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Le Même et l'Ordre - Ressemblances : l’ordre du Même - ENS Éditions https://books.openedition.org/enseditions/4267?

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Le Même et l'Ordre | Philippe Sabot

Chapitre I

Ressemblances :
l’ordre du Même
Texte intégral
1 L’investigation de Foucault dans Les mots et les choses prend
pour point de départ une analyse de l’épistémè de la
Renaissance (chapitre II : « La prose du monde »). Quel est
l’enjeu de cette analyse qui, manifestement, n’a pas la
dimension des enquêtes menées à propos de l’âge classique
et de la modernité (sur lesquels se concentre l’attention de
l’archéologue), mais qui, néanmoins, inaugure véritablement
l’archéologie des savoirs proposée dans les Mots et les
choses ? En réalité, le chapitre II paraît remplir une double

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fonction au sein de cette archéologie. Tout d’abord, l’analyse


de l’épistémè de la Renaissance cherche à définir ce dehors
de l’âge classique, ce lieu initial, et en quelque sorte
marginal, à partir duquel quelque chose comme le savoir
classique va pouvoir prendre son épaisseur propre, déployer
son ordre spécifique. D’emblée, Foucault s’attache donc à
désigner un seuil, il se place au point de rupture entre deux
systèmes de savoir incompatibles dont le contraste permet
justement de manifester la discontinuité à l’œuvre dans
l’histoire de la pensée, soit précisément « ce moment du
temps où la ressemblance va dénouer son appartenance au
savoir et disparaître, au moins pour une part, de l’horizon de
la connaissance » (MC, 32). L’étude du savoir renaissant doit
donc faire apparaître, en creux, les conditions de possibilité
du savoir classique. Mais le chapitre II remplit
manifestement une autre fonction, qui renvoie cette fois aux
enjeux généraux des Mots et les choses. À la lecture de ce
chapitre, on est frappé en effet par l’absence d’analyses
consacrées aux positivités de la vie et du travail – comme si,
dans l’ordre resserré du Même renaissant, ces domaines de
l’empiricité ne pouvaient déployer leur singularité et se
confondaient. À l’inverse, dominent ici des éléments de
réflexion consacrés à l’« être du langage ». Tout se passe
donc comme si l’épistémè de la Renaissance, l’espace d’ordre
qu’elle réfléchit dans la forme de la ressemblance et qu’elle
adosse à la dimension ontologique et épistémologique du
langage, étaient analysés non pas seulement depuis la
discontinuité de l’âge classique, mais aussi depuis la rupture
instauratrice de la modernité, de cette modernité dont
« nous ne sommes pas encore sortis », mais depuis laquelle
quelque chose comme une archéologie des sciences
humaines peut s’écrire, sur l’envers de l’histoire continue des
savoirs, et à partir de l’élément critique d’un langage devenu
littérature – creusant alors sous l’espace des sciences
humaines un autre lieu possible pour une pensée à venir1.

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L’archéologie ne cède pourtant pas aux facilités de la lecture


récurrente ou au mouvement rétrograde du vrai. Elle
construit plutôt un système d’échos qui introduit dans le
passé de l’histoire le présent de la critique et délivre ainsi
justement des fausses continuités : car le dehors
archéologisable de la Renaissance indique, sur le seuil des
Mots et les choses, la possibilité de cet autre seuil, non
encore archéologisé, sur lequel se tient l’archéologue.
2 De là vient sans doute l’impression curieuse et dérangeante
que, sous la discontinuité historique des modes d’êtres de
l’ordre, l’archéologue décèle une continuité sourde, assurée
par le « souvenir » récurrent de l’être du langage dont la
littérature manifesterait, à l’aube de la modernité, la
« réapparition » flamboyante (MC, 58). Cette expérience
singulière du langage paraît donc jouer, dans Les mots et les
choses, un rôle analogue à celui que jouait l’expérience
tragique de la folie dans Histoire de la folie. Comme elle, elle
se trouve désignée et décrite sur les deux bords de
l’archéologie, comme son double point de départ : son point
de départ historique, c’est-à-dire dans le passé, et son point
de départ critique, c’est-à-dire dans le présent. Le propre de
la Renaissance est précisément qu’elle inscrit, dans son
espace de problématisation, ce double point de départ : c’est
pourquoi l’analyse inaugurale des Mots et les choses renvoie
aux enjeux généraux d’une archéologie des sciences
humaines qui est comme doublée, sur son envers, par une
archéologie de la littérature2. Foucault s’appuie donc sur des
œuvres de fiction (Don Quichotte, Juliette, Les 120 journées
de Sodome, mais déjà, dans la préface, l’« encyclopédie
chinoise » de Borgès) pour penser la rupture d’un ordre du
savoir et donc le rapport de l’histoire à ce qui vient en
suspendre le cours continu et à ce qui, du même coup, en
conditionne le « récit » archéologique.
3 On comprend par là pourquoi le chapitre II des Mots et les
choses ne forme pas un pur exercice d’érudition, aussi

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brillant que gratuit. Du moins Foucault y met-il la richesse


flamboyante de ses analyses au service d’une entreprise plus
ambitieuse qui concerne les « limites de la culture
occidentale » (MC, 59), telles qu’elles s’indiquent une
première fois dans l’être du langage renaissant. Il faut donc à
présent revenir au double point de départ de l’archéologie
foucaldienne, en essayant notamment de rendre compte de
la place et de la fonction accordée ab initio à la question du
langage.

1.1. Les catégories du semblable


4 L’objectif principal du chapitre II est de dessiner à grands
traits les contours de l’épistémè du XVIe siècle avant d’en tirer
quelques conséquences d’ordre épistémologique quant à la
nature du savoir produit et quant au statut particulier qu’y
reçoit le langage. Cette élucidation de l’épistémè de la
Renaissance vise donc d’abord à définir le système de règles
qui, en ordonnant les choses dans le langage et dans l’espace,
permet de constituer un « savoir ». Or, à première vue, ce
savoir est pris dans les strictes limites d’une pensée du
Même, selon laquelle toutes les différences sont comme
absorbées dans un espace illimité de renvoi du semblable au
semblable : « [Le] monde demeure identique ; les
ressemblances continuent à être ce qu’elles sont, et à se
ressembler. Le même reste le même, et verrouillé sur soi »
(MC, 40 ; nous soulignons). De manière étonnante donc,
dans la présentation qu’en donne Foucault, le système du
savoir renaissant, voué tout entier au système des
ressemblances et à leur circularité fondamentale, paraît
d’abord renvoyer à la figure monstrueuse d’une identité
homogène, à la fois pleine et monotone. Cette homogénéité
du savoir renaissant produit une inquiétude symétrique et
inverse par rapport à celle que suscitait, dans la préface de
l’ouvrage, l’a-syntaxie de l’encyclopédie borgèsienne (MC,
7-10)3 : ici, il y a trop d’identité puisqu’on ne connaît

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toujours que la même chose ; là, il y avait trop de différences


– l’encyclopédie est un leurre, elle ne fait le tour d’aucun
objet ou d’aucune classe d’objets, sauf – c’est toute l’ironie de
Borgès – de ceux qui sont inclassables4. On fera l’hypothèse
que cette opposition dessine en creux la forme générale du
savoir classique en tant que celui-ci s’élabore à l’intersection
de ces deux cheminements croisés, en substituant à la pure
ressemblance et à la pure dissemblance les principes d’une
analyse en termes d’identité et de différence, soit un système
de différenciation susceptible de disposer le réel dans
l’espace fini et quadrillé d’un « tableau ».
***
5 Pour assurer cette hypothèse, il convient de revenir de
manière détaillée sur les éléments constitutifs de ce
paradoxal savoir de la Renaissance qui, ordonné à une
rigoureuse pensée du Même, enroule les choses et le langage
sur eux-mêmes, dans l’ordre indifférencié du semblable.
Foucault isole et décline les principales modalités selon
lesquelles telle chose peut être dite semblable à telle autre et
ainsi devenir l’objet d’une connaissance possible. Ces figures
de la similitude sont au nombre de quatre : la convenientia,
l’æmulatio, l’analogia et la sympathie5. Ces quatre systèmes
déterminés de ressemblance, à la source de tout savoir
possible, ne sont pas cependant sur le même plan. Les trois
premières manières de penser la similitude sont en effet
reprises (et intégrées) dans la quatrième qui en règle
l’articulation et rend ainsi véritablement possible la
connaissance des choses semblables. Reprenons donc, avec
Foucault, cette table des catégories du semblable – qui vaut
ici comme la table d’opération du savoir de la ressemblance.
6 Le premier opérateur d’un tel savoir consiste dans la
convenance6. Celle-ci définit la similitude en tant qu’elle est
liée à la proximité dans l’espace :
Le lieu et la similitude s’enchevêtrent : on voit pousser des
mousses sur le dos des coquillages, des plantes dans la ramée

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des cerfs, des sortes d’herbes sur le visage des hommes ; et


l’étrange zoophyte juxtapose en les mêlant les propriétés qui
le rendent semblable aussi bien à la plante qu’à l’animal.
(MC, 33)

7 Seront donc dites convenantes des choses qui se conjoignent


dans un même espace, qui s’ajustent les unes aux autres
« dans la forme du “proche en proche” » (MC, 33) : l’animal
et la plante, la terre et la mer, le corps et l’âme. La
convenientia constitue ainsi un opérateur épistémologique
de premier ordre dans la mesure où elle permet de dégager
tendanciellement une chaîne des êtres ininterrompue selon
laquelle le simple voisinage suffit pour penser une relation.
Par conséquent, à la limite, le monde se définit comme
l’espace de communication des êtres les plus divers mais
aussi les plus lointains (comme Dieu et la matière) qui
apparient leurs figures par contagion progressive, selon
l’ordre des enchaînements successifs.
8 L’æmulatio7 prescrit manifestement à la ressemblance et au
savoir qu’elle implique une tout autre forme. Elle est de
l’ordre d’une « ressemblance sans contact » (MC, 34),
comme celle qui fait ressembler le ciel et ses deux « yeux », le
soleil et la lune, à un visage. La logique de l’approximation
continue trouve donc son complément dans la logique d’une
réflexion à distance, du même ordre que celle qui relie une
chose à son reflet dans un miroir. Pour que deux choses
soient dites semblables, il n’est donc pas nécessaire qu’elles
soient contiguës, qu’elles voisinent au sein d’un même
espace (tendanciellement, le monde) ; il est possible qu’elles
se maintiennent dans leur dispersion – du moment qu’elles
se répondent entre elles et instaurent ainsi une relation
d’enveloppement réciproque : « Par ce rapport d’émulation,
les choses peuvent s’imiter d’un bout à l’autre de l’univers
sans enchaînement ni proximité : par sa réduplication en
miroir, le monde abolit la distance qui lui est propre ; il
triomphe par là du lieu qui est donné à chaque chose » (MC,

