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Annales de Bretagne

Chateaubriand et l'évolution de la critique thématique


Manuel de Diéguez

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de Diéguez Manuel. Chateaubriand et l'évolution de la critique thématique. In: Annales de Bretagne. Tome 75, numéro 3,
1968. Colloque Chateaubriand. pp. 599-613;

doi : 10.3406/abpo.1968.2489

http://www.persee.fr/doc/abpo_0003-391x_1968_num_75_3_2489

Document généré le 22/05/2016


CHATEAUBRIAND ET L'EVOLUTION POETIQUE
DE LA CRITIQUE THEMATIQUE

Communication de M. Manuel DE DIEGUEZ

La critique thématique évolue. Elle prend notamment


Chateaubriand pour témoin de son évolution. Mais
Chateaubriand, en poète de l'histoire, a toujours regardé ses
juges bien en face. Il nous regarde ici. Et s'il nous oblige
à combattre pour lui dans l'arène de sa postérité poétique,
où se présente à nous le taurillon d'une critique thémati-
tique devenant progressivement poétique sous nos yeux,
c'est qu'il fait encore notre propre portrait au moment
même où nous faisons le sien, ce qui donne à toute la
critique le comique de deux peintres qui se placeraient face à
face, armés de leur chevalet, chacun se proposant de
peindre son confrère. Mais chacun, au terme de l'épreuve, s'est
peint lui-même, la figure de l'autre lui ayant seulement
servi de miroir.
Pour sortir de là, la critique a enfanté un troisième
spectateur, dont la mission expresse est de regarder à la fois
l'auteur et le critique. C'est ce que j'ai baptisé autrefois la
Critique de la Critique. Nous allons donc tenter d'observer
non pas seulement notre auteur, mais aussi ce qu'il fait de
ses propres juges, et quels portraits de poètes nous faisons
alors à notre tour de nous-mêmes, et à notre corps
défendant, quand nous parlons de lui.
Car la critique, si elle est sage, peut parfaitement
s'apercevoir qu'il y a un miroir placé sur le bureau même des
juges, où les juges se contemplent, sans le savoir, à
longueur de journée. Mais si elle regarde vraiment dans ce
miroir, une bonne surprise l'attend. Car le seul courage de
se voir grandit, et donne une objectivité surréelle, souvent
plus méditative que celle de l'auteur, objectivité peu infor-
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mative au niveau des choses quotidiennes, et nullement


notariale d'inspiration. Car une critique observatrice de
l'évolution poétique d'une école critique serait
complètement aveugle si elle n'était éclairante de ce qu'est la
poésie elle-même. Tentons donc de descendre d'une marche
dans le miroir, c'est-à-dire dans l'enfer de la ré-flexion, où,
comme Je dit le langage, notre confessionnel métaphysique,
nous nous réfléchissons.
Voici que la critique thématique, étudiant les thèmes de
Chateaubriand, se pose la question toute simple, mais
inquiétante : qu'est-ce qu'un thème ? Et de quel thème
peut-on dire qu'il ressortit à la critique thématique ?
Car enfin, nous voudrions savoir s'il exista jamais une
critique non thématique ? Et si oui, ce que pouvait donc
bien trouver à dire cette heureuse critique-là, qui ne
traitait, soi-disant, d'aucun thème ?
En vérité, toute critique est thématique, par définition.
Qu'est-ce donc qu'étudier l'orgueil de Coriolan. l'honneur
chez Corneille, l'amour chez Racine, sinon faire de la
thématique ? Mais alors, nous voici placés d'emblée sur une
échelle des thèmes, où il nous faudra décider à partir de
quel échelon il sera convenu que les thèmes traités ressor-
tiront à la critique dite thématique. Car si nous traitons du
thème : Chateaubriand et l'amour, sommes-nous dans le
même univers mental que lorsque nous traitons de l'amour
dans l'œuvre de Chateaubriand ? Quand la princesse Marie
Bonaparte étudie le complexe d'Œdipe chez Edgar Poe ;
quand le Dr Laforgue scrute le même complexe chez
Baudelaire, quand Sartre se penche sur l'aliénation du « pour
soi existentiel » chez l'auteur des Fleurs du Mal, sont-ils
bien placés dans le même univers critique que M. Vial
étudiant le temps dans les Mémoires d'Outre-Tombe, ou
Mme Durry, le mythe chez Nerval, ou J.P. Richard le
paysage de Chateaubriand ?
Mais quand je dis, pour reprendre le titre du bel ouvrage
de Mme Durry, Gérard de Nerval et le mythe, quel est mon
thème ? Nerval lui-même voué à l'aliénation mythique ? Et
quel Nerval ? Le citoyen qui sombre dans la folie ? Ou bien
COLLOQUE CHATEAUBRIAND 1)01

