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le goût des idées

collection dirigée
par
Jean-Claude Zylberstein
Titre original : Tolstoy or Dostoevsky.

Nous reprenons ici la traduction de Rose Celli


publiée en 2004 dans la collection « Bibliothèques »
dirigée par Jean-Claude Zylberstein aux Éditions 10/18.

www.lesbelleslettres.com
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En dépit de ses recherches, l’éditeur n’a pu retrouver les ayants droit


de la traductrice, Mme Rose Celli. Leurs droits sont réservés.

© George Steiner, 1959, 1996.

© 2022, pour la présente édition


Société d’édition Les Belles Lettres
95, boulevard Raspail 75006 Paris.

ISBN : 978-2-251-91777-1
ISSN : 2111-5524
In memoriam
HUMPHRY HOUSE
PREMIÈRE PARTIE

Ein Buch wird doch immer erst gefunden,


wenn es verstanden wird.
GOETHE à SCHILLER,
6 mai 1797.
I

La critique littéraire devrait naître d’une dette d’amour. Le poème, la


pièce de théâtre, le roman, d’une manière évidente et pourtant mystérieuse,
s’emparent de notre imagination. Quand nous refermons le livre nous ne
sommes plus pareils à ce que nous étions quand nous l’avons ouvert. Pour
emprunter une image à un autre domaine de l’art – celui qui a vraiment
pénétré une peinture de Cézanne verra désormais une pomme ou une chaise
comme il ne les avait jamais vues auparavant. Les grandes œuvres d’art
nous traversent comme un vent de tempête, elles ouvrent d’un coup les
portes de la perception, se ruent de toutes leurs forces sur l’édifice de nos
croyances. Nous cherchons à stabiliser l’effet du choc, à mettre dans son
ordre nouveau notre maison ébranlée. Quelque primordial instinct de
communion nous pousse à révéler aux autres la qualité et la force de notre
expérience. Nous voudrions les persuader de s’y ouvrir à leur tour. Cet
effort de persuasion engendre les vues les plus pénétrantes que puisse offrir
la critique.
Je dis cela parce qu’une bonne part de la critique contemporaine présente
un caractère différent. Narquoise, pointilleuse, extrêmement consciente de
son origine philosophique et de ses outils compliqués, elle en arrive souvent
à enterrer plutôt qu’à louer. Il est vrai qu’il y a beaucoup à enterrer si l’on
veut préserver la santé de la langue et du sentiment. Au lieu d’enrichir notre
moi conscient, au lieu d’être des sources de vie, trop de livres nous offrent
la tentation de la facilité, de la grossièreté et d’un éphémère plaisir. Mais
ces livres sont l’objet du métier forcé du chroniqueur, non pas de l’art
méditatif et recréateur du critique. Il existe plus de « cent grands livres »,
plus de mille. Mais leur nombre n’est pas infini. À la différence du
chroniqueur et de l’historien de la littérature, c’est des chefs-d’œuvre que
devrait s’occuper le critique. Sa fonction essentielle est de distinguer non
pas entre le mauvais et le bon, mais entre le bon et le meilleur.
Là encore, l’opinion moderne tend à une vue tout autre. Une fois les joints
du vieil ordre culturel et politique relâchés, elle a perdu cette assurance
sereine qui permettait à Matthew Arnold de parler, dans ses conférences sur
l’art de traduire Homère, des « cinq ou six poètes suprêmes » du monde.
Nous ne nous exprimerions plus ainsi. Nous sommes devenus des
relativistes, conscients non sans malaise que les principes, en critique, sont
des tentatives pour imposer leur brève autorité à la mobilité inhérente au
goût. À mesure que l’Europe cesse d’être le pivot de l’histoire nous ne
sommes plus aussi certains de la prééminence de la tradition classique
d’Occident. Les horizons de l’art ont reculé dans le temps et dans l’espace
au-delà de la portée de l’œil humain. Deux des poèmes les plus
représentatifs de notre époque, la Terre vaine 1 et les Cantos d’Ezra Pound,
empruntent à la pensée de l’Orient. Des toiles de Picasso, les masques du
Congo vous fixent dans leur déformation vengeresse. Les guerres et les
atrocités du XXe siècle jettent sur nous leur ombre. Nous nous méfions de
plus en plus de notre héritage.
Mais n’abdiquons pas trop. Dans l’excès du relativisme se trouvent les
germes de l’anarchie. La critique devrait nous rappeler le souvenir de notre
haut lignage, l’incomparable tradition de l’épopée telle qu’elle se déroule
d’Homère à Milton, la splendeur du théâtre athénien, élisabéthain,
classique, les maîtres du roman. Elle nous affirmerait que si Homère, Dante,
Shakespeare, Racine ne sont plus les poètes suprêmes du monde – devenu
trop vaste pour une suprématie – ils restent les poètes suprêmes de ce
monde d’où notre civilisation tire sa force vitale et pour la défense duquel
elle doit monter sa garde périlleuse. En mettant l’accent sur l’infinie variété
des affaires humaines, sur le rôle des circonstances économiques et sociales,
les historiens voudraient nous faire rejeter les vieilles définitions, les
catégories de signification depuis longtemps admises. Comment,
demandent-ils, ranger sous un même vocable l’Iliade et le Paradis perdu,
que séparent des millénaires de faits historiques ? Et que peut bien signifier
le mot « tragédie » si nous l’appliquons à la fois à Antigone, au Roi Lear et
à Phèdre ?
Nous leur répondrons que les antiques modes de définition et de
compréhension ont plus de profondeur que les vicissitudes du temps. La
tradition et la longue houle qui unifie ne sont pas moins réelles que ce vent
de vertige et de désordre que le nouvel âge de ténèbres a lâché sur nous.
Appelons épopée cette forme de vision poétique au centre de laquelle se
trouve engagé un moment de l’histoire ou un grand mythe religieux ; disons
de la tragédie qu’elle est une vision de la vie qui fonde sa signification sur
l’infirmité de la condition humaine, sur ce que Henry James appelait
« l’imagination du désastre ». Aucune de ces deux définitions n’est
exhaustive ni exclusive ; mais elles suffiront à nous rappeler qu’il existe de
grandes traditions, des lignées spirituelles qui rattachent Homère à Yeats et
Eschyle à Tchekhov. C’est à elles que la critique doit revenir avec une
ardente vénération et un sens de la vie toujours renouvelé.
Aujourd’hui le besoin d’un tel retour se fait cruellement sentir. Tout
autour de nous prospère le nouvel illettré, l’illettré qui peut bien lire des
mots courts, ou des mots de haine et de clinquant, mais qui ne peut pas
saisir le sens de la langue quand elle se revêt de beauté et de vérité. Un de
nos meilleurs critiques modernes écrit : « J’aimerais croire qu’il existe une
preuve évidente de la nécessité pour le critique comme pour l’homme de
lettres (et dans cette société qui est la nôtre une nécessité plus grande que
jamais) de remplir une tâche particulière : mettre le public en contact vivant
avec l’œuvre d’art, remplir le rôle d’intermédiaire 2. » Non pas juger ou
disséquer, mais être médiateur. Ce n’est que par l’amour de l’œuvre d’art,
par la conscience angoissée qu’a le critique de la distance qui sépare son
métier de celui du poète qu’une telle médiation peut s’accomplir. C’est un
amour que l’amertume rend lucide ; il contemple les miracles du génie
créateur, en discerne les principes d’être, les expose au public, sachant
cependant qu’il n’a aucun rôle ou du moins qu’il n’a qu’un rôle infime dans
la véritable création.
Tels sont, je pense, les principes de ce qu’on pourrait appeler la « critique
ancienne », pour la distinguer partiellement de cette brillante école qui
prévaut aujourd’hui, principalement en Amérique, sous le nom de
« nouvelle critique ». La critique ancienne est engendrée par l’admiration.
Elle prend parfois du recul vis-à-vis du texte pour considérer l’intention
morale. Pour elle, la littérature n’est pas isolée, mais se tient au centre du
jeu historique et politique. Avant tout, la critique ancienne est
philosophique, par sa portée et sa nature. Elle procède, d’une manière ou
d’une autre, de la croyance définie par Jean-Paul Sartre dans un essai sur
Faulkner : « Une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique
du romancier. » Dans l’œuvre d’art se rassemblent les mythologies de la
pensée, les efforts héroïques de l’esprit humain pour imposer un ordre et un
sens au chaos de l’expérience. Bien qu’inséparable de la forme esthétique,
le contenu philosophique – l’entrée de la foi ou de la spéculation dans le
poème – a ses propres principes d’action. Il est fréquent qu’une œuvre d’art
nous pousse à agir ou nous entraîne à la conviction au moyen des idées
qu’elle propose. Les critiques contemporains, à l’exception des marxistes,
n’y ont pas toujours prêté attention.
La critique ancienne a son parti pris : elle tend à croire que « les poètes
suprêmes du monde » sont des hommes qui ont été forcés à l’adhésion ou à
la révolte par le mystère de Dieu, qu’il existe pour l’objet du poème et pour
la vertu poétique des ordres de grandeur que l’art profane ne peut atteindre,
ou du moins n’a pas encore atteints. Comme l’affirme Malraux dans les
Voix du silence, l’homme est pris entre la limitation de la condition humaine
et l’infini des étoiles. Ce n’est que par les témoignages de la raison et de la
création artistique qu’il peut aspirer à la dignité transcendantale. Mais, ce
faisant, il imite et défie à la fois le pouvoir créateur divin. Ainsi se trouve au
cœur du processus créateur un paradoxe religieux. Nul homme n’est plus
complètement fait à l’image de Dieu ni plus fatalement son rival que le
poète. « J’ai toujours l’impression, dit D. H. Lawrence, de m’offrir nu à la
pénétration du feu de Dieu Tout-Puissant, et c’est une impression assez
effrayante. Il faut être si terriblement religieux pour être un artiste 3. » Non
pas, peut-être, pour être un véritable critique.
Ce sont là quelques-unes des valeurs que j’invoquerai pour appuyer cette
étude sur Tolstoï et Dostoïevski. Ils sont les deux plus grands des
romanciers (toute critique, dans ses moments de vérité, est dogmatique ; la
« critique ancienne » se réserve le droit de l’être ouvertement et d’user du
superlatif). « Aucun romancier anglais, écrit E. M. Forster, n’est aussi grand
que Tolstoï, c’est-à-dire n’a donné un tableau aussi complet de la vie de
l’homme, à la fois sous son aspect familier et sous son aspect héroïque.
Aucun romancier anglais n’a exploré l’âme humaine aussi profondément
que Dostoïevski 4. » Le jugement de Forster ne doit pas se restreindre à la
littérature anglaise ; il définit le rapport de Tolstoï et de Dostoïevski à l’art
romanesque dans son ensemble. Toutefois, de par sa nature même, une telle
affirmation ne peut se démontrer. C’est, d’une manière curieuse mais
précise, affaire « d’oreille ». La tonalité que nous employons quand nous
parlons d’Homère ou de Shakespeare sonne juste quand nous l’employons
pour Tolstoï et pour Dostoïevski. D’un même souffle nous pouvons parler
de l’Iliade et de Guerre et Paix, du Roi Lear et des Frères Karamazov.
C’est aussi simple et aussi complexe que cela. Mais je répète qu’une
pareille affirmation ne peut avoir de preuve rationnelle. On ne peut
concevoir aucun moyen de démontrer que quelqu’un qui met Madame
Bovary au-dessus d’Anna Karénine, ou considère que les Ambassadeurs, de
Henry James, sont comparables en autorité ou en ampleur aux Possédés, se
trompe, qu’il n’a pas d’oreille pour certaines tonalités essentielles. Une
surdité de ce genre ne peut jamais être guérie par un argument logique (qui
aurait pu persuader Nietzsche, un des esprits les plus pénétrants qui se
soient jamais occupés de musique, qu’il commettait une erreur quand il
jugeait Bizet supérieur à Wagner ?). Inutile d’ailleurs de nous lamenter sur
le fait que les jugements critiques sont indémontrables. Peut-être parce
qu’ils ont rendu la vie dure à l’artiste, les critiques sont condamnés à subir
quelque chose du destin de Cassandre. Alors même qu’ils sont le plus
clairvoyants, ils n’ont aucun moyen de prouver qu’ils ont raison. Mais
Cassandre avait raison…
Qu’il me soit donc permis d’affirmer mon inébranlable conviction que
Tolstoï et Dostoïevski sont les plus grands des romanciers. Ils excellent
dans l’ampleur de la vision et dans la forme d’exécution. Longin, très
justement, aurait parlé de « sublimité ». Ils possèdent le pouvoir de
construire au moyen du langage des réalités qui sont sensorielles et
concrètes et pourtant imprégnées de la vie et du mystère de l’esprit. C’est ce
pouvoir qui marque les « poètes suprêmes du monde » de Matthew Arnold.
Mais bien qu’ils occupent une place à part du seul fait de la masse de leurs
œuvres – songez à la somme de vie rassemblée dans Guerre et Paix, Anna
Karénine, Résurrection, Crime et Châtiment, l’Idiot, les Possédés, les
Frères Karamazov – Tolstoï et Dostoïevski font partie intégrante de
l’épanouissement du roman russe au XIXe siècle. Cet épanouissement, dont
j’examinerai les circonstances dans la première partie de cet essai,
semblerait représenter un des trois principaux moments de triomphe de la
littérature occidentale, les deux autres étant l’époque des tragiques grecs et
de Platon, et l’époque de Shakespeare. Dans tous les trois l’esprit occidental
fait un bond en avant dans les ténèbres au moyen de l’intuition poétique ; en
eux se trouve rassemblée une grande part de la lumière que nous possédons
sur la nature de l’homme.
Bien d’autres livres ont été écrits sur les vies dramatiques et exemplaires
de Tolstoï et de Dostoïevski, sur leur place dans l’histoire du roman et sur le
rôle de leur idéal politique et religieux dans l’histoire des idées. Avec
l’accession de la Russie et du marxisme au seuil de l’empire du monde, le
caractère prophétique de la pensée tolstoïenne et de la pensée
dostoïevskienne, leur rapport avec notre propre destin se sont imposés à
nous. Mais il faut considérer la question d’une manière à la fois plus étroite
et plus globale. Assez de temps s’est écoulé pour que nous puissions
percevoir la grandeur de Tolstoï et de Dostoïevski dans la perspective des
hautes traditions. Tolstoï demandait que l’on comparât ses œuvres à celles
d’Homère. Bien plus nettement que l’Ulysse de Joyce, Guerre et Paix et
Anna Karénine témoignent de la résurrection du genre épique, de la
réapparition dans la littérature de tonalités, de moyens narratifs et de formes
d’articulation que la poétique occidentale ne connaissait plus depuis
l’époque de Milton. Mais expliquer ce fait, justifier devant notre
intelligence critique ces soudaines intuitions qui nous font reconnaître des
éléments homériques dans Guerre et Paix, cela exige une lecture subtile et
attentive. Dans le cas de Dostoïevski, même nécessité d’un examen plus
précis. On a généralement admis que son génie était de nature dramatique,
qu’il possédait, pour l’essentiel, le tempérament dramatique le plus étendu
et le plus inné qu’il y ait eu depuis Shakespeare (comparaison qu’il a lui-
même suggérée). Mais ce n’est qu’après la publication et la traduction d’un
grand nombre de brouillons et de notes de Dostoïevski (matériaux dont je
me servirai moi-même largement) qu’il est devenu possible d’indiquer les
affinités multiples entre la conception dostoïevskienne du roman et les
techniques théâtrales. « L’idée d’un théâtre », comme dit Francis Fergusson,
a subi un brusque déclin, en ce qui concerne la tragédie, après le Faust de
Goethe. La chaîne vivante, la lignée bien visible qui remonte à Euripide, à
Sophocle et à Eschyle, semblait rompue. Mais les Frères Karamazov sont
un roman solidement enraciné dans le monde du Roi Lear ; dans les romans
de Dostoïevski, le sentiment tragique de la vie, au sens antique, est
totalement ressuscité. Dostoïevski est un des grands poètes tragiques.
Trop souvent les incursions de Tolstoï et de Dostoïevski dans la théorie
politique, la théologie et la science de l’histoire ont été écartées comme des
excentricités du génie ou comme des exemples de ces curieuses cécités
auxquelles les grands esprits sont naturellement sujets. Là où l’on y a
accordé une attention sérieuse, cette attention a distingué le philosophe du
romancier. Mais dans un art arrivé à maturité la technique et la
métaphysique sont deux aspects d’un tout. Chez Tolstoï et Dostoïevski
comme, on peut le supposer, chez Dante, la poésie et la métaphysique,
l’élan vers la création et l’élan vers la connaissance organisée sont des
réactions alternées, et pourtant inséparables, à la pression de l’expérience.
La théologie de Tolstoï et la vision du monde qui apparaît dans ses romans
et dans ses contes ont passé par un même creuset de conviction. Guerre et
Paix est un poème d’histoire, mais d’histoire vue dans la lumière spécifique
ou, si l’on préfère, dans l’obscurité spécifique du déterminisme tolstoïen. La
poétique du romancier et le mythe des affaires humaines qu’il nous propose
contribuent également à notre compréhension de l’œuvre. La métaphysique
de Dostoïevski a été récemment étudiée de près ; elle est une des forces
originelles de l’existentialisme moderne. Mais l’on a dit peu de choses du
jeu essentiel qui s’établit entre la vision messianique et apocalyptique du
romancier et les formes mêmes de son art. Comment la métaphysique entre-
t-elle dans la littérature et que lui arrive-t-il une fois qu’elle y est entrée ?
La dernière partie de cet essai portera sur ce thème tel que l’illustrent Anna
Karénine, Résurrection, les Possédés et les Frères Karamazov.
Mais pourquoi Tolstoï ou Dostoïevski ? Parce que je me propose de
considérer leur œuvre et de définir la nature de leur génie au moyen du
contraste. Le philosophe russe Berdiaev écrivait : « Il serait possible de
définir deux modèles, deux types d’âme parmi les hommes, l’un inclinant à
l’esprit de Tolstoï, l’autre à celui de Dostoïevski 5. » L’expérience confirme
cette vue. Un lecteur pourra les regarder comme les deux plus grands
maîtres du roman, c’est-à-dire qu’il pourra trouver chez eux la peinture de
la vie la plus complète et la plus pénétrante ; mais pressez-le, et il va choisir
entre eux. S’il vous dit lequel il préfère, et pourquoi, vous aurez pénétré, je
crois, sa propre nature. Le choix entre Tolstoï et Dostoïevski préfigure ce
que les existentialistes appellent un engagement 6 ; il implique l’une ou
l’autre de deux interprétations radicalement opposées de la destinée
humaine, de l’avenir historique et du mystère de Dieu. Pour citer encore
Berdiaev : Tolstoï et Dostoïevski illustrent « une insoluble controverse dans
laquelle deux séries d’affirmations, deux conceptions fondamentales de
l’existence se confrontent ». Cette confrontation met en jeu certaines des
dualités essentielles de la pensée occidentale qui remontent aux dialogues
platoniciens. Mais elle est, en outre, tragiquement apparentée à la guerre
idéologique de notre temps. Les presses soviétiques déversent, à la lettre,
des millions d’exemplaires des romans de Tolstoï ; elles n’ont donné que
récemment, et à contrecœur, les Possédés.
Mais Tolstoï et Dostoïevski sont-ils réellement comparables ? Est-ce
quelque chose de plus qu’une invention de critique que de les imaginer
engagés dans un dialogue et en train de s’éclairer mutuellement ?
Les principaux obstacles à ce genre de comparaison sont d’ordinaire le
manque de documents et la différence des ordres de grandeur. Par exemple,
nous ne possédons plus les cartons pour la Bataille d’Anghiari ; aussi ne
pouvons-nous comparer Michel-Ange et Léonard de Vinci quand ils
rivalisaient d’invention. Mais la documentation pour Tolstoï et Dostoïevski
est abondante. Nous savons de quelle manière ils se considéraient l’un
l’autre et ce que signifiait Anna Karénine pour l’auteur de l’Idiot. Je
soupçonne en outre qu’il y a dans un des romans de Dostoïevski une
allégorie prophétique du conflit spirituel entre lui et Tolstoï. Il n’existe entre
eux aucune disproportion de stature ; tous deux sont des titans. Les lecteurs
de la fin du XVIIe siècle furent probablement les derniers à mettre
Shakespeare sur le même plan que les autres auteurs dramatiques de son
temps. Aujourd’hui, il apparaît trop grand pour cela dans notre vénération.
Quand nous jugeons Marlowe, Jonson ou Webster, nous mettons un verre
fumé entre notre œil et le soleil de l’œuvre shakespearienne. Il n’en est pas
de même pour Tolstoï et Dostoïevski. Ils offrent à l’historien des idées et au
critique littéraire une conjonction unique, comme de deux planètes voisines,
égales en grandeur et perturbées mutuellement par leurs orbites. Ils
provoquent à la comparaison.
De plus, ils ont un terrain commun. L’image qu’ils se font de Dieu, les
genres d’action qu’ils présentent sont définitivement irréconciliables ; mais
ils écrivent dans la même langue et au même moment décisif de l’histoire.
En plusieurs occasions ils furent très près de se rencontrer ; chaque fois ils
reculèrent, mus par quelque tenace avertissement. Merejkovsky, un témoin
fantaisiste, peu digne de foi, et qui pourtant nous apporte certaines clartés,
dit de Tolstoï et de Dostoïevski qu’ils étaient les plus opposés des
écrivains : « Je dis opposés, mais pas éloignés, pas étrangers ; car ils
entraient souvent en contact, comme les extrêmes se touchent 7. »
Cet essai sera fait, pour une bonne part, dans un esprit de partage ; il
cherchera à distinguer le poète épique de l’écrivain tragique, le rationaliste
du visionnaire, le chrétien du païen. Mais il y a entre Tolstoï et Dostoïevski
des zones de ressemblance et des points d’affinité qui rendent d’autant plus
radical l’antagonisme de leurs natures. C’est par là que je commencerai.

1. De T. S. Eliot. (N.d.É.)
2. R. P. Blackmur, « The Lion and the Honeycomb », The Lion and the Honeycomb, New York,
1955.
3. D. H. Lawrence à Ernest Collings, 24 février 1913, The Letters of D. H. Lawrence, New York,
1950.
4. E. M. Forster, Aspects of the Novel, New York, 1950 (Aspects du roman, 10/18, n° 3053).
5. N. A. Berdiaev, L’Esprit de Dostoïevski, Paris, 1946.
6. En français dans le texte. (N.d.T.)
7. D. S. Merejkovsky, Tolstoï as Man and Artist, with an Essay on Dostoïevski, Londres, 1902.
II

Et d’abord, il y a la « massiveté », l’ampleur des dimensions dans


lesquelles s’exerça leur génie. Guerre et Paix, Anna Karénine,
Résurrection, l’Idiot, les Possédés et les Frères Karamazov sont des romans
très longs. La Mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï et les Mémoires écrits dans un
souterrain de Dostoïevski sont de longs récits, des nouvelles qui tendent
vers le roman. C’est parce que le fait est si évident, si simple, que nous
avons tendance à le négliger, comme un effet du hasard. Mais la longueur
du roman tolstoïen et du roman dostoïevskien était d’une importance
essentielle pour le but que visaient les deux romanciers. Elle est
caractéristique de leur vision.
Le problème du volume matériel, pour un livre, est difficile à poser. Mais
la simple différence de longueur entre les Hauts de Hurlevent et Moby Dick,
ou entre Pères et Fils et Ulysse, nous conduit bel et bien d’une discussion
sur des techniques opposées à cette constatation : qu’il y a là en jeu une
différence d’esthétique et une différence d’idéal. Même si nous nous en
tenons aux longs romans, il nous faut distinguer. Dans les romans de
Thomas Wolfe, la longueur témoigne d’une énergie exubérante et souvent
d’un manque de contrôle, d’une dispersion dans un flux brillant
d’éloquence. Clarisse Harlowe est long, d’une infinie longueur, parce que
Richardson traduisait dans le vocabulaire nouveau de l’analyse
psychologique la structure épisodique et lâche de la tradition picaresque.
Dans les proportions gigantesques de Moby Dick, nous percevons non
seulement un parfait accord entre le thème et la technique mais encore un
procédé de narration qui remonte à Cervantès : l’art de la longue digression.
Les romans-fleuves, les chroniques en un grand nombre de volumes de
Balzac, Zola, Proust, Jules Romains illustrent sous deux aspects les vertus
de la longueur : ils évoquent le mode épique et ils donnent l’impression de
la durée historique. Mais même dans ce genre (si typiquement français) une
distinction s’impose ; le lien entre les divers romans de la Comédie
Humaine n’est pas du tout le même que celui qui existe entre les sept livres
de À la recherche du temps perdu.
En réfléchissant à la différence entre poèmes longs et poèmes courts, Poe
trouvait que les premiers pouvaient inclure des espaces mornes, des
digressions, des ambivalences de ton sans perdre de leur vertu essentielle ;
en revanche, le poème long ne pouvait atteindre à l’intensité soutenue et à
la densité du poème court. Dans le cas de l’œuvre imaginaire en prose nous
ne pouvons pas appliquer la même règle. Les points faibles de Dos Passos
viennent, précisément, de l’inégalité. D’autre part, le tissu est aussi fin et
serré dans le grand cycle de Proust que dans cette brève merveille qu’est la
Princesse de Clèves.
La longueur des romans de Tolstoï et de Dostoïevski fut remarquée dès le
début. On reprocha, et depuis l’on a toujours reproché à Tolstoï ses
interpolations philosophiques, ses digressions moralisatrices et sa visible
répugnance pour un dénouement. Henry James parlait de « monstres
informes ». Les critiques russes nous disent que la longueur d’un roman
dostoïevskien est souvent due à son style travaillé et scintillant, aux
vacillations du romancier vis-à-vis de ses personnages et au simple fait qu’il
était payé à la page. L’Idiot et les Possédés, comme leurs pendants
victoriens, portent la trace de la publication en feuilleton. Parmi les lecteurs
occidentaux, la forme longuement divagante des deux maîtres a été souvent
considérée comme typiquement russe, comme en quelque sorte liée à
l’immensité du pays russe. C’est là une idée absurde. Pouchkine,
Lermontov, Tourgueniev sont d’une concision exemplaire.
Quand on y réfléchit, il apparaît évident que pour Tolstoï comme pour
Dostoïevski la surabondance était une liberté essentielle. Elle caractérise
leur vie et leur personne aussi bien que leur conception de l’art romanesque.
Tolstoï compose sur une vaste toile à la mesure de sa propre ampleur et
évoque dans la durée romanesque le flux du temps historique. L’ampleur
des romans de Dostoïevski reflète sa fidélité au détail et son souci
d’embrasser les innombrables singularités de geste et de pensée qui
s’accumulent à mesure qu’approche l’instant dramatique.
Plus nous considérons les deux romanciers, plus nous nous rendons
compte que chez eux l’œuvre et l’homme étaient taillés à la même échelle.
La gigantesque vitalité de Tolstoï, sa force d’ours et son endurance
nerveuse, l’excès en lui de toutes les puissances de vie sont bien connus.
Ses contemporains – Gorki entre autres – le dépeignent comme un titan
parcourant la terre avec une majesté antique. Il flotta sur sa vieillesse
quelque chose d’étrange et de vaguement sacrilège. Jusqu’à la fin il s’attela
à la tâche, inflexible, batailleur, tirant plaisir de son despotisme. La
puissance de Tolstoï était telle qu’il ne pouvait ni imaginer ni créer dans un
petit format. Chaque fois qu’il entrait dans une chambre ou dans une forme
littéraire, il donnait l’impression d’un géant qui se courbe sous une porte
bâtie pour le commun des hommes. Une de ses pièces de théâtre est en six
actes. Nous trouvons comme un reflet de cette vitalité dans le fait que les
Dukhobors – une secte religieuse russe dont l’émigration au Canada fut
financée par les droits d’auteur de Résurrection – paradaient nus dans
l’ouragan et brûlaient les granges en des accès de défi passionné.
Partout dans la vie de Tolstoï, que ce soit au jeu et dans les chasses à
l’ours de sa jeunesse, dans son mariage orageux et fécond ou dans les
quatre-vingt-dix volumes de son œuvre imprimée, la force de l’élan créateur
éclate. T. E. Lawrence (lui-même doué d’une puissance démoniaque)
avouait à Forster : « Il est vain de vouloir s’attaquer à Tolstoï. L’homme est
pareil au vent d’est d’hier, qui vous arrachait des larmes quand vous
l’affrontiez et en même temps vous paralysait 1. »
De longues parties de Guerre et Paix ont nécessité sept brouillons. Les
romans de Tolstoï se terminent à regret, comme si la poussée créatrice, cette
secrète extase que procure le fait de donner forme à la vie avec les mots,
n’était pas épuisée. Tolstoï savait qu’il était immense et il se glorifiait de la
ruée et du battement de son sang. Un jour, dans sa grandeur de patriarche, il
alla jusqu’à douter de sa nature mortelle. Il se demanda si la mort – et il
entendait clairement sa propre mort physique – était vraiment inévitable.
Pourquoi devrait-il mourir alors qu’il sentait dans son corps des ressources
intactes et quand les pèlerins et les disciples qui affluaient de tous les points
du monde à Iasnaï Poliana avaient un si pressant besoin de sa présence ?
Qui sait si Nicolas Fedorov, le bibliothécaire du musée Roumantsev, n’avait
pas raison en insistant sur l’idée d’une complète et authentique résurrection
des morts ? Tolstoï dit : « Je ne partage pas toutes les vues de Fedorov » ;
mais de toute évidence elles l’attiraient.
Dostoïevski, en revanche, est souvent cité par les critiques et les
biographes comme le parfait exemple de la névrose créatrice. Cette opinion
est renforcée par les images le plus communément associées à sa carrière :
incarcération en Sibérie, épilepsie, dénuement et ce fil d’une angoisse
personnelle qui semble courir à travers toute son œuvre et toute sa vie.
Opinion qui emprunte son autorité à une fausse interprétation de ce que dit
Thomas Mann quand il met en parallèle la santé olympienne de Goethe et
de Tolstoï et la maladie chez Nietzsche et Dostoïevski.
En réalité, Dostoïevski était doué d’une force et d’un pouvoir d’endurance
exceptionnels en même temps que d’une élasticité et d’une résistance
animale énormes. C’est ce qui le soutint à travers le purgatoire de son
existence et l’enfer imaginaire de ses créations. John Cowper Powys note
comme un trait essentiel de la nature de Dostoïevski « une joie de vivre
mystérieuse et profondément féminine, même quand il souffrait de la
vie 2 ». Il fait remarquer ce débordement de force vitale qui permettait au
romancier de maintenir, au comble de l’indigence ou de la souffrance
physique, l’allure furieuse de sa création. Comme Powys le discerne avec
justesse, la joie à laquelle atteignait Dostoïevski jusque dans les moments
d’angoisse n’était pas masochiste (bien qu’il y eût du masochisme dans son
tempérament). Elle jaillissait plutôt de ce plaisir élémentaire et en même
temps subtil que trouve l’esprit dans sa propre ténacité. L’homme vivait
chauffé à blanc.
Gracié à l’ultime instant, face au poteau d’exécution, il survécut à l’atroce
expérience ; il alla même jusqu’à transformer le souvenir de cette heure
terrible en un talisman d’endurance et en une source continue d’inspiration.
Il survécut à la katorga sibérienne et à sa période de service dans un
régiment disciplinaire. Il écrivit ses grands romans, ses contes et ses essais
polémiques au milieu de difficultés financières et psychologiques qui
auraient complètement abattu un homme doué d’une vitalité inférieure.
Dostoïevski disait de lui-même qu’il avait la souple résistance du chat ; il
passa presque toutes les journées de ses neuf vies à travailler avec
acharnement, qu’il eût ou non passé la nuit à jouer, à lutter contre la
maladie ou à chercher à emprunter de l’argent.
C’est à cette lumière qu’il faudrait considérer son épilepsie. La pathologie
et les origines du « mal sacré » de Dostoïevski restent obscures. Le peu que
nous savons sur les dates permet difficilement d’accepter l’opinion de Freud
– une relation causale entre les premières atteintes du mal et l’assassinat du
père du romancier. L’idée que Dostoïevski lui-même se faisait de l’épilepsie
est ambiguë et toute pleine de résonances religieuses : il y voyait à la fois
une épreuve cruelle et dégradante et un don mystérieux qui peut permettre à
un homme d’accéder à des instants d’illumination et de pénétration
miraculeuses. Ce qu’en dit le prince Muichkine dans l’Idiot et le dialogue
entre Chatov et Kirilov dans les Possédés dépeignent les crises d’épilepsie
comme des instants de conscience totale, comme l’explosion des forces les
plus profondes et les plus secrètes de la vie. Nulle part Dostoïevski ne laisse
entendre que « l’idiot » regrette le mal sanctifiant dont il est affligé.
Il est probable que chez Dostoïevski lui-même la maladie était en rapport
avec son extraordinaire puissance nerveuse. Il se peut que l’une ait servi
d’exutoire à l’autre. Thomas Mann voit dans la maladie de Dostoïevski « le
produit d’une vitalité débordante, l’explosion et l’excès d’une santé
énorme 3 ». Là est sûrement la clé de sa nature : « une santé énorme » qui se
sert de la maladie comme d’un instrument de perception. À cet égard la
comparaison avec Nietzsche se trouve justifiée. Dostoïevski est un de ces
artistes, de ces penseurs qui s’entourent de souffrance physique comme
d’un « dôme de verre multicolore ». Au travers, ils voient la réalité
intensifiée. Dostoïevski pourrait, sur ce point, être aussi comparé à Proust,
qui fit de son asthme une clôture autour de son art, ou à Joyce aveugle, qui
nourrissait son oreille de ténèbres.
« Opposés, mais pas éloignés, pas étrangers », dit Merejkovsky : la santé
de Tolstoï et la maladie de Dostoïevski portaient le même sceau de la
puissance créatrice.
T. E. Lawrence confiait à Edward Garnett : « Vous rappelez-vous ce que
je vous ai dit un jour : que j’avais réuni sur un rayon des livres
“titanesques” (ceux que distingue la grandeur d’esprit, la “sublimité”
comme eût dit Longin) ; et c’était les Karamazov, Zarathoustra et Moby
Dick 4. »
Cinq ans plus tard il ajoutait à cette liste Guerre et Paix. Ce sont là les
livres « titanesques » et la qualité dont parlait Lawrence se manifeste à la
fois dans leur volume matériel et dans la vie de leurs auteurs.
Mais la grandeur qui caractérise l’art de Tolstoï et de Dostoïevski – la
manière dont il rendit à la littérature une plénitude de vision qu’elle avait
perdue lors du déclin de la poésie épique et de la tragédie – ne peut être
perçue isolément. Nous ne pouvons non plus limiter notre attention aux
Russes, bien que Virginia Woolf fût tentée de se demander si « parler de
tout autre roman que le roman russe n’est pas une perte de temps 5 ». Avant
de considérer les œuvres de Tolstoï et de Dostoïevski en elles-mêmes, je
voudrais m’arrêter un moment à la question de l’art romanesque en général
et aux vertus respectives du roman russe et du roman américain au
XIXe siècle.

1. T. E. Lawrence à E. M. Forster, 20 février 1924, The Letters of T. E. Lawrence, New York, 1939.
2. John Cowper Powys, Dostoievsky, Londres, 1946.
3. Thomas Mann, « Dostojewski Mit Maassen », Neue Studien, Stockholm, 1948.
4. T. E. Lawrence à Edward Garnett, 26 août 1922, The Letters of T. E. Lawrence.
5. Virginia Woolf, « Modern Fiction », The Common Reader, New York, 1925.
III

La tradition principale du roman européen est née des circonstances


mêmes qui avaient amené la disparition de la poésie épique et la décadence
de la tragédie. Servis par le simple fait de leur éloignement et par le hasard
maintes fois répété de l’avènement d’un artiste de génie, les romanciers
russes, de Gogol à Gorki, mirent en œuvre de telles énergies, une force de
pénétration si profonde et une poésie de la foi si ardente que l’art
romanesque en vint à égaler (certains diraient : à surpasser) la poésie épique
et la poésie dramatique. Mais l’histoire du roman n’est pas d’une continuité
sans faille. L’œuvre des Russes fut réalisée selon un mode nettement
différent de celui qui prévalait en Europe, et même en opposition avec lui.
Les maîtres russes, à leur manière, comme Hawthorne et Melville à la leur,
firent violence aux conventions du genre tel qu’il avait été conçu de Defoe à
Flaubert. La question se posait ainsi : pour les réalistes du XVIIIe siècle, ces
conventions avaient été une source de force ; au temps de Madame Bovary
elles étaient devenues des entraves. Qu’étaient-elles et comment étaient-
elles nées ?
Sous sa forme originelle, le poème épique s’adresse à un groupe assez
serré d’auditeurs ; le drame, là où il est encore vivant et non un simple
artifice, suppose un organisme collectif – le public du théâtre. Mais le
roman parle à un lecteur individuel dans la dispersion de la vie privée. C’est
une forme de communication entre l’écrivain et une société infiniment
fragmentée ; c’est, comme le dit Burckhardt, « une création imaginaire lue
dans la solitude 1 ». Habiter une chambre à soi, lire un livre pour soi, c’est
partager une condition riche en résonances historiques et psychologiques.
Celles-ci ont une influence directe sur l’histoire et le caractère de l’art
romanesque européen ; elles l’ont lié par des liens nombreux et solides à la
vie des classes moyennes et à leur vision du monde. Si nous pouvons dire
des épopées homérique et virgilienne qu’elles étaient des manières
d’entretien entre le poète et l’aristocratie, nous pouvons dire du roman qu’il
a été la forme d’art fondamentale de l’ère de la bourgeoisie 2.
Avec le roman ne naquit pas seulement l’art du bourgeois, de l’habitant
des villes d’Europe ; depuis Cervantès il fut le miroir que l’imagination,
quand elle fait appel à la raison, tend à la réalité quotidienne. Don Quichotte
lançait au monde de l’épopée un adieu ambigu et mélancolique ; Robinson
Crusoé délimitait le monde du roman moderne. Comme le naufragé de
Defoe, le romancier va s’entourer d’une palissade de faits tangibles : les
maisons merveilleusement solides de Balzac, l’odeur des puddings de
Dickens, les pharmacies de Flaubert et les interminables inventaires de
Zola. S’il trouve une empreinte dans le sable, le romancier en déduira que
c’est l’homme Vendredi qui se cache dans les buissons, non pas que c’est la
trace d’une fée ou, comme dans le monde shakespearien, la trace fantomale
du dieu Hercule « qu’Antoine aimait ».
Le courant du roman occidental est surtout prosaïque, au sens exact plutôt
qu’au sens péjoratif du terme. Là, ni le Satan de Milton battant des ailes à
travers l’immensité du chaos, ni les sorcières de Macbeth voguant vers Alep
dans leur tamis ne sont vraiment chez eux. Les moulins à vent ne sont plus
des géants, mais des moulins à vent. En échange, le roman nous dira
comment sont construits les moulins, ce qu’ils rapportent et, avec beaucoup
de précision, quel bruit ils font par une nuit de vent. Car c’est le génie du
roman de décrire, d’analyser, d’explorer, et d’accumuler les données du réel
et de l’introspection. De toutes les peintures de la vie que tente la littérature,
de tous les contrepoids que les mots essaient de donner au réel, ceux du
roman sont les plus cohérents et les plus complets. Les œuvres de Defoe,
Balzac, Dickens, Trollope, Zola ou Proust enrichissent le sens que nous
avons du monde et du passé. Elles sont cousines germaines de l’histoire.
Il existe, bien entendu, des types de romans auxquels ce que nous venons
de dire ne s’applique pas. Aux confins de la tradition maîtresse ont persisté
des zones d’irrationnel et de mythe. La grosse masse du roman néogothique
(sur lequel je reviendrai à propos de Dostoïevski), Frankenstein de
Mrs. Shelley et Alice au pays des merveilles sont des exemples types de la
rébellion contre le règne de l’empirisme. Il n’est besoin que de songer à
Emily Brontë, à E. T. A. Hoffmann, à Poe, pour se rendre compte que la
démonologie discréditée de l’époque préscientifique eut une vigoureuse
survie. Mais dans l’ensemble le roman des XVIIIe et XIXe siècles européens
fut positif par l’esprit, rationnel par la méthode et social par le contexte.
À mesure qu’augmentaient ses ressources techniques et sa solidité, le
réalisme déployait de vastes ambitions : il cherchait à construire au moyen
des mots des sociétés aussi complexes, aussi substantielles que celle du
monde extérieur. En mineur, cela produisit les Barchester de Trollope ; en
majeur, le rêve fantastique de la Comédie humaine. Selon la conception de
1845, l’œuvre devait comporter cent trente-sept titres distincts. La vie de la
France devait y trouver son image complète. C’est en 1844 que Balzac
écrivit la lettre fameuse où il compare son plan à l’œuvre de Napoléon, de
Cuvier et d’O’Connell : « Le premier a vécu la vie de l’Europe ; il s’est
inoculé des armées ! Le second a épousé le globe ! Le troisième s’est
incarné un peuple ! Moi j’aurai porté une société tout entière dans ma
tête ! »
L’ambition conquérante de Balzac a son parallèle moderne : comté de
Yoknapatawpha, « seul propriétaire, William Faulkner ».
Mais, dès le départ, il existait dans la doctrine et la pratique du roman
réaliste un élément de contradiction. Le thème de la vie contemporaine
était-il approprié à ce que Matthew Arnold appelle « le haut sérieux » d’une
littérature vraiment grande ? Sir Walter Scott choisit les sujets historiques,
espérant atteindre ainsi à cette noblesse et à ce lointain poétique qui
caractérisent l’épopée et la tragédie en vers. Il fallut les réalisations de
George Eliot, de Dickens et de Balzac pour démontrer que la société
moderne et la vie quotidienne pouvaient fournir à l’artiste et au moraliste
des matériaux aussi captivants que ceux qu’avaient tirés des antiques
cosmologies les poètes et les auteurs tragiques. Mais ces œuvres, par leur
plénitude et leur puissance mêmes, plaçaient le réalisme devant un dilemme
nouveau et, en fin de compte, plus troublant : la seule masse des faits
observés n’arriverait-elle pas à écraser et à détruire chez le romancier la
beauté et la maîtrise de la forme ?
Dans leur souci de discrimination morale, dans leur recherche des vraies
valeurs, les grands réalistes du XIXe siècle purent, comme l’a montré
F. R. Leavis, empêcher leurs matériaux d’empiéter sur l’intégrité de la
forme littéraire. Les critiques les plus pénétrants de l’époque perçurent les
dangers de la « ressemblance » excessive. Goethe et Hazlitt firent
remarquer qu’en entreprenant de peindre la vie contemporaine dans sa
totalité l’art risquait de devenir du journalisme. Et Goethe note, dans le
prologue de Faust, que l’influence croissante des journaux a déjà perverti la
sensibilité du public littéraire. Si paradoxal que cela puisse paraître, la
réalité elle-même, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, s’était parée de
couleurs brillantes ; elle avait fait sur les contemporains une impression de
plus en plus intense. Hazlitt se demande si ceux qui ont vécu à l’époque de
la Révolution française et des guerres napoléoniennes pourront se contenter
des passions que fabrique la littérature. Lui et Goethe voient dans la vogue
du mélodrame et du roman néogothique une réponse directe, bien que
fausse, à cette question.
Leurs craintes étaient prophétiques mais, en fait, prématurées. Elles
présagent l’angoisse d’un Flaubert et l’effondrement du roman naturaliste
sous le poids de sa documentation. Avant les années 60, le roman européen
s’épanouit sous les défis et les contraintes de la réalité. Pour revenir à une
image dont j’ai usé plus haut, Cézanne apprit à l’œil à voir les objets dans
ce qui était, à la lettre, une lumière et une profondeur nouvelles. De même,
l’époque de la Révolution et de l’Empire conféra à la vie quotidienne la
stature et la splendeur du mythe. Elle démontra la vérité de cette
hypothèse : qu’en observant leur propre temps les artistes trouveraient des
thèmes dignes du grand Art. Ce qui se passa entre 1789 et 1820 donna aux
contemporains, dans la conscience des temps qu’ils vivaient, quelque chose
de la nouveauté et de la vibrante lumière que l’impressionnisme, plus tard,
introduisit dans la conscience de l’espace physique. L’assaut de la France
contre son propre passé et contre l’Europe, l’éphémère victoire volant du
Tage à la Vistule précipitèrent le rythme et la poussée de la vie, même pour
ceux qui n’étaient pas directement en jeu. Ce qui avait été pour
Montesquieu et Gibbon des sujets de curiosité philosophique, ce qui avait
été pour les poètes latins et pour la littérature classique des situations et des
thèmes tirés de l’histoire de l’Antiquité, devint pour les romantiques l’étoffe
de la vie quotidienne.
Pour montrer comment le rythme même de l’existence s’accéléra on
pourrait composer toute une anthologie de très riches heures pleines
d’événements et de passion. Elle pourrait s’ouvrir sur l’anecdote de Kant
retardé une fois, une unique fois, dans sa promenade matinale par la
nouvelle de la prise de la Bastille ; elle continuerait par ce merveilleux
passage du Prélude, où Wordsworth raconte comment il apprit la mort de
Robespierre. Elle comprendrait la page où Goethe, au soir de Valmy,
annonce l’avènement d’une ère nouvelle ; et les nocturnes et apocalyptiques
chevauchées que décrit De Quincey – les courriers fous emportant de
Londres les bulletins de la guerre d’Espagne. Elle montrerait Hazlitt tout
près de se suicider en apprenant la défaite de Napoléon à Waterloo, et
Byron conspirant avec les révolutionnaires d’Italie. Cette anthologie
pourrait opportunément se clore avec le récit de Berlioz, dans ses
Mémoires, racontant comment il s’enfuit de l’École des beaux-arts, en
juillet 1830, rejoignit les insurgés et leur fit chanter son arrangement de la
Marseillaise.
Les romanciers du XIXe siècle sentirent intensément ce que leur propre
temps pouvait offrir de ressources dramatiques. Un monde qui avait connu
Danton et Austerlitz ne trouvait pas nécessaire de chercher dans la
mythologie ou dans l’Antiquité les matériaux de la vision poétique. Cela ne
signifie pas toutefois que les romanciers conscients de leur art se servirent
directement des événements du jour. Avec un subtil instinct de l’art
romanesque, ils cherchèrent plutôt à adapter le nouveau rythme de la vie
aux expériences personnelles d’hommes et de femmes qui n’étaient en
aucune manière des personnages historiques. Ou bien, comme Jane Austen,
ils décrivirent les résistances que les vieux modes de conduite de tout repos
opposaient à l’invasion de l’esprit moderne. Ainsi s’explique ce fait curieux
et important que les romanciers romantiques et victoriens les plus fameux
n’aient pas cédé à la tentation du thème napoléonien. Comme le note Zola
dans son essai sur Stendhal, l’influence de Napoléon sur la psychologie
européenne, sur les aspects et les tendances de la conscience individuelle, a
porté loin : « J’insiste, parce que je n’ai jamais vu étudier l’importance très
réelle que Napoléon a exercée sur notre littérature. L’Empire a été une
époque de production littéraire bien médiocre ; mais on ne peut nier de quel
coup de marteau la destinée de Napoléon avait fêlé les crânes de son
temps… Toutes les ambitions s’enflaient, les entreprises tournaient au
gigantesque, on ne rêvait, dans les lettres comme ailleurs, que de royauté
universelle. »
Le rêve de Balzac – régner sur le royaume des mots – en est une
conséquence directe.
Néanmoins le roman ne chercha pas à empiéter sur l’art du journaliste ou
de l’historien. La Révolution et l’Empire jouèrent un grand rôle à l’arrière-
plan du roman du XIXe siècle, mais seulement à l’arrière-plan. Là où il
s’approche trop du foyer central, comme dans Un conte de deux villes de
Dickens et dans Les dieux ont soif d’Anatole France, l’élément romanesque
proprement dit perd de sa qualité. Balzac et Stendhal sentirent le danger.
Tous deux conçurent une réalité en quelque sorte illuminée et ennoblie par
les passions que la Révolution et l’Empire avaient déchaînées dans la vie
des hommes. Tous deux se laissèrent captiver par le thème du
« bonapartisme », mais dans le domaine privé ou dans le domaine
économique. Ils cherchèrent à montrer comment les énergies libérées par
les bouleversements politiques en vinrent à remodeler la forme de la société
et l’image que l’homme se fait de lui-même. Dans la Comédie humaine, la
légende napoléonienne sert de centre de gravité à la structure romanesque ;
mais partout, sauf dans quelques ouvrages d’importance secondaire,
l’Empereur lui-même ne fait que d’indécises et fugitives apparitions. La
Chartreuse de Parme et le Rouge et le Noir sont des variations sur le thème
napoléonien, des recherches sur l’anatomie de l’être quand il a été exposé à
la réalité sous les aspects les plus violents et les plus majestueux qu’elle
peut revêtir. Mais il est éminemment instructif que le héros de la
Chartreuse n’aperçoive Napoléon qu’une seule fois, dans une vision brève
et confuse.
Dostoïevski est un héritier direct de cette règle. Le poète et critique russe
Viatcheslav Ivanov a retracé l’évolution du thème napoléonien depuis le
Rastignac de Balzac jusqu’à Crime et Châtiment, en passant par le Julien
Sorel de Stendhal. Le « rêve Napoléon » a trouvé son expression la plus
profonde dans Raskolnikov, ce qui indique combien l’art du roman avait
élargi ses possibilités en passant de l’Europe occidentale à la Russie. Tolstoï
rompit résolument avec la manière précédente de traiter le sujet. Dans
Guerre et Paix, Napoléon est présenté directement. Pas tout de suite – son
apparition à Austerlitz porte la marque de la méthode oblique de Stendhal
(Tolstoï admirait beaucoup Stendhal). Mais ensuite, et à mesure qu’on
avance dans le roman, on le voit pour ainsi dire de face. Il s’agit de quelque
chose de plus qu’un changement de technique ; Tolstoï se montre ici en
accord avec sa philosophie de l’histoire et avec ses affinités épiques. Il y
faut voir aussi le désir du romancier – désir particulièrement fort chez
Tolstoï – de circonscrire parmi ses personnages l’homme d’action suprême,
de le maîtriser par la force du mot.
Mais tandis que les deux premières décennies du siècle reculaient dans
l’histoire, la gloire semblait choir des hauteurs célestes. Quand la réalité se
fit plus terne, plus mesquine, les dilemmes inhérents à la théorie et à la
pratique réalistes vinrent au premier plan. Dès 1836, dans la Confession
d’un enfant du siècle, Musset affirmait que s’était évanouie la période
d’allégresse, l’époque où la liberté révolutionnaire et l’héroïsme
napoléonien avaient illuminé le ciel et enflammé les imaginations. Pour la
remplacer descendait la règle grise, lourde, la règle philistine des classes
moyennes industrielles. Ce qui était apparu jadis comme la saga
démoniaque de l’argent, ce romantisme des « Napoléon de la Finance » qui
avait ensorcelé Balzac, tout cela était devenu la routine inhumaine du
bureau et du travail à la chaîne. Comme le montre Edmund Wilson dans son
essai sur Dickens, Ralph Nickleby, Arthur Gride et les Chuzzlewits furent
remplacés par Pecksniff et, pis encore, par Murdstone. Le brouillard qui
stagne sur chaque page de Bleak House est symbolique des couches de cant
sous lesquelles le capitalisme du milieu du siècle cachait sa nature
implacable.
Par mépris ou par indignation, des écrivains comme Dickens, Heine,
Baudelaire s’efforcèrent de déchirer l’hypocrite bâillon des mots. Mais la
bourgeoisie se délecta de leurs œuvres, s’abritant derrière cette théorie que
la littérature n’avait rien à voir avec la vie pratique et qu’on pouvait lui
permettre de prendre ses libertés. De là naquit l’image d’un divorce entre
l’artiste et la société, image qui continue encore aujourd’hui à hanter et à
isoler la littérature, la peinture et la musique.
Mais je n’ai pas à m’occuper ici des transformations économiques et
sociales qui commencèrent dans les années 30, avec le règne d’un
mercantilisme impitoyable sous le couvert d’un rigoureux code moral.
L’analyse classique en a été faite par Marx qui, dit Wilson, « démontra vers
le milieu du siècle que ce système, qui falsifiait les rapports humains et
encourageait une hypocrisie générale, était un trait fatal et irrémédiable de
la structure économique elle-même 3 ».
Je n’ai pour objet que l’effet de ces transformations sur le grand courant
du roman européen. Le changement survenu dans les valeurs et le rythme
de la vie pratique plaça toute la théorie du réalisme en face d’un cruel
dilemme. Le romancier devait-il continuer, comme il s’y était engagé, à
faire de la réalité un portrait ressemblant, à la recréer, alors qu’elle ne valait
plus la peine qu’on la recrée ? Le roman lui-même n’allait-il pas succomber
sous la monotonie et la fausseté morale de sa matière ?
Cette question déchira le cœur et le génie de Flaubert. Madame Bovary fut
composé dans une fureur froide et porte en soi la contradiction paralysante
et finalement insoluble du réalisme. Flaubert n’y échappe que dans la
flamboyante fresque archéologique de Salammbô et dans la Tentation de
saint Antoine. Mais il ne peut pas laisser la réalité tranquille et il essaie, par
un mortel travail de forçat, de la rassembler tout entière dans cette
encyclopédie du dégoût : Bouvard et Pécuchet. Le monde du XIXe siècle, tel
que le voyait Flaubert, avait détruit les fondements de la culture humaine.
Lionel Trilling soutient, non sans pénétration, que la critique de Flaubert
allait au-delà des problèmes économiques et sociaux. Un livre comme
Bouvard et Pécuchet « condamne la culture. L’esprit humain met à
l’épreuve la masse accumulée de ses propres œuvres, celles qui sont
traditionnellement tenues pour ses plus glorieux trophées aussi bien que les
œuvres indubitablement méprisables, et il arrive à comprendre que nulle ne
servira son dessein, que toutes sont ennui et vanité, que l’immense structure
de la pensée et de la création humaines est tout entière étrangère à la
personne humaine 4 ».
Le XIXe siècle avait parcouru un long chemin depuis cette « aube » dans
laquelle, proclamait Wordsworth, c’était un bonheur d’être vivant.
Finalement, la « réalité » écrasa le roman et le romancier s’effaça devant
le reporter. L’effondrement de l’œuvre d’art sous le poids des faits se
montre le plus clairement dans les écrits critiques et les romans de Zola.
(Ici, je suivrai de très près le fil directeur donné par George Lukács, un des
maîtres de la critique contemporaine, dans son essai sur le Centenaire de
Zola.) Pour Zola, le réalisme de Balzac et celui de Stendhal étaient
également suspects, car tous deux avaient laissé leur imagination empiéter
sur les principes « scientifiques » du naturalisme. Il déplorait en particulier
la tentative de Balzac pour recréer la réalité à sa propre image, alors qu’il
aurait dû faire tout ce qui était en son pouvoir pour donner de la vie
contemporaine un tableau fidèle et « objectif ». Comment parvenir à cette
fidélité, à cette objectivité ? La méthode prescrite par Zola est à la fois
simple et rigoureuse : un écrivain naturaliste veut-il écrire un roman sur le
thème du théâtre ? Son premier soin sera de réunir des matériaux, de se
renseigner le plus complètement possible sur ce monde de la scène qu’il
veut décrire. Il interroge les gens qu’il juge au courant de la question, il
note leurs déclarations, collectionne des anecdotes, des portraits. Il lit ce
qu’on a écrit de sérieux sur le théâtre. Enfin, il visite les salles de spectacle,
les coulisses, s’informe des plus petits détails, passe une soirée dans une
loge d’actrice et s’imprègne de l’atmosphère qui y règne. Une fois tous ces
matériaux rassemblés, le roman se fera tout seul ; le romancier n’aura qu’à
établir la suite logique des faits. L’intérêt ne se concentrera plus sur les
particularités de l’histoire ; au contraire, plus elle sera générale et banale,
plus elle sera typique. Par bonheur, le génie de Zola, son imagination
fortement colorée et la passion morale qui jaillit même là où il se croit le
plus « scientifique » allaient à l’encontre de ce lugubre programme. Pot-
Bouille est un des meilleurs romans du XIXe siècle, grand par son comique
féroce et par la fermeté du dessin. Comme le dit Henry James, « c’est dans
le grand jeu robuste qu’il joue avec le médiocre et le simple que réside la
maîtrise de Zola et il est évident que lorsque les valeurs sont petites il faut
des éléments et des combinaisons innombrables pour faire le total 5 ».
Mais l’ennui, c’est que la « maîtrise » était rare, tandis que le « médiocre
et le simple » abondaient. Entre les mains d’écrivains de peu d’imagination
le roman naturaliste devint du reportage, la reproduction sempiternelle de
quelque « tranche de vie » rehaussée d’une touche de couleur. À mesure
que les moyens de reproduction – photographie, cinéma, radio et finalement
télévision – sont devenus plus parfaits et plus répandus, le roman s’est
trouvé réduit ou à se mettre à leur remorque ou à abandonner les canons du
naturalisme.
Mais le dilemme que posait le roman réaliste (et le roman naturaliste n’en
est que l’aspect le plus radical) était-il entièrement une conséquence de
l’embourgeoisement 6 politique et social du milieu du siècle ? À la
différence des critiques marxistes, je crois que les racines en sont plus
profondes. Le problème était inséparable du parti pris sur lequel avait été
fondée la tradition maîtresse du roman européen. En se vouant à une
interprétation temporelle de la vie et à une peinture réaliste de la vie
ordinaire, le roman des XVIIIe et XIXe siècles s’était fixé à l’avance ses
limites. Cet engagement n’affecte pas moins l’art de Fielding que celui de
Zola. La différence, c’est que Zola en fit une méthode délibérée et
rigoureuse et que son époque était moins sensible au ton d’ironique
galanterie et de drame dont Fielding a tempéré le réalisme de Tom Jones.
En rejetant le mythique et le surnaturel, toutes ces choses dont ne peut
rêver la philosophie d’Horatio, le roman moderne avait rompu avec la
vision essentielle de l’épique et du tragique. Il avait revendiqué comme son
bien ce que nous pourrions appeler le royaume de ce monde. C’est le vaste
royaume de la psychologie humaine perçue au moyen de la raison, et du
comportement humain dans un contexte social. C’est le monde auquel
pensaient les Goncourt quand ils définissaient l’art romanesque : de
l’éthique en action. Mais malgré tout ce qu’il embrasse (et certains
soutiendraient que c’est le seul soumis à notre entendement), ce royaume a
des frontières ; et il est facile de voir où elles se situent. Nous les
franchissons quand nous passons du monde de Bleak House au monde du
Château (tout en notant que le symbole principal de Kafka a un rapport
avec la Chancellerie de Dickens). Nous les franchissons, avec une
impression indiscutable d’espace élargi, quand nous passons du Père Goriot
au Roi Lear. Nous les franchissons encore quand, du programme que Zola
offre aux romanciers, nous passons à cette lettre de D. H. Lawrence que j’ai
citée plus haut : « J’ai toujours l’impression de m’offrir nu à la pénétration
du feu de Dieu Tout-Puissant, et c’est une impression assez effrayante.
Il faut être si terriblement religieux pour être un artiste. Je pense souvent à
mon cher saint Laurent sur son gril, quand il disait : “Retournez-moi, frères,
je suis assez cuit de ce côté-ci.” »
« Il faut être si terriblement religieux… » Il y a toute une révolution dans
ces mots. Car, avant toute chose, la grande tradition du roman réaliste
impliquait que le sentiment religieux n’était pas nécessaire pour donner de
l’existence humaine un tableau achevé et complet. Cette révolution, qui
aboutit aux œuvres de Kafka et de Thomas Mann, de Joyce et de Lawrence
lui-même, commença non en Europe, mais en Amérique et en Russie.
Lawrence déclarait : « Deux aspects de la littérature moderne me semblent
être arrivés à une véritable limite : le russe et l’américain 7. » Au-delà, le
champ était ouvert pour Moby Dick et pour les romans de Tolstoï et de
Dostoïevski. Mais pourquoi l’Amérique et la Russie ?

