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Philosophie antique

Problèmes, Renaissances, Usages

11 | 2011
Influences, filiations, réceptions (XVIIe-XXe
siècles)

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/philosant/982
DOI : 10.4000/philosant.982
ISSN : 2648-2789

Éditeur
Éditions Vrin

Édition imprimée
Date de publication : 1 novembre 2011
ISBN : 978-2-7574-0356-3
ISSN : 1634-4561

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College of Agriculture

Référence électronique
Philosophie antique, 11 | 2011, « Influences, filiations, réceptions (XVIIe-XXe siècles) » [En ligne], mis en
ligne le 01 novembre 2018, consulté le 13 avril 2024. URL : https://journals.openedition.org/philosant/
982 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosant.982

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1

Initiateur de la philosophie moderne, Descartes se faisait fort d'avoir fait table rase de
tout ce qui le précédait et professait qu'il ne viendrait plus à l'idée de personne de
chercher une quelconque vérité chez les anciens. Ce numéro de Philosophie antique
illustre la façon dont, au contraire, la philosophie ancienne n’a jamais cessé d’irriguer,
souterrainement ou au grand jour, la philosophie moderne et contemporaine, et dont
les penseurs les moins traditionalistes ne peuvent se dispenser de s’expliquer avec les
auteurs anciens. À souligner particulièrement : un important article sur les liens entre
le cercle du poète Stefan George et les philologues ou philosophes spécialistes de Platon
dans l’Allemagne de Weimar et après ; également, la publication et la présentation du
texte, jusqu’ici jamais traduit, où Jan Łukasiewicz a pour la première fois résumé son
interprétation de la logique stoïcienne et montré dans les stoïciens les précurseurs
d’une logique des propositions qui n’a pourtant connu son développement qu’à partir
de la seconde moitié du XIXe siècle.
La partie Varia contient les actes d’une table ronde consacrée à deux ouvrages récents
sur le scepticisme, courant de pensée qui suscite de plus en plus d’intérêt, avec les
interventions des auteurs.

Philosophie antique, 11 | 2011


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SOMMAIRE

Note préliminaire
Jean-Baptiste Gourinat

O logice Stoików
Jan Lukasiewicz

Sur la logique des stoïciens


Jan Lukasiewicz

Jan Łukasiewicz, Sur la Logique des stoïciens


Jan Wolenski

La philosophie d’Aristote dans le second XVIIe siècle


Rémanences institutionnelles et usages philosophiques
Frédéric Manzini

La question du platonisme de Rousseau


Francesco Gregorio

Philosophe‑roi chez poète-empereur


La réception de Platon dans le Cercle de Stefan George
Michail Maiatsky

Platon et la philosophie analytique


Deux exemples : la méthode diérétique et le « troisième homme »
Dorothea Frede

De Carl Schmitt à Christian Meier


Les Euménides d’Eschyle et le concept de « politique » (« das Politische »)
Paul Demont

Varia

Aristote, De Cœlo, I 9 : l’identité des « êtres de là‑bas »


Fabienne Baghdassarian

Table ronde : travaux récents sur le scepticisme

Présentation du livre de Lorenzo Corti

Lorenzo CORTI, Scepticisme et langage


Paris, Vrin, 2009
Stéphane Marchand

Réponse à Stéphane Marchand


Lorenzo Corti

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3

Présentation du livre d’Anna Maria Ioppolo

Anna Maria IOPPOLO, La testimonianza di Sesto Empirico sull’ Accademia scettica


Naples, Bibliopolis, 2009
Thomas Bénatouïl

L’ἐποχή chez Arcésilas : réponse à Thomas Bénatouïl


Anna Maria Ioppolo

Comptes rendus

Jaap MANSFELD & David RUNIA, Aëtiana. The Method and Intellectual Context of a
Doxographer
Gérard Journée

Richard SORABJI (éd.), Philoponus and the Rejection of Aristotelian Science


Joëlle Delattre Biencourt

Bulletin Bibliographique

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Note préliminaire
Jean-Baptiste Gourinat

1 En 1934, dans un article célèbre sur la logique des propositions, Jan Łukasiewicz
exposait une interprétation détaillée de la logique stoïcienne, qu’il comparait à la
logique aristotélicienne1. Cet article anticipait un grand nombre des vues sur la logique
d’Aristote qui seraient développées dans la grande monographie sur la syllogistique
d’Aristote, dont la traduction française vient d’être rééditée chez Vrin 2. L’article de
1934 avait toutefois été lui-même précédé d’une communication sur la logique des
stoïciens prononcée à Lvov en 1923, dont un résumé a été publié en polonais en 1927.
Faute d’avoir été traduit du polonais, il est resté jusqu’ici inconnu des spécialistes de
philosophie antique en dehors de la Pologne.
2 Il nous a paru intéressant de publier pour la première fois une traduction française de
cet article de 1927, qui marque une étape très importante de l’histoire de la
redécouverte de la logique stoïcienne au XXe siècle. La traduction française est
accompagnée de l’original polonais, difficilement accessible, et d’une présentation
inédite de Jan Woleński, dont on peut lire le livre sur l’école de Lvov‑Varsovie pour de
plus amples informations sur le rôle de Łukasiewicz dans l’école polonaise 3.
3 On constatera que dès l’article de 1927, les principes de l’interprétation de la logique
aristotélicienne et de la logique stoïcienne sont déjà en place : Łukasiewicz souligne
déjà que la différence entre la logique aristotélicienne et la logique stoïcienne est que la
logique stoïcienne est une théorie déductive utilisant des variables propositionnelles
tandis que la logique d’Aristote est une logique des termes : il avance aussi déjà que la
syllogistique aristotélicienne ne peut se développer qu’en utilisant les thèses de la
logique propositionnelle qui ne seront explicitement formulées que par les stoïciens.
C’est seulement en 1934 qu’il en énonce la raison en montrant que les syllogismes
d’Aristote sont des implications, dont la proposition “α et β” est l’antécédent et la
proposition γ le conséquent, en s’appuyant sur une formulation tirée d’Aristote,
Premiers analytiques, II, 11, 61b34‑35 : « Si a se dit de tous les b et si c se dit de tous les a,
alors c se dit de tous les b »4. C’est aussi seulement en 1934 qu’il avancera explicitement
que la syllogistique d’Aristote est une axiomatique dont les syllogismes sont des
axiomes tandis que la syllogistique stoïcienne consiste en règles d’inférence 5. Mais,
implicitement, la distinction semble bien présupposée dès 1927. Les thèses de

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Łukasiewicz, tant sur Aristote que sur les stoïciens et sur le rapport entre les deux
logiques, ont souvent été contestées depuis6, mais elles restent le tournant historique
fondamental dans l’histoire de l’interprétation de la logique antique et, dans cette
histoire, le court article de 1927 reste un moment fondateur.

NOTES
1. Łukasiewicz 1934.
2. Łukasiewicz 1950.
3. Woleński 1989.
4. Łukasiewicz 1934, dans Largeault 1972, p. 12.
5. Ibid. p. 13.
6. Outre les travaux mentionnés par J. Woleński, on peut mentionner, pour Aristote, Corcoran
1974 et, pour les stoïciens, Frede 1974.

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O logice Stoików
Jan Lukasiewicz

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1 O logice Stoików pisali Prantl, Zeller, Brochard. Żaden z nich nie zrozumiał tej logiki, bo
żaden z nich nie miał dostatecznego wykształcenia logicznego. Co prawda, nie można
im nawet robić z tego zarzutu, bo skądże się mieli logiki nauczyć ? Sądy ich o logice
stoickiej nie mają żadnej wartości.
2 Dopiero dziś wiemy, dzięki logice matematycznej, że logika Stoików jest systemem
całkowicie różnym od syllogistyki Arystotelesa. Logika stoicka bowiem jest
odpowiednikiem dzisiejszej "teorji dedukcji" w znaczeniu, w jakiem używają tych
wyrazów Whitehead i Russell w dziele "Principia mathematica". Jest to więc teorja, w
której występują tylko zmienne zdaniowe, gdy natomiast w syllogistyce Arystotelesa
występują tylko zmienne nazwowe. Wiemy dziś także, że logika stoicka, jako teorja
zmiennej zdaniowej, jest podstawowym systemem logicznym o znaczeniu nierównie
większem i ogólniejszem od logiki arystotelesowej. Porządnie zbudowany system logiki
arystotelesowej musi opierać się już na tezach teorji dedukcji, a więc na logice stoickiej.
Uświadamiali sobie, jak się zdaje, ten stan rzeczy Stoicy, a nawet i niektórzy
Perypatetycy, jak np. Boëthos według świadectwa Galena.
3 Z tego punktu widzenia należy historję logiki stoickiej napisać na nowo i
dotychczasowe oceny tej logiki poddać rewizji. Badając źródła, przekonałem się, że
jakkolwiek cenne jest dzieło Arnima "Stoicorum veterum fragmenta", to jednak nie
wystarcza ono da całkowitego poznania logiki stoickiej. Trzeba sięgnąć do samych
autorów. Najważniejszym z nich zdaje mi się być Sextus Empiryk, który logikę stoicką
rozumie doskonale (teksty jego wymagają w niektórych miejscach, np. Adv. math. VIII
230 – 233, [279] oczywistej niemal rekonstrukcji) ; potem idą komentatorowie
Arystotelesa, zwłaszcza Aleksander ; wreszcie Galenus. Na szczególniejszą uwagę
zasługuje Galena "Wstęp do dialektyki", odkryty w wieku XIX‑ym przez Minasa.
Ostatnie może miejsce w tym szeregu autorów zajmuje Diogenes Laercjusz. Ciekawy
fragment logiki stoickiej, pominięty przez Prantla i Arnima, znajduje się u Origenesa
"Contra Celsum".
W dyskusji zabierali głos PP. Heryng i Referent.

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Sur la logique des stoïciens


Jan Lukasiewicz
Traduction : Anna Zielinska

1 La logique des stoïciens a été déjà étudiée par Prantl, Zeller et Brochard. Aucun d’entre
eux ne l’a comprise, car aucun n’avait de formation suffisante en logique. Il est vrai que
cela ne peut même pas leur être reproché, car, après tout, où pouvaient-ils
l’apprendre ? Leurs jugements sur la logique stoïcienne n’ont aucune valeur.
2 Ce n’est qu’aujourd’hui que nous savons, grâce à la logique mathématique, que la
logique des stoïciens est un système entièrement différent de la syllogistique d’Aristote.
La logique stoïcienne constitue en effet le correspondant de la « théorie de la
déduction » contemporaine, et ces mots sont utilisés ici dans le sens de Russell et
Whitehead dans leurs Principia Mathematica. Il s’agit donc d’une théorie qui n’inclut que
les variables de propositions, alors que la syllogistique d’Aristote ne contient que des
variables de noms. Aujourd’hui, nous savons également que la logique stoïcienne, en
tant que théorie de la variable propositionnelle, est le système logique fondamental
dont la signification est incomparablement plus grande et plus générale que celle de la
logique aristotélicienne. Un système de logique aristotélicienne correctement construit
doit s’appuyer déjà sur les thèses de la théorie de la déduction, autrement dit : sur la
logique stoïcienne. Déjà les stoïciens eux-mêmes ont été, semble-t-il, conscients de cet
état de choses ; il se peut que l’on puisse dire de même de certains péripatéticiens,
comme par exemple – selon le témoignage de Galien – Boèce.
3 De ce point de vue il faut que l’histoire de la logique stoïcienne soit écrite à nouveau et
les jugements qui ont été formulés à son propos doivent être révisés. En étudiant les
sources, je me suis rendu compte du fait que l’ouvrage d’Arnim, Stoicorum veterum
fragmenta, pour précieux qu’il soit, n’est pas suffisant pour bien connaître la logique
stoïcienne. Il faut aller jusqu’aux auteurs eux-mêmes. Sextus Empiricus semble être le
plus important parmi eux, et il comprend parfaitement la logique des stoïciens (ses
textes exigent cependant – cf. par exemple Adv. Math. VIII 230‑233 – une reconstruction
presque évidente). Ensuite, nous avons les commentateurs d’Aristote, en particulier
Alexandre ; enfin Galien. Une attention particulière doit être accordée à l’Introduction à
la dialectique de Galien, découverte au XIXe siècle par Minas. Peut-être la dernière place
dans cette liste d’auteurs pourrait-elle être occupée par Diogène Laërce. Un exemple

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intéressant de la logique stoïcienne, négligé par Prantl et Arnim, se trouve dans le


Contre Celse d’Origène.
M. Heryng et M. Łukasiewicz ont participé à la discussion.

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Jan Łukasiewicz, Sur la Logique des


stoïciens
Jan Wolenski
Traduction : Anna Zielinska

1 Jan Łukasiewicz a élaboré un programme de recherche portant sur l’histoire de la


logique1. À son avis, la logique mathématique contemporaine (modern) est en continuité
directe avec la logique formelle du passé. En conséquence, une interprétation correcte
et fidèle des idées anciennes exige une application des outils logiques contemporains.
Autrement dit, de bonnes études historiques sur la logique doivent consister à
examiner la logique d’autrefois à travers les lunettes logiques contemporaines.
Łukasiewicz a en particulier accusé des historiens de la logique et de la philosophie
célèbres au XIXe siècle, comme Carl Prantl ou Eduard Zeller, d’avoir mal compris les
théories logiques anciennes et médiévales. Certes, il tenait Prantl en grande estime
pour son ouvrage monumental intitulé Geschichte der Logik in Abendland, publié dans les
années 1855–1870, parce qu’il rassemblait de nombreuses sources capitales. Cependant,
Łukasiewicz soutenait que la façon dont Prantl décrit l’histoire de la logique est limitée
par des préjugés philosophiques de toutes sortes, propres à la philosophie
post‑cartésienne. Pour Łukasiewicz, le tournant épistémologique dans la philosophie
moderne a corrompu les théories logiques anciennes et médiévales en les infestant
d’idées philosophiques superflues et obscures ; Leibniz a été le seul à y résister. Ce
processus a commencé par Descartes et a culminé avec Kant et Hegel (Prantl lui‑même
était hégélien), en faisant émerger ce qu’on qualifie de logique philosophique, une
mixture de mauvaise philosophie et de logique déformée. L’incapacité de Prantl, tout
comme celle des autres historiens de la logique, de voir la différence fondamentale
entre la logique aristotélicienne en tant que logique des termes (ou des noms) et celle
des stoïciens en tant que logique des propositions est devenue pour Łukasiewicz un
exemple typique d’études historiques corrompues par la philosophie. Son projet était
simple : il faut récrire l’histoire de la logique à l’aide de la logique mathématique, qui
devrait alors devenir l’outil méthodologique principal au sein d’une recherche
historique sérieuse portant sur les idées logiques anciennes et sur leur développement.

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« L’histoire de la logique, a-t-il dit, doit être écrite à nouveau, et cela par un historien
ayant une maîtrise complète de la logique mathématique2. »
2 Łukasiewicz commença à s’intéresser à la logique stoïcienne au début des années 1920 3.
Il a fait une présentation des positions stoïciennes lors du 1 er Congrès Philosophique
Polonais à Lvov en 1923. Dans un bref sommaire publié quatre ans plus tard, il a
exprimé les idées suivantes4. Les analyses antérieures de la logique stoïcienne, comme
celles proposées par Prantl, n’ont aucune valeur. La logique stoïcienne doit être
considérée comme entièrement différente du système aristotélicien : la seconde est une
logique des termes alors que la première s’avère être une logique propositionnelle ; en
conséquence, la logique stoïcienne est plus fondamentale que celle d’Aristote. Enfin,
selon Łukasiewicz, les stoïciens ont été conscients de cet ordre des systèmes logiques,
et, suggérait-il, on pourrait en dire autant de Boèce. En ce qui concerne les sources,
Łukasiewicz pensait que le matériel utilisé jusqu’alors était insuffisant 5. Il s’est penché
sur d’autres sources, en particulier sur les écrits de Sextus Empiricus et de Galien, qui,
en complétant notre information, éclairent la logique stoïcienne et sa relation avec
celle d’Aristote. Łukasiewicz a développé ces idées dans son article célèbre sur l’histoire
de la logique des propositions, élaboré à partir de son exposé lors du Praguer
Vorkonferenz der Internationalen Kongresse für Einheit der Wissenschaft en 1934 6.
3 Telle que reconstruite par Łukasiewicz, la logique stoïcienne consiste en des schémas
d’inférence ou, en d’autres termes, en des règles d’inférence. C’est un système formalisé
bivalent, fondé sur quatre constantes propositionnelles : négation, implication,
conjonction et disjonction, comprises comme fonctions de vérité (ce terme vient de la
logique contemporaine [modern]). Dans ce contexte, Łukasiewicz fait allusion à la
controverse entre Philon de Mégare et Diodore Cronos (lui aussi un mégarique)
concernant la nature de l’implication, où le premier a adopté l’implication matérielle,
tandis que le second en a proposé une lecture modale (comme dans le cas de
l’implication stricte). Et puisque la logique stoïcienne était vérifonctionnelle, elle optait
de son côté pour l’implication matérielle.
4 Selon Łukasiewicz, les stoïciens ont accepté le schéma suivant comme étant
indémontrable (comme étant donc axiomatiquement assumé) :
1. Si p, alors q, mais p, donc q ;
2. Si p, alors q, mais non-q, donc non-p ;
3. Non à la fois p et q, mais p, donc non-q ;
4. Soit p ou q, mais p, donc non-q ;
5. Soit p ou q, mais non-q, donc p.

5 Ces formulations s’écartent des formulations originales, parce que, chez les stoïciens,
les variables n’étaient pas des lettres propositionnelles mais des nombres ordinaux ;
ainsi, (1) se présente dans la version originale comme : « Si le premier, alors le second,
mais le premier, donc le second ». Le schéma (1) – (5) a des équivalents évidents dans la
logique propositionnelle contemporaine ; en particulier, (1) exprime la règle du modus
ponens, alors que (2) exprime celle du modus tollens. Par leur réduction aux
indémontrables, les stoïciens ont établi un nombre de schémas propositionnels dérivés
difficile à estimer de façon précise mais réellement important, selon Łukasiewicz. Il
qualifie les exemples connus de ce type de réduction de « chefs‑d’œuvre de perspicacité
logique ». L’image du développement ultérieur de la logique proposée par Łukasiewicz
est la suivante. Continuée au Moyen Âge comme une théorie des conséquences, la

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logique stoïcienne a été ensuite négligée pour les raisons citées plus haut. C’est Frege
qui est revenu (bien qu’inconsciemment) sur le chemin logique inauguré par les
stoïciens, consistant à construire le calcul propositionnel comme un système
axiomatique. La logique stoïcienne telle qu’elle a été reconstruite par Łukasiewicz est
pour lui la preuve principale que la logique formelle au sens contemporain est apparue
déjà dans l’Antiquité.
6 L’analyse de la logique stoïcienne proposée par Łukasiewicz est devenue très populaire
parmi les historiens de la logique7. Ses conclusions principales ont été reprises et
confirmées par Benson Mates dans son étude exhaustive de la logique stoïcienne, en
s’appuyant sur des données textuelles supplémentaires8. Lui aussi voyait cette logique
comme un premier système de calcul propositionnel. Contrairement à Łukasiewicz qui
ne s’intéressait pas à la sémantique des stoïciens, Mates montre les connexions entre
leur théorie des signes et leur logique, ce qui fait que la manière dont il saisit cette
logique est davantage enracinée dans la philosophie stoïcienne du langage que l’analyse
de Łukasiewicz. La différence principale entre Mates et Łukasiewicz concerne les
indémontrables. Les deux auteurs s’accordent pour dire que les stoïciens distinguaient
cinq indémontrables, mais ils diffèrent quant à la nature de ces schémas. En effet, pour
Łukasiewicz les indémontrables devaient être considérés comme des axiomes, alors que
pour Mates il s’agit plutôt d’items qui ne nécessitent pas de preuves, puisqu’il est
évident que ce sont des principes corrects. Cependant, la direction prise par
Łukasiewicz et par Mates a fait l’objet de critiques. L’une a été notamment exprimée
par Charles Kahn et reprise ensuite par O’Toole et Jennings 9. Kahn soutient en effet que
la logique stoïcienne ne peut pas être comprise correctement si on l’interprète comme
une anticipation du calcul propositionnel contemporain. Selon lui, une image plus
adéquate des théories logiques avancées par les stoïciens nécessite un contexte plus
large, où leur épistémologie, leur philosophie du langage, leur éthique et leur
cosmologie même soient présentes. O’Toole et Jennings ajoutent des observations plus
spécifiques, en remarquant notamment que seule une partie des textes disponibles
justifie l’idée selon laquelle les stoïciens comprenaient les connecteurs comme des
constantes logiques au sens contemporain. Quoi qu’il en soit, la reconstruction de la
logique stoïcienne offerte par O’Toole et Jennings considère les questions formelles
comme secondaires et se concentre avant tout sur les aspects informels 10.
Traduit de l’anglais par Anna Zielinska

BIBLIOGRAPHIE
CORCORAN, J. 1974 : « Aristotle’s natural deduction system », dans J. Corcoran (éd.), Ancient Logic
and its Modern Interpretations, Dordrecht, 1974, p. 85-131.

FREDE, M. 1974 : Die stoische Logik, Göttingen, 1974.

KAHN, Ch. 1969 : « Stoic logic and Stoic logos », Archiv für Geschichte der Philosophie, 51 (1969),
p. 158-172.

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LARGEAULT, J. (éd.) 1972 : Logique Mathématique. Textes, Paris, 1972 (Collection U. Épistémologie).

ŁUKASIEWICZ, J. 1927 : « O logice stoików » (« Sur la logique des stoïciens »), Przegląd Filozoficzny, 30
(1927), p. 278-279. [Réimpr. dans Łukasiewicz 1998, p. 368–369 et, avec trad. fr. par A. Zielinska,
« Sur la logique des stoïciens », Philosophie antique, 11 (2011), p. 8-9.]

ŁUKASIEWICZ, J. 1929 : Elementy logiki matematycznej (« Éléments de logique mathématique »),


Varsovie, 1929 (Komisja Wydawnicza Koła Matematyczno-Fizycznego Słuchaczów Uniwersytetu
Warszawskiego). [Trad. angl. par O. Wojtasiewicz, Oxford, 1963.]

ŁUKASIEWICZ, J. 1932-1936 : « Z dziejów logiki starożytnej » (« Sur l’histoire de la logique


ancienne »), Ruch Filozoficzny, 13 (1932-1936), p. 46-47 ( = Łukasiewicz 1998, p. 369-370).

ŁUKASIEWICZ, J. 1934 : « Z historji logiki zdań », Przegląd Filozoficzny, 37 (1934), p. 417-437. [Trad.
allemande de l’auteur, « Zur Geschichte der Aussagenlogik », Erkenntnis, 5 (1935), p. 111-131 ;
trad. angl. dans Łukasiewicz 1970, p. 197–217 ; trad. fr. par J. Largeault, « Contribution à l’histoire
de la logique des propositions » dans Largeault 1972, p. 10-25.]

ŁUKASIEWICZ, J. 1950 : Aristotle’s Syllogistic from the Standpoint of Modern Formal Logic, Oxford, 1950, 2 e
édition posthume augmentée, 1956 ; trad. fr. par F. Zaslawsky, La Syllogistique d’Aristote dans la
perspective de la logique formelle moderne, Paris, 1972, 2 e éd. Paris, 2010.

ŁUKASIEWICZ, J. 1970: Selected Works, ed. by L. Borkowski, Amsterdam-Londres-Varsovie, 1970


(Studies in logic and the foundations of mathematics).

ŁUKASIEWICZ, J. 1998 : Logika i metafizyka (« Logique et métaphysique »), Varsovie, 1998.

MATES, B. 1953 : Stoic Logic, Berkeley, 1953.

WOLENSKI, J. 1989: Logic and Philosophy in the Lvov-Warsaw School, Dordrecht, 1989.

NOTES
1. Łukasiewicz 1927. Voir aussi Łukasiewicz 1934 et Łukasiewicz 1950, éd. 2010, p. VIII.
2. Łukasiewicz 1934 ; trad. angl. dans Łukasiewicz 1970, p. 198 ; trad. fr. dans Largeault 1972,
p. 11.
3. Selon la tradition orale circulant en Pologne, Łukasiewicz a découvert des faits intéressants à
propos de la logique de Chrysippe quand, en tant que directeur de thèse, il vérifiait les
traductions du grec et du latin dans la thèse de Maria Niedźwiedzka (mieux connue comme Maria
Ossowska) consacrée à l’axiologie stoïcienne, soutenue en 1921.
4. Łukasiewicz 1927.
5. Cela concerne la collection célèbre Stoicorum veterum fragmenta éditée par H. von Arnim en
1903.
6. Łukasiewicz 1934. Entretemps, c’est-à-dire entre 1923 et 1934, Łukasiewicz fit deux remarques
sur la logique stoïcienne dans ses textes ; cf. Łukasiewicz 1929, p. 21-26 = trad. angl. p. 12–14, et
Łukasiewicz 1932-1936 = Łukasiewicz 1998, p. 369-370 (le résumé de l’exposé donné à Lvov en
1932).
7. L’article de Łukasiewicz sur l’histoire de la logique des propositions représentait pour Scholz
les vingt plus belles pages écrites sur l’histoire de la logique ; cf. Łukasiewicz, Journal (non publié ;
l’original de ce document se trouve dans les archives de l’Université de Varsovie), p. 25.
8. Mates 1953.
9. Kahn 1969.

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10. Il n’est pas dans mon propos d’arbitrer cette controverse relative à la manière dont il faut
pratiquer l’histoire de la logique. Je déclare cependant pencher du côté de Łukasiewicz.

AUTEURS
JAN WOLENSKI
Université Jagellonne, Cracovie

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La philosophie d’Aristote dans le


second XVIIe siècle
Rémanences institutionnelles et usages philosophiques

Frédéric Manzini

1. La vitalité des aristotélismes modernes


1 L’époque est maintenant définitivement révolue où dominait l’idée selon laquelle
l’enseignement d’Aristote aurait disparu au moment même où serait apparue la
philosophie moderne, celle-ci se substituant à celle-là comme un clou chasse l’autre.
Longtemps, en effet, on a trop facilement cru les hérauts et autres promoteurs de la
philosophie moderne qui se sont eux-mêmes volontiers présentés comme des
révolutionnaires capables de refonder toute la philosophie sur de nouvelles bases,
empressés qu’ils semblaient être de défier l’ancienne pour mieux la détrôner. On a ainsi
pu penser que l’aristotélisme était un système qui s’était vite effondré pour faire place
à la nouvelle science et dont il ne restait rien d’autre que des ruines dès la fin du XVI e
ou au début du XVIIe siècle.
2 Nous savons aujourd’hui que cette manière de se représenter l’histoire de la
philosophie n’est qu’un mythe. Certes, la « révolution scientifique » a bien eu lieu 1 et en
l’espace d’une génération il ne sera plus possible de répéter le constat que faisait La
Mothe Le Vayer en 1642 lorsqu’il écrivait : « depuis qu’Albert le Grand et saint Thomas
principalement se furent donné la peine d’expliquer, autant qu’il leur fut possible, tous
les mystères de notre religion avec les termes de la philosophie péripatétique, nous
voyons qu’elle s’est tellement établie partout, qu’on n’en lit plus d’autres par toutes les
universités chrétiennes. […] La secte d’Aristote l’a tellement emporté sur toutes les
autres, qu’on a dit que le Docteur Angélique, son discipple, avait pratiqué ce que font
les Ottomans à l’égard de leurs frères, s’étant enfin rendu seul maître absolu de
l’empire philosophique »2. Sous les coups de critiques convergentes menées contre le
système aristotélicien dès le XIVe siècle, mais devenues plus virulentes et plus
systématiques au début du XVIIe siècle avec des auteurs tels que Francis Bacon,
Gassendi, voire Galilée à certains égards, la domination exercée par l’aristotélisme

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officiel depuis plusieurs siècles s’est trouvée considérablement affaiblie dans les
consciences. Pire : celle-ci est apparue comme le principal obstacle sur le chemin d’une
science naissante, mathématisée, « mécaniste » ou réputée telle, de sorte que dans le
discours des principaux protagonistes de l’époque, l’anti-aristotélisme est presque
devenu une figure obligée pour tout philosophe progressiste à la recherche d’une vérité
dégagée des préjugés et qui rejette le recours grégaire à l’argument d’autorité 3. Était-ce
pour s’assurer à bon compte une originalité propre ? Toujours est-il que, souvent, les
Modernes ont eu tendance à reconstruire l’histoire pour donner l’image flatteuse
d’auteurs innovants par contraste avec des partisans d’Aristote tous tenus pour
conservateurs et réactionnaires. Ce faisant, ils se sont souvent montrés injustes, ainsi
que le constate Christia Mercer : « lorsque les nouveaux philosophes se plaignent avec
amertume de l’arriération des aristotéliciens, ils n’inventent pas. Mais ils exagèrent :
l’aristotélisme moderne n’était tout simplement pas l’empire uniformément mauvais
que ses ennemis dépeignent4. » Cet « early modern Aristotelianism » est à la fois très actif –
Charles Lohr remarque ainsi avec étonnement que « le nombre de commentaires latins
d’Aristote composés [de 1500 à 1650] dépasse celui de tout le millénaire qui va de Boèce
à Pomponazzi »5 – et très divers. Car de quel aristotélisme parle-t-on ? Est-ce le
thomisme, remis au premier plan avec la Contre-Réforme ? Même si c’est lui qui est le
plus connu et le plus largement enseigné, dans certains cas et localement, d’autres
aristotélismes6 le sont aussi ou du moins l’ont été, comme celui d’Oxford qui est marqué
par l’influence de Guillaume d’Ockham, comme l’aristotélisme non chrétien qu’est
l’aristotélisme averroïste (que d’aucuns appellent aussi radical ou « éthique »), comme
l’aristotélisme « naturaliste » italien7, etc. Il n’y a pas, en effet, un mais des
aristotélismes (d’importance inégale), autrement dit des discussions et des polémiques
à travers différentes écoles se réclamant toutes, plus ou moins, de celui que Dante
appelait « le maître de ceux qui savent » et que d’autres nommaient simplement le
Philosophe, à savoir Aristote, dont les écrits ont donné lieu à des interprétations non
seulement divergentes, mais profondément contradictoires8. En étant particulièrement
attentifs aux contextes intellectuels dans lesquels les différents systèmes
philosophiques se sont élaborés, de multiples travaux menés au cours de ces dernières
décennies ont conclu à la nécessité de réévaluer l’influence durable de la philosophie
aristotélicienne, y compris chez Descartes9 et chez tous ceux qui se sont efforcés d’en
montrer l’inanité, ou du moins l’insuffisance. De récentes études montrent ainsi
combien d’éléments d’aristotélisme subsistent chez tous les auteurs du XVII e siècle, y
compris chez ceux qui se dressent avec le plus de violence contre l’héritage
aristotélicien.
3 Qu’on le veuille ou non, il n’est en réalité facile ni d’échapper à l’aristotélisme ni d’en
sortir, surtout lorsque la doctrine aristotélicienne s’est transformée en lieu commun
partagé par des auteurs d’horizons divers ou lorsqu’elle s’est cristallisée en un
vocabulaire qui détermine les termes mêmes dans lesquels tout débat se pose. Comme
le constate par exemple Georg Horn dans son Historia philosophica de 1655, « la raison
pour laquelle de nombreux orthodoxes explorent la philosophie d’Aristote est qu’il leur
semblerait impossible sans cela de mener correctement les disputes avec les Jésuites »
10
, dès lors que ceux-ci enseignent partout l’aristotélisme. La référence au Stagirite est
restée si fondamentale tout au long du siècle dans les enseignements officiels comme
dans les cercles moins informels qu’elle continue à faire partie intégrante de la vie
intellectuelle – et Aristote de ne pas cesser d’apparaître comme un contemporain dans

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l’opinion commune11 : ce n’est que plus tard, comme nous y reviendrons en conclusion,
qu’il a été renvoyé à son historicité.

2. L’aristotélisme des universités


4 Nous savons désormais que le processus d’effacement de l’aristotélisme – car processus
il y a eu, avec toute la dimension progressive que cela suppose – a été plus complexe et
plus long qu’on n’a pu le croire. Il serait à la fois faux et injuste de mésestimer la
vitalité à l’époque moderne de l’aristotélisme scolastique, qui est telle qu’elle autorise
les commentateurs à parler d’une forme de scolastique à part entière, qu’on n’appelle
plus tant « tardive » – comme pour signifier qu’elle est en retard – que bel et bien
« moderne » – comme pour mieux en souligner la spécificité et l’originalité. En réalité,
la perméabilité est réelle entre le camp des « nouveaux » et celui des « anciens », car la
modernité des premiers ne s’est pas conquise unilatéralement et en rupture avec tout
ce qui la précédait, mais est aussi le fruit d’une synthèse entre des inspirations plus
diverses qu’il n’y paraît. Si l’enseignement de l’aristotélisme a continué à prévaloir
presque tout au long du XVIIe siècle dans la majeure partie des universités
européennes, c’est ainsi parce qu’il s’y est transformé.
5 Confrontées à l’émergence du cartésianisme dans la seconde moitié du XVII e siècle,
toutes les universités européennes ont, lentement mais sûrement, diversifié
l’enseignement dispensé, même si elles n’y ont pas toutes montré le même
empressement. Les universités les plus traditionalistes étaient situées plus à l’Est : c’est
notamment le cas en Allemagne luthérienne où le cartésianisme peine davantage à
s’imposer et où l’aristotélisme s’est trouvé institutionnalisé et durablement figé par la
réforme de Philip Melanchton. D’une manière générale, l’université française 12 et
surtout l’université des libérales Provinces‑Unies se sont montrées plus promptes à
s’ouvrir à la « philosophie nouvelle », comme on l’appelle alors, même si, dans les
décennies qui ont suivi la mort de Descartes en 1650, celle-ci ne s’est pas diffusée dans
le cursus universitaire sans résistances ni difficultés, au contraire 13 : en réalité, le
cartésianisme a été reçu d’une façon très complexe qui a davantage fonctionné comme
une intégration progressive aux contenus précédemment délivrés que comme un
renversement pur et simple. Pour le dire autrement, enseigner le cartésianisme ne
supposait pas nécessairement, loin de là, de devoir renoncer à l’enseignement
traditionnel de l’aristotélisme mais exigeait de l’adapter ou de l’aménager pour donner
naissance à des philosophies éclectiques ou, comme on les appelle aussi, novantiques 14.
6 Une telle intégration n’a été possible qu’en vertu de la souplesse de la tradition
aristotélicienne et de la multiplicité de ses formes. Même quand il était admis que la
doctrine souffrait d’un discrédit de plus en plus évident dans un domaine particulier,
tout dans l’aristotélisme, en effet, n’apparaissait pas à jeter. Si, en particulier, sa
cosmologie avait perdu presque toute crédibilité, ainsi que plus généralement sa
physique et l’ensemble de sa philosophie naturelle ainsi que, à moindre titre, sa
métaphysique avec ses « formes substantielles », ses « forces occultes » et autres vaines
entités infra-scientifiques régulièrement moquées, deux domaines restaient
relativement épargnés : l’éthique d’abord – mais celle-ci n’était pas une priorité de
l’enseignement à l’université – et la logique ensuite. À cet égard, il est clair que la
logique aristotélicienne était un instrument précieux parce qu’il avait fait maintes fois

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les preuves de son efficacité auprès de générations d’étudiants, pas seulement comme
préparation aux études théologiques mais comme formation intellectuelle générale.
7 Il faut bien comprendre que l’aristotélisme qui a survécu au XVII e siècle n’est donc pas,
ou pas seulement, une survivance résiduelle : il ne représente pas uniquement la queue
de la comète aristotélicienne qui avait autrefois brillé dans le ciel de la philosophie et
dont l’éclat a presque disparu, et encore moins le bastion obscurantiste de quelques
passéistes sclérosés, obtus et arc-boutés dans leur camp retranché. Au contraire,
l’aristotélisme reste encore un élément fondamental de la philosophia perennis qu’on
enseigne dans les écoles pour former les esprits. Après tout, n’est-ce pas encore ce qui
se passe aujourd’hui dans un contexte différent et pourtant analogue ? Dans
l’enseignement primaire comme dans l’enseignement secondaire, et même jusqu’à un
certain point dans l’enseignement supérieur, ne continue‑t‑on pas à enseigner la
physique classique, c’est‑à‑dire celle qui régnait avant Einstein, alors qu’elle est
aujourd’hui unanimement reconnue par la communauté scientifique comme obsolète,
et ce depuis près d’un siècle où des progrès pourtant immenses ont été accomplis ?
Sans doute en allait-il de même pour la philosophie aristotélicienne : même s’il était à
peu près admis qu’elle était dépassée à bien des égards, son enseignement qui était bien
maîtrisé par le corps professoral a pu être poursuivi à la fois par habitude mais aussi
parce qu’elle continuait d’apparaître comme la plus simple ou la plus « naturelle ». À ce
titre, il restait judicieux de commencer par son étude plutôt que par celle de doctrines
plus sophistiquées, moins éprouvées et qui en outre en supposent souvent la
connaissance préalable. En matière d’enseignement, le souci de la bonne pédagogie
prévaut en effet d’autant plus sur celui de la stricte vérité quand celle‑ci ne semble pas
immédiatement accessible qu’il n’est ni aisé ni anodin de modifier la clé de voûte de
tout un système d’éducation bien rodé.
8 Dans cette présentation des choses, le détonateur qui joua en philosophie le même rôle
qu’Einstein en physique n’est autre que Descartes15, dont la pensée était à l’avant-garde
par rapport à son époque et la seule à être admise par les esprits les plus éclairés. Mais
le succès d’estime dont elle jouissait n’impliquait pas qu’elle soit, à court comme à
moyen terme, mieux diffusée ou privilégiée dans l’enseignement par rapport à la
philosophie traditionnelle. Les élites, autrement dit les savants les plus avertis des
récents progrès de la connaissance, ont en effet une attitude nécessairement différente
de celles des professeurs plus soucieux de former des esprits que d’être au fait des
dernières nouveautés. Dans ces conditions, la persistance d’un enseignement
aristotélicien s’explique aussi par le fait que ceux qui occupent les postes universitaires
ne sont pas nécessairement les plus progressistes. Qui 16 se souvient, pour ne prendre
qu’un exemple parmi tous ceux qui apparaissent aujourd’hui comme des minores, de
l’irlandais Michael Moore (1639/1640‑1726), cet aristotélicien particulièrement
conservateur, auteur notamment d’un traité De existentia Dei et humanae mentis
immortalitate (1692) et d’une Vera Sciendi Methodus (1716) ? Bien que méconnu
aujourd’hui, ce philosophe et théologien – dont la stricte et constante défense de
l’aristotélisme n’a d’égale que l’ardente et systématique critique du cartésianisme – a
reçu en son temps les honneurs académiques et a occupé des postes universitaires
élevés, aussi bien en Irlande (puisqu’il fut prévôt du Trinity College de Dublin) qu’en
Italie (où il fut à la censure à Rome avant d’être professeur au collège de
Montefiascone) et en France (où il fut recteur de l’université de Paris et professeur au
Collège Royal).

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3. L’aristotélisme des philosophes


9 Il en va différemment des philosophes qui ont marqué l’histoire, et ce n’est pas un
hasard si les écrits qui ont su retenir l’intérêt des lecteurs par-delà les siècles sont
presque toujours ceux des penseurs les plus innovants de l’époque. Même s’ils ne sont
donc pas représentatifs de leur époque, ils sont les plus décisifs. À travers les figures
majeures de la philosophie de la seconde moitié du XVII e siècle que sont Hobbes,
Spinoza, Malebranche et Leibniz, nous voudrions ici montrer de quelle façon Aristote a
pu faire l’objet d’usages variés chez ceux qui construisaient leur propre système.
L’Aristote de Hobbes n’est pas celui de Spinoza, qui certainement n’est ni celui de
Malebranche ni celui de Leibniz ; mais pour être plus exact, c’est la « figure » d’Aristote
qui diffère chez chacun de ces penseurs, autrement dit la manière dont ils se servent de
la référence à Aristote (ou la négligent) à l’intérieur de leur propre pensée. Pour quelle
raison ?
10 Nous avons dit que la situation avait complètement changé avec Descartes, qui
symbolise et incarne la nouveauté. En fait, ce ne sont pas les critiques formulées
directement par Descartes contre le Stagirite qui ont entraîné ce bouleversement – ces
dernières sont d’ailleurs assez prudentes et mesurées17 – mais c’est bien, positivement,
l’élaboration par Descartes d’un système suffisamment complet pour offrir aux
post‑cartésiens une véritable alternative ou ce qui a souvent été tenu pour tel par eux.
Sans nier qu’il y avait déjà avant Descartes des philosophies concurrentes à celles
d’Aristote – comme l’augustinisme, pour ne prendre qu’un seul exemple – il n’en
existait pas jusqu’à lui qui ait une telle ampleur et suffisamment de puissance
philosophique pour offrir une vision totalisante du savoir, capable de rivaliser au moins
d’égal à égal avec l’aristotélisme. Pour le dire autrement : alors que pendant environ
quatre siècles la référence universelle à Aristote (qui revêtait, répétons-le, des couleurs
différentes) a servi de fonds commun à tous les philosophes pour élaborer leur propre
pensée, ceux qui arrivent après Descartes se trouvent dans la situation nouvelle d’être
confrontés à deux options philosophiques très fortes mais concurrentes, ce qui les
oblige à faire face à leur responsabilité d’auteur, à choisir leur camp et donc à
s’engager. À la différence des uns qui choisissent l’un ou l’autre des deux membres de
l’alternative qui polarisent tout le paysage intellectuel pendant au moins un demi-
siècle, et à la différence des autres qui ont tenté des conciliations plus astucieuses que
convaincantes entre deux systèmes (alors que dans la seconde moitié du XVII e siècle il
devient progressivement de plus en plus évident que, tels quels, ils sont
fondamentalement incompatibles), les grands auteurs précédemment cités vont
« inventer » une solution originale en même temps qu’ils posent les fondements de leur
propre pensée. La référence à Aristote cesse d’être la norme mais peut du même coup
devenir l’objet d’un enjeu stratégique précis et, à chaque fois, singulier. En effet, plus
que les critiques qu’ils lui adressent, qui sont relativement similaires et finalement
assez convenues, ce sont les quatre différents usages que ces auteurs font d’Aristote, qui
définissent autant d’attitudes originales à l’égard du Stagirite et qui méritent à ce titre
d’être détaillées. Nous pourrons alors répondre en conclusion à l’objection qui surgira
de cet examen comparatif : s’il y a autant d’interprétations de l’aristotélisme que de cas
particuliers d’auteurs interprétant Aristote, cela ne revient-il pas à constater que
l’aristotélisme en tant que tel n’est plus ?

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3. 1. L’ambivalence de Hobbes : des critiques et autant de dettes

11 L’ambivalence de la position de Hobbes à l’égard d’Aristote, que cet excellent helléniste


a sans doute étudié de près18, est connue. Au premier abord, le philosophe anglais se
montre extrêmement sévère vis-à-vis du Stagirite, du moins dans le De Cive et surtout
dans le Léviathan. Dans le chapitre 46 de ce dernier ouvrage, Hobbes fait à propos de
celui dont il dit « qu’[il] n’avait pas tant égard aux choses qu’aux mots » et même qu’il
était « empêtré dans les mots »19 la déclaration suivante :
I believe that scarce anything could be more absurdly said in natural philosophy
than that which is now called Aristotle’s Metaphysics, nor more repugnant to
government than much that he had said in his Politics, nor more ignorantly than a
great part of his Ethics.
Je crois que rien, ou presque, ne peut être dit de plus absurde en philosophie
naturelle que ce qu’on appelle maintenant la Métaphysique d’Aristote, que rien n’est
moins adapté à un gouvernement que ce qu’il a dit dans la Politique, et que rien n’est
moins savant qu’une large partie de son Éthique20.
12 La Métaphysique (accusée notamment d’admettre des substances incorporelles), la
Politique (accusée notamment de ne pas reconnaître le rôle du souverain) et l’Éthique
(accusée notamment de postuler l’existence d’un souverain bien) ne font certes pas
tout Aristote. Du reste, on sait grâce à Aubrey, que si Hobbes considérait d’un côté
Aristote comme « le pire professeur qui ait jamais existé », il admettait d’un autre coté
que « sa Rhétorique et son Histoire des animaux sont des ouvrages rares » 21. Ne faudrait-il
donc sauver que ces quelques menus trésors des si belles et vastes ruines
aristotéliciennes ?
13 Remarquons que Hobbes n’a pas toujours nourri une telle animosité à l’endroit
d’Aristote, au contraire : on croit savoir qu’une première rupture serait intervenue
quand, à l’occasion d’un voyage sur le continent, il voulut renoncer à la science
spéculative pour se consacrer aux humanités, et qu’une seconde se produisit lorsqu’à la
lecture d’Euclide qui l’a illuminé, il vit la possibilité d’une autre forme de savoir que
celle qu’il avait connue jusqu’alors. Toujours est-il que, dans ses écrits, Hobbes
manifeste ouvertement son intention de s’opposer à Aristote. Il le fait pourtant d’une
manière peut-être même un peu trop forcée pour ne pas avoir éveillé l’attention et la
méfiance de plusieurs historiens de la philosophie qui ont tôt fait de pointer un grand
nombre d’affinités plus ou moins évidentes entre les deux philosophes 22. Quoi qu’en
dise Hobbes, qui voudrait bien ne rien devoir à Aristote mais qui s’y réfère très
régulièrement, il apparaît indispensable de convoquer celui‑ci, ne serait-ce que pour
comprendre la portée des violentes contestations que le philosophe anglais formule
contre lui ainsi que les déplacements qu’il fait subir à son système, depuis le projet
d’une philosophie première (ou métaphysique) jusqu’au détail minutieux des
arguments développés à telle ou telle occasion dans sa philosophie politique ou dans sa
philosophie morale. Leo Strauss a ainsi insisté sur ce que les Éléments de la loi et le
Léviathan, voire le De Homine doivent expressément à la Rhétorique aristotélicienne, dont
Hobbes aurait approfondi l’étude vers le milieu des années 1630. Plus récemment, Jean
Bernhardt et Cees Leijenhorst ont également insisté sur les multiples façons dont
l’aristotélisme a nourri positivement une pensée qui lui est redevable en profondeur,
en particulier du point de vue de la philosophie naturelle et de celui de la théorie de la
science.

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14 Du reste, l’attitude ambivalente de Hobbes à l’égard du Stagirite n’a rien d’une position
intenable si l’on considère que les critiques formulées ne s’inscrivent que dans un cadre
général qui les autorise, voire qui les appelle quand celui-ci a besoin d’être amendé
pour tenir compte des découvertes scientifiques les plus récentes. À cet égard, l’analyse
proposée par Thomas Spragens23 permet de comprendre la situation en recourant aux
concepts utilisés par Thomas Kuhn dans sa Structure des révolutions scientifiques : Hobbes
demeurerait malgré lui à l’intérieur du paradigme aristotélicien au même titre que les
médiévaux, mais avec cette différence qu’il fait effort pour le transformer, sans pour
autant parvenir à instaurer une crise suffisamment profonde pour conduire au
changement complet de ce paradigme que Descartes parvient à faire advenir.
Précisément, nous pouvons estimer que c’est parce que Hobbes reste au fond trop
contemporain de Descartes qu’il lui est impossible de s’inscrire dans le
« post‑cartésianisme » en tant que tel – comme le feront les autres auteurs que nous
allons étudier – de sorte que même s’il joue sa partie dans le renversement qui est en
train de se produire, il ne peut encore envisager d’autre principal adversaire – mais pas
non plus, donc, d’autre référence – qu’Aristote. Le cas de Hobbes est à ce titre
intéressant parce qu’il montre la vivacité du « paradigme » aristotélicien, ou de ce que
l’on peut appeler de manière tout aussi vague sa « vision du monde », y compris chez
ceux qui déploient des efforts non négligeables pour s’en extraire. Dans ces conditions,
Aristote est encore avec Hobbes au centre des débats et des polémiques de la scène
philosophique. Il n’en sera plus de même avec les trois autres auteurs qu’il nous reste à
envisager.

3. 2. L’ambiguïté de Spinoza : faire jouer Descartes contre Aristote et


Aristote contre Descartes

15 Ne serait-ce que parce que d’un point de vue biographique il est un véritable
« post‑cartésien », la situation de Spinoza ne peut qu’être différente de celle de Hobbes.
Certes, une première et rapide approche laisserait à penser que Spinoza se comporte
vis-à-vis du Stagirite d’une façon qui n’est guère dissemblable de celles de Descartes ou
de Hobbes. D’un côté, en effet, et ce n’est pas qu’une apparence, Spinoza n’évoque
Aristote que pour le dénoncer, à la fois pour l’autorité indue qu’il exerce sur les esprits
faibles24 et pour certains points de doctrine bien déterminés. Il dénonce par exemple le
principe aristotélicien de la contingence des choses humaines, critique l’irrationalité de
la distinction entre l’acte et la puissance et, avec une insistance particulière (qui est
sans doute due à son refus radical de tout créationnisme), rejette les causes finales
aristotéliciennes25. Il dénonce également l’obscurité vaine de certains concepts
aristotéliciens fumeux26 et l’inféodation d’adeptes qui suivent aveuglément leur maître
sans exercer le moindre sens critique, notamment quand il s’agit de « confirmer » un
invraisemblable accord entre les vérités de la raison et celles de l’Écriture 27.
16 On aurait tort toutefois de s’arrêter à ce premier niveau de lecture, même si nul ne
saurait en contester la réalité. Chez Spinoza comme chez Hobbes, le désaveu réel et
profond dont ces auteurs accablent Aristote se double d’un ensemble plus sourd de
points étonnamment communs ; et de fait, comme c’était déjà le cas pour Hobbes, un
certain nombre de commentateurs ont pris soin de relever les idées partagées par
Spinoza et Aristote28. Ils ont également remarqué que si le Stagirite est relativement
peu cité par l’auteur de l’Éthique (qui, d’une manière générale, mentionne très peu ses

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sources), il n’en est pas moins le deuxième philosophe le plus cité, certes après
Descartes mais bien avant d’autres comme Machiavel, Lucrèce ou Hobbes avec lesquels
on le compare pourtant souvent. Surtout, le fait qu’il soit désormais avéré que Spinoza
avait, à la traduction latine près, un contact direct et de première main avec Aristote,
dont il possédait dans sa bibliothèque les œuvres complètes traduites en latin 29, qu’il
cite à l’occasion, oblige à reconsidérer son cas. Or, à y regarder de plus près, la
philosophie d’Aristote est aux yeux de Spinoza stratégiquement bien plus décisive qu’il
n’y paraît, pour au moins trois raisons :
17 (1) D’abord, chez un auteur qui ne se méfie de rien plus que de l’importation de
préjugés religieux dans des domaines (comme la politique ou la philosophie) où ils ne
devraient pas avoir droit de cité, Aristote en particulier mais aussi l’ensemble de la
philosophie païenne ancienne en général présentent un intérêt évident puisqu’on peut
librement y puiser des concepts antérieurs ou étrangers à l’avènement du
judéo‑christianisme et donc exempts de toute contamination avec les dogmes des
religions révélées. De fait, c’est ainsi que Spinoza répète la définition de Dieu comme
acte pur (et non comme personne) ou comme identité entre ce qui intellige et ce qui est
intelligé (et non comme ayant un entendement distinct de sa volonté), celle de l’âme
comme idea du corps (et non comme une entité séparée de lui), celle d’une nature
vivante qui n’est pas réduite à la simple matière partes extra partes, celle de l’être
comme substance (et non comme être créé), etc. N’étant pas un auteur qui invente un
vocabulaire nouveau mais préférant réinvestir celui qu’il trouve chez d’autres, Spinoza
profite en effet largement de noms et de concepts aristotéliciens qu’il choisit d’utiliser
au détriment de ceux de Descartes quand ces derniers sont marqués par une
perspective créationniste qu’il rejette fondamentalement d’un bout à l’autre de son
système. Des inspirations originellement opposées sont ainsi refondues pour donner
naissance à une synthèse originale, rationaliste et naturaliste.
18 (2) Ensuite, par un retournement dont on perd la saveur si on oublie le contexte dans
lequel il se produit, Spinoza a les moyens de s’opposer à certains de ses adversaires qui
s’appuient sur l’autorité du Stagirite pour justifier certaines affirmations qui sont en
réalité de facture théologique, en retournant leurs armes contre eux. Profitant du fait
qu’il dispose d’une référence à un Aristote de première main, il lui arrive de s’en servir
pour dénoncer toutes les torsions que certains de ses exégètes lui ont fait subir et ainsi
saper par la base un certain nombre de leurs argumentations. Ainsi, par exemple,
empêche-t-il d’envisager quoi que ce soit comme un amour de Dieu pour les hommes en
tant que tels, et peut-il réduire l’état bienheureux au point culminant de l’activité
philosophique ici-bas. Au lieu de faire jouer Aristote contre Descartes, Spinoza utilise
cette fois-ci un certain Aristote contre celui d’une certaine scolastique.
19 (3) Enfin, Spinoza a dû trouver en Aristote l’expression de tout un enjeu sur lequel
Descartes était resté sur la réserve, pour ne pas dire silencieux : celui de l’éthique,
autrement dit de la vie bonne et de la recherche du bonheur qui, chez Spinoza, se situe
au principe même de sa vocation philosophique. Le manque d’intérêt des modernes
pour cette dimension éthique, qui s’était trouvée délaissée par la philosophie depuis
qu’elle avait été prise en charge par l’avènement du judéo-christianisme – et qui,
d’ailleurs, ressurgit à la fin du XXe et au début du XXI e siècle, sous des formes
différentes, avec l’affaiblissement des valeurs religieuses 30 – ainsi que le (relatif) échec
de Descartes en la matière ont poussé Spinoza à chercher ailleurs des références plus
satisfaisantes et à trouver les meilleures chez Aristote, où la problématique du

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souverain bien est explicitement thématisée comme telle. Quitte à prendre l’exact
contrepied de ses thèses31, le Stagirite constitue sous cet angle un irremplaçable objet
d’émulation pour Spinoza, dont l’Éthique peut et doit être comprise comme le substitut
scientifique, mathématisé, rigoureusement démontré et définitivement moderne de
l’archaïque et bavarde Éthique à Nicomaque.
20 À ces trois égards, on voit que l’aristotélisme ne constitue plus comme c’est le cas chez
Hobbes le passif de la philosophie qu’on subit sans vraiment parvenir à s’en
démarquer : il devient l’objet d’un intérêt nouveau mais qu’il est d’autant plus délicat
de reconnaître en tant que tel qu’il s’agit pour Spinoza de dépasser ce qui, à de
nombreux égards, n’a valeur pour lui que de modèle négatif qu’il faut remplacer. Mais
Aristote, comme sur un autre plan la culture juive32, a aussi été pour Spinoza un moyen
stratégique de résister à la force de l’attraction exercée sur lui par le cartésianisme
dont il est incontestable qu’il est, par ailleurs, le produit.

3. 3. Entre banalisation et indifférence : Malebranche

21 Si, comme nous allons le voir, Malebranche adopte à l’égard d’Aristote une attitude
bien différente de celle de Hobbes et de Spinoza, c’est parce qu’il est autrement plus
« cartésien » qu’eux, du moins en ce qui concerne la philosophie – mais précisément la
philosophie n’est, pour Malebranche, pas tout.
22 D’un point de vue biographique d’abord, on sait que les études qu’il a suivies et qui ont
été essentiellement consacrées à la philosophie scolastico‑aristotélicienne, n’ont guère
séduit Malebranche et que ce dernier dut attendre de lire en 1664 le Traité de l’homme
pour être sauvé de ce qui aurait pu se transformer en une profonde misologie : non
seulement la lecture d’Aristote ne l’a jamais satisfait mais elle faillit même le détourner
définitivement de la pratique de la philosophie si Descartes ne l’avait pas sauvé. On
comprend dans ces conditions que le philosophe de référence soit sans conteste à ses
yeux Descartes33, et ne saurait donc être Aristote. Malebranche estime en effet qu’il est
nécessaire de choisir entre Aristote et Descartes comme entre deux systèmes rivaux et
inconciliables :
L’expérience apprend assez qu’il n’est pas possible de convaincre un cartésien par
les principes d’Aristote, ni un péripatéticien par ceux de Descartes 34.
23 En ce qui le concerne, il a clairement choisi son camp. Il arrive certes à Malebranche de
placer Aristote sur le même plan que Descartes35 pour les comparer mais la
comparaison tourne vite court et toujours au désavantage du Stagirite : ainsi, dans la
deuxième partie du sixième livre de la Recherche de la vérité, la confrontation assez
détaillée et minutieuse entre la méthode de Descartes et celle d’Aristote montre
clairement la supériorité de la première sur la seconde, accusée d’être à la fois
laborieuse et inefficace parce qu’elle se fonde surtout sur les perceptions sensibles.
Comme Spinoza, Hobbes et un grand nombre de ses contemporains, Malebranche
condamne par ailleurs au moins autant Aristote lui‑même que ses disciples et autres
sectateurs36. Ce faisant, c’est l’autorité d’un Aristote infaillible et irréfragable qui est
accusée plus que ses thèses, qui par ailleurs sont à ses yeux discutables. Un des seuls
traits communs à la nouvelle philosophie est d’ailleurs cette contestation de l’argument
d’autorité dont on accuse la scolastique d’avoir usé et abusé. Ce sont régulièrement les
sectateurs d’Aristote (souvent conjointement à ceux de Platon du reste, dès lors qu’il ne

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s’agit pas tant de délimiter une doctrine précise que de stigmatiser une attitude de
soumission intellectuelle coupable) qui font l’objet des critiques malebranchiennes.
24 Mais la véritable originalité de l’attitude de Malebranche repose sur la marginalisation
qu’il fait subir à la référence aristotélicienne, qui semble très accessoire pour lui, et qui
passe à ses yeux non seulement après la référence à Descartes mais également loin
derrière la référence à saint Augustin37, qu’il tient en bien meilleure estime.
Malebranche se montre la plupart du temps assez indifférent à l’égard de la figure
d’Aristote. Il réduit volontiers l’aristotélisme à une option philosophique certes
possible, mais qui ne présente guère d’intérêt par rapport aux autres et qui, somme
toute, se révèle peu convaincante à l’examen. Alors que manifestement le Stagirite
constituait pour Hobbes et Spinoza une cible de choix contre laquelle il est toujours bon
de se démarquer, il semble ne plus être pour l’Oratorien qu’un auteur parmi d’autres et
presque aussi transparent qu’eux. À lire ses œuvres, à suivre le détail de ses
argumentations, on se rend rapidement compte que, de fait, Malebranche ne se sert
guère de la doctrine d’Aristote pour élaborer la sienne propre. Tout se passe comme si
la mauvaise impression laissée sur Malebranche par l’étude des textes aristotéliciens
durant sa jeunesse ne s’était jamais trouvée démentie par la suite, même après la
conversion corrélative à sa renaissance à la philosophie. Il n’est pas rare que l’Oratorien
rappelle qu’Aristote n’est rien de plus qu’un philosophe, c’est-à-dire un homme, et qu’il
ne saurait en aucun cas être tenu pour infaillible. Or il est vraisemblable que cette
banalisation38 s’avère finalement plus efficace qu’une diatribe en bonne et due forme
mais la raison en est que Malebranche ne reconnaît de véritable autorité qu’à l’Écriture
Sainte, et qu’en dehors d’elle, en bon élève de Descartes finalement, il ne saurait faire
aveuglément crédit à quelque source que ce soit. À ses yeux, aucun esprit fini, a fortiori
un esprit païen qui ne peut rien comprendre à la question philosophique centrale qui
est celle du salut, ne mérite qu’on lui accorde un crédit presque surnaturel au point de
lui confier notre espérance.
25 Le traitement apaisé que Malebranche – mais on pourrait dire à peu près la même
chose de Pascal (pour qui il semble également qu’Aristote soit bien plus inutile et bien
plus incertain que Descartes) – fait subir à Aristote entérine donc le fait que ce dernier
a perdu toute l’aura qui l’entourait depuis le XIIIe siècle au moins et qu’il est possible de
s’en affranchir presque totalement pour philosopher, ce qui n’est pas rien. Il montre
aussi que la dissociation de la doctrine d’Aristote et de la doctrine chrétienne est
accomplie au sens où il est évident que pour poser l’enjeu religieux il n’est plus besoin
de faire référence au Stagirite, que ce soit de manière positive ou négative. Loin de
toute polémique, la dé‑christianisation d’Aristote est devenue un fait acquis pour tous,
pour les chrétiens comme pour les aristotéliciens : de même que la manière séculière de
lire Aristote a fini par l’emporter sur son interprétation religieuse, Malebranche
entérine le fait qu’on puisse spéculer sur les questions religieuses en faisant l’économie
de la doctrine aristotélicienne39.

3.4. D’une volonté de renouveau à l’assimilation : Leibniz40

26 Appartenant à un contexte où la réception d’Aristote a été considérablement modifiée


par rapport à ce qu’elle était au milieu du XVIIe siècle, Leibniz va assister aux dernières
avancées de cette évolution et va même en être le principal acteur.

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25

27 En effet, comme toujours avec Leibniz dont la pensée a elle-même beaucoup évolué, il
est indispensable de bien distinguer plusieurs étapes au cours de cette maturation. Il
est vrai qu’au début de son itinéraire philosophique, Leibniz est aristotélicien, ou du
moins qu’il se reconnaît comme tel ; soucieux de réhabiliter l’aristotélisme dans toute
sa vigueur, il ne cache alors pas son ambition de réconcilier les philosophies ancienne
et nouvelle41. Est-ce parce qu’il a appris la philosophie dans une Allemagne luthérienne
où, comme nous l’avons rappelé, l’enseignement de l’aristotélisme s’est mieux
maintenu qu’ailleurs en Europe ? L’explication serait bien courte, même s’il n’est pas
impossible que cela ait pu jouer un petit rôle par le truchement d’aristotéliciens (ou
prétendus tels) comme Erhard Weigel42 par exemple dont il a suivi les leçons. Mais en
réalité, les raisons de ce qu’on pourrait appeler chez Leibniz une « reprise d’Aristote » 43
sont de nature philosophique et non biographique. Leibniz a vu, de manière sans doute
un peu obscure au commencement mais de plus en plus claire par la suite, que le
mécanisme moderne ne pouvait pas si facilement se débarrasser d’un certain nombre
de concepts forgés par les Anciens, et surtout par Aristote. On le voit très nettement
dans une correspondance adressée à son ancien maître de Leipzig, à savoir Jakob
Thomasius, où le jeune Leibniz âgé de 23 ans explique qu’il croit (comme d’autres avant
lui44) en la synthèse de la véritable philosophie réformée et de celle d’Aristote qui se
trouve n’être comparée à rien de moins qu’à la sainte Écriture :
Scripturam sacram sancti patres optimis interpretationibus illustrarunt […].
Similiter Aristotelem interpretes Graeci illustrarunt, scholastici obscurarunt nugis.
Orta luce, philosophia reformata triplex est : alia stolida, qualis Paracelsi,
Helmontii, aliorumque, Aristotelem prorsus rejicientium ; alia audax, quae exigua
veterum cura, immo contemptu eorum palam habito, bonas etiam meditationes
suas suspectas reddunt, talis Cartesii ; alia vera, quibus Aristoteles vir magnus, et in
plerisque verus cognoscitur.
Les saints Pères [de l’Église] ont éclairé l’Écriture sainte au moyen des meilleures
interprétations […]. De manière semblable, les interprètes grecs ont éclairé
Aristote, mais les scolastiques l’ont obscurci et embrouillé. C’est clair, la
philosophie réformée est triple : l’une est stupide, telle que celle de Paracelse, de
Van Helmont et d’autres qui rejettent entièrement Aristote ; une autre, téméraire,
qui se soucie peu des anciens et a même pour eux l’habitude d’un franc mépris, de
sorte que même ce qu’il y a de bon dans leurs méditations, elle le rend suspect :
telle est celle de Descartes ; une autre est la véritable : on y reconnaît Aristote pour
un grand homme qui, dans la plupart des cas, connaît le vrai 45.
28 Certes Leibniz adresse ces lignes à son maître, qui l’a poussé à étudier et à apprécier le
Stagirite, et qui n’en attend pas moins de sa part46. Mais il n’en demeure pas moins que,
comme l’explique Daniel Garber, Leibniz était à cette époque acquis à l’idée qu’il était
non seulement possible mais légitime d’interpréter la philosophie d’Aristote comme
une philosophie mécanique moderne : « Leibniz prétendait qu’Aristote était le père de
la nouvelle philosophie mécanique, mais qu’il n’était le plus souvent pas reconnu
comme tel pour la simple raison que depuis très longtemps il était très mal lu 47. »
Leibniz ne s’est pas contenté de déclarations d’intention et Christia Mercer a
notamment montré tout ce que les Demonstrationes catholicae, la Confessio naturae et le De
transsubstantiatione en particulier doivent à Aristote48.
29 Sur ce point, du reste, Leibniz n’a pas tellement varié, même s’il est devenu
progressivement plus conscient de la nature exacte de son entreprise de rénovation.
Dès le Discours de métaphysique de 1686, il s’attache à prendre surtout pour cible le
mécanisme moderne alors en vogue, et à critiquer plus précisément les insuffisances et
les prétentions de la physique cartésienne en s’appuyant en particulier sur ce qu’il

Philosophie antique, 11 | 2011


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appelle une « réhabilitation » – à moins qu’il ne s’agisse plus simplement d’une


nouvelle interprétation – des « formes substantielles » apparemment si démodées :
Je sais que j’avance un grand paradoxe en prétendant de réhabiliter en quelque
façon l’ancienne philosophie, et de rappeler postliminio les formes substantielles
presque bannies. (Discours de métaphysique, § 11, orthographe modernisée.)
30 Si grande que soit alors l’audace de Leibniz, elle montre qu’une nouvelle étape a été
franchie dans l’attitude adoptée face à l’aristotélisme car ce qui aurait pu apparaître
comme une marque d’archaïsme devient au contraire le ressort d’un nouveau progrès
dans le projet salvateur d’un dépassement du mécanisme et de la physique cartésienne.
Rétrospectivement pourtant, le philosophe de Hanovre estimera s’être émancipé
d’Aristote, ou plus exactement s’être libéré d’un esclavage ; ainsi écrit‑il au début du
Système nouveau, qui date de 1695 : « Au commencement, lorsque je m’étais affranchi du
joug d’Aristote […] »49.
31 À lire ses écrits, on ne saurait admettre pourtant que Leibniz ait jamais été sous le
« joug » d’Aristote, même pendant les années 1660 : en revanche, on peut dire que ce
qu’il a imputé à Aristote pendant quelques années préfigurait ce que lui-même allait
accomplir plus tard : un « nouveau » système appuyé sur une interprétation très
personnelle et très sélective de certains concepts aristotéliciens soigneusement
réinvestis d’une façon toute subjective. Tout se passe comme si, dans un premier temps,
Leibniz avait cru lire sous la plume d’Aristote certaines intuitions personnelles que, une
fois parvenu à sa période de maturité, il avait pu pleinement reconnaître comme étant
véritablement les siennes sans avoir besoin de les projeter sur qui que ce soit d’autre.
Mais une page s’est alors tournée : nous avons quitté les polémiques du XVII e siècle
pour passer au XVIIIe siècle où Aristote, dépassé par et/ou intégré voire assimilé à de
nouvelles perspectives, cesse d’être un enjeu placé au centre du débat philosophique.

Conclusion : Généalogie de la morale de l’histoire


32 Ainsi Aristote fut volontiers critiqué, stigmatisé, dénigré, et parfois même tourné en
ridicule au XVIIe siècle. Mais, que ce soit comme cible facile ou comme repoussoir, il
n’en reste pas moins vrai qu’il existe un fécond et récurrent usage de la référence à
Aristote tout au long de ce siècle qui, sans cesser de le lire et d’y renvoyer, n’est le plus
souvent pas tendre avec lui. Il n’y est certes plus omniprésent de la manière dont il le
fut pendant longtemps, c’est-à-dire comme l’autorité par excellence, mais sa présence
reste vivace de façons multiples et différenciées selon les possibilités et les intérêts des
philosophes qui, d’une manière plus ou moins consciente, font usage de sa pensée à la
recherche de la leur. La propagande des auteurs de l’époque suffit-elle à expliquer
qu’on ait, au contraire, si longtemps cru que l’aristotélisme était déjà ruiné et
l’émancipation déjà consommée ?
33 Avec le recul, il nous est parfois difficile de comprendre que l’aristotélisme n’ait pas
effectivement été, plus tôt, rapidement et tout simplement abandonné au profit d’une
Weltanschauung définitivement plus moderne. Mais la faute est peut-être imputable à
nos propres préjugés, qui sont, eux, bien modernes dans leur souci d’établir une
« histoire de la philosophie » s’appuyant sur des délimitations claires pour les
différentes époques de l’avancée de la science. Nous sommes aussi tributaires d’une
certaine conception de l’histoire nécessairement progressiste que, pour aller vite, nous
pourrions qualifier d’« hégélienne » et qui nous la fait représenter comme une scansion

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27

d’étapes parmi lesquelles on cherche à situer précisément des repères datés, des points
de rupture nets et, en l’occurrence, la disparition de feu l’aristotélisme. Cependant, le
XVIIe siècle ne partage pas cette représentation du sens de l’histoire et se contente bien
assez du sens de la vérité, qui seul importe à ses yeux : même si plus de deux mille ans
les séparent, Aristote peut encore y être à la fois et indissociablement considéré comme
un contemporain et comme un ancien (ce qui n’est pas contradictoire et permet même
de définir l’« auteur classique » dans son universalité et son intemporalité mêmes).
C’était la chance, que nous avons peut-être perdue aujourd’hui, offerte aux
philosophes50 d’être considérés pour eux-mêmes et non comme des vestiges, en
condamnant par exemple Aristote à rester enfermé dans l’Athènes du IV e siècle avant
J.‑C. Si le XVIIe siècle, et surtout sa seconde moitié, est effectivement le siècle de la
révolte contre Aristote, c’est parce que l’encombrant Stagirite y apparaît alors de
manière contemporaine, mais à la fois trop présente et trop inadaptée, et qu’on
cherche par conséquent à le ranger définitivement dans une histoire qui, désormais,
prétend avancer sans attendre.

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NOTES
1. Certains historiens des sciences vont pourtant jusqu’à en contester la réalité, comme c’est par
exemple le cas de Steven Shapin qui, s’opposant nommément à Alexandre Koyré, considère
qu’« il n’y a pas eu de révolution scientifique […]. De nombreux historiens, de nos jours, refusent
l’idée selon laquelle les changements qui ont travaillé les pratiques et les opinions scientifiques
durant le dix-septième siècle aient été “révolutionnaires” comme on les décrit souvent. La
continuité entre la philosophie naturelle du dix-septième siècle et son passé médiéval est
maintenant bien admise » (Shapin 1996, p. 1-4). Toutes les traductions de cet article sont nôtres.

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30

2. La Mothe Le Vayer, De la vertu des païens, II, « Aristote », 2 nde éd., Paris, Augustin Courbe, 1647,
p. 97 (orthographe modernisée).
3. Ainsi que le constate Pierre-François Moreau décrivant la situation au XVII e siècle, « le nom
d’Aristote fonctionne souvent non comme celui d’un auteur, mais comme celui d’une institution
[…] : tout l’âge classique en effet bruit de cette attaque répétée, souvent allusive, presque
publicitaire, contre Aristote, sa doctrine, ses défenseurs. Tout cela relève d’une sorte
d’emblématique philosophique : pour qui veut se ranger dans le camp de la nouvelle physique, ou
de la philosophie nouvelle, les arguments négatifs viennent fréquemment avant les autres, et l’on
a parfois l’impression de retrouver les mêmes formules, les mêmes indignations, quand on passe
d’un auteur à l’autre. Ces critiques […] essaient rarement de reconstituer la vraie pensée de
l’auteur de la Métaphysique : celle-ci est plutôt reçue à travers ce qu’en ont fait ses traducteurs et
ses commentateurs, comme s’il s’agissait plus de déloger les Aristotéliciens que de discuter avec
Aristote » (Moreau 1989, p. 29). À côté du travail des différents exégètes, de tous les manuels et
autres Compendia, l’accès direct aux textes d’Aristote est cependant devenu possible avec, depuis
environ le milieu du XVIe siècle, des éditions en grec ou bilingues de l’ensemble du corpus (qui
inclut à cette époque des ouvrages inauthentiques comme le Livre des causes, les Problèmes ou la
Théologie).
4. « When the new philosophers complain bitterly about the backwardness of the Aristotelians, they are not
pretending. But they are exaggerating: early modern Aristotelianism was simply not the uniform evil
empire which its enemies portray. » (Mercer 1993, p. 67.)
5. Lohr 1988, p. XIII.
6. Pour reprendre la formule de Luca Bianchi dont on pourrait étendre l’application aux siècles
suivants, « les grands scolastiques du XIIIe siècle étaient tous aristotéliciens, mais chacun à sa
manière » (Bianchi 1999, p. 286. Voir aussi Bianchi 1993.
7. Rappelons que, se heurtant aux interdits pontificaux et aux condamnations de 1270 et de 1277,
la Faculté des Arts de Paris enseigne au XIIIe siècle un averroïsme opposé à l’aristotélisme
thomiste.
8. À cet égard, le travail de Charles Schmitt a été pionnier, tel qu’il ressort de Schmitt &
Coppenhaver 1992 et Schmitt 1983. Précisément, le panorama synthétique qui apparaît dans
Aristote et la Renaissance avait ouvertement pour principale limite de s’arrêter au milieu du XVII e
siècle, Charles Schmitt appelant d’autres historiens de la philosophie à poursuivre son
entreprise. C’est ce qui a été fait, surtout en langue anglaise, à travers des travaux tels que Sorell
1993, Garber & Ayers 1998, Blackwell & Kusukawa 1999, Ariew 1999, ou encore Leijenshorst,
Lüthy & Thijssen 2002.
9. Voir par exemple à propos de Descartes le travail pionnier d’Étienne Gilson (notamment Gilson
1913) ainsi que, plus récemment, ceux de Des Chene 1999.
10. « Quae causa est, cur multi orthodoxi non alia de causa philosophiam Aristotelicam rimentur, quam
quod absque ea non posse cum Iesuitis recte disputari videant. » (Horn 1655, VI, 9, p. 15.)
11. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à se rappeler la manière dont Molière fait référence à
Aristote : systématiquement, le Stagirite apparaît dans son théâtre comme le philosophe par
excellence qui fait seul autorité en la matière. Il suffit de se rappeler les célèbres premiers mots
de Don Juan (« Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie… ») ou de se référer à d’autres
pièces comme au Mariage forcé par exemple.
12. Voir Féret 1903.
13. Voir l’affaire qui dans les années 1640 mit Descartes aux prises avec Gisjbert Voet (ou
Voetius) au cours de la « querelle d’Utrecht », du nom de ce bastion de l’aristotélisme dans les
Provinces-Unies – il faut rappeler en effet qu’« en 1642 l’Université d’Utrecht interdisait encore
d’enseigner toute autre philosophie que celle d’Aristote, et que la Ville frappait d’une amende de
cent florins l’impression et la vente des livres où elle serait attaquée » (Hauser 1948, p. 489).

