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18/02/2022 18:42 Paradigme théâtral et pensée philosophique: Shakespeare aux origines de la modernité anglaise

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XVII-XVIII
Revue de la Société d’études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles

73 | 2016

Faire silence
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Paradigme théâtral et pensée philosophique:


Shakespeare aux origines de la modernité
anglaise
Hélène Garello
p. 227-242
https://doi.org/10.4000/1718.744

Résumés
Français English
Cet article cherche à montrer comment on peut voir dans le théâtre de Shakespeare un des lieux de formation de la conception moderne de la
vérité, faisant suite à la crise sceptique du second humanisme. Si Shakespeare semble critiquer la philosophie de son temps en raison de sa
conception de la vérité comme opposée à toute forme d’apparence, ses pièces témoignent d’une pratique de la pensée juste qui la situe à la
confluence de différentes déterminations, par le biais d’une expérience de la mise en scène, plutôt que dans l’opposition à ce qui paraît ne pas
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être rationnel. Le théâtre shakespearien permet ainsi d’envisager les conditions de la pensée véridique dans la rencontre entre l’élaboration
philosophique et la pratique théâtrale.

This paper attempts to show that one can see in Shakespeare’s theatre the ground for the conceptualisation of a modern definition of truth,
after the sceptic crisis of the second humanism. If Shakespeare seems to criticise the philosophy of his time due to its conception of truth as an
opposition to appearances, his plays show an experimentation of true thought that places it at the confluence of different determinations,
through the experience of staging, rather than in the opposition to what does not seem to be rational. Shakespeare's theater enables therefore
to consider the conditions of true thinking thanks to the meeting of philosophical elaboration and theatrical practice.

Texte intégral
1 Quel doit être le modèle d’une pensée vraie  ? En première approche, cette question semble opposer radicalement la
philosophie et le théâtre, et constituer le point de divergence entre ces deux formes de représentation. La philosophie en effet
semble avoir pour but la connaissance, alors que le théâtre serait un lieu de tromperie, puisque sa mise en scène repose sur un
jeu des apparences et un travestissement des identités. En outre, le théâtre suppose une multiplicité de points de vue opposés,
comme si chacun pouvait porter sa propre vérité, oxymore philosophique, sans que l’on puisse trancher entre ces perspectives.
Penser correctement, selon le vrai, ce serait à l’inverse refuser la représentation inhérente à toute expression, chercher à réduire
la pensée au déploiement de la raison, affirmer la vérité pleine de sa pensée contre celle des autres, opposer l’universalité de la
pensée à ce qui ne serait qu’une simple façon de croire ou d’avoir des impressions relatives à notre individualité : ainsi, Bacon,
contemporain de Shakespeare et précurseur de la modernité anglaise, voit dans les déterminations singulières et particulières à
chacun une forme d’idole de l’entendement, les idoles de la caverne, défaut propre à l’entendement et qu’il faut purifier pour
atteindre une pensée vraie et constituer une science nouvelle, en rupture avec les errances du savoir contemporain du
philosophe élisabéthain (Novum I, 53, 117). On retrouve cette attitude notamment chez deux philosophes shakespeariens, le
stoïcien Brutus de Jules César et le cynique Apemantus de Timon d’Athènes.
2 Les figures de philosophes sont cependant chez Shakespeare extrêmement problématiques quant au rapport qu’elles
supposent entre philosophie et théâtre. En effet, ces deux philosophies reposent elles-mêmes sur l’utilisation de la métaphore
théâtrale. Chez les stoïciens en particulier le recours à l’image du « théâtre du monde » est récurrent et explicite. Il y a bien une
utilisation du théâtre par la philosophie, mais Brutus et Apemantus semblent se tromper sur sa fonction, pensant qu’en
adoptant comme rôle la figure impersonnelle du philosophe, en divergence avec ses passions pour Brutus, et avec les autres
pour Apemantus, ils se mettront dans des conditions propres à l’énoncé de vérités.
3 En outre, les limites de la philosophie se voient dans l’échec à trouver ce que Pyrrhon appellerait un « critère » de vérité, c’est-
à-dire une marque qui permette de m’assurer de la vérité de ce dont je suis convaincu, de distinguer le vrai du faux d’après son
résultat. La redécouverte des textes de ce philosophe instaure le scepticisme du second humanisme, et prépare le passage à la
philosophie classique. On peut dire que Shakespeare, en critiquant une fausse position de la philosophie, qui, prétendant
adopter le masque de la raison incarnée, se caricaturerait elle-même et se limiterait à une conception oppositive de la vérité,
anticipe ce passage à l’âge classique. On trouve en effet dans ses textes une nouvelle conceptualisation de la vérité, qui, tout en
anticipant sur une conception expérimentale de la vérité, telle qu’on peut la rencontrer dans le milieu de la Royal Society,
permet également de comprendre tout l’héritage que la philosophie du xvie siècle doit au théâtre élisabéthain. La métaphore de
la mise en scène, qu’elle touche à la représentation en général ou à la dramatisation de soi, permet de penser un type de vérité

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qui réponde à la crise de la philosophie du second humanisme, et, tout en sous-entendant qu’il pourrait ne pas y avoir d’absolu
de la vérité pour servir de norme définitive, de proposer un nouveau paradigme pour la rationalité classique. On cherchera ainsi
à voir comment l’œuvre de Shakespeare permet d’envisager les conditions de la pensée véridique dans la rencontre entre
l’élaboration philosophique et la pratique théâtrale.

