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LA VACUITE
1
- Introduction
1
Y. KLEIN, Ce qui est sans être tout à fait, Paris : Editions Actes Sud, 2019, p. 20
2
accessoire. De ce réel saisi par Vermeer le moi est absent, car le moi
n’est qu’un événement parmi d’autres, comme eux muets et comme
eux insignifiants. (…) Le rien y est dit en toutes lettres et s’étale, bien
à la vue, sur la toile. Sinon le rien, du moins un très peu, un rien de
notable. » 2
Si l’on peut évoquer, à propos de ces artistes, une réelle parenté avec la
conception orientale du vide –une vacuité comprise comme plénitude et
potentialité- il faut préciser combien en est loin l’idée occidentale du néant qui
donnera le nihilisme, terme renvoyant à des positions philosophiques diverses,
depuis l’athéisme, le solipsisme jusqu’au scepticisme et au matérialisme. Il est
légitime de se demander en quoi ces positions hétéroclites, qu’on rassemble
sous le seul terme de nihilisme, répondraient à un même principe, celui de vide.
2
C. ROSSET, Le réel et son double, Paris : Gallimard, 1984, p.110-112
3
S. MALLARME, Lettre à Cazalis in Correspondance, 1866, Paris : Gallimard, nvlle éd.
1965, p.208
3
En écho à Cioran4, qui qualifiait le vide de néant transfiguré démuni de ses
qualifications négatives, nous nous proposons de démontrer que le vide n’est pas
synonyme de néant. Il nous faudra pour cela remonter brièvement à l’antiquité
philosophique grecque. La sophistique grecque des VIème et Vème siècles avant
Jésus-Christ ainsi que la philosophie cynique d’Antisthène et Diogène, peuvent
en effet être présentées comme précurseurs du nihilisme. Refusant les valeurs
apolliniennes, harmonieuses et ordonnées, de la civilisation grecque, dénigrant
toutes conventions et mondanités, les cyniques prônaient un retour à la nature, à
la spontanéité, à l’esprit dionysiaque, multipliant pour ce faire sacrilèges et
provocations. Les stoïciens des origines, avec entre autres Zénon de Citium,
contemporain de Cratès le cynique, reprendront ce combat contre l’ordre moral
en se débarrassant des scories transgressives des cyniques, suivis par les
sophistes et les sceptiques qu’on peut, par certains aspects, qualifier de
nihilistes, dans le sens d’un nihilisme ontologique radical, non pas d’un
nihilisme éthique. Parmi ces sophistes caricaturés par Platon, Gorgias en
particulier s’oppose à la conception parménidienne de l’être, en enseignant que
« le non-être est », que « si quelque être était, il serait inconnaissable » et que
« s’il était et s’il était connaissable, sa connaissance serait impossible à
communiquer », tout en affirmant que c’est bien de l’adèlothès, cette obscurité
ou occultation primordiale qu’on pourrait aussi bien nommer vacuité,
qu’émergent les étants. Réfutant toute possibilité d’une pensée de l’être, Gorgias
appréhende la réalité comme contingente, relative au contexte et aux
circonstances, au sujet percevant et aux conditions de perception. Les sophistes
seront amenés, conséquemment et en toute logique, à développer la rhétorique
comme véhicule du nihilisme, véhicule adapté à une réalité instable et
paradoxale. Protagoras, concevant lui aussi la réalité comme mouvante et
insaisissable, dépendante du sujet qui l’observe, en déduit l’impossibilité de
produire des énoncés de vérité, si ce n’est dans la pluralité des points de vue et
4
E. CIORAN, Le mauvais démiurge, Paris : Gallimard, 1969
4
la multiplication des contradictions, tout jugement pouvant se retourner en son
contraire au prix d’une habilité rhétorique. Dans le même esprit, à la suite
d’Anaxarque qui tenait la science pour incertaine, si ce n’est impossible, l’école
sceptique fondée par Pyrrhon d’Elis recommandait, devant la multiplicité des
possibles, de s’en tenir au doute, à l’expectative, de renoncer à toute forme de
décision quant au vrai et au faux, de préférer la suspension du jugement
(l’épochè) à quelque affirmation que ce soit, nécessairement inadéquate par
rapport à une réalité aléatoire, changeante et relative, bien qu’il faille préciser
que ce sont sur les choses obscures, sur les raisons profondes ou les causes
cachées, que porte le doute du sceptique, plutôt que sur les apparences et les
phénomènes. Pyrrhon opère donc une forme de distinction entre les apparences
et la réalité, entre le subjectif et l’objectif, vision apparemment paradoxale que
l’on peut rapprocher de la sentence du philosophe indien Pingalaka : « le monde
existe, mais il n’est pas réel ». L’évidence des sensations n’est pas niée, seul ce
qui ne relève pas de la perception est ignoré car inconstant et contingent. S’en
tenant aux apparences, aux phénomènes, refusant de définir, de choisir ceci au
lieu de cela, n’affirmant même pas qu’il n’affirme rien, le sceptique, selon
l’enseignement de Pyrrhon, n’en a pas pour pourtant peur d’agir. Marcel
Conche5 explique que c’est dans une pure disponibilité, une ouverture à ce qui
arrive, une confiance à la vie, telle qu’elle se révèle spontanément à chacun,
qu’agit le sceptique, c’est-à-dire dans l’instant, mû par la recherche d’une vérité
qu’il sait ne jamais devoir trouver. D’où le qualificatif de « zététiques » que se
donneront les disciples de Pyrrhon, accompagné du qualificatif de
« éphectiques », parce qu’ils suspendent toujours leur jugement, et de celui de
« aporétiques » parce qu'ils sont toujours incertains, faute d’avoir trouvé la
vérité. Quoi qu’il en soit, de nature éthique, ontologique ou rhétorique, le
nihilisme grec, en niant l’être et en promulguant le non-être, vise
5
M. CONCHE, Pyrrhon ou l’Apparence, Paris : PUF, 1994
5
paradoxalement davantage à une réconciliation avec la nature qu’à un
enfermement solipsiste, à une philosophie de l’action plus qu’à une philosophie
théorique.
« Je suis le Rien créateur, le Rien dont je tire tout (…) Rien n’est pour
6
L. FEUERBACH, L’essence du christianisme, 1841, Paris : Gallimard, nouvelle éd. 1992
7
M. STIRNER, L’Unique et sa propriété, 1899, Paris : Stock, nouvelle éd.1960
6
Moi au-dessus de Moi. » 8
8
Idem, p.9
9
M. ONFRAY, Les Anartistes : Le trésor retrouvé des « Arts incohérents », Paris : Albin
Michel, 2022
7
porté en étendard, dont le projet se résumait à « faire table rasse du passé ». Une
esthétique de la vacuité n’est pas à confondre avec cette esthétique nihiliste ni
avec une anesthétique, dans le sens où Marcel Duchamp se présentait en tant
qu’anartiste, posture qui a eu pour conséquence de rendre possible l’art
conceptuel et l’art minimaliste, lesquels n’ont aucun rapport avec la vacuité
mais davantage avec le néant.
8
créer implique une restriction, une condensation en même temps qu’une
actualisation des potentialités induites dans le vide. Mais dans un deuxième
temps tout élan créatif tend à retourner à la source, c’est-à-dire à la vacuité, de
même que tous les arts, selon le critique Clément Greenberg, ont tendance à se
replier sur leurs médiums respectifs, dans une sorte d’essentialisation, de
purification, ce que Greenberg appelle la picturalité de la peinture, la musicalité
de la musique ou la littéralité de la littérature.
11
Y. MICHAUD, L’art, c’est bien fini, Paris : Gallimard, 2021, p.83
9
branches de l’art ont évolué pareillement dans le sens de la dématérialisation : la
littérature vers la page blanche, la danse vers l’immobilité, la musique vers le
silence. Reste à distinguer entre une dématérialisation qui mènerait au néant et
un évidement qui conduirait à la vacuité.
10
ce sens, selon Wittgenstein, se trouve hors langage. En revanche, si cet indicible
est inexprimable, il se montre. L’esthétique apparaît, dès lors, comme une voie
royale vers l’indicible, comme un des domaines les plus ouverts au vide. Sans
doute la musique apparaîtra-t-elle comme l’art le plus à même de toucher à la
vacuité, de par l’absence d’objet musical. Hegel définissait ainsi la matière de la
musique comme l’expression de l’intériorité du moi, se déployant dans le temps
grâce à la mesure. En fait, c’est toute l’histoire de l’art qui tend, dans une
dynamique hégélienne idéalement dialectique, vers une résolution dans la
vacuité. Résolution d’une contradiction entre être et paraître qui court
constamment le risque du contre-sens. Représentative à cet égard est la
révolution du smartphone et de la photo numérique : par sa simplicité et son
instantanéité le numérique affaiblit toute exigence esthétique jusqu’à toucher au
néant. La multiplicité des images dans la vie ordinaire réduit à rien l’idée de
construction esthétique. De fil en aiguille, on en arrive ainsi à concevoir le
silence comme absolu de la musique et l’absence de tableau comme absolu de la
peinture.
Selon le précepte de Victor Hugo qui veut que la forme soit le fond remontant à
la surface, on s’accordera aisément à reconnaître l’épuisement de l’art
conceptuel, lequel n’est qu’une partie surmédiatisée de l’art contemporain riche
encore de quelques artistes talentueux sinon géniaux. L’art conceptuel travaille à
son propre anéantissement et se cantonne à n’être plus qu’un vain spectacle
publicitaire. Si l’accès à l’art, le contact sensoriel avec une œuvre, ne sont
jamais directs mais passent par la médiation de catégories mentales esthétiques,
celles-ci se trouvent réduites à un état de confusion telle qu’elles en sont
devenues inopérantes. Cet arrière-fond cognitif, définissant le cadre dans lequel
l’œuvre se doit d’être perçue, a été systématiquement interrogé et critiqué par les
artistes à partir du XIXème siècle. Mouvement de déconstruction dont l’origine
est à chercher dans le culte de l’intériorisation et la sacralisation de l’art hérités
11
du romantisme, en réaction au rationalisme des Lumières autant qu’au
classicisme. Romantisme qui évoluera avec le dandysme, en la personne entre
autres de Baudelaire, de Huysmans ou d’Oscar Wilde, vers un individualisme et
une esthétique de la singularité, l’artiste en quête d’originalité, d’innovation
permanente, se complaisant dans le plaisir aristocratique de provoquer, de
déplaire, de s’opposer à la culture bourgeoise, à la démocratisation et la
massification de la société. L’intentionnalité artistique s’est ainsi déplacée de
l’œuvre à la personnalité de l’artiste, artiste bohème qui entend faire de sa vie
même une œuvre d’art, première contre-culture annonçant les avant-gardes du
XXème siècle, notamment le live art, les happenings d’Allan Kaprow, les
performances du groupe Gutaï au Japon, celles d’Yves Klein en France, les
actionnistes viennois ou encore Marcel Duchamp avec ses célèbres ready-made
(Porte bouteilles en 1914, l’urinoir Fontaine signé R. Mutt en 1917) qui
marquent une rupture avec l’idée commune d’œuvre artistique. Avant-gardes
radicales dans lesquelles Adorno voyait la dernière forme de résistance sociale,
notamment chez des artistes tels que Samuel Beckett, Francis Bacon, Alban
Berg, Arnold Schönberg, Anton von Webern ou encore James Joyce et Paul
Celan. Dans son œuvre inachevée « Théorie esthétique »13, Adorno constate, à la
suite de Clément Greenberg14, que l’art, ayant perdu son caractère d’évidence, se
voit amener à remplir un rôle de critique sociale en mimant, pour mieux la
dénoncer, la rationalité déshumanisante de la société industrielle. Si les œuvres
dites réalistes, d’artistes tels que Corot, Millet, Fantin-Latour ou Courbet, n’ont
aucune portée critique et entretiennent même l’ordre établi, les avant-gardes
artistiques dans leur entreprise de déconstruction de la réalité, par leur mimesis
paradoxale qui souligne l’inauthenticité de la société, auraient une action
concrète sur le réel. Cette fonction salvatrice de l’art radical comme résistance
13
T.W. ADORNO, Théorie esthétique, Paris : Klincksieck, 1974
14
C. GREENBERG, Art et culture : essais critiques, Paris : Editions Macula, 1988
12
au capitalisme, Adorno avait pressenti qu’elle était vouée à s’essouffler,
craignant de voir ce qui crève aujourd’hui les yeux, que l’art finisse par être
absorbé par l'industrie culturelle et se soumette aux impératifs de la
rentabilisation marchande, devenant une forme d’entité autonome, close sur elle-
même, dissociée de la société et de plus en plus opposée à la gauche
révolutionnaire. En réaction à cette sclérose de l’art, après que la contestation
avant-gardiste ait achevé de décomposer les superstructures culturelles, Guy
Debord et les situationnistes se sont opposés autant au dadaïsme qui a voulu
supprimer l’art sans le réaliser qu’au surréalisme qui a voulu à l’inverse réaliser
l’art sans le supprimer, alors que pour les situationnistes la suppression et la
réalisation de l’art sont les deux moments d’un même dépassement. Pour ce
faire, les situationnistes se sont proposés d’abolir la séparation entre les arts et la
vie, d’élever celle-ci au rang d’œuvre d’art totale par la construction de
situations, c’est-à-dire d’espaces ludiques envahissant la vie quotidienne. Cette
réaction restera sans suite, les politiques néolibérales de Reagan et Thatcher
pendant les années 1980, qui vont convertir l’occident et décrédibiliser les partis
de gauche compromis dans la social-démocratie, ayant pour conséquence de
dévitaliser toute critique sociale et toute velléité révolutionnaire qu’elle soit
artistique ou politique.
13
souligner, tant il est vrai que l’on peut aussi bien écrire des livres dans une
langue qui n’existe pas, composer des symphonies inaudibles, des essais
philosophiques qui ne veulent rien dire ou encore élaborer des repas qui ne
nourrissent pas. La mort de Dieu a précipité dans le néant les idées du bon
comme du vrai, cédant la place à l’individualisme et à la subjectivité pour
donner une apparence de sens à l’art. Les concepts de valeur artistique, de
qualité, d’achèvement, de ressemblance, d’utilité, de vérité, de transcendance
comme d’immanence, sont relativisés jusqu’à devenir insignifiants. Toute forme
de jugement évaluatif, dépendant de critères de perfection variables selon les
époques, les civilisations, les modes, les classes sociales, est devenue
impossible. L’art conceptuel se retrouve vidé de sa substance, n’ayant plus
aucune unité esthétique, soumis à une anomie générale qui s’exprime de
manière répétitive dans la transgression, le scandale, la surenchère, à l’exemple
de cette statue invisible, prétendument immatérielle, intitulée Io Sono (Je suis),
vendue 15.000 euros aux enchères, en fait un carré délimité au sol par du ruban
adhésif, ne contenant rien, décrété arbitrairement «œuvre » par Salatore Garau,
sculpteur contemporain italien dont nous préférons célébrer l’ironie plutôt que le
cynisme. Pour ce qui est de cette hésitation entre ironie, cynisme et escroquerie,
on pourrait encore évoquer les formes sans qualités de Robert Morris, Walter de
Maria et ses manifestes d'insignifiance ou la fameuse sculpture proto-
minimaliste de Tony Smith, intitulée The Black Box, exposée en 1960, simple
parallélépipède d'acier peint en noir, réalisé par téléphone selon le même
procédé qu'avait jadis employé Laszlo Moholy-Nagy au Bauhaus, en 1922. Les
mêmes procédés, les mêmes idées sont répétés avec quelques variantes. La
négation, qui a nourri les avant-gardes artistiques depuis leur origine, a cessé
d’être créatrice, dégénérant en une institutionnalisation de la transgression aussi
stérile que le conformisme bourgeois. La tâche de l’artiste n’est plus d’être
novateur, ni même de choquer ou de provoquer, encore moins de faire de l’art
de bonne qualité, mais c’est aujourd’hui de faire de l’art d’aucune sorte. Pour les
14
théoriciens de l’art contemporain tels que Léo Castelli, Arthur Danto ou George
Dickie, est de l’art tout ce que l’artiste dit être de l’art, ou encore, selon la
définition de Thierry de Duve15, une œuvre d’art est contemporaine tant qu’elle
demeure exposée au risque de ne pas être perçue comme de l’art. Il n’y a plus de
supports ou de matériaux nobles, plus de sujet artistique particulier, jusqu’à la
représentation qui se trouve abolie. L’expérience de l’art ne peut plus se vivre
directement mais doit passer par un processus de pensée, d’analyse, de
références, tout est devenu affaire de commentaires sur des commentaires, tout
se réduit à des discours, l’esthétique au même titre que la politique et l’éthique,
en accord avec l’idée scientiste selon laquelle le réel n’existerait que lorsqu’il
s’incarne dans un discours. Au contraire de la tradition extrême-orientale qui
voit un ordre de préséance du vécu sur le dit, tout phénomène sémantique
impliquant une dualité illusoire entre un énonciateur et un destinataire, source
qui plus est de confusion. L’art conceptuel (et par extension l’art expérimental,
minimaliste, situationniste...etc...) n’existe en revanche que par ce qu’on en dit.
Il ne se suffit plus à lui-même et ne survit que par le métadiscours qui le
constitue, celui des artistes eux-mêmes, des critiques, des galeristes. L’art
conceptuel relève de la parole performative. Parce qu’on parle de l’urinoir de
Duchamp, c’est une œuvre d’art. Si on n’en dit rien, c’est juste un urinoir qui
n’est pas à sa place. Cette parole, autoproclamée experte, répète indéfiniment
l’éloge d’un objet absent. Cet art procédural, selon Yves Michaud 16, est à lui-
même son propre principe de dissolution. Seul le marché de l’art soutient encore
artificiellement cette soi-disant production artistique dématérialisée et
dévitalisée : la valeur marchande des œuvres, déconnectée de toute réalité
artistique, leur offre une nouvelle aura et une nouvelle sacralité en
remplacement de celles que Walter Benjamin voyait déjà, au début du XXème
15
T. de DUVE, Au nom de l’art, Paris : Les Editions de Minuit, 1989
16
Y. MICHAUD, L’art à l’état gazeux, Paris : Stock, 2003
15
siècle, menacées par la reproductivité technique et industrielle 17. Idée reprise par
Adorno18 qui soulignait après-guerre, en créant le néologisme de
« désartification », le fait que l’art avait perdu son caractère artistique, son
essence en même temps que sa raison d’être, sous la pression de l’industrie
culturelle, laquelle tend à appauvrir la qualité des œuvres produites et diffusées
en masse. Ce diagnostic n’en est que plus pertinent encore aujourd’hui alors que
l’art est soumis, non seulement à l’industrie culturelle, mais aussi à la
financiarisation et à la systématisation inhérentes à la société de consommation
occidentale, à travers la culture du marketing et de la publicité, la dictature des
mass médias et de la contreculture. L’œuvre d’art est devenu un objet de
consommation obéissant aux seules lois du marché plutôt qu’aux injonctions de
la créativité, réduite à sa valeur d’échange sans reconnaissance aucune de son
originalité ou de son authenticité, de ce fait définitivement désactivée et
déconnectée de la réalité. L’art n’est plus l’occasion d’un événement, même
plus l’occasion d’une interrogation sur la fonction et le statut de l’art en tant
qu’objet matériel, l’art n’est plus qu’une suite de répétitions en guise de
procédé, sur le modèle de la publicité. Le Même, la copie, à la place de l’Autre.
