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Le Même et l'Ordre | Philippe Sabot
Chapitre I
Ressemblances :
l’ordre du Même
Texte intégral
1 L’investigation de Foucault dans Les mots et les choses prend
pour point de départ une analyse de l’épistémè de la
Renaissance (chapitre II : « La prose du monde »). Quel est
l’enjeu de cette analyse qui, manifestement, n’a pas la
dimension des enquêtes menées à propos de l’âge classique
et de la modernité (sur lesquels se concentre l’attention de
l’archéologue), mais qui, néanmoins, inaugure véritablement
l’archéologie des savoirs proposée dans les Mots et les
choses ? En réalité, le chapitre II paraît remplir une double
Le feu parce qu’il est chaud et léger s’élève dans l’air, vers
lequel ses flammes inlassablement se dressent ; mais il perd
sa propre sécheresse (qui l’apparentait à la terre) et acquiert
ainsi une humidité (qui le lie à l’eau et à l’air) ; il disparaît
alors en légère vapeur, en fumée bleue, en nuage : il est
devenu air. (MC, 39)
15 Le Même que dit le semblable n’est donc pas celui qui efface
les différences, mais celui qui les affirme. On comprend par
là pourquoi Foucault insiste sur le primat ontologique et
Notes
1. Il est intéressant de noter à ce sujet que le chapitre II des Mots et les
choses avait fait l’objet d’une prépublication, sous la forme d’un article
intitulé « La prose du monde », dans lequel ne figurait pas le
développement final consacré à l’« être du langage » (DE, I, texte no 33,
p. 479 et suiv.). Ce développement supplémentaire n’a en effet de sens
qu’au sein de l’« archéologie des sciences humaines », dont il permet
d’éclairer certains enjeux cruciaux, notamment ceux qui concernent
l’alternative de l’homme et du langage dans la culture occidentale qui fait
l’objet de l’enquête.
2. Voir sur ce point Philippe Sabot, Lire Les mots et les choses de Michel
Foucault, ouvr. cité, p. 114-115.
3. Voir notre analyse de cette préface dans Lire Les mots et les choses de
Michel Foucault, ouvr. cité, p. 9-15.
11. Sur la relation entre micro et macrocosme, voir les fiches consacrées à
des notes de lecture de Crollius, Traité des signatures et insérées dans
12. La cible de Foucault est sans doute une histoire des idées à la
française telle que la développe en particulier Paul Hazard dans La crise
de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Boivin & Cie, 1934. Dans
la perspective développée par Hazard, la « crise » n’est mentionnée que
pour être résolue par le travail de l’historien des idées qui analyse les
conditions d’émergence de la période classique dans les termes d’un
conflit entre les Anciens et les Modernes. Dans un compte rendu de La
philosophie des Lumières (dont la traduction française était parue en
1966), Foucault distingue le type d’analyse proposé par Cassirer (qui
cherche à restituer l’« univers autonome du discours-pensée ») de celui
de Paul Hazard qui reste selon lui prisonnier « des prestiges de la
psychologie » et pour lequel « une culture, une pensée, c’est toujours […]
la métaphore d’un individu : il nous suffit de transposer à l’échelle d’une
époque ou d’une civilisation ce que, dans notre naïveté, nous croyons
valable pour un sujet singulier ; un “siècle” aurait, comme tout un
chacun, des opinions, des connaissances, des désirs, des inquiétudes, des
aspirations » (Michel Foucault, « Une histoire restée muette », La
Quinzaine littéraire, no 8, 1er-15 juillet 1966, p. 3-4 ; dans DE, I, texte
no 40, p. 547). Sur le débat implicite entre Foucault et Hazard, voir Jean
Miel, « Ideas or epistemes : Hazard vs Foucault », Yale French Studies,
no 49, 1973, p. 231-245.
13. Ainsi, les critiques que Buffon adresse aux descriptions proposées par
Aldrovandi dans son Historia Serpentum et Draconum, rejetant celles-ci
dans les marges de la démarche scientifique, paraissent anachroniques.
Voir à ce sujet une fiche du sous-dossier « Histoire naturelle » qui
rapporte les propos de Buffon à propos de la méthode d’Aldrovandi :
« Qu’on songe après cela de la portion d’histoire naturelle qu’on doit
s’attendre à trouver dans ce fatras d’écriture ! » Foucault cite ici Buffon
d’après l’ouvrage d’Émile Callot, Renaissance des sciences de la vie au
XVIe siècle, Paris, PUF (Bibliothèque de philosophie contemporaine),
1951. Du point de vue archéologique, les deux « naturalistes » n’ont pas
le même objet ni les mêmes outils conceptuels pour s’y rapporter : ici, la
nature est observée par un regard analytique qui en décompose les
éléments en vue de les ordonner au sein du grand tableau des êtres
naturels ; là, elle est déchiffrée, interprétée comme « un tissu
ininterrompu de mots et de marques, de récits et de caractères, de
discours et de formes » (MC, 55).
14. « Préface à l’édition anglaise » des Mots et les choses, dans DE, II,
texte no 72 [1970], p. 9. Cette notion s’oppose manifestement au thème
23. Voir notamment Les mots et les choses, chapitre IX, I : « Le retour du
langage » et chapitre X, p. 394 et suiv.
25. En ce sens, Les mots et les choses semblent devoir tomber sous la
même critique que l’Histoire de la folie, celle d’un présupposé
ontologique qui annule ou relativise la perspective historique (voir à ce
sujet l’article de Pierre Macherey, « Aux sources de l’Histoire de la folie :
une rectification et ses limites », Critique, no 471-472, 1986, p. 753-774).
Il reste que, dans l’un et l’autre cas, la fonction des expériences-limites
est justement de rapporter le dedans d’une configuration de pensée à un
dehors qui le borde et qui en propose, selon des modalités
historiquement déterminées, la possible contestation : Artaud n’est pas
« fou » selon les mêmes critères que le fou de la Renaissance, sa folie
affecte un certain régime de pensée, une certaine manière pour la pensée
de se rapporter à elle-même à partir de ce qu’elle suppose être son dehors
– à la fois étranger et constitutif.
26. Le poète et le fou ont « tous deux, au bord extérieur de notre culture
et au plus proche de ses partages essentiels, cette situation “à la limite” –
posture marginale et silhouette profondément archaïque – où leurs
paroles trouvent sans cessent leur pouvoir d’étrangeté et la ressource de
leur contestation » (MC, 63-64). Ils sont témoins d’une nouvelle
expérience, culturelle et historique, du rapport entre le langage et les
choses. Pour autant, ces deux figures de la limite ne sont pas à mettre sur
le même plan. Foucault les oppose même sur fond de leur
complémentarité essentielle : car si « le poète fait venir la similitude
jusqu’aux signes qui la disent, le fou charge tous les signes d’une
ressemblance qui finit par les effacer » (MC, 63).
Le Même et l'Ordre