se
réapproprier la pensée marxienne avec une exigence
renouvelée. Pareille réappropriation est d’évidence impossible
si on laisse en son triste état la question cardinale de la
dialectique. Sont donc à réexaminer les verdicts d’il y a un
demi-siècle à son propos. Et si peu qu’on les reconsidère, on
mesure de quel poids furent dans leur prononcé un état des
lieux, une connaissance des textes, une conjoncture historique
révolus. À l’époque où un Adorno, un Althusser évaluèrent la
dialectique, sa représentation dominante était celle du
scientisme stalinien : qui pourrait leur donner tort de l’avoir
vivement récusée ? Récusation si légitime, semblait-il, qu’elle
n’avait pas à se montrer trop exigeante dans la lecture des
textes : Althusser a construit sa critique de la dialectique sur
un corpus où manquait la plus grande partie du Capital, des
Grundrisse au livre IV ; la méditation d’Adorno se déploie
plus loin encore du texte de Marx. Relever le fait eût paru
mesquin tant le contexte politico-historique – les crimes
staliniens, Auschwitz, la crise communiste naissante de
l’après-1956 – semblait invalider le prétendu « noyau
rationnel » de ce qu’on nommait sans façons la « dialectique
hégélo-marxiste » : elle était coupable d’assurance mortifère.
Ce qui fit la force de ces verdicts est ce qui la leur ôte un
demi-siècle plus tard. Pourfendre la croyance aux « lois » de la
dialectique ? Il y a beau temps qu’en a disparu jusqu’au
souvenir. Instruire son procès en s’épargnant d’en étudier de
près les pièces principales ? On est justement sévère
aujourd’hui envers cette façon de faire. Accuser la raison
dialectique d’implication majeure dans les horreurs du temps ?
En ce XXIe siècle où se mondialise l’écrasement par la
finance, ce n’est pas la dialectique, c’est l’absence de
dialectique qui tue. Ainsi le vieux décret d’invalidation de la
dialectique marxienne est lui-même invalide : sa pertinence
intellectuelle s’est évanouie ; sa qualité argumentative ne peut
plus du tout nous satisfaire ; son contexte historique se
convertit en son contraire. Le dossier de la dialectique est à
rouvrir de fond en comble. On en assume ici la responsabilité.
Avec les déterminations-de-pensée à dominante
ontologique qui caractérisent les catégories de la matérialité,
celles de ce que je nomme ici dialecticité entretissent des
déterminations à dominante logique, c’est-à-dire où il est
question du rationnellement nécessaire dans tout ce qui est. On
retrouve ici, sous un autre angle, le registre de l’essence, donc
du rapport (Verhältnis). La catégorie de rapport est aussi
centrale et développée chez Marx que celle de forme. En son
sens catégoriel fort, le rapport est unité logique de multiples –
telle l’unité symétrique de l’achat et de la vente dans l’échange
marchand, l’unité dissymétrique du capitaliste et du salarié
dans la production capitaliste. De façon générale, l’analyse de
Marx vise à découvrir les rapports structurants et générateurs
sous les formes phénoménales ou événementielles : le rapport
est plus essentiel que la chose, conviction dialectique de base
qui va de soi pour qui a compris ce que Marx entend par
essence. Étranger en lui-même à la choséité, le rapport ne peut
être « individualisé que par une abstraction85 » : toute pensée
des rapports est des plus abstraite. De même pourtant que
l’universel peut se concrétiser dans un particulier, un rapport
peut venir à s’incarner dans une chose – comme le rapport de
valeur dans l’argent –, chose de sorte paradoxale, « sensible
suprasensible » (texte 46), qui signale en le masquant un
rapport sous-jacent. Ainsi l’univers des rapports est-il aussi
bien réel qu’idéel. Une mécompréhension profonde de la
pensée marxienne des rapports réels est la confusion entre
Verhältnis et Beziehung – rapport et relation. Relation ressortit
au phénoménal, à l’interpersonnel, au subjectif – les
« relations humaines » ; rapport, à l’essentiel, au social, à
l’objectif – les « rapports sociaux », rapports « nécessaires,
indépendants de [notre] volonté86… ». Contresens majeur,
toujours observable87 : lire la 6e thèse sur Feuerbach comme si
elle identifiait l’« essence humaine » aux relations sociales de
l’individu, en lieu et place des rapports objectifs du monde
social existant.
Sous-tendant tout ce qui existe, les rapports constituent
tout un monde catégoriel dont on indique cursivement les
rubriques. 1) Rapports d’ordre spatial (métaphorique ou
surtout réel) : dialectique de l’interne et de l’externe,
omniprésente dans les processus de production objectalisante
et d’appropriation subjectalisante. Elle est au cœur de l’idée
d’aliénation (Entfremdung), sur laquelle on va revenir, où le
Ent- dit l’extériorisation dépossédante, comme de l’idée
opposée d’Aneignung (appropriation). 2) Rapports d’ordre
temporel (là aussi métaphorique ou surtout réel) : dialectique
de l’antérieur et de l’ultérieur. Nous avons ici affaire aux
procès – terme que Marx n’a pas peu contribué à réintroduire
dans le français moderne à travers la traduction du Capital
(texte 52). Le procès est le mode d’être de la plupart des
rapports, car tout rapport est autant produit que producteur, et
par là essentiellement évolutif, selon un mode étranger au
téléologisme. Si l’ultérieur ne se produit et ne se comprend
qu’à partir de ses présuppositions (Voraussetzungen) déjà-là,
de sorte qu’existe une réelle logique des procès, cela ne
signifie en rien que l’antérieur conduisait nécessairement à
l’ultérieur, car de l’un à l’autre interviennent en nombre des
hasards et s’actualisent imprévisiblement des possibles :
l’anatomie de l’homme est une clef pour comprendre celle du
singe, mais cela ne fait pas de l’homme un avenir déjà écrit
dans le singe (texte 51). Marx pense aux antipodes de
l’hégélienne Philosophie de l’histoire 88 . Il ne rabat rien sur la
nécessité du nécessaire – le capitalisme est bel et bien
mortel –, mais la façon dont s’accomplira le nécessaire est tout
sauf fatale. 3) Rapports de la complexité : dialectique de
l’inférieur et du supérieur, où fonctionnent les idées de seuil,
saut qualitatif, irréductibilité des logiques du complexe à celles
du simple. C’est là l’un des très rares points où la
catégorisation de Marx reprend sans renversement celle de
Hegel. Mais à regarder celle-ci de près, on constatera qu’elle
est elle-même un des rares moments de sa Logique où un
matérialiste exigeant ne trouve guère à récuser89. L’ensemble
des rapports doit encore être considéré dans son unité
structurée, catégorie dont Althusser a justement montré la
différence foncière avec la Totalité (Totalität) hégélienne90, et
qui renvoie à une vision purement matérialiste du tout
organique (organisches Ganze).
Avec le rapport, unité de multiples, nous sommes déjà
dans la contradiction dialectique, noyau catégoriel le plus
central de tout le philosophique marxien, dont il est bien
entendu impossible de faire ici le tour. On s’en tient à quelques
indications de caractère stratégique. L’élaboration par Hegel
de la contradiction dialectique est si profonde que plus d’une
de ses déterminations – telle l’idée d’opposition (Gegensatz)
des contraires (Gegenteile) comme contradiction
(Widerspruch), vue fondamentale qui déborde d’emblée le
cadre de la logique classique – conserve du sens au sein même
de son renversement matérialiste ; d’où la conviction tenace
que Marx « ne se libéra jamais totalement de Hegel ». Or en
vérité la critique et le renversement de Hegel en ce domaine
ont été engagés par Marx dès 1843 (texte 5) : à la
contradiction qui selon Hegel se dépasse dans l’État, Marx
oppose la « contradiction irréconciliable 91 »
(« unversöhnlicher Widerspruch ») qui ne peut prendre fin
qu’avec l’extinction même de l’État (texte 4). Cette subversion
marxienne oblige à reconsidérer un vaste ensemble de
déterminations connexes : si la contradiction est
irréconciliable, sont à repenser de fond en comble ou mettre au
rancart les catégories d’identité des contraires, médiation,
dépassement conservatif, négation de la négation… Parce qu’il
a formé la catégorie non hégélienne de contradiction
irréconciliable, Marx avait besoin d’un terme spécifique pour
la nommer, et dans les années 1850 on voit apparaître sous sa
plume en cette acception le mot antagonisme (Antagonismus),
parfois mis en équivalence avec Widerspruch ou Gegensatz
(comme dans Klassengegensatz, ordinairement traduit par
antagonisme de classes). La récurrence d’Antagonismus dans
toute son œuvre de maturité atteste cependant qu’est toujours
restée pour lui fondamentale l’opposition entre une dialectique
« mystifiée » qui « magnifie l’état de choses existant » et celle
au contraire qui « dans l’intelligence positive de l’état de
choses existant » inclut celle « de sa négation, de sa disparition
nécessaire », dialectique « par essence critique et
révolutionnaire » (texte 31).
Mais les choses se compliquent beaucoup avec le passage
à la critique de l’économie politique ; car on ne peut penser le
dépassement du capitalisme sans tirer au clair ce qu’il en est
de sa structure et de son fonctionnement. Or dès qu’on entre
dans pareille étude, on a affaire à des rapports et procès –
échange marchand, circulation monétaire, rotation du capital,
etc. – dont la dialectique pertinente semble celle de Hegel :
partout règnent au premier abord identité médiatisée des
contraires, réunification des opposés, cyclique négation de la
négation… Au même moment, la réflexion commençante
d’Engels sur la dialectique dans la nature le confronte à
l’omniprésence, à côté du « ou bien… ou bien », du « aussi
bien ceci… que cela », selon sa formule92. En bref, alors que
l’antagonisme semblait, contre Hegel, renfermer toute la vérité
dialectique, les voici contraints d’envisager une complexité
bien plus grande de la question : à la dialectique de
l’antagonique doit se lier une dialectique du non-antagonique,
à celle de l’évolutif une dialectique du stationnaire. Moment
crucial : Marx comme Engels s’engagent dans l’exploration
matérialiste de ce nouveau continent et vont y faire maintes
avancées, mais sans l’identifier nettement, sans même le
nommer. Marx va ainsi élaborer des acceptions post-
hégéliennes de la Vermittlung – médiation objectalisée de
l’activité productive humaine –, de l’Aufhebung –
dépassement révolutionnaire plus que conservateur –, de la
Negation der Negation même – logique des procès en spirale
dégagée du téléologisme –, novations dont n’est pas marquée
en clair la place dans une vision logique d’ensemble. Cette
incomplétude d’élaboration, source de mainte énigme, n’est
sans doute pas pour rien dans le fait que Marx n’a jamais écrit
ses « deux ou trois feuilles d’imprimerie » sur la dialectique,
ni dans la sous-estimation persistante d’un apport théorique de
première importance. De bout en bout du Capital n’en sont pas
moins à l’œuvre les logiques de la contradiction dialectique :
richesse de catégorisation qui, prise bien plus au sérieux que
ce ne fut le cas jusqu’ici, peut permettre un développement
post-marxien essentiel de la dialectique matérialiste.
Ces développements nourrissent une catégorie ultime de
la dialecticité où l’on peut voir avec Althusser le nom de tout
un continent théorique : l’histoire. Continent si vaste chez
Marx que son étude défie le résumé. On se limitera ici à y
pointer quelques déterminations-de-pensée débordant la
théorie des formations sociales93. Celle même de détermination
(Bestimmung), à ne pas rabattre sur le rapport simplement
conditionnant (Bedingung), et où se manifeste la vérité
dialectique de la formule spinozienne « omnis determinatio
negatio 94 ». Celle de la légalité (Gesetzmässigkeit,
proprement : conformité à des lois) et particulièrement de la
loi tendancielle qui inclut la contingence dans la nécessité, la
contrariété dans la rationalité95. Celle de l’ensemble majeur
nécessité-possibilité-réalité, sur quoi on peut renvoyer au livre
consacré par Michel Vadée à Marx penseur du possible 96. Un
des apports majeurs de Marx à ce sujet est
l’approfondissement de la distinction entre possibilité formelle
(classiquement définie par la non-contradiction au sens de la
logique formelle) et possibilité réelle, laquelle relève bien
plutôt de la logique dialectique : à mieux sonder le possible,
Marx met en lumière que sous la non-contradiction formelle se
trouve la contradiction réelle, inductrice des bifurcations par
où doit passer la réalisation du possible. On a souvent relevé à
ce sujet la fréquence chez Marx du mot grec δυνάμει (en
puissance) qui dit sa proximité de pensée sur ce point aussi
avec Aristote. Il importe cependant de noter que si Marx se
réfère en plus d’un cas à l’idée aristotélicienne d’un possible
structurellement inscrit dans le réel correspondant, bien plus
souvent il s’attache aux présupposés externes en l’absence
desquels une possibilité formelle ne saurait devenir réelle (cf.
texte 54), le propre du possible seulement formel étant de ne
pas contenir en lui-même les conditions décisives de son
actualisation – nouvel effet d’un renversement matérialiste
vigilant.
Entre catégories philosophiques et concepts scientifiques
les plus généraux d’une histoire matérialiste, la frontière n’est
pas toujours nette : rapport est une catégorie philosophique,
rapport social cesse-t-il de l’être ? On devra convenir en tout
cas que dans la théorisation marxienne des formations
historico-sociales interviennent des termes généraux dont toute
dimension philosophique est loin d’être absente. On retient ici
ceux de base, de conscience, d’aliénation.
L’idée de base (Grundlage, Basis), d’importance centrale
chez Marx, comporte à tout le moins une dimension
philosophique en ceci qu’elle est ce à partir de quoi l’on peut
rendre raison des réalités sociales et événements historiques.
Grundlage (base explicative) est à la pensée de Marx ce que
Grund (fondement idéel) est à celle de Hegel, transfert
sémantique exemplaire : l’idéel doit s’ouvrir à la spatio-
temporalité du matériel. Spatialement considérée, la base est
ce sur quoi se fonde le tout, mais elle ne se confond nullement
cependant avec le support (Träger) : une nation a une
géographie pour support, mais sa base explicative est à
chercher dans les logiques fondamentales de son histoire,
lesquelles vont jusqu’à modeler en retour le support
géographique. Ce qui au départ était base au sens fort n’est
souvent plus que support par la suite – renversement clef de
bien des développements. Temporellement considérée, la base
apparaît d’abord comme présupposition de départ
(Voraussetzung), voire simple préalable empirique, mais dans
la mesure où elle est aussi condition nécessaire dans la durée,
elle est essence, rapport générateur – là est le sens matérialiste
fort de Grundlage. La mise en doctrine de la pensée marxienne
a ancré dans les esprits le couple potentiellement mécaniste
base-superstructure. Or le mot superstructure (Überbau) ne se
rencontre sans doute guère qu’une dizaine de fois dans
l’immense œuvre de Marx, et encore en des acceptions très
variées97, alors que base y figure constamment (mais
infrastructure ne s’y trouve pas du tout98). C’est que le souci de
Marx n’est pas d’établir un schéma passe-partout de « la »
formation sociale mais d’indiquer, ce qui est bien autre chose,
les questions universelles à se poser en face de chaque cas
singulier (cf. textes 35 et 58). Et la question clef est
précisément celle de la base d’un tout social, c’est-à-dire des
rapports essentiels générateurs de ses structures et logiques.
Un préjugé massif est qu’il n’y aurait pas à chercher chez
Marx, réputé penseur de la seule objectivité sociale, des idées
de quelque pertinence sur la conscience (Bewusstsein). Or
c’est justement parce qu’il aborde – plus souvent qu’on ne
croit – la question de la conscience dans une perspective
matérialiste-historique qu’il avance à son sujet des vues très
pénétrantes. À commencer par cette thèse décisive de
L’Idéologie allemande : « La conscience [das Bewusstsein] ne
peut jamais être rien d’autre que l’être conscient [das bewusste
Sein] », lequel consiste dans son « procès de vie réel »99. Est ici
déniée la séculaire tradition de l’idéalisme : la conscience n’est
pas un être, ce sont des êtres qui sont conscients 100. Dès lors,
nulle étude de « la conscience » ne vaut qui fasse abstraction
des procès de vie réels. On ne comprend pas, par exemple,
comment la conscience peut s’imaginer qu’« elle représente
réellement quelque chose sans représenter quelque chose de
réel » si l’on ne prend pas en considération la division sociale
entre travail matériel et intellectuel (texte 60). Dans l’humanité
historiquement développée, la conscience est d’emblée un
produit social comme le langage même. Loin d’en minorer
l’efficace, cette conception matérialiste de la conscience fait
de la prise de conscience, présupposé de toute volonté d’agir,
un moment capital de la transformation du monde101. On lit, par
exemple, dans les Grundrisse que pour le salarié « reconnaître
les produits comme étant ses propres produits », ce qui rend
inacceptable qu’il soit sans pouvoir sur les conditions de leur
production, représente « une immense conscience [ein
enormes Bewusstsein] », laquelle « sonne le glas » du capital,
de même que lorsque l’esclave prit conscience d’être « une
personne » ne pouvant appartenir à un tiers, un coup mortel fut
porté à l’esclavagisme102. Toute la conception politique de
Marx, souvent peu comprise, et dans le mouvement
communiste même, tient à cette importance décisive de la
prise de conscience : le rôle d’un parti de transformation
sociale n’est pas de se substituer à ses acteurs –
« l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs
eux-mêmes » –, mais d’aider ceux qui luttent à prendre pleine
conscience de ce pourquoi ils luttent et à en tirer les
conséquences. D’où l’importance pérenne de la critique de
l’idéologie dominante et de ses faux-semblants paralysants.
On tient certes que le terme idéologie disparaît du vocabulaire
de Marx après L’Idéologie allemande. Mais comme l’a établi
Isabelle Garo103, l’effective raréfaction du mot recouvre non
l’abandon mais bien l’approfondissement de son objet, lequel
en vient à « faire corps avec la critique de l’économie politique
elle-même » – au point que, selon sa suggestive formule, tout
le livre IV du Capital pourrait être intitulé L’Idéologie
anglaise. On mesure ainsi la charge révolutionnaire du mot
critique arboré dans le titre de maints écrits marxiens.
Aliénation, après une longue éclipse, est redevenu un lieu
commun obligé du commentaire de Marx. Mais ce qui en est
dit d’ordinaire ne fait guère que reprendre, avec une étonnante
imperméabilité à la critique, la thèse avancée en 1965 par
Althusser : catégorie intrinsèquement humaniste-
feuerbachienne culminant dans les Manuscrits de 1844, elle
disparaîtrait « complètement » par la suite104, de sorte que la
reprendre constituerait une régression caractérisée. Or que le
vocabulaire de l’aliénation (Entäusserung, et plus souvent
Entfremdung) soit absent du Capital est une contre-vérité si
flagrante qu’on s’étonne de la voir prise encore au sérieux.
Mais pour décisif que soit le constat de sa riche présence, il ne
résout pas par lui-même la question posée. Car le fait est aussi
que dans le fameux texte des Manuscrits de 1844 sur « le
travail aliéné » (texte 10) est à l’œuvre – sur ce point, l’analyse
d’Althusser demeure probante – une catégorie d’aliénation
relevant par bien des côtés de l’humanisme feuerbachien. Ce
que cette célèbre quinzaine de pages nous offre est
essentiellement en effet une saisissante phénoménologie du
travail aliéné, laquelle nous renvoie à l’expérience d’un sujet :
le travailleur, qui s’aliène en son travail comme le croyant
s’aliène en Dieu. Le point décisif ici est que l’aliénation est
pensée comme acte du travailleur (« Tat der Entäusserung »)
dont le travail « devient une puissance autonome » : c’est
« l’homme » qui en vient à s’aliéner (Selbstentfremdung).
Perspective humaniste que le jeune Marx pousse jusqu’à
considérer que la propriété privée, point de départ admis de
tout le processus, en vérité « résulte par analyse » du concept
de l’« homme aliéné » – nous sommes encore dans un monde
à l’envers105. D’où la question, irrésolue dans le texte, de
comprendre « comment cette aliénation est fondée dans
l’essence du développement humain106 ». Ne disposant pas
d’une claire vision du rapport de production capitaliste – il
parle de « système de l’argent107 » –, Marx n’est pas en mesure
alors d’apporter à cette question cruciale une réponse fondée.
Si donc, le fait est patent, nous trouvons le vocabulaire de
l’aliénation au cœur même du Capital, c’est en un sens qui
n’est plus celui de 1844, quoiqu’il permette de bien
comprendre la genèse des aspects alors décrits. Pour le dire en
peu de mots, entre l’aliénation des Manuscrits de 1844 et celle
du Capital est intervenu, ici comme ailleurs, un renversement
matérialiste : ce n’est pas « l’homme » qui s’aliène – vue
spéculative propice à bien des mystifications – mais un mode
de production défini qui contraint les individus à produire et
vivre en des conditions aliénées (cf. textes 61 à 66). Dans la
pensée marxienne en pleine possession d’elle-même,
l’aliénation est l’ensemble des processus historico-sociaux par
lesquels, sur la base des clivages de classe, les forces
matérielles et mentales des êtres humains se détachent d’eux
pour se constituer en puissances dominatrices
(« beherrschende Mächte ») qui les subjuguent et les écrasent
– avoirs privés, raisons d’État, évidences fallacieuses,
prétendue force des choses retombant sur les peuples en crises,
guerres, absurdités de tous ordres… Il s’agit là d’un vrai
dépassement de la conception de 1844, au double sens du
terme Aufhebung : quelque chose en est récusé ; quelque chose
en est conservé, sur une base autre. La phénoménologie du
travail aliéné n’est certes pas caduque – bien qu’à revenir sur
l’analyse du travail productif Marx y mette en évidence des
aspects majeurs alors sous-estimés108 (cf. textes 67, 68, 69, 72,
73 et 92) –, mais elle ne peut se comprendre sans erreur qu’à
partir des rapports historiques objectifs qui la sous-tendent :
sous l’aliénation comme drame du sujet humain il y a
l’aliénation comme antagonisme d’un monde social. Et dès
lors qu’est identifiée la matrice historique de l’aliénation se
mesure mieux son énorme diversité d’aspects : dans le monde
du capital n’est pas aliéné que le travail, le sont aussi bien la
politique ou la science, l’amour ou le rapport à la nature. Là
apparaît dans toute son ampleur combien notre histoire n’est
encore jusqu’ici que « préhistoire » (texte 48). Du coup,
l’Entfremdung telle que nous la donne à penser Le Capital
devient une catégorie décisive pour définir en sa visée
historique et anthropologique le communisme : mouvement
d’appropriation (Aneignung) où doit longuement s’effectuer le
dépassement réel de toutes les grandes aliénations historiques
de l’humanité.
Voilà qui conduit à considérer pour finir le champ de ce
qu’on nommera catégories de la pratique, où le subjectif
inhérent à la définition de l’objectif est concrètement agissant
– je retiens ici à ce titre les noyaux catégoriels d’activité
(Tätigkeit), liberté (Freiheit), finalité (Zweck, Ziel). À propos
du premier, on s’étonnera sans doute que je ne mentionne pas
le terme le plus connu peut-être de toute la catégorisation
marxienne au point d’être souvent retenu pour la désigner en
son ensemble, celui de Praxis (pratique). La raison d’en
décider ainsi est forte. Le mot allemand Praxis a fait une
spectaculaire irruption dans les Thèses sur Feuerbach, en
1845, marquant le passage révolutionnaire à un matérialisme
envisageant toute chose du point de vue de la pratique. On
comprend sans peine que cette initiative ait frappé les esprits,
et l’un des plus grands penseurs marxistes, Antonio Gramsci,
ayant par raison profonde autant que par contrainte policière
pris l’habitude dans ses écrits de prison de nommer la pensée
de Marx « philosophie de la praxis », la formule a fait fortune
et nourri une énorme littérature. Cette gloire de la praxis a
masqué un fait majeur : peu après les Thèses, Marx abandonna
complètement l’usage de cette catégorie, le terme ne faisant
plus après 1846 que de rares apparitions sous sa plume au
simple sens courant du mot pratique. Le motif de cet abandon
semble tenir au fait que le mot parut à Marx ne pas marquer
assez clairement le point décisif : ce qui caractérise en propre
l’humanité n’est pas n’importe quelle sorte de pratique, c’est
l’activité sociale productive, laquelle a créé de façon
cumulative au fil des millénaires et continue de créer un
monde humain objectif – forces productives, rapports sociaux,
savoirs, institutions, valeurs… – par l’appropriation singulière
duquel chaque petit d’Homo sapiens devient à sa façon un être
humain historiquement développé. Praxis dit d’autant moins
nettement cette cardinale dimension productive que la tradition
philosophique issue d’Aristote oppose le terme grec
homonyme praxis à celui de poièsis, activité fabricatrice
estimée subalterne : ainsi entendu, praxis dit alors le contraire
même de ce que Marx a en vue. De sorte que c’est un autre
mot, omniprésent aussi dans les Thèses sur Feuerbach, que
Marx a conservé et utilisé, lui, tout au long de son œuvre :
Tätigkeit, concept clef de l’idéalisme allemand reconverti en
catégorie matérialiste de l’activité qui produit quelque chose,
et du même coup produit son producteur même – la Tätigkeit
est aussi une Betätigung, une Selbstbetätigung, mise en action
de soi où se forment les capacités (Fähigkeiten) et se
développe la personnalité (Persönlichkeit). Contre toute une
tradition, disons que la pensée marxienne n’est pas une
philosophie de la Praxis mais un matérialisme de la Tätigkeit
109
.
Liberté est de ces catégories dont l’imagerie vulgaire de
la pensée marxienne donne à croire qu’elle n’aurait rien à dire
de notable. C’est encore une profonde erreur. Dans une note de
L’Idéologie allemande, on lit que « la liberté a été définie
jusqu’ici par les philosophes de deux manières : d’un côté, par
tous les matérialistes, comme puissance, comme maîtrise sur
les circonstances et situations où se trouve vivre un individu ;
d’un autre côté, par les idéalistes, et spécialement les
Allemands, comme autodétermination, détachement du monde
réel, comme pure liberté imaginaire de l’esprit110 ». Marx
s’inscrit résolument dans la première ligne de pensée, celle
d’Épicure et de Spinoza. La liberté est certes autonomie
(Selbstständigkeit), mais autonomie pratique qui naît chez les
individus comme chez les peuples lorsqu’ils prennent
conscience de la nécessité tout en se représentant avec quelque
justesse les possibles – là est sa dimension proprement
catégorielle. Elle est donc aussi d’essence historico-sociale. Et
à cet égard son étude nous met en présence d’une singulière
dialectique. D’un côté l’essor des rapports marchands qui
culmine dans le capitalisme est d’effet intensément libérateur
en ce qu’il rompt les vieux liens de dépendance personnelle
(Abhängigkeit) qui marquent les sociétés esclavagistes et
féodales. Mais comme le montre Marx en des analyses
saisissantes, cette liberté individuelle bourgeoise n’est en
vérité que la faculté de « jouir de la contingence
[Zufälligkeit] » à l’intérieur d’un asservissement aux
gigantesques puissances sociales aliénées engendrées par le
mode de production capitaliste (textes 70 et 71). Reste donc à
s’émanciper des étroites limites de cette liberté toute abstraite.
Le souci de l’émancipation (Emanzipation) est aussi vif chez
le Marx du Capital que chez celui de La Question juive (textes
13 et 14), et il y prend même une tout autre consistance. Car il
doit s’agir d’une émancipation allant jusqu’à la racine de la
dépendance moderne, c’est-à-dire à l’aliénation économique.
Et l’on découvre ici comment le fanatique de la production et
apologiste du travail pour lequel on a souvent voulu faire
passer Marx est en vérité un inconditionnel adepte de l’essor
du temps libre, condition sine qua non de tout épanouissement
humain supérieur, de toute liberté concrète (textes 56, 59, 65,
86 et 100).
S’il est permis de voir en Marx le grand penseur moderne
de la pratique, c’est qu’à la profondeur philosophique il n’a
cessé de joindre une intense expérience responsable des luttes.
Et comme ces luttes avaient pour visée le plus vaste enjeu
humain – la transformation émancipatrice du monde –, s’y
trouvaient mises en examen toutes les déterminations de
l’activité finalisée (zweckmässige), à commencer par les
rapports mouvants entre fin et moyen (Zweck und Mittel). Par
une dialectique constante, le moyen terme – exemple-type :
l’argent – acquiert une puissance déterminante qui le fait se
poser en fin (textes 55 et 56), inversion caractéristique du
capitalisme en connexion avec celle des rapports entre
personne et chose. Mais inversion dont le risque concerne en
permanence toute pratique, et c’est pourquoi, on le sait peu,
Marx, que son expérience n’inclinait pas à la naïveté, attachait
une haute importance à la moralité en politique (texte 80),
condition impérieuse pour que ne soit jamais perdu le cap de
l’émancipation, et par-dessus tout de la fin en soi ultime : le
libre développement de l’humanité en tous les humains (texte
74). La question difficile n’est cependant pas d’identifier la fin
éthique mais de déterminer la ligne politique appropriée. Là
est l’apport cardinal et méconnu de Marx. La démarche
ordinaire en la matière est celle qui va de la condamnation
morale de la réalité existante à son dépassement en
imagination dans un idéal sur lequel on voudrait que se règle
l’histoire (texte 61), démarche utopiste qui joint à
l’inconsistance idéaliste de la pensée le subjectivisme
volontariste de l’action. C’est une démarche tout autre que
recherche Marx. Elle part du plus décapant examen de la
situation réelle – en ce sens l’utopie, sympathique comme foi
dans le possible, risque fort d’être terriblement contre-
productive –, à y déceler les présupposés objectifs
(Voraussetzungen) de son dépassement que comportent
toujours ses contradictions111, et à identifier ainsi le futur
réaliste – en un sens, déjà-là – qu’il s’agit de faire advenir par-
delà notre présente préhistoire112. Conception matérialiste de la
pratique. On lit dans les Grundrisse : « Si dans la société telle
qu’elle est nous ne trouvions pas sous le masque les conditions
matérielles de production d’une société sans classes et les
rapports d’échange correspondants, toutes les tentatives de la
faire sauter ne seraient que don quichottisme113. » De quoi
réfléchir sur l’échec des révolutions socialistes en des pays peu
développés, comme aussi sur les nouveaux possibles pour un
authentique dépassement communiste du capitalisme.
Ce rapide passage en revue des catégories philosophiques
marxiennes est bien entendu trop cursif pour en éclairer
nombre d’aspects, prévenir des malentendus possibles, aller
au-devant d’interrogations probables – toutes choses exigeant
des examens que ne peut effectuer une simple introduction à la
lecture de textes où est mis en œuvre ce dispositif catégoriel.
À plus forte raison ne sauraient figurer ici les développements
de pensée majeurs qui en résultent chez Marx, et qu’il nous
incombe de poursuivre en son sens loin au-delà de son œuvre :
de l’analyse des catégories logiques à l’élaboration
méthodologique d’une démarche opératoirement dialectique et
matérialiste114. Où reparaît notre point de départ : ce que Marx
nous offre n’est aucunement une philosophie mais une façon
neuve de pratiquer en toute chose l’indispensable travail
philosophique.
*
Marx ne fut en son temps ni le premier ni le seul à juger
close l’histoire séculaire de la philosophie. Bien plus que sa
critique, restée confidentielle de son vivant, c’en est une autre,
d’apparence voisine mais tout autre en son fond, qui a dominé
peu à peu son époque et marque encore la nôtre. Le
scepticisme de Hume, le criticisme de Kant, le positivisme de
Comte, par-delà leurs foncières différences, ont concouru à
accréditer un agnosticisme philosophique dont la physionomie
générale se dessine en quelques traits : renoncement à jamais
connaître la cause profonde, la chose en soi, l’essence réelle ;
limitation du savoir légitime au constat du fait, à la loi du
phénomène, de là à la technique efficace ; et par cette
limitation même, place libre faite au choix des valeurs, à la
croyance, voire à l’évasion mystique. L’effet paradoxal qu’a
cette façon de déclarer close la séculaire entreprise
métaphysique est d’offrir ainsi une nouvelle vie au spéculatif
débridé, dans un monde de pensée où font bon ménage
scientisme phénoméniste, logicisme formel et irrationalisme
conservateur. Face à quoi Marx apparaît comme le premier
penseur d’une authentique et libératoire fin de « la
philosophie ».
Et il peut l’être vraiment parce que, le premier, il pense
cette fin comme une Aufhebung : perpétuer « la philosophie »
en tant que discours de la mauvaise abstraction sur le monde et
« l’homme » ne relève à ses yeux que du sarcasme ; mais
abandonner l’acquis catégoriel de deux mille ans de réflexion
logico-philosophique par cécité dialectique n’appelle que la
pitié. Marx est le pionnier encore peu reconnu de la plus
fondamentale alternative au couple improductif de
l’infatuation philosophique et la résignation positiviste : au-
delà du formalisme logique, le travail catégoriel, critique et
heuristique, à même les savoirs et les pratiques. Lisant les
textes qui suivent on pourra voir, dans la symbiose du logico-
philosophique et de la tâche concrète dont ils offrent partout
exemple, s’esquisser cette transdisciplinarité qui fait
aujourd’hui – trop rarement – participer des philosophes au
travail d’équipes de recherche scientifique, voire à
l’élaboration de stratégies sociales et politiques. Là se joue ce
qui devrait être pour le meilleur l’authentique révolution
conceptuelle du nouveau siècle : en toutes choses, faire du
philosophique, par-delà d’affligeantes involutions de « la
philosophie », un moment non prétentieux mais peu
remplaçable de la pensée instruite et la décision responsable.
Révolution qui constitue en tout cas un présupposé direct du
communisme marxien. L’avoir méconnu en divers sens a coûté
terriblement cher aux marxistes. Ressaisir et mettre à jour le
philosophique de Marx est un préalable décisif pour que soit à
nouveau crédible sa visée de changer le monde. Il en a grand
besoin.
Janvier 2011
1 K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, Éditions sociales, 1976, p. 11 et 12, tr. (La mention « tr. » après une
citation indique que la traduction est revue et modifiée par moi.)

2 Ibid., p. 21, tr. Cf. infra, texte 22. (Pour faciliter le renvoi aux textes rassemblés dans ce volume, on les a numérotés de
1 à 100.)
3 Ibid., p. 233-234, tr. Cf. texte 23.

4 Abréviation de l’expression russe dialekticˇeskij materializm (matérialisme dialectique).


5 L. Althusser, Pour Marx, Maspero, 1965, p. 172.

6 L. Althusser, Éléments d’autocritique, Hachette, 1974, p. 101.


7 Ibid., p. 45 (c’est Althusser qui souligne).

8 L. Althusser, Lénine et la philosophie suivi de Marx et Lénine devant Hegel, Maspero, 1972, p. 38.
9 L. Althusser, Sur la philosophie, Gallimard, 1994, p. 36.

10 L. Althusser et alii, Lire Le Capital, Maspero, 1965, t. 1, p. 31 sq.


11 L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques, Stock/IMEC, t. 1, 1994, p. 561-562 et 582.

12 L. Althusser, Sur la philosophie, op. cit., p. 37.


13 Formule d’Étienne Balibar à la fin de son livre La Philosophie de Marx (La Découverte, 1993, p. 115).

14 F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Éditions sociales, édition bilingue,
1979, p. 93.
15 F. Engels, Anti-Dühring, Éditions sociales, 1971, p. 54.

16 Cf. les pages remarquables de sa préface au livre II du Capital où il explique à ceux qui le contestent en quoi Marx
est bien l’authentique découvreur de la survaleur, tout comme Lavoisier fut celui de l’oxygène (Le Capital, Livre II, t. 1,
Éditions sociales, 1974, p. 20-22.)
17 À cette règle ce volume ne fait qu’une exception (texte 78) : Engels ayant parfaitement caractérisé l’attitude de Marx
à l’égard de la critique morale du capitalisme, c’est à lui pour une fois qu’est donnée la parole.

18 K. Marx, Critique du droit politique hégélien, Éditions sociales, 1975, p. 212 et 204.
19 Cf. K. Marx, F. Engels, Correspondance, Éditions sociales, t. I, 1971, p. 323.

20 K. Marx, Critique du droit politique hégélien, op. cit., p. 144.


21 Par exemple lors des débats de la Diète rhénane, fin 1842, sur les « vols de bois ». Quand des nécessiteux vont
ramasser dans des forêts privées du menu bois mort qui ne sert à rien ni à personne, commettent-ils un vol ? Oui, clament en
chœur les propriétaires des forêts ; non, leur répond la conscience populaire. Qui juge ici, l’« Idée » ou la conscience de
classe ?

22 Critique du droit politique hégélien, op. cit., p. 38 et 82, tr.


23 « all der materialistische Blödsinn zusammen » : la formule est d’Engels, dans Dialectique de la nature (Éditions
sociales, 1950, p. 205).

24 Le champ du gnoséologique – l’activité productrice de connaissance à tous ses niveaux – est bien plus étendu que
celui de l’épistémologique, dont à proprement parler l’objet est la seule connaissance scientifique. Le recouvrement
aujourd’hui fréquent du gnoséologique par l’épistémologique peut être interprété comme un escamotage implicitement
idéaliste de ce qui constitue la base des activités du connaître.
25 K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 160.

26 K. Marx, Critique du droit politique hégélien, op. cit., p. 113, tr.


27 Corollaire : toute pensée philosophique à vertu authentiquement émancipatrice en un domaine donné n’est-elle pas, du
même mouvement, critique de la mauvaise abstraction correspondante, sortie partielle de « la philosophie » ? On pense à
Spinoza sur la liberté, Machiavel sur le moralisme politique, Diderot sur le galimatias métaphysico-théologique, Rousseau
sur la mythologie du progrès…

28 C’est le lieu de relever un contresens trivial mais répandu à propos de la 11e thèse sur Feuerbach : faire comme si
Marx y opposait la « transformation » du monde à sa « compréhension », autrement dit imputer un pragmatisme fruste à
l’auteur du Capital. Même Heidegger s’y est employé. « Toute transformation du monde ne suppose-t-elle pas, à titre
d’instrument, une prévision théorique ? », demande-t-il (Questions IV , Gallimard, 1976, p. 287), comme si la prévision
théorique était ce que Marx vise en parlant d’interprétation philosophique du monde. Revenant à la charge, Heidegger écrit
qu’« une transformation du monde présuppose un changement de la représentation du monde », laquelle à son tour
réclamerait « une interprétation suffisante du monde » (étonnant manque de rigueur conceptuelle), moyennant quoi la 11e
thèse est donnée pour « non fondée » (Entretien du professeur. R. Wisser avec M. Heidegger, Cahiers de l’Herne, 1983,
p. 94). Le propos de Marx ne prête pas à équivoque : réduisant le monde à la conscience que les hommes en ont, les Jeunes-
Hégéliens n’en appellent qu’à la transformation de la conscience. Et, commente L’Idéologie allemande, vouloir seulement
une conscience différente de ce qui existe, c’est « l’accepter au moyen d’une interprétation différente ». De sorte que ces
grands révolutionnaires en paroles sont en fait les « plus grands conservateurs » (p. 12). La 11e thèse n’oppose pas un
instant la transformation du monde à son intelligence théorique – toute l’œuvre de maturité de Marx est là pour en faire foi
– mais à la phrase philosophique qui laisse le monde en l’état. Lorsque Heidegger se risque à dire : « Est-ce que toute
interprétation du monde n’est pas déjà transformation du monde – à supposer que cette interprétation soit le fait d’une
pensée authentique ? » (Questions IV, op. cit., p. 287), il trahit plus qu’il ne croit peut-être ce que recouvre sa polémique
contre cette 11e thèse.

29 Cf. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 97-108, ou t. 1, p. 75-86, tr.


30 Il s’agit de grandes feuilles (ou placards) qu’on plie le plus souvent trois fois en deux (pliage dit in-octavo), ce qui
donne seize pages de livre par feuille. « Deux ou trois feuilles » représentent donc de 32 à 48 pages, soit un texte de l’ordre
de 100 000 signes – une grosse brochure. Calcul indicatif important. Plus d’une fois, en effet, sous-estimant de beaucoup ce
que signifie « deux à trois feuilles d’imprimerie », on s’est étonné que Marx n’ait jamais trouvé le temps d’exécuter ce
projet supposé modeste, pour suggérer que la tâche serait inexécutable. Or écrire une grosse brochure sur la réélaboration
matérialiste de la logique hégélienne n’est en rien un projet modeste, et l’on conçoit que Marx n’ait pas trouvé la longue
période de calme nécessaire dans ces années 1860 et 1870 entièrement dédiées à la rédaction du Capital et à l’activité de
l’Internationale, fertiles en innombrables soucis puis en lourds problèmes de santé. Que la tâche ne soit nullement
inexécutable, le prouvent les importants acomptes que nous en donnent l’Introduction de 1857 et divers passages des
Grundrisse (cf. textes 38 et 42). Et que Marx en ait jusqu’au bout conservé le projet, en témoigne le fait qu’aussitôt après sa
mort Engels, jetant un premier coup d’œil à ses papiers, y cherche d’abord un « précis de dialectique qu’il voulait toujours
faire » (lettre à P. Lavrov du 2 avril 1883). Risqué, le projet d’exposer cette catégorisation philosophique en son ensemble
est donc d’une entière légitimité marxienne.

31 Cf. K. Marx, F. Engels, Correspondance, op. cit., t. V, p. 116-117, tr.


32 Henri Lefebvre a eu le mérite d’attirer l’attention sur ce texte dès 1947 (cf. H. Lefebvre, Le Matérialisme dialectique,
PUF, 2e éd., 1947, p. 64.) Mais l’interprétation qu’il en donnait (Marx aurait alors redécouvert la dialectique) apparaît très
contestable.

33 K. Marx, Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 50, 57, 58, 94, ou t. 1, p. 28, 35, 36 et 72.
34 On peut lire ce texte dans le volume III des Œuvres de Marx, Philosophie, La Pléiade, p. 1490-1494.

35 Cf. les lectures, d’ailleurs très diverses, de M. Henry (Marx, Gallimard, 1976), R. Rosdolsky (La Genèse du
« Capital » chez Marx, Maspero, 1976), A. Negri (Marx au-delà de Marx, Bourgois, 1979, puis L’Harmattan, 1996), J.
Bidet (Que faire du Capital ?, Klincksieck, 1985). Althusser n’a jamais lu les Grundrisse – il me l’a confirmé lorsque je lui
apportai en 1984 les deux volumes de la traduction de J.-P. Lefebvre –, mais son jugement cité plus haut selon lequel
« Marx ne se libéra jamais complètement de Hegel » dit assez qu’il n’aurait pas contredit à ce qui est devenu en la matière
l’orthodoxie universitaire. (Cf. par exemple E. Renault, « Qu’y a-t-il au juste de dialectique dans Le Capital de Marx ? »,
dans Marx – Relire Le Capital, F. Fischbach (coord.), PUF, 2009, où on lit p. 75 que de toutes les versions du Capital les
Grundrisse sont « la plus hégélianisante », de quoi sont tirées logiquement des conclusions fort pessimistes quant à la
dialectique de Marx.)
36 Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 226 puis p. 238-239, ou t. 1, p. 204 puis p. 216-217.

37 Ibid., p. 45-51, ou t. 1, p. 23-28. Cf. texte 53.


38 Ibid., p. 57-58, ou t. 1, p. 35-36. Cf. texte 38.

39 C’est pourquoi était des plus malencontreuses la façon – acceptée par Marx, qui ne pouvait tout corriger – dont Joseph
Roy traduisit la phrase clef de la Postface rappelée à l’instant à propos de la dialectique hégélienne : « Il suffit de la
retourner pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable » (Le Capital, livre premier, t. 1, Éditions sociales, 1950,
p. 29). Car précisément il ne suffit pas du tout de concevoir à l’endroit le rapport entre l’idéel et le matériel pour que le
contenu idéaliste de la logique hégélienne se trouve métamorphosé en savoir matérialiste. Il importe de le savoir : la
traduction de Roy ne peut être prise pour base d’un travail rigoureux sur Le Capital.
40 La formule figure dans la lettre de janvier 1858 où Marx dit avoir « refeuilleté » la Logique de Hegel.

41 Cf. par exemple Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 229-230, ou t. 1, p. 207-208.


42 Ainsi de ce qui est parfois présenté comme « plan du Capital » (ibid., p. 238-239, ou t. 1, p. 216-217) selon les trois
moments du syllogisme hégélien de l’universalité, alors que Marx ne nous le donne aucunement pour tel (le plan du Capital
qu’il a alors en tête, tout différent, a été exposé dès l’Introduction, ibid., p. 65, ou t. 1, p. 43). Nous avons bien plutôt ici
mise à l’essai d’une structure logique majeure de la Logique hégélienne, pour voir, mise à l’essai dont on pourrait montrer,
si c’était le lieu, que l’ensemble ne sera pas du tout retenu mais que certains aspects seront crédités d’une possible
pertinence dans une démarche logico-historique matérialiste et serviront jusque dans le livre premier du Capital dix ans plus
tard.

43 Cf. la remarque mordante de Marx à propos de Lassalle à la fin de sa lettre à Engels du 1er février 1858 (texte 29) sur
la simple application d’un « système abstrait et tout bouclé de logique ». À elle seule, cette phrase écrite en plein travail
rédactionnel fait justice de l’idée que les Grundrisse seraient une œuvre « hégélianisante ».

44 Hegel, Science de la Logique, Aubier Montaigne, 1er tome, 1er livre, 1972, p. 5.

45 Dans un manuel longtemps utilisé, La Logique et son histoire d’Aristote à Russell, de Robert Blanché (Colin, 1970),
sur trois cent cinquante pages, dix-sept lignes sont réservées à Hegel, pour dire que « les historiens de la logique, lorsqu’ils
ne préfèrent pas la passer complètement sous silence, jugent sévèrement cette déviation de la logique » (p. 248) – et cela
alors qu’à prendre le mot « logique » au seul sens décrété licite par l’auteur, La Science de la logique hégélienne consacre
deux cents pages au concept, au jugement et au syllogisme. Pareille censure, toujours pratiquée, oblige à s’interroger sur le
sens du monopole de légitimité que s’est arrogé la logique formelle.
46 Substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, position, possession, action, passion. Cf. Aristote, Organon, I.
Catégories, Vrin, 1994, p. 5-6.

47 Cf. entre autres Encyclopédie des sciences philosophiques, I. La Science de la logique, Vrin, § 3, p. 166, et § 43-44,
p. 303-304.
48 L. Althusser, Lénine et la philosophie, op. cit. – Matérialisme et empiriocriticisme (écrit en 1908) constitue le tome 14
des Œuvres de Lénine (Éditions sociales, 1962) ; les Cahiers philosophiques (qui pour l’essentiel datent de 1914-1916)
constituent le tome 38 (1971).

49 Lénine, Œuvres, op. cit., t. 14, p. 271, tr. Dans le volume cité, la dernière phrase comporte un contresens caractérisé,
que je corrige.
50 Cf. cette notation d’Engels : « L’éther est-il matériel ? De toute façon, s’il est, il doit être matériel, il doit être englobé
dans le concept de matière » (Dialectique de la nature, op. cit., p. 248).
51 On comprend bien ainsi le trouble philosophique suscité à l’origine par les concepts de la physique quantique, notre
choix subjectif d’une stratégie de connnaissance devant être inclus dans leur définition objective. Mais on ne peut confondre
concepts scientifiques dont le sens est affecté par le rapport sujet-objet et catégories philosophiques dont la définition même
est constituée par ce rapport.

52 Dans Qu’est-ce que la philosophie ? (Éditions de Minuit, 1991), G. Deleuze et F. Guattari, sans prêter nulle attention
aux catégories, croient pouvoir définir « la philosophie » comme fabrique exclusive de « concepts » censés renvoyer à des
« événements », la science n’opérant selon eux qu’avec des « fonctifs » : réduction positiviste de « la science » couplée avec
une acception arbitraire de « la philosophie » qu’on peut sans doute illustrer avec Nietzsche ou Bergson, certainement pas
plaider avec Aristote, Descartes, Kant, Hegel – non plus qu’avec Marx.
53 C’est ce que ne voyait pas Einstein lorsqu’il écrivit en 1938 cette phrase fameuse : « Que le monde soit concevable,
voilà qui est à jamais inconcevable. » (Cf. référence et discussion critique dans Sciences et dialectiques de la nature, L.
Sève (coord.), La Dispute, 1998, p. 146-153.)

54 Hegel, Encyclopédie… I. La Science de la logique, op. cit., § 7, p. 158.


55 Cf. Hegel, La Science de la logique, op. cit., tome premier, livre premier, p. 78 : « c’est la nature dialectique de l’être
et du néant eux-mêmes qu’ils montrent leur unité, le devenir, comme leur vérité. »

56 Ibid, p. 26-27.
57 Ibid., tome premier, livre II, p. 93-108.

58 Ibid., t. 2, p. 207 et note 1, et p. 214.


59 Ibid., tome premier, livre premier, p. 19.

60 Ibid., t. 2, p. 209.

61 L. Feuerbach, Préface à la 2e éd. de L’Essence du christianisme, in Manifestes philosophiques, PUF, 1960, p. 207.

62 L. Feuerbach, Principes de la philosophie de l’avenir, ibid., § 50, p. 194.


63 Dans une catégorie très abstraite comme fondement s’entend distinctement l’écho d’une verticalité orientée par la
gravitation.

64 Hegel, La Science de la logique, op. cit., tome premier, livre premier, p. 152.
65 N’oublions pas d’ailleurs que Hegel n’accorde d’histoire qu’à l’Esprit et la refuse à la Nature, ce qui limite davantage
encore l’attention qu’il porte à la spatio-temporalité effective.

66 J’ai exploré cette distinction des contradictions antagoniques et non antagoniques dans Sciences et dialectiques de la
nature (La Dispute, 1994, p. 176-183), puis dans Émergence, complexité et dialectique (J. Guespin-Michel [coord.], Odile
Jacob, 2005, p. 119-122).
67 Cette formule péjorative est de J.-F. Lyotard dans La Condition postmoderne (Éditions de Minuit, 1979).

68 Lénine, Œuvres, op. cit., 1971, t. 38, p. 304.


69 C’est le cas dans le courant althussérien, et aussi chez les adeptes de l’École de Francfort, où ce qui croit pouvoir
s’avancer au-delà d’une « dialectique négative » est en général réputé idéologique. Aussi est-ce en des œuvres autonomes
par rapport aux courants précédents – et de moindre notoriété… – qu’ont été faites la plupart des études poussées du
dispositif catégoriel marxien. Citons en ce sens les travaux de Jacques D’Hondt, Olivier Bloch, Solange Mercier-Josa, des
ouvrages comme Marx penseur du possible de Michel Vadée (Klincksieck, 1992), Marx l’intempestif de Daniel Bensaïd
(Fayard, 1995), Études sur Marx (et Engels), d’André Tosel (Kimé, 1996), ligne de recherche qui se poursuit par exemple
avec L’Idéologie ou la Pensée embarquée d’Isabelle Garo (La Fabrique, 2009), L’Ambition morale de la politique d’Yvon
Quiniou (L’Harmattan, 2010), et d’autres. Mon propre travail s’inscrit dans cette rubrique.

70 Je ne peux entrer ici dans l’examen des complexes questions que posent le recensement des catégories spécifiquement
retravaillées par Marx, leur mise en ordre et leur connexion logiques, m’en tenant à des indications minimales.
71 K. Marx, Le Capital, livre III, t. 3, Éditions sociales, p. 196.

72 Hegel, La Science de la logique, op. cit., tome premier, livre II, p. 1.


73 Cf. entre autres la somme théorique du grand biologiste Stephen Jay Gould, La Structure de la théorie de l’évolution
(Gallimard, 2006) et sa défense résolue de l’idée d’essence comprise de cette façon, par exemple p. 19-21 ou p. 1251 sq.

74 À signaler d’autant plus l’article « Essence » d’A. Tosel dans le Dictionnaire critique du marxisme (G. Labica et G.
Bensussan [dir.], PUF, 2e éd., 1985, p. 394-396), d’esprit peu conforme à son orientation dominante. J’ai analysé la
conception marxienne de l’essence dans Penser avec Marx aujourd’hui – t. 1, Marx et nous (La Dispute, 2004, p. 111-136)
–, puis dans le t. 2, « L’homme » ?, La Dispute, 2008, p. 63-75.
75 Citons par exemple « La critique de l’abstraction par Marx », de Michel Vadée, dans La Logique de Marx (J. D’Hondt
[dir.], PUF, 1974).

76 Cf. K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 70-71.


77 Kant, Critique de la raison pure, Œuvres philosophiques, Gallimard/La Pléiade, t. 1, 1980, p. 827-828.

78 Hegel, La Science de la logique, op. cit., t. 2, p. 71.


79 Hegel, Encyclopédie…, I, La Science de la logique, op. cit., p. 475.

80 Sur cette question, le travail fondamental est la thèse de doctorat d’Isabelle Garo, Reflet et représentation dans la
pensée de Marx (Paris-I, janvier 1996), qui fort malheureusement n’a pas trouvé encore d’éditeur.
81 Théories sur la plus-value, op. cit., t. 1, p. 184. Cf. texte 44.

82 La substance étendue, c’est-à-dire occupant de la place dans l’espace, que Descartes oppose à la substance pensante.
83 K. Marx, Critique du droit politique hégélien, op. cit., p. 205. Cf. texte 10.

84 La seule étude en français sur la forme chez Marx est à ma connaissance le dernier chapitre, « Forme, formation,
transformation », de mon livre Structuralisme et dialectique (Éditions sociales, 1984, p. 193-258).
85 K. Marx, Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 99-100, ou t. 1, p. 77-78.

86 K. Marx, Contribution…, Éditions sociales, 1972, p. 4, tr. (cf. texte 48.)


87 Par exemple chez Pierre Macherey, Marx 1845 – Les « Thèses » sur Feuerbach (Amsterdam, 2008, p. 142-160).

88 On chercherait en vain dans son œuvre la formule fameuse qu’on lui a classiquement attribuée : le « sens de
l’histoire ».
89 Il est remarquable qu’abordant la question : d’où provient la qualité nouvelle du « nouveau quelque-chose » né d’un
saut ?, Hegel écarte tout préformisme pour soutenir de façon très pertinente que cette propriété inédite naît « immédiatement
à partir de lui-[même] » (La Science de la logique, op. cit., tome premier, livre premier, p. 337.) – récusation de toute
téléologie cohérente avec sa conception de la nature comme Idée « extérieure à elle-même » (Philosophie de la nature, Vrin,
2004, p. 187). Cf. sur cette question L. Sève, Émergence, complexité et dialectique, op. cit., p. 142-153.

90 Cf. L. Althusser, Positions, Éditions sociales, 1976, p. 144-147.


91 K. Marx, Critique du droit politique hégélien, op. cit., p. 142.

92 F. Engels, Dialectique de la nature, op. cit., p. 214.


93 Une pénétrante analyse de la logique marxienne de l’histoire a été proposée par Jean-Jacques Goblot dès la fin des
années 1960 dans Matérialisme historique et histoire des civilisations (Éditions sociales, 1973, p. 59-203). Devenue
introuvable, cette longue étude est de nouveau accessible dans J.-J.Goblot, Essais de critique marxiste – Histoire,
esthétique, politique (La Dispute, 2011).

94 Toute détermination est négation (la formule se trouve dans une lettre à Jarig Jelles du 2 juin 1674 ; l’idée figure aussi
dans le scolie 1 de la proposition VIII du livre premier de l’Éthique).
95 Cf. notamment K. Marx, Le Capital, livre III, t. 1, Éditions sociales, p. 178, 245, etc.

96 Klincksieck, 1992.
97 Cf. sur ce point L. Sève, Penser avec Marx aujourd’hui, t. 2, « L’homme » ?, op. cit., p. 173-174, note 175.

98 On rencontre toutefois, de façon exceptionnelle, le terme Unterlage (soubassement) ; cf. Manuscrits de 1857-1858,
op. cit., p. 207, ou t. 1, p. 185.
99 K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 20, tr.

100 De façon exactement opposée, Sartre donne au début de L’Être et le Néant une définition de la conscience qui
commence ainsi : « La conscience est un être pour lequel… » (L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 29). On mesure ici ce
que la pensée catégorielle de Sartre doit, en deçà même des prestiges de la phénoménologie allemande, à la prégnance du
spiritualisme universitaire français et de son interprétation de la métaphysique cartésienne.
101 Dans son alerte ouvrage polémique Idées reçues (Le Cavalier bleu, 2007), Yvon Quiniou, face au préjugé paresseux
repris par Luc Ferry selon lequel « Marx réduit la conscience à un reflet passif de processus matériels », met justement en
relief ce qui conduit à voir au contraire en Marx le « penseur de l’action des idées dans la réalité » (p. 57-62).

102 K. Marx, Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 424, ou t. 1, p. 402, tr.


103 I. Garo, L’Idéologie ou la Pensée embarquée, La Fabrique, 2009 ; notamment p. 107, 119-121, 135 sq.

104 L. Althusser, Pour Marx, op. cit., p. 204-205 et 255. Mis devant le fait contraire, Althusser dut reconnaître son
erreur, tout en maintenant sa position de fond (Réponse à John Lewis, Maspero, 1973, p. 51 sq.). La légende de la
disparition de l’aliénation chez le Marx des années 1850 et suivantes n’en a pas moins persisté jusqu’à nous. Relancée dans
les années 1980 par l’article « Aliénation » du Dictionnaire critique du marxisme, elle charpente encore le livre de S. Haber,
L’Aliénation (Actuel Marx/PUF, 2007). Dans sa présentation des Manuscrits économico-philosophiques de 1844 (Vrin,
2007), Franck Fischbach au contraire souligne à juste titre la persistance de ce thème dans Le Capital, sans toutefois faire
état de ses transformations par rapport à 1844. – On lira dans les textes de Marx qui suivent cinq passages hautement
significatifs du Capital – des Grundrisse au livre IV –, pris parmi nombre d’autres, qui devraient décourager la dénégation
des faits.
105 K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, p. 126 et 128.

106 Ibid., p. 128.


107 Ibid., p. 116.

108 Des Manuscrits de 1844 se dégage une vue tout en noir du travail salarié, à quoi répond une idée juvénile de la
révolution comme destruction. Par la suite, Marx verra beaucoup mieux le développement des capacités que, même
exploité, nourrit très contradictoirement le travail, et mettra l’accent révolutionnaire sur l’appropriation matérielle et
culturelle du procès de production par les travailleurs associés.
109 Cet aspect de la pensée marxienne a fait évoquer l’influence qu’a pu avoir sur Marx la lecture de Fichte et de
Cieszkowski. Marx mentionne en effet Fichte à diverses reprises (cf. ici texte 91). Quant à Cieszkowski, il n’en a parlé
qu’une fois, dans une lettre à Engels du 12 janvier 1882 : il se rappelle que Cieszkowski était venu le voir à Paris en 1844,
et l’impression qu’il lui avait faite était telle qu’« il n’a voulu lire absolument rien » de lui (cf. MEW, t. 35, p. 35).

110 L’Idéologie allemande, op. cit., p. 296, note, tr.


111 Par exemple la haute qualification des travailleurs exigée par l’irruption croissante de la science dans la production,
qui donc aussi rend plausible en même temps que justifiée leur prise en main responsable de la gestion.

112 Cf. le livre de Jean Sève, Un futur présent, l’après-capitalisme (La Dispute, 2006).
113 K. Marx, Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 117, ou t. 1, p. 95, tr.

