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ESTHETIQUE DE

LA VACUITE

1
- Introduction

L’esthétique est un domaine où la vacuité s’applique de façon pratique. Avant


de proposer celle-ci comme nouveau fondement esthétique, il est certainement
utile de revenir une fois encore sur l’historicité et l’universalité de la vacuité. A
lire la littérature « New Age » qui en fait grand cas, on pourrait croire que la
vacuité est née en Orient. On en suivrait alors le cheminement à travers l’espace
géographique et le temps historique : migrant d’abord de l’Inde vers la Chine,
puis de la Chine vers le Japon, enfin à partir du XIXème siècle du Japon vers
l’Occident, la vacuité se serait à chaque fois enrichie des apports de la culture
locale, trouvant un mode d’expression original dans l’art. Il est pourtant
remarquable de constater que, dans chaque culture, la vacuité a toujours été déjà
pensée avant toute influence extérieure, comme si elle était une donnée
élémentaire de l’humanité, un commun dénominateur. Ainsi, bien que la
peinture et la philosophie chinoises comme japonaises aient eu une influence
effective sur la culture occidentale dès le début du mouvement de colonisation,
les artistes et philosophes d’occident n’ont pas manqué de méditer par eux-
mêmes sur le vide depuis la plus haute antiquité. Yves Klein, dans « Ce qui est
sans être tout à fait »1, évoque par exemple Léonard de Vinci distinguant le
néant, indépendant de toute notion d’espace, sans centre ni limites, du vide
toujours dépendant de l’espace et non séparable de la notion de volume.

De même, Clément Rosset verra dans la peinture de Vermeer, à défaut d’une


apologie de la vacuité, une sensibilité à l’absence qui en est proche :

« (…) Le hasard d’un moment de la journée, dans une pièce où rien


d’important ne se passe, apparaît comme l’essentiel d’un réel dont les
événements apparemment notables constituent au contraire la part

1
Y. KLEIN, Ce qui est sans être tout à fait, Paris : Editions Actes Sud, 2019, p. 20

2
accessoire. De ce réel saisi par Vermeer le moi est absent, car le moi
n’est qu’un événement parmi d’autres, comme eux muets et comme
eux insignifiants. (…) Le rien y est dit en toutes lettres et s’étale, bien
à la vue, sur la toile. Sinon le rien, du moins un très peu, un rien de
notable. » 2

Cette réflexion sur le vide s’exprimera de nouveau pleinement en Europe à


l’époque des romantiques, puis chez les symbolistes et les impressionnistes,
nourris effectivement par la découverte de l’art d’Extrême-Orient mais en même
temps héritiers de toute une tradition occidentale visant à purifier l’art jusqu’à
toucher à son absolu. On peut ainsi évoquer les figures de Mallarmé, cherchant
l’effacement de l’auteur dans la musicalité des rimes, qui écrira : « C’est le Rien
qui est la vérité  »3, de Cézanne qui tend à dévoiler le vide de la matière inscrite
dans la toile même, de Debussy qui propose de laisser s’exprimer le silence dans
sa musique, de Kandinsky qui fut le premier, en tant que peintre, à s’intéresser à
la philosophie bouddhiste, comme l’écrivain allemand Hermann Hesse à la
même époque. Tous ces artistes découvrent dans la vacuité une nouvelle source
d’inspiration.

Si l’on peut évoquer, à propos de ces artistes, une réelle parenté avec la
conception orientale du vide –une vacuité comprise comme plénitude et
potentialité- il faut préciser combien en est loin l’idée occidentale du néant qui
donnera le nihilisme, terme renvoyant à des positions philosophiques diverses,
depuis l’athéisme, le solipsisme jusqu’au scepticisme et au matérialisme. Il est
légitime de se demander en quoi ces positions hétéroclites, qu’on rassemble
sous le seul terme de nihilisme, répondraient à un même principe, celui de vide.

2
C. ROSSET, Le réel et son double, Paris : Gallimard, 1984, p.110-112
3
S. MALLARME, Lettre à Cazalis in Correspondance, 1866, Paris : Gallimard, nvlle éd.
1965, p.208

3
En écho à Cioran4, qui qualifiait le vide de néant transfiguré démuni de ses
qualifications négatives, nous nous proposons de démontrer que le vide n’est pas
synonyme de néant. Il nous faudra pour cela remonter brièvement à l’antiquité
philosophique grecque. La sophistique grecque des VIème et Vème siècles avant
Jésus-Christ ainsi que la philosophie cynique d’Antisthène et Diogène, peuvent
en effet être présentées comme précurseurs du nihilisme. Refusant les valeurs
apolliniennes, harmonieuses et ordonnées, de la civilisation grecque, dénigrant
toutes conventions et mondanités, les cyniques prônaient un retour à la nature, à
la spontanéité, à l’esprit dionysiaque, multipliant pour ce faire sacrilèges et
provocations. Les stoïciens des origines, avec entre autres Zénon de Citium,
contemporain de Cratès le cynique, reprendront ce combat contre l’ordre moral
en se débarrassant des scories transgressives des cyniques, suivis par les
sophistes et les sceptiques qu’on peut, par certains aspects, qualifier de
nihilistes, dans le sens d’un nihilisme ontologique radical, non pas d’un
nihilisme éthique. Parmi ces sophistes caricaturés par Platon, Gorgias en
particulier s’oppose à la conception parménidienne de l’être, en enseignant que
« le non-être est », que « si quelque être était, il serait inconnaissable » et que
« s’il était et s’il était connaissable, sa connaissance serait impossible à
communiquer », tout en affirmant que c’est bien de l’adèlothès, cette obscurité
ou occultation primordiale qu’on pourrait aussi bien nommer vacuité,
qu’émergent les étants. Réfutant toute possibilité d’une pensée de l’être, Gorgias
appréhende la réalité comme contingente, relative au contexte et aux
circonstances, au sujet percevant et aux conditions de perception. Les sophistes
seront amenés, conséquemment et en toute logique, à développer la rhétorique
comme véhicule du nihilisme, véhicule adapté à une réalité instable et
paradoxale. Protagoras, concevant lui aussi la réalité comme mouvante et
insaisissable, dépendante du sujet qui l’observe, en déduit l’impossibilité de
produire des énoncés de vérité, si ce n’est dans la pluralité des points de vue et

4
E. CIORAN, Le mauvais démiurge, Paris : Gallimard, 1969

4
la multiplication des contradictions, tout jugement pouvant se retourner en son
contraire au prix d’une habilité rhétorique. Dans le même esprit, à la suite
d’Anaxarque qui tenait la science pour incertaine, si ce n’est impossible, l’école
sceptique fondée par Pyrrhon d’Elis recommandait, devant la multiplicité des
possibles, de s’en tenir au doute, à l’expectative, de renoncer à toute forme de
décision quant au vrai et au faux, de préférer la suspension du jugement
(l’épochè) à quelque affirmation que ce soit, nécessairement inadéquate par
rapport à une réalité aléatoire, changeante et relative, bien qu’il faille préciser
que ce sont sur les choses obscures, sur les raisons profondes ou les causes
cachées, que porte le doute du sceptique, plutôt que sur les apparences et les
phénomènes. Pyrrhon opère donc une forme de distinction entre les apparences
et la réalité, entre le subjectif et l’objectif, vision apparemment paradoxale que
l’on peut rapprocher de la sentence du philosophe indien Pingalaka : « le monde
existe, mais il n’est pas réel ». L’évidence des sensations n’est pas niée, seul ce
qui ne relève pas de la perception est ignoré car inconstant et contingent. S’en
tenant aux apparences, aux phénomènes, refusant de définir, de choisir ceci au
lieu de cela, n’affirmant même pas qu’il n’affirme rien, le sceptique, selon
l’enseignement de Pyrrhon, n’en a pas pour pourtant peur d’agir. Marcel
Conche5 explique que c’est dans une pure disponibilité, une ouverture à ce qui
arrive, une confiance à la vie, telle qu’elle se révèle spontanément à chacun,
qu’agit le sceptique, c’est-à-dire dans l’instant, mû par la recherche d’une vérité
qu’il sait ne jamais devoir trouver. D’où le qualificatif de « zététiques » que se
donneront les disciples de Pyrrhon, accompagné du qualificatif de
« éphectiques », parce qu’ils suspendent toujours leur jugement, et de celui de
« aporétiques » parce qu'ils sont toujours incertains, faute d’avoir trouvé la
vérité. Quoi qu’il en soit, de nature éthique, ontologique ou rhétorique, le
nihilisme grec, en niant l’être et en promulguant le non-être, vise
5
M. CONCHE, Pyrrhon ou l’Apparence, Paris : PUF, 1994

5
paradoxalement davantage à une réconciliation avec la nature qu’à un
enfermement solipsiste, à une philosophie de l’action plus qu’à une philosophie
théorique.

On peut donc effectivement parler, durant l’antiquité grecque, d’une pensée de


la vacuité, pour autant il serait abusif de parler de nihilisme grec. La paternité du
terme de nihilisme, bien que déjà utilisé par Saint Augustin, sera revendiquée
par Tourgueniev dans son roman « Père et fils », paru en 1862, pour décrire
l’esprit révolutionnaire russe de l’époque. Pisarev (1840-1866) reprendra le
terme dans un article intitulé « Les Réalistes », assignant à la science la mission
de produire des hommes utiles, débarrassés de tout romantisme. De même
Tchernychevski (1828-1899), dans son roman « Que faire ? », radicale critique
de l’oppression et de l’injustice du système économique, proposait de nouvelles
formes de vie communautaires et collectivistes, ce qui lui attira les foudres du
Tsar ainsi qu’un exil de plus de vingt-cinq ans en Sibérie. On pourrait encore
rattacher à la tradition du nihilisme russe, non seulement Bakounine, le prince
Kropotkine ou encore Léon Tolstoï, mais aussi d’autres héros méconnus tels que
Netchaïev, auteur du « Catéchisme révolutionnaire », Nestor Makhno, qui avait
rassemblé en Ukraine, en 1917, une véritable armée anarchiste forte de plus de
quarante mille hommes, ou encore le poète Volochine.

En Allemagne, la critique de la religion par Ludwig Feuerbach 6, tout autant que


l’individualisme absolu de Max Stirner 7, seront considérés comme des positions
philosophiques nihilistes. Rejetant l’universalisme de Hegel, le matérialisme de
Feuerbach, le communisme de Weitling comme l’anarchisme de Proudhon, Max
Stirner, dans son œuvre maîtresse « L’Unique et sa propriété », ne reconnaît que
le Moi pour véritable :

« Je suis le Rien créateur, le Rien dont je tire tout (…) Rien n’est pour
6
L. FEUERBACH, L’essence du christianisme, 1841, Paris : Gallimard, nouvelle éd. 1992
7
M. STIRNER, L’Unique et sa propriété, 1899, Paris : Stock, nouvelle éd.1960

6
Moi au-dessus de Moi. » 8

Tout le reste, c’est-à-dire la société, l’Etat, les doctrines, qu’elles soient


religieuses, philosophiques ou politiques, mais plus fondamentalement le Juste,
le Bien, le Vrai, le Beau, tous ces vains idéaux ne sont pour Stirner qu’illusions
et exploitations, conditionnements et aliénations. L’individu ne saurait avoir
d’autres buts que l’épanouissement du Moi. Cet égoïsme n’est pourtant pas
exclusif, il prétend au contraire pouvoir s’arranger des autres égos dans une
relation égoïste d’intérêt mutuel, sans qu’il y ait de dominés ou de dominants. Il
ne s’agit de nier ni la réalité des autres ni celle du monde ou de la société, dans
une attitude mortifère, autiste, qui serait proche d’une forme de solipsisme, il ne
s’agit que de déconstruire, de démythifier les illusions, les nouvelles idoles qui
empêchent l’épanouissement de l’individu et l’aliènent au quotidien, d’abattre à
coups de marteau, pour reprendre l’expression de Nietzsche, les idéaux
politiques, religieux ou moraux, les obligations sociales, les reconnaissances
communautaires, tout ce fatras d’idées et de croyances qui n’ont rien de réel. Ce
nihilisme trouvera une première expression teintée d’ironie avec le mouvement
des Arts incohérents9 à la fin du XIXème siècle, conduit par Jules Lévy et
Alphonse Allais, suivi du mouvement dada au début du XXème, initié à Berlin
par Hugo Ball et Richard Huelsenbeck qui se revendiquaient négativistes,
rejoints ensuite par Francis Picabia, Janco, Hans Arp, Sophie
Taeuber, Tristan Tzara. Dynamique nihiliste qui se poursuivra avec les avant-
gardes russes, regroupant primitivisme, rayonnisme, suprématisme,
constructivisme, futurisme et productivisme, qui remettaient en cause toutes les
conventions et contraintes esthétiques. Ces avant-gardes se sont constituées sur
le modèle des révolutions du même XXème siècle, faites de ruptures,
agglomérées autour d’un groupe éclairé, avec un programme ou un manifeste

8
Idem, p.9
9
M. ONFRAY, Les Anartistes : Le trésor retrouvé des « Arts incohérents », Paris : Albin
Michel, 2022

7
porté en étendard, dont le projet se résumait à « faire table rasse du passé ». Une
esthétique de la vacuité n’est pas à confondre avec cette esthétique nihiliste ni
avec une anesthétique, dans le sens où Marcel Duchamp se présentait en tant
qu’anartiste, posture qui a eu pour conséquence de rendre possible l’art
conceptuel et l’art minimaliste, lesquels n’ont aucun rapport avec la vacuité
mais davantage avec le néant.

Ce nihilisme qui travaille sourdement la philosophie occidentale, prenant ses


racines au plus profond de la tradition grecque, s’il cherche à désillusionner, à
désaliéner, à déconstruire, se différencie fondamentalement de la vacuité
orientale conçue comme originelle, pleine et efficiente :

« La définition de la vacuité comme infinie possibilité ne constitue


qu’une description élémentaire d’une réalité complexe. A un niveau
subtil qui a échappé aux premiers traducteurs occidentaux, la vacuité
implique que tout ce qui surgit de ce potentiel infini, qu’il s’agisse de
pensées, de mots, de planètes ou de tables, n’existe pas réellement en
soi, mais résulte d’un grand nombre de causes et de conditions. Si une
seule de ces causes et conditions vient à manquer, il se produira un
phénomène différent. (…) Le deuxième cycle d’enseignement du
Bouddha ne décrit pas ce que nous percevons sous forme d’un
enchaînement d’événements qui est le seul possible et qui aboutit à un
résultat unique, mais plutôt en termes de probabilités d’événements et
de phénomènes. » 10

Un champ où la vacuité comprise comme potentialité infinie trouve à


s’appliquer le plus naturellement du monde est bien celui de l’esthétique. Un
scénario, commun à beaucoup de cosmogonies et théogonies, développe l’idée
d’une création ex-nihilo. A partir du vide qui est plénitude originelle, l’œuvre de
création vise dans un premier temps à donner ou suggérer une forme. L’acte de
10
Y. MINGYOUR RINPOTCHE, Bonheur de la méditation, Paris : Fayard, 2007, p.104

8
créer implique une restriction, une condensation en même temps qu’une
actualisation des potentialités induites dans le vide. Mais dans un deuxième
temps tout élan créatif tend à retourner à la source, c’est-à-dire à la vacuité, de
même que tous les arts, selon le critique Clément Greenberg, ont tendance à se
replier sur leurs médiums respectifs, dans une sorte d’essentialisation, de
purification, ce que Greenberg appelle la picturalité de la peinture, la musicalité
de la musique ou la littéralité de la littérature.

L’apparition de la photographie au XIXème siècle a ainsi conduit la peinture à


renoncer à imiter la réalité dans un premier temps, à renoncer ensuite aux
formes, aux couleurs, jusqu’à entériner, dans l’art conceptuel, la disparition du
sujet, de l’objet, de l’auteur comme de l’œuvre, pour n’être plus aujourd’hui
qu’un art à l’état gazeux, selon l’expression d’Yves Michaud, fait
d’installations, d’environnements multisensoriels, de dispositifs multimédias :
« J’ai employé pour parler de ces nouvelles expériences le terme
« gazeux », à la manière dont Zygmunt Bauman parle de modernité
« à l’état liquide ». Il s’agit de décrire des situations où les choses
comptent moins que les processus, les objets moins que les ambiances,
les qualités moins que les gradients de qualité, les faits moins que
leurs effets et les échos qu’ils laissent, les substances moins que les
flux, les entités moins que les relations. »11

Après avoir conquis au XIXème siècle son autonomie vis-à-vis de l’aristocratie


et de l’Eglise, la peinture s’est ainsi libérée de toutes les contraintes formelles et
matérielles, elle s’est libérée de la perspective avec les impressionnistes, de la
figure avec les cubistes, de la représentation avec les peintres abstraits, de la
matérialité avec l’art conceptuel, elle n’est plus un objet ou un produit mais une
expérience, un événement, une ambiance, sinon un discours. Les multiples

11
Y. MICHAUD, L’art, c’est bien fini, Paris : Gallimard, 2021, p.83

9
branches de l’art ont évolué pareillement dans le sens de la dématérialisation : la
littérature vers la page blanche, la danse vers l’immobilité, la musique vers le
silence. Reste à distinguer entre une dématérialisation qui mènerait au néant et
un évidement qui conduirait à la vacuité.

En essayant de comprendre la vacuité à l’œuvre dans l’esthétique, on se heurte


rapidement au problème qui est de théoriser une intuition insaisissable, de
rationaliser ce qui est inconnaissable, d’exprimer ce qui ineffable. Il est difficile
de parler de quelque chose qu’on ne connaît pas, on s’étonnera même que l’on
puisse en faire un projet de recherche. Il s’agit bien, pourtant, de définir par la
négative ce qui est indéfinissable par nature. Encore que je ne sois pas le
premier à m’aventurer sur ces chemins incertains. Toute la pensée de Plotin tient
dans cette tentative de théologie négative, appelée démarche apophatique (de
apophasis qui se traduit par négation), que l’on retrouve chez Damascius autant
que dans la philosophie de Jaspers ou le positivisme logique de Wittgenstein.
On peut faire remonter la démarche apophatique à la tradition platonicienne de
la méthode aphairétique (de aphairesis qui se traduit par abstraction), selon
laquelle on atteint l’absolu de la même manière qu’on atteint la surface en
faisant abstraction de la profondeur, qu’on atteint la ligne en faisant abstraction
de la largeur, qu’on atteint le point en faisant abstraction de l’étendue, c’est-à-
dire qu’on atteint l’intelligible en retranchant le sensible. Se différenciant de
Platon à partir de là, Plotin remet en question la possibilité de connaître tout
principe transcendant, quand bien même ce serait de façon intuitive ou par la
méthode aphairétique d’abstraction, postulant que celle-ci ne permet pas de
penser ou de dire l’absolu mais seulement d’en parler. Un point que contestera
Wittgenstein dans le « Tractacus logico-philosophicus »12, où il invite au silence
à propos de cet indicible assimilé au mystique, car si le monde a bien un sens,
12
L. WITTGENSTEIN, Tractacus logico-philosophicus, Paris : Gallimard, 1961

10
ce sens, selon Wittgenstein, se trouve hors langage. En revanche, si cet indicible
est inexprimable, il se montre. L’esthétique apparaît, dès lors, comme une voie
royale vers l’indicible, comme un des domaines les plus ouverts au vide. Sans
doute la musique apparaîtra-t-elle comme l’art le plus à même de toucher à la
vacuité, de par l’absence d’objet musical. Hegel définissait ainsi la matière de la
musique comme l’expression de l’intériorité du moi, se déployant dans le temps
grâce à la mesure. En fait, c’est toute l’histoire de l’art qui tend, dans une
dynamique hégélienne idéalement dialectique, vers une résolution dans la
vacuité. Résolution d’une contradiction entre être et paraître qui court
constamment le risque du contre-sens. Représentative à cet égard est la
révolution du smartphone et de la photo numérique : par sa simplicité et son
instantanéité le numérique affaiblit toute exigence esthétique jusqu’à toucher au
néant. La multiplicité des images dans la vie ordinaire réduit à rien l’idée de
construction esthétique. De fil en aiguille, on en arrive ainsi à concevoir le
silence comme absolu de la musique et l’absence de tableau comme absolu de la
peinture.

Selon le précepte de Victor Hugo qui veut que la forme soit le fond remontant à
la surface, on s’accordera aisément à reconnaître l’épuisement de l’art
conceptuel, lequel n’est qu’une partie surmédiatisée de l’art contemporain riche
encore de quelques artistes talentueux sinon géniaux. L’art conceptuel travaille à
son propre anéantissement et se cantonne à n’être plus qu’un vain spectacle
publicitaire. Si l’accès à l’art, le contact sensoriel avec une œuvre, ne sont
jamais directs mais passent par la médiation de catégories mentales esthétiques,
celles-ci se trouvent réduites à un état de confusion telle qu’elles en sont
devenues inopérantes. Cet arrière-fond cognitif, définissant le cadre dans lequel
l’œuvre se doit d’être perçue, a été systématiquement interrogé et critiqué par les
artistes à partir du XIXème siècle. Mouvement de déconstruction dont l’origine
est à chercher dans le culte de l’intériorisation et la sacralisation de l’art hérités

11
du romantisme, en réaction au rationalisme des Lumières autant qu’au
classicisme. Romantisme qui évoluera avec le dandysme, en la personne entre
autres de Baudelaire, de Huysmans ou d’Oscar Wilde, vers un individualisme et
une esthétique de la singularité, l’artiste en quête d’originalité, d’innovation
permanente, se complaisant dans le plaisir aristocratique de provoquer, de
déplaire, de s’opposer à la culture bourgeoise, à la démocratisation et la
massification de la société. L’intentionnalité artistique s’est ainsi déplacée de
l’œuvre à la personnalité de l’artiste, artiste bohème qui entend faire de sa vie
même une œuvre d’art, première contre-culture annonçant les avant-gardes du
XXème siècle, notamment le live art, les happenings d’Allan Kaprow, les
performances du groupe Gutaï au Japon, celles d’Yves Klein en France, les
actionnistes viennois ou encore Marcel Duchamp avec ses célèbres ready-made
(Porte bouteilles en 1914, l’urinoir Fontaine signé R. Mutt en 1917) qui
marquent une rupture avec l’idée commune d’œuvre artistique. Avant-gardes
radicales dans lesquelles Adorno voyait la dernière forme de résistance sociale,
notamment chez des artistes tels que Samuel Beckett, Francis Bacon, Alban
Berg, Arnold Schönberg, Anton von Webern ou encore James Joyce et Paul
Celan. Dans son œuvre inachevée « Théorie esthétique »13, Adorno constate, à la
suite de Clément Greenberg14, que l’art, ayant perdu son caractère d’évidence, se
voit amener à remplir un rôle de critique sociale en mimant, pour mieux la
dénoncer, la rationalité déshumanisante de la société industrielle. Si les œuvres
dites réalistes, d’artistes tels que Corot, Millet, Fantin-Latour ou Courbet, n’ont
aucune portée critique et entretiennent même l’ordre établi, les avant-gardes
artistiques dans leur entreprise de déconstruction de la réalité, par leur mimesis
paradoxale qui souligne l’inauthenticité de la société, auraient une action
concrète sur le réel. Cette fonction salvatrice de l’art radical comme résistance

13
T.W. ADORNO, Théorie esthétique, Paris : Klincksieck, 1974
14
C. GREENBERG, Art et culture : essais critiques, Paris : Editions Macula, 1988

12
au capitalisme, Adorno avait pressenti qu’elle était vouée à s’essouffler,
craignant de voir ce qui crève aujourd’hui les yeux, que l’art finisse par être
absorbé par l'industrie culturelle et se soumette aux impératifs de la
rentabilisation marchande, devenant une forme d’entité autonome, close sur elle-
même, dissociée de la société et de plus en plus opposée à la gauche
révolutionnaire. En réaction à cette sclérose de l’art, après que la contestation
avant-gardiste ait achevé de décomposer les superstructures culturelles, Guy
Debord et les situationnistes se sont opposés autant au dadaïsme qui a voulu
supprimer l’art sans le réaliser qu’au surréalisme qui a voulu à l’inverse réaliser
l’art sans le supprimer, alors que pour les situationnistes la suppression et la
réalisation de l’art sont les deux moments d’un même dépassement. Pour ce
faire, les situationnistes se sont proposés d’abolir la séparation entre les arts et la
vie, d’élever celle-ci au rang d’œuvre d’art totale par la construction de
situations, c’est-à-dire d’espaces ludiques envahissant la vie quotidienne. Cette
réaction restera sans suite, les politiques néolibérales de Reagan et Thatcher
pendant les années 1980, qui vont convertir l’occident et décrédibiliser les partis
de gauche compromis dans la social-démocratie, ayant pour conséquence de
dévitaliser toute critique sociale et toute velléité révolutionnaire qu’elle soit
artistique ou politique.

