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NUNC COGNOSCO EX PARTE

TRENT UNIVERSITY
LIBRARY
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GEORGES BLIN

STENDHAL
ET LES PROBLÈMES DU

ROMAN

LIBRAIRIE JOSÉ CORTI


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STENDHAL
ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
DU MEME AUTEUR

ESSAIS

Baudelaire (Gallimard, 1939).


D’un certain consentement à la douleur (Fontaine, 1944).

Le Sadisme de Baudelaire (José Corti, 1948).


Stendhal et les problèmes de la personnalité (José Corti, sous presse,
2 vol.).

ÉDITIONS CRITIQUES

« Les Fleurs du Mal », en collaboration avec Jacques Crépet (José


Corti, 1942).
« Armance » de Stendhal (Fontaine, 1946).
« Journaux intimes » de Ch. Baudelaire, en collaboration avec Jac¬
ques Crépet (José Corti, 1949).
GEORGES BLIN

STENDHAL
ET LES PROBLÈMES DU

ROMAN »

LIBRAIRIE JOSÉ CORTI


11, RUE DE MÉDICIS, A PARIS
DE CET OUVRAGE, ACHEVÉ
d’imprimer en septembre 1953,
IL A ÉTÉ TIRÉ 14 EXEMPLAIRES
SUR ALFAMA, NUMÉROTÉS DE
1 A 12, PLUS DEUX EXEMPLAIRES
HORS COMMERCE.

Copyright by Librairie José Corti, 195i.


Tous droits de traduction, reproduction
et utilisation quelconque réservés pour tous pays.

ÇftULP
LIMINAIRE

Ce travail, on eût pu, sans rien laisser de capital hors de


rayon, l’intituler : Limites et moyens du réalisme dans les
romans de Stendhal. Tel est, en effet, le principe d’unité de la
recherche, comme telle est aussi, concernant ce genre, l’aire des
questions que l’auteur s’est posées. Encore peut-on centrer
davantage l’étude si l’on réduit dans l’annonce la dualité des
termes, en faisant remarquer que chez Stendhal, c’est Vego
qui fait tous les frais et des limites et des moyens. Ayant
montré, en effet, que, de programme comme de pratique,
l’auteur du Rouge a été plus réaliste romancier qu’on ne se
plaît à le réputer, nous expliquerons que, si ce réalisme n’é¬
clate pas plus au regard, c’est soit parce qu’il s’agit d’un réa¬
lisme subjectif, mesurant le champ de réalité sur l’angle
de vision du protagoniste, soit parce que, au détriment de
tout réalisme, et même de ce réalisme relativiste de forme
si moderne dont il vient d’être question, l’auteur s’accorde
par égotisme le droit d’intervenir en son nom dans ses nar¬
rations. Ici, bornant le monde au secteur d’un projet, c’est
le je intentionnel du personnage, là, faisant irruption dans
le récit, c’est le je critique du romancier; dans les deux cas,
c’est la première personne qui tend à réduire la part de
l’objectivisme dont le réalisme a fait traditionnellement sa
visée. S’il est vrai qu’en définitive la technique du roman
stendhalien se caractérise moins par les « limitations de
champ » que par les « intrusions d’auteur » — tendances
entre lesquelles il s’établit une dialectique mortelle — s’il
est vrai, donc, qu’à la faveur de ses interventions, ne fus¬
sent-elles que de ton, Stendhal peut être tenu pour le pre¬
mier des personnages de ses fictions, il apparaît que, dans
son cas, les problèmes du roman se posent en termes de per¬
sonnalité, de même, on l’a vu, qu’à l’inverse, dans son exis¬
tence, les problèmes de la personnalité se ramènent tous à
celui, essentiellement romanesque, de l’imagination de soi.

