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par
Jean-Claude Zylberstein
Titre original : Tolstoy or Dostoevsky.
www.lesbelleslettres.com
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ISBN : 978-2-251-91777-1
ISSN : 2111-5524
In memoriam
HUMPHRY HOUSE
PREMIÈRE PARTIE
1. De T. S. Eliot. (N.d.É.)
2. R. P. Blackmur, « The Lion and the Honeycomb », The Lion and the Honeycomb, New York,
1955.
3. D. H. Lawrence à Ernest Collings, 24 février 1913, The Letters of D. H. Lawrence, New York,
1950.
4. E. M. Forster, Aspects of the Novel, New York, 1950 (Aspects du roman, 10/18, n° 3053).
5. N. A. Berdiaev, L’Esprit de Dostoïevski, Paris, 1946.
6. En français dans le texte. (N.d.T.)
7. D. S. Merejkovsky, Tolstoï as Man and Artist, with an Essay on Dostoïevski, Londres, 1902.
II
1. T. E. Lawrence à E. M. Forster, 20 février 1924, The Letters of T. E. Lawrence, New York, 1939.
2. John Cowper Powys, Dostoievsky, Londres, 1946.
3. Thomas Mann, « Dostojewski Mit Maassen », Neue Studien, Stockholm, 1948.
4. T. E. Lawrence à Edward Garnett, 26 août 1922, The Letters of T. E. Lawrence.
5. Virginia Woolf, « Modern Fiction », The Common Reader, New York, 1925.
III
L’art romanesque russe trouva en outre dans Gogol un artiste qui donna,
dès le début, les tons fondamentaux et le style de la langue et de la forme.
C’est de son Manteau qu’est sorti le roman russe. La littérature américaine
eut moins de chance. Les incertitudes de goût chez Poe, Hawthorne et
Melville et ce qu’avaient d’obscur leurs singularités propres posent
d’emblée le problème du talent individuel qui s’exerce dans un relatif
isolement.
La Russie et l’Amérique manquaient même de ce sens de stabilité et de
cohésion géographiques qui, pour le romancier européen, allait de soi. Pour
l’un et l’autre peuple l’impression d’immensité s’alliait à celle d’une
frontière romantique et fuyante. Ce qu’étaient le Far-West et le Peau-Rouge
pour la mythologie américaine, le Caucase et ses tribus guerrières ou les
tribus inviolées des Cosaques et des Vieux-Croyants du Don et de la Volga
l’étaient pour Pouchkine, Lermontov et Tolstoï. Dans l’une et l’autre
littérature, le thème idéal est celui du héros qui fuit le monde corrompu des
villes et des passions avilissantes pour affronter les dangers et les épreuves
morales de la Frontière. Bas-de-Cuir et le héros des Cosaques de Tolstoï
sont frères quand ils parcourent les froides vallées plantées de pins, parmi
les créatures sauvages, en proie à la mélancolie et poursuivant néanmoins
avec ardeur leur « noble » ennemi.
L’immensité de l’espace expose le personnage aux forces naturelles dans
toute leur grandeur et leur sauvagerie. Ce n’est que chez les Brontë et, plus
tard, chez D. H. Lawrence que le roman européen donne, avec une
puissance comparable, l’impression de la nature déchaînée. Les caprices
tyranniques de la mer chez Dana et Melville, le monde des glaces et ses
horreurs d’un autre âge dans les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Poe,
l’image du dénuement de l’homme dans Une tourmente de neige de Tolstoï
– toutes ces batailles où l’homme se mesure avec les éléments qui peuvent
le détruire dans leurs jeux grandioses restent en dehors du répertoire du
réalisme européen. De combien de terre l’homme a-t-il besoin ? de Tolstoï
(où Joyce voyait « la plus grande littérature du monde ») ne pouvait être
écrit au XIXe siècle que par un Russe ou par un Américain. C’est une
parabole sur l’immensité de la terre ; elle n’aurait eu de sens ni dans le Kent
de Dickens ni dans la Normandie de Flaubert.
Mais l’espace isole autant qu’il libère. Ce fut un thème commun à la
littérature russe et à la littérature américaine que celui de l’artiste qui
cherche son identité et son public dans une culture trop neuve, trop
désorganisée, trop préoccupée des exigences de la vie matérielle. Même les
villes, qui signifiaient pour la conscience européenne les trésors spirituels et
matériels du passé, étaient frustes et anonymes dans leur climat russe ou
américain. Depuis l’époque de Pouchkine jusqu’à celle de Dostoïevski,
Saint-Pétersbourg figure dans la littérature russe comme un symbole de la
création arbitraire, tout entière sortie des eaux et des marécages par la
magie cruelle de l’autocratie. Elle n’avait de racines ni dans la terre ni dans
le passé. Parfois, comme dans le Cavalier de bronze de Pouchkine, la nature
prend sa revanche sur l’intrus ; parfois, comme lorsque Poe périt à
Baltimore, la ville devient la foule – cet équivalent de la catastrophe
naturelle – et détruit l’artiste.
Mais enfin, la volonté humaine triomphe du pays gigantesque ; des routes
sont taillées à travers forêts et déserts ; des communautés s’accrochent à la
prairie et à la steppe. Cette grande œuvre et la grandeur de la volonté qui l’a
faite se reflètent dans la haute lignée des écrivains russes et américains. Sur
les deux mythologies plane ce que Balzac a appelé « la recherche de
l’absolu ». Hester Prynne, Achab, Gordon Pym, l’homme souterrain de
Dostoïevski et Tolstoï lui-même partent à l’assaut des barrières qui
emprisonnent la volonté : la morale traditionnelle et la loi naturelle. Comme
épigraphe à Ligeia, Poe choisit un passage de Joseph Glanvill, le clergyman
anglais du XVIIe siècle : « L’homme ne s’abandonne aux anges, ni
complètement à la mort, que par la faiblesse de sa volonté. » C’est le cri de
guerre, secret d’Achab, et c’était l’espérance de Tolstoï quand il doutait de
la mort inéluctable. Comme le remarque Matthew Arnold, en Russie
comme en Amérique la vie elle-même avait, dans son débat avec la mort,
l’ardeur farouche de la jeunesse.
Mais dans aucun des deux pays ne régnait le genre de vie d’où le
romancier européen tirait ses matériaux et sur lequel il avait édifié ses
règles. C’est là le point essentiel de l’étude de Henry James sur Hawthorne.
Ce dernier avait écrit dans sa préface au Faune de marbre : « Aucun auteur
ne peut, s’il n’en a pas fait l’expérience, concevoir la difficulté d’écrire un
roman sur un pays où il n’existe ni ombre, ni passé, ni mystère, ni noirceur
frappante – rien, sinon une banale prospérité à la grande et simple lumière
du jour ; comme c’est heureusement le cas pour mon cher pays natal. »
De la part de l’auteur de la Lettre écarlate et de la Maison aux sept
pignons, on voit là un trait d’exquise ironie. Mais James préféra une autre
interprétation et il renchérit sur les « difficultés » de Hawthorne. Sa
discussion, aussi bien que le texte de Hawthorne, concerne uniquement
l’Amérique, mais elle nous fournit l’analyse peut-être la plus pénétrante que
nous ayons sur les qualités essentielles du roman européen. En nous disant
ce qui manque aux non-Européens, il nous dit par là même de quels
obstacles ils se trouvaient libérés. Son étude me semble éclairer autant ce
qui sépare Tolstoï de Flaubert que ce qui sépare Flaubert de Hawthorne.
En notant la « minceur » et le « vide » de l’atmosphère dans laquelle
travaillait Hawthorne, James dit :
« Il faut tant de choses, comme Hawthorne a dû le sentir plus tard devant le spectacle de la vie
européenne, plus dense, plus riche, plus chaud – il faut une telle accumulation d’histoire et de
coutumes, une telle complexité de mœurs et de types pour offrir un fond d’inspiration au
romancier. »
On ne peut dire si cette liste doit être prise tout entière au sérieux. Ni la
Cour ni l’armée ni le monde du sport, dans l’Angleterre de James, ne
s’intéressaient beaucoup à l’art. Les rapports les plus frappants entre Oxford
et le génie poétique s’étaient bornés à l’expulsion de Shelley ; les manoirs
et les ruines sous le lierre étaient un purgatoire à courants d’air pour les
peintres et les musiciens qui cherchaient à distraire leurs nobles hôtes ; ni
Eton ni Harrow n’étaient remarquables par leur encouragement aux vertus
amènes. Néanmoins, cette liste est pertinente. Dans, un raccourci frappant,
elle peint l’image que le réalisme, en Europe, se faisait du monde, ce que
Bergson aurait appelé les données immédiates de l’art de Dickens, de
Thackeray, Trollope, Balzac, Stendhal, Flaubert.
En outre, compte tenu des différences de vocabulaire et de perspective, cet
index des lacunes s’applique également à la Russie du XIXe siècle. Elle non
plus n’était pas un État « au sens européen du mot ». La cour du tsar, avec
son parfum semi-asiatique, était hostile à la littérature. Une grande partie de
l’aristocratie était plongée dans une barbarie féodale ; une toute petite partie
seulement, européanisée, s’intéressait à l’art ou au libre jeu des idées. Le
clergé russe avait peu de chose en commun avec les prêtres et les évêques
anglais chez qui James passait quelques-unes de ses soirées d’hiver, dans la
bibliothèque lambrissée ou le cabinet d’étude hanté des corneilles ; c’était
une troupe fanatique et grossière dans laquelle des visionnaires et des saints
voisinaient avec des jouisseurs illettrés. La plupart des éléments énumérés
par James – les universités libres et les vénérables écoles, les musées et le
monde politique, les ruines sous le lierre et la tradition littéraire –
n’existaient pas plus en Russie qu’aux États-Unis.
Et dans les deux cas, les lacunes signalées indiquaient un fait plus
général : ni en Russie ni en Amérique ne s’était produite la complète
évolution d’une classe moyenne « au sens européen du mot ». Comme
Marx le faisait remarquer dans ses dernières années, la Russie allait offrir
l’exemple d’un système féodal en marche vers l’industrialisation sans
passer par les étapes intermédiaires d’un affranchissement politique et sans
la formation d’une bourgeoisie moderne. Derrière le roman européen l’on
trouvait ces deux instruments de stabilité et de maturité : l’État
constitutionnel et le capitalisme. Ils n’existaient pas dans la Russie de
Gogol et de Dostoïevski.
James reconnaissait qu’il y avait « de belles compensations » à cette
pauvreté de l’atmosphère américaine : proximité de la nature sous ses
aspects les plus éloquents, contact de l’écrivain avec une grande variété de
types, sentiment du « prodige » et du « mystère » qui naît devant des
hommes qu’on ne peut ranger dans aucune des catégories distinctes d’une
société organisée. Mais il se hâte d’ajouter que cette absence d’une échelle
des valeurs prive l’artiste de « normes intellectuelles » et de la pierre de
touche du style de vie. En revanche, elle le condamne à « un sens de
responsabilité morale dans une solitude plutôt glaciale ».
C’est là une phrase troublante, même si l’on considère qu’elle ne
s’applique qu’à Hawthorne. Il serait trop long d’expliquer comment un
écrivain aussi sérieux que James a pu dépenser tant de temps et
d’admiration à propos d’Augier, de Gyp et de Dumas fils, et les raisons qui
l’ont conduit à comparer la Lettre écarlate avec Adam Blair de Lockhart, et
pas tout à fait au détriment de ce dernier. Et l’on comprend aussi pourquoi
James espérait que le roman américain suivrait la voie de William Dean
Howells, qui avait débuté avec « un volume délicieux sur la Vie
vénitienne », plutôt que celle de Poe, de Melville ou de Hawthorne, avec
leurs « puérils » essais de symbolisme. Pour tout dire, la phrase que nous
avons citée montre pourquoi James ne pouvait rien comprendre aux
contemporains russes de Tourgueniev.
Ce « sens de responsabilité morale dans une solitude… » (j’aurais dit
passionnée, plutôt que glaciale), cet élan irrésistible vers ce que Nietzsche
allait appeler la « transmutation des valeurs », porta le roman russe et le
roman américain au-delà des ressources déclinantes du réalisme européen
jusque dans le monde du Pequod et des Karamazov. D. H. Lawrence
remarque : « Il y a un sentiment “différent” chez les vieux classiques
américains. Un glissement, qui va de la vieille psyché vers quelque chose
de nouveau, un déplacement. Et le déplacement fait mal 4. »
Dans le cas de l’Amérique, le déplacement se fit dans l’espace et sur le
plan de la culture ; ce fut une migration de l’esprit, de l’Europe vers le
Nouveau Monde. En Russie, il fut historique et révolutionnaire. Dans les
deux cas, il y eut douleur et déraison, mais aussi un champ nouveau
d’expérience et cette conviction exaltante que ce qui était en jeu ne se
bornait pas à la peinture de la société ou à un objet de divertissement.
Il est certain que, selon les normes de James, Hawthorne, Melville, Gogol,
Tolstoï, Dostoïevski étaient des hommes qui œuvraient dans la solitude, à
l’écart du milieu littéraire ambiant ou en opposition avec lui. James lui-
même et Tourgueniev semblent avoir eu une meilleure part ; ils furent en
honneur et ils furent chez eux dans les hauts lieux de la civilisation sans
sacrifier l’intégrité de leur idéal. Mais en fin de compte ce furent les
visionnaires et les traqués qui écrivirent les livres « titanesques ».