Si l’avant-garde artistique a choisi finalement de se rapprocher de la bourgeoisie


au risque d’un dépérissement, c’est peut-être qu’elle s’est engagée dès l’origine
dans une impasse qui ne pouvait avoir d’autre issue. Ayant sacrifié toute
transcendance, toute immanence, toute sublimation, pour se réduire à la
répétition du néant, elle s’est vue en conséquence privée de toute signification.
En effet, depuis la fracture opérée par les dadaïstes, le beau est bel et bien mort,
suivant en cela l’exemple de Dieu dont Nietzsche avait annoncé le décès
quelques décennies auparavant. Faute de sacré ou d’idéal, il n’y a plus de
mesure du beau, le beau pas plus que Dieu n’étant une fin en soi, il faut le

13
souligner, tant il est vrai que l’on peut aussi bien écrire des livres dans une
langue qui n’existe pas, composer des symphonies inaudibles, des essais
philosophiques qui ne veulent rien dire ou encore élaborer des repas qui ne
nourrissent pas. La mort de Dieu a précipité dans le néant les idées du bon
comme du vrai, cédant la place à l’individualisme et à la subjectivité pour
donner une apparence de sens à l’art. Les concepts de valeur artistique, de
qualité, d’achèvement, de ressemblance, d’utilité, de vérité, de transcendance
comme d’immanence, sont relativisés jusqu’à devenir insignifiants. Toute forme
de jugement évaluatif, dépendant de critères de perfection variables selon les
époques, les civilisations, les modes, les classes sociales, est devenue
impossible. L’art conceptuel se retrouve vidé de sa substance, n’ayant plus
aucune unité esthétique, soumis à une anomie générale qui s’exprime de
manière répétitive dans la transgression, le scandale, la surenchère, à l’exemple
de cette statue invisible, prétendument immatérielle, intitulée Io Sono (Je suis),
vendue 15.000 euros aux enchères, en fait un carré délimité au sol par du ruban
adhésif, ne contenant rien, décrété arbitrairement «œuvre » par Salatore Garau,
sculpteur contemporain italien dont nous préférons célébrer l’ironie plutôt que le
cynisme. Pour ce qui est de cette hésitation entre ironie, cynisme et escroquerie,
on pourrait encore évoquer les formes sans qualités de Robert Morris, Walter de
Maria et ses manifestes d'insignifiance ou la fameuse sculpture proto-
minimaliste de Tony Smith, intitulée The Black Box, exposée en 1960, simple
parallélépipède d'acier peint en noir, réalisé par téléphone selon le même
procédé qu'avait jadis employé Laszlo Moholy-Nagy au Bauhaus, en 1922. Les
mêmes procédés, les mêmes idées sont répétés avec quelques variantes. La
négation, qui a nourri les avant-gardes artistiques depuis leur origine, a cessé
d’être créatrice, dégénérant en une institutionnalisation de la transgression aussi
stérile que le conformisme bourgeois. La tâche de l’artiste n’est plus d’être
novateur, ni même de choquer ou de provoquer, encore moins de faire de l’art
de bonne qualité, mais c’est aujourd’hui de faire de l’art d’aucune sorte. Pour les

14
théoriciens de l’art contemporain tels que Léo Castelli, Arthur Danto ou George
Dickie, est de l’art tout ce que l’artiste dit être de l’art, ou encore, selon la
définition de Thierry de Duve15, une œuvre d’art est contemporaine tant qu’elle
demeure exposée au risque de ne pas être perçue comme de l’art. Il n’y a plus de
supports ou de matériaux nobles, plus de sujet artistique particulier, jusqu’à la
représentation qui se trouve abolie. L’expérience de l’art ne peut plus se vivre
directement mais doit passer par un processus de pensée, d’analyse, de
références, tout est devenu affaire de commentaires sur des commentaires, tout
se réduit à des discours, l’esthétique au même titre que la politique et l’éthique,
en accord avec l’idée scientiste selon laquelle le réel n’existerait que lorsqu’il
s’incarne dans un discours. Au contraire de la tradition extrême-orientale qui
voit un ordre de préséance du vécu sur le dit, tout phénomène sémantique
impliquant une dualité illusoire entre un énonciateur et un destinataire, source
qui plus est de confusion. L’art conceptuel (et par extension l’art expérimental,
minimaliste, situationniste...etc...) n’existe en revanche que par ce qu’on en dit.
Il ne se suffit plus à lui-même et ne survit que par le métadiscours qui le
constitue, celui des artistes eux-mêmes, des critiques, des galeristes. L’art
conceptuel relève de la parole performative. Parce qu’on parle de l’urinoir de
Duchamp, c’est une œuvre d’art. Si on n’en dit rien, c’est juste un urinoir qui
n’est pas à sa place. Cette parole, autoproclamée experte, répète indéfiniment
l’éloge d’un objet absent. Cet art procédural, selon Yves Michaud 16, est à lui-
même son propre principe de dissolution. Seul le marché de l’art soutient encore
artificiellement cette soi-disant production artistique dématérialisée et
dévitalisée : la valeur marchande des œuvres, déconnectée de toute réalité
artistique, leur offre une nouvelle aura et une nouvelle sacralité en
remplacement de celles que Walter Benjamin voyait déjà, au début du XXème

15
T. de DUVE, Au nom de l’art, Paris : Les Editions de Minuit, 1989
16
Y. MICHAUD, L’art à l’état gazeux, Paris : Stock, 2003

15
siècle, menacées par la reproductivité technique et industrielle 17. Idée reprise par
Adorno18 qui soulignait après-guerre, en créant le néologisme de
« désartification », le fait que l’art avait perdu son caractère artistique, son
essence en même temps que sa raison d’être, sous la pression de l’industrie
culturelle, laquelle tend à appauvrir la qualité des œuvres produites et diffusées
en masse. Ce diagnostic n’en est que plus pertinent encore aujourd’hui alors que
l’art est soumis, non seulement à l’industrie culturelle, mais aussi à la
financiarisation et à la systématisation inhérentes à la société de consommation
occidentale, à travers la culture du marketing et de la publicité, la dictature des
mass médias et de la contreculture. L’œuvre d’art est devenu un objet de
consommation obéissant aux seules lois du marché plutôt qu’aux injonctions de
la créativité, réduite à sa valeur d’échange sans reconnaissance aucune de son
originalité ou de son authenticité, de ce fait définitivement désactivée et
déconnectée de la réalité. L’art n’est plus l’occasion d’un événement, même
plus l’occasion d’une interrogation sur la fonction et le statut de l’art en tant
qu’objet matériel, l’art n’est plus qu’une suite de répétitions en guise de
procédé, sur le modèle de la publicité. Le Même, la copie, à la place de l’Autre.
L’accélération des moyens de production et de reproduction culturelle laisse le
public, au mieux dans un état d’indifférence, au pire dans un état de sidération,
qui anesthésie tout sens critique. Ce n’est plus l’œuvre mais la posture qui
importe, la pose, le paraître. Nombre d’artistes conceptuels cherchent à se
singulariser à n’importe quel prix, en remettant en question systématiquement
les limites de l’art à défaut d’exprimer ou de contester quoi que ce soit de réel,
prisonnier qu’ils sont d’un milieu clos, autocentré, isolé du monde et de la vie,
qui s’autojustifie de façon autistique. Revendiquant la facilité sous prétexte de
spontanéité, ces artistes sans talent laissent libre cours en fait à un désir infantile

17
W. BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dernière
version 1939, in « Œuvres III », Paris : Gallimard, 2000
18
T.W. ADORNO, Théorie esthétique, Paris : Klincksieck, 1974

16
de toute puissance, encouragés dans ce sens par des critiques complaisants
soumis au politiquement correct qui dicte le bon goût et les opinions conformes.
On voit ainsi, à la manière des sophistes et des scolastiques d’autrefois
s’ingéniant par d’habiles artifices rhétoriques à défendre des thèses paradoxales
afin de démontrer leur talent, les philosophes les plus en vue produire des
discours sur l’art conceptuel qui permettent de théoriser l’outrance, la
provocation, l’ennui, d’élever le kitsch le plus médiocre à la hauteur du génie. Si
l’on fait l’effort, toutefois, de s’intéresser à d’autres artistes que ceux qui se
cantonnent à ce qu’on pourrait appeler un art « publicitaire », on constate
effectivement dans certaines œuvres conceptuelles un authentique travail
artistique, la recherche de représentations plus vraies de l’Etre, dans une
démarche proche de celle des mathématiciens travaillant sur l’hyperespace. De
même peut-on trouver, dans la déconstruction systématique de toute forme d’art,
une continuité entre l’anarchisme de Duchamp, le narcissisme de Warhol et le
cynisme mercantile d’opportunistes tels que Koons, Murakami, Boltanski ou
Hirst, opérant ce faisant une réduction de l’art contemporain à quelques vedettes
internationales pour laisser dans l’ombre nombre d’artistes de valeur. On n’est
donc loin d’être arrivé au bout de la démarche artistique, l’artiste a d’autres
choix que le business plan façon trader, la répétition d’happenings désuets ou
l’exhibition d’un quotidien désespérant de banalité. Trouver un nouveau sens à
l’art, une nouvelle raison d’être, est au contraire un défi que les artistes doivent
relever pour être dignes de leurs géniaux prédécesseurs. Ce n’est peut-être que
pour lui offrir l’occasion de renaître que l’idée même d’art, patiemment élaborée
entre la Renaissance et le XIXème siècle en Europe, a été déconstruite par
quelques artistes révolutionnaires. Ceux-ci voulaient en outre contredire Hegel
qui estimait que l’art, portant en lui-même sa limitation, ne pouvait plus évoluer
après le romantisme, qu’il avait perdu sa signification de révélation sensible de
la vérité, qu’il se devait d’être dépassé par la religion comme la religion était
destinée à être remplacée par la philosophie, forme la plus pure du savoir selon

17
Hegel, capable d'aller au-delà des apparences pour faire apparaître le vrai
contenu des phénomènes. Pour continuer le propos de Hegel, on pourrait ajouter
que la philosophie est appelée à être dépassée à son tour par la méditation et la
conscience de la vacuité, permettant d’aller au-delà des phénomènes, mais nous
y reviendrons par la suite.

En réaction à cette injonction à disparaître, les jeunes artistes arrivant sur scène,
avides de nouveauté plus que de reconnaissance, n’ont eu de cesse de chercher à
défricher des voies inexplorées, quitte à renier leurs modèles et trahir leurs
maîtres. Comme s’il fallait détruire l’héritage passé pour s’en libérer et
découvrir des horizons vierges, redoublant pour ce faire d’agressivité et
d’ingratitude. De sorte que depuis Charles Perrault, au XVIIème siècle, avec son
essai intitulé « Parallèle des Anciens et des Modernes », en passant par les
Futuristes et les Constructivistes du XXème siècle, toute esthétique nouvelle se
construit sur le rejet de la précédente. La suite ininterrompue de mouvements
avant-gardistes, depuis les impressionnistes français dans la seconde moitié du
XIXème siècle et les expressionnistes allemands au début du XXème siècle, en
révolte contre les règles académiques et les artistes reconnus du moment,
annonçant le cubisme, l’art incohérent, Dada, le futurisme, donnant toujours
plus la priorité à l’innovation, à l’originalité à tout prix, à la subjectivité et à
l’individualité, à la provocation et à la déviance comme signe d’authenticité, a
fini par entériner le divorce entre un art élitiste et un art populaire, un art
apollinien et un art dionysiaque, des artistes financiarisés et un public devenu
indifférent à l’outrance. Les avant-gardes qui se voulaient à l’origine contre-
culturelles ont été rattrapées par la force d’attraction du capitalisme, se
trahissant pour devenir de simples productions matérialistes. L’œuvre qui fait
monde n’a plus sa place dans le monde contemporain. Quand il n’est pas
pure marchandise, objet de spéculation financière sans rapport au réel, soumis
aux lois du marché, l’art est trop souvent réduit à un loisir qui fait passer le

18
temps, la société de masse ne tolérant la production artistique que pour autant
qu’elle soit standardisée, expurgée de la moindre radicalité qui serait réelle et
non feinte. Avec l’effacement de toute revendication qu’elle soit politique,
sociale ou esthétique, on se débarrasse également à bon compte de tout souci
moral, de toute exigence éthique, de toute recherche de vérité. Si Nietzsche a pu
officialiser la mort de Dieu, et si depuis Marcel Duchamp il n’y a plus de
définition du Beau, le Vrai lui-même, par effet de contagion, se voit dénoncé
comme illusoire, la post-modernité s’étant employée à systématiquement le
démonter, faute de le démontrer. Dès lors tout devient aléatoire, la contingence
seule s’impose comme absolu. Que la vérité ne soit plus reconnue mais
relativisée pourrait apparaître comme la victoire des sophistes sur les
philosophes, il n’en demeure pas moins une vérité soustractive, dans le sens où
l’entend Badiou quand il évoque le lieu de saisie des vérités qui doit rester vide
et donc disponible, ouvert à toutes les potentialités, prêt à accueillir tout
événement. L’œuvre d’art réelle, hasardeuse par nature, imprévisible si ce n’est
indéterminée, relève bien de l’événement, et l’événement, davantage que la
théorie, est le lieu où la vérité éclate comme émergence de quelque chose de
nouveau, surgissement de l’inconnu. Cette vérité événementielle de l’art, le
poème de Mallarmé « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » en est un
exemple parmi d’autres, que Quentin Meillassoux19 voit comme production d’un
vers entièrement neuf. Cette nouveauté inscrit une rupture dans la vie
quotidienne et dans le déroulement du temps ressenti comme linéaire. Tel est le
propre de l’artiste véritable, comme le voit Hannah Arendt, qui est toujours
intempestif, toujours en porte-à-faux par rapport à son époque, œuvrant à contre-
temps pour un temps à venir. Se dégageant du physique pour toucher au
métaphysique, l’unicité de l’œuvre d’art place celle-ci au-delà du multiple.
Créer, que ce soit un tableau, un poème ou un opéra, apparaît donc bien comme
un événement, au même titre qu’un coup de foudre amoureux ou une révolution,

19
Q. MEILLASSOUX, Le Nombre et la Sirène, Paris : Fayard, 2011

19
interrompant la routine et la répétition, déchirant le voile des apparences et des
ressemblances. Cet événement est d’abord une expérience, et singulièrement
une expérience somatique d’après le philosophe américain John Dewey 20, à la
fois rythmique et relationnelle, amenant à une transformation des énergies
corporelles. L’expérience esthétique serait même le paradigme de l’expérience
dont le principal critère est la dimension libératrice. Pris dans le flux ordinaire
de l’existence, l’expérience esthétique permettrait à l’individu de vivre un
moment intense, une séquence unifiée d’affect avec un début et un terme qui en
est le parachèvement, et qui se caractérise non par un contenu particulier mais
par le fait de vivre une expérience pour elle-même, sans rapport instrumental, de
sorte qu’elle s’étend à toute activité vécue pleinement, que ce soit la cuisine, le
jardinage, la musique ou le patin à glace, Dewey ne distinguant pas, pour ce qui
est de l’esthétique, entre la sphère de l’art et la sphère extra-artistique. Le propre
de l’expérience esthétique est, en effet, à la fois son unité et la continuité entre
nos différentes expériences : le pragmatisme de Dewey dénie la réalité des
oppositions entre acteur et spectateur, entre activité et passivité, entre production
et réception, jusqu’à la distinction entre le soi et l’objet, remettant en question la
séparation entre les disciplines, entre arts nobles et arts vulgaires, pour souligner
le continuum qui existe entre expériences intellectuelles et expériences
pratiques. Point de vue repris et développé par Richard Shusterman21 qui
entreprend, avec le concept de soma-esthétique, de faire du corps le facteur
déterminant de toute expérience esthétique, offrant ainsi une solution de
continuité entre pratiques esthétiques et pratiques ordinaires, redéfinissant ce
qu’on appelle communément un « produit culturel ». Toute émotion esthétique
est par nature incarnée, enracinée, dépendante d’un environnement, d’un
habitus, d’une idiosyncrasie particulière. D’ailleurs, si l’on ne peut pas créer
sans le corps, on ne peut davantage penser sans le corps : au même titre que

20
J. DEWEY, L’art comme expérience, Paris : Gallimard, 2010
21
R. SHUSTERMAN, L’art à l’état vif, Paris : Editions de Minuit, 1992

20
l’expérience esthétique, l’expérience intellectuelle implique une part de
somatisation, dépendante de la situation spatio-temporelle. Toute pensée, tout
acte, toute création sont en prise directe avec la vie, en dépit de la tentation des
avant-gardes intellectuelles et artistiques à l’abstraction pure et en contradiction
avec la philosophie analytique dans sa prétention à établir un système de
référence au monde par le seul biais du langage :
« Dans un style radicalement opposé à la philosophie analytique,
certains penseurs et artistes « dissidents » tels que Georges Bataille et
Antonin Artaud accusaient la culture occidentale d’avoir perdu tout
contact avec le corps humain »22

D’être fondamentalement une expérience somatique a pour conséquence


d’amener l’art à s’opposer au formatage et au dressage des corps, d’échapper en
même temps à la financiarisation, à l’appauvrissement et à l’homogénéisation de
l’industrie culturelle, retrouvant ainsi la fonction, que Gilles Deleuze 23 lui
assignait, de résistance à la mort, à la servitude, à l’infamie, à la honte. Cette
fonction de résistance de l’art, face aux modèles établis, aux stéréotypes
esthétiques et idéologiques, à la domination financière, survit loin des salles de
marché où la spéculation l’emporte sur l’esthétique, pour se réfugier dans des
ateliers où des artistes s’obstinent encore à produire des œuvres ayant du sens,
rendant visible la domination et l’abêtissement général que la société
ultralibérale cherche à occulter.

Quelles que soient les culs-de-sac dans lesquels certains artistes contemporains
se sont fourvoyés, de la même manière qu’au XIXème siècle les peintres dits
pompiers se sont enfermés dans une peinture académique et une virtuosité
technique complaisante, il n’en demeure pas moins que l’histoire de l’art

22
H. U. GUMBRECHT, Eloge de la présence, Paris : Méta-Editions, 2010, p.79
23
G. DELEUZE, Pourparlers, Paris : Editions de Minuit, 1990

21
continue sa route sans ralentir. De nouveaux médias sont nés des technologies
modernes, impliquant un rapport différent au réel, des formes d’expression et
des genres artistiques inédits. Ce qui amène à s’interroger sur l’origine du geste
artistique, le même geste, le même élan vital qui animent l’homme préhistorique
peignant les parois d’une grotte, l’anartiste exposant un urinoir, le dandy
empilant des boîtes de conserves ou des bouteilles de coca-cola. Au-delà d’une
palette de couleurs qui lui est propre, chaque artiste résonne à une vibration
particulière, née d’une idiosyncrasie, comme l’entendait Nietzsche, faite de
souvenirs, de mémoires familiales et culturelles, mais aussi de géographie,
d’une présence corporelle au monde pour reprendre la terminologie de Merleau-
Ponty, structure à la fois physique et vécue, extérieure et intérieure, biologique
et phénoménologique, chaque artiste résonne de toutes les rencontres qu’il fait
au quotidien, de tous les accidents de la vie et autres influences subtiles. La
financiarisation outrancière au même titre que les manipulations politiques,
telles qu’après-guerre les subventions massives du gouvernement américain
pour assurer la domination sur le marché international des artistes de l’école de
New York ou de l’expressionisme abstrait, tous ces parasitages ont uniformisé le
monde artistique mais ne peuvent étouffer l’interrogation fondamentale sur
l’origine du geste créatif. Une première explication cherchera l’origine de la
pulsion créatrice dans une réponse de l’organisme à une excitation externe. Face
à un stimulus quelconque de son milieu naturel, l’individu fait appel à sa
créativité pour résoudre la tension ainsi créée et revenir à un état d’harmonie,
l’alternance de ces phases induisant l’émergence d’expériences esthétiques. Un
autre point de vue consiste à chercher l’origine du geste créatif ailleurs que dans
la personne de l’artiste. Pour reprendre la comparaison de Martin Heidegger,
dans la conférence donnée à Fribourg en 1935 intitulée « L’origine de l’œuvre
d’art »24, s’il y a une chaussure, ce n’est pas parce qu’il existe des cordonniers,
au contraire les cordonniers ne sont possibles que parce qu’il y a la nécessité de

24
M. HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris : Gallimard, 1986

22
quelque chose comme l’habillement et la protection du pied. De même, l’œuvre
d’art n’est pas parce qu’existent des artistes, on ne trouve des artistes que parce
qu’est nécessaire quelque chose comme l’œuvre d’art. De façon similaire, ce
n’est pas parce qu’il existe des objets que l’art est nécessaire pour les
représenter mais c’est plutôt parce que l’art est fondateur qu’il existe des objets.
Selon Heidegger, l’œuvre d’art ne représente pas un objet, un paysage ou quoi
que ce soit de naturel, au contraire l’art précède la nature, donnant corps et
visibilité aux choses naturelles, de sorte que l’art est par essence une origine, un
événement ontologique. Si l’art se caractérise par l’apparence, l’apparence en
fait est indispensable à l’essence, la vérité n’étant pas si elle n’a pas l’occasion
d’apparaître. Heidegger remarque, en effet, que l’art comme l’artisanat relevait,
pour les grecs de l’antiquité, de la « tekhné », laquelle, en tant que « poesis »,
est un mode de savoir plus que de fabrication, c’est-à-dire processus de
dévoilement, de manifestation. Le sens de l’art est bien de révéler la vérité
profonde d’un objet plus que de le représenter, ou pour reprendre la
terminologie de Heidegger de faire venir l’Etre à l’étant. En conséquence de
quoi, deux attitudes artistiques sont possibles : l’une liée à la maîtrise technique,
à la reproduction, à l’apparence, limitée au domaine de l’étant, en rapport avec
l’étonnement scientifique ; l’autre en quête de l’Etre, en rapport avec
l’étonnement philosophique. Pour qui suit cette dernière attitude, le but n’est pas
d’être utile ou beau mais d’être réel, de permettre la transformation du sujet, de
sortir la pensée routinière d’une indifférence à l’Etre. Ainsi, aux yeux de
Heidegger, la poésie est pure manifestation de la vérité car accès à l’Etre même.
On pourrait en dire autant de la musique ou de toute autre forme d’art pourvu
qu’elle tende à exprimer l’inexprimable, l’invisible, l’inaudible. Après plus d’un
siècle de vaines errances dans de stériles impasses, il est temps pour l’art de
revenir à l’essentiel, de se questionner sur la nécessité de l’art, sur ce qui fait de
l’art un acte fondamental relevant de l’ontologie, qui ne cherche pas à
représenter ou à reproduire mais à dire ce qui est. A révéler, en fait, à la fois

23
l’Etre dans ce qu’il a de plus brut, de plus primordial, et la vacuité à l’œuvre
derrière l’Etre, de la même façon que la peinture chinoise traditionnelle vise à
suggérer la vacuité de ce qui est comme la réalité de ce qui n’est pas. Ce visible
irréductible à la pensée, l’artiste, tel que le comprend Merleau-Ponty, cherche à
le capter et le partager au moyen de son art, comme le philosophe cherche à
saisir la réalité par les concepts. Pour ce faire, le peintre évite et contourne le
visible afin de donner à voir l’invisible par-delà la pensée. Si l’artiste est un
voyant, il voit non pas avec son entendement, sa culture, ses catégories
cognitives, mais avec l’intégralité de son être, sans se représenter ce qu’il voit,
dans un rapport immédiat de l’être au monde, sans l’intermédiaire de la raison.
Selon Merleau-Ponty, qui a théorisé l’unité de l’âme et du corps à travers le
concept de matière conscientisée, s’intéressant à l’articulation entre voyant et
visible plutôt qu’à la dualité objet-sujet, l’artiste n'est pas dans une situation de
spectateur ou de témoin devant le réel mais incorpore véritablement la réalité
pour pouvoir l’exprimer. De la même manière qu’un sujet admirant une œuvre
d’art n’est pas extérieur à celle-ci, de façon passive et désengagée, mais est
partie prenante de l’œuvre en question, ce qui fait de toute expérience esthétique
véritable l’occasion d’une extase unitive et mystique :

« Dans les moments de plaisir esthétique, le mental vagabond est


porté à demeurer intimement avec l’objet de la perception au point de
s’y fondre. Dans cette fusion, le mental perd momentanément ses
limitations et son essence de pure conscience irradie. C’est
l’expérience de la beauté. C’est cette expérience que l’artiste cherche
à susciter, et que Paul Cézanne évoque lorsqu’il dit vouloir que son
art donne aux gens un aperçu de l’éternité de la nature. »25

25
R. SPIRA, La Nature de la Conscience, Paris : Ed. Accarias / L’Originel, 2017, p.213

24
1 Virtualité et vacuité :
L’art conceptuel, au même titre que la science, la politique, la culture ou
l’éducation, néglige le qualitatif et se soumet au règne du quantitatif, signe
distinctif du monde moderne obéissant aux lois de la rentabilité et de la
productivité. La société du spectacle décrite par Guy Debord, après s’être
transformée en société de l’information, est en passe de basculer dans une
société marchande virtuelle et déshumanisée où l’argent devient le matériau
même de l’art, le taux de rendement la seule finalité esthétique, logique
spéculative qui trouve, si ce n’est son aboutissement, du moins sa dernière
expression dans les NFT et le crypto-art. A plus forte raison s’il se réclame
d'une théorie révolutionnaire ou s’il prétend être « anti-système », l'artiste
contemporain entretient les clivages culturels et la discrimination sociale par sa
compromission avec le marché de l’art pour lequel seul compte la valeur
marchande d’une œuvre :

« Il faut être aveugle pour ne pas voir que la déconstruction de la


figuration en peinture et de la tonalité en musique fut au siècle dernier
le reflet -la « superstructure » aurait dit Marx- de cet impératif
d’innovation permanente qui allait s’imposer aux entreprises au sein
de la mondialisation libérale. De là le succès paradoxal que « l’art
capitaliste » (Schumpeter) rencontre dans le monde bourgeois, chez
les élites, y compris de gauche (chez les bobos), mais le désintérêt
quasi-total qu’il suscite dans le peuple old school. De là aussi le fait
que le prix des œuvres a remplacé le jugement de goût sur le marché
de l’art, les amateurs étant souvent aussi des investisseurs. »26

26
L. FERRY, La vie heureuse, Paris : Editions de l’Observatoire, 2022, p.197

25
Malgré sa réduction à l’état de marchandise, simple objet de spéculation et de
consommation, l’art conceptuel n’en continue pas moins de cultiver le mythe du
fétiche exhibé et idolâtré dans les musées ou les salles de marchés, ainsi chez
Christie’s à New York où les ventes atteignent des records déconnectés de toute
réalité. Parallèlement à ce phénomène de fétichisation de la marchandise se
développe un mouvement de dématérialisation de l’art. Le concert pour le moins
déconcertant du compositeur John Cage, intitulé « 4′33″ » ou « quatre minutes
trente-trois secondes de silence », constitué des sons produits par les auditeurs
tandis que l’interprète ne fait rien, en est un exemple célèbre dans le domaine
musical. On retrouve en peinture un pareil engouement pour le néant, avec
« l’Exposition du vide » de Yves Klein, en 1958 à la Galerie Iris Clert à Paris,
consistant à investir de rien une galerie totalement vide. Dans le même esprit,
Tino Sehgal, en 2010 au musée Guggenheim de New York et en 2016 au Palais
de Tokyo à Paris, s’emploie avec « This Progress » à débarrasser de toutes leurs
œuvres les musées le recevant, les visiteurs étant invités à progresser dans un
lieu vide. Le musée Beaubourg à Paris, avec l’exposition « Vides, une
rétrospective » en 2009, ira jusqu’à faire l’inventaire des artistes ayant répété le
geste initial de Yves Klein en proposant neuf salles vides à visiter. La
disparition de l’œuvre peut s’opérer encore sous d’autres modes, soit qu’elle
devient insaisissable comme chez Dan Graham, soit qu’elle est éphémère, se
résume à un discours, quelques mots, elle peut relever du pur hasard, toujours
est-il que l’œuvre est de trop. Le public, la galerie, le concept même
d’exposition deviennent facultatifs comme l’a démontré Robert Barry, en 1969,
quand il a proposé que son exposition ne consiste qu’en la fermeture de la
galerie pendant le temps prévu pour l'accueillir, illustrant par là combien l'art est
quelque chose d'invisible que l'on ne peut pas montrer entre des murs.

Que l’art contemporain ne vise plus à la fabrication d’objets n’est plus à


démontrer, la choséité des œuvres est devenue obsolète. L’artiste conceptuel
réduit ses prétentions à l’élaboration et la conceptualisation de projets, de

26
processus, de dispositifs ou d’expériences, de sorte qu’on peut parler d’art
processuel plutôt que d’art plastique. Ou, pour reprendre la distinction que fait
Jacques Rancière27, d’un « régime esthétique », qui repose sur la confusion entre
ce qui relève des beaux-arts et ce qui lui est étranger, en même temps que sur un
renversement des hiérarchies, des valeurs et des genres, supplantant un « régime
représentatif » qui identifie les arts du point de vue de leurs genres et les soumet
à un certain nombre de normes implicitement admises. A une approche objectale
et sensible de l’art, succède aujourd’hui une approche intellectuelle, soutenue
par une profusion de discours qui souvent valident plus qu’ils n’expliquent
l’œuvre, laquelle ne vaut plus en tant que chose à voir mais en tant
qu’expression d’une idée, non plus en tant qu’objet visible mais en tant que
projet lisible. Les œuvres présentées dans les galeries comme dans les
expositions négligent l’aspect visuel et sensible, elles obéissent à des codes et
des protocoles tellement opaques qu’elles ne peuvent plus être abordées
qu’indirectement : elles obligent à se référer aux discours et théories les
accompagnant pour en comprendre le sens ou l’absence de sens, éjectant pour
un peu le spectateur de l’exposition comme si on pouvait se passer de public,
l’art se satisfaisant de sa seule logorrhée dans une dérive autistique qui ne tolère
plus guère que le collectionneur-spéculateur.