21484
6 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

On va nous imputer, dans un tel argument, l’emploi in¬


discrètement répété du mot réalisme auquel s’attache, du
fait de ses ambiguïtés, le discrédit le plus mérité. Nous con¬
venons volontiers que ce terme n’a de sens un peu strict que
si on l’ajuste de façon serrée sur ses acceptions soit his¬
torique — d’histoire littéraire — soit philosophique. Et en¬
core, remarquera-t-on qu’au point de vue historique, si l’on
se pique de rigueur et qu’on lui retire à la fois Flaubert et
le naturalisme, il ne lui reste à désigner presque rien, comme
on doit accorder que, dans le domaine de la pensée, c’est lui
qui peut être accusé d’avoir mené à l’impasse la philoso-
phia perennis. On ne saurait, en tout cas, manquer de lui
compter à charge la plupart des dégâts et confusions qui
ont dévasté l’esthétique. Il n’entre pas dans notre dessein
d’incriminer le critère de la ressemblance auquel il a voulu
donner compétence sur l’art. A vrai dire, la dénonciation ne
serait pas malaisée. Il est évident que si la contrefaçon ve¬
nait à aboutir, l’objet d’art ferait pléonasme avec son mo¬
dèle, au point de perdre tout objet : en se perdant dans l’u¬
nivers des objets. Mais l’hypothèse n’a point de sens : il n’y
a point d’illusion de la réalité, mais d’un côté une illusion
qui ne trompe point, et de l’autre la réalité. L’imitation lit¬
térale reste toujours hors de portée, et l’idéal de la copie
conforme en convient, qui se ruine dans les termes mêmes
de son programme. Si, en effet, l’œuvre vise la similitude,
c’est qu’elle est sûre de manquer l’identité. Par le préfixe
même du mot, la reproduction se résigne à ne fabriquer que
des faux. Le propre de l’ombre et du reflet, c’est de n’être
point l’objet miré ou profilé. Si l’on se donne pour idéal le
réel, celui-ci passe du même coup hors de prise. L’artiste qui
se proclame un imitateur, c’est un masochiste, un défaitiste
à tout le moins. Ou alors, si l’on réserve l’appellation de réa¬
liste au romancier qui privilégie les aspects les plus affli¬
geants de la vie, il est clair que la réalisme est, en tant qu’i-
déalisme retourné, l’une des variétés de l’idéalisme même.
Mais ce n’est pas le lieu d’instruire en général le procès d’un
art qui se vouerait à procurer de simples fac-similés. La
contestation demande à être circonscrite aux lettres, ou plu¬
tôt au roman, puisque c’est, aussi bien, de Stendhal qu’il
s’agit.
Le romancier, comment pourrait-il, sauf à s’exposer à des
ricochets infinis de la contradiction, prétendre que, quand
on accède à son œuvre, on débouche sur le réel ? Il lui fau¬
drait une mauvaise foi bien téméraire pour vouloir se dissi¬
muler que ce genre est fondé sur un pacte de mauvaise foi.
LIMINAIRE 7

ou plus exactement en appelle à uii type de foi qui se dis¬


crédite dans le moment où elle s’accorde. Chacun ici, au¬
teur ou lecteqr, fait semblant. Le premier ne peut raconter
qu’en postulant l’authenticité de son témoignage, mais en
même temps il nous dissuade d’en rien croire, puisqu’il
nous demande de lui compter le mérite d’avoir tout inventé
de l’ouvrage qu’il signe. De son côté, le lecteur ne peut s’in¬
sinuer dans le récit qu’en refusant d’en mettre en question la
véracité; de celle-ci, pourtant, s’il venait assez à se convain¬
cre, il jetterait le livre, car ce qu’il attend d’un ouvrage d’i¬
magination, c’est le moyen de se mentir sur ce qui est — et
sur ce qu’il est : n’est-ce pas la destination même du roman
de satisfaire à la demande de romanesque ? Mais voilà que
le roman, tout en ne pouvant être vrai que s’il cesse d’être
romanesque, ne peut contenter l’exigence de romanesque
que s’il est regardé comme vrai. Il convient donc que l’usa¬
ger réussisse à se faire croire qu’il y croit. Cela ne lui est
guère loisible que si l’auteur, en prétextant les faits au plus
ferme de l’indicatif, parvient à lui persuader qu’il y croit
lui-même; mais cette présomption, l’auteur n’est apte à la
communiquer que s’il a su d’abord se faire croire qu’il « y
croyait ». Bien entendu, ce type de conscience qui chez les
deux parties superpose la foi à un démenti ressortit à la
conscience implicite. C’est grâce à la vertu propre de l’op¬
tatif — le roman n’est pas moins désidératif pour celui
qui le produit que pour celui qui le consomme —, c’est
également par le fait que l’activité imaginante, sponta¬
nément thétique, n’admet pas le dédoublement réflexif, c’est
enfin en raison du mode de propagation immédiat, et par
contagion, de la vision fascinée, que se trouvent si bien
masqués les énormes débours de bonne volonté et de mau¬
vaise foi que requièrent les deux offices : de romancier et
de lecteur. Il faut dire aussi que la duplicité, dans chaque
cas, utilise la complicité : chacun des deux tenants prend
appui sur le crédit que l’autre soit lui accorde, soit s’attri¬
bue : le romancier « y croit » d’autant mieux qu’il sent devoir
être suivi, et,, à son tour, le lecteur n’y croit que s’il sent que
le narrateur croit devoir être cru. Mais c’est pour se trom¬
per lui-même que chacun a besoin de l’autre et telle est la
dialectique des envoûtements que le romancier est un hypno¬
tiseur de l’autre quand il est un hypnotiseur de lui-même et,
le lecteur, un hypnotiseur de lui-même au moment où il est
la victime hypnotique de l’autre.
On voit combien cela aurait peu de sens de vouloir ré^iar-
tir les ouvrages d’imagination en vrais et en faux. Chacun
8 STENDHAL ET LES PROBLEMES DU ROMAN

