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INTRODUCTION

« En cet endroit, songeant à la jeunesse, je


m’écrie : Terre ! Terre ! C’en est assez et
plus qu’assez des recherches passionnées,
des voyages à l’aventure, sur les mers
sombres et étrangères ! Enfin la côte
apparaît. Quelque soit cette côte, c’est la
qu’il faut atterrir, et le plus mauvais port
de fortune vaut mieux que le retour dans
l’infini sceptique et sans espoir. »

Friedrich Nietzsche, Seconde


considération intempestive. De l’utilité et
de l’inconvénient des études historiques
pour la vie, Paris, Flammarion, 1998,
p. 167.

Vouloir attribuer à Nietzsche une théorie générale de l’Etat relèverait d’une


gageure insoutenable. Pourtant, l’ensemble de son œuvre est irrigué par le concept d’Etat
auquel il confère selon sa définition et son contenu un sens critique ou laudatif. D’un côté, se
voulant lui-même « médecin de la civilisation », il dissèque « avec un scalpel impitoyable »1
les ferments et l’origine du monstre étatique afin de mieux dénoncer son caractère mensonger
et son usurpation de l’esprit individuel au profit des plus faibles. De l’autre, il retrouve dans la
pensée intuitive de l’art tragique et présocratique un Etat hiérarchique et dionysien permettant
l’épanouissement de l’art et l’avènement du Surhomme, esprit libre.

1
Simone Goyard-Fabre, Philosophie politique, Paris, P.U.F., coll. « Droit Fondamental », 1985, p. 449.

3
Cette dichotomie qui oppose diamétralement deux types de civilisation
s’intègre pleinement dans l’unité de l’œuvre nietzschéenne qui ne peut être appréhendée que
dans sa globalité en raison des difficultés d’interprétations liées aux retouches et aux
contradictions qui en ressortent. Celles-ci s’inscrivent d’ailleurs dans une conception
philosophique nouvelle inaugurée par Nietzsche et récusant toute recherche d’absolu au profit
d’une démystification des valeurs qui ouvre la voie au relativisme, i. e. l’incertain, le
probable, l’indéterminé. Dès lors, le nouveau philosophe ne doit plus fonder sa pensée dans la
recherche de certitude mais dans l’absence de fondement2. Corrélativement, le philosophe de
l’incertain doit avoir le courage de briser ses vieilles croyances même les plus chères et
réfuter toute forme d’engagement. Comme le relève avec sagacité Roberto Calasso dans sa
préface à Ecce Homo : « En fait, le sens de la contradiction, chez Nietzsche, est entièrement
nouveau, il parle désormais d’un autre lieu, peut-être son discours est-il incongru, mais il n’est
plus réfutable parce qu’il est incongru : ici, il ne s’agit plus d’incorporer la contradiction dans
un système formel déguisé et non rigoureux […] ; ici, la contradiction est affirmée comme
puissance autonome, hors de toute relation, elle n’attend pas de justification, elle est le jeu
même de la pensée qui la veut et la réaffirme continuellement. Nietzsche est l’avènement
d’une pensée qui ne veut pas s’épuiser dans la construction de systèmes formels, conscients
ou inconscients, qui ne sait ni ne veut donner de preuves, qui se présente comme un pur
impératif, comme une succession de formes, fondamentalement ignorante, à chaque pas, de ce
qui la précède et la suit. »3 Par là, Nietzsche se situe dans le sillage d’une mutation de la
pensée consacrée par Marx et dont Freud poursuivra l’ouvrage. Ainsi, doit-on d’abord au
second la destruction des fétichismes, puis au premier la remise en cause des valeurs établies,
enfin au dernier, la démystification des tabous et la découverte de l’homme « décentré » au
profit d’un monde qui lui échappe totalement : l’inconscient.4

2
« Esprit de contradiction, fredaines, méfiance joyeuse, raillerie sont signes de santé ; toute forme d’absolu
relève de la pathologie. », Par-delà le bien et le mal (1886), tr. Geneviève Bianquis, Paris, rééd. 10/18, 1973,
§ 154, p. 131.
3
Roberto Calasso, Monologue fatal, dans Ecce Homo, Paris, 10/18, 1997, p. XXIV.