La déshumanisation est bien la conclusion de ce long mouvement de


déconstruction, de déstructuration et de dématérialisation commencé avec les
avant-gardes du XXème siècle, dans une logique inhérente au capitalisme
d’innovation permanente et de rupture incessante avec la tradition. Rupture qui
peut paradoxalement se transformer en recherche d’exotisme quand elle en
arrive à renier sa propre tradition pour lui préférer une autre tradition, lointaine
et idéalisée, réduite à une conception nihiliste de dépersonnalisation. Depuis
Mondrian et ses relations avec la théosophie, Mark Tobey influencé par le
bouddhisme, Joseph Beuys se prétendant chamane ou encore Jackson Pollock
27
J. RANCIERE, Malaise dans l’esthétique, Paris : Galilée, 2004

27
fasciné par la spiritualité amérindienne, nombre d’artistes en quête de spiritualité
ont insisté sur le processus au détriment non seulement de l’œuvre finie mais de
l’artiste lui-même. Suivant en cela l’exemple du peintre américain Ad Reinhardt,
précurseur de l'art conceptuel et de l'art minimal, qui visait à la
désidentification de l’œuvre, à l’élimination de la personnalité de l’artiste pour
qu’advienne un art authentiquement abstrait.

A ce titre est éclairant la réception de la peinture japonaise en Occident : alors


que l’influence de celle-ci sur les artistes impressionnistes européens remonte au
XIXème siècle, cette influence est restée dans un premier temps essentiellement
formelle. Ce sont les perspectives et compositions originales, la palette de
couleurs vives, les contours bien définis des estampes sur bois ukiyo-e,
représentant des acteurs de théâtre Kabuki, des paysages ou des scènes érotiques
des quartiers de plaisir d’Edo, signées entre autres par Hokusai, Utamaro,
Hiroshige, qui inspireront les artistes occidentaux, parmi lesquels Edgar Degas,
Claude Monet, Mary Cassatt, James Tissot, et plus tardivement Vincent Van
Gogh, Henri de Toulouse-Lautrec, Gustav Klimt, jusque récemment Pierre
Soulages, déclinant un noir intense tout au long de son œuvre, ou encore Henri
Michaux dont la méthode picturale est ouvertement influencée par la
calligraphie asiatique.

Avec le basculement du centre de la scène artistique occidental de Paris à New


York, au tournant du XXème siècle, l’influence de l’art japonais a perduré, du
moins sur certains artistes comme Franz Kline, Willem de Kooning ou Jackson
Pollock. D’abord intéressés par la liberté gestuelle apparente de la calligraphie
japonaise, les artistes américains ont fini par trouver dans la philosophie
bouddhiste Zen, axée sur le non-mental et le non-soi, une source d’inspiration
libertaire teintée de mysticisme. En outre, la place importante accordée dans le
Zen à l’expérience personnelle, au détriment de l’autorité, ne pouvait qu’attirer
ces artistes d’avant-garde acharnés à déconstruire les règles établies. Dans leur

28
volonté de rupture avec les anciens codes artistiques, ils n’ont voulu voir dans le
Zen qu’une invitation à la spontanéité et à la liberté, cédant à une
compréhension quelque peu tronquée, si ce n’est une forme de malentendu,
quant à la vacuité telle que comprise en Extrême-Orient. Ce que la tradition
japonaise appelle « ma » : écart, intervalle dans le temps et l’espace, concept au
cœur de l’art japonais, expérience sensorielle du vide que l’on retrouve dans la
peinture Zen où l’essentiel du tableau est non-peint. La peinture ayant pour
tâche de capter les souffles harmoniques qui irriguent toutes les catégories du
réel, animant aussi bien un paysage que le Bouddha ou n’importe quel sujet
représenté, l’artiste, attentif à la manifestation du Souffle (Qi) comme au
mouvement ascendant de l’Esprit (Shen), laisse le vide habiter sa toile afin que
se révèle le Shen-Qi (souffle-Esprit) et que les flux puissent circuler librement,
le papier à nu matérialisant ce vide. Par l’entremise de ce vide, entre les
éléments comme à l’intérieur même des éléments, les souffles vitaux circulent et
permettent l’incessante transformation des énergies. Si le vide, selon Laozi,
donne son utilité au vase, de même le vide fait du tableau une œuvre vivante.
Ainsi, le tableau intitulé «Bouddha sortant de la montagne après
l’Illumination », peint par le moine Leang-k’ai, au-delà de sa liberté
d’exécution, exprime d’abord non pas l’absence de Bouddha mais le vrai
Bouddha, avant l’apparition de sa forme, le vrai « moi » sans forme que les
patriarches Zen appelaient aussi « vide », qui n’est ni négation, ni non-être mais
le « moi » libéré de la contradiction entre la négation et l’affirmation, entre l’être
et le non-être. Il en est de même pour les natures mortes du moine Mou K’i ou
les paysages de Yu-kien : par la représentation des fruits de plaqueminiers
comme des paysages de la région chinoise de Siao-siang, il s’agit pour les
moines artistes, saisissant l’harmonie de l’ensemble et le peignant d’un seul jet,
d’exprimer l’Un à travers le multiple, le « sans forme » par l’entremise de la
forme. Or, si les artistes se réclamant de l’Ecole de New York ont bien assimilé
la liberté d’expression de la peinture Zen, l’utilisation de l’indétermination en

29
musique, la spontanéité du geste dans l’expressionnisme abstrait ou l’action
painting, on peut douter qu’ils aient atteint cette compréhension du « sans
forme » et du vide propre au bouddhisme Zen. De fait, celui-ci se propagea en
occident dans une version épurée, auprès de jeunes artistes américains épris de
liberté, peu enclins à l’étude et à la discipline. Daisetz Teitaro Suzuki (1870-
1966), qui fut l’une des sources les plus importantes d’information sur le
bouddhisme Zen, en Amérique comme en Europe, a certainement une part de
responsabilité dans cette incompréhension, de par son insistance sur la
dimension philosophique du Zen, accordant une place moindre aux rituels et aux
aspects dévotionnels, ce qui a eu pour résultat de détacher le Zen de son
contexte culturel. Dans ses livres, notamment « Essais sur le Bouddhisme Zen
»28, paru en 1944, il présente le Zen comme une expérimentation de l’être tout
entier, une présence à chaque action, de la plus triviale à la plus exceptionnelle,
se manifestant dans la spontanéité et le dépassement des cadres mentaux
étriqués qui empêchent de vivre pleinement l’instant. Il insiste également sur le
lien entre le Zen et l’art, décrivant comment l’accent mis sur une présence totale
au moment présent, en même temps qu’une désidentification à l’action, a
influencé l’ensemble des arts japonais, que ce soit la calligraphie (Shodō),
l’arrangement floral (Ikebana), le tir à l’arc (Kyūdō), ou la cérémonie du thé
(Chadō, littéralement « la voie du thé », ou Cha-no-yu, qui se traduit par « la
cérémonie du thé »). Pour Daisetz Teitaro Suzuki, l’activité créatrice est le
paradigme de l’approche Zen de la vie, il considère le pratiquant Zen comme un
artiste dans le sens où il transforme sa propre vie pour qu’elle devienne une
création en soi. Cette conception, privilégiant la liberté et l’intuition au lieu du
seul intellect, le geste spontané au lieu du geste appris, l’authenticité plutôt que
l’esthétisme, entrait parfaitement en résonance avec les recherches artistiques de
Graves, Reinhardt, Barnett Newmann ou encore Mark Rothko, mais sans aller

28
D.T. SUZUKI, Essais sur le Bouddhisme Zen, Paris : Albin Michel, 1944

30
plus loin que l’aspect formel, sans toucher au cœur du bouddhisme Zen qui est
justement l’expérience du « sans forme ».
Pourtant, la rencontre des artistes américains du début du XXème siècle avec
Daisetz Teitaro Suzuki ne se fit pas seulement par le biais de ses livres. Les
interactions directes furent également importantes. Pendant la deuxième moitié
de sa vie, Daisetz Teitaro Suzuki a passé de nombreuses années aux Etats-Unis,
propageant la tradition zen à travers le pays en même temps qu’il étudiait la
culture occidentale. Il fut conférencier à l’Université Colombia, après s’être
installé à New York en 1951, et c’est pendant cette période qu’il fréquenta de
nombreux artistes de l’avant-garde américaine. Sans doute autant que le concept
du « non-mental », l’aspect anti-dogmatique du Zen est ce qui a rendu Daisetz
Teitaro Suzuki si populaire auprès des artistes américains individualistes des
années d’après-guerre. A l’image de nombreux artistes de l’époque, l’américain
Lassaw, cité par Rick Fields, évoquait, lors d’une interview accordée à Irving
Sandler en août 1968, sa rencontre avec la philosophie de Daisetz Teitaro
Suzuki comme un élément fondateur de sa créativité :
« Je suis allé aux conférences de Suzuki pendant trois semestres et
j’ai lu tous ses livres. Je me rappelle beaucoup de choses qu’il a dites
qu’on ne trouve pas dans ses livres, certaines phrases mémorables.
L’une d’elles était que si, dans ta vie actuelle, tu as l’expérience de
certaines vérités et si tous les Bouddhas, tous les Patriarches et tous
les sutras te disent que tu as tort, alors tu dois ignorer les Bouddhas,
les Patriarches et les sutras. Et cela était juste. Je veux dire que cela
correspondait exactement à mon expérience de la vie jusqu’à ce
moment »29

Dans le monde de l’art new-yorkais d’après-guerre, le Zen devint rapidement le


29
R. FIELDS, A History of Buddhism in America, New York : Editions Shahala, 1981

31
sujet de toutes les discussions entre peintres, sculpteurs et écrivains. Au Club
des Artistes de 8Th Street à New York, dans les années 1940 et jusqu’au début
des années 1960,  tout un chacun se vantait de pratiquer le Zen. Le 17 décembre
1954, Lassaw fit une conférence sur le Zen, toujours au Club des Artistes de
8Th Street à New York, dans laquelle il citait largement Suzuki. John Cage fit
également une conférence en 1949, intitulée « Conférence sur quelque chose »,
dans ce même Club des Artistes de 8Th Street et une autre la même année
intitulée « Conférence sur Rien » au Studio 35. Le non-agir et le non-mental que
prône le Zen entraient en résonance avec la volonté d’artistes impatients
d’éclater les cadres convenus, de renouveler complètement l’art dans toutes ses
expressions, de le détacher de toutes références aux écoles traditionnelles
européennes, de toutes limites représentatives ou symboliques, de toute
objectivité matérialiste, mais plus encore de libérer le geste créatif en libérant
l’esprit de l’artiste des conditionnements, des enseignements académiques, des
habitudes de penser et de voir qui empêchent d’accéder au nouveau. Il est patent
qu’ils en sont restés à ce mouvement d’émancipation, à cet effet libératoire, à ce
niveau qu’on pourrait qualifier d’hygiénique comme un nettoyage par le vide.
Après des années de domination, en Occident, du positivisme, du scientisme et
de la rationalité, le Zen aurait pu, en effet, ouvrir des perspectives nouvelles s’il
avait été bien compris. Alors que l’art occidental s’est développé à partir d’un
idéal de représentation et d’imitation extérieures de la nature, l’Extrême-Orient a
au contraire assigné comme fonction à la peinture de faire ressentir l’harmonie
intérieure qui habitent tant le peintre que le paysage peint. Comme l’explique
Chang-Ming Peng dans son livre « Echos : l’art pictural chinois et ses
résonances dans la peinture occidental »30, dès les grecs de l’âge classique,
l’occident a placé l’architecture et la sculpture au fondement des arts, jusqu’à la
30
CHANG-MING PENG, Echos – L’art pictural chinois et ses résonances dans la peinture
occidentale, Paris : Editions You-Feng, 2004

32
découverte de la perspective qui confère à la peinture une capacité de
représentation géométrique, tandis que l’art pictural chinois part de la
calligraphie pour faire de la peinture un prolongement de l’écriture, une
réalisation figurative de la langue, étroitement liée aux souffles organiques et
aux mouvements cosmiques, permettant au pratiquant de revivre
« microcosmiquement », pourrait-on dire, l’origine du monde et de donner libre
cours aux flux qui animent son propre être. La formation même des
idéogrammes chinois a habitué les chinois à saisir les choses concrètes par les
traits essentiels qui les caractérisent. Le trait du pinceau n’est donc pas une
simple ligne : un trait tracé à l’encre peut connaître toutes les variations, toutes
les nuances, tous les changements subtils de l’univers et de l’homme intérieur.
Par son plein et son délié, il représente forme et volume ; par son « attaque » et
sa « poussée », il exprime rythme et mouvement ; par le jeu de l’encre, il
suggère l’ombre et la lumière ; enfin, par le fait que l’exécution en est
instantanée et sans retouches possible, il introduit la notion des souffles vitaux.
Plus que la ressemblance extérieure, ce que le trait cherche à capter, c’est la
ligne interne des choses. Pour ce faire, l’artiste chinois maintient constant le
rythme du geste afin de ne pas casser l’élan vital qui l’anime. L’œuvre doit être
faite d’un seul trait, en suivant au plus près les rythmes du corps, ce qui permet
de se relier avec le Tao, le microcosme du corps étant toujours en
correspondance avec le macrocosme. Et si la peinture chinoise classique a
privilégié l’encre au détriment des couleurs, c’est que l’encre, d’une part est
suffisamment riche par ses contrastes internes pour rendre les nuances infinies
de la nature, d’autre part, se combinant avec l’art du trait, elle seule peut offrir
cette unité qui résout la contradiction entre dessin et couleur, entre
représentation des volumes et rythmes du souffles. Par cette double qualité, à la
fois une et multiple, l’encre comme le pinceau sont considérés comme des
manifestations directes du Tao, seules capables de capter l’essence de la nature.
Le pinceau de l’artiste devient le vecteur, le lien avec le Tao, il n’y a plus rien à

33
faire, plus rien à maîtriser, à réaliser ou produire, sinon suivre le « rythme de son
cœur ». Même s’ils n’en n’ont peut-être pas saisi toute la profondeur, cette
vision de l’art, qu’on pourrait presque qualifier de mystique ou du moins de
métaphysique, ne pouvait qu’inspirer les artistes occidentaux en quête de
nouveauté à travers l’abstraction. David Hockney expliquait ainsi que sa prise
de conscience de nouveaux concepts d’espace –comme vide actif- a d’abord été
possible par la lecture d’écrits sur la pensée orientale, puis par sa découverte de
l’art chinois et japonais. Selon lui, les textes de vulgarisation de la physique
moderne qui circulaient dans les années 1970 (dont le plus emblématique est
sans doute « Le Tao de la physique » de Fritjof Capra, publié en 1975), ont
fasciné les artistes dès lors qu’ils ont semblé confirmer ce qu’eux-mêmes
avaient pu comprendre dans les textes du bouddhisme Zen ou du taoïsme. Reste
à savoir s’il n’ y a pas eu pour le moins un glissement de sens, le non-soi étant
compris de façon erronée comme la négation de soi dans une approche qui reste
dualiste, de sorte que la vacuité telle que vécue dans la pratique du Zen ou du
taoïsme s’est dégradée en un nihilisme et une déshumanisation post-modernes,
tendances sous-jacentes à l’art contemporain en général. Derrière cette
dénégation des expériences artistique et esthétique classiques au profit d’une
mystique déracinée, derrière cette déconstruction systématique du concept d’art
et cet effacement de l’artiste, se profile en effet une tentative de
déshumanisation que souligne Christian Godin :
« L’art, et singulièrement l’art pictural, a littéralement donné à voir
l’effacement de l’humain que l’histoire globale n’allait pas tarder à
réaliser. Depuis un siècle, l’art contemporain a expressément mis en
scène cette disparition. Lorsque le corps n’est pas simplement absent
(tel est le cas de toutes les abstractions ou de l’art de l’objet, les deux
grandes tendances de l’art contemporain), il est disloqué (Picasso),
déformé (Francis Bacon, Lucien Freud) ou mutilé (happening, body
art, actionnisme). (…) Or, si cette histoire a commencé avec un

34
certain spiritualisme (Mondrian, Malevitch), elle s’est rapidement
comprise comme une expression de nihilisme.» 31

Dans la continuité de l’art conceptuel réduit à un art déshumanisé et


dématérialisé, les arts numériques s’émancipent de plus en plus de tous rapports
à la condition humaine. La photographie en offre un exemple parlant quand,
passant du mode argentique (soit un processus chimique fait de sels d’argent et
de papier) à un mode numérique (processus informatique fait de codes, de
signes, d’algorithmes), elle a rompu le lien physique et énergétique entre l’objet
et son image, transformant choses et lumière en langage, contribuant de la sorte
à une dissolution du référent, à un détachement du monde, autant de traits que
renforcent l’aspect d’immédiateté de la photo numérique, sa multiplication
effrénée et l’interactivité généralisée dans des réseaux devenus planétaires. La
réception des œuvres se fait de plus en plus de façon virtuelle par le biais
d’internet, au détriment d’une expérience physique et sensible dans une
exposition ou une galerie, l’aspect matériel des œuvres étant évacué au profit de
leurs seules qualités visuelles. La numérisation, en permettant de traiter
indifféremment et transversalement l’image, le son et le texte par le même
système de codage informatique, aplatit les aspérités et les spécificités du
monde réel pour en présenter un autre virtuel qui serait sans accrocs. Les images
virtuelles ainsi produites se confondent de plus en plus aux images réelles, de
sorte qu’une angoisse nait de la confusion, tandis que de nouvelles catégories
d’existence apparaissent. Trouvant leurs applications par exemple dans les jeux
vidéos, les effets spéciaux cinématographiques, les interfaces applicatives de
renseignement, les systèmes d’aide et d’assistance en ligne ou sur internet,
divers types de programmes informatiques proposent des avatars ou des agents
artificiels, dotés d’une illusion de rationalité, d’une apparence d’intentionnalité,
de capacités communicationnelles, qui nous interrogent sur notre propre
intentionnalité et nos modes de présence au monde. Dans la continuité de cette
31
C. GODIN, La fin de l’humanité, Paris : Champ Vallon, 2003, p.115-116

35
confusion existentielle et de cette perméabilité entre réel et virtuel, initiées par le
passage de l’analogue au digital, une étape supplémentaire a été franchie
récemment avec la généralisation des QR codes qui permettent de passer d’un
référent réel à un référent digital, questionnant les notions mêmes de réalité et
d’identité. L’utopie transhumaniste achève aujourd’hui cette fuite en avant du
technologisme dans sa quête d’un monde totalement fabriqué, de plus en plus
détaché du réel, où d’exogène à notre organisme la technologie deviendrait à
terme endogène, déformant fondamentalement la perception du réel comme de
soi, et en conséquence l’art qui en est le reflet. Ce qu’avait pressenti Paul Valery
quand il écrivait déjà en 1928 :

« (...) Ni la matière, ni l'espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce


qu'ils étaient depuis toujours. Il faut s'attendre que de si grandes
nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par-là sur
l'invention elle-même, aillent peut-être jusqu'à modifier merveilleusement
la notion même de l'art. »32

Les arts numériques, en se confinant dans une création désincarnée, sans matière
et sans espace, s’enferment ainsi dans une forme de déni du monde réel. Non
seulement les arts numériques voudraient s’abstenir de faire appel au corps mais
ils ne voudraient s’adresser qu’à des esprits abstraits, à travers l’idée d’avatar,
corps virtuel assimilé à la vacuité. Or, la vacuité n’est pas synonyme de
virtualité. Le net art n'est hors du monde qu’en apparence, étant donné qu’il y a
toujours un programme à l’origine du processus, des lignes de code, des
logiciels, des écrans d’ordinateurs saturés d’icônes, de tableaux, de palettes, de
raccourcis, de messages. D’autant plus que les recherches artistiques
numériques se complaisent ordinairement dans une surabondance de signes,
d’effets, de procédés, qui en perturbent la réception, sans parler des sollicitations
32
P. VALERY, La conquête de l'ubiquité, in Œuvres, vol.II, Coll. "La Pléiade", Paris :
Gallimard, 1960, pp.1284-1287

36
extérieures, publicités, requêtes commerciales et informations continues, qui
parasitent les interfaces du Net, encombrant l’esprit des spectateurs dont les
espaces visuel et sonore se voient envahis par une multiplication effrénée de
stimuli artificiels qui recouvre la réalité perçue d’un simulacre aliénant.

Loin de la poétique développée par Aristote autour des concepts de poiêsis


(ποιησις : action de faire, de créer), de dynamis (δύναμις : potentialité active ou
passive), et de mimesis (μίμησις : imitation), la littérature numérique et ses
expérimentations poétiques, débarrassés de toute velléité à produire un texte
signifiant, à susciter des émotions ou des idées par des agencements de mots,
s’occupent davantage à construire un nouveau modèle de textualité,
performance relevant parfois plus de la science ou de l’ingénierie que de l’art.
Depuis la génération automatique de textes commencée à la fin des années 70,
la poésie animée en 1981 et l’hypertexte de fiction en 1985 prouvent combien la
facilité qui est offerte à l’artiste de combiner les symboles, de procéder à des
renvois, des liens hypertextuels, des manipulations de graphiques vectoriels et
d’images matricielles pour créer des contenus multimédias publiés sur Internet,
amène à saturer de signes l’œuvre informatique interactive plutôt qu’à la vider.
Ce qui peut bien sûr correspondre à un choix esthétique mais contredit les
références souvent faites aux philosophies du vide et aux structures dites
ouvertes.

Certains artistes, cependant, arrivent à contourner cet écueil en vidant


littéralement l’écran, tel Sébastien Chiche par exemple dans son œuvre
« Principe de gravité »33 où il abandonne progressivement, page après page,
toutes les marques traditionnelles de la littérature, et ne garde que de vagues
traces, bordures, numérotation, en-tête, qui accentuent la sensation de flottement
de la surface d’inscription plus qu’elles ne la délimitent. Jusqu’à en arriver chez

33
S. CHICHE, Principe de gravité,
http://projets.chambreblanche.qc.ca/principes/index.html

37
certains artistes, tels Xavier Malbreil et Gérard Dalmon dans leur œuvre
interactive « Le Livre des Morts »34, à des écrans noirs ou blancs, que le contact
du curseur anime à peine de traces, d’empreintes, en écho pourrait-on dire à la
fameuse « Exposition du vide » de Yves Klein à la Galerie Iris Clert en 1958.
D’autres réalisateurs d’objets multimédia espèrent trouver dans les nouvelles
technologies de l’image l’occasion d’une révolution radicale de l’art, visant à la
disparition de tout créateur, à un art autonome, à l’avènement d’un idéal de
l’immatériel. Mais il ne s’agit jamais que d’ajouter un intermédiaire
supplémentaire entre l’artiste et l’œuvre, entre l’œuvre et le public : quand bien
même n’y aurait-il à terme plus aucune référence anthropomorphique, l’œuvre
n’en nécessiterait pas moins à l’origine l’intervention d’un technicien à défaut
d’un artiste, celui-ci initiant en fait un processus ouvert et participatif. Qu’elle se
développe par la suite sans assistance humaine, qu’elle se perpétue, s’alimente
par elle-même, importe peu : on reste in fine avec une œuvre imaginée à
l’origine par une pensée incarnée.

Le mythe de la virtualité apparait comme une illusion de liberté, plutôt que


comme la libération de quoi que ce soit. Dans une thèse soutenue en 1997 à
l’Université Paris VIII- « Pygmalion ou la question de la création dans la
pensée contemporaine des nouvelles technologies » 35
- Muriel Shum-King
illustre le rapport nouveau de l’homme avec l’œuvre virtuelle par le mythe de
Pygmalion, roi légendaire de l’île de Chypre qui créa une statue si parfaite qu’il
en devint follement amoureux, à tel point qu’Aphrodite l’anima et la lui donna
pour épouse. Après être tombé sous le charme de sa création, puis sous sa
fascination, Pygmalion se trouve en fin de compte sous la domination de son
œuvre rendue vivante par les dieux. Le même destin, prédit Shum-King en

34
X. MALBREIL et G. DALMON, http://www.0m1.com/Livre_des_morts/Accueilldm.htm
35
M. SHUM KING, Pygmalion ou la question de la création dans la pensée contemporaine
des nouvelles technologies, Thèse de doctorat sous la direction de René Schérer, ParisVIII,
1997

38
Cassandre moderne, attend l’homme dans ses rapports avec les nouvelles
technologies. On peut se demander, en effet, si les outils informatiques et
numériques servent ceux qui les utilisent ou si, au contraire, ce sont les
utilisateurs qui sont au service des outils informatiques et numériques.

Fort heureusement une nouvelle génération d’artistes s’emploie à détourner les


outils numériques et l’usage de l’internet dans le but de dénoncer cette forme de
dictature communicationnelle, pour laquelle les médias ont forgé l’expression de
« société mondiale de l’information » que Pierre Levy, dans un essai intitulé
« World Philosophie » 36, célébrait comme stade ultime de l’évolution. Utopie
d’une société de l’information qui aurait pour valeurs centrales la transparence
et l’information, n’étant menacée que par la censure, les frontières, la clôture, la
loi, la centralité. Le culte d’Internet n’annoncerait pas autre chose que le
basculement des activités humaines dans le virtuel, l’avènement d’un lien social
déréalisé. Dans cette ère nouvelle primeraient l’interactivité, la simulation, la
transmission en temps réel. Cette image idyllique est dénoncée par des artistes
tels que Systaime (alias Michael Borras), Serge Uro ou Tony Ant Scott, à
l’origine du « glitch art » qui détournent bugs, erreurs analogiques et
numériques, corruption de code ou de données, pour les esthétiser et questionner
à travers eux les implications sociales et politiques de l’Internet. Le parasitage
du réseau par cette forme de « hacking creatif » se fait en utilisant toutes les
fonctionnalités d’Internet pour le contaminer par des sortes de virus artistiques à
visée politique, ou encore en créant des navigateurs et des moteurs de recherche
subversifs37, soulignant l’instrumentation et l’aliénation générées par la
fréquentation des réseaux, blogs, chat, homepage et autres forums de discussion.