est posé par les deux contractants à la fois comme vrai et


comme faux, et dans un rapport de ces deux qualificatifs
si instable qu’il se renverse sans cesse. Car le roman ne peut
être vrai que par le truchement du faux (c’est ce qu’on ap¬
pelle : imaginer vrai), encore à ce vrai, l’amateur de roma¬
nesque demande-t-il d’être assez faux pour que l’alibi soit
possible, mais il exige que ce soit du faux assez vrai pour
qu’il lui soit loisible de se donner à lui-même la comédie de
le prendre pour vrai. Autant dire tout de suite que le roman
n’est pas davantage apte à fournir du vrai que du réel, mais
adjugé au seul vraisemblable. Ce qui oblige à l’installer sur
la voie de passage, trop peu explorée par le philosophe, qui
mène de l’imagination à la raison. Mais à peine le mot de
vraisemblable a-t-il été prononcé qu’il est nécessaire, au pro¬
fit de ce nouveau thème, de remettre en branle le rouet :
si le roman se doit d’être vraisemblable, c’est afin que l’in¬
vraisemblable (ne s’agît-il que de l’invraisemblable pour mon
compte et selon mon destin) qu’il contient et dont c’est son
métier d’être le pourvoyeur, puisse être agréé ; salué par
moi comme un impossible possible de mon avenir.
Que la vraisemblance qu’il persuade ainsi ne puisse être
atteinte que grâce à une observation du réel, laquelle, pour
être préparatoire au roman, c’est-à-dire efficace et probante,
a besoin d’être déjà passée sur le plan d’une imagination
du réel, là n’est pas la question. Ce qu’il fallait, en revanche,
bien spécifier, c’est que la validité du roman s’établit sur
un trajet dialectique du vrai — en l’occurrence défini pour
les deux parties comme ce qui est cru réel — au vraisem¬
blable, qui est ce qui se laisse croire comme vrai : le roman¬
cier vise, en effet, le vraisemblable à partir du vrai et sur lui,
comme, inversement, le lecteur le vrai (1) à partir du vrai¬
semblable et sur lui. Mais le réel, lui, comme tel, n’est pas
directement concerné. Un roman peut donc être vériste, si
l’on consent à dépouiller le terme de la valeur limitée qu’il
a prise dans la littérature italienne, il ne peut être réaliste.
Dans l’ordre du récit, le seul mode qui permette une saisie
du réel, c’est l’Histoire. Or, il n’y a pas d’ « histoires vraies » :
d’un côté on trouve l’Histoire; de l’autre, les histoires. Et

(1) Il ne viserait le réel que si, totalement ensorcelé, il pouvait dis¬


siper la conscience que le roman est un imaginaire, et parvenait, par
exemple, à entendre dans le monde le cri du héros. Il y faudrait la
pathologie. Hors de là, même quand il « marche à fond », il ne peut
que croire aux faits, car il garde toujours à quelque degré le sentiment
de les poser à travers un témoignage, autrement dit ; de les supposer.
Mais croire, c’est croire comme vrai. Le réel, lui, est su (pour le passé)
et perçu.
LIMINAIRE 9