L’accélération des moyens de production et de reproduction culturelle laisse le
public, au mieux dans un état d’indifférence, au pire dans un état de sidération,
qui anesthésie tout sens critique. Ce n’est plus l’œuvre mais la posture qui
importe, la pose, le paraître. Nombre d’artistes conceptuels cherchent à se
singulariser à n’importe quel prix, en remettant en question systématiquement
les limites de l’art à défaut d’exprimer ou de contester quoi que ce soit de réel,
prisonnier qu’ils sont d’un milieu clos, autocentré, isolé du monde et de la vie,
qui s’autojustifie de façon autistique. Revendiquant la facilité sous prétexte de
spontanéité, ces artistes sans talent laissent libre cours en fait à un désir infantile
17
W. BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dernière
version 1939, in « Œuvres III », Paris : Gallimard, 2000
18
T.W. ADORNO, Théorie esthétique, Paris : Klincksieck, 1974
16
de toute puissance, encouragés dans ce sens par des critiques complaisants
soumis au politiquement correct qui dicte le bon goût et les opinions conformes.
On voit ainsi, à la manière des sophistes et des scolastiques d’autrefois
s’ingéniant par d’habiles artifices rhétoriques à défendre des thèses paradoxales
afin de démontrer leur talent, les philosophes les plus en vue produire des
discours sur l’art conceptuel qui permettent de théoriser l’outrance, la
provocation, l’ennui, d’élever le kitsch le plus médiocre à la hauteur du génie. Si
l’on fait l’effort, toutefois, de s’intéresser à d’autres artistes que ceux qui se
cantonnent à ce qu’on pourrait appeler un art « publicitaire », on constate
effectivement dans certaines œuvres conceptuelles un authentique travail
artistique, la recherche de représentations plus vraies de l’Etre, dans une
démarche proche de celle des mathématiciens travaillant sur l’hyperespace. De
même peut-on trouver, dans la déconstruction systématique de toute forme d’art,
une continuité entre l’anarchisme de Duchamp, le narcissisme de Warhol et le
cynisme mercantile d’opportunistes tels que Koons, Murakami, Boltanski ou
Hirst, opérant ce faisant une réduction de l’art contemporain à quelques vedettes
internationales pour laisser dans l’ombre nombre d’artistes de valeur. On n’est
donc loin d’être arrivé au bout de la démarche artistique, l’artiste a d’autres
choix que le business plan façon trader, la répétition d’happenings désuets ou
l’exhibition d’un quotidien désespérant de banalité. Trouver un nouveau sens à
l’art, une nouvelle raison d’être, est au contraire un défi que les artistes doivent
relever pour être dignes de leurs géniaux prédécesseurs. Ce n’est peut-être que
pour lui offrir l’occasion de renaître que l’idée même d’art, patiemment élaborée
entre la Renaissance et le XIXème siècle en Europe, a été déconstruite par
quelques artistes révolutionnaires. Ceux-ci voulaient en outre contredire Hegel
qui estimait que l’art, portant en lui-même sa limitation, ne pouvait plus évoluer
après le romantisme, qu’il avait perdu sa signification de révélation sensible de
la vérité, qu’il se devait d’être dépassé par la religion comme la religion était
destinée à être remplacée par la philosophie, forme la plus pure du savoir selon
17
Hegel, capable d'aller au-delà des apparences pour faire apparaître le vrai
contenu des phénomènes. Pour continuer le propos de Hegel, on pourrait ajouter
que la philosophie est appelée à être dépassée à son tour par la méditation et la
conscience de la vacuité, permettant d’aller au-delà des phénomènes, mais nous
y reviendrons par la suite.
En réaction à cette injonction à disparaître, les jeunes artistes arrivant sur scène,
avides de nouveauté plus que de reconnaissance, n’ont eu de cesse de chercher à
défricher des voies inexplorées, quitte à renier leurs modèles et trahir leurs
maîtres. Comme s’il fallait détruire l’héritage passé pour s’en libérer et
découvrir des horizons vierges, redoublant pour ce faire d’agressivité et
d’ingratitude. De sorte que depuis Charles Perrault, au XVIIème siècle, avec son
essai intitulé « Parallèle des Anciens et des Modernes », en passant par les
Futuristes et les Constructivistes du XXème siècle, toute esthétique nouvelle se
construit sur le rejet de la précédente. La suite ininterrompue de mouvements
avant-gardistes, depuis les impressionnistes français dans la seconde moitié du
XIXème siècle et les expressionnistes allemands au début du XXème siècle, en
révolte contre les règles académiques et les artistes reconnus du moment,
annonçant le cubisme, l’art incohérent, Dada, le futurisme, donnant toujours
plus la priorité à l’innovation, à l’originalité à tout prix, à la subjectivité et à
l’individualité, à la provocation et à la déviance comme signe d’authenticité, a
fini par entériner le divorce entre un art élitiste et un art populaire, un art
apollinien et un art dionysiaque, des artistes financiarisés et un public devenu
indifférent à l’outrance. Les avant-gardes qui se voulaient à l’origine contre-
culturelles ont été rattrapées par la force d’attraction du capitalisme, se
trahissant pour devenir de simples productions matérialistes. L’œuvre qui fait
monde n’a plus sa place dans le monde contemporain. Quand il n’est pas
pure marchandise, objet de spéculation financière sans rapport au réel, soumis
aux lois du marché, l’art est trop souvent réduit à un loisir qui fait passer le
18
temps, la société de masse ne tolérant la production artistique que pour autant
qu’elle soit standardisée, expurgée de la moindre radicalité qui serait réelle et
non feinte. Avec l’effacement de toute revendication qu’elle soit politique,
sociale ou esthétique, on se débarrasse également à bon compte de tout souci
moral, de toute exigence éthique, de toute recherche de vérité. Si Nietzsche a pu
officialiser la mort de Dieu, et si depuis Marcel Duchamp il n’y a plus de
définition du Beau, le Vrai lui-même, par effet de contagion, se voit dénoncé
comme illusoire, la post-modernité s’étant employée à systématiquement le
démonter, faute de le démontrer. Dès lors tout devient aléatoire, la contingence
seule s’impose comme absolu. Que la vérité ne soit plus reconnue mais
relativisée pourrait apparaître comme la victoire des sophistes sur les
philosophes, il n’en demeure pas moins une vérité soustractive, dans le sens où
l’entend Badiou quand il évoque le lieu de saisie des vérités qui doit rester vide
et donc disponible, ouvert à toutes les potentialités, prêt à accueillir tout
événement. L’œuvre d’art réelle, hasardeuse par nature, imprévisible si ce n’est
indéterminée, relève bien de l’événement, et l’événement, davantage que la
théorie, est le lieu où la vérité éclate comme émergence de quelque chose de
nouveau, surgissement de l’inconnu. Cette vérité événementielle de l’art, le
poème de Mallarmé « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » en est un
exemple parmi d’autres, que Quentin Meillassoux19 voit comme production d’un
vers entièrement neuf. Cette nouveauté inscrit une rupture dans la vie
quotidienne et dans le déroulement du temps ressenti comme linéaire. Tel est le
propre de l’artiste véritable, comme le voit Hannah Arendt, qui est toujours
intempestif, toujours en porte-à-faux par rapport à son époque, œuvrant à contre-
temps pour un temps à venir. Se dégageant du physique pour toucher au
métaphysique, l’unicité de l’œuvre d’art place celle-ci au-delà du multiple.
Créer, que ce soit un tableau, un poème ou un opéra, apparaît donc bien comme
un événement, au même titre qu’un coup de foudre amoureux ou une révolution,
19
Q. MEILLASSOUX, Le Nombre et la Sirène, Paris : Fayard, 2011
19
interrompant la routine et la répétition, déchirant le voile des apparences et des
ressemblances. Cet événement est d’abord une expérience, et singulièrement
une expérience somatique d’après le philosophe américain John Dewey 20, à la
fois rythmique et relationnelle, amenant à une transformation des énergies
corporelles. L’expérience esthétique serait même le paradigme de l’expérience
dont le principal critère est la dimension libératrice. Pris dans le flux ordinaire
de l’existence, l’expérience esthétique permettrait à l’individu de vivre un
moment intense, une séquence unifiée d’affect avec un début et un terme qui en
est le parachèvement, et qui se caractérise non par un contenu particulier mais
par le fait de vivre une expérience pour elle-même, sans rapport instrumental, de
sorte qu’elle s’étend à toute activité vécue pleinement, que ce soit la cuisine, le
jardinage, la musique ou le patin à glace, Dewey ne distinguant pas, pour ce qui
est de l’esthétique, entre la sphère de l’art et la sphère extra-artistique. Le propre
de l’expérience esthétique est, en effet, à la fois son unité et la continuité entre
nos différentes expériences : le pragmatisme de Dewey dénie la réalité des
oppositions entre acteur et spectateur, entre activité et passivité, entre production
et réception, jusqu’à la distinction entre le soi et l’objet, remettant en question la
séparation entre les disciplines, entre arts nobles et arts vulgaires, pour souligner
le continuum qui existe entre expériences intellectuelles et expériences
pratiques. Point de vue repris et développé par Richard Shusterman21 qui
entreprend, avec le concept de soma-esthétique, de faire du corps le facteur
déterminant de toute expérience esthétique, offrant ainsi une solution de
continuité entre pratiques esthétiques et pratiques ordinaires, redéfinissant ce
qu’on appelle communément un « produit culturel ». Toute émotion esthétique
est par nature incarnée, enracinée, dépendante d’un environnement, d’un
habitus, d’une idiosyncrasie particulière. D’ailleurs, si l’on ne peut pas créer
sans le corps, on ne peut davantage penser sans le corps : au même titre que
20
J. DEWEY, L’art comme expérience, Paris : Gallimard, 2010
21
R. SHUSTERMAN, L’art à l’état vif, Paris : Editions de Minuit, 1992
20
l’expérience esthétique, l’expérience intellectuelle implique une part de
somatisation, dépendante de la situation spatio-temporelle. Toute pensée, tout
acte, toute création sont en prise directe avec la vie, en dépit de la tentation des
avant-gardes intellectuelles et artistiques à l’abstraction pure et en contradiction
avec la philosophie analytique dans sa prétention à établir un système de
référence au monde par le seul biais du langage :
« Dans un style radicalement opposé à la philosophie analytique,
certains penseurs et artistes « dissidents » tels que Georges Bataille et
Antonin Artaud accusaient la culture occidentale d’avoir perdu tout
contact avec le corps humain »22
Quelles que soient les culs-de-sac dans lesquels certains artistes contemporains
se sont fourvoyés, de la même manière qu’au XIXème siècle les peintres dits
pompiers se sont enfermés dans une peinture académique et une virtuosité
technique complaisante, il n’en demeure pas moins que l’histoire de l’art
22
H. U. GUMBRECHT, Eloge de la présence, Paris : Méta-Editions, 2010, p.79
23
G. DELEUZE, Pourparlers, Paris : Editions de Minuit, 1990
21
continue sa route sans ralentir. De nouveaux médias sont nés des technologies
modernes, impliquant un rapport différent au réel, des formes d’expression et
des genres artistiques inédits. Ce qui amène à s’interroger sur l’origine du geste
artistique, le même geste, le même élan vital qui animent l’homme préhistorique
peignant les parois d’une grotte, l’anartiste exposant un urinoir, le dandy
empilant des boîtes de conserves ou des bouteilles de coca-cola. Au-delà d’une
palette de couleurs qui lui est propre, chaque artiste résonne à une vibration
particulière, née d’une idiosyncrasie, comme l’entendait Nietzsche, faite de
souvenirs, de mémoires familiales et culturelles, mais aussi de géographie,
d’une présence corporelle au monde pour reprendre la terminologie de Merleau-
Ponty, structure à la fois physique et vécue, extérieure et intérieure, biologique
et phénoménologique, chaque artiste résonne de toutes les rencontres qu’il fait
au quotidien, de tous les accidents de la vie et autres influences subtiles. La
financiarisation outrancière au même titre que les manipulations politiques,
telles qu’après-guerre les subventions massives du gouvernement américain
pour assurer la domination sur le marché international des artistes de l’école de
New York ou de l’expressionisme abstrait, tous ces parasitages ont uniformisé le
monde artistique mais ne peuvent étouffer l’interrogation fondamentale sur
l’origine du geste créatif. Une première explication cherchera l’origine de la
pulsion créatrice dans une réponse de l’organisme à une excitation externe. Face
à un stimulus quelconque de son milieu naturel, l’individu fait appel à sa
créativité pour résoudre la tension ainsi créée et revenir à un état d’harmonie,
l’alternance de ces phases induisant l’émergence d’expériences esthétiques. Un
autre point de vue consiste à chercher l’origine du geste créatif ailleurs que dans
la personne de l’artiste. Pour reprendre la comparaison de Martin Heidegger,
dans la conférence donnée à Fribourg en 1935 intitulée « L’origine de l’œuvre
d’art »24, s’il y a une chaussure, ce n’est pas parce qu’il existe des cordonniers,
au contraire les cordonniers ne sont possibles que parce qu’il y a la nécessité de
24
M. HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris : Gallimard, 1986
22
quelque chose comme l’habillement et la protection du pied. De même, l’œuvre
d’art n’est pas parce qu’existent des artistes, on ne trouve des artistes que parce
qu’est nécessaire quelque chose comme l’œuvre d’art. De façon similaire, ce
n’est pas parce qu’il existe des objets que l’art est nécessaire pour les
représenter mais c’est plutôt parce que l’art est fondateur qu’il existe des objets.
Selon Heidegger, l’œuvre d’art ne représente pas un objet, un paysage ou quoi
que ce soit de naturel, au contraire l’art précède la nature, donnant corps et
visibilité aux choses naturelles, de sorte que l’art est par essence une origine, un
événement ontologique. Si l’art se caractérise par l’apparence, l’apparence en
fait est indispensable à l’essence, la vérité n’étant pas si elle n’a pas l’occasion
d’apparaître. Heidegger remarque, en effet, que l’art comme l’artisanat relevait,
pour les grecs de l’antiquité, de la « tekhné », laquelle, en tant que « poesis »,
est un mode de savoir plus que de fabrication, c’est-à-dire processus de
dévoilement, de manifestation. Le sens de l’art est bien de révéler la vérité
profonde d’un objet plus que de le représenter, ou pour reprendre la
terminologie de Heidegger de faire venir l’Etre à l’étant. En conséquence de
quoi, deux attitudes artistiques sont possibles : l’une liée à la maîtrise technique,
à la reproduction, à l’apparence, limitée au domaine de l’étant, en rapport avec
l’étonnement scientifique ; l’autre en quête de l’Etre, en rapport avec
l’étonnement philosophique. Pour qui suit cette dernière attitude, le but n’est pas
d’être utile ou beau mais d’être réel, de permettre la transformation du sujet, de
sortir la pensée routinière d’une indifférence à l’Etre. Ainsi, aux yeux de
Heidegger, la poésie est pure manifestation de la vérité car accès à l’Etre même.
On pourrait en dire autant de la musique ou de toute autre forme d’art pourvu
qu’elle tende à exprimer l’inexprimable, l’invisible, l’inaudible. Après plus d’un
siècle de vaines errances dans de stériles impasses, il est temps pour l’art de
revenir à l’essentiel, de se questionner sur la nécessité de l’art, sur ce qui fait de
l’art un acte fondamental relevant de l’ontologie, qui ne cherche pas à
représenter ou à reproduire mais à dire ce qui est. A révéler, en fait, à la fois
23
l’Etre dans ce qu’il a de plus brut, de plus primordial, et la vacuité à l’œuvre
derrière l’Etre, de la même façon que la peinture chinoise traditionnelle vise à
suggérer la vacuité de ce qui est comme la réalité de ce qui n’est pas. Ce visible
irréductible à la pensée, l’artiste, tel que le comprend Merleau-Ponty, cherche à
le capter et le partager au moyen de son art, comme le philosophe cherche à
saisir la réalité par les concepts. Pour ce faire, le peintre évite et contourne le
visible afin de donner à voir l’invisible par-delà la pensée. Si l’artiste est un
voyant, il voit non pas avec son entendement, sa culture, ses catégories
cognitives, mais avec l’intégralité de son être, sans se représenter ce qu’il voit,
dans un rapport immédiat de l’être au monde, sans l’intermédiaire de la raison.
Selon Merleau-Ponty, qui a théorisé l’unité de l’âme et du corps à travers le
concept de matière conscientisée, s’intéressant à l’articulation entre voyant et
visible plutôt qu’à la dualité objet-sujet, l’artiste n'est pas dans une situation de
spectateur ou de témoin devant le réel mais incorpore véritablement la réalité
pour pouvoir l’exprimer. De la même manière qu’un sujet admirant une œuvre
d’art n’est pas extérieur à celle-ci, de façon passive et désengagée, mais est
partie prenante de l’œuvre en question, ce qui fait de toute expérience esthétique
véritable l’occasion d’une extase unitive et mystique :
25
R. SPIRA, La Nature de la Conscience, Paris : Ed. Accarias / L’Originel, 2017, p.213
24
1 Virtualité et vacuité :
L’art conceptuel, au même titre que la science, la politique, la culture ou
l’éducation, néglige le qualitatif et se soumet au règne du quantitatif, signe
distinctif du monde moderne obéissant aux lois de la rentabilité et de la
productivité. La société du spectacle décrite par Guy Debord, après s’être
transformée en société de l’information, est en passe de basculer dans une
société marchande virtuelle et déshumanisée où l’argent devient le matériau
même de l’art, le taux de rendement la seule finalité esthétique, logique
spéculative qui trouve, si ce n’est son aboutissement, du moins sa dernière
expression dans les NFT et le crypto-art. A plus forte raison s’il se réclame
d'une théorie révolutionnaire ou s’il prétend être « anti-système », l'artiste
contemporain entretient les clivages culturels et la discrimination sociale par sa
compromission avec le marché de l’art pour lequel seul compte la valeur
marchande d’une œuvre :
26
L. FERRY, La vie heureuse, Paris : Editions de l’Observatoire, 2022, p.197
25
Malgré sa réduction à l’état de marchandise, simple objet de spéculation et de
consommation, l’art conceptuel n’en continue pas moins de cultiver le mythe du
fétiche exhibé et idolâtré dans les musées ou les salles de marchés, ainsi chez
Christie’s à New York où les ventes atteignent des records déconnectés de toute
réalité. Parallèlement à ce phénomène de fétichisation de la marchandise se
développe un mouvement de dématérialisation de l’art. Le concert pour le moins
déconcertant du compositeur John Cage, intitulé « 4′33″ » ou « quatre minutes
trente-trois secondes de silence », constitué des sons produits par les auditeurs
tandis que l’interprète ne fait rien, en est un exemple célèbre dans le domaine
musical. On retrouve en peinture un pareil engouement pour le néant, avec
« l’Exposition du vide » de Yves Klein, en 1958 à la Galerie Iris Clert à Paris,
consistant à investir de rien une galerie totalement vide. Dans le même esprit,
Tino Sehgal, en 2010 au musée Guggenheim de New York et en 2016 au Palais
de Tokyo à Paris, s’emploie avec « This Progress » à débarrasser de toutes leurs
œuvres les musées le recevant, les visiteurs étant invités à progresser dans un
lieu vide. Le musée Beaubourg à Paris, avec l’exposition « Vides, une
rétrospective » en 2009, ira jusqu’à faire l’inventaire des artistes ayant répété le
geste initial de Yves Klein en proposant neuf salles vides à visiter. La
disparition de l’œuvre peut s’opérer encore sous d’autres modes, soit qu’elle
devient insaisissable comme chez Dan Graham, soit qu’elle est éphémère, se
résume à un discours, quelques mots, elle peut relever du pur hasard, toujours
est-il que l’œuvre est de trop. Le public, la galerie, le concept même
d’exposition deviennent facultatifs comme l’a démontré Robert Barry, en 1969,
quand il a proposé que son exposition ne consiste qu’en la fermeture de la
galerie pendant le temps prévu pour l'accueillir, illustrant par là combien l'art est
quelque chose d'invisible que l'on ne peut pas montrer entre des murs.