114 C’est notamment à quoi je m’essaierai dans le tome 3 de Penser avec Marx aujourd’hui – « La philosophie » ?
AVERTISSEMENT
Le but de ce livre est de faciliter l’accès à la pensée de
Marx dans sa plus riche dimension philosophique, accès qui se
heurte à une double difficulté.
D’abord, ce qui constitue cette « plus riche dimension »
demeure bien mal identifié. L’édition française de Marx la plus
répandue au milieu du XXe siècle, l’édition Costes,
comportait, sous le titre général Œuvres philosophiques, neuf
volumes exclusivement consacrés aux œuvres de jeunesse, ce
qui donnait pour acquis que l’œuvre ultérieure serait étrangère
au philosophique. Postulat repris par une édition toujours
utilisée, celle de M. Rubel chez Gallimard : le tome III des
Œuvres, intitulé Philosophie, ne comprend à une exception
près que des textes antérieurs à 1848, et le volume de la
collection Folio, titré lui aussi Philosophie, n’ajoute à quatre
cents pages d’écrits de jeunesse que l’Introduction de 1857
ainsi qu’une préface et une postface du Capital… Beaucoup a
donc été fait pour convaincre le lecteur que le philosophique
chez Marx est à chercher dans les premiers écrits,
certainement pas dans Le Capital. On s’est attaché plus haut à
montrer que pareille présentation des choses relève de
l’aberration : sans rien retirer aux œuvres de jeunesse, on peut
affirmer que l’apport philosophique fondamental de Marx se
trouve dans les productions de l’âge mûr, et singulièrement Le
Capital. Ce pourquoi près des deux tiers des textes ici retenus
sont délibérément empruntés aux écrits postérieurs à 1848.
Mais cette novation est d’exécution malaisée. Car au-delà
de L’Idéologie allemande, Marx effectue son travail
d’élaboration catégorielle, dans le cadre de sa critique de
l’économie, de façon le plus souvent topique et brève. Si donc
l’on veut ressaisir ce travail philosophique et ses résultats, cela
ne peut se faire qu’en visitant l’immense massif du Capital et
de ses brouillons, à quoi doit s’ajouter l’ensemble lui-même
impressionnant des articles et de la correspondance – autant
dire que la chose relève de l’infaisable pour le lecteur
ordinaire. Voilà pourquoi faciliter l’accès à la « plus riche
dimension philosophique » de la pensée marxienne n’est
possible que sous une seule forme, ici tentée pour la première
fois : celle du choix de textes prélevés dans toute l’œuvre et
principalement celle de l’âge mûr de Marx. Choix difficile :
sur divers points, on trouve à citer de longues pages au
contenu philosophique manifeste ; sur nombre d’autres, il faut
aller chercher l’analyse marquante au détour d’un
développement qui ne la met nullement en relief, et parfois
l’indication précieuse en un passage où elle ne figure que
comme notation fugitive. Passé peut-être une première
réaction de surprise, le lecteur découvrira que ce régime
marxien d’expression théorique fait corps avec une acception
vraiment neuve et féconde du travail philosophique, libéré des
conventions de « la philosophie » et ne faisant pour autant pas
la moindre concession à la platitude d’une pensée sans
exigence catégorielle.
Les cent textes ici retenus sont ordonnés sous quatre
rubriques donnant à voir le mouvement évolutif d’une
réflexion. Sous l’intitulé Marx en chemin vers Marx sont
d’abord présentés quinze textes des années 1841-1845 – donc
de la prime jeunesse de Marx –, leur vivacité critique mettant
de plus en plus en cause la philosophie même comme
spéculation. Suit, sous le titre Sortir de la philosophie, une
autre quinzaine de textes des années-charnière 1845-1848 qui
constituent le plus motivé des adieux à « la philosophie »,
quelques textes plus tardifs venant souligner que cette tâche
inépuisée est à poursuivre. La troisième partie, de loin la plus
longue, Le philosophique en travail, regroupe quarante-cinq
textes pris en grande majorité dans la Section II de la MEGA,
c’est-à-dire Le Capital au sens large ; quelques-uns
appartiennent à L’Idéologie allemande, d’autres à la
correspondance. Là est le cœur du livre. On a ordonné ces
textes en fonction des catégories qui y sont en travail, en
suivant grosso modo l’ordre sous lequel celles-ci sont
examinées dans l’Introduction. La quatrième et dernière partie,
Une pensée philosophiquement instruite, vise à montrer en
ving-cinq textes de la même seconde époque comment cette
réflexion philosophique nourrit les prises de position de Marx
sur une grande diversité de questions morales, sociétales,
anthropologiques, esthétiques, scientifiques, politiques.
On a fait place à des textes connus et attendus – des
Thèses sur Feuerbach à la Postface du Capital en passant par
de longs extraits de l’Introduction de 1857. Mais de plus
nombreuses pages seront nouvelles pour le lecteur non
spécialiste, voire pour le chercheur – plusieurs, dans les deux
dernières parties, sont pour la première fois traduites en
français.
*
Tous les textes ont été traduits ou retraduits par moi. Non
que n’existent, pour nombre d’œuvres, des traductions de
qualité. Mais, sauf rares exceptions, elles remontent aux
années 1980, voire bien au-delà. Or toute traduction vieillit,
non seulement parce que la langue bouge, mais surtout parce
que les lectures de l’œuvre se périment. On pourrait montrer
comment par exemple telle version de tel texte de Marx porte
des traces visibles, aujourd’hui mal acceptables, de ce qui fut
dans les années 1960-1970 sa lecture althussérienne. Est
aujourd’hui en formation une lecture à maints égards neuve de
Marx. Or à nouvelle lecture, nouvelle traduction : conjonction
obligée.
Par-delà les exigences générales de ce travail, le cahier
des charges que je me suis fixé tient en deux rubriques :
fidélité conceptuelle au contenu philosophique des textes aussi
rigoureuse que l’autorise le point où l’on est parvenu dans leur
intelligence – exigence cardinale, qui à elle seule impose un
nombre considérable d’innovations par rapport aux traductions
existantes, et pour que le lecteur puisse contrôler cet effort de
rigueur, j’indique souvent en note le mot traduit ; puis, de
façon subordonnée mais non moins impérieuse, qualité
littéraire aussi vive du moins qu’on en est capable, car Marx,
dont l’écriture parfois peut fâcheusement trahir le travail
nocturne, ne cesse jamais d’être écrivain de haute culture,
analyste et polémiste éclatant, âme de vive sensibilité – laisser
échapper cela, c’est le trahir.
Au fil des textes sont donnés en note les justificatifs
ponctuels des choix de traduction effectués. Mais il est
quelques questions si controversées, ou si méconnues, qu’elles
appellent ici une explication de principe.
1.
Le mot français aliénation recouvre tout un vocabulaire
marxien dont le sens a d’ailleurs évolué. Il y a les mots en
ausser (préposition, ausser veut dire hors de) : Entäusserung,
Veräusserung, ainsi que les verbes et participes
correspondants ; les mots en fremd (adjectif, fremd signifie
étranger), notamment le central Entfremdung, avec là aussi le
verbe et le participe correspondant, entfremdet, mais
également Fremdheit – ce vocabulaire de l’« étrangèreté »
consonant souvent avec des expressions comme fremde Arbeit
(travail d’autrui). Le cœur du problème de traduction est
constitué par le couple Entäusserung-Entfremdung. Comme
l’a montré Franck Fischbach dans sa présentation des
Manuscrits de 1844, Entäusserung ne renvoie plus chez Marx
à un processus positif de sortie objectivante de soi, comme
chez Hegel, mais au contraire à une perte, sens homologue au
« devenir étranger » que dit Entfremdung – terme à la
traduction duquel tend à être réservé aujourd’hui le mot
français aliénation. Choix qui m’apparaît justifié, et que je fais
ici de façon constante.
Quant à Entäusserung, en lisant les textes 12, 27, 62, 63
et 88 où figurent les occurrences du terme en ce volume, on
constatera qu’ou bien il y est utilisé par Marx pour redoubler
Entfremdung, ou il est mis en équivalence avec Veräusserung,
qui dit l’aliénation au sens marchand (aliéner un bien, c’est-à-
dire le céder). De façon générale, dans Le Capital et ses
brouillons, l’aliénation au fort sens catégoriel du terme c’est
spécifiquement Entfremdung, et si Entäusserung est en divers
cas son synonyme, c’est à partir d’une acception plus
« technique », celle du dessaisissement. Telle est la traduction
que je juge la plus appropriée, et qu’on rencontrera donc ici en
règle générale.
2.
Aufhebung, aufheben posent au traducteur un problème
classique. Dans la langue courante, le verbe aufheben a des
sens essentiellement négatifs : lever (la séance), abroger,
supprimer, mais il veut dire aussi mettre de côté, donc
conserver. Dans sa Logique, Hegel prend appui sur cette
dualité d’acceptions opposées pour faire de l’Aufhebung un
concept clef de sa dialectique : disant tout à la fois la
suppression et la conservation sur un plan plus élevé, il peut
être rendu par le mot français dépassement, ce qui est
aufgehoben étant à la fois dépassé (au sens de révolu) et passé
en une forme autre où sa contradiction se trouve levée.
Cependant bien des traducteurs, négligeant le terme de
dépassement pour des raisons peu claires, sacrifient cette
ambivalence essentielle de l’Aufhebung en la rendant de façon
exclusive les uns par suppression, d’autres par abolition.
L’étude de l’œuvre marxienne montre qu’il est en effet bien
des cas où Aufhebung n’admet de traduction que négative,
mais nombre d’autres aussi où une telle traduction déforme
gravement sa pensée, le donnant pour un adepte systématique
de l’élimination brusque, voire brutale, alors que, dans son âge
mûr, il valorise l’évolution graduelle et le dépassement
progressif, Aufhebung tendant à devenir synonyme
d’Auflösung, dissolution longue des contradictions. J’écarte
donc le principe de la traduction unique du mot – principe qui
méconnaît la complexité évolutive des concepts marxiens –
pour traduire selon les cas en termes négatifs (supprimer,
mettre fin…), ou dans le dialectiquement positif dépasser,
dépassement.
3.
J’ai noté dans l’Introduction la richesse du vocabulaire
marxien de la matérialité, que les traductions existantes
réduisent au trio matière-matériel-matérialisé, effaçant ainsi la
différence entre le matérialisme sommaire d’un Vogt et la
catégorisation complexe de Marx. La traduction des textes qui
suivent s’impose un respect scrupuleux de cette
catégorisation : matière, matériel renvoient en règle générale à
Materie, materiell, et chaque cas rare où l’on est contraint de
rendre ainsi Stoff, stofflich est indiqué en note ; Stoff, stofflich
sont rendus quant à eux par substance, substantiel, réalité
tangible, concrète, etc. Si Gegenstand (objet) ne fait pas
problème, il n’en va pas de même de l’adjectif gegenständlich,
du participe vergegenständlicht, équivalant dans certains cas à
objectif, objectivé, mais renvoyant plus souvent à l’activité
productrice d’objets, qui tient une place centrale dans l’analyse
marxienne. On recourt en ce cas à un néologisme de plus en
plus usité chez les philosophes – parce qu’il fait clairement
besoin – au point de n’en être déjà plus vraiment un : objectal
(gegenständlich), d’où aussi objectalisé (vergegenständlicht),
objectalisation (Vergegenständlichung), à quoi on ajoute en
cas de besoin subjectal, subjectalisé. Dans le même esprit on
risque parfois, pour rendre les fréquents sachlich et dinglich de
Marx, l’inédit mais transparent chosal.
Bien qu’il ne s’agisse pas là d’une catégorie
philosophique, notons encore que le mot Mehrwert est ici
rendu non par le traditionnel plus-value mais, suivant le choix
motivé de Jean-Pierre Lefebvre dans ses traductions des
Manuscrits de 1857-1858 et du livre I du Capital, par
survaleur – Marx lui-même, dans un passage en français du
Chapitre VI , avait eu recours au néologisme survalue 115 .
*
On présente chaque texte de Marx sous un titre indiquant
son objet, autant que possible l’objet philosophique qui y est
en jeu. On fait suivre ce titre de la date à laquelle le texte a été
écrit, puis de sa provenance dans les éditions allemande et
française. Pour ce qui est de l’édition allemande, quand le
texte est accessible dans la MEGA, c’est cette référence qui est
retenue ; dans le cas contraire, on renvoie aux Marx-Engels
Werke. Pour les textes de la première partie de L’Idéologie
allemande, on se réfère à la version aujourd’hui la plus fiable
qui figure dans le Marx-Engels Jahrbuch 2003 publié par
l’IMES. On prendra garde qu’en certains cas la référence à
l’édition allemande n’est pas donnée pour la raison que le
texte a été écrit par Marx en français – il en va ainsi
notamment de Misère de la philosophie. Bien que chacun des
cent textes de Marx soit ici donné en traduction originale, on
mentionne sa référence dans l’édition française de l’œuvre à
laquelle il appartient, pour faciliter le repérage dans son
contexte. On renvoie de préférence aux publications des
Éditions sociales, où sont accessibles en version intégrale
environ les deux tiers de l’œuvre de Marx et d’Engels. À
défaut, on renvoie à l’édition Rubel des Œuvres dans La
Pléiade, et ponctuellement à telle autre. Dans quelques cas
enfin, aucune traduction française n’existe à ma connaissance.
On a pour règle l’entier respect du texte. Cela signifie
d’abord qu’on ne s’est permis aucune coupure non
expressément signalée – ce qui ne va pas sans dire : dans un
passage de L’Idéologie allemande très sévère sur l’Allemagne,
Marx emploie le mot Scheisse (« merde ») en une phrase que
les Marx-Engels Werke sautent en silence (cf. texte 61) ; on
s’interdit bien entendu pareille pratique. Dans la grande
majorité des cas, les textes cités ici sont d’un seul tenant. On a
estimé parfois que l’éclipse provisoire de l’objet philosophique
motivant le choix d’un texte puis sa réapparition ultérieure
justifiaient la coupure : celle-ci est toujours indiquée alors par
des points entre crochets : […]. On a respecté les diverses
indications de Marx, par exemple ses soulignages (ici en
italiques), et le caractère même de brouillon que présentent
certains textes. Les mots et expressions en d’autres langues
que l’allemand, qui abondent, sont signalés par un astérisque
pour l’anglais (*), deux pour le français (**) ; les termes ou
passages en latin sont traduits en note, de même que ceux en
grec, pour lesquels on conserve dans le texte la graphie
d’origine.
Les notes infrapaginales de Marx sont reproduites en bas
de page dans une autre présentation que celles que j’introduis
moi-même, afin qu’elles soient d’immédiate lisibilité. Quant
aux notes introduites par moi, elles ont été réduites à un
minimum en nombre comme en longueur et s’abstiennent de
mêler l’interprétation personnelle aux éclaircissements factuels
qu’appellent les textes cités.
On trouvera en fin de volume deux Index : des noms de
personnes citées, puis des termes logico-philosophiques en
leur double version française et allemande.
115 On trouvera résumés les éléments du débat qui s’est développé depuis les années 1980 sur ce problème de traduction
dans une annexe de K. Marx, Manuscrits de 1863-1867 – Le Capital, livre I, Chapitre VI , Éditions sociales/GEME, 2010,
p. 263-270.
INDICATIONS
BIBLIOGRAPHIQUES
Les références des textes de Marx sont données de façon
simplifiée. On trouvera ici des indications complètes à ce
sujet.
Éditions allemandes
• MEGA (acronyme de Marx-Engels-Gesamtausgabe)116.
Les trente-six premiers volumes, parus entre 1972 et 1991, ont
été édités par Dietz Verlag, Berlin-Est. Les volumes
postérieurs à 1991, publiés sous la responsabilité de l’IMES,
ont été édités par Akademie Verlag, Berlin. Conformément à
l’usage, on indique pour chaque œuvre d’abord en chiffres
romains la section de la MEGA, puis en chiffres arabes le
numéro du volume dans la section (numéro parfois lui-même
sous-numéroté – ainsi les Manuscrits de 1857-1858, dits
Grundrisse, occupent deux sous-volumes numérotés II/1.1 et
II/1.2), enfin celui des pages dans le tome.
• MEW (abréviation de Marx-Engels Werke). Cette
édition en 43 tomes, parue dans les années 1960 chez Dietz
Verlag, Berlin, a été établie par l’Institut du marxisme-
léninisme sous la responsabilité du SED, parti alors au pouvoir
en République démocratique allemande. Pour les œuvres non
parues dans la MEGA, c’est l’édition de référence.
• Marx-Engels Jahrbuch 2003, publication de l’IMES,
Akademie Verlag GmbH, Berlin, 2004. Ce volume contient les
deux premières parties de L’Idéologie allemande (I.
Feuerbach ; II. Sankt Bruno [Saint Bruno]), selon un ordre des
fragments modifié sur la base des recherches les plus récentes,
préfigurant l’ordre qu’adoptera le volume I/5 de la MEGA à
paraître.
Éditions françaises
• Éditions sociales. Nombre d’œuvres de Marx n’ont paru
en version intégrale, voire paru tout court que chez cet éditeur,
telles L’Idéologie allemande ou les quatre livres du Capital. Il
en va de même pour la Correspondance, édition complète pour
la période 1837-1874 (12 volumes publiés de 1971 à 1989).
Héritières de ce fonds, les nouvelles Éditions sociales ont
entrepris de publier, en partenariat avec la MEGA, une grande
édition de Marx et d’Engels (GEME), édition chronologique
complète dans une traduction nouvelle. Le premier volume,
Critique du programme de Gotha, est paru en 2008, le
deuxième, Manuscrits de 1863-1867, Le Capital, livre I,
Chapitre VI , en 2010. Plusieurs autres sont en préparation. –
On donne ci-dessous la liste des volumes séparés auxquels il
sera fait référence. L’ensemble des œuvres de Marx et
d’Engels parues chez cet éditeur va devenir accessible dans
une version électronique.
• Édition de Maximilien Rubel, fondée sur le principe du
choix de textes et organisée de façon thématique : Économie
(deux volumes), Philosophie (un volume), Politique (deux
volumes), parue chez Gallimard dans la collection
« Bibliothèque de la Pléiade ». Pour divers articles ne figurant
pas au catalogue des Éditions sociales, on renvoie au tome III,
Philosophie, paru en 1982, ou au tome IV.1, Politique, paru en
1994. Les références à cette édition seront notées : La Pléiade,
t. III, ou t. IV.1.
Pour quelques textes, on renvoie le lecteur à d’autres
éditions présentant l’avantage soit de proposer le texte en
version bilingue (La Question juive), soit d’offrir une
traduction meilleure que d’autres (La Différence de la
philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure ;
Manuscrits économico-philosophiques de 1844).
Œuvres séparées
La Différence de la philosophie de la nature chez
Démocrite et Épicure [1841], trad. Jacques Ponnier, Ducros,
1970.
Critique du droit politique hégélien [1843] et
Introduction [1844], trad. Albert Baraquin, Éditions sociales,
1975.
La Question juive [1843], trad. Marianna Simon, éd.
bilingue, Aubier Montaigne, 1971.
Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad.
Franck Fischbach, Vrin, 2007.
La Sainte Famille [1845], trad. Erna Cogniot, Éditions
sociales, 1972.
L’Idéologie allemande [1845-1846] et Thèses sur
Feuerbach [1845], trad. Henri Auger, Gilbert Badia, Jean
Baudrillard et Renée Cartelle, Éditions sociales, 2e éd., 1976.
Misère de la philosophie [1847], Éditions sociales, 1972
(cette œuvre a été écrite en français par Marx).
Manifeste du parti communiste [1848], trad. Michèle
Kiintz, éd. bilingue, Éditions sociales, 1972.
La Nouvelle Gazette rhénane [1848-1849], trad. Lucienne
Netter, Éditions sociales, 3 vol., 1969-1972.
Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), trad. Jean-Pierre
Lefebvre, Éditions sociales, 2011, réimpression en un volume
de l’édition de 1980 en deux volumes.
Contribution à la critique de l’économie politique [1859]
et Fragment de la version primitive [1858], trad. Maurice
Husson et Gilbert Badia, Éditions sociales, 1972.
Manuscrits de 1861-1863 (Cahiers I à V), trad. sous la
responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, Éditions sociales,
1979.
Théories sur la plus-value, dites aussi Livre IV du Capital
(Manuscrits de 1861-1863, cahiers VI à XV et XVIII), trad.
sous la responsabilité de Gilbert Badia, Éditions sociales, 3
vol., 1974, 1975 et 1976.
Chapitre VI («inédit») du livre premier du Capital
[1864], (Manuscrits de 1863-1867), trad. Laurent Prost,
Gérard Cornillet et Lucien Sève, Éditions sociales/GEME,
2010.
Le Capital, livre premier [1867], trad. Joseph Roy (1872-
1875), Éditions sociales, 3 vol., 1950.
Le Capital, livre premier, trad. Jean-Pierre Lefebvre
d’après la 4e éd. allemande [1890], Éditions sociales, 1 vol.,
1983 (cette édition a été reprise telle quelle, donc avec la
même pagination, par les PUF dans leur collection Quadrige,
1993). – N.B. : toutes les fois qu’on renvoie au Livre I du
Capital sans préciser le numéro du tome, c’est à cette édition
en un seul volume qu’on se réfère.
Les « Sentiers escarpés » de Karl Marx – le chapitre
premier du Capital, trad. P.-D. Dognin, Éditions du Cerf, t. 1,
1977.
Le Capital, livre II [1865-1867 pour la plus grande partie
du manuscrit de Marx, 1885 pour l’édition Engels], trad. Erna
Cogniot pour le tome premier, Mme C. Cohen-Solal et Gilbet
Badia pour le t. 2, Éditions sociales, 2 vol., 1953.
Le Capital, livre III [1864-1865 pour le manuscrit de
Marx, 1894 pour l’édition Engels], trad. Mme C. Cohen-Solal
et Gilbert Badia, Éditions sociales, 3 vol., 1957-1960.
La Guerre civile en France [1871], trad. Paul Meier et
Émile Bottigelli (1953), Éditions sociales, 2e éd., 1968.
Critique du programme de Gotha [1875], trad. Sonia
Dayan-Herzbrun, Éditions sociales/GEME, 2008.
Notes marginales sur le Traité d’économie politique
d’Adolph Wagner [1879], in Le Capital, édition au format de
poche en 3 vol., Éditions sociales, livre II, 1976, p. 459-484.
116 La MEGA est l’édition complète, historique et critique des écrits de Marx et d’Engels dans leur langue d’origine.
Une première MEGA, conçue dans les années 1920 à Moscou par David Riazanov, commença d’être éditée en 1927 ; douze
volumes parurent jusqu’en 1941. Dans une version plus ambitieuse, une deuxième MEGA, préparée par les soins des
Instituts du marxisme-léninisme de Moscou et de Berlin-Est, commença à paraître en 1972. Lors de la disparition des
régimes de la République démocratique allemande puis de l’Union soviétique, l’Institut international d’histoire sociale des
Pays-Bas, qui détenait la plus grande partie des manuscrits de Marx et d’Engels, et la Maison Karl Marx de Trèves, création
de la Fondation Friedrich Ebert, s’entendirent avec les instances éditrices de cette deuxième MEGA pour poursuivre et
mener à bien la tâche selon une conception désormais libre d’attaches partisanes. Dans cet esprit fut créée en 1990 à
Amsterdam la Fondation internationale Marx-Engels (IMES, Internationale Marx-Engels Stiftung) aux travaux de laquelle
participent l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg, les Archives d’État de Russie pour l’histoire sociale et
politique, et des chercheurs de divers pays, notamment du Japon. Ainsi a pu reprendre l’édition de cette MEGA qui,
achevée, comprendra 114 volumes (certains en plusieurs tomes), chacun comportant deux ouvrages, un de texte et un
d’Apparat (appareil critique). La MEGA est organisée en quatre sections : I : Œuvres, articles, brouillons, dans l’ordre
chronologique de leur rédaction ; II : Le Capital et travaux préparatoires ; III : Correspondance ; IV : Cahiers de lecture,
notes, gloses marginales. Au moment où cette note est écrite sont parus 51 volumes.
ÉCRITS
PHILOSOPHIQUES
I.
Marx en chemin vers
Marx
1.
Le sens de la déclinaison de
l’atome chez Épicure
(1841)
Differenz der demokritischen und epikureischen
Naturphilosophie, Zweiter Teil, Erstes Kapitel,
MEGA, I/1, p. 38-40.
Différence de la philosophie de la nature chez
Démocrite et Épicure, 2e partie, chap. premier,
Ducros, p. 246-250.

Examinons maintenant la conséquence immédiatement


résultante de la déclinaison de l’atome117. Ce qui s’exprime en
elle, c’est que l’atome nie tout mouvement et toute relation où
il se trouve déterminé par un autre comme être particulier. Ce
qui est exposé ainsi : l’atome s’abstrait de l’être qui l’affronte
et s’y soustrait. Mais ce qui est ici impliqué est que sa
négation de toute relation à un autre doit être réalisée, devenir
positivement posée. Cela n’est possible que si l’être auquel il
se rapporte n’est pas autre que lui-même, autrement dit est
également un atome et, puisque telle est sa propre
détermination immédiate, [il y a] pluralité d’atomes. Ainsi la
répulsion des multiples atomes est la réalisation nécessaire de
la lex atomi, selon le nom que Lucrèce donne à la déclinaison.
Mais étant donné que toute détermination est ici posée comme
être particulier, la répulsion vient s’ajouter aux précédents en
tant que troisième mouvement. Lucrèce dit à juste titre que si
les atomes n’avaient pas pour ordinaire de décliner, ni heurt ni
rencontre n’auraient eu lieu et le monde n’aurait jamais été
créé. Car les atomes sont à eux-mêmes leur unique objet, ne
peuvent se rapporter qu’à eux-mêmes, donc, en termes
d’espace, se rencontrent pour autant qu’est niée toute
existence relative où ils se rapporteraient à autre chose ; et
cette existence relative est, comme nous l’avons vu, leur
mouvement originel, celui de la chute en ligne droite. Aussi ne
se rencontrent-ils qu’en en déclinant. Ce qui n’a rien à voir
avec la pure fragmentation matérielle118.
Et en vérité : la singularité immédiatement existante n’est
réalisée dans le concept qu’autant qu’elle se rapporte à autre
chose que ce qu’elle est elle-même, lors même que cette autre
lui ferait face sous la forme d’une existence immédiate. C’est
ainsi que l’être humain ne cesse d’être un produit de la nature
que lorsque l’autre à qui il se rapporte n’est pas une existence
d’autre sorte, mais est aussi lui-même un être humain
singulier, bien qu’il ne soit pas encore l’esprit. Mais pour que
l’être humain en tant que tel devienne pour soi son unique
objet réel, il doit avoir brisé en soi son être relatif, la puissance
du désir et de la pure nature. La répulsion est la première
forme de la conscience de soi ; elle correspond donc à la
conscience de soi qui s’éprouve comme existant-immédiat,
comme singulier-abstrait.
Dans la répulsion se réalise donc le concept de l’atome,
selon lequel celui-ci est la forme abstraite, mais tout autant le
contraire, selon lequel il est la matière abstraite ; car ce à quoi
il se rapporte, ce sont bien des atomes, mais des atomes autres.
Si je me comporte envers moi-même comme envers un
immédiatement-autre, mon comportement se fait matériel.
C’est l’extériorité la plus haute qui se puisse penser. Dans la
répulsion des atomes sont donc synthétiquement unifiées leur
matérialité, qui était posée dans leur chute en ligne droite, et
leur détermination de forme, posée dans la déclinaison.
Démocrite, à l’opposé d’Épicure, fait un mouvement
forcé, un acte de l’aveugle nécessité de ce qui, pour le second,
est la réalisation du concept de l’atome. Nous avons vu déjà
qu’il situe la substance de la nécessité dans le tourbillon (δίνη)
qu’engendrent la répulsion et l’entrechoc des atomes. Dans la
répulsion il ne saisit donc que le côté matériel, la
fragmentation, l’altération, et non le côté idéel selon lequel
toute relation à quelque chose d’autre y est niée et le
mouvement posé comme autodétermination. On le voit en clair
dans le fait qu’il pense de façon toute sensible un seul et
unique corps comme fragmenté en de nombreux autres séparés
par de l’espace vide, comme de l’or brisé en morceaux. Il
saisit donc bien mal l’Un comme concept de l’atome.
Aristote polémique à juste titre avec lui : « C’est
pourquoi Leucippe et Démocrite, qui prétendent que les corps
premiers se meuvent toujours dans le vide et l’infini, auraient
dû dire de quelle sorte de mouvement il s’agit et quel
mouvement est adéquat à leur nature. En effet, si chacun des
éléments est mû par la force d’un autre, il est pourtant
nécessaire que chacun ait aussi un mouvement naturel, distinct
de ce mouvement forcé ; et ce mouvement premier ne doit pas
être forcé mais naturel. Sans quoi il y aurait progression à
l’infini. »
Ainsi la déclinaison épicurienne de l’atome a-t-elle
modifié toute la construction interne du monde des atomes,
puisque c’est grâce à elle que s’est affirmée la détermination
de la forme et qu’est devenue manifeste la contradiction
inhérente au concept d’atome. Épicure a donc été le premier à
concevoir, quoique sous une forme encore sensible, l’essence
de la répulsion, tandis que Démocrite n’en a connu que
l’existence matérielle.
Aussi trouvons-nous encore chez Épicure l’emploi de
formes plus concrètes de la répulsion : le contrat en matière
politique, en matière sociale l’amitié, qu’il magnifie comme le
bien suprême.
117 Dans les premières pages du chapitre de sa dissertation consacré à la question centrale de la déclinaison de l’atome
par rapport à sa chute en ligne droite, Marx répond aux objections adressées sur ce point crucial à Épicure par Cicéron et
Bayle. L’atome étant le « corps pensé dans une autonomie absolue », il ne peut obéir au mouvement de chute en ligne
droite, qui est le « mouvement de la non-autonomie », sans en même temps le nier, ce qu’il fait en en déviant.
118 Cf. infra : Démocrite, quant à lui, ne comprend la répulsion que comme fragmentation.
2.
La philosophie ne campe pas hors
du monde
(1842)
« Der leitende Artikel in der Nr 179 der
Kölnischen Zeitung », Rheinische Zeitung, 14. Juli
1842, MEGA, I/1, p. 182-183.
« L’article de tête du numéro 179 de la Gazette de
Cologne », Gazette rhénane, 14 juillet 1842, La
Pléiade, t. III, p. 211-212.

On pose pour commencer la question : « Faut-il que la


philosophie discute les affaires religieuses jusque dans des
articles de presse119 ? »
La seule réponse possible à cette question, c’est sa
critique.
La philosophie, plus que toute autre la philosophie
allemande, a un penchant pour la solitude, pour la retraite
systématique, pour l’impassible considération de soi qui
d’emblée la posent en étrangère face à ce qui caractérise les
journaux, portés à la polémique, aux bruits du jour et ne se
plaisant qu’à communiquer. Conçue dans la systématicité de
son développement, la philosophie est impopulaire, au regard
profane ce qu’elle trame en secret a l’air d’être en soi-même
une occupation aussi extravagante que peu pratique ; elle passe
pour une école de magie dont les invocations prennent un ton
solennel du fait qu’on ne les comprend pas.
Conformément à son caractère, la philosophie n’a jamais
fait le premier pas pour troquer l’ascétique habit du prêtre
contre le léger costume de mise dans la presse. Seulement les
philosophes ne sortent pas de terre comme des champignons,
ils sont les fruits de leur temps, de leur peuple, dont ce que la
sève a de plus subtil, de plus précieux, de plus insaisissable
circule dans les idées philosophiques. Le même esprit qui
construit les systèmes philosophiques dans les cerveaux des
philosophes construit les chemins de fer avec les mains des
ouvriers. La philosophie ne campe pas hors du monde, pas
plus que le cerveau ne campe hors de l’homme parce qu’il ne
se trouve pas dans l’estomac ; mais il est sûr que c’est par le
cerveau que la philosophie campe dans le monde avant de le
faire sur le sol avec les pieds, alors que maintes autres sphères
d’activité humaines ont depuis longtemps pris racine dans la
terre par les pieds et cueilli les fruits du monde avec leurs
mains avant de soupçonner que la « tête » aussi est de ce
monde ou que ce monde est le monde de la tête.
Parce que toute véritable philosophie est la quintessence
spirituelle de son temps, il faut que vienne le temps où la
philosophie, non point en son seul dedans par sa teneur mais
aussi au-dehors par son paraître, entre en contact et interaction
avec le monde réel de son époque. La philosophie cesse alors
d’être un système déterminé affronté à d’autres systèmes
déterminés, elle devient la philosophie tout court affrontée au
monde, elle devient la philosophie du présent monde. De tout
temps furent identiques les procédures par lesquelles s’établit
le constat que la philosophie atteint à cette portée, qu’elle est
l’âme vivante de la culture, que la philosophie se fait
mondaine et le monde philosophique ; on peut se reporter à
n’importe quel livre d’histoire, on y verra se répéter avec une
fidélité stéréotypée les rites les plus simples signalant hors de
tout doute son introduction dans les salons et les presbytères,
dans les rédactions de journaux et les antichambres de cours,
dans la détestation et l’adoration des contemporains. La
philosophie est introduite dans le monde par les vociférations
de ses ennemis, dont le sauvage appel au secours contre
l’embrasement des idées est l’aveu qu’elles les contaminent
intimement. Pareilles vociférations de ses ennemis ont pour la
philosophie la même portée que le premier cri d’un nouveau-
né pour l’oreille anxieuse de la mère aux aguets, elles sont le
cri vital de ses idées violemment libérées de la coque
hiéroglyphique où s’enferme selon les règles le système pour
éclore à la citoyenneté du monde.
119 Ce texte est le début du troisième article que Marx consacra à la polémique avec la Gazette de Cologne, publication
rhénane qu’il caractérisait comme étant au service de l’« industrie politique ».
3.
Sur le divorce
(1842)
« Der Ehescheidungsgesetzentwurf »,
Rheinische Zeitung, 19. Dezember 1842, MEGA, I/1,
p. 288-289.
« Le projet de loi sur le divorce », Gazette rhénane,
19 décembre 1842, La Pléiade, t. III, p. 290-291.

Hegel dit qu’en soi, selon le concept, le mariage est


indissoluble, mais en soi uniquement, c’est-à-dire seulement
selon son concept120. Par là rien n’est dit de spécifique sur le
mariage. Selon leur concept tous les rapports moraux sont
indissolubles, comme on peut aisément s’en convaincre si l’on
pose en préalable leur vérité. Un vrai État, un vrai mariage,
une vraie amitié sont indissolubles, mais il n’y a pas un État,
pas un mariage, pas une amitié qui corresponde complètement
à son concept, et tout comme une amitié authentique même
peut se dissoudre dans la famille, un État authentique dans
l’histoire universelle, un mariage authentique le peut dans
l’État. Aucune existence morale ne correspond à son essence
ou du moins n’est obligée de le faire. Et donc de même que
dans la nature, lorsqu’un être ne répond plus du tout à sa
destination, surgit d’elle-même la dissolution et la mort, que
l’histoire universelle décide si un État est à ce point en rupture
avec l’Idée de l’État qu’il n’est plus digne de persévérer dans
l’être, de même l’État décide dans quelles conditions un
mariage existant a cessé d’être un mariage. Le divorce n’est
rien d’autre que cette déclaration : tel mariage est un mariage
mort, dont l’existence n’est que faux-semblant et duperie. Il va
de soi que ni le bon plaisir du législateur ni celui des
personnes privées ne peuvent décider si un mariage est mort
ou non, seule le peut l’essence de la chose, car un acte de
décès dépend, nul ne l’ignore, d’un constat de fait et non de ce
que souhaitent les parties en cause. Si pour la mort physique
vous exigez des preuves d’une irrécusable clarté, le droit du
législateur à constater une mort morale ne devrait-il pas
requérir les symptômes les plus décisifs, lui dont la
conservation en vie des rapports moraux est non seulement le
droit mais aussi bien le devoir, le devoir de sa propre
conservation !
La certitude que les conditions dans lesquelles l’existence
d’un rapport moral ne correspond plus à son essence ont été
constatées de façon fiable, la science et l’état d’esprit général
étant ce qu’ils sont, et sans opinion préconçue, ne sera de
façon générale accessible que si la loi est l’expression
consciente de la volonté du peuple, c’est-à-dire qu’elle a été
élaborée avec lui et par lui. Quant à savoir s’il faut rendre le
divorce plus aisé ou plus difficile, un mot encore sur ce point :
croyez-vous qu’un objet naturel soit sain, soit solide, soit
valablement organisé si le moindre choc extérieur, la moindre
atteinte va le détruire ? Ne vous tiendriez-vous pas pour
offensé si l’on posait en axiome que votre amitié ne saurait
résister aux moindres accrocs et que ce qui vous passe par la
tête va forcément la dissoudre ? La seule chose que puisse
faire le législateur à propos du mariage, c’est de déterminer à
quel moment il s’impose de le dissoudre, ce qui revient à dire
qu’il est dissous en son essence. La dissolution juridique ne
peut être que le constat en règle de la dissolution intérieure.
120 Cet article très critique envers le projet de loi sur le divorce établi par le juriste prussien Savigny, devenu ministre en
1842, constitua l’une des pièces qui motivèrent l’interdiction de la Rheinische Zeitung qui fut décidée le mois suivant.
4.
Démocratie
(1843)
Kritik der Hegelschen Staatsrechts, MEGA, I/2,
p. 30-32.
Critique du droit politique hégélien, Éditions
sociales, p. 68-70.

La démocratie est la vérité de la monarchie, la monarchie


n’est pas la vérité de la démocratie121. La monarchie est de
toute nécessité l’inconséquence de la démocratie avec elle-
même, le moment monarchique n’est pas une inconséquence
dans la démocratie. La monarchie ne peut pas être comprise à
partir d’elle-même, la démocratie le peut. Dans la démocratie,
aucun des moments ne prend d’autre signification que celle
qui lui revient. Chacun n’est de façon effective que moment du
demos 122 tout entier. Dans la monarchie une partie détermine le
caractère du tout. Toute la Constitution doit se modifier en
fonction de ce point fixe. La démocratie est le genre de la
Constitution. La monarchie est une espèce, et, disons-le, une
mauvaise espèce. La démocratie est contenu et forme. La
monarchie n’est en principe 123 que forme, mais elle falsifie le
contenu.
Dans la monarchie le tout, le peuple, est subsumé sous
l’un de ses modes d’existence, la Constitution politique ; dans
la démocratie, la Constitution même apparaît simplement
comme une détermination, savoir comme autodétermination
du peuple. Dans la monarchie nous avons le peuple de la
Constitution ; dans la démocratie, la Constitution du peuple.
La démocratie est l’énigme résolue de toutes les Constitutions.
Ici, ce n’est pas seulement en soi, dans l’essence, mais dans
l’existence, la réalité effective que la Constitution est sans
cesse reconduite en son fondement réel, l’homme réel, le
peuple réel, et qu’elle est posée comme son œuvre propre. La
Constitution apparaît pour ce qu’elle est, libre produit de
l’homme ; on pourrait dire que cela vaut aussi sous un certain
rapport de la monarchie constitutionnelle, mais la différence
spécifique de la démocratie est qu’ici la Constitution n’est
qu’un moment de l’existence du peuple, que ce n’est pas la
Constitution politique pour soi qui forme l’État.
Hegel part de l’État et fait de l’homme l’État subjectivé ;
la démocratie part de l’homme et fait de l’État l’homme
objectivé. De même que ce n’est pas la religion qui crée
l’homme mais l’homme qui crée la religion, ce n’est pas la
Constitution qui crée le peuple mais le peuple qui crée la
Constitution. D’un certain point de vue la démocratie est dans
le même rapport à toutes les autres formes d’État que le
christianisme à toutes les autres religions. Le christianisme est
la religion κατ΄ἐξοχήν124, l’essence de la religion, l’homme
déifié en tant que religion particulière. La démocratie de
même est l’essence de toute Constitution étatique, l’homme
socialisé en tant que Constitution particulière ; elle est dans le
même rapport aux autres Constitutions que le genre à ses
espèces, sauf qu’ici le genre lui-même apparaît comme
existence, de sorte que face aux existences ne correspondant
pas à l’essence il apparaît lui-même comme une espèce
particulière. La démocratie se rapporte à toutes les autres
formes d’État comme à son Ancien Testament. L’homme n’est
pas du fait de la loi mais la loi du fait de l’homme, elle est
existence de l’homme. Là est la différence fondamentale de la
démocratie.
Toutes les autres formations étatiques sont une certaine
forme d’État, déterminée, particulière. Dans la démocratie le
principe formel est en même temps le principe matériel. Aussi
est-elle la première à être la vraie unité de l’universel et du
particulier. Dans la monarchie, par exemple, dans la
République prise seulement comme forme d’État particulière,
l’homme a son existence politique particulière à côté de son
existence non politique, celle de l’homme privé. La propriété,
le contrat, le mariage, la société civile-bourgeoise apparaissent
ici (comme Hegel l’a très justement montré pour ce qui est de
ces formes politiques abstraites, sauf qu’il croit développer
l’Idée de l’État) comme des modes d’existence particuliers à
côté de l’État politique, comme le contenu à quoi se rapporte
l’État politique en tant que forme organisatrice, en réalité
seulement comme entendement qui détermine, borne, tantôt
affirme, tantôt nie, mais n’a pas en soi de contenu. Dans la
démocratie, l’État politique, tel qu’il se pose à côté de ce
contenu et s’en différencie, n’est lui-même qu’un contenu
particulier, comme il n’est qu’une forme d’existence
particulière du peuple. Dans la monarchie, par exemple, ce
particulier, la Constitution politique, a la signification de
l’universel dominant et déterminant tout particulier. Dans la
démocratie, l’État en tant que particulier est seulement
particulier, en tant qu’universel il est l’universel effectif, c’est-
à-dire qu’il n’est pas une déterminité125 dans sa différence avec
cet autre qu’est le contenu. Les Français de l’époque moderne
ont compris cela au sens où dans la démocratie vraie l’État
disparaîtrait. Ce qui est juste dans la mesure où en tant
qu’État politique, que Constitution, il ne vaut plus pour le tout.
121 Marx entreprend la critique de la thèse hégélienne selon laquelle la souveraineté de l’État n’est réelle que dans un
monarque. « Souveraineté du monarque ou du peuple, c’est là la question », objecte-t-il, avant d’étendre la réflexion aux
rapports entre monarchie et démocratie.
122 peuple (grec).

123 « soll nur Form sein ».


124 Par excellence (grec).

125 « Bestimmtheit ».
5.
Médiation et extrêmes
(1843)
Kritik des Hegelschen Staatsrechts, MEGA, I/2,
p. 97-99.
Critique du droit politique hégélien, Éditions
sociales, p. 145-146.

Il est remarquable que Hegel, qui réduit cette absurdité de


la médiation à son expression abstraite, logique, donc
infaillible, indépassable, la caractérise en même temps comme
mystère spéculatif de la logique, comme le rapport rationnel, le
syllogisme de la raison126. Des extrêmes effectifs ne peuvent
pas être médiatisés l’un avec l’autre justement parce qu’ils
sont d’effectifs extrêmes. Et aussi bien n’ont-ils pas besoin de
quelque médiation puisqu’ils sont d’essence opposée. Ils n’ont
rien en commun l’un avec l’autre, n’attendent rien l’un de
l’autre, ne se complètent pas l’un l’autre. L’un n’a pas en son
sein la nostalgie, le besoin, l’anticipation de l’autre. (Mais
quand Hegel traite comme contraires réels universalité et
singularité, ces moments abstraits du syllogisme, c’est bien là
le dualisme fondamental de sa logique. La suite sur ce point
relève de la critique de la Logique hégélienne.)
Paraît aller là contre : les extrêmes se touchent. Pôle Nord
et pôle Sud s’attirent ; sexe féminin et masculin s’attirent
également, et l’homme ne provient que de la réunion de leurs
extrêmes différences.
D’autre part. Chaque extrême est son autre extrême. Le
spiritualisme abstrait est matérialisme abstrait ; le
matérialisme abstrait est le spiritualisme abstrait de la
matière.
Pour ce qui est du premier point, pôle Nord et pôle Sud
sont tous deux des pôles ; leur essence est identique ; de même
sexes féminin et masculin sont tous deux un genre, une
essence, une essence humaine. Nord et Sud sont des
déterminations opposées d’une même essence ; la différence
d’une essence à son plus haut développement. Ils sont
l’essence différenciée. Ils ne sont ce qu’ils sont que comme
détermination différenciée, et précisément comme cette
détermination différenciée. Des extrêmes vraiment effectifs
seraient pôle et non-pôle, genre humain et non humain. La
différence est dans un cas une différence de l’existence, dans
l’autre une différence de l’essence, de deux essences. Pour ce
qui est du second point, la différence majeure réside en ceci
qu’un concept (existence, etc.) est saisi de façon abstraite,
qu’il n’a pas de signification autonome mais en tant
qu’abstraction d’un autre, et uniquement en tant que cette
abstraction ; ainsi par exemple l’esprit n’est que l’abstraction
de la matière. Cela se comprend donc de soi : justement parce
que cette forme doit constituer son contenu, c’est bien plutôt le
contraire abstrait, l’objet dont il est abstrait, dans son
abstraction, autrement dit ici le matérialisme abstrait, qui est
son essence réelle. Si la différence à l’intérieur de l’existence
d’une essence n’avait pas été confondue partie avec
l’abstraction devenue autonome 127 (abstraction à partir non
point d’un autre, s’entend, mais proprement à partir de soi-
même), partie avec l’opposition réelle d’essences s’excluant
mutuellement, une triple erreur aurait été évitée : 1. que, parce
que l’extrême seul serait vrai, toute abstraction et unilatéralité
se tienne pour vraie, moyennant quoi un principe apparaît en
soi-même non pas comme totalité mais seulement comme
abstraction d’un autre ; 2. que le caractère bien décidé
d’oppositions réelles, leur constitution en extrêmes, qui n’est
rien d’autre que leur connaissance de soi et aussi bien ce dont
s’enflamme la décision de la lutte, soit pensé comme
éventualité à empêcher ou chose nuisible ; 3. que l’on tente
leur médiation. Autant en effet dans leur existence deux
extrêmes apparaissent comme réels et comme extrêmes, autant
cependant n’appartient qu’à l’essence de l’un d’être un
extrême, et cela n’a pas pour l’autre la signification de la vraie
réalité. L’un empiète sur l’autre. La position n’est pas égale.
Par exemple, christianisme ou religion en général et
philosophie sont des extrêmes. Mais à la vérité, pour la
philosophie, la religion ne constitue pas un vrai opposé. Car la
philosophie conçoit la religion dans sa réalité illusoire. Pour
autant qu’elle veut être une réalité, elle est donc aux yeux de la
philosophie dissoute en elle-même. Il n’y a pas de dualisme
réel de l’essence. Davantage plus loin sur la question.
126 Marx vient d’affirmer, contre Hegel, que sous les oppositions caractéristiques du droit politique se trouve une
« contradiction irréconciliable » (« unversöhnlicher Widerspruch ») entre « le prince et la société civile-bourgeoise », ce qui
le conduit à discuter sur le fond le concept hégélien de médiation (Vermittlung).
127 « verselbständigten Abstraktion ».
6.
Qu’est-ce qu’une conception
critique ?
(1843)
Krtitik des Hegelschen Staatsrechts, MEGA, I/2,
p. 100-101.
Critique du droit politique hégélien, Éditions
sociales, p. 148-149.

(La faute principale de Hegel128 consiste en ceci qu’il


saisit la contradiction du phénomène comme unité dans
l’essence, dans l’Idée, alors que bien sûr elle a pour essence
quelque chose de plus profond, savoir une contradiction
essentielle 129, comme par exemple ici la contradiction du
pouvoir législatif en lui-même n’est autre que la contradiction
de l’État politique avec lui-même, donc aussi de la société
civile-bourgeoise avec elle-même.
La critique vulgaire tombe dans une erreur dogmatique
opposée. Par exemple, elle fait la critique de la Constitution.
Elle attire l’attention sur l’opposition des pouvoirs, etc. Partout
elle trouve des contradictions. C’est là une critique encore
dogmatique qui polémique avec son objet, à peu près comme
naguère on se débarrassait du dogme de la Sainte Trinité au
nom de la contradiction entre un et trois. De façon contraire, la
vraie critique montre la genèse intérieure de la Sainte Trinité
dans le cerveau humain. Elle décrit son acte de naissance.
Ainsi la critique véritablement philosophique de l’actuelle
Constitution ne se contente pas de montrer qu’elle recèle des
contradictions, elle les explique, elle conçoit leur genèse, leur
nécessité. Elle les saisit dans leur signification propre.
Concevoir qui du reste consiste non pas, comme se l’imagine
Hegel, à reconnaître partout les déterminations du concept
logique mais à saisir la logique propre de l’objet en propre 130.)
128 Ce texte entre parenthèses figure peu après le passage précédemment cité.

129 Peu auparavant (Critique du droit politique hégélien, Éditions sociales, p. 142), Marx a opposé à Hegel que là où il
cherche une médiation se trouve en réalité une « contradiction irréconciliable » (« unversönlicher Widerspruch »).
130 Hegel dit de la raison dialectique qu’elle est « la méthode propre de chaque Chose même » (La Science de la
logique, t. 2, Aubier, 1981, p. 371). La ressemblance des deux énoncés n’est cependant que formelle : pour Marx il s’agit de
ressaisir la logique spécifique de l’objet singulier ; pour Hegel, de faire à l’inverse qu’il soit « pénétré » par le mouvement
logique universel (ibid.).
7.
Émancipation religieuse,
émancipation politique
(1843)
Zur Judenfrage, MEW, t. 1, p. 356-358.
La Question juive, Aubier Montaigne, p. 79-83.

L’émancipation politique est certes un grand progrès131,


elle n’est pas à la vérité la forme ultime de l’émancipation
humaine en général, mais la forme ultime de cette
émancipation à l’intérieur de l’ordre des choses tel qu’il a
existé jusqu’ici. Il va de soi que nous parlons ici
d’émancipation réelle, d’émancipation pratique.
L’être humain s’émancipe politiquement de la religion en
la renvoyant du droit public au droit privé. Elle n’est plus
l’esprit de l’État, où – serait-ce de façon limitée, sous une
forme particulière et dans une sphère particulière – l’être
humain se comporte en être générique, en communauté avec
d’autres ; elle est devenue l’esprit de la société bourgeoise,
sphère de l’égoïsme, du bellum omnium contra omnes 132. Elle
n’est plus l’essence de la communauté, mais l’essence de la
différence. Elle est devenue l’expression de la séparation de
l’être humain avec sa commune essence 133, avec lui-même et
avec les autres humains – ce qu’elle était originellement. Elle
n’est plus que l’aveu abstrait d’un travers d’esprit particulier,
de la marotte privée, de l’arbitraire. L’émiettement sans fin de
la religion en Amérique du Nord, par exemple, lui donne déjà
extérieurement la forme d’une affaire purement individuelle.
Elle est déchue au rang de tous les intérêts privés et exilée de
la communauté en tant que communauté. La scission de l’être
humain en être public et être privé, le démembrement qui
chasse la religion de l’État vers la société bourgeoise, cela ne
constitue pas un degré mais bien l’achèvement de
l’émancipation politique, laquelle n’abolit pas la religiosité
véritable de l’être humain ni davantage ne cherche à l’abolir.
La décomposition de l’être humain en juif et citoyen, en
protestant et citoyen, en croyant et citoyen, cette
décomposition n’est pas une tromperie contre la citoyenneté,
elle n’est pas un contournement de l’émancipation politique,
elle est l’émancipation politique même, elle est la façon
politique de s’émanciper de la religion. Certes, à des époques
où l’État politique comme tel est engendré par la violence à
partir de la société bourgeoise, où l’autolibération humaine
tend à s’accomplir sous la forme de l’autolibération politique,
l’État a la possibilité et il est forcé de s’avancer jusqu’à la
suppression de la religion, jusqu’à son anéantissement, mais
seulement comme il s’avance jusqu’à la suppression de la
propriété privée, au maximum, à la confiscation, à l’impôt
progressif, comme il s’avance jusqu’à l’abolition de la vie, à la
guillotine. Dans les moments de particulière conscience de soi,
la vie politique cherche à en finir avec sa présupposition, la
société bourgeoise et ses éléments, et à se constituer comme
vie générique réelle et non contradictoire de l’être humain.
Elle ne le peut cependant qu’en contredisant de façon violente
à ses propres conditions d’existence, qu’en proclamant la
révolution permanente, et c’est pourquoi le drame politique
prend fin avec la restauration de la religion, de la propriété
privée, de tous les éléments de la société bourgeoise, tout aussi
nécessairement que la guerre prend fin avec la paix.
Plus : l’État chrétien accompli, ce n’est pas l’État qui se
nomme chrétien, celui qui reconnaît le christianisme comme
son fondement, comme la religion d’État, et qui en
conséquence exclut les autres religions, mais c’est bien plutôt
l’état athée, l’État démocratique, l’État qui relègue la religion
parmi les éléments de la société bourgeoise. L’État qui est
encore théologien, qui fait encore officiellement profession de
foi chrétienne, qui n’ose pas encore se proclamer État, cet État
n’a pas encore réussi à exprimer sous une forme profane,
humaine, dans sa réalité d’État la base humaine dont le
christianisme est l’expression hyperbolique. Le soi-disant État
chrétien est tout simplement le non-État, étant donné que seul
l’arrière-plan humain de la religion chrétienne, et non le
christianisme comme religion, peut se réaliser dans des
créations vraiment humaines.
Le prétendu État chrétien est la négation chrétienne de
l’État, mais nullement la réalisation étatique du christianisme.
L’État qui professe encore le christianisme en sa forme de
religion ne le professe pas encore sous la forme de l’État, car il
se trouve encore en un rapport religieux avec la religion, c’est-
à-dire qu’il n’est pas la réalisation véritable du principe
humain de la religion, parce qu’il en appelle encore à
l’irréalité, à la figure imaginaire de ce noyau humain. Le
prétendu État chrétien est l’État imparfait, la religion
chrétienne ayant pour rôle de compléter et sanctifier son
imperfection. Par suite la religion devient nécessairement pour
lui un moyen, et il est l’État de l’hypocrisie.
131 Écrit à la fin de 1843 en réponse à deux textes de Bruno Bauer datant de la même année, « La question juive » et
« L’aptitude des Juifs et des Chrétiens d’aujourd’hui à devenir libres », le texte de Marx intitulé lui-même La Question juive
parut en février 1844 dans l’unique et double numéro des Annales franco-allemandes.
132 La guerre de tous contre tous (formule latine de Hobbes).

133 « seinem Gemeinwesen ».


8.
Des droits de l’homme à
l’émancipation humaine réelle
(1843)
Zur Jugendfrage, MEW, t. 1, p. 368-370.
La Question juive, Aubier Montaigne, p. 115-123.

La révolution politique134 a aboli le caractère politique de


la société civile-bourgeoise 135. Elle fit éclater cette société en
ses éléments simples, d’un côté les individus, de l’autre les
éléments matériels et spirituels qui forment le contenu de vie,
la situation civile de ces individus. Elle dégagea de ses chaînes
l’esprit politique qui était en quelque sorte débité, démembré,
défait dans les diverses impasses de la société féodale ; contre
cette dispersion elle le rassembla, le libéra de sa confusion
avec la vie civile et le constitua en sphère de la communauté,
de la cause générale du peuple dans une indépendance idéale
envers ces éléments particuliers de la vie civile. L’activité
déterminée, la situation déterminée dans l’existence furent
rabaissées au niveau d’une signification simplement
individuelle. Elles ne formèrent plus la relation générale de
l’individu au tout de l’État. C’est bien plutôt la cause publique
comme telle qui devint la cause générale de chaque individu,
et la fonction politique sa fonction générale.
Cependant l’accomplissement de l’idéalisme de l’État
était en même temps l’accomplissement du matérialisme de la
société civile-bourgeoise. Secouer le joug politique, c’était en
même temps secouer les liens qui tenaient enchaîné l’esprit
égoïste de cette société. L’émancipation politique était en
même temps l’émancipation de la société civile-bourgeoise à
l’égard de la politique, de l’apparence même d’un contenu
général.
La société féodale était réduite à son fondement, à
l’homme 136. Mais à l’homme qui était son fondement effectif, à
l’homme égoïste.
Cet homme, le membre de la société civile-bourgeoise,
est maintenant la base, la présupposition de l’État politique. Et
il est reconnu par lui comme tel dans les droits de l’homme.
Mais la liberté de l’homme égoïste et la reconnaissance
de cette liberté est bien davantage la reconnaissance du
mouvement sans frein des éléments spirituels et matériels qui
forment le contenu de son existence.
C’est pourquoi l’homme n’a pas été libéré de la religion,
il a obtenu la liberté de religion. Il n’a pas été libéré de la
propriété, il a obtenu la liberté de posséder. Il n’a pas été libéré
de l’égoïsme de métier, il a obtenu la liberté d’exercer un
métier.
La constitution de l’État politique et la dissolution de la
société civile-bourgeoise en individus indépendants – dont les
rapports sont le droit, comme les rapports entre membres des
états et corporations étaient le privilège – s’accomplissent en
un seul et même acte. L’homme tel qu’il est comme membre
de la société civile-bourgeoise, l’homme apolitique apparaît
nécessairement comme l’homme naturel. Les droits de
l’homme apparaissent comme droits naturels, dès lors que
l’activité consciente d’elle-même se concentre dans l’acte
politique. L’homme égoïste est le résultat passif, donné
d’avance, de la société dissoute, objet de la certitude
immédiate, donc objet naturel. La révolution politique
décompose la vie civile en ses éléments sans révolutionner ces
éléments eux-mêmes ni les soumettre à la critique. Elle ne se
rapporte à la société civile-bourgeoise, au monde des besoins,
du travail, des intérêts privés, du droit privé, que comme au
fondement de son existence, à une présupposition qui n’est pas
à fonder davantage, donc comme à sa base naturelle. En fin de
compte, l’homme tel qu’il est comme membre de la société
bourgeoise passe pour l’homme authentique, pour l’homme
distinct du citoyen, parce qu’il est l’homme dans son existence
sensible individuelle la plus proche, alors que l’homme
politique n’est que l’homme abstrait, artificiel, l’homme
comme allégorie, personne morale.
Rousseau décrit très justement ainsi l’abstraction qu’est
l’homme politique : « Celui qui ose entreprendre d’instituer un
peuple doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la
nature humaine 137, de transformer chaque individu, qui par lui-
même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand
tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son
être, [d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer138 ;]
de substituer une existence partielle et morale à l’existence
physique et indépendante que nous avons tous reçue de la
nature. Il faut [en un mot] qu’il ôte à l’homme ses forces
propres pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il
ne puisse faire usage sans le secours d’autrui139. »
Toute émancipation consiste à ramener le monde humain
et ses conditions à l’homme lui-même.
L’émancipation politique est la réduction de l’homme
d’une part au membre de la société civile-bourgeoise, à
l’individu égoïste indépendant, de l’autre au citoyen, à la
personne morale.
134 Marx a ici en vue la Révolution française. – Ce texte constitue la fin de la première partie de La Question juive.
135 « die bürgerliche Gesellschaft ». Cette formule d’ascendance hégélienne est classiquement traduite par « société
civile-bourgeoise ».

136 Dans ce texte, dont les « droits de l’homme » constituent un objet central, comme aussi dans les trois textes suivants,
intimement marqués par l’humanisme feuerbachien, on est conduit à rendre Mensch par « homme » et non, comme on s’en
fait une règle de principe, par « être humain » (la langue allemande permettant heureusement de distinguer l’homme en tant
qu’humain de l’un ou l’autre sexe [Mensch] et en tant qu’être de sexe masculin [Mann]).
137 Tous les mots soulignés dans cette citation le sont par Marx.

138 Je rajoute entre crochets des membres de phrase omis dans la citation de Rousseau que fait Marx.
139 J.-J. Rousseau, Du contrat social, livre II, chap. VII.
9.
Sur la religion
(1844)
Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie –
Einleitung, MEGA, I/2, p. 170-171.
Critique du droit politique hégélien – Introduction,
Éditions sociales, p. 197-198.

Pour l’Allemagne, la critique de la religion est quant à


l’essentiel achevée, et la critique de la religion est la
présupposition de toute critique140.
L’existence profane de l’erreur est compromise une fois
réfutée sa céleste oratio pro aris et focis 141. L’homme, qui dans
la réalité fantastique du ciel où il cherchait un surhomme n’a
trouvé que son propre reflet, ne sera plus enclin à trouver le
simple semblant de lui-même, le simple non-homme là où il
cherche et a l’obligation de chercher sa réalité vraie.
Le fondement de la critique irréligieuse, le voici : c’est
l’homme qui fait la religion, non la religion qui fait l’homme.
La religion est en effet la conscience de soi et le sentiment de
soi de l’homme qui ou bien n’est pas encore entré en
possession de soi ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme, ce
n’est pas un être abstrait blotti en dehors du monde. L’homme,
c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette
société produisent la religion, conscience inversée du monde
parce qu’eux-mêmes sont un monde à l’envers. La religion est
la théorie universelle de ce monde, sa somme encyclopédique,
sa logique sous forme populaire, son spiritualiste point
d’honneur**, son enthousiasme, sa sanction morale, son
complément solennel, le fondement universel de sa
consolation et de sa justification. Elle est la réalisation
fantastique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine
n’a aucune réalité véritable. Lutter contre la religion est donc
indirectement lutter contre ce monde, dont la religion est
l’arôme spirituel.
La détresse religieuse est pour une part l’expression de la
détresse réelle et pour une autre la protestation contre la
détresse réelle. La religion est le soupir de la créature
accablée, la chaleur d’un monde sans cœur comme l’esprit
d’un état de choses sans esprit. Elle est l’opium du peuple142.
Mettre fin à la religion en tant que bonheur illusoire du
peuple, c’est revendiquer son bonheur réel. Revendiquer que
cessent les illusions sur sa situation, c’est revendiquer que
cesse une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la
religion est donc en germe la critique de la vallée de larmes
dont la religion est l’auréole.
La critique a dépouillé les chaînes de leurs fleurs
imaginaires, non pour que l’homme porte des chaînes
interdisant d’imaginer et de se consoler, mais pour qu’il rejette
les chaînes et cueille les fleurs vives. La critique de la religion
désenchante l’homme, de sorte qu’il pense, qu’il agisse, qu’il
façonne sa réalité en homme désenchanté parvenu à l’âge de
raison, qui gravite autour de soi-même en devenant ainsi son
vrai soleil. La religion n’est que ce soleil illusoire qui gravite
autour de l’homme, aussi longtemps que l’homme ne gravite
pas autour de lui-même.
C’est donc la tâche de l’histoire, après qu’a disparu l’au-
delà de la vérité, d’établir la vérité de l’en-deçà. C’est en
premier lieu la tâche de la philosophie, qui est au service de
l’histoire, une fois dévoilée la forme sacrée de l’auto-
aliénation143 humaine, de dévoiler l’auto-aliénation dans ses
formes non sacrées. La critique du ciel se convertit par là en
critique de la terre, la critique de la religion en critique du
droit, la critique de la théologie en critique de la politique.
140 Cette Introduction fut écrite par Marx plusieurs mois après la Critique du droit politique hégélien elle-même, en vue
de sa publication, laquelle n’eut pas lieu. De sorte que l’Introduction fut seule à paraître, dans le premier numéro des
Annales franco-allemandes, en février 1844. Ce texte 9 en constitue l’exorde, le suivant se situe en son milieu, et le texte 11
est sa fin.
141 Littéralement : « discours en faveur des autels et foyers », autrement dit plaidoyer pro domo.

142 Cette formule célèbre, souvent lue, compte non tenu de la phrase qui la précède, comme une violente charge
antireligieuse, est bien plutôt à mettre en rapport avec une note de l’ouvrage de Kant, La Religion dans les limites de la
raison, à laquelle elle fait implicitement référence : « L’idée de ceux qui à la fin de leur vie font appeler un ecclésiastique est
d’ordinaire de vouloir trouver en lui un consolateur ; non à cause des souffrances physiques qu’entraîne la dernière maladie,
comme la peur naturelle devant la mort (car la mort même qui met un terme à la maladie peut consoler), mais c’est à cause
des souffrances morales, je veux dire les reproches de la conscience. Or il faudrait à ce moment plutôt exciter et aiguiser
cette conscience afin de ne pas négliger ce qu’il y a encore de bien à faire ou de mal à détruire (réparer) dans ses suites
existantes […]. Mais au lieu de cela, donner pour ainsi dire de l’opium à la conscience, c’est une faute envers l’homme
comme envers ceux qui lui survivront ; et c’est totalement contraire à l’intention finale, pour laquelle on peut tenir comme
nécessaire une assistance de la conscience au terme de la vie » (E. Kant, Œuvres philosophiques, Gallimard-La Pléiade, t.
III, 1986, p. 97).
143 « Selbstentfremdung ».
10.
Réaliser la philosophie
(1844)
Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie –
Einleitung, MEGA, I/2, p. 175-176.
Critique du droit politique hégélien – Introduction,
Éditions sociales, p. 203-205.

La philosophie allemande du droit et de l’État est la seule


histoire allemande qui soit au niveau de ce qu’est
officiellement l’actualité moderne. Le peuple allemand doit
donc ajouter l’histoire rêvée qui est la sienne à sa situation
existante et soumettre à la critique non seulement cette
situation existante mais encore son prolongement dans
l’abstrait. En matière politique et juridique, son avenir ne peut
se renfermer ni dans l’immédiate négation de sa situation
réelle, ni dans l’immédiat accomplissement de sa situation
idéale, car la négation immédiate de sa situation réelle est déjà
chose faite dans sa situation idéale, et quant à
l’accomplissement immédiat de sa situation idéale, il a déjà
presque achevé de le vivre en contemplant les peuples qui
l’avoisinent. Il est donc juste qu’en Allemagne le parti
politique pratique revendique la négation de la philosophie.
Son erreur n’est pas de la revendiquer mais de s’en tenir à
cette revendication que, sérieusement parlant, il ne mène pas et
ne peut pas mener à bien. Il croit accomplir cette négation en
tournant le dos à la philosophie pour grommeler à son adresse,
le regard ailleurs, quelques phrases d’une aigre banalité.
L’horizon borné qui est le sien exclut par lui-même la
philosophie du domaine de la réalité allemande, ou la fait
passer pour tout à fait inférieure à la pratique allemande et aux
théories qui l’arrangent. Vous exigez qu’on se rattache à des
germes de vie réels, mais vous oubliez que le germe de vie réel
du peuple allemand n’a jusqu’ici proliféré que sous son crâne.
En un mot : vous ne pouvez supprimer la philosophie sans la
réaliser.
La même erreur, mais en termes inverses, a été commise
par le parti politique théorique, dont le point de départ est la
philosophie.
Celui-ci n’a vu dans le combat actuel que le combat
critique de la philosophie contre le monde allemand, sans
prendre garde que ce qu’a été jusqu’ici la philosophie
appartient soi-même à ce monde et en constitue, du moins
idéellement, le complément. Critique envers son adversaire, il
s’est comporté de façon non critique envers soi-même, en
partant des présuppositions 144 de la philosophie et en s’en
tenant aux résultats donnés par elle, ou, pour le dire autrement,
en faisant passer des revendications et résultats de rencontre
pour des revendications et résultats immédiats de la
philosophie, alors qu’au contraire – à les supposer fondés – ils
ne peuvent être atteints que par la négation de ce qu’a été
jusqu’ici la philosophie, de la philosophie en tant que
philosophie. Nous nous réservons de donner une description
de ce parti entrant mieux dans le vif du sujet. Sa carence
fondamentale peut se ramener à ceci : il croit pouvoir réaliser
la philosophie sans la supprimer.
[…] Du seul fait d’être adversaire résolu de ce qu’a été
jusqu’ici la conscience politique allemande, la critique de la
philosophie spéculative du droit a sa fin non pas en elle-même
mais en des tâches pour la résolution desquelles il n’est qu’un
moyen : la pratique.
La question se pose : l’Allemagne peut-elle parvenir à
une pratique à la hauteur des principes 145, c’est-à-dire à une
révolution qui l’élève non pas seulement au niveau officiel des
peuples modernes mais à la hauteur humaine qui va être le
proche avenir de ces peuples ?
Certes, l’arme de la critique ne peut remplacer la critique
des armes, la puissance matérielle ne peut être abattue que par
la puissance matérielle, mais la théorie aussi devient une
puissance matérielle dès qu’elle s’empare des masses. La
théorie est capable de s’emparer des masses dès que sa
démonstration est ad hominem, et sa démonstration est ad
hominem dès qu’elle se fait radicale. Être radical, c’est prendre
les choses à la racine. Or la racine, pour l’homme, c’est
l’homme lui-même. La preuve patente du radicalisme de la
théorie allemande, donc de son énergie pratique, est qu’elle a
pour point de départ le dépassement146 positif résolu de la
religion. La critique de la religion aboutit à cet enseignement
que l’homme est pour l’homme l’être suprême, donc à
l’impératif catégorique de renverser tous les rapports qui font
de l’homme un être humilié, asservi, délaissé, méprisé,
rapports qu’on ne saurait mieux caractériser que par cette
exclamation d’un Français à propos d’un projet de taxe sur les
chiens : pauvres chiens ! On veut vous traiter comme des
hommes !
144 « Voraussetzungen ».
145 L’expression entière est en français dans le texte.

146 « Aufhebung ».
11.
Émancipation humaine et
prolétariat
(1844)
Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie –
Einleitung, MEGA, I/2, p. 181-183.
Critique du droit politique hégélien – Introduction,
Éditions sociales, p. 211-212.

Où réside donc la possibilité positive de l’émancipation


allemande ?
Réponse : dans la formation d’une classe aux chaînes
radicales, d’une classe de la société civile-bourgeoise qui ne
soit pas une classe de cette société, d’un état social qui soit la
dissolution de tous les états sociaux, d’une sphère possédant
un caractère d’universalité du fait de l’universalité de ses
souffrances et ne prétendant à aucun droit particulier pour
cette raison qu’on lui fait subir non pas une injustice
particulière mais l’injustice tout court, qui ne puisse plus
exciper de quelque titre historique mais uniquement du titre
humain, qui se trouve en opposition au régime politique
allemand non point de façon unilatérale avec ses conséquences
mais de façon universelle avec ses présuppositions, d’une
sphère enfin qui ne puisse s’émanciper sans s’émanciper de
toutes les autres sphères de la société et sans émanciper de ce
fait toutes ces autres sphères de la société, qui soit en un mot
la perte totale de l’homme et ne puisse donc se conquérir elle-
même que par la totale reconquête de l’homme. Cette
dissolution de la société sous forme d’état social particulier,
c’est le prolétariat.
Le prolétariat commence seulement à être quelque chose
pour l’Allemagne avec l’irruption du mouvement industriel,
car ce qui le constitue est une pauvreté non pas naturellement
formée mais artificiellement produite, c’est une masse
humaine non point mécaniquement écrasée par le poids de la
société mais résultant de sa dissolution brutale,
particulièrement de la dissolution des couches moyennes,
même si peu à peu, cela va de soi, d’autres rejoignent ses
rangs à partir de la pauvreté spontanée et de la servitude
germano-chrétienne.
En annonçant la dissolution du ci-devant ordre du monde,
le prolétariat ne fait qu’énoncer le secret de sa propre
existence, car il est la dissolution de cet ordre dans les faits. En
revendiquant la négation de la propriété privée, le prolétariat
ne fait qu’élever en principe de la société ce que la société a
élevé en principe pour lui, ce qui déjà sans qu’il y soit pour
rien a pris corps en lui en tant que résultat négatif de la société.
Le prolétaire se trouve alors, par rapport au monde à venir,
avoir même droit que le roi allemand par rapport au monde
advenu quand il dit du peuple qu’il est son peuple comme il dit
du cheval qu’il est son cheval. En déclarant que le peuple est
sa propriété privée, le roi dit tout uniment que le propriétaire
privé est roi.
De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses
armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses
armes spirituelles, et sitôt que l’éclair de la pensée aura frappé
jusqu’au tréfonds ce sol populaire en friche s’accomplira
l’émancipation qui va faire des Allemands des hommes.
Résumons le résultat :
L’unique libération pratique de l’Allemagne qui soit
possible est sa libération dans le sens de la théorie qui fait de
l’homme l’être suprême pour l’homme. En Allemagne,
s’émanciper du Moyen Âge n’est possible que si l’on
s’émancipe en même temps des victoires partielles sur le
Moyen Âge. En Allemagne, aucune espèce de servitude ne
peut être brisée sans qu’on brise toute espèce de servitude.
L’Allemagne qui va au fond des choses ne peut rien
révolutionner qu’elle ne révolutionne de fond en comble.
Émanciper l’Allemand, c’est émanciper l’homme. La tête de
cette émancipation est la philosophie, son cœur est le
prolétariat. La philosophie ne peut se réaliser sans la
suppression du prolétariat, le prolétariat ne peut se supprimer
sans la réalisation de la philosophie.
Lorsque toutes les conditions internes seront remplies, le
jour de la résurrection allemande sera annoncé par la fanfare
du coq gaulois.
12.
Le travail aliéné
(1844)
Ökonomisch-philosophische Manuskripte
(1844), MEGA, I/2, p. 364-366.
Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Vrin,
p. 117-119.

Nous partons d’un fait actuel de l’économie nationale147.


Le travailleur devient d’autant plus pauvre qu’il produit
plus de richesse, que sa production croît en puissance et en
volume. Le travailleur devient une marchandise d’autant plus
vile qu’il crée davantage de marchandises. La dévalorisation
du monde des hommes augmente en raison directe de la
valorisation du monde des choses. Le travail ne produit pas
seulement des marchandises ; il se produit lui-même, et le
travailleur avec lui, en tant que marchandise, et cela dans la
mesure même où il produit de façon générale des
marchandises.
Ce fait n’exprime rien d’autre que ceci : l’objet que
produit le travail, son produit, l’affronte comme un être
étranger, comme une puissance indépendante du producteur.
Le produit du travail est le travail qui s’est fixé dans un objet,
qui s’est fait chose, il est l’objectalisation 148 du travail. La
réalisation149 du travail est son objectalisation. Dans le contexte
économique, cette réalisation du travail apparaît comme
déréalisation du travailleur, l’objectalisation comme perte de
l’objet et asservissement à lui, l’appropriation comme
aliénation 150, comme dessaisissement 151 .
La réalisation du travail se manifeste à tel point comme
déréalisation que l’ouvrier se déréalise jusqu’à mourir de faim.
L’objectalisation se manifeste à tel point comme perte de
l’objet que l’ouvrier se voit dépouiller des objets nécessaires
non seulement à sa vie mais au travail même. Oui, le travail
lui-même devient un objet dont il ne peut se saisir qu’au prix
des plus grands efforts et avec les interruptions les plus
capricieuses. L’appropriation de l’objet se manifeste à ce point
comme aliénation que plus l’ouvrier produit d’objets, moins il
peut posséder et plus il tombe sous la domination de son
produit, le capital.
Toutes ces conséquences sont présentes dans cette
détermination : envers le produit de son travail, le travailleur a
le même rapport qu’envers un objet étranger. Car cette
présupposition le rend bien clair : plus le travailleur met dans
son travail et plus le monde d’objets étrangers qu’il crée face à
lui devient puissant, plus lui-même s’appauvrit en même
temps que son monde intérieur, moins il possède en propre.
C’est comme dans la religion. Plus l’homme place en Dieu,
moins il garde en soi-même. Le travailleur place sa vie dans
l’objet ; mais elle ne lui appartient plus, elle appartient à
l’objet. Donc plus est grande cette activité, plus le travailleur
est sans objet. Ce qu’est le produit de son travail, il ne l’est
pas. Donc plus est grand ce produit, moins il l’est lui-même.
Le dessaisissement du travailleur dans son produit signifie non
pas seulement que son travail devient un objet, une existence
extérieure, mais que son travail existe extérieurement à lui,
indépendant, étranger et devenu puissance autonome face à
lui, que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui en étranger
hostile. […]
(L’aliénation du travailleur dans son objet s’exprime en
vertu des lois économiques de la façon suivante : plus le
travailleur produit, moins il a à consommer ; plus il crée de
valeurs, plus il devient sans valeur, plus il devient indigne ;
plus son produit a de forme, plus le travailleur devient
difforme ; plus son objet est civilisé, plus le travailleur devient
barbare ; plus le travail est puissant, plus le travailleur devient
impuissant ; plus le travail est riche d’intelligence, plus le
travailleur en est privé et devient esclave de la nature.)
147 Ce texte du premier des trois manuscrits de 1844 se situe au début de la quinzaine de pages qui portent sur Travail
aliéné et propriété privée. – « Économie nationale » par distinction d’avec l’économie domestique ; par la suite, Marx
adopta l’appellation anglaise d’« économie politique ».
148 « Vergegenständlichung ».

149 « Verwirklichung ».
150 « Entfremdung ».

151 « Entäusserung ».
13.
Communisme, homme et femme
(1844)
Ökonomisch-philosophische Manuskripte
(1844), MEGA, I/2, p. 387-389.
Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Vrin,
p. 143-146.

La suppression de l’aliénation de soi152 suit le même


chemin que cette aliénation. Au début la propriété privée n’est
considérée que sous son côté objectif – le travail étant
toutefois son essence. Elle existe donc sous la forme du
capital, qui est à supprimer « en tant que tel » (Proudhon). Ou
encore le mode particulier du travail – travail nivelé, parcellisé
et donc non libre – est perçu comme la source de la
malfaisance de la propriété privée dont l’existence aliène l’être
humain153 – Fourier, qui suivant la leçon des Physiocrates voit
lui aussi dans le travail agricole le travail par excellence, pour
le moins, tandis que Saint-Simon, au contraire, donne le
travail industriel comme tel pour l’essentiel et réclame qui
plus est la domination exclusive des industriels et
l’amélioration de la condition ouvrière. Le communisme, pour
finir, est l’expression positive de la propriété privée supprimée,
en premier la propriété privée générale. En saisissant ce
rapport dans son universalité, le communisme
1. n’en est sous sa première forme qu’une généralisation
et un achèvement ; comme tel il se présente sous une double
forme : d’une part la domination que la propriété des choses
exerce face à lui est si forte qu’il veut anéantir tout ce qui n’est
pas susceptible de devenir propriété privée de tous ; il veut
faire de force abstraction du talent, etc. La possession
physique, directe a pour lui valeur de but unique de
l’existence ; la catégorie de travailleur n’est pas supprimée
mais étendue à tous ; la propriété privée demeure le rapport de
la communauté au monde des choses ; en fin de compte, ce
mouvement qui à la propriété privée veut opposer la propriété
privée universalisée énonce sur le mode animal qu’au mariage
(lequel certes est une forme de la propriété privée exclusive)
doit être opposée la communauté des femmes, où la femme
devient donc une propriété collective et commune. On peut
dire que cette idée de communauté des femmes est le secret
dévoilé de ce communisme encore tout grossier et vide de
pensée. De même que la femme passe du mariage à la
prostitution universelle, le monde tout entier de la richesse,
c’est-à-dire de l’essence objective de l’être humain, passe de
ce rapport qu’est le mariage exclusif avec le propriétaire privé
à cet autre qu’est l’universelle prostitution avec la
communauté. Ce communisme – en niant partout la
personnalité de l’être humain – n’est justement que
l’expression conséquente de la propriété privée, laquelle est
cette négation. L’envie universelle devenue puissance
constituée est la forme dissimulée en laquelle s’installe la
passion d’avoir et où elle ne fait que s’assouvir d’une autre
manière. La pensée de toute propriété privée comme telle se
tourne pour le moins contre la propriété privée plus riche sous
forme d’envie et de passion niveleuse, et c’est même là
l’essence de la concurrence. Le communisme grossier n’est
que l’achèvement de cette envie et de ce nivellement à ce
qu’on se représente comme le minimum. Il en a une mesure
limitée avec précision. Combien cette suppression de la
propriété privée est loin d’une appropriation véritable, c’est ce
que prouve justement l’abstraite négation de tout le monde de
la culture et de la civilisation, le retour à la simplicité contre
nature de l’être humain pauvre et sans besoins, qui n’a pas
dépassé la propriété privée mais n’y est même jamais encore
parvenu.
Cette communauté n’est qu’une communauté du travail
et de l’égalité du salaire payé par le capital collectif, la
communauté en tant que capitaliste général. C’est dans la
représentation que les deux côtés du rapport sont élevés à
l’universalité, le travail comme la détermination dans laquelle
tout un chacun est posé, le capital comme l’universalité
reconnue et la puissance de la communauté.
Dans le rapport à la femme, proie et servante de la volupté
collective, s’exprime l’infinie dégradation dans laquelle l’être
humain existe pour lui-même, car le secret de ce rapport
trouve son expression sans équivoque, décisive, ouverte,
dévoilée dans le rapport de l’homme à la femme et dans la
manière de saisir ce rapport générique immédiat, naturel. Le
rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’être humain à l’être
humain est le rapport de l’homme à la femme. Dans ce rapport
générique naturel, le rapport de l’être humain à la nature est de
façon immédiate son rapport à l’être humain, tout comme son
rapport à l’être humain est de façon immédiate son rapport à la
nature, sa propre détermination naturelle. Dans ce rapport
apparaît donc au niveau des sens, réduit à un fait
intuitionnable, dans quelle mesure l’essence humaine est
devenue nature pour l’être humain ou la nature devenue pour
lui essence humaine. À partir de ce rapport on peut donc
évaluer tout le niveau de culture de l’être humain. Du caractère
de ce rapport résulte la mesure dans laquelle l’être humain est
devenu un être générique, un être humain, et s’est saisi comme
tel ; le rapport de l’homme à la femme est le rapport le plus
naturel de l’être humain à l’être humain. En lui se montre donc
jusqu’à quel point le comportement naturel de l’être humain
est devenu humain, ou jusqu’à quel point l’essence humaine
est devenue son essence naturelle, à quel point sa nature d’être
humain est devenue sa nature. Dans ce rapport se montre aussi
en quelle mesure le besoin de l’être humain est devenu un
besoin humain, en quelle mesure donc l’autre humain en tant
qu’humain est devenu pour lui un besoin, jusqu’à quel point il
est dans sa plus individuelle existence un être de
communauté154.
La première suppression positive de la propriété privée, le
communisme grossier, n’est donc qu’une forme faisant
apparaître l’ignominie de la propriété privée, qui veut se poser
comme la communauté positive.
2. Le communisme α) de nature encore politique,
démocratique ou despotique ; β) avec suppression de l’État,
mais en même temps inachevé dans son essence, toujours sous
l’emprise de la propriété privée, c’est-à-dire de l’aliénation de
l’être humain. Sous ces deux formes, le communisme se sait
déjà comme réintégration ou retour de l’être humain en lui-
même, suppression de l’aliénation humaine de soi, mais du fait
qu’il n’a pas encore saisi l’essence positive de la propriété
privée ni davantage la nature humaine du besoin, il est encore
captif de la propriété privée et contaminé par elle.
3. Le communisme comme suppression positive de la
propriété privée en tant qu’aliénation humaine de soi et par là
appropriation réelle de l’essence humaine par et pour l’être
humain ; donc retour de l’être humain à lui-même en tant
qu’être humain social, c’est-à-dire humain, retour complet,
conscient, dans le cadre de toute la richesse du développement
effectué jusqu’ici. Ce communisme est en tant que naturalisme
achevé = humanisme, en tant qu’humanisme achevé =
naturalisme, il est la vraie résolution du conflit de l’être
humain avec la nature et avec l’être humain, la vraie solution
du différend entre existence et essence, entre objectalisation et
activation de soi155, entre liberté et nécessité, entre individu et
genre. Il est l’énigme résolue de l’histoire et se connaît comme
cette solution.
152 « Die Aufhebung der Selbstentfremdung ». – Ce texte appartient au troisième des Manuscrits économico-
philosophiques de 1844.
153 « sein menschenentfremdeten Daseins ». Dans ce texte, et les suivants, on respecte autant que possible la distinction
entre Mensch, être humain en général, et Mann, être de sexe masculin. On rend donc le plus souvent Mensch par « être
humain », ou « humain », et Mann par « homme ».