l’on sait bien ce que cela signifie que « raconter des histoi¬
res » — ou des contes, ou des fables, c’est faire du romani
Mais il ne suffit pas d’insister sur le rappel que le roman
a affaire non au réel, mais au vrai, encore faut-il interroger
dans son essence ce vrai dont on a tout juste entrevu qu’il sou¬
tenait un système de reconversions avec le vraisemblable.
C’est du vrai fictif, figuré et figuratif, et à ces trois titres il
trouve sa zone d’élaboration sur l’intervalle de l’imagination
à l’entendement qui constitue en général le ressort de l’es¬
prit inventif, et en particulier celui du symbolisme et de la
schématisation. Mais, d’abord, on devrait bien se pénétrer de
l’idée, qui va de soi et qu’on admet pourtant si mal, que le
roman ne peut en aucun cas atteindre plus loin que le vrai
fictif; son authenticité ne dépasse pas celle du controuvé et
simulé, autrement dit, celle du mensonge. Or un mensonge
ne peut être vrai que comme plus vrai que le vrai, si on le
considère dans le point de vue du menteur, et ne peut être
cru vrai, si l’on émigre dans le camp du consommateur, que
s’il possède assez de cautionnement du côté de la vraisem¬
blance. On voit que tout son crédit se trouve joué à une dis¬
tance incalculable des faits et sur critique des possibles. Si
cela est clair pour le mensonge, lequel peut encore bénéficier,
de la part de la dupe, d’une totale adhésion, combien le sera-
ce davantage pour le roman qui est un mensonge déclaré, c’est-
à-dire un mensonge qui suppose le mensonge, ou, si l’on
préfère, la simulation, chez les deux parties; bref, un men¬
songe non destiné à être cru, mais ainsi fait que, de part et
d’autre, l’on puisse seulement faire semblant ici de vouloir
le faire croire, et là de le croire. Un roman vrai est donc un
roman qui a été imaginé assez vrai à partir d’une imagi¬
nation du réel pour que le lecteur puisse s’imaginer qu’il
croit ce que pourtant il sait pertinemment (1), d’autre part,
être du pur imaginé. On voit que tout, ici, même la foi, re¬
lève du fictif, et qu’on peut à bon droit s’égayer du roman¬
cier qui prétend arracher son ouvrage à la « fiction ». Le

(1) Il le sait sur un mode évidemment non réflexif puisqu’il a pra-


tiqué une sorte d’épochê, de réduction ou mise entre parenthèse de
son être-au-monde ; en s’accordant et en maintenant l’autorisation
d’être fasciné; de celle-ci il reste conscient à travers la conscience
qu’elle est révocable; même celui qui, complètement envoûté, ne peut
pas s’arracher, conserve, si lointain qu’on voudra, le sentiment qu en
droit il pourrait le faire ; cela introduit la dénonciation à un degre de
virtualité suffisant pour qu’elle soit effective. C’est ce qu entendait
Stendhal quand il professait qu’il n’y a point d’illusion parfaite au
théâtre. Ou alors on entre dans l’hallucination, et on sort de 1 art. Ce
qui, encore, ne peut être accordé que si l’on se refuse à admettre que
l’halluciné porte en lui un simulateur.
10 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

roman fait mouvoir, comme il est évident, non des person¬


nes, mais des personnages, et encore tels que n’étant point
incarnés, ils disposent d’une existence encore plus fantoma¬
tique que ceux de la comédie. Jamais un récit romanes¬
que n’a été pris pour une relation historique, pas plus, comme
J.-P. Sartre l’a bien montré dans L’Imaginaire, qu’aucun
tableau n’a jamais été confondu avec l’être ou l’objet qu’il
représente. Tout ce qui s’inscrit dans le cadre du roman reste
hors-jeu par rapport au réel, pris dans un autre circuit qui
possède sa finalité propre, détaché dans une autre région de
l’être qui est celle de l’absolu. Si Valéry s’en était souvenu,
il n’aurait pas été tellement effrayé par l’obligation à la¬
quelle il jugeait le romancier tenu, de noter des détails insi¬
gnifiants. De même qu’un objet réel : algue, feuille ou cou¬
pure de journal, lorsqu’on le colle sur une toile est absorbé
par l’imaginaire, de même que la même tache de couleur ici
dans la nature et là dans le tableau, où elle devient un intel¬
ligible, n’a pas la même valeur, de même la circonstance
la plus stupidement anecdotique, lorsqu’on vient à la trans¬
férer dans l’univers romanesque, prend une portée qu’elle
ne possédait point dans l’existence empirique. Autrement
dit, et pour reprendre la terminologie de J.-P. Sartre, elle y
joue le rôle d’un « analogon », elle y est en posture désidéra-
tive, en valeur intensive, elle y renvoie à plus loin qu’elle
ou, si l’on préfère, elle y est devenue soit une image soit un
signe (1).
N’est-ce pas là l’idée que sous-entendait, dans sa mala¬
dresse même, le réalisme, quand il voulait imposer le cri¬
tère de la ressemblance ? Ou qu’esquisse le commun des lec¬
teurs quand il définit le roman vrai comme celui qui possède
sa contrepartie dans la réalité ? « C’est bien comme cela
dans la vie », autrement dit : c’est comme dans la vie, tran¬
che l’approbateur qui, bien entendu, pas un instant n’a pu
admettre que cette histoire, c’a été de la vie ou dans la vie.
On voit par là que la vérité du roman est de l’ordre de la
comparaison, quand la fascination joue encore assez mal,
et de l’ordre de la métaphore quand donne à plein l’hypnose.
De toute manière, c’est seulement comme Dichtung que le
roman peut être Wahrheit.
Redouterait-on de le compromettre ainsi avec le lyrisme,
c’est-à-dire avec la forme de littérature la plus gratuite et