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34-35). Au paradigme de la contagion par contiguïté se


substitue ici celui de la « gémellité naturelle des choses »,
introduisant la ressemblance dans l’élément de la séparation
symbolique du Même avec soi-même : ce qui se ressemble ne
se tient plus côte à côte, prêt à être enchaîné avec son voisin,
mais face à face, dans une structure de redoublement qui
produit l’intériorité d’une relation à partir de l’extériorité
réciproque de ses termes : ainsi, pour Paracelse, dire que
l’homme est, comme le firmament, « constellé d’astres »,
cela ne revient pas à confondre l’homme et le firmament,
mais plutôt à indiquer que, malgré la distance infinie qui les
sépare, celui-ci peut devenir semblable à celui-là s’il
s’empare de l’ordre du monde par son savoir et s’il fait
« ainsi basculer dans son firmament interne celui où
scintillent les visibles étoiles » (MC, 36). La convenance
dépendait de la simple disposition des choses (dans
l’espace) ; l’émulation dépend de leur confrontation active
(dans la forme d’une réflexion à distance).
9 Ces deux premières formes de similitude viennent en
quelque sorte se superposer dans l’analogie8 qui en
universalise les opérations singulières et en démultiplie la
puissance épistémologique :
Comme celle-ci [l’æmulatio], [l’analogie] assure le
merveilleux affrontement des ressemblances à travers
l’espace ; mais elle parle, comme celle-là [la convenientia],
d’ajustements, de liens, de jointure. Son pouvoir est
immense, car les similitudes qu’elle traite ne sont pas celles,
visibles, massives, des choses elles-mêmes ; il suffit que ce
soient les ressemblances plus subtiles des rapports. Ainsi
allégée, elle peut tendre, à partir d’un même point, un
nombre indéfini de parentés. (MC, 36)

10 La grande force de l’analogie tient à ce qu’elle ne met plus


seulement en rapport des choses (proches ou lointaines) qui
se ressembleraient au sens de la convenance ou de
l’émulation, mais elle met en rapport des rapports entre les

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choses : à la faveur de ce décrochage, elle peut ainsi ajuster


ce qui ne convient pas, constituer une identité de rapports là
où des choses éloignées ne s’imitent pas : par exemple, les
astres sont au ciel où ils scintillent ce que les vivants sont au
globe qu’ils habitent, ou même ce que les taches de la peau
sont au corps qu’elles marquent secrètement. L’analogie
reçoit ainsi un « champ universel d’application » (MC, 37),
dans la mesure où, grâce au jeu infini de relations qu’elle est
susceptible d’instaurer, elle fait communiquer toutes les
figures du monde. Cette mise en communication ne s’opère
plus sous la contrainte d’une proximité spatiale immédiate ni
sous la forme d’une mise en écho de l’éloigné, mais sous la
forme libre d’une création indéfinie de parentés nouvelles
qui ne semblent éloigner les proches (les taches de la peau et
le corps) que pour les rapprocher à nouveau mais comme
dans une autre dimension. C’est pourquoi Foucault définit
« l’espace des analogies » comme un « espace de
rayonnement » (MC, 38), c’est-à-dire comme cet espace
d’échange perpétuel où chaque point reçoit et retransmet les
ressemblances de tous les autres lieux du monde.
11 Or, Foucault ne manque pas de souligner que le savoir
renaissant privilégie l’homme comme l’un de ces points
particuliers en lequel se focalise la circulation des analogies,
leur polyvalence comme leur réversibilité. Cette position
privilégiée de l’homme ne doit pourtant pas être interprétée
dans le sens d’une fondation renaissante de l’humanisme –
dont l’humanisme contemporain ne serait au fond que le
lointain héritier. Car l’homme ici n’est au centre du savoir
que comme « le grand foyer des proportions, – le centre où
les rapports viennent s’appuyer et d’où ils sont réfléchis à
nouveau » (MC, 38). Sa situation n’est donc pas celle d’un
sujet transcendantal, recueillant en lui les conditions de
possibilité d’une expérience et du savoir de cette expérience ;
elle est bien plutôt celle d’un point de passage, de réfraction
des analogies qui ne se concentrent en lui que parce qu’il les

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relance et dessine ainsi un réseau infini de rapports dans


lequel il est intégralement pris.
12 Ici apparaît l’un des enjeux importants de cette analyse
inaugurale du savoir renaissant. Foucault semble en effet
prendre le contre-pied d’une thèse traditionnelle d’histoire
des idées qui associe la Renaissance à l’apparition d’un
« humanisme ». Il met ainsi en garde contre une
surinterprétation de la supposée centralité de l’homme à la
Renaissance, en la réinscrivant dans le champ
épistémologique historiquement déterminé qui l’a rendue
possible. Par ailleurs, dans la perspective de l’archéologie
foucaldienne, la Renaissance est tout sauf pré-systématique
ou pré-scientifique. Elle relève plutôt d’une autre forme,
originale, de systématicité et de scientificité fondée sur le
principe de la ressemblance. Ainsi, lorsque Pierre Belon,
dans son Histoire de la nature des oiseaux (1555), paraît
tracer « la première planche comparée du squelette humain
et de celui des oiseaux » (MC, 37), son travail est soumis au
mode de présentation analogique du corps humain, dont les
éléments sont ici rapportés à ceux du corps des oiseaux (qui
veut que, par exemple, « l’os donné pour jambes aux oiseaux
correspond à notre talon », ibid.) et ne relève en aucun cas
d’une anticipation de l’anatomie comparée telle qu’elle se
développera au XIXe siècle et qui obéira, alors, à une tout
autre logique de constitution, à une autre épistémologie.
L’histoire de la nature telle que l’envisage Belon n’est pas du
même ordre que l’histoire naturelle en quoi consiste le savoir
de la nature à l’âge classique. Le travail archéologique
consiste, comme on le voit sur cet exemple, à restituer les
modes opératoires d’un savoir en évitant aussi bien l’illusion
d’une parenté thématique que la reconstitution rétrospective
de sa genèse continue, à travers une histoire qui coïnciderait
avec le mouvement de sa rationalisation ou de sa
scientificisation. Ce que décrit Belon appartient au régime
d’un savoir fondé sur « la même cosmographie analogique

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que la comparaison, classique à l’époque de Crollius, entre


l’apoplexie et la tempête » (MC, 38). Il est donc vain de
s’émerveiller de la précision d’une telle description qui, en
aucun cas, ne vise à délivrer la connaissance positive de ce
qu’est l’homme en lui-même, mais qui cherche plutôt à
explorer le réseau des analogies permettant de situer celui-ci
au sein d’un univers où tout se ressemble, et où d’abord
l’homme ressemble au tout de l’univers, sans pourtant se
confondre puisque l’analogie maintient la distance tout en
rapprochant les êtres ou les éléments des êtres dans la forme
logique d’une identité de rapports.
13 Le système du savoir renaissant que Foucault a décrit
jusqu’ici permet donc de rendre compte de la manière dont
peuvent s’établir les ressemblances (par convenance, par
émulation, par analogie). Il reste à comprendre comment
s’articulent les différents plans du semblable : la contiguïté
spatiale, le reflet entre les lointains, le réseau des identités
(mise en rapport, au sein de l’analogie, du contigu et du
lointain, avec, au point de croisement de ces deux
dimensions, l’homme comme foyer analogique). Cette
articulation est assurée par le couple sympathie/antipathie
dont Foucault pose le caractère structurant pour les autres
formes de ressemblance. Il commence par relever que la
sympathie9 se signale par son pouvoir illimité de créer du
semblable là où n’apparaissent que des choses isolées. Sa
force tient à ce qu’elle n’est pas liée par des rapports spatiaux
déterminés, comme la convenance et l’émulation ni par la
rigueur des enchaînements logiques de l’analogie : elle « joue
à l’état libre dans les profondeurs du monde » (MC, 38).
Cette liberté lui permet donc de susciter l’attraction
réciproque des choses apparemment les plus éloignées, en
les mettant en mouvement l’une vers l’autre ; et ce
mouvement porte les choses à échanger leurs qualités
propres en passant les unes dans les autres, selon une
logique d’assimilation et de transformation continues :

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Le feu parce qu’il est chaud et léger s’élève dans l’air, vers
lequel ses flammes inlassablement se dressent ; mais il perd
sa propre sécheresse (qui l’apparentait à la terre) et acquiert
ainsi une humidité (qui le lie à l’eau et à l’air) ; il disparaît
alors en légère vapeur, en fumée bleue, en nuage : il est
devenu air. (MC, 39)

14 La sympathie conduit donc tendanciellement à une


confusion des éléments qui menace de réduire tout à
l’identique, de réduire le monde « à un point, à une masse
homogène, à la morne figure du Même » (MC, 39). La
relation de ressemblance paraît ici atteindre sa propre limite,
puisqu’elle s’abolit dans une relation d’identité entre les
choses. L’efficacité de ce principe, le jeu libre de la
sympathie, doit donc être compensée par le principe opposé,
l’antipathie, qui permet au semblable de ne pas se réduire
purement et simplement à l’identique. La fonction de cette
antipathie est en effet de « [maintenir] les choses en leur
isolement et [d’empêcher] l’assimilation » (MC, 39). Grâce à
elle, les êtres ne deviennent jamais identiques les uns aux
autres, dans l’exacte mesure où l’identité singulière de
chacun est préservée comme une différence irréductible.
C’est donc ce jeu de la sympathie (de l’assimilation sans
règles, de l’association libre) et de l’antipathie (de la
dissociation des singularités) qui garantit la possibilité
même d’une ressemblance entre des choses qui ne sont
identifiables que sur fond de leur différence irréductible :
L’identité des choses, le fait qu’elles peuvent ressembler aux
autres et s’approcher d’elles, mais sans s’y engloutir et en
préservant leur singularité, – c’est le balancement constant
de la sympathie et de l’antipathie qui en répond. Il explique
que les choses croissent, se développent, se mélangent,
disparaissent, meurent mais indéfiniment se retrouvent.
(MC, 39-40 ; nous soulignons)