1. Jakob Burckhardt, Weltgeschichtliche Betrachtungen, Gesammelte Werke, IV, Bâle, 1956.


2. En français dans le texte. (N.d.T.)
3. Edmund Wilson, « Dickens : The Two Scrooges », Eight Essays, New York, 1954.
4. Lionel Trilling, « Flaubert’s Last Testament », The Opposing Self, New York, 1955.
5. Henry James, « Émile Zola », Notes on Novelists, with Some Other Notes, New York, 1914.
6. En français dans le texte. (N.d.T.)
7. D. H. Lawrence, Études sur la littérature classique américaine, Éd. du Seuil, 1948.
IV

L’histoire du roman européen au XIXe siècle évoque l’image d’une


nébuleuse avec des bras au loin étendus. À l’extrémité de ces bras le roman
américain et le roman russe irradient une clarté plus intense. À mesure que
nous nous éloignons du centre – et nous pouvons voir dans Henry James,
Tourgueniev et Conrad les constellations intermédiaires – la substance du
réalisme devient plus mince. Les maîtres de la manière américaine et de la
manière russe semblent emprunter quelque chose de leur violente intensité
aux ténèbres extérieures, à la matière en dissolution du folklore, du
mélodrame et de la vie religieuse.
Les observateurs européens étaient au courant, non sans malaise, de ce qui
se passait au-delà de l’orbite du réalisme traditionnel. Ils voyaient que
l’imagination russe et américaine avait atteint des sphères de compassion et
de cruauté interdites à un Balzac ou à un Dickens. La critique française en
particulier reflète les efforts d’une sensibilité classique, d’une intelligence
soucieuse de mesure et d’équilibre, pour réagir avec justesse à des formes
de vision à la fois étrangères et exaltantes. Parfois, comme dans l’hommage
rendu par Flaubert à Guerre et Paix, cet effort pour honorer des dieux
étrangers se teinte de scepticisme ou d’amertume. Car en découvrant
l’œuvre du génie russe et du génie américain, le critique européen
découvrait du même coup les lacunes de son propre héritage. Même ceux
qui firent le plus pour familiariser l’Europe avec les astres de l’Orient et du
Couchant.
Mérimée, Baudelaire, le vicomte de Vogüé, les Goncourt, André Gide,
Valery Larbaud – ceux-là mêmes auraient pu s’attrister de constater que, en
réponse à un questionnaire qui circula en 1957, les étudiants de Sorbonne
plaçaient Dostoïevski au-dessus de n’importe quel écrivain français.
En méditant sur les qualités du roman russe et du roman américain, les
observateurs européens de la fin du XIXe siècle et du début du XXe
cherchèrent les points d’affinité qui pouvaient exister entre les États-Unis
de Hawthorne et de Melville et la Russie prérévolutionnaire. La guerre
froide fait paraître cette perspective surannée et même erronée. Mais c’est
nous qui sommes dans l’erreur. Si l’on veut comprendre pourquoi, après
Moby Dick, Anna Karénine et les Frères Karamazov, il est devenu
beaucoup plus difficile (pour employer les termes de Harry Levin à propos
de Joyce) d’être romancier, il faut opposer non pas la Russie à l’Amérique,
mais la Russie et l’Amérique à l’Europe du XIXe siècle. Cet essai a pour
objet les Russes. Mais les circonstances psychologiques et matérielles qui
les libérèrent du dilemme du réalisme existaient également en Amérique ; et
c’est à travers la conscience qu’en eurent les Américains que certaines
d’entre elles peuvent être le plus clairement perçues.
Certes, c’est là un vaste sujet et ce qui suit devrait être regardé comme de
simples notes en vue d’une étude plus approfondie. Quatre des esprits les
plus pénétrants de leur temps, Astolphe de Custine, Tocqueville, Matthew
Arnold et Henry Adams, ont traité la question. Chacun d’eux, de son point
de vue particulier, a été frappé par les analogies qui existaient entre les deux
puissances naissantes. Henry Adams alla plus loin et se demanda, avec une
extraordinaire prescience, ce que serait le destin de la civilisation le jour où
les deux géants s’affronteraient de part et d’autre d’une Europe affaiblie.
La nature ambiguë et pourtant déterminante de sa parenté avec l’Europe
fut pendant tout le XIXe siècle un leitmotiv de la vie intellectuelle tant russe
qu’américaine. Henry James déclare : « C’est un destin complexe que d’être
américain, et l’une des responsabilités qu’il comporte c’est de lutter contre
une estimation superstitieuse de l’Europe 1. » Dans l’hommage qu’il rend à
George Sand, Dostoïevski dit : « Nous autres Russes nous avons deux
patries – la Russie et l’Europe – même quand nous nous disons
slavophiles 2. » La complexité et la dualité sont également manifestes dans
la célèbre déclaration d’Ivan Karamazov à son frère :
« Je veux voyager en Europe, Aliocha ; je veux sortir d’ici. Et pourtant je sais que je ne trouverai
qu’un cimetière, mais c’est un très précieux cimetière, voilà ce que c’est ! Précieux sont les morts
qui y sont couchés ; chaque pierre qui les recouvre parle d’un passé si ardent, d’une foi si
passionnée dans leur œuvre, leur vérité, leur lutte et leur science que je sais que je tomberai à terre
pour baiser ces pierres et pleurer sur elles. Et pourtant je suis bien persuadé dans mon cœur que
depuis longtemps ce n’est plus rien qu’un cimetière. »

Ne pourrions-nous pas voir ici la devise de la littérature américaine depuis


le Faune de marbre de Hawthorne jusqu’aux Quatre quatuors de
T. S. Eliot ?
Dans les deux nations l’attitude envers l’Europe prit des formes diverses
et complexes. Tourgueniev, Henry James et, plus tard, Eliot et Pound offrent
des exemples de franche acceptation, de conversion au vieux monde.
Melville et Tolstoï furent parmi les grands réfractaires. Mais, dans la plupart
des cas, le sentiment est à la fois ambigu et irrésistible. Dans ses Gleanings
in Europe, Cooper notait, en 1828 : « Si un homme a des excuses pour
quitter son pays, c’est l’artiste américain. » Sur ce point précis, les
intellectuels russes furent farouchement divisés. Mais, qu’ils en aient bien
accueilli la perspective ou qu’ils l’aient déplorée, les écrivains d’Amérique
comme ceux de Russie tendaient à reconnaître que leur formation devait
comporter une part d’exil ou de « trahison ». Le pèlerinage en Europe allait
souvent mener à une redécouverte et à une réévaluation du pays natal.
Gogol « trouva » sa Russie alors qu’il vivait à Rome. Mais dans les deux
littératures le thème du voyage en Europe fut le principal moyen de se
définir soi-même et l’occasion du geste clé : le carrosse de Herzen
franchissant la frontière polonaise, Lambert Strether (le protagoniste des
Ambassadeurs de James) arrivant à Chester. « Pour comprendre une chose
aussi vaste et terrible que la Russie, écrit Kirevski, un des premiers
slavophiles, il faut la considérer de loin. »
Cette confrontation avec l’Europe donne au roman russe et au roman
américain une partie de leur poids et de leur dignité propres. Les deux
civilisations devenaient adultes et étaient en quête de leur propre image
(cette quête étant un des thèmes principaux de Henry James). Dans les deux
pays, le roman aida l’esprit à se situer. Et ce n’était pas une tâche facile ; car
tandis que le réalisme européen œuvrait parmi des points de repère fixés par
un riche héritage historique et littéraire, le romancier russe et le romancier
américain devaient ou bien importer de l’étranger un sens de la continuité
ou bien se fabriquer, pour ainsi dire, une indépendance avec tout ce qui leur
tombait sous la main. Ce fut pour la littérature russe une rare bonne fortune
que le génie de Pouchkine se soit trouvé d’une nature si variée et si
classique. Ses œuvres constituent à elles seules une tradition. En outre, elles
s’étaient incorporé tout un domaine d’influences et de modèles étrangers.
C’est ce qu’entendait Dostoïevski quand il parlait de « l’universel accueil »
de Pouchkine.
« Même les plus grands poètes d’Europe ne purent jamais incarner en eux avec autant de puissance
que Pouchkine le génie d’un peuple étranger, même voisin. […] Pouchkine seul, de tous les poètes
du monde, possède la faculté de réincarner complètement en lui l’esprit d’une nation étrangère 3. »

L’art romanesque russe trouva en outre dans Gogol un artiste qui donna,
dès le début, les tons fondamentaux et le style de la langue et de la forme.
C’est de son Manteau qu’est sorti le roman russe. La littérature américaine
eut moins de chance. Les incertitudes de goût chez Poe, Hawthorne et
Melville et ce qu’avaient d’obscur leurs singularités propres posent
d’emblée le problème du talent individuel qui s’exerce dans un relatif
isolement.
La Russie et l’Amérique manquaient même de ce sens de stabilité et de
cohésion géographiques qui, pour le romancier européen, allait de soi. Pour
l’un et l’autre peuple l’impression d’immensité s’alliait à celle d’une
frontière romantique et fuyante. Ce qu’étaient le Far-West et le Peau-Rouge
pour la mythologie américaine, le Caucase et ses tribus guerrières ou les
tribus inviolées des Cosaques et des Vieux-Croyants du Don et de la Volga
l’étaient pour Pouchkine, Lermontov et Tolstoï. Dans l’une et l’autre
littérature, le thème idéal est celui du héros qui fuit le monde corrompu des
villes et des passions avilissantes pour affronter les dangers et les épreuves
morales de la Frontière. Bas-de-Cuir et le héros des Cosaques de Tolstoï
sont frères quand ils parcourent les froides vallées plantées de pins, parmi
les créatures sauvages, en proie à la mélancolie et poursuivant néanmoins
avec ardeur leur « noble » ennemi.
L’immensité de l’espace expose le personnage aux forces naturelles dans
toute leur grandeur et leur sauvagerie. Ce n’est que chez les Brontë et, plus
tard, chez D. H. Lawrence que le roman européen donne, avec une
puissance comparable, l’impression de la nature déchaînée. Les caprices
tyranniques de la mer chez Dana et Melville, le monde des glaces et ses
horreurs d’un autre âge dans les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Poe,
l’image du dénuement de l’homme dans Une tourmente de neige de Tolstoï
– toutes ces batailles où l’homme se mesure avec les éléments qui peuvent
le détruire dans leurs jeux grandioses restent en dehors du répertoire du
réalisme européen. De combien de terre l’homme a-t-il besoin ? de Tolstoï
(où Joyce voyait « la plus grande littérature du monde ») ne pouvait être
écrit au XIXe siècle que par un Russe ou par un Américain. C’est une
parabole sur l’immensité de la terre ; elle n’aurait eu de sens ni dans le Kent
de Dickens ni dans la Normandie de Flaubert.
Mais l’espace isole autant qu’il libère. Ce fut un thème commun à la
littérature russe et à la littérature américaine que celui de l’artiste qui
cherche son identité et son public dans une culture trop neuve, trop
désorganisée, trop préoccupée des exigences de la vie matérielle. Même les
villes, qui signifiaient pour la conscience européenne les trésors spirituels et
matériels du passé, étaient frustes et anonymes dans leur climat russe ou
américain. Depuis l’époque de Pouchkine jusqu’à celle de Dostoïevski,
Saint-Pétersbourg figure dans la littérature russe comme un symbole de la
création arbitraire, tout entière sortie des eaux et des marécages par la
magie cruelle de l’autocratie. Elle n’avait de racines ni dans la terre ni dans
le passé. Parfois, comme dans le Cavalier de bronze de Pouchkine, la nature
prend sa revanche sur l’intrus ; parfois, comme lorsque Poe périt à
Baltimore, la ville devient la foule – cet équivalent de la catastrophe
naturelle – et détruit l’artiste.
Mais enfin, la volonté humaine triomphe du pays gigantesque ; des routes
sont taillées à travers forêts et déserts ; des communautés s’accrochent à la
prairie et à la steppe. Cette grande œuvre et la grandeur de la volonté qui l’a
faite se reflètent dans la haute lignée des écrivains russes et américains. Sur
les deux mythologies plane ce que Balzac a appelé « la recherche de
l’absolu ». Hester Prynne, Achab, Gordon Pym, l’homme souterrain de
Dostoïevski et Tolstoï lui-même partent à l’assaut des barrières qui
emprisonnent la volonté : la morale traditionnelle et la loi naturelle. Comme
épigraphe à Ligeia, Poe choisit un passage de Joseph Glanvill, le clergyman
anglais du XVIIe siècle : « L’homme ne s’abandonne aux anges, ni
complètement à la mort, que par la faiblesse de sa volonté. » C’est le cri de
guerre, secret d’Achab, et c’était l’espérance de Tolstoï quand il doutait de
la mort inéluctable. Comme le remarque Matthew Arnold, en Russie
comme en Amérique la vie elle-même avait, dans son débat avec la mort,
l’ardeur farouche de la jeunesse.
Mais dans aucun des deux pays ne régnait le genre de vie d’où le
romancier européen tirait ses matériaux et sur lequel il avait édifié ses
règles. C’est là le point essentiel de l’étude de Henry James sur Hawthorne.
Ce dernier avait écrit dans sa préface au Faune de marbre : « Aucun auteur
ne peut, s’il n’en a pas fait l’expérience, concevoir la difficulté d’écrire un
roman sur un pays où il n’existe ni ombre, ni passé, ni mystère, ni noirceur
frappante – rien, sinon une banale prospérité à la grande et simple lumière
du jour ; comme c’est heureusement le cas pour mon cher pays natal. »
De la part de l’auteur de la Lettre écarlate et de la Maison aux sept
pignons, on voit là un trait d’exquise ironie. Mais James préféra une autre
interprétation et il renchérit sur les « difficultés » de Hawthorne. Sa
discussion, aussi bien que le texte de Hawthorne, concerne uniquement
l’Amérique, mais elle nous fournit l’analyse peut-être la plus pénétrante que
nous ayons sur les qualités essentielles du roman européen. En nous disant
ce qui manque aux non-Européens, il nous dit par là même de quels
obstacles ils se trouvaient libérés. Son étude me semble éclairer autant ce
qui sépare Tolstoï de Flaubert que ce qui sépare Flaubert de Hawthorne.
En notant la « minceur » et le « vide » de l’atmosphère dans laquelle
travaillait Hawthorne, James dit :
« Il faut tant de choses, comme Hawthorne a dû le sentir plus tard devant le spectacle de la vie
européenne, plus dense, plus riche, plus chaud – il faut une telle accumulation d’histoire et de
coutumes, une telle complexité de mœurs et de types pour offrir un fond d’inspiration au
romancier. »

Suit la fameuse énumération des « articles de haute civilisation » qui


manquent à la texture de la vie américaine, et donc à la source de faits et de
sentiments dont dispose le romancier américain :
« Pas d’État, au sens européen du mot, et même, à peine un nom propre de nation. Pas de
souverain, pas de Cour, pas d’allégeance personnelle, pas d’aristocratie, pas d’Église, pas de
clergé, pas d’armée, pas de service diplomatique, pas de gentilshommes campagnards, pas de
palais, pas de châteaux, pas de manoirs… pas de ruines sous le lierre… pas d’Oxford, ni d’Eton, ni
de Harrow, pas de littérature, pas de romans, pas de musées, pas de tableaux, pas de monde
politique, pas de sport, pas d’Epsom ni d’Ascot ! »

On ne peut dire si cette liste doit être prise tout entière au sérieux. Ni la
Cour ni l’armée ni le monde du sport, dans l’Angleterre de James, ne
s’intéressaient beaucoup à l’art. Les rapports les plus frappants entre Oxford
et le génie poétique s’étaient bornés à l’expulsion de Shelley ; les manoirs
et les ruines sous le lierre étaient un purgatoire à courants d’air pour les
peintres et les musiciens qui cherchaient à distraire leurs nobles hôtes ; ni
Eton ni Harrow n’étaient remarquables par leur encouragement aux vertus
amènes. Néanmoins, cette liste est pertinente. Dans, un raccourci frappant,
elle peint l’image que le réalisme, en Europe, se faisait du monde, ce que
Bergson aurait appelé les données immédiates de l’art de Dickens, de
Thackeray, Trollope, Balzac, Stendhal, Flaubert.
En outre, compte tenu des différences de vocabulaire et de perspective, cet
index des lacunes s’applique également à la Russie du XIXe siècle. Elle non
plus n’était pas un État « au sens européen du mot ». La cour du tsar, avec
son parfum semi-asiatique, était hostile à la littérature. Une grande partie de
l’aristocratie était plongée dans une barbarie féodale ; une toute petite partie
seulement, européanisée, s’intéressait à l’art ou au libre jeu des idées. Le
clergé russe avait peu de chose en commun avec les prêtres et les évêques
anglais chez qui James passait quelques-unes de ses soirées d’hiver, dans la
bibliothèque lambrissée ou le cabinet d’étude hanté des corneilles ; c’était
une troupe fanatique et grossière dans laquelle des visionnaires et des saints
voisinaient avec des jouisseurs illettrés. La plupart des éléments énumérés
par James – les universités libres et les vénérables écoles, les musées et le
monde politique, les ruines sous le lierre et la tradition littéraire –
n’existaient pas plus en Russie qu’aux États-Unis.
Et dans les deux cas, les lacunes signalées indiquaient un fait plus
général : ni en Russie ni en Amérique ne s’était produite la complète
évolution d’une classe moyenne « au sens européen du mot ». Comme
Marx le faisait remarquer dans ses dernières années, la Russie allait offrir
l’exemple d’un système féodal en marche vers l’industrialisation sans
passer par les étapes intermédiaires d’un affranchissement politique et sans
la formation d’une bourgeoisie moderne. Derrière le roman européen l’on
trouvait ces deux instruments de stabilité et de maturité : l’État
constitutionnel et le capitalisme. Ils n’existaient pas dans la Russie de
Gogol et de Dostoïevski.
James reconnaissait qu’il y avait « de belles compensations » à cette
pauvreté de l’atmosphère américaine : proximité de la nature sous ses
aspects les plus éloquents, contact de l’écrivain avec une grande variété de
types, sentiment du « prodige » et du « mystère » qui naît devant des
hommes qu’on ne peut ranger dans aucune des catégories distinctes d’une
société organisée. Mais il se hâte d’ajouter que cette absence d’une échelle
des valeurs prive l’artiste de « normes intellectuelles » et de la pierre de
touche du style de vie. En revanche, elle le condamne à « un sens de
responsabilité morale dans une solitude plutôt glaciale ».
C’est là une phrase troublante, même si l’on considère qu’elle ne
s’applique qu’à Hawthorne. Il serait trop long d’expliquer comment un
écrivain aussi sérieux que James a pu dépenser tant de temps et
d’admiration à propos d’Augier, de Gyp et de Dumas fils, et les raisons qui
l’ont conduit à comparer la Lettre écarlate avec Adam Blair de Lockhart, et
pas tout à fait au détriment de ce dernier. Et l’on comprend aussi pourquoi
James espérait que le roman américain suivrait la voie de William Dean
Howells, qui avait débuté avec « un volume délicieux sur la Vie
vénitienne », plutôt que celle de Poe, de Melville ou de Hawthorne, avec
leurs « puérils » essais de symbolisme. Pour tout dire, la phrase que nous
avons citée montre pourquoi James ne pouvait rien comprendre aux
contemporains russes de Tourgueniev.
Ce « sens de responsabilité morale dans une solitude… » (j’aurais dit
passionnée, plutôt que glaciale), cet élan irrésistible vers ce que Nietzsche
allait appeler la « transmutation des valeurs », porta le roman russe et le
roman américain au-delà des ressources déclinantes du réalisme européen
jusque dans le monde du Pequod et des Karamazov. D. H. Lawrence
remarque : « Il y a un sentiment “différent” chez les vieux classiques
américains. Un glissement, qui va de la vieille psyché vers quelque chose
de nouveau, un déplacement. Et le déplacement fait mal 4. »
Dans le cas de l’Amérique, le déplacement se fit dans l’espace et sur le
plan de la culture ; ce fut une migration de l’esprit, de l’Europe vers le
Nouveau Monde. En Russie, il fut historique et révolutionnaire. Dans les
deux cas, il y eut douleur et déraison, mais aussi un champ nouveau
d’expérience et cette conviction exaltante que ce qui était en jeu ne se
bornait pas à la peinture de la société ou à un objet de divertissement.
Il est certain que, selon les normes de James, Hawthorne, Melville, Gogol,
Tolstoï, Dostoïevski étaient des hommes qui œuvraient dans la solitude, à
l’écart du milieu littéraire ambiant ou en opposition avec lui. James lui-
même et Tourgueniev semblent avoir eu une meilleure part ; ils furent en
honneur et ils furent chez eux dans les hauts lieux de la civilisation sans
sacrifier l’intégrité de leur idéal. Mais en fin de compte ce furent les
visionnaires et les traqués qui écrivirent les livres « titanesques ».
Ces réflexions sur la Russie et l’Amérique du XIXe siècle, sur ce qui peut
rapprocher le roman russe du roman américain et sur ce qui les sépare l’un
et l’autre du réalisme européen, pourraient porter sur un autre point. L’art
romanesque européen reflète la longue paix de la période
postnapoléonienne. Si l’on en excepte les crises sans caractère décisif de
1854 et de 1870, cette paix dura de Waterloo à la Première Guerre
mondiale. La guerre avait été un thème dominant de la poésie épique –
même quand il s’agissait de la guerre dans le ciel. D’Antigone à Macbeth et
aux chefs-d’œuvre de Kleist, elle avait fourni le contexte de maintes
tragédies. Mais elle est d’une manière significative loin des préoccupations
et des thèmes du roman européen du XIXe siècle. Dans la Foire aux vanités,
nous entendons le grondement lointain du canon ; l’imminence de la guerre
donne aux dernières pages de Nana leur ironie et leur inoubliable élan 5 ;
mais jusqu’aux raids des zeppelins sur Paris dans cette morne et
hallucinante nuit de débauche qui marque la fin du monde proustien, la
guerre ne réapparaît pas dans le grand courant de la littérature européenne.
Flaubert, chez qui la plupart de ces problèmes ont un accent si intense,
écrivit sur la bataille des pages cruelles et splendides ; mais c’était une
bataille d’il y a longtemps, dans le décor archéologique de l’antique
Carthage. Assez curieusement, c’est aux livres pour enfants et adolescents
qu’il nous faut aller si nous voulons trouver des récits guerriers
convaincants – à Daudet et à G. A. Henty qui, comme Tolstoï, fut
profondément marqué par son expérience de Crimée. Le réalisme européen,
sous son aspect adulte, n’a donné ni un Guerre et Paix ni une Conquête du
courage.
On peut tirer de ce fait une moralité plus large. La scène du roman
européen, son milieu politique et physique, fut, de Jane Austen à Proust,
extraordinairement stable. Les grandes catastrophes y sont des catastrophes
privées. L’art de Balzac, de Dickens, de Flaubert n’était ni préparé ni appelé
à mettre en action ces forces qui peuvent détruire entièrement la substance
d’une société et submerger toute vie privée. Ces forces se ramassaient
inexorablement pour le siècle de la révolution et de la guerre totale. Mais
les romanciers européens en négligèrent les présages ou ne surent pas les
interpréter. Flaubert assure à George Sand que la Commune est simplement
un bref retour à l’esprit factieux du Moyen Âge. Deux romanciers
seulement entrevirent les poussées vers la désintégration, les fissures dans
le mur de la stabilité européenne : James dans la Princesse Casamassima et
Conrad dans Sous les yeux de l’Occident et l’Agent secret. Ni l’un ni l’autre
– et le fait est hautement significatif – n’appartenaient par leur naissance à
la tradition de l’Europe occidentale.
L’influence de la guerre de Sécession, ou plutôt de son approche et de ses
suites, sur l’atmosphère américaine n’a pas, à mon avis, été complètement
établie. Harry Levin a suggéré que la vision du monde chez Poe avait été
assombrie par une prémonition du destin réservé au Sud. Ce n’est que
graduellement que nous avons fini par nous rendre compte du rôle capital
joué par la guerre dans la prise de conscience de James. Elle explique en
partie cette sensibilité aux forces démoniaques et destructrices qui donne sa
profondeur au roman de James et lui fait franchir les limites du réalisme
anglais et français. Mais on peut dire d’une manière plus générale que
l’instabilité de la vie sociale américaine, la mythologie de violence
inhérente aux régions de frontière sauvage, enfin le bouleversement profond
de la guerre se sont reflétés dans le caractère de l’art américain. Ils
contribuèrent à l’avènement de ce que D. H. Lawrence appelle un « degré
d’extrême conscience ». Cette observation s’adresse à Poe, à Hawthorne et
à Melville. Elle s’applique également à The Jolly Corner et à la Coupe d’or.
Mais ce qui était, dans le cas américain, des éléments complexes et parfois
secondaires fut pour la Russie du XIXe siècle les réalités essentielles.

1. Henry James, cité par P. Lubbock dans une lettre datée du début de 1872, The Letters of Henry
James, New York, 1920.
2. Dostoïevski, Journal d’un écrivain.
3. Dostoïevski, Journal d’un écrivain.
4. D. H. Lawrence, Études sur la littérature classique américaine, Éd. du Seuil, 1948.
5. En français dans le texte. (N.d.T.)
V

Si nous faisons exception pour les Âmes mortes de Gogol (1842),


Oblomov de Gontcharov (1859), et la Veille de Tourgueniev (1859), la
grande époque du roman russe s’étend de l’émancipation des serfs, en 1861,
à la révolution de 1905. Pour la puissance de création et la persistance du
génie, ces quarante-quatre années peuvent légitimement se comparer aux
âges d’or de l’Athènes de Périclès et de l’Angleterre d’Élisabeth et de
Jacques Ier. Elles comptent parmi les plus beaux moments de l’esprit
humain. De plus, il n’est pas douteux que le roman russe fut conçu sous un
signe unique du zodiaque historique – le signe du bouleversement qui
approchait. Des Âmes mortes à Résurrection (l’image primordiale est
contenue dans la seule juxtaposition de ces deux titres), la littérature russe
reflète l’approche de l’apocalypse :
« Elle est pleine de pressentiments et de prédictions, toujours agitée de l’attente d’une catastrophe
prochaine. Les grands écrivains russes du XIXe siècle ont senti que la Russie était au bord d’un
abîme où elle allait se précipiter ; leurs œuvres reflètent la révolution intérieure qui s’accomplit et
l’autre révolution en marche 1. »

Considérons les grands romans : les Âmes mortes (1842), Oblomov


(1859), Pères et Fils, de Tourgueniev, Crime et Châtiment (1866), l’Idiot
(1868-1869), les Possédés (1871-1872), Anna Karénine (1875-1877) les
Frères Karamazov (1879-1880) et Résurrection (1899). Ils forment une
série prophétique. Même Guerre et Paix (1867-1869), qui se trouve plutôt
en marge du courant principal, se termine sur une allusion à une crise
imminente. Avec une intensité de vision comparable à celle des voyants de
l’Ancien Testament, les romanciers russes du XIXe siècle perçurent l’orage
qui grossissait et prophétisèrent. Souvent, comme dans le cas de Gogol et
de Tourgueniev, ils prophétisèrent contre leurs propres instincts politiques et
sociaux. Mais leur imagination fut oppressée par la certitude du désastre. Le
roman russe est littéralement un long commentaire des mots fameux
prononcés par Radichtchev au XVIIIe siècle : « Mon âme est accablée par le
poids de la souffrance humaine. »
Cette impression de continuité et de vision obsédante pourrait être rendue
sensible par une fantaisie de l’esprit (et ce n’est que cela) : Gogol lance sa
troïka symbolique à travers le pays des âmes mortes ; le héros de
Gontcharov se rend compte qu’il devrait se dresser pour saisir les rênes,
mais il s’abandonne à la fatalité ; dans un de ces villages « de la province de
N. » si familière au lecteur de romans russes, le Bazarov de Tourgueniev
prend le fouet – pour lui l’avenir, le lendemain purificateur et meurtrier, est
présent ; les Bazarov atteints de folie et essayant de précipiter la troïka dans
l’abîme, c’est le thème des Possédés ; dans notre allégorie, le domaine de
Lévine, dans Anna Karénine, peut figurer une halte momentanée, un lieu où
les problèmes auraient pu être étudiés et résolus par la compréhension ;
mais le voyage a atteint un point sans retour et nous courons vers la tragédie
des Karamazov, dans laquelle est préfiguré, à l’échelle de la vie privée,
l’immense parricide de la révolution. Nous arrivons enfin à Résurrection,
un roman étrange, imparfait, miséricordieux et qui contemple au-delà du
chaos l’avènement de la grâce.
Ce voyage se déroule dans un monde trop informe et tragique pour les
outils du réalisme européen. Dans une lettre à Maïkov, de décembre 1868
(j’aurai occasion d’y revenir), Dostoïevski s’écriait :
« Seigneur ! Si l’on pouvait seulement dire, sans y rien changer, tout ce que nous autres Russes
avons traversé au cours des dix dernières années sur la voie du développement spirituel, tous les
réalistes crieraient à la pure fantaisie ! Et pourtant ce serait du pur réalisme… »

Les réalités qui s’offraient aux écrivains russes du XIXe siècle étaient, en
effet, fantastiques : un despotisme apeuré ; une Église en proie à une attente
apocalyptique ; une intelligentsia infiniment douée mais déracinée,
cherchant le salut ou à l’étranger ou dans la masse obscure de la
paysannerie ; la légion des exilés sonnant leur Cloche (le nom du journal de
Herzen) ou faisant jaillir leur Étincelle (le nom du journal de Lénine) du
fond d’une Europe qu’ils aimaient et méprisaient à la fois ; les débats qui
faisaient rage entre slavophiles et « occidentalistes », entre populistes et
utilitariens, réactionnaires et nihilistes, athées et croyants ; et, pesant sur
tous les esprits, comme un de ces orages d’été qui approchent et que
Tourgueniev évoque si magnifiquement, le pressentiment de la catastrophe.
Par la qualité et les modes d’expression, ce pressentiment revêtait des
aspects religieux. Belinsky déclarait que le problème de l’existence de Dieu
était en définitive l’unique moteur de la pensée russe. Comme le remarque
Merejkovsky, le problème de Dieu et de sa nature avait « absorbé tout le
peuple russe depuis les judaïsants du XVe siècle jusqu’à nos jours 2 ».
L’iconographie du Messie et l’eschatologie de l’Apocalypse donnaient à la
lutte politique une bizarre et fiévreuse résonance. L’attente des temps
nouveaux jette son ombre sur une culture qui étouffe. Dans toute la pensée
politique russe – dans les écrits de Chaadev, Kirevski, Netchaïev, Belinsky,
Pissarev, Constantin Léontiev, Soloviev, Fédorov – le royaume de Dieu
s’est terriblement rapproché du royaume à son déclin de l’homme. L’esprit
russe est littéralement hanté par Dieu.
De là, une différence radicale entre le roman russe et le roman européen
du XIXe siècle. La tradition de Balzac, de Dickens, de Flaubert était
séculière. L’art de Tolstoï et de Dostoïevski est religieux. Il jaillit d’une
atmosphère pénétrée d’expérience religieuse et de la croyance que la Russie
est destinée à jouer un rôle capital dans l’apocalypse qui menace. Tout
autant qu’Eschyle et Milton, Tolstoï et Dostoïevski sont des hommes dont
le génie est tombé entre les mains du Dieu vivant. Pour eux, comme pour
Kierkegaard, une seule alternative s’offre à la destinée humaine. Aussi ne
peut-on comprendre véritablement leur œuvre en usant des mêmes moyens
que pour Middlemarch, par exemple, ou pour la Chartreuse de Parme.
Nous avons affaire à des techniques différentes et à des métaphysiques
différentes. Anna Karénine et les Frères Karamazov sont, si l’on veut, des
œuvres d’imagination, ou des poèmes de l’esprit, mais ils ont pour objet
essentiel ce que Berdiaev appelle « la quête du salut de l’humanité ».
Il me faut ajouter ceci : dans cet essai j’étudierai les textes de Tolstoï et de
Dostoïevski tels qu’ils ont été traduits. Cela signifie que ce travail ne peut
pas réellement servir aux lettrés de langue russe et aux historiens des
langues et de la littérature slaves. Il est à chaque étape redevable à leurs
propres travaux et j’espère qu’il ne contient rien qui puisse leur apparaître
comme une erreur grossière. Mais il ne peut leur être, et ne leur est pas
destiné. Pas plus que ne l’était, on peut le supposer, ce qu’André Gide,
Thomas Mann, John Cowper Powys et R. P. Blackmur ont écrit sur le
roman russe. Je cite ces auteurs non pas pour établir un précédent qui
manquerait de modestie, mais plutôt pour illustrer une vérité générale : la
critique est parfois forcée de prendre des libertés que la philologie et
l’histoire littéraire doivent se refuser comme fatales à leurs buts. Les
traductions sont plus ou moins des manières de trahison. Mais c’est dans les
traductions que nous glanons ce que nous pouvons, et en fait ce que nous
devons glaner des œuvres composées dans une langue qui n’est pas la nôtre.
En prose du moins, la maîtrise de l’auteur résistera souvent à la trahison.
Une critique ainsi conditionnée par des traductions, et qui les a pour objet,
est forcément de valeur réduite, mais elle peut avoir néanmoins une valeur.
De plus, Tolstoï et Dostoïevski constituent un vaste thème. Comme le
remarque T. S. Eliot à propos de Dante, voilà qui laisse au critique la
possibilité « d’avoir à dire quelque chose qui en vaille la peine, tandis
qu’avec des écrivains de moindre envergure, seule une étude minutieuse sur
un point précis peut justifier le désir de parler d’eux ».

