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Le Même et l'Ordre

Michel Foucault et le savoir à l'âge classique


The Same and the Order. Michel Foucault and the classical knowledge

Philippe Sabot

DOI : 10.4000/books.enseditions.4252
Éditeur : ENS Éditions
Lieu d'édition : Lyon
Année d'édition : 2015
Date de mise en ligne : 29 septembre 2015
Collection : La croisée des chemins
ISBN électronique : 9782847887174

http://books.openedition.org

Édition imprimée
Date de publication : 22 septembre 2015
ISBN : 9782847887150
Nombre de pages : 174

Référence électronique
SABOT, Philippe. Le Même et l'Ordre : Michel Foucault et le savoir à l'âge classique. Nouvelle édition [en
ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2015 (généré le 03 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/enseditions/4252>. ISBN : 9782847887174. DOI : 10.4000/
books.enseditions.4252.

© ENS Éditions, 2015


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L a c ro i s éE d Es c h Em i n s

collection dirigée par


Pierre-François moreau et michel senellart

recherches, héritages, controverses : telles sont quelques-unes des formes


que prend le mouvement des idées. L’histoire de la pensée ne se limite pas
à des systèmes grandioses et fermés sur eux-mêmes ; elle est constituée également
par des discours accumulés, des polémiques, des migrations conceptuelles d’un
secteur de la pensée à un autre. La collection « La croisée des chemins » publie des
textes consacrés à l’histoire intellectuelle et à ses retentissements actuels : philoso-
phie, théorie politique et juridique, esthétique et enjeux des pratiques scientiiques.
Elle s’emploie également à faire connaître la recherche étrangère en ces domaines
et à donner à lire les textes fondamentaux qui ont marqué les grands moments
de cette histoire.
L a c ro i s éE d Es c h Em i n s

Le Même et l’Ordre
Michel Foucault
et le savoir à l’âge classique

Philippe Sabot

En s éd i t i o n s
2015
Éléments de catalogage avant publication

Le même et l’ordre. michel Foucault et le savoir à l’âge classique / Philippe sabot. -


Lyon : Ens éditions, 2015. – 1 vol. (174 p.) : couv. ill. ; 22 cm. – (La croisée des chemins,
issn 1765-8128)
isBn 978-2-84788-715-0 (br.) : 19 eur

cet ouvrage est difusé sur la plateforme openEdition books en htmL, ePub
et PdF : https://books.openedition.org/enseditions/4239

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sentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le
consentement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou reproductions
destinées à une utilisation collective sont interdites.

illustration de couverture : Jan Jonston, Historiæ naturalis de quadrupedibus


libri … cum æneis iguris. amsterdam, chez Jan
Jacobsz schipper, 1657. Pl. 35
Bibliothèque diderot de Lyon, fonds patrimoniaux

© Ens éditions 2015


école normale supérieure de Lyon
15 Parvis rené descartes
BP 7000 69342 Lyon cedex 07
isBn 978-2-84788-715-0
L’ordre des choses
et la pensée du Même
IntrOductIOn

cet ouvrage propose une étude détaillée de ce que Foucault désigne


comme l’épistémè de l’âge classique1, et qu’il analyse en particulier
dans la première partie des Mots et les choses (chapitres ii à Vi)2. nous
souhaitons montrer en quoi cette analyse relève de l’entreprise géné-
rale d’une archéologie du savoir, visant à rapporter la positivité des
connaissances empiriques dans les domaines de la nature, du langage
et des richesses aux structures a priori qui conditionnent historique-
ment la forme de leur objectivité ainsi que le type de relations qu’elles
peuvent entretenir les unes avec les autres. En l’occurrence, la dispo-
sition épistémologique du savoir qui déinit le régime de discursivité
et de scientiicité propre à l’âge classique relève en dernière instance
d’un certain mode d’être de l’ordre et du langage que Foucault identiie
comme le discours. notre étude s’attache par conséquent à comprendre
quel est le pouvoir structurant et même contraignant que l’« archéolo-
gie des sciences humaines » accorde au discours à l’âge classique, soit
dans cette période historique du savoir que Foucault propose d’étendre
de la seconde moitié du xviie siècle jusqu’à la in du xviiie siècle.

1 cet ouvrage constitue la version remaniée de la première partie d’une étude d’en-
semble des Mots et les choses, dont la seconde partie a été publiée sous le titre : Lire
Les mots et les choses de Michel Foucault, Paris, PUF (Quadrige), 2013 [2006]. on
trouvera, en tête de ce livre, une brève présentation des six premiers chapitres
des Mots et les choses, consacrés principalement à établir la coniguration de savoir
propre à l’âge classique (« ressemblance, représentation, discours », p. 35-44). La
présente étude se veut la reprise détaillée et le développement complet de cette
présentation synthétique.
2 michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences
humaines), 1966 (ensuite cité MC, suivi de la pagination dans le corps du texte).
6 Le Même et l’Ordre
— — •
L’intérêt porté par Foucault aux discours et aux savoirs de l’âge clas-
sique n’est pas nouveau en 1966. Les deux principaux ouvrages publiés
par Foucault avant Les mots et les choses, Histoire de la folie à l’âge
classique et Naissance de la clinique portent déjà clairement la marque de
cet intérêt. À chaque fois en efet, l’analyse se concentre sur les règles
de constitution et de transformation d’une expérience (la folie), d’un
domaine d’objectivité (la maladie), d’un système de savoir (épistémè)
en vue de faire apparaître à la fois l’unité et la cohérence propres qu’ils
reçoivent à l’âge classique et les conditions dans lesquelles s’est consti-
tuée la modernité, c’est-à-dire ce qui déinit « notre » modernité – ce
lieu depuis lequel nous pensons, à partir d’une réorganisation com-
plète des discours et des savoirs adossés à un nouveau schème directeur.
dans ces premiers ouvrages, l’« âge classique » désigne à la fois, sous
la plume de Foucault, un segment chronologique donné, une certaine
période historique, et un type de transformation épistémologique et
discursive dont il importe à l’archéologue de repérer et d’analyser la
diférence qu’elle contribue à inscrire dans notre histoire3, c’est-à-dire
dans l’histoire de la modernité : « […] ce qui s’ofre à l’analyse archéo-
logique, écrit Foucault dans la préface des Mots et les choses, c’est tout
le savoir classique, ou plutôt ce seuil qui nous sépare de la pensée
classique et constitue notre modernité » (MC, 15-16).
dans l’Histoire de la folie, la création de l’hôpital général, en 1656,
apparaît comme l’événement propre à modiier en profondeur la nature
de l’expérience de la folie, laquelle expérience vient se rassembler alors
sous la dimension uniiante de la déraison. Le « grand renfermement »
désigne ainsi à la fois un certain nombre de gestes sociaux et politiques
(institutionnels) d’exclusion qui cernent les « fous », et les identiient
comme « fous » par ce geste même, et un certain nombre de discours
tentant de cerner en vain la positivité d’une folie qui se révèle inale-

3 nous renvoyons ici à Judith revel, « En relisant Les mots et les choses », Acta
Fabula, vol. 14, no 8, « 1966, annus mirabilis », nov.-déc. 2013. En ligne [http://www.
fabula.org/revue/document8296.php], page consultée le 17 avril 2014 : pour Fou-
cault, « faire une archéologie, c’est construire une périodisation comme espace
isomorphique ; mais périodiser, c’est paradoxalement, et avant toute chose, poser
la question du changement, de la discontinuité, de la transformation – ou pour
utiliser la formule que Foucault reprendra toujours davantage à la in de sa vie,
formuler le problème de la diférence possible dans l’histoire ».
L’ordre des choses et la pensée du Même 7
ment n’être rien, néant d’être, indiscernable en tant que telle et rétive
à ce titre à une quelconque déinition positive. cette positivité ne se
conquiert que dans la modernité, à la faveur du passage d’une expé-
rience ontologique à une expérience anthropologique de la folie (la
folie comme altération des facultés humaines, voire comme aliéna-
tion d’une vérité humaine) qui forme la condition de possibilité de
la psychologie moderne4. avec Naissance de la clinique, l’archéologie
du regard médical fait apparaître avant tout les conditions d’émer-
gence d’un regard « clinique » qui suppose en réalité la refonte de
la « médecine des espèces » qui prévalait à l’âge classique, sous la forme
d’une approche taxinomique des maladies, soigneusement ordonnées
et articulées entre elles au sein d’une grand tableau nosographique5.
L’examen et le savoir médicaux à l’âge classique reposent donc sur une
ontologie naturaliste selon laquelle l’être de la maladie se trouve déposé
à la surface du corps et est directement transcriptible dans l’espace taxi-
nomique des espèces nosographiques. Le regard clinique du xixe siècle,
par contre, s’inscrit en rupture par rapport à cette ontologie et s’enfonce
davantage dans les corps pour analyser les raisons de la maladie : au-
delà de l’anatomo-pathologie de Bichat (« ouvrez quelques cadavres »),
c’est dans une expérience de la mort (individuelle) et, au fond, dans
une anthropologie de la initude, que viennent se recueillir désormais
la vérité de la maladie et la possibilité du discours médical moderne.
Histoire de la folie et Naissance de la clinique esquissent ainsi, à leur
manière, le programme d’une « archéologie des sciences humaines »,
puisqu’il s’agit de montrer à chaque fois comment les sciences
humaines trouvent leurs conditions d’émergence dans ces expériences
anthropologiques de la folie et de la mort dont se nourrit la positivité de
savoirs (psychologiques ou médicaux) prenant l’homme comme objet
de science6. de ce point de vue, l’âge classique ofre un contrepoint

4 Pour une étude plus détaillée de cette mutation du savoir et de l’expérience de la


folie, voir Frédéric Gros, Foucault et la folie, Paris, PUF (Philosophies), 1997.
5 ainsi, la pensée clinique, en sa forme initiale, cherche encore à « intégrer dans un
tableau, c’est-à-dire dans une structure à la fois visible et lisible, spatiale et verbale,
ce qui est perçu à la surface du corps par l’œil du clinicien, et ce qui est entendu
par ce même clinicien du langage essentiel de la maladie ». Naissance de la clinique,
Paris, PUF (Galien), 1972 [1963], p. 113.
6 La conclusion de Naissance de la clinique est parfaitement claire de ce point de
vue et lie le projet d’Histoire de la folie et celui de l’« archéologie du regard médi-
8 Le Même et l’Ordre
éclairant à ces discours et savoirs anthropologiques en faisant valoir
une préoccupation ontologique qui implique une épistémologie fondée
avant tout sur l’analyse, la mise en ordre et l’articulation interne d’empi-
ricités soustraites à toute fondation anthropologique ou transcendantale.
avec Les mots et les choses, il semble bien que l’analyse de l’épistémè
de l’âge classique retrouve et ampliie même cette double dimension
de clôture sur soi d’un savoir fondé sur le déploiement systématique
de l’ordre des choses dans l’espace taxinomique du tableau, et d’exclu-
sion d’une interrogation de type critique rapportant ultimement le
questionnement transcendantal sur les conditions de la connaissance
à la question : « Qu’est-ce que l’homme ? »7. dans son ouvrage de 1966,
Foucault s’attache d’abord en efet à manifester la systématicité propre
du savoir classique à partir des catégories d’ordre et de représentation
qui conduisent à organiser ce savoir dans la forme autosuisante du
tableau, déroulant et ordonnant l’empiricité au il de l’analyse du dis-
cours. ainsi ramenée à ses modes de constitution et à ses principes
épistémologiques fondamentaux, l’épistémè classique se rassemble
alors autour d’un problème essentiel qui, en un sens, témoigne du pri-
vilège absolu qu’y reçoit le langage. ce problème, on le verra, c’est
celui qui concerne les rapports entre le nom et l’ordre. Nomenclature et
taxinomie forment en efet le centre du tableau général où viennent se
récapituler l’ensemble des savoirs empiriques (de la langue, de la nature,
des besoins et des richesses). Elles expriment la nécessaire articula-
tion des mots et des choses dans l’élément représentatif du discours.
Pour que la représentation se signiie elle-même et qu’elle énonce dans

cal » : « L’homme occidental n’a pu se constituer à ses propres yeux comme objet
de science, il ne s’est pris à l’intérieur de son langage et ne s’est donné en lui que
dans l’ouverture de sa propre suppression : de l’expérience de la déraison sont nées
toutes les psychologies et la possibilité même de la psychologie ; de l’intégration de
la mort dans la pensée médicale est née une médecine qui se donne comme science
de l’individu » (Naissance de la clinique, ouvr. cité, p. 200-201).
7 ce diagnostic d’un dévoiement de la critique en anthropologie, caractéristique de
la modernité, apparaît déjà dans la thèse complémentaire que Foucault a consacrée
à l’Anthropologie du point de vue pragmatique de Kant. cette thèse complémentaire,
initialement intitulée Genèse et structure de l’anthropologie de Kant, en référence au
travail de Jean hyppolite sur la Phénoménologie de l’esprit de hegel, consistait en
une longue introduction suivie d’une traduction du texte de Kant. L’intégralité de
ce travail est désormais publié : Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique &
Foucault, Introduction à l’Anthropologie, Paris, Vrin (Bibliothèque des textes philo-
sophiques), 2008.
L’ordre des choses et la pensée du Même 9
la succession ordonnée de ses mots l’ordre même des choses, il faut
que l’être soit « donné sans rupture à la représentation » et que celle-
ci, à son tour, et comme par un jeu de miroirs, « délivre le continu de
l’être » (MC, 219). c’est précisément cette présupposition réciproque
de la représentation et d’un continuum ontologique qui, selon Foucault,
disparaît à la in du xviiie siècle lorsque la représentation cesse d’être
autosuisante et que l’organisation du savoir empirique en tableau se
trouve en quelque sorte débordée par la dimension conditionnante et
constituante d’un sujet transcendantal qui vient redoubler et fonder
ce savoir que l’homme prend désormais de lui-même en tant qu’être
parlant, vivant, travaillant, voué à la initude et à l’historicité.
Par conséquent, si Foucault explore bien dans Les mots et les choses le
vaste domaine du savoir à l’âge classique, il lui importe également d’en
situer l’analyse au sein du projet général d’une « archéologie des sciences
humaines ». de ce point de vue, l’une des thèses majeures portée par le
livre de Foucault est que l’homme n’a pas, à l’intérieur du savoir clas-
sique (voué à la représentation ordonnée des choses dans le déploie-
ment du discours) cette place tout à fait privilégiée que lui réserve seu-
lement le savoir moderne. L’invention de l’« homme » est ainsi traitée
comme un événement interne à la modernité : elle déinit à ce titre un
nouveau régime du pensable et de l’énonçable, ou encore, pour le dire
comme deleuze, une « nouvelle image de la pensée »8. L’espace propre aux
sciences humaines ne s’est ouvert que lorsque s’est refermé déinitive-
ment sur lui-même l’espace de la représentation classique :
L’homme n’existait pas à l’intérieur du savoir classique. ce qui existait en cette
place où nous, maintenant, nous découvrons l’homme, c’était le pouvoir propre
au discours, à l’ordre verbal, de représenter l’ordre des choses. Pour étudier la
grammaire ou le système des richesses, il n’était pas besoin de passer par une
science de l’homme, mais de passer par le discours.9

— —•

8 Voir le compte rendu, par deleuze, des Mots et les choses : « L’homme, une existence
douteuse », Le Nouvel Observateur, 1er juin 1966, p. 32-34 ; repris dans Les mots et les choses
de Michel Foucault. Regards critiques, 1966-1968, caen / saint-Germain-la-Blanche-
herbe, Presses universitaires de caen / imEc (regards critiques), 2009, p. 65-71.
9 « michel Foucault, Les mots et les choses » (entretien avec raymond Bellour), Dits et
écrits, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1994, tome 1, texte
no 34 [1966], p. 501 (ensuite cité DE, suivi des références du texte et de la pagination
dans cette édition).
10 Le Même et l’Ordre
cette espèce de dramaturgie interne aux Mots et les choses qui met aux
prises deux épistémès (ordonnées successivement à la « représentation »
et à l’« homme ») et qui mesure, par leur écart même ou à partir du seuil
qui les sépare, la dimension problématique de la pensée moderne, se
trouve en un sens annoncée ou mise en scène dans le chapitre inaugural
de l’ouvrage de 1966. dans ce chapitre10, Foucault propose avant tout
une présentation métaphorique du dispositif théorique et conceptuel
proposé dans cet ouvrage, en partant d’une analyse aussi minutieuse
qu’orientée du tableau de Velásquez Les Suivantes. c’est dire que les
enjeux de cette analyse débordent largement la peinture de Velásquez
et ne relèvent pas à proprement parler de l’histoire de l’art mais plutôt
d’une histoire épistémologique du savoir. dans la perspective archéolo-
gique adoptée par Foucault, ces enjeux concernent à la fois le statut de
la représentation classique et le débordement de cette représentation
vers le jeu d’instances transcendantales qui viennent la fonder à partir
de la in du xviiie siècle et qui précisément se rassemblent autour de
la igure épistémologique et métaphysique de l’homme. À travers son
interprétation libre du tableau de Velásquez, Foucault entend mettre
au jour les trois éléments du processus de la représentation : l’objet
représenté (le couple royal), le sujet représentant (le peintre), celui pour
qui il y a représentation (le spectateur). ces trois éléments sont eux-
mêmes réléchis de manière dispersée et indirecte dans l’espace du
tableau : le couple royal est visible dans le miroir au centre, le peintre
est montré devant sa toile, le spectateur est iguré à travers le per-
sonnage qui se tient sur le pas de la porte, en retrait par rapport à la
scène représentée. ainsi envisagé, le tableau de Velásquez permet donc
d’exhiber en un sens le processus de la représentation classique. mais
le point décisif de l’analyse proposée par Foucault est de souligner que
ce processus ne peut pas lui-même représenter ce qui le fonde, celui
pour qui il y a représentation. Le peintre, dans le tableau peint – et

10 Le statut particulier et la fonction introductive de ce premier chapitre dans l’éco-


nomie générale des Mots et les choses apparaît si l’on rappelle qu’il a fait l’objet
d’une prépublication en 1965 dans Le Mercure de France. dans ce qui apparaît alors
comme une première ébauche des enjeux de l’ouvrage publié l’année suivante, Fou-
cault esquisse le thème d’une représentation redoublée, propre à l’âge classique,
ainsi que celui d’une critique de la représentation qui débouche sur la postulation
d’un fondement de cette représentation, caractéristique de la modernité qui pense
d’abord ce fondement sous l’aspect du transcendantal.
L’ordre des choses et la pensée du Même 11
par extension, selon Foucault, l’homme, comme sujet et condition de
la représentation –, est absent de cette représentation de la représen-
tation : « dans la pensée classique, celui pour qui la représentation
existe, et qui se représente lui-même en elle, s’y reconnaissant pour
image ou relet, celui qui noue tous les ils entrecroisés de la représen-
tation en tableau, – celui-là ne s’y trouve jamais représenté » (MC, 319).
La « place du roi », qui est aussi celle du spectateur et celle du peintre,
reste impensée dans la construction de Velásquez. cette analyse, pro-
posée à l’ouverture des Mots et les choses, et en guise d’introduction, se
trouve reprise et achevée en quelque sorte dans la deuxième partie de
l’ouvrage (précisément, dans le chapitre iX11) lorsque Foucault montre
comment, suite à l’émergence de la rélexion critique, la représentation
en vient à être pensée en rapport avec ses conditions de possibilité et
comment, à partir de là, les positivités empiriques, au lieu de s’épuiser
dans la seule analyse discursive de la représentation, viennent s’articu-
ler à la dimension fondatrice et constituante d’un transcendantal.
comme on le voit avec ces quelques indications, la référence à l’âge
classique domine donc les premiers travaux de Foucault, qui s’y rap-
portent toujours toutefois depuis une position d’extériorité, assimilée
au présent de l’archéologue, étant entendu qu’une épistémè ne peut
pas réléchir ses propres conditions de possibilité : « L’âge classique,
pas plus qu’aucune autre culture, n’a pu circonscrire ou nommer le
système général de son savoir » (MC, 90). Pour autant, il faut souligner
également que ce système général du savoir classique ne reçoit pas,
dans Les mots et les choses, exactement le même traitement que dans les
ouvrages antérieurs.
En efet, dans Histoire de la folie et dans Naissance de la clinique,
l’analyse du savoir à l’âge classique se déterminait dans un rapport
direct, continu et en quelque sorte vertical, aux pratiques (cultu-
relles, politiques, médicales, sociales, économiques) qui lui don-
naient son épaisseur et son statut propres. dans Les mots et les choses,
s’opère une sorte de repli du savoir dans l’ordre du discours. du coup,

11 Les mots et les choses, ouvr. cité, chapitre iX, ii : « La place du roi », p. 318 et suiv.
L’ensemble de l’analyse des Ménines devait d’ailleurs se trouver dans ce chapitre.
Pour ofrir une ouverture rélexive à son ouvrage, tout en ménageant l’écho de cette
rélexion inaugurale dans la suite du livre, Foucault a préféré déplacer cette analyse
dans l’introduction.
12 Le Même et l’Ordre
l’enquête archéologique change de nature : au lieu de la confronta-
tion permanente des discours théoriques à l’ensemble des discours
pratiques – médicaux, juridiques, politiques – qui les nourrissent,
l’attention se porte plutôt aux discours à portée épistémologique – dis-
cours des savants, des théoriciens-philosophes des diférentes posi-
tivités étudiées ; et l’analyse se concentre alors sur la façon dont les
énoncés discursifs accèdent au statut d’énoncés scientiiques et dont
ils se disposent les uns vis-à-vis des autres et s’articulent les uns aux
autres dans la dimension horizontale et systématique d’un « savoir »12.
— — •
L’un des objectifs de la présente étude est de proposer une lecture
systématique de l’enquête elle-même systématique de Foucault en vue
de caractériser d’abord la nature de l’entreprise d’archéologie du savoir
telle que Foucault l’a pratiquée de manière unique, originale et mar-
ginale à la fois13, au milieu des années soixante. mais il convient éga-
lement de ne pas perdre de vue que les analyses systématisantes que
Foucault propose dans Les mots et les choses ne doivent pas être prises
comme des eforts de totalisation, forçant la cohérence inhérente à
chaque épistémè pourse conformer à quelque idéologie structuraliste ;
elles comportent toujours un moment de désystématisation qui ren-
voie les descriptions proposées à leur fonction proprement critique
au sein de l’entreprise globale de l’ouvrage. de ce point de vue, les

12 Voir Les mots et les choses de Michel Foucault. Regards critiques, ouvr. cité, introduc-
tion, p. 25. il y a là une dimension critique de l’archéologie foucaldienne mise en
œuvre dans Les mots et les choses, et qui s’élabore à distance d’une épistémologie
marxiste renvoyant à la structuration des discours et des formes du savoir à la
dimension déterminante des pratiques sociales dont ces discours et ces savoirs
doivent alors être envisagés comme des « relets ».
13 Foucault a souvent insisté sur le caractère « isolé » de son « livre sur les signes »
dont, en réalité, il n’existe aucun équivalent ni aucun prolongement direct dans le
reste de son œuvre. dans l’introduction au volume Les mots et les choses de Michel
Foucault, Regards critiques, cette marginalité du livre de 1966 est d’ailleurs envisa-
gée positivement : « Les mots et les choses ont été, pour Foucault, un livre marginal,
digressif ; […] la mention de cet ouvrage [dans les travaux ultérieurs de Foucault]
a régulièrement perturbé les tentatives du philosophe pour donner à son parcours
une cohérence rétrospective » et lui a permis, par exemple, d’éviter, lorsqu’il aura à
formuler une théorie du pouvoir, « de verser dans une recherche des causes don-
née comme intégralement cohérente et suisante, et d’y faire plutôt jouer ce que
L’ordre du discours nommait la petite machinerie du hasard, du discontinu et de la
matérialité » (ouvr. cité, p. 27).
L’ordre des choses et la pensée du Même 13
propositions de Foucault concernant la disposition générale du savoir
classique, la « science universelle de l’ordre » qui vient commander le
déploiement des sciences empiriques du langage (grammaire générale),
de la nature (histoire naturelle), des richesses (théorie de la monnaie
et de la valeur), méritent d’être replacées dans le cadre d’une analyse
philosophique et historique dont les enjeux sont clairement situés
dans le présent de l’archéologue.
ainsi, l’analyse de l’épistémè de l’âge classique fournit l’occasion de
discuter sur le fond la thèse phénoménologique (husserlienne) relative
à la fonction structurante de la mathesis dans l’apparition et la consti-
tution des sciences classiques14, fondées sur l’objectivation et la mathé-
matisation de la nature et manquant de ce fait la vocation transcen-
dantale de la philosophie, telle qu’elle s’était pourtant fait jour à travers
le cartésianisme. Pour Foucault, comme le signale justement deleuze
dans son compte rendu dès la sortie des Mots et les choses, « l’important
pour déinir l’âge classique, ce n’est pas le mécanisme ni la mathé-
matique » qui auraient en quelque sorte occulté la question trans-
cendantale et retardé l’émergence d’une authentique philosophie du
sujet, « mais ce bouleversement dans le régime des signes, qui cessent
d’être une igure du monde et basculent dans la représentation : cela
seul rend possible et la “mathesis” et le mécanisme »15. L’archéologie du
savoir vaut donc ici comme l’opérateur de révision d’une certaine his-
toire de la philosophie16 qui soumet l’enchaînement des pensées et des

14 nommer les savoirs qui se développent à l’âge classique, savoirs « modernes »,


comme le fait par exemple husserl, c’est postuler une forme de continuité entre la
science classique et la modernité, celle-ci étant en quelque sorte le socle fondateur
de celle-là. L’usage que Foucault propose de la notion d’« âge classique » vise au
contraire à marquer un écart, un seuil, entre des formes de pensée qui, pour être
successives dans l’ordre chronologique, n’en relèvent pas moins de dispositions de
savoir distinctes.
15 Gilles deleuze, « L’homme, une existence douteuse », dans Les mots et les choses de
Michel Foucault. Regards critiques, ouvr. cité, p. 70.
16 il s’agit aussi, dans la perspective d’épistémologie historique que recouvre l’archéo-
logie du savoir, de faire apparaître que l’histoire des sciences relève le plus souvent
d’une philosophie implicite, celle par exemple qui conduit à envisager le déve-
loppement des savoirs positifs sous l’angle de l’accomplissement d’une raison
théorique ou scientiique, émergeant progressivement mais résolument, et comme
nécessairement, de ses igures approximatives mais prometteuses. on trouve là
chez Foucault les éléments d’une critique de l’épistémologie bachelardienne. Voir,
sur ce point, P. sabot, « archéologie du savoir et histoire des sciences. Y a-t-il
14 Le Même et l’Ordre
œuvres au développement continu d’idées et de thèmes essentiels dont
l’historicité est traitée au titre d’une extériorité contingente, écartant
en somme cette essentialité d’elle-même avant de favoriser (enin) son
retour à soi dans la forme rélexive d’une philosophie qui en récapitule
les erreurs, les approximations et qui formule, depuis un point de vue
absolu ou spéculatif, les conditions de son accomplissement.
de même, comme le suggère l’analyse des Ménines qui ouvre Les
mots et les choses, l’analyse de l’« espace » classique du savoir sert égale-
ment de manière indirecte les enjeux d’une critique de l’humanisme
qui a pu longtemps apparaître comme l’objectif principal, et polé-
mique, du livre de Foucault. cette critique n’est pourtant qu’un efet
secondaire de l’analyse archéologique développée dans Les mots et les
choses qui prétend justement se situer à un autre niveau d’interroga-
tion, celui des conditions de possibilité des discours et des domaines
d’empiricité qu’ils découpent dans l’ordre des choses. selon ce registre
d’interrogation, nous verrons qu’il importe de renvoyer les analyses de
la « nature humaine » qui se développent à l’âge classique à l’« espace »
de la représentation et aux modalités de dédoublement de cette repré-
sentation qui renvoie la nature humaine à la nature. La question de
la place de l’homme dans la nature et celle du savoir qu’il est possible
de prendre de cet être naturel relèvent donc d’une lecture récurrente
qui méconnaît au fond la dimension de nouveauté, et aussi de rupture,
qu’implique la reconiguration du savoir à la in du xviiie siècle, autour
de l’émergence de la question critique (donc de la question transcen-
dantale au sens de Kant) et à partir du surgissement d’instances non
représentables et non représentatives (la vie, le travail, le langage, sous
la condition de l’historicité et de la initude) qui provoquent le rema-
niement en profondeur, c’est-à-dire aussi selon une dimension de pro-
fondeur17, des savoirs positifs de l’âge classique.
reconstituer, à partir d’une lecture suivie de la première partie des
Mots et les choses, la coniguration générale du savoir classique qui forme
l’espace d’accueil, l’a priori historique dont relève l’articulation des dis-
cours sur le langage, la nature, les richesses à l’âge classique (l’articulation

un “style” Foucault en épistémologie ? », Le concept, le sujet et la science. Cavaillès,


Canguilhem, Foucault, P. cassou-noguès, P. Gillot éd., Paris, Vrin (Problèmes &
controverses), 2009, p. 109-124.
17 Gilles deleuze, « L’homme, une existence douteuse », art. cité, p. 67.
L’ordre des choses et la pensée du Même 15
interne de chacun de ces discours et l’articulation de ces discours entre
eux), c’est alors accéder au cœur même de l’entreprise archéologique de
Foucault, cette entreprise à la fois historique, épistémologique et philo-
sophique qu’il désigne lui-même comme une « histoire de l’ordre des
choses » envisagée comme une « histoire » ou une « pensée du même » et
dont le savoir classique justement concentre les enjeux :
[…] il s’agit d’observer ici la manière dont [une culture] éprouve la proxi-
mité des choses, dont elle établit le tableau de leurs parentés et l’ordre selon
lequel il faut les parcourir. […] à quelles conditions la pensée classique a-t-elle
pu réléchir, entre les choses, des rapports de similarité ou d’équivalence qui
fondent et justiient les mots, les classiications, les échanges ? À partir de quel
a priori historique a-t-il été possible de déinir le grand damier des identités
distinctes qui s’établit sur le fond brouillé, indéini, sans visage et comme indif-
férent, des diférences ? (MC, 15)

dans l’étude qui suit, nous proposons donc de rendre compte de


l’épistémè de l’âge classique à partir de l’articulation interne des deux
concepts majeurs que Foucault mobilise dans son propos introduc-
tif : le même et l’ordre. En un sens, ces concepts sont opératoires
pour penser la coniguration du savoir à la renaissance. Pourtant, si
le même vaut déjà ici comme principe d’ordre, l’« ordre des choses »
renvoie lui-même à un espace de signes qui s’organise avant tout sous
la contrainte du semblable, et selon la logique proliférante et englo-
bante des similitudes (chapitre i). L’âge classique marque précisément
l’inscription du savoir dans une autre pensée du même, qui n’est plus
immanente à l’ordre des choses (et des signes qui font corps avec elles
dans la forme des « signatures »), mais qui se trouve intégrée à une opé-
ration taxinomique de distinction des identités et des diférences. Le
même devient alors le point de départ de la mise en ordre du discours
dans l’espace de la représentation (chapitre ii). il procède du jeu interne
de la représentation et de l’auto-constitution d’un espace ordonné des
identités et des diférences dont le « tableau » constitue à la fois l’a
priori historique (il est la forme de la représentation, l’espace analy-
tique où vient se représenter l’ordre des choses) et le résultat concret,
accueillant l’ensemble des ordres positifs du savoir classique18. La pen-
sée classique se singularise donc dans la mesure où, en substituant

18 nous reviendrons sur le privilège manifeste que reçoit, de ce point de vue, l’histoire
naturelle et ses réalisations taxinomiques au sein de l’espace classique du savoir.
16 Le Même et l’Ordre
au jeu des signes et des ressemblances (qui d’une certaine manière
présuppose le même comme principe d’ordre) une analyse en termes
d’identités et de diférences (où le même, ainsi distribué et articulé
dans l’espace du tableau, en vient à « représenter » l’ordre), elle parvient
à proposer un quadrillage systématique du réel qui passe par la struc-
turation scientiique des domaines empiriques du langage, de la nature,
des richesses (chapitre iii).
ainsi présentée, l’analyse du savoir classique que Foucault propose
dans Les mots et les choses semble pouvoir se ramener à une interro-
gation simple et resserrée : de quelle « pensée du même » l’épistémè
de l’âge classique relève-t-elle ? Et comment cette pensée du même
en vient-elle à conigurer des savoirs positifs, soit à disposer l’ordre
des choses (des choses dites, des êtres naturels, des richesses) dans
l’espace d’un discours qui les représente ? cette interrogation, nous
l’avons indiqué plus haut, renvoie à des enjeux qui concernent non
seulement l’archéologie du savoir mais aussi une « archéologie des
sciences humaines » et l’histoire de notre modernité.
Elle engage également une méthode, celle de l’archéologie juste-
ment, et donc une manière de travailler et de penser à partir d’archives.
notre travail s’eforce de prendre la mesure et de rendre compte de
cette double dimension de l’analyse archéologique qui procède à la fois
d’une élaboration conceptuelle très poussée (lorsqu’il s’agit en parti-
culier d’identiier l’a priori historique qui commande l’ensemble d’une
disposition de savoir) et d’une attention scrupuleuse aux archives du
savoir, à cet ensemble de discours, de choses dites qui forment la base
historique indispensable à tout efort de systématisation et à l’analyse
corrélative des transformations des régimes de discursivité19. En pre-
nant appui sur le travail de numérisation du « dossier préparatoire aux
Mots et les choses », réalisé dans le cadre du projet anr corpus « La
bibliothèque foucaldienne. michel Foucault au travail », nous nous
sommes eforcé de faire apparaître dans notre étude cette seconde
dimension de la démarche archéologique, son ancrage historique et

19 Voir à ce sujet la in de la préface de Naissance de la clinique : « ce qui compte dans


les choses dites par les hommes, ce n’est pas tellement ce qu’ils auraient pensé en-
deçà ou au-delà d’elles, mais ce qui d’entrée de jeu les systématise, les rendant pour
le reste du temps, indéiniment accessibles à de nouveaux discours et ouvertes à la
tâche de les transformer » (p. xv).
L’ordre des choses et la pensée du Même 17
documentaire si l’on veut, en soulignant autant que possible la cor-
rélation entre les très nombreuses iches de lecture contenues dans
ce « dossier préparatoire »20 et les analyses que Foucault a pu en tirer
dans son livre, notamment dans sa rélexion sur la constitution et la
coniguration du savoir classique. cette mise en corrélation permet
de relativiser des lectures trop rapides de l’ouvrage de 1966 dont on
a pu dire ou penser qu’il était le fruit d’une pure et simple idéologie
structuraliste, imposant en somme un cadre d’analyse préétabli et des
découpages historiques arbitraires (les épistémès) au matériau discursif
des époques du savoir étudiées. Elle donne surtout un accès renouvelé
au travail archéologique de Foucault, et met en lumière l’usage des
sources et des ressources documentaires qui nourrissent de manière
continue sa pensée et ses analyses.
il s’agit donc de restituer à ce travail archéologique (historico-
philosophique) ses propres conditions de possibilité, qui ne sont
peut-être pas sans rapport d’ailleurs avec ce que Foucault lui-même
identiie comme le ressort épistémologique fondamental du savoir à
l’âge classique : intégrer le même à l’ordre, analyser le divers de l’expé-
rience et des discours dans la forme d’une représentation qui dispose
ce divers dans l’espace ordonné d’un tableau. La présente étude se pro-
pose par conséquent non pas seulement de reprendre la description de
ce vaste « tableau » de l’âge classique tel que Foucault l’a réalisé dans

20 Voir la présentation du « dossier préparatoire aux Mots et les choses » sur le site
créé à l’occasion du projet anr corpus « La bibliothèque foucaldienne » [http://
lbf-ehess.ens-lyon.fr/pages/fonds.html]. ce dossier préparatoire est constitué
des iches de prise de notes de Foucault qui ont fait l’objet d’une numérisation
et d’une description systématique. ces iches sont classées dans cinq dossiers,
titrés par Foucault, qui reprennent les grandes thématiques des Mots et les choses :
– « analyse des richesses » (176 iches) ;
– « Grammaire » (230 iches - 8 sous-dossiers) ;
– « histoire naturelle » (281 iches - 21 sous-dossiers) ;
– « homme » (18 iches) ;
– « Philosophie du Langage » (151 iches).
ces dossiers thématiques se trouvent dans le fonds d’archives « Foucault » déposé
à la BnF (Boîte no XXXi : Les mots et les choses). on trouve également dans ce
fonds d’archives le manuscrit complet d’un cours préparatoire aux Mots et les choses,
donné à são Paulo en 1965 (Boîte no XLVii). sur ces diférents documents pré-
paratoires, voir la note sur le texte et les annotations des Mots et les choses que nous
proposons dans la nouvelle édition des Œuvres de michel Foucault, Paris, Galli-
mard (Bibliothèque de la Pléiade), 2015, vol. 1.
18 Le Même et l’Ordre
Les mots et les choses 21, mais également de restituer les conditions de
sa composition et d’identiier les efets de visibilité et d’intelligibilité
qu’il produit sur notre manière d’envisager l’âge classique et au-delà
sans doute l’histoire même de notre modernité.

21 Et tel qu’il en a lui-même donné une « représentation redoublée » dans son analyse
liminaire des Ménines de Velásquez…
ressemblances :
l’ordre du Même
chaPItre I

L’investigation de Foucault dans Les mots et les choses prend pour point
de départ une analyse de l’épistémè de la renaissance (chapitre ii : « La
prose du monde »). Quel est l’enjeu de cette analyse qui, manifeste-
ment, n’a pas la dimension des enquêtes menées à propos de l’âge
classique et de la modernité (sur lesquels se concentre l’attention de
l’archéologue), mais qui, néanmoins, inaugure véritablement l’archéo-
logie des savoirs proposée dans les Mots et les choses ? En réalité, le
chapitre ii paraît remplir une double fonction au sein de cette archéo-
logie. tout d’abord, l’analyse de l’épistémè de la renaissance cherche à
déinir ce dehors de l’âge classique, ce lieu initial, et en quelque sorte
marginal, à partir duquel quelque chose comme le savoir classique va
pouvoir prendre son épaisseur propre, déployer son ordre spéciique.
d’emblée, Foucault s’attache donc à désigner un seuil, il se place au
point de rupture entre deux systèmes de savoir incompatibles dont le
contraste permet justement de manifester la discontinuité à l’œuvre
dans l’histoire de la pensée, soit précisément « ce moment du temps
où la ressemblance va dénouer son appartenance au savoir et dispa-
raître, au moins pour une part, de l’horizon de la connaissance » (MC,
32). L’étude du savoir renaissant doit donc faire apparaître, en creux,
les conditions de possibilité du savoir classique. mais le chapitre ii
remplit manifestement une autre fonction, qui renvoie cette fois aux
enjeux généraux des Mots et les choses. À la lecture de ce chapitre, on est
frappé en efet par l’absence d’analyses consacrées aux positivités de la
vie et du travail – comme si, dans l’ordre resserré du même renaissant,
ces domaines de l’empiricité ne pouvaient déployer leur singularité et
20 Le Même et l’Ordre
se confondaient. À l’inverse, dominent ici des éléments de rélexion
consacrés à l’« être du langage ». tout se passe donc comme si l’épis-
témè de la renaissance, l’espace d’ordre qu’elle réléchit dans la forme
de la ressemblance et qu’elle adosse à la dimension ontologique
et épistémologique du langage, étaient analysés non pas seulement
depuis la discontinuité de l’âge classique, mais aussi depuis la rup-
ture instauratrice de la modernité, de cette modernité dont « nous ne
sommes pas encore sortis », mais depuis laquelle quelque chose comme
une archéologie des sciences humaines peut s’écrire, sur l’envers de
l’histoire continue des savoirs, et à partir de l’élément critique d’un
langage devenu littérature – creusant alors sous l’espace des sciences
humaines un autre lieu possible pour une pensée à venir1. L’archéo-
logie ne cède pourtant pas aux facilités de la lecture récurrente ou
au mouvement rétrograde du vrai. Elle construit plutôt un système
d’échos qui introduit dans le passé de l’histoire le présent de la critique
et délivre ainsi justement des fausses continuités : car le dehors archéo-
logisable de la renaissance indique, sur le seuil des Mots et les choses,
la possibilité de cet autre seuil, non encore archéologisé, sur lequel se
tient l’archéologue.
de là vient sans doute l’impression curieuse et dérangeante que,
sous la discontinuité historique des modes d’êtres de l’ordre, l’archéo-
logue décèle une continuité sourde, assurée par le « souvenir » récurrent
de l’être du langage dont la littérature manifesterait, à l’aube de la
modernité, la « réapparition » lamboyante (MC, 58). cette expérience
singulière du langage paraît donc jouer, dans Les mots et les choses, un
rôle analogue à celui que jouait l’expérience tragique de la folie dans
Histoire de la folie. comme elle, elle se trouve désignée et décrite sur
les deux bords de l’archéologie, comme son double point de départ :
son point de départ historique, c’est-à-dire dans le passé, et son point
de départ critique, c’est-à-dire dans le présent. Le propre de la renais-
sance est précisément qu’elle inscrit, dans son espace de problémati-

1 il est intéressant de noter à ce sujet que le chapitre ii des Mots et les choses avait
fait l’objet d’une prépublication, sous la forme d’un article intitulé « La prose du
monde », dans lequel ne igurait pas le développement inal consacré à l’« être du
langage » (DE, i, texte no 33, p. 479 et suiv.). ce développement supplémentaire n’a
en efet de sens qu’au sein de l’« archéologie des sciences humaines », dont il permet
d’éclairer certains enjeux cruciaux, notamment ceux qui concernent l’alternative de
l’homme et du langage dans la culture occidentale qui fait l’objet de l’enquête.
Ressemblances : l’ordre du Même 21
sation, ce double point de départ : c’est pourquoi l’analyse inaugurale
des Mots et les choses renvoie aux enjeux généraux d’une archéologie
des sciences humaines qui est comme doublée, sur son envers, par une
archéologie de la littérature2. Foucault s’appuie donc sur des œuvres
de iction (Don Quichotte, Juliette, Les 120 journées de Sodome, mais déjà,
dans la préface, l’« encyclopédie chinoise » de Borgès) pour penser la
rupture d’un ordre du savoir et donc le rapport de l’histoire à ce qui
vient en suspendre le cours continu et à ce qui, du même coup, en
conditionne le « récit » archéologique.
on comprend par là pourquoi le chapitre ii des Mots et les choses
ne forme pas un pur exercice d’érudition, aussi brillant que gratuit. du
moins Foucault y met-il la richesse lamboyante de ses analyses au
service d’une entreprise plus ambitieuse qui concerne les « limites de la
culture occidentale » (MC, 59), telles qu’elles s’indiquent une première
fois dans l’être du langage renaissant. il faut donc à présent revenir
au double point de départ de l’archéologie foucaldienne, en essayant
notamment de rendre compte de la place et de la fonction accordée ab
initio à la question du langage.

1.1. Les catégories du semblable

L’objectif principal du chapitre ii est de dessiner à grands traits les


contours de l’épistémè du xvie siècle avant d’en tirer quelques consé-
quences d’ordre épistémologique quant à la nature du savoir produit
et quant au statut particulier qu’y reçoit le langage. cette élucidation
de l’épistémè de la renaissance vise donc d’abord à déinir le système
de règles qui, en ordonnant les choses dans le langage et dans l’espace,
permet de constituer un « savoir ». or, à première vue, ce savoir est pris
dans les strictes limites d’une pensée du même, selon laquelle toutes
les diférences sont comme absorbées dans un espace illimité de ren-
voi du semblable au semblable : « [Le] monde demeure identique ; les
ressemblances continuent à être ce qu’elles sont, et à se ressembler. Le
même reste le même, et verrouillé sur soi » (MC, 40 ; nous soulignons). de

2 Voir sur ce point Philippe sabot, Lire Les mots et les choses de Michel Foucault, ouvr.
cité, p. 114-115.
22 Le Même et l’Ordre
manière étonnante donc, dans la présentation qu’en donne Foucault, le
système du savoir renaissant, voué tout entier au système des ressem-
blances et à leur circularité fondamentale, paraît d’abord renvoyer à la
igure monstrueuse d’une identité homogène, à la fois pleine et mono-
tone. cette homogénéité du savoir renaissant produit une inquiétude
symétrique et inverse par rapport à celle que suscitait, dans la préface
de l’ouvrage, l’a-syntaxie de l’encyclopédie borgèsienne (MC, 7-10)3 :
ici, il y a trop d’identité puisqu’on ne connaît toujours que la même
chose ; là, il y avait trop de diférences – l’encyclopédie est un leurre,
elle ne fait le tour d’aucun objet ou d’aucune classe d’objets, sauf –
c’est toute l’ironie de Borgès – de ceux qui sont inclassables4. on fera
l’hypothèse que cette opposition dessine en creux la forme générale
du savoir classique en tant que celui-ci s’élabore à l’intersection de ces
deux cheminements croisés, en substituant à la pure ressemblance et à
la pure dissemblance les principes d’une analyse en termes d’identité
et de diférence, soit un système de diférenciation susceptible de dis-
poser le réel dans l’espace ini et quadrillé d’un « tableau ».
• — —

Pour assurer cette hypothèse, il convient de revenir de manière détaillée


sur les éléments constitutifs de ce paradoxal savoir de la renaissance
qui, ordonné à une rigoureuse pensée du même, enroule les choses
et le langage sur eux-mêmes, dans l’ordre indiférencié du semblable.
Foucault isole et décline les principales modalités selon lesquelles telle
chose peut être dite semblable à telle autre et ainsi devenir l’objet d’une
connaissance possible. ces igures de la similitude sont au nombre
de quatre : la convenientia, l’æmulatio, l’analogia et la sympathie 5. ces

3 Voir notre analyse de cette préface dans Lire Les mots et les choses de Michel Foucault,
ouvr. cité, p. 9-15.
4 Voir tristan dagron, « Espaces et ictions : notes sur Foucault et la renaissance »,
Lectures de Michel Foucault, 2 : Foucault et la philosophie, E. da silva dir., Lyon, Ens
éditions (heoria), 2003, p. 99. nous suivons plus loin son analyse des igures de la
similitude.
5 il s’agit, de l’aveu même de Foucault, des « principales igures qui prescrivent leurs
articulations au savoir de la ressemblance » (MC, 33). ces igures n’épuisent pas la
richesse sémantique du même renaissant, tel qu’on la trouve détaillée par exemple
chez Pierre Grégoire (Syntaxeon artis mirabilis, 1610) : Amicitia, Æqualitas (contrac-
tus, consensus, matrimonium, societas, pax et similia), Consonantia, Concertus, Conti-
nuum, Paritas, Proportio, Similitudo, Conjunctio, Copula – et aussi Communio que
Foucault omet de reporter dans cette longue liste.
Ressemblances : l’ordre du Même 23
quatre systèmes déterminés de ressemblance, à la source de tout savoir
possible, ne sont pas cependant sur le même plan. Les trois premières
manières de penser la similitude sont en efet reprises (et intégrées)
dans la quatrième qui en règle l’articulation et rend ainsi véritablement
possible la connaissance des choses semblables. reprenons donc, avec
Foucault, cette table des catégories du semblable – qui vaut ici comme
la table d’opération du savoir de la ressemblance.
Le premier opérateur d’un tel savoir consiste dans la convenance6.
celle-ci déinit la similitude en tant qu’elle est liée à la proximité dans
l’espace :
Le lieu et la similitude s’enchevêtrent : on voit pousser des mousses sur le dos
des coquillages, des plantes dans la ramée des cerfs, des sortes d’herbes sur
le visage des hommes ; et l’étrange zoophyte juxtapose en les mêlant les pro-
priétés qui le rendent semblable aussi bien à la plante qu’à l’animal. (MC, 33)

seront donc dites convenantes des choses qui se conjoignent dans


un même espace, qui s’ajustent les unes aux autres « dans la forme
du “proche en proche” » (MC, 33) : l’animal et la plante, la terre et la
mer, le corps et l’âme. La convenientia constitue ainsi un opérateur
épistémologique de premier ordre dans la mesure où elle permet de
dégager tendanciellement une chaîne des êtres ininterrompue selon
laquelle le simple voisinage suit pour penser une relation. Par consé-
quent, à la limite, le monde se déinit comme l’espace de communica-
tion des êtres les plus divers mais aussi les plus lointains (comme dieu
et la matière) qui apparient leurs igures par contagion progressive,
selon l’ordre des enchaînements successifs.
L’æmulatio7 prescrit manifestement à la ressemblance et au
savoir qu’elle implique une tout autre forme. Elle est de l’ordre d’une

6 dans le sous-dossier « histoire naturelle » du dossier préparatoire aux Mots et


les choses, on trouve un ensemble de iches regroupées dans un intercalaire inti-
tulé « convenientia ». ces iches rassemblent des notes de lecture :
– sur G. della Porta, avec une iche sur Magie naturelle (trad. ruen, 1650), intitu-
lée « La chaîne des êtres » ;
– sur campanella, avec une iche sur Realis Philosophiæ (Francfort, 1623), intitu-
lée « La continuité des êtres dans le monde et leur correspondance » ;
– sur aldrovandi, avec une iche sur Monstrorum Historia (Bononia, 1647) intitu-
lée « ressemblances des plantes et des animaux ».
7 dans le sous-dossier « histoire naturelle » du dossier préparatoire aux Mots et
les choses, on trouve un ensemble de iches regroupées dans un intercalaire inti-
tulé « Æmulatio ». ces iches rassemblent des notes de lecture :
24 Le Même et l’Ordre
« ressemblance sans contact » (MC, 34), comme celle qui fait ressembler
le ciel et ses deux « yeux », le soleil et la lune, à un visage. La logique de
l’approximation continue trouve donc son complément dans la logique
d’une rélexion à distance, du même ordre que celle qui relie une chose à
son relet dans un miroir. Pour que deux choses soient dites semblables,
il n’est donc pas nécessaire qu’elles soient contiguës, qu’elles voisinent
au sein d’un même espace (tendanciellement, le monde) ; il est possible
qu’elles se maintiennent dans leur dispersion – du moment qu’elles se
répondent entre elles et instaurent ainsi une relation d’enveloppement
réciproque : « Par ce rapport d’émulation, les choses peuvent s’imiter
d’un bout à l’autre de l’univers sans enchaînement ni proximité : par sa
réduplication en miroir, le monde abolit la distance qui lui est propre ;
il triomphe par là du lieu qui est donné à chaque chose » (MC, 34-35).
au paradigme de la contagion par contiguïté se substitue ici celui de
la « gémellité naturelle des choses », introduisant la ressemblance dans
l’élément de la séparation symbolique du même avec soi-même : ce qui
se ressemble ne se tient plus côte à côte, prêt à être enchaîné avec son voisin,
mais face à face, dans une structure de redoublement qui produit l’intério-
rité d’une relation à partir de l’extériorité réciproque de ses termes : ainsi,
pour Paracelse, dire que l’homme est, comme le irmament, « constellé
d’astres », cela ne revient pas à confondre l’homme et le irmament, mais
plutôt à indiquer que, malgré la distance ininie qui les sépare, celui-ci
peut devenir semblable à celui-là s’il s’empare de l’ordre du monde par
son savoir et s’il fait « ainsi basculer dans son irmament interne celui où
scintillent les visibles étoiles » (MC, 36). La convenance dépendait de la
simple disposition des choses (dans l’espace) ; l’émulation dépend de leur
confrontation active (dans la forme d’une rélexion à distance).
ces deux premières formes de similitude viennent en quelque sorte
se superposer dans l’analogie8 qui en universalise les opérations singu-
lières et en démultiplie la puissance épistémologique :

– sur Pierre Belon, Histoire des oiseaux (XVi s.), avec une iche intitulée : « anato-
mie comparée de l’homme et de l’oiseau » ;
– sur crollius, avec 3 iches consacrées au Traité des signatures (trad. Lyon, 1624) –
intitulées « correspondances du micro et du macrocosme », « macro et micro-
cosme », « Les herbes et les étoiles » ;
– sur aldrovandi, avec 2 iches sur Monstrorum Historia (Bononia, 1647) – intitu-
lées : « L’homme et le ciel » et « Emulatio n’est pas simulacrum ».
8 dans le sous-dossier « histoire naturelle » du dossier préparatoire aux Mots et
Ressemblances : l’ordre du Même 25
comme celle-ci [l’æmulatio], [l’analogie] assure le merveilleux afrontement
des ressemblances à travers l’espace ; mais elle parle, comme celle-là [la conve-
nientia], d’ajustements, de liens, de jointure. son pouvoir est immense, car
les similitudes qu’elle traite ne sont pas celles, visibles, massives, des choses
elles-mêmes ; il suit que ce soient les ressemblances plus subtiles des rapports.
ainsi allégée, elle peut tendre, à partir d’un même point, un nombre indéini
de parentés. (MC, 36)