Il n’en reste pas moins que l’artiste numérique a perdu tout lien avec la banalité
du réel, au lieu d’un contact direct avec la matière –peinture, sculpture ou
36
P. LEVY, World Philosophie, Paris : Odile Jacob, 2000

37
M. NAPIER : http://potatoland.org/shredder/

39
installation- il ne manipule plus que des programmes informatiques et ne produit
plus que des symboles sous des formes numériques codées. L’œuvre elle-même
n’obéit plus aux logiques marchandes traditionnelles : il ne s’agit plus d’un objet
fini, matérialisé, qu’on peut vendre, échanger, acheter, mais d’une information
qui circule en temps réel dans un système de réseau, remettant en question les
principes de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur. Aux musées, galeries,
foires, expositions, succèdent réseaux, blogs, sites internet, cyberespace. Les
arts numériques, en réseau, virtuels ou fractals, reconstituent tous leurs propres
modes d’échanges et de circulation, leur propre environnement artificiel et
autonome, qu’il s’agisse d’œuvres multimedia off-line, reposant sur le principe
de multisensorialité et de synesthésie, ou d’installations digitales basées sur
l’immersion sensorielle du participant, en incorporant des dispositifs interactifs
et de réalité virtuelle. Dans une certaine confusion des genres où artistes,
ingénieurs, techniciens, théoriciens et publics internautes collaborent à la
production d’œuvres interactives, rétroactives, ou désactivées, au sein de
communautés internationales et informelles plus ou moins éphémères, les
notions même d’auteur, de propriété, comme celles de spectateur ou de public,
se trouvent vidées de leur signification convenue, elles doivent être repensées et
redéfinies. L’holographie, la réalité virtuelle, les arts fractals, les arts
numériques, le Net art ou l’art en réseau sont des illustrations des tendances
comportementales de l’homme dans les nouveaux milieux artificiels qu’il se
crée, bouleversant le champ de la production artistique :

« L’œuvre issue d’un processus technologique est auto-référente,


voire autonome : l’image de synthèse, par exemple, ne fait pas
référence aux objets de la perception « réelle ». (...) L’image se
dégage des problèmes de représentation et d’interprétation du réel,
elle simule un monde propre. L’espace de la création se déplace et
s’élargit : situé traditionnellement entre le réel et l’imaginaire, il se
positionne toujours plus entre trois dimensions qui sont le réel,

40
l’imaginaire et le virtuel.» 38

Les nouveaux paradigmes artistiques cherchent à renverser le plus


complètement possible les règles autant d’émission que de réception d’une
œuvre d’art. Ainsi, l’art en réseau travaille à la fois en amont, c’est à dire à la
hauteur de l’émission (conception et programmation des dispositifs), en aval à la
hauteur de la réception (interfaçage et multimodalité perceptive), et en même
temps sur les processus de transmission et les nouveaux modes de liaison que
permettent les réseaux numériques. Roy Ascott, après avoir créé des œuvres
cybernétiques, a été parmi les premiers à entreprendre d’explorer les possibilités
de cet art des réseaux, utilisant diverses technologies de communication
interactive. Dès 1983, dans le cadre de l’exposition Electra au Musée d’Art
Moderne de la ville de Paris, il a réalisé une œuvre –« La plissure du texte »- qui
lui donnait déjà l’occasion d’exprimer certains concepts à la base de l’art
naissant des réseaux, notamment ceux d’espace interactif et d’instantanéité.
Dans les arts en réseaux, voués à l’interactivité, Roy Ascott considère que les
divisions traditionnelles entre « celui qui fait » et « celui qui consomme », entre
l’artiste et le spectateur passif, tendent à s’estomper. Le sens est produit au cours
d’un processus que Jean-Louis Weissberg, dans sa thèse « Le simulacre
interactif »39, qualifie de dialogique, engagé autant par les acteurs que par les
partenaires télématiques en présence. Un autre sociologue spécialiste de
l’intelligence en réseau, Derrick de Kerckhove, va même jusqu’à penser qu’en
passant de l’âge de la télévision à celui de l’Internet, on est passé, en fait, de
l’intelligence collective à l’intelligence connective :
« Le corps continue à être le meilleur instrument sensoriel, c’est

38
P. MUSSO, L’art de l’ordinanthrope, in Nouvelles technologies : un art sans modèle ?, Art
Press Spécial, n°12, 1991, p.104

39
J.L.WEISSBERG, Le simulacre interactif,  Thèse de doctorat en sciences de l'éducation, sous la
direction de Guy Berger, Université Paris VIII, 1985

41
l’interface de choix. De son côté, l’Internet propose un mode cognitif
que la Toile met en commun. A côté de l’espace mental et de l’espace
physique, il existe désormais un espace intermédiaire qui est le
cyberespace. »40

Des innovations majeures rendues possibles grâce à la puissance de calcul des


ordinateurs, il découle une série de modifications essentielles pour l’art : la
transformation par les réseaux de télécommunications de l’espace de création en
espace d’ubiquité et d’instantanéité, une interactivité désormais possible
permettant la participation du public à la formation de l’œuvre, le
développement de réseaux d’échanges rassemblant ingénieurs, industriels,
scientifiques, artistes, critiques et théoriciens de l’esthétique autour de l’œuvre
proprement dite, enfin l’apparition de mondes virtuels permettant toutes formes
de communautarismes, de transgressions, de permutations. La numérisation
permettant une reproductibilité à l’infini, la matérialité même est évacuée du
champ artistique, tandis que les modes de diffusion et d’appréhension sont
complètement renouvelés. L’idée même d’artiste tomberait en désuétude. Il
n’est plus possible, affirme Roy Ascott41, de croire que l’artiste est encore celui
qui peut ajouter un plus à notre perception. Cette croyance perd de sa crédibilité
dans un moment où, précisément, la perception humaine « s’artificialise » sans
cesse davantage en recourant à des prothèses technologiques toujours plus
performantes que célèbre le mouvement transhumaniste. Le sujet n’est pas
seulement appareillé à une mécanique matérielle, il l’est aussi à des langages
programmatiques. Cette relation aux nouveaux modes de « télé-perception » met
le sujet en demeure de se redéfinir et consacre l’éclatement de l’individu dans le
cadre d’une nouvelle anthropologie où l’homme se trouve débordé par la
complexité alliée à l’abondance des flux de données. La notion d’auteur s’en

40
D. DE KERCKHOVE, L’être connectif va remplacer le petit moi, in Libération, 30/09/ 2001.
41
R. ASCOTT, Rencontres chaotiques, Italie : Editions Universitaires de Salerne, 1993

42
trouve bouleversée. Avec la transformation des œuvres traditionnelles que sont
poèmes, musiques ou peintures, en ces nouvelles créations constituées
d’algorithmes, de bases de données, de pages Web, de liens hypertextes, ce
n’est pas à un simple élargissement du champ de la matière que l’on assiste mais
à une redéfinition de celui-ci. On parle maintenant de « biens informationnels »,
« d’œuvres informationnelles ». Le droit d’auteur faisant référence à la mise en
forme d’une œuvre et non à son contenu, ni au message que l’œuvre véhicule,
des œuvres qui ne sont que des « ensembles informationnels », comme le sont
les bases de données, obligent à repenser l’application du droit d’auteur. Celui-
ci est mis à mal également par les multiples possibilités de piratage offertes au
grand public sur le réseau Internet. En écho à cette remise en question de la
propriété intellectuelle, un autre mouvement tend à se généraliser sur le réseau
Internet, celui de la multiplication des pseudonymes. Cette multiplicité
d’identités amène à une certaine dilution du sujet, une distanciation d’avec le
réel. Une légèreté qui est, d’après Calvino dans « Leçons américaines »42, une
qualité nécessaire pour le siècle à venir, celui de la multiplicité. Cette légèreté
permet de se décaler de l’habituelle situation subjectale. La pensée en quelque
sorte se met de biais, elle aborde la réalité par la marge, de manière indirecte, de
façon à esquiver l’affrontement, à détourner, désamorcer le conflit, en se mettant
à distance. On pourrait évoquer ici ce que la Kabbale appelle « la présence par
l’effacement » pour caractériser l’action de Dieu parmi les hommes.
Revendiquer une identité fluctuante et changeante, l’exprimer par le moyen des
pseudonymes, se rapproche finalement de la véritable nature du moi, du moins
telle que la psychanalyse la voit, c’est-à-dire labile. Lacan comparaît ainsi le
moi à un oignon que l’on pèle. Un fourre-tout d’images, d’identifications,
d’usurpations, tout ce que nous croyons être ou ce que nous voudrions être, au
fil du temps et des rencontres. Reconnaître cette absence de cohérence, de
solidité du moi, permettrait d’éviter une fixation névrotique à un moi figé autant

42
I. CALVINO, Leçons américaines, Paris : Seuil, 1988

43
que réducteur. On pourrait rapprocher cette conception d’un moi inconsistant de
la doctrine bouddhiste du non-moi (anātman), soit un moi illusoire,
interdépendant, sans existence propre, à ce détail près que la traduction
artistique de la sensibilité bouddhiste s’exprime dans la vacuité en même temps
que dans des qualités de don, de gratuité, d’anonymat, tandis que les arts
numériques s’articulent autour de notions définies par Roy Ascott43 comme celle
« d’auteur distribué », opposée à la conception classique d’auteur individué,
celle également de « conscience planétaire » ou « télénoïa ». Dans une culture
télénoïaque l’artiste n’est plus une individualité séparée du reste du monde,
préoccupée d’affirmer sa seule personnalité, il devient un système complexe
largement distribué. Cette dilution identitaire est aussi prétexte à réaliser ses
rêves égotiques, de façon virtuelle, sans risque, sans engagement de soi, dans un
fantasme enfantin de toute puissance, en niant les limites du Réel auquel tout un
chacun se heurte au quotidien.

Ces jeux de masques et d’identités variables conduisent à relativiser le corps


comme le remarque le sociologue David Le Breton à propos de la
cybersexualité :
« La cybersexualité réalise pleinement cet imaginaire de la
disparition du corps, et même de l’autre. Le texte se substitue au sexe,
l’écran à la chair. »44

Le corps apparaît comme un obstacle, reflet du Réel qui s’oppose à l’Imaginaire,


il contraint et castre le sujet pour reprendre une terminologie psychanalytique.
L’immersion dans le monde virtuel devient alors une fuite hors de la réalité.
Comme la surface réfléchissante du miroir, l’écran de l’ordinateur se révèle être
l’interface entre deux vides : celui où nous nous trouvons et celui qu’on devine
derrière. Ce nihilisme est accentué par les arts en réseaux qui établissent un
43
R. ASCOTT, Rencontres chaotiques,  Italie: Editions Universitaires de Salerne, 1993
44
D. LE BRETON, Une humanité hors corps, in Libération, 18/02/ 2000

44
nouveau rapport du sujet au monde : il ne s’agit plus seulement de s’approprier
le champ de l’information, d’en détourner le fonctionnement, de renverser le
sens de la communication mass-médiatique, mais de s’immerger dans un réseau
en niant les notions d’espace et de temps. Une rupture fondamentale s’est
opérée : on passe d’un monde régi par une continuité linéaire à un monde régi
par la simultanéité de données fragmentaires, consacrant un art non narratif. On
passe du domaine de la représentation à celui de la présentation, de l’apparence
à celui de l’apparition. Ce n’est plus l’image, l’objet qui sont présentés, mais le
processus même de transformation. L’artiste est partie intégrante d’un contexte,
d’un processus dépersonnalisé, d’un système dont il est un des multiples agents
producteurs d’interactions. La saisie du monde se fait désormais en mouvement,
en tenant compte de l’interrelation de tous les éléments en présence, illustration
des concepts deleuziens de multiplicité et de pli.

Le passage de l’image analogique à l’image numérique marque bel et bien une


rupture épistémologique qui ne pouvait qu’affecter la relation que l’homme
entretient avec son environnement. Ainsi, on peut dire que le virtuel permet une
nouvelle expérience du « réel », remettant en cause la notion même de réalité,
tant il est vrai que les réalités virtuelles, loin d’être des illusions visuelles,
peuvent être à loisir visitées et explorées bien plus commodément que les
réalités sensorielles dites naturelles. Ces mondes virtuels ont une vie propre,
réagissant et se développant de façon autonome, dans un espace-temps décalé de
celui où nous vivons au quotidien, dans une sorte de dimension parallèle,
d’entre-deux, de parenthèse. D’où la question que pose Philippe Quéau, dans
« Metaxu : Théorie de l’art intermédiaire »45 : celle du statut exact de cette
réalité intermédiaire. En quoi remet-elle fondamentalement en cause les idées
acquises sur la représentation ?
Contrairement à la notion de représentation, caractérisant le tableau

45
P. QUEAU, Metaxu : Théorie de l’art intermédiaire, Paris : Champ Vallon, 1989

45
perspectiviste ou la photographie, l’art intermédiaire qu’évoque Philippe Quéau
se différencierait par l’idée de métamorphose constante qui serait à son
fondement, en opposition à l’idée de métaphore comme transport de la forme du
modèle en son image qui définirait l’art analogique. Issue de modèles logico-
mathématiques, la réalité virtuelle ne relève plus, à proprement parlé, de
représentations mais plutôt de simulations. Les images tridimensionnelles
virtuelles, en effet, ne sont pas des représentations analogiques d’une réalité déjà
existante, reproduite ou restituée, ce sont des simulations numériques de réalités
nouvelles, inédites. D’ordre purement symbolique, ces opérations de simulation
ne visent pas à représenter une véritable réalité mais à donner une forme d’accès
à un monde intermédiaire. Ces systèmes de visualisation virtuelle, qui
permettent une presque totale immersion dans l’image, présentent surtout le
risque d’une relativisation de la réalité. Philippe Quéau parle, face à ces divers
niveaux de « réalité », d’un danger bien réel de déréalisation, de divertissement
au sens où l’entend Pascal, d’une sorte même de schizophrénie, de déchirement
entre une « réalité réelle » et une « réalité simulée ». Il est vrai que cette « réalité
simulée » fonctionne non seulement selon le registre du sensible mais aussi
selon celui de l’intelligible dans une totale réciprocité et complémentarité qui
accentue le risque de confusion. Le virtuel établit d’une certaine manière un
rapport nouveau entre le gestuel et le conceptuel, une hybridation entre le corps
et l’image. L’écriture même du virtuel structure autrement notre rapport au réel
et établit des passerelles entre les phénomènes perceptibles et les modèles
intelligibles. Dans l’art numérique, enfin, le sujet n’occupe plus la place centrale
que lui attribuaient les peintres perspectivistes de la Renaissance. L’image
s’incarne dans une suite de fragmentations, de mouvements, de bits et de pixels,
offrant une infinité de points de vue possibles. Ces « mondes en soi », que l’on
nomme les espaces virtuels, bouleversent les règles classiques de la
représentation, ils soulèvent de ce fait de nombreuses questions, notamment en
ce qui concerne l’espace et le lieu. Remettant en cause la conception de

46
l’espace, que Kant considérait non comme un concept empirique mais comme
une représentation nécessaire a priori conditionnant la possibilité des
phénomènes en même temps que celle, subjective, de notre sensibilité, les
mondes virtuels proposent un espace qui n’est plus une forme a priori. L’espace
y devient une image à formaliser, à modéliser. D’où une recomposition et une
redéfinition des relations spatiales entre les objets. Les objets, plutôt que
d’habiter l’espace, le constituent autant qu’ils sont constitués par lui. Découlant
de cette redéfinition de l’espace, le lieu lui-même perd de son évidence
« naturelle ». Les lieux imaginaires à parcourir et les espaces symboliques à
explorer, que proposent les technologies numériques, ne sont ni localisables
(puisqu’on peut les simuler n’importe où -pourvu que l’on ait la technologie
adéquate- s’y retrouver à plusieurs, interagir avec), ni même cohérents, c’est à
dire qu’ils ne correspondent pas à l’idée intuitive que l’on se fait d’un lieu réel,
défini par sa cohérence spatiale, sa stabilité temporelle, son invariance dans
toute transformation. La différence entre un lieu virtuel et un lieu réel pourrait
tenir à ce que ce dernier nous donne une base, nous assure une position,
lesquelles sont des conditions à la fois d’existence et de conscience, la position
dans l’espace réel n’étant pas un simple attribut de la conscience mais une
condition préalable de la conscience. Le lieu réel est, par définition, lié au corps,
à l’inverse des espaces virtuels où le rapport au corps est mis entre parenthèse.
L’illusion que proposent les mondes virtuels est de nous faire croire que le
contraire de la position serait la liberté totale : s’affranchir des contraintes du
réel. Mais la densité du corps, son obstination, par sa seule présence, ses
besoins, ses souffrances, finira toujours par nous ramener à la position qu’il
nous assigne dans le monde réel. Cette présence du corps, on voudrait l’effacer
dans les mondes virtuels, alors qu’elle est transcendée dans la peinture
classique, différence qui s’illustre particulièrement dans la notion de répétition.
L’artiste qu’on pourrait qualifier de traditionnel, s’exprimant à travers son corps
« réel », ne peut jamais se répéter tout à fait. L’expression artistique qui passe

47
par le corps tient de l’événement, c’est à dire qu’elle est à la fois unique, liée au
moment présent, non reproductible. De la même façon que la musique n’existe
qu’interprétée, la partition n’étant qu’une œuvre à l’état virtuel, l’écriture, poésie
ou roman, est une expérience de la réalité transmise par le biais du langage donc
indirectement par le corps, corporalité qui est le plus petit dénominateur
commun entre les humains, mais cette expérience reste virtuelle tant que le
lecteur ne la réinterprète pas en son âme propre, à la différence des mondes
virtuels des arts numériques qui ne font appel au vécu personnel ni du créateur,
ni du spectateur, qui ne relèvent que de la reproduction machinale, de la
répétition technologique. Laquelle répétition est pénurie de l’être.

Qu’est-ce qui fait cependant que devant certaines toiles de Rothko, de Pollock
ou de Klee par exemple, on se sent happé, captivé, alors que d’autres œuvres ne
font appel, au mieux, qu’à la réflexion, au pire se réduisent à une vaine
répétition des provocations de Duchamp ? Ce magnétisme qui fait l’œuvre d’art,
cette vibration unifiante tient à l’énergie qui s’en dégage ou non, à la vie qui en
émane. L’art se comprend ainsi comme le fait de restituer et de partager une
expérience réelle, sans déperdition d’énergie et indépendamment du délai entre
l’expérience vécue et sa restitution artistique. L’énergie est toujours vive,
toujours disponible. En cela une œuvre d’art se distingue d’un bavardage, d’un
bruit, d’une tache. Cette vie qui habite l’œuvre d’art véritable est présence
originaire, vie que l’artiste traduit intuitivement par ce que Platon appellerait
anamnésie, reconnaissance et réminiscence, ce que Spinoza appellerait
connaissance du troisième genre, régime d’activité supérieure que Billeter
appellerait l’intégration « qui crée en nous la vie », une vie qui dépasse
l’opposition entre corps et esprit et meut la main du calligraphe dans l’exercice
de son art. Cette vie qui habite l’œuvre d’art est la même vie qui habite la réalité
vécue au présent, vie qu’aucune technique aussi vertigineuse soit-elle ne saurait
reproduire. Après les arts numériques, la prochaine révolution à laquelle nous

48
devrions bientôt assister sera celle de la réalité virtuelle en réseau qui deviendra
le principal mode d’accès aux réseaux mondiaux, créant un environnement de
réalité virtuelle qui intégrera l’ensemble des applications existantes. Ce sera
d’une certaine façon l’aboutissement de ce mouvement de dévitalisation et de
déshumanisation où se perd l’art conceptuel. La réalité virtuelle consiste à
envoyer deux images différentes aux deux yeux de l’utilisateur afin de
reconstituer une impression de relief, de profondeur et d’espace mais comme
l’explique Philippe Quéau46 cette reconstitution restera toujours pauvre en
sensations et impressions par rapport à la manière dont nos deux yeux
perçoivent le monde en mode naturel. Les problèmes de temps de latence, de
distorsions d’espace, à quoi s’ajoute la fatigue oculaire due à l’effort constant
d’adaptation physiologique aux conditions imposées par la technique, feront que
la réalité virtuelle ne sera jamais qu’un ersatz de la réalité vécue. Jusqu’au jour
peut-être où une nouvelle avancée technique permettra d’inscrire directement les
images au fond de la rétine, sans passer par des écrans situés au dehors du globe
oculaire. Les progrès de la technologie n’auraient donc rien d’autre à offrir à
l’homme qu’une promesse d’assouvissement du fantasme archaïque de toute
puissance en lui permettant d’immerger son esprit dans un univers prétendument
aussi réaliste que le monde réel, l’expérience virtuelle se présentant alors
comme un moment de vie « réellement » vécu mais complètement dévitalisée.
Ce paradoxe d’une technologie extrêmement réaliste basculant dans
l’artificialité et le baroque, alors qu’au contraire un simple trait de pinceau d’un
artiste zen est perçu comme essentiel, est une nouvelle illustration du concept de
contre-productivité forgé par Ivan Illich qui veut que les institutions des sociétés
postmodernes fassent obstacle à leur propre efficacité lorsqu’elles atteignent un
seuil critique, dans une logique de compensation qui n’est pas sans rappeler le
concept de Yin/Yang de la philosophie chinoise. Ainsi, de même que l’hôpital
entretient la maladie, que la rapidité des nouveaux moyens de transport nous fait

46
P. QUEAU, Le virtuel, vertus et vertiges, Paris : Champ Vallon, 1993

49
perdre du temps, que l’école abêtit, que la multiplication des possibilités de
communication empêche de s’entendre, la qualité des outils artistiques appauvrit
la créativité et l’expressivité. Héraclite et les taoïstes déjà avaient observé que
l’action d’une force dans un sens engendre une réaction dans le sens opposé,
chaque excès tendant à se transformer en son contraire, principe repris sous le
nom d’énantiodromie par Carl Gustav Jung et ensuite par Paul Watzlavick dans
son analyse des causes de la permanence des symptômes névrotiques et de la
difficulté du changement psychologique.

Si la convergence des technologies a permis l’émergence de nouvelles formes


d’art (art en réseau, art numérique, art électronique, art fractal...), ces
mouvements artistiques, qui interrogent jusqu’au concept même de
représentation, s’inscrivent dans la continuité de la société postmoderne
annoncée par Lyotard. L’essor des réseaux combiné à celui des mondes virtuels,
décrit de façon idyllique sous l’aspect d’un nouvel âge d’or pour l’humanité,
apparaît dans ce sens comme la confirmation de la dérive, dénoncée par Max
Horkheimer et Théodor Adorno dès la fin des années 1930, par Günther
Anders47 et Herbert Marcuse48 dans les années 1960, d’une extension de la
domination des techniques à laquelle l’homme postmoderne doit s’accommoder
sans rien pouvoir en attendre pour ce qui est de son bien-être. Il faudrait pourtant
nuancer cette sentence par trop définitive, se garder d’une défiance systématique
vis-à-vis du progrès technique et concevoir plutôt les nouvelles technologies
comme autant d’outils à maîtriser en les utilisant à bon escient. Pour ce qui est
de l’art en général, il se pourrait même que la technologie puisse être,
paradoxalement, une aide prépondérante vers davantage d’intériorité, d’intimité
et d’authenticité, comme l’électroacoustique en musique contemporaine :

47
G. ANDERS, L’obsolescence de l’homme : sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution
industrielle, (1956), Paris : Editions Ivrea, 2002
48
H. MARCUSE, L’Homme unidimensionnel, Paris : Les Editions de Minuit, 1968

50
« La musique, telle que l’électroacoustique la propose, est un retour à
des fondamentaux physiologiques : l’homme se trouve désormais en
position d’extraire la vibration de l’intériorité directement, et non
plus de la prolonger par l’intermédiaire d’un instrument de musique
ancien, comme en avait rêvé Varèse. En revanche, l’avènement de
l’ordinateur, à son tour considéré comme un instrument de musique, a
permis de créer des timbres nouveaux et surtout, par sa force de
calcul, de rendre naturels ces timbres, en reproduisant le modèle
stochastique et complexe de la nature »49

Toujours est-il que la critique de Wiggershaus50, à propos de l’emprise


croissante de la raison techno-instrumentale et de la culture de masse vue
comme appareil de contrôle idéologique, n’a rien perdu de son actualité. Par
bien des aspects, Internet et l’idéologie communicationnelle qu’elle véhicule, se
présentent comme une tentative d’expérimentation totale du monde par la
communication. Avec le développement exponentiel des réseaux planétaires, on
assiste à la mise en œuvre pratique, concrète et généralisée, de l’idéologie
consensuelle où la vérité comme le sujet ne sont plus que des actes de parole
perdant en cela toute réalité propre. L’information devient la valeur de
référence, la pratique communicationnelle la seule activité reconnue, à un point
tel que l’on ne distingue plus le récepteur de l’émetteur du message, diluant le
propos, aseptisant la parole, exacerbant les sentiments narcissiques et les
fantasmes de toute puissance. La littérature consacrée aux technologies de
l’information et de la communication véhicule ainsi une véritable utopie de la
communication, dont Yves Jeannneret fait l’analyse critique dans son ouvrage
« Y a-t-il vraiment des technologies de l’information ?»51. Selon lui, pour les
49
D. BOISBOURDIN, Composer avec les sons du corps humain, Paris : L’Harmattan, 2017,
p.115
50
R. WIGGERSHAUS, L’Ecole de Francfort, Paris : PUF, 1993
51
Y. JEANNERET, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?, Paris : Presse
Universitaire du Septentrion, 2001

51
utopistes de la communication transparente et globale, une ère d’échange
immatériel des informations aurait succédé à l’ère de la production des objets
industriels. Grâce aux réseaux et à l’intégration numérique, ce serait instaurée
une économie qu’on pourrait appeler d’information où tout ce qui relève de
l’information serait la matière première de la société et de l’industrie. Cette
vision d’une société vouée à la communication est critiquée par de nombreux
chercheurs tels que Herman et Swiss 52 ou Philippe Breton53. Ces derniers
soutiennent que les discours sur les réseaux télématiques, leurs possibilités de
créer des communautés virtuelles, une intelligence collective, une
communication universelle ou une cyberdémocratie, doivent être considérés
comme une tentative de réenchantement du monde qui cache une nouvelle
volonté de domination sociale de la part de groupes politiques et médiatiques.