(1) On voit que les craintes de Valéry trahissent le même degré de


naïveté que lui-même n’eût pas manqué de reprendre chez un critique
qui eût rapporté le mérite d’une œuvre d’art ou d’un poème au sujet
traité.
LIMINAIRE 11

la plus subjective, lui qui, comme narratif-descriptif et fils


légitime de l’épopée, représente le genre même de l’objecti¬
vité, en ce cas on doit le distancer un peu de l’imagination et
le rapprocher des fonctions rationnelles. On expliquera donc
que la vérité dont il peut se prévaloir est de l’ordre non de
l’image, mais de la signification. C’est ce qu’on postule com¬
munément quand on déclare d’une fiction qu’elle est plus
vraie que la vie. Comme tel, le roman n’est pas une copie,
mais une explication; non un cliché, mais un schéma. En
fait, dans le récit imaginaire, le réel n’est jamais consigné
sans motivation, même dans le cas où l’auteur s’interdit ri¬
goureusement d’entrer en scène pour épiloguer sur les faits.
Cela, Claude-Edmonde Magny l’a bien montré (1) en répli¬
que à un Valéry scandalisé par l’arbitraire du genre. Le je¬
teur de Charmes n’avait pas vu que le roman est au con¬
traire, avec, peut-être, le théâtre, l’espèce littéraire qui en
appelle le plus à la nécessité. Si l’œuvre est réussie, c’est-
à-dire réussit à « suggestionner », même la plus contingente
des péripéties tend à s’y lever avec, à la fois, le visage fatal
et le caractère intelligible que nous reconnaissons à un fait
historique; même si l’envoûtement n’opère qu’à un faible
degré, elle sonne encore plus véritable que le réel du fait de
la raison qui l’a organisée. Le roman ne mentionne en effet
que l’essentiel, et non seulement il présente la supérieure
clarté de l’abrégé et fait comprendre par le choix, mais dans
son enchaînement même il rétablit, dirigées vers le dénoue¬
ment, des finalités que la vie, toujours vécue à l’indice de
courte vue du présent, ne montre que tronquées ou enche¬
vêtrées. On apercevra mieux quel est le type de vérité dont
le roman fait son gibier si l’on examine le genre décrié de
la biographie romancée. Celle-ci, même quand elle n’adultère
point les faits, s’inscrit dans un registre radicalement dis¬
tinct de l’histoire. Se réglant en tout point sur la plausibilité
et sur une certaine préconception stylisante de l’homme évo¬
qué, partout elle restaure les manques et rétablit les passa¬
ges; multipliant les arrangements que réclame la convention
d’un être réduit après sa mort à une idée, c’est-à-dire censé
s’être toujours comporté conformément à l’idéal de lui-
même, elle ramène l’existence en cause à l’unité complète¬
ment significative d’un destin. Mais tant elle a ainsi élucidé
et reconstitué qu’elle ne nous désigne plus la personne his-

(1) Histoire du roman français depuis 1918, t. I, pp. 226-230 (« Im¬


passes et ambitions du roman : les intentions ») et pp. 257-258 (à pro¬
pos de Vhyperréalisme de Gide).
12 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

torique, mais un personnage, autrement dit : un personnage


de roman. Chaque fois, en effet, que l’on recherche derrière
un acte la permanence d’un agent, on condamne cet agent,
sommé de rejouer explicativement son acte, à n’être plus
qu’un acteur tenant son propre rôle. Peut-on même jamais
raconter la vie de quelqu’un, fût-ce d’un proche, sans un re¬
cours à l’imagination et un décompte lié des actions mar¬
quantes qui transportent immédiatement l’être évoqué dans
l’univers probant du roman (1) ?
Mais ce n’est pas parce qu’une biographie tant soit peu
cohérente et commentée rejoint toujours le romancement
quelque part entre le rêve et l’idée, qu’elle cesse, pour au¬
tant, d’être vraie. Tant s’en faut, puisque c’est, au contraire, .
pour être plus vraie que l’histoire qu’elle s’en est éloignée :
si elle a voulu viser au delà d’un simple repérage des traces
objectives, c’est bien pour atteindre, par derrière la somme
brute des accidents, l’être plus authentique, l’homme essen¬
tiel. Ainsi fait le roman, qui déborde toujours l’existence
vers le sens qu’elle a : même quand il pousse la coquetterie
jusqu’à comporter des notations oiseuses, c’est au titre de
détails significativement non significatifs, qui ont pour fonc¬
tion de faire sa part à la contingence, d’en « témoigner ».
Mais on comprend que, dans la mesure où, de bout en bout
représentatif et « notifiant », il se cautionne ainsi beaucoup
plus près de la raison que du réel, il se voie forcé de s’ins¬
crire à un niveau de généralité dont le réalisme s’est tou¬
jours méfié, à l’exception toutefois du « réalisme classique ».
On oublie trop volontiers que le roman possède une validité
d’ordre gnomique et exemplaire qui creuse le fossé entre
lui et l’histoire. Alors que celle-ci se trouve destinée à l’en¬
registrement de l’unique, le roman, sans que, pour autant, il
admette davantage d’indétermination dans son contenu, pos¬
tule une certaine indétermination d’ordre paradigmatique,
qui enveloppe une autre indétermination, celle du lecteur (2).

