Vous êtes sur la page 1sur 19

Espaces Temps

Expliquer/comprendre : relecture d'une controverse


Catherine Colliot-Thélène

Résumé
À différentes reprises depuis la fin du XIXe siècle l'opposition entre explication et compréhension a été proposée pour
caractériser les modalités de connaître respectives des sciences de la nature et des sciences humaines. On déploie ici les
enjeux de cette opposition, différents selon qu'il s'agit des sciences herméneutiques ou des sciences sociales, et l'on invite en
définitive à substituer à l'opposition massive entre sciences de la nature et sciences humaines des comparaisons locales et
différenciées entre les unes et les autres.

Abstract
Since the 19th century, an opposition between explanation and understanding has been put forward various times to define the
knowledge processes of natural sciences and human sciences. The stakes of this opposition are hereby shown to be different
as they are aiming at hermeneutical sciences or social sciences. Therefore, it is suggested to neglect a massive opposition and
to prefer to adopt local and distinctive comparisons between natural sciences and human sciences.

Citer ce document / Cite this document :

Colliot-Thélène Catherine. Expliquer/comprendre : relecture d'une controverse. In: Espaces Temps, 84-86, 2004. L'opération
épistémologique. Réfléchir les sciences sociales. pp. 6-23;

doi : https://doi.org/10.3406/espat.2004.4235

https://www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_2004_num_84_1_4235

Fichier pdf généré le 14/05/2018


Catherine Colliot-Thélène

E x p 1 i q u e r /c< ) m p rc n cl r e :
relecture d'une controverse.

À différentes reprises depuis la fin du XIXe siècle l'opposition entre explication et compréhension a
été proposée pour caractériser les modalités de connaître respectives des sciences de la nature et des
sciences humaines. On déploie ici les enjeux de cette opposition, différents selon qu'il s'agit des
sciences herméneutiques ou des sciences sociales, et l'on invite en définitive à substituer à
l'opposition massive entre sciences de la nature et sciences humaines des comparaisons locales et
dif érenciées entre les unes et les autres.
Since the 1 9'h century, an opposition between explanation and understanding has been put
forward various times to define the knowledge processes of natural sciences and human sciences. The
stakes of this opposition are hereby shown to be different as they are aiming at hermeneutical
sciences or social sciences. Therefore, it is suggested to neglect a massive opposition and to prefer to
adopt local and distinctive comparisons between natural sciences and human sciences.

Catherine Colliot-Thélène est professeur de philosophie à l'Université de Rennes-i,


présentement directrice du Centre Marc Bloch à Berlin.

EspacesTemps 84-85-86/2004, p. 6-23.


Avantde s'interroger sur la pertinence que garde ou ne garde pas, 1 II est impossible, en l'espace d'un article,
en ce début du XXIe siècle, la distinction classique entre d'embrasser l'ensemble de la littérature
consacrée à l'opposition entre expliquer et
"expliquer" et "comprendre", il convient tout d'abord de revenir aux comprendre. On mentionnera ici l'ouvrage
textes dans lesquels elle a pris forme, pour l'essentiel les textes d'un de «Karl-Otto Appel, Die Erklàrenl
Verstehen-Kontroverse in transzendalpragmati-
certain nombre d'auteurs allemands, historiens et sociologues, à l'articulation scher Sicht (Frankfurt 1979, trad, en français
du XIXe et du XXe siècle1. Il n'est certes pas dans mon intention de par Sylvie Mesure, La controverse Expliquer-
Comprendre. Une approche pragmatico-transcen-
répertorier tous ces textes, mais simplement d'attirer l'attention sur les dantale, (Paris Éd. du Cerf, 2000), ainsi
équivoques qui pèsent dès l'origine sur cette distinction. Ces équivoques se que, plus récent, l'ouvrage de «Thomas

:
donnent à lire dans une longue note dans laquelle Max Weber commente Haussmann : Erklâren und Versteben : Zur
Théorie und Pragmatik der Geschichtswis-
les deux couples conceptuels avec lesquels les théoriciens de son époque senschaft, Frankfurt am Main : Suhrkamp,
nommaient la différence entre les sciences exactes et. . . les autres2. Le 1991, qui rend compte de manière à la fois
précise et critique du débat anglo-saxon,
premier couple est bien connu : il s'agit de l'opposition entre "sciences de la ainsi que, à propos du '"Versteben" , de la
nature" et "sciences de l'esprit", mentionnée encore et toujours dans les position de Gadamer, et qui présente en
ouvrages d'histoire des sciences sociales comme la bipartition outre l'originalité de comporter une "étude
de cas" (une analyse du fonctionnement de
caractéristique de la pensée allemande du début du XXe siècle. Le second couple, l'explication et de la compréhension dans
souvent ignoré dans les présentations trop simplificatrices, est celui entre deux ouvrages d'historiens allemands
contemporains, le Kaiserreich de Hans-
sciences nomologiques et sciences historiques : Weber cite Wilhelm Ulrich Wehler et la Deutsche Geschichte des
Windelband et Heinrich Rickert, c'est-à-dire ces auteurs que l'on 19. und 20. Jahrhunderts de Golo Mann).
On trouvera un certain nombre de textes
rassemble sous la dénomination du "néokantisme de Heidelberg"3. Derrière fondamentaux de la discussion relative à
cette querelle sémantique relative aux dénominations des grandes l'explication historienne qui a eu lieu dans
catégories de sciences se trouve, comme Weber le rappelle, une divergence de le monde anglo-saxon au cours des années
1940-1950 dans le recueil publié par
nature épistémologique sur ce qui fonde la spécificité des sciences de •Patrick Gardiner, sous le titre Theories of
l'homme. Les uns (Wilhelm Dilthey notamment) assoient cette History (New York : The Free Press, 1959).
En français, on peut se rapporter à la lecture
spécificité à un niveau "ontologique", en ce sens qu'elle résiderait dans la que Paul Ricoeur propose de ces textes dans
différence du mode de donation des objets respectifs des deux catégories de le premier volume de 'Temps et Récit (Paris :
sciences. Ceux-là jouent de l'opposition entre "vécus" "internes" Le Seuil, 1983), au chapitre intitulé :
"L'éclatement du modèle nomologique" (p.
("psychiques" ou "mentaux") et les phénomènes physiques "externes", et posent 173-202). On lira aussi, dans le même
que les premiers échappent par essence à l'abstraction conceptualisante volume, les analyses que Ricoeur consacre à
l'intentionnalité historique (p. 247-269),
ainsi qu'à l'énoncé de lois4. Les autres, parmi lesquels Rickert, contestent qui incluent une interprétation (sous la
au contraire que les phénomènes dont traitent les sciences humaines nous conduite de Raymond Aron) des positions
de Max Weber concernant l'imputation
soient donnés d'autre manière que ceux dont traitent les sciences de la causale singulière. De Ricoeur encore, on
nature. Selon ces auteurs, il est bien un dualisme fondamental qui consultera l'essai intitulé : "Expliquer et
comprendre", dans «D# texte à l'action,
traverse le champ des sciences. Toutefois ce dualisme n'a rien à voir avec la Essais d'herméneutique II, Paris : Le Seuil,
nature de leurs objets, mais il dépend uniquement de l'intention gnoséolo- 1986, p. 161-182, utilement complété par
gique, qui vise, selon les cas, le général ou le particulier. Il est possible que les deux essais qui l'encadrent : "Qu'est-ce
qu'un texte ?" (p. 137-159) et : "Le modèle
les sciences de la nature s'offrent en majorité comme des sciences du texte l'action sensée considérée comme
un texte" (p. 183-211). On se rapportera
:

nomologiques (c'est-à-dire des sciences du général), et que les sciences humaines enfin à l'excellente synthèse d' «Alain Boyer,
aient plus souvent le caractère de sciences du singulier. Mais, en principe L'explication en histoire, Lille : Presses
du moins, il est des savoirs nomologiques concernant la socialite et Universitaires de Lille, 1992, très informée
sur le débat anglo-saxon, plus expéditive
l'histoire des hommes, comme il est des savoirs "historiques" des phénomènes sur les auteurs allemands du début du XXe
naturels, le qualificatif "historique" (historisch) s'entendant ici, non au sens siècle.
usuel aujourd'hui (qui le réserve à certains types de phénomènes, liés à la
socialite humaine), mais au sens logique, que l'on rencontre par exemple 2 On trouvera en appendice à cet article
une traduction de cette note extraite
chez Hegel et qui est encore attesté (quoique probablement rare) à d'un article écrit en 1903, lequel constitue
l'époque de Weber5. la première partie du texte connu sous
Les deux écoles s'accordent donc à reconnaître une dualité le titre : "Roscher und Knies und die
logischen Problème der historischen
fondamentale du champ des sciences, mais les uns la situent à un niveau ontologique, Nationalôkonomie" in «Max Weber,
les autres à un niveau strictement gnoséologique. Le second point de vue Gesammelte Aufsatze fiir Wissenschaftslehre,
Tubingen : Mohr/Siebeck, UTB, 1988
implique la prise en compte de l'intention de connaissance, c'est-à-dire de [désormais WL\.