De façon plus nuancée, Natalie Depraz54 postule que le virtuel permet


d’entretenir un rapport enrichi à la réalité, l’usage du numérique renouvelant
notre relation à l’intangible et au spirituel. Ce que contestent les prophètes d’une
apocalypse des rapports humains charnels, tel Matthew B. Crawford55 :
l’homme, éloigné de la réalité matérielle, privé de la résistance du monde qui lui
permet de se réaliser dans l’agir, en danger de dilution dans cet univers
immatériel, risquerait bel et bien de se perdre dans les pièges du temps réel, de
la compression de l’espace, du mythe du village planétaire où le lointain
l’emporte sur le prochain. On ne peut, en effet, que dénoncer l’utopie d’une
communication qui se transforme en un échange de messages de plus en plus
abstraits et déréalisés, annonçant une société « fortement communicante mais
faiblement rencontrante ». Ce reniement du corps, un corps faible et faillible,
52
A. HERMAN et T. SWISS, The World Wide Web and Contemporary Cultural Theory,
New York : Routledge, 2000

53
P. BRETON, Le culte de l’Internet, Paris : La Découverte, 2000
54
N. DEPRAZ, Attention et Vigilance, Paris : PUF, 2014
55
M. B. CRAWFORD, The World Beyond Your Head, New York : Farrar, Straus and Giroux, 2015

52
que caractérisent l’irrationnel et le manque, la pulsion et le désir, trahit peut-être
une résurgence de la peur primaire de l’autre en même temps que le fantasme
enfantin d’un désir de toute puissance qui s’exprime par la volonté de prendre
totalement possession du réel. On pourrait parler d’une obscénité du virtuel dans
cette tendance à imiter le réel le plus parfaitement possible jusqu’à vouloir le
remplacer, le nettoyer de toutes ses aspérités –hasard, imprévu, laideur- le
combler par le discours jusqu’à le rendre aseptisé, en faire quelque chose de
secondaire, ouvrant la voie à une identification, si ce n’est une réduction, de
chacun au rapport verbal, producteur d’un lien social factice. Les arts
numériques, la réalité virtuelle, la réalité augmentée, l'art robotique, l’art
génératif, l’art interactif, l’art en réseau, toutes ces nouvelles possibilités
artistiques apparaissent finalement comme autant de tentatives
d’institutionnalisation hégémonique de la communication, de la distraction, de
l’artificiel et du superficiel, au détriment de toute recherche de profondeur. Si on
ne peut que reconnaître, dans les mondes virtuels, une tendance à la dilution du
sujet, à la déréalisation du monde, à la perte d’évidence de l’objet, remettant en
question l’idée même de représentation pour y substituer des formes de
déréalisation, de dématérialisation, lesquelles induisent une nouvelle esthétique
basée sur la simulation, on s’aperçoit que ce mouvement accompagne une
idéologie de la communication bien éloignée, par exemple, de l’ascèse
silencieuse des artistes de la Chine classique qui avaient développé dans leur
peinture une conception toute autre du vide fondamental, une compréhension
toute autre de l’aspect illusoire de la réalité phénoménale, alors que certains
auteurs, dont Fred Forest 56, voient dans les technologies de l’information et du
multimédia une occasion de promouvoir une esthétique différente en ce qu’elle
tente de se rapprocher du concept de vide, fondamental à la pensée chinoise.
Croyant trouver dans la technologie une possibilité de transcendance, qui
permettra de révéler la nature illusoire de la réalité sensible, ces auteurs

56
F. FOREST, Pour un art actuel, Paris : L’Harmattan, 1991

53
voudraient faire de cette esthétique du virtuel, caractérisée par l’immédiateté,
une voie de libération à l’image de celle propre au bouddhisme tchan (zen) ou
au taoïsme. Il s’agit là d’un contre-sens manifeste. Si la notion de vide est
fondamentale et radicale dans la pensée chinoise, celle de virtualité s’inscrit
dans la continuité historique de l’art occidental qui peut être vu comme une suite
de ruptures épistémologiques plus ou moins violentes mais toujours contenues
dans ce qui « est ». Aussi novatrice qu’elle puisse paraître –encore qu’il soit
nécessaire de s’interroger sur la profondeur du changement apporté- l’image
numérique n’en reste pas moins la suite logique d’un mouvement qui va de la
découverte de la perspective à l’abstraction, de la représentation à la
reproduction mécanique de l’art, du point de vue distancé des peintres de la
Renaissance aux happenings et aux performances du body art moderne,
participant d’une entreprise générale d’effacement de la figure humaine. Au-delà
d’un aspect artificiellement novateur, par le changement de point de vue qu’elles
permettent et l’immersion du spectateur dans l’œuvre (dont on goûte un aperçu
avec le Metaverse cher à Mark Zuckerberg, sorte d’internet incarné où sous
couvert d’avatar on expérimente une vie nouvelle dans un univers virtuel), les
nouvelles technologies posent la question du statut du réel, de la place et de la
pertinence du sujet, ainsi que du concept d’auteur, mais elles ne s’approchent ni
de près ni de loin d’une vacuité comprise comme totalité révélatrice de l’identité
de l’être et du non-être. Si le sujet postmoderne est effectivement dépris de lui-
même, si cette interrogation sur la réalité du moi et du monde n’est pas sans
rappeler les réflexions bouddhistes sur l’impermanence des choses et l’absence
de substance des êtres, la perte d’identité du sujet postmoderne s’inscrit par
contre dans une histoire étrangère à celle du bouddhisme. L’étonnement que
l’on ressent devant la fulgurance de certaines peintures chinoises n’a pas grand-
chose à voir avec la surprise que peuvent susciter les vaines virtuosités
techniques des arts numériques. De même que les arts numériques sont
indissociables de la société de communication et de consommation, l’art pictural

54
chinois est profondément intégré au contexte culturel qui l’a vu naître. Entre la
vacuité comme le conçoit la pensée asiatique, exprimée dans la peinture
chinoise de paysage (appelée Montagne et Eau -shan shui- en référence, d’une
part à l’importance de ces deux éléments dans la conception chinoise du monde,
et d’autre part à la complémentarité entre le Yin et le Yang, entre -le plein et le
vide), et la perception idéalisée du bouddhisme par les artistes occidentaux
contemporains pour justifier la virtualité dans les nouvelles technologies, le
malentendu est total. Le vide dont témoigne la pensée chinoise classique semble
irréductible aux vertiges de la technique. Les horizons nouveaux qu’ouvrent les
nouvelles technologies nous questionnent différemment, non pas tant sur la
réalité et la place du sujet, que sur le sens, la finalité, l’utilité de recherches,
qu’elles soient d’ailleurs scientifiques, techniques ou artistiques, qui n’auraient
plus à offrir que des vertiges faciles et n’aboutiraient qu’à un nihilisme
désespérant. Ce qui, encore une fois, n’a rien à voir avec la vacuité de la
philosophie chinoise, cet abandon de soi propre au taoïsme, dans un univers
perçu comme unifié.

Ce qui amène à s’interroger sur l’idéologie à l’œuvre derrière l’essor des


nouvelles technologies. Notre critique des arts numériques et en réseau porte, en
effet, sur leur prétention à se poser en nouveauté totale, en changement de
paradigme, alors qu’ils ne font qu’alimenter la société du spectacle au sens où
l’entendait Guy Debord. On pourrait réduire l’apparition des arts numériques,
virtuel, fractal, interactif et en réseau, à autant de réponses de l’art contemporain
à l’injonction qui lui est faite de réinventer indéfiniment les conditions de sa
propre liberté. Pour répondre à la logique de marché qui domine désormais la
production artistique, les artistes sont sommés de créer sans cesse de nouveaux
styles, sur de nouveaux supports, d’imaginer de nouvelles formes d’art. Les
formes artistiques nées avec les nouvelles technologies ne sont que les derniers
avatars d’un art tendant à déshumaniser le monde, sans cesse en quête de
sensations nouvelles, reflet en cela d'une société de consommation et de

55
communication. Alors que l’art, et en priorité la peinture, est selon les dires de
Balthus57 une incarnation donnant vie et corps à la vision qui la porte, née d’une
observation incessante du monde qui nourrit une imagination contemplative. Le
principe de la transgression systématique des normes antérieures, au fondement
de la production artistique contemporaine, produit ainsi une création incessante
de nouvelles chapelles, chacune de ces nouvelles tendances ne pouvant se
comprendre qu’en référence à la tendance précédente qu’elle transgresse, l’art
virtuel, l’art en réseau, l’art interactif se posant en rupture avec l’art vidéo, l’op-
art ou l’art cinétique.

La confrontation des arts des nouvelles technologies de communication avec la


peinture chinoise, laquelle obéit à une filiation millénaire de maître à disciple,
loin de faire apparaître une quelconque relation –que ce soit au niveau de la
nature illusoire du monde ou de l’absence de réalité du sujet- fait ressortir au
contraire, presque en contraste, l’irréconciliable différence entre ces deux
univers, aux contextes culturels et aux références philosophiques
diamétralement opposés. La question essentielle qui ressort de la confrontation
du vide dans la peinture chinoise avec le concept de virtualité à l’œuvre dans les
arts des nouvelles technologies, outre le fait qu’ils ne sont en aucun point
assimilables, tient davantage au rapport avec le corps que l’une ou l’autre
pratique induit, et à travers ce rapport au corps, au rapport à l’autre, rapport à
l’autre qui ne peut être que politique. Le nouveau rapport au corps et à l’autre,
qui est induit par les nouvelles technologies de communication, est éminemment
politique dans le sens où c’est à travers celui-ci que s’opère la sociabilité et que
se définit l’identité postmoderne, caractérisée par son côté factice, éphémère,
relevant de la mode et de la sphère marchande. De sorte qu’on observe dans l’art
numérique une forme de déni du corps, alors qu’au contraire la tradition
extrême-orientale préconise une liberté du corps dans la recherche d’une

57
BALTHUS, Les Méditations d’un promeneur solitaire de la peinture, Paris : La
Bibliothèque des arts, 1999

56
véritable spontanéité, une absence de maîtrise à travers une maîtrise parfaite,
proche de ce que le bouddhisme appelle le « non-agir ». La qualité du geste de
l’artiste passe par la liberté de la main et par la suite du pinceau, la moindre
tension dans les épaules ou le poignet bloquant l’énergie, le flux du Qi, qui ne
sera pas transmis alors dans la peinture ou la calligraphie. Autant le principe de
vide est inscrit dans la culture chinoise, autant les arts virtuels et interactifs des
nouvelles technologies se situent dans la continuité de l’art contemporain et des
philosophies de la postmodernité, loin de la peinture chinoise classique qui, en
affirmant la primauté du Souffle et du Vide, en prônant l’inachevé comme forme
suprême de l’accomplissement, n’accorde de valeur qu’aux œuvres qui,
continuant à se parfaire d’elles-mêmes, dépassent leur propre représentation
visuelle et se prolongent indéfiniment dans le temps.

Les arts numériques, derrière leur débauche visuelle, derrière surtout le fantasme
de toute-puissance qu’ils peuvent susciter, non seulement reposent sur un tout
autre contexte culturel que la peinture chinoise, mais surtout ils se proposent une
autre finalité : au contraire de l’artiste chinois qui, par son geste, atteint un plein
épanouissement au même titre que l’esthète qui contemple l’œuvre, tendant vers
l’Eveil comme réalisation de la non-dualité, l’artiste numérique vise l’ivresse, le
vertige, la fascination. Les arts numériques sont intimement liés à la société
post-moderne, de la même façon que la peinture chinoise de paysage est liée à
l’écriture idéographique et à la cosmologie chinoise :

« Plongeant ses racines dans une écriture idéographique (...) cet art
a d’emblée possédé ses conditions d’épanouissement, même si
certaines « virtualités » ne se sont révélées ou réalisées que
progressivement. En simplifiant beaucoup, on peut dire que la pensée
esthétique chinoise, fondée sur une conception organiciste de
l’univers, propose un art qui tend depuis toujours à recréer un espace
médiumnique où prime l’action unificatrice du souffle-esprit, où le

57
Vide même, loin d’être synonyme de flou ou d’arbitraire, est le lieu
interne où s’établit le réseau de transformations du monde créé. » 58

Par l’équilibre des traits, des contrastes, des vides et des pleins, l’artiste crée une
œuvre qui s’apparente à un monde en soi. Par un curieux retournement des
choses, la peinture chinoise, dans la conception taoïste du « microcosme-
macrocosme », projette sur le papier un monde virtuel autrement plus vaste, plus
réel que celui des nouvelles technologies multimédias. Ce que revendiquait le
peintre chinois du XVIIIème siècle Cheng Hsieh, cité par François Cheng :

« Le tableau se trouve certes à l’intérieur du cadre de papier, mais en


même temps il le déborde infiniment. Ainsi, dans ce tableau de
bambous où sont montrées surtout les tiges et à peine les feuilles,
comme on devine pourtant, au-delà du papier, la présence plus
durable de ces feuilles invisibles, frémissantes de vent et de pluie, ou
lourdes de brume et de rosée ! »59

2 Esthétique de la vacuité :
Si l’Occident voit le fondement de la réalité dans l’étant plutôt que dans l’être
tandis que l’Orient devine l’origine de ce qui est dans la vacuité, si le concept de
vide s’avère intrinsèque à la pensée chinoise classique et celui de virtualité
inhérent au monde post-moderne informationnel, il est flagrant que les
rapprocher ou seulement les comparer relève du contre-sens, au mieux d’un
glissement de sens, d’une incompréhension quant à la véritable nature du vide
qu’a développé l’Orient dans ses diverses expressions philosophiques et
artistiques.
58
F. CHENG, Souffle-Esprit, Paris : Seuil, collection Points, 1989, p.12
59
Idem p.88

58
On retrouve le même malentendu entre d’une part l’art conceptuel, et toutes les
variantes qui se sont succédées depuis, célébrant le néant à travers le kitsch,
l’absence à travers la trace, comme les chamans invoquant les mânes des
défunts, et d’autre part la vacuité telle que pratiquée par les artistes chinois
traditionnels, ou plus exactement selon François Cheng 60 le vide médian né de
l’interaction Yin Yang, permettant transformations et mutations. Ce vide médian
n’est pas une abstraction stérile mais une « troisième aire », ce que Winnicott
appelait une aire transitionnelle ou un espace potentiel, on pourrait dire un non-
espace paradoxal, ni dehors ni dedans, une frontière entre absence et présence,
entre la réalité extérieure et la réalité interne. Dans une maison, fenêtres et
portes sont de la même manière des ouvertures, rectangles et carrés vides ou
transparents, ambivalents, tantôt clos, tantôt ouverts, reliant l’espace public et le
privé, des aires transitionnelles qui permettent le lien entre les individus. La
vacuité ainsi comprise comme passage, comme potentialité, induit l’altérité, la
différence et la discontinuité au sein du même, invitant le hasard, l’imprévu,
l’inconnu à fertiliser une œuvre, qu’elle soit picturale, poétique, musicale,
architecturale ou autre, à s’écarter d’un développement linéaire trop prévisible
pour entrer dans un processus dialectique de transformation. C’est une vacuité
pleine, fertile, bouillonnante, une présence sourde dont on ne peut faire
l’expérience directe, tout ce dont on fait l’expérience relevant de l’étant, sauf à
considérer cette expérience esthétique de la vacuité comme une expérience pure,
au sens où l’entendait le philosophe japonais Kitaro Nishida61, c’est-à-dire
immédiate et totale, antérieure à la distinction entre sujet et objet. L’erreur serait
de confondre cette expérience esthétique pure avec le travail d’abstraction de
l’art contemporain qui suppose, après l’abolition du sujet et de la figuration,
l’abolition même de la matérialité de l’œuvre, jusqu’à celle de l’artiste, de

60
F. CHENG, Vide et plein, Paris : Seuil, collection Points, 1991
61
K. NISHIDA, L'expérience pure, la réalité : Essai sur le bien, Bordeaux : Osiris, 1995

59
confondre cette entreprise post-moderne de déconstruction systématique avec la
vacuité, telle que suggérée dans l’art d’Extrême-Orient.

L’effondrement des valeurs a offert à l’Occident l’occasion de se perdre dans le


néant, alors que c’est au contraire la vacuité qui structure les sociétés
d’Extrême-Orient et est au fondement de leur pensée esthétique. Toute peinture
chinoise traditionnelle est construite autour du vide qui permet à l’artiste comme
au spectateur de se relier au flux vital, à la dynamique de la création. La vacuité
est ainsi conçue comme une expérience non pas abstraite mais concrète, vivante
et riche, à défaut d’être pleine, d’une infinité de potentialités, tandis que le néant
revendiqué par les tenants de l’esthétique des nouvelles technologies tient du
nihilisme plus que de la spiritualité. Si ces derniers dénoncent l’aspect illusoire
de la réalité, c’est toujours par rapport à un sujet implicite, un témoin stable
pourvu d’une identité normative, fut-il complexifié dans des réseaux ou
immergé dans l’œuvre produite. Il n’y a de rupture qu’apparente, n’entraînant
d’autres conséquences qu’un vertige hypnotique. Ce qui n’est en rien
comparable à l’abandon de soi que propose l’ascèse artistique chinoise :
« Le Tch’an, par exemple, grâce à la peinture ou à la poésie, met en
contact avec l’Ineffable et un état de consonance (chen-houei)
s’établit au fur et à mesure dans la vie quotidienne, en prenant
conscience de chen, « l’Esprit cosmique ». L’extase découverte dans
l’expérience esthétique s’étend ainsi à la vie en sa totalité. »62

Roland Barthes remarquait déjà dans « L’empire des signes »63 combien il est
ardu d’atteindre l’antonymie qui est de toucher au vide en toute conscience,
l’exemption du sens étant comprise en occident comme dissimulation ou
inversion du sens mais non absence de sens. Pour ce faire, loin de suivre la voie

C. POGGI, Les œuvres de vie selon Maître Eckhart et Abhinavagupta, Paris : Les Deux
62

Océans, 2000, p.141


63
R. BARTHES, L’empire des signes, Paris : Seuil, 2007, p.85

60
des hérauts de la déconstruction, à savoir entre autres Althusser, Lévi-Strauss,
Lacan, Foucault, Blanchot, Derrida, Deleuze, regroupés par l’université
américaine sous le label de « French Theory » et que dénonce Jean-François
Mattéi dans son œuvre posthume « L’Homme dévasté » 64, lesquels hérauts n’ont
eu de cesse d’entretenir la déconstruction de la rationalité, de la culture, de la
raison, du sens, la dissolution du sujet autonome et la relativisation généralisée,
sapant de ce fait les fondements de la société et de l’humanisme, à l’opposé de
tous ces nihilistes nous proposons de redécouvrir les vertus de la vacuité. Si le
néant est bien à l’opposé de l’être, la vacuité n’est pas synonyme de néant, elle
n’est pas apologie du simulacre ou de la déconstruction de la réalité au profit du
virtuel, au contraire la vacuité permet d’ouvrir la réalité à la totalité des
potentialités du moment :
«Opposé au plein et fonctionnant corrélativement à lui, le vide du Laozi est
le milieu où le plein se résorbe et s’indifférencie ; il est aussi ce à partir de
quoi le plein advient et devient effectif. Il n’est pas non-être, par
conséquent, mais le fond latent des choses, comme on parle du fond d’un
tableau ou du fond du silence : ce fond est le fonds d’où le son est produit
et qui le fait retentir, d’où le tracé émerge et grâce auquel il peut vibrer.
(…) Bien loin d’être un vide d’inanité, cet évidement est plutôt le délié
s’opposant au plein du tracé, là où le concret se réduit à l’infime et devient
discret, et qui fait ressortir le plein dans sa force et son épaisseur. »65

Ces potentialités que révèle le vide doivent être reconnues pour pleinement
réelles. Pour paraphraser Hegel, on peut dire que tout le réel est vacuité et que
toute vacuité est réelle. Ni verbe, ni action, au commencement était la vacuité
selon la tradition chinoise, la réalité s’ouvrant ainsi à l’infinité des possibles,

64
J.F. MATTEI, L’Homme dévasté, Paris : Grasset, 2015
65
F. JULLIEN, Traité de l’efficacité, Paris : Grasset, 1996, p.133-134

61
non par la multiplication des concepts, des théories ou des axiomes, mais par
des actes :
«Ici se dévoile déjà la notion tardive d’"intuition à même l’action",
geste qui possède la perfection du vide, qui s’illustre dans le domaine
des artisanats, des arts martiaux et surtout des arts plastiques»66

Si l’on accorde la primauté à la vacuité, l’artiste se voit dès lors confronter à la


contradiction de faire quelque chose de rien. De la même manière que le
principe de non-contradiction, qui régit la philosophie occidentale depuis
l’antiquité grecque, interdit de se poser toute question sur le néant, une
représentation picturale du vide semble en soi paradoxale, sauf à suivre
Merleau-Ponty quand il déclare que « plutôt que de l’être et du néant, il
vaudrait mieux parler du visible et de l’invisible, en répétant qu’ils ne sont pas
contradictoires »67, auquel cas l’artiste pourrait sans se trahir s’assigner la tâche
de rendre visible l’invisible. En s’inspirant du concept de grandeur négative de
Kant, selon lequel les prédicats n’ont pas de sens indépendamment l’un de
l’autre, l’expérience de l’un étant le manque de l’autre, de sorte qu’on puisse
concevoir la haine comme un amour négatif ou le vol comme un don négatif,
Merleau-Ponty affirme la simultanéité de la présence et de l’absence, du visible
et de l’invisible. La vacuité renvoyant à l’inapparent au cœur de tout apparaître
est, de ce fait, la mieux à même d’exprimer l’être, comme l’invisible le visible,
l’indicible le dicible, intuition qu’Heidegger a développé tout au long de son
œuvre. Si la vacuité ne peut être représentée mais seulement suggérée ou
évoquée, en revanche tout acte habité par le vide, que ce soit celui de l’artisan,
du maître d’art martial, du peintre, du calligraphe, du sculpteur, du musicien, du
danseur, comme la parole du poète, sont autant de possibilités d’atteindre

66
M. DALISSIER, Philosophie japonaise. Le néant, le monde et le corps, Paris : Vrin, 2013,
p.253
67
M. MERLEAU-PONTY, Signes, Paris : Gallimard, 1960, p.30

62
l’absolu de la vacuité dans la matérialité la plus concrète. L’artiste peut toucher
à la vacuité par l’acte créatif de la même manière que Kant voyait dans l’action
morale une voie pour accéder à une forme d’inconditionné, l’homme étant un
être fini qui ne peut connaître ce qui est au-delà du sensible, au-delà du temps et
de l’espace, mais pouvant expérimenter l’absolu sur le plan pratique de l’action
morale. Plus largement, toute activité relevant de ce que Jean François Billeter68
appelle un « régime supérieur de l’activité », où l’on passe d’un régime inférieur
de l’activité, fait de volonté et de contrôle sur chaque mouvement, à un régime
supérieur de l’activité délivré de toute intention consciente, est
l’occasion d’expérimenter la vacuité. C’est parce qu’ils naissent du vide que le
geste de l’artisan ou du maître d’art martial, comme le trait de pinceau du
calligraphe ou du peintre, sont parfaitement justes et trouvent un écho dans le
réel. L’équilibre subtil à l’œuvre dans le monde, entre le yin yang, le vide et le
plein, le clair et l’obscur, le visible et l’invisible, se reflète dans le geste du
peintre, dans le rythme donné au trait de pinceau, et finalement dans le tableau
ou la calligraphie. Loin de n’être qu’une ligne ou une délimitation des formes, le
trait que trace le peintre chinois vise en effet à capter le Li (理)comme principe
des êtres et des choses évoqués plus que représentés, ainsi que les souffles qui
les animent. L’acte même de tracer sur une feuille blanche un trait, né du vide
et habité par lui, est la répétition du geste primordial de la Création séparant le
ciel et la Terre. Si elle ne peut être représentée, la vacuité peut effectivement
être suggérée. Cette expression allusive de la vacuité ne nait pas du médium
mais de l’intensité d’être qui s’opère quand il y a retrait du sujet. A la fois
souffle animant l’œuvre d’une énergie subtile dans les déliés de l’encre de chine
et la tension équilibrant les traits entre eux, le vide est aussi le principe de
transformation qui offre à l’œuvre vie et authenticité. Le vide se voit
véritablement sublimé par l’art. A partir du presque rien l’artiste capte
l’impalpable présence de ce qui est, les pulsations de l’invisible à l’œuvre à tout

68
J.F. BILLETER, Leçons sur Tchouang-Tseu, Paris : Allia, 2002, p.15-24

63
instant dans le monde et permet qu’on les devine au lieu de les voir.
Paradoxalement, le vide implique la présence, ce que Michael Taussig appelle le
« vrai réel » de la substance et de la matérialité. Le vide évacue toute
signification, toute construction ou représentation, pour ne laisser que ce qui est.

Dans un apparent oxymore, on peut dire du vide qu’il a une valeur ontologique
pour toutes les formes artistiques classiques d’Extrême-Orient. Ainsi, au même
titre que la poésie ou la peinture, la musique traditionnelle chinoise est
construite autour du vide, en l’occurrence la pause, le soupir, la suspension,
soulignant ce fait que la musique en soi est une alternance de tons et de silence,
une harmonie entre accords et pauses. On ne distingue un son que par contraste
avec un silence, silence qui n’a pas d’existence propre. Certaines compositions
musicales modernes proposent une autre expérience du silence, à l’exemple de
la musique minimaliste représentée par des compositeurs tels que Philip Glass,
Terry Riley, John Adams ou Steve Reich, ou encore la célèbre œuvre de John
Cage intitulée « 4.33 » où la partition est composée par le public qui murmure,
tousse, bouge en attendant une musique qui ne viendra jamais. Cette œuvre de
John Cage est toute entière construite autour de l’état de suspension avant le
début du concert, suspension qui ouvre à la possibilité de la musique et trouve
un écho à la fin du morceau, quatre minutes et trente-trois secondes plus tard,
quand est retenue l’émotion dans la vibration musicale absente s’éteignant. Mais
de même qu’on peut se demander si le silence en musique ou l’immobilité en
danse sont assimilables à la vacuité, peut-on dire, pour ce qui est du spectacle,
que l’absence est une qualité du vide ? L’absence est-elle une façon d’habiter le
vide ? Ce que l’on croit vide, n’étant jamais rien, se révèle en fait une plénitude
à découvrir, un état latent qui ne demande qu’à se manifester dans la matière et
l’événement. Ce qu’illustre la physique quantique, abordant la notion de vide
par un autre biais que celui de l’esthétique mais qui rejoint la tradition chinoise
en ce sens que la vacuité est comprise comme non identifiable au néant :

64
« Le vide est tout sauf inerte, sa réactivité en démontre l’existence. Le
vide, apparemment rien, est tout sauf inexistant. (...) Le vide est défini
comme l’état d’énergie minimale d’un champ. »69

Le vide dans l’art classique chinois, s’il est compris comme la condition
d’existence de toutes choses, est toutefois davantage une invitation à la
méditation qu’une interrogation scientifique. L’indéterminé, la brume, les
nuages, états intermédiaires entre le proche et le lointain, l’espace vierge de la
toile suggérant l’invisible autour duquel est basée la composition de l’œuvre,
sont autant de variations sur le vide qui suscitent chez l’auditeur ou le spectateur
non une attente mais un entre-deux propice à une forme d’attention flottante et
méditative. La contemplation d’une œuvre d’art peut se comparer dans certains
cas extrêmes à l’extase qui transporte le mystique au faîte de sa méditation 70,
toute expérience esthétique véritable impliquant un processus de
desubjectivation qui tend à la vacuité. Plotin décrivait pareillement, à travers la
contemplation du Beau, l’union à l’Un comme révélation mystique ultime.
Pénétré de l’objet contemplé, le sujet perd toute notion du moi :
« Ainsi conçue, l’expérience esthétique comporte une métamorphose
de la sensibilité et de l’intellect chez l’artiste qui, par la concentration
de l’esprit, surmonte la dualité et connaît la saveur d’une conscience
unifiée. C’est pourquoi l’art se présente dans les textes anciens
comme une voie de concentration, un yoga (dans le sens de
méthode) »71

69
M. CASSE, Du vide et de l’éternité, Paris : Odile Jacob, 2014, p.107-109
70
P. BRUGUIERE, La délectation du rasa. La tradition esthétique de l’Inde, in Cahiers
d’Ethnomusicologie, n°7, 1994, p. 3-26
71
C. POGGI, Les œuvres de vie selon Maître Eckhart et Abhinavagupta, Paris : Les Deux
Océans, 2000, p.163

65
Attitude contemplative que dénoncent beaucoup d’artistes contemporains, en
quête de visiteurs actifs voire acteurs du déroulement de la création. Certains
artistes poussent même la démarche jusqu’à devenir spectateurs des spectateurs,
ce que des critiques ont appelé une « esthétique relationnelle et participative ».
Cette nouvelle esthétique est quelque peu différente de cet art immersif faisant
appel à la réalité augmentée, dans le sens où il s’agit de sociologie plus que
d’esthétique, d’analyse du comportement davantage que de recherche de
sensation ou d’émotion, voie initiée dès les années 1920 par des artistes tels que
El Lissitzky, Bayer, Moholy-Nagy, suivis entre autres par Thomas Struth et la
série « Audience » en 1989 où des spectateurs sont photographiés à leur insu
dans des musées d’art classique en train d’observer des tableaux célèbres, ou
encore « Candy Pieces » de Felix Gonzalez-Torres. L’œuvre (s’il y en a une)
n’est plus centrale mais simple prétexte à observer le comportement des
spectateurs dans un rapport inédit à l’espace de l’art comme continuité de
l’espace public72. Dans le même esprit, Yves Michaud rapporte l’initiative de
l’artiste anglais Tino Sehgal en janvier 2010 au musée Guggenheim de New
York, exposant une œuvre sans objet, sans texte de présentation, sans catalogue,
sans vernissage, interdite de photographie :
« L’œuvre consistait uniquement dans la visite du musée vidé de
toutes ses œuvres (…). L’œuvre, c’était l’expérience dans sa totalité,
avec ses pleins et ses vides, les attentes du visiteur, sa déception ou
non, ses surprises, sa curiosité ou son ennui, son plaisir de faire
partie de l’expérience ou son dépit d’en être le cobaye ou la dupe. »73

