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Résumé
À différentes reprises depuis la fin du XIXe siècle l'opposition entre explication et compréhension a été proposée pour
caractériser les modalités de connaître respectives des sciences de la nature et des sciences humaines. On déploie ici les
enjeux de cette opposition, différents selon qu'il s'agit des sciences herméneutiques ou des sciences sociales, et l'on invite en
définitive à substituer à l'opposition massive entre sciences de la nature et sciences humaines des comparaisons locales et
différenciées entre les unes et les autres.
Abstract
Since the 19th century, an opposition between explanation and understanding has been put forward various times to define the
knowledge processes of natural sciences and human sciences. The stakes of this opposition are hereby shown to be different
as they are aiming at hermeneutical sciences or social sciences. Therefore, it is suggested to neglect a massive opposition and
to prefer to adopt local and distinctive comparisons between natural sciences and human sciences.
Colliot-Thélène Catherine. Expliquer/comprendre : relecture d'une controverse. In: Espaces Temps, 84-86, 2004. L'opération
épistémologique. Réfléchir les sciences sociales. pp. 6-23;
doi : https://doi.org/10.3406/espat.2004.4235
https://www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_2004_num_84_1_4235
E x p 1 i q u e r /c< ) m p rc n cl r e :
relecture d'une controverse.
À différentes reprises depuis la fin du XIXe siècle l'opposition entre explication et compréhension a
été proposée pour caractériser les modalités de connaître respectives des sciences de la nature et des
sciences humaines. On déploie ici les enjeux de cette opposition, différents selon qu'il s'agit des
sciences herméneutiques ou des sciences sociales, et l'on invite en définitive à substituer à
l'opposition massive entre sciences de la nature et sciences humaines des comparaisons locales et
dif érenciées entre les unes et les autres.
Since the 1 9'h century, an opposition between explanation and understanding has been put
forward various times to define the knowledge processes of natural sciences and human sciences. The
stakes of this opposition are hereby shown to be different as they are aiming at hermeneutical
sciences or social sciences. Therefore, it is suggested to neglect a massive opposition and to prefer to
adopt local and distinctive comparisons between natural sciences and human sciences.
:
donnent à lire dans une longue note dans laquelle Max Weber commente Haussmann : Erklâren und Versteben : Zur
Théorie und Pragmatik der Geschichtswis-
les deux couples conceptuels avec lesquels les théoriciens de son époque senschaft, Frankfurt am Main : Suhrkamp,
nommaient la différence entre les sciences exactes et. . . les autres2. Le 1991, qui rend compte de manière à la fois
précise et critique du débat anglo-saxon,
premier couple est bien connu : il s'agit de l'opposition entre "sciences de la ainsi que, à propos du '"Versteben" , de la
nature" et "sciences de l'esprit", mentionnée encore et toujours dans les position de Gadamer, et qui présente en
ouvrages d'histoire des sciences sociales comme la bipartition outre l'originalité de comporter une "étude
de cas" (une analyse du fonctionnement de
caractéristique de la pensée allemande du début du XXe siècle. Le second couple, l'explication et de la compréhension dans
souvent ignoré dans les présentations trop simplificatrices, est celui entre deux ouvrages d'historiens allemands
contemporains, le Kaiserreich de Hans-
sciences nomologiques et sciences historiques : Weber cite Wilhelm Ulrich Wehler et la Deutsche Geschichte des
Windelband et Heinrich Rickert, c'est-à-dire ces auteurs que l'on 19. und 20. Jahrhunderts de Golo Mann).
On trouvera un certain nombre de textes
rassemble sous la dénomination du "néokantisme de Heidelberg"3. Derrière fondamentaux de la discussion relative à
cette querelle sémantique relative aux dénominations des grandes l'explication historienne qui a eu lieu dans
catégories de sciences se trouve, comme Weber le rappelle, une divergence de le monde anglo-saxon au cours des années
1940-1950 dans le recueil publié par
nature épistémologique sur ce qui fonde la spécificité des sciences de •Patrick Gardiner, sous le titre Theories of
l'homme. Les uns (Wilhelm Dilthey notamment) assoient cette History (New York : The Free Press, 1959).