Le problème posé par la divergence du théâtre et de la


philosophie
4 Dans un premier temps, on peut retrouver dans le texte de Shakespeare l’hypothèse selon laquelle le théâtre serait opposé à la
philosophie, leurs façons de concevoir la pensée étant divergentes. De fait, la philosophie, comme recherche de la connaissance
et de la sagesse, suppose que l’on puisse formuler, de manière discursive, une vérité qui soit vraie pour tous, par opposition à un
relativisme qui prétend que la vérité est relative à chacun, c’est-à-dire à la façon dont chaque individu peut se la représenter,
relativement à ses sens, son esprit, sa culture, ses diverses déterminations privées. L’idée de rechercher un « critère de vérité »
qui permette de trancher entre ces points de vue individuels renvoie selon Cicéron (Académiques 205), dans la philosophie
stoïcienne et la logique scolastique, à l’idée de représentation compréhensive (phantasia kataleptikê), c’est-à-dire la
représentation de quelque chose telle qu’elle « provient de ce qui est », et est « imprimée et marquée conformément à ce qui
est ». La vérité correspondrait donc à un état de fait indubitable, réel, et qui ne dépend pas des personnes qui le pensent. La
philosophie supposerait un point de vue non relatif à la personne qui pense, mais qui renvoie seulement à l’objet pensé. La
représentation de l’objet pensé devrait alors coïncider exactement avec celui-ci, être parfaitement neutre et transparente. Selon
ce point de vue, le passage à l’âge classique se ferait au nom d’une réponse à la mise en doute de la possibilité de cette exigence
par le scepticisme du second humanisme.
5 Le théâtre présente quant à lui un type de représentation tout autre : sur scène, il n’y a que des représentations, entendant par
là que tout n’est qu’apparence, vu par le prisme du jeu dramatique. Même dans les monologues, le spectateur n’a jamais accès
aux faits de manière neutre, mais toujours par l’intermédiaire d’un point de vue, celui du personnage ou du metteur en scène. Le
théâtre ne permet pas de concevoir une réalité absolument séparée de l’œil qui le perçoit.
6 On comprend alors que la métaphore du théâtre du monde ait servi, dans un contexte de crise intellectuelle, à exprimer la
difficulté que l’on peut avoir à connaître le réel. « Le monde entier est un théâtre » renvoie ainsi, après le second humanisme, à
l’idée que tout n’est qu’apparence, et que l’être réel des choses nous échappe sans cesse. Dans Descartes ou la fable du monde,
J.-P. Cavaillé attribue ainsi l’époque baroque à laquelle écrit Shakespeare une « esthétique de la distance et une éthique de la
défiance » (7). La conscience de la prédominance du paraître face à l’être pousse les hommes à se défier de ce qu’ils voient, de ce
qu’ils pensent, et de ce que les autres leur montrent, et à ainsi privilégier un rapport de distance avec ce qui les entoure.
L’apparaître renverrait non pas à au monde qui s’offre à moi, mais à la manière dont je suis affecté par lui relativement à ma
condition. Ainsi, le théâtre serait le lieu de l’expression d’un doute vis-à-vis de la possibilité de traiter les apparences
rationnelles, doute auquel l’âge classique aurait répondu en rompant avec le paradigme rationnel de la scolastique. Hobbes
s’oppose ainsi à la logique aristotélicienne lorsqu’il cherche un nouveau modèle dans les mathématiques (Léviathan 116), et
Richard Popkin insiste, dans son History of Scepticism, sur le passage de la recherche d’une certitude subjective à une vérité