Ces réflexions sur la Russie et l’Amérique du XIXe siècle, sur ce qui peut
rapprocher le roman russe du roman américain et sur ce qui les sépare l’un
et l’autre du réalisme européen, pourraient porter sur un autre point. L’art
romanesque européen reflète la longue paix de la période
postnapoléonienne. Si l’on en excepte les crises sans caractère décisif de
1854 et de 1870, cette paix dura de Waterloo à la Première Guerre
mondiale. La guerre avait été un thème dominant de la poésie épique –
même quand il s’agissait de la guerre dans le ciel. D’Antigone à Macbeth et
aux chefs-d’œuvre de Kleist, elle avait fourni le contexte de maintes
tragédies. Mais elle est d’une manière significative loin des préoccupations
et des thèmes du roman européen du XIXe siècle. Dans la Foire aux vanités,
nous entendons le grondement lointain du canon ; l’imminence de la guerre
donne aux dernières pages de Nana leur ironie et leur inoubliable élan 5 ;
mais jusqu’aux raids des zeppelins sur Paris dans cette morne et
hallucinante nuit de débauche qui marque la fin du monde proustien, la
guerre ne réapparaît pas dans le grand courant de la littérature européenne.
Flaubert, chez qui la plupart de ces problèmes ont un accent si intense,
écrivit sur la bataille des pages cruelles et splendides ; mais c’était une
bataille d’il y a longtemps, dans le décor archéologique de l’antique
Carthage. Assez curieusement, c’est aux livres pour enfants et adolescents
qu’il nous faut aller si nous voulons trouver des récits guerriers
convaincants – à Daudet et à G. A. Henty qui, comme Tolstoï, fut
profondément marqué par son expérience de Crimée. Le réalisme européen,
sous son aspect adulte, n’a donné ni un Guerre et Paix ni une Conquête du
courage.
On peut tirer de ce fait une moralité plus large. La scène du roman
européen, son milieu politique et physique, fut, de Jane Austen à Proust,
extraordinairement stable. Les grandes catastrophes y sont des catastrophes
privées. L’art de Balzac, de Dickens, de Flaubert n’était ni préparé ni appelé
à mettre en action ces forces qui peuvent détruire entièrement la substance
d’une société et submerger toute vie privée. Ces forces se ramassaient
inexorablement pour le siècle de la révolution et de la guerre totale. Mais
les romanciers européens en négligèrent les présages ou ne surent pas les
interpréter. Flaubert assure à George Sand que la Commune est simplement
un bref retour à l’esprit factieux du Moyen Âge. Deux romanciers
seulement entrevirent les poussées vers la désintégration, les fissures dans
le mur de la stabilité européenne : James dans la Princesse Casamassima et
Conrad dans Sous les yeux de l’Occident et l’Agent secret. Ni l’un ni l’autre
– et le fait est hautement significatif – n’appartenaient par leur naissance à
la tradition de l’Europe occidentale.
L’influence de la guerre de Sécession, ou plutôt de son approche et de ses
suites, sur l’atmosphère américaine n’a pas, à mon avis, été complètement
établie. Harry Levin a suggéré que la vision du monde chez Poe avait été
assombrie par une prémonition du destin réservé au Sud. Ce n’est que
graduellement que nous avons fini par nous rendre compte du rôle capital
joué par la guerre dans la prise de conscience de James. Elle explique en
partie cette sensibilité aux forces démoniaques et destructrices qui donne sa
profondeur au roman de James et lui fait franchir les limites du réalisme
anglais et français. Mais on peut dire d’une manière plus générale que
l’instabilité de la vie sociale américaine, la mythologie de violence
inhérente aux régions de frontière sauvage, enfin le bouleversement profond
de la guerre se sont reflétés dans le caractère de l’art américain. Ils
contribuèrent à l’avènement de ce que D. H. Lawrence appelle un « degré
d’extrême conscience ». Cette observation s’adresse à Poe, à Hawthorne et
à Melville. Elle s’applique également à The Jolly Corner et à la Coupe d’or.
Mais ce qui était, dans le cas américain, des éléments complexes et parfois
secondaires fut pour la Russie du XIXe siècle les réalités essentielles.
1. Henry James, cité par P. Lubbock dans une lettre datée du début de 1872, The Letters of Henry
James, New York, 1920.
2. Dostoïevski, Journal d’un écrivain.
3. Dostoïevski, Journal d’un écrivain.
4. D. H. Lawrence, Études sur la littérature classique américaine, Éd. du Seuil, 1948.
5. En français dans le texte. (N.d.T.)
V
Les réalités qui s’offraient aux écrivains russes du XIXe siècle étaient, en
effet, fantastiques : un despotisme apeuré ; une Église en proie à une attente
apocalyptique ; une intelligentsia infiniment douée mais déracinée,
cherchant le salut ou à l’étranger ou dans la masse obscure de la
paysannerie ; la légion des exilés sonnant leur Cloche (le nom du journal de
Herzen) ou faisant jaillir leur Étincelle (le nom du journal de Lénine) du
fond d’une Europe qu’ils aimaient et méprisaient à la fois ; les débats qui
faisaient rage entre slavophiles et « occidentalistes », entre populistes et
utilitariens, réactionnaires et nihilistes, athées et croyants ; et, pesant sur
tous les esprits, comme un de ces orages d’été qui approchent et que
Tourgueniev évoque si magnifiquement, le pressentiment de la catastrophe.
Par la qualité et les modes d’expression, ce pressentiment revêtait des
aspects religieux. Belinsky déclarait que le problème de l’existence de Dieu
était en définitive l’unique moteur de la pensée russe. Comme le remarque
Merejkovsky, le problème de Dieu et de sa nature avait « absorbé tout le
peuple russe depuis les judaïsants du XVe siècle jusqu’à nos jours 2 ».
L’iconographie du Messie et l’eschatologie de l’Apocalypse donnaient à la
lutte politique une bizarre et fiévreuse résonance. L’attente des temps
nouveaux jette son ombre sur une culture qui étouffe. Dans toute la pensée
politique russe – dans les écrits de Chaadev, Kirevski, Netchaïev, Belinsky,
Pissarev, Constantin Léontiev, Soloviev, Fédorov – le royaume de Dieu
s’est terriblement rapproché du royaume à son déclin de l’homme. L’esprit
russe est littéralement hanté par Dieu.
De là, une différence radicale entre le roman russe et le roman européen
du XIXe siècle. La tradition de Balzac, de Dickens, de Flaubert était
séculière. L’art de Tolstoï et de Dostoïevski est religieux. Il jaillit d’une
atmosphère pénétrée d’expérience religieuse et de la croyance que la Russie
est destinée à jouer un rôle capital dans l’apocalypse qui menace. Tout
autant qu’Eschyle et Milton, Tolstoï et Dostoïevski sont des hommes dont
le génie est tombé entre les mains du Dieu vivant. Pour eux, comme pour
Kierkegaard, une seule alternative s’offre à la destinée humaine. Aussi ne
peut-on comprendre véritablement leur œuvre en usant des mêmes moyens
que pour Middlemarch, par exemple, ou pour la Chartreuse de Parme.
Nous avons affaire à des techniques différentes et à des métaphysiques
différentes. Anna Karénine et les Frères Karamazov sont, si l’on veut, des
œuvres d’imagination, ou des poèmes de l’esprit, mais ils ont pour objet
essentiel ce que Berdiaev appelle « la quête du salut de l’humanité ».
Il me faut ajouter ceci : dans cet essai j’étudierai les textes de Tolstoï et de
Dostoïevski tels qu’ils ont été traduits. Cela signifie que ce travail ne peut
pas réellement servir aux lettrés de langue russe et aux historiens des
langues et de la littérature slaves. Il est à chaque étape redevable à leurs
propres travaux et j’espère qu’il ne contient rien qui puisse leur apparaître
comme une erreur grossière. Mais il ne peut leur être, et ne leur est pas
destiné. Pas plus que ne l’était, on peut le supposer, ce qu’André Gide,
Thomas Mann, John Cowper Powys et R. P. Blackmur ont écrit sur le
roman russe. Je cite ces auteurs non pas pour établir un précédent qui
manquerait de modestie, mais plutôt pour illustrer une vérité générale : la
critique est parfois forcée de prendre des libertés que la philologie et
l’histoire littéraire doivent se refuser comme fatales à leurs buts. Les
traductions sont plus ou moins des manières de trahison. Mais c’est dans les
traductions que nous glanons ce que nous pouvons, et en fait ce que nous
devons glaner des œuvres composées dans une langue qui n’est pas la nôtre.
En prose du moins, la maîtrise de l’auteur résistera souvent à la trahison.
Une critique ainsi conditionnée par des traductions, et qui les a pour objet,
est forcément de valeur réduite, mais elle peut avoir néanmoins une valeur.
De plus, Tolstoï et Dostoïevski constituent un vaste thème. Comme le
remarque T. S. Eliot à propos de Dante, voilà qui laisse au critique la
possibilité « d’avoir à dire quelque chose qui en vaille la peine, tandis
qu’avec des écrivains de moindre envergure, seule une étude minutieuse sur
un point précis peut justifier le désir de parler d’eux ».
1. N. A. Berdiaev, Les Sources et le sens du communisme russe, trad. par A. Nerville, Paris, 1951.
2. D. S. Merejkovsky, Tolstoï as Man and Artist, with an Essay on Dostoïevsky, Londres, 1902
DEUXIÈME PARTIE
1. D. S. Merejkovsky, Tolstoï as Man and Artist, with an Essay on Dostoïevski, Londres, 1902.
2. Romain Rolland, Mémoires et Fragments du Journal, Paris, 1956.
3. En français dans le texte. (N.d.T.)
4. Flaubert à Louise Colet, 12 juillet 1853, Correspondance de Gustave Flaubert, III, Paris, 1927.
5. Henry James, « Gustave Flaubert », Notes on Novelists, with Some Other Notes, New York,
1914.
6. Jean-Paul Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? », Situations, II, Paris, 1948.
VII
La toute première page d’Anna Karénine nous fait sentir que nous
pénétrons dans un monde bien éloigné de celui de Flaubert. L’épigraphe
tirée de saint Paul : « C’est à moi qu’appartient la vengeance ; et c’est moi
qui ferai la rétribution » a une résonance ambiguë et tragique. Tolstoï
considère son héroïne avec ce que Matthew Arnold appelle « des trésors de
compassion » ; il condamne la société qui l’a acculée à la mort. Mais en
même temps il évoque l’inéluctable loi de la rétribution. Ce qui frappe
également c’est le fait même qu’une citation biblique serve d’épigraphe à
un roman. Il est rare que des passages de l’Écriture soient incorporés au
texte d’un roman au XIXe siècle ; ils tendent à détruire la nature de la prose
romanesque par la simple vertu de leur rayonnement et de leur force
d’association. Henry James parvient à en introduire à certains moments : le
« En vérité, en vérité… » de Lambert Strether, au point culminant des
Ambassadeurs, ou ces extraordinaires évocations de Babylone dans la
Coupe d’or. Mais dans Madame Bovary un texte biblique sonnerait faux et
risquerait de bouleverser toute la structure délibérément prosaïque. Avec
Tolstoï (et avec Dostoïevski) la question est complètement différente. De
longues citations des Évangiles se mêlent au texte de Résurrection, par
exemple, et des Possédés. Nous avons affaire ici à une conception
religieuse de l’art et à des préoccupations sérieuses. La valeur de l’enjeu
dépasse tellement celle de la réussite technique que les paroles de l’apôtre
semblent merveilleusement à leur place et annoncent le livre à la manière
d’un sombre éclat de trompette.
Puis vient la célèbre phrase d’ouverture : « Tout était confusion dans la
maison des Oblonsky. » On a toujours pensé que Tolstoï en avait pris l’idée
dans les Récits de Bielkine de Pouchkine. Toutefois, les brouillons, et une
lettre de Strakhov (publiée seulement en 1949) jettent quelque doute sur ce
point. En outre, dans sa version définitive, Tolstoï fait précéder cette phrase
d’une brève maxime : « Les familles heureuses se ressemblent toutes ;
chaque famille malheureuse est malheureuse à sa propre manière. » Quel
que soit le détail exact de la composition, le large et puissant élan du début
est indéniable et Thomas Mann a probablement raison de penser qu’aucun
autre roman ne prend un départ si intrépide.
Selon la règle de la poétique classique nous plongeons d’emblée au cœur
des choses – la banale et pourtant navrante infidélité de Stepan
Arkadievitch Oblonsky (Stiva). En racontant la petite histoire d’adultère
d’Oblonsky Tolstoï présente en mineur les thèmes les plus importants du
roman. Stepan Arkadievitch cherche secours auprès de sa sœur, Anna
Karénine. Elle est en train de ramener la paix au foyer bouleversé de
Stepan. Qu’Anna nous apparaisse d’abord comme une femme qui
raccommode les ménages brisés, c’est là un trait d’ironie saisissant, de cette
sorte d’ironie shakespearienne si proche de la compassion. L’entrevue de
Stiva et de Dolly, l’épouse outragée, préfigure, malgré sa vive couleur
comique, la tragique confrontation entre Anna et Alexis Alexandrovitch
Karénine. Mais l’épisode Oblonsky est plus qu’un prélude dans lequel les
thèmes principaux se trouvent posés avec un art consommé ; c’est la roue
qui entraîne dans un souple mouvement les multiples rouages du récit. Car
c’est le ravage produit dans les affaires domestiques de Stiva qui amène la
rencontre d’Anna et de Vronsky.
Oblonsky va à son bureau – il doit sa nomination à son redoutable beau-
frère – et le vrai héros du roman, Constantin Dimitrievitch Lévine, « un
athlète qui soulève cent quatre-vingt-deux livres d’une seule main », l’y
rejoint. Lévine se montre dans un état d’esprit tout à fait singulier.