(1) On pourrait même soutenir que toute prévision d’un autrui vi¬
vant offre un caractère d’emblée romanesque : j’esquisse l’avenir de
cet individu au degré d’hypothèse, fondée sur une définition intuitive,
que je forme toujours en avant du héros lors même que je lis pour la
première fois le roman qui me le désigne.
(2) Dira-t-on qu’il en va de même pour l’histoire : que le fait his¬
torique et le livre d’histoire se désintéressent de qui les emploie ?
On voit trop bien que dans ce cas il s’agit d’une universalité abstraite
qui appartient à l’ordre objectif de l’esprit. Tant s’en faut que le fait
historique requière la spécification de son usager : celui-ci, il l’ignore
assez pour ne lui demander rien que de s’effacer comme individu.
C’est au contraire à l’individu mobilisé dans sa singularité passion¬
nelle que l’événement adresse, pour ainsi dire, à remplir, son formu¬
laire d’adhésion.
LIMINAIRE 13

Le cas singulier qu’il évoque est, en effet, plus que singulier,


puisque n’importe qui peut, en prenant le livre, y pénétrer,
et autant de fois qu’il le désire, comme dans son affaire. Pa¬
radoxe d’une chaussure dont la pointure resterait ad libitum!
Ou plutôt, vertigineuse dialectique qui fait que quand je lis
un roman, c’est moi, puisque j’en prends l’histoire à mon
compte, qui donne forme, ma forme propre, celle de mon Moi,
comme projet de bonheur, à des événements aussi fortuite¬
ment offerts à chacun que l’est l’univers, alors que pourtant,
à d’autres égards, c’est le roman qui me forme, m’informe,
m’impose une forme que je dois alimenter de ma substance,
de mon expérience du monde. C’est le propre, du reste, de
tout mimétisme (1), d’organiser un tel échange et d’admet¬
tre, à la faveur d’une certaine indétermination, tant la plu¬
ralité indéfinie des mimes que la répétition de l’acte de
mimer. Pour le roman, s’il attend d’être pris en charge par
un quelconque lecteur (2), il faut bien que l’histoire, aussi
particulière qu’on voudra, qu’il narre offre un certain in¬
dice de généralité. Tel est bien le cas, et les faits, tout en y
ctant relatés comme uniques et aux temps ponctuels de l’in¬
dicatif, s’y trouvent nantis au delà d’eux-mêmes d’une cer¬
taine « portée », s’y inscrivent virtuellement sur le mode de
l’itération. Qu’on ne se récrie pas! Je réputé vraie la fiction
dont j’estime, fût-ce après coup si la fascination a donné à
plein, que, sinon les faits précisément que cette histoire évo¬
que, du moins d’autres de même nature ont bien dû se pro¬
duire en ce temps-là, et là-bas ou ailleurs, ou ont lieu tous
les jours, ou pourraient bien un jour arriver de la sorte, et

(1) C’est le cas, aussi bien, de l’acteur qui est simultanément dans
sa contingence physique, forme et matière de son personnage, rece¬
vant de lui certaines spécifications et lui en faisant endosser d’autres.
De sa place, le spectateur réalise un autre échange de forme et de
contenu par un troc de lui-même contre cet être mixte, perçu comme
réel et posé comme imaginaire, qu’est sous ses yeux l’acteur-person¬
nage. A vrai dire, les simulations de l’acteur et du spectateur ne sont
pas de même nature : le premier joue à être le personnage et le second
à être avec lui. Le lecteur, lui, oscille, selon son degré d’illusion, d’un
être le héros, à un simple être avec lui. Il faut préciser que le cas du
roman est plus simple, puisque la simulation du lecteur n’y est point
fonction d’une autre forme de simulation s’exerçant sur le trajet de
l’auteur à lui. Grâce à l’économie d’un chaînon, dans le roman le mi¬
métisme ne postule donc que l’indétermination du lecteur, alors que
le théâtre admet à la fois celle du spectateur et celle de l’acteur. On
devra pourtant accorder que le récit à prétention objective tend a se
prévaloir d’une autre indétermination, celle de l’auteur, duquel on
dirait mieux qu’il est censé absent que réputé quelconque.
(2) Sur cette liaison entre la nature fictive du roman et son indéter¬
mination (d’usage), on reviendra, à propos des problèmes de la pré¬
sence, ici-même, p. 318.
14 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