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31

14. Dans son ouvrage Paul Dibon conclut à une « assimilation des relatives nouveautés
cartésiennes dans le cadre d’un aristotélisme ouvert » aboutissant à une « conciliation
aristotélico-cartésienne » (Dibon 1954, p. 190) dont le meilleur représentant est le professeur de
Leyde Johannes de Raey (notamment avec son explicite Naturalis Clavis philosophiae, seu Introductio
ad contemplationem naturae Aristotelico-Cartesiana de 1654), mais également avec des auteurs
comme Johannes Clauberg ou Adriaan Heereboord, à leur manière. La France n’est pas en reste
avec des auteurs tels qu’Honoré Fabri par exemple. Sur l’« aristotélisme cartésien » en général,
voir Weier 1970, et Grene 1993.
15. Affirmer que Descartes a été le déclencheur du renversement de l’aristotélisme ne signifie
évidemment pas que les cartésiens aient été dans la seconde moitié du XVII e siècle les seuls à
vouloir renverser Aristote, ni que les oppositions à Aristote se soient faites exclusivement à
partir d’arguments cartésiens. Voir par exemple le cas du minime Emmanuel Maignan (et de son
élève Jean Saguens) en France ou celui du baconien sceptique Joseph Glanvill en Angleterre, dont
les propos sont particulièrement virulents contre Aristote. Dans Scepsis Scientifica (Glanvill 1665),
il déclare successivement : « la philosophie aristotélicienne est une accumulation de mots et de
termes dépourvus de signification, […] son fondement et sa superstructure sont tous les deux
chimériques » (p. 111) ; « la philosophie péripatétique résout toutes choses par les qualités occultes »
(p. 127) ; « la philosophie aristotélicienne est incapable de nouvelles découvertes, et par
conséquent n’est d’aucun usage pour l’usage de la vie » (p. 131) ; « la philosophie aristotélicienne est
pour certaines choses impie et incompatible avec la Divinité » (p. 136), parce que Dieu est appelé
animal, parce qu’il ne connaît pas les choses particulières, parce qu’il ne peut bouger les Cieux,
parce que ce sont la nature et le hasard et non Dieu qui gouvernent le monde, que la prière est
inutile, que l’âme périt avec le corps, etc. ; et finalement « la philosophie péripatétique se
contredit elle-même » (p. 138). Dans A Letter to a friend concerning Aristotle de la même année 1665,
Joseph Glanvill explique que les pieux Pères du christianisme des premiers temps (c’est-à-dire du
christianisme le plus pur) n’avaient d’estime que pour Platon et non pour Aristote, lequel n’est
devenu la référence dans la tradition qu’après le renversement de Rome et d’Athènes par les
Barbares, autrement dit de manière accidentelle et dans les âges les moins cultivés.
16. Hormis, bien sûr, le spécialiste de cet auteur, Liam Chambers (avec notamment Chambers
2005).
17. Le plus souvent, que ce soit dans les principes généraux de sa méthode, dans sa théorie du
mouvement en physique ou dans l’exposé de ses principes métaphysiques, Descartes n’attaque
pas directement Aristote mais se contente de laisser entendre que sa doctrine bien comprise
entraîne l’invalidation de celle d’Aristote. Cette réfutation par omission s’avère redoutablement
efficace puisque dans son principe même elle prouve que l’adversaire putatif est déjà un
interlocuteur dépassé
18. Dans sa Vita en prose, il reconnaît avoir étudié à Oxford sa logique et sa physique (voir
Molesworth 1839-1845, vol. I, p. XIII et LXXXVI sq.).
19. Ces formules se trouvent dans la version latine du chapitre 46 du Leviathan (Opera latina,
Molesworth 1839-1845, vol. III, p. 498, trad. fr. Tricaud 1971, p. 698).
20. Une page plus loin dans ce même chapitre 46, Hobbes déplore que seule l’autorité d’Aristote
ait cours à l’Université où l’on n’étudierait pas tant la « philosophie » que ce qu’il nomme
l’« aristotélité » (trad. cit., p. 682).
21. Clark 1898, vol. I, p. 357.
22. S’il n’existe pas d’ouvrage qui soit en tant que tel consacré à la confrontation entre Hobbes et
Aristote, en font office le chapitre intitulé « L’aristotélisme » de Strauss 1991, p. 55-71, l’étude de
Spragens 1973, l’article de Bernhardt 1989, ainsi que les livres de Leijenhorst 1998 et 2002.
23. Si la démonstration que Spragens donne de sa lecture n’est pas toujours convaincante, en
particulier à cause d’une maîtrise hésitante de la philosophie d’Aristote, son principe nous
semble éclairant par rapport au type de filiation qui se noue entre les deux philosophes.

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24. Voir la lettre 56 à Hugo Boxel dans laquelle Spinoza déclare que l’autorité d’Aristote n’a « pas
grand poids » pour lui.
25. En ce sens, l’appendice à la première partie de l’Éthique est un véritable pamphlet contre les
partisans du finalisme et ceux qui croient que « la nature ne fait rien en vain ».
26. C’est notamment le cas au début des Cogitata Metaphysica quand Spinoza dénonce l’inanité du
concept d’« étant en tant qu’étant » ou un peu plus loin lorsqu’il développe sa critique de ce qu’il
considère comme la définition aristotélicienne de la vie : « sententiam Peripateticorum
examinabimus. Hi per vitam intelligunt mansionem altricis animæ cum calore, vide Arist. lib. 1. de
Respirat. cap. 8. Et quia tres finxerunt animas, vegetativam scilicet, sensitivam, & intellectivam, quas
tantùm plantis, brutis, & hominibus tribuunt, sequitur, ut ipsimet fatentur, reliqua vitæ expertia esse. At
interim dicere non audebant, mentes, & Deum vita carere. Verebantur fortasse, ne in ejus contrarium
inciderent, nempe si vita careant, mortem eos obiisse. Quare Aristoteles Metaph. lib. XI cap. 7 adhuc aliam
definitionem vitæ tradit, mentibus tantum peculiarem ; nempe Intellectus operatio vita est ; & hoc sensu
Deo, qui scilicet intelligit, & actus purus est, vitam tribuit. Verum in his refutandis non multum
defatigabimur ; nam quod ad illas tres animas, quas plantis, brutis, & hominibus tribuunt, attinet, jam satis
demonstravimus, illas non esse nisi figmenta ; nempe quia ostendimus in materia nihil præter mechanicas
texturas, & operationes dari. Quod autem ad vitam Dei attinet, nescio cur magis actio intellectus apud
ipsum vocetur, quam actio voluntatis, et similium. » (« Nous examinerons l’opinion des
péripatéticiens. Ceux-ci entendent par vie la persistance de l’âme nutritive avec la chaleur (voir
Aristote, Traité de la respiration, livre I, chap. 8). Et, parce qu’ils ont figuré trois âmes, à savoir la
végétative, la sensitive et l’intellective, qu’ils attribuent seulement aux plantes, aux animaux et
aux hommes, il s’ensuit, comme eux-mêmes l’avouent, que tout le reste est dépourvu de vie. Et
cependant ils n’osaient pas dire que les esprits et Dieu n’avaient pas de vie. Ils craignaient peut-
être de tomber dans ce qui est le contraire de la vie et que, si les esprits et Dieu étaient sans vie,
la mort ne vînt à eux. C’est pourquoi Aristote (Métaphysique, livre XI, chapitre 7) enseigne encore
une autre définition de la vie, particulière aux esprits seulement, à savoir : la vie est l’opération de
l’intellect ; et en ce sens il attribue la vie à Dieu qui perçoit par l’entendement et est acte pur. Nous
ne nous fatiguerons guère à réfuter cela ; car, pour ce qui concerne les trois âmes attribuées aux
plantes, aux animaux et aux hommes, nous avons déjà suffisamment démontré qu’elles ne sont
que des fictions, puisque nous avons fait voir qu’il n’y a rien dans la matière sinon des
assemblages et des opérations mécaniques. En ce qui concerne la vie de Dieu, j’ignore pourquoi
elle est chez Aristote action de l’intellect plutôt qu’action de la volonté ou de semblables. »)
(Cogitata Metaphysica, II, 6, [§ 1], vol. I, 259, 15-260, 2 Gebhardt.)
27. Voir par exemple Tractatus Theologico-politicus, préface, [9] puis ch. I, [14] contre les « nuga[e]
Aristotelica[e] », Korte Verhandeling, II, 17, [2] contre.
28. La confrontation entre Spinoza et Aristote a été étudiée par Hamelin 1901 ; Guttmann 1912 ;
Wolfson 1934 ; Chiereghin 1987 et, plus récemment et plus systématiquement, par nous-même
(Manzini 2009).
29. Et non une édition de sa seule Rhétorique comme on l’a longtemps cru sur le fondement d’une
identification mal conduite. Il s’agit en réalité de la réédition d’une publication de 1542 :
Aristotelis Stagiritæ… opera, quæ in hunc usque diem extant omnia, Latinitate partim antea, partim nunc
primum a uiris doctissimis donata, & Græcum ad exemplar diligenter recognita, omnia in tres tomos
digesta…, Basileæ, ex officina Joan. Oporini, 1548 (voir sur ce point Manzini 2009, p. 9-12). Le fait
est d’autant plus remarquable que Spinoza possédait peu d’ouvrages de grands philosophes dans
sa bibliothèque… mis à part ceux de Descartes.
30. C’est aussi la raison pour laquelle la philosophie de Spinoza semble à certains égards détachée
de son inscription dans son époque et pourquoi elle a toujours des adeptes sans paraître
démodée.
31. C’est le cas quand Spinoza explique que nous jugeons une chose bonne parce que nous la
désirons et donc que ce n’est pas parce que nous la jugeons bonne que nous la désirons (Éthique,

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III, 9, scolie et III, 39, scolie), ou quand il fait de la béatitude non la récompense de la vertu mais la
vertu même (Éthique, V, 42) : sur ces deux points, voir notre Manzini 2009, respectivement
p. 64-69 puis p. 84-89.
32. Voir Brykman 1972 ; Nadler 2002 ; ainsi que Ravven & Goodman 2002.
33. Voir toutefois sur ce point le différend entre M. Blondel et F. Alquié sur la réalité du
« cartésianisme » de Malebranche.
34. Conversations chrétiennes, avertissement.
35. « Soit donc qu’on lise Aristote, soit qu’on lise Descartes, il ne faut croire d’abord ni Aristote ni
Descartes : mais il faut seulement méditer comme ils ont fait ou comme ils ont dû faire, avec
toute l’attention dont on est capable, et ensuite obéir à la voix de notre maître commun, et nous
soumettre de bonne foi à la conviction intérieure et à ces mouvements que l’on sent en
méditant. » (Recherche de la vérité, livre I, chapitre 3.) Prétextant renouer avec les démarches
authentiquement cartésienne et aristotélicienne, Malebranche loue en fait sa propre méthode
qui est celle de l’attention, ou de la méditation attentive à la lumière divine parce qu’il considère
qu’elle est la seule bonne source de vérité.
36. Voir par exemple Recherche de la vérité, livre II, 2 e partie, chapitre 6.
37. Les analyses statistiques montrent que Malebranche fait 161 références à Aristote contre 748
à saint Augustin (Robinet 1984, p. 5-6).
38. C’est ce dont témoigne le silence de la recherche universitaire : à notre connaissance, il n’y a
ainsi aucun livre ni aucun article qui ait pris pour objet l’étude des rapports entre Malebranche
et Aristote, à l’exception d’Adam 1967.
39. De même que la dé-christianisation d’Aristote a commencé avec l’école padouane, il faut
mettre en avant dans ce processus de dés-aristotélisation du christianisme un auteur comme
Campanella qui exhorte à la dissociation entre la philosophie aristotélicienne (qu’il désavoue,
dont il pressent la ruine et qu’il entend abandonner à elle-même) et la religion chrétienne.
40. Mercer 2002.
41. Voir Mercer 1993.
42. Celui-ci est célèbre pour avoir critiqué la façon scolastique d’interpréter les mathématiques
d’Aristote, à ses yeux redevables à Euclide (voir Analysis Aristotelica ex Euclide restituta, 1658).
43. Pour reprendre une formule que Deleuze disait préférer à celle, éculée, d’un « retour à
Aristote » : voir la retranscription de son cours à Vincennes du 25 mai 1985 quand il explique que
le philosophe de Hanovre se trouve entraîné « vers une physique qualitative qui était présente
chez Aristote, que Descartes avait complètement dépassée, et que Leibniz va reconstituer comme
nouvelle physique – ce n’est pas du tout un “retour à Aristote” – mais qui est comme une reprise
d’Aristote sous de nouvelles données ».
44. Voir supra.
45. À Jakob Thomasius, 20/30 avril 1669 ([N. 11], Sämtliche Schriften und Briefe, éd. Akademie, II, 1,
p. 33. [ = 21]). NB : alors qu’en principe la grammaire impose l’accord avec le sujet singulier
« alia », Leibniz utilise dans les deux derniers cas les pluriels « reddunt » puis « quibus », comme s’il
évoquait moins chacune de ces philosophies réformées que ceux qui les professent.
46. Voir ce qu’écrit Foucher de Careil retranscrivant à la première personne un manuscrit rédigé
par Leibniz dans les années 1660 : « Jacques Thomasius […] m’engagea beaucoup à lire Aristote,
m’annonçant que, quand j’aurais lu ce grand philosophe, j’en prendrais une toute autre opinion
que d’après ses interprètes scolastiques ; je reconnus bientôt la justesse de cette remarque, et je
vis qu’entre Aristote et les scolastiques, il y avait la même différence qu’entre un grand homme
versé dans les affaires de l’État et un moine rêvant dans sa cellule. Je pris donc de la philosophie
d’Aristote une toute autre idée que celle du vulgaire. Je n’en acceptai pas toutes les hypothèses,
mais je les approuvai comme principes. Aristote me parut admettre, à peu près comme
Démocrite, et comme de mon temps, Descartes et Gassendi, qu’il n’y a pas de corps qui soit mû

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par lui-même. » (Foucher de Careil 1905, p. 6-7.) Et Foucher de Careil de commenter : « Le voilà
Aristotélicien. »
47. Garber 2009, p. 9.
48. Voir Mercer 2002 : aux pages 434-435, l’article s’interroge sur la possible duplicité stratégique
de Leibniz quand il fait l’éloge récurrent de la philosophie d’Aristote avant de conclure à sa
sincérité, notamment après examen des 151 références, souvent laudatives, faites par Leibniz à
Aristote entre 1663 et 1672 (comparées aux 98 références à Hobbes et 33 à Gassendi).
49. Système nouveau de la nature et de la communication des substances, § 3.
50. Bien sûr, cette remarque ne vaut pas seulement pour Aristote mais aussi pour Épicure selon
Gassendi, etc.

RÉSUMÉS
L’« aristotélisme » est resté très largement étudié tout au long du XVII e siècle, mais certainement
pas de manière uniforme. Une rupture décisive est intervenue avec l’avènement du cartésianisme
qui parvient à se poser en système rival suffisamment crédible pour obliger à une nouvelle
donne, à la fois dans l’enseignement prodigué à l’université et dans la pratique philosophique en
général. Cet article explique la nature de ces transformations imposées que l’aristotélisme a dû
subir, puis examine les différentes façons dont, chacun à leur manière bien spécifique, Hobbes,
Spinoza, Malebranche et Leibniz se sont situés par rapport à l’héritage et à la figure du Stagirite.
Comment, en l’espace de quelques décennies seulement, l’aristotélisme qui avait tant dominé le
paysage philosophique pendant des siècles s’est-il trouvé mis au rang de vestige de l’histoire ?

“Aristotelianism” kept to be widely taught all the 17th century long, but not evenly. At the core of
the century, cartesianism emerged as a credible opponent system and set a new order of things
in academical courses and in philosophical practices as well. What kinds of transformations
aristotelianism had to undergo? And how – each of them in his very own way – philosophers like
Hobbes, Spinoza, Malebranche and Leibniz dealt with both Aristotle’s heritage and figure? The
purpose of this article is to answer those questions and to show that, eventually, it didn’t take a
long time for ranking as a relic of antiquity the philosophy that used to have the upper hand in
the European philosophical landscape for several centuries.

INDEX
Mots-clés : aristotélisme, cartésianisme
Keywords : aristotelism, cartesianism

AUTEURS
FRÉDÉRIC MANZINI
Centre d’études cartésiennes (Université Paris IV Paris-Sorbonne)

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La question du platonisme de
Rousseau
Francesco Gregorio

Introduction
1 Est-il possible d’identifier et de qualifier un platonisme chez Rousseau ? La première
difficulté consiste à distinguer entre le platonisme comme catégorie historiographique
générique et les platonismes comme concrétisations situées, objets de l’histoire de la
réception de Platon. La catégorie historiographique « platonisme » semble, notamment
lorsqu’elle est utilisée pour qualifier les œuvres des philosophes modernes, être pour le
moins floue. En tant que catégorie descriptive générique, le platonisme nomme un
ensemble d’idées si générales qu’elles finissent par n’avoir aucune pertinence
analytique1. Ainsi, à un degré élevé de généralité, on peut poser que la distinction de
l’âme et du corps, du sensible et de l’intelligible, de l’un et du multiple, le primat de la
géométrie, l’unité des savoirs, le lien entre être, valeur et vérité ou encore la
dévalorisation épistémologique des sens relèvent du pedigree du platonisme.
2 Elaborés au fil des traditions intellectuelles, des héritiers de l’Académie de Platon à
Plotin, d’Augustin aux néoplatoniciens de la Renaissance, les platonismes
appartiennent à l’histoire de la réception de Platon, qui commence avec Aristote.
L’hétérogénéité doctrinale et la forme dialogique du corpus platonicien ont servi de
base à une multiplicité de platonismes chaque fois centrés sur une sélection de
dialogues2. Une recherche portant sur la question du platonisme de Rousseau doit ainsi
se prémunir contre une application immédiate du platonisme comme catégorie
historiographique ; et ce d’autant plus que les codes de l’historiographie de la
philosophie moderne fonctionnent selon une grammaire de la coupure ancien/
moderne, reléguant le platonisme du côté de l’ancien3. Il faut en outre tenir compte de
la pluralité des platonismes transmis par l’histoire de la réception des dialogues
platoniciens. Contre une recherche des sources qui se contente d’isoler des
ressemblances au niveau doctrinal, voire de réduire un penseur à l’économie de ses

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plagiats, il faut poser que l’imputation de l’étiquette « platonisme » à un philosophe


dépend des précautions prises dans l’élaboration de la comparaison 4.
3 Ces précautions sont nombreuses. On peut poser d’une part une comparaison
extérieure et factice, fondée sur une ressemblance adventice, et d’autre part une
identification du penseur avec le platonisme. Il est en effet possible de penser à Platon
(ou à une version du platonisme) en lisant un philosophe, de même qu’il est possible
pour un philosophe de se prendre pour Platon – à tout le moins pour son épigone le
plus fidèle. Un philosophe peut être influencé par un auteur, sans pour autant laisser de
traces visibles de cette influence. De plus, le travail de repérage d’une réception, qui
passe avant tout par le recueil des citations, des mentions et usages explicites, ne peut
faire l’économie d’une historicisation de l’écriture, en particulier de l’usage de la
citation5. D’une manière générale, il s’agit là d’une tâche difficile dans le cas de
Rousseau : sa pensée est toujours accompagnée, selon une formule de Starobinski, d’un
« complément de subjectivité suggérée »6.
4 Peut-on parler d’un platonisme de Rousseau ? Le cas échéant, peut-on dire que
Rousseau est platonicien ? Pour y répondre de manière aussi analytique que possible, il
faudrait détailler les différentes configurations qui peuvent relever du platonisme dans
l’hétérogénéité des livres de Rousseau. Quelles sont les conditions pour attribuer le
qualificatif « platonicien » à Rousseau ? Un point est établi : jamais Rousseau ne se
déclare platonicien. On ne peut donc se rabattre sur une revendication propre à
Rousseau (ce qui ne règlerait rien, tant le labyrinthe autobiographique de Rousseau est
déroutant). S’il s’est identifié en imagination aux héros de Plutarque comme exemples
de grandes âmes7, s’il s’est projeté dans les figures exemplaires de Socrate, de Caton, de
Fabricius ou de Jésus, Rousseau n’a jamais déclaré suivre la doctrine de Platon – quelle
que puisse être la configuration de cette doctrine. La voie directe d’une filiation
revendiquée ou projetée est donc barrée. Ne reste que la voie indirecte, moins assurée.
On est contraint d’avancer par triangulation, et ce d’autant plus que d’autres éléments
doivent être pris en compte : lire Platon au XVIIIe siècle est une opération qui doit être
historicisée et contextualisée. Afin de dégager le terrain, on choisit ici la voie de la
critique de l’historiographie, afin de situer cette famille particulière de lectures faites
sur l’œuvre de Rousseau. Dans un second temps, je procéderai à un portrait de
Rousseau lecteur de Platon. Enfin, je tenterai d’affronter la question du platonisme
politique de Rousseau.

Historiographie
5 Dans son étude classique, les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Henri
Gouhier note : « Penser à Platon en lisant Rousseau peut étonner 8. » L’étonnement se
renforce si l’on se penche sur l’historiographie sur Rousseau. En effet, au long du XX e
siècle court une tradition historiographique qui s’attache à penser à Platon en lisant
Rousseau. On peut situer le point de départ de cette tradition en 1934, avec le livre de
Hendel, Jean-Jacques Rousseau Moralist – l’idée du livre date de 1915 ; un premier projet,
avorté, avait pour titre : Rousseau the Platonist. Elle se termine, provisoirement, en 2007,
avec le livre de Williams, Rousseau’s Platonic Enlightenment. Notons que cette tradition
reste minoritaire dans le champ des études rousseauistes, comme en témoigne la quasi-
absence d’études sur ce sujet dans les Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau.

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6 Il existe ainsi dans l’historiographie sur Rousseau une famille d’interprétations qui
cherche à soutenir un certain nombre de thèses herméneutiques que l’on peut en
première approche résumer de la manière suivante : Rousseau est un platonicien, à
savoir : il existe sous la surface, de manière implicite, une forte présence de Platon chez
Rousseau ; Rousseau professe un platonisme, à savoir : il est possible d’isoler des
philosophèmes de Platon dans les termes de la philosophie de Rousseau ; Rousseau
platonise, à savoir : il existe un registre dans l’écriture de Rousseau qui renvoie à un
fonds platonisant. Ces interprétations laissent leurs catégories d’analyse imprécisées,
se limitant à parler de platonisme implicite, que la sagacité de l’interprète doit mettre
au jour. De plus, ces lectures s’appuient souvent sur une version du platonisme pour
construire leur comparatisme. Or la catégorie « platonisme » est loin d’être stabilisée 9.
Aujourd’hui, tout comme dans la longue histoire de la réception de Platon, il existe,
au‑delà d’une certaine stabilisation paradigmatique offerte par les recherches
historico‑philologiques, une pluralité de platonismes. En d’autres termes, la question
de l’imputation d’un platonisme à Rousseau ne peut faire l’économie d’une
détermination critique des catégories d’analyse mobilisées dans la recherche,
l’identification et la spécification d’un platonisme chez Rousseau. Dans le cas du
platonisme politique, la chose est d’autant plus délicate que les catégories relevant du
politique (« politique », « libéralisme », « autoritarisme » ou « collectivisme », par
exemple) fonctionnent selon une sémantique qu’il faut toujours situer
pragmatiquement et historiciser10.
7 Commençons par le rôle que le platonisme de Rousseau a joué dans l’histoire de la
critique. Dans l’histoire des lectures de Rousseau au XXe siècle, le thème
historiographique du platonisme de Rousseau doit être reconduit au grand conflit des
interprétations qui s’est développé sur l’œuvre de Rousseau. Cet ensemble de discours a
proliféré dès le vivant même de Rousseau11. En effet, l’histoire de l’interprétation de
l’œuvre de Rousseau commence avec Rousseau lui‑même. Ce dernier a configuré un
premier pli herméneutique et indiqué rétrospectivement comment il voulait être lu. Le
fil rouge de ces autocommentaires est un avertissement que certains pourraient déjà
imputer à une structure « platonicienne ». En effet, Rousseau insiste sur l’unité de
principe de sa philosophie : son lecteur doit bien voir, en deçà des différences de
surface, dues aux contingences d’une pensée au travail. Par exemple, l’écho de Diderot
dans le naturel de Rousseau donne une inflexion stylistique à la parole de ce dernier :
« car pour Diderot je ne sais comment toutes mes conférences avec lui tendoient
toujours à me rendre satyrique et mordant plus que mon naturel ne me portoit à
l’être12. » Toujours dans les Confessions, Rousseau lit ses propres textes sous le même
angle d’une cohérence au-delà des apparences hétérogènes : « Tout ce qu’il y a de hardi
dans le Contrat social étoit auparavant dans le Discours sur l’inégalité ; tout ce qu’il y a de
hardi dans l’Émile étoit auparavant dans la Julie13. » De même, dans sa Lettre à C. de
Beaumont, archevêque de Paris, Rousseau souligne : « J’ai écrit sur divers sujets, mais
toujours dans les mêmes principes : toujours la même morale, la même croyance, les
mêmes maximes, et, si l’on veut, les mêmes opinions 14. » Mais il semble que les yeux
peu « platoniciens » de ses contemporains n’aient pas su faire le tri entre la surface et
la profondeur du principe qui anime la pensée de Rousseau. Rousseau se plaint que l’on
porte des jugements opposés sur ses livres, qu’on fasse de l’auteur un homme à
paradoxes : « Ainsi va flottant le sot public sur mon compte 15. »

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8 La réception de l’œuvre de Rousseau ne va pas suivre le mode d’emploi que l’auteur


même propose16. Au lieu de chercher les « mêmes principes » sur lesquels les textes de
Rousseau sont construits, l’œuvre sera prise dans la querelle de la modernité politique,
radicalisée par le jacobinisme révolutionnaire durant la révolution française.
L’historiographie rousseauiste a ainsi dégagé plusieurs visages de Rousseau :
révolutionnaire, individualiste, libéral, antilibéral, totalitaire, conservateur,
républicain, romantique, collectiviste17. Lanson est peut-être le premier interprète à
prendre au sérieux les affirmations de Rousseau concernant l’unité de principe de sa
pensée18. Se dégage une consigne herméneutique simple : il faut lire tout Rousseau,
tenir ensemble toute l’œuvre, et éviter les sélections partielles et instrumentales
destinées à un discours plus idéologique que scientifique. Prendre Rousseau au sérieux
signifie le lire comme un philosophe.
9 Mais l’image du Rousseau philosophe est elle aussi démultipliée. On cherche en
Rousseau un disciple ou un précurseur : philosophe de l’existence, penseur du moi et du
sentiment, phénoménologue, d’une part ; philosophe politique de la vertu républicaine,
de la révolution et de la science, et de l’ethnologie d’autre part. Avec Cassirer puis
Starobinski, les études sur Rousseau atteignent leur maturité. Cassirer propose en 1932
une lecture de Rousseau à partir de la lecture qu’en fit Kant. Il tente lui aussi de trouver
le centre unifiant de la pensée de Rousseau, à partir de la thématisation du
« problème » Rousseau19. Le livre de Starobinski, La Transparence et l’obstacle, tente lui
aussi une lecture unificatrice à partir de la structure entre médiat et immédiat qui
traverse toute l’œuvre de Rousseau, selon l’axiome suivant : Rousseau a besoin du
médiat pour restaurer l’immédiat. En particulier, au niveau de l’écriture, Rousseau a
besoin de la médiation du langage pour dire qu’il ne veut pas du langage. Le livre de
Starobinski n’aborde pas la question du platonisme de Rousseau. Tout au plus accorde-
t-il à Rousseau une pratique accessoire du platonisme, relevant de ce que Starobinski
nomme un « platonisme traditionnel »20 : « Rousseau n’a pas toujours proclamé la
“vérité des sensations”. Dans les moments où il “platonise”, il discrédite les sens
comme des puissances d’erreur21. »
10 Le livre de Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique, se présente comme un grand
commentaire du Premier et surtout du Second Discours, que Goldschmidt lit comme le
texte le plus philosophique de Rousseau. La quarantaine de références à Platon qu’on y
trouve sont très secondaires. Ce sont dans la majorité des rapprochements opérés pour
clarifier une position, inscrire une thèse de Rousseau dans la tradition de pensée, même
si l’on rencontre les expressions « platonisme méthodologique » et « platonisme
implicite »22.
11 Plus intéressante pour notre question est la réflexion conclusive de Goldschmidt sur le
dualisme du système de Rousseau23. Il entend par là la manière qu’a Rousseau de
réfléchir à partir de thèses opposées, comme par exemple : « les hommes sont
méchants » et « cependant l’homme est naturellement bon ». On peut aussi penser à la
première phrase du Contrat social. Selon Goldschmidt, « c’est en cela que consiste,
fondamentalement, le “platonisme de Rousseau” »24. Si ce trait détermine en effet
l’écriture de Rousseau, on ne voit pas en quoi ce dualisme est pertinent pour qualifier la
réception de Platon chez Rousseau. Il est d’ailleurs plus probable que ce trait du style
de Rousseau soit à rapprocher du style baroque, friand de structures oppositionnelles.
Goldschmidt en reste au plan des principes du système de Rousseau. Il n’a pas cherché à
spécifier les lectures et les usages que Rousseau a faits de Platon.

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12 Cette manière de penser par couples d’opposés est aussi soulignée par Burgelin 25. En
soulignant la lecture singulière que Rousseau fait des Oratoriens platonisants (avant
tout Malebranche), Burgelin réduplique cette structure oppositionnelle en proposant
de qualifier de manière paradoxale le platonisme de Rousseau en forgeant l’expression
« platonisme du cœur »26, qu’il applique surtout à la petite communauté de la Nouvelle
Héloïse.
13 Du côté des grands interprètes de la pensée politique de Rousseau, la situation est là
aussi ambivalente. Dans son livre classique sur Rousseau, Robert Derathé signale d’une
part : « Quoiqu’il ne soit pas facile de déterminer quelles ont été les lectures politiques
de Rousseau, on peut admettre en effet qu’en dehors de Platon, l’un de ses auteurs
favoris, il a lu les penseurs qui faisaient autorité à son époque. » Mais ce constat est
aussitôt suivi d’une exclusion : « On ne trouvera donc point dans ce travail une étude
complète des sources de la pensée politique de Rousseau, puisque nous avons dû laisser
de côté l’influence pourtant décisive de Platon et celle non moins importante de
Montesquieu27. » La possibilité d’une réception du platonisme politique chez Rousseau
est donc exclue de l’analyse28.
14 En revanche, le platonisme apparaît comme un opérateur d’unification qui va de
Vaughan en 1915 à Williams en 2007. Là aussi, il convient de distinguer les différents
types de platonisme attribués à Rousseau, en suivant la piste de ce que l’on pourrait
appeler une politique de la qualification du platonisme. En effet, le plus souvent, le
platonisme attribué à Rousseau peut être spécifié par une détermination
complémentaire. Il y a d’abord ce que l’on pourrait nommer un platonisme stratégique,
dans la mesure où il sert à unifier et à orienter l’ensemble de la philosophie de
Rousseau. Dans l’histoire de la recherche portant sur l’œuvre et la pensée de Rousseau,
la question du platonisme est configurée pour la première fois par Vaughan, qui livre
en 1915 une édition des textes politiques de Rousseau. On peut parler ici de la naissance
d’un platonisme stratégique, dans la mesure où il permet à Vaughan de configurer une
lecture unitariste de la pensée de Rousseau, en suivant le thème de l’éducation
publique. Vaughan lit les textes politiques de Rousseau en cherchant à neutraliser les
lectures partiales qui se déchirent entre un Rousseau libéral et un Rousseau antilibéral.
Il s’agit moins de les réconcilier que d’instruire le conflit entre ces lectures en suivant
les textes à partir de la question de l’éducation publique29. Dans son introduction et ses
commentaires aux écrits politiques de Rousseau, Vaughan propose un cadre
herméneutique qui s’articule autour de l’article Économie politique, rédigé pour l’
Encyclopédie en 1755 et dont on sait qu’il est fortement influencé par la lecture que
Rousseau fit des Lois de Platon. Selon Vaughan, à partir de ce texte, Rousseau n’est plus
disciple de Locke, mais de Platon30. Avec Vaughan, le platonisme apparaît comme un
prétendant possible comme principe de lecture de la pensée de Rousseau. Mais en
introduisant le platonisme comme une rupture dans le développement de l’œuvre de
Rousseau, Vaughan coupe Rousseau en deux moitiés : Rousseau fut d’abord
individualiste, « moderne ». Il fut ensuite collectiviste, « ancien ». Le platonisme de
Rousseau rejoue ainsi, à son niveau, la querelle des Anciens et des Modernes.
15 En 1915, Hendel a en tête le projet d’un livre, Rousseau the Platonist. Il y renoncera 31. Sur
ce projet avorté, Hendel construira peu à peu sa grande monographie sur Rousseau qui
paraîtra en 1934 sous le titre Jean-Jacques Rousseau Moralist. Pour Hendel, le platonisme
est une composante importante de l’œuvre de Rousseau. Certes Rousseau n’est pas un
scholar. Mais la lecture de Platon est un élément important dans la critique que

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Rousseau fait de la société et dans le projet d’une politique républicaine. Chez Hendel,
le platonisme de Rousseau alimente les éléments républicains de sa philosophie. Pour le
montrer, Hendel suit la genèse de la pensée de Rousseau, montrant ainsi que le
platonisme de Rousseau fait partie intégrante de l’ensemble de l’œuvre. On a alors
affaire cette fois à un platonisme stratégique complet : Platon ne coupe pas Rousseau en
deux, il l’accompagne tout au long de sa vie de penseur.
16 On peut considérer la monographie de Williams, Rousseau’s Platonic Enlightenment
comme un aboutissement de cette famille de lectures qui cherchent à isoler un
platonisme stratégique chez Rousseau. Williams poursuit la stratégie herméneutique
qui voit dans l’identification d’un platonisme chez Rousseau la clé d’unification de sa
philosophie. Rousseau est vu comme un très grand platonicien, le plus cohérent de l’ère
moderne32. Williams fait une lecture platonicienne de Rousseau en proposant une
scénographie à la fois dramatisante et quelque peu simplificatrice : Rousseau trouve un
allié en Platon contre Hobbes et les Philosophes, contre le matérialisme et le
sensualisme du XVIIIe siècle33. Opérant avec des catégories d’analyse qui relèvent du
pedigree du platonisme, Williams dramatise l’opposition entre sensible et intelligible :
d’un côté l’empirisme, de l’autre l’idéalisme. Avec de telles catégories
historiographiques, Williams peut mettre en scène une nouvelle histoire sainte du
platonisme qui met dans le même groupe Descartes, Cudworth, Leibniz et Malebranche,
contre le matérialisme de La Mettrie, d’Holbach, d’Helvétius et de Diderot 34. Pour
Williams, le platonisme se concentre dans une doctrine qui soutient la foi en Dieu, le
libre arbitre, l’immortalité de l’âme et les idées transcendantes. Du côté du comparant,
Williams s’appuie sur le platonisme de matrice kantienne formalisé par T.K. Seung 35. La
monographie de Williams est intéressante dans la mesure où elle tente de généraliser le
modèle herméneutique de Hendel. Mais là est aussi le problème d’une telle approche :
cette mise au jour du platonisme s’appuie d’une part sur une straw man fallacy qui
simplifie les positions des adversaires. Elle n’historicise pas les régimes de réception
(qui sont aussi des régimes de perception) propres à Rousseau.
17 À côté de cet usage stratégique du platonisme chez Rousseau, on trouve une autre
famille de lectures qui mobilise un platonisme sectoriel, ou minoritaire. C’est par
exemple le cas de Gouhier, qui parle de « platonisme périphérique » : « on ne dira donc
pas que le platonisme de Rousseau est superficiel mais périphérique, parce qu’une
influence peut être assez profonde sans être pourtant reconnaissable au principe et, par
suite, au centre d’une pensée en train d’inventer sa propre philosophie 36. » Du point de
vue des catégories d’analyse, Gouhier propose une image plus complexe : le schème
aristotélicien du centre et de la périphérie vient modaliser et minoriser en partie le
schème platonicien de la surface et de la profondeur. Gouhier avance deux arguments
principaux. D’une part, la lecture de Platon a joué un rôle de déclencheur pour
Rousseau. Il lui a permis de prendre de la distance par rapport à la culture de son
temps, et surtout contre ses « amis » philosophes, Helvétius, d’Holbach, Diderot.
D’autre part, certains thèmes et images platoniciens innervent le Rousseau penseur de
l’amour et de la solitude. Malgré les concessions faites à la prégnance de Platon chez
Rousseau, Gouhier maintient que la structure fondamentale de la philosophie de
Rousseau est fondamentalement moderne, lockéenne37.
18 Résumons. Il y a une politique du platonisme dans l’histoire de la recherche sur
Rousseau. Une première famille de lectures porte sur la mobilisation du platonisme
comme le principe d’unité de la philosophie de Rousseau. Une seconde famille de

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lectures isole un platonisme important mais secondaire, qualifié tout à tour d’implicite
ou périphérique38.
19 Ce petit passage en revue de la situation historiographique concernant la question du
platonisme de Rousseau nous amène à une première conclusion peu spectaculaire mais
utile : il y a une pluralité de platonismes de Rousseau dans l’historiographie. Il existe un
platonisme utilisé comme catégorie analytique positive, qui se dédouble en un
platonisme stratégique d’ensemble et un platonisme secondaire ou sectoriel. Par
ailleurs, et de façon dominante dans le cas de l’histoire de la pensée politique, il existe
un platonisme valorisé mais exclu de l’analyse, et un platonisme utilisé comme
catégorie analytique négative, qui s’inscrit dans le conflit entre politique des Anciens et
politique des Modernes.

Rousseau lecteur de Platon


20 Est-il possible de se frayer une voie dans cette forêt des platonismes
historiographiques ? Une leçon que l’on peut tirer du pluralisme des positions
historiographiques est que le simple repérage doctrinal ne suffit pas. La proposition
« Rousseau est un philosophe qui lit Platon » demande à être spécifiée. On ne peut se
contenter d’une Begriffsgeschichte. Une possibilité serait de prendre en compte l’histoire
intellectuelle, l’histoire de l’hellénisme et plus généralement l’anthropologie des
mondes savants au XVIIIe siècle39. Le travail intellectuel de Rousseau doit être inscrit
dans la situation de la philosophie en France à son époque. La philosophie comme
discipline, le philosophe comme auteur émergent comme des enjeux culturels qui
instruisent un conflit de légitimation en dehors de toute stabilisation institutionnelle
dans l’Université. Le philosophe se transforme en auteur qui revendique une valeur
littéraire40.
21 Ce lien entre philosophie et littérature est évident dans le cas de Rousseau. Non
seulement dans le cas de Rousseau écrivain, dont Starobinski a fourni des analyses
magistrales, mais aussi dans le cas de Rousseau lecteur. C’est par exemple le cas de sa
lecture de Montesquieu, puisque Rousseau ne dissocie pas le penseur de l’écrivain.
Montesquieu est un grand penseur précisément parce qu’il est un grand écrivain 41.
Rousseau est très sensible à la qualité littéraire de l’expression philosophique. On peut
poser l’hypothèse que ce lien entre la pensée et son expression a joué un rôle dans les
lectures de Platon et dans les quelques fragments de Platon que Rousseau a traduits. La
lecture et la traduction des grands auteurs s’inscrivent dans une pratique stylistique,
dans laquelle il n’est pas possible de séparer le philosophique du littéraire 42.
22 Demandons-nous d’abord comment Rousseau lit Platon. Le premier point à souligner
est que Rousseau est un autodidacte, formé hors de l’espace académique.
L’autodidactisme est un accès solitaire et indépendant qui structure l’accès de Rousseau
à la pensée43. Il ne s’inscrit pas dans un Platonbild particulier. Au contraire, il fera au fil
de ses lectures un montage hybride de plusieurs types de platonismes que nous
essayerons de spécifier.
23 L’antiquité et le christianisme constituent deux références culturelles essentielles pour
la philosophie de Rousseau44. Parmi les auteurs antiques, Platon est très important. Un
simple relevé statistique le prouve : cité cinquante-huit fois 45, Platon vient en troisième
position, après la Bible (quatre‑vingt-six) et Plutarque (soixante‑dix) ; suivent Buffon
(cinquante occurrences), Montaigne (trente‑trois), Aristote (vingt‑six) et Montesquieu

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(vingt-cinq). Des cinquante‑huit occurrences relevées par Richebourg, une douzaine se


rapportent à la musique. De manière générale, l’étude des citations est décevante et ne
permet pas de fonder une interprétation du platonisme de Rousseau. Il faut alors poser
un problème bien plus difficile à trancher qu’un recensement d’occurrences : le régime
de lecture que Rousseau pratique sur Platon est spécifique. Il entraîne une redéfinition
des codes de lecture culturellement admis, aussi bien du christianisme que de
l’antiquité46. En ce sens le Platon de Rousseau est le produit singulier du régime de
lecture de Rousseau.
24 On sait que Rousseau est un grand lecteur, en dépit des nombreuses attaques que l’on
trouve dans ses textes contre les livres et la lecture47. Mais on trouve chez Rousseau une
diversité de régimes de lecture. Il y a d’abord la lecture-compensation, qui cherche à se
réfugier dans le livre. Rousseau parle alors d’une fureur de lire, accompagnée d’une
singulière capacité de projection dans l’imaginaire littéraire 48. Lectures compulsives,
désordonnées. Lectures de dilettante : mathématiques, histoire, musique, sciences,
littérature, échecs49. À Turin, en 1728, Rousseau se lie avec l’abbé Gaime. Selon Masson,
c’est Gaime qui apprit à Rousseau à mettre de l’ordre dans ses lectures et à se faire des
extraits50. Quoi qu’il en soit, il est certain que Rousseau a pris cette habitude de se faire
des cahiers d’extraits. Certains ont été retrouvés dans les Manuscrits de Neuchâtel.
Malheureusement, le plus ancien cahier d’extraits dont nous disposons date de 1750.
Nous n’avons donc pas accès aux cahiers des années de formation. Mais on peut
supposer que Rousseau s’est fait de nombreux extraits des œuvres de Platon, en
particulier de la République et des Lois51. Sur le premier feuillet des Œuvres de Platon,
dans la traduction de Ficin, Rousseau a ainsi noté quelques traductions, issues de la
République, des Lois et du Phédon52. Dans sa notice, Bernard Gagnebin rapporte une
phrase que Rousseau a écrite sur la page de garde de son édition : « On a beau renier
l’idole qu’on sert, elle ne meurt point53. » Il existe aussi un parergon à la Lettre à
d’Alembert, un petit texte d’une quinzaine de pages intitulé De l’imitation théâtrale. Dans
l’avertissement à ce texte, Rousseau note : « Ce petit écrit n’est qu’une espèce d’extrait
de divers endroits où Platon traite de l’Imitation théâtrale. Je n’y ai gueres d’autre part
que de les avoir rassemblés et liés dans la forme d’un discours suivi, au lieu de celle du
Dialogue qu’ils ont dans l’original54. »
25 Rousseau commente lui-même ces différents régimes de lecture, en jouant sur le
registre d’une comparaison entre différents régimes de lecture. Il écrit qu’il ne lit plus
comme un Français, mais comme un Genevois : « Je reviens à ce goût de la lecture qui
porte les Génevois à penser. (...) Le François lit beaucoup ; mais il ne lit que les livres
nouveaux, ou plutôt il les parcourt, moins pour les lire que pour dire qu’il les a lus. Le
Génevois ne lit que les bons livres ; il les lit, il les digere : il ne les juge pas, il les sait 55. »
Aux Charmettes, Rousseau organise ses lectures :
En lisant chaque Auteur, je me fis une loi d’adopter et suivre toutes ses idées sans y
mêler les miennes ni celles d’un autre, et sans jamais disputer avec lui. Je me dis,
commençons par me faire un magasin d’idées, vrayes ou fausses, mais nettes, en
attendant que ma tête en soit assez fournie pour pouvoir les comparer et
choisir. (...) Pour avoir commencé tard à mettre en exercice ma faculté judiciaire, je
n’ai pas trouvé qu’elle eut perdu sa vigueur, et quand j’ai publié mes propres idées,
on ne m’a pas accusé d’être un disciple servile, et de jurer in verba magistri 56.
26 Rousseau a dressé une liste de ses lectures dans le Verger de Mme de Warens, un poème
de 156 vers57. Il n’est pas original dans le choix de ses lectures : « Les vrais maîtres de
Rousseau ne doivent pas être cherchés dans les sentiers écartés, mais dans les chemins

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battus. Ce sont Hobbes et Grotius, ce sont aussi Pufendorf et Barbeyrac ; mais ce sont
surtout Locke, Montesquieu et Platon58. » On peut y ajouter le Télémaque de Fénelon
dont on sait la place centrale qu’il occupera dans la formation d’Émile 59. C’est aussi le
livre le plus lu au XVIIIe siècle, après la Bible.
27 Rousseau ne sait pas le grec. Tout au plus en est-il frotté, comme on peut l’apprendre
dans sa correspondance. En 1749, Rousseau est à Paris. Son conflit avec Rameau au sujet
des Muses galantes est tout récent. Affecté, haineux, Rousseau se réfugie alors dans le
travail de rédaction des articles sur la musique qu’il a promis à Diderot pour l’
Encyclopédie. Le 27 janvier 1749, il écrit à madame de Warens : « Je bouquine, j’apprens
le Grec. Chacun a ses Armes ; au lieu de faire des chansons à mes Ennemis, je leur fais
des articles de Dictionnaire60. » Mais en 1757 il écrit dans une lettre à Tronchin : « Je ne
sais point de grec. » Il lira de nombreux auteurs grecs en traduction française 61.
28 Rousseau sera meilleur latiniste62. Ses compétences en latin lui permettent de lire le
Platon de Ficin, d’en traduire des extraits. Il traduira en 1754 le livre I des Histoires de
Tacite63. Nous savons que la traduction latine des œuvres de Platon qu’il a utilisée fut
celle de Ficin, corrigée par Simon Grynaeus64. L’étude des exemplaires de Rousseau de la
traduction de Ficin, aujourd’hui au British Museum, a été faite par Silverthorne 65. Si
l’on suit la piste des annotations marginales de Rousseau faites sur sa copie, cinq
dialogues semblent l’avoir intéressé : Apologie de Socrate, Phédon, Politique, République et
Lois. Grossièrement, trois thèmes se trouvent ainsi focalisés : la figure de Socrate,
l’immortalité de l’âme et la question politique.
29 La posture du sage Socrate est un thème qui déborde largement l’œuvre de Rousseau et
qui réunit, sous des éclairages différents, Rousseau et ses anciens amis de l’Encyclopédie.
Au-delà, l’image de Socrate appartient aussi à la vie culturelle du XVIII e siècle66. Mais le
Socrate de Rousseau n’est pas celui des Encyclopédistes.
30 Cette même année durant laquelle Rousseau s’essaie au grec ancien, en 1749, le 24
juillet Diderot est arrêté, emprisonné dans la tour du château de Vincennes. Un
philosophe enfermé par un pouvoir inique : il n’en faut pas plus pour mobiliser l’image
de Socrate. Diderot lui-même, derrière les barreaux, traduit l’Apologie de Socrate 67.
Rousseau rend souvent visite à son ami. Il est possible qu’avec son aide il ait testé son
grec sur le texte de Platon68. L’accès au texte est motivé par une situation politique, par
une urgence de résistance projetée sur la figure du sage philosophe. Cette expérience
trouve un écho dans le premier Discours. La longue citation de l’Apologie donnée par
Rousseau est tirée de la traduction de Diderot – à laquelle il a peut-être collaboré 69.
31 Diderot stylise son arrestation sous la guise de Socrate, un « Socrate » qui lui-même
traduit le Socrate de Platon, nouant la vie politique et la vie intellectuelle dans un geste
de résistance. Si Rousseau y fut sensible, son Socrate n’est pas celui de Diderot. Le point
de divergence porte sur la question de la stylisation de la figure de Socrate : pour
Rousseau, Diderot mobilise Socrate au sein d’un acte de résistance culturelle, au service
de la culture et du savoir. Rousseau en revanche veut incarner Socrate comme forme de
vie opposée à la culture de son temps, mettant au centre l’ignorance comme levier
critique de tous les savoirs. La différence passe entre une critique modérée et une
critique radicale de la société. Rousseau incarne l’atopie culturelle de Socrate, et ses
adversaires sont tous des sophistes : « Lisez, Monsieur, les Dialogues de Platon et vous
trouverez que vous faisiez le rôle du sophiste orgueilleux et vôtre adversaire celui de
Socrate. Il vous écrasoit modestement d’argumens terribles auxquels vous répondiez
avec beaucoup de hauteur des injures pour des raisons70. » Rousseau semble non pas

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tant lire Platon que se projeter dans la structure dramaturgique des Dialogues
platoniciens – on retrouve le complément de subjectivité suggérée isolé par
Starobinski, qui incarne une posture platonicienne contre les antiplatonismes des
Philosophes71. De même, on retrouve ce lien, typique de la situation de la philosophie et
des philosophes en France au XVIIIe siècle, entre travail de la pensée et travail de la
forme littéraire de la pensée.
32 Rousseau lit donc Platon, s’en fait des extraits, mobilise et radicalise la figure critique
de Socrate en martyr de la vérité. Mais il rencontre aussi Platon de manière indirecte,
chez les auteurs modernes qu’il lit. Quelques noms doivent ici être rappelés. Le premier
est celui de Marsile Ficin, auteur de la traduction de Platon en latin. De manière
étonnante cependant, le nom de Ficin est totalement absent chez Rousseau. Il est donc
difficile de documenter des éléments d’un platonisme ficinien présents chez Rousseau.
Néanmoins, il est possible de supposer que la lecture ficinienne du Banquet eut pour lui
de l’importance. On trouve en effet dans la Nouvelle Héloïse une mobilisation de l’amour
platonique. Rousseau indique dans une note de son roman : « La véritable philosophie
des Amans est celle de Platon ; durant le charme ils n’en ont jamais d’autre. Un homme
émû ne peut quitter ce philosophe ; un lecteur froid ne peut le souffrir 72. » La
reconstruction la plus convaincante en a été proposée par De Luise et Farinetti qui
proposent comme point focal la question du bonheur73. Selon les auteurs, on trouve
dans la Nouvelle Héloïse trois parcours de recherche du bonheur, qui se présentent
comme trois modèles théoriques figurés dans la prose des lettres des amants. Il s’agit
des bonheurs solitaire, politique et affectif. C’est dans le bonheur affectif axé sur
l’amour que le Platon ficinien est distribué dans les paires Julie/Wolmar, Julie/Saint
Preux et Julie/Claire. La spiritualisation de l’amour mis en scène par Rousseau renvoie
directement à la radicalisation que Ficin opère dans son commentaire du Banquet entre
la Vénus céleste et la Vénus vulgaire74. Ce platonisme christianisé est aussi présent chez
Malebranche, Lamy, Fénelon. Tous des auteurs que Rousseau a lus 75. C’est le
« platonisme du cœur » dont parle Burgelin. Si le Platon de Ficin repris par Rousseau
est un Platon spiritualiste et christianisé, Rousseau découvrira chez Montaigne un
Platon moral (accompagné de Sénèque) qu’il va aussi beaucoup utiliser 76.
33 Rousseau a ainsi beaucoup fréquenté Platon dans ses lectures. Que ce soit en lisant des
traductions de Platon, ou des auteurs citant abondamment Platon, comme Montaigne.
On ne peut douter que Platon tienne une place importante dans son « magasin
d’idées ». À partir de ce constat, deux gestes herméneutiques peuvent être identifiés. Le
premier, dysphorique, prend note de cette importance et s’arrête là. C’est le cas par
exemple de Derathé. Le second, euphorique, construit comme comparant un
« platonisme » qui est ensuite appliqué à Rousseau. C’est le cas de Williams, qui fait de
Rousseau le plus grand platonicien des Lumières, mais aussi de Goldschmidt qui réduit
le platonisme à une « structure dualiste » qui informe les principes du système de
Rousseau. On peut tenter de se dégager de cette alternative en se centrant sur le
platonisme politique. On sait en effet que Rousseau cite majoritairement les dialogues
politiques de Platon (Politique, République, Lois). Ce sont aussi ces dialogues qu’il a lus
crayon en main dans sa traduction latine de Platon.

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Platonisme politique
34 Gouhier a noté que Rousseau a gardé de ses lectures de Platon une « tentation
platonicienne », que l’on peut illustrer à partir d’un passage du livre VI de la République.
Platon y présente l’alternative qui se présente face à l’homme juste confronté à la folie
de la multitude : faut-il s’abriter de l’orage derrière un muret, comme un voyageur
surpris par la tempête, ou au contraire faire œuvre de législateur et fonder un régime
politique juste77 ? Gouhier commente :
À certains égards, la vie de Rousseau se joue entre les deux branches de l’alternative
posée par Platon : à Venise et jusqu’à la trilogie de la Nouvelle Héloïse, Émile, Le
Contrat social, il choisit, comme son maître, le beau risque d’aider les hommes ; leur
accueil l’obligera à « ne s’occuper que de ses propres affaires », comme disait le
Socrate de La République qui fixait alors le programme de vie du Promeneur
solitaire. (...) Il y a donc dans la pensée de Rousseau une tentation platonicienne
contemporaine de son initiation à la philosophie78.
35 Cette structure a été mise en évidence sous des noms divers : transparence et obstacle
(Starobinski), clos et ouvert (Touchefeu)79. Goldschmidt et Burgelin l’ont souligné, la
rhétorique de Rousseau abonde en figures d’opposition et de polarité. L’écriture de
Rousseau matérialise ces figures dans un style qui est, selon Burgelin, un piège 80. Du
point de vue qui nous intéresse ici, les deux pôles du retrait et de l’engagement public
trouvent prima facie une modalisation platonicienne. La tentation platonicienne de
Rousseau se réverbère en tentation herméneutique de l’interprète de platoniser
Rousseau, faisant l’impasse sur le complexe des médiations. Il nous semble plus prudent
de poser que l’écriture de Rousseau recycle un platonisme culturel présent au XVIII e
siècle. Le pôle du retrait du solitaire, de la micro‑communauté des amants et de la
relation pédagogique est construit notamment avec des éléments issus d’un platonisme
spiritualiste : c’est le sage solitaire socratique des Promenades, c’est le Platon ficinien
dans la Nouvelle Héloïse, qui met en scène un éros spiritualisé ; c’est le Platon de Fénelon
dans l’Émile. Le foyer se trouve probablement dans les lectures que Rousseau fit des
Oratoriens platonisants. Tournons-nous maintenant vers la question du platonisme
politique de Rousseau.
36 S’il faut, comme il invite son lecteur à le faire, identifier un principe unifiant la pensée
de Rousseau, nous proposons de partir d’un objet paradoxal : il s’agit du grand livre que
Rousseau n’a jamais publié : les Institutions politiques. Dans les Confessions, Rousseau écrit
que dès 1743‑1744, alors qu’il était secrétaire de l’ambassadeur de France à Venise, il
eut l’idée d’un grand traité politique :
Des divers ouvrages que j’avais sur le chantier, celui que je méditais depuis
longtemps, dont je m’occupais avec le plus de goût, auquel je voulais travailler toute
ma vie, et qui devait, selon moi, mettre le sceau à ma réputation, était mes
Institutions politiques. [...] J’avais vu que tout tenait radicalement à la politique, et
que, de quelque façon qu’on s’y prît, aucun peuple ne serait que ce que la nature de
son gouvernement le ferait être81.
37 Rousseau a eu conscience du caractère singulier de ce projet, au point de le garder
secret en ne le communiquant pas même à Diderot, qui était alors très proche de lui :
« je n’avois voulu communiquer mon projet à personne, pas même à Diderot. Je
craignois qu’il ne parut trop hardi pour le siécle et le pays où j’écrivois, et que l’effroi
de mes amis ne me gênât dans l’exécution82. » Ce grand projet semble se présenter, en
tout cas rétrospectivement pour Rousseau, comme un foyer d’irradiation, à la fois de

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grande envergure et secret. Rousseau veut écrire un grand traité de politique. Il n’y
parviendra pas, mais cet échec est en un sens aussi une réussite, puisque c’est à partir
de ce projet que Rousseau a écrit de nombreux textes. Dans l’Avertissement du Contrat
Social, Rousseau note : « Ce petit traité est extrait d’un ouvrage plus étendu entrepris
autrefois sans avoir consulté mes forces, et abandonné depuis longtemps. Des divers
morceaux qu’on pouvait tirer de ce qui était fait, celui-ci est le plus considérable (...) 83 »
38 Le traité inabouti servira ainsi à la fois de fonds dans lequel Rousseau puisera les
matériaux de nombreux livres et de lieu virtuel de convergence84. À la fois source et fin,
les Institutions politiques sont en quelque sorte un chantier du travail théorique de
Rousseau. Les deux Discours, l’article Économie politique pour l’Encyclopédie, l’Émile, les
Lettres de la Montagne, les projets de constitution pour la Corse et la Pologne et d’autres
fragments politiques et historiques peuvent être vus comme des pièces issues de ce
grand projet de traité politique. Tentons de qualifier ce foyer. Il y a d’abord une
conception totalisante de la politique. Rousseau est en effet séduit par l’idée d’un
primat de la politique, contre une conception sectorielle qui limite la politique à des
questions de pouvoir, dans le sillage du paradigme machiavélien. Il chérit l’idée d’une
politique architectonique qui associe anthropologie, politique et éducation. Cette thèse
peut nous renvoyer à la conception antique de la politique, et plus particulièrement au
platonisme politique.
39 La politique platonicienne construit un projet radical de transformation de l’humain,
une politique de l’âme à même de reconfigurer l’anthropologie. Rousseau adopte ce
projet « chimérique » platonicien. Mais il semble que les médiations soient là aussi de
mise. Le « platonisme politique » de Rousseau passe aussi par des intermédiaires. En
l’occurrence, il s’agit de sa radicalisation des thèses de Montesquieu 85. La lecture que
Rousseau fait de Platon, et principalement des dialogues politiques, doit être inscrite
dans l’histoire de sa réception de L’Esprit des lois.
40 Commençons par qualifier le geste de Montesquieu. Le premier point à relever est la
méthode que Montesquieu utilise, à savoir le comparatisme86. Avec L’Esprit des lois,
Montesquieu impose un discours comparatiste qui va s’imposer comme méthode
d’enquête sur les régimes politiques et les sociétés. La recherche des différences et des
ressemblances est déployée aussi bien sur le terrain historique que géographique.
Montesquieu impose cette grammaire comparatiste, entre les pays européens, entre
l’Europe et le monde ; entre le passé et le présent de l’Europe, principalement
l’antiquité gréco‑romaine.
41 Chez Montesquieu, la présence de références à la Grèce antique s’inscrit donc dans un
comparatisme. Tout comme pour Rousseau, c’est Plutarque (avec Cicéron) qui est la
référence majeure de Montesquieu. Il lui offre un catalogue d’exemples de grands
hommes et de grandes institutions. Les conquérants, les philosophes, les mœurs et
institutions grecques dressent un portrait à la fois légendaire et exemplaire. Mais les
portraits de ces grandeurs anthropologiques et politiques sont contenus dans un cadre
sobre qui cherche à mettre en évidence les rapports polyvalents qui constituent l’esprit
des lois. Du côté des philosophes, Platon est moins important qu’Aristote pour
Montesquieu. Mais dans un cas comme dans l’autre, il lit les textes politiques et laisse
de côté la métaphysique et la théorie de la connaissance 87. Dans le cas de Platon, ce sont
évidemment les Lois qui intéressent le juriste Montesquieu. Il en avait copié
d’abondants extraits, aujourd’hui perdus mais qu’il mentionne dans ses Pensées. Et
L’Esprit des lois mentionne de nombreuses lois présentées dans les Lois 88.

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42 L’Esprit des lois paraît en 1748. Rousseau est un de ses premiers lecteurs. En tant que
secrétaire de Mme Dupin (depuis 1746), il est chargé de fournir une analyse critique du
texte de Montesquieu. La bibliothèque municipale de Bordeaux conserve sept dossiers
de notes de lecture de L’Esprit des lois, presque entièrement de la main de Rousseau 89.
Sensible au style et à la pensée du juriste de la Brède, Rousseau va cependant le
transformer en radicalisant et en dramatisant Montesquieu. La radicalisation s’appuie
sur un durcissement du comparatisme entre la Grèce antique et l’Europe moderne.
43 Plus précisément, Rousseau ne se contente pas du comparatisme paratactique de
Montesquieu, qui compare des réalités socio-politiques à d’autres réalités. Rousseau
axiologise le comparatisme du juriste en comparant les hommes et les réalités antiques
et l’Europe du XVIIIe siècle. Tout comme Montesquieu, Rousseau ne s’intéresse pas à la
Grèce antique comme historien. La Grèce n’est pas non plus le berceau de la
philosophie. En radicalisant le comparatisme de Montesquieu, Rousseau fait de la Grèce
une altérité qui le transporte « dans un autre univers et parmi d’autres êtres » 90. À
l’autre bout, la situation des modernes est dramatisée. Si Moïse, Lycurgue et Numa sont
de grands législateurs, il n’y a aujourd’hui que des faiseurs de lois. Les hommes de
l’histoire ancienne sont de « fortes âmes », aujourd’hui les hommes « se sentent si
petits »91. Cette radicalisation et cette dramatisation du scénario de Montesquieu
amènent Rousseau à faire de la Grèce antique un mythe, au centre duquel se trouvent
Sparte et ses réalités anthropologiques et socio‑juridiques. La radicale altérité des
hommes et des institutions antiques fait « qu’ils ne nous ressemblent en rien », comme
le dit Rousseau des Lacédémoniens92. Rousseau creuse les différences politiques et
anthropologiques, là où Montesquieu les posait côte à côte93.
44 Si dans L’Esprit des Lois Montesquieu cherche à réformer les institutions, Rousseau
cherchera à utiliser les institutions pour transformer l’homme. La méthode
sociologique ante litteram de Montesquieu est un préalable à la position d’une norme
radicale, d’une exigence de changer tout le complexe anthropologico-sociologique.
Rousseau parle souvent de « chimère » pour qualifier sa démarche. Si Platon est
important pour Rousseau, c’est à l’intérieur de ce cadre comparatif qu’il reprend de
Montesquieu, qu’il radicalise et complète (la figure de Socrate est absente chez
Montesquieu). Si cette hypothèse est correcte, on peut alors dire que les textes
politiques de Platon sont des témoins de cette altérité historique, mais qu’ils ne sont
pas la source de la politique de Rousseau. Ce sont des témoignages qui livrent des
exemples anthropologiques, juridiques et sociologiques. Peu importe alors que ces
exemples proviennent des dialogues de Platon ou des Vies de Plutarque. Ce sont
l’économie de leur usage, et surtout l’énergie mobilisatrice qu’ils doivent provoquer,
qui sont déterminantes.
45 Pour Rousseau, les institutions politiques ont le pouvoir de briser l’homme – ce qu’elles
font ordinairement, et ce qui motive sa critique politique et culturelle. Mais les
institutions ont aussi le pouvoir de fabriquer l’homme. Rousseau est conscient de la
difficulté de briser le cercle entre anthropologie et politique pour inaugurer un
programme de reconfiguration anthropologico-politique. Dans ses Considérations sur le
gouvernement de la Pologne et sur sa réformation projettée, il note :
Qu’il soit aisé, si l’on veut, de faire de meilleures loix. Il est impossible d’en faire
dont les passions des hommes n’abusent pas, comme ils ont abusé des prémiéres.
Prevoir et peser tous ces abus à venir est peut-être une chose impossible à l’homme
d’Etat le plus consommé. Mettre la loi au-dessus de l’homme est un problème en
politique, que je compare à celui de la quadrature du cercle en géométrie 94.

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48

46 Cependant, Rousseau tentera d’affronter la quadrature du cercle politique, sous la guise


des deux figures démiurgiques que sont le gouverneur (l’éducateur) et le législateur. Le
gouverneur d’Émile s’inscrit dans la figure de Mentor, et le législateur doit être un
« grand et puissant génie »95. Ces deux figures incarnent la tâche presque impossible de
faire des hommes sans les affects micropsychiques et égoïstes de l’amour-propre, sans
les faux-semblants de l’apparaître. Dans l’Émile, Rousseau revient souvent sur l’idée
qu’un seul faux pas du gouverneur dans l’éducation de l’ « homme rare » 96, tout est
perdu. Cette fragilité est aussi présente dans le Contrat social. La comparaison avec la
quadrature du cercle est fort bien choisie : elle pointe à la fois vers une exigence
scientifique et vers une impossibilité. Entre le « Newton » de la sociologie que fut
Montesquieu et l’utopie politique antique, Rousseau n’a pas voulu choisir. Il semble
avoir aggravé ces tensions, au point d’abandonner son projet d’écrire un grand traité
de politique.

Conclusion
47 La question du platonisme de Rousseau s’inscrit dans un réseau complexe dont nous
avons tenté un premier relevé. La multiplicité des platonismes revendiqués par
l’historiographie rousseauiste est un premier indice de la difficulté d’isoler un
platonisme chez Rousseau. Nous avons vu que Rousseau fait usage dans son écriture de
différents platonismes culturels présents au XVIIIe siècle, au premier rang desquels il
faut placer le platonisme spiritualiste. Plus remarquable est la configuration d’une
nouvelle manière de lire. Rousseau l’a lui‑même thématisée : il s’agit d’une lecture-
évasion qui est aussi une lecture‑identification. Les platonismes de Rousseau sont
intégrés et réarticulés dans le « complément de subjectivité suggérée ». Mais en même
temps, Rousseau accueille les positivités de Montesquieu, qu’il radicalise et dramatise,
reconfigurant totalement le régime de réception et de perception des auteurs antiques.
Le platonisme politique que Rousseau découvre en lisant les dialogues politiques de
Platon devient sous sa plume, à côté d’autres exemples d’institutions et de législateurs
antiques, une chimère : une hybridation entre monde moderne et monde antique, entre
utopie et réalisme, entre évasion et projet politique, entre philosophie et littérature,
entre mythe et concept. D’un point de vue herméneutique aussi, la question du
platonisme de Rousseau reste, avec toute son ambivalence, une chimère.

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NOTES
1. Sur le cas du platonisme de Descartes, voir les résultats ambivalents commentés par Ayers
2008, p. 1-7. Voir aussi Vieillard-Baron 1988, p. 13 : « L’expression de platonisme a pris en
philosophie un sens plat, vague et imprécis, surtout lorsqu’elle est employée à propos des
philosophes modernes. »
2. Sur les premières interprétations de Platon, voir Tarrant 2000.
3. Cf. Hutton 2008.
4. Dès 1766, Dom Cajot faisait paraître un ouvrage intitulé Les Plagiats de Monsieur J -J. Rousseau.
Rousseau s’en moquera en parlant du « gros livre de Cachot ». Cf. OC III, p. 1244 et 1249.
5. Il existe au XVIII e siècle une politique de la citation qui est un enjeu épistémologique majeur.
L’auteur est l’équivalent littéraire du cogito cartésien ; il se doit de maîtriser son discours sans
l’adosser à une économie citationnelle. Ce débat fut particulièrement virulent dans l’histoire de
la réception des Essais de Montaigne, lequel Montaigne fut vivement critiqué par Malebranche. Cf.
Compagnon 1979, p. 306-313.
6. L’identification du platonisme implique aussi, de la part du lecteur, une interprétation de
Rousseau. Dans l’expression « platonisme de Rousseau », aucun terme ne permet a priori de servir
d’assise herméneutique. Starobinski reste une référence majeure pour suivre les registres de
l’écriture du Genevois : « C’est une œuvre qui, de la réflexion philosophique à l’autobiographie,
de la dialectique la plus serrée à l’épanchement lyrique, de la fiction à la législation, joue sur un
nombre considérable de registres et occupe une étonnante diversité de dimensions spirituelles. Il

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est légitime de parler isolément du penseur ou du rêveur, du politique ou du persécuté, du


musicien ou du romancier. » Cf. Starobinski 1971, p. 319.
7. OC I, p. 1134.
8. Gouhier 1970, p. 133.
9. Cf. Wallach 2001, p. 17-40.
10. En 1929 déjà, Wright pointait cette difficulté: « The Contrat Social is meant for neither
individualist nor absolutist. » (Wright 1929, p. 103). Depuis les travaux des historiens de l’École de
Cambridge, en premier lieu Pocock et Skinner, on sait que le langage politique doit être situé
dans son contexte d’énonciation. Cf. Hampsher-Monk, Tilmans & Van Vree 1998; Brett, Tully &
Hamilton-Bleakley 2006.
11. Cf. Trousson 1977.
12. OC I, p. 405, note.
13. OC I, p. 407.
14. OC IV, p. 928. Rousseau y est revenu souvent. Voir par exemple OC I, p. 930 ; OC I, p. 31.
15. Ibid. Dans l’Émile, Rousseau avertit son lecteur « effrayé » : « Lecteurs vulgaires, pardonnez-
moi mes paradoxes : il faut en faire quand on réfléchit. » Cf. OC IV, p. 321 et 323.
16. Cf. Trousson 1977.
17. Pour une première approche de l’histoire de la réception, voir Ottmann 2006, p. 503-507.
18. Cf. Gay 1964.
19. Cassirer 1932. Cassirer rapproche Rousseau de Platon (et en particulier de la République) en
l’éloignant de l’anthropologie politique d’Aristote. Mais c’est finalement Kant qui offre à Cassirer
la clé d’une lecture philosophique de Rousseau. Le platonisme de Rousseau est donc médiatisé par
le platonisme épistémologique et éthique de matrice kantienne (l’idéal n’est plus
ontologiquement indépendant, opposé à l’expérience, mais en est une composante
fondamentale).
20. Starobinski 1971, p. 97.
21. Starobinski 1971, p. 41, note 1, avec un renvoi à OC IV, p. 1092.
22. Cf. Goldschmidt 1974, p. 35 et 629.
23. Ibid. p. 778.
24. Ibid.
25. Cf. Burgelin 1973, p. 2.
26. Cf. Burgelin 1973, p. 173 et 405.
27. Derathé 1970, p. 25, 27. On trouve un même geste de valorisation et d’exclusion dans le cas de
Platon cette fois, dans un article que Derathé a consacré à l’influence de Montesquieu sur
Rousseau. Montesquieu est « l’homme auquel il (scil. Rousseau) doit plus qu’à tout autre penseur,
à l’exception toutefois de Platon » (Derathé 1955, p. 373.) On ne peut s’empêcher de voir chez
Derathé une stratégie d’évitement de la question du platonisme de Rousseau.
28. À un premier niveau général, on peut poser que le platonisme politique décrit un ensemble
de thèses que l’on trouve dans les dialogues platoniciens suivants : Politique, République, Lois,
auxquels il faudrait ajouter Gorgias, Protagoras, Criton et la Lettre VII.
29. Vaughan 1915, I, p. 5.
30. Vaughan 1915, I, p. 236. Pour un relevé du platonisme (chrétien) chez Locke, voir Nuovo 2008.
31. Hendel 1934, p. vii: « An extensive work, ‘Rousseau the Platonist’, was then projected; but, on the wise
counsel of my teacher and friend Professor Norman Kemp Smith, this was given up for a time (...) ». On
aimerait en savoir plus sur les raisons qui ont motivé le « sage conseil » de Kemp Smith. Voir la
recension très critique de Schinz 1934.
32. Voir sa formule emphatique: « Indeed, my thesis is that he is among the greatest and most
consistent Platonists of the modern era. » (Williams 2007, p. 94.)
33. Cf. Williams 2007, p. 1-59.
34. On a pu identifier aussi un matérialisme tempéré chez Rousseau. Cf. Vernes 2009.

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35. Cf. Seung 1996 et Williams 2007, p. 95. Le Platon de Williams est donc celui, kantien, de Seung,
avec lequel il construit le platonisme de Rousseau.
36. Cf. Gouhier 1970, p. 149.
37. Cf. Gouhier 1970, p. 133.
38. On trouve dans la littérature d’autres variantes : platonisme caché et modifié (Cooper 2002),
platonisme oscillant (De Luise 2000, p. 490).
39. Le cadre général de cette approche est fourni par l’entreprise collective dirigée par Jacob
2007-2011. Sur le XVIIIe siècle, cf. Ribard 2003.
40. Cf. Ribard 2003, p. 7-29.
41. Cf. Ehrard 1997, p. 62-63.
42. Rousseau lit et traduit pour mieux écrire et pour mieux penser. Dans l’Émile, il commente son
propre conflit entre ses idées (cohérentes) et ses expressions (inévitablement contradictoires en
raison de la pauvreté de la langue). Cf. OC IV, p. 345, note.
43. Cf. Ribard 2003, p. 115-121.
44. Pour une vision panoramique, cf. Touchefeu 1999, p. 35-36, qui montre notamment comment
le montage entre culture antique et culture théologique était bien établi dans la Genève du jeune
Rousseau, en raison de l’essor de l’édition genevoise et de sa diffusion dans la rhétorique
politique de son temps.
45. Cf. Richebourg 1934.
46. Dans le cas du christianisme, la théologie (politique) et la christologie de Rousseau sont en
effet très idiosyncrasiques : le refus de l’universalisme chrétien et le refus de la croix donnent
une idée de la manière dont Rousseau retravaille les massifs culturels. Cf. Starobinski 1971,
p. 87-90.
47. OC IV, p. XXII-XXVI.
48. OC I, p. 39-40.
49. Richebourg 1934, p. 27-30, 40.
50. Richebourg 1934, p. 17.
51. Dans une note à son édition de la première version de l’ Émile (ms. Favre), Spink écrit :
« Rousseau avait copié de nombreux passages de la République. » (OC IV, p. 1299, n. 2 de la p. 250.)
52. Cette dizaine de phrases se trouve dans l’Appendice VI de l’édition de la Pléiade (OC V,
p. 1297-1298).
53. OC V, p. CCCVI.
54. OC V, p. 1195-1211.
55. OC II, p. 660.
56. OC I, p. 237-238. Il faut relier cette déclaration avec la politique de la citation au XVIII e siècle.
Voir supra note 5.
57. OC II, p. 1123-1129.
58. Vaughan 1915, II, p. 8, cité et traduit par Derathé 1970, p. 25.
59. OC IV, p. 762.
60. Leigh 1965, n° 146, 27 janvier 1749.
61. Cf. Richebourg 1934, p. 201-202.
62. Cf. OC I, p. 97 ; voir aussi p. 239 : « À force de tems et d’exercice je suis parvenu à lire assez
couramment les auteurs latins, mais jamais à pouvoir ni parler ni écrire dans cette langue. »
63. Cf. von Stackelberg 1958. La traduction de Rousseau a été éditée dans Volpilhac-Auger 1995.
64. Divini Platonis operum a M. Ficino tralatorum omnia emendatione et ad Graecum codicem collatione S.
Grynaei summa diligentia repurgata, 5 vol. , Lugduni, J. Tornaesius, 1550, 5 vol.
65. Cf. Silverthorne 1973.
66. Sur les différentes figures de Socrate au XVIIIe siècle, cf. Raschini 2000, p. 211-321.
67. Diderot, Correspondance, IV, 161 (lettre à Sophie Volland du 23 septembre 1762). On peut lire la
traduction de Diderot dans Trousson 1969, p. 141-184.

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68. Conjecture de Touchefeu 1999 , p. 99. Rousseau aurait pu utiliser deux traductions françaises
existantes, celle de P. Giry (1643) ou celle de Dacier (1699). Une autre solution eût été de
s’appuyer sur la traduction latine de Ficin, que Rousseau utilisait par ailleurs.
69. Seznec 1957, p. 119-120 et Trousson 1967, p. 54 sqq.
70. OC II, p. 1329. Pour Rousseau, les Philosophes parisiens sont tous des sophistes, cf. Williams
2007, p. 89-92.
71. Dans ce jeu de miroirs socratiques, il est remarquable que pour Diderot (dans son article
« Philosophie socratique » rédigé pour l’Encyclopédie), Rousseau n’est pas du tout Socrate, mais
son contraire, Timon le misanthrope : « Cet homme crut qu’il fuyait la société de ses semblables,
parce qu’ils étaient méchants. Il se trompait, c’est que lui-même n’était pas bon. » (Cité par
Ribard 2003, p. 81.)
72. OC II, p. 223, note.
73. Cf. De Luise & Farinetti 2001, p. 401-418. Voir aussi Gouhier 1970, p. 153-162.
74. Cf. Marcel 1956, p. 154.
75. Sur Malebranche, cf. Bréhier 1938 et OC I, p. 1111. Sur Fénelon, cf. Riley 2001. Rousseau écrit
dans les Confessions qu’il a fait de Lamy son guide. Il dit avoir lu une centaine de fois l’Entretien sur
les sciences (OC I, p. 232).
76. Sur Montaigne, cf. Vieillard-Baron 1997. Un seul exemple : OC IV, p. 1372 (Rousseau cite les
Lois de Platon en passant par Montaigne).
77. Resp. VI, 496c-497a.
78. Gouhier 1970, p. 141.
79. Touchefeu 1999, p. 581.
80. Cf. Burgelin 1973, p. 2 : « Le texte de Rousseau est un piège : sa méthode d’analyse reste
délibérément antinomique. (...) Les notions s’offrent à lui en couples d’opposés : bonté,
méchanceté, être, paraître, liberté, esclavage, nature, société. » L’amphibologie pénètre même les
concepts de Rousseau : le verbe « dénaturer » a une valeur négative quand il qualifie l’exercice de
la raison ; il a une valeur positive quand il qualifie la démiurgie du législateur.
81. OC I, p. 404.
82. OC I, p. 405.
83. OC III, p. 349. Je souligne.
84. Cf. Bernardi 2001, p. 12.
85. Cf. Yack 1986.
86. Cf. Richter 2006.
87. Montesquieu préfère de loin les Romains, et il goûte peu la philosophie grecque : « La
philosophie des Grecs était très peu de chose. Ils ont gâté tout l’univers : non seulement leurs
contemporains, mais aussi leurs successeurs. » Montesquieu sauve Platon, parce qu’il est un
grand poète : « D’ailleurs, ce n’est plus de la philosophie, mais de la poésie : Platon est un grand
poète, de même que le Père Malebranche, Shaftesbury et Montaigne. » (Mes Pensées, OCM I,
p. 1545, 1546.)
88. Cf. De l’Esprit des lois, IV, 6 : « Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la
communauté des biens de la république de Platon, ce respect qu’il demandait pour les dieux,
cette séparation d’avec les étrangers pour la conservation des mœurs, et la cité faisant le
commerce et non pas les citoyens ; ils donneront nos arts sans notre luxe, et nos besoins sans nos
désirs. » Montesquieu cite plusieurs lois extraites des Lois : lois sur les successions (ibid. V, 5) ; sur
les funérailles (ibid. XXV, 7) ; sur le suicide (ibid. XXIX, 9).
89. Cf. Ehrard 1997, p. 57.
90. OC III, p. 956.
91. Loc. cit. Il y a chez Rousseau un art du contre-pied. Pour lui, les hommes de son temps sont
petits, alors précisément que le XVIIIe siècle élabore la figure du grand homme et du grand

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écrivain. Cf. Bonnet 1998. Rousseau rejette l’histoire moderne et valorise l’histoire ancienne
comme magistra vitae.
92. OC III, p. 957.
93. OC V, p. 394 : « Quand on veut étudier les hommes il faut regarder près de soi ; mais pour
étudier l’homme il faut apprendre à porter sa vüe au loin ; il faut d’abord observer les différences
pour découvrir les propriétés. »
94. OC III, p. 955. Rousseau l’avait dit aussi dans une lettre à Mirabeau datée du 26 juillet 1767,
qualifiant la question d’une « de ses vieilles idées ». Cf. OC III, p. 1744. Notons en passant que
Hobbes pensait avoir résolu la quadrature du cercle politique et celle du cercle géométrique aussi
bien. Sur les aventures de la « résolution » de la quadrature du cercle par Hobbes, voir Bird 1996.
95. OC III, p. 384.
96. OC IV, p. 251.