La grande force de l’analogie tient à ce qu’elle ne met plus seule-


ment en rapport des choses (proches ou lointaines) qui se ressemble-
raient au sens de la convenance ou de l’émulation, mais elle met en
rapport des rapports entre les choses : à la faveur de ce décrochage,
elle peut ainsi ajuster ce qui ne convient pas, constituer une identité
de rapports là où des choses éloignées ne s’imitent pas : par exemple,
les astres sont au ciel où ils scintillent ce que les vivants sont au globe
qu’ils habitent, ou même ce que les taches de la peau sont au corps
qu’elles marquent secrètement. L’analogie reçoit ainsi un « champ uni-
versel d’application » (MC, 37), dans la mesure où, grâce au jeu inini
de relations qu’elle est susceptible d’instaurer, elle fait communiquer
toutes les igures du monde. cette mise en communication ne s’opère
plus sous la contrainte d’une proximité spatiale immédiate ni sous la
forme d’une mise en écho de l’éloigné, mais sous la forme libre d’une
création indéinie de parentés nouvelles qui ne semblent éloigner les
proches (les taches de la peau et le corps) que pour les rapprocher à
nouveau mais comme dans une autre dimension. c’est pourquoi Fou-
cault déinit « l’espace des analogies » comme un « espace de rayonne-
ment » (MC, 38), c’est-à-dire comme cet espace d’échange perpétuel où
chaque point reçoit et retransmet les ressemblances de tous les autres
lieux du monde.
or, Foucault ne manque pas de souligner que le savoir renaissant
privilégie l’homme comme l’un de ces points particuliers en lequel

les choses, on trouve un ensemble de iches regroupées dans un intercalaire inti-


tulé « analogies ». ces iches (numérotées 1 à 11) rassemblent des notes :
– sur G. della Porta (2 iches sur La physionomie humaine, citée d’après la traduction
de 1665) : « rapports de la igure à tout le corps » et « L’homme, a, les animaux » ;
– sur Pierre Belon, avec 3 iches sur Histoire de la nature des oyseaux (Paris, 1555) :
« L’unité du monde, fondement de la ressemblance entre les vivants », « anatomie
comparée des oiseaux et des animaux », « Les os des oiseaux » ; et une iche sur
L’histoire naturelle des étranges poissons marins (L ii. Paris, 1551) : « comparaison du
cerveau des dauphins et du cerveau des hommes ».
26 Le Même et l’Ordre
se focalise la circulation des analogies, leur polyvalence comme leur
réversibilité. cette position privilégiée de l’homme ne doit pour-
tant pas être interprétée dans le sens d’une fondation renaissante de
l’humanisme – dont l’humanisme contemporain ne serait au fond
que le lointain héritier. car l’homme ici n’est au centre du savoir que
comme « le grand foyer des proportions, – le centre où les rapports
viennent s’appuyer et d’où ils sont réléchis à nouveau » (MC, 38). sa
situation n’est donc pas celle d’un sujet transcendantal, recueillant
en lui les conditions de possibilité d’une expérience et du savoir de
cette expérience ; elle est bien plutôt celle d’un point de passage, de
réfraction des analogies qui ne se concentrent en lui que parce qu’il les
relance et dessine ainsi un réseau inini de rapports dans lequel il est
intégralement pris.
ici apparaît l’un des enjeux importants de cette analyse inaugurale
du savoir renaissant. Foucault semble en efet prendre le contre-pied
d’une thèse traditionnelle d’histoire des idées qui associe la renais-
sance à l’apparition d’un « humanisme ». il met ainsi en garde contre
une surinterprétation de la supposée centralité de l’homme à la
renaissance, en la réinscrivant dans le champ épistémologique histo-
riquement déterminé qui l’a rendue possible. Par ailleurs, dans la pers-
pective de l’archéologie foucaldienne, la renaissance est tout sauf pré-
systématique ou pré-scientiique. Elle relève plutôt d’une autre forme,
originale, de systématicité et de scientiicité fondée sur le principe de
la ressemblance. ainsi, lorsque Pierre Belon, dans son Histoire de la
nature des oiseaux (1555), paraît tracer « la première planche comparée
du squelette humain et de celui des oiseaux » (MC, 37), son travail est
soumis au mode de présentation analogique du corps humain, dont les
éléments sont ici rapportés à ceux du corps des oiseaux (qui veut que,
par exemple, « l’os donné pour jambes aux oiseaux correspond à notre
talon », ibid.) et ne relève en aucun cas d’une anticipation de l’anatomie
comparée telle qu’elle se développera au xixe siècle et qui obéira, alors,
à une tout autre logique de constitution, à une autre épistémologie.
L’histoire de la nature telle que l’envisage Belon n’est pas du même ordre
que l’histoire naturelle en quoi consiste le savoir de la nature à l’âge
classique. Le travail archéologique consiste, comme on le voit sur cet
exemple, à restituer les modes opératoires d’un savoir en évitant aussi
bien l’illusion d’une parenté thématique que la reconstitution rétros-
pective de sa genèse continue, à travers une histoire qui coïnciderait
Ressemblances : l’ordre du Même 27
avec le mouvement de sa rationalisation ou de sa scientiicisation. ce
que décrit Belon appartient au régime d’un savoir fondé sur « la même
cosmographie analogique que la comparaison, classique à l’époque de
crollius, entre l’apoplexie et la tempête » (MC, 38). il est donc vain
de s’émerveiller de la précision d’une telle description qui, en aucun
cas, ne vise à délivrer la connaissance positive de ce qu’est l’homme en
lui-même, mais qui cherche plutôt à explorer le réseau des analogies
permettant de situer celui-ci au sein d’un univers où tout se ressemble,
et où d’abord l’homme ressemble au tout de l’univers, sans pourtant
se confondre puisque l’analogie maintient la distance tout en rappro-
chant les êtres ou les éléments des êtres dans la forme logique d’une
identité de rapports.
Le système du savoir renaissant que Foucault a décrit jusqu’ici per-
met donc de rendre compte de la manière dont peuvent s’établir les
ressemblances (par convenance, par émulation, par analogie). il reste
à comprendre comment s’articulent les diférents plans du semblable :
la contiguïté spatiale, le relet entre les lointains, le réseau des iden-
tités (mise en rapport, au sein de l’analogie, du contigu et du loin-
tain, avec, au point de croisement de ces deux dimensions, l’homme
comme foyer analogique). cette articulation est assurée par le couple
sympathie/antipathie dont Foucault pose le caractère structurant pour
les autres formes de ressemblance. il commence par relever que la
sympathie9 se signale par son pouvoir illimité de créer du semblable là

9 dans le sous-dossier « histoire naturelle » du dossier préparatoire aux Mots et les


choses, on trouve un ensemble de iches regroupées dans un intercalaire intitulé
« (de) la sympathie (?) ». on y trouve un ensemble de iches formant des notes de
lecture :
– sur simon Goulart, avec deux iches sur Annotations sur le Grand Miroir du
Monde de Duchesne (Lyon, 1593) intitulées « Les sympathies des éléments » et « La
sympathie ... de la génération et de la destruction » ;
– sur Bacon, avec une iche sur Histoire naturelle (trad. fr., 1631) intitulée « La sym-
pathie des plantes » ;
– sur G. della Porta, avec une iche sur La Physionomie humaine (trad. fr., 1655)
intitulée « La sympathie de l’âme et du corps », et deux iches sur Magie naturelle
(trad. rouen, 1650), intitulées « La communication des choses » et « sympathie et
antipathie » ;
– sur claude duret, avec une iche Histoire admirable des plantes (Paris, 1605), inti-
tulée « Les arbres tristes » ;
– sur U. aldrovandi, avec une iche sur Serpentum et Draconum Historiæ (ed. Bono-
niæ, 1640), intitulée « antipathie et sympathie des serpents » ;
28 Le Même et l’Ordre
où n’apparaissent que des choses isolées. sa force tient à ce qu’elle n’est
pas liée par des rapports spatiaux déterminés, comme la convenance
et l’émulation ni par la rigueur des enchaînements logiques de l’analo-
gie : elle « joue à l’état libre dans les profondeurs du monde » (MC, 38).
cette liberté lui permet donc de susciter l’attraction réciproque des
choses apparemment les plus éloignées, en les mettant en mouvement
l’une vers l’autre ; et ce mouvement porte les choses à échanger leurs
qualités propres en passant les unes dans les autres, selon une logique
d’assimilation et de transformation continues :
Le feu parce qu’il est chaud et léger s’élève dans l’air, vers lequel ses lammes
inlassablement se dressent ; mais il perd sa propre sécheresse (qui l’apparentait
à la terre) et acquiert ainsi une humidité (qui le lie à l’eau et à l’air) ; il disparaît
alors en légère vapeur, en fumée bleue, en nuage : il est devenu air. (MC, 39)

La sympathie conduit donc tendanciellement à une confusion


des éléments qui menace de réduire tout à l’identique, de réduire le
monde « à un point, à une masse homogène, à la morne igure du
même » (MC, 39). La relation de ressemblance paraît ici atteindre sa
propre limite, puisqu’elle s’abolit dans une relation d’identité entre les
choses. L’eicacité de ce principe, le jeu libre de la sympathie, doit donc
être compensée par le principe opposé, l’antipathie, qui permet au
semblable de ne pas se réduire purement et simplement à l’identique.
La fonction de cette antipathie est en efet de « [maintenir] les choses
en leur isolement et [d’empêcher] l’assimilation » (MC, 39). Grâce à
elle, les êtres ne deviennent jamais identiques les uns aux autres, dans
l’exacte mesure où l’identité singulière de chacun est préservée comme
une diférence irréductible. c’est donc ce jeu de la sympathie (de
l’assimilation sans règles, de l’association libre) et de l’antipathie (de
la dissociation des singularités) qui garantit la possibilité même d’une
ressemblance entre des choses qui ne sont identiiables que sur fond
de leur diférence irréductible :
L’identité des choses, le fait qu’elles peuvent ressembler aux autres et s’appro-
cher d’elles, mais sans s’y engloutir et en préservant leur singularité, – c’est le
balancement constant de la sympathie et de l’antipathie qui en répond. il
explique que les choses croissent, se développent, se mélangent, disparaissent,
meurent mais indéiniment se retrouvent. (MC, 39-40 ; nous soulignons)

– sur J. cardan, avec une iche sur De la subtilité (trad. 1556, Paris), intitulée « amour
et haine des plantes les unes pour les autres ».
Ressemblances : l’ordre du Même 29
Le Même que dit le semblable n’est donc pas celui qui eface les
diférences, mais celui qui les airme. on comprend par là pourquoi
Foucault insiste sur le primat ontologique et épistémologique de la
sympathie (et de l’antipathie qui en corrige les excès et en fonde la
puissance) par rapport aux autres formes de ressemblance. c’est elle en
efet qui en règle les efets, qui en conditionne au fond les opérations :
la ressemblance ne s’instaure comme mode opératoire d’un savoir pris
sur le monde qu’à partir du moment où le Même décrit la relation
dynamique de l’identique et du diférent, de ce qui se rapproche (et
ainsi se ressemble, sous les formes de la simple convenance ou de
l’émulation, mais aussi des systèmes d’analogie) et de ce qui pourtant
ne se réduit pas à la même chose : car une seule et même chose, un seul
et même monde ne ressemblent plus à rien.
— —•
au terme de la reconstitution de Foucault, il apparaît donc que ce sont
les formes de la sympathie et de l’antipathie qui stabilisent le « jeu des
ressemblances » en en ixant en quelque sorte les règles élémentaires
et en en délimitant par là même l’espace de prolifération. après la
description des opérations de ressemblance, on accède ainsi à la « table
d’opération » elle-même qui en soutient les procédures diférenciées.
on notera que, tout au long de cette analyse, Foucault airme avec
force que le savoir de la renaissance n’est pas du tout livré à la forme
pré-rationnelle, voire irrationnelle, d’une confusion généralisée, d’un
désordre absolu dont la ressemblance serait le moteur. au contraire, il
s’agit bien d’une épistémè, c’est-à-dire d’un système d’ordre qui délivre,
au fondement de tous les savoirs positifs et de l’empiricité elle-même,
la régularité de certains agencements conceptuels, de certaines procé-
dures constitutives d’objets : la sympathie et l’antipathie déinissent
ainsi les modes de distribution de l’identique et du diférent sous le
régime du semblable, de même que mathesis et taxinomia désigneront,
à l’âge classique, leurs modes de distribution sous un autre régime, celui
de la représentation. ce point est d’importance si l’on veut comprendre
le type d’histoire du savoir que propose Foucault : l’archéologue ne
cherche pas à cerner ce qu’il y aurait d’encore inadéquat dans le mode
de pensée de la renaissance, mais plutôt à saisir ce qui toujours déjà
fait système dans l’articulation originale des catégories de la ressem-
blance qui déinit en propre ce mode de pensée. il y va sans doute ici
30 Le Même et l’Ordre
du positivisme de Foucault, qui forme la doublure de son scepticisme :
il refuse d’évaluer les épistémès au nom d’une valeur de vérité transcen-
dante, mais cherche plutôt à déinir et à décrire les règles de constitu-
tion et d’élaboration d’une norme de vérité propre à chaque épistémè : il
est vain de lire Paracelse avec les lunettes de descartes.

1.2. Savoir et langage

mais il faut encore préciser les choses : car, une fois élucidés le prin-
cipe et les modalités de ce cheminement du semblable au semblable,
il convient de saisir comment cette méthode produit une connaissance
et vient s’articuler positivement dans un savoir de la ressemblance :
comment pouvons-nous savoir qu’une chose ressemble à une autre ?
Pour Foucault, la solution de cette énigme se trouve dans une théorie
des signatures10 propre à la renaissance : « il n’y a pas de ressemblance
sans signature. Le monde du similaire ne peut être qu’un monde mar-
qué. […] Le savoir des similitudes se fonde sur le relevé [des] signa-
tures et sur leur déchifrement » (MC, 41). Les signes à travers lesquels
les ressemblances entre les choses sont connues sont donc eux-mêmes
des ressemblances : ils ne sont pas indépendants des choses qu’ils
désignent, mais inscrivent au contraire la ressemblance dans les
choses. La signature déinit par conséquent une ressemblance (visible)
fonctionnant comme le signe d’une autre ressemblance (invisible) :
elle constitue l’élément ultime qui permet de boucler sur lui-même
le système du semblable tel qu’il fonctionne à la renaissance. Pour
clariier le statut des signatures, Foucault prend l’exemple de l’aco-
nit, cette plante utilisée pour soigner les maladies de l’œil en raison
de sa « sympathie » avec ce dernier. Le signe (la signature) par lequel
nous sommes capables de reconnaître cette relation de sympathie est
l’analogie manifeste entre les yeux et les graines d’aconit : d’après le

10 dans un intercalaire intitulé « signatures, marques, caractères » (sous-dossier « his-


toire naturelle » du dossier préparatoire aux Mots et les choses), Foucault rassemble
des notes de lecture sur des ouvrages de crollius, della Porta, aldrovandi, cardan.
il consacre en particulier 3 iches au Traité des signatures de crollius (cité ici d’après
une édition de Lyon, 1624), iches intitulées : « héorie des signatures », « Le signe
des stalactites » et « signatures des plantes représentant les parties du corps humain ».
Ressemblances : l’ordre du Même 31
De Signaturis Plantarum (Traité des signatures) de crollius, celles-ci se
présentent en efet comme « de petits globes sombres enchâssés dans
des pellicules blanches, qui igurent à peu près ce que les paupières sont
aux yeux » (MC, 42). Par conséquent, le signe de la « sympathie » entre
l’aconit et l’œil est donné sous la forme de l’analogie manifeste de leur
structure : une forme de ressemblance non évidente (sympathie) se
signale par une autre forme de ressemblance, visible celle-là (analogie).
de même, une analogie peut être signiiée par une émulation, une
émulation par une convenance, et une convenance par une sympathie
de nouveau (MC, 44). Le savoir de la renaissance se constitue de cette
manière dans une spirale ininie de ressemblances, dont chacune est
potentiellement le signe, la marque, la trace d’une autre. Le monde et
le savoir qu’on peut en prendre sont ainsi irréductiblement liés l’un à
l’autre : pas de ressemblances sans signatures (pour les identiier), et
pas de signatures sans ressemblances (pour les fonder).
ce « jeu des signes et des ressemblances » (MC, 46) déinit à la fois
la nature (le monde est un grand livre ouvert) et le type de savoir qu’on
peut en prendre (assimilé à la lecture de ce livre). Pourtant, Foucault
signale qu’il y a un décalage entre le réseau immanent des signatures
(qui dessinent les igures de la ressemblance des choses entre elles) et
leur déchifrement dans la forme du savoir articulé de leur sens : entre
le niveau d’analyse d’une sémiologie et celui d’une herméneutique. si
donc les signes font sens en indiquant ce qui se ressemble, si le langage
du monde énonce la syntaxe des êtres, leur mode réglé de ressemblance
(tel que le signalent leurs signatures), néanmoins, signe et sens ne sont
pas immédiatement transparents l’un à l’autre. c’est qu’ils ne s’arti-
culent que dans l’élément d’une nature à la fois visible et invisible, dans
laquelle le rapport du semblable à ce qui lui est semblable mérite d’être
indéiniment élucidé : comme le dit Foucault, « la grille n’est pas claire ;
la transparence se trouve brouillée dès la première donne. Un espace
sombre apparaît qu’il va falloir progressivement éclairer » (MC, 45).
cet « espace sombre », c’est celui que s’est donné à parcourir, dans tous
les sens et comme en zigzag, le savoir de la renaissance.
Par ces remarques, Foucault ne cherche pas à disqualiier un tel
savoir en mesurant ses limites à l’aune d’une autre forme d’exercice de
la pensée qui serait conditionnée par la visée rationnelle de la clarté et
de la distinction. La théorie des signatures qu’il présente n’est pas moins
systématique que la théorie du signe qu’il décrit au chapitre suivant ;
32 Le Même et l’Ordre
elle correspond seulement à un autre réglage du rapport entre les signes,
d’une part, et du rapport entre les signes et ce qu’ils désignent, d’autre
part. mais l’essentiel, pour Foucault, est d’indiquer qu’il y a, à la renais-
sance, une véritable théorie du signe, même si celle-ci s’articule non pas
à la représentation mais à la ressemblance : sa structuration épistémolo-
gique n’apparaît pas moins rigoureuse d’un point de vue archéologique
que celle de la rationalité classique. d’une épistémè à l’autre, et justement
parce que ce sont deux épistémès, il n’y a pas progrès, mais rupture entre
des régimes de savoir incompossibles : l’un, ordonné au jeu complexe,
mais très structuré, des ressemblances et des signatures ; l’autre, à la mise
en relation des signes représentatifs dans l’élément du discours et dans
l’espace du tableau. L’analyse archéologique suspend donc toute inter-
prétation des systèmes de savoir en termes de vérité.
ceci est particulièrement clair lorsque Foucault propose de décliner
les conséquences épistémologiques des analyses précédentes. énoncer
que le savoir renaissant est « à la fois pléthorique et absolument pauvre »
(MC, 45), ce n’est pas en efet émettre un jugement de valeur, c’est rendre
compte des efets paradoxaux de sa constitution interne et notamment
de la structure de renvoi indéini qui en sous-tend l’exercice. d’une
part, en efet, la théorie des signatures, au lieu de stabiliser le rapport du
semblable au semblable dans la forme d’un savoir ini, en relance plutôt
la dynamique propre, et en élargit le champ d’investigation aux dimen-
sions du monde entier, en tant qu’il forme l’élément englobant de ce
système de renvois incessants. Un tel savoir ne saurait par conséquent
se circonscrire à un objet ou à un système d’objets déterminés : il excède
immédiatement toute détermination et la déborde vers l’indéterminé,
vers l’« entassement inini de conirmations » (MC, 45) qui en fragilisent
les certitudes. c’est pourquoi, d’autre part, ce savoir est comme efon-
dré sur lui-même – tout l’inverse du savoir classique donc, qui se fonde
par exemple chez descartes sur la certitude première et déinitive du
cogito. dépourvu d’un tel point archimédien, « le savoir du xvie siècle
s’est condamné à ne connaître toujours que la même chose, mais à ne la
connaître qu’au terme jamais atteint d’un parcours indéini » (MC, 45).
L’apparente antinomie de la pléthore et de la pauvreté signiie donc que
le monde (cosmos), comme surface d’inscription du même, n’est donné
à connaître qu’à partir du parcours indéini des diverses relations de
similitude qui en articulent les signes et en dévoilent, toujours partiel-
lement, jamais sans reste, le sens.
Ressemblances : l’ordre du Même 33
Encore faut-il, pour bien le comprendre, assigner au redoublement
de ce cosmos en microcosme et macrocosme11(et à la polarisation qu’il
indique), une fonction épistémologique précise, aussi nécessaire que
limitée. L’archéologue met en garde en particulier contre la surdéter-
mination du couple microcosme/macrocosme, dont l’histoire des idées
fait traditionnellement la clef d’interprétation d’une « vision du monde »
propre à la renaissance. au contraire, les rapports du macrocosme et
du microcosme sont à envisager du point de vue archéologique de Fou-
cault comme un simple efet de surface de la disposition générale du
savoir renaissant. ces rapports forment en efet la variable d’ajustement
d’un tel dispositif, l’élément stabilisateur d’un système de savoir fondé
pour l’essentiel sur le « jeu des ressemblances et des signes ». microcosme
et macrocosme ouvrent et ferment le savoir de la ressemblance qui se
déploie ainsi entre les limites qu’ils désignent. d’un côté en efet, le
rapport microcosme/macrocosme ouvre l’espace d’un tel jeu en garan-
tissant la structure de renvoi qui règle les redoublements de la ressem-
blance : le plus petit et le plus grand communiquent et peuvent échanger
leurs igures dans ce monde où le visible et l’invisible sont secrètement
apparentés (condition ontologique du savoir). mais d’un autre côté, « la
distance du microcosme au macrocosme a beau être immense » et, à ce
titre, autoriser le parcours indéini des igures du semblable, « elle n’est
pas ininie » (MC, 46) : le macrocosme et le microcosme se relètent l’un
l’autre de manière analogique, et « c’est entre les limites efectives de
cette analogie constitutive que se déploie le jeu des ressemblances » (MC,
46). Le rapport microcosme/macrocosme conigure donc une nature,
conçue simultanément comme domaine de manifestation du semblable
et comme surface d’inscription des signes du même : l’essentiel est alors
que ce domaine immense soit clos et que cette surface vienne le recou-
vrir de manière monotone, assurant la lisibilité du monde dans la forme
d’un savoir interprétatif qui, s’il ne peut pas prétendre accéder au sens du
tout, se règle néanmoins sur la certitude que tout a un sens.
À la faveur de ces mises au point, Foucault entend donc redon-
ner une consistance épistémologique forte au savoir de la renais-
sance dont l’analyse archéologique fait apparaître la forme générale :

11 sur la relation entre micro et macrocosme, voir les iches consacrées à des notes
de lecture de crollius, Traité des signatures et insérées dans l’intercalaire « Æmula-
tio » (supra, chapitre i, note 7).
34 Le Même et l’Ordre
contrairement à une idée reçue, largement difusée par l’histoire des
idées et trouvant son ancrage dans une psychologie de la connais-
sance12, la renaissance n’est pas ce moment primitif, prélogique du
savoir, déchiré entre « la idélité aux anciens, le goût pour le merveil-
leux, et une attention déjà éveillée sur cette souveraine rationalité en
laquelle nous nous reconnaissons » (MC, 47) et dont l’âge classique
aurait (enin) déini les règles opératoires. À l’encontre de cette ana-
lyse psychologisante et rétrospective qui s’appuie sur une analyse dia-
lectique de la continuité historique (il y aurait un devenir rationnel
du savoir renaissant quine serait pas encore efectif à la renaissance),
Foucault s’attache à restituer le mode d’être historique et positif de
l’ordre qui rend compte à la fois du mode d’être des choses empiriques
(soumises à la contrainte des diverses igures de la ressemblance) et des
modalités de leur connaissance. La question n’est donc pas : qu’est-ce
que connaître (en général) ? mais plutôt : comment connaît-on ce qui
se ressemble – ou encore : quelle est la forme que prend l’activité de
connaissance lorsqu’elle se déploie dans un monde livré au système des
ressemblances ?
Foucault répond à cette question proprement archéologique en
soulignant que le savoir du xvie siècle « devait accueillir à la fois et
sur le même plan magie et érudition » (MC, 47). ces deux formes
du connaître renaissant ne sont donc pas hiérarchisées, mais ce sont

12 La cible de Foucault est sans doute une histoire des idées à la française telle que
la développe en particulier Paul hazard dans La crise de la conscience européenne
(1680-1715), Paris, Boivin & cie, 1934. dans la perspective développée par hazard,
la « crise » n’est mentionnée que pour être résolue par le travail de l’historien des
idées qui analyse les conditions d’émergence de la période classique dans les termes
d’un conlit entre les anciens et les modernes. dans un compte rendu de La phi-
losophie des Lumières (dont la traduction française était parue en 1966), Foucault
distingue le type d’analyse proposé par cassirer (qui cherche à restituer l’« univers
autonome du discours-pensée ») de celui de Paul hazard qui reste selon lui pri-
sonnier « des prestiges de la psychologie » et pour lequel « une culture, une pen-
sée, c’est toujours […] la métaphore d’un individu : il nous suit de transposer à
l’échelle d’une époque ou d’une civilisation ce que, dans notre naïveté, nous croyons
valable pour un sujet singulier ; un “siècle” aurait, comme tout un chacun, des opi-
nions, des connaissances, des désirs, des inquiétudes, des aspirations » (michel
Foucault, « Une histoire restée muette », La Quinzaine littéraire, no 8, 1er-15 juillet
1966, p. 3-4 ; dans DE, i, texte no 40, p. 547). sur le débat implicite entre Foucault
et hazard, voir Jean miel, « Ideas or epistemes : hazard vs Foucault », Yale French
Studies, no 49, 1973, p. 231-245.
Ressemblances : l’ordre du Même 35
des formes requises et requises ensemble, par la disposition générale du
savoir qui a été présentée dans les pages précédentes.
À quoi tient alors cette étonnante complémentarité de la divinatio
et de l’eruditio qui constituent, selon Foucault, deux igures jumelles
de la connaissance à la renaissance ? au fait que ces igures consti-
tuent « une même herméneutique » (MC, 48) : fondamentalement,
connaître, c’est interpréter, c’est-à-dire déchifrer des signes. s’il faut
néanmoins établir une distinction entre la magie et l’érudition, il ne
s’agit pas d’une distinction structurelle qui séparerait deux modes de
connaissance concurrents, nécessairement alternatifs et hiérarchisés
(l’autorité du savoir revenant in ine à l’héritage culturel des anciens
plutôt qu’à l’observation naturelle), mais plutôt d’une diférence interne
à la connaissance elle-même : en efet, l’herméneutique « se développe,
selon des igures semblables, à deux niveaux diférents : l’une [l’her-
méneutique divinatoire ou magique] va de la marque muette à la chose
elle-même (et elle fait parler la nature) ; l’autre [l’herméneutique érudite
ou savante] va du graphisme immobile à la claire parole (elle redonne
vie aux langages en sommeil) » (MC, 48-49). si la pratique du déchif-
frement se dédouble en déchifrement de la nature et en déchifrement
des textes anciens, il reste que les marques naturelles et les signes écrits
font sens de la même manière puisqu’ils renvoient en dernière instance
à l’« institution de dieu » qui garantit leur communication au sein d’un
texte unique où s’entremêlent la nature et le verbe. cela implique que
le langage réel (soit le langage écrit, à distinguer du langage naturel des
signatures) ne se constitue pas à part des choses comme « un ensemble
de signes indépendants, uniforme et lisse où les choses viendraient se
reléter comme dans un miroir pour y énoncer une à une leur vérité
singulière », mais qu’il « est déposé dans le monde » (MC, 49), à même
les choses et les êtres qui le peuplent.
après avoir énoncé les catégories du semblable (qui mettent en
ordre l’expérience des choses) et déini le jeu du signe et du similaire
(qui rend compte de la forme générale de la connaissance à la renais-
sance), Foucault examine donc pour inir le statut du langage. cet
examen est important dans la mesure où c’est sur ce statut des signes
(linguistiques) que va s’opérer la rupture de l’âge classique, celle-ci
consistant précisément à dénouer l’appartenance mutuelle des mots
et des choses et à replier le langage sur l’ordre discursif de la représen-
tation. connaître ne reviendra plus alors à déchifrer inlassablement
36 Le Même et l’Ordre
la « prose du monde », mais à « représenter » les choses dans un discours
qui, au lieu d’énoncer leurs manières de se ressembler, projette leur
identité et leurs diférences dans un système de signes indépendants.
Que révèle en efet l’étude du langage renaissant dont les éléments
(les mots) entretiennent entre eux des rapports de ressemblance du
même ordre que ceux relevés à propos des êtres naturels ? d’abord que
la fameuse métaphore d’une nature qui se laisserait déchifrer comme
un livre a pour condition épistémologique que le langage de tout livre
soit lui-même naturalisé, et que la grammaire ne décrive rien d’autre
que les igures de cette naturalisation : « l’étude de la grammaire repose,
au xvie siècle, sur la même disposition épistémologique que la science
de la nature ou les disciplines ésotériques » (MC, 50). cela ne signiie
pas pour autant que ces domaines de savoir se confondent et sont
interchangeables. au contraire, la grammaire comme étude du langage
dans son être brut permet de le situer « à mi-chemin entre les igures
visibles de la nature et les convenances secrètes des discours ésoté-
riques » (MC, 50). cette situation intermédiaire rend ainsi compte de
ce que le rapport des mots aux choses ne prend pas la forme d’une
révélation immédiate des choses dans les mots pour les dire, mais plu-
tôt la forme double d’une « révélation enfouie et [d’une] révélation qui
peu à peu se restitue dans une clarté montante » (MC, 51). Le langage
déploie son être dans une sorte de clair-obscur où se joue quelque
chose comme son rapport ésotérique à la nature, aux antipodes d’une
transparence réciproque des signes et de ce qu’ils désignent. Pour
rendre compte de cette situation particulière du langage, en décro-
chage par rapport à la nature et par rapport à lui-même, Foucault
souligne alors la fonction structurante du mythe de Babel à travers la
référence à une langue de mémoire (l’hébreu) qui contiendrait comme
la promesse d’un retour à cette indistinction originaire des mots et
des choses ou, du moins, d’un accès à la vérité du monde : « certes,
[le langage] n’est plus la nature dans sa visibilité d’origine, mais il
n’est pas non plus un instrument mystérieux dont quelques-uns seu-
lement, privilégiés, connaîtraient les pouvoirs. il est plutôt la igure
d’un monde en train de se racheter et se mettant enin à l’écoute de
la vraie parole » (MC, 51-52). La fonction symbolique du langage n’est
donc plus indexée sur les mots eux-mêmes, mais elle est rapportée à la
totalité du monde dont les mots ont pour tâche indéinie de reconsti-
tuer l’ordre aussi bien par leur enchaînement que par leur disposition
Ressemblances : l’ordre du Même 37
dans l’espace. Foucault évoque à ce propos les analyses étonnantes de
claude duret dans son Trésor de l’histoire des langues (1613) : selon
duret, le mouvement même de l’écriture ressaisi dans la diversité de
ses pratiques (de gauche à droite, de droite à gauche, de haut en bas et
de bas en haut, selon les peuples) dessine, analogiquement, la forme de
la croix. L’espace scriptural du langage vient ainsi s’entrecroiser « avec
les lieux et les igures du cosmos » (MC, 52). Les mots ne peuvent dire
les choses, les signiier, qu’en les redoublant dans le tracé d’une écri-
ture ; ce n’est qu’en écrivant les choses qu’on peut en énoncer, sous une
forme toujours approximative, la vérité. L’écriture, c’est cette mise en
espace du langage qui vaut pour une mise en ordre du monde.
ce privilège accordé à l’écriture rejaillit alors pleinement sur la
forme concrète prise par le savoir à la renaissance. car la nature ne
désigne pas cet espace homogène livré à l’observation par un regard
souverain qui la met à distance et ainsi l’objective ; elle consiste plutôt
dans un ensemble de « legenda, – choses à lire » (MC, 55), les êtres natu-
rels étant eux-mêmes signés et signants, saturés non pas de signiica-
tion mais de signatures, et renvoyés les uns aux autres par le jeu univer-
sel des ressemblances – ressemblances entre les êtres et leurs marques
et entre leurs marques elles-mêmes. c’est pourquoi connaître la nature
revient à parcourir indéiniment cet immense espace des ressemblances
et des signatures13. Et le commentaire constitue la forme privilégiée
d’une telle connaissance dans la mesure où tenir un discours sur la
nature, cela revient à en interpréter le texte selon le principe d’une pro-
lifération intérieure du langage analogue à la prolifération interne des
ressemblances au sein de cette nature. il n’y a donc là nullement « le

13 ainsi, les critiques que Bufon adresse aux descriptions proposées par aldrovandi
dans son Historia Serpentum et Draconum, rejetant celles-ci dans les marges de
la démarche scientiique, paraissent anachroniques. Voir à ce sujet une iche du
sous-dossier « histoire naturelle » qui rapporte les propos de Bufon à propos de la
méthode d’aldrovandi : « Qu’on songe après cela de la portion d’histoire naturelle
qu’on doit s’attendre à trouver dans ce fatras d’écriture ! » Foucault cite ici Buf-
fon d’après l’ouvrage d’émile callot, Renaissance des sciences de la vie au XVIe siècle,
Paris, PUF (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1951. du point de vue
archéologique, les deux « naturalistes » n’ont pas le même objet ni les mêmes outils
conceptuels pour s’y rapporter : ici, la nature est observée par un regard analytique
qui en décompose les éléments en vue de les ordonner au sein du grand tableau des
êtres naturels ; là, elle est déchifrée, interprétée comme « un tissu ininterrompu de
mots et de marques, de récits et de caractères, de discours et de formes » (MC, 55).
38 Le Même et l’Ordre
constat de faillite d’une culture ensevelie sous ses propres monuments »
(MC, 55), comme pourrait le laisser accroire une comparaison entre la
supposée instabilité chronique d’un langage renvoyé indéiniment à
lui-même (et qui init par ne plus rien dire, par ne plus parler de rien,
ne parlant que de lui-même) et la claire articulation du signe à ce
qu’il désigne dans le discours représentatif de l’âge classique. À nou-
veau, l’archéologie invalide ce type de comparaison : le commentaire
n’est pas la forme d’expression pathologique d’un langage qu’il faudrait
guérir ou assainir en en stabilisant l’articulation interne ; il est plutôt
le mode ultime de constitution du savoir renaissant dont il fonde les
exigences en en déployant les contraintes spéciiques.
Foucault conclut ainsi son analyse en rendant compte de l’homo-
logie structurelle qui se dessine entre « l’expérience du langage » et « la
connaissance des choses de la nature » (MC, 56) à la renaissance. il
rappelle pour commencer la manière dont la connaissance de la nature
se développe comme ce va-et-vient indéini entre le système de res-
semblances entre les choses et le système redoublé de ressemblances
entre les signatures des choses, qui ne sont elles-mêmes qu’un jeu de
ressemblances à la puissance. or, le commentaire obéit à la même
logique de redoublement et de circularité du semblable :
Le commentaire ressemble indéiniment à ce qu’il commente et qu’il ne peut
jamais énoncer ; tout comme le savoir de la nature trouve toujours de nouveaux
signes à la ressemblance parce que la ressemblance ne peut être connue par
elle-même, mais que les signes ne peuvent être autre chose que des similitudes.
(MC, 56-57)

comment alors cette prolifération d’un langage indéiniment rap-


porté à du langage pourra-t-elle donner lieu à un véritable savoir ?
Foucault l’explique en poursuivant l’analogie :
de même que ce jeu inini de la nature trouve son lien, sa forme et sa limi-
tation dans le rapport du microcosme au macrocosme, de la même façon, la
tâche ininie du commentaire se rassure par la promesse d’un texte efective-
ment écrit que l’interprétation un jour révélera dans son entier. (MC, 57)

nous avons vu de quelle manière le couple microcosme/macro-


cosme joue un rôle structurant au sein du savoir renaissant dans la
mesure où il permet en quelque sorte de canaliser la prolifération des
ressemblances. ici, Foucault indique très clairement que l’espace du
commentaire est de la même manière délimité par le rapport « entre
Ressemblances : l’ordre du Même 39
le texte premier et l’inini de l’interprétation » (MC, 56) qui canalise à
son tour la prolifération interne du langage en assurant du même coup
sa fonction épistémologique fondamentale : car le « texte primitif »
dont parle Foucault et sur lequel vient s’indexer le jeu des ressem-
blances interprétatives, c’est en déinitive celui de la nature elle-même,
en tant qu’elle n’est justement que ce vaste système de marques, de
traces écrites qu’il convient de recueillir et de déchifrer pour rendre au
monde une lisibilité et une intelligibilité suspendues depuis Babel. de
sorte que décrire le réseau archéologique qui prescrit à la connaissance
de la nature ses formes propres (celles d’une similitude généralisée)
et au langage ses modes d’articulation (ceux d’un commentaire per-
pétuel), c’est inalement rendre compte du fait qu’à la renaissance, la
nature du langage et le langage de la nature ne s’explicitent qu’à partir
de leur commune appartenance à l’ordre des ressemblances.
on résume souvent l’analyse de Foucault en indiquant que, d’après
lui, la renaissance désigne cette époque historique du savoir où les
mots et les choses s’entre-appartiennent. c’est trop peu relever selon
nous que cette épistémè se déploie surtout sous la contrainte d’un sys-
tème de ressemblance redoublée : les mots ressemblent aux choses (ce
qui fonde la possibilité d’une connaissance de la nature) et les choses
ressemblent aux mots (ce qui renvoie la possibilité de connaître ces
choses au travail indéini du commentaire).
Encore cette « profonde appartenance du langage et du monde »
(MC, 58), caractérisée par l’analogie entre l’expérience du langage et la
connaissance de la nature, suppose-t-elle, pour fonctionner, une sorte
de jeu entre les deux plans, ontologique et linguistique, qu’elle rapporte
l’un à l’autre : tout se passe en efet comme si cette expérience et cette
connaissance ne pouvaient se conjoindre qu’en dessinant l’endroit et
l’envers d’un même dispositif épistémologique. Du côté des choses, le
rapport entre les signatures et les choses signées est doublement assuré
par la similitude qui ne peut lier « les marques aux choses désignées »
(MC, 57) qu’à partir du moment où ces marques et ces choses obéissent
déjà aux règles de la ressemblance : la série des signes et la série des
choses se déploient chacune sous la contrainte du semblable qui assure
également leur correspondance. c’est cette espèce de parallélisme qui
déinit le monisme théorique de la renaissance dont la ressemblance
constitue le schème épistémologique fondamental. or, c’est « cette
disposition, avec le jeu qu’elle autorise, [qui] se retrouve, mais inversée,
40 Le Même et l’Ordre
dans l’expérience du langage » (MC, 57). Que se passe-t-il en efet, du
côté des mots ? Pourquoi le dispositif précédent, uniié sous la loi de la
similitude, se trouve-t-il ici inversé ? c’est que l’expérience du langage
ne se déploie plus à partir de l’unité de ses éléments, mais plutôt à par-
tir de la distinction entre « trois niveaux de langage » (MC, 57) : celui
de l’écriture déposée sur le monde en une nappe unique et absolue, qui
forme comme la base concrète de tout langage (celui de la tradition
et celui de la nature elle-même) ; celui du commentaire qui « reprend
les signes donnés dans un nouveau propos » ; et celui du texte primi-
tif « dont le commentaire suppose la primauté cachée au-dessous des
marques visibles à tous » (MC, 57) pour s’orienter et se rassurer sur sa
propre prolifération.
ce rapport d’inversion entre les modes d’existence du langage et
le mode de rassemblement des choses du monde rend ainsi compte
de leur profonde corrélation : le langage assure la lisibilité des choses
semblables ; les choses de la nature ne se donnent à connaître que
dans l’articulation interne d’un langage qui en rend visible la structure
de renvoi. L’analogie entre le « jeu inini de la nature » et la « tâche
ininie du commentaire » se fonde donc sur la réversibilité du rapport
entre les mots et les choses, entre l’énonçable et le visible : cette réver-
sibilité est précisément ce qui autorise à envisager la nature comme
un livre – comme ensemble de legenda (à interpréter et à commenter
en en explicitant indéiniment la signiication) et tout livre comme
une « chose de nature » (tendanciellement uniiée sous le régime du
semblable). L’épistémè de la renaissance obéit donc à cette disposition
en chiasme d’une nature et d’un langage qui échangent leurs signes
et leurs ressemblances dans la dimension d’un savoir voué à parcourir
indéiniment l’espace de leur jeu.

1.3. L’expérience littéraire, « renaissance »


du langage à l’époque moderne ?

cette présentation du dispositif épistémologique qui soutient le savoir


au xvie siècle frappe par la recherche d’une cohérence globale de l’épis-
témè de la renaissance qui l’anime. L’archéologue cherche à isoler, à
expliciter et à décrire les règles de ce jeu des ressemblances et des signes
Ressemblances : l’ordre du Même 41
tel qu’il déinit les rapports possibles du langage et du regard dans la
forme de perceptions (de la nature), de pratiques (magie) ou de théories
(l’« histoire » des êtres naturels, dans la version d’aldrovandi) à l’époque
de la renaissance : l’archéologie des savoirs qui est ici mise en œuvre
propose donc une reconstitution immanente des conditions de possi-
bilité de tels rapports, identiiées au réseau de nécessités qui fait fonc-
tionner ensemble les éléments d’un véritable système de pensée ano-
nyme, formant en quelque sorte l’« inconscient positif du savoir »14 d’une
époque. on pourra objecter à ce type de démarche son présupposé sys-
tématique15 qui consiste à renvoyer toutes les productions d’une certaine
époque à une seule et même structure productive globale en proposant
du même coup une lecture réductionniste, homogénéisante, de ses dif-
férentes productions concrètes16. il reste que, si Foucault peut donner
l’impression de proposer une analyse en termes de « totalité culturelle »17,
son projet archéologique vise tout autant à mettre en évidence les points
de rupture, les événements de détotalisation qui font apparaître la fail-
lite historique de toute entreprise systématique : il y a un moment non
systématique du savoir qui est ce moment où le savoir se déconditionne
pour se reconditionner autrement. comme l’indique la Préface des Mots
et les choses, étudier les modes d’être historiques de l’ordre, cela revient
sans doute à procéder de manière totalisante, à remettre de l’ordre là où
l’on s’était habitué à ne voir qu’accidents et désordres (donc à retrouver la

14 « Préface à l’édition anglaise » des Mots et les choses, dans DE, ii, texte no 72 [1970],
p. 9. cette notion s’oppose manifestement au thème bachelardien d’une « psychana-
lyse de la connaissance objective » (sous-titre de La formation de l’esprit scientiique).
15 Foucault énonce lui-même de manière brutale ce présupposé : « dans une culture
et à un moment donné, il n’y a jamais qu’une épistémè, qui déinit les conditions
de possibilité de tout savoir. Que ce soit celui qui se manifeste en une théorie ou
celui qui est silencieusement investi dans une pratique » (MC, 179). notons par
ailleurs que Foucault ramène ici la théorie et la pratique à l’ordre du savoir, tel
qu’il s’explicite intégralement dans l’archive discursive d’une époque. il y a là une
tendance à la « coniscation de toute pratique dans le discours » – Frédéric Gros,
Michel Foucault, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1996, p. 54 – sur laquelle Foucault devait
revenir après Les mots et les choses. Une telle « coniscation » vaut d’abord comme
une déclaration de guerre adressée au marxisme.
16 Voir à ce sujet les remarques critiques de José-Guillerme merquior dans Foucault
ou le nihilisme de la chaire, chapitre V : « Vers une appréciation de l’“archéologie” »,
Paris, PUF (sociologies), 1986.
17 Foucault s’est d’ailleurs fait à lui-même cette objection. Voir L’archéologie du savoir,
Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1969, p. 27.
42 Le Même et l’Ordre
nécessité de l’accidentel et du dérisoire). mais cela revient aussi à mettre
l’accent sur les crises historiques de l’ordre qui soumettent l’ordre des
discours à une profonde réévaluation de leurs conditions de possibilité, à
l’ébranlement de leur socle archéologique constitutif : l’analyse structu-
rale des conigurations générales du savoir, loin de iger l’histoire en une
succession de blocs immobiles et disjoints18, en marque au contraire la
fonction critique, et lui restitue sa dimension de rupture. aussi les deux
reproches qui sont habituellement adressés à la démarche archéologique
de Foucault – arbitraire de ses périodisations et holisme méthodolo-
gique – désignent-ils en réalité, quoique de manière seulement négative,
son projet même : celui d’une « histoire des systèmes de pensée »19, où
l’histoire est ce qui vient troubler et même défaire la rigidité de tout
système par la rupture événementielle qu’elle y introduit, et où, inverse-
ment, le système vient troubler l’histoire, entendons cette fois l’histoire
des philosophes, pensée comme continue et orientée, en airmant le
primat de l’ordre et de la simultanéité structurale de ses éléments sur
l’évolution progressive des idées et des sciences : cette évolution est trai-
tée par l’archéologue au mieux comme un simple efet de surface, au pire
comme une illusion rétrospective.
dans ces conditions, il n’est guère étonnant que l’analyse de l’épistémè
de la renaissance (tout comme les analyses ultérieures des épistémès clas-
sique ou moderne) s’achève sur celle de ce « seuil » qui marque la limite,
le partage historique entre deux systèmes de pensée hétérogènes. Un tel
partage accomplit une « immense réorganisation de la culture » (MC, 58)

18 c’est l’objection majeure du « refus de l’histoire » que sartre adressera à Foucault au


moment de la publication des Mots et les choses : « ce que Foucault nous présente
c’est […] une géologie : la série des couches successives qui forment notre “sol”.
chacune de ces couches déinit les conditions de possibilité d’un certain type de
pensée qui a triomphé pendant une certaine période. mais Foucault ne nous dit
pas ce qui serait le plus intéressant : à savoir comment chaque pensée est construite
à partir de ces conditions, ni comment les hommes passent d’une pensée à une
autre. il lui faudrait pour cela faire intervenir la praxis, donc l’histoire, et c’est
précisément ce qu’il refuse. certes, sa perspective reste historique. il distingue un
avant et un après. mais il remplace le cinéma par la lanterne magique, le mouve-
ment par une succession d’immobilités » (« Jean-Paul sartre répond », L’Arc, 1966,
no 30 ; dans Les mots et les choses de Michel Foucault. Regards critiques, 1966-1968,
caen / saint-Germain-la-Blanche-herbe, Presses universitaires de caen / imEc,
2009, p. 76).
19 il s’agit de l’intitulé de la chaire que Foucault a occupée au collège de France à
partir de 1971.
Ressemblances : l’ordre du Même 43
à partir d’une révision radicale du statut du langage et de son rapport
aux choses – jusqu’ici pensable en termes de similitudes redoublées. il
faut noter que, pour Foucault, cette révision prend la forme d’un pur évé-
nement dans la mesure où il est impossible de lui assigner quelque cause
déterminée (ce qui reviendrait à restaurer une continuité historique)
mais qu’en même temps il inaugure une pensée nouvelle, c’est-à-dire
une disposition inédite du savoir, une nouvelle expérience historique
de l’ordre. L’archéologie doit donc repérer et enregistrer la discontinuité
manifeste qui afecte l’ordre du savoir, la disparition d’un mode d’être
de l’ordre et l’apparition d’un autre. L’histoire de la pensée s’écrit et se
propose comme « récit » archéologique à partir de ce fait, aussi énigma-
tique qu’insistant, « qu’en quelques années parfois, une culture cesse de
penser comme elle l’avait fait jusqu’alors et se met à penser autre chose
et autrement » (MC, 64), en soumettant donc ses discours, son langage
et son regard à de nouvelles contraintes qui en règlent autrement les
opérations. Foucault reconnaît et explicite de cette manière ses carences
méthodologiques : il s’en tient à une analyse descriptive des partages
inter-épistémiques qui laisse en suspens le problème de l’explication du
passage d’une épistémè à l’autre, de la transformation interne du savoir.
L’archéologie se déinit donc clairement comme une entreprise limitée,
qui trouve son principe dans l’expérience brute de la rupture des champs
de pensée et qui se consacre exclusivement à repérer les efets de cette
rupture sur la systématicité interne de tels champs. cette démarche a
une fonction critique : elle vise avant tout à exclure l’hypothèse d’une
causalité historique interprétée en termes d’intentions ou d’inluences.
si donc l’analyse du dedans de la pensée se réfère à son dehors, c’est pour
rapporter aussitôt ce dehors à un autre dedans, à une autre forme de
dedans. c’est ici que se cristallise le pouvoir d’inquiétude de la littérature
en tant que celle-ci indique « la direction par où [la pensée] s’échappe à
elle-même » (MC, 64) : comme « pensée du dehors »20, émise depuis les
marges de la pensée, bordant son dedans, elle assume ainsi latéralement
la fonction de rappel de ses limites, de diagnostic de ses seuils21.