Il annonce qu’il ne participe plus aux activités du zemstvo rural, il tourne en
dérision la stérile bureaucratie symbolisée par la sinécure d’Oblonsky et il
avoue qu’il est venu à Moscou poussé par son amour pour Kitty
Chtcherbatsky, la belle-sœur d’Oblonsky. Nous avons là réunis, dès sa
première apparition, les moteurs dominants de la vie de Lévine : sa
recherche d’une réforme agronomique et rurale, sa répugnance pour la
civilisation des villes et son amour passionné pour Kitty.
Suivent plusieurs épisodes dans lesquels la personnalité de Lévine se
trouve plus complètement définie. Il rencontre son demi-frère, le publiciste
connu, Serge Ivanovitch Koznichev, s’enquiert de son frère aîné, Nicolas,
puis reprend contact avec Kitty. C’est une scène profondément tolstoïenne :
« Les vieux bouleaux bouclés des jardins, tous leurs menus rameaux
chargés de neige, avaient l’air nouvellement parés de vêtements sacrés. »
Kitty et Lévine patinent ensemble et autour d’eux tout est imprégné d’une
lumière éclatante et neuve. Du point de vue de la stricte économie narrative,
la conversation de Lévine avec Koznichev pourrait être reprochée à l’auteur
comme une digression ; mais je reviendrai sur ce problème, car dans la
structure d’un roman tolstoïen des digressions de ce genre jouent un rôle
tout particulier.
Lévine rejoint Oblonsky et ils déjeunent ensemble à l’hôtel d’Angleterre.
Lévine est irrité par l’élégance insolente de ce qui l’entoure et il déclare
aigrement qu’il préférerait « de la soupe aux choux et de la bouillie » à
toutes les splendeurs gastronomiques que le serveur tatar prodigue devant
lui. Bien qu’enchanté de son repas, Stiva revient à ses chagrins et demande
l’opinion de Lévine sur l’infidélité conjugale. Le bref dialogue est un chef-
d’œuvre d’équilibre. Lévine ne peut concevoir qu’un homme entre
tranquillement « chez un boulanger pour voler un pain » quand il vient de
dîner copieusement chez lui. Il tient farouchement pour la monogamie et
quand Oblonsky fait une allusion à Marie-Madeleine, Lévine dit amèrement
que le Christ n’eût jamais prononcé ces mots « s’il avait su comment on en
allait abuser… J’ai le dégoût des femmes infidèles ». Pourtant, beaucoup
plus loin dans le roman, aucun homme n’aura pour Anna plus de
compréhension et de compassion. Lévine continue à développer sa
conception de l’amour unique et cite le Banquet de Platon. Mais soudain il
s’interrompt ; il y a dans sa propre vie des choses qui ne s’accordent pas
avec ses convictions. Anna Karénine se trouve en grande partie concentré
dans cette conversation : conflit entre monogamie et liberté sexuelle,
divergences entre idéal personnel et comportement personnel, besoin
d’interpréter la vie philosophiquement d’abord, et ensuite selon l’image du
Christ.
Le décor change. Nous voici chez Kitty et nous y rencontrons le
quatrième partenaire de ce quadrille de l’amour, le comte Vronsky.
Il apparaît d’abord dans le roman comme admirateur et soupirant de Kitty.
Ce n’est pas là seulement un exemple de la virtuosité technique de Tolstoï,
du plaisir qu’il prend à réfuter les idées conventionnelles que se fait son
lecteur, tout comme la vie les réfute. C’est une expression du « réalisme » et
du « souffle profond » du grand art. Le flirt de Vronsky avec Kitty a, du
point de vue de la structure et de la psychologie, la même valeur que
l’engouement de Roméo pour Rosalinde. Car le bouleversement total que
produisent l’amour de Roméo pour Juliette, la passion de Vronsky pour
Anna ne peut se concevoir et se comprendre poétiquement que par contraste
avec un précédent amour. C’est la découverte de ce qui sépare celui-ci
d’une passion profonde, d’une possession absolue de l’être, qui pousse
Vronsky et Roméo à la folie et au désastre. L’engouement de jeune fille de
Kitty pour Vronsky (comme l’amour de Natacha pour Bolkonsky dans
Guerre et Paix) est de même un prélude à une prise de conscience. C’est
parce qu’elle compare que Kitty va reconnaître l’authenticité de ses
sentiments pour Lévine ; le désenchantement général au sujet de Vronsky
va lui donner la force de renoncer au faux éclat de Moscou et de suivre
Lévine dans ses terres. Avec quelle subtilité, et cependant quel naturel
Tolstoï enroule son écheveau !
La mère de Kitty, la princesse Chtcherbatsky, réfléchit à l’avenir de sa
fille dans un de ces monologues intérieurs plus ou moins divagants où
Tolstoï évoque un passé familial. Tout était tellement plus simple dans
l’ancien temps ! Voilà posé devant nous, une fois de plus, le thème essentiel
d’Anna Karénine : le problème du mariage dans la société moderne. Lévine
se présente chez les Chtcherbatsky pour faire sa déclaration à Kitty :
« Elle respirait fort, sans le regarder. Elle était dans l’extase. Son âme débordait de bonheur. Elle
n’avait jamais prévu que cet aveu d’amour produirait sur elle un effet si puissant. Mais cela ne dura
qu’un instant. Elle se souvint de Vronsky. Elle leva sur Lévine un regard clair, sans détours, et en
voyant son visage angoissé elle répondit vivement :
— C’est impossible… pardonnez-moi.
Un instant plus tôt, comme elle avait été proche de lui, et de quelle importance dans sa vie ! Et
maintenant, comme elle lui était devenue distante, lointaine !
— Il devait en être ainsi, dit-il sans la regarder.
Il s’inclina et il s’apprêtait à partir. »
Il est évident qu’ici, une fois de plus, Tolstoï veut concentrer l’attention
sur le fait qu’Anna n’est plus une toute jeune femme, mais une femme
mûre, et en même temps sur son charme rayonnant. Mais on s’émerveille de
l’aisance avec laquelle il passe du dialogue précédent, riche de vie
intérieure, à l’ardeur bondissante de l’action concrète.
Vronsky entre en passant ; il refuse de se joindre au cercle de famille.
Kitty se dit qu’il est venu pour elle, mais n’a pas voulu s’expliquer « parce
qu’il a pensé qu’il était tard, et Anna est là ». Elle est vaguement troublée,
comme l’est Anna elle-même. Sur cette petite touche oblique commence la
tragédie du mensonge dans laquelle Anna va fatalement s’engluer et qui, à
la fin, la détruira.
Le chapitre XXII nous mène au bal, où Kitty, pareille à une autre Natacha,
s’attend à ce que le comte Vronsky se déclare. La scène est
merveilleusement décrite et le bal à la Vaubyessard, dans Madame Bovary,
en comparaison paraît lourd. Ce n’est pas que Kitty possède une
personnalité plus riche que celle d’Emma – à ce stade du roman elle est en
somme une jeune personne très ordinaire. La différence est uniquement
dans la perspective des deux écrivains. Flaubert prend du recul devant sa
toile et peint à bout de bras avec une froide méchanceté. On sent qu’il
cherche des effets précis d’éclairage et de rythme :
« On entendait le bruit clair des louis d’or qui se versaient à côté, sur le tapis des tables ; puis tout
reprenait à la fois, le cornet à pistons lançait un éclat sonore, les pieds retombaient en mesure, les
jupes se bouffaient et frôlaient, les mains se donnaient, se quittaient ; les mêmes yeux, s’abaissant
devant vous, revenaient se fixer sur les vôtres. »
L’ironie maintient la distance, mais la vision dans son ensemble est
appauvrie et devient artificielle. Dans Anna Karénine, avec son narrateur
omniscient, il n’y a pas de point de vue unique. Nous voyons le bal à travers
le brusque chagrin de Kitty, à travers les yeux éblouis, ensorcelés d’Anna,
dans la lumière de la passion naissante de Vronsky, et aussi du point de vue
de Korsunsky, « première étoile dans la hiérarchie de la salle de bal ». Le
décor et les personnages sont inséparables ; chaque détail – et c’est en cela
que Tolstoï diffère carrément de Flaubert – est donné non pour lui-même ou
pour l’atmosphère générale, mais pour l’intérêt dramatique qu’il présente.
C’est à travers l’angoisse de Kitty que nous voyons Vronsky tomber sous le
charme de Mme Karénine. C’est la jeune princesse qui, dans son égarement
et sa honte, nous fait sentir toute la force de fascination d’Anna. Pendant la
mazurka, Anna regarde Kitty « les paupières tombantes ». Touche infime,
mais qui concentre, avec une extrême précision, tout ce que nous sentons
chez Anna de ruse et de cruauté en puissance. Un artiste moins grand nous
aurait montré Anna par les yeux de Vronsky. Mais Tolstoï fait ce que fait
Homère quand celui-ci laisse à un chœur de vieillards le soin d’énumérer et
d’exalter les beautés d’Hélène. Dans les deux cas, nous sommes persuadés
par voie indirecte.
Les chapitres suivants approfondissent le portrait de Lévine et nous avons
un bref aperçu de lui sur ses terres, dans son élément propre, parmi les
champs d’humus noir, les fourrés de bouleaux, les problèmes d’agronomie,
la paix rêveuse des campagnes. Le contraste avec le bal est voulu et indique
le double thème le plus important du roman : Anna, Vronsky et la vie
mondaine de la ville ; Lévine, Kitty et la nature. Plus loin, ces deux
leitmotive vont s’harmoniser et se développer selon des dessins complexes.
Mais le prélude en lui-même est achevé et dans les cinq derniers chapitres
du livre I le conflit réel – l’agon tragique – a commencé.
Anna part pour rejoindre son mari à Saint-Pétersbourg. Elle s’installe dans
son compartiment et se met à lire un roman anglais, identifiant avec celle de
l’héroïne son âme insatisfaite. Ici, et dans un épisode fameux du chapitre
suivant, il semble que Tolstoï se souvienne de Madame Bovary. Le train
s’arrête dans une gare au milieu d’une tourmente de neige ; Anna, qui se
trouve déjà dans un état de vive tension, descend du train dans « l’air de gel
et de neige ». Vronsky l’a suivie et il lui avoue sa passion : « Toute la
terrifiante beauté de la tempête prit, dès lors, à ses yeux une nouvelle
splendeur. Il avait dit ce que son âme aspirait à entendre, bien que sa raison
s’en effrayât. » De quelle manière simple et même désuète Tolstoï divise
l’esprit humain en âme et raison ! Flaubert n’eût pas écrit cette phrase ;
mais c’est le raffinement de son art qui en fait la limite.
Le train entre en gare de Saint-Pétersbourg. Anna aperçoit tout de suite
Alexis Alexandrovitch Karénine : « Oh ! miséricorde ! pourquoi a-t-il des
oreilles comme ça ! se dit-elle, en regardant la silhouette raide et imposante
de son mari, surtout les oreilles, qui avaient l’air de soutenir les bords du
chapeau rond. » Ne pense-t-on pas, ici, à Emma Bovary quand elle
découvre que Charles fait des bruits grossiers en mangeant ? Arrivée chez
elle, Anna retrouve son petit garçon sans les transports de joie qu’elle avait
imaginés. Déjà son pouvoir de discrimination et ses sentiments se
déforment sous l’effet d’une passion dont elle n’est encore qu’en partie
consciente. Pour accentuer ce qui sépare désormais Anna du milieu 1 dans
lequel elle revient, Tolstoï introduit la comtesse Lidia, une des amies
onctueuses et bigotes de Karénine. Mais à l’instant même où nous nous
attendons à ce qu’Anna se révèle, s’éveille à sa nouvelle vie, la fièvre
tombe. Elle se calme et se demande pourquoi ce torrent d’émotions à
propos d’un fait si banal, si ordinaire qu’un flirt momentané avec un jeune
officier élégant.
Dans la paix du soir, les Karénine sont ensemble. Alexis déclare, avec sa
sincérité brutale, qu’il trouve impardonnable l’escapade d’Oblonsky. Ses
paroles sont comme un éclair à l’horizon, mais Anna les approuve et la
franchise de son mari lui fait plaisir. À minuit Karénine dit à sa femme de
venir se coucher. Les menus détails – les pantoufles, le livre sous le bras
d’Alexis, la précision de l’heure – tout nous raconte qu’il y a dans les
rapports conjugaux des Karénine un grand fond de monotonie. Quand Anna
pénètre dans la chambre à coucher, « le feu semblait étouffé en elle, caché
quelque part très loin ». La phrase acquiert, étant donné le moment, une
force extraordinaire ; mais même quand il s’applique à un thème sexuel, le
génie de Tolstoï reste chaste. Comme le remarque Gorki, les mots érotiques
les plus crus, les plus concrets, prenaient dans la bouche de Tolstoï une
pureté naturelle. On se rend pleinement compte de ce que le mariage
d’Anna présente d’insuffisant du point de vue érotique ; mais rien ici du
lacet de corset qui « sifflait » autour des hanches d’Emma Bovary « comme
une couleuvre qui glisse ».
Le livre I s’achève sur une note moins grave. Vronsky retourne à ses
quartiers et se plonge dans l’atmosphère de fête et d’ambitieux espoirs
qu’offre à un jeune officier la Saint-Pétersbourg impériale. C’est une vie
que Tolstoï condamne entièrement, mais il est un trop grand artiste pour ne
pas montrer comme elle va admirablement à Vronsky. Seules les toutes
dernières phrases nous ramènent au thème tragique. Le comte décide
« d’aller dans cette maison, où il rencontrerait peut-être Mme Karénine.