154 « Gemeinwesen ».
155 « Selbstbetätigung ».
14.
Être et avoir
(1844)
Ökonomisch-philosophische Manuskripte
(1844), MEGA, I/2, p.392-393.
Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Vrin,
p. 149-150.

De même que la propriété privée 156 est seulement


l’expression sensible de ce fait que l’être humain, dans le
temps même où il devient objectif pour lui-même, devient bien
davantage encore un objet étranger et inhumain, qu’en
manifestant sa vie il s’en dessaisit, qu’en la réalisant il la
déréalise, en fait une réalité étrangère, de même la suppression
positive de la propriété privée, c’est-à-dire l’appropriation
sensible pour et par les êtres humains de l’essence et de la vie
humaines, de l’être humain objectif, des œuvres humaines, ne
doit pas être comprise au seul sens de la jouissance immédiate,
unilatérale, au sens de la possession, au sens de l’avoir. L’être
humain s’approprie son essence omnilatérale157 de façon
omnilatérale, donc en tant qu’homme158 total. Chacun de ses
rapports humains au monde, vue, ouïe, odorat, goût, toucher,
sensation, pensée, intuition, réceptivité, volonté, activité,
amour, en bref tous les organes de son individualité, comme
les organes qui en leur forme sont immédiatement sociaux,
sont dans leur comportement objectif, dans leur comportement
envers l’objet, l’appropriation de cet objet. L’appropriation de
la réalité humaine, son comportement envers l’objet est
l’activation de cette réalité humaine ; un agir 159 humain et un
souffrir humain, car souffrir, humainement compris, est une
jouissance que l’être humain a de soi.
La propriété privée nous a rendus si bêtes et si
unidimensionnels160 qu’un objet n’est nôtre que lorsque nous
l’avons, qu’il existe donc pour nous en tant que capital ou
qu’il est de façon directe possédé, mangé, bu, porté sur notre
corps, habité par nous, etc., en bref, utilisé. Bien que la
propriété privée ne saisisse derechef toutes ces réalisations
directes de la possession que comme moyens d’existence et
que la vie à laquelle elles servent de moyens soit la vie de la
propriété privée, travail et capitalisation.
À la place de tous les sens physiques et mentaux nous
avons donc la simple aliénation de tous ces sens, le sens de
l’avoir. L’être humain devait être réduit à cette absolue
pauvreté pour pouvoir accoucher de sa richesse intérieure à
partir de lui-même. (Sur la catégorie de l’avoir, cf. Hess dans
les 21 Feuilles 161.)
La suppression de la propriété privée est donc la pleine
émancipation de tous les sens et toutes les qualités humaines ;
mais elle est cette émancipation justement parce que ces sens
et qualités sont devenus humains, subjectivement aussi bien
qu’objectivement. L’œil est devenu l’œil humain de la même
façon que son objet est devenu un objet social, humain,
produit par l’être humain pour l’être humain. De ce fait, les
sens sont devenus dans leur pratique directe des théoriciens.
Ils se rapportent à la chose au gré de la chose, mais la chose
même est un rapport objectal humain à elle-même et à l’être
humain, et réciproquement. Le besoin ou la jouissance ont
perdu par là leur nature égoïste et la nature sa pure utilité, car
l’utile est devenu un utile humain.
De même les sens et la jouissance des autres humains
sont devenus ma propre appropriation. En plus de ces organes
directs se forment par là des organes sociaux, dans la forme de
la société, ainsi par exemple l’activité directement en société
avec d’autres, etc., est devenue un organe de manifestation de
ma vie et un mode d’appropriation de la vie humaine.
156 Ce texte appartient lui aussi au troisième manuscrit, où il figure quelques pages après le précédent.
157 « sein allseitiges Wesen ».

158 « Mensch ».
159 « Wirksamkeit ».

160 « einseitig ».
161 Texte de Moses Hess, en 1844 ami très proche de Marx, avec qui il rompit par la suite.
15.
Matérialisme et communisme
(1845)
Die heilige Familie, MEW, t. 2, p. 138-139.
La Sainte Famille, Éditions sociales, p. 157-158.

Quand le matérialisme professe la bonté originelle et les


dons intellectuels égaux des humains162, la toute-puissance de
l’expérience, de l’habitude, de l’éducation, de l’influence des
circonstances extérieures sur l’être humain, la haute portée de
l’industrie, la légitimité de la jouissance, etc., il n’est pas
besoin d’une grande perspicacité pour découvrir les liens qui
le rattachent nécessairement au communisme et au socialisme.
Si l’être humain tire toute connaissance, impression, etc., du
monde sensible et de l’expérience au sein de ce monde, ce qui
importe donc est d’organiser le monde empirique de telle sorte
que l’être humain y fasse l’expérience et y prenne l’habitude
de ce qui est véritablement humain, qu’il s’y éprouve en
humain. Si l’intérêt bien compris est le principe de toute
morale, ce qui importe est que l’intérêt privé de l’être humain
coïncide avec l’intérêt humain. Si l’être humain est non libre
au sens matérialiste, c’est-à-dire s’il est libre non par la force
négative d’éviter ceci ou cela mais par la puissance positive de
faire valoir sa vraie individualité, il faut non pas punir le crime
dans l’individu pris à part mais détruire les foyers antisociaux
du crime et donner à chacun l’espace social requis pour
l’essentielle manifestation de sa vie. Si l’être humain est formé
par les circonstances, il faut former les circonstances
humainement. Si l’être humain est social par nature, il ne
développe donc sa vraie nature qu’en société, et il faut mesurer
la puissance de cette nature non à la puissance de l’individu
pris à part mais à celle de la société.
Ces thèses et d’autres analogues se rencontrent presque
mot pour mot même chez les plus anciens matérialistes
français. Ce n’est pas ici le lieu de les juger. Caractéristique de
la tendance socialiste du matérialisme est l’Apologie des vices
de Mandeville, disciple anglais assez ancien de Locke. Il
démontre que, dans la société actuelle, les vices sont
indispensables et utiles. Cela ne constituait pas une apologie
de l’actuelle société.
Fourier procède directement de l’enseignement des
matérialistes français. Les Babouvistes étaient des
matérialistes grossiers, incivils, mais même le communisme
développé a pour origine directe le matérialisme français.
Sous la forme même qu’Helvétius lui a donnée, celui-ci
retourne vers son pays d’origine, l’Angleterre. Bentham fonde
sur la morale d’Helvétius son système de l’intérêt bien
compris, de même qu’Owen, partant du système de Bentham,
fonde le communisme anglais. Exilé en Angleterre, le Français
Cabet s’inspire des idées communistes qu’il y trouve et,
regagnant la France, y devient le représentant le plus
populaire, quoique le plus superficiel, du communisme. Les
plus scientifiques des communistes français, Dézamy, Gay,
etc., développent à l’instar d’Owen l’enseignement du
matérialisme comme étant celui de l’humanisme réel et
comme base logique du communisme.
162 Ce texte vient en conclusion d’un long exposé sur l’histoire du matérialisme français (La Sainte Famille, chap. VI,
point d) dont Olivier Bloch a établi en 1977 qu’il était très largement, et pour une bonne part littéralement, repris du Manuel
de philosophie moderne publié par Charles Renouvier en 1842 (cf. O. Bloch, « Marx, Renouvier et l’histoire du
matérialisme », La Pensée, n° 191, février 1977). Mais le sens de cette conclusion appartient entièrement à Marx.
II.
Sortir de la philosophie
16.
Une philosophie à condamner
(1844)
Ökonomisch-philosophische Manuskripte
(1844), MEGA, I/2, p. 400-401.
Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Vrin,
p. 158-159.

Feuerbach est le seul qui ait un rapport sérieux, un


rapport critique à la dialectique hégélienne163, et qui ait fait de
véritables découvertes sur ce terrain, en somme c’est le vrai
vainqueur de la ci-devant philosophie164. La grandeur de cet
exploit et la simplicité sans tapage avec laquelle Feuerbach
l’offre au monde font un singulier contraste avec l’attitude
inverse.
Ce que Feuerbach a fait de grand, c’est :
1. la démonstration que la philosophie n’est rien d’autre
que la religion mise en idées et développée de façon pensante ;
une autre forme et manière d’être de l’aliénation de l’essence
humaine ; donc qu’elle est tout autant à condamner ;
2. la fondation du vrai matérialisme et de la science
réelle, Feuerbach faisant du rapport social « de l’homme à
l’homme » le principe fondateur de la théorie ;
3. en opposant à la négation de la négation qui prétend
être le positif absolu le positif reposant sur lui-même et
positivement fondé sur lui-même.
Feuerbach explique ainsi la dialectique hégélienne – (et
par là donne son fondement au point de départ du positif, de la
certitude sensible) :
Hegel part de l’aliénation (en termes de logique : de
l’infini, de l’universel abstrait) de la substance, de
l’abstraction absolue et immobile. – Autrement dit en langage
populaire, il part de la religion et de la théologie.
Deuxièmement : il supprime l’infini, pose l’effectif, le
sensible, le réel, le fini, le particulier (philosophie, suppression
de la religion et de la théologie).
Troisièmement : il abolit à son tour le positif, rétablit
l’abstraction, l’infini. Rétablissement de la religion et de la
théologie.
Pour Feuerbach la négation de la négation est donc à
saisir uniquement comme contradiction de la philosophie avec
elle-même, comme la philosophie qui affirme la théologie
(transcendance, etc.) après l’avoir niée, donc l’affirme en
opposition à elle-même.
L’affirmation positive ou affirmation et confirmation de
soi que contient la négation de la négation est comprise
comme affirmation non encore assurée de soi, donc affectée de
son contraire, doutant de soi et par suite ayant besoin de
preuve, autrement dit ne trouvant pas preuve de soi-même
dans son existence, comme affirmation sans caution à laquelle
il oppose donc de façon directe et sans médiation l’affirmation
positive fondée sur elle-même de la certitude sensible.
En donnant une interprétation de la négation de la
négation – sous le rapport positif qu’elle implique, comme le
seul positif véritable, sous le rapport négatif qu’elle implique,
comme le seul acte véritable, acte de manifestation de soi de
tout être –, Hegel n’a trouvé que l’expression abstraite,
logique, spéculative du mouvement de l’histoire qui n’est pas
encore la réelle histoire de l’homme en tant que sujet
présupposé, mais seulement l’acte d’engendrement, l’histoire
de l’apparition de l’homme.
163 Ce texte, qui appartient au troisième des manuscrits parisiens de 1844, figure dans les débuts du développement
sous-titré par l’éditeur « Critique de la dialectique hégélienne et de la philosophie hégélienne en général ».
164 « die alte Philosophie ».
l7.
Sur la Phénoménologie
hégélienne
(1845)
Die heilige Familie, MEW, t. 2, p. 203-204.
La Sainte Famille, Éditions sociales, p. 226-228.

Pour commencer, la Critique s’exprime elle-même par la


bouche du Patriarche, M. Bruno Bauer, sur la théorie du
« point de vue »165.
« La science […] n’a jamais affaire à tel individu pris à
part ou à tel point de vue déterminé […]. Elle ne se fera bien
entendu jamais faute de dépasser 166 la limite d’un point de vue
si la chose en vaut la peine et si cette limite est réellement de
portée humaine universelle ; mais elle voit en celle-ci une pure
catégorie et déterminité de la conscience de soi, et ne parle
donc que pour ceux qui ont la hardiesse de s’élever à
l’universalité de la conscience de soi, c’est-à-dire ceux qui ne
veulent pas demeurer à toute force dans cette limite. »
Le secret de cette hardiesse bauerienne est la
Phénoménologie de Hegel. Dès lors que Hegel remplace
l’homme par la conscience de soi, l’activité humaine dans
toute sa variété n’apparaît que comme une forme déterminée,
une déterminité de la conscience de soi. Or une simple
déterminité de la conscience de soi est une « pure catégorie »,
une pure « idée » que je puis donc aussi abolir dans la pensée
« pure » et surmonter par la pensée pure. Dans la
Phénoménologie de Hegel, les bases matérielles, sensibles,
objectives des diverses formes aliénées de la conscience de soi
sont laissées debout, et tout ce que cette œuvre a de
destructeur a eu pour résultat la philosophie la plus
conservatrice qui soit, parce qu’elle se figure avoir triomphé
du monde objectif, le monde de la réalité sensible, sitôt qu’elle
l’a métamorphosé en un « monde idéel », en une pure
déterminité de la conscience de soi, et pouvoir dissoudre dans
l’« éther de la pensée pure » son adversaire devenu éthéré.
C’est pourquoi la Phénoménologie aboutit logiquement à
mettre à la place de toute réalité humaine le « Savoir absolu »
– Savoir, parce que c’est là l’unique mode d’existence de la
conscience de soi et que la conscience de soi passe pour
l’unique mode d’existence de l’homme ; Savoir absolu, parce
que précisément la conscience de soi ne sait rien qu’elle-même
et n’est plus gênée par un monde objectif. Hegel fait de
l’homme l’homme de la conscience de soi au lieu de faire de la
conscience de soi la conscience de soi de l’homme, de
l’homme réel et donc vivant dans un monde réel, un monde
objectif par lequel il est conditionné. Il met le monde sur la
tête et par suite aussi peut abolir toutes les limites dans la tête,
ce qui naturellement les laisse subsister pour la méchante
sensibilité, pour l’homme réel. Qui plus est, prend
nécessairement pour lui valeur de limite tout ce qui trahit la
limitation de la conscience de soi universelle, toute
consistance sensible, réalité, individualité des hommes comme
de leur monde. Ce qu’entend démontrer toute la
Phénoménologie, c’est que la conscience de soi est la réalité
unique, qu’elle est toute la réalité. […]
Parce que le « monde religieux comme monde religieux »
n’existe qu’en tant que monde de la conscience de soi, le
Critique critique – théologien ex professo – ne peut en venir à
l’idée qu’il y a un monde où conscience et être sont choses
différentes, un monde qui n’en continuera pas moins d’exister
si j’abolis sa simple existence idéelle, son existence en tant
que catégorie, en tant que point de vue, en d’autres termes si je
modifie ma propre conscience subjective sans changer la
réalité objective de façon réellement objective, c’est-à-dire
sans changer ma propre réalité objective, la mienne et celle des
autres hommes. La spéculative identité mystique de l’être et de
la pensée se répète donc dans la Critique comme identité tout
aussi mystique de la pratique et de la théorie. D’où son
irritation contre la pratique qui veut être quelque chose d’autre
que la théorie, et contre la théorie qui veut être quelque chose
d’autre que la résolution d’une catégorie déterminée dans
l’« universalité sans limite de la conscience de soi ». Sa propre
théorie se borne à déclarer que tout le déterminé est une
contradiction par rapport à l’universalité sans limite de la
conscience de soi, qu’il est donc nul et non avenu, ainsi par
exemple l’État, la propriété privée, etc. Ce qu’il faut montrer
tout à l’inverse, c’est comment l’État, la propriété privée, etc.,
métamorphosent les hommes en abstractions, ou comment ils
sont des produits de l’homme abstrait au lieu d’être la réalité
des hommes individuels concrets.
165 Ce texte figure au IV du chapitre VIII et avant-dernier de La Sainte Famille.
166 « aufheben ».
18.
Le mystère de la construction
spéculative
(1845)
Die heilige Familie, MEW, t. 2, p. 60-62.
La Sainte Famille, Éditions sociales, p. 73-77.

Quand, partant des pommes, poires, fraises, amandes


réelles, je me forme la représentation générale « fruit »167 , et
quand, allant plus loin, je m’imagine que ma représentation
abstraite « le fruit », tirée des fruits réels, est un être existant
en dehors de moi, mieux, la vraie essence de la poire, de la
pomme, etc., je déclare – en langage spéculatif – que « le
fruit » est la « substance » de la poire, la pomme, l’amande,
etc. Je dis donc qu’il ne serait pas essentiel à la poire d’être
poire, à la pomme d’être pomme. L’essentiel dans ces choses
ne serait pas leur existence réelle, perceptible aux sens, mais
bien l’essence que j’en ai abstraite et que je leur ai
hypostasiée168, l’essence de ma représentation, « le fruit ». Je
tiens donc pomme, poire, amande, etc., pour de pures formes
d’existence, des modes « du fruit ». Mon entendement fini,
étayé par les sens, fait certes la différence entre une pomme et
une poire, une poire et une amande, mais ma raison
spéculative tient cette diversité sensible pour inessentielle et
indifférente. Elle voit dans la pomme la même chose que dans
la poire et dans la poire la même chose que dans l’amande,
savoir « le fruit ». Les fruits réels particuliers ne sont plus que
des fruits apparents dont l’essence vraie est « la substance »,
« le fruit ».
À procéder ainsi, on n’arrive pas à une particulière
richesse en déterminations. Le minéralogiste dont la science
entière se bornerait à ceci que les minéraux sont tous en vérité
le minéral serait minéralogiste… dans son imagination.
Devant chaque minéral le minéralogiste spéculatif dit « le
minéral », et sa science se limite à répéter ce mot autant de
fois qu’il y a de minéraux réels.
Ayant fait des divers fruits réels un « fruit » de
l’abstraction – le « fruit » –, la spéculation doit donc, pour
parvenir à l’apparence d’un contenu effectif, essayer d’une
façon ou d’une autre de revenir du « fruit », de la substance
aux profanes fruits réels dans leur variété, à la poire, la
pomme, l’amande, etc. Or autant il est facile, partant des fruits
réels, d’engendrer la représentation abstraite « le fruit », autant
il est difficile, partant de la représentation abstraite « le fruit »,
d’engendrer des fruits réels. Il est même impossible de passer
d’une abstraction au contraire de l’abstraction si l’on ne
renonce pas à l’abstraction.
Le philosophe spéculatif renonce donc à l’abstraction du
« fruit », mais il y renonce d’une manière spéculative,
mystique, c’est-à-dire en créant l’apparence de ne pas y
renoncer. Aussi ne sort-il réellement de l’abstraction qu’en
apparence. Voici à peu près comme il raisonne :
Si la pomme, la poire, l’amande, la fraise ne sont en
vérité rien d’autre que « la substance », « le fruit », alors la
question se pose : d’où vient que « le fruit » se montre à moi
tantôt comme pomme, tantôt comme poire, tantôt comme
amande, d’où vient cette apparence de pluralité qui contredit
si évidemment à mon intuition spéculative de l’unité de « la
substance », « du fruit » ?
Cela vient, répond le philosophe spéculatif, de ce que « le
fruit » n’est pas un être mort, indifférencié, en repos, mais
qu’il vit, qu’il se différencie en lui-même, qu’il est en
mouvement. La variété des fruits profanes ne fait pas
seulement sens pour mon entendement sensible, mais pour « le
fruit » même, pour la raison spéculative. Les divers fruits
profanes sont autant de manifestations de vie diverses du
« fruit unique », ce sont des cristallisations que forme « le
fruit » lui-même. Ainsi, par exemple, dans la pomme « le
fruit » se donne une existence de pomme, dans la poire une
existence de poire. Il ne faut donc plus dire, en restant au point
de vue de la substance : la poire est « le fruit », la pomme est
« le fruit », l’amande est « le fruit », mais bien plutôt : « le
fruit » se pose comme poire, « le fruit » se pose comme
pomme, « le fruit » se pose comme amande, et les différences
qui séparent pomme, poire, amande sont précisément les
autodifférenciations « du fruit », qui font des fruits particuliers
autant de termes différents dans le vivant procès « du fruit ».
« Le fruit » n’est donc plus une unité sans contenu, sans
différence, il est l’unité en tant qu’universalité 169, que totalité
des fruits, lesquels forment une « série organiquement
membrée ». En chaque membre de cette série « le fruit » se
donne une existence plus développée, plus prononcée, jusqu’à
être pour finir, en tant que « récapitulation » de tous les fruits,
leur vivante unité, laquelle contient chacun170 d’eux dissous en
soi et l’engendre à partir de soi, de même que par exemple
tous les membres du corps se dissolvent continûment dans le
sang et continûment sont engendrés à partir du sang.
On le voit : alors que la religion chrétienne ne connaît
qu’une incarnation de Dieu, la philosophie spéculative a autant
d’incarnations qu’il y a de choses, comme ici chaque fruit est
une incarnation de la substance, du fruit absolu. Ce qui
intéresse au premier chef le philosophe spéculatif, c’est
d’engendrer l’existence des fruits profanes réels et de dire d’un
ton mystérieux qu’il y a des pommes, des poires, des amandes
et des raisins de Corinthe. Mais les pommes, poires, amandes
et raisins de Corinthe que nous retrouvons dans le monde
spéculatif ne sont plus que des pommes, poires, amandes et
raisins de Corinthe apparents, car ils sont des moments de la
vie « du fruit », cet être d’entendement abstrait, ce qui fait
d’eux-mêmes des êtres d’entendement abstraits. La joie
spéculative consiste donc à retrouver tous les fruits réels, mais
en tant que fruits dotés d’une signification spéculative
supérieure, sortis de l’éther de ton cerveau et non pas du sol
matériel, incarnations « du fruit », du sujet absolu. Quand
donc tu reviens de l’abstraction, du surnaturel être
d’entendement « le fruit » aux réels fruits naturels, tu confères
aussi en échange à ces fruits naturels une signification
surnaturelle et les métamorphoses en pures abstractions. Ton
intérêt majeur ici est de démontrer l’unité « du fruit » dans
toutes ces manifestations de sa vie, la pomme, la poire,
l’amande, autrement dit l’interdépendance mystique de ces
fruits, et comment en chacun d’eux « le fruit » se réalise par
degrés, passant nécessairement, par exemple, de son existence
comme raisin de Corinthe à son existence comme amande. La
valeur des fruits profanes ne consiste donc plus en leurs
propriétés naturelles, mais en leur propriété spéculative qui
leur assigne une place déterminée dans le procès de vie « du
fruit absolu ».
L’homme du commun croit ne rien dire d’extraordinaire
quand il dit qu’il y a des pommes et des poires. Mais le
philosophe spéculatif, quand il exprime ces existences sur le
mode spéculatif, a dit quelque chose d’extraordinaire. Il a
accompli un miracle, il a engendré à partir de l’irréel être
d’entendement « le fruit » ces réels êtres naturels, la pomme,
la poire, etc., c’est-à-dire qu’à partir de son propre
entendement abstrait, qu’il se représente comme un Sujet
absolu en dehors de lui-même, ici comme « le fruit », il a créé
ces fruits, et chaque fois qu’il énonce une existence il
accomplit un acte créateur.
Le philosophe spéculatif, on le comprend, ne peut mener
à bien cette permanente création qu’en interpolant comme de
son cru des déterminations de la pomme, de la poire, etc.,
universellement connues et données dans l’intuition réelle, en
attribuant à ce que seul peut créer l’entendement abstrait,
savoir aux formules de cet entendement, les noms des choses
réelles, et pour finir en présentant sa propre activité par
laquelle il passe de la représentation de la pomme à celle de la
poire pour l’auto-activité du Sujet absolu, « du fruit ».
Cette opération, on l’appelle en langage spéculatif :
concevoir la Substance comme Sujet, comme procès interne,
comme Personne absolue, et ce concevoir constitue le
caractère essentiel de la méthode hégélienne.
167 Ce texte célèbre constitue l’essentiel du point II du chapitre V de La Sainte Famille. Le titre sous lequel il est
présenté ici est le titre même que Marx a donné à ce point II.
168 « untergeschobene ».

169 « Allheit ».
170 « jede » (le tome 2 des Marx-Engels Werke donne ici par erreur – vérification faite en 1973 à ma demande par
l’Institut du marxisme-léninisme de Berlin sur l’édition originale de 1845 – « jeder »)
19.
Contradiction et monde réel
(1845)
Die heilige Familie, MEW, t. 2, p. 37-38.
La Sainte Famille, Éditions sociales, p. 46-48.

Prolétariat et richesse sont des opposés171. Comme tels ils


forment un tout. Ils sont tous deux des formations du monde
de la propriété privée. La question est de savoir quelle place
déterminée tous deux occupent dans cette opposition172. Dire
que ce sont deux côtés d’un tout ne peut suffire.
La propriété privée en tant que propriété privée, que
richesse, est forcée de perpétuer sa propre existence en même
temps que celle de son opposé, le prolétariat. La propriété
privée qui trouve sa satisfaction en soi-même est le côté positif
de l’opposition.
Inversement, le prolétariat en tant que prolétariat est forcé
de s’abolir173 lui-même en même temps que son opposé, la
propriété privée, qui fait de lui le prolétariat. Il est le côté
négatif de l’opposition, l’inquiétude qui la hante, la propriété
privée dissoute et se dissolvant.
La classe possédante et la classe prolétaire représentent la
même auto-aliénation174 humaine. Mais dans cette auto-
aliénation la première se sent à l’aise et s’y satisfait, parce que
cette aliénation est sa propre puissance où elle trouve le
semblant 175 d’une existence humaine ; la seconde se sent
anéantie dans cette aliénation, perçoit en elle son impuissance
et la réalité de son existence inhumaine. Pour reprendre une
formule de Hegel, elle est dans cette mise plus bas que terre176
la révolte indignée 177 contre cette mise plus bas que terre, une
révolte à quoi la pousse de toute nécessité la contradiction178 de
son humaine nature avec sa condition de vie, négation patente,
catégorique, globale de cette nature.
À l’intérieur de l’opposition le propriétaire privé est ainsi
le parti conservateur, le prolétaire le parti destructeur. Du
premier émane l’action qui maintient l’opposition, du second
celle qui l’anéantit.
La propriété privée s’achemine certes d’elle-même par
son mouvement économique d’ensemble179 vers sa propre
dissolution, mais elle ne le fait que par une évolution
autonome, inconsciente, indépendante de son vouloir, tenant à
la nature des choses, seulement en engendrant le prolétariat en
tant que prolétariat, conscience miséreuse de sa misère morale
et physique, conscience de sa déshumanisation et par là
déshumanisation se dépassant elle-même180. Le prolétariat
exécute la sentence que la propriété privée prononce contre
elle-même en engendrant le prolétariat, tout comme il exécute
la sentence que le salariat prononce contre lui-même en
engendrant la richesse de l’autre et sa propre misère. Si le
prolétariat emporte la victoire, cela ne fait absolument pas de
lui le côté absolu de la société, car il ne l’emporte qu’en
s’abolissant lui-même et son contraire181. Dès lors, le prolétariat
a disparu tout autant que sa condition opposée, la propriété
privée.
Si les auteurs socialistes attribuent au prolétariat ce rôle à
l’échelle de l’histoire mondiale, ce n’est pas du tout, comme
affecte de le croire la Critique critique182, parce qu’ils tiennent
les prolétaires pour des dieux. C’est plutôt l’inverse. Dans le
prolétariat pleinement développé est accomplie en pratique
l’abstraction de toute humanité, et jusqu’au semblant
d’humanité ; dans les conditions d’existence du prolétariat se
trouvent condensées toutes les conditions d’existence de la
société actuelle à son sommet d’inhumanité ; dans le
prolétariat l’homme s’est perdu lui-même, mais en même
temps il n’a pas simplement acquis la conscience théorique de
cette perte, davantage encore : par une détresse 183 qu’il ne peut
éviter ni farder, une détresse absolument inéluctable – visage
pratique de la nécessité 184 –, il est directement contraint à la
révolte contre l’inhumanité – c’est par toutes ces raisons que le
prolétariat a la possibilité et l’obligation de se libérer lui-
même. Mais il ne peut se libérer lui-même sans abolir ses
propres conditions d’existence. Et il ne peut abolir ses propres
conditions d’existence sans abolir toutes les inhumaines
conditions d’existence de la société actuelle dont sa propre
situation est le résumé. Ce n’est pas en vain qu’il passe par la
rude mais endurcissante école du travail. La question n’est pas
de savoir quel but se représente pour le moment tel ou tel
prolétaire ni même le prolétariat en son entier. La question est
de savoir ce qu’il est et ce qu’il sera historiquement forcé de
faire conformément à cet être. Son but et son action historique
lui sont d’avance tracés, de façon sensible et irrécusable, par
sa propre condition d’existence comme par l’organisation
entière de l’actuelle société bourgeoise. Il n’est pas besoin
d’exposer ici comment une grande partie du prolétariat anglais
et français a déjà la conscience de sa tâche historique et
travaille avec constance à la rendre pleinement lucide.
171 « Gegensätze ». Dans ce texte, qui forme l’essentiel de la « Note marginale critique n° 2 » du chapitre IV, Marx,
traitant des rapports entre propriété privée et misère, polémique contre Bruno Bauer et son incompréhension de ce qu’est
une contradiction dialectique.
172 « Gegensatz ».

173 « sich […] aufzuheben ».


174 « Selbstentfremdung ».

175 « den Schein ».


176 « Verworfenheit ».

177 « die Empörung ».


178 « Widerspruch ».

179 « seiner nationalökonomischen Bewegung ».


180 « sich selbst aufhebende Entmenschung ».

181 « Gegenteil ».
182 « La Critique critique » est le mouvement de pensée dont se réclamaient les frères Edgar et Bruno Bauer, et la cible
de la « critique de la Critique critique » qu’est La Sainte Famille.

183 « Not ».
184 Marx joue ici sur la parenté entre les mots Not (détresse) et Notwendigkeit (nécessité).
20.
[Thèses sur Feuerbach]
(1845)
Die deutsche Ideologie, MEW, t. 3, p. 5-7.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 1-3.

1. ad Feuerbach 185

1
La principale lacune de tout matérialisme jusqu’ici (y
compris celui de Feuerbach) est que ce qui nous fait face186, la
réalité, le sensible n’est saisi que sous la forme de l’objet 187 ou
de l’intuition ; et non pas en tant qu’activité humaine sensible,
que pratique 188 ; pas de façon subjective. Aussi le côté actif a-
t-il été développé dans l’abstrait en opposition au matérialisme
par l’idéalisme – lequel ne connaît naturellement pas l’activité
réelle, pratique, comme telle. Feuerbach veut des objets
sensibles, réellement distincts des objets de pensée : mais il ne
saisit pas l’activité humaine elle-même comme activité
objective. Aussi dans L’Essence du christianisme ne
considère-t-il comme authentiquement humaine que l’attitude
théorique, alors que la pratique n’est saisie et fixée que dans sa
manifestation juive sordide. C’est pourquoi il ne comprend pas
l’importance de l’activité « révolutionnaire », « pratiquement-
critique ».
2
La question d’accorder ou non vérité objective à la
pensée humaine – n’est pas une question de théorie mais bien
une question pratique. C’est dans la pratique que l’homme
doit faire la preuve de la vérité, c’est-à-dire de la réalité et de
la puissance de sa pensée, la preuve qu’elle est de ce monde.
La querelle sur la réalité ou l’irréalité de la pensée – quand elle
est coupée de la pratique – est une question purement
scolastique.
3
La doctrine matérialiste de la transformation par les
circonstances189 et l’éducation oublie que les hommes
transforment les circonstances et que l’éducateur doit lui-
même être éduqué. C’est pourquoi il lui faut diviser la société
en deux parts – dont l’une s’élève au-dessus d’elle.
La coïncidence du changement des circonstances et de
l’activité humaine ou autotransformation ne peut être saisie et
rationnellement comprise qu’en tant que pratique
révolutionnaire 190.
4
Feuerbach part du fait de l’aliénation religieuse de soi, du
dédoublement du monde en un monde religieux et un monde
profane. Son travail consiste à résoudre le monde religieux en
sa base profane. Mais que la base profane se détache d’elle-
même pour se fixer dans les nuages en royaume autonome ne
s’explique que par le déchirement et l’intime contradiction de
cette base profane. C’est donc en elle-même que cette dernière
doit être comprise dans sa contradiction et révolutionnée
pratiquement. Ainsi, une fois découvert par exemple que la
famille terrestre est le secret de la sainte famille, c’est la
première même qu’il s’agit alors de ramener à rien en théorie
et en pratique.
5
Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, veut
l’intuition ; mais il ne saisit pas le sensible comme activité
sensible humaine de caractère pratique 191.
6
Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence
humaine. Mais l’essence humaine n’est pas une abstraction
inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est
l’ensemble des rapports sociaux.
Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de cette
essence réelle, est par suite contraint :
1. de faire abstraction du cours historique et de fixer le
sentiment religieux comme un en-soi, en présupposant un
individu humain abstrait – isolé.
2. l’essence ne peut dès lors être saisie que comme
« genre », universalité interne, muette, lien naturel entre les
multiples individus.
7
C’est pourquoi Feuerbach ne voit pas que le « sentiment
religieux » est lui-même un produit social et que l’individu
abstrait qu’il analyse appartient à une forme sociale
déterminée.
8
Toute vie sociale est par essence pratique. Tous les
mystères qui portent la théorie au mysticisme trouvent leur
solution rationnelle dans la pratique humaine et la
compréhension de cette pratique.
9
Le plus haut point auquel parvient le matérialisme de
l’intuition, autrement dit le matérialisme qui ne saisit pas le
sensible comme activité pratique, c’est l’intuition des
individus pris à part et de la société civile-bourgeoise.
10
Le point de vue de l’ancien matérialisme est la société
civile-bourgeoise, le point de vue du nouveau est la société
humaine ou l’humanité sociale.
11
Les philosophes n’ont qu’interprété diversement le
monde, ce qui importe est de le transformer.
185 Ce texte célèbre, qu’Engels dans son Ludwig Feuerbach qualifie de « germe génial de la nouvelle conception du
monde », a été hâtivement griffonné dans un carnet par Marx vers avril 1845 en un moment de grande créativité théorique –
il n’avait pas encore vingt-sept ans.

186 « der Gegenstand ».


187 « des Objekts ».

188 « als sinnlich menschliche Tätigkeit, Praxis ».


189 Le texte dit de façon elliptique « la transformation des circonstances », mais le sens manifeste est « la transformation
qu’opèrent les circonstances ».

190 « revolutionäre Praxis ».


191 « als praktische menschlich-sinnliche Tätigkeit ».
21.
Les illusions de la philosophie
allemande
(1846)
Die deutsche Ideologie, MEW, t. 3, p. 13-14.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 9-10.

Les hommes se sont toujours fait jusqu’ici des


représentations fausses d’eux-mêmes192, de ce qu’ils sont ou
qu’ils devraient être. C’est d’après leurs représentations de
Dieu, de l’homme normal, etc., qu’ils ont organisé leurs
rapports. Ces productions de leur cerveau ont en grandissant
dominé leur cerveau. Créateurs, ils se sont inclinés devant
leurs créations. Libérons-les des chimères, des idées, dogmes,
êtres imaginaires sous le joug desquels ils s’étiolent.
Révoltons-nous contre la domination de ces pensées.
Apprenons à troquer ces illusions contre des vues
correspondant à l’essence de l’homme, dit l’un, à les traiter de
façon critique, dit l’autre, à se les extirper du crâne, dit le
troisième193, et – la réalité actuelle va s’effondrer.
Ces rêves d’une innocente puérilité constituent le noyau
de la récente philosophie des Jeunes-Hégéliens qui, en
Allemagne, n’est pas seulement reçue par le public avec un
respect mêlé d’effroi, mais est présentée par ces héros
philosophiques mêmes avec la conviction solennelle de sa
dangerosité révolutionnaire pour le monde et de son
attentatoire brutalité. Le premier tome du présent ouvrage a
pour but de démasquer ces moutons qui se prennent pour des
loups et qu’on prend pour tels, d’établir qu’ils ne font rien
d’autre que reproduire en termes philosophiques les
représentations des bourgeois allemands et que les
rodomontades de ces exégètes en philosophie reflètent tout
simplement l’état misérable de la réalité allemande. Il se
propose de ridiculiser ce combat philosophique contre les
ombres de la réalité, rêvasserie tête en l’air où se retrouve le
peuple allemand, et de lui ôter son crédit.
Il était une fois un brave homme qui s’imaginait que, si
des gens se noyaient, c’était simplement pour être possédés
par l’idée de la pesanteur. Qu’ils s’ôtent cette représentation
de la tête, en la déclarant disons superstitieuse, religieuse, et
les voici à l’abri de tout danger de noyade. Il passa sa vie à
combattre cette illusion de la pesanteur dont les funestes
conséquences trouvent en chaque statistique nouvelle
abondance de preuves. Ce brave homme, c’était le prototype
des modernes philosophes révolutionnaires allemands.
192 Ce texte, que Marx lui-même a intitulé « Vorrede » (Préface), fut jusqu’ici placé en tête dans toutes les éditions de
L’Idéologie allemande, place qu’il ne conserve pas dans le volume I/5 de la MEGA où sont présentés dans l’ordre
chronologique reconstitué de leur rédaction les divers fragments de la première partie consacrée à Feuerbach.
193 Sous la caractérisation du premier on reconnaît Ludwig Feuerbach, sous celle du deuxième Bruno Bauer, sous celle
du troisième Max Stirner – les trois auteurs dont L’Idéologie allemande entreprend la critique.
22.
Remettre le philosophique sur les
pieds
(1846)
Die deutsche Ideologie, Marx-Engels Jahrbuch
2003, p. 115-117.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 19-21.

Voici donc les faits194 : des individus déterminés, ayant


une activité productive selon un mode déterminé, entrent dans
ces rapports sociaux et politiques déterminés. L’observation
concrète195 doit, en chaque cas singulier, montrer dans les
faits196 et sans aucune mystification ni spéculation le lien de la
structure sociale et politique avec la production. La structure
sociale et l’État résultent en permanence du procès dans lequel
vivent des individus déterminés ; individus non point tels
qu’ils peuvent apparaître dans leur propre représentation ou
celle de tiers, mais bien tels qu’ils sont dans la réalité, c’est-à-
dire tels qu’ils œuvrent, qu’ils produisent matériellement, donc
tels qu’ils sont actifs dans des limites, présuppositions et
conditions matériellement déterminées et indépendantes de
leur libre vouloir.
La production des idées, des représentations, de la
conscience est d’abord, de manière immédiate, partie
intégrante de l’activité matérielle et l’échange197 matériel des
hommes, langage de la vie réelle. Ici la représentation, la
pensée, l’échange intellectuel des hommes apparaissent encore
comme émanation directe de leur comportement matériel. De
même pour la production intellectuelle telle qu’elle se présente
dans la langue de la politique, de la législation, de la morale,
de la religion, de la métaphysique, etc., d’un peuple. Les
humains sont les producteurs de leurs représentations, idées,
etc., mais les humains réels, agissants, tels qu’ils sont
conditionnés198 par un développement déterminé de leurs forces
productives et du mode de relations199 correspondant, à prendre
celles-ci jusque sous leurs formes les plus larges. La
conscience ne peut jamais être rien d’autre que l’être
conscient200, et l’être des hommes est leur procès de vie réel. Si,
dans l’idéologie tout entière, les hommes et leurs rapports
apparaissent tête en bas comme dans une Camera obscura 201,
ce phénomène résulte tout autant du procès historique de leur
vie que le renversement des objets sur la rétine d’un procès
directement physique.
Tout à l’opposé de la philosophie allemande qui descend
du ciel sur la terre, on monte ici de la terre au ciel. Ce qui veut
dire qu’on ne part pas de ce que les hommes racontent,
s’imaginent, se représentent, ni davantage de ce qu’on raconte,
pense, imagine, se représente à leur propos, pour de là en
arriver aux hommes en chair et en os ; on part des hommes
dans leur activité réelle, et c’est en partant de leur procès de
vie réel que l’on représente aussi le développement des
reflets202 et échos idéologiques de ce procès même. Les
fantasmagories même du cerveau humain sont des sublimés203
nécessaires de leur procès de vie matériel, constatable dans les
faits et rattaché à des présuppositions matérielles. Cela étant,
la morale, la religion, la métaphysique et autres idéologies,
comme les formes de conscience qui leur correspondent,
perdent aussitôt leur semblant d’autonomie. Elles n’ont pas
d’histoire, elles n’ont pas de développement, ce sont au
contraire les êtres humains qui, en développant leur production
matérielle et leurs échanges204 matériels, modifient aussi, avec
cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les
productions de leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui
détermine la vie, mais au contraire la vie qui détermine la
conscience. Dans la première façon de considérer les choses,
on part de la conscience prise comme l’individu vivant, dans la
seconde, qui correspond à la vie réelle, on part des réels
individus vivants eux-mêmes et on considère la conscience
comme n’étant autre que leur conscience.
Cette façon de considérer les choses n’est pas exempte de
présuppositions. Elle part des présuppositions réelles et ne les
abandonne pas un instant. Ses présuppositions, ce sont les
êtres humains, non pas mis à part et figés de quelque manière
imaginaire, mais dans leur procès de développement réel,
concrètement visible sous ses conditions déterminées. Sitôt
qu’on se représente cet actif procès de vie, l’histoire cesse
d’être une collection de faits morts, comme chez les
empiristes, eux-mêmes encore abstraits, ou l’action imaginaire
de sujets imaginaires, comme chez les idéalistes.
C’est là où cesse la spéculation, c’est dans la vie réelle
que commence la science réelle, positive, l’exposé de l’activité
pratique, du procès de développement pratique des hommes.
C’en est fini des phrases creuses sur la Conscience, un savoir
effectif doit les remplacer. Avec l’exposition de la réalité
disparaît le milieu d’existence205 d’une philosophie autonome.
À sa place, on peut mettre tout au mieux une synthèse des
résultats les plus généraux qu’il est possible d’abstraire en
considérant le développement historique des hommes. Pour
elles-mêmes, détachées de l’histoire réelle, ces abstractions
n’ont absolument aucune valeur. Elles ne sont utiles que pour
faciliter la mise en ordre du matériau historique, indiquer
comment se suivent ses stratifications particulières. Mais elles
ne donnent en aucune façon, comme la philosophie, une
recette ou un schéma d’après lequel on puisse accommoder les
époques historiques. La difficulté commence au contraire là
seulement où l’on se met à considérer et ordonner le matériau,
qu’il s’agisse d’une époque révolue ou du temps présent, à le
présenter dans sa réalité effective. Lever ces difficultés dépend
de préalables qu’ici on ne peut absolument pas donner,
puisque au contraire on ne les obtient qu’en étudiant le procès
de la vie réelle et l’action des individus de chaque époque.
Nous dégageons ici quelques-unes de ces abstractions qui nous
serviront face à l’idéologie et qu’éclaireront des exemples
historiques.
194 Ce texte est l’un des fragments constitutifs de la première partie de L’Idéologie allemande, « I. Feuerbach ».
195 « empirische ». On traduit ici par « concrète » plutôt que par le philosophiquement équivoque « empirique », en
tenant compte de cette indication biffée à ce niveau du manuscrit : « qui s’en tient simplement aux données réelles ». La
suite du texte montre que Marx a une attitude nettement critique à l’égard de l’empirisme.

196 « empirisch ».
197 « Verkehr », « commerce », ici au sens large d’« ensemble des échanges ».

198 « bedingt ».
199 « Verkehrs ».

200 Marx décompose ici le mot Bewusstsein (« conscience ») en ses deux éléments : das bewusste Sein (« l’être
conscient »).
201 une chambre noire (latin).
202 « Reflexe ».

203 « Sublimate ».
204 « Verkehr ».

205 « Existenzmedium ».
23.
Sortir d’un bond de la philosophie
(1846)
Die deutsche Ideologie, MEW, t. 3, p. 217-218.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 233-234.

L’ultime tentative206 pour continuer d’exploiter jusqu’à


plus soif la critique exténuée de la religion considérée comme
sphère à part, pour camper immobile à l’intérieur des
présupposés de la théorie allemande tout en se donnant l’air
d’en sortir, pour tirer de cet os jusqu’au bout rongé matière à
mijoter un brouet rumfordien207 destiné au « Livre208 », cette
tentative a consisté en ceci : combattre les conditions
matérielles non pas dans leur forme réelle, ni même dans
l’illusion profane de ceux que leur pratique rend captifs du
monde actuel, mais dans l’extrait céleste de leur forme profane
en tant que prédicats, émanations de Dieu, en tant qu’anges.
Ainsi le ciel se trouva-t-il repeuplé et fournit-il très ample
matière à la vieille façon d’exploiter le royaume des cieux.
Ainsi fut de nouveau substitué au combat réel le combat contre
l’illusion religieuse, le combat contre Dieu. Saint Bruno, dont
la théologie est le gagne-pain, fait dans ses « âpres luttes
vitales » contre la Substance la même tentative pro aris et
focis 209 pour sortir en théologien de la théologie. Sa
« Substance » n’est rien d’autre que le rassemblement des
prédicats de Dieu sous Un Nom ; à l’exception de la
personnalité, qu’il se réserve – ces prédicats de Dieu ne sont à
leur tour rien d’autre que les noms célestes des représentations
que se font les humains de leurs conditions empiriquement
déterminées, représentations auxquelles par la suite ils s’en
tiennent hypocritement pour des raisons pratiques.
Naturellement, l’appareil théorique hérité de Hegel ne permet
pas davantage de comprendre leur comportement empirique,
matériel. Quand Feuerbach eut dévoilé que le monde religieux
est l’illusion du monde terrestre, lequel chez lui n’est encore
qu’une phrase, s’est alors aussi posée d’elle-même à la théorie
allemande cette question à laquelle il n’a pas donné réponse :
comment se fait-il que les gens se soient « fourré dans la tête »
pareilles illusions ? C’est cette question même qui a frayé la
voie, pour les théoriciens allemands, à une vision210 matérialiste
du monde, vision qui n’est pas exempte de présuppositions,
mais qui observe concrètement211 les présuppositions
matérielles effectives comme telles, ce pourquoi elle est la
première à être réellement critique. Cette démarche était déjà
indiquée, dans les Annales franco-allemandes, par
l’« Introduction à la critique de la philosophie du droit de
Hegel » et par « La Question juive ». Mais comme elle l’était
encore dans la phraséologie philosophique, des formules de
philosophie traditionnelle qui y figuraient, comme « essence
humaine212 », « genre213 » ou autres, donnèrent aux théoriciens
allemands l’occasion rêvée de se méprendre sur ce qui était
réellement en train et de croire qu’une fois de plus il s’agissait
seulement de retourner à nouveau leur veste théorique râpée –
tout comme le Dottore Graziano de la philosophie allemande,
le Docteur Arnold Ruge, qui croyait pouvoir continuer à
distribuer autour de lui des horions maladroits sous son
masque pédanto-burlesque. Il faut « laisser la philosophie de
côté » (Wig[and]214, p. 187, cf. Hess, Les Derniers Philosophes,
p. 8), il faut en sortir d’un bond et se mettre en homme
ordinaire à l’étude de la réalité, ce pourquoi existe une énorme
littérature, matériau que bien entendu les philosophes
ignorent ; et lorsque alors on se trouve à nouveau devant des
gens comme Krummacher ou « Stirner 215 », on découvre qu’on
les a depuis belle lurette « derrière » ou au-dessous de soi.
Philosophie et étude du monde réel sont dans le même rapport
qu’onanisme et amour à deux216. Saint Sancho217 qui, malgré
son absence d’idées relevée par nous avec patience et par lui
avec emphase, campe à l’intérieur du monde de la pensée
pure, ne peut naturellement s’en tirer que moyennant un
postulat moral, le postulat de l’« absence d’idées » (p. 196 du
« Livre »). Il est le bourgeois qui se retire du commerce par la
banqueroute cochonne**218, ce qui, bien entendu, ne fait pas de
lui un prolétaire, mais un bourgeois banqueroutier sans le sou.
Il ne devient pas homme de ce monde, mais philosophe
banqueroutier sans idée.
206 Ce texte appartient à la troisième partie de L’Idéologie allemande, consacrée à la critique de « saint Max » (Max
Stirner), et fait retour sur la critique de « saint Bruno » (Bruno Bauer) traitée dans la partie précédente.
207 Du temps qu’il fut Gouverneur de Bavière, le comte américain Rumford (1753-1814), devenu par la suite physicien
et chimiste connu, organisa pour les pauvres des soupes populaires à base de produits très bon marché.

208 L’Unique et sa propriété, de Stirner.


209 Littéralement : « pour [ses] autels et foyers » ; métaphoriquement : en faveur de sa thèse.

210 « Anschauung ».
211 « empirisch ».

212 « menschliches Wesen ».


213 « Gattung ».

214 Otto Wigand est l’éditeur de Leipzig chez qui Stirner publie fin 1844 L’Unique et sa propriété, que Marx appelle
emphatiquement « le Livre », et dont il reprend ici cette formule pour la retourner contre son auteur.
215 Entre guillemets parce que Stirner n’est que le pseudonyme de Johann Caspar Schmidt.

216 « Geschlechtsliebe ».
217 Autre désignation sarcastique de Max Stirner.

218 Chez Fourier, qui dans son ouvrage inachevé Des trois unités externes définit trente-six types de banqueroute, la
« banqueroute cochonne » est celle où le failli entraîne dans sa ruine femme et enfants.
24.
L’utilitarisme, apologie de l’ordre
existant
(1846)
Die deutsche Ideologie, MEW, t. 3, p. 394-399.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 413-418.

À quel point la théorie de l’exploitation réciproque219,


développée à satiété par Bentham, pouvait déjà être considérée
au début de ce siècle comme un moment du précédent, c’est ce
que Hegel démontre dans la Phénoménologie. Voir dans cet
ouvrage le chapitre « La lutte des Lumières avec la
superstition », où la théorie de l’utilisabilité est présentée
comme le résultat final des Lumières. Cette apparente
niaiserie, qui consiste à réduire les multiples rapports des
humains entre eux à cet unique rapport d’utilisation, cette
abstraction d’allure métaphysique résulte de ce que dans la
société bourgeoise moderne tous les rapports sont subsumés
dans la pratique sous l’unique rapport monétaire et marchand
abstrait. Cette théorie apparut avec Hobbes et Locke, en
concomitance avec la première puis la deuxième Révolution
anglaise, ces premiers coups qui permirent à la bourgeoisie de
conquérir du pouvoir politique. Déjà auparavant, elle constitue
chez les économistes un présupposé tacite. La science
proprement dite de cette théorie de l’utilité est l’économie ;
chez les Physiocrates elle reçoit son vrai contenu, car ce sont
eux qui les premiers ont donné à l’économie un caractère
systématique. Chez Helvétius et Holbach on a déjà affaire à
une idéalisation de la doctrine qui correspond tout à fait à
l’attitude d’opposition de la bourgeoisie avant la Révolution.
Chez Holbach, toute activation220 des individus à travers leur
commerce221 réciproque est présenté comme rapport d’utilité et
d’utilisation, par exemple parler, aimer, etc. Les rapports réels
ici présupposés, le langage, l’amour, sont donc des activations
déterminées de propriétés déterminées des individus. Ici ces
rapports sont censés ne pas avoir la signification qui leur est
habituelle, mais être l’expression et la manifestation d’un
troisième qui leur serait sous-jacent, un rapport d’utilité et
d’utilisation 222. Ce transfert 223 ne cesse d’être vide de sens et
arbitraire qu’à partir du moment où ces rapports des individus
valent non plus en eux-mêmes, comme activation de soi, mais
bien plutôt comme travestissement non point de la catégorie
d’utilisation mais d’un troisième but effectif, d’un troisième
rapport qui a pour nom rapport d’utilité.
Ce déguisement dans l’ordre du langage n’a de sens que
s’il constitue l’expression inconsciente ou consciente d’un
déguisement réel. Dans le cas présent le rapport d’utilité a un
sens tout à fait précis, il signifie que m’est avantageux le tort
que je fais à autrui (exploitation de l’homme par l’homme**) ;
et dans ce cas, en outre, l’avantage que je retire d’un rapport
est complètement étranger à ce rapport, comme nous l’avons
vu plus haut au chapitre des biens, savoir que de tout bien est
attendu un produit qui lui est étranger, une relation déterminée
par les rapports sociaux – et cette relation est précisément la
relation d’utilité. Tout cela se vérifie effectivement chez le
bourgeois. Pour lui il n’y a qu’un seul rapport qui vaille en lui-
même, c’est le rapport d’exploitation ; tous les autres rapports
n’ont pour lui d’intérêt que dans la mesure où il peut les y
ramener, et même lorsqu’il a affaire à des rapports qui ne se
laissent pas directement cataloguer dans le rapport
d’exploitation, il les y range ne serait-ce que sur le plan de
l’illusion. L’expression matérielle de cet avantage est l’argent,
représentant des valeurs de toutes choses, gens et rapports
sociaux. On le voit d’ailleurs du premier coup d’œil : la
catégorie de l’« utile » ne peut être abstraite que des relations
d’échange réelles que j’ai avec d’autres, et non pas du tout de
la réflexion ou de la pure volonté, de sorte qu’inversement
faire passer ces relations pour la réalisation de cette catégorie
qu’on a abstraite d’elles est une démarche complètement
spéculative. […]
Le développement ultérieur de la théorie de l’exploitation
passa en Angleterre par Godwin, mais surtout par Bentham,
qui y réintégra peu à peu le contenu économique négligé par
les Français, à mesure que la bourgeoisie, aussi bien en
Angleterre qu’en France, étendit son influence. Le livre de
Godwin Political Justice fut écrit durant la Terreur, les
principales œuvres de Bentham pendant et après la Révolution
française, et lors du développement de la grande industrie en
Angleterre. Pour finir, c’est chez Mill que nous trouvons la
fusion complète de la théorie de l’utilité avec l’économie.
L’économie politique, dont autrefois s’occupaient des
hommes de finance, banquiers ou négociants, autrement dit
des gens qui avaient directement affaire aux réalités
économiques, ou des esprits universellement cultivés comme
Hobbes, Locke, Hume à qui elle importait en tant que branche
du savoir encyclopédique – l’économie ne fut élevée d’abord
au rang de science particulière que par les Physiocrates, et
c’est depuis eux qu’elle est traitée comme telle. En tant que
science spécialisée, elle engloba les autres rapports, politiques,
juridiques, etc., dans la mesure où elle les réduisait aux
rapports économiques. Mais elle tenait cette subordination des
rapports à elle-même pour un de leurs aspects seulement, leur
laissant par ailleurs une signification propre, indépendante de
l’économie. La complète subsomption de tous les rapports
existants sous le rapport d’utilité, sa promotion
inconditionnelle comme contenu exclusif de tous les autres, on
ne les trouve pour la première fois que chez Bentham, à une
époque où, après la Révolution française et le développement
de la grande industrie, la bourgeoisie n’apparaît plus comme
une classe particulière mais comme la classe dont les
conditions d’existence sont celles de la société tout entière.
[…]
Le contenu économique transforme peu à peu la théorie
de l’utilité en pure apologie de l’ordre régnant, tendant à
démontrer que les conditions existantes feraient des rapports
actuels entre humains les plus avantageux et les plus utiles à
tous qui soient. C’est ce caractère que présente l’utilitarisme
chez tous les économistes modernes.
219 Dans L’Unique et sa propriété, Stirner soutient que le seul rapport qui existe entre « Nous » est celui de
l’« utilisation possible », ce qui conduit Marx à tout un développement historico-critique sur la genèse et le sens de la
pensée utilitariste, dont on retient ici deux moments.
220 « Betätigung »
221 « Verkehr ».

222 « des Nützlichkeits- oder Benutzungsverhältnisses ».


223 « Umschreibung ».
25.
Matérialisme
(1846)
Die deutsche Ideologie, MEW, t. 3, p. 88.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 90.

Si pour saint Bruno224, on vient de le voir, l’humanisme


consiste dans la « pensée » et la « construction d’un monde
spirituel », voici pour le matérialisme :
« Le matérialiste ne reconnaît que l’être actuel, réel, la
matière [comme si l’être humain avec toutes ses propriétés, y
compris la pensée, n’était pas un « être actuel, réel »225], et la
nature qui, par son activité, se diffuse et se réalise dans la
pluralité » (p. 123).
La matière est pour commencer un être actuel réel, mais
uniquement en soi, de façon occulte ; c’est seulement lorsque
« par son activité elle se diffuse activement et se réalise dans la
pluralité » [un « être actuel réel » « se réalise » ! !] qu’elle
devient alors la nature. D’abord existe le concept de matière,
l’abstrait, la représentation, qui se réalise dans la nature réelle.
C’est à la lettre la théorie hégélienne de la préexistence des
catégories créatrices. De ce point de vue on comprend bien
alors que saint Bruno confonde les phrases philosophiques des
matérialistes sur la matière avec le noyau et contenu effectif de
leur conception du monde.
224 Bruno Bauer. Ce texte appartient à la deuxième partie de L’Idéologie allemande, consacrée à la critique de Bruno
Bauer.

225 Interpolation de Marx.


26.
Métaphysique de l’économie
politique
(1847)
Misère de la philosophie, Éditions sociales,
p. 114-118.

« Nous ne faisons point une histoire selon l’ordre des


temps 226, mais selon la succession des idées. Les phases ou
catégories économiques sont dans leur manifestation tantôt
contemporaines, tantôt interverties. […] Les théories
économiques n’en ont pas moins leur succession logique et
leur série dans l’entendement : c’est cet ordre que nous nous
sommes flatté de découvrir227. »
Décidément, M. Proudhon a voulu faire peur aux
Français en leur jetant à la face des phrases quasi hégéliennes.
Nous avons donc affaire à deux hommes, d’abord à M.
Proudhon, puis à Hegel. Comment M. Proudhon se distingue-
t-il des autres économistes ? Et Hegel, quel rôle joue-t-il dans
l’économie politique de M. Proudhon ?
Les économistes expriment les rapports de la production
bourgeoise, la division du travail, le crédit, la monnaie, etc.,
comme des catégories fixes, immuables, éternelles. M.
Proudhon, qui a devant lui ces catégories toutes formées, veut
nous expliquer l’acte de formation, la génération de ces
catégories, principes, lois, idées, pensées.
Les économistes nous expliquent comment on produit
dans ces rapports donnés, mais ce qu’ils ne nous expliquent
pas, c’est comment ces rapports se produisent, c’est-à-dire le
mouvement historique qui les fait naître. M. Proudhon ayant
pris ces rapports comme des principes, des catégories, des
pensées abstraites, n’a qu’à mettre ordre dans ces pensées, qui
se trouvent alphabétiquement rangées à la fin de tout traité
d’économie politique. Les matériaux des économistes, c’est la
vie active et agissante des hommes ; les matériaux de M.
Proudhon, ce sont les dogmes des économistes. Mais du
moment qu’on ne poursuit pas le mouvement historique des
rapports de la production, dont les catégories ne sont que
l’expression théorique, du moment que l’on ne veut plus voir
dans ces catégories que des idées, des pensées spontanées,
indépendantes des rapports réels, on est bien forcé d’assigner
comme origine à ces pensées le mouvement de la raison pure.
Comment la raison pure, éternelle, impersonnelle, fait-elle
naître ces pensées ? Comment procède-t-elle pour les
produire ?
Si nous avions l’intrépidité de M. Proudhon en fait de
hégélianisme, nous dirions : elle se distingue en elle-même
d’elle-même. Qu’est-ce à dire ? La raison impersonnelle
n’ayant en dehors d’elle ni terrain sur lequel elle puisse se
poser, ni objet auquel elle puisse s’opposer, ni sujet avec
lequel elle puisse composer, se voit forcée de faire la culbute
en se posant, en s’opposant et en composant – position,
opposition, composition. Pour parler grec, nous avons la thèse,
l’antithèse et la synthèse. Quant à ceux qui ne connaissent pas
le langage hégélien, nous leur dirons la formule
sacramentelle : affirmation, négation et négation de la
négation. Voilà ce que parler veut dire. Ce n’est certes pas de
l’hébreu, n’en déplaise à M. Proudhon ; mais c’est le langage
de cette raison si pure, séparée de l’individu. Au lieu de
l’individu ordinaire, avec sa manière ordinaire de parler et de
penser, nous n’avons autre chose que cette manière ordinaire
toute pure, moins l’individu.
Faut-il s’étonner que toute chose, en dernière abstraction,
car il y a abstraction et non pas analyse, se présente à l’état de
catégorie logique ? Faut-il s’étonner qu’en laissant tomber peu
à peu tout ce qui constitue l’individualisme228 d’une maison,
qu’en faisant abstraction des matériaux dont elle se compose,
de la forme qui la distingue, vous arriviez à n’avoir plus qu’un
corps – qu’en faisant abstraction des limites de ce corps vous
n’ayez bientôt plus qu’un espace – qu’en faisant abstraction de
cet espace, vous finissiez par n’avoir plus que la quantité toute
pure, la catégorie logique ? À force d’abstraire ainsi de tout
sujet tous les prétendus accidents, animés ou inanimés,
hommes ou choses, nous avons raison de dire qu’en dernière
abstraction on arrive à avoir comme substance les catégories
logiques. Ainsi, les métaphysiciens qui, en faisant ces
abstractions, s’imaginent faire de l’analyse, et qui, à mesure
qu’ils se détachent de plus en plus des objets, s’imaginent s’en
rapprocher au point de les pénétrer, ces métaphysiciens ont à
leur tour raison de dire que les choses d’ici-bas sont des
broderies, dont les catégories logiques forment le canevas.
Voilà ce qui distingue le philosophe du chrétien. Le chrétien
n’a qu’une seule incarnation du Logos, en dépit de la logique ;
le philosophe n’en finit pas avec les incarnations. Que tout ce
qui existe, que tout ce qui vit sur terre et sous l’eau puisse, à
force d’abstraction, être réduit à une catégorie logique ; que de
cette façon le monde réel puisse se noyer dans le monde des
abstractions, dans le monde des catégories logiques, qui s’en
étonnera ?
Tout ce qui existe, tout ce qui vit sur terre ou sous l’eau
n’existe, ne vit que par un mouvement quelconque. Ainsi, le
mouvement de l’histoire produit les rapports sociaux, le
mouvement industriel nous donne les produits industriels, etc.,
etc.
De même qu’à force d’abstraction nous avons transformé
toute chose en catégorie logique, de même on n’a qu’à faire
abstraction de tout caractère distinctif des différents
mouvements pour arriver au mouvement à l’état abstrait, au
mouvement purement formel, à la formule purement logique
du mouvement. Si l’on trouve dans les catégories logiques la
substance de toute chose, on s’imagine trouver dans la formule
logique du mouvement la méthode absolue, qui non seulement
explique toute chose mais qui implique encore le mouvement
de la chose.
C’est cette méthode absolue dont Hegel parle en ces
termes : la méthode est la force absolue, unique, suprême,
infinie, à laquelle aucun objet ne saurait résister ; c’est la
tendance de la raison à se reconnaître elle-même en toute
chose229.
Toute chose étant réduite à une catégorie logique, et tout
mouvement, tout acte de production à la méthode, il s’ensuit
naturellement que tout ensemble de produits et de production,
d’objets et de mouvements se réduit à une métaphysique
appliquée. Ce que Hegel a fait pour la religion, le droit, etc.,
M. Proudhon cherche à le faire pour l’économie politique.
Ainsi, qu’est-ce donc que cette méthode absolue ?
L’abstraction du mouvement. Qu’est-ce que l’abstraction du
mouvement ? Le mouvement à l’état abstrait. Qu’est-ce que le
mouvement à l’état abstrait ? La formule purement logique du
mouvement ou le mouvement de la raison pure. En quoi
consiste le mouvement de la raison pure ? À se poser, à
s’opposer, à se composer, à se formuler comme thèse,
antithèse, synthèse, ou bien encore à s’affirmer, à se nier, à
nier sa négation.
[…] Appliquez cette méthode aux catégories de
l’économie politique, et vous aurez la logique et la
métaphysique de l’économie politique, ou, en d’autres termes,
vous aurez les catégories économiques connues de tout le
monde, traduites dans un langage peu connu qui leur donne
l’air d’être fraîchement écloses dans une tête raison pure ;
tellement ces catégories semblent s’engendrer les unes les
autres, s’enchaîner et s’enchevêtrer les unes dans les autres par
le seul travail du mouvement dialectique.
[…] Ainsi, pour Hegel, tout ce qui s’est passé et ce qui se
passe encore est tout juste ce qui se passe dans son propre
raisonnement. Ainsi la philosophie de l’histoire n’est plus que
l’histoire de la philosophie, de sa philosophie à lui. Il n’y a
plus l’« histoire selon l’ordre des temps », il n’y a que la
« succession des idées dans l’entendement ». Il croit construire
le monde par le mouvement de sa pensée, tandis qu’il ne fait
que reconstruire systématiquement et ranger sous la méthode
absolue les pensées qui sont dans la tête de tout le monde.
226 Ce texte, écrit en français par Marx, se trouve au début du chapitre II intitulé « La métaphysique de l’économie
politique, 1., La méthode ».
227 Proudhon, Système des contradictions, ou Philosophie de la misère, 1846, t. 1, p. 146.

228 Marx veut dire « l’individualité ».


229 Marx cite ici de façon condensée une série de formulations de Hegel figurant à la fin du dernier volume de La
Science de la logique, au chapitre de « L’Idée absolue ». (Aubier, t. 2, 1981, p. 371).
27.
Socialisme « vrai » et philosophie
(1848)
Manifest der kommunistischen Partei, MEW, t.
4, p. 485-488.
Manifeste du parti communiste, Éditions sociales,
p. 93-97.