Expliquer!comprendre : relecture d'une controverse.


la différence des formes que peut revêtir la demande d'intelligibilité que le 3 Ou "école de Bade". Les textes classiques
dans lesquels ces deux auteurs proposent la
savant formule à l'égard de ses objets. Ce point de vue n'exclut pas d'ailleurs, distinction entre sciences nomologiques et
comme on vient de le suggérer, que les sciences de la nature, en général, sciences idiographiques sont, de Wilhelm
Wïndelband : Geschichte und
soient du genre nomologique, et les sciences de l'homme plutôt portées au Naturwissenschaft (1894) ; de Heinrich
genre "historique". Il exclut en revanche de rapporter cette différence Rickert Die Grenzen der naturwissenschaft-
licben Begriffsbildung. Eine logische Einleitung

:
factuelle (propre à une figure historique particulière de la culture scientifique6) in die historischen Wissenschaften
à une résistance intrinsèque des faits humains à la quantification ou à la sub- (1896/1902).
somption sous des lois. Forçant un peu le trait, on dira que si les sciences de 4 Weber ne discute pas directement des
l'homme se soucient peu d'établir des lois (ce qui, au demeurant, varie d'une thèses de Dilthey (dont il ne mentionne
science à l'autre), ce n'est pas parce qu'elles ne peuvent le faire, en vertu de que ÏEinleitung in die Geisteswissenschaften,
cf. n. 31), mais celles de deux auteurs qui
la nature de leurs objets, mais parce qu'elles n'en voient pas l'intérêt. La défendaient des positions voisines
Friedrich von Gottl-Ottlilienfeld, Die

:
question, écrit Weber, est de savoir "si les formules de validité générale que Herrschaft des Wortes (Jena 1901) et Hugo
l'on peut éventuellement trouver ont une quelconque valeur gnoséologique Miinsterberg, Grundziige der Psychologie
décisive pour la compréhension des éléments de la réalité culturelle qui nous (Leipzig, 1890). Une partie de ses
arguments critiques ne peuvent de ce fait
importent"7. Avec le même argument, Weber met en doute l'utilité que s'appliquer à Dilthey lui-même (du moins le
pourrait présenter une science fondatrice pour l'ensemble des sciences de la Dilthey de YAufbau), notamment la
critique de l'insuffisance l'opposition
culture, quelle qu'en soit la forme. À supposer, remarque-t-il, que l'on psychique/physique, que l'on trouve
parvienne à ramener tous les phénomènes observables dans le monde humain, également dans YAufbau.
voire toutes les connexions causales imaginables, à des facteurs ou à des lois 5 Cf. Max Weber "Études critiques", in
ultimes (que ce soit par la voie d'une psychologie ou d'une autre discipline), •Essais sur la théorie de la science, Paris
Pion, 1965 [désormais ETS], p. 294, n. 1

:
en quoi ce résultat nous apporterait-il quelque chose "pour la connaissance "La catégorie de T'historique' est prise ici

:
du monde de la culture donné historiquement ou même pour celle d'un comme un concept logique et non comme
quelconque phénomène particulier, par exemple celle du développement et un
spécialitconcept
é." technique propre à une
de la signification culturelle du capitalisme ?"8
6 II s'agit de cette représentation de la
tâche dévolue à la science que Weber
nommait "monisme naturaliste", dont il datait
Sciences de l'esprit/sciences de la nature : l'apparition au XVIIIe siècle, et qui se
résumait selon lui à la conviction qu'"il serait
une distinction ontologique ou gnoséologique. possible de parvenir, par la voie de
l'abstraction généralisante et de l'analyse de
l'empirique orientée vers les connexions
Nous allons revenir à l'instant sur la nature du questionnement que régies par des lois, à une connaissance
Weber considère comme caractéristique des sciences historiques. On purement 'objective', ce qui veut dire ici
détachée de toute valeur, et en même temps
remarquera simplement ici que l'insistance sur la compréhension (Verstàndnis) de la absolument rationnelle, ce qui veut dire
signification culturelle n'implique aucunement que Weber prenne le parti de une connaissance moniste de toute la réalité
ceux qui postulent une hétérogénéité fondamentale entre les deux et débarrassée de toute 'contingence'
particulière, sous l'aspect d'une système de
modalités cognitives de l'"expliquer" et du "comprendre". L'affirmation de cette concepts ayant une validité métaphysique
hétérogénéité est le fait des partisans de la distinction ontologique des et une forme mathématique". (ETS, op. cit.
n. 5, p. 173, trad, modifiée). En vérité, il
savoirs, et Weber opte au contraire pour la distinction gnoséologique. Ce est probable que seule l'astronomie telle
que ne dit pas la note ici commentée, et qui ressort de la lecture des essais qu'elle a été développée à partir de Newton
par d'Alembert, Euler, Lagrange, puis
dont elle est tirée, est que la raison fondamentale pour laquelle Weber se systématisée par Laplace, a jamais
méfie de la distinction ontologique tient à ce qu'elle recouvre, selon lui, la effectivement correspondu à ce modèle. C'est elle
volonté de soustraire les "sciences de l'esprit" aux contraintes de qui inspira le programme fort du
déterminisme, en vertu duquel le scientifique, à
l'objectivité scientifique9. Une grande part de l'argumentation qu'il déploie contre les l'aide d'un appareil mathématique, pouvait
auteurs concernés (Hugo Miinsterberg en particulier) consiste par espérer déduire de façon univoque et
précise toutes les propriétés d'un système, tant
conséquent à défendre la possibilité de conceptualiser, et plus encore, de au futur qu'au passé, une fois connues
produire une explication causale de phénomènes impliquant l'agir humain. Les quelques propriétés clés d'un état donné de
ce système. Cf. «Gerd Gigerenzer et al.,
sciences humaines visent selon lui, tout autant que les sciences de la The Empire of Chance, Cambridge
nature, à expliquer les phénomènes qui constituent leur domaine de recherche. Cambridge University Press, 1989,
:

Le statut de ces sciences n'est pourtant pas définitivement fixé par là. Le p. 113-114.
choix de la catégorisation des savoirs en fonction du critère gnoséologique 7 Cf. infra, Appendice...
permet certes d'assigner sans hésiter sa place à l'histoire, communément 8 ETS, op. cit. n. 5, p. 157.

L'opération épistémologique. Réfléchir les sciences sociale


considérée comme une science du singulier et à laquelle, pour cette raison 9 Caractéristique, par exemple, ce passage
du second essai dans lequel, évoquant un
précisément, le statut de science est parfois dénié, en vertu d'une norme du certain nombre d'éléments sur lesquels
scientifique remontant à Aristote10. Mais qu'en est-il de la sociologie ? À la Hugo Munsterberg appuie l'originalité des
sciences de l'esprit (le tait que l'action
même époque, Emile Durkheim donne comme but à celle-ci la formulation volontaire est indécomposable, qu'elle constitue
de lois, et il fait même de cet objectif, à l'instar d'Auguste Comte, la une unité téléologique,. .), il conclut : "à
lui seul, ce fait ne suffit certainement pas

.
condition de son accès au rang de science. En admettant que la distinction gno- pour rayer cette discipline du cercle des
séologique des disciplines soit plus pertinente que la distinction sciences 'objectivantes'" WL, p. 78.
ontologique, il ne va pas pour autant de soi que les sciences sociales ne puissent être 10 Ainsi, avec beaucoup d'autres,
des sciences nomologiques. Weber pourtant postule la parenté de la Durkheim, comme il ressort par exemple
sociologie et de l'histoire en raison de la nature de leur questionnement, qui vise, de son compte rendu, paru en 1903 dans
l'Anne sociologique, d'un numéro de la
selon ses termes, la signification culturelle {Kulturbedeutung) des phénomènes Rivista italiana di sociologia : "L'histoire ne
analysés. Les sciences historiques (catégorie sous laquelle il inclut peut être une science qu'à la condition de
généralement la sociologie) sont des sciences de la culture (Kulturwissenschafteri). s'élever au-dessus de l'individuel ; il est
vrai qu'alors elle cesse d'être elle-même
Insistons sur ce point : si Weber se refuse à inscrire la sociologie et les pour devenir une branche de la sociologie".
sciences sociales en général dans la catégorie des savoirs nomologiques, ce •Emile Durkheim, Textes 1 , Paris : Éd. de
Minuit, 1975, p. 196.
n'est pas parce que ces sciences sont ignorantes de toute forme de loi, mais
parce que l'intérêt ultime qui commande leur recherche et leurs
questionnements, pour autant qu'elles sont des sciences de la culture, va selon lui à des
configurations historiques "individuelles".
La note que nous commentons se poursuit cependant en introduisant
une réserve qui menace la cohérence du point de vue "gnoséologique"
auquel Weber a tout d'abord donné son assentiment. Tout en acceptant
sur le fond la position de Rickert, nous dit-il, on ne niera pas pourtant que
"le déroulement de l'action humaine, ainsi que des manifestations
humaines, quelles qu'elles soient" est accessible à un type d'intelligibilité
spécifique qui n'existe pas pour d'autres objets (entendons ceux dont
traitent les sciences de la nature), sinon sur le terrain de la métaphysique.
Cette intelligibilité, il la nomme sinnvolle Deutung, l'interprétation selon
le sens. Nous la retrouverons au tout début des "Catégories de la
sociologie" sous la forme du deutend verstehen, du "comprendre par interprétation"
(si l'on respecte la traduction française de ce passage)11, ou plus 1 1 «Max Weber, Économie et Société, Paris
Pion 1971, p. 4 : "Nous appelons

:
commodément, de l'interprétation comprehensive. La possibilité de mettre en sociologie [. .] une science qui se propose de
œuvre ce type d'intelligibilité, dans le cas des phénomènes humains et comprendre par interprétation l'activité
.

uniquement dans leur cas, est l'élément spécifique qui justifie, "malgré les sociale et par là d'expliquer causalement
son déroulement et ses effets".
réticences de Rickert", de faire un sort à part aux sciences qui y ont recours
et de les classer dans une catégorie commune qui pourrait éventuellement
être désignée sous le nom de "sciences de l'esprit"12. 12 Cf. infra, Appendice.
De cette note et du commentaire que nous venons d'en faire, quelques
conclusions se laissent tirer. La première est que la vulgate qui réduit la
méthodologie de la sociologie allemande du début du XXe siècle à
l'opposition entre sciences de la nature et sciences de l'esprit, corollaire de la
distinction entre expliquer et comprendre, est à l'évidence caricaturale13. La 1 3 II me semble que le livre d'Alain Boyer
seconde est que les présentations plus scrupuleuses, qui distinguent la [op. cit. n. 1], instructif à bien des égards,
est pourtant victime de cette représentation
position ontologique de Dilthey et celle, gnoséologique, du néokantisme de réductrice de ce que furent les discussions
Heidelberg, ne sont pas non plus suffisantes, et qu'elles ne font au mieux épistémologiques sur l'histoire en
Allemagne au début du XXe siècle. Lorsqu'il
que nous conduire au seuil à partir duquel s'ouvrent les questions décisives écrit en effet que "le débat autour du
pour le projet de connaissance des sciences humaines. L'ambiguïté de la modèle déductif dans le monde anglo-saxon
position adoptée par Weber est à cet égard symptomatique. Alors qu'il depuis 1942 occupe en un sens une place
comparable au débat sur la distinction
passe pour le principal représentant de la sociologie "comprehensive", il explication-compréhension en Allemagne
refuse pourtant la bipartition des savoirs (sciences de la nature/sciences de à la charnière du dix-neuvième et ""*