En français, on peut se rapporter à la lecture
spécificité à un niveau "ontologique", en ce sens qu'elle résiderait dans la que Paul Ricoeur propose de ces textes dans
différence du mode de donation des objets respectifs des deux catégories de le premier volume de 'Temps et Récit (Paris :
sciences. Ceux-là jouent de l'opposition entre "vécus" "internes" Le Seuil, 1983), au chapitre intitulé :
"L'éclatement du modèle nomologique" (p.
("psychiques" ou "mentaux") et les phénomènes physiques "externes", et posent 173-202). On lira aussi, dans le même
que les premiers échappent par essence à l'abstraction conceptualisante volume, les analyses que Ricoeur consacre à
l'intentionnalité historique (p. 247-269),
ainsi qu'à l'énoncé de lois4. Les autres, parmi lesquels Rickert, contestent qui incluent une interprétation (sous la
au contraire que les phénomènes dont traitent les sciences humaines nous conduite de Raymond Aron) des positions
de Max Weber concernant l'imputation
soient donnés d'autre manière que ceux dont traitent les sciences de la causale singulière. De Ricoeur encore, on
nature. Selon ces auteurs, il est bien un dualisme fondamental qui consultera l'essai intitulé : "Expliquer et
comprendre", dans «D# texte à l'action,
traverse le champ des sciences. Toutefois ce dualisme n'a rien à voir avec la Essais d'herméneutique II, Paris : Le Seuil,
nature de leurs objets, mais il dépend uniquement de l'intention gnoséolo- 1986, p. 161-182, utilement complété par
gique, qui vise, selon les cas, le général ou le particulier. Il est possible que les deux essais qui l'encadrent : "Qu'est-ce
qu'un texte ?" (p. 137-159) et : "Le modèle
les sciences de la nature s'offrent en majorité comme des sciences du texte l'action sensée considérée comme
un texte" (p. 183-211). On se rapportera
:
nomologiques (c'est-à-dire des sciences du général), et que les sciences humaines enfin à l'excellente synthèse d' «Alain Boyer,
aient plus souvent le caractère de sciences du singulier. Mais, en principe L'explication en histoire, Lille : Presses
du moins, il est des savoirs nomologiques concernant la socialite et Universitaires de Lille, 1992, très informée
sur le débat anglo-saxon, plus expéditive
l'histoire des hommes, comme il est des savoirs "historiques" des phénomènes sur les auteurs allemands du début du XXe
naturels, le qualificatif "historique" (historisch) s'entendant ici, non au sens siècle.
usuel aujourd'hui (qui le réserve à certains types de phénomènes, liés à la
socialite humaine), mais au sens logique, que l'on rencontre par exemple 2 On trouvera en appendice à cet article
une traduction de cette note extraite
chez Hegel et qui est encore attesté (quoique probablement rare) à d'un article écrit en 1903, lequel constitue
l'époque de Weber5. la première partie du texte connu sous
Les deux écoles s'accordent donc à reconnaître une dualité le titre : "Roscher und Knies und die
logischen Problème der historischen
fondamentale du champ des sciences, mais les uns la situent à un niveau ontologique, Nationalôkonomie" in «Max Weber,
les autres à un niveau strictement gnoséologique. Le second point de vue Gesammelte Aufsatze fiir Wissenschaftslehre,
Tubingen : Mohr/Siebeck, UTB, 1988
implique la prise en compte de l'intention de connaissance, c'est-à-dire de [désormais WL\.
:
factuelle (propre à une figure historique particulière de la culture scientifique6) in die historischen Wissenschaften
à une résistance intrinsèque des faits humains à la quantification ou à la sub- (1896/1902).
somption sous des lois. Forçant un peu le trait, on dira que si les sciences de 4 Weber ne discute pas directement des
l'homme se soucient peu d'établir des lois (ce qui, au demeurant, varie d'une thèses de Dilthey (dont il ne mentionne
science à l'autre), ce n'est pas parce qu'elles ne peuvent le faire, en vertu de que ÏEinleitung in die Geisteswissenschaften,
cf. n. 31), mais celles de deux auteurs qui
la nature de leurs objets, mais parce qu'elles n'en voient pas l'intérêt. La défendaient des positions voisines
Friedrich von Gottl-Ottlilienfeld, Die
:
question, écrit Weber, est de savoir "si les formules de validité générale que Herrschaft des Wortes (Jena 1901) et Hugo
l'on peut éventuellement trouver ont une quelconque valeur gnoséologique Miinsterberg, Grundziige der Psychologie
décisive pour la compréhension des éléments de la réalité culturelle qui nous (Leipzig, 1890). Une partie de ses
arguments critiques ne peuvent de ce fait
importent"7. Avec le même argument, Weber met en doute l'utilité que s'appliquer à Dilthey lui-même (du moins le
pourrait présenter une science fondatrice pour l'ensemble des sciences de la Dilthey de YAufbau), notamment la
critique de l'insuffisance l'opposition
culture, quelle qu'en soit la forme. À supposer, remarque-t-il, que l'on psychique/physique, que l'on trouve
parvienne à ramener tous les phénomènes observables dans le monde humain, également dans YAufbau.