RÉSUMÉS
Le platonisme de Rousseau est un thème minoritaire dans l’histoire de la réception de Rousseau.
Malgré cela, il s’agit d’une question débattue, encore ouverte et qui a une histoire. On tente ici de
faire le point en commençant par une critique de l’historiographie et par une discussion
préalable des difficultés que l’interprète rencontre, afin de situer la généalogie des lectures qui
font de Rousseau un platonicien. Dans un second temps, on propose un portrait de Rousseau
lecteur de Platon, avant de tenter un portrait du platonisme politique de Rousseau.

Rousseau’s Platonism is not a hegemonic issue in the history of the reception of his work.
Notwithstanding, this issue is still open to discussion, and has its own history. This paper tries to
tackle this point, starting with an appreciation of the historiography and an examination of the
difficulties one has to face when settling this issue. The first point is a genealogical sketch of
these interpretations which try reading Rousseau as a Platonist. The second point is an analysis
of Rousseau himself as a reader of Plato. Finally, we try to specify Rousseau’s political Platonism.

INDEX
Mots-clés : platonisme, historiographie, politique
Keywords : Platonism, historiography, politics

AUTEURS
FRANCESCO GREGORIO
FNRS-Université de Lausanne

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Philosophe‑roi chez poète-


empereur
La réception de Platon dans le Cercle de Stefan George

Michail Maiatsky

Les recherches que résume le présent article ont abouti grâce à la disponibilité et à la
bienveillance du personnel de la Stefan‑George-Stiftung (à la directrice de laquelle Dr. Ute
Oelmann je suis particulièrement redevable), du Deutsches Literaturarchiv in Marbach (DLA) et
des archives de l’Université de Bâle, ainsi que grâce au soutien financier du FNRS (subside n o
101512‑100631).

Réception versus histoire de la philosophie


1 L’étude de la réception (alias de l’histoire des interprétations) est de fait une
provocation à l’égard de l’histoire de la philosophie : sans renoncer à l’idée d’un certain
« progrès » dans l’interprétation ou dans la compréhension de l’œuvre, elle ne récuse
aucune lecture et s’intéresse, à la limite, davantage aux lectures notoirement
« fausses » (tendancieuses, biaisées, exagérées, abusives, grotesques) qu’à celles qui
visent la seule et unique exégèse – prétendument – « correcte ». L’étude des méthodes
et des interprétations met à nu, notamment, un paradoxe de la transmission. À force de
fréquenter « professionnellement » un penseur classique, les lecteurs savants (en
l’occurrence les historiens de la philosophie) finissent par réclamer le titre de lecteur
idéal (et détenteur de la seule lecture juste) et, en vertu de cela, celui de destinataire de
l’œuvre. C’est pour eux que les philosophes auraient écrit, c’est à eux qu’ils se seraient
adressés. C’est sur leur sagacité qu’auraient compté les philosophes anciens. Or c’est là
une thèse bien trop forte, et il lui arrive d’être explicitement contestée.
2 Au moins, dans l’Allemagne d’il y a un siècle, à l’époque du formidable essor de la
« bourgeoisie culturelle » (Bildungsbürgertum), l’idée que le droit de lire les anciens
n’incomberait qu’aux universitaires, car eux seuls en seraient vraiment capables, aurait
paru plus que problématique. Et c’est sous le jour de ce refus de voir les grands
penseurs du passé accaparés par les chaires et leurs détenteurs attitrés qu’on peut

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tenter de comprendre une lecture de Platon qui se développa en marge de l’université


et que l’université, bien contre son gré, ne put pas ne pas remarquer.

L’empire de George
3 Il s’agit de la lecture de Platon dans le Cercle du poète allemand Stefan George. Dans
l’Allemagne du premier tiers du XXe siècle, cette communauté intellectuelle et
artistique fit de Platon l’un de ses héros, lui voua un véritable culte et, loin de se limiter
à la lecture, silencieuse ou à haute voix, des traductions produites par les traducteurs
académiques, se lança dans la traduction des dialogues et même dans la production de
textes, articles et livres consacrés à Platon. Cette activité reçut de la part du milieu
académique un accueil très mitigé, et fut, quelques décennies plus tard, oubliée, pour
ne pas dire refoulée. Ce rejet n’en fut pas moins relatif, puisque la « platonologie »
universitaire, tout en étant réticente, voire hostile au platonisme du Cercle de George,
lui emprunta, en se gardant de l’avouer, plus d’un motif et plus d’un concept.
4 Mais d’abord quelques mots, forcément beaucoup trop brefs, sur cette étrange
communauté et son leader1. Né en 1868 dans la famille aisée d’un vigneron rhénan,
Étienne George2, doué pour les langues au point d’en inventer une nouvelle, secrète,
dénommée Lingua Romana (le jeune Étienne traduit dans cette langue le début de l’
Odyssée), fait ses premiers pas en poésie, tombe rapidement (mais provisoirement) dans
le mutisme, désespéré par l’état apoétique du langage de son temps, part à la recherche
de nouveaux moyens d’expression, part surtout, dans le sens direct et spatial du terme.
Son bonheur, il croit l’avoir trouvé chez les symbolistes et post‑symbolistes français, à
côté des poètes hollandais, italiens, belges, anglais, espagnols… Toutefois, après la
publication de quelques premiers recueils, il éprouve le sentiment d’avoir épuisé cette
voie. L’œuvre ne peut que dépasser, déborder l’effort individuel et isolé. Le métier de
poète doit se comprendre comme poïesis, il doit féconder et engendrer sa postérité. Si la
vie privée d’Étienne George ne connut qu’une seule liaison sentimentale avec une
femme, liaison qui n’aboutit jamais, sa vraie famille sera désormais large et éparpillée,
aura de la peine à dessiner ses frontières et ses marges – quelque part entre le noyau
étroit des plus proches frères d’armes et un très vaste lectorat. Une certaine
auto‑mystification propre au groupe poussa ses membres à le caractériser de manière
apophatique : ni club, ni secte, ni école, ni loge, ni église, ni parti, etc. La formule même
« Cercle de George », George-Kreis (ou Georgekreis ou Georgischer Kreis), ne fut utilisée par
les georgéens eux-mêmes que tardivement. Derrière ce refus de la prédication, force est
de reconnaître le caractère inclassable de cette communauté inédite 3. Dispersée entre
plusieurs villes, reproduite, mais aussi diluée dans des cercles formés autour de tel ou
tel membre, privée de programme écrit, de statuts, de liste de participants, sans parler
d’une cotisation quelconque, cette association était pourtant loin d’être libre ni vague.
Tenue par une rigueur certaine, ses statuts non écrits n’en étaient pas moins
incontournables. La participation au Cercle – et la proximité du Maître-Meister –
connaissait des degrés, et l’exclusion était souvent irrévocable 4. Le Cercle connut au
moins trois générations de membres et, à plus d’un titre, survécut à la mort du maître 5.
En octobre 1892 paraît le premier fruit de la volonté communautaire de George : le
premier volume des Feuilles d’Art (Blätter für die Kunst), magazine poétique international
prônant un « art spirituel ». Ce magazine était déjà un moyen de sélectionner le public 6
et de le mobiliser pour une mission culturelle majeure. L’apparition, dix-huit ans plus

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tard, du second organe périodique georgéen, critique et théorique celui-ci, la revue


Annales du Mouvement Spirituel (Jahrbuch für die Geistige Bewegung ; dorénavant Jahrbuch),
sera déjà liée au nom et à l’image de Platon. La critique de la société et de la culture, but
principal du Cercle7, y acquiert des accents de plus en plus éducatifs. Il s’agit de plus en
plus de former ce « peloton culturel » des sauveteurs (sinon sauveurs) de la nation dont
rêvait déjà Nietzsche8. Platon s’inscrivait dans ce programme au moins par deux biais.
D’une part, l’antiquité s’imposait comme une alternative naturelle aux vicissitudes de
l’époque moderne – alternative tout sauf originale (mais ce n’est visiblement pas
l’originalité que cherchait George), puisque léguée par les génies nationaux, héros du
« deuxième » humanisme, Goethe, Schiller, Winckelmann, et soutenue par tout un
courant contemporain et concurrent du Cercle de George, dit « troisième humanisme » 9
… D’autre part, Platon semblait se prêter facilement au rôle de totem de cette
inspiration éducative aux ambitions politiques. Autant son Académie que la structure
de ses dialogues suggéraient un souci majeur de préparation des novices au service de
la vérité et de la Cité (ce qui, dans un régime guidé par des philosophes-rois, revenait
au même).
5 Contre la démocratisation de la culture et les nouvelles sciences humaines positivistes
qui s’interdisaient de trier les objets en importants et négligeables, le Cercle de George
revenait sans façon à l’idée du génie. Dans la droite ligne de Nietzsche, il renouait avec
l’hétérogénéité et la hiérarchie. Non seulement les médiocres ou moyennement doués
devaient être éduqués dans un esprit de vénération envers les génies, vivants et morts ;
mais l’allégeance-servitude (Dienst) était aussi conçue comme l’attitude qu’un génie
devait adopter à l’égard d’autres génies du passé et, le cas échéant, du présent.
6 Platon figurait déjà certes, depuis des années, dans le Panthéon du Cercle, aux côtés de
Dante, Shakespeare, Goethe, Nietzsche et Hölderlin, mais vers 1910 il fut promu pour
incarner plus et mieux que les autres aussi bien l’idéologème que l’organigramme du
Cercle10. Désormais, les discussions des membres et leurs entretiens avec le maître
(relatés dans les journaux intimes, lettres et mémoires) furent stylisés en dialogues
socratiques11, et la volonté politico-éducative du Cercle se servit, pour son articulation,
des philosophèmes platoniciens.

Un quart de siècle de « platonolâtrie » georgéenne


7 Comment Platon arrive-t-il dans le Cercle12 ? Dans quelle mesure sa convocation était-
elle opportune et nécessaire pour le Cercle de George, et quelles conséquences eut‑elle
pour la réception de Platon en dehors du Cercle ?
8 Son avènement se produisit peu avant 1910. Rien ou presque ne l’annonçait. Il faut en
chercher les signes précurseurs non dans quelques extraits de Platon que S. George
aurait lus au gymnase, mais dans l’atmosphère d’engouement général pour l’antiquité
si caractéristique de l’époque13. Déjà l’éphémère « cénacle » des « cosmistes »
munichois (Kosmische Runde)14 était uni par la quête – notamment sur les traces de
l’historien du droit ancien J.J. Bachofen – d’une antiquité ensevelie et faussée par des
images tardives, une antiquité aussi païenne que panérotique. L’antiquité gréco-
romaine (mais pas tellement Platon) était par ailleurs déjà très présente dans la poésie
de George lui‑même15 dont les liens particuliers avec la Grèce ancienne étaient déjà
devenus l’objet d’une mythologie interne au Cercle16. La passion pour l’antiquité était
quasiment obligatoire pour tous les « coreligionnaires ». Le mythe, ici aussi, dépassait

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la réalité : le jeune Edgar Salin (dont il sera encore question), une fois admis dans
l’entourage immédiat de George, ne put cacher sa déception face au niveau modeste de
connaissance du grec dont faisaient preuve les membres du Cercle 17 (hormis les
hellénisants savants18 qui y côtoyaient des médiévistes et autres historiens, ainsi que
des économistes, des historiens de l’art et de nombreux Literaturwissenschaftler).
« L’Allemagne secrète », comme s’auto-désignait souvent le Cercle de George, aurait été
touchée par « un rayon de l’Hellade »19, ce qui assurait un lien intrinsèque entre le
monde grec et le « troisième humanisme » censé renouer avec lui.
9 Tout commence explicitement par le premier numéro de 1910 du Jahrbuch, et
précisément par un article important20, intitulé « Hellas und Wilamowitz », dû à Kurt
Hildebrandt21. L’article s’en prend violemment et caustiquement à Ulrich von
Wilamowitz-Moellendorff, pontife de la philologie classique, un des fondateurs des
sciences de l’antiquité (Altertumswissenschaften) modernes, notamment à ses traductions
des tragiques grecs, à son interprétation du tragique et de l’antiquité classique en
général, et remet en cause sa manière de vulgariser le savoir sur l’antiquité.
Wilamowitz prône en effet un rapprochement de l’antiquité avec le lecteur moderne, et
affiche son but de montrer les Grecs comme « de simples hommes, comme toi et moi ».
L’article de Hildebrandt lui reproche de traduire les passions héroïques en émotions
bourgeoises, et les situations existentielles en petits psychodrames quasiment
psychanalytiques. La cible de la critique n’avait pas été choisie au hasard. Wilamowitz,
nommé professeur ordinaire à Berlin, avait été invité dans le salon littéraire que
fréquentait depuis quelques années déjà Stefan George. L’amour pour l’antiquité n’était
certes pas une raison suffisante pour que les deux hommes se lient d’amitié : le grand
savant et l’étudiant en rupture de ban se livrèrent de vrais combats, directement ou par
personnes interposées. Wilamowitz, qui ne se considérait pas comme étranger aux
Muses (il s’amusait notamment à traduire des poètes allemands en grec et en latin),
finit par parodier George, à deux ou trois reprises et de manière assez hargneuse (ces
parodies ont été conservées22 : en dehors de leur méchanceté, elles ne recèlent guère de
qualités poétiques ni beaucoup d’humour23…). Mais plus que cet incident anecdotique,
c’est l’ancienne affaire de La Naissance de la tragédie de Nietzsche qui détermina sans
doute le choix de la cible. L’attaque contre Wilamowitz servit de vengeance symbolique
de Nietzsche, et surtout, accentua et accéléra l’entrée en force sur la scène d’un jeune
inconnu (Hildebrandt), démarche légitimée entre autres par le fait que le différend avec
Nietzsche avait conféré jadis à Wilamowitz, alors jeune assistant inconnu, une célébrité
scandaleuse. Ce nouveau conflit qui faisait écho à l’ancien ne se réduisait pas à une
joute individuelle : Wilamowitz était un haut dignitaire de la science, Hildebrandt avait
derrière lui tout le « Mouvement spirituel » (Geistige Bewegung) dont le Jahrbuch était
l’organe théorique et critique.
10 Les quelques mots qui concernent Platon dans cet article annoncent tous les ouvrages
platonologiques du Cercle à venir. Selon Hildebrandt, Wilamowitz ne voit en lui qu’un
savant ; le Platon prêtre, poète et éducateur lui est resté étranger 24. Wilamowitz s’attire
les remarques les plus sarcastiques lorsqu’il exprime ses regrets quant au style de
Platon, qualifié quasiment d’« inexistant » car constamment changeant, et quant à la
forme dialogique de ses œuvres, qui révélerait une immaturité qui l’aurait empêché
d’exprimer ses idées philosophiques sous une forme affirmative (reproche ô combien
fréquent).

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11 Ce texte fut suivi par d’autres, entièrement consacrés à Platon. En 1914 parut le
premier livre platonisant du Cercle, Platon. Seine Gestalt, de Heinrich Friedemann 25.
Étudiant chez Hermann Cohen, Friedemann était doctorant de Paul Natorp, éminent
néokantien (comme le précédent) et auteur d’un livre important : La Doctrine
platonicienne des idées26. Les néokantiens avaient renoué avec Platon en tant que penseur
à part entière, en le dé‑et re‑contextualisant. D’ancien, il devait devenir moderne, voire
contemporain. L’attitude de Natorp à l’égard de Platon visait à le sauver de la
négligence dans laquelle l’avait tenu Kant et, à cette fin, il convenait de relire sa théorie
des idées comme une promesse de la méthode scientifique et critique à venir. Il fallait
comprendre les idées comme des hypothèses permettant de structurer la
connaissance27.
12 La rencontre avec la poésie (puis avec les membres) du Cercle de George (Gundolf,
Wolters28) fit dérailler la carrière universitaire de Friedemann avant que la guerre
n’interrompe sa vie. À la différence de son professeur, il proposait de replacer Platon
dans l’antiquité, d’accentuer la distance qui séparait de lui les lecteurs contemporains,
et de le remettre sur un piédestal, comme modèle éternel et inaccessible. En guise de
thèse de doctorat, Friedemann produisit un texte qu’il ne serait pas exagéré de qualifier
de poème en prose. Son style enflammé et ampoulé contredit tellement les habitudes
de lecture modernes qu’il rend aujourd’hui sa lecture difficile, presque éprouvante. La
correspondance des membres du Cercle montre que l’accès à ce livre ne fut guère plus
facile à l’époque, même pour les frères d’armes de l’auteur. L’exemple du Maître,
George, qui, à l’en croire, avait lu le livre en une nuit et en avait été bouleversé, ne
réussit pas à encourager d’autres georgéens. Cependant, tel un signe d’allégeance et
d’alliance, la référence à l’ouvrage de Friedemann devint obligatoire pour tous les
ouvrages ultérieurs du Cercle consacrés à Platon.
13 Ce livre, publié dans la série georgéenne Blätter für die Kunst par la maison d’édition
Bondi, constitua un événement important dans l’histoire et l’évolution du Cercle. Il
cristallisa l’image de l’antiquité (avec son apogée athénien classique) qu’était censée
incarner l’alternative georgéenne à la modernité. Le livre consacra un genre
biographique spécifique au Cercle. Dans le grand homme, il convenait avant tout de
chercher « eine Gestalt »29 définitive et holiste qu’aucun savoir factuel ne saurait
ébranler. Cette conception mettait en avant l’éternel (ou plutôt le « présent
perpétuel », Allgegenwart), le surhumain, le génial, au détriment de l’historique. Le livre
de Friedemann marqua une importante évolution dans l’idéologie du Cercle. Elle passa
de l’esthétisme à une certaine pensée politique, de la liberté d’expression créatrice à la
discipline et à l’ascèse qui visaient la suppression du personnel au nom de l’absolu.
L’avènement de Platon, annoncé par les articles de Hildebrandt, puis le livre de
Friedemann, constituèrent bel et bien un tournant radical à l’intérieur du Cercle, quand
bien même il ne fut pas remarqué par tous ses membres.
14 Il est intéressant de constater que dans les lettres et les comptes rendus commandités
par George, le livre de Friedemann fut salué comme mettant en avant le Platon
« homme vivant », « homme en chair et en os », négligé par les néokantiens. Or cette
interprétation paraît aujourd’hui totalement incongrue, car s’il est bien quelque chose
qui ne s’y trouve pas, c’est cette dimension de Platon en tant qu’être vivant. La parution
quelques années plus tard d’une grande monographie du même Wilamowitz 30
introduisit des correctifs à cette lecture. Les georgéens (par la plume de Hildebrandt
qui saisit l’occasion pour poursuivre ses diatribes31) revendiquèrent dès lors pour

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Friedemann un « Platon héroïque », en cédant à Wilamowitz le « Platon homme


vivant » qui devint du coup « Platon simple individu », « Platon petit-bourgeois »,
« Platon en pyjama », etc. Désormais les georgéens changèrent de cap, et interprétèrent
le fait que Platon n’apparaissait pas en personne dans ses dialogues comme une
consigne adressée à ses interprètes futurs de ne pas s’intéresser à sa personnalité 32.
15 Peu lu, mais symboliquement important à l’intérieur du Cercle, le livre de Friedemann
ne parvint aucunement à opérer la percée escomptée (ce qui n’empêcha pas F. Wolters,
inspirateur sinon co-auteur du livre, de prétendre quinze ans plus tard que celui-ci
aurait scindé l’histoire de la compréhension de Platon en « un avant et un après
Friedemann »33). Malgré un battage forcené, le livre resta largement ignoré. L’énorme
provocation que visait sa publication n’eut pas lieu. Les rares réactions extérieures ne
furent pas même négatives, mais moqueuses : H. Leisegang ironisa sur l’auteur pour
lequel les savoirs au sujet d’un ancien pouvaient tout au plus nous rapprocher, nous
autres simples chercheurs, de sa compréhension ; pour obtenir celle-ci, la condition sine
qua non était d’établir une communauté d’esprit avec lui, laquelle devait être largement
garantie à Friedemann grâce à la fréquentation d’un certain poète contemporain 34. W.
Jaeger émit un doute semblable : que pouvait-on obtenir de bon en essayant de dessiner
Platon à partir d’un autre original, en l’occurrence à partir de Stefan George 35 ? P.
Natorp revint au livre de son ex‑doctorant (qu’il avait estimé, par un éloge quelque peu
douteux, comme « non totalement dépourvu de valeur »), dans l’annexe
« métacritique » à la deuxième édition de sa Doctrine platonicienne des idées 36. Tout en
rendant hommage, sans rancune, au jeune homme doué, victime avec des milliers
d’autres du carnage de la guerre, Natorp indiquait que Friedemann appartenait à ce
courant contemporain qui avait tendance à dissoudre le religieux dans l’humain, en
frôlant l’anthropocentrisme. Aussi insistait-il au-delà de toute mesure sur le caractère
incarné (Leib) du divin. De plus, il exaltait le religieux en « cultuel » (kultisch), et
transformait le programme des « philosophes sur le trône » en un culte de « Platon sur
le trône », ce qui était selon lui une aberration. Natorp ne faisait pour sa part aucune
allusion à George.
16 Les années suivantes posèrent un problème intrinsèque à l’attitude « gestaltiste », à
savoir : pouvait-il y avoir plusieurs ultimes vues d’ensemble ? En d’autres termes : un
autre livre « gestaltique »37 sur Platon était-il nécessaire et possible ? George conspuait
la fabrique à textes universitaire, et son programme éditorial ne visait pas des études
de détail, mais exclusivement des ouvrages monumentaux. La conception gestaltiste
cherchait à établir une totalité définitive, une image accomplie, immobile. Comment
dès lors réconcilier ce caractère définitif avec la possibilité de perpétuer la tradition en
multipliant les essais de synthèse ? Le problème ne s’était jamais posé auparavant : à
chacun des autres héros du panthéon georgéen (Shakespeare, Hölderlin, Goethe, César,
Napoléon), avait été consacré un et un seul ouvrage « gestaltique ». Platon fut, en fait,
le seul « saint » pour lequel la première synthèse, tout en ayant été approuvée, connut
une suite ; en vingt ans, au moins trois sommes virent le jour : après celle de
Friedemann, vinrent celles de Singer et de Hildebrandt (auxquelles on peut ajouter,
dans une certaine mesure, celle de Friedländer).
17 Mais tout d’abord, en 1921, un membre intime du Cercle, E. Salin 38, livra son Platon et
l’utopie grecque39. D’après les souvenirs de Salin (qui, tout comme les souvenirs d’autres
georgéens, ne sont pas à prendre pour argent comptant, tant les objectifs
hagiographiques étaient sciemment assumés par le Cercle), George l’avait

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personnellement encouragé dans cette voie. Mais il en aurait désapprouvé la


perspective comparée40 : à côté de Platon y étaient en effet présentés d’autres auteurs
(Aristote, Zénon, Xénophon, Théopompe, Hécatée, Évhémère, Iambule, Cicéron), ce qui
aurait au total donné un ouvrage trop érudit pour être « monumental » dans le sens
nietzschéen et georgéen du terme. Quoi qu’il en soit, Salin lut son manuscrit à haute
voix, chapitre après chapitre, à George, et tint compte de ses remarques, tant
stylistiques41 que de fond. Une fois achevée la partie platonicienne du livre (env.
160 pages), George aurait déclaré, après avoir écouté quelques paragraphes sur
Aristote, que « cela ne l’intéressait pas »42.
18 Salin poursuivait dans cet ouvrage la politisation de Platon entreprise déjà par
Friedemann. Il y critiquait la thèse répandue d’un « communisme platonicien » (R.
Pöhlmann) qui ne tenait pas compte de la place de la « domination », du « pouvoir »
(Herrschaft). L’autre erreur était de prendre les castes de la République pour des classes
dans le sens moderne du terme : les classes veulent changer leur statut, cherchent à
améliorer leur sort, tandis que les castes sont figées une fois pour toutes. Salin
qualifiait la cité de Platon de « geistiges Reich », empire spirituel, en recourant à la même
formule par laquelle les georgéens désignaient leur propre alliance (à côté de
synonymes comme « Staat », « kleine Schar », « [geistige] Bewegung », c’est‑à‑dire,
respectivement, État, petite cohorte, mouvement [spirituel]). La République était une
utopie, un programme complètement détaché de ce monde-ci ; pour qu’elle voie le jour,
une seconde naissance était nécessaire. D’où le besoin d’un autre programme,
exotérique cette fois, déployé dans d’autres dialogues et surtout dans les Lois qui
étaient une matérialisation, mais aussi une négation de la République. Autant celle‑ci
était à la fois divine et naturelle (physei), autant celles-là étaient terrestres et
conventionnelles. Si la République était une théocratie, les Lois correspondaient à une
nomocratie. La première érigeait un idéal (basé sur une Sparte idéalisée), les secondes
décrivaient Athènes, la première régnait dans le temps, les secondes dans l’espace. À
l’empire (de la République) s’est substitué l’État (des Lois). D’une manière peu triviale,
Salin proclamait que la République avait atteint le sommet de la liberté. Il va sans dire
que l’auteur entendait la liberté de façon peu habituelle, à savoir comme un
enracinement dans un Tout sphérique (et non comme une indépendance des parties de
ce Tout, propre aux structures non sphériques, plates, démocratiques). Puisque le
mythe et le culte étaient au centre de la cité, la rigueur de certaines lois y trouvait son
explication : le moindre vol relevait du sacrilège contre le dieu protecteur de la ville.
19 Parmi les quelques comptes rendus du livre (dans l’ensemble, positifs), on s’arrêtera sur
une critique détaillée due à Otto Immisch43, philologue classique et cofondateur (avec
Otto Crusius) de la célèbre série L’Héritage des anciens (Das Erbe der Alten). Immisch
reproche d’emblée à l’auteur son style georgéen, monotone et fatigant. Il moque toute
l’approche de la scienza nuova (c’est ainsi que les georgéens baptisaient leur entreprise
de vénération savante), héritée de Nietzsche : il s’agit de contempler, de reproduire, de
revivre (Schau, Nachgestalten, Nacherleben) plutôt que de s’atteler au travail prosaïque de
la connaissance scientifique. Tout en reconnaissant à Salin une intuition certaine, celle-
ci ne peut remplacer la connaissance de la littérature secondaire, négligée par l’auteur
qui croit – Immisch ne cache pas son ironie – que la « Gestalt » de Platon a été pour la
première fois « vue et rendue visible » par son camarade du Cercle, Friedemann, en
1914. Tout agréable et flatteur que puisse être pour un antiquisant le philhellénisme de
Salin et d’autres georgéens, qui vise à renouveler l’idéal de l’antiquité, forgé par le
classicisme et balayé par l’historicisme du XIXe siècle, il ne reste qu’un idéal, donc un

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mirage, un leurre, un mythe. Salin isole Platon et l’utilise comme critère pour juger
d’autres auteurs, ce qui fausse la perspective. Toutefois, Immisch salue son attitude
respectueuse à l’égard de Platon, trop souvent victime du sans‑gêne des universitaires
avec leur irrévérencieux crayon rouge. En fin de compte, pour lui, les livres issus du
Cercle de George sont une réaction à « l’analytisme froid » pratiqué par la science
universitaire qui dissèque Platon en thèmes et problèmes isolés.
20 E. Salin consacra sa carrière scientifique postérieure aux questions d’économie
politique44. Il fut aussi durant de longues années, recteur de l’université de Bâle.
Toutefois, il n’abandonna pas définitivement les questions platoniciennes 45, ni les
thèmes georgéens.
21 Le livre de Salin n’était pas complètement « gestaltiste », puisque, comme on l’a vu, il
situait Platon au sein d’une série d’autres penseurs de l’utopie. Il n’avait donc pas
l’ambition de prendre la suite du chant extatique de Friedemann. C’est au contraire cet
objectif que visait l’ouvrage de Kurt Singer Platon, le fondateur 46 de 1927. Ce livre
combine habilement une étude (ou plutôt une lecture révérencieuse) de l’œuvre de
Platon et… un message adressé à George, avec une sorte de demande d’entrée dans le
Cercle. Sans que cette entrée lui fût accordée (il était lié tout de même avec nombre de
ses membres), son livre fut sans hésitation identifié par les critiques externes, puis
internes, comme un livre georgéen. Ami de longue date de E.R. Curtius, proche des
georgéens, il était entré en contact avec le Cercle par l’intermédiaire de F. Gundolf
(dont il avait recensé le Shakespeare en 1912). En 1916, il voyait en Stefan George le
croisement de tous les courants spirituels contemporains, l’incarnation la plus parfaite
du divin47.
22 Déjà en 1920 Singer avait publié une conférence intitulée Platon et la grécité 48 où il
promettait un ouvrage synthétique sur Platon. Ce premier texte révélait déjà des
accents georgéens dans sa caractérisation de Platon comme « substance vive et
éternelle, foyer et flamme d’une force divine, dont les effets dans l’espace et le temps
sont le symbole de son essence »49. Singer faisait de la capacité de comprendre Platon le
critère ultime pour juger une époque – et le XIXe siècle avait signé son propre verdict
en faisant preuve sur ce point d’une incapacité fatale. Depuis Goethe et Winckelmann,
mais encore plus clairement à partir de Friedemann, on commençait à reconnaître en
Platon un frère d’armes dans le combat actuel, celui du Mouvement Spirituel.
23 Cet amalgame trouve son apothéose dans son Platon, le fondateur. Singer en envoie le
manuscrit à S. George avec un mot où il exprime l’espoir que cette réalisation de la
promesse donnée dans Platon et la grécité soit utile à l’État (alias le Cercle) ; le livre tente
de « présenter l’unité des œuvres et des destins de Platon dans l’évolution de sa Gestalt
»50. L’espoir était sans doute aussi que le Maître accepte l’ouvrage dans sa série et le
publie sous son sceau. Nous ne savons si George répondit par un refus ou par un silence,
mais un an plus tard Singer lui adressa le livre, paru chez un autre éditeur, avec une
lettre dans laquelle il s’avouait « en proie aux doutes, puisque le manuscrit semblait ne
pas avoir reçu le sceau de l’approbation complète du Maître » 51. Pour leur part, les
recenseurs, sans connaître cette cuisine interne, assimilèrent immédiatement le livre
de Singer à la nébuleuse georgéenne52.
24 En digne successeur de Friedemann, Singer livre là un ouvrage déclaratif, au ton
solennel. La connaissance préalable de Platon n’est pas requise et risque même d’avoir
un effet destructeur sur le lecteur : celui-ci pourrait se demander dans quels dialogues
l’auteur puise cette intonation hymnique et hautaine qu’il trouve propice à la

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présentation de la philosophie de Platon. Par ailleurs, le livre pousse à l’extrême un


trait propre à toute la production du Cercle qui tient à une sorte d’interaction
herméneutique usant de la poésie de George comme d’une clef interprétative de Platon,
et utilisant Platon comme prétexte pour interpréter le message de l’œuvre de George 53.
Le perspectivisme et les anachronismes de toutes sortes sont ici les bienvenus, et la
démocratie athénienne est fustigée dans les mêmes termes que, dans la presse de
l’époque, la démocratie de Weimar. Une caractéristique marquante du livre de Singer
est la fréquence élevée – tout comme dans la poésie de George – du mot « sang » (Blut),
avec un glissement sémantique notable : ce qui servait chez le poète à se démarquer
d’un christianisme par trop éthéré, vise chez le platonisant à désigner
métaphoriquement la provenance spirituelle, mais vire trop souvent à un eugénisme
tout à fait littéral.
25 Quatre ans plus tard Singer publie un autre petit livre (38 pages) : Platon et la décision
européenne54, dédié à un des idéologues du Cercle, F. Wolters, mort peu de temps
auparavant. Platon y est affirmé dans son rôle de source et de sens de l’histoire, de
gardien de la vérité mythique originelle, alors que d’autres auteurs, par une grave
méprise, le présentent comme un scientifique. Heureusement, parmi les
contemporains, certains entrevoient la vraie valeur de Platon : Singer évoque
Heidegger et (moins trivialement) Whitehead55. Il prévient contre un jugement de
Platon du point de vue moderne, celui des masses qui, dans leur tyrannie, conspuent
tout pouvoir. Ce n’est pas un hasard si Platon en tant que leader (Führer) est bien
compris en Allemagne, lieu d’une « révolution permanente » de l’esprit 56. Polémiquant
avec Paul Valéry quant au diagnostic de la crise de la modernité, l’auteur met en
question le noyau de la culture européenne que l’auteur français réduit à l’État romain,
la religion chrétienne et la science grecque. Et Platon alors ? Il ne deviendrait, au
maximum, qu’un témoin qui assisterait aux découvertes mathématiques d’un Euclide 57 !
Or, selon Singer, ce n’est pas pour rien que Platon est resté une base inébranlable après
la crise des mondes romain, chrétien et scientifique (Römertum, Christentum und
Forschertum)58. Platon a forgé sa force à une époque de crise, préfiguration de la crise
actuelle, d’où son rôle de sauveur. Lorsque s’épuisera sa force (comme celle des autres
Urbilder mythiques : Moïse, Alexandre, Dante, César, Shakespeare, Goethe), notre
histoire aussi prendra fin59.
26 La funeste année 1933 fut marquée par la parution de l’opus magnum de K. Hildebrandt.
Depuis son entrée fracassante avec son article anti‑wilamowitzien, il s’était peu à peu
bâti la réputation d’être le principal platonisant du Cercle. Depuis 1910, en effet, ce
médecin de formation et de métier était devenu très actif sur le front « humaniste ». En
1912 il publie dans la prestigieuse « Philosophische Bibliothek » chez Meiner sa
traduction du Banquet60, avec une préface exaltant l’éros. À partir de 1920, il fait valoir
ses compétences – plutôt rares dans le Cercle – dans le domaine des sciences naturelles
et enchaîne des ouvrages de diverse envergure consacrés à la question raciale dans ses
rapports avec l’État et l’idée normative qui le sous-tend61. Dans le raz‑de‑marée de cette
littérature qui inonde l’Allemagne à cette époque, les ouvrages de Hildebrandt se
distinguent uniquement par l’association de deux références : Platon et Stefan George.
Leur composante naturaliste, associée à une indéniable connotation antisémite, divisa
aussitôt le Cercle (ou plutôt en révéla les tensions souterraines déjà existantes), dans la
mesure où celui‑ci comprenait un grand nombre (sinon une majorité) de Juifs 62. Par
ailleurs, Hildebrandt publie des comptes rendus d’ouvrages sur Platon 63 dans des
magazines grand public, comme des recensions dans des revues philosophiques.

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Notamment, l’article publié dans Blätter für Deutsche Philosophie 64 traitait de « la nouvelle
littérature consacrée à Platon » (dont celle issue de sa plume) et partait du poncif de la
rivalité entre philologie et philosophie, mais le modifiait. L’auteur s’inscrit en faux
contre l’avis de W. Jaeger selon lequel la compréhension des œuvres des auteurs
anciens serait l’affaire des philologues, et affirme que la méthode ne suffit pas ; pour
atteindre la vérité, il faut aussi un homme, une personnalité. Cet homme, on le sait,
c’est Stefan George : c’est lui qui a fait renaître auprès de la jeunesse allemande
l’atmosphère d’amour, d’enthousiasme et de vénération pour l’antiquité, atmosphère
qui a rendu possible la nouvelle image de Platon incarnée par les noms de Friedemann
(son importance est enflée comme jamais65), Singer, Salin, Reinhardt, Andreae et
Hildebrandt lui-même. George est une clef pour comprendre Platon, et le livre George de
F. Gundolf donnerait, à en croire Hildebrandt, plus d’indications sur la Gestalt
platonicienne que la plupart des études détaillées consacrées à Platon lui‑même 66. Si la
recension de Hildebrandt liquide tout bonnement Wilamowitz, non sans mépris, sa
critique des travaux de Jaeger et de Stenzel est plus respectueuse ; il ne s’agit pas
d’ennemis, mais de concurrents qui, parce qu’ils ont des idéaux similaires, sont
susceptibles de lui piller ses idées.
27 Lorsque paraît cette recension, Hildebrandt pense à son propre ouvrage d’envergure
sur Platon. Il faut croire que, malgré les éloges qu’il décerne à ses prédécesseurs, leurs
efforts n’avaient pas encore abouti. Plus que quiconque dans le Cercle, Hildebrandt se
savait destiné à écrire vraiment le livre « ultime », définitif, sur Platon et y avait été
encouragé par George. Que ce soit justement de Hildebrandt qu’on ait attendu l
’évangile du platonisme georgéen était souligné par le fait que c’était lui que George
avait chargé (vers le mois de mars 1931) d’écrire une postface à la réédition (à
l’identique) du livre de Friedemann67, livre ainsi consacré dans le rôle d’« ancien
testament », qui maintenant devait ouvrir une nouvelle série d’ouvrages du Cercle.
28 Le manuscrit du livre de Hildebrandt fut d’abord lu, chapitre après chapitre, à haute
voix, à George, dès le mois de mai 1932, puis (après le départ de celui-ci, en novembre, à
Minusio, au Tessin, pour y passer l’hiver) il lui fut envoyé, au fur et à mesure de
l’achèvement des chapitres. Jusqu’en mars ou avril 1933 (donc bien au-delà de la
nomination de Hitler comme Reichskanzler le 30 janvier) se poursuivit l’échange des
corrections et remarques, et le livre sortit le 9 mai 1933. Un différend se fit jour
notamment au sujet des allusions à la situation politique attique de l’époque (et, du
coup, à celle de l’Allemagne à l’heure présente). C’est sans doute la « politique de
l’apolitique » qui suggéra d’introduire l’indication selon laquelle le manuscrit avait été
achevé en octobre 193268.
29 Le livre de Hildebrandt, publié sous l’emblème des Blätter für die Kunst, comme celui de
Friedemann69, porte sur sa couverture un seul mot : Platon. La page de titre donne un
sous-titre : Le combat de l’esprit pour le pouvoir (clairement en rupture avec l’esthétisant
sous-titre de Friedemann : Seine Gestalt). Trois parties et vingt-trois chapitres relient les
épisodes de la vie de Platon et les aspects de sa pensée avec les dialogues. Les notes sont
aussi peu nombreuses – 2,5 pages en tout, mais le ton est beaucoup plus posé que chez
Friedemann ou Singer et, tout en étant subjectif et tendancieux, le livre est fouillé et
tient clairement compte aussi bien de Wilamowitz que de C. Ritter. En même temps, il
est complètement pénétré par l’esprit de Stefan George.
30 Ce tour de force fut remarqué par de nombreux contemporains. Pour H.-G. Gadamer, ce
livre faisait partie des lectures qui mettaient le politique au centre de la philosophie de

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Platon, lectures confirmées par la réhabilitation de la VII e Lettre. Peu à peu se


cristallisait – et ce aussi bien sous l’inspiration de George qu’au sein de l’université –
une interprétation plus attentive à la volonté politique et éducative chez Platon.
L’ouvrage montrait l’œuvre de Platon dans une unité dense entre destin et réalité
historique. « Jamais l’œuvre de Platon n’a été vue de façon aussi immédiatement
politique que dans l’exposé (achevé en 1932) de Hildebrandt » 70. L’auteur cherchait à
établir le sens de chaque œuvre de Platon en tant que document de son combat pour le
pouvoir.
31 Plus critique fut la réaction de l’autre représentant des études platoniciennes établies,
Julius Stenzel71. Sur un ton caustique mais courtois, il indiqua que tout holisme, toute
subsomption de Platon sous un grand leitmotiv (qu’il soit « politique » ou
« scientifique ») modernisait et faussait ce qu’était « Platon lui-même ». Tout en
indiquant certaines imprécisions du livre, Stenzel jugeait la position de Hildebrandt
trop fuyante et indéterminée pour donner lieu à un véritable débat de fond.
32 Hildebrandt demanda son adhésion au parti national-socialiste en avril 1933, quelques
jours avant la sortie du livre. Dès lors il mit ouvertement ses compétences
« platonologiques » au service du nouveau régime. En 1936, il traduisit et préfaça « les
discours patriotiques » prononcés par les personnages des dialogues platoniciens 72.
Dans sa préface, il soumettait le visage et l’origine de Socrate à son analyse de
spécialiste ès questions raciales et, malgré de fâcheuses traces d’influence orientale, se
prononçait pour sa reconnaissance parmi les « nôtres ».
33 Pour le Cercle, l’année 1933 s’avéra doublement fatidique. Hitler accéda au pouvoir en
janvier, George mourut en décembre, en Suisse (« en exil », mentent ceux qui lui
veulent du bien). Le Cercle se scinda dès lors en une partie anti‑nazie (dont la plupart
des platonisants), composée en majorité de Juifs, persécutés par le régime, à quelques
exceptions près : une aristocrate aryenne, Renate von Scheliha, de l’entourage de
Hildebrandt, s’insurgea contre lui et le nouveau régime, tandis que Kurt Singer peina à
cacher (notamment, à lui-même) le fait qu’il se serait rangé du côté des nazis, n’eût été
sa judéité… Hildebrandt salua le nouveau régime en s’évertuant à reconnaître en lui
« l’empire spirituel » (Geistiges Reich) que George avait appelé de ses vœux.

Platonisants « mineurs »
34 Après avoir fait le tour des quatre figures majeures du Cercle de George (K.
Hildebrandt, H. Friedemann, E. Salin, K. Singer), il nous reste à évoquer, ne serait-ce
que brièvement, encore un certain nombre de personnages.
35 Proche de Hildebrandt et antiquisant amateur comme lui, Wilhelm Andreae
(1888-1962), économiste et sociologue, fréquenta le Cercle dès 1907. En 1913, il avait
publié un article73 directement commandé par George, sur les volumes déjà parus du
Jahrbuch (la pratique de commander des recensions en interne était très répandue dans
le Cercle). La particularité de cet article était de récrire le programme du Jahrbuch en
termes platoniciens (comme un combat contre la « bigarrure » (poikilia) sophistique,
etc.). Par la suite, Andreae consacra quelques articles savants aux études platoniciennes
(l’authenticité de la VIIe Lettre, les écrits « politiques » de Platon). Son projet de
traduction intégrale des œuvres de Platon adressé à la maison d’édition Cotta à
Stuttgart74 n’ayant pas eu de suite, il dut se contenter de la traduction de la République
et des Lettres (1923‑1927, rééditées en 1954‑1956). Dans ses travaux d’économie

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politique, il soutint (tout comme Singer ou Salin) le rôle fondamental de l’État dans la
régulation de la vie économique, en insistant fortement sur l’importance de la
renaissance des corporations professionnelles.
36 Un des intimes du poète, Robert Boehringer (1884-1974), économiste, entrepreneur,
écrivain, haut fonctionnaire de la Croix-Rouge, fut proche de Stefan George à partir de
1905 et jusqu’à sa mort, avant de gérer son héritage littéraire, puis de fonder la Stefan-
George-Stiftung. Passionné d’archéologie, il entreprit une recherche sur l’iconographie
statuaire de Platon75 (ainsi que d’Homère).
37 Là où Boehringer était amateur, Josef Liegle (1893-1945) était professionnel :
archéologue, numismate, traducteur du grec et du latin, il fréquenta le Cercle de
George dès 1913. Ses contacts avec le Maître n’ayant pas vraiment abouti, Liegle devint
en revanche un ami proche de Salin et fréquenta bien d’autres georgéens. Il soutint une
thèse sur « les formes de la vie chez Platon ». D’autres textes sur Platon restèrent à
l’état de manuscrit (leur publication est maintenant prévue grâce à l’engagement de sa
fille76). Ces textes – sur la typologie platonicienne des hommes, sur le mythe du
Politique – incarnent une alternative non réalisée par le platonisme georgéen : tout en
portant l’empreinte certaine du Cercle, ils sont dépourvus du ton déclaratif et solennel
de la plupart de ceux de ses coreligionnaires, et auraient pu être acceptés par
l’université. Homme de modestie et de rigueur, Liegle fut souvent très critique à l’égard
des études et des traductions platonisantes produites dans le Cercle (cette critique,
dont témoignent des lettres adressées à Salin, est probablement restée inconnue des
intéressés). Liegle fut précepteur et professeur de grec et de latin auprès de Georg Picht
(1913‑1982) qui, après avoir étudié la philologie classique et la philosophie (chez
Heidegger), fonda, en 1949, en collaboration avec Bruno Snell, un « Platon-Archiv » à
Birklehof (Hinterzarten, Bade‑Würtemberg), censé établir une concordance et un
glossaire platoniciens77 (le projet n’aboutit pas).
38 Encore moins réductible que Liegle au seul idiome georgéen, Karl Reinhardt
(1886-1958), le célèbre philologue classique, doctorant de Wilamowitz (à l’égard duquel
il émettait une critique semblable à celle en cours dans le Cercle), auteur d’études très
appréciées sur Homère, Parménide, le stoïcien Posidonius, sur la tragédie grecque, ainsi
que sur l’histoire de sa discipline, fut, à un moment donné, proche du Cercle (il était par
ailleurs parent de Hildebrandt). Son livre sur les mythes platoniciens 78 est son seul livre
ostensiblement georgéen (bien que certains critiques trouvent des motifs semblables
également dans ses autres travaux79).
39 Élève de Husserl et de Scheler, Paul Ludwig Landsberg (1901-1944) évolua de la
phénoménologie vers le personnalisme (il fut collaborateur de Mounier) via
l’anthropologie, et est connu en France notamment pour ses travaux sur la mort. Il
publia, en 1923, comme premier volume de la série « Schriften zur Philosophie und
Soziologie » dirigée par Scheler (avec une préface de ce dernier) un livre 80 qui visait une
analyse sociologique de l’Académie platonicienne et qui était complètement et
explicitement georgéen, aussi bien par son style que par son message et ses références.
40 Cette tendance à une lecture phénoménologique de Platon rapproche Landsberg
d’Edith Landmann (1877‑1951) ainsi que de son fils Michael. E. Landmann, philosophe 81,
avait connu (avec son mari) George en 1908 et s’en rapprocha à partir de 1913 82. Son
livre La Transcendance de la connaissance83 est sans doute le livre le plus « métaphysique »
paru sous l’emblème des Blätter für die Kunst (alias du Cercle de George). Jusqu’à la fin de
sa vie elle travailla sur la conceptualisation d’une éthique georgéenne en la reliant à

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l’antiquité classique. Ses enfants eux aussi connurent personnellement S. George. Son
fils aîné, Georg Peter, philologue classique, traduisit de nombreux textes anciens (mais
pas de Platon), tandis que son fils cadet, Michael (1913‑1984), philosophe, étudia
l’éthique et la psychologie anciennes, et considérait notamment la méthode de Socrate
comme une ancêtre de la phénoménologie84.
41 Amie d’Edith Landmann, Renata von Scheliha (1901‑1967), philologue classique,
fréquentait l’entourage de Hildebrandt (avant de rompre avec lui pour des raisons
politiques), et son livre sur Dion85 est une sorte d’annexe au livre de Hildebrandt de
1933. Dans ses autres textes, cette ennemie jurée du nazisme défendit pour sa part,
toujours en se basant sur l’antiquité grecque, les valeurs du courage civique et de
l’amitié.
42 Enfin, Paul Friedländer (1882-1968) est un cas à part. Un des élèves les plus prometteurs
de Wilamowitz, il fut saisi par la force poétique de George et par l’atmosphère
stimulante de son Cercle au point d’adresser en juillet 1921 à son directeur de thèse une
lettre de rupture dans laquelle il évoque, à part George, l’impact de Nietzsche, Wölfflin
et Burckhardt (tous noms susceptibles d’agacer le destinataire) 86. Pour autant, il ne
quitta jamais l’université, travaillant à partir de 1920 comme professeur ordinaire à
Marbourg, puis dès 1932 à Halle, où il fut suspendu de ses fonctions en 1935. Il assumait
le fait d’être considéré comme « wilamowitzéen » dans le Cercle et comme « georgéen »
par ses collègues de la faculté. Son Platon87 fut conçu comme une alternative à la
somme, du même nom, publiée en 1919 par Wilamowitz (à qui l’ouvrage est pourtant
dédié). Le livre fut identifié par les critiques comme une production issue du Cercle de
George88. Son émigration, puis la traduction en anglais et la réécriture de son livre
l’affranchirent des excès du style georgéen. Son cabinet de travail, dans son exil
américain, était orné de deux portraits, l’un de Wilamowitz, l’autre de George.

Lecture georgéenne de Platon


43 Tentons à présent de formuler les traits communs des textes platonisants georgéens,
par-delà les différences entre leurs auteurs, personnalités fortes et irréductibles à ces
similitudes, comme d’ailleurs à un « élément georgéen ».
44 Dans son ensemble, le Cercle opta pour une lecture de Platon intempestive, en prenant
le contre-pied des interprétations les plus influentes de l’époque (chrétienne,
néokantienne, positiviste) et en revenant à certaines approches romantiques et
médiévales89, sans oublier la Renaissance (Ficin, l’Académie de Florence) avec son culte
du Banquet90. Certains traits formels sautent aux yeux. Il s’agit de l’absence ou du
nombre très restreint de renvois textuels à Platon et à la littérature secondaire, comme
si l’idée consistait non pas à mener vers Platon, mais à en donner une présentation qui
remplace la connaissance directe des œuvres. Les références à la littérature secondaire
sont elles aussi réduites (les évocations d’autres membres du Cercle mises à part) à
quelques noms dont Natorp, Wilamowitz (les deux presque toujours négativement),
ainsi que Stenzel et Jaeger, dans un esprit de rivalité et de concurrence.
45 On est également frappé par l’usage de termes tantôt carrément absents du corpus
platonicien, tantôt présents mais avec une fréquence bien moindre : Ruhe (le calme),
Fuge (l’ornière) chez Friedemann, Rausch (l’ivresse exaltée), Kraft (la force), Blut (le sang)
chez Singer, Geist (l’esprit), Gestalt, Mythos, Eros, etc. chez tous les georgéens. Le style de
la plupart des ouvrages issus du Cercle, tout en contribuant à leur retentissement

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certain, les a rendus difficiles d’accès. Au juste, les critiques contemporains (y compris
certains membres ou proches du Cercle, dans leur correspondance) évoquent les
dérives d’un style pénible et gênant (et, partant, sans doute nuisible à la cause du
Cercle) : syntaxe lourde, tournures pathétiques et ampoulées, ton hymnique, lexique
restreint et répétitif.
46 Ces traits ne doivent pas être considérés comme des effets superficiels d’écriture. Ils
sont en cohérence parfaite avec le rejet de toute indulgence pour le goût supposé du
public, de toute tentation de plaire ou de venir en aide au lecteur. Comme les géants
auxquels ils étaient consacrés, les « Geist-Bücher » devaient comporter un brin de génie
et donc une énigme. L’épreuve de la lecture servait, dans la logique élitiste du Cercle, à
trier le lectorat, à écarter les rustres, les non-initiés, fermés à toute initiation, à élire les
proches.
47 La vérité de la lecture devait être inspirée par un contact privilégié avec le penseur lui-
même, au-delà de toute médiation. D’où – tout à fait dans l’esprit d’un certain anti-
intellectualisme, très à la mode dans l’Allemagne du premier tiers du XX e siècle – cette
guerre déclarée à la science universitaire : celle-ci s’arrêtait aux textes, tandis que le
lecteur sensible (p. ex. sensibilisé par sa participation au « mouvement spirituel »
georgéen) était censé être capable d’accéder à la grande Gestalt directement : « Je ne
veux pas ajouter une nouvelle interprétation aux interprétations déjà existantes, mais
j’aimerais aider ceux qui cherchent Platon lui-même91. » Le Cercle cultivait un lien fort
entre la connaissance et la personnalité du « connaissant ». En accord avec ce principe,
la valeur des thèses émises à propos d’un grand personnage était donc proportionnelle
à la congénialité humaine avec ce penseur. Il convenait d’étudier un génie non comme
fin en soi, mais pour en tirer une leçon pour sa propre vie, pour la vie d’aujourd’hui.
L’absence de système chez Platon, sa terminologie hésitante et sa condamnation de
l’écriture, par exemple, servaient d’appui bienvenu à la thèse de l’importance cruciale
du kairos chez Platon : en authentique Hellène, Platon refusait les vérités inébranlables
autonomes, chacune d’elles étant liée à une personne, un lieu et un temps particuliers 92.
48 Un aspect du platonisme georgéen doit être particulièrement retenu, à savoir la
fonction auto-herméneutique93 que les georgéens réalisaient par ce moyen. En Platon et
son Académie, les georgéens et George lui-même trouvèrent une articulation adéquate
de leur propre « combat » dans la culture et dans l’histoire. La compréhension de
Platon y joue donc un rôle secondaire, subordonné à la compréhension de l’œuvre de
George, de la démarche georgéenne vis‑à‑vis de la culture. Le Cercle est constamment
stylisé en cercle socratique et, encore plus, en Académie platonicienne. George figure
souvent dans les textes, soit explicitement soit sous une forme chiffrée ; il est
systématiquement appelé Meister, à l’égal de Platon94, et leurs élèves respectifs Jungen
ou Jünglinge. Cette stylisation faisait partie de l’analogie anachronique permanente qui,
par exemple, attribuait à Platon la même nostalgie anti‑moderniste qu’éprouvaient les
georgéens eux-mêmes, ou rapprochait la guerre du Péloponnèse de la paix de
Versailles.
49 On croit parfois avoir affaire à une confusion des noms. On apprend, par exemple, que
Platon « répudie la poésie de son temps, parce qu’elle reste sourde à sa mission
suprême : le renouvellement de l’État par l’esprit »95. On attribue ainsi à Platon une
formule parfaitement georgéenne. Platon se voit convoqué à seule fin de justifier
l’existence même du Cercle de George :

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Platon ne cherche pas un cercle isolé d’amis – il veut en quelques années rassembler
une escorte de disciples qui doit renouveler l’État. À quarante ans, le Grec est au
sommet de ses forces et recrute un jeune de vingt ans comme fils spirituel et futur
remplaçant (Socrate et Alcibiade, Platon et Dion). Les jeunes recrutés, dans la joie
de l’illumination, en éveillent d’autres, souvent à peine plus jeunes, et forment ainsi
des couples constituant le Bataillon Sacré96.
50 Cette dernière expression, « heilige Schar »97, était une sorte d’auto-appellation du
Cercle, tout comme la « kleine Schar », désignation de la cohorte d’amis, célébrée par un
poème de George98, très cité à l’époque. Il était par trop logique que les georgéens
finissent par voir dans leur Cercle la réalisation du projet platonicien : « On ne peut
renouveler l’État qu’avec des gens transfigurés. C’est pour cela que Platon ne compte
pas en mois et en années, mais en décennies – puisqu’il ignorait que son projet
demanderait des siècles et des millénaires pour se réaliser 99. » Autrement dit, le rêve
platonicien avait été réalisé par le Mouvement spirituel guidé par George.
51 Un des motifs centraux de l’interprétation georgéenne est sans doute celui de la
totalité, de l’organicité. La pensée de Platon est présentée comme se développant non
pas de façon logique, mais vivante. Platon sauve par conséquent l’homme moderne du
danger mortel de la division100. Pour Platon, gérer l’État et gérer l’esprit constitue une
seule et même chose. Le nomos est en même temps l’ordre étatique et la norme d’une
bonne vie. Pour Platon, État et esprit, bien et beau, richesse et piété sont
inséparables101.
52 En accord avec la critique de la modernité, le Cercle (sans en avoir l’exclusivité, loin de
là) attribue à Platon une hostilité farouche à la démocratie. L’opposition à Protagoras,
par exemple, est comprise ici comme résistance « à la prostitution de la mesure
humaine », puisque autrement n’importe qui pourrait s’auto‑proclamer mesure, or
c’est l’apanage du seul « grand homme », du « maître », seul capable d’établir la norme
censée mener au divin102. Platon mise sur les grands hommes et est lui‑même un grand
homme et conscient d’en être un. Ses successeurs ne sont pas des créateurs, mais des
organisateurs, non pas des voyants (Seher), mais des penseurs 103. Il est même à douter
qu’aucun autre philosophe ait vu le jour depuis Platon104.
53 La grandeur, la génialité de Platon se mesure, pour les georgéens, non à ses qualités
philosophiques, mais au contraire au fait qu’il ne soit pas réductible à celles-ci. Platon
n’est pas fondateur de la science ou d’une science, mais de quelque chose d’autre. Par
conséquent, la science n’est pas en mesure d’accéder à ce qui fait de Platon – Platon.
Seul un autre grand homme, un créateur, un poète (lire : Stefan George) en est capable,
tel est le message (souvent beaucoup trop explicite) des georgéens. L’enjeu est donc de
prouver (ou, à défaut, de rabâcher avec insistance) que la science rationnelle n’est pas
congéniale à Socrate et Platon. La caractéristique de Socrate en tant que « rationaliste
grec » lui est étrangère et humiliante105. C’est pourquoi les georgéens cherchent à
diminuer l’importance des mathématiques pour Platon : celui-ci leur réserverait une
place seulement dans l’antichambre (Vorhof) de la science véritable 106. En outre, Platon
est désigné comme le guide le plus sûr dans la mission délicate qui consiste à tracer les
limites, les frontières de la raison107. Il sauve la vie en la protégeant contre le
mouvement mortifère d’ordonnancement et de rationalisation108.
54 Le problème des rapports entre la philosophie de Platon et celle de Socrate se posait
quand même, et les georgéens le résolurent en considérant la progression de Socrate à
Platon comme une ascension de l’intellect vers le culte : de l’épuration conceptuelle on
passe aux idées comme hypothèses dynamiques, puis aux idées en tant qu’images-

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71

Gestalte du culte109. C’est ainsi que trouve sa justification le culte « platonolâtre » du


Cercle : le culte est une étape supérieure à l’étude, à la recherche rationnelle 110.
55 Un autre élément important de la lecture georgéenne de Platon consiste dans sa mise
en relief de la chair (Leib) en tant qu’esprit incarné111. Platon aurait mieux que
quiconque exprimé la pensée grecque : la chair est Dieu112. Ce qui valait pour Platon,
vaudrait aujourd’hui pour George, continuateur de « la déification de la chair et de
l’incarnation de Dieu »113. La chair focalisait la nostalgie de l’unité-simplicité-
syncrétisme114, propre au Cercle, ainsi que la résistance à la désagrégation de l’homme,
à son déclin. En cela, les georgéens n’étaient pas tellement originaux, ils brassaient
plutôt des motifs très répandus depuis la fin du siècle et jusque sous la République de
Weimar.
56 Cette lecture « charnelle » marquait une opposition entre le Platon chrétien et le Platon
(néo)païen : la vertu que prônait l’âme platonicienne restait l’action (Leistung), et non la
pureté, comme ce sera le cas pour l’âme chrétienne115, l’affirmation créatrice et la
puissance, et non l’immatérialité et la négation116. Еn amalgamant George et Platon, on
stylisait Platon en critique de la modernité : la chair devait sauver l’âme grecque d’une
purification-sublimation-raréfaction excessive, voire de la désagrégation pernicieuse
(die tödliche Spaltung) qu’elle avait subie déjà dans l’orphisme – et, en parallèle, c’est
l’ensemble maléfique des Lumières, du rationalisme, du socialisme, du protestantisme
et de la démocratie qui était par là directement visé. Enfin, l’accent mis sur
l’incarnation de l’âme, sur sa présence « gestaltique » détermine un autre motif
interprétatif, à savoir la prédominance de la vision supra-physiologique (Schau) sur la
connaissance dialectique, et carrément aux dépens de celle‑ci 117. De nouveau, ici, un
élément de l’idéologie du Cercle retrouvait et recoupait un motif de prédilection dans la
lecture de Platon. Le prophète de la vision divine (der Künder göttlicher Schau) 118 qu’était
aussi bien Platon que George ne se contente pas de la contemplation de la chair, mais
réunit par sa puissance éducative et poétique la chair de la communauté, le corps de
l’Académie, puis de l’État119.
57 Le Cercle de George ne détient pas l’exclusivité d’une lecture mettant en avant le Platon
politique. Mais il en donne une interprétation résolument démocratophobe en le
rendant obsédé par les problèmes raciaux et la question des origines 120. La critique de la
démocratie péricléenne prend, de façon assez explicite, les couleurs de la critique de la
République de Weimar, notamment telle qu’elle était exercée par les historiens
allemands de l’antiquité121.
58 Le motif d’un « empire spirituel » apparaît très tôt, vers 1895, dans l’œuvre de George,
pour constituer la métaphore et le programme de son Cercle. Cet empire devait être
soudé non par la loi et la rationalité, mais toujours par la chair et le culte. D’où découle
par exemple que Socrate, malgré toute sa volonté, n’ait pas pu fonder un royaume ; en
revanche, sa mort l’a érigé en figure de culte, et par là même, a rendu possible la
création du royaume122. Or c’est la construction du royaume (et non la contemplation
stérile de quelques idées) qui est la véritable finalité du philosophe. Dans ce royaume, la
direction de l’État doit être inséparable, indistincte, de « la gestion de l’esprit »
(politique culturelle ? travail stratégique conceptuel ?), unité propre à la norme antique
et brisée seulement par les Modernes123. En jetant un pont entre le projet politique et le
souci pédagogique, le couple maître-disciple se profile comme étant la cellule du
royaume : le royaume spirituel commence par la suprématie assumée d’un homme et
par le patronage et l’éducation qu’il offre à un élève124.

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59 La question des rapports du philosophe (et/ou du poète) avec la politique occupe dans
le Cercle une place toute particulière. Les mémoires d’un historien proche du Cercle,
Kurt Breysig, conservent la trace de longues considérations de George, en 1916, selon
lesquelles le poète est parfaitement à même de s’occuper de politique – justement parce
qu’il a fréquenté le sommet du Mont Blanc spirituel. Il n’est pas étonnant qu’un des
leitmotive de la lecture politique de Platon par le Cercle de George soit la thèse selon
laquelle Platon avait été contraint de ne s’occuper que de l’Académie, tandis que ses
capacités et ses objectifs – sans parler de sa volonté – allaient plutôt dans le sens de la
construction d’un royaume véritable, à la fois terrestre et spirituel 125.
60 Il nous est difficile aujourd’hui d’évaluer le rôle énorme joué par la pédagogie dans les
idées politiques allemandes durant le premier tiers du XX e siècle, nazisme compris.
L’État (y compris l’État nazi) se comprenait comme établissement pédagogique
(Erziehungsstaat)126. Comme nombre de mouvements contemporains, le Cercle de George
éleva l’éducation au rang de véritable obsession127. Du coup, Platon était engagé dans
une mise en abyme. Il était d’une part érigé en figure de culte (le culte étant la base de
toute éducation), et d’autre part sa philosophie était lue comme une philosophie de la
formation des individus ou, plus précisément, de l’élite, du noyau de l’État futur. Platon
était donc à la fois héros, objet d’un culte, mais également théoricien de celui‑ci,
modèle pour l’éducation et en même temps éducateur lui-même, le premier à avoir
amalgamé le travail conceptuel concernant l’arete et l’effort pédagogique, le premier
donc à charger la philosophie de la mission de déterminer la vie dans ses formes 128.
Hildebrandt tout particulièrement, mais aussi Singer, considéraient l’éducation
platonicienne comme une prolongation de son eugénisme129. Le fait que Hildebrandt ait
été médecin ne fut pas sans laisser des traces sur le destin interne de l’exégèse
georgéenne de Platon, ce qui gêna bon nombre de membres du Cercle, dont la plupart
des platonisants.
61 Mais qui dit éducation platonicienne, dit surtout Éros130. Or la lecture « érotique » de
Platon n’allait pas de soi à l’époque131. Le premier souci des georgéens était de
combattre la réduction de l’éros platonicien à l’amour du savoir 132, sans le ramener
évidemment à l’amour sexuel (ou même sexué)133. Il s’agissait d’en faire la force
fondamentale de l’ontologie humaine, plutôt qu’une affaire privée de l’individu
bourgeois134. Non seulement l’éros était considéré comme le chemin qui mène vers
l’idée en tant que finalité, mais l’idée elle-même était traitée comme « le sommet
ardemment désiré du culte de l’éros » (erstrebte höhe des eroskultes) 135. En fin de compte,
la philosophie équivalait à une pulsion de créativité étatique équivalente à la pulsion
érotique136. L’éros platonicien lu par George s’affranchissait de l’individuel et s’alignait
sur l’intérêt suprême de l’État. Sans nier le caractère « gnoséophile » de l’amour
platonicien, les georgéens le forçaient dans le sens d’une aspiration à connaître ce qu’il
faut désirer, ce qui revenait pour eux à ce que l’individu désire ce que l’État souhaite 137.
62 La même surdétermination par l’État concerne également l’art. Le Cercle s’opposait
vigoureusement à l’autonomie de l’art, à l’art pour l’art et autres idées décadentes
courantes à l’époque. Il est intéressant de noter que dès 1911 George se réfère, dans une
conversation, à la thèse platonicienne de l’unité entre l’ordre de l’État et celui de
l’art138. Le problème des poètes chassés de la cité ne fut jamais épineux pour les
platonisants du Cercle. La cité devient un Gesamtkunstwerk à condition que la poésie,
comme tous les arts, serve la cause politique ; sinon cela ne donnera qu’« un bouquet de
branches isolées et déjà mortes »139.

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63 L’idiome herméneutique dans lequel sont exprimés les textes en question semble si
particulièrement, pour ainsi dire, auto‑focalisé, qu’on peut se demander dans quelle
mesure les georgéens prirent position dans les débats « platonologiques » de leur
temps. Par principe, ils essayaient de les éviter. Ils en parlent rarement, et jamais en
détail ni de façon argumentée, mais on peut facilement reconstruire certaines de leurs
options. Entre le Platon « unitarien » et le Platon « développementaliste », ils optèrent
pour le premier, conformément à leur idée gestaltique. Quant au problème de la
doctrine non écrite de Platon, les voix se divisèrent. Singer était plutôt dubitatif, tandis
que Hildebrandt y était enclin140, ne serait-ce que par son intérêt pour tout ce qui était
secret, mystérieux, initiatique, quand bien même sa rivalité à l’égard de l’ésotériste
avéré qu’était J. Stenzel l’empêcha probablement de l’avouer.
64 La forme dialogique de l’œuvre de Platon présente un problème intéressant. D’une part,
cette forme, au même titre que le contenu, faisait l’objet d’un culte (notamment chez
Friedländer 1928). Les georgéens se moquaient de ces lecteurs universitaires qui,
comme Wilamowitz, regrettaient que Platon ne se soit jamais exprimé de manière plus
affirmative. Enfin, dans le Cercle se pratiquait et se cultivait un certain art du
dialogue141. D’autre part, tout comme cet art se réduisait souvent à l’écoute (et à la
consignation par écrit, dans les journaux intimes, puis dans les mémoires) des « dits »
(Sprüche) du Maître, dans les ouvrages platonisants du Cercle l’élément dialogique fut
souvent sacrifié à un ton péremptoire et incitatif systématiquement imputé à Platon.
Tout en exaltant le dialogue, les georgéens attribuaient à Platon, sans gêne aucune, une
doctrine explicite, bien déterminée et aisément exprimable.
65 Il n’est pas étonnant que les georgéens aient réservé un grand rôle au mythe, qu’il
s’agisse des paraboles anagogiques contées par Socrate ou d’autres personnages, ou des
« méta‑mythes », comme ceux du philosophe-roi ou du Bien. Cette mise en avant du
mythe était, d’ailleurs, aussi audacieuse à l’époque du règne néokantien qu’elle est
triviale aujourd’hui, y compris dans le domaine anglo‑saxon, après des décennies d’un
analytisme crispé.
66 Les georgéens avaient beau contester l’interprétation trop chrétienne de Platon : tout
en faisant partie du retour au paganisme caractéristique de l’Allemagne du début du
XXe siècle142, l’attitude georgéenne à l’égard de Platon est extrêmement chrétienne,
voire cléricale143. L’œuvre de Platon était lue comme écriture sainte, la critique et
l’analyse du texte étant abandonnées aux philologues. D’où le fait que pour les
georgéens, le texte platonicien ne contient jamais de problèmes ou de contraintes
d’ordre logique ou philologique. Les passages, voire les dialogues entiers qui recèlent
des difficultés et qui retiennent par conséquent l’attention particulière des exégètes,
n’étaient tout simplement pas convoqués.
67 D’ailleurs, comme pour certains penseurs religieux, pour lesquels le but en soi n’est pas
une bonne compréhension des Écritures, mais la vie en Dieu, les georgéens tenaient la
connaissance, la compréhension de Platon pour secondaire. Leurs finalités premières
étaient pratiques, et non pas savantes. S’ils voulaient ériger Platon en modèle, c’était
pour appliquer sa philosophie à la vie politique et sociale de leur temps, et pour
critiquer la communauté universitaire qui traitait Platon comme appartenant au passé.

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Impact georgéen sur les études platoniciennes ?


68 Qu’en est-il de l’interaction ou même de l’interdépendance entre l’interprétation
savante de Platon et celle pratiquée dans le Cercle ? La seconde s’est construite en
opposition à la première, et donc en est, dans ce sens, entièrement tributaire. Mais
peut-on raisonnablement chercher un impact inverse ? À l’issue de leur confrontation,
la seconde semble bien être passée à la trappe (et qui le trouverait étonnant ou, encore
moins, regrettable ?).
69 Patientons pourtant un peu avant de tirer cette conclusion, car le bilan général risque,
peut-être, de recéler quelques surprises. Certes, à l’heure actuelle, cet atelier inédit de
production, assez prolifique, de textes sur Platon, et sans doute alternatif à l’université
(par son type de production, le caractère de son contrôle interne, son mode
d’argumentation, etc.), a pratiquement été oublié des platonisants 144. Seul P.
Friedländer reste une référence (parfois dans un sens critique, bien sûr 145). Cela
s’explique par son émigration aux États‑Unis146, pendant (et suite à) laquelle il entreprit
des traductions-rééditions de son Platon de 1928, en le débarrassant de ses excès
georgéens. E. Salin et K. Singer ont été lus jadis, beaucoup plus par leurs collègues
économistes ou spécialistes d’autres sciences sociales 147 que par les platonisants. Même
K. Hildebrandt qui (après son évincement, en 1945, pour ses fidèles services au régime
déchu) récidiva en 1959 avec une deuxième édition de son Platon de 1933, comportant
étonnamment peu de changements148, a été jeté aux oubliettes.
70 Et néanmoins, il serait erroné d’en déduire un oubli total. Pour évaluer l’impact de
cette production, il faut en outre tenir compte du fait qu’une bonne partie des sciences
de l’antiquité du début du siècle, tous pays et courants confondus, a été touchée par ce
même oubli. Le cas des Altertumswissenschaften allemandes est évidemment encore
aggravé par leur allégeance à un régime odieux (on utilise les termes «
Selbstgleichschaltung », ou « Selbstfaschisierung »), qui a largement contribué au
déplacement vers le monde anglophone du pôle des études classiques dans la seconde
moitié du XXe siècle.
71 Revenons au Cercle et à son éventuel impact. Salin et Hildebrandt continuèrent à
traduire les dialogues bien après la guerre et leurs traductions continuèrent à paraître
(particulièrement pour le second) pratiquement jusqu’à nos jours. Sans parler de P.
Friedländer, constamment cité, d’autres textes trouvèrent toujours quelques lecteurs
bienveillants. Parmi eux, il faut évoquer Eric Voegelin149 et Hans Kelsen150, mais surtout
H.‑G. Gadamer151, auteur de recensions très favorables sur les travaux
« platonologiques » de Hildebrandt152. Gadamer compta P. Friedländer parmi ses
maîtres, fréquenta certains membres du Cercle, et si celui-ci suscitait parfois chez lui
une irritation, il exerça aussi souvent sur lui une certaine fascination : « Quelque chose
d’“extra ecclesiam nulla salus” émanait de son intérieur, et avec toute la retenue critique
à l’égard d’une telle ésotérique, on était contraint de se demander s’il n’y avait pas du
vrai là‑dedans – qui nous aurait à tous échappé153. »
72 Quelques études platoniciennes universitaires ou para‑universitaires portent
l’empreinte distincte, et parfois explicite, de l’impact georgéen, notamment ceux de
Gerhard Krüger154 et Gerhard Nebel 155. La différence, si importante aux yeux des
protagonistes, entre la mouvance georgéenne et celle du « troisième humanisme »
jaegerien ne l’était plus pour la génération suivante : les humanistes H. Kuhn 156 et H.