Expliquer/comprendre : relecture d'une controverse.


l'esprit) à laquelle nous sommes habitués à rattacher la distinction — > du vingtième siècle" et que dans la
foulée il cite les "idéalistes" (dont Dilthey) et
expliquer/comprendre. Ce refus est lié à sa méfiance envers les risques de dérive les "positivistes" (p. 35-36), il méconnaît le
irrationaliste impliqués selon lui dans une position qui réserverait fait que pour les véritables défenseurs des
"sciences de l'esprit" (Dilthey, précisément,
l'explication causale aux sciences de la nature et la proscrirait dans le cas des après Droysen), le cœur du débat ne
sciences de l'humain. Pourtant, malgré cette adhésion liminaire à la concernait pas l'universalité du modèle nomolo-
position gnoséologique, il relativise cette position en faisant droit à une gique de l'explication, mais l'impossibilité
de ramener les procédures d'interprétation
différence qu'il est difficile de ne pas considérer comme "ontologique", au sens du sens objectivé à l'explication, quelle qu'en
qu'il donne à ce terme quand il l'utilise s'agissant de Dilthey. Car si soit la forme. De leur point de vue, aucun
assouplissement du modèle nomologique ne
l'action et les diverses manifestations humaines sont accessibles à une forme pouvait résorber la différence entre sciences
d'interprétation interdite pour tout autre objet, n'est-ce pas parce que leur de l'esprit et sciences de la nature.
mode de donation présente des particularités distinctives ? Ainsi récupè-
re-t-il en définitive l'expression "sciences de l'esprit", qu'il entend certes en
un sens différent de celui qu'elle avait chez un Dilthey ou un Mûnsterberg,
mais qui implique néanmoins que ces sciences doivent leur statut
spécifique (nonobstant l'indifférenciation entre la nature et l'humain au regard
du quantitatif et de la loi) à la constitution ontologique de leur objet.
"Sciences historiques", "sciences empiriques de l'action"14 : Weber 14 Lorsqu'il endosse les positions du
emploie plus volontiers la dénomination "sciences de la culture" néokantisme de Heidelberg, Weber parle
souvent des "sciences historiques", dans
(Kulturwissenschaften). L'expression est aujourd'hui banalisée par les usages lesquelles il englobe la sociologie. Ailleurs, il
multiples qui en sont faits, marqués par les traditions de cultures parle des "sciences empiriques de
l'activité" ("die empirischen Wissenschaften des
scientifiques nationales très différentes les unes des autres15. Sous la plume de Handelns"), catégorie sous laquelle il range
Weber, le choix de cette dénomination est une manière de se situer dans ici aussi l'histoire et la sociologie, mais
les débats épistémologiques de son époque en revendiquant, sur un point dans la perspective de leur différenciation
par rapport aux sciences "dogmatiques"
essentiel, la filiation du néokantisme de Heidelberg. Le plus célèbre des que sont selon lui la théorie du droit, la
textes méthodologiques de Weber, YObjektivitàtsaufsaz, déclaration Logique, l'Esthétique et l'Éthique (cf.
Économie et Société, op. cit. n. 1 1, p. 4).
programmatique de la revue Archivfiïr Sozialwissenschaft und Sozialpolitik mais
qui est entièrement de la main de Weber et peut être considérée comme 1 5 Les Cultural Studies anglo-saxonnes ont
de tout autres origines et un tout autre
une caractérisation de son propre projet scientifique16, déploie une contenu que les Kulturwissenschaften de la
sémantique articulant les termes et expressions culture {Kultur), signification tradition allemande. Sur les secondes, voir
culturelle (Kulturbedeutung), science de la culture (Kulturwissenschaft) et notamment #Ute Daniel, Kompendium
Kulturgeschichte, Frankfurt am Main
valeur (Wert) d'une manière directement inspirée de Rickert : Suhrkamp Verlag, 2001.

:
"Nous avons appelé 'sciences de la culture' les disciplines qui s'efforcent de connaître 16 L'intitulé complet de cet article, publié
en 1 904, est : "Die Objektivitàt sozialwissen-
la signification culturelle des phénomènes de la vie. La signification de la structure schaftlicher und sozialpolitiscber Erkenntnis"
d'un phénomène culturel et le fondement de cette signification ne se laissent tirer En français "L'objectivité de la

.
d'aucun système de lois, si parfait soit-il, pas plus qu'ils n'y trouvent leur justification connais ance dans les sciences et la politique
:

ou leur intelligibilité, car ils présupposent le rapport des phénomènes culturels à des sociales", in ETS, op. cit. n. 5, p. 1 17-213-
idées de valeur. Le concept de culture est un concept de valeur. La réalité empirique
est culture à nos yeux parce que et tant que nous la rapportons à des idées de valeur.17" 17 ETS, op. cit. n. 5, p. 159.
Ce passage montre combien le refus par Weber d'inscrire la sociologie,
18 On ne peut développer ici la
telle qu'il entendait la pratiquer, dans la catégorie des savoirs déductifs- confrontation entre l'argumentation de Weber
nomologiques, est étroitement lié au questionnement constitutif de concernant la spécificité des sciences de la
l'objet de cette science, comme des sciences de la culture en général. Parce que culture, et les travaux de l'épistémologie
contemporaine. Retenons seulement une
l'intérêt du sociologue va à la spécificité d'une figure historique question, formulée par Weber dans les
déterminée de la culture, la connaissance des régularités et de l'itératif ne peut pages qui suivent le passage de l'"Essai sur
l'objectivité" que nous venons de citer :
avoir pour lui, au mieux, qu'une fonction auxiliaire. On ne peut cependant "Même si nous possédions la connaissance
s'empêcher de penser que Weber mêle ici deux problèmes que l'on a tout la plus complète possible de la totalité des
'lois' du devenir, nous resterions désemparés
intérêt à distinguer. Que le savoir du singulier ne puisse être entièrement devant la question comment une
déduit de lois générales est généralement reconnu par l'épistémologie explication causale d'un fait singulier est -elle
:

possible en général ?" (ETS, op. cit. n. 5,


contemporaine, et cela ne peut donc être considéré comme une p. 162) La question est pertinente, mais
caractéristique distinctive des sciences de la culture18. Que les sciences de la cultu- nombre de spécialistes des sciences —♦

10 L'opération épistémologique. Réfléchir les sciences sociales


re doivent nécessairement se donner pour objectif la connaissance du — + de la nature partageraient ce désarroi :
il tient en effet à ce que l'identification du
singulier (les "individualités historiques") est en revanche une décision qui "fait singulier" est toujours fonction d'une
donne à la sociologie de Weber sa coloration particulière, en l'inscrivant question qui commande les traits retenus
dans la description que l'on en fait, et par
dans la proximité de l'histoire : la sociologie et l'ethnologie françaises se conséquent le type d'explication que l'on
sont constituées sur des prémisses radicalement opposées. En d'autres recherche. On suivra ici Bas C. van Fraassen
selon lequel même un être omniscient
termes les sciences de la culture ne sont pas seules à mettre en question disposant d'une description achevée du "fait à
l'universalité de la conception nomologique du savoir (comme Rickert et expliquer" et d'une connaissance complète
Weber lui-même l'avaient au demeurant bien perçu), et, à l'inverse, tout des conditions de sa production ne pourrait
pourtant en proposer une explication, dans
ce que le XXe siècle a produit en matière de "sciences de la culture" n'est la mesure où ses "why-questions" sont tout
pas entièrement ordonné à la connaissance du spécifique. aussi "context-dependent" que les nôtres ('The
Scientific Image, Oxford : Clarendon Press,
Si enfin, suivant les indications de la note qui sert de point de départ 1985, p. 130, cité d'après Thomas
à notre réflexion, l'on considère que ces sciences, baptisées sciences de la Haussmann, Erklaren und Verstehen, op. cit.
culture parce que la définition de leur objet est suspendue à une n. 1, p. 48-49)- La détermination des traits
pertinents de ïexplanandum et la limitation
assignation d'intérêt originelle constitutive de leur champ d'investigation, n'en corrélative du champ des conditions
sont pas moins des sciences "de l'esprit" (dans la mesure où elles traitent causales prises en considération sont des
caractéristiques communes à toute explication, à
de manifestations humaines et qu'elles peuvent à ce titre mettre en œuvre l'explication ordinaire comme à
des procédures intelligibles qui sont inadaptées dans le cas des sciences de l'explication scientifique.
la nature), l'on prend la mesure de la complexité des problèmes impliqués
dans le choix de la dénomination des sciences humaines. La distinction
entre l'expliquer et le comprendre n'était qu'un des éléments en débat, et Si les sciences de l'homme
le fait qu'elle ait été inextricablement entrelacée avec une série d'autres se soucient peu d'établir
questions tout aussi décisives pour la définition du projet de connaissance des lois, ce n'est pas parce
de ces sciences n'a pas contribué à sa clarté. Abandonnant ici le qu'elles ne peuvent pas le
commentaire de la note de Max Weber, nous allons tenter de débrouiller quelques faire, mais parce qu'elles
fils du nœud de problèmes sur lesquels cette note attirait l'attention. n'en voient pas l'intérêt.

Sciences herméneutiques/sciences historiques.