1. N. A. Berdiaev, Les Sources et le sens du communisme russe, trad. par A. Nerville, Paris, 1951.
2. D. S. Merejkovsky, Tolstoï as Man and Artist, with an Essay on Dostoïevsky, Londres, 1902
DEUXIÈME PARTIE

Les poètes ont cela des hypocrites


qu’ils défendent toujours ce qu’ils font,
mais que leur conscience
ne les laisse jamais en repos.
RACINE à LE VASSEUR,
1659 ou 1660.
VI

De tout temps la critique littéraire a aspiré à des canons objectifs, à des


principes de jugement à la fois rigoureux et universels. Mais quand on
considère les divers aspects de son histoire, on se demande si de telles
aspirations ont jamais été ou même peuvent être satisfaites. On se demande
si les théories critiques ne sont jamais autre chose que les effets du goût et
de la sensibilité d’un homme de génie, ou d’une école, momentanément
imposés à l’esprit d’une époque par la force avec laquelle on les présente.
Quand l’œuvre d’art envahit notre conscience, quelque chose en nous
s’enflamme. Ce que nous faisons, dès lors, consiste à ordonner et à élucider
le choc initial. Le bon critique est celui qui rend accessible à la raison et à
notre sens de l’imitation ce qui est, au départ, ténébreux et sans fondement
logique. C’est là ce que Matthew Arnold entend par ses « pierres de
touche », ce à quoi pense A. E. Housman quand il dit qu’une ligne de vraie
poésie fait se hérisser sa barbe. Il est de mode aujourd’hui de déplorer de
telles formes de jugement intuitif et subjectif. Mais ne sont-elles pas
profondément sincères ?
Il y a des cas où la réaction immédiate est si puissante et si « juste » que
nous n’allons pas plus loin. Certaines impressions vous écrasent par leur
apparente simplicité. Elles deviennent ces meubles poussiéreux de l’esprit
dont nous ne constatons vraiment l’existence que lorsque nous nous
cognons à eux dans des moments de méditation ou d’inattention. Telle est,
entre autres, l’idée généralement admise que les romans de Tolstoï sont,
d’une certaine manière, épiques. Tolstoï lui-même a nourri cette idée et elle
est passée dans le vocabulaire des platitudes critiques. Là, elle s’est si
magnifiquement retranchée et elle a l’air si juste qu’il est devenu assez
difficile de voir avec précision ce qu’elle signifie. Mais, en fait, que disons-
nous quand nous décrivons Guerre et Paix et Anna Karénine comme des
« épopées en prose » ? Qu’est-ce que Tolstoï avait dans l’esprit quand il
parlait d’Enfance, Adolescence et Jeunesse comme d’un ouvrage
légitimement comparable à l’Iliade ?
Il n’est pas difficile de comprendre comment cet emploi du mot
« épique » a pris naissance. Ses associations littéraires et mythologiques
s’étaient en très grande partie perdues au cours du XVIIIe siècle. Ses limites
s’estompèrent tout en reculant, au point qu’on put parler d’un « paysage
épique », de la « grandeur épique » d’une phrase musicale. Pour les
contemporains de Tolstoï, dans la notion d’épique convergeaient des
impressions d’immensité et de gravité, de vastes étendues de temps et
d’héroïsme, de sérénité et de simplicité de discours. Le langage de la
critique, tel qu’il s’appliquait au roman réaliste, n’avait pas inventé un
terme qui, de loin, convînt aussi bien. Seul le mot « épique » parut assez
clair et assez complet pour caractériser le roman tolstoïen ou Moby Dick.
Mais ceux qui parlaient de Tolstoï comme d’un « romancier épique »
avaient plus raison qu’ils ne croyaient. Ils faisaient de l’épithète un
hommage assez vague aux dimensions des romans de Tolstoï et à la
splendeur antique de sa personnalité. En fait, la notion d’épique a un
rapport précis, matériel avec le but que poursuivait Tolstoï. Guerre et Paix,
Anna Karénine, la Mort d’Ivan Ilitch, les Cosaques évoquent la poésie
épique non parce qu’ils nous frappent vaguement par leur étendue et leur
force, mais parce que Tolstoï a visé à des ressemblances précises entre son
art et celui d’Homère. Nous l’avons si bien pris au mot que nous nous
demandons rarement comment il a atteint son but et s’il est vraiment
possible de déceler des affinités entre des formes d’art que séparent près de
trois millénaires et d’innombrables révolutions de l’esprit. D’autre part, on
a accordé peu d’attention aux concordances qui existent entre la manière
épique de Tolstoï et son interprétation anarchique du christianisme. Ces
concordances sont indéniables. Dire qu’il y a dans les romans de Tolstoï
beaucoup de rapport avec le ton et le style de l’Iliade, citer Merejkovsky
quand il dit que, pour lui, Tolstoï a l’âme « d’un païen-né 1 », c’est
considérer deux aspects d’une même chose.
Il semblerait naturel de commencer avec Guerre et Paix : aucune œuvre
moderne en prose n’a frappé plus de lecteurs par sa parenté évidente et
éclatante avec la tradition épique. On la désigne communément comme
l’épopée nationale russe et elle abonde en épisodes – tels que la fameuse
chasse au loup – qui appellent inévitablement des comparaisons entre
Homère et Tolstoï. En outre, Tolstoï lui-même conçut cette œuvre en ayant
explicitement dans l’esprit les poèmes homériques. En mars 1865, il se met
à réfléchir sur la « poésie du romancier ». Il note dans son Journal que cette
« poésie » peut jaillir de sources diverses. L’une de ces sources, c’est « la
peinture de mœurs basée sur un événement historique – Odyssée, Iliade,
Année 1805 ». Néanmoins, Guerre et Paix offre un cas d’une complexité
particulière. Il est pénétré d’une philosophie antihéroïque de l’histoire. Sa
perspective aux innombrables aspects et l’intense lumière de la toile de fond
historique nous aveuglent sur ses contradictions internes. Certes, Guerre et
Paix est d’une importance essentielle pour cette étude, mais il ne m’offre
pas le moyen d’approche le plus direct. Je préfère isoler certaines des
caractéristiques, certains des éléments déterminants de l’art épique de
Tolstoï en parlant d’Anna Karénine et de Madame Bovary.
C’est là une confrontation classique, et qui a son histoire. Quand Anna
Karénine parut, on pensa que Tolstoï avait choisi le thème de l’adultère et
du suicide pour lancer un défi au chef-d’œuvre de Flaubert. C’est
probablement trop simplifier les choses. Tolstoï avait lu Madame Bovary ; il
était en France au moment même où le roman paraissait dans la Revue de
Paris (1856-1857) et il évoluait dans ce milieu littéraire qu’intéressait
passionnément l’œuvre de Flaubert. Mais nous savons pertinemment, par le
Journal de Tolstoï, que le thème de l’adultère et de la vengeance avait
occupé son esprit dès 1851 et que ce qui le poussa à écrire Anna Karénine
ne se produisit qu’en 1872, avec le suicide d’Anna Stepanova Piriogova
non loin du domaine de Tolstoï. Tout ce qu’on peut dire c’est qu’Anna
Karénine fut écrit avec, dans la pensée de Tolstoï, le souvenir plus ou moins
présent de l’ouvrage de Flaubert.
Les deux romans sont des chefs-d’œuvre, chacun dans leur genre. Pour
Zola, Madame Bovary était le summum du réalisme, la plus haute œuvre de
génie d’une tradition qui remontait aux réalistes du XVIIIe siècle et à Balzac.
Romain Rolland voyait dans Madame Bovary le seul roman français qu’il
pût « opposer à Tolstoï pour l’impression de la vie totale 2 ». Pourtant les
deux romans sont loin d’être d’égale valeur. Anna Karénine est
indiscutablement le plus grand. Plus grand par le champ d’expérience, par
la qualité humaine, par la réussite technique. Le fait que certains des thèmes
principaux y sont semblables ne fait que renforcer le sentiment que nous
avons d’une différence de grandeur.
Matthew Arnold, l’un des premiers, établit entre les deux livres une
comparaison méthodique. Dans son essai sur Tolstoï, qui eut l’approbation
de ce dernier, Arnold formulait une distinction qui allait largement se
répandre. Cherchant à caractériser le contraste entre la forme rigoureuse de
Flaubert et le dessin onduleux et en apparence capricieux de son confrère
russe, Arnold écrit : « La vérité, c’est que nous ne devons pas considérer
Anna Karénine comme une œuvre d’art ; nous devons considérer ce roman
comme un morceau de vie […] et ce que son roman [de Tolstoï] perd ainsi
en art, il le regagne en réalité. »
En partant de prémisses totalement différentes, Henry James prétendait
que le roman tolstoïen ne réussissait pas à donner une image exacte de la
vie pour la raison précise qu’il manquait de ces qualités de forme dans
lesquelles Flaubert excellait. À propos de Dumas et de Tolstoï
(rapprochement qui est à lui seul une trahison envers l’esprit), Henry James
demande, dans sa préface au texte révisé de la Muse tragique :
« Qu’est-ce que ces grands monstres informes, avec leurs bizarres éléments d’accidentel et
d’arbitraire, peuvent bien signifier en art ? On nous l’a dit […] que ce genre de choses est
“supérieur à l’art” ; mais nous ne comprenons pas le moins du monde ce que cela peut signifier.
[…] Il y a vie et vie, et quand la vie est désorganisée, gaspillée, elle ne “compte” pas ; et c’est
pourquoi me ravit une forme organique au souffle profond. »

Ces deux critiques sont fondées sur des interprétations entièrement


fausses. Arnold commet une erreur flagrante quand il distingue entre
l’« œuvre d’art » et le « morceau de vie ». James ne se serait jamais permis
cette distinction absurde, mais il ne voit pas que Guerre et Paix (à quoi
s’adressent tout spécialement ses remarques) est un des exemples les plus
éclatants de la « forme organique au souffle profond ». « Organique », avec
ce que le mot implique de vivant, est le mot essentiel. Il qualifie
précisément ce qui élève Anna Karénine au-dessus de Madame Bovary ;
c’est dans le roman de Tolstoï que la vie a le souffle le plus profond. Si
nous retenions la terminologie spécieuse d’Arnold, nous devrions dire que
l’ouvrage de Tolstoï est l’œuvre d’art et celui de Flaubert le morceau de vie
– étant donné que le terme « morceau » évoque quelque chose de mort et
d’incomplet.
On conte sur Flaubert et Maupassant une anecdote fameuse. Le maître
conseille à son disciple de choisir un arbre et de le décrire avec une telle
exactitude que le lecteur ne puisse le confondre avec aucun autre arbre du
voisinage. Nous pouvons saisir dans ce conseil le défaut fondamental de la
tradition réaliste. En arrivant au but proposé, Maupassant n’aurait fait que
rivaliser avec un photographe. Dans Guerre et Paix, un chêne qui se
dépouille, qui fleurit, montre, en revanche, comment Tolstoï atteint à un
solide réalisme par la magie de l’art et son infinie liberté.
La manière dont Flaubert traite les objets concrets est partie essentielle de
sa vision. C’est sur eux qu’il prodigue les immenses ressources et les
rigueurs de son vocabulaire. Au début du roman, nous trouvons une
description du chapeau de Charles Bovary à son entrée au collège :
« C’était une de ces coiffures d’ordre composite où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du
chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres
choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un
imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis
s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poil de lapin ; venait
ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en
soutache compliquée et d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fil
d’or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait. »

L’idée de cette coiffure monstrueuse était venue à Flaubert d’un dessin


humoristique de Gavarni qu’il avait vu dans l’hôtel d’un certain
M. Bouvaret pendant son voyage en Égypte. La coiffure elle-même joue un
rôle momentané et insignifiant dans le récit. Certains critiques ont soutenu
qu’elle symbolise la nature de Charles Bovary et préfigure son destin.
Il semble que ce soit aller chercher bien loin. En examinant de près le
passage on ne peut échapper au soupçon qu’il a été composé pour lui-
même, qu’il n’est autre qu’un de ces brillants, de ces infatigables assauts
livrés par Flaubert à la réalité visible et par lesquels il cherchait à prendre la
vie au piège des mots. La célèbre description d’une porte d’entrée dans
Eugénie Grandet a une fin poétique et humaine, la maison étant le visage
vivant et parlant des gens qui l’habitent. La description de la coiffure de
Charles Bovary semble viser une fin en soi. C’est un morceau de vie qui
empiète, à force de sarcasme et d’accumulation, sur l’économie de l’œuvre
d’art.
Aucun exemple comparable dans le vaste panorama du monde tolstoïen.
Le seul élément que Tolstoï aurait peut-être retenu de la description de
Flaubert c’est la phrase finale : « Elle était neuve ; sa visière brillait. » Dans
le roman de Tolstoï les objets concrets – les robes d’Anna Karénine, les
lunettes de Bezoukhov, le lit d’Ivan Ilitch – tirent leur raison d’être 3 et leur
solidité du contexte humain. En cela, Tolstoï est profondément homérique.
Comme Lessing a peut-être été le premier à le signaler, la description des
objets visibles, dans l’Iliade, est toujours dynamique. L’épée est toujours
vue comme faisant partie du bras qui frappe. On en peut dire autant de
l’objet principal du poème : le bouclier d’Achille. En réfléchissant à ce fait,
Hegel avance une théorie séduisante : il suggère qu’il s’était produit un
divorce graduel entre le langage et la vision directe du monde matériel.
Il remarque que, dans les poèmes d’Homère, même les descriptions
minutieuses d’un vase de bronze ou d’un type particulier de radeau
rayonnent d’une vie que la littérature moderne n’égale pas. Hegel se
demandait si les modes de production semi-industriels ou industriels
n’avaient pas rendu les hommes étrangers à leurs armes, à leurs outils, à ce
qui meuble leur vie. C’est là une hypothèse féconde et que Lukács soutient
en s’y attardant longuement. Mais quelle que soit la raison historique,
Tolstoï embrassait la réalité du monde extérieur avec une immédiate
sympathie. Dans son univers comme dans celui d’Homère, la coiffure d’un
homme doit sa signification au fait qu’elle couvre une tête d’homme.
Les moyens techniques saillants dans Madame Bovary – l’emploi du mot
rare et du mot technique, la place prédominante donnée à la description, les
rythmes délibérés dans les articulations de la prose, la structure complexe
qui prépare un épisode important, tel que le bal, et le fait s’achever par un
récitatif du narrateur – tous ces moyens sont apparentés non seulement au
génie propre de Flaubert, mais aussi à une conception de l’art implicitement
contenue dans les observations de Matthew Arnold et de Henry James. Ce
sont des techniques par lesquelles le réalisme essaie d’enregistrer, avec une
rigueur implacable, un morceau de la vie contemporaine. Que ce morceau
soit en lui-même significatif ou attrayant, peu importe (témoin les romans
des Goncourt). Seule compte la fidélité de la peinture. Et même, un sujet
indifférent est plus qualifié qu’un autre, parce qu’il est plus difficile ; nous
pouvons dire de Zola qu’il était capable de nous faire relire avec intérêt un
horaire de chemin de fer. Mais avec Flaubert la chose est moins certaine.
Malgré son évidente maîtrise et toute la peine qu’il s’était donnée, Madame
Bovary n’arrivait pas à le satisfaire. Il lui semblait que tout au fond de la
belle et ferme structure du roman se trouvait un principe de négation et
d’échec. Flaubert déclarait qu’il était désolé quand il se rendait compte que,
même si l’ouvrage était exécuté à la perfection, le résultat ne serait que
passable et jamais vraiment beau « à cause du fond même 4 ». Évidemment
il exagérait. Peut-être se vengeait-il inconsciemment de toutes les angoisses
que lui avait coûtées ce livre. Néanmoins, la question se trouvait bien posée.
Il y a dans ce chef-d’œuvre de la littérature réaliste une atmosphère
étouffante et inhumaine.
Matthew Arnold le décrit comme « une œuvre de sentiment pétrifié ».
Il trouve qu’il n’y a pas « un personnage dans ce livre pour nous réjouir ou
nous consoler ». Il pense qu’il faut en chercher la raison dans l’attitude de
Flaubert envers Emma : « Il est cruel, avec la cruauté du sentiment pétrifié
[…] il la poursuit sans pitié, sans arrêt, comme avec méchanceté. » Arnold
veut établir par là un contraste entre Madame Bovary et l’impression de vie
et d’humanité que donne Anna Karénine. Mais on se demande si Arnold
saisit pleinement pourquoi Flaubert harcèle si impitoyablement Emma
Bovary. Ce n’est pas la moralité d’Emma qui le blesse, mais plutôt les
pathétiques efforts qu’elle fait pour vivre la vie de l’imagination. En
détruisant Emma, Flaubert faisait violence à cette partie de son propre génie
qui se rebellait contre le réalisme, contre cette théorie desséchante qu’un
romancier n’est qu’un simple chroniqueur du monde empirique, l’œil d’un
appareil photographique fixé avec une fidélité impartiale sur un fait
quelconque.
Henry James lui-même, qui admirait énormément Madame Bovary, se
rendait compte que quelque chose manquait radicalement à sa perfection.
Cherchant à en expliquer la qualité « métallique » (dans son essai sur
Tourgueniev, James applique cette épithète à l’ensemble de l’œuvre de
Flaubert), il pense qu’Emma, malgré sa forte individualité, et bien que sa
nature reflète tellement celle de son créateur, est en réalité « une affaire trop
petite 5 ». Il se peut que James ait raison. Baudelaire, lui, trouve qu’Emma
est une femme « vraiment grande ». Mais d’un strict point de vue ces deux
opinions sont étrangères à la question. Pour le réalisme, la noblesse du
thème n’a rien à voir avec la valeur de l’œuvre. Le dogme du réalisme, tel
que Valéry le définit dans son essai, la Tentation de (saint) Flaubert, c’est
l’attention au banal.
Les écrivains naturalistes hantaient les bibliothèques, les musées, les
conférences des archéologues et des statisticiens. « Donnez-nous des
Faits », disaient-ils avec le maître d’école de Dickens dans les Temps
difficiles. Beaucoup d’entre eux étaient, littéralement, des ennemis du
roman. Madame Bovary parut avec, en sous-titre : Mœurs de province.
C’était là un écho à la célèbre division de Balzac dans la Comédie humaine
– scènes de la vie parisienne, de la vie provinciale, de la vie militaire. Mais
le ton avait changé ; derrière le sous-titre de Flaubert, il y avait le désir
inflexible de rivaliser avec le sociologue et avec l’historien sur leur propre
terrain et de faire du roman une monographie dans quelque vaste abrégé de
la réalité. Ce désir est manifeste dans la structure même de son style.
Comme le note Sartre, la phrase de Flaubert « cerne l’objet, l’attrape,
l’immobilise et lui casse les reins, se referme sur lui, se change en pierre et
le pétrifie avec elle. […] Le déterminisme du roman naturaliste écrase la
vie, remplace l’action humaine par des mécanismes à sens unique 6 ».
Si ce jugement était entièrement vrai, le roman de Flaubert ne serait pas
l’œuvre de génie qu’il est si manifestement. Mais il y a là assez de vérité
pour expliquer pourquoi il existe un genre de littérature auquel, en dernière
analyse, Madame Bovary n’appartient pas, et pourquoi la manière dont
Flaubert a traité son thème est si inférieure à celle de Tolstoï. En outre,
parce que Flaubert se montrait si sévère envers lui-même et n’avait pas ce
don de se tromper sur soi-même qui garde du désespoir des artistes moins
grands, Madame Bovary jette une clarté singulière sur ce qu’avait de limité
le roman européen. « Le livre est une peinture de l’ordinaire », dit Henry
James. Mais « l’ordinaire » était précisément ce domaine que Defoe et
Fielding avaient délimité pour leurs successeurs. Et n’est-il pas hautement
significatif que, lorsque Flaubert abandonne « l’ordinaire » – dans les Trois
Contes, Salammbô, la Tentation de saint Antoine –, il doive prendre refuge
chez les saints de la Légende dorée et les démons hurlants de l’irrationnel ?
Mais l’échec de Madame Bovary (et « échec » est ici un terme excessif et
relatif) ne peut pas s’expliquer en fonction de la distinction d’Arnold entre
« œuvre d’art » et « morceau de vie ». Dans Anna Karénine, nous ne
trouvons pas de morceaux de vie, avec tout ce que ce terme sinistre évoque
de corruption et de dissection. Nous trouvons la vie elle-même dans la
plénitude et le parfait éclat auxquels seule l’œuvre d’art peut atteindre. Et
cette révélation nous est donnée grâce à la maîtrise technique, grâce à une
mise en œuvre délibérée et lucide des formes poétiques.

1. D. S. Merejkovsky, Tolstoï as Man and Artist, with an Essay on Dostoïevski, Londres, 1902.
2. Romain Rolland, Mémoires et Fragments du Journal, Paris, 1956.
3. En français dans le texte. (N.d.T.)
4. Flaubert à Louise Colet, 12 juillet 1853, Correspondance de Gustave Flaubert, III, Paris, 1927.
5. Henry James, « Gustave Flaubert », Notes on Novelists, with Some Other Notes, New York,
1914.
6. Jean-Paul Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? », Situations, II, Paris, 1948.
VII

Malgré tout ce qu’il comporte d’aveuglement, le jugement d’Arnold a été


d’une grande importance historique. Il exprimait l’opinion générale des
Européens de l’époque – en particulier celle du vicomte de Vogüé – qui les
premiers avaient rendu les romanciers russes accessibles aux lecteurs
français et anglais. Les Européens reconnaissaient aux Russes une certaine
nouveauté, une certaine puissance d’invention ; mais leur admiration
prudente contenait implicitement la doctrine qui avait inspiré l’essai
d’Arnold, à savoir que le roman européen était le produit d’un art volontaire
et précis, tandis qu’un livre comme Guerre et Paix était la création
mystérieuse du génie sans bride et de la vie sans forme. Sous son aspect le
plus simpliste, cette conception mena aux attaques de Bourget contre la
littérature russe ; sous son aspect le plus subtil, elle inspira les vues
lumineuses mais peu solides du Dostoïevski de Gide. Ce n’était pas là une
théorie nouvelle de la critique européenne mais la forme que prenait la
défense des valeurs traditionnelles contre des œuvres qui sortaient des
normes régnantes. Les efforts d’Arnold pour englober Anna Karénine dans
le domaine de la critique victorienne, en opposant la puissance de vie du
roman de Tolstoï à l’esthétique laborieuse de Flaubert, sont comparables
aux efforts de la critique classique pour distinguer entre la « sublimité
naturelle de Shakespeare » et ce qui lui paraissait être, chez Racine, une
perfection de la méthode et des règles.
Bien que de telles distinctions ne soient, ni dans un cas ni dans l’autre,
pertinentes ou fondées sur les textes, elles subsistent encore aujourd’hui. Le
roman russe jette maintenant sur notre sens des valeurs littéraires son ombre
puissante, et nous ne pouvons le nier ; mais il continue à le faire, pourrait-
on dire, du dehors. Son influence technique sur l’art romanesque européen a
été restreinte. Les romanciers français le plus nettement inspirés par l’art de
Dostoïevski n’ont pas écrit de très grandes œuvres – par exemple, Édouard
Rod et Charles-Louis Philippe. Markheim, de Stevenson, quelques œuvres
de Hugh Walpole et, peut-être, de Faulkner et de Graham Greene montrent
des traces de l’influence dostoïevskienne. Celle de Tolstoï sur Evelyn Innes
de Moore, sur Galsworthy et sur Shaw est une influence idéologique plutôt
que technique 1. Parmi les grands écrivains, seuls Gide et Thomas Mann ont
adapté à leurs propres fins des aspects importants de la manière russe. Et la
raison essentielle n’est pas ici la barrière linguistique. Cervantès est au cœur
de la tradition européenne et il a profondément influencé des écrivains qui
ne pouvaient pas le lire dans sa langue.
La raison se trouve dans la direction générale indiquée par Arnold. D’une
manière obscure, mais persistante, on sentait que Tolstoï et Dostoïevski
échappaient au domaine courant de l’analyse critique. Leur « sublimité » est
acceptée comme un simple fait de nature, réfractaire à une analyse serrée.
Le ton de nos louanges est d’un vague très significatif – comme si
l’« œuvre d’art » pouvait être étudiée rationnellement tandis que le
« morceau de vie » devait être regardé avec admiration et tremblement.
Absurdité flagrante, car la grandeur d’un grand romancier doit être saisie en
fonction de la forme même de l’œuvre et de sa réussite technique.
Forme et technique, chez Tolstoï et Dostoïevski, sont d’un immense
intérêt. Rien ne saurait être plus erroné que de considérer leurs romans
comme des « monstres informes » engendrés par quelque impulsion
mystérieuse ou fortuite. Dans Qu’est-ce que l’Art ?, Tolstoï dit clairement
que l’excellent s’obtient par le détail, que c’est une question d’une
« miette » en plus ou en moins. Anna Karénine et les Frères Karamazov
viennent à l’appui de ce jugement tout autant que Madame Bovary. En fait,
leurs principes d’architecture sont plus riches et plus complexes que chez
Flaubert ou James. Comparé au problème de structure et de mouvement
résolu dans la première partie de l’Idiot, un tour de force 2 aussi manifeste
que le maintien presque parfait d’un unique foyer de vision dans les
Ambassadeurs de James apparaît bien mince. Auprès du début d’Anna
Karénine, que j’examinerai en détail, le début de Madame Bovary semble
lourd. Pourtant, nous savons que Flaubert y dépensa le maximum de ses
ressources. En tant que « roman bien fait », au sens purement technique,
Crime et Châtiment a peu de rivaux. Son sens du mouvement, sa rigueur
d’exécution vous font penser au meilleur Lawrence et au Nostromo de
Conrad.
Ce devrait être là des lieux communs de la critique sur lesquels il n’y a
pas à insister. Mais en est-il ainsi ? Beaucoup parmi les « critiques
nouveaux » ont consacré des efforts soutenus de pénétration et de
persuasion à l’art romanesque tel que l’ont pratiqué Flaubert, James,
Conrad, Joyce, Proust, Kafka, Lawrence (ces noms constituant le panthéon
officiel). Les recherches sur l’emploi de la métaphore chez Faulkner, sur la
genèse de tel ou tel épisode d’Ulysse, deviennent de plus en plus
respectueuses et nombreuses. Mais beaucoup de critiques et d’étudiants qui,
à juste titre, considèrent la question comme d’un intérêt vital pour eux, ne
possèdent qu’une connaissance générale et vague des maîtres russes.
Involontairement peut-être, ils font comme Ezra Pound qui, dans Comment
lire, rejette le roman russe avec un incroyable aveuglement. L’un des buts
de mon essai est de combattre une pareille tendance et de démontrer que
C. P. Snow avait raison quand il disait : « C’est pour les œuvres
démoniaques que nous avons le plus besoin de vues techniques profondes,
si nous voulons le moins du monde les comprendre 3. »
Mais cela dit, et tout en n’oubliant jamais que la qualité de vie d’un roman
est inséparable des qualités techniques qui en font une œuvre d’art, il reste
un germe de vérité dans l’argument de Matthew Arnold. On ne peut pas, en
effet, considérer tout à fait sur le même plan Anna Karénine et Madame
Bovary. Il y a ici plus qu’une différence de niveau. Ce n’est pas simplement
que Tolstoï voie la condition humaine dans une lumière plus profonde et
avec plus de sympathie que Flaubert ni que son génie soit indubitablement
plus vaste ; c’est plutôt qu’en lisant Anna Karénine notre connaissance des
techniques littéraires ne nous fournit que des vues préliminaires. Les
analyses de forme, qui sont l’objet principal de cette seconde partie de notre
essai, pénètrent plus profondément dans le monde de Tolstoï que dans celui
de Flaubert. Le roman tolstoïen charrie un poids bien visible de
préoccupations religieuses, morales et philosophiques qui naissent des
circonstances du récit mais ont une existence indépendante, ou plutôt
parallèle, et qui exigent notre attention. Tout ce que nous pouvons dire sur
la poétique tolstoïenne vaut surtout comme moyen d’approche nécessaire
pour une des philosophies de la vie les plus claires et les plus vastes qui
aient jamais été proposées par un même penseur.
Dans sa Quintessence of Ibsenism, Shaw observe : « Il n’y a pas un
personnage d’Ibsen qui ne soit, selon la vieille expression, le temple du
Saint-Esprit, et qui ne vous émeuve à certains moments par le sentiment de
ce mystère. »
Quand nous cherchons à comprendre Anna Karénine, de vieilles
expressions comme celle-là trouvent leur place.

1. Voir F. W. J. Hemmings, The Russian Novel in France, 1884-1914, Oxford, 1950 ;


T. S. Lindstrom, Tolstoï in France (1886-1910), Paris, 1952 ; et Gilbert Phelps, The Russian Novel in
English Fiction, Londres, 1956.
2. En français dans le texte. (N.d.T.)
3. C. P. Snow, « Dickens at Work », New Statesman, July 27, 1957.
VIII

La toute première page d’Anna Karénine nous fait sentir que nous
pénétrons dans un monde bien éloigné de celui de Flaubert. L’épigraphe
tirée de saint Paul : « C’est à moi qu’appartient la vengeance ; et c’est moi
qui ferai la rétribution » a une résonance ambiguë et tragique. Tolstoï
considère son héroïne avec ce que Matthew Arnold appelle « des trésors de
compassion » ; il condamne la société qui l’a acculée à la mort. Mais en
même temps il évoque l’inéluctable loi de la rétribution. Ce qui frappe
également c’est le fait même qu’une citation biblique serve d’épigraphe à
un roman. Il est rare que des passages de l’Écriture soient incorporés au
texte d’un roman au XIXe siècle ; ils tendent à détruire la nature de la prose
romanesque par la simple vertu de leur rayonnement et de leur force
d’association. Henry James parvient à en introduire à certains moments : le
« En vérité, en vérité… » de Lambert Strether, au point culminant des
Ambassadeurs, ou ces extraordinaires évocations de Babylone dans la
Coupe d’or. Mais dans Madame Bovary un texte biblique sonnerait faux et
risquerait de bouleverser toute la structure délibérément prosaïque. Avec
Tolstoï (et avec Dostoïevski) la question est complètement différente. De
longues citations des Évangiles se mêlent au texte de Résurrection, par
exemple, et des Possédés. Nous avons affaire ici à une conception
religieuse de l’art et à des préoccupations sérieuses. La valeur de l’enjeu
dépasse tellement celle de la réussite technique que les paroles de l’apôtre
semblent merveilleusement à leur place et annoncent le livre à la manière
d’un sombre éclat de trompette.
Puis vient la célèbre phrase d’ouverture : « Tout était confusion dans la
maison des Oblonsky. » On a toujours pensé que Tolstoï en avait pris l’idée
dans les Récits de Bielkine de Pouchkine. Toutefois, les brouillons, et une
lettre de Strakhov (publiée seulement en 1949) jettent quelque doute sur ce
point. En outre, dans sa version définitive, Tolstoï fait précéder cette phrase
d’une brève maxime : « Les familles heureuses se ressemblent toutes ;
chaque famille malheureuse est malheureuse à sa propre manière. » Quel
que soit le détail exact de la composition, le large et puissant élan du début
est indéniable et Thomas Mann a probablement raison de penser qu’aucun
autre roman ne prend un départ si intrépide.
Selon la règle de la poétique classique nous plongeons d’emblée au cœur
des choses – la banale et pourtant navrante infidélité de Stepan
Arkadievitch Oblonsky (Stiva). En racontant la petite histoire d’adultère
d’Oblonsky Tolstoï présente en mineur les thèmes les plus importants du
roman. Stepan Arkadievitch cherche secours auprès de sa sœur, Anna
Karénine. Elle est en train de ramener la paix au foyer bouleversé de
Stepan. Qu’Anna nous apparaisse d’abord comme une femme qui
raccommode les ménages brisés, c’est là un trait d’ironie saisissant, de cette
sorte d’ironie shakespearienne si proche de la compassion. L’entrevue de
Stiva et de Dolly, l’épouse outragée, préfigure, malgré sa vive couleur
comique, la tragique confrontation entre Anna et Alexis Alexandrovitch
Karénine. Mais l’épisode Oblonsky est plus qu’un prélude dans lequel les
thèmes principaux se trouvent posés avec un art consommé ; c’est la roue
qui entraîne dans un souple mouvement les multiples rouages du récit. Car
c’est le ravage produit dans les affaires domestiques de Stiva qui amène la
rencontre d’Anna et de Vronsky.
Oblonsky va à son bureau – il doit sa nomination à son redoutable beau-
frère – et le vrai héros du roman, Constantin Dimitrievitch Lévine, « un
athlète qui soulève cent quatre-vingt-deux livres d’une seule main », l’y
rejoint. Lévine se montre dans un état d’esprit tout à fait singulier.
Il annonce qu’il ne participe plus aux activités du zemstvo rural, il tourne en
dérision la stérile bureaucratie symbolisée par la sinécure d’Oblonsky et il
avoue qu’il est venu à Moscou poussé par son amour pour Kitty
Chtcherbatsky, la belle-sœur d’Oblonsky. Nous avons là réunis, dès sa
première apparition, les moteurs dominants de la vie de Lévine : sa
recherche d’une réforme agronomique et rurale, sa répugnance pour la
civilisation des villes et son amour passionné pour Kitty.
Suivent plusieurs épisodes dans lesquels la personnalité de Lévine se
trouve plus complètement définie. Il rencontre son demi-frère, le publiciste
connu, Serge Ivanovitch Koznichev, s’enquiert de son frère aîné, Nicolas,
puis reprend contact avec Kitty. C’est une scène profondément tolstoïenne :
« Les vieux bouleaux bouclés des jardins, tous leurs menus rameaux
chargés de neige, avaient l’air nouvellement parés de vêtements sacrés. »
Kitty et Lévine patinent ensemble et autour d’eux tout est imprégné d’une
lumière éclatante et neuve. Du point de vue de la stricte économie narrative,
la conversation de Lévine avec Koznichev pourrait être reprochée à l’auteur
comme une digression ; mais je reviendrai sur ce problème, car dans la
structure d’un roman tolstoïen des digressions de ce genre jouent un rôle
tout particulier.
Lévine rejoint Oblonsky et ils déjeunent ensemble à l’hôtel d’Angleterre.
Lévine est irrité par l’élégance insolente de ce qui l’entoure et il déclare
aigrement qu’il préférerait « de la soupe aux choux et de la bouillie » à
toutes les splendeurs gastronomiques que le serveur tatar prodigue devant
lui. Bien qu’enchanté de son repas, Stiva revient à ses chagrins et demande
l’opinion de Lévine sur l’infidélité conjugale. Le bref dialogue est un chef-
d’œuvre d’équilibre. Lévine ne peut concevoir qu’un homme entre
tranquillement « chez un boulanger pour voler un pain » quand il vient de
dîner copieusement chez lui. Il tient farouchement pour la monogamie et
quand Oblonsky fait une allusion à Marie-Madeleine, Lévine dit amèrement
que le Christ n’eût jamais prononcé ces mots « s’il avait su comment on en
allait abuser… J’ai le dégoût des femmes infidèles ». Pourtant, beaucoup
plus loin dans le roman, aucun homme n’aura pour Anna plus de
compréhension et de compassion. Lévine continue à développer sa
conception de l’amour unique et cite le Banquet de Platon. Mais soudain il
s’interrompt ; il y a dans sa propre vie des choses qui ne s’accordent pas
avec ses convictions. Anna Karénine se trouve en grande partie concentré
dans cette conversation : conflit entre monogamie et liberté sexuelle,
divergences entre idéal personnel et comportement personnel, besoin
d’interpréter la vie philosophiquement d’abord, et ensuite selon l’image du
Christ.
Le décor change. Nous voici chez Kitty et nous y rencontrons le
quatrième partenaire de ce quadrille de l’amour, le comte Vronsky.
Il apparaît d’abord dans le roman comme admirateur et soupirant de Kitty.
Ce n’est pas là seulement un exemple de la virtuosité technique de Tolstoï,
du plaisir qu’il prend à réfuter les idées conventionnelles que se fait son
lecteur, tout comme la vie les réfute. C’est une expression du « réalisme » et
du « souffle profond » du grand art. Le flirt de Vronsky avec Kitty a, du
point de vue de la structure et de la psychologie, la même valeur que
l’engouement de Roméo pour Rosalinde. Car le bouleversement total que
produisent l’amour de Roméo pour Juliette, la passion de Vronsky pour
Anna ne peut se concevoir et se comprendre poétiquement que par contraste
avec un précédent amour. C’est la découverte de ce qui sépare celui-ci
d’une passion profonde, d’une possession absolue de l’être, qui pousse
Vronsky et Roméo à la folie et au désastre. L’engouement de jeune fille de
Kitty pour Vronsky (comme l’amour de Natacha pour Bolkonsky dans
Guerre et Paix) est de même un prélude à une prise de conscience. C’est
parce qu’elle compare que Kitty va reconnaître l’authenticité de ses
sentiments pour Lévine ; le désenchantement général au sujet de Vronsky
va lui donner la force de renoncer au faux éclat de Moscou et de suivre
Lévine dans ses terres. Avec quelle subtilité, et cependant quel naturel
Tolstoï enroule son écheveau !
La mère de Kitty, la princesse Chtcherbatsky, réfléchit à l’avenir de sa
fille dans un de ces monologues intérieurs plus ou moins divagants où
Tolstoï évoque un passé familial. Tout était tellement plus simple dans
l’ancien temps ! Voilà posé devant nous, une fois de plus, le thème essentiel
d’Anna Karénine : le problème du mariage dans la société moderne. Lévine
se présente chez les Chtcherbatsky pour faire sa déclaration à Kitty :
« Elle respirait fort, sans le regarder. Elle était dans l’extase. Son âme débordait de bonheur. Elle
n’avait jamais prévu que cet aveu d’amour produirait sur elle un effet si puissant. Mais cela ne dura
qu’un instant. Elle se souvint de Vronsky. Elle leva sur Lévine un regard clair, sans détours, et en
voyant son visage angoissé elle répondit vivement :
— C’est impossible… pardonnez-moi.
Un instant plus tôt, comme elle avait été proche de lui, et de quelle importance dans sa vie ! Et
maintenant, comme elle lui était devenue distante, lointaine !
— Il devait en être ainsi, dit-il sans la regarder.
Il s’inclina et il s’apprêtait à partir. »

C’est là, dans sa troublante justesse, un de ces passages qui défient


l’analyse. Il est pénétré de tact et d’une exquise pureté. Pourtant les
mouvements de l’âme sont rendus avec une franchise – on pourrait presque
dire avec une dureté inflexible. Kitty ne sait pas au juste pourquoi l’offre de
Lévine l’a inondée de bonheur ; mais le seul fait de cette offre tempère ce
que l’instant a de pathétique et dresse pour l’avenir son obscure promesse.
Dans son intensité, sa véracité, l’épisode a quelque chose de
D. H. Lawrence dans ses meilleurs moments.
Au chapitre suivant (XIV), Tolstoï met les deux rivaux en présence et
approfondit le thème de Kitty amoureuse de l’un et de l’autre. La maturité
de son art, son pouvoir de persuasion sont partout visibles. Les sentiments
partagés de Kitty s’expriment avec la même spontanéité, la même sincérité
qu’il s’agisse de Lévine ou de Vronsky. La scène est aussi délicate et
ramifiée qu’une scène de Jane Austen. Une seule touche fausse, un
mouvement faux, et elle tomberait dans le tragique ou l’artificiel. Mais en
dessous des subtilités persiste la vision directrice, le sens homérique de la
réalité des choses. Les yeux de Kitty ne peuvent s’empêcher de dire à
Lévine : « Je suis si heureuse » et ceux de Lévine ne peuvent que répondre :
« Je les déteste tous, et vous et moi-même » ; mais parce qu’elle se montre
sans artifice, sans sentimentalité, cette amertume même reste humaine.
La soirée s’achève dans un de ces « intérieurs » de famille qui rendent les
Rostov et les Chtcherbatsky si incomparablement « réels ». Le père de Kitty
préfère Lévine et sent d’instinct que le mariage Vronsky risque de ne pas se
faire. En écoutant son mari, la princesse perd confiance : « Et en regagnant
sa chambre, terrifiée devant l’avenir inconnu, elle aussi, comme Kitty,
répéta plusieurs fois dans son cœur : Seigneur, aie pitié ; Seigneur, aie pitié ;
Seigneur, aie pitié. » Cette brusque note sombre marque très habilement le
passage à l’intrigue principale.
Vronsky va attendre à la gare sa mère qui arrive de Saint-Pétersbourg.
Il rencontre Oblonsky, car Anna Karénine arrive par le même train. La
tragédie commence, comme elle finira, sur un quai de gare (on pourrait
écrire tout un essai sur le rôle des quais de gare dans les romans et dans la
vie de Tolstoï et de Dostoïevski). La mère de Vronsky et la charmante
Mme Karénine ont voyagé ensemble et, quand le comte est présenté à
Anna, elle lui dit : « Oui, la comtesse et moi, nous avons parlé tout le
temps, elle de son fils, et moi du mien. » Cette remarque est une des
touches les plus tristes et les plus lucides du roman. Elle est adressée par
une femme au fils d’une amie, à un homme plus jeune qu’elle et qui n’est
pas vraiment de sa génération. C’est là que la future liaison entre Anna et
Vronsky va trouver son dénouement tragique et son ambiguïté essentielle.
La catastrophe est condensée en une seule phrase. Tolstoï est ici à la mesure
d’Homère et de Shakespeare.
Tandis que les Vronsky, Anna et Stiva se dirigent vers la sortie, il y a un
accident. « Un employé de la gare, ou ivre ou assourdi par le gel, n’a pas
entendu le train reculer et a été écrasé » (l’alternative tranquillement
présentée est caractéristique de Tolstoï). Oblonsky décrit l’aspect terrible de
la victime et l’on entend des voix qui discutent pour savoir si l’homme a
beaucoup souffert. Presque à la dérobée Vronsky donne deux cents roubles
pour aider la veuve ; mais son geste n’est pas complètement pur, il est fait
avec l’espoir, plus ou moins confus, d’impressionner Mme Karénine. Bien
que vite oublié, l’accident assombrit l’air. Il agit un peu comme le thème de
la mort dans l’ouverture de Carmen, thème qui semble résonner doucement,
longtemps après que le rideau s’est levé. Il est instructif de comparer ici la
manière de Tolstoï avec les allusions à l’arsenic dans les premières scènes
de Madame Bovary ; Tolstoï montre ici moins de subtilité mais plus de
force.
Anna arrive chez les Oblonsky et nous sommes plongés dans le tourbillon
chaleureux et comique de l’indignation de Dolly, toute prête d’ailleurs à
pardonner. Quiconque doute que Tolstoï ait le sens de l’humour n’a qu’à
observer Anna quand elle renvoie à Dolly son frère repentant mais
embarrassé : « Stiva, lui dit-elle, en passant devant lui, avec un clin d’œil
gai vers la porte, va, et que Dieu t’assiste. » Demeurées seules, Anna et
Kitty parlent de Vronsky. Anna chante ses louanges du ton d’une aînée qui
encourage une jeune fille amoureuse : « Mais elle ne parla pas à Kitty des
deux cents roubles. Pour une raison ou une autre il lui était désagréable d’y
penser. Elle sentait qu’il y avait là quelque chose qui la concernait, et
quelque chose qui n’aurait pas dû être. » Évidemment, elle a raison.
Dans ces deux chapitres préliminaires, Tolstoï traite deux sortes de
matériaux avec une égale maîtrise. Les nuances de la psychologie
individuelle sont rendues avec une grande précision ; la manière est serrée
et ne diffère pas tellement du travail de mosaïque d’Henry James et de
Proust. Mais, en même temps, le pouls de la vie physique bat
vigoureusement. La nature concrète de l’expérience s’exprime avec force ;
elle environne, et en quelque sorte humanise la vie de l’esprit. On le voit
encore mieux à la fin du chapitre XX. La conversation embrouillée et touffue
entre Anna et Kitty se traîne sur une vague note de malaise. Kitty s’imagine
qu’Anna est « mécontente de quelque chose ». À cet instant, la pièce est
envahie :
« — Non, c’est moi le premier ! Non, moi ! criaient les enfants, qui avaient fini leur thé, en se
précipitant vers leur tante Anna.
— Tous ensemble, dit Anna, et elle courut à leur rencontre en riant ; elle les prit dans ses bras et se
mit à balancer toute la gerbe d’enfants hurlants de joie. »

Il est évident qu’ici, une fois de plus, Tolstoï veut concentrer l’attention
sur le fait qu’Anna n’est plus une toute jeune femme, mais une femme
mûre, et en même temps sur son charme rayonnant. Mais on s’émerveille de
l’aisance avec laquelle il passe du dialogue précédent, riche de vie
intérieure, à l’ardeur bondissante de l’action concrète.
Vronsky entre en passant ; il refuse de se joindre au cercle de famille.
Kitty se dit qu’il est venu pour elle, mais n’a pas voulu s’expliquer « parce
qu’il a pensé qu’il était tard, et Anna est là ». Elle est vaguement troublée,
comme l’est Anna elle-même. Sur cette petite touche oblique commence la
tragédie du mensonge dans laquelle Anna va fatalement s’engluer et qui, à
la fin, la détruira.
Le chapitre XXII nous mène au bal, où Kitty, pareille à une autre Natacha,
s’attend à ce que le comte Vronsky se déclare. La scène est
merveilleusement décrite et le bal à la Vaubyessard, dans Madame Bovary,
en comparaison paraît lourd. Ce n’est pas que Kitty possède une
personnalité plus riche que celle d’Emma – à ce stade du roman elle est en
somme une jeune personne très ordinaire. La différence est uniquement
dans la perspective des deux écrivains. Flaubert prend du recul devant sa
toile et peint à bout de bras avec une froide méchanceté. On sent qu’il
cherche des effets précis d’éclairage et de rythme :
« On entendait le bruit clair des louis d’or qui se versaient à côté, sur le tapis des tables ; puis tout
reprenait à la fois, le cornet à pistons lançait un éclat sonore, les pieds retombaient en mesure, les
jupes se bouffaient et frôlaient, les mains se donnaient, se quittaient ; les mêmes yeux, s’abaissant
devant vous, revenaient se fixer sur les vôtres. »
L’ironie maintient la distance, mais la vision dans son ensemble est
appauvrie et devient artificielle. Dans Anna Karénine, avec son narrateur
omniscient, il n’y a pas de point de vue unique. Nous voyons le bal à travers
le brusque chagrin de Kitty, à travers les yeux éblouis, ensorcelés d’Anna,
dans la lumière de la passion naissante de Vronsky, et aussi du point de vue
de Korsunsky, « première étoile dans la hiérarchie de la salle de bal ». Le
décor et les personnages sont inséparables ; chaque détail – et c’est en cela
que Tolstoï diffère carrément de Flaubert – est donné non pour lui-même ou
pour l’atmosphère générale, mais pour l’intérêt dramatique qu’il présente.
C’est à travers l’angoisse de Kitty que nous voyons Vronsky tomber sous le
charme de Mme Karénine. C’est la jeune princesse qui, dans son égarement
et sa honte, nous fait sentir toute la force de fascination d’Anna. Pendant la
mazurka, Anna regarde Kitty « les paupières tombantes ». Touche infime,
mais qui concentre, avec une extrême précision, tout ce que nous sentons
chez Anna de ruse et de cruauté en puissance. Un artiste moins grand nous
aurait montré Anna par les yeux de Vronsky. Mais Tolstoï fait ce que fait
Homère quand celui-ci laisse à un chœur de vieillards le soin d’énumérer et
d’exalter les beautés d’Hélène. Dans les deux cas, nous sommes persuadés
par voie indirecte.
Les chapitres suivants approfondissent le portrait de Lévine et nous avons
un bref aperçu de lui sur ses terres, dans son élément propre, parmi les
champs d’humus noir, les fourrés de bouleaux, les problèmes d’agronomie,
la paix rêveuse des campagnes. Le contraste avec le bal est voulu et indique
le double thème le plus important du roman : Anna, Vronsky et la vie
mondaine de la ville ; Lévine, Kitty et la nature. Plus loin, ces deux
leitmotive vont s’harmoniser et se développer selon des dessins complexes.
Mais le prélude en lui-même est achevé et dans les cinq derniers chapitres
du livre I le conflit réel – l’agon tragique – a commencé.
Anna part pour rejoindre son mari à Saint-Pétersbourg. Elle s’installe dans
son compartiment et se met à lire un roman anglais, identifiant avec celle de
l’héroïne son âme insatisfaite. Ici, et dans un épisode fameux du chapitre
suivant, il semble que Tolstoï se souvienne de Madame Bovary. Le train
s’arrête dans une gare au milieu d’une tourmente de neige ; Anna, qui se
trouve déjà dans un état de vive tension, descend du train dans « l’air de gel
et de neige ». Vronsky l’a suivie et il lui avoue sa passion : « Toute la
terrifiante beauté de la tempête prit, dès lors, à ses yeux une nouvelle
splendeur. Il avait dit ce que son âme aspirait à entendre, bien que sa raison
s’en effrayât. » De quelle manière simple et même désuète Tolstoï divise
l’esprit humain en âme et raison ! Flaubert n’eût pas écrit cette phrase ;
mais c’est le raffinement de son art qui en fait la limite.
Le train entre en gare de Saint-Pétersbourg. Anna aperçoit tout de suite
Alexis Alexandrovitch Karénine : « Oh ! miséricorde ! pourquoi a-t-il des
oreilles comme ça ! se dit-elle, en regardant la silhouette raide et imposante
de son mari, surtout les oreilles, qui avaient l’air de soutenir les bords du
chapeau rond. » Ne pense-t-on pas, ici, à Emma Bovary quand elle
découvre que Charles fait des bruits grossiers en mangeant ? Arrivée chez
elle, Anna retrouve son petit garçon sans les transports de joie qu’elle avait
imaginés. Déjà son pouvoir de discrimination et ses sentiments se
déforment sous l’effet d’une passion dont elle n’est encore qu’en partie
consciente. Pour accentuer ce qui sépare désormais Anna du milieu 1 dans
lequel elle revient, Tolstoï introduit la comtesse Lidia, une des amies
onctueuses et bigotes de Karénine. Mais à l’instant même où nous nous
attendons à ce qu’Anna se révèle, s’éveille à sa nouvelle vie, la fièvre
tombe. Elle se calme et se demande pourquoi ce torrent d’émotions à
propos d’un fait si banal, si ordinaire qu’un flirt momentané avec un jeune
officier élégant.
Dans la paix du soir, les Karénine sont ensemble. Alexis déclare, avec sa
sincérité brutale, qu’il trouve impardonnable l’escapade d’Oblonsky. Ses
paroles sont comme un éclair à l’horizon, mais Anna les approuve et la
franchise de son mari lui fait plaisir. À minuit Karénine dit à sa femme de
venir se coucher. Les menus détails – les pantoufles, le livre sous le bras
d’Alexis, la précision de l’heure – tout nous raconte qu’il y a dans les
rapports conjugaux des Karénine un grand fond de monotonie. Quand Anna
pénètre dans la chambre à coucher, « le feu semblait étouffé en elle, caché
quelque part très loin ». La phrase acquiert, étant donné le moment, une
force extraordinaire ; mais même quand il s’applique à un thème sexuel, le
génie de Tolstoï reste chaste. Comme le remarque Gorki, les mots érotiques
les plus crus, les plus concrets, prenaient dans la bouche de Tolstoï une
pureté naturelle. On se rend pleinement compte de ce que le mariage
d’Anna présente d’insuffisant du point de vue érotique ; mais rien ici du
lacet de corset qui « sifflait » autour des hanches d’Emma Bovary « comme
une couleuvre qui glisse ».
Le livre I s’achève sur une note moins grave. Vronsky retourne à ses
quartiers et se plonge dans l’atmosphère de fête et d’ambitieux espoirs
qu’offre à un jeune officier la Saint-Pétersbourg impériale. C’est une vie
que Tolstoï condamne entièrement, mais il est un trop grand artiste pour ne
pas montrer comme elle va admirablement à Vronsky. Seules les toutes
dernières phrases nous ramènent au thème tragique. Le comte décide
« d’aller dans cette maison, où il rencontrerait peut-être Mme Karénine.
Comme il le faisait toujours à Pétersbourg, il sortit de chez lui avec
l’intention de ne rentrer que tard dans la nuit ». Cette remarque en
apparence fortuite est d’une exactitude prophétique. Car c’est vers les
ténèbres qu’il va.
On pourrait en dire beaucoup plus long sur la première partie d’Anna
Karénine. Mais même une étude hâtive sur la manière dont sont présentés et
développés les thèmes principaux détruirait cette légende qui veut que les
romans de Flaubert ou de Henry James soient des œuvres d’art et les
romans de Tolstoï des morceaux de vie transmués en chefs-d’œuvre par
quelque nécromancie à la fois ingénue et démoniaque. R. P. Blackmur 2 fait
remarquer que Guerre et Paix « possède bel et bien toutes les qualités » que
James demande pour « une forme organique au souffle profond ». C’est
encore plus vrai d’Anna Karénine, où l’intégrité du génie poétique de
Tolstoï se trouvait moins menacée par les exigences de sa philosophie.
Quand on lit les premiers chapitres d’Anna Karénine avec dans l’esprit
cette notion de l’organique, on pense sans cesse à une œuvre musicale :
effets de contrepoint et d’harmonie dans la dualité des thèmes développés
dans le « prélude Oblonsky » ; emploi de motifs qui reviendront avec une
amplitude croissante aux étapes suivantes du roman (l’accident à la gare, la
discussion railleuse sur le divorce, entre Vronsky et la baronne Shilton, le
« feu rouge » qui éblouit les yeux d’Anna). Et surtout, cette impression
d’une multiplicité de thèmes subordonnés à l’élan d’un dessein grandiose.
La méthode de Tolstoï est polyphonique ; mais les harmonies majeures se
déploient avec une franchise et une ampleur formidables. On ne peut pas
comparer avec précision la technique du musicien et celle de l’écrivain ;
mais comment élucider autrement l’impression que nous avons que les
romans de Tolstoï se développent à partir d’un germe intérieur vivant,
tandis que ceux d’écrivains moins grands sont faits de morceaux cousus
ensemble ?
Parce qu’un roman comme Anna Karénine est de dimensions si massives
et parce qu’il exerce sur nous une emprise immédiate, ce qu’il a de délibéré
et de subtil dans le détail tend à nous échapper. Dans le poème épique et
dans la tragédie en vers, la forme métrique sollicite de nous une certaine
qualité d’attention et la concentre sur tel passage, tel vers, telle métaphore
qui se répète. Quand nous lisons un morceau de prose assez long (surtout
dans une traduction) nous subissons l’effet d’ensemble. C’est pourquoi l’on
pense que les romanciers russes peuvent être saisis dans leur généralité et
que l’on ne gagnerait guère au genre d’étude serrée que nous appliquons à
Conrad, mettons, ou à Proust.
Comme on le voit dans ses brouillons et ses révisions, Tolstoï travaillait
sur tel ou tel problème de narration et de présentation avec une attention
minutieuse. Mais il n’oubliait jamais que par-delà la virtuosité technique,
par-delà le « beau faire » de la chose, il y a la chose à faire. Pour lui, l’art
pour l’art n’était que l’esthétique de la frivolité. Et c’est précisément parce
qu’il y a dans l’art de Tolstoï une vision du monde si large et si profonde,
une qualité humaine si complexe et la conviction si nette que le grand art
aborde la vie dans un esprit philosophique et religieux, qu’il est difficile
d’isoler tel élément particulier, tel tableau 3, telle métaphore, pour dire :
« Ici, c’est Tolstoï le technicien. »
Il y a dans Tolstoï des morceaux d’anthologie : la fameuse scène de la
fenaison dans Anna Karénine, la chasse au loup dans Guerre et Paix, le
service religieux dans Résurrection. Il y a des comparaisons et des tropes
aussi soigneusement élaborés que ceux de Flaubert. Considérez par
exemple l’opposition entre lumière et ténèbres qui a inspiré à Tolstoï les
titres de ses deux principaux drames et qui pénètre tout Anna Karénine.
Dans la dernière phrase du livre VII, la mort d’Anna nous est présentée
comme une lumière qui a brillé d’un éclat momentané et qui s’est éteinte à
jamais ; la dernière phrase du chapitre XI du livre VIII nous montre Lévine
aveuglé de lumière au moment où il reconnaît la voie de Dieu. Ce rappel
des paroles de saint Paul mises en épigraphe est intentionnel, il en résout
l’ambiguïté latente et ramène à une harmonie spirituelle les deux grands
conflits du roman. Comme toujours chez Tolstoï, le moyen technique sert à
exprimer une philosophie. Tous les trésors d’invention dépensés dans Anna
Karénine tendent à cette leçon que Lévine reçoit d’un vieux paysan :
« Nous devons vivre non pour nous-mêmes mais pour Dieu. »
Sans chercher à donner une définition précise, Matthew Arnold parlait du
« haut sérieux » qui distingue un petit nombre d’œuvres dans la grande
masse de la production littéraire. Il trouve cette qualité chez Dante, par
exemple, plutôt que chez Chaucer. Peut-être est-ce là ce que nous pouvons
dire de plus juste quand nous comparons Madame Bovary et Anna
Karénine. Madame Bovary est, certes, un très grand roman. Il nous
convainc grâce à sa miraculeuse adresse et à la manière dont il épuise toutes
les ressources du thème. Mais le thème lui-même et son emprise sur nous
restent, finalement, « une affaire trop petite ». Dans Anna Karénine, nous
sentons, par-delà la maîtrise technique, la vie elle-même. À la différence de
Madame Bovary, l’œuvre est à sa place auprès des poèmes homériques, des
pièces de Shakespeare et des romans de Dostoïevski.