26
processus, de dispositifs ou d’expériences, de sorte qu’on peut parler d’art
processuel plutôt que d’art plastique. Ou, pour reprendre la distinction que fait
Jacques Rancière27, d’un « régime esthétique », qui repose sur la confusion entre
ce qui relève des beaux-arts et ce qui lui est étranger, en même temps que sur un
renversement des hiérarchies, des valeurs et des genres, supplantant un « régime
représentatif » qui identifie les arts du point de vue de leurs genres et les soumet
à un certain nombre de normes implicitement admises. A une approche objectale
et sensible de l’art, succède aujourd’hui une approche intellectuelle, soutenue
par une profusion de discours qui souvent valident plus qu’ils n’expliquent
l’œuvre, laquelle ne vaut plus en tant que chose à voir mais en tant
qu’expression d’une idée, non plus en tant qu’objet visible mais en tant que
projet lisible. Les œuvres présentées dans les galeries comme dans les
expositions négligent l’aspect visuel et sensible, elles obéissent à des codes et
des protocoles tellement opaques qu’elles ne peuvent plus être abordées
qu’indirectement : elles obligent à se référer aux discours et théories les
accompagnant pour en comprendre le sens ou l’absence de sens, éjectant pour
un peu le spectateur de l’exposition comme si on pouvait se passer de public,
l’art se satisfaisant de sa seule logorrhée dans une dérive autistique qui ne tolère
plus guère que le collectionneur-spéculateur.
27
fasciné par la spiritualité amérindienne, nombre d’artistes en quête de spiritualité
ont insisté sur le processus au détriment non seulement de l’œuvre finie mais de
l’artiste lui-même. Suivant en cela l’exemple du peintre américain Ad Reinhardt,
précurseur de l'art conceptuel et de l'art minimal, qui visait à la
désidentification de l’œuvre, à l’élimination de la personnalité de l’artiste pour
qu’advienne un art authentiquement abstrait.
28
volonté de rupture avec les anciens codes artistiques, ils n’ont voulu voir dans le
Zen qu’une invitation à la spontanéité et à la liberté, cédant à une
compréhension quelque peu tronquée, si ce n’est une forme de malentendu,
quant à la vacuité telle que comprise en Extrême-Orient. Ce que la tradition
japonaise appelle « ma » : écart, intervalle dans le temps et l’espace, concept au
cœur de l’art japonais, expérience sensorielle du vide que l’on retrouve dans la
peinture Zen où l’essentiel du tableau est non-peint. La peinture ayant pour
tâche de capter les souffles harmoniques qui irriguent toutes les catégories du
réel, animant aussi bien un paysage que le Bouddha ou n’importe quel sujet
représenté, l’artiste, attentif à la manifestation du Souffle (Qi) comme au
mouvement ascendant de l’Esprit (Shen), laisse le vide habiter sa toile afin que
se révèle le Shen-Qi (souffle-Esprit) et que les flux puissent circuler librement,
le papier à nu matérialisant ce vide. Par l’entremise de ce vide, entre les
éléments comme à l’intérieur même des éléments, les souffles vitaux circulent et
permettent l’incessante transformation des énergies. Si le vide, selon Laozi,
donne son utilité au vase, de même le vide fait du tableau une œuvre vivante.
Ainsi, le tableau intitulé «Bouddha sortant de la montagne après
l’Illumination », peint par le moine Leang-k’ai, au-delà de sa liberté
d’exécution, exprime d’abord non pas l’absence de Bouddha mais le vrai
Bouddha, avant l’apparition de sa forme, le vrai « moi » sans forme que les
patriarches Zen appelaient aussi « vide », qui n’est ni négation, ni non-être mais
le « moi » libéré de la contradiction entre la négation et l’affirmation, entre l’être
et le non-être. Il en est de même pour les natures mortes du moine Mou K’i ou
les paysages de Yu-kien : par la représentation des fruits de plaqueminiers
comme des paysages de la région chinoise de Siao-siang, il s’agit pour les
moines artistes, saisissant l’harmonie de l’ensemble et le peignant d’un seul jet,
d’exprimer l’Un à travers le multiple, le « sans forme » par l’entremise de la
forme. Or, si les artistes se réclamant de l’Ecole de New York ont bien assimilé
la liberté d’expression de la peinture Zen, l’utilisation de l’indétermination en
29
musique, la spontanéité du geste dans l’expressionnisme abstrait ou l’action
painting, on peut douter qu’ils aient atteint cette compréhension du « sans
forme » et du vide propre au bouddhisme Zen. De fait, celui-ci se propagea en
occident dans une version épurée, auprès de jeunes artistes américains épris de
liberté, peu enclins à l’étude et à la discipline. Daisetz Teitaro Suzuki (1870-
1966), qui fut l’une des sources les plus importantes d’information sur le
bouddhisme Zen, en Amérique comme en Europe, a certainement une part de
responsabilité dans cette incompréhension, de par son insistance sur la
dimension philosophique du Zen, accordant une place moindre aux rituels et aux
aspects dévotionnels, ce qui a eu pour résultat de détacher le Zen de son
contexte culturel. Dans ses livres, notamment « Essais sur le Bouddhisme Zen
»28, paru en 1944, il présente le Zen comme une expérimentation de l’être tout
entier, une présence à chaque action, de la plus triviale à la plus exceptionnelle,
se manifestant dans la spontanéité et le dépassement des cadres mentaux
étriqués qui empêchent de vivre pleinement l’instant. Il insiste également sur le
lien entre le Zen et l’art, décrivant comment l’accent mis sur une présence totale
au moment présent, en même temps qu’une désidentification à l’action, a
influencé l’ensemble des arts japonais, que ce soit la calligraphie (Shodō),
l’arrangement floral (Ikebana), le tir à l’arc (Kyūdō), ou la cérémonie du thé
(Chadō, littéralement « la voie du thé », ou Cha-no-yu, qui se traduit par « la
cérémonie du thé »). Pour Daisetz Teitaro Suzuki, l’activité créatrice est le
paradigme de l’approche Zen de la vie, il considère le pratiquant Zen comme un
artiste dans le sens où il transforme sa propre vie pour qu’elle devienne une
création en soi. Cette conception, privilégiant la liberté et l’intuition au lieu du
seul intellect, le geste spontané au lieu du geste appris, l’authenticité plutôt que
l’esthétisme, entrait parfaitement en résonance avec les recherches artistiques de
Graves, Reinhardt, Barnett Newmann ou encore Mark Rothko, mais sans aller
28
D.T. SUZUKI, Essais sur le Bouddhisme Zen, Paris : Albin Michel, 1944
30
plus loin que l’aspect formel, sans toucher au cœur du bouddhisme Zen qui est
justement l’expérience du « sans forme ».
Pourtant, la rencontre des artistes américains du début du XXème siècle avec
Daisetz Teitaro Suzuki ne se fit pas seulement par le biais de ses livres. Les
interactions directes furent également importantes. Pendant la deuxième moitié
de sa vie, Daisetz Teitaro Suzuki a passé de nombreuses années aux Etats-Unis,
propageant la tradition zen à travers le pays en même temps qu’il étudiait la
culture occidentale. Il fut conférencier à l’Université Colombia, après s’être
installé à New York en 1951, et c’est pendant cette période qu’il fréquenta de
nombreux artistes de l’avant-garde américaine. Sans doute autant que le concept
du « non-mental », l’aspect anti-dogmatique du Zen est ce qui a rendu Daisetz
Teitaro Suzuki si populaire auprès des artistes américains individualistes des
années d’après-guerre. A l’image de nombreux artistes de l’époque, l’américain
Lassaw, cité par Rick Fields, évoquait, lors d’une interview accordée à Irving
Sandler en août 1968, sa rencontre avec la philosophie de Daisetz Teitaro
Suzuki comme un élément fondateur de sa créativité :
« Je suis allé aux conférences de Suzuki pendant trois semestres et
j’ai lu tous ses livres. Je me rappelle beaucoup de choses qu’il a dites
qu’on ne trouve pas dans ses livres, certaines phrases mémorables.
L’une d’elles était que si, dans ta vie actuelle, tu as l’expérience de
certaines vérités et si tous les Bouddhas, tous les Patriarches et tous
les sutras te disent que tu as tort, alors tu dois ignorer les Bouddhas,
les Patriarches et les sutras. Et cela était juste. Je veux dire que cela
correspondait exactement à mon expérience de la vie jusqu’à ce
moment »29
31
sujet de toutes les discussions entre peintres, sculpteurs et écrivains. Au Club
des Artistes de 8Th Street à New York, dans les années 1940 et jusqu’au début
des années 1960, tout un chacun se vantait de pratiquer le Zen. Le 17 décembre
1954, Lassaw fit une conférence sur le Zen, toujours au Club des Artistes de
8Th Street à New York, dans laquelle il citait largement Suzuki. John Cage fit
également une conférence en 1949, intitulée « Conférence sur quelque chose »,
dans ce même Club des Artistes de 8Th Street et une autre la même année
intitulée « Conférence sur Rien » au Studio 35. Le non-agir et le non-mental que
prône le Zen entraient en résonance avec la volonté d’artistes impatients
d’éclater les cadres convenus, de renouveler complètement l’art dans toutes ses
expressions, de le détacher de toutes références aux écoles traditionnelles
européennes, de toutes limites représentatives ou symboliques, de toute
objectivité matérialiste, mais plus encore de libérer le geste créatif en libérant
l’esprit de l’artiste des conditionnements, des enseignements académiques, des
habitudes de penser et de voir qui empêchent d’accéder au nouveau. Il est patent
qu’ils en sont restés à ce mouvement d’émancipation, à cet effet libératoire, à ce
niveau qu’on pourrait qualifier d’hygiénique comme un nettoyage par le vide.
Après des années de domination, en Occident, du positivisme, du scientisme et
de la rationalité, le Zen aurait pu, en effet, ouvrir des perspectives nouvelles s’il
avait été bien compris. Alors que l’art occidental s’est développé à partir d’un
idéal de représentation et d’imitation extérieures de la nature, l’Extrême-Orient a
au contraire assigné comme fonction à la peinture de faire ressentir l’harmonie
intérieure qui habitent tant le peintre que le paysage peint. Comme l’explique
Chang-Ming Peng dans son livre « Echos : l’art pictural chinois et ses
résonances dans la peinture occidental »30, dès les grecs de l’âge classique,
l’occident a placé l’architecture et la sculpture au fondement des arts, jusqu’à la
30
CHANG-MING PENG, Echos – L’art pictural chinois et ses résonances dans la peinture
occidentale, Paris : Editions You-Feng, 2004
32
découverte de la perspective qui confère à la peinture une capacité de
représentation géométrique, tandis que l’art pictural chinois part de la
calligraphie pour faire de la peinture un prolongement de l’écriture, une
réalisation figurative de la langue, étroitement liée aux souffles organiques et
aux mouvements cosmiques, permettant au pratiquant de revivre
« microcosmiquement », pourrait-on dire, l’origine du monde et de donner libre
cours aux flux qui animent son propre être. La formation même des
idéogrammes chinois a habitué les chinois à saisir les choses concrètes par les
traits essentiels qui les caractérisent. Le trait du pinceau n’est donc pas une
simple ligne : un trait tracé à l’encre peut connaître toutes les variations, toutes
les nuances, tous les changements subtils de l’univers et de l’homme intérieur.
Par son plein et son délié, il représente forme et volume ; par son « attaque » et
sa « poussée », il exprime rythme et mouvement ; par le jeu de l’encre, il
suggère l’ombre et la lumière ; enfin, par le fait que l’exécution en est
instantanée et sans retouches possible, il introduit la notion des souffles vitaux.
Plus que la ressemblance extérieure, ce que le trait cherche à capter, c’est la
ligne interne des choses. Pour ce faire, l’artiste chinois maintient constant le
rythme du geste afin de ne pas casser l’élan vital qui l’anime. L’œuvre doit être
faite d’un seul trait, en suivant au plus près les rythmes du corps, ce qui permet
de se relier avec le Tao, le microcosme du corps étant toujours en
correspondance avec le macrocosme. Et si la peinture chinoise classique a
privilégié l’encre au détriment des couleurs, c’est que l’encre, d’une part est
suffisamment riche par ses contrastes internes pour rendre les nuances infinies
de la nature, d’autre part, se combinant avec l’art du trait, elle seule peut offrir
cette unité qui résout la contradiction entre dessin et couleur, entre
représentation des volumes et rythmes du souffles. Par cette double qualité, à la
fois une et multiple, l’encre comme le pinceau sont considérés comme des
manifestations directes du Tao, seules capables de capter l’essence de la nature.
Le pinceau de l’artiste devient le vecteur, le lien avec le Tao, il n’y a plus rien à
33
faire, plus rien à maîtriser, à réaliser ou produire, sinon suivre le « rythme de son
cœur ». Même s’ils n’en n’ont peut-être pas saisi toute la profondeur, cette
vision de l’art, qu’on pourrait presque qualifier de mystique ou du moins de
métaphysique, ne pouvait qu’inspirer les artistes occidentaux en quête de
nouveauté à travers l’abstraction. David Hockney expliquait ainsi que sa prise
de conscience de nouveaux concepts d’espace –comme vide actif- a d’abord été
possible par la lecture d’écrits sur la pensée orientale, puis par sa découverte de
l’art chinois et japonais. Selon lui, les textes de vulgarisation de la physique
moderne qui circulaient dans les années 1970 (dont le plus emblématique est
sans doute « Le Tao de la physique » de Fritjof Capra, publié en 1975), ont
fasciné les artistes dès lors qu’ils ont semblé confirmer ce qu’eux-mêmes
avaient pu comprendre dans les textes du bouddhisme Zen ou du taoïsme. Reste
à savoir s’il n’ y a pas eu pour le moins un glissement de sens, le non-soi étant
compris de façon erronée comme la négation de soi dans une approche qui reste
dualiste, de sorte que la vacuité telle que vécue dans la pratique du Zen ou du
taoïsme s’est dégradée en un nihilisme et une déshumanisation post-modernes,
tendances sous-jacentes à l’art contemporain en général. Derrière cette
dénégation des expériences artistique et esthétique classiques au profit d’une
mystique déracinée, derrière cette déconstruction systématique du concept d’art
et cet effacement de l’artiste, se profile en effet une tentative de
déshumanisation que souligne Christian Godin :
« L’art, et singulièrement l’art pictural, a littéralement donné à voir
l’effacement de l’humain que l’histoire globale n’allait pas tarder à
réaliser. Depuis un siècle, l’art contemporain a expressément mis en
scène cette disparition. Lorsque le corps n’est pas simplement absent
(tel est le cas de toutes les abstractions ou de l’art de l’objet, les deux
grandes tendances de l’art contemporain), il est disloqué (Picasso),
déformé (Francis Bacon, Lucien Freud) ou mutilé (happening, body
art, actionnisme). (…) Or, si cette histoire a commencé avec un
34
certain spiritualisme (Mondrian, Malevitch), elle s’est rapidement
comprise comme une expression de nihilisme.» 31
35
confusion existentielle et de cette perméabilité entre réel et virtuel, initiées par le
passage de l’analogue au digital, une étape supplémentaire a été franchie
récemment avec la généralisation des QR codes qui permettent de passer d’un
référent réel à un référent digital, questionnant les notions mêmes de réalité et
d’identité. L’utopie transhumaniste achève aujourd’hui cette fuite en avant du
technologisme dans sa quête d’un monde totalement fabriqué, de plus en plus
détaché du réel, où d’exogène à notre organisme la technologie deviendrait à
terme endogène, déformant fondamentalement la perception du réel comme de
soi, et en conséquence l’art qui en est le reflet. Ce qu’avait pressenti Paul Valery
quand il écrivait déjà en 1928 :
Les arts numériques, en se confinant dans une création désincarnée, sans matière
et sans espace, s’enferment ainsi dans une forme de déni du monde réel. Non
seulement les arts numériques voudraient s’abstenir de faire appel au corps mais
ils ne voudraient s’adresser qu’à des esprits abstraits, à travers l’idée d’avatar,
corps virtuel assimilé à la vacuité. Or, la vacuité n’est pas synonyme de
virtualité. Le net art n'est hors du monde qu’en apparence, étant donné qu’il y a
toujours un programme à l’origine du processus, des lignes de code, des
logiciels, des écrans d’ordinateurs saturés d’icônes, de tableaux, de palettes, de
raccourcis, de messages. D’autant plus que les recherches artistiques
numériques se complaisent ordinairement dans une surabondance de signes,
d’effets, de procédés, qui en perturbent la réception, sans parler des sollicitations
32
P. VALERY, La conquête de l'ubiquité, in Œuvres, vol.II, Coll. "La Pléiade", Paris :
Gallimard, 1960, pp.1284-1287
36
extérieures, publicités, requêtes commerciales et informations continues, qui
parasitent les interfaces du Net, encombrant l’esprit des spectateurs dont les
espaces visuel et sonore se voient envahis par une multiplication effrénée de
stimuli artificiels qui recouvre la réalité perçue d’un simulacre aliénant.
33
S. CHICHE, Principe de gravité,
http://projets.chambreblanche.qc.ca/principes/index.html
37
certains artistes, tels Xavier Malbreil et Gérard Dalmon dans leur œuvre
interactive « Le Livre des Morts »34, à des écrans noirs ou blancs, que le contact
du curseur anime à peine de traces, d’empreintes, en écho pourrait-on dire à la
fameuse « Exposition du vide » de Yves Klein à la Galerie Iris Clert en 1958.
D’autres réalisateurs d’objets multimédia espèrent trouver dans les nouvelles
technologies de l’image l’occasion d’une révolution radicale de l’art, visant à la
disparition de tout créateur, à un art autonome, à l’avènement d’un idéal de
l’immatériel. Mais il ne s’agit jamais que d’ajouter un intermédiaire
supplémentaire entre l’artiste et l’œuvre, entre l’œuvre et le public : quand bien
même n’y aurait-il à terme plus aucune référence anthropomorphique, l’œuvre
n’en nécessiterait pas moins à l’origine l’intervention d’un technicien à défaut
d’un artiste, celui-ci initiant en fait un processus ouvert et participatif. Qu’elle se
développe par la suite sans assistance humaine, qu’elle se perpétue, s’alimente
par elle-même, importe peu : on reste in fine avec une œuvre imaginée à
l’origine par une pensée incarnée.
34
X. MALBREIL et G. DALMON, http://www.0m1.com/Livre_des_morts/Accueilldm.htm
35
M. SHUM KING, Pygmalion ou la question de la création dans la pensée contemporaine
des nouvelles technologies, Thèse de doctorat sous la direction de René Schérer, ParisVIII,
1997
38
Cassandre moderne, attend l’homme dans ses rapports avec les nouvelles
technologies. On peut se demander, en effet, si les outils informatiques et
numériques servent ceux qui les utilisent ou si, au contraire, ce sont les
utilisateurs qui sont au service des outils informatiques et numériques.