20 En 1966, Foucault consacre sous ce titre un essai important à l’œuvre de maurice


Blanchot (voir DE, i, texte no 38 [1966] ; rééd. La pensée du dehors, montpellier, Fata
morgana, 1986).
21 L’« encyclopédie chinoise » de Borgès mentionnée dans la préface des Mots et
les choses représente de ce point de vue un passage à la limite dans la mesure où
elle désigne le dehors d’une expérience de pensée sans dedans : l’impensable par
44 Le Même et l’Ordre
c’est sur ce type de considérations générales que Foucault cherche
à attirer l’attention du lecteur à la in du chapitre ii, lorsqu’il pré-
tend lier la mutation épistémologique du savoir à la in du xvie siècle
à la possibilité même de la littérature moderne. À première vue, le
rapprochement entre l’ordre du savoir et la littérature peut sembler
surprenant, voire incongru. Foucault s’emploie donc à l’expliciter en
mettant en perspective son analyse du savoir renaissant qu’il rapporte
au questionnement le plus contemporain sur le langage et sur la nature
du langage littéraire. il commence par indiquer que la in de la renais-
sance correspond à ce moment où le « jeu complexe » (MC, 57) qui
rapportait l’une à l’autre, dans la forme d’un chiasme, la connaissance
de la nature et l’expérience du langage, laisse place à une nouvelle dis-
position générale du savoir, fondée sur un autre mode de fonctionne-
ment et un autre mode d’être des signes. Les signes ne désignaient les
choses qu’à condition de leur ressembler, c’est-à-dire à condition d’être
homogènes à ces choses, d’être comme des choses à relier dans un pro-
cès d’assimilation continue et généralisée (dont Foucault a présenté les
schèmes opératoires) et à déchifrer dans un procès d’interprétation
ininie (dont il a déini le cadre épistémologique). or, cet entrelace-
ment vertigineux du visible et de l’énonçable, du monde et du langage,
prend in dès lors que la ressemblance cesse d’être le tiers opérateur de
cette solidarité épistémologique et ontologique et que, par conséquent,
le langage change de statut et cesse d’exister comme « l’écriture maté-
rielle des choses » (MC, 57-58) pour se soumettre au « régime général
des signes représentatifs » (MC, 58). c’est cette mutation radicale de
l’être du langage qui marque, selon Foucault, la limite de la renais-
sance et qui inaugure l’âge classique : l’ordre du discours classique sera
avant tout l’ordre interne des représentations, là où le langage renais-
sant était inséré dans le monde jusqu’à se confondre avec les choses
dont il formait la trame ontologique. L’âge classique s’inaugure donc
par une sorte de retrait du langage hors du monde : à la « dispersion
à l’inini » des signes pris dans le jeu des ressemblances s’oppose leur
rassemblement dans la forme ordonnée d’un discours représentatif

excellence, ou encore le « négatif » (au sens photographique du terme) à partir


duquel l’archéologue développe son projet d’une histoire des modes d’être de l’ordre.
Borgès vient en efet rappeler que l’ordre n’est jamais déinitif, mais qu’il peut tou-
jours être interrompu. L’archéologie est l’histoire des interruptions de l’ordre.
Ressemblances : l’ordre du Même 45
qui « aura bien pour tâche de dire ce qui est, mais […] ne sera rien
de plus que ce qu’il dit » (MC, 58), c’est-à-dire ne sera plus mêlé aux
choses qu’il représente et ne pourra les représenter qu’à partir de l’arti-
culation interne de ses signes. Le questionnement classique sur les
signes ne concerne plus leur être concret (leur iguration écrite) mais
plutôt leur mode de signiication.
Foucault peut ainsi souligner que l’âge classique marque une rup-
ture décisive au sein de l’histoire de la pensée et de la culture occi-
dentales : le retrait du langage hors du monde, des signes hors des
choses, constitue un événement capital dont non seulement l’analyse
classique de la représentation mais encore l’analyse moderne du sens
et de la signiication marquent l’irréversibilité et recueillent l’héritage.
on comprend alors pourquoi l’intérêt archéologique de l’analyse de la
renaissance se cristallise dans ces quelques lignes inales qui accordent
à la littérature moderne une fonction de reprise décalée, « plus allusive
et diagonale que directe » (MC, 58), de cette expérience du langage
et des signes qui assurait jusqu’à la in du xvie siècle la cohérence du
savoir. sur le seuil de l’âge classique, disparaît la « vieille solidité de
chose inscrite dans le monde » (MC, 58) du langage renaissant, puisque
les signes sont soustraits à la matérialité du monde pour être dissous
dans le discours et dans le fonctionnement de la représentation qui
en ordonne les contenus. L’être du langage disparaît dans l’ordre du
discours.
Pour que naisse la littérature moderne, comme champ autonome
d’expérience du langage, il faut que ce langage se mette à fonction-
ner pour lui-même, indépendamment de toute « fonction représen-
tative ou signiiante », qu’il accède enin à une certaine intransitivité,
et se replie par conséquent sur son être propre et brut, tel qu’il avait
été « oublié depuis le xvie siècle » (MC, 59). Foucault précise pour-
tant ce qui distingue fondamentalement l’expérience du langage de la
renaissance et l’expérience littéraire moderne :
[…] maintenant, il n’y a plus cette parole première, absolument initiale par quoi
se trouvait fondé et limité le mouvement inini du discours ; désormais le langage
va croître sans départ, sans terme et sans promesse. c’est le parcours de cet espace
vain et fondamental qui trace de jour en jour le texte de la littérature. (MC, 59)
46 Le Même et l’Ordre
Entre le ressassement indéini du commentaire et le moutonne-
ment inini du langage littéraire22, il y a bien rupture et non continuité :
car la littérature ne constitue pas un discours orienté, aimanté par la
recherche d’un texte primitif, celui de la nature elle-même, tel qu’il
est déposé et sédimenté dans les œuvres de la tradition où il se laisse
déchifrer et approcher. Une fois rompue l’analogie entre la nature
et les mots pour la dire, le langage que redécouvre la littérature est
comme soustrait à l’enracinement des signes dans le monde : il se
déploie désormais dans un espace propre (qui, du moins, tend à s’auto-
nomiser), l’espace littéraire, contigu et irréductible à la fois à l’espace
du savoir dont il dessine les marges et forme la possible contestation.
Foucault insiste fortement sur la fonction alternative de la littérature
qui procède d’une sorte de dédoublement du langage : au langage
objet d’un savoir possible (grammaire générale ou philologie), attentif
à son fonctionnement représentatif ou signiicatif, s’oppose le fonc-
tionnement littéraire du langage, qui obéit à de tout autres règles et
déinit un tout autre champ d’investigation. tout particulièrement, si
l’apparition de la littérature est archéologiquement contemporaine
de l’apparition d’un traitement de la question du langage en termes
de signiication (à travers la psychanalyse, la linguistique et l’élabora-
tion des diférentes techniques d’interprétation), néanmoins, « à l’âge
moderne, la littérature, c’est ce qui compense (et non ce qui conirme)
le fonctionnement signiicatif du langage » (MC, 59) : il y a plus et
autre chose dans les textes littéraires que leur sens, implicite et expli-
cite, ou que leur forme signiiante. Foucault ne précise pas, à ce stade
de son enquête, la nature de ce « plus » et de cette « autre chose » : il y
revient plus loin dans Les mots et les choses 23, lorsqu’il s’agit d’évoquer
les alternatives possibles à la disposition anthropologique du savoir
moderne et lorsque la littérature se présente à nouveau comme l’un de
ces « contre-discours » – formant, à l’appui de la linguistique, de la psy-
chanalyse et de l’ethnologie, le contrechamp des sciences humaines –

22 ce thème de l’expérience littéraire du langage est particulièrement développé, en


un fort écho aux analyses de maurice Blanchot, dans « Le langage à l’inini » (dans
DE, i, texte no 14 [1963]).
23 Voir notamment Les mots et les choses, chapitre iX, i : « Le retour du langage » et
chapitre X, p. 394 et suiv.
Ressemblances : l’ordre du Même 47
qui défait le pli anthropologique du savoir moderne24. L’archéologue
se contente ici d’indiquer comment la rupture de l’âge classique pro-
duit une « immense réorganisation de la culture occidentale » à par-
tir de la disparition d’une certaine expérience du langage en son être
brut (d’une expérience limite en quelque sorte) dont le retour dans la
modernité, sous la forme émancipée de la littérature, permet de pro-
poser une alternative radicale aux discours de l’homme sur l’homme.
cette émancipation du langage littéraire dessine ainsi d’une certaine
manière les linéaments d’une archéologie de la littérature, redoublant
de manière souterraine l’archéologie des sciences humaines au sein
du projet global d’une archéologie de la culture occidentale. du point
de vue d’un tel projet, la disparition de l’expérience renaissante du
langage (et d’un certain mode de connaissance de la nature qui lui est
corrélatif ) et sa réapparition – à partir du xixe siècle – sous la forme
décalée et modiiée de l’expérience littéraire encadrent la description
de la culture classique et en désignent les bords externes : le système
complexe qui faisait jouer ensemble les signes, les choses et leurs res-
semblances – système réglé par la « souveraineté du semblable » et
soumis à la « dispersion à l’inini » des signes (MC, 58) – cède la place à
la binarité du discours classique (fondé sur la liaison, interne au régime
des signes, entre signiiant et signiié) ; celui-ci laisse place à son tour
au « contre-discours » littéraire, élaboré en marge et comme en excès
de tout langage représentatif (sade) et irréductible en même temps
à une théorie générale de la signiication. La littérature n’est possible
qu’à partir du moment où ces deux obstacles sont levés, qu’à partir
du moment où le langage a renoué avec l’expérience de la matérialité
première des signes – dont il ressaisit à nu la réalité et dont il exploite
à vif les pouvoirs. ainsi l’expérience littéraire du langage paraît bien
fonctionner, dans Les mots et les choses, à la manière de l’expérience
tragique de la folie dans Histoire de la folie à l’âge classique, recouverte,
occultée par le discours exclusif de la raison classique, et reviviscente
dans les formes marginales de la littérature et de l’art modernes. Les
mêmes igures (artaud, nietzsche, roussel) sont d’ailleurs convo-
quées d’un livre à l’autre pour dire à la fois cette valeur d’origine et
cette fonction de contestation d’une expérience fondamentale – du

24 sur cette fonction de « contestation » de la littérature au sein du dispositif du savoir


moderne, voir P. sabot, Lire Les mots et les choses de Michel Foucault, ouvr. cité, p. 178-183.
48 Le Même et l’Ordre
langage, de la folie – dont les variations historiques même importantes
n’excluent pas le maintien d’un noyau irréductible : ici, la référence
à l’être vif du langage ; là, la référence à l’être tragique de la folie25.
Foucault évoque d’ailleurs lui-même l’espace de convergence entre
ces deux formes d’expériences, aussi essentielles que nécessairement
marginales au sein de la culture occidentale26. Un tel rapprochement
permet du moins de souligner combien l’expérience littéraire moderne,
sur laquelle Foucault ne cesse de revenir, constitue sans doute le il
rouge des Mots et les choses, la trame de cette « archéologie des sciences
humaines » qui s’articule autour de ces deux événements majeurs que
sont la dissolution du langage-chose dans le discours représentatif et la
métamorphose de ce langage en langage littéraire, dont le pouvoir dis-
solvant s’applique cette fois à la igure rassurante de l’homme parlant,
s’analysant à travers les signiications de son langage. ce dernier point
est seulement suggéré à la in du chapitre ii, lorsque Foucault évoque
de manière programmatique cette métamorphose et cette permanence
d’une expérience du langage dans le développement historique de la
culture occidentale : à travers la littérature, « l’être du langage brille à
nouveau aux limites de la culture occidentale – et en son cœur – car il
est, depuis le xvie siècle, ce qui lui est le plus étranger ; mais depuis ce
même xvie siècle, il est au centre de ce qu’elle a recouvert » (MC, 59).

25 En ce sens, Les mots et les choses semblent devoir tomber sous la même critique que
l’Histoire de la folie, celle d’un présupposé ontologique qui annule ou relativise la
perspective historique (voir à ce sujet l’article de Pierre macherey, « aux sources
de l’Histoire de la folie : une rectiication et ses limites », Critique, no 471-472, 1986,
p. 753-774). il reste que, dans l’un et l’autre cas, la fonction des expériences-limites
est justement de rapporter le dedans d’une coniguration de pensée à un dehors qui
le borde et qui en propose, selon des modalités historiquement déterminées, la pos-
sible contestation : artaud n’est pas « fou » selon les mêmes critères que le fou de
la renaissance, sa folie afecte un certain régime de pensée, une certaine manière
pour la pensée de se rapporter à elle-même à partir de ce qu’elle suppose être son
dehors – à la fois étranger et constitutif.
26 Le poète et le fou ont « tous deux, au bord extérieur de notre culture et au plus
proche de ses partages essentiels, cette situation “à la limite” – posture marginale
et silhouette profondément archaïque – où leurs paroles trouvent sans cessent
leur pouvoir d’étrangeté et la ressource de leur contestation » (MC, 63-64). ils sont
témoins d’une nouvelle expérience, culturelle et historique, du rapport entre le
langage et les choses. Pour autant, ces deux igures de la limite ne sont pas à mettre
sur le même plan. Foucault les oppose même sur fond de leur complémentarité
essentielle : car si « le poète fait venir la similitude jusqu’aux signes qui la disent, le
fou charge tous les signes d’une ressemblance qui init par les efacer » (MC, 63).
Ressemblances : l’ordre du Même 49
ces formules sibyllines visent manifestement à redéployer l’analyse
archéologique de la culture occidentale à partir de ces deux expériences
historiques de l’être du langage qui en polarisent le développement et
permettent aussi d’en réorienter les résultats : car, si ces expériences se
répondent, aux deux limites de la culture occidentale, c’est bien qu’elles
manifestent une même préoccupation radicale pour le langage que la
représentation classique comme l’anthropologie moderne n’ont cessé
d’occulter, de recouvrir, en proposant d’uniier le savoir dans la forme
du discours ou de le suspendre au nom de l’homme. Usant de formules
oxymoriques, Foucault indique ainsi la situation paradoxale de l’expé-
rience moderne du langage (expérience littéraire), à la fois étrangère
(du fait de sa radicalité) aux productions réglées du savoir et animant
secrètement ces productions dont elle relativise ainsi les prétentions et
la valeur historique en mettant au jour leur impensé27.
• — —

dans les dernières pages du chapitre consacré à l’épistémè de la renais-


sance, Foucault décale donc sensiblement les enjeux de son propos ini-
tial : la présentation systématique et internaliste du savoir renaissant
cède en efet la place à sa mise en perspective archéologique (à partir du
présent de l’analyse), attentive surtout à dégager ce qui vient rompre la
cohérence d’une épistémè. au vu du statut général d’expérience-limite,
ou à la limite, que Foucault semble accorder à l’expérience littéraire du
langage, il n’est pas surprenant que ce soit précisément dans une œuvre
de langage, en l’occurrence le Don Quichotte de cervantès, que Fou-
cault repère justement cette rupture entre des manières incompatibles
de se rapporter au langage, de « faire signe ». Le propre du Don Quichotte,
comme (à l’autre bout de l’âge classique) des récitsde sade, c’est qu’ils
croisent dans un texte unique les trames divergentes de deux épistémès,
qu’ils rendent contemporains, le temps d’une iction, deux modes d’être
du langage incompossibles. aux deux extrémités de l’âge classique, tout
comme aux deux extrémités de l’archéologie des sciences humaines que
nous livre Foucault, des œuvres littéraires (celles de Borgès et de Blan-
chot ; celles de cervantès et de sade) igurent ainsi cet échappement
de la pensée à elle-même, cette discontinuité qui la porte à la limite

27 Voir sur ce point olivier dekens, L’épaisseur humaine. Foucault et l’archéologie de


l’homme moderne, Paris, Kimé (Philosophie-épistémologie), 2003, p. 24-25.
50 Le Même et l’Ordre
d’elle-même, jusqu’au contact de ce « dehors » qui érode son dedans et
lui permet de se mettre à penser autrement. La littérature, mettant en
œuvre un langage libéré, pur jeu de signes, est ainsi élevée au rang d’une
authentique expérience de pensée, dans la mesure où elle est une expé-
rience du langage qui prend la forme d’une expérience de langage.
représentation :
du Même à l’Ordre
chaPItre II

2.1. critiques de la ressemblance

L’ensemble du chapitre iii des Mots et les choses (« représenter ») s’at-


tache à caractériser cette restructuration en profondeur de la culture
occidentale qui, en rupture avec la disposition générale du savoir renais-
sant, aboutit à la constitution d’un nouveau mode d’être historique de
l’ordre, rapporté cette fois à l’articulation interne des signes dans le jeu
de la représentation. il s’agit par là de déinir le cadre épistémologique
à l’intérieur duquel viennent se ranger et s’ordonner les uns par rapport
aux autres les savoirs empiriques, positifs, du langage, de la nature et
des richesses. Les analyses antérieures sont donc à nouveau sollicitées,
mais à partir du dedans d’une autre épistémè qui s’en sépare radicale-
ment en déinissant de nouvelles conditions pour tout savoir possible.
dans ces conditions, la iction du Don Quichotte de cervantès tient
manifestement la position intercalaire d’un seuil inter-épistémique,
puisqu’elle désigne, dans les deux parties qui la composent, la faillite du
monde de la renaissance et l’émergence d’un « nouveau monde » qui
s’édiie sur les ruines du précédent, remaniant en profondeur l’espace
du pensable. Par la délimitation, négative et positive à la fois, d’un nou-
veau champ légitime de savoir qu’elles opèrent, les aventures de don
Quichotte assurent ainsi, depuis ses marges incertaines, une véritable
critique de l’épistémè de la renaissance : c’est cette « critique » littéraire
des ressemblances, anticipant sa critique proprement philosophique,
que Foucault présente en ouverture de son analyse de l’âge classique.

— —
52 Le Même et l’Ordre
ce qui retient l’attention de Foucault dans la iction plaisante de cer-
vantès1, c’est donc avant tout qu’elle permet de mettre en abyme, sous la
forme d’un « petit théâtre », le décalage historique entre deux régimes
du pensable qui se superposent sans se confondre, tout comme les deux
parties qui composent le livre2. dans un entretien avec José Guilherme
merquior daté de 1971, Foucault assume la part de gratuité qui entre
dans le recours à cet « exemple » littéraire, mobilisé ici de manière
ouvertement décontextualisée : « Je ne connais pas l’arrière-plan de la
civilisation hispanique sur lequel se fonde le Quichotte »3. cet exemple
ne sert donc pas à illustrer un certain régime de savoir ; mais il sert
surtout à dramatiser la rupture des champs de pensée. Que montre
le « petit théâtre » de Foucault ? Quelque chose de l’ordre d’un décondi-
tionnement ou d’une décompression dans le développement du savoir.
dans la première partie du livre de cervantès, se trouve esquissé en
efet « le négatif du monde de la renaissance » (MC, 61)4 : don Qui-

1 c’est sans doute l’ouvrage de marthe robert, L’ancien et le nouveau, paru en 1963
chez Grasset et consacré à une méditation sur l’être de la littérature et sur la place
des livres dans la réalité à partir de cervantès et de Kafka, qui se trouve à l’origine
de l’intérêt renouvelé de Foucault pour Don Quichotte, même si l’on peut penser
également à la iction de Borgès « Pierre ménard, auteur du Quichotte », dans Fic-
tions, Paris, Gallimard (Folio), 1983. signalons encore que la igure du Quichotte
était déjà présente dans l’Histoire de la folie (chapitre i, p. 47-50) au titre de témoin
de l’« expérience tragique de la Folie née au xve siècle » (p. 49). sur le statut de cette
iction dans l’économie interne des Mots et les choses et de l’Histoire de la folie, voir
les analyses de Guillaume Le Blanc, dans L’esprit des sciences humaines, Paris, Vrin
(Problèmes et controverses), p. 14-22. Guillaume Le Blanc part notamment de la
remarque suivante de Georges canguilhem, dans son compte rendu des Mots et les
choses : « Les doigts d’une seule main suisent pour compter les philosophes qui ont
reconnu au don Quichotte de cervantès la portée d’un événement philosophique.
À notre connaissance, ils sont deux, auguste comte et michel Foucault » (« mort de
l’homme ou épuisement du cogito », Critique, no 242, juillet 1967, p. 599 ; repris dans
Les mots et les choses de Michel Foucault. Regards critiques, 1966-1968, ouvr. cité, p. 249).
2 dans le sous-dossier « Philosophie du langage » (dossier préparatoire aux Mots et
les choses), on trouve 4 iches consacrées à Don Quichotte, que Foucault cite d’après
la traduction de Louis Viardot (édition de 1836, avec des illustrations de Gustave
doré). ces iches ont pour titre : « Les copies », « ressemblance du texte et de son
auteur », « La croyance dans les livres », « La ressemblance et la iction ».
3 Et Foucault d’ajouter : « il ne s’agit pas d’une interprétation : c’est un théâtre
ludique, c’est don Quichotte lui-même qui raconte, sur la scène, l’histoire que
moi-même je raconterai après » (DE, ii, texte no 85 [1971], p. 171).
4 de manière symétrique, à l’autre bout de l’âge classique, la Juliette de sade dessine
le « négatif » du monde classique : ce dérèglement du tableau des identités et des
Représentation : du Même à l’Ordre 53
chotte, « héros du même » (MC, 60), signe parmi les signes déposés
dans le monde comme dans les livres, expérimente le décrochage des
choses et des mots qui ont cessé de se ressembler, d’être profondément
homogènes dans l’élément du semblable. Le personnage de cervantès
multiplie les aventures pour montrer et démontrer la véridicité de la lit-
térature. mais cette quête est vaine et les eforts de don Quichotte ne
font que marquer davantage l’hétérogénéité radicale des choses qui « ne
sont plus que ce qu’elles sont » (MC, 61), identiques à elles-mêmes et
diférentes entre elles, et des mots qui ne sont plus les marques de
ces choses, à la ressemblance des choses elles-mêmes, mais retenus à
l’écart des choses, dans les feuillets poussiéreux des livres : « L’écriture
et les choses ne se ressemblent plus. Entre elles, don Quichotte erre
à l’aventure » (MC, 62). L’errance de don Quichotte, qui est aussi son
erreur, consiste donc à chercher, coûte que coûte, à rétablir la ressem-
blance du vu et du lu, de ce qui est réel et de ce qui est écrit, sans se
rendre compte que le monde n’est plus tel que le racontent les romans
de chevalerie mais que, désormais, les « signes du langage n’ont plus
pour valeur que la mince iction de ce qu’ils représentent » (MC, 62).
La similitude a cessé de fonctionner, ou du moins elle a cessé de fonc-
tionner comme opération fondamentale du savoir : don Quichotte est
victime de la coniance aveugle qu’il accorde au pouvoir de liaison de la
ressemblance. Le « héros du même » est un héros déçu, défait.
Pour autant, l’intérêt du roman de cervantès et sa fonction exem-
plaire au sein de l’archéologie foucaldienne ne résident pas tout entier
dans ce constat désabusé d’un dysfonctionnement du jeu réglé des
ressemblances et des signes, d’une faillite de l’« imitation souveraine »5.
car cette critique a également une fonction positive : en défaisant le
texte unique du monde et des livres, elle manifeste le pouvoir propre
d’un langage qui vaut désormais pour lui-même, qui ne doit plus régler
son fonctionnement sur autre chose que lui-même. Foucault analyse
à cet égard comment la seconde partie du livre de cervantès met en
abyme la première et en délivre en quelque sorte le protocole de lec-
ture. dans cette seconde partie, don Quichotte rencontre en efet des

diférences par la poussée du désir « est aussi déraisonnable que celui de don Qui-
chotte » (MC, 223).
5 il s’agit du titre du premier chapitre de l’essai de marthe robert, L’ancien et le
nouveau.
54 Le Même et l’Ordre
personnages qui le reconnaissent comme le héros de la première par-
tie : il se croyait « homme réel » et le voilà simple « héros du livre », per-
sonnage fait de mots et de papier dont la seule raison d’être est d’« être
idèle à ce livre qu’il est réellement devenu » (MC, 62). En d’autres
termes, là où la première partie du roman approfondissait l’équivoque
du rapport entre les signes et le réel (don Quichotte s’évertuant en
vain à prouver leur essentielle similitude), la seconde partie airme
que toute la réalité du héros et de ses actes se situe du côté du langage,
du côté de ce qui en est consigné dans ce livre qui lui prescrit sa vérité
en tant que celle-ci est une vérité de langage, « entièrement intérieure
aux mots » (MC, 62). L’épreuve de l’inadéquation entre les choses et
les mots (entre la réalité et le livre) fait ainsi place à l’expérience de
l’adéquation entre les signes eux-mêmes, dans lesquels se concentre
désormais la vérité de don Quichotte :
La vérité de don Quichotte, elle n’est pas dans le rapport des mots au monde,
mais dans cette mince et constante relation que les marques verbales tissent
d’elles-mêmes à elles-mêmes. La iction déçue des épopées est devenue le
pouvoir représentatif du langage. Les mots viennent de se refermer sur leur
nature de signes. (MC, 62)

L’erreur de don Quichotte, sa folie même, c’est de ne voir « partout


que ressemblances et signes de la ressemblance » (MC, 63), là où les
êtres et les signes ont cessé d’être semblables ; sa vérité, c’est d’être
devenu, dans la seconde partie du roman, un pur être de signes, un
système de signes qui se représente lui-même et se laisse reconnaître à
travers ce qu’il représente. En un sens donc, ce retrait du langage hors
des choses, son repli dans un être autonome, annonce la littérature
moderne et cette poésie qui, au lieu de rassembler le langage du côté
des choses, rassemble les choses du côté du langage, créant un langage-
monde tel qu’il tend à s’énoncer dans le Livre de mallarmé.
Don Quichotte constitue ainsi le lieu d’expression tangentiel de
cette « nouvelle expérience du langage et des choses » (MC, 63) qui
conduit aussi bien à la folie (usage déréglé du même et de l’autre et
prolifération des ressemblances) qu’à la poésie (puissance évocatoire
du mot qui fait être les choses que, pourtant, il absente). ce que l’ar-
chéologie retient surtout de cette expérience littéraire, c’est qu’elle peut
valoir comme une expérience proprement critique qui ouvre, entre ces
deux pôles, « l’espace d’un savoir où […] il ne sera plus question des
similitudes, mais des identités et des diférences » (MC, 64). La res-
Représentation : du Même à l’Ordre 55
semblance est donc marginalisée, elle est repoussée jusqu’aux conins
du savoir et de la culture, dans ces formes limites de la folie et de la
poésie, où elle continue de hanter la culture occidentale, mais où elle
a cessé d’entretenir un rapport fondamental à la vérité. Foucault ren-
voie donc à la iction de cervantès comme à l’image ou au montage
littéraire de cette rupture de l’ordre du savoir et de l’être du langage qui
inaugure la scène de la représentation et du discours – formant la « pièce
principale » des Mots et les choses.
dans le dispositif d’ensemble de l’ouvrage de Foucault, le recours au
Don Quichotte fonctionne sur un double plan. Le roman vient d’abord
illustrer, à partir de sa propre logique de développement interne (telle
que la reconstitue à grands traits Foucault), le moment « critique » qui
opère le retrait du langage hors du monde, la mise en crise de la res-
semblance. mais dès lors que cette mise en crise correspond à une
mise en iction, apparaît, cette fois dans le dispositif archéologique de
Foucault, un autre plan d’intervention du roman de cervantès, envi-
sagé non plus du point de vue thématique (c’est-à-dire de la mise en
scène de la crise de la ressemblance) mais du point de vue opératoire.
ce que « montre » de ce point de vue l’analyse que Foucault présente
du Don Quichotte, c’est alors qu’en étant marginalisée, la ressemblance
(en tant que clef d’une expérience de « l’être brut du langage ») se
trouve repoussée jusqu’aux conins du savoir et de la culture, dans ces
formes limites de la folie et de la poésie, où elle continue de hanter
l’expérience occidentale, mais où elle a cessé d’entretenir un rapport
fondamental à la vérité. mais l’usage de la référence à don Quichotte
nous renseigne aussi plus précisément sur le statut de la littérature
dans Les mots et les choses. il faut noter à cet égard que la cohérence
d’ensemble de la construction archéologique de Foucault, avec ses
efets de symétrie soigneusement ménagés, assure un certain rapport
décalé entre littérature et philosophie : les ictions de cervantès, mais
aussi celles de sade ou de roussel (tout comme la iction inaugurale
de Borgès) forment des indicateurs de seuil, des indices de rupture, de
bouleversement de l’épistémè, alors que les théories de descartes, Kant
ou husserl se déploient dans un espace épistémologique reconiguré.
Le discours philosophique vaut donc plutôt comme l’efet manifeste
d’une nouvelle disposition de savoir et de pensée que la littérature
contribue sans doute à esquisser, mais comme en creux, en confrontant
la pensée à son dehors.
56 Le Même et l’Ordre
dans la suite des Mots et les choses, le mouvement de déprise histo-
rique que la littérature (ici avec le Don Quichotte) vient à sa manière
illustrer s’accomplit donc également sur le plan philosophique, au point
d’articulation d’une critique empirique de la ressemblance formulée
par Bacon (critique seulement négative) et de la critique cartésienne
de cette ressemblance, critique positive qui fonde la pensée classique
sur le principe d’une analyse « en termes d’identité et de diférences,
de mesure et d’ordre » (MC, 66) : c’est sur la base de cette dernière
critique que peut être alors évaluée la modiication majeure qui afecte
l’ensemble de l’épistémè occidentale à partir du xviie siècle. Foucault
met ici en garde contre une interprétation progressiste ou continuiste
de cette modiication par laquelle s’inaugure la pensée classique : car
il faut avoir à l’esprit l’analyse méticuleuse des « belles igures rigou-
reuses et contraignantes de la similitude » pour comprendre que « le
savoir du xvie siècle [ne correspond pas à] une connaissance mêlée
et sans règle où toutes les choses du monde pouvaient se rapprocher
au hasard des expériences, des traditions et des crédulités » (MC, 65).
À ce mythe d’un savoir mineur qui deviendrait (enin) majeur à l’âge
classique, en rejetant la ressemblance dans ses marges, là où la poésie
et la déraison se côtoient désormais, Foucault oppose clairement l’idée
selon laquelle la critique de la ressemblance s’opère et ne peut s’opérer
que depuis les igures alternatives de la représentation qui déinissent
le mode d’être d’une autre forme de savoir, qui n’est pas plus rigoureux
ni plus contraignant que le savoir renaissant, mais qui l’est autrement
et qui reconigure complètement le rapport entre ressemblance et
savoir. cette critique n’est donc pas l’indice d’une transition continue
entre deux époques, elle est déjà le résultat d’un partage entre deux
épistémès : elle s’opère sur fond d’une discontinuité profonde, analogue
à celle qui sépare les deux parties du Don Quichotte.
c’est la raison pour laquelle Foucault distingue les analyses de
descartes et celles de Bacon, qu’il situe sur les deux bords de cette
coupure inaugurale de l’âge classique. La critique de la ressemblance
formulée par Bacon dans son Novum Organum6 fait écho en efet aux

6 Le sous-dossier « Philosophie du langage » (dossier préparatoire aux Mots et les


choses) contient 4 iches de lecture portant sur le Novum Organum (cité d’après la
traduction française d’a. Lorquet, Paris, L. hachette & cie, 1857 – et non 1847
comme le mentionne Foucault). ces iches s’intitulent : « Les 4 idoles » (idoles
Représentation : du Même à l’Ordre 57
eforts déployés par don Quichotte dans la première partie du roman
de cervantès pour dissiper le « quiproquo » généralisé qui semble afo-
ler les rapports entre les choses écrites et les choses visibles. Le héros
picaresque est notamment la victime de ces « idoles de la caverne et […]
du théâtre [qui] nous font croire que les choses ressemblent à ce que
nous avons appris et aux théories que nous nous sommes formées »
(MC, 65). Bacon dénonce de telles idoles comme autant de « ictions
spontanées de l’esprit » humain (MC, 66) dont la simple rélexion et la
prudence pourraient sans doute venir à bout mais, selon Foucault, il
ne formule pas les règles d’un nouveau savoir : il demeure en quelque
sorte prisonnier de cette épistémè de la ressemblance dont il parcourt
les limites (en liant notamment ressemblance et illusion) mais dont il
ne franchit pas le seuil. c’est avec la critique cartésienne de la ressem-
blance qu’un tel seuil est franchi, puisqu’il ne s’agit plus d’aménager, au
sein d’une réalité soumise au règne du semblable, les conditions d’une
discrimination des identités et des diférences entre les êtres naturels,
mais bien plus radicalement, d’exclure « la ressemblance comme expé-
rience fondamentale et forme première du savoir, dénonçant en elle un
mixte confus qu’il faut analyser en termes d’identités et de diférences,
de mesure et d’ordre » (MC, 66). selon descartes, dans les Regulaæ, la
ressemblance est bien au principe d’erreurs de jugement dans la mesure
où, fondant ce jugement sur l’habitude, elle incite à prendre une chose
pour une autre au lieu de chercher les diférences : « c’est une habitude
fréquente lorsqu’on découvre quelque ressemblance entre deux choses
que d’attribuer à l’une comme à l’autre, même sur les points où elles
sont en réalité diférentes, ce que l’on a reconnu vrai de l’une seule-
ment des deux »7. L’homologie est forte entre ce geste d’exclusion de
la ressemblance hors du domaine du savoir et le geste, repéré et relaté
dans Histoire de la folie à l’âge classique, par lequel le fou, l’« homme des
ressemblances sauvages » (MC, 63), se trouvait rejeté et coniné dans la

de la tribu, de la caverne, du forum, du théâtre, citées d’après le Livre 1, § 41-44


du Novum organum) ; « Les erreurs dues au langage (idoles du forum) » (Livre 1,
§ 59-60) ; « Les esprits portés à la ressemblance et ceux portés à la diférence. Parmi
les idoles de la caverne » (Livre 1, § 55) ; « L’esprit est porté à la ressemblance par les
idoles de la tribu » (Livre 1, § 45).
7 descartes, Regulæ ad directionem ingenii, règle première, Œuvres philosophiques,
Paris, Garnier, 1963, t. i, p. 77. ce passage est recopié par Foucault sur une iche du
sous-dossier « Philosophie du langage » (dossier préparatoire aux Mots et les choses).
58 Le Même et l’Ordre
déraison, envers obscur et nécessaire à la fois de la raison classique8 : ici
encore, c’est la philosophie cartésienne qui forme l’emblème de cette
réorganisation d’ensemble des conditions du savoir, qui ne sont plus
cette fois les conditions du savoir de ce qui est normal et de ce qui
ne l’est pas (et qui fait désordre au vu de la puissance ordonnatrice
d’une raison souveraine), mais les conditions dans lesquelles le savoir
classique s’ordonne au projet fondamental d’une mathesis universalis,
d’une « science universelle de l’ordre » (MC, 71).
La critique de la ressemblance s’opère chez descartes par la mise
au premier plan de l’opération de comparaison : là où le savoir renais-
sant cherchait à reconnaître le semblable (selon les diférentes formes
prises par le similaire), le savoir classique repose sur une méthode
de comparaison qui assure le progrès des connaissances par l’analyse
réglée de la manière dont des éléments comparés peuvent se rap-
porter les uns aux autres et, par cette comparaison, instruire sur leur
vérité. Pourquoi la comparaison devient-elle l’opération fondamentale
du savoir à l’âge classique, et en quoi cette opération exclut-elle les
confusions entretenues par la prolifération des ressemblances ? Pour le
faire comprendre, Foucault prend appui sur les Regulæ ad directionem
ingenii de descartes, où sont présentées les deux formes prises par
la comparaison, qui correspondent aussi à ses deux points d’applica-
tion privilégiés : la mesure et l’ordre9. mesurer, cela revient à compa-
rer des grandeurs ou des multiplicités en rapportant celles-ci à une
unité commune, d’ordre arithmétique, qui permet d’en évaluer ensuite
l’identité ou la diférence en termes d’égalité ou d’inégalité, à partir
d’un calcul : « La mesure permet d’analyser le semblable selon la forme
calculable de l’identité et de la diférence » (MC, 67). À ce premier type
d’analyse comparative (à partir d’unités extérieures qui servent à calcu-
ler les rapports d’égalité ou d’inégalité entre les éléments comparés), il
faut ajouter la comparaison par l’ordre. celle-ci s’opère « sans référence
à une unité extérieure » (MC, 67), uniquement par transition continue

8 Voir Histoire de la folie à l’âge classique, première partie, chapitre ii : « Le grand


renfermement ».
9 La iche du sous-dossier « Philosophie du langage » qui porte sur « L’ordre et la
mesure » cite des extraits de la règle quatorzième des Regulæ de descartes (ouvr.
cité, t. 1, p. 182) : c’est dans cette règle que descartes énonce que « tous les rapports
qui peuvent exister entre les êtres d’un même genre se réduisent à deux, l’ordre et
la mesure ».
Représentation : du Même à l’Ordre 59
et gradation du plus simple au plus complexe : la comparaison opère
alors la discrimination intuitive de ces éléments simples et premiers à
partir desquels l’ordre est possible. En ce sens, « comparer et ordonner
ne font qu’une seule et même chose » (MC, 67), puisque la diférencia-
tion des éléments d’une série déinit immédiatement leur positionne-
ment au sein même de cette série selon leur degré de complexité.
or, Foucault souligne avec descartes que ces deux types de compa-
raison se ramènent au fond à la possibilité d’établir un ordre. ainsi, la
mise en ordre des grandeurs selon la série graduelle des unités arith-
métiques qui mesurent leur égalité ou leur inégalité peut et dans une
certaine mesure doit être ramenée à la mise en ordre des diférences selon
la gradation qui va du plus simple au plus complexe. En d’autres termes,
la comparaison revient à traiter « les diférences comme des degrés de
complexité » (MC, 68) ordonnés tout au long d’une série qu’il est possible
de parcourir dans les deux sens : en remontant du plus complexe au plus
simple, en vue de retrouver l’identité évidente d’un premier rapport ou
d’un premier élément (privilège de l’intuition) ; ou en partant du plus
simple pour reconstituer la genèse du plus complexe – qui est aussi le
plus diférent de ce terme premier envisagé comme point de départ de la
série (privilège de la déduction). Foucault ajoute alors un dernier élément
de caractérisation de cette forme d’analyse par comparaison, qui achève
de la séparer de la disposition générale du savoir renaissant : la mise en
ordre des choses obtenue par le biais de cette activité de comparaison ne
sert pas en efet à « révéler l’ordonnancement du monde » (MC, 68), dont
le savoir aurait seulement à déchifrer les signes (en repérant justement
ce qui se ressemble et ce qui ne se ressemble pas et en reconstituant ainsi
tendanciellement le grand texte de la nature) ; elle relète plutôt l’ordre de
la pensée elle-même qui fonde toute connaissance possible sur l’évidence
première du plus simple et progresse ainsi méthodiquement jusqu’au
plus complexe. cette espèce de décrochage (ou ce nouveau réglage) entre
l’ordre épistémologique et l’ordre ontologique est ce qui accomplit la
mutation de l’épistémè à partir du xviie siècle. cette mutation ne cor-
respond donc pas à un simple efort de rationalisation, de mathématisa-
tion ou de mécanisation de la nature, la substitution de la comparaison
à la ressemblance ne relève pas d’une rationalité plus exigeante mais
d’un autre réseau de nécessités – archéologiquement identiiable à par-
tir d’une série de modiications fondamentales qui « ont altéré le savoir
lui-même » (MC, 68) jusque dans ce qui le conditionne historiquement.
60 Le Même et l’Ordre
ces modiications sont de deux ordres. tout d’abord, la ressem-
blance cesse de fonctionner sous l’horizon d’une analogie universelle
préétablie et ininterrogée, qui en légitime a priori la prolifération ;
chaque similitude est « désormais […] soumise à l’épreuve de la com-
paraison » (MC, 69), soit au travail critique de l’analyse qui cherche
à en circonscrire la portée en la ramenant à un élément premier de
référence (unité commune de mesure, ou principe d’ordre) permettant
d’en régler l’exercice. La ressemblance n’est plus établie en rapport avec
un ordre global des choses, elle est subordonnée à une opération de
mise en ordre progressive et méthodique qui, seule, peut désormais en
assurer la valeur épistémologique. Par ailleurs, cette opération est en
droit inie, là où « le jeu des similitudes était autrefois inini » (MC, 69),
structuré et démultiplié à la fois par le renvoi réciproque du micro-
cosme et du macrocosme : la pensée classique se fonde ainsi sur la mise
en ordre articulée d’éléments dont la comparaison permet justement
d’envisager l’articulation dans des séries inies, à parcourir comme des
totalités limitées. d’où cette première conséquence, énoncée par Fou-
cault, qu’en lieu et place d’un savoir renaissant instable et incertain de
lui-même dans la prolifération des ressemblances, le savoir classique
déinit la possibilité d’une « connaissance absolument certaine des
identités et des diférences » (MC, 69), fondée sur la diférenciation
graduelle des éléments d’un ensemble donné, que cette diférenciation
permet justement d’ordonner, donc de connaître. il ne s’agit pas ici
seulement d’opposer la confusion de la pensée renaissante à la sup-
posée clarté de la pensée classique : il s’agit d’analyser les opérations
qui permettent de rejeter désormais comme confuses les pratiques du
semblable. L’incertitude du savoir renaissant n’est un problème que
pour un penseur de l’âge classique, dont le régime de pensabilité des
objets du savoir n’est plus le même que celui de l’époque précédente.
c’est ainsi qu’au primat de l’identité sur la diférence succède le pri-
mat de la diférenciation sur l’identique. seule cette diférenciation
permet d’articuler un ordre, car même si cet ordre s’élabore à partir du
repérage d’une identité première, cette identité ne devient telle qu’à
partir du jeu de sa diférenciation (elle n’est en ce sens que le principe
de l’ordre) :
L’activité de l’esprit ne consistera plus à rapprocher les choses entre elles, à
partir en quête de tout ce qui peut déceler en elles comme une parenté, une
attirance, ou une nature secrètement partagée, mais au contraire à discerner :
Représentation : du Même à l’Ordre 61
c’est-à-dire à établir les identités, puis la nécessité du passage à tous les degrés
qui s’en éloignent. (MC, 69)
La quête des similitudes, fondée sur des rapprochements hasardeux
et sur la confusion des choses et des signes des choses (valant comme
leurs « légendes »), cède la place à l’analyse et à la mise en ordre des dif-
férences. Discerner, c’est diférencier et lier entre elles dans une même
série les éléments ainsi diférenciés. Le discernement diférenciant est
ainsi ce qui permet au savoir d’être riche tout en étant ini, car ce qui
est produit par l’enchaînement dans la connaissance, c’est l’ordre des
choses elles-mêmes, chacune distincte de l’autre et toutes saisies dans
la relation de diférenciation qui en analyse la distribution réglée. La
comparaison, comme pratique diférenciante, est ainsi aux antipodes
de la ressemblance comme opération identiiante. cette pratique de la
comparaison, constitutive d’une mise en ordre des choses par la pensée,
déinit alors le seuil de la scientiicité du discours à l’âge classique.
comme le souligne toujours descartes dans ses Regulæ (règle
quatrième), la vraie science ne se confond plus avec l’érudition qui,
à la renaissance, désignait la forme même d’un savoir voué à inter-
préter les « legenda » hérités des anciens comme des signes seconds,
constituant autant d’interprétations accumulées et sédimentées du
texte premier de la nature. La vérité des choses s’approchait donc de
manière indirecte et tendancielle, à travers ces signes de la tradition
qui valaient eux-mêmes comme signes des signes des choses mêmes.
on connaît la réticence aichée de descartes à l’égard d’une tradition
qui fausserait le jugement plus qu’elle ne l’éclairerait par ses « legenda »
et qu’il convient par conséquent de révoquer en doute, ce qui est fait
au tout début du parcours rélexif des Méditations. Foucault voit dans
cette séparation classique de la tradition et de la science l’acte de nais-
sance de cette dernière qui s’inaugure par la mise au premier plan du
jeu de l’intuition et de la déduction (enchaînement des intuitions),
déployé sur le plan strictement interne de l’activité rationnelle. Est
ainsi archéologiquement constitué un nouveau rapport entre vérité et
langage : car à la constitution herméneutique de la vérité par déchif-
frement des textes anciens, c’est-à-dire déchifrement d’un déchifre-
ment premier des choses elles-mêmes, vient s’opposer radicalement
sa constitution intuitive « dans la perception évidente et distincte »
(MC, 70) des natures simples à partir desquelles peut être élucidé
l’ordre des choses. La vérité ne réside plus dans un langage (celui
62 Le Même et l’Ordre
des anciens et celui de la nature elle-même) qui la suggère et la fait
briller à l’horizon de ses textes, qui en donne les marques visibles et
lisibles. Elle s’atteint (se signale) directement dans l’évidence d’une
intuition. Le langage constitue alors l’élément dans lequel viennent
s’articuler « les intuitions et leur enchaînement », le milieu représenta-
tif de la vérité en acte. il n’est plus au milieu des êtres, dans les choses,
confondues avec elles, système de marques parmi les marques ; il est ce
milieu, ce medium neutre et transparent, dans (ou à travers) lequel les
êtres vont pouvoir venir s’ordonner selon le système de leur identité et
de leurs diférences.
saisi à ce niveau de généralités, le dispositif du savoir classique
ne paraît pourtant pas réductible à « la fortune singulière du cartésia-
nisme » (MC, 70) : Foucault corrige ainsi l’impression donnée dans
les pages précédentes, et relayée par une tradition d’histoire des idées,
d’une inauguration cartésienne de l’âge classique. ce n’est sans doute
pas seulement dans les œuvres de descartes ou dans un corps de doc-
trines identiié au cartésianisme que le rationalisme classique trouve
sa fondation archéologique : celle-ci se situe en retrait par rapport
aux productions particulières qu’elle engendre. or, de ce point de vue
archéologique, ce qui est premier et nouveau à l’âge classique, ce n’est
pas descartes ni le cartésianisme, mais bien un rapport fondamen-
tal à la mathesis comme science universelle de l’ordre. cette thèse de
Foucault sur l’âge classique conduit donc à repenser la notion même
de « rationalisme classique » : cette notion ne renvoie pas en efet, dans
la perspective discontinuiste qui est privilégiée ici, à l’émergence d’une
rationalité (enin) consciente de ses propres pouvoirs et appliquant sa
maîtrise à l’univers naturel, mécanisable et calculable dès lors qu’il est
réduit à l’ordre d’une res extensa descriptible en termes de « nombres,
igures, mouvements » ; elle renvoie plutôt, et exclusivement, à une
réorganisation en profondeur du savoir lui-même et de ses dispositions
fondamentales. c’est pourquoi le rationalisme cartésien n’est qu’un des
efets de ce savoir fondamental qui trouve à s’exprimer même dans les
options doctrinales apparemment contradictoires qui traversent l’âge
classique : de manière signiicative, Foucault ne cite plus descartes
dans la suite de son chapitre10, ce qui est une manière d’indiquer que

10 Force est de constater que les notes consacrées à descartes dans le dossier prépa-
Représentation : du Même à l’Ordre 63
la « fortune singulière du cartésianisme » ne tient pas plus à descartes
lui-même qu’au cartésianisme, mais à ce qu’il recèle d’historiquement
fondamental : à l’a priori historique qui en anime les diverses igures
et qui en constitue le socle.
selon cet a priori historique, savoir, ce n’est donc plus interpréter
des signes (rapporter indéiniment, dans le jeu de l’interprétation, du
langage à du langage, le langage réel aux signes naturels) ; c’est ordon-
ner au moyen de signes. de ce point de vue, Foucault souligne com-
bien le rapport de toute connaissance positive à la mathesis ne se réduit
pas au principe d’une mathématisation des phénomènes naturels mais
se constitue plutôt comme un rapport essentiel à l’ordre. En efet,
comme nous l’avons vu précédemment, « on peut toujours ramener les
problèmes de la mesure à l’ordre » (MC, 71) : ce primat de l’ordre sur la
mesure permet ainsi d’universaliser la méthode de l’analyse, qui pourra
s’appliquer à ordonner aussi bien les choses mesurables, quantitatives,
que les choses non mesurables, qualitatives. Par ailleurs, si ce primat de
l’ordre sur la mesure interdit de réduire l’entreprise générale du savoir
classique à un efort de « mathématisation de l’empirique » (MC, 70), il
permet aussi, de manière positive cette fois, de constituer ce savoir en
rapport avec des domaines empiriques « qui jusqu’à présent n’avaient
été ni formés ni déinis » (MC, 71). ces nouveaux domaines empiriques
sont ceux du langage, de la nature et du travail. La grammaire géné-
rale, l’histoire naturelle et l’analyse des richesses représentent la mise
en ordre réglée de tels domaines empiriques au sein de sciences dont
l’archéologie s’attache, dans les chapitres iV à Vi, à parcourir le champ
et à inscrire sous l’horizon d’une science universelle de l’ordre.
• — —

Foucault cherche manifestement, dans cette présentation inaugurale


de l’épistémè classique, à prendre le contre-pied d’une certaine vulgate
selon laquelle, d’une part, descartes représente à lui seul l’esprit de
l’âge classique et selon laquelle, d’autre part, cet esprit serait tout entier
enfermé dans un vaste projet scientiique et technique de mathéma-
tisation et de mécanisation de la nature, corrélatif d’une airmation

ratoire des Mots et les choses sont également très réduites. Elles se limitent en fait à
quelques citations recopiées des Regulæ.
64 Le Même et l’Ordre
sans précédent des pouvoirs de la rationalité11. En ce qui concerne ce
second point, il montre combien la nouveauté de la pensée classique
consiste au contraire à tenter, pour la première fois, d’ordonner ces
domaines empiriques des mots, des richesses et des êtres naturels, mais
de les ordonner sans les soumettre exclusivement à un quelconque
modèle mathématique. En soulignant le primat de l’ordre sur la mesure,
Foucault entend ainsi indiquer très clairement que les savoirs positifs
qui émergent à l’âge classique relèvent moins de l’application à leurs
objets de la « méthode algébrique » que de la construction maîtrisée de
systèmes de signes ordonnés. ce qui est une manière encore de rappe-
ler que l’épistémè classique n’est pas plus rigoureuse que l’épistémè de la
renaissance, mais qu’elle se fonde avant tout sur une modiication fon-
damentale du régime des signes : au renvoi permanent et réciproque
des signes naturels et des signes linguistiques, entre lesquels oscillait
sans in le savoir renaissant comme savoir du même, « superposant une
sémiologie à une herméneutique » dans la forme d’une « connaissance

11 dans une « note sur la phénoménologie dans Les mots et les choses », Gérard Lebrun
airme que cette position de Foucault engage sur le fond un débat avec la phéno-
ménologie husserlienne et son interprétation de la rationalité classique dans la Krisis.
mettre l’accent, comme le fait Foucault ici, sur le primat de l’ordre sur la mesure, cela
revient en efet à déjouer l’interprétation que husserl propose de la mathesis comme
mathématisation de l’empirie dans la Krisis. Pour Foucault, « la transformation de la
mathesis classique en une ontologie mathématisante ne permet pas de déterminer
dans toute son ampleur l’“a priori historique” qui commandait notamment (mais non
exclusivement) l’extrapolation galiléenne » (dans Michel Foucault philosophe, Paris, Le
seuil (des travaux), 1989, p. 35). ou encore : « 1) l’analyse par Foucault de la mathesis,
dans le il des Regulæ, déplace le centre de gravité du savoir classique : c’est l’ordon-
nable, non le calculable, qui est universellement garanti ; 2) à supposer que l’idéal
galiléen soit bien celui que décrit husserl, c’est le champ de la représentation qui
rend compte de son irruption » (p. 36). La rupture avec l’interprétation husserlienne
du rationalisme classique engage donc également une conception de l’histoire de la
philosophie : là où husserl tient la pensée classique pour une pensée pré-kantienne,
grosse d’une philosophie transcendantale que l’objectivisme scientiique de la mathe-
sis a fait avorter, Foucault renvoie cette pensée classique à l’ordre, a priori et historique,
d’un savoir qui se déploie et ne peut se déployer qu’à partir du lien entre l’être et la
représentation : « tant qu’a duré le discours classique, une interrogation sur le mode
d’être impliqué par le Cogito ne pouvait être articulée » (MC, 323). cette interpréta-
tion rend compte d’un certain efacement, dans l’analyse que Foucault propose de
l’âge classique, du « cartésianisme » (en tant que pensée du Cogito) au proit d’une
pensée de la « représentation » qui uniie le savoir classique à partir de la double
dimension d’une science universelle de l’ordre : mathesis (science des égalités) et
taxinomia (science de la classiication) (voir MC, 86 et suiv.).
Représentation : du Même à l’Ordre 65
de la similitude » (MC, 71), succède donc l’analyse ordonnée des choses
par le moyen de signes conçus cette fois comme « marques de l’iden-
tité et de la diférence, principes d’ordre, clefs pour une taxinomie »
(MC, 72). c’est cette mutation quant à la nature du signe et du langage
que Foucault se propose d’élucider dans la suite du chapitre iii.