mon thème est-il le mythe donnant sa profondeur et son


génie à la poétique de Nerval ? Mme Durry a su donner
son espace transcendantal à l'imaginaire, et c'est bien
pourquoi elle est entendue des poètes. Selon que nous prenons
la question par l'un ou l'autre bout, nous changeons de
planète, et, en vérité, ce n'est pas du tout le même thème
que nous, traiterons dans un cas et dans l'autre.
Mais n'est-ce pas un spectacle fascinant, et presque
incroyable, que celui d'une civilisation changeant de
thèmes fondamentaux sous nos yeux et qui s'en va observer
soudain chez ses écrivains du passé des thèmes qui ne
retenaient pas son attention jusqu'alors ? Car voici que nous
étudions attentivement le thème du tombeau, des ruines,
des momies, de la poussière, des ossements, du temps, et
toute l'orchestration du funèbre chez Chateaubriand. Alors
se pose une question originelle : ce changement dans la
direction même du regard signifie-t-il tout simplement que
nous allons situer ces thèmes insolites dans le cadre de
pensée de notre ancienne philosophie de la vie et de la
mort, pour autant que nous étions dotés d'une telle
philosophie, peut-être tout inconsciente ? Ou bien, notre regard
sur ces problèmes ayant subrepticement changé au
préalable, et sans que nous nous en fussions tout de suite
aperçus, notre thématique signifie-t-elle que nous allons
enquêter ensuite du côté du tombeau chez ses plus prestigieux
témoins, afin de nous refaire une philosophie ? Ou encore,
loin de chercher confirmation de quelque nouvelle
philosophie de la mort que nous aurions conquise antérieurement,
sommes-nous, au contraire, dans une ignorance plus épaisse
qu'autrefois au chapitre de la mort, et comme placés dans
le vide, cherchant alors des signes de la mort, dans la
beauté, pour en conquérir l'intelligence, et portés par
l'espoir que le poète, redevenu le vates antique, en connaîtrait
les secrets ? Ah ! pour concernés, nous le sommes, car
enfin, Chateaubriand se met soudain à nous examiner sur
une face nouvelle et comme à partir des traces
prédominantes de la mort en nous. Il dit que le génie littéraire
« interpose la beauté entre notre néant et la majesté
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divine ». Mais Claudel le pense aussi. Alors faut-il mettre


l'accent sur Dieu, ou sur le néant, ou sur la beauté dans
cette phrase ? Pour le savoir, ce n'est pas seulement
Chateaubriand, c'est le Sphinx littéraire que la thématique
interroge. Sinon elle ne serait pas une recherche, mais une
nouvelle nomenclature des sujets du bac.
Nous commençons donc à comprendre où Chateaubriand
se trouve placé et quelle question il nous pose, et comment
il nous regarde en retour à l'instant même où nous le
regardons. Or, nul écrivain plus engagé dans son siècle ;
nul animal plus politique que celui-là ; mais s'ingéniant à
porter son destin à l'échelle des nations et des mondes ; à
faire de tous ses déplacements des sillages dans la
postérité ; expert à donner allure de fatalité au hasard des
événements qui le ballotent ; allant jusqu'à la naïveté dans
l'élaboration des synchronismes signifiants, et ne portant
la littérature à la biographie que pour confondre à chaque
pas sa biographie avec celle de l'humanité de tous les
temps. A mesure, donc, que son siècle prend figure, il
y grave son ombre, mêlant le souffle de cette ombre à
l'écoulement du temps et des hommes.
Mais quelle est donc cette possibilité de l'esprit
d'enfanter sa propre mémoire ? De tisser la trame de nos jours
dans le tissu même des continents ? Est-ce une possibilité
de M. de Chateaubriand de convier le silence, et l'étendue,
et l'immensité, et toutes les draperies cosmiques, à
nourrir une pavane terrestre, ou bien est-ce une possibilité de
la parole, une possibilité de la littérature, et pour tout dire,
la littérature même ? Et puisque l'éloquence est écrite, et
puisque la plume en trace les courbes, peut-être serait-il
temps de s'interroger sur ce que les thèmes de
Chateaubriand disent de nous, qui feignons de regarder le barde
seulement, alors qu'il nous convie à contempler cet être
étrange qui nous dédouble et que nous appelons littérature.
Car le prodige est ici tellement littéraire que nous avons
vu tel de nos contemporains, solidement assis, en
apparence, dans le fauteuil de l'histoire, puisque occupant, à
l'instar de Chateaubriand, un ministère, recourir à son
COLLOQUE CHATEAUBRIAND 603

