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Year: 2018

Review: Magali Roques: L’essentialisme de Guillaume d’Ockham [Etudes de


philosophie médiévale.104] (Paris: Vrin,2016) 228 pages

Büchi, Romain

DOI: https://doi.org/10.24894/StPh-fr.2018.77014

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Büchi, Romain (2018). Review: Magali Roques: L’essentialisme de Guillaume d’Ockham [Etudes de
philosophie médiévale.104] (Paris: Vrin,2016) 228 pages. Studia Philosophica, 77:147-151.
DOI: https://doi.org/10.24894/StPh-fr.2018.77014
Studia philosophica 77/2018 147

Magali Roques: L’essentialisme de Guillaume d’Ockham


[Études de philosophie médiévale. 104]
(Paris: Vrin, 2016) 228 pages.

Le terme ‘essentialisme’ semblait dé- tant exemplaire du nominalisme, aux


noter, après l’apogée de la philosophie côtés du Docteur subtil? Il semblerait
analytique, un ensemble de doctrines plutôt que ces deux positions – nomi-
dépassées depuis longtemps, vaincues nalisme et essentialisme – ne s’en-
une fois pour toutes et dont on laisse- tendent pas. Pourtant l’ouvrage de
rait dorénavant le soin d’être exami- Magali Roques a, selon le texte en qua-
nées aux historiens de la philosophie. trième de couverture, «pour objectif de
Mais, comme nous le savons, il n’en montrer que le nominalisme ne
fut pas ainsi. À travers les avancées contraint pas à une position déterminée
dans le domaine de la logique modale, sur les essences».
notamment celles de Saul Kripke dans En nous rappelant qu’Ockham avait
les années 70 et 80 du siècle dernier, traité à maintes reprises dans son œuvre
l’essentialisme a connu une véritable de la définition réelle et que celle-ci
renaissance au sein de la philosophie jouait un rôle important dans son nomi-
académique – cela par un nombre de nalisme, Magali Roques ouvre une is-
doctrines certes différentes entre elles, sue. Car pour Ockham, autant que pour
mais néanmoins en opposition suffi- ses contemporains ou pour Aristote, la
sante avec les paradigmes de l’époque notion de définition réelle est associée
antérieure pour être réunies sous une à celle d’essence. Une définition réelle
même appellation. Il n’est donc pas est, selon Ockham, une oratio indicans
surprenant de voir une étude en philo- quidditatem rei, c’est-à-dire, dans la
sophie médiévale s’intéresser à des po- traduction de Roques, «un discours qui
sitions contemporaines dont l’appella- indique la quiddité de la chose» (p. 16).
tion, du moins, semble les apparenter La possibilité de donner la définition
à d’illustres philosophes du Moyen réelle d’une chose semblerait donc im-
Âge. Ce qui pourrait néanmoins sur- pliquer l’existence de propriétés essen-
prendre est le choix de l’auteur médié- tielles qui constitueraient la quiddité de
val. Étienne Gilson, par exemple, cette chose, du moins si elle existe.
avait, par rapport à la thèse avicen- W. V. O. Quine avait qualifié d’essen-
nienne de l’indifférence de l’essence tialisme aristotélicien toute doctrine re-
envers la singularité et l’universalité connaissant l’existence de propriétés
ainsi qu’envers l’existence, opposé essentielles indépendamment de la ma-
l’essentialisme de Jean Duns Scot à nière dont elles sont nommées ou
l’existentialisme de Thomas d’Aquin. conçues par l’esprit (pp. 24, 31). S’em-
Comment ranger, en particulier sur ce parant de l’acception quinienne du
point, Guillaume d’Ockham, représen- terme, Roques se voit alors, à la fin des
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parties introductives du livre, en posi- matière et de forme. Dans la deuxième