4
La pensée de Nietzsche sur l’Etat pénètre donc l’unité de son œuvre. Elle
permet de faire réfléchir dans le miroir étatique la césure binaire qui imprègne l’ensemble de
sa philosophie imagée par les personnages métaphoriques issus de la mythologie hellénique :
Dionysos, dieu de l’ivresse, et Apollon, dieu de la beauté, la modération et la perfection5. On
obtient ainsi, en systématisant sa pensée, deux entités conceptuelles qui forment chacune un
système de civilisation et de valeurs s’opposant l’un à l’autre. La notion d’Etat au sens
nietzschéen devient, de ce fait, polymorphe. Par ce biais, elle s’inscrit pleinement dans le rejet
du dogmatisme et de l’idéal vers ce que Nietzsche appellera la transmutation/transvaluation
des valeurs, étape ultime vers une civilisation nouvelle et créatrice.

De prime abord, le mythe apollinien désigne la pensée rationnelle qui englobe


toute l’histoire de la philosophie depuis Socrate. L’intelligence discursive, depuis lors, s’est
substituée au génie artistique provocant, de ce fait, le rapetissement de l’esprit humain en
s’imposant partout. La beauté idéale d’Apollon représente parfaitement cette recherche de la
pureté, de l’équilibre, de la vertu. Ainsi, Gilles Deleuze, qui revendiquait l’influence
prédominante de Nietzsche sur son initiation philosophique relate avec pertinence cette idée :
« La dégénérescence de la philosophie apparaît clairement depuis Socrate. Si l’on définit la
métaphysique par la distinction de deux mondes, par l’opposition de l’essence et de
l’apparence, du vrai et du faux, de l’intelligible et du sensible, il faut dire que Socrate invente
la métaphysique : il fait de la vie quelque chose qui doit être mesuré, limité, et de la pensée,
une mesure, une limite, qui s’exerce au nom des valeurs supérieures – le Divin, le Vrai, le

4
Sur la « révolution » philosophique opérée par ces trois auteurs, v. Michel Foucault, Nietzsche, Marx et Freud,
dans Dits et Ecrits, Paris, Gallimard, t. I, 1996, p. 564-580.
5
« Les Grecs, qui dans leurs dieux expriment et taisent à la fois la doctrine secrète de leur vision du monde, ont
instauré comme source de leur art deux divinités, Apollon et Dionysos. Ces noms représentent dans le domaine
de l’art des styles contraires qui, quoique presque toujours en conflit, s’avancent du même pas et qui une seule
fois, au moment de la floraison de la “volonté” hellénique, paraissent confondus dans cette œuvre d’art qu’est la
tragédie athénienne. », La vision dionysiaque du monde (1870, posthume), dans les Œuvres philosophiques
complètes, édition établie par G. Colli et M. Montinari, tr. fr. Jean-Louis Backès, Paris, Gallimard, t. I **, 1975,
p. 49.

5
Beau, le Bien… »6 Cette évolution réflexive a déclenché le processus de rationalisation dont
l’Etat moderne est devenu le sommet de la structure pyramidale. Dès lors, la raison, la mesure
et l’ordre qui intègrent le mythe apollinien sont les trois éléments qui composent l’Etat et lui
assignent sa mission : la justice et la paix.

