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Alchimie et philosophie à la Renaissance - Deux hypothèses concernant ... https://books.openedition.

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Vrin
Alchimie et philosophie à la Renaissance | Jean-
Claude Margolin, Sylvain Matton

Deux hypothèses
concernant
l’interprétation
stoïcienne de l’art
tinctorial :
Alexandre
d’Aphrodise et la
villa des Vettii
Jean-Paul Dumont

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p. 327-340

Texte intégral
1 Ce propos est à la fois un et double. Il est double parce qu’il
se propose d’examiner successivement deux objets : un texte,
celui d’Alexandre d’Aphrodise dans le Traité du Mélange, et
une peinture, la fresque priapique placée à l’entrée de la villa
des Vettii à Pompéi, et dont l’audace scabreuse paraît défier
le visiteur. Faut-il se montrer étonné de ce rapprochement
entre l’écrit et la peinture ? L’étymologie du verbe graphein
ne réunit-elle pas écriture et peinture ? Si, pour Platon1,
Hermès est l’inventeur de l’écriture, il l’est aussi de la
peinture2. Et des liens évidents rapprochent aussi alchimie et
peinture : plus tardivement, le traité de Zosime Sur les
divisions de l’art alchimique fait état de la division en quatre
de la philosophie alchimique qui comprend le noircissement,
le blanchiment, le jaunissement et enfin l’iôsis, qui est
davantage la teinture en rouge3 que la teinture en violet4.
Comment ces quatre étapes de l’œuvre ne feraient-elles pas
dans nos mémoires écho à l’émerveillement de Pline l’Ancien
devant la tétrachromie propre aux premiers peintres ?
« C’est avec quatre couleurs seulement, pour les blancs, celui
de Mélos, pour les jaunes le sil attique, pour les rouges la
sinopis du Pont, pour les noirs l’atrament, qu’Apelle, Aétion,
Mélanthios, Nikomachos ont exécuté leurs œuvres
immortelles [...] »5.

2 Que les peintres soient chimistes, cela est évident. Que l’on
puisse établir un rapprochement entre les quatre couleurs
fondamentales de la palette antique et les quatre teintures de
l’œuvre, cela est plus surprenant, mais cela donne aussi à la
peinture une dimension hermétique nouvelle et inattendue :
nous y reviendrons à propos de la peinture pompéienne.
3 Disons encore, avant même d’ouvrir ce dossier, que si les
deux hypothèses que nous osons formuler devaient s’avérer
crédibles, il faudrait faire reculer dans le temps la naissance

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de la théorie alchimique. Généralement et depuis longtemps,


on admet que si les techniques de teinture remontent à
l’ancienne Égypte6, le plus ancien témoignage relatif à l’art
alchimique que constituent les Phusika kai Mustika du
pseudo-Démocrite ne saurait être tenu pour antérieur à
notre Ier siècle, bien que ces écrits soient largement
postérieurs au fameux Bolos de Mendès7 qui aurait vécu au
IIIe siècle av. J.-C. Cependant, la prise en compte des deux
hypothèses ici avancées ne montrerait-elle pas qu’il existe de
bonnes raisons, si l’on en croit le très sérieux Alexandre
d’Aphrodise (qui se situe à la fin du IIe siècle et au début du
IIIe siècle de notre ère) d’attribuer à l’école stoïcienne
l’explication théorique de la teinture en or pratiquée par les
orfèvres, et simultanément de faire remonter la date de
naissance de l’allégorie hermétique au début de la seconde
moitié du Ier siècle, justement avant que le nuage de cendres
ne s’abatte définitivement sur Pompéi8 ?
4 Venons-en à la première pièce du dossier. Elle est constituée
par le texte du Traité du mélange d’Alexandre d’Aphrodise9,
que nous examinons à partir du moment où se trouve fait
état de la façon dont les stoïciens, désignés par le nom du
scolarque Chrysippe, expliquent la formation de la notion
commune de mélange total.
5 Dès les premiers travaux que j’ai été amené à conduire dans
le cadre du séminaire lillois sur les Catégories de la Pensée
antique et sur les formes archaïques de la rationalité, j’avais
été surpris de constater à quel point les outils conceptuels
forgés par la physique stoïcienne étaient, mieux que bien
d’autres, capables de fonder une forme rigoureuse de
spéculation alchimique. Certes, je m’intéressais depuis
longtemps à la littérature alchimique en latin ; j’avais eu,
sans songer nullement à devenir un adepte, le privilège de
rencontrer à plusieurs reprises chez mon maître Aimé Patri,
le meilleur connaisseur de cette tradition, Eugène Canseliet,
qui nous avait autorisés à l’époque à révéler (dans une étude

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demeurée inédite) qu’il était lui-même l’auteur des livres


portant la signature de Fulcanelli. Plus tard, je m’étais
intéressé particulièrement à l’Œdipus chemicus de Jean-
Joachim Becher10, où j’avais relevé les signes d’une
réinterprétation stoïcienne des concepts aristotéliciens de
matière et de forme, et la présence de références à la théorie
stoïcienne du mélange, dont j’avais attribué la résurgence à
la large diffusion, au début du XVIIe siècle, de la Manuductio
et de la Physiologia stoïcorum de Juste Lipse11. D’autres
preuves significatives ont été depuis recueillies et
interprétées philosophiquement par M. Bernard Joly, qui
s’est attaché à vérifier cette hypothèse.
6 Pour bien comprendre la théorie stoïcienne du mélange, il
convient de la replacer dans son contexte historique qui est
la critique de la conception aristotélicienne du sunolon 12. Le
refus de concéder quelque réalité que ce soit à une entité ou à
une cause qui serait dépourvue de consistance ou de réalité
matérielle aurait dû normalement conduire l’ancien Portique
à rejeter l’idée que l’ousia ou substance est un composé de
matière et de forme, ou, plus exactement, est analysable par
la pensée causale en matière passive et en forme conférant à
cette matière sa configuration et ses qualités. Or c’est tout le
contraire qui se produit, selon une méthode que nous
verrons à l’œuvre tout à l’heure à propos du mélange,
laquelle entend conserver tout ce qu’elle paraîtrait concourir
à détruire. Si l’on conserve en effet le modèle péripatéticien
de mélange de forme et de matière et si, en même temps, on
rejette l’existence de tout ce qui n’est pas matériel, il faut
alors que la forme se matérialise et ait le statut d’une
matière. Cela revient à dire que, seul un corps pouvant agir
sur un corps, et seule une matière étant capable de faire
éprouver un pâtir à la matière, forme et matière sont deux
réalités corporelles. Il devient nécessaire d’expliquer toute
réalité substantielle par l’effet de deux principes, l’un actif et
l’autre passif, dont le premier est la substance non qualifiée,