Il n’en reste pas moins que l’artiste numérique a perdu tout lien avec la banalité
du réel, au lieu d’un contact direct avec la matière –peinture, sculpture ou
36
P. LEVY, World Philosophie, Paris : Odile Jacob, 2000
37
M. NAPIER : http://potatoland.org/shredder/
39
installation- il ne manipule plus que des programmes informatiques et ne produit
plus que des symboles sous des formes numériques codées. L’œuvre elle-même
n’obéit plus aux logiques marchandes traditionnelles : il ne s’agit plus d’un objet
fini, matérialisé, qu’on peut vendre, échanger, acheter, mais d’une information
qui circule en temps réel dans un système de réseau, remettant en question les
principes de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur. Aux musées, galeries,
foires, expositions, succèdent réseaux, blogs, sites internet, cyberespace. Les
arts numériques, en réseau, virtuels ou fractals, reconstituent tous leurs propres
modes d’échanges et de circulation, leur propre environnement artificiel et
autonome, qu’il s’agisse d’œuvres multimedia off-line, reposant sur le principe
de multisensorialité et de synesthésie, ou d’installations digitales basées sur
l’immersion sensorielle du participant, en incorporant des dispositifs interactifs
et de réalité virtuelle. Dans une certaine confusion des genres où artistes,
ingénieurs, techniciens, théoriciens et publics internautes collaborent à la
production d’œuvres interactives, rétroactives, ou désactivées, au sein de
communautés internationales et informelles plus ou moins éphémères, les
notions même d’auteur, de propriété, comme celles de spectateur ou de public,
se trouvent vidées de leur signification convenue, elles doivent être repensées et
redéfinies. L’holographie, la réalité virtuelle, les arts fractals, les arts
numériques, le Net art ou l’art en réseau sont des illustrations des tendances
comportementales de l’homme dans les nouveaux milieux artificiels qu’il se
crée, bouleversant le champ de la production artistique :
40
l’imaginaire et le virtuel.» 38
38
P. MUSSO, L’art de l’ordinanthrope, in Nouvelles technologies : un art sans modèle ?, Art
Press Spécial, n°12, 1991, p.104
39
J.L.WEISSBERG, Le simulacre interactif, Thèse de doctorat en sciences de l'éducation, sous la
direction de Guy Berger, Université Paris VIII, 1985
41
l’interface de choix. De son côté, l’Internet propose un mode cognitif
que la Toile met en commun. A côté de l’espace mental et de l’espace
physique, il existe désormais un espace intermédiaire qui est le
cyberespace. »40
40
D. DE KERCKHOVE, L’être connectif va remplacer le petit moi, in Libération, 30/09/ 2001.
41
R. ASCOTT, Rencontres chaotiques, Italie : Editions Universitaires de Salerne, 1993
42
trouve bouleversée. Avec la transformation des œuvres traditionnelles que sont
poèmes, musiques ou peintures, en ces nouvelles créations constituées
d’algorithmes, de bases de données, de pages Web, de liens hypertextes, ce
n’est pas à un simple élargissement du champ de la matière que l’on assiste mais
à une redéfinition de celui-ci. On parle maintenant de « biens informationnels »,
« d’œuvres informationnelles ». Le droit d’auteur faisant référence à la mise en
forme d’une œuvre et non à son contenu, ni au message que l’œuvre véhicule,
des œuvres qui ne sont que des « ensembles informationnels », comme le sont
les bases de données, obligent à repenser l’application du droit d’auteur. Celui-
ci est mis à mal également par les multiples possibilités de piratage offertes au
grand public sur le réseau Internet. En écho à cette remise en question de la
propriété intellectuelle, un autre mouvement tend à se généraliser sur le réseau
Internet, celui de la multiplication des pseudonymes. Cette multiplicité
d’identités amène à une certaine dilution du sujet, une distanciation d’avec le
réel. Une légèreté qui est, d’après Calvino dans « Leçons américaines »42, une
qualité nécessaire pour le siècle à venir, celui de la multiplicité. Cette légèreté
permet de se décaler de l’habituelle situation subjectale. La pensée en quelque
sorte se met de biais, elle aborde la réalité par la marge, de manière indirecte, de
façon à esquiver l’affrontement, à détourner, désamorcer le conflit, en se mettant
à distance. On pourrait évoquer ici ce que la Kabbale appelle « la présence par
l’effacement » pour caractériser l’action de Dieu parmi les hommes.
Revendiquer une identité fluctuante et changeante, l’exprimer par le moyen des
pseudonymes, se rapproche finalement de la véritable nature du moi, du moins
telle que la psychanalyse la voit, c’est-à-dire labile. Lacan comparaît ainsi le
moi à un oignon que l’on pèle. Un fourre-tout d’images, d’identifications,
d’usurpations, tout ce que nous croyons être ou ce que nous voudrions être, au
fil du temps et des rencontres. Reconnaître cette absence de cohérence, de
solidité du moi, permettrait d’éviter une fixation névrotique à un moi figé autant
42
I. CALVINO, Leçons américaines, Paris : Seuil, 1988
43
que réducteur. On pourrait rapprocher cette conception d’un moi inconsistant de
la doctrine bouddhiste du non-moi (anātman), soit un moi illusoire,
interdépendant, sans existence propre, à ce détail près que la traduction
artistique de la sensibilité bouddhiste s’exprime dans la vacuité en même temps
que dans des qualités de don, de gratuité, d’anonymat, tandis que les arts
numériques s’articulent autour de notions définies par Roy Ascott43 comme celle
« d’auteur distribué », opposée à la conception classique d’auteur individué,
celle également de « conscience planétaire » ou « télénoïa ». Dans une culture
télénoïaque l’artiste n’est plus une individualité séparée du reste du monde,
préoccupée d’affirmer sa seule personnalité, il devient un système complexe
largement distribué. Cette dilution identitaire est aussi prétexte à réaliser ses
rêves égotiques, de façon virtuelle, sans risque, sans engagement de soi, dans un
fantasme enfantin de toute puissance, en niant les limites du Réel auquel tout un
chacun se heurte au quotidien.
44
nouveau rapport du sujet au monde : il ne s’agit plus seulement de s’approprier
le champ de l’information, d’en détourner le fonctionnement, de renverser le
sens de la communication mass-médiatique, mais de s’immerger dans un réseau
en niant les notions d’espace et de temps. Une rupture fondamentale s’est
opérée : on passe d’un monde régi par une continuité linéaire à un monde régi
par la simultanéité de données fragmentaires, consacrant un art non narratif. On
passe du domaine de la représentation à celui de la présentation, de l’apparence
à celui de l’apparition. Ce n’est plus l’image, l’objet qui sont présentés, mais le
processus même de transformation. L’artiste est partie intégrante d’un contexte,
d’un processus dépersonnalisé, d’un système dont il est un des multiples agents
producteurs d’interactions. La saisie du monde se fait désormais en mouvement,
en tenant compte de l’interrelation de tous les éléments en présence, illustration
des concepts deleuziens de multiplicité et de pli.
45
P. QUEAU, Metaxu : Théorie de l’art intermédiaire, Paris : Champ Vallon, 1989
45
perspectiviste ou la photographie, l’art intermédiaire qu’évoque Philippe Quéau
se différencierait par l’idée de métamorphose constante qui serait à son
fondement, en opposition à l’idée de métaphore comme transport de la forme du
modèle en son image qui définirait l’art analogique. Issue de modèles logico-
mathématiques, la réalité virtuelle ne relève plus, à proprement parlé, de
représentations mais plutôt de simulations. Les images tridimensionnelles
virtuelles, en effet, ne sont pas des représentations analogiques d’une réalité déjà
existante, reproduite ou restituée, ce sont des simulations numériques de réalités
nouvelles, inédites. D’ordre purement symbolique, ces opérations de simulation
ne visent pas à représenter une véritable réalité mais à donner une forme d’accès
à un monde intermédiaire. Ces systèmes de visualisation virtuelle, qui
permettent une presque totale immersion dans l’image, présentent surtout le
risque d’une relativisation de la réalité. Philippe Quéau parle, face à ces divers
niveaux de « réalité », d’un danger bien réel de déréalisation, de divertissement
au sens où l’entend Pascal, d’une sorte même de schizophrénie, de déchirement
entre une « réalité réelle » et une « réalité simulée ». Il est vrai que cette « réalité
simulée » fonctionne non seulement selon le registre du sensible mais aussi
selon celui de l’intelligible dans une totale réciprocité et complémentarité qui
accentue le risque de confusion. Le virtuel établit d’une certaine manière un
rapport nouveau entre le gestuel et le conceptuel, une hybridation entre le corps
et l’image. L’écriture même du virtuel structure autrement notre rapport au réel
et établit des passerelles entre les phénomènes perceptibles et les modèles
intelligibles. Dans l’art numérique, enfin, le sujet n’occupe plus la place centrale
que lui attribuaient les peintres perspectivistes de la Renaissance. L’image
s’incarne dans une suite de fragmentations, de mouvements, de bits et de pixels,
offrant une infinité de points de vue possibles. Ces « mondes en soi », que l’on
nomme les espaces virtuels, bouleversent les règles classiques de la
représentation, ils soulèvent de ce fait de nombreuses questions, notamment en
ce qui concerne l’espace et le lieu. Remettant en cause la conception de
46
l’espace, que Kant considérait non comme un concept empirique mais comme
une représentation nécessaire a priori conditionnant la possibilité des
phénomènes en même temps que celle, subjective, de notre sensibilité, les
mondes virtuels proposent un espace qui n’est plus une forme a priori. L’espace
y devient une image à formaliser, à modéliser. D’où une recomposition et une
redéfinition des relations spatiales entre les objets. Les objets, plutôt que
d’habiter l’espace, le constituent autant qu’ils sont constitués par lui. Découlant
de cette redéfinition de l’espace, le lieu lui-même perd de son évidence
« naturelle ». Les lieux imaginaires à parcourir et les espaces symboliques à
explorer, que proposent les technologies numériques, ne sont ni localisables
(puisqu’on peut les simuler n’importe où -pourvu que l’on ait la technologie
adéquate- s’y retrouver à plusieurs, interagir avec), ni même cohérents, c’est à
dire qu’ils ne correspondent pas à l’idée intuitive que l’on se fait d’un lieu réel,
défini par sa cohérence spatiale, sa stabilité temporelle, son invariance dans
toute transformation. La différence entre un lieu virtuel et un lieu réel pourrait
tenir à ce que ce dernier nous donne une base, nous assure une position,
lesquelles sont des conditions à la fois d’existence et de conscience, la position
dans l’espace réel n’étant pas un simple attribut de la conscience mais une
condition préalable de la conscience. Le lieu réel est, par définition, lié au corps,
à l’inverse des espaces virtuels où le rapport au corps est mis entre parenthèse.
L’illusion que proposent les mondes virtuels est de nous faire croire que le
contraire de la position serait la liberté totale : s’affranchir des contraintes du
réel. Mais la densité du corps, son obstination, par sa seule présence, ses
besoins, ses souffrances, finira toujours par nous ramener à la position qu’il
nous assigne dans le monde réel. Cette présence du corps, on voudrait l’effacer
dans les mondes virtuels, alors qu’elle est transcendée dans la peinture
classique, différence qui s’illustre particulièrement dans la notion de répétition.
L’artiste qu’on pourrait qualifier de traditionnel, s’exprimant à travers son corps
« réel », ne peut jamais se répéter tout à fait. L’expression artistique qui passe
47
par le corps tient de l’événement, c’est à dire qu’elle est à la fois unique, liée au
moment présent, non reproductible. De la même façon que la musique n’existe
qu’interprétée, la partition n’étant qu’une œuvre à l’état virtuel, l’écriture, poésie
ou roman, est une expérience de la réalité transmise par le biais du langage donc
indirectement par le corps, corporalité qui est le plus petit dénominateur
commun entre les humains, mais cette expérience reste virtuelle tant que le
lecteur ne la réinterprète pas en son âme propre, à la différence des mondes
virtuels des arts numériques qui ne font appel au vécu personnel ni du créateur,
ni du spectateur, qui ne relèvent que de la reproduction machinale, de la
répétition technologique. Laquelle répétition est pénurie de l’être.
Qu’est-ce qui fait cependant que devant certaines toiles de Rothko, de Pollock
ou de Klee par exemple, on se sent happé, captivé, alors que d’autres œuvres ne
font appel, au mieux, qu’à la réflexion, au pire se réduisent à une vaine
répétition des provocations de Duchamp ? Ce magnétisme qui fait l’œuvre d’art,
cette vibration unifiante tient à l’énergie qui s’en dégage ou non, à la vie qui en
émane. L’art se comprend ainsi comme le fait de restituer et de partager une
expérience réelle, sans déperdition d’énergie et indépendamment du délai entre
l’expérience vécue et sa restitution artistique. L’énergie est toujours vive,
toujours disponible. En cela une œuvre d’art se distingue d’un bavardage, d’un
bruit, d’une tache. Cette vie qui habite l’œuvre d’art véritable est présence
originaire, vie que l’artiste traduit intuitivement par ce que Platon appellerait
anamnésie, reconnaissance et réminiscence, ce que Spinoza appellerait
connaissance du troisième genre, régime d’activité supérieure que Billeter
appellerait l’intégration « qui crée en nous la vie », une vie qui dépasse
l’opposition entre corps et esprit et meut la main du calligraphe dans l’exercice
de son art. Cette vie qui habite l’œuvre d’art est la même vie qui habite la réalité
vécue au présent, vie qu’aucune technique aussi vertigineuse soit-elle ne saurait
reproduire. Après les arts numériques, la prochaine révolution à laquelle nous
48
devrions bientôt assister sera celle de la réalité virtuelle en réseau qui deviendra
le principal mode d’accès aux réseaux mondiaux, créant un environnement de
réalité virtuelle qui intégrera l’ensemble des applications existantes. Ce sera
d’une certaine façon l’aboutissement de ce mouvement de dévitalisation et de
déshumanisation où se perd l’art conceptuel. La réalité virtuelle consiste à
envoyer deux images différentes aux deux yeux de l’utilisateur afin de
reconstituer une impression de relief, de profondeur et d’espace mais comme
l’explique Philippe Quéau46 cette reconstitution restera toujours pauvre en
sensations et impressions par rapport à la manière dont nos deux yeux
perçoivent le monde en mode naturel. Les problèmes de temps de latence, de
distorsions d’espace, à quoi s’ajoute la fatigue oculaire due à l’effort constant
d’adaptation physiologique aux conditions imposées par la technique, feront que
la réalité virtuelle ne sera jamais qu’un ersatz de la réalité vécue. Jusqu’au jour
peut-être où une nouvelle avancée technique permettra d’inscrire directement les
images au fond de la rétine, sans passer par des écrans situés au dehors du globe
oculaire. Les progrès de la technologie n’auraient donc rien d’autre à offrir à
l’homme qu’une promesse d’assouvissement du fantasme archaïque de toute
puissance en lui permettant d’immerger son esprit dans un univers prétendument
aussi réaliste que le monde réel, l’expérience virtuelle se présentant alors
comme un moment de vie « réellement » vécu mais complètement dévitalisée.
Ce paradoxe d’une technologie extrêmement réaliste basculant dans
l’artificialité et le baroque, alors qu’au contraire un simple trait de pinceau d’un
artiste zen est perçu comme essentiel, est une nouvelle illustration du concept de
contre-productivité forgé par Ivan Illich qui veut que les institutions des sociétés
postmodernes fassent obstacle à leur propre efficacité lorsqu’elles atteignent un
seuil critique, dans une logique de compensation qui n’est pas sans rappeler le
concept de Yin/Yang de la philosophie chinoise. Ainsi, de même que l’hôpital
entretient la maladie, que la rapidité des nouveaux moyens de transport nous fait
46
P. QUEAU, Le virtuel, vertus et vertiges, Paris : Champ Vallon, 1993
49
perdre du temps, que l’école abêtit, que la multiplication des possibilités de
communication empêche de s’entendre, la qualité des outils artistiques appauvrit
la créativité et l’expressivité. Héraclite et les taoïstes déjà avaient observé que
l’action d’une force dans un sens engendre une réaction dans le sens opposé,
chaque excès tendant à se transformer en son contraire, principe repris sous le
nom d’énantiodromie par Carl Gustav Jung et ensuite par Paul Watzlavick dans
son analyse des causes de la permanence des symptômes névrotiques et de la
difficulté du changement psychologique.
47
G. ANDERS, L’obsolescence de l’homme : sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution
industrielle, (1956), Paris : Editions Ivrea, 2002
48
H. MARCUSE, L’Homme unidimensionnel, Paris : Les Editions de Minuit, 1968
50
« La musique, telle que l’électroacoustique la propose, est un retour à
des fondamentaux physiologiques : l’homme se trouve désormais en
position d’extraire la vibration de l’intériorité directement, et non
plus de la prolonger par l’intermédiaire d’un instrument de musique
ancien, comme en avait rêvé Varèse. En revanche, l’avènement de
l’ordinateur, à son tour considéré comme un instrument de musique, a
permis de créer des timbres nouveaux et surtout, par sa force de
calcul, de rendre naturels ces timbres, en reproduisant le modèle
stochastique et complexe de la nature »49
51
utopistes de la communication transparente et globale, une ère d’échange
immatériel des informations aurait succédé à l’ère de la production des objets
industriels. Grâce aux réseaux et à l’intégration numérique, ce serait instaurée
une économie qu’on pourrait appeler d’information où tout ce qui relève de
l’information serait la matière première de la société et de l’industrie. Cette
vision d’une société vouée à la communication est critiquée par de nombreux
chercheurs tels que Herman et Swiss 52 ou Philippe Breton53. Ces derniers
soutiennent que les discours sur les réseaux télématiques, leurs possibilités de
créer des communautés virtuelles, une intelligence collective, une
communication universelle ou une cyberdémocratie, doivent être considérés
comme une tentative de réenchantement du monde qui cache une nouvelle
volonté de domination sociale de la part de groupes politiques et médiatiques.
53
P. BRETON, Le culte de l’Internet, Paris : La Découverte, 2000
54
N. DEPRAZ, Attention et Vigilance, Paris : PUF, 2014
55
M. B. CRAWFORD, The World Beyond Your Head, New York : Farrar, Straus and Giroux, 2015
52
que caractérisent l’irrationnel et le manque, la pulsion et le désir, trahit peut-être
une résurgence de la peur primaire de l’autre en même temps que le fantasme
enfantin d’un désir de toute puissance qui s’exprime par la volonté de prendre
totalement possession du réel. On pourrait parler d’une obscénité du virtuel dans
cette tendance à imiter le réel le plus parfaitement possible jusqu’à vouloir le
remplacer, le nettoyer de toutes ses aspérités –hasard, imprévu, laideur- le
combler par le discours jusqu’à le rendre aseptisé, en faire quelque chose de
secondaire, ouvrant la voie à une identification, si ce n’est une réduction, de
chacun au rapport verbal, producteur d’un lien social factice. Les arts
numériques, la réalité virtuelle, la réalité augmentée, l'art robotique, l’art
génératif, l’art interactif, l’art en réseau, toutes ces nouvelles possibilités
artistiques apparaissent finalement comme autant de tentatives
d’institutionnalisation hégémonique de la communication, de la distraction, de
l’artificiel et du superficiel, au détriment de toute recherche de profondeur. Si on
ne peut que reconnaître, dans les mondes virtuels, une tendance à la dilution du
sujet, à la déréalisation du monde, à la perte d’évidence de l’objet, remettant en
question l’idée même de représentation pour y substituer des formes de
déréalisation, de dématérialisation, lesquelles induisent une nouvelle esthétique
basée sur la simulation, on s’aperçoit que ce mouvement accompagne une
idéologie de la communication bien éloignée, par exemple, de l’ascèse
silencieuse des artistes de la Chine classique qui avaient développé dans leur
peinture une conception toute autre du vide fondamental, une compréhension
toute autre de l’aspect illusoire de la réalité phénoménale, alors que certains
auteurs, dont Fred Forest 56, voient dans les technologies de l’information et du
multimédia une occasion de promouvoir une esthétique différente en ce qu’elle
tente de se rapprocher du concept de vide, fondamental à la pensée chinoise.