On peut supposer qu’à terme le destin d’une telle démarche est l’absence de
spectateurs, l’absence d’espaces artistiques, l’absence d’artistes. L’absence d’art

J. PUTNAM, Le musée à l’œuvre, Le musée comme médium dans l’art contemporain,


72

Londres : Ed. Thames & Hudson, 2001


73
Y. MICHAUD, L’art, c’est bien fini, Paris : Gallimard, 2021, p.281

66
comme art total, posture revendiquée notamment par l’artiste niçois Ben, serait
l’apothéose d’un art nihiliste, bien qu’encore soumis à la fétichisation par la
signature ainsi qu’à la médiatisation, la marchandisation systématique, la
sacralisation de la valeur financière de l’œuvre, cette dernière fût-elle
inexistante. Inanité et concupiscence, voilà des qualités consécutives au
matérialisme, inhérentes à la société de consommation, à l’opposé de la vacuité
créatrice, fruit de l’ascèse des artistes traditionnels chinois. Devant la perte de
vitalité de l’art contemporain occidental et son incapacité à se renouveler, la
peinture orientale est une source d’inspiration, puisant dans la vacuité la
possibilité constante d’une régénérescence esthétique. Loin d’être une simple
absence d’objet, la vacuité est présence sans objet, matérialisant une image de
l’objet par cristallisation de l’énergie du vide. N’ayant pas d’existence matérielle
propre, la vacuité ne se distingue de rien et cependant permet à toutes choses
d’être, au même titre que le silence qui n’a pas d’existence positive propre mais
rend possible la distinction du son. Le vide, que la physique quantique conçoit
comme un champ d’information illimité, est ainsi la seule expression possible de
l’inapparence de l’être. L’essence de l’être, selon Heidegger, sous-entend le
néant dès l’origine et ne se laisse pas représenter objectivement, à la différence
de l’étant. La seule tentative, paradoxale, de vouloir représenter l’être comme de
tenter d’exprimer la vacuité, ce qui revient au même, est en soi une fuite devant
la réalité du néant. Il est vain, en effet, de parler du vide comme il est vain de
parler de la mort, ceux qui peuvent en parler car n’étant pas encore morts, n’en
sachant rien, et ceux qui, étant déjà morts, savent de quoi il retourne, ne pouvant
plus parler 74. Ce qui n’empêche pas les uns et les autres d’en parler, deviser de
ce qui est inconnaissable ayant l’immense mérite de rassurer l’individu, effrayé
devant l’inconnu, et de figurer la plénitude de la connaissance à la place du
manque. Si l’être humain est ainsi habité par un sentiment d’incomplétude,
incomplétude que l’art met en évidence, peut-on dire pour autant que l’art n’a

74
V. JANKELEVITCH, La Mort, Paris : Flammarion, 1966

67
pour perspective que de combler ce manque originel, ce sentiment
d’incomplétude, d’une façon allusive qui serait plus réelle que les paroles et les
concepts abstraits ? De la même manière qu’écrire est une tentative de noircir la
page blanche, que parler du vide n’a d’autre but que de le remplir, la
représentation du vide en peinture, de façon suggestive ou démonstrative, ne
serait-elle rien d’autre qu’une forme d’exorcisme ou au contraire une invitation à
la transcendance ? Selon les époques et les traditions, l’art hésite ainsi entre
remplir artificiellement le vide de l’âme ou bien en révéler la vacuité, tendant de
ce fait à dissocier le sujet de l’objet, à détacher l’ego du corps, mieux encore à
effacer l’ego, à en révéler l’absence de réalité comme étant sa véritable nature.
Selon la théorie picturale chinoise classique, le peintre doit lâcher l’esprit
analytique qui est semblable à un fantôme, pour revenir au corps brut, en suivre
le rythme profond de façon à communiquer avec le divin, le corps en tant que
microcosme faisant écho au macrocosme :
« Lorsque le pouvoir divin opère, le Pinceau-Encre atteint la Vacuité.
Alors, il y a Pinceau par-delà le Pinceau, Encre par-delà l’Encre. On
n’a plus qu’à agir selon le rythme du cœur et il n’est rien qui ne fasse
merveille. Car c’est là l’œuvre du ciel ! »75

De même qu’un tambour résonne parce qu’il est vide, vider l’esprit de toute
préoccupation, de toute pensée, permet de faire vibrer l’esprit, d’atteindre cette
créativité, cette liberté d’action, cette habileté habitée par la vacuité, au-delà de
la contradiction entre sujet et objet, entre technique et créativité, détachement
que prônait Zhuangzi, et qui passe par l’intermédiaire du corps. Les arts vivants
traditionnels japonais du nô76 et du kabuki, ou encore la danse buto née dans les
années 1960, expriment de façon particulièrement vive comment le vide
intérieur s’extériorise à travers le corps par la manifestation du Souffle vital,
75
PU YENTU, in Recueil de la théorie picturale chinoise, Pékin : Editions des classiques,
1957, p.64
76
ZEAMI , La Tradition secrète du Nô, Paris : Gallimard/Unesco, 1985

68
appelé 気 (Qi) en Chine, き (Ki) au Japon ou प्राण (Prana) en Inde. Jaillissant du
vide, l’énergie créatrice libérée par l’artiste se cristallise dans une tension entre
la présence du sujet et celle de l’œuvre. Ce que Walter Benjamin appelait l’aura,
dont il déplorait la déperdition due aux techniques de reproduction de masse,
notamment l'imprimerie et la photographie77, la duplication à l’infini effaçant la
présence de l’œuvre. Kim Hyeon-Suk exprime clairement l’immatérialité de
cette énergie créatrice issue du vide quand elle écrit :
« L’énergie réelle et l’énergie virtuelle de l’artiste se croisent sur
l’espace blanc comme les flux du vent dans l’espace. Et lorsque ces
deux énergies se croisent sur le fil du temps, un geste spontané fait
apparaître un simple trait dans l’espace pictural. Ce simple trait
représente tous les mouvements de ces énergies lors des contacts avec
la surface du blanc. Ce trait signifie alors tantôt une énergie réelle,
tantôt une énergie virtuelle. L’énergie ki est comparable à un voile
très fin qui flotte dans l’air (...) »78

Cette énergie insaisissable pourrait s’assimiler à un état de présence à soi et au


monde, qualité transformatrice en elle-même, mais qui ramène au silence, à
l’immobilité, à l’absence. Absence d’effets esthétiques, de mots, de jugements,
de définitions définitives et objectives, qui ouvre spontanément à l’instant
présent. Ainsi, en trois vers et avec un minimum de caractères, la poésie
classique japonaise, appelée haïku, suggère l’impermanence de toute chose, ce
que le bouddhisme japonais appelle aussi « mujô », exprimant la beauté de
l’instant tout en tentant de dissimuler le vide sous-jacent à tout ce qui est.
Représentatif des philosophes et théologiens du Moyen-Age européen, Eckhart

77
W. BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dernière
version 1939, in « Œuvres III », Paris : Gallimard, 2000
78
K. HYEON-SUK, L’art et l’esthétique du vide, Paris : L’Harmattan, 2014, p.173

69
exprime une idée similaire quand il comprend la beauté comme l’unité saisie
dans la multiplicité, nécessitant d’abandonner l’égo et ses représentations :
« Si la Beauté existe partout, il n’y a qu’à la découvrir ; Eckhart
enjoint à cette fin de s’abandonner, de mettre le levier en soi et de se
quitter, car l’obstacle en toute chose, c’est soi-même, déclare-t-il. Une
fois cette catharsis réalisée, l’unité dans la multiplicité, la beauté et
l’harmonie (concordia) sont restaurées dans le flot de la vie. »79

L’exposition proposée par le Centre Pompidou en 2010, retraçant l’ensemble de


l’œuvre de Soulages, fut un moment représentatif de cette tendance à la
répétition propre à l’art contemporain. Le contraste était frappant entre d’une
part les peintures des années 1960 (Peinture 55x46 cm, janvier 1960, Peinture
200x162 cm, 14 mars 1960, Peinture 260x202 cm, 19 juin 1963, Peinture
220x366 cm, 14 mai 1968) empreintes de spontanéité, et d’autre part les
peintures produites à partir des années 1980 (Peinture 324 x 362 cm polyptyque
de 4 éléments1986, Peinture 181x244 cm, 25 février 2009), répétitions
mécaniques de son célèbre outre-noir, froides, dévitalisées. Cette distinction
entre une créativité vécue et une représentation superfétatoire, Bergson la
formule autrement quand il différencie mouvement et trajectoire. Alors qu’on est
dans le mouvement, qu’on le vit de l’intérieur, de façon unifiée, la trajectoire au
contraire est parcourue de façon extérieure, comme une suite de points, une
succession de positions. Le mouvement est dans un temps vécu, subjectif, dans
le temps de la conscience non mesurable, ce que Bergson appelle la durée ; la
trajectoire s’expose, de son côté, dans le temps commun, le temps mesuré, le
temps objectif de la montre. La grâce ou le génie relève du mouvement, il faut le
vivre de l’intérieur pour le saisir. La représentation, le spectacle, le simulacre
relève de la trajectoire, de la trace qu’un observateur extérieur peut suivre sans

79
C. POGGI, Les œuvres de vie selon Maître Eckhart et Abhinavagupta, Paris : Les Deux Océans,
2000, p.140

70
s’impliquer aucunement. Ce qui est vrai pour la danse ou la musique l’est tout
autant pour la peinture, la sculpture, la poésie ou n’importe quel autre art pour
peu qu’il donne accès à ce temps de la conscience. Patrice Fava exprime cela à
sa façon quand il écrit :
« On n’accède pas au Vide par le discours. Giacometti a travaillé sur
cette épuration de l’être qui est du même ordre. Il a affiné l’être
humain jusqu’à ce qu’il n’en reste rien, mais pourtant il est là. Il l’a
dépouillé à l’extrême de tout ce qui le rend lourd et bête, il lui a
enlevé ses masques et le voilà devenu une entité pure, un modèle
d’être, dont on voit et le corps et l’esprit. La statuaire religieuse
tentait de restituer le niveau de perfectionnement, l’ascèse, la vie
intérieure de celui qui était représenté. Giacometti a fait quelque
chose de semblable, en empruntant un tout autre chemin. »80

Du fait de mettre le plein en évidence, par un effet de contraste, en même temps


qu’il est contenu, de faire ressortir l’éclat d’une forme ou d’une couleur, le vide
opère comme l’élément central de l’œuvre. L’art se régénère ainsi non pas dans
l’ajout, l’accumulation et la répétition mais au contraire dans la soustraction, à la
différence des productions médiatiques modernes cantonnées à la surenchère et
à l’excès logorrhéique.

Le vide en art s’exprime également dans l’inachèvement, si tant est que l’on
associe le fini au plein. Davantage qu’une maîtrise de l’ellipse, qu’un projet de
déconstruction ou qu’un « work in progress » (un travail en cours) selon
l’expression à la mode, l’œuvre inachevée est une œuvre interrompue, dont
Rodin, Beethoven, Bach, Kafka ou Mallarmé nous ont donné d’illustres
exemples. L’inachèvement est une rupture qui donne à l’œuvre un supplément
existentiel par l’ouverture des possibles, le goût de l’imperfection, trace du vide

80
P. FAVA, L’usage du Tao, Paris : JC Lattes, 2018, p. 73

71
au cœur de la vie. L’œuvre inachevée est une œuvre ouverte, imparfaite,
toujours à faire, en devenir, en somme une œuvre processuelle potentiellement
illimitée, qui ne se clôt pas sur elle-même mais reste en suspens. Les peintres
chinois classiques ont su exploiter cet inachèvement dans une sorte
d’indifférencié duquel émergent les signes visibles qui permettront l’unité de
l’œuvre. A travers des pans entiers du tableau qui restent non-peints, à travers
des traits à peine suggérés, le peintre accueille le vide comme élément central de
l’œuvre :
« Le vide est perçu, dans la peinture chinoise, comme un signe de
plein droit. Signe fondateur d’ailleurs, puisque c’est par rapport à lui
que les autres éléments se perçoivent comme signes. Il intervient à
tous les niveaux constitutifs d’un tableau (nous pouvons en dégager
cinq, à savoir : Pinceau-Encre, Ombre-Lumière, Montagne-Eau,
Homme-Ciel, Cinquième dimension), servant de lien organique qui les
relie et assurant par là leur unité. »81

La vacuité est non seulement signifiante en soi mais aussi source d’inspiration, à
l’origine de l’énergie créatrice qui anime l’artiste. Si cette énergie créatrice née
du vide est impersonnelle, elle est aussi libératrice, au contraire d’une créativité
issue de la seule volonté de l’artiste, qui serait subjective, autocentrée,
limitatrice. La première ouvre sur la beauté, la seconde enferme dans le
narcissisme. A peine si l’on ose encore écrire le mot « beauté » tellement il a été
désavoué par des philosophes qui se sont acharnés à le dévitaliser, l’analyser
avant de le déconstruire. Quitte à ressusciter un cadavre, nous nous en tiendrons
ici à l’observation de Jean-François Billeter :
« On peut dire que la beauté produit un effet, mais aussi qu’elle est un
effet. Elle est un événement, un moment d’activité supérieurement

81
F. CHENG, Perspectives comparatistes : représentations cosmologiques et pratiques signifiantes
dans la tradition chinoise, in Extrême Orient – Extrême Occident, vol. I, n°1, 1982, p. 21

72
intégrée suscitée en nous par l’intégration supérieure des moyens
utilisés. Nous passons d’un régime d’activité dans un autre. »82

Toute production artistique est un événement, une rupture dans la trame des
phénomènes apparents, née du vide pour surgir dans l’être. Toute musique,
chant ou parole poétique est rupture du silence, toute peinture ou sculpture est
rupture dans l’ordre de l’apparaître. La pulsion à l’origine de la création est
attraction vers l’absolu, issue du vide pour retourner vers le vide.

Si l’on peut parler d’un trait propre à l’humain, par nature fini, c’est la capacité
de penser l’infini sans pouvoir le définir, de penser la beauté sans pouvoir
l’exprimer, de penser la vacuité sans pouvoir la saisir. A défaut de comprendre
l’infini, la beauté, la vacuité, on peut les suggérer, si ce n’est les invoquer.
Invoquer non pas comme on implore une divinité ou un saint, mais comme
ébauche de connaissance dans le sens où connaître quelque chose, c’est en avoir
l’idée. Du fait de connaître, on peut poser la question, extérioriser le trouble qui
nous saisit, en partager le vertige. Ce processus n’est pas pure opération de
l’esprit mais passe par le corps. Toute activité artistique est d’abord corporelle.
Si cette assertion semble évidente pour la danse, le chant ou le théâtre, elle l’est
également pour toute autre forme d’art, peinture, sculpture, poésie ou musique.
Le corps est l’instrument premier de l’artiste, l’intermédiaire par lequel l’artiste
puise son inspiration dans la vacuité créatrice. Celle-ci ne pouvant être
expérimenté que par le corps, l’art considéré comme pratique de la vacuité passe
nécessairement par le corps. Et de corps réceptif à l’inspiration, ouvert à
l’intuition, offert à la grâce, il n’en est de meilleur qu’un corps lui-même
possédé par le vide. Le corps vide est un corps vivant et créatif. Le vide se
82
J.F. BILLETER, Trois essais sur la traduction, Paris : Allia, 2014, p.116

73
réalise à travers le geste parfait de l’artiste jusqu’à s’incarner dans le corps. Ce
vide tient de l’impersonnel, il dissout l’identité dans le continuum sensoriel du
corps, permettant la participation totale de l’être, son intégration dans la
globalité du monde, offrant la possibilité d’atteindre à un au-delà des
apparences. L’expérience esthétique que proposent les traditions extrême-
orientales est bel et bien une initiation qui trouve son origine dans la vacuité et
mène à la plénitude de l’être. Autant la virtualité où se complaisent les arts
numériques relève du narcissisme, vertu cardinale du post-modernisme, autant la
vacuité qui habite les arts d’Extrême-Orient est ouverture sur le monde,
invitation à la transcendance et à la transformation.
De la même manière que la poésie fait résonner le silence entre les mots et la
musique ce même silence entre les notes, la peinture chinoise traditionnelle, en
jouant sur l’équilibre des espaces blancs et noirs, vides et pleins, fait ressentir
l’énergie qui se dégage du paysage, du personnage ou de la fleur, l'harmonie
entre l'homme et l'univers, en même temps que l’énergie propre du peintre. Elle
interroge la nature de la réalité et la possibilité qui nous est donnée de saisir
celle-ci. A savoir si l’on postule une origine absolue fondant l’ordre de la
connaissance ou bien si l’on dénie une antécédence fondamentale sur la base de
laquelle doit nécessairement s’édifier toute construction rationnelle. Dans le
premier cas, qui serait la position de Hegel, rien ne reste étranger à la sphère du
logos, le réel étant déjà comme imbibé du sens que la pensée cherche à en
extraire, il n’y a donc aucune extériorité de l’Etre vis-à-vis de la conscience qui
le pense et s’y pense, le langage habitant déjà le sensible et y opérant à la
manière d’un « inconscient rationnel », selon l’expression de Jean-François
Lyotard. L’autre position, qui serait celle de Husserl et que développe Lyotard
dans son livre « La Phénoménologie »83, ne conçoit le langage, à tout prendre,
que comme une couche superficielle de sens dont l’homme revêt la réalité pour
son usage. Cette réalité, loin de donner prise au discours, est juste là,

83
J. F. LYOTARD, La Phénoménologie, Paris : PUF, 1954

74
passivement donnée, comme ce sur quoi butent les mots et les intentions
humaines, s’affirmant antérieurement à toute espèce de rationalité constituée,
telle « une certitude première, celle qu’il y a de l’être ». Là où Hegel voit dans
la raison un pouvoir herméneutique infaillible, capable à terme de déchiffrer
intégralement le monde à la façon d’un texte intelligible, Husserl conçoit, lui, ce
qu’il appelle le monde de la vie comme une énigme indéchiffrable autant
qu’inexprimable, et qu’on ne saurait aborder autrement que par le silence de la
foi. La vie ne saurait être que vécue, non conçue, encore moins dite ou décrite.
Tout discours, au sujet de la vie, la manque inévitablement, la rate
nécessairement. On ne peut rien en dire. Elle se passe de nos explications même
si elle ne cesse, de par son caractère muet, de provoquer nos interrogations et de
stimuler notre imagination. La phénoménologie est donc vouée à l’impossible
tâche de dire l’indicible, de la même manière qu’il est paradoxal de penser le
non-être :
« Nous ne parvenons à penser l’absence de toute chose qu’en faisant
surgir quelque chose dans la pensée. Penser le non-être, ou
l’imaginer, ou le dire, c’est toujours l’anéantir puisque c’est le
représenter d’une manière ou d’une autre, par analogie avec l’être !A
peine dite ou figurée, l’idée d’une vacuité totale se trouve ainsi
investie par ce qu’elle ne saurait contenir. »84

Ce paradoxe de la phénoménologie est aussi celui de la peinture chinoise dans


son élan pour traduire le vide à l’origine de l’être, équilibrant sur la toile le vide
et le plein, jusqu’à laisser la place à un poème dans l’espace blanc du tableau.
Loin d’être un simple commentaire ajouté, ce poème participe au flux du
tableau, les signes calligraphiés et les éléments peints étant du même pinceau,
presque du même geste, introduisant une dimension vivante, celle du Temps,
tout en révélant l’état d’esprit du peintre et les émotions qu’il a voulu exprimer

84
E. KLEIN, Ce qui est sans être tout à fait, Paris : Actes Sud, 2019, p.26

75
pendant le processus de création. On retrouve cette même tentative de dire
l’indicible dans le refus de Lyotard de réduire le sens à sa dimension
linguistique, tentant de tirer le langage vers ce qui n’est pas signifiable par lui,
d’essayer de faire résonner en lui les « voix du silence ». Ce silence élémentaire
a pour vocation d’être signifié, ou mieux encore figuré. Cette figuration, selon
Lyotard, peut s’accomplir au moins suivant deux voies : la première, dans
l’ordre du langage lui-même, en particulier celui de la poésie, au moyen de la
« figure-forme » ; la seconde, dans le champ pictural, par l’intervention de la
« figure-image ». Dans les deux cas, l’alternative à la rationalité discursive vient
de l’art. Par le biais de la philosophie lyotardienne, on peut donc tenter de
réconcilier la pensée post-moderne et la peinture chinoise. Lyotard, en effet,
dans son livre « Discours, figure »85, dénonce le « logocentrisme pictural »,
cette illusion inhérente à la peinture occidentale selon laquelle toute trace visible
est virtuellement un trait dicible. Lyotard rend justice au sensible en
entreprenant une réhabilitation qui sache faire vibrer les images et les formes au
diapason de l’indicible, leur restituer leur silence d’origine et mettre entre
parenthèses la « violence initiale » par quoi le voir se laisse contraindre par le
dire. Bien sûr ce serait un leurre de croire que le visible existe à l’état pur et
qu’il nous est accessible comme tel. Son origine est toujours déjà là. D’où le
désir qui nous lie à cette perte d’origine, ce « non-lieu initial » qu’on cherche en
vain à combler. En ce qu’elle veille à empêcher les images de devenir des
substituts de mots, la peinture se rapproche ainsi de l’activité transcendantale,
comme force de disjonction plutôt que de synthèse. Lyotard voit, dans l’œuvre
picturale, un objet absolu, un objet interdisant tout transfert symbolique, ne
renvoyant à rien d’autre qu’à lui-même, agissant dans l’ordre énergétique, dans
le silence du corps. On retrouve là un rappel au corps, par le silence, par
l’énergie, qui n’est pas sans évoquer l’approche de la peinture chinoise. A
travers l’idée d’une œuvre dictée par le silence du corps, conçue comme masse

85
J.F. LYOTARD, Discours, figure, Paris : Klincksieck, 1971

76
libidinale critique, bloc d’inconscient ou émanation spirituelle, on retrouve chez
Lyotard une sorte d’énergétisme généralisé. Le corps n’est pas l’autre de la
pensée, comme le concevait Descartes, mais bien sa matrice. La conscience et le
corps ne forment pas deux substances exclusives l’une de l’autre mais deux états
d’un même flux énergétique. D’après Lyotard, s’il y a une ligne de continuité
entre l’esprit et la matière, l’un résultant soit d’une transformation de l’autre,
soit d’une identification à l’autre, cela signifie, d’une part, que l’esprit ne peut
prendre entièrement conscience de ses propres origines, que celles-ci sont en lui
comme son enfance perdue, et d’autre part, que la matière étant contiguë à la
pensée, se résorbant en elle, est en quelque sorte une matière immatérielle, dans
un paradoxe comme les aime la philosophie taoïste. Mémoire de la
transmutation de la force matérielle en force spirituelle, l’œuvre participe d’un
« matérialisme immatérialiste ». L’œuvre est donc tout à la fois le condensateur
et le transformateur, la reprise créatrice de la force vitale qui anime toute chose,
force vitale que les chinois appelleraient « Qi ». Mais plus encore, cette
présence non-présente, Lyotard pense que l’esprit ne parvient à l’accueillir
qu’en faisant le vide en soi, dans une totale impréparation, dans une sorte de
« mise à blanc ». Cette abnégation ou dénuement de l’esprit qui se dépossède de
ses certitudes, n’est-ce pas, au fond, le même état méditatif qui inspire l’artiste
chinois, tel Wang Yü, qui vécut vers la fin du XVIIème siècle et le début du
XVIIIème siècle, cité par François Cheng dans son livre « Souffle-Esprit » :
« La pure vacuité, voilà l’état suprême de la peinture. Seul le peintre
qui l’appréhende en son cœur peut se dégager du carcan des règles
ordinaires. Comme dans l’expérience d’illumination du Ch’an (Zen),
sous l’effet d’un coup de bâton, il s’abîme soudain dans le Vide
éclaté »86

Cette saisie de la pensée par ce qu’elle ne peut saisir est la traduction d’un en
deçà des mots, un sentiment de l’esprit par lequel celui-ci « se sait » et se tait,
86
F. CHENG, Souffle-Esprit, Paris : Seuil, collection Points, 1989, p.59

77
savoir non rationnel ne supposant pas de subjectivité constituée, silence qui
laisse sans voix, silence que Lyotard rapproche de la notion d’ « affect
inconscient » freudien. C’est cette même vacuité que la peinture chinoise
classique se propose de « montrer », si l’on se réfère à Ludwig Wittgenstein
pour qui le représentable relève de l’exprimable et ce qui ne l’est pas du
« montrable »87. Cette silencieuse vacuité est ce qu’il y a de plus universel en
chacun, et fait qu’au-delà de ses conditionnements et traits culturels un
occidental peut se trouver ému par une peinture chinoise, de même qu’un
chinois se trouver touché par exemple par un tableau de Cézanne ou de Van
Gogh. La peinture traditionnelle chinoise, supposant le vide comme condition de
réalisation, est toutefois la plus à même de nous aider à saisir intuitivement cette
vacuité qui échappe en grande partie à la pensée discursive et à la logique
linéaire classique. Cette peinture est plus suggestive ou évocatrice qu’expressive
ou représentative :

« En Chine, le concept central de la critique est, en peinture, le


« xu », le vide, c’est-à-dire ces plages blanches laissées à
l’imagination. La partie peinte, moins importante que les parties
vides, tend à n’être en quelque sorte que le support de celles-ci,
l’auxiliaire qui guide l’œil et l’amène jusqu’à ce seuil essentiel du
vide, où c’est l’esprit qui prend le relais de l’œil (…). L’idéal pictural
est dans la litote, l’ellipse, le fragmentaire : l’objet est délibérément
coupé de son contexte pour mieux dépouiller sa matérialité vulgaire :
la montagne n’est entrevue qu’entre deux bancs de brume, la fleur ou
le fruit a été arraché de sa branche et jeté, insolite, dans le vide de la
plage blanche où, libre de toute anecdote, il devient un signe
abstrait. » 88

87
L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, aphorisme 2.172, Paris : Gallimard,
1922, p.39

78
Sans doute Pierre Ryckmans veut-il suggérer cette sensation d’irruption que
procurent la fleur dans un tableau de Chao Meng-chien ou de Mu chi (moine
chan du XIIème siècle). Mais la fleur ou le fruit que peint l’artiste chinois, s’ils
sont habités d’une grande liberté d’expression, sont en même temps, écrit
Marcel Granet89,  justifié d’être par l’immanence en eux du Tao d’où procède
pour chaque chose, avec une absolue singularité, une entière indépendance. Le
peintre chinois vise, à travers son œuvre, à saisir rien de moins que l’origine de
l’être, à revenir et s’oublier dans le Vide originel.