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c’est-à-dire la matière au sens aristotélicien, et l’autre, le


principe actif ou le Logos qui est Dieu13, qui « se trouve mêlé
à la matière, se trouve répandu à travers elle, lui procure
configuration et forme et devient cause agissante du
monde »14. Ces deux principes s’articulent chacun en deux
éléments : la terre et l’eau en ce qui concerne la matière
passive, l’air et le feu en ce qui concerne le principe actif.
C’est à partir de ces quatre éléments que seront composés
ensuite les corps.
7 Touchant ces éléments, le texte d’Alexandre d’Aphrodise qui
retient ici notre attention, apporte une précision capitale en
faisant jouer le couple atonos-eutonos que l’on essaie
généralement de traduire par inerte et par élastique, – le
tonos étant la tension unifiante ou unissante, comme le dit
Origène15, et par là productrice d’une totalité – et que des
lecteurs partageant des intérêts alchimiques ne peuvent
manquer de penser en termes d’opposition entre le volatil et
le fixe. Alexandre en effet écrit : « Ils disent encore que des
quatre éléments, le feu et l’air, qui sont subtils, légers et
eutones, se diffusent totalement dans toute l’étendue des
deux autres, l’eau et la terre, qui sont compacts, lourds et
atones-, et cependant, ces éléments gardent [en cette
diffusion] leur caractère propre et leur continuité »16.
Concrètement, si l’on peut dire, cela signifie que l’élément
terreux ou aqueux est une matière labile, incapable de
subsister par elle-même, et qu’il faut, pour qu’un corps
terreux ou aqueux soit maintenu à l’existence, que l’élasticité
d’un lien ou d’un réseau igné ou aérien (nous dirions
aujourd’hui gazeux) maintienne à l’existence et relie entre
elles les molécules élémentairement terreuses ou aqueuses.
On peut imaginer une colle comme celle d’Aphrodite dont
parle Empédocle17, ou songer à la propriété de coller et
d’agglutiner propre au sperma, et dont Anaxagore se sert
pour expliquer la formation des embryons mâles18. On
connaît la postérité de ces métaphores de la semence et de la

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coagulation.
8 C’est ici qu’intervient un autre concept qui va jouer un rôle
décisif : la notion de hexis, que l’on traduit généralement,
faute de mieux, par qualité déterminante, et qui paraît venir
presque en droite ligne duperiechein d’Anaximène : « De
même que notre âme, qui est d’air, nous soutient (sugkratei
hèmas), de même le souffle et l’air enveloppent (periechei) la
totalité du monde »19.
9 Plutarque conserve une citation du Péri hexeôn de
Chrysippe : « Les hexeis ne sont pas autre chose que des gaz
(aera). C’est par eux que les corps sont contenus
(sunechetai) – c’est à dire sont fixés – par l’effet de la hexis.
Que chacun des corps ainsi fixé par la hexis possède une
qualité, la cause en est l’air (ou le gaz) fixateur qu’on appelle
dureté dans le fer, consistance dans la pierre et blancheur
dans l’argent »20. Il faut noter alors que la hexis qui
caractérise le règne minéral fournit un modèle de contenant
qualifiant, transposable aux règnes supérieurs. Chez les
végétaux ou les plantes, la qualité s’appelle alors phusis, chez
les animaux psuchè, chez les hommes nous ou dianoètikè
dunamis21. Pour expliquer la génération de l’animal dans la
matrice, Chrysippe estime que le sperme attire à lui la
matière et lui donne configuration en la remplissant des
logoi qui lui sont propres22. Pour interpréter la naissance de
l’animal en termes de passage de la phusis ou puissance
végétative (car l’embryon est une plante), à la puissance
animée qu’est la psuchè, Chrysippe explique que le nouveau-
né plongé dans l’air froid environnant se trouve, par l’effet de
ce bain réfrigérant qui évoque la trempe du fer, refroidi et
animé23, ce qu’illustre l’étymologie de psuchè qui est
rapportée à psuchron (le froid). Que la teinture par
immersion, ou baphè, s’applique aussi bien à la modification
hectique du mélange (et une fois ainsi baptisée l’épée reçoit
un nouveau nom) qu’à la transformation profonde que
suppose le passage d’un règne à l’autre, manifeste le pouvoir

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de la qualité déterminante qui peut, en se mélangeant à la