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objective, qui se fait chez Descartes et qui fonderait la modernité (156). Le théâtre de Shakespeare devrait donc être vu, par sa
nature dramatique et son appartenance historique, comme le lieu d’une rupture entre deux paradigmes opposés, impliquant à
terme le divorce entre théâtre, forme littéraire, et la philosophie, forme scientifique.
7 Dans le texte de Shakespeare, deux philosophes, apparentés à des doctrines historiques, semblent porter cette exigence  :
Brutus de Jules César à l’école stoïcienne, et Apemantus de Timon d’Athénes au cynisme. Tous deux semblent à leur manière
incarner cette attitude de méfiance, et placer l’acte de pensée dans la divergence avec un monde fait d’apparences trompeuses.
Apemantus tout d’abord est dit « opposite to humanity » (Timon, 1.1.272, 260). Cette opposition est voulue par le fait que pour
lui, tous les hommes mentent au sens où ils sont en représentation permanente, et ne montrent pas leur vrai visage.
L’accusation qu’il porte à l’art du poète et du peintre, en leur reprochant de mentir, ne porte pas que sur le statut mimétique de
leur art (1.1.217, 258). De façon très concrète, il les accuse, eux, d’être mensongers dans leur attachement pour Timon et dans
leur ferveur artistique. La seule réponse valable, face à ce théâtre des apparences, est pour lui de ne se fier à personne, et de
s’opposer à tous. Lui-même refuse de se plier au jeu de la représentation de soi, y compris pour simplement répondre aux
conventions sociales, notamment lors de la scène du banquet (1.2, 262). On ne peut penser bien, semble penser Apemantus, que
dans l’opposition aux autres, dans la subversion des normes conventionnelles du paraître.
8 On peut trouver également en Brutus une figure de la divergence, mais de façon un peu différente : chez Brutus, l’opposition
est cultivée non par rapport aux autres mais par rapport à soi. Dans la philosophie stoïcienne, en effet, on retrouve une
opposition entre le principe rationnel de nos pensées et de nos actions, et leur principe passionnel. Seul le principe rationnel
permet d’atteindre la vérité, et c’est dans ce principe que réside la nature réelle de l’homme, celle qu’il doit développer en lui.
Dans la scène où il se demande s’il doit ou non prendre part à la conspiration contre César, Brutus fait ainsi en sorte de
raisonner en faisant abstraction de ses liens d’amitié avec César, comme s’il ne le connaissait pas (Jules César, 2.1.10-34, 734).
Ce refus de prendre en compte ses passions est également visible dans la scène où Brutus apprend la mort de sa femme et refuse
de laisser voir ses sentiments, et même sa connaissance de la nouvelle lorsqu’entre Messala, comme si elle n’était véritablement
rien pour elle (4.2.199-247, 806). Pour penser correctement, il faut se méfier de soi-même, essayer d’éviter d’être autre chose
que sa nature première, rationnelle. Dans les deux cas, donc, on retrouve une divergence à deux niveaux : la philosophie doit se
méfier de toute forme de représentation (instanciée par le modèle du théâtre), et le philosophe doit se concevoir selon une
opposition à tout ce qui n’est pas sa pensée mais qui pourrait l’influencer. Le théâtre se présente alors comme le lieu de cette
convergence non rationnelle d’idées et de représentations.
9 Pourtant, on trouve bel et bien un appel au théâtre dans ces deux philosophies et chez ces deux philosophes. La philosophie
cynique est fondée sur une préférence pour l’action plutôt que pour le discours, et suppose donc que le franc-parler du
philosophe se communique avant tout par l’exemple. Le philosophe cynique est en ce sens en constante représentation  : le
nombre d’éclats de Diogène le cynique est là pour en témoigner. Mieux encore : l’action violente, subversive, qui suppose une
représentation de soi, est la seule solution pour retrouver la loi naturelle que chacun doit suivre et que l’on perd si aisément.
Pour sortir des règles artificielles de la société et retrouver cette voix de la nature, on doit se faire violence, sortir de ses
habitudes, jouer à être autre que soi. La philosophie stoïcienne est, quant à elle, explicite quant à sa référence théâtrale. Elle
reprend à son compte la métaphore du théâtre du monde, soutenant que chacun a un rôle, qu’il doit remplir au mieux. Dans le
chapitre xvii du Manuel, Epictète conseille ainsi : « Souviens-toi que tu es acteur d’un drame que l’auteur veut tel. […] Si c’est le
rôle d’un mendiant qu’il veut pour toi, même celui-là joue-le avec talent » (1116). Dans Des Devoirs I : 107-17, Cicéron distingue
même quatre rôles : un, universel, qui nous définit comme êtres raisonnables ; un spécialement donné à chaque individu et qui

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correspond à leur nature particulière  ; un attribué par le hasard et les circonstances  ; et enfin un dont nous décidons nous-
mêmes (121). Dans cette présentation, l’homme est donc envisagé d’une part sous l’horizon de son caractère universel, d’autre
part comme sujet particulier. On retrouve là l’opposition dont Brutus se croit prisonnier, mais, si le premier rôle est le plus
fondamental des quatre, tous s’imposent à l’homme et tous doivent être suivis. Plus encore, Brutus peut être pris en flagrant
délit de dramatisation, lorsque, après avoir tué César à l’acte 3, scène 1, il se voit lui-même mis en scène dans les théâtres des
temps futurs (105-23, 768). Après la mort du dictateur, Cassius et lui enduisent leurs mains du sang de César afin d’être perçus
par le peuple et par les générations futures comme des libérateurs. Cet acte hautement dramatique révèle à la fois la jubilation
de Brutus à s’imaginer ainsi, et la façon dont la représentation de la mort du tyran permet à ses yeux de comprendre son acte.
C’est à travers une mise en scène symbolique qu’il prétend assigner à son acte une signification claire et pérenne.
10 On voit donc que Shakespeare ne peut pas critiquer chez eux l’absence de rôle, l’absence de représentation. Ce qui est visé par
ces scènes est plutôt leur mésinterprétation de la métaphore du théâtre du monde. En effet, tous les deux jouent un rôle, et
pourtant prétendent ne pas le faire, ou plutôt prétendent ignorer la distance qui les différencie du rôle qu’ils jouent, comme s’il
pouvait exister un non-rôle, depuis lequel on pourrait échapper à la représentation. Même lorsque Brutus se rêve en héros des
théâtres modernes, il le fait parce qu’il ne conçoit pas d’autre signification crédible à son action : en témoigne son discours raté
au peuple à l’acte 3, scène 2 (13-54, 778). Apemantus comme Brutus jouent au philosophe, jouent à la critique de la
représentation, alors qu’ils sont eux-mêmes dans une posture plus artificielle encore que celles qu’ils critiquent, parce qu’ils
prétendent ignorer cette artificialité. Tous les deux font appel à la notion d’une nature première qui précéderait une position de
jeu dans le monde, et à laquelle il faudrait revenir. En réalité, non seulement il n’est pas possible d’atteindre cette nature sans
jouer, mais en outre la nécessité de la représentation permet de douter de l’existence d’un tel fond premier  : peut-être un
masque n’en cache-t-il qu’un autre. Apemantus et Brutus se jouent à eux-mêmes la comédie, et sont ainsi les figures d’une
erreur philosophique, plus que d’une erreur de leurs philosophies respectives que tous deux interprètent de façon caricaturale.
Derrière ces personnages, c’est une posture caractéristique de la philosophie mal comprise qui est touchée : celle d’une pensée
qui prétend pouvoir se penser dans la divergence à soi et aux autres, dans l’exception et le refus d’une influence prétendument
égarante. Par cette critique de la philosophie, Shakespeare permet d’éviter de comprendre le passage à l’âge classique comme
rejet de toute forme de pensée non strictement logique : tout philosophe qui y prétendrait risquerait la caricature.
11 À l’inverse, on peut affirmer qu’il existe bien un rapport entre philosophie et théâtre, qui est visible dans les exemples déjà
cités, dans la nécessité de mettre en scène la vérité afin de la révéler. Penser ce rapport implique alors de revoir la
compréhension que l’on peut avoir de la représentation : loin d’être le signe d’une divergence entre ce qui est et ce qui paraît,
elle peut être le point d’ancrage d’une convergence entre différentes influences qui se complètent, et entre les nécessités
méthodologiques de la philosophie comme du théâtre. C’est alors une pensée commune, non homogène, que ces deux
disciplines partageraient, impliquant une redéfinition de ce que l’on va concevoir comme pensée vraie.