La justification ontologique de cette opposition, à la Dilthey, trouve


son origine dans YHistorik de l'historien allemand Johann Gustav
Droysen19. Dans les cours professés successivement à Iéna puis à Berlin, 19 Johann Gustav Droysen (1808-1884).
entre 1857 et 1882, Droysen s'était efforcé de systématiser les fondements On se référera à l'édition de ï'Historik par
Peter Ley (Stuttgart-Bad-Cannstatt :
de la science de l'histoire en caractérisant à la fois ses objets et ses Fromann-Holzboog 1977). L'ouvrage
procédures méthodologiques. Il y passait en revue les quatre moments qui rassemble plusieurs versions successives de ce
qui était un cours, que Droysen a enseigné
interviennent selon lui dans l'élaboration du savoir historique, à savoir : de 1857 à 1882. Il existe depuis peu une
l'heuristique, la critique des sources, l'interprétation et l'exposition. C'est en traduction française de la version la plus
traitant du troisième moment, l'interprétation, qu'il formulait son refus tardive (1882), par les soins d'Alexandre
Escudier, sous le titre : 'Précis de théorie de
du paradigme de l'explication causale : "La recherche historique n'a pas l'histoire, Éd. du Cerf : Paris, 2002.
pour ambition d'expliquer, c'est-à-dire de déduire comme nécessaires —
tels de purs effets et développements subséquents — l'ultérieur de
l'antérieur, les phénomènes des lois qui les régissent20". Il avait auparavant 20 Johann Gustav Droysen, Historik,
distingué trois méthodes scientifiques possibles, supposées couvrir la totalité op. cit. n. 19, p. 421.
du champ du connaître, en rapportant ces différences de modalités cogni-
tives à la fois à la nature des objets en même temps qu'à celle de la pensée.
C'est dans le paragraphe consacré à ces distinctions qu'il mentionnait pour
la première fois, à l'intérieur d'une typologie tripartite, la dualité de
l'expliquer et du comprendre : "Compte tenu des objets étudiés comme de la
nature de la pensée humaine, les trois méthodes scientifiques praticables
sont : la méthode spéculative (philosophique ou bien théologique), la

Expliquer! comprendre : relecture d'une controverse. 11


méthode physique et la méthode historique. Leur essence est de connaître
(erkennen), expliquer (erkldren) et comprendre (versteben)21" . On laissera ici 21 Ibid., p. 424.
de côté la méthode spéculative (dont la caractérisation importe à Droysen
dans la mesure où il s'agit pour lui, comme pour Jacob Burckhardt à la Les sciences historiques
même époque, d'affirmer l'indépendance de la science historique par sont pour Weber des
rapport aux ambitions constructivistes de la philosophie de l'histoire), pour sciences de la culture
s'arrêter uniquement à la différence de l'expliquer et du comprendre : ces (Kulturwissenschaften).
deux termes désignent respectivement la méthode (physique) des sciences
de la nature et celle (historique) de sciences de l'esprit. L'enjeu de cette
distinction des méthodes apparaît particulièrement clairement dans le
compte rendu que Droysen a consacré à YHistory of civilisation de l'historien
anglais Henry Thomas Buckle22. Sous le titre : "L'élévation de l'histoire au 22 Ibid, p. 451-469.
rang de science", Droysen contestait en son principe la démarche de
Buckle, laquelle consistait à calquer la méthode de l'histoire sur celle
(supposée homogène) des sciences de la nature en reconduisant les faits La vulgate qui réduit
historiques à des lois générales. Il dénonçait dans ce transfert de méthode une la méthodologie
faute commise à l'égard des principes mêmes de l'empirisme, dans la de la sociologie allemande
mesure où celui-ci enjoint de conformer la méthode à la constitution du début du xixe siècle à
spécifique de l'objet étudié. L'histoire doit par conséquent, et à rebours de ce l'opposition entre sciences
que Buckle proposait, ajuster son mode de connaissance au domaine de l'esprit et sciences de
d'investigation qui lui est propre. Droysen désigne ce domaine d'investigation la nature, corollaire
sous le nom de "monde éthique", lequel englobe "tout ce qui est accessible de la distinction entre
à notre compréhension, depuis la plus petite histoire d'amour jusqu'aux expliquer et comprendre,
grandes actions de l'État, depuis le travail mental solitaire du poète ou du est caricaturale.
penseur jusqu'aux combinaisons immenses du commerce mondial ou à la
lutte riche d'enseignement du paupérisme23". Nous comprenons tout cela 23 Ibid., p. 461.
dans la mesure où nous l'appréhendons comme le produit d'un devenir,
c'est-à-dire d'une tradition dans laquelle nous nous inscrivons nous-même.
En d'autres termes, le "monde éthique" est un autre nom pour ce que
l'allemand nomme la Bildung (culture), dont Droysen résume le sens à travers
un aphorisme emprunté à Goethe : "Ce que tu as hérité de tes ancêtres,
acquiers-le, pour le posséder24". 24 Ibid., p. 460.
Droysen est jusqu'à ce jour très peu connu du public français. Il n'en
va pas de même de Dilthey, avant tout parce que quelques remarques de
Martin Heidegger dans Sein und Zeit en ont fait le précurseur de la
philosophie herméneutique du XXe siècle25. L'ambition de Dilthey était de 25 Cf. Martin Heidegger, Sein und Zeit,
réaliser pour les sciences de l'esprit une démarche comparable à celle qu'avait §77 "L'explicitation du problème de
l'histoire qui est ici effectuée est née de
:

effectuée Kant pour les sciences de la nature : mettre à jour les conditions l'appropriation du travail de Dilthey".
transcendantales qui rendent raison de la possibilité de ces sciences et qui L'ouvrage principal auquel Dilthey doit cet
hommage est : »Der Aufbau der geschichtli-
en assurent l'objectivité. La manière dont il conduisit cette démarche a chen Welt in dm Geisteswissenschaften (1911),
connu diverses corrections entre les essais rassemblés dans l'Introduction nous le citons dans l'édition Suhrkamp,
aux sciences de l'esprit et son dernier ouvrage, YAufbau, inachevé et publié 1985. Il en existe une traduction française,
par Sylvie Mesure 'L'édification du monde
à titre posthume en 191 126. Constante est restée cependant chez lui la historique dans les sciences de l'esprit, Paris :
:

conviction que les méthodes et les modes de conceptualisation des sciences Cerf, 1988.
de l'esprit ne peuvent être identiques à ceux des sciences de la nature. De 26 Cf. supra.
ces dernières, il avait une représentation très classique, qui les assignait à
la formulation de lois et à la recherche des causalités. L'objet des sciences
de l'esprit au contraire, dont la matière première consistait en ce qu'il
nommait le vécu (dus Erleben), ne pouvait selon lui être appréhendé avec
les moyens analytiques de l'intellection physicienne. Le vécu se caractéri-

12 L'opération épistémologique. Réfléchir les sciences sociales


se en effet par une connexion (Zusammenbang) immanente Parce que l'intérêt
indécomposable, et par conséquent inexplicable, si expliquer signifie ramener un du sociologue va
phénomène aux éléments dont il se compose et aux lois qui président à à la spécificité d'une figure
cette composition. Cette structure originale (le Zusammenhang) se historique déterminée,
retrouve à tous les niveaux de l'objectivation du vécu, depuis la forme la plus la connaissance
élémentaire d'un vécu singulier (ein Erlebnis), en passant par des régularités et
l'autobiographie individuelle, puis par toutes les formes de commerce entre les de l'itératif ne peut avoir
hommes et les institutions (juridiques et politiques notamment) dans pour lui qu'une fonction
lesquelles elles se concrétisent, en incluant l'art, la religion, la science et la auxiliaire.
philosophie, jusqu'à la "connexion universelle" qui donne son unité à
l'histoire des hommes en général. Et c'est à cette structure que s'ajuste la
modalité cognitive du comprendre (que Dilthey illustre souvent par
l'expérience esthétique) dans laquelle "la vie saisit la vie27". La vie (il s'agit 27 Aufbau, op. cit. n. 25, p. 164.
bien entendu de la vie de l'esprit) introduit une césure radicale dans la
continuité des êtres. Avec elle "nous quittons le monde des phénomènes
physiques et nous pénétrons dans le royaume de la réalité spirituelle28", de 28 Ibid., p. 241.
telle sorte qu'aucune opération n'est concevable qui permettrait de
relativiser cette césure et qu'aucune transition ni aucun transfert ne sont
possibles entre les sciences de la nature et les sciences de l'esprit. "Dans les
sciences de l'esprit, les catégories réelles ne sont nulle part les mêmes que
dans les sciences de la nature. [...] Aucune catégorie réelle ne peut
prétendre avoir pour les sciences de l'esprit la validité qu'elle a dans les
sciences de la nature. [. . .] Dans le monde historique, il n'y a pas de
causalité au sens des sciences de la nature, car ce type de cause implique
qu'el e produise ses effets de façon nécessaire en vertu de lois ; l'histoire ne
connaît rien d'autre que les rapports de l'agir et du pâtir, de l'action et de
la réaction29". 29 Ibid., p. 242-243.
On s'étonnera que les commentateurs qui invoquent Dilthey dans le
cadre d'une réflexion consacrée aux sciences sociales ne soient pas allés
regarder en quoi consistent les Geisteswissenscbaften dont il cherchait à
établir la fondation. Pour une part, la confusion qui règne souvent dans les
discussions relatives aux modalités cognitives des sciences humaines est
imputable à cette omission. Lisons les premières pages de VAufbau : au
cours du XIXe siècle se sont constituées un certain nombre de sciences
nouvelles, "liées entre elles par la communauté de leur objet", et qui, en vertu La justification ontologique
même de cet objet, ne peuvent être soumises au régime ordinaire de la de l'opposition expliquer /
scientifîcité, fixé jusqu'à présent par les sciences de la nature. Quelles comprendre a été avancée
sont-elles ? Dilthey énumère : l'histoire, l'économie politique par l'historien Droysen
(Nationalokonomie), les sciences du droit et de l'État, la science des avant que Dilthey ne
religions, l'étude de la littérature et de la création poétique, de l'architecture la reprenne.
et de la musique, des conceptions du monde et des systèmes
philosophiques, enfin la psychologie30. Force est de constater : nous rangerions 30 Ibid., p. 89.
peut-être certaines de ces disciplines dans ce que nous nommons 31 Dans son introduction à l'édition de
aujourd'hui les sciences sociales, mais certainement pas toutes. Et si nous allions VAufbau publiée chez Suhrkamp, op. cit.
regarder de près quelle allure avaient l'économie politique, les sciences du n. 25, Manfred Riedel remarquait que le
dualisme sciences de la nature/sciences de
droit et de l'État ou l'histoire (dont le statut par rapport aux sciences l'esprit ne joue pratiquement plus aucun
sociales est jusqu'à nos jours discuté) auxquelles Dilthey fait référence, il rôle dans la confrontation contemporaine
n'est pas même sûr que nous trouvions ne serait-ce qu'un cas de entre philosophie herméneutique et
philosophie analytique, et que ce dualisme (ou
recoupement possible entre les "sciences de l'esprit" de l'Allemagne du début du une scission qui s'en rapproche) passe
XXe et ce que nous nommons aujourd'hui sciences sociales31. L'inventaire maintenant à l'intérieur des sciences — ►