voire toutes les connexions causales imaginables, à des facteurs ou à des lois 5 Cf. Max Weber "Études critiques", in
ultimes (que ce soit par la voie d'une psychologie ou d'une autre discipline), •Essais sur la théorie de la science, Paris
Pion, 1965 [désormais ETS], p. 294, n. 1
:
en quoi ce résultat nous apporterait-il quelque chose "pour la connaissance "La catégorie de T'historique' est prise ici
:
du monde de la culture donné historiquement ou même pour celle d'un comme un concept logique et non comme
quelconque phénomène particulier, par exemple celle du développement et un
spécialitconcept
é." technique propre à une
de la signification culturelle du capitalisme ?"8
6 II s'agit de cette représentation de la
tâche dévolue à la science que Weber
nommait "monisme naturaliste", dont il datait
Sciences de l'esprit/sciences de la nature : l'apparition au XVIIIe siècle, et qui se
résumait selon lui à la conviction qu'"il serait
une distinction ontologique ou gnoséologique. possible de parvenir, par la voie de
l'abstraction généralisante et de l'analyse de
l'empirique orientée vers les connexions
Nous allons revenir à l'instant sur la nature du questionnement que régies par des lois, à une connaissance
Weber considère comme caractéristique des sciences historiques. On purement 'objective', ce qui veut dire ici
détachée de toute valeur, et en même temps
remarquera simplement ici que l'insistance sur la compréhension (Verstàndnis) de la absolument rationnelle, ce qui veut dire
signification culturelle n'implique aucunement que Weber prenne le parti de une connaissance moniste de toute la réalité
ceux qui postulent une hétérogénéité fondamentale entre les deux et débarrassée de toute 'contingence'
particulière, sous l'aspect d'une système de
modalités cognitives de l'"expliquer" et du "comprendre". L'affirmation de cette concepts ayant une validité métaphysique
hétérogénéité est le fait des partisans de la distinction ontologique des et une forme mathématique". (ETS, op. cit.
n. 5, p. 173, trad, modifiée). En vérité, il
savoirs, et Weber opte au contraire pour la distinction gnoséologique. Ce est probable que seule l'astronomie telle
que ne dit pas la note ici commentée, et qui ressort de la lecture des essais qu'elle a été développée à partir de Newton
par d'Alembert, Euler, Lagrange, puis
dont elle est tirée, est que la raison fondamentale pour laquelle Weber se systématisée par Laplace, a jamais
méfie de la distinction ontologique tient à ce qu'elle recouvre, selon lui, la effectivement correspondu à ce modèle. C'est elle
volonté de soustraire les "sciences de l'esprit" aux contraintes de qui inspira le programme fort du
déterminisme, en vertu duquel le scientifique, à
l'objectivité scientifique9. Une grande part de l'argumentation qu'il déploie contre les l'aide d'un appareil mathématique, pouvait
auteurs concernés (Hugo Miinsterberg en particulier) consiste par espérer déduire de façon univoque et
précise toutes les propriétés d'un système, tant
conséquent à défendre la possibilité de conceptualiser, et plus encore, de au futur qu'au passé, une fois connues
produire une explication causale de phénomènes impliquant l'agir humain. Les quelques propriétés clés d'un état donné de
ce système. Cf. «Gerd Gigerenzer et al.,
sciences humaines visent selon lui, tout autant que les sciences de la The Empire of Chance, Cambridge
nature, à expliquer les phénomènes qui constituent leur domaine de recherche. Cambridge University Press, 1989,
:
Le statut de ces sciences n'est pourtant pas définitivement fixé par là. Le p. 113-114.
choix de la catégorisation des savoirs en fonction du critère gnoséologique 7 Cf. infra, Appendice...
permet certes d'assigner sans hésiter sa place à l'histoire, communément 8 ETS, op. cit. n. 5, p. 157.