De la même manière, devant la poterie et la céramique chinoise de style Sung,


Maldiney90 exprime son expérience du vide comme une épreuve relevant, plutôt
que d’un évidement, d’un principe rythmique, rythme et limite étant
antinomiques. Le vide n’ayant pas sa contenance dans le vase, le rapport
dedans-dehors s’inverse : du vide dans le vase, d’un vide intérieur au vase, on
glisse au vide suggéré par l’aspect extérieur du vase, par la plénitude de ses
formes. Le vide assure la mutation contenu-contenant, au sens du Classique
chinois le Yi-King –le « Livre des Mutations »- c'est-à-dire transformation du
Yin en Yang, et inversement, les cycles s'emboîtant les uns dans les autres, en
même temps qu’identification du vide intérieur au vide extérieur. Les
complémentarités, qu’on peut qualifier de dynamiques ou de dialectiques, du
clair et de l’obscur, du dehors et du dedans, du lointain et du proche, du
manifesté et du virtuel, de l’ascension et de la descente, de l’ouverture et de la
fermeture, du Vide et du Plein, s’apparentent à celle du Yin/Yang, s’exprimant
par les variations rythmiques de l’encre noire avec les plages blanches :

88
P. RYCKMANS, Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, Paris : Hermann,
1984, p.109
89
M. GRANET, La pensée chinoise, Paris : Albin Michel, 1934, p.277

90
H. MALDINEY, Ouvrir le rien, l’art nu, Paris : Encre Marine, 2001

79
« L’union du pinceau et de l’encre est celle de Yin et Yun. (…)
Réaliser l’union de l’encre et du pinceau, c’est résoudre la distinction
de Yin et Yun, et entreprendre de défricher le chaos. (…) Au milieu de
l’océan de l’encre ; il faut établir fermement l’esprit ; A la pointe du
pinceau, que s’affirme et surgisse la vie ; Sur la surface de la peinture
s’opère une complète métamorphose ; Au milieu du chaos s’installe et
jaillit la lumière ! » 91

Les deux pôles Yin/Yang que sont, dans la peinture chinoise, la Montagne et
l’Eau ( 山 水 , Shanshui : montagne-eau), resteraient statiques, figés dans une
relation d’opposition stérile, sans l’intervention du principe de Vide. Le vide est
la condition nécessaire à toute transformation. Un vide qui est vide de forme. Du
fait que rien n’est préformé en lui, ce vide rend possible toutes les mutations. Et
parce qu’il est capable de vide, l’homme est l’intermédiaire privilégié qui
permet la transformation Yin/Yang. De par sa capacité d’acquérir, grâce à son
esprit, les vertus de la Terre et du Ciel tout en communiant avec le Vide,
l’homme véritable ( 仁 : Ren) tend vers l’unité avec le Tao tout en prenant en
charge le réel. La pratique de la peinture chinoise se présente comme l’une des
voies d’accès à la réalisation de cette nature d’homme véritable. Bien que cette
peinture puisse être dite profane dans le sens où elle ne représente pas de scènes
religieuses (alors que ce sont souvent des moines bouddhistes, taoïstes ou
confucianistes qui la produisent), elle est néanmoins fondamentalement
spirituelle. De même que l’ascète taoïste apprend à se nourrir de souffle, à le
conduire dans tout son corps pour le ramener au palais du Ni-Wan, situé au
centre de la tête, siège de la méditation mystique, une véritable œuvre d’art,
selon la tradition chinoise, est censée naître et se nourrir au centre du cerveau.
L’artiste voit l’image dans son cerveau comme l’ascète visualise les dieux à

91
P. RYCKMANS, Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, Paris : Hermann,
1984, p.69

80
l’intérieur de son corps. De même que les dieux naissent du Chaos, l’œuvre
d’art qui se constitue dans le cerveau de l’artiste nait en réalité du Vide originel
pour y retourner virtuellement. L’artiste perdu dans un état contemplatif,
l’œuvre jaillissant de façon impersonnelle, on a pu parler à propos de la peinture
de paysage chinoise d’art sans art. Ainsi, Li Tcheng, qui « dans ses peintures,
atteignait à un degré merveilleux l’accent du samâdhi », perdait toute
conscience de sa propre existence quand il peignait. Oppressé par la vision qu’il
portait en lui, il ne voyait plus que les montagnes et se déchargeait sur la soie de
l’extraordinaire paysage qui lui gonflait le cœur. Peindre devient alors une
activité purement spirituelle. Loin de tendre vers la facilité ou de n’être que la
simple acquisition d’une technique, il s’agit d’emprunter d’abord une voie
négative, celle-ci à peine atteinte il faut la dépasser en l’oubliant, jusqu’à ce que
l’activité devienne non voulue, spontanée, sans intention ni réflexion, sans effort
et naturelle. La peinture, comme la calligraphie, cesse alors d’être un exercice
conscient, un art, pour ne plus être que libération tendant vers la vacuité.

L’activité artistique autant que le sens esthétique participent d’une éthique. Si


les concepts éthiques, posés dès le début du bouddhisme, se sont traduits en
principes esthétiques, c’est qu’en Extrême-Orient l’art apparaît clairement
comme une voie d’accès à la vacuité, l’artiste s’appuyant sur la vacuité qui
réside en lui pour exprimer le Vide qui est en toute chose. Toute l’activité
artistique consiste à se défaire de soi pour puiser l’inspiration dans le non-soi,
dans un passage du plein au vide, de l’agitation et de l’encombrement psychique
à l’oubli de soi, et pour ce qui est du mode d’expression, passage de
l’insuffisance de la technicité à la plénitude créatrice née de la vacuité. Cela
correspond à une véritable ascèse, menant à la suppression de la pensée
dualisante jusqu’à un état d’inconnaissance et d’inconscience, à un lâché prise
ou « lâcher tout appui », vide du temps qui fait vivre ou penser d’instant en
instant dans le discontinu. Le peintre ne sait plus rien, en effet, de la technique
ni du paysage quand il peint. Il atteint à la perfection parce qu’il est vide. Pour

81
accéder à cette essence indifférenciée, il faut retourner la vision vers la source
de l’esprit, la pensée étant alors parfaitement détachée de l’objet, allant et venant
en toute spontanéité. Dans l’esprit du peintre se dissout toute distinction entre le
sujet observant et l’objet observé. De façon similaire, dans la contemplation de
l’œuvre d’art se dissout le moi, en même temps que la perception erronée de la
réalité comme étant continue. Lilian Silburn décrit la pratique mystique
(bhavana), selon la tradition bouddhiste, comme une intelligence vide de désir,
d’attachement, de notions, se faisant intuition pénétrante, c’est à dire prajna,
compréhension globale, efficiente, que le Buddha qualifie de vive (tikkha) et de
perçante (nibbedhika), coupant les racines des doutes, percevant les choses
telles qu’elles sont, c’est à dire isolées les unes des autres parce que baignant
dans la vacuité :
« Aux yeux des bouddhistes toutes les choses telles qu’elles nous sont
données sont transitoires, dépourvues de Soi, de permanence, il n’y a
de continuités que celles que construit notre pensée et parmi ces
continuités factices la plus novice est la permanence du moi » 92

C’est cette vacuité qu’exprime la peinture chinoise, à ce détachement, cette


impermanence qu’elle veut amener le spectateur absorbé en elle. Le vide autour
duquel, si l’on peut dire, est axée la peinture chinoise classique, loin de n’être
qu’absence, s’avère être la condition d’une présence totale, ainsi que l’écrit
Henri Maldiney dans « Ouvrir le rien, l’art nu »93. Par le vide, reliant toutes
choses et alimentant une incessante évolution de celles-ci, s’organisent non
seulement la présence mais aussi la respiration, le mouvement, l’échange par
lesquels le réel apparaît aux sens comme une suite de phénomènes. Par le vide

se révèle également le « Li » , essence immanente et impalpable captée par


l’artiste, dont la traduction « tailler le jade » suggère qu’il ne s’agit pas de créer

92
L. SILBURN, Instant et cause : le discontinu dans la pensée philosophique de l’Indes,
Paris : Editions De Broccard, 1989, p.154
93
H. MALDINEY, Ouvrir le rien, l’art nu, Paris : Encre Marine, 2001

82
une œuvre originale mais d’exprimer la forme préexistante dans la matière
naturelle non travaillée, cette forme étant fondamentalement vide.

Ce qui se joue dans la peinture chinoise, au-delà de l’esthétique, ou au contraire


par son entremise, relève bien de l’ontologie, la vacuité comprise comme non
nihiliste caractérisant l’ensemble de la réalité et prenant sens dans ce que
Frédéric Nef appelle une ontologie tropiste et non substantialiste94.

L’harmonie des souffles vitaux, qui est rendue sur la toile par le geste du
peintre, est du domaine de l’être et non de l’étant :

« La pensée esthétique chinoise fondée sur une conception organiciste


de l’univers, propose un art qui tend depuis toujours à recréer un
microcosme total où prime l’action unificatrice de l’Esprit, où le Vide
même, loin d’être synonyme de flou ou d’arbitraire, est le lieu interne
où s’établit le réseau des souffles vitaux. » 95

3 Sublimation par le Mandala :

Dans « Critique de la faculté de juger », Emmanuel Kant voit dans le jugement


esthétique la possibilité de toucher au sublime, lequel transcende l’individu,
alors que le sentiment du beau et la contemplation qu’il suscite ne font
qu’apaiser l’esprit. Le sublime élève l’âme d’une façon comparable au

94
F. NEF, La force du vide, Paris : Seuil, 2011
95
F. CHENG, Vide et plein, Paris : Le Seuil, 1991, p.5

83
phénomène de sublimation en chimie qui décrit la transformation d’un corps de
l’état solide à l’état gazeux sans passage par l’état liquide. La théorie freudienne,
quant à elle, conçoit l'activité artistique comme une sublimation des pulsions. Le
plaisir esthétique ne serait qu’une forme travestie de la pulsion sexuelle,
détournée par rapport au but originel. Les satisfactions substitutives et la
reconnaissance sociale que procurent l’activité artistique, permettraient à
l’artiste d’éviter dans une certaine mesure la compétition intrinsèque au monde
moderne, en se réfugiant dans une bulle auto-référentielle. Reprenant le concept
de Freud d’objet perdu auquel le sujet se doit de renoncer pour accéder au
monde du langage, Lacan dans son séminaire sur « L’éthique de la
psychanalyse »96 met en vis-à-vis deux mots allemands, « Das Ding » et « Die
Sache » qu’on peut traduire en français par « la Chose » et « l’Objet ». Die
Sache désigne l’objet en tant que fabriqué par l’homme pour un usage précis,
tandis que Das Ding désigne la Chose en tant qu’essence de l’objet. Heidegger 97
avait lui-même explicité auparavant le concept de Das Ding en prenant
l’exemple d’une cruche : si la matière dont est faite la cruche a pour fonction de
retenir du liquide, elle ne le contient pas, le contenant étant le vide et non la
matière. Le vide fait de la cruche une Chose. Le potier qui façonne la cruche ne
fait, au fond, que donner une forme au vide. L’être de ce vide s’exprime dans sa
capacité de verser le liquide qu’il contient, que ce soit pour satisfaire la soif ou
pour des libations rituelles. Dans l’optique de Lacan, la Chose désigne
pareillement le « lieu de la jouissance négativée », un lieu qui a été vidé de
jouissance mais autour duquel tourne le désir du sujet. Pour étayer sa
démonstration, Lacan s’appuie sur le cas, cité par Mélanie Klein, d’une femme
dépressive qui, pour palier à l’espace vide angoissant laissé sur un mur à la suite
de la vente du tableau de son beau-frère, s’est mise à peindre sur cet espace
vacant. Ce cas illustre le principe même de sublimation comme tentative de

96
J. LACAN, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris : Le Seuil, 1986
97
M. HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris : Gallimard, 1993, p.196-197

84
remplir ou de cacher un vide dans le but inconscient de s’en protéger. Le vide
ferait exister l’art dans le sens où l’art ne serait qu’un mode d’organisation
autour du vide qui permet la jouissance de la Chose tout en se protégeant du lieu
vide de la Chose. De la même manière, Lacan présentera l'amour courtois des
troubadours médiévaux comme une façon de suppléer à l'absence de rapport
sexuel, en feignant y renoncer de par sa propre volonté. Un autre exemple de
sublimation est l’architecture, définie par Lacan comme « Quelque chose
d’organisé autour d’un vide »98. Tentative récupérée par la peinture, qui a
d’abord cherché à représenter cette architecture avant de peindre l’architecture
sur les murs de l’architecture, mettant ainsi le vide en perspective pour d’autant
mieux montrer le vide.

La sublimation aurait donc pour vertu d’élever l’objet à la dignité de la Chose,


comme un corps passant de l’état solide à l’état gazeux dans une opération de
chimie. Tant et si bien que l’art conceptuel en est arrivé à rendre l’objet obsolète
dans une confusion entre vide et néant. C’est là toute l’ambivalence du vide, à la
fois contenant et contenu. Pour reprendre l’exemple cité plus haut de la cruche
de Heidegger, en évacuant l’objet « cruche » l’artiste conceptuel voudrait
souligner la fonction symbolique du vide que cette cruche contient et dissimule
en même temps, mais en éliminant tout référant l’artiste conceptuel se perd dans
le rien et la choséité de la Chose lui échappe :

« Nous ne parviendrons pas à la chose en soi avant que notre pensée


ait d'abord atteint la chose en tant que chose. La cruche est une chose
en tant que vase. Ce contenant, à vrai dire, a besoin d'une production.
Mais, que la cruche ait été produite par le potier, ce n'est pas là ce
qui appartient à la cruche en tant qu'elle est comme cruche. La cruche
n'est pas un vase parce qu'elle a été produite, mais il lui a fallu être

98
J. LACAN, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris : Le Seuil, 1986,
p.162

85
produite parce qu'elle est ce vase »99.

Toute la difficulté de montrer ou d’habiter le vide est dans ce paradoxe, la


nuance demeurant dans la différence entre prétendre œuvrer à la vacuité et
réaliser celle-ci pour de bon, au-delà des contradictions inhérentes aux
limitations de la formulation. Ni le discours, ni les actes, ni les sentiments ne
peuvent témoigner de la vacuité ni même la suggérer. Il ne suffit pas de faire des
trous dans une toile à la façon de l’artiste Fontana, de laisser celle-ci vierge ou
d’exécuter des monochromes, de monter des installations plus ou moins habiles,
des happenings, des non-événements : si l’auteur de l’œuvre est toujours animé
d’un vouloir propre, porté par un mélange confus de sentiments, troublé par un
besoin de reconnaissance, il n’y a paradoxalement pas de place pour la vacuité,
pas plus d’ailleurs pour qu’un processus de sublimation s’enclenche. Tout effort
intentionnel pour « faire » le vide calmera peut-être l’agitation de la pensée mais
ne permettra pas d’approcher la vacuité. Tout effort implique une intention, un
choix, un objet et en conséquence un sujet, un ego. Seule une attention sans
choix ni attente ouvre l’artiste à la vacuité. Nulle démonstration, nulle preuve,
nul témoignage n’est nécessaire ou valide. De la même manière, si l’appel du
vide transparait dans les œuvres de nombreux artistes, révélant une recherche
esthétique nourrie de spiritualité, le média utilisé ne saurait privilégier celle-ci.
Le média ne fait que refléter la vacuité qui est au cœur de l’artiste. Peu importe,
de même, que l’œuvre soit figurative, abstraite, expressionniste,
impressionniste, ou quoi que ce soit d’autre. Nul besoin également de chercher
l’inspiration dans des états de conscience modifiés, par l’entremise de drogues,
de champignons, de plantes ou de racines hallucinogènes. La vacuité est
accessible tant par la méditation que par la pratique désidentifiée d’un art tel que
le mandala bouddhiste, comme l’explique Kim Hyeon-Suk :

99
M. HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris : Gallimard, 1993, p.196-197

86
« Si certains calligraphes ou peintres arrivent à leur état du vide par
leur pratique, dans les temples du bouddhisme ou du tantrisme, les
moines opéraient leur état du vide par un autre style de peinture.
Cette peinture de la pratique de l’état du vide est nommée la peinture
de mandala qui représente un parcours du chemin d’éveil. »100

Le mandala est une peinture sur étoffe ou sur mur, à vocation pédagogique et
initiatique, que le bouddhisme amena d’Inde en Chine, en passant par le Tibet.
Pédagogique dans le sens où le mandala sert à expliquer au pratiquant
l’approche progressive de la doctrine bouddhiste ; initiatique dans le sens où,
méditant sur le mandala, l’adepte découvre des niveaux de compréhension de
plus en plus subtils. La création même du mandala est une forme de méditation
active, davantage qu’une œuvre destinée à un musée. L’exécution du mandala
obéit certes à des codes et à un symbolisme extrêmement précis, pourtant la
puissance du mandala est à chercher non pas dans sa perfection esthétique
formelle mais plutôt dans la qualité d’attention et la force de l’intention de
l’exécutant. Le mandala est aussi une invitation à la sublimation, le but n’étant
pas de produire une œuvre, de faire quelque chose d’utile, ni de prouver quoi
que ce soit, d’en attendre une récompense, une grâce ou une bénédiction. Celui
qui exécute un mandala ne cherche rien d’autre, à travers une forme de pratique
méditative, qu’à vider le mental de toute activité et de toute représentation, de
façon à révéler la présence essentielle de la conscience originelle. Le mandala
apparait progressivement comme le reflet de cette unité fondamentale, ce qui
permet au méditant de réaliser le lien qui le relie à celle-ci, jusqu’à atteindre cet
état de conscience que le shivaïsme cachemirien appelle « bhavana »,
contemplation qui consiste à rendre présent l’objet de son attention, par laquelle
le méditant se purifie en même temps qu’il purifie l’objet de méditation.

En tant que symbole graphique et diagramme magique destiné à maîtriser les

100
K. HYEON-SUK, L’art et l’esthétique du vide, Paris : L’Harmattan, 2014, p.177

87
éléments, le mandala apparaît déjà dans les textes indiens les plus anciens,
comme représentation du cosmos, sous forme de peinture, gravure ou sculpture
selon les conceptions des différentes croyances. En fait, on appelle mandala
toutes les figures (généralement géométriques et symétriques) composées d’une
divinité centrale, entourée par d’autres divinités annexes. Dans le bouddhisme
tantrique tibétain, la divinité centrale peut être remplacée par une ou plusieurs
figures géométriques –souvent des triangles imbriqués. Les textes bouddhiques
sur lesquels sont basés les mandalas sino-japonais et tibétains indiquent très
précisément comment représenter les divinités. La structure du mandala fut
expliquée pour la première fois dans le « Mouni-Mandala-Dhârani-Sûtra »,
rédigé à l’époque où fut établie la coutume de construire un autel sur le sol, afin
d’offrir de la nourriture aux divinités. Cet ouvrage indiquerait donc que l’origine
du mandala est en rapport avec l’autel dessiné sur le sol dans le brahmanisme
indien et pourrait remonter aussi loin que la période védique.

Une seconde période du bouddhisme ésotérique se fonde sur le « Vairocana-


Sûtra » et sur le « Sarvatathagatattatvasamgraha-Sûtra ». Le premier texte est
supposé avoir été rédigé au Nalanda, en Inde centrale, vers la moitié du VIIème
siècle, et le second à Nagpur, au sud de l’Inde, vers la fin du VIIème siècle.
Tandis que le « Mouni-Mandala-Dhârani-Sûtra » décrit un mandala composé
des quatre Bouddhas et du Deva, les deux autres textes décrivent des mandalas
consistant en une structure quinaire –cinq Bouddhas- et où les divinités
représentées, comme les Bodhisattvas, les rois de la sagesse et les Devas, sont
tous unifiés au nom de l’incarnation du Bouddha Mahâvairocana qui se tient au
centre.

Dans le bouddhisme ésotérique de la dernière période, vers le VIIIème siècle,


les mandalas présentent des Bouddhas unis à leurs partenaires « Shakti » :
déesses souvent représentées nues au Tibet et au Népal, déesses farouches plutôt
que paisibles, à la fois toute puissantes et omniprésentes. Le mandala lui-même

88
est entouré par trois ou quatre cercles concentriques, appelés « cercles de
protection ». Un premier cercle, peint sous la forme d’une ligne ininterrompue
d’arabesques, est une « montagne de feu » représentant la connaissance qui doit
brûler l’ignorance ; un deuxième cercle de vajra (foudre-diamant), symbole de
l’Eveil, forme une ceinture de diamant ; un troisième cercle de « pétales de
lotus » fait allusion à la naissance spirituelle ; enfin, les mandalas des divinités à
l’aspect farouche possèdent un cercle supplémentaire représentant les huit
charniers mythiques de la tradition tantrique. A l’intérieur de ces cercles de
protection est dessiné le mandala proprement dit, aussi appelé le « palais »,
constitué d’une ou plusieurs enceintes carrées. Sur les côtés, quatre portes
s’ouvrant vers les quatre points cardinaux, chaque porte étant flanquée de cinq
bandes de cinq couleurs qui se prolongent le long des quatre côtés, joignant
ainsi les portes et constituant les murs de cette cité sacrée. Sur ces portes s’élève
un torana, une sorte d’arc triomphal, reposant sur deux piliers latéraux ou plus,
composé de onze petits toits, posés l’un sur l’autre. Au sommet de cet arc se
trouvent souvent deux gazelles agenouillées, de chaque côté de la Roue de la
Loi, symbole du premier sermon du Bouddha Shakyamuni. Au-dessus de
l’entrée proprement dite se trouvent des rideaux écartés ou le masque grimaçant
d’un Kirtimukha. Des makara, monstres aquatiques de la tradition indienne
crachant des guirlandes, garnissent chaque côté du portail. Une ou plusieurs
enceintes carrées sont représentées à la fois en plan et en élévation. Chaque mur
est formé de cinq couches superposées, dénommées base, bord, poutre, collier,
demi-collier. Le faîte du mur fortifié de la dernière enceinte est souvent décoré
de hampes de parasols et supporte de petites divinités dansantes, jouant de la
musique ou répandant des fleurs. Les proportions du mandala sont déterminées
par une unité de mesure qui correspond, généralement, à huit brahmarekhâ,
ligne coupant le mandala du nord au sud, et qui symbolise l’axis mundi. L’unité
de mesure pour les figures mineures est le quart de ce segment. Au centre, dans
le « sanctuaire » (Kutagara) réside le dieu souverain du mandala, au cœur d’un

89
lotus épanoui ou au cœur de la croix inscrite dans un cercle central. Tout autour,
dans les pétales écartés, se tiennent des divinités secondaires, souvent
considérées comme des aspects du dieu principal. Chaque divinité correspond à
la région de l’espace qui lui est propre, c’est pourquoi leur nombre est en rapport
avec les quatre points cardinaux. L’est, de couleur bleue, toujours cité en
premier dans les textes, suivant en cela la course du soleil, est face au
spectateur, c’est à dire en bas de la peinture. Les autres directions se répartissent
autour du point central en tournant dans le sens faste, c’est à dire en laissant
l’objet sacré à main droite. Cet ancien rite de circumambulation, traditionnel en
Inde, est également pratiqué autour des « tumuli-reliquaires » (stupa) du
bouddhisme ancien. L’adepte en contemplation découvre donc le mandala par
l’est, qui est le point cardinal par où le soleil se lève au moment de l’éveil après
le sommeil. Il tourne ensuite vers l’ouest en passant par le sud pour sortir par le
nord, ce qui correspond symboliquement à la journée type du bouddhiste et
rappelle le parcours même du Bouddha :

 L’est correspond à la Porte Orientale : la naissance du Bouddha.

 Le sud correspond à la Porte Méridionale : l’illumination du Bouddha.

 L’ouest correspond à la Porte Occidentale : la proclamation de la Doctrine.

 Le nord correspond à la Porte Septentrionale : la mort du Bouddha, la


libération finale.

Toutefois, lorsque la divinité souveraine du mandala est d’aspect farouche, le


sens de rotation et l’énumération des points cardinaux peut se faire en sens
inverse, en tournant par le nord.

Les cercles extérieurs du mandala, point de départ du cheminement, ont aussi


pour mission de purifier progressivement l’adepte, le faisant passer de l’enfer au
purgatoire avant d’atteindre le paradis du centre, l’extérieur du mandala

90
induisant un état de relaxation, l’intérieur un état de méditation. En même
temps, ces cercles purificateurs représentent certains aspects de la divinité
centrale, différents degrés de manifestation et, en tant que tel, protègent cette
divinité centrale de toute activité démoniaque, autrement dit des souillures
intempestives du mental. D’un autre côté, les cohortes de démons ou de
divinités irrités qui habitent ces cercles sont autant de représentations des vices
et des symptômes qui encombrent l’ego. Au fur et à mesure que l’adepte évolue
à l’intérieur du mandala, ces démons se dissolvent après avoir servi de fil
conducteur pour prendre conscience des nœuds, liés à de mauvaises
distributions de l’énergie vitale (Qi), qui retardaient l’évolution spirituelle.

Au-delà de ces considérations ésotériques, chaque mandala est un monde en soi,


reprenant cette conception holistique de l’être humain compris comme un
microcosme, avec ses montagnes, ses plaines, ses fleuves, ses mers, ses ravins.
Ce qui illustre la dimension et la portée que devrait se proposer d’assumer toute
œuvre d’art :

« Une véritable œuvre d’art est une condensation de beauté. Une


invitation à voir -non, plutôt à être- le monde. Une œuvre d’art
possède le pouvoir d’opérer la dissolution de tout ce qui nous sépare
de l’objet, d’autrui et du monde, et de révéler notre soi comme
l’immensité qui est tout. »101

A rebours de l’idée reçue qui veut que le mot ne soit pas la chose, que le plan ne
soit pas la réalité, le mandala au contraire, qui est une image plane, instaurant
une historicité circulaire différente de l’historicité linéaire occidentale, veut que
le plan, la représentation, soit la seule réalité, non dans l’absolu mais dans le
cadre étroit du mandala, dans une sorte d’inversion de l’intérieur et de
l’extérieur :

101
R. SPIRA, La Nature de la Conscience, Paris : Ed. Accarias / L’Originel, 2017, p.161

91
« La perspective propre à la pensée traditionnelle renverse notre
opposition entre intérieur et extérieur : le monde intérieur devient le
monde réel allant jusqu’à conduire le contemplatif à considérer les
imperfections du monde en certain sens comme les siennes
propres. »102

Ce qui pose la question de savoir de quelle réalité il s’agit : il ne s’agit


certainement pas d’une réalité phénoménale, ni d’une représentation symbolique
de puissances occultes mais bien davantage d’une sorte de cosmogramme. Si le
mandala vise avant tout à délimiter une surface sacrée, à la préserver des forces
de désagrégation symbolisées par des cycles démoniaques, c’est en même temps
beaucoup plus qu’une simple aire consacrée, dont il faudrait veiller à
sauvegarder la pureté à des fins rituelles et liturgiques : c’est, en fait, l’univers
entier dans son schéma essentiel, dans son processus d’émanation et de
résorption. L’univers non seulement en tant qu’étendue spatiale, mais aussi en
tant que révolution temporelle, l’une et l’autre considérées comme un processus
vital se déroulant à partir d’un principe essentiel, tournant autour d’un axe
central sur lequel repose le ciel et dont les fondements plongent dans la terre :

« Le mandala repose sur la défaite de notre vision habituelle et


confuse de la réalité. Car si notre perception commune nous semble
tout à fait réelle, elle est pourtant une construction mentale
hasardeuse. Mais y a-t-il une réalité derrière les mirages que nous
construisons ? »103

De façon plus descriptive, on peut dire que le mandala constitue une projection
géométrique du monde : le monde réduit à son schéma essentiel et renvoyé à la
vacuité originelle. De telle sorte que le mandala, au lieu de l’habiller, permet
d’habiter le vide. En s’identifiant avec le centre du monde, semblable au moyeu
102
F. MIDAL, Petite philosophie des Mandalas, Paris : Ed. du Seuil, 2010, p.166
103
F. MIDAL, Petite philosophie des Mandalas, Paris : Seuil, 2010, p.63

92
vide de la roue, le mandala transformerait réellement l’adepte, à la fois
physiquement et psychiquement, et déterminerait en lui les conditions premières
pour l’efficacité de l’œuvre à accomplir. Le pratiquant bouddhiste cherche
moins, cependant, à retourner au centre de l’univers qu’à se défaire des
expériences de la psyché, à se détacher des identifications psychologiques, à
faire le vide en soi, jusqu’à parvenir à un état de concentration supérieur qui lui
permettra de retrouver l’unité de la conscience, une conscience recueillie et
attentive, restaurant en soi-même le principe idéal des choses. Le mandala alors
n’est plus un cosmogramme mais le schéma même de la désintégration de l’Un
dans le multiple et de la réintégration du multiple à l’Un, à la Conscience
absolue, la « nature de Bouddha », première approche du concept de vacuité,
vacuité vécue dans le corps qui se remplit en quelque sorte de vide à mesure que
l’esprit se vide de ses pensées et ses croyances. Selon la prédication du
Bouddha, au sein même du corps, tout alourdi qu’il soit de sensations et de
pensées, sont le monde et l’origine du monde. Il définit le monde à travers le
processus qui va de la perception à la conception du monde. Le corps
correspond à ce que les tibétains appellent dans la terminologie du mandala
« rten » (en sanskrit adhara), le soutien physique de la fulguration divine. Il est
comme un réceptacle, créé par l’action même des forces divines qui l’habitent et
déterminent, par leurs manifestations, l’expansion spatiale et la succession
temporelle. Le corps est un instrument sacré grâce auquel l’homme qui sait en
faire bon usage trouve le salut. Pour la transformation du plan samsarique au
plan nirvanique, le mandala extérieur se transfère dans le mandala intérieur,
c’est à dire dans le corps où chacun des symboles du mandala trouve des
correspondances similaires. Le centre idéal du mandala est le sommet de la tête
–la « cavité de Brahma »- où s’ouvre le canal central qui, suivant la colonne
vertébrale, traverse le corps humain du périnée au sinciput. Dans l’homologie
cosmique, cette colonne est le « Sumeru », la montagne centrale de l’univers,
aux flancs de laquelle sont disposés les différents plans célestes, de même que

93
dans le corps humain se différencient les divers centres énergétiques en forme
de roues, appelés chakra en sanskrit.