Expliquer/comprendre : relecture d'une controverse. 13


comparé des discours à propos desquels nous posons, à différentes époques, —* de l'esprit elles-mêmes : les sciences
historico-philologiques traditionnelles sont
la question de leur statut scientifique ainsi que celle des modalités de désormais confrontées à un nouveau
constitution du savoir qu'ils proposent, peut paraître un exercice groupe, les sciences sociales, lesquelles
cherchent à se configurer sur le modèle des
fastidieux. Mais ne perdrions-nous pas notre temps, en nous interrogeant sur sciences de la nature. Cette remarque est
la pertinence de la distinction entre expliquer et comprendre pour les une lecture allemande de l'histoire des
sciences sociales contemporaines, s'il s'avérait que cette distinction a été sciences humaines, car on ne trouve pas
dans d'autres traditions (anglo-saxonne,
élaborée pour rendre compte de discours qui n'ont rien de commun avec française, il faudrait sans doute faire
ces sciences ? Sous la diversité des dénominations, sciences "de l'esprit", exception pour l'Italie) d'équivalent à ce que les
allemands nomment "sciences de l'esprit".
"de la culture", sciences sociales, sciences humaines, etc. , il y a non Aujourd'hui, la tendance est plutôt, en
seulement une différence de compréhension de la nature et des objectifs des Allemagne, de distinguer entre
Geisteswissenschaften (sciences de l'esprit) et
disciplines désignées, mais aussi (et peut-être avant tout) une différence Sozialwissenschaften (sciences sociales). En
du réfèrent. Et la conviction vague selon laquelle c'est bien la même France, l'on distingue sciences sociales et
question qui était hier discutée dans l'opposition entre sciences de l'esprit et sciences humaines, sans qu'il soit toujours
très clair cependant si les sciences
sciences de la nature, et qui l'est aujourd'hui dans la réflexion sur le humaines incluent les sciences sociales tout
statut des sciences sociales, traduit sans doute simplement notre propension en les débordant, ou si elles constituent
une catégorie à part (les "Humanités").
à ériger toujours les sciences de la nature en canon des sciences exactes, et
à mesurer les "autres" sciences à leur jauge.
Weber n'ignore pas Dilthey, bien qu'il ne paraisse pas avoir eu
connaissance du texte qui a valu à celui-ci sa postérité philosophique : YAufbau
der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften, déjà mentionné32. Dans 32 Les références de Weber à Dilthey se
un passage consacré à Georg Simmel, toutefois, il touche au point central trouvent pour l'essentiel dans les essais sur
"Roscher et Knies", composés entre 1903
de la différence d'acception du "comprendre" dont l'ignorance a nourri les et 1906. Elles proviennent de VEinleitung
quiproquos entre tradition herméneutique et théorie de l'action. Simmel, in die Geisteswissenschaften (1883) (En
français, traduction par Sylvie Mesure :
écrit Weber, a le mérite "d'avoir clairement distingué, à l'intérieur du 'Introduction aux sciences de l'esprit, in
vaste champ que le concept du 'comprendre' peut embrasser [. . .] entre le Critique de la raison historique, Paris Cerf,
'comprendre' objectif du sens d'une expression et 1" interprétation' 1992).

:
subjective des motifs d'un homme (qui parle ou qui agit). Dans le premier cas
nous comprenons ce qui est dit, dans le second nous comprenons le
locuteur (ou l'agent)". Thomas Haussmann, qui fait peu de cas de Weber,
arrive pourtant à une conclusion identique au terme d'une étude
circonstanciée des diverses acceptions du "comprendre" ainsi que des domaines
d'objets à propos desquels il peut être question de "compréhension"
(expressions langagières, actions, manifestations de vécus, événements et états de
fait)33. Au fil de son analyse, la plurivocité supposée du "comprendre" se 33 Thomas Haussmann, Erklàren und
dissout pour laisser place à une seule distinction résiduelle : celle entre Verstehen, op. cit. n. 1, p. 132-148.
"comprendre quelque chose" (etwas verstehen) et "comprendre pourquoi"
{verstehen, warum)34. Comprendre quelque chose : un énoncé, un texte, mais 34 Ibid, p. 186-188.
aussi une action (comprendre une action singulière revient à identifier le
type déterminé sous lequel elle se laisse classer), un état de chose ou un
événement (comprendre l'un ou l'autre signifie ici aussi en identifier le
type, mais encore, et solidairement, l'interpréter). Comprendre pourquoi :
c'est-à-dire être en mesure de donner les raisons qui expliquent que telle
action ait eu lieu ou que tel événement se soit produit.
Il est naturellement possible, à propos d'une expression langagière Selon Dilthey il n'y a pas
(depuis un simple énoncé jusqu'à un texte), de s'interroger sur les raisons dans le monde historique
qui ont conduit son auteur à la formuler ou à l'écrire. Toutefois, ce n'est de causalité au sens des
précisément pas la question qui intéresse la tradition herméneutique, sciences de la nature.
laquelle au contraire, de Dilthey à Ricœur en passant par Gadamer,
concentre son attention sur les conditions de compréhension du dit de
l'énoncé ou du texte. Les tentatives faites par Paul Ricœur, dans un cer-

14 L'opération épistémologique. Réfléchir les sciences sociale


tain nombre de textes des années 1970-1980, pour réduire l'opposition
entre expliquer et comprendre sont à cet égard exemplaires35. Loin 35 Cf. op. cit. n. 1.
d'abolir (comme il le croit) la différence qui existe entre les visées cognitives
respectives de l'interrogation herméneutique et des sciences de l'action, il
reste entièrement dans l'orbite de la première en proposant de faire de la
méthodologie de l'interprétation des textes le paradigme de ce qu'est
l'interprétation en général pour les sciences humaines. "L'action sensée
considérée comme un texte36" : ce titre d'un de ses essais résume le quiproquo 36 Paul Ricœur, Du texte à l'action, Essais
qu'il importe avant tout de réduire. L'action sensée peut bien entendu être d'herméneutique, 11, op. cit. n. 1, p. 183-211.
considérée comme un texte, en ce sens que nous pouvons déployer à son
propos une démarche interprétative comparable à celle de l'interprétation
textuelle. Mais il n'est pas vrai que le savoir de toutes les sciences De Dilthey à Ricœur, la
humaines se laisse ramener à ce type d'intention cognitive. tradition herméneutique
Les auteurs qui font de la compréhension une forme d'intelligibilité concentre son attention
caractéristique des sciences humaines ne parlent donc pas tous de la même sur les conditions
chose. Pour les uns (et Dilthey est ici particulièrement représentatif), ce de compréhension
qu'il s'agit de comprendre est constitué par les sédimentations culturelles d'un énoncé ou d'un texte.
de l'humanité, lesquelles incluent non seulement les produits de la
culture, au sens étroit du terme (littérature, œuvres d'art, etc.), mais aussi bien
les institutions, les aménagements variés du pouvoir, les partages des rôles
sociaux, pour autant que l'on cherche à rendre compte de leur sens. Hegel avait
forgé pour désigner cela l'expression d'"esprit objectif, et Dilthey, malgré
tout ce qui le sépare de Hegel, reprendra lui-même l'expression, quitte à
le circonscrire d'une manière un peu différente37. Pour les autres la 37 Cf. Aufbau, op. cit. n. 25, p. 180 sq.
compréhension vise les motivations, c'est-à-dire la structure intentionnelle de
l'action humaine. Il va de soi qu'au regard de la première école la
différence entre sciences de l'esprit et sciences de la nature est de principe, et
que toute tentative pour ramener les modes cognitifs des premières aux Pour d'autres,
exigences des secondes doit apparaître comme "réductionniste", la "compréhension"
puisqu'elle revient, pour le dire dans les termes de Droysen, à nier la est une modalité
transcendance du "monde éthique" (le sens) sur la "matière". Il en va tout d'explication causale
autrement de la seconde orientation, celle des sciences sociales (que l'on spécifique aux sciences
distinguera donc très nettement des disciplines herméneutiques). Lorsque sociales.
celles-ci font une place à la compréhension, elles entendent par là une
forme spécifique d'explication qui, comme Weber le remarquait, n'a
certes pas d'équivalent dans les sciences de la nature, mais qui n'en
demeure pas moins, dans son ambition au moins, une explication causale.
Tel est le cas de l'"interprétation comprehensive" proposée par Weber38, et 38 op. cit. n. 11.
c'est pourquoi il est urgent d'arracher définitivement son œuvre aux
volontés annexionnistes de la philosophie herméneutique (voire de la
phénoménologie quand celle-ci lie son sort à celui de l'herméneutique)39. 39 Quant à savoir si l'interrogation
herméneutique doit être considérée comme
appartenant à la science, c'est là une question
dont la réponse ne peut être qu'une
L'explication par des lois/ l'explication par des raisons. décision sémantique, laquelle en dit plus sur la
représentation du "scientifique" à une
époque donnée que sur la nature et l'intérêt
La question du caractère discriminant que peut représenter du discours herméneutique lui-même. On
s'inquiétera simplement de voir si
l'opposition entre expliquer et comprendre pour la définition des sciences sociales communément présupposé que le savoir sérieux ou
n'est cependant pas définitivement tranchée par la distinction nette entre légitime (le terme de "science" vaut en effet
le projet cognitif de celles-ci et celui des disciplines herméneutiques. Il souvent comme garantie de sérieux) doit
nécessairement suspendre tout
reste en effet à traiter de la seconde acception en laquelle la compréhen- questionnement relatif au sens de la vie humaine.