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Weinstock157 ont fait publier leurs travaux platonisants dans la maison d’édition
d’inspiration georgéenne Die Runde.
73 L’impact georgéen a été thématisé dans, au moins, deux travaux de synthèse. Le
premier lui est même entièrement consacré : il s’agit du livre de Franz Josef Brecht
Platon und der George-Kreis158 paru déjà en 1929 (et qui n’avait donc pu tenir compte de
l’ouvrage de Hildebrandt de 1933, sans parler des publications postérieures) qui fut, à
son tour, remarqué par de nombreux comptes rendus (pas moins de 20) 159. L’autre
ouvrage fut publié après la guerre. Il s’agit d’un vaste panorama, en trois volumes, des
travaux récents sur Platon dont l’auteur est Ernst Moritz Manasse 160. Selon lui, après
Nietzche et les néokantiens, « l’engouement pour Platon dans le Cercle de George fut
d’une très grande importance. […] Quelle que soit la part du vrai et du faux dans ce
qu’ils ont vu, il est certain que l’impact de George a fait de Platon en Allemagne un
compagnon déterminant des décisions contemporaines161. »
74 Les rapports qu’entretient l’interprétation georgéenne avec certaines autres lectures
contemporaines, notamment celles de W. Jaeger et de J. Stenzel, présentent pour les
études de la réception un cas d’école très instructif. Élèves de Wilamowitz, ces deux
savants ont développé une approche de Platon qui n’était pas aussi distincte de celle
des georgéens qu’ils l’eussent souhaité (les uns comme les autres). Ils eurent beau
s’envoyer des piques, les critiques extérieurs finirent par les assimiler. Leur proximité
ne leur resta d’ailleurs pas cachée. Un épisode amusant est raconté dans une lettre de F.
Wolters (professeur ordinaire d’histoire à Kiel à partir de 1923) à Stefan George, à
propos du barrage fait, sous la houlette de Wilamowitz, à Hildebrandt lorsque celui-ci
brigua un poste à l’Université de Berlin (et cela malgré un vote positif : 17 contre 9) :
Pour illustrer la chose, il est utile de savoir que cet hiver, Jaeger, dans son séminaire
sur Platon [Platokolleg], pour la première fois a complètement changé, et présente
Platon soudainement comme un grand penseur et créateur de l’État, éducateur de
la jeunesse à partir de l’éros divin, etc., c’est-à-dire qu’il plagie Friedemann et
Hildebrandt sans les nommer – Nietzsche a aussi été évoqué une seule fois et dans
une proposition subordonnée, pour mieux le piller. Ici, le professeur Stenzel,
second [scil. après W. Jaeger] pilier de Wilamowitz, a fait la même chose dans une
conférence en janvier : au lieu du Platon scientifique, d’un coup, on a eu affaire au
grand éducateur à la cause de l’État ! Je l’ai accosté après la conférence et je lui ai
dit seulement : « Ce n’est pas trop tôt ! ». À sa question étonnée « pourquoi ? », je lui
ai dit que lui et Jäger [sic] enseignaient au sujet de Platon ce que nous avions
enseigné depuis des décennies, sur quoi il a bredouillé : ouais, lui et Jaeger sont
parvenus maintenant de manière indépendante à cet avis. Je l’ai regardé et lui ai
dit : « Alors nous sommes en train de gagner ! », à quoi a suivi sa réponse, à peine
audible : « on dirait ». Mais cela ne le laissa pas en paix, et dimanche il est venu chez
moi et a essayé de me persuader qu’il y avait quand même une différence entre
notre conception de Platon et celle des philologues. Je le lui ai accordé volontiers :
tandis que les philologues croient pouvoir sauver le monde encore une fois à l’aide
de la dialectique de Platon, nous trouvons, après deux millénaires, ce moyen épuisé
et avons un meilleur slogan et un meilleur attrait pour la jeunesse. Il s’est alors
éclipsé. – Maintenant, ils aimeraient tirer un profit exclusif de ces idées volées,
puisqu’il n’y a que des philologues qui sauraient parler de Platon et en juger – ainsi
dit Jaeger. Le temps est venu, Maître, de rééditer Friedemann, et de démasquer
ceux-là dans une brève préface162.
75 Le mouvement ambivalent de rapprochement et de distanciation que révèle cette
anecdote est tout à fait caractéristique de la volonté de défier l’institution
universitaire, tout en cherchant à en être reconnu. Cette démarche n’est pas privée
d’une certaine cohérence : le Mouvement Spirituel tentait de transformer l’université

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en établissement d’éducation et pas seulement d’enseignement, de la faire évoluer dans


le sens de l’Académie platonicienne (ou dans celui qu’ils lui attribuaient).
76 Enfin, sans surprise, le platonisme georgéen constitua une référence dans les travaux
sur Platon sous le national-socialisme (ainsi que chez les sympathisants plus ou moins
néo‑nazis bien après la fin du régime163). Là aussi régna la concurrence : un certain J.
Bannes, auteur d’un ouvrage au titre programmatique « Le combat de Hitler et l’État de
Platon »164, fut très agacé qu’on tienne désormais un certain George-Kreis pour
incontournable dans l’approche de Platon : lui-même avouait croire pouvoir passer
outre les publications de Friedemann ou de Hildebrandt et se limiter « presque
exclusivement » aux textes de Platon165.
77 Un domaine important, qui reste à explorer, consisterait à examiner les inspirations
éventuelles du platonisme georgéen chez Heidegger, notamment dans ses lectures de
Platon166. On se contentera ici de quelques indications concises. Certaines bases
idéologiques communes à George et à Heidegger (comme le conservatisme ou la
méfiance vis‑à‑vis de la modernité ou la conviction que les anciens étaient des penseurs
supérieurs aux modernes) n’excluaient pas des divergences. Heidegger misait sur les
présocratiques, tandis que George (après un bref épisode « païen », au sein du
groupuscule des cosmistes munichois qui cherchait à renouer avec les couches les plus
archaïques de l’histoire et du mythe) intronisa Platon au-dessus des autres divinités de
son Cercle. En outre, l’envergure et l’originalité incontestables de la pensée de
Heidegger ne permettent pas de parler d’une quelconque influence directe du Cercle de
George – ou d’ailleurs de qui que ce soit, bien qu’il ne faille pas perdre de vue que cette
originalité fut, en partie, soigneusement conçue et mise en scène par Heidegger lui-
même qui préférait penser l’être et quelques penseurs de l’être, sans s’abaisser à
historiciser sa propre manière de le (et les) penser167.
78 Aussi singulier que soit donc l’idiome heideggérien, les indices de ses affinités avec
celui du Cercle de George sont multiples. Heidegger a sans doute tenu compte de toute
l’ambivalence de l’apologie georgéenne de Nietzsche, notamment dans son rapport à
Platon. Aussi bien le Cercle que Heidegger sont paradoxalement revenus à Platon via
l’anti-platonisme de Nietzsche. Ensuite, le dépassement phénoménologique du
néokantisme réalisé par Heidegger fut concordant avec la critique georgéenne des
néokantiens et avec le retour à l’intuition qu’elle leur opposait. Celui-ci s’articulait par
l’exaltation pléthorique de la « Schau », dans de nombreux textes du Cercle,
platonisants ou non, qui a sans doute trouvé un écho dans ce que d’aucuns appellent
« le tournant scopique » effectué par Heidegger (dès le milieu des années 1920 et dont
témoigne clairement son opus magnum de 1927, Sein und Zeit, qui influença également
d’autres interprètes168). Plus tard, toute la poétologie de Heidegger fut à plusieurs
égards redevable à Stefan George et à son Cercle : Heidegger lut Hölderlin à travers le
georgéen Norbert von Hellingrath ; par Max Kommerell, qui, avant de devenir son
collègue à la faculté, avait été un intime de George, Heidegger fit connaissance de sa
poésie, à laquelle il consacra des études, petites de taille, mais primordiales pour la
mise en forme de sa propre poétique169. La discussion, célèbre depuis, autour de la
traduction et de l’interprétation d’aletheia s’est engagée avec P. Friedländer, son proche
collègue de faculté à Marbourg (nommé en 1920, Heidegger en 1923) qui, dans la
deuxième édition de son Platon, s’opposa à la lecture de Heidegger, pour reconnaître
par la suite partiellement son bon droit dans la troisième 170, tout en contraignant
Heidegger à céder sur ses positions171. On peut aussi voir dans l’interprétation

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heideggérienne de l’aletheia une tension certaine avec le concept de paideia : celle-ci est
une condition de la conversion-retournement à la vérité, qui d’autre part n’est pas
cachée-voilée. La paideia est donc un chemin qui passe par la (re)connaissance d’un
prétendu voilement de l’Être172. C’est, somme toute, une même tension qui régit
l’attitude des georgéens vis-à-vis de la science.
79 Comme on l’a déjà évoqué, G. Krüger, par exemple, qui, dans son étude platonicienne
reconnut par un hommage vibrant sa dette à l’égard des georgéens, était doctorant
chez Heidegger.
80 Tout fait donc penser que la question de savoir si « l’image de Platon chez Heidegger et
dans son école est pensable indépendamment de l’image de Platon dans le Cercle de
George »173 doit trouver une réponse négative. Elle mérite à tout le moins d’être prise
au sérieux et étudiée plus en profondeur.

En guise de conclusion
81 Il serait enfantin voire méthodologiquement vicieux de tenter de comparer le Platon
georgéen avec le Platon « en tant que tel », « lui‑même ». Mais il est permis de
comparer la violence interprétative174 georgéenne avec celle d’autres lectures, tant
contemporaines que postérieures. Le Cercle de George nous donne un bel exemple de ce
qu’on appelle surinterprétation ou overinterpretation. Les traits sont forcés, le contenu
de l’œuvre platonicienne schématisé, appauvri. De plus, les procédures scientifiques de
vérification, communication et discussion sont bafouées. L’oubli dont ces ouvrages sont
devenus l’objet est‑il donc mérité ? Oui, si l’on veut être à tout prix et au premier degré
« scientifique », et si l’on croit que celui qui se veut scientifique est par là même exempt
de « misreadings » de diverses sortes. Non, si l’on se rend compte que le travail
interprétatif le plus académique ne peut être lui non plus complètement exempt des
pires dérives. Car la première chose qu’il convient de constater, c’est que
l’interprétation georgéenne constitua aussi une réaction. Les lectures néokantienne et
positiviste qui constituèrent ses cibles principales avaient fait preuve d’une violence
interprétative qui, bien que fructueuse, rendit légitime leur critique. Les georgéens
répondirent à la violence par la violence, et la leur révéla, dans l’œuvre de Platon, ce
que d’autres violences avaient caché.
82 Nous avons déjà évoqué la pertinence du concept de « concurrence » (plus que
d’opposition) pour caractériser les rapports entre la lecture universitaire de Platon et
celle du Cercle de George175. Les traits communs sont moins visibles et moins
spectaculaires que les divergences, mais néanmoins substantiels. Aussi bien
Wilamowitz que Hildebrandt et d’autres platonisants du Cercle se considéraient comme
platoniciens (Platoniker) (et seulement suite et grâce à cela connaisseurs de Platon),
bravant ainsi l’esprit de détachement scientifique hérité du XIX e siècle. Les deux camps
(et conséquemment leurs lectures respectives de Platon) étaient anti-démocratiques,
anti‑modernistes, réactionnaires et anti-bourgeois. En effet, on peut résumer la
démarche platonisante du Cercle de George comme une réaction à la Modernité, une
réaction déguisée en protestation contre l’appropriation de Platon par le positivisme
universitaire. L’intérêt pour Platon revêtait ici un caractère ouvertement perspectiviste
(dans le sens de Nietzsche), donc subordonné à d’autres impératifs. Déjà en cela, on
peut dire qu’il était contraire à l’attention désintéressée que porte (ou doit porter) une
science à son objet. La réalité se distingue évidemment d’une telle image d’Épinal. Les

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propos anachroniques et perspectivistes étaient monnaie courante dans les travaux des
platonisants de divers crus176.
83 C’est aussi pour une autre raison que l’opposition à la science établie s’avère factice. Le
Cercle n’était pas si hostile à la science qu’il voulait le faire croire 177 : pratiquement tous
les platonisants du Cercle étaient liés aux universités et, sans doute, non contre leur
volonté. D’ailleurs, une partie des articles et des comptes rendus écrits par les
georgéens parut dans des revues scientifiques. D’un autre côté, la science universitaire
ne fut pas unanimement antagoniste à la cause georgéenne, loin de là. Il serait donc
erroné de considérer « l’université » et « le Cercle de George » comme deux mondes
étanches et hostiles.
84 Inversement, l’unanimité des georgéens (qui auraient été tous soudés contre la
scientifisation de Platon) était elle-même un idéologème du Cercle, car S. George ne
tolérait (ou plutôt ne voulait faire apparaître) aucune polémique interne. En réalité, la
fidélité constamment soulignée à l’élan novateur de Friedemann, ou la manière de se
citer ou de se renvoyer mutuellement la balle constituaient une façade, et l’année 1933
(marquée à la fois par l’arrivée de Hitler au pouvoir et la mort de S. George) mit fin à
une unité depuis longtemps lézardée. La correspondance de l’après-guerre entre les
auteurs de mémoires (et de chroniques plus ou moins hagiographiques), parmi lesquels
certains platonisants, révéla des désaccords majeurs178, notamment sur l’eugénisme ou
sur le caractère utopique ou non de la République. Mais en étudiant la question des
rapports entre les platonisants du Cercle de George et le monde universitaire, il faut
veiller à ne pas homogénéiser non plus celui-ci et sa réception du platonisme georgéen.
85 Il y a encore un phénomène assez étonnant qui empêche de parler d’un oubli complet
des travaux platonisants des georgéens. Outre le style et autres distinctions
soigneusement recherchées, les thèses avancées dans ces travaux ne nous semblent plus
aujourd’hui si provocatrices. Certaines d’entre elles vont de soi pour la plupart des
lecteurs actuels de Platon : cela vaut (évidemment, avec toutes sortes de déplacements
et de modifications) autant pour l’importance du dialogue 179 que pour la place accordée
aux mythes180, autant pour la prépondérance du politique181 que pour le rôle de l’éros182,
et pour la portée éducative de la philosophie platonicienne. On peut même dire que le
dialogisme, le mythe, le politique et l’éros se présentent, ces dernières décennies,
comme autant de chantiers très dynamiques, sinon de vecteurs d’un véritable
renouveau dans les études platoniciennes183. D’autres éléments de l’interprétation
georgéenne, comme l’approche « unitarienne » (vs. développementaliste) de l’œuvre ou
la perspective « intuitiviste » (vs. dialectique ou discursive) sur l’épistémologie
platonicienne, sont tout à fait défendables et partagés par certains chercheurs (tout en
étant contestés par d’autres, dans le cadre de la polémique savante). Il serait
évidemment naïf et ridicule de prétendre que ces idées ont été empruntées par les
platonisants universitaires au Cercle de George. Mais il est possible qu’une diffusion, en
quelque sorte, capillaire ait bien eu lieu (l’impact de P. Friedländer a dû jouer un rôle
majeur). La première génération des chercheurs de l’après-guerre (en Allemagne)
connaissait encore la provenance de ces idées, sans vouloir en citer la source, les
suivantes l’ignorèrent en toute bonne foi, surtout avec la magistrale translatio du centre
de gravité des études platoniciennes vers l’aire anglo‑saxonne.
86 On pourrait aussi supposer que la domination des paradigmes précédents (positiviste,
néokantien, spiritualiste…) de l’interprétation de Platon était si grande que, pour faire
entendre – puis, éventuellement accepter – ces thèses, il fallait une place

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extra‑territoriale (par rapport à l’université), un mode collectif d’énonciation, une


instrumentalisation ouverte de Platon et une intonation bien distincte et fort
provocatrice : ce sont sans doute ces facteurs (plutôt que le contenu même de
l’interprétation) qui furent les plus gênants pour l’institution universitaire.
87 Les enjeux perspectivistes et auto-herméneutiques de cette interprétation exigeaient
qu’elle fût non seulement inventée et proposée, mais aussi, pour ainsi dire, « testée »,
pratiquée, exercée à l’intérieur du Cercle. Et on peut dire qu’elle le fut : le dialogue fut,
à sa manière, constamment pratiqué, ou en tous cas mis en scène dans les
conversations du Maître avec ses disciples, de même qu’entre les disciples ; l’éros, qu’il
soit homo‑ou supra‑sexuel, ne fut sans doute pas seulement déclaré, mais aussi exercé
de diverses manières ; toutes les activités du Cercle furent subordonnées à la politique
« impériale » que menait le leader (dans ce sens la thèse du « tout politique » fut bien
mise en pratique) ; lequel orchestrait un culte autour du mythe considéré comme une
vérité suprême, que lui-même incarnait ; enfin, il n’y a pas lieu de mettre en doute les
velléités pédagogiques de George. Le Cercle interprétait donc Platon à travers sa propre
pratique. La question se pose, bien sûr, de savoir si l’on peut accorder à une telle
herméneutique pratique et efficiente ne serait-ce qu’une ombre de légitimité
scientifique. Sans doute non. Mais peut-on dire que les interprètes universitaires
étaient indépendants de leur propre pratique lorsqu’ils voyaient (et pour une bonne
partie, continuent à voir) en Platon une préfiguration du scholar moderne ?
88 En évoquant cette page (partiellement et sélectivement) oubliée de la réception
platonicienne, on ne vise ici aucunement à réparer une quelconque « injustice
historique », ni bien sûr à appeler à un quelconque « retour aux georgéens ». L’oubli est
une forme, normale et fréquente, d’appropriation philosophique ou culturelle en
général. Il possède ses mobiles et ses raisons, ses mécanismes, sa nécessité, aussi bien
que sa part de contingence. Cet oubli fait finalement partie de la chose elle‑même et
doit donc être étudié et compris avec elle. Tout enraciné dans l’histoire qu’il est, cet
oubli ne nous donne aucune excuse pour ignorer ce chapitre, pour le moins singulier,
de la réception de Platon au XXe siècle.

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WEINSTOCK, H. 1934 : Polis : der griechische Beitrag zu einer deutschen Bildung heute an Thukydides
erläutert, Berlin, 1934.

WEINSTOCK, H. 1936 : Platonische Rechenschaft : Platons 7. Brief übersetzt und ausgelegt, Berlin, 1936.

WERTHEIMER, J. 1978 : Dialogisches Sprechen im Werk Stefan Georges : Formen und Wandlungen, Munich,
1978 (Münchner germanistische Beiträge, 25).

WICHMANN, O. 1966 : Platon : Ideelle Gesamtdarstellung und Studienwerk, Darmstadt, 1966.

WILAMOWITZ-MOELLENDORF, U. von 1919 : Platon. I. Leben und Werke ; II. Beilagen und Textkritik, Berlin,
1919.

WOLTERS, Fr. 1909 : Herrschaft und Dienst, Berlin, 1909.

WOLTERS, Fr.1911 : Wandel und Glaube, Berlin, 1911.

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86

WOLTERS, Fr. 1930 : Stefan George und die Blätter für die Kunst : deutsche Geistesgeschichte seit 1890,
Berlin, 1930 (Werke aus dem Kreis der Blätter für die Kunst. Geschichtliche Reihe).

WUNDT, M. 1914 : Platons Leben und Werk, Iéna, 1914.

NOTES
1. Il est peu connu du public français, bien qu’un des ouvrages de référence qui lui furent
consacrés soit issu de la plume du germaniste français C. David (David 1952, traduit en allemand
en 1967).
2. Le nom se prononçait, dans son Bingen natal, comme Georges français, voire de façon
assourdie, comme ‘Chorche’.
3. Sans être unique, à cette époque, même si l’on se limite à l’Allemagne (cf. Faber & Holste 2000),
le Cercle de George est hors pair quant à son ampleur et à son impact. Pour une preuve
paradoxale, voir la tentative bien-pensante, entreprise par R. Kolk, d’étudier la dynamique de
l’association littéraire à partir de l’exemple (am Beispiel) du Cercle de George (cf. le sous-titre de
Kolk 1998). L’idée de l’auteur était de présenter le caractère exceptionnel du Cercle comme un de
ses mythes internes, mais son étude ne fait que démontrer son irréductible singularité.
4. Parmi les premières ruptures, il y eut celle (pas vraiment élucidée jusqu’à présent) avec Rudolf
Borchardt (1877‑1945), helléniste, traducteur et écrivain, un de ces individus, nombreux et
caractéristiques de cette époque, qui érigèrent leur intérêt pour le monde antique en sacerdoce.
Il exerça un impact indubitable sur les platonisants du Cercle, et si on ne le compte pas parmi
eux, cela est dû exclusivement au hasard d’une divergence idiosyncrasique avec George. Cf.
Borchardt 1905.
5. Cf. le récent ouvrage de Raulff 2009.
6. Les sélectionnés devaient accepter les nouvelles lois esthétiques et ontologiques, en
commençant par la réforme de l’orthographe imposée par George : les substantifs perdaient leurs
majuscules traditionnelles en faveur des noms propres, substantifs ou non. On écrivait, p. ex., «
die Platonische lehre ».
7. L’idée était de « contredire à chaque ligne le Zeitgeist », comme le préconisera encore en 1924
la feuille publicitaire de Hirt, deuxième maison d’édition georgéenne après Bondi.
8. Le rôle de Nietzsche dans l’idéologie du Cercle fut magistral : Gundolf & Hildebrandt 1923, sans
parler du Nietzsche : essai d’une mythologie (Bertram 1918), très lu à l’époque. Toutefois, selon le
jugement sévère de George, il avait manqué à Nietzsche une verve pédagogique suffisante. Cf.
« l’éros de Nietzsche n’était pas assez fort pour emmener ses amis sur des sentiers raides »,
Hildebrandt dans Gundolf & Hildebrandt 1923, p. 95. Cf. Raschel 1984, Weber 1989, Trawny 2000.
9. L’idée du « Dritter Humanismus » fut lancée par E. Spranger en 1921 (cf. Spranger 1922) et
soutenue par W. Frommel, proche du Cercle de George (cf. Frommel 1932, écrit dès 1928). Elle
consistait, entre autres, dans l’impératif de rétablir, par-dessus la modernité, les liens avec
l’antiquité. W. Jaeger en fut le représentant le plus renommé.
10. Starke 1959, p. 7-9, compte vingt-six ouvrages du Cercle consacrés à Platon. Même si ce
chiffre ne peut plus être pris comme tel (la liste est incomplète, et la logique de sélection n’est
pas irréprochable), il est précieux dans un sens relatif : le nombre (calculé, faut-il croire, selon les
mêmes critères) de textes consacrés aux autres « saints » du Cercle est de loin inférieur :
respectivement deux pour César, Frédéric II ou Dante, trois pour Napoléon, quatre pour
Shakespeare, six pour Goethe et sept pour Hölderlin.
11. Cf. p.ex. Hildebrandt 1965, p. 60 : « se noue une conversation tempérée, informelle, une
allégresse spirituelle (eine gedämpfte, ungezwungene Unterhaltung, eine geistige Heiterkeit). » De

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nombreux témoignages relatent toutefois des scènes de gêne, de tension, évoquent une
atmosphère renfermée.
12. C’est après avoir terminé cet article que nous avons pris connaissance de Kim 2010 dont un
chapitre (p. 186-229) est consacré à « the archaist reception of Plato », c’est-à-dire à celle des
georgéens. Sans être nécessairement d’accord avec toutes les conclusions de l’auteur, nous nous
réjouissons de l’apparition de l’étude (qui faisait défaut) qui est une vaste fresque dessinant le
« Platon allemand ».
13. Faber & Schlesier 1986, Aurnhammer & Pittrof 2002.
14. Il réunissait, au tournant du siècle, à côté de George (qui le quitta au cours de l’hiver
1903-1904), des personnages hauts en couleur comme le psychologue et graphologue Ludwig
Klages, l’antiquisant passionné et éternel étudiant Alfred Schuler, le poète Karl Wolfskehl ou
encore l’écrivain féministe Franziska zu Rewentlow.
15. Marwitz 1946, Varthalitis 2000.
16. E. Landmann 1971. Aussi bien elle que E. Salin soulignent l’excellente connaissance qu’avait
George des dialogues platoniciens. Il est toutefois fort probable que, jusqu’au « tournant
platonicien » survenu dans le Cercle dès le début des années 1910, celui-ci ne connaissait bien que
le Banquet et peut-être le Phèdre, et que sa « découverte » des autres dialogues eut lieu
ultérieurement.
17. Salin 1954, p. 275.
18. Kurt Riezler, Albrecht von Blumenthal, Alexandre von Stauffenberg, Woldemar von Uxkull,
Ludwig Curtius, Walter Otto.
19. « … ein strahl von Hellas auf uns fiel », Blätter für die Kunst, 4 (1897), p. 4. Il s’agit d’un texte
programmatique, non signé, de George.
20. Hildebrandt 1910. Il n’est pas à exclure que ce texte, rédigé déjà en 1908, ait été la raison
ultime de la création même du Jahrbuch (cf. Weber 1989, p. 179 sq.).
21. Kurt Hildebrandt (1881-1966) provenait d’une famille de pasteurs (et était donc, dans le
Cercle, un des rares protestants parmi de nombreux catholiques et juifs, convertis ou non).
Docteur en médecine et en philosophie, il dirigea des établissements psychiatriques avant
d’entamer, à partir de 1928, une carrière de professeur de philosophie à l’université, fortement
entravée par son ancienne animosité envers Wilamowitz : pour obtenir le poste de professeur
honoraire à Berlin, il lui fallut l’intervention du ministre de la culture C. H. Becker (qui
patronnait George et ses proches). Le nouveau régime ayant libéré quelques places (en
l’occurrence, à Kiel, celles de Richard Kroner et Julius Stenzel, l’un Juif, l’autre marié à une Juive),
il obtint, en 1934, un poste de professeur ordinaire à Kiel qu’il fut contraint de quitter en 1945 (il
reprendra l’enseignement en 1950 et travaillera jusqu’en 1963). Dans le Cercle de George, il joua
un rôle important (il faillit devenir co-rédacteur du Jahrbuch), tout en étant « mal aimé » (il fut
tenu à l’écart du noyau dur par d’autres membres, probablement avec le consentement du
Maître) : on en verra plus bas quelques-unes des raisons. Sa somme sur George (Hildebrandt
1960) a mauvaise presse chez les spécialistes de littérature allemande.
22. Goldsmith 1985a, Goldsmith1985b.
23. Ce qui rappelle un des sobriquets par lesquels Nietzsche nommait son adversaire (dans des
lettres à ses amis, pas publiquement) : Wilam ohne Witz (Wilam sans humour).
24. Hildebrandt 1910, p. 110-111.
25. Friedemann 1914. H. Friedemann (1888-1914) ne faisait pas partie des proches de George. Il
enseigna l’allemand à l’Université de Dijon, se maria très tôt (ce qui pour le Männerbund autour de
George était bien la marque d’« un pauvre type »). Il n’était en effet pas riche, et certains
membres du Cercle durent l’aider financièrement. Il reçut l’exemplaire de son Platon dans les
tranchées du front de l’Est dont il ne revint pas. George lui consacra un poème post mortem.
26. Natorp 1903. Cf. pour le contexte général Lembeck 1994, Laks 2003.

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27. Cette démarche – consistant à déceler dans les dialogues la structure argumentative (puis
éventuellement à réduire à celle-ci leur contenu) – n’est d’ailleurs pas étrangère à la lecture de
Platon qui fut pratiquée dans les études platoniciennes anglo-saxonnes de l’après-guerre, sous le
nom d’approche « dogmatique » ou « doctrinale ». Cf. Press 1996, p. 507-509.
28. Friedrich Gundolf (Gundelfinger) (1880-1931), fut (avant leur rupture), parmi les disciples de
la deuxième génération, le préféré de George. Il fut professeur ordinaire de germanistique à
Heidelberg à partir de 1920. Friedrich Wolters (1876-1927), idéologue du Cercle, historien, était
issu de l’école de Kurt Breysig (et d’une association fondée par celui-ci, au tournant du siècle,
près de Berlin, dite « Niederschönhausener Kreis » (puis, dès 1907, « Lichterfelder Kreis »), commune
d’étudiants et d’étudiantes qui cohabitaient en alternant loisirs, travail sérieux, lectures de leurs
propres poèmes comme de ceux des grands poètes, mises en scène d’œuvres dramatiques
classiques – notamment du Banquet – ou de leur cru et conversations avec des enseignants qui
rendaient visite à leurs étudiants. K. Hildebrandt et W. Andreae, dont il sera encore question, en
furent des membres actifs avant de devenir proches de George. C’est par K. Breysig que S. George
lui-même (puis un véritable culte de George) fut introduit dans la commune.
29. Le terme Gestalt, si important pour la pensée allemande, ne se laisse pas réduire à l’acception,
plus connue, de Gestaltpsychologie. Appartenant au langage courant (forme, silhouette, image,
création de l’imagination, mais aussi personnage, individu, dérivé du verbe gestalten, former,
imaginer), le lexème, dès ses premières utilisations dans un sens technique philosophique (Wolff,
Kant, Goethe, Hegel) soulignait le sens de l’unité (et, chez certains, de la beauté), notamment de
l’unité entre le constant et le mouvant, entre la forme et la matière, émanant de la chose elle-
même. La renaissance de ce terme au début du XXe siècle (Cassirer, Jünger, Heidegger, mais aussi
Musil, Th. Mann), est due en grande partie à la théorisation de Wolters 1909, p. 44-46 et surtout
Wolters 1911. Le livre de Friedemann constitua, dès son titre, la première réalisation du
programme « gestaltique » de Wolters qui d’ailleurs participa plus qu’activement à la rédaction
du texte. L’autre important théoricien de la Gestalt fut Gundolf (cf. Gundolf 1911, ainsi que Ratti
2010).
30. Wilamowitz-Moellendorff 1919.
31. Hildebrandt 1921.
32. Andreae 1923, p. IX.
33. Wolters 1930, p. 431.
34. Leisegang 1929, p. 44.
35. Seekamp, Ockenden & Keilson-Lauritz 1972, p. 259. On trouve cette remarque dans une lettre
de W. Jaeger adressée à E. Landmann. Celle-ci en parla à George lui-même en décembre 1915.
George s’étonna : et comment donc connaître Platon si ce n’est à partir d’une certaine réalité
présente ? Si, comme le pense Jaeger, il ne fallait pas parler des choses essentielles, alors
l’antiquité risquait de rester un temple clos.
36. Natorp 1921, p. 509-512.
37. Dans le Cercle, on disait « Geist-Buch » ou « geistiges Buch ».
38. Edgar Salin (1892-1974). Ayant reçu une excellente éducation classique, Salin avait étudié les
sciences politiques, l’histoire de l’art et de la littérature, notamment auprès de M. et A. Weber. Il
fut professeur dès 1924. Il entra dans le Cercle dès 1913 par l’intermédiaire de Gundolf et en sortit
après la rupture de celui-ci avec George, vers 1921, tout en restant fidèle, toute sa vie durant, à la
poésie et aux idéaux georgéens.
39. Salin 1921.
40. George aurait dit que ce qui lui déplaisait le plus dans le titre Platon und die griechische Utopie
était la conjonction und.
41. Il fut notamment question des notes de bas de page, pratiquement éradiquées dans les
ouvrages georgéens, en tant que marques d’allégeance au protocole universitaire. Salin se
targuait d’avoir été le premier à introduire un grand nombre de notes sans lesquelles son

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ouvrage aurait trop ressemblé à un roman. George aurait donné finalement son accord (lettre de
Salin à H.-G. Gadamer du 5.09.1973 (Archiv Uni-Basel).
42. Salin 1954, p. 45-46.
43. Immisch 1922.
44. Je ne me sens pas compétent pour m’aventurer dans l’analyse des théories économiques de
Salin sous l’angle de son platonisme. On peut toutefois avancer que sa défense de l’«
Anschaulichkeit » et, donc, de la théorie qualitative (opposée aux tenants du quantitatif), ainsi que
son combat anti-libéral (Ordo-Liberalismus) laissent supposer une unité certaine avec sa lecture de
Platon. Cf. Schefold 1992, 2004 et surtout Schönhärl 2009.
45. Il traduisit régulièrement et publia des traductions des dialogues (de 1942 à 1952 ; sa
traduction du Phèdre fut publiée en 1963 avec des commentaires de J. Bollack). En 1952, il fit une
conférence aux États-Unis intitulée « Plato, Defender or Oppressor of Democracy ? ». Un de ses
articles (Salin 1957) fut l’objet d’une discussion épistolaire avec son collègue platonisant et
georgéen P. Friedländer (qui notamment lui reprochait de justifier la dictature et, par là, de
fournir des arguments à Popper & Co.).
46. Singer 1927. K. Singer (1886-1962), économiste comme Salin (et comme lui économiste de
l’ancienne école, donc très cultivé). À partir de 1924, et donc au moment de la parution de son
ouvrage sur Platon, il était professeur extraordinaire d’économie à l’Université de Hambourg.
47. Comme il l’écrit à son ami Martin Buber le 5.02.1916, cf. Buber 1972, p. 417.
48. Singer 1920.
49. Singer 1920, p. 3.
50. Lettre du 16.03.1926 (St. George-Archiv).
51. Lettre du 29.05.1927. On ne dispose pas vraiment d’éléments pour comprendre à quoi
précisément tenait ce manque d’approbation : l’ombrage porté éventuellement au futur opus
magnum de Hildebrandt, alors en préparation ? certains accents peu appréciés ? les parallèles
tracés de façon trop directe et trop démonstrative entre Platon et George ? Le célèbre médiéviste
E. Kantorowicz, proche du Cercle, assura pour sa part à Singer que l’intérêt limité qu’avait suscité
son manuscrit auprès de George s’expliquait par le fait que le poète « craignait l’apparition de
nouveaux Geist-Bücher en général – et non par une aversion à l’égard de votre livre » (lettre du
30.05.27 ; Seekamp, Ockenden & Keilson-Lauritz 1972, p. 349). Dans un manuscrit non publié et
non daté, Singer relate ses discussions avec George qui contestait la nécessité d’autres ouvrages
sur Platon, en affirmant que le principal avait été écrit par Friedemann, et que le reste était fort
bien dit dans les dialogues. À la limite, il se disait résigné à ce qu’un livre s’ajoute à celui de
Friedemann comme un anneau annuel à un arbre, à condition toutefois que son auteur fût à la
hauteur de Platon, sans quoi il ne fallait pas s’atteler à la tâche. Il disait aussi que le livre de
Singer venait à un mauvais moment. À titre anecdotique, Singer évoque dans le même manuscrit
que George tenait à la translittération latine « Plato », qui ne fut suivie par aucun des novices
(Singer I, 104-105, St. George-Archiv).
52. Howald 1930 annonce que du Cercle de George émane « un livre très important, peut-être le
meilleur qui soit : celui de Kurt Singer ».
53. Au moins un critique de l’époque (Schoemann 1929) analysa cet aspect avec une grande
clarté.
54. Singer 1931.
55. Singer 1931, p. 10-11.
56. Singer 1931, p. 17.
57. Singer 1931, p. 28.
58. Singer 1931, p. 30.
59. Singer 1931, p. 35-36. L’histoire, on peut bien dire que Singer fut rattrapé par elle, et sa vie
mérite qu’on en dise quelques mots. En 1931, il eut le privilège d’être invité à un poste de
professeur ordinaire d’économie politique et de sociologie à l’Université impériale de Tokyo. La

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décision de l’université de Hambourg de le priver du droit d’enseigner (venia legendi) et donc de


lui couper le chemin du retour en raison de sa judéité, fut pour lui d’autant plus blessante et
incompréhensible qu’il n’avait pas vraiment de différences de principe avec le mouvement (qu’il
jugeait, tout de même, « plébéien ») arrivé au pouvoir pendant son absence. Lorsque le Japon, en
allié fidèle de l’Allemagne, adopta la même politique raciale, Singer se vit refuser la prolongation
de son contrat. Bien que fasciste par ses positions politiques, Singer devint dès lors une bête
traquée. Sa correspondance avec les georgéens (E. Salin, E. Landmann, K. Wolfskehl) montre un
homme perdu : il ne comprend pas ce qui se passe en Allemagne (l’espoir que le troisième Reich
soit une réalisation du Reich spirituel (geistiges) de George s’est rapidement dissipé), il ne
comprend pas ce qu’il doit faire de son judaïsme auquel il a été si brutalement renvoyé, enfin il
ne comprend pas vers quel pays fuir. Vers l’Angleterre (où il connaît bien J.M. Keynes dont il a
traduit des articles) ? La Palestine (il correspond à ce sujet avec son ami Buber) ? Les États-Unis ?
L’Italie ? (pourquoi pas ? il comptait y faire valoir son article « pionnier » sur le sens économique
du fascisme italien !) Finalement, après un séjour de trois mois en Chine, il partit en Australie
pour y rejoindre un autre georgéen, Heinz Brasch. Dans ce pays, qui lui resta étranger, il travailla
et écrivit (notamment une étude consacrée à l’idée de conflit et une autre, à la culture japonaise)
jusqu’en 1957, date à laquelle il obtint de l’université de Hambourg une retraite de professeur
émérite. Il revint alors en Europe, mais ne resta pas en Allemagne (sa sœur avait disparu,
probablement dans les camps), et s’installa à Athènes jusqu’à sa mort, en 1962. Il fut enterré au
cimetière israélite et selon le rite israélite.
60. Hildebrandt 1912. Cette première promeut le Cercle dans le domaine de la traduction des
dialogues et annonce le début d’une longue et incessante activité, tant de la part de Hildebrandt
(dont les traductions des dialogues, en co-rédaction, continuent de paraître pratiquement jusqu’à
nos jours ; cf. sous sa co-rédaction Sämtliche Dialoge, toujours chez Meiner, jusqu’en 1988, mais des
dialogues isolés sont encore réédités) que d’autres membres du Cercle (notamment W. Andreae, J.
Liegle et E. Salin).
61. Surtout Hildebrandt 1920a et 1920b.
62. Dans la polémique, George n’adopta pas une position claire, tout comme d’ailleurs par
rapport à la prise du pouvoir par les nazis.
63. Notamment Hildebrandt 1921 sur Wilamowitz-Moellendorff 1919.
64. Hildebrandt 1930-1931.
65. Dans son éloge, Hildebrandt ne recule pas devant des énormités : il présuppose chez chaque
platonisant la connaissance de l’ouvrage de Friedemann ; et le seul remède au style trop dense de
celui-ci serait de le lire à plusieurs reprises. Il affirme que Natorp aurait consacré à Friedemann
pratiquement toute l’annexe de la deuxième édition de sa Doctrine platonicienne des Idées et s’y
avouerait convaincu par Friedemann qui aurait compris Platon plus profondément que les
néokantiens. Inutile de dire que tout cela relevait du bluff pur.
66. Hildebrandt 1930-1931, p. 196. On croit rêver : il s’agit d’un livre consacré à George (comme
d’ailleurs l’indique le titre), et pas du tout à Platon. Cet avis extravagant pousse à l’extrême le
perspectivisme nietzschéen.
67. Friedemann 1914, [2]1931.
68. Hildebrandt 1933, p. 395.
69. En fait, le livre de Friedemann avait ouvert la série dont le livre de Hildebrandt fut l’avant-
dernier : après le commentaire détaillé de la poésie de George (Marwitz 1934), les héritiers
décidèrent de ne plus estampiller les livres publiés avec l’emblème des Blätter (alias du Maître lui-
même).
70. Gadamer 1935, p. 6.
71. Stenzel 1932.
72. Hildebrandt 1936.

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73. Andreae 1913. L’article avait été pensé d’abord pour et non sur le premier ou, « si l’auteur
traîne », pour le second volume du Jahrbuch ; v. Fricker 2009, p. 43.
74. Lettre du 12.08.1913 (DLA). On ne sait pas si l’éditeur y répondit et, si oui, comment
précisément. Il est possible aussi que la guerre ait empêché le projet d’aboutir : Andreae
s’engagea au front comme volontaire et fut blessé.
75. Boehringer 1935a, 1935b.
76. Martha Rohde-Liegle, que je remercie d’avoir mis à ma disposition les trois textes
platoniciens de son père. Pour l’instant, n’est publié que le premier volume de ses travaux,
consacré aux traductions latines : Liegle 2007.
77. Snell 1954, p. 290 sq. ; Löwe 2004, p. 519 ; Raulff 2009, p. 464-465.
78. Reinhardt 1927, traduit en français en 2007.
79. Reinhardt 1960, p. 409 (postface de C. Becker) : « Si, à cause de la question de la “forme
interne”, son Poseidonios a déjà été comparé aux livres “gestaltiques” du Cercle de George, alors
maintenant [scil. dans Mythes platoniciens] Reinhardt semblait être tombé complètement dans le
ton et l’attitude des œuvres représentatives de ce cercle et avoir sacrifié la rigueur scientifique à
la semi-poésie. Cette critique manque le principal », etc.
80. Landsberg 1923.
81. Berlinoise, elle avait soutenu une thèse à Zurich, l’Allemagne de l’époque n’offrant pas de
possibilité de promotion scientifique aux femmes.
82. Elle réussit même à devenir sa confidente, et son journal (Landmann 1963) est une source
importante pour l’accès aux « agrapha dogmata » de George. Moins connu est le fait qu’elle fut,
pendant de longues années, désespérément amoureuse de George, tout en souffrant de la
misogynie latente de son Cercle ; cf. Schönhärl 2010.
83. E. Landmann 1923.
84. M. Landmann 1941.
85. Von Scheliha 1934.
86. Calder 1980.
87. Friedländer 1928.
88. Stenzel 1932, p. 409-410 : « La conception de Platon par Fr[iedländer], pourtant liée à
Wilamowitz, se trouve, cela mis à part, sous l’influence de l’image platonicienne de Stefan
George. Là, on s’affranchit du concret historique et on simplifie terriblement l’image de Platon.
[…] Fr[iedländer] reprend la conception de base, à savoir la primauté de la personne par rapport
à l’œuvre, mais il aimerait dépasser la séparation peu antique et aphilosophique de l’homme du
monde de son action par l’interprétation des dialogues dans leur contenu le plus personnel. »
89. Tout à la fin des années 1890, George commence à traduire la Divine Comédie, puis dès 1905 il
incite F. Gundolf à étudier Dante. L’intérêt pour le Moyen Âge allemand et européen était, dans le
Cercle, fort et multiple. De nombreux médiévistes étaient proches du Cercle. Cf. Schlieben et alii
2004.
90. Matuschek 2002.
91. Hildebrandt 1912, p. 110.
92. Singer 1920, p. 21-22.
93. Raulff 2009, p. 121, parle d’une focalisation perspectiviste sur la figure de George
(perspektivistische Ausrichtung auf die Figur Stefan Georges). Le héros de tel ou tel Geist-Buch devient
une incarnation ou persona du poète.
94. On peut même « pour les comparer, mettre Stefan George à la place de Platon (setzen wir im
Vergleich an Platos Stelle Stefan George) » (Gundolf & Hildebrandt 1923, p. 100).
95. Hildebrandt 1933, p. 18.
96. Hildebrandt 1933, p. 105.

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97. Allusion (comportant volontiers des nuances homosexuelles) au hieros lochos, formé
entièrement de 150 couples d’amants à Thèbes, au IVe siècle av. J.-C., selon la légende relatée par
Plutarque.
98. « Ich bin freund und führer dir und ferge », dans Der Teppich des Lebens de 1899 (Gesamtausgabe, V,
18).
99. Hildebrandt 1933, p. 139.
100. Friedemann 1914, p. 73.
101. Singer 1927, p. 13-14.
102. Friedemann 1914, p. 28.
103. Singer 1927, p. 226.
104. Hildebrandt 1933, p. 5.
105. Friedemann 1914, p. 14.
106. Friedemann 1914, p. 26-27, en s’appuyant sans doute sur République 526e.
107. Friedemann 1914, p. 33.
108. Friedemann 1914, p. 65.
109. Friedemann 1914, p. 64.
110. J’ajouterai encore que, autant les georgéens soulignaient l’irrationnel, autant ils refusaient
le droit de cité à l’inconscient que Wilamowitz était capable d’interpréter comme force divine ou
même comme une découverte de… Platon ! Cf. Wilamowitz-Moellendorff 1919, I, p. 454 sq.
111. Il faut évoquer ici l’intérêt prononcé pour la sculpture (Plastik), caractéristique de George et
de son Cercle dès le début des années 1910.
112. « [Der] Griechische Gedanke … DER LEIB SEI DER GOTT » (un mini-essai intitulé « Le miracle
hellène (Das hellenische Wunder) » dans le vol. IX (1910) des Blätter appartient sans doute à George ;
ici p. 2). C’est la reprise d’un vers du poème de S. George « Templer » (1907) : « Den Leib vergottet
und den Gott verleibt » (Gesamtausgabe, Bd. VI-VII, p. 53).
113. Gundolf 1920, p. 39-40 : « die Vergottung des Leibes und die Verleibung des Gottes. […] ».
Gundolf voit dans cette expression « la formule la plus simple et la plus ample de toute la vie
antique », dont – et surtout (« aussi et surtout elle [auch und gerade sie !] » – la doctrine
platonicienne des idées. Gundolf précise qu’il ne faut évidemment pas substituer à la chair notre
compréhension scientifique de l’appareil physiologique du corps, mais une entité métaphysique,
comme il ne faut pas voir dans la déification (Vergottung) seulement un sentiment, un vécu, une
adoration (Vergötterung), mais « un acte de culte et une vision mythique (einen kultischen Akt und
eine mythische Schau) ».
114. « L’homme saisi comme il était dans la vision divine restait indécomposable et rond : esprit
parole et sens Un et indivisible la chair parfaite dans une ordonnance cosmique » (« Noch war der
mensch in göttlicher schau befangen unzerlegbar und rund : geist wort tat und sinne alles Ein ungeteileter
in kosmischem gefüge vollkommener leib… »), Friedemann 1914, p. 18. Les signes de ponctuation,
telle une menace de briser l’unité, étaient utilisés par les georgéens avec parcimonie.
115. Friedemann 1914, p. 81.
116. Hildebrandt 1933, p. 98.
117. Au moins depuis le texte programmatique de Wolters 1911, ce motif est décliné de
nombreuses manières, et le mot Schau fait partie des termes les plus fréquemment utilisés par les
georgéens, p. ex. au sujet de « rendre compte » (Rechenschaft geben, logon didonai) : « Mais compte
de quoi, puisque l’eidos révélé dans la vision suprême contient déjà toute la validité ? »
(Friedemann 1914, p. 23.)
118. Friedemann 1914, p. 8.
119. Friedemann 1914, p. 112.
120. P. ex. Singer 1927, p. 32 ; Hildebrandt 1933, p. 30, 33.
121. Cf. Losemann 1977, Canfora 1995.

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122. « Bien qu’il voulût être le fondateur du royaume, ce n’est que sa mort qui a élevé le novice
annonciateur en dirigeant et l’a sacré en fondateur du culte. Et il n’y a pas de royaume tant qu’il
n’y a pas de culte : ce qui avant était espoir et attitude, devient être et chair… » (Friedemann
1914, p. 112-113.)
123. Singer 1927, p. 13. Cf. la formule « concurrente », peut-être même plus catégorique, dans la
Paideia de W. Jaeger : « Mais notre mouvement spirituel vers l’État nous a ouvert les yeux sur le
fait qu’un esprit étranger à l’État n’était pas plus connu des Hellènes de la meilleure époque
qu’un État étranger à l’esprit. » (Jaeger 1934-1947, vol. 1, p. 16). L’esprit de concurrence est
facilement détectable dans la formule « unsere geistige Bewegung zum Staate hin » qui utilise l’auto-
appellation des georgéens, mais la laisse interpréter au sens le plus large d’un mouvement de tous
les Allemands vers un (vrai) État.
124. Hildebrandt 1933, p. 25.
125. « L’échec de sa volonté politique, le barrage que lui fit son milieu, ont tellement endigué et
chassé dans une sphère intérieure ses forces créatrices que par une progression spirituelle il
devint l’ancêtre des générations spirituelles. » (Hildebrandt 1933, p. 6.)
126. C’est l’angle sous lequel Groppe 1997 a analysé l’idéologie et la pratique du Cercle.
127. Parmi les « concurrents » les plus proches (et, du coup, les plus hostiles à l’égard des
georgéens), il faut surtout évoquer W. Jaeger avec son impressionnante Paideia (dont la réception
fut bien plus heureuse, puisque son auteur émigra aux États-Unis).
128. « Dessiner les types, les images normatives, les formes de la vie appartient, depuis, au style
du philosophème. » (Liegle 1923, p. 44.)
129. Cf. Ajavon 2001, p. 7, qui examine l’eugénisme de Platon « comme un impensé majeur de
l’histoire de la philosophie ancienne ».
130. Le débat sur la question de la nature homoérotique du Cercle de George – en raison de sa
(relative) misogynie, de son culte de Maximine (coqueluche surdouée de George, et du coup de
tout le Cercle, très tôt disparu), de sa structure « binaire » (les membres étaient en principe
regroupés en couples) – a déjà une longue tradition : de Keilson-Lauritz 1949 à Karlauf 2007,
p. 365-395.
131. Même aujourd’hui elle reste une question épineuse. On lit chez une platonisante
contemporaine de renom, D. Frede : « La quête d’une image du monde qui répondrait aussi aux
aspirations individuelles au bonheur a pour effet que, tout d’un coup (plötzlich) de tout nouveaux
thèmes font apparition. Ainsi, les philosophes abordent maintenant (jetzt) des questions au sujet
desquelles avant ils ne se prononçaient pas d’habitude, p. ex. sur la question de l’amour [renvoi
en note à T. Irwin & M. Nussbaum (éd.), Virtue, Love, and Form : Essays in Memory of Gregory Vlastos,
Edmonton, 1993]. Avant, c’était un des sujets à côté desquels passaient autant que possible les
sobres connaisseurs de Platon (Platonkenner) : le Banquet, jusque-là, les philosophes
l’abandonnaient volontiers aux littéraires. » (D. Frede 1995, p. 38-39.) Il est remarquable que le
fait d’ignorer l’éros platonicien pouvait être tout à fait compatible avec le statut de connaisseur
de Platon.
132. Hildebrandt 1912, p. 38.
133. Il est amusant que Hildebrandt ait été parmi ceux qui déniaient toute existence, au sein du
Cercle, à l’amour charnel homoérotique (codé dans leur correspondance sous le nom de
« douceries », Süsslichkeiten) et prônaient un éros exclusivement spirituel (ce qui pourtant entrait
en choc direct avec l’idée de la chair-Leib). Il parle de « l’idée de l’amour supra-sexuel (Idee der
über-geschlechtlichen Liebe) » née chez Platon et mûrie chez Dante, Shakespeare et George ; cf.
Hildebrandt 1912, p. 39. Dans son livre consacré à la dégénérescence (très contesté même au sein
du Cercle), Hildebrandt évoque deux types asexués de l’éros, spartiate (militaire) et athénien
(spirituel) : « Comment peut-on confondre ces formes avec l’homosexualité dont on fait
aujourd’hui grand bruit, c’est incompréhensible. Celle-ci provient au contraire de cercles
masculins efféminés [sic ! aus weibischen Männerkreisen], elle nuit à l’élément masculin (militaire

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ou spirituel), elle a des tendances sexuelles, non érotiques. Cette horreur moderne s’expose aux
soupçons de dégénérescence et va droit au déclin. » (Hildebrandt 1920a, p. 199.)
134. Friedemann 1914, p. 50.
135. Friedemann 1914, p. 63.
136. « L’attitude philosophique signifie chez Platon moins l’esprit savant de la recherche que la
pulsion vers une formation spirituelle de l’État. Établir simplement et irrévocablement une
identité entre cette pulsion et une pulsion érotique, était un acte digne du génie attique. »
(Hildebrandt 1920а, p. 277 n. 20.)
137. Cf. la manière curieuse, mais cohérente, qu’a Hildebrandt de traduire Symp. 209e5-210a1 sur
les mystères relatifs à Éros : tu peux, Socrate, t’initier, peut-être, « in den Geheimdienst der Liebe »,
litt. aux services secrets d’Amour (Hildebrandt 1912, p. 90), à comparer avec la traduction de
Schleiermacher : « aux secrets d’amour (in den Geheimnissen der Liebe) ». La connaissance de l’objet
auquel un homme/citoyen doit porter son amour appartient aux arcanes de l’État.
138. Selon E.R. Curtius 1950, p. 153, Stefan George lui aurait dit, le 16.04.1911 : « D’aucuns croient
que mes premiers livres ne contiennent que ce qui relève de l’art (nur Künstlerisches), et non
l’aspiration vers un nouvel être humain (nicht der Wille zum neuen Menschlichen). C’est
complètement faux ! Algabal [scil. son cycle de poèmes de 1892] est un livre révolutionnaire.
Écoutez ce propos de Platon : Les ordres des muses ne changent qu’avec ceux de l’État. »
139. Friedemann 1914, p. 134.
140. Singer 1927, p. 231-232 ; Hildebrandt 1933, p. 28-29.
141. Suivant en cela un certain dialogisme de la poésie de George : cf. Wertheimer 1978.
142. Faber & Schlesier 1986.
143. Pour une analyse nuancée des rapports de S. George avec le catholicisme et le christianisme
en général, cf. Braungart 1997.
144. Il va de soi que cet oubli ne concerne pas les germanistes, spécialistes de l’œuvre et du
Cercle de Stefan George, pas plus que les plus âgés des antiquisants, notamment en Allemagne. Et
encore, lorsque ceux-ci en parlent, c’est souvent par de vagues allusions, car nomina sunt odiosa.
Cf. Dihle 1989, p. 1025-1026 : « Parmi les opposants de Wilamowitz, beaucoup prenaient son
indépendance spirituelle, son insouciance par rapport au jugement du milieu, pour une avidité
de pouvoir, car ils étaient eux-mêmes habitués au nid douillet d’un cercle fermé où les novices
jurent sur les paroles du Maître. » Voir aussi p. 1028.
145. Tigerstedt 1977, p. 32, 49-50, 126.
146. La même chose peut être constatée au sujet de W. Jaeger. Il choisit d’émigrer avec sa femme
non aryenne, au grand dam du régime qui lui avait conservé des conditions plus que favorables :
il resta membre de l’Académie prussienne des sciences, et le second volume de sa Paideia sortit en
1944, bien après son départ.
147. P. ex. J. Schumpeter qui était ami de Salin.
148. Bien qu’il y indique : « Le vocabulaire georgéen par endroits est adapté au sentiment
stylistique actuel », les modifications ont touché, en fait, surtout les pages eugéniques. Les
changements introduits n’ont pas toujours été faits dans le sens auquel on pourrait s’attendre :
ainsi, il remplace la caractéristique de Platon comme « der Idealist » par « der große Führer des
‘Idealismus’« , ou « minderwertige » (inférieurs) par « entartete » (dégénérés).
149. (1901-1985), éminent penseur politique. Cf. Voegelin 1957, p. 6, 10, 14, 50, 139 où il évoque
Hildebrandt, Friedländer, Scheliha…
150. (1881-1973), grand théoricien et praticien du droit.
151. (1900-2002). Gadamer n’a plus vraiment besoin d’être présenté. Sur ses travaux sur Platon cf.
Renaud 1997, 1999 ; de façon beaucoup plus combattive, Orozco 1995.
152. Gadamer 1933, Gadamer 1935. C’est seulement dans les années 1960 qu’il adopta une
position critique par rapport à la « sur-politisation » de Platon : Gadamer 1964. Dans sa
correspondance, p. ex. avec E. Salin, il est aussi très caustique à l’égard de Hildebrandt.

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153. Gadamer 1985, p. 41.


154. « Grâce au Cercle de Stefan George, la recherche a pu accéder aux éléments mythiques et
religieux de Platon, particulièrement indispensables à sa compréhension. Puisqu’on a trouvé que,
chez Platon, la religiosité mythique, voire “cultuelle”, était liée à des prétentions au pouvoir
politique, on a vu en lui le “fondateur” d’un “empire spirituel”. Dans ce contexte, l’éros, lui aussi,
a été mis en exergue comme quelque chose de fondamental, comme un pouvoir mythique. »
(Krüger 1939, p. XIII.)
155. Nebel 1948, Nebel 1969.
156. Kuhn 1934.
157. Weinstock 1934, 1936.
158. L’auteur est alors un jeune phénoménologue, ex-étudiant de Heidegger.
159. Le plus intéressant est celui de K. von Fritz 1931. En reprochant à F. J. Brecht d’être à la fois
critique et complaisant, il… avoue sa propre incapacité de résister à une certaine sympathie que
suscite en lui le platonisme georgéen.
160. C’est la partie consacrée à la littérature en langue allemande qui nous intéresse ici : Manasse
1957. L’auteur passe en revue 13 livres parus depuis 1945, parmi lesquels un georgéen
(Friedländer 1954) et un autre élaboré sous l’impact de George (Krüger 1948) sont des rééditions
mises à jour, respectivement de 1928 et 1939.
161. Manasse 1957, p. 5.
162. Lettre de F. Wolters à S. George du 14.02.1927 ; Philipp 1998, p. 218-219.
163. Wichmann 1966.
164. Avec, pour sous-titre, « Une étude de la structure idéologique du mouvement de libération
national-socialiste » (Bannes 1933). L’ouvrage a été inclus, deux ans plus tard, dans un livre plus
ample, Bannes 1935.
165. Bannes 1935, p. 106-107. Le chapitre « Hitlers Kampf und Platons Staat : eine Studie über den
ideologischen Aufbau der nationalsozialistischen Freiheitsbewegung » a été publié séparément en 1933,
chez le même éditeur.
166. Un domaine qui n’est guère moins vaste et moins important à étudier serait les rapports
entre la lecture georgéenne et celle d’un autre élève de Heidegger, Leo Strauss. Cf. « Vous avez
raison : [Stefan] George comprenait mieux Platon que Wilamowitz, Jaeger et toute la clique. Mais
cela n’était-il pas dû au fait qu’il ne pensait pas dans les termes bibliques ou biblico-
sécularisés ? » [je traduis de la traduction anglaise], Strauss &Voegelin 2004, p. 90.
167. Kim 2010, p. 177-185, 230-287, montre dans l’approche heideggérienne une synthèse de
Natorp et de Husserl, pas si étrangère – par ses idées plus que par son style – au platonisme
georgéen. Bien plus tranchant est, dans son tout récent article, Sommer 2010, p. 256, n. 1 : « La
lecture heideggérienne de Platon, rappelons-le pour en indiquer le “milieu” historique, s’inscrit
parfaitement dans le “tournant politique” des études platoniciennes en Allemagne depuis 1919,
dans la tradition de Wilamowitz et du George-Kreis, vaste complexe que Heidegger absorbe et
résume. » Ici (mais aussi dans les quelques modestes remarques que je vais faire plus loin),
Heidegger, qui a su profiter, surtout en France, de longues années d’une lecture « internaliste »,
presque immatérielle, quasiment séraphique, se voit brutalement renvoyé à un « contexte » par
lequel il fut conditionné, comme n’importe quel mortel. Il est à espérer que nous ne passerons
pas d’un extrême à l’autre, en faisant d’un grand penseur le pantin d’un contexte ambiant. À part
cela, le « tournant politique » est bien plus propre aux georgéens qu’à Wilamowitz. Celui-ci, la
plus haute autorité des sciences de l’antiquité de l’époque, devint, après la publication de son
Platon de 1919, la référence platonicienne incontournable en Allemagne, dont tout interprète de
Platon devait tenir compte. Notons enfin que l’approche heideggérienne ne se réduit pas à une
lecture politique (à moins d’assumer un certain « tournant politique » dans les études
heideggériennes elles-mêmes).
168. Stenzel 1956, p. 79 ; Stenzel [1926] 1956, p. 155-156 ; Maiatsky 2005, p. 16-36.

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169. On peut dire sans exagération que, en dehors de l’Allemagne, ces études, notamment celle
du poème Das Wort, sont devenues plus célèbres parmi les philosophes et au-delà, que les poèmes
eux-mêmes. Sur l’importance de George pour la poétologie heideggérienne, cf. Hermann 1999,
Appelhans 2002.
170. Friedländer 31964, p. 242.
171. Heidegger 1969, p. 77.
172. Heidegger 1947, p. 25.
173. Weigand 1971, p. 95 : « Und ist Platon-Bild Heideggers und das seiner Schule unabhängig vom
Platon-Bild des George-Kreises denkbar ? »
174. D’habitude, on ne fait pas remonter cette expression au-delà de Derrida 1992, p. 13. Mais elle
est une traduction (et un déplacement) des expressions allemandes Auslegungs-ou
Bedeutungsgewalt, qui signifient le pouvoir d’interprétation qu’exercent p. ex. les instances
juridiques sur les lois ou l’Église sur les textes sacrés.
175. Cf. « Konkurrenz im wissenschaftlichen Feld », Kolk 1998, passim ; cf. König & Lämmert 1999.
176. Wundt 1914, Wilamowitz 1919, Jaeger 1928. Cf. Canfora 1987, Orozco 1994.
177. Ce n’est pas ici le lieu de revenir au dicton, souvent commenté, que Salin dut entendre du
Maître : « Nul chemin ne mène de moi vers la science » (Salin 1954, p. 249). À moins de le
relativiser par nombre de précautions, ce dicton n’apparaît aujourd’hui que comme frôlant le
mensonge, le bluff ou, au mieux, la coquetterie.
178. P. ex., dans une lettre de 1963, Hildebrandt demandait à R. Boehringer qu’il introduise des
modifications dans la deuxième édition de ses mémoires : notamment que, dans la liste des
platonisants du Cercle, il omette Salin et Liegle, et le mette lui-même en première position.
179. Cf. les travaux de F. González, G. Press, V. Tejera.
180. Cf. notamment, parmi tant d’autres, les travaux de L. Brisson.
181. Cette thèse a été commentée et assumée aussi à gauche, chez Castoriadis ou Badiou.
182. Cf. les études de L. Brisson, K. Dover, C. Osborne, D. Halperin, J. Winkler.
183. La littérature sur ces sujets est, à l’heure actuelle, immense et à peine quantifiable.

RÉSUMÉS
Au début du XXe siècle, l’Allemagne voit émerger un lieu de savoir nouveau, étrange, alternatif
sinon hostile à l’Université, le « George-Kreis », association créatrice et intellectuelle rassemblée
autour du poète Stefan George (1868‑1933). Dès la fin des années 1900, Platon apparaît comme le
modèle politique et éducatif du Cercle et, partant, du vaste « mouvement spirituel » dont George
est considéré comme le guide. Entre 1910 et 1933, les « georgéens » consacrent à Platon une
demi-douzaine de livres, de nombreux articles, comptes-rendus et traductions (dont certains font
encore aujourd’hui l’objet de rééditions). L’article commence par retracer l’évolution de la
« platonolâtrie » georgéenne (en s’appuyant, entre autres, sur des matériaux d’archive), puis en
décèle les principes herméneutiques. Ceux-ci, forgés surtout contre les lectures de P. Natorp et U.
von Wilamowitz-Moellendorff, revendiquaient une interprétation volontairement anachronique
sans craindre une « fusion des horizons » auto‑justificative : c’est parce qu’ils fréquentaient S.
George, l’héritier le plus fidèle et intempestif de l’esprit platonicien, que les georgéens se
croyaient plus aptes que les philologues académiques à rendre cet esprit dans leurs travaux. En

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conclusion, l’article analyse l’impact du Cercle sur les acteurs contemporains et postérieurs des
études platoniciennes universitaires.

At the beginning of the twentieth-century, Germany witnessed the emergence of the ‘George-
Kreis’, a creative, intellectual association led by the poet Stefan George (1868‑1933). Conceived in
defiance of, and as a radical alternative to the University milieu, the Circle (forming part of a
broader ‘spiritual movement’ championed by George) promoted Plato as its political and
educative model. Between 1910 and 1933, the ‘Georgeans’ published six monographs on Plato, as
well as numerous articles and translations, some of which are still reedited today. This article
charts the development of Georgean platonism (in part, drawing on archival materials) in order
to analyse the hermeneutic principles of the Circle’s ‘platonistic cult’ elaborated in reaction to
the readings of University-based philosophers and philologists (notably, Paul Natorp and Ulrich
von Wilamowitz-Moellendorff). Deliberately anachronistic, the Georgeans practised a sort of self-
justificatory ‘fusion of horizons’. They believed that, by frequenting the Circle and conversing
with George, esteemed as the most genuine and faithful inheritor of the Platonic spirit, they were
better qualified than their academic peers to interpret the ancient philosopher’s mind. By way of
conclusion, the article reviews the impact of Georgean Platonism on contemporary and
subsequent Platonic studies.

INDEX
Mots-clés : platonisme, université, études platoniciennes, Allemagne
Keywords : Platonism, university, Platonic studies, Germany

AUTEURS
MICHAIL MAIATSKY
École des Hautes Études en Sciences Économiques (Moscou) / Université de Lausanne

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Platon et la philosophie analytique


Deux exemples : la méthode diérétique et le « troisième homme »

Dorothea Frede
Traduction : André Laks et Joëlle Masson

1. Préliminaire : Philosophie et histoire de la


philosophie
1 Les années cinquante et soixante du XXe siècle furent à beaucoup de points de vue des
années fastes non seulement pour la philosophie en général mais en particulier pour la
philosophie antique. Cette affirmation ne fera pas l’unanimité, parce que je me réfère
ici à la philosophie analytique, qui n’a bien évidemment pas partout que des partisans.
Mais même si l’on ne tient pas cette orientation pour l’alpha et l’oméga, il est
indéniable qu’elle a donné à la philosophie antique de nouvelles impulsions – et, avant
tout, qu’elle a motivé des jeunes gens hautement doués à s’y consacrer en se dotant
pour ce faire de l’outil nécessaire. Il n’est pas ici question d’entonner une louange aux
bienfaits dont cet accroissement de technicité, en particulier dans le domaine de la
logique et de la philosophie du langage, a fait bénéficier la philosophie antique. Mais il
n’y a aucun doute que cette effervescence, qui commença par régner dans les pays
anglo‑saxons, a aussi envahi peu à peu d’autres espaces culturels – et que, même chez
des spécialistes qui n’étaient pas des défenseurs ardents de la philosophie analytique,
un nouvel esprit s’est fait jour. Ce nouvel esprit consistait tout simplement, d’un point
de vue philosophique, à élever le niveau d’exigence quant à l’interprétation particulière
des grands esprits de la tradition occidentale1 : le plus grand raffinement
philosophique, au moins pour ce qui est de l’horizon du questionnement, était bien le
moins que l’on pouvait offrir à nos héros.
2 Cette effervescence philosophique s’est depuis longtemps dissipée. Certes, la
philosophie analytique, la philosophie du langage et de bonnes connaissances en
logique font désormais aussi partie du bagage philosophique des historiens de la
philosophie – mais l’on perçoit désormais qu’il s’agit là d’outils et non de la voie royale
vers la vérité. Que cette conscience s’accompagne d’une certaine désorientation et d’un

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certain désarroi chez ceux des philosophes qui cherchent à justifier leur activité, on ne
peut guère l’ignorer. Il est vrai qu’un tel désarroi ne règne pas chez les spécialistes de
philosophie antique – car les œuvres des grands penseurs du passé continuent de
susciter l’intérêt –, mais on ne peut ni soutenir que cette spécialité attire aujourd’hui
les meilleurs esprits (à moins qu’ils ne disposent déjà d’un fort penchant pour
l’histoire), ni que la philosophie analytique joue un rôle central dans les discussions
actuelles, qu’il s’agisse des thèmes traités ou de la méthode. Au reste, l’éditeur de la
revue Phronesis a dès 1990 mis le doigt sur ce point de manière saisissante à propos de
l’interprétation de Platon : « Il existe des signes que nous avons atteint une nouvelle
étape dans la transition : le paradigme lui-même [de l’analyse des analyses] est en train
de s’émousser ; le programme de recherche est entré dans une phase scolastique, et la
recherche de paradigmes nouveaux est en cours2. »
3 Mon intention, cependant, n’est pas de réfléchir sur les « hauts » et les « bas » des
études relatives à l’histoire de la philosophie. Il ne s’agit pas non plus pour moi de
démontrer que l’histoire de la philosophie profite toujours de la qualité de la
philosophie contemporaine – ou encore que cette dernière lui porte préjudice. Cette
relation est archi‑connue. Mon propos est tout autre. Si la période « faste » des années
cinquante et soixante fut particulièrement fructueuse pour la philosophie antique, c’est
parce que les philosophes éminents étaient aussi à l’époque éminemment compétents
dans le domaine de la philosophie antique. Le grec, le latin et les langues les plus
importantes de la culture européenne contemporaine appartenaient alors encore au
patrimoine culturel commun. Qui plus est : l’étude de la philosophie antique faisait
partie intégrante de la formation philosophique générale. En conséquence de quoi les
représentants les plus distingués de la philosophie anglo-saxonne pouvaient avoir deux
cordes à leur arc. Il suffira ici de citer quelques noms : ils vont de Gilbert Ryle, John
Austin, David Ross, Elisabeth Anscombe, Peter Geach, William et Martha Kneale, W. v. O.
Quine, Georg Henrik v. Wright, jusqu’à Wilfried Sellars, Bernard Williams et Donald
Davidson. Tous ont donné la preuve qu’ils ne produisaient pas seulement des
interprétations philosophiquement intéressantes, mais que celles-ci pouvaient aussi
satisfaire les plus hautes exigences sur le plan philologique. Dans cette perspective, le
nom de David Ross se détache tout particulièrement, lui qui, pour beaucoup d’entre
nous, est moins connu comme philosophe que comme un éminent interprète d’Aristote
et un grand philologue, mais dont l’œuvre, particulièrement dans le domaine de
l’éthique, jouit aujourd’hui d’un fort regain d’intérêt chez les philosophes
systématiques3.
4 La page est désormais radicalement tournée. La génération actuelle des quarante et
cinquante ans ne possède en général plus cette connaissance – au reste, elle ne se rend
d’ailleurs même pas compte qu’elle a ainsi perdu un bien des plus précieux. Cela ne
signifie naturellement pas que les spécialistes de philosophie antique ne s’occupent
plus de philosophie ; mais cela veut dire que l’inverse n’est presque plus jamais le cas,
de sorte qu’en philosophie, l’histoire de la philosophie est souvent traitée comme un
corps étranger – le plus souvent, il est vrai, avec respect, mais aussi avec une
« bienveillante indifférence ». Cela a pour conséquence que beaucoup de jeunes
étudiants doués ne prennent plus le chemin de l’histoire de la philosophie ou que, faute
de connaître les langues, ils trouvent ce chemin impraticable. Parmi les candidats, on
trouve de plus en plus de jeunes gens qui ont déployé de grands efforts pour apprendre
un peu de grec à travers des cours intensifs, mais qui ne dominent pas le latin – pour ne

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rien dire des autres langues de culture contemporaines, à vrai dire indispensables pour
participer à la discussion savante.
5 Il ne s’agit cependant pas de se lamenter sur la situation actuelle – peu favorable à la
philosophie antique – et encore moins de glorifier de manière tout à fait inappropriée
« les années fastes ». Si chaque mouvement philosophique contemporain « fort » a des
effets stimulants sur l’histoire de la philosophie, il connaît aussi ses scories. Et c’est
justement ce point que je souhaite illustrer à travers les deux exemples annoncés dans
le titre de ma contribution et qui sont tirés de la réception de Platon. Dans le premier
cas, un procédé auquel Platon a attribué une grande valeur, surtout dans ses œuvres
tardives, est récusé comme étant sans intérêt, voire sans pertinence. Dans le second
cas, le problème de ce que l’on appelle l’« auto-prédication » des Idées, que Platon ne
mentionne qu’une seule fois brièvement, est amplifié jusqu’à se présenter comme le
problème-clé de la compréhension de sa philosophie.