même n’y manqueraient pas si des circonstances analogues


venaient à se représenter. Telle est donc la généralité ins¬
tructive (1) du roman, et c’est ce qu’il comporte ainsi de
vraisemblable qui lui permet, quand il est « vrai », d’ê¬
tre personnellement endossé par le premier venu. Par op¬
position à l’événement romanesque que son détachement
hors du temps dans l’imaginaire et le caractère ad libi¬
tum de sa plausibilité approprient à la répétition, le fait his¬
torique est celui qui me reste irrémédiablement étranger,
même si c’est moi qui l’ai accompli. C’est à la fois un passé
pur, et dans ce passé un dehors. Comme il a été une fois
pour toutes et demeure à mes yeux toujours le fait d’un au¬
tre, je ne peux pas m’y introduire, ou m’y réintroduire, par
simulation ; il n’admet pas la répétition sympathique. Ou
alors, si je le revis, si, quelconque historien je m’enfonce
en lui, et le hante, et le supporte de ma propre imagination
pour le mieux comprendre, si, mémorialiste, je ranime mes
actes à partir de mes raisons de les perpétrer, si, quelconque
lecteur d’une étude historique, je me mets « dans la peau »
d’un ou de plusieurs des personnages qui y sont en question,
alors par cette parodie qui recommence idéalement le coup
joué, tâchant à ressaisir comme possibles encore et de l’inté-

(1) Mais, protestera-t-on, quel ordre de généralité peut offrir le


roman quand il raconte l’exception, ce qu’il fait le plus volontiers, le
romanesque requérant de l’extraordinaire ? On répondra qu’ici comme
dans le cas, par exemple, du théâtre cornélien, l’universalité se voit
rejointe à la faveur de la mise en œuvre rationnelle qui explique ou
au moins << administre » le miracle ou l’anomalie. Mais, reprend l’ob¬
jecteur, s’il s’agit de l’un de ces romans modernes, inscrits plus ou
moins ostensiblement à la première personne, qui se présentent dans
le chaos d’une expérience pathologique ? Disons qu’en ce cas la fiction
doit offrir le même degré de validité générale que le poème ou le
journal. Comme équivalent d’un poème elle est tenue, pour être valable,
de susciter une présence au monde dans laquelle n’importe qui devra
s’emboîter, elle a la charge de dégager certaines « évidences », capa¬
bles, comme celles que suscite la métaphore, d’imposer les données les
plus arbitraires comme autant de révélations et de nécessités, bref, il
lui est demandé de jeter le lecteur comme devant la chose, laquelle,
même désignée à travers la sensibilité la plus délirante, si elle est assez
péremptoirement évoquée, reste le carrefour de toutes les visées. On
voit que dans ce cas l’universalité regagnée n’est plus celle de l’esprit
(d un esprit qui, quand il fait comprendre, rejoint la totalité des esprits
comprenant), c’est l’universalité même du monde, celui-ci se trouvant
non oblitéré, mais supérieurement dévoilé par l’originalité de la prise,
autrement dit, dévoilé à tous. Que si le roman ne procède pas même à
une 3USS1 persuasive mise en contact, pourvu que le Je y soit, jusque
dans f extravagance, prononcé sur le juste ton, il peut encore, comme
Je Journal, emporter l’adhésion d’un lecteur strictement quelconque :
par le fait qu il subsiste toujours assez d’homologie d’homme à homme
pour que, grâce à la communauté du langage et par l’office de cette
contorsionniste qu’est l’imagination, le premier venu soit à même d’en¬
dosser le destin qui lui est le moins « destiné ».
LIMINAIRE 15