La littérature socialiste et communiste de France230, née


sous la pression d’une bourgeoisie dominante et expression
littéraire de la lutte contre cette domination, fut introduite en
Allemagne en un temps où la bourgeoisie en était à
commencer son combat contre l’absolutisme féodal.
Philosophes, demi-philosophes et beaux esprits se jetèrent
avidement sur cette littérature en oubliant seulement qu’avec
l’importation de ces écrits de France n’avaient pas été
simultanément importées en Allemagne les conditions de vie
françaises. Rapportée aux conditions allemandes, cette
littérature française perdait toute signification pratique
immédiate et prenait un caractère purement littéraire. Elle ne
devait plus apparaître que comme oiseuse spéculation sur la
réalisation de l’essence humaine. Ainsi pour les philosophes
allemands du XVIIIe siècle les revendications de la première
Révolution française avaient seulement pour sens d’être les
revendications de la « raison pratique » en général, et les
concrétisations de la volonté de la bourgeoisie révolutionnaire
française n’exprimaient à leurs yeux que les lois de la volonté
pure, la volonté telle qu’elle doit être, la volonté véritablement
humaine.
L’unique travail des littérateurs allemands fut de mettre
les idées françaises nouvelles à l’unisson de leur vieille
conscience philosophique ou, mieux, de s’approprier les idées
françaises selon leur point de vue philosophique.
Cette appropriation se fit de la façon dont on s’approprie
une langue étrangère – par la traduction.
On sait comment les moines transcrivaient les manuscrits
reproduisant les ouvrages classiques de l’Antiquité païenne en
y introduisant de fades histoires de saints catholiques. Les
littérateurs allemands procédèrent inversement avec la
littérature française profane. Ils inscrivirent leurs balivernes
philosophiques sous l’original français. Par exemple, sous la
critique française des rapports monétaires ils écrivirent
« dessaisissement231 de l’essence humaine », sous la critique
française de l’État bourgeois ils écrivirent « abolition du règne
de l’universel abstrait », etc.
L’interpolation de cette phraséologie philosophique sous
les développements français, ils la baptisèrent « philosophie de
l’action », « socialisme vrai », « science allemande du
socialisme », « fondement philosophique du socialisme », etc.
Ainsi la littérature socialiste-communiste française fut-
elle proprement émasculée. Et comme entre les mains des
Allemands elle cessait d’être l’expression de la lutte d’une
classe contre une autre, l’Allemand eut le sentiment d’avoir
surmonté l’« unilatéralité française » et d’avoir défendu non
pas de vrais besoins mais le besoin du vrai, non pas les intérêts
du prolétaire mais ceux de l’essence humaine, de l’être humain
en général, de l’homme qui n’appartient à aucune classe ni de
façon générale à aucune réalité, n’existant que dans le ciel
brumeux de l’imagination philosophique.
Ce socialisme allemand qui prenait si solennellement au
sérieux ses maladroits exercices d’écolier et hélait à grands
cris la clientèle perdit cependant peu à peu son innocence
pédantesque.
Le combat de la bourgeoisie allemande, notamment
prussienne, contre les féodaux et la monarchie absolue, en un
mot le mouvement libéral gagna en sérieux.
Le socialisme « vrai » eut l’occasion tant souhaitée
d’opposer au mouvement politique les revendications
socialistes, de lancer l’anathème contre le libéralisme, contre
l’État représentatif, contre la concurrence bourgeoise, la liberté
bourgeoise de la presse, le droit bourgeois, la liberté et
l’égalité bourgeoises, de prêcher aux masses populaires
qu’elles n’avaient rien à gagner à ce mouvement bourgeois
mais bien plutôt tout à y perdre. Le socialisme allemand oublia
au bon moment que la critique française dont elle était
bêtement l’écho présupposait la société bourgeoise moderne
avec les conditions matérielles de vie correspondantes et la
constitution politique appropriée – présuppositions qui en
Allemagne restaient justement encore à conquérir.
Pour les gouvernements absolus d’Allemagne, avec leurs
cohortes de curés, maîtres d’école, hobereaux et bureaucrates,
ce socialisme servit d’épouvantail rêvé contre la menace de la
bourgeoisie montante.
Il fut la sucrerie qui compensait l’amertume des coups de
fouet et des coups de fusil par lesquels ces mêmes
gouvernements allemands répondaient aux émeutes des
ouvriers allemands232.
Si le socialisme « vrai » devint ainsi une arme contre la
bourgeoisie entre les mains des gouvernements, il représentait
aussi de façon directe un intérêt réactionnaire, l’intérêt de la
petite-bourgeoisie allemande. En Allemagne, la classe des
petits-bourgeois, héritage du XVIe siècle qui depuis ce temps
renaît sans cesse sous des formes variées, constitue la vraie
base sociale de l’ordre établi.
La maintenir, c’est maintenir l’ordre de choses existant en
Allemagne. La domination industrielle et politique de la
bourgeoisie lui fait craindre une fin certaine, par suite de la
concentration du capital d’une part et de l’entrée en scène d’un
prolétariat révolutionnaire de l’autre. Le socialisme « vrai » lui
parut faire d’une pierre deux coups. Il se répandit comme une
épidémie.
De ce vêtement finement tissé de fils spéculatifs, brodé
de fleurs spirituellement rhétoriques et humide de chaude
rosée sentimentale, les socialistes allemands firent une ample
tunique dont ils revêtirent leurs squelettiques « vérités
éternelles », ce qui fut fort favorable à l’écoulement de leur
marchandise auprès d’un tel public.
Quant à lui, le socialisme allemand comprit de mieux en
mieux sa vocation : être le représentant grandiloquent de cette
bourgeoisie pot-au-feu.
Il proclama la nation allemande norme de la nation et le
philistin allemand norme de l’homme. À chacune de ses
bassesses il conféra un sens caché plus haut, un sens socialiste
où elle signifiait le contraire. Allant à son ultime conséquence,
il s’éleva sans ambages contre l’orientation « brutalement
destructrice » du communisme et proclama son impartiale
supériorité sur toute lutte de classe. À de très rares exceptions
près, tout ce qui circule en Allemagne comme écrits
prétendument socialistes et communistes appartient à cette
répugnante littérature décérébrée.
230 La troisième et dernière partie du Manifeste du parti communiste passe en revue critique les divers courants de la
« littérature socialiste et communiste » à la veille des révolutions de 1848. Le texte qui suit porte sur cette forme de
« socialisme réactionnaire » qui fleurissait alors en Allemagne sous l’appellation de « socialisme vrai ».
231 « Entäusserung ».

232 Telle la puissante révolte des tisserands silésiens en 1844.


28.
Hegel et la naïveté du concept
spéculatif
(1865)
Das Kapital, livre III, MEGA, II/15, p. 604,
note.
Le Capital, livre III, t. 3, Éditions sociales, p. 8-9,
note 1.

Rien de plus comique que le développement de Hegel sur


la propriété privée du sol233. L’homme en tant que personne
doit rendre sa volonté effective comme âme de la nature
extérieure, donc prendre possession de cette nature en tant que
sa propriété privée. Si telle est la destination de « la
personne », de l’homme en tant que personne, il s’ensuivrait
que tout homme doit être propriétaire foncier pour se réaliser
comme personne. La libre propriété privée du sol – un
développement234 très moderne – n’est pas, à suivre Hegel, un
rapport social déterminé mais un rapport de l’homme en tant
que personne à la « nature », un « droit d’appropriation absolu
qu’a l’homme sur toutes les choses » (Hegel, Philosophie du
droit, Berlin, 1840, p. 79235). Il est d’abord assez clair que la
personne prise à part n’est pas en mesure de s’affirmer
propriétaire en vertu de sa « volonté » face à la volonté
d’autrui qui veut aussi s’incarner dans la même parcelle
corporelle de terre. Il y faut tout autre chose que la bonne
volonté. De plus, on ne peut absolument pas prévoir où « la
personne » va borner la réalisation de sa volonté, s’il faut à
l’existence de cette volonté un pays entier pour se réaliser, ou
s’il est besoin de s’approprier tout un tas de pays afin de
« manifester l’éminence de ma volonté en regard de la chose »
(p. 80). Ici Hegel se casse donc complètement la figure. « La
prise de possession est de sorte tout individuelle ; je ne
m’approprie pas plus que ce que je touche avec mon corps,
mais le second point est aussitôt que les choses extérieures ont
une extension plus vaste que ce que je suis capable de saisir.
Dès lors que j’ai une chose en ma possession, elle est aussi par
là même liée à une autre. J’opère la prise de possession par la
main, mais le domaine de celle-ci peut être élargi » (p. 90236).
Or à cet autre objet d’autres encore sont liés, et ainsi ma
volonté ne rencontre plus de frontière pour infuser son âme
dans le sol. « Si je possède quelque chose, l’entendement en
vient de suite à ce que soit mien non pas seulement ce que je
possède de façon immédiate, mais ce qui en est solidaire. Ici
c’est au droit positif d’établir ses considérants , car rien de
plus ne peut être déduit du concept » (p. 91). Voilà qui
constitue de la part « du concept » un aveu extraordinairement
naïf, et prouve que ce concept, qui commence par commettre
la bévue de tenir pour absolue une représentation juridique
bien déterminée de la propriété foncière appartenant à la
société bourgeoise, ne conceptualise « rien » des structures
effectives de la propriété foncière. C’est en même temps
l’aveu qu’avec l’accroissement des besoins de l’évolution
sociale, en l’occurrence économique, le « droit positif » peut et
doit changer ses considérants.
233 Ce texte est celui d’une note introduite par Marx au début du chapitre XXXVII du livre III, chapitre consacré à des
considérations préliminaires sur la question de la propriété foncière.
234 « Produkt ».

235 Cf. Hegel, Principes de la philosophie du droit, éd. J.-F. Kervégan, PUF, 1998, § 44, p. 133.
236 Marx cite ici, et plus loin, l’Addition (Zusatz) au § 55, rédigée par Gans, et qui ne figure pas dans l’édition française.
Cf. Grundlinien der Philosophie des Rechts, in Hegel, Sämtliche Werke, éd. Georg Lasson, t. VI, Leipzig, 1930, p. 301
(c’est moi qui traduis).
29.
Lassalle et la dialectique comme
système à appliquer
(1858)
Brief an Engels, 1. Febr. 1858, MEGA, III/9,
p. 50-52.
Lettre à Engels, 1er février 1858, Correspondance,
Éditions sociales, t.V, p. 127-128.

L’Héraclite l’Obscur de Lassalle le Clair est au fond**


un bien sot bouquin237. À chacune des nombreuses images à
travers lesquelles Héraclite élabore l’idée de l’unité de
l’affirmation et de la négation, Lassalle se manifeste* et nous
sert à cette occasion quelque passage de la Logique de Hegel,
laquelle ne gagne pas grand-chose en l’affaire, et cela toujours
en étalant – comme un écolier tenu à un pensum fournissant la
preuve qu’il possède bien son « essence » et son
« phénomène » et son « procès dialectique ». L’écolier qui
s’est mis à ce genre de spéculations, on peut être certain qu’il
n’est capable d’envisager le processus de pensée que
conformément à la recette prescrite et dans les formes
sacramentales**. C’est exactement notre Lass[alle]. Ce type
semble avoir cherché à se mettre au clair avec la logique
hégélienne à propos d’Héraclite sans jamais se lasser de
reprendre les choses par le commencement. Pour ce qui est de
l’érudition, il en fait une énorme exhibition. Mais tout
connaisseur sait comme il est facile, quand on a le temps et
l’argent et que comme le sieur Lassalle on se fait ad libitum 238
envoyer à domicile la bibliothèque universitaire de Bonn, de
rassembler pareil étalage de citations. On voit comme le type
apparaît singulièrement grand à ses propres yeux dans ce
monde de paillettes philologiques où il se meut avec la grâce
de qui porte un costume à la mode* pour la première fois de sa
vie. Étant donné que la plupart des philologues ne possèdent
pas le concept spéculatif qui domine chez Héraclite, tout
hégélien a sur eux l’avantage imparable de comprendre ce que
le philologue ne comprend pas. (Ce serait d’ailleurs
extraordinaire qu’un type, parce qu’il apprend le grec,
devienne philosophe en grec sans l’être en allemand.) Mais au
lieu de prendre la chose simplement comme allant de soi,
M. Lassalle nous traite d’une façon quasi lessingienne. Avec
une prolixité de juriste on oppose l’interprétation de Hegel aux
fausses interprétations des philologues, fausses par insuffisante
connaissance des choses. De sorte que nous avons le double
plaisir de voir étaler devant nous en long et en large des
constructions dialectiques que pour un peu nous aurions
oubliées, et deuxièmement de voir opposer aux philologues
non spéculatifs cette « part d’héritage spéculatif » que font
valoir la finesse et l’érudition philologico-juridiques
particulières de Monsieur L. Au reste, en dépit de son battage
sur le fait qu’Héraclite était jusqu’ici totalement hermétique,
notre type n’ajoute pour l’essentiel absolument rien de neuf à
ce qu’en dit Hegel dans l’Hist[oire] de la Philo[sophie]. Il ne
fait qu’exposer en détail ce qui bien entendu aurait pu tenir de
façon pleinement suffisante en deux placards d’imprimerie239.
Encore moins lui vient-il à l’esprit de nous exposer des idées
critiques sur la dialectique elle-même. Si l’on imprimait
ensemble tous les fragments d’Héraclite, ils feraient à peine un
demi-placard. Seul un drôle qui fait imprimer des livres aux
frais de la redoutable « créature240 » peut s’autoriser à mettre en
circulation deux volumes de soixante placards sur la base d’un
tel prétexte.
Il y a une formule d’Héraclite l’Obscur où, pour faire
comprendre la conversion de toutes choses en leur contraire, il
dit : « Ainsi l’or se change en toutes choses, et toutes choses se
changent en or. » L’or, dit Lassalle, c’est ici l’argent (c’est
juste*), et l’argent c’est la valeur. Donc c’est l’idéel,
l’universel, l’Un (valeur), et les choses c’est le réel, le
particulier, le multiple. Il se sert de cette bouleversante
découverte pour donner dans une longue note un avant-goût de
ses découvertes dans la science de l’économie politique*241. À
chaque mot une bourde, mais exposée avec une remarquable
prétention. Je retiens de cette note que notre type, dans son
second grand opus, a le projet d’exposer l’économie politique
à la manière hégélienne. Il apprendra à ses dépens qu’amener
par la critique une science au point où l’on peut l’exposer
dialectiquement est une tout autre affaire qu’appliquer un
système abstrait et tout bouclé242 de logique là où il y a tout
juste soupçons de pareil système.
237 Ayant reçu, de Lassalle son ouvrage, Marx lui répondit le 21 décembre 1857 : « Mes remerciements* pour Héraclite.
J’ai toujours eu une grande tendresse* pour ce philosophe, auquel je ne préfère qu’Aristote parmi les Anciens. J’ai fait de la
philosophie plus tardive – Épicure (surtout lui), le stoïcisme et le scepticisme – l’objet d’une étude spéciale, mais pour des
raisons plus politiques que philosophiques. » (Cf. K. Marx, F. Engels, Correspondance, op. cit., t. V, p. 90, tr.)
238 à volonté (latin).

239 Un placard d’imprimerie était une grande feuille destinée à être pliée trois fois en deux, ce qui donnait donc seize
pages imprimées.
240 La comtesse Sophie de Hatzfeldt. Marx la nomme ici « Mensch », mot qui, au neutre (das Mensch), signifie « la
garce ».

241 Tout ce dernier membre de phrase est en anglais.


242 « fertiges ».
30.
Une « manière idéaliste » à
corriger
(1857)
Ökonomische Manuskripte 1857-1858, MEGA,
II/1.1, p. 84-85.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 107-
108, ou t. 1, p. 85-86.

De même que dans l’argent la valeur d’échange se


présente comme marchandise universelle à côté de toutes les
marchandises particulières243, cette valeur d’échange se
présente par là du même coup comme marchandise
particulière dans l’argent (puisqu’elle possède une existence
particulière) à côté de toutes les autres marchandises
particulières. N’en résulte pas seulement cette incongruité que
l’argent, n’existant que dans l’échange, fait face en tant
qu’échangeabilité universelle à l’échangeabilité particulière
des marchandises et l’efface immédiatement, en dépit de quoi
tous deux doivent demeurer convertibles réciproquement ;
mais ainsi l’argent entre en contradiction avec lui-même et sa
détermination, du fait qu’il est lui-même une marchandise
particulière (même lorsqu’il n’est que signe) et qu’il est par
conséquent soumis à son tour, dans son échange contre
d’autres marchandises, à des conditions d’échange
particulières qui contredisent à son absolue échangeabilité
universelle. (On ne parle pas encore ici de l’argent en tant qu’il
est fixé dans la substance d’un produit déterminé, etc.) À côté
de son existence dans la marchandise, la valeur d’échange a
acquis une existence propre dans l’argent, elle a été séparée de
sa substance, précisément parce que la déterminité244 naturelle
de cette substance contredisait à son universelle
détermination245 comme valeur d’échange. En tant que valeur
d’échange, toute marchandise est égale (ou comparable) aux
autres (qualitativement : chacune ne représente alors qu’un
plus ou un moins quantitatif de valeur d’échange). C’est
pourquoi cette égalité, cette unité qu’elles ont se distinguent de
leur diversité naturelle ; et c’est pour cela qu’elle apparaît dans
l’argent aussi bien comme leur élément commun que comme
un tiers face à elles. Mais d’un côté la valeur d’échange
demeure bien sûr en même temps une qualité inhérente aux
marchandises, alors même qu’elle existe aussi en dehors
d’elles ; de l’autre, comme l’argent n’existe plus comme
propriété des marchandises, comme leur universel, mais qu’il
est individualisé à leur côté, il devient lui-même une
marchandise particulière à côté des autres marchandises.
(Déterminable par la demande et l’offre ; se divise en sortes
d’argent particulières, etc.) Il devient une marchandise comme
les autres, et en même temps il n’est pas une marchandise
comme les autres. Malgré sa détermination universelle, il est
un échangeable à côté d’autres échangeables. Il n’est pas
seulement la valeur d’échange universelle ; mais c’est en
même temps une valeur d’échange particulière à côté d’autres
valeurs d’échange particulières. Ici, nouvelle source de
contradictions, qui se manifestent dans la pratique. (Dans la
séparation entre l’activité financière et le commerce au sens
propre réapparaît la nature particulière de l’argent.)
Nous voyons donc comment il est immanent à l’argent
d’accomplir ses fins tout en les niant ; de s’autonomiser par
rapport aux marchandises ; étant moyen, de devenir fin ; de
réaliser la valeur d’échange des marchandises en les séparant
d’elles ; de faciliter l’échange en le scindant ; de surmonter les
difficultés de l’échange marchand immédiat en les
généralisant ; de rendre l’échange autonome par rapport aux
producteurs dans la mesure même où les producteurs
deviennent dépendants de l’échange.
(Ultérieurement, avant d’abandonner cette question il sera
nécessaire de corriger la manière idéaliste de l’exposé,
suscitant le faux-semblant246 qu’il s’agirait seulement de
déterminations conceptuelles et de la dialectique de ces
concepts. Ainsi surtout la formulation247 : le produit (ou
l’activité) devient marchandise ; la marchandise, valeur
d’échange ; la valeur d’échange, argent.)
243 Ce texte est une première conclusion de l’analyse de l’argent par laquelle commencent les Grundrisse – pages où
Marx cherche en tâtonnant encore la démarche qui va convenir à son entreprise critique.
244 « Bestimmtheit ».

245 « Bestimmung ». La distinction hégélienne entre Bestimmung et Bestimmtheit perd peu à peu sa pertinence chez
Marx.
246 « den Schein ».

247 « die Phrase ».


III.
Le philosophique en
travail
31.
Deux méthodes dialectiques
opposées
(1873)
Das Kapital, Nachwort zur zweiten Auflage,
MEGA, II/10, p. 17-18.
Le Capital, Postface à la 2e édition allemande,
Éditions sociales, livre premier, p. 17-18.

En décrivant ce qu’il appelle ma méthode réelle248 avec


tant de justesse et, pour autant qu’entre en ligne de compte
l’application que j’en fais personnellement, avec tant de
bienveillance, qu’est-ce donc que l’auteur a décrit si ce n’est la
méthode dialectique ?
Le mode d’exposition doit bien entendu se distinguer
dans la forme du mode d’investigation. L’investigation a à
faire sienne la matière dans le détail, analyser ses diverses
formes de développement et en découvrir le lien interne. C’est
seulement lorsque ce travail est accompli que le mouvement
réel peut être exposé en conséquence. Si l’on y réussit et que la
vie de la matière traitée se réfléchit alors idéellement, il peut
sembler que l’on ait affaire à une construction a priori.
En sa base, ma méthode dialectique n’est pas seulement
différente de celle de Hegel, c’est son contraire direct. Pour
Hegel le procès de pensée, dont il va jusqu’à faire sous le nom
d’Idée un sujet autonome, est le démiurge du réel, lequel n’en
constitue que la manifestation extérieure. Chez moi, à
l’inverse, l’idéel n’est rien d’autre que le matériel transposé et
traduit dans la tête des hommes.
J’ai critiqué le côté mystificateur de la dialectique
hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était
encore à la mode. Mais alors même que je rédigeais le premier
volume du Capital, les épigones grincheux, prétentieux et
médiocres qui font aujourd’hui la loi dans l’Allemagne
cultivée249 se plaisaient à traiter Hegel comme le brave Moses
Mendelssohn, au temps de Lessing, avait traité Spinoza, c’est-
à-dire en « chien crevé ». Aussi me déclarai-je ouvertement
disciple de ce grand penseur, et j’eus même la coquetterie,
dans le chapitre sur la théorie de la valeur, de reprendre ici et
là la façon de s’exprimer qui lui est propre. La mystification
que subit la dialectique entre les mains de Hegel n’empêche
aucunement qu’il ait été le premier à en exposer les formes
universelles de mouvement de façon globale et consciente.
Chez lui elle est sur la tête. Il faut la retourner pour découvrir
le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique.
Dans sa forme mystifiée, la dialectique devint une mode
allemande parce qu’elle semblait magnifier l’état de choses
existant. Dans sa configuration rationnelle, elle est un scandale
et une abomination pour les bourgeois et leurs porte-parole
doctrinaires, parce que dans l’intelligence positive de l’état de
choses existant elle inclut en même temps l’intelligence de sa
négation, de sa disparition nécessaire, parce qu’elle saisit toute
forme faite dans le flux du mouvement, donc aussi sous son
côté périssable, parce que rien ne peut lui en imposer, parce
qu’elle est par essence critique et révolutionnaire.
248 Juste avant, dans cette postface à la 2e édition allemande du livre premier du Capital, Marx a cité un long passage
d’une critique russe de ce livre premier publiée en mai 1872 à Saint-Pétersbourg par Le Messager européen.
249 Cf. les noms cités par Marx dans sa lettre à Kugelmann du 27 juin 1870 : Büchner, Lange, Dühring, Fechner…
32.
Historicité des concepts
(1858)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.2, p. 646.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 732-
733, ou t. 2, p. 264-265.

[Le cours de notre exposé a montré de quelle façon la


valeur, apparue comme une abstraction, n’est possible, sitôt
posé l’argent, qu’en tant qu’elle est cette abstraction ; d’un
autre côté cette circulation monétaire conduit au capital et ne
peut donc être complètement développée que sur la base du
capital, comme de façon générale il est la seule base sur
laquelle la circulation peut s’emparer de tous les moments de
la production. Dans ce développement ne se manifeste donc
pas seulement le caractère historique des formes qui, comme
le capital, appartiennent à une époque déterminée ; mais des
déterminations comme la valeur, qui paraissent purement
abstraites, donnent à voir la base historique à partir de laquelle
elles sont abstraites, et sur laquelle seule elles peuvent donc se
manifester dans cette abstraction ; quant aux déterminations
qui appartiennent plus ou moins** à toutes les époques,
comme par exemple l’argent, elles rendent visible la
modification historique qu’elles subissent. Le concept
économique de valeur ne se rencontre pas chez les Anciens.
Valeur, dans sa différence avec pretium 250 , terme purement
juridique face à l’escroquerie, etc. Le concept de valeur
ressortit entièrement à la plus moderne économie, parce qu’il
est l’expression la plus abstraite du capital lui-même et de la
production dont il est la base. Dans le concept de valeur se
trahit son secret.]
250 Prix (latin).
33.
Aristote, la valeur et
l’esclavagisme
(1867)
Das Kapital, Buch I, MEGA, II/10, p. 59-60.
Le Capital, livre premier, Éditions sociales, p. 67-68.

Les deux particularités de la forme-équivalent exposées


en dernier251 deviennent plus saisissables encore si nous
remontons au grand chercheur qui a analysé le premier, et de
façon bien plus heureuse que ses modernes successeurs, la
forme-valeur, ainsi que tant de formes de la pensée, de la
société et de la nature. Il s’agit d’Aristote.
Tout d’abord Aristote énonce clairement que la forme-
argent de la marchandise n’est que la figure plus développée
de la forme-valeur simple, c’est-à-dire de l’expression de la
valeur d’une marchandise dans n’importe quelle autre
marchandise, puisqu’il dit :
« 5 lits = 1 maison » (« Κλίναι πέντε ἀντὶ οἰκίας »)
« ne diffère pas » de :
« 5 lits = tant et tant d’argent » (« Κλίναι πέντε ἀντι…
̀
ὅσου αἱ πέντε κλίναι »).
Il voit ensuite que le rapport de valeur auquel se rattache
cette expression de valeur implique quant à lui que la maison
soit qualitativement mise à égalité avec le lit, et que sans une
telle égalité d’essence ces choses différentes du point de vue
sensible ne seraient pas référables l’une à l’autre en tant que
grandeurs commensurables. « Il ne peut y avoir d’échange,
dit-il, sans l’égalité, mais non plus d’égalité sans la
commensurabilité » (« οὕτ᾽ἰσότης μὴ οὕσης συμμετρίας »).
Mais ici il s’arrête court, sans pousser plus loin l’analyse de la
forme-valeur. « Or il n’est pas possible en vérité que des
choses d’espèces aussi différentes soient commensurables »,
c’est-à-dire qualitativement égales (« τͺῆ μὲν οὐ̑ν ἀληθείͺα
ἀδύνατον »). Cette mise à égalité, ne pouvant qu’être
étrangère à la vraie nature des choses, constitue donc un
simple « expédient pour le besoin pratique252 ».
Aristote nous dit donc lui-même où achoppe la poursuite
de son analyse : il lui manque le concept de valeur. Quel est le
quelque chose d’égal, autrement dit la substance commune
que la maison représente pour le lit dans l’expression de
valeur ? Ce quelque chose ne peut « en vérité pas exister », dit
Aristote. Pourquoi ? La maison se présente face au lit comme
un égal dans la mesure où elle représente ce qui est égal de
façon effective entre eux deux, le lit et la maison. Et c’est : du
travail humain.
Mais que dans la forme des valeurs marchandes tous les
travaux soient exprimés comme travail humain égal et par
suite comme équivalent, Aristote ne pouvait pas le deviner
dans la forme-valeur des marchandises, parce que la société
grecque reposait sur le travail des esclaves et avait de ce fait
pour base naturelle l’inégalité des hommes et de leurs travaux.
Le secret de l’expression de la valeur, l’égalité et l’égale
valeur de tous les travaux, du fait et en tant qu’ils sont du
travail humain en général, ne peut être déchiffré qu’à partir du
moment où le concept de l’égalité humaine possède déjà la
solidité d’un axiome populaire253. Mais cela n’est possible que
dans une société où la forme-marchandise est la forme
générale du produit du travail, et où par suite le rapport des
hommes entre eux en tant que possesseurs de marchandises
est le rapport social dominant. Le génie d’Aristote éclate en
ceci précisément qu’il découvre un rapport d’égalité dans
l’expression de valeur des marchandises. Seul le caractère
historiquement borné de la société où il vit l’empêche de
déceler aussi en quoi consiste « en vérité » ce rapport
d’égalité.
251 Dans les paragraphes précédents, Marx a exposé trois particularités que revêt la forme-équivalent de la valeur : tout
d’abord, « la valeur d’usage devient la forme phénoménale de son contraire, c’est-à-dire de la valeur » ; en deuxième lieu,
« le travail concret devient la forme phénoménale de son contraire, le travail humain abstrait » ; en troisième lieu, « le
travail privé devient la forme de son contraire, savoir du travail sous forme immédiatement sociale ».
252 Marx cite ici des formulations d’Aristote qui figurent dans l’Éthique de Nicomaque, au livre cinquième, chap. V.

253 Le terme allemand est « Volksvorurteil ». On traduit ordinairement par « préjugé populaire », mais le mot « préjugé »
a une connotation péjorative qui ne répond pas au présent propos de Marx.
34.
Catégories logiques et « relations
pratiques »
(1868)
Brief an Engels, 25. März 1868, MEW, t. 32,
p. 51-52.
Lettre à Engels, 25 mars 1868, Correspondance,
Éditions sociales, t. IX, p. 193-194.

Il en va dans l’histoire humaine comme en paléontologie.


Des choses qu’on a sous le nez, même les esprits les plus
remarquables ne les voient pas par principe, en raison d’une
vraie cécité de jugement*. Par la suite, quand le temps s’est
levé, on s’étonne de trouver encore partout des traces de ce
qu’on n’avait pas vu. La première réaction contre la
Révolution française et la pensée des Lumières qui lui est liée
a naturellement été de tout voir sous l’aspect médiéval et
romantique, et même des gens comme Grimm n’en sont pas
exempts. La deuxième réaction – et elle correspond à la
tendance socialiste, bien que ces gens instruits ne se doutent
aucunement qu’ils s’y rattachent –, c’est de remonter par-delà
le Moyen Âge jusqu’aux temps originels de chaque peuple.
Les voilà alors tout surpris de trouver le plus neuf dans le plus
ancien, et même des Égalitaires jusqu’à un certain point*, de
quoi faire frémir Proudhon d’horreur.
À quel point nous sommes tous captifs de cette cécité de
jugement* : précisément dans ma région, le Hunsrück, le
système vieil-allemand a persisté jusque dans ces dernières
années. Je me rappelle maintenant que mon père m’en parlait
en tant qu’avocat ! Autre preuve : de même que les géologues,
même les meilleurs, comme Cuvier, ont interprété certains
faits complètement de travers, des philologues de la force**
d’un Grimm ont mal traduit les phrases latines les plus
simples, sous l’emprise de Möser, etc. (lequel, je m’en
souviens, était ravi que chez les Allemands la « liberté » n’ait
jamais existé, mais que « l’air y rende serf »). Par exemple le
passage bien connu de Tacite : « Arva per annos mutant, et
superest ager », ce qui veut dire : ils échangent (par tirage au
sort, de là plus tard les sortes dans toutes les Leges
Barbarorum 254) les champs (arva), et il reste le terrain
communal (ager par opposition à arva, c’est-à-dire l’ager
publicus 255) ; Grimm traduit : ils cultivent chaque année de
nouveaux champs, et il reste toujours de la terre (non
cultivée) !
De même le passage : « Colunt discreti ac diversi 256 »
devrait prouver que de tout temps les Allemands ont exploité
comme des hobereaux westphaliens en fermes isolées. Mais
dans le même passage il est dit plus loin : « Vicos locant non in
nostrum morem connexis et cohaerentibus aedificiis : suum
quisque locum spatio circumdat 257 », et de tels villages
germaniques primitifs existent encore çà et là au Danemark
sous la forme décrite. La Scandinavie devrait naturellement
devenir aussi importante pour la jurisprudence et l’économie
allemandes qu’elle l’est pour notre mythologie. Et c’est
seulement en partant de là que nous avons pu déchiffrer notre
passé. D’ailleurs, même Grimm, etc. a trouvé chez César que
les Allemands s’établissaient toujours par communautés, non
de façon individuelle : « gentibus cognationibusque, qui uno
coiereant258 ».
Que dirait bien le vieil* Hegel s’il apprenait dans l’autre
monde que l’Allgemeine 259 en allemand et en nordique ne
signifie rien d’autre que le Gemeinland 260, et le Sundre,
Besondre 261, rien d’autre que la parcelle détachée du bien
communal ? Ainsi donc les catégories logiques résultent
sacrément de « nos relations pratiques262 ».
254 les lois des Barbares.
255 le champ public.

256 Ils cultivent de façon isolée et séparée.


257 Ils ne disposent pas leurs villages selon notre coutume en bâtiments contigus et faisant corps : chacun entoure sa
maison d’un espace libre.

258 Par familles et tribus, qui s’établissaient ensemble.


259 L’universel.

260 Le bien communal.


261 Le particulier.

262 « Verkehr ».
35.
L’essence, c’est le rapport
générateur
(1865)
Das Kapital, Buch III, MEGA, II/15, p. 766-
767.
Le Capital, livre III, Éditions sociales, t. 3, p. 172.

La forme économique spécifique dans laquelle du


surtravail non payé est soutiré aux producteurs immédiats
détermine le rapport de maître à valet tel qu’il résulte
directement de la production même et réagit à son tour sur elle
de façon déterminante. Là trouve son fondement la structure
globale de la communauté économique résultant des rapports
de production et simultanément aussi sa figure politique
spécifique. C’est en chaque cas dans le rapport immédiat des
propriétaires des conditions de production aux producteurs
immédiats – rapport dont à chaque fois la forme correspond
naturellement à un stade déterminé du développement de la
façon de travailler et donc de la force productive sociale – que
nous trouvons le secret le plus intime, la base cachée263 de toute
la construction sociale et par suite aussi de la forme politique
que prend le rapport de souveraineté et de dépendance, en bref
de la forme d’État propre à chaque cas. Ce qui n’empêche que
la même base économique – la même quant à ses conditions
principales –, par suite de l’inépuisable diversité des
circonstances empiriques, conditions naturelles, rapports
raciaux, influences historiques agissant du dehors, etc., peut
présenter des variations et nuances infinies que seule l’analyse
de ces circonstances empiriquement données pourra faire
saisir.
263 « die verborgne Grundlage ».
36.
L’essence travestie dans le
phénomène
(1867)
Das Kapital, Buch I, MEGA, II/10, p. 481, 483-
484, 485.
Le Capital, livre premier, Éditions sociales, p. 601-
602, 605, 607.

Dans l’expression « valeur du travail », le concept de


valeur est non seulement complètement effacé mais converti
en son contraire264. C’est une expression imaginaire, à peu près
comme valeur de la terre. Ces expressions imaginaires ont
pourtant leur source dans les rapports de production eux-
mêmes. Ce sont des catégories pour dire des formes
phénoménales de rapports essentiels. Que dans le phénomène
les choses se présentent souvent à l’envers, le fait est assez
bien connu dans toutes les sciences, mais pas en économie
politique. […]
La forme salaire efface donc toute trace de la division de
la journée de travail en travail nécessaire et surtravail, travail
payé et travail non payé. Le travail apparaît en totalité comme
du travail payé. Dans la corvée féodale tombe sous le sens de
façon spatiale et temporelle la distinction entre le travail que le
corvéable fait pour lui-même et celui qu’il est contraint de
faire pour le propriétaire foncier. Dans le travail des esclaves,
même la partie de la journée de travail où l’esclave ne fait que
remplacer la valeur de ses propres moyens de subsistance,
partie donc où en fait il ne travaille que pour lui-même,
apparaît comme du travail pour son maître. Tout son travail
apparaît comme du travail non payé. Dans le travail salarié, à
l’inverse, même le surtravail, autrement dit le travail non payé,
apparaît comme payé. Dans le premier cas le rapport de
propriété masque le travail pour soi de l’esclave, dans l’autre
le rapport monétaire masque le travail gratuit du salarié.
On saisit là la décisive importance de cette transformation
où valeur et prix de la force de travail prennent la forme-
salaire, deviennent valeur et prix du travail lui-même. C’est
sur cette forme phénoménale, qui rend invisible le rapport
effectif et en montre juste le contraire, que reposent toutes les
représentations juridiques du travailleur aussi bien que du
capitaliste, toutes les mystifications du mode de production
capitaliste, toutes ses illusions de liberté, toutes les sornettes
apologétiques de l’économie vulgaire.
S’il faut beaucoup de temps à l’histoire universelle pour
venir à bout du secret du salaire, en revanche rien n’est plus
facile à comprendre que la nécessité, que les raisons d’être**
de cette forme phénoménale. […]
Du reste, il en va de la forme phénoménale « valeur et
prix du travail », « salaire », par opposition au rapport
essentiel qui prend cette apparence, c’est-à-dire valeur et prix
de la force de travail, comme de toutes les formes
phénoménales et de leur arrière-plan caché. Les premières se
reproduisent avec la spontanéité de l’immédiat, comme formes
de pensée de l’usage courant, le second ne peut être mis au
jour que par la science. L’économie politique classique
s’approche du fond des choses jusqu’à le toucher, sans
pourtant le formuler consciemment. Et elle ne peut le faire
aussi longtemps qu’elle reste dans sa peau bourgeoise.
264 Ces pages figurent dans les débuts de la section VI du livre premier consacrée au salaire.
37.
Loi, essence et phénomène
(1868)
Brief an Kugelmann, 14. Juli 1868, MEW, t. 32,
p. 552-554.
Lettre à Kugelmann, 14 juillet 1868,
Correspondance, Éditions sociales, t. IX, p. 263-264.

En ce qui concerne le Centralblatt 265, notre homme fait la


plus grande concession possible en accordant que, s’il y a bien
quelque chose à penser sous le mot valeur, on doit adopter mes
conclusions. Le pauvre ne voit pas que, même si dans mon
livre il n’y avait pas le moindre chapitre sur la « valeur »,
l’analyse que je donne des rapports réels contiendrait la preuve
et la démonstration de la réalité du rapport de valeur. Le
bavardage sur la nécessité de prouver le concept de valeur ne
repose que sur une complète méconnaissance aussi bien du
sujet dont il s’agit que de ce qu’est la méthode scientifique.
N’importe quel enfant sait que toute nation serait condamnée à
crever si le travail y cessait je ne dis pas un an mais quelques
semaines. Et il sait aussi que les masses de produits
correspondant aux diverses masses de besoins exigent des
masses différentes et quantitativement déterminées de travail
social. Il va de soi* que la forme déterminée de la production
sociale ne peut en aucune façon supprimer cette nécessité de la
répartition du travail en des proportions déterminées, mais
uniquement modifier le mode selon lequel elle se manifeste.
De façon générale, des lois naturelles ne peuvent être
supprimées. Ce qui dans des circonstances historiques
différentes peut être modifié, c’est seulement la forme sous
laquelle s’imposent ces lois. Et la forme sous laquelle
s’impose cette répartition proportionnelle du travail, dans un
état social où la connexion des travaux sociaux se manifeste
par l’échange privé de produits individuels du travail, c’est
précisément la valeur d’échange de ces produits.
La science a justement pour tâche d’expliquer comment
agit la loi de la valeur. Si donc on voulait commencer par
« expliquer » tous les phénomènes qui apparemment
contredisent la loi, il faudrait fournir la science avant la
science. C’est justement l’erreur de Ricardo dans son premier
chapitre sur la valeur : alors que toutes les catégories sont
d’abord à développer, il les suppose données afin de démontrer
qu’elles sont adéquates à la loi de la valeur.
Du reste, comme vous l’avez supposé à juste titre,
l’histoire de la théorie montre aussi que la conception du
rapport de valeur a toujours été la même, plus ou moins claire,
tantôt assortie d’illusions, tantôt mieux définie
scientifiquement. Comme le procès de la pensée naît lui-même
des circonstances, qu’il est lui-même un procès naturel, la
pensée en tant qu’appréhension effective ne peut qu’être
toujours la même, et ne se différencie que graduellement selon
la maturité de l’évolution, donc aussi celle de l’organe avec
lequel on pense266. Tout le reste est divagation.
L’économiste vulgaire ne soupçonne même pas que les
rapports réels de l’échange quotidien et les grandeurs de valeur
ne peuvent être immédiatement identiques. L’astuce de la
société bourgeoise consiste justement en ceci que n’a lieu a
priori aucune régulation sociale consciente de la production.
Le rationnel, la nécessité de nature ne s’impose que comme
moyenne aveugle. Et alors, l’économiste vulgaire croit faire
une grande découverte lorsque, mis en face de la connexion
interne dévoilée, il proteste qu’au niveau des phénomènes les
choses se présentent tout différemment. En fait, il proteste de
son attachement à l’apparence qu’il prend pour vérité dernière.
Alors, à quoi bon une science ?
265 Le journal de Leipzig Literarisches Centralblatt avait publié dans son numéro 28 un compte-rendu du Capital.
266 Avec presque tous les bons esprits de son époque, où domine le néolamarckisme, Marx accorde crédit à l’hérédité de
l’acquis, comme le montre cette fugitive remarque. Mais en fait c’est toujours en termes historiques qu’il rend compte de
l’évolution des idées.
38.
Le concret et l’abstrait
(1857)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, Einleitung,
MEGA, II/1, p. 35-40.
Manuscrits de 1857-1858, Introduction, Éditions
sociales, p. 56-61, ou t. 1, p. 34-39.

Si nous considérons un pays donné du point de vue de


l’économie politique267, nous commençons par sa population,
sa répartition en classes, ville, campagne, mer, les diverses
branches de la production, exportation et importation,
production annuelle et consommation, prix des marchandises,
etc.
Il semble que la juste manière soit de commencer par le
réel et le concret, la présupposition effective, donc dans
l’exemple de l’économie par la population, qui est la base et le
sujet de tout l’acte social de production. Pourtant, à considérer
la chose de plus près, cela se révèle faux. La population est
une abstraction si j’omets par exemple les classes dont elle se
compose. Ces classes à leur tour sont un mot creux si j’ignore
les éléments sur lesquels elles reposent. Par exemple salariat,
capital, etc. Ceux-ci supposent échange, division du travail,
prix, etc. Ainsi le capital n’est rien sans le travail salarié, sans
la valeur, l’argent, le prix, etc. Si donc je commençais par la
population, cela donnerait une représentation chaotique du tout
et, par une détermination plus serrée, j’en viendrais de façon
analytique à des concepts de plus en plus simples ; du concret
de la représentation à des termes abstraits toujours plus
minces, jusqu’à ce que je sois parvenu aux déterminations
d’une simplicité ultime. De là serait alors à parcourir le
chemin inverse, jusqu’à ce qu’en fin de compte j’arrive de
nouveau à la population, mais non plus cette fois comme à une
représentation chaotique du tout, au contraire comme à une
riche totalité de déterminations et relations multiples. La
première voie est celle qu’a prise historiquement l’économie à
sa naissance. Les économistes du XVIIe siècle, par exemple,
commencent toujours par la totalité vivante, la population, la
nation, l’État, plusieurs États, etc. ; mais ils finissent toujours
par dégager au moyen de l’analyse un certain nombre de
relations abstraites et générales de portée déterminante, telles
que division du travail, argent, valeur, etc. Dès que ces
éléments singuliers furent plus ou moins fixés dans leur
abstraction commencèrent les systèmes économiques, qui
partaient du simple, comme travail, division du travail, besoin,
valeur d’échange, pour s’élever jusqu’à État, échange
international et marché mondial. Cette dernière façon est
manifestement la juste méthode du point de vue scientifique.
Le concret est concret parce qu’il est intégration268 de
nombreuses déterminations, donc unité du multiple. C’est
pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès
d’intégration, comme résultat, non comme point de départ,
bien qu’il soit le point de départ effectif, et par conséquent
aussi celui de l’intuition et de la représentation. Dans la
première démarche, la plénitude de la représentation a été
volatilisée en détermination abstraite ; dans la seconde, ce sont
les déterminations abstraites qui ont conduit à la reproduction
du concret dans le cheminement de la pensée. C’est pourquoi
Hegel est tombé dans l’illusion qui consiste à concevoir le réel
comme résultat de la pensée s’intégrant en soi,
s’approfondissant en soi, se mouvant à partir de soi, alors que
la méthode qui s’élève de l’abstrait au concret n’est que la
manière dont la pensée s’approprie le concret, le reproduit en
tant que concret de l’esprit269. Mais ce n’est absolument pas le
procès de formation du concret lui-même. Ainsi la catégorie
économique la plus simple, mettons par exemple la valeur
d’échange, suppose la population, une population produisant
en des rapports déterminés ; aussi une certaine sorte de
système familial, communal ou étatique etc. Elle ne peut
jamais exister autrement que comme relation abstraite,
unilatérale d’un tout concret et vivant déjà donné. Comme
catégorie, au contraire, la valeur d’échange a une existence
antédiluvienne. C’est pourquoi pour la conscience – et telle est
la détermination de la conscience philosophique – qui prend la
pensée conceptuelle pour l’homme réel et pour laquelle de ce
fait seul le monde saisi dans les concepts constitue comme tel
le réel, le mouvement des catégories apparaît donc comme le
véritable acte producteur – lequel, on le déplore, reçoit ne
serait-ce qu’une chiquenaude extérieure – avec pour résultat le
monde ; et cela – mais c’est encore une tautologie – est juste
dans la mesure où la totalité concrète en tant que totalité de
pensée, que concret de pensée270, est de fait un produit du
penser, du concevoir ; ce n’est absolument pas celui du
concept qui penserait en dehors ou au-dessus de l’intuition et
de la représentation pour s’engendrer lui-même, mais bien de
l’élaboration de l’intuition et de la représentation en concepts.
Le tout tel qu’il apparaît dans la tête comme tout de pensée est
un produit du cerveau pensant, qui s’approprie le monde de la
seule façon dont il dispose, façon qui diffère de l’appropriation
de ce monde sur le mode de l’art, de la religion, de l’esprit
pratique. Après comme avant, le sujet réel continue de
subsister en son autonomie hors du cerveau ; et cela aussi
longtemps que le cerveau se comporte de façon purement
spéculative, purement théorique. C’est pourquoi même dans la
méthode théorique il faut que le sujet, la société, demeure
constamment présent à l’esprit en tant que présupposition.
Mais ces catégories simples n’ont-elles pas aussi,
antérieurement aux plus concrètes, une existence historique ou
naturelle indépendante ? Ça dépend**. Hegel, par exemple,
commence à juste titre la philosophie du droit par la
possession, en tant que relation juridique la plus simple du
sujet. Mais il n’y a pas de possession avant que n’existent la
famille ou des rapports de domination et servitude, qui sont
des rapports beaucoup plus concrets. Par contre il serait juste
de dire qu’existent des familles, des communautés tribales qui
n’en sont encore qu’à posséder, qui n’ont pas la propriété. Par
rapport à la propriété, la catégorie plus simple apparaît donc
comme rapport de familles ou communautés tribales plus
simples. Dans la société plus hautement développée, elle
apparaît comme le rapport plus simple d’une organisation plus
évoluée. Mais toujours est présupposé le substrat concret dont
le mode de relation est la possession. On peut se représenter
un sauvage pris à part qui possède. Mais cette possession ne
constitue pas un rapport juridique. Il n’est pas exact
qu’historiquement la possession se développe jusqu’à la
famille. Elle suppose toujours au contraire cette « catégorie
juridique plus concrète ». Il n’en resterait pas moins toujours
que les catégories simples sont l’expression de rapports dans
lesquels le concret non développé a pu s’être réalisé, sans
encore avoir posé la relation ou le rapport d’une plus grande
multilatéralité qui trouve son expression mentale dans la
catégorie plus concrète ; tandis que le concret plus développé
conserve cette même catégorie comme un rapport subordonné.
L’argent peut exister, et a historiquement existé, avant
l’existence du capital, avant celle des banques, avant celle du
travail salarié, etc. De ce côté on peut donc dire que la
catégorie plus simple peut exprimer des rapports dominants
d’un tout non développé ou des rapports subordonnés d’un
tout développé, qui existaient déjà historiquement avant que le
tout ne se développe dans le sens qui se trouve exprimé par
une catégorie plus concrète. Dans cette mesure, la marche de
la pensée abstraite qui s’élève du plus simple au plus
complexe correspondrait au procès historique réel.
[…] Travail semble une catégorie toute simple. Aussi
bien la représentation du travail dans cette universalité –
comme travail en général – est-elle des plus anciennes.
Cependant, conçu du point de vue économique dans cette
forme simple, « travail » est une catégorie tout aussi moderne
que les rapports qui engendrent cette abstraction simple. Le
système monétaire, par exemple, pose encore la richesse de
façon tout à fait objective, comme une chose extérieure à soi
dans l’argent. Par rapport à ce point de vue, ce fut un grand
progrès quand le système manufacturier ou commercial
transporta la source de la richesse de l’objet à l’activité
subjectale – le travail du commerce ou de la manufacture –
bien qu’il ne conçût encore cette activité que sous la forme
bornée où elle est génératrice d’argent. En face de ce système,
celui des Physiocrates pose comme créatrice de richesse une
forme déterminée de travail – l’agriculture – et en même
temps l’objet lui-même non plus dans la forme déguisée de
l’argent mais tout simplement comme produit, comme résultat
général du travail. Ce produit, conformément au caractère
encore borné de l’activité, reste un produit déterminé par la
nature – produit de l’agriculture, produit de la terre par
excellence**.
Adam Smith a réalisé un énorme progrès en rejetant tout
caractère déterminé de l’activité créatrice de richesse – travail
tout court, ni manufacturier, ni commercial, ni agricole, mais
l’un aussi bien que l’autre. Avec l’universalité abstraite de
l’activité créatrice de richesse apparaît alors aussi
l’universalité de l’objet dans sa détermination de richesse,
produit en général ou encore travail en général, mais travail en
tant que passé, objectalisé. Combien ce passage fut difficile et
important, on le voit au fait qu’Adam Smith lui-même retombe
de temps à autre dans le système physiocratique. Il pourrait
alors sembler que par là ait été trouvée la simple expression
abstraite de la relation la plus simple et la plus ancienne dans
laquelle – en n’importe quelle forme de société – les hommes
entrent en rapport pour produire. En un sens c’est juste. Dans
l’autre, non. L’indifférence à l’égard d’un genre déterminé de
travail présuppose une totalité très développée de genres réels
de travail, dont aucun n’est plus prédominant. Ainsi les
abstractions les plus universelles ne naissent de façon générale
qu’avec le développement concret le plus riche, où un aspect
unique apparaît commun à beaucoup, commun à tous. On
cesse alors de pouvoir le penser seulement sous une forme
particulière. D’autre part, cette abstraction du travail en
général n’est pas le simple résultat dans la pensée d’une
totalité concrète de travaux. L’indifférence à l’égard du travail
déterminé correspond à une forme sociale où les individus
passent avec facilité d’un travail à un autre et où la sorte
particulière de travail est pour eux contingente, donc
indifférente. Là, ce n’est pas seulement comme catégorie mais
dans la réalité que le travail est devenu moyen de créer de la
richesse en général, et que sa détermination a cessé de ne faire
qu’un avec des individus voués à une particularité. Un tel état
de choses a atteint son plus haut développement dans la forme
la plus moderne de la société bourgeoise – les États-Unis. Là
seulement en effet l’abstraction de la catégorie « travail »,
« travail en général », travail sans phrase**, point de départ de
l’économie moderne, est devenue vérité pratique. Ainsi
l’abstraction la plus simple, que l’économie moderne place en
tête et qui exprime une relation des plus anciennes valable
pour toute forme sociale, n’apparaît pourtant vraie de façon
pratique dans cette abstraction que comme catégorie de la
société la plus moderne. On pourrait dire que ce qui apparaît
aux États-Unis comme produit historique – cette indifférence à
l’égard du travail déterminé – apparaît chez les Russes, par
exemple, comme une disposition naturelle. Mais d’une part il
y a une sacrée différence entre des barbares qui ont des
dispositions pour être employés à tout et des civilisés qui s’y
emploient eux-mêmes. Ensuite, chez les Russes, à cette
indifférence envers la sorte déterminée de travail correspond
dans la pratique leur assujettissement traditionnel à un travail
bien déterminé auquel ne peuvent les arracher que des
influences extérieures.
Cet exemple du travail montre de façon frappante
comment même les catégories les plus abstraites, bien que
valables – justement à cause de leur abstraction – pour toutes
les époques, n’en sont pas moins sous la forme déterminée de
cette abstraction même le produit de rapports historiques et
n’ont leur entière validité que pour ces rapports et en leur sein.
267 C’est par ces pages que commence le point 3 de l’Introduction de 1857 consacré à la « méthode de l’économie
politique ».
268 « Zusammenfassung ».

269 « ein geistig Konkretes ».


270 « Gedankenkonkretum ».
39.
Misère des généralités
(1858)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.2, p. 715-716.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 814,
ou t. 2, p. 346.

(L’économie politique s’occupe des formes sociales


spécifiques de la richesse, ou bien plutôt de la production de la
richesse. La substance271 de celle-ci, qu’elle soit subjective
comme le travail ou objective comme les objets propres à
satisfaire des besoins naturels ou historiques, apparaît d’abord
commune à toutes les époques de la production. Cette
substance, par conséquent, apparaît de prime abord comme
simple présupposition se situant entièrement en dehors de ce
qu’a à examiner l’économie politique, et n’entrant dans sa
sphère d’examen que lorsqu’elle vient à être modifiée par les
rapports formels ou qu’elle apparaît comme les modifiant. Les
généralités qu’il est coutume d’énoncer à ce sujet se bornent à
des abstractions qui avaient une valeur historique dans les
premières tentatives de l’économie politique où l’on détachait
encore laborieusement les formes de leur substance pour les
fixer au prix de grands efforts comme objet spécifique de
réflexion. Par la suite elles deviennent d’ennuyeux lieux
communs, d’autant plus écœurants qu’ils affichent une
prétention scientifique. Cela vaut pour tout ce que les
économistes allemands se plaisent à ranger sous la catégorie
des « biens ».)
271 « Stoff ».
40.
Mauvaise abstraction :
« l’homme » de Malthus
(1858)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.2, p. 494-496.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 563-
566, ou t. 2, p. 95-97.

La théorie de Malthus, qui n’est d’ailleurs pas de son


invention mais dont il s’est approprié la gloire avec un zèle
tout pastoral, et qui lui est propre par le seul accent qu’il y
met, est importante à un double point de vue : 1) pour avoir
donné une brutale expression aux vues brutales du capital ; 2)
pour avoir affirmé que la surpopulation est le fait* de toutes
les formes de société. Quant à le démontrer, non, rien ne
manquant autant d’esprit critique que ses compilations
bigarrées confectionnées à partir d’écrits historiques et récits
de voyage. Sa conception est de bout en bout fausse et
puérile : 1) parce qu’il considère la surpopulation aux diverses
phases historiques de l’évolution économique comme un
phénomène uniforme ; qu’il n’en saisit pas les différences
spécifiques et réduit donc stupidement* ces rapports très
complexes et changeants à un rapport unique de deux
équations où se font face d’une part la propagation naturelle de
l’espèce humaine, de l’autre la propagation naturelle des
végétaux (ou moyens de subsistance*) comme deux séries
naturelles, l’une à progression géométrique, l’autre à
progression arithmétique. Ainsi métamorphose-t-il des
rapports historiquement différents en un rapport numérique
abstrait, entièrement bâti sur du vent et ne reposant pas plus
sur des lois naturelles qu’historiques. Par exemple il devrait y
avoir une différence naturelle entre la propagation des hommes
et celle du blé. Ce singe présuppose que l’accroissement de
l’espèce humaine est un procès purement naturel, auquel il
faut des obstacles*, des freins* extérieurs pour ne pas se
produire en proportion géométrique. Cette propagation
géométrique est le procès naturel de la reproduction humaine.
Or dans l’histoire il peut constater que la population évolue en
des proportions fort variées et que la surpopulation est elle
aussi un rapport historiquement déterminé, déterminé non pas
du tout par des nombres ni par une limite absolue de la
productivité des moyens de subsistance, mais par les limites
que posent des conditions de production déterminées.
Limitations d’abord quantitatives. Qu’ils nous paraissent
petits, les chiffres de ce que les Athéniens tenaient pour une
surpopulation ! Ou en second lieu qualitatives. Une
surpopulation d’Athéniens libres qui deviennent des colons se
distingue énormément d’une surpopulation ouvrière
transformée en clientèle d’asiles de pauvres*. De même, la
surpopulation de mendiants qui consomme le surproduit d’un
monastère par rapport à celle qui se constitue dans une usine.
C’est lui qui fait abstraction de ces lois historiques
déterminées régissant les mouvements de la population, qui
certes font l’histoire naturelle de l’homme, sont des lois
naturelles, mais ne valent comme lois naturelles de l’homme
que pour un stade de développement historique déterminé, et
avec un développement des forces productives lui-même
déterminé par son propre procès historique. L’homme de
Malthus, cette abstraction par rapport à l’homme
historiquement déterminé, n’existe que dans sa cervelle ; d’où
aussi le mode de propagation géométrique de cet homme
naturel de Malthus. La réalité historique lui apparaît donc
ainsi : ce n’est pas la propagation de son homme naturel qui
constitue une abstraction par rapport au procès historique,
c’est à l’inverse la propagation réelle qui constitue une
application de la théorie malthusienne. C’est pourquoi ce qui
constitue à chaque niveau de l’histoire les conditions
immanentes aussi bien de la population que de la
surpopulation apparaît chez lui comme une série de freins
extérieurs* qui ont empêché la population de se développer à
la façon de Malthus. Les conditions dans lesquelles les
hommes se produisent et reproduisent historiquement
apparaissent comme des obstacles à la reproduction de
l’homme naturel de Malthus, cette malthusienne création.
D’un autre côté, la production des moyens de subsistance –
limitée et déterminée qu’elle est par l’action humaine –
apparaît comme un frein* qu’elle s’oppose à elle-même. Les
fougères recouvraient la terre entière. Leur reproduction n’a
cessé que là où il n’y avait plus de place pour elles. Elle ne
s’en tenait à aucune progression arithmétique. Où Malthus a-t-
il pris que la reproduction des libres espèces naturelles s’arrête
d’elle-même, sans freins extérieurs*, c’est difficile à dire. Les
limites immanentes, historiquement changeantes de la
propagation humaine, il les métamorphose en barrières
externes ; et les freins extérieurs* de la reproduction naturelle,
en limites immanentes ou lois naturelles de la propagation.
2) Il rapporte bêtement une quantité déterminée
d’hommes à une quantité déterminée de moyens de
subsistance. Ricardo lui a aussitôt justement opposé que la
quantité de céréales disponibles est parfaitement indifférente à
l’ouvrier lorsqu’il n’a pas d’emploi ; que par conséquent ce
sont les moyens d’emploi* et non les moyens de subsistance*
qui le rangent ou non sous la rubrique de la surpopulation. Il
faut cependant concevoir la chose de manière plus générale, et
se référer à l’ensemble de la médiation sociale 272 à travers
laquelle l’individu entre en rapport avec les moyens de sa
reproduction et où il les crée ; donc aux conditions de
production et au rapport qu’il a avec elles. Pour les esclaves
d’Athènes, il n’y avait nulle autre barrière à l’augmentation de
leur nombre que la quantité productible d’articles de première
nécessité*. Et l’on n’a jamais entendu dire qu’il y aurait eu
dans l’Antiquité un surplus d’esclaves. Au contraire, le besoin
qu’on en a augmente. Par contre il y a bien surpopulation de
non-travailleurs (au sens immédiat), qui n’étaient pas trop
nombreux par rapport aux moyens de subsistance existants
mais qui étaient privés des conditions dans lesquelles ils
auraient pu se les approprier. L’invention des travailleurs en
surnombre, c’est-à-dire d’humains sans propriété qui
travaillent, appartient à l’époque du capital. Les mendiants qui
se rattachaient aux monastères et contribuaient à consommer
leur surproduit relèvent de la même classe que les retainers*273
des féodaux, ce qui montre que le surproduit* ne pouvait être
entièrement consommé par le petit nombre de ses
propriétaires. Ce n’est qu’une autre forme des retainers
d’antan*, ou des domestiques d’aujourd’hui*. La
surpopulation par ex. des peuples chasseurs*, qui se manifeste
par l’affrontement des tribus entre elles, prouve non pas que la
terre ne pourrait pas porter leur petit nombre mais que les
conditions de leur reproduction exigent une grande quantité de
territoire pour un petit nombre de têtes. On ne trouve nulle part
de rapport fondé sur une masse absolue de moyens de
subsistance*, qui n’existe pas, mais un rapport fondé sur les
conditions de reproduction, de la production de ces moyens*,
rapport dans lequel sont du reste incluses également les
conditions de la reproduction humaine, de la population
générale et de la surpopulation relative. Surplus purement
relatif : sans rapport aucun avec les moyens de subsistance en
général, mais avec leur mode de production. Surplus, par
conséquent, à ce seul niveau de développement*.
272 « soziale Vermittlung ».
273 Membres d’une suite seigneuriale.
41.
Mauvaise abstraction :
« l’homme » d’Adolph Wagner
(1880)
Randglossen zu Adolph Wagners « Lehrbuch der
politischen Ökonomie », MEW, t. 19, p. 361-362,
365-366 et 371.
Notes marginales sur le Traité d’économie politique
d’Adolph Wagner, Le Capital, éd. au format de
poche, Éditions sociales, t. 2, p. 465-466 et 468, 473.

La valeur d’usage et la valeur d’échange doivent être


d’abord déduites par M. Wagner du concept de valeur, et non,
comme chez moi, d’un concret, celui de la marchandise, et il
est intéressant de suivre cette scolastique dans sa plus nouvelle
« fondation » :
« C’est une tendance naturelle de l’homme que de
s’efforcer d’amener à la claire conscience et intelligence le
rapport qu’entretiennent les biens intérieurs et extérieurs avec
ses besoins. On y parvient par l’estimation (estimation de
valeur) qui confère de la valeur aux biens ou, si l’on veut, aux
choses du monde extérieur, et par laquelle celle-ci est
mesurée » (p. 46), et il est dit p. 12 : « Tout moyen de
satisfaire un besoin est un bien274. »
« “L’”homme ? » Si ce qu’on a ici en tête est la catégorie
« homme », il « n’a pas » le moindre besoin. Si c’est l’homme
faisant isolément face à la nature, il est à concevoir comme
animal non grégaire ; si c’est un homme qui se trouve déjà
dans une forme quelconque de société – et c’est ce que sous-
entend Wagner, puisque « l’ » homme, chez lui, même en
l’absence de formation universitaire, possède du moins un
langage –, il faut, à titre de point de départ, présenter le
caractère déterminé de cet homme social, c’est-à-dire le
caractère déterminé de la communauté dans laquelle il vit,
étant donné qu’alors la production, autrement dit le procès
selon lequel il gagne sa vie, a déjà un caractère social
quelconque.
Mais chez un magister professoral les rapports de
l’homme avec la nature ne sont pas d’abord pratiques, ce ne
sont pas des rapports dont la base est l’action, mais des
rapports théoriques […].
Tout ce que le professeur ne peut faire lui-même, il le fait
faire par « l’ » homme, lequel en vérité n’est lui-même rien
d’autre que l’homme professoral, qui s’imagine avoir compris
le monde à partir du moment où il l’a rangé sous des rubriques
abstraites. Mais dans la mesure où « conférer de la valeur »
aux choses du monde extérieur n’est ici qu’une autre façon de
dire qu’on leur décerne l’attribut de « biens », on est très loin
d’avoir par là, comme Wagner aimerait y parvenir, conféré aux
« biens » eux-mêmes une valeur qui soit une détermination
distincte de leur qualité de « biens ». On n’a fait que substituer
au mot « biens » le mot « valeur ». (Comme on voit, on
pourrait aussi lui substituer le mot « prix ». On pourrait encore
lui substituer le mot « trésor » ; car en qualifiant certaines
« choses du monde extérieur » de « biens », « l’ » homme les
« estime275 » et donc est en rapport avec elles comme avec un
« trésor ». On voit donc comment M. Wagner a pu, d’un
unique coup de baguette, faire surgir les trois catégories
économiques de valeur, prix et trésor de la seule « tendance
naturelle de l’homme » à livrer au professeur son petit monde
de concepts (de représentations). […]
C’est pourquoi notre vir obscurus 276 n’a même pas
remarqué que ma méthode analytique, qui ne part pas de
l‘homme mais de la période sociale économiquement donnée,
n’a rien de commun avec la méthode de professeur allemand
qui enchaîne des concepts (« Avec des mots on dispute à
merveille, avec des mots on bâtit un système277 »).
274 Citations du Traité d’économie politique du professeur Adolph Wagner.
275 « schätzt », mot qui en allemand fait aussitôt le lien avec « trésor » (« Schatz »).

276 homme ténébreux (latin).

277 Propos de Méphistophélès dans le 1er Faust de Goethe, Cabinet de travail.


42.
L’universel comme particulier
(1858)
Ökonomische Manuskripte 1857-1858, MEGA,
II/1.2, p. 359.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 410-
411, ou t. 1, p. 388-389.

Avant de continuer, encore cette remarque. Le capital en


général, à la différence des capitaux particuliers, apparaît
certes 1) seulement comme une abstraction ; non pas une
abstraction arbitraire, mais une abstraction qui saisit la
differentia specifica278 du capital dans ce qui le distingue de
toutes les autres formes de richesse – ou modes de
développement de la production (sociale). Ce sont des
déterminations communes à chaque capital en tant que tel, ou
qui font de chaque somme de valeurs déterminée un capital. Et
les différences internes à cette abstraction sont des
particularités tout aussi abstraites, caractérisant chaque sorte
de capital, que ce soit de manière positive ou négative (par ex.
capital fixe ou capital circulant**279) ; 2) mais le capital en
général, par distinction avec les capitaux particuliers réels, est
lui-même une existence réelle. Ce point est reconnu par
l’économie traditionnelle, bien qu’elle ne le comprenne pas ; et
constitue un moment très important pour sa théorie des
égalisations, etc. Par exemple, dans cette forme universelle, le
capital, bien qu’appartenant sous sa forme élémentaire à des
capitalistes singuliers, constitue le capital qui s’accumule dans
les banques* ou qui est distribué par elles, et qui, comme dit
Ricardo, se répartit si admirablement à proportion des besoins
de la production. Il opère également par des emprunts, etc., un
nivellement* entre les différents pays. Si donc, par exemple,
c’est une loi que le capital en général doive pour se valoriser
se poser doublement, et se valoriser doublement sous cette
double forme, le capital d’une nation particulière, par exemple,
qui vis-à-vis d’une autre nation représente du capital par
excellence, devra pour se valoriser se faire prêter à une tierce
nation. Ce double poser280, ce rapport à soi-même comme à un
étranger devient bougrement réel dans ce cas*. Tandis que
d’un côté l’universel n’est donc qu’une differentia specifica
pensée, il est en même temps une forme réelle particulière à
côté de la forme du particulier et du singulier. (Nous
reviendrons plus tard sur ce point qui, quoique d’un caractère
plus logique qu’économi[que], y [sera]281 néanmoins d’une
grande importance dans le progrès de notre recherche.) De
même en algèbre. Par exemple a, b, c sont des nombres tout
simplement ; en général ; mais ensuite ce sont des nombres
entiers par rapport à a/b, b/c, c/b, c/a, b/a, etc.282, qui les
présupposent cependant comme éléments généraux283.
278 la différence spécifique (latin). L’expression n’est pas soulignée dans le texte.
279 Ces deux expressions sont en français dans le texte.

280 « Doppelt-Setzen ».
281 Toute la phrase est en français dans le texte. Marx a écrit ici « économiste » pour « économique » et « aura » pour
« sera ».

282 Ce « etc. » ne recouvre en fait que le sixième et dernier rapport non indiqué par Marx : a/c.
283 Ce thème apparaît à plusieurs reprises au cours de développements précédents (cf. par exemple Manuscrits de 1857-
1858, op. cit., p. 108 et 181, ou t. 1, p. 86 et 159), mais sans y faire encore l’objet d’une analyse comme dans le texte qu’on
vient de lire. On le retrouve aussi à maintes reprises dans Le Capital, par exemple dans le texte suivant.
43
L’universel comme réalité
singulière
(1867)
Das Kapital, Buch I, Erste Auflage, MEGA,
II/5, p. 37.
Le Capital, livre premier, 1re édition284, Éditions du
Cerf, t. 1, p. 72-75.

Dans la forme II 285 : 20 aunes de toile = 1 habit ou = u


café ou = v thé ou = x fer, etc., forme dans laquelle la toile
déploie son expression de valeur relative, cette toile se
rapporte à chaque marchandise singulière, habit, café, etc.,
comme à un équivalent particulier, et à toutes les
marchandises ensemble comme au cercle de ses formes-
équivalent particulières. Face à cette toile, aucune sorte de
marchandise ne compte encore à titre d’équivalent tout court,
d’équivalent singulier, mais seulement d’équivalent
particulier, où l’un exclut l’autre. Dans la forme III, inversion
de la deuxième forme et qui donc la contient en elle, la toile
apparaît au contraire comme la forme générique 286 de
l’équivalent pour toutes les autres marchandises. C’est comme
si, à côté et en dehors des lions, des tigres, des lièvres et de
tous les autres animaux réels qui constituent en groupe les
différents genres, espèces, sous-espèces, familles, etc., du
règne animal, existait en outre l’animal, l’incarnation en un
individu de tout le règne animal287. Un singulier de cette sorte,
qui comprend en soi-même toutes les espèces réellement
existantes de la même chose, est un universel, comme animal,
Dieu, etc. Ainsi, comme la toile devenait équivalent singulier
du fait qu’une autre marchandise se rapportait à elle en tant
que forme phénoménale de la valeur, elle devient en tant que
forme phénoménale de la valeur commune à toutes les
marchandises l’équivalent universel, le corps universel de la
valeur, la matérialisation universelle du travail humain
abstrait. Le travail particulier matérialisé en elle compte par
conséquent désormais comme forme de réalisation universelle
du travail humain, comme travail universel.
284 En ce début du livre I, Marx analyse les diverses formes de la forme-valeur qui caractérise la marchandise.
285 « Gattungsform ».

286 Dans l’Addition au § 24 de sa « Petite logique » (Encyclopédie des sciences philosophiques – I. La Science de la
logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1970), Hegel, développant l’idée selon laquelle l’universel « ne saurait exister
extérieurement comme [un] universel ; le genre comme tel ne se laisse pas percevoir […]. L’universel, on ne l’entend et on
ne le voit donc pas, mais il n’est que pour l’esprit » (p. 473), prend pour exemple l’animal : « On ne peut montrer l’animal
comme tel, mais toujours seulement un animal déterminé. L’animal n’existe pas, mais il est la nature universelle des
animaux singuliers » (p. 475). Marx a manifestement ce passage en tête dans ce développement d’orientation contraire
montrant qu’en un sens déterminé l’universel vient à exister comme une réalité singulière.
287 Ce texte ne figure que dans la première édition allemande du Capital, dont l’ouvrage de P.-D. Dognin donne à lire le
chapitre premier.
44.
Marchandise et matérialité
(1862)
Theorien über den Mehrwert, MEGA, II/3.2,
p. 456-458.
Théorie sur la plus-value, Éditions sociales, t. 1,
p. 184-186.