15 Le Même que dit le semblable n’est donc pas celui qui efface
les différences, mais celui qui les affirme. On comprend par
là pourquoi Foucault insiste sur le primat ontologique et

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épistémologique de la sympathie (et de l’antipathie qui en


corrige les excès et en fonde la puissance) par rapport aux
autres formes de ressemblance. C’est elle en effet qui en règle
les effets, qui en conditionne au fond les opérations : la
ressemblance ne s’instaure comme mode opératoire d’un
savoir pris sur le monde qu’à partir du moment où le Même
décrit la relation dynamique de l’identique et du différent, de
ce qui se rapproche (et ainsi se ressemble, sous les formes de
la simple convenance ou de l’émulation, mais aussi des
systèmes d’analogie) et de ce qui pourtant ne se réduit pas à
la même chose : car une seule et même chose, un seul et
même monde ne ressemblent plus à rien.
***
16 Au terme de la reconstitution de Foucault, il apparaît donc
que ce sont les formes de la sympathie et de l’antipathie qui
stabilisent le « jeu des ressemblances » en en fixant en
quelque sorte les règles élémentaires et en en délimitant par
là même l’espace de prolifération. Après la description des
opérations de ressemblance, on accède ainsi à la « table
d’opération » elle-même qui en soutient les procédures
différenciées. On notera que, tout au long de cette analyse,
Foucault affirme avec force que le savoir de la Renaissance
n’est pas du tout livré à la forme pré-rationnelle, voire
irrationnelle, d’une confusion généralisée, d’un désordre
absolu dont la ressemblance serait le moteur. Au contraire, il
s’agit bien d’une épistémè, c’est-à-dire d’un système d’ordre
qui délivre, au fondement de tous les savoirs positifs et de
l’empiricité elle-même, la régularité de certains agencements
conceptuels, de certaines procédures constitutives d’objets :
la sympathie et l’antipathie définissent ainsi les modes de
distribution de l’identique et du différent sous le régime du
semblable, de même que mathesis et taxinomia désigneront,
à l’âge classique, leurs modes de distribution sous un autre
régime, celui de la représentation. Ce point est d’importance
si l’on veut comprendre le type d’histoire du savoir que

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propose Foucault : l’archéologue ne cherche pas à cerner ce


qu’il y aurait d’encore inadéquat dans le mode de pensée de
la Renaissance, mais plutôt à saisir ce qui toujours déjà fait
système dans l’articulation originale des catégories de la
ressemblance qui définit en propre ce mode de pensée. Il y
va sans doute ici du positivisme de Foucault, qui forme la
doublure de son scepticisme : il refuse d’évaluer les
épistémès au nom d’une valeur de vérité transcendante, mais
cherche plutôt à définir et à décrire les règles de constitution
et d’élaboration d’une norme de vérité propre à chaque
épistémè : il est vain de lire Paracelse avec les lunettes de
Descartes.

1.2. Savoir et langage


17 Mais il faut encore préciser les choses : car, une fois élucidés
le principe et les modalités de ce cheminement du semblable
au semblable, il convient de saisir comment cette méthode
produit une connaissance et vient s’articuler positivement
dans un savoir de la ressemblance : comment pouvons-nous
savoir qu’une chose ressemble à une autre ? Pour Foucault,
la solution de cette énigme se trouve dans une théorie des
signatures10 propre à la Renaissance : « Il n’y a pas de
ressemblance sans signature. Le monde du similaire ne peut
être qu’un monde marqué. […] Le savoir des similitudes se
fonde sur le relevé [des] signatures et sur leur
déchiffrement » (MC, 41). Les signes à travers lesquels les
ressemblances entre les choses sont connues sont donc eux-
mêmes des ressemblances : ils ne sont pas indépendants des
choses qu’ils désignent, mais inscrivent au contraire la
ressemblance dans les choses. La signature définit par
conséquent une ressemblance (visible) fonctionnant comme
le signe d’une autre ressemblance (invisible) : elle constitue
l’élément ultime qui permet de boucler sur lui-même le
système du semblable tel qu’il fonctionne à la Renaissance.
Pour clarifier le statut des signatures, Foucault prend

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l’exemple de l’aconit, cette plante utilisée pour soigner les


maladies de l’œil en raison de sa « sympathie » avec ce
dernier. Le signe (la signature) par lequel nous sommes
capables de reconnaître cette relation de sympathie est
l’analogie manifeste entre les yeux et les graines d’aconit :
d’après le De Signaturis Plantarum (Traité des signatures)
de Crollius, celles-ci se présentent en effet comme « de petits
globes sombres enchâssés dans des pellicules blanches, qui
figurent à peu près ce que les paupières sont aux yeux » (MC,
42). Par conséquent, le signe de la « sympathie » entre
l’aconit et l’œil est donné sous la forme de l’analogie
manifeste de leur structure : une forme de ressemblance non
évidente (sympathie) se signale par une autre forme de
ressemblance, visible celle-là (analogie). De même, une
analogie peut être signifiée par une émulation, une
émulation par une convenance, et une convenance par une
sympathie de nouveau (MC, 44). Le savoir de la Renaissance
se constitue de cette manière dans une spirale infinie de
ressemblances, dont chacune est potentiellement le signe, la
marque, la trace d’une autre. Le monde et le savoir qu’on
peut en prendre sont ainsi irréductiblement liés l’un à
l’autre : pas de ressemblances sans signatures (pour les
identifier), et pas de signatures sans ressemblances (pour les
fonder).
18 Ce « jeu des signes et des ressemblances » (MC, 46) définit à
la fois la nature (le monde est un grand livre ouvert) et le
type de savoir qu’on peut en prendre (assimilé à la lecture de
ce livre). Pourtant, Foucault signale qu’il y a un décalage
entre le réseau immanent des signatures (qui dessinent les
figures de la ressemblance des choses entre elles) et leur
déchiffrement dans la forme du savoir articulé de leur sens :
entre le niveau d’analyse d’une sémiologie et celui d’une
herméneutique. Si donc les signes font sens en indiquant ce
qui se ressemble, si le langage du monde énonce la syntaxe
des êtres, leur mode réglé de ressemblance (tel que le

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signalent leurs signatures), néanmoins, signe et sens ne sont


pas immédiatement transparents l’un à l’autre. C’est qu’ils ne
s’articulent que dans l’élément d’une nature à la fois visible
et invisible, dans laquelle le rapport du semblable à ce qui lui
est semblable mérite d’être indéfiniment élucidé : comme le
dit Foucault, « la grille n’est pas claire ; la transparence se
trouve brouillée dès la première donne. Un espace sombre
apparaît qu’il va falloir progressivement éclairer » (MC, 45).
Cet « espace sombre », c’est celui que s’est donné à
parcourir, dans tous les sens et comme en zigzag, le savoir de
la Renaissance.
19 Par ces remarques, Foucault ne cherche pas à disqualifier un
tel savoir en mesurant ses limites à l’aune d’une autre forme
d’exercice de la pensée qui serait conditionnée par la visée
rationnelle de la clarté et de la distinction. La théorie des
signatures qu’il présente n’est pas moins systématique que la
théorie du signe qu’il décrit au chapitre suivant ; elle
correspond seulement à un autre réglage du rapport entre les
signes, d’une part, et du rapport entre les signes et ce qu’ils
désignent, d’autre part. Mais l’essentiel, pour Foucault, est
d’indiquer qu’il y a, à la Renaissance, une véritable théorie
du signe, même si celle-ci s’articule non pas à la
représentation mais à la ressemblance : sa structuration
épistémologique n’apparaît pas moins rigoureuse d’un point
de vue archéologique que celle de la rationalité classique.
D’une épistémè à l’autre, et justement parce que ce sont deux
épistémès, il n’y a pas progrès, mais rupture entre des
régimes de savoir incompossibles : l’un, ordonné au jeu
complexe, mais très structuré, des ressemblances et des
signatures ; l’autre, à la mise en relation des signes
représentatifs dans l’élément du discours et dans l’espace du
tableau. L’analyse archéologique suspend donc toute
interprétation des systèmes de savoir en termes de vérité.
20 Ceci est particulièrement clair lorsque Foucault propose de
décliner les conséquences épistémologiques des analyses

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précédentes. Énoncer que le savoir renaissant est « à la fois


pléthorique et absolument pauvre » (MC, 45), ce n’est pas en
effet émettre un jugement de valeur, c’est rendre compte des
effets paradoxaux de sa constitution interne et notamment
de la structure de renvoi indéfini qui en sous-tend l’exercice.
D’une part, en effet, la théorie des signatures, au lieu de
stabiliser le rapport du semblable au semblable dans la
forme d’un savoir fini, en relance plutôt la dynamique
propre, et en élargit le champ d’investigation aux dimensions
du monde entier, en tant qu’il forme l’élément englobant de
ce système de renvois incessants. Un tel savoir ne saurait par
conséquent se circonscrire à un objet ou à un système
d’objets déterminés : il excède immédiatement toute
détermination et la déborde vers l’indéterminé, vers
l’« entassement infini de confirmations » (MC, 45) qui en
fragilisent les certitudes. C’est pourquoi, d’autre part, ce
savoir est comme effondré sur lui-même – tout l’inverse du
savoir classique donc, qui se fonde par exemple chez
Descartes sur la certitude première et définitive du cogito.
Dépourvu d’un tel point archimédien, « le savoir du
XVIe siècle s’est condamné à ne connaître toujours que la
même chose, mais à ne la connaître qu’au terme jamais
atteint d’un parcours indéfini » (MC, 45). L’apparente
antinomie de la pléthore et de la pauvreté signifie donc que
le monde (cosmos), comme surface d’inscription du Même,
n’est donné à connaître qu’à partir du parcours indéfini des
diverses relations de similitude qui en articulent les signes et
en dévoilent, toujours partiellement, jamais sans reste, le
sens.
21 Encore faut-il, pour bien le comprendre, assigner au
redoublement de ce cosmos en microcosme et macrocosme11
(et à la polarisation qu’il indique), une fonction
épistémologique précise, aussi nécessaire que limitée.
L’archéologue met en garde en particulier contre la
surdétermination du couple microcosme/macrocosme, dont