matière, lui donner une structure et une qualité nouvelles,
produisant une substance améliorée par la présence de la
matière formelle, active et divine. Ce principe divin est à la
fois raison séminale et logos tout court, et quand le mélange
ainsi gouverné s’élargit aux dimensions du cosmos ou du
Tout, il reçoit le nom de destin (heimarmenè).
10 Sur quoi cette théorie stoïcienne se fonde-t-elle ? Le texte
que nous interrogeons apporte une réponse : le concept
fondateur est la notion commune de krasis di holon 24.
Comme tout concept doit, pour le stoïcien, avoir une origine
empirique et correspondre soit à une évidence, soit à un
transfert ou une transposition opérés à partir des évidences
en procédant soit par ressemblance, soit par combinaison,
soit par analogie25, il faut, pour valider la notion de mélange
total, rendre compte de sa genèse qui, nous allons le voir, est
analogique.
11 Le point de départ est fourni par l’observation de deux types
de mélange. Le premier correspond à l’agrégat, ou mélange
par juxtaposition (parathesei mixis). Ce mélange de type
purement mécanique et physique (au sens moderne), illustré
par la mise dans le même sac de grains de blé et de fèves,
présente un caractère positif et un caractère négatif. Ici, les
composants conservent leur individualité propre, de telle
sorte que je peux ensuite séparer les éléments, mais ce
mélange n’a rien d’homogène ou d’intime, et c’est à peine si
l’on peut dire que sont mêlés des éléments simplement
juxtaposés.
12 Le deuxième type de mélange est constitué par la
combinaison que l’on pourrait aujourd’hui appeler chimique
{sugchusei mixis). L’avantage d’un tel mélange est la fusion
complète des composants, mais son défaut tient au fait que
dans ce produit nouveau ainsi obtenu, les composants
perdent complètement leurs qualités singulières et propres.
Tel est le cas de la plupart des remèdes pharmaceutiques.

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13 Or justement, note Chrysippe, nous pouvons former à partir


de ces deux mélanges l’idée d’un troisième type de mélange :
« Chrysippe dit enfin qu’il se produit certains mélanges où
les substances [composantes] tout entières, ainsi que leurs
qualités, se trouvent coétendues les unes aux autres, bien
que chacune des substances et chacune de leurs propriétés
demeurent, en un tel mélange, ce qu’elles étaient
primitivement. Parmi les mélanges, c’est celui-là, dit
Chrysippe, qui est proprement une mixtion (krasis) ; que
deux ou plusieurs corps, en effet, soient coétendus les uns
aux autres, chacun d’eux étant, en totalité, diffusé dans
chacun des autres, pris également en sa totalité, et cela de
telle manière que chacun de ces corps garde, au sein même
du mélange, son existence substantielle propre et les qualités
qui résident en cette substance, voilà le seul mélange qu’il
nomme mixtion. Car c’est le propre des composants d’un
mixte de pouvoir être, derechef, séparés les uns des autres, et
cela provient uniquement de ce que ces corps mélangés
gardent leurs natures au sein du mélange »26.

14 Il est clair que ce concept de mélange analogiquement formé


à partir des deux premiers types, entend réunir les avantages
de l’un comme de l’autre. On pourrait croire que c’est là une
prétention vaine et illusoire, mais Chrysippe repousse
justement l’objection en disant que ce concept de krasis est
une notion commune, ce qui exclut l’inexistence de la réalité
à laquelle elle correspond. Et Alexandre d’Aphrodise
d’ajouter :
« Quant à cette coextension des corps mélangés, il admet
qu’elle se produit de telle manière qu’en chacun des corps
mélangés qui se compénètrent l’un l’autre, il n’existe aucune
partie qui ne participe de tous les corps existant dans un tel
mélange ; car s’il n’en était pas ainsi, le produit ne serait
nullement un mixte, mais un agrégat. »27

15 Ce modèle de la coextension décrit très exactement la


manière dont la héxis enveloppe la matière passive : les
exemples allégués ici concernent la façon dont la substance

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propre de l’âme diffuse à travers le corps, comment la phusis


végétale se mélange à la plante, comment le feu échauffe le
fer, comment les poisons et les odeurs diffusent totalement,
et, plus généralement, comment les deux éléments eutones –
le feu et l’air – se mélangent entièrement à l’eau et à la terre
qui sont atones, tout en conservant, en dépit du caractère
total de la fusion, la qualité singulière qui leur est propre.
16 À ce point de l’exposé, et avant même d’aborder le passage
relatif à la transmutation en or, il paraît de bonne méthode
de formuler quatre conclusions.
17 Premièrement, l’ousiologie du Portique conserve deux
exigences propres au Lycée : le dualisme de la forme et de la
matière et le statut de composé propre à la substance. Cela
explique par ailleurs que le vocabulaire de la forme et de la
matière, ou de l’agent et du patient, ne doit pas être entendu
en un sens exclusivement aristotélicien par les interprètes de
la tradition alchimique ultérieure.
18 Deuxièmement, bien que certains témoignages tiennent les
principes pour « incorporels et sans forme »28, ce qui
s’explique par l’intention de réserver la corporéité aux
éléments proprement dits, dont le mélange forme les corps,
la philosophie première du Lycée (on peut l’appeler
métaphysique) est ramenée à une physique. D’un point de
vue théorique, cela signifie que l’analyse du composé n’est
plus du ressort d’une spéculation noétique ou d’une theoria,
mais peut devenir physique ou même chimique : l’ancienne
métaphysique entre au laboratoire29.
19 Troisièmement, la physique stoïcienne renoue avec les
modèles ioniens construits par Anaximène et Héraclite. Le
principe était pour Anaximène l’air enveloppant et
synhectique, pour Héraclite le feu ou Logos. Le feu est de
nature active et divine, et l’on sait qu’Héraclite est
l’inspirateur de l’Hymne à Zeus de Cléanthe. Le feu est
semence, ce qu’exprime aussi l’ancienne théorie de
l’ekpurôsis. Lorsque l’idée d’une conflagration universelle est

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abandonnée à partir de Diogène de Babylone, le feu