Expliquer!comprendre : relecture d'une controverse.


sion peut s'entendre, celle que nous avons rencontrée chez Weber et que
Alfred Schùtz reprendra après lui, initiant une interprétation Pour Alfred Schiitz
phénoménologique de la connaissance sociologique très différente de celle que nous comme pour Max Weber,
venons d'évoquer. À l'instar de Weber, Schùtz tire argument de la les sciences sociales,
possibilité offerte, dans le cas de l'action humaine, d'une forme par la compréhension,
d'intel ig bil té spécifique, impossible dans le cas des phénomènes de la nature, pour apportent une dimension
instituer cette possibilité en programme de travail. d'intelligibilité
supplémentaire
"[...] We cannot treat phenomena of the social world as if there were phenomena à leur objet.
of the world of nature. In the latter we deal with facts and regularities which are
not understandable in Weber'sense but to which we refer in terms of certain
assumptions about this world. We can only interpret this phenomenon as
compatible with the laws which have been deduced from some basic assumptions about
the physical world. In contrast we want to understand social phenomena and we
cannot understand them except through the scheme of human motives, human
means and ends, human planning - in short by means of the categories of human
actions. Therefore the social scientist must ask, or at least has the possibility to ask,
what happens in the mind of the individual actor whose action has brought about
the phenomenon in question.40" 40 «Alfred Schiitz, Collected Papers, Volume
IV, Dortrecht Kluwer Academic
Publishers, 1996, p. 22.

:
L'ouvrage le plus accompli d'Alfred Schùtz est paru en 1932, sous le
titre : Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt41. Il se voulait, comme 41 Alfred Schùtz, Der sinnhafte Aufbau der
l'indiquait le sous-titre, une "introduction à la sociologie comprehensive", et sozialen Welt, Frankfurt am Main
Suhrkamp, 1974. Il n'existe pas jusqu'à ce

:
prenait son point de départ dans la notion wébérienne de l'action sensée jour de traduction française de cet ouvrage.
{sinnhaftes Handeln), dont il considérait cependant qu'elle n'avait pas été Le lecteur français peut cependant
consulter la belle présentation de l'œuvre et de la
suffisamment approfondie par Weber lui-même. C'est à cet pensée de Schiitz par «Daniel Cefaï
approfondissement, pour lequel il alla chercher une partie de son inspiration chez Phénoménologie et sciences sociales : Alfred

:
Edmond Husserl, que Schùtz a consacré à la fois l'ouvrage en question et Schùtz, naissance d'une anthropologie
philosophique, Genève Droz, 1998.
la plus grande partie de ses travaux ultérieurs. Nous n'abordons pas ici les

:
corrections apportées par Schùtz aux propositions wébériennes, dans la
mesure où elles concernent les modalités du comprendre sociologique, et
tiennent donc pour acquis (comme il en va chez Weber) que l'action
humaine prête à une forme d'intelligibilité spécifique. Seule nous
intéres e en effet la question de cette spécificité, c'est-à-dire de l'usage que l'on
peut éventuellement faire de la distinction expliquer/comprendre pour
fixer le salut scientifique des sciences sociales.
Le passage que nous venons de citer montre que Schùtz, à l'instar de
Weber encore, lie la question de la spécificité des sciences sociales à la
récusation du modèle nomologique-déductif du savoir. L'impossibilité de
traiter des phénomènes du monde social comme on le fait des phénomènes
naturels n'est pas le signe d'un manque, mais au contraire d'un surcroît
d'intelligibilité de leur objet qui permet aux sciences sociales de faire
quelque chose que les sciences de la nature ne peuvent pas faire (ce qui
n'interdit pas qu'elles puissent faire aussi ce que font les sciences de la
nature, ou quelque chose d'analogue). Weber, de même, remarquait
(contre les thuriféraires de la "liberté", entendue comme "imprévisibilité", 42 Cf. WL, op. cit. n. 2, p. 69
de l'action humaine) que la structure intentionnelle constitutive de "L'interprétation' (Deutbarkeit) produit ici un plus
:

l'action humaine autorise à son propos une prévisibilité supérieure à celle qui de 'prévisibilité', en comparaison avec les
procès naturels non 'interprétables'
est accessible dans le cas des événements physiques singuliers42. (deutbar)" , et mon commentaire de ce
Au cours des décennies 1940-1950, un débat s'est noué dans le monde passage dans "Max Weber et la sociologie
anglo-saxon autour des procédures argumentatives de l'histoire, qui comprehensive critique d'un mythe histo-
riographique" ('Études wébériennes, Paris :
:

recoupait pour l'essentiel la question dont nous traitons ici. Dans un article Pur, 2001, p. 155).

16 L'opération épistémologique. Réfléchir les sciences sociale


publié en 1942, Carl Hempel se fît le champion de la position "déducti-
ve-nomologique" en défendant la possibilité principielle de ramener toute
explication, et notamment l'explication historienne, au covering- law-model,
c'est-à-dire à la subsomption sous des lois43. Quinze ans plus tard, 43 «Cari Hempel, "The function of
William Dray publiait un ouvrage intitulé : Laws and Explanation in General Laws in History" (Journal of
Philosophy 39, 1942), reproduit dans
History44, dans lequel il contestait au contraire que l'explication présentât Patrick Gardiner, op. cit. n. 1, p. 344-346.
la même structure logique dans tous les champs de connaissance, et
plaidait pour que l'on reconnût en l'explication par des "raisons" une forme 44 •William Dray, Laws and Explanation in
History, Oxford : Oxford University Press,
authentique d'explication, bien qu'elle soit irréductible à des lois (il s'agit 1957.
d'une "explication sans légalité", selon une formule de Ricœur). Dans le
même sens, quoiqu'avec une autre terminologie, Georg Henrik von
Wright récupéra au début des années 70 la différence entre explication et
compréhension en proposant d'inscrire la seconde dans la tradition
aristotélicienne de la causalité téléologique (le modèle nomologique était
qualifié de "galiléen")45. Avec une sophistication dont nous ne pouvons rendre 45 #Georg Henrik von Wright,
compte ici, il s'appliqua à formaliser le "syllogisme pratique" impliqué Explanation and Understanding, Ithaca :
Cornell University Press, 1971.
dans la compréhension de l'action. L'explication historienne consistait
selon lui en un mixte, associant des explications causales et des
"syllogismes pratiques" qui ont la forme d'inférence téléologique. Malgré la
différence des choix sémantiques de Dray et de von Wright, les positions
défendues par eux avaient une visée similaire : il s'agissait de valider le
caractère scientifique des arguments qui font intervenir la rationalité
intentionnelle de l'action en montrant qu'ils ne relèvent pas du covering
law model, et qu'ils n'en sont pas moins formalisables, et par conséquent
suffisamment contrôlables pour que les disciplines qui en usent puissent
être considérées comme des sciences, au sens plein du terme46. 46 II est vrai que les auteurs cités se
Le lecteur trouvera dans les ouvrages cités plus haut47 des préoccupaient avant tout du statut de l'histoire.
Mais nous avons dit que certaines formes
comptes-rendus plus détaillés des positions que nous n'avons pu rendre ici que très de sociologie, en particulier la sociologie
schématiquement. Pour notre propos, il importe surtout de distinguer wébérienne, sont proches de l'histoire. En
tout état de cause la question de l'"explica-
trois ordres de problèmes parfois confondus dans l'évocation de ces débats. tion par des raisons" (pour reprendre
Le premier, le plus simple, consiste à savoir si nous réservons le nom de l'expression de William Dray) concerne à
sciences à des théories dont l'objectif ultime est la formulation de lois . l'évidence toutes les sciences de l'action.
Tel était en effet le caractère des sciences que Windelband ou Rickert 47 Cf. n. 1.
qualifiait de "nomologiques", et il n'est pas de doute que cette représentation
des finalités de la connaissance scientifique a joué un rôle dans l'histoire
des sciences humaines. Les auteurs que nous venons de mentionner
distinguent cependant nettement de cette question (à leurs yeux très
marginale, car peu de sciences de la nature répondent à cette caractérisation)
celle de la structure de l'explication, et c'est à celle-ci que vont tous leurs La question de l'imputation
efforts d'élucidation. Si nous accordons en effet que nombre de discours causale singulière
scientifiques (qu'il s'agisse de sciences de la nature ou de sciences sociales) n'est pas spécifique
visent à rendre raison de consecutions singulières d'événements et n'ont aux sciences sociales.
recours aux lois qu'à titre auxiliaire, un autre problème est de savoir si
toute explication est de type nomologique, c'est-à-dire si la causalité
qu'elle exhibe doit avoir le caractère du nécessaire. Une grande partie de
la littérature évoquée porte sur ce point, c'est-à-dire celui de l'imputation
causale singulière. La question, on l'a dit, n'est pas spécifique aux sciences 48 Cf. dans le recueil intitulé The Empire of
sociales, et l'acceptation, par Hempel lui-même, des explications "proba- Chance, op. cit. n. 6 le chapitre 5 : "The
bilistes-statistiques" à côté des explications strictement déductivistes Probabilistic Revolution in Physics"
(p. 163-202) qui décrit les différentes
suppose déjà un affaiblissement de l'idéal nomologique48. Toutefois, parce que étapes de l'"érosion du déterminisme".

Ixpliquerl comprendre : relecture d'une controverse. 17


l'enjeu capital de tout ce débat était le statut scientifique de l'histoire, le
problème de l'imputation causale singulière a été généralement traité
solidairement avec celui de la valeur explicative qu'il convient d'accorder à la Selon Weber, la forme
reconstruction des logiques intentionnelles. sous laquelle la catégorie
Ce dernier problème, qui croise celui de l'explication des événements de la causalité est utilisée
singuliers sans lui être cependant entièrement superposable, nous ramène varie selon les disciplines,
au cœur de notre interrogation. On peut le formuler de la manière au point que le contenu
suivante : même s'il est vrai que l'historien ou le sociologue peuvent de la catégorie n'est pas
reconstruire la logique intentionnelle de l'action et que, ce faisant, ils la rendent homogène.
intelligible pour tout lecteur rationnel, considérer cela comme une
explication ne revient-il pas à jouer sur les mots, ou à introduire dans l'"expli-
quer" lui-même une scission qui reconduit d'autre manière la division des
sciences que l'on prétend nier ? Acceptons de dire que les sciences de
l'action sont des sciences causales, qu'elles expliquent, au même titre que les
sciences de la nature. Au même titre, sans doute, mais pas de la même
façon, et dans cette différence de la "façon" se loge le clivage entre deux
types de sciences hétérogènes, les sciences de l'action et les sciences phy-
sicalistes. Il est possible d'affirmer, comme le fait Weber notamment, que
"l'imputation de procès compréhensibles s'effectue selon des principes qui
sont logiquement les mêmes que ceux de l'imputation d'événements
naturels"49, mais c'est sous réserve de reconnaître que "la forme sous laquelle la 49 WL, op. cit. a. 2, p. 135, n. 1.
catégorie de la causalité est utilisée dans les différentes disciplines est
précisément variable et [qu'] en un certain sens le contenu de la catégorie lui-
même varie aussi, de telle manière que, des éléments qui le composent,
l'un ou l'autre, selon les cas, perd son sens {. . .]"50. Les sciences sociales ne 50 Ibid., p. 134.
renoncent pas à l'explication causale, mais l'explication causale revêt chez
elles une "forme" particulière, non pas parce qu'elle ne s'appuie pas sur des
lois universelles que le cas singulier ne ferait qu'illustrer, mais parce
qu'el e met en œuvre des schemes intelligibles (la compréhension de la logique
intentionnelle de l'action) inapplicables aux objets des sciences de la
nature. C'est à une conclusion identique que parvient von Wright, pour lequel
la compréhension téléologique de l'action est bien en définitive une
explication, mais essentiellement différente de celle à laquelle nous avons
recours quand nous traitons de phénomènes naturels51. De sorte qu'il nous 51 Cf. Thomas Haussmann, op. cit. n. 1,
faut admettre une polysémie irréductible du "parce que" et constater, avec p. 196 "Von Wright ne défend pas la
position selon laquelle nous expliquons les
:

William Dray, que "the particular 'because' does not carry its language événements et nous comprenons les actions,
level on its face : this has to be determined by other means52". mais il affirme que nous expliquons les
événements aussi bien que les actions, bien que
ce soit d'une manière différente selon le
cas nous expliquons les événements de
manière causale, nous expliquons les
:

En guise de conclusion. actions de manière intentionnaliste, c'est-


à-dire téléologique." - Von Wright ne parle
La controverse "expliquer/comprendre" peut-elle être considérée d'explication causale qu'à propos de
l'explication physicaliste. Pour Weber, la
comme une matrice épistémologique pour les sciences sociales scission passe à travers la catégorie de
contemporaines ? Avons-nous quelque chose à gagner, en d'autres termes, en nous causalité, pour von Wright, elle passe à travers
l'explication.
replongeant dans le débat de jadis ? Le bénéfice que nous pouvons tirer
de cette excursion rapide au travers d'un moment de l'histoire des sciences 52 William Dray cité d'après Paul Ricoeur,
humaines s'énonce avant tout de manière négative. En premier lieu, nous Temps et Récit l,op. cit. n. 1, p. 185, n. 1.
l'avons suffisamment souligné, l'alternative expliquer ou comprendre,
lorsqu'elle est liée au dualisme épistémologique des sciences de la nature
et des sciences de l'esprit, ne concerne pas les sciences sociales. En second

18 L'opération épistémologique. Réfléchir les sciences socia


lieu, il est difficilement contestable que les sciences de l'action, en vertu
de la constitution particulière de leur objet, ont le loisir de recourir à des
modalités intelligibles originales. Faut-il ranger ces modalités sous la
catégorie de l'explication ou sous celle de la compréhension ? Si l'on s'en À travers l'opposition entre
rapporte aux usages ordinaires de ces termes, l'assignation exclusive des expliquer et comprendre,
sciences physicalistes à l'explication et des sciences de l'action à la c'est la légitimité
compréhension paraît très arbitraire. Dans le cas d'un fait ou d'un événement scientifique des sciences
naturel comme dans celui d'un phénomène impliquant l'action humaine, humaines qui est discutée.
on parlera spontanément de compréhension aussi bien que d'explication,
la seconde se rapportant à la première comme le développement discursif
qui la produit, quand elle fait défaut, ou qui l'explicite, quand elle est déjà
acquise. Ou encore, dans les termes de Thomas Haussmann : "Expliquer
est un procès tandis que comprendre n'est jamais conçu comme un procès,
qui demande du temps, mais toujours seulement comme un état qui [. . .]
peut être une présupposition ou bien un résultat de l'expliquer53". 53 Thomas Haussmann, op. cit. n. 1,
Si, nonobstant cette évidence, la logique de la p. 234-235.
compréhension/explication des sciences sociales a suscité les perplexités que nous avons
succinctement rappelées, c'est essentiellement parce que, à travers elle, l'on
discutait en vérité de la légitimité scientifique des sciences humaines.
Comme le remarque justement Ute Daniel, l'opposition
expliquer/comprendre a été tout au long du XXe siècle le prétexte à l'affrontement de
diverses positions scientifiques qui se disputaient le trophée de la scienti-
fïcité54. Au bout du compte, la récurrence de cette opposition, sous divers 54 Ute Daniel, Kompendium Kulturgeschichte,
avatars, est uniquement le symptôme d'une incertitude perdurante des op. cit. n. 15, p. 402.
sciences humaines quant à la place qu'elles occupent dans ce qu'il est
convenu de nommer "la science".
Faut-il renoncer, par conséquent, à cette distinction ? Il faut
certainement, et dans tous les cas de figure (disciplines herméneutiques ou
sciences de l'action), renoncer à les opposer comme des formes
mutuellement exclusives du connaître. Et il faut congédier surtout la bipartition
des sciences à laquelle le couple expliquer/comprendre reste lié pour la À la confrontation massive
majeure partie de ceux qui l'invoquent. À cette confrontation massive avec entre sciences physicalistes
une idée (globalement caduque) de ce que sont les sciences physicalistes, et sciences humaines,
il est urgent de substituer des comparaisons différenciées avec l'une ou il convient de substituer
l'autre des sciences de la nature, pour peu que l'on y reconnaisse des des comparaisons locales
problèmes analogues à ceux que rencontrent les sciences humaines. et différenciées.
L'homogénéité des mécanismes de la preuve et des procédures argumenta-
tives en général n'est pas, en effet, mieux assurée du côté des sciences
exactes que de celui des sciences humaines, et l'interprétation de leurs
résultats est elle-même sujette à discussion. Il suffit, pour s'en convaincre,
de jeter un œil dans la littérature relative à l'interprétation des
probabilités55, ou encore dans les ouvrages plus précisément consacrés aux conflits 55 Cf. une fois encore The Empire of Chance,
d'interprétation de la mécanique quantique. Quand Michel Bitbol se op. cit. n. 6.
demande ce que peut signifier "comprendre la mécanique quantique", il
relève l'analogie existant entre les termes de son problème et ceux du
comprendre herméneutique56. Il s'agit en effet, à ce niveau, d'une variante de 56 Cf. «Michel Bitbol, L'aveuglante proximité
ce que nous avons distingué plus haut sous l'expression : "comprendre du réel, Paris : Flammarion, 1998,
notamment chapitre 7.1. et 7.2 (p. 273-286).
quelque chose". Mais quand le même Michel Bitbol tente d'élucider les
relations entre l'explication, la description et la prédiction57, il touche au 57 Cf. «Michel Bitbol, Mécanique
quantique. Une introduction philosophique, Paris :
contraire au type de problèmes que pose le "comprendre pourquoi", c'est- Flammarion, 1996, chap. 1.1. (p. 15-33).

Ixpliquerl comprendre : relecture d'une controverse. 19


à-dire cette acception du comprendre qui peut être considérée comme une
espèce de l'explication. Et lorsque, suivant Bas C. van Fraassen, il
suggère que pourrait prétendre au statut d'explication "toute description (ou
toutes descriptions au pluriel) qui rempli(ssen)t l'attente circonscrite par
une certaine occurrence de la question 'pourquoi ?'"58, le rapprochement 58 Ibid, p. 18.
s'impose avec la thèse, soutenue par Max Weber, selon laquelle un type
d'explication est légitime dès lors qu'il satisfait une orientation
déterminée de notre "besoin causal"59. Ou encore : la manière dont Michel Bitbol 59 Cf. l'argumentation développée par
caractérise la position qu'il intitule "l'autonomie de l'explication", Weber in WL, op. cit. n. 2, p. 65-69.
position qu'il attribue à René Thom, pourrait parfaitement convenir pour
résumer un aspect central de celle que défendait Weber à propos de
l'explication historienne. Selon Thom (lu par Bitbol), ce qui importe avant
tout est la capacité que possède une théorie de conférer une "certaine
intelligibilité" aux phénomènes dont elle traite et à produire "une séquence
déterministe optimalement simple ayant pu les engendrer", "tout en
affichant sa sérénité face à la fréquente impossibilité de convertir la série
explicative en instrument d'action et de prévision60". Dans le même sens, 60 Mécanique quantique, op. cit. n. 55, p. 24.
Weber avait suggéré de dissocier la "prévisibilité" (Berechenbarkeii) qu'une Bitbol trouve une illustration de cette
attitude chez les théoriciens de l'évolution,
explication historique confère rétrospectivement à un événement de l'idée lesquels proposent une explication de
d'une anticipation possible61. L'intelligibilité d'un événement singulier, l'émergence des espèces qui en appelle à la
fois à des lois et à des circonstances
soutenait-il, qu'il s'agisse d'un fait de la nature ou d'une action humaine, accidentelles, mais qui ne peuvent prévoir en
est souvent effective et suffisante pour notre "besoin causal", lors même raison de la contingence des secondes. Et il
que les conditions d'une véritable prévision sont absentes : "{...] cette remarque in fine que "cette façon de voir
est plus généralement typique des sciences
forme de l'explication causale, extrêmement indéterminée, et qui exclut historiques".
tout jugement de nécessité objectivement fondé — forme dans laquelle la 61 Cf. "Roscher und Knies", in WL, op. cit.
validité universelle du 'déterminisme' reste un pur à priori — est tout à fait n. 2, p. 65, n. 1, et mes commentaires à ce
typique du déroulement de l'explication causale de séquences concrètes propos dans "Max Weber et la sociologie
comprehensive", op. cit. n. 41, p. 154-155. '
individuelles . {...] Dans de tels cas, nous nous contentons précisément
de ce que le phénomène individuel concret est interprété en général de
manière compréhensible (begreiflich), c'est-à-dire qu'il ne contient rien qui
aille directement à l'encontre de notre savoir empirique nomologique, et
si nous sommes si peu exigeants, c'est en partie et avant tout parce que
nous ne pouvons en savoir plus, présentement et peut-être pour toujours
(comme dans le cas des phénomènes de la phylogenèse), en partie parce
que nous n'éprouvons pas le besoin d'en savoir plus62". 62WL, op. cit. n. 2, p. 66.
Nous n'approfondirons pas ces rapprochements, ici grossièrement
suggérés, et qui ne doivent être effectués qu'avec circonspection. Nous
voulions seulement illustrer ce que pourraient être des confrontations
différenciées entre les problèmes épistémologiques des sciences sociales et ceux Il faut répudier
que rencontrent l'une ou l'autre des sciences "de la nature". On a tout à les bipartitions sommaires
gagner à répudier les bipartitions sommaires du champ du connaître pour du champ du connaître
reconnaître la pluralité indéterminée des régimes de scientificité. Une pour reconnaître la pluralité
telle reconnaissance, loin de confiner les sciences sociales dans une idio- indéterminée des régimes
syncrasie qu'elles ne pourraient assumer sans que ne resurgisse de scientificité.
régulièrement le doute quant à leur caractère authentiquement scientifique,
permet au contraire leur intégration sans réserves dans la société pluraliste
des sciences. Elles ont droit au statut de science en vertu de l'ambition qui
préside à leurs démarches, qui est de connaître, et ce statut ne peut leur être
dénié du fait de leurs incertitudes méthodologiques ou interprétatives, car
de telles incertitudes se rencontrent dans d'autres sciences qu'on range