2.2. Signe et représentation

il s’agit d’abord de dégager les principales conséquences de la « dis-


sociation du signe et de la ressemblance » (MC, 77) qui sous-tend la
constitution d’un nouveau régime du savoir, indexé sur le jeu interne
des représentations (des signes représentatifs), à partir du xviie siècle.
ces conséquences prennent la forme d’une triple rupture.
Une première rupture concerne le rapport des signes à la vérité.
dans l’épistémè de la renaissance, la divinatio, comme forme privilé-
giée du connaître, s’appliquait à des signes préexistants, déposés sur les
choses et dont il fallait déchifrer les signiications, préétablies par dieu :
connaître revenait ainsi à reconnaître, à deviner le divin de toutes choses.
dans l’épistémè de l’âge classique, les signes font partie intégrante de
l’acte de connaissance et de l’esprit connaissant qui les constitue (au
lieu de les recueillir comme déjà là, marques muettes à faire parler dans
un commentaire par principe indéini). il n’est donc plus satisfaisant
d’avoir à deviner ce que signiient les signes que l’on découvre parmi
les choses ; il s’agit maintenant de les ordonner pour parvenir progres-
sivement à la plus grande certitude possible quant à ce qu’ils désignent.
dans ces conditions, le probable n’est pas l’indice des approximations
constitutives d’une connaissance nécessairement hasardeuse, opérant
sur des « signes absolus » (MC, 74) préalablement donnés, que l’on
n’approche que tendanciellement, par implication interprétative ; c’est
plutôt le point de départ d’une connaissance vraie qui progresse vers sa
propre certitude à partir de la mise en rapport (et de la mise en réseau
de plus en plus serré) des signes ordonnés des choses.
Une seconde rupture concerne le rapport du signe à l’analyse,
comme forme privilégiée de la connaissance à l’âge classique. si en
efet, « la constitution du signe est […] inséparable de l’analyse » (MC,
75), cette constitution comporte une double dimension. d’un côté, le
66 Le Même et l’Ordre
signe est ce qui résulte de l’analyse : pour qu’un élément de notre expé-
rience devienne son signe, il doit être diférencié de l’impression dans
laquelle il est donné ; c’est l’analyse qui réalise cette diférenciation
visant à passer d’une impression globale confuse à l’un de ses éléments,
simple et distinct. mais d’un autre côté, le signe est aussi l’instrument
de l’analyse « puisqu’une fois déini et isolé, il peut être reporté sur de
nouvelles impressions » (MC, 75). L’analyse des signes s’ouvre ainsi sur
une combinatoire généralisée qui tranche avec le mouvement de la
connaissance dans le savoir de la renaissance. selon celui-ci, la res-
semblance refermait le jeu des signes sur lui-même et identiiait ten-
danciellement ce jeu à la forme du savoir – qui était, pour cette raison,
riche (dans sa forme proliférante) mais pauvre (en contenu déterminé).
[or] le signe, à l’âge classique, n’est plus chargé de rendre le monde proche de
soi et inhérent à ses propres formes, mais au contraire de l’étaler, de le juxta-
poser selon une surface indéiniment ouverte, et de poursuivre à partir de lui
le déploiement sans terme des substituts dans lesquels on le pense. Et c’est par
là qu’on l’ofre à la fois à l’analyse et à la combinatoire, qu’on le rend, de bout
en bout, ordonnable. (MC, 75)

L’analyse des signes et leur mise en ordre dans une connaissance


qui les combine en les disposant de manière articulée au sein d’un
vaste tableau des identités et des diférences, sont donc essentiellement
solidaires et se distinguent d’une cosmologie fondée sur le rapproche-
ment ininterrompu des signes selon les igures du semblable. Le savoir
classique ne cherche plus à répéter le monde en en relevant les signes
et en en recueillant l’indistinction primitive, il assigne comme tâche
à la connaissance de constituer des systèmes de signes indépendants
dont le déploiement autonome assure la mise en ordre des choses, ainsi
identiiées par le jeu réglé de leurs diférences.
Une dernière rupture, enin, porte sur le rapport du signe à son
origine, naturelle ou conventionnelle. Le savoir classique renverse là
encore les principes du savoir de la renaissance : celui-ci privilégiait
les signes naturels du monde – à déchifrer en tant qu’ils constituaient
le texte primitif de la nature elle-même dont les textes de la tradition
(écrits en signes conventionnels) formaient déjà une interprétation,
une mise en signes dérivée (ce pourquoi l’érudition supposait la divi-
nation) ; celui-là privilégie au contraire les signes de convention, outils
heuristiques d’une connaissance qui se construit à l’écart des choses,
plus précisément dans cet écart qui sépare les choses et les signes des
Représentation : du Même à l’Ordre 67
choses pour mieux les rapporter les uns aux autres dans le milieu réglé
de la représentation. aux signes que prescrit la nature elle-même, dont
l’appropriation malaisée, par approximation, formait l’essentiel de la
connaissance, s’opposent donc désormais ces signes d’institution que
la connaissance prescrit à la nature pour en analyser l’ordre propre,
conforme à celui de la pensée elle-même dans l’enchaînement de ses
idées. Foucault se réfère ici aussi bien aux analyses de condillac, dans
l’Essai sur l’origine des connaissances humaines qu’au rapport du doc-
teur itard concernant Victor de l’aveyron, l’enfant sauvage12. d’une
certaine façon, la démarche de condillac permet de souligner que ce
qui manque au « sauvage de l’aveyron » pour être pleinement humain,
c’est ce débordement des signes naturels par les signes d’institution, le
passage d’un langage directement appuyé sur les choses (et à la res-
semblance des choses) à la maîtrise d’une langue symbolique, manipu-
lable en l’absence même des choses à quoi renvoient les mots et leurs
liaisons grammaticalement réglées. En indiquant qu’à partir de l’âge
classique, « le signe d’institution, c’est le signe dans la plénitude de son
fonctionnement » (MC, 76), Foucault souligne ainsi le basculement qui
s’est opéré entre deux régimes ontologiques des mots : aux mots-choses
dont se contente Victor malgré les eforts du docteur itard, on préfère
désormais les mots-signes dans lesquels condillac voit la condition
de possibilité d’une connaissance véritablement humaine, rélexive
et raisonnable (c’est-à-dire maîtrisant ses propres instruments et sa
propre genèse). Une telle connaissance se fonde donc à présent sur un
système de signes dont le mode de liaison n’est plus fourni immédiate-
ment par la nature mais est instauré arbitrairement entre ses éléments.
Encore faut-il caractériser et délimiter cet arbitraire pour ne pas som-
brer dans l’anachronisme en projetant sur l’analyse classique des signes
une grille d’interprétation issue de la linguistique moderne, et tout
particulièrement de l’approche saussurienne de la langue13. L’arbitraire

12 Jean itard, Mémoire et rapport sur Victor de l’Aveyron (1801 et 1806), dans Lucien
malson, Les enfants sauvages, Paris, UGE, 1964.
13 dans l’introduction qu’il a donnée à une réédition de la Grammaire générale et rai-
sonnée d’arnauld et Lancelot (Paris, republications Paulet, 1969), Foucault met en
garde contre toute lecture anachronique de la théorie classique du langage : « La
grammaire générale n’est pas une quasi-linguistique, appréhendée de façon encore
obscure ; et la linguistique moderne n’est pas une nouvelle forme plus positive donnée
à la vieille idée de grammaire générale » (DE, i, texte no 60 [1969], p. 733). La parenté
68 Le Même et l’Ordre
désigne ici seulement « la manière dont les signes ont été établis » (MC,
76) – non pas prélevés sur les êtres ou les choses naturels comme des
signatures, mais institués par l’esprit pour penser les rapports entre les
éléments de la réalité, ainsi transposés dans la dimension de la repré-
sentation –, ainsi que le mode de fonctionnement réglé du système des
signes censé délivrer la connaissance des choses. En ce sens, l’arbitraire
correspond avant tout à un mode opératoire qui ne vaut que par les
efets qu’il rend possibles.
L’arbitraire ne vaut donc pas tant au niveau de chaque signe qu’au
niveau du système qui les articule sous la double forme de l’analyse
et de la combinatoire, du iltre (permettant de dégager, au sein d’une
perception globale, des impressions originaires, des éléments simples,
premiers) et de l’articulation (permettant de reconstituer dans l’espace
homogène et distributif du tableau la complexité des choses). L’ar-
bitraire représente donc ce détour que la pensée classique opère par
des systèmes de signes indépendants de la nature, pour parvenir à la
connaissance de cette nature elle-même. Là où le savoir renaissant
laissait parler indéiniment le langage, la vieille Parole du monde, le
savoir classique cherche à « fabriquer une langue » qui, « analysante
et combinante, [puisse être] réellement la langue des calculs » (MC,
77). L’événement inaugural et constitutif de l’âge classique est donc à
situer dans cette nécessité nouvelle d’une langue universelle conçue
comme un système symbolique répliquant le système du monde et
détaillant, à partir d’« opérations de nature logique » (MC, 77) comme
l’analyse et la combinatoire formelle, l’ordre des choses. si connaître,
à l’âge classique, signiie ordonner, cette mise en ordre est indisso-
ciable de la constitution d’une langue fabriquée, artiicielle, « simple,
absolument transparente, qui est capable de nommer l’élémentaire »

manifeste entre la linguistique moderne et la Grammaire générale de Port-royal ne


doit donc pas masquer que celles-ci relèvent en réalité de « deux conigurations épis-
témologiques diférentes » (ibid.). Foucault souligne néanmoins que le rapproche-
ment qui semble s’imposer entre ces deux théories du langage archéologiquement
distinctes vaut comme l’indice d’une « mutation actuelle » (ibid.) qui concerne un
certain primat du langage dans l’ordre du savoir. avec la montée en puissance du
paradigme linguistique au sein des savoirs structuraux (psychanalyse, ethnologie), la
igure de l’homme, centrale dans la coniguration moderne du savoir, tend en efet à
s’efacer au proit de celle du langage, même s’il ne s’agit pas de rétablir à contretemps
la fonction structurante du discours classique.
Représentation : du Même à l’Ordre 69
(MC, 76) et de l’ensemble des règles logiques (règles opératoires, de
calcul) qui « déinit toutes les conjonctions possibles » (MC, 76) de ces
éléments d’origine, et les distribue dans l’espace articulé du tableau.
L’épistémè classique peut être ainsi déinie par cette essentielle com-
plémentarité « d’un calcul universel et d’une recherche de l’élémentaire
dans un système qui est artiiciel » (MC, 76). s’interroger sur l’« origine
des connaissances humaines », comme le fait condillac, c’est en efet
chercher à comprendre non pas seulement d’où viennent nos idées, ni
comment elles se forment dans notre esprit, mais avant tout comment
elles deviennent des connaissances, c’est-à-dire des systèmes d’idées
qui permettent d’appréhender la nature dans ses principes les plus
simples comme dans ses formes les plus complexes.
c’est ici qu’apparaît la profonde rupture entre la pensée classique
et la pensée renaissante : alors que celle-ci se fondait exclusivement sur
une recherche de l’origine (à jamais soustraite, et seulement perceptible
à travers le jeu des ressemblances et des traces), celle-là vise plutôt à
constituer artiiciellement cette origine à partir de signes valant avant
tout comme les éléments arbitraires et premiers d’une langue dont le
fonctionnement réglé permet de parvenir à une description symbolique
du monde, de plus en plus certaine. c’est le statut et la fonction de l’ori-
gine qui sont donc révisés : l’origine, ce n’est plus le texte de la nature
elle-même, horizon indépassable de l’interprétation et principe ultime,
secret, du jeu des ressemblances ; c’est le produit d’une opération mentale,
celle de l’analyse, qui ne remonte à un principe d’ordre que pour en faire
le point de départ d’une autre opération mentale de progressive difé-
renciation, visant à combiner les efets d’un tel principe en vue de « per-
mettre la genèse idéale de la complexité des choses » (MC, 76). L’origine
n’est plus le terme réel et impossible de l’interprétation ; c’est un point de
départ idéal et nécessaire pour la mise en ordre des choses.
il y a donc bien rupture entre ces deux manières de concevoir le
statut et la fonction de l’origine dans la connaissance de la nature. or,
selon Foucault, cette rupture ne renvoie pas seulement à « un enche-
vêtrement d’inluences, où il faudrait bien sans doute faire apparaître
la part individuelle qui revient à hobbes, Berkeley, Leibniz, condillac,
aux idéologues » (MC, 77). Elle se fonde plus radicalement sur la muta-
tion archéologique de l’a priori historique du savoir lui-même : cette
mutation consiste, négativement, dans la « dissociation du signe et de
la ressemblance », et positivement, dans l’apparition de ces « igures
70 Le Même et l’Ordre
nouvelles que sont la probabilité, l’analyse, la combinatoire, le système
et la langue universelle » (MC, 77). dans ces conditions, les analyses
philosophiques de tel ou tel auteur ne sont mobilisées qu’au titre des
efets variés (parfois mêmes contradictoires entre eux) d’une même
disposition fondamentale du savoir qui en conditionne et en règle les
développements : l’archéologie n’est pas une histoire des idées, enten-
due comme histoire des inluences interindividuelles provoquant de
manière lente mais continue l’airmation d’opinions philosophiques
incompatibles ; Foucault oppose à ce jeu et à cette dissociation pro-
gressive des opinions dans l’élément de la continuité historique l’idée
d’une discontinuité historique des régimes de savoir, obéissant à
chaque époque à un « réseau unique de nécessités » (MC, 77) qui en
contraint et en catégorise a priori les expressions singulières14.
c’est sur fond de cette discontinuité que la spéciicité du signe
classique peut apparaître. après avoir élucidé la fonction nouvelle
du système des signes, il s’agit en efet d’examiner le fonctionnement
interne de ce système, soit la manière dont les signes se rapportent à
eux-mêmes et à leur contenu. c’est ici la disposition binaire du signe
classique qui est airmée, en rupture avec l’organisation ternaire qui
avait prévalu à la renaissance. Et cette binarité décide d’un lien fon-
damental entre le signe et la représentation qu’il convient d’expliciter.
Pour cela, il faut repartir du fonctionnement des signes à la renais-
sance, tel qu’il est décrit à la in du chapitre ii des Mots et les choses.
dans ce système, en efet, il revenait aux igures variées de la ressem-
blance d’assurer la liaison entre les signatures et ce qu’elles désignaient.
Une marque ne pouvait être identiiée et ne pouvait fonctionner

14 Foucault prend ainsi le contre-pied de la méthodologie mise en œuvre par Paul


hazard dans La crise de la conscience européenne, et qui mêle histoire culturelle des
idées et histoire psychologique des opinions en manquant du coup l’« historicité
du savoir » lui-même : « on peut bien écrire une histoire de la pensée à l’époque
classique, en prenant ces débats pour points de départ ou pour thèmes. mais on ne
fera alors que l’histoire des opinions, c’est-à-dire des choix opérés selon les indivi-
dus, les milieux, les groupes sociaux ; et c’est toute une méthode d’enquête qui est
impliquée. si on veut entreprendre une analyse archéologique du savoir lui-même,
alors ce ne sont pas ces débats célèbres qui doivent servir de il directeur et articuler
le propos. il faut reconstituer le système général de pensée dont le réseau, en sa
positivité, rend possible un jeu d’opinions simultanées et apparemment contradic-
toires. c’est ce réseau qui déinit les conditions de possibilité d’un débat ou d’un
problème, c’est lui qui est porteur de l’historicité du savoir » (MC, 89).
Représentation : du Même à l’Ordre 71
comme telle, qu’à la condition d’être ressemblante à ce qu’elle mar-
quait. or, à l’âge classique, le rapport du signiiant au signiié ne se joue
plus au niveau des choses et dans l’élément externe de la ressemblance,
mais au niveau des idées et dans l’élément interne de la représentation.
L’ordre de la connaissance ne dépend plus de l’être des choses, mais de
la mise en ordre des signes par la pensée elle-même. c’est ce retrait
des signes hors des choses qui dénoue leur appartenance aux igures
du semblable et déinit leur lien privilégié avec une représentation à
la fois « redoublée et auto-appliquée »15. car l’organisation binaire du
signe classique se joue à présent tout entière, et essentiellement, dans
le rapport de la représentation à elle-même : le signe n’a plus à res-
sembler à ce qu’il désigne ; il a à le représenter (sous la forme d’une
idée de cette chose qu’il désigne) mais il a aussi et surtout à représenter
son lien à ce qu’il représente « qui, dès lors, intervient comme contenu
d’une idée, soit comme représentation à son tour »16. La représentation
ne représente quelque chose qu’à la condition de se représenter elle-
même comme représentation : « rapport à un objet et manifestation
de soi » (MC, 79) sont strictement coextensifs. il n’y a signe qu’à partir
du moment où une représentation est liée à une autre et représente
en elle-même ce lien, à la manière d’une mise en abyme de son être
représentatif : « Une idée peut être signe d’une autre non seulement
parce qu’entre elles peut s’établir un lien de représentation, mais parce
que cette représentation peut toujours se représenter à l’intérieur de
l’idée qui représente » (MC, 79).
ce dédoublement et ce redoublement rélexif de la représentation,
constitutifs de la théorie classique des signes, renvoient ainsi claire-
ment à l’organisation interne des Ménines de Velásquez où Foucault
croit déceler la « représentation de la représentation classique » (MC,
31). celui-ci souligne d’ailleurs ici que la Logique de Port-Royal prend
le « tableau » comme exemple privilégié pour déinir la nature et la
structure binaire du signe classique : « le tableau n’a pour contenu

15 nous empruntons cette expression à Jean-michel salanskis, Herméneutique et


cognition, Villeneuve d’ascq, Presses universitaires du septentrion (Philosophie),
2003, p. 47. dans un chapitre consacré au « thème représentationnel », l’auteur pro-
pose une relecture stimulante de l’épistémè classique, qu’il met en perspective pour
son propre compte à partir d’une rélexion portant sur le statut épistémologique
des sciences cognitives (p. 46-59).
16 Jean-michel salanskis, Herméneutique et cognition, ouvr. cité, p. 47.
72 Le Même et l’Ordre
que ce qu’il représente, et pourtant ce contenu n’apparaît que repré-
senté par une représentation » (MC, 79). Le tableau fonctionne donc
à la fois comme une représentation objective, ayant certains objets
comme contenu, et comme la représentation de cette représentation,
représentation rélexive, ayant pour contenu non plus tel ou tel objet,
mais la représentation objective elle-même : l’assignation apparente
des signes représentatifs à un supposé ordre des choses préexistant est
ainsi ramenée à l’assignation de ces mêmes signes au jeu interne de la
représentation se représentant elle-même comme représentation. on
comprend par là que ce qui se joue dans le passage d’une organisation
ternaire du signe à sa disposition binaire, ce n’est rien de moins que
le rapport du signe à son contenu : ce rapport n’est plus identiiable
comme rapport de ressemblance entre des choses de même nature ; il
est désormais ixé à l’intérieur de la pensée elle-même, comme rapport
intra-représentatif entre des idées (qui représentent des choses et qui
se représentent comme représentation de ces choses). c’est le statut
même de la connaissance qui se trouve révisé : ce n’est plus en fai-
sant indéiniment parler les signes opaques que l’on pourra connaître
les choses ; cette connaissance passe désormais par une analyse de la
représentation des signes, à entendre comme analyse du contenu qu’ils
représentent (sous forme d’idée) et comme analyse de la représenta-
tion de cette représentation (dans la forme du signe).
La pensée classique se fonde ainsi sur une transparence du signe
à la représentation qui constitue son socle archéologique, c’est-à-dire
aussi la limite historique de sa validité. de fait, parmi les conséquences
archéologiques que Foucault tire alors de cette exposition de la nature
et de la fonction du signe classique, nous retiendrons avant tout celle-
ci : si la pensée classique, de malebranche à l’idéologie, se déploie
fondamentalement comme philosophie du signe, adossée à une théorie
générale de la représentation, il est clair que cette philosophie « exclut
jusqu’à la possibilité d’une théorie de la signiication » (MC, 80). il n’y
a donc pas continuité, mais rupture entre les régimes renaissant, clas-
sique et moderne des signes : à la renaissance, le savoir consistait dans
le déchifrement d’un « sens autochtone des choses », « extérieur ou
antérieur au signe » qui valait seulement comme la trace, le chifre, de ce
sens premier et dernier à la fois (en tout cas constitué indépendamment
d’une conscience, irréductible donc à une signiication) ; pour la moder-
nité, le jeu des signes est soumis à un « acte constituant de la signiica-
Représentation : du Même à l’Ordre 73
tion », à une « genèse intérieure à la conscience » (MC, 80)17, soit à une
opération intermédiaire déterminant de l’intérieur le rapport des signes
à leur contenu. dans le premier cas (renaissance), le sens précède le
signe ; dans le second (modernité), il dérive d’une activité constituante
de la conscience qui impose sa loi propre aux signes. mais ici et là s’in-
troduit une certaine opacité entre le signe et son contenu – que cette
opacité soit liée à la prolifération des ressemblances et à son corrélat,
l’indéini de l’interprétation, ou qu’elle soit liée à l’opération médiate
de la conscience, en charge de déchifrer pour elle-même ce sens qu’elle
constitue au-delà des signes. Entre ces deux modalités historiquement
déterminées d’une problématique du signe rabattue sur une probléma-
tique du sens (antécédent ou transcendant – au sens phénoménologique
de ce qui est visé par l’intention signiiante d’une conscience), le signe
classique ne se déinit pas dans son rapport à l’opacité des choses ou à
l’opacité des actes de la conscience, mais dans la transparence de chaque
représentation à ce qu’elle représente. dans ces conditions, le sens n’est
pas à chercher en deçà ou au-delà des signes, il n’est pas à déceler à
travers le medium opaque des ressemblances ou de la conscience. il n’est
pas autre chose que « la totalité des signes déployée dans leur enchaî-
nement ; il se [donne] dans le tableau complet des signes » (MC, 80).
Le sens est donné dans l’activité même de la représentation, comme
la représentation de cette activité elle-même. il est à ce titre en retrait
par rapport aux choses elles-mêmes, ce qui ne l’empêche pas de s’y
rapporter (puisque la représentation se rapporte bien à ce qu’elle repré-
sente) : « Le tableau des signes sera l’image des choses » (MC, 80). il ne
signiie pas les choses (puisqu’aucune conscience ne l’habite ni ne le
constitue), mais les représente, c’est-à-dire articule au niveau des signes
eux-mêmes « les découpes propres au sens » (MC, 80). on retrouve ici
l’airmation d’un système arbitraire des signes qui ne se situe à dis-
tance de la réalité empirique que pour en ordonner les éléments dans
la dimension transparente à elle-même de la représentation, qui est la
dimension propre de la connaissance à l’âge classique18. L’analyse du

17 Foucault souligne ainsi l’emprise de la phénoménologie, en tant que philosophie


du sens et de la conscience constituante, sur la modernité.
18 cette thèse archéologique de Foucault rompt avec la compréhension husserlienne de
la pensée classique telle qu’elle se donne dans la Krisis (voir supra, chapitre ii, note 11).
Là où husserl, en sa qualité de post-kantien, ixe comme enjeu majeur à l’histoire de
la pensée l’élaboration progressive d’une problématique transcendantale (qui est une
74 Le Même et l’Ordre
langage, l’histoire naturelle ou encore l’analyse des richesses (qui seront
présentées dans les trois chapitres suivants) n’ont donc afaire qu’à des
signes artiiciels (signes verbaux, caractères naturels, monnaie) mais la
mise en ordre de ces signes dans l’espace du tableau permet de clariier
immédiatement ce qu’ils signiient (les mots, l’ordre naturel, le besoin),
sans que s’impose le détour par une conscience constituante, érigée en
origine subjective du sens.
La représentation forme donc le milieu transparent et homogène où
s’efectue la relation (objective et rélexive) du signe à son contenu et à
d’autres signes. cet élément est suisant pour rendre compte de la fonc-
tion du signe à l’âge classique : il est par conséquent inutile de présuppo-
ser que la liaison du signiiant au signiié ne peut être établie qu’à partir
de la médiation d’une conscience. dans ces conditions, la rupture entre
la théorie du signe (classique) et la théorie de la signiication (moderne)
a pour corrélat la continuité sourde qui relie la démarche philosophique
de l’idéologie, se présentant comme une « analyse générale de toutes
les formes de la représentation, depuis la sensation élémentaire jusqu’à
l’idée abstraite et complexe », et « le projet d’une sémiologie générale »
(MC, 81) qui innerve le développement de la linguistique saussurienne.
Lorsqu’il propose de comprendre le signe comme la liaison d’un
concept et d’une image, saussure ne renvoie pas en efet cette liaison
à l’activité constituante d’une conscience ; il la fonde sur le jeu interne
des représentations et la soustrait ainsi à la question de la signiication.
La linguistique saussurienne, qui pense la nature binaire du signe et son
arbitraire, est donc profondément classique dans ce qui la fonde. Et elle
tire sans doute sa valeur critique de cet anachronisme concerté dans la
mesure où, en renvoyant l’analyse du signe à une analyse de la représen-
tation, elle permet de se passer du recours (phénoménologique) à une
conscience constituante et signiiante.

problématique de la conscience transcendantale), Foucault procède à une analyse de


diférents modes d’être historiques du signe et du langage, envisagés comme autant
de conditions de la mise en ordre des choses dans la forme de savoirs empiriques. La
problématique transcendantale est donc en un sens reprise par l’archéologie, mais
elle se trouve comme décalée de la conscience à l’histoire et au savoir.
Représentation : du Même à l’Ordre 75

2.3. L’imagination et le tableau : diférences et identité

La « dissociation du signe et de la ressemblance » (MC, 77) qui forme


l’événement inaugural de l’âge classique modiie ainsi en profondeur
la forme générale du savoir et les conditions de possibilité de toute
connaissance. connaître, ce n’est plus reconnaître le semblable à par-
tir des marques déposées sur les choses, c’est analyser des représenta-
tions, en décomposant et en recomposant les rapports entre les idées
et leurs signes représentatifs. Pourtant, cette modiication radicale du
savoir, qui fait passer du primat de la ressemblance au primat de la
représentation, s’accompagne paradoxalement d’une réévaluation du
lien entre ressemblance et connaissance. L’analyse de Foucault pour-
suit ici deux objectifs. d’une part, en clariiant le statut et la fonction
de la similitude dans une connaissance classique qui s’est soustraite à
son primat, il cherche à montrer comment celle-ci s’articule à la fois
aux exigences d’une science générale de l’ordre et à la nécessité d’une
genèse empirique de la connaissance elle-même dont l’imagination
constitue le pivot. mais d’autre part, il veut indiquer comment, sous ce
double aspect, une telle connaissance n’accorde aucun privilège épis-
témologique à la « nature humaine », et se développe à l’écart de toute
entreprise relevant des sciences de l’homme. Le lien avec les analyses
précédentes apparaît donc : de même que le savoir classique, en tant
que savoir fondé sur l’analyse des représentations, exclut la possibilité
d’une théorie de la signiication, de même son projet général ne peut
être confondu avec celui d’une quelconque science de l’homme : ni
la conscience comme instance constituante ni l’homme comme objet
ne sont expressément requis par l’instauration du rapport représenta-
tif aux choses, qui s’exprime de manière autonome dans le signe lui-
même. ce qui est en jeu dans les quelques pages consacrées à « L’ima-
gination de la ressemblance » concerne donc bien la thèse générale de
l’ouvrage. on se souvient que Foucault a, dans le chapitre ii, souligné
la place singulière de l’homme dans le savoir de la renaissance où
il reçoit la fonction d’articulation du microcosme et du macrocosme,
réléchissant et transmettant les ressemblances du monde, mais où il
n’est inalement que l’instance transitoire d’un sens qui se constitue
sans lui, à travers le commerce continu des mots et des choses. il s’agit
76 Le Même et l’Ordre
à présent de montrer que le savoir classique, attentif lui aussi à quelque
chose comme la « nature humaine », n’en dépend pourtant pas non plus
épistémologiquement.
— —•
L’analyse du savoir renaissant a montré que la ressemblance formait
comme la trame du monde, que l’interprétation des signes visait à
révéler, en la détissant par ses commentaires. cette ressemblance
devient à l’époque classique le régime de ce qui est externe au champ
du signe et que la représentation doit analyser en termes d’identités
et de diférences en vue d’en faire ressortir l’ordre. La similitude n’est
plus l’être même des choses, le secret des signes, mais devient objet
d’analyse, à la fois « ce qui est à connaître et qui est le plus éloigné
de la connaissance elle-même » (MC, 82), dont le semblable n’est
que la matière19. Foucault éclaire ce point en recourant à un schéma
d’analyse emprunté manifestement à la pensée humienne20. En efet,
le semblable remplit ici le rôle du divers de l’expérience, puisqu’il
forme le point de départ de toute connaissance possible. ce point
de départ représente à la fois ce dont il faut partir – et ce dont on
ne peut pas ne pas partir car « une égalité ou une relation d’ordre ne
peut être établie entre deux choses que si leur ressemblance a été au
moins l’occasion de les comparer » (MC, 82) – et ce dont l’éloignement
constitue la connaissance en tant que telle – celle-ci étant achevée

19 Le sous-dossier « Philosophie du langage » (dossier préparatoire aux Mots et les


choses) contient un certain nombre de iches se rapportant à cette question de la
ressemblance. Parmi celles-ci, il est possible de mentionner, pour leur proximité
avec la problématique du rôle de la ressemblance dans la connaissance : 2 iches
sur mérian, traducteur des Recherches sur l’entendement humain de david hume,
et auteur des Rélexions philosophiques sur la ressemblance (parues en 1767 dans
un Choix de mémoires de l’Académie de Berlin) – iches intitulées « La ressem-
blance et les signes » et « La ressemblance et la connaissance » ; plusieurs iches
sur hume, Traité de la nature humaine, intitulées « Les relations philosophiques.
ressemblance-causalité », « ressemblance des impressions et des idées », « La rela-
tion », « causalité et ressemblance », « La ressemblance. objet d’exactitude ». on
trouve encore une « note sur la ressemblance chez hume ».
20 Eu égard au travail préparatoire de Foucault (note supra) qui fait clairement appa-
raître l’importance prise par hume dans cette élaboration du rôle de la ressemblance
dans l’ordre classique du savoir, nous ne pouvons suivre Jean-michel salanskis qui
propose pour sa part une analyse de ce rôle en termes kantiens. notons toutefois
que Kant lui-même élabore sa théorie de la connaissance à partir de hume…
Représentation : du Même à l’Ordre 77
dans la forme distributive et combinatoire du tableau ordonné des
identités et des diférences. La ressemblance cesse donc d’être « le rap-
port fondamental de l’être à lui-même et la pliure du monde » (MC,
82) : elle apparaît désormais, à l’intérieur du dispositif classique du
savoir, comme le mode de donation du divers empirique, ou encore,
pour citer Jean-michel salanskis, comme ce « continuum présentatif »
indispensable « sur lequel la re-présentation, via le moment catégoriel
de l’identique et du diférent, installe son tableau discret »21. cette
implication réciproque de la ressemblance et de l’analyse se trouve
encore prolongée dans la suite du texte, lorsque Foucault précise la
fonction de la ressemblance dans la connaissance, et notamment son
rapport à l’imagination :
En cette position de limite et de condition (ce sans quoi et en deçà de quoi on
ne peut connaître), la ressemblance se situe du côté de l’imagination ou, plus
exactement, elle n’apparaît que par la vertu de l’imagination et l’imagination
en retour ne s’exerce qu’en prenant appui sur elle (MC, 83).
comme c’est le cas chez hume, l’imagination est donc ce qui
vient opérer la jonction entre le foisonnement des ressemblances – le
désordre du divers – et l’ordre de la représentation. La représentation
suppose la ressemblance et l’imagination. Pour faire valoir cette double
implication, Foucault développe une argumentation complexe, dont il
est possible de retenir les éléments suivants. tout d’abord, il rappelle
que, sans la ressemblance, il n’y aurait pas d’analyse de la représen-
tation possible. il faut donc que les choses se ressemblent pour être
représentées et, in ine, ordonnées, c’est-à-dire diférenciées les unes
des autres et pour échapper ainsi à l’indistinction d’un changement
perpétuel, d’une rhapsodie d’impressions sans lien les unes avec les
autres. dans ces conditions, l’imagination paraît dériver du semblable
puisqu’il faut d’abord que les choses se ressemblent pour que l’on
puisse (via l’imagination) faire le lien entre elles, rappeler l’une en la
rapportant à une autre : l’élaboration et la mise en ordre des représen-
tations supposent donc, comme leur condition négative, comme leur
limite propre, la continuité du semblable (au lieu de la discontinuité
du successif ). cette continuité constitue la matière même de l’imagi-
nation. or, Foucault ajoute que « sans l’imagination, il n’y aurait pas de

21 J.-m. salanskis, Herméneutique et cognition, ouvr. cité, p. 48.


78 Le Même et l’Ordre
ressemblance entre les choses » (MC, 83). c’est que cette ressemblance
n’est pas donnée dans les choses elles-mêmes, elle est un certain rap-
port entre les choses, rapport produit par l’esprit qui, en se rendant
présente à nouveau une impression passée, peut la découvrir « sem-
blable à une précédente ou dissemblable d’elle » (MC, 83). L’imagi-
nation est alors ce pouvoir de rappel qui fonde la ressemblance (en
la faisant apparaître) et s’applique à elle, en rendant possible ainsi la
représentation qui, comme « re-présentation dans l’imaginaire » d’une
impression passée, permet de la comparer à d’autres impressions et,
par là, d’en mesurer les ressemblances et les dissemblances, soit de les
diférencier progressivement.
Puisque donc il n’y a pas de représentation sans imagination et pas
d’imagination sans ressemblance, l’imagination constitue bien le pivot
de la connaissance : d’un côté, elle se charge de rapporter les représen-
tations aux impressions sensibles désordonnées qui, par leurs ressem-
blances, tout à la fois les rendent possibles et en brouillent la mise en
ordre ; mais d’un autre côté, elle permet de « reconstituer l’ordre à partir
de ces impressions » (MC, 84) en les diférenciant. L’imagination opère
ainsi à la charnière de l’identique et du diférent, du semblable indif-
férencié et de l’ordonné, de la dispersion des choses et de la mise en
tableau des représentations. Le « jeu des signes et de la ressemblance »
qui s’identiie dans l’épistémè de la renaissance au jeu de la nature avec
elle-même, cède donc la place à l’interdépendance de l’imagination et
de la ressemblance dans la genèse de la connaissance.
c’est pour cette raison que l’épistémè classique ne peut être envi-
sagée sous les catégories kantiennes : se demander en efet comment
l’on passe d’un désordre apparent d’impressions sensibles qui se res-
semblent à la mise en ordre des représentations sous la forme de
tableaux ou plutôt comment l’ordre manifeste des tableaux suppose
le désordre réel des impressions, cela n’est pas la même chose que se
demander quelles conditions de droit la connaissance doit remplir
pour s’établir comme science. Le savoir classique, doublant le projet
d’une science de l’ordre d’une analyse de la genèse de la connaissance,
reste étranger à un questionnement de type transcendantal et se main-
tient dans une problématique empirique : ce sont les conditions de
réalité, non les conditions de légitimité de la connaissance, qui sont
interrogées. or, un tel questionnement sur la genèse empirique des
connaissances ne manque pas de faire apparaître leur fond obscur, à
Représentation : du Même à l’Ordre 79
partir duquel l’ordre des représentations peut se détacher : la genèse de
l’ordre renvoie à la genèse du désordre.
selon Foucault, deux solutions opposées à ce problème de la genèse
sont ainsi proposées par les philosophies classiques. Une première
solution consiste à poser que c’est l’imagination elle-même, en tant
que stigmate de la nature humaine, qui menace toujours de produire
le désordre, la vague ressemblance et de brouiller le tableau ordonné
des êtres (descartes, malebranche, spinoza) : l’imagination fausse
la représentation. Une autre solution (proposée au siècle suivant
par rousseau, condillac et hume22, notamment) invite à voir dans
le « murmure vague des similitudes […] le fait énigmatique d’une
nature qui avant tout ordre se ressemble à elle-même » (MC, 85) : la
ressemblance devient la source à laquelle s’alimente l’imagination.
celle-ci n’est donc plus la cause du brouillage des identités et des dif-
férences, elle est l’efet d’une nature brouillée, qui n’ofre « à la repré-
sentation que des choses qui se ressemblent » (MC, 84). Le problème
philosophique de la genèse des connaissances humaines consiste donc
à identiier l’origine de ce désordre que l’analyse des représentations
doit permettre de remettre en ordre. cette origine se trouve dans le
lien premier et réciproque de la ressemblance et de l’imagination, qui
implique à la fois la nature humaine (première solution) et la nature
(seconde solution).
sur la base de cette reconstruction, et dans la mesure où son pro-
pos ne consiste pas à montrer comment, de manière nécessaire, la
problématique transcendantale a pu sortir de la problématisation
empirique de la connaissance, Foucault peut revenir sur la fonction
archéologique des concepts de nature et de nature humaine : « nature
et nature humaine permettent, dans la coniguration générale de l’épis-
témè, l’ajustement de la ressemblance et de l’imagination, qui fonde
et rend possibles toutes les sciences empiriques de l’ordre » (MC, 85).
on comprend par là que le savoir classique n’accorde aucun privilège
à la nature humaine, à l’humain comme région ontologique isolée au
sein du vaste domaine naturel. L’objet privilégié de la connaissance
classique, ce n’est pas l’homme, mais l’ordre. c’est de l’ordre qu’il faut
reconstituer la genèse en interrogeant le pouvoir de l’imagination et

22 Voir par exemple la iche qui porte sur le Traité de la nature humaine (introduction
du tome i) et qui s’intitule : « La nature humaine et les sciences ».
80 Le Même et l’Ordre
son rapport ambivalent au jeu des ressemblances. La notion de « nature
humaine », étroitement liée à celle de nature, n’a donc pas l’autonomie
conceptuelle qu’elle recevra dans la modernité : elle désigne seule-
ment une fonction de la connaissance elle-même, comprise comme
cet « ajustement de la ressemblance et de l’imagination » dans l’élé-
ment de la représentation. Par conséquent, la « nature humaine » ne
désigne pas le pôle subjectif et le domaine d’objectivité privilégié d’une
telle représentation : elle « se loge dans ce mince débordement de la
représentation qui lui permet de se re-présenter » (MC, 85), c’est-à-dire
de valoir comme représentation se représentant elle-même.
il est signiicatif que Foucault, après avoir déini les rapports de la
représentation à la ressemblance et la fonction de l’imagination dans
les termes (pré-kantiens) de hume, insiste plutôt dans cette remarque
terminale sur le point qui est au cœur de son analyse des Ménines :
la représentation classique peut bien se représenter elle-même dans
tous ses éléments et dans toutes ses fonctions, elle rejette ce qui la
fonde – « celui pour qui la représentation existe et qui se représente
lui-même en elle, s’y reconnaissant pour image ou relet » (MC, 319),
l’homme, la conscience signiiante – hors de l’espace de la représen-
tation. c’est la condition pour que cet espace accède à une véritable
autonomie dans l’ordre du savoir. malgré donc l’esquisse d’une conti-
nuité entre l’âge classique et la modernité, il subsiste cette distinction
fondamentale : « L’homme, comme réalité épaisse et première, comme
objet diicile et sujet souverain de toute connaissance possible » (MC,
321) n’a pas sa place dans la grande disposition de l’épistémè classique23.
L’entrecroisement de l’imagination et de la ressemblance, de la nature
humaine et de la nature, ne conduit pas à accorder une place à part à
cet être dont la vocation « serait de connaître la nature, et soi-même
par conséquent comme être naturel » (MC, 321). il procède plutôt d’une

23 En ce sens, Gérard Lebrun a raison de souligner que Foucault suit « de près la


démarche kantienne » (« note sur la phénoménologie dans Les mots et les choses »,
Michel Foucault philosophe, ouvr. cité, p. 40). il la suit lorsqu’il situe l’émergence de la
modernité au point d’apparition de la problématique transcendantale, c’est-à-dire
aussi au point d’efondrement de la mathesis classique : « L’essentiel, c’est qu’avec
Kant, la mathesis classique soit à jamais dissoute ; c’est que le postulat de représenta-
bilité intégrale soit soudain abandonné et qu’aux analyses de l’ordre représenté soit
substituée une analytique, c’est-à-dire une rélexion sur les conditions de l’ordre,
dont la place est en dehors du “tableau des identités et des diférences”» (p. 41).
Représentation : du Même à l’Ordre 81
interrogation sur le rapport interne de la représentation à l’être qu’elle
représente et ce rapport n’est nullement noué à partir de l’homme, mais
plutôt à partir du langage « qui nomme, qui découpe, qui combine, qui
noue et dénoue les choses, en les faisant voir dans la transparence des
mots » (MC, 322). interroger la genèse des connaissances, cela revient
donc à se demander à quelles conditions ce langage peut représen-
ter l’être, et non à isoler, au cœur de ces connaissances, un « domaine
propre et spéciique de l’homme » (MC, 320). En refermant ainsi l’es-
pace de la représentation sur lui-même et en faisant communiquer
à l’intérieur de cet espace la nature et la nature humaine, le savoir
classique exclut la possibilité d’une science classique de l’homme – qui
serait comme l’origine lointaine des « sciences humaines » dont Fou-
cault entreprend l’archéologie dans Les mots et les choses.
L’analyse de la genèse de la connaissance, à l’âge classique, ne fait
donc pas apparaître l’homme comme origine, fondement et domaine
du savoir : elle met plutôt en lumière les rapports complexes de la
représentation avec la ressemblance et l’imagination ; elle rend compte
de ce que les « grands tableaux du savoir développés selon les formes de
l’identité, de la diférence et de l’ordre » sont produits à partir de l’ana-
lyse des « formes frustes du même » (MC, 86). L’ensemble du savoir
classique se déploie donc entre ces pôles du même et de l’ordre, de
l’analyse génétique et de la mathesis, ouvrant ainsi un nouvel « espace
d’empiricité » (MC, 86) soumis à la rigueur de ce que Foucault désigne
alors comme taxinomia. Que faut-il entendre par ce nouveau terme ?
c’est ce que vise à clariier la conclusion du chapitre iii qui propose
de déinir en ces termes la coniguration générale du savoir classique :
[L’]épistémè classique peut se déinir […] par le système articulé d’une mathesis,
d’une taxinomia et d’une analyse génétique. Les sciences portent toujours avec
elles le projet même lointain d’une mise en ordre exhaustive ; elles pointent
toujours aussi vers la découverte des éléments simples et de leur composition
progressive ; et en leur milieu, elles sont tableau, étalement des connaissances
dans un système contemporain de lui-même. Le centre du savoir, au xviie et
au xviiie siècle, c’est le tableau. (MC, 89)

reprenons cette articulation. il est possible de remarquer tout


d’abord que les trois éléments constituant le tout de l’épistémè clas-
sique n’ont pas le même statut, ne sont pas sur le même plan : la mathe-
sis et l’analyse génétique constituent en efet les deux pôles entre les-
quels (et à partir desquels) peut se déployer le « grand réseau du savoir
82 Le Même et l’Ordre
empirique » (MC, 90), rassemblant la théorie du langage (grammaire
générale), la théorie de la classiication (histoire naturelle) et la théorie
de la monnaie et de la valeur, dont Foucault proposera l’analyse détail-
lée dans les trois chapitres suivants. comment se constitue alors un tel
réseau à l’intersection de la mathesis et de l’analyse génétique ? Quel est
l’ordre qui se manifeste ainsi dans l’espace du tableau, dans les savoirs
empiriques du langage, de la nature, des richesses ?
La « possibilité d’une science des ordres empiriques » (MC, 87)
s’adosse à la fois au projet général d’une mathesis comprise
comme « science de l’ordre calculable » et à la nécessité d’une « analyse
de la constitution des ordres à partir des suites empiriques » (MC, 87).
La taxinomia retient donc de la mathesis son « rapport à une connais-
sance de l’ordre » (MC, 86) ; et de l’analyse génétique l’enracinement des
représentations dans l’empiricité – selon les deux aspects de l’épistémè
de l’âge classique qui ont été développés successivement au cours du
chapitre iii des Mots et les choses. de cette manière, son domaine propre
est celui des ordres empiriques qu’il s’agit de reconstituer à l’aide d’un
système de signes analysant les représentations et les distribuant dans
la simultanéité d’un « tableau des identités et des diférences » (MC, 88).
Le tableau est donc l’élément fondamental du savoir classique dans la
mesure où il spatialise l’ordre des choses et organise ainsi tendanciel-
lement « la transparence parfaite des représentations aux signes qui les
ordonnent » (MC, 91). ce rapport fondamental à l’ordre, qui forme la
matrice théorique d’une mise en tableau des êtres et des choses, déter-
mine également la constitution d’ordres positifs fondés sur des suites
empiriques : histoire naturelle, comprise comme « science des caractères
qui articulent la continuité d’une nature et son enchevêtrement » ; théo-
rie de la monnaie et de la valeur, déterminée comme « science des signes
qui autorisent l’échange et permettent d’établir des équivalences entre
les besoins ou les désirs des hommes » ; et enin, grammaire générale,
déinie comme la « science des signes par quoi les hommes regroupent
la singularité de leurs perceptions et découpent le mouvement continu
de leurs pensées » (MC, 88). L’analyse de ces trois domaines empi-
riques ne reçoit sa portée archéologique que rapportée à la théorie
générale des signes et de la représentation qui fonde leur unité et qui
permet ainsi de dessiner le « grand réseau du savoir empirique » (MC,
90) tel qu’il a pu se mettre en place et fonctionner jusqu’à la in du
xviiie siècle, c’est-à-dire jusqu’à l’apparition, dans le champ du savoir,
Représentation : du Même à l’Ordre 83
d’une préoccupation pour le transcendantal, pour la constitution sub-
jective du champ de l’expérience possible. Les trois ordres positifs qui
sont décrits successivement dans la suite du texte prennent place dans
un « tableau général » qui en uniie et en systématise les contenus spé-
ciiques en raison de leur commune appartenance à l’espace de la repré-
sentation : c’est dans la mesure où le « caractère » est la représentation
des individus de la nature, la « monnaie », celle des objets du besoin et
le « nom » celle du langage lui-même, que l’histoire naturelle, la théorie
de la monnaie et la grammaire générale méritent d’être analysées « d’un
seul tenant » (MC, 90), comme les éléments d’une « Taxinomia univer-
salis » (MC, 91) qui forme comme l’horizon idéal du savoir classique.
ce mode d’analyse, qui déinit en propre l’archéologie foucal-
dienne, ne consiste donc pas seulement à proposer des rapproche-
ments circonstanciels entre des savoirs hétérogènes, mais bien à res-
saisir « l’unité implicite mais inévitable du savoir » d’une époque en
vue d’en élucider le système général24 qui innerve les sciences parti-
culières et les fait communiquer entre elles dans l’espace simultané de
ce tableau où s’ordonnent leurs éléments. En ce sens, on peut dire que
l’archéologie du savoir se donne comme objet d’analyse quelque chose
comme les « structures élémentaires de la parenté » qui relient entre
elles l’ensemble des formes empiriques du savoir d’une époque. ceci
permet en efet de comprendre que ce réseau de parenté est avant tout
un réseau de nécessité, qui lie entre elles les théories du langage, de la
classiication et de la monnaie en les rapportant à une même théorie de
la représentation et des signes, à une même orientation taxinomique
de la connaissance. La nécessité archéologique d’un tel réseau fonda-
mental, qui reste ici présupposée, ne pourra toutefois être clairement
établie qu’au terme de l’analyse des diférents champs empiriques
ouverts à la connaissance à partir de l’âge classique, lorsque ces champs
et les théories qui les structurent apparaîtront comme les éléments
diférenciés et ordonnés d’un même tableau systématique du savoir.

24 cette structure systématique est inconsciente dans la mesure où « l’âge clas-


sique, pas plus qu’aucune autre culture, n’a pu circonscrire ou nommer le système
général de son savoir » (MC, 90). ce qui permet de comprendre que le projet
d’une « archéologie des sciences humaines » n’a de sens qu’à partir du moment
où se dessine le seuil d’une pensée autre, déjà déprise en un sens de la disposition
contraignante du savoir moderne qui avait fait de l’homme sa structure d’accueil
privilégiée.
84 Le Même et l’Ordre
il faut donc à présent se tourner vers ce nouveau domaine d’empi-
ricité dont Foucault a d’abord déini les cadres structurants et le socle
systématique. seul ce parcours peut nous permettre de comprendre en
quoi « parler », « classer » et « échanger » se donnent comme des modes
opératoires à la fois distincts et essentiellement complémentaires, en
tout cas étroitement corrélés, du représenter.
Savoirs :
l’ordre des choses
chaPItre III

L’étude de l’expérience classique du langage occupe manifestement une


fonction privilégiée dans l’analyse générale des nouveaux domaines
empiriques qui émergent à l’âge classique (et auxquels Foucault
consacre les trois derniers chapitres de la première partie des Mots et
les choses1). cette étude commande en un sens celle de l’ensemble du
savoir classique en dessinant l’espace d’ordre au sein duquel viennent se
ranger l’histoire naturelle et l’analyse des richesses. cet espace d’ordre
prend la forme d’un « quadrilatère du langage » que Foucault présente
une première fois à la in du chapitre iV avant d’en produire la igure
complète à la in de la première partie, lorsque se seront intégrés à ce
schéma général l’ensemble des savoirs empiriques de l’âge classique.
Le « quadrilatère du langage » fournit donc le cadre systématique, la
structure globale à l’intérieur de laquelle viennent s’articuler ces dif-
férents savoirs. Le propos de Foucault n’est pourtant pas de livrer une
analyse épistémologique et historique de trois ordres empiriques (lan-
gage, nature, richesse) tenus pour distincts en vue d’« établir le proil
général de ce que les hommes avaient pu penser à propos du langage »
(MC, 135), de la nature ou des richesses à l’âge classique. L’entreprise
archéologique se démarque clairement de cette histoire des opinions
qui a comme principal défaut de présupposer l’existence de quelque

1 ces trois chapitres (iV-Vi) forment un ensemble très homogène (Foucault n’étu-
diant plus une discontinuité, mais mettant au jour des positivités empiriques liées
à la même disposition générale du savoir) : nous les commenterons comme tel,
privilégiant avant tout l’articulation interne entre ces domaines empiriques telle
qu’elle ressort de la présentation de Foucault.
86 Le Même et l’Ordre
chose comme la « nature », le « discours », les « richesses » sans se préoc-
cuper donc des seuils de constitution épistémologique et historique de
ces objets et de leur fondement a priori dans l’ordre du savoir classique2.
À rebours de cette démarche doxologique3, Foucault développe son
analyse archéologique dans une double direction. tout d’abord, il inter-
roge les positivités empiriques du point de vue de leur seuil d’épistémo-
logisation : il s’agit donc de déterminer à quelles conditions historiques
le langage, la nature, les richesses, ont pu devenir objets de savoirs, selon
quelles modalités et entre quelles limites se sont déployés de tels savoirs.
mais ce type d’interrogation est enchâssé dans un autre questionne-
ment qui porte cette fois sur le système général de pensée qui uniie ces
domaines épistémologiques à partir d’un même principe organisateur,
d’un même a priori historique : c’est la corrélation d’une « nomenclature »
et d’une « taxinomie » qui fournit ce dénominateur commun des théo-
ries du langage, de la classiication et de la monnaie. il est donc possible
d’uniier les diférents domaines empiriques de la grammaire générale,
de l’histoire naturelle et de l’analyse des richesses à partir de la double
exigence fondamentale de la nomination des choses et de leur mise en
ordre dans l’espace du tableau. si l’on ajoute que « nommer, c’est tout à
la fois donner la représentation verbale d’une représentation et la placer
dans un tableau général » (MC, 133), alors on comprend pourquoi il y a,
dans l’organisation d’ensemble du savoir classique, compris lui-même
comme discours, un privilège du langage. Foucault parle d’ailleurs lui-
même d’une « appartenance réciproque du savoir et du langage » (MC,
103) à l’âge classique. ce primat du langage est particulièrement sensible
dans le « tableau général » dressé par Foucault à la in du chapitre Vi,
lorsqu’il tente de renouer les ils des analyses antérieures et d’établir
par conséquent la mise en correspondance des savoirs particuliers qu’il
vient de présenter : l’archéologue propose alors une série d’équivalences4

2 « on veut reconstituer, paraît-il, ce qu’ont été au xviie et au xviiie siècles les “sciences
de la vie”, de la “nature ”, ou de l’“homme”. oubliant simplement que ni l’homme, ni
la vie, ni la nature ne sont des domaines qui s’ofrent spontanément et passivement
à la curiosité du savoir » (MC, 86).
3 celle-ci est notamment exposée au début du chapitre V, sous l’intitulé ironique :
« ce que disent les historiens ».
4 « La théorie de l’histoire naturelle n’est pas dissociable de celle du langage » (MC,
170) ; « c’est par conséquent le même réseau archéologique qui soutient, dans l’ana-
lyse des richesses, la théorie de la monnaie-représentation, et, dans l’histoire naturelle,
Savoirs : l’ordre des choses 87
qui aboutit à l’idée que « pour la pensée classique, les systèmes de l’his-
toire naturelle et les théories de la monnaie ou du commerce ont les
mêmes conditions de possibilité que le langage lui-même » (MC, 216).
ce sont donc les articulations propres de la grammaire générale qui
font le lien entre les théories du langage, de la classiication naturelle et
de la monnaie et qui confèrent au savoir classique à la fois son unité et
sa systématicité. il faut à présent essayer de comprendre d’où vient ce
privilège, cette fonction contraignante et cette puissance structurante
du langage classique dans l’articulation interne des ordres empiriques
soumis à l’examen ; comment ce privilège se manifeste et notamment
en quoi il doit se distinguer du primat du langage qui habitait le savoir
renaissant. c’est ainsi le rapport du langage à la représentation (et à
l’être) qui mérite d’être élucidé.

3.1. L’ordre du discours

Langage et représentation

Pour établir le mode d’existence singulier et même paradoxal du lan-


gage à l’âge classique, Foucault propose de le distinguer de celui qui
avait prévalu jusqu’à la renaissance. Le pouvoir propre du langage ne
réside plus dans son être, inscrit à même les choses, et déployé dans le
redoublement indéini du commentaire, mais dans son fonctionnement
qui lui prescrit de « représenter la pensée » (MC, 92), c’est-à-dire d’arti-
culer ses opérations dans des mots qui en sont les signes redoublés et
rélexifs. si le langage ne précède plus son déchifrement, il n’est pas
devenu pour autant la simple traduction (extérieure, visible, matérielle)
du pensable. il s’identiie au mouvement même de la pensée, par lequel
des représentations s’élaborent et s’analysent en se représentant elles-
mêmes dans des signes verbaux. Le langage classique s’eface donc en
un sens dans la pensée qu’il représente : de là, son existence « discrète »,
sa quasi-élision. mais le déploiement de ses signes se loge désormais

la théorie du caractère-représentation » (MC, 202) ; « L’analyse des richesses obéit à la


même coniguration que l’histoire naturelle et la grammaire générale » (MC, 214).
88 Le Même et l’Ordre
dans « l’écart que la représentation établit à soi-même » (MC, 92), dans
cette distance qui lui permet de s’analyser elle-même : de là, la « souve-
raineté » du langage, conquise dans l’intimité de son rapport à la pensée,
dont il accompagne et articule les opérations. La séparation des mots
et des choses, opérée sur le seuil de l’âge classique (le fait que les mots
ont cessé d’être envisagés comme des marques similaires aux choses
qu’elles désignent et que, corrélativement, les choses ont cessé d’être
déchifrées comme des signes d’autre chose), s’accomplit donc dans le
fonctionnement intra-représentatif du langage, devenu discours.
Le « discours » classique n’est plus par conséquent objet de commen-
taire : il ne s’agit plus de savoir ce qu’il est censé dire sans le dire, de
faire venir au jour ce qui est retenu dans l’épaisseur d’une parole identi-
iée au langage du monde lui-même. il devient objet d’une analyse cri-
tique, cherchant à déterminer « comment il fonctionne : quelles repré-
sentations il désigne, quels éléments il découpe et prélève, comment il
analyse et compose, quel jeu de substitutions lui permet d’assurer son
rôle de représentation » (MC, 94). cette analyse critique du fonctionne-
ment représentatif du discours ne se développe pas cependant à l’écart
de toute interrogation sur le rapport entre la représentation de l’être et
l’être représenté, puisqu’il s’agit au contraire de déterminer les condi-
tions de validité du discours, donc de contrôler, à travers l’élaboration
d’une grammaire, « le rapport qu’il entretient avec ce qu’il représente »
(MC, 95). Le langage classique n’obéit donc pas seulement à des critères
d’élaboration formels (ce à quoi semble à première vue renvoyer l’expres-
sion de « langue bien faite »), mais il est plutôt une forme d’élaboration
nouvelle pour des contenus représentatifs qui méritent d’être évalués en
termes de vérité (ce pourquoi la langue classique, comme langue « bien
faite », se déploie comme langue des savoirs empiriques). nous retrou-
vons ici le thème d’un système arbitraire de signes qui serait « l’image
des choses » (MC, 80) : non pas les choses mêmes ni leur langage spon-
tané, mais leur représentation articulée au sein de l’espace distributif du
tableau. Là où le commentaire avait tendance à sacraliser le langage
premier auquel il s’applique en le redoublant pour faire émerger son sens
sans le mettre en question, la critique vise à évaluer des discours, tenus
pour des systèmes de signes, dans leur fonctionnement représentatif5.