s’assimile au Bien des Académiciens et du Lycée : il est le
principe universel de la génération des substances, l’artisan
providentiel de leur bonne santé, et il est dit Dieu parce que
l’accusatif Dia s’écrit et s’entend comme la préposition qui
signifie la cause, et que l’on retrouve aussi dans le verbe
dièkein (être répandu et mélangé comme une héxis ou
comme un pneuma)30 qui rapporte à Zeus l’excellence de la
causalité.
20 Quatrièmement, si Zeus, ou la cause divine, se mêle à la
totalité du monde31 et prend les formes de pneuma, de nous,
de psuchè, de phusis et enfin plus généralement de hexis, la
notion commune de krasis exige que la qualité propre de la
cause du mélange subsiste toujours dans sa pureté. Cela veut
dire notamment qu’au laboratoire il demeure toujours
possible de ramener le mélange à l’état naissant selon la
démarche à rebours de l’écrevisse (kèrotakis32), qui permet
la reincrudatio et, plus anciennement, la distillation par le
recours aux divers alambics. L’alambic est l’appareil qui
permet d’isoler la hexis, c’est-à-dire le sperme, ou encore
l’agent fixateur ou coagulateur. Lorsque Pline33 décrit les
propriétés dissolvantes du vif-argent capable de percer les
vases, il note que tous les métaux flottent dans le vif-argent,
excepté l’or qui est le seul à l’attirer à lui ; ensuite, quand
toutes les impuretés qui surnagent sont ainsi éliminées, il ne
reste plus qu’à séparer le mercure de l’or, par transsudation à
travers des filtres de peaux, de sorte qu’il laisse subsister l’or
pur : « purum relinquit aurum ». Pour qu’une telle
opération soit théoriquement possible, il faut que l’or soit
une hexis, c’est-à-dire un agent tinctorial demeuré pur au
sein du mélange que constitue le minerai.
21 Disons pour en finir que la célèbre formule des Phusika kai
Mustika : « une nature est charmée par une autre nature »,
que le Père A.-J. Festugière interprète en termes de
sympathie démocritéenne34, parait davantage relever de

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l’interprétation stoïcienne du mélange. Car notamment,


contrairement aux idées reçues, les termes de sympathie et
d’antipathie n’apparaissent jamais dans les témoignages et
les fragments de Démocrite, mais seulement une fois,
comme titre de l’ouvrage de Bolos35.
22 Venons-en maintenant au passage, décisif pour notre
propos, du témoignage d’Alexandre d’Aphrodise36. Voici la
traduction que j’en propose :
« Ceux qui accordent crédit à cette conception apportent
comme preuve que nombreux sont les corps qui conservent
leurs qualités propres tout en se trouvant présents dans des
masses visiblement plus petites ou plus grandes, ce que l’on
observe pour l’encens : sa combustion le sublime alors qu’il
garde en un volume beaucoup plus grand sa qualité propre.
Nombreux aussi sont les corps qui sont par eux-mêmes
incapables d’accroître leur dispersion sans le secours
d’autres supports. Tel est assurément le cas de l’or : mêlé à
certaines substances chimiques, il devient capable d’une
expansion et d’une sublimation bien plus considérables que
ne le pourrait faire le martèlement en feuilles.
Puisqu’il en est ainsi, il ne faut pas s’étonner, disent-ils, que
certains corps secourus par d’autres puissent s’unir
totalement en conservant leurs qualités propres, de sorte
qu’ils soient en coextension totale dans le mélange, même si
certains ne sont présents qu’en infime quantité et
impuissants par eux-mêmes d’une aussi grande diffusion,
tout en conservant leurs qualités propres37. Il en va ainsi de
la goutte de vin largement dissoute dans la coupe, et à
laquelle le secours de l’eau permet une aussi large
diffusion. »

23 Ici, Alexandre fait état de la manière dont la théorie


stoïcienne du mélange est reçue par d’autres qui se fondent
sur l’analogie avec la combustion de l’encens pour expliquer
la supériorité de la dorure par teinture, par opposition à la
dorure à la feuille. L’exemple de l’encens sert à établir que,
par sa combustion qui le sublime et le dissipe (c’est le sens
du verbe leptunesthai, employé ailleurs aussi bien pour

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décrire le fin broyage que la coction et la digestion), il


acquiert une puissance odorifère qui lui permet, en se mêlant
à l’air du temple, de changer la hexis de cet air en le
parfumant. La krasis ainsi réalisée est un mélange
ressemblant à la teinture de l’air par un principe hectique, lui
même aérien et igné. Si l’on transporte cet exemple sur la
pratique de la dorure, on voit que la dorure à la feuille qui
s’obtient par martèlement et qui n’affecte pas la hexis de
l’objet, mais seulement sa surface – de même que la peinture
est inférieure à la teinture – est loin d’avoir l’efficacité de la
technique tinctoriale. L’or, ayant subi une digestion et une
coction qui le réduit à sa plus simple expression, se trouve
mélangé à des pharmaka (aujourd’hui nous dirions presque
des catalyseurs) qui multiplient sa force d’expansion. Ces
pharmaka peuvent être tenus encore pour les excipients ou
les supports de la teinture.
24 En tout cas la technique est bien baphique, où l’or pulvérisé
(comme plus tard la poudre rouge de la pierre des
alchimistes) joue le rôle de teinture ou de pneuma
baphikon38. On songe irrésistiblement à la formule des
Phusika kai Mustika : « Nous nous donnâmes un mal fou
pour savoir comment se conduisent et s’unissent les ousiai et
les phuseis »39. La notation d’Alexandre atteste le lien établi
entre l’interprétation philosophique élaborée par le Portique
grâce à son modèle du mélange, et la dernière phase de la
teinture qui est l’iôsis, teinture en pourpre (à rapprocher de
ios que Pline traduit par virus40).
25 Pour achever notre enquête, venons-en à la seconde
dimension du terme de graphè et passons des textes écrits à
la peinture.
26 Si la pratique de l’allégorie constitue bien un des aspects
marquants de la spéculation qu’on dira plus tard alchimique,
il faut s’attendre à trouver dans un des hauts lieux de la
peinture romaine impériale des traces de cette second
activité. C’est pourquoi notre enquête va nous conduire dans