La deuxième conception du travail « productif » et


« improductif » qu’on trouve chez Smith288, ou plutôt celle qui
interfère avec la précédente, aboutit à ceci : le premier est le
travail qui produit des marchandises, l’autre celui qui ne
produit « aucune marchandise ». Il ne conteste pas que l’un
tout autant que l’autre soient des marchandises. […] Mais le
concept de marchandise implique que le travail s’incarne, se
matérialise, se réalise dans son produit. Le travail lui-même,
dans son être immédiat, dans son existence vivante, ne peut
être appréhendé immédiatement comme marchandise, seule
peut l’être la capacité de travail, dont le travail lui-même est la
manifestation dans le temps. C’est la seule façon possible de
traiter du travail salarié proprement dit, comme aussi du
« travail improductif », que partout A. Smith détermine par les
frais de production nécessaires pour obtenir un « travailleur
improductif ». Il faut donc considérer la marchandise comme
ayant une existence distincte de celle du travail lui-même. Dès
lors le monde des marchandises se décompose en deux
grandes catégories :
d’un côté la capacité de travail ;
de l’autre les marchandises elles-mêmes.
Il faut toutefois se garder de prendre ce devenir-matière289,
etc., du travail à la façon tout écossaise de Smith. Si nous
parlons de la marchandise comme matérialisation290 du travail –
en ayant en vue sa valeur d’échange –, il ne s’agit là que d’un
mode d’existence fictif291 de la marchandise, c’est-à-dire d’un
mode d’existence purement social, lequel n’a rien à voir avec
sa réalité corporelle ; on se la représentera comme quantum
déterminé de travail social ou d’argent. Il se peut que le travail
concret dont elle est le résultat n’ait laissé sur elle aucune
trace. Dans la marchandise manufacturée, cette trace est la
forme que le matériau292 prend extérieurement. Dans
l’agriculture, etc., si la forme que la marchandise – blé, bœuf –
a reçue est bien aussi le produit d’un travail humain, et même
d’un travail qui se transmet et se complète de génération en
génération, rien pour autant ne s’en donne à voir dans le
produit. Dans d’autres travaux à caractère industriel, le travail
n’a pas du tout pour but de modifier la forme de la chose, mais
seulement sa détermination spatiale. Quand, par exemple, une
marchandise est importée de Chine en Angleterre, etc.,
personne ne saurait reconnaître la trace de ce travail sur la
chose même (excepté ceux qui se rappellent que cette chose
n’est pas un produit anglais). Donc de cette façon293 on ne
comprendrait pas le devenir-matière du travail dans la
marchandise.
Mais ce qui demeure juste, c’est que la marchandise
apparaît comme du travail passé, objectalisé294, et que, si elle
ne revêt pas la forme d’une chose, elle ne peut apparaître que
dans la forme de la capacité de travail ; jamais cependant de
façon immédiate en tant que travail vivant (sinon par un détour
qui peut sembler indifférent dans la pratique, mais qui ne l’est
pas cependant pour la détermination des divers salaires). Le
travail productif serait donc celui qui produit des marchandises
ou directement la capacité de travail, la formant, la
développant, l’entretenant, la reproduisant295. Cette dernière
forme, Smith l’exclut de sa rubrique du travail productif ;
arbitrairement, mais avec une juste intuition que s’il l’incluait,
il ouvrirait grand la porte à de fausses prétentions* au titre de
travail productif.
Si donc on fait abstraction de la capacité de travail, le
travail productif se résout en travail qui produit des
marchandises, des produits matériels, dont la réalisation a
coûté un quantum déterminé de travail, de temps de travail.
Dans ces produits matériels sont à inclure tous les produits de
l’art et de la science, livres, tableaux, sculptures, etc., tout ce
qui se présente comme chose. […]
Par conséquent certains travaux de domestiques*
pourront eux aussi se présenter comme marchandises (potentia
296
), et même, à considérer leur consistance297, comme des
valeurs d’usage analogues. Ils ne relèvent pourtant pas du
travail productif, parce qu’en réalité ce qu’ils produisent de
façon immédiate, ce ne sont pas des « marchandises » mais
des « valeurs d’usage ». Quant aux travaux qui sont productifs
pour leur acheteur ou leur utilisateur*, comme par exemple le
travail du comédien pour l’entrepreneur de spectacles, ils se
révéleraient improductifs du fait que celui qui les achète ne
peut les revendre au public sous forme de marchandise, mais
seulement sous leur forme d’activité.
288 Ce texte figure au chapitre 4 des Théories, lequel est consacré à la question du travail productif et du travail
improductif.
289 « Materialisieren ».

290 « Materiatur ».
291 « eingebildete ».

292 « Rohmaterial ».
293 C’est-à-dire à la façon « écossaise » de Smith.

294 « vergegenständlichte ».
295 Dans la suite, Marx fera une critique radicale de ce concept objectiviste du travail productif appliqué à l’économie
capitaliste. Dans le monde du capital, n’est tenu pour productif, montre-t-il, que le travail producteur de survaleur.

296 en puissance (latin).


297 « stofflich betrachtet ».
45.
Substance et formes
(1858)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.1, p. 271-273.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 321-
323, ou t. 1, p. 299-300.

En utilisant l’instrument comme instrument et en donnant


forme à la matière première298, l’ouvrier ajoute d’abord à leur
valeur autant de forme299 nouvelle que son propre salaire
contient de temps de travail ; ce qu’il ajoute en plus, c’est du
temps de surtravail, de la survaleur. Mais du fait de ce simple
rapport que l’instrument est utilisé comme instrument et la
matière première posée comme matière première du travail,
par le simple processus où ils entrent en contact avec le travail,
où ils sont posés comme moyen et objet et par là comme
objectalisation du travail vivant, ils sont conservés non en la
forme mais en la substance300, substance qui, du point de vue
économique, est du temps de travail objectalisé. Le temps de
travail cesse d’exister sous une forme objective unilatérale – et
d’être ainsi exposé à se dissoudre comme une pure chose dans
le processus chimique ou autre – du fait qu’il est posé comme
mode matériel301 d’existence – moyen et objet – du travail
vivant. À partir du temps de travail simplement objectalisé,
dans l’existence chosale302 duquel le travail ne subsiste plus
que comme forme disparue, comme forme extérieure de sa
substance naturelle, et extérieure même à cette substance
(comme par ex. la forme table par rapport au bois, ou la forme
rouleau par rapport au fer), n’existant que dans la forme
externe du corporel303, se développe l’indifférence de la
matière304 envers la forme ; il305 ne conserve pas cette forme en
vertu d’une loi vivante, immanente de la reproduction (le bois
se conserve dans l’arbre sous une forme déterminée parce que
cette forme est une forme du bois ; tandis que la forme table
est contingente pour le bois, et non pas la forme immanente de
sa substance), elle n’existe que comme forme extérieure au
corporel, en d’autres termes n’existe elle-même que comme
corporel. Aussi la dissolution à laquelle est exposée sa
substance la dissout également. Mais, posées comme
conditions du travail vivant, elles sont elles-mêmes réanimées.
Le travail objectalisé cesse d’être mort dans la substance
comme forme extérieure, indifférente, étant à nouveau posé
lui-même comme moment du travail vivant ; comme relation à
soi-même du travail vivant dans un matériau objectif, comme
objectalité 306 du travail vivant (en tant que moyen et objet) (les
conditions objectales du travail vivant). Dès lors que, de cette
façon, le travail vivant, en se réalisant dans le matériau, le
transforme lui-même, transformation qui par sa finalité
détermine le travail et en détermine aussi l’activité adéquate à
cette fin – (transformation qui ne pose pas comme dans l’objet
mort la forme en tant qu’extérieure à la substance, pure
apparence évanescente de sa subsistance) –, le matériau est de
ce fait conservé dans une forme déterminée, la métamorphose
de la substance est assujettie à la finalité du travail. Le travail
est le feu vivant, qui donne figure307 ; le caractère transitoire,
temporel des choses, en tant qu’il est leur mise en forme par le
temps vivant. Dans le procès de production simple –
abstraction faite du procès de valorisation – , le caractère
transitoire de la forme des choses sert à poser leur caractère
utilisable. Quand le coton devient fil, le fil tissu, le tissu
imprimé, etc. ou tissu de couleur, etc., pour donner disons un
vêtement, 1) la substance du coton s’est conservée à travers
toutes ces formes (dans le processus chimique, au cours de la
métamorphose réglée par le travail, ce sont partout des
équivalents (naturels) qui se sont échangés, etc.) ; 2) dans
toute cette suite de processus, la substance a reçu une forme
plus utile, parce que plus propre à la consommation ; jusqu’à
recevoir pour finir la forme sous laquelle elle peut devenir
directement objet de cette consommation, où par conséquent
l’épuisement de sa matière et la suppression de sa forme
deviennent jouissance humaine, cette transformation étant son
usage même. La substance du coton se conserve à travers tous
ces processus ; dans la seule forme de valeur d’usage elle
disparaît pour faire place à une forme plus haute, jusqu’à ce
que l’objet soit là en tant qu’objet de la consommation
immédiate. Mais tant que le coton est posé comme filé, il est
posé dans une relation déterminée à une sorte ultérieure de
travail. Si ce travail n’intervenait pas, non seulement la forme
lui aurait été imposée inutilement, c’est-à-dire que le travail
antérieur ne serait pas confirmé par le nouveau, mais encore sa
substance serait perdue, dès lors que sous sa forme de filé elle
n’a de valeur d’usage qu’autant qu’elle est retravaillée : elle
n’est plus valeur d’usage que relativement à l’usage qu’en fait
le travail ultérieur ; valeur d’usage dans la seule mesure où sa
forme de filé est dépassée dans celle de tissu ; tandis que le
coton, dans son existence de coton, se prête à des utilisations
infinies. Ainsi, sans le travail ultérieur, serait gâchée la valeur
d’usage du coton et du filé, du matériau et de la forme ; elle
aurait été détruite plutôt que produite. Le matériau aussi bien
que la forme, la substance comme la forme sont conservés par
le travail ultérieur – conservés en tant que valeurs d’usage,
jusqu’à ce qu’ils reçoivent la configuration de la valeur
d’usage comme telle, dont l’usage est la consommation.
298 En cette partie centrale du « chapitre du capital », Marx cherche à élucider le processus moyennant lequel le capital
s’autovalorise.
299 Possible lapsus d’écriture pour « valeur ».

300 « Stoff ».
301 « materielle ».

302 « dinglichem ».
303 « des Stoffliches ».

304 « Stoffs ».
305 Ce « il » renvoie au travail.

306 « Gegenständlichkeit ».
307 « gestaltende ».
46.
La forme-fétiche de la
marchandise
(1867)
Das Kapital, Buch I, MEGA, II/10, p. 70-72.
Le Capital, livre premier, Éditions sociales, p. 81-84.

À première vue, une marchandise semble une chose


triviale qui se comprend d’elle-même308. Son analyse fait
apparaître que c’est une chose très embrouillée, pleine de
subtilités métaphysiques et de bizarreries théologiques. Tant
qu’elle est valeur d’usage, il n’y a en elle rien de mystérieux,
que je considère ses propriétés comme satisfaisant des besoins
humains ou d’abord comme produit d’un travail. Il tombe sous
le sens que, par son activité, l’homme modifie les formes des
substances naturelles de la façon qui lui est utile. Ainsi
modifiera-t-on par exemple la forme du bois pour en faire une
table. La table n’en demeure pas moins du bois, chose sensible
ordinaire. Mais sitôt qu’elle entre en scène à titre de
marchandise, elle se métamorphose en chose sensible
suprasensible309. Elle ne se tient plus seulement avec les pieds
par terre, mais, face à toutes les autres marchandises, elle se
met sur la tête, et de sa tête de bois émanent des chimères plus
surprenantes encore que si de sa libre initiative elle se mettait à
danser.
Le caractère mystique de la marchandise ne naît donc pas
de sa valeur d’usage. Il ne provient pas davantage du contenu
des déterminations de valeur. Car, sur le premier point, quelle
que soit la variété des travaux utiles et des activités
productives, c’est une vérité physiologique qu’ils concernent
des fonctions de l’organisme humain, et que chacune de ces
fonctions, quels que soient son contenu et sa forme, est
essentiellement une dépense de cerveau, de nerf, de muscle,
d’organe sensoriel, etc. Et en second lieu, pour ce qui
détermine à la base la grandeur de la valeur, c’est-à-dire la
durée de cette dépense ou la quantité de travail, la différence
entre cette quantité et la qualité du travail est elle-même
accessible aux sens. Dans tous les états sociaux il a fallu que
les humains s’intéressent au temps de travail que coûte la
production des moyens de subsistance, même si ce ne fut pas
de manière uniforme aux divers stades de l’évolution. Enfin,
dès lors que les humains travaillent de quelque façon les uns
pour les autres, leur travail acquiert aussi une forme sociale.
D’où donc provient le caractère énigmatique de ce
produit du travail dès qu’il prend la forme-marchandise ?
Manifestement, de cette forme même. L’égalité des travaux
humains prend la forme-chose310 de l’égale valeur objective des
produits du travail, la mesure de la dépense de force de travail
humaine par sa durée prend la forme de la grandeur de valeur
des produits du travail, et pour finir les rapports des
producteurs dans lesquels s’effectuent ces déterminations
sociales de leurs travaux prennent la forme d’un rapport social
entre produits du travail.
Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise
consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes
une image des caractères sociaux de leur propre travail où ils
sont des caractères objectaux des produits de ce travail, des
propriétés sociales que ces choses posséderaient par nature ;
elle leur renvoie ainsi du rapport social des producteurs au
travail global l’image d’un rapport social existant en dehors
d’eux, entre des objets. C’est ce quiproquo qui fait des
produits du travail des marchandises, choses sensibles
suprasensibles, choses sociales. De la même façon
l’impression lumineuse d’une chose sur le nerf optique ne se
donne pas comme excitation subjective du nerf lui-même mais
bien comme forme objective d’une chose extérieure à l’œil.
Mais dans la vision il y a effectivement de la lumière projetée
par une chose, l’objet extérieur, sur une autre chose, l’œil.
C’est un rapport physique entre des choses physiques. Tandis
que la forme-marchandise et le rapport de valeur des produits
du travail dans laquelle elle se présente n’ont absolument rien
à voir avec sa nature physique ni avec les relations matérielles
qui en résultent. C’est uniquement le rapport social déterminé
des hommes eux-mêmes qui prend ici pour eux la forme
fantasmagorique d’un rapport entre choses. De sorte que pour
trouver une analogie, nous devons nous évader vers les
hauteurs nuageuses du monde religieux. Là les produits du
cerveau humain ont l’apparence de figures autonomes, douées
d’une vie propre, en rapport entre elles et avec les humains.
Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la
main humaine. C’est ce que j’appelle le fétichisme attaché aux
produits du travail, dès lors qu’ils sont produits en tant que
marchandises, et qui, partant, est inséparable de la production
marchande.
308 Ce développement célèbre vient en conclusion du chapitre premier du livre premier, consacré à l’analyse de la
marchandise.
309 « in ein sinnlich übersinnliches Ding ».

310 « die sachliche Form ».


47.
Autonomie de la forme
(1861)
Brief an Lassalle, 22. Juli 1861, MEW, t. 30,
p. 613-615.
Lettre à Lassalle, 22 juillet 1861, Correspondance,
Éditions sociales, t. VI, p. 362-364.

Tu t’es en partie mépris sur le sens de la courte note que


je mettais en marge de ma dernière lettre – et la faute en
revient probablement à ma façon de m’exprimer311. D’abord**
je n’entendais pas par « liberté de tester » la liberté de faire un
testament, mais la liberté de le faire sans tenir compte en rien
de la famille. Le testament lui-même est très ancien en
Angleterre et il ne fait pas le moindre doute que les Anglo-
Saxons l’ont emprunté à la jurisprudence romaine. Les Anglais
ont très tôt considéré comme la norme non pas l’intestat 312
mais le droit d’héritage testat, on le voit au fait que, déjà au
haut Moyen Âge, lorsque le pater familias mourait ab
intestato, seules les parts obligataires revenaient à la femme et
aux enfants, alors que, selon les cas, le tiers ou la moitié
revenait à l’Église. Les ecclésiastiques supposaient en effet
que, s’il avait fait un testament, il aurait pour le salut de son
âme légué sa quote-part à l’Église. C’est sans doute en général
de cette façon que les testaments au Moyen Âge avaient un
sens religieux, ils étaient faits dans l’intérêt du défunt et non
des survivants. Cependant le point que je voulais souligner
était qu’après la révolution de 1688 on supprima les limites
qui jusque-là étaient imposées par la loi au testateur touchant
le droit d’héritage de la famille (n’est bien entendu pas
concernée ici la propriété féodale). Que cela corresponde à
l’essence de la libre concurrence et d’une société dont elle est
le fondement, voilà qui n’est guère douteux ; pas davantage,
que si le droit romain, plus ou moins modifié, a été adopté par
la société moderne, c’est que la représentation juridique que le
sujet de la libre concurrence a de lui-même correspond à celle
de la personne romaine (encore que je ne veuille pas entrer ici
dans l’examen de ce point tout à fait essentiel : la
représentation juridique de rapports de propriété déterminés,
qui d’évidence naît de ces rapports, ne leur est-elle pas
pourtant en même temps inadéquate, et peut-elle ne pas
l’être ?).
Tu as démontré que l’adoption du testament romain
originaliter 313 (et dans la mesure où le point de vue
scientifique des juristes entre en ligne de compte, aujourd’hui
encore) repose sur une incompréhension. Mais il n’en résulte
nullement que le testament dans sa forme moderne – quelles
que soient les incompréhensions du droit romain moyennant
lesquelles les juristes actuels procèdent toujours à leurs
constructions – soit le testament romain mal compris. Sinon on
pourrait dire que n’importe quelle acquisition faite auprès
d’une époque ancienne par une plus récente serait de l’ancien
mal compris. Il est certain, par exemple, que les trois unités
telles que les auteurs dramatiques français sous le règne de
Louis XIV en ont bâti la théorie reposent sur une mauvaise
compréhension du drame grec (et de l’exposé qu’en fait
Aristote). Mais d’un autre côté il est tout aussi certain qu’ils
ont compris les Grecs exactement de la façon qui
correspondait à leur propre besoin artistique, et c’est pourquoi
ils sont demeurés longtemps encore fidèles à ce théâtre
« classique », après même que Dacier et d’autres leur aient
fourni une interprération correcte d’Aristote. Ou bien encore
que toutes les Constitutions modernes reposent en grande
partie sur la Constitution anglaise mal comprise, en adoptant
comme élément essentiel ce qui apparaît justement comme une
dégénérescence de cette Constitution anglaise – et qui
maintenant n’existe plus de façon formelle en Angleterre que
per abusum 314 –, par exemple un cabinet ministériel dit
responsable. La forme mal comprise est précisément la forme
générale et dont à un certain degré d’évolution de la société on
peut faire un usage* généralisé.
311 Dans sa lettre à Lassalle du 11 juin 1861, où il lui disait du bien de son dernier livre, Marx avait fait en passant une
observation sur la liberté de tester selon le droit anglais.
312 C’est-à-dire l’héritage en l’absence de testament fait.

313 À l’origine (latin).


314 abusivement (latin).
48.
Logique de la transformation
sociale
(1859)
Zur Kritik der politischen Ökonomie, Vorwort,
MEGA, II/2, p. 100-101.
Contribution à la critique de l’économie politique,
Préface, Éditions sociales, p. 4-5.

Le premier travail que j’entrepris pour dissiper les doutes


qui m’assaillaient fut une révision critique de la Philosophie
du droit de Hegel, travail dont l’Introduction parut en 1844 à
Paris dans les Annales franco-allemandes. Ma recherche
aboutit à ce résultat315 que les rapports juridiques, non plus que
les formes étatiques, ne peuvent se comprendre ni par eux-
mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit
humain, mais qu’ils prennent bien plutôt racine dans les
conditions d’existence matérielles dont Hegel, à l’exemple des
Anglais et des Français du XVIIIe siècle, comprend
l’ensemble sous le nom de « société civile », et que l’anatomie
de cette société civile doit être cherchée dans l’économie
politique. J’en avais commencé l’étude à Paris et la poursuivis
à Bruxelles, où j’avais émigré à la suite d’un arrêté
d’expulsion de M. Guizot. Le résultat général auquel j’arrivai
et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes travaux,
peut se formuler brièvement ainsi : dans la production sociale
de leur existence, les êtres humains entrent en des rapports
déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports
de production qui correspondent à un niveau déterminé de
développement de leurs forces productives matérielles.
L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure
économique de la société, la base réelle sur laquelle s’élève
une superstructure juridique et politique, et à laquelle
correspondent des formes de conscience sociales déterminées.
Le mode de production de la vie matérielle conditionne le
processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce
n’est pas la conscience des humains qui détermine leur être,
c’est à l’inverse leur être social qui détermine leur conscience.
À un certain niveau de leur développement, les forces
productives matérielles de la société entrent en contradiction
avec les rapports de production existants ou, ce qui n’en est
que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au
sein desquels elles avaient évolué jusque-là. De formes de
développement des forces productives qu’ils étaient, ces
rapports se convertissent en entraves. Alors s’ouvre une
époque de révolution sociale. Avec la transformation de la
base économique se trouve plus ou moins rapidement
bouleversée toute l’énorme superstructure. Dans l’examen de
pareils bouleversements, il faut toujours distinguer entre le
bouleversement matériel des conditions économiques de
production, constatable à la façon d’un procès d’histoire
naturelle, et les formes juridiques, politiques, religieuses,
artistiques ou philosophiques, en bref les formes idéologiques
sous lesquelles les humains prennent conscience de ce conflit
et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu
d’après l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une
telle époque de bouleversement d’après la conscience qu’elle a
de soi ; bien plutôt il faut expliquer cette conscience à partir
des contradictions de la vie matérielle, du conflit qui existe
entre les forces productives sociales et les rapports de
production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant
que se soient développées toutes les forces productives qu’elle
est assez large pour contenir, et jamais de nouveaux rapports
de production plus élevés ne s’y substituent avant que les
conditions d’existence matérielles de ces rapports soient
écloses dans le sein même de l’ancienne société. C’est
pourquoi l’humanité ne s’assigne jamais que des tâches316 dont
elle est capable de s’acquitter, car, à y regarder de plus près, il
se trouvera toujours que la tâche elle-même ne surgit que là où
les conditions matérielles pour s’en acquitter existent déjà ou
du moins sont en voie de devenir. À grands traits, les modes de
production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne
peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation
économique de la société. Les rapports de production
bourgeois sont la dernière forme antagonique du procès social
de production, antagonique au sens non pas individuel mais à
celui d’un antagonisme résultant des conditions sociales
d’existence des individus ; cependant les forces productives
qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en
même temps les conditions matérielles de sa résolution. Avec
cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la
société humaine.
315 La remarquable vue d’ensemble qu’offre cette Préface de 1859, maintes fois citée, a aussi été, par ses brillants
raccourcis, l’occasion de lourds malentendus sur la pensée marxienne, le plus grave ayant été d’y voir l’exposé d’une
doctrine (le « matérialisme historique »), alors que la lecture des travaux historiques de Marx, et du Capital même, le
montre aux antipodes d’un schématisme convenu.
316 « Aufgaben ». C’est bien de tâches que Marx parle ici, non de problèmes, comme l’ont donné à croire des
traductions fautives.
49.
Qu’est-ce qu’un rapport social ?
(1863)
Theorien über den Mehrwert, MEGA, II/3.6,
p. 1317-1318.
Théories sur la plus-value, Éditions sociales, t. 1,
p. 456-459.

La productivité du capital consiste d’abord, même à ne


considérer que la subsomption formelle du travail sous le
capital317, en la contrainte au surtravail, au travail allant au-delà
des besoins immédiats, contrainte que le mode de production
capitaliste partage avec le mode de production antérieur, mais
qu’il exerce et mène à bien sur un mode plus favorable à la
production.
Même à ne considérer que ce rapport formel – la forme
générale de la production capitaliste, commune à ses modes le
moins et le plus développés –, les moyens de production, les
conditions chosales 318 du travail – matériau du travail, moyens
de travail (et de subsistance) – n’apparaissent pas comme
subsumés sous le travailleur, c’est lui qui apparaît comme
subsumé sous eux. Ce n’est pas lui qui les utilise, ce sont eux
qui l’utilisent. Et c’est en cela qu’ils sont du capital. Le capital
emploie le travail*. Ils ne sont pas des moyens pour le
travailleur, des moyens de produire des produits, que ce soit
sous la forme de moyens de subsistance immédiats ou de
moyens d’échange, de marchandises. C’est lui au contraire qui
est un moyen pour eux, moyen de conserver leur valeur d’une
part, de la valoriser d’autre part, c’est-à-dire de l’accroître, en
absorbant du surtravail*.
Dans sa simplicité, ce rapport est déjà une inversion,
personnification de la chose et chosification de la personne319 ;
ce qui distingue en effet cette forme de toutes les précédentes,
c’est que le capitaliste ne domine pas le travailleur en vertu
d’une quelconque qualité personnelle mais uniquement parce
qu’il est du « capital » ; sa domination n’est que celle du
travail objectalisé sur le travail vivant, du produit du
travailleur sur le travailleur lui-même.
Or ce rapport devient encore plus compliqué et
apparemment plus mystérieux quand, avec le développement
du mode de production spécifiquement capitaliste, non
seulement ces choses immédiatement matérielles – toutes
produits du travail ; sous l’angle de la valeur d’usage, les
conditions chosales et produits du travail, sous l’angle de la
valeur d’échange, le temps de travail général objectalisé ou
argent – se dressent face au travailleur et l’affrontent comme
« capital », mais que les formes même du travail socialement
développé, coopération, manufacture (en tant que forme de la
division du travail), fabrique (en tant que forme du travail
socialement organisé sur la base du machinisme) se présentent
comme formes de développement du capital, et par suite aussi
les forces productives du travail développées à partir de ces
formes du travail social, donc aussi la science et les forces
naturelles se présentent comme forces productives du capital.
En fait, l’unité dans la coopération, la combinaison dans la
division du travail, la mise en œuvre pour la production des
forces naturelles et de la science au même titre que des
produits du travail dans la machinerie, tout cela fait face aux
travailleurs individuels eux-mêmes de façon tout aussi
étrangère et chosale 320 – n’étant plus que forme d’existence de
moyens de travail indépendants et dominateurs – que ces
moyens de travail mêmes sous la simple figure qu’ont pour
l’œil le matériau, l’instrument, etc., en tant que fonctions du
capital et donc du capitaliste.
Les formes sociales de leur propre travail, autrement dit
les formes de leur propre travail social sont des rapports
formés de façon entièrement indépendante des travailleurs pris
isolément ; en tant qu’ils sont subsumés sous le capital, les
travailleurs deviennent des éléments de ces formations
sociales, mais ces formations sociales ne leur appartiennent
pas. Elles les affrontent donc comme figures du capital lui-
même, comme des combinaisons qui, à la différence de leur
capacité de travail isolée, appartiennnent au capital, naissent
de lui et lui sont incorporées. Et cela prend une forme d’autant
plus réelle que, d’une part, leur capacité de travail se trouve
elle-même modifiée au point que, autonome et donc en dehors
de la cohérence capitaliste, elle est frappée d’impuissance, que
sa capacité productive autonome est brisée, et, d’autre part,
avec le développement de la machinerie les conditions du
travail apparaissent comme dominant le travail aussi sur le
plan technologique, en même temps qu’elles le remplacent,
l’étouffent, le rendent superflu sous ses formes autonomes.
Dans ce procès où les caractères sociaux de leur travail
font face aux travailleurs comme capitalisés 321 en quelque
sorte – de même que dans la machinerie, par exemple, les
produits visibles du travail apparaissent comme ses maîtres –,
la même chose a naturellement lieu pour les forces naturelles
et pour la science, produit du développement social universel
dans sa quintessence abstraite –, elles aussi leur font face en
tant que puissances du capital. De fait elles se séparent de
l’habileté et du savoir du travailleur individuel, et – bien qu’à
considérer leur source elles soient elles-mêmes le produit du
travail – elles apparaissent partout où elles pénètrent le procès
de travail comme incorporées au capital. Le capitaliste qui
utilise une machine n’a pas besoin de la comprendre. (Voir
Ure322.) Mais dans la machine la science qui y est réalisée
apparaît comme capital face aux travailleurs.
317 Ce que Marx entend par « subsomption formelle » est exposé dans le texte suivant, (texte 50).
318 « sachliche ».

319 « Versachlichung der Person ». Le terme « réification » étant peu séparable de la lecture de Marx par le premier
Lukács (Histoire et conscience de classe, 1923) et de ses aspects problématiques, je lui préfère celui, non connoté, de
« chosification ».
320 « fremd und sachlich ».

321 « kapitalisiert ».
322 Chimiste et économiste anglais (1778-1857).
50.
Subsomption formelle,
subsomption réelle
(1864)
Manuskripte 1863-1867, Das Kapital, Erstes
Buch, Sechstes Kapitel, MEGA, II/4.1, p. 91-96.
Manuscrits de 1863-1867, Le Capital, livre premier,
Chapitre VI , Éditions sociales/GEME, p. 179-188.

Le procès de travail se mue en moyen du procès de


valorisation, du procès de l’autovalorisation du capital – de la
fabrication de survaleur323. Le procès de travail est subsumé
sous le capital (dont c’est le procès en propre) et le capitaliste
s’y trouve engagé en tant que dirigeant, que directeur ; il
constitue du même coup pour lui ce qui est de façon
immédiate un procès d’exploitation de travail d’autrui. C’est
ce que j’appelle subsomption formelle du travail sous le
capital. C’est la forme universelle de tout procès de
production capitaliste ; mais c’est en même temps une forme
particulière en regard de la forme développée du mode de
production spécifiquement capitaliste, puisque la dernière
implique la première, alors que la première n’implique pas du
tout nécessairement la dernière. […]
Malgré tout, ce changement-là n’entraîne aucune
transformation essentielle affectant d’emblée dans son mode
réel le procès de travail, le procès de production effectif. Il est
au contraire dans la nature de la chose que lorsque la
subsomption du procès de travail sous le capital intervient –
sur la base d’un procès de travail préexistant, constitué avant
de se trouver subsumé sous le capital, et ayant pris forme à
partir de divers procès de production antérieurs et de
conditions de production différentes –, le capital se subsume
un procès de travail donné préexistant, comme par exemple le
travail artisanal, le mode d’agriculture correspondant à la
petite exploitation agricole indépendante. Si des changements
s’opèrent dans ces procès de travail traditionnels placés sous
le commandement du capital, ces modifications ne peuvent
être que de progressives conséquences de la subsomption qui a
déjà placé sous le capital des procès traditionnels de travail
donnés. Que le travail devienne plus intense ou que la durée de
son procès s’accroisse, qu’il se fasse plus continu, plus
discipliné, etc., sous l’œil intéressé du capitaliste, cela ne
change pas de soi le caractère du procès de travail même, du
mode réel de travail. Il y a là un fort contraste avec ce qui, on
l’a montré, constitue spécifiquement le mode de production
capitaliste tel qu’il se développe à mesure que progresse la
production capitaliste (travail à grande échelle, etc.), et qui, en
même temps que les rapports des divers agents de la
production, révolutionne la façon de travailler et le mode réel
de tout le procès de travail. C’est en opposition à ce mode que
nous nommons subsomption formelle du travail sous le capital
la subsomption du procès de travail dont il a été question
jusqu’ici (celle d’un mode de travail développé antérieurement
à l’intervention du rapport capitaliste sous lequel il est placé).
[…]
Subsomption réelle du travail sous le capital, ou le mode
de production spécifiquement capitaliste.
Au chapitre III 324 a été exposé de façon exhaustive
comment lorsqu’il y a production de la survaleur relative –
(pour le capitaliste individuel, dans la mesure où il fait preuve
d’initiative, aiguillonné par le fait que la valeur = le temps de
travail socialement nécessaire objectalisé dans le produit ; et
par le fait que de la survaleur se crée pour lui sitôt que la
valeur individuelle de son produit se situe au-dessous de sa
valeur sociale, et qu’il pourra donc être vendu au-dessus de sa
valeur individuelle) – la configuration réelle tout entière du
mode de production change et surgit un mode de production
spécifiquement capitaliste (y compris du point de vue
technologique), et c’est seulement à partir de cette base et avec
elle que se développent, en même temps que le procès de
production capitaliste, des rapports de production
correspondants entre les divers agents de cette production, et
spécialement entre capitalistes et salariés.
Les puissances productives sociales du travail, ou les
puissances productives du travail directement social, socialisé
(commun) par le moyen de la coopération, la division du
travail à l’intérieur de l’atelier, la mise en œuvre de la
machinerie, et de façon générale la transformation du procès
de production en application consciente des sciences de la
nature, de la mécanique, la chimie, etc., avec des fins précises,
de la technologie, etc., comme aussi le fait de travailler sur
une grande échelle qui correspond à tout cela, etc., (seul ce
travail socialisé est capable d’appliquer au procès de
production direct des produits généraux du développement
humain comme les mathématiques, etc., de même que, d’un
autre côté, le développement de ces sciences présuppose un
niveau déterminé du procès de production matériel), ce
développement de la puissance productive du travail socialisé,
par opposition au travail plus ou moins isolé de l’individu,
etc., et avec ce travail socialisé l’application de la science, ce
produit général du développement social, au procès de
production immédiat, tout cela se présente comme puissance
productive du capital, et non pas comme puissance productive
du travail, ou comme puissance productive du travail pour
autant seulement qu’il est identique au capital, et en aucun cas
comme puissance productive du travailleur individuel non plus
que des travailleurs intervenant de manière combinée dans le
procès de production. La mystification inhérente de façon
générale au rapport capitaliste est maintenant bien plus
développée que ce n’était et ne pouvait être le cas dans la
subsomption purement formelle du travail sous le capital.
D’un autre côté, c’est seulement alors que se dégage aussi de
façon frappante (spécifique) la signification historique de la
production capitaliste, précisément par le fait de la
transformation du procès immédiat de production lui-même et
du développement des puissances productives sociales du
travail. […]
De même qu’on peut considérer la production de la
survaleur absolue comme l’expression matérielle de la
subsomption formelle du travail sous le capital, on peut tout
autant considérer la production de la survaleur relative comme
celle de la subsomption réelle du travail sous le capital.
En tout cas, aux deux formes de survaleur – l’absolue et
la relative –, dès lors que chacune est considérée pour soi dans
son existence distincte – la survaleur absolue précédant
toujours la relative –, correspondent deux formes distinctes de
subsomption du travail sous le capital, ou deux formes
distinctes de la production capitaliste, la première ouvrant
toujours la voie à l’autre, même si la seconde, davantage
développée, peut à son tour servir de base pour l’introduction
de la première dans de nouvelles branches de production.
323 « Mehrwert ». Ces pages du Chapitre VI , brouillon non repris dans le livre premier du Capital, sont l’exposé le plus
développé que Marx ait fait de ce qu’il nomme subsomption formelle et subsomption réelle du travail sous le capital.
324 Dans le plan du Capital tel que l’envisageait Marx lorsqu’il rédigea en 1864 ce Chapitre VI par quoi se conclut
l’ultime brouillon du livre premier, le chapitre III avait pour objet la production de la survaleur relative.
51.
L’antérieur et l’ultérieur
(1857)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, Einleitung,
MEGA, II/1.1, p. 40-41.
Manuscrits de 1857-1858, Introduction, Éditions
sociales, p. 61-63, ou t. 1, p. 39-41.

La société bourgeoise est l’organisation historique de la


production la plus développée et la plus variée325. De ce fait, les
catégories qui en expriment les rapports, la compréhension de
sa propre articulation, permettent en même temps de se faire
une idée de l’articulation et des rapports de production de
toutes les sociétés disparues, avec les débris et les éléments
desquelles elle s’est édifiée, dont certains vestiges non encore
dépassés subsistent pour une part en elle, où ce qui n’était
qu’indications est devenu en se développant significations
explicites, etc. L’anatomie de l’homme est une clef pour
l’anatomie du singe. Les signes annonciateurs d’une forme
supérieure dans les espèces animales d’ordre inférieur ne
peuvent cependant être compris que lorsque la forme
supérieure est elle-même déjà connue. Ainsi l’économie
bourgeoise nous livre la clef de l’économie antique, etc. Mais
pas du tout à la manière de ces économistes qui effacent toutes
les différences historiques et voient dans toutes les formes de
société celles de la société bourgeoise. On peut comprendre le
tribut, la dîme, etc., quand on connaît la rente foncière. Mais il
ne faut pas les identifier. Comme de plus la société bourgeoise
n’est elle-même qu’une forme contradictoire du
développement, il est souvent des rapports appartenant à des
formes plus anciennes qu’on ne rencontrera en elle que tout à
fait étiolés, ou même travestis. Par exemple la propriété
communale. Si donc il est exact que les catégories de
l’économie bourgeoise ont une vérité pour toutes les autres
formes de société, ce n’est à entendre que cum grano salis 326.
Elles peuvent receler ces formes de manière développée,
étiolée, caricaturée, etc., toujours avec une différence
essentielle. De façon générale, ce qu’on appelle
développement historique repose sur le fait que la forme
dernière voit dans les précédentes des marches conduisant à
elle-même, comme de plus elle n’est que rarement capable, et
encore dans des conditions bien déterminées, de faire sa
propre critique – il n’est naturellement pas question ici des
périodes historiques qui se voient elles-mêmes comme
décadentes –, elle les appréhende toujours de façon unilatérale.
La religion chrétienne n’a été capable d’aider à comprendre
objectivement les mythologies antérieures qu’après avoir
jusqu’à un certain point accompli sa propre critique, on
pourrait dire δυνάμει 327. De même l’économie politique
bourgeoise n’en est venue à comprendre les sociétés féodales,
antiques, orientales que du jour où eut commencé
l’autocritique de la société bourgeoise. Pour autant que
l’économie bourgeoise ne se soit pas purement identifiée avec
celles d’avant, sa critique des sociétés antérieures, en
particulier la féodale, contre laquelle elle avait encore à lutter
directement, a ressemblé à la critique du paganisme par le
christianisme, ou encore du catholicisme par le protestantisme.
Comme au reste dans toute science historique, sociale, il
faut toujours garder à l’esprit que, dans la marche des
catégories économiques, le sujet, ici la société bourgeoise
moderne, est donné tout aussi bien dans la réalité que dans le
cerveau, et que les catégories expriment donc des formes
d’être, des déterminations de l’existant, souvent simples
aspects singuliers de cette société déterminée, de ce sujet, et
que par conséquent elle ne commence aucunement à exister du
point de vue scientifique non plus à partir du seul moment où il
est question d’elle à ce titre. Voilà ce qu’il faut garder à
l’esprit, parce que du même coup cela nous donne une
indication de plan décisive.
325 Ces pages figurent à la fin du point 3 de l’Introduction, consacré à la « méthode de l’économie politique ».
326 Expression latine signifiant littéralement « avec un grain de sel », c’est-à-dire, métaphoriquement, « avec une
réserve critique ».

327 virtuellement (grec).


52.
Procès
(1872)
Le Capital, livre premier, traduction française de
J. Roy, Éditions sociales, t. 1, p. 200.

Les moments simples qui constituent le procès de travail


sont : l’activité adéquate à une fin, ou encore le travail
proprement dit, son objet et son moyen.
53.
Identité et différence de
contraires : production,
consommation
(1857)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, Einleitung,
MEGA, II/1.1, p. 27-31.
Manuscrits de 1857-58, Introduction, Éditions
sociales, p. 46-50 t. 1, p. 24-28.

La production est immédiatement aussi consommation328.


Doublement consommation, subjective et objective : l’individu
qui déploie ses capacités en produisant les dépense également,
les consomme dans l’acte de production, tout comme la
procréation naturelle est une consommation de forces vitales.
Deuxièmement : consommation des moyens de production
qu’on emploie, qui s’usent et qui pour une part (par exemple
dans la combustion) se redécomposent en éléments communs.
De même consommation de matière première, qui ne demeure
pas sous sa forme et constitution naturelle mais se trouve bien
plutôt consommée. L’acte même de produire est donc aussi
dans tous ses moments acte de consommation. Du reste les
économistes l’admettent. La production comme
immédiatement identique à la consommation, la
consommation coïncidant immédiatement avec la production,
c’est ce qu’ils appellent consommation productive. Cette
identité de la production et de la consommation revient à la
proposition de Spinoza : determinatio est negatio 329.
Mais cette détermination de la consommation productive
n’est en fait établie que pour distinguer entre la consommation
qui s’identifie à la production et la consommation proprement
dite, qui est conçue bien plutôt comme l’opposé de la
production qu’elle anéantit. Considérons donc cette
consommation proprement dite.
La consommation est immédiatement aussi production,
de même que dans la nature la consommation des éléments et
des substances chimiques est production de la plante. Il est
bien clair, par exemple, que dans l’alimentation, qui est une
forme de la consommation, l’être humain produit son propre
corps. Mais cela vaut également de toute autre sorte de
consommation qui, sous un certain rapport, produit l’être
humain sous ce même rapport. Mais, objecte l’économie, cette
production identique à la consommation est une production
seconde, qui résulte de la destruction du premier produit. Dans
la première, le producteur se faisait chose, dans la seconde
c’est la chose qu’il a créée qui se fait personne. Ainsi cette
consommation productrice – bien qu’elle constitue une unité
immédiate de production et de consommation – est
essentiellement différente de la production proprement dite.
L’unité immédiate au sein de laquelle la production coïncide
avec la consommation et la consommation avec la production
laisse subsister leur immédiate dualité.
Donc la production est immédiatement consommation, la
consommation immédiatement production. Chacune est
immédiatement son contraire. Mais en même temps s’opère un
mouvement de médiation entre les deux. La production
médiatise la consommation dont elle crée le matériau et à qui,
sans elle, son objet ferait défaut. Et la consommation aussi
médiatise la production dès lors que c’est elle seulement qui
procure aux produits le sujet pour lequel ils sont des produits.
Le produit ne connaît son ultime achèvement* que dans la
consommation. Un chemin de fer avec lequel on ne roule pas,
qu’on n’use donc pas, n’est pas consommé, n’est un chemin de
fer que δυνάμε ι 330, et non dans la réalité. Sans production, pas
de consommation ; mais sans consommation, pas de
production non plus, car la production serait alors sans but. La
consommation produit la production, et doublement : 1) dans
la mesure où c’est dans la consommation seulement que le
produit devient produit effectif. Par exemple, un vêtement ne
devient effectivement vêtement que par l’acte de le porter ;
une maison qui n’est pas habitée n’est pas en fait* réellement
une maison ; donc le produit, à la différence du simple objet
naturel, ne s’affirme comme produit, ne devient produit que
dans la consommation. C’est seulement en faisant s’évanouir
le produit que la consommation lui donne la finishing
stroke*331 ; car le produit c’est la production non pas comme
activité chosifiée332 mais seulement comme objet pour le sujet
agissant ; 2) dans la mesure où la consommation crée le besoin
d’une nouvelle production, autrement dit le motif333 idéal qui,
impulsant du dedans la production, en est la présupposition. La
consommation crée l’impulsion à produire ; elle crée aussi
l’objet qui agit dans la production en déterminant sa fin. S’il
est clair que c’est la production qui fournit du dehors son objet
à la consommation, il est donc tout aussi clair que c’est la
consommation qui pose idéalement 334 l’objet de la production
comme image intérieure, comme besoin, comme pulsion335 et
comme but. Elle crée les objets de la production sous une
forme encore subjective. Sans besoin, pas de production. Mais
la consommation reproduit le besoin.
À quoi correspond du côté de la production : 1) qu’elle
fournit à la consommation son matériau, son objet. Une
consommation sans l’objet n’est pas une consommation ; donc
à cet égard la production crée, produit la consommation. 2)
Mais ce n’est pas seulement l’objet que la production procure
à la consommation. Elle lui donne aussi sa détermination, son
caractère, son fini*. Tout comme la consommation donnait son
fini* au produit en tant que produit, la production le donne à la
consommation. D’abord l’objet n’est pas un objet en général
mais un objet déterminé dont la production médiatise la
manière déterminée dont il doit être consommé. La faim est la
faim, mais la faim qui se satisfait avec de la viande cuite
mangée avec fourchette et couteau est une autre faim que celle
qui avale de la chair crue à l’aide des mains, des ongles et des
dents. Ce n’est pas seulement l’objet de la consommation mais
encore le mode de consommation qui est donc produit par la
production, non seulement objectivement mais subjectivement.
La production crée donc le consommateur. 3) La production ne
fournit donc pas seulement un matériau au besoin, elle fournit
aussi un besoin à ce matériau. Quand la consommation se
dégage de sa grossièreté primitive et perd son caractère
immédiat – et le fait de s’y attarder serait encore le résultat
d’une production restée à sa grossièreté primitive –, elle est
elle-même médiée en tant que pulsion par son objet. Le besoin
qu’elle en ressent est suscité par la perception qu’elle en a.
L’œuvre d’art – comme tout autre produit – crée un public
ayant le sens artistique et capable d’apprécier la beauté. Ainsi
la production ne produit pas seulement un objet pour le sujet
mais aussi un sujet pour l’objet. Donc la production produit la
consommation 1) en lui fournissant le matériau ; 2) en
déterminant le mode de consommation ; 3) en faisant
apparaître chez le consommateur sous forme de besoin ce
qu’elle a auparavant posé elle-même sous forme d’objet. Elle
produit donc l’objet de consommation, le mode de
consommation, la pulsion de consommation. De même la
consommation produit-elle la disposition du producteur en le
sollicitant sous la forme du besoin déterminant son but.[…]
Rien de plus simple alors pour un hégélien que de poser
production et consommation comme identiques. Et cela n’a
pas été seulement le fait d’écrivains socialistes, mais même de
prosaïques économistes, tel J.-B. Say, sous cette forme : à
considérer un peuple, sa production est sa consommation. De
même pour l’humanité prise in abstracto 336. Storch a montré
l’erreur de Say : un peuple, par exemple, ne consomme pas
purement et simplement son produit, il crée aussi des moyens
de production, du capital fixe, etc. Considérer la société
comme un sujet unique est au surplus un point de vue faux –
spéculatif. C’est chez un sujet que production et
consommation apparaissent comme des moments d’un acte
unique. Pour ne souligner ici que le plus important : que l’on
considère production et consommation comme activités d’un
sujet ou de nombreux individus, elles apparaissent en tout cas
comme moments d’un procès où la production est le point de
départ effectif et par suite le moment qui domine les autres. La
consommation en tant que nécessité vitale, que besoin, est
toujours elle-même un moment interne à l’activité productive.
C’est cette dernière qui est le point de départ de la réalisation
et par suite aussi son moment prédominant, l’acte dans lequel
tout le procès s’accomplit de nouveau. L’individu produit un
objet et retourne en soi-même en le consommant, mais il le fait
en tant qu’individu productif et qui se reproduit lui-même. La
consommation apparaît ainsi comme moment de la production.
328 Ce développement engage l’analyse du « rapport général de la production à la distribution, l’échange, la
consommation ».
329 la détermination est négation (latin).

330 « virtuellement » (grec).


331 À la fois dernière touche et coup de grâce.

332 « versachlichte Tätigkeit ».


333 « Grund ».

334 « ideal setzt ».


335 « Trieb ».

336 dans sa généralité abstraite (latin).


54.
Un concentré de contradictions :
l’argent
(1857)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.1, p. 157-158.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 195-
196, ou t. 1, p. 173-174.

L’argent dans sa détermination ultime et achevée apparaît


maintenant de tous les côtés comme une contradiction qui se
résout elle-même, qui tend à sa propre résolution337. Comme
forme universelle de la richesse, se tient face à lui le monde
entier des richesses réelles. Il en est la pure abstraction – et
donc, ainsi fixé, n’est qu’imagination. Là où la richesse
semble exister comme telle sous une forme toute matérielle,
tangible, il n’a d’existence que dans ma tête, c’est une pure
chimère. Midas338. D’un autre côté, comme représentant
matériel de la richesse universelle, il n’est réalisé que lorsqu’il
est à nouveau jeté dans la circulation, qu’il disparaît en
échange de modalités particulières de la richesse dans leur
singularité. Dans la circulation, il demeure comme moyen de
circulation ; mais il est perdu pour l’individu qui accumule, et
cette disparition est la seule façon possible d’en faire une
richesse sûre. Sa réalisation, c’est la dissolution en jouissance
individuelle de ce qui a été emmagasiné. Il peut alors être
emmagasiné à nouveau par d’autres individus, mais alors le
même procès recommence. Je ne peux poser réellement son
être pour moi que dans la mesure où je l’abandonne comme
pur être pour autrui. Que je veuille le fixer, il se volatilise sous
la main en pur fantôme de la richesse réelle. Allons plus loin :
l’accroître en l’amassant, sa quantité étant prise pour mesure
de sa valeur, se révèle à son tour une erreur. S’il n’y a pas
accumulation des autres richesses, il perd lui-même sa valeur
en proportion de son accumulation. Ce qui apparaît comme
son accroissement est en fait sa diminution. Son autonomie
n’est qu’apparence ; son indépendance vis-à-vis de la
circulation a pour seule consistance qu’il a à voir avec elle,
qu’il est dans sa dépendance. Il se fait passer pour
marchandise universelle, mais en raison de sa particularité
Naturelle339 il n’est à son tour qu’une marchandise particulière,
dont la valeur dépend tant de la demande que de l’offre, tout
comme elle varie avec ses coûts de production spécifiques. Et
comme il s’incarne dans l’or et dans l’argent, il devient
unilatéral sous chacune de ses formes réelles ; de sorte que si
l’un apparaît comme monnaie340, l’autre apparaît comme
marchandise particulière et vice versa, et qu’ainsi chacun
apparaît sous les deux déterminations. En tant qu’il est la
richesse d’absolue sûreté, entièrement indépendante de mon
individualité, il est en même temps, comme une chose qui
m’est tout à fait extérieure, l’insécurité absolue, n’importe
quel hasard étant susceptible de m’en séparer. Il en va de
même pour ses déterminations tout à fait contradictoires en
tant que mesure, moyen de circulation, argent341 en tant que tel.
Et pour finir il se contredit encore en sa dernière
détermination, puisqu’il doit représenter la valeur en tant que
telle, alors qu’en fait il ne représente qu’un identique quantum
d’une valeur variable. Il se supprime donc comme valeur
d’échange achevée 342.
337 Ce texte figure dans les pages de conclusion du « Chapitre de l’argent », première partie des Grundrisse.

338 Roi de Phrygie, au VIe siècle av. J.-C., à qui, selon la légende, Dionysos avait donné le pouvoir de changer en or tout
ce qu’il touchait.

339 « Natürliche », avec une majuscule.


340 « Geld ».

341 « Geld ».
342 « als vollendeter Tauschwert ».
55.
Puissance du médiateur
(1858)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.1, p. 246-247.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 292-
294, ou t. 1, p. 270-271.

[Il est important de remarquer que la richesse en tant que


telle, savoir la richesse bourgeoise343, est toujours exprimée à la
plus haute puissance dans la valeur d’échange où elle est posée
comme médiateur, comme la médiation des extrêmes que sont
elles-mêmes la valeur d’échange et la valeur d’usage. Ce
médian344 apparaît toujours comme le rapport économique
accompli parce qu’il embrasse les contraires345 et en fin de
compte apparaît toujours face aux extrêmes eux-mêmes
comme une puissance plus Haute en son Unicité346 ; parce que
le mouvement ou le rapport qui au début apparaît comme
médiatisant entre les extrêmes conduit dialectiquement de
façon nécessaire à ce qu’il apparaisse comme médiation avec
soi-même, comme le sujet dont les moments ne sont que les
extrêmes dont il abolit le caractère de présupposés autonomes
pour se poser, par cette abolition même, comme le seul à être
autonome. De même dans la sphère religieuse, Christ, le
médiateur entre Dieu et l’homme – simple instrument de
circulation entre les deux – devient leur unité, Dieu-homme, et
à ce titre plus important donc que Dieu ; les saints deviennent
plus importants que Christ, les prêtres plus importants que les
saints. L’expression totale de l’Économique, elle-même simple
en regard des extrêmes, est toujours la valeur d’échange où
elle est posée comme membre médian ; par ex. l’argent dans la
circulation simple ; le capital même en tant que médiateur
entre production et circulation. Au sein du capital lui-même,
l’une de ses formes adopte à son tour la position de la valeur
d’usage face à l’autre posée en valeur d’échange. Ainsi par ex.
le capital industriel apparaît comme facteur productif347 face au
marchand faisant figure de circulation. Ainsi le premier
représente le côté substantiel348, l’autre le côté de la forme,
donc la richesse en tant que richesse. En même temps le
capital mercantile est lui-même à son tour médiateur entre la
production (le capital industriel) et la circulation (les gens qui
consomment), autrement dit entre valeur d’échange et valeur
d’usage où sont alternativement posés les deux côtés, la
production comme argent, la circulation comme valeur
d’usage (les gens qui consomment), ou le premier comme
valeur d’usage (produit), le second comme valeur d’échange
(argent). Même chose au sein du commerce lui-même : le
grossiste, qu’il soit médiateur entre fabricant et détaillant, ou
entre le fabricant et l’agriculteur, ou entre fabricants de
diverses sortes, est le même médian plus élevé. Ainsi encore
des courtiers en marchandises face au grossiste. Puis du
banquier face aux industriels et aux négociants ; de la société
par actions face à la production simple ; du financier comme
médiateur entre l’État et la société bourgeoise au niveau le
plus élevé. La richesse en tant que telle se présente de la façon
la plus distincte et la plus vaste à mesure qu’elle s’éloigne de
la production immédiate et qu’elle est elle-même à nouveau
médiatisante entre des termes qui, considérés chacun pour soi,
sont posés d’avance comme des formes de la relation
économique. En sorte que de moyen l’argent devient fin et que
la forme la plus élevée de la médiation, se posant partout
comme capital, pose elle-même à son tour que la plus basse est
le travail, simple source de survaleur. Par exemple l’agent de
change349, le banquier, etc., face aux fabricants et exploitants
agricoles350 qui relativement à lui sont posés dans la
détermination du travail (de la valeur d’usage), tandis que lui
se pose face à eux comme capital, création de survaleur ; sous
la forme la plus folle dans le financier.]
343 Marx développe en ces pages le concept de capital, d’où doivent s’éclairer « toutes les contradictions de la
production bourgeoise ».
344 « Mitte ».

345 « Gegensätze ».
346 « Einseitig ».

347 « Produzent ».
348 « stoffliche ».

349 « der bill-broker ».


350 « farmers ».
56.
Quand le serviteur se pose en
maître
(1858)
Zur Kritik der politischen Ökonomie, MEGA,
II/2, p. 73-74.
Contribution à la critique de l’économie politique
(version primitive), Éditions sociales, p. 236-237.

[L’argent] n’est pas une simple forme médiatisante de la


valeur d’échange. C’est une forme de la valeur d’échange qui
naît du procès de circulation, un produit social qui s’engendre
de lui-même à travers les relations entre individus participant à
la circulation. Sitôt qu’or ou argent (ou toute autre
marchandise) se sont développés en mesure de valeur et
moyen de circulation (que ce soit, en ce dernier cas, sous leur
forme corporelle ou sous celle d’un symbole en tenant lieu), ils
deviennent de l’argent, sans que la société y soit pour rien ni
ne le veuille. Leur puissance apparaît comme une fatalité351 et,
particulièrement dans des états sociaux que mène à la ruine un
approfondissement des rapports fondés sur la valeur
d’échange, la conscience des hommes se révolte contre le
pouvoir qu’une substance, une chose a pris sur eux, contre la
domination de ce maudit métal, qui apparaît comme pure folie.
C’est d’abord dans l’argent, c’est-à-dire dans la plus abstraite,
donc la plus vide de sens, la plus inconcevable des formes –
une forme où toute médiation est abolie –, que se manifeste la
transformation des relations sociales réciproques en un rapport
social fixe, écrasant, qui subjugue les individus. Et cette
manifestation est d’autant plus rude qu’elle naît de cette
présupposition : des personnes privées semblables à des
atomes, libres, agissant à leur guise, n’ayant entre elles dans la
production que les rapports nés de leurs besoins réciproques.
L’argent même contient en soi sa propre négation comme
mesure et comme monnaie. [En fait, à considérer la
marchandise en soi, elle n’a rien à être d’autre pour son
possesseur que valeur d’échange existante ; pour lui, sa
matérialité n’a d’autre sens que celui de l’universel temps de
travail devenu objet, lequel est échangeable avec tout autre
objet de même espèce ; elle est donc, immédiatement,
équivalent universel, argent. Mais ce côté reste caché,
n’apparaît même que comme un côté.] Les philosophes de
l’Antiquité, comme aussi Boisguillebert, voient là une
perversion, un mésusage de l’argent qui de serviteur devient
maître, dépréciant la richesse naturelle, abolissant la juste
proportion des équivalents. Platon dans sa République veut
forcer l’argent à rester simple moyen de circulation et mesure,
sans le laisser devenir argent comme tel. Aristote considère par
suite la forme de la circulation M–A–M352, où l’argent a pour
seule fonction d’être mesure et monnaie, comme le
mouvement naturel et rationnel qu’il nomme économique,
tandis qu’il marque au fer la forme A–M–A, mouvement
chrématistique, en tant que contre nature. Ce qui est combattu
ici n’est que la valeur d’échange qui devient contenu et fin en
soi de la circulation, l’autonomisation de la valeur d’échange
en tant que telle ; c’est le fait que la valeur comme telle
devient la fin de l’échange et revêt une forme autonome,
d’abord sous la forme encore simple et tangible de l’argent.
Dans vendre pour acheter, la fin est la valeur d’usage ; acheter
pour vendre, c’est la valeur elle-même.
351 « ein Fatum ».
352 Initiales de Marchandise-Argent-Marchandise (en allemand W-G-W) ; Marx fit grand usage de cette formule
abrégée dans Le Capital.
57.
Possibilité formelle et réelle
(1863)
Theorien über den Mehrwert, MEGA, II/3.3,
p. 1129-1133.
Théories sur la plus-value, Éditions sociales, t. 2,
p. 606-608 et 614.

La possibilité de la crise353, pour autant qu’elle apparaît


dans la forme simple de la métamorphose, résulte donc
uniquement de ceci : les différences de forme – les phases –
que dans son mouvement parcourt la marchandise, en premier
sont des formes et phases qui se complètent nécessairement
mais en second, malgré cette nécessaire solidarité interne, sont
des parties et formes du procès indépendantes, existant face à
face dans l’indifférence, disjointes dans l’espace et le temps,
séparables et séparées les unes des autres. Elle repose donc sur
la seule séparation de la vente et de l’achat. Ce n’est que dans
sa forme de marchandise que la marchandise doit en passer par
cette difficulté. Dès qu’elle possède la forme argent, elle en est
quitte. Au surplus la chose se résout aussi dans la disjonction
de la vente et de l’achat. Si la marchandise ne pouvait se
retirer de la circulation sous la forme argent ou différer sa
reconversion en marchandise – comme c’est le cas dans
l’échange immédiat marchandise contre marchandise –, si
achat et vente coïncidaient, en vertu des présuppositions
admises disparaîtrait la possibilité de la crise. […] Le moment
critique, qui résulte de la forme de l’échange – en tant qu’il est
circulation –, disparaîtrait alors, et quand nous disons que la
forme simple de la métamorphose inclut la possibilité de la
crise, nous disons simplement que réside en cette forme même
la possibilité de rupture et de disjonction entre moments
formant par essence un tout.
[…] Possibilité générale, abstraite de la crise, cela ne
signifie rien d’autre que la forme la plus abstraite de la crise,
sans contenu, sans motif à contenu. Vente et achat peuvent se
disjoindre. Ils sont donc crise potentia 354 et leur conjonction
demeure toujours un moment critique pour la marchandise.
Mais ils peuvent passer l’un dans l’autre de manière fluide.
Reste que la forme la plus abstraite de la crise (et par suite la
possibilité formelle de la crise), c’est la métamorphose de la
marchandise elle-même qui contient, à l’état de mouvement
développé, la contradiction, incluse dans l’unité de la
marchandise, entre valeur d’usage et valeur d’échange, et au-
delà entre argent et marchandise. Mais ce qui va faire de cette
possibilité de crise une crise n’est pas contenu dans cette
forme même ; ce qu’elle contient, c’est seulement qu’il y a là
la forme pour une crise.
[…] La possibilité générale des crises est la
métamorphose formelle du capital lui-même, la disjonction
temporelle et spatiale de l’achat et de la vente. Mais cela n’est
jamais la cause de la crise. Car ce n’est rien d’autre que la
forme la plus générale de la crise, donc la crise même dans
son expression la plus générale. Or on ne peut pas dire que la
forme abstraite de la crise soit la cause de la crise. Si on
s’interroge sur sa cause, c’est justement qu’on veut savoir
pourquoi sa forme abstraite, la forme de sa possibilité, de
possibilité devient réalité.
Dans la mesure où les crises ne dépendent pas des
fluctuations de prix (que celles-ci soient connexes ou non avec
le crédit) en tant qu’elles diffèrent des fluctuations de valeur,
leurs conditions générales doivent être développées à partir
des conditions générales de la production capitaliste.
353 Ce texte figure au chapitre 17 des Théories sur la plus-value consacré à discuter la théorie de l’accumulation de
Ricardo.
354 en puissance (latin).
58.
La base de l’histoire
(1846)
Die deutsche Ideologie, Marx-Engels Jahrbuch
2003, p. 28-33.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 38-40.

Cette conception de l’histoire355 repose donc sur ceci :


exposer le procès de production réel, et cela en partant de la
production matérielle de la vie immédiate ; saisir les formes de
relation qui font corps avec ce mode de production et en
résultent, autrement dit la société civile à ses différentes
phases, comme constituant la base de toute l’histoire ; la
représenter dans son action en tant qu’État aussi bien
qu’expliquer à partir d’elle l’ensemble des diverses
productions théoriques et formes de la conscience, religion,
philosophie, morale, etc., etc., et suivre sa genèse à partir de
ces productions, ce qui permet alors naturellement de
représenter la chose dans sa totalité (y compris l’action
réciproque de ces différents aspects). Elle n’a pas, comme la
conception idéaliste de l’histoire, à mener sa recherche sur
chaque période à partir d’une catégorie, mais demeure
constamment sur le sol de l’histoire ; elle n’explique pas la
pratique d’après l’idée, mais la formation des idées d’après la
pratique matérielle ; et elle arrive en conséquence à ce résultat
que tous les formes et produits de la conscience trouvent leur
solution non pas dans les termes d’une Critique intellectuelle,
d’une réduction à la « Conscience de soi » ou d’une
métamorphose en « revenants », « fantômes », « vues de
l’esprit »356, mais uniquement par le renversement pratique des
rapports sociaux réels d’où sont nées ces sornettes idéalistes –
la force motrice de l’histoire, comme aussi de la religion, de la
philosophie et de toute autre sorte de théorie, ce n’est pas la
Critique mais la révolution. Elle montre, cette conception, que
l’histoire n’a pas pour fin de se résoudre en « Conscience de
soi » comme « Esprit de l’Esprit », mais qu’à chaque stade se
trouvent donnés un résultat matériel, une somme de forces
productives, un rapport avec la nature et des individus entre
eux, rapport historiquement créé et transmis à chaque
génération par sa devancière, masse de forces productives,
capitaux et conditions que d’un côté certes modifie la nouvelle
génération mais qui, de l’autre, lui dicte ses propres conditions
d’existence et lui assigne un développement déterminé, un
caractère spécifique – les circonstances font donc tout autant
les êtres humains que ceux-ci font les circonstances. Cette
somme de forces productives, de capitaux, de formes de
relations sociales que chaque individu et chaque génération
trouvent comme un donné préalable est le fondement357 réel de
ce que les philosophes se sont représenté comme « substance »
et « essence de l’homme », qu’ils ont porté aux nues ou
combattu, fondement réel dont les effets et influences sur le
développement des êtres humains ne sont pas le moins du
monde affectés parce que ces philosophes se rebellent contre
lui au nom de la « Conscience de soi » et de « l’Unique ».[…]
Jusqu’ici, toute conception de l’histoire ou bien a
purement et simplement laissé de côté cette base358 réelle, ou ne
l’a considérée que comme un à-côté, sans aucun lien avec la
marche de l’histoire. De ce fait, l’histoire doit toujours être
écrite d’après une norme qui lui est extérieure ; la production
réelle de la vie apparaît comme protohistorique, tandis que
l’historique apparaît de son côté comme séparé de la vie
ordinaire, comme extra- et supra-terrestre359. Le rapport des
êtres humains avec la nature est ainsi exclu de l’histoire, ce qui
instaure l’opposition entre nature et histoire. De la sorte, on ne
pouvait voir dans l’histoire que de grands événements
politiques et interventions d’État, des combats religieux et plus
généralement théoriques, et pour chaque époque historique on
devait tout spécialement partager l’illusion de cette époque.
Que par exemple une époque s’imagine n’être animée que de
motifs purement « politiques » ou « religieux », bien que
« religion » et « politique » ne soient que des formes prises par
leurs moteurs réels, celui qui en écrit l’histoire accepte alors
cette croyance. L’« image », la « représentation » que ces êtres
humains déterminés se font de leur pratique se convertit en
puissance seule déterminante et active qui commande et
détermine leur pratique. Si la forme rudimentaire sous laquelle
se présente la division du travail chez les Indiens et les
Égyptiens induit chez ces peuples un régime de castes dans
leur État et leur religion, l’historien croit que le régime des
castes est la puissance qui a engendré cette forme sociale
rudimentaire. Tandis que les Français et les Anglais s’en
tiennent au moins à l’illusion politique, celle qui est encore la
plus proche de la réalité, les Allemands se meuvent dans le
domaine de l’« esprit pur » et font de l’illusion religieuse la
force motrice de l’histoire. La Philosophie de l’histoire de
Hegel est, poussée à sa « plus pure expression », l’ultime
conséquence de toute cette façon qu’ont les Allemands
d’écrire l’histoire, dans laquelle il ne s’agit pas d’intérêts réels,
pas même d’intérêts politiques, mais d’idées pures ; histoire
qui ne peut manquer d’apparaître à saint Bruno360 comme une
série d’« idées » dont l’une dévore l’autre et qui sombre
finalement dans la « Conscience de soi », et à saint Max
Stirner, qui ne sait pas un mot de l’histoire réelle, cette marche
de l’histoire devait apparaître avec bien plus de logique encore
comme une simple histoire de « chevaliers », brigands et
fantômes aux visions desquels il ne parvient bien entendu à
échapper que par le « sacrilège ». C’est vraiment là une
conception religieuse, qui présuppose que l’être originel dont
part l’histoire est l’homme religieux, et qui remplace en
imagination la production réelle des moyens d’existence
comme de l’existence elle-même par l’imaginaire production
religieuse.
355 Les paragraphes précédents ont esquissé la dialectique des « forces productives » et du « mode d’activité » dans une
société de classes.
356 Allusion à des termes clefs de Bruno Bauer et Max Stirner.

357 « Grund ».
358 « Grundlage ».

359 « Extra-Überweltliche ».
360 Bruno Bauer.
59.
L’illusion de la volonté et du droit
(1846)
Die deutsche Ideologie, MEW, t. 3, p. 311-313.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 326-328.

Dans l’histoire réelle, les théoriciens qui prirent la force 361


pour fondement du droit s’opposèrent de façon directe à ceux
qui lui donnaient pour base la volonté […]. Si l’on fait de la
force la base du droit, comme Hobbes et d’autres, alors le
droit, la loi, etc., ne sont que le symptôme, l’expression de
rapports autres sur lesquels repose la puissance de l’État. La
vie matérielle des individus, qui ne dépend aucunement de leur
pur « vouloir », leur mode de production et leurs formes
d’échanges, qui se conditionnent réciproquement, sont la base
réelle de l’État, ce qui subsiste à tous les stades où sont encore
nécessaires la division du travail et la propriété privée, tout à
fait indépendamment de la volonté des individus. Ces
conditions réelles ne sont nullement créées par la puissance
d’État, ce sont bien plutôt elles qui créent cette puissance. Les
individus qui au sein de ces conditions jouent le rôle dirigeant,
sans parler du fait que leur pouvoir doit se constituer en tant
qu’État, sont donc obligés de donner à leur volonté régie par
ces conditions déterminées une expression générale, celle d’un
vouloir d’État, celle de la loi – une expression dont le contenu
est toujours donné par les conditions de leur classe, comme le
montre on ne peut plus clairement le droit criminel et privé.
Pas plus qu’il ne dépend de leur volonté idéaliste, de leur bon
plaisir que leur corps ait ou n’ait pas de poids, pas davantage il
ne dépend d’eux d’imposer ou non leur propre volonté sous la
forme de la loi et en même temps de faire que celle-ci soit
indépendante du bon plaisir de chacun d’eux individuellement.
Leur domination personnelle ne peut se constituer que comme
domination moyenne. Cette domination personnelle repose sur
des conditions d’existence socialement communes à beaucoup
et dont, en tant que dirigeants, ils ont à assurer la pérennité
contre d’autres tout en affirmant leur validité pour tous.
L’expression de cette volonté correspondant à leurs intérêts
communs est la loi. C’est justement parce que s’impose la
volonté propre d’individus indépendants les uns des autres,
volonté qui sur pareille base est inévitablement synonyme de
comportement social égoïste, qu’est nécessaire son désaveu
dans la loi et le droit, désaveu du moins dans l’exception
individuelle, affirmation de leurs intérêts dans le cas général
(ce pourquoi eux n’y voient pas désaveu, seul le fait « l’égoïste
en accord avec lui-même362 »). La même chose vaut pour les
classes dominées : il ne dépend pas davantage de leur vouloir
qu’existent ou non loi et État. Tant que par exemple les forces
productives n’ont pas atteint un développement qui rende
superflue la concurrence, et que donc elles y ramènent sans
cesse, ce serait pour les classes dominées souhaiter
l’impossible que d’avoir la « volonté » d’abolir la
concurrence, et avec elle l’État et la loi. Au reste, avant le
développement des conditions capables de la rendre réalisable,
cette « volonté » ne peut naître que dans l’imagination de
l’idéologue. Et une fois que ces conditions sont suffisamment
développées, l’idéologue peut se la représenter comme
relevant du bon vouloir et donc concevable en tous temps et
toutes circonstances.
Pas plus que le droit, le crime, c’est-à-dire le combat de
l’individu isolé contre l’état de choses régnant, ne résulte du
pur bon plaisir. Bien plutôt il est soumis aux mêmes conditions
que cet état de choses même. Pour voir dans le crime la pure
violation du droit et de la loi, il faut être de ces esprits
chimériques qui considèrent ce droit et cette loi comme le
règne d’une volonté générale autonome. Or ce n’est pas l’État
qui existe de par une volonté souveraine, c’est au contraire
parce qu’il naît du mode d’existence matérielle des individus
que l’État prend aussi la figure d’une volonté souveraine. Que
cette dernière vienne ensuite à perdre son pouvoir et ce n’est
pas seulement la volonté qui change, c’est l’existence
matérielle, la vie des individus qui a changé, et leur volonté
n’a changé que par suite de ce changement. Il est possible que
les droits et les lois se transmettent « héréditairement363 », mais
alors leur valeur n’est plus souveraine, seulement nominale,
l’histoire de l’ancien droit romain ou du droit anglais nous en
offre d’éclatants exemples. Nous avons vu plus haut comment
chez les philosophes, du fait qu’ils séparent ce que pensent les
individus des conditions empiriques qui en sont la base,
pouvaient prendre naissance une évolution et une histoire de la
pensée pure. Ainsi peut-on tout aussi bien couper le droit de sa
base réelle et en tirer une « volonté souveraine » qui prend
diverses formes aux diverses époques, manifestant à travers
ses créations, les lois, sa propre histoire autonome. De cette
façon, l’histoire civile et politique se résout idéologiquement
en histoire de la succession des lois dominantes. C’est là
l’illusion spécifique des juristes et des politiques, que Jacques
le Bonhomme 364 adopte sans façon**. Il se fait la même
illusion que Frédéric-Guillaume IV365, par exemple, qui prend
lui aussi les lois pour l’expression pure et simple de la volonté
souveraine, pour en venir toujours à constater qu’elles
achoppent à « ce gros quelque chose366 » qu’est le monde. C’est
à peine s’il parvient à faire que l’une de ses inoffensives
marottes dépasse le stade de l’ordonnance ministérielle. Qu’il
décrète donc un emprunt de vingt-cinq millions, cent dixième
partie de la dette publique anglaise, et il verra quelle sorte de
vouloir est sa volonté souveraine.
361 « Macht ».
362 Référence à Stirner, contre qui tout ce texte polémique.