tour à des mémoires qui sont d'outre-tombe à leur


manière, c'est-à-dire littéraires, tout simplement, puisque
leur anti consiste précisément à déposséder le sujet au
profit de la parole mémoriale, et à cacher ledit sujet, tout
terrestre, au sein de la littérature, tellement on ressuscite
en littérature, et à l'échelle de l'Histoire immémoriale ; et
cela, naturellement, en feignant la désincarnation.
Ce que Chateaubriand, ou Malraux nous rappellent, avec
Rimbaud, c'est que le je parlant dans la littérature est un
autre, et que cet autre chante dans tel registre de la voix
où ses thèmes renvoient à un univers encore tout inconnu
de nous, à savoir la poétique même de l'espèce humaine.
Ainsi, la thématique, interrogatrice de la poétique qu'est
l'homme doté de parole, donc apostrophant et l'espèce et le
temps, mais avant tout l'oubli même qui le cerne et
l'étouffé ; cette thématique-là n'est pas philosophique par
surcroît' — elle est rappel que la poétique humaine n'est
autre que la totalité humaine à la recherche de sa propre
signification, et nous laissant quêter le sens sur la trace
des dieux, dont mon bon Maître, André Bonnard
l'helléniste, disait qu'ils sont le destin même de l'homme. Mais
les traces de cette poétique sont vocales, et portent à la
vocation le temple, le tombeau, la poussière, le désert, tous
les signes de Chateaubriand. Comment ne pas nous
demander jusqu'où nous sommes concernés par la critique, et ce
que les témoins vocaux disent de l'homme qu'ils appellent
à sa propre voix la plus secrète, à la voix de l'absence, à
celle qui, en vérité, sacre l'homme en tant qu'absentifié ?
Mais nous ne somme pas au bout des implications du
pari de nous regarder nous-mêmes à travers un auteur, et
de scruter en quoi les thèmes existentiels sont ici
existentiels au sens littéraire, quoi que nous fassions pour les
ramener à un quotidien d'où serait absente cette parole
même, toute littérature, qui les fonde. Car si je dresse le
catalogue officiel des maîtresses de Chateaubriand ; si je me
fais le biographe de sa sexualité, je m'apercevrai que
Chateaubriand aimait réellement à la manière de René, c'est-à-
dire littérairement, comme Proust écrivait à sa concierge
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dans le style d'A la recherche du temps perdu. Car le Don