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la Pompéi de la dernière période (64- 79) à la villa des Vettii,


l’une des plus riches demeures de la ville avec la villa de
Ménandre, et d’où provient aussi une grande partie des
pièces d’orfèvrerie conservées au Musée national
d’Archéologie de Naples.
27 Au seuil de cette villa, au-dessus du linteau de la porte
d’entrée du vestibule, le visiteur est accueilli par une
peinture dont l’indécence apparente pourrait faire douter des
bonnes mœurs du propriétaire des lieux. Cette
représentation, qui a longtemps passé pour délibérément
obscène41, est restée assez longtemps cachée aux visiteurs
non avertis, et seuls les hommes et les femmes mariées
étaient autorisés à jeter un bref coup d’œil sur cette figure
que l’on croyait propre à orner un lupanar. En fait, si Pompéi
abrite ce genre de maisons, c’est dans le quartier des thermes
de Stables et dans les rues tortueuses de la vieille ville qu’il
faut chercher la trace des servantes de Vénus.
28 Le temps a préservé la représentation, en rouge, jaune, vert,
violet et noir sur fond bleu, d’un jeune homme d’allure plutôt
hermaphrodite (la tunique est drapée sur une poitrine peut-
être féminine), tenant à la main droite une balance où il pèse
un sexe de taille impressionnante. Sous l’avant-bras gauche
est glissée une verge, une virga ayant l’apparence d’un bâton
de voyage, dont le pénis est le prolongement. Le personnage,
barbu et chevelu, est coiffé d’un pileum rouge réservé aux
hommes, et qui est proprement un bonnet phrygien. Le
personnage s’appuie contre une borne près de laquelle est
posé verticalement le baculum propre aux acteurs
représentant des personnages royaux : c’est le skeptron des
Grecs. Les chaussures de marche désignent un voyageur.
Sous la balance, une corbeille de fruits à l’aplomb de l’ansa,
détruite par le temps, et qui servait à tenir le fléau de la libra.
Dans l’autre plateau de la balance, un contrepoids non
identifié, mais parfaitement identifiable, dont la forme n’a
pas changé de Pompéi à Jérôme Bosch ou au Mutus liber, et

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qui est le mastarion en verre, ici de couleur blanche et


laiteuse, présent dans tout laboratoire où s’effectuent des
opérations chimiques. Le sommet du mastarion est orné
d’une inflorescence dont on trouve la réplique à l’extrémité
supérieure du baculum.
29 Dès ma première (et unique jusqu’ici) rencontre avec cette
provocante peinture, j’ai ressenti l’impression, qui devrait
être partagée, de me trouver sans contredit au seuil d’une
demeure philosophale dont l’entrée s’ornait de l’image non
pas tant d’Hermès lui-même, que du serviteur ou plutôt de
l’adepte, ce maître de l’art et cet initiateur que l’iconographie
“chymique” traditionnelle continuera à coiffer du bonnet
phrygien. Le sexe masculin d’abord ne saurait être un priape
rappelant celui des Hermès mutilés par Alcibiade et ses
compagnons : s’il s’agissait d’un membre viril d’une telle
taille, il devrait être érigé comme un ithyphalle et non incliné
vers le bas, à la rencontre de la corbeille où sont disposés les
fruits. L’extrémité de ce pénis, avec son rétrécissement final
destiné à permettre un goutte à goutte, et précédé d’un
renflement, représente très exactement le bec d’un alambic
de la forme de celui de Synésius42. Dans le manuscrit
Parisinus græcus 2327, où cet alambic est représenté,
Berthelot relève la notation : συναρµόζεται τώ βοταρίω
ύάλινον δργανον δχων µαστάριον43, que je traduis : « il
s’ajuste étroitement au botarion (le matras), un instrument
de verre en forme de mastarion (c’est à dire de sein de
femme) ». Ce que Berthelot commente en disant : « Cet
instrument est muni d’une gorge, ou rainure circulaire,
destinée à récolter des liquides condensés et à les conduire
dans la tubulure qui aboutit au récipient. C’est un appareil
qui est encore en usage aujourd’hui »44. Sur la fresque des
Vettii, la représentation de cette rainure circulaire est
parfaitement visible. Non seulement le symbolisme sexuel
est évident, mais il est l’allégorie de la génération, c’est-à-
dire de la fixation par la semence mâle du mercure volatil et

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féminin. De même Plotin notera : « Ils [les anciens sages]


représentent l’ancien Hermès avec l’instrument de la
génération sans cesse en activité, afin de montrer que le
géniteur du monde sensible est le logos intelligible, tandis
que la matière inerte voit sa stérilité représentée par les
eunuques qui l’entourent »45.
Pompéi – Peinture murale au dessus de la porte
d’entrée de la villa des Vettii

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30 Ce sont les deux matières des stoïciens, ou encore la cause et


la matière, qui s’unissent pour produire les fruits, ces fruits
dorés au soleil et disposés dans la corbeille.
31 Dans son étude des Trente-cinq chapitres de Zosime à
Eusébie, le Père A.-J. Festugière relève la première notation
relative à Hermès, qui est la suivante : « Toute vapeur
sublimée (aithalè) est un pneuma et telles sont les qualités
baphiques et tinctoriales. C’est ainsi que le divin Démocrite
parle du blanchiment et Hermès de la fumée »46. La source
de Zosime est de même origine que celle du texte
d’Alexandre d’Aphrodise, antérieur, que nous lisions tout à
l’heure. Le Père A.-J. Festugière traduit par vapeur sublimée
le terme d’aithalè en se fondant sur Liddell et Scott qui
renvoient au traité de Zosime Peri aithalôn47. Mais le mot
aithalè désigne au premier chef la cendre et les deux résidus
de l’incinération, à la fois la poussière et le résidu
odoriférant, oxydant et actif qui sert de principe tinctorial. Et
il n’est pas nécessaire d’insister sur les connotations du
terme de pneuma. Nous avons bien affaire ici, sur le mur des
Vettii, à une figuration de la teinture.
32 Le deuxième élément tout à fait significatif est constitué par
la balance. On connaît le signe de la Balance –. Ce symbole
désigne, dans le tableau dressé par Dom Pernety48, le vitriol
romain, la sublimation, le nombre 7 et la planète Hermès.
Dans son étude du septième signe du zodiaque, qui est la
balance, le citoyen Dupuis note que « selon Columelle la
Balance se situe à l’équinoxe de printemps »49 et que Théon
« situe l’équinoxe au 25 du mois Thoth sous la Balance »50.
33 Si l’on veut bien se souvenir que dans la littérature stoïcienne
tardive le nombre 7 représente le kairos, on ne s’étonnera
pas de la portée astronomique de la présence ici de la
Balance. Le kairos ne se réduit pas à un instant : il est une
période de temps, une heure qualifiée ou encore une
saison51. Le Père A.-J. Festugière, encore lui, attire notre