363 Mot de Méphistophélès dans le Faust de Goethe, Cabinet de travail : « Lois et coutumes se transmettent par
hérédité comme une maladie éternelle. »
364 Sobriquet renvoyant à Marx Stirner.

365 Roi de Prusse au moment où fut écrite L’Idéologie allemande.


366 Allusion à une formule figurant dans Faust, Cabinet de travail : « Das Etwas, diese plumpe Welt ».
60.
Conscience, langage, division du
travail
(1846)
Die deutsche Ideologie, Marx-Engels Jahrbuch
2003, p. 15-18.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 28-30.

Seulement maintenant, après avoir examiné déjà quatre


moments, quatre aspects des rapports historiques originaires367,
nous trouvons que l’homme a aussi de la « conscience ». Mais
non pas comme conscience de prime abord « pure ». Dès le
début une malédiction pèse sur l’« esprit », celle d’être
« affligé » d’une matière, qui se présente ici sous forme de
couches d’air agitées, de sons, en bref de langage. Le langage
est aussi vieux que la conscience – le langage est la conscience
réelle, pratique, existant pour d’autres hommes, et ainsi
seulement existant alors pour moi-même, et tout comme la
conscience le langage n’apparaît qu’avec le besoin, l’exigence
de relations368 avec d’autres hommes. D’emblée la conscience
est donc un produit déjà social et le demeure aussi longtemps
qu’existent des hommes. Naturellement, la conscience n’est
d’abord conscience que de l’entourage sensible le plus proche,
conscience d’une connexité bornée avec d’autres personnes et
choses extérieures à l’individu devenant conscient de soi ; elle
est en même temps conscience de la nature, qui initialement se
dresse face aux hommes comme une puissance foncièrement
étrangère, omnipotente et inattaquable, envers laquelle les
hommes se comportent de façon purement animale et qui leur
en impose autant qu’au bétail ; en somme, une conscience de
la nature purement animale (religion de la nature) – et d’autre
part conscience de la nécessité d’entrer en relation avec les
individus de l’entourage, conscience naissante de vivre en
somme dans une société. Ce commencement est aussi animal
que l’est à ce stade la vie sociale même, c’est une conscience
purement grégaire, et l’être humain se distingue ici du mouton
par ceci seul que sa conscience prend chez lui la place de
l’instinct, autrement dit que son instinct est un instinct
conscient. Cette conscience moutonnière, grégaire se
développe et s’éduque plus largement du fait qu’augmente la
productivité, que grandissent les besoins, les deux choses
reposant sur l’accroissement de la population. Par là se
développe la division du travail, qui n’était originairement que
sa division dans l’acte sexuel, puis devient la division du
travail qui se fait d’elle-même, de façon « spontanée369 » en
raison des dispositions naturelles (force corporelle, par ex.),
des besoins, des hasards, etc. La division du travail ne devient
division effective qu’à partir du moment où s’opère une
division du travail matériel et intellectuel. À partir de ce
moment la conscience peut s’imaginer réellement être autre
chose que la conscience de la pratique370 existante, représenter
réellement quelque chose sans rien représenter de réel – à
partir de ce moment la conscience est en état de s’émanciper
du monde et d’en venir à la formation de la théorie « pure »,
théologie, philosophie, morale, etc. Mais même lorsque cette
théorie, cette théologie, philosophie, morale, etc. entrent en
contradiction avec les rapports existants, cela ne peut se
produire que parce que les rapports sociaux existants sont
entrés en contradiction avec la force productive existante – ce
qui d’ailleurs peut aussi se produire dans une sphère nationale
déterminée de ces rapports du fait que la contradiction survient
non dans cette sphère nationale mais entre cette conscience
nationale et la pratique371 des autres nations, c’est-à-dire entre
la conscience nationale d’une nation et sa conscience
universelle (comme aujourd’hui en Allemagne) – et alors pour
cette nation, la contradiction en cause semblant n’être
qu’interne à la conscience nationale, elle lui apparaît du même
coup comme un combat ayant pour objet limité la merde
nationale justement parce que cette nation est la merde en et
pour soi372. Peu importe du reste ce que la conscience
entreprend toute seule, l’unique chose qui résulte de toute cette
crotte, la voici : ces trois moments, la force productive, l’état
social et la conscience peuvent et doivent entrer en
contradiction entre eux parce qu’avec la division du travail est
devenu possible, bien mieux, réel, que l’activité matérielle et
intellectuelle, que la jouissance et le travail, la production et la
consommation échoient en partage à des individus différents,
et alors la seule possibilité qu’ils n’entrent pas en contradiction
réside dans le fait de dépasser373 à son tour la division du
travail.
367 L’exposé antérieur a nommé tour à tour la « production de la vie matérielle » (1), d’où résulte la « production de
nouveaux besoins » (2), et aussi la « reproduction » de l’humanité elle-même, partant la famille (3), ces trois aspects étant
non pas des stades successifs mais des « moments » logiques concomitants, qui se traduisent en un développement des
« forces productives » et de l’« état social », donc en une « histoire » antérieure à toute politique ou religion (4).
368 « Verkehr ».

369 « naturwüchsig ».
370 « Praxis ».

371 « Praxis ».
372 Cette dernière phrase est sautée sans commentaire dans MEW, t. 3, p. 32.

373 « aufgehoben ».
61.
L’aliénation dans L’Idéologie
allemande
(1846)
Die deutsche Ideologie, Marx-Engels Jahrbuch
2003, p. 20-22.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 31-33.

[…] la division du travail nous offre d’emblée le premier


exemple du fait que voici : tant que les hommes se trouvent
dans la société formée naturellement374, donc tant qu’il y a
scission entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun, et que
l’activité est divisée non par libre vouloir mais par fait de
nature, l’action propre de l’homme devient une puissance
étrangère face à lui, qui l’asservit au lieu qu’il la domine. Dès
lors, en effet, que le travail commence à être réparti, chacun a
de manière imposée un cercle déterminé et exclusif d’activité,
dont il ne peut sortir ; il est chasseur, pêcheur ou berger ou
critique critique375, et il doit le rester s’il ne veut pas perdre ses
moyens de vivre – tandis que dans la société communiste, où
chacun a non pas un cercle exclusif d’activité mais au
contraire la latitude de se former dans la branche qui lui plaît,
la société règle la production générale et me rend ainsi
possible de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de
chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper du
bétail le soir et après le repas de m’adonner à la critique, selon
mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger
ou critique. Cette autofixation de l’activité sociale, cette
solidification de notre propre produit en une puissance des
choses sur nous, échappant à notre contrôle, contrecarrant nos
attentes, réduisant à néant nos calculs, est un des moments
capitaux du développement historique jusqu’ici. La puissance
sociale, c’est-à-dire la force productive multipliée qui naît de
la coopération des multiples individus conditionnée par la
division du travail, apparaît aux individus non pas comme leur
propre puissance conjuguée, étant donné que cette coopération
elle-même est fait de nature et non pas libre vouloir, mais
comme un pouvoir376 étranger, situé en dehors d’eux, dont ils
ne savent ni d’où il vient ni où il va, qu’ils ne peuvent donc
plus maîtriser et qui au contraire se met à parcourir une série
autonome de phases et degrés de développement indépendante
de la volonté et du cours de l’humanité jusqu’à diriger seule et
cette volonté et ce cours.
[À ce niveau du manuscrit, Marx a écrit dans la colonne
de droite :]
Cette « aliénation 377 », pour rester intelligible aux
philosophes, ne peut naturellement être dépassée378 que
moyennant deux présuppositions pratiques 379. Qu’elle
devienne une puissance « insupportable », c’est-à-dire une
puissance contre laquelle on fait la révolution, implique
qu’elle ait rendu la masse de l’humanité absolument « sans
propriété », et cela en contradiction avec l’existence d’un
monde de richesse et de culture, deux choses qui présupposent
un grand accroissement de la force productive – un haut degré
de son développement – et d’un autre côté ce développement
des forces productives (qui déjà suppose acquise l’existence
empirique des êtres humains sur le plan de l’histoire mondiale
et non plus locale) constitue une présupposition pratique
absolument nécessaire car, si elle faisait défaut, la pénurie se
généraliserait, et avec la pénurie c’est aussi la lutte pour le
nécessaire qui recommencerait et toute la vieille merde serait
vouée à resurgir, et c’est encore parce qu’une universelle mise
en rapport des êtres humains ne peut avoir lieu qu’avec ce
développement universel des forces productives, donc d’un
côté elle produit de façon simultanée chez tous les peuples le
phénomène de la masse « sans propriété » (concurrence
universelle) – elle rend chacun d’eux dépendant des
bouleversements des autres, et en fin de compte elle a posé des
individus empiriquement universels, vivant une histoire non
plus locale mais mondiale. Sans quoi 1) le communisme ne
pourrait exister que comme un fait local 2) les puissances
mêmes de la mise en rapport ne pourraient devenir
universelles et par là insupportables, elles resteraient des
« circonstances » nourrissant la superstition domestique 3)
toute extension des rapports mettrait fin au communisme local.
Le communisme n’est empiriquement possible que comme
l’acte qu’accomplissent « d’un coup » et en même temps les
peuples dominants, ce qui présuppose le développement
universel des forces productives et des rapports mondiaux
correspondants.
Le communisme n’est pas pour nous un état de choses
qui doit être instauré, un idéal sur lequel la réalité a à se régler.
Nous appelons communisme le mouvement réel qui dépasse380
l’état de choses actuel. Les conditions de ce mouvement
résultent de la présupposition actuellement existante381.
374 « naturwüchsigen ».
375 Allusion ironique à Bruno Bauer qui se réclamait d’une « Critique critique ».

376 « Gewalt ».
377 « Entfremdung ».

378 « aufgehoben ».
379 Au chapitre III de l’ouvrage intitulé « Saint Max » – où Stirner est couramment appelé « saint Sancho » –, on lit le
passage suivant : « Nous venons de donner la formule logique par quoi saint Sancho représente n’importe quel objet ou
rapport comme l’Étranger au Moi, l’aliénation du Moi ; d’un autre côté saint Sancho peut aussi bien, nous le verrons,
représenter n’importe quel objet ou rapport comme créé par le Moi et lui appartenant. Sans parler pour l’instant de
l’arbitraire avec lequel il représente n’importe quel rapport comme un rapport d’aliénation ou non (puisque tout va dans les
équations ci-dessus), nous voyons déjà ici qu’il ne s’agit pour lui de rien d’autre que de faire trouver au bout du compte
aliénés (pour conserver provisoirement cette expression philosophique) tous les rapports effectifs aussi bien que les
individus effectifs, de les convertir en cette formule complètement abstraite : l’aliénation ; au lieu de prendre à tâche de
représenter les individus effectifs dans leur aliénation effective et les conditions empiriques de cette aliénation, la même
chose se passe : en lieu et place du développement des rapports purement empiriques est posée la simple idée de
l’aliénation, de l‘ étranger, du sacré. La substitution de la catégorie d’aliénation (encore une détermination-de-réflexion,
susceptible d’être entendue comme opposition, différence, non-identité et ainsi de suite) trouve ici son ultime et suprême
expression, dans le fait que “l’Étranger” est converti dans “le Sacré ”, l’aliénation dans le rapport de Moi à n’importe quelle
chose prise comme le Sacré » (p. 277 ; MEW, t. 3, p. 262-263. Tout au long de ce passage, Marx emploie le mot
Entfremdung).
Comme on voit, en 1846 Marx tout à la fois invalide l’aliénation en tant que formule philosophante et la valide en tant
que réalité sociale effective exigeant une analyse concrète.

380 « aufhebt ».
381 En l’état des informations publiées sur le manuscrit de L’Idéologie allemande, on ne peut dire avec certitude si ce
dernier paragraphe doit être placé après celui qui porte sur l’aliénation, pratique générale jusqu’ici, ou avant, comme c’est le
cas dans le Marx-Engels Jahrbuh 2003.
62.
L’aliénation dans les Grundrisse
(1)
(1857)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.1, p. 126.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 157,
ou t. 1, p.135.

Appartient par essence à la circulation le fait que


l’échange apparaît comme un procès, un ensemble fluide
d’achats et de ventes. Sa présupposition première est la
circulation des marchandises elles-mêmes, en tant que leur
circulation naturelle partant de multiples côtés. La condition
de la circulation des marchandises est qu’elles soient produites
comme valeurs d’échange, non pas comme valeurs d’usage
immédiates mais comme médiatisées par la valeur d’échange.
Le présupposé fondamental est l’appropriation au travers et
par la médiation de la cession et dépossession382. Dans la
circulation en tant que réalisation de la valeur d’échange est
impliqué : 1) que mon produit n’est produit que dans la mesure
où il l’est pour un autre ; qu’il est donc un singulier dépassé383,
un universel ; 2) qu’il n’est produit pour moi qu’autant qu’il
est cédé384, devenu produit pour un autre ; 3) qu’il ne l’est pour
autrui que dans la mesure où lui-même cède son produit, ce
qui inclut déjà que 4) la production n’apparaît pas pour moi
comme fin en soi mais comme moyen. La circulation est le
mouvement où la dépossession universelle apparaît comme
appropriation universelle et l’appropriation universelle comme
dépossession universelle. Même si l’ensemble de ce
mouvement apparaît comme procès social, et même si ses
moments singuliers résultent d’un vouloir conscient et de fins
particulières des individus, la totalité du procès n’en apparaît
pas moins comme une connexion objective, qui naît de façon
naturelle ; certes à partir de l’interaction des individus
conscients, mais ne se situant pas dans leur conscience ni
subsumée sous eux dans son tout. Leur propre entrechoc
produit une puissance sociale placée au-dessus d’eux, une
puissance étrangère 385 ; leur action réciproque devenue procès
et pouvoir indépendants d’eux. La circulation, parce que
totalité du procès social, est aussi la première forme où
apparaît comme quelque chose d’indépendant des individus
non pas seulement le rapport social, comme disons dans une
pièce de monnaie, ou dans la valeur d’échange, mais
l’ensemble même du mouvement social. La relation sociale
réciproque des individus entre eux en tant que puissance
autonome au-dessus des individus, qu’elle soit maintenant
présentée comme puissance naturelle, hasard ou sous quelque
forme qu’on voudra, est le résultat nécessaire de ce que le
point de départ n’est pas le Libre individu social. La
circulation en tant que première totalité parmi les catégories
économiques est très bonne pour le donner à voir.
382 « Ent- und Veräusserung ».
383 « aufgehobenes. »

384 « entäussert ».
385 « fremde ».
63.
L’aliénation dans les Grundrisse
(2)
(1858)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.2, p. 697-698.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 790-
792, ou t. 2, p. 322-323.

Le fait que, dans le développement des forces productives


du travail, les conditions objectives du travail, le travail
objectalisé doivent croître par rapport au travail vivant – ce qui
est proprement une tautologie, car que signifie force
productive croissante du travail, sinon qu’il faut moins de
travail immédiat pour créer davantage de produit et que par
conséquent la richesse sociale s’exprime de plus en plus dans
les conditions du travail créées par le travail même – apparaît
du point de vue du capital non pas comme le fait que l’un des
moments de l’activité sociale – le travail objectif – devient le
corps de plus en plus puissant de l’autre moment, du travail
vivant, subjectif, mais au contraire – et c’est important pour le
travail salarié – que les conditions objectives du travail
acquièrent face au travail vivant une autonomie toujours plus
colossale se manifestant dans toute leur extension, et que dans
des proportions de plus en plus fortes la richesse sociale
l’affronte comme puissance étrangère et dominatrice386.
L’accent est mis non sur l’être-objectalisé 387 mais bien sur
l’être-aliéné, dessaisi, dépossédé388, sur l’appartenance non-
pas-au-travailleur389 mais aux conditions personnifiées de
production, c’est-à-dire au capital, de cette énorme puissance
objective qui a dressé devant elle le travail social même
comme l’un de ses moments. Dans la mesure où du point de
vue du capital et du travail salarié la production de ce corps
objectif de l’activité a lieu en opposition à la capacité390 de
travail immédiate – procès d’objectivation apparaissant en fait
du point de vue du travail comme dessaisissement391 ou du
point de vue du capital comme appropriation de travail
d’autrui –, cette distorsion et inversion est effective et non pas
simplement pensée, simple représentation chez les travailleurs
et les capitalistes. Mais ce procès d’inversion n’est
manifestement qu’une nécessité historique, nécessité pour le
développement des forces productives dans une perspective ou
sur une base historique déterminée, mais en aucune façon
nécessité de la production dans l’absolu ; éphémère bien
plutôt, le résultat comme la fin (immanente) du procès étant le
dépassement392 de cette base même, autant que de cette forme
du procès. Les économistes bourgeois sont tellement
claquemurés au sein des représentations d’une phase
historique déterminée dans l’évolution de la société que la
nécessité de l’objectivation des puissances sociales du travail
leur semble être inséparablement celle de leur aliénation 393
face au travail vivant. Mais avec le dépassement394 du caractère
immédiat du travail vivant en tant que purement singulier, ou
universel de façon purement intérieure ou purement extérieure,
une fois l’activité des individus posée comme universelle ou
sociale de manière immédiate, les moments objectifs de la
production dépouillent cette forme de l’aliénation ; ils sont
alors posés comme propriété, corps social organique où les
individus se reproduisent en tant que singuliers, mais individus
singuliers sociaux. Les conditions qui les font ce qu’ils sont
dans la reproduction de leur vie, dans leur procès de vie
productive, n’ont été posées que par l’histoire du procès
économique lui-même ; conditions tant objectives que
subjectives, qui ne sont que les deux différentes formes de ces
mêmes conditions.
La privation de propriété chez le travailleur et la propriété
du travail objectivé sur le travail vivant, autrement dit
l’appropriation de travail d’autrui par le capital – l’une et
l’autre ne faisant qu’exprimer les deux pôles opposés du même
rapport –, sont les conditions fondamentales du mode
bourgeois de production, en aucune façon des hasards qui lui
seraient indifférents. Ces modes de distribution sont les
rapports mêmes de production, considérés seulement sub
specie distributionis 395. Par conséquent, il est au plus haut
point absurde de dire comme le fait par ex. J. St. Mill
(Principes d’économie politique, 2e éd., Londres, 1849, t. I,
p. 240) : « Les lois et conditions de la production de richesse
participent du caractère des vérités physiques… Il n’en est pas
de même de la distribution de la richesse. C’est là l’affaire des
seules institutions humaines396. » Les « lois et conditions » de
la production de la richesse et les lois de la « distribution » de
la richesse sont les mêmes lois sous une forme différente et les
unes comme les autres changent, s’engloutissent en un même
procès historique ; ne sont en somme que des moments d’un
procès historique.
Il n’est pas besoin d’une particulière perspicacité pour
comprendre qu’en partant par exemple du travail libre qui
résulte de la dissolution397 de l’esclavage, autrement dit du
travail salarié, les machines ne peuvent prendre naissance
qu’en opposition au travail vivant, constituant face à lui une
propriété étrangère et une puissance hostile ; c’est-à-dire
qu’elles doivent l’affronter en tant que capital. Mais il est
également facile de se rendre compte que les machines ne
cesseront pas d’être des agents de la production sociale dès
l’instant qu’elles deviendront par exemple propriété des
travailleurs associés. Seulement dans le premier cas leur
distribution, c’est-à-dire le fait qu’elles n’appartiennent pas au
travailleur, conditionne tout autant le mode de production
fondé sur le travail salarié. Dans le second cas, la distribution
transformée résulterait d’une nouvelle base de la production,
transformée par le seul effet du procès historique.
386 « als fremde und beherrschende Macht ».
387 « Vergegenständlichtsein ».

388 « Entfremdet-, Entäussert-, Veräussertsein ».


389 « das Nicht-dem-Arbeiter-Zugehören ».

390 « Vermögen ».
391 « Entäusserung ».

392 « aufzuheben ».
393 « Entfremdung ».

394 « Aufhebung ».
395 sous l’aspect de la distribution (latin).

396 Ces phrases figurent en anglais dans le texte.


397 « Auflösung ».
64.
L’aliénation dans les Théories sur
la plus-value
(1863)
Theorien über den Mehrwert, MEGA, II/3.4,
p. 1473-1474.
Théories sur la plus-value, Éditions sociales, t. 3,
p. 562.

Le capital n’est pas seulement résultat mais


présupposition de la production capitaliste. Argent et
marchandise sont par conséquent en soi du capital latent, du
capital en puissance ; toutes les marchandises le sont dans la
mesure où elles peuvent être transformées en argent, l’argent
l’est dans la mesure où il peut être transformé en ces
marchandises qui constituent les éléments du procès de
production capitaliste. L’argent donc – en tant qu’expression à
l’état pur de la valeur des marchandises et des conditions de
travail – est en soi présupposé comme capital pour la
production capitaliste. Qu’est-ce que le capital, considéré non
comme résultat mais en tant que présupposition du procès ?
Qu’est-ce qui fait de lui du capital avant qu’il entre dans le
procès, de sorte qu’il ne fait rien d’autre que développer son
caractère immanent ? C’est la détermination sociale dans
laquelle il existe. Le fait que se tiennent face au travail vivant
le travail mort, à l’activité le produit, à l’être humain la chose,
au travail ses propres conditions objectives en tant que sujets
étrangers, autonomes, autoconsistants, en tant que
personnifications, bref en tant que propriété étrangère, et sous
cette forme en tant qu’« employers* » et « commanders* »398
du travail lui-même, qui se l’approprient au lieu que ce soit lui
qui se les approprie. Le fait que la valeur – qu’elle existe en
tant qu’argent ou en tant que marchandise – et de façon plus
développée les conditions de travail font face au travailleur en
tant que propriété étrangère, en tant que leur propriétaire
même, ne signifie rien d’autre que ceci : elles lui font face en
tant que propriété du non-travailleur, ou du moins il leur fait
face, pour autant qu’il est capitaliste, non comme travailleur
mais comme propriétaire de la valeur, etc., comme le sujet en
qui ces choses ont leur propre vouloir, s’appartiennent à elles-
mêmes et sont personnifiées en puissances autonomes. Le
capital en tant que présupposé de la production, le capital non
tel qu’il sort du procès de production mais tel qu’il est avant
d’y entrer est cette contradiction399 où le travail s’oppose à lui
comme travail étranger et lui-même au travail comme
propriété étrangère. Elle est la déterminité sociale
contradictoire400 qui s’exprime en lui et qui, isolée du procès
lui-même, s’exprime dans la propriété capitaliste en tant que
telle.
398 « Patrons » et « commandants ».
399 « Gegensatz ».

400 « gegensätzliche ».
65.
L’aliénation dans Le Capital
(Chapitre VI )
(1864)
Manuskripte 1863-1867, Das Kapital, Erstes
Buch, Sechstes Kapitel, MEGA, II/4.1, p. 64-65.
Manuscrits de 1863-1867, Le Capital, livre premier,
Chapitre VI , Éditions sociales/GEME, p. 131-133.

Les fonctions qu’exerce le capitaliste ne sont rien d’autre


qu’exercice conscient et volontaire des fonctions du capital
lui-même – de la valeur qui se valorise en suçant le travail
vivant. Le capitaliste ne fonctionne que comme capital
personnifié, capital en tant que personne, et le travailleur, de
même, que comme le travail personnifié, lequel lui appartient
en tant que peine et tourment, mais revient au capitaliste en
tant que créateur de richesse et accumulateur de substance, tel
en fait qu’il apparaît dans le procès de production, élément
incorporé au capital dont il constitue le variable facteur vivant.
La domination du capitaliste sur le travailleur est en
conséquence la domination de la chose sur l’être humain, du
travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur,
puisque dans le fait les marchandises, qui deviennent moyens
de domination sur le travailleur (mais moyens de la
domination du seul capital lui-même), sont de simples
résultats du procès de production, ses produits. C’est là, dans
la production matérielle, dans le procès de vie véritablement
social – car c’est cela que constitue le procès de production –,
tout à fait le même rapport que celui qui se manifeste sur le
terrain idéologique dans la religion, l’inversion401 du sujet en
l’objet et vice versa. Du point de vue historique, cette
inversion apparaît comme le nécessaire lieu de passage pour
contraindre quoi qu’il lui en coûte le plus grand nombre à
créer la richesse en tant que telle, c’est-à-dire les impassibles402
forces productives du travail social qui seules peuvent
constituer la base matérielle d’une libre société humaine. Il
faut en passer par cette forme antithétique, tout comme l’être
humain ne peut donner figure à ses forces spirituelles qu’en
commençant par se les opposer sur le mode religieux en tant
que puissances autonomes. Tel est le procès d’aliénation 403 de
son travail. Sur ce point, le travailleur se situe de prime abord
plus haut que le capitaliste, dès lors que ce dernier trouve
racine dans ce procès d’aliénation et y puise son absolue
satisfaction, tandis que le travailleur, étant sa victime, se tient
d’emblée en un rapport de rébellion contre ce qu’il éprouve
comme procès d’asservissement. Le procès de production
étant par là même procès de travail effectif et le capitaliste
ayant à accomplir dans cette effective production une fonction
de surveillance et de direction, son activité recouvre dans le
fait un contenu spécifique diversifié. Mais le procès de travail
n’apparaît lui-même que comme moyen du procès de
valorisation, tout comme la valeur d’usage du produit n’est
que le support de sa valeur d’échange. L’autovalorisation du
capital – la création de survaleur – est donc le but déterminant,
impérieux et omniprésent du capitaliste, l’absolue pulsion et
mission de son faire, qui n’est en réalité que la forme
rationalisée de la pulsion et visée du thésauriseur – contenu
foncièrement indigent et abstrait qui, considéré sous un autre
angle, nous donne à voir le capitaliste asservi au rapport
capitaliste tout autant que le travailleur au pôle opposé.
401 « Verkehrung ».
402 « rücksichtslosen ».

403 « Entfremdungsprozess ».
66.
L’aliénation dans Le Capital (livre
premier)
(1867)
Das Kapital, Buch I, MEGA, II/10, p. 510-511.
Le Capital, livre premier, Éditions sociales, p. 640-
641

Nous l’avons vu au chapitre IV 404 : pour transformer


l’argent en capital, il ne suffisait pas qu’il y ait production et
circulation de marchandises. Il fallait d’abord d’un côté
quelqu’un qui possède de la valeur, de l’argent, de l’autre
quelqu’un qui possède cette substance qui crée de la valeur ;
d’un côté un possesseur de moyens de production et de
subsistance, de l’autre un possesseur de rien d’autre qu’une
force de travail, se faisant tous deux face en tant que vendeur
et qu’acheteur. Le clivage entre le produit du travail et le
travail lui-même, entre les conditions objectives du travail et la
force subjective de travail, telle était donc la base
factuellement donnée, le point de départ du procès de
production capitaliste.
Mais ce qui n’était pour commencer que le point de
départ est constamment produit de nouveau par le seul moyen
de la continuité du procès, de la reproduction simple, et
pérennisé comme résultat propre de la production capitaliste.
D’un côté le procès de production ne cesse de transformer la
richesse concrète405 en capital, en moyen de valorisation et de
jouissance pour le capitaliste. De l’autre l’ouvrier ressort
constamment du procès comme il y était entré – source
personnelle de la richesse, mais dépouillé de tous moyens de
réaliser cette richesse pour lui-même. Étant donné qu’avant
même son entrée dans le procès son propre travail lui est
aliéné406, que le capitaliste se l’approprie et qu’il est incorporé
au capital, ce travail est constamment objectalisé durant le
procès en produit étranger. Et comme le procès de production
est en même temps le procès de consommation de la force de
travail par le capitaliste, le produit de l’ouvrier ne cesse de se
transformer non pas seulement en marchandise, mais en
capital, en valeur qui pompe la force créatrice de valeur, en
moyens de subsistance qui achètent des personnes, en moyens
de production qui emploient le producteur. L’ouvrier lui-même
ne cesse de produire la richesse objective comme capital,
comme puissance étrangère qui le domine et qui l’exploite,
tandis que le capitaliste ne cesse pas davantage de produire la
force de travail comme source de richesse subjectale, séparée
de ses propres moyens d’objectalisation et de réalisation,
abstraite, source de richesse n’existant que dans la corporéité
de l’ouvrier, en bref, de le produire en tant que salarié. Cette
constante reproduction ou perpétuation de l’ouvrier est la
condition sine qua non de la production capitaliste.
404 Chapitre consacré à la transformation de l’argent en capital.
405 « stofflichen ».

406 « entfremdet ».
67.
Ce qui distingue le travail humain
(1867)
Das Kapital, Buch I, MEGA, II/10, p. 162-165.
Le Capital, livre premier, Éditions sociales, p. 199-
203.

Le travail est tout d’abord un procès entre l’être humain


et la nature407, procès où l’être humain règle et contrôle son
métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre
action. Il se présente face à la substantialité de la nature408
comme une puissance naturelle lui-même. Il met en
mouvement les forces naturelles inhérentes à sa corporéité,
bras et jambes, tête et main, pour s’approprier la substantialité
de la nature sous une forme utile à sa propre vie. En agissant
sur la nature extérieure et en la transformant par ce
mouvement, il transforme en même temps sa propre nature. Il
développe les potentialités latentes qui sont en elle et soumet à
sa propre gouverne le jeu des forces qu’elle recèle. Nous ne
nous occupons pas ici des formes primitives du travail relevant
de l’instinct animal. Lorsque le travailleur se présente sur le
marché comme vendeur de sa propre force de travail, il a
laissé derrière lui dans le passé des anciens âges l’époque où le
travail humain n’avait pas encore dépouillé sa première forme
instinctuelle. Nous supposons ici le travail sous une forme qui
appartient exclusivement à l’être humain. Une araignée
accomplit des opérations qui évoquent celles du tisserand, et
une abeille en remontre à maint maître maçon409 dans la
construction de ses cellules. Mais ce qui distingue d’emblée le
plus mauvais maître maçon de la meilleure abeille, c’est qu’il
a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la
cire. Le résultat auquel aboutit le procès de travail est celui
même que le travailleur se représentait en commençant, qui
existait donc déjà en idée. C’est qu’il n’effectue pas
simplement un changement de forme du donné naturel ; il y
réalise en même temps son but de lui connu, lequel va
déterminer comme une loi les modalités de son faire et auquel
doit se subordonner sa volonté. Et cette subordination n’est
pas un acte sporadique. Outre l’effort des organes au travail, il
y faut la volonté conforme au but s’exprimant dans une
attention soutenue tout au long de la durée du travail, et cela
d’autant plus que ce travail motive moins le travailleur par son
contenu comme par son mode d’exécution, qu’il peut donc
moins y trouver agrément comme à un jeu de ses propres
forces physiques et intellectuelles. […]
Le moyen de travail est une chose ou un complexe de
choses que le travailleur interpose entre lui et l’objet de travail,
et qui sert de guide à son activité sur cet objet. Il recourt aux
propriétés mécaniques, physiques, chimiques des choses pour
les faire agir comme des instruments de pouvoir sur d’autres
choses conformément à son but. Si nous faisons abstraction
des moyens de subsistance tout prêts dont il n’y a qu’à se
saisir, les fruits par ex., qui ne requièrent pas d’autre moyen de
travail que les organes corporels, l’objet dont le travailleur
s’empare immédiatement n’est pas l’objet de travail mais le
moyen de travail. Ainsi l’élément naturel devient-il lui-même
un organe de son activité, organe qui s’ajoute à ceux de son
propre corps et prolonge ainsi sa conformation de nature, tant
pis pour la Bible ! […] En règle générale, dès que le procès de
travail est un tant soit peu développé, il lui faut des moyens de
travail déjà élaborés. Dans les plus anciennes cavernes
humainement habitées, nous trouvons des outils et des armes
de pierre. À côté de la pierre, du bois, de l’os et des
coquillages travaillés, c’est l’animal domestiqué, et donc déjà
transformé par le travail, sélectionné, qui joue au début de
l’histoire de l’humanité le rôle de principal moyen de travail.
L’usage et la création de moyens de travail, bien qu’ils soient
déjà en germe propres à certaines espèces animales,
caractérisent spécifiquement le procès de travail humain, ce
pourquoi Franklin définit l’être humain comme « a toolmaking
animal », un animal qui fabrique des outils. Les vestiges de
moyens de travail ont pour l’évaluation des formations socio-
économiques disparues la même importance que la structure
des squelettes fossiles pour la connaissance de l’organisation
des lignées animales disparues. Ce qui différencie les époques
économiques n’est pas ce qu’on y fabrique, mais comment et
avec quels moyens de travail on le fait. Les moyens de travail
ne permettent pas seulement de mesurer le degré de
développement de la force humaine de travail, ils sont
l’indicateur des rapports sociaux dans lesquels elle s’exerce.
[…]
Dans le procès de travail, l’activité de l’être humain
provoque donc dans l’objet de travail, grâce au moyen de
travail, une transformation qui était dès le départ le but visé.
Le procès s’éteint dans un produit. Son produit est une valeur
d’usage, substance naturelle appropriée à des besoins humains
par une modification de forme. Le travail s’est combiné avec
son objet. Il s’est objectalisé, et l’objet a été travaillé. Ce qui
apparaissait du côté du travailleur sous la forme de
l’agitation410 apparaît maintenant du côté du produit comme
propriété en repos, dans la forme de l’être. Le travailleur a filé
et le produit est un fil.
407 Marx examine ici les moments abstraits du procès de travail productif considérés « indépendamment de toute forme
sociale déterminée ».
408 « Naturstoff ».

409 « Baumeister ».
410 « Unruhe », à quoi s’oppose « ruhende » (« en repos ») dans la suite de la phrase.
68.
Le travail comme pauvreté et
comme richesse
(1861)
Manuskript 1861-1863, MEGA, II/3.1, p. 34-36.
Manuscrits de 1861-1863, Éditions sociales, p. 45-
47.

Considérons maintenant la capacité de travail elle-même


dans son opposition à la marchandise qui lui fait face sous la
forme de l’argent, son opposition au travail objectalisé, à la
valeur personnifiée dans le possesseur d’argent, le capitaliste,
et qui en ce personnage est devenue vouloir propre, être pour
soi, fin consciente de soi. D’un côté la capacité de travail
apparaît comme l’absolue pauvreté, puisque l’univers entier de
la richesse matérielle aussi bien que sa forme universelle, la
valeur d’échange, lui fait face comme marchandise d’un autre
et argent d’un autre, alors qu’elle n’est elle-même que
possibilité de travailler présente et enclose dans la corporéité
vivante du travailleur, possibilité pourtant séparée de manière
absolue de toutes les conditions objectives de son effectuation,
donc de son effectivité411, et qui existe de façon autonome, nue
par rapport à elles. Dans la mesure où toutes les conditions
objectives pour que le travail entre dans la vie, devienne
procès effectif, soit effectivement sollicité – où toutes les
conditions de son objectalisation constituent le médiateur entre
capacité de travail et travail effectif, elles peuvent toutes être
désignées comme moyen de travail. Pour que la capacité de
travail puisse intervenir comme facteur spécifique face au
travail objectalisé que représente le possesseur d’argent ou de
marchandises, à la valeur que personnifie face à elle le
capitaliste, et cela en sa figure autonome de travailleur obligé
de mettre en vente sa capacité de travail comme telle à titre de
marchandise, il faut qu’elle soit la capacité de travail
dépouillée de ses moyens de travail. Puisque le travail effectif
est l’appropriation du donné naturel pour la satisfaction des
besoins humains, l’activité par la médiation de laquelle s’opère
le métabolisme entre l’homme et la nature, la capacité de
travail, étant dépouillée des moyens de travail, des conditions
objectives de l’appropriation du donné naturel par le travail,
l’est pareillement des moyens de subsistance, dès lors que,
comme nous l’avons déjà vu plus haut, la valeur d’usage des
marchandises peut être caractérisée de façon tout à fait
générale comme moyen de subsistance. Privée des moyens de
travail et des moyens de subsistance, la capacité de travail est
donc en tant que telle la pauvreté absolue, et le travailleur, qui
en est la simple personnification, possède réellement ses
besoins alors qu’il ne possède l’activité pour les satisfaire que
comme disposition (possibilité) privée d’objet, enfermée dans
sa propre subjectivité. À ce titre il est, conceptuellement
parlant, un pauvre412, personnification et porteur de cette
capacité en soi, séparée de son objectivité. D’un autre côté,
comme la richesse matérielle, le monde des valeurs d’usage ne
consiste qu’en substances naturelles modifiées par le travail et
que l’on ne s’approprie donc que par le travail, que la forme
sociale de cette richesse, la valeur d’échange, n’est absolument
rien d’autre qu’une forme sociale déterminée du travail
objectalisé contenu dans les valeurs d’usage ; mais que la
valeur d’usage, l’emploi effectif de la capacité de travail est le
travail même, donc l’activité médiatrice des valeurs d’usage et
créatrice de la valeur d’échange, on peut aussi bien dire que la
capacité de travail est la possibilité universelle de la richesse
matérielle et la source unique de cette richesse sous la forme
socialement déterminée qu’il recèle en tant que valeur
d’échange. Car en tant que travail objectalisé la valeur n’est
justement que l’activité objectalisante de la capacité de travail.
Si donc à propos du rapport capitaliste on part du présupposé
que le travail objectalisé se conserve et s’accroît – que la
valeur se conserve et s’accroît du fait que le possesseur
d’argent ou de marchandises trouve sans cesse déjà là dans la
circulation une partie de la population, des gens qui sont de
pures personnifications de la capacité de travail, de purs
travailleurs qui donc vendent leur capacité de travail comme
marchandise, la mettent continuellement en vente sur le
marché –, alors le paradoxe dont semble partir l’économie
politique moderne trouve son fondement dans la nature de la
chose. Tandis que d’un côté elle proclame le travail source de
la richesse aussi bien dans son contenu substantiel que dans sa
forme sociale, aussi bien valeurs d’usage que valeurs
d’échange, de l’autre côté elle proclame tout autant la
nécessité de l’absolue pauvreté du travailleur – pauvreté dont
le seul sens est que sa capacité de travail reste l’unique
marchandise qu’il ait à vendre, qu’il se tient face à la richesse
objective, effective comme simple capacité de travail. Cette
contradiction est contenue dans le fait que la valeur, qu’elle
apparaisse sous la forme de la marchandise ou de l’argent, fait
face à la capacité de travail en tant que telle comme une
marchandise particulière.
411 « Wirklichkeit ».
412 En latin dans le texte : « pauper ».
69.
Le travail ne sera jamais pur
amusement
(1858)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.2, p. 499.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 569-
570, ou t. 2, p. 101-102.

Tu travailleras à la sueur de ton front ! C’est la


malédiction que Jéhovah adresse à Adam. Et c’est comme
malédiction qu’A. Smith envisage le travail. Le « repos »
apparaît comme l’état adéquat, synonyme de « liberté » et de
« bonheur ». Que l’individu se trouvant « dans un état normal
de santé, de force, d’activité, d’adresse et d’habileté413 » ait
besoin d’effectuer une part normale de travail, d’interrompre
son repos, voilà qui semble tout à fait étranger à A. Smith. Il
est vrai que la somme de travail à accomplir est donnée de
l’extérieur, par le but à atteindre et les obstacles que le travail
doit surmonter pour y parvenir. Mais que surmonter des
obstacles puisse être en soi une manifestation de la liberté –
mieux, que les buts donnés du dehors puissent perdre cette
allure de pure nécessité extérieure pour se poser en fins que
l’individu se fixe à lui-même –, qu’il y ait donc là auto-
effectuation, objectivation du sujet, par conséquent liberté
réelle dont l’acte est justement le travail, cela, il semble que
Smith ne le soupçonne même pas. Sans doute a-t-il raison en
ce que le travail dans ses formes historiques, celles de
l’esclavage, du servage, du salariat, apparaît toujours comme
rebutant, comme travail forcé de l’extérieur, face à quoi le
non-travail représente « liberté et bonheur ». Ce qui vaut
doublement : de ce travail aux aspects contradictoires, et, ce
qui y est lié, du travail qui ne s’est pas encore créé les
conditions objectives et subjectives (ou qui les a perdues par
rapport à l’état pastoral ou autres) d’être du travail attractif**,
auto-effectuation de l’individu, ce qui ne signifie absolument
pas qu’il devienne pur plaisir, pur amusement**, comme
l’imagine Fourier avec une naïveté de grisette. Des travaux
effectivement libres, par exemple la composition musicale,
requièrent justement à la fois un sacré sérieux et l’effort le plus
intense. Le travail de la production matérielle ne peut acquérir
ce caractère que 1) si se trouve posé son caractère social, 2)
s’il revêt un caractère scientifique tout en étant un travail
d’ordre général, c’est-à-dire s’il est l’effort non pas d’un être
humain en tant que force naturelle ayant subi un dressage
déterminé mais en tant que sujet intervenant dans le procès de
production non pour simplement manifester sa forme
spontanée, naturellement donnée, mais pour organiser
activement toutes les forces de la nature.
413 Formule d’Adam Smith.
70.
Liberté et contingence
(1846)
Die deutsche Ideologie, Marx-Engels Jahrbuch
2003, p. 74-75 et 77-78.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 63-65.

Les individus sont toujours partis d’eux-mêmes,


naturellement pas de l’individu « pur » au sens des idéologues,
mais d’eux-mêmes à l’intérieur de leurs conditions et rapports
historiquement donnés. Mais au cours de l’évolution
historique, et précisément à cause de l’inéluctable autonomie
qu’acquièrent les rapports sociaux du fait de la division du
travail, une différence s’établit entre la vie de chaque individu
dans sa dimension personnelle et sa vie en tant qu’elle est
subordonnée à une branche donnée du travail et aux conditions
qui lui sont inhérentes. (Est à entendre par là non pas que par
ex. le rentier, le capitaliste cesseraient d’être des personnes,
mais que leur personnalité se trouve conditionnée et
déterminée par des rapports de classe bien définis, différence
qui se manifeste seulement dans le rapport à une autre classe et
ne leur apparaît à eux-mêmes que lorsqu’ils font banqueroute.)
Dans l’ordre (et plus encore dans la tribu), la chose demeure
encore occultée, par ex. un noble reste toujours un noble, un
roturier** un roturier, abstraction faite des autres rapports ;
c’est une qualité inséparable de son individualité. La
différence qui oppose à l’individu personnel l’individu de
classe, la contingence des conditions d’existence pour
l’individu n’apparaissent qu’avec l’entrée en scène de la classe
qui est elle-même un produit de la bourgeoisie. Seuls la
concurrence et le conflit des individus engendrent et
développent cette contingence comme telle. Dans la
représentation, les individus sont par conséquent plus libres
qu’avant sous la domination de la bourgeoisie, à cause de cette
contingence de leurs conditions d’existence ; dans la réalité
effective ils sont naturellement moins libres, parce que bien
davantage subordonnés au pouvoir des choses414. […]
Il résulte de toute l’évolution jusqu’ici que le rapport
collectif dans lequel entraient les individus d’une classe, et qui
était toujours conditionné par leurs intérêts communs face à un
tiers, fut toujours une communauté à laquelle ces individus
appartenaient uniquement comme individus conformes à la
moyenne415, vivant dans les conditions d’existence de leur
classe, rapport donc auquel ils participaient non comme
individus mais comme membres de la classe. Au contraire,
dans la communauté de prolétaires révolutionnaires prenant
sous leur contrôle leurs propres conditions d’existence et
celles de tous les membres de la société, c’est justement
l’inverse : les individus y participent en tant qu’individus.
C’est précisément cette association des individus (bien
entendu dans le cadre de notre présupposition selon laquelle
les forces productives sont maintenant développées) qui met
les conditions du libre développement des individus et de leur
mouvement sous son contrôle, alors que jusque-là ces
conditions étaient livrées au hasard, tournées contre les
individus justement du fait de leur clivage en tant
qu’individus, et que leur nécessaire association, impliquée par
la division du travail mais convertie par ce même clivage en
lien ne leur appartenant plus, avait pris son indépendance.
L’association connue jusqu’ici n’était nullement une union
volontaire (comme celle que décrit le Contrat social) mais une
union nécessaire fondée sur les conditions dans lesquelles les
individus jouissaient de la contingence (comparer par ex. la
formation de l’État d’Amérique du Nord et les Républiques
sud-américaines). Ce droit de pouvoir jouir de la contingence à
l’intérieur de conditions données, c’est ce qu’on appelait
jusqu’ici la liberté personnelle. – Ces conditions d’existence
ne sont bien entendu que les forces productives et formes
d’échange propres à chaque époque.
414 « sachliche Gewalt ».
415 « Durchschnittsindividuen ».
71.
Liberté, égalité, propriété
(1858)
Zur Kritik der politischen Ökonomie, MEGA,
II/2, p. 59-61.
Contribution à la critique de l’économie politique,
version primitive, Éditions sociales, p. 223-225.

On l’a déjà montré plus haut : là où l’argent apparaît dans


sa troisième fonction, il abolit en sa qualité de substance
universelle des contrats, de moyen universel de paiement,
toute différence spécifique des prestations, les égalise. Il les
pose toutes égales devant l’argent, mais l’argent n’est que leur
propre connexion sociale sous forme d’objet416. En tant que
matière de l’accumulation et de la thésaurisation, il pourrait au
premier abord sembler abolir l’égalité, la possibilité survenant
qu’un individu s’enrichisse davantage, acquière plus qu’un
autre de titre à la production universelle. Seulement aucun ne
peut retirer d’argent aux frais de l’autre. Il ne peut qu’obtenir
sous la forme argent ce qu’il donne sous la forme
marchandise. L’un jouit du contenu de la richesse, l’autre
s’institue possesseur de sa forme universelle. Si l’un
s’appauvrit et l’autre s’enrichit, c’est l’affaire de leur libre
arbitre, de leur parcimonie, industriosité, moralité et ainsi de
suite, et ne résulte en rien des relations économiques même,
des rapports d’échange au sein desquels les individus se font
face dans la circulation. Même l’héritage et les rapports
juridiques de cet ordre, s’ils peuvent proroger les inégalités
ainsi apparues, ne portent nulle atteinte à l’égalité sociale. Si le
rapport originel de l’individu A ne lui porte pas contradiction,
cette contradiction ne peut certes pas naître de ce que
l’individu A vient occuper la place de l’individu B, en le
perpétuant. Il y a bien plutôt là confirmation de la loi sociale
par-delà les limites naturelles de la vie ; une consolidation de
cette loi face à l’action contingente de la nature, dont l’efficace
comme telle serait bien plutôt d’abolir la liberté de l’individu.
De plus, comme dans ce rapport l’individu n’est que
l’individuation de l’argent417, il est à ce titre aussi immortel que
l’argent lui-même. En fin de compte, l’activité du thésauriseur
est une idiosyncrasie héroïque, un fanatisme de l’ascèse qui ne
s’hérite pas de façon naturelle comme le sang. Comme ne
s’échangent que des équivalents, l’héritier doit jeter à nouveau
l’argent dans la circulation pour le réaliser en jouissance. S’il
ne le fait pas, il continue simplement d’être pour la société un
membre utile qui ne lui prend pas plus qu’il ne lui donne. Mais
la nature des choses fait qu’ensuite la prodigalité, cet
« agréable niveleur* », comme dit Steuart, égalise à nouveau
l’inégalité, qui ainsi apparaît elle-même comme purement
transitoire.
Ainsi donc le procès de la valeur d’échange que
développe la circulation ne fait pas que respecter la liberté et
l’égalité, mais elles constituent son produit ; il est leur base
réelle. En tant qu’idées pures elles sont des expressions
idéalisées de ses divers moments ; leur développement en
relations juridiques, politiques et sociales n’est que sa
reproduction à d’autres puissances418. Cela s’est d’ailleurs
vérifié historiquement. La trinité Propriété, Liberté, Égalité n’a
pas seulement été formulée pour la première fois de manière
théorique sur cette base par les économistes italiens, anglais et
français des XVIIe et XVIIIe siècles. Elles ne sont devenues
réalités que dans la société bourgeoise moderne. Le monde
antique, qui n’avait pas fait de la valeur d’échange la base de
la production, qui bien plutôt mourut de son développement,
avait engendré une liberté et une égalité de caractère tout à fait
opposé et de portée essentiellement locale. D’autre part, les
divers moments de la circulation simple s’étant néanmoins
développés dans le cercle des hommes libres de ce monde
antique, on s’explique qu’à Rome, et spécialement dans la
Rome impériale dont l’histoire est précisément celle de la
dissolution de la communauté antique, aient été développées
les déterminations de la personne juridique, sujet du procès
d’échange – déterminations essentielles d’après lesquelles a
été élaboré le droit de la société bourgeoise, qu’il a fallu faire
valoir, spécialement en opposition à celui du Moyen Âge, en
tant que droit de la société industrielle naissante.
De là l’erreur de ces socialistes, les français en
particulier, qui veulent donner pour établi que le socialisme
serait la réalisation des idées bourgeoises non point
découvertes mais historiquement mises en circulation par la
Révolution française, et qui s’échinent à démontrer
qu’originellement (dans le temps) ou conceptuellement (sous
sa forme adéquate) la valeur d’échange est un système de
liberté et d’égalité pour tous, qui aurait été faussé par l’argent,
le capital, etc. Ou encore que l’histoire n’aurait fait jusqu’ici
que des tentatives avortées pour les mettre en œuvre sous une
forme répondant à leur vérité, mais maintenant, tel par
exemple Proudhon, ils ont découvert une panacée grâce à quoi
l’authentique histoire de ces rapports doit se substituer à la
fausse. Le système de la valeur d’échange, plus encore le
système monétaire sont bien en fait le système de la liberté et
de l’égalité. Mais les contradictions qui apparaissent lorsque
s’approfondit leur développement sont des contradictions
immanentes, implications de cette propriété, cette liberté et
cette égalité mêmes ; lesquelles à l’occasion se renversent en
leur contraire419. C’est un vœu aussi niais que pieux de vouloir
par exemple que la valeur d’échange ne passe pas de la forme
de la marchandise et de l’argent à la forme du capital ou que le
travail productif de valeur d’échange ne débouche pas sur le
travail salarié. Ce qui distingue ces socialistes des apologistes
bourgeois, c’est d’un côté le sentiment des contradictions du
système, de l’autre l’utopisme, qui n’arrive pas à saisir la
nécessaire différence entre la forme réelle et la forme idéale de
la société bourgeoise, et par suite se lance dans la vaine
entreprise de vouloir réaliser à nouveau son expression idéale,
le lumineux reflet transfiguré que renvoie d’elle-même la
réalité comme telle.
416 « vergegenständlichter ».
417 « Individuation des Geldes ».

418 « Potenzen ».
419 « in ihr Gegenteil umschlagen ».
72.
Le temps libre
(1862)
Manuskript 1861-1863, MEGA, II/3.1, p. 167-
169.
Manuscrit de 1861-1863, Éditions sociales, p. 195-
196.

Dès lors qu’existe une société où quelques-uns vivent


sans travailler (sans prendre une part directe à la production
des valeurs d’usage), il est clair que la superstructure entière
de la société a pour condition d’existence le surtravail des
travailleurs. Et ce qu’ils reçoivent de ce surtravail est double.
Premièrement : les conditions matérielles de leur vie, dans la
mesure où ils prennent leur part du produit, vivant sur lui et de
lui, produit que les travailleurs fournissent au-delà de ce qui
est nécessaire à la reproduction de leur propre capacité de
travail. Deuxièmement : le temps libre dont ils disposent, soit
pour le loisir, soit pour exercer des activités non
immédiatement productives (comme par exemple la guerre, les
affaires d’État), soit encore pour développer des capacités
humaines et des potentialités sociales (art, etc., science), qui ne
poursuivent aucun but pratique immédiat, temps libre qui
présuppose le surtravail du côté de la masse laborieuse, c’est-
à-dire le fait qu’elle doive employer dans la production
matérielle plus de temps que ne le réclame la production de sa
propre vie matérielle. Le temps libre du côté de la partie de la
société qui ne travaille pas a pour base le surtravail ou travail
supplémentaire, le surtemps de travail de la partie qui
travaille ; le libre développement d’un côté repose sur le fait
que les travailleurs doivent consacrer tout leur temps, c’est-à-
dire l’espace de leur développement, à la seule production de
valeurs d’usage déterminées ; le développement des capacités
humaines d’un côté est fondé sur ce qui borne ce
développement de l’autre côté. Cet antagonisme est jusqu’ici
la base de toute civilisation et de tout développement social.
D’un côté, le temps libre des uns correspond donc au temps de
travail supplémentaire des autres, temps subjugué par le travail
– temps de leur existence active en tant que pure capacité de
travail. De l’autre côté, le surtravail ne se réalise pas
seulement en davantage de valeur, mais en surproduit –
excédent de la production au-delà de la mesure des besoins et
de la consommation de la classe laborieuse pour sa propre
subsistance. La valeur est présente dans une valeur d’usage. La
survaleur, par conséquent, dans du surproduit. Le surtravail,
dans une surproduction, laquelle constitue la base pour
l’existence de toutes les classes non immédiatement absorbées
dans la production matérielle. La société se développe donc
grâce à l’absence de développement de la masse laborieuse,
qui, par opposition, constitue pourtant sa base matérielle. Il
n’est absolument pas nécessaire que le surproduit exprime une
survaleur. Si le même temps de travail qui auparavant
produisait un quarter de blé en produit maintenant deux, ces
deux quarters n’expriment pas une valeur plus grande que ne
le faisait précédemment un seul. Mais si l’on suppose donné
un développement déterminé des forces productives, la
survaleur se présente toujours dans un surproduit, c’est-à-dire
qu’est créé en deux heures un produit (valeur d’usage) deux
fois plus grand qu’en une heure. Pour le dire de façon plus
précise : le surtemps de travail que la masse laborieuse
effectue au-delà de la mesure exigée par la reproduction de sa
propre capacité de travail, au-delà du travail nécessaire, ce
surtemps de travail qui se présente comme survaleur se
matérialise en même temps en surproduit, en surplus de
produit, lequel est la base matérielle d’existence de toutes les
classes vivant en dehors des classes laborieuses, de toute la
superstructure de la société. C’est lui qui en même temps libère
le temps, leur procure du temps disponible* pour le
développement de capacités en plus. Ainsi la production de
temps de surtravail d’un côté est du même coup production de
temps libre de l’autre. Tout le développement humain, pour
autant qu’il va au-delà de ce que rend immédiatement
nécessaire l’existence naturelle des humains, consiste
uniquement en l’utilisation de ce temps libre qu’il présuppose
comme sa base nécessaire. Le temps libre de la société est
ainsi produit moyennant la production du temps non libre, la
prolongation du temps de travail des travailleurs au-delà de ce
que réclame leur propre subsistance. Le temps libre d’un côté
correspond au temps asservi de l’autre.
73.
Du règne de la nécessité à celui de
la liberté
(1865)
Das Kapital, Buch III, MEGA, II/15, p. 794-
795.
Le Capital, livre III, Éditions sociales, t. 3, p. 198-
199.

De façon générale, en tant que travail excédant la mesure


des besoins existants, le surtravail devra toujours exister. Dans
le système capitaliste, comme dans le système esclavagiste,
etc., il n’a de forme qu’antagonique, avec pour complément la
pure et simple oisiveté d’une partie de la société. Ce qui
nécessite une quantité déterminée de surtravail, c’est le besoin
de s’assurer contre les coups du sort, l’extension progressive
du procès de reproduction correspondant au développement
des besoins et à l’accroissement de la population, ce qui, du
point de vue capitaliste, s’appelle l’accumulation. Un des
aspects civilisateurs du capital est que la façon dont il
contraint au surtravail et les conditions dans lesquelles il le fait
sont plus favorables au développement des forces productives
et des rapports sociaux, à la création d’éléments d’une
structure nouvelle supérieure que ne l’étaient les formes
antérieures de l’esclavage, du servage, etc. Cela permet d’une
part d’atteindre à un niveau où disparaît la contrainte, la
monopolisation du progrès social par une partie de la société
aux dépens de l’autre (y compris ses avantages matériels et
intellectuels) ; où d’autre part se créent les moyens matériels et
le germe de rapports permettant, dans une forme plus haute de
société, de lier ce surtravail à une vaste réduction du temps
consacré au travail matériel en général. Car, suivant le
développement de la productivité du travail, le surtravail peut
être grand dans une petite journée de travail ou relativement
petit dans une grande journée. […]
La richesse effective de la société et la possibilité d’un
élargissement ininterrompu de son procès de reproduction ne
dépendent donc pas de la durée du surtravail mais de sa
productivité et des conditions plus ou moins fécondes dans
lesquelles il s’accomplit. Le royaume de la liberté commence
en fait là seulement où l’on cesse de travailler par nécessité ou
finalité extérieure ; il se situe donc, par nature, au-delà de la
sphère de la production matérielle proprement dite. Comme le
primitif qui doit affronter la nature afin de pourvoir à ses
besoins, se maintenir en vie et se reproduire, le civilisé le doit
aussi, et cela dans toutes les formes de société, sous tous les
modes de production possibles. Avec son développement
s’étend aussi le royaume de la nécessité naturelle, à la mesure
des besoins ; mais s’étendent aussi les forces productives
susceptibles de les satisfaire. En ce domaine, la liberté ne peut
consister qu’en ceci : que l’être humain socialisé, que les
producteurs associés règlent de façon rationnelle leurs
échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu
d’être dominés par sa puissance aveugle ; qu’ils procèdent à
ces échanges avec la plus petite dépense d’énergie et dans les
conditions correspondant de la façon la plus digne à leur
nature d’êtres humains. Mais cela constituera toujours un
royaume de nécessité. C’est au-delà que commence le
développement des forces humaines comme fin en soi, le
véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir que sur
la base de cet autre royaume, celui de la nécessité. La
condition fondamentale en est la réduction de la journée de
travail.
74.
Le développement humain
comme fin en soi
(1858)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.2, p. 391-392.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 446-
447, ou t. 1, p. 424-425.

Chez les Anciens, nous ne trouvons jamais la moindre


recherche pour savoir quelle forme de propriété foncière, etc.,
est la plus productive, crée la plus grande richesse. La richesse
n’apparaît pas comme le but de la production, encore que
Caton puisse fort bien chercher quelle façon de cultiver les
champs rapporte le plus ou que Brutus sache prêter son argent
au meilleur taux. Ce qu’on recherche toujours, c’est le mode
de propriété qui engendre les meilleurs citoyens. La richesse
n’apparaît comme fin en soi que chez les rares peuples
commerçants – ceux qui ont le monopole du transport
commercial* – et qui vivent dans les pores du monde antique,
tels les Juifs dans la société médiévale. La richesse est alors
d’une part une chose, réalisée dans des choses, des produits
matériels auxquels l’être humain fait face en tant que sujet ;
d’autre part, en tant que valeur, elle est un simple
commandement sur le travail d’autrui, à des fins non pas de
domination mais de jouissance privée, etc. Dans toutes ses
formes, elle apparaît sous une figure chosale, qu’elle soit une
chose ou un rapport médiatisé par une chose extérieure à
l’individu et fortuitement à ses côtés. C’est ainsi que la vue
ancienne où l’être humain, pour bornée que soit sa
détermination nationale, religieuse, politique, apparaît toujours
comme le but de la production, cette vue semble d’une grande
élévation en regard du monde moderne, où c’est la production
qui apparaît comme la finalité de l’être humain et la richesse
comme la finalité de la production. Mais au fait*, une fois
disparue la forme bourgeoise bornée, qu’est-ce que la richesse,
sinon l’universalité des besoins, des capacités, des jouissances,
des forces productives, etc., des individus, laquelle s’engendre
elle-même dans l’échange universel ? Sinon le plein
développement de la maîtrise humaine sur les forces
naturelles, tant sur celles de ce qu’on appelle la nature que sur
celles de sa propre nature ? Sinon l’élaboration absolue de ses
dispositions créatrices, sans autre présupposition que le
développement historique antérieur qui fait une fin en soi de
cette totalité de développement, développement de toutes les
forces humaines comme telles, non rapportées à quelque
étalon donné d’avance ? Où l’être humain ne se reproduit pas
selon une quelconque particularité420, mais produit sa totalité ?
Où il ne cherche pas à demeurer de quelque façon ce qu’il est
devenu, mais s’identifie au mouvement absolu du devenir ?
Dans l’économie bourgeoise – et l’époque productive à quoi
elle correspond –, cette complète élaboration de l’intériorité
humaine apparaît comme génératrice d’un vide complet, cette
objectivation universelle, comme une aliénation421 totale, et le
renversement de toutes les fins unilatéralement déterminées,
comme sacrifice de la fin en soi à une fin tout à fait extérieure.
C’est pourquoi, d’un côté, le puéril monde antique apparaît
comme le plus élevé des deux422. Et d’ailleurs il l’est en tout
domaine où l’on cherche une figure, une forme close et une
délimitation achevée. Il est la satisfaction même si l’on s’en
tient à un point de vue borné ; tandis que ce qui est moderne
laisse insatisfait, ou alors, s’il apparaît satisfait de soi, il est
commun.
420 « Bestimmheit ».
421 « Entfremdung ».

422 Allusion au poème de Schiller, Die Götter Griechenlands [Les Dieux de la Grèce].
75.
Le futur n’est déductible
que de la lutte présente
(1881)
Brief an F. D. Nieuwenhuis, 22. Februar 1881,
MEW, t. 35, p. 160-161. [Lettre à F. D. Nieuwenhuis
du 22 février 1881]

La « question » dont vous me faites part en vue du


prochain Congrès de Zurich me semble être – une fausse
question423. Ce qu’il y a lieu de faire, de faire immédiatement, à
un moment donné précis dans le futur, dépend naturellement
de part en part des circonstances historiques correspondantes
où l’on doit agir. Or la question ci-dessus est posée dans les
nuages, c’est-à-dire qu’elle soulève en fait un problème
fantôme auquel l’unique réponse se doit d’être – la critique de
la question elle-même. On ne peut résoudre aucune équation si
les éléments de sa solution ne sont pas incluses dans ses
données. Du reste les perplexités d’un gouvernement né
soudain d’une victoire populaire n’ont rien de spécifiquement
« socialiste ». Bien au contraire. Les politiciens bourgeois
victorieux se sentent tout de suite gênés par leur « victoire »,
tandis que le socialiste peut pour le moins n’être pas gêné de
se mettre à l’œuvre. Et d’abord vous pouvez compter qu’un
gouvernement socialiste n’arrive pas à la barre d’un pays sans
un développement de la situation lui rendant possible avant
toute chose d’arrêter les mesures propres à tenir en respect la
masse bourgeoise de sorte que soit exaucé le premier souhait :
du temps pour l’action durable.
Vous me renverrez peut-être à la Commune de Paris ;
mais sans parler du fait qu’elle ne fut que le soulèvement
d’une ville dans des conditions exceptionnelles, la majorité de
la Commune n’était aucunement socialiste, et même ne
pouvait l’être. Avec une petite dose de sens commun elle
aurait pourtant pu en arriver avec Versailles à un compromis
profitable au peuple dans toute sa masse – unique chose alors
accessible. À elle seule la mainmise sur la Banque de France
aurait suscité un effroi mettant fin à la grande tuerie des
Versaillais, etc., etc.
Les revendications générales de la bourgeoisie française
avant 1789 étaient mutatis mutandis 424 à peu près aussi bien
établies que le sont aujourd’hui, de manière sensiblement
uniforme dans tous les pays capitalistes, les premières
revendications immédiates du prolétariat. Mais la manière
dont les revendications de la bourgeoisie française seraient
satisfaites, y a-t-il un quelconque Français du XVIIIe siècle
qui en ait eu d’avance, a priori, la moindre idée ?
L’anticipation doctrinaire et nécessairement chimérique du
programme d’action d’une révolution future n’est déductible
que de la lutte présente. Le rêve de l’imminente fin du monde
enflammait les premiers chrétiens dans leur combat contre
l’Empire romain et leur donnait la certitude de la victoire. La
compréhension scientifique de ce qu’a d’inexorable et de
constamment en cours sous nos yeux la décomposition de
l’ordre social dominant et de la fougue sans cesse davantage
répandue dans les masses par les fantômes même des vieux
gouvernements – cela suffit à garantir qu’avec le moment où
éclatera une révolution authentiquement prolétarienne seront
aussi données les conditions (quand bien même à coup sûr non
idylliques) de son prochain modus operandi 425 immédiat.
Selon ma conviction, la conjoncture critique pour une
nouvelle Association internationale des travailleurs n’est pas
encore là ; en conséquence je tiens tous les congrès de
travailleurs, y compris socialistes, dans la mesure où ils n’ont
pas pour objet les rapports immédiats propres à telle ou telle
nation, pour non seulement inutiles mais nuisibles. Ils se
perdront toujours dans des banalités générales indéfiniment
remâchées.
423 Dans une lettre à Marx du 6 janvier 1881, Ferdinand Domela Nieuwenhuis demandait réponse à la question de
savoir quelles mesures légales d’ordre politique et économique devraient prendre en premier les socialistes au cas où ils
conquerraient le pouvoir, afin d’assurer la victoire du socialisme. Nieuwenhuis indiquait à Marx que les sociaux-démocrates
hollandais voulaient mettre cette question en discussion au prochain Congrès socialiste mondial de Zurich. Le Congrès tint
pour inopportun de discuter cette question. (Note de l’édition Dietz.)
424 toutes choses inégales d’ailleurs (latin).

425 façon de procéder (latin).


IV.
Une pensée
philosophiquement
instruite
76.
Bonne volonté kantienne et retard
allemand
(1846)
Die deutsche Ideologie, MEW, t. 3, p.176-178.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p.185-187.

L’état de l’Allemagne à la fin du siècle dernier se reflète


entièrement dans la Critique de la raison pratique de Kant426.
Tandis que la bourgeoisie française se hissait au pouvoir à
travers la révolution la plus gigantesque que connaisse
l’histoire et conquérait le continent européen, tandis que la
bourgeoisie anglaise, déjà émancipée politiquement,
révolutionnait l’industrie, se soumettait politiquement les
Indes et commercialement le reste du monde, les bourgeois
allemands, dans leur impuissance, en étaient réduits à la
« bonne volonté ». Kant se reposait sur la simple « bonne
volonté », même si elle demeure d’effet nul, et situait dans
l’Au-delà la réalisation de cette bonne volonté, son harmonie
avec les besoins et pulsions des individus. Cette bonne volonté
kantienne correspond entièrement à l’impuissance,
l’accablement et la misère des bourgeois allemands, dont les
intérêts mesquins ne réussirent jamais à se déployer en intérêts
nationaux communs à une classe, ce qui leur valut d’être
constamment exploités par les bourgeois de toutes les autres
nations. À la mesquinerie de ces intérêts correspondaient
d’une part l’étroitesse de l’esprit de clocher et du
provincialisme bien réels des bourgeois allemands, d’autre part
leur fate suffisance cosmopolite. […]
À l’émiettement des intérêts répondaient l’émiettement
de l’organisation politique, les petites pricipautés et les villes
libres. D’où aurait bien pu venir la centralisation politique
dans un pays où manquaient toutes les conditions économiques
de la chose ? L’impuissance de chaque sphère de vie prise à
part (on ne peut parler ni d’ordres ni de classes, mais tout au
plus d’ordres du passé et de classes à venir) ne permettait à
aucune de conquérir le pouvoir pour elle toute seule. La
conséquence nécessaire en fut que durant l’époque de la
monarchie absolue, qui en l’occurrence revêtit la forme la plus
rabougrie, semi-patriarcale, la sphère particulière à laquelle
échut, en vertu de la division du travail, l’administration des
intérêts publics se trouva disposer d’une indépendance
exceptionnelle que la bureaucratie moderne vint encore
accroître. L’État se constitua ainsi en puissance apparemment
autonome, et ce qui dans d’autres pays ne fut que situation
passagère – un stade transitoire – s’est maintenu en Allemagne
jusqu’aujourd’hui. C’est cette situation qui explique la candeur
de la conscience professionnelle du fonctionnaire qu’on ne
rencontre nulle part ailleurs comme aussi bien toutes les
illusions ayant cours en Allemagne à propos de l’État, ou de
l’apparente indépendance des théoriciens par rapport aux
bourgeois – l’apparente contradiction entre la forme sous
laquelle ces théoriciens expriment les intérêts des bourgeois et
ces intérêts eux-mêmes.
La forme caractéristique que revêtit en Allemagne le
libéralisme français à la base duquel se trouvaient des intérêts
de classe bien réels, c’est de nouveau chez Kant que nous la
trouvons. Ni lui ni les bourgeois allemands dont il était le
flatteur porte-parole ne se rendaient compte qu’à la base de ces
vues théoriques de la bourgeoisie il y avait des intérêts
matériels et une volonté conditionnée, déterminée par les
rapports matériels de production ; aussi détacha-t-il cette
expression théorique des intérêts qu’elle exprimait ; de la
volonté des bourgeois français et de ses déterminations
matériellement motivées il fit de pures autodéterminations de
la « libre volonté », de la volonté en et pour soi, de l’humaine
volonté, les transformant ainsi en pures déterminations
idéologiques du concept et en postulats moraux. Voilà
pourquoi les petits-bourgeois allemands reculèrent d’effroi
devant la vigoureuse mise en pratique de ce libéralisme
bourgeois dès lors qu’elle se manifesta par la Terreur ou aussi
bien par la course sans vergogne au profit.
426 Ce développement, ainsi que le suivant, prend place dans la polémique avec Stirner à propos du libéralisme
politique.
77.
Les communistes ne prêchent pas
de morale
(1846)
Die deutsche Ideologie, MEW, t. 3, p. 229.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 244-245.