1. En français dans le texte. (N.d.T.)


2. R. P. Blackmur, « The Loose and Baggy Monsters of Henry James », The Lion and the
Honeycomb, New York, 1955.
3. En français dans le texte. (N.d.T.)
IX

Hugo von Hofmannsthal remarquait un jour qu’il ne pouvait pas lire une
page des Cosaques de Tolstoï sans qu’elle lui fît penser à Homère. Des
lecteurs non seulement des Cosaques mais de l’œuvre de Tolstoï dans son
ensemble ont fait la même expérience. D’après Gorki, Tolstoï lui-même
disait de Guerre et Paix : « Sans fausse modestie, c’est comme l’Iliade », et
il faisait la même observation à propos d’Enfance, Adolescence et Jeunesse.
De plus, Homère et l’atmosphère homérique semblent avoir exercé leur
fascination dans l’image que Tolstoï se faisait de sa propre personnalité et
de sa puissance créatrice. Son beau-frère, S. A. Bers, décrit dans ses
Réminiscences une fête donnée au domaine de Tolstoï à Samara :
« … une course de cinquante verstes. Les prix étaient tout prêts, un taureau, un cheval, un fusil,
une montre, une robe de chambre, etc. On avait choisi un terrain plat ; un immense parcours de
quatre milles de long fut jalonné de poteaux. On prépara un mouton rôti, même un cheval, pour le
repas. Au jour fixé, plusieurs milliers de gens se rassemblèrent, Cosaques de l’Oural, paysans
russes, Bachkirs et Kirghiz avec leurs tentes, leurs bouilloires pour le koumis, et même leurs
troupeaux… Sur une hauteur en forme de cône, appelée dans le dialecte local “Shishka” (la loupe),
on étala des tapis et des nappes de feutre où les Bachkirs s’assirent en cercle, les jambes repliées
sous eux. […] La fête dura deux jours et fut très gaie, mais en même temps pleine de dignité 1. »

C’est une scène prodigieuse ; les millénaires qui séparent la plaine de


Troie de la Russie du XIXe siècle sont abolis et le livre XXIII de l’Iliade
reprend vie :
Mais Achille
retient l’armée et la fait asseoir en une vaste enceinte
et fait apporter de ses navires les prix des jeux, bassins
et trépieds, chevaux et mules, taureaux splendides
et captives à la belle ceinture et fer couleur d’argent.
Comme Agamemnon, Tolstoï trône sur la colline ; la steppe est parsemée
de tentes et de feux. Comme les Achéens, Bachkirs et Kirghiz disputent la
course et reçoivent leurs prix des mains du roi à la longue barbe. Mais il ne
s’agit pas ici d’archéologie, de reconstitution artificielle. L’élément
homérique est inné en Tolstoï ; il est enraciné dans son génie propre. Lisez
ses diatribes contre Shakespeare et vous verrez que le sentiment de sa
parenté avec le poète, ou les poètes, de l’Iliade et de l’Odyssée était chez lui
un sentiment spontané, indiscutable. Tolstoï parlait d’Homère comme d’un
égal ; entre eux, les millénaires comptaient peu.
Qu’est-ce qui frappait Tolstoï comme particulièrement homérique dans
son recueil de souvenirs d’enfance et de jeunesse ? À la fois, je pense, le
décor et le genre de vie. Prenez les pages sur « La Chasse » dans Enfance :
« La moisson battait son plein. L’immense champ d’un jaune éclatant n’était borné que sur un seul
côté, par la haute forêt bleuâtre, qui me semblait alors le lieu le plus lointain, le plus mystérieux,
au-delà duquel le monde finissait, ou bien où commençait la terre inhabitée. Tout le champ était
plein de gerbes et de paysans. […] Le petit cheval rouan que montait papa allait d’un pas léger,
joueur, courbant parfois la tête sur son poitrail, tirant sur les rênes et balayant de sa queue épaisse
les taons et les moustiques qui se collaient avidement sur lui. Deux barzoïs, la queue en faucille et
levant haut les pattes, sautaient gracieusement par-dessus le chaume, derrière les pieds du cheval.
Mitka courait par-devant et, la tête dressée, espérait la curée. Les voix des paysans, le piétinement
des chevaux, le fracas des chariots, le sifflet joyeux de la caille, le bourdonnement des insectes
planant dans l’air en essaims compacts, l’odeur d’absinthe, de paille, la sueur des chevaux, les
milliers de couleurs et d’ombres variées que l’ardent soleil répandait sur le chaume d’un jaune
clair, le bleu sombre de la forêt, les nuages mauves et les blancs fils de la Vierge qui flottaient dans
l’air ou filaient parmi les éteules – tout cela, je le voyais, je l’entendais, je le sentais. »

Rien ici, qui eût été déplacé dans les plaines d’Argos. C’est de notre décor
moderne que la scène se trouve étrangement distante. C’est un monde
patriarcal de chasseurs et de paysans ; le lien entre le maître et les chiens et
la terre reste originel et vrai. La description elle-même allie l’élan à une
impression de repos ; il en résulte, comme dans les frises du Parthénon, un
effet d’équilibre dynamique. Et, au-delà de l’horizon familier, comme au-
delà des colonnes d’Hercule, s’étendent les mers mystérieuses et les vierges
forêts.
Le monde des souvenirs de Tolstoï, tout autant que celui d’Homère, est
tout vibrant de la vie des sens. Le toucher, la vue, l’odorat l’emplissent à
tout moment d’une intense richesse :
« Dans le corridor Mitka, le postillon, rouge comme un homard, souffle sur la flamme d’un
samovar, qui bout déjà. Dehors il fait humide et brumeux, comme si de la vapeur s’élevait du tas
de fumier odorant ; le soleil éclaire de ses rayons éclatants la partie orientale du ciel et les toits de
chaume brillants de rosée des vastes hangars qui entourent la cour. Sous ces hangars on aperçoit
nos chevaux attachés aux mangeoires et on les entend mâcher régulièrement. Un chien bâtard au
poil raide qui avait fait un somme avant l’aube sur un tas de fumier sec s’étire paresseusement et
traverse la cour au petit trot en agitant la queue. Une paysanne matinale ouvre une barrière
grinçante et chasse ses vaches à l’œil vague dans la rue où l’on peut entendre déjà les piétinements,
les mugissements et les bêlements du troupeau. »

Il en était ainsi lorsque « l’aurore aux doigts de rose » se levait à Ithaque


vingt-sept siècles plus tôt. Il en devrait être ainsi, proclame Tolstoï, si
l’homme veut demeurer en communion avec la terre. Même l’orage, dans sa
fureur, fait partie du rythme des choses :
« Les éclairs se font plus larges et plus pâles et le grondement du tonnerre est moins effrayant dans
le bruit régulier de la pluie […] un bosquet de trembles entremêlés de noisetiers et de merisiers
demeure immobile comme dans un trop-plein de joie et laisse couler lentement de ses branches
lavées de claires gouttes de pluie sur les feuilles de l’an passé. De tous côtés les alouettes huppées
s’élèvent, tournoient et redescendent d’un vol rapide en chantant joyeusement. […] Le parfum
délicieux des bois après l’orage printanier, celui des bouleaux, des violettes, des feuilles pourries,
des champignons, du merisier, sont si enivrants que je ne peux pas demeurer dans la calèche. »

Schiller écrit dans son essai De la poésie naïve et sentimentale que


certains poètes « sont la Nature », tandis que les autres se contentent de « la
chercher ». Dans ce sens, Tolstoï est la Nature ; entre lui et le monde naturel
le langage n’est pas un miroir ou un verre grossissant, mais une fenêtre à
travers laquelle toute la lumière passe, mais se trouve réunie en faisceau,
avec le don de la durée.
Il est impossible de résumer en une seule formule, en une seule
démonstration, les affinités entre la vision d’Homère et la vision de Tolstoï.
Il y a tant de rapports : le décor antique et pastoral ; la poésie de la guerre et
des champs ; l’importance capitale de la sensation et de l’action physique ;
la toile de fond lumineuse, et qui harmonise tout, du cycle de l’année ; le
caractère sacré de toute énergie, de toute vie ; la chaîne ininterrompue de
l’être allant de la matière brute aux étoiles et dans laquelle l’homme a sa
juste place ; enfin, encore plus profondément enraciné, un bon sens
fondamental, la volonté de suivre ce que Coleridge appelle « la grand-route
de la vie » plutôt que ces sombres voies obliques dans lesquelles le génie
d’un Dostoïevski se trouvait le plus parfaitement à l’aise.
Dans les poèmes homériques comme dans les romans de Tolstoï le rapport
entre l’auteur et ses personnages est paradoxal. Le créateur est à la fois
omniscient et omniprésent, mais en même temps il reste détaché, impassible
et d’une objectivité impitoyable. Le Zeus homérique préside aux combats
du haut de sa montagne, tenant les balances du destin, mais sans intervenir,
ou plutôt n’intervenant que pour rétablir l’équilibre, pour maintenir l’allure
changeante de la vie humaine contre l’aide miraculeuse ou l’excès
d’héroïsme. Comme dans le détachement du dieu, il y a dans la clarté de
vision d’Homère et de Tolstoï à la fois de la cruauté et de la compassion.
Ils regardent avec ces yeux vides, ardents, inflexibles qui nous fixent à
travers les fentes du heaume dans les statues grecques archaïques. Leur
vision est terriblement calme. Schiller s’émerveillait de l’impassibilité
d’Homère, du pouvoir qu’il avait d’exprimer le maximum de douleur et de
terreur avec une parfaite égalité de ton. Il pensait que cette qualité – cette
« naïveté » – appartenait à un âge révolu et que la littérature moderne, avec
sa subtilité intellectuelle et son esprit d’analyse, ne la retrouverait jamais.
Prenons, par exemple, le meurtre de Lycaon, au livre XXI de l’Iliade :
Meurs donc, toi aussi, ami. À quoi bon ces cris ?
Patrocle aussi est mort, qui valait mieux que toi.
Ne vois-tu pas quel homme je suis, grand et splendide
et né d’un père illustre et d’une mère immortelle ?
Et pourtant, même moi, la mort et l’implacable destin m’attendent.
Et quelque jour, à l’aube ou au crépuscule ou en plein midi
à moi aussi un homme m’ôtera la vie dans la bataille
avec la javeline ou la flèche rapide.
Il dit, et l’autre sent ses genoux et son cœur
défaillir, lâche le javelot, recule et s’assied,
les bras tendus ; mais Achille tire son glaive et frappe
entre le col et la clavicule, et la lame à double tranchant
pénètre tout entière. Lycaon tombe, la face contre terre
et gît de tout son long et le sang noir s’épanche et abreuve l’humus.

Le récit est d’un calme presque inhumain, mais laisse ainsi parler
l’horreur toute nue et fait qu’elle nous émeut d’une manière inexprimable.
Jamais Homère ne sacrifie la fermeté de sa vision à un effet pathétique.
Après avoir donné cours à leur douleur, Priam comme Achille songent à la
viande et au vin. Car, comme Achille le dit de Niobé : « Quand elle fut
épuisée de larmes, elle songea à manger. » C’est la sèche fidélité aux faits,
le refus du poète de se laisser émouvoir, qui nous fait sentir l’amertume de
son âme.
À cet égard, aucun écrivain de la tradition occidentale n’est plus proche
d’Homère que Tolstoï. Comme le note Romain Rolland dans son Journal
(1887), Tolstoï voit une scène, non pas de deux points de vue, mais d’un
seul : les choses sont comme elles sont, pas autrement. Dans Enfance, le
narrateur nous parle de la mort de sa mère : « J’étais désolé à ce moment ;
mais involontairement je notais tous les détails », y compris que l’infirmière
était « très blonde, jeune et d’une remarquable beauté ». Quand sa mère
meurt, le petit garçon éprouve « une sorte de délectation » à se savoir
malheureux. Cette nuit-là, il dort d’un sommeil « profond et calme »,
comme il arrive toujours après un grand chagrin. Le lendemain, il perçoit
l’odeur de décomposition :
« C’est alors seulement que je compris ce que c’était que cette odeur forte, entêtante, qui mêlée à
celle de l’encens emplissait toute la pièce ; et que ce visage si plein de beauté et de tendresse
quelques jours auparavant, ce visage que je chérissais plus que tout au monde pût évoquer de
l’horreur, cette pensée pour la première fois me découvrit l’amère réalité et emplit mon âme de
désespoir. »

« Garde les yeux fixés sur la lumière, dit Tolstoï, c’est ainsi que sont les
choses. »
Mais dans l’impassible lumière de la vision homérique et tolstoïenne il y a
bien plus que de la résignation. Il y a de la joie, cette joie qui embrase les
« yeux étincelants » des sages dans le Lapis-Lazuli de Yeats. Car ils
aimaient et révéraient « l’humain » de l’homme ; ils se réjouissaient de la
vie du corps, regardée froidement mais décrite avec ardeur. De plus, ils
comblaient d’instinct le vide entre l’esprit et le geste physique, ils reliaient
la main à l’épée, la quille à la mer et la jante au gravier chantant. Tous deux,
l’Homère de l’Iliade et Tolstoï, voient l’action totale ; l’air vibre autour de
leurs personnages et la force de leur être électrise la nature inerte. Les
chevaux d’Achille pleurent sur le destin qui l’attend et le chêne fleurit pour
persuader Bolkonsky que son cœur revivra. Cette harmonie entre l’homme
et le monde qui l’entoure s’étend jusqu’aux coupes dans lesquelles Nestor
cherche la sagesse après le coucher du soleil, jusqu’aux feuilles des
bouleaux, qui étincellent soudain comme une débauche de pierreries après
que l’orage a passé sur les terres de Lévine. Les barrières entre l’esprit et
l’objet, les ambiguïtés que les métaphysiciens découvrent dans la notion
même de perception de la réalité – rien de tout cela n’embarrasse Homère ni
Tolstoï. La vie déferle sur eux comme la mer.
Et ils en tirent joie. Quand Simone Weil appelle l’Iliade « le poème de la
force » et y voit un commentaire sur la tragique vanité de la guerre, elle n’a
qu’en partie raison. L’Iliade est bien éloignée du nihilisme désespérant des
Troyennes d’Euripide. Dans le poème homérique, la guerre manifeste le
courage et finalement ennoblit. Et même en plein carnage la vie gonfle ses
vagues. Autour du tertre funéraire de Patrocle les chefs de l’armée grecque
luttent corps à corps, se défient à la course, lancent le javelot pour
proclamer leur force et leur joie de vivre. Achille sait quel sera son destin,
mais Briséis « aux joues claires » vient à lui chaque nuit. Les cris de guerre
et de mort donnent le signal de la dévastation dans le monde d’Homère et
dans le monde de Tolstoï, mais le pivot demeure : cette affirmation que la
vie, en elle-même, est une chose belle, que les travaux et les jours de
l’homme valent qu’on s’en souvienne et que nulle catastrophe – pas même
l’incendie de Troie ou de Moscou – n’est le dernier mot du destin. Car au-
delà des tours noircies, au-delà des batailles roule la mer couleur de vin ; et
quand Austerlitz sera oublié, la moisson, selon l’image de Pope, à nouveau
« brunira le coteau ».
Cette cosmologie se retrouve tout entière dans ce que dit Bosola à la
duchesse d’Amalfi quand, dans un mouvement de révolte amère, elle
maudit la nature : « Voyez, les étoiles brillent toujours. » Mots terribles,
pleins de détachement et de cette vérité cruelle : que l’univers physique
contemple nos douleurs d’un front serein. Mais par-delà leur cruauté ils
nous assurent que la vie et la lumière des étoiles, quel que soit le chaos
momentané, continuent.
Tolstoï et l’Homère de l’Iliade ont encore une autre affinité. Leur vision
du réel est anthropomorphique ; l’homme est la mesure et le pivot de la vie.
De plus, l’atmosphère qui entoure les personnages de l’Iliade et ceux de
Tolstoï est profondément pénétrée de souci humain, voire temporel. Ce qui
importe, c’est le royaume de ce monde, ici et maintenant. En un sens, il y a
là contradiction ; dans les plaines de Troie les affaires humaines et les
affaires divines ne cessent de se confondre. Mais c’est précisément la
descente des dieux parmi les hommes, l’impudence avec laquelle ils
interviennent dans des passions par trop humaines qui donnent au poème
son ironie latente. Musset évoque cette attitude paradoxale quand il parle,
au début de Rolla, de la Grèce archaïque :
Où tout était divin, jusqu’aux douleurs humaines ;
Où le monde adorait ce qu’il tue aujourd’hui ;
Où quatre mille dieux n’avaient pas un athée.

Et en effet, avec quatre mille déités guerroyant dans des guerres


humaines, folâtrant avec les mortelles et se conduisant d’une manière
propre à scandaliser le moraliste, même libéral, il n’y avait nul besoin
d’athéisme. L’athéisme se dresse contre l’idée d’un dieu vivant et auquel on
peut croire ; il ne s’adresse pas à une mythologie plus ou moins comique.
Dans l’Iliade, la divinité est une quintessence de l’humain. Les dieux sont
des mortels magnifiés, et souvent magnifiés sur un mode satirique. Blessés,
ils hurlent plus fort que les hommes ; amoureux ils ont des ardeurs plus
incendiaires ; quand ils fuient devant les lances des humains, ils vont plus
vite que les chars terrestres. Mais moralement et intellectuellement les
dieux de l’Iliade ressemblent à des brutes géantes ou à des enfants
méchants doués d’un énorme pouvoir. Les actions des dieux et des déesses
dans la guerre de Troie rehaussent la stature de l’homme, car à chances
égales les héros mortels font plus que de résister, et quand ils perdent
l’avantage un Hector, un Achille démontrent que la nature mortelle a ses
splendeurs propres. En abaissant les dieux à l’échelle des valeurs humaines,
le « premier » Homère ne se borne pas à un effet de comique, effet qui,
d’ailleurs, contribue à la jeunesse et au côté « conte de fées » du poème ; il
fait plus, il fait ressortir la supériorité et la dignité de l’homme héroïque. Et
c’est là son thème essentiel.
Le panthéon de l’Odyssée joue un rôle plus subtil et plus imposant ;
l’Énéide est pénétrée du sentiment des valeurs religieuses et des rites
religieux ; mais l’Iliade, tout en acceptant le surnaturel, le traite
ironiquement et en humanise la matière. Le vrai foyer religieux, il n’est pas
sur l’Olympe ; il est dans l’adhésion à la Moira, à l’inflexible destin qui
maintient par ses ravages en apparence aveugles un suprême principe de
justice et d’équilibre. La piété d’Agamemnon et d’Hector consiste en
l’acceptation de la destinée, la croyance au caractère sacré de l’hospitalité,
le respect des heures et des lieux sanctifiés, le sentiment vague mais
puissant que des forces surnaturelles s’exercent dans le mouvement des
étoiles ou les harcèlements du vent. Mais au-delà il y a la réalité immanente
dans le monde de l’homme et de ses sens. Je ne saurais mieux exprimer la
non-transcendance et la qualité essentiellement concrète de l’Iliade. Aucun
poème ne va plus fortement à l’encontre de cette croyance : « Nous sommes
de la même substance que les rêves. »
Et c’est ici que l’art d’Homère présente une ressemblance importante avec
celui de Tolstoï. L’art de Tolstoï, aussi, est d’un réalisme immanent, celui
d’un monde enraciné dans la véracité de nos sens. Dieu en est étrangement
absent. Dans la quatrième partie de cet essai, j’essaierai de montrer que
cette absence non seulement peut se concilier avec l’objet religieux des
romans de Tolstoï mais encore qu’elle est un axiome caché du christianisme
tolstoïen. Tout ce qu’il est besoin de dire ici c’est que derrière la technique
littéraire de l’Iliade et celle de Tolstoï il y a une croyance analogue en
l’importance capitale du personnage humain et en la beauté permanente du
monde naturel. Si l’on considère Guerre et Paix, l’analogie est encore plus
frappante. Là où l’Iliade invoque les lois de la Moira, Tolstoï expose sa
philosophie de l’histoire. Dans les deux livres, le détail chaotique de la
bataille joue le rôle du hasard dans la vie humaine. Et si pour nous Guerre
et Paix est, au vrai sens du mot, un poème épique, c’est parce que, comme
dans l’Iliade, la guerre y est décrite dans sa férocité joyeuse et étincelante
aussi bien que dans son pathétique. Malgré tout le pacifisme tolstoïen, on ne
peut nier l’extase qu’éprouve le jeune Rostov quand il charge les traînards
français. Enfin, Guerre et Paix nous présente deux nations, ou plutôt deux
mondes, engagés dans un mortel combat. Cela seul a amené de nombreux
lecteurs, et Tolstoï lui-même, à comparer Guerre et Paix à l’Iliade.
Mais ni le thème guerrier ni le tableau des destinées nationales ne doivent
nous aveugler sur le fait que la philosophie de ce roman est antihéroïque.
À certains endroits du livre, Tolstoï proclame solennellement que la guerre
est un carnage gratuit et le résultat de la vanité et de la stupidité en hauts
lieux. À d’autres moments, son seul souci est de découvrir la « vérité
réelle », par opposition aux prétendues vérités des historiens et des
mythographes. Ni ce pacifisme latent ni cet intérêt pour la vérité en histoire
n’ont de parallèles dans l’attitude homérique.
C’est quand sa philosophie est le moins en jeu, quand, pour emprunter les
mots d’Isaiah Berlin, le renard essaie le moins d’être hérisson, que Guerre
et Paix est le plus proche de l’Iliade. En fait, Tolstoï est plus près d’Homère
dans des œuvres moins complexes, dans les Cosaques, les croquis de la
guerre de Crimée et la terrible sobriété de la Mort d’Ivan Ilitch.
Mais on ne saurait trop souligner que les affinités entre le poète de l’Iliade
et le romancier russe étaient des affinités de tempérament et de vision ; il
n’est pas question ici (sauf pour tel ou tel détail) d’une imitation d’Homère.
Simplement, quand Tolstoï aborda les poèmes homériques dans le texte
grec, au début de la quarantaine, il dut se sentir merveilleusement chez lui.

1. Cité dans D. S. Merejkovsky, Tolstoï as Man and Artist, with an Essay on Dostoïevski, Londres,
1902.
X

Jusqu’à présent nous nous sommes occupés de généralités, nous avons


essayé de dire à grands traits ce qu’on entend quand on qualifie
d’« épiques » et plus précisément d’« homériques » les œuvres de Tolstoï.
Mais ces généralités n’ont de valeur que si elles sont fondées sur le détail.
Les qualités et les effets principaux qui donnent leur ton particulier aux
écrits de Tolstoï viennent d’une mosaïque de moyens techniques. C’est
quelques-uns de ces derniers que je vais considérer.
L’épithète classique, la comparaison et la métaphore répétées sont des
caractéristiques bien connues de la langue homérique. L’origine en est
probablement mnémonique ; dans la poésie orale les mots qui reviennent
aident la mémoire et du chanteur et de son public ; ils agissent comme des
échos intérieurs qui rappellent à l’esprit des incidents précédents de la saga.
Mais des étiquettes comme « l’aurore aux doigts de rose » ou la « mer
couleur de vin » et les comparaisons classiques – la colère, par exemple,
comparée à un lion qui bondit au milieu d’un troupeau de moutons ou de
bœufs – font appel à quelque chose de plus que la mémoire. Elles forment
une tapisserie de la vie courante devant laquelle se déroule l’action
héroïque. Elles créent un fond de réalité stable qui donne aux personnages
du poème à la fois leur épaisseur et leur mesure. En évoquant l’atmosphère
pastorale ou la routine quotidienne de l’agriculture et de la pêche, Homère
nous dit que la guerre de Troie n’a pas empiété sur toute vie. Ailleurs, le
dauphin saute et les bergers somnolent dans la paix des montagnes. Au
milieu des carnages et des rapides révolutions des destinées humaines, ces
images, ces mots toujours pareils affirment que l’aube suivra la nuit, que la
marée montera quand le lieu où fut Troie ne sera plus qu’un souvenir
incertain et que les lions des montagnes attaqueront les troupeaux quand les
derniers descendants de Nestor seront retombés en enfance.
Dans ses comparaisons et ses métaphores, Homère juxtapose plusieurs
éléments en vue d’un effet particulier. Centré, d’abord, sur une scène pleine
de fougue et de clameurs, le regard se porte au loin et, comme l’angle de
vision s’élargit, une scène paisible de la vie courante est captée. Le tableau
des guerriers casqués fuyant devant Hector s’obscurcit et nous voyons
maintenant l’herbe qui se courbe avant l’orage. Par leur juxtaposition les
deux termes de la comparaison se font plus subtils et pénètrent plus
directement notre conscience. Certains peintres flamands se servent
admirablement de cet effet. Pensez à l’Icare de Bruegel qui plonge dans la
mer calme, tandis que le laboureur trace son sillon au premier plan ; songez
aux Passions et aux massacres peints avec, à l’arrière-plan, un opulent et
serein paysage de villes fortifiées, de prairies et de monts imaginaires. Cette
« double prise de conscience » est peut-être chez Homère le moyen
essentiel pour atteindre au pathétique et à la sérénité. C’est la tragédie du
héros marqué par le destin d’évoquer cet autre monde de chasses
automnales, de moissons, de fêtes domestiques qu’il a laissé
irrémédiablement derrière lui. Mais, en même temps, la clarté de ses
souvenirs, l’intrusion constante d’un plan de vie plus stable dans le bruit et
la violence de la bataille, donnent au poème son harmonie profonde.
Il y a des moments dans l’art (et ils nous apparaissent comme des hauts
lieux de l’imagination) où cette « double prise de conscience » devient elle-
même le thème à traiter. Je pense à cet air des Noces de Figaro dans le
dernier acte du Don Juan de Mozart, ou à l’allusion à la Belle Dame sans
merci dans la Veille de la Sainte-Agnès de Keats. Nous trouvons un de ces
moments dans Homère, quand au livre VIII de l’Odyssée Démodocos
chante une partie de la saga troyenne et qu’Ulysse pleure. Dans ce poignant
épisode, les deux plans de la réalité, les deux termes de la métaphore sont
inversés. Troie est maintenant le souvenir lointain et Ulysse a retrouvé le
monde normal.
Comme Homère, Tolstoï use de l’épithète classique, des formules
répétées, à la fois pour aider notre mémoire dans les vastes étendues du
récit et pour créer une double vision. La masse et la complexité d’ouvrages
comme Guerre et Paix, comme Anna Karénine, et aussi le fait qu’ils furent
d’abord publiés par fragments successifs et à de longs intervalles de temps
créaient des problèmes comparables à ceux de la poésie orale. Tout au long
des premiers chapitres de Guerre et Paix, Tolstoï veut aider le lecteur à
garder distincte dans son esprit la multitude des personnages. Il nous
montre toujours la princesse Marie marchant « de son pas lourd ». Pierre est
résolument associé à ses lunettes. Même avant que Natacha ne se dessine
pour nous dans ses grands traits, la légèreté de sa démarche, sa vivacité de
mouvement ont été soulignées. Le défaut d’élocution de Denisov sert non
seulement à un effet comique mais encore à le distinguer d’emblée d’une
foule de militaires. Tolstoï continue à user de ce moyen dans la suite du
roman. Les mains de Napoléon sont l’objet d’allusions constantes et,
comme le note Merejkovsky, le « cou mince » de Verechaguine revient cinq
fois au cours de sa brève mais navrante apparition.
C’est un élément important du génie de Tolstoï qu’il fasse ses portraits de
plus en plus complexes sans en effacer les grandes lignes. Bien que nous
arrivions à connaître Natacha plus intimement que bien des femmes
rencontrées dans notre propre vie, nous gardons l’image initiale, cette
impression de vivacité et d’élan gracieux. Vraiment, il nous est bien
difficile de croire Tolstoï quand il nous dit, dans le premier épilogue, que
Natacha avait « abandonné toute sa magie » et était devenue « grosse et
forte ». Croirions-nous Homère s’il nous disait qu’Ulysse était devenu
stupide ?
D’une manière plus significative, l’image et la métaphore, chez Tolstoï,
veulent établir un rapport et un contraste entre les deux plans de
l’expérience qui le préoccupent le plus – la campagne et la ville. Nous
touchons ici à ce qui pourrait bien être le pivot de son art ; car la distinction
entre vie rurale et vie citadine illustre, pour Tolstoï, la distinction
primordiale entre bien et mal, entre le code artificiel et inhumain de la ville
et l’âge d’or de la vie pastorale. Ce dualisme fondamental est une des
raisons de l’intrigue double et triple dans la structure des romans de Tolstoï
et finalement il le formulera d’une façon systématique dans sa morale. Car
si la pensée de Tolstoï doit quelque chose à Socrate, à Confucius et au
bouddhisme, elle est pénétrée aussi des idées de Rousseau sur la vie
pastorale.
Comme dans Homère, nous avons donc chez Tolstoï la juxtaposition de la
scène présente et d’un souvenir d’impressions champêtres. Le plan
d’expérience immuable et, en fin de compte, le plus plein de signification,
est placé, pour mieux le juger et l’éclairer, derrière l’épisode momentané.
On trouve un très bel exemple de cette technique dans Enfance,
Adolescence et Jeunesse. Le petit garçon a échoué lamentablement quand il
a essayé de danser la mazurka et il s’éloigne couvert de honte :
« Oh ! c’est terrible ! Oh ! si maman avait été là, elle n’aurait pas rougi, elle, de son Nicolas. Et
mon imagination m’emporta bien loin à la poursuite de la chère image. Je me rappelai la prairie
devant la maison, les hauts tilleuls du jardin, l’étang limpide au-dessus duquel les hirondelles
décrivaient des cercles, l’azur du ciel avec les nuages immobiles, transparents, les meules
odorantes du foin fraîchement coupé ; et bien d’autres souvenirs paisibles, lumineux flottèrent dans
mon imagination troublée. »

C’est ainsi que le narrateur est ramené au sentiment de l’harmonie avec ce


que Henry James appelle, dans Un portrait de femme, « les rythmes
profonds de la vie ».
Un autre exemple, où la technique et la métaphysique ne sont plus
séparables, se trouve dans cette extraordinaire esquisse, Après le bal (dans
le vocabulaire de Tolstoï le mot « bal » a des résonances ambiguës : un bal
est à la fois une occasion d’élégance et de grâce et un symbole d’artifice
consommé) : le narrateur est fou d’amour et, après avoir dansé toute la nuit,
il ne peut pas dormir. Pour essayer de calmer sa joie, il se promène dans le
village, à l’aube : « C’était un vrai temps de Carnaval – plein de brouillard,
et la route couverte de neige en train de fondre, et l’eau dégouttant des
larmiers. » Il tombe par hasard sur un spectacle horrible : un soldat qui
passe par les verges pour une tentative de désertion. Le père de la jeune fille
dont le narrateur est amoureux préside à l’opération avec une cruauté
tatillonne. Au bal, il y a seulement une heure, il était un modèle de politesse
et de bonté. Lequel, maintenant, est le vrai ? Et le fait que l’exécution a lieu
en plein air et dans le paisible traintrain d’un village qui s’éveille la rend
encore plus barbare.
Nous trouvons deux brillants exemples de cette vision dédoublée dans le
livre IV de Guerre et Paix. Le chapitre III décrit le banquet offert en
l’honneur de Bagration au Club anglais de Moscou, le 3 mars 1806. C’est le
comte Ilya Rostov qui est chargé des fastueux préparatifs et pour le moment
il a mis de côté les soucis financiers qui commencent à assaillir son foyer.
Tolstoï dépeint, par touches étincelantes, les domestiques qui se pressent,
les membres du club, les jeunes héros retour de leur première guerre. Tout
ce que la scène offre de tentant pour un artiste le captive ; il sait quel grand
peintre de la haute société il est. Mais au fond, on sent bien qu’il
désapprouve. Le luxe, le gaspillage, l’inégalité entre maître et serviteur lui
restent dans la gorge.
Un valet de pied entre précipitamment, la mine effrayée, et annonce que
l’hôte d’honneur arrive :
« Les clochettes sonnent, les maîtres d’hôtel se précipitent et – comme des grains de seigle secoués
dans un tamis – les invités éparpillés se rassemblent en foule dans le grand salon, près de la porte
de la salle de bal. »

L’image agit de trois manières : elle figure avec précision le mouvement


des invités, elle met l’imagination en alerte parce qu’elle vient d’un
domaine de la vie si différent de celui qui est sous nos yeux, enfin elle
apporte un subtil, mais lucide commentaire sur la scène décrite et ce qu’elle
vaut. En comparant les membres de l’élégant Club anglais à des grains de
seigle secoués ensemble sans cérémonie, Tolstoï les réduit à quelque chose
de mécanique et de légèrement comique. L’image les perce d’un coup au
cœur de leur frivolité. En outre, en évoquant délibérément la vie pastorale,
elle met en contraste le monde du Club anglais – le « faux » monde
mondain – et celui de la terre et du cycle des moissons.
Dans le chapitre VI du même livre IV, nous voyons Pierre au seuil d’une
existence nouvelle. Il s’est battu en duel avec Dolokhov et n’a plus
d’illusions sur sa femme, la comtesse Hélène. Il songe à sa vie conjugale
dévastée et cherche l’expérience de la grâce qui transformera son âme.
Hélène entre, avec « un calme imperturbable », et se moque de la jalousie
de Pierre. Il la regarde « timidement par-dessus ses lunettes » et veut
continuer à lire, « comme un lièvre entouré par les chiens et qui rabat les
oreilles en arrière et demeure accroupi, immobile, devant l’ennemi ». Ici, de
nouveau, la comparaison nous émeut en des sens divers et opposés.
L’impression immédiate est de pitié, mélangée toutefois d’amusement.
L’image de Pierre, les lunettes sur le nez et les oreilles en arrière, est à la
fois pathétique et comique. Mais si l’on songe à la situation réelle, la
comparaison apparaît ironique : c’est Hélène, malgré son entrée insolente,
qui est le personnage de beaucoup le plus faible. Dans un instant, Pierre va
exploser et il sera tout près de la tuer avec le dessus de marbre de la table.
Le lièvre va se retourner et mettre les chasseurs en déroute. Là, une fois de
plus, nous avons une image tirée de la vie des champs. Elle agit comme un
coup de vent et de soleil dans une scène étouffante de la vie des villes. Mais
en même temps l’image du lièvre accroupi brise la surface des conventions
sociales et dit clairement que la scène dont nous sommes témoins est la
conséquence d’appétits élémentaires. La haute société chasse en meute.
Les exemples que j’ai cités incarnent, en petit, la grande idée qui inspire
Tolstoï. Deux modes de vie, deux formes de l’expérience fondamentalement
différentes sont mises en contraste. Cette dualité n’est pas toujours un
simple symbole du bien et du mal ; dans Guerre et Paix, la vie citadine est
montrée sous certains de ses aspects les plus séduisants et la Puissance des
ténèbres dépeint la bestialité qui peut prédominer dans les campagnes. Mais
pour l’essentiel Tolstoï voit la vie partagée en deux du point de vue moral et
du point de vue esthétique. D’une part, la vie des villes, avec ses injustices
sociales, ses conventions sexuelles artificielles, son cruel déploiement de
richesse et le pouvoir qu’elle a de détourner l’homme des lois essentielles
de la nature physique. D’autre part, la vie parmi les forêts et les champs, la
vie qui harmonise l’esprit avec le corps, qui accepte la sexualité comme un
acte sanctifié et créateur, la vie avec son instinct d’une chaîne de l’être qui
relie les phases de la lune aux phases de la gestation et le temps des
semailles au temps de la résurrection de l’âme. Comme le dit Lukács, la
nature est pour Tolstoï « le sûr garant qu’au-delà du monde du
conventionnel il y a une Vie “réelle” 1 ».
Cette double vision a caractérisé, dès le début, la pensée et l’esthétique de
Tolstoï. Plus tard, ses doctrines, l’évolution de ses préférences instinctives
en une discipline philosophique et sociale cohérente ne furent pas le résultat
d’un brusque changement, mais plutôt le mûrissement d’idées qui dataient
de son adolescence. Le jeune propriétaire terrien qui essaie d’améliorer le
sort de ses serfs en 1847, qui fonde une école pour leurs enfants en 1849,
c’est le même Tolstoï qui, en 1855, conçoit « l’idée immense » d’un
christianisme rationnel et fondamental, qui finira par abandonner la vie
mondaine, trop imparfaite, et s’enfuira de chez lui en octobre 1910. Il n’y
eut pas de soudaine conversion, pas de brusque renonciation à l’art en
faveur du bien suprême. Tout jeune homme, Tolstoï s’agenouille et pleure
devant une prostituée et il note, dans son Journal, que le chemin du monde
est le chemin de la damnation. Cette conviction brûla toujours en lui ;
l’implacable énergie de ses œuvres reflète le fait que chacune était une
victoire de son génie poétique sur cette croyance rongeante qu’il ne profite
en rien à un artiste d’atteindre aux sommets de la gloire s’il perd son âme.
Même dans ses créations les plus imaginaires, Tolstoï laisse apparaître cette
lutte intérieure et l’illustre par un thème qui revient sans cesse – le passage
de la ville aux champs, de l’aveuglement moral à la découverte de soi-
même et au salut.
La version la plus claire de ce thème, c’est le héros qui quitte Saint-
Pétersbourg ou Moscou pour ses terres ou pour quelque lointaine province
de la Russie. Tolstoï et Dostoïevski firent eux-mêmes l’expérience de ce
symbolique départ, Tolstoï quand il quitta Saint-Pétersbourg pour le
Caucase en 1851, Dostoïevski quand il quitta la ville sous escorte, enchaîné,
le soir de Noël 1849, pour commencer son terrible voyage vers Omsk et le
bagne. Il semblerait qu’il ne puisse y avoir de moments plus lourds
d’angoisse. Au contraire :
« Mon cœur palpitait d’une façon singulière, ce qui engourdissait ma peine. L’air frais, pourtant,
me ranima et, comme il est naturel d’éprouver avant toute expérience nouvelle un curieux
sentiment d’entrain et de vive attente, j’étais au fond très tranquille. Je regardais avec attention
toutes les maisons de Pétersbourg illuminées pour la fête et je disais adieu à chacune. Nous
dépassâmes ta maison ; chez Krayevsky, les fenêtres étaient brillamment éclairées. Tu m’avais dit
qu’il y avait chez lui une soirée, avec un arbre de Noël, et que tes enfants et Émilie Fyodorovna y
allaient, et je me sentis mortellement triste quand nous passâmes devant cette maison. […] Après
huit mois de prison et soixante verstes en traîneau, nous avions un appétit dont, aujourd’hui encore,
je me souviens avec plaisir. J’étais de bonne humeur 2. »

C’est là un souvenir extraordinaire. Dans des circonstances personnelles


atroces, au moment où la route bifurque – d’un côté l’existence normale, les
affections familiales, le confort matériel ; de l’autre, la mort qui l’attend
peut-être après des années d’avilissement –, Dostoïevski, comme
Raskolnikov dans des circonstances semblables, éprouve un sentiment de
libération. Les rumeurs de la nuit de fête s’évanouissent derrière lui et il
semble qu’il pressente déjà la résurrection au-delà de son temps de
purgatoire. Même quand la route mène à la maison des morts ou, comme
pour Bezoukhov dans Guerre et Paix, à l’exécution probable devant un
peloton français, le seul fait de passer de la ville à la pleine campagne
apporte un élément de joie.
Il se peut que Tolstoï ait réfléchi à ce thème, dès 1852, alors qu’il
travaillait à une traduction du Voyage sentimental de Sterne. Mais c’est dans
les Cosaques, ébauchés un peu plus tard la même année, qu’il prend
pleinement conscience de ce qui allait devenir un leitmotiv de sa
philosophie. Après une soirée d’adieux et de beuverie, Olénine part pour
aller se battre contre les tribus guerrières du lointain Caucase. Ce qu’il
laisse derrière lui ? Des dettes de jeu et le souvenir fade du temps gâché
dans les vains plaisirs mondains. C’est une froide nuit de neige mais :
« L’homme qui partait avait chaud, il brûlait même, dans son manteau de fourrure. Il s’installa dans
le traîneau et s’étira ; les chevaux de relais au poil raide fuyaient par des rues obscures, dépassaient
des maisons qu’il n’avait jamais vues. Il semblait à Olénine que ces rues étaient faites uniquement
pour ceux qui partaient. Autour de lui tout était sombre, muet, morne, et son âme débordait de
souvenirs, d’amour, de regrets et de douces larmes. »

Mais il est bientôt hors de la ville, et la vue des champs couverts de neige
le réjouit. Tous les soucis mondains s’évanouissent, n’ont plus de sens :
« Plus Olénine s’éloignait du centre de la Russie, plus ses souvenirs lui semblaient lointains ; plus
il se rapprochait du Caucase, plus il se sentait heureux. »

Enfin, voici les montagnes « avec leurs délicats contours et la ligne pure
et irréelle des sommets contre le ciel ». Sa vie nouvelle a commencé.
Dans Guerre et Paix, Pierre fait d’abord l’expérience de départs
prématurés – comme lorsqu’il abandonne la fausse existence du jeune
aristocrate riche pour le havre tout aussi faux de la franc-maçonnerie. Son
voyage purificateur commence vraiment quand on l’emmène avec d’autres
prisonniers hors des ruines noircies de Moscou et que s’ouvre la marche
cruelle à travers les plaines gelées. Comme Dostoïevski, Pierre a survécu au
choc de l’exécution imminente et du brusque sursis. Mais le « ressort de sa
vie » a été arraché et « sa foi en l’ordre universel, en l’humanité, en sa
propre âme et en Dieu a été détruite ». Quelques instants plus tard il
rencontre Platon Karataiev, « l’homme naturel ». Platon lui offre une
pomme de terre rôtie. Geste banal, sans mystère ; mais c’est ce geste qui
met Pierre sur la voie de son pèlerinage et va le rendre docile à la grâce.
Comme Tolstoï le souligne, la force de Karataiev, son adhésion à la vie,
même quand elle semble le plus destructive, viennent de ce fait que, ayant
laissé pousser sa barbe (un symbole plein d’associations bibliques), « il
semblait avoir rejeté tout ce qu’on lui avait imposé – tout ce qui était
militaire, tout ce qui était étranger à lui-même – et il était revenu à ses
habitudes de paysan ». Aussi devient-il aux yeux de Pierre une
« personnification éternelle de l’esprit de simplicité et de vérité », un
nouveau Virgile qui le guide hors de l’enfer de la ville incendiée.
Tolstoï donne à entendre que le grand incendie a renversé les barrières
entre Moscou et la libre campagne. Pierre voit « la gelée blanche sur l’herbe
poussiéreuse, la montagne aux Moineaux et les berges boisées au-dessus de
la rivière sinueuse qui s’effacent dans les lointains violets » ; il entend le cri
des corbeaux et il éprouve « une joie de vivre et une force toutes nouvelles,
telles qu’il n’en avait jamais connues auparavant ». Ce sentiment se fait
plus intense à mesure que ses épreuves physiques deviennent plus dures.
Ainsi que le remarque plus tard Natacha, il sort de la captivité comme d’un
« bain moral ». Pierre est lavé de ses vices et a découvert le dogme tolstoïen
essentiel : « Tant qu’il y a vie il y a bonheur. »
Le premier épilogue de Guerre et Paix confirme cette identification de la
vie à la campagne avec la « vie bonne ». C’est un trait d’ironie amusée que
de nous montrer, dans une des dernières images que nous ayons des Monts
Chauves, les enfants de la princesse Marie faisant semblant d’aller à
Moscou dans un train fait avec des chaises.
Dans Anna Karénine, le contraste entre la ville et la campagne est de toute
évidence l’axe autour duquel tourne la structure morale et technique du
roman. Le salut de Lévine est tout entier préfiguré dans son arrivée à la
campagne après l’échec de sa déclaration à Kitty :
« Mais quand il descendit à sa gare, quand il vit Ignat, son cocher borgne, le col du paletot relevé,
quand dans la faible lumière des lampes il vit son propre traîneau, ses propres chevaux, la queue
attachée, dans leur harnais bordé de glands et de grelots, quand Ignat, tout en chargeant les
bagages, se mit à lui raconter les nouvelles du village – que l’adjudicataire était arrivé et que Pava
avait vêlé – il sentit peu à peu son trouble se dissiper et la honte et l’amertume disparaître. »

À la campagne, même les rapports entre Anna et Vronsky, qui sont déjà
au bord de la rupture, prennent une couleur idyllique et pure. Dans aucun
roman (sinon peut-être dans le Paon blanc de Lawrence) les mots
n’adhèrent plus intimement aux réalités concrètes de la vie paysanne, à la
douce odeur d’une étable par une nuit de gel, au bruissement du renard dans
l’herbe haute.
Quand Tolstoï en vient à écrire Résurrection, le maître et le prophète en
lui font violence à l’artiste. Le sens de l’équilibre, de l’architecture
d’ensemble, qui jusqu’alors a guidé l’inspiration, est sacrifié aux exigences
doctrinales. Dans ce roman, la juxtaposition de deux modes de vie et le
thème du pèlerinage sur la route du salut sont présentés avec la sécheresse
d’un tract. Et pourtant, Résurrection marque l’aboutissement d’une longue
prise de conscience qui a commencé dès les tout premiers écrits de Tolstoï.
Nekhlioudov, c’est le prince Nekhlioudov de la Matinée d’un propriétaire
terrien, une œuvre de jeunesse inachevée. Entre les deux, il y a trente-sept
années de pensée et de création ; mais le fragment contient déjà dans ses
grands traits beaucoup des éléments du dernier roman de Tolstoï.
Nekhlioudov est aussi le protagoniste d’une étrange nouvelle, Lucerne, que
Tolstoï écrivit en 1857. En fait, ce personnage semble avoir été pour le
romancier une sorte d’autoportrait dont il pouvait modifier les traits à
mesure que s’approfondissait son expérience.
De plus, dans Résurrection, le retour à la terre, symbole de la renaissance
de l’âme, est magnifiquement traité. Avant de suivre Maslova en Sibérie,
Nekhlioudov décide de visiter ses domaines et de vendre la terre aux
paysans. Ses sens émoussés renaissent à la vie ; il se revoit tel qu’il était
avant sa « chute ». Le soleil étincelle sur la rivière, le poulain vient se faire
câliner, toute la scène rustique fait prendre à Nekhlioudov pleine conscience
de ce fait : que la règle morale des villes est fondée sur l’injustice. Car dans
la dialectique tolstoïenne la vie des champs assainit l’esprit de l’homme non
seulement par sa beauté sereine, mais encore parce qu’elle l’éclaire sur la
vanité et l’iniquité inhérentes à une société partagée en classes. C’est ce qui
ressort clairement des brouillons de Résurrection :
« En ville, nous ne comprenons pas très bien pourquoi le tailleur, le cocher, le boulanger travaillent
pour nous ; mais à la campagne nous voyons très clairement pourquoi le métayer travaille dans ses
serres et ses jardins, pourquoi il rentre le grain et le bat et abandonne au propriétaire la moitié du
produit de ses peines. »

La terre est à la fois l’initiatrice du héros tolstoïen et sa récompense.