Croyant trouver dans la technologie une possibilité de transcendance, qui
permettra de révéler la nature illusoire de la réalité sensible, ces auteurs
56
F. FOREST, Pour un art actuel, Paris : L’Harmattan, 1991
53
voudraient faire de cette esthétique du virtuel, caractérisée par l’immédiateté,
une voie de libération à l’image de celle propre au bouddhisme tchan (zen) ou
au taoïsme. Il s’agit là d’un contre-sens manifeste. Si la notion de vide est
fondamentale et radicale dans la pensée chinoise, celle de virtualité s’inscrit
dans la continuité historique de l’art occidental qui peut être vu comme une suite
de ruptures épistémologiques plus ou moins violentes mais toujours contenues
dans ce qui « est ». Aussi novatrice qu’elle puisse paraître –encore qu’il soit
nécessaire de s’interroger sur la profondeur du changement apporté- l’image
numérique n’en reste pas moins la suite logique d’un mouvement qui va de la
découverte de la perspective à l’abstraction, de la représentation à la
reproduction mécanique de l’art, du point de vue distancé des peintres de la
Renaissance aux happenings et aux performances du body art moderne,
participant d’une entreprise générale d’effacement de la figure humaine. Au-delà
d’un aspect artificiellement novateur, par le changement de point de vue qu’elles
permettent et l’immersion du spectateur dans l’œuvre (dont on goûte un aperçu
avec le Metaverse cher à Mark Zuckerberg, sorte d’internet incarné où sous
couvert d’avatar on expérimente une vie nouvelle dans un univers virtuel), les
nouvelles technologies posent la question du statut du réel, de la place et de la
pertinence du sujet, ainsi que du concept d’auteur, mais elles ne s’approchent ni
de près ni de loin d’une vacuité comprise comme totalité révélatrice de l’identité
de l’être et du non-être. Si le sujet postmoderne est effectivement dépris de lui-
même, si cette interrogation sur la réalité du moi et du monde n’est pas sans
rappeler les réflexions bouddhistes sur l’impermanence des choses et l’absence
de substance des êtres, la perte d’identité du sujet postmoderne s’inscrit par
contre dans une histoire étrangère à celle du bouddhisme. L’étonnement que
l’on ressent devant la fulgurance de certaines peintures chinoises n’a pas grand-
chose à voir avec la surprise que peuvent susciter les vaines virtuosités
techniques des arts numériques. De même que les arts numériques sont
indissociables de la société de communication et de consommation, l’art pictural
54
chinois est profondément intégré au contexte culturel qui l’a vu naître. Entre la
vacuité comme le conçoit la pensée asiatique, exprimée dans la peinture
chinoise de paysage (appelée Montagne et Eau -shan shui- en référence, d’une
part à l’importance de ces deux éléments dans la conception chinoise du monde,
et d’autre part à la complémentarité entre le Yin et le Yang, entre -le plein et le
vide), et la perception idéalisée du bouddhisme par les artistes occidentaux
contemporains pour justifier la virtualité dans les nouvelles technologies, le
malentendu est total. Le vide dont témoigne la pensée chinoise classique semble
irréductible aux vertiges de la technique. Les horizons nouveaux qu’ouvrent les
nouvelles technologies nous questionnent différemment, non pas tant sur la
réalité et la place du sujet, que sur le sens, la finalité, l’utilité de recherches,
qu’elles soient d’ailleurs scientifiques, techniques ou artistiques, qui n’auraient
plus à offrir que des vertiges faciles et n’aboutiraient qu’à un nihilisme
désespérant. Ce qui, encore une fois, n’a rien à voir avec la vacuité de la
philosophie chinoise, cet abandon de soi propre au taoïsme, dans un univers
perçu comme unifié.
55
communication. Alors que l’art, et en priorité la peinture, est selon les dires de
Balthus57 une incarnation donnant vie et corps à la vision qui la porte, née d’une
observation incessante du monde qui nourrit une imagination contemplative. Le
principe de la transgression systématique des normes antérieures, au fondement
de la production artistique contemporaine, produit ainsi une création incessante
de nouvelles chapelles, chacune de ces nouvelles tendances ne pouvant se
comprendre qu’en référence à la tendance précédente qu’elle transgresse, l’art
virtuel, l’art en réseau, l’art interactif se posant en rupture avec l’art vidéo, l’op-
art ou l’art cinétique.
57
BALTHUS, Les Méditations d’un promeneur solitaire de la peinture, Paris : La
Bibliothèque des arts, 1999
56
véritable spontanéité, une absence de maîtrise à travers une maîtrise parfaite,
proche de ce que le bouddhisme appelle le « non-agir ». La qualité du geste de
l’artiste passe par la liberté de la main et par la suite du pinceau, la moindre
tension dans les épaules ou le poignet bloquant l’énergie, le flux du Qi, qui ne
sera pas transmis alors dans la peinture ou la calligraphie. Autant le principe de
vide est inscrit dans la culture chinoise, autant les arts virtuels et interactifs des
nouvelles technologies se situent dans la continuité de l’art contemporain et des
philosophies de la postmodernité, loin de la peinture chinoise classique qui, en
affirmant la primauté du Souffle et du Vide, en prônant l’inachevé comme forme
suprême de l’accomplissement, n’accorde de valeur qu’aux œuvres qui,
continuant à se parfaire d’elles-mêmes, dépassent leur propre représentation
visuelle et se prolongent indéfiniment dans le temps.
Les arts numériques, derrière leur débauche visuelle, derrière surtout le fantasme
de toute-puissance qu’ils peuvent susciter, non seulement reposent sur un tout
autre contexte culturel que la peinture chinoise, mais surtout ils se proposent une
autre finalité : au contraire de l’artiste chinois qui, par son geste, atteint un plein
épanouissement au même titre que l’esthète qui contemple l’œuvre, tendant vers
l’Eveil comme réalisation de la non-dualité, l’artiste numérique vise l’ivresse, le
vertige, la fascination. Les arts numériques sont intimement liés à la société
post-moderne, de la même façon que la peinture chinoise de paysage est liée à
l’écriture idéographique et à la cosmologie chinoise :
« Plongeant ses racines dans une écriture idéographique (...) cet art
a d’emblée possédé ses conditions d’épanouissement, même si
certaines « virtualités » ne se sont révélées ou réalisées que
progressivement. En simplifiant beaucoup, on peut dire que la pensée
esthétique chinoise, fondée sur une conception organiciste de
l’univers, propose un art qui tend depuis toujours à recréer un espace
médiumnique où prime l’action unificatrice du souffle-esprit, où le
57
Vide même, loin d’être synonyme de flou ou d’arbitraire, est le lieu
interne où s’établit le réseau de transformations du monde créé. » 58
Par l’équilibre des traits, des contrastes, des vides et des pleins, l’artiste crée une
œuvre qui s’apparente à un monde en soi. Par un curieux retournement des
choses, la peinture chinoise, dans la conception taoïste du « microcosme-
macrocosme », projette sur le papier un monde virtuel autrement plus vaste, plus
réel que celui des nouvelles technologies multimédias. Ce que revendiquait le
peintre chinois du XVIIIème siècle Cheng Hsieh, cité par François Cheng :
2 Esthétique de la vacuité :
Si l’Occident voit le fondement de la réalité dans l’étant plutôt que dans l’être
tandis que l’Orient devine l’origine de ce qui est dans la vacuité, si le concept de
vide s’avère intrinsèque à la pensée chinoise classique et celui de virtualité
inhérent au monde post-moderne informationnel, il est flagrant que les
rapprocher ou seulement les comparer relève du contre-sens, au mieux d’un
glissement de sens, d’une incompréhension quant à la véritable nature du vide
qu’a développé l’Orient dans ses diverses expressions philosophiques et
artistiques.
58
F. CHENG, Souffle-Esprit, Paris : Seuil, collection Points, 1989, p.12
59
Idem p.88
58
On retrouve le même malentendu entre d’une part l’art conceptuel, et toutes les
variantes qui se sont succédées depuis, célébrant le néant à travers le kitsch,
l’absence à travers la trace, comme les chamans invoquant les mânes des
défunts, et d’autre part la vacuité telle que pratiquée par les artistes chinois
traditionnels, ou plus exactement selon François Cheng 60 le vide médian né de
l’interaction Yin Yang, permettant transformations et mutations. Ce vide médian
n’est pas une abstraction stérile mais une « troisième aire », ce que Winnicott
appelait une aire transitionnelle ou un espace potentiel, on pourrait dire un non-
espace paradoxal, ni dehors ni dedans, une frontière entre absence et présence,
entre la réalité extérieure et la réalité interne. Dans une maison, fenêtres et
portes sont de la même manière des ouvertures, rectangles et carrés vides ou
transparents, ambivalents, tantôt clos, tantôt ouverts, reliant l’espace public et le
privé, des aires transitionnelles qui permettent le lien entre les individus. La
vacuité ainsi comprise comme passage, comme potentialité, induit l’altérité, la
différence et la discontinuité au sein du même, invitant le hasard, l’imprévu,
l’inconnu à fertiliser une œuvre, qu’elle soit picturale, poétique, musicale,
architecturale ou autre, à s’écarter d’un développement linéaire trop prévisible
pour entrer dans un processus dialectique de transformation. C’est une vacuité
pleine, fertile, bouillonnante, une présence sourde dont on ne peut faire
l’expérience directe, tout ce dont on fait l’expérience relevant de l’étant, sauf à
considérer cette expérience esthétique de la vacuité comme une expérience pure,
au sens où l’entendait le philosophe japonais Kitaro Nishida61, c’est-à-dire
immédiate et totale, antérieure à la distinction entre sujet et objet. L’erreur serait
de confondre cette expérience esthétique pure avec le travail d’abstraction de
l’art contemporain qui suppose, après l’abolition du sujet et de la figuration,
l’abolition même de la matérialité de l’œuvre, jusqu’à celle de l’artiste, de
60
F. CHENG, Vide et plein, Paris : Seuil, collection Points, 1991
61
K. NISHIDA, L'expérience pure, la réalité : Essai sur le bien, Bordeaux : Osiris, 1995
59
confondre cette entreprise post-moderne de déconstruction systématique avec la
vacuité, telle que suggérée dans l’art d’Extrême-Orient.
Roland Barthes remarquait déjà dans « L’empire des signes »63 combien il est
ardu d’atteindre l’antonymie qui est de toucher au vide en toute conscience,
l’exemption du sens étant comprise en occident comme dissimulation ou
inversion du sens mais non absence de sens. Pour ce faire, loin de suivre la voie
C. POGGI, Les œuvres de vie selon Maître Eckhart et Abhinavagupta, Paris : Les Deux
62
60
des hérauts de la déconstruction, à savoir entre autres Althusser, Lévi-Strauss,
Lacan, Foucault, Blanchot, Derrida, Deleuze, regroupés par l’université
américaine sous le label de « French Theory » et que dénonce Jean-François
Mattéi dans son œuvre posthume « L’Homme dévasté » 64, lesquels hérauts n’ont
eu de cesse d’entretenir la déconstruction de la rationalité, de la culture, de la
raison, du sens, la dissolution du sujet autonome et la relativisation généralisée,
sapant de ce fait les fondements de la société et de l’humanisme, à l’opposé de
tous ces nihilistes nous proposons de redécouvrir les vertus de la vacuité. Si le
néant est bien à l’opposé de l’être, la vacuité n’est pas synonyme de néant, elle
n’est pas apologie du simulacre ou de la déconstruction de la réalité au profit du
virtuel, au contraire la vacuité permet d’ouvrir la réalité à la totalité des
potentialités du moment :
«Opposé au plein et fonctionnant corrélativement à lui, le vide du Laozi est
le milieu où le plein se résorbe et s’indifférencie ; il est aussi ce à partir de
quoi le plein advient et devient effectif. Il n’est pas non-être, par
conséquent, mais le fond latent des choses, comme on parle du fond d’un
tableau ou du fond du silence : ce fond est le fonds d’où le son est produit
et qui le fait retentir, d’où le tracé émerge et grâce auquel il peut vibrer.
(…) Bien loin d’être un vide d’inanité, cet évidement est plutôt le délié
s’opposant au plein du tracé, là où le concret se réduit à l’infime et devient
discret, et qui fait ressortir le plein dans sa force et son épaisseur. »65
Ces potentialités que révèle le vide doivent être reconnues pour pleinement
réelles. Pour paraphraser Hegel, on peut dire que tout le réel est vacuité et que
toute vacuité est réelle. Ni verbe, ni action, au commencement était la vacuité
selon la tradition chinoise, la réalité s’ouvrant ainsi à l’infinité des possibles,
64
J.F. MATTEI, L’Homme dévasté, Paris : Grasset, 2015
65
F. JULLIEN, Traité de l’efficacité, Paris : Grasset, 1996, p.133-134
61
non par la multiplication des concepts, des théories ou des axiomes, mais par
des actes :
«Ici se dévoile déjà la notion tardive d’"intuition à même l’action",
geste qui possède la perfection du vide, qui s’illustre dans le domaine
des artisanats, des arts martiaux et surtout des arts plastiques»66
66
M. DALISSIER, Philosophie japonaise. Le néant, le monde et le corps, Paris : Vrin, 2013,
p.253
67
M. MERLEAU-PONTY, Signes, Paris : Gallimard, 1960, p.30
62
l’absolu de la vacuité dans la matérialité la plus concrète. L’artiste peut toucher
à la vacuité par l’acte créatif de la même manière que Kant voyait dans l’action
morale une voie pour accéder à une forme d’inconditionné, l’homme étant un
être fini qui ne peut connaître ce qui est au-delà du sensible, au-delà du temps et
de l’espace, mais pouvant expérimenter l’absolu sur le plan pratique de l’action
morale. Plus largement, toute activité relevant de ce que Jean François Billeter68
appelle un « régime supérieur de l’activité », où l’on passe d’un régime inférieur
de l’activité, fait de volonté et de contrôle sur chaque mouvement, à un régime
supérieur de l’activité délivré de toute intention consciente, est
l’occasion d’expérimenter la vacuité. C’est parce qu’ils naissent du vide que le
geste de l’artisan ou du maître d’art martial, comme le trait de pinceau du
calligraphe ou du peintre, sont parfaitement justes et trouvent un écho dans le
réel. L’équilibre subtil à l’œuvre dans le monde, entre le yin yang, le vide et le
plein, le clair et l’obscur, le visible et l’invisible, se reflète dans le geste du
peintre, dans le rythme donné au trait de pinceau, et finalement dans le tableau
ou la calligraphie. Loin de n’être qu’une ligne ou une délimitation des formes, le
trait que trace le peintre chinois vise en effet à capter le Li (理)comme principe
des êtres et des choses évoqués plus que représentés, ainsi que les souffles qui
les animent. L’acte même de tracer sur une feuille blanche un trait, né du vide
et habité par lui, est la répétition du geste primordial de la Création séparant le
ciel et la Terre. Si elle ne peut être représentée, la vacuité peut effectivement
être suggérée. Cette expression allusive de la vacuité ne nait pas du médium
mais de l’intensité d’être qui s’opère quand il y a retrait du sujet. A la fois
souffle animant l’œuvre d’une énergie subtile dans les déliés de l’encre de chine
et la tension équilibrant les traits entre eux, le vide est aussi le principe de
transformation qui offre à l’œuvre vie et authenticité. Le vide se voit
véritablement sublimé par l’art. A partir du presque rien l’artiste capte
l’impalpable présence de ce qui est, les pulsations de l’invisible à l’œuvre à tout
68
J.F. BILLETER, Leçons sur Tchouang-Tseu, Paris : Allia, 2002, p.15-24
63
instant dans le monde et permet qu’on les devine au lieu de les voir.
Paradoxalement, le vide implique la présence, ce que Michael Taussig appelle le
« vrai réel » de la substance et de la matérialité. Le vide évacue toute
signification, toute construction ou représentation, pour ne laisser que ce qui est.
Dans un apparent oxymore, on peut dire du vide qu’il a une valeur ontologique
pour toutes les formes artistiques classiques d’Extrême-Orient. Ainsi, au même
titre que la poésie ou la peinture, la musique traditionnelle chinoise est
construite autour du vide, en l’occurrence la pause, le soupir, la suspension,
soulignant ce fait que la musique en soi est une alternance de tons et de silence,
une harmonie entre accords et pauses. On ne distingue un son que par contraste
avec un silence, silence qui n’a pas d’existence propre. Certaines compositions
musicales modernes proposent une autre expérience du silence, à l’exemple de
la musique minimaliste représentée par des compositeurs tels que Philip Glass,
Terry Riley, John Adams ou Steve Reich, ou encore la célèbre œuvre de John
Cage intitulée « 4.33 » où la partition est composée par le public qui murmure,
tousse, bouge en attendant une musique qui ne viendra jamais. Cette œuvre de
John Cage est toute entière construite autour de l’état de suspension avant le
début du concert, suspension qui ouvre à la possibilité de la musique et trouve
un écho à la fin du morceau, quatre minutes et trente-trois secondes plus tard,
quand est retenue l’émotion dans la vibration musicale absente s’éteignant. Mais
de même qu’on peut se demander si le silence en musique ou l’immobilité en
danse sont assimilables à la vacuité, peut-on dire, pour ce qui est du spectacle,
que l’absence est une qualité du vide ? L’absence est-elle une façon d’habiter le
vide ? Ce que l’on croit vide, n’étant jamais rien, se révèle en fait une plénitude
à découvrir, un état latent qui ne demande qu’à se manifester dans la matière et
l’événement. Ce qu’illustre la physique quantique, abordant la notion de vide
par un autre biais que celui de l’esthétique mais qui rejoint la tradition chinoise
en ce sens que la vacuité est comprise comme non identifiable au néant :
64
« Le vide est tout sauf inerte, sa réactivité en démontre l’existence. Le
vide, apparemment rien, est tout sauf inexistant. (...) Le vide est défini
comme l’état d’énergie minimale d’un champ. »69
Le vide dans l’art classique chinois, s’il est compris comme la condition
d’existence de toutes choses, est toutefois davantage une invitation à la
méditation qu’une interrogation scientifique. L’indéterminé, la brume, les
nuages, états intermédiaires entre le proche et le lointain, l’espace vierge de la
toile suggérant l’invisible autour duquel est basée la composition de l’œuvre,
sont autant de variations sur le vide qui suscitent chez l’auditeur ou le spectateur
non une attente mais un entre-deux propice à une forme d’attention flottante et
méditative. La contemplation d’une œuvre d’art peut se comparer dans certains
cas extrêmes à l’extase qui transporte le mystique au faîte de sa méditation 70,
toute expérience esthétique véritable impliquant un processus de
desubjectivation qui tend à la vacuité. Plotin décrivait pareillement, à travers la
contemplation du Beau, l’union à l’Un comme révélation mystique ultime.