5 La théorie critique de l’interprétation mise en place par spinoza dans le cha-


pitre Vii du Traité théologico-politique pourrait être aux yeux de Foucault (qui ne
Savoirs : l’ordre des choses 89
L’opposition du commentaire et de la critique se fonde donc sur
l’opposition entre un langage-être et un langage-fonction. Et Foucault
saisit l’occasion de rappeler que la littérature moderne, dont mallarmé
constitue selon lui une igure majeure, n’a pas pour vocation de repré-
senter quoi que ce soit, mais seulement de se dire elle-même, de res-
sasser son propre langage en vue de lui faire dire son être même. Le
mouvement du commentaire ne fait alors que redoubler cet être du
langage en l’amenant à la rélexivité. il est à noter que, tout au long
du chapitre iV des Mots et les choses, Foucault s’attache à présenter (de
manière souvent elliptique) la littérature moderne comme contrepoint
essentiel du discours classique, ce qui lui permet de préparer le « retour
du langage » qui, dans la deuxième partie des Mots et les choses, met
le discours anthropologique des sciences humaines en défaut ou, du
moins, en désigne l’envers, c’est-à-dire aussi la limite6 : dans la mesure
où elle dénoue « l’appartenance du langage à la représentation » (MC,
95), la littérature pourra en efet apparaître comme « contre-discours »,
voué à l’être des signes et non plus seulement à leur valeur et à leur
fonctionnement représentatifs.

mentionne pourtant pas ce texte) l’un des cas patents de cette rupture dans la
mesure où le texte religieux n’y est plus tenu pour un langage secret, à questionner
indéiniment sur son « vrai » sens (ultime) – à jamais dérobé mais toujours visé dans
l’exégèse –, mais plutôt pour un système de représentations singulier qu’il faut ana-
lyser en vue de déterminer son sens « vrai », c’est-à-dire de « déinir à travers quelles
igures et images, en suivant quel ordre, à quelles ins expressives et pour dire quelle
vérité, tel discours avait été tenu par dieu ou par les Prophètes sous la forme qui
nous a été transmise » (MC,95). nous reprenons cette distinction entre « vrai sens »
et « sens vrai » à Pierre macherey, qui l’a élaborée au cours d’une lecture suivie
du chapitre Vii du Traité spinoziste (voir les séances d’octobre 2003 du groupe
d’études « La philosophie au sens large » [http://philolarge.hypotheses.org/]).
6 nous retrouvons de cette manière dans Les mots et les choses la même ambiguïté
que dans l’Histoire de la folie : sous la discontinuité très fermement marquée des
épistémès, court le il rouge d’une expérience du langage (remplaçant dans le livre
de 1966 l’expérience de la folie) qui, présente à l’état sauvage à la renaissance puis
contrariée par l’ordre du discours classique, réapparaît sous la forme réléchie de
la littérature à l’époque moderne : la littérature serait ainsi comme la conscience
de soi d’un langage, d’abord déposé dans l’immédiateté sensible puis séparé de
lui-même dans l’expérience du discours qui en médiatise les signes à travers la
représentation. L’analyse archéologique semble alors élaborée à partir d’une trame
dialectique qui en contredit les attendus épistémologiques – Foucault rétablissant
en sous-main une téléologie qu’il prétend par ailleurs expulser de son histoire des
systèmes de pensée…
90 Le Même et l’Ordre
Pour bien mesurer la valeur de rupture du langage littéraire, il faut
sans doute commencer par préciser en quoi consiste cette expérience
classique du langage-discours qui prend corps dans la « grammaire
générale ». À quel titre le langage requiert-il désormais une grammaire
(qui se donne comme la forme de son analyse critique) et en quoi cette
grammaire détermine-t-elle la structure générale de tous les savoirs
empiriques qui lui sont contemporains ?
Pour répondre à cette question, il convient d’élucider pour lui-
même le mode d’appartenance du langage à la représentation. cette
appartenance, sous le nom de « discours », signale la capacité du lan-
gage à représenter, à l’aide de signes verbaux, des représentations7. Le
langage est ainsi représentation verbale de représentations mentales :
ce qui ne signiie pas qu’il n’en propose que la traduction matérielle,
puisque au contraire les représentations mentales ne préexistent pas
sous leur forme de représentations à l’agencement verbal qui les
représente et, en les représentant, permet de les analyser. c’est dans
ce décalage qu’apparaît alors la spéciicité du langage. En efet, en tant
qu’il représente la représentation, et qu’il donne une forme proposi-
tionnelle à la pensée, celui-ci se distingue par l’opération de transfor-
mation du contemporain en successif : le langage « analyse la pensée
selon un ordre nécessairement successif : les sons, en efet, ne peuvent
être articulés qu’un à un ; le langage ne peut pas représenter la pensée,
d’emblée, en sa totalité ; il faut qu’il la dispose partie par partie selon
un ordre linéaire » (MC, 96). de cette manière, pensée et langage ne
se recouvrent pas complètement, mais forment deux modes distincts
de représentation dont l’articulation constitue le discours. ce dernier
consiste donc dans le fait d’ordonner sous une forme successive des

7 Le dossier préparatoire aux Mots et les choses comporte un sous-dossier « Gram-


maire ». au sein de ce sous-dossier, un intercalaire « Langage/Pensée/Logique »
rassemble des notes de lecture sur diférents ouvrages décisifs concernant la coni-
guration classique du langage. on y trouve en particulier des iches sur :
– condillac, Grammaire (Œuvres, V, 1798), avec les intitulés suivants : « L’ordre
n’est mis dans l’esprit que par le langage » ; « La grammaire, la pensée, le dis-
cours » ; « système des langues système des idées » ;
– Encyclopédie, article « Langue », iche intitulée : « Le langage et l’ordre analytique » ;
– Port royal, Grammaire (éd. duclos, 1754), iche intitulée : « objet de la gram-
maire » ;
– Urbain domergue, Grammaire générale analytique (an Vii, t. 1), iches intitu-
lées : « La langue analyse » ; « La grammaire comme science ».
Savoirs : l’ordre des choses 91
signes verbaux qui représentent la simultanéité de nos pensées8. Une
telle successivité verbale ne rapporte pas pour autant la pensée à un
simple déroulement temporel ; elle en propose surtout l’analyse, soit
la mise en ordre dans l’espace à partir des suites de signes qui l’arti-
culent. « analyse » doit s’entendre alors au sens mathématique (et
même algébrique) du terme : dire que « le langage est analyse de la
pensée » (MC, 97)9, cela revient en efet à le considérer dans son opé-
ration de mise en ordre progressive (sous la forme d’une succession
ordonnée) de ses éléments, en partant des plus simples et en allant
jusqu’aux plus complexes. comme l’airme Urbain domergue, dans
sa Grammaire générale analytique : « nulle langue ne peut pondre la
pensée d’un seul jet. Le langage analyse, décompose nécessairement »10.
Analyser ne signiie donc pas seulement, comme l’étymologie le laisse
entendre, décomposer, mais bien proposer un ordre successif à la place
d’une synthèse immédiate. c’est à cette verbalisation successive d’un
ordre pensable qu’a afaire la « grammaire générale » : « La Grammaire
générale, c’est l’étude de l’ordre verbal dans son rapport à la simultanéité
qu’elle a pour charge de représenter. Pour objet propre, elle n’a donc ni la
pensée ni la langue : mais le discours entendu comme suite de signes
verbaux » (MC, 97).

8 Foucault cite les Éléments de grammaire générale de l’abbé sicard (3e édition, 1808,
tome ii, p. 113) : « La pensée est une opération simple [mais] son énonciation
est une opération successive » (cité dans MC, 97 – iche de l’intercalaire « syn-
taxe » du sous-dossier « Grammaire », intitulée : « Unité de la pensée, succession
du langage »). La citation de l’abbé sicard se poursuit ainsi sur la iche de Fou-
cault : « Quel contraste entre le modèle et l’imitation. […] il ne faudra pas s’éton-
ner que, pour imiter cette simplicité, cette unité, tous les mots soient contraints de
recevoir des formes qui, comme autant de nuances, servent à les unir de manière
à ne faire de tous qu’un seul tout, en quelque sorte indivisible comme la pensée
elle-même. c’est la syntaxe […] qui opère cette liaison merveilleuse. »
9 Voir condillac, Œuvres philosophiques de Condillac. tome cinquième. Traité des
systèmes, À Paris, chez Batilliot frères, an Vii [1798-1799], p. 4 : « Je regarde la
grammaire comme la première partie de l’art de penser. Pour découvrir les formes
de langage, il faut donc observer comment nous pensons. il faut chercher ses prin-
cipes dans l’analyse de la pensée. or, l’analyse de la pensée est toute faite dans
le discours… » (note de lecture de Foucault, iche intitulée « La grammaire, la
pensée, le discours », sous-dossier « Grammaire », intercalaire « Langage/ Pensée/
Logique »).
10 Urbain domergue, Grammaire générale analytique, Paris, impr. de c. houel,
an Vii [1798-1799], tome 1, p. 10-11 (note de lecture de Foucault, iche du sous-
dossier « Grammaire »).
92 Le Même et l’Ordre
il ne s’agit donc pas d’élaborer une logique formelle applicable à la
langue naturelle en vue d’en corriger les imperfections ; il s’agit plutôt
d’élaborer les conditions d’une langue ou d’un discours de la pensée,
susceptible d’en analyser les éléments et d’en manifester l’ordre. dans
cette perspective, on comprend que le programme d’une telle gram-
maire générale ait pu se confondre pour une large part avec celui de
la philosophie et celui de la science11, particulièrement au xviiie siècle,
dans la mesure où elle se présente comme « la forme spontanée de
la science, comme une logique incontrôlée de l’esprit et la première
décomposition réléchie de la pensée : une des plus primitives ruptures
avec l’immédiat » (MC, 98).
Le langage dont traite la grammaire générale constitue en efet la
surface de rélexion de la représentation, – l’élément de son analyse
spontanée. À ce titre, il est l’objet par excellence du savoir classique.
c’est ce que Foucault va établir dans la suite du texte, en procédant à
une argumentation en quatre points.
1. Rhétorique et grammaire. il souligne pour commencer l’inter-
dépendance des sciences du langage, rhétorique et grammaire, telles
qu’elles se développent à l’époque classique : la première étudie en efet
la « spatialité de la représentation, telle qu’elle naît avec le langage »,
tandis que la seconde « déinit pour chaque langue l’ordre qui répartit
dans le temps cette spatialité » (MC, 98). L’ordre verbal, successif, dont
traite la grammaire, n’est donc pas un ordre temporel, mais un ordre
spatial temporalisé, traité dans la successivité, c’est-à-dire dans la difé-
renciation progressive de ses éléments, tels qu’ils sont donnés d’abord
dans l’espace tropologique du langage. si « la Grammaire suppose la
nature rhétorique des langages » (MC, 98), c’est donc que l’ordre du
discours, le déroulement progressif de la représentation, est une opé-
ration seconde, rendue possible par la nature spatiale du langage et
rendue nécessaire par sa fonction d’analyse de la pensée.
2. Langage et temps. on comprend par là que « le temps est pour le
langage son mode intérieur d’analyse ; [et non] son lieu de naissance »
(MC, 104). c’est une fonction propre au discours, non l’élément exté-
rieur de son déploiement et le principe de son historicité. si « le temps

11 Voir Urbain domergue, Grammaire générale analytique, ouvr. cité, tome 1, p. 4-9
(note de lecture de Foucault, iche intitulée « La grammaire comme science »,
sous-dossier « Grammaire », intercalaire « Langage/Pensée/Logique »).
Savoirs : l’ordre des choses 93
est devenu intérieur au langage » (MC, 105), c’est qu’il forme l’élément
de l’analyse des représentations et non que les langues évoluent « par la
force d’une historicité qu’elles détiendraient d’elles-mêmes » (MC, 105),
comme on le considérera à partir du xixe siècle. Le langage classique
n’a pas d’histoire, il ofre à la représentation la forme temporalisante
(c’est-à-dire verbale) de sa manifestation et la forme temporalisée
(c’est-à-dire successive et ordonnée : progressive) de son analyse. Le
temps du discours reste donc le temps simultané et successif de la
distribution des éléments à l’intérieur d’un tableau.
3. Langage et universalité. ce détachement relatif par rapport à
toute inscription temporelle externe, ce primat de l’ordre et de l’ana-
lyse sur l’histoire, rendent compte de ce que « la Grammaire, comme
rélexion sur le langage en général, manifeste le rapport que celui-ci
entretient avec l’universalité » (MC, 98). ce rapport se décline d’un
bout à l’autre de l’époque classique à travers les projets apparemment
opposés d’une Langue universelle12, telle qu’elle est préconisée par
Leibniz sous la forme d’une Caractéristique et d’une Combinatoire, et
d’un discours universel qui trouve dans l’idéologie son point d’appui :
La caractéristique universelle et l’idéologie s’opposent comme l’universalité
de la langue en général (elle déploie tous les ordres possibles dans la simulta-
néité d’un seul tableau fondamental) et l’universalité d’un discours exhaustif
(il reconstitue la genèse unique et valable pour chacune de toutes les connais-
sances possibles en leur enchaînement). (MC, 99)

dans le premier cas, l’universalité désigne la forme d’une langue


abstraite, dénaturalisée, d’un système arbitraire de signes voué à la
mise en ordre des représentations par leur intégration à un réseau
unique du pensable ; dans le second cas, l’universalité qualiie plutôt
le contenu d’un discours qui reprend, depuis l’origine, la progression
naturelle et ordonnée de l’ensemble du savoir humain. il y a donc un
modèle mathématique (algébrique) et un modèle génétique de l’uni-
versel qui dessinent les deux bords de l’épistémè classique. Pourtant,

12 on trouve dans le sous-dossier « Grammaire » une iche bibliographique intitu-


lée « Langue universelle » où michel Foucault établit une liste d’ouvrages sources
datant de la in du xviie jusqu’au début du xixe, traitant de langue universelle
(polygraphie, pasigraphie, traduction, etc.). Une autre iche « Langue univer-
selle » se trouve dans l’intercalaire « Figures et tropes », reprenant un extrait de
l’article « Langue universelle » de l’Encyclopédie.
94 Le Même et l’Ordre
plutôt que de chercher à découvrir quelles évolutions doctrinales ou
quels événements identiiables ont pu conduire d’un modèle à l’autre,
l’archéologue se contente de les rapporter à leur a priori historique qui
réside « dans un pouvoir que l’âge classique prête au langage : celui de
donner des signes adéquats à toutes les représentations quelles qu’elles
soient, et d’établir entre elles tous les liens possibles » (MC, 99-100).
c’est donc le langage qui est, en droit, porteur de l’universalité de
la langue ou du discours, et qui élève la représentation à l’universel
en la médiatisant et en l’analysant depuis les signes arbitraires qui la
manifestent ou depuis les connaissances concrètes qu’elle articule. Le
projet d’un langage « qui recueille entre ses mots la totalité du monde »
et la possibilité pour le monde, « comme totalité du représentable, [de]
devenir, en son ensemble, une Encyclopédie » (MC, 100)13 sont ainsi
rigoureusement corrélés : l’universalité décrit, à l’époque classique,
cette co-appartenance idéale, virtuelle au moins, du monde (de l’être)
et de la représentation dans l’élément du langage.
4. Langage et connaissance. dans la mesure où le langage est consi-
déré comme l’élément de l’universel, « connaissance et langage sont
strictement entrecroisés » (MC, 101). cela signiie d’abord qu’ils fonc-
tionnent sur le même mode, ainsi que le note destutt de tracy dans
ses Éléments d’Idéologie : « c’est par les mêmes procédés qu’on apprend
à parler et qu’on découvre ou les principes du système du monde ou
ceux des opérations de l’esprit humain, c’est-à-dire tout ce qu’il y
a de sublime dans nos connaissances »14. tout langage porte en lui
une forme de connaissance de ce qu’on dit, et, réciproquement, toute
connaissance requiert le langage, comme cette procédure d’analyse
du simultané de la représentation en ses éléments et de combinai-

13 ce projet encyclopédique se distingue de celui qui se fait jour à la in du xvie siècle


et qui consiste à « reconstituer par l’enchaînement des mots et par leur disposi-
tion dans l’espace l’ordre même du monde » (MC, 53). L’encyclopédie se conçoit
alors comme parcours indéini des ressemblances et de leurs signes, récollection
du langage du monde, et non comme intégration du monde à la représentation
via le langage. dans le sous-dossier « Philosophie du langage », Foucault consacre
plusieurs iches à un essai de herman Jean de Vleeschlauwer paru dans Mousaion,
no 10-11, 1956 et consacré à « Encyclopédie et bibliothèque ». Vleeschauwer était
un spécialiste reconnu de Kant, auteur d’ouvrages sur La déduction transcendantale
dans l’œuvre de Kant (tome 1, 1934) et sur L’évolution de la pensée kantienne (1939).
14 destutt de tracy, Élémens d’idéologie. Première partie. Idéologie proprement dite, Paris,
courcier, an Xiii-1804, tome 1, introduction, p. 24 – cité par Foucault dans MC, 101.
Savoirs : l’ordre des choses 95
son ordonnée de ces éléments. Pourtant, tout langage n’est pas spon-
tanément langue « bien faite », ordonnant dans la distribution de ses
signes verbaux tout le domaine empirique du savoir : « Le langage n’est
connaissance que sous une forme irréléchie » (MC, 101), donc virtuelle,
et le travail de la connaissance consiste alors précisément à actualiser
ces potentialités du langage, – à apprendre à parler comme il faut :
savoir, c’est parler comme il faut et comme le prescrit la démarche certaine de
l’esprit ; parler, c’est savoir comme on peut et sur le modèle qu’imposent ceux
dont on partage la naissance. Les sciences sont des langues bien faites, dans la
mesure même où les langues sont des sciences en friche. (MC, 101)

La connaissance et le langage ont donc peut-être la même forme


générale, mais leurs rapports se présentent d’abord de manière asy-
métrique : pour servir la connaissance, le langage doit en efet se
soumettre aux prescriptions analytiques de la grammaire qui en cor-
rige les imperfections naturelles. Le savoir suppose une orthopraxie
du langage : celle-ci résulte d’un perfectionnement progressif de
cette « science spontanée, obscure à elle-même et malhabile » (MC,
101) que représente toute langue naturelle, et donc d’une histoire (au
sens d’une genèse)15 : c’est ainsi que « quelque chose comme une his-
toire de la connaissance devient possible » (MC, 101). on comprend
que cette histoire n’est pas celle du contenu à connaître, mais bien
plutôt celle de la langue elle-même, dans laquelle le savoir se dépose
et se perfectionne.
Bien que naturellement imparfait, le langage porte donc en lui la
possibilité d’un savoir parfait (ordonné et analytique) et absolu (ency-
clopédique, exploitant toutes les combinaisons possibles des éléments
du discours). Foucault souligne que cette co-appartenance du savoir et
du langage (le langage comme savoir – imparfait – et le savoir comme
langage – perfectionné) constitue un trait historique caractéristique
de l’époque classique : le xixe siècle marque en efet la in de cette
réciprocité et se caractérise plutôt par l’opposition frontale entre « un

15 c’est le modèle condillacien qui est ici privilégié : « nous avons remarqué que
le développement de nos idées et de nos facultés ne se fait que par le moyen des
signes, et ne se ferait point sans eux ; que par conséquent notre manière de raison-
ner ne peut se corriger qu’en corrigeant le langage, et tout l’art se réduit à bien faire la
langue de chaque science » (Essai sur l’origine des connaissances humaines, Paris, Galilée,
1973, p. 283 ; nous soulignons).
96 Le Même et l’Ordre
savoir refermé sur lui-même, et un pur langage, devenu, en son être
et sa fonction, énigmatique, – quelque chose qu’on appelle, depuis
cette époque, Littérature » (MC, 103). Le langage perd alors son rôle
structurant et cesse d’être l’élément du savoir pour faire retour, à l’écart
de toute fonction représentative (analytique et ordonnatrice), comme
langage littéraire, seulement préoccupé de dire son être. À nouveau,
Foucault suggère donc la polarisation de l’époque moderne autour de
l’expérience littéraire du langage, faisant pièce non seulement, d’un
point de vue historique, au discours classique, mais aussi, d’un point
de vue archéologique, à un savoir disséminé par l’historicité de ses
objets et artiiciellement réuniié à partir de la igure épistémologique
de l’homme16. cette anticipation permet de rendre compte a contra-
rio du caractère structurant de la grammaire générale pour l’ensemble
des connaissances empiriques de l’époque classique. Le programme
d’une « langue bien faite », adossé au projet même de la grammaire
générale, correspond ainsi à la nécessité d’analyser et d’ordonner les
représentations dans un discours qui en universalise le contenu en le
distribuant dans la succession continue de signes verbaux.

Les fonctions représentatives du discours

Le discours est donc bien ce qui scelle, à l’époque classique, l’unité de


la pensée et du langage : il est par conséquent le socle de ce nou-
veau domaine épistémologique que désigne la « grammaire générale ».
celle-ci cherche à établir comment chaque langue particulière, dans
son vocabulaire, sa syntaxe, ses sons, articule la pensée sur elle-même
et par là se rend capable de tenir un discours. or, le fonctionnement
représentatif du discours (l’articulation de la pensée dans la dimen-
sion du langage) doit être étudié dans une double dimension : dans
sa dimension intra-représentative (en considérant la langue comme
un système autonome de signes qui analyse la représentation en l’arti-
culant) et dans sa dimension dénotative (en étudiant les modalités
du rapport entre la représentation et l’être représenté). La grammaire

16 on voit à partir de là se dégager l’ordre et le discours comme schèmes intégrés


uniiant le savoir classique sous la catégorie de la représentation, face à l’histoire,
l’homme et le langage comme pôles de dissémination de l’épistémè moderne.
Savoirs : l’ordre des choses 97
générale traite ainsi, sous ses deux aspects, le « dédoublement intérieur
de la représentation » (MC, 106) qui ne peut représenter quelque chose
qu’en se représentant aussi dans et comme cet acte de représentation.
Pour rendre compte de l’ensemble des fonctions représentatives du
discours, Foucault propose d’en analyser successivement les diférents
segments fonctionnels : proposition et articulation (pour le fonction-
nement intra-représentatif du langage) ; désignation et dérivation
(pour son fonctionnement dénotatif ). L’ajointement théorique de
ces segments dessine le « quadrilatère du langage ». Essayons donc de
reconstituer ce quadrilatère17.
1. La grammaire générale consiste d’abord en une théorie de
la proposition, qui recouvre « une analyse du lien qui noue les mots
ensemble » (MC, 106) et plus particulièrement qui rapporte un attribut
à un sujet. sans ce lien primitif, il n’y a pas de langage. or, dans une
proposition, la fonction attributive revient au verbe18 : « Le seuil du
langage, il est là où le verbe surgit. […] il est au bord du discours, à la
couture de ce qui est dit et de ce qui se dit, exactement là où les signes
sont en train de devenir langage » (MC, 108). cette prééminence du
verbe dans la proposition tient d’abord à ce qu’il porte l’airmation

17 dans Herméneutique et cognition (Villeneuve d’ascq, Presses universitaires du


septentrion (Philosophie), 2003, p. 51-57), Jean-michel salanskis en donne une
description éclairante sur laquelle nous prendrons appui dans les pages suivantes.
18 Le sous-dossier « Grammaire » comporte un intercalaire « Les mots » où igurent
un certain nombre de iches relatives à la nature et à la fonction du « verbe » au sein
de la proposition. on trouve notamment dans cet ensemble des iches sur :
– abbé Girard. Les vrais principes de la langue française. i (Paris, 1747) – iche inti-
tulée « nature du verbe » ;
– Fauleau. Métaphysique de la langue française (Paris, 1788) – iche intitulée « Le
verbe » ;
– hurot. Commentaire de Harris. Hermès (Paris, an iV ) – iche intitulée « La
nature du verbe » ;
– d. hiébault. Grammaire philosophique. i (Paris, 1502) – iche intitulée « La nature
du verbe » ;
– condillac. Origine des connaissances (Œuvre, i, 1798) – iche intitulée « L’origine
du verbe » ;
– condillac. Grammaire. Œuvre, V, 1748 – iche intitulée « Le verbe » ;
– destutt de tracy. Éléments d’Idéologie. an iX. i – iche intitulée « Le verbe être
n’est ni copule ni airmation mais attribut » ;
– destutt de tracy. Éléments d’Idéologie ii. (Grammaire) – iche intitulée « nature
et fonction du verbe » ;
– Logique de Port royal – iche intitulée « La nature du verbe ».
98 Le Même et l’Ordre
de la phrase, ce qui la rend donc susceptible de vérité ou d’erreur dans
la forme du jugement : « ceci est cela » n’est pas seulement l’attribu-
tion de « cela » à « ceci », mais déjà l’inscription d’une thèse dont il est
possible d’établir la valeur de vérité (ceci est-il vraiment cela, que je lui
attribue dans cette proposition ?). or, cette fonction indissociablement
attributive et airmative du verbe se concentre tout entière dans le
verbe être – au point que « l’essence entière du langage se recueille en
ce mot singulier » (MC, 109).
avec le verbe être, la grammaire générale tient le principe du rap-
port du langage à la représentation qu’il désigne. car, lorsque le dis-
cours fait coexister dans une proposition deux représentations (celles
de la verdeur et de l’arbre, de l’homme et de l’existence ou de la mort,
par exemple), cette coexistence ne se trouve pas dans la chose même,
ne correspond pas à une réalité extra-mentale, mais bien à une syn-
thèse intra-représentative, à une pensée susceptible de vérité ou d’er-
reur. c’est en ce sens que « le verbe désigne le caractère représentatif
du langage » (MC, 111) : il est le support de la représentation comme
pensée articulée en proposition.
2. cette constitution de la phrase propositionnelle à partir du
verbe (être), qui en désigne le noyau représentatif, laisse cependant
en suspens une question : « comment ce pur dessin de la proposition
peut-il se transformer en phrases distinctes ? comment le discours
peut-il énoncer tout le contenu d’une représentation ? » (MC, 112). de
part et d’autre de l’être, qui constitue la forme générale du discours, il
faut en efet nommer le contenu de ce qui est représenté et, pour cela,
articuler les noms qui la découpent et qui se distinguent entre eux19.
établir la fonction attributive et airmative du verbe être n’épuise pas
l’analyse de cette proposition simple : « Le chêne est un arbre ». il faut
encore rendre compte de la structuration prédicative de cette phrase,
soit du mode d’articulation des mots « arbre » et « chêne » qui n’ont
manifestement pas ici le même statut, qui ne sont pas des noms de
même nature (non plus que « chêne » et « vert », par exemple). si donc

19 diverses références se trouvent dans des iches du sous-dossier « Grammaire ». Par


exemple :
– J. B. Lemercier. Lettre sur la possibilité de faire de la grammaire un art sérieux (Paris,
1806) – iche intitulée « nom et nom propre » (intercalaire « Les mots ») ;
– adam smith. Considérations sur l’origine et la formation des langues (trad. fr., 1860) –
iche intitulée « noms propres et noms communs » (intercalaire « origine »).
Savoirs : l’ordre des choses 99
il revient au verbe être de rendre possible l’attribution (et l’airmation),
cette attribution elle-même suppose pour fonctionner qu’au minimum
ce qui est attribué désigne un élément commun à plusieurs représenta-
tions, c’est-à-dire qu’on attribue à un nom propre (ou singulier) un nom
commun : « socrate est un homme » (et non pas Pierre ou Paul, donc
une autre singularité nominale). Pour que le discours, ou la représen-
tation, ait un contenu attributif (et non seulement une forme propo-
sitionnelle), il est donc nécessaire que certains mots soient des noms
communs (arbre ou homme) qui, par leur généralité, rendent efecti-
vement la prédication possible : sans ces noms communs, la langue se
réduirait en efet à « un pullulement de noms propres inarticulables »20.
À ce niveau minimal d’analyse, il convient alors de se demander com-
ment l’on parvient à la généralité du nom commun, et par conséquent à
cette possibilité première d’articulation du langage (ou encore d’actua-
lisation de la fonction attributive de la simple proposition) : « L’articula-
tion première du langage […] se fait donc selon deux axes orthogonaux :
l’un qui va de l’individu singulier au général ; l’autre qui va de la substance
à la qualité. À leur croisement réside le nom commun ; à une extrémité le
nom propre, à l’autre l’adjectif » (MC, 113). Le nom commun « homme »
se tient donc entre le nom propre « socrate » et l’adjectif « mortel » (de
même que le nom commun « arbre » se tient entre le nom propre « chêne »
et l’adjectif « vert »). cette distribution permet ainsi d’articuler des
propositions comme « socrate est un homme », « L’homme est un ani-
mal » (intégration attributive de l’espèce au genre dont elle dépend) ou
encore « L’homme est mortel » (attribution d’une qualité à une substance
dont elle est l’accident). Encore ce mode d’articulation de la représenta-
tion a-t-il du jeu (ce jeu est celui du langage lui-même). En efet, comme
le souligne Jean-michel salanskis, « blancheur est un adjectif substan-
tivé, une qualité articulée comme une substance, [tandis qu’] humain
[fonctionne comme] un substantif adjectivé, [comme] une substance
transposée en accident qualitatif »21 : cette « possibilité de décalage […]
constitue à la fois la liberté du discours et la diférence des langues » (MC,
114). nous verrons plus loin comment l’histoire naturelle se propose de
réduire au maximum ce jeu de la langue naturelle en réalisant l’idéal
classique d’une langue « bien faite ».

20 J.-m. salanskis, Herméneutique et cognition, ouvr. cité, p. 52.


21 Ibid., p. 53.
100 Le Même et l’Ordre
Pourtant, cette première découpe dans la représentation qui
conduit à la généralité du nom commun (substance ou genre), reste
insuisante et appelle une seconde couche d’articulation. La fonction
attributive du verbe être ne rend pas compte en efet de tous les modes
d’articulation possibles d’un contenu représentatif (succession, subor-
dination, conséquence, etc.). autrement dit, toute proposition n’a pas
la forme simple d’un « ceci est cela », où « ceci » et « cela » se distribue-
raient en nom commun et nom propre ou adjectif. du moins les unités
nominales requises a priori par cette forme propositionnelle méritent-
elles à leur tour d’être rapportées à leur propre mode de constitution.
cette enquête conduit, selon Foucault, au « point d’hérésie qui partage
la grammaire du xviiie siècle » (MC, 115). ce partage concerne le statut
de tous ces mots (adverbes, compléments, conjonctions, prépositions,
déclinaisons, conjugaisons) qui constituent « une articulation infé-
rieure à l’unité du nom (substantif ou adjectif ) » (MC, 115). d’un côté,
l’articulation représentative du discours est renvoyée à son articulation
grammaticale, à l’ordre de la syntaxe qui, au-dessous de l’unité nomi-
nale, procède au déroulement intérieur de la proposition : il y a donc
des mots qui n’ont aucun contenu représentatif ixe ou déterminé et qui
forment ces éléments insigniiants à partir desquels la signiication est
produite (par exemple, les adverbes). d’un autre côté, se développe une
théorie de la « nomination généralisée » (MC, 119), selon laquelle « tous
les mots, quels qu’ils soient, sont des noms endormis : les verbes ont
joint des noms adjectifs au verbe être ; les conjonctions et les préposi-
tions sont les noms de gestes désormais immobiles ; les déclinaisons
et les conjugaisons ne sont rien de plus que des noms absorbés » (MC,
117) ; la rélexion se déploie ici au niveau même de l’articulation repré-
sentative du discours puisqu’il s’agit de rapporter l’ensemble des mots
qui le compose à la fonction nominale qui les anime (plus ou moins
secrètement) et qui leur permet ainsi d’accéder à un certain contenu
représentatif : « dans toute son épaisseur et jusqu’aux sons les plus
archaïques qui, pour la première fois, l’ont arraché au cri, le langage
conserve sa fonction représentative ; en chacune de ses articulations,
du fond du temps, il a toujours nommé » (MC, 118).
Foucault précise toutefois que ces deux options théoriques, appa-
remment incompatibles, s’enracinent dans une seule et même théo-
rie de l’articulation qui recouvre à la fois une typologie des éléments
propositionnels (noms, verbes, éléments syntaxiques) et une analyse
Savoirs : l’ordre des choses 101
de leur valeur représentative. il faudra donc que disparaisse ce socle
commun (lié au projet unitaire de la grammaire générale) pour que
puissent apparaître les deux modalités opposées du traitement du lan-
gage que sont la philologie, science moderne des langues, d’une part, et
l’expérience littéraire du langage, d’autre part – la seconde venant jouer,
par rapport à la première, un rôle de compensation. À l’analyse critique
d’un langage-objet tenu pour un système arbitraire de signes, dont il
faut déinir à quelles conditions il peut devenir signiiant, s’oppose en
efet la mise en œuvre directe des pouvoirs les plus obscurs d’un lan-
gage identiié à sa fonction de pure nomination. Foucault ne cherche
pourtant pas à retrouver, dans les modes d’appropriation théoriques
divergents de la théorie de l’articulation, quelque chose comme une
préiguration du face à face moderne entre linguistique et littérature :
il indique seulement de manière négative qu’un tel face à face présup-
pose la rupture du champ épistémologique uniié dont dépend étroite-
ment la grammaire générale et qui est voué de part en part à l’analyse
des fonctions représentatives du discours.
La théorie de l’attribution propositionnelle et la théorie de l’arti-
culation nominale rendent compte de la manière dont le discours se
constitue comme système autonome de représentations. or, il s’agit
maintenant d’interroger la capacité de représentation des signes (ver-
baux) qui composent ce système : en quoi leur valeur représentative
est-elle liée à leur pouvoir de désignation ? Et comment ce pou-
voir, au lieu de restreindre les possibilités représentatives du langage,
contribue-t-il au contraire à son extraordinaire mobilité, à ce jeu que
Foucault a déjà identiié à la source de la diversité des langues ? telles
sont les questions dont traitent les deux derniers segments théoriques
de la grammaire générale – portant sur la désignation et la dérivation.
3. La théorie de la désignation est une théorie de l’origine du langage
puisqu’il s’agit de rendre compte du processus suivant lequel un signe
vient se substituer à quelque chose de réel que, précisément, il pourra
désigner. cette fonction de désignation est mise au jour selon Foucault
aussi bien dans les analyses du langage d’action que dans les études
étymologiques, qui obéissent ainsi toutes deux à cette nécessité d’une
généalogie du langage. selon la première voie d’analyse, ouverte par
condillac et prolongée par destutt de tracy, la désignation s’origine
dans le rapport des premiers cris involontaires à la pensée. de tels cris,
initialement associés à des situations particulières, ne sont que les efets
102 Le Même et l’Ordre
de notre animalité et ne sont donc pas en eux-mêmes les signes de
quoi que ce soit. Pourtant, ce sont aussi des universaux biologiques qui
dépendent d’abord de la conformation de nos organes et ce seront donc
les mêmes chez tous les humains : il devient donc possible d’associer les
cris d’un autre aux mêmes représentations qui avaient suscité ou accom-
pagné nos propres cris : dans ce cas, et une fois dégagé de la singularité
empirique de son origine, le cri commence à fonctionner comme un
signe linguistique. Pourtant, si le langage trouve son origine dans le
langage d’action (langage du corps), il ne devient véritablement langage
qu’à partir du moment où il marque sa diférence avec le cri (comme
réponse biologique) en lui substituant un signe qui le représente22. La
possibilité du langage s’établit donc à partir de la nature (puisqu’elle
en provient, comme l’usage concerté du signe provient du cri involon-
taire), mais surtout en en partant, soit en constituant un réseau artiiciel,
conventionnel, de signes comme substituts irréductibles d’une série
d’événements naturels : le seuil d’apparition du signe linguistique (dis-
tinct du signe naturel), c’est « la diférence des mots et des choses – le
partage vertical entre le langage et ce qu’au-dessous de lui il est chargé
de désigner » (MC, 122). cette généalogie de la désignation rend ainsi
compte à la fois de l’arbitraire essentiel du langage (puisqu’il se consti-
tue par substitution d’un signe au désigné) et de la connexion intime des
mots à ce qu’ils désignent (puisque c’est toujours le même signe – son ou
mot – qui est choisi pour désigner la même chose). Pour reprendre la
formule de Foucault : l’artiice du langage est fondé en nature.
Une fois établi cet arbitraire motivé du signe linguistique, il est
facile de comprendre comment la théorie des racines (l’autre voie
d’analyse des désignations) vient se loger dans l’analyse du langage
d’action : c’est que « la ressemblance des mots entre eux, le grand
réseau horizontal qui forme les mots les uns à partir des autres et les
propage à l’inini » (MC, 122) s’articule à la ressemblance initiale de
certaines sonorités élémentaires avec ce qu’elles désignaient. Là encore,
l’artiice est fondé en nature : la diférenciation progressive du langage
procède d’un jeu restreint de racines primitives formé par articulations
conventionnelles de la ressemblance. cette généalogie du langage, qui
passe par la recherche étymologique, rejoint ainsi la généalogie du

22 nous retrouvons là la limite de l’enfant sauvage et du « traitement » éducatif que lui


applique le docteur itard.
Savoirs : l’ordre des choses 103
langage à partir du langage d’action : les racines renvoient en efet
au lien du langage avec la réalité extérieure qu’il désigne en même
temps qu’elles établissent son pouvoir de désignation comme pouvoir
conventionnel, soustrait à la simple imitation de la nature. La théorie
des racines prétend ainsi rendre compte du déploiement historique du
langage, tel qu’il se serait développé par iliations continues, par propa-
gation latérale, à partir d’un noyau radical restreint. Le Traité de la for-
mation mécanique des langues de de Brosses (1765)23 renvoie de manière
exemplaire à ce projet d’une généalogie du langage qui en dresserait le
tableau historique à partir d’un « espace à deux dimensions » :
À la verticale, on aurait la iliation complète de chaque racine, à l’horizontale, les
mots qui sont utilisés par une langue donnée ; plus on s’éloignerait des racines
primitives, plus compliquées, et, sans doute, plus récentes seraient les langues
déinies par une ligne transversale, mais en même temps, plus les mots auraient
d’eicacité et de inesse pour l’analyse des représentations. ainsi l’espace histo-
rique et le quadrillage de la pensée seraient exactement superposés. (MC, 124)

il ne s’agit nullement dans ce projet de rapporter le langage à une his-


toire externe qui en serait le lieu de naissance et le milieu de transforma-
tion. Foucault insiste à nouveau sur le danger d’une lecture rétrospective
de ces textes : le langage n’est pas cet être historique de part en part dont
s’emparera la philologie à partir du xixe siècle. Le rapport des mots de
la langue actuelle aux racines primitives dont ils procèdent est comme
soustrait au temps pour être livré aux opérations conjointes d’une analyse
et d’une combinatoire, c’est-à-dire aux procédures réglées d’une taxino-
mie : le tableau ne décrit pas un processus de transformation progressive,
il déploie plutôt un espace d’analyse qui est celui du langage lui-même,
et à l’intérieur duquel il est possible de parcourir, par étapes successives,
le découpage simultané de la représentation et des mots.
4. La théorie de la dérivation propose alors de caractériser plus
avant cet espace d’analyse du langage en le rapportant pour inir à
sa dimension rhétorique. Là où la théorie de la désignation rapporte
la capacité de représentation des mots à leur origine, la dérivation la
rapporte à la mobilité interne du langage lui-même :

23 dans le sous-dossier « Grammaire », intercalaires « écriture », « origines », « déri-


vations », « Figures et tropes », on trouve pas moins de 15 iches de lectures consa-
crées aux deux volumes du Traité de la formation méchanique des langues et des prin-
cipes physiques de l’étymologie de charles de Brosses (Paris, saillant, 1765).
104 Le Même et l’Ordre
comment se fait-il que les mots qui, en leur essence première, sont noms et
désignations, et qui s’articulent comme s’analyse la représentation elle-même,
puissent s’éloigner irrésistiblement de leur signiication d’origine, acquérir un
sens voisin, ou plus large, ou plus limité ? changer non seulement de forme,
mais d’extension ? acquérir de nouvelles sonorités, et aussi de nouveaux conte-
nus ? (MC, 125-126)

Le développement du langage ne concerne donc pas seulement la


forme de ses désignations, mais aussi leur contenu signiiant. En ce
sens, la théorie de la dérivation complète la théorie de l’articulation :
dans les deux cas, il s’agit de savoir comment le langage en vient à
analyser la représentation dans la forme du discours (qui transforme
en succession le simultané de la pensée). La dérivation rend ainsi
compte « de la naissance de nouvelles généralités prédicables », à par-
tir desquelles le réel peut se trouver « à chaque fois plus analysé, dis-
posé en un tableau général dont la profondeur s’aggrave »24. À chaque
niveau de la dérivation correspond un nouveau niveau d’articulation
de la langue. Foucault revient ainsi sur le procédé de généralisation du
nom qui fournit au langage sa capacité représentative :
L’analyse progressive et l’articulation plus poussée du langage qui permettent
de donner un seul nom à plusieurs choses se sont faites suivant le il de ces
igures fondamentales que la rhétorique connaît bien : synecdoque, métonymie,
catachrèse (ou métaphore, si l’analogie est moins immédiatement sensible).
c’est qu’elles ne sont point l’efet d’un rainement de style ; elles trahissent au
contraire la mobilité propre à tout langage dès qu’il est spontané. (MC, 129-130)

on retrouve ici la mobilité ou le jeu du langage dont les grammai-


riens de l’époque classique tirent argument pour expliquer la diversité
des langues. Les tropes interviennent pour assurer la généralisation des
noms propres ou singuliers en noms communs, susceptibles d’entrer
dans un rapport d’attribution. Foucault donne des exemples de cette
constitution tropologique de la représentation nominale : la synec-
doque permet par exemple de nommer « arbre » non plus seulement
tel « chêne », mais aussi tout ce qui possède un tronc et des branches ; la
métonymie permet d’élargir le sens du nom « nuit » à l’ensemble de ces
périodes qui s’étendent entre le coucher et le lever du soleil ; la méta-
phore enin rend compte de l’extension du concept de « feuille » qui ne
désigne plus seulement la feuille de l’arbre, mais l’ensemble de ce qui

24 Jean-michel salanskis, Herméneutique et cognition, ouvr. cité, p. 56.


Savoirs : l’ordre des choses 105
est mince et lisse comme une feuille d’arbre. Les igures de la rhéto-
rique font ainsi dériver le langage par rapport à sa première assignation
conventionnelle et rendent perceptible son travail d’analyse, tel qu’il se
déploie dans un « espace tropologique »25. En décortiquant le processus
d’analyse interne du langage qui conduit de la igure au nom, la théorie
de la dérivation ramène ainsi à la fonction première d’attribution.
au terme de cette reconstruction, Foucault peut alors établir l’unité
systématique de la « grammaire générale » dont il vient de présenter les
diférents segments théoriques : « depuis la théorie de la proposition
jusqu’à celle de la dérivation, toute la rélexion classique du langage –
tout ce qui s’est appelé la « grammaire générale » n’est que le commen-
taire serré de cette simple phrase : « le langage analyse » » (MC, 131).
chacune des théories envisagées précédemment s’attache par
conséquent à dégager les éléments fonctionnels d’une telle « analyse » :
le verbe (et sa fonction attributive), les noms communs (et leur fonction
d’articulation), les racines (et leur fonction d’assignation du langage à
une origine), les tropes enin (et leur fonction heuristique).
• — —

attribuer, articuler, désigner, igurer : selon Foucault, ces quatre fonc-


tions peuvent être disposées aux sommets d’un quadrilatère qui pres-
crit à la pensée classique du langage ses contours généraux, son schéma
d’ensemble. Foucault s’attache en efet à montrer comment se relient
entre eux les diférents segments théoriques qui dessinent cette igure.
de la récapitulation serrée qui est proposée par Foucault à la in du
chapitre iV, émerge cependant un élément fonctionnel, autour duquel

25 Foucault fait ici référence au Traité des Tropes de du marsais. dans son Traité des
Tropes, ou Des diferens sens dans lesquels on peut prendre un mème mot dans une mème
langue : ouvrage utile pour l’intelligence des auteurs et qui peut servir d’introduction
à la rhétorique et à la logique (publié en 1730 à Paris chez J. B. Brocas, et cité par
Foucault d’après une édition de 1811), du marsais expose ce qui constitue le style
iguré, et il montre combien ce style est commun, aussi bien à l’écrit que dans la
conversation ordinaire. il détaille également l’usage des tropes dans le discours,
en appuyant ses observations de nombreux exemples. Foucault cite le traité de
du marsais au début du chapitre 2 de Raymond Roussel lorsqu’il cherche à montrer
que l’expérience du langage que propose l’écrivain s’inscrit dans « l’espace tropo-
logique du vocabulaire » (Raymond Roussel, Paris, Gallimard (Le chemin), p. 24).
dans l’intercalaire « Figures et tropes » du sous-dossier « Grammaire », on trouve
3 iches de lecture consacrées au Traité de du marsais et intitulées « diférentes
espèces de tropes », « Les igures », « déinition des tropes ».
106 Le Même et l’Ordre
paraît se rassembler « l’unité solide et resserrée du langage dans l’expé-
rience classique » (MC, 135). cet élément, c’est le nom. La fonction
de nomination s’établit à l’intersection de deux diagonales qui la font
apparaître comme le centre du tableau élaboré par Foucault : la pre-
mière diagonale relie l’articulation et la dérivation selon un axe de
spéciication du langage – dont les « capacités d’articulation sont pres-
crites par le point de dérivation auquel [il] est parvenu » (MC, 132) –,
tandis que la seconde va de la proposition à la désignation et concerne
le rapport des mots à ce qu’ils représentent, « l’enroulement indéini
du langage et de la représentation, – le dédoublement qui fait que le
signe verbal représente toujours une représentation » (MC, 132). au
croisement de ces deux axes (l’axe du pouvoir analytique du langage et
celui de son pouvoir représentatif ), se trouve donc le nom :
nommer, c’est, tout à la fois, donner la représentation verbale d’une repré-
sentation, et la placer dans un tableau général. toute la théorie classique du
langage s’organise autour de cet être privilégié et central. En lui se croisent
toutes les fonctions du langage, puisque c’est par lui que les représentations
peuvent venir igurer dans une proposition. c’est donc par lui aussi que le
discours s’articule sur la connaissance. (MC, 132)

Le nom est comme la surface de projection, ou le point d’insertion,


de la représentation dans le discours : avec lui, la représentation men-
tale, la pensée, se verbalise et, en se verbalisant, s’analyse (de manière
successive) et s’ordonne dans des propositions qui ont la forme attri-
butive d’un jugement articulé, synthèse de représentations soumise
à une évaluation en termes de vérité ou d’erreur. L’idéal classique
d’une « langue bien faite », correctrice des imperfections de la langue
naturelle, correspond donc à l’idéal d’une nomination contrôlée, sou-
veraine, qui assurerait la transparence des choses aux mots qui les nom-
ment : « La tâche fondamentale du “discours” classique, c’est d’attribuer
un nom aux choses, et en ce nom de nommer leur être » (MC, 136).
Le nom constitue donc le point d’articulation de la représentation
et de l’être : en ce sens, savoir, c’est nommer, donner une représenta-
tion verbale de l’être représenté et replacer cette représentation verbale
dans le tableau général des noms qui représentent l’être. La fonction de
nomination, comme fonction centrale du langage, apparaît ainsi essen-
tielle à l’entreprise du savoir classique, dans la mesure où, en nommant
les choses, le discours les identiie et les diférencie les unes des autres –
au lieu de s’en tenir à leurs vagues ressemblances : le réseau des noms,
Savoirs : l’ordre des choses 107
articulé dans le rapport propositionnel, est alors ce qui vient désigner
l’être, sous la forme d’un système réglé d’identités et de diférences –
valant comme discours scientiique : « Quand [le discours] attribuait
à chaque chose représentée le nom qui convenait et que, sur tout le
champ de la représentation, il disposait le réseau d’une langue bien faite,
il était science – nomenclature et taxinomie » (MC, 136). La science
classique, qu’elle soit histoire naturelle ou analyse des richesses, repose
donc tout entière sur le pouvoir qu’a le discours d’analyser (établir une
nomenclature, c’est-à-dire une typologie) et de distribuer de manière
ordonnée (mettre en tableau) l’ensemble des choses représentées :
chaque contenu représentatif est représenté par un nom, et chaque nom
est situé par rapport aux autres au sein du tableau qui les diférencie et
les articule. La langue « bien faite » de la science classique désigne ainsi
la transparence de la représentation aux noms qui la représentent et qui,
en la représentant, disent l’être. c’est à travers le système arbitraire de
cette langue analytique et ordonnatrice (système iguré par le quadrila-
tère du langage) que se donne à voir la connexion intime des mots aux
choses : le discours est l’élément à partir duquel « les choses et les mots
se nouent en leur essence commune » (MC, 133), soit à partir duquel les
mots deviennent les signes représentatifs des choses qu’ils nomment et
les choses le contenu représenté de ces signes.
cette idéalité du discours centré sur le nom se heurte pourtant à
une double limitation. d’abord, « le nom, c’est le terme du discours »
(MC, 133) : c’est-à-dire à la fois son but, sa destination (il n’y a discours
qu’à partir de l’acte souverain de nomination), et la limite à partir de
laquelle il n’y a plus rien à dire, à partir de laquelle donc tout langage
devient impossible – ou inutile. c’est pourquoi l’essence du discours
réside moins dans le nom lui-même que dans le travail d’analyse du
langage qui conduit à la nomination, à l’élaboration des noms ; il est
donc lié à l’espace tropologique du langage et à la rhétorique, « c’est-
à-dire à tout cet espace qui entoure le nom, le fait osciller autour de
ce qu’il représente, laisse apparaître les éléments ou le voisinage ou les
analogies de ce qu’il nomme » (MC, 133). de ce point de vue, Foucault
souligne combien la littérature classique26, de La Princesse de Clèves
aux Rêveries d’un promeneur solitaire, est rigoureusement coextensive

26 dans le sous-dossier « Grammaire », on trouve une iche bibliographique intitu-


lée « classicisme. conception de la littérature » qui rassemble des références datant
108 Le Même et l’Ordre
à cette essence du discours, dont elle manifeste et récapitule la dyna-
mique constitutive :
toute la littérature classique se loge dans le mouvement qui va de la igure du
nom au nom lui-même, passant de la tâche de nommer encore la même chose
par de nouvelles igures (c’est la préciosité) à celle de nommer par des mots
enin justes ce qui ne l’a jamais été ou est demeuré en sommeil dans les plis de
mots lointains. (MC, 134)

dans ce raccourci saisissant, Foucault indique donc l’homologie


très forte qui existe entre le discours du savoir et la littérature, celle-ci
servant même de révélateur de l’essence rhétorique de celui-là. nous
retrouvons ici l’unité et la systématicité contraignantes de l’épistémè
que nous évoquions au début de ce chapitre.
mais, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, l’expérience lit-
téraire du langage ne se borne pas à cette fonction de manifestation
positive de la régularité épistémique, elle traverse également l’ensemble
du champ historique traité par Foucault dont elle manifeste les failles
et les ruptures, en opérant à vif une désystématisation des structures
contraignantes du savoir. ici, c’est l’œuvre de sade27 qui reçoit cette
fonction critique, en contrepoint d’une littérature vouée, comme l’en-
semble du discours classique, à un efort continu pour rendre le lan-
gage transparent à la représentation – en jouant de son obscurité ini-
tiale ou au contraire en cherchant à la réduire au maximum (rousseau).
avec sade en efet, « le nom cesse d’être la récompense du langage ; il
en devient l’énigmatique matière » (MC, 134) : la mise en ordre des
représentations dans le discours qui nomme est débordée, ou plutôt
subvertie, minée, par « un discours non discursif dont le rôle sera de

de la in du xviie et du début du xviiie, et traitant de littérature (rhétorique, élo-


quence, belles-lettres, poésie, roman).
27 Bien qu’aucune iche de lecture ne soit consacrée à sade dans le dossier prépa-
ratoire des Mots et les choses, il est possible d’airmer que Foucault accorde une
place privilégiée à sade dans son livre de 1966. L’œuvre de sade est présentée à la
in de la première partie de ce livre comme étant contemporaine du renversement
épistémique qui inaugure la pensée moderne (voir infra, conclusion). À ce titre,
Foucault établit un parallèle entre la fonction de Don Quichotte, à l’articulation de
la renaissance et de l’Âge classique et celle de Justine et de Juliette, à l’articulation
entre la pensée classique et l’épistémè moderne (MC, 222). sur la situation de sade
dans les premiers écrits de Foucault, voir Jean-François Favreau, Vertige de l’écriture.
Michel Foucault et la littérature (1954-1970), Lyon, Ens éditions, 2012, notamment
p. 48-58.
Savoirs : l’ordre des choses 109
manifester le langage en son être brut » (MC, 134). comme Foucault
le précisera à la in de la première partie de son livre en reprenant cet
exemple, Juliette constitue une œuvre limite qui n’a plus pour principe
de nommer ce qu’elle représente – le désir – mais de le faire surgir
comme l’irreprésentable de tout discours : la « littérature » naît ainsi
véritablement lorsque son langage cesse de se rapporter à du discours,
à l’être de la représentation, pour se rapporter à son être brut, en ce
qu’il excède et fonde à la fois la représentation. L’œuvre de sade vient
ainsi sanctionner le retrait du savoir hors de la représentation par le
retrait du langage hors de l’agencement rhétorique du discours. Le
point focal du discours classique, nommer l’être, n’est donc atteint que
dans la disparition de ce même discours au proit d’un langage défonc-
tionnalisé et réontologisé : avec sade, l’efort classique d’une transpa-
rence de la représentation au langage qui tend à la nommer bascule
dans l’opacité d’une nomination brutale de l’irreprésentable.
après avoir pressenti, dans le mouvement général de la littérature, le
point de rupture du discours classique, ce qui le rapporte à son irréduc-
tible dehors, Foucault indique encore à quelle autre limitation est soumise
l’entreprise de la connaissance. En efet, dans la mesure où le langage
constitue l’élément de l’ensemble des connaissances possibles à l’âge
classique, il rencontre comme condition et limite de son exercice réglé
le brouillage de la représentation par l’« imagination de la ressemblance ».
Foucault explicite ce point dans les termes d’un argument a contrario :
si tout était absolue diversité, la pensée serait vouée à la singularité, […] à la
dispersion et à l’absolue monotonie. il n’y aurait ni mémoire ni imagination
possible, ni rélexion, par conséquent. Et il serait impossible de comparer les
choses entre elles, d’en déinir les traits identiques, et de fonder un nom com-
mun. il n’y aurait pas de langage. si le langage existe, c’est qu’au-dessous des
identités et des diférences, il y a le fond des continuités, des ressemblances, des
répétitions, des entrecroisements naturels. La ressemblance, qui est exclue du
savoir depuis le début du xviie siècle, constitue toujours le bord extérieur du
langage : l’anneau qui entoure le domaine de ce qu’on peut analyser, mettre en
ordre et connaître. c’est le murmure que le discours dissipe, mais sans lequel il
ne pourrait parler. (MC, 135)
— —•
Le langage classique trouve donc sa condition de possibilité dans ce
rapport qui le lie au fond indiférencié de la similitude, formant comme
le champ d’application de la connaissance discursive. celle-ci se déi-
nit par conséquent comme un mouvement analytique et combinatoire
110 Le Même et l’Ordre
à la fois qui consiste à « faire entrer la ressemblance dans le rapport
propositionnel. c’est-à-dire dans un système d’identités et de difé-
rences, tel qu’il est fondé par le verbe être et manifesté par le réseau des
noms » (MC, 135-136). connaître, c’est faire passer la ressemblance dans
le discours, comme suite articulée de noms ; c’est rapporter le « bord
extérieur du langage » à son point central selon une dynamique centri-
pète qui assure la réduction du semblable à un système ordonné d’iden-
tités et de diférences : l’intégration du Même à l’Ordre. il faut nommer
les choses pour les connaître ; mais pour les nommer, pour parvenir à
l’acte souverain de nomination, il faut prendre appui sur la « rumeur
analogique des choses » (MC, 135) qui permet de tenir ensemble l’arbi-
traire du discours (en tant qu’il obéit à ses propres règles de fonction-
nement) et la relation profonde qu’il noue entre les mots et les choses
qu’ils représentent. Le fond de ressemblances sur lequel se conquiert
le discours classique constitue ainsi la garantie que l’ordre nécessaire et
visible de la représentation correspond bien à l’ordre des choses elles-
mêmes, sans pour autant se confondre avec lui.