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attention52 sur l’incipit du petit traité de Zosime intitulé :


Doit-on en n’importe quel kairos entreprendre l’œuvre ?
53
Zosime écrit :
« Il est nécessaire d’examiner aussi la question de périodes
favorables. Le pneuma, disait [Hermès ?] doit être séparé de
la fleur par les rayons du soleil et doit macérer jusqu’au
printemps. Alors en tout temps favorable il doit être exposé
au feu afin que l’or soit bon pour l’usage. C’est le grand soleil,
dit-il, qui est l’agent de cela, car c’est par lui que la
génération s’accomplit. Écoute ce que dit Hermès :
“l’amollissement des substances passives se fait par le
froid...” Il dit ensuite à propos de l’or : “C’est de cette
manière qu’agit la cause active du Tout” ».

34 Ce texte dont le Père A.-J. Festugière a esquissé l’analyse


philologique, et qui demanderait sans doute une étude plus
approfondie, me revenait justement en mémoire en
pénétrant dans la maison des Vettii. Le visiteur rencontre la
figure d’un hermaphrodite qui est à la fois le symbole
d’Hermès et du kairos, et qui indique que le logos est l’esprit
tinctorial, agent de l’œuvre au laboratoire comme il l’est dans
le cosmos.
35 Les autres symboles se laissent plus aisément expliquer. La
virga, cette baguette inclinée dans le prolongement du pénis,
a le pouvoir de la baguette d’or dont parle l’ Hymne
homérique à Hermès : « Ensuite je te donnerai une verge
magnifique faite d’or, à trois feuilles et inviolée, qui te servira
à accomplir toutes les opérations divines, en parole comme
en actes, et qui comptent parmi les biens »54. Cette tradition
est remise à la mode par les poètes romains Virgile, au chant
IV de l’Enéide55, et Horace, dans une ode56. La tradition
romaine souligne que la baguette d’or exerce son empire sur
l’air, levem turbam dit Horace, ce qui justifierait peut-être
les ailes des Amours que le visiteur retrouve à l’intérieur de
la villa.
36 Ce symbolisme de la virga est renforcé par la présence du
baculum ou skeptron, orné comme dans la tradition

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homérique d’une inflorescence placée au sommet. On note


qu’une autre inflorescence de type semblable est visible au
sommet du mastarion, et que sa signification précise nous
échappe. Faut-il y voir un de ces dessins mystiques comme
ceux des manuscrits dont Berthelot nous offre les
décalques57 ? A leur propos, Berthelot parle d’un « dessin
mystique formé par l’assemblage de divers signes destinés à
représenter une opération chimique ; on dirait une sorte
d’équation chimique, analogue aux équations atomiques et
renfermant comme les nôtres les symboles des corps
intervenants ».
37 Il resterait à rendre compte du symbolisme du bonnet
phrygien. Le pileum, sous son apparence phrygienne, coiffe
couramment les artisans romains, bien que son origine soit
grecque. Plus remarquable est sa couleur rouge, qui évoque
l’œuvre au rouge et la teinture en pourpre que l’alchimie
postérieure désignera par l’expression crête de coq58. Si ce
rouge fait référence à Hermès, il faut alors penser au coq
tenu pour l’un des attributs d’Hermès, et songer au sacrifice
du coq jaune et du coq blanc que les Égyptiens offrent à
Anubis et à Hermanubis, d’après Plutarque59. Je ne sais si un
rapprochement pourrait être établi entre le sacrifice des coqs
blanc et jaune et le blanchiment et le jaunissement qui
précèdent la teinture au rouge. Le coq d’Hermès fait penser
aussi à la dette de Socrate et de Criton envers Esculape. Il est
tout à fait remarquable que dans la tradition ultérieure le
bonnet soit devenu la coiffure des doctes et que le bonnet
phrygien se retrouve un grand nombre de fois dans la
tradition iconographique de l’alchimie60.
38 Si cette interprétation de la figure vestibulaire qui occupe ce
que l’on pourrait métaphoriquement nommer le tympan de
la villa des Vettii, est tenue pour plausible – et ce qui est le
plus frappant n’est pas la lecture de tel ou tel détail isolé du
tableau, mais la rencontre de tous les traits ainsi liés
ensemble et qui finissent par constituer l’enchaînement d’un

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discours significatif –, c’est la maison tout entière qui doit


être revisitée. Il se pourrait notamment que la petite salle
située à droite du jardin central remplaçant l’atrium, et qui
abrite les petites fresques sur fond noir ou rouge, dites
fresques des Amours, renferme des illustrations d’opérations
relatives à l’art alchimique, ou à ce qui portera ce nom. Je
pense principalement à l’Amour pharmacien, à l’Amour
orfèvre et aux Amours forgerons. La douzaine d’autres
opérations qui s’y trouvent peintes paraissent illustrer des
opérations liées à l’agriculture et destinées, comme dans le
cas des Amours vendangeurs, à permettre l’extraction de
sucs et d’acides organiques, comme ceux que mentionne
Pline, au livre XXXIII de l’Histoire naturelle qui traite des
métaux. Et si tel est le cas, c’est en grande partie notre
conception de l’allégorie mythologique pratiquée par les
peintres campaniens qui demande à être revue du point de
vue de la symbolisation scientifique et philosophique.
39 Il convient de mettre ici un terme à la formulation de ces
hypothèses qui peuvent paraître suprenantes sinon
choquantes. Je dirai simplement, pour conclure, que
l’alchimie antique entendue comme théorie du logos paraît
offrir à la fois une justification rationnelle de l’art tinctorial –
la théorie succédant à la pratique qu’elle s’efforce
d’interpréter après coup – et, en même temps, une
représentation allégorique de cette construction spéculative.
Elle doit pouvoir remonter sinon à Chrysippe, du moins au
moyen Portique, et sinon aux débuts du Portique romain, du
moins au Ier siècle de notre ère, ainsi que l’attestent le texte
et l’image, les suggrammata philosophiques comme les
grammata colorés.