Pénétré de l’objet contemplé, le sujet perd toute notion du moi :
« Ainsi conçue, l’expérience esthétique comporte une métamorphose
de la sensibilité et de l’intellect chez l’artiste qui, par la concentration
de l’esprit, surmonte la dualité et connaît la saveur d’une conscience
unifiée. C’est pourquoi l’art se présente dans les textes anciens
comme une voie de concentration, un yoga (dans le sens de
méthode) »71
69
M. CASSE, Du vide et de l’éternité, Paris : Odile Jacob, 2014, p.107-109
70
P. BRUGUIERE, La délectation du rasa. La tradition esthétique de l’Inde, in Cahiers
d’Ethnomusicologie, n°7, 1994, p. 3-26
71
C. POGGI, Les œuvres de vie selon Maître Eckhart et Abhinavagupta, Paris : Les Deux
Océans, 2000, p.163
65
Attitude contemplative que dénoncent beaucoup d’artistes contemporains, en
quête de visiteurs actifs voire acteurs du déroulement de la création. Certains
artistes poussent même la démarche jusqu’à devenir spectateurs des spectateurs,
ce que des critiques ont appelé une « esthétique relationnelle et participative ».
Cette nouvelle esthétique est quelque peu différente de cet art immersif faisant
appel à la réalité augmentée, dans le sens où il s’agit de sociologie plus que
d’esthétique, d’analyse du comportement davantage que de recherche de
sensation ou d’émotion, voie initiée dès les années 1920 par des artistes tels que
El Lissitzky, Bayer, Moholy-Nagy, suivis entre autres par Thomas Struth et la
série « Audience » en 1989 où des spectateurs sont photographiés à leur insu
dans des musées d’art classique en train d’observer des tableaux célèbres, ou
encore « Candy Pieces » de Felix Gonzalez-Torres. L’œuvre (s’il y en a une)
n’est plus centrale mais simple prétexte à observer le comportement des
spectateurs dans un rapport inédit à l’espace de l’art comme continuité de
l’espace public72. Dans le même esprit, Yves Michaud rapporte l’initiative de
l’artiste anglais Tino Sehgal en janvier 2010 au musée Guggenheim de New
York, exposant une œuvre sans objet, sans texte de présentation, sans catalogue,
sans vernissage, interdite de photographie :
« L’œuvre consistait uniquement dans la visite du musée vidé de
toutes ses œuvres (…). L’œuvre, c’était l’expérience dans sa totalité,
avec ses pleins et ses vides, les attentes du visiteur, sa déception ou
non, ses surprises, sa curiosité ou son ennui, son plaisir de faire
partie de l’expérience ou son dépit d’en être le cobaye ou la dupe. »73
On peut supposer qu’à terme le destin d’une telle démarche est l’absence de
spectateurs, l’absence d’espaces artistiques, l’absence d’artistes. L’absence d’art
66
comme art total, posture revendiquée notamment par l’artiste niçois Ben, serait
l’apothéose d’un art nihiliste, bien qu’encore soumis à la fétichisation par la
signature ainsi qu’à la médiatisation, la marchandisation systématique, la
sacralisation de la valeur financière de l’œuvre, cette dernière fût-elle
inexistante. Inanité et concupiscence, voilà des qualités consécutives au
matérialisme, inhérentes à la société de consommation, à l’opposé de la vacuité
créatrice, fruit de l’ascèse des artistes traditionnels chinois. Devant la perte de
vitalité de l’art contemporain occidental et son incapacité à se renouveler, la
peinture orientale est une source d’inspiration, puisant dans la vacuité la
possibilité constante d’une régénérescence esthétique. Loin d’être une simple
absence d’objet, la vacuité est présence sans objet, matérialisant une image de
l’objet par cristallisation de l’énergie du vide. N’ayant pas d’existence matérielle
propre, la vacuité ne se distingue de rien et cependant permet à toutes choses
d’être, au même titre que le silence qui n’a pas d’existence positive propre mais
rend possible la distinction du son. Le vide, que la physique quantique conçoit
comme un champ d’information illimité, est ainsi la seule expression possible de
l’inapparence de l’être. L’essence de l’être, selon Heidegger, sous-entend le
néant dès l’origine et ne se laisse pas représenter objectivement, à la différence
de l’étant. La seule tentative, paradoxale, de vouloir représenter l’être comme de
tenter d’exprimer la vacuité, ce qui revient au même, est en soi une fuite devant
la réalité du néant. Il est vain, en effet, de parler du vide comme il est vain de
parler de la mort, ceux qui peuvent en parler car n’étant pas encore morts, n’en
sachant rien, et ceux qui, étant déjà morts, savent de quoi il retourne, ne pouvant
plus parler 74. Ce qui n’empêche pas les uns et les autres d’en parler, deviser de
ce qui est inconnaissable ayant l’immense mérite de rassurer l’individu, effrayé
devant l’inconnu, et de figurer la plénitude de la connaissance à la place du
manque. Si l’être humain est ainsi habité par un sentiment d’incomplétude,
incomplétude que l’art met en évidence, peut-on dire pour autant que l’art n’a
74
V. JANKELEVITCH, La Mort, Paris : Flammarion, 1966
67
pour perspective que de combler ce manque originel, ce sentiment
d’incomplétude, d’une façon allusive qui serait plus réelle que les paroles et les
concepts abstraits ? De la même manière qu’écrire est une tentative de noircir la
page blanche, que parler du vide n’a d’autre but que de le remplir, la
représentation du vide en peinture, de façon suggestive ou démonstrative, ne
serait-elle rien d’autre qu’une forme d’exorcisme ou au contraire une invitation à
la transcendance ? Selon les époques et les traditions, l’art hésite ainsi entre
remplir artificiellement le vide de l’âme ou bien en révéler la vacuité, tendant de
ce fait à dissocier le sujet de l’objet, à détacher l’ego du corps, mieux encore à
effacer l’ego, à en révéler l’absence de réalité comme étant sa véritable nature.
Selon la théorie picturale chinoise classique, le peintre doit lâcher l’esprit
analytique qui est semblable à un fantôme, pour revenir au corps brut, en suivre
le rythme profond de façon à communiquer avec le divin, le corps en tant que
microcosme faisant écho au macrocosme :
« Lorsque le pouvoir divin opère, le Pinceau-Encre atteint la Vacuité.
Alors, il y a Pinceau par-delà le Pinceau, Encre par-delà l’Encre. On
n’a plus qu’à agir selon le rythme du cœur et il n’est rien qui ne fasse
merveille. Car c’est là l’œuvre du ciel ! »75
De même qu’un tambour résonne parce qu’il est vide, vider l’esprit de toute
préoccupation, de toute pensée, permet de faire vibrer l’esprit, d’atteindre cette
créativité, cette liberté d’action, cette habileté habitée par la vacuité, au-delà de
la contradiction entre sujet et objet, entre technique et créativité, détachement
que prônait Zhuangzi, et qui passe par l’intermédiaire du corps. Les arts vivants
traditionnels japonais du nô76 et du kabuki, ou encore la danse buto née dans les
années 1960, expriment de façon particulièrement vive comment le vide
intérieur s’extériorise à travers le corps par la manifestation du Souffle vital,
75
PU YENTU, in Recueil de la théorie picturale chinoise, Pékin : Editions des classiques,
1957, p.64
76
ZEAMI , La Tradition secrète du Nô, Paris : Gallimard/Unesco, 1985
68
appelé 気 (Qi) en Chine, き (Ki) au Japon ou प्राण (Prana) en Inde. Jaillissant du
vide, l’énergie créatrice libérée par l’artiste se cristallise dans une tension entre
la présence du sujet et celle de l’œuvre. Ce que Walter Benjamin appelait l’aura,
dont il déplorait la déperdition due aux techniques de reproduction de masse,
notamment l'imprimerie et la photographie77, la duplication à l’infini effaçant la
présence de l’œuvre. Kim Hyeon-Suk exprime clairement l’immatérialité de
cette énergie créatrice issue du vide quand elle écrit :
« L’énergie réelle et l’énergie virtuelle de l’artiste se croisent sur
l’espace blanc comme les flux du vent dans l’espace. Et lorsque ces
deux énergies se croisent sur le fil du temps, un geste spontané fait
apparaître un simple trait dans l’espace pictural. Ce simple trait
représente tous les mouvements de ces énergies lors des contacts avec
la surface du blanc. Ce trait signifie alors tantôt une énergie réelle,
tantôt une énergie virtuelle. L’énergie ki est comparable à un voile
très fin qui flotte dans l’air (...) »78
77
W. BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dernière
version 1939, in « Œuvres III », Paris : Gallimard, 2000
78
K. HYEON-SUK, L’art et l’esthétique du vide, Paris : L’Harmattan, 2014, p.173
69
exprime une idée similaire quand il comprend la beauté comme l’unité saisie
dans la multiplicité, nécessitant d’abandonner l’égo et ses représentations :
« Si la Beauté existe partout, il n’y a qu’à la découvrir ; Eckhart
enjoint à cette fin de s’abandonner, de mettre le levier en soi et de se
quitter, car l’obstacle en toute chose, c’est soi-même, déclare-t-il. Une
fois cette catharsis réalisée, l’unité dans la multiplicité, la beauté et
l’harmonie (concordia) sont restaurées dans le flot de la vie. »79
79
C. POGGI, Les œuvres de vie selon Maître Eckhart et Abhinavagupta, Paris : Les Deux Océans,
2000, p.140
70
s’impliquer aucunement. Ce qui est vrai pour la danse ou la musique l’est tout
autant pour la peinture, la sculpture, la poésie ou n’importe quel autre art pour
peu qu’il donne accès à ce temps de la conscience. Patrice Fava exprime cela à
sa façon quand il écrit :
« On n’accède pas au Vide par le discours. Giacometti a travaillé sur
cette épuration de l’être qui est du même ordre. Il a affiné l’être
humain jusqu’à ce qu’il n’en reste rien, mais pourtant il est là. Il l’a
dépouillé à l’extrême de tout ce qui le rend lourd et bête, il lui a
enlevé ses masques et le voilà devenu une entité pure, un modèle
d’être, dont on voit et le corps et l’esprit. La statuaire religieuse
tentait de restituer le niveau de perfectionnement, l’ascèse, la vie
intérieure de celui qui était représenté. Giacometti a fait quelque
chose de semblable, en empruntant un tout autre chemin. »80
Le vide en art s’exprime également dans l’inachèvement, si tant est que l’on
associe le fini au plein. Davantage qu’une maîtrise de l’ellipse, qu’un projet de
déconstruction ou qu’un « work in progress » (un travail en cours) selon
l’expression à la mode, l’œuvre inachevée est une œuvre interrompue, dont
Rodin, Beethoven, Bach, Kafka ou Mallarmé nous ont donné d’illustres
exemples. L’inachèvement est une rupture qui donne à l’œuvre un supplément
existentiel par l’ouverture des possibles, le goût de l’imperfection, trace du vide
80
P. FAVA, L’usage du Tao, Paris : JC Lattes, 2018, p. 73
71
au cœur de la vie. L’œuvre inachevée est une œuvre ouverte, imparfaite,
toujours à faire, en devenir, en somme une œuvre processuelle potentiellement
illimitée, qui ne se clôt pas sur elle-même mais reste en suspens. Les peintres
chinois classiques ont su exploiter cet inachèvement dans une sorte
d’indifférencié duquel émergent les signes visibles qui permettront l’unité de
l’œuvre. A travers des pans entiers du tableau qui restent non-peints, à travers
des traits à peine suggérés, le peintre accueille le vide comme élément central de
l’œuvre :
« Le vide est perçu, dans la peinture chinoise, comme un signe de
plein droit. Signe fondateur d’ailleurs, puisque c’est par rapport à lui
que les autres éléments se perçoivent comme signes. Il intervient à
tous les niveaux constitutifs d’un tableau (nous pouvons en dégager
cinq, à savoir : Pinceau-Encre, Ombre-Lumière, Montagne-Eau,
Homme-Ciel, Cinquième dimension), servant de lien organique qui les
relie et assurant par là leur unité. »81
La vacuité est non seulement signifiante en soi mais aussi source d’inspiration, à
l’origine de l’énergie créatrice qui anime l’artiste. Si cette énergie créatrice née
du vide est impersonnelle, elle est aussi libératrice, au contraire d’une créativité
issue de la seule volonté de l’artiste, qui serait subjective, autocentrée,
limitatrice. La première ouvre sur la beauté, la seconde enferme dans le
narcissisme. A peine si l’on ose encore écrire le mot « beauté » tellement il a été
désavoué par des philosophes qui se sont acharnés à le dévitaliser, l’analyser
avant de le déconstruire. Quitte à ressusciter un cadavre, nous nous en tiendrons
ici à l’observation de Jean-François Billeter :
« On peut dire que la beauté produit un effet, mais aussi qu’elle est un
effet. Elle est un événement, un moment d’activité supérieurement
81
F. CHENG, Perspectives comparatistes : représentations cosmologiques et pratiques signifiantes
dans la tradition chinoise, in Extrême Orient – Extrême Occident, vol. I, n°1, 1982, p. 21
72
intégrée suscitée en nous par l’intégration supérieure des moyens
utilisés. Nous passons d’un régime d’activité dans un autre. »82
Toute production artistique est un événement, une rupture dans la trame des
phénomènes apparents, née du vide pour surgir dans l’être. Toute musique,
chant ou parole poétique est rupture du silence, toute peinture ou sculpture est
rupture dans l’ordre de l’apparaître. La pulsion à l’origine de la création est
attraction vers l’absolu, issue du vide pour retourner vers le vide.
Si l’on peut parler d’un trait propre à l’humain, par nature fini, c’est la capacité
de penser l’infini sans pouvoir le définir, de penser la beauté sans pouvoir
l’exprimer, de penser la vacuité sans pouvoir la saisir. A défaut de comprendre
l’infini, la beauté, la vacuité, on peut les suggérer, si ce n’est les invoquer.
Invoquer non pas comme on implore une divinité ou un saint, mais comme
ébauche de connaissance dans le sens où connaître quelque chose, c’est en avoir
l’idée. Du fait de connaître, on peut poser la question, extérioriser le trouble qui
nous saisit, en partager le vertige. Ce processus n’est pas pure opération de
l’esprit mais passe par le corps. Toute activité artistique est d’abord corporelle.
Si cette assertion semble évidente pour la danse, le chant ou le théâtre, elle l’est
également pour toute autre forme d’art, peinture, sculpture, poésie ou musique.
Le corps est l’instrument premier de l’artiste, l’intermédiaire par lequel l’artiste
puise son inspiration dans la vacuité créatrice. Celle-ci ne pouvant être
expérimenté que par le corps, l’art considéré comme pratique de la vacuité passe
nécessairement par le corps. Et de corps réceptif à l’inspiration, ouvert à
l’intuition, offert à la grâce, il n’en est de meilleur qu’un corps lui-même
possédé par le vide. Le corps vide est un corps vivant et créatif. Le vide se
82
J.F. BILLETER, Trois essais sur la traduction, Paris : Allia, 2014, p.116
73
réalise à travers le geste parfait de l’artiste jusqu’à s’incarner dans le corps. Ce
vide tient de l’impersonnel, il dissout l’identité dans le continuum sensoriel du
corps, permettant la participation totale de l’être, son intégration dans la
globalité du monde, offrant la possibilité d’atteindre à un au-delà des
apparences. L’expérience esthétique que proposent les traditions extrême-
orientales est bel et bien une initiation qui trouve son origine dans la vacuité et
mène à la plénitude de l’être. Autant la virtualité où se complaisent les arts
numériques relève du narcissisme, vertu cardinale du post-modernisme, autant la
vacuité qui habite les arts d’Extrême-Orient est ouverture sur le monde,
invitation à la transcendance et à la transformation.
De la même manière que la poésie fait résonner le silence entre les mots et la
musique ce même silence entre les notes, la peinture chinoise traditionnelle, en
jouant sur l’équilibre des espaces blancs et noirs, vides et pleins, fait ressentir
l’énergie qui se dégage du paysage, du personnage ou de la fleur, l'harmonie
entre l'homme et l'univers, en même temps que l’énergie propre du peintre. Elle
interroge la nature de la réalité et la possibilité qui nous est donnée de saisir
celle-ci. A savoir si l’on postule une origine absolue fondant l’ordre de la
connaissance ou bien si l’on dénie une antécédence fondamentale sur la base de
laquelle doit nécessairement s’édifier toute construction rationnelle. Dans le
premier cas, qui serait la position de Hegel, rien ne reste étranger à la sphère du
logos, le réel étant déjà comme imbibé du sens que la pensée cherche à en
extraire, il n’y a donc aucune extériorité de l’Etre vis-à-vis de la conscience qui
le pense et s’y pense, le langage habitant déjà le sensible et y opérant à la
manière d’un « inconscient rationnel », selon l’expression de Jean-François
Lyotard. L’autre position, qui serait celle de Husserl et que développe Lyotard
dans son livre « La Phénoménologie »83, ne conçoit le langage, à tout prendre,
que comme une couche superficielle de sens dont l’homme revêt la réalité pour
son usage. Cette réalité, loin de donner prise au discours, est juste là,
83
J. F. LYOTARD, La Phénoménologie, Paris : PUF, 1954
74
passivement donnée, comme ce sur quoi butent les mots et les intentions
humaines, s’affirmant antérieurement à toute espèce de rationalité constituée,
telle « une certitude première, celle qu’il y a de l’être ». Là où Hegel voit dans
la raison un pouvoir herméneutique infaillible, capable à terme de déchiffrer
intégralement le monde à la façon d’un texte intelligible, Husserl conçoit, lui, ce
qu’il appelle le monde de la vie comme une énigme indéchiffrable autant
qu’inexprimable, et qu’on ne saurait aborder autrement que par le silence de la
foi. La vie ne saurait être que vécue, non conçue, encore moins dite ou décrite.