tion de formuler la question principale partie, Magali Roques expose d’abord
à laquelle son enquête essaiera d’ap- les différentes acceptions du terme
porter une réponse (p. 39): «la théorie d’essentialisme répandues parmi les
ockhamiste de la définition réelle re- historiens de la philosophie médiévale
pose-t-elle sur un essentialisme aristo- et différencie ensuite deux types d’es-
télicien au sens de Quine?» Dans ce but sentialisme aristotélicien (selon Quine)
elle propose, après un premier chapitre omniprésents dans les débats contem-
à titre introductif, un argumentaire en porains: l’essentialisme kripkéen qui
trois parties, traitant d’abord, dans le affirme que toute propriété nécessaire
deuxième chapitre, de la sémantique est une propriété essentielle et l’essen-
des définitions réelles, ensuite, dans le tialisme finéen qui, au contraire, s’op-
troisième chapitre, de l’épistémologie pose à l’identification de l’essentiel et
des définitions réelles, et finalement, du nécessaire, remarquant que cer-
dans un quatrième chapitre, de la méta- taines propriétés nécessaires, comme
physique des quiddités. les propres et les accidents inséparables
Le premier chapitre se divise en trois d’une chose, ne participent pas à l’es-
parties. La première commence, sur la sence de la chose. La dernière partie
base des données textuelles, par une ex- contient des réflexions méthodolo-
position extrêmement dense de la théo- giques sur lesquelles nous reviendrons
rie de la définition réelle chez Ockham, brièvement.
qui est ensuite située par rapport aux L’analyse sémantique de la défini-
notions socratique, platonicienne et tion réelle qu’Ockham propose dans la
aristotélicienne de définition. Toutes distinction 8 de l’Ordinatio, son com-
les propriétés importantes qui seront mentaire sur le premier livre des Sen-
discutées dans les chapitres suivants, tences, émane, comme le démontre
ainsi que les principaux problèmes sou- Magali Roques au début du deuxième
levés par la théorie s’y trouvent déjà chapitre, d’une problématique théolo-
mentionnés et contextualisés, notam- gique, celle de la predicatio in divinis.
ment: (i) la question de savoir ce qui est La question que Scot s’était posée à ce
désigné par une définition réelle et la sujet et qu’Ockham a reprise est «celle
question de savoir ce qui est défini par de savoir si la simplicité divine est
elle; (ii) l’idée, qu’Ockham a d’ailleurs compatible avec la possibilité que Dieu
en commun avec Kripke, que les es- soit dans un genre» (p. 43). Or, la ré-
sences exprimées par les définitions flexion théologique se transforme rapi-
réelles sont découvertes par expérience dement en une étude systématique de la
et non par démonstration; (iii) la ques- notion du genre et autres prédicables,
tion de l’unité de la définition réelle et en particulier de la différence et de la
avec cela, forcément, le problème de définition, au terme de laquelle Ockham
l’unité de la substance, composée de parvient, selon Roques, à présenter une
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sémantique des prédicables qui est non une réponse, dans la deuxième partie du
seulement cohérente en soi, mais aussi troisième livre de sa Somme de Lo-
et surtout compatible avec son nomina- gique: «comment une proposition dans
lisme. La sémantique ockhamiste re- laquelle une définition réelle est prédi-
prend l’idée aristotélicienne selon la- quée de son défini est-elle connue, si sa
quelle ce sont les substances composées connaissance évidente ne dépend pas de
de matière et de forme qui font l’objet celle de prémisses qui lui sont anté-
de définitions réelles. Par exemple, une rieures épistémologiquement?» (p. 92).
des définitions réelles du terme d’es- D’après Ockham les propositions en
pèce ‘homme’ est le terme ‘animal ra- question, c’est-à-dire les énoncés
tionnel’. Comme le terme défini et sa d’identité du type «un homme est un
définition réelle supposent pour les animal rationnel», ne peuvent pas être
mêmes substances composées (qui sont connues avec évidence par un syllo-
de ce fait définies par elle), les deux gisme démonstratif. L’assentiment
termes sont convertibles; mais comme évident de l’esprit au contenu d’une pro-
le terme de différence inclus dans la dé- position de ce type une fois formée est
finition, c’est-à-dire ‘rationnel’, connote plutôt «causé de façon immédiate par
une partie essentielle de chaque subs- l’appréhension des termes» (p. 94) qui
tance pour laquelle il suppose, en l’oc- la composent. La vérité d’une telle pro-
currence l’âme intellective de chaque position peut être donc reconnue de fa-
homme, la définition réelle n’est pas sy- çon évidente par un intellect aussitôt
nonyme du terme qu’elle définit (pp. 73, que ses termes sont appréhendés et que
78 sq.). Il peut toutefois y avoir, même cette proposition est elle-même formée.
entre termes synonymes, des diffé- D’une part, cela rapproche ce type de
rences par rapport à leur valeur instruc- proposition du concept d’analyticité,
tive: le terme ‘substance animée sen- notoire au XXe siècle, et en particulier
sible rationnelle’, par exemple, est une des vérités conceptuelles; mais d’autre
définition de l’homme plus complète part, l’appréhension des termes de la
que la première, puisqu’elle exprime proposition fait entrer, en tant que pré-
distinctement toutes ses parties essen- condition, un élément de contingence et
tielles (p. 82 sq.). Et puisqu’il semble un élément d’apostériorité. Il est
indéniable que «[p]lus la chose est contingent qu’un locuteur ait eu «un
connue dans ses parties, mieux elle est contact épistémique direct avec les
connue» (p. 87), Roques conclut que la choses signifiées par les termes» (p. 113)
complétude de la définition est aussi de la proposition; la connaissance de
une problématique épistémologique. celle-ci n’est donc pas «justifiée indé-
Le troisième chapitre se tourne juste- pendamment de l’expérience» (p. 107).
ment vers l’épistémologie de la défini- Magali Roques en déduit que «[l]’épis-
tion réelle. Il a pour sujet une question témologie ockhamiste de la définition
qu’Ockham se pose, et à laquelle il offre réelle repose donc sur la possibilité de
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connaître a posteriori certaines pro- tie essentielle supplémentaire, une en-