Par ailleurs, Nietzsche dénonce tout autant le fardeau que fait peser l’Etat sur
l’individu. Aussi, peut-on rapprocher – non, toutefois, sans nuances – la philosophie politique
nietzschéenne et l’égotisme de Max Stirner qui affirme, avant lui, la souveraineté absolue du
Moi contre l’Etat : « L’Etat n’a toujours qu’un seul but : borner, lier, subordonner l’individu,
l’assujettir à la chose générale […]. »7 Nietzsche récusera l’uniformisation et le nivellement
décadent mis en œuvre par l’institution étatique. Selon lui, l’Etat moderne, en tant que
concept unitaire et absolu, détruit toute tentative de dépassement de soi. Il est une entité
sociale et objective qui écrase l’individualité du sujet libre et pensant et mène à
l’uniformisation de la pensée, laquelle devient commune, unique, irréfutable. Nietzsche
annonce, ainsi, avec clairvoyance les totalitarismes athées du XXème siècle qui procéderont à
la négation pure et simple de l’individu. D’après lui, l’Etat universel est, donc,
l’accomplissement de la transposition au domaine rationnel du corpus mythique apollinien, il
s’y substitue pour devenir le nouveau Dieu lumineux et purificateur. Mais l’idée d’Etat chez
Nietzsche n’est pas tout entière, ici, puisqu’elle recouvre outre ce sens apollinien, un sens plus
positif.

En 1872, dans l’un de ses premiers écrits, Nietzsche dévoile le projet d’un Etat
se rapprochant de la civilisation hellénique présocratique, un Etat puisé dans l’esprit
dionysiaque de la tragédie grecque et qui semble constituer le pendant nietzschéen de l’Etat
contemporain. Dionysos représente, en effet, la démesure, l’ivresse, l’intemporalité, l’art, la
vie, le corps… Autant de vocables que l’on peut englober dans le terme unique

6
Gilles Deleuze, Nietzsche, Paris, P.U.F., coll. « Philosophes », 1971, p. 20-21.
7
Cité dans Daniel Guérin, L’anarchisme, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1965, p. 17-18.

6
d’irrationalisme. Ce sont l’excès, l’arbitraire et le désordre que, déjà, le jeune Nietzsche, met
en avant pour caractériser l’esprit dionysien de son modèle étatique. Sa préface à un projet de
livre qui ne verra jamais le jour intitulée L’Etat chez les Grecs (1872)8 est un texte
remarquable qui montre la vision bipolaire qu’il accorde à la notion d’Etat et, plus
spécifiquement, la face dionysienne et guerrière de ce Janus nietzschéen mi-Apollon/mi-
Dionysos. De même, dans La naissance de la tragédie (1872), il fait plusieurs fois référence
en termes élogieux aux Etats grecs qu’il rapproche de la tragédie pour relever leur caractère
agité et désordonné. Cet Etat nietzschéen représente donc une pure subversion esthétique qui
n’a qu’un but : l’épanouissement de l’art et l’exaltation de la vie.

L’OPPOSITION DE DEUX SYSTEMES DE VALEURS ET DE CIVILISATION

RATIONALISME INTUITION
ETAT MODERNE ETAT-ARTISTE
APOLLON DIONYSOS
Beauté Ivresse
Systématisation Désordre
Droit – Lois Chaos – Arbitraire
Modération Démesure
Equilibre Excès
Raison Art – inspiration
Connaissance Esthétique
Certitude Relativisme
Vérité Perspectivisme
Langage Sensibilité

8
Dans les Œuvres philosophiques complètes, tr. fr. Michel Haar et Marc B. de Launay, op. cit., t. I **, p. 176-
187.

7
Dès lors, l’analyse exclusive de la critique de l’Etat moderne9 ne relaterait que
partiellement la pensée de Nietzsche sur l’Etat : si celle-ci se dirige bien contre l’Etat
contemporain10, elle lui oppose un remède, une autre forme d’Etat qui s’inscrit dans la
philosophie nietzschéenne de l’avenir. Le perspectivisme de Nietzsche prend donc, ici, toute
sa dimension en récusant toute forme d’absolu dans le langage et le sens des mots. La notion
d’Etat est multiple et relative : l’Etat rationnel n’est pas issu d’un processus historique
inéluctable, mais d’une création humaine, libre et indéterminée ; il ne détient donc pas à lui
seul le « label » Etat qui peut donner lieu à des perspectives différentes, voire opposées.
Aussi, l’étude de la notion d’Etat chez Nietzsche devra-t-elle logiquement distinguer le sens
commun de celui qui lui est attribué dans l’acception nietzschéenne, subversive et artistique.
Le choix de la conjonction « et » dans le titre proposé pour ce travail s’inscrit dans cette
volonté de pointer la neutralité entre le philosophe et le concept étudié. Il s’agit, d’une part, de
mettre en relief la polysémie de la notion d’Etat dans la pensée nietzschéenne et, de l’autre, de
circonscrire le sujet au thème étudié. La césure franche précédemment évoquée sur laquelle
s’articule toute la problématique de la philosophie nietzschéenne conforte, en outre, cette
double vision à la fois physiologiste, c’est-à-dire analytique, et prophétique, qui propose une
thérapeutique face au déclin de l’Occident.