Comme il le faisait toujours à Pétersbourg, il sortit de chez lui avec
l’intention de ne rentrer que tard dans la nuit ». Cette remarque en
apparence fortuite est d’une exactitude prophétique. Car c’est vers les
ténèbres qu’il va.
On pourrait en dire beaucoup plus long sur la première partie d’Anna
Karénine. Mais même une étude hâtive sur la manière dont sont présentés et
développés les thèmes principaux détruirait cette légende qui veut que les
romans de Flaubert ou de Henry James soient des œuvres d’art et les
romans de Tolstoï des morceaux de vie transmués en chefs-d’œuvre par
quelque nécromancie à la fois ingénue et démoniaque. R. P. Blackmur 2 fait
remarquer que Guerre et Paix « possède bel et bien toutes les qualités » que
James demande pour « une forme organique au souffle profond ». C’est
encore plus vrai d’Anna Karénine, où l’intégrité du génie poétique de
Tolstoï se trouvait moins menacée par les exigences de sa philosophie.
Quand on lit les premiers chapitres d’Anna Karénine avec dans l’esprit
cette notion de l’organique, on pense sans cesse à une œuvre musicale :
effets de contrepoint et d’harmonie dans la dualité des thèmes développés
dans le « prélude Oblonsky » ; emploi de motifs qui reviendront avec une
amplitude croissante aux étapes suivantes du roman (l’accident à la gare, la
discussion railleuse sur le divorce, entre Vronsky et la baronne Shilton, le
« feu rouge » qui éblouit les yeux d’Anna). Et surtout, cette impression
d’une multiplicité de thèmes subordonnés à l’élan d’un dessein grandiose.
La méthode de Tolstoï est polyphonique ; mais les harmonies majeures se
déploient avec une franchise et une ampleur formidables. On ne peut pas
comparer avec précision la technique du musicien et celle de l’écrivain ;
mais comment élucider autrement l’impression que nous avons que les
romans de Tolstoï se développent à partir d’un germe intérieur vivant,
tandis que ceux d’écrivains moins grands sont faits de morceaux cousus
ensemble ?
Parce qu’un roman comme Anna Karénine est de dimensions si massives
et parce qu’il exerce sur nous une emprise immédiate, ce qu’il a de délibéré
et de subtil dans le détail tend à nous échapper. Dans le poème épique et
dans la tragédie en vers, la forme métrique sollicite de nous une certaine
qualité d’attention et la concentre sur tel passage, tel vers, telle métaphore
qui se répète. Quand nous lisons un morceau de prose assez long (surtout
dans une traduction) nous subissons l’effet d’ensemble. C’est pourquoi l’on
pense que les romanciers russes peuvent être saisis dans leur généralité et
que l’on ne gagnerait guère au genre d’étude serrée que nous appliquons à
Conrad, mettons, ou à Proust.
Comme on le voit dans ses brouillons et ses révisions, Tolstoï travaillait
sur tel ou tel problème de narration et de présentation avec une attention
minutieuse. Mais il n’oubliait jamais que par-delà la virtuosité technique,
par-delà le « beau faire » de la chose, il y a la chose à faire. Pour lui, l’art
pour l’art n’était que l’esthétique de la frivolité. Et c’est précisément parce
qu’il y a dans l’art de Tolstoï une vision du monde si large et si profonde,
une qualité humaine si complexe et la conviction si nette que le grand art
aborde la vie dans un esprit philosophique et religieux, qu’il est difficile
d’isoler tel élément particulier, tel tableau 3, telle métaphore, pour dire :
« Ici, c’est Tolstoï le technicien. »
Il y a dans Tolstoï des morceaux d’anthologie : la fameuse scène de la
fenaison dans Anna Karénine, la chasse au loup dans Guerre et Paix, le
service religieux dans Résurrection. Il y a des comparaisons et des tropes
aussi soigneusement élaborés que ceux de Flaubert. Considérez par
exemple l’opposition entre lumière et ténèbres qui a inspiré à Tolstoï les
titres de ses deux principaux drames et qui pénètre tout Anna Karénine.
Dans la dernière phrase du livre VII, la mort d’Anna nous est présentée
comme une lumière qui a brillé d’un éclat momentané et qui s’est éteinte à
jamais ; la dernière phrase du chapitre XI du livre VIII nous montre Lévine
aveuglé de lumière au moment où il reconnaît la voie de Dieu. Ce rappel
des paroles de saint Paul mises en épigraphe est intentionnel, il en résout
l’ambiguïté latente et ramène à une harmonie spirituelle les deux grands
conflits du roman. Comme toujours chez Tolstoï, le moyen technique sert à
exprimer une philosophie. Tous les trésors d’invention dépensés dans Anna
Karénine tendent à cette leçon que Lévine reçoit d’un vieux paysan :
« Nous devons vivre non pour nous-mêmes mais pour Dieu. »
Sans chercher à donner une définition précise, Matthew Arnold parlait du
« haut sérieux » qui distingue un petit nombre d’œuvres dans la grande
masse de la production littéraire. Il trouve cette qualité chez Dante, par
exemple, plutôt que chez Chaucer. Peut-être est-ce là ce que nous pouvons
dire de plus juste quand nous comparons Madame Bovary et Anna
Karénine. Madame Bovary est, certes, un très grand roman. Il nous
convainc grâce à sa miraculeuse adresse et à la manière dont il épuise toutes
les ressources du thème. Mais le thème lui-même et son emprise sur nous
restent, finalement, « une affaire trop petite ». Dans Anna Karénine, nous
sentons, par-delà la maîtrise technique, la vie elle-même. À la différence de
Madame Bovary, l’œuvre est à sa place auprès des poèmes homériques, des
pièces de Shakespeare et des romans de Dostoïevski.
Hugo von Hofmannsthal remarquait un jour qu’il ne pouvait pas lire une
page des Cosaques de Tolstoï sans qu’elle lui fît penser à Homère. Des
lecteurs non seulement des Cosaques mais de l’œuvre de Tolstoï dans son
ensemble ont fait la même expérience. D’après Gorki, Tolstoï lui-même
disait de Guerre et Paix : « Sans fausse modestie, c’est comme l’Iliade », et
il faisait la même observation à propos d’Enfance, Adolescence et Jeunesse.
De plus, Homère et l’atmosphère homérique semblent avoir exercé leur
fascination dans l’image que Tolstoï se faisait de sa propre personnalité et
de sa puissance créatrice. Son beau-frère, S. A. Bers, décrit dans ses
Réminiscences une fête donnée au domaine de Tolstoï à Samara :
« … une course de cinquante verstes. Les prix étaient tout prêts, un taureau, un cheval, un fusil,
une montre, une robe de chambre, etc. On avait choisi un terrain plat ; un immense parcours de
quatre milles de long fut jalonné de poteaux. On prépara un mouton rôti, même un cheval, pour le
repas. Au jour fixé, plusieurs milliers de gens se rassemblèrent, Cosaques de l’Oural, paysans
russes, Bachkirs et Kirghiz avec leurs tentes, leurs bouilloires pour le koumis, et même leurs
troupeaux… Sur une hauteur en forme de cône, appelée dans le dialecte local “Shishka” (la loupe),
on étala des tapis et des nappes de feutre où les Bachkirs s’assirent en cercle, les jambes repliées
sous eux. […] La fête dura deux jours et fut très gaie, mais en même temps pleine de dignité 1. »
Rien ici, qui eût été déplacé dans les plaines d’Argos. C’est de notre décor
moderne que la scène se trouve étrangement distante. C’est un monde
patriarcal de chasseurs et de paysans ; le lien entre le maître et les chiens et
la terre reste originel et vrai. La description elle-même allie l’élan à une
impression de repos ; il en résulte, comme dans les frises du Parthénon, un
effet d’équilibre dynamique. Et, au-delà de l’horizon familier, comme au-
delà des colonnes d’Hercule, s’étendent les mers mystérieuses et les vierges
forêts.
Le monde des souvenirs de Tolstoï, tout autant que celui d’Homère, est
tout vibrant de la vie des sens. Le toucher, la vue, l’odorat l’emplissent à
tout moment d’une intense richesse :
« Dans le corridor Mitka, le postillon, rouge comme un homard, souffle sur la flamme d’un
samovar, qui bout déjà. Dehors il fait humide et brumeux, comme si de la vapeur s’élevait du tas
de fumier odorant ; le soleil éclaire de ses rayons éclatants la partie orientale du ciel et les toits de
chaume brillants de rosée des vastes hangars qui entourent la cour. Sous ces hangars on aperçoit
nos chevaux attachés aux mangeoires et on les entend mâcher régulièrement. Un chien bâtard au
poil raide qui avait fait un somme avant l’aube sur un tas de fumier sec s’étire paresseusement et
traverse la cour au petit trot en agitant la queue. Une paysanne matinale ouvre une barrière
grinçante et chasse ses vaches à l’œil vague dans la rue où l’on peut entendre déjà les piétinements,
les mugissements et les bêlements du troupeau. »
Le récit est d’un calme presque inhumain, mais laisse ainsi parler
l’horreur toute nue et fait qu’elle nous émeut d’une manière inexprimable.
Jamais Homère ne sacrifie la fermeté de sa vision à un effet pathétique.
Après avoir donné cours à leur douleur, Priam comme Achille songent à la
viande et au vin. Car, comme Achille le dit de Niobé : « Quand elle fut
épuisée de larmes, elle songea à manger. » C’est la sèche fidélité aux faits,
le refus du poète de se laisser émouvoir, qui nous fait sentir l’amertume de
son âme.
À cet égard, aucun écrivain de la tradition occidentale n’est plus proche
d’Homère que Tolstoï. Comme le note Romain Rolland dans son Journal
(1887), Tolstoï voit une scène, non pas de deux points de vue, mais d’un
seul : les choses sont comme elles sont, pas autrement. Dans Enfance, le
narrateur nous parle de la mort de sa mère : « J’étais désolé à ce moment ;
mais involontairement je notais tous les détails », y compris que l’infirmière
était « très blonde, jeune et d’une remarquable beauté ». Quand sa mère
meurt, le petit garçon éprouve « une sorte de délectation » à se savoir
malheureux. Cette nuit-là, il dort d’un sommeil « profond et calme »,
comme il arrive toujours après un grand chagrin. Le lendemain, il perçoit
l’odeur de décomposition :
« C’est alors seulement que je compris ce que c’était que cette odeur forte, entêtante, qui mêlée à
celle de l’encens emplissait toute la pièce ; et que ce visage si plein de beauté et de tendresse
quelques jours auparavant, ce visage que je chérissais plus que tout au monde pût évoquer de
l’horreur, cette pensée pour la première fois me découvrit l’amère réalité et emplit mon âme de
désespoir. »
« Garde les yeux fixés sur la lumière, dit Tolstoï, c’est ainsi que sont les
choses. »
Mais dans l’impassible lumière de la vision homérique et tolstoïenne il y a
bien plus que de la résignation. Il y a de la joie, cette joie qui embrase les
« yeux étincelants » des sages dans le Lapis-Lazuli de Yeats. Car ils
aimaient et révéraient « l’humain » de l’homme ; ils se réjouissaient de la
vie du corps, regardée froidement mais décrite avec ardeur. De plus, ils
comblaient d’instinct le vide entre l’esprit et le geste physique, ils reliaient
la main à l’épée, la quille à la mer et la jante au gravier chantant. Tous deux,
l’Homère de l’Iliade et Tolstoï, voient l’action totale ; l’air vibre autour de
leurs personnages et la force de leur être électrise la nature inerte. Les
chevaux d’Achille pleurent sur le destin qui l’attend et le chêne fleurit pour
persuader Bolkonsky que son cœur revivra. Cette harmonie entre l’homme
et le monde qui l’entoure s’étend jusqu’aux coupes dans lesquelles Nestor
cherche la sagesse après le coucher du soleil, jusqu’aux feuilles des
bouleaux, qui étincellent soudain comme une débauche de pierreries après
que l’orage a passé sur les terres de Lévine. Les barrières entre l’esprit et
l’objet, les ambiguïtés que les métaphysiciens découvrent dans la notion
même de perception de la réalité – rien de tout cela n’embarrasse Homère ni
Tolstoï. La vie déferle sur eux comme la mer.
Et ils en tirent joie. Quand Simone Weil appelle l’Iliade « le poème de la
force » et y voit un commentaire sur la tragique vanité de la guerre, elle n’a
qu’en partie raison. L’Iliade est bien éloignée du nihilisme désespérant des
Troyennes d’Euripide. Dans le poème homérique, la guerre manifeste le
courage et finalement ennoblit. Et même en plein carnage la vie gonfle ses
vagues. Autour du tertre funéraire de Patrocle les chefs de l’armée grecque
luttent corps à corps, se défient à la course, lancent le javelot pour
proclamer leur force et leur joie de vivre. Achille sait quel sera son destin,
mais Briséis « aux joues claires » vient à lui chaque nuit. Les cris de guerre
et de mort donnent le signal de la dévastation dans le monde d’Homère et
dans le monde de Tolstoï, mais le pivot demeure : cette affirmation que la
vie, en elle-même, est une chose belle, que les travaux et les jours de
l’homme valent qu’on s’en souvienne et que nulle catastrophe – pas même
l’incendie de Troie ou de Moscou – n’est le dernier mot du destin. Car au-
delà des tours noircies, au-delà des batailles roule la mer couleur de vin ; et
quand Austerlitz sera oublié, la moisson, selon l’image de Pope, à nouveau
« brunira le coteau ».