La nécessaire convergence de la philosophie et du théâtre


12 On peut défendre tout d’abord l’idée que la représentation peut être en elle-même le lieu d’une rationalisation du réel.
Présenter une situation, une émotion, une idée sur scène, en s’appuyant à la fois sur la mise en forme stylisée de l’écriture et sur
la présentation physique sur la scène de théâtre, peut rendre celles-ci compréhensibles. C’est du moins ce à quoi aspire Hamlet
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lorsqu’il met au point son stratagème pour piéger son oncle. Il fait en effet donner un spectacle, sous la forme d’un mime puis
d’une pièce de théâtre, reproduisant le meurtre de son père, afin de confondre son oncle, ayant entendu dire que «  [d]es
coupables, à entendre une pièce, / Par la vérité même de l’action dramatique / Ont eu l’âme à ce point touchée, qu’ils ont sur
l’heure / Proclamé leur forfait » (Hamlet 2.2.531-35, 946). La reproduction artificielle de la scène en fait paraître la rationalité,
mais aussi la vérité, au point que les coupables eux-mêmes en voient l’horreur. La scène reprend une thématique
aristotélicienne de la rationalité du théâtre : dans les Parties des animaux IV, Aristote donne à la représentation la fonction de
montrer ce qui pouvait sembler à première vue dépourvu de principe d’organisation comme étant au contraire parfaitement
rationnel (58). Une des raisons d’être de l’imitation, dont la comédie et la tragédie, genres théâtraux, sont des formes, est
d’ailleurs d’« apporter un enseignement et permettre de se rendre compte de ce qu’est chaque chose » (89). Elle doit permettre
de concevoir plus clairement les traits de la nature en les reproduisant et en lui servant de tribune. C’est ce qui se produit à
l’arrivée des acteurs, lorsqu’Hamlet demande au premier comédien de jouer pour lui le récit du meurtre de Priam : il note alors
la sincérité apparente des sentiments joués par l’acteur, et précise qu’il doit bien s’agir là de ce que l’on doit éprouver dans une
situation semblable (2.2.493-548, 944). Il prête à la représentation théâtrale la possibilité de faire ressortir leurs sentiments et
de les dévoiler, et ainsi de se dénoncer. Dans les Politiques, Aristote prescrit aux personnes sujettes à la pitié ou à la terreur
d’aller au théâtre, afin d’être purgées de ces émotions, puisque l’on voit souvent ce type de personnes apaisées après avoir
assisté à une pièce (584). Mais la catharsis peut aussi être vue comme la présentation des actes eux-mêmes dépourvus de
passions, sous leur jour rationnel, et donc susceptibles d’être compris plutôt que ressentis par les spectateurs. Claudius
s’exclamerait : « Oh, mon crime est fétide » parce que son crime lui a enfin été exposé dans sa vérité, et non plus au travers du
spectre des passions qui le poussaient à le commettre et à en atténuer la gravité, voire à le justifier (Hamlet 3.3.37, 978). La
représentation et la réalité ne sont plus alors opposées, au contraire. Il y aurait donc bien une convergence de la philosophie et
du théâtre, dans la mesure où tous deux procèdent d’une même rationalisation des apparences : Aristote accorde d’ailleurs à la
poiesis une plus grande valeur rationnelle qu’à l’histoire, car celle-ci traite du « particulier », de « ce qui a réellement eu lieu »,
tandis que la poiesis traite du « général », de « ce à quoi on peut s’attendre », qui est « conforme à la vraisemblance ou à la
nécessité » (Poétique 98).
13 La philosophie et le théâtre se rejoindraient donc en particulier dans l’idée qu’il y a un renvoi possible de l’apparence à la
réalité. L’apparaître théâtral n’est pas nécessairement opposé au réel, les diverses apparences peuvent au contraire converger
vers une réalité plus fondamentale. Étymologiquement le phénomène lui-même, phenomenon ou phainestai, désigne ce qui
apparaît. L’apparence peut donc être certes comprise comme ce qui n’est que superficiel et qui masque la réalité de la chose,
mais aussi comme ce qui lui permet d’apparaître. Bacon désigne cette ambiguïté en soulignant que les apparences sont «  au
seuil de la nature  »  : celui qui s’y arrête ne la connaîtra jamais, mais il est nécessaire d’y passer pour atteindre le savoir des
choses mêmes (Novum 97). Autrement dit, l’apparaître est toujours l’apparaître de quelque chose de bien réel et non pas
simplement la formation contingente de mon esprit, formation relative à ma disposition, à l’occasion de l’action du monde sur
moi. Il est certes vrai que les apparences peuvent être trompeuses  : de fait, Bacon prend dans le même ouvrage le théâtre
comme paradigme d’un défaut de l’esprit, ou idole, qui consiste à créer des « mondes fictifs et théâtraux », des « fables mises en
scène et jouées » (Novum 112) en lieu et place de vérité, d’autant plus susceptible de persuader qu’elles montrent les choses sous
un jour meilleur qu’elles ne sont (Novum 122). C’est que, en réalité, aucune apparence ne peut conduire à la réalité de façon
immédiate, par la seule observation. Le miroir qu’est l’esprit humain, dit Bacon, doit être poli (Novum 8). Il faut mettre en place
des processus d’expérimentation, poser des questions à la nature, la forcer à nous répondre. Cela explique qu’Hamlet doive en