Nietzsche concevait donc la philosophie comme la médecine de la civilisation


moderne11. Cette thérapie s’administre en deux étapes successives : d’abord, le travail du
psychologue consiste à dévoiler les causes, les ferments de la maladie moderne grâce à la
méthode généalogiste qui a pour ambition de rendre la vue à l’homme aveuglé par les
nouvelles croyances : l’égalitarisme démocratique, le socialisme, le libéralisme,
l’utilitarisme… Cette volonté de clairvoyance permet de mettre en lumière la part d’ombre

9
V. en ce sens : René-Jean Dupuy, Politique de Nietzsche, Paris, Armand Collin, coll. « U », 1969.
10
V. Nietzsche contre l’Etat, dans Evelyne Pisier et François Chatelet, Les conceptions politiques du XXème
siècle, Paris, P.U.F., coll. « Thémis », 1983, p. 24-44.

8
que seul le libre esprit peut distinguer de la face ensoleillée des choses. Nietzsche veut ainsi
désaliéner l’homme de toute forme d’idéalisme : l’adhésion à une croyance doit être
assimilée, selon lui, au renoncement, au choix de la facilité. Cette absence de probité envers
soi-même empêche l’individu de se dépasser : un besoin incoercible de certitude l’enferme
dans le mensonge, l’illusion du vrai et le plonge, à terme, dans un monde fini et rassurant
qu’il désigne comme vérité pour justifier ce choix. La seconde phase du traitement consiste
pour Nietzsche à aller au-delà de ce constat de dégénérescence dans laquelle se meurt la
civilisation moderne en lui substituant une alternative : « Le grand oui suppose d’abord la
négation et la destruction. »12 Comme le souligne Werner J. Dannhauserl, la philosophie de
Nietzsche « est à la fois un diagnostic de la maladie ou de la crise de son temps, le XIXème
siècle, et la recherche d’un remède. »13 L’inspiration créatrice doit démolir les prétentions
systématiques et dogmatiques générées par la philosophie de la connaissance. Au diagnostic
de la maladie moderne s’opposent symétriquement les moyens de sa guérison puisés dans une
philosophie de l’art et de la sensibilité. Ce sont le sublime, le dépassement du Surhomme, la
volonté de puissance et l’exaltation de la vie qui forment ensemble le vaccin contre l’entropie
galopante et avilissante. L’antithèse s’impose comme un refus, non comme un compromis.
Les symptômes du mal sont évidents : la vie « est malade, cette vie déchaînée, et il faut la
guérir. Elle est minée par bien des maux et ce n’est pas seulement le souvenir de ses chaînes
qui la fait souffrir. » Face à cette dégénérescence, le remède est radical. Nietzsche veut
purement et simplement inverser le sens de rotation du cercle vicieux pour le transformer en
cercle vertueux : « Le mal est terrible, et, pourtant, si la jeunesse ne possédait pas le don
clairvoyant de la nature, personne ne saurait que c’est un mal et qu’un paradis de santé a été
perdu. Mais cette jeunesse devine aussi, comment le paradis peut être reconquis. »14Cette
affirmation du « oui » réside dans la philosophie du devenir et la transmutation de toutes les
valeurs établies. « L’impétueuse lame du dionysiaque » doit démonter l’esprit apollinien qui
« veut apporter la paix aux individus en traçant des frontières entre eux et il leur rappelle ces