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l’histoire des idées fait traditionnellement la clef


d’interprétation d’une « vision du monde » propre à la
Renaissance. Au contraire, les rapports du macrocosme et du
microcosme sont à envisager du point de vue archéologique
de Foucault comme un simple effet de surface de la
disposition générale du savoir renaissant. Ces rapports
forment en effet la variable d’ajustement d’un tel dispositif,
l’élément stabilisateur d’un système de savoir fondé pour
l’essentiel sur le « jeu des ressemblances et des signes ».
Microcosme et macrocosme ouvrent et ferment le savoir de
la ressemblance qui se déploie ainsi entre les limites qu’ils
désignent. D’un côté en effet, le rapport microcosme/
macrocosme ouvre l’espace d’un tel jeu en garantissant la
structure de renvoi qui règle les redoublements de la
ressemblance : le plus petit et le plus grand communiquent
et peuvent échanger leurs figures dans ce monde où le visible
et l’invisible sont secrètement apparentés (condition
ontologique du savoir). Mais d’un autre côté, « la distance du
microcosme au macrocosme a beau être immense » et, à ce
titre, autoriser le parcours indéfini des figures du semblable,
« elle n’est pas infinie » (MC, 46) : le macrocosme et le
microcosme se reflètent l’un l’autre de manière analogique,
et « c’est entre les limites effectives de cette analogie
constitutive que se déploie le jeu des ressemblances » (MC,
46). Le rapport microcosme/macrocosme configure donc
une nature, conçue simultanément comme domaine de
manifestation du semblable et comme surface d’inscription
des signes du Même : l’essentiel est alors que ce domaine
immense soit clos et que cette surface vienne le recouvrir de
manière monotone, assurant la lisibilité du monde dans la
forme d’un savoir interprétatif qui, s’il ne peut pas prétendre
accéder au sens du Tout, se règle néanmoins sur la certitude
que tout a un sens.
22 À la faveur de ces mises au point, Foucault entend donc
redonner une consistance épistémologique forte au savoir de

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la Renaissance dont l’analyse archéologique fait apparaître la


forme générale : contrairement à une idée reçue, largement
diffusée par l’histoire des idées et trouvant son ancrage dans
une psychologie de la connaissance12, la Renaissance n’est
pas ce moment primitif, prélogique du savoir, déchiré entre
« la fidélité aux Anciens, le goût pour le merveilleux, et une
attention déjà éveillée sur cette souveraine rationalité en
laquelle nous nous reconnaissons » (MC, 47) et dont l’âge
classique aurait (enfin) défini les règles opératoires. À
l’encontre de cette analyse psychologisante et rétrospective
qui s’appuie sur une analyse dialectique de la continuité
historique (il y aurait un devenir rationnel du savoir
renaissant qui ne serait pas encore effectif à la Renaissance),
Foucault s’attache à restituer le mode d’être historique et
positif de l’ordre qui rend compte à la fois du mode d’être des
choses empiriques (soumises à la contrainte des diverses
figures de la ressemblance) et des modalités de leur
connaissance. La question n’est donc pas : qu’est-ce que
connaître (en général) ? Mais plutôt : comment connaît-on
ce qui se ressemble – ou encore : quelle est la forme que
prend l’activité de connaissance lorsqu’elle se déploie dans
un monde livré au système des ressemblances ?
23 Foucault répond à cette question proprement archéologique
en soulignant que le savoir du XVIe siècle « devait accueillir à
la fois et sur le même plan magie et érudition » (MC, 47). Ces
deux formes du connaître renaissant ne sont donc pas
hiérarchisées, mais ce sont des formes requises et requises
ensemble, par la disposition générale du savoir qui a été
présentée dans les pages précédentes.
24 À quoi tient alors cette étonnante complémentarité de la
divinatio et de l’eruditio qui constituent, selon Foucault,
deux figures jumelles de la connaissance à la Renaissance ?
Au fait que ces figures constituent « une même
herméneutique » (MC, 48) : fondamentalement, connaître,
c’est interpréter, c’est-à-dire déchiffrer des signes. S’il faut

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néanmoins établir une distinction entre la magie et


l’érudition, il ne s’agit pas d’une distinction structurelle qui
séparerait deux modes de connaissance concurrents,
nécessairement alternatifs et hiérarchisés (l’autorité du
savoir revenant in fine à l’héritage culturel des Anciens
plutôt qu’à l’observation naturelle), mais plutôt d’une
différence interne à la connaissance elle-même : en effet,
l’herméneutique « se développe, selon des figures
semblables, à deux niveaux différents : l’une
[l’herméneutique divinatoire ou magique] va de la marque
muette à la chose elle-même (et elle fait parler la nature) ;
l’autre [l’herméneutique érudite ou savante] va du
graphisme immobile à la claire parole (elle redonne vie aux
langages en sommeil) » (MC, 48-49). Si la pratique du
déchiffrement se dédouble en déchiffrement de la nature et
en déchiffrement des textes anciens, il reste que les marques
naturelles et les signes écrits font sens de la même manière
puisqu’ils renvoient en dernière instance à l’« institution de
Dieu » qui garantit leur communication au sein d’un texte
unique où s’entremêlent la nature et le verbe. Cela implique
que le langage réel (soit le langage écrit, à distinguer du
langage naturel des signatures) ne se constitue pas à part des
choses comme « un ensemble de signes indépendants,
uniforme et lisse où les choses viendraient se refléter comme
dans un miroir pour y énoncer une à une leur vérité
singulière », mais qu’il « est déposé dans le monde » (MC,
49), à même les choses et les êtres qui le peuplent.
25 Après avoir énoncé les catégories du semblable (qui mettent
en ordre l’expérience des choses) et défini le jeu du signe et
du similaire (qui rend compte de la forme générale de la
connaissance à la Renaissance), Foucault examine donc pour
finir le statut du langage. Cet examen est important dans la
mesure où c’est sur ce statut des signes (linguistiques) que va
s’opérer la rupture de l’âge classique, celle-ci consistant
précisément à dénouer l’appartenance mutuelle des mots et

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des choses et à replier le langage sur l’ordre discursif de la


représentation. Connaître ne reviendra plus alors à
déchiffrer inlassablement la « prose du monde », mais à
« représenter » les choses dans un discours qui, au lieu
d’énoncer leurs manières de se ressembler, projette leur
identité et leurs différences dans un système de signes
indépendants.
26 Que révèle en effet l’étude du langage renaissant dont les
éléments (les mots) entretiennent entre eux des rapports de
ressemblance du même ordre que ceux relevés à propos des
êtres naturels ? D’abord que la fameuse métaphore d’une
nature qui se laisserait déchiffrer comme un livre a pour
condition épistémologique que le langage de tout livre soit
lui-même naturalisé, et que la grammaire ne décrive rien
d’autre que les figures de cette naturalisation : « l’étude de la
grammaire repose, au XVIe siècle, sur la même disposition
épistémologique que la science de la nature ou les disciplines
ésotériques » (MC, 50). Cela ne signifie pas pour autant que
ces domaines de savoir se confondent et sont
interchangeables. Au contraire, la grammaire comme étude
du langage dans son être brut permet de le situer « à mi-
chemin entre les figures visibles de la nature et les
convenances secrètes des discours ésotériques » (MC, 50).
Cette situation intermédiaire rend ainsi compte de ce que le
rapport des mots aux choses ne prend pas la forme d’une
révélation immédiate des choses dans les mots pour les dire,
mais plutôt la forme double d’une « révélation enfouie et
[d’une] révélation qui peu à peu se restitue dans une clarté
montante » (MC, 51). Le langage déploie son être dans une
sorte de clair-obscur où se joue quelque chose comme son
rapport ésotérique à la nature, aux antipodes d’une
transparence réciproque des signes et de ce qu’ils désignent.
Pour rendre compte de cette situation particulière du
langage, en décrochage par rapport à la nature et par rapport
à lui-même, Foucault souligne alors la fonction structurante

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du mythe de Babel à travers la référence à une langue de


mémoire (l’hébreu) qui contiendrait comme la promesse
d’un retour à cette indistinction originaire des mots et des
choses ou, du moins, d’un accès à la vérité du monde :
« Certes, [le langage] n’est plus la nature dans sa visibilité
d’origine, mais il n’est pas non plus un instrument
mystérieux dont quelques-uns seulement, privilégiés,
connaîtraient les pouvoirs. Il est plutôt la figure d’un monde
en train de se racheter et se mettant enfin à l’écoute de la
vraie parole » (MC, 51-52). La fonction symbolique du
langage n’est donc plus indexée sur les mots eux-mêmes,
mais elle est rapportée à la totalité du monde dont les mots
ont pour tâche indéfinie de reconstituer l’ordre aussi bien
par leur enchaînement que par leur disposition dans
l’espace. Foucault évoque à ce propos les analyses étonnantes
de Claude Duret dans son Trésor de l’histoire des langues
(1613) : selon Duret, le mouvement même de l’écriture
ressaisi dans la diversité de ses pratiques (de gauche à droite,
de droite à gauche, de haut en bas et de bas en haut, selon les
peuples) dessine, analogiquement, la forme de la croix.
L’espace scriptural du langage vient ainsi s’entrecroiser
« avec les lieux et les figures du cosmos » (MC, 52). Les mots
ne peuvent dire les choses, les signifier, qu’en les redoublant
dans le tracé d’une écriture ; ce n’est qu’en écrivant les
choses qu’on peut en énoncer, sous une forme toujours
approximative, la vérité. L’écriture, c’est cette mise en espace
du langage qui vaut pour une mise en ordre du monde.
27 Ce privilège accordé à l’écriture rejaillit alors pleinement sur
la forme concrète prise par le savoir à la Renaissance. Car la
nature ne désigne pas cet espace homogène livré à
l’observation par un regard souverain qui la met à distance et
ainsi l’objective ; elle consiste plutôt dans un ensemble de
« legenda, – choses à lire » (MC, 55), les êtres naturels étant
eux-mêmes signés et signants, saturés non pas de
signification mais de signatures, et renvoyés les uns aux