Je me suis étendu sur ce sujet, mais on ne saurait y attacher trop
d’importance si l’on veut comprendre Tolstoï et notre thème général. Le
contraste entre la ville et les champs se retrouve dans les grandes lignes
architecturales des romans de Tolstoï comme dans les ressources
particulières de son art. En outre, c’est l’élément qui donne leur unité
essentielle aux aspects littéraires, moraux et religieux de son génie. Les
dilemmes qui pour la première fois, en 1852, assaillent Nekhlioudov, vont
se poser au prince André, à Pierre, à Lévine, à Ivan Ilitch et au narrateur de
la Sonate à Kreutzer. La question, que Tolstoï donne pour titre à l’un de ses
écrits de propagande, est toujours la même : Alors que devons-nous faire ?
Ce qu’on peut dire, c’est qu’à la fin le portrait a vaincu le peintre et lui a
ravi son âme ; Nekhlioudov abandonne ses biens terrestres et, revêtant
l’apparence de Tolstoï, part pour son ultime pèlerinage.
L’opposition entre la ville et la campagne est un des aspects principaux de
toute comparaison entre Tolstoï et Dostoïevski. Le départ sur la route du
salut, nous le retrouvons dans la vie et dans l’œuvre des deux écrivains et,
sous maint aspect, Résurrection est un épilogue à Crime et Châtiment. Mais
chez Dostoïevski nous ne voyons pas dans sa réalité la Terre promise (sauf
un bref et vague aperçu de la Sibérie de Raskolnikov). L’enfer
dostoïevskien c’est la Grosstadt, la métropole moderne, et plus
particulièrement la Pétersbourg des « nuits blanches ». Il y a des départs
purificateurs, mais la réconciliation et la grâce que les héros de Tolstoï
trouvent dans la vie des champs, les « grands pécheurs » de Dostoïevski ne
les trouveront que dans le Royaume de Dieu. Et pour Dostoïevski – en
complète opposition avec Tolstoï – ce royaume n’est pas et ne peut pas être
de ce monde. C’est dans ce contexte que l’on doit peser le fait souvent noté
que Dostoïevski, qui excelle dans la peinture des villes, n’essaie presque
jamais de décrire un paysage rustique ou la pleine campagne.
Finalement le double plan de l’expérience dans le roman tolstoïen est un
des traits qui rendent possible et révélatrice une comparaison entre Homère
et Tolstoï. Le point de vue dans l’Iliade et l’Odyssée (nous pouvons
maintenant parler à juste titre de l’Odyssée) nous est donné par la
combinaison d’un bas-relief 3 et d’une profonde perspective. Comme le
remarque Erich Auerbach dans Mimesis, la simultanéité des événements,
dans le récit homérique, donne une impression de « surface plane ». Mais
derrière la surface et chatoyant au travers, il y a le grand paysage du monde
marin et du monde pastoral. C’est de cet arrière-plan que les poèmes
homériques tirent leur pouvoir de suggérer la profondeur et d’inspirer
l’émotion. Ce n’est qu’ainsi, je crois, qu’on peut comprendre pourquoi
certaines scènes, chez Homère et chez Tolstoï, sont si mystérieusement
semblables par la composition et l’effet. Thomas Mann considérait les
chapitres qui nous montrent Lévine fauchant avec ses paysans comme les
plus caractéristiques de la philosophie et de la technique de Tolstoï. Et ils le
sont. De multiples fils se trouvent entrelacés : le retour triomphant de
Lévine à son genre de vie propre, son tacite accord avec la terre et ceux qui
la travaillent, sa force corporelle rivalisant avec celle des paysans,
l’épuisement physique qui revitalise l’esprit et ordonne l’expérience passée
dans la mémoire purifiée et pardonnante. Tout cela est, selon les mots de
Mann, echt tolstoïsch.
Mais nous trouvons une vision parallèle au livre XVIII de l’Odyssée.
Ulysse, en haillons de mendiant, est assis, sans qu’on l’ait reconnu, à son
propre foyer, objet de mépris pour les servantes de Pénélope et de raillerie
pour Eurymaque. Il répond :
« Ah ! Eurymaque, que ne sommes-nous à rivaliser au travail tous les deux, vers la fin du
printemps, quand les jours sont longs, dans une prairie de foin ! Tous les deux la même faucille
courbe à la main, et fauchant tout le long du jour, sans manger, jusqu’au coucher du soleil. Ou à
mener des bœufs des meilleurs, de même âge, de même force, grands et pleins d’ardeur et luisants
de santé, et devant nous quatre arpents de terre grasse et souple sous le coutre ! Tu verrais alors
quel sillon long et droit je tracerais. »

Ces paroles sont prononcées dans un contexte d’amertume et de chagrin ;


Ulysse, bassement spolié, évoque les souvenirs d’avant son départ pour
Troie, vingt ans auparavant ; mais ce qu’elles ont de poignant vient aussi de
cette certitude que nous avons : les prétendants ne faucheront plus jamais
dans le soir tombant.
Mettez les deux passages côte à côte, comparez leur tonalité et l’image du
monde qu’ils expriment. Vous n’en trouverez pas un troisième qui les égale.
Une comparaison de ce genre nous confirme dans cette idée que Guerre et
Paix et Anna Karénine peuvent, sur quelque plan fondamental, être
qualifiés d’homériques.
Il est tentant de se demander si le voyage vers la résurrection matérielle
ou spirituelle et le sentiment de la dualité du monde, si fortement marqués
chez Tolstoï, ne sont pas des éléments caractéristiques de la poésie épique
elle-même. Il y a des voyages, au sens réel et au sens symbolique, dans
l’Odyssée, dans l’Énéide, dans la Divine Comédie. Dans la plupart des
grandes épopées, et surtout dans le Paradis perdu et le Paradis retrouvé,
nous trouvons le thème du royaume béni, de la vision pastorale ou de l’âge
d’or. À partir d’exemples si variés il est difficile de généraliser. Mais
quelque chose de cette idée du voyage et de la dualité du monde explique
en partie pourquoi, lorsque nous évoquons la notion de « roman épique »,
c’est vers Don Quichotte, le Voyage du pèlerin et Moby Dick que notre
esprit se tourne d’emblée.
1. Georg Lukács, Die Theorie des Romans, Berlin, 1920.
2. Dostoïevski à son frère Michel, 22 février 1854.
3. En français dans le texte. (N.d.T.)
XI

Le roman tolstoïen pose un problème classique de la théorie littéraire –


celui de l’intrigue multiple ou du centre d’intérêt multiple. Là encore, une
technique dirige notre attention vers une métaphysique, ou tout au moins
vers des implications philosophiques. Malgré l’opinion de maints critiques,
de maints lecteurs exaspérés de Tolstoï, la double et triple intrigue du roman
tolstoïen est composante essentielle de l’art de Tolstoï, non pas un
symptôme de désordre dans la construction ou de négligence. Dans une
lettre qu’il écrit au romancier en 1877, Strakhov parle avec mépris d’un
« critique qui se demande pourquoi vous allez vous occuper […] d’un
certain Lévine, quand vous devriez vous occuper d’Anna Karénine seule ».
Il se peut que le jugement du critique soit naïf, mais les raisons qui guident
Tolstoï ne sont pas aussi simples que Strakhov semble le supposer.
Dès le début, Tolstoï eut l’intention de partager le poids de l’action entre
deux intrigues principales, et quand il chercha un titre pour son roman, les
titres auxquels il s’arrêta successivement sont significatifs : Deux mariages,
Deux couples. Cette idée de dualité correspond à la fois à un des premiers
brouillons, dans lequel Anna divorce et épouse Vronsky, et au but
fondamental que Tolstoï se proposait : étudier la nature du mariage de deux
points de vue opposés. Au départ, Tolstoï ne savait pas exactement
comment l’intrigue secondaire pourrait au mieux s’entrelacer à l’histoire
d’Anna. Il fait d’abord de Lévine (qu’il appelle Ordynstev, puis Lénine) un
ami de Vronsky. Ce n’est que peu à peu et par des tâtonnements dont on
peut suivre avec un passionnant intérêt le détail dans les brouillons, qu’il
trouve les situations et les ressorts qui aujourd’hui nous apparaissent
organiques et inévitables. En outre, alors qu’il est plongé dans Anna
Karénine, voilà qu’il se tourne vers le problème de l’éducation du peuple, et
pendant un certain temps il a de la répugnance à travailler au roman.
Comme Empson et d’autres critiques l’ont fait remarquer, une double
intrigue est une technique qui peut opérer en bien des sens. On peut s’en
servir pour généraliser telle ou telle idée, pour la renforcer en la répétant, en
variant le champ d’expérience, en sorte qu’elle frappe le spectateur ou le
lecteur, qui pourrait la négliger s’il ne la jugeait applicable qu’à un seul cas
exceptionnel. C’est ce qui se passe dans le Roi Lear. La double intrigue
illustre l’universalité de l’horreur, de la luxure, de la trahison. Elle empêche
l’esprit de se révolter contre la singularité du destin de Lear. On sent parfois
dans le Roi Lear que Shakespeare est mal à l’aise dans la double structure,
mais qu’une force intérieure le pousse à exprimer deux fois sa terrible
vision et à lui donner une double force.
Une double intrigue est pour l’ironie un moyen d’expression classique. Le
Henri IV de Shakespeare en est un exemple : il généralise le sujet de
l’œuvre, dans une sorte de mosaïque, dans le tableau de toute une nation, de
toute une époque ; et les deux intrigues principales se trouvent juxtaposées
avec une intention ironique. Personnages et vertus se réfléchissent dans
deux miroirs placés à des angles différents ; l’héroïsme tient le milieu entre
Shrewsbury et Gadshill.
Enfin une intrigue multiple peut servir à rendre l’atmosphère plus dense et
à présenter le réseau complexe de la réalité. Nous en voyons un subtil
exemple dans Ulysse où, en multipliant les foyers d’action et
d’introspection, Joyce rend sensible l’épaisseur grouillante d’une journée
dans la grande ville moderne.
Dans Anna Karénine, la double intrigue joue dans chacune de ces
directions. C’est une Physiologie du mariage plus pénétrante que celle de
Balzac. La manière dont Tolstoï traite le sujet doit une autorité plus large au
fait qu’il peint trois mariages distincts ; son étude nous apparaîtrait moins
riche, moins profonde s’il avait choisi, comme Flaubert, de ne s’attacher
qu’à un cas unique. Le roman contient quelques-unes des théories de Tolstoï
sur la pédagogie ; Strakhov lui disait que même le maître le plus éclairé
pouvait trouver dans les chapitres où il est question du fils d’Anna
« d’importantes suggestions pour une théorie de l’éducation ». L’intrigue
multiple permet au roman de porter son poids de polémique et
d’abstraction. Si certains des romans « à thèse » de Dickens paraissent
prétentieux et plats, c’est précisément parce que l’élément romanesque y est
trop restreint pour pouvoir absorber et dramatiser la polémique sociale.
La confrontation des deux couples, Anna-Vronsky et Kitty-Lévine, est
pour Tolstoï le moyen principal d’exprimer sa pensée. Le contraste, la
juxtaposition des deux histoires concentrent la moralité de la fable. Il y a là
quelque chose de la manière de Hogarth – quelque chose des séries
parallèles de gravures nous montrant une union ou une carrière vertueuse,
une union ou une carrière licencieuse. Mais la lumière et l’ombre, dans le
roman, sont plus subtilement réparties ; la noblesse de cœur d’Anna est
indestructible et, à la fin, nous voyons Lévine s’engager sur une route très
difficile. C’est là précisément la différence entre la satire et l’ironie. Tolstoï
n’était pas un satiriste ; Flaubert, comme on le voit dans Bouvard et
Pécuchet, était bien près d’en être un.
Mais c’est la troisième fonction de l’intrigue multiple – suggérer le réel en
rendant la structure d’une œuvre à la fois dense, diverse et complexe – qui a
le plus d’importance dans le roman tolstoïen. On a souvent dit que Tolstoï
était un écrivain plus « classique » que Dickens, Balzac ou Dostoïevski
parce qu’il compte moins qu’eux sur la mécanique de l’intrigue, sur le
hasard, sur la lettre perdue ou l’orage soudain ; dans le récit tolstoïen les
événements arrivent naturellement, sans l’aide de ces coïncidences sur
lesquelles comptent si ouvertement les romanciers du XIXe siècle. Ce n’est
vrai qu’en partie. Tolstoï était bien moins influencé que Dostoïevski et
Dickens par les techniques du mélodrame et il attachait un peu moins
d’importance qu’un Balzac ou un James aux intrications de son histoire ;
mais en réalité il y a autant d’improbabilités dans une intrigue tolstoïenne
que dans toute autre. Et même il arrivait souvent que Tolstoï travaillât ses
grandes scènes avec, pour le hasard improbable, un goût aussi marqué que
chez un Dumas ou un Eugène Sue. Dans Guerre et Paix comme dans Anna
Karénine, les rencontres fortuites, les sorties opportunes, le bras long de la
coïncidence jouent un rôle important. Tout Résurrection est bâti sur un coup
du plus pur hasard – Maslova reconnue par Nekhlioudov et celui-ci désigné
pour faire partie du jury dans le procès de Maslova. Que le fait ait pu se
produire dans la « vie réelle » (une histoire analogue avait été racontée à
Tolstoï au cours de l’automne 1877 par A. F. Kony, un fonctionnaire de
Saint-Pétersbourg, et la malheureuse héroïne s’appelait Rosalie Ony) ne
change rien à ce qu’il a d’improbable et de mélodramatique.
Tolstoï use de ce que James appelle les ficelles 1 du roman aussi bien pour
les situations les plus importantes que pour les moments épisodiques de
l’intrigue. La soudaine réapparition du prince André aux Monts Chauves
pendant un orage superbement victorien et précisément quand sa femme
accouche, ses retrouvailles avec Natacha pendant l’évacuation de Moscou,
la promenade à cheval de Rostov qui le mène par hasard à Bogoucharovo
où il rencontre la princesse Marie, la chute de Vronsky en présence d’Anna
et de son mari – tout cela n’est pas moins forcé que les trappes et les
conversations surprises autour desquelles les romanciers médiocres
construisent leurs œuvres. Alors, où est la différence ? Qu’est-ce donc qui
crée cette impression de naturel et de cohésion organique dans le récit
tolstoïen ? La réponse se trouve dans la vertu de l’intrigue multiple et dans
la façon délibérée dont Tolstoï évite les contours trop nets. Les fils du récit
dans Guerre et Paix et Anna Karénine sont si nombreux et si constamment
entrelacés qu’ils forment un réseau épais dans lequel toutes les
coïncidences, tous les artifices nécessaires à un roman émoussent leurs
angles et finissent par nous paraître probables. Certaines théories sur
l’origine du système solaire postulent une « densité nécessaire » de la
matière dans l’espace afin que puissent se produire les collisions créatrices.
Chez Tolstoï l’intrigue multiple engendre cette densité, qui lui permet de
donner une merveilleuse illusion de la vie, de la réalité avec toute son
agitation et ses heurts. Il arrive tant de choses dans un roman tolstoïen, tant
de personnages y sont engagés dans des situations si diverses et sur de si
vastes étendues de temps qu’ils sont obligés de se rencontrer, d’agir les uns
sur les autres et d’avoir entre eux ces heurts improbables qui nous
irriteraient dans un contexte plus mince.
Il y a dans Guerre et Paix quantité de rencontres accidentelles ; il est
facile de voir qu’elles font partie du mécanisme de l’intrigue, mais nous les
trouvons naturelles parce que « l’espace » tolstoïen a une telle densité de
vie. Par exemple, quand Pierre arrive au pont sur la Kolocha en pleine
bataille de Borodino, des soldats en colère lui ordonnent de se tenir en
dehors de leur ligne de tir : « Pierre se dirigea à droite et, d’une manière
inattendue, il se trouva devant un des officiers d’ordonnance de Raevski
qu’il connaissait. » Nous acceptons ce fait, car Pierre a été avec nous si
longtemps et nous l’avons vu dans tant de situations diverses que nous
avons l’impression d’avoir, nous aussi, rencontré l’officier dans quelque
chapitre précédent. Un instant plus tard, le prince André est blessé et on
l’emporte sous la tente opératoire. Près de lui, on est en train de couper une
jambe à un homme ; c’est Anatole Kouraguine, alors qu’il y a, à la même
heure, des dizaines de milliers d’hommes entassés sous les tentes
opératoires sur tout l’arrière des lignes. On songe d’abord : comme c’est
improbable ! Mais immédiatement Tolstoï transforme l’improbable en
quelque chose qui est à la fois essentiel pour son histoire et convaincant par
soi-même :
« Oui, c’est lui ! Oui, cet homme a je ne sais quel lien étroit et douloureux avec moi, se disait
Pierre, sans saisir encore clairement ce qu’il voyait devant lui. Quel rapport peut bien avoir cet
homme avec mon enfance, avec ma vie ? se demandait-il, sans trouver de réponse. Et soudain une
image oubliée surgit de ce tendre et pur royaume de l’enfance : Natacha, telle qu’il l’avait vue pour
la première fois, au bal, en 1810… Et maintenant il se rappelait quel lien l’unissait à cet homme
qui le regardait sans le voir à travers les larmes qui emplissaient ses yeux gonflés. Il se rappelait
tout, et une pitié, un amour intenses pour cet homme inondaient son cœur ravi. »

Le processus du souvenir qui revient peu à peu déclenche un processus


analogue dans l’esprit du lecteur. L’allusion à Natacha à son premier bal
ouvre une longue perspective dans le roman et en assemble les divers
thèmes en une chaîne du souvenir. La première idée qui se présente à la
conscience du prince André ce n’est pas le mal qu’a fait Kouraguine – c’est
la beauté de Natacha. C’est par elle que le prince est porté à aimer
Kouraguine, puis à reconnaître les voies de Dieu et enfin à trouver la paix
de l’âme.
Le fait psychologique nous apparaît si vrai et si important que nous
oublions le caractère mélodramatique et peu vraisemblable des
circonstances qui l’ont fait naître.
Le complexe réseau d’intrigues du roman tolstoïen nécessite une foule de
personnages dont beaucoup sont forcément des étais secondaires et
momentanés. Et pourtant, même le moindre d’entre eux est doué d’une
humanité intense. Il est difficile d’oublier totalement n’importe lequel des
personnages qui peuplent Guerre et Paix. Pas même le plus humble des
serviteurs. Qui peut oublier Gabriel, le « gigantesque valet de pied » de
Maria Dimitrievna, ou le vieux Michael, ou Prokofy « qui était si fort qu’il
pouvait soulever la voiture par-derrière » et qui est assis dans le vestibule,
en train de tresser des pantoufles, quand Nicolas Rostov revient de la
guerre ? Jamais Tolstoï ne mentionne un être humain anonymement ou sans
le relier à quelque chose. Chaque personnage, si peu important qu’il soit, a
la noblesse d’un passé. Quand il organise le banquet en l’honneur de
Bagration, le comte Ilya Rostov dit : « Va à Rasgulyay – Ipatka le cocher
connaît bien – et cherche le tzigane Ilyouchka, celui qui a dansé chez le
comte Orlov, tu te rappelles, dans un manteau de cosaque blanc… » Arrêtez
la phrase après « Ilyouchka » et vous avez perdu une touche profondément
tolstoïenne. Le tzigane ne fait dans le roman qu’une apparition indirecte et
fugitive, mais il a sa vie intégrale et nous le voyons dansant à d’autres fêtes
dans son manteau blanc de cosaque.
La technique qui consiste à appeler par leur nom même des personnages
sans importance et à dire quelque chose de la vie qu’ils mènent en dehors
de leur brève apparition dans le roman est assez simple ; mais l’effet est
d’une grande portée. L’art de Tolstoï est humaniste ; rien, ici, de cette
métamorphose d’êtres humains en animaux ou en objets inertes grâce à quoi
les fables, les satires, les comédies et les romans naturalistes réalisent leurs
fins. Tolstoï respecte l’intégrité de la personne humaine et ne veut pas la
réduire au rôle d’instrument, même dans un roman. Les méthodes de Proust
offrent un contraste très significatif ; dans le monde de Proust, les
personnages secondaires sont souvent anonymes et il use d’eux comme de
simples étiquettes ou comme d’un terme de comparaison. Dans Albertine
disparue, par exemple, le narrateur convoque deux blanchisseuses dans une
maison de passe 2. Il leur enjoint de faire l’amour et il scrute chacune de
leurs réactions afin de reconstruire par l’imagination le passé lesbien
d’Albertine. Je connais peu de scènes d’une cruauté comparable dans la
littérature moderne. Mais l’horreur ne réside pas tant dans l’action des deux
filles ou dans le voyeurisme 3 du narrateur que dans l’anonymat de ces
femmes, dans leur métamorphose en objets privés de vie personnelle et de
valeur intrinsèque. Le narrateur est complètement impassible. Il remarque :
les deux créatures « ne purent d’ailleurs rien me dire, elles ne savaient pas
qui était Albertine ».
Finalement, c’est la manière tolstoïenne qui est la plus persuasive. Nous
croyons, et nous prenons plaisir, à la réalité du comte Ilya Rostov, de son
cocher, du comte Orlov ou d’Ilyouchka, le danseur tzigane. Comme Adam,
Tolstoï nomme les choses qui passent devant lui ; elles deviennent vivantes
pour nous parce que sa propre imagination n’a pu les concevoir sans vie.
La vie qui anime un roman tolstoïen vient non seulement de l’étroit
enchevêtrement des intrigues mais encore du peu d’importance qu’attache
le romancier au dénouement formel et à la netteté des contours. Les grands
romans de Tolstoï ne « finissent » pas, comme on peut dire que finissent
Orgueil et Préjugés, Bleak House ou Madame Bovary. Il faut les comparer
non pas à un écheveau démêlé et recomposé, mais à un fleuve en perpétuel
mouvement et qui s’en va vers l’inconnu. Tolstoï est l’Héraclite des
romanciers.
Comment allait-il finir Anna Karénine ? Ce problème intrigua les
contemporains. D’après les premiers brouillons, les ébauches, le suicide
d’Anna devait être suivi d’un épilogue. Mais ce fut seulement la guerre
russo-turque, qui éclata, en avril 1877, alors que Tolstoï avait déjà terminé
le livre VII, qui lui inspira la dernière partie du roman telle que nous
l’avons aujourd’hui. Dans le premier brouillon du livre VIII il dénonçait
avec âpreté l’attitude de la Russie devant la guerre, la fausse sympathie
qu’on déversait à flots sur les Serbes et les Monténégrins, les mensonges
répandus par un régime autocratique pour exciter l’enthousiasme guerrier,
le faux christianisme des riches qui collectaient de l’argent pour acheter des
balles ou envoyaient gaiement des hommes massacrer d’autres hommes
pour une cause forgée de toutes pièces. À l’intérieur de ce pamphlet
d’actualité (que Dostoïevski réprouva sévèrement) Tolstoï tissa les fils de
son roman.
De nouveau nous rencontrons Vronsky sur un quai de gare ; mais cette
fois il part pour la guerre. Dans son domaine de Pokrovskoie, Lévine suit
son chemin tourmenté vers une vita nuova, une nouvelle compréhension de
la vie. La polémique et la psychologie s’affrontent. Lévine, Koznichev et
Katavasov discutent sur les événements du jour. Lévine expose la thèse
tolstoïenne – que la guerre est un mensonge dont se sert une clique
autocratique pour abuser une populace ignorante. Sur le plan de la
discussion il est battu par le talent oratoire de son frère. Cela le convainc
simplement qu’il lui faut trouver son propre code moral et poursuivre son
pèlerinage sans se soucier du ridicule dont il peut se couvrir aux yeux des
intellectuels et des gens du monde. Lévine et ses invités se hâtent vers la
maison sous la menace de l’orage. Au moment où l’orage éclate, Lévine
s’aperçoit que Kitty et son fils ne sont pas rentrés. Il se précipite dehors et
les trouve sains et saufs à l’abri des tilleuls. (« Le hasard, a dit Balzac, est le
plus grand des romanciers. ») La peur et le soulagement l’arrachent au
monde des discussions sophistiques pour le ramener à celui de la nature et
de l’amour familial. Le roman se termine dans une atmosphère pastorale et
sur l’aube d’une révélation. Mais ce n’est qu’une aube, car les questions
que Lévine se pose en sondant les sereines profondeurs de la nuit sont
précisément celles pour lesquelles ni lui ni, à cette époque, Tolstoï ne
connaissent une réponse satisfaisante. Ici, comme à la fin du Faust de
Goethe, il n’y a de salut que dans l’effort.
Ce fut surtout par sa polémique contre la guerre que le livre VIII d’Anna
Karénine frappa les contemporains. Bien que Tolstoï en eût adouci le ton
dans deux versions successives, Katkov refusa de le publier dans le
Messager russe, où avait paru le reste du roman. Il se contenta de publier
une brève note de l’éditeur qui résumait la fin de l’histoire.
Ces derniers chapitres d’Anna Karénine sont d’un grand intérêt comme
expression du pacifisme tolstoïen et, déjà, de la critique du régime tsariste ;
mais surtout ils jettent une clarté intense sur la structure du roman dans son
ensemble. L’introduction d’un thème politique important dans la matière
romanesque – ce que Stendhal appelle le coup de pistolet tiré dans un
théâtre – n’est pas particulier à Anna Karénine ; il suffit de penser à la fin
de Nana, ou à l’épilogue de la Montagne magique où nous voyons Hans
Castorp sur le front occidental. Ce qui est remarquable ici c’est le fait que
Tolstoï ait bâti la fin de son roman sur des événements survenus alors que
les sept huitièmes de l’œuvre étaient déjà écrits et publiés. Certains
critiques ont vu là une nette faiblesse et pensé que le dernier livre d’Anna
Karénine marque le triomphe du réformateur et du pamphlétaire sur
l’artiste.
Je ne le pense pas. Pour juger de la qualité vivante d’un personnage
imaginaire, de la vie propre qu’il acquiert mystérieusement en dehors du
livre ou de la pièce de théâtre et qui survit longtemps à l’auteur lui-même,
la pierre de touche la plus rigoureuse est l’épreuve du temps : cette qualité
vivante grandit-elle ou non avec le temps et garde-t-elle son individualité
dans un décor changé ? Placez Ulysse dans l’Enfer de Dante ou dans le
Dublin de Joyce et il est toujours Ulysse, malgré toutes les patines que lui a
données son long voyage à travers ces souvenirs de civilisations, vrais ou
imaginaires, que nous appelons des mythes. Comment un écrivain confère
cette vie à des personnages – c’est là un mystère ; mais il est clair que
Vronsky et Lévine vivent avec leur temps et au-delà.
Le départ de Vronsky ne va pas sans héroïsme et abnégation ; mais
l’opinion de Tolstoï sur la guerre russo-turque nous fait apparaître le départ
de Vronsky comme un nouvel abandon à des impulsions qui, au fond, sont
frivoles. Cet abandon souligne la tragédie principale du roman. Pour
Lévine, la guerre est un de ces irritants qui le poussent à la recherche de soi-
même. Elle l’oblige à élucider son refus des morales courantes et le prépare
au christianisme tolstoïen.
Le livre VIII d’Anna Karénine, avec sa polémique improvisée et ses fins
de propagande, n’est donc pas une excroissance adhérant gauchement à la
structure générale du roman. Il rend cette structure plus ample et plus claire.
Les personnages réagissent à l’atmosphère nouvelle comme ils le feraient
dans la vie réelle à un changement de circonstances. Il y a beaucoup de
demeures dans un roman tolstoïen ; le romancier et le prédicateur y sont
également présents, parce que Tolstoï bâtit avec un dédain souverain des
canons architecturaux. Il ne vise pas à cette sorte d’harmonie rayonnante
que James obtient avec un merveilleux bonheur dans les Ambassadeurs, ni
au circuit fermé de Madame Bovary, où toute addition, tout retranchement
serait une mutilation. Anna Karénine pourrait aussi bien comporter un
livre IX montrant Vronsky en train de chercher, dans la guerre, un moyen
d’expiation, ou Lévine commençant à vivre sa vie nouvelle. Confession, à
quoi Tolstoï commença à travailler dans l’automne de 1878, part
précisément du point où s’achève Anna Karénine. Ou bien serait-il plus
exact de dire : où Anna Karénine s’interrompt ?
Le dernier paragraphe de Résurrection montre encore plus clairement
qu’il n’y a pas de tomber de rideau définitif dans le roman tolstoïen ; on a
l’impression d’un continuum de vie dans lequel le récit a découpé une
parcelle.
« Cette nuit fut le début d’une existence nouvelle pour Nekhlioudov. Non pas qu’il adoptât un
mode de vie différent ; mais tout ce qui lui arrivait à partir de ce moment lui apparaissait dans une
lumière différente. L’avenir montrera à quoi allait aboutir cette nouvelle période de sa vie. »

Tolstoï écrit ces lignes le 16 décembre 1899 et peu de temps après, quand
il entreprend son essai l’Esclavage de notre temps, c’est vraiment la saga de
Nekhlioudov qui continue.
L’histoire de la composition de Guerre et Paix, des incessantes
transformations du plan, de l’accent et du sens poétique, est bien connue.
L’érudit français Pierre Pascal écrit : « D’abord roman d’intérieur dans le
cadre de la guerre, puis roman historique, enfin poème à tendance
philosophique ; d’abord peinture des milieux aristocratiques, puis épopée
nationale ; publiée par parties au cours de quatre à cinq années, et remaniée
en cours de route ; transformée ensuite par son auteur, mais sans conviction
profonde de la nécessité de cette transformation ; ramenée à son état
premier mais sans participation directe de son auteur – l’œuvre n’est pas
vraiment finie. »
Elle n’est finie ni dans le sens de version définitive ni dans le sens de
l’épuisement des thèmes. Les deux grands épilogues et le post-scriptum
donnent l’impression que Tolstoï avait mobilisé des énergies créatrices trop
puissantes pour se limiter même aux dimensions fantastiques de Guerre et
Paix. Il déclare dans le post-scriptum :
« Ce n’est pas un roman, encore moins un poème, et moins encore une chronique historique.
Guerre et Paix, c’est ce que l’auteur voulait et pouvait exprimer sous la forme où il l’a exprimé.
Cet aveu d’indifférence pour la forme conventionnelle dans l’œuvre d’art pourrait paraître
présomptueux si cette indifférence était préméditée et n’avait pas de précédents. »

Et il cite les Âmes mortes et Souvenirs de la maison des morts comme


exemples de romans qu’on ne peut strictement qualifier de romans.
L’excuse est spécieuse – le livre de Gogol reste un fragment et celui de
Dostoïevski est nettement autobiographique – et pourtant ce que dit Tolstoï
est parfaitement justifié. C’est dans les immensités de Guerre et Paix, dans
son « indifférence pour la forme conventionnelle » que se trouve une grande
part de son magique et durable attrait. Il englobe tout un groupe de romans,
un ouvrage d’histoire, une philosophie dogmatique, un traité sur la guerre.
Finalement, les forces sans contraintes de la vie imaginaire et la dynamique
de la matière romanesque deviennent si puissantes que Guerre et Paix
déborde dans un épilogue qui est le commencement d’un nouveau roman,
dans un second épilogue qui cherche à organiser la philosophie tolstoïenne
de l’histoire et dans un post-scriptum qui semble la préface à une
autobiographie.
Le rôle de ces épilogues dans leur rapport avec l’art romanesque de
Tolstoï n’a pas été étudié très attentivement. Isaiah Berlin a brillamment
montré les origines et l’importance de la méditation sur la nécessité
historique dans le second épilogue. Ce qu’il a dit de l’antagonisme latent
entre la vision poétique de Tolstoï et son programme philosophique éclaire
le livre dans son ensemble. Nous pouvons maintenant voir nettement que la
technique « en mosaïque » des scènes de bataille – l’image totale donnée au
moyen de fragments, de menus éclats – s’accorde avec cette croyance de
Tolstoï que les actions militaires sont un agrégat de gestes individuels isolés
et imprévisibles. Nous voyons aussi que le roman a été conçu comme une
réfutation de l’historiographie officielle.
Mais c’est autre chose qui m’intéresse ici. Ce que Guerre et Paix a en
apparence d’informe – plus exactement, ce qu’il a d’inachevé en soi-
même – contribue puissamment à nous faire sentir que nous sommes en
présence d’une œuvre qui, bien que nettement imaginaire, incarne la vie
dans sa surabondante richesse et arrive à hanter notre mémoire comme le
fait la plus intense de nos expériences personnelles. De ce point de vue,
c’est le premier épilogue qui a le plus de poids.
Beaucoup de lecteurs ont trouvé cet épilogue déconcertant, voire
repoussant. Les quatre premiers chapitres forment un bref traité sur la
nature de l’histoire à l’époque napoléonienne. La première phrase – « Sept
années avaient passé » – est probablement une addition postérieure destinée
à relier l’analyse historique aux événements du roman. Depuis longtemps
Tolstoï se proposait de finir Guerre et Paix par un exposé bien net de ses
idées sur le « mouvement des masses européennes d’ouest en est puis d’est
en ouest », et sur le rôle du « hasard » et du « génie » dans une philosophie
de l’histoire. Mais après le quatrième chapitre il s’interrompit pour
reprendre le fil romanesque du livre. La discussion sur la science historique
fut renvoyée à un second épilogue. Pourquoi ? Fut-il poussé par une sorte
d’instinct du vraisemblable, par le désir de jouer le rôle du temps dans la vie
de ses personnages ? Tolstoï répugnait-il à se séparer de sa création, de cette
galerie de personnages qui s’était emparée si fortement de son esprit ? Nous
ne saurions faire que des suppositions. En mai 1869, il écrit au poète Fet
que l’épilogue n’a pas été « inventé », mais « arraché de ses entrailles ».
Il est aisé de montrer qu’il y a dépensé une somme immense d’énergie et de
pensée. L’effet de toutes ces fins qui ne finissent pas est celui des longs
finales des symphonies de Beethoven – rebelles au silence.
Avant le premier épilogue, le roman s’achève sur une note de résurrection.
Même les ruines noircies de Moscou émeuvent Pierre par leur « beauté ».
Les cochers de fiacre, les « charpentiers qui taillent la charpente pour les
maisons nouvelles », les camelots et les boutiquiers, « tous le regardaient
avec des yeux d’une gaieté rayonnante ». Dans l’exquis dialogue de la fin
entre Natacha et la princesse Marie, les deux mariages vers lesquels
s’acheminait l’intrigue sont clairement prédits. « Pense un peu comme ce
sera merveilleux quand je serai sa femme [de Pierre] et que tu épouseras
Nicolas ! » s’écrie Natacha dans un moment de pure joie.
Mais dans le premier épilogue le ciel perd son éclat. Le sentiment
d’allégresse, l’atmosphère d’aube de cette année 1813 sont complètement
éteints. La première phrase du chapitre V donne le ton : « Le mariage de
Natacha avec Bezoukhov, en 1813, fut le dernier événement heureux dans
la famille des vieux Rostov. » Le vieux comte meurt et laisse des dettes se
montant à deux fois la valeur de ses biens. Par piété filiale et pour sauver
l’honneur, Nicolas se charge de ce lourd fardeau : « Il ne désirait rien,
n’espérait rien et tout au fond du cœur il éprouvait une sombre et sévère
satisfaction à supporter son sort sans se plaindre. » Cette rectitude austère,
avec sa nuance d’intransigeance et d’emphase, marquera la personnalité de
Nicolas même après que son mariage avec la princesse Marie et ses propres
efforts auront rétabli sa fortune.
En 1820, les Rostov et les Bezoukhov se trouvent réunis aux Monts
Chauves. Natacha est devenue « plus grosse et plus forte » et « le feu
d’autrefois se rallumait très rarement sur son visage ». En outre, « à ses
autres défauts […] désordre et manque de soin dans sa mise, elle ajoutait
maintenant l’avarice ». Elle est dangereusement jalouse et quand elle
questionne Pierre sur son voyage à Saint-Pétersbourg elle se rappelle les
querelles qui ont gâté leur lune de miel. Tolstoï écrit : « Ses yeux eurent une
lueur froide et vindicative. » La dernière fois que nous avions vu Natacha,
« dans ses yeux qui interrogeaient, une lumière brillait et son visage avait
pris une expression affectueuse et curieusement espiègle ». L’iconoclasme
de Tolstoï est impitoyable ; chacun à son tour, tous les personnages se
trouvent détériorés. La vieille comtesse est retombée en enfance : « Son
visage s’était ratatiné, sa lèvre supérieure rentrait et ses yeux étaient
troubles. » C’est maintenant une pauvre vieille femme qui pleure « comme
un enfant qui a besoin d’être mouché ». Sonia est assise « fatiguée, mais
résolue devant le samovar », perdant dans l’oisiveté son existence stérile,
allumant par instants une étincelle de jalousie chez la princesse Marie et,
chez Nicolas, le souvenir de l’insoucieuse innocence de jadis.
La métamorphose la plus triste est celle de Pierre. Son mariage avec
Natacha l’a transformé en quelque chose qui n’est ni « riche » ni
« étrange 4 » :
« La sujétion de Pierre était telle qu’il n’osait non seulement flirter, mais même parler gentiment
avec aucune autre femme ; il n’osait pas dîner au Club pour se distraire, il n’osait pas dépenser de
l’argent pour une fantaisie, il n’osait pas s’absenter une heure, sauf pour ses affaires – qui
embrassaient dans l’esprit de Natacha ses travaux intellectuels, auxquels elle ne comprenait goutte,
mais auxquels elle attachait une grande importance. »

C’est là une peinture qui pourrait sortir des recherches amères et


pessimistes d’un Balzac sur la physiologie du mariage. L’incompréhension
de Natacha devant les enthousiasmes enflammés et l’éternelle jeunesse de
Pierre est tragique. Elle en est punie par la médiocrité fatale de leurs
rapports, par le caractère tyrannique de leur vie familiale. Pierre a accepté
ce qu’elle exigeait : « Que chaque instant de sa vie » lui appartiendrait, à
elle et à la famille. Comme Tolstoï nous le dit avec une grande pénétration,
les exigences de Natacha flattent Pierre. Ce Pierre que Platon Karataiev
avait guidé à travers l’enfer de 1812.
Tolstoï noircit l’image que nous avions de ses personnages avec par trop
d’honnêteté. L’effet est presque macabre, comme celui de ces retables
espagnols qui nous montrent un même personnage passant de la splendeur à
la poussière en traversant toutes les étapes de la dissolution. Au cours de
ces onze chapitres l’imagination du romancier recule devant les souvenirs
de l’homme et les croyances du réformateur. Une grande partie du texte
semble déjà une version des Souvenirs que Tolstoï rédigera entre 1902 et
1908. Nicolas Rostov répondant des dettes de son père, c’est déjà le père de
Tolstoï tel qu’il apparaît dans les Souvenirs. Lui aussi passa des années
pénibles avec « une vieille mère habituée au luxe, et une sœur et une autre
parente ». Dans ses souvenirs Tolstoï parle de sa grand-mère qui « restait
assise sur le divan et étalait ses cartes en prenant de temps à autre une
pincée de tabac dans sa tabatière d’or ». Les cartes et cette boîte « avec le
portrait du comte sur le couvercle » figurent au chapitre XIII de l’épilogue.
Les jeux des enfants aux Monts Chauves sont une réminiscence directe du
« jeu des voyageurs » à Iasnaï Poliana. Dans ce premier épilogue, Tolstoï
paie son tribut à l’histoire de sa famille, dans laquelle il avait puisé avec
tant de grâce inventive pour tout le roman.
Comme dans toute l’œuvre romanesque de Tolstoï, l’élément doctrinal
joue son rôle. Qu’il s’agisse de l’administration des Monts Chauves, du
journal de la princesse Marie, du ménage de Pierre et Natacha, Tolstoï met
en action ses thèses sur l’agronomie, la pédagogie, le mariage. D’où la
lumière ambiguë dans laquelle il place la nouvelle Natacha. Il note sa
parcimonie, son désordre, sa jalousie querelleuse, avec la dure ironie du
poète, mais Natacha lui sert à formuler les doctrines tolstoïennes
essentielles. Il nous faut approuver le complet mépris de Natacha pour
l’élégance et les galanteries 5 que les femmes du monde introduisent chez
elles quand elles sont mariées ; il nous faut adhérer à ses féroces principes
de monogamie et applaudir quand nous la voyons totalement absorbée dans
les détails de ses grossesses et de sa vie familiale. Tolstoï proclame : « Si le
but du mariage est la famille, quiconque désire avoir plusieurs femmes ou
plusieurs maris aura peut-être plus de plaisir, mais n’aura pas de famille. »
La Natacha de l’épilogue incarne cette idée et toute la peinture de la vie aux
Monts Chauves fait partie de ces tableaux de la vie « bonne » que Tolstoï a
décrits en détail dans Anna Karénine et dans tant d’œuvres postérieures.
Mais la part d’autobiographie et de doctrine, bien qu’elle explique le
caractère du premier épilogue, n’en explique ni l’existence ni la portée
intégrale. Il y faut voir en effet une recherche délibérée de la véracité aux
dépens de la forme. Les épilogues et le post-scriptum à Guerre et Paix
expriment cette conviction de Tolstoï que la vie est à la fois continue et
fragmentée, et en état de renouvellement incessant ; le tomber de rideau
final ou le dénouement dans lequel tous les fils se trouvent débrouillés sont
des conventions qui font violence à la réalité. Le premier épilogue imite les
ravages du temps. Seuls les contes de fées se terminent par l’artifice de
l’éternelle jeunesse et de la passion éternelle. En ternissant le souvenir
lumineux que nous avions de Pierre et de Natacha, en nous faisant respirer
de tout près l’odeur et la monotonie de la « routine immuable » des Monts
Chauves, Tolstoï illustre son inflexible réalisme. Certains types de romans
restent rigoureusement soumis aux règles de l’harmonie et de la juste
mesure. L’action finit sur un grand accord final, comme dans le dernier
paragraphe de la Foire aux vanités quand Thackeray remet ses marionnettes
dans leur boîte. Il faut de toute nécessité que l’auteur ait un dénouement en
bonne forme et la certitude que « maintenant notre conte est fini ». Mais pas
Tolstoï ; ses personnages vieillissent et s’assombrissent et ils ne vivent pas
désormais heureux pour toujours. Évidemment il sait que même le roman le
plus long doit avoir son dernier chapitre, mais il voit dans cette nécessité
une entorse au réel et il cherche à la masquer en bâtissant à l’intérieur du
finale le prélude à l’œuvre prochaine. Dans le cadre de chaque toile, dans
l’immobilité de chaque statue, sous la couverture de chaque livre Il y a une
part de défaite et cet aveu qu’en voulant imiter la vie nous la mutilons. Mais
nous le sentons peut-être moins chez Tolstoï que chez tout autre romancier.
Il est possible de retrouver le début d’Anna Karénine dans la dernière
partie de Guerre et Paix. La vie de Nicolas aux Monts Chauves et ses
rapports avec la princesse Marie sont une première ébauche des portraits de
Lévine et de Kitty. Nous y trouvons déjà, sommairement notés, certains
motifs qui reviendront plus tard : la princesse Marie se demande comment
Nicolas peut être si « en train, si heureux quand, après s’être levé à l’aube et
avoir passé toute la matinée dans les champs ou sur l’aire à battre, il revient
des semailles, ou de la fenaison, ou de la moisson prendre le thé avec elle ».
De plus, les enfants que nous rencontrons dans le premier épilogue nous
rendent quelque chose de cette impression de fraîcheur que Tolstoï a
méthodiquement détruite chez leurs parents. Natacha, la petite fille de
Nicolas, qui a trois ans, est une réincarnation de sa tante telle que nous
l’avons connue jadis. Espiègle, les yeux sombres, les pieds rapides. Il y a eu
transmigration d’âmes ; dans dix ans, cette nouvelle Natacha explosera dans
la vie des hommes avec l’impétuosité radieuse qui marquait l’héroïne de
Guerre et Paix. Nicolas Bolkonsky, lui aussi est un personnage dans lequel
un roman nouveau est en train de rassembler ses forces. On nous montre ses
rapports difficiles avec Nicolas Rostov et son amour pour Pierre. Grâce à
lui le prince André réapparaît dans le roman et c’est le jeune Nicolas qui
amènera l’histoire à une fin momentanée.
Rostov, Pierre et Denisov se querellent à propos de politique dans une
scène semblable à l’aigre débat sur la guerre, à la fin d’Anna Karénine.
Mais en ce qui concerne le thème cet épisode est comme un pont qui
enjambe une longue période de l’œuvre de Tolstoï. Il contient des allusions
à la conspiration des Décembristes sur laquelle Tolstoï s’était proposé
d’écrire un roman avant d’entreprendre Guerre et Paix. Mais il semblerait
aussi que dans ce chapitre se manifeste déjà ce qui allait occuper l’esprit de
Tolstoï entre l’achèvement de Guerre et Paix, en 1869, et la mise en
chantier d’Anna Karénine, en 1873 – l’idée d’un roman historique et
politique sur l’époque de Pierre le Grand.
Aussi cet épilogue peut-il être considéré de deux manières. Dans la
peinture cruelle des ménages Rostov et Bezoukhov s’expriment le réalisme
presque pathologique de Tolstoï, son souci de la marche du temps, le dégoût
de ces grâces et de ces évasions que les Français appellent de la littérature.
Mais il proclame aussi la conviction tolstoïenne que l’art romanesque doit
s’efforcer de rivaliser avec l’infinité – littéralement, le non-fini – de
l’expérience réelle. La dernière phrase du roman lui-même (avant le
premier épilogue) reste inachevée : songeant à son père mort, Nicolas
Bolkonsky se dit : « Oui, je veux faire quelque chose dont même lui
pourrait être content… » Les points de suspension sont bien à leur place. Ce
roman, qui rivalise si admirablement avec le flot continu et changeant de la
réalité ne peut se terminer sur un point final.
Le prince Mirsky, l’historien russe de la littérature, fait observer que là
encore une comparaison entre Guerre et Paix et l’Iliade est pleine
d’enseignements. Car dans le roman de Tolstoï comme dans le poème
épique « rien n’est fini, la vie continue son cours ».
L’inachèvement nous donne l’impression d’énergies qui agissent en
dehors du livre. L’effet est musical, comme le note Forster, justement à
propos de Guerre et Paix : « Un livre si en désordre. Et pourtant, quand
nous le lisons, de grands accords ne résonnent-ils pas derrière nous, et
quand nous avons fini de lire, est-ce que chaque élément du livre – même le
catalogue de stratégie – ne mène pas une existence plus large qu’il n’était
possible à l’époque 6 ? »
Le plus mystérieux passage de l’Odyssée est peut-être celui où l’on nous
parle d’un voyage futur d’Ulysse dans un pays où les hommes ne savent
rien de la mer et n’ont jamais goûté le sel. Ce voyage est prédit à Ulysse par
l’ombre de Tirésias et Ulysse révèle la prophétie à Pénélope peu après leur
réunion et avant même qu’ils n’aient retrouvé la couche nuptiale. Quelles
que soient la genèse de ce passage, que certains considèrent comme
apocryphe, et sa place légitime dans le poème, l’effet en est indéniablement
puissant. Il ouvre toutes grandes sur des mers inconnues les portes du palais
d’Ulysse et fait du poème non un conte de fées, mais une saga dont on ne
nous a raconté qu’une partie. À la fin du Concerto de l’Empereur de
Beethoven, nous entendons soudain s’élever sous une forme voilée et
lointaine le thème du rondo. De même, à la fin de l’Odyssée, la voix du
chanteur s’attarde et s’éteint dans un nouveau commencement. L’histoire du
dernier voyage d’Ulysse pour une mystérieuse réconciliation avec Poséidon
se répercute à travers les siècles, à travers la littérature pseudo-homérique et
Sénèque jusqu’à ce qu’elle atteigne Dante. S’il y a une fin à l’Odyssée on
ne peut la trouver que dans ce tragique voyage au-delà des Colonnes
d’Hercule qui est raconté au chant XXVI de l’Enfer.
L’Iliade et l’Odyssée telles que les connaît le lecteur ordinaire se
terminent abruptement en pleine action. Que cette fin soit « authentique »
ou non, elle suggère que le poème épique ou le cycle de poèmes doit être
considéré comme un élément d’une vaste saga. Pour le poète grec comme
pour Tolstoï la destinée qui commande la fin de leurs personnages pourrait
bien se trouver au-delà de la science ou de la prescience de l’artiste. C’est là
une notion mythique, mais elle est aussi souverainement réaliste. Dans les
poèmes d’Homère et dans les romans de Tolstoï, les contours au dessin
fruste ont la même force de persuasion.
Ainsi, dans l’art de Tolstoï, tout conspire à abaisser l’inévitable barrière
qui se dresse entre la réalité du monde des mots et la réalité du monde des
faits. Aux yeux de beaucoup, il apparaît que Tolstoï y réussit mieux que tout
autre romancier. Hugh Walpole écrit dans son introduction bien connue à
l’édition du centenaire de Guerre et Paix :
« Pierre et le prince André, Nicolas et Natacha m’ont emporté avec eux dans leur monde vivant –
un monde en vérité plus réel que le monde difficile dans lequel je vis moi-même. […] C’est cette
réalité qui reste finalement le secret incommunicable. »

1. En français dans le texte. (N.d.T.)


2. En français dans le texte. (N.d.T.)
3. En français dans le texte. (N.d.T.)
4. Allusion à l’une des chansons d’Ariel dans la Tempête. (N.d.T.)
5. En français dans le texte. (N.d.T.)
6. E. M. Forster, Aspects of the Novel, New York, 1950.
XII

Au cours de la dernière période de sa vie, dans ces essais sur l’art où il


s’acharnait à se nier lui-même et qui restent pourtant étrangement
émouvants, Tolstoï considérait Homère comme un talisman. À la fin, seuls
les poèmes d’Homère se dressèrent entre Tolstoï et un iconoclasme total.
Il cherchait, en particulier, à distinguer entre une peinture fausse de la
réalité, qu’il associait au nom de Shakespeare, et la vraie, celle qu’illustrent
l’Iliade et l’Odyssée. Avec une assurance majestueuse qui dépasse
l’arrogance, il laissait entendre que sa propre place dans l’histoire du roman
était comparable à celle de Shakespeare dans l’histoire du théâtre et à celle
d’Homère dans l’épopée. Il s’efforçait de démontrer que Shakespeare ne
méritait pas une telle place, mais la véhémence même de ses attaques trahit
le respect d’un duelliste pour un rival d’égale valeur.
Le contraste qu’il établit entre Shakespeare et Homère n’est nulle part
aussi décisif que dans l’essai sur Shakespeare et le théâtre : « Lorsqu’on
compare Shakespeare et Homère […] la distance infinie qui sépare la vraie
poésie de son imitation apparaît d’une manière éclatante. » Il y a dans une
telle déclaration toute une vie de parti pris et d’expérience. Nous ne
pouvons en juger si nous ne nous rendons pas compte du rapport direct
qu’elle a avec l’image que Tolstoï se faisait de sa propre œuvre. En outre,
cette affirmation concentre en une seule formule ce que je crois être
l’antagonisme fondamental qui existe entre l’art de Tolstoï et celui de
Dostoïevski.
Ce qu’il faut comprendre d’abord c’est l’attitude de Tolstoï envers le
théâtre. Elle n’est pas exempte d’un certain puritanisme. Tolstoï voyait dans
l’aspect de la salle de spectacle elle-même un impudent symbole de la
mondanité et de la frivolité. Plus profondément, il trouvait dans l’art du
faux-semblant, qui est l’essence du jeu théâtral, une déformation délibérée
de cette faculté qu’a l’homme de distinguer le vrai du faux, l’illusion de la
réalité. Il soutient dans Varenka, conte pour les enfants, que les enfants, qui
sont véridiques de nature et n’ont pas encore été corrompus par la société,
trouvent le théâtre ridicule et invraisemblable. Mais tout en condamnant la
scène, Tolstoï était fasciné par elle. Dans les lettres qu’il écrit à sa femme au
cours de l’hiver 1864, il trahit sa perplexité : « Je suis allé au théâtre. Je suis
arrivé à la fin du second acte. Quand je viens tout droit de la campagne, cela
me semble toujours bizarre, forcé et faux ; mais quand on s’y habitue on y
retrouve du plaisir. » Une autre fois, il lui écrit à propos d’une soirée à
l’Opéra, « où [il a] eu beaucoup de plaisir, à la fois en entendant la musique
et en regardant dans la salle les hommes et les femmes qui, tous, [lui]
apparaissent comme des types ».
Mais dans ses romans l’opinion de Tolstoï est nette : l’idée du théâtre est
associée à celle d’un affaiblissement de la perception morale. Dans Guerre
et Paix et dans Anna Karénine, la salle de l’Opéra sert de décor à des crises
morales et psychologiques chez l’héroïne. C’est dans leur loge à l’Opéra
que Natacha et Anna nous sont montrées sous un jour troublant et ambigu.
Le danger naît, selon l’analyse tolstoïenne, du fait que les spectateurs
oublient le caractère forcé et artificiel de la représentation et transposent
dans leur propre vie les fausses émotions et le faux éclat de la scène. La
description de la soirée à l’Opéra de Natacha est une petite satire :
« Le plancher de la scène était de planches lisses ; sur les côtés, il y avait des arbres peints sur du
carton, et au fond une étoffe tendue. Au milieu de la scène étaient assises des femmes en corsage
rouge et jupe blanche. Une fille très grasse en robe de soie blanche était assise à l’écart sur un petit
banc qui avait pour dossier un morceau de carton vert collé. Toutes chantaient quelque chose.
Quand elles eurent fini de chanter, la fille en blanc alla jusqu’à la boîte du souffleur, et un homme
en pantalon de soie collant sur ses grosses jambes et brandissant un plumet et une dague s’avança
vers elle et se mit à chanter en agitant les bras. »
L’intention de tourner la chose en ridicule est évidente ; le ton est d’un
niais racontant un film muet. La première réaction de Natacha est « la
bonne » :
« Elle savait ce que tout cela voulait représenter, mais c’était si prétentieusement faux, si peu
naturel que d’abord elle eut honte pour les acteurs, puis se moqua d’eux. »