Tout discours, au sujet de la vie, la manque inévitablement, la rate
nécessairement. On ne peut rien en dire. Elle se passe de nos explications même
si elle ne cesse, de par son caractère muet, de provoquer nos interrogations et de
stimuler notre imagination. La phénoménologie est donc vouée à l’impossible
tâche de dire l’indicible, de la même manière qu’il est paradoxal de penser le
non-être :
« Nous ne parvenons à penser l’absence de toute chose qu’en faisant
surgir quelque chose dans la pensée. Penser le non-être, ou
l’imaginer, ou le dire, c’est toujours l’anéantir puisque c’est le
représenter d’une manière ou d’une autre, par analogie avec l’être !A
peine dite ou figurée, l’idée d’une vacuité totale se trouve ainsi
investie par ce qu’elle ne saurait contenir. »84
84
E. KLEIN, Ce qui est sans être tout à fait, Paris : Actes Sud, 2019, p.26
75
pendant le processus de création. On retrouve cette même tentative de dire
l’indicible dans le refus de Lyotard de réduire le sens à sa dimension
linguistique, tentant de tirer le langage vers ce qui n’est pas signifiable par lui,
d’essayer de faire résonner en lui les « voix du silence ». Ce silence élémentaire
a pour vocation d’être signifié, ou mieux encore figuré. Cette figuration, selon
Lyotard, peut s’accomplir au moins suivant deux voies : la première, dans
l’ordre du langage lui-même, en particulier celui de la poésie, au moyen de la
« figure-forme » ; la seconde, dans le champ pictural, par l’intervention de la
« figure-image ». Dans les deux cas, l’alternative à la rationalité discursive vient
de l’art. Par le biais de la philosophie lyotardienne, on peut donc tenter de
réconcilier la pensée post-moderne et la peinture chinoise. Lyotard, en effet,
dans son livre « Discours, figure »85, dénonce le « logocentrisme pictural »,
cette illusion inhérente à la peinture occidentale selon laquelle toute trace visible
est virtuellement un trait dicible. Lyotard rend justice au sensible en
entreprenant une réhabilitation qui sache faire vibrer les images et les formes au
diapason de l’indicible, leur restituer leur silence d’origine et mettre entre
parenthèses la « violence initiale » par quoi le voir se laisse contraindre par le
dire. Bien sûr ce serait un leurre de croire que le visible existe à l’état pur et
qu’il nous est accessible comme tel. Son origine est toujours déjà là. D’où le
désir qui nous lie à cette perte d’origine, ce « non-lieu initial » qu’on cherche en
vain à combler. En ce qu’elle veille à empêcher les images de devenir des
substituts de mots, la peinture se rapproche ainsi de l’activité transcendantale,
comme force de disjonction plutôt que de synthèse. Lyotard voit, dans l’œuvre
picturale, un objet absolu, un objet interdisant tout transfert symbolique, ne
renvoyant à rien d’autre qu’à lui-même, agissant dans l’ordre énergétique, dans
le silence du corps. On retrouve là un rappel au corps, par le silence, par
l’énergie, qui n’est pas sans évoquer l’approche de la peinture chinoise. A
travers l’idée d’une œuvre dictée par le silence du corps, conçue comme masse
85
J.F. LYOTARD, Discours, figure, Paris : Klincksieck, 1971
76
libidinale critique, bloc d’inconscient ou émanation spirituelle, on retrouve chez
Lyotard une sorte d’énergétisme généralisé. Le corps n’est pas l’autre de la
pensée, comme le concevait Descartes, mais bien sa matrice. La conscience et le
corps ne forment pas deux substances exclusives l’une de l’autre mais deux états
d’un même flux énergétique. D’après Lyotard, s’il y a une ligne de continuité
entre l’esprit et la matière, l’un résultant soit d’une transformation de l’autre,
soit d’une identification à l’autre, cela signifie, d’une part, que l’esprit ne peut
prendre entièrement conscience de ses propres origines, que celles-ci sont en lui
comme son enfance perdue, et d’autre part, que la matière étant contiguë à la
pensée, se résorbant en elle, est en quelque sorte une matière immatérielle, dans
un paradoxe comme les aime la philosophie taoïste. Mémoire de la
transmutation de la force matérielle en force spirituelle, l’œuvre participe d’un
« matérialisme immatérialiste ». L’œuvre est donc tout à la fois le condensateur
et le transformateur, la reprise créatrice de la force vitale qui anime toute chose,
force vitale que les chinois appelleraient « Qi ». Mais plus encore, cette
présence non-présente, Lyotard pense que l’esprit ne parvient à l’accueillir
qu’en faisant le vide en soi, dans une totale impréparation, dans une sorte de
« mise à blanc ». Cette abnégation ou dénuement de l’esprit qui se dépossède de
ses certitudes, n’est-ce pas, au fond, le même état méditatif qui inspire l’artiste
chinois, tel Wang Yü, qui vécut vers la fin du XVIIème siècle et le début du
XVIIIème siècle, cité par François Cheng dans son livre « Souffle-Esprit » :
« La pure vacuité, voilà l’état suprême de la peinture. Seul le peintre
qui l’appréhende en son cœur peut se dégager du carcan des règles
ordinaires. Comme dans l’expérience d’illumination du Ch’an (Zen),
sous l’effet d’un coup de bâton, il s’abîme soudain dans le Vide
éclaté »86
Cette saisie de la pensée par ce qu’elle ne peut saisir est la traduction d’un en
deçà des mots, un sentiment de l’esprit par lequel celui-ci « se sait » et se tait,
86
F. CHENG, Souffle-Esprit, Paris : Seuil, collection Points, 1989, p.59
77
savoir non rationnel ne supposant pas de subjectivité constituée, silence qui
laisse sans voix, silence que Lyotard rapproche de la notion d’ « affect
inconscient » freudien. C’est cette même vacuité que la peinture chinoise
classique se propose de « montrer », si l’on se réfère à Ludwig Wittgenstein
pour qui le représentable relève de l’exprimable et ce qui ne l’est pas du
« montrable »87. Cette silencieuse vacuité est ce qu’il y a de plus universel en
chacun, et fait qu’au-delà de ses conditionnements et traits culturels un
occidental peut se trouver ému par une peinture chinoise, de même qu’un
chinois se trouver touché par exemple par un tableau de Cézanne ou de Van
Gogh. La peinture traditionnelle chinoise, supposant le vide comme condition de
réalisation, est toutefois la plus à même de nous aider à saisir intuitivement cette
vacuité qui échappe en grande partie à la pensée discursive et à la logique
linéaire classique. Cette peinture est plus suggestive ou évocatrice qu’expressive
ou représentative :
87
L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, aphorisme 2.172, Paris : Gallimard,
1922, p.39
78
Sans doute Pierre Ryckmans veut-il suggérer cette sensation d’irruption que
procurent la fleur dans un tableau de Chao Meng-chien ou de Mu chi (moine
chan du XIIème siècle). Mais la fleur ou le fruit que peint l’artiste chinois, s’ils
sont habités d’une grande liberté d’expression, sont en même temps, écrit
Marcel Granet89, justifié d’être par l’immanence en eux du Tao d’où procède
pour chaque chose, avec une absolue singularité, une entière indépendance. Le
peintre chinois vise, à travers son œuvre, à saisir rien de moins que l’origine de
l’être, à revenir et s’oublier dans le Vide originel.
88
P. RYCKMANS, Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, Paris : Hermann,
1984, p.109
89
M. GRANET, La pensée chinoise, Paris : Albin Michel, 1934, p.277
90
H. MALDINEY, Ouvrir le rien, l’art nu, Paris : Encre Marine, 2001
79
« L’union du pinceau et de l’encre est celle de Yin et Yun. (…)
Réaliser l’union de l’encre et du pinceau, c’est résoudre la distinction
de Yin et Yun, et entreprendre de défricher le chaos. (…) Au milieu de
l’océan de l’encre ; il faut établir fermement l’esprit ; A la pointe du
pinceau, que s’affirme et surgisse la vie ; Sur la surface de la peinture
s’opère une complète métamorphose ; Au milieu du chaos s’installe et
jaillit la lumière ! » 91
Les deux pôles Yin/Yang que sont, dans la peinture chinoise, la Montagne et
l’Eau ( 山 水 , Shanshui : montagne-eau), resteraient statiques, figés dans une
relation d’opposition stérile, sans l’intervention du principe de Vide. Le vide est
la condition nécessaire à toute transformation. Un vide qui est vide de forme. Du
fait que rien n’est préformé en lui, ce vide rend possible toutes les mutations. Et
parce qu’il est capable de vide, l’homme est l’intermédiaire privilégié qui
permet la transformation Yin/Yang. De par sa capacité d’acquérir, grâce à son
esprit, les vertus de la Terre et du Ciel tout en communiant avec le Vide,
l’homme véritable ( 仁 : Ren) tend vers l’unité avec le Tao tout en prenant en
charge le réel. La pratique de la peinture chinoise se présente comme l’une des
voies d’accès à la réalisation de cette nature d’homme véritable. Bien que cette
peinture puisse être dite profane dans le sens où elle ne représente pas de scènes
religieuses (alors que ce sont souvent des moines bouddhistes, taoïstes ou
confucianistes qui la produisent), elle est néanmoins fondamentalement
spirituelle. De même que l’ascète taoïste apprend à se nourrir de souffle, à le
conduire dans tout son corps pour le ramener au palais du Ni-Wan, situé au
centre de la tête, siège de la méditation mystique, une véritable œuvre d’art,
selon la tradition chinoise, est censée naître et se nourrir au centre du cerveau.
L’artiste voit l’image dans son cerveau comme l’ascète visualise les dieux à
91
P. RYCKMANS, Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, Paris : Hermann,
1984, p.69
80
l’intérieur de son corps. De même que les dieux naissent du Chaos, l’œuvre
d’art qui se constitue dans le cerveau de l’artiste nait en réalité du Vide originel
pour y retourner virtuellement. L’artiste perdu dans un état contemplatif,
l’œuvre jaillissant de façon impersonnelle, on a pu parler à propos de la peinture
de paysage chinoise d’art sans art. Ainsi, Li Tcheng, qui « dans ses peintures,
atteignait à un degré merveilleux l’accent du samâdhi », perdait toute
conscience de sa propre existence quand il peignait. Oppressé par la vision qu’il
portait en lui, il ne voyait plus que les montagnes et se déchargeait sur la soie de
l’extraordinaire paysage qui lui gonflait le cœur. Peindre devient alors une
activité purement spirituelle. Loin de tendre vers la facilité ou de n’être que la
simple acquisition d’une technique, il s’agit d’emprunter d’abord une voie
négative, celle-ci à peine atteinte il faut la dépasser en l’oubliant, jusqu’à ce que
l’activité devienne non voulue, spontanée, sans intention ni réflexion, sans effort
et naturelle. La peinture, comme la calligraphie, cesse alors d’être un exercice
conscient, un art, pour ne plus être que libération tendant vers la vacuité.
81
accéder à cette essence indifférenciée, il faut retourner la vision vers la source
de l’esprit, la pensée étant alors parfaitement détachée de l’objet, allant et venant
en toute spontanéité. Dans l’esprit du peintre se dissout toute distinction entre le
sujet observant et l’objet observé. De façon similaire, dans la contemplation de
l’œuvre d’art se dissout le moi, en même temps que la perception erronée de la
réalité comme étant continue. Lilian Silburn décrit la pratique mystique
(bhavana), selon la tradition bouddhiste, comme une intelligence vide de désir,
d’attachement, de notions, se faisant intuition pénétrante, c’est à dire prajna,
compréhension globale, efficiente, que le Buddha qualifie de vive (tikkha) et de
perçante (nibbedhika), coupant les racines des doutes, percevant les choses
telles qu’elles sont, c’est à dire isolées les unes des autres parce que baignant
dans la vacuité :
« Aux yeux des bouddhistes toutes les choses telles qu’elles nous sont
données sont transitoires, dépourvues de Soi, de permanence, il n’y a
de continuités que celles que construit notre pensée et parmi ces
continuités factices la plus novice est la permanence du moi » 92
92
L. SILBURN, Instant et cause : le discontinu dans la pensée philosophique de l’Indes,
Paris : Editions De Broccard, 1989, p.154
93
H. MALDINEY, Ouvrir le rien, l’art nu, Paris : Encre Marine, 2001
82
une œuvre originale mais d’exprimer la forme préexistante dans la matière
naturelle non travaillée, cette forme étant fondamentalement vide.
L’harmonie des souffles vitaux, qui est rendue sur la toile par le geste du
peintre, est du domaine de l’être et non de l’étant :
94
F. NEF, La force du vide, Paris : Seuil, 2011
95
F. CHENG, Vide et plein, Paris : Le Seuil, 1991, p.5
83
phénomène de sublimation en chimie qui décrit la transformation d’un corps de
l’état solide à l’état gazeux sans passage par l’état liquide. La théorie freudienne,
quant à elle, conçoit l'activité artistique comme une sublimation des pulsions. Le
plaisir esthétique ne serait qu’une forme travestie de la pulsion sexuelle,
détournée par rapport au but originel. Les satisfactions substitutives et la
reconnaissance sociale que procurent l’activité artistique, permettraient à
l’artiste d’éviter dans une certaine mesure la compétition intrinsèque au monde
moderne, en se réfugiant dans une bulle auto-référentielle. Reprenant le concept
de Freud d’objet perdu auquel le sujet se doit de renoncer pour accéder au
monde du langage, Lacan dans son séminaire sur « L’éthique de la
psychanalyse »96 met en vis-à-vis deux mots allemands, « Das Ding » et « Die
Sache » qu’on peut traduire en français par « la Chose » et « l’Objet ». Die
Sache désigne l’objet en tant que fabriqué par l’homme pour un usage précis,
tandis que Das Ding désigne la Chose en tant qu’essence de l’objet. Heidegger 97
avait lui-même explicité auparavant le concept de Das Ding en prenant
l’exemple d’une cruche : si la matière dont est faite la cruche a pour fonction de
retenir du liquide, elle ne le contient pas, le contenant étant le vide et non la
matière. Le vide fait de la cruche une Chose. Le potier qui façonne la cruche ne
fait, au fond, que donner une forme au vide. L’être de ce vide s’exprime dans sa
capacité de verser le liquide qu’il contient, que ce soit pour satisfaire la soif ou
pour des libations rituelles. Dans l’optique de Lacan, la Chose désigne
pareillement le « lieu de la jouissance négativée », un lieu qui a été vidé de
jouissance mais autour duquel tourne le désir du sujet. Pour étayer sa
démonstration, Lacan s’appuie sur le cas, cité par Mélanie Klein, d’une femme
dépressive qui, pour palier à l’espace vide angoissant laissé sur un mur à la suite
de la vente du tableau de son beau-frère, s’est mise à peindre sur cet espace
vacant. Ce cas illustre le principe même de sublimation comme tentative de
96
J. LACAN, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris : Le Seuil, 1986
97
M. HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris : Gallimard, 1993, p.196-197
84
remplir ou de cacher un vide dans le but inconscient de s’en protéger. Le vide
ferait exister l’art dans le sens où l’art ne serait qu’un mode d’organisation
autour du vide qui permet la jouissance de la Chose tout en se protégeant du lieu
vide de la Chose. De la même manière, Lacan présentera l'amour courtois des
troubadours médiévaux comme une façon de suppléer à l'absence de rapport
sexuel, en feignant y renoncer de par sa propre volonté. Un autre exemple de
sublimation est l’architecture, définie par Lacan comme « Quelque chose
d’organisé autour d’un vide »98. Tentative récupérée par la peinture, qui a
d’abord cherché à représenter cette architecture avant de peindre l’architecture
sur les murs de l’architecture, mettant ainsi le vide en perspective pour d’autant
mieux montrer le vide.
98
J. LACAN, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris : Le Seuil, 1986,
p.162
85
produite parce qu'elle est ce vase »99.
99
M. HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris : Gallimard, 1993, p.196-197
86
« Si certains calligraphes ou peintres arrivent à leur état du vide par
leur pratique, dans les temples du bouddhisme ou du tantrisme, les
moines opéraient leur état du vide par un autre style de peinture.
Cette peinture de la pratique de l’état du vide est nommée la peinture
de mandala qui représente un parcours du chemin d’éveil. »100
Le mandala est une peinture sur étoffe ou sur mur, à vocation pédagogique et
initiatique, que le bouddhisme amena d’Inde en Chine, en passant par le Tibet.
Pédagogique dans le sens où le mandala sert à expliquer au pratiquant
l’approche progressive de la doctrine bouddhiste ; initiatique dans le sens où,
méditant sur le mandala, l’adepte découvre des niveaux de compréhension de
plus en plus subtils. La création même du mandala est une forme de méditation
active, davantage qu’une œuvre destinée à un musée. L’exécution du mandala
obéit certes à des codes et à un symbolisme extrêmement précis, pourtant la
puissance du mandala est à chercher non pas dans sa perfection esthétique
formelle mais plutôt dans la qualité d’attention et la force de l’intention de
l’exécutant. Le mandala est aussi une invitation à la sublimation, le but n’étant
pas de produire une œuvre, de faire quelque chose d’utile, ni de prouver quoi
que ce soit, d’en attendre une récompense, une grâce ou une bénédiction. Celui
qui exécute un mandala ne cherche rien d’autre, à travers une forme de pratique
méditative, qu’à vider le mental de toute activité et de toute représentation, de
façon à révéler la présence essentielle de la conscience originelle. Le mandala
apparait progressivement comme le reflet de cette unité fondamentale, ce qui
permet au méditant de réaliser le lien qui le relie à celle-ci, jusqu’à atteindre cet
état de conscience que le shivaïsme cachemirien appelle « bhavana »,
contemplation qui consiste à rendre présent l’objet de son attention, par laquelle
le méditant se purifie en même temps qu’il purifie l’objet de méditation.
100
K. HYEON-SUK, L’art et l’esthétique du vide, Paris : L’Harmattan, 2014, p.177
87
éléments, le mandala apparaît déjà dans les textes indiens les plus anciens,
comme représentation du cosmos, sous forme de peinture, gravure ou sculpture
selon les conceptions des différentes croyances. En fait, on appelle mandala
toutes les figures (généralement géométriques et symétriques) composées d’une
divinité centrale, entourée par d’autres divinités annexes. Dans le bouddhisme
tantrique tibétain, la divinité centrale peut être remplacée par une ou plusieurs
figures géométriques –souvent des triangles imbriqués. Les textes bouddhiques
sur lesquels sont basés les mandalas sino-japonais et tibétains indiquent très
précisément comment représenter les divinités. La structure du mandala fut
expliquée pour la première fois dans le « Mouni-Mandala-Dhârani-Sûtra »,
rédigé à l’époque où fut établie la coutume de construire un autel sur le sol, afin
d’offrir de la nourriture aux divinités. Cet ouvrage indiquerait donc que l’origine
du mandala est en rapport avec l’autel dessiné sur le sol dans le brahmanisme
indien et pourrait remonter aussi loin que la période védique.
88
est entouré par trois ou quatre cercles concentriques, appelés « cercles de
protection ». Un premier cercle, peint sous la forme d’une ligne ininterrompue
d’arabesques, est une « montagne de feu » représentant la connaissance qui doit
brûler l’ignorance ; un deuxième cercle de vajra (foudre-diamant), symbole de
l’Eveil, forme une ceinture de diamant ; un troisième cercle de « pétales de
lotus » fait allusion à la naissance spirituelle ; enfin, les mandalas des divinités à
l’aspect farouche possèdent un cercle supplémentaire représentant les huit
charniers mythiques de la tradition tantrique. A l’intérieur de ces cercles de
protection est dessiné le mandala proprement dit, aussi appelé le « palais »,
constitué d’une ou plusieurs enceintes carrées. Sur les côtés, quatre portes
s’ouvrant vers les quatre points cardinaux, chaque porte étant flanquée de cinq
bandes de cinq couleurs qui se prolongent le long des quatre côtés, joignant
ainsi les portes et constituant les murs de cette cité sacrée. Sur ces portes s’élève
un torana, une sorte d’arc triomphal, reposant sur deux piliers latéraux ou plus,
composé de onze petits toits, posés l’un sur l’autre. Au sommet de cet arc se
trouvent souvent deux gazelles agenouillées, de chaque côté de la Roue de la
Loi, symbole du premier sermon du Bouddha Shakyamuni. Au-dessus de
l’entrée proprement dite se trouvent des rideaux écartés ou le masque grimaçant
d’un Kirtimukha. Des makara, monstres aquatiques de la tradition indienne
crachant des guirlandes, garnissent chaque côté du portail. Une ou plusieurs
enceintes carrées sont représentées à la fois en plan et en élévation. Chaque mur
est formé de cinq couches superposées, dénommées base, bord, poutre, collier,
demi-collier. Le faîte du mur fortifié de la dernière enceinte est souvent décoré
de hampes de parasols et supporte de petites divinités dansantes, jouant de la
musique ou répandant des fleurs. Les proportions du mandala sont déterminées
par une unité de mesure qui correspond, généralement, à huit brahmarekhâ,
ligne coupant le mandala du nord au sud, et qui symbolise l’axis mundi. L’unité
de mesure pour les figures mineures est le quart de ce segment. Au centre, dans
le « sanctuaire » (Kutagara) réside le dieu souverain du mandala, au cœur d’un
89
lotus épanoui ou au cœur de la croix inscrite dans un cercle central. Tout autour,
dans les pétales écartés, se tiennent des divinités secondaires, souvent
considérées comme des aspects du dieu principal. Chaque divinité correspond à
la région de l’espace qui lui est propre, c’est pourquoi leur nombre est en rapport
avec les quatre points cardinaux. L’est, de couleur bleue, toujours cité en
premier dans les textes, suivant en cela la course du soleil, est face au
spectateur, c’est à dire en bas de la peinture. Les autres directions se répartissent
autour du point central en tournant dans le sens faste, c’est à dire en laissant
l’objet sacré à main droite. Cet ancien rite de circumambulation, traditionnel en
Inde, est également pratiqué autour des « tumuli-reliquaires » (stupa) du
bouddhisme ancien. L’adepte en contemplation découvre donc le mandala par
l’est, qui est le point cardinal par où le soleil se lève au moment de l’éveil après
le sommeil. Il tourne ensuite vers l’ouest en passant par le sud pour sortir par le
nord, ce qui correspond symboliquement à la journée type du bouddhiste et
rappelle le parcours même du Bouddha :
90
induisant un état de relaxation, l’intérieur un état de méditation. En même
temps, ces cercles purificateurs représentent certains aspects de la divinité
centrale, différents degrés de manifestation et, en tant que tel, protègent cette
divinité centrale de toute activité démoniaque, autrement dit des souillures
intempestives du mental. D’un autre côté, les cohortes de démons ou de
divinités irrités qui habitent ces cercles sont autant de représentations des vices
et des symptômes qui encombrent l’ego. Au fur et à mesure que l’adepte évolue
à l’intérieur du mandala, ces démons se dissolvent après avoir servi de fil
conducteur pour prendre conscience des nœuds, liés à de mauvaises
distributions de l’énergie vitale (Qi), qui retardaient l’évolution spirituelle.