3.2. La « langue bien faite » de l’histoire naturelle

L’articulation générale du langage classique, recueillie dans la igure


d’un « quadrilatère du langage », au centre duquel se situe la fonction
de nomination, doit donc pouvoir servir de schéma directeur pour
l’analyse des domaines empiriques de la nature et des richesses. de fait,
l’un des objectifs majeurs du chapitre V des Mots et les choses (« clas-
ser ») est d’accréditer la thèse d’une isomorphie structurelle entre la
théorie du langage et la théorie de l’histoire naturelle en tant que cette
dernière paraît réaliser l’idéal d’une « langue bien faite » qui forme
l’horizon de la grammaire générale. ce programme obéit lui-même
à une double intention archéologique où se dessinent les deux trames
problématiques du chapitre. d’une part, en efet, il s’agit de renforcer
l’hypothèse (méthodologique) de la systématicité de l’épistémè clas-
sique en montrant qu’elle déploie un réseau unique de nécessités à
l’intérieur de formes et de domaines d’analyse manifestement hété-
rogènes, étanches les uns par rapport aux autres (quoi de commun, à
première vue, entre l’analyse des fonctions du langage et celle des êtres
Savoirs : l’ordre des choses 111
naturels ?) : la « table d’opération » de ces formes de savoir hétérogènes
est la même, tout comme elle difère de celle qui prévalait à la renais-
sance ou de celle qui formera la trame catégoriale du savoir moderne ;
l’archéologue privilégie l’analyse synchronique et y soumet la diachro-
nicité de l’histoire des sciences. mais, d’autre part, et corrélativement,
cette hypothèse archéologique a ici une portée critique dans la mesure
où, en rapportant l’histoire naturelle à la disposition fondamentale du
savoir classique qui l’a rendue possible comme « discours de la nature »,
Foucault entend se démarquer clairement de ces « histoires des idées
ou des sciences » (MC, 137) qui interprètent les concepts et les objets
de l’histoire naturelle à partir des catégories propres aux sciences de la
vie modernes. or, contre cette lecture rétrospective, Foucault s’attache
à montrer justement que l’histoire naturelle a une consistance épis-
témologique propre qui tient non pas à son rapport (diachronique) à
la biologie moderne, mais bien plutôt à sa corrélation (synchronique)
avec « la théorie générale des signes et au projet de mathesis univer-
selle » (MC, 142). L’hypothèse archéologique générale de la systémati-
cité et de l’unicité d’une épistémè à une époque donnée sert donc avant
tout une épistémologie critique qui, contre les histoires récurrentes de
la biologie, prend soin de dissocier rigoureusement histoire naturelle
et sciences de la vie.
cette double trame problématique permet alors d’identiier l’arti-
culation interne de l’analyse foucaldienne de l’histoire naturelle. dans
un premier moment, Foucault s’attache à déinir doublement ce savoir :
de manière négative, tout d’abord, puisqu’il s’agit de le distinguer de
ce que les historiens des sciences de la vie laissent croire qu’il aurait
été ; de manière positive ensuite, lorsque Foucault délimite le domaine
spéciique de l’histoire naturelle en rapport avec un certain régime
épistémologique de l’« histoire », distinct de celui qui prévalait à la
renaissance. il s’agit ensuite, dans un second moment, de parcourir
le dispositif épistémologique de l’histoire naturelle ainsi délimitée, en
tant que ce dispositif s’articule à partir de deux éléments fondamen-
taux : le tableau et le continu. Le « tableau » est ce qui assure l’entre-
croisement du visible et de l’énonçable au sein d’une théorie générale
de la classiication ; la référence au continuum de la nature permet
d’exclure toute hypothèse d’une pensée évolutionniste ou transforma-
tionniste à l’âge classique. La continuité de la nature ne relève pas
d’une évolution historique de la nature et des êtres naturels : c’est bien
112 Le Même et l’Ordre
plutôt le présupposé d’un discours de la nature qui cherche à nom-
mer le visible et à l’ordonner dans un « grand tableau sans faille des
espèces, des genres, des classes » (MC, 173). L’analyse archéologique de
l’histoire naturelle (comme analyse des limites propres à son domaine
épistémologique et de la structuration interne du champ ainsi déli-
mité) permet ainsi de la soustraire au jeu de l’illusion rétrospective en
même temps qu’elle rend compte, en creux, des transformations que
doit subir la disposition fondamentale du savoir pour rendre possible
une pensée de l’évolution ou une biologie à partir du xixe siècle. il
importe donc d’abord de comprendre ce que l’histoire des sciences
de la vie méconnaît de l’histoire naturelle, dont l’archéologue prétend
justement reconstituer les conditions de possibilité épistémologiques
et historiques, indépendamment de toute lecture rétrospective.

un discours sans reste

il s’agit donc dans un premier temps de préciser en quoi et pourquoi


l’histoire naturelle, c’est-à-dire le type d’analyse de la nature qui se déve-
loppe à l’âge classique dans le cadre général d’une théorie des signes et
de la représentation, ne correspond pas à « ce que disent les historiens »
des sciences de la vie28. si Foucault insiste pour commencer sur les
diicultés rencontrées par cette démarche rétrospective, c’est inale-
ment pour réfuter l’hypothèse selon laquelle l’histoire naturelle serait
en quelque sorte la préhistoire de la biologie moderne, dont elle présen-
terait à l’état d’ébauche quelques-uns des éléments théoriques décisifs,
encore pris dans les limites de certaines coordonnées conceptuelles ou
de certains débats idéologiques qui empêcheraient leur intégration à
une théorie générale du vivant, telle que l’aurait produite (enin ?) le
xixe siècle. Poussant la parodie de ce type d’analyse récurrente à son
comble, Foucault peut ainsi en reconstituer l’allure générale :
Le mécanisme et la théologie, appuyés l’un sur l’autre ou se contestant sans
cesse, maintiendraient l’âge classique au plus près de son origine – du côté

28 Foucault a sans doute en vue ici le travail monumental de Jacques roger sur Les
sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle. La génération des animaux de
Descartes à l’Encyclopédie (Paris, armand colin, 1963) qui forme en quelque sorte
le pendant, pour le domaine des sciences de la nature, du livre de Paul hazard sur
La crise de la conscience européenne.
Savoirs : l’ordre des choses 113
de descartes et de malebranche ; en face, l’irréligion, et toute une intuition
confuse de la vie, à leur tour en conlit (comme chez Bonnet) ou en compli-
cité (comme chez diderot) l’attireraient vers son plus proche avenir : vers ce
xixe siècle dont on suppose qu’il a donné aux tentatives encore obscures et
enchaînées du xviiie siècle, leur accomplissement positif et rationnel en une
science de la vie. (MC, 139)

cette manière de présenter les choses a l’inconvénient d’efacer la


cohérence synchronique des savoirs de l’âge classique au proit de la
seule constitution diachronique d’une prétendue théorie biologique
comme aliénée dans les divisions internes de la pensée classique et enin
rendue à elle-même dans les formes rationalisées des sciences de la vie
modernes. ce schéma épistémologique, continuiste et téléologique est
manifestement d’inspiration dialectique : l’âge classique représente-
rait ainsi ce moment médian, négatif, d’une pensée qui n’est pas encore
moderne, c’est-à-dire qui l’est déjà mais sans le savoir, sur un mode aliéné,
cette méconnaissance produisant les débats qui l’agitent (mécanisme vs
vitalisme, ixisme vs évolutionnisme) et dont les enjeux fondamentaux
ne peuvent apparaître que rétrospectivement, lorsqu’ils sont ramenés à
la perspective terminale d’une science positive et rationnelle. Une telle
histoire des sciences de la vie constitue, du point de vue de Foucault,
une iction épistémologique selon laquelle la nécessité de la continuité
du récit historique l’emporte sur l’analyse des modes de constitution
historique des savoirs. L’archéologie rompt avec le principe même de
ce type de reconstitution a posteriori de l’histoire rationnelle de telle
ou telle science ; elle s’attache plutôt à dégager l’a priori historique à
partir duquel cette science communique avec l’ensemble du savoir qui
lui est contemporain. de ce point de vue, une double conclusion s’im-
pose. d’abord, la catégorie de « vie » n’est pas pertinente pour déinir le
domaine d’investigation ouvert par l’histoire naturelle, dans la mesure
où elle n’est pas le problème du naturaliste classique, mais seulement
celui qu’on lui attribue de manière anachronique : au xviiie siècle, « la
vie elle-même n’existait pas » (MC, 139). Ensuite, c’est plutôt du côté de
l’analyse du langage qu’il faut chercher le mode d’articulation spéciique
de l’histoire naturelle. il n’y a donc pas continuité entre histoire natu-
relle et biologie moderne ; mais il y a, au sein même de l’âge classique,
isomorphie entre théorie générale du langage et histoire naturelle.
cette mise au point permet alors d’appréhender dans sa positivité
le domaine épistémologique de l’histoire naturelle. La discontinuité
114 Le Même et l’Ordre
historique qui rend compte de l’émergence de l’histoire naturelle ne se
situe pas à l’intérieur de l’âge classique et ne prend pas la forme d’une
opposition doctrinale tranchée entre un mécanisme et un vitalisme ; elle
se situe plutôt entre deux épistémès, entre celle qui commande le savoir
renaissant et celle qui ordonne le savoir classique, et plus précisément
entre deux manières d’envisager l’histoire. L’histoire naturelle ne procède
pas en efet d’une appréhension nouvelle de la nature (saisie dans ce qui,
en elle, est irréductible à son être mécanique et renverrait par là à son
être « historique ») : en elle, c’est plutôt l’histoire qui devient naturelle,
ce qui implique un changement radical de régime épistémologique
de l’histoire elle-même. cette mutation épistémologique s’atteste
notamment selon Foucault dans l’écart qui sépare l’Histoire des serpents
et des dragons d’aldrovandi (déjà évoquée dans le chapitre ii des Mots
et les choses) et l’Histoire naturelle des Quadrupèdes de Jonston (1657) qui
lui sert ici de repère commode permettant d’expliciter la rupture ins-
tauratrice d’un savoir classique de la nature. En quoi l’histoire naturelle
correspond-elle alors à « une nouvelle manière de faire l’histoire » (MC,
143) ? Et en quoi ce changement de valeur de la notion et de la pratique
de l’« histoire » à l’époque classique est-il corrélé à une manière de dire
les choses, de décrire et de nommer ce qu’on voit ?
La distinction que Foucault établit entre l’histoire au sens d’aldro-
vandi et l’histoire au sens de Jonston illustre de manière exemplaire les
critiques formulées précédemment à l’encontre d’une certaine histoire
des sciences. En efet, d’une histoire à l’autre, il n’y a aucun progrès dans
la connaissance des êtres naturels : ce n’est pas parce que Jonston en sau-
rait plus sur les quadrupèdes qu’aldrovandi en savait sur les serpents, ou
encore parce que les protocoles de l’observation empirique seraient plus
rigoureusement contrôlés à partir du xviie siècle qu’auparavant, que son
histoire naturelle n’a plus rien à voir avec l’Histoire des serpents proposée
par son prédécesseur. Entre ces deux textes, entre ces deux manières de
faire l’« histoire », nul progrès de la science donc, mais un nouvel ajuste-
ment du visible et de l’énonçable. Précisons les choses.
L’observation des êtres naturels n’a pas gagné en richesse ou en
rationalité : en un sens même, Foucault souligne, en forçant le trait,
que « Jonston en sait beaucoup moins qu’aldrovandi » (MC, 141). mais
l’observation relève de schèmes opératoires diférents. Foucault rap-
pelle en efet que, jusqu’à la renaissance, « faire l’histoire d’une plante
ou d’un animal, c’était tout autant dire quels sont ses éléments ou ses
Savoirs : l’ordre des choses 115
organes, que les ressemblances qu’on peut lui trouver, les vertus qu’on
lui prête, les légendes et les histoires auxquelles il a été mêlé, les bla-
sons où il igure, les médicaments qu’on fabrique avec sa substance, les
aliments qu’il fournit, ce que les anciens en rapportent, ce que les voya-
geurs peuvent en dire » (MC, 141)29. L’histoire, au sens d’aldrovandi,
consiste donc à recueillir tous les signes d’un animal ou d’une plante,
c’est-à-dire aussi bien les signes de la tradition déposés dans les livres
que les signes naturels, déposés à même les corps ou les êtres naturels.
tous ces signes ont le même statut descriptif : ils ont partie liée aux
choses qu’ils cherchent à décrire et il n’est possible de décrire tel ani-
mal ou telle plante qu’à partir du moment où ils sont reliés au monde
par ce réseau sémantique qui forme comme la trame continue de leur
être. En faire l’histoire, c’est déployer l’ensemble de ce réseau de signes :
et connaître tel ou tel être, c’est reprendre ce langage de la nature dans
un langage second qui en forme le commentaire et l’explicitation.
or, l’histoire naturelle de Jonston s’élabore sur de tout autres bases :
elle n’est plus redite d’un texte premier (ou d’un corps-blason) qu’il fau-
drait faire parler, mais regard minutieux porté sur les choses elles-mêmes
et transcription du visible ainsi recueilli « dans des mots lisses, neutrali-
sés et idèles » (MC, 143). La distance qui sépare le texte d’aldrovandi de
celui de Jonston est exactement celle qui sépare une histoire « légendaire »
(à lire) dont les documents sont des signes ressemblant aux choses qu’ils
désignent, et une histoire dont les documents sont avant tout « des
espaces clairs où les choses se juxtaposent : des herbiers, des collections,
des jardins » (MC, 143), soit des espaces dans lesquels viennent s’articuler
ce qu’on voit des choses et ce qu’on peut en dire :
Le lieu de cette histoire, c’est un rectangle intemporel, où, dépouillés de tout
commentaire, de tout langage d’alentour, les êtres se présentent les uns à côté
des autres, avec leurs surfaces visibles, rapprochés selon leurs traits communs,
et par là déjà virtuellement analysés, et porteurs de leur seul nom. (MC, 143)

il ne s’agit plus de recueillir l’ensemble des signes des choses pour


en faire le tour, pour en proposer l’« encyclopédie » (raconter les choses
en en suivant les marques) ; il s’agit d’étaler les choses en « tableau », et
en ce tableau, de les nouer à la fois au regard qui les observe et au dis-
cours qui les analyse. L’histoire naturelle selon Jonston, et plus tard selon

29 Voir aussi MC, 54-55.


116 Le Même et l’Ordre
Linné (qui en ixe les codes discursifs), n’est donc plus « sédimentaire »
puisqu’elle marginalise au contraire les Litteraria, soit « tout le langage
déposé par le temps sur les choses » (MC, 142) ; elle est taxinomique,
puisqu’elle rapporte l’histoire des choses qu’elle représente à « l’espace où
on peut les voir et d’où on peut les décrire » (MC, 143), c’est-à-dire à l’es-
pace dans lequel elles peuvent être classées, à la fois analysées et ordon-
nées (selon le système de leur identité – déclinée en nom, genre, espèce,
attributs, usage – et l’ordre de leurs diférences). En ce sens, l’histoire
naturelle de l’époque classique déinit, pour les êtres naturels comme
pour les naturalistes qui les prennent comme objets d’observation, l’arti-
culation inédite d’un langage et d’un regard qui vise à disposer la nature
dans l’espace taxinomique du « tableau » : en ce sens, « l’histoire naturelle,
ce n’est rien d’autre que la nomination du visible » (MC, 144).
reste à comprendre quel est ce « visible » que le discours du natu-
raliste cherche à nommer ? il ne s’agit sans doute pas d’un ensemble
d’éléments jusqu’alors invisibles et rendus enin accessibles au langage
par l’exercice d’une observation plus attentive, plus précise et, ina-
lement, plus rigoureuse, véritablement « scientiique ». il s’agit plutôt
d’une objectivité sensible iltrée, restreinte, limitée strictement à ce
que le regard en laisse apparaître, puisque la vue, à l’exclusion quasi-
ment de tous les autres sens, « est le sens de l’évidence et de l’étendue,
et par conséquent d’une analyse partes extra partes admise par tout le
monde » (MC, 145). L’histoire naturelle n’a donc pas sa condition de
possibilité dans une rectiication et dans une rationalisation des histo-
riæ des savants renaissants, mais bien plutôt dans la constitution d’une
véritable objectivité – celle de structures visibles prêtes à être nommées.
L’observation consiste alors seulement dans l’exercice réglé de la vision
en vue de faire ressortir « ce qui, dans la richesse un peu confuse de la
représentation, peut s’analyser, être reconnu par tous, et recevoir ainsi
un nom que chacun pourra entendre » (MC, 146). À la prolifération
sans in des histoires-interprétations, se substitue désormais l’univer-
salité d’un discours qui, à chaque chose visible, doit attribuer le nom
qui lui convient :
déployées elles-mêmes, évidées de toutes ressemblances, nettoyées même
de leurs couleurs, les représentations visuelles vont enin donner à l’histoire
naturelle ce qui constitue son objet propre : cela même qu’elle fera passer dans
cette langue bien faite qu’elle entend bâtir. cet objet, c’est l’étendue dont sont
constitués les êtres de la nature, – étendue qui peut être afectée de quatre
Savoirs : l’ordre des choses 117
variables. Et de quatre variables seulement : forme des éléments, quantité de
ces éléments, manière dont ils se distribuent dans l’espace les uns par rapport
aux autres, grandeur relative de chacun. (MC, 146)

ces quatre variables objectives qui s’appliquent à chaque organe


ou élément d’un être naturel, déinissent précisément ce que les bota-
nistes, et par extension les naturalistes, appellent sa structure. L’his-
toire naturelle est donc strictement coextensive au mécanisme car-
tésien puisque l’observation, loin d’exclure le calcul ou la mesure, les
enveloppe comme sa condition de possibilité. on n’observe que pour
décrire (nommer une structure visible) mais on ne peut décrire qu’un
système de variables strictement déterminées (nombre et grandeur)
qui renferme l’objectivité de ce qu’on voit. La « structure » a donc un
efet d’objectivité en tant qu’elle transcrit le visible (l’ordre des choses)
en énonçable (dans l’ordre des mots) : « Par elle, la visibilité de l’animal
ou de la plante passe tout entière dans le discours qui la recueille » (MC,
147). ce « discours » est donc bien le discours de la nature : celle-ci s’y
déploie elle-même dans la multiplicité diférenciée de ses structures
visibles. comme le note Foucault, « le livre devient l’herbier des struc-
tures » (MC, 148).
Le recouvrement du visible et de l’énonçable est tel que Linné a pu
imaginer réaliser dans ses ouvrages de botanique des « calligrammes
botaniques » dans lesquels la description textuelle de la structure
objective d’une plante prendrait la forme visible de cette plante (MC,
147). malgré les apparences, ce projet se situe au plus loin des « histo-
riæ » de la renaissance. il ne s’agit plus en efet de déchifrer la nature
et les êtres qui la composent comme des textes, soit des complexes de
signes avec lesquels le langage humain entretient une sourde proxi-
mité (la description cherche à ressembler à ce qui est décrit qui est
déjà un système de signes semblables). Linné propose au contraire de
représenter, dans la forme articulée du texte, la structure visible d’un
objet, ainsi mis à distance par l’analyse de sa structuration objective
que le langage ne fait que recueillir : les mots ne sont pas comme des
choses, mais leur articulation reproduit l’objectivité de la chose, c’est-
à-dire sa structure visible. on trouve ainsi dans la Philosophie bota-
nique, cette recommandation : « Que la description marche avec l’ordre
des parties de la plante » (§ 328). Et au paragraphe suivant : « Que la
description expose les diférentes parties de la plante en autant de
118 Le Même et l’Ordre
paragraphes séparés. Que dans la description des plantes, les parties
soient aussi distinctes que dans la plante même ». Les « calligrammes
botaniques » constituent ainsi l’épure de l’histoire naturelle, l’idéal d’un
visible énonçable sans reste dans la forme d’un discours qui, d’un seul
et même trait, pourrait analyser et montrer ce qu’il énonce30.
cette articulation discursive de la structure visible (des êtres natu-
rels) enveloppe deux conséquences. La première est que la science
naturelle qui émerge à l’époque classique se présente comme « une
langue, mais fondée et bien faite » (MC, 148). comme discours essen-
tiellement descriptif, suivant les nervures du visible (c’est-à-dire les
variables observables de la structure), elle opère le passage du simul-
tané de la représentation en successivité linéaire du langage : la struc-
ture est le pivot de l’analyse de la représentation par le discours. mais
ce n’est pas tout. car ce discours est une langue « bien faite », ce qui
signiie que cet usage scientiique de la langue en corrige les imper-
fections naturelles, ou encore le jeu propre, lié à l’ajustement irrégulier
de la forme propositionnelle du discours et du contenu représentatif
qu’elle articule. La possibilité (même rêvée) des « calligrammes bota-
niques » de Linné tient bien à ce que l’histoire naturelle se constitue
comme « discours de la nature » au sens qu’on a dit, c’est-à-dire que
le déroulement propositionnel du discours vaut comme l’articula-
tion universelle de la représentation. c’est un discours sans reste dans
la mesure où le visible représenté est passé au tamis de la structure.
seconde conséquence, étroitement corrélée à la première : ce discours
de la nature, qui n’est rien d’autre que la nature faite discours (d’où la
possibilité du calligramme), ou encore la nomination d’une visibilité
structurée, est immédiatement un discours de l’ordre de la nature, c’est-
à-dire un discours qui, en énonçant dans la successivité de ses des-
criptions la structuration objective du visible observé, permet d’établir,
entre les êtres naturels qu’il décrit, le système des identités et l’ordre
des diférences. Le discours de la nature analyse sans reste la représen-
tation et peut faire entrer tout le « visible décrit » (149), c’est-à-dire, en

30 dans l’article qu’il consacre à magritte en 1968 (une version augmentée a paru en
1973), Foucault revient sur la fonction du « calligramme » qu’il déinit justement à
partir de la propriété fabuleuse des lettres de l’alphabet d’être à la fois les signes
d’un texte et les lignes d’un dessin : « signe, la lettre permet de ixer les mots ; ligne,
elle permet de igurer la chose » (Ceci n’est pas une pipe, montpellier, Fata morgana,
1973, p. 22).
Savoirs : l’ordre des choses 119
droit, la nature tout entière, dans l’espace taxinomique de visibilité que
constitue le tableau : « La grande prolifération des êtres à la surface du
globe peut entrer, par la vertu de la structure, à la fois dans la succes-
sion d’un langage descriptif, et dans le champ d’une mathesis qui serait
science générale de l’ordre » (MC, 149).
L’histoire naturelle représente donc ce discours privilégié qui, ten-
danciellement, semble en mesure de faire apparaître l’ordre de la nature
elle-même à partir de la seule description de ses structures visibles31, de
ses surfaces et de ses lignes, dont les igures multiples viennent s’intégrer
au sein d’un espace de variables simultanées, concomitantes, – espace
qui donne en quelque sorte l’image de la nature au sens où Foucault
avait indiqué que, pour l’âge classique, « le tableau des signes [est]
l’image des choses » (MC, 80) : non pas son relet ressemblant, mais son
redoublement discursif. avec l’histoire naturelle, l’ordre de la nature et
l’ordre du discours sont strictement coextensifs32.

Le tableau et le continu

Pourtant, si la structure désigne cet ensemble de variables déterminées


qui permet de décrire une plante ou un animal dans sa spéciicité et sa
visibilité objectives, elle ne suit pas à dresser le tableau complet des
êtres naturels, soit à décliner leurs diférences spéciiques et à opérer la
classiication ordonnée de ces diférences. Pour qu’un tableau ordonné
des identités et des diférences entre les êtres naturels soit possible,

31 Foucault explique ainsi le privilège de la botanique sur la zoologie au xviiie siècle : les
structures des plantes, extériorisées, étant plus visibles que celles des animaux, elles
constituent un ensemble plus riche et cohérent de variables perceptibles. de là vient
aussi le désintérêt provisoire pour l’anatomie : point n’est besoin d’ouvrir les corps
pour apercevoir leurs structures puisque celles-ci se donnent tout entières à voir à leur
surface. L’objet de l’histoire naturelle « est donné par des surfaces et des lignes, non
par des fonctionnements ou d’invisibles tissus. La plante et l’animal se voient moins
en leur unité organique que par la découpe visible de leurs organes » (MC, 149).
32 En ce sens, l’histoire naturelle réalise bien l’idéal du savoir classique (une langue
bien faite, capable de donner à chaque chose son nom exact) et se déploie ainsi
sur fond d’une isotopie, aux antipodes de l’hétérotopie borgèsienne et l’expérience
de l’absence d’ordre, sur laquelle s’ouvrent Les mots et les choses. Voir à ce sujet, Phi-
lippe sabot, « michel Foucault, l’envers du désordre. connaître, décrire, classer à
l’âge classique », dans La Connaissance des choses. Déinition, description, classiication,
G. samama dir., Paris, Ellipses (Philo), 2005, p. 105-120.
120 Le Même et l’Ordre
pour qu’une classiication des espèces donc soit possible, il faut recourir
au caractère qui est à la structure ce que le nom commun est au nom
propre, à savoir un opérateur de généralisation qui permet d’ainer
l’identiication de certains êtres (leur place sur le tableau général, leur
genre prochain) en les diférenciant d’autres êtres. Le caractère est
donc ce qui va permettre d’« établir les identités et les diférences entre
tous les êtres naturels » (MC, 151), en s’appuyant sur ces éléments du
visible que la structure avait permis de iltrer et de faire passer dans le
discours. Foucault insiste ici de nouveau sur l’idéal d’une « langue bien
faite » que doit réaliser l’histoire naturelle. de même que la structure
constituait précédemment l’articulation universelle (sans reste et sans
jeu) de la représentation dans la forme propositionnelle du discours,
de même à présent le caractère doit permettre à l’histoire naturelle
d’« assurer, d’un seul tenant, une désignation certaine et une dériva-
tion maîtrisée » (MC, 151) : il faut que la désignation de chaque être
indique de plein droit la place qu’il occupe dans la disposition géné-
rale de l’ensemble ; que le nom donné aux êtres naturels soit à la fois
son nom propre et le nom de l’espèce à laquelle il appartient, avec les
caractères diférentiels qui la déinissent. Pour qu’un tableau général
des êtres naturels puisse être élaboré, pour que l’histoire naturelle se
donne comme taxinomia – science des articulations et des classes du
monde naturel, il faut donc que s’opère le passage de la structure visible
(qui assure, par la description qui en est faite, un découpage constant
du réel) au caractère taxinomique (qui distribue et ordonne les êtres
naturels dans l’espace du tableau). s’accomplit ainsi l’histoire naturelle
comme langue bien faite, universellement valable, dans laquelle se
constitue comme intégralement descriptible et ordonnable le domaine
empirique de la nature.
il reste cependant à comprendre comment s’efectue justement le
passage de la structure particulière au caractère général, s’il détermine
la mise en tableau des identités et des diférences, la classiication des
êtres naturels en espèces déterminées. Une diiculté apparaît ici qui
tient à ce que la tâche de l’histoire naturelle serait en droit ininie et en
réalité impossible s’il était nécessaire, pour parvenir à cette taxinomie,
de comparer entre eux tous les traits particuliers isolés par la descrip-
tion. selon Foucault, l’âge classique a mis en place deux protocoles de
classiication concurrents pour résoudre cette diiculté et pour parve-
nir à constituer l’histoire naturelle comme un système ini, strictement
Savoirs : l’ordre des choses 121
articulé, de noms propres et de noms communs qui suisent à quadril-
ler tout l’espace du réel naturel : ces deux procédés sont le Système et la
Méthode33. de quoi s’agit-il ?
Le Système, conçu et défendu principalement par Linné, consiste
à choisir un groupe limité d’éléments (une structure) dont on étu-
die les variations chez tous les êtres qui se présentent à l’observation.
Lorsqu’on trouve des éléments identiques chez deux individus dis-
tincts, on leur donne un nom commun : ils appartiennent à la même
espèce34. c’est ainsi la structure privilégiée au départ qui constitue
le caractère de référence. si, par exemple, on privilégie, comme note
caractéristique, « toutes les parties de la fructiication » d’une plante

33 tout en s’en démarquant par la dimension « archéologique » de son analyse, Fou-


cault s’appuie ici manifestement sur le travail épistémologique de daudin qui
déinit ainsi l’enjeu de son enquête dans l’avant-propos de son livre De Linné à
Lamarck. Méthodes de la classiication et idée de série en botanique et en zoologie (1740-
1790) (Paris, Félix alcan, 1926-1927 ; rééd. éditions des archives contemporaines,
1983) : « comme le montrera le plan même du livre, tout le mouvement de pensée
duquel il traite nous a semblé dépendre du jeu de deux idées très distinctes et
souvent antagonistes : – idée d’une classiication “systématique” ou “méthodique”
qui, procédant d’après des caractères déterminés, distribue un ensemble d’êtres
donnés en fractions de plus en plus petites, toujours subordonnées, déinies et
circonscrites d’après des règles ixes ; – idée d’une série “naturelle” qui relie les uns
aux autres tous ces êtres par une suite continue de “rapports” indissolubles » (p. ii).
Le problème de la classiication se trouve ainsi articulé, dans le cadre de la rélexion
sur le savoir classique de la nature, au problème de la chaîne (série) des êtres ou
de la continuité naturelle. ce second problème évoqué par daudin sera l’objet du
paragraphe suivant des Mots et les choses : « Le continu et la catastrophe ». signa-
lons enin que Foucault réalise également de nombreuses iches de lecture à partir
de la thèse de daudin, Cuvier et Lamarck. Les classes zoologiques et l’idée de série
animale (1790-1830), Paris, Félix alcan, 1926-1927, 2 tomes. ces iches, regroupées
dans les intercalaires « cuvier », « Geofroy saint-hilaire » et « Lamarck » du sous-
dossier « histoire naturelle » seront utilisées pour la seconde partie des Mots et les
choses, en particulier pour le chapitre Viii : « travail, vie langage », iii : « cuvier ».
34 L’élaboration systématique de Linné est étudiée dans l’ouvrage de daudin au cha-
pitre i, iv : « Linné et la “méthode en botanique” ». daudin cite notamment des
extraits de la Philosophie botanique, § 156 (que cite également Foucault, p. 159 – à
partir de la iche intitulée « La disposition systématique ») : « Le “système” est
le “il d’ariane” de la Botanique. soit une plante inconnue des indes : le “Bota-
nophile” (étranger à la systématique) aura beau consulter descriptions, igures,
catalogues : “il ne trouvera pas le nom, si ce n’est par hasard”; le “systématique”
déterminera vite le genre, ancien ou nouveau. – c’est en ce sens que la “disposition”
(distribution systématique) est le fondement de la “dénomination” (générique et
spéciique) et que l’exercice de la botanique consiste, en somme, à les mettre en
œuvre l’une par l’autre » (daudin, De Linné à Lamarck, ouvr. cité, p. 35, note 1).
122 Le Même et l’Ordre
(Linné), alors on négligera comme diférence spéciique les diférences
de feuilles ou de racines entre les plantes observées et on procédera à la
diférenciation des espèces végétales en fonction des formes variables
prises par le système de fructiication. La Méthode, conçue et défendue
en particulier par adanson35 et Bufon, procède tout autrement : au
lieu de partir d’une structure déterminée, elle consiste à faire des com-
paraisons totales de structures, mais à l’intérieur de groupes empiri-
quement constitués où les individus sont si ressemblants qu’il est facile
d’établir entre eux les diférences36. Le trait diférentiel se détache sur
fond des traits identiques.
notons toutefois que c’est moins l’existence de cette alternative his-
torique entre deux protocoles de caractérisation et de mise en ordre des

35 dans le sous-dossier « histoire naturelle », l’intercalaire « Bufon » compte 17 iches


de lecture portant sur des ouvrages d’adanson, le plus souvent les Familles de
Plantes (1763) mais aussi le Cours d’histoire naturelle (1772) ou l’Histoire naturelle du
Sénégal (1757). La quasi-totalité de ces extraits pris en note portent sur la « méthode
naturelle ».
36 La « méthode », au sens d’adanson et de Bufon, est présentée par daudin au cha-
pitre iii de son livre De Linné à Lamarck, comme une résistance à l’efort systéma-
tique de Linné : « adanson, revenu du sénégal, se déclare “ennemi des systèmes”, y
compris celui de Linné. ayant essayé, au cours de son voyage, de classer selon les
meilleurs auteurs les spécimens, recueillis et observés sur place, d’une faune et d’une
lore très diférentes de celles qu’ils ont efectivement connues, il a cru constater, par
l’échec de toutes ses tentatives, qu’il fallait décidément renoncer à toutes méthode
“abstractive”, c’est-à-dire réglée sur la considération exclusive d’une ou deux “parties”,
et “chercher dans la nature elle-même son système, s’il était vrai qu’elle en eût un”
(adanson, Familles de Plantes, 1763, tome 1, p. clvi-clvii). Examinant et décrivant
ses plantes « dans toutes leurs parties, sans en excepter aucune », il a trouvé qu’elles
se groupaient comme d’elles-mêmes en un certain nombre de “classes” ou de
“familles” qui ne sont pas fondées, comme celles des systématistes, sur un caractère
commun des mêmes organes ou appareils, mais sur un ensemble de ressemblances
dans lesquelles la “disparate” de telle “partie” peut toujours être compensée par la
concordance de telles autres. Procédé qui ne veut être, en somme, qu’une applica-
tion délibérée du mode de travail spontané par lequel ont été formées les familles
naturelles des plantes de nos climats. [Par là], il se latte d’obtenir un “enchaînement”
méthodique de ses familles aussi conforme que possible à la “marche graduée” de la
nature : s’astreindre à relever, dans tous les cas, un nombre déterminé de “caractères”
généraux concernant soit une partie matérielle de la plante, soit une propriété géné-
rale de l’une de ses parties et ranger les familles de telle sorte que le nombre de ceux
de ses caractères qui varient d’une famille quelconque à celle qui la suit soit aussi
petit que possible. même imparfait, […] le “tableau des 58 familles des plantes” qui
résulte de l’application de ce principe nous rapproche, selon [adanson], de cette
“méthode naturelle” dont l’achèvement pourra seul ixer la signiication véritable de
la distinction des classes, des genres et même des espèces » (p. 121-123).
Savoirs : l’ordre des choses 123
espèces, avec leurs diférences propres (méthode naturelle vs méthode
artiicielle, « abstractive » ou systématique), avec leurs avantages et
leurs défauts respectifs, qui retient ici l’attention de Foucault, que la
possibilité de les rapporter à « un même réseau de nécessité » (MC,
152), ou encore de leur assigner un même socle épistémologique, celui
qui justement renvoie « la connaissance des individus empiriques »
dans leur identité singulière au « tableau continu, ordonné et univer-
sel, de toutes les diférences possibles » (MC, 157). À la diférence de
l’historien des sciences naturelles et des méthodes de classiication à
l’âge classique (daudin), l’archéologue ne cherche donc nullement à
prendre position en faveur de l’une ou l’autre de ces procédures de clas-
siication (au nom de quel critère, de quelle valeur de vérité, pourrait-il
d’ailleurs le faire ?) : il s’intéresse plutôt à l’a priori historique qui a
rendu possibles et le système et la méthode, comme ces manières dis-
tinctes, mais au fond essentiellement complémentaires, de classer les
individus naturels en fonction de ce qui d’abord les diférencie (et non
sur la base de leur ressemblance manifeste) : « méthode et système ne
sont que les deux manières de déinir les identités par le réseau général
des diférences » (MC, 157). Passée au tamis de la structure visible et
des caractères taxinomiques, l’identité individuelle est d’une certaine
façon « négative », puisqu’elle se déinit avant tout « par le résidu des
diférences ». Le caractère est essentiellement un élément diférentiel
dans la mesure où il n’établit ce que deux individus ont de commun que
pour les distinguer d’autres individus dépourvus de ce caractère. toute
classiication suppose donc cette identiication progressive par le jeu de
diférenciations successives qui ordonne rigoureusement les positions
dans le tableau général des êtres. cette forme résiduelle et négative de
l’identité, corrélative du processus taxinomique lui-même, est alors ce
qui, archéologiquement, permet de singulariser le savoir classique de la
nature par rapport au savoir renaissant et au savoir moderne.
au xvie siècle, en efet, « chaque espèce se signalait par elle-même,
et énonçait son individualité, indépendamment de toutes les autres »
(MC, 157) : son identité reposait donc tout entière dans certaines
marques propres (chasser la nuit, vivre sur l’eau), absolument positives
et, en quelque sorte, indiférentes les unes par rapport aux autres ; il
ne s’agissait pas alors de rapporter les unes aux autres ces diférentes
espèces au sein d’un unique tableau (où chaque être doit recevoir son
nom exact, diférent de tous les autres), mais plutôt de recueillir sur
124 Le Même et l’Ordre
chaque être la marque de ce qui le faisait ressembler à un autre de la
même espèce. avec le savoir classique, la prolifération des ressem-
blances laisse place à l’analyse ordonnée des représentations en termes
d’identités et de diférences : on entre dans le savoir diférentiel et
la caractérisation-classiication (qu’elle soit opérée selon les règles de
la méthode ou celles du système) est l’organe de ce savoir diféren-
tiel. classer, c’est établir un système d’identités à partir d’un réseau
ordonné de diférences.
or, Foucault souligne que la biologie moderne (dont il ixe la date
d’apparition à l’époque de cuvier37) n’a pu s’établir qu’à partir d’une
transformation radicale de ce schéma diférentialiste puisque, si l’iden-
tité des espèces continue d’être ixée par un jeu de diférences, ces dif-
férences trouvent désormais un nouveau point d’application : non plus
les caractères visibles, externes, mais « les grandes unités organiques
ayant leurs systèmes internes de dépendances (squelette, respiration,
circulation) » (MC, 158). Les lois internes de l’organisme déinissent
désormais le critère positif à partir duquel se nouent et se dénouent
les parentés entre espèces. Foucault peut présenter ainsi la spéciicité
archéologique de l’histoire naturelle comme théorie des caractères
diférentiels : « La classiication, comme problème fondamental et
constitutif de l’histoire naturelle, s’est logée historiquement, et d’une
façon nécessaire, entre une théorie de la marque et une théorie de
l’organisme » (MC, 158). « historiquement, et d’une façon nécessaire » :
cela signiie que la classiication des êtres naturels dépend moins en
réalité de telle ou telle méthode particulière que d’un a priori his-
torique constitutif, selon lequel la dénomination caractéristique des
individus se trouve rapportée à la constitution du réseau de leurs difé-
rences spéciiques. cela signiie aussi que du savoir de la renaissance
à la biologie moderne, il n’y a aucun progrès. La taxinomie classique
n’est pas comme une étape intermédiaire dans un processus de ratio-
nalisation globale du monde naturel. À chaque fois, au contraire, le
savoir doit être renvoyé au « réseau de nécessité » incomparable qui en
soutient le développement historique et en structure le champ d’objec-
tivation. ce point est décisif : il permet de comprendre notamment la
distinction opérée par Foucault entre trois régimes épistémologiques

37 Foucault reste de ce point de vue idèle à la périodisation proposée par henri


daudin dans ses ouvrages.
Savoirs : l’ordre des choses 125
de l’« histoire » qui relèvent d’a priori historiques distincts. comme
nous l’avons vu plus haut, l’histoire naturelle, comme histoire devenue
naturelle, c’est le déploiement, sous la forme d’un tableau général des
êtres, du discours de la nature ; ce n’est donc ni le recueil et le déchif-
frement des historiæ, des ressemblances, des marques déposées sur les
choses et les êtres et formant le système du savoir à la renaissance,
ni l’attention à la temporalité interne des organismes, donc au déve-
loppement dans le temps de leur organisation individuelle. L’histoire
naturelle n’a pour objet ni une nature-texte qui raconte des histoires et
qu’il convient de déchifrer pour en connaître le dernier mot, ni cette
nature temporalisée qui a une histoire, dont les êtres ont chacun une
histoire qui conditionne leur développement et leur propre transfor-
mation. Elle a pour objet la mise en ordre discursive de l’ensemble
des caractères diférentiels des êtres naturels – soit l’édiication d’une
langue bien faite qui énonce, pour chacun de ces êtres, son nom exact.
or, cette procédure de nomination qui s’accomplit dans le passage
de la structure visible au caractère taxinomique, requiert, comme son
présupposé fondamental, la continuité dans la nature. seule en efet la
continuité naturelle peut garantir que le nom commun est possible,
qu’il n’y a pas que des noms propres, que des diférences, que chaque
structure n’est pas isolée des autres et ne fonctionne pas comme une
marque individuelle. ce postulat d’un continuum naturel a par là même
pour fonction de restreindre au maximum le jeu ouvert entre les élé-
ments constitutifs de la langue naturelle et de quadriller par ses déno-
minations caractéristiques la nature tout entière pour l’ofrir au savoir,
c’est-à-dire pour la rendre visible à travers les mots (les noms exacts
des choses) qui la désignent et le tableau qui en déploie le discours.
Pourtant, une telle continuité ontologique n’est pas immédiate-
ment donnée dans l’expérience. si c’était le cas, en efet, il serait pos-
sible pour le langage ordinaire de suivre le mouvement ininterrompu
qui conduit de l’individu aux variétés, aux espèces, aux genres et aux
classes. Par conséquent, « [l]’histoire naturelle deviendrait inutile, ou
plutôt elle serait déjà faite par le langage quotidien des hommes ; la
grammaire générale serait en même temps la taxinomie universelle
des êtres » (MC, 160). ce qui rend indispensable l’histoire naturelle,
comme efort second pour établir le nom exact de chaque chose (qui
n’est donc pas donné dans la tendance à la généralisation des désigna-
tions descriptives du langage ordinaire), c’est donc qu’au contraire la
126 Le Même et l’Ordre
nature nous apparaît d’abord enchevêtrée (lacunaire et brouillée). si
bien que l’ordre des classiications, au lieu de suivre un ordre naturel
préexistant, doit plutôt chercher à l’établir scientiiquement : l’histoire
naturelle se constitue ainsi comme l’élucidation d’un continuum natu-
rel non immédiatement perceptible.
mais d’où vient l’enchevêtrement manifeste des phénomènes natu-
rels ? il est, écrit Foucault, le « résultat d’une série chronologique d’évé-
nements » qui « ont leur point d’origine et leur premier lieu d’applica-
tion, non pas dans les espèces vivantes elles-mêmes, mais dans l’espace
où elles se logent » (MC, 161). il s’agit par ce biais de distinguer à
nouveau le projet de l’histoire naturelle et celui d’une histoire de la
nature (au sens subjectif du génitif ) selon laquelle ce seraient les êtres
naturels eux-mêmes qui auraient une histoire et qui, tout au long de
cette histoire, se seraient transformés ou auraient évolué. L’enjeu de
cette distinction est de réfuter l’hypothèse d’un évolutionnisme ou
d’un pré-évolutionnisme à l’âge classique38. L’histoire naturelle n’a
afaire qu’à des révolutions externes, qui se déroulent dans l’espace réel
du monde, et non à une quelconque évolution interne des vivants et
des espèces. La continuité de la nature sur laquelle se fonde la possi-
bilité d’un « discours de la nature », n’est donc pas une continuité his-
torique, une continuité dans l’histoire. ce n’est pas la continuité d’une
évolution du monde naturel qui se confondrait avec celle des êtres qui
le composent. c’est plutôt la continuité de la nature en tant qu’elle est
interrompue, fragmentée par l’irruption d’une histoire (intempéries et
événements) qui ne lui appartient pas mais qui compose et recompose
les « tableaux » que la nature « forme sous les yeux des hommes et que
le discours de la science est chargé de parcourir » (MC, 163). Là où
l’histoire de la nature, dans la théorie de l’évolution et, plus largement,
dans la biologie moderne, cherche à retrouver « le temps intérieur des
êtres et de leur continuité », l’histoire naturelle s’attache à dégager le
grand réseau continu des êtres tel qu’il a été « découpé, bouleversé et
igé entre deux révoltes du temps » (MC, 163), c’est-à-dire du temps
externe, physique (non de la temporalité interne des vivants) : le deve-
nir des espèces vivantes relève seulement d’un « ensemble d’intempé-

38 on trouve une telle tentative par exemple dans un ouvrage d’émile callot, La
philosophie de la vie au XVIIIe siècle, étudiée chez Fontenelle, Montesquieu, Maupertuis,
La Mettrie, Diderot, d’Holbach, Linné, Paris, marcel rivière, 1965.
Savoirs : l’ordre des choses 127
ries étrangères aux vivants et qui ne leur adviennent jamais que de
l’extérieur » (MC, 170).
on comprend alors pourquoi le naturaliste classique n’a pas afaire à
la vie et au vivant mais seulement aux structures visibles et aux dénomi-
nations caractéristiques : c’est justement qu’il aborde la nature comme
un continent sans histoire et les êtres naturels comme des éléments
d’un tableau ou d’un puzzle à reconstituer après qu’on les a mélangés.
dans ces conditions, il est vain de projeter dans les débats de l’histoire
naturelle à l’âge classique une distinction, voire une opposition, entre
des positions « ixistes » (qui se contenteraient du classement des êtres
de la nature dans une taxinomie) et un certain « évolutionnisme ». La
démarche archéologique vise ainsi à contrer l’illusion rétrospective
d’un « quasi-évolutionnisme » (MC, 166) qui se serait développé au
xviiie siècle autour notamment des travaux de Bonnet, de maupertuis,
de diderot, de robinet ou de Benoît de maillet. selon Foucault, il ne
suit pas de penser que « les formes vivantes peuvent passer les unes
dans les autres, que les espèces actuelles sont sans doute le résultat de
transformations anciennes et que tout le monde vivant se dirige peut-
être vers un point futur » (MC, 164) pour s’inscrire dans une pensée de
l’évolution telle que nous l’entendons aujourd’hui, soit depuis les travaux
de Lamarck décrivant l’action positive du milieu sur les êtres naturels
ou ceux de darwin analysant la variation spontanée des caractères. ce
qui rend ces positions épistémologiques profondément incompatibles,
c’est la manière dont est pensé le devenir naturel, soit le rapport de la
nature au temps. L’histoire naturelle (comme régime classique du savoir
de la nature) cherche avant tout et exclusivement à penser la manière
dont le tableau des identités et des diférences peut se rapporter à la série
des événements successifs : elle ne peut donc pas penser l’évolution des
espèces contre la ixité des taxinomies dans la mesure où elle ne peut
penser l’évolution, comme série temporelle de transformations, qu’à l’in-
térieur du cadre ixé par l’exigence d’une mise en tableau des identités et
des diférences entre les espèces. selon Foucault en efet, les naturalistes
de l’âge classique ne disposent que de deux moyens pour « penser l’unité
de ce tableau et de cette série » (MC, 164), soit pour penser l’articulation
entre nature et historicité. Le premier de ces moyens, mis en œuvre
notamment par charles Bonnet, consiste à « intégrer à la continuité des
êtres et à leur distribution en tableau la série des successions » (MC, 164),
soit à intégrer à l’ordre de la taxinomie le temps comme l’un de ses
128 Le Même et l’Ordre
facteurs. cette méthode de classiication qui prend en compte le per-
fectionnement progressif des êtres naturels dans une histoire indéinie
ne revient donc pas à « concevoir l’apparition des êtres les uns à partir
des autres », ni leur hiérarchisation progressive, mais plutôt à ajouter « le
continu du temps au continu de l’espace et à l’ininie multiplicité des
êtres, l’inini de leur perfectionnement » (MC, 165). dans cette pers-
pective providentialiste, c’est ainsi l’ensemble du tableau classiicateur
et l’ensemble des espèces qu’il ordonne, qui « évoluent » vers une plus
grande perfection. L’autre moyen mis en œuvre notamment par Benoît
de maillet pour penser ensemble la taxinomie et l’histoire consiste non
plus à envisager la progression de l’ensemble des espèces vers un degré
de perfection supérieur, mais à établir comment le tableau taxinomique
peut s’actualiser au fur et à mesure que des caractères apparaissent et s’y
intègrent efectivement. mais là encore, le temps ne représente pas un
principe de modiication interne des caractères de telle espèce, il n’est
pas autre chose que cet élément externe qui reçoit les valeurs successives
des variables préétablies du vivant.
Le temps est donc seulement la cause occasionnelle des modiica-
tions qui afectent un vivant, le devenir des vivants : il est une simple
variable au sein de « la disposition épistémologique dessinée par le
tableau et le continu » (MC, 170). Le monstre et le fossile apparaissent
alors comme les stigmates de ces modiications qui afectent les bords
du tableau, « ses marges négligées » (MC, 170), et qui témoignent d’un
certain devenir de la nature et de sa représentation tabulaire – irré-
ductible à une quelconque « évolution » des espèces : « sur le fond du
continu, le monstre raconte, comme en caricature, la genèse des dif-
férences, et le fossile rappelle, dans l’incertitude de ses ressemblances,
les premiers entêtements de l’identité » (MC, 170). Le monstre et le
fossile, comme igures complémentaires du devenir (devenir de la dif-
férence et devenir de l’identité), prennent ainsi place entre le tableau et
le continu, dans cette « région ombreuse, mobile, tremblée où ce que
l’analyse déinira comme identité n’est encore que muette analogie ;
et ce qu’elle déinira comme diférence assignable et constante n’est
encore que libre et hasardeuse variation » (MC, 170). il reste, et c’est
là l’essentiel, que ce devenir est intégré comme une simple variable
au projet général d’une connaissance des êtres naturels qui s’ordonne
avant tout à la possibilité de les représenter dans un système de noms
(noms propres et noms communs) qui se superpose exactement au
Savoirs : l’ordre des choses 129
système des êtres nommés. L’histoire naturelle se distingue ainsi
archéologiquement d’une histoire de la nature pour se présenter plutôt
comme discours de la nature et discours d’une nature continue, qui vaut
comme la condition de possibilité de tout discours, de tout langage,
et inalement de l’ordre des choses lui-même (en tant que cet ordre
procède de l’analyse discursive des représentations). dans l’histoire
naturelle, les choses et les mots, la nature et le langage, sont en situa-
tion de présupposition réciproque : la nature ne se donne qu’à travers
la grille des dénominations caractéristiques ; mais c’est sa continuité
ontologique principielle (la « chaîne des êtres »39) qui rend possible le
langage lui-même et ses procédures de nomination.
— —•
c’est pourquoi, en déinitive, l’histoire naturelle, à l’âge classique,
ne doit être renvoyée ni « à une philosophie, même obscure, même
encore balbutiante, de la vie » (MC, 174 ; c’est la première objection
que l’archéologie a permis de lever dans ce chapitre), ni à une quel-
conque pensée de l’évolution (seconde objection) ; elle ne peut être
comprise dans ses diférentes options théoriques que si on la rapporte
à une « théorie des mots », et même à une théorie « critique » du lan-
gage. telle est en tout cas la thèse ultime défendue par Foucault à la in
du chapitre V des Mots et les choses, où se dessine donc une isomorphie
claire entre la théorie classique du langage et la théorie classique de
la nature. cette isomorphie, comme nous l’avons déjà souligné, ne va
pourtant pas sans une certaine dissymétrie en faveur de l’histoire natu-
relle comprise comme langue bien faite, corrigeant les imperfections de
la langue naturelle et allant jusqu’à la fonder dans sa possibilité même :
[L’histoire naturelle] se loge tout entière dans l’espace du langage puisqu’elle
est essentiellement un usage concerté des noms, et qu’elle a pour in dernière