Mais peu à peu la noire magie du théâtre la séduit, la met « dans un état
d’ivresse. […] Elle ne savait plus qui elle était, où elle était ni ce qui se
passait devant elle ». À ce moment paraît Anatole Kouraguine, « faisant
légèrement tinter son épée et ses éperons et relevant sa jolie barbe
parfumée ». Sur la scène, les risibles personnages « se mirent à entraîner la
jeune fille qui avait été en blanc et était maintenant en bleu pâle ». Ce qui se
passe sur la scène simule en quelque sorte l’enlèvement de Natacha, que
projette Kouraguine. Un peu après il y a une danse. Un homme, « les
jambes nues, sautait très haut et remuait très rapidement les pieds (c’était
Dupont, que l’Opéra payait six mille roubles par an) ». Tolstoï est
scandalisé à la fois par le prix et par le manque de réalité. Mais Natacha
« ne trouvait pas cela étrange. Elle regardait autour d’elle avec plaisir, en
souriant ». Vers la fin du spectacle, sa faculté de jugement se trouve
radicalement altérée :
« Tout ce qui se passait devant elle lui semblait maintenant tout naturel, mais, d’autre part, la
pensée de son fiancé, de la princesse Marie, de la vie à la campagne ne se présenta pas une seule
fois à son esprit. »

Le mot « naturel » est ici d’une importance capitale. Natacha ne distingue


plus la nature réelle, la « vie à la campagne » et la santé morale qu’elle
implique, de la fausse nature montrée sur la scène. Et cet aveuglement
coïncide avec le début de la victoire sur elle de Kouraguine.
Le second acte de ce drame se trouve aussi associé à l’art théâtral. Anatole
fait sa cour plus pressante pendant une soirée donnée par la princesse
Hélène en l’honneur de l’actrice célèbre, Mlle George. Cette dernière récite
« des vers français qui décrivent l’amour coupable qu’elle a pour son fils ».
L’allusion à la Phèdre de Racine est inexacte, mais le ton est clair. Phèdre,
par sa forme classique et par son thème incestueux, apparaît à Tolstoï
profondément « contre nature ». Mais, tandis que Natacha écoute, elle est
emportée « dans ce monde étrange, absurde […] dans lequel il était
impossible de savoir ce qui était bon, ce qui était mauvais ». L’illusion
dramatique détruit notre sens des distinctions morales.
Dans Anna Karénine la situation est différente. En assistant à une soirée
d’opéra au bénéfice de la Patti, Anna porte un défi à la société sur son
terrain le plus sacré. Vronsky la désapprouve et nous remarquons, pour la
première fois, que son amour a perdu sa fraîcheur et son mystère. En fait, il
la regarde avec les verres mêmes de la mondanité et de la convention
qu’elle cherche à défier. Anna subit une cruelle rebuffade de la part de
Mme Kartasova et, bien que la soirée se termine par la réconciliation des
amants, le tragique avenir s’annonce clairement. L’ironie intense de la scène
vient du décor ; la société condamne Anna précisément dans le lieu où la
société est le plus frivole, le plus vaniteuse, le plus enfoncée dans l’illusion.
C’est l’élément d’illusion au théâtre qui obsède Tolstoï. L’essai sur
Shakespeare et le théâtre n’est qu’une tentative entre bien d’autres pour
cerner le problème. Tolstoï cherchait à comprendre l’origine et la nature de
l’illusion théâtrale et à distinguer entre les divers genres d’illusion. En
second lieu, il voulait démontrer que les vertus de la mimique dramatique
devaient servir à nourrir une vision de la vie réaliste, morale et finalement
religieuse. Ce qu’il a écrit sur ce sujet est le plus souvent sec et
acrimonieux, mais jette néanmoins de la clarté sur ses romans et sur ce qui
sépare le tempérament épique du tempérament dramatique.
Dans la première partie de son essai, Tolstoï entreprend de montrer que
les pièces de Shakespeare sont un tissu d’absurdités, qu’elles insultent à la
raison et au bon sens et « n’ont absolument rien en commun avec l’art ou la
poésie ». La dialectique de Tolstoï tourne autour de la notion de ce qui est
« naturel ». Les intrigues de Shakespeare sont « hors nature » et ses
personnages parlent un « langage hors nature que non seulement ils ne
pouvaient pas parler, mais qu’aucun homme réel n’aurait jamais pu parler
nulle part ». Les situations dans lesquelles les personnages de Shakespeare
« sont placés d’une façon complètement arbitraire sont si peu naturelles que
le lecteur ou le spectateur est incapable de sympathiser avec leurs
souffrances ou même de s’intéresser à ce qu’il lit ou entend ». Tout cela
d’autant plus que les personnages de Shakespeare « vivent, pensent, parlent
et agissent tout à fait en désaccord avec le temps et le lieu donnés ». Pour
illustrer sa thèse, Tolstoï fait remarquer que la conduite de Iago n’a pas de
mobiles cohérents et il entreprend une longue analyse du Roi Lear.
Pourquoi le Roi Lear ? En partie, sans doute, parce que l’intrigue centrale
est parmi les plus fantastiques de Shakespeare et qu’elle comporte des
épisodes – tels que le saut du haut de la falaise de Douvres – qui mettent à
rude épreuve le public le mieux disposé à croire. Mais il y a d’autres raisons
et elles nous font toucher de très près les éléments les plus intimes et les
plus secrets du génie de Tolstoï. Dans sa Lettre sur les spectacles, Rousseau
concentre tous ses feux sur le Misanthrope de Molière, précisément parce
qu’il voyait dans Alceste un personnage qui se rapprochait d’une façon
troublante de l’image que lui, Rousseau, caressait de lui-même. Un
sentiment de parenté analogue semble avoir existé entre Tolstoï et la figure
du roi Lear. Ce sentiment en vint à influencer même ses souvenirs de
jeunesse. Il y a la description d’un orage dans le second chapitre
d’Adolescence. Quand les éléments sont à leur maximum de violence :
« Une créature humaine apparaît soudain, dans une chemise sale en lambeaux, le visage gonflé et
stupide, la tête nue et tondue, qui branle, les jambes décharnées et tordues et en guise de main un
moignon rouge et luisant qu’il fourre dans la calèche.
“La cha-a-rité à un pau-au-vre infirme pour l’amour du Christ !” dit-il d’une voix geignante et à
chaque mot il se signe et courbe la tête jusqu’à la ceinture. […] Mais à peine sommes-nous repartis
qu’un éclair aveuglant, qui emplit un instant toute la vallée d’une lumière fulgurante, oblige les
chevaux à s’arrêter ; il est suivi immédiatement d’un coup de tonnerre si assourdissant qu’il nous
semble que toute la voûte du ciel va s’effondrer et nous écraser. »
Entre cet incident et son rappel dans la mémoire il y a l’acte III du Roi
Lear.
Cette tendance de Tolstoï à s’identifier à Lear, qu’a notée Orwell, se
manifeste aussi par de nombreuses références au personnage shakespearien
dans la correspondance du romancier ; et dans l’histoire des hommes peu de
moments évoquent mieux le monde du Roi Lear que ce moment où le vieux
mais toujours royal Tolstoï abandonne son foyer et part dans la nuit à la
recherche de son idéal de justice. Aussi ne puis-je échapper à l’impression
qu’il y a dans les attaques de Tolstoï contre le Roi Lear une obscure et
instinctive colère, la colère d’un homme qui voit sa propre ombre projetée
sur lui par quelque noire magie divinatoire. Dans les instants où il cherchait
à s’exprimer et à se définir lui-même, Tolstoï se sentait attiré vers le
personnage de Lear et il dut être troublé – lui, le grand créateur – de trouver
dans son propre miroir la création d’un génie rival. Il y a ici quelque chose
du dépit et de l’âpre colère d’Amphitryon quand il découvre qu’une part
essentielle de sa propre vie est vécue en dehors de lui par un autre, bien que
cet autre soit un dieu.
Quels que fussent ses motifs précis, Tolstoï s’acharnait sur ce fait
indéniable qu’il se passe dans le Roi Lear des événements déraisonnables et
même inexplicables. Mais s’il rejetait le drame shakespearien ce n’était pas
pour la simple raison qu’il n’était pas « naturaliste ». Lui-même était un
trop grand et trop subtil artiste pour ne pas voir que la vision de
Shakespeare dépasse le critère du réalisme courant. Son grief essentiel était
que Shakespeare « ne peut pas produire sur le lecteur cette illusion qui
constitue la condition primordiale de l’art ». C’est là une affirmation peu
claire, ne fût-ce que parce que « cette illusion » n’est pas définie. Derrière
cette obscurité s’étend un chapitre complexe de l’histoire de l’esthétique au
cours des XVIIIe et XIXe siècles. Des esprits aussi pénétrants et aussi divers
que Hume, Schiller, Schelling, Coleridge, De Quincey se sont évertués sur
les origines et la nature de l’illusion théâtrale. Beaucoup des esthéticiens
ampoulés que Tolstoï examine dans Qu’est-ce que l’art ? ont cherché à
fixer les « lois » qui gouvernent nos réactions psychologiques au théâtre. Ils
ne sont pas arrivés à grand-chose et malgré tous les sondages de la
psychologie moderne dans le problème du jeu et de l’imagination nous ne
sommes guère plus avancés. Qu’est-ce qui nous fait « croire » à la réalité
d’une pièce de Shakespeare ? Qu’est-ce qui fait Œdipe ou Hamlet aussi
passionnant pour nous après dix représentations que lorsque nous avons vu
la pièce pour la première fois ? Comment peut-il y avoir « suspense » sans
surprise ? Nous n’en savons rien ; et en invoquant une vague notion de
« l’illusion vraie » Tolstoï trahit son sujet.
Tout l’essai sur Shakespeare et le théâtre aboutit à une contradiction. Pour
Tolstoï, les pièces de Shakespeare sont incontestablement absurdes et
amorales. Pourtant, leur pouvoir de séduction est un fait et la véhémence
même de ses attaques prouve que Tolstoï le sait bien. Il se trouve ainsi forcé
de postuler deux genres d’illusion : la fausse illusion, comme celle qui
obscurcit chez Natacha le sens des valeurs pendant la soirée à l’Opéra ; et
« l’illusion vraie ». C’est cette dernière qui constitue « la condition
principale de l’art ». Comment distinguerons-nous entre les deux ? En
évaluant le degré de « sincérité » de l’artiste, le degré de foi qu’il attache
aux actions et aux idées présentées dans ses œuvres, Tolstoï se refusait à
séparer l’artiste de sa création et la création de l’intention. Il condamne les
pièces de Shakespeare parce qu’il voit en elles un génie qui reste
moralement neutre.
Comme Matthew Arnold, Tolstoï soutenait que la qualité distinctive du
grand art était son « haut sérieux » et une élévation de ton dans laquelle les
valeurs morales se trouvent réfléchies et dramatisées. Mais tandis
qu’Arnold tend à limiter son jugement à l’œuvre en elle-même, Tolstoï
cherche à définir les croyances de l’artiste. Un acte de critique littéraire, au
sens tolstoïen, c’est un acte de jugement moral qui embrasse l’artiste, son
œuvre et l’effet de cette œuvre sur le public. Du point de vue du critique
littéraire ou de l’historien du goût, le résultat est souvent bizarre, ou
complètement indéfendable. Mais considéré comme une affirmation des
doctrines de Tolstoï sur son propre métier et comme un reflet du
tempérament qui a produit Guerre et Paix et Anna Karénine, l’essai sur
Shakespeare est révélateur. On ne peut y voir simplement un nouvel
exemple du féroce iconoclasme d’un homme vieillissant. Cette haine de
Tolstoï pour Shakespeare, on peut en suivre les traces en remontant jusqu’à
l’année 1855. Bien qu’il s’y mêle le sentiment du mal produit par ses
propres œuvres, sentiment qui harcela Tolstoï dans ses dernières années,
l’essai donne corps aux instincts et aux réflexions de toute une vie.
Le passage capital oppose Homère à Shakespeare :
« Si éloigné qu’Homère soit de nous, nous pouvons nous transporter sans le moindre effort dans le
monde qu’il décrit. Et cela, surtout, parce que, si étrangers que nous puissions être aux événements
qu’il raconte, il croit en ce qu’il dit, il en parle sérieusement ; aussi n’exagère-t-il jamais et ne
perd-il jamais le sens de la mesure. Et c’est pourquoi, sans parler des personnages si
admirablement distincts d’Achille, d’Hector, de Priam, d’Ulysse, ni des scènes éternellement
émouvantes des adieux d’Hector, de l’ambassade de Priam, du retour d’Ulysse, et de tant d’autres,
toute l’Iliade et plus encore l’Odyssée nous paraissent aussi naturelles et proches de nous que si
nous avions vécu et vivions encore aujourd’hui parmi les héros et les dieux. Mais il n’en est pas de
même avec Shakespeare. […] Il est tout de suite évident qu’il ne croit pas à ce qu’il dit, qu’il n’a
nul besoin de le dire, qu’il invente les circonstances. […] de sorte que nous ne croyons ni aux
événements, ni aux actions, ni aux souffrances de ses personnages. Rien ne montre aussi
clairement l’absence du sentiment esthétique dans Shakespeare qu’une comparaison entre lui et
Homère. »

Jugement plein de parti pris et de total aveuglement. En quoi Homère est-


il moins un inventeur de circonstances que Shakespeare ? Que savait Tolstoï
des croyances et de la « sincérité » de ce dernier ? Mais il est vain de
discuter de l’essai de Tolstoï sur le terrain de la raison ou de la vérité
historique. Dans ce manifeste confus qu’est l’essai sur Shakespeare et le
théâtre, nous trouvons une des vues pénétrantes de Tolstoï sur son propre
génie. Ce que nous devons en retenir, c’est son élément positif –
l’affirmation d’une parenté avec Homère.
Existe-t-il une différence d’esprit radicale entre le poète épique et le poète
tragique ? La théorie grecque, selon la Poétique d’Aristote, ne reconnaissait
que des différences de forme. Hegel fut le premier à établir une distinction
importante entre une « totalité d’objets » dans le monde épique et une
« totalité d’action » dans le monde tragique – idée critique d’une grande
subtilité, d’une grande fécondité ; elle explique en grande partie l’échec de
formes mixtes comme l’Empédocle de Hölderlin ou les Dynastes de Hardy ;
elle explique aussi comment chez Victor Hugo le dramaturge empiète sans
cesse sur le soi-disant poète épique. Mais à part cela nous sommes sur un
terrain peu solide.
Ce que l’on peut dire c’est que Tolstoï, quand il considère son propre art,
invite à la comparaison avec la poésie épique et plus spécialement avec
Homère. Ses romans, en contraste frappant avec ceux de Dostoïevski,
s’étendent sur de vastes étendues de temps. Par une curieuse illusion
d’optique nous associons l’étendue de temps à la notion d’épique. En
réalité, les événements directement racontés dans les poèmes homériques
ou dans la Divine Comédie se passent en quelques jours ou en quelques
semaines. C’est la méthode de narration plutôt que la mesure de temps qui
explique notre sentiment d’une parenté entre Tolstoï et le mode épique. Ici
comme là, l’action se passe autour d’un axe narratif central ; autour de cet
axe s’enroulent en spirale les souvenirs, les bonds prophétiques, les
digressions. Malgré la complexité du détail, les formes dynamiques dans
l’Iliade, dans l’Odyssée, dans Guerre et Paix sont simples et comptent
fortement sur notre croyance inconsciente en la réalité et en la marche du
temps.
Homère et Tolstoï sont des narrateurs omniscients. Ils n’usent ni de la
voix indépendante et fictive que des romanciers comme Dostoïevski ou
Conrad interposent entre eux et leurs lecteurs, ni du « point de vue »
délibérément limité de James en pleine possession de son art. Les grandes
œuvres de Tolstoï (à l’exception, importante, de la Sonate à Kreutzer) sont
écrites à la troisième personne, selon la vieille tradition du conteur
d’histoires. De toute évidence, Tolstoï considère les relations entre lui et ses
personnages comme celles d’un créateur omniscient avec ses créatures :
« Moi-même, quand j’écris, j’ai soudain pitié d’un de mes personnages, et alors je lui donne
quelque bonne qualité, ou j’enlève une bonne qualité à un autre, pour qu’en comparaison il
n’apparaisse pas trop noir 1. »

Et cependant, rien des marionnettes de Thackeray ni du spectacle de


marionnettes dans l’art de Tolstoï. Un personnage tolstoïen comme un
personnage shakespearien vit en dehors de son créateur. Natacha n’est pas
moins vivante que Hamlet. Pas moins, mais d’une manière différente. Elle
est en quelque sorte plus proche de ce que nous savons de Tolstoï que
Hamlet ne l’est de Shakespeare. Non pas, je crois, parce que nous en savons
plus sur le romancier russe que sur le théâtre élisabéthain, mais plutôt à
cause de la nature et des règles de leurs formes littéraires respectives. Mais
ni la critique ni la psychologie ne peuvent complètement l’expliquer.
En langage hégélien, il y a dans les romans de Tolstoï, comme dans les
grandes épopées, une « totalité d’objets ». Le théâtre, et Dostoïevski, isolent
les personnages humains dans une nudité essentielle ; la scène est
dépouillée de meubles afin que rien ne puisse étouffer le fracas de l’action.
Dans le genre épique, ce qui d’ordinaire encombre la vie – les outils, les
maisons, les aliments – joue un rôle important ; d’où la solidité presque
comique du Paradis de Milton, avec son artillerie tangible et ses provisions
pour la digestion des anges. La toile de Tolstoï est abondamment chargée de
détails, particulièrement dans ce que Henry James appelait, par un lapsus
plutôt méchant, Paix et Guerre. Toute une société, toute une époque y sont
peintes, comme dans la vision de Dante, nourrie du temps. Tolstoï et Dante
rendent manifeste ce paradoxe souvent avancé et pourtant peu compris :
certaines œuvres d’art atteignent à l’intemporalité précisément parce
qu’elles sont ancrées dans un moment particulier du temps.
Mais si l’on essaie d’établir les rapports qui existent entre les romans de
Tolstoï et la poésie épique, et surtout homérique, on se heurte à deux
difficultés très réelles. Quel que soit l’aboutissement final de sa pensée,
Tolstoï fut obsédé passionnément, et pendant toute sa vie, par la figure du
Christ et les valeurs du christianisme. Comment pouvait-il écrire, encore en
1906, qu’il se sentait plus chez lui « parmi les dieux et les héros » du
polythéisme homérique que dans le monde de Shakespeare, qui bien que
neutre religieusement use abondamment du symbolisme et de
l’enseignement chrétiens ? Il y a ici un problème complexe auquel
Merejkovsky a touché dans la remarque que j’ai citée plus haut : Tolstoï « a
l’âme d’un païen-né ». J’y reviendrai dans la dernière partie de cet ouvrage.
La seconde difficulté est plus flagrante. Étant donné le profond
scepticisme de Tolstoï sur la valeur du théâtre, la condamnation qu’il
prononce contre Shakespeare, et les nettes affinités entre ses romans et le
genre épique, comment expliquerons-nous Tolstoï le dramaturge ? Ce qui
augmente encore notre perplexité, c’est que le cas de Tolstoï est à peu près
sans exemple. À part Goethe et Victor Hugo, on ne peut guère citer d’autres
écrivains qui aient donné des chefs-d’œuvre à la fois dans le roman et au
théâtre. Et les cas de Goethe et de Victor Hugo ne sont ni l’un ni l’autre
rigoureusement comparables à celui de Tolstoï. Les romans de Goethe n’ont
d’intérêt que par leur contenu philosophique et l’on peut dire des romans de
Victor Hugo que, malgré leur renom éclatant, ils ne se recommandent pas
vraiment à l’attention des adultes. Nous ne pensons pas aux Misérables et à
Notre-Dame de Paris comme nous pensons, par exemple, à Madame
Bovary ou à Amants et Fils. Tolstoï reste l’exception et cette exception
devient déconcertante quand on songe à ses propres doctrines littéraires et
morales.
Car le premier point à souligner c’est que Tolstoï aurait sa place dans
l’histoire de la littérature même s’il n’avait écrit que ses drames. Ceux-ci ne
sont pas des rejetons poussés en marge de son œuvre principale comme
sont, par exemple, les pièces de Balzac et de Flaubert ou les Exilés de
Joyce. Plusieurs des pièces de Tolstoï sont de premier ordre. Ce fait a été
éclipsé à la fois par l’éclat de son œuvre romanesque et par la parenté
d’œuvres telles que la Puissance des ténèbres et le Cadavre vivant avec
l’ensemble du mouvement naturaliste. Quand nous pensons aux pièces de
Tolstoï nous avons tendance à évoquer d’abord Hauptmann, Ibsen,
Galsworthy et Shaw. Dans cette perspective, elles semblent tirer leur
signification du sujet, de la mise en scène des « basses profondeurs » et de
la véhémente opposition à l’ordre social. Mais, en réalité, leur intérêt
dépasse de beaucoup celui des polémiques naturalistes ; elles sont
véritablement expérimentales, comme les dernières pièces d’Ibsen. Tolstoï,
comme l’écrivait Shaw en 1921, « est un tragi-comédien, en attendant
l’invention d’un terme meilleur 2 ».
Il existe peu d’études satisfaisantes sur le théâtre de Tolstoï. La plus
complète est peut-être un récent ouvrage du critique soviétique
K. N. Lomounov. Je ne peux m’arrêter que brièvement à quelques-uns des
points principaux. L’intérêt de Tolstoï pour le théâtre s’est étendu sur
presque toute sa carrière ; il a écrit deux comédies en 1863, peu de temps
après son mariage, et il a laissé des projets de pièces dans ses papiers
posthumes. Quand il se mit à apprendre la technique du théâtre, son attitude
envers Shakespeare fut totalement différente de celle qu’il devait adopter
plus tard dans son essai. Avec Goethe, Pouchkine, Gogol et Molière,
Shakespeare fut un des maîtres qu’il étudia avec le plus d’attention. En
février 1870, il écrit à Fet : « Je désire vraiment beaucoup parler de
Shakespeare et de Goethe et du théâtre en général. Tout cet hiver je ne me
suis occupé que de théâtre. »
La Puissance des ténèbres fut composée alors que Tolstoï avait près de
soixante ans et que le conflit intérieur entre l’art et la morale était devenu
violent. De toutes ses pièces c’est probablement la plus connue. Zola, qui
s’occupa de la faire représenter à Paris pour la première fois, en 1886, y
voit le triomphe du théâtre nouveau, la preuve que le « réalisme social »
pouvait atteindre à des effets de grande tragédie. Et, fait assez curieux, ce
fut précisément en tant que tragédie au sens d’Aristote que la pièce agit sur
une sensibilité aussi romantique que celle d’Arthur Symons. La Puissance
des ténèbres est une œuvre extraordinaire ; comme Nietzsche, Tolstoï y
« philosophe à coups de marteau ». La pièce illustre l’énorme don du
concret qu’a Tolstoï, son pouvoir de rassembler une masse écrasante
d’observations exactes. Le sujet véritable en est le paysan russe. « Il y en a
des millions comme toi en Russie, et tous aveugles comme des taupes, ne
sachant rien ! » De leur ignorance naît la bestialité. Les cinq actes se
déroulent avec la froideur implacable d’un acte d’accusation. L’art consiste
tout entier dans l’unité de ton et je ne connais aucune pièce de théâtre dans
la littérature occidentale qui donne une re-création aussi magistrale de la vie
paysanne. Ce fut pour Tolstoï une cruelle déception de voir que les paysans
auxquels il lut la Puissance des ténèbres ne s’y reconnurent pas. Mais,
comme le remarquent les critiques marxistes, s’ils s’y étaient reconnus la
révolution fût venue beaucoup plus tôt.
À son point culminant, la pièce pénètre, au-delà du réalisme, dans une
atmosphère de rituel tragique. La scène grotesque et pourtant lyrique entre
Nikita et Mitrich (que Shaw admirait tant) nous prépare au moment de
l’expiation. Comme Raskolnikov dans Crime et Châtiment, Nikita s’incline
jusqu’à terre, confesse ses crimes et demande pardon « au nom du Christ »
aux témoins frappés de stupeur. Seul son père, Akim, saisit tout le sens de
ce geste : « Ici se fait l’ouvrage de Dieu… » Et avec une intuition
proprement tolstoïenne il fait signe à l’officier de police de rester à l’écart
jusqu’à ce que la vraie loi ait imprimé son fer rouge dans l’âme.
Pour trouver quelque chose de comparable à la Puissance des ténèbres, il
nous faut nous tourner vers les pièces de Synge. Les Fruits de
l’illumination, écrits seulement trois ans plus tard, pour une fête de Noël à
Iasnaï Poliana, indiquent chez Tolstoï la lecture de Molière, de Gogol et
peut-être de Beaumarchais. C’est le Meistersinger de Tolstoï, son unique
grande incursion dans la gaieté. Avec son foisonnement de personnages, son
intrigue mouvementée, son remue-ménage scénique et sa joyeuse satire du
spiritualisme, la pièce pourrait passer pour une franche comédie
d’Ostrovsky ou de Shaw. Nous savons par Aylmer Maude que Tolstoï
désirait que les rôles de paysans fussent joués avec sérieux ; mais le rire est
contagieux et pour une fois la voix du chercheur de vérité est étouffée.
Comme dans la Nuit des rois on sent que l’œuvre a été conçue pour un jour
de fête et pour un petit groupe de spectateurs. Après la première
représentation chez Tolstoï, les Fruits de l’illumination connurent un grand
succès et furent brillamment joués devant le tsar par une aristocratique
troupe d’amateurs.
J’aurais aimé parler avec quelque détail du Cadavre vivant, un drame
envoûtant qui, comme tant d’écrits de Tolstoï et de Dostoïevski, fut inspiré
par une cause judiciaire réelle. Shaw dit de Tolstoï : « De tous les poètes
dramatiques, il a la touche la plus mortelle quand il veut détruire… »
L’atmosphère, et même la technique, sont celles de Strindberg. Mais pour
discuter sérieusement de cette œuvre il faudrait entreprendre un essai sur le
théâtre de Tolstoï.
Nous arrivons enfin à ce fragment colossal, Et la lumière resplendit dans
les ténèbres. La légende veut que Molière ait fait la satire de ses propres
infirmités dans le Malade imaginaire et y ait parodié sa mort prochaine
dans un ironique et macabre mélange de réel et d’imaginaire. Tolstoï fit
quelque chose de plus cruel ; dans sa dernière tragédie, inachevée, il expose
au ridicule et à l’accusation publique ses propres croyances les plus sacrées.
Selon les mots de Shaw, il tourna « l’arme mortelle contre lui-même ».
Nicolas Ivanovitch Saryntsev détruit sa propre vie et la vie de ceux qu’il
aime le plus en cherchant à réaliser un programme de christianisme et
d’anarchie tolstoïens. Et ce n’est pas sous les traits d’un saint martyr qu’il
est peint. Avec une véracité impitoyable, Tolstoï montre l’aveuglement de
l’homme, son égotisme et l’implacable dureté dont peut s’armer un
prophète qui croit avoir reçu la révélation. Il y a des scènes que Tolstoï a dû
écrire dans un état d’affreuse angoisse. La princesse Cheremchanov supplie
Saryntsev de sauver son fils qui va être puni des verges pour avoir adopté la
doctrine de pacifisme et de non-violence de Saryntsev :
« LA PRINCESSE : Ce que je peux vous dire c’est ceci : on l’envoie au bataillon disciplinaire, et je ne
peux pas le supporter. Et c’est à cause de vous… de vous… de vous !

SARYNTSEV : Pas à cause de moi… À cause de Dieu. Et Dieu sait comme j’ai pitié de vous. Ne vous
opposez pas à la volonté de Dieu. Il vous éprouve. Supportez-le humblement.

LA PRINCESSE : Je ne peux pas le supporter humblement. Mon fils est pour moi tout l’univers, et
vous me l’avez pris et vous avez fait sa ruine. Je ne peux pas l’accepter tranquillement. »

À la fin la princesse tue Saryntsev et en mourant le réformateur ne sait


plus si Dieu a vraiment voulu faire de lui Son serviteur.
C’est l’équité de Tolstoï qui donne à la pièce sa force immense. Il présente
le cas des antitolstoïens avec une étrange puissance de persuasion. Dans les
dialogues entre Saryntsev et sa femme (qui semblent faire écho, mot pour
mot, à de semblables débats entre l’auteur et la comtesse Tolstoï) c’est
Marie qui est le plus convaincante. Et cependant c’est précisément au
moyen de leur « absurdité » que les doctrines tolstoïennes doivent être
comprises. Dans Et la lumière resplendit dans les ténèbres comme dans les
derniers autoportraits de Rembrandt nous voyons l’artiste s’efforcer d’être
totalement vrai envers lui-même. Nulle part Tolstoï ne s’est montré plus à
nu.
Mais comment l’œuvre dramatique de Tolstoï s’accorde-t-elle avec
l’image d’un romancier épique et fondamentalement antidramatique ? On
ne peut répondre d’une façon claire et complètement satisfaisante ; mais
dans l’essai sur Shakespeare et le théâtre une lueur nous vient de la
confusion même qui y règne. Tolstoï y affirme que le théâtre est « la sphère
la plus importante de l’art ». Peut-être faut-il voir là une autre manière de
renier son propre passé de romancier ; mais ce n’est pas certain. Pour
mériter ce rang éminent le théâtre « devrait servir à éclairer la conscience
religieuse » et réaffirmer ses origines grecque et médiévale. Pour Tolstoï,
« l’essence » du théâtre est « religieuse ». Si nous étendons le sens de ce
dernier mot jusqu’à y inclure la recherche d’une vie meilleure et d’une
morale plus vraie, nous pouvons voir que la définition convient
parfaitement à l’art de Tolstoï ; car il fait de ses pièces, ouvertement,
l’expression de son programme religieux et social. Dans ses romans, ce
programme est implicite. Dans les pièces – comme sur ces placards et ces
affiches dont Brecht, un des héritiers de Tolstoï, décore sa scène – le
« message » est crié à son de trompe pour une société sourde.
Ce qui est en jeu, ce n’est pas, comme dirait Orwell, « le conflit entre une
attitude religieuse et une attitude humaniste devant la vie 3 », mais plutôt le
conflit entre les doctrines de la maturité de Tolstoï et l’image qu’il se fait de
son œuvre passée. Il a renié ses romans parce qu’il est persuadé que
l’enseignement doit passer avant tout. Mais il sait que Guerre et Paix, Anna
Karénine et les grands récits auront une durée triomphale. Alors il cherche
un réconfort dans la nature ouvertement moralisatrice de ses pièces et
continue à accuser Shakespeare d’avoir déformé et trahi le rôle propre du
théâtre. Pourquoi ce rôle, de moralisateur et de guide, incombe-t-il tout
spécialement au dramaturge ? C’est là un problème que Tolstoï se refuse à
étudier. Bien assez de choses sont en jeu dans son effort obstiné pour
imposer à sa propre vie un principe d’unité.
Mais ne tombons pas dans son piège. Ce n’est pas en un unique examen
du génie de Tolstoï que nous pourrons jamais mettre d’accord l’homme qui
détestait Shakespeare et voyait dans les salles de théâtre des lieux de
perdition et l’auteur d’une brillante comédie et d’au moins deux tragédies
de premier ordre qui toutes révèlent une étude attentive de la technique
dramatique. Tout ce que nous pouvons dire c’est que, lorsqu’il choisissait
Homère et rejetait Shakespeare, Tolstoï exprimait l’essence de sa vie et de
son art.
À la différence de Dostoïevski, qui tira du théâtre un énorme
enseignement mais n’écrivit pas de pièces (sauf quelques fragments en vers
dans son adolescence), Tolstoï écrivit à la fois des romans et des pièces,
mais garda les deux genres strictement séparés. C’est à lui qu’on doit la
tentative la plus ingénieuse et la plus étendue qui fut jamais faite pour
introduire dans l’œuvre imaginaire en prose des éléments épiques. La
confrontation d’Homère et de Shakespeare, dans son essai, est à la fois la
défense du roman tolstoïen et l’incantation d’un vieux magicien qui essaie
de délimiter sa part de salut et en même temps d’exorciser les
enchantements qu’ont accomplis dans le passé ses incomparables sortilèges.

1. Tolstoï à Gorki.
2. George Bernard Shaw, « Tolstoï : Tragedian or Comedian », The Works of Bernard Shaw,
vol. XXIX, Londres, 1930-1938.
3. George Orwell, « Lear, Tolstoy and the Fool », Polemic, VII, Londres, 1947.
TROISIÈME PARTIE

Il faut venir au théâtre…


BALZAC à Mme HANSKA,
23-24 août 1835.
XIII

Ce fut dans la musique que le XIXe siècle réalisa son rêve de créer des
formes tragiques comparables en noblesse et force à celles du théâtre
classique et du théâtre de la Renaissance : dans les accents solennels ou
douloureux des quatuors de Beethoven, dans le Quintette en do majeur de
Schubert, l’Otello de Verdi et, avec une maîtrise consommée, dans Tristan
et Isolde. La grande ambition de ressusciter la tragédie en vers, ambition
qui obséda le mouvement romantique, demeura vaine. Quand, une fois de
plus, le théâtre reprit vie, avec Ibsen et Tchekhov, les vieux styles héroïques
avaient irrémédiablement changé. Et cependant le siècle a engendré, en la
personne de Dostoïevski, un des grands maîtres de la tragédie. Quand
l’esprit redescend le cours du temps, à partir du Roi Lear et de Phèdre, il
s’arrête avec une immédiate certitude au moment – et à ce seul moment –
où il arrive à l’Idiot, aux Possédés et aux Frères Karamazov. Comme dit
Viatcheslav Ivanov quand il cherche à le définir, Dostoïevski est « le
Shakespeare russe ».
Malgré la grandeur de sa poésie lyrique et de son art romanesque, le
XIXe siècle voyait dans le théâtre le genre littéraire par excellence. Il y a à

cela des raisons historiques. En Angleterre, Coleridge, Hazlitt, Lamb et


Keats avaient formulé les canons du romantisme au nom du théâtre
élisabéthain ; à la suite de Vigny et de Victor Hugo, les romantiques
français regardèrent Shakespeare comme leur saint patron et choisirent le
théâtre comme champ de bataille dans leur lutte contre les classiques ; la
théorie et la pratique du romantisme allemand, de Lessing à Kleist, furent
hantées par cette croyance que la tragédie de Sophocle et la tragédie de
Shakespeare pouvaient s’amalgamer en une seule et même forme. Pour les
romantiques, le théâtre, à telle époque et dans tel pays, est une pierre de
touche qui permet de juger de l’état de santé de la langue et du corps
social : Shelley écrit dans sa Défense de la poésie « que la plus haute
perfection de la société humaine a toujours correspondu aux plus hautes
réalisations du théâtre ; et que la corruption ou l’extinction du théâtre dans
une nation où il s’est une fois épanoui indique une corruption des mœurs et
l’extinction des énergies qui animent la vie sociale ».
À la fin du siècle, nous trouvons la même idée exprimée dans les essais de
Wagner et incarnée dans la conception même de Bayreuth.
Ces dogmes historiques et philosophiques se reflètent dans la sociologie et
l’économie de la littérature. Le théâtre fut considéré par les poètes et les
romanciers comme le plus sûr moyen d’accès à la renommée et au gain
matériel. En septembre 1819, Keats écrit à son frère, à propos de Otho the
Great :
« À Covent Garden il y a de grandes chances pour qu’il n’ait pas de succès. Mais s’il en avait là
quand même, il me tirerait du bourbier. Je veux parler du bourbier de cette mauvaise réputation
qu’on ne cesse de me faire. Pour les dévots de la mode littéraire mon nom est perdu dans la foule –
je suis un ouvrier tisserand, pour eux – une tragédie me tirerait de ce pétrin. Et c’est bien le pétrin
en ce qui concerne notre bourse 1. »

En imitant de trop près leurs modèles élisabéthains, les romantiques


anglais échouèrent complètement dans leur tentative pour créer un théâtre
vivant. Les Cenci et les tragédies vénitiennes de Byron demeurent comme
les témoignages imparfaits d’un effort obstiné. En France, treize ans
seulement s’écoulent entre la victoire chèrement gagnée d’Hernani et le
fiasco des Burgraves. La brusque floraison du théâtre allemand ne s’étend
pas au-delà de la mort de Goethe. Après 1830, le théâtre et les belles-
lettres 2 en viennent à se séparer de part et d’autre d’un gouffre qui va
s’approfondissant. Malgré les pièces de Browning, jouées par Macready, et
celles de Musset pour qui s’ouvrent peu à peu les portes de la Comédie-
Française, malgré le génie solitaire de Büchner, il faut attendre l’époque
d’Ibsen pour que ce gouffre soit franchi.
Cet état de choses fut gros de conséquences. Les principes de l’art
dramatique – primauté du dialogue et du mouvement, stratégie d’un conflit
où les personnages se révèlent à des moments d’extrême tension, notion de
« l’agon » tragique – furent adaptés à des formes littéraires qui n’étaient pas
conçues pour le théâtre. Une grande partie de l’histoire de la poésie
romantique est l’histoire de la dramatisation du mode lyrique (les
monologues dramatiques de Browning n’en étant que l’exemple le plus
frappant). Il en fut de même pour le roman, où les techniques du théâtre se
mirent à jouer un rôle important. Balzac soutenait qu’un roman ne survivait
au romancier que si celui-ci était capable de dominer « l’élément
dramatique » et Henry James voyait dans le « principe divin » du scénario
la clé de son art.
Le domaine du théâtre est vaste et divers et le roman y a puisé de bien des
manières. Balzac et Dickens usent de l’éclairage et des ombres de la scène ;
ils jouent sur nos nerfs à la façon du mélodrame. L’Âge ingrat et les
Ambassadeurs, par ailleurs, sont des « pièces bien faites » que ralentit et
complique le rythme narratif ; ils nous ramènent au métier de Dumas fils,
d’Augier et à toute la tradition de la Comédie-Française que James étudia
avec tant d’assiduité.
Mais la tragédie se montra un métal récalcitrant pour les alchimistes du
XIXe siècle. Chez bon nombre de poètes et de philosophes nous trouvons des
fragments d’une vision tragique puissante. Baudelaire et Nietzsche en sont
d’indiscutables exemples. Mais nous ne rencontrons que deux fois, je crois,
la réalisation littéraire – la « concrétisation » – d’une vision tragique de la
vie profondément et pleinement exprimée. Dans les deux cas nous avons
affaire à des romanciers. Melville et Dostoïevski. Et nous devons tout de
suite ajouter qu’il est nécessaire de distinguer entre eux en ce qui concerne
la méthode – Melville n’étant tragédien que dans les circonstances
exceptionnelles – et en ce qui concerne la portée humaine. La manière dont
Melville traite la condition humaine est d’une force extraordinaire et peu
d’écrivains ont déployé une richesse de symboles et de décors mieux
appropriés à leur but. Mais la vision est excentrique et coupée des grands
courants de la vie comme un navire est coupé de la terre pendant un voyage
de trois ans. Dans la cosmologie de Melville, les hommes sont à eux-mêmes
des îles et des vaisseaux. Le domaine de Dostoïevski est beaucoup plus
vaste ; il embrasse non seulement les archipels de la vie humaine – les
extrêmes et les solitudes de la déraison – mais aussi les continents. Nulle
part, dans le royaume des mots, le XIXe siècle n’a été plus près de tendre à la
vie le grand miroir de la tragédie qu’il ne l’a fait dans Moby Dick et dans les
Frères Karamazov. Mais la somme et la qualité de la lumière qui y est
rassemblée est loin d’être la même, la différence étant comparable à celle
que nous établissons entre les œuvres de Webster et celles de Shakespeare.
Dans cette partie consacrée à Dostoïevski je veux présenter les aspects de
son génie qui nous permettent de reconnaître dans Crime et Châtiment,
l’Idiot, les Possédés, les Frères Karamazov l’architecture et la substance de
la tragédie. Ici, comme pour l’épopée tolstoïenne, l’étude de la technique
mène directement et logiquement à une discussion sur la métaphysique de
l’écrivain. Mais il faut partir du texte.
Parmi les premiers écrits de Dostoïevski il semble qu’il y ait eu deux
drames ou fragments de drames. Ni l’un ni l’autre n’ont survécu, que je
sache. Mais nous savons fort bien qu’il travailla à un Boris Godounov et à
une Marie Stuart dans le courant de 1841. Le thème de Boris faisait partie
du fond de la littérature dramatique russe et Dostoïevski connaissait
sûrement le Démétrius le Prétendant d’Alexandre Soumarokov et le Boris
Godounov de Pouchkine. Mais le fait d’avoir joint à Boris la reine d’Écosse
indique l’influence de Schiller. Ce dernier fut un des « esprits gardiens » du
génie de Dostoïevski ; le romancier confiait à son frère que le seul nom de
Schiller était « un mot de passe intime et chéri, qui éveille des souvenirs et
des rêves sans nombre ». Il connaissait certainement Marie Stuart et le
Démétrius inachevé – un fragment magnifique qui aurait bien pu devenir le
chef-d’œuvre de Schiller. Nous ne pouvons dire jusqu’où Dostoïevski mena
sa tentative de mettre au théâtre l’histoire de Boris, mais des échos de
Schiller et du Démétrius résonnent dans les Possédés.
Que l’idée du théâtre continuât à occuper l’esprit de Dostoïevski et qu’il
ait eu, même, quelque manuscrit en train, la chose est prouvée par une
remarque dans une lettre à son frère datée du 30 septembre 1844 :
« Tu dis que mon salut est dans ma pièce. Mais elle ne sera pas jouée avant longtemps et il se
passera plus de temps encore avant qu’elle ne me rapporte de l’argent. »

À cette époque, il avait traduit Eugénie Grandet et presque terminé les


Pauvres Gens. Mais son attirance vers le théâtre durait encore ; dans l’hiver
1859 il parle de projets pour une tragédie et une comédie ; et tout à fait vers
la fin de sa période créatrice, dans l’été de 1880, alors qu’il travaille au
livre XI des Frères Karamazov, il se demande s’il ne pourrait pas faire une
pièce avec un des épisodes principaux du roman.
Sa connaissance de la littérature dramatique était profonde et très étendue.
Il s’était plongé dans les œuvres de Shakespeare et de Schiller, les divinités
traditionnelles du panthéon romantique. Mais Dostoïevski connaissait et
admirait aussi le théâtre français du XVIIe siècle. En janvier 1840 il écrit à
son frère une lettre d’un intérêt extraordinaire :
« Mais dis-moi, je te prie, comment, quand tu parlais de la forme, tu as pu avancer que ni Racine ni
Corneille ne pouvaient nous plaire, parce que leur forme est mauvaise ? Malheureux ! Et tu ajoutes
avec une telle effronterie : “Ne crois-tu pas, alors, que tous les deux étaient de mauvais poètes ?”
Racine pas poète – Racine l’ardent, le passionné, le Racine idéaliste, pas poète ! Tu oses poser
cette question ? As-tu lu son Andromaque, dis ? As-tu lu son Iphigénie ? Voudrais-tu par hasard
prétendre que ce n’est pas splendide ? Et l’Achille de Racine n’est-il pas de la même race que celui
d’Homère ? Je te l’accorde, Racine a emprunté à Homère, mais de quelle manière ! Quelles
merveilles que ses femmes ! Je t’en prie, essaie de le comprendre… Frère, si tu ne reconnais pas
que Phèdre est de la plus haute, de la plus pure poésie, je ne sais pas ce que je vais penser de toi.
Voyons ! il y a là la force d’un Shakespeare, même si la matière est du plâtre de Paris et pas du
marbre.
Et à présent, Corneille… Quoi, tu ne sais pas que Corneille, avec ses figures titanesques et son
génie romantique, égale presque Shakespeare ? Malheureux ! Ne sais-tu pas que c’est moins de
cinquante ans après ce misérable et inepte Jodelle (auteur de cette ignoble Cléopâtre) et après
Ronsard, un avant-coureur de notre Trediakovski, que Corneille a fait son apparition, et qu’il était
presque contemporain de Malherbe, cet insipide versificateur ? Comment peux-tu exiger de lui une
forme ? Autant lui demander d’avoir emprunté sa forme à Sénèque. As-tu lu son Cinna ? Devant le
personnage divin d’Octave, que deviennent Karl Moor, Fiesco, Tell, Don Carlos ? Cette œuvre eût
fait honneur à Shakespeare… As-tu lu le Cid ? Lis-le, malheureux, et tombe à genoux dans la
poussière devant Corneille. Tu as blasphémé contre lui. En tout cas, lis-le. Que signifie le
romantisme, s’il n’atteint pas son plus haut sommet dans le Cid ? »

C’est là un document remarquable, écrit – on doit s’en souvenir – par un


admirateur passionné de Byron et de Hoffmann. Remarquons le choix
d’épithètes pour Racine : « Ardent », « passionné », « idéaliste ». Le
jugement sur la grandeur de Phèdre est indiscutablement bien fondé (le fait
que Schiller avait traduit la pièce peut avoir renforcé l’opinion de
Dostoïevski). Le passage sur Corneille est encore plus révélateur. Que
Dostoïevski ait lu la Cléopâtre de Jodelle est déjà assez stupéfiant ; ce qui
est extraordinaire c’est qu’il s’y réfère pour défendre le côté archaïque et
fruste de la technique de Corneille. Il voit, en outre, que le Corneille du
début a plus de rapports avec Sénèque qu’avec la tragédie grecque et que
cela permet de le comparer à Shakespeare. Enfin, il est du plus grand intérêt
que Dostoïevski associe Corneille, et particulièrement le Cid, à la notion de
romantisme. Ces vues s’accordent avec certaines vues modernes sur
Corneille, telles que celles de Brasillach, et avec l’idée contemporaine qu’il
y avait des accents « romantiques » dans l’idéal héroïque, la couleur
espagnole et l’exubérance verbale du préclassicisme français.
Bien que Dostoïevski ne perdît jamais le contact avec Racine – « c’est un
grand poète, que vous le vouliez ou non », dit le héros du Joueur –,
l’influence de Corneille fut la plus pénétrante. Nous trouvons, par exemple,
dans les brouillons et les notes pour la dernière partie des Frères
Karamazov : « Grouchenka Svetlova. Katia : Rome unique objet de mon
ressentiment », le premier vers des imprécations de Camille dans Horace.
Dostoïevski rassemblait peut-être autour de ce vers la matière de la
rencontre entre Grouchenka et Katia dans la prison de Dmitri. Le vers
d’Horace donne la note de haine implacable qui convient ici :
« Katia se dirigea vivement vers la porte, mais quand elle fut près de Grouchenka elle s’arrêta
brusquement, devint blanche comme de la craie et gémit doucement, presque dans un murmure :
“Pardonne-moi !” »

Grouchenka la regarda fixement et, après un silence, répondit d’une voix


pleine d’atroce rancune, venimeuse :
« — Nous sommes pleines de haine, ma fille, toi et moi ! Nous sommes toutes les deux pleines de
haine. Comme si nous pouvions nous pardonner l’une à l’autre ! Sauve-le, et je t’adorerai toute ma
vie.
— Tu ne lui pardonneras pas ! s’écria Mitia, avec une violence amère. »

Mais il se pourrait aussi que la note énigmatique se rapporte au brusque


désir de vengeance de Katia et à son témoignage à charge au cours du
procès. Quoi qu’il en soit c’est à ses souvenirs de Corneille que le
romancier fait appel pour cristalliser et fixer une étape de sa propre
création. Le texte de Corneille avait littéralement pénétré la substance de
l’esprit de Dostoïevski.
Prenons cela comme une des nombreuses illustrations de notre sujet
principal : plus, peut-être, que chez tout autre romancier de grandeur
comparable, la sensibilité de Dostoïevski, ses formes d’imagination et ses
ressources d’écrivain étaient saturées de théâtre. Le rapport de Dostoïevski
avec le théâtre est analogue en profondeur et en étendue à celui de Tolstoï
avec l’épopée. Il caractérise son génie propre aussi fortement qu’il l’oppose
à celui de Tolstoï. L’habitude qu’avait Dostoïevski – comme Dickens – de
mimer ses personnages quand il écrivait est le signe extérieur d’un
tempérament dramatique. Sa maîtrise de l’atmosphère tragique, sa
« philosophie tragique » étaient les expressions spécifiques d’une sensibilité
qui expérimentait et traduisait dramatiquement ce qui la touchait. Il en fut
ainsi toute sa vie, depuis l’adolescence et la représentation théâtrale
racontée dans Souvenirs de la maison des morts jusqu’à l’usage délibéré et
précis qu’il fait de Hamlet et des Brigands de Schiller pour diriger la
dynamique des Frères Karamazov. Thomas Mann dit des romans de
Dostoïevski qu’ils sont des « drames colossaux, scéniques dans presque
toute leur structure ; une action qui bouleverse les profondeurs de l’âme
humaine, souvent tassée en quelques jours, y est représentée en dialogues
fiévreux et surréalistes 3 ». On reconnut de bonne heure que ces « drames
colossaux » pouvaient être portés à la scène ; la première représentation de
Crime et Châtiment eut lieu à Londres en 1910. Parlant des Karamazov,
Gide écrit : « De toutes les créations de l’imagination ou de tous les héros
de l’histoire, il n’en est point qui méritent davantage d’y monter [sur la
scène 4]. »
Chaque année, la liste des adaptations à la scène des romans de
Dostoïevski s’allonge. Au cours de l’hiver 1956-1957 neuf « pièces de
Dostoïevski » furent représentées à Moscou. On a écrit des opéras sur des
librettos dostoïevskiens ; entre autres le Joueur de Prokofiev, les Frères
Karamazov d’Otakar Jeremias et la bizarre, mais profondément émouvante,
De la maison des morts de Janáček.
Des lecteurs aussi différents l’un de l’autre que Suarès et Berdiaev,
Chestov et Stefan Zweig ont recouru au vocabulaire du théâtre pour parler
de Dostoïevski. Mais c’est seulement après la publication (et la traduction
partielle) des archives dostoïevskiennes qu’il est devenu possible à la
généralité des lecteurs d’observer la constance de l’élément dramatique
dans la méthode du romancier. On peut maintenant montrer en détail que
Crime et Châtiment, l’Idiot, les Possédés, les Frères Karamazov furent
conçus selon le « principe du scénario » de James. Souvent, quand on
écoute ainsi le romancier accorder son instrument avant d’écrire son livre,
on a l’impression que Dostoïevski écrivait d’abord des pièces, gardait la
structure essentielle du dialogue, puis développait les indications scéniques
(clairement reconnaissables dans les brouillons) pour en faire sa prose
narrative telle que nous la connaissons à présent. Là où sa technique
romanesque apparaît insuffisante, nous découvrons d’ordinaire que la
matière, ou le contexte du moment, ne se prête pas au traitement
dramatique.
Cela ne signifie pas que l’œuvre achevée et publiée doive se juger à la
lumière de ces exercices préliminaires et strictement privés. Il s’agit ici non
de juger, mais de comprendre. « L’idéal de la critique », dit Kenneth Burke,
c’est avant tout « de se servir de tout ce qui est là pour qu’on s’en serve 5 ».