Cette cosmologie se retrouve tout entière dans ce que dit Bosola à la
duchesse d’Amalfi quand, dans un mouvement de révolte amère, elle
maudit la nature : « Voyez, les étoiles brillent toujours. » Mots terribles,
pleins de détachement et de cette vérité cruelle : que l’univers physique
contemple nos douleurs d’un front serein. Mais par-delà leur cruauté ils
nous assurent que la vie et la lumière des étoiles, quel que soit le chaos
momentané, continuent.
Tolstoï et l’Homère de l’Iliade ont encore une autre affinité. Leur vision
du réel est anthropomorphique ; l’homme est la mesure et le pivot de la vie.
De plus, l’atmosphère qui entoure les personnages de l’Iliade et ceux de
Tolstoï est profondément pénétrée de souci humain, voire temporel. Ce qui
importe, c’est le royaume de ce monde, ici et maintenant. En un sens, il y a
là contradiction ; dans les plaines de Troie les affaires humaines et les
affaires divines ne cessent de se confondre. Mais c’est précisément la
descente des dieux parmi les hommes, l’impudence avec laquelle ils
interviennent dans des passions par trop humaines qui donnent au poème
son ironie latente. Musset évoque cette attitude paradoxale quand il parle,
au début de Rolla, de la Grèce archaïque :
Où tout était divin, jusqu’aux douleurs humaines ;
Où le monde adorait ce qu’il tue aujourd’hui ;
Où quatre mille dieux n’avaient pas un athée.
1. Cité dans D. S. Merejkovsky, Tolstoï as Man and Artist, with an Essay on Dostoïevski, Londres,
1902.
X
Mais il est bientôt hors de la ville, et la vue des champs couverts de neige
le réjouit. Tous les soucis mondains s’évanouissent, n’ont plus de sens :
« Plus Olénine s’éloignait du centre de la Russie, plus ses souvenirs lui semblaient lointains ; plus
il se rapprochait du Caucase, plus il se sentait heureux. »
Enfin, voici les montagnes « avec leurs délicats contours et la ligne pure
et irréelle des sommets contre le ciel ». Sa vie nouvelle a commencé.
Dans Guerre et Paix, Pierre fait d’abord l’expérience de départs
prématurés – comme lorsqu’il abandonne la fausse existence du jeune
aristocrate riche pour le havre tout aussi faux de la franc-maçonnerie. Son
voyage purificateur commence vraiment quand on l’emmène avec d’autres
prisonniers hors des ruines noircies de Moscou et que s’ouvre la marche
cruelle à travers les plaines gelées. Comme Dostoïevski, Pierre a survécu au
choc de l’exécution imminente et du brusque sursis. Mais le « ressort de sa
vie » a été arraché et « sa foi en l’ordre universel, en l’humanité, en sa
propre âme et en Dieu a été détruite ». Quelques instants plus tard il
rencontre Platon Karataiev, « l’homme naturel ». Platon lui offre une
pomme de terre rôtie. Geste banal, sans mystère ; mais c’est ce geste qui
met Pierre sur la voie de son pèlerinage et va le rendre docile à la grâce.
Comme Tolstoï le souligne, la force de Karataiev, son adhésion à la vie,
même quand elle semble le plus destructive, viennent de ce fait que, ayant
laissé pousser sa barbe (un symbole plein d’associations bibliques), « il
semblait avoir rejeté tout ce qu’on lui avait imposé – tout ce qui était
militaire, tout ce qui était étranger à lui-même – et il était revenu à ses
habitudes de paysan ». Aussi devient-il aux yeux de Pierre une
« personnification éternelle de l’esprit de simplicité et de vérité », un
nouveau Virgile qui le guide hors de l’enfer de la ville incendiée.
Tolstoï donne à entendre que le grand incendie a renversé les barrières
entre Moscou et la libre campagne. Pierre voit « la gelée blanche sur l’herbe
poussiéreuse, la montagne aux Moineaux et les berges boisées au-dessus de
la rivière sinueuse qui s’effacent dans les lointains violets » ; il entend le cri
des corbeaux et il éprouve « une joie de vivre et une force toutes nouvelles,
telles qu’il n’en avait jamais connues auparavant ». Ce sentiment se fait
plus intense à mesure que ses épreuves physiques deviennent plus dures.
Ainsi que le remarque plus tard Natacha, il sort de la captivité comme d’un
« bain moral ». Pierre est lavé de ses vices et a découvert le dogme tolstoïen
essentiel : « Tant qu’il y a vie il y a bonheur. »
Le premier épilogue de Guerre et Paix confirme cette identification de la
vie à la campagne avec la « vie bonne ». C’est un trait d’ironie amusée que
de nous montrer, dans une des dernières images que nous ayons des Monts
Chauves, les enfants de la princesse Marie faisant semblant d’aller à
Moscou dans un train fait avec des chaises.
Dans Anna Karénine, le contraste entre la ville et la campagne est de toute
évidence l’axe autour duquel tourne la structure morale et technique du
roman. Le salut de Lévine est tout entier préfiguré dans son arrivée à la
campagne après l’échec de sa déclaration à Kitty :
« Mais quand il descendit à sa gare, quand il vit Ignat, son cocher borgne, le col du paletot relevé,
quand dans la faible lumière des lampes il vit son propre traîneau, ses propres chevaux, la queue
attachée, dans leur harnais bordé de glands et de grelots, quand Ignat, tout en chargeant les
bagages, se mit à lui raconter les nouvelles du village – que l’adjudicataire était arrivé et que Pava
avait vêlé – il sentit peu à peu son trouble se dissiper et la honte et l’amertume disparaître. »
À la campagne, même les rapports entre Anna et Vronsky, qui sont déjà
au bord de la rupture, prennent une couleur idyllique et pure. Dans aucun
roman (sinon peut-être dans le Paon blanc de Lawrence) les mots
n’adhèrent plus intimement aux réalités concrètes de la vie paysanne, à la
douce odeur d’une étable par une nuit de gel, au bruissement du renard dans
l’herbe haute.
Quand Tolstoï en vient à écrire Résurrection, le maître et le prophète en
lui font violence à l’artiste. Le sens de l’équilibre, de l’architecture
d’ensemble, qui jusqu’alors a guidé l’inspiration, est sacrifié aux exigences
doctrinales. Dans ce roman, la juxtaposition de deux modes de vie et le
thème du pèlerinage sur la route du salut sont présentés avec la sécheresse
d’un tract. Et pourtant, Résurrection marque l’aboutissement d’une longue
prise de conscience qui a commencé dès les tout premiers écrits de Tolstoï.
Nekhlioudov, c’est le prince Nekhlioudov de la Matinée d’un propriétaire
terrien, une œuvre de jeunesse inachevée. Entre les deux, il y a trente-sept
années de pensée et de création ; mais le fragment contient déjà dans ses
grands traits beaucoup des éléments du dernier roman de Tolstoï.
Nekhlioudov est aussi le protagoniste d’une étrange nouvelle, Lucerne, que
Tolstoï écrivit en 1857. En fait, ce personnage semble avoir été pour le
romancier une sorte d’autoportrait dont il pouvait modifier les traits à
mesure que s’approfondissait son expérience.
De plus, dans Résurrection, le retour à la terre, symbole de la renaissance
de l’âme, est magnifiquement traité. Avant de suivre Maslova en Sibérie,
Nekhlioudov décide de visiter ses domaines et de vendre la terre aux
paysans. Ses sens émoussés renaissent à la vie ; il se revoit tel qu’il était
avant sa « chute ». Le soleil étincelle sur la rivière, le poulain vient se faire
câliner, toute la scène rustique fait prendre à Nekhlioudov pleine conscience
de ce fait : que la règle morale des villes est fondée sur l’injustice. Car dans
la dialectique tolstoïenne la vie des champs assainit l’esprit de l’homme non
seulement par sa beauté sereine, mais encore parce qu’elle l’éclaire sur la
vanité et l’iniquité inhérentes à une société partagée en classes. C’est ce qui
ressort clairement des brouillons de Résurrection :
« En ville, nous ne comprenons pas très bien pourquoi le tailleur, le cocher, le boulanger travaillent
pour nous ; mais à la campagne nous voyons très clairement pourquoi le métayer travaille dans ses
serres et ses jardins, pourquoi il rentre le grain et le bat et abandonne au propriétaire la moitié du
produit de ses peines. »
Tolstoï écrit ces lignes le 16 décembre 1899 et peu de temps après, quand
il entreprend son essai l’Esclavage de notre temps, c’est vraiment la saga de
Nekhlioudov qui continue.
L’histoire de la composition de Guerre et Paix, des incessantes
transformations du plan, de l’accent et du sens poétique, est bien connue.
L’érudit français Pierre Pascal écrit : « D’abord roman d’intérieur dans le
cadre de la guerre, puis roman historique, enfin poème à tendance
philosophique ; d’abord peinture des milieux aristocratiques, puis épopée
nationale ; publiée par parties au cours de quatre à cinq années, et remaniée
en cours de route ; transformée ensuite par son auteur, mais sans conviction
profonde de la nécessité de cette transformation ; ramenée à son état
premier mais sans participation directe de son auteur – l’œuvre n’est pas
vraiment finie. »
Elle n’est finie ni dans le sens de version définitive ni dans le sens de
l’épuisement des thèmes. Les deux grands épilogues et le post-scriptum
donnent l’impression que Tolstoï avait mobilisé des énergies créatrices trop
puissantes pour se limiter même aux dimensions fantastiques de Guerre et
Paix. Il déclare dans le post-scriptum :
« Ce n’est pas un roman, encore moins un poème, et moins encore une chronique historique.
Guerre et Paix, c’est ce que l’auteur voulait et pouvait exprimer sous la forme où il l’a exprimé.
Cet aveu d’indifférence pour la forme conventionnelle dans l’œuvre d’art pourrait paraître
présomptueux si cette indifférence était préméditée et n’avait pas de précédents. »
Mais peu à peu la noire magie du théâtre la séduit, la met « dans un état
d’ivresse. […] Elle ne savait plus qui elle était, où elle était ni ce qui se
passait devant elle ». À ce moment paraît Anatole Kouraguine, « faisant
légèrement tinter son épée et ses éperons et relevant sa jolie barbe
parfumée ». Sur la scène, les risibles personnages « se mirent à entraîner la
jeune fille qui avait été en blanc et était maintenant en bleu pâle ». Ce qui se
passe sur la scène simule en quelque sorte l’enlèvement de Natacha, que
projette Kouraguine. Un peu après il y a une danse. Un homme, « les
jambes nues, sautait très haut et remuait très rapidement les pieds (c’était
Dupont, que l’Opéra payait six mille roubles par an) ». Tolstoï est
scandalisé à la fois par le prix et par le manque de réalité. Mais Natacha
« ne trouvait pas cela étrange. Elle regardait autour d’elle avec plaisir, en
souriant ». Vers la fin du spectacle, sa faculté de jugement se trouve
radicalement altérée :
« Tout ce qui se passait devant elle lui semblait maintenant tout naturel, mais, d’autre part, la
pensée de son fiancé, de la princesse Marie, de la vie à la campagne ne se présenta pas une seule
fois à son esprit. »
SARYNTSEV : Pas à cause de moi… À cause de Dieu. Et Dieu sait comme j’ai pitié de vous. Ne vous
opposez pas à la volonté de Dieu. Il vous éprouve. Supportez-le humblement.
LA PRINCESSE : Je ne peux pas le supporter humblement. Mon fils est pour moi tout l’univers, et
vous me l’avez pris et vous avez fait sa ruine. Je ne peux pas l’accepter tranquillement. »
1. Tolstoï à Gorki.
2. George Bernard Shaw, « Tolstoï : Tragedian or Comedian », The Works of Bernard Shaw,
vol. XXIX, Londres, 1930-1938.
3. George Orwell, « Lear, Tolstoy and the Fool », Polemic, VII, Londres, 1947.
TROISIÈME PARTIE
Ce fut dans la musique que le XIXe siècle réalisa son rêve de créer des
formes tragiques comparables en noblesse et force à celles du théâtre
classique et du théâtre de la Renaissance : dans les accents solennels ou
douloureux des quatuors de Beethoven, dans le Quintette en do majeur de
Schubert, l’Otello de Verdi et, avec une maîtrise consommée, dans Tristan
et Isolde. La grande ambition de ressusciter la tragédie en vers, ambition
qui obséda le mouvement romantique, demeura vaine. Quand, une fois de
plus, le théâtre reprit vie, avec Ibsen et Tchekhov, les vieux styles héroïques
avaient irrémédiablement changé. Et cependant le siècle a engendré, en la
personne de Dostoïevski, un des grands maîtres de la tragédie. Quand
l’esprit redescend le cours du temps, à partir du Roi Lear et de Phèdre, il
s’arrête avec une immédiate certitude au moment – et à ce seul moment –
où il arrive à l’Idiot, aux Possédés et aux Frères Karamazov. Comme dit
Viatcheslav Ivanov quand il cherche à le définir, Dostoïevski est « le
Shakespeare russe ».
Malgré la grandeur de sa poésie lyrique et de son art romanesque, le
XIXe siècle voyait dans le théâtre le genre littéraire par excellence. Il y a à
C’est là le premier des coups de théâtre sur lesquels est bâti le roman.