2. La méthode diérétique et son interprétation


6 Parmi les procédures que Platon propose à titre de méthode d’investigation
philosophique, peu ont trouvé aussi peu grâce aux yeux de la majorité des philosophes
analytiques que le procédé dialectique fondé sur le rassemblement (synagoge) et la
division (diairesis). Certes, le jugement de Gilbert Ryle, qui fut longtemps la norme, n’est
pas aussi dévastateur qu’on l’a souvent répété ; mais il est vrai qu’il n’accorde qu’un
crédit des plus limités à cette méthode, dont la seule valeur à ses yeux est de constituer
un exercice pour débutants. Voici ce qu’il écrit dans Plato’s Progress 4 à propos de la
composition du Sophiste :
Le Sophiste consiste, bizarrement, en un déploiement hautement abstrait et
sophistiqué de raisonnement philosophique, pris en sandwich entre quelques
opérations de division, lesquelles ne présupposent pas la moindre sophistication
philosophique. Dans l’argumentation philosophique, la dialectique, ici équivalente à
la philosophie, est décrite en 253 c‑d comme science qui découvre comment « les
plus grands genres » sont à la fois « joints » et « disjoints ». Le terme « division »
apparaît ici une ou deux fois au milieu de nombreuses autres métaphores. Il est
tentant d’en inférer, bien que cela ne soit pas nécessaire, que Platon estimait que
construire l’échelle des genres n’était pas seulement une tâche propédeutique au
travail du philosophe ou du dialecticien, mais qu’elle en était une partie, voire se
confondait avec elle. Mais nous devons alors reconnaître que l’exploration par
l’Étranger des dépendances et indépendances mutuelles des « plus grands genres »
ne produit pas la moindre échelle de genres, aussi courte soit-elle. Car les plus
grands genres ne sont pas reliés l’un à l’autre comme des genres à des espèces ou
comme des espèces à d’autres espèces…L’Étranger ne produit pas de divisions,
qu’elles soient dichotomiques ou trichotomiques ; il ne produit aucune division du
tout5.
7 Plus loin dans ce livre, il souligne à nouveau le rôle purement propédeutique des
diérèses : « les divisions qui nous apparaissent infiniment pénibles et
philosophiquement infructueuses dans le Sophiste et dans le Politique pourraient
s’expliquer et se justifier comme une contribution personnelle de Platon à cette partie
préliminaire du curriculum. » D’où le jugement que le Sophiste est « un sandwich
maladroitement composé dans lequel le pain pourrait n’avoir valeur éducative que
pour les débutants et la viande n’avoir de valeur que pour les seuls jeunes dialecticiens
hautement qualifiés6. »

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8 L’opinion selon laquelle il n’y a guère à tirer de ce procédé s’était déjà exprimée
longtemps avant les invectives de Ryle. Ainsi F.M. Cornford, dans son commentaire sur
le Sophiste de 19357, a-t-il tout simplement omis la traduction des longues séries de
diérèses, de la détermination du pêcheur à la ligne jusqu’à celle du sophiste comme
« expulseur des opinions fausses » et leur a substitué une courte paraphrase. Tout en
soulignant que Platon accordait une grande valeur à la méthode diérétique, il considère
pouvoir renoncer à quatorze pages de l’édition Estienne et remarque à ce sujet :
L’espèce doit être définie par division systématique du genre qui est supposé
l’inclure. La méthode était nouvelle pour le public de Platon ; mais le lecteur
moderne, familier des classifications qui dérivent toutes en fin de compte du
modèle établi ici, pourrait être lassé par une traduction. C’est pourquoi je ne
donnerai qu’un résumé des divisions, afin d’illustrer le propos… 8
9 En bref, les diérèses, d’un point de vue philosophique, sont une vieillerie. Il se trouve
que le commentaire de Cornford précède la grande époque de la philosophie
analytique. Cornford partage cependant un présupposé décisif avec ses collègues
analytiques, à savoir la conviction que la logique moderne a transformé la philosophie
de fond en comble. Ainsi, il explique de manière condescendante, s’agissant du fait que
Platon ne connaissait encore rien des relations, et parlait à la place de propriétés
relatives (comme « être le père de… ») : « il était réservé à des logiciens encore vivants
de découvrir qu’une proposition telle que “Socrate est plus petit que Phédon” comporte
deux sujets unis par une relation et pas le moindre prédicat 9. » Avec des nouveautés de
ce type, ni les arborescences de genres et d’espèces, si familières depuis Linné à tous
ceux qui s’intéressent à la biologie, ni leurs antécédents antiques, ne sauraient
naturellement entrer en concurrence.
10 Les attentes et évaluations auxquelles Ryle soumet la philosophie de Platon sont du
même type que celles de Cornford. Si en effet on se demande pourquoi ce dernier
estime tellement important l’entrelacement mutuel des plus grands genres (à savoir
Être, Identité, Différence, etc.) la réponse est sans équivoque :
On peut soutenir que dans le Sophiste même, Platon commence à explorer à tâtons
ce que nous pouvons identifier – ce que lui n’était pas encore en position de faire –
avec les implications, les incompatibilités et les compatibilités existant entre les
propositions en vertu des concepts « communs » qu’elles renferment. […] S’il en est
ainsi, […] alors dans le Sophiste […] il assigne au dialecticien un type de recherche
que nous appelons maintenant recherches logiques10.
11 Pour l’exprimer de manière tout à fait terre-à-terre, ce qui se manifeste ici est la
conviction que la philosophie n’a pas à nous présenter des contenus nouveaux, mais
qu’elle a pour tâche de mettre à jour des structures logico‑sémantiques.
12 Mais sur quoi tout cela débouche-t-il ? Pour ce qui est du Plato’s Progress, Ryle considère
que la chose la plus importante est la réfutation (l’elenchos), et ce justement non pas en
tant que moyen en vue de trouver la vérité ou de bannir l’erreur, mais en tant que jeu
dialectique, tel qu’on s’y adonnait certainement dès l’époque de Socrate et tel que les
sophistes l’enseignaient. L’« élenchtique », ou art de la réfutation, est un événement
sportif intellectuel où il ne s’agit que de mettre son adversaire échec et mat au moyen
d’un questionnement habile, et si possible sur la base de questions auxquelles on puisse
répondre par « oui » ou par « non », selon la procédure décrite par Aristote dans les
Topiques.
13 Il n’est pas nécessaire de réfléchir bien longtemps pour voir que cette démarche ne
rend pas justice à la nature du questionnement socratique. Les questions auxquelles on

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peut répondre par « oui » ou par « non » sont rares – et Socrate ne se présente pas plus
en position de compétiteur qu’il ne se retire en vainqueur : sa fonction est bien plutôt
celle d’un questionneur s’efforçant d’appréhender une vérité qui la plupart du temps ne
se laisse malheureusement pas découvrir. S’il s’était véritablement agi pour Socrate
d’user d’arguments « imparables », il devrait être considéré comme l’un des plus grands
hypocrites de toute l’histoire, puisqu’il se présente toujours comme soucieux de la
vérité et de l’âme de ses interlocuteurs.
14 Je ne parlerai pas ici des aspects les plus aventureux du Platon de Ryle, notamment de
l’idée que c’est à la suite d’une décision judiciaire que Platon aurait été contraint à
abandonner l’éristique. Ce qui est intéressant ici est entre autres que Ryle fasse de
Platon un philosophe quelque peu lent à réagir. Car si la décision judiciaire en question
date de la toute fin des années 370, et que ce n’est qu’alors qu’il a remarqué que la
réfutation est une chose et que la résolution d’un problème philosophique en est une
autre, on peut soutenir, pour parler communément, qu’il est longtemps « resté dans le
brouillard », puisqu’il avait à l’époque déjà presque soixante ans. C’est alors seulement
qu’il se serait concentré sur les Idées et les problèmes philosophiques que celles-ci
soulèvent. Dans cette vision des choses, Platon doit avoir vraiment beaucoup travaillé
par la suite – puisqu’il a dû écrire toutes les œuvres qui s’écartent de la pratique
éristique après 370, toutes, y compris l’Apologie, le Phédon, la République – et
naturellement aussi les dialogues tardifs qui à nouveau s’éloignent des Idées. Comment
il a pu accomplir tout cela dans les vingt dernières années de sa vie relève du miracle.
Mais nous en resterons là avec le Platon de Ryle, puisque aussi bien il est aujourd’hui
généralement traité comme une curiosité.
15 Naturellement, tous les philosophes de tendance analytique n’ont pas voulu restreindre
le vrai Platon à la seule dimension du logico-formel, et avec la renaissance de la
métaphysique au sein de la philosophie analytique, une page a de toute façon été
tournée, c’est-à-dire que l’on prête à nouveau depuis longtemps attention, chez Platon,
aux contenus effectifs et pas seulement à la forme logique. Pourtant, un auteur aussi
important que Donald Davidson pouvait affirmer en 1990, dans une préface écrite à
l’occasion de la publication de sa dissertation sur le Philèbe (qui date de 1949 et avait été
écrite sous la direction de Werner Jaeger), que le Philèbe était le signe d’un retour de
Platon à l’essentiel : à l’elenchos. Quiconque connaît le Philèbe trouvera cette affirmation
aussi étonnante que problématique. Car le dialogue ne contient qu’un unique mini-
elenchos, celui par lequel Socrate démontre à Protarque qu’une vie dépourvue de toute
connaissance équivaut à la vie d’un mollusque ou d’un coquillage marin 11. On ne trouve
rien de plus dans le dialogue en matière de réfutation – au reste, Davidson n’avait
originellement affirmé rien de tel dans sa dissertation.
16 Le fait que l’on ait pu s’obstiner de la sorte à propos de ce que pouvait être ou non
l’intention de Platon a naturellement son fondement dans la métaphysique
platonicienne. Car la méthode diérétique ne peut être appliquée que dans les seuls cas
où nous nous trouvons devant un genre complet, avec ses sous-genres, ses espèces et
sous-espèces. Cela vaut par exemple pour les vertus, pour les lettres, pour les humains
et les animaux et pour les disciplines artisanales. Car une fois que l’on a intégralement
établi au sein de tel ou tel genre un ordre taxinomique, on a atteint l’objectif dont
Platon fait son point de départ dans plusieurs de ses dialogues postérieurs : parvenir à
distinguer un phénomène de tous les autres phénomènes similaires, c’est suffisamment
cerner la nature de la chose en question. Or il y a beaucoup à dire en faveur de

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l’hypothèse selon laquelle Platon a, après le Ménon et le Phédon, abandonné la théorie de


la réminiscence au profit de la collectio et de la divisio. En témoigne en particulier un
passage central du Phèdre. Au milieu du tableau mythique qu’il dresse du destin des
âmes les meilleures et des moins bonnes, Platon explique sans hésiter que seules ont
accès à la vérité les âmes de ceux qui sont capables de saisir un ensemble « selon l’eidos
» et, partant de nombreuses perceptions, de rassembler les phénomènes sous un
concept (249b‑c). Platon insère donc ici, au milieu du tableau mythique de l’ascension
de l’âme vers le lieu supra-céleste des Idées, une remarque méthodologique
préliminaire qu’il décrira, dans le cours ultérieur du dialogue, comme la méthode de
rassemblement sous un genre et de division en espèces et qu’il caractérisera comme
« art divin de la dialectique » (265d-266c). Pourquoi Platon fait-il si grand cas de cette
méthode, au point même de la décrire dans le Philèbe comme « cadeau des dieux aux
hommes, à l’aide duquel nous cherchons, apprenons, et nous enseignons les uns aux
autres » (16c5‑e4) ? La réponse est fort simple : cette méthode lui permet de trouver de
façon systématique des réponses à ses questions de type « qu’est-ce que X ? ». Car une
fois qu’on a fixé le domaine auquel appartient un objet déterminé, et qu’on a
différencié celui-ci de tous les phénomènes apparentés, le résultat finalement obtenu
est la définition de l’objet en question.
17 Que de nombreux philosophes, en particulier analytiques, ne partagent pas cette
appréciation, et ne consentent à accorder aux diérèses qu’une valeur tout au plus
propédeutique, tient à de nombreuses raisons. Premièrement, même le plus chaud
sympathisant devra bien admettre que l’application que Platon fait de la méthode laisse
beaucoup à désirer. Il suffit de penser aux nombreuses diérèses à l’aide desquelles le
sophiste doit être défini (Sophiste, 219a‑231b) – ou pire encore, aux longues séries de
diérèses qui nous sont imposées dans la recherche de l’« homme politique » (Politique,
258b-267c ; 279b-283b ; 287d‑290b) – pour que la majorité d’entre nous abandonne tout
enthousiasme pour cette méthode. Car les subdivisions sortent tout simplement du
chapeau sans la moindre justification, comme si elles allaient entièrement de soi.
Naturellement, une question est de savoir pourquoi Platon se montre si peu scrupuleux
dans l’exécution effective de ses diérèses ; tout autre est celle de savoir s’il pensait
satisfaire ainsi ses propres exigences. Or que tel soit le cas, on peut le récuser à bon
droit. Platon explique en effet clairement à plusieurs reprises que les diérèses doivent
être complètes, exécutées dans l’ordre correct (Philèbe, 16c‑17a) selon des critères
adéquats (« découpées selon les articulations », Phèdre, 265 e‑266a), et éviter les erreurs
dues à des phénomènes linguistiques (Politique, 262b‑263c). Platon n’a sans doute pas
jugé approprié d’exécuter concrètement ce programme « dans les règles de l’art », ne
serait-ce que dans une certaine mesure, car pour cela, il aurait été besoin de
considérations et de déterminations si minutieuses (s’agissant par exemple de la bonne
différence spécifique) qu’elles auraient fait exploser la forme du dialogue. Il est vrai que
ce choix a nui à la chose même, comme le montre le fait que la méthode n’a guère été
l’objet d’appréciations positives.
18 Bien entendu, tous les philosophes ne se sont pas rangés au jugement de Ryle sur la
méthode diérétique. John Ackrill, en particulier, s’est très tôt opposé à lui de façon
énergique. Dans son article « Pour la défense de la division platonicienne », il a montré
qu’il ne saurait être question que Platon pratique cette méthode purement et
simplement à titre d’« exercice introductif » destiné aux philosophes de première
année12. L’explication d’Ackrill insiste sur les points suivants : (1) même s’il est vrai que
l’enthousiasme de Platon pour la méthode diérétique n’est pas exempt d’exagération,

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elle constitue néanmoins un auxiliaire utile à la découverte des définitions, et donc


pour apporter une réponse aux questions de type « qu’est-ce que X ? » ; (2) les diérèses
ne peuvent pas être établies par voie déductive, car la structure d’un genre avec ses
différentes espèces n’est rien que l’on puisse connaître ou déduire a priori. Que les
recherches empiriques interviennent également dans sa constitution ne signifie
pourtant pas que l’ordre interne à un genos ne soit pas objet de réflexion philosophique.
Il n’existe donc aucune ligne de démarcation nette entre les questions empiriques et les
questions conceptuelles – ce qu’on pourait assez joliment montrer sur l’exemple de la
découverte de la classification des lettres par Theuth, le dieu égyptien de l’écriture,
dont Platon parle dans le Philèbe (18b5‑d2) : naturellement, on ne peut déduire quel type
de lettres existe – il faut déjà les connaître et en dresser un inventaire pour être certain
de l’ordre sur lequel ce domaine repose. La classification adéquate des éléments d’un
domaine déterminé n’en est pas moins objet de réflexion philosophique.
19 En outre, la recherche d’une répartition en genres et en espèces conduit aussi à
découvrir d’importantes ambiguïtés, dont Aristote fera volontiers son profit : comme
Ackrill le montre de manière fort plausible, la méthode diérétique de Platon a
fortement contribué à aiguiser la sensibilité aux équivoques conceptuelles et à leurs
causes. Plus important encore : Ackrill défend l’idée que l’on ne devrait pas lier les
diérèses de Platon aux nomenclatures à la Linné. Celles-ci sont certes les descendantes
de la méthode platonicienne, mais le procédé n’est aucunement limité chez Platon aux
genres et aux espèces biologiques. La diairesis peut bien plutôt s’appliquer à des
domaines très variés et conduit à des différenciations de toute sorte.
20 Ackrill ne conteste pas que l’usage que fait Platon de la méthode diérétique, en
particulier dans le Sophiste, ne la recommande guère à titre de méthode philosophique.
Il pense cependant qu’une interprétation suffisamment généreuse de ce que Platon
entreprend dans le Sophiste rend superflue l’opposition, que Ryle y projette, entre les
diérèses, qui seraient un accessoire inutile, et « les genres les plus importants » (les
megista gene), dont la tâche propre du philosophe serait de s’occuper. Ackrill soutient là
contre, et à juste titre, que l’on ne devrait pas réduire le passage central du Sophiste où
Platon explique ce qu’est la tâche propre du philosophe (253b‑e) au rapport de
compatibilité et d’incompatibilité des concepts formels tels que l’Être, l’Identité et la
Différence, mais que Platon intègre également à l’entrelacement des plus grands genres
(megista gene) les relations entre les Idées générales existant entre genres et espèces.
Aux yeux d’Ackrill, ceci ne représente pas une extension illégitime de l’« entrelacement
des Idées » (symploke eidon) ; il soutient au contraire que tel est précisément l’objectif de
Platon dans le Sophiste. Il n’existe donc pas pour Platon de séparation rigoureuse entre
l’application de la méthode diérétique et la mise en évidence de la compatibilité et de
l’incompatibilité des plus grands genres : on doit bien plutôt supposer un rapport de
complémentarité. De fait, beaucoup de choses dans le Sophiste vont en ce sens. Car
l’opposition tranchée entre l’étude du rapport qu’entretiennent les concepts formels
généraux, d’une part, et les concepts classificatoires, d’autre part, que Ryle impute à
Platon, ne se laisse pas repérer dans le dialogue. Les deux tâches relèvent apparemment
du domaine du dialecticien.
21 Vu la position critique d’Ackrill face aux réserves formulées par certains philosophes
analytiques à l’encontre de la doctrine des Idées, on ne peut, il est vrai, qu’être surpris
de ce que, dans un autre passage, il se rallie à la position des « analytiques » en vertu de
laquelle la critique des Idées dans le Parménide permet de conclure que Platon a

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totalement abandonné les Idées telles qu’elles se présentent dans ses dialogues
intermédiaires :
Quoi qu’il en soit, le passage cité [à savoir Parménide, 135b) suggère fortement que ce
dont il (scil. Platon) est désormais sûr, ce n’est pas qu’il doit exister des formes du
type de celles qui apparaissent dans les dialogues intermédiaires, à savoir en tant
qu’idéaux éthiques et objets métaphysiques accessibles à une connaissance intuitive
et peut-être mythique ; ce dont il est maintenant sûr, c’est qu’il doit exister des
objets fixes pour garantir le sens du discours, des concepts fixes – la signification
des termes généraux – dont le rôle est d’assurer ten tou dialegesthai dynamin [la
capacité de s’entretenir]13.
22 Que Ackrill fût prêt à se rallier à ce sujet aux interprètes « révisionnistes » doit
certainement aussi être imputé à l’« esprit du temps », dont le présupposé était que le
renoncement à la conception des Idées paradigmatiques dans sa forme originelle était
« mûr » et que celles-ci devaient être remplacées par les megista gene du Sophiste. Avec
des concepts aussi généraux qu’Être, Identité, Différence, Unité, Pluralité,
Ressemblance et Dissemblance, on n’a certainement pas les mêmes problèmes qu’avec
les Idées de Vertu, de Beau et de Bien. Il n’est pourtant aucunement certain que Platon
ait vraiment voulu se débarrasser des Idées de ce genre – et ce, pas même dans le
Sophiste. En effet, après avoir parlé des megista gene et de leur rapport mutuel, il associe
sans la moindre médiation, dans la discussion ultérieure du rapport entre les choses qui
sont (onta) et celles qui ne sont pas (me/ouk onta), de vieilles connaissances : le Grand, le
Petit et l’Égal figurent ici tout comme le Beau et le non-Beau, le Juste et le non-Juste
(257b‑258b)14. Cela ne semble pas avoir été pris en compte par les interprètes
révisionnistes, quand ils pensent que dans le Sophiste, Platon a remplacé les Idées de
vieille facture par les megista gene. En réalité, il semble maintenir à la fois les unes et les
autres.

3. L’argument du troisième homme


23 Alors que la querelle relative aux diérèses n’a constitué qu’un théâtre de guerre
secondaire, l’« autocritique » que Platon adresse à la doctrine des Idées dans le
Parménide s’est trouvée durant plusieurs décennies au centre des débats. Car même les
« amis des Idées » ne peuvent éviter d’admettre que les questions que Platon formule
dans ce dialogue sont autant de difficultés pour un partisan des Idées et que, loin d’être
résolues au cours de l’entretien, elles demeurent sans réponse. Une fois réfutées toutes
les tentatives du jeune Socrate pour justifier les Idées, Parménide se contente de
constater qu’abandonner les Idées signifierait renoncer à une pensée claire et à
l’explication philosophique (135b5‑c2). Certes, il n’indique pas à quoi devrait
ressembler la solution des difficultés, et on discute jusqu’à aujourd’hui pour savoir si
les « exercices dialectiques » de la deuxième partie du dialogue offrent ne serait‑ce
qu’un fondement à une telle solution. C’est la raison pour laquelle une lutte opiniâtre a
éclaté, parmi les interprètes, entre « unitariens », « révisionnistes » et
« évolutionnistes » autour de la signification de cette autocritique – lutte qui n’a pas été
véritablement tranchée jusqu’à aujourd’hui. Il serait plus juste de dire que, au vu de la
récurrence ininterrompue d’arguments pro et contra, une certaine lassitude s’est
installée, qui est reflétée dans le diagnostic de Malcolm Schofield relatif au caractère
scolastique de ce débat15. Ces dernières années, en tout cas, le flot des publications
relatives au « troisième homme » a fortement diminué.

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24 Deux raisons plaident contre l’idée que la critique des Idées, dans la première partie du
Parménide, constitue une ligne de partage dans la pensée philosophique de Platon. La
première tient aux moyens dramatiques mis en œuvre par Platon, la seconde au
contenu même de la critique. Le dossier étant bien connu, un bref résumé suffira.
25 (1) Par moyens dramatiques, on doit entendre le fait que, dans une certaine mesure, la
critique des Idées est située « dans la nuit des temps » : un Socrate encore très jeune
avance une doctrine des Idées à titre de contre-argument au paradoxe de Zénon relatif
à la pluralité. Son idée est qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que les objets qui nous sont
familiers soient à la fois uns et multiples et plus généralement contradictoires, mais
qu’il serait très étrange que de telles contradictions puissent être mises en évidence
dans le cas des Idées elles-mêmes. Le fait que ce très jeune Socrate, impertinent comme
il est, ne soit pas à la hauteur de la critique de Parménide, ne prouve encore rien du
tout en soi. Cela montre simplement que les tenants d’une telle théorie doivent
s’attendre à répondre à des questions critiques. Que le tout jeune Socrate ne se montre
pas à la hauteur de ces questions ne signifie pas que Platon ne l’ait pas été – cela plaide
plutôt en faveur du contraire. Si Platon confie à un très jeune Socrate d’exposer une
théorie des Idées et de la défendre contre Parménide, il a pu vouloir présenter une
version de la doctrine qui requiert encore élaboration et justification. Cela ne prouve
pas qu’il ait lui-même jamais défendu une théorie aussi fragile. Les nombreux renvois à
la grande jeunesse de Socrate et à son défaut d’exercice parlent plutôt là contre,
d’autant plus qu’on ne trouve encore aucune théorie des Idées dans les dialogues de
Platon dits « de jeunesse ».
26 (2) La nature même des critiques de Parménide est, notoirement, de qualité très
variable, au point qu’on s’étonne que même le jeune Socrate les accepte toutes sans
contradiction. Cela vaut en particulier pour le premier des cinq arguments 16, c’est-à-
dire pour la question de savoir si les choses qui participent à une Idée y participent en
totalité ou simplement pour une partie. Ni l’une ni l’autre hypothèse ne s’avère
possible : si l’on prend à la lettre le terme de « participation », chaque chose devrait ou
bien « posséder » l’Idée entière, de sorte que l’Idée dans son ensemble se trouve dans
les choses qui y participent, ou bien n’en avoir qu’une partie – et une chose serait alors
par exemple grande en vertu de ce qu’elle possède une petite partie de la Grandeur.
Point n’est besoin d’un long développement pour expliquer pourquoi il est
invraisemblable que Platon ait jamais pensé à la « participation » en termes de
« possession d’une partie », comme s’il s’agissait d’un morceau de gâteau. Dans le
Phédon, il se montre explicitement réservé quant à la dénomination précise de la
« participation », puisque les termes de « présence » (parousia) et de « communauté »
(koinonia) sont mentionnés comme des options possibles à côté de methexis
(« participation »). Il est vrai que Platon n’a jamais non plus explicité en quel sens il
faut comprendre le terme de « participation », ce qu’Aristote lui a vivement reproché 17.
Si l’argument de la « participation » dans le Parménide a trouvé peu de défenseurs
sérieux parmi les critiques de Platon, c’est sans doute que les Idées ne sont pas des
choses possédant des « parts » au sens littéral du terme, même si cette réponse n’est
pas venue à l’esprit du tout jeune Socrate, en proie à la confusion.
27 Tout différent est le cas de l’argument qui suit immédiatement, que l’on appelle
l’argument du « troisième homme ». Cette appellation ne figure pas chez Platon, qui
parle du « Grand », mais comme Aristote a traité de ce problème sous ce nom 18,
l’habitude a été prise de s’y référer ainsi. L’argument n’est pas seulement très connu ;

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ce qui le rend si attrayant est manifestement sa brièveté : avec ses quatorze lignes
(132a1‑b2), c’est le plus court de tous ceux qu’avance Parménide contre la recevabilité
des Idées. Depuis que Gregory Vlastos a soumis cet argument à une analyse détaillée, il
n’a cessé d’être objet de critiques, d’améliorations et de clarifications 19. Car il débouche
sur le résultat paradoxal que l’Idée du Grand grâce à laquelle tout ce qui est grand est
grand, et qui donc garantit l’« unité » des objets concernés, conduit pour sa part à une
pluralité d’Idées, parce que l’Idée du Grand, en tant qu’elle est quelque chose de grand,
exige à son tour une autre Idée du Grand qu’elle doit partager avec tout autre grand.
Ainsi se produit une régression à l’infini des Idées, parce qu’à chaque nouvelle étape il
faut poser une Idée supplémentaire qui soit commune à tout grand, y compris, à chaque
fois, à la nouvelle Idée du Grand.
28 Cette reductio ad absurdum est fâcheuse, car au lieu d’une unique Idée du Grand en vertu
de laquelle tout grand est grand, on obtient une série infinie d’Idées, sans que l’on
puisse dire d’aucune qu’elle serait l’Idée en vertu de laquelle toutes les grandes choses
sont grandes.
29 Ce que Vlastos a fait est de relever les deux facteurs responsables de cette régression :
• (1) ce qu’il appelle l’auto-prédication (AP) : l’Idée doit elle-même posséder la propriété
qu’elle représente ;
• (2) ce qu’il appelle non-identité (NI) : l’Idée n’est pas identique à la propriété qu’elle
représente.
30 Mais à y regarder de plus près, il s’avère que ces deux suppositions ne s’accordent pas
entre elles, c’est-à-dire que AP et NI ne sauraient être toutes deux vraies en même
temps. Car s’il est vrai de l’Idée du Grand qu’elle est grande, on ne comprend pas la
nécessité d’un autre principe, c’est-à-dire d’une Idée supplémentaire et différente
d’elle, qui expliquerait qu’elle soit grande. Le regressus surgit seulement parce que l’on
suppose que l’Idée du Grand possède elle-même une grandeur qu’elle aurait en
commun avec toutes les autres choses grandes, de sorte qu’il semble qu’on ait besoin
d’un standard supplémentaire pouvant expliquer en quel sens toutes les choses grandes
sont grandes, y compris l’Idée même du Grand.
31 Les analogies pouvant servir à illustrer ce point ne manquent pas. Ainsi Peter Geach a-
t-il par exemple renvoyé au mètre étalon de Paris, dont il serait insensé de prétendre
qu’on a encore besoin d’un autre mètre étalon pour expliquer de quelle manière toutes
les choses qui sont longues d’un mètre, y compris le mètre étalon lui-même, sont
longues d’un mètre. Pour le dire en un mot : le mètre étalon est un mètre, mais sa
longueur n’est pas à son tour celle d’un autre mètre.
32 Cette distinction n’apparaît pas immédiatement chez Platon, quand il présuppose que
toutes les choses sont des objets de même ordre, qui tous possèdent la propriété du
Grand au même sens du terme.
Je suppose que la raison qui te fait penser que chaque forme (eidos) est une est la
suivante : quand plusieurs choses te semblent être grandes, sans doute estimes-tu, à
toutes les considérer, qu’il y a une même Idée (idea), ce dont tu conclus que le Grand
est un20.
33 Jusque-là, rien que d’anodin. Le pas décisif vient ensuite, avec l’affirmation que c’est la
totalité des grandes choses qui doit être prise en compte :
Et pour ce qui est du Grand lui-même et des autres choses grandes, si tu les
considères toutes de la même manière avec l’âme, n’apparaîtra-t-il pas à son tour
quelque Grand grâce auquel toutes ces choses apparaissent grandes 21 ?

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34 Cette prise en compte de toute chose grande, y compris de l’Idée du Grand, pouvant
être répétée ad libitum, une régression à l’infini des Idées paraît finalement être
inévitable.
35 Cette argumentation de Platon est déjà problématique à cause de son manque de
rigueur. Pourquoi devrait-on, « avec l’âme », regarder « de la même manière » toutes
les choses grandes et l’Idée du Grand ? N’est-ce pas le nœud de toute l’affaire, que de
placer les Idées sur le même plan que les choses qui y participent ? Comme les Idées
sont ce que les choses qui y participent ne font que représenter, une telle égalité de
traitement semble tout à fait inadéquate. En refusant cette égalité de traitement, on
bloque d’emblée la voie à une régression infinie. Naturellement, une telle solution
satisfera tous ceux qui pensent que Platon ne voit dans les arguments aucune difficulté
sérieuse, et qu’il veut seulement démontrer qu’une doctrine des Idées non réfléchie,
comme l’est celle du jeune Socrate, s’expose à une manœuvre telle que celle de
Parménide, quand il traite de manière indifférenciée les Idées et les choses qui y
participent22.
36 L’autre parti, qui pense que, au regard de ces difficultés, Platon s’est senti obligé
d’abandonner la doctrine des Idées de ses dialogues intermédiaires, voit évidemment
les choses d’une tout autre manière. Ses adhérents mobilisent une artillerie
argumentative lourde pour montrer que la régression à l’infini est valide. Les deux
prémisses implicites inconciliables, c’est‑à‑dire l’auto‑prédication et la non-identité,
sont alors soumises à des interprétations variées23. Naturellement, ce travail d’orfèvre
n’est rentable que si l’on est effectivement d’avis que, avec l’âge, Platon n’a plus
défendu d’Idées paradigmatiques, et que son point de départ ne lui est désormais plus
fourni que par des concepts tels que les megista gene, qui ne créent pas tant d’embarras.
Telle fut de fait l’interprétation dominante du temps de l’apogée de la philosophie
analytique, et les voix dissidentes sont la plupart du temps restées fort discrètes sur la
question. Le tableau s’est modifié au cours des deux dernières décennies. Ainsi, par
exemple, Constance Meinwald a expliqué dans son livre sur le Parménide que les
paradoxes énoncés dans la première partie du dialogue sont simplement trop sous-
déterminés pour autoriser un jugement sur la façon dont Platon lui-même les juge 24. Un
autre argument est que Socrate n’oppose aucune résistance et n’exprime pas le
moindre doute à propos des apories, contrairement à ce qui se produit usuellement
dans les premiers dialogues aporétiques de Platon. Mieux vaudrait donc prendre au
sérieux les indications données par Platon lui-même dans le cours du dialogue : à
savoir, premièrement, qu’on a encore besoin des Idées si des discours signifiants
doivent pouvoir exister ; et en second lieu, qu’il faut se soumettre à une gymnastique
intellectuelle laborieuse pour mieux comprendre quelles déterminations valent pour
les Idées et quelles sont celles pour lesquelles ce n’est pas le cas. La première
affirmation de Meinwald a trouvé un écho très favorable. Son analyse particulière des
exercices dans la seconde partie du dialogue est moins heureuse : un examen plus
approfondi révèle qu’il ne suffit pas de différencier comme elle le fait entre les
déterminations qui conviennent à l’Idée considérée en elle-même (pros heauto) et celles
qui conviennent à l’Idée considérée en rapport avec autre chose (pros allo) pour
résoudre toutes les contradictions25.
37 La possibilité de trouver au problème du « troisième homme » des solutions permettant
à Platon de maintenir la doctrine des Idées n’enlève pas toute valeur au plaidoyer des
« analytiques » en faveur d’une position « révisionniste ». C’est incontestablement à

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l’interprétation analytique que revient le mérite d’avoir mis fin à un état de paralysie
qui soustrayait la philosophie de Platon, chez beaucoup d’interprètes, à tout
questionnement critique, en montrant que Platon lui-même soumet sa théorie à une
critique sérieuse, et pour quelle raison. Car quelle que soit la façon dont on répond en
fin de compte à la question de la nature des Idées, il est besoin d’expliquer ce que sont
les Idées elles-mêmes, comment elles incarnent ce qu’elles entendent représenter, et la
relation que les choses qui en participent entretiennent avec elles. Affirmer qu’il en va
simplement ainsi chez Platon et que la nature de toutes les choses consiste pour lui en
une participation des Idées ne constitue qu’un résumé purement formel de la
problématique. Il ne fait aucun doute que la première partie du Parménide indique
clairement que Platon lui-même discerne parfaitement les insuffisances liées à la sous-
détermination de sa théorie, en particulier concernant le rapport des participants des
Idées, mais aussi pour ce qui touche à la question du statut des Idées et de leur nature
elle‑même.
38 Il faut en revanche, de manière critique, porter au débit de l’approche analytique
qu’elle a durant des décennies fait prévaloir le dogme que Platon ne fait pas que
problématiser les insuffisances de la doctrine des Idées dans les dialogues
intermédiaires, mais qu’il entendait s’en débarrasser entièrement – comme l’ont fait si
longtemps ceux des spécialistes qui défendent une position révisionniste, et comme le
font encore quelques irréductibles. Car ce dogme a alimenté beaucoup de discussions
inutiles, avant tout concernant la question de la datation des dialogues. Puisque les
Idées paradigmatiques devaient ne plus intervenir chez le Platon tardif, on était en
effet contraint de réviser la chronologie : le Timée, avant tout, devait être considéré
comme une œuvre appartenant à l’époque intermédiaire26. Les raisons qui parlent
contre une telle révision de la chronologie ne peuvent être explicitées ici. Rappelons
seulement encore le fait, déjà mentionné plus haut, que la « liste » des idées générales
dans le Sophiste comporte aussi, à côtés des « concepts communs », les Idées
paradigmatiques, et qu’il en va de même pour la liste figurant au début du Philèbe (15a).
39 En eux-mêmes, ces efforts de révision ne doivent évidemment pas être jugés de façon
purement négative : le niveau de discussion de la philosophie du Platon tardif s’en est
trouvé relevé de manière décisive. S’il n’y a aujourd’hui pratiquement plus de taches
blanches sur la carte géographique des œuvres de Platon, c’est-à-dire d’endroits où
personne ne se risque ou dont personne ne reconnaît qu’ils lui sont inintelligibles, cela
aura été le mérite essentiel des efforts des philosophes analytiques, pour avoir appliqué
à Platon aussi toute la subtilité qui appartient depuis au patrimoine commun des
philosophes. Les partialités et exagérations sont de toutes les époques de la
philosophie. Les générations ultérieures les corrigent ensuite pour en produire pour
leur part de nouvelles. C’est de cela que vit la philosophie – et c’est un signe de la
grandeur de Platon que de toujours aussi continuer à offrir un nouvel aliment aux
partialités et exagérations philosophiques. Les grands philosophes sont en cela
semblables aux grands artistes – et peut-être pas seulement en cela.
40 En guise de confirmation et de divertissement final, j’évoquerai la critique que le très
jeune Richard Sorabji adressait à l’époque à la manière dont la philosophie analytique
abordait Aristote27. Sorabji ne condamne aucune erreur d’interprétation, mais justifie la
préférence évidente des philosophes d’Oxford pour l’Éthique à Nicomaque par le fait que
cette œuvre est exempte d’un certain nombre de traits qui, pour des raisons
philosophiques, ne plaisent guère à la corporation d’Oxford, ou ne les présente que de

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façon tout à fait marginale. Tous ne peuvent être mentionnés ici. Au nombre des
caractéristiques de la philosophie aristotélicienne peu appréciées se trouve, selon
Sorabji, la prédilection d’Aristote dans ses œuvres scientifiques pour des définitions
obscures et des informations énigmatiques28. C’est pourquoi, dans ces œuvres
scientifiques, les définitions sont à comprendre, en suivant la distinction de Locke,
comme des définitions réelles plutôt que des définitions nominales. Dans l’Éthique à
Nicomaque, en revanche, Aristote se laisse guider par l’usage ordinaire de la langue et
par les représentations dominantes, anticipant en cela l’orientation que les
« analytiques » trouvent dans le langage ordinaire. Sorabji prend comme autre exemple
le fait qu’Aristote néglige la distinction entre nécessité logique et nécessité extra-
logique : comme ce qui lui importe la plupart du temps dans les œuvres scientifiques
est la nécessité objective, une différenciation précise ne l’intéresse pas beaucoup. Il est
vrai que l’Éthique à Nicomaque n’échappe pas entièrement à ces questions : par exemple,
la nécessité, dans le cas du syllogisme pratique, doit-elle être comprise comme logique
ou objective ? Cependant les singularités de la philosophie aristotélicienne, qui sont
dues à ses intérêts scientifiques, y sont beaucoup moins prononcées, de sorte que cette
œuvre correspond beaucoup mieux à l’orientation à l’époque privilégiée vers les
questions logico-linguistiques. Depuis le diagnostic de Sorabji, plus de quarante ans ont
passé. Il vaudrait donc la peine de rechercher quelles sont les œuvres d’Aristote
aujourd’hui privilégiées par les philosophes d’orientation analytique, et surtout de se
demander quelles sont les raisons de cette préférence. Car le temps et l’esprit du temps
ne s’arrêtent pas non plus au seuil de la philosophie analytique, même si ce fait n’est
pas volontiers reconnu par beaucoup de ses représentants29.
Traduit de l’allemand par André Laks et Joëlle Masson

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NOTES
1. Cela peut sonner comme une manière simplificatrice d’enjoliver les choses. Car il serait décisif
de se demander plus avant si l’on était parfaitement au clair sur les motifs de ce mouvement : ce
que l’on cherchait était-il une nouvelle lecture de Platon pour prouver que ce philosophe, auprès
duquel on avait dans une certaine mesure pris ses premières leçons de philosophie, était

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parfaitement à la hauteur des nouvelles exigences en matière de questions philosophiques ? Ou


bien voulait-on, à l’inverse, offrir une nouvelle lecture de Platon pour légitimer les nouvelles
recherches (Platon avait déjà vu ce que l’on venait soi-même de laborieusement élaborer) ? Ou
encore s’agit-il de quelque laborieuse combinaison des deux perspectives : ce qui nous préoccupe
nous-mêmes beaucoup, on le trouve aussi chez les autres – parce que à certains égards, cela a
toujours été là ?
2. « There are signs that we have now reached another stage of transition: the paradigm [sc. of analyzing
analyses] itself is becoming frayed at the edges: the research programme has entered a scholastic phase;
and the search for alternative paradigms is under way. » (Schofield 1990, p. 327.) Cf. infra, p. 140.
3. On trouvera une série de références dans Skelton 2010, qui écrit à propos de The Right and The
Good (Oxford, 1930): « Although Ross’s view appeared to suffer at the hands of critics in the middle and
late parts of the last century, recent interest in normative and metaethical intuitionism has sparked a
renewed respect and admiration for his unique contribution to ethics. »
4. Ryle 1966. On trouve une discussion critique de cet ouvrage dans Freis 1969.
5. Ryle 1966, p. 139 sq.
6. Ryle 1966, p. 285 sq.
7. Cornford 1935.
8. Cornford 1935, p. 170.
9. Cornford 1935, p. 284.
10. Ryle 1966, p. 142.
11. 21a7-d5.
12. Ackrill 1970.
13. Ackrill 1955.
14. La même chose vaut pour le catalogue des « concepts communs » (koina) dans le Théétète. Il
comprend, outre l’être et le non-être, la ressemblance et la dissemblance, l’identité et la
différence, l’unité et la pluralité, le beau et le laid, le bon et le mauvais (185c-186c).
15. Voir supra, p. 130.
16. La question du domaine des Idées (Parménide, 130b-e) n’est pas prise en compte ici.
17. Metaph. A, 9, 991a19-23; An. Post. I, 22, 83a32-35.
18. Metaph. A, 9, 990b17 ; Z, 13, 1039a2-3.
19. Bref panorama bibliographique sur la question : Vlastos 1954 ; Sellars 1955 ; Vlastos 1955 ;
Geach 1956 ; Sellars 1967 ; Cohen 1971 ; Teloh & Louzecky 1972 ; Vlastos 1973 ; Hägler 1983 ; Quine
1987 ; Mignucci 1990 ; Meinwald 1992. La monographie récente de Lienemann 2010 offre un
traitement détaillé de la problématique et de la littérature secondaire.
20. Parm. 132a1-4.
21. Parm. 132a6-8.
22. Un Socrate plus mature aurait justement rejeté ce « considérer de la même manière avec
l’âme ». C’est précisément ce que l’on ne fera pas, si l’on a compris la différence entre les Idées
intelligibles et immuables et leurs participants matériels et changeants.
23. Et infiniment trop nombreuses pour être évoquées ici.
24. Meinwald 1991, en particulier Chap. 1, p. 5-19 ; voir également Meinwald 1992.
25. Pour une critique brève mais pertinente de la conception de Meinwald, voir Krohs 1998.
26. Renvoyons seulement au célèbre débat Owen/Cherniss concernant la place du Timée au sein
des œuvres de Platon : cf. Allen 1965, p. 313-338 (Owen) et 339-378 (Cherniss). Comme exemple
d’irréductible, on peut renvoyer à Bostock 1994.
27. Sorabji 1969.
28. Par exemple la définition de l’éclipse de lune, du tonnerre, ou de la quadrature du cercle.
29. Pour l’attitude des philosophes analytiques à l’égard de l’histoire, voir Sluga 1998.

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RÉSUMÉS
Que la philosophie ancienne ait bénéficié de certains raffinements méthodologiques dus à la
philosophie analytique n’est guère mis en question, même par ceux qui ne s’en réclament pas. À
la grande époque de la philosophie analytique, certains de ses meilleurs représentants étaient
encore fort versés en histoire de la philosophie et appliquaient leurs compétences analytiques à
ce qu’ils considéraient comme des problèmes centraux chez les auteurs anciens. Cet article
suggère à travers deux exemples que, s’agissant de Platon, cette attention n’a pas eu seulement
des effets revigorants, mais également déformants. Dans le premier cas, la méthode diérétique si
chérie de Platon a été marginalisée par d’éminents philosophes analytiques qui l’ont considérée
comme triviale et inintéressante. Dans le second cas, le problème de l’« auto‑prédication » des
Idées, qui est celui de savoir si les Idées sont des entités qui possèdent les propriétés qu’elles
représentent, a été considéré d’une importance décisive pour la théorie platonicienne des Idées.
À cause de ses conséquences supposément désastreuses, mentionnées une unique fois dans le
Parménide, on a pensé que Platon avait renoncé à cette théorie sous sa forme classique. Au cours
des dernières années, l’importance de la méthode diérétique a été réévaluée et celle du problème
de l’auto-prédication réduite à de plus justes proportions. Cela ne diminue pas la valeur des
contributions des philosophes analytiques à l’étude de Platon, mais signifie seulement qu’elles
doivent n’être acceptées qu’avec précaution.

That ancient philosophy has been benefited from certain methodical refinements that are due to
analytic philosophy is hardly questioned even by specialists who are not adherents. In the
heyday of analytic philosophy some of its best practitioners were still well versed in history of
philosophy and applied their analytic skills to what they regarded as central problems in ancient
authors. This article suggests via two examples, that in Plato’s case this attention had not only
invigorating but also distorting effects. In the first case, the diairetic method, much cherished by
Plato, was shunted aside by prominent analytic philosophers as trivial and uninteresting. In the
second case, the problem of the ‘self-predication’ of the Forms, i.e. whether the Forms are
entities that possess the properties they stand for, has been taken as critical for Plato’s Theory of
Forms. Because of its allegedly disastrous consequences, mentioned by Plato only once in his
Parmenides, he has been taken to have given up that theory in its classical form. In recent years
the importance of the diairetic method has been resurrected and that of the problem of self-
predication been scaled down. This does not diminish the value of the contributions of analytic
philosophers to the study of Plato. It just means that they should be received with due care.

INDEX
Mots-clés : philosophie analytique, méthode diérétique, auto-prédication, troisième homme
Keywords : analytic philosophy, diairetic method, self-predication, third man

AUTEURS
DOROTHEA FREDE
Université de Californie à Berkeley

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De Carl Schmitt à Christian Meier


Les Euménides d’Eschyle et le concept de « politique » (« das Politische »)

Paul Demont

Cette étude est une version entièrement refondue de « Christian Meier, Carl Schmitt, amis,
ennemis et politique dans Les Euménides d’Eschyle », dans J. Peigney (éd.), Amis et ennemis en
Grèce ancienne, Bordeaux, Ausonius, 2011, p. 57-68. Je remercie Jocelyne Peigney de m’avoir
autorisé à reproduire une partie des analyses présentées à Tours. J’ai bénéficié ensuite de
remarques précieuses de Hinnerk Bruhns et de J. Harvey Lomax. J’exprime enfin ma profonde
reconnaisssance au Professeur Christian Meier, qui a bien voulu lire la première version de cette
étude et y réagir dans une lettre du 7 mai 2010 (Meier, per litt. 2010).
1 Le livre de Christian Meier qui a été traduit en français sous le titre La naissance du
politique en 1995 est paru en 1980 à Francfort sous le titre Die Entstehung des Politischen
bei den Griechen1. C’est à Carl Schmitt que Christian Meier emprunte ce concept du
politique (« das Politische »), comme il l’explique dès l’introduction, et le chapitre V,
intitulé « Les Euménides d’Eschyle et l’avènement du politique » 2, est dédié Carolo Schmitt
τοῦ πολιτικοῦ investigatori illustri : « à Carl Schmitt, illustre chercheur du Politique ».
Christian Meier a de plus consacré à Carl Schmitt une étude spécifique, qui mentionne à
plusieurs reprises des conversations orales et des échanges de lettres entre les deux
hommes dans les années 1968‑19753. Cette référence explicite, mais complexe, mérite
d’être étudiée, car elle est passée quasiment inaperçue lors de la traduction du livre en
français, et n’est quasiment pas examinée non plus dans un volume récemment
consacré à Christian Meier, où il n’en est fait mention ni dans l’étude sur
« l’anthropologie du politique », ni dans celle qui est consacrée aux rapports entre
tragédie et politique4. Dans la réponse de Christian Meier aux intervenants, Carl
Schmitt n’est mentionné qu’en passant, dans une liste d’auteurs qui ont pu l’influencer
d’une façon ou d’une autre, et auxquels il exprime sa reconnaissance 5.
2 Peut-être faut-il rappeler d’abord, de façon schématique6, deux aspects de la pensée de
Carl Schmitt, à partir de La notion de politique, traduit en français en 1972 (d’après la
réédition de Der Begriff des Politischen de 1963, avec une préface et des corollaires ajoutés
au texte de 1932)7, d’un petit livre intitulé Les trois types de pensée juridique, publié en
1934 et traduit en français en 19958, enfin de ses deux ouvrages intitulés Théologie

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politique, traduits en français en 1988 (le premier, dont la première édition date de 1922
est traduit dans le texte de la réédition de 1934, et la première édition du second date
de 1970). Ces aspects sont réunis, à mon avis, dans la formule suivante : « L’État, unité
essentiellement politique, dispose du jus belli, c’est‑à‑dire de la possibilité effective de
désigner l’ennemi, le cas échéant, par une décision qui lui soit propre, et de le
combattre9. »
3 Le premier aspect tient au concept de « décision » et à la théorie du « décisionnisme ».
Carl Schmitt emprunte10 à Thomas Hobbes un adage « dont la reprise incantatoire tout
au long de son œuvre fera l’axiome de principe du décisionnisme » 11 : auctoritas, non
veritas, facit legem. Le politique, c’est avant tout la reconnaissance par une société
donnée d’une instance de décision souveraine de nature « dictatoriale », car non
soumise à une exigence de contenu éthique ou de véridicité. « C’est, dit-il, la décision
qui fonde la norme et l’ordre. La décision souveraine est commencement absolu, et le
commencement (y compris au sens d’arkhè) n’est rien d’autre qu’une décision
souveraine. Elle jaillit d’un désordre normatif et d’un désordre concret 12. » Cette
capacité de prendre une décision dans un contexte d’urgence pour maintenir un
« ordre », fût-il « un ordre qui n’est pas de droit », est, selon Carl Schmitt, ce qui fonde
proprement la souveraineté : « Est souverain celui qui décide de la situation
exceptionnelle », selon la première phrase de la Théologie politique de 1934 13. Le second
aspect est lié au premier. La décision politique la plus caractéristique du politique, c’est
la décision de faire la guerre contre un ennemi. Ainsi « les peuples se regroupent
conformément à l’opposition ami-ennemi » et « cette opposition subsiste à l’état de
virtualité réelle pour tout peuple qui a une existence politique »14. Carl Schmitt précise
que, par « ami » et « ennemi », il ne s’agit pas d’entendre une métaphore, ni un
sentiment individuel et privé, que les mots ne désignent ni un simple « concurrent »
dans la rivalité économique qu’instaure le libéralisme, encore moins un partenaire ou
un adversaire dans une discussion. « L’ennemi ne saurait être que l’ennemi public (...)
hostis et non inimicus au sens le plus large ; πολέμιος et non ἐχθρός15. » Donc l’ennemi
est celui qui est désigné comme tel par la décision souveraine de l’État, et cette
désignation est ce qui fonde la communauté politique. Analyse terrible et bien souvent
confirmée par les faits. En note, Carl Schmitt, avant de citer le Lexicon totius Latinitatis
de Forcellini, mentionne la République de Platon (V, 470) : « Platon souligne fortement
l’opposition (...), mais en la mettant en rapport avec cette autre opposition entre
πόλεμος (la guerre) et στάσις (émeute, soulèvement, rébellion, guerre civile). Aux yeux
de Platon, seule une guerre entre Grecs et Barbares (« ennemis de nature ») est une
guerre véritable, alors que les luttes entre les Grecs sont des στάσεις (des querelles
intestines). L’idée qui domine ici est qu’un peuple ne peut se faire la guerre à lui-même
et qu’une guerre civile n’est jamais qu’autodestruction et ne saurait signifier la
naissance d’un État nouveau, voire d’un peuple nouveau. »
4 Or c’est en grande partie dans cette perspective, mais en la transformant explicitement
d’une façon décisive, que Christian Meier lit Les Euménides, pièce où, dit-il, « le politique
s’est exprimé avec le plus de justesse, alors même qu’il advenait à Athènes » 16.
Rappelons que la pièce d’Eschyle, qui conclut la trilogie de L’Orestie, après Agamemnon et
Les Choéphores, met en scène une solution inédite permettant à l’Argien Oreste, fils
d’Agamemnon et de Clytemnestre, frère d’Électre, poursuivi par les Érinyes, ces Furies
attachées à la vengeance du sang maternel, d’être débarrassé du poids de son crime.
Cette solution est juridique : l’acquittement d’Oreste par le jugement, à Athènes, du

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Conseil de l’Aréopage, qu’institue la déesse Athéna dans la deuxième partie de la pièce


pour juger les crimes de sang, et qui prend cette décision devant les spectateurs par un
vote à la majorité, à une voix près, celle d’Athéna, après l’intervention d’Apollon pour
défendre Oreste. Rappelons aussi que la trilogie fut représentée en 458, quatre ans
après une réforme très importante de la démocratie athénienne, dans laquelle Éphialte
avait retiré au Conseil de l’Aréopage (formé des anciens Archontes) tous ses pouvoirs
politiques, pour les donner principalement au Conseil des Cinq Cents (formé de
cinquante citoyens par tribu, tirés au sort pour un an)17.
5 Carl Schmitt avait voulu redéfinir le politique face à sa « neutralisation » libérale sous
diverses formes, dans ce qu’on appelle l’entre-deux-guerres, selon une expression qui
prend ici un sens terrible ; dans le contexte de l’Allemagne des années 1970‑1980,
Christian Meier veut à nouveau restaurer, au moyen de l’analyse de l’Athènes archaïque
et classique, « le sens du politique » qui tend, regrette-t-il, à se réduire à « une simple
fonction de l’économie »18. Mais s’il rend hommage au juriste, il précise immédiatement
qu’en grec, « le politique » implique au contraire « le dépassement » de la
discrimination de l’ami et de l’ennemi19. Il lui faut donc en quelque sorte récrire Carl
Schmitt, presque à l’envers, et c’est pourquoi, peut-on penser, la première partie de son
livre, qui définit la formation du politique en Grèce (bei den Griechen, dit le titre
allemand, aspect malheureusement supprimé dans le titre français), reprend quasiment
le titre de Carl Schmitt et s’intitule « Le concept de politique » 20. Il y a donc un aspect
paradoxal dans cette entreprise, qui, en quelque sorte, cherche à démocratiser, mais au
sens antique, une analyse conçue largement contre la démocratie libérale bourgeoise
de la « clasa discutidora »21.
6 Dès le début du livre apparaît une première caractéristique de cette réécriture, qui
consiste à remplacer la notion d’État, impropre pour le monde antique et même pour
une bonne part du monde moderne (et que Carl Schmitt lui-même avait peu à peu
récusée pour la remplacer par celle de « peuple », puis de « partisans » 22), par celle de
communauté des citoyens dans la polis23. Il faut dès lors, selon Christian Meier,
distinguer la question de l’unité politique et le politique en lui-même, qui suppose
seulement « un certain degré d’association et de dissociation », selon une formule de
Carl Schmitt que cite Christian Meier24. En tant que tel, le politique peut ainsi être
disjoint de la discrimination de l’ami et de l’ennemi. C’est ce qui conduit à une belle
analyse des réformes de Clisthène en termes d’institutionnalisation de ce que Meier
appelle la « présence civique » à Athènes, selon une expression reprise probablement
de Hannah Arendt25, à laquelle il donne un contenu beaucoup plus concret et
historique : ces réformes aboutissent effectivement à rendre chaque citoyen, en
association avec les membres de son dème, de sa trittye et de sa tribu, présent, à un
moment ou à un autre, au centre de la décision politique. Cet aspect n’est pas ce qui
nous occupe aujourd’hui. En revanche, une fois la notion d’État déclarée, avec raison,
impropre à l’étude de la Grèce antique, que devient la notion de décision souveraine,
quelle est la nature de cette décision politique que je viens de mentionner ? Christian
Meier, dans son chapitre sur Clisthène, va jusqu’à écrire que, dans la nouvelle
configuration introduite par le réformateur, le « contenu » de la décision était souvent
« moins intéressant pour les citoyens que leur participation à la décision » 26. Les
concepts de « décision » et de « situation exceptionnelle », si importants dans la
théorie, ou le mythe, schmittiens ont-ils encore une pertinence ? Si le chapitre qui suit
immédiatement, et qui est consacré aux Euménides, est dédié à Carl Schmitt, c’est peut-
être parce qu’il tente de répondre à cette question. Christian Meier y construit en effet,

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à partir de la pièce d’Eschyle27, une sorte de modèle démocratique paradoxal du


« décisionnisme » schmittien, que je voudrais décrire, avant de montrer comment,
néanmoins, la problématique de l’ami et de l’ennemi est aussi introduite parallèlement
dans son analyse.
7 On a souvent observé que l’affrontement des droits d’Oreste et de Clytemnestre, par le
biais de l’affrontement d’Apollon et des Érinyes, est un combat où aucun des deux
camps n’a une supériorité religieuse, morale ou intellectuelle manifeste. Dès lors,
comment trancher un tel débat entre humains, mais aussi, et surtout, entre dieux ?
Pour Meier, il ne faut pas trop chercher à savoir dans quel sens Eschyle penche, mais
plutôt observer que la pièce pose précisément cette question de la décision. La décision
pourrait revenir à Athéna, comme les deux parties le lui demandent expressément, et
ce serait alors une image de la décision de type dictatorial, mais la déesse décide de la
déléguer au Conseil de l’Aréopage, qu’elle fonde pour l’occasion. Et celui-ci, après avoir
entendu les deux parties, décide par un vote. De la même façon, Meier transpose
l’analyse de la décision politique de la dictature à la démocratie. Meier insiste sur le
caractère exceptionnel de la mise en scène de cette « problématique de la décision » 28 :
les Aréopagites votent à tour de rôle devant le public, et il se produit « cette chose
inouïe, qui paraît presque absurde »29 : « la décision (...) se fait avec le minimum de
voix, et qui plus est, elle est prise contre la majorité des Aréopagites », puisqu’il faut
qu’Athéna vote en faveur d’Oreste pour que les voix soient en nombre égal, égalité dont
Athéna a dit auparavant qu’elle profiterait à l’accusé30. Meier commente : « Ce
qu’entrevoit cette réflexion radicale sur la décision problématique de 462/461, c’est in
nuce le décisionnisme. La construction audacieuse du vote indique précisément la
conscience de devoir séparer validité et vérité dans le processus politique de la décision. »
Les réformes d’Éphialte sont décrites en termes de « décision problématique », et
correspondent dans une large mesure à la définition schmittienne de la décision
exceptionnelle, et même à son vocabulaire, et elles sont projetées sur la décision de
l’Aréopage des Euménides, qui leur donne un cadre interprétatif nouveau, toujours
schmittien, mais dans la perspective du vote majoritaire après un débat. La mise en
scène, tout à fait exceptionnelle dans le théâtre grec antique, et même dans l’histoire
générale du théâtre, d’un vote nominal, transforme la décision révolutionnaire en
processus régulier : « Elle montre que c’est en fin de compte toujours la majorité qui
décide et ce, quelle que soit la validité des raisons qui motivent la décision de chacun ;
elle affirme enfin que cette décision est un lien, sans pour autant être issue d’arguments
convaincants31. » Autrement dit, l’avènement du politique schmittien est observable à
Athènes, en cette année 458 avant notre ère, dans une pièce de théâtre, donc dans une
construction littéraire et artistique consciente : il s’agit bien du concept du politique.
Mais ce concept du politique repose sur la persuasion, des citoyens, et des Érinyes.
« Comme le dit Athéna, la victoire de la Peithô est la victoire de Zeus en tant qu’il est le
protecteur divin de l’Agora32. […] La persuasion représentait la solution pacifique,
politique, et pour cette raison il fallait toujours la préférer à l’opposition violente. Cela
présupposait que l’on conçoive le citoyen dans son entière présence. Il s’agit là
justement de l’un des traits du politique chez les Grecs33. » Donc, le politique, mais le
politique grec, qui, après tout, ne semble pas sans rapport avec les procédures de la «
clasa discutidora » vitupérée par Carl Schmitt.
8 Néanmoins, Christian Meier fait aussi la place à l’autre aspect du politique schmittien,
la différenciation de l’ami et de l’ennemi, dont il a dit dès le début de son ouvrage

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qu’elle n’était que la « forme extrême, qui n’est pas nécessairement la plus politique »
du concept de politique34, car il l’observe aussi, de façon éclatante, dans Les Euménides.
9 En bon historien, et à la différence de trop de philologues, il décrit le contexte
immédiat de L’Orestie, les réformes, puis l’assassinat d’Éphialte, après la « destitution de
l’Aréopage ». Ce contexte historique est celui de la constitution de la puissance
athénienne contre Sparte et de la puissance du peuple contre les nobles. Meier est ici
un politologue disciple fidèle de Schmitt, notamment lorsqu’il insiste sur le sens
uniquement politique à donner à cette relation d’hostilité : « l’ennemi était seulement
l’autre, celui qui menaçait l’existence de quiconque, il n’était absolument pas
idéologiquement disqualifié35. » Dans une longue note, Christian Meier insiste sur « la
représentation grecque des guerres », qu’il construit à partir d’Homère et d’Hérodote :
« elle traite les ennemis sans hostilité particulière et les considère comme
fondamentalement égaux (y compris les femmes, les Amazones) ». On peut voir dans
cette généralisation et cette idéalisation36 une première trace de la conception qu’a
Schmitt du rôle de l’affrontement ami/ennemi dans la constitution des peuples.
10 Quand il passe de la reconstitution du contexte historique à l’analyse de la pièce
d’Eschyle, Christian Meier n’étudie pas le vocabulaire de l’ami et de l’ennemi dans Les
Euménides en général, mais se focalise sur un emploi remarquable de la fin de la pièce.
Les emplois précédents pourraient pourtant appuyer son analyse du peu de validité
éthique ou rationnelle de la décision finale, et ils installent de fait une relation ami/
ennemi au cœur de la pièce. En effet, le vocabulaire de la philia est utilisé régulièrement
par Clytemnestre et par les Érinyes pour désigner la relation mère/fils (v. 100, 271, 356,
608, et peut-être 11937), Oreste l’emploie pour la relation père/fils (v. 608), tandis
qu’Apollon l’utilise, lui, pour la relation conjugale (v. 216). Ces emplois, tous justifiés,
conduiraient à une condamnation générale des crimes commis, non à l’acquittement
d’Oreste. D’autre part, Apollon est le seul à utiliser le vocabulaire de l’echtra : il le fait à
propos des Érinyes considérées comme les « ennemies » d’Oreste (v. 66 et 730). Le v.
730, en particulier, appartient au dernier des dix couples de vers qui accompagnent le
vote des Aréopagites, au moment décisif où vont intervenir les deux derniers votes.
Mais Meier ne s’intéresse qu’à un autre emploi, ultérieur, celui du vers 988, qui est de
fait assez exceptionnel, dans le chant final des Euménides qui appelle les Athéniens à
repousser la stasis (le mot est employé), et que voici : χάρματα δ’ ἀντιδιδοῖεν /
κοινοφιλεῖ διανοίᾳ, / καὶ στυγεῖν μιᾷ φρενί · / πολλῶν γὰρ τόδ’ ἐν βροτοῖς ἄκος,
« Qu’on échange des joies dans un esprit commun d’amour et qu’on haïsse d’un seul
cœur ; voilà chez les humains le remède à bien des maux » (v. 984-987, trad.
personnelle)38.
11 Il introduit ce passage en rappelant les paroles antérieures d’Athéna aux Érinyes, aux
vers 858-866, qui forment un ensemble souvent jugé interpolé depuis Dindorf, car il
rompt l’équilibre des répliques, mais qui correspond exactement au contexte historique
de la pièce, et dont on ne voit pas comment expliquer l’interpolation si Eschyle n’en est
pas l’auteur39. Athéna ordonne aux Érinyes de ne pas instiller dans les entrailles et le
cœur des Athéniens « Arès [c’est-à-dire le désir de meurtre] pour le mettre au sein de
leur peuple et les lancer avec fougue les uns contre les autres ». Non, dit-elle, θυραῖος
ἔστω πόλεμος, οὐ μόλις παρών, / ἐν ᾧ τις ἔσται δεινὸς εὐκλείας ἔρως· / ἐνοικίου δ’
ὄρνιθος οὐ λέγω μάχην : « Que la guerre soit à l’extérieur, et elle est là aisément 40, pour
celui en qui se trouve un formidable désir de la gloire, mais je rejette le combat avec un
oiseau de la même maison41 ! »

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12 C’est seulement ici, au vers 864, qu’intervient dans la pièce le mot πόλεμος. Il s’agit d’un
appel à la guerrre extérieure, une guerre présentée quasiment comme fraîche et
joyeuse, « an astonishing phrase, implying a frank, unashamed, almost cheerful militarism »,
commente A. Sommerstein42. Il est bien compréhensible de commenter le chant
ultérieur des Euménides, qui peut avoir les mêmes connotations bellicistes, en relation
avec ce passage. Mais le commentaire, tout en s’appliquant assez bien au texte grec 43,
paraît alors directement inspiré des analyses de Carl Schmitt, tout en y ajoutant les
innovations propres à l’auteur : « Amitié (philia) vers l’intérieur, unanime hostilité vers
l’extérieur. (...) L’inimitié ne doit plus se porter vers l’intérieur, mais résolument vers le
dehors : c’est, en rapport avec la polis, un genre nouveau de distinction ami/ennemi qui
doit se faire, une réarticulation de la constellation ami/ennemi. C’est ainsi que la polis
doit trouver son unité44. » Avec la double interprétation de l’hapax κοινοφιλής, l’amitié,
« pour la première fois », en tant qu’élan commun de haine et d’amitié et élan vers la
totalité, devient politique.
13 Faisons une brève parenthèse. Meier ajoute une note où il cite Platon : « Par la suite,
Platon fera, dans les grandes lignes, une distinction analogue entre ami et ennemi »,
puis il discute les sens de echthros et de polemios. Il semble bien qu’il parte ici de la note
de Carl Schmitt dans La notion de politique que j’ai citée au début de mon analyse 45. Mais
Meier ajoute un correctif important, en citant des exemples qui contredisent et ce
passage de Platon et Carl Schmitt (notamment Agamemnon, v. 608 et plusieurs passages
de Platon lui-même), en renvoyant à une étude grecque de Ion X. Contiades de 1969 et
en annonçant un travail en cours de Peter Spahn46. Il en conclut : « Le rapport entre les
deux termes est difficile à éclaircir. Les champs de signification se recouvrent (...)
Polemios a son centre de gravité dans l’antagonisme immédiat, caractéristique de la
guerre, alors que echthros est plus général. Il est le seul à servir à la construction d’un
concept de l’inimitié (echthra). » Autrement dit, et cela est tout à fait exact, le
vocabulaire grec ne connaît pas la distinction tranchée que veut y voir Carl Schmitt.
14 Cela dit, Christian Meier peut tout de même lire la fin des Euménides dans l’esprit de
Carl Schmitt. Il le peut d’autant mieux qu’il introduit ici, en tant qu’historien, une
inimitié véritable, contre Sparte, que peuvent évoquer les allusions à la guerre en
général (v. 776‑777, 913‑915, 1009) et l’alliance athénienne avec Argos, qu’évoque
incontestablement l’accueil d’Oreste l’Argien à Athènes, et qui est mentionnée plus ou
moins allusivement trois fois dans la pièce (v. 289‑291, 669‑673, 762‑764). Ainsi, le
décisionnisme démocratique est tout de même lié à la construction d’Athènes comme
communauté politique dans le cadre de la discrimination entre l’ami et l’ennemi. La
reconstruction historique et la fidélité aux analyses de Carl Schmitt vont de pair : « Le
clivage ami/ennemi est encore à cette époque une catégorie vivace dans la pensée des
nobles, et c’est de là qu’Eschyle est parti47. » Ce clivage s’est ajouté à un clivage, dans les
mêmes termes, entre les nobles et le peuple, dont Christian Meier estime qu’il est
transposé dans le conflit de L’Orestie. Mais apparaît une nouvelle solidarité, « qui
présupposait une hostilité unanime contre l’extérieur », d’abord au sein de la
Confédération de Délos, puis, au moment des Euménides, dans l’alliance avec Argos 48, et
qui est associée dans Les Euménides à l’avènement du politique grec : « conflit et décision,
intérieur et extérieur, ami et ennemi, mais aussi et surtout réconciliation et
compromis »49. Voici donc, dans une extraordinaire alliance des contraires, la pratique
régulière du « compromis » unie à la décision exceptionnelle dans la naissance du
politique en Grèce50.

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15 Un autre aspect de l’imprégnation schmittienne, mais surtout de la distance prise par


rapport à Schmitt, tient à l’analyse que fait Meier du rôle des dieux dans Les Euménides.
Il se réfère explicitement à l’ouvrage de Carl Schmitt publié sous le titre Politische
Theologie en 1922 et republié, avec une seconde étude très différente, en 1970 51, quand il
donne comme titre du dernier sous-chapitre de son étude de la pièce d’Eschyle :
« “Politique théologique”. Les Euménides d’Eschyle dans la tradition de la pensée
politique grecque ». L’expression mise entre guillemets inverse le titre de Carl Schmitt :
Les Euménides proposent selon Meier non pas une théologie politique, mais une
politique théologique, « un pendant intéressant à la théologie politique de l’époque
moderne et contemporaine »52.
16 Une perspective de Carl Schmitt, qui est développée à la fin de la seconde étude de
Politische Theologie, aurait pu être alléguée, mais ne l’est pas. Schmitt voit dans un
passage de Grégoire de Nazianze sur la doctrine trinitaire, qui décrit la stasis de l’Un
contre lui‑même53, une véritable « stasiologie théologico-politique », capable de fonder
une sorte de « récidive gnostique »54. Le nemo contra deum nisi deus ipse que Goethe a mis
en tête du quatrième livre de Dichtung und Wahrheit y est rattaché à l’idée qu’« à toute
unité sont immanentes une dualité et par conséquent une possibilité de révolte, une
stasis ». Pour Schmitt, « l’homme nouveau » (celui de Hans Blumenberg) est aussi
entièrement déthéologisé que dépolitisé, il est « tabula rasa », et n’existe même plus en
tant qu’homme, si bien qu’il termine son livre en parodiant de façon sarcastique la
sentence de Goethe. Carl Schmitt estime que l’origine de cette sentence se trouve dans
les fragments dramatiques de Jakob Michael Lenz sur Catherine de Sienne 55. Denis
Trierweiler observe que le deus contra deum de ces fragments est un emprunt aux
Choéphores d’Eschyle56, et, de fait, le conflit interne au monde divin, dans L’Orestie, entre
les dieux anciens que sont les Érinyes et les divinités nouvelles que sont Apollon et
Athéna, est un élément fondamental de l’intrigue. Mais il n’est pas analysable dans une
perspective gnostique, et c’est pourquoi Christian Meier l’étudie, non pas dans le cadre
de la théologie, mais dans celui du passage violent de l’ancien droit au « nouveau
droit » par une décision exceptionnelle.
17 Christian Meier, lui, place donc le politique à l’origine, sous la protection, « pour la
dernière fois »57, des dieux, avec la garantie du « milieu » et de « l’ordre juste » qui sont
exigés aussi bien par Zeus et Athéna que par les Érinyes. Les dieux, « dans le monde et
pas hors de lui, étaient soumis à une légalité plus générale » 58. Dans le monde d’Eschyle,
la politique est conçue comme théologique, et l’ordre politique est garanti par la justice
divine. L’autonomie du politique naît de la volonté d’Athéna. À la fin du chapitre, ce
n’est plus Carl Schmitt qu’évoque Meier, mais son objectif reste le même. Selon Walter
Benjamin, à la différence du drame baroque, qui prend pour thèmes l’histoire et la
question de la souveraineté comme « art de gouverner », la tragédie d’Eschyle, elle,
repose sur le mythe héroïque et la succession des généalogies divines. D’un côté,
monothéisme, politique et État modernes, de l’autre polythéisme et « politique au sens
grec » (expression répétée deux fois).
18 Christian Meier lui-même s’est situé par rapport à Carl Schmitt, huit ans après la
publication de son livre, dans une contribution à un ouvrage collectif sur Carl Schmitt –
contribution dont l’existence même atteste l’importance du lien entre les deux
hommes. Plus nettement encore que dans son livre, il distingue ce qui lui semble
contestable et ce qui lui semble utile dans la notion de politique.

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19 Dans une première partie, il brosse un tableau, qui n’est pas sans ironie, de l’entreprise
quasi platonicienne de Schmitt, à la recherche, pour la première fois au monde, d’un
« concept » du politique59. La définition de ce concept est liée d’une part à la notion
d’intensité maximale dans la relation d’association entre les hommes, et d’autre part à
son apparition dans les situations critiques, exceptionnelles, et particulièrement dans
les guerres civiles ou extérieures. Alors apparaît la différenciation entre l’ami et
l’ennemi, la « découverte »60, que Schmitt impose, note Meier, quasiment sans
argumentation. Ici, Meier critique en particulier, avec raison, l’absence de toute analyse
sémantique historique du mot même de « politique ». Il remarque cependant que ce
point est brièvement abordé par Schmitt dans la réédition de 1963 61, et, à ce sujet, il cite
une lettre que Carl Schmitt lui a adressée le 29 mai 1968, où il semble vouloir répondre
à la critique de Meier, en se référant à une phrase « importante » de Hannah Arendt sur
la persistance, en profondeur, de la polis grecque dans les usages du mot « politique ». Il
vaut peut-être la peine de citer ce texte, dans lequel Carl Schmitt défend la célèbre
première phrase de son livre en assurant au professeur d’histoire ancienne que l’emploi
du mot « politique » dans l’expression « le concept du politique » correspond bel et bien
au « mot grec » et que la polis grecque restera toujours « là », aussi longtemps du moins
que nous utiliserons encore le mot « la politique ».
Der erste Satz (‘der Begriff des Staates setzt den Begriff des Politischen voraus’) hat es in sich
(also das griechische Wort !). In diesem Zusammenhang ist ein Satz von Hannah Arendt, in
der Zeitschrift Merkur Nr. 240 (Seite 313) wichtig :... in der Sprache sitzt das Vergangene
unausrottbar (...) Die griechische Polis wird so lange am Grunde unserer politischen Existenz,
auf dem Meeresgrunde also, weiter da sein, als wir das Wort ‘Politik’ im Munde führen.
La première phrase (« Le concept d’État présuppose le concept de Politique ») a [la
notion] en elle (c’est-à-dire, le mot grec !). Une phrase de Hannah Arendt est
importante dans ce contexte : « Le passé est inscrit dans le langage d’une façon
inextirpable (…) La Polis grecque continuera d’être là au fondement de notre
existence politique, comme au fond de la mer, aussi longtemps que nous aurons le
mot « Politique » à la bouche.
20 La référence à Hannah Arendt62 est notable, car son influence semble très nette sur
Christian Meier lui-même, notamment, comme on l’a vu, dans les analyses qu’il fait de
la « présence civique » à Athènes, justement pour corriger Schmitt. Mais Meier, tout en
saluant la référence, observe ensuite que Schmitt ne tient aucun compte de la cité
grecque antique, de ce Dasein (pour employer plus nettement le vocabulaire
heideggérien ici commun à Schmitt, Arendt et Meier) de la polis grecque. L’égalité des
citoyens et le sens de la communauté ont disparu du concept schmittien :
Die griechische Bedeutung von ‘politisch’, also ‘bürgerlich’ (mit dem Akzent auf die politische
Gleichheit der Bürger), ‘im Sinne des Ganzen’, ‘gemeinsam’, hat sich daraus in Schmitts
Verständnis restlos verloren63.
La signification grecque de « politique », c’est-à-dire « civique » (avec l’accent mis
sur l’égalité politique des citoyens), « dans le sens de la collectivité », « commun », a
donc complètement disparu dans l’interprétation de Schmitt.
21 Si bien que Meier va jusqu’à parler d’une « usurpation » (« ja, Usurpation ») par Schmitt
du mot « politique », en se référant d’ailleurs à une analyse comparable faite par Leo
Strauss dès 193264, et d’une façon beaucoup plus affirmée et polémique que dans son
livre de 198065. On comprend pourquoi il ne fait intervenir que de façon en quelque
sorte accessoire, dans son analyse des Euménides, la question de l’alliance avec Argos et
de la guerre extérieure : « Le concept d’ennemi ne joue absolument aucun rôle dans la
plus grande part de la politique66. »

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122

22 Christian Meier peut alors, dans une seconde partie, moyennant « l’inflexion » («
Wendung ») qu’il fait subir à l’utilisation schmittienne de l’opposition ami/ennemi,
expliquer sa propre tentative de définir le politique et résumer les analyses de son
livre. Le sentiment de l’ennemi permet de fonder l’unité politique face à l’extérieur, mais
le politique implique aussi l’effacement, la neutralisation, de ce sentiment à l’intérieur,
entre les citoyens, si l’on étudie « l’histoire de la façon élémentaire dont les hommes se
regroupent de façon politique (...) pour rendre possible protection, sécurité de
l’existence et aussi, en particulier, décisions »67, ce qui implique l’étude de la cité
grecque, du politique comme citoyenneté, du pouvoir politique comme alternance et
non comme domination. Or, même dans cette optique, maintient Christian Meier,
« d’une façon très frappante », « les plus importantes (certes pas les plus extrêmes)
conclusions de Carl Schmitt » se vérifient dans le premier texte sur le politique, selon
lui, à savoir Les Euménides d’Eschyle68.
23 La fin de l’étude s’éloigne du politique grec, pour aborder en particulier le parcours qui
a conduit Schmitt de la théorie de l’ami et de l’ennemi à l’antisémitisme 69, et je la laisse
donc de côté. On peut constater au moins un écart entre l’analyse que j’ai proposée et
l’auto-analyse de Christian Meier : dans sa contribution au colloque sur Carl Schmitt, il
ne mentionne la question de la « décision » qu’en passant, dans le passage que je viens
de citer, alors que c’est un point de contact très important entre les deux auteurs,
peut‑être l’aspect le plus personnel de l’analyse des Euménides proposée par Meier, et
que c’est un aspect essentiel de la théorie de Schmitt70. Il est vrai que c’est précisément
le point le plus délicat de la référence, puisque l’inflexion proposée aboutit en fait à un
renversement de la définition initiale, et que cela reste une aporie toujours actuelle de
la pensée politique idéaliste, et peut-être de la pensée politique en général 71.
24 Évoquons brièvement pour finir la façon dont le livre de Meier a été introduit dans la
discussion publique en France, principalement par l’entremise de Paul Veyne, qui
l’invita au Collège de France. Ce dernier préfaça ensuite, en 1984, le premier livre de
Christian Meier publié en français, son Introduction à l’anthropologie politique de l’Antiquité
classique72, issue de ses leçons au Collège de France, en le présentant comme étant à la
fois un « historien » et un « politologue » construisant une histoire politique non
événementielle, en somme comparable, dit-il, à la perspective de « notre École des
Annales ». Paul Veyne laisse entendre que c’est lui qui a introduit dans le titre du livre
la notion d’« anthropologie politique ». Ainsi, il rapprochait l’auteur du courant
français de l’anthropologie de la Grèce antique, dont il est l’un des représentants les
plus connus. Si Christian Meier lui‑même, dans la postface de son second ouvrage
publié en français, De la tragédie grecque comme art politique 73, déclare avoir utilisé avec
profit les travaux de « l’école de Jean-Pierre Vernant » sur « les structures profondes de
la pensée grecque », il ajoute qu’il trouve ses observations « trop largement axées sur
des structures profondes, universelles », et qu’il veut « cerner de façon plus nette et
plus rigoureuse le caractère original du corps civique athénien » 74. La construction de
ce rapport à l’anthropologie telle qu’elle était pratiquée en France a fait l’objet d’une
communication dans le volume d’études consacrées spécifiquement à l’œuvre de
Christian Meier75. Une autre communication du même volume, consacrée à
l’interprétation de la tragédie classique par Meier, discute avec une certaine précision
l’éventuelle complémentarité entre ce dernier et les travaux de Jean‑Pierre Vernant et
de ses compagnons de lutte (« mit Jean-Pierre Vernant und seinen ‘Mitstreitern’« ) sur les
rapports entre la politique et la tragédie, ainsi que les critiques de cette conception

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politique de la tragédie qui ont été formulées, entre autres, par Simon Goldhill 76, et,
ajoutons‑le, par Nicole Loraux, dans une sorte de palinodie. Mais il semble bien que la
réception française des travaux de Christian Meier sur « le politique » ait en partie
reposé sur un malentendu autour de la notion même d’anthropologie, qui n’a pas le
même sens en allemand, où elle désigne l’étude de l’homme en général et des
« structures profondes » de son esprit, et en français, où le mot est employé, en un sens
anglo‑saxon, d’une façon assez comparable à l’emploi du mot « ethnologie ». En tout
cas, elle n’a guère pris en compte sa tentative de légitimer d’un point de vue
démocratique, en se fondant sur l’étude de l’Athènes classique, une partie des analyses
de Carl Schmitt77.

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Meier 1980, 1995.
2. « Aischylos’ Eumeniden und das Aufkommen des Politischen ».
3. Meier 1988, p. 537-566 (voir aussi p. 605-607).
4. Martin 2008, Seidensticker 2008. Signalons que le rapport de l’étude de Christian Meier à Carl
Schmitt n’est pas mentionné non plus dans les interventions présentées récemment aux
Entretiens de la Fondation Hardt sur Eschyle (Jouanna & Montanari 2009). Sur les relations entre
les deux hommes, « Christian Meier zählt wie (...) Ernst Wolfgang Böckenförde und (...) Reinhart
Koselleck (...) zu jener konservativen Geisteselite, für die Carl Schmitts Wohnort Plettenberg die eigentliche
geistige Hauptstadt der Bundesrepublik war. Wer nach Plettenberg pilgerte, bekam von Carl Schmitt ein
Zimmer in ‘Deutschen Haus’ reserviert und ‘Hausaufgaben’ über Nacht gestellt » (Tageszeitung, 15. 03.
2006, référence que je dois à J. Harvey Lomax, traducteur de Meier, H. 1990 en américain).
5. Bernett, Nippel & Winterling 2008, p. 303 (« sei es Machiavelli und Guicciardini, Montesquieu,
Tocqueville, Jacob Burckhardt, Otto Hintze oder Carl Schmitt, Norbert Elias, Hannah Arendt, auch
Sternberg und Gehlen »). Suit une autre liste de noms qui ne doivent pas être omis, comprenant
Otto Vosler, Alfred Heuß, Reinhart Kosellek, « ebensowenig Paul Veyne und Jean-Pierre Vernant ».
6. On pourra compléter cette présentation sommaire en lisant l’étude de Christian Meier citée
note 3 ci-dessus, ou encore, notamment, Meier, H. 1990, Lomax 2000. Le Professeur Meier me
signale la parution de Mehring 2009 dont il a rédigé un compte rendu (Meier Chr. 2010b).
7. L’étude Der Begriff des Politischen (pour la version française du titre, on peut préférer à « la
notion de politique » la traduction plus précise « le concept du politique » : Zarka 2009, p. 9) est
réunie avec une autre étude que l’auteur avait présentée peu auparavant dans l’Espagne
franquiste, Théorie du partisan, dans Schmitt 1972. Je cite aussi l’édition allemande de 1932 (qui est
la publication revue d’une étude de 1923). Comme on le verra infra, il est possible que la réédition
allemande de 1963 ait joué un rôle important à la source même du livre de Christian Meier de
1980.
8. Schmitt 1995.
9. Schmitt 1972, p. 86.
10. On a souvent critiqué l’usage que Schmitt fait de Hobbes. Voir par exemple, outre Leo Strauss
(voir H. Meier 1990), Tuchscherer 2004 et Zarka 2009, qui montre que pour Hobbes la
souveraineté ne se définit ni par la dictature ni par l’exception, et qu’il y a chez lui une

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126

« ontologie de l’individuel » absente de la pensée de Carl Schmitt (« Le mythe contre la raison :


Carl Schmitt ou la triple trahison de Hobbes », p. 47-70).
11. Tuchscherer 2004, p. 280.
12. Schmitt 1995, p. 83, commenté par Tuchscherer 2004, p. 281-282, qui analyse les difficultés de
cette doctrine chez Hobbes lui-même et les nombreuses « inflexions » que Schmitt lui fait subir.
13. Schmitt 1988, p. 15, avec une note importante du traducteur (la phrase allemande est : «
Souverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet »). Voir aussi p. 22 : « Il subsiste malgré tout
un ordre, fût-ce un ordre qui n’est pas de droit. L’existence de l’État garde ici une incontestable
supériorité sur la validité de la norme juridique (…) L’État suspend le droit en vertu d’un droit
d’autoconservation, comme on dit. »
14. Schmitt 1972, p. 69.
15. Ibid.
16. Meier 1995, p. 107 = Meier 1980, p. 144 : « In ihm ist das Politische in dem Moment zur Sprache
gebracht worden, in dem es sich in Athen zum ersten Mal und in erschütternder Weise voll verwirklichte.
Und dies in einer unerhört adäquaten, noch heute aktuellen Weise. »
17. « Éphialte (…) écarta beaucoup d’Aréopagites (…), ensuite, sous l’archontat de Conon, il
dépouilla le conseil de tous les pouvoirs supplémentaires grâce auxquels il était le gardien du
régime, et remit les uns aux Cinq Cents, les autres au peuple et aux tribunaux (…). Éphialte périt
assassiné peu après. » (Aristote, Constitution d’Athènes, 25, trad. M. Sève, Paris, Le Livre de Poche,
2006.)
18. Meier 1995, p. 13 ( = Meier 1980, p. 14 : « der Sinn für das Politische [...] eine Funktion des
Wirtschaftlichen »).
19. Meier 1995, p. 14 ( = Meier 1980, p. 16 : « die Überwindung diesen Gegensätze »).
20. Ou plutôt : « Zum Begriff des Politischen ». L’écart est signifiant, Meier écrivant « à propos du
“concept du politique” » (scil. tel qu’il a été défini par Carl Schmitt).
21. Expression de Donoso Cortés qu’affectionne Carl Schmitt (par ex. Schmitt 1988, p. 67).
22. Cf. Trierweiler 2009, p. 27.
23. Cf. la première phrase du premier chapitre : « Les Grecs appelaient politique ce qui était
propre à la polis » (Meier 1995, p. 25) : « wenn die Griechen das der Polis Eigene politisch nannten,
so... » (Meier 1980, p. 27). L’emploi du mot remonte principalement à Jacob Burckhardt (cité à la
fois par Schmitt et par Meier) : cf. Bauer 2001, p. 119. L’adjectif πολιτικός est en fait un dérivé de
πολίτης, « citoyen », et non pas directement de πόλις (voir Demont à paraître).
24. Meier 1995, p. 31 ( = Meier 1980, p. 36 : « einen bestimmten Intensitätsgrad von Assoziation und
Dissoziation »).
25. « Der bürgerlichen Gegenwärtigkeit » (p. 91), expression que Meier cite aussi en français dans
son texte allemand : ce chapitre a été présenté à Paris dès 1972 et publié une première fois en
1973 (Meier 1973). Les analyses de Hannah Arendt réhabilitant la praxis contre le « yankisme »
présentent de fait des aspects assez comparables (voir une présentation générale dans Demont
2002). Chr. Meier a correspondu une fois avec Hannah Arendt (« leider nur […] ein einiges Mal »,
Meier 2010 per litt.).
26. Meier 1995, p. 95.
27. Notons un écart entre le titre allemand du sous-chapitre (« Die Eumeniden als Zeugnis frühen
politischen Denkens », p. 177) et la traduction française (« Les Euménides comme témoignage d’une
pensée politique nouvelle », ibid., p. 125). La traduction perd l’idée que, pour Meier, la pensée
politique, prise au début, n’obéissait pas à la problématique schmittienne. Le Professeur Meier me
précise que le travail sur Les Euménides a été effectué à partir de 1977 pour deux conférences à
Berlin, puis rédigé au début de 1979 à Princeton, avant les chapitres sur la notion de politique.
28. « Die Problematik der Entscheidung » (Meier 1980, p. 190).
29. « Und da findet sich das Unerhörte, geradezu absurd Anmutende », ibid. p. 191.