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autres par le jeu universel des ressemblances –


ressemblances entre les êtres et leurs marques et entre leurs
marques elles-mêmes. C’est pourquoi connaître la nature
revient à parcourir indéfiniment cet immense espace des
ressemblances et des signatures13. Et le commentaire
constitue la forme privilégiée d’une telle connaissance dans
la mesure où tenir un discours sur la nature, cela revient à en
interpréter le texte selon le principe d’une prolifération
intérieure du langage analogue à la prolifération interne des
ressemblances au sein de cette nature. Il n’y a donc là
nullement « le constat de faillite d’une culture ensevelie sous
ses propres monuments » (MC, 55), comme pourrait le
laisser accroire une comparaison entre la supposée
instabilité chronique d’un langage renvoyé indéfiniment à
lui-même (et qui finit par ne plus rien dire, par ne plus parler
de rien, ne parlant que de lui-même) et la claire articulation
du signe à ce qu’il désigne dans le discours représentatif de
l’âge classique. À nouveau, l’archéologie invalide ce type de
comparaison : le commentaire n’est pas la forme
d’expression pathologique d’un langage qu’il faudrait guérir
ou assainir en en stabilisant l’articulation interne ; il est
plutôt le mode ultime de constitution du savoir renaissant
dont il fonde les exigences en en déployant les contraintes
spécifiques.
28 Foucault conclut ainsi son analyse en rendant compte de
l’homologie structurelle qui se dessine entre « l’expérience
du langage » et « la connaissance des choses de la nature »
(MC, 56) à la Renaissance. Il rappelle pour commencer la
manière dont la connaissance de la nature se développe
comme ce va-et-vient indéfini entre le système de
ressemblances entre les choses et le système redoublé de
ressemblances entre les signatures des choses, qui ne sont
elles-mêmes qu’un jeu de ressemblances à la puissance. Or,
le commentaire obéit à la même logique de redoublement et
de circularité du semblable :

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Le commentaire ressemble indéfiniment à ce qu’il commente


et qu’il ne peut jamais énoncer ; tout comme le savoir de la
nature trouve toujours de nouveaux signes à la ressemblance
parce que la ressemblance ne peut être connue par elle-
même, mais que les signes ne peuvent être autre chose que
des similitudes. (MC, 56-57)

29 Comment alors cette prolifération d’un langage indéfiniment


rapporté à du langage pourra-t-elle donner lieu à un
véritable savoir ? Foucault l’explique en poursuivant
l’analogie :
De même que ce jeu infini de la nature trouve son lien, sa
forme et sa limitation dans le rapport du microcosme au
macrocosme, de la même façon, la tâche infinie du
commentaire se rassure par la promesse d’un texte
effectivement écrit que l’interprétation un jour révélera dans
son entier. (MC, 57)

30 Nous avons vu de quelle manière le couple microcosme/


macrocosme joue un rôle structurant au sein du savoir
renaissant dans la mesure où il permet en quelque sorte de
canaliser la prolifération des ressemblances. Ici, Foucault
indique très clairement que l’espace du commentaire est de
la même manière délimité par le rapport « entre le Texte
premier et l’infini de l’Interprétation » (MC, 56) qui canalise
à son tour la prolifération interne du langage en assurant du
même coup sa fonction épistémologique fondamentale : car
le « Texte primitif » dont parle Foucault et sur lequel vient
s’indexer le jeu des ressemblances interprétatives, c’est en
définitive celui de la nature elle-même, en tant qu’elle n’est
justement que ce vaste système de marques, de traces écrites
qu’il convient de recueillir et de déchiffrer pour rendre au
monde une lisibilité et une intelligibilité suspendues depuis
Babel. De sorte que décrire le réseau archéologique qui
prescrit à la connaissance de la nature ses formes propres
(celles d’une similitude généralisée) et au langage ses modes
d’articulation (ceux d’un commentaire perpétuel), c’est

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finalement rendre compte du fait qu’à la Renaissance, la


nature du langage et le langage de la nature ne s’explicitent
qu’à partir de leur commune appartenance à l’ordre des
ressemblances.
31 On résume souvent l’analyse de Foucault en indiquant que,
d’après lui, la Renaissance désigne cette époque historique
du savoir où les mots et les choses s’entre-appartiennent.
C’est trop peu relever selon nous que cette épistémè se
déploie surtout sous la contrainte d’un système de
ressemblance redoublée : les mots ressemblent aux choses
(ce qui fonde la possibilité d’une connaissance de la nature)
et les choses ressemblent aux mots (ce qui renvoie la
possibilité de connaître ces choses au travail indéfini du
commentaire).
32 Encore cette « profonde appartenance du langage et du
monde » (MC, 58), caractérisée par l’analogie entre
l’expérience du langage et la connaissance de la nature,
suppose-t-elle, pour fonctionner, une sorte de jeu entre les
deux plans, ontologique et linguistique, qu’elle rapporte l’un
à l’autre : tout se passe en effet comme si cette expérience et
cette connaissance ne pouvaient se conjoindre qu’en
dessinant l’endroit et l’envers d’un même dispositif
épistémologique. Du côté des choses, le rapport entre les
signatures et les choses signées est doublement assuré par la
similitude qui ne peut lier « les marques aux choses
désignées » (MC, 57) qu’à partir du moment où ces marques
et ces choses obéissent déjà aux règles de la ressemblance : la
série des signes et la série des choses se déploient chacune
sous la contrainte du semblable qui assure également leur
correspondance. C’est cette espèce de parallélisme qui définit
le monisme théorique de la Renaissance dont la
ressemblance constitue le schème épistémologique
fondamental. Or, c’est « cette disposition, avec le jeu qu’elle
autorise, [qui] se retrouve, mais inversée, dans l’expérience
du langage » (MC, 57). Que se passe-t-il en effet, du côté des

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mots ? Pourquoi le dispositif précédent, unifié sous la loi de


la similitude, se trouve-t-il ici inversé ? C’est que l’expérience
du langage ne se déploie plus à partir de l’unité de ses
éléments, mais plutôt à partir de la distinction entre « trois
niveaux de langage » (MC, 57) : celui de l’écriture déposée
sur le monde en une nappe unique et absolue, qui forme
comme la base concrète de tout langage (celui de la tradition
et celui de la nature elle-même) ; celui du commentaire qui
« reprend les signes donnés dans un nouveau propos » ; et
celui du texte primitif « dont le commentaire suppose la
primauté cachée au-dessous des marques visibles à tous »
(MC, 57) pour s’orienter et se rassurer sur sa propre
prolifération.
33 Ce rapport d’inversion entre les modes d’existence du
langage et le mode de rassemblement des choses du monde
rend ainsi compte de leur profonde corrélation : le langage
assure la lisibilité des choses semblables ; les choses de la
nature ne se donnent à connaître que dans l’articulation
interne d’un langage qui en rend visible la structure de
renvoi. L’analogie entre le « jeu infini de la nature » et la
« tâche infinie du commentaire » se fonde donc sur la
réversibilité du rapport entre les mots et les choses, entre
l’énonçable et le visible : cette réversibilité est précisément ce
qui autorise à envisager la nature comme un livre – comme
ensemble de legenda (à interpréter et à commenter en en
explicitant indéfiniment la signification) et tout livre comme
une « chose de nature » (tendanciellement unifiée sous le
régime du semblable). L’épistémè de la Renaissance obéit
donc à cette disposition en chiasme d’une nature et d’un
langage qui échangent leurs signes et leurs ressemblances
dans la dimension d’un savoir voué à parcourir indéfiniment
l’espace de leur jeu.

1.3. L’expérience littéraire, « renaissance »


du langage à l’époque moderne ?

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34 Cette présentation du dispositif épistémologique qui soutient


le savoir au XVIe siècle frappe par la recherche d’une
cohérence globale de l’épistémè de la Renaissance qui
l’anime. L’archéologue cherche à isoler, à expliciter et à
décrire les règles de ce jeu des ressemblances et des signes
tel qu’il définit les rapports possibles du langage et du regard
dans la forme de perceptions (de la nature), de pratiques
(magie) ou de théories (l’« histoire » des êtres naturels, dans
la version d’Aldrovandi) à l’époque de la Renaissance :
l’archéologie des savoirs qui est ici mise en œuvre propose
donc une reconstitution immanente des conditions de
possibilité de tels rapports, identifiées au réseau de
nécessités qui fait fonctionner ensemble les éléments d’un
véritable système de pensée anonyme, formant en quelque
sorte l’« inconscient positif du savoir »14 d’une époque. On
pourra objecter à ce type de démarche son présupposé
systématique15 qui consiste à renvoyer toutes les productions
d’une certaine époque à une seule et même structure
productive globale en proposant du même coup une lecture
réductionniste, homogénéisante, de ses différentes
productions concrètes16. Il reste que, si Foucault peut donner
l’impression de proposer une analyse en termes de « totalité
culturelle »17, son projet archéologique vise tout autant à
mettre en évidence les points de rupture, les événements de
détotalisation qui font apparaître la faillite historique de
toute entreprise systématique : il y a un moment non
systématique du savoir qui est ce moment où le savoir se
déconditionne pour se reconditionner autrement. Comme
l’indique la Préface des Mots et les choses, étudier les modes
d’être historiques de l’ordre, cela revient sans doute à
procéder de manière totalisante, à remettre de l’ordre là où
l’on s’était habitué à ne voir qu’accidents et désordres (donc
à retrouver la nécessité de l’accidentel et du dérisoire). Mais
cela revient aussi à mettre l’accent sur les crises historiques
de l’ordre qui soumettent l’ordre des discours à une profonde

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réévaluation de leurs conditions de possibilité, à


l’ébranlement de leur socle archéologique constitutif :
l’analyse structurale des configurations générales du savoir,
loin de figer l’histoire en une succession de blocs immobiles
et disjoints18, en marque au contraire la fonction critique, et
lui restitue sa dimension de rupture. Aussi les deux
reproches qui sont habituellement adressés à la démarche
archéologique de Foucault – arbitraire de ses périodisations
et holisme méthodologique – désignent-ils en réalité,
quoique de manière seulement négative, son projet même :
celui d’une « histoire des systèmes de pensée »19, où l’histoire
est ce qui vient troubler et même défaire la rigidité de tout
système par la rupture événementielle qu’elle y introduit, et
où, inversement, le système vient troubler l’histoire,
entendons cette fois l’histoire des philosophes, pensée
comme continue et orientée, en affirmant le primat de
l’ordre et de la simultanéité structurale de ses éléments sur
l’évolution progressive des idées et des sciences : cette
évolution est traitée par l’archéologue au mieux comme un
simple effet de surface, au pire comme une illusion
rétrospective.
35 Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que l’analyse de
l’épistémè de la Renaissance (tout comme les analyses
ultérieures des épistémès classique ou moderne) s’achève sur
celle de ce « seuil » qui marque la limite, le partage
historique entre deux systèmes de pensée hétérogènes. Un
tel partage accomplit une « immense réorganisation de la
culture » (MC, 58) à partir d’une révision radicale du statut
du langage et de son rapport aux choses – jusqu’ici pensable
en termes de similitudes redoublées. Il faut noter que, pour
Foucault, cette révision prend la forme d’un pur événement
dans la mesure où il est impossible de lui assigner quelque
cause déterminée (ce qui reviendrait à restaurer une
continuité historique) mais qu’en même temps il inaugure
une pensée nouvelle, c’est-à-dire une disposition inédite du

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savoir, une nouvelle expérience historique de l’ordre.