39 Le thème de la « chaîne des êtres » apparaît central dans la perspective d’histoire


des sciences de la nature ouverte par daudin dans De Linné à Lamarck. Fou-
cault rassemble sur une iche du sous-dossier « Philosophie du langage » (nB :
on l’attendrait plutôt dans le sous-dossier « histoire naturelle »…) des éléments
bibliographiques autour de cette thématique : on y trouve des références à robinet,
Bonnet, Benoît de maillet, maupertuis, darwin. d’autres iches de lecture sont
consacrées à l’historien des idées arthur o. Lovejoy et à son ouvrage he Great
Chain of Being. A Study of he History of an Idea (1936 ; Foucault cite une édition
de 1942) (ces iches se trouvent elles aussi dans le sous-dossier « Philosophie du
langage »).
130 Le Même et l’Ordre
de donner aux choses leur vraie dénomination. Entre le langage et la théorie
de la nature, il existe donc un rapport qui est de type critique ; connaître la
nature, c’est en efet bâtir à partir du langage un langage vrai mais qui décou-
vrira à quelles conditions tout langage est possible et dans quelles limites il
peut avoir un domaine de validité. (MC, 175)

ce passage important appelle deux remarques. d’abord, Foucault


y fait justice par avance de deux interprétations erronées de son pro-
pos. si « la théorie de l’histoire naturelle n’est pas dissociable de celle
du langage » (MC, 170), cela ne signiie pas pour autant que la gram-
maire générale fournirait un modèle théorique initial qui s’applique-
rait ensuite aux domaines de l’histoire naturelle ou de l’analyse des
richesses ; non plus que l’empiricité dans son ensemble serait soumise
uniformément à une « rationalité plus générale qui imposerait des
formes identiques à la rélexion sur la grammaire et à la taxinomia »
(MC, 170). À rebours de ces interprétations holistes qui privilégient
une analyse en termes de totalité ou de totalisation (à partir d’une
grille unique de lecture), l’archéologie fait apparaître la singularité de
chaque domaine d’empiricité qui aménage de manière originale la dis-
position fondamentale du savoir qui conditionne son apparition. de
ce point de vue, la théorie du langage est comme dédoublée dans la
mesure où, à côté des eforts de la grammaire générale pour penser la
fonction de nomination au sein de la langue naturelle, l’histoire natu-
relle se situe au plus près de l’a priori historique du savoir classique en
proposant de bâtir « l’édiice d’une langue au second degré où règnent
enin les noms exacts des choses » (MC, 172). il y a là une thèse épis-
témologique forte : c’est dans la série d’opérations complexes qui déi-
nissent le savoir classique de la nature (et non dans le savoir classique
du langage lui-même) que peut s’accomplir le plus clairement la mise
en ordre discursive des représentations.
Par ailleurs, on peut être à nouveau surpris de voir Foucault mobi-
liser ici, de manière rigoureusement anachronique, à propos du savoir
classique, un usage kantien de la notion de « critique » dont on sait
pourtant qu’elle désigne pour lui plutôt l’avènement de la pensée
moderne. or, la thèse archéologique de Foucault à cet égard est que
la modernité n’invente pas le geste critique mais en déplace le point
d’application au sein d’une nouvelle coniguration générale du savoir
qui en transforme radicalement le sens. c’est même ce déplacement
qui est décisif pour rendre compte de l’a priori historique qui, à partir
Savoirs : l’ordre des choses 131
de la in du xviiie siècle, vient conditionner la forme et le contenu
de nouveaux savoirs positifs. L’archéologue développe ici une argu-
mentation en deux temps. il commence par airmer que « la question
critique a bien existé au xviiie siècle, mais liée à la forme d’un savoir
déterminé » (MC, 175), précisément à la forme de l’histoire naturelle
en tant qu’elle s’institue comme savoir à partir d’une critique du lan-
gage. À partir de la in du xviiie siècle, cette question cesse d’être liée
à la forme particulière du savoir de la nature pour devenir le socle
constitutif de tout savoir possible. cette extension du domaine et de
la portée de la critique est ainsi ce qui rend compte du glissement de la
problématique humienne (liée à l’analyse de nos représentations et à la
nécessité d’« établir les relations d’identité et de distinction sur le fond
continu des similitudes » – MC, 175) à la problématique kantienne (liée
à la possibilité d’opérer la synthèse du divers, de lier entre elles les
représentations, donc d’identiier le pouvoir de synthèse qui se trouve
au fondement de toute opération de connaissance).
cette généralisation de la critique qui, comme critique de la rai-
son, se reporte sur les pouvoirs et les limites inhérents à nos facultés de
connaissance, a également comme conséquence, selon Foucault, de sous-
traire la vie à « ce rapport critique qui, au xviiie siècle, était constitutif
du savoir de la nature » (MC, 176). La vie qui n’avait aucune autonomie
conceptuelle dans le système de la classiication de l’histoire naturelle,
apparaît désormais comme un objet et un domaine de connaissance à
part entière : de sorte qu’elle relève de cette nouvelle forme de la critique
qui cherche à renvoyer ce qui est connu empiriquement aux conditions
transcendantales de sa connaissance. mais Foucault indique également
que la vie reçoit au sein du savoir moderne, orienté par la critique, un
statut ambivalent dans la mesure où le vivant vient occuper à la fois
la position d’un objet à connaître et celle du sujet qui connaît : il n’y a
qu’un vivant qui peut s’interroger sur la vie. de là, au sein de la moder-
nité, et tout particulièrement au xixe siècle, les mouvements de « reprise
et de contestation réciproques » (MC, 176) qui animent les rapports
entre pensée critique et philosophie de la vie (Kant et Bergson).
L’archéologie des savoirs permet donc non seulement d’esquisser
les contours épistémologiques propres à chaque domaine d’empiricité,
mais aussi de dessiner une autre histoire de la philosophie, basée non
pas tant sur la confrontation entre les doctrines (hume/Kant ou Kant/
Bergson) que sur l’analyse du jeu interne à une disposition historique
132 Le Même et l’Ordre
du savoir : il faut que la question critique trouve, au sein du dispositif
moderne du savoir, une fonction nouvelle, élargie, pour que l’ensemble
des discours (ceux des sciences empiriques, comme ceux des théories
philosophiques – et sans qu’il y ait préséance de ceux-ci sur ceux-là)
s’ordonne autour de nouveaux thèmes d’analyse (la vie) et de nouvelles
manières de poser les problèmes : non plus dans les termes d’une ana-
lyse des représentations, mais dans les termes d’une analytique trans-
cendantale.

3.3. Le prix des choses

Les analyses conduites dans le chapitre Vi des Mots et les choses


(« échanger ») autour des thèmes de l’échange et des richesses à l’âge
classique s’inscrivent dans la continuité des rélexions précédentes
sur le langage et sur la nature. d’abord, Foucault y déploie le même
efort pour contrer une lecture rétrospective, anachronique, du savoir
classique de l’« économie » : de même que l’histoire naturelle se com-
prend à partir de la mutation qui afecte le régime épistémologique de
l’« historia » renaissante, de même ici, c’est sur fond de la pensée « éco-
nomique » du xvie siècle que l’archéologue va déinir le seuil de consti-
tution épistémologique d’un savoir classique des richesses. L’analyse
classique de la valeur et des prix constitue donc, d’un point de vue
archéologique, un domaine empirique original, qui se développe entre
deux ruptures épistémologiques : d’une part, celle qui le rend possible
en dégageant un certain mode d’être des richesses irréductible à celui
qui prévalait à la renaissance ; d’autre part, celle qui le voit disparaître
au proit de l’économie politique moderne centrée sur les forces de
production et sur l’analyse de la valeur travail. ce savoir classique des
richesses appartient par ailleurs à la même disposition fondamentale
du savoir qui rend possible une grammaire générale et une histoire
naturelle ; ces trois domaines empiriques relèvent d’un même socle
épistémologique et historique, d’un même a priori historique lié au jeu
des signes et des représentations. Foucault prépare ainsi le « tableau
général » où il récapitule les liens qui existent entre grammaire géné-
rale, histoire naturelle et analyse des richesses en tant qu’ils relèvent
d’une théorie générale de la représentation.
Savoirs : l’ordre des choses 133
Enin, de même qu’il y avait une asymétrie entre l’histoire naturelle
et la grammaire générale concernant le statut du langage et la préten-
tion de l’histoire naturelle à former une langue « bien faite », de même
Foucault souligne cette fois une certaine asymétrie entre la théorie de
l’histoire naturelle et la théorie des richesses à propos notamment du
statut du temps (inhérent à la circulation des richesses, alors qu’il était
extérieur au développement des êtres naturels) : l’archéologue indique
de cette manière que les savoirs empiriques ont chacun leur singula-
rité, même s’ils relèvent d’une même disposition fondamentale qui en
règle les efets théoriques et pratiques. Foucault indique à cet égard
que « l’analyse des richesses ne s’est pas constituée selon les mêmes
détours, ni sur le même rythme que la grammaire générale ou l’histoire
naturelle » dans la mesure où « elle est liée à une pratique et à des insti-
tutions » (MC, 179) qui confèrent au mode d’être de la monnaie et des
richesses un « indice de viscosité historique » (MC, 192) particulière-
ment élevé. cette précision est importante. Elle implique en efet que
tous les savoirs ne se développent donc pas au même rythme, même
s’ils se développent selon le même a priori historique. aux contraintes
proprement discursives, en quelque sorte horizontales, qui déterminent
le proil épistémologique général du savoir économique viennent donc
s’ajouter ici des contraintes extra-discursives, liées à l’enracinement de
ce savoir dans des pratiques sociales, politiques, institutionnelles et qui
font intervenir l’histoiredes pratiques dans la détermination de l’a priori
historique qui règle les discours. notons que cette dimension verticale
de l’analyse archéologique, qui était au premier plan dans Histoire de
la folie et Naissance de la clinique, n’est donc pas absente des analyses
proposées dans Les mots et les choses, même si elle n’intervient cette
fois que de manière marginale et en rabattant d’une certaine façon les
données pratiques de l’économie dans la dimension d’un « savoir » qui
les précède et les organise.
En somme, théorie et pratique renvoient au même socle fonda-
mental, au même « savoir obscur qui ne se manifeste pas pour lui-
même en un discours, mais dont les nécessités sont identiquement les
mêmes que pour les théories abstraites ou les spéculations sans rap-
port apparent à la réalité » (MC, 179). ceci permet de comprendre que
la notion de « savoir » est beaucoup plus large que celle de « science »,
dans la mesure où elle enveloppe et uniie (autour d’un mode histo-
rique et fondamental de l’ordre) l’ensemble des pratiques discursives
134 Le Même et l’Ordre
(comprenant les pratiques théoriques) et des pratiques non discursives
(des pratiques matérielles) qui composent un domaine d’analyse par-
ticulier40. Le savoir n’est pas l’efet exclusif d’une théorie ; c’est le prin-
cipe historique de constitution et de distribution des théories et des
pratiques (y compris les plus disparates, voire les plus antagonistes en
apparence). L’objet du chapitre consacré à l’ordre économique est donc,
à l’instar des deux précédents, d’identiier ce domaine d’un savoir des
richesses constituant le « lien de nécessité qui enchaîne l’analyse de la
monnaie, des prix, de la valeur, du commerce » (MC, 179) – en tant que
cette analyse s’opère aussi bien sur le plan du discours, dans les théories
de Bouteroue, de Petty ou de cantillon que sur le plan institutionnel
et pratique des mesures mercantilistes ou de l’expérience de Law et de
sa liquidation41.

40 Foucault développe cette distinction et cette articulation entre savoir et science


dans L’archéologie du savoir, en particulier chapitre iV : « La description archéo-
logique », vi : « science et savoir ». Voir à ce sujet Philippe sabot, « archéologie et
histoire des sciences. Y a-t-il un “style” Foucault en épistémologie ? », Le concept, le
sujet et la science. Cavaillès, Canguilhem, Foucault, P. cassou-noguès, P. Gillot éd.,
Paris, Vrin (Problèmes & controverses), 2009, p. 109-124.
41 dans le sous-dossier « analyse des richesses » (composé de 176 iches), on trouve
un certain nombre de iches de lecture qui témoigne de la documentation de pre-
mière et de seconde main de Foucault sur les questions économiques à l’âge clas-
sique. dans son article « L’“analyse des richesses” dans Les mots et les choses », Luca
Paltrinieri montre que Foucault utilise largement, pour les chapitres concernant
l’économie, la littérature secondaire qui lui ofre ainsi une (première) entrée dans
les doctrines économiques et monétaires. c’est le cas en particulier pour le chapitre
consacré au « mercantilisme ». cet usage important de la littérature secondaire ren-
voie d’abord à un mode d’appropriation de l’histoire des doctrines économiques et
à une manière d’envisager le travail d’archives (la littérature secondaire permet un
premier repérage avant d’aller aux sources) qui est sans doute le même ici que pour
le chapitre précédent (« classer ») à propos duquel nous avons pu souligner l’im-
portance de la référence au travail épistémologique d’henri daudin dans l’abord
des textes de Linné notamment. En ce qui concerne l’économie à l’âge classique,
Luca Paltrinieri note par ailleurs que Foucault trouve assez facilement à s’accorder
avec les historiens de la pensée économique sur la thèse suivante : « Le xviie siècle
ne fonde plus le rapport entre richesse et monnaie sur la valeur intrinsèque des
métaux précieux, mais sur la circulation et l’échange. » ainsi, « Foucault se sert de
la littérature secondaire pour reparcourir une vaste plage du savoir économique,
ain de réinscrire les observations des historiens à l’intérieur du paradigme du
passage de la renaissance à l’épistémè classique. son interprétation ne contredit
pas les interprétations des historiens, elle relève plutôt de la reprise de celles-ci
à l’intérieur d’une vision d’ensemble, proposée par l’archéologie » (L. Paltrinieri,
art. cité, dans Michel Foucault, Paris, L’herne (cahiers de l’herne), 2013, p. 123).
Savoirs : l’ordre des choses 135

La monnaie comme signe

dans son étude d’un savoir des richesses à l’âge classique, Foucault
poursuit deux objectifs. il cherche d’abord à rendre compte de la
mutation épistémologique qui fait passer de la pensée économique du
xvie siècle au « mercantilisme » classique. Puis son analyse se concentre
sur la théorie classique de la valeur et de l’échange. Quel est l’enjeu de
ces analyses ? il s’agit d’abord de tisser un réseau de correspondances
entre le domaine des richesses et celui du langage, en vue de vériier
et de renforcer l’efet systématisant des rélexions précédentes. mais il
s’agit aussi de rapporter l’opposition doctrinale entre les physiocrates
et les utilitaristes à des interprétations distinctes mais essentiellement
complémentaires du « même segment théorique » (MC, 209), celui
qui lie le système des échanges et l’analyse de la valeur. de même
que, dans le chapitre précédent, systématiciens et méthodistes cher-
chaient à répondre diféremment au même problème (celui du pas-
sage de la structure visible au caractère taxinomique), de même ici,
physiocratie et utilitarisme correspondent à deux manières opposées,
inverses même, mais au fond complémentaires, d’envisager le rapport
entre l’échange et la valeur. il y a donc un double efet de la lecture
archéologique : d’abord, cette lecture cherche à éviter l’anachronisme
concerté d’une certaine histoire des idées qui ne prêterait « à l’analyse
classique des richesses que l’unité ultérieure d’une économie politique
en train de se constituer à tâtons » (MC, 177)42 ; ensuite, elle tend à

Foucault utilise notamment les travaux de Georges Weulersse sur Le mouvement


physiocratique en France de 1756 à 1770, Paris, Félix alcan, 1910, 2 vol. (9 iches) ;
d’arthur E. monroe, Monetary theory before Adam Smith, cambridge, harvard
University Press, 1923 ; de Paul harsin, Les doctrines monétaires et inancières en
France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Félix alcan, 1928 (8 iches) ; de Jean-Yves Le
Branchu, Écrits notables sur la monnaie. XVIe siècle : de Copernic à Davanzati, Paris,
Félix alcan (collection des principaux économistes), 1934, 2 vol. ; ou encore de
Gaëtan Pirou, « La théorie de la valeur et des prix chez Petty et cantillon », Revue
d’histoire des doctrines économiques et sociales, 1911, p. 266-278. ces références, et bien
d’autres, sont présentées sur 3 iches bibliographiques intitulées « La monnaie.
Biblio », « La monnaie (biblio ii) » et « monnaie iii ».
42 ici apparaît un écart entre l’archéologue du savoir économique à l’âge classique et
les historiens de la pensée économique avec lesquels il a pu par ailleurs trouver des
points d’accord (sur le rapport entre richesse et monnaie). comme le souligne en
efet Luca Paltrinieri, lorsqu’il s’agit d’évoquer les physiocrates, Foucault prend ses
136 Le Même et l’Ordre
uniier les corps de doctrines opposées qui, dans le domaine de l’ana-
lyse des richesses, semblent s’afronter en les rapportant au système de
contraintes qui en règle et en circonscrit les débats à l’intérieur d’une
même disposition fondamentale du savoir « économique » à l’âge clas-
sique. si donc, en un sens, l’analyse des richesses et l’économie poli-
tique n’ont rien en commun (puisque les sépare une rupture du même
ordre que celle qui passe entre la théorie mercantiliste de la monnaie
et la théorie renaissante de la monnaie-signe), les physiocrates et les
utilitaristes ne peuvent débattre que parce qu’ils ont en commun (sans
nécessairement le savoir) une même analyse générale des richesses
et des échanges en termes de représentation et de valeur. L’archéolo-
gie dénoue donc les parentés qui passent pour évidentes et rétablit la
proximité fondamentale entre des positionnements théoriques tradi-
tionnellement tenus pour inconciliables43.
il faut d’abord revenir plus précisément sur la mutation générale
du savoir qui sépare la pensée économique du xvie siècle et l’ana-
lyse classique des richesses, sur fond d’une attention commune à la
question de la monnaie et des prix. En réalité, selon Foucault, c’est le
mode d’être-signe de la monnaie qui change radicalement lorsque l’on
passe d’un savoir fondé sur la similitude entre des marques à un savoir
fondé sur la valeur représentative des signes. Explicitons ce point. il y
a apparemment une question commune au savoir économique depuis
la renaissance, qui consiste à se demander comment la monnaie, com-
prise comme moyen de l’échange économique, se rapporte aux biens
échangés et comment notamment elle permet de les mesurer. or, cette

distances avec la thèse de Georges Weulersse notamment pour qui Quesnay et ses
disciples doivent être envisagés comme des précurseurs du capitalisme moderne, en
tant que « découvreurs d’une correspondance entre l’ordre naturel et l’ordre social
qui fonderait la scientiicité de l’économie politique ». au contraire, Foucault ren-
voie les physiocrates à l’épistémè classique et à une analyse des richesses qui s’opère
avant tout à partir d’un système des échanges, lui-même reconduit à « cet échange
déséquilibré, radical et primitif qui s’établit entre les avances de propriétaires et la
générosité de la nature » (cité dans L. Paltrinieri, « L’“analyse des richesses” dans Les
mots et les choses », art. cité, p. 124). il ne s’agit donc plus ici de réinscrire la thèse de
l’historien dans la perspective archéologique mais de s’en dégager, quitte à l’utiliser
comme « réservoir de citations » pour nourrir sa propre analyse.
43 Les chapitres V et Vi des Mots et les choses sont ainsi construits sur le même modèle :
l’opposition entre physiocrates et utilitaristes dans l’ordre du savoir économique est
inalement « réduite » de la même manière que l’opposition entre systématiciens et
méthodistes dans l’ordre du savoir de la nature.
Savoirs : l’ordre des choses 137
unité de questionnement ne manque pas d’être mise à mal dès que l’on
prend en considération la fonction particulière du signe monétaire à
la renaissance :
tout comme les mots avaient la même réalité que ce qu’ils disaient, tout
comme les marques des êtres vivants étaient inscrites sur leur corps à la
manière de marques visibles et positives, de même les signes qui indiquaient
les richesses et les mesuraient devaient en porter eux-mêmes la marque réelle.
Pour pouvoir dire le prix, il fallait qu’ils soient précieux. il fallait qu’ils fussent
rares, utiles, désirables. Et il fallait aussi que toutes ces qualités fussent stables
pour que la marque qu’ils imposaient fût une véritable signature, universelle-
ment lisible. (MC, 180)

La question des prix se trouve ainsi étroitement corrélée à celle de


la nature de la monnaie : celle-ci ne permet d’apprécier la valeur des
choses qu’en étant elle-même précieuse, qu’en portant, visiblement, la
marque intrinsèque de sa préciosité. La monnaie fonctionne donc ici
comme une juste mesure des richesses puisqu’elle constitue, en elle-
même, par sa masse et sa qualité métallique, une richesse. Et c’est par
le jeu des ressemblances que peuvent s’évaluer les choses : acheter
quelque chose, c’est alors échanger des richesses équivalentes, la réalité
matérielle de la monnaie permettant la mesure de cette équivalence.
ce qui frappe à nouveau ici, c’est l’unité systématique de l’ensemble
des domaines du savoir de la renaissance à partir d’un signe qui fonc-
tionne avant tout comme une marque matérielle, assimilée aux choses
qu’elle désigne (et qu’elle ne peut désigner qu’en leur étant assimilée).
Le statut et la fonction de la monnaie comme signe s’éclairent ainsi tout
particulièrement du statut et de la fonction des signes verbaux. La mon-
naie comme moyen d’échange des richesses est elle-même une richesse
évaluable en fonction de sa réalité matérielle, de la même manière que
les mots qui ont pour fonction d’articuler le langage et de désigner des
réalités sont eux-mêmes à la ressemblance des choses qu’ils désignent
(l’ensemble de la nature formant un texte, un système de marques ren-
voyant les unes aux autres dans le jeu réglé de leurs ressemblances).
La rélexion sur la monnaie au xvie siècle paraît donc bien relever du
régime général des signes qui avait été analysé par Foucault dans le
chapitre consacré au savoir renaissant. Elle est prise notamment dans
la même circularité épistémologique des signes et des ressemblances :
Les signes, on s’en souvient, étaient constitués par des ressemblances qui à
leur tour, pour être reconnues, nécessitaient des signes. ici, le signe monétaire
138 Le Même et l’Ordre
ne peut déinir sa valeur d’échange, ne peut se fonder comme marque que sur
une masse métallique qui à son tour déinit sa valeur dans l’ordre des autres
marchandises. (MC, 183)

La monnaie, qui détermine le jeu des équivalences, et fonde la


possibilité même de l’échange des marchandises, n’a elle-même de
valeur (de « pouvoir d’achat ») qu’en fonction de la valeur marchande
du métal qu’elle contient et qu’elle signiie visiblement. La mesure des
marchandises dépend elle-même d’une marchandise (le métal) dont la
quantité et le prix sont variables. La solution de ce paradoxe, lié au ren-
voi réciproque entre métal et marchandise (le métal est ce qui permet
d’évaluer le prix des marchandises, mais il est lui-même une marchan-
dise qui a une certaine valeur marchande), réside dans la stabilisation
des prix par l’établissement d’un rapport ixe entre eux :
de même que le rapport du microcosme au macrocosme était indispensable
pour arrêter l’oscillation indéinie de la ressemblance et du signe, de la même
façon il a fallu poser un certain rapport entre métal et marchandise qui, à la
limite, permettait de ixer la valeur marchande totale des métaux précieux et par
suite d’étalonner d’une façon certaine et déinitive le prix de toutes les denrées.
ce rapport, c’est celui qui a été établi par la Providence lorsqu’elle a enfoncé dans
la terre les mines d’or et d’argent, et qu’elle les fait croître lentement, comme sur
la terre poussent les plantes et se multiplient les animaux. (MC, 183-184)

il n’est nullement requis d’établir un rapport arbitraire (de repré-


sentation) entre un signe et ce qu’il signiie, puisqu’il existe un rap-
port « naturel », providentiel, entre les choses qui se ressemblent et les
signes de ces choses. La monnaie peut donc valoir comme étalon des
équivalences dans la mesure où sa valeur intrinsèque est relativement
stable, prise dans les limites d’une régulation naturelle des prix. Et les
marchands peuvent s’adonner au jeu ouvert des échanges et des mon-
naies, de la même manière que les devins s’exercent à déchifrer cette
nature à partir du jeu indéini des ressemblances et des signes : dans
l’ordre des échanges de marchandises comme dans celui de la connais-
sance des choses, une même providence naturelle vient régler par avance
le rapport d’équivalence ou de similitude entre les signes. conformé-
ment aux principes méthodologiques de l’archéologie rappelés plus haut,
ce sont tous les segments du savoir de la renaissance qui sont ainsi mis
en réseau et en correspondance à partir d’un régime général des signes
fondé sur la ressemblance et sur l’échange généralisé de ces signes qui
valent toujours à la fois comme des marques et comme des choses.
Savoirs : l’ordre des choses 139
La constitution d’un domaine des richesses à l’âge classique corres-
pond alors à une mutation profonde de ce régime général des signes
qui prévalait jusqu’au xvie siècle. c’est un autre réseau de nécessités
liant tous les éléments du savoir et de la pensée classiques qui se met
en place. En quoi consiste cette mutation dont procède le « mercanti-
lisme », associant de nouvelles rélexions sur la monnaie et de nouvelles
pratiques « économiques » d’échange et d’évaluation des richesses ?
Précisément en ce que la monnaie comme signe ne vaut plus comme
une marque ressemblante, mais comme une pure fonction représenta-
tive : la monnaie cesse donc d’être une richesse parmi d’autres, reliée
aux autres par sa nature matérielle de richesse (métal, dont la valeur
ixe le prix des choses) ; elle devient instrument d’analyse et de repré-
sentation des richesses. Elle est désormais ce medium arbitraire qui
permet de représenter les richesses, et de ixer par là les conditions de
la circulation des marchandises et donc de l’échange économique. sans
doute, pour pouvoir jouer son rôle de représentation, pour pouvoir
signiier les richesses, la monnaie doit-elle être elle-même précieuse,
donc être une richesse. mais cette condition ne débouche pas ici sur un
paradoxe ; elle renvoie plutôt le mode de constitution du domaine des
richesses à celui des représentations : « tout comme dans l’ordre des
représentations, les signes qui les remplacent et les analysent doivent
être eux aussi des représentations, la monnaie ne peut signiier les
richesses sans être elle-même une richesse. mais elle devient richesse
parce qu’elle est signe » (MC, 189). ainsi, n’importe quel objet, même
sans prix (à la limite, du simple papier), peut faire oice de monnaie
du moment qu’il tient lieu de signe universel, facilitant la circulation et
l’échange des marchandises. Le prix des choses ne dépend plus du prix
de la monnaie elle-même qui, au xvie siècle, servait encore à l’évaluer
et à l’établir ; la monnaie n’a plus de valeur ou de prix en elle-même, elle
est un signe représentant des richesses, c’est-à-dire représentant la pos-
sibilité pour des objets de devenir, via leur transformation par le travail
humain, des marchandises échangeables, des biens de consommation :
L’argent ne devient richesse réelle que dans l’exacte mesure où il accomplit
sa fonction représentative : quand il remplace les marchandises, quand il leur
permet de se déplacer ou d’attendre, quand il donne aux matières brutes l’occa-
sion de devenir consommables, quand il rétribue le travail. […] Les rapports
entre richesse et monnaie s’établissent donc dans la circulation et l’échange,
non plus dans la « préciosité » du métal. (MC, 190)
140 Le Même et l’Ordre
L’apparition du « mercantilisme » constitue alors selon Fou-
cault l’efet le plus visible de cette mutation d’ensemble qui, dans le
domaine des théories et des pratiques économiques, afecte à partir du
xviie siècle, le statut de la monnaie et des richesses44. dans la rupture
qu’il implique avec la pensée économique du xvie siècle, il contri-
bue en efet à situer l’analyse classique des richesses dans le voisinage
épistémique de l’histoire naturelle et de la grammaire générale. Les
richesses sont des représentations représentées et analysées par ces
signes tangibles que sont les pièces de monnaie. seulement, l’analyse
des représentations ne se fait pas ici dans la forme du discours, de
l’agencement de signes verbaux, mais dans la circulation des signes
monétaires et des marchandises qui les représentent et permettent de
les mesurer les unes aux autres tout au long de l’échange. La constitu-
tion d’un domaine des richesses à l’âge classique est donc strictement
corrélative de la constitution d’une théorie générale de la représen-
tation, même si ce domaine, fortement marqué par la matérialité de
ses objets et par la teneur historique des opérations qui en forment le
socle pratique, s’est constitué plus lentement que ceux de la grammaire
générale ou de l’histoire naturelle : « Les êtres naturels et le langage
n’ont pas eu besoin de l’équivalent de la longue opération mercantiliste
pour entrer dans le domaine de la représentation, se soumettre à ses
lois, recevoir d’elle ses signes et ses principes d’ordre » (MC, 192).
or, cet enracinement de la théorie classique de la monnaie dans
une pratique matérielle et dans des expériences historiques, outre qu’il
a sans doute freiné sa constitution épistémologique, est également à
l’origine d’un malentendu quant à son unité et à sa cohérence concep-
tuelles. L’archive de l’économie au xviiie siècle semble révéler en efet
non pas une mais au moins deux théories de la monnaie, une théorie

44 dans le sous-dossier « analyse des richesses », Foucault consacre plusieurs iches


de lecture aux enjeux théoriques et historiques du mercantilisme. on trouve
notamment des iches sur :
– P. harsin, Doctrines monétaires en France du XVIe au XVIIIe. Fiche intitulée « Le
mercantilisme » ;
– G. roscher, Principes d’Economie Politique I. Fiche intitulée « opinions mercan-
tilistes et antimercantilistes » ;
– r. Gonnard. Histoire des doctrines monétaires (Paris, 1935). Fiche intitulée « Les
problèmes de la pensée mercantiliste » ;
– a. E. monroe. Monetary heory before A. Smith (harvard, 1923). Fiche intitu-
lée « Les idées des mercantilistes ».
Savoirs : l’ordre des choses 141
de la monnaie-signe (défendue notamment par Law45) et une théo-
rie de la monnaie-marchandise (développée par condillac et destutt
de tracy entre autres46), qui s’afrontent et semblent à première vue
irréconciliables. selon les partisans de Law, la monnaie fonctionne
pleinement comme un signe représentatif et par conséquent sa valeur
de medium de l’échange doit être garantie par quelques biens autres
que la monnaie elle-même et qui possèdent une valeur intrinsèque ;
selon les partisans de condillac au contraire, la valeur de la monnaie
est garantie par sa valeur intrinsèque en tant que bien matériel com-
mercialisable. or, Foucault renvoie ces deux positions dos à dos en les
ramenant à une opposition nécessaire, mais supericielle, ne prenant
sens elle-même qu’à partir « d’une disposition unique qui ménage seu-
lement, en un point déterminé, la fourche d’un choix indispensable »
(MC, 193). L’approfondissement archéologique de cette controverse
doctrinale fait en efet apparaître que l’opposition entre Law et ses
adversaires ne portent pas tant en réalité sur la nature ou la fonc-
tion de la monnaie que sur la question de savoir comment est assu-
rée « l’opération qui gage la monnaie » (MC, 194). du point de vue de
l’analyse archéologique, les partisans de la monnaie-signe comme ceux
de la monnaie-marchandise s’accordent donc au moins sur un point,
à savoir que « la monnaie est un gage », ce qui signiie deux choses :
d’abord, « qu’elle n’est rien de plus qu’un jeton reçu de consentement
commun – pure iction par conséquent » ; ensuite, « qu’elle vaut exac-
tement ce contre quoi on l’a donnée, puisqu’à son tour elle pourra être
échangée contre cette même quantité de marchandise ou son équi-
valent » (MC, 194). Les deux positions esquissées ci-dessus sont donc
parfaitement complémentaires si on les rapporte à ce socle commun,

45 Voir par exemple la iche consacrée à Jean terrasson et à sa « Lettre écrite à m***
sur le nouveau système des inances » (autre édition de la première des trois lettres
réunies sous le titre « Lettres sur le nouveau systême des inances », 1720) – iche
intitulée par Foucault « La monnaie n’est qu’un signe (En faveur du papier mon-
naie et du système de Law) ».
46 Voir notamment la iche consacrée à destutt de tracy, Élémens d’idéologie. Qua-
trième et cinquième parties : Traité de la volonté et de ses efets (Paris, courcier,
an Xii-1815) – iche intitulée « contre la théorie de la monnaie-signe et le papier
monnaie » ; ou encore celle consacrée à turgot, Œuvres de Turgot et documents le
concernant, avec biographie et notes par Gustave Schelle (Paris, Félix alcan, 1913-1923,
5 tomes – tome 1 : Turgot étudiant et magistrat, 1743-1761 : seconde lettre à l’abbé
de cice, 1749) – iche intitulée « La monnaie est une marchandise ».
142 Le Même et l’Ordre
à cette « disposition unique » qui autorise leur confrontation dans l’es-
pace réglé d’un même savoir : il devient par conséquent impossible
de considérer Law comme celui qui s’oppose « à son siècle comme le
génial – ou imprudent – précurseur des monnaies iduciaires » (MC,
195). il n’est pas plus en avance sur son temps que ses adversaires ne
sont en retard47. La iction du « précurseur » s’efondre à nouveau sous
le coup de l’analyse archéologique de Foucault qui vise à faire appa-
raître les diférences entre les positions archivées dans les discours à
partir de la mise au jour d’une « structure » commune de pensée. Peu
importe donc au fond que la monnaie soit assurée par une valeur qui lui
est extérieure (la propriété foncière par exemple) ou par sa propre réa-
lité matérielle (par le métal dont elle est formée) : l’important est que,
dans ces deux cas, elle sert avant tout à désigner une certaine richesse
et par conséquent à établir le prix des choses en rapportant une cer-
taine quantité de marchandises à une certaine quantité de monnaie.
il reste que, si on l’envisage à partir de ce rapport proportionnel
(entre monnaie et marchandises), le système général des prix est néces-
sairement soumis à de nombreuses luctuations : en efet, il est facile
de comprendre que si l’on dispose de peu de monnaie et de beaucoup
de biens, la monnaie prendra automatiquement une grande valeur et
les prix baisseront (il faudra moins d’espèces pour payer tel bien) ; au
contraire, si l’on dispose de beaucoup de monnaie alors qu’il y a moins
de richesses à échanger, la monnaie sera dévaluée, ce qui entraînera une
hausse des prix (il faudra plus de monnaie pour avoir la même mar-
chandise). or, dans la mesure où aucun rapport constant entre mon-
naie et marchandises n’est établi naturellement, par l’efet de quelque
Providence divine, et où par conséquent « rien dans une marchandise
quelconque n’indique par quelque caractère intrinsèque la quantité de
monnaie par quoi il faudrait la rétribuer », le système des prix sera un
système arbitraire et variable : « il n’y a donc pas de juste prix » (MC,
197), c’est-à-dire de prix établi à partir de la valeur réelle d’un bien, mais
seulement des prix « ajustés » en fonction du rapport proportionnel
qui lie la masse monétaire et l’ensemble des richesses disponibles. cet
ajustement tendanciel et proportionnel implique alors selon Foucault,

47 de la même manière, dans le chapitre V, les partisans d’un certain ixisme et ceux
d’un certain pré-évolutionnisme sont également renvoyés à l’espace de savoir com-
mun de la taxinomie classique.
Savoirs : l’ordre des choses 143
dans l’ordre des échanges économiques, l’introduction d’une certaine
dimension temporelle qui distingue à nouveau l’analyse classique des
richesses de l’histoire naturelle en fonction de son enracinement dans
un champ de pratiques sociales et historiques qui en singularisent le
proil épistémologique. En efet, pour que chaque chose échangeable
puisse avoir son équivalent (ou sa « désignation ») en espèces, il est
nécessaire que la même unité monétaire puisse représenter plusieurs
choses diférentes (un objet, une part de revenu, un travail, une mesure
de blé), « comme un nom commun a le pouvoir de représenter plusieurs
choses ou un caractère taxinomique celui de représenter plusieurs indi-
vidus, plusieurs espèces, plusieurs genres, etc. » (MC, 197). Jusqu’ici, la
théorie de la monnaie suit la théorie du langage ou celle des êtres natu-
rels. mais, pour parvenir à représenter plus de richesses, la monnaie ne
procède pas, comme le caractère taxinomique dans le discours de la
nature, par généralisation et simpliication, mais plutôt par accélération
de sa vitesse de circulation, de sorte qu’« à l’extension taxinomique du
caractère dans l’espace simultané du tableau correspond la vitesse du
mouvement monétaire pendant un temps déini » (MC, 198).
L’ajustement réciproque de la masse monétaire et des richesses
qu’elle permet d’analyser s’opère donc sous la condition du temps : d’un
temps qui n’est pas celui, tout extérieur, qui venait en quelque sorte se
superposer à l’espace continu et simultané de la nature et n’afectait en
rien la mise en tableau des caractères taxinomiques, mais qui est plutôt
le temps même de l’échange et de la circulation, en tant qu’ils forment
l’élément à partir duquel la monnaie peut représenter les richesses,
et les prix s’ajuster, même si c’est de manière toujours provisoire. La
variabilité du système des prix relète donc la variabilité du pouvoir
représentatif de la monnaie qui « désigne les richesses mais dans le
mouvement de leur croissance ou de leur diminution » (MC, 202). Pour
autant, l’importance prise par le facteur temporel dans l’analyse des
richesses ne permet pas de confondre cette analyse et celle qui, dans le
cadre de l’économie politique, se fondera sur la question de la dépense
ou de l’accumulation de l’argent pour développer une rélexion sur le
temps de la production et sur la possibilité du proit. car si Foucault
souligne la fonction centrale du temps dans les analyses classiques
du rapport entre richesse et monnaie, et s’il distingue de ce point de
vue le savoir des êtres naturels et le savoir des richesses, il reste que
c’est bien « le même réseau archéologique qui soutient, dans l’analyse
144 Le Même et l’Ordre
des richesses, la théorie de la monnaie-représentation, et dans l’histoire
naturelle, la théorie du caractère-représentation » (MC, 202). c’est donc
seulement en tant qu’elle fonctionne comme gage, représentant une
certaine richesse (externe ou interne au signe monétaire, au fond, peu
importe) vouée à la circulation et à l’échange, que la monnaie se trouve
prise dans le mouvement temporel d’un ajustement permanent par
rapport aux marchandises qu’elle désigne.
L’analyse archéologique du savoir économique à l’âge classique,
conduite par Foucault au début du chapitre Vi des Mots et les choses,
débouche donc sur deux résultats importants. d’une part, un certain
mode d’être de la monnaie comme signe représentatif s’y trouve iden-
tiié – en rupture avec son statut de marque ressemblante qui pré-
valait dans la pensée « économique » de la renaissance. d’autre part,
et surtout, si le mercantilisme contribue de manière décisive à nouer
entre la monnaie et la richesse un lien de représentation et d’analyse, il
importe de relever que ce lien représentatif est ici spécialement afecté
d’un indice temporel dans la mesure où il ne se ixe pas dans l’espace
simultané d’un « tableau » taxinomique, mais qu’il se constitue dans la
durée d’un échange, qui permet aux richesses et aux signes monétaires
de circuler de mains en mains et, progressivement ou tendancielle-
ment, de s’ajuster les uns aux autres.

L’origine controversée de la valeur

Pourtant, cette théorie de la monnaie et des échanges (du commerce), cen-


trée autour de la question du prix, ne forme d’après Foucault que l’un
des segments de l’analyse classique des richesses. celle-ci comprend
également une théorie de la valeur qui croise la première et la rapporte à
une interrogation fondamentale : « Pourquoi y a-t-il des choses que les
hommes cherchent à échanger, pourquoi les unes valent-elles plus que
les autres, pourquoi certaines, qui sont inutiles, ont-elles une valeur
élevée, alors que d’autres, indispensables, sont de valeur nulle ? » (MC,
203). ces interrogations portent non plus sur la structure de l’échange
lui-même, sur la fonction représentative qu’y remplit la monnaie ou
sur la dimension temporelle qu’implique son statut de gage, mais sur
la valeur des choses qui se donnent comme « richesses » dans le pro-
cessus économique de l’échange. il s’agit en efet de savoir comment
Savoirs : l’ordre des choses 145
il se fait que certaines choses acquièrent de la valeur et pas d’autres,
et d’où précisément elles tirent cette valeur qui, de simples biens, leur
permet d’accéder au statut de richesses échangeables, monnayables48.
or, la rélexion classique bute ici sur une sorte de cercle de la valeur,
d’où émerge la confrontation entre physiocratie et utilitarisme. En
efet, pour qu’un échange soit possible, il faut que soient constituées
des valeurs (des choses ayant une valeur propre) à échanger ; mais, en
même temps, les choses ne semblent prendre de la valeur qu’à partir
du moment où elles rentrent dans le circuit de l’échange, qu’il s’agisse
des choses dont nous avons besoin pour vivre ou de celles dont nous
n’avons pas besoin directement, sinon pour acquérir, à la faveur d’un
échange justement, celles dont nous pouvons avoir besoin. il y a donc
une sorte de présupposition réciproque de l’existence de la valeur et de
la possibilité de l’échange :
Pour qu’une chose puisse en représenter une autre dans un échange, il faut
qu’elles existent déjà chargées de valeur ; et pourtant, la valeur n’existe qu’à
l’intérieur de la représentation (actuelle ou possible), c’est-à-dire à l’intérieur
de l’échange ou de l’échangeabilité. (MC, 203)

il existe une double interprétation possible de ce paradoxe. soit la


valeur des choses est donnée avant l’échange et c’est elle qui, comme
valeur stable, noue le rapport de représentation et d’analyse entre la
monnaie et les richesses ; soit elle est constituée par le jeu même de
l’échange en tant qu’il permet à la richesse d’être rapportée au système
monétaire qui la représente et détermine sa valeur (relative). il y a là,
selon Foucault, « deux possibilités simultanées de lecture » (MC, 203)
qui dessinent en iligrane les positions antagoniques des physiocrates
et des utilitaristes. notons toutefois que ces positions sont assimi-
lées par l’archéologue (et en vertu même de la présupposition réci-
proque de la valeur et de l’échange qui vient d’être évoquée) moins
à des approches irréconciliables de la question de la valeur qu’à des

48 on notera que cette question de la production de valeur se pose, selon Fou-


cault, à l’âge classique, dans les termes mêmes où marx l’envisagera au milieu du
xixe siècle. comme par ailleurs la modernité de cette question passe avant tout
par la reconnaissance du travail comme source de la valeur, et que cette reconnais-
sance provient de ricardo et non de marx (voir chapitre Viii : « travail, vie, lan-
gage », ii : « ricardo »), on voit le sort qui est réservé par l’archéologie des sciences
humaines à la supposée innovation marxiste sur le terrain de l’économie politique…
146 Le Même et l’Ordre
démarches simultanées et complémentaires, en tout cas compossibles
si on les replace à l’intérieur du réseau de nécessité commun qui les
supporte. La seconde partie du chapitre Vi est ainsi consacrée à « déi-
nir les conditions à partir desquelles il a été possible de penser dans
des formes cohérentes et simultanées le savoir « physiocratique » et le
savoir « utilitariste » » (MC, 214). Foucault procède en deux temps : il
commence par reconstituer, dans leurs attendus comme dans leurs
enjeux généraux, les deux lectures possibles du nouage de la valeur et
de l’échange ; puis, il montre que ces deux systèmes doctrinaux relèvent
en réalité d’un « corps [de] propositions fondamentales » commun qui
permet de les articuler rigoureusement l’un à l’autre.
En quoi consiste d’abord la position « physiocratique », celle
qu’adoptent Quesnay et ses disciples49 quant à la valeur ? Elle consiste,
dans son principe, à analyser celle-ci « à partir de la formation et de la
naissance des objets dont l’échange déinira ensuite la valeur, – à partir
de la prolixité de la nature » (MC, 204). Par conséquent, la valeur se
constitue dans l’acte même de l’échange : avant l’échange, il n’y a que
des biens dont disposent les hommes ; seul l’échange peut transformer
ces biens en richesses et donc en valeurs. mais, pour que l’échange
soit lui-même possible, encore faut-il « que l’on ait à sa disposition un
superlu dont l’autre se trouve avoir besoin » (MC, 204). La question de
l’origine de la valeur renvoie donc à celle de la possible transformation
des biens en richesses, c’est-à-dire à celle de l’origine d’un excès de biens
par rapport aux besoins. il faut en efet toujours plus de biens pour que
l’échange continue à fonctionner et à être avantageux : car pour que les

49 Les éléments de rélexion proposés par Foucault au sujet des physiocrates pro-
viennent de plusieurs iches de lecture rassemblées dans le sous-dossier « analyse
des richesses ». ces iches portent sur deux ouvrages de référence :
– celui de Georges Weulersse, Le mouvement physiocratique en France de 1756
à 1770 (Paris, Félix alcan, 1910, 2 volumes). Les iches de Foucault portent sur
« héorie des prix chez les Physiocrates », « La théorie du produit net », « Pour-
quoi l’agriculture donne-t-elle un produit net ? », « Pourquoi l’industrie ne
donne pas de produit net ? », « Le travail de l’ouvrier comme certaine dépense » ;
– celui d’Eugène daire, auteur d’une anthologie sur les Physiocrates : Quesnay,
Dupont de Nemours, Mercier de La Rivière, l’abbé Baudeau, Le Trosne (introduc-
tion sur la doctrine des physiocrates, commentaires et notices historiques de l’au-
teur, Paris, Guillaumin, 1846). Les iches de Foucault portent principalement sur
Le trosne, De l’intérêt social ; ces iches sont intitulées : « origine et déinition de
la valeur », « Les causes de la valeur », « Le rôle de l’argent ».
Savoirs : l’ordre des choses 147
biens eux-mêmes soient transformés en richesses, en valeurs d’échange,
il en coûte une certaine consommation de biens (« frais de voiturage,
de conservation, de transformation, de mise en vente » – MC, 205). La
valeur ne peut donc se former qu’en « [sacriiant] des biens pour en
échanger d’autres » (MC, 206). Le cycle des échanges, par lequel se
constitue la valeur, a donc lui-même un coût. or, pour que ce coût ne
vienne pas enrayer la dynamique de ces échanges, il faut alors supposer
qu’une telle dynamique trouve elle-même sa raison d’être, et son fon-
dement, dans la « prolixité de la nature », dans la fécondité de la terre
qui produit régulièrement, et pour ainsi dire gratuitement, des biens
susceptibles d’être transformés en richesses par le jeu de l’échange.
mirabeau, dans sa Philosophie rurale, ou Économie générale et politique
de l’agriculture (1763),met ainsi en avant le privilège de l’agriculture sur
le commerce et l’industrie : « L’agriculture est une manufacture d’ins-
titution divine où le fabricant a pour associé l’auteur de la nature, le
producteur même de tous les biens et de toutes les richesses » (Philoso-
phie rurale, p. 33 ; cité par Foucault, MC, 20850). La production agricole
est ainsi privilégiée dans la mesure où elle est toujours coproduite par
une nature qui ne demande aucune rétribution pour son « travail » et
qui autorise par là un gain net dans l’échange des richesses qu’elle rend
possible. selon les physiocrates, toute valeur trouve donc son origine
dans la terre, en tant que celle-ci produit un surplus de biens : cela ne
signiie pas que « la nature produit spontanément des valeurs », mais
plutôt qu’« elle est la source inlassable des biens que l’échange trans-
forme en valeurs, non sans dépenses ni consommation » (MC, 209).
dans ces conditions, se dessine une certaine isomorphie entre la théo-
rie physiocratique de la valeur et la théorie grammaticale de la racine :
Les Physiocrates commencent leur analyse par la chose elle-même qui se
trouve désignée dans la valeur, mais qui préexiste au système des richesses. il
en est de même des grammairiens lorsqu’ils analysent les mots à partir de la
racine, du rapport immédiat qui unit un son et une chose, et des abstractions
successives par quoi cette racine devient un nom dans une langue. (MC, 209)

À un niveau général, cette analogie tend à renforcer l’unité du


savoir classique et à rapporter l’ensemble des savoirs empiriques à la

50 La citation de mirabeau donnée par Foucault est extraite de l’ouvrage de Georges


Weulersse (Le mouvement physiocratique en France de 1756 à 1770, ouvr. cité, t. 1, p. 272-
277). Voir la iche intitulée « Pourquoi l’agriculture donne-t-elle un produit net ? ».
148 Le Même et l’Ordre
théorie du langage. dans le cas de l’analyse classique des richesses, et
plus particulièrement dans le cas de la version physiocratique de cette
analyse, c’est la théorie de la désignation qui sert de point de départ
à l’analogie : selon cette théorie en efet, le langage se trouve comme
enraciné dans la nature, dans un premier cri qui donne naissance aux
mots par tout un jeu de dérivation (l’essence du langage se trouve du
côté des désignations primitives – langage d’action ou racine) ; de
même ici, la possibilité de l’échange est rapportée à la générosité natu-
relle de la terre qui procure à l’homme un surplus de biens susceptibles
de valoir comme des richesses dans le jeu de l’échange.
de ce point de vue, l’analyse utilitariste de la valeur (telle qu’elle est
formulée par condillac, Galiani, Graslin ou destutt) est moins envisa-
gée par Foucault à partir de ce qui, manifestement, l’oppose à l’analyse
physiocratique, qu’à partir de ce qui, dans cette analyse, relève d’un
segment complémentaire de la théorie du langage, et en l’occurrence
du segment « propositionnel », lié à la question de l’attribution verbale.
À nouveau une analogie forte s’esquisse entre la rélexion sur l’essence
du langage et la rélexion sur l’origine de la valeur. car là où la théorie
de la proposition énonce que le langage « trouve son lieu de possibilité
dans une attribution assurée par le verbe –, c’est-à-dire par cet élément
de langage en retrait de tous les mots mais qui les rapporte les uns aux
autres » (MC, 203), le savoir utilitariste repose sur cet axiome fonda-
mental selon lequel « l’échange […] fonde, comme un acte plus primi-
tif que les autres, la valeur des choses échangées et le prix contre lequel
on les cède » (MC, 204). Pour les utilitaristes, la valeur ne s’enracine pas
dans une production naturelle première, sa formation ne précède pas
ni ne conditionne l’échange, mais lui est strictement contemporaine :
comme le verbe, elle fait le lien entre les éléments de l’échange, qu’elle
permet d’articuler entre eux. reste à comprendre comment s’opère une
telle articulation et ce qui la rend possible. ici, la théorie utilitariste sur
l’origine de la valeur tranche nettement avec la théorie physiocratique :
la valeur procède de l’échange des objets du besoin, qui sont avant tout
reconnus comme des objets utiles, du moins estimés tels :
dire qu’une chose vaut, c’est dire qu’elle est ou que nous l’estimons bonne à
quelque usage. La valeur des choses est donc fondée sur leur utilité, ou ce qui
revient encore au même, sur l’usage que nous pouvons en faire. (condillac, Le
commerce et le gouvernement, dans Œuvres, t. iV, p. 10 ; cité par Foucault, MC, 210)
Savoirs : l’ordre des choses 149
selon cette perspective, les biens tirent donc l’essentiel de leur valeur
de leur utilité pour la satisfaction de nos besoins, cette utilité n’étant
pas fondée dans la réalité, mais dépendant étroitement des variations
de l’appétit, des désirs ou du besoin des hommes. on comprend alors
le rôle fondamental de l’échange, en tant qu’il articule des biens utiles
aux uns ou aux autres, dans l’attribution de la valeur des choses : il est
précisément le processus qui permet d’augmenter cette valeur, et en ce
sens « il est lui-même créateur d’utilité, puisqu’il ofre à l’appréciation
de l’un ce qui jusqu’alors n’avait pour l’autre que peu d’utilité » (MC,
210). ainsi, pour reprendre un exemple donné par Graslin dans son
Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt (1767)51, lorsqu’un homme a
faim et a besoin de se vêtir, posséder des diamants lui est de peu d’uti-
lité et ceux-ci n’ont alors que peu de valeur à ses yeux ; mais l’échange
permet justement de rendre « utiles des choses qui sans lui seraient
d’utilité faible ou peut-être nulle » (MC, 212). La valeur des diamants
augmente ainsi grâce à la richesse indirecte qu’elle peut représenter
pour son propriétaire qui, certes, n’en a pas besoin, mais peut tirer de
leur vente un bénéice susceptible de satisfaire certains de ses autres
besoins (directs). Grâce à cet exemple, on comprend que ce sont les
échanges eux-mêmes qui, en mesurant les besoins les uns aux autres
et en jouant sur leur disparité, donnent leur valeur aux choses en les
rapportant aux besoins de l’homme. mais Foucault souligne aussi
que, si l’échange représente cette opération alchimique qui permet de
transformer du non-utile en utile (en faisant des diamants, en eux-
mêmes inutiles, une valeur d’échange, et par conséquent une richesse
monnayable), il est aussi ce qui transforme le plus utile en moins utile,
et ce qui fait ainsi non pas augmenter mais diminuer les valeurs « les
unes par rapport aux autres dans l’appréciation qu’on porte à chacune »
(MC, 212). c’est que le système de l’échange organise une comparaison
généralisée entre les valeurs et entre les utilités qu’elles représentent :