A rebours de l’idée reçue qui veut que le mot ne soit pas la chose, que le plan ne
soit pas la réalité, le mandala au contraire, qui est une image plane, instaurant
une historicité circulaire différente de l’historicité linéaire occidentale, veut que
le plan, la représentation, soit la seule réalité, non dans l’absolu mais dans le
cadre étroit du mandala, dans une sorte d’inversion de l’intérieur et de
l’extérieur :
101
R. SPIRA, La Nature de la Conscience, Paris : Ed. Accarias / L’Originel, 2017, p.161
91
« La perspective propre à la pensée traditionnelle renverse notre
opposition entre intérieur et extérieur : le monde intérieur devient le
monde réel allant jusqu’à conduire le contemplatif à considérer les
imperfections du monde en certain sens comme les siennes
propres. »102
De façon plus descriptive, on peut dire que le mandala constitue une projection
géométrique du monde : le monde réduit à son schéma essentiel et renvoyé à la
vacuité originelle. De telle sorte que le mandala, au lieu de l’habiller, permet
d’habiter le vide. En s’identifiant avec le centre du monde, semblable au moyeu
102
F. MIDAL, Petite philosophie des Mandalas, Paris : Ed. du Seuil, 2010, p.166
103
F. MIDAL, Petite philosophie des Mandalas, Paris : Seuil, 2010, p.63
92
vide de la roue, le mandala transformerait réellement l’adepte, à la fois
physiquement et psychiquement, et déterminerait en lui les conditions premières
pour l’efficacité de l’œuvre à accomplir. Le pratiquant bouddhiste cherche
moins, cependant, à retourner au centre de l’univers qu’à se défaire des
expériences de la psyché, à se détacher des identifications psychologiques, à
faire le vide en soi, jusqu’à parvenir à un état de concentration supérieur qui lui
permettra de retrouver l’unité de la conscience, une conscience recueillie et
attentive, restaurant en soi-même le principe idéal des choses. Le mandala alors
n’est plus un cosmogramme mais le schéma même de la désintégration de l’Un
dans le multiple et de la réintégration du multiple à l’Un, à la Conscience
absolue, la « nature de Bouddha », première approche du concept de vacuité,
vacuité vécue dans le corps qui se remplit en quelque sorte de vide à mesure que
l’esprit se vide de ses pensées et ses croyances. Selon la prédication du
Bouddha, au sein même du corps, tout alourdi qu’il soit de sensations et de
pensées, sont le monde et l’origine du monde. Il définit le monde à travers le
processus qui va de la perception à la conception du monde. Le corps
correspond à ce que les tibétains appellent dans la terminologie du mandala
« rten » (en sanskrit adhara), le soutien physique de la fulguration divine. Il est
comme un réceptacle, créé par l’action même des forces divines qui l’habitent et
déterminent, par leurs manifestations, l’expansion spatiale et la succession
temporelle. Le corps est un instrument sacré grâce auquel l’homme qui sait en
faire bon usage trouve le salut. Pour la transformation du plan samsarique au
plan nirvanique, le mandala extérieur se transfère dans le mandala intérieur,
c’est à dire dans le corps où chacun des symboles du mandala trouve des
correspondances similaires. Le centre idéal du mandala est le sommet de la tête
–la « cavité de Brahma »- où s’ouvre le canal central qui, suivant la colonne
vertébrale, traverse le corps humain du périnée au sinciput. Dans l’homologie
cosmique, cette colonne est le « Sumeru », la montagne centrale de l’univers,
aux flancs de laquelle sont disposés les différents plans célestes, de même que
93
dans le corps humain se différencient les divers centres énergétiques en forme
de roues, appelés chakra en sanskrit.
On pourrait dire du mandala qu’il représente un œil. Cet œil serait celui que l’on
ne peut voir, c’est-à-dire le sien. De même que la conscience égocentrée ne peut
observer ce qui, en elle, est précisément en train d’observer. Le mandala, en tant
que symbole de l’œil de la conscience, aide l’adepte à intégrer sa vision à ce qui
est vu, l’observateur à l’observation. Grâce au mandala, considéré comme un
miroir, l’œil se regarde. Cette auto-réflexivité symbolise l’état méditatif qui
conduit à faire se confondre l’esprit avec la vacuité. Ainsi, les moines qui
peignent des mandalas dans les monastères bouddhiques ou les ashrams hindous
s’oublient dans un état de recueillement qu’on pourrait identifier à une transe
artistique, animés qu’ils sont par la vacuité. De cette vacuité, de cette
94
inconnaissance, nait la qualité de l’exécution artistique, à la fois spontanée et
libre de tout conditionnement :
104
J. LEVI, Propos intempestifs sur le Tchouang-Tseu, Paris : Allia, 2016, p.67
95
objectif ontologique, autrement plus profond que celui d’une simple
représentation ou d’une illustration de principes éthiques, de considérations
philosophiques ou religieuses :
105
R. SPIRA, La Nature de la Conscience, Paris : Ed. Accarias / L’Originel, 2017, p.166
96
contingence et l’essence illusoire des apparences, la vacuité permet en effet
l’émergence de la présence. Un processus dialectique s’opère entre la vacuité de
l’esprit, c’est-à-dire l’absence, absence de croyances, de limitations, de but, de
106
P. RYCKMANS, Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, Paris : Hermann,
1984, p.23
97
contraste sur le papier. Or, la différence de qualité du trait, davantage qu’une
question esthétique ou technique, témoigne du passage plus ou moins fluide du
Qi, du souffle, dans le corps de l’artiste. C’est en même temps une
expérimentation de la vacuité comme pratique corporelle, qui se rapproche de
cet effet de « flow » que connaissent les sportifs de haut niveau, sensation de ne
faire qu’un avec ses pensées, sensation de temps ralenti née de l’exécution d’un
geste totalement maîtrisé. Ce qu’explique l’artiste Cheng Yao Tien, cité par
François Cheng, après avoir déclaré que « la voie de la calligraphie est fondée
sur la maîtrise du Vide » :
« C’est dans les doigts que le vide atteint son extrême. Cependant, le
vide qui s’y loge ne saurait tourner « à vide » ; il faut qu’il devienne à
son tour plein. Car les doigts, ne l’oublions pas, sont prolongés par le
pinceau. Or, le vrai pinceau, selon l’expression heureuse des Anciens,
doit être comme un « tube crevé », dans la mesure où le vide des
doigts doit entièrement passer en lui au risque même de le faire
éclater. (…)Par son plein, le pinceau imprime l’encre sur le papier si
fortement qu’il semble le traverser ; par son vide, il glisse sur le
papier, aérien tel un pur esprit qui sur son passage remplit l’espace
de sa présence sans laisser de traces palpables. » 107
107
F. CHENG, Souffle-Esprit, Paris : Seuil, 1989, p.42-43
98
cosmiques, exprime, selon Marcel Granet108, une essence individuelle en même
temps qu’un flux universel, et suscite une suite d’images finissant par embrasser
l’ensemble des aspects d’une situation. Production d’évocations et principe de
suggestion qui rapprochent la calligraphie de la peinture traditionnelle
d’Extrême-Orient où on retrouve la même maîtrise du Vide, la même
expressivité : les pédoncules noirs des kakis de Mu Chi, par exemple,
s’apparentent aux caractères de l’écriture, on y retrouve la même liberté, la
même spontanéité, contenues dans une parfaite maîtrise du geste. A l’image du
cuisinier Ting en train de dépecer un bœuf, évoqué dans le Tchouang-Tseu et
commenté par Jean-François Billeter109, l’artiste, habité qu’il est par la vacuité,
ne cherche plus à produire une œuvre, il n’a plus d’objectif prédéterminé ni de
volition propre, plus de théorie ni d’expérience, il a intégré en lui, au plus
profond de son corps, tous les aspects techniques de son art pour permettre que
coule à travers lui cette énergie que les chinois appellent Qi, les japonais Ki, les
hindous prana. Il faut que cette énergie vitale soit libre de circuler dans le corps
pour que de la vacuité naissent toutes les virtualités qu’elle recèle, et il faut
symboliquement que cette vacuité « grandisse » dans le corps pour que le Qi
s’épanouisse pleinement. Ainsi la puissance de l’œuvre d’art nait de l’énergie
qui l’anime comme cette énergie nait du vide qui précède toute expression et
toute exécution. Au même titre que les mandalas, la calligraphie véhicule le
souffle. C’est dans la mesure où le Qi circule que le geste de l’artiste est libre,
en conséquence de quoi l’œuvre se verra habitée d’une réelle qualité, d’une
présence, d’une aura. Pour ce faire, le calligraphe doit procéder à un véritable
changement d’état de conscience, lui permettant de retrouver l’unité du principe
qui donne forme à toute chose. Par l’arrêt, le silence, l’immobilité, il parvient à
se libérer de la volonté en la contemplant en quelque sorte de l’extérieur, il se
détache de celle-ci sans pour autant s’empêcher d’agir concrètement. Cette
108
M. GRANET, La pensée chinoise, Paris : Albin Michel, 1934, p.37
109
J.F. BILLETER, Leçons sur Tchouang-Tseu, Paris : Allia, 2002, p.15 à 20
99
contemplation esthétique se confond alors à une connaissance extatique qui fait
que l’on ne voit plus des objets divers mais une réalité une et indivisible faite
d’énergie. Il ne s’agit pas de chercher à faire disparaitre l’objet ou à effacer le
sujet mais plutôt de voir, d’exprimer la vacuité de l’objet dans le sujet ou dans
l’absence de sujet et d’objet. Le but de l’artiste n’est pas de représenter, de
figurer, de symboliser ou encore de suggérer la vacuité (que ce soit en crevant la
toile, en la décentrant, en multipliant les centres : techniques plus ou moins
habiles mais qui restent extérieures), le but est de permettre que de la vacuité
naisse l’énergie, ou pour le dire d’une façon antinomique de laisser toute la
place à la vacuité. Si le souffle, l’énergie trouvent leur origine dans la vacuité,
ce sont ce souffle, cette énergie qui confèrent à l’œuvre d’art l’aura qu’évoque
Walter Benjamin et dont il déplore la disparition à l'ère de la reproductibilité
technique110. Cette aura transcende les modes, les cultures comme les
apparences. Ainsi, bien que l’exécution d’un mandala soit soumise à des règles
précises, au même titre qu’une calligraphie, celle-ci demeure pourtant libre et
spontanée dans son intention. Malgré des contraintes formelles strictes,
mandalas et calligraphies irradient une aura née de l’inspiration des maîtres qui
les ont créés. Ce que prouve a contrario la pauvreté des mandalas modernes :
« Tous les mandalas peints aujourd’hui peuvent bien suivre les canons
les plus sûrs, le souffle sacré, inhérent aux mandalas anciens, leur fait
défaut. Ils sont kitsch et trahissent ainsi le sens profond du mandala
qui n’est pas de faire une belle image, de respecter des règles, mais
d’être le témoin d’une harmonie spirituelle indéniable. »111
110
W. BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dernière
version 1939, in « Œuvres III », Paris : Gallimard, 2000
111
F. MIDAL, Petite philosophie des Mandalas, Paris : Ed. du Seuil, 2010, p. 120-121
100
images pieuses, elles sont l’expression de la foi des artistes qui sont à leur
origine. Au-delà des croyances et des dogmes, la foi s’avère être une forme de
cette énergie, de ce Qi, de cette intention créatrice insaisissable que l’on ne peut
guère que suggérer.
101
vide est à la fois le pivot et l’aboutissement de la poésie chinoise classique, de la
même façon que le silence au milieu de la musique permet à la musique de se
transcender. « La Grande Musique a son imperceptible, la Grande Image est
sans forme », aphorisme de Lao Tseu que n’aurait pas contredit Isidore Isou,
créateur de la musique aphonique et notamment de la Symphonie n°5 « musique
pour voix aphone ».
102
vide n’obéit qu’à ses propres principes. L’artiste n’est plus qu’un intermédiaire :
pour accéder à l’essence indifférenciée, il doit retourner sa vision vers la source
de l’esprit, la pensée étant alors parfaitement détachée de l’objet, allant et venant
en toute spontanéité. Dans l’esprit du peintre se dissout toute distinction entre le
sujet observant et l’objet observé, toute division entre le penseur et sa propre
pensée, l'expérimentateur et son expérience. L'observation « pure », libérée du
temps et des conditionnements, permet qu’il ne reste que ce qui est. Pour peu
que se fasse le silence de l’esprit, la pensée cesse alors d’être une activité
machinale, verbale, obscurcissante, elle laisse la place à un au-delà de la réalité
phénoménale, un au-delà de la perception sensitive, de la rationalité comme de
l’imagination, pour ouvrir à la vacuité, l’inconnu d’où peut émerger l’œuvre
d’art authentique, qui seule peut transformer tout autant l’artiste, le spectateur
que la société, dans un état de conscience modifiée qu’on pourrait appeler une
transe artistique, par analogie avec la transe chamanique, consistant à se vider
de toute technique, toute virtuosité, toute certitude, toute intention, pour s’ouvrir
à l’inspiration née du vide.
L’art contemporain, si tant est qu’il soit à perpétuer, ne sera certes pas sauvé par
la reproduction effrénée de mandalas ou d’icônes religieuses. Les artistes en
quête d’un art véritable, et non plus frauduleux, pourraient s’inspirer en
revanche de l’intentionnalité des moines qui ont créé ces mandalas pour s’ouvrir
à une esthétique de la vacuité infiniment créative. En mettant le sujet face à la
vacuité ontologique de l’être, l’art oblige en effet à dépasser une vision utilitaire
du monde pour voir la réalité directement, telle qu’elle est, sans filtres ni
conditionnements, oblige également à sortir des postures égotiques de
provocation, d’innovation, d’historicisme, pour se laisser agir, se laisser
posséder par le vide. Le fait de prendre conscience que toute peinture ne peut
montrer au mieux que l’apparence du réel, que toute parole, écrite ou chantée,
poétique ou prosaïque, ne peut guère qu’évoquer un sentiment ou une idée sans
jamais rien fonder, incite à quitter un état de conscience mécanique et
103
déterminé, pour s’imprégner d’un état de conscience inspiré du vide.:
Pour ce faire, il faut d’abord déconstruire toutes les particularités qui font la
matérialité de l’art, style et tradition, mode et contingence, avant d’arriver au
cœur, à l’essence de l’œuvre, celle-ci comprise au sens ontologique en
opposition à l’ontique qui ne serait qu’apparence. C’est donc bien en partant du
phénoménal déconstruit qu’on peut atteindre le nouménal, lui-même synonyme
de vacuité, l’art en soi étant vide comme est vide le moyeu de la roue. Ce qui
autorise à s’abstenir, pour ce qui est de l’art, de parler exclusivement de
technique ou d’habileté ; on ne devrait invoquer que l’énergie créatrice, que
celle-ci soit instinctive, animale, à l’exemple d’artistes tels que Picasso, Miro,
Klimt, Egon Schiele, ou qu’elle naisse d’une quête spirituelle, de la méditation,
du mysticisme, de l’ascèse comme pour la peinture de mandala, d’icônes, ou
encore pour la création des vitraux des cathédrales. On devrait également
s’abstenir de comparer, d’évaluer, de marchandiser l’œuvre d’art : de même que
le mandala échappe aux injonctions du marché, de la mode, du style et du beau,
l’art ne devrait pas avoir pour finalité d’être commercialisé et médiatisé, mais
devrait tendre plutôt à la gratuité, à l’universalité. L’œuvre d’art devrait non plus
se réduire à être une marchandise ou un objet, pas davantage se résigner à
figurer un fétiche ou un symbole, mais être en soi, suivant en cela l’invitation de
Heidegger à « l’acquiescement » (Gelassenheit), c’est-à-dire à laisser être les
choses, à se confondre en elles à la façon passive des mystiques jusqu’à s’ouvrir
complètement à leur présence. C’est précisément cet enfermement entre objet et
114
I. ROBINET, Comprendre le Tao, Paris : Albin Michel, 2002, p.52
104
symbole que la vacuité permet de dépasser, c’est précisément à cette présence
de ce qui est que la vacuité permet d’être sensible. Toute œuvre d’art, et
l’inspiration à l’origine de celle-ci, trouvent leur source dans la vacuité et y
renvoient par l’intermédiaire de ce que l’on appelait autrefois la beauté. Les
adeptes de la tradition hindoue de l’Advaïta Vedanta traduiraient la même
intuition comme un retour à la source et à l’essence sans forme :
« Vu de cette manière, un tel objet (l’œuvre d’art) devient pour ainsi
dire transparent, offrant à l’expérience intime d’une personne le vaste
champ du mental dont il est une expression locale et temporaire, et
dissolvant, à un moment donné, le mental fini dans la source de pure
conscience dont il émane. Cette fusion apparente du champ du
percepteur et du champ du perçu correspond à l’expérience que l’on
appelle beauté. (…)Tels sont la fonction et le pouvoir de l’art : le
pouvoir que possèdent certains objets d’arracher notre attention au
fini pour le tourner vers l’infini. Ainsi, l’expérience de la beauté est
une communication de la vérité, une intervention de la réalité dans le
monde des apparitions. ».115
115
R. SPIRA, La Nature de la Conscience, Paris : Ed. Accarias / L’Originel, 2017, p.226
105
TABLE DES MATIERES
- Introduction.................................................................... p.1
106
BIBLIOGRAPHIE
J.F. BILLETER, Essai sur l'art chinois de l'écriture et ses fondements, Paris :
Allia, 2010
107
N. DELAY, Le jeu de l’éternel et de l’éphémère, Paris : Ed. Philippe
Picquier, 2016
Y. KLEIN, Ce qui est sans être tout à fait, Paris : Actes Sud, 2019
108