Dostoïevski a rassemblé ses moyens pour une « grande scène » (comparez
avec la réunion chez Stavroguine dans les Possédés et avec la conférence
dans la cellule du P. Zossima dans les Frères Karamazov). Le dialogue n’est
interrompu que par de rares indications scéniques : « Gania était immobile
d’horreur » ; Varia et Nastasia échangent des « regards étrangement
significatifs. »
Gania est déchiré entre la rage et la gêne. Sa détresse touche au
paroxysme quand son père entre en vêtements de soirée et se met à raconter
comme la sienne propre une aventure qui a été publiée dans les journaux.
Nastasia l’entraîne perfidement à poursuivre puis démasque la fraude.
Comme Aglaé, elle est poussée par la nervosité et l’insécurité de sa propre
nature à découvrir les faiblesses de l’âme humaine. « Il y eut soudain un
coup effrayant à la porte d’entrée, presque assez violent pour l’enfoncer. »
Deuxième grande entrée. Rogojine s’avance, suivi d’une douzaine de
ruffians et de parasites, que Dostoïevski désigne du nom de « chœur ».
Rogojine traite Gania de « Judas » (nous voilà invités à établir fermement
dans notre esprit les valeurs symboliques associées à Muichkine). Il est
venu pour exploiter l’avidité de Gania, pour lui « acheter » Nastasia. Et il
entre dans la subtile texture de l’intrigue que, si Gania « vend » Nastasia
pour l’or de Rogojine, il aura trahi Muichkine. Notons que la difficulté que
nous avons à percevoir tous les niveaux de l’action est strictement
comparable à celle que nous éprouvons quand nous entendons pour la
première fois au théâtre un morceau complexe de dialogue.
Le ton de Rogojine oscille spasmodiquement entre l’orgueil animal et une
sorte d’humilité voluptueuse. « Oh ! Nastasia Philipovna ! ne me chasse
pas ! » Elle l’assure « avec une expression d’ironie hautaine » qu’elle n’a
pas l’intention d’épouser Gania, mais elle l’amène néanmoins à offrir pour
elle cent mille roubles. Horrifiée par ces « enchères », la sœur de Gania
traite Nastasia de « créature éhontée ». Gania perd la tête au point de
vouloir frapper Varvara (Varia) :
« Mais soudain une autre main saisit la sienne. Entre lui et Varia se dressait le prince.
— Assez… assez ! dit Muichkine avec véhémence, mais tout tremblant d’émotion.
— Est-ce que tu vas toujours me barrer le chemin, dis ! hurla Gania ; il lâcha Varia et souffleta le
prince de toutes ses forces.
Des exclamations d’horreur s’élevèrent de tous côtés. Le prince devint pâle comme la mort ; il fixa
dans les yeux de Gania un regard étrange, éperdu, lourd de reproche ; ses lèvres tremblantes
essayèrent vainement de former des mots, puis sa bouche se tordit en un sourire incongru.
— Moi, ça ne fait rien, mais elle, je ne permettrai pas que vous la frappiez ! dit-il enfin, à voix
basse.
Puis, brusquement, n’en pouvant plus, il se tourna, la face contre le mur, et murmura d’une voix
brisée :
— Oh ! comme vous aurez honte, après, de ce que vous avez fait ! »
C’est là un des très grands passages de l’Idiot – et même, de toute
l’histoire de l’art romanesque. Avec l’instinct de l’animal torturé, Gania a
vu que son véritable adversaire est « l’idiot » et non Rogojine. Entre Gania
et Muichkine, bien qu’ils n’en soient peut-être pas pleinement conscients,
ce qui se dresse ce n’est pas Nastasia, c’est Aglaé. Le prince accepte le
soufflet comme l’aurait fait le Christ et Rogojine fait apparaître clairement
le symbole, un instant plus tard, en parlant du prince comme d’un
« agneau ». Le prince pardonne, mais il ne peut supporter d’être lui-même
pour une part dans la souffrance et l’humiliation de Gania. Car il a pénétré
l’âme d’Aglaé et posséder tant de vérité est comme une ombre de péché.
Nous notons une fois encore comment l’intelligence de Muichkine s’aiguise
en présence de Rogojine. La détresse qui le pousse contre le mur est
subtilement mêlée de la prescience de ses propres souffrances à venir et de
ses sentiments envers Gania. Et nous ne devons pas négliger la nuance
d’épilepsie dans son « regard étrange, éperdu » et ses « lèvres
tremblantes ».
Nastasia a été témoin de l’incident. Des « sentiments nouveaux »
s’emparent d’elle. (Dostoïevski ne nous force-t-il pas un tout petit peu la
main ?) En parlant du prince, elle s’écrie : « Je crois vraiment que j’ai dû le
voir quelque part ! » C’est là un trait admirable : il indique la mystérieuse
parenté de « l’idiot » avec cet autre Prince que Nastasia a vu parmi les
icônes. Muichkine lui demande si elle est en réalité la femme qu’elle fait
semblant d’être. Nastasia lui murmure qu’elle ne l’est pas et elle se dispose
à partir. À cet instant, elle dit sans doute la vérité. Mais ce n’est qu’une
partie de la vérité. Rogojine connaît l’autre – dans la dialectique de sa
parenté avec Muichkine, chacun des deux hommes doit arriver à des
moitiés contraires de la connaissance. Rogojine sait ce qu’il y a d’autre en
Nastasia, et il l’évalue à cent mille roubles. Suivi de sa bande, il sort en
coup de vent pour aller chercher l’argent.
Quand on se rappelle dans quelle hâte et quelle tension a été composée la
première partie de l’Idiot, on s’émerveille de la sûreté et de la précision du
métier de Dostoïevski. Le geste soudain – Gania giflant le prince, Chatov
giflant Stavroguine, Zossima s’inclinant devant Dmitri Karamazov – c’est
la parole rendue irrévocable. Après le geste vient l’instant de silence et
quand le dialogue reprend, les valeurs toniques et notre sentiment des
rapports entre les personnages ont changé. La tension est si grande que les
paroles risquent toujours d’éclater pour devenir le coup, le baiser, la crise
d’épilepsie. Les paroles chargent leur contexte d’énergie et de violence
latente. Les gestes, à leur tour, sont si bouleversants qu’ils se reflètent dans
les mots non comme une réalité concrète extérieure à eux, mais comme une
image ou une métaphore explosive déchaînée par la force de la syntaxe (et
j’entends ici la syntaxe avec tout ce qu’elle implique). De là ce qu’a
d’équivoque et d’hallucinant la manière dont Dostoïevski traite l’action
physique. Sommes-nous en présence d’une scène parlée ou d’une scène
jouée ? Notre hésitation prouve à quel point un dialogue dostoïevskien
devient action dramatique. Il est de l’essence du drame que la parole bouge
et que le mouvement parle.
Je passe sur d’autres incidents, d’autres complications concernant la
famille de Gania. Vers neuf heures et demie du soir, Muichkine arrive à la
soirée de Nastasia. Bien que n’étant pas invité, il se trouve entraîné dans le
tourbillon. Le général Epantchine, Totsky, Gania, Ferdichenko et d’autres
attendent fébrilement la décision de Nastasia au sujet de son mariage.
Quelque part dans la ville, Rogojine court et bat le rappel pour se procurer
les cent mille roubles. La maison de Nastasia est bien caractéristique de la
manière de Dostoïevski : elle est « sur la scène » ; elle semble n’avoir que
trois murs, ouverte à l’assaut tumultueux de Rogojine ou à l’invasion
silencieuse du prince. Pour tromper l’attente anxieuse des invités,
Ferdichenko propose « un jeu magnifique et tout à fait nouveau » (en fait ce
jeu a eu quelque vogue dans les années 1860). Chacun doit raconter à son
tour « la pire action » de sa vie. Totsky fait remarquer non sans finesse que
cette bizarre idée – qui reparaît dans Bobok, un conte romantique de
Dostoïevski – n’est en somme qu’un moyen nouveau de se vanter.
Ferdichenko tire le premier numéro et se rappelle un menu larcin pour
lequel il a laissé accuser une malheureuse femme de chambre. C’est là un
des thèmes qui hantaient le romancier ; on le retrouve sous une forme plus
odieuse dans les Possédés. Alléché par la promesse que fait Nastasia de
raconter une « certaine page » de sa vie, Epantchine y va de son histoire.
Il est assez facile de voir qu’elle est tirée de la Dame de pique de
Pouchkine, qui avait déjà influencé le Joueur de Dostoïevski. Puis Totsky
avoue une plaisanterie cruelle qui a amené indirectement la mort d’un jeune
homme de ses amis.
Les trois histoires épaississent l’atmosphère de sincérité morbide qui
permettra à Dostoïevski de rendre vraisemblable l’instant crucial qui
approche ; elles sont des allégories, des occasions de poser, sur un plan
réduit, le grand problème du bien et du mal largement traité dans
l’ensemble du roman ; en même temps, elles servent à combler ce qui est
dans l’action, inévitablement, un moment de vide et de fiévreuse attente.
Mais quand Totsky a fini, Nastasia, au lieu de prendre son tour dans le jeu,
interroge Muichkine à brûle-pourpoint :
« — Faut-il que je me marie ou non ? Il en sera comme vous déciderez.
Totsky devint blême. Le général resta muet de stupeur. Tous les autres tressaillirent et tendirent une
oreille avide. Gania demeura cloué sur sa chaise. »
Muichkine sait que la passion de Rogojine est plus forte et, sur le plan
physique, plus authentique que la sienne. Mais de nouveau il s’adresse à
Nastasia :
« Vous êtes fière, Nastasia Philipovna, et peut-être avez-vous tant souffert que vous vous prenez
pour une femme coupable sans rémission. »
Elle fait allusion, avec une malice cruelle, au fait que Totsky a commencé
à la séduire alors qu’elle n’était encore qu’une toute jeune fille. Après avoir
affirmé qu’il ne lui reste plus aucune pudeur, qu’elle a été la concubine de
Totsky, elle invite Muichkine à épouser Aglaé. Dostoïevski ne nous dit pas
comment cette idée a pu lui venir. Cède-t-elle, avec une prescience aveugle,
au dégoût que lui inspire Gania ? A-t-elle appris quelque chose de
l’impression qu’a faite « l’idiot » sur la famille Epantchine ? Nous n’en
savons rien. Nous acceptons que dans la furie de l’action les personnages
aient des instants d’illumination. Ils parlent et c’est la parole elle-même qui
livre son secret.
Rogojine, convaincu qu’il a gagné, se pavane autour de sa « reine »,
haletant de fatigue et de désir. Muichkine pleure et Nastasia essaie de le
consoler en jouant son rôle de fille perdue. Mais il lui reste à en finir avec
Gania et ses protecteurs. Elle s’est vautrée ce soir, en esprit, dans une telle
ignominie qu’elle veut forcer un autre être à s’y vautrer en chair et en os.
Elle va jeter au feu les cent mille roubles de Rogojine. Si Gania les en
retire, ils sont à lui.
Dostoïevski a évoqué les plus noires puissances des ténèbres et la scène
est abominable. L’origine s’en trouve peut-être dans la ballade de Schiller,
le Géant. Assez curieusement, une scène du même ordre s’est réellement
passée chez une demi-mondaine, à Paris, dans les années 1860. La dame,
recevant un admirateur qu’elle méprisait, lui ordonna d’allumer un cercle de
billets de mille francs et lui permit de faire l’amour avec elle seulement
pendant le temps qu’ils brûlaient.
Les invités de Nastasia sont hypnotisés par l’épreuve. Lébédiev ne peut
pas se contenir ; il mettra, lui, toute la tête dans le feu. Il crie : « J’ai une
pauvre femme boiteuse et treize enfants. Mon père est mort de faim la
semaine dernière. » Il ment, mais sa voix est comme le gémissement des
damnés. Gania demeure immobile, un sourire imbécile sur « des lèvres
blanches de moribond ». Seul Rogojine exulte ; il voit dans cette torture la
preuve de l’ardente nature de Nastasia et de son étrange souveraineté.
Ferdichenko propose de retirer les billets avec ses dents. Par tout ce qu’elle
évoque d’animalité cette proposition augmente l’atrocité morale et
psychologique de la scène. Ferdichenko essaie d’entraîner Gania vers le
feu, mais Gania l’écarte et se dirige vers la porte. Il fait quelques pas et
s’évanouit. Nastasia sort le paquet du feu et déclare qu’il est à Gania.
L’action et l’angoisse (nos théories sur le théâtre sont fondées sur la parenté
profonde des deux mots) tirent à leur fin. Nastasia s’écrie : « Partons,
Rogojine ! Au revoir, prince ! Pour la première fois de ma vie j’ai vu
l’homme. »
Je cite cette phrase pour montrer la limite inévitable de la méthode
critique employée dans ce livre. La traduction anglaise de Constance
Garnett et le texte français préparé par Mousset, Schlœzer et Luneau
portent : « Pour la première fois de ma vie j’ai vu un homme. » Cette
version donne un sens satisfaisant : Nastasia rend hommage au prince
Muichkine ; comparés à lui, les autres êtres humains lui paraissent grossiers
et incomplets. L’autre version (qui m’a été suggérée par un érudit russe) a
des résonances plus riches et plus justes. Dans cette sinistre nuit, Nastasia a
littéralement vu l’homme pour la première fois. Elle a eu sous les yeux les
extrêmes de la noblesse de cœur et de la corruption ; le champ des
potentialités humaines a été délimité sous ses yeux.