51 Voir la iche intitulée « Les rapports entre les valeurs ». dans le sous-dossier « ana-
lyse des richesses », on trouve plusieurs iches de lecture consacrées à Jean-Joseph-
Louis Graslin et à son Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt (Londres, 1767).
ces iches s’intitulent : « contre les deux postulats des Physiocrates », « déinition
de la richesse », « Les rapports entre les valeurs », « déinition de la valeur », « Le
prix et la valeur ». sur la pensée économique de Graslin, voir l’article d’arnaud
orain, « “équilibre” et iscalité au siècle des lumières. L’économie politique de
Jean-Joseph Graslin », Revue économique, 2006/5, vol. 57, p. 955-981.
150 Le Même et l’Ordre
il fait ainsi apparaître de nouvelles valeurs, liées à des objets de com-
modité ou d’agrément (celle des diamants par exemple) qui diminuent
la valeur des premiers objets du besoin. dans la mesure où le total des
richesses n’augmente pas, l’échange contribue seulement à organiser
leur circulation en fonction de la valeur « appréciative » qu’elles repré-
sentent et qui se mesure moins à partir du système des besoins qu’à
partir du rapport réciproque des utilités. L’échange des utilités est donc
le « fondement subjectif et positif de toutes les valeurs » (MC, 213).
La théorie physiocratique paraît donc bien renversée : au lieu que
la possibilité de l’échange des richesses et de la formation de la valeur
des choses relève d’une cause externe (la générosité de la nature), c’est
ici à partir de l’échange lui-même et de la mise en relation entre des
besoins et des appréciations d’utilité que les valeurs sont possibles.
Foucault peut alors reformuler cette opposition dans les termes de
la théorie du langage : « Les “utilitaristes” fondent sur l’articulation
des échanges l’attribution aux choses d’une certaine valeur ; les Phy-
siocrates expliquent par l’existence des richesses le découpage progres-
sif des valeurs » (MC, 213). cette analogie a surtout pour fonction de
dessiner l’espace de convergence de ces deux théories de la valeur en
indiquant qu’elles ont en commun le fait de relier, quoique de manière
rigoureusement inverse, « le moment qui attribue et celui qui articule »
(MC, 213). Pour les utilitaristes, c’est en efet du jeu réglé, articulé, des
échanges que procède l’attribution d’une valeur aux choses (celle-ci
dépendant étroitement de l’appréciation relative de leur utilité) ; alors
que pour les physiocrates, c’est la prolixité de la nature qui, primitive-
ment, permet d’attribuer aux choses une valeur en transformant les
biens naturels en richesses échangeables, articulables selon les divi-
sions du système monétaire.
il reste qu’en in de compte, la distinction entre ces théories de
la valeur dont Foucault vient d’exposer les principaux attendus doit
être doublement relativisée. d’abord, elle doit être ramenée à l’unité
propre à l’analyse classique des richesses. Physiocrates et utilitaristes
s’accordent en efet sur trois propositions fondamentales que Foucault
énumère sommairement : « toute richesse naît de la terre ; la valeur des
choses est liée à l’échange ; la monnaie vaut comme la représentation
des richesses en circulation » (MC, 212-213). À ce niveau de généralités,
peu importe donc que l’opposition entre physiocratie et utilitarisme
prenne l’allure d’une antinomie. car si les disciples de Quesnay comme
Savoirs : l’ordre des choses 151
ceux de condillac, Graslin et destutt voient dans la terre la source
unique de la richesse, les premiers airment toutefois que la valeur ne
peut apparaître que si elle est surabondante, « douée d’une fécondité
ininie », alors que les seconds airment que la formation de la valeur
repose « sur un certain état de besoin chez les hommes, donc sur le
caractère ini de la fécondité de la nature » (MC, 213). Par ailleurs, s’il est
clair que les uns comme les autres airment une connexion essentielle
entre valeur et échange, cette connexion donne lieu là encore à des
interprétations antagoniques : pour les physiocrates, en efet, les biens
n’ont de valeur qu’en tant qu’objets possibles d’échange, mais l’échange
ne peut pas pour autant augmenter cette valeur ; à l’inverse, les utili-
taristes voient les biens comme biens d’une certaine valeur (du fait de
leur utilité) indépendamment de la possibilité de leur échange, mais ils
pensent que l’échange permet d’augmenter leur valeur. Par conséquent,
les deux perspectives qui s’afrontent sur ces questions sont seulement
des constructions inverses à partir des mêmes éléments de base.
surtout, les désaccords manifestes entre physiocrates et antiphy-
siocrates n’illustrent donc pas les prémisses d’une quelconque lutte des
classes, opposant d’un côté le groupe social des propriétaires fonciers
et de l’autre celui des entrepreneurs et des commerçants, identiiés
à partir du jeu des opinions et du rapport de forces qui les opposent.
Foucault démarque clairement sa démarche archéologique de cette
approche socio-doxologique (d’inspiration marxiste), qui conduit
notamment à chercher, selon une méthode d’analyse rétrospective,
dans la constitution de la théorie physiocratique (concentrée dans une
théorie de la rente foncière) « l’acte de fondation de l’économie poli-
tique » (MC, 204). L’archéologie situe son analyse à un autre niveau :
il ne s’agit pas de déduire de l’appartenance à tel ou tel groupe social
la cause du choix de tel ou tel système de pensée, mais plutôt de faire
apparaître « la condition pour que ce système ait été pensé » (MC, 214),
soit l’a priori historique qui rend compte de la possibilité même du
choix entre deux modes d’analyse du rapport entre valeur et échange.
c’est dans cette perspective archéologique qu’intervient alors une
seconde relativisation, plus radicale encore, des débats théoriques
sur la valeur. Foucault entreprend en efet de rapporter ultimement
toutes les distinctions, tous les points d’hérésie qui apparaissent dans
la constitution réelle des savoirs empiriques non seulement à l’analyse
du réseau de nécessité qui permet de décrire les règles de formation
152 Le Même et l’Ordre
particulières de ces savoirs, mais encore à l’analyse de la coniguration
d’ensemble de l’épistémè classique qui déploie une isomorphie généra-
lisée entre l’analyse des richesses, l’histoire naturelle et la grammaire
générale. Le « tableau général » qui s’esquisse ainsi peut alors faire
apparaître de manière explicite la fonction privilégiée et centrale du
langage et de la représentation au sein du système classique du savoir.
L’épistémè classique :
structure et limites
cOncLuSIOn

La récapitulation serrée qui est proposée par Foucault dans les pages
conclusives de la première partie des Mots et les choses vise à exhiber
l’unité fondamentale de l’épistémè classique en soulignant que cette
unité tient avant tout à ce que « l’analyse de la représentation a […]
valeur déterminante pour tous les domaines empiriques » (MC, 221).
or, comme le langage constitue le pivot de cette analyse, ce sont les
segments théoriques de la grammaire générale (attribution, articula-
tion, désignation, dérivation) qui rendent compte de la structuration
interne de chaque domaine empirique et de leur homogénéité structu-
relle. cette thèse, régulièrement suggérée depuis le chapitre iii, prend
ici toute son ampleur. En efet, Foucault indique en quoi l’analyse des
richesses, comprenant une théorie de la valeur et une théorie de la
monnaie, « obéit à la même coniguration que l’histoire naturelle et la
grammaire générale » (MC, 214), ce qui revient, par un jeu subtil d’ana-
logies croisées, à identiier valeur et structure, monnaie et caractère
et à énoncer pour inir que « les systèmes de l’histoire naturelle et les
théories de la monnaie ou du commerce ont les mêmes conditions de
possibilité que le langage lui-même » (MC, 216). c’est donc à partir des
diférentes fonctions du langage, et particulièrement à partir des deux
couples fonctionnels attribution/articulation et désignation/dérivation,
que peut s’opérer cette mise en correspondance généralisée :
Les quatre fonctions qui déinissent en ses propriétés singulières le signe ver-
bal et le distinguent de tous les autres signes que la représentation peut se
donner à elle-même, se retrouvent dans la signalisation théorique de l’his-
toire naturelle et dans l’utilisation pratique des signes monétaires. L’ordre
des richesses, l’ordre des êtres naturels s’instaurent et se découvrent dans la
154 Le Même et l’Ordre
mesure où on établit entre les objets de besoin, entre les individus visibles,
des systèmes de signes qui permettent la désignation des représentations les
unes par les autres, la dérivation des représentations signiiantes par rapport
aux signiiées, l’articulation de ce qui est représenté, l’attribution de certaines
représentations à certaines autres. (MC, 216)

Le caractère matriciel de l’analyse du langage pour rendre compte de


la structure des autres domaines empiriques a déjà été évoqué précédem-
ment. il suit sans doute ici de souligner la fonction de totalisation que
remplit cette analyse dans le cadre d’une description archéologique qui
vise à expliciter ce qui conditionne le savoir classique dans son ensemble.
ainsi, dans l’histoire naturelle, la description des structures visibles,
qui met en relation les éléments composant une plante ou un animal,
correspond à la fonction attributive du langage, en tant qu’elle met en
relation les termes de la proposition. mais la description de la structure
ne fournit pas seulement (comme le fait l’attribution) la forme générale
de la représentation ; elle remplit également une fonction d’articulation
dans la mesure où elle détermine le contenu particulier de cette repré-
sentation. ce n’est pas tout : la spéciication du caractère complète la
description de la structure tout comme la désignation et la dérivation
complètent l’attribution et l’articulation. Le caractère désigne en efet
l’espèce particulière à laquelle appartient une structure décrite. mais
cette désignation ne fait pas que pointer une racine primitive ; elle fonc-
tionne aussi comme la dérivation, en ce sens qu’elle place l’espèce dans
un système développé, où elle se situe par rapport aux autres espèces.
Le même type d’analyse est mené par Foucault en ce qui concerne
l’analyse des richesses : ici, c’est la valeur qui permet de mettre en
parallèle attribution et articulation. Elle met en relation des objets
d’égale valeur tout en déterminant le système qui spéciie la valeur
particulière des choses. de son côté, la monnaie remplit une fonction
analogue à celles que jouent dans l’ordre du langage la désignation et
la dérivation, car non seulement les signes monétaires représentent
initialement (désignent) les biens comme ayant une certaine valeur,
mais encore ils rendent possible la transformation (dérivation) de cette
valeur à travers le jeu réglé des échanges.
À partir de ces analyses très abstraites, qui condensent les longs
développements des chapitres précédents, s’esquisse alors la forte cohé-
rence systématique du savoir classique. Pour étayer cette cohérence,
Foucault établit une double analogie fonctionnelle qui permet de rap-
L’épistémè classique : structure et limites 155
porter l’une à l’autre l’analyse des richesses et l’histoire naturelle à partir
de la théorie du langage et du jeu couplé des fonctions qu’a révélé son
analyse. Les deux segments théoriques de l’analyse des richesses (théo-
rie de la valeur et théorie de la monnaie) se superposent donc rigoureu-
sement aux deux segments théoriques de l’histoire naturelle (théorie de
la structure et théorie du caractère) par l’intermédiaire des fonctions
représentatives du signe. L’analogie concerne d’abord la valeur et la
structure, rassemblées à partir de la double fonction d’attribution et
d’articulation qu’elles remplissent chacune dans leur domaine propre :
La valeur, dans l’analyse des richesses, occupe donc exactement la même posi-
tion que la structure dans l’histoire naturelle ; comme celle-ci, elle joint en
une seule et même opération, la fonction qui permet d’attribuer un signe à un
autre signe, une représentation à une autre, et celle qui permet d’articuler les
éléments qui composent l’ensemble des représentations ou les signes qui les
décomposent. (MC, 215)

symétriquement, la théorie de la monnaie et la théorie du caractère


sont rapportées l’une à l’autre à partir des fonctions de désignation et
de dérivation qu’elles permettent d’uniier dans l’analyse des richesses
ou dans celle des êtres naturels :
La théorie de la monnaie et des prix occupe dans l’analyse des richesses la
même position que la théorie du caractère dans l’histoire naturelle. comme
cette dernière, elle joint en une seule et même fonction la possibilité de donner
un signe aux choses, de faire représenter une chose par une autre et la possibi-
lité de faire glisser un signe par rapport à ce qu’il signiie. (MC, 215-216)

Une telle récapitulation prend ainsi l’allure d’une véritable analyse


structurale : chaque domaine du savoir empirique se trouve ramené au
même jeu articulé de quelques couples fonctionnels (attribution/arti-
culation, désignation/dérivation), qui décrivent les rapports possibles
entre les signes et la représentation.
Foucault dresse ainsi le tableau d’une pensée classique complète-
ment repliée sur ses propres codes – et vouée à une véritable systéma-
ticité, dans la mesure où elle s’ordonne au thème générique et à la puis-
sance structurante d’une analyse de la représentation. de ce point de
vue, l’unité structurale du savoir classique, telle qu’elle est ici présentée,
vaut sans doute d’abord comme l’efet d’une mise en ordre archéolo-
gique des éléments et des domaines divers de ce savoir ; mais ce der-
nier, comme savoir fondé sur l’ordre et sur les rapports entre signes et
représentations (sur la mise en ordre des choses par l’intermédiaire des
156 Le Même et l’Ordre
signes qui les représentent) paraît aussi se prêter tout particulièrement
à une telle analyse. Le système du savoir classique représente ainsi le
terrain privilégié d’une approche structurale qui, à travers l’analyse
du jeu réglé de ses éléments fonctionnels, assimilés à ceux du langage,
contribue à l’enfermer dans ses propres limites historiques.
de ce point de vue, on peut faire remarquer que l’analyse du
« tableau » de Velásquez qui ouvre la première partie des Mots et les
choses, mérite sans doute d’être interprétée à plusieurs niveaux. cette
analyse fonctionne notamment comme un discours de la méthode
puisqu’il s’agit de déinir l’ensemble des éléments et des rapports fonc-
tionnels entre les éléments qui composent le « tableau », soit le mode
d’être de l’ordre qui caractérise chaque époque du savoir. mais il s’agit
peut-être aussi d’un avertissement : car c’est avec l’âge classique que le
savoir prend véritablement la forme d’un « tableau », que sa mise en
ordre est la plus poussée : l’ensemble des segments théoriques de ce
savoir ressortissent en dernière instance à une théorie uniicatrice de
la représentation. cette thèse archéologique constitue sans doute un
élément clé de la construction du livre de Foucault, basé alors sur le
contraste entre la clôture rigoureuse du savoir classique et l’ouverture
hasardeuse et l’instabilité épistémique du savoir moderne qui, tout
particulièrement dans la forme des « sciences humaines », ne parvient
pas à la même cohérence et à la même unité épistémologiques.
En tout cas, il est clair que le « tableau général » des savoirs empi-
riques vise à fournir le cadre général d’une homogénéisation de l’empi-
ricité elle-même, telle qu’elle s’opère en particulier à partir des éléments
d’analyse fournis par la grammaire générale. ce privilège du langage est
explicite et il remplit une fonction régulatrice à l’intérieur du système du
savoir classique : « Les mots forment un système de signes suisamment
privilégié, quand il s’agit de faire apparaître l’ordre des choses, pour que
l’histoire naturelle si elle est bien faite, et pour que la monnaie si elle est
bien réglée, fonctionnent à la manière du langage » (MC, 216). Le lan-
gage, comme système représentatif et comme analyse des représentations,
remplit les exigences fondamentales de la taxinomia : « constitution et
manifestation évidente de l’ordre des choses » (MC, 216). c’est à travers
le système fonctionnel des signes verbaux que s’ordonnent la nature, les
richesses et que s’élaborent les théories et les pratiques de cet ordre.
il est à noter toutefois que l’homogénéité globale du savoir classique,
en tant qu’il est rapporté à l’unité générique d’une théorie des signes
L’épistémè classique : structure et limites 157
et de la représentation, laisse place à une certaine hétérogénéité des
savoirs empiriques qui prennent place dans ce cadre systématique. La
stricte superposition fonctionnelle des segments théoriques du savoir
classique vaut comme une isomorphie structurelle, qui maintient pour
chaque domaine empirique un proil épistémologique singulier :
il existe cependant une diférence majeure qui empêche la classiication
d’être le langage spontané de la nature et les prix d’être le discours naturel des
richesses. ou plutôt il existe deux diférences, dont l’une permet de distinguer
les domaines des signes verbaux de celui des richesses ou des êtres naturels, et
dont l’autre permet de distinguer la théorie de l’histoire naturelle et celle de la
valeur ou des prix. (MC, 216)

ces deux distinctions sont esquissées dans les chapitres V et Vi des


Mots et les choses. La première concerne le contraste entre, d’une part,
l’imperfection des langues réelles et, d’autre part, la perfection inhé-
rente au discours de la nature et à la circulation réglée des richesses
à partir de l’ajustement constant des valeurs et des prix. L’analyse des
êtres naturels et celle des richesses ont comme condition de possibilité
commune l’annulation du jeu caractéristique des langages spontanés :
La structure et le caractère assurent, dans l’histoire naturelle, la fermeture
théorique de ce qui reste ouvert dans le langage et fait naître sur ses frontières
les projets d’arts essentiellement inachevés. […] La valeur et les prix assurent
la fermeture pratique des segments qui demeurent ouverts dans le langage.
(MC, 217)

L’« ordre désordonné du langage » (MC, 217) accède donc en


quelque sorte à son épure théorique et pratique dans le discours de la
nature et dans la circulation réglée des richesses.
La seconde distinction aine, et redouble même d’une certaine
manière la première puisqu’elle opère cette fois entre l’histoire natu-
relle et l’analyse des richesses. cette distinction est celle qui prend en
considération l’« indice de viscosité historique » qui afecte la théorie des
richesses en tant qu’elle dépend d’institutions et de pratiques particu-
lières, là où le discours de la nature se développe à partir de la seule mise
en ordre analytique des représentations par le biais d’un langage maîtrisé,
qui peut d’un seul et même tenant nommer et diférencier le visible en
l’organisant au sein de l’espace taxinomique du « tableau ». ce « tableau »
représente une image juste de la nature, une présentation exhaustive de
l’ordre des choses, alors que les valeurs et les prix ne cessent de s’ajuster
les uns aux autres dans des mécanismes d’échanges des richesses :
158 Le Même et l’Ordre
L’histoire naturelle instaure d’elle-même pour désigner les êtres un système de
signes et c’est pourquoi elle est une théorie. Les richesses sont des signes qui
sont produits, multipliés, modiiés par les hommes ; la théorie des richesses est
liée de part en part avec une politique. (MC, 218)

cette double distinction permet ainsi de renforcer in ine la posi-


tion de l’histoire naturelle à l’intérieur du système des savoirs empi-
riques de l’âge classique : en efet, elle est bordée d’un côté par une
théorie du langage qui fait fond sur l’imperfection immédiate des
signes naturels et, de l’autre, par une théorie des richesses qui dépend
des variations empiriques que lui imposent l’histoire et les pratiques
des hommes. L’histoire naturelle, qui énonce l’ordre de la nature dans
l’élément analytique et continu d’une langue bien fondée et bien faite,
constitue ainsi le paradigme de la pensée classique. il reste que, mal-
gré ces distinctions, l’ensemble des domaines empiriques du langage,
de la nature et des richesses trouvent leur unité archéologique, leur a
priori historique dans le thème métaphysique d’un « continuum de la
représentation et de l’être » (MC, 219). seul ce principe ontologique
du continu rend possible en efet la mise en ordre « scientiique » de
l’empiricité sous la forme contrastée de savoirs comme la grammaire
générale, l’histoire naturelle et l’analyse des richesses.
ainsi ramenée à son principe fondamental, la plénitude de l’être,
l’épistémè classique se rassemble alors autour d’un problème essentiel,
qui en un sens témoigne du privilège absolu du langage en même
temps que de la perfection de l’histoire naturelle (comme langue
bien faite). ce problème, c’est celui qui concerne « les rapports entre
le nom et l’ordre » : dans chaque domaine de savoir, il s’agit en efet
de « découvrir une nomenclature qui fût une taxinomie, ou encore [d’]
instaurer un système de signes qui fût transparent à la continuité de
l’être » (MC, 220). Nomenclature et taxinomie forment ainsi le centre
du « tableau » général où viennent se récapituler l’ensemble des savoirs
empiriques : c’est qu’elles expriment bien, sous la condition du continu
ontologique, cette nécessaire articulation des mots et des choses dans
l’élément représentatif du discours. Pour que la représentation se signi-
ie elle-même et qu’elle énonce dans la succession ordonnée de ses
mots l’ordre même des choses, il faut en efet que l’être soit « donné
sans rupture à la représentation » et que celle-ci, à son tour, et comme
par un jeu de miroirs, « délivre le continu de l’être » (MC, 219). c’est
précisément cette présupposition réciproque de la représentation et
L’épistémè classique : structure et limites 159
du continu ontologique qui va disparaître à la faveur de « la mutation
qui s’est produite vers la in du xviiie siècle dans toute l’épistémè occi-
dentale » (MC, 219).
—•—

cette mutation, l’archéologie foucaldienne renonce à en identiier


les causes, pour restituer seulement la valeur, les signes et les efets
de l’événement absolu qu’elle représente. Elle consiste selon Foucault
dans une « discontinuité symétrique de celle qui avait brisé, au début
du xviie siècle, la pensée de la renaissance » (MC, 229). cette symé-
trie dans la rupture des champs de pensée, clairement illustrée par
l’écho ménagé dans le livre entre la référence à cervantès qui ouvre
les analyses de l’âge classique et la référence à sade qui les referme
sur ce nouveau seuil séparant la pensée classique de « notre » pensée,
renforce donc la clôture du savoir classique sur ses propres limites –
celles que lui assigne le primat de la représentation dans la constitu-
tion des modes d’être du langage, de la nature et du besoin. ce sont
précisément ces limites (les « limites de la représentation »1) que, selon
Foucault, l’œuvre de sade, permet de dessiner, de souligner, à défaut de
les franchir. La littérature, qui joue un rôle décisif au sein de la coni-
guration d’ensemble de l’épistémè moderne, remplit donc à nouveau,
aux conins de la pensée classique, la fonction archéologique d’identi-
ication critique d’un seuil.
En quoi alors l’œuvre de sade permet-elle de désigner, ou du moins
de préigurer, « la in de la pensée classique » (MC, 222) ? c’est que
justement elle marque la limite du discours représentatif, voué à la
mise en ordre méticuleuse des choses dans l’élément du langage, en
manifestant au sein même de ce langage l’émergence de forces extra-
représentatives (violence, mort, sexualité). L’intérêt que Foucault porte
à sade tient justement à ce que s’il « parvient au bout du discours et
de la pensée classiques », ses livres appartiennent encore à l’espace de
la représentation et qu’ils tirent même leur force de cette situation à
la limite qui les place en position de contestation interne de l’épistémè
classique, mais non de transgression radicale de son ordre2 :

1 il s’agit du titre du chapitre Vii qui ouvre la seconde partie des Mots et les choses.
2 il faut souligner la diférence de traitement de la référence à sade entre Histoire
de la folie et Les mots et les choses. dans le premier livre, les romans de sade repré-
sentent ce moment de la souveraineté singulière de la folie, en tant qu’elle ne se
160 Le Même et l’Ordre
cette œuvre inlassable manifeste le précaire équilibre entre la loi sans loi du
désir et l’ordonnance méticuleuse d’une représentation discursive. L’ordre du
discours y trouve sa Limite et sa Loi ; mais il a encore la force de demeurer
coextensif à cela même qui le régit. (MC, 222)

Les romans de sade igurent donc moins la rupture de la pensée


classique vouée à la représentation et au discours que sa limite extrême :
en ce sens, ils referment l’âge classique sur lui-même (ils lui appar-
tiennent donc intégralement), davantage qu’ils n’ouvrent sur une
nouvelle expérience historique de l’ordre. soucieux de la construction
générale de son livre, Foucault organise à partir de cette référence à
sade un double système d’écho.
d’un côté en efet, Justine et Juliette forment le pendant de Don
Quichotte, dont les deux parties ménageaient, en creux également, une
transition entre la renaissance et l’époque classique. don Quichotte,
d’abord présenté comme le héros dérisoire du même, en quête de simi-
litudes qui se mettaient à fonctionner comme autant de mirages oferts
à son délire interprétatif, devenait lui-même dans la seconde partie du
roman « pur et simple personnage dans l’artiice d’une représentation »
(MC, 223) : un certain rapport, immédiat et évident, des signes aux
choses était ainsi brouillé, laissant place au « pouvoir représentatif du
langage » (MC, 62). À l’autre bout de l’âge classique, le rapport de la
ressemblance à la représentation se renverse en rapport de la représen-
tation au désir : « ce n’est plus le triomphe ironique de la représentation
sur la ressemblance ; c’est l’obscure violence du désir qui vient battre les
limites de la représentation » (MC, 223). avec Justine, cette violence
reste toutefois contenue dans « la forme légère, lointaine, extérieure et
glacée de la représentation » (MC, 223), tout comme le héros de cer-
vantès, inclus dans le destin d’un livre dont il avait à parcourir les signes,
devenait malgré lui l’objet d’une représentation dont il tirait sa vérité
et sa loi d’existence. de manière symétrique et inverse, Juliette renoue
avec les premiers errements de don Quichotte : si ses désirs « sont
repris sans résidu dans la représentation qui les fonde raisonnablement
en discours et les transforme volontairement en scènes » (MC, 223), ces

laisse pas réduire aux igures de la déraison ; dans le second, Foucault retient de
sade l’opération critique qui consiste à inquiéter la disposition du savoir qui lui
est contemporaine en indiquant, en creux, ou encore à vide, le mouvement d’un
possible débordement de la représentation par le désir.
L’épistémè classique : structure et limites 161
discours et ces scènes deviennent à leur tour dérisoires tant ils se rem-
plissent d’un désir qui sature l’espace de la représentation et menace de
le déborder. s’amorce ainsi une critique interne de la représentation,
symétrique de la critique de la ressemblance amorcée dans la seconde
partie du Don Quichotte, et qui en exploite à fond les pouvoirs jusqu’à
en faire apparaître les limites. ces limites sont celles d’une « nomina-
tion » qui n’est plus ici soumise au jeu de la rhétorique mais à la pro-
lifération indéinie des possibilités du désir, surgissant désormais du
dessous de la représentation, irréductible à son ordre propre.
ce premier système d’écho, qui assure la clôture de l’épistémè clas-
sique sur ses propres limites internes, se trouve alors redoublé par un
autre rapprochement, qui a pour fonction cette fois de manifester
le seuil constitutif de l’épistémè moderne. sade et Kant occupent en
efet, dans la topologie de Foucault, des positions symétriques – mais
strictement contemporaines, à travers lesquelles se trouvent désignés
les deux bords, interne et externe, d’une même rupture archéologique,
celle qui conduit au retrait déinitif du savoir et de la pensée hors
de l’espace de la représentation et à la distinction critique de l’empi-
rique et du transcendantal. Là où les romans de sade dessinent une
grammaire générale des perversions, soumettant l’expression du désir
à la construction de « scènes », la pensée kantienne met en question la
possibilité même de toute représentation, en interrogeant ce qui, d’un
seul trait, la limite et la fonde3.
•— —

de Juliette, « dernier des récits classiques » (MC, 255), à la Critique de la


raison pure, un seuil a été franchi. au cours du chapitre Vii des Mots et
les choses, qui ouvre la seconde partie de l’ouvrage, Foucault reprend d’ail-
leurs, d’un point de vue strictement philosophique, ce renversement du
discours représentatif (à la loi duquel l’idéologie, dernière des philoso-
phies classiques, reste soumise) en critique générale de la représentation4.
L’archéologue ménage ainsi des efets de symétrie très poussés entre la
critique de la ressemblance, entamée par Bacon (dans la continuité de la
seconde partie du Don Quichotte) et achevée par descartes, et la critique

3 ce thème d’un déplacement et d’un élargissement de la « critique » était esquissé


par Foucault dès la in du chapitre V des Mots et les choses.
4 Voir MC, chapitre Vii, v : « idéologie et critique » et notre commentaire : Philippe
sabot, Lire Les mots et les choses de Michel Foucault, ouvr. cité, p. 53-74.
162 Le Même et l’Ordre
de la représentation, entamée dans les ictions de sade et dans la philo-
sophie de l’idéologie, et achevée seulement par Kant5.
d’une « critique » à l’autre, les « limites » de l’épistémè classique, soit
de cette coniguration de pensée soumise au primat de la représenta-
tion, sont donc parcourues puis franchies : un nouvel espace de savoir,
obéissant à de nouvelles règles de constitution et à un nouvel a priori
historique, peut ainsi s’ouvrir à l’analyse archéologique, en charge d’en
déinir la valeur de rupture et d’en explorer les modes de structuration
internes – ceux qui conduisent justement à l’émergence de nouveaux
modes d’être positifs du langage, de la vie, du travail, ainsi qu’à l’appa-
rition, dans le voisinage de ces positivités, des « sciences humaines », en
tant qu’elles apparaissent solidaires de « l’être même de notre moder-
nité » (MC, 233).

5 il faut noter que, si les efets de symétrie ménagés par Foucault dans Les mots et les
choses contribuent à la cohérence d’ensemble de sa construction archéologique, ils
assurent également un certain rapport décalé entre littérature et philosophie : les
ictions de cervantès, de sade ou de roussel (tout comme la iction inaugurale de
Borgès) forment des indicateurs de seuil, des indices de rupture, de bouleversement
de l’épistémè, alors que les théories de descartes, Kant ou husserl se déploient dans
un espace épistémologique reconiguré. Le discours philosophique vaut donc plu-
tôt comme l’efet manifeste d’une nouvelle disposition de savoir et de pensée que la
littérature, d’une certaine manière, contribue à esquisser, mais comme en creux, en
confrontant la pensée à son dehors, soit ce qui est actuellement impossible à penser.
Bibliographie

I. Œuvres de Michel Foucault

Principaux livres de Michel Foucault

Maladie mentale et personnalité, Paris, PUF (initiation philosophique), 1954 ; réé-


dité en 1962, dans la même collection, sous le titre Maladie mentale et psycholo-
gie ; réédité dans la collection Quadrige, 1997.
Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon (civilisations d’hier
et d’aujourd’hui), 1961 ; réédité sous le titre Histoire de la folie à l’âge classique,
Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1972 ; réédité dans la collection
tel, 1978.
Naissance de la clinique. Archéologie du regard médical, Paris, PUF (Galien), 1972
[1963] ; réédité dans la collection Quadrige, 1990.
Raymond Roussel, Paris, Gallimard (Le chemin), 1963 ; réédité dans la collection
Folio-Essais, 1992 (avec une introduction de Pierre macherey).
Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard (Biblio-
thèque des sciences humaines), 1966 ; réédité dans la collection tel, 1990.
L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1969.
Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard (Bibliothèque des his-
toires), 1975 ; réédité dans la collection tel, 1993.
La volonté de savoir. Histoire de la sexualité, i, Paris, Gallimard (Bibliothèque des
histoires), 1976 ; réédité dans la collection tel, 1994.
L’usage des plaisirs. Histoire de la sexualité, ii, Paris, Gallimard (Bibliothèque des
histoires), 1984 ; réédité dans la collection tel, 1997.
Le Souci de soi. Histoire de la sexualité, iii, Paris, Gallimard (Bibliothèque des his-
toires), 1984 ; réédité dans la collection tel, 1997.
164 Le Même et l’Ordre

autres ouvrages

La pensée du dehors [1966], montpellier, Fata morgana, 1986.


Le corps utopique. Les hétérotopies [1966], avec une préface de daniel defert, Paris,
nouvelles éditions Lignes, 2009.
Ceci n’est pas une pipe [1968], montpellier, Fata morgana, 1973.
L’ordre du discours. Leçon inaugurale au collège de France prononcée le 2 décembre
1970, Paris, Gallimard, 1971.
La peinture de Manet [1971], suivi de Michel Foucault, un regard, sous la direction de
maryvonne saison, Paris, seuil (traces écrites), 2004.
Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… Un cas de par-
ricide au XIXe siècle, présenté par michel Foucault, Paris, Julliard/Gallimard
(archives), 1973.
Herculine Barbin dite Alexina B, présenté par michel Foucault, Paris, Julliard/
Gallimard (archives), 1978 ; réédité chez Gallimard, avec une postface d’éric
Fassin, 2014.
Le désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille au XVIIIe siècle, en
collaboration avec arlette Farge, Paris, Julliard/Gallimard (archives), 1982.
Sept propos sur le septième ange, montpellier, Fata morgana, 1986.
Les machines à guérir, en collaboration avec Blandine Barret-Kriegel, anna ha-
lamy, Bruno Fortier, Bruxelles, mardaga (architectures), 1995.

cours au collège de France

Résumé des cours, 1970-1982, Paris, Julliard, 1988.


Leçons sur La volonté de savoir, cours au collège de France (1970-1971) suivi de
Le savoir d’Œdipe, édition établie par daniel defert, Paris, Gallimard/seuil
(hautes études), 2011.
héories et institutions pénales, cours au collège de France (1971-1972), édition éta-
blie par Bernard E. harcourt, Paris, Gallimard/seuil (hautes études), 2015.
La société punitive, cours au collège de France (1972-1973), édition établie par Ber-
nard E. harcourt, Paris, Gallimard/seuil (hautes études), 2013.
Le pouvoir psychiatrique, cours au collège de France (1973-1974), édition établie par
Jacques Lagrange, Paris, Gallimard/seuil (hautes études), 2003.
Les anormaux, cours au collège de France (1974-1975), édition établie par Valerio
marchetti et antonella salomoni, Paris, Gallimard/seuil (hautes études), 1999.
« Il faut défendre la société », cours au collège de France (1976), édition établie par mauro
Bertani et alessandro Fontana, Paris, Gallimard/seuil (hautes études), 1997.
Sécurité, territoire, population, cours au collège de France (1977-1978), édition éta-
blie par michel senellart, Paris, Gallimard/seuil (hautes études), 2004.
Naissance de la biopolitique, cours au collège de France (1978-1979), édition établie
par michel senellart, Paris, Gallimard/seuil (hautes études), 2004.
Bibliographie 165
Du gouvernement des vivants, cours au collège de France (1979-1980), édition éta-
blie par michel senellart, Paris, Gallimard/seuil (hautes études), 2012.
Subjectivité et vérité, cours au collège de France (1980-1981), édition établie par
Frédéric Gros, Paris, Gallimard/seuil (hautes études), 2014.
L’Herméneutique du sujet, cours au collège de France (1981-1982), édition établie
par Frédéric Gros, Paris, Gallimard/seuil (hautes études), 2001.
Le gouvernement de soi et des autres, cours au collège de France (1982-1983), édition
établie par Frédéric Gros, Paris, Gallimard/seuil (hautes études), 2008.
Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, cours au collège
de France (1983-1984), édition établie par Frédéric Gros, Gallimard/seuil
(hautes études), 2009.

choix d’articles et d’entretiens

Les articles et entretiens mentionnés ci-après sont rassemblés dans les


Dits et écrits (1954-1988), édition établie par daniel defert et François
Ewald, avec la collaboration de Jacques Lagrange. Volume i : 1954-
1969 ; volume ii : 1970-1975 ; volume iii : 1976-1979 ; volume iV : 1980-
1988, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1994.

ces textes sont cités DE, suivis du tome dans la première édition, du
numéro du texte et de l’année de sa publication ou de sa difusion.

DE, i, no 34 [1966] : « michel Foucault, Les mots et les choses » (entretien avec ray-
mond Bellour).
DE, i, no 37 [1966] : « Entretien avec madeleine chapsal ».
DE, i, no 39 [1966] : « L’homme est-il mort ? » (entretien avec claude Bonnefoy).
DE, i, no 47 [1967] : « La philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce
qu’est “aujourd’hui”» (entretien avec G. Fellous).
DE, i, no 48 [1967] : « sur les façons d’écrire l’histoire » (entretien avec r. Bellour).
DE, i, no 50 [1967] : « Qui êtes-vous, professeur Foucault ? » (entretien avec P. caruso).
DE, i, no 54 [1968] : « Interview avec michel Foucault » (entretien avec i. Lindung).
DE, i, no 55 [1968] : « Foucault répond à sartre » (entretien avec J.-P. Elkabbach).
DE, i, no 58 [1968] : « réponse à une question » (pour la revue Esprit).
DE, i, no 59 [1968] : « sur l’archéologie des sciences. réponse au cercle d’épisté-
mologie ».
DE, i, no 60 [1969] : « introduction » à la Grammaire générale et raisonnée d’a. arnauld
et c. Lancelot.
DE, i, no 66 [1969] : « michel Foucault explique son dernier livre » (entretien avec
J.-J. Brochier).
DE, ii, no 72 [1970] : « Préface à l’édition anglaise des Mots et les choses [he Order of hings] ».
166 Le Même et l’Ordre
DE, ii, no 76 [1970] : « discussion » de l’exposé de François dagognet sur « la situa-
tion de cuvier dans l’histoire de la biologie », lors des Journées cuvier de
mai 1969.
DE, ii, no 77 [1970] : « La situation de cuvier dans l’histoire de la biologie » (confé-
rence suivie d’une discussion).
DE, ii, no 85 [1971] : « Entretien avec michel Foucault » ( J. G. merquior et
s. P. rouanet).
DE, ii, no 103 [1972] : « revenir à l’histoire ».

II. travaux sur l’œuvre de Michel Foucault

Généralités
Biographies
colombel Jeannette, Michel Foucault, la clarté de la mort, Paris, odile Jacob, 1994.
éribon didier, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989 ; réédité dans la collection
champs, 1991.
miller James, La passion Foucault, traduction française h. Leroy, Paris, Plon (Bio-
graphies), 2004.

Contexte et réception de l’œuvre de Foucault


cusset François, French heory. Foucault, Derrida & Cie et les mutations de la vie
intellectuelle aux États-Unis, Paris, La découverte, 2003.
dosse François, Histoire du structuralisme, 2 vol., Paris, La découverte, 1992.
éribon didier, Michel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard, 1994.

Lexiques, abécédaires
Brossat alain, Abécédaire Foucault, Paris, éditions demopolis (Essai), 2014.
Leclercq stéfan dir., Abécédaire de Michel Foucault, sils maria/Vrin, 2004.
Potte-Bonneville mathieu, Foucault, Paris, Ellipses (Philo-Philosophes), 2010.
revel Judith, Le vocabulaire de Michel Foucault, Paris, Ellipses, 2002.
revel Judith, Dictionnaire Foucault, Paris, Ellipses (dictionnaire), 2007.

Présentations générales de l’œuvre de Foucault


Billouet Pierre, Foucault, Paris, Les Belles Lettres (Figures du savoir), 1999.
deleuze Gilles, Foucault, Paris, minuit (critique), 1986.
Gros Frédéric, Michel Foucault, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1996.
habermas Jürgen, Le discours philosophique de la modernité, traduction française
c. Bouchindhomme, Paris, Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 1998.
Bibliographie 167
Kremer-marietti angèle, Michel Foucault. Archéologie et généalogie, Paris, seghers,
1974 ; réédité à la Librairie générale française, collection Biblio-essais, 1985.
Lecourt dominique, Pour une critique de l’épistémologie (Bachelard, canguilhem,
Foucault), Paris, François maspéro, 1972 (voir le chapitre iV : « L’archéologie
et le savoir (à propos de michel Foucault) »).
merquior José-Guilherme, Foucault, ou le nihilisme de la chaire, Paris, PUF, 1986.
Paltrinieri Luca, L’expérience du concept. Michel Foucault entre épistémologie et his-
toire, Paris, Publications de la sorbonne (La philosophie à l’œuvre), 2012.
Potte-Bonneville mathieu, Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, Paris, PUF
(Philosopher), 2004.
revel Judith, Foucault, une pensée du discontinu, Paris, Fayard (mille et une nuits), 2010.
sheridan alan, Discours, sexualité et pouvoir : initiation à Michel Foucault, traduc-
tion française P. miller, Bruxelles, mardaga, 1985.
Veyne Paul, Comment on écrit l’histoire, suivi de « Foucault révolutionne l’histoire »,
Paris, seuil (Points-histoire), 1996, p. 200-242.
sélection d’ouvrages et d’articles consacrés plus spécialement à Les
mots et les choses

Principales recensions
La plupart des recensions ou des articles importants consacrés à Les
mots et les choses au moment de la parution de l’ouvrage a été recueillie
dans l’ouvrage collectif Les mots et les choses de Michel Foucault. Regards
critiques, 1966-1968, caen / saint-Germain-la-Blanche-herbe, Presses
universitaires de caen / imEc, 2009. ce recueil est précédé d’une
importante introduction qui restitue notamment le contexte de publi-
cation ainsi que les enjeux essentiels des Mots et les choses.

amiot michel, « Le relativisme culturaliste de michel Foucault », Les Temps


modernes, no 248, janvier 1967, p. 1271-1298.
Burgelin Pierre, « L’archéologie du savoir », Esprit, no 35, mai 1967, p. 843-861.
canguilhem Georges, « mort de l’homme ou épuisement du cogito ? », Critique,
no 242, juillet 1967, p. 599-618.
certeau michel de, « Les sciences humaines et la mort de l’homme », Études, tome
cccXXVi, mars 1967, p. 344-360 ; repris sous le titre « Le noir soleil du lan-
gage » dans michel de certeau, Histoire et psychanalyse entre science et iction,
Paris, Gallimard, 1987, p. 15-36.
corvez maurice, « Le structuralisme de michel Foucault », Revue thomiste, tome
LXViii, 1968, p. 101-124.
Le Bon sylvie, « Un positiviste désespéré : michel Foucault », Les Temps modernes,
no 248, janvier 1967, p. 1299-1319.
serres michel, « Le retour de la nef » (août 1966), Hermès, I. La communication,
Paris, minuit, 1969, p. 191-205.
168 Le Même et l’Ordre
Wahl Jean, note critique sur Les mots et les choses dans la Revue de Métaphysique et
de Morale, 74e année, no 2 (avril-juin 1969), p. 250-251.

Articles portant sur diférents aspects ou thèmes


de la première partie des Mots et les choses
chevalier Jean-claude, « La grammaire générale et la critique moderne », Lan-
gages, no 7, septembre 1977, p. 1-33.
dagron tristan, « Espaces et ictions : notes sur Foucault et la renaissance », in
Lectures de Michel Foucault, 2. Foucault et la philosophie, E. da silva (dir.), Lyon,
Ens éditions, « heoria », 2003, p. 87-94.
« Entretiens sur Foucault » (B. Balan, G. dulac, G. marcy, J.-P. Ponthus, J. Proust,
J. stefanini, E. Verley), La Pensée, no 137, janvier-février 1968, p. 3-37.
huppert George, « Divinatio et eruditio : houghts on Foucault », History and
heory, no 13, 1974, p. 191-207.
Kelkel arion L., « La in de l’homme et le destin de la pensée : la mutation anthro-
pologique de la philosophie de martin heidegger et michel Foucault », Man
and World, no 18, 1985, p. 3-38.
Lebrun Gérard, « note sur la phénoménologie dans Les mots et les choses », dans
Michel Foucault philosophe (actes de la rencontre internationale de Paris,
9-11 janvier 1988), Paris, seuil (des travaux), 1989, p. 33-53.
Paltrinieri Luca, « L’analyse des richesses dans Les mots et les choses », dans Michel
Foucault, Paris, L’herne (cahiers de l’herne), 2013, p. 122-129.
Pratt Vernon, « Foucault and the history of classiication’s theory », Studies in His-
tory and Philosophy of Science, no 8, 1977, p. 163-171.

Ouvrages
Brieler Ulrich, Die Unerbittlichkeit der Historizität. Foucault als Historiker, Köln/
Weimar/Wien, Böhlau Verlag (Beiträge zur geschichtsKultur. Bd 14), 1998.
dekens olivier, L’épaisseur humaine. Foucault et l’archéologie de l’homme moderne,
Paris, Kimé (Philosophie-épistémologie), 2003.
dreyfus hubert et rabinow Paul, Michel Foucault. Un parcours philosophique. Au-
delà de l’objectivité et de la subjectivité, traduction française F. durand-Bogaert,
Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1984.
Gros Frédéric, Foucault et la folie, Paris, PUF (Philosophies), 1997.
Gutting Gary, Michel Foucault’s Archaelogy of Scientiic Reason : Science and the His-
tory of Reason, cambridge University Press, 1989.
han Béatrice, L’ontologie manquée de Michel Foucault. Entre l’historique et le trans-
cendantal, Grenoble, Jérôme millon (Krisis), 1998.
sabot Philippe, Lire Les mots et les choses de Michel Foucault, Paris, PUF (Quadrige),
2013 [2006].
salanskis Jean-michel, Herméneutique et cognition, Villeneuve d’ascq, PUs (Phi-
losophie), 2003.
Index rerum
Index des notions

analyse des richesses – 63, 74, 85, 86, 87, 40, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 52, 54,
107, 130, 132, 133, 134, 136, 143, 152, 153, 55, 56, 57, 66, 76, 83, 85, 89, 90, 96, 101,
154, 155, 157, 158, 168 105, 106, 108, 119, 125, 134, 140, 160, 167
archéologie – 5, 6, 7, 9, 12, 13, 16, 19, 20,
21, 26, 38, 41, 43, 44, 47, 48, 49, 53, 54, G
63, 70, 74, 81, 83, 113, 129, 130, 131, 134,
136, 138, 145, 151, 159, 163, 165, 167, 168 Grammaire générale – 13, 46, 63, 67, 68,
82, 83, 86, 87, 90, 91, 92, 96, 97, 98, 101,
d 105, 110, 125, 130, 132, 133, 140, 152, 153,
156, 158, 161, 165, 168
discontinuité – 6, 189, 20, 43, 49, 56, 70,
77, 85, 89, 113, 159 h
discours – 5, 6, 7, 8, 9, 11, 12, 14, 15, 16, 17,
32, 34, 36, 37, 38, 41, 42, 43, 44, 45, 46, histoire naturelle – 13, 15, 25, 26, 27, 37,
47, 48, 49, 55, 61, 64, 68, 86, 87-110, 111, 63, 74, 82, 83, 85, 86, 87, 99, 107, 110-
112, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 125, 126, 132, 133, 140, 143, 144, 152, 153, 154, 155,
129, 132, 133, 134, 140, 142, 143, 156, 157, 156, 157, 158
158, 159, 160, 161, 162, 164, 166, 167 homme – 7, 8, 9, 10, 11, 13, 14, 16, 20, 23,
24, 25, 26, 27, 42, 47, 48, 49, 52, 54, 57,
E 68, 75, 79, 80, 81, 82, 83, 86, 96, 98,
99, 125, 126, 144, 146, 148, 149, 151, 158,
épistémè – 5, 6, 8, 10, 11, 12, 13, 15, 16, 17, 165, 167, 168
19, 20, 21, 29, 30, 32, 34, 39, 40, 41, 42,
43, 49, 51, 55, 56, 57, 59, 63, 64, 65, 69, L
71, 78, 79, 80, 81, 82, 89, 93, 96, 108,
110, 111, 114, 134, 136, 152, 153, 158, 159, Littérature – 20, 21, 43, 44, 45, 46, 47, 48,
161, 162 50, 52, 53, 54, 55, 56, 89, 96, 101, 107,
Expérience – 6, 7, 8, 17, 20, 26, 35, 38, 39, 108, 109, 134, 159, 162
170 Le Même et l’Ordre
m

mathesis – 13, 29, 58, 62, 63, 64, 80, 81, 78, 82, 83, 87, 88, 89, 90, 91, 93, 94, 95,
82, 111, 119 95, 96, 97, 101, 102, 106, 107, 111, 112,
modernité – 6, 7, 8, 9, 10, 13, 16, 18, 19, 115, 117, 118, 119, 132, 135, 136, 137, 138,
20, 47, 72, 73, 80, 130, 131, 145, 162, 166 139, 140, 141, 142, 144, 153, 154, 155, 156,
157, 158, 159, 160

r t

représentation – 5, 8, 9, 10, 11, 13, 14, 15, tableau – 7, 8, 9, 10, 11, 15, 16, 17, 22, 32, 37,
17, 18, 29, 32, 35, 44, 45, 49, 51, 55, 56, 52, 66, 68, 69, 71, 72, 73, 74, 75, 77, 78,
64, 65, 67, 68, 70- 83, 86, 87-92, 93, 94, 79, 80, 81, 82, 83, 86, 88, 93, 103, 104,
94, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 106, 107, 111, 112, 115, 116, 119, 120, 122,
104, 106, 108, 109, 110, 112, 116, 118, 123, 125, 126, 127, 128, 143, 144, 152, 155,
120, 124, 128, 129, 130, 131, 132, 136, 138, 156, 157, 158
139, 140, 144, 145, 150, 152, 153, 154, 155,
156, 157, 158, 159, 160, 161, 162 V
ressemblance – 16, 19-40, 44, 47, 48, 51-
61, 65, 66, 67, 69, 70, 71, 72, 73,75, 76, Vérité – 7, 30, 32, 35, 36, 37, 54, 55, 58, 61,
77, 78, 79, 80, 81, 94, 102, 106, 109, 110, 62, 65, 88, 89, 98, 106, 123, 160, 165
115, 116, 122, 123, 124, 125, 128, 137, 138,
160, 161

signe – 12, 13, 15, 16, 30, 31, 32, 33, 35, 36,
37, 38, 39, 40, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50,
51, 53, 54, 59, 61, 63, 64, 65-74, 75, 76,
table

L’ordre des choses et la pensée du Même


IntrOductIOn 5

ressemblances : l’ordre du Même


chaPItre I 19
1.1. Les catégories du semblable 21
1.2. Savoir et langage 30
1.3. L’expérience littéraire, « renaissance » du langage à l’époque moderne ? 40

représentation : du Même à l’Ordre


chaPItre II 51
2.1. critiques de la ressemblance 51
2.2. Signe et représentation 65
2.3. L’imagination et le tableau : diférences et identité 75

Savoirs : l’ordre des choses


chaPItre III 85
3.1. L’ordre du discours 87
3.2. La « langue bien faite » de l’histoire naturelle 110
3.3. Le prix des choses 132
172 Le Même et l’Ordre

L’épistémè classique : structure et limites


cOncLuSIOn 153

BIBLIOGr aPhIe 163

I. Œuvres de Michel Foucault 163


II. travaux sur l’œuvre de Michel Foucault 166

Index deS nOtIOnS 169


cet ouvrage, composé avec les caractères
caslon et seria, a été mis en page
par les soins du service d’édition de
l’école normale supérieure de Lyon.
il a été achevé d’imprimer par
Jouve en août 2015.

dépot légal
septembre 2015

imPrimé
En FrancE

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