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127

30. Cela suppose qu’Athéna mette son suffrage avant le décompte des voix, ce que le texte semble
bien impliquer (v. 734-735), en annonçant que l’égalité vaudra acquittement (annonce qui sert
d’explication à la pratique athénienne). Cf. le résumé des discussions par Sommerstein 1989,
p. 211-226.
31. Meier 1995, p. 135-136 ( = Meier 1980, p. 194 : « Es ist in nuce die Einsicht des Dezisionismus.
Gerade die kühne Konstruktion des Abstimmung weist auf das Bewußtsein, daß Geltung und Wahrheit im
politischen Entscheidungsproceß zu trennen sind ; daß, wie begründet auch immer der Einzelne zu seinem
Votum kommt, am Ende die Mehrheit entscheidet ; daß diese Entscheidung verbindlich ist, ohne deswegen
zwingenden Argumenten zu entspringen. ») On pourra comparer : « Considérée d’un point de vue
normatif, la décision est née d’un néant. La force juridique de la décision est autre chose que le
résultat des arguments qui la fondent. » (Schmitt 1988, p. 42.)
32. Cf. v. 974.
33. Meier 1995, p. 138 ( = Meier 1980, p. 196 : « Voraussetzung war, daß man die Bürger in ihrer
Gegenwärtigkeit für voll nahm. Eben das gehört zum Politischen der Griechen. »)
34. Meier 1995, p. 31.
35. Ibid. p. 111 (( = Meier 1980, p. 152 : « der Feind war nur der andere, der die eigene Existenz bedrohte,
in keiner Weise ideologisch disqualifiziert »), avec la note 20 p. 377 ( = Meier 1980, n. 26 p. 152).
36. Le Professeur Meier conteste cette appréciation, en précisant que son analyse a pour origine
la comparaison répétée des représentations de l’ennemi sur les sculptures du British Museum, de
même taille sur les métopes de Bassae, d’une taille beaucoup plus petite sur les œuvres orientales
(« Immer wieder bin ich an den Metopen von Bassai vorbeigegangen, immerwieder an den Darstellungen
des orientalischen Monarchien, denen gegenüber die Feinde ganz klein waren, während in Bassai von gleich
zu gleich gekämpft wurde. Gewiß ist es richtig, daß zwischen Griechen und Barbaren, Griechen und
Amazonen eine Asymmetrie besteht. Aber —bis auf das berühmte Vasenbild nach der Schlacht am
Eurymedon— begegnet [man] nicht die Verachtung, nicht die Geringschätzung des Gegners. Das ist gemeint
—und da wäre in der Tat eine Entsprechung zu Carl Schmitts Bemerkung, obwohl er ganz anderes im Auge
hat als ich », Meier 2010 per litt.).
37. Si l’on accepte avec Paul Mazon la correction de Schütz ἐμοί (au lieu de ἐμοῖς), ce qui n’est
pas très facile à comprendre cependant (« 119 has never been satisfactorily interpreted or emended »,
note Sommerstein ad loc.).
38. Ibid. p. 146-147 avec p. 389 n. 169. Dans la version française du livre de Meier : « Qu’on
échange des joies dans un commun amour et qu’on se haïsse d’une seule âme : c’est un grand
remède chez les humains », il faut corriger « qu’on se haïsse » en « qu’on haïsse », mais le texte
allemand est un peu différent : « Freuden möge man sich wechselseitig geben, in
gemeinfreundschaftlichem / das Allgemeine liebendem Geiste (Droysen : Eins in der Liebe zum Ganzen),
und hassen mit einem Sinn. Vieler Übel unter den Sterblichen ist das das Heilmittel. » (Meier 1980,
p. 208.) Meier y juxtapose deux interprétations possibles de l’adjectif koinophiles, qu’il développe
p. 211 de l’édition allemande, p. 148 de l’édition française : « C’est la koinophilès dianoia dans sa
double signification d’amour du tout (du koinon) et d’amitié commune à tous », en renvoyant
pour la première à Droysen.
39. Il a pu être ajouté par Eschyle lui-même à un stade quelconque de la publication de la pièce :
cf. Sommerstein (suivant K. J. Dover), p. 251-252.
40. Sommerstein 1989, p. 30, va un peu trop loin quand il propose la traduction : « May you have
external war, and plenty of it ».
41. Traduction personnelle.
42. Ad loc. opposant, peut-être avec trop d’optimisme, « the normal Greek attitude », exprimée dans
un adage fameux d’Hérodote (VIII, 3.1).
43. « There is probably an allusion to the principle τοὺς αὐτοὺς φίλους καὶ ἐχθροὺς νομίζειν which
was often a requirement in treaties of alliance between states (e.g. IG I 3 89.28) and a fortiori was vital for

Philosophie antique, 11 | 2011


128

civic peace within a state », commente fort bien Sommerstein. Si Carl Schmitt a connu cette
expression grecque, il a pu l’utiliser à l’appui de ses théories.
44. Meier 1995, p. 147 ( = Meier 1980, p. 208-209 : Freundschaft (philia) also nach Innen, einmütige
Feindschaft nach Außen (...) Feindschaft soll nicht mehr nach Innen, dafür geschlossen nach Außen sein :
eine neue Polis-bezogene Scheidung von Freund und Feind soll stattfinden, eine Verlagerung der Freund-
Feind Konstellation. Darin soll die Polis ihre Einheit bewinnen »).
45. Voir supra p. 155. Cela apparaît plus encore si l’on tient compte d’une phrase omise dans la
traduction française : « Platon hat nachher im Großen eine analoge Freund-Feind-Scheidung getroffen.
(…) Platon unterscheidet entsprechend zwischen polemos gegen die Barbaren und stasis (Zwietracht,
Bürgerkrieg unter den Griechen), s. Politeia 469 f. Vgl. Menexenos 245c. » (Meier 1980, p. 208.)
46. A-t-il été mené à terme ? Il ne semble pas.
47. Meier 1995, p. 147 ( = Meier 1980, p. 210 : « Das Denken in Freund-Feind-Kategorien blieb auch
dann noch unter den Adligen lebendig. Daran knüpft Aischylos an. »)
48. Ibid. p. 148.
49. Ibid. p. 154.
50. On comparera les observations sur le libéralisme que Schmitt emprunte à Donoso Cortés :
« Son essence est la négociation, les demi-mesures conservatoires, avec l’espoir que la
confrontation définitive, le combat sanglant qui fera la décision, puisse se muer en débats
parlementaires et être éternellement remis grâce à une éternelle discussion. La dictature est le
contraire de la discussion. » Et il rapproche cela du « système d’un Condorcet, par exemple », où
« la société humaine se métamorphose en un immense club » et où, « de la sorte, la vérité se fait
de soi grâce au scrutin. » (Schmitt 1988, p. 71.)
51. Traduction française : Schmitt 1988.
52. Meier 1995, p. 157, avec une note qui récuse explicitement, dans le cas de la Grèce antique, la
fondation du politique sur des concepts théologiques sécularisés.
53. De filio (Or. 29), 2, 7. Schmitt 1988, p. 173-175 (avec une longue note sur le sens du mot stasis,
qui contient une étrange remarque sur la pax americana de l’après-guerre).
54. Expression reprise à Blumenberg 1966, son adversaire principal dans cette étude.
55. Schmitt 1988, p. 178.
56. Trierweiler 2009, p. 41.
57. Meier 1995, p. 165 : « Pour la dernière fois, le meson s’inscrivait dans l’horizon de la politique
théologique. Plus tard, il sera surtout appréhendé sociologiquement ou au travers de concepts
institutionnels mixtes. »
58. Meier 1995, p. 159.
59. « Soweit ich weiß, bezog sich der Gebrauch des substantivierten Adjektivs ‘das Politische’ vor Carl
Schmitt nur auf einzelne Bedeutungen von ‘Politischen’. » (Meier 1988, p. 540.) La notion de « science
politique » est abondamment discutée dans la Grèce classique, comme on le sait (voir quelques
réflexions sur ce thème dans Demont à paraître).
60. « Er glaubte sie einfach ‘gefunden’ zu haben (...) Es gab einen Verblüffungseffekt. Keiner hatte sich bis
dahin um den ‘Begriff des Politischen’ gekümmert. » (Meier 1988, p. 542, qui cite à l’appui les mots
d’Ernst Jünger à la parution du livre.)
61. On peut se demander si, comme le suggère aussi une phrase ultérieure de l’article, ce n’est
pas cette préface à la réédition de 1963 qui a été l’élément déclenchant du livre de C. Meier
(Meier 1988, p. 551). Le Professeur Meier a bien voulu me préciser qu’il ne connaissait pas
personnellement Carl Schmitt avant 1967, et que cette hypothèse est donc fragile : « Aber wer weiß
das ? Nachträglich kann ich das nicht mehr rekonstruiren. » (Meier 2010 per litt.)
62. Sur H. Arendt et la philosophie politique grecque classique, je me permets de renvoyer à
Demont 2002, où l’on trouvera une première bibliographie.
63. Meier 1988, p. 543.
64. Sur ce « dialogue entre absents », cf. H. Meier 1990.

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129

65. « Je pense que la capacité de distinguer ami et ennemi n’est pas le critère du politique, mais
seulement de l’unité politique (nur dasjenige der politischen Einheit). » (Meier 1988, p. 545.) Voir
cependant déjà Meier 1995, p. 30-31.
66. Meier 1988, p. 547.
67. Ibid. p. 550 (« die Geschichte der ganz elementaren Weise des politischen Sich-Gruppierens von
Menschen [...], um Schutz wie Daseinsfürsorge wie insbesondere auch Entscheidungen zu ermöglichen »).
68. Ibid. p. 551.
69. Voir sur ce point, par exemple, Faye 2009.
70. En un sens différent, Meier 2010 per litt. : « Es war vielerlei, was man bei C. S. lernen konnte.
Einerseits eben zu Freund und Feind und zu Dezision, andererseits zu Politischen. »
71. Le Professeur Meier m’écrit à ce propos : « Dieses ‘Politische’ hat mich sehr gequält. Ich hatte
immer (und habe ich heute) das Gefühl, daß es ein wesentliches Thema war –sowie man es von C S.
ausgehend konzipieren könnte. Aber ich bin eigentlich nie ganz zufrieden mit meinen Ausführungen
darüber gewesen. » (Meier 2010 per litt.)
72. Meier 1984, p. 5-6.
73. Meier 1991, p. 269-271.
74. Réticences du même genre (et signalées par Martin 2008, p. 61) à l’égard des travaux de Sally
Humphreys dans Meier 1995, p. 356-357 n. 17.
75. Martin 2008.
76. Seidensticker 2008, notamment p. 75-78.
77. Sur le sens du mot en allemand, cf. par exemple Hose 2009, p. 7-8 : « Gründsätzlich will ich damit
—in Abgrenzung zum angelsächsischen Gebrauch von ‘anthropology’, mit dem eine Ethnologie oder
Völkerkunde gemeint zu werden pflegt, — gemäß der gängigen Auffassung im deutschen Sprachraum eine
‘Wissenschaft vom Menschen’ bezeichnen. » On trouvera une critique virulente du concept de
« politique » dans Detienne 2005, p. 144-176 (« Des comparables sur les balcons du politique ») :
Carl Schmitt et sans doute Christian Meier y sont implicitement visés dans une allusion, p. 149,
où M. Detienne dit ne pas vouloir « perdre de temps » à « inventorier » les analyses « de
l’invention du politique » à partir de « la distinction de l’ami et de l’ennemi ». Marcel Detienne,
lui, analyse des sociétés politiques variées selon une méthode comparative entièrement
différente de celle de Christian Meier. Pour une autre critique, non moins virulente, adressée à
l’usage conscient du « concept de politique » comme « mythe » (« instrument de combat contre le
rationalisme politique, en particulier celui de la démocratie libérale où le politique se dégrade et
se décompose en négociations et discussions », p. 10), cf. Zarka 2009b. On trouvera un état plus
récent de la réflexion de Christian Meier sur le politique dans son étude « Polis und Staat. Zwei
Ausprägungen des Politischen und die Frage nach seiner Zukunft » (Meier 2006), que je le remercie de
m’avoir communiquée.

RÉSUMÉS
Dans La naissance du politique (Paris, 1995), Christian Meier propose, à partir de l’étude des
Euménides d’Eschyle, une réinterprétation et une correction en un sens démocratique du
« concept du politique » élaboré par Carl Schmitt.

Christian Meier’s analysis of Aeschylus’s Eumenides in Die Entstehung des Politischen bei den Griechen
(Frankfurt am Main, 1980) investigates a democratic version of Carl Schmitt’s theory of Politics.

Philosophie antique, 11 | 2011


130

INDEX
Mots-clés : politique, démocratie
Keywords : politics, democracy

AUTEURS
PAUL DEMONT
Université Paris IV Paris-Sorbonne

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131

Varia

Philosophie antique, 11 | 2011


132

Aristote, De Cœlo, I 9 : l’identité des


« êtres de là‑bas »
Fabienne Baghdassarian

1 En De Cœlo (DC), I, 9, c’est en montrant que notre monde utilise la totalité de la matière
existante1 qu’Aristote choisit de défendre la thèse de l’unicité de l’univers 2. On
comprend, en effet, qu’il est impossible que plusieurs univers existent, s’il n’y a aucun
substrat matériel qui puisse entrer dans la composition d’un autre monde que le nôtre.
C’est pourquoi Aristote entreprend de démontrer qu’il ne se trouve rien de corporel au-
delà de la limite dernière de notre ciel car, en vertu du nombre limité des corps
élémentaires, en vertu de la théorie des lieux naturels, il faut admettre qu’aucun corps
ne réside en dehors de l’univers3. Et si, poursuit-il, aucun corps ne s’y trouve, ne s’y
trouvent pas non plus ces déterminations des corps que sont le lieu, le vide et le temps 4.
Assurément, on peut donc conclure qu’il n’existe pas, qu’il n’a jamais existé, ni
n’existera jamais d’autres univers que le nôtre5.
2 Bien qu’il ait atteint son objectif, le chapitre I 9 ne se referme pourtant pas sur cette
conclusion. Interviennent encore quelques remarques, par lesquelles Aristote procède à
un éloge appuyé de la perfection de certains êtres. Il n’est pas rare, dans le DC,
qu’Aristote conclue une argumentation cosmologique en recourant au témoignage de la
tradition ou de la réflexion théologique. Il en va ainsi des remarques sur lesquelles
s’achève, en I 36, la démonstration de la supériorité de l’élément éthéré. C’est aussi ce à
quoi l’on assiste, en I 97, dans les dernières lignes de la preuve de l’unicité de l’univers.
Aristote s’y réfère à la clairvoyance des Anciens8, puis aux enseignements des enquêtes
théologiques9, afin de mieux souligner la perfection des « êtres de là‑bas », leur
immutabilité, leur existence heureuse et autarcique, ainsi que l’éternité dont ils
jouissent. Le procédé rhétorique et démonstratif du texte n’a donc rien d’inhabituel. Il
n’est pas certain, cependant, qu’on en connaisse précisément l’objet. Sans nul doute, les
êtres en question sont fort éloignés de nous. On en ignore, toutefois, l’identité exacte.
Sur ce point, du reste, les interprètes ne sont jamais parvenus à s’unir au sein d’un
consensus un peu ferme. Ils s’opposent, au contraire, depuis l’antiquité, entre partisans
de deux hypothèses distinctes, certains penchant en faveur d’une référence aux astres

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fixes10, d’autres estimant que « les êtres de là‑bas » désignent des réalités
hypercosmiques11 :
C’est pourquoi les êtres de là-bas (τἀκεῖ) ne sont pas par nature dans un lieu, ni ne
vieillissent par le temps, il n’y a pas non plus de changement pour aucun des êtres
qui se rangent au-dessus de la translation la plus extérieure, mais inaltérables et
impassibles, ils possèdent l’existence la meilleure et la plus autarcique, qu’ils
poursuivent pendant toute leur durée de vie. (Et, en effet, les Anciens ont
divinement parlé en prononçant ce nom. De fait, le terme qui enveloppe le temps de
la vie de chacun, en dehors duquel on n’est pas conformément à la nature, on l’a
appelé la durée de vie de chacun. Et, selon le même raisonnement, le terme du ciel
entier, c’est-à-dire le terme qui enveloppe la totalité du temps et l’infini, c’est la
durée (αἰών), qui a tiré son nom de l’existence éternelle (τοῦ αἰεὶ εἶναι), et qui est
immortelle et divine.) C’est de là aussi, pour les autres êtres, que dépendent, plus
régulièrement pour les uns, obscurément pour les autres, l’être et la vie. Et, en effet,
comme dans les travaux philosophiques destinés au public et qui portent sur les
réalités divines, on fait souvent valoir, grâce aux raisonnements, qu’il est nécessaire
que le divin soit immuable dans sa totalité, lui qui est premier et suprême. Qu’il en
soit ainsi témoigne en faveur de ce qu’on a dit. En effet, il n’y a rien de supérieur à
lui qui le puisse mouvoir (car cela serait plus divin), il ne possède rien de vil, ni ne
manque d’aucune des beautés qui lui sont propres. Il est aussi raisonnable qu’il soit
mû (κινεῖται) d’un mouvement tout à fait incessant car toutes les choses qui sont
mues cessent leur mouvement chaque fois qu’elles arrivent dans leur lieu propre,
mais, pour le corps mû en cercle, c’est le même lieu que celui d’où il part et celui où
il achève son mouvement12.
3 À la lecture de la totalité du passage, on comprend le trouble qui est celui des
interprètes : si les premières lignes, de 279a18 à 22, suggèrent assez naturellement qu’il
est ici question de réalités incorporelles extérieures à la sphère externe du ciel, la suite
du texte, en revanche, ne paraît avoir de sens qu’à la condition qu’on estime que c’est
l’heureuse perfection des étoiles fixes qu’Aristote décrit ici. N’est-ce pas en effet
l’exemple du ciel qui, à partir de 279a25, motive la signification véritable de l’αἰών ? Et
n’est-ce pas assurément du ciel et de son mouvement circulaire qu’il est question, à
partir de 279b1 ? L’évidence textuelle de la transcendance des « êtres de là-bas » tend
ainsi progressivement à s’effacer au profit de l’homogénéité du texte qui plaide en
faveur d’une tout autre identité. Le scrupule de l’exégète renvoie alors dos à dos les
indices textuels et les arguments structuraux, sans parvenir à les accorder.
4 Peut-être ce texte n’aurait-il pas tant piqué la curiosité des commentateurs, si l’on
n’avait eu tendance à voir en lui le témoin précieux, bien qu’énigmatique, d’une
certaine phase de la cosmologie et de la théologie d’Aristote, le tout sur fond d’une
relecture chronologique du corpus. C’est un fait, en l’occurrence, qu’on s’étonne de ne
pas voir apparaître plus souvent la doctrine du Premier Moteur Immobile, dans le DC,
c’est‑à‑dire dans un traité de cosmologie13 où les recherches d’Aristote le conduisent, de
surcroît, à considérer de plus près les principes des déplacements stellaires 14. Il est vrai
que, en DC II, 6 15 et II, 12 16, il énonce très clairement la subordination du mouvement
astral à l’influence d’un moteur incorporel et parfait. Ces deux textes, toutefois,
forment comme une exception à la règle qui veut que l’étude du ciel, dans le DC, ne
mobilise jamais l’influence du Premier Moteur, de sorte que ces deux passages sont
parfois suspectés d’être des ajouts17 au corps principal de l’enquête. On saisit alors
mieux l’importance que peut revêtir, dans ce contexte, l’intelligence de la fin du
chapitre 9 du premier livre. Comprendre qui sont « les êtres de là‑bas », trancher entre
l’hypothèse de leur transcendance et celle de leur identité astrale, ce serait un peu

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parvenir à déterminer si la cosmologie du DC recouvre parfaitement l’ensemble du réel


ou bien si elle laisse ouverte la possibilité qu’il existe certaines réalités
hypercosmiques. Il s’est souvent agi alors, pour les différents commentateurs du traité
18
, de valider ou d’invalider, au moyen de ce texte, l’hypothèse qu’Aristote ait pu, dans
le DC, adhérer à ce qu’on peut appeler une théologie purement cosmique, dans laquelle
les astres sont les réalités dernières et les divinités les plus hautes.
5 À cet égard, il est remarquable que, à quelques exceptions près 19, la tradition
interprétative n’ait abordé cette question qu’au moyen d’une logique binaire : soit, en
effet, le texte confirme qu’il n’y a rien au-delà des astres fixes et l’on en conclut alors
très légitimement que le Stagirite ne croyait pas nécessaire de s’en remettre à la
doctrine du Premier Moteur Immobile ; soit le texte atteste l’existence de certaines
réalités transcendantes et c’est alors au Premier Moteur qu’elles sont assez
immédiatement rattachées. En somme, tout se passe comme si Aristote n’avait pas
d’autre moyen, pour s’en référer à l’existence d’êtres métaphysiques, que d’en passer
par la théorie du Premier Moteur. Si cette alternative est la bonne, s’il est légitime de
conclure que les textes qui admettent l’existence d’une réalité transcendante
admettent ipso facto celle du Premier Moteur, c’est alors que ce concept relève
principalement d’un ordre théologique du discours : ce serait donc à sa perfection et à
sa transcendance, plus qu’à sa fonction motrice, qu’il faudrait accorder le plus de
valeur. Dans cette perspective, la doctrine du Premier Moteur serait bien plus que
l’affirmation de l’existence d’un principe immobile du mouvement céleste ; elle serait
aussi et surtout ce par quoi Aristote poserait l’existence d’un être divin transcendant.
En revanche, s’il est envisageable de basculer vers une logique ternaire, s’il est
envisageable qu’Aristote ait pu souscrire à l’existence d’une ou plusieurs réalités
transcendantes qui ne fussent pas pour autant des moteurs immobiles, il faut alors
accorder plus de poids à la fonction du Premier Moteur et, ainsi, prendre en compte son
inscription au sein d’un discours archéologique, puisque dès lors la doctrine qui
l’énonce ne servirait pas tant à poser la thèse de la transcendance divine qu’à mieux
définir la fonction cosmique de cette transcendance.
6 Relativement à cette question, il peut sembler souhaitable d’entreprendre à nouveaux
frais l’analyse de ce passage du DC I, 9, car il n’est pas impossible qu’il permette
d’apprécier le domaine de pertinence de la doctrine du Premier Moteur, en jetant
quelque lumière, si faible soit-elle, sur ses motivations conceptuelles. Ceci, toutefois,
n’est envisageable qu’à la condition qu’on parvienne à déterminer, avec certitude, qui
sont les êtres de là‑bas, ce qui – on le mesure à la complexité du passage – implique
qu’on réussisse à faire converger à la fois le contexte de l’extrait, sa formulation et sa
structure.

La démonstration en DC I, 9 et la recherche de
l’extériorité
7 DC I, 9, avons-nous dit, est tout entier consacré à la démonstration de l’unicité de
l’univers. Cette question n’est pas nouvelle ; son traitement remonte au début du
chapitre 820. À l’inverse du chapitre 8, cependant, Aristote n’entreprend pas de prouver,
au moyen d’un raisonnement par l’absurde, que l’univers est unique, en montrant les
conséquences inadmissibles qu’engendrerait l’existence de mondes multiples 21 ; il
souhaite plutôt ruiner à sa source l’hypothèse même de la multiplicité des mondes. À

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cet effet, il soutient que le monde fait exception à la règle selon laquelle tous les êtres
sensibles peuvent être numériquement multiples, quoique formellement identiques 22.
Sans récuser la validité générale de ce principe, il entend prouver qu’il ne s’applique
pas au cas particulier de l’univers, étant donné que celui-ci utilise déjà la totalité de la
matière existante23. Ainsi, la multiplicité des univers n’est pas exclue de droit, mais elle
est impossible de fait24. À ce stade, cependant, Aristote n’a encore rien prouvé : il a
simplement indiqué la piste qu’il souhaitait suivre dans le but de démontrer l’unicité du
ciel. En l’occurrence, suivre cette piste requiert de prouver que rien n’existe en dehors
du ciel25, du moins, rien de corporel, rien qui puisse constituer une matière disponible
pour la constitution d’un autre monde. À partir de 278b2526, Aristote en fait la
démonstration : s’il devait exister un corps au-delà de la sphère des fixes (ἔξω τῆς
ἐσχάτης περιφορᾶς), il s’agirait soit d’un corps simple, soit d’un corps composé. Dans la
première hypothèse, ce corps devrait s’y trouver soit par nature, soit contrairement à
la nature. Qu’il y soit par nature, cela est impossible, puisque le lieu propre de chacun
des cinq éléments est à l’intérieur du monde. Il n’est pas non plus possible qu’il y soit
contre nature, puisque ce qui est contre nature pour un corps est naturel pour un autre
corps. Or, il n’existe pas de sixième élément27. Aucun corps simple ne peut donc se
trouver à l’extérieur du monde et, en conséquence, aucun corps composé non plus,
puisque si un corps composé s’y trouve, un corps simple au moins doit s’y trouver aussi.
Il ne peut donc ni ne pourra y avoir plus d’un monde. Cette argumentation rejoint en
partie celle du fragment 19a (Ross) du De Philosophia (DP), qui souhaitait démontrer,
pour une autre raison28, que rien de corporel n’existait à l’extérieur du dernier orbe. Or,
dans le fragment 19a, cette démonstration n’interdisait pas qu’Aristote envisageât
qu’une réalité incorporelle pût exister à l’extérieur du ciel :
Si donc il existe quelque chose à l’extérieur du monde, ce serait un vide total ou
bien une nature impassible qui ne pourrait ni pâtir ni agir 29.
8 Aussi peut-on s’attendre à ce qu’Aristote fasse allusion, en DC I, 9 – comme ce fut le cas
dans le DP – au fait que son argumentation n’interdit pas l’existence hypercosmique
d’une réalité incorporelle. Dans ces deux textes, en tout cas, la réfutation du Stagirite
porte exclusivement sur la possibilité que quelque chose de corporel existe à l’extérieur
du monde. En témoigne le corollaire qu’il énonce, en 279a11‑18, par lequel il exclut que
les propriétés physiques des corps existent en dehors de l’univers :
En même temps, il est clair qu’il n’y a ni lieu, ni vide, ni temps en dehors du ciel 30.
9 Le lieu, en effet, est la place du corps naturel, tandis que le vide – dont Aristote admet
ici l’existence – en signale l’absence. Quant au temps, il est nécessairement lié au
mouvement et, par suite, à l’existence d’un corps susceptible de se mouvoir. Si donc il
n’y a aucun corps à l’extérieur du ciel, il n’y a ni place, ni temps, dans lesquels il
pourrait résider. Ce qui est en dehors du ciel ne relève donc plus de l’ordre physique.
Remarquons toutefois que ceci n’élimine pas totalement la possibilité que quelque
chose de métaphysique puisse y exister, pas plus que n’empêche de soutenir, en
Physique, VIII, l’existence d’une réalité transcendante, l’argumentation qu’Aristote
mène en Physique, IV, 5, par laquelle il prouve que le ciel n’est nulle part, puisqu’il n’y a
rien en dehors de lui. Cette remarque a son importance car c’est immédiatement après
avoir souligné qu’il n’y avait ni lieu, ni vide, ni temps en dehors du ciel qu’Aristote en
vient à énoncer l’existence de réalités, au sujet desquelles on s’interroge pour savoir si
elles sont transcendantes :
Il est donc manifeste qu’il n’y a ni lieu, ni vide, ni temps hors du ciel. C’est pourquoi
les êtres de là‑bas ne sont pas par nature dans un lieu, ni ne vieillissent par le

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temps, il n’y a pas non plus de changement pour aucun des êtres qui se rangent au-
dessus de la translation la plus extérieure31…
10 Le raisonnement semble ici très progressif. Il est parfaitement clair que l’allusion à
τἀκεῖ est une conséquence (Διόπερ) de la remarque selon laquelle il n’y a ni lieu, ni
temps, ni vide en dehors du ciel. C’est pourquoi Jaeger32, Guthrie33 et Allan 34 ne
ponctuent pas comme le fait Moraux (dont nous reproduisons ici le texte) :
contrairement à Moraux qui sépare ces deux remarques par un point, pour mieux
suggérer qu’elles sont déconnectées l’une de l’autre, ils préfèrent placer un point en
haut, accentuant ainsi la continuité de l’argumentation. Et c’est précisément cette
continuité que Simplicius35 fait valoir en faveur de l’existence de réalités
transcendantes : il lui apparaît qu’Aristote est ici en train d’énoncer les corollaires de
l’inexistence du lieu, du vide et du temps en dehors de l’univers, pour déterminer le
statut de ce qui n’est ni dans le temps, ni dans le lieu 36. Il n’y a pas nécessairement de
contradiction à décrire des êtres transcendants à la manière d’Aristote ici, c’est‑à‑dire
au moyen de concepts corporels (le lieu et le temps), car l’analyse du contexte
immédiat de cet extrait a pu convaincre que l’attention du Stagirite se portait
uniquement sur la possibilité de l’existence d’un corps hypercosmique. Cela n’a donc
rien d’incompréhensible qu’il examine ce qu’il en est des réalités hypercosmiques
incorporelles au moyen des seuls concepts dont il dispose 37. On pourrait toutefois
estimer que cette continuité argumentative ne prouve rien, attendu que le ciel, au sens
strict, n’est ni dans un lieu, ni dans le temps et qu’il peut, en outre, être dit immuable.
Qu’il ne soit pas dans le temps, ni ne vieillisse en lui, la relation du mouvement astral au
temps doit nous en convaincre. L’existence des astres fixes ne peut être mesurée par le
temps, puisque c’est leur mouvement qui en est la mesure38. Que le ciel ne soit pas dans
un lieu, c’est ce qu’Aristote explique en Phys. IV, 5, 212b7 sqq., lorsqu’il montre que le
ciel, en général, et la sphère des fixes, en particulier, ne sont pas dans un lieu, dans la
mesure où il n’y a rien d’extérieur à eux qui les puisse envelopper.
En effet, ce qui est quelque part est lui-même quelque chose et, en outre, il faut qu’il
y ait quelque chose d’autre à côté de lui, dans lequel il est, qui l’enveloppe. Or, à
côté de l’univers et du tout, il n’y a rien en dehors de l’univers et, pour cette raison,
toutes les choses sont dans le ciel. Le ciel, en effet, est vraisemblablement l’univers.
Or, le lieu n’est pas le ciel, mais c’est l’extrémité du ciel qui touche le corps mobile.
Et pour cette raison, la terre est dans l’eau, celle-ci est dans l’air, celui-ci dans
l’éther, l’éther est dans le ciel, tandis que le ciel n’est dans rien d’autre 39.
11 Manifestement, ce passage de Phys. IV soutient que le ciel n’est pas dans un lieu.
Remarquons cependant que cela concerne uniquement la sphère des fixes, prise comme
un tout. Or, même dans l’hypothèse où « les êtres de là-bas », en DC I, 9, désigneraient
des réalités célestes, il faudrait encore admettre que ce n’est pas de la sphère des fixes
qu’il s’agit, mais de la myriade d’étoiles qui sont fixées sur elle et qui en constituent
comme des parties. Or, si la sphère externe n’est assurément nulle part, on peut
estimer, à l’inverse, que chaque étoile fixe est dans un lieu, attendu qu’elle est
entourée, non seulement par la matière éthérée qui constitue l’orbite sur laquelle elle
est posée, mais encore, par chacune des autres étoiles fixes qui résident à ses côtés. Par
suite, il n’est pas certain que l’absence de lieu, qui sert à caractériser « les êtres de là-
bas », puisse convenir aux réalités célestes aussi bien qu’aux réalités supracélestes. Il
peut sembler, au contraire, qu’Aristote énonce là une propriété qui ne se peut
comprendre qu’au sujet d’êtres transcendants à la sphère des fixes. Peut-être en va-t-il
de même de la parfaite immutabilité de τἀκεῖ. Certes, l’éther ne connaît ni la
génération, ni la corruption40, de sorte que le ciel tout entier doit être dit « ἄφθαρτος

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καὶ ἀγένητος » 41 ; certes, il arrive aussi qu’Aristote décrive le ciel comme totalement
immuable42, compte tenu du fait que son mouvement n’engendre aucun changement
d’état ; il n’en demeure pas moins que le ciel connaît une forme de changement : le
mouvement local en cercle. Or, notre texte ne se contente pas d’énoncer la simple
immutabilité des « êtres de là‑bas » : il insiste, au contraire, clairement sur le fait qu’ils
n’endurent aucune espèce de changement (οὐδεμία μεταβολή). Cette insistance est peut-
être plus qu’un effet de style43. Elle peut introduire une précision, par laquelle Aristote
sous-entendrait que les êtres dont il parle ne sont pas immuables à la façon du ciel,
mais plus fondamentalement encore, en n’étant pas même soumis au déplacement
circulaire. Par suite, ce ne serait pas seulement l’enchaînement argumentatif de notre
texte et de ce contexte immédiat qui plaiderait en faveur de l’hypercosmicité de τἀκεῖ ;
témoignerait aussi en ce sens l’impossibilité de leur attribuer ni lieu, ni temps, ni aucun
changement. À tous égards, il semble donc que le texte suit une ligne argumentative à
la fois plus naturelle et plus directe, si l’on estime qu’Aristote passe logiquement de la
considération selon laquelle il n’y a ni lieu ni temps en dehors de l’univers, à l’analyse de
ce qui existe en dehors de l’univers, sans que le lieu, le temps, ni aucune sorte de
changement ne le caractérisent.

La description des êtres de là-bas


12 S’il apparaît que la question de τἀκεῖ est directement motivée par la remarque selon
laquelle il n’y a ni lieu, ni vide, ni mouvement, ni temps en dehors de l’univers, Aristote
ne se contente toutefois pas de décrire ces êtres, en leur refusant simplement ces
quelques propriétés corporelles. En quelques lignes, il précise, non seulement où se
trouvent les réalités qui n’existent ni dans le lieu ni dans le temps, mais encore quelle
est la perfection de leur existence. De ces deux perspectives, il ressort assez clairement
que les êtres en question ne sont pas corporels, ni n’appartiennent au monde, mais
qu’ils transcendent la sphère externe du ciel.

La description topographique

13 Lorsque Aristote souhaite préciser où sont ces êtres, au sujet desquels les
déterminations locales, temporelles et cinétiques sont inappropriées, c’est à
l’extériorité même du ciel qu’il semble faire allusion. « Les êtres de là‑bas » résident
ὑπὲρ τὴν ἐξωτάτω (…) φοράν. Sans doute faut-il commencer par remarquer que cette
description accentue le paradoxe qu’il y a à décrire, par des motifs locaux, ce qui n’a
pas de lieu. Aristote ne se contente plus ici de dire, par la négation, ce qu’il en est de
certaines réalités hors normes ; il semble attribuer positivement un lieu à ce qui ne
peut en avoir. Cela, toutefois, ne présume pas de la corporéité de τἀκεῖ, pas plus que
l’emploi du même adverbe (ἐκεῖ), en Phys. VIII, 10, 267b9, pour attribuer une place au
Premier Moteur, ne doit faire douter de son immatérialité. Dire d’un être qu’il est là-
bas, ce n’est pas tant déterminer son lieu que souligner sa transcendance. Notons, en
outre, que ce ne semble pas véritablement être un lieu que désigne ici Aristote : « les
êtres de là-bas » ne sont pas tant en un lieu que là où il n’y a plus de lieu ; il ne résident
pas quelque part, mais au-delà de la limite dernière, au moyen de laquelle on définit le
fait d’être quelque part.

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14 À première lecture, la lettre même du texte ne semble donc laisser planer aucun doute :
« les êtres de là‑bas » seraient au-delà de la sphère dernière. Deux éléments d’analyse
semblent toutefois pouvoir atténuer cette première impression. Le premier tient au
sens qu’il convient d’attribuer à la préposition ὑπέρ : bien que la quasi-totalité des
traducteurs choisisse de suivre le sens le plus évident de ὑπέρ et de le traduire par
« au‑dessus »44, Moraux, qui considère que ce texte se réfère aux astres, préfère rendre
ὑπέρ par « sur »45. Les choses de là-bas désigneraient donc, selon lui, les astres fixes qui
sont posés sur l’orbite la plus extérieure du ciel. Soulignons, toutefois, que Moraux est
le seul à rendre le texte ainsi : même Alexandre d’Aphrodise 46, qui penche pourtant en
faveur de la référence astrale, comprend le texte comme caractérisant quelque chose
qui est au-dessus d’un mouvement. Il est vrai que, dans les lignes qui précèdent, Aristote
ne se réfère jamais à quoi que ce soit d’extérieur au monde au moyen de la préposition
ὑπέρ. Il préfère utiliser le terme ἔξω47 qui n’a rien d’ambigu. C’est pourquoi on peut
être tenté de déduire de ce partage terminologique que ce qui est ὑπέρ n’est pas au-
dessus de la dernière sphère. Toutefois, rien ne permet d’estimer que ce partage soit
une loi. La préposition ὑπέρ, lorsqu’elle est employée avec l’accusatif, désigne ce qui est
au-dessus de quelque chose et non pas ce qui est sur lui. En outre, chacune des
occurrences de cette préposition dans le DC, qu’elle s’accompagne de l’accusatif ou
même du génitif, sert constamment à désigner ce qui est au-dessus d’un point de
référence. Enfin, c’est toujours la préposition ἐν, et non pas ὑπέρ, qui sert à désigner
les corps qui sont fixés sur l’orbite48. À ces arguments, nous pourrions ajouter que la
locution τἀκεῖ (τὰ ἐκεῖ) semble par elle-même désigner des êtres extérieurs à notre
monde. Il existe seulement deux occurrences de cette locution, dans l’ensemble du
corpus : celle qui nous intéresse à présent et celle que l’on trouve en DC I, 8, 267b3, où
elle désigne très clairement les corps qui, dans l’hypothèse où plusieurs mondes
existeraient, seraient extérieurs à notre univers. Par suite, on peut raisonnablement
incliner à penser que l’occurrence de I 8 justifie que le même terme, un chapitre plus
loin, puisse à nouveau servir à désigner des êtres hypercosmiques. Du reste, il pourrait
paraître étrange qu’Aristote, pour indiquer qu’il souhaite traiter des étoiles fixes, ait
recours à une locution si vague et si peu habituelle.
15 Cette analyse, cependant, ne prouve pas définitivement que les êtres qui sont au-dessus
de la translation la plus extérieure soient des êtres hypercosmiques, car il est un autre
élément de la description topographique des « êtres de là‑bas » qui peut prêter à
discussion. De fait, Aristote n’emploie pas ici l’expression qui, en DC I, 9, et même au-
delà, sert à indiquer la sphère des fixes, à savoir : ἡ ἐσχάτη περιφορά 49. C’est d’ailleurs
souvent l’adjectif ἔσχατος50 qui sert à décrire la sphère des fixes, quand Aristote ne
choisit pas tout simplement de la désigner par la mention de sa primauté 51. Deux
éléments font donc exception à la règle : non seulement Aristote parle plus
généralement d’une translation, plutôt que d’une révolution, mais en plus il préfère se
référer à quelque chose d’extérieur, plutôt qu’à l’extrémité de l’univers. C’est pourquoi
Alexandre52 fait l’hypothèse que le texte ne désigne pas ce qui est au‑dessus du
mouvement circulaire, mais le mouvement circulaire lui‑même qui est au-dessus du
mouvement rectiligne. À dire vrai, ces différences dans l’expression sont sans doute
minimes : le remplacement de περιφορά par φορά n’a rien d’inhabituel53 et sa
conjugaison au remplacement de ἔσχατος par ἐξωτάτω ne permet pas de douter
qu’Aristote souhaite désigner la limite dernière du ciel. Peut-être même cette deuxième
substitution se justifie-t-elle en raison de la première : attendu qu’il mentionne, sans

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autre précision, la translation en général, Aristote prendrait peut-être soin de montrer


qu’il entend désigner une translation circulaire, en insistant plus que de coutume sur
l’extériorité maximale de cette φορά. Nul doute en tout cas que, si Aristote souhaitait
désigner les astres fixes, il s’y serait pris autrement qu’en mobilisant une expression
tout à fait inhabituelle. L’originalité de la formule peut donc convaincre, en un sens,
qu’elle sert à désigner les êtres situés au-dessus de la limite du ciel et non pas ceux qui
sont fixés sur elle.
16 La lettre même du texte engage donc, on le voit, à considérer que τἀκεῖ sont des
réalités extra-mondaines. À cet argument textuel, Solmsen54 propose de joindre une
nouvelle raison en faveur de la transcendance de τἀκεῖ. Il explique, en effet, que
l’allusion à τἀκεῖ est sans doute un souvenir de deux passages des dialogues
platoniciens. Dans le Phèdre, en 247c, on peut lire, en effet, que l’espace dans lequel
résident les essences est au-delà du ciel lui-même : τὸν δὲ ὑπερουράνιον τόπον.
Toutefois, il faut remarquer, poursuit Solmsen, que « les êtres de là‑bas » ne sont pas,
chez Aristote, dans un lieu, précisément parce qu’il n’y a pas de lieu en dehors du ciel.
Le Phèdre, en revanche, parle d’un lieu hypercéleste (τὸν ὑπερουράνιον τόπον).
Cependant, Solmsen ajoute que cela n’est pas un contre‑argument, dans la mesure où le
Timée explique, en 52b, que l’être véritable n’est dans aucun lieu. Par suite, qu’Aristote
mentionne l’existence de réalités situées au-delà de la sphère externe du ciel,
immédiatement après avoir expliqué qu’il n’existait aucun lieu en dehors du ciel, serait
un prolongement (somme toute, très orthodoxe) du Phèdre et de la correction qu’y
apporte le Timée. Dans l’optique de Solmsen, la transcendance de τἀκεῖ ne ferait plus
aucun doute. Disons, en tout cas, que cette démonstration renforce sensiblement cette
interprétation en éclairant quelques-uns des fondements philosophiques de ce passage
et en montrant que cette référence aristotélicienne, sous le nom de τἀκεῖ, à des entités
hypercosmiques est conceptuellement moins étonnante qu’il n’y paraît, puisqu’elle
constituerait une référence à un aspect précis de la doctrine platonicienne.

L’éloge de leur perfection

17 Parce qu’elles n’existent pas dans un lieu, ni ne vieillissent dans le temps, parce qu’elles
sont exemptes de changement, les réalités de là-bas jouissent d’une perfection telle
qu’Aristote la souligne abondamment. Aussi sont-elles dites inaltérables (ἀναλλοίωτα),
impassibles (ἀπαθῆ), et menant sans interruption, pour l’éternité entière, une vie
parfaite et autarcique (τὴν ἀρίστην ἔχοντα ζωὴν καὶ τὴν αὐταρκεστάτην διατελεῖ τὸν
ἅπαντα αἰῶνα). Aucune de ces déterminations n’exclut définitivement l’hypothèse de
la référence astrale. En effet, pas plus qu’ils ne connaissent la génération ou la
corruption, l’éther et les corps qui en sont composés ne connaissent l’altération 55.
Quant à l’impassibilité du ciel, Aristote l’énonce régulièrement 56, comme c’est le cas en
DC II, 1, où il attribue au ciel les mêmes propriétés que celles qui nous occupent à
présent. Il semble même qu’on puisse lire, dans ce chapitre, la perfection et l’autarcie
de la vie des « êtres de là-bas ». Attendu que le mouvement des astres est tout à la fois
éternel et naturel, Aristote estime qu’il ne leur procure aucune fatigue 57 et qu’ils ont
donc part à la disposition la meilleure58. Car il n’y a pas à douter que les astres
possèdent la vie et l’activité59, une activité faite de félicité60 et de loisir intellectuel61. Ce
sont, en somme, à peu près les mêmes termes que ceux qui, en DC I, 9, servent à
qualifier les « êtres de là‑bas ».

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18 Cependant, chacune de ces perfections fait plus naturellement songer à des réalités
transcendantes. De fait, le livre Λ abonde en descriptions fort similaires : en Λ 7, le
Premier Moteur est dit impassible et inaltérable62 ; en Λ 7 toujours, il n’est pas dit
seulement posséder la vie, mais s’identifier à elle63, en vertu de son activité auto-
contemplative. C’est, du reste, cette même activité, qui, en Λ 7 et 9, autorise à lui
attribuer une existence parfaite64 et autarcique. Sans doute est-ce d’ailleurs dans cette
autarcie, dans cette suffisance à soi‑même qui caractérise la vie de τἀκεῖ, qu’on peut
trouver l’élément descriptif qui les rattache le plus fortement à la transcendance, car
rien de tel n’est jamais prononcé au sujet des astres, quand c’est, au contraire, l’un des
aspects les plus frappants de l’étude des substances immobiles de Λ 7 et 9. En un sens
donc, bien que certains développements du DC puissent s’y prêter, chercher à rattacher
aux étoiles fixes ces quelques perfections de 279a20‑22 tiendrait presque du forçage,
quand la description de l’être ou des êtres transcendants en Λ 7 et 9 est si parente de
notre texte. À tout le moins, on peut conclure que ces quelques éléments d’analyse ne
sont pas suffisamment significatifs pour nous forcer à douter de l’évidence textuelle de
la transcendance de τἀκεῖ.

La structure du texte et le problème de son


homogénéité
19 Si le chapitre I 9 se refermait sur les remarques qui précèdent, sans doute n’aurait-il
jamais paru énigmatique. Chacun s’accorderait à reconnaître derrière « les êtres de là-
bas » des réalités hypercosmiques, conformément à ce qu’indiquent clairement à la fois
leur description topographique et le contexte argumentatif de l’extrait. Néanmoins, le
texte poursuit une analyse dont on a du mal à comprendre comment elle peut ne pas
remettre en question l’hypothèse de la transcendance. Il apparaît, en effet, que le texte,
à supposer qu’il traite de réalités transcendantes en 279a18‑22, change de sujet à une
ou plusieurs reprises, pour développer des considérations qui font une référence plus
explicite au ciel. À cet égard, trois sous-ensembles textuels peuvent être dégagés.

L’étymologie de l’αἰών (279a22-28)

20 Parmi les passages, dont on pourrait estimer qu’ils ruinent l’unité d’un texte consacré à
des réalités transcendantes, il y a cette étymologie, par laquelle Aristote justifie qu’on
utilise le terme αἰών pour désigner l’immortalité des « êtres de là‑bas »65.
Manifestement, cette remarque porte sur les astres. L’étymologie de l’αἰών n’est
d’ailleurs pas sans rappeler celle de l’éther en I 366. Se pose alors la question de savoir si
l’on peut maintenir l’hypothèse de la transcendance de τἀκεῖ, dans la mesure où c’est
au moyen de la contemplation du ciel et de son immortalité que ce passage entreprend
de justifier l’emploi du terme αἰών à leur sujet. À ce titre, il semblerait plus naturel que
τἀκεῖ désigne les astres fixes : cela conserverait plus d’homogénéité au passage.
Aristote expliquerait alors que le terme αἰών est parfaitement approprié aux étoiles
fixes, dans la mesure où l’immortalité du ciel avait déjà convaincu les Anciens que le
vocable qui servirait à signifier la durée de vie de chaque être devrait aussi pouvoir
indiquer l’infinité du temps.

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21 Il n’est pas impossible, cependant, qu’on puisse maintenir l’hypothèse de la


transcendance, en considérant qu’Aristote, dans ce passage, songe à fonder l’éternité
des êtres hypercosmiques sur l’éternité du cosmos lui‑même. De fait, si le ciel est
immortel, à plus forte raison ce qui le transcende l’est aussi 67. Surtout, il n’est pas
impossible que ce développement constitue une sorte de digression 68 à mettre entre
parenthèses. Cette éventualité découle du fait qu’il ne semble y avoir, dans ce passage
sur l’αἰών, aucun référent valable auquel puisse renvoyer ὅθεν, en 279a28. À cet égard,
son référent le plus évident, et qui maintiendrait le mieux sa signification locale, serait
peut-être τῶν ὑπὲρ τὴν ἐξωτάτω τεταγμένων φοράν ou τἀκεῖ. ῞Οθεν renverrait donc à
ce qui précède l’analyse étymologique de l’αἰών, de sorte que celle-ci ne serait, en
somme, qu’une digression. C’est là, du moins, l’hypothèse que formule C. Natali 69 qui
estime que l’étymologie de l’αἰών, parce qu’elle n’est qu’une parenthèse, n’empêcherait
pas ὅθεν de renvoyer à τἀκεῖ. Si tel est le cas, il existe alors peut-être un moyen de
comprendre ce passage sans minorer l’évidence manifeste selon laquelle c’est du ciel
qu’il tire ses raisons, ni non plus renier la possibilité que « les êtres de là‑bas »
n’appartiennent pas à l’univers corporel70.

Remarques sur la causalité (279a28-30)

22 Néanmoins, dire que ὅθεν peut se référer à τἀκεῖ, dire que les quelques remarques qui
suivent décrivent la fonction principielle de ces réalités, ne présume encore en rien de
leur identité. Peut-être se trouve-t-il que la causalité qu’Aristote leur prête (en
279a28‑30) n’est intelligible qu’à la condition qu’elle décrive la fonction des astres les
plus hauts. En réalité, rien de tel ne ressort de l’analyse de ces trois lignes 71. Nous
pourrions reproduire ici les mêmes remarques que celles que nous avons faites au sujet
de la perfection de τἀκεῖ. Il n’est pas absolument exclu, en effet, que l’ordre céleste soit
ici évoqué. On sait, d’une part, que la sphère des fixes est un principe causal éminent 72.
On sait, d’autre part, que certains êtres sont plus proches des astres fixes que certains
autres, de sorte que les plus hautes étoiles déterminent l’être et la vie à la fois pour les
astres qui leur sont subordonnés et pour les êtres corruptibles. On sait enfin que le ciel
ne déploie pas une causalité volontaire – bien qu’elle soit efficiente –, si bien que, en
toute rigueur, il est acceptable de dire que la nature lui est suspendue. Il n’en demeure
pas moins que la dépendance qui sert à décrire cette causalité, ainsi que le double
niveau auquel elle se réalise, ne laissent pas de faire très directement songer au pouvoir
causal d’un principe transcendant. En l’occurrence, le verbe ἐξήρτηται rappelle ce
passage de Metaph. Λ, 7 : « C’est donc d’un tel principe que dépendent (ἤρτηται) le ciel
et la nature. »73
23 De même, ce double niveau de causalité rappelle ce qu’Aristote montre au sujet de la
causalité motrice du Premier Moteur en Phys. VIII, 6 :
À partir de ce qui a été dit, est devenu manifeste ce qui, au début, était pour nous
une difficulté, à savoir pourquoi donc tout n’est pas soit en mouvement, soit en
repos, ou bien pourquoi certaines choses ne sont pas toujours en mouvement et
d’autres toujours en repos, mais pourquoi certaines sont parfois en mouvement et
parfois en repos. En effet, la cause de ceci est claire, à présent : c’est parce que les
unes sont mues par un être immobile et éternel – c’est pourquoi elles sont toujours
en mouvement –, tandis que les autres sont mues par un être mû et changeant, de
sorte qu’il est nécessaire qu’elles aussi changent74.

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24 Parce que le moteur immobile n’est pas en relation directe avec l’ensemble des corps
mus, il sait être une cause d’être et d’éternité pour les uns, de génération et de vie pour
les autres. De la sorte, en admettant que ὅθεν se réfère à τἀκεῖ, il apparaît alors que la
causalité que les lignes 279a28‑30 décrivent est plus immédiatement intelligible si les
« êtres de là‑bas » appartiennent à un ordre transcendant de l’existence. Du moins,
elles n’apportent aucune raison tangible d’abandonner cette hypothèse.

La référence aux ἐγκύκλια φιλοσοφήματα (279a30-b3)

25 Le problème de l’homogénéité du passage ne constituerait pas une difficulté


insurmontable, s’il n’y avait, en 279a30‑31, cette référence aux « travaux
philosophiques destinés au public », dont les interprètes s’accordent en majorité 75 à
penser qu’elle désigne un passage du DP et, plus précisément, ce que restitue
Simplicius76 dans son commentaire du passage et qu’on désigne à présent comme le
fragment 16. C’est sur cet élément que se fonde en partie l’analyse de Jaeger 77, qui a
convaincu que ce texte, dont on doit admettre qu’il est d’une rédaction soignée, est
repris du DP. Moraux, qui reprend cette thèse à son compte, estime en conséquence
qu’il est impossible que notre texte traite de réalités transcendantes, attendu que cela
impliquerait qu’Aristote eût changé trop brutalement de sujet en 279b1, ce qu’interdit
la clarté rédactionnelle du passage : « Pour défendre leur exégèse, ces derniers (scil. les
partisans de la référence transcendante) sont contraints d’admettre la présence d’une
anacoluthe extrêmement dure, et certains d’entre eux vont même jusqu’à modifier le
texte traditionnel ; mais le souci d’élégance stylistique qui se manifeste dans tout le
passage rend bien improbable l’hypothèse d’une pareille négligence 78. » L’anacoluthe
dont parle Moraux est celle qui semble disjoindre les remarques sur l’immutabilité et la
perfection du divin, en 279a30‑35, et l’explication, à partir de 279b1, de la continuité
éternelle du mouvement astral en raison de la particularité de la translation naturelle
de l’éther79.
26 À première vue, il paraît évident que les premières lignes du passage servent à justifier,
à partir d’une analyse théologique, la perfection que l’analyse cosmologique a permis
d’attribuer aux « êtres de là‑bas ». La suite du texte, en revanche, traite très clairement
du ciel, sans qu’Aristote donne aucun signe qu’il aborde un nouveau sujet. Faut-il donc
estimer que, s’il juxtapose ici deux propositions, dont la seconde fait explicitement
référence au ciel, c’est que la première le concerne également et, par suite, que τἀκεῖ
sont les astres fixes ?
27 On sait, toutefois, que certains interprètes ne reculent pas devant cette difficulté et
qu’ils admettent parfaitement qu’Aristote ait pu, à partir de 279b1, changer de sujet et
passer de la description de la divinité transcendante à celle du ciel. Car c’est un fait que
le début du passage (soit 279a30‑35) paraît traiter d’une réalité transcendante. N’est‑il
pas plus logique, en effet, que l’être ἄριστον, dont Aristote prouve l’existence dans ce
fragment 16 et dont il se réclame ici, soit une réalité hypercosmique ? N’est-il pas plus
évident que celui auquel aucune perfection ne manque soit d’un ordre immatériel et
transcendant ? Enfin, n’est-il pas légitime de considérer que l’être que rien ne peut
mouvoir est une divinité suprême ? C’est pour toutes ces raisons que Simplicius 80, puis
H.‑F. Cherniss81, C. Natali82 et B. Botter 83 estiment que ce texte traite des τἀκεῖ
hypercosmiques jusqu’en 279b1, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il soit fait mention d’un
mouvement indéfectible du ciel. En somme, 279a18‑35 serait, à leurs yeux, une longue

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parenthèse relative à des êtres transcendants, insérée dans un discours qui commence
par traiter du ciel et qui, en 279b1, retourne à son objet premier.
28 Est-ce à dire, pour autant, qu’il faille, bon an mal an, admettre cette anacoluthe dont
Moraux dit qu’il faut la rejeter ? Nous ne le croyons pas et Solmsen 84 a raison, selon
nous, de montrer que les remarques sur l’impossibilité que le corps circulaire s’arrête
dans un lieu propre n’ont plus aucune justification, si ce qui précède ne s’applique,
d’une manière ou d’une autre, à la même réalité. Pourquoi, en effet, Aristote passerait-
il ainsi si subitement à la question du ciel, sans prendre la peine d’éclairer le sujet de
κινεῖται par quelques remarques antécédentes ? C’est pourquoi Simplicius85 plaide en
faveur de la correction de κινεῖται (en 279b1) par κινεῖ. Pour soutenir cette correction,
il explique qu’il a déjà rencontré κινεῖ dans certains manuscrits. Bien entendu, elle lui
permet de mieux défendre la transcendance des « êtres de là‑bas » en soutenant qu’ils
correspondent, en réalité, à la doctrine du Premier Moteur du ciel. Il y a sans doute peu
à dire pour convaincre que cette correction n’est pas incontournable et rares sont les
interprètes qui l’acceptent86. Disons simplement que non seulement la leçon des
manuscrits est la lectio difficilior, mais que, en outre, il n’apparaît pas que la leçon que
préconise Simplicius confère une plus grande intelligibilité au texte. Dans l’hypothèse,
en effet, où il faudrait lire κινεῖ, le texte expliquerait alors que l’être divin meut
éternellement le ciel, en raison de la nature particulière du déplacement circulaire de
l’éther. Rien de cela n’est vraiment cohérent. En tout cas, l’éternité du mouvement
céleste, lorsqu’elle est rattachée à l’influence du Premier Moteur, n’a pas besoin de
faire mention des aptitudes de l’éther, car ce sont là deux explications différentes. Le
ciel est dit se mouvoir éternellement, en vertu soit de l’immutabilité du Premier
Moteur, soit de la circularité du déplacement naturel de l’éther 87. Cette leçon rendrait
donc totalement inutile la précision de 279b1‑3 selon laquelle les astres se meuvent
éternellement en raison du mouvement naturel de leur corps élémentaire et non pas en
vertu du pouvoir moteur d’une réalité immobile.
29 Ce refus ne fait qu’accroître la difficulté du passage. Néanmoins, il n’est peut-être pas
nécessaire de nier, pour cette raison, que la référence au DP sert en partie à confirmer
la perfection des réalités hypercosmiques, ni que c’est de ces réalités qu’il est question
à la fin de DC I, 9. Qu’en est-il, en effet, de l’objet immédiat du texte à partir de 279a30 ?
C’est du divin que traite ici Aristote, mais d’un divin qui n’est pas autrement déterminé
88
. On pourrait alors envisager qu’Aristote souhaite récapituler au moyen d’une même
catégorie de réalité, celle du divin, ce qu’il a dit non seulement à propos des êtres
hypercosmiques, dont les lignes 279a30‑35 produisent un résumé fort pertinent, mais
aussi ce qu’il en est du ciel, au sujet duquel l’étymologie de l’αἰών a montré qu’il était
nécessaire qu’il se mût sans pause. Dans cette hypothèse, il n’y aurait à renoncer ni à
l’évidence selon laquelle la référence aux « travaux philosophiques destinés au public »
sert à prolonger les analyses afférentes à τἀκεῖ, ni à la possibilité que ceux-ci soient
extérieurs au monde, ni à la cohérence de l’ensemble de l’extrait. On tiendrait alors un
moyen de produire une exégèse uniforme de l’ensemble du passage, en accordant
ensemble l’unité argumentative du chapitre, les indices textuels de l’extrait et son
homogénéité.

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Retour à la question du Premier Moteur Immobile


30 Qu’en est-il de la présence de la doctrine du Premier Moteur dans ce texte ? Faut-il
déduire de ces arguments en faveur de la transcendance cosmique des « êtres de là-
bas » que c’est à cette doctrine qu’Aristote fait ici allusion ? La question se pose très
légitimement car certains de ces arguments ont consisté à faire valoir la parenté qui
unit la description qu’Aristote donne ici de τἀκεῖ à certaines remarques de Phys. VIII et
de Metaph. Λ, toutes relatives à la substance immobile. Ce seraient alors l’impassibilité
et l’inaltérabilité, la perfection d’une vie éternelle et autarcique, la dépendance de
l’ensemble des êtres vis-à-vis d’un principe éminent et même l’incapacité d’être mû qui
témoigneraient en faveur de l’identification ou, à tout le moins, en faveur du
rapprochement entre τἀκεῖ et la doctrine du Premier Moteur. Et ce sont d’ailleurs ces
raisons qui motivent la plupart des interprètes à penser ainsi, ceux, du moins, qui
penchent du côté de l’hypercosmicité des « êtres de là-bas » 89. Peut-être à ces
arguments une sorte d’habitude s’ajoute‑t‑elle qui pousse à retrouver le concept de
Premier Moteur Immobile partout où l’on peut lire la transcendance divine.
31 À dire vrai, peu d’arguments permettent, à coup sûr, d’estimer que ce texte prolonge
les enseignements de Phys. VIII ou de Metaph. Λ. À cet égard, on pourrait faire valoir que
certains éléments semblent interdire qu’on puisse ici retrouver la doctrine du Premier
Moteur. C’est le cas, en tout premier lieu, de la multiplicité manifeste des « êtres de là-
bas », laquelle multiplicité semble fort peu compatible avec l’unicité du moteur
immobile que professe Phys. VIII, 690. On pourrait toujours objecter que Metaph. Λ, 8,
affirme l’existence de plusieurs moteurs immobiles, mais il semble fort délicat de
supposer que cette doctrine si technique et peut-être tardive trouve un écho dans un
texte qu’on estime inspiré par le DP. Peut-être est-ce d’ailleurs dans le DP qu’on peut
trouver l’explication de cette multiplicité, dans la mesure où le fragment 17 évoque la
possibilité que les principes soient multiples, bien qu’ordonnés 91. Cependant, cela ne dit
rien de précis sur la fonction de ces êtres, rien de plus précis, en tout cas, que le DP
lui‑même.
32 Il n’est sans doute pas anodin, non plus, que la fin de DC I, 9 ne prête jamais aucune
fonction motrice précise aux « êtres de là-bas ». Il est vrai qu’ils sont ici présentés
comme des causes de l’être et de la vie des autres réalités. Cela, toutefois, n’a rien de
propre à la doctrine du Premier Moteur. Toute réalité transcendante peut être
vaguement qualifiée de principe, comme c’est le cas ici, sans qu’on puisse en déduire
qu’il s’agit du Premier Moteur Immobile. Car il y a vraisemblablement une différence
non négligeable entre le fait de dire d’un être qu’il est un principe et celui de
déterminer avec précision les fonctions principielles qu’il convient de lui attribuer.
C’est à cela que se rattache le concept de Premier Moteur Immobile : il ne signifie pas
seulement le principe premier ; il dit encore à quel titre il est tel (un moteur premier),
sur quels êtres s’exerce son influence (le premier ciel) et quelles voies cette influence
emprunte (celle de la causalité finale). Or, en DC I, 9, Aristote ne rattache aucune
causalité cinétique à τἀκεῖ. Si l’on conserve 279b1 en l’état, alors il n’y a rien de plus à
lire que ceci : le ciel doit son mouvement aux propriétés cinétiques de sa matière. La
correction de κινεῖται en κινεῖ, on l’a vu, peut raisonnablement être refusée. De toute
façon, elle ne permettrait que très modestement de retranscrire ici la doctrine du
Premier Moteur du ciel, dans la mesure où elle n’empêcherait pas de rattacher le
mouvement de celui-ci à la nature particulière de l’éther, sans jamais rien dire de la

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manière particulière qu’a le Premier Moteur de mouvoir. Bien que Cherniss 92 estime
qu’on retrouve, dans ce texte du DC, la doctrine de la causalité finale, il semble
hasardeux de le suivre sur ce point. Son interprétation se fonde sur la conviction que le
DP développait déjà la thèse d’une cause finale motrice du ciel. Il est ainsi conduit à
suggérer que τἀκεῖ, eux aussi, sont un τέλος. Avouons, cependant, qu’il n’est fait
aucune mention de cette possibilité en DC I, 9 et que, si le terme τέλος apparaît bel et
bien en 279a23 et 27, ce n’est pas dans le but de désigner une finalité 93. Même la
situation hypercosmique de τἀκεῖ ne semble pas faire référence à une quelconque
fonction cinétique, quand on se souvient que c’est vraisemblablement en vue
d’expliquer la plus grande rapidité de la translation du premier ciel qu’Aristote situe le
moteur immobile sur la circonférence du cercle94, manifestant en cela une plus grande
précision et une plus grande attention à l’influence motrice de l’être transcendant 95.
33 On pourrait toujours objecter à cette analyse que le silence d’Aristote, sur la fonction
motrice des réalités de là‑bas, ne prouve rien, étant donné que la description qu’il
donne de ces êtres est trop proche de celle qu’il développe au sujet du Premier Moteur.
Néanmoins, force est de constater que cela n’a rien de spécifique à cette doctrine de
dire qu’un être incorporel et transcendant jouit ipso facto d’une parfaite impassibilité,
qu’il est inaltérable et éternel et qu’il mène pour cette raison une existence qu’aucun
manque ne vient troubler. En tout état de cause, c’est la logique de l’incorporéité qui
justifie les remarques de 279a18‑22 et c’est celle, complémentaire, de la perfection
divine qui motive les développements de 279a30‑35. Rien de tout cela ne provient d’une
analyse minutieuse des qualités qui doivent nécessairement être celles d’un moteur
premier et immobile. Assurément, les « êtres de là‑bas » sont divins et peut-être
hypercosmiques : c’est pour cette raison que leurs qualités ressemblent fort à celles du
Premier Moteur. Cela ne signifie pas pour autant qu’on les puisse identifier car la
spécificité du concept de Premier Moteur ne se résume pas aux propriétés divines, et
assez convenues, qui sont les siennes, mais à l’originalité de la dynamique
argumentative qui justifie qu’on les lui accorde96. En l’occurrence, cette dynamique
argumentative, celle de la fonction principielle du moteur premier et immobile, n’est
jamais mobilisée dans ce texte de DC I, 9.
34 Reconnaissons que nous ne savons presque rien de ces « êtres de là‑bas » 97, si ce n’est
que plusieurs indices convergent pour montrer qu’ils sont vraisemblablement
transcendants à la sphère des fixes et qu’aucune fonction précise ne leur est clairement
assignée. Sans doute sont-ils des réalités divines admirables, des principes premiers et
universels, mais il demeure que nous ne savons ni à quel titre ils le sont, ni comment se
rattachent à eux les autres êtres. Dans ces conditions, on peut estimer qu’il n’est pas
définitivement certain qu’on puisse lire ce texte comme une allusion rapide et implicite
qu’Aristote ferait à sa doctrine du Premier Moteur Immobile. C’est pourquoi nous
pouvons douter, conformément à ce que nous suggérions plus haut, que la signification
première de celle-ci soit d’ordre théologique, avant que d’être archéologique. Parce que
ce texte de DC I, 9 témoigne de l’existence de divinités hypercosmiques, mais peut‑être
non motrices, la singularité même de la doctrine du Premier Moteur ne consiste
vraisemblablement pas à proposer l’existence d’une réalité divine, parfaite et
autarcique, ni celle d’un principe premier et transcendant, mais, plus spécifiquement, à
éclairer la fonction causale réelle de ce principe, en fournissant une explication
détaillée de la relation qui l’unit au ciel et à la nature.

Philosophie antique, 11 | 2011


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NOTES
1. De Cœlo (DC), I, 9, 278a23-b9.
2. Tel est l’objectif explicite de I 8-9. Cf. 276a18 sqq. et 277b26 sqq.
3. DC I, 9, 278b25-279a5.
4. DC 279a11-18.
5. DC 279a9-11 : ‘'Ὥστ' οὔτε νῦν εἰσὶ πλείους οὐρανοὶ οὔτ' ἐγένοντο, οὔτ' ἐνδέχεται γενέσθαι
πλείους· ἀλλ' εἷς καὶ μόνος καὶ τέλειος οὗτος οὐρανός ἐστιν.
6. DC I, 3, 270b4-25.
7. DC I, 9, 279a18-b3.
8. DC 279a22 sqq.
9. DC 279a30 sqq.
10. En faveur de la première hypothèse, penchent ensemble Alexandre d’Aphrodise ( apud
Simplicius, in De cœlo, 287, 21 sqq. Heiberg 1894), Werner 1910, p. 328 sqq., Mugnier 1930, p. 77-78,
Moreau 1939, p. 119, ou Moraux 1965, p. LXXV.
11. C’est cette option que défendent les études de Simplicius (in De cœlo, 290, 4 sqq. Heiberg),
Zeller 1862, p. 364, n. 6., Jaeger 1997, p. 311, Ross 1936, p. 97, Guthrie 1933, p. 168, Solmsen 1960,
p. 308, n. 20, Cherniss 1944, p. 587-588, Merlan 1966, p. 9-13, Berti 1977, p. 439, Natali 1974,
p. 146-151 et Dumoulin 1981, p. 53-63.
12. DC I, 9, 279a18-b3 (nous traduisons) : (279a18) Διόπερ οὔτ᾽ ἐν τόπῳ τἀκεῖ πέφυκεν, οὔτε
χρόνος αὐτὰ ποιεῖ γηράσκειν, οὐδ᾽ ἐστὶν οὐδενὸς οὐδεμία μεταβολὴ (279a20) τῶν ὑπὲρ τὴν
ἐξωτάτω τεταγμένων φοράν, ἀλλ᾽ ἀναλλοίωτα καὶ ἀπαθῆ τὴν ἀρίστην ἔχοντα ζωὴν καὶ τὴν

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αὐταρκεστάτην διατελεῖ τὸν ἅπαντα αἰῶνα. (Καὶ γὰρ τοῦτο τοὔνομα θείως ἔφθεγκται παρὰ τῶν
ἀρχαίων. Τὸ γὰρ τέλος τὸ περιέχον τὸν τῆς ἑκάστου ζωῆς χρόνον, οὗ μηθὲν ἔξω κατὰ φύσιν,
(279a25) αἰὼν ἑκάστου κέκληται. Κατὰ τὸν αὐτὸν δὲ λόγον καὶ τὸ τοῦ παντὸς οὐρανοῦ τέλος καὶ
τὸ τὸν πάντα χρόνον καὶ τὴν ἀπειρίαν περιέχον τέλος αἰών ἐστιν, ἀπὸ τοῦ αἰεὶ εἶναι τὴν
ἐπωνυμίαν εἰληφώς, ἀθάνατος καὶ θεῖος.) ‘'Ὅθεν καὶ τοῖς ἄλλοις ἐξήρτηται, τοῖς μὲν
ἀκριβέστερον τοῖς δ᾽ ἀμαυρῶς, τὸ εἶναί (279a30) τε καὶ ζῆν. Καὶ γάρ, καθάπερ ἐν τοῖς ἐγκυκλίοις
φιλοσοφήμασι περὶ τὰ θεῖα, πολλάκις προφαίνεται τοῖς λόγοις ὅτι τὸ θεῖον ἀμετάβλητον
ἀναγκαῖον εἶναι πᾶν τὸ πρῶτον καὶ ἀκρότατον· ὃ οὕτως ἔχον μαρτυρεῖ τοῖς εἰρημένοις. Οὔτε
γὰρ ἄλλο κρεῖττόν ἐστιν ὅ τι κινήσει (ἐκεῖνο γὰρ ἂν εἴη θειότερον) οὔτ᾽ (279a35) ἔχει φαῦλον
οὐδέν, οὔτ᾽ ἐνδεὲς τῶν αὑτοῦ καλῶν οὐδενός ἐστιν. (279b1) Καὶ ἄπαυστον δὴ κίνησιν κινεῖται
εὐλόγως· πάντα γὰρ παύεται κινούμενα ὅταν ἔλθῃ εἰς τὸν οἰκεῖον τόπον, τοῦ δὲ κύκλῳ (279b3)
σώματος ὁ αὐτὸς τόπος ὅθεν ἤρξατο καὶ εἰς ὃν τελευτᾷ. (Texte établi par Moraux 1965.)
13. On s’est beaucoup interrogé sur l’unité thématique du traité : Alexandre d’Aphrodise estime
qu’il traite du ciel, dans les trois sens qu’Aristote confère au terme οὐρανός, à savoir la sphère
des fixes, le ciel tout entier et le monde (apud Simplicius, in De cœlo, 1, 2-24 H.). D’une façon
sensiblement plus restrictive, Syrianus considère qu’il est tout entier consacré à l’étude de l’éther
(ap. Simplicius, in De cœlo, 1, 24-2, 16 H.). Simplicius, quant à lui, y voit une étude exhaustive des
cinq corps élémentaires (in De cœlo, 4, 25-5, 24 H.), tandis que Philopon estime qu’il procède à
l’étude des corps naturels éternels (In libros de generatione et corruptione commentaria, 1, 13-23
Vitelli). Sans doute le plus prudent et le plus exact est-il de suivre Pellegrin & Dalimier 2004,
p. 31-38, qui montrent que tous les développements du traité contribuent à une étude
proprement cosmologique.
14. Plusieurs interprètes, cependant, en l’occurrence Moraux 1965 p. XLIII-XLIV, et Pellegrin &
Dalimier 2004, p. 45, estiment que le DC, dans la mesure où il est un traité de cosmologie, n’a pas à
faire référence aux réalités transcendantes ni au moteur immobile, de sorte que son silence sur la
question du Premier Moteur ne serait pas le signe d’une variation doctrinale, mais d’une
régionalisation stricte du propos.
15. DC II, 6, 288a27-b7.
16. DC II, 12, 292a18-b25.
17. C’est ainsi, à tout le moins, que les considère Guthrie 1939, p. XXIV-XXV, dans son
introduction au traité.
18. À la première éventualité se rattache, par exemple, l’exégèse du passage que produit Moreau
1939, p. 119 ; à la seconde, celle, plus communément partagée, de Jaeger 1997, p. 311, de Cherniss
1944, p. 587-588 ou de Berti 1977, p. 439.
19. Exceptions notables, cependant, qui sont celles des interprétations de Merlan 1966, p. 9-13, ou
de Solmsen 1960, p. 308, n. 20.
20. Du reste, ce problème complète la preuve de la finitude des corps élémentaires et de
l’univers, en DC I, 5-7, car, pour prouver que le monde est fini, il faut, d’une manière ou d’une
autre, démontrer qu’il est unique.
21. Dans le cas, en effet, où plusieurs mondes existeraient, il faudrait cependant admettre qu’ils
sont constitués des mêmes corps simples que le nôtre. Ces corps simples seraient donc animés
des mêmes mouvements naturels et leurs lieux propres seraient, par suite, identiques à ceux des
éléments de notre monde. De la sorte, la terre de l’autre monde se porterait vers le centre du
nôtre, si bien que, au regard du monde extérieur, elle serait portée vers le haut. La théorie des
lieux naturels interdit pareille absurdité (276a22-b21). Aussi faut-il estimer que, même dans
l’hypothèse de mondes multiples, les lieux naturels des corps élémentaires de même nature sont
numériquement uniques. Si tel est le cas, si la terre de notre monde et celle de tous les autres
n’ont qu’un seul lieu propre, c’est donc qu’il n’existe qu’un seul centre, qu’un seul monde
(276b26-277a12).