Nastasia et Rogojine se précipitent au-dehors au milieu d’un bruyant
concert d’adieux. Muichkine s’élance, saute dans un traîneau et part à la
poursuite des fuyantes troïkas. Epantchine, qui commence à peser dans son
esprit retors la fortune du prince et l’impérieux avis que lui a donné
Nastasia – d’épouser Aglaé –, a vainement essayé de le retenir. Le tumulte
et le chaos s’apaisent. Dans un de ces épilogues au petit jour,
caractéristiques du théâtre romantique, Totsky et Ptitsine rentrent chez eux
en s’entretenant de l’extravagante conduite de Nastasia. Comme le rideau
tombe, on voit Gania gisant sur le plancher, le paquet de roubles noircis
près de lui. Les trois protagonistes de la pièce courent sur la route
d’Iekaterenbourg et les clochettes des troïkas s’éteignent dans le lointain.
Telles sont les premières vingt-quatre heures du prince Muichkine à Saint-
Pétersbourg. J’ajouterai que cette première partie de l’Idiot a été écrite alors
que le romancier souffrait de deux crises d’épilepsie particulièrement
violentes.
Même une étude partielle du texte montre que, pour Dostoïevski, le mode
dramatique était le mieux adapté aux réalités de la condition humaine.
J’essaierai plus loin de serrer de plus près ce postulat en montrant comment
l’auteur arrive à communiquer sa vision tragique au moyen de la stratégie et
des conventions du mélodrame. Mais les principes essentiels sont visibles
dans cette première partie de l’Idiot. La primauté du dialogue s’y trouve
affirmée. Les « dénouements épisodiques », pour employer l’expression
d’Allen Tate, sont obtenus de la même façon : chez Gania comme à la
soirée de Nastasia, les éléments de l’action et du dialogue ont la même
disposition. Nous avons un chœur, deux entrées principales, un geste décisif
– la gifle et l’épreuve du feu – et une sortie qui met fin radicalement à
l’action dramatique. Avec sa brutale franchise et sa violence (ce qui est tout
autre chose, nous rappelleraient les critiques russes, que l’éloquence), le
dialogue dostoïevskien correspond à la sensibilité et à la tradition du
théâtre. « Il semble parfois, note Merejkovsky, que s’il n’écrivait pas de
tragédies c’était non seulement parce que la forme extérieure du récit
épique, celle du roman, se trouvait être par hasard la forme qui prévalait
dans la littérature de l’époque, mais aussi parce qu’il n’existait pas de scène
tragique digne de lui et, qui plus est, parce qu’il n’y avait pas de public
digne de lui 6. » Je ne contesterai ici que le terme « récit épique ».
L’emploi et la maîtrise des moyens dramatiques chez Dostoïevski nous
mènent à une comparaison entre son génie et celui de Shakespeare.
Comparaison difficile à soutenir, à moins qu’on ne remonte au-delà du
résultat obtenu et qu’on ne reconnaisse au départ l’immense différence qui
existe entre la matière propre à chacun. Ce qu’on entend, me semble-t-il,
c’est que Dostoïevski crée, en se servant à sa manière particulière du mode
dramatique, des situations tragiques concrètes et atteint, dans sa pénétration
des mobiles humains, un degré de profondeur qui nous rappelle
Shakespeare plutôt que tel ou tel romancier. Sans jamais perdre de vue le
fait que le vers de Shakespeare et la prose de Dostoïevski sont sans
comparaison possible, on peut affirmer que chez les deux écrivains le
dialogue est le moyen créateur essentiel. La comparaison avec Shakespeare,
Dostoïevski l’eût trouvée juste. Dans les carnets de notes pour les Possédés,
il écrit que le « réalisme » de Shakespeare – comme le sien propre – ne se
borne pas à la simple limitation de la vie ordinaire : « Shakespeare est un
prophète, envoyé par Dieu pour nous révéler le mystère de l’homme et de
l’âme humaine. » Sans aucun doute, ce jugement a trait à l’image que
Dostoïevski se faisait de lui-même. Le contraste avec la condamnation de
Shakespeare par Tolstoï est à tous égards révélateur.
De telles comparaisons tirent leur valeur relative du fait que nous
reconnaissons dans les romans de Dostoïevski des valeurs, des notions, des
modes d’action qui ont déserté la littérature occidentale après le drame
élisabéthain et la tragédie classique. Dostoïevski peut être regardé comme
un « auteur tragique » de la grande tradition. Il possède un instinct
infaillible du thème tragique. Il sacrifie à l’unité d’action les exigences
secondaires de la vraisemblance. Il va son chemin avec un souverain mépris
des improbabilités mélodramatiques, des coïncidences, du moyen facile.
Tout ce qui importe, c’est la vérité et la grandeur de l’expérience humaine
dans la lumière ardente du conflit. L’adresse directe, de l’esprit à l’esprit ou
de l’âme au moi, est son moyen constant.
1. Humphry House, Aristotle’s Poetics, Londres, 1956.
2. Dans la collection la Pléiade, les éditeurs des Carnets font remarquer que le mot « Prince » est
écrit de manière à faire entendre que Dostoïevski vient de découvrir un point capital du roman. Mais
le titre de prince n’appartient pas encore à Muichkine, mais plutôt à un personnage secondaire. Ce
n’est que peu à peu que l’auteur en vient à se rendre compte que le prince n’est autre que « l’idiot »
lui-même.
3. Lionel Trilling, « Manners, Morals, and the Novel », The Liberal Imagination, New York, 1950.
4. Georg Lukács, Die Theorie des Romans, Berlin, 1920.
5. Allen Tate, « The Hovering Fly », The Man of Letters in the Modern World, New York, 1955.
6. D. S. Merejkovsky, Tolstoï as Man and Artist, with an Essay on Dostoïevski, Londres, 1902
XVI
Pendant la crise d’épilepsie chez les Epantchine Aglaé a déjà montré son
amour pour le prince, mais c’est la première fois qu’elle le proclame
hautement. Ce qu’elle dit de Muichkine fait penser à Othello parlant aux
sénateurs, lui aussi « noblement candide » et « confiant » ; et ce rappel est
délibéré ; dans ses brouillons Dostoïevski note que le prince tel que le peint
Aglaé a quelque chose de la sereine simplicité du Maure. Mais dans les
deux cas la simplicité confine à l’aveuglement. Muichkine est bien plus
trompé par lui-même que par les autres ; chez lui, la frontière entre l’amour
et la pitié est trop instable pour soutenir la vive clarté dans laquelle le voit
Aglaé. En femme plus expérimentée, Nastasia le sait et va s’en servir avec
brio. De là son insistance pour qu’Aglaé continue à parler. Elle devine que
la jeune fille va, littéralement, se saouler de mots. Aglaé tombe dans le
piège que lui tend le silence de Nastasia. Elle s’attaque à la vie privée de
Nastasia et l’accuse de vivre dans l’oisiveté. Ce coup « à côté », comme
d’un escrimeur qui soudain vise mal, permet à Nastasia de prendre sa
revanche. Elle riposte : « Et vous, vous ne vivez pas dans l’oisiveté ? »
Ainsi se pose la question sociale latente dans l’Idiot. Nastasia laisse
entendre que la pureté d’Aglaé est fonction de sa richesse et de sa caste ; et
que sa propre dégradation est due à des circonstances sociales particulières.
Poussée par une colère croissante et par la conscience de n’être plus sur un
terrain ferme, Aglaé hurle à sa rivale le nom de Totsky. Nastasia alors
explose, mais c’est la raison qui explose en elle et elle redevient rapidement
maîtresse du débat. Aglaé crie : « Si vous aviez voulu être une honnête
femme, vous vous seriez faite blanchisseuse ! » Les résonances du mot
« blanchisseuse » en russe, dans la langue parlée, et la manière dont
Dostoïevski se sert du terme dans ses carnets de notes font penser que
l’attaque d’Aglaé est précise et cruelle. Il semble qu’elle équivoque sur
l’idée de bordel : si Nastasia était sincère elle jouerait franchement son rôle.
Le coup apparaît plus pénétrant quand nous nous rappelons que Nastasia
elle-même a prédit qu’elle pourrait bien devenir une « blanchisseuse », dans
l’atroce gaieté de sa fuite avec Rogojine.
Mais Aglaé a passé les bornes. Plein de douleur, Muichkine s’écrie :
« Aglaé, non ! C’est injuste ! » Son cri est le signal de la victoire de
Nastasia. Avec cet art de l’effet dans toute sa force qui toujours nous frappe
de stupeur, Dostoïevski ajoute dans la phrase suivante que « Rogojine à
présent ne souriait plus ; assis, il écoutait, les bras croisés, les lèvres
serrées ». Aiguillonnée par Aglaé, Nastasia est poussée vers un triomphe
qu’elle ne prévoyait pas et que, peut-être, elle ne souhaitait même pas. Elle
va arracher Muichkine à la fille du général Epantchine. En le faisant, elle
signe son propre arrêt de mort. Ici encore prédomine une philosophie
tragique de la vie : dans les grands duels de la tragédie, il n’y a pas de
vainqueur, il n’y a que des genres différents de vaincus.
Nastasia passe à l’attaque. Elle jette à Aglaé la raison de cette scène
intolérable :
« — Vous vouliez voir de vos propres yeux laquelle il aimait le plus, moi ou vous, parce que vous
êtes effroyablement jalouse.
— Il m’a déjà dit qu’il vous hait, murmura Aglaé.
— Peut-être… peut-être ! Je ne suis pas digne de lui, je le sais. Mais je crois quand même que vous
mentez. Il ne peut pas me haïr, et il ne peut pas l’avoir dit. »
Aglaé a fui et Rogojine part sans dire un mot. Le prince et son « ange
déchu » restent seuls dans une sorte d’extase confuse. Il caresse le visage et
les cheveux de Nastasia comme il ferait « à un petit enfant ». L’inverse
d’une pietà. C’est à présent Nastasia, l’incarnation de la volonté et de
l’intelligence, qui se trouve égarée, désemparée tandis que « l’idiot » veille
sur elle comme un sage silencieux. Ainsi qu’il arrive souvent dans la
tragédie, il y a un intermède de paix – un armistice signé avec le malheur –
entre les événements qui ont rendu le malheur inévitable et la fin tragique.
De même, Lear et Cordélia sont assis l’un près de l’autre, pleins de joie, au
milieu des ennemis qui veulent leur mort. Aucune scène de roman ne donne
une plus merveilleuse impression de calme passager après la tempête. Peut-
être faudrait-il ajouter que Dostoïevski préférait l’Idiot à tous ses autres
ouvrages.
XVII
Pour un roman, une étude des notes et des brouillons est profondément
révélatrice. Nous pouvons y suivre les premières tentatives brumeuses du
souvenir et de l’imagination. Nous pouvons y lire les listes de noms et de
lieux dont les romanciers semblent se servir comme de formules
d’incantation pour évoquer les possibles démons d’où sortiront leurs
personnages. Nous pouvons suivre les fausses directions, les solutions
prématurées et tout le laborieux renoncement qui précède la vision vraie.
Dans les carnets de notes de Henry James, le moi et la conscience critique
poursuivent un passionnant dialogue ; mais c’est un dialogue qui offre déjà
le sceau et le fini de l’art. Dans les dossiers, les carnets de notes et les
fragments publiés par les bibliothèques et les archives soviétiques, on voit
les matériaux de la création à l’état brut dans le creuset. Comme les lettres
et les brouillons de Keats ou les épreuves corrigées de Balzac, ces
documents nous permettent de toucher de plus près les mystères de
l’invention.
Les brouillons pour l’Idiot nous éclairent de bien des manières. Partagé
entre l’abstraction et l’élan de la vie créatrice, pour employer les termes de
D. H. Lawrence, Dostoïevski tombe sur des aphorismes d’une force
extraordinaire. Dans les premières ébauches de la double figure Muichkine-
Stavroguine, nous trouvons cette remarque troublante : « Les démons ont la
foi, mais ils tremblent. » C’est ici, comme dans la formule lapidaire : « Le
Christ n’a pas compris les femmes » (carnets de notes pour les Possédés),
qu’une comparaison entre Dostoïevski et Nietzsche se justifie le mieux.
Il arrive que Dostoïevski inscrive en marge de son scénario des articles de
foi : « Il n’y a qu’une chose qui importe : la compassion spontanée. Quant à
la justice, elle vient en second. » Les notes pour l’Idiot nous rappellent sans
cesse que les motifs et les thèmes du roman dostoïevskien sont toujours les
mêmes (Proust soutenait que tous les romans de Dostoïevski pouvaient
s’intituler Crime et Châtiment). Dans la conception première, « l’idiot » non
seulement possédait beaucoup des qualités de Stavroguine, mais encore il
était marié secrètement et insulté en public, exactement comme le héros des
Possédés. Même dans quelques-unes des dernières versions, Muichkine est
escorté par un « club » d’enfants. Ceux-ci jouent un rôle important dans
l’intrigue et l’amènent à révéler sa vraie nature. C’est l’histoire d’Aliocha
dans l’épilogue des Frères Karamazov. Il semble y avoir une loi de la
conservation de la matière dans la poétique de la création comme dans la
nature.
D’autre part, d’un intérêt particulier sont les aperçus que nous pouvons
avoir sur les étapes inconscientes ou semi-conscientes de la création
littéraire. Par exemple, Dostoïevski note à plusieurs reprises « Roi des
Juifs » ou « Les rois de Juda ». Nous savons que Petrachevsky (le
romancier avait vaguement adhéré à son cercle en 1848-1849) désignait
James de Rothschild par le nom de « Roi des Juifs », et que le héros de
l’Adolescent avait pour ambition ouverte de devenir « un Rothschild ».