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passer par une mise en scène publique du meurtre de son père pour envisager les aveux de son oncle. La représentation est
nécessaire parce qu’elle permet de construire et d’interpréter l’apparence. Il y a bien une production de l’esprit à partir de
l’apparence, qui permette de répondre à la fois au problème de leur aspect premier trompeur, et à celui de leur multiplicité.
C’est en connaissant les conditions de l’apparaître qu’on peut maîtriser l’illusion dont il procède, c’est-à-dire expliquer à la fois
pourquoi le phénomène était susceptible de produire l’erreur de jugement et de reconduire de façon véridique à ce dont il est
l’apparence.
14 Diverses apparences peuvent alors être conciliées et converger vers une même vérité, sur le modèle de perspectives faisant
signe vers un même point focal. Cela implique de ne pas chercher à trancher ou déceler laquelle parmi elles serait une « vraie »
apparence : en tant qu’objet d’apparaître et de représentation, chaque perspective est nécessairement incomplète à elle seule.
C’est la convergence de plusieurs d’entre elles qui indique où doit se situer le point focal, et qui permet surtout d’apercevoir ce
qui l’occupe dans son entièreté et dans toute sa complexité. Dans A New Mimesis  : Shakespeare and the Representation of
Reality, A.  D. Nuttall présente ainsi la perspective comme au confluent de la vision relative à un individu et de la réalité
objective, comme la reconnaissance que les choses ne peuvent nous apparaître telles qu’elles sont vraiment, mais que leur
apparaître contient au moins en droit (mathématiquement) leur être réel. L’aspect d’une chose exprime son être, mais elle ne le
représente pas pleinement, elle ne donne de lui qu’une perspective possible. C’est la combinaison en droit des différentes
perspectives possibles qui nous assure de la réalité de la représentation (Nuttall 12). La divergence des points de vue ne
condamne pas au relativisme parce que cette divergence elle-même est rationnellement explicable et partant réductible. Il n’y a
pas de relativisme parce que la perspective partielle que chacun a sur le monde n’est pas une limite de la connaissance, mais sa
condition pour celui qui s’intéresse à pourquoi le monde m’apparaît sous telle ou telle perspective. Bref, il y a un point de vue
absolu : celui à partir duquel on peut expliquer et maîtriser la production des perspectives.
15 Cependant, ce modèle n’est pas directement applicable comme tel au texte de Shakespeare. Tout d’abord, parce que la mise en
scène ne permet pas toujours la mise au jour de la rationalité de l’apparaître. Par exemple, le doute quant à l’identité du
meurtrier d’Hamlet demeure suffisamment fort pour qu’elle soit encore sujette à un débat d’interprétations. La représentation
du Meurtre de Gonzague permet peut-être à Claudius de se sentir coupable, mais sur le moment elle ne convainc pas Hamlet, ni
les spectateurs de la pièce de Shakespeare. On peut voir en fait dans cette scène une critique du modèle aristotélicien  : la
scénette ne fonctionne pas, car chaque réaction peut n’être encore que de l’apparence, la réaction de Claudius est toujours à
interpréter, et rien ne nous garantit jamais le passage à l’être. S’il y a bien une rationalité du théâtre et de son apparaître, ce n’est
pas en tant que mise au jour de la réalité des apparences qu’elle fonctionne. Plus encore, la mise en scène elle-même recèle la
possibilité de faire mentir les apparences, de leur faire dire une chose et son contraire : c’est d’ailleurs exactement à ce procédé
que se livre Iago lorsqu’il pousse Othello à comprendre de travers l’attitude de Cassio parlant de Bianca, dont il n’entend pas les
paroles qu’il croit être au sujet de Desdémone (Othello 4.1.89-126, 170). La mise en scène des apparences ne permet pas
toujours la rationalisation : au contraire, Othello, en prétendant compléter ce qui lui manque, s’induit lui-même en erreur. Dans
plusieurs pièces de Shakespeare, la vérité n’est pas vraiment mise au jour, non seulement pour les personnages, mais également
pour les spectateurs qui, disposant pourtant d’un point de vue extérieur, devraient avoir un rapport plus impartial avec les
intrigues mises sur scène, et serait à même d’ordonner les diverses apparences les unes aux autres pour déduire ce dont elles
étaient les apparences.
16 En outre, le modèle perspectiviste proposé précédemment ne permet pas toujours de retrouver la vérité à partir des
apparences. Par exemple, dans Jules César, nous avons accès au personnage éponyme quasiment uniquement à travers les