.
condition de son accès au rang de science. En admettant que la distinction gno- pour rayer cette discipline du cercle des
séologique des disciplines soit plus pertinente que la distinction sciences 'objectivantes'" WL, p. 78.
ontologique, il ne va pas pour autant de soi que les sciences sociales ne puissent être 10 Ainsi, avec beaucoup d'autres,
des sciences nomologiques. Weber pourtant postule la parenté de la Durkheim, comme il ressort par exemple
sociologie et de l'histoire en raison de la nature de leur questionnement, qui vise, de son compte rendu, paru en 1903 dans
l'Anne sociologique, d'un numéro de la
selon ses termes, la signification culturelle {Kulturbedeutung) des phénomènes Rivista italiana di sociologia : "L'histoire ne
analysés. Les sciences historiques (catégorie sous laquelle il inclut peut être une science qu'à la condition de
généralement la sociologie) sont des sciences de la culture (Kulturwissenschafteri). s'élever au-dessus de l'individuel ; il est
vrai qu'alors elle cesse d'être elle-même
Insistons sur ce point : si Weber se refuse à inscrire la sociologie et les pour devenir une branche de la sociologie".
sciences sociales en général dans la catégorie des savoirs nomologiques, ce •Emile Durkheim, Textes 1 , Paris : Éd. de
Minuit, 1975, p. 196.
n'est pas parce que ces sciences sont ignorantes de toute forme de loi, mais
parce que l'intérêt ultime qui commande leur recherche et leurs
questionnements, pour autant qu'elles sont des sciences de la culture, va selon lui à des
configurations historiques "individuelles".
La note que nous commentons se poursuit cependant en introduisant
une réserve qui menace la cohérence du point de vue "gnoséologique"
auquel Weber a tout d'abord donné son assentiment. Tout en acceptant
sur le fond la position de Rickert, nous dit-il, on ne niera pas pourtant que
"le déroulement de l'action humaine, ainsi que des manifestations
humaines, quelles qu'elles soient" est accessible à un type d'intelligibilité
spécifique qui n'existe pas pour d'autres objets (entendons ceux dont
traitent les sciences de la nature), sinon sur le terrain de la métaphysique.
Cette intelligibilité, il la nomme sinnvolle Deutung, l'interprétation selon
le sens. Nous la retrouverons au tout début des "Catégories de la
sociologie" sous la forme du deutend verstehen, du "comprendre par interprétation"
(si l'on respecte la traduction française de ce passage)11, ou plus 1 1 «Max Weber, Économie et Société, Paris
Pion 1971, p. 4 : "Nous appelons
:
commodément, de l'interprétation comprehensive. La possibilité de mettre en sociologie [. .] une science qui se propose de
œuvre ce type d'intelligibilité, dans le cas des phénomènes humains et comprendre par interprétation l'activité
.
uniquement dans leur cas, est l'élément spécifique qui justifie, "malgré les sociale et par là d'expliquer causalement
son déroulement et ses effets".
réticences de Rickert", de faire un sort à part aux sciences qui y ont recours
et de les classer dans une catégorie commune qui pourrait éventuellement
être désignée sous le nom de "sciences de l'esprit"12. 12 Cf. infra, Appendice.
De cette note et du commentaire que nous venons d'en faire, quelques
conclusions se laissent tirer. La première est que la vulgate qui réduit la
méthodologie de la sociologie allemande du début du XXe siècle à
l'opposition entre sciences de la nature et sciences de l'esprit, corollaire de la
distinction entre expliquer et comprendre, est à l'évidence caricaturale13. La 1 3 II me semble que le livre d'Alain Boyer
seconde est que les présentations plus scrupuleuses, qui distinguent la [op. cit. n. 1], instructif à bien des égards,
est pourtant victime de cette représentation
position ontologique de Dilthey et celle, gnoséologique, du néokantisme de réductrice de ce que furent les discussions
Heidelberg, ne sont pas non plus suffisantes, et qu'elles ne font au mieux épistémologiques sur l'histoire en
Allemagne au début du XXe siècle. Lorsqu'il
que nous conduire au seuil à partir duquel s'ouvrent les questions décisives écrit en effet que "le débat autour du
pour le projet de connaissance des sciences humaines. L'ambiguïté de la modèle déductif dans le monde anglo-saxon
position adoptée par Weber est à cet égard symptomatique. Alors qu'il depuis 1942 occupe en un sens une place
comparable au débat sur la distinction
passe pour le principal représentant de la sociologie "comprehensive", il explication-compréhension en Allemagne
refuse pourtant la bipartition des savoirs (sciences de la nature/sciences de à la charnière du dix-neuvième et ""*
:
"Nous avons appelé 'sciences de la culture' les disciplines qui s'efforcent de connaître 16 L'intitulé complet de cet article, publié
en 1 904, est : "Die Objektivitàt sozialwissen-
la signification culturelle des phénomènes de la vie. La signification de la structure schaftlicher und sozialpolitiscber Erkenntnis"
d'un phénomène culturel et le fondement de cette signification ne se laissent tirer En français "L'objectivité de la
.