11
Le diagnostic de la maladie moderne est sans appel : « Nous sommes d’un temps dont la civilisation est en
danger d’être ruiné par ses moyens de civilisation. » Humain, trop humain I (1878), trad. fr. Robert Rovini et
Marc B. de Launay, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1988, § 520, p. 299.
12
Ecce Homo (1888), op. cit., p. 147.
13
Dans L. Srauss et J. Cropsey (dir.), Histoire de la philosophie politique, Paris, P.U.F., coll. « Léviathan »,
1994, p. 921.
14
Seconde considération intempestive… (1873-75), op. cit., p. 174.

9
frontières, qui sont les lois les plus sacrées de l’univers, en exigeant d’eux qu’ils se
connaissent et qu’ils observent la mesure. »15Avant de sombrer définitivement dans la folie,
Nietzsche réaffirme son ambition avec force : « J’étais le premier à apercevoir la véritable
antithèse : l’instinct de dégénérescence d’une part (christianisme, philosophie de
Schopenhauer, et, en un certain point aussi, philosophie de Platon déjà, idéalisme), et d’autre
part une formule d’approbation suprême née de l’abondance, du surplein, un « oui » sans
réserve qu’on dit à tout, à la souffrance même, à tous les problèmes, à toutes les étrangetés de
la vie… Ce oui suprême, ce oui joyeux dit à la vie, ce oui le plus exubérant, le plus impétueux
de tous, ne correspond pas seulement à l’attitude la plus haute, mais encore à l’intelligence
des choses la plus profonde, à celle que soutiennent et confirment le plus strictement et la
vérité et la science. »16Et il conclut de manière cinglante : « Connaître, dire « oui » à la réalité,
sont choses aussi inévitables pour l’homme fort que le sont pour l’homme faible, inspiré par
la faiblesse, la lâcheté devant cette réalité, la fuite, en un mot l’“idéal”… »17

L’instinct est ainsi érigé en substitut de la raison : la philosophie rationnelle


doit céder le pas à une philosophie de l’esthétique issue de la pensée mythique et
présocratique. La corrélation entre ce contre-projet de civilisation et la pensée nietzschéenne
s’effectue par l’inversion de l’Etat moderne vers l’Etat-artiste. Dans un passage, ici capital, de
La naissance de la tragédie, Nietzsche oppose ces deux entités de manière claire et précise :
« Les images du mythe doivent être les anges gardiens invisibles mais omniprésents sous la
protection desquels l’homme donne un sens à sa vie et à ses luttes. L’Etat lui-même ne
connaît pas de lois non écrites plus impératives que le fondement mythique qui sanctionne son
lien avec la religion, sa croissance à partir de représentations mythiques. » A l’Etat-artiste ou
dionysiaque, « Opposons […] l’homme abstrait que ne guide aucun mythe, l’éducation
abstraite, la moralité abstraite, l’Etat abstrait, représentons-nous le vagabondage déréglé de
l’imagination artistique lorsqu’aucun mythe autochtone ne vient la diriger ; imaginons une

15
La naissance de la tragédie, trad. Cornélius Heim, Paris, Denoël, 1984, § 9, p. 67.
16
Ecce Homo, op. cit., p. 78-79.
17
Ibid., p. 79.