L’archéologie doit donc repérer et enregistrer la
discontinuité manifeste qui affecte l’ordre du savoir, la
disparition d’un mode d’être de l’ordre et l’apparition d’un
autre. L’histoire de la pensée s’écrit et se propose comme
« récit » archéologique à partir de ce fait, aussi énigmatique
qu’insistant, « qu’en quelques années parfois, une culture
cesse de penser comme elle l’avait fait jusqu’alors et se met à
penser autre chose et autrement » (MC, 64), en soumettant
donc ses discours, son langage et son regard à de nouvelles
contraintes qui en règlent autrement les opérations. Foucault
reconnaît et explicite de cette manière ses carences
méthodologiques : il s’en tient à une analyse descriptive des
partages inter-épistémiques qui laisse en suspens le
problème de l’explication du passage d’une épistémè à
l’autre, de la transformation interne du savoir. L’archéologie
se définit donc clairement comme une entreprise limitée, qui
trouve son principe dans l’expérience brute de la rupture des
champs de pensée et qui se consacre exclusivement à repérer
les effets de cette rupture sur la systématicité interne de tels
champs. Cette démarche a une fonction critique : elle vise
avant tout à exclure l’hypothèse d’une causalité historique
interprétée en termes d’intentions ou d’influences. Si donc
l’analyse du dedans de la pensée se réfère à son dehors, c’est
pour rapporter aussitôt ce dehors à un autre dedans, à une
autre forme de dedans. C’est ici que se cristallise le pouvoir
d’inquiétude de la littérature en tant que celle-ci indique « la
direction par où [la pensée] s’échappe à elle-même » (MC,
64) : comme « pensée du dehors »20, émise depuis les
marges de la pensée, bordant son dedans, elle assume ainsi
latéralement la fonction de rappel de ses limites, de
diagnostic de ses seuils21.
36 C’est sur ce type de considérations générales que Foucault
cherche à attirer l’attention du lecteur à la fin du chapitre II,
lorsqu’il prétend lier la mutation épistémologique du savoir à

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la fin du XVIe siècle à la possibilité même de la littérature


moderne. À première vue, le rapprochement entre l’ordre du
savoir et la littérature peut sembler surprenant, voire
incongru. Foucault s’emploie donc à l’expliciter en mettant
en perspective son analyse du savoir renaissant qu’il
rapporte au questionnement le plus contemporain sur le
langage et sur la nature du langage littéraire. Il commence
par indiquer que la fin de la Renaissance correspond à ce
moment où le « jeu complexe » (MC, 57) qui rapportait l’une
à l’autre, dans la forme d’un chiasme, la connaissance de la
nature et l’expérience du langage, laisse place à une nouvelle
disposition générale du savoir, fondée sur un autre mode de
fonctionnement et un autre mode d’être des signes. Les
signes ne désignaient les choses qu’à condition de leur
ressembler, c’est-à-dire à condition d’être homogènes à ces
choses, d’être comme des choses à relier dans un procès
d’assimilation continue et généralisée (dont Foucault a
présenté les schèmes opératoires) et à déchiffrer dans un
procès d’interprétation infinie (dont il a défini le cadre
épistémologique). Or, cet entrelacement vertigineux du
visible et de l’énonçable, du monde et du langage, prend fin
dès lors que la ressemblance cesse d’être le tiers opérateur de
cette solidarité épistémologique et ontologique et que, par
conséquent, le langage change de statut et cesse d’exister
comme « l’écriture matérielle des choses » (MC, 57-58) pour
se soumettre au « régime général des signes représentatifs »
(MC, 58). C’est cette mutation radicale de l’être du langage
qui marque, selon Foucault, la limite de la Renaissance et qui
inaugure l’âge classique : l’ordre du discours classique sera
avant tout l’ordre interne des représentations, là où le
langage renaissant était inséré dans le monde jusqu’à se
confondre avec les choses dont il formait la trame
ontologique. L’âge classique s’inaugure donc par une sorte de
retrait du langage hors du monde : à la « dispersion à
l’infini » des signes pris dans le jeu des ressemblances

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s’oppose leur rassemblement dans la forme ordonnée d’un


discours représentatif qui « aura bien pour tâche de dire ce
qui est, mais […] ne sera rien de plus que ce qu’il dit » (MC,
58), c’est-à-dire ne sera plus mêlé aux choses qu’il représente
et ne pourra les représenter qu’à partir de l’articulation
interne de ses signes. Le questionnement classique sur les
signes ne concerne plus leur être concret (leur figuration
écrite) mais plutôt leur mode de signification.
37 Foucault peut ainsi souligner que l’âge classique marque une
rupture décisive au sein de l’histoire de la pensée et de la
culture occidentales : le retrait du langage hors du monde,
des signes hors des choses, constitue un événement capital
dont non seulement l’analyse classique de la représentation
mais encore l’analyse moderne du sens et de la signification
marquent l’irréversibilité et recueillent l’héritage. On
comprend alors pourquoi l’intérêt archéologique de l’analyse
de la Renaissance se cristallise dans ces quelques lignes
finales qui accordent à la littérature moderne une fonction de
reprise décalée, « plus allusive et diagonale que directe »
(MC, 58), de cette expérience du langage et des signes qui
assurait jusqu’à la fin du XVIe siècle la cohérence du savoir.
Sur le seuil de l’âge classique, disparaît la « vieille solidité de
chose inscrite dans le monde » (MC, 58) du langage
renaissant, puisque les signes sont soustraits à la matérialité
du monde pour être dissous dans le discours et dans le
fonctionnement de la représentation qui en ordonne les
contenus. L’être du langage disparaît dans l’ordre du
discours.
38 Pour que naisse la littérature moderne, comme champ
autonome d’expérience du langage, il faut que ce langage se
mette à fonctionner pour lui-même, indépendamment de
toute « fonction représentative ou signifiante », qu’il accède
enfin à une certaine intransitivité, et se replie par conséquent
sur son être propre et brut, tel qu’il avait été « oublié depuis
le XVIe siècle » (MC, 59). Foucault précise pourtant ce qui

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distingue fondamentalement l’expérience du langage de la


Renaissance et l’expérience littéraire moderne :
[…] maintenant, il n’y a plus cette parole première,
absolument initiale par quoi se trouvait fondé et limité le
mouvement infini du discours ; désormais le langage va
croître sans départ, sans terme et sans promesse. C’est le
parcours de cet espace vain et fondamental qui trace de jour
en jour le texte de la littérature. (MC, 59)

39 Entre le ressassement indéfini du commentaire et le


moutonnement infini du langage littéraire22, il y a bien
rupture et non continuité : car la littérature ne constitue pas
un discours orienté, aimanté par la recherche d’un texte
primitif, celui de la nature elle-même, tel qu’il est déposé et
sédimenté dans les œuvres de la tradition où il se laisse
déchiffrer et approcher. Une fois rompue l’analogie entre la
nature et les mots pour la dire, le langage que redécouvre la
littérature est comme soustrait à l’enracinement des signes
dans le monde : il se déploie désormais dans un espace
propre (qui, du moins, tend à s’autonomiser), l’espace
littéraire, contigu et irréductible à la fois à l’espace du savoir
dont il dessine les marges et forme la possible contestation.
Foucault insiste fortement sur la fonction alternative de la
littérature qui procède d’une sorte de dédoublement du
langage : au langage objet d’un savoir possible (grammaire
générale ou philologie), attentif à son fonctionnement
représentatif ou significatif, s’oppose le fonctionnement
littéraire du langage, qui obéit à de tout autres règles et
définit un tout autre champ d’investigation. Tout
particulièrement, si l’apparition de la littérature est
archéologiquement contemporaine de l’apparition d’un
traitement de la question du langage en termes de
signification (à travers la psychanalyse, la linguistique et
l’élaboration des différentes techniques d’interprétation),
néanmoins, « à l’âge moderne, la littérature, c’est ce qui
compense (et non ce qui confirme) le fonctionnement

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significatif du langage » (MC, 59) : il y a plus et autre chose


dans les textes littéraires que leur sens, implicite et explicite,
ou que leur forme signifiante. Foucault ne précise pas, à ce
stade de son enquête, la nature de ce « plus » et de cette
« autre chose » : il y revient plus loin dans Les mots et les
choses23, lorsqu’il s’agit d’évoquer les alternatives possibles à
la disposition anthropologique du savoir moderne et lorsque
la littérature se présente à nouveau comme l’un de ces
« contre-discours » – formant, à l’appui de la linguistique, de
la psychanalyse et de l’ethnologie, le contrechamp des
sciences humaines – qui défait le pli anthropologique du
savoir moderne24. L’archéologue se contente ici d’indiquer
comment la rupture de l’âge classique produit une
« immense réorganisation de la culture occidentale » à partir
de la disparition d’une certaine expérience du langage en son
être brut (d’une expérience limite en quelque sorte) dont le
retour dans la modernité, sous la forme émancipée de la
littérature, permet de proposer une alternative radicale aux
discours de l’homme sur l’homme. Cette émancipation du
langage littéraire dessine ainsi d’une certaine manière les
linéaments d’une archéologie de la littérature, redoublant de
manière souterraine l’archéologie des sciences humaines au
sein du projet global d’une archéologie de la culture
occidentale. Du point de vue d’un tel projet, la disparition de
l’expérience renaissante du langage (et d’un certain mode de
connaissance de la nature qui lui est corrélatif) et sa
réapparition – à partir du XIXe siècle – sous la forme décalée
et modifiée de l’expérience littéraire encadrent la description
de la culture classique et en désignent les bords externes : le
système complexe qui faisait jouer ensemble les signes, les
choses et leurs ressemblances – système réglé par la
« souveraineté du Semblable » et soumis à la « dispersion à
l’infini » des signes (MC, 58) – cède la place à la binarité du
discours classique (fondé sur la liaison, interne au régime
des signes, entre signifiant et signifié) ; celui-ci laisse place à