positions analytiques contingentes» tité relationnelle qui serait la cause
(p. 148). Elle remarque sur ce point intrinsèque de l’union. Mais comme
qu’Ockham s’avère être «résolument un Scot avait montré qu’il devenait impos-
empiriste anglais» (p. 202) et l’appa- sible de distinguer un agrégat acciden-
rente à Kripke. Cependant, il ne s’agit tel d’un composé substantiel dès lors
chez Ockham, selon Roques, que d’une qu’on introduisait dans la quiddité un
possibilité logique. La possibilité de accident causant l’union, Ockham doit
connaître de cette façon des énoncés trouver une autre solution. Magali
d’identité dans lesquels une définition Roques offre une reconstruction extrê-
réelle est prédiquée de son défini n’est mement détaillée, bien que parfois dif-
pas naturellement réalisable; sa réalisa- ficile à suivre, de l’objection scotiste et
tion exigerait une intervention divine. de la solution ockhamiste. Sur le plan
Or, c’est une autre possibilité que sémantique, la solution consiste à ana-
seul Dieu pouvait réaliser autour de la- lyser le terme ‘composé substantiel’
quelle s’organise le quatrième et der- comme un terme «qui suppose pour la
nier chapitre. Selon un dogme chrétien matière et la forme prises collective-
l’âme du Christ fut séparée de son ment et qui connote que ces parties ne
corps durant les trois jours qui forment sont pas séparées» (p. 199). Sur le plan
aujourd’hui encore le triduum pascal. ontologique, Roques propose une inter-
Dieu serait donc capable de dissoudre prétation du respect de la séparation en
l’union des parties essentielles d’un tant que mode d’être. «Quelque chose
composé substantiel sans pour autant est produit quand Dieu sépare la ma-
rompre leur coïncidence spatiale. Il tière et la forme sans les déplacer et
semblerait que cette union soit, comme quelque chose est détruit quand Il les
le disait Scot, une relation réelle, réel- unit» (p. 196); ce quelque chose n’est
lement distincte de son fondement, une justement pas une chose, mais plutôt
chose relative, ce à quoi Ockham n’ac- une modalité d’existence des parties es-
quiescerait en aucun cas. Au contraire, sentielles.
il préfère défendre une thèse réduction- Dans sa conclusion générale, Magali
niste selon laquelle la quiddité d’une Roques précise que la solution défini-
substance naturelle n’est rien d’autre tive d’Ockham au problème posé par le
que cette substance elle-même, celle-ci triduum est fondée sur la distinction
étant identique à ses parties essen- entre une nécessité naturelle et une né-
tielles, en l’occurrence à sa matière cessité de type logique. Il serait, d’après
ainsi qu’à sa forme. Afin d’expliquer sa lecture d’Ockham, «inscrit dans la
comment Dieu peut séparer forme et nature de la matière et dans celle de la
matière d’un composé substantiel sans forme d’être unies» (p. 205) sans qu’il
pour autant les déplacer, Ockham af- soit pour autant impossible à Dieu de
firme que ce composé contient une par- défaire cette nécessité naturelle s’Il le
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veut. Roques affirme reconnaître sur ce tion de ses adversaires de l’époque, et