D’une manière générale, le mandala est le Tout, macrocosmique et


microcosmique, composé des cinq secteurs traditionnels : les quatre points
cardinaux et le centre, en rapport avec les cinq sens, les cinq éléments mais
aussi les cinq Bouddhas essentiels, dans un jeu de correspondances et de
complémentarités. Mais le deux, lui aussi, est présent car le mandala, en tant
qu’inducteur d’harmonie, ne peut qu’être symétrique. Ce deux correspond au
Dieu uni à sa Shakti, à l’Absolu incréé et la manifestation, ou sur le plan
microcosmique, à la conscience et la perception. Cette polarité peut aussi bien
s’équilibrer que s’opposer en apparence, comme dans les dualités lumière et
ténèbres ou réalité et illusion. A chaque adepte de se définir en lutte ou en union
avec cette dualité, selon son propre cheminement intérieur et le niveau du
mandala qu’il étudie. Quoiqu’il en soit, l’accomplissement que propose le
mandala, l’ultime réalité, reste le Un, le centre. Ce centre peut être représenté
par une divinité, un Bouddha, mais aussi par un point ou un simple vide, moyeu
invisible de toutes les formes géométriques composant le mandala, ou encore
par le mantra OM, syllabe sanskrite sacrée qui symbolise le Divin.

On pourrait dire du mandala qu’il représente un œil. Cet œil serait celui que l’on
ne peut voir, c’est-à-dire le sien. De même que la conscience égocentrée ne peut
observer ce qui, en elle, est précisément en train d’observer. Le mandala, en tant
que symbole de l’œil de la conscience, aide l’adepte à intégrer sa vision à ce qui
est vu, l’observateur à l’observation. Grâce au mandala, considéré comme un
miroir, l’œil se regarde. Cette auto-réflexivité symbolise l’état méditatif qui
conduit à faire se confondre l’esprit avec la vacuité. Ainsi, les moines qui
peignent des mandalas dans les monastères bouddhiques ou les ashrams hindous
s’oublient dans un état de recueillement qu’on pourrait identifier à une transe
artistique, animés qu’ils sont par la vacuité. De cette vacuité, de cette

94
inconnaissance, nait la qualité de l’exécution artistique, à la fois spontanée et
libre de tout conditionnement :

« (…) le fond indifférencié et vide de l’activité psychique, laquelle,


détachée de tout support, fournit le préalable au jaillissement créateur
de la conscience quand elle est inconsciente d’elle-même. »104

Par le mandala, l’art ne se propose plus de prouver, de démontrer, de témoigner


ni d’exprimer quoi que ce soit, l’artiste s’offre pour être le vecteur par lequel la
vacuité se manifeste de façon paradoxale, non comme arrière-monde, mais
comme matrice de ce qui est. Et cette manifestation du vide, passe par
l’intention de l’artiste, une intention sans volonté, ce que l’on nomme dans la

tradition énergétique chinoise le yi ( 意). Si la mesure, en physique quantique,


détermine la qualité de l’objet mesuré, en art l’intention de l’artiste détermine la
réalité prête à advenir. La réalité change selon l’intensité de l’intention, de la
même façon que les caractéristiques d’un corpuscule selon qu’on le mesure ou
non. L’observation actualise la réalité comme la mesure actualise la position ou
la vitesse d’une particule. La mesure réduit le virtuel au réel comme le mandala
ramène au monde symbolique en créant un microcosme reflet du macrocosme.
De même que l’enfant en train de jouer insuffle la vie, par l’entremise de son
imagination, à ses poupées de chiffon ou ses soldats de plomb, l’artiste crée un
monde nouveau par l’intermédiaire du mandala, et par extension de toute œuvre
habitée par la vacuité. Si cette vacuité s’exprime dans le mandala par une
surcharge symbolique, traduisant la multiplicité des apparences et des
phénomènes qui se révèlent illusoires, éphémères, dénués d’essence, dans la
peinture chinoise classique cette même vacuité se trouve suggérée par
l’économie de moyens, de couleurs et de formes. On y décèle les grandes
préoccupations des traditions bouddhiste et taoïste : absence de sujet, de scène
historique, épuration dans la représentation de l’objet. Cette peinture vise un

104
J. LEVI, Propos intempestifs sur le Tchouang-Tseu, Paris : Allia, 2016, p.67

95
objectif ontologique, autrement plus profond que celui d’une simple
représentation ou d’une illustration de principes éthiques, de considérations
philosophiques ou religieuses :

« L’êtreté du soi est l’êtreté des choses. Le mystique explore l’êtreté


du soi ; le scientifique et l’artiste explorent l’êtreté des choses. Au
début, ces deux voies de recherche semblent conduire le mental dans
des directions opposées : la première apparemment vers l’intérieur,
dans l’exploration de la nature de la conscience, la seconde
apparemment vers l’extérieur, dans l’exploration de la nature de
l’existence. Or, si les deux parties sont suffisamment courageuses et
honnêtes pour refuser de se dérober à la vérité absolue de leur
expérience, elles aboutiront inévitablement à la même conclusion.
Cette conclusion peut être énoncée ou pas par le mental fini sous la
forme d’une série de concepts. Mais elle peut tout aussi bien prendre
la forme d’un morceau de musique, d’une peinture, d’une danse, d’un
poème, d’un beau geste ou simplement d’un sourire à un étranger
(qui, à cet instant-là, cesse d’être un étranger). (…) Cette découverte,
c’est la conscience irradiant en elle-même, en tant qu’elle-même, par
elle-même, à elle-même, se modulant sous toutes les formes de
l’expérience, mais ne cessant jamais d’être, de connaître ou d’aimer
elle seule. »105

A l’image du mandala qui transforme un dessin en deux dimensions en


microcosme, toute œuvre artistique devrait être création à part entière d’un
monde nouveau et inconnu. Pour ce faire, il n’est pas question d’habileté, de
talent, d’inspiration ou d’imagination, ni même de génie, il n’est question que de
disponibilité, d’intentionnalité, de liberté d’esprit, d’une ouverture au vide
pouvant paraître paradoxale dans les termes, et d’une présence. En révélant la

105
R. SPIRA, La Nature de la Conscience, Paris : Ed. Accarias / L’Originel, 2017, p.166

96
contingence et l’essence illusoire des apparences, la vacuité permet en effet
l’émergence de la présence. Un processus dialectique s’opère entre la vacuité de
l’esprit, c’est-à-dire l’absence, absence de croyances, de limitations, de but, de

désir, et la présence de l’artiste, c’est-à-dire son intention, le yi ( 意 ).Cette


dialectique entre présence et vacuité s’exprime de façon privilégiée à travers le
corps, et plus précisément le poignet, jusqu’à la main et les doigts, pour ce qui
est de la peinture, du dessin ou de la calligraphie. Comme les moines
bouddhistes cherchent par l’intermédiaire du mandala à réaliser la vacuité en
eux, vidant leur esprit de toute pensée et le corps de toute tension, les
calligraphes et peintres chinois laissent, à travers le pinceau, la main exprimer le
cœur, le souffle animer le geste, sans qu’interviennent la pensée. Pierre
Ryckmans évoque à ce propos le moine Shitao, peintre chinois de la dynastie
Qing, surnommé « Moine Citrouille-amère », auteur des « Propos sur la
peinture du moine citrouille-amère », où il développe sa vision de « l’unique
trait de pinceau » :

«C’est le trait de pinceau qui est considéré comme le canal privilégié


par lequel s’exprime le « rythme spirituel » 氣 韻 Qiyun (dont
l’expression, comme on le sait, constitue cette limite absolue vers
laquelle tend toute peinture). Par ce truchement, la notion déborde
largement l’ordre de la technique : le trait de pinceau se présente
comme le seul intermédiaire capable de transmettre la vision de
l’esprit dans l’univers des formes ».106

Pierre Ryckmans parle de « poignet libre » ou de « poignet vide », à la fois


plénitude de réceptivité et maîtrise absolue du geste, règle essentielle de la
calligraphie où la moindre variation de pression comme de hauteur dans les
mouvements de la main se traduit aussitôt par une variation de trait et de

106
P. RYCKMANS, Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, Paris : Hermann,
1984, p.23

97
contraste sur le papier. Or, la différence de qualité du trait, davantage qu’une
question esthétique ou technique, témoigne du passage plus ou moins fluide du
Qi, du souffle, dans le corps de l’artiste. C’est en même temps une
expérimentation de la vacuité comme pratique corporelle, qui se rapproche de
cet effet de « flow » que connaissent les sportifs de haut niveau, sensation de ne
faire qu’un avec ses pensées, sensation de temps ralenti née de l’exécution d’un
geste totalement maîtrisé. Ce qu’explique l’artiste Cheng Yao Tien, cité par
François Cheng, après avoir déclaré que « la voie de la calligraphie est fondée
sur la maîtrise du Vide » :

« C’est dans les doigts que le vide atteint son extrême. Cependant, le
vide qui s’y loge ne saurait tourner « à vide » ; il faut qu’il devienne à
son tour plein. Car les doigts, ne l’oublions pas, sont prolongés par le
pinceau. Or, le vrai pinceau, selon l’expression heureuse des Anciens,
doit être comme un « tube crevé », dans la mesure où le vide des
doigts doit entièrement passer en lui au risque même de le faire
éclater. (…)Par son plein, le pinceau imprime l’encre sur le papier si
fortement qu’il semble le traverser ; par son vide, il glisse sur le
papier, aérien tel un pur esprit qui sur son passage remplit l’espace
de sa présence sans laisser de traces palpables. » 107

La calligraphie, réalisation picturale de la langue, offre ce paradoxe d’être


extrêmement codifiée dans sa forme tout en permettant une totale liberté
intérieure. Ce qui se traduit, dans les œuvres d’exception, par une présence, une
intensité, une énergie immédiatement perceptible mais indescriptible, indicible,
puissance qu’on ne saurait déceler dans les productions conceptuelles ou
minimalistes contemporaines semblables à ces systèmes philosophiques
complexes qui ne s’incarnent en aucune façon de vivre concrète. Chaque
caractère de la langue chinoise, lié aux souffles organiques et aux mouvements

107
F. CHENG, Souffle-Esprit, Paris : Seuil, 1989, p.42-43

98
cosmiques, exprime, selon Marcel Granet108, une essence individuelle en même
temps qu’un flux universel, et suscite une suite d’images finissant par embrasser
l’ensemble des aspects d’une situation. Production d’évocations et principe de
suggestion qui rapprochent la calligraphie de la peinture traditionnelle
d’Extrême-Orient où on retrouve la même maîtrise du Vide, la même
expressivité : les pédoncules noirs des kakis de Mu Chi, par exemple,
s’apparentent aux caractères de l’écriture, on y retrouve la même liberté, la
même spontanéité, contenues dans une parfaite maîtrise du geste. A l’image du
cuisinier Ting en train de dépecer un bœuf, évoqué dans le Tchouang-Tseu et
commenté par Jean-François Billeter109, l’artiste, habité qu’il est par la vacuité,
ne cherche plus à produire une œuvre, il n’a plus d’objectif prédéterminé ni de
volition propre, plus de théorie ni d’expérience, il a intégré en lui, au plus
profond de son corps, tous les aspects techniques de son art pour permettre que
coule à travers lui cette énergie que les chinois appellent Qi, les japonais Ki, les
hindous prana. Il faut que cette énergie vitale soit libre de circuler dans le corps
pour que de la vacuité naissent toutes les virtualités qu’elle recèle, et il faut
symboliquement que cette vacuité « grandisse » dans le corps pour que le Qi
s’épanouisse pleinement. Ainsi la puissance de l’œuvre d’art nait de l’énergie
qui l’anime comme cette énergie nait du vide qui précède toute expression et
toute exécution. Au même titre que les mandalas, la calligraphie véhicule le
souffle. C’est dans la mesure où le Qi circule que le geste de l’artiste est libre,
en conséquence de quoi l’œuvre se verra habitée d’une réelle qualité, d’une
présence, d’une aura. Pour ce faire, le calligraphe doit procéder à un véritable
changement d’état de conscience, lui permettant de retrouver l’unité du principe
qui donne forme à toute chose. Par l’arrêt, le silence, l’immobilité, il parvient à
se libérer de la volonté en la contemplant en quelque sorte de l’extérieur, il se
détache de celle-ci sans pour autant s’empêcher d’agir concrètement. Cette

108
M. GRANET, La pensée chinoise, Paris : Albin Michel, 1934, p.37
109
J.F. BILLETER, Leçons sur Tchouang-Tseu, Paris : Allia, 2002, p.15 à 20

99
contemplation esthétique se confond alors à une connaissance extatique qui fait
que l’on ne voit plus des objets divers mais une réalité une et indivisible faite
d’énergie. Il ne s’agit pas de chercher à faire disparaitre l’objet ou à effacer le
sujet mais plutôt de voir, d’exprimer la vacuité de l’objet dans le sujet ou dans
l’absence de sujet et d’objet. Le but de l’artiste n’est pas de représenter, de
figurer, de symboliser ou encore de suggérer la vacuité (que ce soit en crevant la
toile, en la décentrant, en multipliant les centres : techniques plus ou moins
habiles mais qui restent extérieures), le but est de permettre que de la vacuité
naisse l’énergie, ou pour le dire d’une façon antinomique de laisser toute la
place à la vacuité. Si le souffle, l’énergie trouvent leur origine dans la vacuité,
ce sont ce souffle, cette énergie qui confèrent à l’œuvre d’art l’aura qu’évoque
Walter Benjamin et dont il déplore la disparition à l'ère de la reproductibilité
technique110. Cette aura transcende les modes, les cultures comme les
apparences. Ainsi, bien que l’exécution d’un mandala soit soumise à des règles
précises, au même titre qu’une calligraphie, celle-ci demeure pourtant libre et
spontanée dans son intention. Malgré des contraintes formelles strictes,
mandalas et calligraphies irradient une aura née de l’inspiration des maîtres qui
les ont créés. Ce que prouve a contrario la pauvreté des mandalas modernes :

« Tous les mandalas peints aujourd’hui peuvent bien suivre les canons
les plus sûrs, le souffle sacré, inhérent aux mandalas anciens, leur fait
défaut. Ils sont kitsch et trahissent ainsi le sens profond du mandala
qui n’est pas de faire une belle image, de respecter des règles, mais
d’être le témoin d’une harmonie spirituelle indéniable. »111

De même, les icônes de la tradition chrétienne, notamment orthodoxe, obéissant


à des contraintes artistiques tout aussi pointilleuses, sont beaucoup plus que des

110
W. BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dernière
version 1939, in « Œuvres III », Paris : Gallimard, 2000

111
F. MIDAL, Petite philosophie des Mandalas, Paris : Ed. du Seuil, 2010, p. 120-121

100
images pieuses, elles sont l’expression de la foi des artistes qui sont à leur
origine. Au-delà des croyances et des dogmes, la foi s’avère être une forme de
cette énergie, de ce Qi, de cette intention créatrice insaisissable que l’on ne peut
guère que suggérer.

L’expression du souffle est plus intéressante en un sens que le résultat formel.


L’énergie à laquelle se connecte l’artiste transcende les apparences. Que l’œuvre
soit abstraite ou figurative, finie ou inachevée, de couleur ou de dessin, de
nature dionysiaque ou apollinienne, ce n’est pas par ses qualités propres que
transparait la vacuité mais dans l’absence d’intention égotique en même temps
que dans une présence totale, dans l’intégration parfaite du geste de l’artiste.
Dans cet état de vacuité, l’artiste se mettant en accord avec le sens des choses
peut donner libre cours à l’énergie créative, la laisser circuler, la laisser vivre et
mourir. De là nait l’intensité qui se dégage de la toile, du poème, de la
symphonie ou du mandala, cette intensité a quelque chose de magnétique mais
se différencie du sacré en ce que le sacré sous-entend une hiérarchie, un ordre,
quand l’œuvre d’art au contraire tend à unir, à confondre le créateur, la création
et le spectateur. Pour saisir ce dépassement du dualisme du sujet et de l’objet, de
l’intérieur et de l’extérieur, dans une sorte de dialectique esthétique hégélienne,
il est éclairant de faire à nouveau un détour par les arts chinois traditionnels. A
ce titre, François Cheng112 explique comment, autant sur le plan esthétique que
sur les plans lexical et syntaxique, le poète chinois oppose les mots pleins (les
substantifs et les deux types de verbe) et les mots vides (l’ensemble des mots
outils : pronoms personnels, adverbes, prépositions, conjonctions, particules),
subtil équilibre dont la prononciation modulée par la variation des tons se fait
l’écho. Cette tension entre plein et vide a pour but d’arriver au « hors parole »,
c’est-à-dire par l’intermédiaire même de la parole dépasser la parole, pour
atteindre la non-parole, la pure signifiance, le non-être, en revenir en fait à un
état d’avant la conception de la notion d’art pour se fondre dans la vacuité. Le
112
F. CHENG, L’Ecriture poétique chinoise, Paris : Seuil, 1977

101
vide est à la fois le pivot et l’aboutissement de la poésie chinoise classique, de la
même façon que le silence au milieu de la musique permet à la musique de se
transcender. « La Grande Musique a son imperceptible, la Grande Image est
sans forme », aphorisme de Lao Tseu que n’aurait pas contredit Isidore Isou,
créateur de la musique aphonique et notamment de la Symphonie n°5 « musique
pour voix aphone ».

La même alternance entre vide et plein se retrouve dans la peinture chinoise


classique, régissant l’équilibre général de l’œuvre comme les plus petits détails.
Les variations rythmiques de l’encre noire avec les plages blanches, les
oppositions du clair et de l’obscur, du dehors et du dedans, du lointain et du
proche, du manifesté et du virtuel, de l’ascension et de la descente,
s’apparentent à celle du Yin et du Yang, de l’Eau et de la Montagne en écho au
couple Terre et Ciel de la tradition taoïste, lesquels resteraient figés dans une
relation d’opposition stérile sans l’intervention du principe de Vide, condition
nécessaire à toute transformation, dans une dynamique semblable au
mouvement alchimique qui « se développe selon un processus circulaire allant
des ténèbres à la perfection de la lumière rubiconde, en passant par la couleur
blanche, considérée comme intermédiaire entre noir et rouge »113. On pourrait
évoquer le passage de l’agitation à l’oubli de soi, de l’insuffisance à la plénitude
créatrice : l’acte créateur conçu ainsi ouvre, en fait, à toutes les potentialités du
vide. Dans une transformation du peintre par l’œuvre peinte, le geste artistique
vise à vider l’ego de ses illusions, de ses croyances négatives, pensées
limitatrices et conditionnements castrateurs. Jusqu’à atteindre une forme
d’ascèse, de dépouillement total, la suppression de toute pensée dualisante
aboutissant à un état d’inconnaissance et d’inconscience, une forme de lâché
prise ou de « lâcher tout appui », l’artiste créant d’instant en instant dans le
discontinu. Le peintre ne sait plus rien de la technique ni du paysage quand il
peint. Il atteint à la perfection parce qu’il est vide. L’énergie créatrice qui nait du
113
F. MIDAL, Petite philosophie des Mandalas, Paris : Ed. du Seuil, 2010, p.101

102
vide n’obéit qu’à ses propres principes. L’artiste n’est plus qu’un intermédiaire :
pour accéder à l’essence indifférenciée, il doit retourner sa vision vers la source
de l’esprit, la pensée étant alors parfaitement détachée de l’objet, allant et venant
en toute spontanéité. Dans l’esprit du peintre se dissout toute distinction entre le
sujet observant et l’objet observé, toute division entre le penseur et sa propre
pensée, l'expérimentateur et son expérience. L'observation « pure », libérée du
temps et des conditionnements, permet qu’il ne reste que ce qui est. Pour peu
que se fasse le silence de l’esprit, la pensée cesse alors d’être une activité
machinale, verbale, obscurcissante, elle laisse la place à un au-delà de la réalité
phénoménale, un au-delà de la perception sensitive, de la rationalité comme de
l’imagination, pour ouvrir à la vacuité, l’inconnu d’où peut émerger l’œuvre
d’art authentique, qui seule peut transformer tout autant l’artiste, le spectateur
que la société, dans un état de conscience modifiée qu’on pourrait appeler une
transe artistique, par analogie avec la transe chamanique, consistant à se vider
de toute technique, toute virtuosité, toute certitude, toute intention, pour s’ouvrir
à l’inspiration née du vide.

L’art contemporain, si tant est qu’il soit à perpétuer, ne sera certes pas sauvé par
la reproduction effrénée de mandalas ou d’icônes religieuses. Les artistes en
quête d’un art véritable, et non plus frauduleux, pourraient s’inspirer en
revanche de l’intentionnalité des moines qui ont créé ces mandalas pour s’ouvrir
à une esthétique de la vacuité infiniment créative. En mettant le sujet face à la
vacuité ontologique de l’être, l’art oblige en effet à dépasser une vision utilitaire
du monde pour voir la réalité directement, telle qu’elle est, sans filtres ni
conditionnements, oblige également à sortir des postures égotiques de
provocation, d’innovation, d’historicisme, pour se laisser agir, se laisser
posséder par le vide. Le fait de prendre conscience que toute peinture ne peut
montrer au mieux que l’apparence du réel, que toute parole, écrite ou chantée,
poétique ou prosaïque, ne peut guère qu’évoquer un sentiment ou une idée sans
jamais rien fonder, incite à quitter un état de conscience mécanique et

103
déterminé, pour s’imprégner d’un état de conscience inspiré du vide.:

« D’être par nature second et dérivé (« dès qu’il y a parole, il y a


deux »), le discours ne peut exprimer ce qui n’existe pas, et pas même
ce qui commence, qui se situe à l’intersection entre inexistence et
existence, entre la négation et l’affirmation, la béance de
l’origine. »114

Pour ce faire, il faut d’abord déconstruire toutes les particularités qui font la
matérialité de l’art, style et tradition, mode et contingence, avant d’arriver au
cœur, à l’essence de l’œuvre, celle-ci comprise au sens ontologique en
opposition à l’ontique qui ne serait qu’apparence. C’est donc bien en partant du
phénoménal déconstruit qu’on peut atteindre le nouménal, lui-même synonyme
de vacuité, l’art en soi étant vide comme est vide le moyeu de la roue. Ce qui
autorise à s’abstenir, pour ce qui est de l’art, de parler exclusivement de
technique ou d’habileté ; on ne devrait invoquer que l’énergie créatrice, que
celle-ci soit instinctive, animale, à l’exemple d’artistes tels que Picasso, Miro,
Klimt, Egon Schiele, ou qu’elle naisse d’une quête spirituelle, de la méditation,
du mysticisme, de l’ascèse comme pour la peinture de mandala, d’icônes, ou
encore pour la création des vitraux des cathédrales. On devrait également
s’abstenir de comparer, d’évaluer, de marchandiser l’œuvre d’art : de même que
le mandala échappe aux injonctions du marché, de la mode, du style et du beau,
l’art ne devrait pas avoir pour finalité d’être commercialisé et médiatisé, mais
devrait tendre plutôt à la gratuité, à l’universalité. L’œuvre d’art devrait non plus
se réduire à être une marchandise ou un objet, pas davantage se résigner à
figurer un fétiche ou un symbole, mais être en soi, suivant en cela l’invitation de
Heidegger à « l’acquiescement » (Gelassenheit), c’est-à-dire à laisser être les
choses, à se confondre en elles à la façon passive des mystiques jusqu’à s’ouvrir
complètement à leur présence. C’est précisément cet enfermement entre objet et

114
I. ROBINET, Comprendre le Tao, Paris : Albin Michel, 2002, p.52

104
symbole que la vacuité permet de dépasser, c’est précisément à cette présence
de ce qui est que la vacuité permet d’être sensible. Toute œuvre d’art, et
l’inspiration à l’origine de celle-ci, trouvent leur source dans la vacuité et y
renvoient par l’intermédiaire de ce que l’on appelait autrefois la beauté. Les
adeptes de la tradition hindoue de l’Advaïta Vedanta traduiraient la même
intuition comme un retour à la source et à l’essence sans forme :

« Vu de cette manière, un tel objet (l’œuvre d’art) devient pour ainsi
dire transparent, offrant à l’expérience intime d’une personne le vaste
champ du mental dont il est une expression locale et temporaire, et
dissolvant, à un moment donné, le mental fini dans la source de pure
conscience dont il émane. Cette fusion apparente du champ du
percepteur et du champ du perçu correspond à l’expérience que l’on
appelle beauté. (…)Tels sont la fonction et le pouvoir de l’art : le
pouvoir que possèdent certains objets d’arracher notre attention au
fini pour le tourner vers l’infini. Ainsi, l’expérience de la beauté est
une communication de la vérité, une intervention de la réalité dans le
monde des apparitions. ».115

115
R. SPIRA, La Nature de la Conscience, Paris : Ed. Accarias / L’Originel, 2017, p.226

105
TABLE DES MATIERES

- Introduction.................................................................... p.1

- Virtualité et vacuité........................................................... p.25

- Esthétique de la vacuité ..................................................... p.59

- Sublimation par le Mandala .............................................. p.85

TABLE DES MATIERES ............................................................. p.108


BIBLIOGRAPHIE ........................................................................ p.109

106
BIBLIOGRAPHIE

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