Juan romantique fait à ses amours réelles l'hommage de les
vivre mythologiquement. Comment, dès lors, ne pas
étudier la thématique littéraire, et la dimension littéraire de
l'existence jusque dans cette biographie dite du quotidien ?
Car le quotidien, même quand il est plat, n'est-il pas tissé
par l'imaginaire, lui aussi, l'imaginaire collectif — et tout
autant que cet intemporel vivant où un poète vit enfin
transplanté par ses mémoires imaginaires par delà ses
propres platitudes ?
Si je m'aperçois alors que^ des amours disons «
concrètes » de M. de Chateaubriand, l'imaginaire constitue la plus
essentielle réalité, le réel au sens ordinaire y étant porté
par la fougue littéraire au moins autant que par la fougue
génésique, alors, pourquoi n'irai-je pas étudier l'amour vécu
dans l'œuvre de l'auteur, plutôt que dans la tumultueuse
chronique de ses passades et de ses mélancoliques fidélités,
parce que l'essentiel de la biographie elle-même me sera
bien mieux et bien plus profondément fourni par l'œuvre
que par la biographie ?
Le carrefour ocupé par Chateaubriand est donc celui où
il nous est impossible de nous soustraire à notre propre
et voyante décision, celle du choix de notre vision du monde,
selon que nous irons à la réalité dite poétique ou à la
réalité dite réelle, le coefficient de réalité de ces mondes
dépendant précisément de nous. Et voilà qui est apparu tout de
suite lorsque nous avons tenté d'évoquer, il y a un instant,
le traitement que fait subir à l'histoire du monde ce
brasseur planétaire de son destin vocal qu'est l'auteur des
Mémoires d'Outre-Tombe ; car nous avons été conviés à
entrer dans cette réalité ou ce jeu ; à décider où commence
le jeu ; à décider de Quel côté sont les fantômes ; à décider
de ce qui est le vrai et de ce qui est le faux dans la foire
aux songes qu'est notre réalité ; et finalement à trancher
la question de savoir quelle poétique est la plus chimérique,
celle du solitaire ou celle de la foule.
Mais il se trouve que nous sommes tous, comme
Chateaubriand, à la fois sujet et foule ; à la fois d'ici bas et de
COLLOQUE CHATEAUBRIAND 605

là-bas. Le quotidien aussi est une poétique, plus monotone,


ou, au contraire, seule profondei seule source intarissable
d'élévation véritable, selon 1© degré d'élévation des
jugements de notre esprit. Le temporel et l'intemporel se jouent
<le nous dans notre parole même, qui nous met cul par
dessus tête — et voilà bien pourquoi la littérature est
universelle, puisque lieu de notre choix, en chaque auteur, entre
les pierres vives et les pierres mortes.
La critique historique ne s'y est, du reste, pas trompée.
Ne rencontrant chez aucun auteur français un plus grand
divorce apparent entre l'histoire rêvée, donc réelle, et
l'histoire tout court, donc irréelle, ils sont allés, moqueurs,
regarder un peu derrière les décors. Et M. Guillemin, entre
tous s'est magistralement exercé à agrandir la faille
apparente entre la vision prophétique et la vue tout court de
Chateaubriand. M. Guillemin s'est ainsi peint lui-même,
comme une sorte de poète, lui aussi, mais ayant fait choix
de ce que le commun tient pour le plus réel, étant entendu
que le quotidien aussi peut exercer à notre égard, avec
quelque hargne, une force de conviction supérieure à celle
de nos autres et plus évidentes, parce que plus hautes,
chimères. Mais c'est un choix existentiel auquel
Chateaubriand ou Hugo, ou Vigny ont condamné M. Guillemin —
et à ce choix, nous sommes à notre tour convié, dès lors que
nous acceptons de poursuivre la réflexion jusqu'au terme
où elle nous mène.
Supposons que nous refusions de voir le choix que nous
faisons quand nous sommes critiques. Alors ce ne serait
plus seulement Chateaubriant qui nous deviendrait
inintelligible, tantôt sur son versant éclairé, et tantôt sur son
versant caché, mais aussi St Jean de la Croix et St
François d'Assise. De ce pauvre homme qui vécut si longtemps
dans les prisons de Tolède et qui mourut dans une sorte de
désert, persécuté par les siens ; de ce pauvre poète qui
s'appelait St Jean de la Croix, quel est le paysage littéraire
et quelle est la thématique, si je puis dire, dès lors que je
lui oppose le songe collectif du quotidien comme critère de
jugement entre le réel et l'irréel dans son œuvre ? Car si
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la poétique est existentielle par définition, donc déjà prise