Dans le contexte des premiers brouillons de l’Idiot, le terme semble se
rapporter aux usuriers avec qui Gania trafique. Dans le roman même, Gania
n’emploie l’expression qu’une seule fois, comme symbole de ses ambitions
financières ; mais à force de se répéter sous la plume de Dostoïevski, elle le
mena sans doute peu à peu et subconsciemment à la figure du Christ.
En outre, c’est grâce aux brouillons que nous arrivons à entrevoir le
paradoxe du « personnage indépendant ». « Les personnages, écrit
Blackmur, sont un produit final, une forme objective de la composition
imaginaire, et leur création dépend des plus profondes convictions
humaines, si humainement pleines d’erreur, et de la grâce du génie, si
surhumainement juste 1. » Le produit final et son objectivité sont le résultat
d’un effort créateur très complexe. Ce qui apparaît, dans l’œuvre achevée,
« si surhumainement juste » est obtenu par un processus de recherche et de
contre-attaque où se mesurent le génie de l’écrivain et la liberté à l’état
naissant, ou la « résistance », de son sujet.
Non seulement la conception initiale de l’Idiot – les notes inspirées par le
crime d’Olga Umetzki en septembre 1867 – était complètement différente
des versions suivantes, mais le roman continua de changer de foyer central
même après qu’il eut commencé à paraître dans le Messager russe de
Katkov. Il semble que les changements soient venus de l’intérieur.
Dostoïevski n’était absolument pas préparé au rôle joué par Aglaé et il lutta,
dans de nombreux brouillons, de nombreuses révisions, contre la fatalité du
crime de Rogojine.
Dans Qu’est-ce que la littérature ? Sartre nie qu’un personnage
imaginaire puisse avoir, en aucun sens rationnel, « une vie à lui » : « Ainsi
l’écrivain ne rencontre partout que son savoir, sa volonté, ses projets, bref
lui-même, il ne touche jamais qu’à sa propre subjectivité. […] Jamais
Proust n’a découvert l’homosexualité de Charlus, puisqu’il l’avait décidée
avant même d’entreprendre son livre. »
Ce que nous savons de certain sur la manière dont travaille l’imagination
infirme le raisonnement de Sartre. Bien qu’un personnage soit en effet une
création de la subjectivité d’un écrivain, il semble représenter cette part de
lui-même dont l’écrivain n’a pas une complète connaissance. Sartre dit ici
que la donnée d’un problème – une équation algébrique avec des
inconnues – entraîne nécessairement sa solution et la nature de cette
solution. Mais le processus n’est pas le moins du monde créateur ; la
découverte de la « réponse » n’est une tautologie que dans un sens idéal.
« Tout ce qui nous entoure et tout ce qui nous arrive, écrit Coleridge (dans
un appendice au Manuel de l’homme d’État), a une seule cause finale
commune, à savoir l’accroissement de la conscience dans des proportions
telles que, quelle que soit la partie de terra incognita que cette conscience
accrue découvre dans notre nature, notre volonté puisse la conquérir et se
l’assujettir sous la souveraineté de la raison. » Don Quichotte, Falstaff,
Emma Bovary représentent de telles découvertes de la conscience ; ce fut
en les créant et dans l’illumination réciproque de l’acte créateur et de la
croissance de la chose créée que Cervantès, Shakespeare, Flaubert en
vinrent littéralement à découvrir des « parties » d’eux-mêmes jusqu’alors
demeurées dans l’ombre. L’auteur dramatique allemand Hebbel se
demandait dans quelle mesure un personnage inventé par un poète pouvait
être dit « objectif ». Sa propre réponse fut : « Dans la mesure où l’homme
est libre vis-à-vis de Dieu. »
Le degré d’objectivité d’un personnage comme Muichkine, son degré de
résistance à la volonté souveraine de Dostoïevski, peut être décelé dans les
brouillons. L’impuissance du prince est un problème que Dostoïevski
percevait de façon confuse. Quand il demande, dans les carnets de notes, si
Aglaé est ou n’est pas la maîtresse de « l’idiot », en un certain sens il se
pose une question à lui-même ; mais dans un autre sens, tout aussi valable,
il interroge son personnage. La réponse peu claire de Muichkine montre les
limitations forcées de la méthode dramatique. Un auteur dramatique ne peut
connaître son personnage que jusqu’à « tel » point.
À propos de Tolstoï, Henry James parle de personnages environnés d’une
« extraordinaire masse de vie ». Cette masse à la fois reflète et absorbe leur
vitalité ; elle réduit les incursions de « l’horriblement possible ». L’auteur
dramatique œuvre sans cette plénitude d’atmosphère ; il raréfie l’air et
réduit la réalité à un étroit champ clos où la parole et le geste donnent le
signal du massacre. Les formes matérielles elles-mêmes se vident de
substance ; toutes les barrières ou bien sont assez basses pour que les
Karamazov sautent par-dessus, ou bien sont faites de planches mal jointes à
travers lesquelles Pierre Verkhovensky peut se faufiler pour aller à ses
sinistres besognes. Donner une telle suprématie à l’action tout en présentant
dans le détail et avec force des personnalités complexes est chose déjà
difficile au théâtre (rappelons-nous ce qu’Eliot appelle le « défaut
d’esthétique » de Hamlet). C’est encore plus difficile avec la prose
romanesque, même « dramatisée ». L’allure plus lente de la prose, le fait
que nous lisons un roman, que nous le laissons de côté, le reprenons dans
un état d’esprit différent (il n’arrive rien de tel au théâtre) – tout cela met
constamment en danger l’impression d’action continue et d’inflexible
tension sur laquelle compte une formule dramatique comme celle de
Dostoïevski.
Pour montrer comment il résout certaines de ces difficultés je me propose
de considérer les soixante heures cruciales des Possédés. « Toute cette nuit,
avec ses incidents presque grotesques et le terrible dénouement qui suivit au
petit matin me fait encore l’effet d’un hideux cauchemar », dit le narrateur
(car nous avons ici un narrateur individualisé, qui a été témoin de l’action et
qui la raconte, ce qui complique encore la tâche de la présentation
dramatique). Tout au long des événements violents et confus qui suivent
cette phrase d’ouverture, Dostoïevski va garder un ton d’intensité
cauchemardesque. Il lui faut parer à l’impression d’invraisemblable que
nous pourrions avoir et il le fait au cours de soixante pages de prose sans les
secours matériels dont dispose un auteur dramatique pour maintenir
l’illusion.
Pour diriger nos réactions pendant la descente au chaos Dostoïevski se
sert de deux circonstances extérieures : le « quadrille littéraire » sur lequel
s’achève la lamentable soirée chez le gouverneur et l’incendie du quartier
qui borde la rivière. Toutes deux font partie intégrante du récit, mais elles
ont aussi des valeurs symboliques. Le quadrille est une allégorie du
nihilisme intellectuel et de l’irrespect pour l’âme, dans lesquels Dostoïevski
voyait la cause principale des bouleversements proches. L’incendie est le
héraut qui annonce l’insurrection, une mystérieuse et mortelle injure aux
lois de la vie. Pour Flaubert, la folie incendiaire de la Commune
représentait les derniers soubresauts du Moyen Âge ; avec plus de
pénétration, Dostoïevski décelait dans l’incendie les symptômes des grands
soulèvements sociaux qui s’efforceraient de raser les vieilles cités pour les
remplacer par la cité nouvelle de la justice. Il rapprochait les incendies qui
faisaient rage dans Paris du thème russe traditionnel d’une apocalypse de
feu. Lembke, le gouverneur, court au feu en criant à son entourage terrifié :
« Tout cela vient des incendiaires ! C’est le nihilisme ! Partout où ça brûle,
c’est le nihilisme ! » Sa « folie » remplit le narrateur d’horreur et de pitié ;
mais elle n’est, en réalité, que de la clairvoyance poussée jusqu’à l’hystérie.
Lembke a raison quand il crie, dans son délire panique, que « le feu est dans
l’esprit des hommes et non sur le toit des maisons ». Cette phrase pourrait
servir d’épigraphe aux Possédés. Les actions qui s’y passent sont des gestes
de l’âme quand elle est en dissolution. Les démons la possèdent et, par
quelque obscur hasard, les étincelles ont sauté des hommes aux maisons.
Tandis que les flammes s’éteignent, on découvre Lébiadkine, sa sœur
Maria et leur vieille servante assassinés (le meurtre étant, une fois de plus,
le véhicule de la vision tragique). Tout tend à prouver qu’un au moins des
incendies a été allumé pour couvrir le crime. Se servant des flammes
comme d’un signal lumineux qui marque le centre de la sphère d’action,
Dostoïevski nous mène à une fenêtre de Skvorechniki, la demeure de
Stavroguine. Le jour pointe et Lisa regarde la clarté mourante ; Stavroguine
vient la rejoindre. On nous dit seulement que quelques agrafes de sa robe
sont défaites, mais toute la nuit est dans ce détail. L’imagination de
Dostoïevski est chaste à dessein ; il voit l’expérience érotique d’une
manière trop intense, trop complète pour ne pas se rendre compte que, pour
en évoquer tout le sens, il faut des moyens plus subtils que la simple
description de la chose. C’est quand le réalisme se fait description crue,
comme si souvent chez Zola, que la représentation directe de l’acte érotique
reprend de l’importance. Le résultat en est un appauvrissement de la
technique et de la sensibilité.
La nuit a été désastreuse. Elle a révélé à Lisa la nature inhumaine et
destructrice de Stavroguine. Dostoïevski ne nous dit pas en quoi consiste
précisément l’échec sexuel, mais il ne nous laisse aucun doute sur la totalité
de cet échec. Pour Lisa, c’est un choc qui la bouleverse ; elle ne sait plus
pourquoi elle a sauté dans la voiture de Stavroguine le jour précédent. Elle
raille sa douceur actuelle, ses paroles de circonstance sur le bonheur dont
elle l’a comblé : « Et c’est ça Stavroguine ! Stavroguine le “vampire”
comme on vous appelle… » Le sarcasme est à double tranchant ; Lisa a été
saignée de la volonté de vivre, mais en même temps elle a pénétré
Stavroguine à fond. Elle sait qu’il cache quelque secret effroyable et
pourtant ridicule qui souille et corrode son âme :
« J’imaginais toujours que vous alliez m’emmener dans un endroit où il y aurait une méchante
araignée, énorme, grande comme un homme, et que nous passerions notre vie à la regarder et à en
avoir peur. C’est comme cela que nous aurions passé notre vie d’amour. »
Pour le moment, il faut que Pierre empêche cette idole de se détruire elle-
même. On ne peut pas laisser Stavroguine prendre la responsabilité du
meurtre, et cependant il doit prendre sa part de culpabilité. De cette façon,
lui et Pierre seront encore plus étroitement liés. Le prêtre reste d’une
importance vitale pour son dieu (ne l’a-t-il pas créé ?), mais ce dieu, vu du
dehors, doit demeurer intact. La stratégie du nihiliste envers Stavroguine se
dévoile dans un des monologues les plus prodigieux du roman, dans un tour
de force 2 d’équivoque et de double sens. Par de souples modulations, Pierre
glisse de la notion d’innocence morale à celle d’innocence légale :
« — On a vite fait de faire courir un bruit stupide. Mais vous n’avez en réalité rien à craindre. Du
point de vue légal, vous êtes innocent, et devant votre conscience aussi. Car vous ne vouliez pas
cela, n’est-ce pas ? Il n’y a pas le moindre indice, rien qu’une coïncidence. […] En tout cas, je suis
content de vous voir si calme […] car bien que vous n’ayez rien à vous reprocher, pas même en
pensée, il n’en reste pas moins que… Et vous devez avouer que tout cela arrange admirablement la
situation pour vous : vous voilà brusquement libre, veuf, et vous pouvez tout de suite épouser une
fille charmante et extrêmement riche, et qui est déjà à vous, par-dessus le marché. Voyez ce que
peuvent faire de pures et simples coïncidences, hein !
— Vous êtes en train de me menacer, imbécile ? »
Le terme situe les deux hommes avec une cruelle précision. Pierre est
l’ombre ignoble de Stavroguine ; il « singe » Stavroguine afin de souiller ou
de détruire l’image que celui-ci se fait de lui-même (on pense au rôle du
babouin dans la fameuse série de dessins d’artistes et de modèles de
Picasso). Pierre prétend avoir toujours su que la nuit serait un « fiasco
complet ». Ce qui le ravit. Son sadisme – le sadisme du voyeur – se repaît
de l’humiliation de Lisa. L’impuissance présumée de Stavroguine va le
rendre plus vulnérable à l’abjection. Mais Verkhovensky a sous-estimé ce
qui n’est chez son dieu que lassitude. Stavroguine dit la vérité à Lisa : « Ce
n’est pas moi qui les ai tués, et j’étais contre, mais je savais qu’on allait les
tuer et je n’ai pas arrêté la main des assassins. » Cette culpabilité indirecte
qu’il revendique – un thème étudié plus à fond dans les Frères
Karamazov – rend Pierre furieux. Il se tourne vers son idole « en
marmottant des mots sans suite… et l’écume à la bouche ». Il tire de sa
poche un revolver, mais comment tuer son « prince » ! De cet accès de rage
jaillit une vérité cachée : « Moi, je suis un bouffon, mais je ne veux pas que
vous, la meilleure moitié de moi-même, vous en soyez un ! Vous me
comprenez ? » Stavroguine comprend ; il est peut-être le seul à comprendre.
La tragédie de Pierre est celle de tout prêtre qui a érigé une divinité à son
image, et il y a un trait d’ironie tragique dans les paroles sur lesquelles
Stavroguine le renvoie : « Et maintenant, va au diable… Va à l’enfer. Va à