1. The Letters of John Keats, éd. par M. B. Forman, Oxford, 1947.


2. En français dans le texte. (N.d.T.)
3. Thomas Mann, « Dostojewski Mit Maassen », Neue Studien, Stockholm, 1948.
4. André Gide, Dostoïevski, Paris, 1923.
5. Kenneth Burke, The Philosophy of Literary Form, New York, 1957.
XIV

Chez Dostoïevski, le choix du sujet exprime invariablement son penchant


pour le théâtre. Tourgueniev commence par l’image d’un personnage ou
d’un petit groupe de personnages ; l’intrigue naît logiquement de leur
situation et de leur confrontation. Dostoïevski, au contraire, voit d’abord
l’action ; à la racine de sa création se trouve l’événement tragique.
Toujours, il commence par quelque bref cataclysme, quelque violente rafale
qui, en disloquant l’existence normale, provoque un « moment de vérité ».
Chacun des quatre grands romans de Dostoïevski est axé sur un meurtre ou
y trouve son apogée.
On pense – à la lumière de l’Orestie, d’Œdipe, de Hamlet, de Macbeth – à
l’antique lien qui n’a cessé d’exister entre le meurtre et la forme tragique.
Peut-être y a-t-il là, comme l’ont supposé les anthropologues, des souvenirs
brumeux mais indélébiles de rites sacrificiels. Peut-être le mouvement
oscillant qui va du meurtre au châtiment n’est-il que le symbole du
mouvement qui va de l’acte de désordre à l’état de réconciliation et
d’équilibre et que nous associons à la notion même du tragique. D’autre
part, le meurtre met fin à ce que la vie a de privé ; la logique des choses
veut que la porte de la maison d’un assassin puisse être à tout instant
forcée ; on ne lui laisse que trois murs, et c’est une autre manière de dire
qu’il vit « en scène ».
Dostoïevski ne tire pas ses drames des meurtres de l’histoire ou de la
légende. Il les tire, et jusqu’aux menus détails, de crimes contemporains de
ce genre de faits divers sur lequel Stendhal a fondé le Rouge et le Noir.
Dostoïevski était un dévoreur de journaux ; la difficulté de se procurer des
journaux russes à l’étranger est un thème qui revient sans cesse dans ses
lettres. Ce que l’histoire fut pour Tolstoï, la presse le fut pour Dostoïevski.
Il trouvait dans les journaux une confirmation de sa propre vision violente
de la réalité. Dans une lettre à Strakhov (1869) il remarque :
« Dès qu’on ouvre un journal, on y trouve des comptes rendus de faits parfaitement authentiques et
qui néanmoins vous frappent par leur caractère extraordinaire. Nos écrivains les trouvent
incroyables et n’en tiennent aucun compte ; et pourtant la vérité est là, puisque le fait est là. Mais
qui se soucie de les étudier, de les noter, de les décrire ? »

Le rapport entre Crime et Châtiment et un fait réel est paradoxal et assez


terrifiant. Le thème général du roman semble avoir évolué dans l’esprit de
Dostoïevski pendant sa captivité en Sibérie. La première partie fut publiée
dans le Messager russe de janvier 1866. Immédiatement après, le
14 janvier, un étudiant de Moscou assassina un usurier et sa servante dans
des circonstances exactement semblables à celles qu’avait imaginées le
romancier. Rarement la nature imite l’art avec tant de rapidité et de
précision.
L’assassinat du joaillier Kalmykov par un jeune homme du nom de
Mazourine en mars 1867 a fourni la matière du meurtre de Nastasia
Philipovna par Rogojine dans l’Idiot. Plusieurs des détails fameux – le
vêtement ciré, le désinfectant, la mouche qui bourdonne au-dessus du corps
de Nastasia – sont exactement ceux que donnent les comptes rendus du
crime dans les journaux. Là encore, les rapports entre la matière brute de
l’actualité et l’œuvre d’art sont complexes et curieusement bilatéraux. Une
mouche bourdonnante apparaît aussi dans la chambre de l’assassin que
Raskolnikov voit en rêve ; et quand il s’éveille une grosse mouche bat
réellement contre les vitres de sa fenêtre. Autrement dit, les circonstances
authentiques de l’affaire Kalmykov correspondaient à celles que
Dostoïevski avait imaginées auparavant ; comme dans le rêve de
Raskolnikov, la mouche bourdonnait simultanément dans la « réalité
extérieure » et dans la symbolique du roman. Pouchkine a chanté ce genre
de coïncidences dans le Prophète (un poème que Dostoïevski citait souvent)
et Dostoïevski s’appuyait sur des parallélismes de cet ordre quand il
cherchait les liens qui existaient entre l’épilepsie et la clairvoyance. On
pense aussi à la mouche qui bourdonne au-dessus du prince André dans le
livre XI de Guerre et Paix et qui rappelle le mourant au sentiment de la
réalité.
La part de fait réel dans la genèse des Possédés est d’origine encore plus
diverse. Comme nous le savons, la structure du roman représente un
compromis instable entre des fragments tirés du cycle que l’auteur projetait
sur la Vie d’un grand pécheur et un sujet tiré d’un crime politique. La
tentative d’assassinat de Karakozov contre le tsar, en avril 1866, figure
parmi les premiers mobiles de Dostoïevski, mais ce fut le meurtre d’un
étudiant, Ivanov, sur l’ordre du leader nihiliste Netchaïev, le 21 novembre
1869, qui fournit au romancier le noyau narratif. Épluchant tous les
journaux russes qu’il pouvait se procurer à Dresde, Dostoïevski suivit
l’affaire Netchaïev avec une attention passionnée. Une fois de plus, il eut
l’étrange sensation d’avoir prévu le crime, d’avoir anticipé, par son
intuition et en vertu de sa philosophie politique, la progression nécessaire
du nihilisme au meurtre. Dans de grandes parties des brouillons, Pierre
Stepanovitch Verkhovensky est désigné simplement par le nom de
« Netchaïev ». Dans une lettre à Katkov, d’octobre 1870, le romancier
déclare qu’il ne copie pas le crime réel et que son personnage imaginaire
pourrait, après tout, ne pas ressembler au brillant et féroce nihiliste. Mais
les notes et les ébauches montrent clairement que Dostoïevski considérait et
développait son thème dans le contexte de la mort d’Ivanov et de la
philosophie attribuée à Netchaïev. Tandis que l’ouvrage avançait, la réalité
vint y apporter un autre thème important. Les incendies allumés à Paris
pendant la Commune firent sur Dostoïevski une profonde impression et lui
rappelèrent le grand incendie de Saint-Pétersbourg en 1862. De là, dans le
roman, l’incendie qui détruit une partie de la ville et entraîne la mort de
Lisa.
Le procès de Netchaïev commença en juillet 1871 et Dostoïevski
emprunta des détails saillants aux comptes rendus d’audience pour les
derniers chapitres des Possédés. Même au stade final, il pouvait incorporer
à son œuvre des éléments étrangers et tout à fait fortuits. Les brouillons
révèlent, par exemple, que le fameux cri de Virginsky après le meurtre de
Chatov – « Ce n’est pas ça ; non, pas ça du tout » – provient d’une lettre
écrite par le publiciste conservateur T. I. Philippov. On peut dire que la
critique à faire sur le plan des Possédés c’est qu’il était trop « ouvert », trop
sensible à l’influence des événements contemporains. La vision d’ensemble
se fragmente et le dessin narratif se brouille par moments. D’autre part il est
rare que les intuitions et les craintes d’un prophète se réalisent bel et bien,
d’une manière mélodramatique, sous ses propres yeux ; dans le cas des
Possédés ce fut précisément ce qui se passa.
S’il y a dans les Possédés des accents prophétiques, il y a dans les Frères
Karamazov une part de souvenir. Le père de Dostoïevski fut assassiné par
trois serfs dans des circonstances que certains critiques ou psychologues ont
jugées comparables à celles qui sont décrites dans le roman. Mais il y a
dans la manière dont Dostoïevski traite le thème du parricide des éléments
philosophiques et des éléments de faits plus récents. Pour lui comme pour
Tourgueniev et Tolstoï – dont les Deux Hussards fut d’abord intitulé Père et
Fils – la lutte entre les générations, entre les libéraux des années 1840 et
leurs héritiers radicaux, était le thème russe dominant. Dans cette lutte, le
parricide était le symbole de l’absolu. En outre, en composant son roman,
Dostoïevski revint à un fait divers 1 qu’on trouve dans Souvenirs de la
maison des morts. Il eut pour compagnon de captivité un noble, Ilinsky,
accusé à tort d’avoir assassiné son père dans la ville de Tobolsk. Ilinsky fut
innocenté après quelque vingt ans de bagne ; et Tobolsk figure bien, en
effet, dans certaines des premières notes prises pour le roman.
Deux affaires criminelles contemporaines furent également utilisées par
Dostoïevski pour le meurtre de Fiodor Pavlovitch Karamazov. Dans les
brouillons, il est plusieurs fois question de l’assassinat d’un certain von Zon
par une bande de criminels en novembre 1869. En mars 1878, Dostoïevski
assista au procès de Vera Zasoulitch qui avait tenté d’assassiner le préfet de
police bien connu, Trepov. Il en tira des matériaux pour le procès de Dmitri
Karamazov ; dans son esprit il existait un lien spirituel entre le parricide et
l’attentat terroriste contre le tsar – le père – ou l’un de ses représentants,
désignés par lui.
Un autre thème de grande importance dans le roman c’est le
comportement criminel envers de petits enfants – inverse symbolique du
parricide. Je reviendrai en détail sur les sources littéraires de ce thème et sur
ce qu’il implique ; mais il vaut la peine de noter, dès à présent, que nombre
des atrocités énumérées par Ivan Karamazov dans l’accusation qu’il porte
contre Dieu étaient tirées des journaux de l’époque et des dossiers
judiciaires. Certaines furent d’abord relatées par Dostoïevski dans son
Journal d’un écrivain ; d’autres vinrent à sa connaissance alors qu’une
partie du roman était déjà écrite. Deux en particulier, l’affaire Kroneberg et
le procès Brunst, qui se déroula à Kharkov en mars 1879, lui fournirent
quelques-uns des détails les plus odieux. Le livre IX, L’Instruction, n’était
pas prévu dans le plan du roman ; il est le résultat de la rencontre de
Dostoïevski avec A. F. Kony, rencontre qui permit au romancier de
comprendre d’une manière plus complexe et plus profonde l’action de la
justice. Un des curieux contacts fortuits entre Dostoïevski et Tolstoï voulut
que ce fût Kony qui, à l’automne 1887, suggéra à Tolstoï l’intrigue de
Résurrection.
Ce sont là, schématiques et abrégés, quelques-uns des principaux
éléments qui constituent l’arrière-plan de réalité dans les grands romans de
Dostoïevski. Ils indiquent clairement que l’imagination du romancier
cristallisait autour d’un noyau d’action violente, autour d’incidents tous très
semblables par leur nature et leur potentiel de poésie tragique. La
progression du crime au châtiment par la voie de la recherche et de la
découverte morales – dans Œdipe, Hamlet, ou les Frères Karamazov – est
un thème qui contient en soi les formes de la tragédie. Le contraste avec le
choix que fait Tolstoï de ses matériaux et de ses moyens est radical et
instructif.
Les techniques de Dostoïevski et les caractéristiques de son art naissent
des exigences d’une forme dramatique. Le dialogue s’intensifie jusqu’au
geste ; tout détail narratif superflu est écarté pour laisser au conflit des
personnages sa nudité et sa valeur exemplaire ; la loi de la composition est
celle du maximum d’énergie déchaîné dans la plus petite étendue possible
d’espace et de temps. Un roman de Dostoïevski est l’exemple parfait de la
« totalité d’action » selon la définition hégélienne de la tragédie. Les
brouillons et les notes démontrent, sans laisser le moindre doute, que
Dostoïevski imaginait et composait dramatiquement. Considérons, par
exemple, ces deux entrées tirées des esquisses préliminaires pour les
Possédés :
« Explication entre Lisa et Chatov –
et apparition de Netchaïev dans le style de Khlestakov
et de la forme dramatique –
Et le départ au moyen de différentes scènes toutes reliées entre elles et formant un seul nœud. »

La référence à Khlestakov, le héros de l’Inspecteur général de Gogol, est


d’une signification évidente. Tandis qu’il traçait les grandes lignes de son
sujet, Dostoïevski imaginait ses personnages et ses situations comme s’ils
étaient sur la scène. La note relative à Netchaïev-Verkhovensky est due à un
phénomène de résonance, la comédie de Gogol jouant le rôle de diapason.
Ou bien prenons cette note dans laquelle Dostoïevski – comme Henry
James – engage un dialogue avec lui-même :
« La difficulté ne vient-elle pas de la méthode narrative ? Après “préparez-vous pour votre
anniversaire chez les Drozdov et Lisa” ne faudrait-il pas continuer dramatiquement ? »

Dans la mesure où le peut la prose romanesque, n’est-ce pas précisément


ce que fait Dostoïevski ?
Comme nous le verrons plus en détail, le tempérament dramatique est
contenu implicitement dans le ton et les singularités sans équivoque du
narrateur dostoïevskien. La voix parle en style direct et, dans ce qui est
peut-être le plus dostoïevskien des livres, les Mémoires écrits dans un
souterrain, les rapports entre le « Je » et le public s’expriment en langage
dramatique. Dans une lettre à Schiller, de décembre 1797, Goethe remarque
que les romans épistolaires sont, par leur nature même, « totalement
dramatiques ». Cette remarque s’applique au premier roman de Dostoïevski.
Les Pauvres Gens se déroulent sous forme de lettres et peuvent représenter
une transition entre l’espoir qu’avait Dostoïevski d’écrire pour le théâtre et
l’adaptation qu’il fit plus tard du scénario au roman. Cherchant à préciser
les distinctions entre les genres littéraires, Goethe, dans la même lettre,
ajoute : « Les romans racontés (erzählende) mêlés de dialogue seraient
impardonnables » (et c’est le dialogue de théâtre qu’il a dans l’esprit).
Crime et Châtiment, l’Idiot, les Possédés, les Frères Karamazov allaient lui
donner tort. Ces romans sont, au sens littéral du mot, des « imitations »
d’action tragique. Le dialogue s’y trouve chargé du maximum de
signification ; il devient ce que R. P. Blackmur appelle « le langage-geste ».
La prose qui l’accompagne voile mais ne cache jamais entièrement le dessin
scénique ; elle sert en quelque sorte d’indication de scène introduite dans le
texte même.
La justesse d’une telle interprétation de Dostoïevski se trouve
abondamment prouvée dans tous ses grands romans. Mais nulle part le récit
n’apparaît plus complètement pénétré des règles et des valeurs du théâtre
que dans les premiers chapitres de l’Idiot. Ces chapitres, on se le rappellera,
couvrent une période de vingt-quatre heures.

1. En français dans le texte. (N.d.T.)


XV

Les problèmes de temps, en littérature, sont complexes. Le poème épique


donne l’impression de la longue durée. En fait, l’action, tant dans l’Iliade
que dans l’Odyssée, ne dure que cinquante jours environ ; et bien que la
chronologie exacte de la Divine Comédie soit sujette à discussion, il
apparaît assez clairement que le poème n’embrasse pas plus d’une semaine.
Mais l’épopée use de règles qui retardent l’action : la saga ou le récit du
passé solennellement introduit dans l’histoire qui se déroule, les longues
parenthèses où l’histoire antérieure d’un objet ou d’un personnage est
rappelée, le rêve, la descente aux enfers – toutes choses qui suspendent
momentanément la marche de l’action principale. Ces éléments, qui selon
les mots de Goethe « séparent l’action de son but », étaient déjà, dans la
théorie grecque, reconnus comme essentiellement épiques. Ils caractérisent
un genre littéraire dont les instruments principaux sont le rappel du passé et
la prédiction de l’avenir.
C’est le contraire au théâtre. Mais les raisons de ce fait ont été obscurcies
par toute la glose dont la Renaissance et la période classique ont chargé les
fameuses observations d’Aristote sur « l’unité de temps ». En fait, on lit
dans la Poétique que « la tragédie s’efforce autant que possible de tenir
dans une seule révolution du soleil, ou à peu près » – remarque destinée,
comme le souligne Humphry House dans son pénétrant commentaire, à
renforcer « la comparaison élémentaire entre deux œuvres de longueur
concrète différente, un poème épique ayant plusieurs milliers de vers et une
tragédie guère plus de 1600 environ 1 ». Contrairement à certaines théories
classiques, rien n’indique dans la pratique que sur le théâtre grec la durée de
la représentation était égale à celle des événements imaginaires. Dans les
Euménides, dans les Suppliantes d’Euripide et sans doute dans Œdipe à
Colone, il y a des intervalles de temps substantiels entre les divers épisodes.
Ce qu’Aristote entendait par la notion des unités – l’unité d’action dominant
tout – c’était le fait que la tragédie concentre, comprime et isole de la
matière diffuse de la vie normale un conflit rigoureusement limité et
artificiellement « totalitaire ». Manzoni le voyait bien quand il rejetait
l’interprétation d’Aristote telle que l’avait formulée, le premier, Castelvetro.
Dans sa Lettre à M. C. sur l’unité de temps et de lieu dans la tragédie, il
remarque que les « trois unités » sont une manière de dire que la tragédie
contracte et intensifie les coordonnées d’espace et de temps de la réalité au
point même de les déformer pour atteindre son effet total. Elle transforme
en une action rectiligne ce qui d’ordinaire est discontinu et entremêlé.
L’auteur dramatique travaille avec le rasoir d’Occam ; il ne garde rien de
ce qui n’est pas strictement nécessaire et lié à l’action (où est la femme de
Lear ?). Comme le soutient le Dr Johnson dans sa Préface à Shakespeare,
« rien n’est essentiel à l’histoire à part l’unité d’action ». Si celle-ci est
maintenue, même des laps de temps importants n’affaibliront pas l’illusion
dramatique. En fait, les pièces historiques de Shakespeare nous montrent
que la juxtaposition de la durée de l’intrigue et de la durée de la
représentation est riche en effets dramatiques.
Le roman a hérité ces complexités et ces malentendus ; il est possible de
distinguer entre les romanciers que leur conception du temps incline au
mode épique et ceux qui perçoivent le temps selon le mode dramatique.
Car, bien que le roman soit lu et non récité ou représenté, « une pièce lue,
comme le dit le Dr Johnson, touche l’esprit comme une pièce jouée ».
Réciproquement, un roman lu touche l’imagination comme une action vue.
Ainsi, pour le romancier tout autant que pour l’auteur dramatique, le
problème du temps réel et du temps imaginaire ne cesse jamais de se poser.
La solution la plus ingénieuse et la plus délibérée est celle de l’Ulysse de
Joyce dans lequel une durée d’un jour – et de ce fait dramatique – est fixée
à un sujet dont la structure et les associations sont ouvertement épiques.
Dostoïevski perçoit le temps en poète dramatique. Dans ses carnets de notes
pour Crime et Châtiment, il pose la question : « Qu’est-ce que le temps ? »
Et il répond : « Le temps n’existe pas ; le temps est une série de nombres, le
temps est le rapport de l’existant au non-existant. » D’instinct, il concentre
une multitude d’actions entremêlées dans le temps le plus bref qui soit
plausible. Cette concentration contribue singulièrement à l’impression de
cauchemar, de gestes et de paroles dépouillés de tout ce qui atténue et
ralentit. Tandis que Tolstoï procède lentement, graduellement, Dostoïevski
tord et contracte le temps. Il le vide de ces intervalles de loisir qui peuvent
modérer ou réconcilier. Délibérément, il bourre d’action autant les nuits que
les jours, de peur que le sommeil n’étouffe les rages ou ne dissipe les
haines. Ses jours et ses nuits, ce sont les jours crispés, hallucinants et les
« nuits blanches » de Saint-Pétersbourg, non pas le vaste et plein midi sous
lequel gît le prince André à Austerlitz ou la profonde nuit semée d’étoiles
où Lévine trouve la paix.
Le fait qu’une grande partie de l’Idiot se passe en vingt-quatre heures, que
la masse d’incidents narrés dans les Possédés ne couvre que quarante-huit
heures et que tout, sauf le procès, dans les Frères Karamazov, se passe en
cinq jours, est aussi essentiel à la vision et au but de Dostoïevski que l’est la
terrifiante brièveté du temps qui sépare le roi Œdipe d’Œdipe le mendiant.
La vitesse à laquelle écrivait parfois Dostoïevski (la première partie de
l’Idiot fut rédigée en vingt-trois jours) est comme la contrepartie matérielle
du rythme précipité de l’intrigue.
La première phrase de l’Idiot marque l’allure : « Vers la fin de novembre,
à neuf heures du matin, dans une atmosphère de neige fondue, le train de
Varsovie approchait à toute vitesse de Saint-Pétersbourg. » Par une de ces
coïncidences qui font partie essentielle de la présentation chez Dostoïevski,
le prince Muichkine et Rogojine sont assis en face l’un de l’autre dans un
compartiment de troisième classe. Ce voisinage est significatif, car
Muichkine et Rogojine figurent deux aspects de ce qui était originairement
un seul personnage complexe. L’usage que le romancier fait ici de
« doubles » est plus subtil que dans Goliadkine, un récit hoffmannesque du
début de sa carrière, mais ces deux hommes n’en sont pas moins des
doubles. On peut suivre la séparation de Muichkine et de Rogojine à travers
toutes les étapes de tâtonnement dans les brouillons du roman. Au début,
Muichkine est une figure ambiguë, byronesque – une ébauche du
Stavroguine des Possédés. En lui, comme au cœur de la métaphysique de
Dostoïevski, le bien et le mal sont indissolublement entremêlés ; associés à
son nom nous trouvons des termes tels que « meurtre », « rapt »,
« suicide », « inceste ». Jusque dans la septième version schématique de
l’Idiot, l’auteur se demande : « Qui est-il ? une effrayante canaille ou un
mystérieux idéal ? » Puis la grande clarté flamboie sur la page du carnet de
notes : « Il est un prince. » Et, quelques lignes plus bas : « Prince, innocent
(avec les enfants) 2 ?! » Voilà qui semblerait décisif. Pourtant le cas de
Stavroguine et d’Aliocha Karamazov montre que dans le langage de
Dostoïevski ce titre princier a des résonances assez ambiguës.
Muichkine est une figure composite ; nous arrivons à discerner en lui
quelque chose du Christ, de Don Quichotte, de Pickwick et des simples
d’esprit sacrés de la tradition orthodoxe. Mais ses liens avec Rogojine sont
sans équivoque. Rogojine est le péché originel de Muichkine. Dans la
mesure où le prince est humain, et par conséquent est héritier de la Chute,
les deux hommes doivent rester des compagnons inséparables. Ils entrent
ensemble dans le roman et en sortent par une fatalité commune. Dans la
tentative de meurtre de Rogojine contre Muichkine il y a le déchirement du
suicide. Leur inextricable mélange est une parabole dostoïevskienne sur la
nécessité du mal au seuil de la connaissance. Quand Rogojine lui est enlevé,
Muichkine sombre à nouveau dans l’idiotie. Sans les ténèbres, comment
saisirions-nous la nature de la lumière ?
Dans le compartiment du train, il y a aussi « un homme pauvrement vêtu,
d’une quarantaine d’années, l’air d’un employé, le nez rouge, le visage tout
plein de taches ». Lébédev fait partie de cette foule de personnages
secondaires, grotesques, mais individualisés d’un trait aigu, dont
Dostoïevski entoure ses protagonistes. Engeance citadine, ils se rassemblent
dès qu’ils flairent la moindre odeur de violence ou de scandale et forment à
la fois le public et le chœur. Lébédev descend de l’employé pathétique dans
le Manteau de Gogol et de M. Micawber – un personnage qui a
profondément impressionné Dostoïevski. Comme Marmeladov dans Crime
et Châtiment, Lébiadkine dans les Possédés, le capitaine Snegiriov dans les
Frères Karamazov (leurs noms même racontent tout un monde
d’avilissement), Lébédev court çà et là, quêtant salaire ou humiliation
auprès des riches et des puissants. Lui et sa race vivent comme des parasites
dans la crinière du lion.
La seule chose que Lébédev possède en propre c’est une mine de cancans
qu’il déverse, au début de l’Idiot, sur un rythme entrechoqué, saccadé, qui
rappelle celui du train. Il nous raconte tout ce que nous avons besoin de
savoir sur les Epantchine, avec lesquels Muichkine a un mince lien de
parenté. Il tire du prince une vague allusion à l’ancienneté et à la haute
noblesse des Muichkine (allusion voilée, je suppose, à la lignée royale du
Christ). Lébédev est au courant du gros héritage qui vient d’échoir à
Rogojine. Il ne tarit pas sur la belle Nastasia Philipovna. Il est même
informé des relations de Nastasia avec Totsky et de l’amitié de ce dernier
avec le général Epantchine. Exaspéré par les indiscrétions du petit homme,
Rogojine révèle que lui-même est passionnément épris de Nastasia. La
rapidité du dialogue, sa véhémence brutale nous font passer par ce qui est,
en somme, une façon d’exposition assez sommaire. On nous amène,
littéralement par saccades, à accepter la convention fondamentale du théâtre
– la « publication » au moyen du dialogue des faits et des émotions les plus
intimes.
Le train arrive à Saint-Pétersbourg et Lébédev s’attache à la bande de
Rogojine – une troupe de bouffons, d’épaves, de bravaches qui vivent de la
vitalité démoniaque et des largesses de leur maître. Que Lébédev n’ait rien
de mieux à faire et que Muichkine soit sans gîte et presque sans bagages, ce
sont là des traits caractéristiques de la manière dostoïevskienne. Lionel
Trilling 3 remarque que « toute situation dans Dostoïevski, qu’elle soit
matérielle ou spirituelle, s’établit à partir d’un sentiment de suprématie
sociale et d’un certain nombre de roubles ». Jugement erroné dans la
mesure où il évoque ce pivot que constituent l’argent et une organisation
sociale stable et que nous trouvons en particulier dans les romans de Balzac.
Raskolnikov a terriblement besoin d’un certain nombre de roubles, comme
aussi Dmitri Karamazov ; et il est parfaitement vrai que la fortune de
Rogojine joue un rôle essentiel dans l’Idiot ; mais l’argent en question n’est
jamais gagné d’une manière précise ; il n’a rien à voir avec la routine
rassurante d’un métier ou les sévères méthodes de l’usure dans lesquelles
les financiers de Balzac déploient toutes leurs énergies. Les personnages de
Dostoïevski – même les plus besogneux – ont toujours du loisir pour le
chaos ou pour un total imbroglio imprévu. Ils sont disponibles jour et nuit ;
personne n’a besoin d’aller les débusquer d’une usine ou d’un quelconque
travail régulier. Et surtout, l’emploi qu’ils font de l’argent est étrangement
symbolique et détourné – comme celui qu’en font les rois. Ils le brûlent ou
le portent sur leur poitrine.
Homère et Tolstoï environnent leurs personnages d’une « totalité
d’objets », avec les démarches quotidiennes et les normes protectrices de la
vie ordinaire. Dostoïevski réduit les siens à la nudité de l’absolu ; car dans
la tragédie le nu est en face du nu. « Du point de vue dramatique, dit
Lukács, tout personnage, tout trait psychologique qui ne sont pas
strictement nécessaires à la dynamique vivante du conflit doivent être jugés
superflus 4. » Ce principe régit l’art de Dostoïevski. Muichkine et Rogojine
se séparent à la gare et partent dans des directions différentes ; mais la
« dynamique vivante du conflit » va les forcer à se mouvoir dans des orbites
de plus en plus étroites jusqu’à ce qu’ils se confondent dans une explosion
finale.
Muichkine arrive à la porte du général Epantchine à « onze heures
environ ». Les références de temps, qui reviennent sans cesse, sont dignes
d’attention ; elles permettent au romancier d’exercer un contrôle sur l’allure
hallucinante de son récit. Dans l’antichambre, le prince – qui commence
maintenant à révéler la candeur de sa sagesse – épanche son cœur devant un
valet abasourdi. Si une atmosphère de comédie peut faire naître en nous une
inexprimable tristesse, tout en restant de la comédie, Dostoïevski se montre,
dans cette scène, un maître du genre. Muichkine a le don de perception
fulgurante qu’aurait un ange. Devant lui, ce qui meuble la vie – réticence,
connaissance graduelle, tactique du discours pour gagner du temps ou voiler
sa pensée – tout est écarté. Tout ce que le prince touche est changé non en
or mais en transparence.
Il est mené auprès du général Epantchine par le secrétaire de ce dernier,
Gavrila Ardalionovitch, ou « Gania ». Par une autre de ces coïncidences
propres à la méthode dramatique, il se trouve que ce jour est le vingt-
cinquième anniversaire de Nastasia, et elle a promis d’annoncer si elle
accepte ou non d’épouser Gania. Pour des raisons à lui le général encourage
ce mariage. Nastasia a donné à Gania une grande photographie d’elle et il
l’a apportée à son patron. Ce portrait – un moyen identique prépare l’entrée
de Catherine Nicolaievna dans l’Adolescent – est une de ces « possessions »
matérielles (la croix de Muichkine, le couteau de Rogojine) qui relient les
fils divers et déconcertants du récit et leur donnent de la cohésion.
Muichkine contemple la photographie et la trouve « merveilleusement
belle ». Il semble qu’elle soit plus révélatrice pour lui que pour ceux qui
connaissent effectivement la jeune femme. Interrogé par son hôte, il répète
ce qu’il a entendu dire à Rogojine le matin, dans le train. Là encore,
l’échafaudage de Dostoïevski pour présenter son sujet apparaît un peu trop
visible et forcé ; mais la tension du dialogue et la constante maîtrise de
l’auteur sur une matière dramatique qui a dès maintenant assez solidement
capté notre intérêt empêchent cette impression de prendre de la force.
Les sentiments de Gania sur le projet de mariage sont ambigus. Il sait que
c’est un plan établi par Totsky et le général pour des projets inavouables et
même répugnants. Mais il aspire avidement à la richesse dont les
protecteurs de Nastasia la combleront. Peu après midi et demi Epantchine
quitte la pièce. Il a promis d’aider Muichkine à trouver un gagne-pain et l’a
pressé de se loger dans la famille de Gania. Le secrétaire et « l’idiot »
restent seuls devant le portrait.
« — C’est un visage orgueilleux aussi, terriblement orgueilleux ! Et je… je ne peux pas dire si elle
est bonne ou non. Oh ! si seulement elle était bonne ! Tout irait bien !
— Et vous, est-ce que vous épouseriez une femme comme celle-là, dites ? reprit Gania, sans
quitter de son regard ardent le visage du prince.
— Je ne peux épouser personne, dit Muichkine. Je suis un malade.
— Rogojine l’épouserait-il, croyez-vous ?
— Pourquoi pas ? Sûrement, je crois. Il l’épouserait demain et l’assassinerait huit jours après.
À peine le prince avait-il prononcé le dernier mot que Gania tressaillit d’une manière si effrayante
que le prince faillit crier. »

Tout l’Idiot est latent dans ce dialogue. Muichkine a entrevu l’orgueil


morbide, torturant de Nastasia et il cherche à déchiffrer l’énigme de sa
beauté. « Tout irait bien » si elle était « bonne » (un mot que nous devons
prendre ici dans son sens théologique) ; car ce sont les qualités morales de
Nastasia qui déterminent finalement la vie des autres personnages. Gania a
perçu ce qu’avait d’extraordinairement intense et direct la sympathie du
prince pour la jeune femme ; il comprend obscurément que l’innocence va
droit aux solutions radicales. La pensée d’un mariage entre Muichkine et
Nastasia rôde au seuil de son esprit. Le prince a dit vrai en affirmant qu’il
ne peut pas se marier ; mais ce n’est qu’une vérité matérielle, une
contingence du monde des faits, qui par conséquent ne le lie pas forcément.
Ce qui a fait tressaillir Gania ce n’est pas la crainte qu’il éprouve pour la vie
de Nastasia ; c’est de s’être trouvé soudain face à la clairvoyance sans
appel, à la prophétie spontanée. « L’idiot » prédit le meurtre de Nastasia car
il a perçu chez les êtres et dans les situations des réalités que Gania, qui est
remarquablement intelligent, ou bien n’a pas vues complètement ou bien a
chassées de son esprit apeuré. Que ce simple geste – il « tressaillit d’une
manière si effrayante » – nous oblige à une réflexion aussi explicite et
détaillée, cela indique à quel niveau dramatique a atteint le dialogue.
On nous parle ensuite de l’enfance de Nastasia et de sa liaison, alors
qu’elle était encore presque une enfant, avec Totsky. Je note une fois de
plus que la nécessité de révéler un arrière-plan à l’action crée dans la
méthode dramatique des difficultés particulières. L’exposition, dans l’Idiot,
pose un problème difficile précisément parce que, comme le fait observer
Allen Tate, « le développement de l’intrigue est presque exclusivement
scénique 5 ».
Totsky projette d’épouser une des filles d’Epantchine et le mariage de
Nastasia avec Gania faciliterait les choses. En outre, il court « un bruit
étrange » – que le général Epantchine est violemment épris de Nastasia et
qu’il compte sur la complaisance discrète de son secrétaire. Avec cette
indication, nous savons tout ce qu’il nous faut savoir, sauf une circonstance
importante, d’une situation tendue et même mélodramatique.
À l’heure du déjeuner Muichkine est présenté à Mme Epantchine et à ses
trois filles, Alexandra, Adélaïde et Aglaé. Les dames sont charmées par sa
lucide innocence. Entraîné par leurs questions, le prince narre, sous un
mince voile de fiction, la célèbre et affreuse histoire de Dostoïevski devant
le poteau d’exécution le 22 décembre 1849. Un récit analogue se trouve
dans plusieurs des romans et des contes de Dostoïevski. Il semble jouer le
rôle d’une signature qui donne à l’œuvre, à tel moment particulier, son
indispensable clé. Comme les cris de bête de Cassandre dans Agamemnon,
il proclame qu’une vérité terrible et vécue se trouve au cœur du poème.
Tandis que Muichkine termine son monologue, Aglaé le provoque : « Et
pourquoi nous avez-vous raconté cela ? » Question opportune et qui laisse
présager les assauts qu’elle va mener plus tard sur le mystère de sa
« simplicité d’esprit ».
Mais au lieu de répondre le prince se lance dans deux autres récits.
Il raconte ses impressions devant une exécution capitale (qu’il a déjà
racontées au valet, et donc au lecteur, dans la maison Epantchine). Pour
finir, il raconte une histoire tout à fait à la Dickens, histoire de séduction et
de pardon qu’il affirme avoir vécue au cours de son séjour en Suisse.
Pourquoi ces récits ? Les mobiles de Dostoïevski, ici, sont assez obscurs.
On pourrait arguer que le thème de la femme pécheresse et des enfants
amenés à la vérité et à l’amour nous prépare à voir la figure du Christ
associée à celle de Muichkine, et aussi à accepter la compréhension
singulière dont il fera preuve envers Nastasia. Mais Aglaé soutient (à bon
droit, je pense) qu’il y a quelque « mobile » particulier derrière le
comportement du prince et derrière le choix de ses thèmes. Dostoïevski ne
nous dit pas quel est ce mobile et l’on se demande si l’accent mis sur ces
trois « morceaux » ne vient pas de l’auteur plutôt que de son personnage, ce
qui apparaît encore plus plausible si nous nous rappelons combien chacun
de ces récits contenait de souvenirs et d’obsessions personnels de l’auteur.
En regardant Aglaé, le prince dit qu’il la trouve « presque aussi belle que
Nastasia Philipovna ». Il a rapproché dangereusement les noms des deux
femmes et il est obligé de parler de la photographie à Mme Epantchine.
Cette indiscrétion met Gania en rage ; pour la première fois il prononce le
mot « idiot ». Nous saisissons dans un éclair – et cette révélation se fait
entièrement par le contexte dramatique – que Gania est torturé non
seulement par ses sentiments ambigus pour Nastasia, que sa famille
méprise, mais aussi par son amour pour Aglaé. Gania supplie Muichkine de
remettre un mot à Aglaé. Dans ce mot il implore un léger encouragement ;
si seulement Aglaé veut bien jeter un regard sur lui il est prêt à renoncer à
Nastasia et à ses fiévreux espoirs de richesse. Aglaé montre aussitôt le mot
à Muichkine et humilie Gania en présence du prince. Ce geste laisse deviner
son intérêt naissant pour Muichkine et aussi la part de cruauté hystérique
qui se cache en elle.
Sous l’humiliation, Gania éclate, il se tourne vers Muichkine et le traite
d’idiot. Mais quand Muichkine le reprend courtoisement, Gania se calme et
il invite le prince à venir chez lui. Leur dialogue comporte ces brusques
retournements d’humeur auxquels se plaît Dostoïevski. Il avait tendance à
omettre les transitions, passant directement de la haine à l’affection, de la
sincérité à la dissimulation, parce qu’il composait scéniquement et voyait
les expressions de visage, les gestes de ses personnages comme s’ils étaient
en train de parler en scène. Une fois dans la rue, Gania lance un regard
farouche à Muichkine. Son aimable invitation, c’était pour gagner du temps.
« L’idiot » peut toujours être utile. Tout le jeu des acteurs est là, autour des
mots. Dostoïevski est un exemple du romancier qu’il faut lire en faisant
constamment appel à notre imagination visuelle.
C’est maintenant l’après-midi. La maison où vit Gania est une de ces
tours de Babel dostoïevskiennes où les chambres moisies déversent une
foule de personnages pareils à des chauves-souris éblouies. Employés ivres,
étudiants sans le sou, cousettes faméliques, filles vertueuses, mais en
danger, enfants aux yeux élargis, tous ont un air que nous connaissons bien.
Ce sont les descendants de Little Nell et de toute la galerie de Dickens.
D’Oliver Twist à Gorki, ils hantent le roman européen et le roman russe. Ils
dorment sur « un vieux canapé […] sous une couverture déchirée »,
mangent un maigre gruau, vivent dans la terreur du propriétaire et du
prêteur sur gages, gagnent leur pitance en lavant du linge ou en copiant des
actes et engendrent dans les ténèbres grouillantes un nombre désastreux
d’enfants. Ce sont les menus damnés dans l’enfer des grandes villes à
travers lequel Dickens et Eugène Sue ont guidé tant de disciples. Ce que
Dostoïevski a ajouté à la convention c’est la comédie plutôt féroce qui naît
de l’humiliation et cette idée que dans le roman comme dans les Écritures la
vérité sort de la bouche des enfants.
Muichkine se trouve projeté au milieu d’un essaim de nouveaux
personnages : la mère de Gania, sa sœur Varvara, son frère Kolia, un de ces
adolescents dostoïevskiens à la sensibilité troublante, Ptitsine (l’amoureux
de Varvara), un certain Ferdichenko (un Micawber ivre) et le père de Gania,
le général Ivolguine. Ce dernier personnage est l’un des plus humains et des
plus magnifiquement dessinés de l’Idiot. Il se présente lui-même comme « à
la retraite et dans l’infortune », donnant ainsi le ton héroï-comique. Ses
Mémoires, dont il parle à tout venant, vont de l’invention pure et simple aux
restes du journal d’hier. Quand il se trouve mis au pied du mur par des faits
gênants, ce Falstaff de l’immeuble en revient pathétiquement au siège de
Kars et aux balles qu’il a reçues en pleine poitrine. La présence de
Muichkine agit comme un catalyseur ; à son contact, les divers personnages
prennent une sorte d’intensité lumineuse. Sa nature – et c’est là qu’en est la
magie profondément dramatique – est ouverte à toute influence et se définit
en fonction des autres humains ; et pourtant elle possède une identité
certaine et inviolée.
Au sujet du mariage avec Nastasia, Gania et sa famille explosent ;
Muichkine quitte la pièce et entend la sonnette de l’entrée.
« Le prince enleva la chaîne et ouvrit la porte. Il recula en sursautant, stupéfié. C’était Nastasia
Philipovna. Il la reconnut tout de suite, d’après la photographie. Les yeux flambants de colère, elle
le regardait. »

C’est là le premier des coups de théâtre sur lesquels est bâti le roman.
Dostoïevski a rassemblé ses moyens pour une « grande scène » (comparez
avec la réunion chez Stavroguine dans les Possédés et avec la conférence
dans la cellule du P. Zossima dans les Frères Karamazov). Le dialogue n’est
interrompu que par de rares indications scéniques : « Gania était immobile
d’horreur » ; Varia et Nastasia échangent des « regards étrangement
significatifs. »
Gania est déchiré entre la rage et la gêne. Sa détresse touche au
paroxysme quand son père entre en vêtements de soirée et se met à raconter
comme la sienne propre une aventure qui a été publiée dans les journaux.
Nastasia l’entraîne perfidement à poursuivre puis démasque la fraude.
Comme Aglaé, elle est poussée par la nervosité et l’insécurité de sa propre
nature à découvrir les faiblesses de l’âme humaine. « Il y eut soudain un
coup effrayant à la porte d’entrée, presque assez violent pour l’enfoncer. »
Deuxième grande entrée. Rogojine s’avance, suivi d’une douzaine de
ruffians et de parasites, que Dostoïevski désigne du nom de « chœur ».
Rogojine traite Gania de « Judas » (nous voilà invités à établir fermement
dans notre esprit les valeurs symboliques associées à Muichkine). Il est
venu pour exploiter l’avidité de Gania, pour lui « acheter » Nastasia. Et il
entre dans la subtile texture de l’intrigue que, si Gania « vend » Nastasia
pour l’or de Rogojine, il aura trahi Muichkine. Notons que la difficulté que
nous avons à percevoir tous les niveaux de l’action est strictement
comparable à celle que nous éprouvons quand nous entendons pour la
première fois au théâtre un morceau complexe de dialogue.
Le ton de Rogojine oscille spasmodiquement entre l’orgueil animal et une
sorte d’humilité voluptueuse. « Oh ! Nastasia Philipovna ! ne me chasse
pas ! » Elle l’assure « avec une expression d’ironie hautaine » qu’elle n’a
pas l’intention d’épouser Gania, mais elle l’amène néanmoins à offrir pour
elle cent mille roubles. Horrifiée par ces « enchères », la sœur de Gania
traite Nastasia de « créature éhontée ». Gania perd la tête au point de
vouloir frapper Varvara (Varia) :
« Mais soudain une autre main saisit la sienne. Entre lui et Varia se dressait le prince.
— Assez… assez ! dit Muichkine avec véhémence, mais tout tremblant d’émotion.
— Est-ce que tu vas toujours me barrer le chemin, dis ! hurla Gania ; il lâcha Varia et souffleta le
prince de toutes ses forces.
Des exclamations d’horreur s’élevèrent de tous côtés. Le prince devint pâle comme la mort ; il fixa
dans les yeux de Gania un regard étrange, éperdu, lourd de reproche ; ses lèvres tremblantes
essayèrent vainement de former des mots, puis sa bouche se tordit en un sourire incongru.
— Moi, ça ne fait rien, mais elle, je ne permettrai pas que vous la frappiez ! dit-il enfin, à voix
basse.
Puis, brusquement, n’en pouvant plus, il se tourna, la face contre le mur, et murmura d’une voix
brisée :
— Oh ! comme vous aurez honte, après, de ce que vous avez fait ! »
C’est là un des très grands passages de l’Idiot – et même, de toute
l’histoire de l’art romanesque. Avec l’instinct de l’animal torturé, Gania a
vu que son véritable adversaire est « l’idiot » et non Rogojine. Entre Gania
et Muichkine, bien qu’ils n’en soient peut-être pas pleinement conscients,
ce qui se dresse ce n’est pas Nastasia, c’est Aglaé. Le prince accepte le
soufflet comme l’aurait fait le Christ et Rogojine fait apparaître clairement
le symbole, un instant plus tard, en parlant du prince comme d’un
« agneau ». Le prince pardonne, mais il ne peut supporter d’être lui-même
pour une part dans la souffrance et l’humiliation de Gania. Car il a pénétré
l’âme d’Aglaé et posséder tant de vérité est comme une ombre de péché.
Nous notons une fois encore comment l’intelligence de Muichkine s’aiguise
en présence de Rogojine. La détresse qui le pousse contre le mur est
subtilement mêlée de la prescience de ses propres souffrances à venir et de
ses sentiments envers Gania. Et nous ne devons pas négliger la nuance
d’épilepsie dans son « regard étrange, éperdu » et ses « lèvres
tremblantes ».
Nastasia a été témoin de l’incident. Des « sentiments nouveaux »
s’emparent d’elle. (Dostoïevski ne nous force-t-il pas un tout petit peu la
main ?) En parlant du prince, elle s’écrie : « Je crois vraiment que j’ai dû le
voir quelque part ! » C’est là un trait admirable : il indique la mystérieuse
parenté de « l’idiot » avec cet autre Prince que Nastasia a vu parmi les
icônes. Muichkine lui demande si elle est en réalité la femme qu’elle fait
semblant d’être. Nastasia lui murmure qu’elle ne l’est pas et elle se dispose
à partir. À cet instant, elle dit sans doute la vérité. Mais ce n’est qu’une
partie de la vérité. Rogojine connaît l’autre – dans la dialectique de sa
parenté avec Muichkine, chacun des deux hommes doit arriver à des
moitiés contraires de la connaissance. Rogojine sait ce qu’il y a d’autre en
Nastasia, et il l’évalue à cent mille roubles. Suivi de sa bande, il sort en
coup de vent pour aller chercher l’argent.
Quand on se rappelle dans quelle hâte et quelle tension a été composée la
première partie de l’Idiot, on s’émerveille de la sûreté et de la précision du
métier de Dostoïevski. Le geste soudain – Gania giflant le prince, Chatov
giflant Stavroguine, Zossima s’inclinant devant Dmitri Karamazov – c’est
la parole rendue irrévocable. Après le geste vient l’instant de silence et
quand le dialogue reprend, les valeurs toniques et notre sentiment des
rapports entre les personnages ont changé. La tension est si grande que les
paroles risquent toujours d’éclater pour devenir le coup, le baiser, la crise
d’épilepsie. Les paroles chargent leur contexte d’énergie et de violence
latente. Les gestes, à leur tour, sont si bouleversants qu’ils se reflètent dans
les mots non comme une réalité concrète extérieure à eux, mais comme une
image ou une métaphore explosive déchaînée par la force de la syntaxe (et
j’entends ici la syntaxe avec tout ce qu’elle implique). De là ce qu’a
d’équivoque et d’hallucinant la manière dont Dostoïevski traite l’action
physique. Sommes-nous en présence d’une scène parlée ou d’une scène
jouée ? Notre hésitation prouve à quel point un dialogue dostoïevskien
devient action dramatique. Il est de l’essence du drame que la parole bouge
et que le mouvement parle.
Je passe sur d’autres incidents, d’autres complications concernant la
famille de Gania. Vers neuf heures et demie du soir, Muichkine arrive à la
soirée de Nastasia. Bien que n’étant pas invité, il se trouve entraîné dans le
tourbillon. Le général Epantchine, Totsky, Gania, Ferdichenko et d’autres
attendent fébrilement la décision de Nastasia au sujet de son mariage.
Quelque part dans la ville, Rogojine court et bat le rappel pour se procurer
les cent mille roubles. La maison de Nastasia est bien caractéristique de la
manière de Dostoïevski : elle est « sur la scène » ; elle semble n’avoir que
trois murs, ouverte à l’assaut tumultueux de Rogojine ou à l’invasion
silencieuse du prince. Pour tromper l’attente anxieuse des invités,
Ferdichenko propose « un jeu magnifique et tout à fait nouveau » (en fait ce
jeu a eu quelque vogue dans les années 1860). Chacun doit raconter à son
tour « la pire action » de sa vie. Totsky fait remarquer non sans finesse que
cette bizarre idée – qui reparaît dans Bobok, un conte romantique de
Dostoïevski – n’est en somme qu’un moyen nouveau de se vanter.
Ferdichenko tire le premier numéro et se rappelle un menu larcin pour
lequel il a laissé accuser une malheureuse femme de chambre. C’est là un
des thèmes qui hantaient le romancier ; on le retrouve sous une forme plus
odieuse dans les Possédés. Alléché par la promesse que fait Nastasia de
raconter une « certaine page » de sa vie, Epantchine y va de son histoire.
Il est assez facile de voir qu’elle est tirée de la Dame de pique de
Pouchkine, qui avait déjà influencé le Joueur de Dostoïevski. Puis Totsky
avoue une plaisanterie cruelle qui a amené indirectement la mort d’un jeune
homme de ses amis.
Les trois histoires épaississent l’atmosphère de sincérité morbide qui
permettra à Dostoïevski de rendre vraisemblable l’instant crucial qui
approche ; elles sont des allégories, des occasions de poser, sur un plan
réduit, le grand problème du bien et du mal largement traité dans
l’ensemble du roman ; en même temps, elles servent à combler ce qui est
dans l’action, inévitablement, un moment de vide et de fiévreuse attente.
Mais quand Totsky a fini, Nastasia, au lieu de prendre son tour dans le jeu,
interroge Muichkine à brûle-pourpoint :
« — Faut-il que je me marie ou non ? Il en sera comme vous déciderez.
Totsky devint blême. Le général resta muet de stupeur. Tous les autres tressaillirent et tendirent une
oreille avide. Gania demeura cloué sur sa chaise. »

La prose qui coupe le dialogue est une sorte de sténographie scénique.