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son tour au « contre-discours » littéraire, élaboré en marge


et comme en excès de tout langage représentatif (Sade) et
irréductible en même temps à une théorie générale de la
signification. La littérature n’est possible qu’à partir du
moment où ces deux obstacles sont levés, qu’à partir du
moment où le langage a renoué avec l’expérience de la
matérialité première des signes – dont il ressaisit à nu la
réalité et dont il exploite à vif les pouvoirs. Ainsi l’expérience
littéraire du langage paraît bien fonctionner, dans Les mots
et les choses, à la manière de l’expérience tragique de la folie
dans Histoire de la folie à l’âge classique, recouverte,
occultée par le discours exclusif de la raison classique, et
reviviscente dans les formes marginales de la littérature et de
l’art modernes. Les mêmes figures (Artaud, Nietzsche,
Roussel) sont d’ailleurs convoquées d’un livre à l’autre pour
dire à la fois cette valeur d’origine et cette fonction de
contestation d’une expérience fondamentale – du langage, de
la folie – dont les variations historiques même importantes
n’excluent pas le maintien d’un noyau irréductible : ici, la
référence à l’être vif du langage ; là, la référence à l’être
tragique de la folie25. Foucault évoque d’ailleurs lui-même
l’espace de convergence entre ces deux formes d’expériences,
aussi essentielles que nécessairement marginales au sein de
la culture occidentale26. Un tel rapprochement permet du
moins de souligner combien l’expérience littéraire moderne,
sur laquelle Foucault ne cesse de revenir, constitue sans
doute le fil rouge des Mots et les choses, la trame de cette
« archéologie des sciences humaines » qui s’articule autour
de ces deux événements majeurs que sont la dissolution du
langage-chose dans le discours représentatif et la
métamorphose de ce langage en langage littéraire, dont le
pouvoir dissolvant s’applique cette fois à la figure rassurante
de l’homme parlant, s’analysant à travers les significations de
son langage. Ce dernier point est seulement suggéré à la fin
du chapitre II, lorsque Foucault évoque de manière

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programmatique cette métamorphose et cette permanence


d’une expérience du langage dans le développement
historique de la culture occidentale : à travers la littérature,
« l’être du langage brille à nouveau aux limites de la culture
occidentale – et en son cœur – car il est, depuis le XVIe siècle,
ce qui lui est le plus étranger ; mais depuis ce même
XVIe siècle, il est au centre de ce qu’elle a recouvert » (MC,
59). Ces formules sibyllines visent manifestement à
redéployer l’analyse archéologique de la culture occidentale à
partir de ces deux expériences historiques de l’être du
langage qui en polarisent le développement et permettent
aussi d’en réorienter les résultats : car, si ces expériences se
répondent, aux deux limites de la culture occidentale, c’est
bien qu’elles manifestent une même préoccupation radicale
pour le langage que la représentation classique comme
l’anthropologie moderne n’ont cessé d’occulter, de recouvrir,
en proposant d’unifier le savoir dans la forme du discours ou
de le suspendre au nom de l’homme. Usant de formules
oxymoriques, Foucault indique ainsi la situation paradoxale
de l’expérience moderne du langage (expérience littéraire), à
la fois étrangère (du fait de sa radicalité) aux productions
réglées du savoir et animant secrètement ces productions
dont elle relativise ainsi les prétentions et la valeur
historique en mettant au jour leur impensé27.
***
40 Dans les dernières pages du chapitre consacré à l’épistémè de
la Renaissance, Foucault décale donc sensiblement les
enjeux de son propos initial : la présentation systématique et
internaliste du savoir renaissant cède en effet la place à sa
mise en perspective archéologique (à partir du présent de
l’analyse), attentive surtout à dégager ce qui vient rompre la
cohérence d’une épistémè. Au vu du statut général
d’expérience-limite, ou à la limite, que Foucault semble
accorder à l’expérience littéraire du langage, il n’est pas
surprenant que ce soit précisément dans une œuvre de

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langage, en l’occurrence le Don Quichotte de Cervantès, que


Foucault repère justement cette rupture entre des manières
incompatibles de se rapporter au langage, de « faire signe ».
Le propre du Don Quichotte, comme (à l’autre bout de l’âge
classique) des récits de Sade, c’est qu’ils croisent dans un
texte unique les trames divergentes de deux épistémès, qu’ils
rendent contemporains, le temps d’une fiction, deux modes
d’être du langage incompossibles. Aux deux extrémités de
l’âge classique, tout comme aux deux extrémités de
l’archéologie des sciences humaines que nous livre Foucault,
des œuvres littéraires (celles de Borgès et de Blanchot ; celles
de Cervantès et de Sade) figurent ainsi cet échappement de la
pensée à elle-même, cette discontinuité qui la porte à la
limite d’elle-même, jusqu’au contact de ce « dehors » qui
érode son dedans et lui permet de se mettre à penser
autrement. La littérature, mettant en œuvre un langage
libéré, pur jeu de signes, est ainsi élevée au rang d’une
authentique expérience de pensée, dans la mesure où elle est
une expérience du langage qui prend la forme d’une
expérience de langage.

Notes
1. Il est intéressant de noter à ce sujet que le chapitre II des Mots et les
choses avait fait l’objet d’une prépublication, sous la forme d’un article
intitulé « La prose du monde », dans lequel ne figurait pas le
développement final consacré à l’« être du langage » (DE, I, texte no 33,
p. 479 et suiv.). Ce développement supplémentaire n’a en effet de sens
qu’au sein de l’« archéologie des sciences humaines », dont il permet
d’éclairer certains enjeux cruciaux, notamment ceux qui concernent
l’alternative de l’homme et du langage dans la culture occidentale qui fait
l’objet de l’enquête.

2. Voir sur ce point Philippe Sabot, Lire Les mots et les choses de Michel
Foucault, ouvr. cité, p. 114-115.

3. Voir notre analyse de cette préface dans Lire Les mots et les choses de
Michel Foucault, ouvr. cité, p. 9-15.

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4. Voir Tristan Dagron, « Espaces et fictions : notes sur Foucault et la


Renaissance », Lectures de Michel Foucault, 2 : Foucault et la
philosophie, E. da Silva dir., Lyon, ENS Éditions (Theoria), 2003, p. 99.
Nous suivons plus loin son analyse des figures de la similitude.

5. Il s’agit, de l’aveu même de Foucault, des « principales figures qui


prescrivent leurs articulations au savoir de la ressemblance » (MC, 33).
Ces figures n’épuisent pas la richesse sémantique du Même renaissant,
tel qu’on la trouve détaillée par exemple chez Pierre Grégoire (Syntaxeon
artis mirabilis, 1610) : Amicitia, Æqualitas (contractus, consensus,
matrimonium, societas, pax et similia), Consonantia, Concertus,
Continuum, Paritas, Proportio, Similitudo, Conjunctio, Copula – et aussi
Communio que Foucault omet de reporter dans cette longue liste.

6. Dans le sous-dossier « Histoire naturelle » du Dossier préparatoire


aux Mots et les choses, on trouve un ensemble de fiches regroupées dans
un intercalaire intitulé « Convenientia ». Ces fiches rassemblent des
notes de lecture :
– sur G. della Porta, avec une fiche sur Magie naturelle (trad. Ruen,
1650), intitulée « La chaîne des êtres » ;
– sur Campanella, avec une fiche sur Realis Philosophiæ (Francfort,
1623), intitulée « La continuité des êtres dans le monde et leur
correspondance » ;
– sur Aldrovandi, avec une fiche sur Monstrorum Historia (Bononia,
1647) intitulée « Ressemblances des plantes et des animaux ».

7. Dans le sous-dossier « Histoire naturelle » du Dossier préparatoire


aux Mots et les choses, on trouve un ensemble de fiches regroupées dans
un intercalaire intitulé « Æmulatio ». Ces fiches rassemblent des notes
de lecture :
– sur Pierre Belon, Histoire des oiseaux (XVI s.), avec une fiche intitulée
: « Anatomie comparée de l’homme et de l’oiseau » ;
– sur Crollius, avec 3 fiches consacrées au Traité des signatures (trad.
Lyon, 1624) - intitulées « Correspondances du micro et du
macrocosme », « Macro et microcosme », « Les herbes et les étoiles » ;
– sur Aldrovandi, avec 2 fiches sur Monstrorum Historia (Bononia,
1647)
– intitulées : « L’homme et le ciel » et « Emulatio n’est pas
Simulacrum ».

8. Dans le sous-dossier « Histoire naturelle » du Dossier préparatoire


aux Mots et les choses, on trouve un ensemble de fiches regroupées dans
un intercalaire intitulé « Analogies ». Ces fiches (numérotées 1 à 11)
rassemblent des notes :

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– sur G. della Porta (2 fiches sur La physionomie humaine, citée d’après


la traduction de 1665) : « Rapports de la figure à tout le corps » et
« L’homme, A, les animaux » ;
– sur Pierre Belon, avec 3 fiches sur Histoire de la nature des oyseaux
(Paris, 1555) : « L’unité du monde, fondement de la ressemblance entre
les vivants », « Anatomie comparée des oiseaux et des animaux », « Les
os des oiseaux » ; et une fiche sur L’histoire naturelle des étranges
poissons marins (L II. Paris, 1551) : « Comparaison du cerveau des
Dauphins et du cerveau des hommes ».

9. Dans le sous-dossier « Histoire naturelle » du Dossier préparatoire


aux Mots et les choses, on trouve un ensemble de fiches regroupées dans
un intercalaire intitulé « (De) la sympathie (?) ». On y trouve un
ensemble de fiches formant des notes de lecture :
– sur Simon Goulart, avec deux fiches sur Annotations sur le Grand
Miroir du Monde de Duchesne (Lyon, 1593) intitulées « Les sympathies
des éléments » et « La sympathie ... de la génération et de la
destruction » ;
– sur Bacon, avec une fiche sur Histoire naturelle (trad. fr., 1631)
intitulée « La sympathie des plantes » ;
– sur G. della Porta, avec une fiche sur La Physionomie humaine (trad.
fr., 1655) intitulée « La sympathie de l’âme et du corps », et deux fiches
sur Magie naturelle (trad. Rouen, 1650), intitulées « La communication
des choses » et « Sympathie et antipathie » ;
– sur Claude Duret, avec une fiche Histoire admirable des plantes (Paris,
1605), intitulée « Les arbres tristes » ;
– sur U. Aldrovandi, avec une fiche sur Serpentum et Draconum
Historiæ (ed. Bononiæ, 1640), intitulée « Antipathie et sympathie des
serpents » ;
– sur J. Cardan, avec une fiche sur De la subtilité (trad. 1556, Paris),
intitulée « Amour et haine des plantes les unes pour les autres ».