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149

22. DC I, 9, 278a18-21.
23. DC I, 9, 278a23-28.
24. Ce ressort démonstratif en faveur de l’unicité de l’univers exploite manifestement
l’argumentation platonicienne du Timée : de même que Platon, en 32c-33b, explique que le monde
est formé de la totalité des quatre éléments, de même Aristote s’appuie ici sur l’idée que l’univers
est constitué de la totalité de la matière existante, de telle sorte qu’il ne peut rester aucun corps
capable d’entrer dans la composition d’un second univers.
25. C’est un argument que le chapitre 8 a déjà timidement exploité, en montrant, d’une part, que
la théorie des lieux naturels implique que les mouvements naturels aient un terme et qu’ils ne
puissent se prolonger à l’infini en dehors de l’univers (277a20-b9), en expliquant, d’autre part,
que ni le corps dont le lieu propre est l’extrémité du ciel (l’éther), ni celui qui se trouve dans le
lieu intermédiaire (l’air ou le feu) ne peuvent résider en dehors de l’univers. Pour le premier, en
effet, il est contradictoire de penser que le corps qui délimite l’univers puisse être à l’extérieur de
cette limite, pour le second, attendu qu’il possède une pesanteur, il est impossible qu’il s’élève
au‑dessus de l’éther qui n’est ni lourd ni léger (277b12-24).
26. Et jusqu’en 279a5.
27. La preuve en a été faite en DC I, 3, 270b26-31.
28. Celle de l’incorruptibilité du monde.
29. DP, fr. 19a Ross 1955 (nous traduisons) : εἰ δ' ἄρα τι ἔστιν ἐκτός, πάντως ἂν εἴη κενὸν ἢ
ἀπαθὴς φύσις, ἣν ἀδύνατον παθεῖν τι ἢ δρᾶσαι.
30. DC I, 9, 279a11-12 (nous traduisons) : Ἅμα δὲ δῆλον ὅτι οὐδὲ τόπος οὐδὲ κενὸν οὐδὲ χρόνος
ἐστὶν ἔξω τοῦ οὐρανοῦ.
31. DC I, 9, 279a17-20 (nous traduisons) : Φανερὸν ἄρα ὅτι οὔτε τόπος οὔτε κενὸν οὔτε χρόνος
ἐστὶν ἔξω. Διόπερ οὔτ᾽ ἐν τόπῳ τἀκεῖ πέφυκεν οὔτε χρόνος αὐτὰ ποιεῖ γηράσκειν, οὐδ᾽ ἐστὶν
οὐδενὸς οὐδεμία μεταβολὴ τῶν ὑπὲρ τὴν ἐξωτάτω τεταγμένων φοράν… L’absence de
changement est liée à celle du temps (et inversement), si bien qu’on peut inclure dans un même
examen le fait que les « êtres de là-bas » ne sont pas dans un lieu, qu’ils ne vieillissent pas dans le
temps et qu’ils ne connaissent aucun changement. Chacune de ces caractéristiques est une
conséquence de l’absence de corps en dehors de l’univers.
32. Jaeger 1997, p. 309.
33. Guthrie 1939, p. 90.
34. Allan 1936.
35. Simplicius, in De cœlo, 290, 1-17 H. Natali 1974, p. 146, met en valeur le même argument : la
continuité avec ce qui précède impose de comprendre que τἀκεῖ sont extérieurs au ciel.
36. Sans doute ne faut-il pas trop s’étonner de la précision selon laquelle τἀκεῖ ne sont pas par
nature (πέφυκεν) dans un lieu : cette remarque n’implique peut-être pas que les êtres dont il s’agit
sont naturels, mais qu’il n’est pas dans leur nature d’admettre les déterminations de lieu et de
temps, lesquelles caractérisent n’importe quel corps.
37. C’est en ce sens que Natali 1974, p. 145, remarque que ces quelques mots traduisent une
manière physique de dire la transcendance.
38. Phys. IV, 14, 223b12 sqq.
39. Phys. IV, 5, 212b14-22 (nous traduisons) : τὸ γάρ που αὐτό τέ ἐστί τι, καὶ ἔτι ἄλλο τι δεῖ εἶναι
παρὰ τοῦτο ἐν ᾧ, ὃ περιέχει· παρὰ δὲ τὸ πᾶν καὶ ὅλον οὐδέν ἐστιν ἔξω τοῦ παντός, καὶ διὰ
τοῦτο ἐν τῷ οὐρανῷ πάντα· ὁ γὰρ οὐρανὸς τὸ πᾶν ἴσως. ’ʹἜστι δ᾽ ὁ τόπος οὐχ ὁ οὐρανός,
ἀλλὰ τοῦ οὐρανοῦ τι τὸ ἔσχατον καὶ ἁπτόμενον τοῦ κινητοῦ σώματος [πέρας ἠρεμοῦν]. Καὶ διὰ
τοῦτο ἡ μὲν γῆ ἐν τῷ ὕδατι, τοῦτο δ᾽ ἐν τῷ ἀέρι, οὗτος δ᾽ ἐν τῷ αἰθέρι, ὁ δ᾽ αἰθὴρ ἐν τῷ
οὐρανῷ, ὁ δ᾽ οὐρανὸς οὐκέτι ἐν ἄλλῳ.
40. DC I, 3, 270a13-22.
41. DC II, 1, 284a13.

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150

42. DC II, 6, 288b1 : ὅλως ἀμετάβολητον.


43. En l’occurrence, οὐδεμία μεταβολή fait peut-être pendant à οὐδενὸς τῶν τεταγμένων.
44. C’est le cas de Guthrie 1939, p. 93, et de Stocks 1930, qui traduisent ὑπέρ par « beyond », de
Tricot 1949, p. 45, et de Pellegrin & Dalimier 2004, p. 147, qui traduisent par « au-dessus », de
Longo 1962 qui donne « al di là della orbita più esterna » ou de Botter 2005, p. 149, qui choisit « al di
là della traslazione più esterna ».
45. Moraux 1965, p. 37 : « il n’est point de changement pour aucun des êtres disposés sur la
translation la plus extérieure… » (nous soulignons).
46. Apud Simplicius, in De cœlo, 288, 1-8 H.
47. Comme c’est le cas en 278b25 ou en 279a18.
48. Citons, par exemple, DC 278b13, 278b15, 289a28-29, 289b17, 292a11, 293a6-7.
49. Par exemple 278b12-13 ; 278b16-17 ; 278b20 ; 278b21-22 ; 278b25 ; 291a35.
50. Entre autres exemples : 276b13 ; 276b20 ; 276b32 ; 277a10 ; 277b16 ; 278b14.
51. Par exemple τῆς πρώτης φορᾶς en 291b30 ou 292b26.
52. Apud Simplicius, in De cœlo, 288, 1-8 H. 53.
53. Cf. 291b30 ou 292b26.
54. Solmsen 1976, p. 29-30.
55. DC I, 3, 270a14 ; 270a25-35 ; 270b2.
56. DC I, 3, 270b2 ; II, 1, 284a14.
57. DC II, 1, 284a15 : ἄπονος.
58. DC II, 1, 284a17-18.
59. DC II, 12, 292a20-21.
60. DC II, 1, 284a29.
61. DC II, 1, 289a32.
62. Metaph. 1073a11.
63. Metaph. 1072b14 ; 1072b26-30.
64. Metaph. 1072a19 ; 1072a35 ; 1072b14-15 ; 1072b24 ; 1072b28-30 ; 1072b32 ; 1074b20 ; 1074b33.
65. Voir le texte et la traduction du passage, p. 178.
66. Aristote explique, en DC I, 3, 270b16-25, que αἰθήρ viendrait de ἀεὶ θεῖν.
67. Ce serait alors à une sorte d’argument a fortiori que l’on assisterait, fort semblable à
l’argumentation que Botter 2005, p. 30 sqq., dit caractériser les réflexions aristotéliciennes sur le
divin.
68. C’est pourquoi nous le donnons entre parenthèses, suivant, en cela, l’exemple de Moraux
1965, de Natali 1974, p. 148, et de Botter 2005, p. 150-151.
69. Natali 1974, p. 149.
70. Solmsen 1960, p. 308, n. 20, de son côté, suggère que le texte, à partir de 279a25 (soit à partir
de Κατὰ τὸν αὐτὸν δὲ λόγον), amorce un virage et qu’Aristote change subrepticement de sujet,
sans que cela ruine pour autant la réalité de la transcendance de τἀκεῖ.
71. Voir le texte et la traduction du passage, supra p. 178.
72. DC II, 12, 292b28-30.
73. Métaph. Λ, 7, 1072b13-14 (nous traduisons) : ἐκ τοιαύτης ἄρα ἀρχῆς ἤρτηται ὁ οὐρανὸς καὶ ἡ
φύσις.
74. Phys., VIII 6, 260a11-17 (nous traduisons) : φανερὸν δὴ γέγονεν ἐκ τῶν εἰρημένων καὶ ὃ κατ᾽
ἀρχὰς ἠποροῦμεν, τί δή ποτε οὐ πάντα ἢ κινεῖται ἢ ἠρεμεῖ, ἢ τὰ μὲν κινεῖται ἀεὶ τὰ δ᾽ ἀεὶ
ἠρεμεῖ, ἀλλ᾽ ἔνια ὁτὲ μὲν ὁτὲ δ᾽ οὔ. Τούτου γὰρ τὸ αἴτιον δῆλόν ἐστι νῦν, ὅτι τὰ μὲν ὑπὸ
ἀκινήτου κινεῖται ἀϊδίου, διὸ ἀεὶ κινεῖται, τὰ δ᾽ ὑπὸ κινουμένου καὶ μεταβάλλοντος, ὥστε καὶ
αὐτὰ ἀναγκαῖον μεταβάλλειν.
75. Bodéüs 1992, p. 109, cependant, conteste que τοῖς ἐγκυκλίοις φιλοσοφήμασι désigne le De
Philosophia. Aristote, estime-t-il, ne peut attendre une confirmation de ses propres écrits. C’est

Philosophie antique, 11 | 2011


151

pourquoi la référence viserait, en réalité, le Timée. Merlan 1966, p. 13, avait déjà formulé ce
problème, sans indiquer d’autres référents possibles. En raison du même argument, mais aussi en
raison de la pluralité des travaux mentionnés, Botter 2005, p. 152, estime qu’Aristote fait plus
largement référence à une tradition présocratique. Notons cependant que le commentaire de
Simplicius (in De cœlo, 288, 28-289, 2 H.) montre très clairement que ce passage est une reprise,
parfois littérale, du fragment 16. Notons, en outre, que le DP apporte vraiment une confirmation
aux thèses développées au début de l’extrait, dans la mesure où il confirme, d’un point de vue
théologique, ce qu’une réflexion cosmologique a permis de mettre en évidence. Un type de
discours témoigne ainsi en faveur d’un autre. Du reste, la pluralité des travaux mentionnés peut
encore s’expliquer par le consensus qu’Aristote est en droit de trouver entre ses propres
démonstrations du DP et celles d’autres auteurs, comme Platon, par exemple, auquel Simplicius
renvoie à la fin du fragment 16, pour indiquer qu’Aristote s’est fortement inspiré de République,
II.
76. Simplicius, in De cœlo, 288, 28 sqq. H.
77. Jaeger 1997, p. 311-312. Jaeger estime même que c’est la totalité de l’extrait (soit 279a18-b3)
qui est issue du DP. Cette hypothèse, cependant, met à mal la continuité indiscutable des
premières lignes du passage avec les remarques de 279a11-18. Il semble donc que le plus
raisonnable soit qu’Aristote ne s’inspire de son dialogue qu’à partir de 279a30.
78. Moraux 1965, p. LXXV.
79. Voir le texte et la traduction du passage, supra p. 178-179.
80. Simplicius, in De cœlo, 291, 10-24 H.
81. Cherniss 1944, p. 587-588.
82. Natali 1974, p. 150.
83. Botter 2005, p. 153.
84. Solmsen 1960, p. 308, n. 20. Selon lui, le sujet de κινεῖται est τὸ κύκλῳ σῶμα, en 279 b2-3 (cf.
1976, p. 29, n. 16).
85. Simplicius, in De cœlo, 291, 25-29 H.
86. C’est le cas de Tricot 1949, p. 45, n. 3, et p. 46, n. 4.
87. C’est du moins ce qu’enseigne la double démonstration de l’éternité du mouvement astral en
Phys. VIII : Aristote y établit qu’il existe un mouvement continu et éternel, en recourant soit à
l’immobilité et à l’immutabilité du Premier Moteur, en VIII, 5-6, soit à l’analyse de la translation
circulaire en VIII, 8-9.
88. À ce titre, τὸ πρῶτον καὶ ἀκρότατον serait une apposition explicative et non pas
déterminative.
89. C’est le cas de Simplicius (in De cœlo, 290, 1-20 H.), de Zeller 1862, p. 364, n. 6, de Jaeger 1997,
p. 311, de Ross 1936, p. 97, de Cherniss 1944, p. 587-588, de Berti 1977, p. 439, de Natali 1974, p. 148
sqq. et de Dumoulin 1981, p. 55 ou de Botter 2005, p. 150.
90. Phys. VIII, 6, 259a6-20.
91. C’est l’hypothèse interprétative que formule Dumoulin 1981, p. 54.
92. Cherniss 1944, p. 588.
93. La question de la présence de la doctrine du Premier Moteur dans le DP est d’ailleurs loin
d’être établie.
94. Phys. VIII, 10, 267b6-9.
95. C’est pour toutes ces raisons que Merlan 1966, p. 13, ou Solmsen 1960, p. 308, n. 20, et 1976,
p. 29, qui pourtant s’accordent sur la transcendance de τἀκεῖ, refusent de voir en eux une
quelconque allusion à la doctrine du Premier Moteur. Elders 1966, p. 144, va plus loin, dans ce
sens, en faisant l’hypothèse que ces êtres hypercosmiques et non moteurs seraient analogues aux
Idées platoniciennes avec lesquelles Aristote n’aurait pas encore rompu. Pour défendre cette
hypothèse, il explique que l’argumentation précédente, à l’occasion de laquelle Aristote fait une
distinction entre la forme elle-même et la forme incarnée dans la matière, a pu l’amener à traiter

Philosophie antique, 11 | 2011


152

ensuite de la question des formes séparées. En elle-même, la continuité argumentative que


souhaite faire valoir Elders est assez pertinente. Il n’est certes pas impossible que le contexte de
ce passage, à savoir la démonstration de l’unicité du ciel, ait pu convaincre Aristote de se pencher
sur le problème des formes immatérielles. En revanche, tout porte à croire, comme le montre
très bien Guthrie 1933, p. 168, que, si tel est vraiment le cas, si c’est bien aux formes séparées
qu’Aristote fait ici allusion, ce ne peut être alors que dans une visée critique qu’il y prête
attention, son opposition à la théorie des Idées étant déjà parfaitement évidente dans le DP. Rien,
toutefois, ne permet de détecter dans ce texte une quelconque rhétorique polémique, puisque les
« êtres de là-bas » sont dits être des réalités éternelles et bienheureuses, ce qui, s’il s’agissait des
Idées, paraîtrait tout à fait incongru.
96. En Phys. VIII, par exemple, c’est l’existence d’un mouvement éternel et continu qui encourage
à énoncer l’immobilité du Premier Moteur (VIII, 5), son éternité, son unicité et son immutabilité
(VIII, 6), ainsi que le fait qu’il ne comporte ni grandeur ni parties (VIII, 10).
97. Nous ne dirons rien de l’hypothèse de Pépin 1964, p. 161-170, qui soutient que la divinité en
question est l’éther hypercosmique. Peu d’éléments, en effet, sont en faveur de cette thèse et ce
tout particulièrement dans le DC : J. Pépin lui-même ne reconnaît-il pas qu’il n’est qu’un seul
texte, dans ce traité, en faveur de son hypothèse ?

RÉSUMÉS
Il est relativement peu de textes qui, dans le De Cœlo, témoignent de l’existence de réalités
incorporelles transcendantes à l’ordre astral. La conclusion, sur laquelle se referme la
démonstration de l’unicité du ciel en I 9, est-elle de ceux‑là ? Les « êtres de là-bas » y désignent-
ils les réalités sidérales les plus hautes ou certaines instances hypercosmiques ? C’est à
l’identification de ces êtres qu’il s’agit ici de procéder. En montrant que convergent ensemble les
indices textuels du passage et son homogénéité démonstrative, il pourra alors apparaître que ces
êtres, dont Aristote vante l’immutabilité et la perfection, transcendent l’ordre céleste, sans qu’on
puisse toutefois déterminer la relation exacte qui les unit au ciel, obérant ainsi la possibilité de
lire, à travers eux, une référence implicite à la doctrine du Premier Moteur Immobile.

In the De Cœlo, there are few texts in which Aristotle gives evidence for the existence of some
incorporeal and transcendental beings. Is the conclusion of the proof of the uniqueness of the
world, in I 9, one of these texts? Do τἀκεῖ indicate there the highest stars or certain
supramondane realities? This study tries to determine the identity of these τἀκεῖ, by showing
that both textual analysis of the passage and investigation of his structure may convince that
these beings, which are said immutable and perfect, are located beyond the highest heavenly
sphere. Nevertheless, it does not appear that Aristotle ever clearly define their connection to the
heaven, which suggests that it is impossible to associate them to the Prime Mover.

INDEX
Mots-clés : astronomie, métaphysique, Premier Moteur
Keywords : astronomy, metaphysics, Prime Mover

Philosophie antique, 11 | 2011


153

AUTEURS
FABIENNE BAGHDASSARIAN
Université Lyon 3

Philosophie antique, 11 | 2011


154

Table ronde : travaux récents sur le


scepticisme

Philosophie antique, 11 | 2011


155

Table ronde : travaux récents sur le scepticisme

Présentation du livre de Lorenzo


Corti

Philosophie antique, 11 | 2011


156

Lorenzo CORTI, Scepticisme et langage


Paris, Vrin, 2009

Stéphane Marchand

RÉFÉRENCE
Lorenzo CORTI, Scepticisme et langage, Paris, Vrin, 2009, coll. « Bibliothèque d’histoire de
la philosophie »

Je remercie Diego Machuca pour ses remarques et ses suggestions.


1 « Un pyrrhonien ne peut s’attendre à ce que sa philosophie ait une influence constante
sur l’esprit ; ou si elle en a une, que son influence soit bienfaisante pour la société. Au
contraire, il lui faut reconnaître, s’il veut reconnaître quelque chose, qu’il faut que
périsse toute vie humaine si ses principes prévalent universellement et constamment.
Toute conversation et toute action cesseraient immédiatement, et les hommes
resteraient dans une léthargie totale jusqu’au moment où l’inassouvissement des
besoins naturels mettrait une fin à leur misérable existence. Il est vrai, un événement
aussi fatal est très peu à craindre. La nature est toujours trop puissante pour les
principes. Bien qu’un pyrrhonien puisse se jeter, lui et d’autres, dans une confusion et
un étonnement momentanés par ses profonds raisonnements, le premier et le plus
banal événement de la vie fera s’envoler tous ses doutes et tous ses scrupules et il le
laisse identique, en tout point, pour l’action et pour la spéculation, aux philosophes de
toutes les autres sectes et à tous les hommes qui ne se sont jamais souciés de
recherches philosophiques. Quand il s’éveille de son rêve, il est le premier à se joindre
au rire qui le ridiculise et à avouer que toutes ses objections étaient de pur amusement
et qu’elles ne pouvaient pas avoir d’autre intention que de montrer la condition
étrange des hommes qui doivent agir, raisonner et croire, bien qu’ils soient incapables,
par l’enquête la plus diligente, de se satisfaire sur le fondement de ces opérations ou
d’écarter les objections qu’on pourrait soulever contre elles1. » Peut-on défendre le
« scepticisime outré » ou « excessive scepticism » ici dépeint par Hume contre une telle

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157

charge ? N’y a‑t‑il pas un moment où le scepticisme doit s’arrêter et où la vie – avec son
lot de croyances et de connaissances – reprend ses droits ?
2 Le livre de Lorenzo Corti, Scepticisme et langage, est tout entier consacré à la discussion
de cette objection, et plus particulièrement à sa version linguistique, qui accompagne
toute l’histoire du pyrrhonisme et structure même une partie des exposés antiques sur
le scepticisme2 : dans quelle mesure nos actes de langage ne présupposent-ils pas des
croyances, et ne rendent-ils pas impossible le scepticisme ? L’ouvrage place la
discussion de cette objection à un double niveau : d’un point de vue historique, il s’agit
de rendre compte, principalement à partir du corpus sextien, des réponses sceptiques
pour contrer l’objection ; d’un point de vue philosophique, il s’agit de tester la validité
de ces réponses en mobilisant différentes analyses contemporaines en philosophie de la
connaissance et en linguistique. L’auteur montre ainsi que les parades sceptiques
résistent à l’analyse critique, du moins qu’elles résistent un peu davantage qu’on a
coutume de le croire.
3 Le livre est composé de trois parties. La première partie, « le sceptique peut-il agir ? »
(chap. 1, 2 et 3), est préparatoire : l’auteur restreint le champ de son analyse au
scepticisme pyrrhonien présenté par Sextus Empiricus, et plus particulièrement à sa
version « rustique », en s’appuyant sur la discussion ouverte au début des années
quatre-vingt sur le statut des δόγματα et des δόξαι chez Sextus Empiricus3. Sa défense
n’en prend que plus de valeur. Un scepticisme modéré qui ne remettrait en cause que
les connaissances scientifiques et s’accommoderait des croyances quotidiennes – celui
de Montaigne par exemple – ne pose pas ce problème de cohérence 4. Le projet est ici
plus ambitieux puisqu’il s’agit de montrer que même la version la plus radicale du
scepticisme, celle qui remet en cause la totalité de nos croyances, est possible, du moins
qu’elle n’est pas en contradiction avec l’usage du langage.
4 L’ouvrage, dans un premier temps, remonte à un premier modèle de réfutation qui ne
s’attaque pas particulièrement aux actes langagiers, mais à l’action tout court : la
réduction du sceptique à l’ἀπραξία ou à l’ἀνενεργησία (D.L. IX, 107 ; M XI, 171‑176).
C’est à l’occasion de cette objection que se définit le premier temps de la réponse
sceptique, lorsque Sextus établit qu’« en nous attachant aux choses apparentes, nous
vivons en observant les règles de la vie quotidienne sans soutenir d’opinions, puisque
nous ne sommes pas capables d’être complètement inactifs » 5. L’action sceptique
s’expliquerait alors sans référence à une croyance ni à une intention, à la manière de
l’action animale : « une fourmi, une abeille, une chenille peuvent constituer un bon
paradigme pour pouvoir expliquer l’exercice, de la part du sceptique, non seulement
d’un acte singulier, mais aussi d’un comportement orchestré par des règles. » (p. 95.)
Lorenzo Corti montre cependant les limites de ce modèle lorsqu’il s’agit d’expliquer des
actes complexes comme le sont précisément les actes langagiers. La performance
linguistique – qui suppose une capacité d’invention, d’adaptation et de
compréhension – appelle un modèle plus fin d’explication auquel est consacré le cœur
du livre.
5 La seconde partie de l’ouvrage, « Quels actes illocutoires le sceptique peut-il
exécuter ? » (chap. 4 à 7), se concentre sur les modalités particulières de l’usage
sceptique du langage. Car, s’il n’y a pas à proprement parler de théorie sceptique du
langage, il existe pourtant bien un ensemble de parades pour contrer ces objections. La
partie des Esquisses pyrrhoniennes sur les φωναὶ σκεπτικαί (PH I, 187-208) constitue
notamment une première tentative de réponse que Lorenzo Corti éclaire en utilisant

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158

des catégories linguistiques proposées par John L. Austin et notamment la notion d’acte
illocutoire comme « acte effectué en disant quelque chose, par opposition à l’acte de
dire quelque chose »6. Or, ce qui caractérise la parole sceptique, ce n’est précisément
pas son contenu sémantique – qui peut être dogmatique, par exemple dans le cas de
l’expression πάντα ἐστιν ἀκατάληπτα (PH I, 200) – mais bien la façon de présenter ce
contenu comme la description d’une impression ou d’un phénomène qui ne dépasse
jamais le strict cercle du sujet sceptique qui s’exprime. La question est alors de savoir si
cette stratégie illocutoire permet un usage du langage sans croyance. Le chapitre 6
analyse plus en détail cette stratégie en consacrant une attention particulière à
l’ἀπαγγελία : présenter sa parole sous le signe de la « confession » ou de « l’annonce »
permet de penser l’expression sceptique selon une modalité qui n’implique ni croyance
ni connaissance, quelque chose comme une pure expression de soi sans aucune
prétention à l’objectivité ou à la description de la réalité. Telle est la réponse qui,
jusqu’à présent, était considérée comme satisfaisante dans l’orbe des études
sceptiques7. Or, Lorenzo Corti souligne l’insuffisance de cette réponse, en montrant que
la totalité des actes linguistiques proférés par le sceptique ne peuvent pas être
reconduits à la pure confession d’une affection. En outre, cette stratégie achoppe elle
aussi sur la complexité de la plupart de nos actes linguistiques : « plus l’acte
linguistique est complexe, plus il est difficile de trouver le stimulus non épistémique
supposé le causer, et donc d’identifier le comportement verbal du sceptique comme
réaction à des stimuli. » (p. 159.)
6 Le chapitre 7 propose alors de sauver le scepticisme de l’impasse dans laquelle l’aurait
fourvoyé Sextus Empiricus. Ce dernier n’a-t-il pas trop vite concédé qu’« affirmer
implique juger » ? L’existence d’affirmations sans jugement permettrait peut-être de
défendre à nouveaux frais la voie pyrrhonienne : il doit être possible au sceptique de
produire des affirmations qui ne reconduisent pas à des jugements ou à des croyances.
Là encore Austin fournit des pistes pour penser ce type d’affirmations avec son analyse
des actes linguistiques conventionnels, des actes dont le sens ne dépend pas d’une
croyance, mais bien plutôt d’une procédure réglée extérieure. La parole sceptique tout
entière pourrait être ainsi comprise comme une forme d’acte conventionnel, suivant
effectivement des procédures réglées sans que ces actes s’adossent sur des croyances.
Le modèle pour penser le locuteur sceptique n’est plus, alors, animal mais
informatique : « de la même façon, pour le sceptique, nous devons penser qu’il y a
quelque chose dans le monde (externe ou interne) qui a déterminé son affirmation “il
pleut”, et le fait qu’il a ensuite ouvert son parapluie. » (p. 173.)
7 Cette explication ne règle cependant pas tout : il faut aussi pouvoir rendre compte de la
compréhension du langage par le sceptique. C’est à cette question cruciale qu’est
consacrée la troisième partie du livre, « Le sceptique peut-il comprendre ? » (chap. 8 à
12) : peut-on comprendre une langue sans un minimum de croyances ? Cette partie
commence par invalider la solution qui consisterait à montrer qu’un « comportement
syntaxique cohérent » serait possible sans compréhension à la manière d’un
« perroquet chanceux »8. À partir du moment où le sceptique se comporte « comme s’il
comprenait », il n’y a aucune raison de supposer une différence d’état épistémique
entre lui et un locuteur qui comprend ce qu’on lui dit. Mais cette compréhension
suppose‑t‑elle une croyance ? Cette dernière question donne l’occasion d’analyser deux
textes essentiels : PH II, 1‑10, où Sextus dit que « le sceptique n’est pas, je pense,
condamné à se passer de la conception qui naît à partir de ce qui lui tombe passivement
sous le sens et des raisons qui lui apparaissent d’une manière évidente, cela

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n’impliquant absolument pas l’existence de ce qui est conçu » 9, et M I, 176‑179, qui


montre que l’usage sceptique du langage est normé par la συνήθεια, l’usage commun.
Par là, selon Sextus, le locuteur sceptique peut comprendre et utiliser correctement la
langue sans pour autant mobiliser des croyances, puisque son usage repose sur
l’observation de la vie quotidienne.
8 L’auteur discute de ces solutions pour tester leur validité. Il ne se satisfait pas des
rapprochements engagés par la critique avec les analyses wittgensteiniennes des jeux
de langage10. En s’appuyant sur des analyses de Davidson, il montre que la maîtrise d’un
jeu de langage implique toujours une connaissance de règles syntaxiques et
sémantiques (p. 230‑235). Cette objection semble irrémédiable pour le sceptique. Pour
le sauver, l’auteur propose de revenir sur notre conception de la relation entre le savoir
et la croyance. Et si, contrairement à ce que nous pensons depuis le Théétète, toute
forme de savoir n’impliquait pas la croyance ? Alors la position sceptique pourrait
retrouver une cohérence. Rien n’empêche de considérer que le savoir syntaxique et
sémantique du sceptique relève d’un know-how sans croyances : « il est tout à fait
raisonnable de penser que certains individus qui savent comment utiliser de manière
raffinée les expressions de leur langue – en particulier les enfants engagés dans le
processus d’apprentissage d’une langue (…) – ne croient rien par rapport aux propriétés
sémantiques, syntaxiques et syntaxico-sémantiques de ces expressions. » (p. 256.)
Quand bien même une maîtrise linguistique même hésitante supposerait de mobiliser
un certain savoir syntaxique et sémantique, Chomsky a montré qu’un locuteur peut
posséder des règles sans être en mesure de comprendre l’énoncé de ces règles, et que
« ce savoir – au moins une partie du savoir sur lequel se fonde la maîtrise linguistique –
doit être inné » (p. 257). Cette dernière partie de l’ouvrage propose une hypothèse
assurément très originale et suggestive pour les études sur le pyrrhonisme ancien. Bien
sûr, l’hypothèse d’un savoir sans croyance est, au premier abord, très surprenante
puisque rien chez Sextus ne permet véritablement de distinguer croyance et savoir.
Mais cette distinction permet assurément de comprendre le sens de la position de
Sextus sur le langage lorsqu’il montre qu’il est possible de parler correctement tout en
étant sceptique, et même de suivre une forme de norme de correction linguistique dans
l’usage commun du langage (cf. M I, 176‑179). On peut même se demander si cette
distinction ne pourrait pas éclairer d’autres ambiguïtés de la position de Sextus. En
effet, le modèle empiriste (au sens commun du terme) développé parfois par Sextus
appelle une distinction de ce genre, puisqu’il mobilise, volens nolens, une forme de
savoir dont on ne peut s’empêcher d’interroger le statut épistémique et de se demander
comment le faire cohabiter avec la volonté de vivre sans croyances. Or, l’idée qu’il
puisse exister des connaissances sans croyance permet de concilier le projet sceptique
et sa dimension empiriste11. La distinction proposée par Lorenzo Corti pourrait
certainement permettre d’établir un cadre conceptuel cohérent pour penser la
possibilité d’un « savoir sceptique » qui recouvre l’ensemble des arts dont la fin est
utile à la vie comme la médecine, la navigation (M I, 50‑51), la grammatistique ou
« connaissance des lettres » (M I, 49), l’astronomie prédictive (M V, 2)... Mais il faudrait
alors chercher à articuler le modèle de connaissance innée mobilisé pour nos
compétences linguistiques avec la forme de savoir élaborée par l’observation passive de
« ce qui vaut dans la plupart des cas » (ὡς τὸ πολὺ ἐχόμενον, M II, 13) et par la
mémoire des cas observés. L’idée d’un savoir sans croyance rend-elle possible la
constitution d’un empirisme sans croyance, d’un savoir empirique transmis
uniquement par l’habitude, la mémoire, l’imitation et l’observation de pratiques

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160

traditionnelles, à la manière de la médecine empirique ? L’hypothèse paraît séduisante


et permettrait de sortir de quelques apories propres aux études sceptiques ; il est
probable cependant que la figure d’un Sextus empirique sorte du cadre d’analyse du
sceptique radical proposé par Lorenzo Corti.
9 Pour autant, ce livre présente-t-il réellement une défense du scepticisme pyrrhonien
proposé par Sextus Empiricus ? Bien que l’ouvrage se déclare optimiste pour le
sceptique (p. 264 et 271), on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une victoire à la
Pyrrhus. Car, pour Lorenzo Corti, comme pour Hume, « Sextus n’est pas sceptique »
(p. 160), Sextus ne peut pas vivre son scepticisme. L’unique différence avec la position
de Hume réside dans le fait que, pour Lorenzo Corti, une certaine forme de scepticisme
radical est possible – mais ce scepticisme n’est pas celui de Sextus Empiricus. La
question est alors de savoir si la démonstration de cette impossibilité ne doit pas inviter
à reconsidérer autrement le projet de Sextus. Deux options de lecture sont en effet
possibles dans une telle situation : on peut considérer que Sextus s’est trompé ou que
son projet n’est pas achevé – c’est en somme la position de Lorenzo Corti – mais on peut
aussi se demander si cette contradiction n’est pas le fruit d’une compréhension
dogmatique du projet sceptique.
10 Par exemple, à propos des « actes linguistiques du sceptique », la seconde partie du
livre pose une question fondamentale : quel est le statut linguistique des Esquisses
pyrrhoniennes (p. 158) ? Il est évident que les écrits de Sextus ne peuvent pas être
réduits sous la catégorie de l’ἀπαγγελία entendue comme l’expression de pures
affections en réponse à un stimulus. Mais cette impossibilité n’incite-t-elle pas à
comprendre l’ἀπαγγελία autrement que comme une « action verbale réflexe »
accompagnée de compréhension ? Certes Diogène Laërce dit que « [les pyrrhoniens]
posent les choses qui apparaissent, quand elles apparaissent » 12. C’est le cas notamment
lorsqu’il s’agit de parler d’une impression sensible, ou même lorsque le sceptique utilise
des expressions sceptiques qui sont « révélatrices de la disposition sceptique et de nos
affects » (PH I, 187 : ἐπιφθεγγόμεθα φωνάς τινας τῆς σκεπτικῆς διαθέσεως καὶ τοῦ περὶ
ἡμᾶς πάθους μηνυτικάς)13. En cela, la parole de Sextus Empiricus ne renvoie qu’au sujet
qui l’exprime et ne vise aucune objectivité ; en cela, elle n’est pas discours de vérité 14.
Mais cet aspect n’est qu’une partie de la stratégie discursive mise en œuvre par Sextus
qui comporte bien d’autres aspects. La parole sceptique ne se contente pas de réagir à
un influx nerveux, elle consiste aussi à produire des arguments pour contrer la pensée
dogmatique, et même à faire l’inventaire des arguments qui permettront de contrer les
thèses dogmatiques passées, présentes et futures (cf. PH I, 34). Cette parole est aussi liée
à la pratique de l’histoire tirée de la médecine empirique comme le dit Sextus dans les
premiers paragraphes des Esquisses pyrrhoniennes : « de rien de ce qui sera dit nous
n’assurons qu’il est complètement comme nous le disons, mais pour chaque chose nous
faisons en historien un rapport conformément à ce qui nous apparaît pour le
moment15. » La pratique de l’histoire ou de la doxographie n’est pas une réponse réflexe
à un stimulus, pour autant elle n’implique pas une croyance dans les thèses rapportées 16.
C’est précisément ce qui fait que Sextus peut utiliser n’importe quel type d’argument :
des arguments de type « sceptique » comme les dix tropes d’Énésidème et des
arguments purement dogmatiques, pourvu qu’ils parviennent à produire l’ἰσοσθένεια
qui amène à l’ἐποχή.
11 Il est probable que cette redéfinition de la parole sceptique ne règle pas le problème
général de la cohérence du projet de Sextus Empiricus tel qu’il est posé par le livre de

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161

Lorenzo Corti, puisque ce dernier fait le choix de faire porter son analyse sur une image
particulière du scepticisme, le « scepticisme outré » dont parlait Hume. Mais si cette
image amène à montrer que Sextus – qui dans ses textes se reconnaît et se revendique
intégralement et purement sceptique – n’est pas sceptique, ne doit-on pas y voir le
signe d’une erreur sur la définition du scepticisme et de la « vie sans croyance » ? Si
Sextus Empiricus cherche à vivre sans croyance, c’est parce que « celui qui affirme
dogmatiquement que telle chose est naturellement bonne ou mauvaise est dans un
trouble continuel » (PH I, 27) 17. La croyance qui rend les hommes malheureux et contre
laquelle lutte le sceptique, c’est donc la croyance susceptible de provoquer en moi une
déception lorsque je découvre qu’elle n’est pas fiable, notamment parce que « celui qui
dogmatise pose comme existante la chose à propos de laquelle il dogmatise » (PH I,
14)18. Si Sextus se méfie du langage du dogmatique, c’est précisément parce que ce
dernier semble toujours impliquer l’existence de ce dont il parle, parce qu’il comporte
en lui une tendance à naturaliser et à objectiver les qualités sensibles des choses ; la
parole sceptique est une tentative pour se sortir de ce travers dogmatique. Si cela est
juste, il est alors probable qu’une partie des croyances décrites dans le livre comme « je
crois que “Scipion” désigne Scipion » ne soient pas considérées par Sextus comme des
croyances. Certes, certains arguments de Sextus Empiricus remettent en cause toute
forme de croyance (les arguments sur le critère, les tropes d’Agrippa notamment) ;
pour cette raison Sextus participe du défi sceptique qui occupe tant la philosophie de la
connaissance moderne et contemporaine. Mais on sait aussi que cette débauche
d’arguments s’inscrit dans une stratégie d’utilisation des arguments de force différente
en fonction de ses interlocuteurs (cf. PH III, 280). Enfin, le fait que « les adversaires du
pyrrhonisme [aient] constamment compris le pyrrhonisme de façon rustique » (p. 26)
invite aussi peut-être à se méfier de cette compréhension comme d’une image du
scepticisme caricaturale et un peu raidie par le discours dogmatique.
12 La démonstration de Lorenzo Corti, enfin, mobilise différents modèles pour expliquer
l’action et la parole sceptique et notamment le modèle animal 19, le modèle de
l’ordinateur – ou plutôt du programme informatique – et celui de l’enfance. Ces
modèles permettent à chaque fois de montrer comment il est possible d’expliquer une
action sans mobiliser de croyances. Les animaux – du moins certains d’entre eux –
vivent, s’organisent et communiquent entre eux, nos outils informatiques peuvent être
programmés pour nous délivrer des messages et effectuer des actions, les enfants
mobilisent des règles complexes du langage... et tous le font sans qu’il soit nécessaire de
penser qu’ils aient besoin de croyance pour le faire. Le recours à ces modèles ouvre
deux types de question. D’une part, on peut se demander si le recours à chacun d’entre
eux ne présuppose pas un ensemble de thèses dogmatiques et notamment une certaine
représentation de la nature et de l’ordre naturel qui pourrait être problématique du
point de vue du scepticisme20. Mais il est vrai que Sextus Empiricus fait souvent
référence à la nature et à la vie comme à un fait et à une organisation indubitable. La
question est alors de savoir si, selon Lorenzo Corti, cette référence à la nature ou à une
organisation extérieure ne pose pas aussi un problème de cohérence. D’autre part,
concernant plus particulièrement la rationalité animale que Sextus mobilise
fréquemment, se pose la question de savoir quel est exactement l’usage que fait Sextus
de ce modèle. Adopte‑t‑il, selon Lorenzo Corti, le modèle animal comme un véritable
modèle d’explication des actions et des paroles sceptiques, ou utilise‑t‑il ce modèle de
manière dialectique, comme le pense David Glidden qui a montré que le modèle animal,

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et notamment la référence à la parole du perroquet, sont purement dialectiques et ont


une fonction avant tout anti-stoïcienne21 ?
13 Quoi qu’il en soit, ce nouveau livre en français sur le scepticisme antique présente des
développements souvent originaux sur Sextus et pose un grand nombre de questions
fort suggestives. Pour cette raison il intéressera tout autant les philosophes curieux de
l’histoire du scepticisme antique parce qu’il analyse précisément les textes de Sextus
Empiricus sur le sujet, que les philosophes de la connaissance.

NOTES
1. David Hume, Enquête sur l’entendement humain, chapitre XII (trad. Leroy 1983, p. 242).
2. Chez Sextus Empiricus, cf. entre autres PH I, 13-15, 187-209 ; II, 1-10. Voir aussi Aristoclès de
Messine apud Eusèbe, Praep. Ev. XIV, 18, 7 et D.L. IX, 74-79.
3. Les articles sur ce sujet ont été réunis par Burnyeat & Frede 1997. Pour la terminologie urbain/
rustique, voir dans cet ouvrage Barnes 1997, p. 61.
4. Pour la référence à Montaigne cf. Burnyeat 1997, p. 96.
5. Τοῖς φαινομένοις οὖν προσέχοντες κατὰ τὴν βιωτικὴν τήρησιν ἀδοξάστως βιοῦμεν, ἐπεὶ μὴ
δυνάμεθα ἀνενέργητοι παντάπασιν εἶναι. (PH I, 23, trad. Pellegrin 1997.)
6. Austin 1970, p. 113.
7. Non sans nuances, cependant. Outre l’article de J. Barnes déjà cité, voir Desbordes 1982 ;
Spinelli 1991 ; Sluiter 2000.
8. Sextus mentionne lui-même les capacités expressives des animaux et plus particulièrement
des perroquets en M VII, 274 et VIII, 275 : καὶ γὰρ κόρακες καὶ ψιττακοὶ καὶ κίτται ἐνάρθρους
προφέρονται φωνάς.
9. PH II, 10 : νοήσεως γὰρ οὐκ ἀπείργεται ὁ σκεπτικός, οἶμαι, ἀπό τε τῶν παθητικῶς
ὑποπιπτόντων <καὶ> κατ’ ἐνάργειαν φαινομένων αὐτῷ λόγων γινομένης καὶ μὴ πάντως
εἰσαγούσης τὴν ὕπαρξιν τῶν νοουμένων· οὐ γὰρ μόνον τὰ ὑπάρχοντα νοοῦμεν, ὥς φασιν, ἀλλ’
ἤδη καὶ τὰ ἀνύπαρκτα.
10. Pour ce type de rapprochement, notamment avec Wittgenstein et Kripke, cf. Glidden 1994,
p. 146 sqq.
11. Sur ces stratégies empiristes visibles dans M I-VI, mais aussi dans certains passages des PH, cf.
Spinelli 2008.
12. ‘'Ὅτε προσπίπτουσιν ἀλλοῖαι φαντασίαι, ἑκατέρας ἐροῦμεν φαίνεσθαι˙ καὶ διὰ τοῦτο τὰ
φαινόμενα τιθέναι ὅτε φαίνεται, D.L. IX, 107. L. Corti traduit et commente ici le texte grec de
Marcovich (cf. p. 44 sq.) qui fait cependant débat. Long et Hicks éditent καὶ διὰ τοῦτο τὰ
φαινόμενα τιθέναι ὅτι φαίνεται, que J. Brunschwig (cf. Goulet-Cazé 1999) traduit ainsi : « lorsque
des impressions variées nous frappent, nous dirons qu’elles apparaissent, les unes et les autres ;
et la raison pour laquelle ils posent, disent-ils, les apparences, c’est qu’elles apparaissent. »
13. Cf. aussi PH I, 203 : « proférer ce discours n’est pas dogmatique, mais annonce un affect
humain qui apparaît à celui qui l’éprouve (ὡς εἶναι τὴν τοῦ λόγου προφορὰν οὐ δογματικὴν ἀλλ’
ἀνθρωπείου πάθους ἀπαγγελίαν, ὅ ἐστι φαινόμενον τῷ πάσχοντι). »
14. Voir la description qu’en donne Desbordes 1982, p. 64, qui parle d’un « emploi non assertif du
langage dans lequel la parole n’est qu’une équivalence de l’expérience, une sorte de

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transcription, transposition, où l’expérience devient voix sans qu’aucun sujet ait à juger que ce
qui se dit là est bien vérité »
15. PH I, 4 : ὅτι περὶ οὐδενὸς τῶν λεχθησομένων διαβεβαιούμεθα ὡς οὕτως ἔχοντος πάντως
καθάπερ λέγομεν, ἀλλὰ κατὰ τὸ νῦν φαινόμενον ἡμῖν ἱστορικῶς ἀπαγγέλλομεν περὶ ἑκάστου.
Cf. Cassin 1990.
16. Cf. D.L. IX, 74 : « Les sceptiques passaient leur temps à renverser tous les dogmes des écoles
philosophiques ; eux-mêmes, ils n’affirmaient rien de façon dogmatique, se bornant à proférer les
opinions des autres et à raconter sans rien déterminer eux-mêmes, pas même cela. »
17. Cf. aussi M XI, 166-167 : « Du moins il <scil. le sceptique> supportera plus facilement la dureté
que celui qui a des dogmes, parce qu’il n’ajoute rien d’extérieur à ces questions, comme le fait ce
dernier (καὶ ῥᾷόν γε οἴσει τὸ σκληρὸν παρὰ τὸν ἀπὸ τῶν δογμάτων, ὅτι οὐδὲν ἔξωθεν τούτων
προσδοξάζει καθάπερ ἐκεῖνος). » (Trad. personnelle.)
18. ‘Ὁ μὲν γὰρ δογματίζων ὡς ὑπάρχον τίθεται τὸ πρᾶγμα ἐκεῖνο ὃ λέγεται δογματίζειν. Voir
aussi PH II, 10 : καὶ μὴ πάντως εἰσαγούσης τὴν ὕπαρξιν τῶν νοουμένων.
19. Sur ce modèle, Lorenzo Corti cite Barnes 1988. Voir aussi Floridi 1997.
20. Voir par exemple p. 191 : « de même qu’un ordinateur a été programmé pour réagir à un
certain input en produisant un certain output, de même le sceptique a été programmé (par Mère
Nature ou par quelque instructeur) à réagir à certains input sonores en produisant certains output
sonores. »
21. Cf. Glidden 1994, p. 142-143: « Sextus’ own defence that a sceptic can speak a language, just as we
could say a parrot might, is independently adaptive, even if his arguments are retrenchments on the Stoics
or borrowed from the empirical doctors or even Epicurean dogmatists. Rather, what Sextus wants to do is to
defend the use of articulated speech in the language that he uses, without having to come to any
conclusions whatsoever concerning what is going on inside his mind, how his speech has been articulated
by some inner native reason, as the Stoics would describe it, or by some self-conscious social adaptation, as
Epicurus said. We must avoid such introspective questions of intention altogether is what Sextus then
suggests, in defiance of the dogmatists. Introspection of our inner thoughts or the rules we observe is better
left alone, if we are to speak without being victimised by Pyrrhonism, and the same holds for Pyrrhonism
too. »

AUTEURS
STÉPHANE MARCHAND
ENS de Lyon

Philosophie antique, 11 | 2011


164

Réponse à Stéphane Marchand


Lorenzo Corti

Je remercie Juliette Lemaire et Jean-Baptiste Gourinat, qui ont eu la gentillesse de corriger le


français de ce texte.
1 Je remercie Stéphane Marchand : ses objections me fournissent l’occasion d’éclaircir
certains points capitaux de mon livre et de mon interprétation de Sextus Empiricus.
Scepticisme et langage veut affronter la question de savoir si le sceptique pyrrhonien
décrit par Sextus peut maîtriser une langue. Après avoir identifié le pyrrhonien à un
sceptique radical, un individu dépourvu de croyances, je m’efforce de lui assurer la
possibilité de parler en proposant plusieurs façons d’expliquer son comportement
linguistique sans lui attribuer de croyances. Stéphane Marchand se demande si mon
livre présente réellement une défense du scepticisme prôné par Sextus – si le
pyrrhonien à la Sextus est vraiment un sceptique radical. Commençons donc par le
héros de Sextus : qui est son sceptique pyrrhonien, et de quelles croyances s’abstient-
il ? D’après la définition que Sextus en propose (PH I, 8‑11), le sceptique est un
enquêteur qui possède et exerce la capacité de suspendre son jugement par rapport à
son objet d’enquête. Il commence en posant une question (« Existe-t‑il un critère de
vérité ? »), qui exige une réponse affirmative ou négative. Il accumule toutes les raisons
en faveur d’une réponse affirmative et toutes les raisons en faveur d’une réponse
négative et, après les avoir examinées, il n’est pas capable de préférer les unes aux
autres. Ainsi, il se trouve dans l’incapacité de trancher la question qu’il s’est posée – de
juger (et donc croire) vrai qu’il existe ou qu’il n’existe pas un critère de vérité. Cela
cause un état de tranquillité.
2 Tous les interprètes sont tombés d’accord pour soutenir que le sceptique suspend son
jugement relativement aux δόγματα – les thèses scientifico-philosophiques qui
concernent des items non évidents et qui sont objets des croyances des dogmatiques
(« Il existe un critère de vérité », « La dialectique est une science »). Mais les interprètes
ont des positions différentes concernant l’attitude du sceptique pyrrhonien lorsqu’il est
confronté aux propositions qui sont l’objet de croyances ordinaires (« Il fait beau », « Le
miel me semble doux »). Certains suggèrent que le sceptique décrit par Sextus suspend
son jugement à propos de n’importe quelle question (position dite du sceptique
rustique ou radical) ; d’autres suggèrent que sa suspension est restreinte aux thèses

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philosophico-scientifiques, et que le sceptique croit bien des choses auxquelles les gens
donnent leur assentiment dans la vie quotidienne (position dite du sceptique urbain).
3 La question est controversée pour deux raisons, qui dépendent des indices textuels
directs et indirects en faveur des deux positions. Dans certains passages, Sextus
attribue à son sceptique une suspension de jugement universelle (PH I, 31) ; dans
d’autres, Sextus semble admettre que son sceptique possède des croyances. Parmi ces
derniers, PH I, 13‑15, est celui qui a fait couler le plus d’encre – y compris celle de
Stéphane Marchand, qui cite PH I, 14. Ici, Sextus précise que le sceptique ne possède pas
de δόγματα, non pas au sens où il n’acquiesce à rien – car le sceptique donne son
assentiment à ses affects –, mais au sens où il ne donne son assentiment à aucun objet
non évident. Et même à partir du fait que le sceptique profère ses phrases par rapport
aux thèses dogmatiques (« Pas plus ceci que cela ! »), on ne peut pas conclure que le
sceptique possède des δόγματα, car celui qui les possède pose comme existant l’objet à
propos duquel il les possède, tandis que le sceptique pose ses phrases comme n’étant
pas absolument réelles.
4 À partir de ce texte, il est tentant de penser que le sceptique ne donne pas son
assentiment aux propositions qui concernent les objets non évidents, alors qu’il le
donne aux propositions qui décrivent ses affects – il les juge et croit vraies. Mais si l’on
considère le passage dans son contexte et à la lumière des loci paralleli, la tentation
s’apaise. PH I, 13‑15, fait partie d’une section, PH I, 13‑20, où Sextus affronte des
objections de ses adversaires dogmatiques, et il est judicieux de comprendre le discours
de Sextus comme la réponse à une objection qu’il ne rapporte pas. Sextus caractérise
son sceptique comme un individu qui ne possède pas de δόγματα (PH I, 12) et qui, en
proférant ses phrases, exprime ses affects (PH I, 187‑208). Mais il est contradictoire de
penser que le sceptique, en proférant ses phrases, exprime ses affects – car cela
implique y acquiescer, donc posséder des δόγματα, en un sens faible de δόγμα. Et Sextus
de répondre : s’il vous plaît d’utiliser δόγμα dans le sens (artificiel) d’« acquiescement »,
c’est-à-dire dans le sens de « ne pas opposer de résistance » à quelque chose, alors oui,
le sceptique, qui exprime ses affects, possède des δόγματα – mais ceci ne rend pas ma
caractérisation du sceptique incohérente. En effet, quand je dis que le sceptique ne
possède pas de δόγματα, j’utilise δόγμα dans son sens standard – je veux dire que le
sceptique ne juge vraie aucune proposition non évidente. Et il n’est pas contradictoire
non plus de penser que le sceptique, dépourvu de δόγματα, profère des phrases par
rapport aux thèses non évidentes des dogmatiques. En effet, ou bien ces phrases
expriment des affects du sceptique, ou bien elles s’auto-réfutent. Dans les deux cas on
ne peut pas inférer, à partir du fait que le sceptique les profère, qu’il possède un δόγμα
– qu’il croit qu’il existe un objet non évident possédant certaines propriétés. PH I, 13‑15,
ne suggère pas que le sceptique possède des croyances ordinaires – bien au contraire.
Quand Sextus dit que le sceptique acquiesce à ses affects, « acquiescer » (εὐδοκεῖν) doit
être compris dans le premier sens de« se laisser persuader » (πείθεσθαι) signalé dans le
passage parallèle PH I, 229‑230 : le sceptique suit simplement (ἁπλῶς ἕπεσθαι) ses
affects, y cède simplement (ἁπλῶς εἴκειν), leur obéit, se comporte conformément à eux
sans les mettre en discussion (il boit quand il a soif sans se demander s’il a soif ou non ;
sans juger qu’il a soif ni qu’il n’a pas soif).
5 Passons aux indices textuels indirects permettant de soutenir la thèse selon laquelle
Sextus avait à l’esprit un sceptique rustique. Le pyrrhonien – tel qu’il est caractérisé par
Sextus dans PH – suspend son jugement par rapport à tout principe philosophique ou

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religieux, et ne possède pas de δόγματα. Il suspend son jugement, en particulier, quant à


l’existence d’un critère de vérité (PH II, 14‑79). Mais exécuter n’importe quel jugement
(y compris les jugements concernant les propositions qui sont objets de nos croyances
ordinaires) implique de ne pas avoir suspendu son jugement sur un δόγμα : le δόγμα
selon lequel il existe un critère de vérité. Il s’ensuit que le pyrrhonien ne peut juger
vrai aucun type de proposition1.
6 Stéphane Marchand, en s’appuyant sur PH III, 281, remarque que des arguments de ce
type, qui mettent en cause toute croyance, s’inscrivent dans une stratégie sceptique
d’utilisation des arguments de force différente en fonction des interlocuteurs. Mais rien
dans le passage mentionné n’est incompatible avec l’idée que le sceptique pyrrhonien
suspend son jugement par rapport au critère de vérité et ne possède aucune croyance.
Nous sommes à la fin des Esquisses (PH III, 280‑281), et Sextus nous présente le sceptique
comme un médecin. Le dogmatique juge vraies certaines thèses philosophiques. Mais il
juge trop vite : avant d’avoir eu le temps – et donc le droit – de le faire. Le sceptique
veut guérir le dogmatique. Il lui administre donc des arguments en faveur des thèses
opposées à celles qu’il avance, afin de provoquer sa suspension de jugement à leur
égard. Or, nous dit Sextus, le sceptique offre aux dogmatiques des arguments qui sont
parfois de poids et parfois faibles. Il le fait exprès, puisque parfois un argument faible
lui suffit pour arriver à son but.
7 Les arguments administrés par le sceptique sont forts ou faibles « quant à leur
persuasion » (πιθανότησιν), c’est-à-dire au sens où ils persuadent un nombre très ou
peu élevé de personnes. Le sceptique administre à son patient dogmatique des
arguments qui ne sont pas seulement bons, mais aussi persuasifs – capables de
provoquer sa suspension de jugement. Et l’efficacité des arguments dépend des
connaissances préalables du dogmatique : parfois un argument faible suffit, parfois un
argument plus fort est nécessaire. (Je veux vous persuader que Sextus vécut au II e
siècle. Je vous administre un bon argument : Sextus est contemporain de Galien ; Galien
vécut au IIe siècle ; donc Sextus vécut au II siècle. Est-ce que cet argument vous
persuade ? Oui, si vous savez que les deux prémisses sont vraies. Mais supposons que
vous ne sachiez pas que Galien vécut au IIe siècle. Afin de vous persuader, je dois ajouter
à mon argument un argument en faveur de cette prémisse. Ce deuxième argument sera
plus persuasif que le premier, au sens où il persuadera un nombre plus élevé de
personnes.) Sextus, ici, indique que le sceptique ne veut pas seulement produire des
arguments bons, mais persuasifs. Tout cela est remarquable, mais une chose est claire :
il ne nous dit rien quant à l’objet de la suspension du jugement du sceptique. Ce dont il
est question ici est l’efficacité psychologique, et non pas l’objet, de ses arguments.
8 Un deuxième indice du fait que le pyrrhonien est un sceptique radical réside dans le
fait que ses adversaires l’ont constamment compris ainsi. Prenons l’objection
d’inactivité (M XI, 162‑167, cf. D.L. IX, 107). On ne peut pas expliquer l’acte de quelqu’un
sans lui attribuer de croyances. Mais le sceptique par définition n’a pas de croyances.
Donc, si un sceptique agissait, on ne pourrait pas expliquer ses actes. Mais tout acte est
explicable. Ergo le sceptique n’agit pas – on ne peut pas penser, de façon cohérente,
qu’un sceptique agisse. Cette objection présuppose que le sceptique pyrrhonien soit
dépourvu de croyance. Stéphane Marchand objecte qu’il peut s’agir là d’une image
caricaturale du scepticisme dont il faut se méfier. Mais si cela était vrai, on s’attendrait
à ce que les avocats des pyrrhoniens – tels que Sextus – répondent en reconnaissant
que le sceptique possède les croyances ordinaires qui lui permettent d’agir. Or il n’en

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est rien. En M XI, Sextus répond que le sceptique peut accomplir les choix et les refus
qui lui permettent d’agir en suivant l’observation non philosophique. Et dans le passage
où il explique ce que c’est que l’observation non philosophique et comment elle
détermine les actes du sceptique (PH I, 21‑24), Sextus nous fournit les explanantia que
nous sommes censés utiliser pour expliquer l’acte d’un sceptique de façon non
épistémique, c’est-à-dire sans lui attribuer de croyances. Il s’agit de ses affects, de ses
impressions non épistémiques, de ses habitudes fondées sur le respect des lois et des
coutumes, de ses habiletés. En d’autres termes, Sextus nous indique comment expliquer
le comportement d’un sceptique rustique.
9 Par ailleurs, les dogmatiques grosso modo contemporains de Sextus reconnaissaient
l’existence du pyrrhonisme rustique : Galien, par exemple, mentionne les
ἀγροικοπυρρώνειοι, qui disent qu’ils ne connaissent pas leurs propres affects (Diff. Puls.
VIII, 711 K. ; cf. Praenot. XIV, 628 K.). Sextus rassemble du matériel sceptique d’origine
et inflexion différente, et je ne veux pas nier l’existence de passages urbains dans son
corpus. Mais le sceptique pyrrhonien rustique n’est pas le fruit de l’imagination du Dr.
Galien ou de M. Corti : il prospère dans un grand nombre de pages de Sextus.
10 Ce sceptique – comme Sextus l’indique – peut accomplir certains actes, peut exercer
certaines activités. Peut-il pour autant exercer une maîtrise linguistique ? Parler
implique de faire plusieurs choses. Cela implique, avant tout, de comprendre la
signification et de maîtriser la syntaxe des expressions de la langue que l’on parle. Mais
dire quelque chose implique aussi d’accomplir un acte illocutoire : affirmer, poser une
question, commander, etc. Il s’ensuit qu’aborder la question de savoir si le sceptique
peut parler implique de répondre, entre autres, à deux questions : (i) Est-ce que le
sceptique peut comprendre ? (ii) Quels sont les actes illocutoires qu’un sceptique peut
effectuer ?
11 Mon analyse de la description sextienne des phrases sceptiques (PH I, 187‑208 et loci
paralleli) offre une réponse à la deuxième question. Bien que le sceptique profère des
phrases avec une forme grammaticale déclarative (« x est F »), il les utilise pour
signifier non pas un état de chose externe au locuteur (le fait que x est F), mais un état
psychologique du locuteur (le fait que x lui apparaît F). Les phrases sceptiques
manifestent des affects et des impressions que subit celui qui les profère, quand il les
profère. Je suggère que ces remarques constituent une réponse à une objection
dogmatique implicite selon laquelle le sceptique, en proférant des phrases de forme
déclarative, en affirmerait le contenu, manifestant ainsi qu’il le croit vrai. Cette
réponse consiste à préciser que les phrases sceptiques ne sont pas des affirmations (et
donc des manifestations de croyances), mais des confessions, de pures manifestations
d’affects semblables aux cris. Un enfant éprouve de la douleur et pleure. En pleurant,
l’enfant n’affirme pas éprouver de la douleur. Toutefois, il exprime ou manifeste sa
propre douleur. Semblablement, lorsqu’il profère ses phrases, le pyrrhonien n’est pas
en train d’affirmer, mais plutôt de confesser, de manifester son affect 2.
12 Je montre ensuite que cette façon de comprendre les actes de parole du sceptique, bien
que séduisante, présente des limites. Pour pouvoir interpréter l’acte linguistique d’un
sceptique comme une confession, on doit pouvoir l’expliquer de façon non
épistémique : c’est‑à‑dire que l’on doit penser qu’il s’agit d’une réaction directe et
naturelle à des stimuli qui ne sont pas ses états épistémiques – tout comme le pleur de
l’enfant est une réponse directe et naturelle au stimulus de douleur. Cependant, de cette
façon, on ne peut expliquer que des performances linguistiques très simples. Si les actes

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linguistiques d’un sceptique doivent être interprétés comme des confessions, alors le
sceptique ne peut pas dire grand-chose, parce que le nombre d’actes linguistiques que
nous pouvons comprendre comme expressions d’affects est extrêmement limité. En
particulier, l’usage des phrases de la langue grecque que Sextus fait dans son œuvre est
tel que nous ne pouvons pas le comprendre comme une confession. Sextus n’est pas
sceptique.
13 Pace Stéphane Marchand, je n’affirme pas que Sextus ne puisse pas vivre le scepticisme
qu’il prône. J’examine la stratégie déployée par Sextus pour assurer à son sceptique la
possibilité de parler, et j’en montre les limites – qui ne sont pas évidentes (et ne
l’étaient pas pour Sextus), mais nécessitent un argument. Je conclus que, dans
l’hypothèse où il faut attribuer aux actes linguistiques sceptiques la force illocutoire que
les remarques de Sextus suggèrent, c’est‑à‑dire une force expressive, Sextus n’est pas
sceptique –puisque nous ne pouvons pas expliquer ses performances linguistiques en
termes de confession. Mais j’ajoute que nous ne devons pas comprendre les actes
linguistiques sceptiques ainsi. En effet, je rejette le présupposé de cette idée – la thèse
selon laquelle affirmer implique juger. En suivant J. L. Austin, j’explore la possibilité de
caractériser l’acte d’affirmation comme un acte conventionnel : ce qui détermine que le
locuteur, en proférant la phrase Φ, affirme que p, ce ne sont pas ses croyances mais
l’existence d’une convention selon laquelle dire une certaine phrase en certaines
circonstances signifie en proposer le contenu comme vrai. Si cela est correct, nous
pouvons penser que Sextus est un sceptique tout en comprenant les énoncés qui
composent les Esquisses pyrrhoniennes comme des affirmations – pour autant que leur
force illocutoire détermine cette question.
14 Il est vrai que la caractérisation sextienne des actes linguistiques sceptiques compte
d’autres éléments. Sextus, en particulier, indique que le sceptique annonce ce qu’il dit
« en historien » (PH I, 4 : ἱστορικῶς). Il y a plusieurs façons de comprendre cet adverbe,
qui est un hapax chez Sextus. On pourrait y voir une référence à l’ἱστορία empirique –
mais il faudrait rendre compte du fait que dans le texte de Sextus il est question de
rapporter son affect, tandis que l’ἱστορία empirique est le récit de l’expérience d’autrui.
Dans quelques textes de l’Antiquité, on trouve le contraste entre dire quelque chose
ἀποδεικτικῶς et dire quelque chose ἱστορικῶς καὶ ἐξηγητικῶς – entre un discours
démonstratif et un discours descriptif3, et on pourrait se demander si le même
contraste est en jeu chez Sextus. Mais les indices textuels sur lesquels appuyer ces deux
possibilités interprétatives me semblent plutôt faibles. En tout cas, cet adverbe n’offre
aucune contribution à la question qui fait l’objet de mon enquête, celle de savoir quelle
est la force illocutoire des actes linguistiques du sceptique.
15 Comme Stéphane Marchand le remarque, dans mon livre j’adopte plusieurs modèles qui
montrent qu’il est possible d’expliquer certaines performances sans faire appel aux
croyances. Ainsi, lorsque je considère la question générale de savoir si un sceptique
peut agir, je trouve utile de considérer les insectes. Une fourmi ou une abeille exercent
des activités et participent à des formes de vie sociale assez bien organisées. Nous
n’expliquons pas le comportement de ces animaux en leur attribuant, de façon sérieuse,
croyances ou intentions. Et si on peut le faire avec une fourmi ou une abeille, pourquoi
ne pourrait-on pas le faire avec un sceptique ?
16 Il en va de même pour la troisième partie du livre, où j’aborde la question de savoir si
un sceptique peut comprendre le sens et la syntaxe des expressions d’une langue. Dans
un premier temps, j’examine l’hypothèse selon laquelle le sceptique serait une sorte de

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perroquet chanceux : un individu qui ne maîtrise pas les expressions qui font partie de
son répertoire, mais qui les profère toujours dans des circonstances telles que son acte
linguistique est correct et pertinent eu égard à ce que ses interlocuteurs disent et font.
À l’aide de A. M. Turing, je montre que cette pensée est incohérente et je rejette ce
modèle. J’examine ensuite le point de vue de Sextus par rapport à la question posée.
D’après Sextus, le sceptique a la capacité de comprendre les phrases que lui et ses
interlocuteurs profèrent (PH II, 1‑10) grâce au fait qu’il suit l’usage commun (M I, 176
sq.). J’explore donc le sens et la plausibilité de cette position. D’abord, j’examine la
possibilité que la capacité de comprendre une langue s’identifie à la capacité d’utiliser
certains bruits dans certaines circonstances selon des règles de comportement, ce qui
n’implique pas de posséder des croyances. Je conclus que ce modèle, illustré par le cas
d’un enfant qui est train d’apprendre une langue, explique seulement une maîtrise
linguistique minimale du locuteur : une maîtrise linguistique raffinée doit se fonder sur
un savoir. Je propose donc un argument qui, en utilisant une analyse du concept de
know how proposé par T. Williamson et J. Stanley ainsi que quelques idées
chomskyennes, conclut que le savoir qui fonde une maîtrise linguistique raffinée peut
être compris comme un know how qui n’implique pas la possession de croyances. Un
know how non linguistique du même type est illustré par le cas d’un chat qui, tout en
sachant comment il peut sortir de la maison en utilisant une chatière, n’a pas de
croyance à ce sujet.
17 Stéphane Marchand me demande si le recours à ces modèles ne présuppose pas une
représentation de la nature problématique pour le scepticisme. Je demande à mon
tour : pour le scepticisme de qui ? Peut‑être ce recours est-il problématique pour
(c’est‑à‑dire incompatible avec) mon scepticisme, mais non pas assurément pour le
scepticisme du pyrrhonien dont je veux expliquer le comportement. En d’autres
termes, je crois qu’il y a là une confusion qu’il est important de dissiper. Sextus décrit
son sceptique comme un individu qui s’abstient de tout jugement/de toute croyance. Je
me pose la question de savoir si un tel sceptique peut agir – et donc, la question de
savoir si je peux expliquer ce qu’il fait sans lui attribuer de croyances. En posant cette
question, j’assume une posture – pour ainsi dire – anthropologique. J’ai un individu face
à moi ; je suppose qu’il s’agit d’un sceptique ; j’observe son comportement, et je
m’efforce de l’expliquer sans lui attribuer des croyances, en faisant parfois référence à
des modèles. Afin de fournir cette explication, est-il possible que je doive croire quelque
chose par rapport à mes modèles – que l’on ne puisse pas rendre raison de ma
performance d’expliquer les actes du sceptique sans m’attribuer des croyances ? Mais
cela n’implique pas l’attribution de croyances au sceptique. La question en jeu, à ce
niveau, n’est pas celle de savoir si le sceptique peut expliquer son comportement, étant
donné qu’il n’a pas de croyances, mais si je peux le faire sans lui attribuer des
croyances. On peut ensuite poser la question de savoir si le sceptique lui-même peut
expliquer ses actes – avant tout, s’il peut parler de ce qu’il fait. Mais il s’agit là – voici le
point crucial – d’une question différente de celle de savoir si les actes du sceptique sont
explicables.
18 Dans l’article « Parrots, Pyrrhonists and Native Speakers », David Glidden se demande si
le comportement linguistique sceptique, tel qu’on peut le caractériser à partir de M
VIII, 270 sq., peut être assimilé à celui du perroquet, et dans quelle mesure cela
constitue une défense de la possibilité pour le sceptique de parler – des questions que
Stéphane Marchand me pose à son tour. Je crois quant à moi que rien dans le passage
mentionné ne suggère que Sextus adopte le perroquet comme modèle explicatif du

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comportement linguistique du sceptique. Pour ce qui est de la question de la maîtrise


linguistique du pyrrhonien, je trouve très pertinents deux passages qui ne retiennent
pourtant pas l’attention de Glidden, PH II, 1‑11, et M I, 176 sq. En PH II, 1‑11, Sextus
caractérise son sceptique comme quelqu’un qui est capable de comprendre et
d’enquêter sur les phrases que lui et ses interlocuteurs produisent : en particulier, sur
les thèses philosophiques des dogmatiques. La question est de savoir si le sceptique
peut comprendre le sens et la syntaxe des expressions d’une langue, étant donné qu’il
ne possède pas de croyances à leur égard ; et si oui, comment. En M I, 176‑179, Sextus
considère une idée qui constitue un début de réponse à cette question. Il adopte la
position selon laquelle un locuteur peut comprendre la signification des expressions
d’une langue en suivant l’usage commun, c’est‑à‑dire en se conformant à la façon dont
ses interlocuteurs directs utilisent ces expressions, ce qui n’implique pas de posséder
des croyances.
19 Je ne suggère pas non plus que le perroquet chanceux soit un modèle explicatif des
performances linguistiques sceptiques. Mais, en abordant la question de savoir
comment rendre compte du comportement linguistique du pyrrhonien tel qu’il est
caractérisé par Sextus, il m’a paru très important de montrer qu’on ne peut pas le faire
avec ce modèle – c’est-à-dire sans accorder au sceptique la capacité de comprendre la
sémantique et la syntaxe de sa langue. Selon Sextus, le sceptique utilise les expressions
qui constituent son lexique d’une façon aussi complexe, correcte et cohérente que celle
de n’importe quel autre locuteur : le sceptique ne fait jamais d’erreurs dont le type et la
fréquence ne soient normaux. Pour cette raison, nous ne pouvons pas expliquer son
comportement en l’assimilant à celui d’un perroquet chanceux – d’un « proférant » qui
ne comprend pas le sens et la syntaxe des expressions qu’il profère, mais se comporte
comme s’il les comprenait. En effet, pour pouvoir dire que le sceptique ne comprend
pas, mais se conduit comme s’il comprenait, nous devons avoir quelques raisons de
douter qu’il sache quelle est la signification des expressions qu’il produit. Et ceci est
justement exclu ex hypothesi dans notre scénario. Le sceptique doit posséder la capacité
de comprendre le sens et la syntaxe des expressions qu’il profère, étant donné l’usage
extrêmement raffiné qu’il en fait. Sextus est un philosophe assez bon pour lui accorder
ces capacités.

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française sous la dir. de GOULET-CAZE, M.-O., Paris, 1999 (Le Livre de poche. La Pochothèque.
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bibliographie par M. Beyssade, [traduit par] LEROY, A.-L., Paris, 1983 (GF, 343) [1re éd., Paris, 1947
(Bibliothèque philosophique).]

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Fennica, 66), p. 93-123.

NOTES
1. L’argument est de Barnes 1990, p. 2635-2637.
2. Je suis là une suggestion de Barnes 1990, p. 2623-2626.
3. Cf. Philodème de Gadara, Sur la musique, IV, 38, 1-6.

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AUTEUR
LORENZO CORTI
ENS Paris, Département des sciences de l’antiquité UMR 8546

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Table ronde : travaux récents sur le scepticisme

Présentation du livre d’Anna Maria


Ioppolo

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Anna Maria IOPPOLO, La testimonianza


di Sesto Empirico sull’ Accademia
scettica
Naples, Bibliopolis, 2009

Thomas Bénatouïl

RÉFÉRENCE
Anna Maria IOPPOLO, La testimonianza di Sesto Empirico sull’ Accademia scettica , Naples,
Bibliopolis, 2009

1 Contrairement à ses deux ouvrages précédents, qui depuis longtemps sont des
classiques incontournables de l’histoire de la philosophie antique, le dernier livre
d’Anna Maria Ioppolo ne se présente pas comme l’étude d’un auteur ou d’un problème
hellénistique important, mais, plus modestement, comme l’étude d’un témoignage, celui
de Sextus sur l’Académie sceptique. À première vue, il s’agirait donc d’un ouvrage
appartenant à un genre bien connu et assez ancien, l’étude de sources, au double sens
(a) de l’étude d’un texte dont nous tirons notre connaissance de la philosophie
hellénistique, et (b) de l’étude des sources (perdues) de ce texte, comme il en existe
pour les textes philosophiques de Cicéron ou les différents livres de Diogène Laërce.
Cette impression semble largement confirmée par le fait que le livre d’Anna Maria
Ioppolo se présente, à nouveau modestement, comme un commentaire suivi (p. 15) des
textes de Sextus sur Platon, Arcésilas et Carnéade. L’ouvrage se proposerait ainsi
essentiellement de déterminer (a) si Sextus nous donne des informations historiques
fiables ou non sur l’Académie sceptique1 et (b) de quels auteurs antérieurs Sextus tire
ses informations2, en commentant son témoignage et en le comparant aux autres
sources disponibles.
2 Mais les choses sont en réalité un peu plus compliquées. Il ne s’agit pas seulement de
reconstruire une doctrine dont on a perdu les textes, en utilisant des témoignages

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postérieurs, dont certains sont partiaux voire polémiques. Ces problèmes pour ainsi
dire élémentaires de l’histoire de la philosophie présocratique ou hellénistique sont
démultipliés dans le cas de l’Académie sceptique. En effet, les témoignages dont nous
disposons à son sujet sont juges et parties (p. 10). Ces témoignages proviennent soit
d’adversaires résolus de la Nouvelle Académie, qui ont été attaqués par elle (Colotès via
Plutarque, Ariston via Diogène Laërce) ou ont rompu avec elle (Antiochus via Cicéron),
soit de ses défenseurs (Cicéron, s’inspirant éventuellement de Clitomaque, de
Métrodore ou de Philon)3. Le problème est non seulement la rareté ou les biais des
témoignages sur la Nouvelle Académie, mais surtout le fait qu’ils s’opposent
frontalement entre eux et sont déjà pris dans nos problèmes d’historiens de la
philosophie.
3 Cette situation résulte du fait que la Nouvelle Académie a eu beaucoup d’adversaires, et
que les principaux néoacadémiciens, Arcésilas et Carnéade, n’ont rien écrit (p. 10). Mais
tout cela n’est pas contingent : la nature orale de leur philosophie et les critiques
qu’elle a rencontrées sont directement liées à son contenu sceptique. Le scepticisme est
une philosophie dont la nature et l’expression sont intrinsèquement problématiques,
dont l’existence ou plutôt la possibilité même est immédiatement et sans cesse mise en
cause par toutes les autres philosophies. En résulte une instabilité du scepticisme qui le
rend difficile à saisir. Dans l’Antiquité, cette précarité se manifeste par la grande
variété, diachronique et synchronique, du scepticisme. Non seulement la Nouvelle
Académie a beaucoup évolué mais il existait une autre tradition sceptique avec laquelle
elle est entrée en rivalité dès sa naissance, le pyrrhonisme 4.
4 La consistance et la légitimité de la Nouvelle Académie étaient ainsi contestées de
toutes parts. Je rappelle que Sextus ouvre les Esquisses par la distinction entre trois
types de rapport philosophique à la vérité : le dogmatique qui pense l’avoir trouvée,
l’académicien qui pense qu’on ne peut pas la trouver, le sceptique qui la cherche
encore. On voit bien que la définition même de la Nouvelle Académie est cruciale pour
la définition du scepticisme, donc pour tout le projet philosophique de Sextus. La
première conclusion à en tirer, c’est qu’un commentaire du témoignage de Sextus sur la
Nouvelle Académie n’est pas une étude de sources comme une autre. Sextus est à la fois
une source cruciale pour notre connaissance de l’Académie sceptique, le défenseur d’un
scepticisme ayant de nombreuses similarités avec celui de la Nouvelle Académie et,
pour cette raison même, un rival et critique de la Nouvelle Académie 5.
5 Une étude rigoureuse du témoignage de Sextus, aussi modeste soit-elle, ne peut ainsi
éviter de traiter tous les problèmes historiques et philosophiques fondamentaux
concernant la nature de la Nouvelle Académie, du pyrrhonisme et même du scepticisme
en général. Et c’est ce que fait l’étude d’Anna Maria Ioppolo de manière rigoureuse et
approfondie. Mais une telle étude peut-elle parvenir à des résultats fiables sur ce
qu’était la Nouvelle Académie, vu les problèmes liés à la position de Sextus ?
Apparemment non, mais en réalité peut-être. En effet, pour le dire vite, le témoignage
de Sextus est pluriel : d’une part, il y a plusieurs textes assez différents de Sextus sur
Arcésilas et Carnéade, les uns dans les Esquisses, les autres dans le Contre les logiciens ;
d’autre part, Sextus n’adopte pas toujours la même attitude à l’égard d’Arcésilas et de
Carnéade. Donc le témoignage de Sextus pose des problèmes supplémentaires de
cohérence interne, mais il s’agit plutôt, en l’occurrence, d’une bonne nouvelle pour
l’historienne : si le témoignage de Sextus était monolithique, homogène, il serait sans
doute beaucoup plus difficile de l’utiliser pour connaître la Nouvelle Académie.