10
civilisation dépossédée de sa ferme et sainte demeure primitive, condamnée à épuiser toutes
les possibilités et à se nourrir chichement de toutes les civilisations – voilà le temps présent, le
résultat du socratisme destructeur des mythes. »18 L’avènement du rationalisme imputé par
Nietzsche à Socrate aurait ainsi provoqué la mort de l’Etat intemporel et artistique dont les
fondations reposaient sur le socle de la pensée mythique issue de l’art tragique grec. Avant
l’ère moderne existait donc déjà, selon Nietzsche, une autre forme d’Etat puisée dans la
philosophie et l’histoire présocratiques ; ce modèle nietzschéen s’il est essentiellement une
construction lyrique et abstraite, est donc aussi – mais dans une moindre mesure – une réalité
concrète retrouvée dans l’histoire antique. Cette diversité des sources de l’acception
nietzschéenne de la notion d’Etat ajoutée à la dissociation Dionysos/Apollon qui parcourt
l’ensemble de son œuvre témoignent, d’ailleurs, de la complexité de sa philosophie,
complexité qui, née du rejet de toute influence, d’une quête à la fois de l’authenticité, d’une
liberté totale de l’esprit et d’une ipséité absolue, le mènera à une négation de son propre Moi.

Cette quête du dépassement de soi vers l’affranchissement absolu semble, in


fine, conduire à l’effacement de soi. Elle mène à une négation de l’identité et de l’être lui-
même. Seule la solitude la plus totale permet d’être libre, c’est le prix de la lucidité et de la
pénétration du Moi. En outre, le rejet de toute croyance conduit à admettre l’absence de vérité
et de certitudes. La quadrature du cercle ne peut donc être résolue : puisque rien n’est vrai,
tout et faux et inversement. Ce relativisme absolu que Léo Strauss qualifiait de
« dogmatique » mène-t-il inéluctablement à l’impasse, au nihilisme ? La réponse à cette
question doit être nuancée. De prima facie, admettre l’incertitude, c’est remettre en cause ses
propres croyances et, donc, refuser de s’enfermer dans un monde clos et certain, une vérité
établie et sans contestation possible. Mais c’est aussi sombrer dans l’immoralisme qui
conteste la distinction du bien et du mal, du juste et de l’injuste, une position pouvant accepter
les pires atrocités et qui, a fortiori, refuse l’engagement pour une cause déterminée. Ces
interprétations opposées de la philosophie nietzschéenne ont toutes eu une influence profonde

18
La naissance…, op. cit., § 23, p. 149.

11
sur la pensée contemporaine. Ici, d’aucuns ont ainsi condamné cette philosophie en ne voyant
en elle, pour l’essentiel, qu’une négation de la pensée rationnelle et des valeurs de justice
héritées de l’humanisme universaliste19. Là, d’autres, à l’image de Gilles Deleuze et Michel
Foucault ont été marqués par la profondeur de cette philosophie qui détruit les dogmes et les
pensées préconçues au profit d’une vision multiple de la vérité et du réel. Ailleurs, enfin, ce
sont les thèmes nietzschéens du libre esprit et du dépassement de soi qui ont fortement inspiré
les philosophies et comportements ontologiques, voire existentialistes. D’abord, la pensée de
Jean Paul Sartre qui annonce la condamnation de l’homme à la liberté et, donc, à sa
responsabilité. Puis, le devoir de révolte et l’indétermination du futur qui imprègnent la
philosophie d’Albert Camus, ainsi que le renversement par André Gide des disciplines et des
valeurs qui le précédaient au mépris de sa propre tranquillité intérieure, s’en inspirent
directement par leur volonté d’abolition des certitudes et de désaliénation de l’individu. Au
total, il ressort de la postérité de cette philosophie un seul point de ralliement : l’absence
d’indifférence à son égard. D’ailleurs, la pensée « politique » de Nietzsche n’est pas exempte
de ces divergences d’interprétations telles que la dénaturation du concept de volonté de
puissance par les nazis et leur appropriation fallacieuse de sa pensée. Rapprocher ainsi
Nietzsche du nazisme, « C’est, comme le souligne Yves Guchet, oublier que l’apologie de la
“surhumanité” est d’ordre spirituel et ne s’adresse qu’à l’individu. “Chaque surhomme est
unique” affirme Nietzsche qui n’aurait vraisemblablement pas apprécié les défilés de S.A.
Mais, dévoyée, l’apologie de la volonté de puissance pouvait être “récupérée”, même si les
nazis ont peu prisé l’œuvre de Nietzsche indifférente aux folies de l’aryanisme. »20 Cela posé,
l’impact de la philosophie nietzschéenne sur la pensée contemporaine démontre le formidable
bouleversement des esprits qu’elle provoque et dont il faudra tenir compte pour sa
compréhension tout en prenant soin de strictement la dissocier des différentes interprétations
dont elle a pu faire l’objet. L’entreprise est difficile et Nietzsche le concède lui-même :
« Voilà que je fais moi-même tout ce qu’il faut pour qu’on ait peine à m’entendre, et il faut