20 L'opération épistémologique. Réfléchir les sciences socia


ordinairement dans les sciences de la nature, voire dans les sciences
"exactes". Plutôt que de chercher à se définir par référence (mimétique ou
contrastive) à une idée convenue de ce que sont les sciences de la nature,
les sciences sociales peuvent bénéficier, dans le cadre de cette société
pluraliste, d'un éventail de comparaisons localisées possibles avec les
difficultés gnoséologiques que rencontrent l'une ou l'autre des "sciences de la
nature", pour autant que ces difficultés présentent des similitudes avec
celles qu'elles rencontrent elles-mêmes.
Que reste-t-il alors de "la science", dira-t-on, et ne court-on pas le
risque de perdre tout critère permettant de distinguer entre les discours
scientifiques et ceux qui ne le sont pas ? On répondra à cela qu'il est
possible de définir des conditions de rigueur partagées en gros par tous les
discours qui prétendent au statut de sciences, à la condition de les
chercher non dans des formes argumentatives définitivement fixées, et fixées à
l'identique, pour toutes les catégories de sciences, mais dans les pratiques
collectives. La science (c'est aujourd'hui une banalité de le dire) est liée à
une communauté spécifique qui garantit un maximum de contrôle
intersubjectif des procédures argumentatives. Cette communauté elle-même se
décompose en une pluralité de collectifs spécialisés dont les procédures et
méthodes sont ajustées aux caractéristiques particulières de leur domaine
d'investigation. Il y a bien entendu quelque chose de commun, un "air de
famille", entre les communautés savantes. Conclure cependant de cet "air
de famille" à une identité des logiques argumentatives scientifiques ou des
procédures de contrôle de leur validité relève de 1' "idéologie scientifique",
c'est-à-dire d'une représentation de la pensée scientifique que dément la
pratique effective de la quasi-totalité des sciences. Une idéologie
scientifique, ainsi comprise, a toujours pour elle les avantages de la simplicité, et
c'est sans doute la raison pour laquelle l'organisation institutionnelle de la II est vain de prétendre
science semble ne pouvoir s'en passer. Une telle "idéologie" inspire identifier un critère général
notamment les tentatives bureaucratiques pour aligner les modalités qui permettrait de tracer
d'évaluation des "sciences humaines" sur celles des sciences exactes, ce qui ne peut une frontière
être sans répercussion sur leurs modalités de travail. En raison de définitivement garantie
l'hétérogénéité des "régimes de scientificité" des différentes "sciences humaines" entre la science
(mais on a vu que cette hétérogénéité n'est pas moindre du côté des et ce qui n'est pas elle.
sciences de la nature), certaines parmi elles s'y prêtent mieux que d'autres :
ainsi, peut-être, de la linguistique, de la psychologie expérimentale ou de
{'economics. Pour la plus grande part, cependant, cet alignement va à l
'encontre de leur génie propre. Pour qu'un discours puisse prétendre au
statut de science, il est indispensable, on l'a dit, que le collectif spécifique
dont il relève exerce une forme de contrôle. Il y aurait toutefois quelque
chose de profondément naïf à croire que cette forme doive être pour tous
celle de l'échange quotidien dans les murs d'un laboratoire, ou que
l'exercice scientifique par excellence doive être l'étude empirique d'un
phénomène dans les conditions de la reproductibilité expérimentale. Il est
probablement tout aussi naïf de prétendre identifier un critère général — qu'il
s'agisse de la formulation de lois, de la définition de formes
d'expérimentation réalisables, de la capacité de prédire, voire de la falsification
possible — qui permettrait de tracer une frontière ferme et définitivement
garantie entre la science et ce qui n'est pas elle. S'il y a quelque profit à
tirer d'une réflexion sur ce que sont l'expliquer et le comprendre (ce que

Expliquer!comprendre : relecture d'une controverse. 21


je ne tranche pas ici), c'est à la condition de se déprendre des
représentations monolithiques et simplistes de ce qu'est la science, généralement
inspirées par des interprétations anachroniques des sciences physicalistes.
C'est à la condition, par conséquent, de renoncer à chercher dans
l'opposition entre expliquer et comprendre un moyen de spécifier le projet de
connaissance distinctif des sciences sociales.

Appendice.
La note suivante est extraite des essais sur "Roscber et Knies", un recueil critique (inachevé) rédigé par
Max Weber entre 1 903 et 1 906, texte séminal pour la "méthodologie" wébérienne. Ce texte n'est pas
encore disponible en français. 63 Le texte se trouve dans les Gesammelte
Aufsàtzefiir Wissenschaftslehre, Tiibingen
Mohr/Siebeck, UTB, 1988.

:
Weber vient d, , évoquer, dans le corps de
i 11 1 article
• i dont
i i • Une traduction de ce esttexteen encours.
français,
nous traduisons par wolf Feuerhahn,
ici une note, la double opposition entre "sciences de la nature et "sciences
de l'esprit" d'une part, entre "sciences nomologiques" et sciences
historiques" d'autre part.

"La première division des sciences {sciences de la nature / sciences de l'esprit] est,
comme l'on sait, celle qu'effectue Dilthey, la seconde [sciences nomologiques /
sciences historiques] celle de Windelband et Rickert, afin d'éclairer la spécificité
logique de l'histoire. C'est une thèse fondamentale de Rickert que la manière dont
les objets 'psychiques' nous sont donnés ne peut pas fonder une différence
es entiel par rapport aux sciences de la nature quant à la manière dont les concepts sont
formés. Le fait que l'opposition des 'vécus' internes aux phénomènes 'externes' n'est
pas une simple différence logique', mais 'ontologique', est le point de départ de
Gottl (après Dilthey), et d'autres. Le point de vue sur lequel repose la suite de cette
étude se rapproche de celui de Rickert dans la mesure où, à mon avis, celui-ci a
tout à fait raison de poser au départ que les états de chose 'psychiques' ou
'mentaux' (quelle que soit la façon dont on veuille délimiter ces concepts plurivoques)
se prêtent en principe tout autant que la nature 'morte' à être saisis dans des
concepts génériques et des lois. Car le faible degré de rigueur accessible et
l'impossibilité de quantifier ne sont pas quelque chose qui soit spécifique aux concepts
ou aux lois qui se rapportent aux objets 'psychiques' ou 'mentaux'. La question est
plutôt seulement de savoir si les formules de validité générale que l'on peut
éventuellement trouver ont une quelconque valeur gnoséologique décisive pour la
compréhension des éléments de la réalité culturelle qui nous importent. — En outre il faut
maintenir que la 'connexion globale originaire' telle qu'elle est vécue dans
l'expérience interne et dont Gottl considère qu'elle exclut l'usage de l'analyse causale
naturaliste et du procédé d'abstraction naturaliste (en vérité, elle ne fait que rendre
cet usage souvent stérile pour la connaissance de ce qui nous importe) s'imposerait
aussi sur le terrain de la nature morte (et non seulement dans le cas des objets
biologiques, auxquels Gottl accorde une position d'exception) pour peu que nous
cherchions à saisir un procès naturel dans sa pleine réalité concrète. Le fait que nous ne
le fassions pas dans le cas des sciences exactes de la nature ne découle pas de la
nature objective de leur donné, mais de la particularité de leur but de connaissance.
Il demeure d'autre part que, tout en acceptant fondamentalement le point de vue
de Rickert, il est indéniable, et Rickert lui-même ne le conteste naturellement pas,
que l'opposition méthodologique sur laquelle il focalise ses considérations n'est pas
la seule et, pour de nombreuses sciences, elle n'est pas même l'opposition
essentielle. En particulier, même si l'on accepte sa thèse selon laquelle les objets de
l'expérience 'externe' et ceux de l'expérience 'interne' nous sont 'donnés'
fondamentalement de la même manière, il reste cependant que, au regard de T'inaccessibilité

22 L'opération épistémologique. Réfléchir les sciences socialt


principielle de la vie de l'âme étrangère', fortement soulignée par Rickert, le
déroulement de l'action humaine et des manifestations humaines, quelles qu'elles
soient, est accessible à une interprétation selon leur sens, laquelle ne trouverait un ana-
logon pour d'autres objets que sur le terrain de la métaphysique, et que cette
interprétation fonde entre autres choses la parenté particulière, souvent soulignée
(même par Roscher) qui existe entre le caractère logique de certaines connaissances
économiques et les mathématiques. Cette parenté a des conséquences importantes,
même si elles sont souvent surestimées (par exemple par Gottl). La possibilité,
ouverte par cette interprétation, d'aller au-delà du 'donné', est l'élément spécifique
qui justifie, malgré les réticences de Rickert, de rassembler dans un groupe
particulier les sciences qui ont recours à de telles interprétations dans leurs méthodes
(les sciences de l'esprit). Il n'est pas besoin pour autant de considérer comme
nécessaire, pour ces sciences, un fondement correspondant au rôle des mathématiques,
que l'on devrait chercher dans une science systématique de la psychologie sociale."

Expliquer/comprendre : relecture d'une controverse. 23

Vous aimerez peut-être aussi