dans notre transcendance, quoi que nous fassions, alors
une critique comme amputée des interprètes de l'absolu
n'est plus qu'un petit tronçon de nous-mêmes, et n'éclaire
même pas ce tronçon, car on ne peut tenir en main un
bâton qui n'aurait qu'un seul bout.
Par delà le Vicomte qui s'est colleté avec l'histoire en
courant après cette gloire, qui n'est que chimère, ou
authentique grandeur du temps humain, selon la bannière que
j'aurai choisie ; par delà cette dialectique où je décide
toujours moi-même où est le rêve et où est la terre ferme, c'est
au problème commun à la mystique et à la littérature que
nous sommes conduits. Et ce problème en vient toujours à
la question de savoir si Don Quichotte est fou ou s'il est
une sorte de personnage christique, sacrifié à l'épaisseur du
monde, comme le croit M. de Unamuno, lequel ne pouvait
d'ailleurs émettre ce jugement sans avoir déjà choisi en lui-
même entre Sancho Pança et son Maître. Et nous voyons
bien, dès lors, que traiter de la poétique au cœur de la
thématique, c'est traiter de l'essence de toute littérature,
puisque les rapports de la transcendance avec le lecteur ne
peuvent aucunement être éludés, puisque ces rapports sont le
fond même de l'écriture, où le vocal est vocation ; puisque
c'est à ce rendez-vous-là que nous sommes assignés par tout
auteur. Ainsi, un jeu de miroirs nous prend au piège de
notre définition de l'être dans la lecture ; et, finalement,
notre lecture sera le fruit d'une transaction où nous aurons
marchandé avec notre transcendance, et secrètement
convenu où nous nous plaçons, et donc où nous plaçons
l'auteur, sur l'échelle de Jacob qui monte de la terre au ciel.
On voit que si la pensée critique nous oblige à élargir
le sujet, c'est pour traiter vraiment du sujet, qui est
devenu, ici, la personne. Et si nous n'avons pu tenter cette
sortie que par la réilexion philosophique, on voit aussitôt
qu'il ne s'agit plus du tout de cette philosophie qui venait
de l'extérieur proposer ses. projecteurs, afin de célébrer
seulement ses propres ombres et sa propre lumière sur
l'objet ; il s'agit de cette philosophie réduite à un essai de
COLLOQUE CHATEAUBRIAND 607

méditation, le mol étant pris ici comme l'exercice d'une


prise interne, où la réflexion ne fait que dégager la
problématique d'un savoir, c'est-à-dire aller jusqu'au bout de
ses implications, lesquelles demeurent voilées par notre
volonté inconsciente de les faire dormir, afin de n'être pas,
à notre tour, dérangés dans un certain sommeil.
Car voici que ce supens existentiel des poétiques entre le
quotidien, l'historique et le transcendantal, où nous
sommes pris quoi que nous fassions ; où nous sommes jugés
par l'auteur dans l'acte même du jugement que nous
portons sur lui ; voici que cette situation en l'air, pour ainsi
dire, nous reconduit tout droit à cette question déjà
effleurée : pourquoi y a-t-il une thématique moderne ? Que
signifient donc les thèmes de cette thématique ? Et qu'est-il donc
arrivé aux thèmes anciens pour que nous les ayons
abandonnés ?
La thématique moderne n'est-elle qu'une nouvelle liste
des lieux communs, où l'on n'étudierait plus, par exemple,
les sources latines de Claudel, mais le thème du cercle dans
son œuvre, comme Georges Poulet l'a admiralement fait,
sans que nous sachions pour autant ce que pourrait bien
signifier cette prédominance du cercle ? Certes, une angoisse
nous mène à ces thèmes inquiétants, mais quelle angoisse,
et la recherche de quoi ? On comprend bien que si nous ne
connaissons pas le sens de nos nomenclatures nouvelles —
alors il devient d'autant plus intéressant de nous demander
pourquoi nous avons déserté les anciennes. Car il est
étrange de se jeter ainsi dans le vide et comme dans un
non sens délibéré.
La thématique classique était poétique et philosophique
à la manière dont M. Jourdain faisait de la prose. Mais
qu'était-ce donc que comparer la conception de l'amour
d'Alceste dans le Misanthrope avec celle de don Juan dans
Molière, sinon de la thématique comparée, ou comparative?
Et de quoi s'agissait-il, sinon de définir, à partir de ses
excès extrêmes, une conception de l'amour véritable, où la
fidélité ne serait pas geôlière, mais reposerait sur un
équilibre et une élégance de mœurs chers à l'esprit français ?
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Non seulement une philosophie, mais une morale, et éduca-