19
V. Alain Boyer, André Comte-Sponville, Vincent Descombes, Luc Ferry, Robert Legros, Philippe Raynaud,
Alain Renaut et Pierre-André Taguieff, Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Paris, Grasset, 1991.
20
Yves Guchet, Histoire des idées politiques, Paris, Armand Colin, t. II, 1996, p. 267.

12
être reconnaissant de tout cœur à ceux qui ont la bonne volonté d’interpréter avec un peu de
finesse ce que nous disons […]. » 21

La pensée de Nietzsche sur l’Etat ne fait pas exception à ces difficultés


auxquelles il faudra parfois se confronter quitte à privilégier l’incertitude et refuser toute
extrapolation paraissant excessive et douteuse. Cela dit, elle se détache des dilemmes
récurrents de la pensée politique par son absence de système construit qui découle de sa
critique de la pensée de système, de la pensée rationnelle. En effet, l’essentiel des doctrines
politiques s’intéressant à l’Etat l’assimile d’emblée à sa forme moderne, c’est-à-dire la
systématisation et la rationalisation du pouvoir dont on situe la naissance en Europe entre le
XIVème et le XVème siècles. Toutefois, si l’ensemble de ces doctrines a pour point commun
l’adhésion au rationalisme et, donc, la construction de systèmes formels étatistes ou anti-
étatistes22, elles divergent, en revanche, sur la notion de souveraineté, l’origine de l’Etat, la
relation de domination étatique créée par le rapport commandement/obéissance et dénoncée
par la thèse marxiste ou la protection des droits qu’il garantit dans sa forme libérale…En ce
sens, l’Etat est donc bien une « ambiguïté intrinsèque et insoluble »23 dont le dilemme
fondamental l’oppose à la société civile.

Dans La société contre l’Etat24, Pierre Clastres tente de réviser les certitudes
qui posent l’Etat comme un fait inéluctable inscrit dans la nature humaine. Pour ce faire, il
oppose les sociétés sans Etat dont il trouve un exemple dans les sociétés sauvages
d’Amazonie telles que celles des Indiens Guarani et les sociétés à Etat de la société

21
Par-delà…, op. cit., § 27, p. 65.
22
Par exemple, le rationalisme du marché dans la doctrine du libéralisme économique s’oppose au rationalisme
étatiste de certaines théories socialistes. Il y a donc bien, ici, confrontation de deux systèmes ayant tous deux leur
rationalité propre : d’un côté, la sphère privée et la liberté économique, de l’autre, la sphère publique et l’intérêt
général.
23
V. Alfio Mastropaolo, L’Etat ou l’ambiguïté, R.F.S.P., 1986, p. 477.
24
Pierre Clastres, La société contre l’Etat, Paris, éditions de minuit, 1974.