Le communisme est pour notre saint427 absolument


incompréhensible du fait que les communistes, loin de faire
valoir l’égoïsme contre le dévouement ou le dévouement
contre l’égoïsme en prenant du point de vue théorique cette
opposition sous sa forme gentillette ou alors exaltée,
idéologique, démontrent son origine matérielle, ce qui la fait
s’évanouir d’elle-même. Les communistes ne prêchent
aucunement une morale, ce que Stirner fait en long et en large.
Ils ne présentent pas aux hommes d’exigence morale : aimez-
vous les uns les autres, ne soyez pas des égoïstes, etc. ; ils
savent fort bien au contraire que l’égoïsme tout autant que le
dévouement est, dans certaines conditions, une forme
nécessaire de l’affirmation des individus. Les communistes ne
veulent donc nullement, comme se l’imagine saint Max et
comme son fidèle Dottore Graziano428 le répète en écho (ce
pourquoi saint Max, Wigand, p. 192429, le qualifie d’« esprit
d’une finesse et d’un sens politique hors du commun »),
dépasser l’« homme privé » pour l’amour de l’homme
« universel », l’homme qui se dévoue – fiction à propos de
laquelle tous deux auraient déjà pu trouver la clarification
nécessaire dans les Annales franco-allemandes. Les
communistes théoriciens, les seuls qui aient le temps de
s’occuper de l’histoire, se distinguent justement par le fait
qu’eux seuls ont découvert comment tout au long de l’histoire
les individus sous leur détermination d’« hommes privés » ont
donné naissance à l’« intérêt universel ». Ils savent que cette
opposition est pur trompe-l’œil, puisque l’un de ses côtés,
celui qu’on appelle « universel », est sans cesse engendré par
l’autre, l’intérêt privé, et ne constitue en aucune façon, face à
ce dernier, une puissance autonome douée d’une histoire
autonome, donc que cette opposition s’annihile et s’engendre
continuellement dans la pratique. Ce qui est en question n’est
donc pas une « unité négative » hégélienne des deux côtés
d’une opposition, mais l’annihilation matériellement
conditionnée d’un mode d’existence matériellement
conditionné qui a été jusqu’ici celui des individus, avec lequel
disparaissent ensemble et cette opposition et son unité.
427 Max Stirner.
428 Arnold Ruge.

429 Référence à L’Unique et sa propriété de Stirner, paru chez l’éditeur Otto Wigand.
78.
Engels : économie et morale
(1884)
F. Engels, Vorwort zu ersten deutschen Ausgabe
von « das Elend der Philosophie », MEW, t. 21,
p. 178.
re
F. Engels, Préface à la 1 éd. allemande de Misère
de la philosophie, in K. Marx, Misère de la
philosophie, Éditions sociales, p. 29.

Tirer de la théorie ricardienne […] cette application


pratique qu’appartient aux travailleurs la totalité du produit
social, leur produit, puisqu’ils en sont les seuls producteurs
effectifs, voilà qui conduit droit au communisme. Mais,
comme Marx l’indique aussi dans les passages ci-dessus, c’est
formellement faux du point de vue économique, et donc cela
consiste à simplement plaquer la morale sur l’économie. Selon
les lois de l’économie bourgeoise, la plus grande partie du
produit n‘appartient pas aux travailleurs qui l’ont créé. Si
maintenant nous disons : c’est injuste, cela ne doit pas être,
l’économie n’en a absolument rien à faire. Ce que nous disons,
c’est seulement que ce fait économique contredit à notre
sentiment moral. C’est pourquoi Marx n’a jamais fondé là-
dessus les exigences communistes qu’il formule, mais sur
l’inévitable écroulement du mode de production capitaliste,
qui à nos yeux se consomme chaque jour davantage ; il s’en
tient à ce pur et simple fait que la plus-value est constituée de
travail non payé. Mais ce qui est formellement faux du point
de vue économique peut pourtant être exact du point de vue de
l’histoire universelle. Que la conscience morale de masse
déclare injuste un fait économique, tels en leur temps
l’esclavage ou la corvée, cela prouve que ce fait est déjà lui-
même une survivance, que d’autres faits économiques sont
intervenus en vertu desquels le précédent est devenu
insupportable et insoutenable. Derrière l’inexactitude
économique formelle peut donc se cacher un contenu
économique d’une grande vérité430.
430 Engels expose remarquablement ici ce qu’est l’attitude de Marx – si souvent mal comprise – quant aux rapports de la
critique économique avec le jugement moral. C’est pourquoi, de façon exceptionnelle, est ici inclus un texte de lui.
79.
« Abolir la propriété » ?
(1871)
Der Bürgerkrieg in Frankreich, MEGA, I/22,
p. 73.
La Guerre civile en France, Éditions sociales, p. 229.

Les gens qui ne comprennent absolument rien au système


économique en vigueur431 sont bien entendu moins encore en
mesure de comprendre son rejet par les travailleurs. Ils ne
peuvent naturellement pas comprendre que la transformation
sociale à laquelle aspire la classe ouvrière est le produit
nécessaire, historique, inéluctable du système en vigueur lui-
même. Ils parlent sur un ton méprisant de la menace d’abolir
la « propriété » parce qu’à leurs yeux la forme présente de
propriété qui est la leur, avec son caractère de classe – une
forme historiquement transitoire –, c’est la propriété en
général, et donc abolir cette forme, c’est abolir la propriété.
Tout comme ils défendent aujourd’hui l’« éternité » de la
domination du capital et du système salarial, s’ils avaient vécu
au temps de la féodalité ou de l’esclavage ils auraient défendu
le système féodal ou le système esclavagiste comme fondés
dans la nature des choses, nés spontanément de la nature
même ; ils auraient farouchement éructé contre les « abus » de
ces systèmes sociaux, mais en même temps, du haut de leur
ignorance, ils auraient répondu à ceux qui prophétisaient leur
disparition par le dogme de leur « éternité » et de leur
justification par des « contraintes morales » (des
« nécessités »).
Dans leur façon de juger les buts de la classe ouvrière
parisienne, ils ont raison à la façon de M. Bismarck lorsqu’il
déclare que ce que veut la Commune, ce serait le régime
municipal prussien.
Pauvres gens ! Ils ne savent même pas que chaque forme
sociale de propriété a sa propre « morale », et que la forme de
propriété sociale qui fait de la propriété un attribut du travail –
bien loin de créer des « contraintes morales » individuelles –
est celle qui fera échapper la « morale » de l’individu à ses
barrières de classe.
431 Ce passage figure dans le texte de Marx sous le titre « Les vues comtistes ».
80.
Vie politique et moralité
(1860)
Brief an F. Freiligrath, 29. Februar 1860,
MEGA, III/10, p. 327-328.
Lettre à F. Freiligrath, 29 février 1860,
Correspondance, Éditions sociales, t. VI, p.102-103.

[…] Que nulle époque révolutionnaire ne sente l’eau de


rose, que par-ci par-là quelqu’un soit même éclaboussé de
saloperies en tout genre – c’est sûr. Aut aut 432. Au demeurant,
si l’on considère les prodigieux efforts contre nous de tout le
monde officiel qui, pour nous perdre, n’a pas seulement frôlé
le Code pénal mais y a barboté en plein433 ; si l’on considère les
calomnies proférées par la « Démocratie de la bêtise », qui n’a
jamais pu pardonner à notre parti d’avoir plus qu’elle-même
de la perspicacité et du caractère ; si l’on connaît l’histoire de
tous les autres partis dans la même période ; si pour finir on se
demande quels faits (et non pas de ces infamies à la Vogt ou à
la Tellering réfutables devant un tribunal) peuvent bien être
allégués contre le parti en son ensemble, on arrive à la
conclusion qu’il se distingue dans ce XIXe siècle par sa
propreté.
Peut-on éviter de se salir dans les rapports bourgeois ou
le commerce* ? En fin de compte, ce n’en est que le lieu
naturel. Exemple Sir R. Carden – vide 434 le Livre bleu
parlementaire sur la corruption électorale. […]
L’abjection respectable ou la respectabilité abjecte propre
à la morale de ceux qui ont de quoi payer (et encore,
seulement à des conditions très équivoques comme le montre
chaque crise commerciale), je ne la mets en rien plus haut que
l’abjection non respectable dont ni les premières communautés
chrétiennes, ni le Club des Jacobins, ni notre défunte
« Ligue435 » n’ont pu se garder entièrement purs. Seulement,
dans les rapports bourgeois, on s’habitue à perdre le sens de ce
qu’est l’abjection respectable ou la respectabilité abjecte.
432 Ou bien, ou bien (latin).
433 Allusion à la campagne de calomnies et au procès engagés en décembre 1959 par Karl Vogt, agent secret de
Napoléon III, contre le journal Allgemeine Zeitung et plus largement contre le mouvement communiste.

434 voyez (latin).


435 La Ligue des communistes, qui joua un rôle organisateur tout au long des révolutions de 1848-49, jusqu’à sa
dissolution en novembre 1852. Pour autant, Marx n’a jamais cessé de se réclamer du parti communiste, fût-il informel, non
plus que de prendre des initiatives d’organisation qui aboutirent en 1864 à la création de la Ire Association Internationale
des Travailleurs.
81.
La famille
(1846)
Die deutsche Ideologie , MEW, t. 3, p. 163-165.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 172-173.

À la page 115, saint Max436 nous donne un nouvel


exemple, la famille. Il déclare que sans doute on peut très
facilement s’émanciper de sa propre famille, mais que
« l’obéissance répudiée fait aisément son chemin dans la
conscience », de sorte que persiste l’amour familial, le concept
de famille ; on a donc le « concept sacré de la famille », le
« sacré » (p. 116).
Notre brave garçon voit une fois de plus le règne du sacré
là où règnent des rapports tout à fait empiriques. Le
bourgeois**437 se comporte envers les règles de son régime**
comme le juif envers la loi ; il les transgresse autant que faire
se peut, en chaque cas singulier, mais il veut que tous les
autres s’y conforment. Si tous les bourgeois en bloc se
mettaient à transgresser d’un seul coup les règles de la
bourgeoisie, ils cesseraient d’être des bourgeois – ce dont ils
ne s’avisent bien entendu pas et qui ne relève aucunement de
leur vouloir. Le bourgeois débauché viole l’honneur en
commettant l’adultère en cachette ; le commerçant viole
l’institution de la propriété en dilapidant le bien d’autrui par la
spéculation, la faillite, etc. – le jeune bourgeois, quand il le
peut, se rend indépendant de sa propre famille, abolissant dans
la pratique les liens familiaux pour ce qui le concerne ; mais le
mariage, la propriété, la famille demeurent intacts en théorie,
puisque en pratique ils constituent les fondements sur lesquels
la bourgeoisie a édifié sa domination, puisqu’ils sont sous leur
forme bourgeoise les conditions qui font du bourgeois un
bourgeois, tout à fait comme la loi sans cesse transgressée fait
du juif croyant un juif croyant. Ce rapport du bourgeois à ses
conditions d’existence confère à la moralité bourgeoise une de
ses formes universelles. Il n’y a d’ailleurs pas du tout à parler
de « la » famille. Au cours de l’histoire la bourgeoisie donne à
la famille le caractère de la famille bourgeoise, dont l’ennui et
l’argent forment le lien, et dont le corrélatif est la dissolution
de la famille, qui ne l’empêche pas de continuer d’exister. Au
mode de vie écœurant du bourgeois correspond, dans le
discours officiel et l’hypocrisie générale, son concept sacré. Là
où la famille est réellement dissoute, dans le prolétariat, on
trouve précisément le contraire de ce que s’imagine
« Stirner438 ». Là n’existe pas du tout la famille selon le
concept, mais ici et là on trouvera un penchant pour la vie
familiale qui s’appuie sur des rapports au plus haut point réels.
Au XVIIIe siècle les philosophes liquidèrent le concept de
famille pour la raison que, dans les plus hauts sommets de la
société civilisée, la famille réelle était déjà en train de se
dissoudre. S’étaient dissous le lien interne de la famille, les
diverses composantes du concept de famille, comme
l’obéissance, la piété, la fidélité conjugale, etc. ; mais le corps
réel de la famille, le rapport aux biens, l’attitude d’exclusion à
l’égard des autres familles, la cohabitation forcée, les relations
créées par le seul fait de l’existence des enfants, par la
construction des villes modernes, la formation du capital, etc.,
continuèrent d’exister, fût-ce sous des formes à maints égards
altérées, étant donné que l’existence de la famille est rendue
nécessaire par les liens qui l’attachent au mode de production,
lequel ne dépend pas de ce qu’on veut dans la société
bourgeoise. Ce caractère irrécusable se manifeste de la plus
frappante manière dans la Révolution française, où la famille
fut un instant à peu près supprimée sur le plan légal. Au XIXe
siècle même, la famille poursuit son existence, si ce n’est que
le processus de sa dissolution est devenu plus général, non sur
le plan du concept mais en raison du développement de
l’industrie et de la concurrence ; elle existe toujours, bien que
sa dissolution ait été de longue date proclamée par les
socialistes français et anglais, et que le roman français ait fini
par en porter la nouvelle à la connaissance des Pères de
l’Église allemands.
436 Stirner.
437 En français tout au long de ce texte.
438 Max Stirner est le pseudonyme de Kaspar Schmidt, d’où les guillemets dont parfois Marx entoure ce nom.
82.
Sur la théorie pénale de Hegel
(1845)
Die heilige Familie, MEW, t. 2, p. 190.
La Sainte Famille, Éditions sociales, p. 213-214.

Suivant Hegel, dans la peine infligée c’est le criminel qui


prononce la sentence contre lui-même. Gans a donné à cette
théorie de vastes proportions. Elle est, chez Hegel,
l’enjolivement spéculatif de l’antique jus talionis 439, que Kant
avait présenté comme la seule théorie pénale légitime. Chez
Hegel le criminel qui se juge lui-même n’est qu’une « Idée »,
une interprétation purement spéculative des peines empiriques
courantes. Aussi s’en remet-il en chaque cas, pour les
modalités, au niveau de civilisation de l’État, autrement dit il
laisse la peine comme elle est. En cela justement il se montre
plus critique que son rabâcheur critique. Une théorie pénale
qui dans le criminel reconnaît aussi l’homme ne peut le faire
que dans l’abstraction, qu’en imagination, car la punition, la
contrainte contredisent au comportement humain. Dans la
pratique, la chose serait d’ailleurs impossible. À la loi abstraite
se substituerait l’arbitraire purement subjectif, puisque en
chaque cas approprier la peine à l’individualité du coupable
appartiendrait à d’officiels personnages « respectables et
bienséants ». Platon avait déjà vu que la loi se doit d’être
unilatérale et de faire abstraction de l’individualité. Par contre
dans des conditions humaines la peine ne sera réellement rien
d’autre que le jugement du fautif sur lui-même. On ne
cherchera pas à le convaincre qu’une violence extérieure faite
par quelqu’un d’autre serait une violence qu’il se fait à lui-
même. Dans les autres il trouvera bien plutôt des êtres
humains lui faisant naturellement remise de la peine qu’il aura
prononcée contre lui-même, c’est-à-dire que le rapport sera
exactement inversé.
439 « droit du talion », en vertu duquel était appliqué au coupable le traitement qu’il avait infligé à sa victime (œil pour
œil, dent pour dent).
83.
Contre la peine de mort 440

(1853)
« Capital punishment », MEGA, I/12, p. 24-27.
« La peine de mort », La Pléiade, t. IV.1, p. 700-703.
Londres, vendredi 28 janvier 1853.

The Times du 25 janvier, sous le titre « Amateur de


pendaison », publie les observations que voici :
« On a souvent fait la remarque que dans notre pays
succèdent en général à une exécution publique des cas de
pendaison – suicides ou accidents –, conséquence du puissant
effet produit par l’exécution d’un criminel connu sur des esprits
morbides et immatures. »

Dans les divers cas cités par The Times pour illustrer cette
remarque, il y a entre autres celui d’un aliéné de Sheffield qui,
après avoir parlé avec d’autres aliénés de l’exécution de
Barbour, mit fin à ses jours en se pendant. Un autre cas est
celui d’un garçon de quatorze ans qui s’est lui aussi pendu.
Un homme sensé aurait du mal à deviner en faveur de
quelle théorie sont énumérés ces faits : rien de moins que
l’apologie sans détour du bourreau en même temps que le
panégyrique de la peine de mort comme ultima ratio 441 de la
société. Voilà ce qui figure dans un article vedette du « journal
vedette ».
The Morning Advertiser, dans une très acerbe mais juste
critique de cette prédilection pour la pendaison et de cette
logique sanguinaire du Times, fournit les intéressantes données
suivantes portant sur 43 jours de l’année 1849 :

Exécution
Meurtres et suicides :
de :

Millan 20 mars

Hannah Sandles 22 mars

M. G. Newton 22 mars
Pulley 26 mars

J.G. Gleeson – quatre meurtres à


27 mars
Liverpool

Smith 27 mars

Howe 31 mars

Meurtre et suicide à Leicester 2 avril

Empoisonnement à Bath 7 avril

W. Bailey 8 avril

Landick 9 avril

J. Ward assassine sa mère 13 avril

Sarah Thomas 13 avril

Yardley 14 avril

Doxey, parricide 14 avril

J. Bailey tue ses deux enfants et se


17 avril
suicide

J. Griffiths 18 avril

Chas. Overton 18 avril

J. Rush 21 avril

Daniel Holmsden 2 mai

De l’aveu même du Times, ce tableau montre que non


seulement des suicides mais aussi des forfaits parmi les plus
atroces suivent de près l’exécution de criminels. Chose
étonnante, l’article en question ne produit pas un seul
argument inclinant à l’indulgence envers la théorie barbare
qu’il propose. C’est qu’il serait difficile, sinon tout à fait
impossible, d’établir un principe par lequel se trouverait
fondée la légitimité ou la pertinence de la peine de mort dans
une société se targuant d’être civilisée. En général, la peine a
été défendue en tant que moyen d’amendement ou
d’intimidation. Mais de quel droit m’infligez-vous une peine
pour amender ou intimider quelqu’un d’autre ? Sans compter
qu’il y a l’histoire – et aussi des choses comme les statistiques
– pour établir jusqu’à la plus complète évidence que depuis
Caïn le monde n’a été ni amendé ni intimidé par l’application
des peines. Tout au contraire. Du point de vue du droit abstrait,
il n’y a qu’une théorie de la punition qui reconnaisse
abstraitement la dignité humaine, c’est la théorie de Kant,
spécialement dans sa version la plus intransigeante telle que
l’a formulée Hegel. Hegel dit : « La peine est le droit du
criminel. Elle est un acte de sa volonté propre. Le criminel
proclame que la violation du droit est son droit. Son crime est
la négation du droit. La peine est la négation de cette négation
et par conséquent une confirmation du droit, que le criminel
sollicite et s’inflige à lui-même442. »
Cette position de principe a sans nul doute quelque chose
de séduisant, dans la mesure où Hegel, au lieu de voir dans le
criminel un simple objet, esclave de la justice, l’élève au rang
d’un être libre, disposant de lui-même. Pourtant, à y regarder
de plus près, nous découvrons que l’idéalisme allemand, en ce
cas comme dans la plupart des autres, ne fait qu’apporter aux
lois de la société existante une consécration transcendantale.
N’est-ce pas un leurre que de substituer l’abstraction de la
« libre volonté » à l’individu avec ses motifs réels, avec tous
les rapports sociaux qui l’enserrent, l’une seulement des
multiples qualités humaines prenant la place de l’homme lui-
même ? Cette théorie qui considère la peine comme le résultat
de la volonté propre du criminel n’est rien d’autre qu’une
expression métaphysique de cet antique jus talionis 443 : œil
pour œil, dent pour dent, sang pour sang. Pour parler clair, et
toute circonlocution écartée, la peine n’est rien d’autre qu’un
moyen pour la société de se défendre contre la violation de ses
conditions d’existence, quel que puisse être leur caractère.
Mais quelle sorte de société est-ce donc, celle qui ne connaît
pas meilleur instrument pour se défendre que le bourreau et
dont le « journal vedette » proclame au monde entier que sa
propre brutalité est une loi éternelle ?
Dans son excellent et savant ouvrage, L’Homme et ses
facultés, Quételet écrit :
« Il existe un budget auquel on verse avec une effrayante
régularité, c’est celui des prisons, des bagnes et des échafauds
[…]. Nous pouvons prédire combien d’individus souilleront leurs
mains du sang de leurs semblables, combien seront faussaires,
combien empoisonneurs, à peu près de la même façon qu’on peut
pronostiquer le chiffre annuel des naissances et des décès. »

Et, dans un calcul des probabilités criminelles qu’il publia


en 1829, Quételet prédit avec une étonnante sûreté non
seulement le nombre mais toute la variété des crimes qui
allaient être commis en France en 1830. Ce ne sont pas tant les
institutions politiques propres à un pays que bien plutôt les
conditions de base de la moderne société bourgeoise dans son
ensemble qui produisent un nombre moyen de crimes dans une
part nationale donnée de la société – voilà ce que montre le
tableau suivant communiqué par Quételet pour les années
1822 à 1824. Sur cent criminels condamnés nous trouvons en
Amérique et en France :

Âge Philadelphie France

Moins de 21 ans 19 19

De 21 à 30 ans 44 35

De 30 à 40 ans 23 23

Plus de 40 ans 14 23

Total 100 100

Si donc les crimes, quand on les considère en grand


nombre, manifestent dans leur fréquence et leur nature la
régularité de phénomènes naturels ; si, comme le note
Quételet, « il serait difficile de décider dans lequel de ces deux
domaines (le monde physique et le système social) les causes
agissantes entraînent leurs effets avec le plus de régularité »,
alors – au lieu de magnifier le bourreau qui exécute une partie
des criminels à seule fin de faire place aux suivants –, n’y a-t-
il pas nécessité de sérieusement réfléchir à changer le système
qui engendre de tels crimes ?
440 Cet article, paru dans l’édition du New York Daily Tribune du 18 février 1853, est le premier que Marx ait écrit en
anglais pour ce journal.

441 dernier recours (latin).


442 Marx condense ici à l’extrême le contenu des paragraphes 95 à 100 des Principes de la philosophie du droit de
Hegel. Un résumé assez semblable de la « théorie pénale de Hegel » figurait déjà en 1845 dans La Sainte Famille, au
chapitre VIII (cf. texte 82).

443 droit du talion (cf. note 1, p. 355).


84.
La dérision du duel
(1858)
Brief an F. Lassalle, 10. Juni 1858, MEGA,
III/9, p. 168-169.
Lettre à F. Lassalle, 10 juin 1858, Correspondance,
Éditions sociales, t. V, p. 196-198.

Cher Lassalle,
Tu allais avoir réponse à ta lettre par retour du courrier.
Cependant, j’ai trouvé approprié – pour formuler un avis qui ne
soit pas le mien propre, mais étant donné que tres faciunt
collegium 444 – de mettre au courant de l’affaire* Engels et
Lupus445 à Manchester et de faire appel à leur compétence. Dès
lors que leurs vues et les miennes concordent en tous points446, tu
peux considérer ce qui suit comme notre opinion commune.
1. Dans l’optique du duel. Il est clair comme le jour que ces
deux messieurs, intendant militaire et assesseur, en t’agressant de
vulgaire façon dans la rue se sont entièrement placés sur le terrain
de la bastonnade et que le seul duel qui pourrait être admis avec
ce genre de gars a eu lieu déjà dans la bagarre même. Quand deux
types en guettent un troisième et lui tombent dessus à tous les
deux, alors nous ne pensons pas qu’il y ait un code de duel au
monde qui autorise à se battre encore en duel avec de telles
canailles. Si M. F[abrice] voulait à toute force provoquer un duel
en jouant de la cravache, il fallait alors que M. B[ormann] assiste
à la chose de manière purement passive en tant que témoin, ou
bien sa présence était tout à fait de trop. Mais quand il y a attaque
simultanée à deux contre un et qu’en plus l’un des deux opère
dans le dos de l’attaqué – par-derrière* –, alors on a affaire à des
voyous, par qui preuve a été faite qu’avec eux ne peut avoir lieu
un duel loyal*, une honnête explication.
2. Principe du duel. Nous ne croyons pas, pour parler de
façon générale, qu’une affaire aussi relative qu’un duel soit à
ranger sous la catégorie du bon ou du mauvais. Le duel en soi
n’est pas fondé en raison, cela ne souffre aucun doute. Ni
davantage qu’il soit un vestige d’un âge révolu de la culture. En
même temps, l’unilatéralité de la société bourgeoise porte à ce
que, s’opposant à elle, certaines formes féodales d’affirmation de
l’individualité conservent leur droit. La preuve la plus frappante
en est que le duel a droit de cité aux États-Unis d’Amérique. Les
individus peuvent en arriver à se heurter de si intolérable façon
que le duel leur apparaisse comme l’unique solution. Mais pareille
tension meurtrière n’est en fait* pas possible envers une personne
qui nous est indifférente, tel un intendant militaire, un assesseur
ou un lieutenant. Il y faut une relation personnelle d’importance.
Sinon le duel est pure farce. C’est une farce à chaque fois qu’il a
lieu par convenance à l’égard de ce qu’on dit être l’« Opinion
publique ».
3. Aussi faisons-nous dépendre le duel uniquement des
circonstances, de sorte qu’on peut y recourir comme à un
exceptionnel pis-aller dans d’exceptionnelles circonstances. Mais
dans le cas* présent toutes les circonstances parlent résolument
contre, quand bien même l’agression dans la rue ne l’aurait pas
mis complètement hors de question*.
4. La circonstance première et décisive est que non
seulement tu es par principe contre tout recours au duel, mais
encore as-tu proclamé ce principe, qui plus est en présence de ce
F[abrice]. Tu te ridiculiserais donc si maintenant tu allais te battre
quand même en duel par crainte de l’« Opinion publique ».
5. Dans le cas présent le duel n’aurait vraiment d’autre sens
que de se plier à une formalité conventionnelle en honneur dans
certaines castes privilégiées. Notre parti se doit de faire
résolument front contre ces cérémoniaux de caste et de rejeter
l’arrogante exigence de s’y soumettre en poussant à l’extrême le
cynisme de la dérision. La situation actuelle a vraiment trop
d’importance pour qu’on se laisse maintenant aller à de tels
enfantillages, et ce serait pur enfantillage que de se battre en duel
avec M. F[abrice] parce qu’il est « Intendant militaire » et fait
partie de la clique attachée au duel, alors que par exemple tu
traînerais tout simplement devant les tribunaux, sans que ton
« honneur » en souffre, un tailleur ou un cordonnier qui
t’assaillerait dans la rue. Dans le cas présent, tu ne te battrais pas
en duel avec F[abrice], individu qui t’est indifférent, mais avec
l’« Intendant militaire » – opération qui serait absurde. De façon
générale, l’exigence de ces types que des conflits avec eux se
règlent par voie de duel en tant que privilège qui leur reviendrait –
et tous les duels à la mode* relèvent de cette optique –, cette
exigence doit absolument être traitée comme risible. Y faire droit
serait carrément contre-révolutionnaire.
Je t’ai fait part de notre avis in nuce 447. Cela nous intéresse
d’apprendre de toi le cours ultérieur de l’affaire448.
Ton K.M.

444 à trois on forme un conseil (latin).


445 Wilhelm Wolff.

446 Consulté par Marx, Engels lui avait répondu à propos du duel dans sa lettre du 9 juin 1858, dont Marx reprend ici
plusieurs passages de façon littérale (cf. K. Marx, F. Engels, Correspondance, op. cit., t. V, p. 195-196). – Comme nombre
d’étudiants allemands, Marx s’était lui-même battu en duel à dix-huit ans (cf. H. Lefebvre, La Pensée de Marx, Bordas,
1947, p. 61). On comprend d’autant mieux le sérieux de sa réponse fermement dissuasive à Lassalle.
447 quant à l’essentiel (latin).

448 Cette lettre ne suffit pas à modifier le jugement de Lassalle sur la pratique du duel : six ans plus tard, en 1864, à
trente-neuf ans, il fut tué en duel par un noble moldo-valaque avec qui il avait eu une altercation à propos de Helene von
Dönniges.
85.
La productivité du crime
(1862)
Theorien über den Mehrwert, MEGA, II/3.1,
p. 280-284.
Théories sur la plus-value, Éditions sociales, t. 1,
p. 452-454.

Un philosophe produit des idées, un poète des vers, un


pasteur des sermons, un professeur des traités, etc. Un criminel
produit des crimes449. Considère-t-on de plus près la connexion
de cette dernière branche de la production avec l’ensemble de
la société, on reviendra de bien des préjugés. Le criminel
produit non pas seulement des crimes mais aussi le droit
criminel, et par suite aussi le professeur qui fait cours sur le
droit criminel, et de plus l’inévitable traité par lequel ce même
professeur jette ses conférences dans l’échange général en tant
que « marchandises ». Ce qui entraîne une augmentation de la
richesse nationale. Sans compter la jouissance privée que le
manuscrit du traité procure à son auteur, comme nous le dit un
témoin compétent, le professeur Roscher.
Le criminel produit en outre toute la police et la justice
criminelle, les sbires, juges, bourreaux, jurés, etc. ; et toutes
ces branches professionnelles variées, constitutives d’autant de
catégories dans la division sociale du travail, développent
différentes capacités de l’esprit humain, créent de nouveaux
besoins et de nouvelles façons de les satisfaire. À elle seule, la
torture a suscité les inventions mécaniques les plus
ingénieuses et a occupé une foule d’honorables artisans à la
production de ses instruments.
Le criminel produit une impression, en partie morale, en
partie tragique, c’est selon, et au public dont il met en
mouvement les sentiments moraux et esthétiques il fait ainsi
prestation d’un « service ». Il ne produit pas seulement des
traités de droit criminel, pas seulement des codes pénaux avec
les auteurs de ces codes, mais encore de l’art, des belles
lettres, des romans et même des tragédies, comme l’attestent
non seulement La Faute de Müllner et Les Brigands de
Schiller mais même Œdipe et Richard III. Le criminel rompt
la monotonie et la quotidienneté de la vie bourgeoise. Il la
préserve par là de la stagnation et provoque cette inquiète
tension et agitation en l’absence de quoi s’émousserait
l’aiguillon même de la concurrence. Il donne ainsi un coup
d’éperon aux forces productives. Tandis que le crime élimine
du marché du travail une part de la population excédentaire et
atténue de la sorte la concurrence entre les travailleurs,
empêchant jusqu’à un certain point le salaire de tomber au-
dessous d’un minimum, la lutte contre le crime absorbe une
autre part de cette même population. Ainsi le criminel
intervient comme l’une de ces « égalisations » naturelles qui
établissent un niveau satisfaisant et ouvrent toute une
perspective de branches d’occupation « utiles ».
On peut démontrer jusque dans le détail les effets
qu’exerce le criminel sur le développement de la force
productive. Les serrures auraient-elles jamais atteint leur
perfection présente s’il n’y avait pas de voleurs ? La
fabrication des billets de banque serait-elle parvenue à son fini
actuel s’il n’y avait pas de faux-monnayeurs ? Le microscope
se serait-il frayé son chemin dans la sphère commerciale
courante (voyez Babbage) sans la fraude dans le négoce ? La
chimie pratique n’est-elle pas redevable à la falsification des
marchandises et à l’effort pour la déceler tout autant qu’à
l’honorable zèle productif ? Le crime, par les moyens toujours
nouveaux qu’il a de s’attaquer à la propriété, fait naître des
moyens toujours nouveaux de la défendre et par là agit tout
aussi productivement que les grèves sur l’invention de
machines. Et si l’on quitte la sphère du crime privé : sans
crimes nationaux, le marché mondial se serait-il jamais
formé ? Et les nations même ? Et depuis l’époque d’Adam,
est-ce que l’arbre du péché n’est pas en même temps l’arbre de
la connaissance ? Dans sa Fable des abeilles (1705),
Mandeville avait déjà prouvé le caractère productif de toutes
les sortes possibles de profession, etc., et de façon générale à
quoi tend toute cette argumentation :
« Ce que dans ce monde nous nommons le mal, moral
aussi bien que naturel, est le principe majeur qui fait de nous
des créatures sociales, la base ferme, la vie et le soutien de
tous les métiers et occupations sans exception ; c’est ici qu’il
nous faut chercher la vraie origine de tous les arts et de toutes
les sciences ; et dès le moment où cesserait le mal, la société
devrait nécessairement se corrompre, sinon même périr tout à
fait. »
Seulement, bien sûr, Mandeville avait infiniment plus de
hardiesse et de loyauté que les apologistes philistins de la
société bourgeoise.
449 Dans cette « Digression sur le travail productif » se donne libre cours la verve critique de Marx.
86.
Quand le droit de propriété se
renverse en son contraire
(1858)
Ökonomische Manuskripte 1857-1858, MEGA,
II/1.2, p. 366-367.
Manuscrits de 1857-1858 , Éditions sociales, p. 418-
419, ou t. 1, p. 396-397.

L’appropriation passée de travail d’autrui apparaît


maintenant comme la pure et simple condition pour que se
renouvelle l’appropriation de travail d’autrui ; autrement dit
le fait que se trouve en sa possession450 du travail sous forme
objective (forme-chose451), sous forme de valeurs existantes,
apparaît comme condition pour qu’il puisse de nouveau
s’approprier des capacités de travail vivant 452 d’autrui, donc du
surtravail, du travail sans équivalent. De s’être déjà posé
comme capital face au travail vivant apparaît comme l’unique
condition pour que non seulement il s’entretienne comme
capital mais aussi pour qu’en tant que capital croissant et de
façon croissante il s’approprie sans équivalent du travail
d’autrui, en d’autres termes qu’il élargisse sa puissance, son
existence de capital face à la capacité de travail vivant, et d’un
autre côté qu’il pose sans cesse à nouveau cette capacité de
travail vivant dans son indigence subjectale et sans substance.
La propriété – travail passé, objectivisé453 d’autrui – apparaît
comme l’unique condition pour l’appropriation continuée de
travail présent, de travail vivant d’autrui. Dans la mesure où
un surcapital I a été créé par simple échange entre travail
objectalisé et capacité de travail vivant – échange entièrement
fondé sur les lois de l’échange entre équivalents évalués sur la
base de la quantité de travail ou temps de travail qu’ils
contiennent – et du fait même que cet échange ne présupposait,
en termes juridiques, rien de plus que le droit pour chacun
d’être propriétaire de ses produits à lui et d’en disposer
librement – dans la mesure donc où un rapport entre surcapital
II et I résulte de ce premier rapport –, nous voyons par une
singulière conséquence le droit de propriété du côté du capital
se renverser dialectiquement en droit sur le produit d’autrui, en
droit de propriété sur le travail d’un autre, droit de s’approprier
sans équivalent le travail de l’autre et, du côté de la capacité de
travail, en devoir de se comporter envers son propre travail ou
son propre produit comme envers une propriété d’autrui. Le
droit de propriété se renverse d’une part en droit de
s’approprier du travail d’autrui et d’autre part en devoir de
respecter le produit de son propre travail et son travail même
comme valeurs appartenant à quelqu’un d’autre. L’échange
d’équivalents, qui apparaissait comme l’opération originelle
exprimant sur le plan juridique le droit de propriété, s’est si
bien tordu que d’un côté on n’échange qu’en apparence, dès
lors que la partie du capital qui s’échange contre de la capacité
de travail vivant, premièrement est elle-même du travail
d’autrui approprié sans équivalent, et deuxièmement requiert
d’être remplacée par un surplus de capacité de travail, de
sorte qu’en fait elle n’est pas cédée mais métamorphosée
d’une forme dans l’autre. Le rapport d’échange est ainsi
entièrement mis à l’écart, ou, si l’on veut, c’est une pure
apparence. Plus, au départ le droit de propriété paraissait
fondé sur le travail personnel. Maintenant la propriété apparaît
comme un droit sur le travail de l’autre et comme impossibilité
pour le travail d’entrer en possession de son propre produit. La
séparation radicale entre la propriété, plus encore la richesse,
et le travail apparaît donc maintenant comme conséquence de
la loi qui résultait de leur identité.
450 Dans la possession du capitaliste.
451 « objektiver (sachlicher) ».

452 « lebendige Arbeitsvermögen ».


453 « objektivierte ».
87.
De l’argent comme drogue
(1857)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.1, p. 146-147.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 182-
183, ou t. 1, p. 160-161.

Objet tangible individualisé, l’argent peut donc être


recherché, trouvé, volé, découvert de façon fortuite, et la
richesse universelle peut passer de façon tangible en la
possession de l’individu singulier. De son rôle de valet
lorsqu’il est simple moyen de circulation, il devient soudain le
souverain et le dieu du monde des marchandises. Il représente
l’existence céleste des marchandises, tandis qu’elles en
représentent l’existence terrestre. Toute forme de la richesse
naturelle, avant d’être remplacée par la valeur d’échange,
présuppose une relation essentielle de l’individu à l’objet, où il
s’objective lui-même par un de ses côtés dans la chose, et en
même temps sa possession de la chose apparaît comme un
développement déterminé de son individualité : la richesse en
moutons, comme son développement en tant que berger, la
richesse en grains, comme son développement en tant
qu’agriculteur, etc. Par contre l’argent, étant l’individu de la
richesse universelle en tant qu’il est sorti de la circulation pour
ne représenter que l’universel, en tant que pur résultat social,
ne présuppose absolument aucune relation individuelle à son
possesseur ; sa possession n’est pas le développement d’un
côté quelconque de son individualité, mais au contraire la
possession de ce qui est sans individualité, étant donné que ce
[rapport454] social existe en même temps comme objet sensible,
extérieur, dont on peut s’emparer mécaniquement et qui peut
tout aussi bien être perdu. Sa relation à l’individu apparaît
donc comme purement contingente ; tandis que cette relation à
une chose qui n’a aucune connexion avec son individualité lui
confère en même temps, moyennant le caractère de cette
chose, la domination universelle sur la société, sur le monde
entier des jouissances, des travaux, etc. C’est comme si, par
exemple, la découverte d’une pierre me procurait, tout à fait
indépendamment de mon individualité, la possession de toutes
les sciences. La possession de l’argent me met vis-à-vis de la
richesse (la richesse sociale) dans le même rapport que celui
où me mettrait la pierre philosophale vis-à-vis des sciences.
L’argent n’est donc pas simplement un objet mais l’ objet
même de la frénésie d’enrichissement455, qui est par essence
auri sacra fames 456. Forme de pulsion457 spécifique, distincte de
celle qui pousse vers les richesses particulières, comme les
habits, les armes, les bijoux, les femmes, le vin, etc., la
frénésie d’enrichissement n’est possible en tant que telle
qu’une fois la richesse universelle, la richesse comme telle
individualisée dans une chose particulière, c’est-à-dire une fois
l’argent posé dans sa troisième détermination. L’argent n’est
donc pas seulement l’objet mais dans le même temps la source
de la frénésie d’enrichissement. La soif d’avoir est possible
sans l’argent, mais la frénésie d’enrichissement est elle-même
le produit d’un développement social déterminé, elle n’est pas
naturelle au sens où cela s’oppose à historique. D’où les
lamentations des Anciens sur l’argent comme source de tout le
mal. La frénésie de jouissance sous sa forme universelle et
l’avarice sont les deux formes particulières de l’avidité458
d’argent. La frénésie abstraite de jouissance présuppose un
objet qui contienne la possibilité de toutes les jouissances.
L’argent, dans la détermination où il est le représentant
matériel de la richesse, est la réalisation de la frénésie
abstraite de jouissance ; il est celle de l’avarice dans la mesure
où il est seulement la forme universelle de la richesse face aux
marchandises qui sont ses substances particulières. Pour
garder l’argent comme tel, l’avarice doit faire le sacrifice de
toute relation aux objets des besoins particuliers, elle doit
renoncer pour assouvir le besoin que recouvre l’avidité
d’argent comme telle. Avidité d’argent ou frénésie
d’enrichissement, cela signifie nécessairement le déclin des
anciennes communautés. D’où l’opposition que l’argent
suscite. L’argent est lui-même la communauté 459 et ne peut en
tolérer aucune autre qui lui soit supérieure. Mais cela suppose
le plein développement de la valeur d’échange, et donc d’une
organisation de la société qui lui corresponde.
454 Mot manquant dans le manuscrit.
455 « Bereicherungssucht ». Sucht, qu’on traduit ici par frénésie, signifie aussi aujourd’hui addiction.

456 « infernale soif de l’or » (cf. Virgile, Énéide, III, 57).


457 « Trieb ».

458 « Gier ».
459 « Gemeinwesen ». Marx joue ici de la possibilité d’entendre le mot en son sens littéral de « commune essence ».
88.
« Tout est achetable »
(1858)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.2, p. 704.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 799-
800, ou t. 2, p. 331-332.

L’argent étant l’équivalent universel, le pouvoir d’achat


général*, tout est achetable, tout est convertible en argent.
Mais rien ne peut être converti en argent qu’en devenant
aliéné460, le possesseur s’en dessaisissant461. Toute chose est
donc aliénable*, en d’autres termes indifférente pour
l’individu, extérieure à lui. Les possessions réputées
inaliénables, éternelles, et les rapports de propriété
immuables, fixes qui leur correspondent s’effondrent donc
devant l’argent. De plus, dans la mesure où l’argent lui-même
n’est que dans la circulation et s’échange de nouveau contre
des jouissances, etc. – contre des valeurs qui toutes en fin de
compte peuvent se réduire à des jouissances purement
individuelles, rien n’a de valeur si ce n’est pour l’individu. La
valeur autonome des choses, à moins de consister dans leur
pur être-pour-autre-chose, leur relativité et échangeabilité,
l’absolue valeur de toute chose et de tout rapport s’en trouve
donc dissoute. Tout est sacrifié à la jouissance égoïste. Car,
tout étant aliénable contre de l’argent, tout aussi peut être
acquis avec de l’argent. On peut tout avoir contre « argent
comptant », lui-même existant comme une chose extérieure
dont l’individu peut s’emparer par fraude et violence, etc.462.
Tout est donc appropriable par tous, et c’est le hasard qui
décide de ce que l’individu peut ou non s’approprier, puisque
cela dépend de l’argent en sa possession. Par là l’individu est
posé comme le maître de toute chose. Il n’y a pas de valeurs
absolues dès lors que la valeur comme telle est relative à
l’argent. Il n’y a rien d’inaliénable, tout étant aliénable contre
de l’argent. Il n’y a rien d’élevé, de sacré, etc., tout pouvant
s’approprier pour de l’argent. Les « res sacrae » et
« religiosae », qui ne peuvent être « in nullius bonis 463 », « nec
aestimationis recipere, nec obligari alienarique posse 464 », qui
sont exclues du « commercio hominum 465 », tout cela n’existe
pas devant l’argent – comme tous sont égaux devant Dieu.
C’est beau de voir comment l’Église romaine du Moyen Âge
est elle-même le principal propagandiste de l’argent.
460 « alieniert ».
461 « sich entäussert ».

462 Ce dernier membre de phrase est en anglais dans le texte.


463 Les « choses sacrées » et « religieuses » qui ne peuvent être « le bien de quiconque » (latin).

464 « qui ne peuvent ni recevoir d’estimation, ni être hypothéquées ni aliénées » (latin).


465 « commerce des hommes » (latin).
89.
Individu naturel, individu
historique
(1857)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, Einleitung,
MEGA, II/1.1, p. 21-22.
Manuscrits de 1857-1858, Introduction, Éditions
sociales, p. 39-40, ou t. 1, p. 17-19.

α) L’objet de cette étude est tout d’abord la production


matérielle 466.
Le point de départ, naturellement, ce sont des individus
produisant en société – donc une production socialement
déterminée de ces individus. Le chasseur et pêcheur singulier
et singularisé par lequel commencent Smith et Ricardo
ressortit aux robinsonnades petitement imaginées du XVIIIe
siècle, lesquelles n’expriment pas du tout, comme se
l’imaginent des historiens de la civilisation, la simple réaction
contre un excès de raffinement et le retour à un état de nature
mal compris. Pas davantage ne repose sur pareil naturalisme le
Contrat social de Rousseau, qui met par contrat en rapport et
liaison des sujets indépendants par nature. C’est un semblant,
rien d’autre que le semblant esthétique des petites et des
grandes robinsonnades. Plutôt, c’est une anticipation de la
« société civile-bourgeoise » qui se préparait depuis le XVIe
siècle et qui, au XVIIIe, fit des pas de géant vers sa maturité.
Dans cette société de libre concurrence, l’individu apparaît
délié des attaches naturelles, etc., qui font de lui à des époques
historiques antérieures un accessoire d’un conglomérat humain
déterminé, délimité. Pour les prophètes du XVIIIe siècle, sur
les épaules de qui se tiennent encore complètement Smith et
Ricardo, plane cet individu du XVIIIe – ce produit de la
dissolution des formes féodales de société d’une part, et
d’autre part des forces productives nouvellement développées
depuis le XVIe siècle – en tant qu’idéal dont l’existence
appartiendrait au passé. Non pas comme un résultat historique,
mais au contraire comme point de départ de l’histoire. Parce
qu’ils le conçoivent comme l’individu selon la nature,
conformément à leur représentation de la nature humaine, non
point produit historique mais donnée naturelle. Cette illusion a
été jusqu’ici partagée par toute époque nouvelle. Steuart, qui à
maints égards s’oppose au XVIIIe siècle et en tant
qu’aristocrate se tient davantage sur un terrain historique, a
échappé à cette naïveté.
Plus nous remontons loin dans l’histoire, plus l’individu,
donc aussi l’individu producteur, apparaît comme sans
autonomie, membre d’un plus grand ensemble : c’est d’abord
le cas de façon tout à fait naturelle dans la famille et la famille
élargie à la tribu ; plus tard, dans les différentes formes de
communauté issues de l’opposition et de la fusion des tribus.
Ce n’est qu’au XVIIIe siècle, dans la « société civile-
bourgeoise », que les diverses formes de l’interdépendance
sociale se présentent à l’individu comme simple moyen pour
ses fins privées, comme nécessité extérieure. Mais l’époque
qui donne naissance à ce point de vue, celui de l’individu
singularisé, est précisément celle des rapports sociaux les plus
développés qu’on ait connus jusqu’ici – rapports universels de
ce point de vue. L’être humain est, au sens le plus littéral, un
ζω῀ον πολιτικόν 467, non pas seulement un animal sociable mais
un animal qui ne peut se constituer comme singulier qu’en
société. Que cet individu singularisé produise en dehors de la
société – fait exceptionnel certes susceptible d’arriver à un
civilisé tombé par hasard en un lieu sauvage, et qui déjà
possède en puissance les forces propres à l’état social –, c’est
une chose aussi vide de sens que le serait le développement du
langage en l’absence d’individus vivant et parlant ensemble.
Inutile de s’y arrêter plus longtemps. Le point ne mériterait en
rien d’être mentionné si cette fadaise, qui avait sens et raison
chez les gens du XVIIIe, n’avait été réintroduite très
sérieusement par Bastiat, Carey, Proudhon, etc., au sein de
l’économie la plus moderne. Pour Proudhon, entre autres, il est
naturellement bien commode, à propos de l’origine d’un
rapport économique dont il ignore la genèse historique, de se
livrer à des développements historico-philosophiques en
faisant de la mythologie, l’idée en serait venue fin prête à
Adam ou à Prométhée, et de là se serait répandue, etc. Rien de
plus fastidieusement stérile que le lieu commun se mettant à
inventer.
466 Ce texte figure au tout début de l’Introduction de 1857.
467 Zôon politikon (grec).
90.
Corps organique, corps
inorganique
(1858)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.2, p. 389-394.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 443-
449, ou t. 1, p. 421-427.

Dans toutes ces formes468 où la propriété foncière et


l’agriculture constituent la base de l’ordre économique, et où
par conséquent le but économique est la production de valeurs
d’usage, la reproduction de l’individu dans les rapports
déterminés qu’il a avec sa commune, et au sein desquels il en
constitue la base, se présente ainsi : 1) appropriation de la
condition naturelle du travail non pas par le travail, mais
comme présupposé du travail, cette condition naturelle étant la
terre comme instrument de travail primitif aussi bien que
laboratoire et réservoir de matières premières. L’individu se
rapporte simplement aux conditions objectives du travail
comme siennes, comme nature inorganique de sa subjectivité
au sein de laquelle cette dernière se réalise ; la condition
objective principale du travail n’apparaît pas comme produit
du travail, elle est là d’avance à titre de nature ; d’un côté
l’individu vivant, de l’autre la terre, qui est la condition
objective de sa reproduction ; 2) mais étant donné cette façon
de se comporter par rapport au terroir, à la terre comme
propriété de l’individu qui travaille – il n’apparaît pas de
prime abord dans la pure abstraction de l’individu au travail,
sa propriété de la terre lui confère un mode d’existence
objectif, présupposé de son activité, lequel n’apparaît pas
comme résultat de cette activité mais bien comme son
présupposé au même titre que sa peau, ses organes sensoriels,
qu’il reproduit certes, développe, etc., au cours de son procès
biologique, mais qui sont eux aussi préalables à ce procès de
reproduction –, son rapport à la terre est donc immédiatement
médiatisé par son existence naturelle, plus ou moins
développée historiquement, plus ou moins modifiée,
d’individu membre d’une commune – par son existence
naturelle en tant que membre d’une tribu, etc. Un individu
isolé ne pourrait pas plus être propriétaire d’une terre qu’il ne
pourrait parler. Il pourrait tout au plus se nourrir de sa
substance, comme font les bêtes. Le rapport à la terre en tant
que propriété est toujours médiatisé par l’occupation,
pacifique ou violente, du terroir par la tribu, par la commune
sous une forme quelconque, plus ou moins naturelle ou déjà
relativement développée au cours de l’histoire. L’individu ne
peut jamais se présenter ici sous la forme ponctuelle où il
apparaît comme pur travailleur libre. […]
Ce que M. Proudhon nomme la genèse extra-économique
de la propriété, par quoi il entend justement la propriété
foncière, c’est le rapport prébourgeois de l’individu aux
conditions objectives du travail, et d’abord à celles qui sont
naturelles – car, de même que le sujet qui travaille est un
individu naturel, un existant469 naturel, la première condition
objective de son travail est la nature, la terre, qui est son corps
inorganique ; lui-même n’est pas seulement corps organique, il
est cette nature inorganique faite sujet. […]
Ce qui requiert explication, autrement dit qui est le
résultat d’un procès historique, ce n’est pas l’unité des êtres
humains vivants et actifs avec les conditions naturelles,
inorganiques de leur métabolisme avec la nature, ni par suite
de leur appropriation de cette nature, mais bien la séparation
entre ces conditions inorganiques de l’existence humaine et
cette existence active, séparation qui n’a été poussée à son
extrémité que dans le rapport du travail salarié et du capital.
Cette séparation ne se produit pas dans le rapport d’esclavage
et de servage ; mais une partie de la société est traitée par
l’autre comme simple condition inorganique et naturelle de sa
propre reproduction. L’esclave n’entretient absolument aucun
rapport aux conditions objectives de son travail ; mais le
travail lui-même, tant sous la forme de l’esclave que du serf,
se voit placé en tant que condition inorganique de la
production au même rang que les autres réalités naturelles, à
côté du bétail ou comme appendice de la terre. En d’autres
termes, les conditions originelles de la production apparaissent
comme des présupposés naturels, des conditions naturelles
d’existence du producteur, de la même façon que son corps
vivant, bien qu’il le reproduise et le développe, n’est pas à
l’origine posé par lui-même mais apparaît comme son
présupposé ; sa propre existence (corporelle) est un
présupposé naturel qu’il n’a pas lui-même posé. Ces
conditions naturelles d’existence, auxquelles il se rapporte
comme à un corps inorganique lui appartenant, sont elles-
mêmes de double nature : 1) objective, et 2) subjective. Il se
trouve face à lui-même en tant que membre d’une famille,
d’un clan, d’une tribu, etc. – qui prennent ensuite, en se mêlant
et s’opposant à d’autres, une figure historiquement
différenciée ; en étant membre, il se rapporte à une nature
déterminée (disons encore ici le terroir, la terre) considérée
comme sa propre existence inorganique, la condition de sa
production et reproduction. Comme membre naturel de la
communauté, il participe à la propriété collective et en possède
une fraction en particulier ; de même que, né citoyen romain, il
a un droit idéal (au moins*) sur l’ager publicus 470 et un droit
réel sur telle quantité de jugera 471. Sa propriété, c’est-à-dire sa
relation aux présupposés naturels de sa production en tant
qu’ils lui appartiennent, qu’ils sont les siens, est médiatisée par
le fait qu’il est lui-même membre naturel d’une communauté.
(L’abstraction d’une communauté dont les membres n’ont rien
en commun, sinon par exemple la langue, etc., et encore à
peine, est d’évidence le produit de circonstances historiques
largement postérieures.) Pour ce qui est de l’individu singulier,
il est clair par exemple qu’il se rapporte à la langue comme à
la sienne propre seulement en tant que membre naturel d’une
communauté humaine. La langue comme produit d’un
individu pris à part472 est une absurdité. Mais ce n’est pas
moins le cas de la propriété.
La langue, tout autant qu’elle est le produit d’une
communauté, est elle-même, d’un autre point de vue,
l’existence de cette communauté, et son existence la plus
parlante.
468 Dans le long passage des Grundrisse où figure le texte qui suit, Marx examine les « Formen, die der kapitalistischer
Produktion vorhergehn » [« formes antérieures à la production capitaliste »].
469 « Dasein ».

470 le champ public (latin).


471 arpents (latin).

472 « eines Einzelnen ».


91.
Autrui comme forme
phénoménale du genre humain
(1867)
Das Kapital, Buch I, MEGA, II/10, p. 53-54.
Le Capital, livre premier, Éditions sociales, p. 59-60.

On voit que tout ce que nous avait dit antérieurement


l’analyse de la valeur de la marchandise473, la toile nous le dit
elle-même dès qu’elle se met à fréquenter une autre
marchandise, l’habit. Simplement, elle livre ses pensées dans
la seule langue qu’elle connaisse, la langue des marchandises.
Pour dire que le travail en sa qualité abstraite de travail
humain est ce qui constitue sa valeur propre, elle dit que
l’habit, dans la mesure où il lui équivaut, donc où il est valeur,
est fait du même travail qu’elle, la toile. Pour dire que sa
sublime objectivité de valeur diffère de sa roideur corporelle,
elle dit que la valeur prend l’aspect d’un habit et que par
conséquent elle-même, en tant qu’objet qui vaut, est aussi
semblable à un habit qu’un œuf l’est à un autre. À noter en
passant que la langue des marchandises possède encore, outre
l’hébreu, bien d’autres dialectes plus ou moins corrects.
L’allemand Wertsein, par exemple, exprime de manière bien
moins frappante que le verbe roman valere, valer, valoir le fait
que l’équivalence de la marchandise A avec la marchandise B
est l’expression de valeur propre de la marchandise A. Paris
vaut bien une messe !**
Grâce au rapport de valeur, la forme naturelle de la
marchandise B devient donc la forme-valeur de la
marchandise A, autrement dit le corps de la marchandise B
devient le miroir de valeur de la marchandise A. En se référant
à la marchandise B comme corps de valeur, comme
concrétion474 de travail humain, la marchandise A fait de la
valeur d’usage B le matériau d’expression de sa propre valeur.
La valeur de la marchandise A, ainsi exprimée dans la valeur
d’usage de la marchandise B, prend la forme de la valeur
relative.
473 Au début du livre premier du Capital, Marx a exposé les premiers aspects de la « forme-valeur relative » de la
marchandise.
474 « Materiatur ».
92.
Productivité, temps libre et
développement des individualités
(1858)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, MEGA,
II/1.2, p. 581-582.
Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, p. 660-
662, ou t. 2, p. 192-194.

À mesure que se développe la grande industrie475, la


création de la richesse réelle dépend moins du temps de travail
et du quantum de travail employé que de la puissance des
agents mis en mouvement durant le temps de travail, laquelle à
son tour – leur puissance efficace* – est sans rapport avec le
temps de travail immédiat dépensé pour les produire, mais
dépend bien plutôt du niveau général de la science et du
progrès de la technologie, soit de l’application de cette science
à la production. (Le développement de cette science, en
particulier de la science de la nature, et de toutes celles qui
vont avec, est lui-même à son tour fonction du développement
de la production matérielle.) L’agriculture, par exemple,
devient une simple application de la science du métabolisme
des substances, afin de le régler de la plus avantageuse façon
pour tout le corps social. La richesse réelle se manifeste bien
plutôt – et c’est ce que dévoile la grande industrie – dans
l’extraordinaire disproportion entre le temps de travail
employé et son produit, tout comme dans la disproportion
qualitative entre un travail réduit à une pure abstraction et la
puissance du procès de production qu’il contrôle. Ce qui
apparaît n’est plus tant le travail inclus dans le procès de
production que l’être humain se comportant en surveillant et
régulateur de ce procès lui-même. (Ce qui vaut pour la
machinerie vaut également pour la combinaison des activités
humaines et le développement des rapports476 humains.) Ce
n’est plus le travailleur qui interpose un objet naturel modifié
en tant que médiateur477 entre l’objet et lui-même ; mais c’est le
processus naturel – qu’il transforme en processus industriel –
qu’il interpose en tant que moyen entre lui et la nature
inorganique dont il se rend maître. Il se place au côté du
procès de production au lieu d’être son agent principal. Dans
cette mutation, ce n’est ni le travail immédiat effectué par
l’être humain lui-même ni le temps durant lequel il travaille
mais c’est l’appropriation de sa propre force productive
générale, sa compréhension de la nature et la maîtrise qu’il en
a par son existence en tant que corps social – en un mot c’est
le développement de l’individu social qui apparaît comme le
grand pilier fondamental de la production et de la richesse. Le
vol de temps de travail d’autrui sur quoi repose aujourd’hui la
richesse apparaît comme une base misérable** comparée à
celle, nouvellement développée, qu’a créée la grande industrie
elle-même. Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a
cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail
cesse et doit cesser d’être sa mesure, et donc la valeur
d’échange d’être celle de la valeur d’usage. Le surtravail de la
masse a cessé d’être la condition du développement de la
richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns
celle du développement des puissances générales du cerveau
humain. Par là s’écroule la production reposant sur la valeur
d’échange, et le procès immédiat de la production matérielle
dépouille lui-même sa forme nécessiteuse et contradictoire.
C’est le libre développement des individualités, où l’on ne vise
donc pas à réduire le temps de travail nécessaire pour poser du
surtravail, mais où au contraire est réduit le travail nécessaire
de la société jusqu’à un minimum, à quoi correspond la
formation artistique, scientifique, etc., des individus grâce au
temps libéré et aux moyens créés pour eux tous. Le capital est
lui-même cette contradiction en procès, s’efforçant de réduire
le temps de travail à un minimum tandis que d’un autre côté il
pose ce même temps de travail comme mesure unique et
source de la richesse. Ainsi diminue-t-il le temps de travail
sous sa forme nécessaire pour l’accroître sous sa forme
superflue ; de sorte que dans une croissante mesure il fait du
travail superflu la condition – question de vie ou de mort** –
du travail nécessaire. D’un côté, donc, il appelle à la vie toutes
les puissances de la science et de la nature comme celles de la
combinaison et de la communication478 sociales afin de rendre
la création de richesse indépendante (relativement) du temps
de travail qui y est affecté. De l’autre côté, il veut mesurer au
temps de travail ces gigantesques forces sociales ainsi créées
et les emprisonner dans les limites requises pour conserver
comme valeur la valeur déjà créée. Les forces productives et
les relations479 sociales – les unes et les autres étant deux côtés
différents du développement de l’individu social –
n’apparaissent au capital que comme un moyen, et ne sont rien
d’autre pour lui que moyen pour produire à partir de la base
bornée qui est la sienne. Mais en fait* elles sont les conditions
matérielles pour la faire sauter.
475 Parvenu au centre de l’analyse du capitalisme, Marx s’élève ici à une vue d’ensemble saisissante de ses sens et
destin historiques.
476 « Verkehrs ».

477 « Mittelglied ».
478 « Verkehrs ».

479 « Beziehungen ».
93.
Sur Darwin
(1860-1862)
Brief an F. Engels, 19. Dezember 1860, MEW, t.
30, p. 131.
Lettre à F. Engels, 19 décembre 1860,
Correspondance, t. VI, p. 248.

Durant cette période éprouvante – ces quatre dernières


semaines –, j’ai lu toutes sortes de choses. Entre autres le livre
de Darwin sur la Sélection naturelle. Malgré le caractère
fruste480 du développement à l’anglaise, c’est dans ce livre que
se trouve la base de notre conception en matière d’histoire
naturelle.
480 « grob ».
Brief an F. Lassalle, 16. Januar 1861, MEW, t.
30, p. 578.
Lettre à F. Lassalle, 16 janvier 1861,
Correspondance, t. VI, p. 265-266.

Très important est le livre de Darwin, et il me convient


comme soubassement de la lutte des classes dans l’histoire. Il
faut naturellement prendre son parti du fruste style anglais de
développement. Malgré toutes ses insuffisances, c’est dans cet
ouvrage que pour la première fois non seulement est porté un
coup mortel à la « téléologie » dans la science de la nature,
mais qu’est exposé son sens rationnel du point de vue
empirique.
Brief an F. Engels, 18. Juni 1862, MEW, t. 30,
p. 249.
Lettre à F. Engels, 18 juin 1862, Correspondance, t.
VII, p. 51-52.

Ce qui m’amuse chez Darwin, que j’ai repris, c’est qu’il


dit appliquer la théorie « malthusienne » aussi aux plantes et
aux animaux, comme si chez M. Malthus l’astuce ne consistait
pas justement en ceci qu’elle n’y est pas appliquée aux plantes
et aux animaux, mais uniquement aux hommes – avec la
progression géométrique – par opposition aux plantes et
animaux. Digne de remarque est la façon dont Darwin
retrouve chez les plantes et animaux sa société anglaise avec
division du travail, concurrence, ouverture de nouveaux
marchés, « inventions » et malthusienne « lutte pour la vie ».
C’est le bellum omnium contra omnes 481 de Hobbes, et cela
rappelle Hegel dans la Phénoménologie où la société
bourgeoise figure en tant que « règne animal de l’Esprit »,
tandis que chez Darwin c’est le règne animal qui figure en tant
que société civile-bourgeoise.
481 la guerre de tous contre tous (latin).
Theorien über den Mehrwert, MEGA, II/3.3,
p. 772-773.
Théories sur la plus-value, Éditions sociales, t. 2,
p. 129.

Charles Darwin, L’Origine des espèces…, dit dans


l’introduction :
« Dans le chapitre suivant, nous considérerons la lutte
pour l’existence parmi les êtres organisés dans le monde
entier, lutte qui doit inévitablement découler de la progression
géométrique de leur augmentation en nombre. C’est la
doctrine de Malthus appliquée à tout le règne animal et à tout
le règne végétal482. »
Darwin, dans son excellent ouvrage, ne s’est pas aperçu
qu’il renversait la théorie de Malthus, en découvrant la
progression géométrique dans le règne animal et végétal. La
théorie de Malthus repose justement sur ceci qu’il oppose,
avec Wallace, la progression géométrique de l’homme à la
chimérique progression « arithmétique » des animaux et des
plantes. Dans l’ouvrage de Darwin, par exemple, à propos de
l’extinction d’espèces, se trouve jusque dans le détail (sans
parler de son principe fondamental) la réfutation de la théorie
de Malthus par l’histoire naturelle. Dans la mesure où la
théorie de Malthus repose sur la théorie de la rente
d’Anderson, elle a été réfutée par Anderson lui-même.
482 C. Darwin, L’Origine des espèces, Garnier-Flammarion, 1992, p. 48.
94.
Talent individuel et monde social
(1846)
Die deutsche Ideologie, MEW, t. 3, p. 377-379.
L’Idéologie allemande, Éditions sociales, p. 395-397.

Comme toujours, Sancho483 n’a de nouveau pas de chance


avec ses exemples concrets. Selon lui personne ne pourrait « à
Ta place écrire Tes compositions musicales, exécuter Tes
tableaux. Les travaux d’un Raphaël, personne ne peut les
remplacer ». Sancho pourrait quand même savoir que ce n’est
pas Mozart lui-même mais quelqu’un d’autre qui a écrit la plus
grande partie du Requiem, que Raphaël n’a « exécuté » lui-
même qu’un petit nombre de ses fresques.
Il s’imagine que ceux qu’on a appelés Organisateurs du
travail484 se proposent d’organiser l’activité totale de tout un
chacun, alors qu’ils font bien la différence entre travail
immédiatement productif, qui est à organiser, et travail sans
productivité immédiate. Dans ce dernier cas il n’est pas
question pour eux, comme le croit Sancho, que n’importe qui
prenne la place de Raphaël, mais que chacun qui porte en soi
un Raphaël puisse se développer sans entraves. Sancho
s’imagine que Raphaël a peint ses tableaux indépendamment
de la division du travail qui existait à Rome de son temps.
Qu’il compare Raphaël avec Léonard de Vinci et Titien, et il
pourra constater combien les œuvres du premier sont
marquées par la floraison à laquelle Rome s’est élevée à cette
époque sous l’influence florentine, celles du deuxième par la
situation propre à Florence, et plus tard celles du troisième par
le développement tout différent de Venise. Raphaël, comme
tout autre artiste, fut marqué par les progrès techniques que
son art avait réalisés avant lui, par l’organisation sociale et la
division du travail régnant là où il vivait, et en fin de compte
par la division du travail dans tous les pays avec lesquels sa
ville entretenait des relations. Qu’un individu comme Raphaël
déploie ou non son talent, cela dépend entièrement de la
commande, laquelle de nouveau dépend de la division du
travail et des rapports culturels qui ont pu se développer sur
cette base entre les individus.
Là encore Stirner reste loin au-dessous de la bourgeoisie
lorsqu’il proclame le caractère « Unique » du travail artistique
et scientifique. Aujourd’hui déjà on a éprouvé le besoin
d’organiser cette activité « unique ». Horace Vernet n’aurait
pas trouvé le temps d’exécuter la dixième partie de son œuvre
picturale s’il l’avait considérée comme un travail « que seul
peut accomplir cet Unique ». L’abondante demande parisienne
de vaudevilles** et de romans a exigé que soit organisée la
production de ces articles, organisation qui jusqu’à présent fait
en tout cas mieux que ses « uniques » concurrents allemands.
En astronomie, des gens comme Arago, Herschel, Encke,
Bessel ont trouvé nécessaire de s’organiser pour effectuer des
observations coordonnées, et ce n’est qu’à partir de ce moment
qu’ils sont parvenus à des résultats acceptables. En histoire, il
est tout à fait impossible à un « Unique » de réaliser quelque
chose, et ici aussi les Français ont de longue date damé le pion
aux autres nations en organisant le travail. Au reste, on conçoit
que toutes ces organisations à base de moderne division du
travail ne conduisent encore qu’à des résultats fort limités et
ne constituent un progrès que par rapport à l’isolement borné
qui était jusqu’ici la règle.
Il y a lieu encore de signaler particulièrement que Sancho
confond l’organisation du travail avec le communisme, et il
s’étonne même que « le communisme » ne fasse pas écho à ses
réserves sur cette organisation. On pense à ce jeune paysan
gascon surpris qu’Arago ne sache pas lui dire sur quelle étoile
le bon Dieu a établi sa cour.
La concentration exclusive du talent artistique chez
quelques individualités et son étouffement corrélatif chez la
grande majorité résultent de la division du travail. À supposer
même que dans certaines conditions sociales chacun soit un
peintre de valeur, cela n’exclurait pas du tout que chacun fût
aussi un peintre original, si bien que là aussi la distinction
entre travail « humain » et travail « unique » aboutirait à un
pur non-sens. Dans une organisation communiste de la société,
ce qui disparaît en tout état de cause est la subordination de
l’artiste à cette étroitesse locale et nationale qui résulte de la
division du travail, l’enfermement de l’individu dans cet art
déterminé qui fait de lui de façon exclusive un peintre, un
sculpteur, etc., dénominations exprimant déjà assez le
caractère borné de son développement social et sa dépendance
à l’égard de la division du travail. Dans une société
communiste, il n’y a pas de peintres, mais au mieux des gens
dont une activité entre d’autres est de peindre.
483 Max Stirner.
484 Fourier et ses disciples, qui opposaient à l’anarchie de la production capitaliste une « organisation du travail ».
95.
L’art grec
(1857)
Ökonomische Manuskripte 1857-58, Einleitung,
MEGA, II/1.1, p. 44-45.
Manuscrits de 1857-1858, Introduction, Éditions
sociales, p. 67-68, ou t. 1, p. 45-46.