d'aucun système de lois, si parfait soit-il, pas plus qu'ils n'y trouvent leur justification connais ance dans les sciences et la politique
:
ou leur intelligibilité, car ils présupposent le rapport des phénomènes culturels à des sociales", in ETS, op. cit. n. 5, p. 1 17-213-
idées de valeur. Le concept de culture est un concept de valeur. La réalité empirique
est culture à nos yeux parce que et tant que nous la rapportons à des idées de valeur.17" 17 ETS, op. cit. n. 5, p. 159.
Ce passage montre combien le refus par Weber d'inscrire la sociologie,
18 On ne peut développer ici la
telle qu'il entendait la pratiquer, dans la catégorie des savoirs déductifs- confrontation entre l'argumentation de Weber
nomologiques, est étroitement lié au questionnement constitutif de concernant la spécificité des sciences de la
l'objet de cette science, comme des sciences de la culture en général. Parce que culture, et les travaux de l'épistémologie
contemporaine. Retenons seulement une
l'intérêt du sociologue va à la spécificité d'une figure historique question, formulée par Weber dans les
déterminée de la culture, la connaissance des régularités et de l'itératif ne peut pages qui suivent le passage de l'"Essai sur
l'objectivité" que nous venons de citer :
avoir pour lui, au mieux, qu'une fonction auxiliaire. On ne peut cependant "Même si nous possédions la connaissance
s'empêcher de penser que Weber mêle ici deux problèmes que l'on a tout la plus complète possible de la totalité des
'lois' du devenir, nous resterions désemparés
intérêt à distinguer. Que le savoir du singulier ne puisse être entièrement devant la question comment une
déduit de lois générales est généralement reconnu par l'épistémologie explication causale d'un fait singulier est -elle
:
effectuée Kant pour les sciences de la nature : mettre à jour les conditions l'appropriation du travail de Dilthey".
transcendantales qui rendent raison de la possibilité de ces sciences et qui L'ouvrage principal auquel Dilthey doit cet
hommage est : »Der Aufbau der geschichtli-
en assurent l'objectivité. La manière dont il conduisit cette démarche a chen Welt in dm Geisteswissenschaften (1911),
connu diverses corrections entre les essais rassemblés dans l'Introduction nous le citons dans l'édition Suhrkamp,
aux sciences de l'esprit et son dernier ouvrage, YAufbau, inachevé et publié 1985. Il en existe une traduction française,
par Sylvie Mesure 'L'édification du monde
à titre posthume en 191 126. Constante est restée cependant chez lui la historique dans les sciences de l'esprit, Paris :
:
conviction que les méthodes et les modes de conceptualisation des sciences Cerf, 1988.
de l'esprit ne peuvent être identiques à ceux des sciences de la nature. De 26 Cf. supra.
ces dernières, il avait une représentation très classique, qui les assignait à
la formulation de lois et à la recherche des causalités. L'objet des sciences
de l'esprit au contraire, dont la matière première consistait en ce qu'il
nommait le vécu (dus Erleben), ne pouvait selon lui être appréhendé avec
les moyens analytiques de l'intellection physicienne. Le vécu se caractéri-
:
subjective des motifs d'un homme (qui parle ou qui agit). Dans le premier cas
nous comprenons ce qui est dit, dans le second nous comprenons le
locuteur (ou l'agent)". Thomas Haussmann, qui fait peu de cas de Weber,
arrive pourtant à une conclusion identique au terme d'une étude
circonstanciée des diverses acceptions du "comprendre" ainsi que des domaines
d'objets à propos desquels il peut être question de "compréhension"
(expressions langagières, actions, manifestations de vécus, événements et états de
fait)33. Au fil de son analyse, la plurivocité supposée du "comprendre" se 33 Thomas Haussmann, Erklàren und
dissout pour laisser place à une seule distinction résiduelle : celle entre Verstehen, op. cit. n. 1, p. 132-148.