Notes
1. Voir sur ce point, entre autres sources, Platon, Phèdre, 274c.
2. Ibid. 275d.
3. A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste, I, Paris, 1944,

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p. 234.
4. M. Berthelot, Collection des anciens alchimistes grecs, Paris,
1887-1888, (abr. C.A.A.G.), II, 219, 16-17 et III, 212, §5.
5. Pline, Histoire naturelle, XXXV, 32 (trad. Ph. Heuzé, Pompéi ou le
bonheur de peindre, Paris, 1990, p. 53). De la même façon, dans son
commentaire du fragment B XXIII d’Empédocle, E. Bignone, Empedocle,
Torino, 1916, p. 417, rapproche les quatre couleurs de la théorie des
quatre éléments et de la quadruple racine. Voir encore Zosime, Sur les
illusions de l’art alchimique, M. Berthelot, C.A.A.G., II 219, 13 et sv.
6. Voir par ex. E.O. von Lippmann, Entstehung und Ausbreitung der
Alchemie, I, 1919, II, 1931.
7. Diels – Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, 78, trad. J.-P.
Dumont, Les Présocratiques, Paris, 1988, p. 978, et A.-J. Festugière, op.
cit., pp. 225 et sv.
8. Une première éruption se produit en 63 ; la catastrophe définitive
survient en 79 : c’est de ces quinze dernières années que l’on peut dater la
peinture qui nous intéresse.
9. Les références sont données, pour faire plus court, au texte de l’édition
Bruns reproduit par I. von Arnim dans Stoicorum veterum fragmenta
(abr. S.V.F.), Vienne, 1902, t. II, p. 154. Comme pour les autres traités
stoïciens, les références comportent trois indications : le tome, la page et
la ligne. L’édition récente de R.B. Todd, Alexander of Aphrodisias on
stoïc physics, Leiden, 1976, renvoie à l’édition de Bruns, p. 217, 13 et sv.
10. La Magie et ses langages, textes réunis par Margaret Jones-Davies,
Université de Lille III, P.U.L., ENS Fontenay, 1980, pp. 1-23.
11. Les deux traités sont lisibles au commencement et à la fin de l’édition
des Œuvres de Sénèque par M.N. Bouillet, Paris, 1830, dans la Collection
Lemaire. Voir encore L. Zanta, La Renaissance du stoïcisme au XVIe s.,
Slatkine reprints, 1975.
12. Aristote, Métaphysique, Z XI. 1037a 21 et sv.
13. Diogène Laërce, Vies VII, 134 ; S.V. F. II, 300, 8.
14. Alexandre d’Aphrodise, De Mixtione, 224, 32 ; S.V. F. II, 112, 26.
15. Origène, De Oratione II, 368 ; S.V. F. II, 115, 5.
16. S.V. F. II, 115, 32 ; à rapprocher de Galien, S.V. F. II, 144, 26 et
Plutarque, Ibid. II, 146, 32.
17. Empédocle B XXXIV, cité au livre IV des Météorologiques d’Aristote.
Et si l’on se réfère à la lecture théophrastienne d’Empédocle (A LXXXVI,

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Du sens, § 12) : « mélange, sensation et croissance devraient être


identiques ». Peut-être faudrait-il faire remonter à l’agrigentin la
conception stoïcienne du mélange.
18. Anaxagore A XLII, § 12.
19. Anaximène B II.
20. S.V. F. II, 147, 39.
21. Philon d’Alexandrie, Allégories des lois, II, § 22, S.V. F. II, 149, 34.
22. Simplicius, Commentaire des Catégories d’Aristote, 78 B, S.V. F. II,
161, 29.
23. Voir les témoignages regroupés par von Arnim dans le chap. intitulé
anima refrigeratione orta, S.V. F. II, 222.
24. S.V. F. II, 154, 19 ; et encore le témoignage de Stobée, II, 153, 12.
25. Le témoignage le plus complet sur ce point est celui de Sextus
Empiricus, Contre les Géomètres, 40 ; à rapprocher de H.P. I, 78 : Contre
les Logiciens II, 56 ; et Diogène Laërce, Vies, VII, 52.
26. S.V. F. II, 154, 19-28, cité dans la traduction de P. Duhem, Le
Système du monde, I, nouveau tirage, s. d., p. 306.
27. S.V. F. II, 154, 36- 155,4.
28. Diogène Laërce, Vies, VII, 134, S.V. F. II, 111,4.
29. On sait que pour Aristote la séparation de la forme et de la matière
s’accomplit notamment lors de la sensation, le sens saisissant la forme
sans la matière. Parallèlement, si l’on considère de près les témoignages
stoïciens relatifs à la vision (J.-P. Dumont, « La stoïcienne
d’Herculanum, un regard au vestiaire des thermes », dans Du banal au
merveilleux, Mélanges offerts à L. Jerphagnon, ENS Fontenay, déc. 1989,
pp. 63-75), on s’aperçoit que le principe actif de la vision est constitué par
l’esprit (le pneuma) issu de l’œil comme un prolongement de
l’hégémonique, et qui rentre en contact avec la hexis de l’objet perçu,
procurant ainsi une représentation compréhensive susceptible pourtant
d’altération, dans le cas de troubles de la vue.
30. Voir 5. V.F. Il, 112,29 ; 137,30 ; 145, 17 ; 155,29 ; 157, 7 etc.
31. Aétius, Placita, I, 7, 33 ; S.V. F. II, 306, 22.
32. M. Berthelot, C.A.A.G., II, 60, 21.
33. Pline, H. N. XXXIII, 32.
34. Op. cit. p. 231.
35. Démocrite B CGC, 4.