trice par surcroît, dominait cette thématique, car il
s'agissait tout de môme, rappelons-le, de ce qu'on appelle
l'Education nationale ; il s'agissait de doter d'une sagesse de
futurs adultes.
On se demande bien comment la critique humaniste
aurait traité ses thèmes privilégiés si l'amour, l'orgueil,
l'avarice, l'ambition, n'avaient pas constitué pour elle des
thèmes hautement signifiants, où le respect de soi et le
respect d'autrui, le sens de la liberté et du devoir
équilibraient les plateaux d'une balance idéale. L'enseignement
officiel surveillait de près le fléau de cette balance publique
de la vertu civique et de la vertu privée. Une telle éthique
du savoir littéraire correspondait, naturellement, et
tacitement, à une situation relativement confortable de l'homme
dans l'univers. Certes, le citoyen ne jouissait déjà plus
d'assises cosmologiques rassurantes, mais il trouvait encore
dans l'univers strictement terrestre de quoi se réconforter
de quelques mythes l'assurant de l'avènement progressif
et fatal d'un temporel de plus en plus paradisiaque. Bref,
la philosophie de la thématique classique était hautement
idéologique, avec une pointe de scepticisme et de
dilettantisme qui, après avoir fait un peu scandale, avait donné
quelque malice au vertueux réalisme français dans
l'Université.
Dans ce décor souriant et résolument optimiste, une
critique affichant soudain des thèmes de plus en plus
singuliers et inquiétants, témoigne d'une véritable « crise de la
conscience européenne », pour reprendre un titre célèbre.
Car voici que les masses et leurs serviteurs abstraits
viennent nous montrer que nous vivons à nouveau, comme au
Moyen Age, dans un univers mythique d'essences et
d'entités agissantes, et, par surcroît, auto-propulsives. Une
certaine nuit nous donne donc rendez-vous au bout de la course
des abstractions en marche, que nous brandissons d'un
cœur de moins en moins naïf. Dès lors, les thèmes joyeux
d'hier s'éclairent rétrospectivement, si je puis dire, dans la
Terreur qui nous précède de peu. Car il est évident qu'une
COLLOQUE CHATEAUBRIAND 609

civilisation qui interroge ses devins, les écrivains, pour


apprendre, par les signes qu'ils ont laissés, (tels des Empé-
docles en route vers l'Etna) ce qu'est la vie, l'amour, la
mort ; une telle civilisation en appelle à l'examen de ses
propres mutations à travers la mutation de sa critique.
Quand les thèmes traditionnels retournent à l'obscurité ;
quand l'ombre s'avance sur cette connaissance d'hier,
soudain tout élémentaire, que nous donnait de nous-mêmes la
psychologie classique avec ses nomenclatures raffinées des
passions, nous cherchons, sur d'autres chemins, à
retrouver ce savoir dont il nous est bien impossible de nous
passer longtemps. Alors, étrangement, Chateaubriand, témoin
plongé dans la politique, l'intrigue, la foi, l'amour charnel,
l'amour romantique, la guerre, la maladie, l'honneur ;
Chateaubriand, aux prises avec Napoléon et avec Rancé, et
oscillant entre ces gloires opposées, commence à nous
intriguer non plus dans son discours apparent, mais dans ce
discours caché de sa transcendance littéraire, où nous
commençons à scruter des obsessions signifiantes plutôt que
des réponses claires. Qu'est-ce alors que cette imagination
tombale, cette pavane astrale de la parole, cette hantise de
l'océan, du silence, de l'étendue, ce dialogue hautain et
superbe avec la mort ?
Alors il semble qu'au critique d'abord muet,
Chateaubriand enseigne quelque chose qui s'inscrit enfin à même
le texte ; une sorte d'oscillation originelle de l'être où la
poésie se montre dans ce qu'elle fait de nous. Car, ici, la vie
est l'alternance entre les choses et le rien, le vide et le
plein ; ici un homme semble s'exercer superbement à la
plénitude et à l'anéantissement, les emmêlant, les confondant,
les séparant, mais pour un maintien de la tension entre ces
inconciliables sur l'unique arpège de sa voix. Entre les
pôles orphiques de la vie, entre le to be et le not io be,
voici le Hamlet français, un peu retentissant, et même un
peu histrionique parfoiSj mais, par là-même, exemplaire, et
forçant l'écoute, parce que faisant signe vers l'essence de
l'existence poétique en tout poète.
Car René a tellement opposé le soleil et le tombeau, la
13
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gloire et l'oubli, les empires et les ruines, qu'il est devenu