Pour l’art485, on sait que des époques déterminées de sa


floraison ne sont nullement en rapport avec le développement
général de la société, ni par conséquent avec celui de sa base
matérielle, qui est pour ainsi dire l’ossature de son
organisation. Par exemple, les Grecs comparés aux Modernes
ou encore Shakespeare. Pour certaines formes de l’art, par
exemple l’épopée, il est même reconnu qu’elles ne peuvent
jamais être produites dans la forme classique où elles font
époque dès lors qu’apparaît en propre la production artistique ;
que donc, dans le domaine de l’art lui-même, certaines de ses
figures marquantes ne sont possibles qu’à un stade
embryonnaire du développement artistique. Si c’est bien le cas
du rapport des différents genres artistiques à l’intérieur du
domaine de l’art même, il est déjà moins surprenant que ce le
soit aussi du rapport du domaine artistique tout entier au
développement général de la société. La difficulté tient
uniquement à la manière générale d’envisager ces
contradictions. Dès qu’elles sont spécifiées, elles sont par là
même expliquées.
Prenons par exemple le rapport de l’art grec puis de
Shakespeare à leur temps. On sait que la mythologie grecque
n’est pas seulement l’arsenal de l’art grec mais son sol même.
L’intuition de la nature et des rapports sociaux qui est à la base
de l’imagination grecque et donc de la [mythologie486] grecque
est-elle compatible avec les machines à filer automatiques,
avec les voies ferrées et les locomotives, avec le télégraphe
électrique ? Qu’est-ce encore que Vulcain à côté de Roberts et
C°, Jupiter à côté du paratonnerre et Hermès à côté du Crédit
mobilier ? Toute mythologie maîtrise, domine et façonne les
forces de la nature en imagination et par l’imagination ; elle
disparaît donc une fois que ces forces sont dominées
réellement. Qu’advient-il de Fama487 face à Printinghouse
Square488 ? L’art grec présuppose la mythologie grecque, c’est-
à-dire la nature et les formes sociales elles-mêmes déjà
élaborées de façon inconsciemment artistique par
l’imagination populaire. C’est là son matériau. Ce qui ne veut
pas dire n’importe quelle mythologie, autrement dit n’importe
quelle élaboration inconsciemment artistique de la nature (à y
inclure tout ce qui est objectif, donc aussi la société). Jamais la
mythologie égyptienne n’aurait pu servir de sol ou de matrice
à l’art grec. Mais en tout cas une mythologie. Donc en aucun
cas un développement de la société excluant tout rapport
mythologique avec la nature, tout rapport avec elle générateur
de mythes ; exigeant donc de l’artiste une imagination
indépendante de la mythologie.
D’autre part : Achille est-il possible avec la poudre et le
plomb ? Ou même l’Iliade avec la presse, ou mieux la
machine à imprimer ? Est-ce que le chant et la récitation, est-
ce que la Muse ne disparaissent pas nécessairement avec la
presse à bras, est-ce que ne s’évanouissent donc pas les
conditions nécessaires à la poésie épique ?
Mais la difficulté n’est pas de comprendre que l’art grec
et l’épopée sont liés à certaines formes sociales de
développement. La difficulté est qu’ils nous procurent encore
une jouissance esthétique et gardent pour nous, à certains
égards, la valeur de norme et d’inaccessible modèle.
Un homme ne peut redevenir enfant, ou alors il retombe
en enfance. Mais ne prend-il pas plaisir à la naïveté de
l’enfant, et n’a-t-il pas encore lui-même à tendre vers un plus
haut niveau pour y reproduire sa vérité ? Dans la nature
enfantine, chaque époque ne voit-elle pas revivre son propre
caractère en sa vérité naturelle ? Pourquoi l’enfance de
l’humanité, dans son plus bel épanouissement, n’exercerait-
elle pas le charme éternel d’un stade à jamais révolu ? Il y a
des enfants mal élevés et d’autres trop tôt adultes. Les Grecs
étaient des enfants normaux. Le charme qu’exerce sur nous
leur art n’est pas en contradiction avec le stade social
embryonnaire où il a poussé. Il en est bien plutôt le résultat, il
est bien plutôt indissolublement lié au fait que les conditions
sociales immatures où cet art est né, et où seulement il pouvait
naître, ne pourront jamais plus revenir.
485 Ces célèbres réflexions sur l’art figurent à la toute fin de l’Introduction de 1857.
486 Mot manquant dans le texte.

487 La déesse aux cent bouches de la Renommée.


488 Place de Londres où se trouvaient au temps de Marx les locaux du Times.
96.
« Le combat ou la mort »
(1847)
Misère de la philosophie, Éditions sociales,
p. 178-179489.

Une classe opprimée est la condition vitale de toute


société fondée sur l’antagonisme des classes.
L’affranchissement de la classe opprimée implique donc
nécessairement la création d’une société nouvelle. Pour que la
classe opprimée puisse s’affranchir, il faut que les pouvoirs
productifs déjà acquis et les rapports sociaux existants ne
puissent plus exister les uns à côté des autres. De tous les
instruments de production, le plus grand pouvoir productif,
c’est la classe révolutionnaire elle-même. L’organisation des
éléments révolutionnaires comme classe suppose l’existence
de toutes les forces productives qui pouvaient s’engendrer
dans le sein de la société ancienne.
Est-ce à dire qu’après la chute de l’ancienne société il y
aura une nouvelle domination de classe, se résumant dans un
nouveau pouvoir politique ? Non.
La condition d’affranchissement de la classe laborieuse,
c’est l’abolition de toute classe, de même que la condition
d’affranchissement du Tiers état, de l’ordre bourgeois, fut
l’abolition de tous les états et de tous les ordres.
La classe laborieuse substituera, dans le cours de son
développement, à l’ancienne société civile une association qui
exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de
pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique
est précisément le résumé officiel de l’antagonisme dans la
société civile.
En attendant, l’antagonisme entre le prolétariat et la
bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à
sa plus haute expression, est une révolution totale. D’ailleurs,
faut-il s’étonner qu’une société fondée sur l’opposition des
classes aboutisse à la contradiction brutale, à un choc de corps
à corps comme dernier dénouement ?
Ne dites pas que le mouvement social exclut le
mouvement politique. Il n’y a jamais de mouvement politique
qui ne soit social en même temps.
Ce n’est que dans un ordre de choses où il n’y aura plus
de classes et d’antagonismes de classes que les évolutions
sociales cesseront d’être des révolutions politiques. Jusque-là,
à la veille de chaque remaniement général de la société, le
dernier mot de la science sociale sera toujours :
« Le combat ou la mort : la lutte sanguinaire ou le néant.
C’est ainsi que la question est invinciblement posée. »
(George Sand490)

489 Dans l’introduction de son roman historique sur les hussites, Jean Ziska (1843).
490 Ce texte, comme tout l’ouvrage dont il constitue la conclusion, a été écrit par Marx en français.
97.
Les deux révolutions de 1848
(1848)
Neue Rheinische Zeitung, Nr von 29 Juni 1848,
MEW, t. 5, p. 133-137.
La Nouvelle Gazette rhénane, édition du 29 juin
1848, Éditions sociales, t. 1, p. 180-185.

Les ouvriers de Paris ont été écrasés par une force


supérieure, ils n’ont pas succombé. Ils sont battus mais leurs
adversaires sont vaincus. Le triomphe temporaire de la force
brutale a pour prix l’anéantissement de toutes les illusions et
chimères de la révolution de février, la liquidation de tout le
parti des vieux républicains, la scission en deux de la nation
française, la nation des possédants et la nation des travailleurs.
La République tricolore n’arbore plus qu‘une seule couleur, la
couleur des battus, la couleur du sang. Elle est devenue la
République rouge 491.
Aux côtés du peuple, aucun républicain notoire, ni du
National 492, ni de La Réforme 493 ! Sans autre chef, sans autre
moyen que son indignation même, il a résisté à la bourgeoisie
et à la soldatesque plus longtemps qu’aucune dynastie
française, nantie de tout l’appareil militaire, ne résista à une
fraction de la bourgeoisie coalisée avec le peuple. Pour
dissiper la dernière illusion populaire, pour rompre du tout au
tout avec le passé, il fallait aussi que les habituels auxiliaires
décoratifs de l’émeute française, l’enthousiaste jeunesse
bourgeoise, les élèves de l’École polytechnique**, les
tricornes fussent du côté des oppresseurs. Il fallait que les
étudiants de la Faculté de médecine refusent aux plébéiens
blessés le secours de la science. La science n’est pas là pour le
plébéien qui a commis l’indicible, l’inexprimable crime de
tout risquer pour sa propre existence, et non pour Louis-
Philippe ou pour M. Marrast.
Le dernier vestige officiel de la révolution de février, la
Commission exécutive, s’est évanoui comme une brume
devant la gravité des événements. Les feux d’artifice de
Lamartine se sont changés en fusées incendiaires de
Cavaignac.
La fraternité**, cette fraternité des classes opposées dont
l’une exploite l’autre, cette fraternité proclamée en février,
écrite en lettres majuscules au fronton de Paris, sur chaque
prison, sur chaque caserne – son expression véridique,
authentique, prosaïque, c’est la guerre civile, la guerre civile
sous sa forme la plus effroyable, la guerre du capital au travail.
Cette fraternité a flambé devant toutes les fenêtres de Paris au
soir du 25 juin, à l’heure où le Paris de la bourgeoisie
illuminait pendant que le Paris du prolétariat n’en finissait pas
de brûler, de saigner, d’exhaler sa douleur.
La fraternité a duré juste le temps que l’intérêt de la
bourgeoisie s’est trouvé frère de l’intérêt du prolétariat. Des
pédants de la vieille tradition révolutionnaire de 1793, des
socialistes à système qui mendiaient pour le peuple auprès de
la bourgeoisie et qu’on autorisa à débiter de longs sermons en
se compromettant tout aussi longuement avec le lion
prolétarien quand le besoin était de l’endormir avec des
berceuses, des républicains qui voulaient tout l’ancien ordre
bourgeois mais sans tête couronnée, des opposants dynastiques
désireux de changer le ministère à quoi le hasard avait
substitué la chute de la dynastie, des légitimistes qui voulaient
non pas dépouiller leur livrée mais seulement en modifier la
coupe, voilà les alliés avec qui le peuple fit son février. Ce que
d’instinct il haïssait en Louis-Philippe, ce n’était pas Louis-
Philippe, c’était la domination couronnée d’une classe, c’était
le capital sur le trône. Mais, magnanime comme toujours, il
crut avoir anéanti son ennemi après avoir renversé l’ennemi de
ses ennemis494, l’ennemi commun.
La révolution de février fut la belle révolution, la
révolution de la sympathie générale, parce que les oppositions
qui allaient éclater en elle contre la monarchie, encore
embryonnaires, sommeillaient pacifiquement ensemble, parce
que le conflit social qui formait son arrière-plan n’avait encore
atteint qu’à une existence éthérée, celle de la phrase,
l’existence verbale. La révolution de juin est la révolution
laide, la révolution repoussante, parce que la réalité a pris la
place de la phrase, parce que la République a mis à nu la tête
même du monstre en arrachant la couronne qui la protégeait en
la cachant.
L’Ordre !, tel fut le cri de guerre de Guizot. L’Ordre ! cria
Sébastiani, le guizotin, lorsque Varsovie devint russe.
L’Ordre ! crie Cavaignac, écho brutal de l’Assemblée
nationale française et de la bourgeoisie républicaine.
L’Ordre ! gronda sa mitraille en déchirant le corps du
prolétariat.
Aucune des nombreuses révolutions de la bourgeoisie
française depuis 1789 n’était un attentat contre l’Ordre, car
toutes laissaient subsister la domination de classe, elles
laissaient subsister l’esclavage ouvrier, l’ordre bourgeois,
malgré tous les changements dans la forme politique de cette
domination et de cet esclavage. Juin a touché à cet Ordre.
Malheur à Juin !
[…] Le gouffre profond qui s’est ouvert devant nous
peut-il égarer les démocrates, peut-il nous faire accroire que
soient vides de sens, illusoires et sans objet les luttes pour la
forme de l’État ?
Seuls des esprits faibles et lâches peuvent soulever
pareille question. Les conflits qui naissent des conditions
mêmes de la société bourgeoise sont à mener jusqu’au bout, on
ne peut les éliminer en imagination. La meilleure forme d’État
est celle où les contradictions sociales ne sont pas estompées,
ne sont pas jugulées de force, c’est-à-dire artificiellement et
donc seulement en apparence. La meilleure forme d’État est
celle où ces contradictions entrent en lutte ouverte et par là
viennent à se résoudre.
491 Les historiens estiment qu’au cours des journées précédentes, les « forces de l’ordre » ont tué au moins 4 000
ouvriers, peut-être jusqu’à 15 000. Avec la répression de la Commune en 1871, c’est la plus grande saignée ouvrière du
siècle. Écrit à chaud, ce texte passionné de Marx a la puissance d’une condamnation historique.
492 Journal de Thiers, Mignet, Carrel, avec pour rédacteur en chef Marrast.

493 Journal de Ledru-Rollin.


494 Formulation elliptique. Il faut apparemment entendre : l’ennemi de ses amis devenus ses ennemis.
98.
Révolution violente et révolution
pacifique
(1878)
Konspekt der Reichsdebatte über das
Sozialistengesetz [Résumé des débats du Reichstag
sur la loi d’exception contre les socialistes], 16. und
17. September 1878, MEW, t. 34, p. 497-499.

[Marx cite les propos du comte von Eulenburg, ministre


prussien de l’Intérieur, y ajoutant ses remarques entre
crochets] :
« Dans des mouvements de cette sorte, c’est une
expérience reposant sur la loi de la pesanteur [un mouvement
peut reposer sur la loi de la pesanteur, par exemple la chute,
mais prima facie 495 l’expérience repose sur le phénomène de la
chute] que les orientations extrêmes [par exemple dans le
christianisme les pratiques d’automutilation] y prennent peu à
peu la haute main et que face à elles les plus modérées ne
peuvent se maintenir. » Premièrement, prétendre que dans les
mouvements historiques ce qu’on appelle les orientations
extrêmes prend la haute main sur le mouvement de l’époque,
Luther contré par Thomas Münzer, les Puritains par les
Niveleurs, les Jacobins par les Hébertistes, ce locus communis
496
est faux. L’histoire démontre précisément le contraire. Mais
deuxièmement : l’orientation « anarchiste » n’est pas du tout
un « extrême » de la social-démocratie, il incomberait à
Eulenburg de le prouver, au lieu d’en faire l’hypothèse. Avec
la seconde, on a affaire au mouvement historique réel de la
classe ouvrière ; la première est le mirage de la jeunesse sans
issue**, qui veut faire l’histoire mais ne parvient qu’à montrer
combien les idées du socialisme français tournent à la
caricature chez les déclassés** des couches supérieures. Aussi
bien l’anarchisme est-il en réalité partout d’importance
subalterne et ne pousse que là où il n’y a pas encore de
mouvement ouvrier. Tel est le fait.
M. Eulenburg n’a démontré qu’une chose, c’est combien
il est dangereux que la « police » se mêle de « philosopher ».
Voyez la phrase qui suit (colonne I, p. 51), où Eulenburg
parle quasi re bene gesta 497.
« Et si vous regardez d’un peu plus près cette doctrine et
ces buts de la social-démocratie, alors le but n’est pas, comme
il nous a été dit tout à l’heure498, l’évolution pacifique, mais au
contraire l’évolution pacifique n’est qu’une étape qui doit
conduire aux buts ultimes, lesquels ne peuvent être atteints par
aucun autre chemin que celui de la violence. » [À peu près
comme le Nationalverein était une « étape » vers la
prussification violente de l’Allemagne, M. Eulenburg se
représente la chose en termes de « Blut und Eisen 499 »].
Prenons la première partie de la proposition : elle énonce
soit une tautologie, soit une stupidité. Si l’évolution a un
« but », des « buts ultimes », ces « buts » sont ses « buts », et
non pas le caractère « pacifique » ou « non pacifique » de
l’évolution. Ce qu’en fait veut dire Eulenburg, c’est ceci :
l’évolution pacifique vers ce qui constitue ses buts n’est
qu’une étape devant conduire à une évolution violente, et qui
plus est cette transformation de l’évolution « pacifique » en
évolution « violente » est, selon M. Eulenburg, dans la nature
du but poursuivi lui-même. Le but, dans le cas qui nous
occupe, c’est l’émancipation de la classe ouvrière, et la
révolution (la transformation radicale) de la société qu’elle
implique. Une telle évolution sociale ne peut demeurer
pacifique qu’autant qu’elle ne se heurte pas en chemin à un
empêchement violent de la part de ceux qui en l’occurrence
détiennent le pouvoir. Qu’en Angleterre, par exemple, ou aux
États-Unis la classe ouvrière vienne à conquérir la majorité au
Parlement ou au Congrès, il lui serait alors possible d’écarter
par la voie légale les lois et dispositions qui se dressent sur son
chemin, et cela dans la seule mesure où l’évolution sociale
l’exigerait. Néanmoins le mouvement « pacifique » pourrait
être rendu « violent » par la rébellion de ceux qui ont intérêt à
l’ancien état de choses ; s’ils sont vaincus par la violence
(comme lors de la guerre civile américaine ou de la Révolution
française), c’est alors en tant que rebelles contre la violence
« légale ».
M. Eulenburg veut démontrer que la violence appartient à
la doctrine de la social-démocratie moyennant trois citations :
1. Marx dit dans son écrit sur le Capital : « Nos buts,
etc. » [Mais « nos » buts est dit au nom du parti communiste,
non pas de la social-démocratie]. Et le passage ne se trouve
pas dans Le Capital, paru en 1867, mais dans le Manifeste
communiste, qui date de 1847, c’est-à-dire vingt ans avant la
formation effective de la « Social-démocratie allemande ».
2. Et en un autre endroit, cité dans l’écrit de M. Bebel
Nos buts, il s’agit d’une appréciation sur Marx. […] « Nous
voyons donc [écrit Bebel] que dans des périodes historiques
différentes la violence joue son rôle, et ce n’est donc pas du
tout à tort que Marx affirme (dans son livre Le Capital, où il
brosse le procès évolutif de la production capitaliste) : “La
violence est l’accoucheuse de toute vieille société grosse d’une
société nouvelle. Elle est elle-même une puissance
économique500.” »
3. Citation de Bebel : Nos buts (colonne I, p. 51), qui dit
précisément : « Le cours de cette évolution dépend de
l’intensité (la force) avec laquelle les cercles concernés
prennent part au mouvement ; il dépend de la résistance que le
mouvement rencontre chez ses adversaires. Une chose est
sûre : plus vive est la résistance, plus violente est l’installation
du nouvel état de choses. En aucun cas la question ne peut
alors trouver sa solution dans l’eau de rose. » […] Nouvelle
falsification, car cité hors de son contexte.
Après ces brutales façons de procéder, qu’on juge de
l’idiotie puérile au point de se détruire elle-même qu’il vient
nous raconter sur les « contacts » bismarckiens avec les
« chefs de la social-démocratie ».
495 à première vue (latin).
496 lieu commun (latin).

497 comme s’il avait tout bien fait (latin).


498 Dans le discours de l’élu social-démocrate August Bebel.

499 « Sang et fer », devise politique de Bismarck.


500 Cf. Le Capital, livre premier, op. cit., p. 843-844.
99.
Nous vivons le temps des
contradictions
(1856)
Rede auf der Jahrfeier des « People’s Paper »
am 14. April 1856 in London [Discours pour
l’anniversaire du People’s Paper le 14 avril 1856 à
Londres], MEW, t. 12, p. 3-4.

À notre époque, chaque chose semble grosse de son


propre contraire. Nous voyons les machines, qui possèdent la
force merveilleuse de réduire et de rendre plus fécond le
travail humain, en faire une chose rabougrie qu’elles
consument jusqu’à épuisement. Par un étrange maléfice, les
sources nouvelles de richesse se transforment en autant de
sources de misère. On dirait que les conquêtes de la science
doivent être payées du renoncement à tout ce qui a du
caractère. À mesure que l’humanité devient maîtresse de la
nature, l’être humain semble devenir esclave de l’autre être
humain, ou de son propre abaissement. Même la pure lumière
de la science ne peut apparemment briller que sur le sombre
fond de l’ignorance. Toutes nos découvertes et tous nos
progrès aboutissent à parer les forces matérielles d’une vie
spirituelle et à ravaler la vie humaine au niveau d’une force
matérielle. Cet antagonisme de l’industrie et de la science
moderne face à la misère et à la décadence modernes, cet
antagonisme entre les forces productives et les rapports
sociaux de notre époque est un fait tangible, péremptoire et
incontestable. Certains partis peuvent s’en lamenter, et
d’autres rêver qu’en nous délivrant des modernes progrès des
techniques nous nous délivrerions des conflits modernes. Il
leur est loisible de s’imaginer qu’un aussi spectaculaire
progrès de l’industrie ne peut parvenir à son accomplissement
sans s’accompagner d’une régression aussi spectaculaire en
politique. Pour notre part, nous ne pouvons nous méprendre
sur la figure de cet esprit malin sans cesse à l’œuvre dans
toutes ces contradictions. Nous savons que les forces nouvelles
de la société, pour se mettre à agir dans un bon sens, ont
besoin d’une seule chose : que des hommes nouveaux s’en
rendent maîtres – et ces hommes, ce sont les ouvriers.
100.
« À chacun selon ses besoins »
(1875)
Randglossen zum Programm der deutschen
Arbeiterpartei, MEGA, I/25, p. 13-15.
Critique du programme de Gotha, Éditions
sociales/GEME, p. 57-60.

Au sein d’une société coopérative fondée sur la


possession commune des moyens de production, les
producteurs n’échangent pas leurs produits ; de même, le
travail fourni pour obtenir les produits n’apparaît pas
davantage ici comme valeur de ces produits, comme une
qualité qu’ils possèdent à la façon d’une chose, puisque
maintenant, au contraire de ce qui se passe dans la société
capitaliste, les travaux individuels existent de façon
immédiate, et non plus détournée, en tant que composantes de
la totalité du travail. L’expression : « apport du travail501 »,
condamnable même dans les conditions présentes à cause de
son ambiguïté, perd ainsi tout sens.
Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société
communiste non pas telle qu’elle s’est développée à partir de
sa propre base, mais au contraire telle qu’elle vient de sortir de
la société capitaliste, et donc à tous égards, économiques,
sociaux, intellectuels, encore marquée par les taches de
naissance de la vieille société du sein de laquelle elle est
sortie. Ainsi, chaque producteur pris séparément reçoit en
retour – une fois les défalcations faites – exactement ce qu’il
lui donne. Ce qu’il lui a donné, c’est son quantum individuel
de travail. Par exemple, la journée sociale de travail consiste
en la somme des heures individuelles de travail. Le temps de
travail individuel du producteur pris séparément est la partie
de la journée sociale de travail qu’il a fournie, la part qu’il y a
prise. Il reçoit de la société une attestation disant qu’il a fourni
tant et tant de travail (après décompte du travail effectué pour
les fonds communautaires) et, avec cette attestation, il retire
aux stocks sociaux de moyens de consommation l’équivalent
de ce que coûte sa quantité de travail. Le quantum de travail
qu’il a donné à la société sous une forme, il le reçoit en retour
de la société sous une autre forme.
À l’évidence règne ici le même principe que celui qui
règle l’échange des marchandises, pour autant qu’il est
échange de valeurs égales. Contenu et forme sont changés
puisque, les circonstances ayant changé, nul ne peut donner
autre chose que son travail, et que, d’un autre côté, rien ne
peut devenir la propriété de l’homme pris isolément que les
moyens individuels de consommation. Mais, en ce qui
concerne le partage de ces derniers entre les producteurs pris
isolément, règne le même principe que dans l’échange de
marchandises équivalentes ; on échange une quantité de travail
sous une forme contre la même quantité sous une autre forme.
Le droit égal reste donc toujours – dans son principe – le
droit bourgeois, bien que principe et pratique ne se prennent
plus aux cheveux, tandis qu’aujourd’hui, pour l’échange de
marchandises, l’échange d’équivalents n’existe qu’en
moyenne, et non dans le cas individuel.
En dépit de ce progrès, ce droit égal reste toujours grevé
d’une limite bourgeoise. Le droit des producteurs est
proportionnel au travail qu’il a fourni : l’égalité consiste en ce
qu’on utilise le même étalon, le travail. Mais comme l’un est
supérieur à l’autre physiquement ou intellectuellement, dans le
même temps il fournit davantage de travail, ou bien il peut
travailler plus longtemps ; et pour que le travail puisse servir
de mesure, il faut déterminer son étendue ou son intensité,
sinon il cesserait d’être unité de mesure. Ce droit égal est un
droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune
différence de classe, parce que tout homme n’est qu’un
travailleur comme un autre ; mais il reconnaît tacitement
l’inégalité des dispositions individuelles, et par suite de la
productivité du travailleur comme autant de privilèges
naturels. De ce fait, c’est dans son contenu un droit de
l’inégalité, comme tout droit. Le droit, par sa nature, ne peut
consister qu’en l’application d’une même unité de mesure ;
mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus
différents s’ils n’étaient pas inégaux) ne sont mesurables
d’après un étalon commun qu’autant qu’on les considère d’un
même point de vue, qu’on ne les saisit que sous un aspect
déterminé, par exemple, dans le cas présent, qu’on ne les
considère que comme travailleurs, qu’on ne voit rien de plus
en eux, qu’on fait abstraction de tout le reste. De plus : un
ouvrier est marié, l’autre pas ; l’un a plus d’enfants que l’autre,
etc. À égalité de travail fourni et donc à égalité de
participation au fonds social de consommation, l’un reçoit de
fait plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour
éviter tous ces dysfonctionnements, le droit, au lieu d’être
égal, devrait bien plutôt être inégal.
Mais ces dysfonctionnements sont inévitables dans la
première phase de la société communiste, telle qu’elle vient de
sortir de la société capitaliste après un long et douloureux
enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que
l’organisation économique et par suite que le développement
civilisationnel de la société.
Dans une phase supérieure de la société communiste,
quand aura disparu l’asservissante subordination des individus
à la division du travail, et avec elle l’opposition entre travail
intellectuel et travail manuel ; quand le travail ne sera pas
seulement un moyen de vivre mais sera devenu lui-même le
premier besoin vital ; quand, avec le développement des
individus sous tous les rapports, leurs forces productives en
auront fait autant et que jailliront à plein toutes les sources de
la richesse collective – alors seulement l’horizon borné du
droit bourgeois pourra être entièrement dépassé et la société
pourra écrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses
capacités, à chacun selon ses besoins ! ».
501 Dans les pages précédentes, Marx a développé la critique de cette formule lassallienne. Les remarques critiques
impitoyables de Marx sur le projet de programme soumis à l’approbation du congrès de Gotha – congrès d’unification entre
le courant lassallien du mouvement ouvrier allemand et celui que soutenaient Marx et Engels – constituent un exposé
théorique majeur de sa pensée politique.
INDEX DES PERSONNES
CITÉES
N. B. Sont donnés en italique les renvois à l’Introduction
ou aux notes explicatives. Pour éviter que la
rubrique Hegel ne soit pléthorique, donc peu
utilisable, on ne mentionne pas les simples
occurrences sans contenu de ce nom.
Adorno, Theodor (1903-1969) – 66-67
Althusser, Louis (1918-1990) – 10-12, 29, 35, 40, 66-67,
71, 79
Arago, François (1786-1853) – 392
Aristote (384-322 av. J.C.) – 38, 40, 43, 64, 75, 201, 213-
214, 257, 285
Aron, Raymond (1905-1983) – 12
Babbage, Charles (1792-1871) – 367
Bakounine, Mikhaïl A. (1814-1876) – 27
Balibar, Etienne (1942) – 12
Bastiat, Frédéric (1801-1850) – 376
Bauer, Bruno (1809-1882) – 16, 20, 125, 159, 169, 175,
181-182, 188, 289, 291, 300
Bauer, Edgar (1820-1886) – 169
Bayle, Pierre (1647-1706) – 109
Bebel, August (1840-1913) – 404, 406
Bensaïd, Daniel (1946-2010) – 55
Bentham, Jeremy (1748-1832) – 152-153, 184, 187-188
Bessel, Friedrich (1784-1846) – 392
Bidet, Jacques (1935) – 29
Bismarck, Otto von (1815-1898) – 350, 404
Blanché, Robert (1898-1975) – 37
Bloch, Ernst (1885-1977) – 10
Bloch, Joseph (1871-1936) – 15
Bloch, Olivier (1930) – 151
Boisguillebert, Pierre de (1646-1714) – 285
Borgius, Walther (vers 1870-?) – 15
Boukharine, Nikolaï I. (1888-1938) – 9
Brutus, Marcus J. (85-42 av. J.C.) – 336
Büchner, Ludwig, (1824-1899) – 210
Cabet, Etienne (1788-1856) – 153
Calvez, Jean-Yves (1927-2010) – 9
Carey, Henry (1793-1879) – 378
Caton, Marcus P. (234-149 av. J.C.) – 336
Cavaignac, Louis Eugène (1802-1857) – 402
Cicéron, Marcus Tullius (106-43 av. J.C.) – 109
Cieszkowski, Auguste (1814-1894) – 83
Comte, Auguste (1798-1857) – 87, 349
Cuvier, Georges (1769-1832) – 215
Dacier, Anne (1647-1720) – 257
Darimon, Alfred (1819-1902) – 26
Darwin, Charles (1809-1882) – 388-390
Deleuze, Gilles (1925-1995) – 43
Démocrite (vers 460-370 av. J.C.) – 16, 110-112
Descartes, René (1596-1650) – 43, 63
D’Hondt, Jacques (1920) – 55
Diderot, Denis (1713-1784) – 23, 63
Dühring, Karl-Eugen (1833-1921) – 210
Einstein, Albert (1879-1955) – 44
Encke, Johann (1791-1865) – 392
Engels, Friedrich (1820-1895) – 8, 13-15, 18, 21, 23-24,
27-28, 37, 42, 72-73, 362
Epicure (341-270 av. J.C.) – 16, 63, 84, 109, 111-112,
201
Eulenburg, August zu (1831-1912) – 403-405
Fechner, Gustav (1801-1887) – 210
Feuerbach, Ludwig (1804-1872) – 16-18, 43-44, 49, 58,
157-158, 171-174, 175, 182
Fichte, Johann Gottlieb (1762-1814) – 83, 384
Fischbach, Franck (1967) – 79, 94
Fourier, Charles (1772-1837) – 144, 152, 184, 324
Franklin, Benjamin (1706-1790) – 319
Frédéric Guillaume IV (1795-1861) – 7, 295
Frege, Gottlob (1848-1925) – 14
Freiligrath, Ferdinand (1810-1876) – 27
Garo, Isabelle (1963) – 55, 62, 78
Goblot, Jean-Jacques (1931-2009) – 74
Godwin, William (1756-1836) – 187
Goethe, Johann Wolfgang von (1749-1832) – 239, 295
Gramsci, Antonio (1891-1937) – 10, 82
Grimm, Jacob (1785-1863) – 216
Guizot, François (1787-1874) – 258, 401
Hatzfeldt, Sophie de (1805-1881) – 203
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich (1770-1831) – 11, 14,
19, 22-23, 31-34, 36-40, 43-47, 49, 51-52, 56, 58,
60-61, 70-73, 95, 119-120, 121, 124-125, 158-159,
160, 184-185, 199-200, 210, 226, 243, 318, 355
Heidegger, Martin (1889-1976) – 25
Helvétius, Claude Adrien (1715-1771) – 152, 184
Henry, Michel (1922-2002) – 29
Héraclite d’Ephèse (vers 540-480 av. J.C.) – 201, 203
Herschel, John (1792-1871) – 392
Hess, Moses (1812-1875) – 150, 183
Hobbes, Thomas (1588-1679) – 126, 185, 187, 292, 389
Holbach, Paul d’ (1723-1789) – 185
Hume, David (1711-1776) – 87, 187
Kant, Emmanuel (1724-1804) – 38-40, 43-44, 51, 60, 87,
134, 343, 345
Korsch, Karl (1886-1961) – 10
Lamartine, Alphonse de (1790-1869) – 400
Lange, Friedrich (1828-1875) – 210
Lassalle, Ferdinand (1825-1864) – 35, 201-203, 255, 365,
409
Lefebvre, Jean-Pierre (1943) – 96
Lefebvre, Henri (1901-1991) – 28, 362
Leibniz, Gottfried Wilhelm (1646-1716) – 16, 63
Lénine, Vladimir Ilitch (1870-1924) – 40-42, 55, 63
Lessing, Gotthold Ephraïm (1729-1781) – 202, 210
Leucippe (vers 460-370 av. J.C.) – 111
Locke, John (1632-1704) – 152, 185, 187
Louis-Philippe (1773-1850) – 400
Lucrèce (vers 98-55 av. J.-C.) – 110
Lukács, György (1885-1971) – 10, 262
Luther, Martin (1483-1546) – 403
Lyotard, Jean-François (1924-1998) – 54
Macherey, Pierre (1938) – 69
Machiavel, Niccolo (1469-1527) – 23
Malthus, Thomas (1768-1834) – 20, 233-235, 389-390
Mandeville, Bernard de (1670-1733) – 152, 368
Marrast, Armand (1801-1852) – 399-400
Mehring, Franz (1846-1919) – 15
Mendelssohn, Moses (1729-1786) – 210
Mercier-Josa, Solange (1931) – 55
Midas (vers 738-675 av. J.C.) – 279
Mill, James (1773-1836) – 315
Mill, John Stuart (1806-1873) – 187, 308
Möser, Justus (1720-1794) – 216
Mozart, Wolfgang Amadeus (1756-1791) – 391
Müllner, Amandus (1774-1829) – 366
Münzer, Thomas (1489-1525) – 403
Negri, Antonio (1933) – 29
Owen, Richard (1804-1892) – 153
Peano, Giuseppe (1858-1932) – 14
Physiocrates – 185, 187
Platon (427-347 av. J.C.) – 285, 356
Proudhon, Pierre Joseph (1809-1865) – 17, 144, 190-191,
193, 215, 219, 378, 380
Quételet, Adolphe (1796-1874) – 360-361
Quiniou, Yvon (1945) – 55, 77
Raphaël, Sanzio (1483-1520) – 391-392
Renault, Emmanuel (1967) – 29
Renouvier, Charles (1815-1903) – 151
Riazanov, David (1870-1938) – 99
Ricardo, David (1772-1823) – 26, 223, 235, 241, 286,
348, 376
Rosdolsky, Roman (1898-1967) – 29
Rousseau, Jean-Jacques (1712-1778) – 23, 131-132, 327,
376
Roy, Joseph (1830-1916) – 33
Rubel, Maximilien (1905-1996) – 90, 97, 101
Ruge, Arnold (1802-1880) – 7, 183, 346
Rumford, Benjamin (1753-1814) – 181
Saint-Simon, Claude Henri de (1760-1825) – 144
Sand, George (1804-1876) – 398
Sartre, Jean-Paul (1905-1980) – 77
Savigny, Friedrich Karl von (1779-1861) – 115
Say, Jean-Baptiste (1767-1832) – 220, 277
Schiller, Friedrich von (1759-1805) – 337, 366
Schmidt, Conrad (1863-1932) – 15
Sébastiani, Horace (1772-1851) – 401
Sève, Jean (1955) – 86
Shakespeare, William (1564-1616) – 394-395
Smith, Adam (1723-1790) – 26, 229-230, 244-246, 324,
376
Spinoza, Baruch (1632-1677) – 23, 63, 74, 84, 210
Steuart, James (1712-1780) – 329, 377
Stirner, Max (1806-1856) – 7, 16, 175, 181-184, 289,
294-295, 346, 352-354, 391-393
Storch, Heinrich von (1766-1835) – 277
Tacite, Publius C. (vers 55-120) – 216
Titien (vers 1488-1576) – 391
Tosel, André (1941) – 55, 57
Ure, Andrew (1778-1857) – 264
Vadée, Michel (1934) – 55, 58 , 74
Vernet, Horace (1789-1863) – 392
Vinci, Léonard de (1452-1519) – 391
Vogt, Karl (1817-1895) – 96, 351
Wagner, Adolph (1835-1917) – 20, 237-239
Wallace, Alfred (1823-1913) – 390
Wigand, Otto (1795-1870) – 183, 346
Wolff, Wilhelm (1809-1864) – 362
INDEX DES TERMES LOGICO-
PHILOSOPHIQUES
N.B. Au vocabulaire logico-philosophique proprement dit
sont adjoints ici quelques termes d’importance
théorique générale tels homme, nature, histoire. Pour
éviter que les rubriques les plus fournies ne soient
pléthoriques, donc peu utilisables, on y mentionne
seulement les occurrences les plus significatives du
mot concerné. La forme allemande des termes cités
n’est donnée que lorsqu’elle figure dans les textes de
Marx. Les indications chiffrées renvoyant à
l’Introduction sont données en italique.
abolition, voir dépassement, dissolution, suppression
abstraction ; abstrait – Abstraktion, Abstraktum ;
abstrakt – 19, 21, 40, 51, 58, 68, 109, 111, 122, 158,
162-164, 169, 173, 180, 191-193, 225-227, 232, 234,
240, 284, 287, 382, 411 ; d’entendement –
verständige – 58, 163-165 ; rationnelle, scientifique
– rationelle, wissenschaftliche – 59, 240 ;
spéculative, « mauvaise abstraction » – spekulative –
19, 21-23, 57, 59, 165, 191 ; réelle – reale – 59, 109,
169, 279, 382
voir analyse, concret, spéculation
action réciproque – Wechselwirkung – 289, 305
activité ; actif – Tätigkeit ; tätig – 50, 82-83, 149, 171-
174, 177, 229, 299, 300, 318 ; activation, mise en
action de soi – Betätigung, Selbstbetätigung – 83,
148, 149, 185-186
voir pratique, sujet
agnosticisme – 88
aliénation ; aliéné – 1. (sens anthropologique) –
Entfremdung, Entäusserung ; entfremdet, entäussert,
alieniert – 52, 69, 79-82, 94, 142-143, 144, 147,
157-158, 301-302, 306-308, 313, 315, 337, 374 ;
autoaliénation – Selbstentfremdung,
Selbstentäusserung – 135, 143, 168, 172 ; 2. (sens
commercial) – Veräusserung, Entäusserung ;
veräussert, entäussert – 94, 304, 306-307
voir dessaisissement, étranger, puissance
analyse ; analytique – Analyse ; analytisch – 191-192,
209, 218, 222, 225, 239
voir abstraction, synthèse
antagonisme ; antagonique – Antagonismus ;
antagonistisch – 72-73, 81, 260, 332, 334, 398, 407 ;
non-antagonisme – 73
voir contradiction, opposition
antérieur/ultérieur – früher, vorhergehend/hinterer – 69-
70, 250-251, 270, 334, 337
voir inférieur/supérieur, présupposition
apparence ; apparent – Erscheinung, Schein ; scheinbar
– 56, 224, 280, 344, 370
voir essence, phénomène, semblant
appropriation – Aneignung – 69, 82, 145, 147, 149-151,
304, 307, 379, 386
voir aliénation, extérieur/intérieur
autonomie ; autonome – Selbstständigkeit ;
selbstständig – 84, 122, 143, 179, 206, 227, 254,
263, 280, 305, 306, 310, 325, 344, 374, 377 ;
autonomisation – Verselbstständigung – 206, 285
voir indépendance, séparation
avoir (l’) – das Haben – 145, 149-150, 372
voir aliénation, objet
base – Grundlage, Basis – 42, 75-76, 128, 197, 210, 211-
212, 218, 258, 267-269, 289-290, 293, 309, 313,
314, 329, 332, 379, 388, 394 ; soubassement –
Unterlage – 76, 389
voir fondement, point de départ, support
but, voir fin
cause/effet – Ursache/Wirkung, Ergebnis – 24, 288, 361
voir contingence, nécessité
catégorie – Kategorie – 31, 187, 190, 219, 223, 227-231,
238, 239, 245, 270-271, 302, 305 ; logique,
philosophique – logische, philosophische – 11, 26,
36, 38, 40-43, 45, 47, 50-51, 191-193, 217, 302 ; au
sens kantien et hégélien – 20, 39, 44, 46-47, 160-
161, 189 ; noyau catégoriel – 48, 56
voir concept, gnoséologie, ontologie
chose ; chosal – Ding, Sache ; dinglich, sachlich – 62,
68, 69, 85, 96, 246, 249, 261, 263, 274, 318, 336,
369; chosification – Verdinglichung, Versachlichung
– 262, 274-275
voir objet, personne
communauté – Gemeinwesen – 126, 145-147, 217, 238,
326, 373, 377, 382
voir genre, homme
concept – Begriff – 41, 43, 44, 111, 212, 213, 219, 225,
227, 237, 239 ; au sens hégélien : 39, 115, 116, 125,
189, 200, 227
voir catégorie, essence, science
concret ; concrétude – konkret ; Konkretheit – 31, 112,
225-228, 237 ; concret pensé – geistig Konkretes,
Gedankenkonkretum – 31, 58, 226-227 ; concret réel
– 58
voir analyse, tout
conditionner ; conditionné – bedingen ; bedingt – 178,
258, 293, 309
voir détermination
conditions (au sens social) – Verhältnisse, Bedingungen –
169-170, 181, 258, 290, 293, 310, 325, 326, 379
voir histoire, rapport
connexion – Zusammenhang – 223-224, 327, 366, 372
voir rapport, tout
conscience ; conscient – Bewusstsein ; bewusst – 42-43,
57, 76-78, 133, 170, 178-180, 227, 259, 284, 289,
296-299 ; conscience de soi – Selbstbewusstsein –
110, 127, 133, 160-162, 259, 289-291 ; prise de
conscience – 77-78 ; conscience morale – sittliches
Bewusstsein – 348
voir émancipation, être, rapport
construction a priori – Konstruktion a priori – 202, 209
contenu – Inhalt – 32, 64, 118, 120, 410
voir forme
contingence ; contingent – Zufälligkeit ; zufällig – 84,
249, 325-327, 372
voir liberté, nécessité
contradiction ; contradictoire – Gegensatz,
Widerspruch ; gegensätzlich, widersprüchlich – 33,
42, 71, 74, 112, 124, 127, 158, 168, 173, 206, 259,
270, 279, 281, 287, 298-299, 311, 322, 330, 344,
387, 398, 402, 408 ; contradiction irréconciliable –
unversönlicher Widerspruch – 33, 71-72, 121, 124 ;
contraires – Gegenteile – 53, 71, 111, 121-122, 169,
274, 282, 330, 407 ; identité des contraires – 72,
274 ; renversement dans le contraire – ins Gegenteil
Umschlagen – 330
voir antagonisme, dialectique, opposition
crise – Krisis – 66, 287 ; moment critique – kritisches
Moment – 287
voir transformation, unité/dualité
critique – Kritik – 17, 22, 26, 78, 124, 132-135, 136-138,
182, 211, 270-271, 289, 339, 356 ; criticisme kantien
– 43-44, 87
voir analyse, genèse
dépassement ; dépassé – Aufhebung ; aufgehoben – 72,
73, 81, 88, 95, 138, 251, 299, 301, 303, 304, 307-
308
voir dissolution, suppression
dépendance/indépendance –
Abhängigkeit/Unabhängigkeit – 84, 132, 141, 177,
287, 344
voir autonomie
dessaisissement – Entäusserung, Veräusserung – 94 ; 1.
(sens anthropologique) – 196, 304, 306-307, 374 ; 2.
(sens commercial) – 304-305, 374
voir aliénation
détermination ; déterminé – Bestimmung ; bestimmt –
74, 109-111, 122, 205, 206, 212, 225, 226, 240, 252,
271, 274, 280, 310, 329 ; de pensée – 39, 302 ;
déterminité – Bestimmtheit – 120, 205, 311 ;
autodétermination – Selbstbestimmung – 111
voir différence, négation
développement – Entwicklung – 66, 270, 302, 319, 329,
332, 333, 337, 371, 373, 385, 387, 393, 394, 411
voir histoire, procès
dialectique – Dialektik – 14, 53, 66-68, 73, 203-204,
209-211, 370 ; hégélienne – hegelsche – 14, 21, 32,
67, 157-159, 193-194, 210 ; négative – 55
voir contradiction, logique, raison
différence – Differenz, Unterschied – 119, 122, 270 ;
différence spécifique – 118-119, 233, 240-241 ;
indifférent – gleichgültig – 286
voir détermination, identité
dissolution – Auflösung – 95, 116, 117, 130, 139, 169,
248-249, 279, 309, 329, 354-355
voir dépassement, résolution
effectivité ; effectif – Wirklichkeit ; wirklich – 275, 320 ;
autoeffectuation – Selbstverwirklichung – 324
voir apparence, réalité
égalité – Gleichheit – 214, 253, 328-330, 410-411
voir forme, liberté
émancipation – Emanzipation – 17, 85, 125-127, 130,
132, 138-140, 150, 405
voir autonomie, dépendance
empirisme ; empirique – Empirismus ; empirisch – 47,
177, 180
voir apparence, phénomène
entendement – Verstand – 39, 58, 120, 163, 165-166
voir dialectique, raison
épistémologie – 21-22
voir gnoséologie
esprit – Geist – 110, 114, 122, 129, 134, 258, 296
voir matière, intellectuel
essence – Wesen – 23, 56-57, 88, 112, 116, 118, 119, 121-
123, 124, 126, 145, 148, 163, 173 ; essence humaine
– menschliches Wesen – 133, 146-147, 148-149,
157, 173, 195-196 ; essentialité (chez Hegel –
Wesenheit) – 51 ; par essence – 119
voir apparence, phénomène, rapport
étranger ; d’autrui – fremd – 141, 142, 148, 263, 300-
301, 305, 306, 310-311, 315
voir aliénation, puissance
être – Sein – 77, 109-110, 141, 165, 259, 319 ; être pour
autre chose – Sein für andres – 374 ; être générique
– Gattungswesen – 126, 146 ; être humain – Mensch
– 110, 126, 146-147, 148, 152, 297, 319, 335, 377,
386, 407
voir conscience, essence, homme
existence ; existant – Dasein – 1. (au sens ontologique) –
41, 63, 112, 116, 118, 148, 163, 205, 240, 371 ; 2.
(au sens anthropologique) – 148, 380-381
voir essence, objectif/subjectif
expérience – Erfahrung – 151-152, 403
voir pratique, sens
exposition – Darstellung – 180, 209
voir investigation, méthode
expression – Ausdruck – 128, 134, 145, 219, 228, 259,
331
voir phénomène
extérieur, externe / intérieur, interne – äussere/inner –
69, 308, 337 ; extérieur – 111, 143, 235, 249, 323,
356, 374 ; intérieur – 140, 150, 276
voir aliénation, spatio-temporalité
extrême – Extrem – 121-123, 281-282, 403
voir antagonisme, opposition, lutte
fétichisme – Fetischismus – 254
voir aliénation, mysticisme
fin, but – Zweck, Ziel – 85, 170, 206, 249, 276-277, 283,
286, 307, 313, 317-318, 323, 335, 337, 404-405 ; fin
en soi – Selbstzweck – 285, 304, 335, 336-337
voir moyen, volonté
fondement – Grund – 51, 75, 118, 130, 133, 158, 217,
353
voir base, raison
force – Kraft – 292
voir pouvoir, violence
forme – Form, Gestalt, Figur – 47, 64-65, 118-120, 147,
211, 212-214, 217-218, 220-221, 222-223, 232, 240-
241, 243, 249-251, 252-254, 256-257, 258, 259, 263,
268-269, 270, 284, 287, 289, 331, 338, 379, 384 ;
forme phénoménale – Erscheinungsform – 55, 65,
212, 219-221, 243, 384 ; formation (comme
ensemble organique de formes) – Formation – 65,
119, 259-260 ; formation (comme procès génétique)
– Entstehungsform, Bildung – 138, 226 ; formel –
formell – 32, 38, 65, 119, 192, 257, 261, 265-266,
287, 348
voir contenu, essence, matière
généralité ; général – Allgemeines ; allgemein – 214,
232, 240, 394 ; généralisation – Verallgemeinerung –
144
voir abstraction, universel
genèse – Genesis, Entstehungsprozess – 124-125, 165,
378, 380
voir développement, histoire
genre ; générique – Gattung ; Gattungs- ; 118, 173, 183,
243 ; genre et espèce – Gattung und Art – 118-119,
243 ; genre humain – menschliche Gattung, Genus
Mensch – 173, 183, 384
voir communauté
gnoséologie ; gnoséologique – 21, 43-44, 51, 62
voir épistémologie, ontologie
hasard – Zufall – 280, 305, 308, 326, 375
voir contingence, nécessité
histoire ; historique – Geschichte ; geschichtlich – 1.
(comme récit et représentation) – 54, 73, 159, 180,
189, 194, 271, 295 ; 2. (comme procès réel) – 135,
170, 173, 179, 190, 192, 211, 215, 231, 233-235,
269, 288-292, 296, 303, 309, 330, 337, 373, 377-
378, 381
voir développement, nature, préhistoire
homme ; humain – 1. Mensch (être humain de l’un ou
l’autre sexe) ; menschlich – 49, 118-119, 130-132,
133, 135, 140, 144-145, 147, 161, 297, 319, 356,
384 ; homme abstrait – abstrakter, abstrahierter
Mensch – 9, 19-20, 80, 131, 162, 173, 196, 199,
238 ; homme total – totaler Mensch – 149 ;
humanité – Menschheit – 260, 407 ;
déshumanisation – Entmenschung – 169-170 ; 2.
Mann (être humain de sexe masculin) – 146 ;
homme et femme – Mann und Weib – 145-146
voir essence humaine, individu, personne
humanisme – Humanismus – 9, 147, 153
voir naturalisme, philosophie
idéal – Ideal – 86, 276, 303, 331, 377
voir fin, utopie
idéalisme – Idealismus – 20, 23, 32, 45, 46, 51, 58, 77,
130, 171, 180, 206, 289, 360
voir abstraction, spéculation
idée ; idéel – Idee ; ideell – 30, 32, 160, 210, 289, 291,
329 ; Idée (chez Hegel) – Idee – 210, 355
voir matière, pensée
identité (au sens de mêmeté) ; identique – Identität ;
identisch – 161, 273-274, 277, 370
voir contradiction, différence
idéologie ; idéologique – Ideologie ; ideologisch – 23,
62, 78, 178-179, 259, 294-295, 298, 313
voir base, conscience, représentation
illusion – Illusion – 77, 123, 134-135, 175-176, 226, 254,
291-292, 295, 330-331, 345, 370
voir idéologie, représentation
immanent – immanent – 206, 235, 249, 310, 330
voir extérieur/intérieur
immédiat – unmittelbar – 110, 146, 218, 221, 274, 277,
285, 308, 340, 391, 408
voir médiation
impératif catégorique – kategorischer Imperativ – 138
voir morale
indépendance ; indépendant – Unabhängigkeit ;
unabhängig – 305
voir autonomie, dépendance
individu ; individuel – Individuum ; individuell – 129,
174, 179, 325-327, 328, 347, 363, 371, 375, 376-
378, 379, 382, 411 ; individu naturel – 376-377,
380-381 ; individu historico-social –
gesellschaftliches Individuum – 308, 325-326, 347,
386-388 ; individualité – Individualität – 325, 371-
372, 387, 393 ; individuation, individualisation –
Individuation – 205, 328, 372, 378
voir personne, rapports sociaux, singulier
inférieur/supérieur – niederer/höher – 70, 270, 334, 411
voir antérieur/ultérieur, rapport
inorganique – unorganisch – 379-381
voir nature, histoire
intellectuel/spirituel – geistig – 1. (intellectuel) – 178,
298-299, 411 ; 2. (spirituel) – 114, 129-130, 140,
226, 407
voir matériel, séparation
intérieur/interne voir extérieur
interprétation – Interpretation – 25, 174, 355
voir transformation
intuition – Anschauung – 146, 171, 173, 174, 395
voir analyse, immédiat, sensible
inversion – Umkehrung, Verkehrung – 19, 31, 34, 85,
133, 178, 219, 262, 307, 313
voir idéalisme, renversement, tête
investigation – Forschung – 209
voir exposition, méthode
langage, langue – Sprache – 178, 238, 296, 378, 382-383
voir conscience, relation
liberté – Freiheit – 57, 84-85, 130, 148, 152, 216, 221,
323-324, 326-327, 328-330, 335, 359-360, 387 ; se
libérer – sich befreien – 170 ; temps libre – freie Zeit
– 85, 331-333, 335, 387 ; libre société – freie
Gesellschaft – 313
voir émancipation, nécessité, révolution
logique – Logik – 22, 33-38, 68, 191-193, 204, 241 ;
logique formelle – 14, 37-38 ; logique hégélienne –
11, 37, 121, 202, 204 ; logique du réel – 34, 52, 65,
66 ; «logique propre de l’objet en propre» –
«eigentümliche Logik des eigentümlichen
Gegenstandes» – 35, 125
voir catégorie, philosophie
loi – Gesetz – 1. (au sens scientifique) – loi naturelle –
Naturgesetz – 222-223, 233-235 ; loi historique – 74,
309, 348, 369 ; 2. (au sens juridique) – 117, 256,
292-294, 328, 353, 356, 360, 405
voir nécessité, rapport
lutte – Kampf – 133, 176, 181-182, 340, 389, 398, 402
voir antagonisme, pratique
matérialisme – Materialismus – 21, 41, 49-51, 64, 122,
151-152, 158, 171, 174, 182, 188-189 ; matérialisme
historique – 21, 44
voir idéalisme, renversement
matière ; matériel – Materie, Stoff ; materiell, stofflich –
119, 140, 188, 248, 407 ; 1. (comme catégorie
philosophique ; Materie) – 41-43, 62-64, 65, 95-96,
111-112, 188-189, 210 ; 2. (comme concept
scientifique ; Stoff) – 41, 62, 249, 282 ; matérialité,
matérialisation – Materialität, Stofflichkeit ;
Materiatur, Materialisieren – 63, 111, 244, 245-246,
285, 384 ; matériau, matière première – Material,
Rohmaterial – 245, 248-249, 251, 395
voir intellectuel, objectif, substance
médiation ; médiateur ; médiat, médiatisé –
Vermittlung ; Vermittler ; mittelbar, vermittelt – 73,
121, 123, 236, 275-276, 281-283, 304, 318, 320,
380, 386 ; médian – Mitte, Mittelglied – 281-283,
386
voir immédiat, renversement
métamorphose – Metamorphose, Formwechsel – 65,
250, 252, 286-288, 370
voir transformation
métaphysique – Metaphysik – 13, 179, 193, 252
voir inversion, spéculation
méthode – Methode – 26, 193, 209-210, 222, 226, 239
voir dialectique, exposition, investigation
mode, modalité – Weise – 163, 222, 245, 380
voir forme
moment – Moment, Faktor – 47, 118, 121, 273, 278, 282,
299, 306
voir cause, rapport
monde – Welt – 114, 133, 134, 160-161, 183, 192, 227,
295
voir histoire, nature
morale – Moral – 179, 346, 350, 352 ; moralité –
Moralität – 85 ; conscience morale – sittliches
Bewusstsein – 348
voir conscience, idéologie, pratique
mouvement –Bewegung – 65, 109-112, 192-193, 209-
211, 303, 319
voir développement, forme, matière
moyen – Mittel – 128, 206, 261, 283, 312, 319, 386, 388,
411 ; moyen terme – Mitte, tertium – 85 – fin et
moyen – 85, 206, 283, 304
voir fin, médiation
multiple, voir un
mythologie – Mythologie – 216, 271, 378, 395
voir représentation
mysticisme ; mystique – Mystizismus ; mystisch – 20,
161, 164, 174, 210, 252
voir inversion, spéculation
mystification – Mystifikation – 210, 221, 268
voir semblant, idéologie
nature ; naturel – Natur ; natürlich – 131, 146, 152, 290,
297, 317, 333, 337, 373, 376, 379-380, 386-387,
395, 407 ; nature humaine – menschliche Natur – 1.
(acception critique) – 131, 152, 377 ; 2. (au sens de
condition humaine) – 168, 335 ; 3. (au sens de
potentialités à développer) – 317, 337 ; –
naturalisme – Naturalismus – 147, 376
voir essence humaine, histoire, matière
nécessité – Notwendigkeit – 74, 111, 148, 170, 221, 224,
258, 307, 335, 350, 377
voir contingence, liberté
négation ; négatif – Negation ; negativ – 128, 136-137,
139-140, 145, 168, 191, 211, 274 ; négation de la
négation – Negation der Negation – 72-73, 158, 159,
191, 359 ; « omnis determinatio negatio » (Spinoza)
– 74, 274.
voir dépassement, détermination, positif
objet – Gegenstand – 49, 62, 96, 110, 142, 143, 149, 171,
276, 277, 371-372 ; Objekt – 171 ; objectif,
objectivité – gegenständlich, parfois objektiv,
Gegenständlichkeit – 41, 96, 148-149, 160, 171-172,
307, 321, 323, 337, 371, 380, 383 ; objectif/subjectif
– 42, 48-51, 63, 232, 273, 276, 306, 308, 324, 381 ;
objectal, objectalité – gegenständlich,
Gegenständlichkeit – 50, 62, 96, 150, 249 ;
objectalisé, objectalisation – vergegenständlicht,
Vergegenständlichung – 50, 96, 141-142, 148, 230,
246, 248-249, 267, 306, 315, 319, 320 ; objectivisé –
objektiviert – 369
voir chose, sujet
ontologie ; ontologique – 43, 51, 62
voir catégorie, gnoséologie
opposition ; opposé – Gegensatz, Gegenüberstehen ;
entgegengesetzt – 71, 123, 167, 168, 320, 347, 373,
398, 401 ; pôles opposés – entgegengesetzte Pole –
167, 308
voir antagonisme, contradiction, lutte
partie, voir tout
particulier ; particularité – besonder ; Besonderheit –
60, 109-110, 119-120, 139, 205-206, 217, 240-241,
243-244, 265, 280, 372-373
voir singulier, universel
pensée – Denken – 140, 172, 183, 226
voir spirituel, tête
personne ; personnel – Person ; persönlich – 85, 131-
132, 199, 256, 274, 312, 315, 325, 329 ; personnalité
– Persönlichkeit – 145, 325 ; personnification –
Personifizierung – 262, 274, 307, 310, 311, 312,
321-322
voir chose, individu
phénomène – Erscheinung – 56, 57, 124, 219, 223-224 ;
phénoménologie hégélienne – 62, 160
voir apparence, essence, illusion
philosophie – Philosophie – 11, 87, 113-114, 135, 136-
137, 140 ; comme abstraction spéculative – 13, 19-
25, 35, 46, 157, 178, 180, 183, 192 ; «sortir d’un
bond de la philosophie» – « aus der Philosophie
herausspringen » – 183 ; « le philosophique » – 35-
40
voir catégorie, renversement, spéculation
point de départ – Ausgangspunkt – 76, 226, 278, 310,
314-315, 377
voir base, présupposé, résultat
positif – positif – 144, 147, 148, 152, 158-159, 168, 180
voir négation, opposition
possibilité ; possible – Möglichkeit ; möglich – 74, 286-
288, 320-322, 372-373 ; possibilité formelle et réelle
– formelle und reale Möglichkeit – 74-75 ;
potentialité – Vermögen – 317
voir contingence, nécessité, réalité
pouvoir – Gewalt – 301, 326
voir force, puissance
pratique – Praxis – 51, 82, 85, 137, 161, 171-174, 238,
289, 298, 410 ; «praxis» en français – 82-83
voir activité, théorie
préhistoire – Vorgeschichte – 82, 260
voir histoire,
présupposition – Voraussetzung – 52, 76, 86, 130, 131,
137, 179, 181-182, 225, 227, 232, 242, 275-276,
285, 302-303, 304, 310, 337, 380-381
voir base, point de départ, résultat
principe – Prinzip – 119, 123, 139, 158, 364, 409-410
voir fondement, théorie
procès, processus – Prozess – 167, 223, 226, 248, 265-
266, 268, 272, 278, 304, 309, 315, 381
voir développement, genèse
puissance – Macht – 137, 143, 152, 264, 267-268, 291,
297, 301-302, 311, 313, 326, 329, 344, 385 ;
puissances étrangères dominatrices – fremde
beherrschende Mächte – 81, 143, 297, 300-303, 305,
306-307, 309, 311, 315, 335 ; en puissance – ,
δυνάμει – 75, 247, 271, 275, 287, 310
voir aliénation, possibilité
qualité/quantité – Qualität/Quantität – 42, 70, 192, 205,
234-235, 253, 409
voir rapport
radical – radikal – 137-138, 405
voir base, révolution, transformation
raison ; rationnel – Vernunft ; rationell – 121, 164, 191,
224, 335, 389 ; noyau rationnel – rationeller Kern –
210 ; ruse de la raison – List der Vernunft – 318
voir dialectique, entendement
rapport – Verhältnis – 56-57, 68-70, 110, 116, 130, 138,
146, 149-150, 158, 186-187, 190, 213-214, 219, 222,
224, 228, 231, 233, 241, 258-259, 263, 270, 297,
312, 384, 395 ; rapports sociaux, rapports de
production – gesellschaftliche Verhältnisse,
Produktionsverhältnisse – 173-177, 199, 253-254,
258-260, 267, 269, 284, 289, 298, 308, 319, 325,
377, 407
voir relation, structure
réalité ; réel – Wirklichkeit, Realität ; wirklich, real – 32,
41, 74, 118, 123, 134, 160, 161, 172, 173, 177, 180,
225, 288, 401; réalisation – Verwirklichung – 128,
133, 136-137, 140, 142, 148, 200, 244, 279, 373 ;
déréalisation – Entwirklichung – 142, 148
voir objet, illusion, pratique
réification – 262, note
voir chose
relation ; relatif – Beziehung ; relativ – 69, 109, 110,
237, 329, 371-373, 384, 387
voir rapport
renversement – Umstülpung, Umschlagen – 20, 32-33,
59-60, 138, 210, 289, 330, 337, 370
voir inversion, révolution, tête
représentation – Vorstellung – 61, 146, 163, 175-176,
178, 182, 221, 225-226, 298, 317
voir conscience, idéologie
révolution ; révolutionner – Revolution, Umwälzung ;
revolutionieren – 131, 137, 140, 178, 198, 259, 266,
302, 340, 351, 398, 401, 405
voir émancipation, radical, transformation
résolution, solution – Auflösung, Lösung – 137, 147-
148, 279, 402
voir dépassement, suppression
résultat – Resultat – 226, 310, 312, 315, 317, 371, 380-
381
voir point de départ, présupposition
science – Wissenschaft – 158, 180, 204, 221, 223-224,
262-264, 267-268, 271, 372, 385, 387, 400, 407
voir essence, loi, universel
semblant, faux-semblant – Schein – 56, 116, 133, 168,
206, 376
voir apparence, illusion, phénomène
sens ; sensible – Sinn ; sinnlich – 146, 150, 151 ; le
sensible – das Sinnliche – 151, 171, 173-174 ;
certitude sensible – sinnliche Gewissheit – 158 ;
sensible-suprasensible – sinnlich-übersinnlich – 69,
252, 254
voir concret, matière
séparation, scission, disjonction, clivage – Trennung,
Spaltung, Zerreissung, Auseinanderfallen – 126,
286-288, 300, 314, 326, 370, 381
voir dialectique, unité/dualité
singulier ; singularité ; singularisé – einzeln ;
Einzelheit ; vereinzelt – 60-61, 110, 241, 243, 304,
308, 376-378, 382
voir individu, universel
spatio-temporalité – 51-52, 64, 75, 288
voir forme, matérialisme
spéculation ; spéculatif – Spekulation ; spekulativ – 23,
159, 161-162, 164-166, 180, 187, 278, 355
voir abstraction, inversion, mysticisme
spirituel, voir intellectuel
spiritualisme – Spiritualismus – 77, 122
voir esprit, idéologie
structure – Struktur, Gestaltung, Gliederung – 177, 218,
258
voir forme, rapport
subsomption – Subsumtion – 187, 261, 263, 265-268
voir inversion
substance ; substantiel – Substanz, Stoff ; stofflich – 1.
(au sens logique) – 162-164, 167, 214, 314 ; 2. (au
sens ontologique) – 232, 249-250, 282, 317
voir contenu, matière
sujet ; subjectif, subjectal ; subjectivité – Subjekt ;
subjektiv ; Subjektivität – 1. sujet, subjectivité – 50-
51, 166-167, 227, 271, 277, 311, 321, 381 ; 2.
subjectif – 42, 48-51, 61, 63, 82, 171, 273, 306, 308,
324, 381 ; 3. subjectal – 96, 229, 316, 369
voir conscience, individu, personne
supérieur, voir inférieur
superstructure – Überbau – 76, 258-259, 331
voir base
support – Träger – 66, 75-76, 313
voir base
suppression, abolition – Aufhebung – 95, 127, 136-137,
143, 144-145, 147, 148, 168, 169-170, 282, 397
voir dépassement, dissolution
synthèse – 191, 193
voir analyse
système – System – 45-47, 113, 114, 115, 204, 226, 229,
334, 349, 361
voir spéculation
tâche – Aufgabe – 260
voir pratique
téléologie – Teleologie – 66, 73, 389
voir inversion, spéculation
tête, cerveau – Kopf, Gehirn – 114, 116, 124, 175, 179,
210, 223, 227, 271, 279, 317, 387 ; sur la tête – auf
den Kopf – 161, 210, 252
voir idéalisme, matérialisme, renversement
théorie ; théorique – Theorie ; theoretisch – 137, 161,
227, 298, 357, 359
voir science, pratique
tout ; totalité – Ganze ; Totalität – 71, 129, 165, 167,
225, 227, 229-230, 287, 289, 305, 337, 408 ;
tout/partie – Ganze/Teil – 118, 131, 220
voir analyse, concret
transformation – Veränderung, Formverwandlung – 25,
65, 174, 249-250, 265, 309, 319, 405
voir dépassement, métamorphose
triade – 46-48, 59
voir dialectique
ultérieur, voir antérieur
un/multiple – Eins/Viele, Mannigfaltiges – 111, 165, 173,
226, 282
voir unité/dualité
unilatéralité/multilatéralité/omnilatéralité –
Einseitigkeit/Allseitigkeit – 149, 227, 228, 271, 280,
282, 356, 363
voir abstraction, tout
unité/dualité – Einheit/Zweiheit – 226, 274, 381 ; unité
négative hégélienne – hegelsche negative Einheit –
347
voir identité, séparation
universalité ; universel – Allgemeinheit ; allgemein –
59-61, 69, 119-120, 139, 144, 165, 173, 204-206,
217, 229-230, 240-241, 243-244, 265, 280, 303, 304,
308, 322, 337, 347, 371-373, 374, 377 ;
universalisation – Verallgemeinerung – 60
voir généralité, singulier, tout
utilitarisme – Nütlichkeitstheorie – 184-188
voir rapport, relation
utopie ; utopisme – Utopie ; Utopismus – 86, 331
voir fin, illusion
vérité ; vrai – Wahrheit ; wahr – 45, 116, 117, 133, 135,
172, 198, 231, 349
voir effectivité, objectif, subjectif
violence – Gewalt – 127, 356, 375, 404-406
voir force, pouvoir
volonté – Wille – 195, 199-200, 292-295, 317, 359 ;
bonne volonté (Kant) – guter Wille – 343, 345
voir conscience, morale

Flammarion
Table

ÉCRITS PHILOSOPHIQUES
INTRODUCTION
AVERTISSEMENT
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
ÉCRITS PHILOSOPHIQUES
I. Marx en chemin vers Marx
1. Le sens de la déclinaison de l’atome chez Épicure
2. La philosophie ne campe pas hors du monde
3. Sur le divorce
4. Démocratie
5. Médiation et extrêmes
6. Qu’est-ce qu’une conception critique ?
7. Émancipation religieuse, émancipation politique
8. Des droits de l’homme à l’émancipation humaine réelle
9. Sur la religion
10. Réaliser la philosophie
11. Émancipation humaine et prolétariat
12. Le travail aliéné
13. Communisme, homme et femme
14. Être et avoir
15. Matérialisme et communisme
II. Sortir de la philosophie
16. Une philosophie à condamner
17. Sur la Phénoménologie hégélienne
18. Le mystère de la construction spéculative
19. Contradiction et monde réel
20. [Thèses sur Feuerbach]
21. Les illusions de la philosophie allemande
22. Remettre le philosophique sur les pieds
23. Sortir d’un bond de la philosophie
24. L’utilitarisme, apologie de l’ordre existant
25. Matérialisme
26. Métaphysique de l’économie politique
27. Socialisme « vrai » et philosophie
28. Hegel et la naïveté du concept spéculatif
29. Lassalle et la dialectique comme système à appliquer
30. Une « manière idéaliste » à corriger
III. Le philosophique en travail
31. Deux méthodes dialectiques opposées
32. Historicité des concepts
33. Aristote, la valeur et l’esclavagisme
34. Catégories logiques et « relations pratiques »
35. L’essence, c’est le rapport générateur
36. L’essence travestie dans le phénomène
37. Loi, essence et phénomène
38. Le concret et l’abstrait
39. Misère des généralités
40. Mauvaise abstraction : « l’homme » de Malthus
41. Mauvaise abstraction : « l’homme » d’Adolph Wagner
42. L’universel comme particulier
43. L’universel comme réalité singulière
44. Marchandise et matérialité
45. Substance et formes
46. La forme-fétiche de la marchandise
47. Autonomie de la forme
48. Logique de la transformation sociale
49. Qu’est-ce qu’un rapport social ?
50. Subsomption formelle, subsomption réelle
51. L’antérieur et l’ultérieur
52. Procès
53. Identité et différence de contraires : production, consommation
54. Un concentré de contradictions : l’argent
55. Puissance du médiateur
56. Quand le serviteur se pose en maître
57. Possibilité formelle et réelle
58. La base de l’histoire
59. L’illusion de la volonté et du droit
60. Conscience, langage, division du travail
61. L’aliénation dans L’Idéologie allemande
62. L’aliénation dans les Grundrisse (1)
63. L’aliénation dans les Grundrisse (2)
64. L’aliénation dans les Théories sur la plus-value
65. L’aliénation dans Le Capital (Chapitre vi)
66. L’aliénation dans Le Capital (livre premier)
67. Ce qui distingue le travail humain
68. Le travail comme pauvreté et comme richesse
69. Le travail ne sera jamais pur amusement
70. Liberté et contingence
71. Liberté, égalité, propriété
72. Le temps libre
73. Du règne de la nécessité à celui de la liberté
74. Le développement humain comme fin en soi
75. Le futur n’est déductible que de la lutte présente
IV. Une pensée philosophiquement instruite
76. Bonne volonté kantienne et retard allemand
77. Les communistes ne prêchent pas de morale
78. Engels : économie et morale
79. « Abolir la propriété » ?
80. Vie politique et moralité
81. La famille
82. Sur la théorie pénale de Hegel
83. Contre la peine de mort
84. La dérision du duel
85. La productivité du crime
86. Quand le droit de propriété se renverse en son contraire
87. De l’argent comme drogue
88. « Tout est achetable »
89. Individu naturel, individu historique
90. Corps organique, corps inorganique
91. Autrui comme forme phénoménale du genre humain
92. Productivité, temps libre et développement des individualités
93. Sur Darwin
94. Talent individuel et monde social
95. L’art grec
96. « Le combat ou la mort »
97. Les deux révolutions de 1848
98. Révolution violente et révolution pacifique
99. Nous vivons le temps des contradictions
100. « À chacun selon ses besoins »
INDEX DES PERSONNES CITÉES
INDEX DES TERMES LOGICO-PHILOSOPHIQUES

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