13
occidentale moderne. Il constate, en ethnologue, que dans les premières, l’homme est libre au
sens rousseauiste mais il vit dans une dépendance et une abnégation totale en raison de
l’absence d’autonomie individuelle. A l’inverse, les sociétés occidentales sont individualistes
à cause de la « rationalité » de l’homo œconomicus issue de la division sociale provoquée elle-
même par l’apparition de l’Etat, ce « brutal malencontre qui, selon Clastres, fait s’effondrer
l’avant de la liberté dans l’après de la soumission. »25Ainsi, d’après lui, l’autonomie du champ
économique et la naissance du capitalisme sont dues à l’émergence de l’Etat qui a engendré la
domination exercée par ce dernier et l’exploitation que l’on doit au premier. Cette séparation
entre le rationalisme étatique occidental et l’omniscience du social dans les sociétés
dépourvues de système institutionnel permet de mieux distinguer la pensée de Nietzsche sur
l’Etat des autres doctrines politiques. En effet, là où Clastres oppose l’Etat et la société,
Nietzsche distingue l’Etat moderne de l’Etat-artiste. Ainsi, l’irrationalisme des sociétés
primitives qui ne subissent ni le réalisme économique, ni la domination de l’Etat rationnel
peut être rapproché de celui adopté par le modèle d’Etat nietzschéen. En définitive, la grande
distinction qui doit être faite entre Nietzsche et les autres penseurs politiques est que le
premier se place dans une perspective irrationnelle privilégiant l’instinct, alors que les
seconds se situent dans une pensée formalisée par le rationalisme.

A ce stade de notre cheminent, une question essentielle demeure : ce modèle de


civilisation qui récuse toute forme de rationalité et de systématisation n’est-il pas, à l’opposé
de tout ce qui précède, un non–Etat ? Autrement dit, l’irrationalisme et l’exaltation de
l’individu dans la philosophie nietzschéenne n’impliquent-ils pas la négation de l’Etat ? Une
réponse positive à cette question reviendrait à assimiler implacablement l’Etat à la pensée
rationnelle et, donc, à récuser toute forme de pensée contraire à cet ordre préétabli. Or, en
suivant d’une part, le perspectivisme de Nietzsche tels que nos développements plus haut
essaient de le montrer26, et, d’autre part, le vocabulaire employé par Nietzsche lui-même qui

25
Cité dans François Chatelet, Olivier Duhamel et Evelyne Pisier (dir.), Dictionnaire des œuvres politiques,
Paris, P.U.F., 1994, p. 197.
26
V. supra p. 7-8.

14
dissocie l’Etat mythique et dionysiaque de l’Etat abstrait27 issu du socratisme, il convient, ici,
de suivre la définition du philosophe en évinçant la synonymie communément admise entre
Etat et rationalisme. Cette solution permet, en effet, de retranscrire le plus fidèlement la
philosophie de Nietzsche au prisme de l’Etat qui s’inscrit dans le conflit étudié précédemment
entre Dionysos et Apollon et réfute « l’unité apparente dans laquelle tout est engobé comme à
l’intérieur d’une ligne d’horizon. »28

Cependant, l’évolution de la pensée nietzschéenne fait apparaître à partir de


Humain trop humain (1878), une contestation plus vive de l’Etat sans pour autant remettre en
cause le modèle prédéfini dans ses premiers écrits. De même, à partir de 1883, il développe le
concept de volonté de puissance qui prône l’exaltation de l’individu contre l’Etat, lequel doit
se situer au-delà du bien et du mal, c’est-à-dire dans le sens d’une promotion de la vie.
Toutefois, cette philosophie du sujet n’est pas en contradiction avec sa conception laudative
de l’Etat qui permet le dépassement de soi et l’avènement du surhomme. Enfin, Par-delà le
bien et le mal appelle de son vœu « la Grande politique » en proposant une Europe unifiée
contre les Etats-Nation et constitue ainsi une mutation de la pensée nietzschéenne semblant
renier l’Etat hiérarchique et artistique, pourvoyeur de création et de vie.

Seront, donc, ici séparées deux parties égales. L’une formule le diagnostic de la
maladie dont est atteinte la civilisation contemporaine par La critique de l’Etat moderne (1ère
partie). L’autre veut annoncer les moyens de guérir cette maladie historique, de dépoussiérer
ce « déguisement hardi de concepts grisâtres et séniles »29, en proposant une philosophie du
devenir fondée sur L’exaltation de l’Etat dionysien (2de partie).

27
V. supra p. 10.
28
La volonté de puissance (Œuvres posthumes), trad. Geneviève Bianquis, Paris, Gallimard, t. I, 1947, § 136,
p. 77 (souligné dans le texte).
29
Par-delà…, op. cit., § 11, p. 40.

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