point une analogie structurelle importante sûrement pas à des fins historiogra-
avec la position de Kripke qui avait non phiques.) Dans la troisième partie du
seulement envisagé la possibilité de pro- même chapitre, Roques avance toute-
positions analytiques connaissables uni- fois une raison: le sens dans lequel les
quement a posteriori, mais aussi défendu historiens de la philosophie médié-
la nécessité de l’origine des substances vale emploient le terme d’essentialisme
naturelles. Contrairement aux premières est trivial pour son enquête «puisque
apparences, Ockham serait alors peut- l’on caractérise en ce sens toute doc-
être plus proche de Kripke que de Fine. trine qui admet la cohérence interne de
En tout cas, Magali Roques ne laisse pas la notion […] de quiddité, caractérisée
de doute sur sa réponse à la question prin- comme étant ce qui est exprimé par une
cipale qu’elle avait posée. La théorie définition réelle» (p. 38). C’est pour
ockhamiste de la définition réelle im- cela qu’elle se tourne vers les diverses
plique l’existence d’essences indivi- acceptions contemporaines, en suppo-
duelles dont l’identité est déterminée né- sant apparemment y trouver une notion
cessairement par ses parties essentielles plus utile. Mais utile à quoi exactement,
et cela indépendamment de la manière et avec quelle garantie? À mieux com-
dont ces dernières sont conçues ou énon- prendre la position d’Ockham, ou plutôt
cées. Roques peut conclure qu’un «nomi- en vue d’enrichir les débats contempo-
nalisme qui ne reconnaît que l’existence rains d’une position à la fois nomina-
d’individus est donc compatible avec un liste et essentialiste? Il me semble
essentialisme de type aristotélicien au qu’une enquête de cette envergure au-
sens de Quine» (p. 204). rait exigé une discussion circonstanciée
Que vaut cette conclusion? Dans la des problèmes méthodologiques impli-
deuxième partie du premier chapitre, qués, d’autant plus que divers aspects
Magali Roques expose, nous l’avions de la théorie ockhamiste de la définition
dit, les différentes acceptions du terme réelle semblent être motivés, ou du
d’essentialisme dont celle qu’elle choi- moins suggérés par des réflexions théo-
sira pour formuler la question princi- logiques absentes des débats actuels.
pale. Son choix n’y est pas justifié de Cela dit, cette remarque critique ne di-
façon explicite; elle se contente de no- minue en aucune façon la richesse phi-
ter qu’Ockham citait souvent le losophique contenue dans l’ouvrage de
livre VII de la Métaphysique dans le- Magali Roques et dont le présent propos
quel Aristote aurait énoncé cette doc- n’a pu rendre compte qu’insuffisam-
trine appelée aristotélicienne par Quine. ment. Il faudra donc, pour y accéder
(N’oublions pas que Quine l’utilise pleinement, le lire.
uniquement pour caractériser la posi-
ROMAIN BÜCHI, Zürich

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