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perspectives tronquées des personnages de la pièce, lui-même étant rarement sur scène. Il est donc décrit par le biais de ces
différentes apparences qui devraient toutes converger vers la représentation juste de qui était César. Cela implique en
l’occurrence que César existe comme une chose à connaître, et que cette chose soit reconnaissable en soi, qu’elle ait en elle-
même un critère de reconnaissance de sa propre vérité, qui précède la représentation que l’on peut en faire. Mais on ne parvient
jamais vraiment à la connaissance de César. Les perspectives des différents personnages ne convergent que vers un point focal
vide, posant ainsi la question de savoir à quel type de vérité renvoient les pièces de Shakespeare.

Un nouveau mode d’accès à la vérité


17 Nous avons vu qu’il y a chez Shakespeare une rencontre entre la philosophie et le théâtre, et plus particulièrement entre leurs
façons de concevoir la rationalité du réel à la fin du second humanisme. Ce rapprochement permet de comprendre le passage à
l’âge classique comme le lieu de l’élaboration d’une nouvelle conception de l’accès à la vérité, pour laquelle le théâtre
shakespearien a pu constituer un paradigme, plutôt que comme une rupture entre la philosophie et les autres formes de
rationalité. Comment peut-on définir ce nouveau rapport à la vérité qui se dessine chez Shakespeare ?
18 Pour le comprendre, on peut soutenir que Shakespeare critique l’idée d’une vérité préexistante et que l’on n’aurait qu’à
dévoiler. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il faut voir en Shakespeare un sceptique, mais bien qu’on trouve dans ses pièces
une nouvelle conception de la vérité, qui peut faire de son œuvre un des lieux de transition entre le scepticisme de la fin de la
Renaissance et le début de l’âge classique.1Le théâtre de Shakespeare laisse ainsi entendre qu’il n’y a pas de vérité certaine et
définitive, pas d’absolu de la vérité. Le Conte d’hiver en particulier permet de critiquer l’idée d’un dévoilement de la vérité. Lors
de la révélation du dernier acte, la prétendue statue d’Hermione, cachée dans un rideau, est dévoilée aux yeux de tous, afin
qu’ils admirent sa ressemblance avec Hermione (5.3.20, 364). On pourrait interpréter ce passage comme étant celui du
dévoilement d’une vérité : la vraie Hermione est bien parmi nous, elle n’est pas morte. Pourtant, Paulina ménage son suspens,
diffère la révélation selon laquelle ceci n’est pas une statue mais bien la vraie Hermione. L’art est plus vrai que nature : on peut
comprendre ici que la vérité est nécessairement artificielle, au sens où elle requiert d’être non pas dévoilée, mais représentée
selon un artifice qui la rende accessible, compréhensible. Le passage par la fiction de la statue, qui aurait vieilli comme
Hermione l’aurait fait, permet de combler l’écart du temps passé, d’adapter le souvenir des personnages à la réalité actuelle
d’Hermione, de la réintroduire comme personne vivante. Le dévoilement n’est pas possible de façon immédiate : il suppose une
construction artificielle qui permette de comprendre la réalité, de la rendre rationnelle. De fait, dans l’acte 5 du Conte d’Hiver,
aucune des deux scènes de révélation ne se fait de manière directe : le dévoilement d’Hermione passe par l’artifice de la statue,
et celui de l’identité de Perdita par la médiation de la narration entre les gentilshommes de la scène 2 (356).
19 La critique de l’accès à la vérité comme simple dévoilement peut être lue de manière récurrente dans la pièce : à l’acte 4, le
Temps y a recours en disant qu’il « créé l’erreur et la dévoile » (4.1.1, 290). À l’acte 5, les deux gentilshommes qui commentent
la révélation de la filiation de Perdita emploient également un vocabulaire proche : des merveilles ont « éclaté » (5.2.17, 356), la
vérité a été rendue «  évidente  » (2.2.20-23, 356). À y regarder de plus près cependant, l’image du dévoilement est
systématiquement détournée : c’est l’erreur qui est dévoilée par le Temps, pas la vérité. Les merveilles qui apparaissent le font si
brutalement que « les faiseurs de ballades ne pourront pas tout raconter » (5.2.17, 356), et la vérité est rendue évidente, certes,
mais « by circumstance » (2.2.20-23, 356), c’est-à-dire par des preuves qui demandent une interprétation pour être valables. Le
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spectateur lui-même n’a accès qu’à une narration de ces événements, et il doit lui-même les remettre dans l’ordre, retrouver la