"comprendre quelque chose" (etwas verstehen) et "comprendre pourquoi"
{verstehen, warum)34. Comprendre quelque chose : un énoncé, un texte, mais 34 Ibid, p. 186-188.
aussi une action (comprendre une action singulière revient à identifier le
type déterminé sous lequel elle se laisse classer), un état de chose ou un
événement (comprendre l'un ou l'autre signifie ici aussi en identifier le
type, mais encore, et solidairement, l'interpréter). Comprendre pourquoi :
c'est-à-dire être en mesure de donner les raisons qui expliquent que telle
action ait eu lieu ou que tel événement se soit produit.
Il est naturellement possible, à propos d'une expression langagière Selon Dilthey il n'y a pas
(depuis un simple énoncé jusqu'à un texte), de s'interroger sur les raisons dans le monde historique
qui ont conduit son auteur à la formuler ou à l'écrire. Toutefois, ce n'est de causalité au sens des
précisément pas la question qui intéresse la tradition herméneutique, sciences de la nature.
laquelle au contraire, de Dilthey à Ricœur en passant par Gadamer,
concentre son attention sur les conditions de compréhension du dit de
l'énoncé ou du texte. Les tentatives faites par Paul Ricœur, dans un cer-
:
L'ouvrage le plus accompli d'Alfred Schùtz est paru en 1932, sous le
titre : Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt41. Il se voulait, comme 41 Alfred Schùtz, Der sinnhafte Aufbau der
l'indiquait le sous-titre, une "introduction à la sociologie comprehensive", et sozialen Welt, Frankfurt am Main
Suhrkamp, 1974. Il n'existe pas jusqu'à ce
:
prenait son point de départ dans la notion wébérienne de l'action sensée jour de traduction française de cet ouvrage.
{sinnhaftes Handeln), dont il considérait cependant qu'elle n'avait pas été Le lecteur français peut cependant
consulter la belle présentation de l'œuvre et de la
suffisamment approfondie par Weber lui-même. C'est à cet pensée de Schiitz par «Daniel Cefaï
approfondissement, pour lequel il alla chercher une partie de son inspiration chez Phénoménologie et sciences sociales : Alfred
:
Edmond Husserl, que Schùtz a consacré à la fois l'ouvrage en question et Schùtz, naissance d'une anthropologie
philosophique, Genève Droz, 1998.
la plus grande partie de ses travaux ultérieurs. Nous n'abordons pas ici les
:
corrections apportées par Schùtz aux propositions wébériennes, dans la
mesure où elles concernent les modalités du comprendre sociologique, et
tiennent donc pour acquis (comme il en va chez Weber) que l'action
humaine prête à une forme d'intelligibilité spécifique. Seule nous
intéres e en effet la question de cette spécificité, c'est-à-dire de l'usage que l'on
peut éventuellement faire de la distinction expliquer/comprendre pour
fixer le salut scientifique des sciences sociales.
Le passage que nous venons de citer montre que Schùtz, à l'instar de
Weber encore, lie la question de la spécificité des sciences sociales à la
récusation du modèle nomologique-déductif du savoir. L'impossibilité de
traiter des phénomènes du monde social comme on le fait des phénomènes
naturels n'est pas le signe d'un manque, mais au contraire d'un surcroît
d'intelligibilité de leur objet qui permet aux sciences sociales de faire
quelque chose que les sciences de la nature ne peuvent pas faire (ce qui
n'interdit pas qu'elles puissent faire aussi ce que font les sciences de la
nature, ou quelque chose d'analogue). Weber, de même, remarquait
(contre les thuriféraires de la "liberté", entendue comme "imprévisibilité", 42 Cf. WL, op. cit. n. 2, p. 69
de l'action humaine) que la structure intentionnelle constitutive de "L'interprétation' (Deutbarkeit) produit ici un plus
:
l'action humaine autorise à son propos une prévisibilité supérieure à celle qui de 'prévisibilité', en comparaison avec les
procès naturels non 'interprétables'
est accessible dans le cas des événements physiques singuliers42. (deutbar)" , et mon commentaire de ce
Au cours des décennies 1940-1950, un débat s'est noué dans le monde passage dans "Max Weber et la sociologie
anglo-saxon autour des procédures argumentatives de l'histoire, qui comprehensive critique d'un mythe histo-
riographique" ('Études wébériennes, Paris :
:
recoupait pour l'essentiel la question dont nous traitons ici. Dans un article Pur, 2001, p. 155).