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36. S.V. F. II, 155, 4-24. Curieusement, ce passage n’a pas été traduit par
P. Duhem, Op. cit., p. 307.
37. De la même façon, le mélange du principe séminal avec un
pharmakon définit la semence animale ou humaine : « La semence de
l’homme, émise par l’homme avec une humeur, se mélange avec les
parties de l’âme selon la même proportion que ces parties présentaient
chez des ancêtres. Chrysippe, au livre II de la Physique, dit que, quant à
sa substance, la semence est un pneuma ». Diogène Laërce, VII, S. V. F.
II, 211, 21.
38. L’interprétation minimale serait celle d’une chrusou katabaphè :
« teinture en or superficielle et opérée par voie humide » (Berthelot,
C.A.A.G. I, 23), mentionnée par le Papyrus X de Leyde.
39. M. Berthelot, C.A.A. G. II, 43,10.
40. Op. cit. I, 254-255.
41. On l’intitulait : “La pesée du priape”.
42. M. Berthelot, C.A.A.G. I, 164.
43. fol. 33 verso.
44. M. Berthelot, C.A.A.G. I, 164.
45. En. III, 6, 19, 25.
46. Rév. Herm. Trism., op.cit. I, 243 et M. Berthelot, C.A.A. G. II, 150, II.
47. Ibid. II, 250.
48. Dom Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique, Paris, 1758, pp. 98 et
sv.
49. Dupuis, Origine de tous les cultes, Paris, An III, VI, 2e Part.,
pp. 165 et sv.
50. « De toute façon, au début de l’ère chrétienne, Hermès “porteur de la
parole” est une notion populaire : il est à peine besoin de rappeler la
scène des Actes (XIV, 12) où les habitants de Lystres prennent S. Paul
pour Hermès parce qu’il est le maître de la parole [...]. Jamblique, dans le
De mysteriis (I, 1), emploie une expression analogue : “Hermès est le
seigneur du langage” [...], et le 28e hymne orphique loue en Hermès le
messager de Zeus [...], le prophète du logos chez les mortels [...]. Rien
n’est plus connu, d’autre part, que les spéculations des stoïciens sur le
Logos, qui non seulement est la parole articulée ou le verbe par lequel
nous exprimons au dehors (logos prophorikos) le “verbe mental” conçu
au dedans (logos endiathetos), non seulement est la raison et, en ce sens
la faculté maîtresse qui distingue l’homme des autres animaux, mais qui

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est encore, et surtout, la Raison divine créatrice, répandue dans tout


l’univers, et dont chaque raison humaine n’est qu’une parcelle éphémère
qui dès ici-bas nous apparente à Dieu. Si donc Hermès était assimilé au
Logos-Dieu, et si Thoth s’identifiait à Hermès, on voit combien ces
équivalences, facilitées peut-être par le rôle démiurgique du dieu
hermopolitain, préparaient à recevoir, vers le début de notre ère, la
doctrine d’un Hermès-Thoth parole de Dieu, à la fois créateur du monde
et prophète de cette création ». Rév. Herm. Trim., op. cit., 1,72.
51. Ammonius (grammairien du Ier s.). De Adfinium vocabulorum
differentia, Nickau, 69, n° 260.
52. Op. cit., I, 243.
53. M. Berthelet, C.A.A. G. II, 156.
54. Homère, À Hermès, v. 528.
55. Virgile, En. IV, 242.
56. Horace, Odes I, 10 :
Tu pias laetis animas reponis
sedibus virgaque levem coerces
aurea turbam, superis deorum
gratus et imis.
« C’est toi qui mets les âmes pieuses dans le séjour fortuné et, sous ta
baguette d’or, rallies la troupe légère, cher aux dieux d’en haut et à ceux
d’en bas » (éd. et trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1944).
57. Mss. 2325 et 2327, dans M. Berthelot, C.A.A.G. I, 158.
58. « Le coq est le symbole du “Soufre parfait au rouge” », J. van Lennep,
Alchimie, Crédit communal, Bruxelles, 1984, p. 189.
59. Plutarque, De Iside, 61, 375E. Hermanubis est le doublet égyptien
d’Hermès psychopompe.
60. Voir par ex. J. van Lennep, Op.cit., p. 186, fig. 119 (emblème 18 de
l’Atalante de Michel Maier) ; p. 226, fig. 223 (undecima figura du De
lapide philosophico de Lambsprinck) et p. 100, fig. 113 a (figure du
manuscrit de la Reine Christine de Valentin Hernworst) : cette dernière
figure apparaît comme un décalque moderne de l’Hermès des Vettii, qui
à partir des glands et des grappes – éléments mâles et femelles – récolte
les produits de l’œuvre.

Auteur

Jean-Paul Dumont

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Université de Lille III


Du même auteur

TROPHOS ou la gouvernante de
Platon in Les signes et leur
interprétation, , 1972
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Référence électronique du chapitre


DUMONT, Jean-Paul. Deux hypothèses concernant l’interprétation
stoïcienne de l’art tinctorial : Alexandre d’Aphrodise et la villa des Vettii
In : Alchimie et philosophie à la Renaissance [en ligne]. Paris : Vrin,
1993 (généré le 30 janvier 2024). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/vrin/21738>. ISBN : 978-2-345-00122-5. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.vrin.21738.

Référence électronique du livre


MARGOLIN, Jean-Claude (dir.) ; MATTON, Sylvain (dir.). Alchimie et
philosophie à la Renaissance. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Vrin,
1993 (généré le 30 janvier 2024). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/vrin/21588>. ISBN : 978-2-345-00122-5. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.vrin.21588.
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Alchimie et philosophie à la Renaissance


Ce livre est cité par
Moreau, Isabelle. (2009) Les Lumières en mouvement. DOI:
10.4000/books.enseditions.6322
Newman, William R.. (2006) The Cambridge History of Science.

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DOI: 10.1017/CHOL9780521572446.022
Llasera, Margaret. (1999) Représentations scientifiques et images
poétiques en Angleterre au XVIIe siècle. DOI: 10.4000/
books.editionscnrs.42739

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