le héraut bruyant qu'il nous fallait pour que nous
entendissions ce qui, de tous temps, criait vers nous, plus
silencieusement, en d'autres poètes : à savoir que le poète est
cet homme qui tourne sur la roue des saisons de la terre,
des saisons de l'esprit, des saisons de l'âme, des saisons de
Dieu ; mais qui, toujours, tourne entre une mort et une
résurrection parce que son Dieu, le dieu de toute poésie,
demeure celui qui est descendu dans l'Hadès, et qui est
remonté de cette nuit, ayant arraché une image, un son,
une voix, une mémoire au silence.
On s'est beaucoup demandé si Orphée s'était retourné
tout exprès pour perdre cette compagne que les dieux
voulaient lui redonner, mais qui ne se prêtait pas assez,
vivante, à la lyre, ou bien s'il voulait vraiment ramener au
jour une chair, puisqu'il en demeure inconsolable ? Mais,
peut-être, cette ambiguïté même d'Orphée est-elle encore à
mettre au crédit de Chateaubriand, qui se déleste souvent
pour s'apprendre à regretter ; et qui, souvent, aussi, aurait
bien voulu garder la proie charnelle — pairie, amours,
pensions, ministères — mais à qui le destin a toujours enlevé
ces ombres parce qu'il avait à rendre plénières les choses
évanouies.
Car nul poète, en aucune littérature d'aucune nation qui
ait comme celui-là planté le funèbre au centre de sa geste
poétique. C'est que la tombe, lieu de stupeur à la fois
charnel et désincarné, à mi-chemin de la vie et du silence,
preuve palpable du rien, objet grand ouvert sur le vide,
symbolise si bien la lancée et l'anéantissement de la vie,
que Chateaubriand a pu porter aux caveaux funèbres, les
montagnes, les déserts, les abîmes du ciel et des océans, les
forêts et les temples mêmes. Hissés au sidéral ou à
l'histoire, à l'au-delà ou au déclin, le funèbre joue alors avec
toutes les gloires des armes ou de l'esprit. Et les systèmes
du monde obéissent à la levée du poète qui les convoque,
les ordonne, les met en mesure de témoigner. Alors, cette
parole qui élève dans sa course les gloires des nations et
celles de la Providence, qui arbore partout, comme des
COLLOQUE CHATEAUBRIAND 61 I

trophées du désastre, les tombeaux des conquérants, semble


venir non plus du poète, mais bien du spectable même
qu'il livre à la conviction et qui remplit le monde de ses
évidences.
Et l'on voudrait qu'une obsession mythique aussi
évidente ne nous enseignât rien d'universel quant à la poésie ?
On voudrait que ce thème-là fût privilégié par hasard chez
Chateaubriand. Mais il est enraciné en tout poète ; il est au
fondement de toute parole : il suffît que Chateaubriand l'ait
rendu ostensible à l'extrême, et un peu trop superbement
concerté, pour qu'on le découvre, plus discret, ou même
masqué savamment, en toute parole poétique. Car la parole
est pareille à un œil qui s'ouvre ; elle dit, comme la
paupière, l'alternance de l'éclat et de la nuit ; elle est l'exercice
existentiel de tout être entre l'éveil et le sommeil.
Voilà, dira-t-on, que la réflexion sur la thématique nous
reconduit au mythe ; et qu'il est gênant de retrouver un
mythe grec au bout de la pensée rationnelle. Mais à une
époque où la psychologie dit de l'homme qu'il est un
animal symbolique, et qu'il vit symboliquement, il n'est peut-
être pas trop audacieux de proposer un mythe à la poésie
pour qu'elle nous dise ce qu'elle est. Car si nous ne
recourons pas au mythe fondamental d'Orphée, nous
emprunterons les chemins des dieux barbares, tout étrangers à la
poésie, et fort rapaces à s'exercer, entraînant par surcroît
Orphée sur leur lopin temporel.
Mais Chateaubriand a comme pour mission dans nos
Lettres de nous rappeler sans trêve que la poésie est une
plongée dans la mort, une descente à l'Hadès, un contact
avec la désespérance, et puis une remontée à la beauté de
la terre. Ce faisant, il nous dit la même chose que Mallarmé
proclamant que la poésie est la connaissance orphique de la
terre ; la même que Mallarmé encore écrivant à son ami
Cazalis : « Je ne suis plus le Stéphane que tu as connu ;
je suis mort et ressuscité avec ma cassette de pierreries
spirituelles ».
Nous voici donc à un carrefour encore, où Chateaubriand
ne nous dit plus seulement : « Selon que vous êtes poète ou
612 COLLOQUE CHATEAUBRIAND