William Dray, que "the particular 'because' does not carry its language événements et nous comprenons les actions,
level on its face : this has to be determined by other means52". mais il affirme que nous expliquons les
événements aussi bien que les actions, bien que
ce soit d'une manière différente selon le
cas nous expliquons les événements de
manière causale, nous expliquons les
:
Appendice.
La note suivante est extraite des essais sur "Roscber et Knies", un recueil critique (inachevé) rédigé par
Max Weber entre 1 903 et 1 906, texte séminal pour la "méthodologie" wébérienne. Ce texte n'est pas
encore disponible en français. 63 Le texte se trouve dans les Gesammelte
Aufsàtzefiir Wissenschaftslehre, Tiibingen
Mohr/Siebeck, UTB, 1988.
:
Weber vient d, , évoquer, dans le corps de
i 11 1 article
• i dont
i i • Une traduction de ce esttexteen encours.
français,
nous traduisons par wolf Feuerhahn,
ici une note, la double opposition entre "sciences de la nature et "sciences
de l'esprit" d'une part, entre "sciences nomologiques" et sciences
historiques" d'autre part.
"La première division des sciences {sciences de la nature / sciences de l'esprit] est,
comme l'on sait, celle qu'effectue Dilthey, la seconde [sciences nomologiques /
sciences historiques] celle de Windelband et Rickert, afin d'éclairer la spécificité
logique de l'histoire. C'est une thèse fondamentale de Rickert que la manière dont
les objets 'psychiques' nous sont donnés ne peut pas fonder une différence
es entiel par rapport aux sciences de la nature quant à la manière dont les concepts sont
formés. Le fait que l'opposition des 'vécus' internes aux phénomènes 'externes' n'est
pas une simple différence logique', mais 'ontologique', est le point de départ de
Gottl (après Dilthey), et d'autres. Le point de vue sur lequel repose la suite de cette
étude se rapproche de celui de Rickert dans la mesure où, à mon avis, celui-ci a
tout à fait raison de poser au départ que les états de chose 'psychiques' ou
'mentaux' (quelle que soit la façon dont on veuille délimiter ces concepts plurivoques)
se prêtent en principe tout autant que la nature 'morte' à être saisis dans des
concepts génériques et des lois. Car le faible degré de rigueur accessible et
l'impossibilité de quantifier ne sont pas quelque chose qui soit spécifique aux concepts
ou aux lois qui se rapportent aux objets 'psychiques' ou 'mentaux'. La question est
plutôt seulement de savoir si les formules de validité générale que l'on peut
éventuellement trouver ont une quelconque valeur gnoséologique décisive pour la
compréhension des éléments de la réalité culturelle qui nous importent. — En outre il faut
maintenir que la 'connexion globale originaire' telle qu'elle est vécue dans
l'expérience interne et dont Gottl considère qu'elle exclut l'usage de l'analyse causale
naturaliste et du procédé d'abstraction naturaliste (en vérité, elle ne fait que rendre
cet usage souvent stérile pour la connaissance de ce qui nous importe) s'imposerait
aussi sur le terrain de la nature morte (et non seulement dans le cas des objets
biologiques, auxquels Gottl accorde une position d'exception) pour peu que nous
cherchions à saisir un procès naturel dans sa pleine réalité concrète. Le fait que nous ne
le fassions pas dans le cas des sciences exactes de la nature ne découle pas de la
nature objective de leur donné, mais de la particularité de leur but de connaissance.
Il demeure d'autre part que, tout en acceptant fondamentalement le point de vue
de Rickert, il est indéniable, et Rickert lui-même ne le conteste naturellement pas,
que l'opposition méthodologique sur laquelle il focalise ses considérations n'est pas
la seule et, pour de nombreuses sciences, elle n'est pas même l'opposition
essentielle. En particulier, même si l'on accepte sa thèse selon laquelle les objets de
l'expérience 'externe' et ceux de l'expérience 'interne' nous sont 'donnés'
fondamentalement de la même manière, il reste cependant que, au regard de T'inaccessibilité