Elle se contente de fixer les acteurs à leur place.
« — Épouser qui ? demanda le prince d’une voix faible.
— Gavrila Ardalionovitch Ivolguine, dit Nastasia, fermement, tranquillement.
Il y eut quelques secondes d’un mortel silence. Le prince essayait vainement de parler ; il semblait
suffoquer sous un poids énorme.
— N… non, ne l’épousez pas ! balbutia-t-il enfin, en reprenant péniblement son souffle. »
Nastasia explique qu’elle s’en remet pour son sort à « l’idiot » parce qu’il
est le premier homme qu’elle ait jamais rencontré qui soit doué d’une « âme
vraie ». Bien que l’exige le paradoxe du roman – innocence égale sagesse –
ce jugement de Nastasia est injuste. L’intégrité d’âme de Rogojine est la
contrepartie de celle de Muichkine et elle est presque aussi absolue. Le
prénom de Rogojine, Parfione, signifie « virginal ». En entendant la réponse
du prince, Nastasia se libère de ses chaînes. Elle ne prendra pas l’argent de
Totsky, elle n’acceptera pas les perles du général Epantchine – qu’il les
donne à sa femme ! Demain, elle commencera une vie nouvelle.
« À ce moment on entendit un furieux coup de sonnette et un grand coup contre la porte d’entrée –
exactement comme chez Gania dans l’après-midi.
— Ah ! Ah ! voici enfin le dénouement, à minuit et demi ! s’écria Nastasia Philipovna. Asseyez-
vous, messieurs, je vous prie. C’est le moment… »

Les événements qui avaient commencé à neuf heures et demie du matin


marchent vers un dénouement mélodramatique. Ce qui suit (et qui mérite un
examen attentif) figure parmi les épisodes les plus scéniques du roman
moderne.
Rogojine entre, « hagard », « ahuri ». Il apporte les cent mille roubles,
mais il tremble devant Nastasia « comme s’il attendait sa sentence ». Pour
elle, l’offre crûment présentée a la vertu de la sincérité ; c’est la
reconnaissance sans fard d’un code sexuel auquel Totsky et Epantchine se
conforment, mais qu’ils essaient de recouvrir d’un vernis de bon ton. La
critique de la société est ici d’autant plus frappante qu’elle est implicite.
Nastasia se tourne vers Gania, dont la servilité, soulignée par le fait qu’il
reste paralysé sur sa chaise, la rend furieuse. Pour qu’il apparaisse encore
plus abject s’il accepte le mariage proposé, elle se dit la « maîtresse de
Rogojine ». « Même Ferdichenko ne voudrait pas de moi ! », s’écrie-t-elle.
Mais ce Micawber a un œil perçant. Il lui dit tranquillement que le prince,
lui, voudrait d’elle. Il a raison. Le prince acquiesce :
« Je pense que c’est vous qui m’honoreriez, et non pas l’inverse. Vous avez souffert ; vous avez
traversé l’enfer et vous en êtes sortie pure. Et cela, c’est beaucoup. »
Nastasia réplique que ce sont là des idées « tirées des romans » et que
Muichkine a besoin d’une bonne d’enfants et pas d’une femme.
Observation exacte et qui devrait être décisive, mais qui passe inaperçue
dans le tumulte croissant. Pour donner de la consistance à l’offre du prince,
Dostoïevski a recours à un moyen qui a perdu son sel même dans le
mélodrame populaire de l’époque. Tirant une lettre de sa poche, « l’idiot »,
qui le matin a dû emprunter vingt-cinq roubles aux Epantchine, révèle qu’il
a hérité une grande fortune. Indéfendable du point de vue romanesque
comme du point de vue rationnel, le coup, néanmoins, « porte », pour la
simple raison que l’atmosphère ambiante est surtendue. Elle l’est à un tel
point que nous acceptons la métamorphose de l’indigent en prince comme
nous accepterions un changement de décor dans une scène tournante.
Nastasia éclate en une crise de rire, d’orgueil et de nerfs, sans que ces
diverses nuances s’y confondent. Une joie apparente la met hors d’elle à
l’idée de devenir une princesse qui peut se venger de Totsky ou montrer la
porte au général Epantchine. Dostoïevski est sans rival dans ce genre de
monologue à demi délirant au cours duquel un être humain danse autour de
sa propre âme. À la fin, Rogojine comprend, et la sincérité de son désir ne
fait pas de doute :
« Il se tordit les mains ; un gémissement monta des profondeurs de son âme.
— Renonce à elle ! Pour l’amour de Dieu ! dit-il au prince. »

Muichkine sait que la passion de Rogojine est plus forte et, sur le plan
physique, plus authentique que la sienne. Mais de nouveau il s’adresse à
Nastasia :
« Vous êtes fière, Nastasia Philipovna, et peut-être avez-vous tant souffert que vous vous prenez
pour une femme coupable sans rémission. »

Mais peut-être non. Le sentiment qu’elle a de son abjection paraît excessif


étant donné les faits. Le prince se demande si l’orgueilleux ne trouve pas
ses plaisirs les plus raffinés dans la condamnation de soi-même et il touche
ici à un des leitmotive de la psychologie dostoïevskienne. La clarté paisible
de cette remarque arrache Nastasia à sa folie extatique. Elle se lève d’un
bond :
« Et vous croyez que j’accepterais, pour sa ruine, l’offre de ce pauvre enfant, dites ? C’est bon pour
Totsky, pas pour moi. Il adore les enfants. »

Elle fait allusion, avec une malice cruelle, au fait que Totsky a commencé
à la séduire alors qu’elle n’était encore qu’une toute jeune fille. Après avoir
affirmé qu’il ne lui reste plus aucune pudeur, qu’elle a été la concubine de
Totsky, elle invite Muichkine à épouser Aglaé. Dostoïevski ne nous dit pas
comment cette idée a pu lui venir. Cède-t-elle, avec une prescience aveugle,
au dégoût que lui inspire Gania ? A-t-elle appris quelque chose de
l’impression qu’a faite « l’idiot » sur la famille Epantchine ? Nous n’en
savons rien. Nous acceptons que dans la furie de l’action les personnages
aient des instants d’illumination. Ils parlent et c’est la parole elle-même qui
livre son secret.
Rogojine, convaincu qu’il a gagné, se pavane autour de sa « reine »,
haletant de fatigue et de désir. Muichkine pleure et Nastasia essaie de le
consoler en jouant son rôle de fille perdue. Mais il lui reste à en finir avec
Gania et ses protecteurs. Elle s’est vautrée ce soir, en esprit, dans une telle
ignominie qu’elle veut forcer un autre être à s’y vautrer en chair et en os.
Elle va jeter au feu les cent mille roubles de Rogojine. Si Gania les en
retire, ils sont à lui.
Dostoïevski a évoqué les plus noires puissances des ténèbres et la scène
est abominable. L’origine s’en trouve peut-être dans la ballade de Schiller,
le Géant. Assez curieusement, une scène du même ordre s’est réellement
passée chez une demi-mondaine, à Paris, dans les années 1860. La dame,
recevant un admirateur qu’elle méprisait, lui ordonna d’allumer un cercle de
billets de mille francs et lui permit de faire l’amour avec elle seulement
pendant le temps qu’ils brûlaient.
Les invités de Nastasia sont hypnotisés par l’épreuve. Lébédiev ne peut
pas se contenir ; il mettra, lui, toute la tête dans le feu. Il crie : « J’ai une
pauvre femme boiteuse et treize enfants. Mon père est mort de faim la
semaine dernière. » Il ment, mais sa voix est comme le gémissement des
damnés. Gania demeure immobile, un sourire imbécile sur « des lèvres
blanches de moribond ». Seul Rogojine exulte ; il voit dans cette torture la
preuve de l’ardente nature de Nastasia et de son étrange souveraineté.
Ferdichenko propose de retirer les billets avec ses dents. Par tout ce qu’elle
évoque d’animalité cette proposition augmente l’atrocité morale et
psychologique de la scène. Ferdichenko essaie d’entraîner Gania vers le
feu, mais Gania l’écarte et se dirige vers la porte. Il fait quelques pas et
s’évanouit. Nastasia sort le paquet du feu et déclare qu’il est à Gania.
L’action et l’angoisse (nos théories sur le théâtre sont fondées sur la parenté
profonde des deux mots) tirent à leur fin. Nastasia s’écrie : « Partons,
Rogojine ! Au revoir, prince ! Pour la première fois de ma vie j’ai vu
l’homme. »
Je cite cette phrase pour montrer la limite inévitable de la méthode
critique employée dans ce livre. La traduction anglaise de Constance
Garnett et le texte français préparé par Mousset, Schlœzer et Luneau
portent : « Pour la première fois de ma vie j’ai vu un homme. » Cette
version donne un sens satisfaisant : Nastasia rend hommage au prince
Muichkine ; comparés à lui, les autres êtres humains lui paraissent grossiers
et incomplets. L’autre version (qui m’a été suggérée par un érudit russe) a
des résonances plus riches et plus justes. Dans cette sinistre nuit, Nastasia a
littéralement vu l’homme pour la première fois. Elle a eu sous les yeux les
extrêmes de la noblesse de cœur et de la corruption ; le champ des
potentialités humaines a été délimité sous ses yeux.
Nastasia et Rogojine se précipitent au-dehors au milieu d’un bruyant
concert d’adieux. Muichkine s’élance, saute dans un traîneau et part à la
poursuite des fuyantes troïkas. Epantchine, qui commence à peser dans son
esprit retors la fortune du prince et l’impérieux avis que lui a donné
Nastasia – d’épouser Aglaé –, a vainement essayé de le retenir. Le tumulte
et le chaos s’apaisent. Dans un de ces épilogues au petit jour,
caractéristiques du théâtre romantique, Totsky et Ptitsine rentrent chez eux
en s’entretenant de l’extravagante conduite de Nastasia. Comme le rideau
tombe, on voit Gania gisant sur le plancher, le paquet de roubles noircis
près de lui. Les trois protagonistes de la pièce courent sur la route
d’Iekaterenbourg et les clochettes des troïkas s’éteignent dans le lointain.
Telles sont les premières vingt-quatre heures du prince Muichkine à Saint-
Pétersbourg. J’ajouterai que cette première partie de l’Idiot a été écrite alors
que le romancier souffrait de deux crises d’épilepsie particulièrement
violentes.
Même une étude partielle du texte montre que, pour Dostoïevski, le mode
dramatique était le mieux adapté aux réalités de la condition humaine.
J’essaierai plus loin de serrer de plus près ce postulat en montrant comment
l’auteur arrive à communiquer sa vision tragique au moyen de la stratégie et
des conventions du mélodrame. Mais les principes essentiels sont visibles
dans cette première partie de l’Idiot. La primauté du dialogue s’y trouve
affirmée. Les « dénouements épisodiques », pour employer l’expression
d’Allen Tate, sont obtenus de la même façon : chez Gania comme à la
soirée de Nastasia, les éléments de l’action et du dialogue ont la même
disposition. Nous avons un chœur, deux entrées principales, un geste décisif
– la gifle et l’épreuve du feu – et une sortie qui met fin radicalement à
l’action dramatique. Avec sa brutale franchise et sa violence (ce qui est tout
autre chose, nous rappelleraient les critiques russes, que l’éloquence), le
dialogue dostoïevskien correspond à la sensibilité et à la tradition du
théâtre. « Il semble parfois, note Merejkovsky, que s’il n’écrivait pas de
tragédies c’était non seulement parce que la forme extérieure du récit
épique, celle du roman, se trouvait être par hasard la forme qui prévalait
dans la littérature de l’époque, mais aussi parce qu’il n’existait pas de scène
tragique digne de lui et, qui plus est, parce qu’il n’y avait pas de public
digne de lui 6. » Je ne contesterai ici que le terme « récit épique ».
L’emploi et la maîtrise des moyens dramatiques chez Dostoïevski nous
mènent à une comparaison entre son génie et celui de Shakespeare.
Comparaison difficile à soutenir, à moins qu’on ne remonte au-delà du
résultat obtenu et qu’on ne reconnaisse au départ l’immense différence qui
existe entre la matière propre à chacun. Ce qu’on entend, me semble-t-il,
c’est que Dostoïevski crée, en se servant à sa manière particulière du mode
dramatique, des situations tragiques concrètes et atteint, dans sa pénétration
des mobiles humains, un degré de profondeur qui nous rappelle
Shakespeare plutôt que tel ou tel romancier. Sans jamais perdre de vue le
fait que le vers de Shakespeare et la prose de Dostoïevski sont sans
comparaison possible, on peut affirmer que chez les deux écrivains le
dialogue est le moyen créateur essentiel. La comparaison avec Shakespeare,
Dostoïevski l’eût trouvée juste. Dans les carnets de notes pour les Possédés,
il écrit que le « réalisme » de Shakespeare – comme le sien propre – ne se
borne pas à la simple limitation de la vie ordinaire : « Shakespeare est un
prophète, envoyé par Dieu pour nous révéler le mystère de l’homme et de
l’âme humaine. » Sans aucun doute, ce jugement a trait à l’image que
Dostoïevski se faisait de lui-même. Le contraste avec la condamnation de
Shakespeare par Tolstoï est à tous égards révélateur.
De telles comparaisons tirent leur valeur relative du fait que nous
reconnaissons dans les romans de Dostoïevski des valeurs, des notions, des
modes d’action qui ont déserté la littérature occidentale après le drame
élisabéthain et la tragédie classique. Dostoïevski peut être regardé comme
un « auteur tragique » de la grande tradition. Il possède un instinct
infaillible du thème tragique. Il sacrifie à l’unité d’action les exigences
secondaires de la vraisemblance. Il va son chemin avec un souverain mépris
des improbabilités mélodramatiques, des coïncidences, du moyen facile.
Tout ce qui importe, c’est la vérité et la grandeur de l’expérience humaine
dans la lumière ardente du conflit. L’adresse directe, de l’esprit à l’esprit ou
de l’âme au moi, est son moyen constant.
1. Humphry House, Aristotle’s Poetics, Londres, 1956.
2. Dans la collection la Pléiade, les éditeurs des Carnets font remarquer que le mot « Prince » est
écrit de manière à faire entendre que Dostoïevski vient de découvrir un point capital du roman. Mais
le titre de prince n’appartient pas encore à Muichkine, mais plutôt à un personnage secondaire. Ce
n’est que peu à peu que l’auteur en vient à se rendre compte que le prince n’est autre que « l’idiot »
lui-même.
3. Lionel Trilling, « Manners, Morals, and the Novel », The Liberal Imagination, New York, 1950.
4. Georg Lukács, Die Theorie des Romans, Berlin, 1920.
5. Allen Tate, « The Hovering Fly », The Man of Letters in the Modern World, New York, 1955.
6. D. S. Merejkovsky, Tolstoï as Man and Artist, with an Essay on Dostoïevski, Londres, 1902
XVI

Par la structure, l’Idiot est le plus simple des romans de Dostoïevski. Il se


déroule avec une clarté d’épure de la prophétie de Muichkine au meurtre
effectif. Le roman pose avec une simplicité exemplaire l’antique énigme du
héros tragique. Le prince est à la fois innocent et coupable. Il avoue à
Evguenei Pavlovitch : « Je suis coupable et je le sais… Je le sais ! J’ignore
pour quelle raison exacte, mais je suis en faute, il n’y a aucun doute. » Le
« crime » de Muichkine c’est que chez lui la compassion l’emporte sur
l’amour ; car de même qu’il y a l’aveuglement de l’amour (le Roi Lear) il y
a l’aveuglement de la pitié. Le prince « aime » à la fois Aglaé et Nastasia,
mais n’aime totalement ni l’une ni l’autre. En tant que symbole du cours
tragique des choses, ce thème de la dispersion de l’amour exerce un attrait
puissant sur Dostoïevski. On le retrouve dans l’intrigue centrale de
Humiliés et Offensés (un livre qui est à bien des égards une première
esquisse de l’Idiot) et il est développé plus complètement dans l’Éternel
Mari, les Possédés et les Frères Karamazov. Dostoïevski croyait qu’il était
possible d’aimer deux êtres avec une force immense et d’une manière qui
n’excluait ni l’un ni l’autre. Il voyait là non pas une perversion mais une
exaltation du pouvoir d’aimer. Mais si la miséricorde ne change pas de
nature quand son objet se multiplie, il n’en est pas de même pour l’amour.
La présentation de ces thèmes sous une forme dramatique, une forme dans
laquelle le dialogue et l’action concrète sont les seuls agents, crée des
difficultés évidentes. En cherchant à objectiver la nature de l’amour de
Muichkine, en combinant à cet effet des jeux dramatiques appropriés,
Dostoïevski coupe cet amour de ses racines physiques. « L’idiot » est
l’amour incarné, mais en lui l’amour lui-même ne s’est pas fait chair.
À plusieurs reprises, Dostoïevski est tout près de nous dire carrément que
Muichkine est un malade incapable de passion sexuelle à tout sens ordinaire
du terme. Mais il laisse ce que la chose implique échapper à notre
connaissance et à celle des autres personnages. Par moments, Aglaé et
Nastasia s’en rendent compte ; à d’autres moments, non ; et elles
considèrent la possibilité d’un mariage comme allant de soi. L’ambiguïté se
complique du fait qu’un rapport est établi entre Muichkine et le Christ, ce
qui exige de toute nécessité la pureté totale. Mais en considérant l’action
dans son ensemble nous avons de la peine à le croire. Comme le dit Henri
Troyat dans son Dostoïevski, l’impuissance du prince apparaît non pas tant
sur le plan spécifiquement érotique que dans son incapacité d’agir, d’une
manière générale : « S’il essaie d’agir, il se trompe. […] Il n’a pas su vivre
dans ce climat qui n’était pas le sien. Il n’a pas su devenir un homme. »
Cette situation pose des problèmes de technique et de forme que l’Idiot ne
résout pas entièrement. Cervantès se rapproche plus d’une solution
vraiment convaincante : la nature platonique de l’amour de Don Quichotte
est un exemple non d’impuissance mais d’action en puissance ;
l’« irréalité » qui marque les rapports de Don Quichotte avec les autres
humains est l’élément positif de l’histoire et non pas, comme dans l’Idiot,
un principe occulte qui pénètre dans la structure du roman à des moments
arbitraires. Dostoïevski lui-même est revenu à cette gageure dans les Frères
Karamazov. Le passage d’Aliocha de la vie monastique à la vie séculière
est la contrepartie visible de sa transformation intérieure ; il passe de la
chasteté à une disponibilité tout humaine ; ayant été et moine et homme, il
représente pour nous une humanité totale.
Longtemps Dostoïevski ne put se décider sur ce que devait être la fin de
l’Idiot. Dans une des versions, Nastasia épouse Muichkine ; dans une autre,
elle se réfugie dans un bordel à la veille du mariage ; dans une troisième
version elle épouse Rogojine ; dans une autre version encore, elle devient
l’amie d’Aglaé et aide au mariage d’Aglaé avec le prince ; on a même des
raisons de penser que Dostoïevski étudia la possibilité de faire d’Aglaé la
maîtresse de Muichkine. Ces hésitations montrent à quel point il avait
l’imagination libre et féconde. Contrairement à Tolstoï, qui exerce sur ses
personnages une autorité implacable et omnisciente comparable à celle de
Dieu sur ses créatures, Dostoïevski, comme tous les dramaturges
authentiques, semble tendre une oreille intérieure à la dynamique libre et
imprévisible de l’action. En le suivant à travers ses carnets de notes, nous le
voyons laisser ses dialogues et ses confrontations évoluer selon leurs lois et
leurs potentialités propres. Michel-Ange parlait de libérer la forme du
marbre dans lequel elle existait à l’état parfait. Ce qu’étaient pour lui le
grain et les courbes imperceptibles de la matière, les énergies et les
affirmations latentes en un personnage dramatique l’étaient pour
Dostoïevski. Parfois le jeu des forces est si libre que nous sentons une
certaine ambiguïté dans l’intention (les dos inachevés des figures couchées
de la chapelle Médicis sont-ils des dos d’hommes ou de femmes ?). Quand
on relit un roman de Dostoïevski, comme lorsqu’on voit une présentation
nouvelle d’une pièce de théâtre bien connue, l’impression de l’inattendu se
renouvelle.
La tension, dans une scène de Dostoïevski, vient du fait que les solutions
possibles et le jeu qui se joue entre elles environnent de toutes parts le texte.
Les personnages semblent admirablement libres de la volonté de leur
créateur et de nos propres prévisions. Considérons cette scène chez Nastasia
dans laquelle les quatre personnages principaux se trouvent rassemblés à un
moment crucial et comparons-la au grand quatuor qui se joue dans la Coupe
d’or de Henry James. Dans les deux cas, les deux femmes sont engagées
dans un duel dont l’issue doit, en fait, décider de leur vie. Dans les deux
cas, les deux hommes en jeu sont terriblement présents et cependant
immobiles. Ils délimitent le terrain sur lequel le combat se livre ; ils sont
comme des seconds armés, qui ont un rôle vital, un rôle mortel dans la
scène, mais qui restent momentanément neutres. Henry James commente
ainsi l’instant où Maggie et Charlotte s’affrontent :
« Il régna […] pendant un instant vertigineux cette fascination du monstrueux, cette tentation de
l’horriblement possible que, si souvent, nous ne décelons que par les réactions et les dérobades
inexpliquées dans lesquelles elle se résout brusquement, par peur du pire. »

Mais tandis que Maggie, en ne s’écartant pas « de l’épaisseur d’un


cheveu » de la voie de la sincérité, évite le « monstrueux », Nastasia et
Aglaé cèdent à la tentation. Elles se déchirent avec ce genre de demi-vérités
qui ne laissent d’autre issue possible que la catastrophe.
L’humeur de Nastasia change abruptement au cours de la scène ; elle va
de l’âpreté à l’amusement et du pathétique à la rage folle. Dostoïevski
montre l’énorme richesse des possibilités latentes dans le conflit. Nous en
arrivons à concevoir que celui-ci pourrait prendre quantité de directions
totalement différentes et que les violences de langage qui mènent à la
catastrophe auraient pu – n’eût été un coup de pouce final – mener à la
réconciliation. Dans le complexe d’énergies le dialogue agit comme une
dominante ; mais au-dessus et au-dessous nous pourrions entendre d’autres
notes – celles que Dostoïevski a frappées dans ses brouillons successifs et
que, dans leur liberté intégrale, les personnages continuent de frapper (nous
parlons, n’est-ce pas, d’un « texte vivant » ?)
Aglaé est venue pour dire à Nastasia que Muichkine ne lui est attaché que
par pitié :
« Quand je l’ai interrogé sur vous, il m’a dit qu’il avait cessé depuis longtemps de vous aimer, que
le seul souvenir de vous lui était une torture, mais qu’il avait pitié de vous, et que lorsqu’il pensait
à vous il avait le cœur transpercé. Je dois vous dire que je n’ai de ma vie rencontré un homme qui
lui soit le moins du monde comparable, aussi noblement candide, aussi confiant. J’ai deviné que
quiconque le voudrait pourrait le tromper et qu’il lui pardonnerait immédiatement, et c’est pour
cela que je me suis mise à l’aimer. »

Pendant la crise d’épilepsie chez les Epantchine Aglaé a déjà montré son
amour pour le prince, mais c’est la première fois qu’elle le proclame
hautement. Ce qu’elle dit de Muichkine fait penser à Othello parlant aux
sénateurs, lui aussi « noblement candide » et « confiant » ; et ce rappel est
délibéré ; dans ses brouillons Dostoïevski note que le prince tel que le peint
Aglaé a quelque chose de la sereine simplicité du Maure. Mais dans les
deux cas la simplicité confine à l’aveuglement. Muichkine est bien plus
trompé par lui-même que par les autres ; chez lui, la frontière entre l’amour
et la pitié est trop instable pour soutenir la vive clarté dans laquelle le voit
Aglaé. En femme plus expérimentée, Nastasia le sait et va s’en servir avec
brio. De là son insistance pour qu’Aglaé continue à parler. Elle devine que
la jeune fille va, littéralement, se saouler de mots. Aglaé tombe dans le
piège que lui tend le silence de Nastasia. Elle s’attaque à la vie privée de
Nastasia et l’accuse de vivre dans l’oisiveté. Ce coup « à côté », comme
d’un escrimeur qui soudain vise mal, permet à Nastasia de prendre sa
revanche. Elle riposte : « Et vous, vous ne vivez pas dans l’oisiveté ? »
Ainsi se pose la question sociale latente dans l’Idiot. Nastasia laisse
entendre que la pureté d’Aglaé est fonction de sa richesse et de sa caste ; et
que sa propre dégradation est due à des circonstances sociales particulières.
Poussée par une colère croissante et par la conscience de n’être plus sur un
terrain ferme, Aglaé hurle à sa rivale le nom de Totsky. Nastasia alors
explose, mais c’est la raison qui explose en elle et elle redevient rapidement
maîtresse du débat. Aglaé crie : « Si vous aviez voulu être une honnête
femme, vous vous seriez faite blanchisseuse ! » Les résonances du mot
« blanchisseuse » en russe, dans la langue parlée, et la manière dont
Dostoïevski se sert du terme dans ses carnets de notes font penser que
l’attaque d’Aglaé est précise et cruelle. Il semble qu’elle équivoque sur
l’idée de bordel : si Nastasia était sincère elle jouerait franchement son rôle.
Le coup apparaît plus pénétrant quand nous nous rappelons que Nastasia
elle-même a prédit qu’elle pourrait bien devenir une « blanchisseuse », dans
l’atroce gaieté de sa fuite avec Rogojine.
Mais Aglaé a passé les bornes. Plein de douleur, Muichkine s’écrie :
« Aglaé, non ! C’est injuste ! » Son cri est le signal de la victoire de
Nastasia. Avec cet art de l’effet dans toute sa force qui toujours nous frappe
de stupeur, Dostoïevski ajoute dans la phrase suivante que « Rogojine à
présent ne souriait plus ; assis, il écoutait, les bras croisés, les lèvres
serrées ». Aiguillonnée par Aglaé, Nastasia est poussée vers un triomphe
qu’elle ne prévoyait pas et que, peut-être, elle ne souhaitait même pas. Elle
va arracher Muichkine à la fille du général Epantchine. En le faisant, elle
signe son propre arrêt de mort. Ici encore prédomine une philosophie
tragique de la vie : dans les grands duels de la tragédie, il n’y a pas de
vainqueur, il n’y a que des genres différents de vaincus.
Nastasia passe à l’attaque. Elle jette à Aglaé la raison de cette scène
intolérable :
« — Vous vouliez voir de vos propres yeux laquelle il aimait le plus, moi ou vous, parce que vous
êtes effroyablement jalouse.
— Il m’a déjà dit qu’il vous hait, murmura Aglaé.
— Peut-être… peut-être ! Je ne suis pas digne de lui, je le sais. Mais je crois quand même que vous
mentez. Il ne peut pas me haïr, et il ne peut pas l’avoir dit. »

Elle a raison et le mensonge d’Aglaé (preuve si évidente de faiblesse)


pousse Nastasia à étaler son pouvoir. Un instant, elle invite la jeune fille à
partir en emmenant Muichkine. Mais la vengeance et une sorte de caprice
insensé l’emportent. Elle ordonne au prince de choisir entre elles deux :
« Toutes deux, immobiles, attendaient ; et toutes deux fixaient sur le prince un regard de folle.
Mais lui, peut-être, ne comprenait pas toute la force de ce défi ; et même, il est certain qu’il ne la
comprenait pas. Tout ce qu’il voyait c’était ce pauvre visage désespéré, désespérant qui, comme il
l’avait dit à Aglaé, lui “avait percé le cœur pour toujours”. N’en pouvant plus, et avec un regard de
supplication mêlée de reproche, il s’adressa à Aglaé tout en montrant du geste Nastasia :
— Comment pouvez-vous ! murmura-t-il. Elle est si malheureuse !
Mais un regard terrible d’Aglaé l’empêcha d’en dire plus. Un regard plein d’une si affreuse
souffrance, d’une haine si mortelle qu’il poussa un cri et courut à elle ; mais c’était trop tard. »

Pour l’acuité de la crise et la netteté du dénouement, il n’est guère


possible de faire un choix entre James et Dostoïevski. Mais l’effet des deux
scènes est complètement différent. Chez James, les pressions longtemps
accumulées et détaillées pour nous au cours d’une minutieuse analyse se
sont relâchées à travers le plus étroit des chenaux. Nous retenons notre
souffle dans la crainte que l’une ou l’autre des deux femmes ne s’écarte, ne
fût-ce qu’un instant, en parole ou en geste, de l’exacte manière de James.
Il n’en est rien et l’impression qui nous reste est d’ordre musical ou
architectural ; une série de lignes harmoniques se sont résolues dans les
strictes limites imposées par la forme ; une zone d’espace et de lumière
s’est trouvée circonscrite dans l’arche que nous attendions.
Dostoïevski, par contre, cède à toutes les tentations du mélodrame.
Jusqu’au dernier moment, nous ne savons pas si Nastasia va abandonner le
prince à sa rivale, si Rogojine va intervenir, si le prince va choisir entre les
deux femmes. Étant donné la nature des personnages, chacune de ces
alternatives est possible. Et tout en lisant nous avons présentes à l’esprit
toutes ces possibilités. Dans la Coupe d’or, la puissance de l’effet vient de
ce qu’il n’y a aucune voie tangente ; notre satisfaction naît de la conscience
que nous avons que les « choses n’auraient pas pu être autrement ». Les
moments culminants de l’Idiot sont des moments de choc. Prédestinés (ils
n’existent que dans la substance des mots une fois proférés), les
personnages donnent néanmoins cette impression de vie spontanée qui est
le miracle propre au théâtre.
La fin de la scène est du théâtre pur. Nastasia reste maîtresse du champ de
bataille :
« À moi ! Il est à moi ! s’écria-t-elle. Est-ce que l’orgueilleuse demoiselle est partie ? Ha ! ha ! ha !
Elle riait d’un rire hystérique.
— Et je le lui avais cédé ! Pourquoi ? Pourquoi ? Folle que j’étais ! Va-t’en, Rogojine ! Ha ! ha !
ha ! »

Aglaé a fui et Rogojine part sans dire un mot. Le prince et son « ange
déchu » restent seuls dans une sorte d’extase confuse. Il caresse le visage et
les cheveux de Nastasia comme il ferait « à un petit enfant ». L’inverse
d’une pietà. C’est à présent Nastasia, l’incarnation de la volonté et de
l’intelligence, qui se trouve égarée, désemparée tandis que « l’idiot » veille
sur elle comme un sage silencieux. Ainsi qu’il arrive souvent dans la
tragédie, il y a un intermède de paix – un armistice signé avec le malheur –
entre les événements qui ont rendu le malheur inévitable et la fin tragique.
De même, Lear et Cordélia sont assis l’un près de l’autre, pleins de joie, au
milieu des ennemis qui veulent leur mort. Aucune scène de roman ne donne
une plus merveilleuse impression de calme passager après la tempête. Peut-
être faudrait-il ajouter que Dostoïevski préférait l’Idiot à tous ses autres
ouvrages.
XVII

Pour un roman, une étude des notes et des brouillons est profondément
révélatrice. Nous pouvons y suivre les premières tentatives brumeuses du
souvenir et de l’imagination. Nous pouvons y lire les listes de noms et de
lieux dont les romanciers semblent se servir comme de formules
d’incantation pour évoquer les possibles démons d’où sortiront leurs
personnages. Nous pouvons suivre les fausses directions, les solutions
prématurées et tout le laborieux renoncement qui précède la vision vraie.
Dans les carnets de notes de Henry James, le moi et la conscience critique
poursuivent un passionnant dialogue ; mais c’est un dialogue qui offre déjà
le sceau et le fini de l’art. Dans les dossiers, les carnets de notes et les
fragments publiés par les bibliothèques et les archives soviétiques, on voit
les matériaux de la création à l’état brut dans le creuset. Comme les lettres
et les brouillons de Keats ou les épreuves corrigées de Balzac, ces
documents nous permettent de toucher de plus près les mystères de
l’invention.
Les brouillons pour l’Idiot nous éclairent de bien des manières. Partagé
entre l’abstraction et l’élan de la vie créatrice, pour employer les termes de
D. H. Lawrence, Dostoïevski tombe sur des aphorismes d’une force
extraordinaire. Dans les premières ébauches de la double figure Muichkine-
Stavroguine, nous trouvons cette remarque troublante : « Les démons ont la
foi, mais ils tremblent. » C’est ici, comme dans la formule lapidaire : « Le
Christ n’a pas compris les femmes » (carnets de notes pour les Possédés),
qu’une comparaison entre Dostoïevski et Nietzsche se justifie le mieux.
Il arrive que Dostoïevski inscrive en marge de son scénario des articles de
foi : « Il n’y a qu’une chose qui importe : la compassion spontanée. Quant à
la justice, elle vient en second. » Les notes pour l’Idiot nous rappellent sans
cesse que les motifs et les thèmes du roman dostoïevskien sont toujours les
mêmes (Proust soutenait que tous les romans de Dostoïevski pouvaient
s’intituler Crime et Châtiment). Dans la conception première, « l’idiot » non
seulement possédait beaucoup des qualités de Stavroguine, mais encore il
était marié secrètement et insulté en public, exactement comme le héros des
Possédés. Même dans quelques-unes des dernières versions, Muichkine est
escorté par un « club » d’enfants. Ceux-ci jouent un rôle important dans
l’intrigue et l’amènent à révéler sa vraie nature. C’est l’histoire d’Aliocha
dans l’épilogue des Frères Karamazov. Il semble y avoir une loi de la
conservation de la matière dans la poétique de la création comme dans la
nature.
D’autre part, d’un intérêt particulier sont les aperçus que nous pouvons
avoir sur les étapes inconscientes ou semi-conscientes de la création
littéraire. Par exemple, Dostoïevski note à plusieurs reprises « Roi des
Juifs » ou « Les rois de Juda ». Nous savons que Petrachevsky (le
romancier avait vaguement adhéré à son cercle en 1848-1849) désignait
James de Rothschild par le nom de « Roi des Juifs », et que le héros de
l’Adolescent avait pour ambition ouverte de devenir « un Rothschild ».
Dans le contexte des premiers brouillons de l’Idiot, le terme semble se
rapporter aux usuriers avec qui Gania trafique. Dans le roman même, Gania
n’emploie l’expression qu’une seule fois, comme symbole de ses ambitions
financières ; mais à force de se répéter sous la plume de Dostoïevski, elle le
mena sans doute peu à peu et subconsciemment à la figure du Christ.
En outre, c’est grâce aux brouillons que nous arrivons à entrevoir le
paradoxe du « personnage indépendant ». « Les personnages, écrit
Blackmur, sont un produit final, une forme objective de la composition
imaginaire, et leur création dépend des plus profondes convictions
humaines, si humainement pleines d’erreur, et de la grâce du génie, si
surhumainement juste 1. » Le produit final et son objectivité sont le résultat
d’un effort créateur très complexe. Ce qui apparaît, dans l’œuvre achevée,
« si surhumainement juste » est obtenu par un processus de recherche et de
contre-attaque où se mesurent le génie de l’écrivain et la liberté à l’état
naissant, ou la « résistance », de son sujet.
Non seulement la conception initiale de l’Idiot – les notes inspirées par le
crime d’Olga Umetzki en septembre 1867 – était complètement différente
des versions suivantes, mais le roman continua de changer de foyer central
même après qu’il eut commencé à paraître dans le Messager russe de
Katkov. Il semble que les changements soient venus de l’intérieur.
Dostoïevski n’était absolument pas préparé au rôle joué par Aglaé et il lutta,
dans de nombreux brouillons, de nombreuses révisions, contre la fatalité du
crime de Rogojine.
Dans Qu’est-ce que la littérature ? Sartre nie qu’un personnage
imaginaire puisse avoir, en aucun sens rationnel, « une vie à lui » : « Ainsi
l’écrivain ne rencontre partout que son savoir, sa volonté, ses projets, bref
lui-même, il ne touche jamais qu’à sa propre subjectivité. […] Jamais
Proust n’a découvert l’homosexualité de Charlus, puisqu’il l’avait décidée
avant même d’entreprendre son livre. »
Ce que nous savons de certain sur la manière dont travaille l’imagination
infirme le raisonnement de Sartre. Bien qu’un personnage soit en effet une
création de la subjectivité d’un écrivain, il semble représenter cette part de
lui-même dont l’écrivain n’a pas une complète connaissance. Sartre dit ici
que la donnée d’un problème – une équation algébrique avec des
inconnues – entraîne nécessairement sa solution et la nature de cette
solution. Mais le processus n’est pas le moins du monde créateur ; la
découverte de la « réponse » n’est une tautologie que dans un sens idéal.
« Tout ce qui nous entoure et tout ce qui nous arrive, écrit Coleridge (dans
un appendice au Manuel de l’homme d’État), a une seule cause finale
commune, à savoir l’accroissement de la conscience dans des proportions
telles que, quelle que soit la partie de terra incognita que cette conscience
accrue découvre dans notre nature, notre volonté puisse la conquérir et se
l’assujettir sous la souveraineté de la raison. » Don Quichotte, Falstaff,
Emma Bovary représentent de telles découvertes de la conscience ; ce fut
en les créant et dans l’illumination réciproque de l’acte créateur et de la
croissance de la chose créée que Cervantès, Shakespeare, Flaubert en
vinrent littéralement à découvrir des « parties » d’eux-mêmes jusqu’alors
demeurées dans l’ombre. L’auteur dramatique allemand Hebbel se
demandait dans quelle mesure un personnage inventé par un poète pouvait
être dit « objectif ». Sa propre réponse fut : « Dans la mesure où l’homme
est libre vis-à-vis de Dieu. »
Le degré d’objectivité d’un personnage comme Muichkine, son degré de
résistance à la volonté souveraine de Dostoïevski, peut être décelé dans les
brouillons. L’impuissance du prince est un problème que Dostoïevski
percevait de façon confuse. Quand il demande, dans les carnets de notes, si
Aglaé est ou n’est pas la maîtresse de « l’idiot », en un certain sens il se
pose une question à lui-même ; mais dans un autre sens, tout aussi valable,
il interroge son personnage. La réponse peu claire de Muichkine montre les
limitations forcées de la méthode dramatique. Un auteur dramatique ne peut
connaître son personnage que jusqu’à « tel » point.
À propos de Tolstoï, Henry James parle de personnages environnés d’une
« extraordinaire masse de vie ». Cette masse à la fois reflète et absorbe leur
vitalité ; elle réduit les incursions de « l’horriblement possible ». L’auteur
dramatique œuvre sans cette plénitude d’atmosphère ; il raréfie l’air et
réduit la réalité à un étroit champ clos où la parole et le geste donnent le
signal du massacre. Les formes matérielles elles-mêmes se vident de
substance ; toutes les barrières ou bien sont assez basses pour que les
Karamazov sautent par-dessus, ou bien sont faites de planches mal jointes à
travers lesquelles Pierre Verkhovensky peut se faufiler pour aller à ses
sinistres besognes. Donner une telle suprématie à l’action tout en présentant
dans le détail et avec force des personnalités complexes est chose déjà
difficile au théâtre (rappelons-nous ce qu’Eliot appelle le « défaut
d’esthétique » de Hamlet). C’est encore plus difficile avec la prose
romanesque, même « dramatisée ». L’allure plus lente de la prose, le fait
que nous lisons un roman, que nous le laissons de côté, le reprenons dans
un état d’esprit différent (il n’arrive rien de tel au théâtre) – tout cela met
constamment en danger l’impression d’action continue et d’inflexible
tension sur laquelle compte une formule dramatique comme celle de
Dostoïevski.
Pour montrer comment il résout certaines de ces difficultés je me propose
de considérer les soixante heures cruciales des Possédés. « Toute cette nuit,
avec ses incidents presque grotesques et le terrible dénouement qui suivit au
petit matin me fait encore l’effet d’un hideux cauchemar », dit le narrateur
(car nous avons ici un narrateur individualisé, qui a été témoin de l’action et
qui la raconte, ce qui complique encore la tâche de la présentation
dramatique). Tout au long des événements violents et confus qui suivent
cette phrase d’ouverture, Dostoïevski va garder un ton d’intensité
cauchemardesque. Il lui faut parer à l’impression d’invraisemblable que
nous pourrions avoir et il le fait au cours de soixante pages de prose sans les
secours matériels dont dispose un auteur dramatique pour maintenir
l’illusion.
Pour diriger nos réactions pendant la descente au chaos Dostoïevski se
sert de deux circonstances extérieures : le « quadrille littéraire » sur lequel
s’achève la lamentable soirée chez le gouverneur et l’incendie du quartier
qui borde la rivière. Toutes deux font partie intégrante du récit, mais elles
ont aussi des valeurs symboliques. Le quadrille est une allégorie du
nihilisme intellectuel et de l’irrespect pour l’âme, dans lesquels Dostoïevski
voyait la cause principale des bouleversements proches. L’incendie est le
héraut qui annonce l’insurrection, une mystérieuse et mortelle injure aux
lois de la vie. Pour Flaubert, la folie incendiaire de la Commune
représentait les derniers soubresauts du Moyen Âge ; avec plus de
pénétration, Dostoïevski décelait dans l’incendie les symptômes des grands
soulèvements sociaux qui s’efforceraient de raser les vieilles cités pour les
remplacer par la cité nouvelle de la justice. Il rapprochait les incendies qui
faisaient rage dans Paris du thème russe traditionnel d’une apocalypse de
feu. Lembke, le gouverneur, court au feu en criant à son entourage terrifié :
« Tout cela vient des incendiaires ! C’est le nihilisme ! Partout où ça brûle,
c’est le nihilisme ! » Sa « folie » remplit le narrateur d’horreur et de pitié ;
mais elle n’est, en réalité, que de la clairvoyance poussée jusqu’à l’hystérie.
Lembke a raison quand il crie, dans son délire panique, que « le feu est dans
l’esprit des hommes et non sur le toit des maisons ». Cette phrase pourrait
servir d’épigraphe aux Possédés. Les actions qui s’y passent sont des gestes
de l’âme quand elle est en dissolution. Les démons la possèdent et, par
quelque obscur hasard, les étincelles ont sauté des hommes aux maisons.
Tandis que les flammes s’éteignent, on découvre Lébiadkine, sa sœur
Maria et leur vieille servante assassinés (le meurtre étant, une fois de plus,
le véhicule de la vision tragique). Tout tend à prouver qu’un au moins des
incendies a été allumé pour couvrir le crime. Se servant des flammes
comme d’un signal lumineux qui marque le centre de la sphère d’action,
Dostoïevski nous mène à une fenêtre de Skvorechniki, la demeure de
Stavroguine. Le jour pointe et Lisa regarde la clarté mourante ; Stavroguine
vient la rejoindre. On nous dit seulement que quelques agrafes de sa robe
sont défaites, mais toute la nuit est dans ce détail. L’imagination de
Dostoïevski est chaste à dessein ; il voit l’expérience érotique d’une
manière trop intense, trop complète pour ne pas se rendre compte que, pour
en évoquer tout le sens, il faut des moyens plus subtils que la simple
description de la chose. C’est quand le réalisme se fait description crue,
comme si souvent chez Zola, que la représentation directe de l’acte érotique
reprend de l’importance. Le résultat en est un appauvrissement de la
technique et de la sensibilité.
La nuit a été désastreuse. Elle a révélé à Lisa la nature inhumaine et
destructrice de Stavroguine. Dostoïevski ne nous dit pas en quoi consiste
précisément l’échec sexuel, mais il ne nous laisse aucun doute sur la totalité
de cet échec. Pour Lisa, c’est un choc qui la bouleverse ; elle ne sait plus
pourquoi elle a sauté dans la voiture de Stavroguine le jour précédent. Elle
raille sa douceur actuelle, ses paroles de circonstance sur le bonheur dont
elle l’a comblé : « Et c’est ça Stavroguine ! Stavroguine le “vampire”
comme on vous appelle… » Le sarcasme est à double tranchant ; Lisa a été
saignée de la volonté de vivre, mais en même temps elle a pénétré
Stavroguine à fond. Elle sait qu’il cache quelque secret effroyable et
pourtant ridicule qui souille et corrode son âme :
« J’imaginais toujours que vous alliez m’emmener dans un endroit où il y aurait une méchante
araignée, énorme, grande comme un homme, et que nous passerions notre vie à la regarder et à en
avoir peur. C’est comme cela que nous aurions passé notre vie d’amour. »

Un dialogue en demi-tons, en fragments. Mais une note suraiguë ne cesse


de transpercer l’air.
Pierre Verkhovensky entre et Stavroguine dit à Lisa : « Si tu apprends
quelque chose, Lisa, il faut que tu saches : c’est moi le coupable. » Pierre
essaie de combattre en lui cette idée. Il se lance dans un monologue où les
mensonges, les demi-mensonges, les demi-vérités et une clairvoyance
fielleuse sont inextricablement confondus. C’est lui qui a,
« involontairement », tout préparé pour les assassins. Mais les incendies
sont prématurés. Et si quelques-uns de ses hommes s’en étaient mêlés, sans
ordre ? Et Pierre lâche un de ses dogmes secrets :
« Non, cette canaille démocrate avec ses cellules de cinq membres, quelle base misérable ! Ce qu’il
nous faut c’est une volonté unique, grande, despotique, une sorte d’idole, qui repose sur quelque
chose de fondamental et d’extérieur à la masse. »

Pour le moment, il faut que Pierre empêche cette idole de se détruire elle-
même. On ne peut pas laisser Stavroguine prendre la responsabilité du
meurtre, et cependant il doit prendre sa part de culpabilité. De cette façon,
lui et Pierre seront encore plus étroitement liés. Le prêtre reste d’une
importance vitale pour son dieu (ne l’a-t-il pas créé ?), mais ce dieu, vu du
dehors, doit demeurer intact. La stratégie du nihiliste envers Stavroguine se
dévoile dans un des monologues les plus prodigieux du roman, dans un tour
de force 2 d’équivoque et de double sens. Par de souples modulations, Pierre
glisse de la notion d’innocence morale à celle d’innocence légale :
« — On a vite fait de faire courir un bruit stupide. Mais vous n’avez en réalité rien à craindre. Du
point de vue légal, vous êtes innocent, et devant votre conscience aussi. Car vous ne vouliez pas
cela, n’est-ce pas ? Il n’y a pas le moindre indice, rien qu’une coïncidence. […] En tout cas, je suis
content de vous voir si calme […] car bien que vous n’ayez rien à vous reprocher, pas même en
pensée, il n’en reste pas moins que… Et vous devez avouer que tout cela arrange admirablement la
situation pour vous : vous voilà brusquement libre, veuf, et vous pouvez tout de suite épouser une
fille charmante et extrêmement riche, et qui est déjà à vous, par-dessus le marché. Voyez ce que
peuvent faire de pures et simples coïncidences, hein !
— Vous êtes en train de me menacer, imbécile ? »

L’angoisse que trahit cette question de Stavroguine ne vient pas de la peur


du chantage ; la menace, elle est dans le pouvoir qu’a Pierre de détruire en
Stavroguine ce qui lui reste de connaissance de soi. L’homme menace de
remodeler le dieu à sa propre et ignoble image. Stavroguine a peur de se
voir gagner par les ténèbres – par la folie – et Pierre, vivement, riposte par
un magnifique : « Vous êtes la lumière et le soleil ! »
J’aimerais citer plus longuement, mais je pense que l’on peut déjà saisir
l’essentiel. Le dialogue agit ici comme dans la tragédie en vers. La
stichomythie de la tragédie grecque, la dialectique du Phédon, le soliloque
shakespearien, la tirade du théâtre classique sont des formes consommées
de la stratégie du langage, une dramatisation du discours dans laquelle on
ne peut pas séparer la forme de la plénitude du sens. La tragédie, bien
qu’elle y parvienne par des moyens presque uniquement verbaux, est peut-
être la présentation la plus durable et la plus complète de l’expérience
humaine. Le langage dont elle use est conditionné par la notion de théâtre et
ce qu’elle implique de circonstances matérielles ; mais il peut se transposer
dans des formes qui ne sont pas dramatiques au sens technique et au sens
matériel du mot. C’est ce qui se passe dans l’art oratoire, les dialogues de
Platon et le poème dramatique. Dostoïevski l’a transposé dans le roman. Et
c’est ce que nous entendons quand nous parlons de la tragédie
dostoïevskienne.
Stavroguine dit à Pierre : « Cette nuit, Lisa s’est aperçue que je ne
l’aimais pas… ce que, d’ailleurs, elle a toujours su. » Le petit Iago trouve
cela « tout à fait vilain » :
« Brusquement, Stavroguine se mit à rire.
— Je ris de mon singe, expliqua-t-il aussitôt. »

Le terme situe les deux hommes avec une cruelle précision. Pierre est
l’ombre ignoble de Stavroguine ; il « singe » Stavroguine afin de souiller ou
de détruire l’image que celui-ci se fait de lui-même (on pense au rôle du
babouin dans la fameuse série de dessins d’artistes et de modèles de
Picasso). Pierre prétend avoir toujours su que la nuit serait un « fiasco
complet ». Ce qui le ravit. Son sadisme – le sadisme du voyeur – se repaît
de l’humiliation de Lisa. L’impuissance présumée de Stavroguine va le
rendre plus vulnérable à l’abjection. Mais Verkhovensky a sous-estimé ce
qui n’est chez son dieu que lassitude. Stavroguine dit la vérité à Lisa : « Ce
n’est pas moi qui les ai tués, et j’étais contre, mais je savais qu’on allait les
tuer et je n’ai pas arrêté la main des assassins. » Cette culpabilité indirecte
qu’il revendique – un thème étudié plus à fond dans les Frères
Karamazov – rend Pierre furieux. Il se tourne vers son idole « en
marmottant des mots sans suite… et l’écume à la bouche ». Il tire de sa
poche un revolver, mais comment tuer son « prince » ! De cet accès de rage
jaillit une vérité cachée : « Moi, je suis un bouffon, mais je ne veux pas que
vous, la meilleure moitié de moi-même, vous en soyez un ! Vous me
comprenez ? » Stavroguine comprend ; il est peut-être le seul à comprendre.
La tragédie de Pierre est celle de tout prêtre qui a érigé une divinité à son
image, et il y a un trait d’ironie tragique dans les paroles sur lesquelles
Stavroguine le renvoie : « Et maintenant, va au diable… Va à l’enfer. Va à

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