non vous me lirez différemment, mais vous ferez votre


propre portrait de toutes manières, et quoi que vous disiez de
moi, car tout poète est un centre existentiel absolu à partir
duquel on n'échappe pas à sa propre image ». Non,
maintenant, le poète parle encore autrement. Il dit
expressément : « Vous êtes, comme moi des déracinés du monde ;
vous avez, comme moi, perdu votre maison. Le futur vous
menace comme il menaçait mon temps. L'heure est venue
où ce continent lointain que j'ai exploré vient souffler sur
vous, et les ossements des vôtres seront jetés comme ceux
de mon père au vent de l'histoire. Votre civilisation rejoint
René, car vous ne savez plus qui vous êtes, ni où vous
êtes ; et vous errez dans mon œuvre, interrogeant les signes.
Voici mes mythes, mon tombeau, cet océan d'où vient
votre avenir et qui s'avance sur vous ; voici mes fantômes,
mes forêts, mes silences — interrogez tout cela et vous
découvrirez qui j'étais et ce que vous êtes devenus, car
nous sommes déjà réunis dans une même ignorance. Si
vous savez déchiffrer ce que j'ai jeté en vrac et à profusion
à la postérité, nous saurons peut-être un jour un peu
mieux qu'aujourd'hui quel mythe nous sommes et quelle
réalité ».
Telle me semble être la vision de l'histoire, et tel
l'enseignement quant à l'essence cyclothymique, donc orphique,
de toute poésie. L'histoire ne fait que reprendre, à l'échelle
des siècles, par ses alternances de chutes dans l'oubli des
décadences, et de remontée dans une mémoire glorieuse, le
cycle des « morts » et des « résurrections » du poète : et
l'on pourrait montrer que l'histoire de toute la pensée
philosophique ocidentale, depuis Heraclite, est, à son tour,
marquée par cette oscillation entre un dessaisissement
romantique et une reprise classique, où nous nous assurons
tour à tour une connaissance positive et un vertige, par un
arrimage et un délestage de l'être et du savoir. Car le cercle
de la prise et de la dépossession, c'est l'homme même, donc
sa « poïétique ».
Si la critique thématique, à l'écoute de Chateaubriand,
parvient à situer ses thèmes dans cette arène de l'âme
COLLOQUE CHATEAUBRIAND 613

comme de la raison, elle saura un peu de qui et de quoi elle


parle vraiment quand elle étudie le thème du cercle chez
Claudel, ou celui des ossements ou des momies dans
Chateaubriand ; et, quelque thème qu'elle abordera — que ce
soit le style ou la biographie rêvée, les amours vécues ou
imaginaires, ne sera-t-elle pas assurée au moins d'une vue
générale, hors de laquelle le savoir retomberait dans le
désordre et l'incoordination fondamentale de la science du
Moyen Age ? Tandis que si la critique thématique veut bien
méditer un peu sur elle-même, donc sur l'homme et son
âme à la faveur même de ses fascinations thématiques, elle
obéira à l'éthique d'un humanisme pour lequel il n'y aura
jamais de véritable progrès de la connaissance littéraire
sans un approfondissement de la conscience.

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