cohérence de la scène derrière les exclamations et les interruptions des témoins. La découverte de la vérité n’est pas de l’ordre
du dévoilement, mais de l’enquête, dont le Temps parlait déjà lorsqu’il se présentait comme « mettant à l’épreuve toute chose »
(4.1.1, 290). Les merveilles contées par les témoins des révélations sont mises à l’épreuve des indices, des sentiments des
personnages, de leur compréhension. Rien n’est accepté immédiatement, mais toujours via un témoignage (celui des objets ou
celui des personnages) et une reconstruction.
20 Comment donc la vérité peut-elle alors être atteinte  ? Ces passages du Conte d’Hiver permettent de dégager deux critères
essentiels, que l’on retrouve dans la redéfinition de la découverte de la vérité qui a lieu à l’époque de Shakespeare. Tout d’abord,
la découverte de la vérité est en quelque sorte une production commune : on ne connaît la vérité sur le passé de Perdita qu’une
fois tous les participants réunis, une fois toutes les voix éparpillées à nouveau jointes en une seule, celle du narrateur qui
raconte la scène de révélation. Ils sont en outre plusieurs à se charger de ce rôle : trois gentilshommes se relaient dans le récit de
l’acte 5, scène 2. En d’autres termes, le point de vue du spectateur lui-même n’est pas un point de vue absolu puisque le récit de
cette scène est nécessaire : ce point de vue n’existe pas. Quelle que soit la position qui est la nôtre, il est nécessaire pour arriver
au fond de l’affaire de composer avec le point de vue des autres, d’accepter que la vérité se trouve à la confluence des divers
esprits. La vérité ne peut être formulée que si elle est construite à partir de la mise en commun de différents points de vue. La
vérité est en outre l’objet d’un drame  : elle doit être construite et non découverte, et peut donc encore rester à l’état
d’inachèvement, comme dans Jules César, par exemple. Ainsi, tant qu’on n’a pas encore joué la pièce, tant que la mise en scène
ne se déroule pas effectivement sous les yeux des spectateurs et que ceux-ci n’apportent pas leur jugement à ce qui est présenté
sur scène, la pièce est en un sens encore incomplète, en attente de réalisation : on peut la considérer comme une hypothèse en
attente d’être éprouvée par l’expérience, par la mise en scène, et qui peut ne jamais être atteinte.
21 On retrouve cette position dans la façon dont l’époque pré-classique met au centre de la méthode philosophique le paradigme
de la vision et du spectacle, en faisant de la mise en scène le moment à la fois de la divulgation et de la mise à l’épreuve de la
rationalité d’une théorie. Ainsi, pour Bacon, aucune vérité ne peut être acceptée avant d’être éprouvée, et plus encore, avant
d’être construite. Aucune vérité ne se laisse observer directement, il faut enchaîner la nature comme Protée afin de construire
un discours théorique (Du Progrès 94). Plus encore, la mise en scène de cette théorie est absolument nécessaire non seulement
à son exposition, mais encore à sa conceptualisation. Dans Descartes ou la fable du monde, J.-P. Cavaillé relève l’importance de
l’apparition des premiers amphithéâtres d’anatomie à la fin du xvie siècle, dans la mesure où ils permettent de rendre apparent
ce qui était caché (17).2 Cela suppose que l’exposition de la vérité repose avant tout sur une mise en scène. La pensée
philosophique requiert un travail de mise en scène pour présenter les idées de façon convaincante, mais aussi dans le processus
de découverte. L’hypothèse, conçue comme feinte à l’aide d’une fable et déployée par la mise en scène des expériences, permet
ainsi d’envisager le possible de la pensée de façon concrète.
22 Elle se déploie, dans le texte de Shakespeare, plus particulièrement par l’utilisation de deux outils théâtraux. Tout d’abord, la
vérité se trouve, on l’a dit, à la confluence des divers points de vue, que ce soient ceux des personnages ou des spectateurs, sur
un événement. Ainsi, la pièce en elle-même peut être conçue sur le modèle d’une hypothèse dont la mise en scène serait le
déploiement. On passe ainsi de la conception d’une vérité purement logique, individuelle, et définitive, à une exploration
ouverte de la vérité, qui suppose la collaboration de plusieurs points de vue dont celui du spectateur, et une pluralité inhérente à
l’exercice de la pensée. Plus encore, il n’y a pas de savoir véritable si on ne prend pas le risque de l’échec. Une vérité vraie
d’avance est en fait morte d’avance, ou vide ; elle ne s’engage pas sur le réel. Un véritable savoir doit pouvoir courir le risque de