10. Dans un intercalaire intitulé « Signatures, marques, caractères »


(sous-dossier « Histoire naturelle » du Dossier préparatoire aux Mots et
les choses), Foucault rassemble des notes de lecture sur des ouvrages de
Crollius, Della Porta, Aldrovandi, Cardan. Il consacre en particulier
3 fiches au Traité des signatures de Crollius (cité ici d’après une édition
de Lyon, 1624), fiches intitulées : « Théorie des signatures », « Le signe
des stalactites » et « Signatures des plantes représentant les parties du
corps humain ».

11. Sur la relation entre micro et macrocosme, voir les fiches consacrées à
des notes de lecture de Crollius, Traité des signatures et insérées dans

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l’intercalaire « Æmulatio » (supra, chapitre I, note 7).

12. La cible de Foucault est sans doute une histoire des idées à la
française telle que la développe en particulier Paul Hazard dans La crise
de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Boivin & Cie, 1934. Dans
la perspective développée par Hazard, la « crise » n’est mentionnée que
pour être résolue par le travail de l’historien des idées qui analyse les
conditions d’émergence de la période classique dans les termes d’un
conflit entre les Anciens et les Modernes. Dans un compte rendu de La
philosophie des Lumières (dont la traduction française était parue en
1966), Foucault distingue le type d’analyse proposé par Cassirer (qui
cherche à restituer l’« univers autonome du discours-pensée ») de celui
de Paul Hazard qui reste selon lui prisonnier « des prestiges de la
psychologie » et pour lequel « une culture, une pensée, c’est toujours […]
la métaphore d’un individu : il nous suffit de transposer à l’échelle d’une
époque ou d’une civilisation ce que, dans notre naïveté, nous croyons
valable pour un sujet singulier ; un “siècle” aurait, comme tout un
chacun, des opinions, des connaissances, des désirs, des inquiétudes, des
aspirations » (Michel Foucault, « Une histoire restée muette », La
Quinzaine littéraire, no 8, 1er-15 juillet 1966, p. 3-4 ; dans DE, I, texte
no 40, p. 547). Sur le débat implicite entre Foucault et Hazard, voir Jean
Miel, « Ideas or epistemes : Hazard vs Foucault », Yale French Studies,
no 49, 1973, p. 231-245.

13. Ainsi, les critiques que Buffon adresse aux descriptions proposées par
Aldrovandi dans son Historia Serpentum et Draconum, rejetant celles-ci
dans les marges de la démarche scientifique, paraissent anachroniques.
Voir à ce sujet une fiche du sous-dossier « Histoire naturelle » qui
rapporte les propos de Buffon à propos de la méthode d’Aldrovandi :
« Qu’on songe après cela de la portion d’histoire naturelle qu’on doit
s’attendre à trouver dans ce fatras d’écriture ! » Foucault cite ici Buffon
d’après l’ouvrage d’Émile Callot, Renaissance des sciences de la vie au
XVIe siècle, Paris, PUF (Bibliothèque de philosophie contemporaine),
1951. Du point de vue archéologique, les deux « naturalistes » n’ont pas
le même objet ni les mêmes outils conceptuels pour s’y rapporter : ici, la
nature est observée par un regard analytique qui en décompose les
éléments en vue de les ordonner au sein du grand tableau des êtres
naturels ; là, elle est déchiffrée, interprétée comme « un tissu
ininterrompu de mots et de marques, de récits et de caractères, de
discours et de formes » (MC, 55).

14. « Préface à l’édition anglaise » des Mots et les choses, dans DE, II,
texte no 72 [1970], p. 9. Cette notion s’oppose manifestement au thème

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bachelardien d’une « psychanalyse de la connaissance objective » (sous-


titre de La formation de l’esprit scientifique).

15. Foucault énonce lui-même de manière brutale ce présupposé : « Dans


une culture et à un moment donné, il n’y a jamais qu’une épistémè, qui
définit les conditions de possibilité de tout savoir. Que ce soit celui qui se
manifeste en une théorie ou celui qui est silencieusement investi dans
une pratique » (MC, 179). Notons par ailleurs que Foucault ramène ici la
théorie et la pratique à l’ordre du savoir, tel qu’il s’explicite
intégralement dans l’archive discursive d’une époque. Il y a là une
tendance à la « confiscation de toute pratique dans le discours » –
Frédéric Gros, Michel Foucault, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1996, p. 54 –
sur laquelle Foucault devait revenir après Les mots et les choses. Une
telle « confiscation » vaut d’abord comme une déclaration de guerre
adressée au marxisme.

16. Voir à ce sujet les remarques critiques de José-Guillerme Merquior


dans Foucault ou le nihilisme de la chaire, chapitre V : « Vers une
appréciation de l’“archéologie” », Paris, PUF (Sociologies), 1986.

17. Foucault s’est d’ailleurs fait à lui-même cette objection. Voir


L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences
humaines), 1969, p. 27.

18. C’est l’objection majeure du « refus de l’histoire » que Sartre


adressera à Foucault au moment de la publication des Mots et les choses :
« Ce que Foucault nous présente c’est […] une géologie : la série des
couches successives qui forment notre “sol”. Chacune de ces couches
définit les conditions de possibilité d’un certain type de pensée qui a
triomphé pendant une certaine période. Mais Foucault ne nous dit pas ce
qui serait le plus intéressant : à savoir comment chaque pensée est
construite à partir de ces conditions, ni comment les hommes passent
d’une pensée à une autre. Il lui faudrait pour cela faire intervenir la
praxis, donc l’histoire, et c’est précisément ce qu’il refuse. Certes, sa
perspective reste historique. Il distingue un avant et un après. Mais il
remplace le cinéma par la lanterne magique, le mouvement par une
succession d’immobilités » (« Jean-Paul Sartre répond », L’Arc, 1966,
no 30 ; dans Les mots et les choses de Michel Foucault. Regards
critiques, 1966-1968, Caen / Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, Presses
universitaires de Caen / IMEC, 2009, p. 76).

19. Il s’agit de l’intitulé de la Chaire que Foucault a occupée au Collège de


France à partir de 1971.

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20. En 1966, Foucault consacre sous ce titre un essai important à l’œuvre


de Maurice Blanchot (voir DE, I, texte no 38 [1966] ; rééd. La pensée du
dehors, Montpellier, Fata Morgana, 1986).

21. L’« encyclopédie chinoise » de Borgès mentionnée dans la préface des


Mots et les choses représente de ce point de vue un passage à la limite
dans la mesure où elle désigne le dehors d’une expérience de pensée sans
dedans : l’impensable par excellence, ou encore le « négatif » (au sens
photographique du terme) à partir duquel l’archéologue développe son
projet d’une histoire des modes d’être de l’ordre. Borgès vient en effet
rappeler que l’ordre n’est jamais définitif, mais qu’il peut toujours être
interrompu. L’archéologie est l’histoire des interruptions de l’ordre.

22. Ce thème de l’expérience littéraire du langage est particulièrement


développé, en un fort écho aux analyses de Maurice Blanchot, dans « Le
langage à l’infini » (dans DE, I, texte no 14 [1963]).

23. Voir notamment Les mots et les choses, chapitre IX, I : « Le retour du
langage » et chapitre X, p. 394 et suiv.

24. Sur cette fonction de « contestation » de la littérature au sein du


dispositif du savoir moderne, voir P. Sabot, Lire Les mots et les choses de
Michel Foucault, ouvr. cité, p. 178-183.

25. En ce sens, Les mots et les choses semblent devoir tomber sous la
même critique que l’Histoire de la folie, celle d’un présupposé
ontologique qui annule ou relativise la perspective historique (voir à ce
sujet l’article de Pierre Macherey, « Aux sources de l’Histoire de la folie :
une rectification et ses limites », Critique, no 471-472, 1986, p. 753-774).
Il reste que, dans l’un et l’autre cas, la fonction des expériences-limites
est justement de rapporter le dedans d’une configuration de pensée à un
dehors qui le borde et qui en propose, selon des modalités
historiquement déterminées, la possible contestation : Artaud n’est pas
« fou » selon les mêmes critères que le fou de la Renaissance, sa folie
affecte un certain régime de pensée, une certaine manière pour la pensée
de se rapporter à elle-même à partir de ce qu’elle suppose être son dehors
– à la fois étranger et constitutif.

26. Le poète et le fou ont « tous deux, au bord extérieur de notre culture
et au plus proche de ses partages essentiels, cette situation “à la limite” –
posture marginale et silhouette profondément archaïque – où leurs
paroles trouvent sans cessent leur pouvoir d’étrangeté et la ressource de
leur contestation » (MC, 63-64). Ils sont témoins d’une nouvelle
expérience, culturelle et historique, du rapport entre le langage et les

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choses. Pour autant, ces deux figures de la limite ne sont pas à mettre sur
le même plan. Foucault les oppose même sur fond de leur
complémentarité essentielle : car si « le poète fait venir la similitude
jusqu’aux signes qui la disent, le fou charge tous les signes d’une
ressemblance qui finit par les effacer » (MC, 63).

27. Voir sur ce point Olivier Dekens, L’épaisseur humaine. Foucault et


l’archéologie de l’homme moderne, Paris, Kimé (Philosophie-
épistémologie), 2003, p. 24-25.

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sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Référence électronique du chapitre


SABOT, Philippe. Ressemblances : l’ordre du Même In : Le Même et
l'Ordre : Michel Foucault et le savoir à l'âge classique [en ligne]. Lyon :
ENS Éditions, 2015 (généré le 30 janvier 2024). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/enseditions/4267>. ISBN :
978-2-84788-717-4. DOI : https://doi.org/10.4000/books.enseditions.
4267.

Référence électronique du livre


SABOT, Philippe. Le Même et l'Ordre : Michel Foucault et le savoir à
l'âge classique. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2015
(généré le 30 janvier 2024). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/enseditions/4252>. ISBN : 978-2-84788-717-4.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.enseditions.4252.
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Le Même et l'Ordre

Michel Foucault et le savoir à l'âge classique


Philippe Sabot

Ce livre est recensé par


Claire Cosquer, Lectures, mis en ligne le 29 janvier 2019 23h00.
URL : https://journals.openedition.org/lectures/19082 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/lectures.19082

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