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176

6 Anna Maria Ioppolo consacre donc un chapitre à chaque partie du témoignage de


Sextus sur l’Académie sceptique :
• le premier chapitre porte sur le chapitre des Esquisses qui examine l’Académie sceptique
(Carnéade, Arcésilas et Platon) comme une philosophie réputée proche du scepticisme (PH I,
33) ;
• le second chapitre porte sur la présentation par Sextus, en M VII, 150-158, de la conception
des critères de la vérité et de l’action chez Arcésilas ;
• le troisième chapitre porte sur la présentation par Sextus en M VII, 159-166, de la conception
des critères de la vérité et de l’action chez Carnéade ;
• en appendice, figurent deux articles déjà publiés, l’un sur un passage du Lucullus, l’autre sur
la figure de Socrate dans la Nouvelle Académie et chez Sextus.
7 L’ouvrage traite ainsi l’ensemble des textes sur l’Académie sceptique au sens large de
l’expression, englobant non seulement la Nouvelle Académie mais aussi Socrate et
Platon dans la mesure où on les considère comme (plus ou moins) sceptiques. La place
dont je dispose ne me permet pas de résumer, et encore moins de discuter, les
nombreuses observations et thèses développées par Anna Maria Ioppolo tant sur
Arcésilas, Carnéade que sur Énésidème ou Sextus. Je me concentrerai donc sur la
méthode en considérant d’abord l’analyse de Sextus comme source, puis celle des
sources de Sextus.
8 Sur le premier point, Anna Maria Ioppolo cherche à la fois à suivre le témoignage de
Sextus pour connaître la Nouvelle Académie et à mettre en évidence le point de vue
polémique de ce témoignage et les distorsions qui en résultent. Comment ces deux
objectifs apparemment contradictoires sont-ils atteints ? En analysant le texte
argument par argument, Anna Maria Ioppolo parvient à identifier des strates plus ou
moins fiables dans le témoignage de Sextus. Cette méthode est appliquée de manière
exemplaire et très convaincante à propos de la présentation de Carnéade dans le Contre
les logiciens. Le témoignage de Sextus permet de reconstituer assez précisément la
critique par Carnéade du critère stoïcien de la vérité, son analyse des représentations,
sa conception du pithanon. Mais ce témoignage contient plusieurs incohérences
sérieuses. Or une analyse précise montre qu’il est probable que plusieurs passages où
Carnéade semble dogmatiser sont des commentaires ou des réinterprétations par
Sextus de la position de Carnéade (voir par ex. p. 162‑163, 170) dans un langage
dogmatique qui n’est pas celui du reste du témoignage, où l’on trouve un vocabulaire
homogène et spécifique (par rapport à ceux du stoïcisme et du pyrrhonisme) en accord
avec les arguments carnéadiens.
9 J’insiste sur l’attention systématique d’Anna Maria Ioppolo à l’égard du lexique du
témoignage de Sextus, parce qu’elle permet d’éviter un travers très fréquent de
l’analyse des témoignages6, qui consiste à définir a priori (et/ou à partir d’un passage
privilégié) la position de la Nouvelle Académie pour ensuite éliminer comme fondés sur
une erreur ou une mauvaise compréhension de Sextus7 tous les passages qui ne
s’accordent pas avec cette interprétation initiale. Ce n’est pas ainsi qu’Anna Maria
Ioppolo procède : ses distinctions entre les passages qui « rapportent » Carnéade et les
« interventions » de Sextus sont autant qu’il est possible fondées sur le texte lui-même,
notamment sur des variations lexicales, et donc tout à fait convaincantes. L’image du
scepticisme de Carnéade qui en résulte est vraiment tout à fait puissante et
intéressante : je dirai juste (pour vous donner envie de la lire) qu’elle est étonnamment
proche de Hume.

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177

10 La même méthode d’analyse des arguments et du vocabulaire est appliquée de manière


féconde au témoignage sur Arcésilas, et permet en particulier une identification précise
des points communs et des différences entre Arcésilas et Carnéade tels que les présente
Sextus. Mais Anna Maria Ioppolo cherche également à justifier à partir du témoignage
de Sextus une interprétation du scepticisme d’Arcésilas et de sa spécificité par rapport
à Carnéade qui est d’abord fondée sur d’autres témoignages8. Le cœur de cette
interprétation est l’idée que le scepticisme d’Arcésilas n’était pas strictement
dialectique, qu’Arcésilas avait des positions assumées, en particulier l’ἐποχή περὶ
πάντων et le caractère ἄδηλον de toutes choses. Le second concept n’apparaît pas dans
le témoignage de Sextus sur Arcésilas9. Le premier apparaît comme la conclusion de la
critique de l’épistémologie stoïcienne par Arcésilas. Or Anna Maria Ioppolo estime que
la distinction, en M VII, 157, entre deux opérations, « ne pas assentir »
(ἀσυγκατάθετειν) et « suspendre » (ἐπέχειν), signale la différence entre la réfutation
dialectique du stoïcisme et l’ἐποχή comme « position propre d’Arcésilas » (p. 102‑103 et
109). Il est vrai que le concept de suspension n’apparaît pas dans les témoignages
concernant Zénon, mais celui de non-assentiment non plus. Arcésilas procède en outre
explicitement par équivalence : « ne pas assentir » est un intermédiaire entre
l’impossibilité d’assentir (qui résulte elle-même du refus stoïcien de l’opinion) et la
suspension, si bien que la frontière entre ce qui est dialectiquement obtenu du (sage)
stoïcien et ce qui est propre à l’académicien est tout à fait ténue et pourrait être
volontairement brouillée10.
11 Je ne suis donc pas du tout sûr que « le compte rendu de Sextus laisse donc entrevoir
qu’Arcésilas, à côté d’une terminologie issue de la réfutation du critère de la vérité
stoïcien – et qui ne peut donc lui être attribuée – utilisait un langage qui lui était propre
pour manifester son propre point de vue » (p. 109). Il me semble plutôt que le
témoignage de Sextus dans le Contre les logiciens plaide pour l’interprétation dialectique
d’Arcésilas, et qu’il faut choisir entre ce témoignage et d’autres qui vont dans le sens de
l’interprétation non dialectique d’Anna Maria Ioppolo11. On a ici un bel exemple de la
situation très difficile que je signalais en commençant. Il existe un débat classique sur
la nature du scepticisme de la Nouvelle Académie : argumentait-elle seulement
dialectiquement et ad stoicos, comme l’a soutenu Couissin et bien d’autres après lui, ou
avait-elle des positions propres comme le pensent Anna Maria Ioppolo et d’autres ? Les
témoignages permettent très difficilement de trancher pour deux raisons. D’une part,
ils prennent eux-mêmes parti dans ce débat. D’autre part, comme le souligne Anna
Maria Ioppolo à propos de Carnéade : « ce sont en fait les sources antiques elles-mêmes
qui ne permettent pas de distinguer avec clarté s’il développe un argument pour des
raisons dialectiques ou s’il le prend à son propre compte, et ce d’autant plus que le
compte rendu est indirect » (p. 187). Pour trancher, il faut donc prendre parti entre les
témoignages, décider si le silence de Sextus sur l’ἄδηλον ou son insistance sur la
réfutation du stoïcisme sont plus ou moins fiables que les présentations divergentes
offertes par d’autres témoignages (comme celui de Numénius).
12 Venons-en maintenant au second objectif explicite de l’ouvrage, l’analyse des sources
de Sextus. Anna Maria Ioppolo défend l’hypothèse qu’Énésidème serait la principale
source des témoignages de Sextus, dans les Esquisses (voir p. 74‑80) et surtout dans le
Contre les logiciens (voir p. 178‑189). Là encore, le vocabulaire du témoignage joue un
rôle important dans l’analyse, qui met en évidence dans le second témoignage des
termes par ailleurs très rares chez Sextus (voire en grec) mais présents dans le

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témoignage de Photius sur Énésidème (p. 180‑182). L’ensemble de cette argumentation


en faveur d’Énésidème m’a semblé tout à fait convaincant, sauf sur un point : Anna
Maria Ioppolo estime (p. 180) que, si Énésidème était la source de Sextus, « cela
justifierait aussi l’absence dans M 7 de l’épistémologie de Philon et d’Antiochus,
qu’Énésidème aurait pu juger inutile de traiter de manière spécifique à propos du
critère ». Peut‑être ai-je mal compris, mais, sachant qu’Énésidème attaquait
explicitement les académiciens de son temps pour leur dogmatisme, comme l’indique
Photius et le sait bien Anna Maria Ioppolo (p. 177), je ne comprends pas bien pourquoi il
les aurait épargnés à propos du critère.
13 Ce point de détail a en fait un enjeu plus général. Le fait que Sextus néglige Philon et
Antiochus est un exemple parmi d’autres d’un décalage chronologique étrange entre le
moment où Sextus écrit (IIe-IIIe siècles) et les auteurs ou débats auxquels il s’intéresse,
qui remontent tous au moins au Ier siècle av. J.‑C. et souvent avant. Anna Maria Ioppolo
parle justement d’une « apparente extériorité [de Sextus] à son époque » (p. 18). Cette
situation a souvent été invoquée pour soutenir que Sextus dépend très étroitement de
sources hellénistiques, voire qu’il n’est qu’un copiste12. Quelle est la position d’Anna
Maria Ioppolo ? Le dernier chapitre s’achève sur cette question (p. 189), qui est
effectivement cruciale pour toute l’analyse des témoignages de Sextus. Anna Maria
Ioppolo met en cause plusieurs fois la position traditionnelle et encore répandue, qui
dénie toute indépendance à Sextus (voir par ex. p. 189, n. 181), mais il ne me semble pas
qu’elle soit prête à aller jusqu’à lui reconnaître une véritable autonomie de jugement
(du type de celle que l’on accorde aujourd’hui de plus en plus souvent à Cicéron, alors
qu’il était encore largement tenu pour un simple traducteur il y a quarante ans), mais
plutôt qu’elle hésite sur ce point.
14 Dans le Contre les logiciens, Sextus suivrait en effet de près une ou plusieurs sources, au
premier chef Énésidème, ce qui expliquerait qu’il s’en tient aux tout premiers
néoacadémiciens (p. 180) et en offre une présentation qui n’est pas entièrement
cohérente13. Dans les Esquisses, Sextus aurait également pour source Énésidème, mais il
refuserait la généalogie ouverte du scepticisme élaborée par ce dernier, qui incluait
Pyrrhon mais aussi Platon et Arcésilas (p. 78)14. Sextus repousse en effet l’interprétation
de Platon comme un sceptique et nuance fortement voire met en doute la thèse d’une
quasi-identité entre la philosophie d’Arcésilas et le scepticisme, si bien qu’il défend une
généalogie purement pyrrhonienne du scepticisme.
15 Or Anna Maria Ioppolo offre en commençant une contextualisation de cette stratégie
(de Sextus) qui me semble capitale. Elle souligne qu’à l’époque impériale, celle de
Sextus, le pyrrhonisme et la Nouvelle Académie n’étaient pas distingués par les auteurs
qui s’opposaient au scepticisme, et étaient explicitement rapprochés par ceux qui s’en
réclamaient, en particulier Favorinus (p. 22‑23)15. Il est clair que, comme elle le montre
(p. 25), Sextus réagit contre ces tendances, qui remontent dans une certaine mesure à
Énésidème et qui sont, semble-t-il, largement diffusées à son époque. Mais, si tel est
bien le cas, cela signifie à la fois que Sextus est beaucoup moins extérieur à son époque
qu’on ne le croit et qu’il défend une position originale, qui témoigne d’une distance vis-
à-vis de ses sources, y compris pyrrhoniennes, en tout cas dans les Esquisses.
16 L’analyse d’Anna Maria Ioppolo semble ainsi aboutir à un décalage net entre les
Esquisses et le Contre les logiciens en ce qui concerne le rapport que Sextus adopte à
l’égard de leur source commune, à savoir Énésidème. J’hésite à remettre sur le tapis la
vexata quaestio (p. 28) de la chronologie des œuvres de Sextus, mais il me semble qu’il

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faut rendre compte de ce décalage. Anna Maria Ioppolo suggère que les différences
entre les deux œuvres, en particulier celle qui nous intéresse ici, découlent de leurs
approches diverses des problèmes (p. 29, n. 34). Admettons que tel soit bien le cas 16 ;
est-ce que cela ne va pas plutôt et même nettement dans le sens de l’indépendance de
jugement de Sextus à l’égard de ses sources, y compris dans M VII ? C’est l’une des
questions les plus débattues aujourd’hui par les spécialistes de Sextus Empiricus, et
l’ouvrage d’Anna Maria Ioppolo permet, par son indécision même à ce sujet, de la poser
de manière précise et nouvelle en attirant l’attention sur des textes importants, dont
elle propose des analyses toujours éclairantes.

NOTES
1. Voir p. 25 : « Si pone dunque il problema dell’attendibilità storiografica della testimonianza di Sesto che
ha diviso, e, tuttora, divide la critica. » Voir aussi p. 28 où l’objectif du livre est explicité en détail.
2. Voir p. 35 par exemple.
3. On me rétorquera que cette situation n’a rien d’exceptionnel : n’a-t-on pas le même problème
avec les témoignages sur la philosophie d’Héraclite fournis par Aristote et Platon qui le
critiquent, ou avec ceux de Plutarque sur le stoïcisme ? On doit reconstituer un puzzle entier à
partir de quelques pièces abîmées dont on ne connaît pas la place. Certes, mais, dans le cas de la
Nouvelle Académie, s’y ajoute le fait que c’est la définition et la consistance, voire l’existence
même de sa philosophie qui est directement en jeu dans la plupart des témoignages. C’est comme
si on devait déterminer la culpabilité ou l’innocence d’un accusé uniquement à partir de
morceaux des plaidoiries du procureur, de l’avocat et de quelques articles de la presse à scandale.
4. Voir p. 21 sur les accusations de plagiat de Pyrrhon lancées par Timon contre Arcésilas.
5. Chercher à connaître la Nouvelle Académie à partir de Sextus, c’est un peu comme devoir
déterminer si un homme est innocent ou coupable d’un meurtre à partir du témoignage à charge
de son frère jumeau co-accusé.
6. Voir les notes d’Anna Maria Ioppolo dans les chapitres 2 et 3, qui en donnent de bons
exemples.
7. « Ou de sa source », comme on dit parfois pour donner l’impression que l’on innocente Sextus
alors qu’on l’enfonce un peu plus. Je reviens sur ce problème plus loin.
8. Cicéron, Luc. 32 et Numénius, apud Eusebius, Praep. Ev. XIV, 7, 15. Voir p. 107-108, 193-208 (=
Appendice I sur Luc. 32), et Ioppolo 1986, p. 56-70.
9. A. M. Ioppolo fait l’hypothèse que Sextus ne mentionne pas l’ἄδηλον à propos d’Arcésilas parce
qu’il s’agit d’un concept non dogmatique et pyrrhonien (p. 108). Mais pourquoi, dans ce cas,
Sextus mentionne-t-il l’ἐποχή d’Arcésilas en PH I, 33 [232] ?
10. A. M. Ioppolo argumente également à partir des témoignages de Cicéron (Ac. Post. I, 45),
Diogène Laërce (IV, 28) et même Sextus (PH I, 33 [232]), qui attribueraient à Arcésilas une
justification de l’ἐποχή « indépendante des prémisses stoïciennes » (p. 105-107). Mais ne
pourrait-on pas considérer que les mentions par Cicéron de l’isosthénie ou par Diogène de «
l’opposition des discours » (comme justification(s) de la suspension) font allusion au face-à-face
entre l’épistémologie stoïcienne et sa réfutation par Arcésilas ?

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11. Je ne dis donc pas que l’interprétation dialectique de Couissin est plus vraisemblable, mais
juste qu’il me paraît difficile d’appuyer l’interprétation non dialectique d’A.M. Ioppolo (avec
laquelle je suis, dans l’ensemble, d’accord) sur le témoignage de Sextus lu entre les lignes.
12. Est-ce un hasard si le même problème se pose avec d’autres auteurs impériaux comme
Épictète ? Il ne me semble pas, et la solution pourrait être la même : cette « extériorité » est
apparente parce que la polémique avec les contemporains n’est pas explicite.
13. Voir p. 183 : certaines incohérences de la présentation de Carnéade en M VII « peuvent être
vraisemblablement attribuées à une tentative pas totalement réussie, de la part de Sextus,
d’intégrer et de fondre des sources diverses ». Une note indique néanmoins que les incohérences
pourraient appartenir à la source même de Sextus. Voir aussi p. 130 pour une analyse similaire.
14. Cette thèse sur la stratégie d’Énésidème, qui aurait cherché à briser l’unité de l’Académie
défendue par Philon (pour lui opposer Platon et Arcésilas) me semble l’une des plus originales et
des plus intéressantes du livre d’A. M. Ioppolo : voir p. 64-65, 77-78, 230-232, 240.
15. Voir aussi p. 24 sur le cas de Théodose, qui refuse d’identifier scepticisme et pyrrhonisme.
16. Sur la convergence des deux présentations d’Arcésilas par delà leurs différences, voir par
exemple p. 130. Mais la question de savoir ce qui l’emporte, des convergences ou des divergences,
demeure, me semble-t-il, indécise.

AUTEURS
THOMAS BÉNATOUÏL
Université Nancy 2 -Institut Universitaire de France

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L’ἐποχή chez Arcésilas : réponse à


Thomas Bénatouïl
Anna Maria Ioppolo

Je remercie Thomas Bénatouïl de ses observations, qui me permettent de clarifier davantage mon
point de vue sur l’ἐποχή d’Arcésilas.

1 Bien qu’il tende à interpréter l’ἐποχή comme une position personnelle d’Arcésilas,
Thomas Bénatouïl admet cependant que cette interprétation n’est pas pleinement
justifiée par nos sources, lesquelles, loin d’être unanimes, font également état d’une
interprétation exclusivement dialectique de l’ἐποχή περὶ πάντων. Mais s’il en est ainsi,
il est également difficile de soutenir qu’Arcésilas utilise un vocabulaire qui lui est
propre pour exposer son point de vue ; en conséquence de quoi le mot ἄδηλον, qui, s’il
n’apparaît pas dans l’exposé de Sextus, figure dans d’autres sources, n’appartient pas à
Arcésilas, puisqu’il n’est pas tiré des prémisses de ses adversaires. Pour donner toute sa
valeur au témoignage de Sextus sur Arcésilas et en dégager si possible la cohérence
interne, il m’a paru opportun de le replacer dans l’ensemble de l’exposé sur le
scepticisme, tel qu’il ressort aussi bien de PH I que de M VII : non seulement, en effet, la
comparaison des exposés sur Arcésilas et sur Carnéade permet de déceler des
différences significatives, tant de doctrine que de vocabulaire, mais il en découle
également des conséquences notables pour une compréhension adéquate de tous les
autres témoignages. Il est significatif qu’en PH I, 3‑4, Sextus ne situe Arcésilas dans
aucune des tendances entre lesquelles il a divisé la philosophie, le rangeant
implicitement parmi les pyrrhoniens anonymes, et qu’en PH I, 232, où il traite des
philosophies prétendument similaires, il s’avance lui-même à l’associer aux
pyrrhoniens1. En M VII, 150‑158, en revanche, il semble réduire la philosophie
d’Arcésilas à une critique interne du stoïcisme, la distinguant ainsi nettement du
pyrrhonisme. Compte tenu du fait que le but explicite de Sextus est de faire ressortir les
différences entre le scepticisme pyrrhonien et les philosophies prétendument
similaires, on a le plus souvent résolu la divergence entre les deux exposés en donnant
le pas sur PH I à celui de M VII, d’où l’on conclut qu’Arcésilas argumentait seulement ad
hominem : l’ἀκαταληψία et l’ἐποχή seraient alors des thèses exclusivement dialectiques
contra Stoicos. Cette approche, cependant, n’est pas satisfaisante, car elle aboutit à

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interpréter l’un des exposés à la lumière de l’autre, en ce sens que le scepticisme


d’Arcésilas en PH I serait revu à la baisse du fait même de sa comparaison avec le
dogmatisme négatif en M VII. C’est pourquoi je veux ramener ici l’attention sur la
réfutation de la doctrine stoïcienne en M VII, 151‑157 : en établissant une différence
entre ἀσυγκαταθετεῖν, terme indiscutablement stoïcien, du point de vue linguistique,
et ἐπέχειν, qui n’est certainement pas stoïcien, cette réfutation me paraît faire pencher
la balance en faveur de l’interprétation « non dialectique » de l’ἐποχή.
2 Arcésilas divise sa réfutation en deux parties : dans la première (M VII, 151-155), il
oppose aux thèses stoïciennes des argumentations en sens contraire qu’il ne tire pas de
la doctrine stoïcienne, tandis que dans la seconde partie (156‑157) il part des thèses
stoïciennes pour les réduire à l’absurde. Le procédé dialectique d’Arcésilas est différent
de la stratégie adoptée par Carnéade : ce dernier fait mine d’accepter les conditions
posées par les stoïciens pour le critère de la vérité, adoptant leurs prémisses pour
ensuite les ruiner et démontrer l’inexistence du critère. En effet, les arguments
qu’oppose Arcésilas, en M VII, 151 sqq. à la théorie de la connaissance stoïcienne sont
d’origine platonicienne, aussi bien dans la forme que pour le fond : elles sont donc
indépendantes des prémisses stoïciennes2. L’argument selon lequel la κατάληψις n’est
pas un μεταξύ parce que ce n’est qu’un nom sans contenu réel n’est pas le
retournement dialectique d’une thèse stoïcienne, mais un argument en sens contraire,
tout comme l’objection que la κατάληψις n’existe pas si, comme le soutiennent les
stoïciens, elle est un « assentiment à la représentation compréhensive », puisque
l’assentiment porte sur la proposition alors que la représentation, selon la définition de
Zénon, est une τύπωσις, c’est-à-dire une simple affection de l’âme. De cette
démonstration de l’inexistence de la κατάληψις, Arcésilas pourrait déjà tirer la
conclusion πάντα ἀκατάληπτα, mais il introduit un argument supplémentaire, ὅτι
οὐδεμία τοιαύτη ἀληθὴς φαντασία εὑρίσκεται οἵα οὐκ ἂν γένοιτο ψευδής, pour anéantir
définitivement ce que prétendent les stoïciens, à savoir que « la représentation
compréhensive est vraie et telle qu’elle ne peut être fausse ». Cet argument est le seul
qui soit commun à la stratégie dialectique d’Arcésilas et à celle de Carnéade 3, mais il est
particulièrement significatif que les deux philosophes en tirent deux conclusions
différentes. Carnéade l’utilise pour amener le sage stoïcien à reconnaître la nécessité de
formuler des opinions, réduisant ainsi à l’absurde la thèse stoïcienne du sage
ἀδόξαστος, tandis qu’Arcésilas contraint le sage stoïcien à suspendre son jugement sur
toutes choses s’il veut maintenir son infaillibilité : πάντων δὲ ὄντων ἀκαταλήπτων
ἀκολουθήσει καὶ κατὰ τοὺς Στωικοὺς ἐπέχειν τὸν σοφόν. Jusque-là, Arcésilas a discuté
contra, en présentant des arguments contraires aux thèses stoïciennes, selon la
méthode dialectique du disputare contra que les sources anciennes sont unanimes à lui
attribuer4. Mais s’il en est ainsi, on peut supposer que l’argumentation sur laquelle se
fonde l’ἐποχή est elle aussi une argumentation indépendante des prémisses stoïciennes.
Il reste à établir si, comme je l’ai relevé plusieurs fois, le fait qu’Arcésilas souligne que
« même » selon les stoïciens le sage suspendra son jugement suppose qu’il se soit
prévalu de la démonstration de l’incompréhensibilité de toutes choses non seulement
pour amener le sage stoïcien à l’ἐποχή, mais aussi parce que l’ἐποχή est une conclusion
qu’il partage. Or, dans la seconde partie de la réfutation, il démontre, à partir du
renversement des thèses stoïciennes, que le sage stoïcien, s’il ne veut pas énoncer
d’opinions, doit refuser son assentiment à tout, c’est-à-dire qu’il est contraint à

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183

ἀσυγκαταθετεῖν. C’est dans ce contexte qu’il explique que ἀσυγκαταθετεῖν, refuser son
assentiment, n’est rien d’autre que ἐπέχειν, suspendre son jugement.
3 S’il est vrai que ni le verbe ἀσυγκαταθετεῖν, ni le verbe ἐπέχειν n’appartiennent au
vocabulaire stoïcien, le fait est que les stoïciens ne pouvaient pas ne pas prendre en
considération l’éventualité que même le sage se trouve face à des représentations
confuses. Zénon avait une confiance absolue dans la possibilité d’atteindre une
connaissance certaine fondée sur la κατάληψις, patrimoine commun aux sages et aux
insensés, et il pensait que le sage stoïcien, en possession de la science, avait une ἕξις
capable d’accueillir uniquement les représentations vraies. C’est pour cette raison qu’il
n’avait pas forgé de terme technique pour désigner le « non‑assentiment ». La solution
adoptée par le sage stoïcien face aux arguments du genre du sorite est significative à
cet égard. Cicéron rapporte que Chrysippe utilisait le verbe ἡσυχάζειν pour désigner
l’attitude du sage qui « s’arrête » pour ne pas donner son assentiment à une
représentation incompréhensible5. Si l’on réfléchit au fait que Chrysippe se sert du
verbe ἡσυχάζειν et évite ἀσυγκαταθετεῖν qui, du point de vue du vocabulaire
philosophique, serait le terme technique le plus approprié, on comprend à quel point la
question du non-assentiment constitue un nœud de problèmes pour la doctrine
stoïcienne. Ce n’est pas un hasard si Arcésilas introduit le terme ἀσυγκαταθετεῖν, qu’il
tire de l’impossibilité de donner son assentiment à laquelle a été contraint le sage
stoïcien s’il veut conserver son infaillibilité. Parvenus à ce point, je crois que nous
pouvons légitimement nous demander pourquoi Arcésilas, dans la première partie de la
réfutation, face à la conclusion πάντα ἀκατάληπτα, n’a pas amené le sage stoïcien à
ἀσυγκαταθετεῖν, mais à ἐπέχειν. En effet, traduite en langage stoïcien, l’impossibilité de
donner son assentiment, c’est précisément ἀσυγκαταθετεῖν, terme formé d’un α
privatif et du verbe συγκαταθετεῖν6. Par conséquent, si dans la première partie Arcésilas
avait tiré l’ἐποχή des prémisses stoïciennes ; si donc ἐπέχειν avait pour les stoïciens la
même signification que ἀσυγκαταθετεῖν, quel sens y aurait-il à préciser, dans la
seconde partie de la réfutation, que ἀσυγκαταθετεῖν n’est rien d’autre que ἐπέχειν ?
Pourquoi utiliser deux verbes différents, ce qui revient à un excès de synonymes, s’ils
résultaient tous les deux des prémisses stoïciennes ? Pour le dire autrement, pourquoi
Arcésilas contraindrait‑il les stoïciens à accepter l’équivalence entre les deux termes, si
pour les stoïciens ces deux termes étaient équivalents ? Il suffirait de se borner à
démontrer que le sage stoïcien ne peut faire autrement que ἀσυγκαταθετεῖν. Introduire
les deux verbes dans la seconde partie n’a de sens que si l’on admet qu’ils désignent
deux attitudes fondamentalement différentes. Le but est de souligner que les stoïciens
sont obligés d’admettre que le refus stoïcien de l’assentiment finit en fait par coïncider
avec la suspension académicienne des affirmations et des négations 7. Mais c’est le
résultat auquel Arcésilas les avait déjà amenés dans la première partie quand il avait
conclu : « même selon les stoïciens, le sage suspendra son jugement. »
4 Si donc Arcésilas n’a pas tiré l’ἐποχή des prémisses stoïciennes, il doit avoir des raisons
indépendantes pour la justifier. Ces raisons, que Sextus tait en M VII, il les donne en PH
I, 232, où il affirme qu’Arcésilas « ne se prononce en faveur ni de la réalité, ni de la
non-réalité de quelque chose, pas plus qu’il ne préfère une chose à une autre sur la base
de la conviction ou de l’absence de conviction, mais il suspend son jugement sur tout ».
Or d’autres témoignages ramènent l’ἐποχή d’Arcésilas à la situation d’aporie qui résulte
de l’équipollence des argumentations contraires. Cicéron nous apprend qu’Arcésilas
parvenait à l’ἐποχή à partir de la constatation de l’égale force conclusive des thèses

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184

opposées, « de sorte que, lorsqu’il y avait, sur un même sujet, des raisons de même
force en faveur des parties opposées, il était plus facile pour l’une et l’autre de
suspendre leur jugement »8. Et Diogène Laërce, dans la Vie d’Arcésilas, raconte qu’« il fut
le premier à suspendre affirmations et négations à cause de l’opposition des
arguments »9. Ces témoignages s’accordent sur le fait qu’Arcésilas concluait à l’ἐποχή à
partir de l’ἰσοσθένεια τῶν λόγων mais, chose encore plus importante, ils ne font
aucune allusion à la polémique antistoïcienne. Pour ramener l’ἐποχή d’Arcésilas à une
position exclusivement dialectique, il faut ajouter à ces témoignages ce qu’ils ne disent
pas, à savoir que l’équipollence des raisons contraires découlerait du « face‑à‑face entre
l’épistémologie stoïcienne et la réfutation d’Arcésilas »10. Mais, comme j’ai cherché à le
démontrer, même le témoignage de Sextus en M VII permet d’attribuer l’ἐποχή à
Arcésilas comme un point de vue autonome, distinct des argumentations
antistoïciennes, ce qui rend cohérente la reconstruction de sa philosophie. J’aimerais
ajouter encore un témoignage indirect à l’appui de l’interprétation selon laquelle
l’ἐποχή appartient légitimement à la philosophie d’Arcésilas. Cicéron, qui est un témoin
particulièrement important puisqu’il précède chronologiquement Sextus, rapporte que
Clitomaque distingue deux modes de « suspension du jugement » : le premier s’entend
au sens où l’on n’admet rien comme vrai ou faux, le second, au sens où l’on suspend
affirmations et négations, ut neque neget aliquid neque aiat 11. Comme il s’agit d’une
distinction entre deux modes de suspension du jugement qui ne peuvent être rapportés
à aucune autre branche du scepticisme qu’à la branche académicienne, le second, cum
se a respondendo … sustineat, ut neque neget aliquid neque aiat, ne peut se référer qu’à
l’ἐποχή περὶ πάντων d’Arcésilas. Ce mode de suspension du jugement concorde avec
l’ἐποχή d’Arcésilas telle qu’elle est décrite par Diogène Laërce en VII, 28, à savoir
comme ἐπέχειν τὰς ἀποφάσεις12, ce qui confirme que le verbe ἐπέχειν ne requiert pas
nécessairement συγκατάθεσις comme complément d’objet13.
5 L’exigence d’un vocabulaire technique propre, qui se différenciât de celui des
dogmatiques, était d’ailleurs fortement ressentie par Arcésilas. Des traces de cette
réflexion sont présentes dans divers exposés de sa philosophie, de Cicéron 14 à Diogène
Laërce15 et jusqu’à Sextus Empiricus lui‑même 16. Et ici j’aimerais présenter brièvement
les raisons pour lesquelles je pense pouvoir soutenir que le mot ἄδηλον est un terme
technique du vocabulaire philosophique d’Arcésilas. La source qui lui attribue
explicitement l’usage de ce terme est Numénius, qui en parle à propos de la différence
entre la philosophie d’Arcésilas et celle de Carnéade, alors que Sextus n’en parle pas 17.
On peut certes contester que Numénius soit une source fiable. Mais même si nous
n’acceptons pas son témoignage, il restera à expliquer celui de Cicéron dans le Lucullus,
qui au paragraphe 54 traduit ἄδηλον par incertum, le considérant donc comme un
terme technique de philosophie. À quel philosophe appartient‑il ? Avant de le
rapporter à des philosophes dont Cicéron ne s’occupe pas, comme les pyrrhoniens, il
faut chercher une référence à l’intérieur du Lucullus. Et la référence se trouve au
paragraphe 32, où Cicéron nomme certains philosophes qui veulent tout rendre
incertain, en les différenciant de ceux qui font une distinction entre ce qui est incertain
et ce qui ne peut être perçu. Je ne veux pas répéter ici les arguments que j’ai déjà
développés et qui déposent en faveur de l’identification de ces philosophes avec
Arcésilas, mais je veux attirer l’attention sur un point à mon avis décisif : la nécessité,
pour comprendre pleinement la signification du témoignage de Cicéron sur Arcésilas
dans le Lucullus, de l’examiner dans sa totalité. Or, si l’on suit le développement de

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l’argumentation dans le Lucullus depuis son point de départ, on s’aperçoit que la


reconstruction de la philosophie d’Arcésilas proposée par Cicéron dépeint Arcésilas
comme un sceptique radical, de la comparaison entre Arcésilas et Tiberius Gracchus à
l’accusation d’avoir fait descendre les ténèbres sur des choses on ne peut plus claires en
détruisant les définitions de Zénon et d’avoir attaqué avec une violence particulière
l’ἐνάργεια, à l’accusation de temeritas pour avoir mis en doute la possibilité de
connaître, jusqu’à rendre obscures toutes choses et invivable la vie elle-même. Si
Cicéron ne dit pas explicitement qui sont les partisans de la thèse omnia incerta, c’est
qu’il ne veut pas critiquer ouvertement Arcésilas, le chef d’école du scepticisme
académicien : sa sympathie, en effet, va au probabilisme carnéadien 18
6 En ce qui concerne les sources de Sextus, je pense que l’un des arguments en faveur
d’Énésidème, mais certainement pas le seul, pourrait être l’absence en M VII d’une
discussion de l’épistémologie de Philon et d’Antiochus. Énésidème, en effet, dans le
premier livre de ses Discours pyrrhoniens, connu par le résumé de Photius, décrit les
académiciens, surtout ceux qui lui sont contemporains (μάλιστα τῆς νῦν), comme des
dogmatiques, au point de les assimiler à des stoïciens qui combattent des stoïciens, et il
pourrait donc tenir pour superflu de discuter leur épistémologie, du moment qu’il a
déjà traité amplement de la critique du critère stoïcien. Sextus affirme d’ailleurs
explicitement en PH I, 235 : ὁ Ἀντίοχος τὴν Στοὰν μετήγαγεν εἰς τὴν Ἀκαδημίαν... ἐν
Ἀκαδημίᾳ φιλοσοφεῖ τὰ στωικά. Quant au fait que Sextus est étranger à son époque, il
est documenté par les sources qu’il utilise pour reconstruire l’histoire du scepticisme,
peut-être justement parce que le problème de la différence entre académiciens et
pyrrhoniens n’est plus d’actualité. Que ce soit là une explication possible et une façon
de comprendre le fait que Sextus est « étranger » à son époque, c’est ce que suggère le
fait que beaucoup de ses contemporains, d’Épictète à Lucien, à Galien, etc. ne
comprenaient pas les différences entre les deux courants du scepticisme, y compris
Favorinus d’Arles lui‑même, qui tenait pour légitime d’annuler toute différence entre
eux.

BIBLIOGRAPHIE
DORANDI, T. 1999 : Antigone de Caryste, Fragments, texte établi et traduit par DORANDI, T., Paris,
1999 (Collection des Universités de France).

IOPPOLO, A.M. 1986 : Opinione e Scienza : il dibattito tra Stoici e Accademici nel III e nel II secolo a. C.,
Naples, 1986 (Elenchos, 12).

IOPPOLO, A.M. 2007 : « L’assenso nella filosofia di Clitomaco : un problema di linguaggio ? », dans :
A.M. Ioppolo & D.N. Sedley (éd.), Pyrrhonists, Patricians, Platonizers : Hellenistic Philosophy in the
Period 155-86 B.C. : Tenth Symposium Hellenisticum, Naples, 2007 (Elenchos, 47), p. 227-267.

IOPPOLO, A.M. 2008 : « Arcésilas dans le Lucullus de Cicéron », Revue de métaphysique et de morale,
2008, p. 21-44.

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186

TARRANT, H. 2005 : « Socratic Synousia : a Post-Platonic Myth ? », Journal of the History of Philosophy,
43.2 (2005), p. 131-155.

NOTES
1. L’importance du fait que Sextus reconnaisse à titre personnel cette κοινωνία avec Arcésilas est
attestée par la réticence avec laquelle il présente, en PH I, 217, la κοινωνία avec Protagoras :
δοκεῖ κοινωνίαν ἔχειν πρὸς τοὺς Πυρρωνείους, διαφέρει δὲ αὐτῶν.
2. Pour une analyse détaillée des arguments d’Arcésilas, tirés en partie du Théétète de Platon, je
renvoie aux pages 82-93 de La Testimonianza di Sesto Empirico. La tradition souligne aussi
qu’Arcésilas admirait Platon, dont il possédait les ouvrages : cf. D.L. IV, 32 et Philod. Acad. Hist.
(PHerc. 1021 et 164), col. XIX, 11-16 = Antigonus fr. 20A Dorandi. Sur la circulation de certains
ouvrages de Platon dès l’époque du scolarcat de Polémon, cf. D.L. III, 66 = Antigonus fr. 39 Dorandi ;
T. Dorandi attire l’attention sur les controverses relatives à l’interprétation de ce passage
(Dorandi 1999, p. LXXII n. 1 ; voir aussi Tarrant 2005, p. 153 et n. 75).
3. Cf. L VII, 164 ; La Testimonianza di Sesto Empirico, p. 136-137.
4. Selon la description de Cicéron, la méthode dialectique d’Arcésilas consistait à contredire : cf.
p. ex. De fin. II, 2 ; De orat. III, 67. Le témoignage de Plutarque (de Stoic. repugn. 10, 1036) est
particulièrement important : citant textuellement Chrysippe à l’appui, Plutarque attribue
explicitement à Arcésilas le πρὸς τὰ ἐναντία διαλέγεσθαι. Chrysippe avait d’ailleurs polémiqué
contre la méthode dialectique d’Arcésilas dans plusieurs de ses ouvrages, dont un explicitement
intitulé Πρὸς τὸ Ἀρκεσιλάου μεθόδιον πρὸς Σφαῖρον (D.L. VII, 198).
5. Cf. Cic. Luc. 93, qui ne traduit pas le verbe ἡσυχάζειν, mais ausitôt après (94) rapporte la
réponse de Chrysippe pour expliquer l’attitude du sage stoïcien face à la difficulté présentée par
l’argument du sorite : ego enim, ut agitator callidus, prius quam ad finem veniam, equos sustinebo, eoque
magis, si locus is, quo ferentur equi, praeceps erit. Pour la signification attribuée par Chrysippe à
ἡσυχάζειν en un point particulier de l’argument du sorite, cf. Sextus, M VII, 417-421.
6. Pour cette raison, je trouve obscure l’observation de Bénatouïl : « Arcésilas procède en outre
explicitement par équivalence : “ne pas assentir” est un intermédiaire entre l'impossibilité
d'assentir (qui résulte elle-même du refus stoïcien de l'opinion) et la suspension. » Arcésilas ne
dit pas que « ne pas assentir » est un intermédiaire entre « l’impossibilité d’assentir » et la
suspension, et il ne me semble pas, de toute façon, que l’on puisse tirer du texte de Sextus une
différence entre « l’impossibilité d’assentir », qui est la conséquence tirée par Arcésilas du refus
stoïcien de l’opinion, et « ne pas assentir », puisque « l’impossibilité d’assentir » coïncide de fait
avec « ne pas assentir ».
7. J’ai fait remarquer plusieurs fois que dans ἀσυγκαταθετεῖν il y a le mot συγκατάθεσις et que,
par conséquent, ἀσυγκαταθετεῖν se réfère à une théorie volontariste de l’assentiment
(indubitablement d’origine stoïcienne), tandis que ἐπέχειν ne requiert pas nécessairement
συγκατάθεσις comme complément d’objet.
8. Cf. Cic. Acad. I, 45 : huic rationi quod erat consentaneum faciebat, ut contra omnium sententias
disserens de sua plerosque deduceret ut cum in eadem re paria contrariis in partibus momenta rationum
invenirentur, facilius ab utraque parte adsensio sustineretur. Cf. La testimonianza di Sesto Empirico,
p. 105-109
9. Cf. D.L. IV, 28.
10. Il me semble que la lecture des sources dans le sens que j’indique permet de répondre
négativement à la question de Bénatouïl : « Mais ne pourrait-on pas considérer que les mentions
par Cicéron de l'isosthénie ou par Diogène de “l'opposition des discours” (comme justification(s)

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de la suspension) font allusion au face-à-face entre l'épistémologie stoïcienne et sa réfutation par


Arcésilas ? »
11. Cic. Luc. 103-4 : quae cum exposuisset, adiungit dupliciter dici adsensus sustinere sapientem, uno
modo cum hoc intellegatur, omnino eum rei nulli adsentiri, altero, cum se a respondendo ut aut approbet
quid aut improbet sustineat, ut neque neget aliquid neque aiat.
12. Pour ce sens, cf. Arcésilas dans D.L. IV, 28.
13. Que cette signification d’ἐπέχειν appartienne au scepticisme académicien, c’est ce que
confirme Cicéron, Ad Att. XIII, 21, 3, qui en parle à propos du passage déjà cité de Luc. 93, relatif à
la dispute entre Chrysippe et Carnéade sur le sorite ; sur ce thème, voir Ioppolo 2007.
14. Cf. Acad. I, 45, où Arcésilas va au-delà de la réserve socratique en refusant d’affirmer ce que
Socrate s’était accordé, qu’il savait qu’il ne savait pas.
15. D.L. IV, 36 : Φυσικῶς δέ πως ἐν τῷ διαλέγεσθαι ἐχρῆτο τῷ Φημ᾽ἐγώ, καί, Οὐ συγκαταθήσεται
τούτοις ὁ δεῖνα, εἰπὼν τοὔνομα. Φημ᾽ἐγώ, « je dis », équivaut à un « oui », entendu comme une
intervention normale dans le cours d’une discussion, et il est expliqué comme une impulsion
naturelle qui poussait Arcésilas à s’exprimer sans que cela comportât aucune prétention à la
vérité quant au contenu de ses paroles, l’expression étant ainsi affranchie de toute signification
assertive.
16. L’attention au vocabulaire est extrêmement importante pour Sextus, mais aussi pour
Arcésilas. Dès le début de PH I (4, 15), Sextus emploie deux verbes bien précis pour distinguer le
διαβεβαιοῦσθαι dogmatique de l’ἀπαγγέλλειν des pyrrhoniens. On sera attentif au fait que, pour
Sextus, Arcésilas n’affirme quoi que ce soit διαβεβαιωτικῶς, comme on peut le conclure de PH I,
232, et qu’en M VII, 150, il affirme qu’Arcésilas οὐδὲν ὥρισαν κριτήριον.
17. Pour l’explication du silence de Sextus sur le mot ἄδηλον, cf. La testimonianza di Sesto Empirico,
p. 108-109.
18. Pour une analyse plus détaillée du portrait d’Arcésilas présenté par Cicéron, cf. Ioppolo 2008.

AUTEUR
ANNA MARIA IOPPOLO
Sapienza-Université de Rome

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Comptes rendus

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Jaap MANSFELD & David RUNIA,


Aëtiana. The Method and Intellectual
Context of a Doxographer
Gérard Journée

RÉFÉRENCE
Jaap MANSFELD & David RUNIA, Aëtiana. The Method and Intellectual Context of a Doxographer,
vol. 2, The Compendium, 2 parties en 2 tomes, Leyde-Boston, Brill, 2009 (Philosophia
antiqua, 114), XIV + 745 p. (t. 1= XIV + 272 p.; t. 2= p. 273-745). ISBN 978-90-0417206-7.

1 Annoncé depuis plus de dix ans, ce second volume des Aëtiana de J. Mansfeld et D. Runia
(M&R) propose la première reconstruction de l’ouvrage doxographique d’Aétius depuis
celle de Diels, limitée pour le moment au livre II. L’ouvrage est divisé en deux tomes
dont le premier comporte des études générales, dues à J. Mansfeld, sur Aétius et plus
généralement sur la doxographie (je n’en rendrai pas spécifiquement compte ici) ; le
second a été rédigé par D. Runia. Mais les auteurs, qui collaborent de longue date,
assument ensemble la paternité du tout.
2 Auteur fantomatique promu au rang de source doxographique majeure par la
reconstruction séminale conduite par H. Diels dans ses Doxographi Graeci (1879,
désormais DG), Aétius était aussi resté jusqu’à présent un auteur sans textes, ou tout au
moins un auteur sans livre propre, le sien ayant été reconstitué par Diels sous la forme
de deux colonnes parallèles donnant une vue synoptique des Placita du Ps.-Plutarque et
d’extraits de l’Anthologie de Stobée, complétés en bas de la seconde colonne, sous la
rubrique aliorum ex Aetio excerpta, d’extraits de Théodoret de Cyr et de Numénius (avec
le cas échéant une indication numérique laissée vide dans le texte principal). Il n’existe
donc à vrai dire aucun texte unifié d’Aétius autre que celui proposé sous son nom dans
les éditions de fragments consacrées à des auteurs cités dans les notices dont il est
considéré comme la source, les Epicurea d’Usener, par exemple, les Fragmente der
Vorsokratiker de Diels, ou les Stoicorum Veterum Fragmenta de von Arnim, pour ne citer

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190

que trois grandes collections classiques1. L’édition de M&R, qui, comme on l’a dit, s’en
tient pour l’instant au livre II, mais s’offre comme un modèle pour l’édition future de
l’ensemble de l’ouvrage2, en propose un, qui se fonde sur une révision en profondeur
des principes du classement adopté par Diels.
3 Le choix du livre II d’Aétius n’est pas dû au hasard. Ce livre est en effet celui que Stobée
(S) a cité le plus abondamment, du moins à en juger par les parties conservées de son
ouvrage. En nous basant sur la collection de Diels, et sauf erreur, 42 textes de ce livre
sont seulement dans S, contre 11 pour Plutarque (P). S couvre par ailleurs plus de 90 %
des matériaux qui en sont conservés, contre 70 % pour P. D’autre part, ce livre est
également celui qui est le plus cité par Théodoret (T) (71 textes sont représentés ou du
moins évoqués, soit 32 % environ de l’ensemble, même si le nombre de textes cités par
le seul T – 2 seulement – reste faible).
4 L’idée fondamentale, défendue à plusieurs reprises dans les travaux antérieurs de
Mansfeld et de Runia3, est que la doxographie aétienne, dans la prolongation des
desiderata formulés par Aristote dans les Topiques (I, 14, 105a34 sq. ; cf. M&R p. 158 sq.),
organisait les doctrines d’après des méthodes de division précises et globalement
codifiées. La thèse, présentée de manière synthétique dans la courte introduction qui
ouvre le second tome (p. 277‑289), nous semble incontestable, ce qui ne veut pas dire
qu’elle épuise les discussions de détail – elle permet bien plutôt de les ouvrir sur des
bases solides.
5 Trois types principaux de division (diairesis) sont distingués (p. 283‑287). Le premier (A)
marque une opposition entre deux doctrines ; le deuxième (B) présente également une
opposition, mais en y ajoutant une autre conception qui constitue un compromis ou
une exception ; le troisième (C) est constitué d’une liste d’opinions qui s’excluent sans
être fondées sur une polarité. Ces trois types sont d’autre part susceptibles de se
combiner sous la forme d’arbres, l’un des embranchements d’une division de type A
pouvant par exemple être complété par une liste de type C. Le type A, tel qu’il est
présenté par les auteurs (p. 284) ne paraît toutefois jamais être qu’un cas particulier du
type C, n’admettant que deux membres, et par conséquent la possibilité d’une
alternative (a ou non-a). La question que M&R prennent à titre d’exemple, que la nature
des astres est de feu ou de terre, n’épuise évidemment pas les possibilités et revient à
un classement de type C ne comportant que deux membres.
6 Ces diaireseis ne doivent pas ou ne peuvent la plupart du temps être prises dans le sens
d’une rigoureuse division logique, ce qui revient à dire qu’il ne s’agit pas d’appliquer un
schéma a priori (cf. p. 287). La classification ancienne des opinions, quelle que soit la
liberté qu’elle suppose parfois à leur égard, partait du moins d’opinions réellement
émises, et la reconstruction de cette ancienne classification doit tenir compte d’abord
des ordres constatés (notamment chez P, S ou T) et de leurs différences. L’ordre de P
reste le plus souvent suivi (cf. p. 279), mais le parti pris n’est plus, comme chez Diels, de
le suivre coûte que coûte – attitude qui supposait que la compilation de P n’ait consisté
qu’à supprimer des notices. P, pour les besoins de sa propre compilation, a pu remanier
à l’occasion le plan original. À en juger par le résultat obtenu par M&R, P reste
cependant le plus souvent un guide assez fidèle : mis à part le chapitre 27 (où le
problème d’ordre vient sans doute de la transmission propre du texte de P), et sauf
erreur de notre part, seuls cinq chapitres, pour l’édition de A, renoncent franchement à
l’ordre des notices de P : chap. 4, 11, 13, 20, et 23.

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7 Chaque chapitre de A est étudié à part, selon un plan dont le schéma général reste à peu
près identique. Le commentaire s’ouvre sur une présentation des sources principales,
en commençant en général par le Ps.‑Plutarque. À cette occasion, des commentaires sur
le texte peuvent être proposés, par exemple sur les citations de P dans les sources
secondaires. Stobée, puis Théodoret le cas échéant, subissent ensuite un traitement
similaire. Les principaux problèmes, notamment structurels, du chapitre sont ensuite
posés sur la base de la comparaison des sources et une solution d’organisation est
proposée, qui s’appuie à l’occasion sur des parallèles « dialectico‑doxographiques »
(voir infra) extérieurs au corpus aétien. Les différents lemmes, sauf exception, ne sont
pas commentés pour eux-mêmes, bien que l’on trouvera ici et là, bien entendu, des
indications d’interprétation. L’édition du chapitre est précédée de deux schémas, le
premier donnant son plan détaillé, le second indiquant l’arbre que suppose la
reconstitution. Le texte est enfin produit, accompagné d’une traduction indicative.
L’apparat, très réduit, est fondé sur les éditions de référence et se limite en général à
indiquer les principales différences entre les sources, ou entre celles-ci et le texte édité.
Seules les variantes les plus significatives d’une même source sont proposées.
8 Enfin, on trouvera à la fin de chaque chapitre une collection non exhaustive mais
importante de parallèles « dialectico-doxographiques » classés chronologiquement. La
formule « dialectico-doxographiques » indique qu’on n’y trouvera pas les parallèles
doxographiques des doctrines exposées dans les lemmes, mais seulement des textes qui
présentent les opinions philosophiques impliquées dans le chapitre dans le cadre d’une
organisation dialectique (fût‑ce de manière anonyme). Précédant la bibliographie, un
index des noms présents dans les lemmes, et l’index des parallèles dialectico-
doxographiques, on trouvera en fin de volume une reproduction du texte grec suggéré,
de l’apparat et, en vis-à-vis, de la traduction, de l’ensemble du livre II. La table de
concordances avec les DG, publiée à la fin du tome I, donne les concordances pour les
cinq livres, et non pour le livre II seulement, ce qui peut surprendre au premier abord
(l’entrée M&R de la table restant bien entendu vide pour les quatre autres livres), mais
peut être utile pour contrôler rapidement les sources utilisées par Diels. Précisons que
la bibliographie qui figure à la fin du tome II est commune aux deux tomes.
9 S’agissant du plan d’ensemble du livre II, on notera que trois chapitres sont ajoutés par
M&R. Afin de préserver la numérotation traditionnelle, ces ajouts sont numérotés 2a,
5a et 17a. Le chapitre 2a, pour lequel M&R proposent le titre Περὶ κινήσεως κόσμου, est
entièrement tiré de T IV, 16. Le chapitre 5a (Ποῦ ἔχει τὸ ἡγεμονικὸν ὁ κόσμος),
construit sur la base de S I, 21, était déjà distingué par Diels qui ne lui avait cependant
pas donné de numéro distinct et classait ce chapitre fantôme à la suite de A, II, 4
(lemmes 15‑17). Qu’il l’ait toutefois considéré comme un chapitre à part entière est
certain : « at unum certe caput post II 4 14 neglexit epitomator, quod Stobaei codices inscriptum
testantur ποῦ ἔχει τὸ ἡγεμονικὸν ὁ κόσμος » ( DG, p. 62). Il n’est pas exact cependant de
dire que Diels « also recognized that the best place of this chapter was after P 2.5 » (p. 375).
L’annotation « additur post c. 5 3 p. 333b12 » dans l’apparat de Diels (p. 332b), que M&R
semblent interpréter comme une recommandation, a en fait une valeur purement
descriptive relative à l’ordre des textes du seul Stobée. Quant à 17a, il semble
effectivement que deux questions, celle de la lumière des astres et celle de la manière
dont ils sont nourris, s’y laissent distinguer. Elles paraissent avoir été fusionnées, peut-
être accidentellement.

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192

10 Nous ne pouvons, dans le cadre de ce compte rendu, entrer dans une série de
problèmes particuliers que nous nous proposons de développer ailleurs. L’essentiel est
que le progrès, par rapport à Diels, est considérable. Le travail de ce dernier constitue
toujours la base, mais la nouvelle grille de lecture proposée prouve son efficacité et
établit en tout cas la nécessité du recours au contexte dans l’usage de la doxographie.
Le projet d’édition d’un texte unique d’Aétius, s’il est parsemé de difficultés, est
certainement légitime. C’est en particulier le cas quand les différences textuelles,
notamment entre P et S, s’expliquent par des changements de plan. Dans d’autres cas,
la question reste posée, et l’on peut préférer les deux colonnes de Diels, qui montrent
mieux les problèmes. Il nous paraît en tout cas essentiel que, pour les autres livres, les
principes de la reconstruction puissent rester transparents et les sources rester
directement sous le regard du lecteur. Les auteurs annonçant une version plus légère,
espérons que celle-ci ne le devienne pas trop, ce qui risquerait de fonder une nouvelle
vulgate qui viendrait clore une discussion à peine rouverte. Leurs propres remarques
(p. 660 sq.) permettent toutefois de ne pas nourrir trop de craintes de ce côté‑là.
11 S’agissant des autres livres, des problèmes d’une autre nature que ceux que présente le
livre II seront rencontrés, notamment dans le cas du livre IV, et surtout du livre V, pour
lesquels Stobée fait en partie ou complètement défaut (on peut au reste se demander
s’il ne s’agit pas là d’une importante limite à l’édition d’Aétius). Le traitement du livre I
s’annonce comme passionnant à suivre, à en juger par les remarques de Mansfeld dans
le tome I, en particulier pour ce qui regarde le difficile chapitre 3 (I, chap. 7, p. 73‑96).
Faisons, avec les auteurs, le vœu que leur initiative relancera (ou lancera ?) les études
aétiennes : les bases de la discussion n’ont en toute certitude jamais été meilleures.
12 Je signale pour terminer quelques erreurs que j’ai pu repérer : le schéma de division
fourni pour le chapitre 4 est manifestement erroné sur deux points, ce que montre la
comparaison avec le plan fourni par les auteurs (p. 362) : trois embranchements sont
développés pour le point A, alors que seuls deux le sont dans le plan ; d’autre part, le
point C2 devrait comprendre trois points, a, b, c, alors qu’il n’en comprend que deux.
Pour G.54 (p. 435) M&R impriment à la fin, pour Galien, μίγματος (qui est en fait dans
Plutarque) à la place de συνεστῶτα (sans doute le résultat d’un malheureux copier/
coller). On s’étonne, chap. 25. 1 (p. 574), de ne pas trouver d’indication dans l’apparat
pour le choix d’ἐπιστροφάς. Concernant le chap. 20. 14, note 22 (p. 531), pour autant
que l’apparat de Mras est exact, κισηροειδὲς καὶ σπογγοειδές n’est pas la leçon des
manuscrits d’Eusèbe, mais une correction de l’éditeur, déjà suggérée par Diels pour A et
notamment adoptée par Usener (Epicurea, § 343). Les manuscrits d’Eusèbe portent en
fait κισσηροειδῶς καὶ σπογγοειδῶς. Ces exemples incitent à une certaine prudence dans
l’usage des textes fournis par M&R.

NOTES
1. Un texte unifié d’Aétius avait toutefois été déjà partiellement proposé par Diels dans les DG,
notamment dans les comparaisons du Theophrasteorum apud excerptores conspectus, p. 132-144.

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193

2. À laquelle collaborera O. Primavesi.


3. Et naturellement dans le premier volume des Aëtiana : J. Mansfeld & D. Runia, Aëtiana, The
Method and Intellectual Context of a Doxographer, vol. 1, The Sources, Leyde, Brill, 1997.

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194

Richard SORABJI (éd.), Philoponus and


the Rejection of Aristotelian Science
Joëlle Delattre Biencourt

RÉFÉRENCE
Richard SORABJI (éd.), Philoponus and the Rejection of Aristotelian Science, Second Edition
published as Bulletin of the Institute of Classical Studies, Supplement 103, University of
London, 2010, XII + 306 p. ISBN 978-1-905670-18-5.

1 Ce volume est la réédition, entièrement revue et complétée, d’une publication de 1987


qui réunissait en douze chapitres les contributions de dix savants chercheurs, chargés
chacun d’une des multiples facettes du grand auteur grec chrétien du VI e siècle apr.
J.‑C., Jean Philopon. L’influence que cet auteur a exercée sur la philosophie et la science
modernes n’est plus à démontrer : il est notre source la plus ancienne pour la
transmission de manières d’interpréter les idées d’Aristote ; et Galilée, dans ses
premiers écrits, s’y réfère plus souvent qu’à Platon. Thomas Kühn ne considère-t-il pas,
d’ailleurs, la « théorie de l’impetus », qu’il est le premier à avoir formulée, comme une
véritable révolution scientifique ?
2 Quatre des chapitres (2, 3, 4, et 6) correspondent à des conférences qui ont été données
sur Philopon en 1983, deux autres (5 et 12) à des interventions qui ont eu lieu ensuite
au séminaire d’histoire de la science ancienne de l’ICS de l’Université de Londres, tandis
que les autres chapitres, excepté le chapitre 9, ont été spécialement rédigés pour ce
volume.
3 La seconde édition, dédiée à trois des contributeurs aujourd’hui disparus, H. Chadwick,
D. Furley et C. Schmidt, fait le point sur les dernières recherches concernant Jean
Philopon. La nouvelle introduction de R. Sorabji donne, dans une première partie, les
informations les plus détaillées sur les fouilles entreprises par les archéologues
polonais G. Majcherek, W. Kolataj et leurs émules, et sur la mise au jour, dans un
excellent état de conservation, des salles de cours de l’école d’Alexandrie, richement

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195

restaurées au VIe s., dans lesquelles Philopon a enseigné. Des documents


photographiques illustrent le propos qui cherche à montrer une filiation dans
l’architecture chrétienne (la cathédrale de Torcello en particulier) ; le lecteur est
renvoyé alors aux représentations picturales de la page de garde – une fresque de
Masolino da Panicale (du début du XVe s.) représentant « sainte Catherine en train de
réfuter les philosophes alexandrins » – et de la couverture du volume – une
représentation par Sodoma (première moitié du XVIe s.) de saint Benoît, contemporain
de Philopon, en train de sortir sur la pointe des pieds pour échapper à l’influence d’un
professeur païen. Selon l’auteur, en effet, l’originalité de l’école d’Alexandrie aurait
résulté justement de la tolérance et de la prodigalité d’autorités chrétiennes qui
imposaient comme seule condition aux enseignants païens de ne pas exercer de
prosélytisme à l’égard des étudiants chrétiens (p. 8).
4 C’est l’occasion de rappeler que Philopon a été l’un des quatre brillants élèves
d’Ammonius, avec Simplicius, Asclépius et Olympiodore. Il enseignait officiellement la
grammaire, mais semble avoir touché à des domaines bien plus variés, comme
l’arithmétique et l’astronomie, la médecine et surtout la philosophie d’Aristote. La
méthodologie originale de Philopon, commentateur chrétien d’Aristote, se
caractériserait précisément par la séparation nette entre l’exégèse et la critique, et du
même coup, par une plus grande liberté de critique. Une telle liberté ne se trouve pas
chez son rival païen Simplicius qui cherche d’abord et surtout à mettre d’accord entre
eux les deux grands philosophes classiques grecs, objectif très contraignant.
5 Vingt volumes sur vingt-huit de la traduction anglaise des œuvres de Philopon ont été
publiés depuis 1987, et plus de cent quarante nouvelles publications ont été
répertoriées pour compléter la première bibliographie. R. Sorabji en entreprend une
revue minutieuse, dans la seconde partie de sa nouvelle introduction. Il évoque en
particulier les travaux d’A. Hasnawi et ceux de M. Rashed sur la version arabe de textes
qu’il convient d’attribuer à Philopon, et aussi concernant l’influence qu’il a pu exercer
sur Al‑Kindi au milieu du IXe s. ; la thèse de la « soudaine volte-face » chrétienne de
Philopon en 529, au moment de la publication du Contre Proclus, sur l’éternité du monde,
telle que K. Verrycken l’a défendue dans les années 90, est longuement présentée et
discutée, à la lumière des travaux les plus récents. Mais on appréciera aussi de ce point
de vue le chapitre que C. Wildberg a consacré à l’étude des fragments cosmologiques du
Contra Aristotelem, au moment même où il en préparait l’édition et la traduction.
6 De fait, les récentes recherches permettent aussi d’apporter quelques retouches à la
conception de la matière première telle qu’elle avait été développée par R. Sorabji dans
le chapitre 1 de la première édition, à savoir une pure extension tridimensionnelle ;
elles impliquent par ailleurs un approfondissement de la compréhension des
mouvements célestes par Philopon, qui semble s’être inspiré directement d’Hipparque
et de Ptolémée, pour se passer des sphères contrariantes d’Aristote, et avoir limité à
neuf le nombre des sphères en rotation homocentrique. Il pourrait d’ailleurs aussi avoir
été influencé par les écrits d’Adraste le péripatéticien, transmis par Théon de Smyrne
(p. 22‑23). Quant à l’interprétation par Philopon du commencement du monde, c’est
justement en s’alliant à Platon qu’il s’oppose à Aristote : il considère, contre Porphyre
et Proclus, que l’explication créationniste du Timée doit être prise vraiment à la lettre.
L. Judson étudie cela dans le chapitre 10, avec beaucoup de précision et de rigueur,
tandis que, dans le chapitre 9 qui reprend une leçon inaugurale donnée par R. Sorabji
en 1982 au King’s College de Londres, sont présentés deux des arguments « les plus

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196

spectaculaires » de Philopon (p. 213 sqq.) contre l’éternité du monde païen. Si la


contradiction trouvée par Philopon au cœur du paganisme entre le concept d’infini et
la négation du commencement est restée inaperçue pendant 850 ans, pour n’être
redécouverte qu’au XIVe s., cela place néanmoins le philosophe grec, selon R. Sorabji, à
un point d’inflexion de l’histoire de la philosophie (p. 220), à la fois comme héritier
original du néoplatonisme tardif et comme précurseur génial de la pensée chrétienne
moderne.
7 Sur l’engagement de Philopon dans les débats et controverses théologiques de son
temps, toutes les précisions sont données grâce à la contribution de H. Chadwick qui
met en lumière, d’une part, la compétence du logicien néoplatonicien et, d’autre part,
la complexité de prises de positions extrêmes, qui tiennent parfois à un seul petit mot
sur lequel les traducteurs n’ont pas réussi à s’accorder et que les conciles officiels ne
sont pas parvenus davantage à réconcilier. Cela permet justement à C. Wildberg de
conclure que l’argumentation rationnelle du théologien Philopon se déploie pour
soutenir sa position « monophysite », tandis qu’il refuse âprement le cadre intellectuel
naïf de ses adversaires chrétiens (p. 250).
8 L’importance de la redécouverte des travaux philosophiques de Philopon en Occident
au XVIe s. est démontrée de manière passionnante par C. Schmidt. Les philosophes
latins, dès qu’ils ont pu disposer de traductions dans leur langue, y trouvent une
réserve d’armes toutes prêtes pour interroger les fondements déjà affaiblis de la
physique aristotélicienne. Même si l’influence de Philopon est parfois difficile à
démêler de celle de Simplicius, elle s’avère indéniable, en tout cas, jusqu’à l’émergence
dans la science du XVIIe s. des concepts fondamentaux d’espace isotrope et d’espace
vide présent dans la nature (p. 257). Ce n’est pourtant pas faute, de la part de
Simplicius, d’avoir polémiqué avec violence et jusqu’à l’invective contre la double
impiété de Philopon dont, selon lui, les « yeux de l’âme » étaient aveuglés par la passion
et l’insolence. P. Hoffmann montre à quel point la transcendance des cieux païens,
réaffirmée par Simplicius, était incompatible et sans commune mesure avec le monde
créé du philosophe chrétien.
9 La traduction par D. Furley de ce qu’il a intitulé « corollaire sur le lieu » et « corollaire
sur le vide » avant leur publication définitive en 1991 occupe une place centrale (dans
le chapitre 6) au cœur du volume. Elle constitue en même temps comme un avant-poste
annonciateur des premiers tomes de la traduction anglaise des dix‑sept volumes des
Commentaria in Aristotelem Graeca (CAG), publiés à Berlin entre 1882 et 1909. Autour
d’elle dans le volume prennent place d’un côté les deux chapitres traitant de la
dynamique préclassique (quoique, M. Wolff l’explique clairement, les présupposés de la
théorie de l’impetus chez Philopon ne soient pas tant l’expérience et l’observation,
qu’une certaine idée de l’être humain et une exigence plus psychologique et éthique :
permettre l’action spontanée sur la nature corporelle ainsi que le libre choix) et du
relais arabe (surtout, selon F. Zimmermann, Avicenne, Ghazali, Avempace) dans la
transmission de la théorie de l’impetus. De l’autre côté, l’étude de la conception de
l’espace par D. Sedley dont la connaissance des textes épicuriens est ici précieuse (la
notion de « force du vide », décrite à partir des dispositifs de la clepsydre et du siphon,
comme chez Héron d’Alexandrie, n’est pas à identifier, selon lui, avec la fuite d’un état
non naturel, mais vise plutôt à accentuer une « capacité de mouvoir quelque chose »
dans une direction contre nature, p. 191) précède l’étude de la conscience de soi chez
Philopon, par W. Bernard, ou plus exactement de la partie attentive (prosektikon) de

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197

l’âme rationnelle qui traverse toutes ses autres activités cognitives et vitales (p. 197).
Cette contribution comporte un « ajout à la seconde édition », concernant la dette
contractée par W. Bernard à l’égard du texte non publié de son maître, Arbogast
Schmitt. Elle permet aussi d’appréhender une autre caractéristique de la démarche du
commentateur d’Aristote, qui consiste à partir d’une erreur apparemment décelée dans
la pensée qu’il commente, pour progressivement aboutir à montrer en quoi la solution
qu’il propose s’avère tout compte fait la même. Ce faisant, c’est encore suivre l’exemple
d’Aristote, qui procède ainsi justement dans l’Éthique à Nicomaque (VII, 2‑3) avec la
pensée paradoxale de Socrate que le mal est toujours commis par ignorance.
10 On ne peut que recommander la lecture approfondie de ce très utile ouvrage de
référence sur « Jean Philopon et le rejet de la science aristotélicienne » qui, malgré
l’âge indéniable de sa première édition (près d’un quart de siècle), conserve, grâce aux
mises à jour signalées, toute sa pertinence et se trouve, en même temps, promouvoir et
accompagner, comme un excellent guide, les nombreux volumes de la traduction
anglaise des Commentaires de Jean Philopon déjà publiés ou encore à paraître.

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198

Bulletin Bibliographique

Éditions, traductions et commentaires


1 The Texts of Early Greek Philosophy. The Complete Fragments and Selected Testimonies
of the Major Presocratics, translated and edited by Daniel W. Graham, 2 volumes,
Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
Part I: Cosmologists and ontologists (Thales, Anaximader, Anaximenes, Xenophanes,
Heraclitus, Parmenides, Zeno, Anaxagoras, Empedocles, Diogenes of Apollonia,
Melissus, Philolaus, Leucippus, Democritus). Part II: Sophists (Protagoras, Gorgias,
Antiphon, Prodicus, Anonymus Iamblichi, Dissoi Logoi). Appendix : Pythagoras.
2 Giamblico : I frammenti delle epistole. Introduzione, testo, traduzione e commento a
cura di Daniela Patrizia Taormina e Rosa Maria Piccione, Naples, Bibliopolis, 2011
(Elenchos, 56).
3 Xénophon, Mémorables, texte établi par Michele Bandini, traduit et annoté par
Louis-André Dorion, tome II, 1re partie : Livres II-III, 2e partie : Livre IV, Paris,
Les Belles Lettres, 2011 (Collection des Universités de France).

Études
4 Gabriel Danzig, Apologizing for Socrates: How Plato and Xenophon Created Our
Socrates, Lanham (MD), Lexington Books, 2010.
Six chapitres, consacrés respectivement aux Apologies de Socrate de Platon et de
Xénophon, au Criton, à l’Euthyphron, aux Mémorables, au Lysis et pour finir à l’Économique
de Xénophon.
5 Federica Montevecchi, Empedocle d’Agrigento, Naples, Liguori Editore, 2010
(Profili : Biografie, 9).
L’auteur, à qui l’on doit déjà un Nietzsche. Dizionario delle idee (Editori Riuniti, 1999) et
Giorgio Colli. Biografia intellettuale (Bollati Boringhieri, 2004), offre ici une approche
d’Empédocle où l’on reconnaît la marque de l’éditeur de l’édition critique de Nietzsche
et auteur de La Sapienza greca. « Symbole » au sens étymologique du mot, Empédocle
concilie les opposés que sont mythos et logos, raison et inspiration, théorie et poésie.

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199

Aux trois chapitres intitulés « Empedocle, un simbolo », « Decifrare il mondo : l’eterno


movimento della physis », « Vivere nel mondo : indicazioni etico-religiose », fait suite
une traduction des fragments, y compris le papyrus de Strasbourg, avec le texte grec en
regard.
6 P. Judet de la Combe, Les Tragédies grecques sont-elles tragiques ?, Paris, Bayard,
2010.
L'auteur se propose de revoir de fond en comble nos conceptions du tragique, forgées
tardivement par les romantiques allemands (Hegel, Schelling, Hölderlin, Goethe) et de
les confronter aux tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide.
7 Anca Vasiliu, Eikôn : l’image dans le discours des trois Cappadociens, Paris, Presses
universitaires de France, 2011 (Épiméthée).
8 Barbara Botter, Aristotele e i suoi dei : una interpretazione del III libro del De
philosophia, Rome, Carocci editore, 2011 (Biblioteca di testi e studi).
9 Mario Vegetti, Le Couteau et le stylet. Animaux, esclaves, barbares et femmes aux
origines de la rationalité scientifique, traduit de l'italien par Francesco Gregorio,
Paris, Van Dieren Editeur, 2010 (coll. Par ailleurs).
Titre original : Il coltello e lo stilo. Animali, barbari, schiavi e donne alle origini della razionalità
scientifica, Milan, Il Saggiatore, 31996.

Recueils
10 Pierre Aubenque, Problèmes aristotéliciens I : philosophie théorique, Paris, Librairie
philosophique J. Vrin, 2009 ; Faut-il déconstruire la métaphysique ? Paris, Presses
universitaires de France, 2009 (Collection de métaphysique. Chaire Étienne
Gilson) ; Problèmes aristotéliciens II : philosophie pratique, Paris, Librairie
philosophique J. Vrin, 2011.
Les deux recueils de Problèmes aristotéliciens sont composés d’articles publiés par P.
Aubenque depuis une cinquantaine d’années et dont la plupart ont fait date. Mais ces
recueils eux-mêmes feront date, en ce qu’ils permettent une vue synoptique de la
pensée de leur auteur et de son évolution qui, de l’exégète exceptionnel d’Aristote
auprès de qui des générations se sont formées, l’a conduit à devenir l’un des
métaphysiciens majeurs d’aujourd’hui. Ce que démontre l’opuscule où sont reprises les
leçons professées dans la chaire Étienne Gilson (Institut catholique de Paris) en
1997-1998. Nous consacrerons un article à ces trois ouvrages dans un prochain numéro.
11 Stefan Rebenich, Barbara von Reibnitz, Thomas Späth (éd.), Translating Antiquity :
Antikebilder im europäischen Kulturtransfer, Bâle, Schwabe, 2010.
Actes du colloque international tenu à l’Institut Suisse de Rome (27-29 septembre 2007).
Contributions en allemand, anglais, espagnol, français et italien, distribuées sous quatre
rubriques : « Übersetzte Antike », « Antikebilder : Religion und Mythos im 18. und 19.
Jahrhundert », « Antikekonstruktionen für die Gegenwart der Neuzeit »,
« Wissenstransfer : Erfolge und Schranken des Austauches ».
12 Stefania Giombini et Flavia Marcacci, Il quinto secolo : studi di filosofia antica in
onore di Livio Rossetti, Passignano (PG), Aguaplano, 2010.
13 Roberto Baldini (éd.), Le Maschere di Aristocle. Riflessioni sulla filosofia di Platone,
Villasanta (Mi.), Limina mentis editore, 2010 (collana Esprit, 10).

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200

14 Mauro Bonazzi, I Sofisti, Rome, Carocci editore, 2010 (Pensatori, 18).


15 Daniela P. Taormina, L’essere del pensiero : saggi sulla filosofia di Plotino, Naples,
Bibliopolis, 2010 (Quaderni di Filosofia, 8).
16 Luc Brisson et Pierre Chiron (éd.), Rhetorica philosophans. Mélanges offerts à Michel
Patillon, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2010 (Textes et traditions, 20).
17 Livio Rossetti, Le Dialogue socratique, Paris, Éditions Les Belles Lettres, 2011
(collection « encre marine »).
Tout au long de sa carrière, L. Rossetti a consacré une grande part de son activité à la
littérature socratique. Les huit articles rassemblés dans ce recueil, tous récents
puisqu’ils sont parus de 1998 à 2010, permettent d’apprécier la nouveauté de ses idées à
la fois sur le dialogue socratique comme genre littéraire et sur les procédés propres à
Socrate tel que nous le font connaître Xénophon et Platon. Avant-propos de F.
Roustang.
18 Anthony Grafton, Glenn W. Most, Salvatore Settis, The Classical Tradition,
Cambridge, Mass.-Londres, The Belknap Press of Harvard University Press, 2010.
Une impressionnante encyclopédie (1067 pages grand format) qui vise à procurer "a
reliable and wide ranging guide to the reception of classical Graeco-Roman antiquity in
all its dimensions in later cultures" (à savoir son seulement la tradition européenne,
mais aussi juive, islamique, et slave, entre autres).
19 Giovanni Casertano (éd.), Il Fedro di Platone : struttura e problematiche, Naples,
Loffredo Editore, 2011 (σκέψις, collana di testi et studi di filosofia antica, 23).
Ce volume poursuit la série ouverte en 2000 au sein de cette collection par l’ouvrage de
G. Casertano, La struttura del dialogo platonico, suivi de recueils collectifs consacrés au
Théétète (2002), au Protagoras (2 vol. 2004), au Cratyle (2005). De même conception que les
trois derniers, il rassemble dix-neuf contributions dues aussi bien à de jeunes
chercheurs qu’à des spécialistes confirmés.
20 Annie Hourcade et René Lefebvre (éd.), Aristote : rationalités, Mont-Saint-Aignan,
Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2011 (Cahiers de l’ERIAC, n° 1/
Rencontres philosophiques).
Onze contributions issues de deux journées d’étude tenues à l’université de Rouen et à
l’université de Rennes les 23 et 25 janvier 2008, et réparties sous trois rubriques : « De la
dialectique à la science », « Art oratoire et poésie », « La rationalité éthique ».
21 Christian Benne, Ulrich Breuer (éd.), Antike–Philologie–Romantik. Friedrich Schlegels
altertumswissenschaftliche Manuskripte, Paderborn, Ferdinand Schöning, 2011 ( =
Schlegel-Studien, Band 2).
Première évaluation scientifique de deux manuscrits encore inédits du jeune F. Schlegel
(Studien des Alterthums et Fragmente zur Geschichte der grieschischen Poesie).
22 Francisco Lisi, Maurizio Migliori, Josep Monserrat-Molas (éd.), Formal Structures
in Plato’s Dialogues : Theaetetus, Sophist and Statesman, Sankt Augustin, Academia
Verlag, 2011 (Lecturae Platonis 6).
Quinze contributions présentées au premier congrès de la section méditerranéenne de
l’International Plato Society (Barcelone, 25-30 octobre 2008).

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201

Échanges de revues
23 Elenchos. Rivista di studi sul pensiero antico, 31 (2010), 1-2.
24 MHNH. Revista Internacional de Investigación sobre Magia y Astrología Antiguas, 9
(2009) ; 10 (2010).
25 Rhizai, A Journal for Ancient Philosophy and Science, VII-1; VII-2 (2010).

Revues
26 χώρα, revue d’études anciennes et médiévales : philosophie, théologie, sciences,
7-8/2009-2010 : Études de philosophie antique et médiévale ; dossier Thomas
d’Aquin : la Somme théologique traduite en roumain, numéro double coordonné
par Anca Vasiliu et Alexander Baumgarten.
Note liminaire par A. Vasiliu. Études : A. Engel, A. Le Boulluec, M. Chase, M. Vlad, R.
Mărășescu, A. Pârvan, L. Catalani, C. Cerami, M. Axinciuc, A. Irimescu. Thomas d’Aquin
et la Somme théologique : Présentation du dossier par A. Baumgarten. Articles de A.
Oliva, Bogdan Tătaru-Cazaban, A. Baumgarten, G. Chindea, E. Băltuţă, M. Tătaru-
Cazaban. Codicologica et comptes rendus.
27 Méthexis, XXIII-2010.
Articles de M. Pulpito, G. Cornelli, A. Brancacci, D. Layne, R. Ferber, M. Bastit, J. Aguirre,
E. Butler. Note de Th. Bénatouïl.

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