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la réfutation, ou au moins de l’hypothèse concurrente. Cette conception n’est pas sans anticiper la collaboration scientifique que
Bacon met au cœur de son projet, et qui sera à l’origine de la fondation de la Royal Society.
23 En outre, on retrouve cette logique d’une confluence de plusieurs points de vue au sein d’un même personnage. Le rôle peut
ainsi être vu chez Shakespeare comme le paradigme d’une pensée juste, parce qu’elle peut se situer à la confluence de diverses
déterminations, portées par les différents personnages qui constituent les rôles, mais aussi par différents aspects d’une même
personnalité. Ainsi, Brutus ne pense peut-être pas bien parce qu’il ne sait pas jouer d’autre rôle que celui de stoïcien, ne sait pas
être en même temps l’époux de Portia, l’ami de César et un homme politique moral et responsable. À l’inverse, les personnages
polyformes de Shakespeare gagnent toujours une richesse de déploiement de la pensée dans leur capacité à adopter différents
masques. Rosalinde de Comme il vous plaira, Edgar ou Kent du Roi Lear s’imposent comme des figures de véracité parce qu’ils
savent endosser un autre rôle que le leur, à la fois pour mieux penser et pour rendre leur discours audible. En un sens, le
personnage, à travers la multiplicité des rôles, condense le jeu de confluences que l’on peut trouver dans la mise en scène d’une
pièce. Le rôle et la mise en scène opèrent alors non comme des instruments de présentation d’une vérité qui se donnerait de
façon claire et déterminée, mais des opérateurs permettant de faire apparaître différentes potentialités, dont la confluence
permet de trouver une voie de construction de la vérité.
24 En définitive, on retrouve bien dans Shakespeare un discours de confluence entre théâtre et philosophie. Il ne s’agit pas
seulement là de dire que l’un et l’autre peuvent marcher main dans la main  : la différence entre eux n’est pas suffisamment
construite à l’époque de Shakespeare pour que ce soit là une thèse de sa part. On a en revanche voulu montrer que philosophie
et théâtre pourraient à tort être pensés comme deux paradigmes divergents de la pensée vraie, précisément parce qu’il peut
sembler que la rationalité philosophique, dans son exigence d’universalité, s’excepterait de toute influence et de toute
contribution extérieure à la raison. Au contraire, la théâtralité à l’œuvre dans les textes de Shakespeare montre que la pensée
vraie doit se concevoir à partir d’une confluence de diverses perspectives, supposant que le discours vrai ne peut pas s’envisager
comme une révélation purement neutre de ce qui est, mais comme une construction fictionnelle de ce dont on peut faire
l’expérience. Par la confluence de ces paradigmes rationnels, on aboutit ainsi à l’invention d’une nouvelle conception de la
vérité, conception qui marque le passage de la Renaissance à l’âge classique.

Bibliographie

Sources primaires
Aristote. Poétique. Trad. Michel Magnien. Paris : Librairie nationale française, 1990.
Aristote. Parties des animaux. Trad. Jean-Marie Le Blond. Paris : Flammarion, 1995.
Aristote. Les Politiques. Trad. Jean Tricot. Vrin : Paris, 1995.
Bacon, Francis. Du progrès et de la promotion des savoirs. Trad. Michèle Le Doeuff. Paris : Gallimard, 1991.
Bacon, Francis. Novum Organum. Trad. Michel Malherbe. Paris : PUF, 2010.
Cicéron. Académiques. Trad. José Kany-Turpin. Édition bilingue. Paris : Flammarion, 2010.

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Cicéron. Des devoirs. Trad. S. Mercier. Paris : Belles Lettres, 2014.
Epictète. Manuel. Trad. Émile Bréhier. Les Stoïciens. Paris : Gallimard, 1962.
Hobbes, Thomas. Léviathan. Trad. Gérard Mairet. Paris : Gallimard, 2000.
Shakespeare, William. Hamlet. Trad. Michel Grivelet. Œuvres Complètes, Tragédies I. Édition bilingue. Paris : Laffont, 1995.
Shakespeare, William. Jules César. Trad. Louis Lecocq. Œuvres Complètes, Tragédies I. Édition bilingue. Paris : Laffont, 1995.
Shakespeare, William. Othello. Trad. Léone Teyssandier. Œuvres Complètes, Tragédies II. Édition bilingue. Paris : Laffont, 1995.
Shakespeare, William. Timon d’Athènes. Trad. Victor Bourgy. Œuvres Complètes, Tragédies II. Édition bilingue. Paris : Laffont, 1995.
Shakespeare, William. Le Conte d’hiver. Trad. Louis Lecocq. William Shakespeare. Œuvres Complètes, Tragicomédies II. Édition bilingue.
Paris : Laffont, 2002.

Sources secondaires
Cavaillé, Jean-Pierre. Descartes ou la fable du monde. Paris : Vrin, 1991.
Nuttall, Anthony D. A New Mimesis : Shakespeare and the Representation of Reality. New Haven : Yale UP, 1983.
Popkin, Richard. The History of Scepticism, from Savonarola to Bayle. Oxford : OUP, 2003.

Notes
1  Si certaines scènes de son œuvre ont indéniablement une résonance sceptique, elles sont attribuées en général à des personnages acculés au
désespoir, et ne peuvent pas être lues en dehors de ce contexte. Le scepticisme est davantage décrit comme une tentation humaine devant
l’apparence d’un monde désordonné que comme une réelle option philosophique.
2   J.-P. Cavaillé s’appuie notamment sur des gravures datant de 1609 et 1610 de l’amphithéâtre de Leiden construit en 1593. La structure
circulaire de cet amphithéâtre rappelle celle des publics theaters anglais, théâtres quasi-circulaires à ciel ouvert construits à partir de la
seconde moitié du xvie siècle et dont le Globe, théâtre de Shakespeare construit en 1599, sera un modèle.

Pour citer cet article


Référence papier
Hélène Garello, « Paradigme théâtral et pensée philosophique: Shakespeare aux origines de la modernité anglaise », XVII-XVIII, 73 | 2016,
227-242.

Référence électronique
Hélène Garello, « Paradigme théâtral et pensée philosophique: Shakespeare aux origines de la modernité anglaise », XVII-XVIII [En ligne],
73 | 2016, mis en ligne le 31 décembre 2016, consulté le 18 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/1718/744 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/1718.744

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Auteur
Hélène Garello
Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne CHSPM EA1451

Droits d’auteur

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