rieur et pour mon compte des irréparables dont tout l’être


réside dans leur extériorité, transfuge de l’histoire, je passe
au roman.
Ces analyses voulaient témoigner qu’on ne peut pas jeter
de pont du réel à l’espèce de vérité que la fiction revendique.
Il semble qu’il n’en faille pas plus pour condamner non seu¬
lement les prétentions des romanciers « réalistes », mais
même l’emploi de ce dernier mot. Celui-ci, pourtant, nous
n’avons pas hésité à le mettre à contribution. D’abord pour
la raison qu’il n’eût pas offusqué Stendhal qui, peu enclin à
emmurer le roman dans l’imaginaire, n’a pas amené la con¬
troverse dans la direction où, pour les besoins d’une éluci¬
dation préalable, nous avons cru devoir l’engager. C’est aussi
parce qu’il fallait bien donner sens à l’affirmation de tous les
critiques qui d’Emile Faguet à Erich Auerbach (1) onf pro¬
clamé Stendhal « le premier en date de nos réalistes ». C’est
surtout parce que la notion de réalisme romanesque, si l’on
s’interdit de la « mirer » trop sévèrement, n’est ni plus nua¬
geuse, ni plus contradictoire que la plupart de celles dont
font état tant l’histoire que la théorie de la littérature. Dans
l’essai où il s’emploie à « situer » Baudelaire, Paul Valéry,
butant sur le mot « romantisme », donnait avis qu’il n’allait
pas le définir, et il expliquait : « Il faudrait, pour s’y essayer,
avoir perdu tout sentiment de la rigueur (2). » On en dirait
autant de « réalisme » dont le concept n’offre sans doute ni
moins de « vague » ni à un moindre degré les caractères de
r « idée reçue ». Le fait est que Valéry avait été si peu empê¬
ché par sa méfiance quH a, tant dans l’article cité que dans
toute son œuvre critique, fait grande dépense du mot « ro¬
mantique ». Voilà qui nous autorise à en user de même pour
« réaliste ». A tout prendre, ce sont là des termes qui ne font
point banqueroute tant qu’on ne les somme pas de réaliser
immédiatement leur avoir. Se borne-t-on à leur demander
un passage, un appui pour sauter plus loin, ils se révèlent
économes, et pratiques pour le transit. Pour sa part le mot
« réalisme », si on le dispense de fournir plus qu’une direc¬
tion, en indique une à un degré de clarté suffisant : chacun
comprend que réaliste est le romancier qui prétend rendre
compte du monde « tel qu’il est », qui travaille sur observa¬
tion directe et rabaisse jusqu’à l’éteindre la flamme de son
imagination, qui s’absente de son œuvre et se recommande

(1) Pour Faguet, cf. Politiques et Moralistes du X/X« siècle, 3® série,


pp. 41-42, et surtout pp. 60-63. Pour Eric Auerbach, cf. plus loin, p. 53.
(2) Variété U, p. 146.
16 STENDHAL ET LES PROBLEMES DU ROMAN

d’une implacable objectivité, qui fait la part la plus large à


l’bistoire et au document, qui, rivalisant avec le savant et le
photographe, privilégie la description du monde extérieur,,
ou encore, s’il se professe « naturaliste », établit, plus préci¬
sément, une causalité sans rupture du dehors au dedans de
l’homme, régit l’individu tant par l’hérédité que par le
groupe, voire réalise dans le roman — où tout est pourtant
de bout en bout « hypothèse », et même la soi-disant véri¬
fication par les faits — une comédie, assez plaisamment cir¬
culaire, de « l’expérimentation ». Mais on nous avait déjà
entendu à demi-mot : sur le mot même. Faudrait-il plus,
Stendhal nous tend l’image qu’il a marquée de son coin : le
réalisme, c’est l’esthétique du miroir promené par les grands^
chemins.
PREMIÈRE PARTIE

L’ESTHÉTIQUE DU MIROIR
I

Quand on s’interroge sur la théorie du roman chez Sten¬


dhal on peut être tenté d’en référer à des vues esthétiques
plus générales dont devraient relever, à un même titre que
ses fictions, tous ses autres ouvrages, et singulièrement sa
critique d’art. Or il existe une telle tension entre le but
vériste qu’il assigne à toute littérature et, d’autre part, les
critères qu’il accrédite comme esthéticien, que c’est à se
demander si pour lui la littérature reste encore justiciable
ou solidaire de l’art. On en douterait d’autant plus légitime¬
ment qu’il a tendu à expulser du domaine des Lettres la
poésie, c’est-à-dire la forme de littérature qui réalise le plus
haut degré d’insubordination à un sens. Ostracisme qui ne
peut surprendre : l’idéal du langage demeure pour lui tout
logique, et cette « logique » ne travaille pas à sauvegarder la
cohérence interne de la pensée, mais, comme critique de la
connaissance ou méthode de lecture des faits, débouche tou¬
jours à plein sur l’objet (1). Ce n’est donc pas dans les contra¬
dictions du raisonnement qu’il a fait résider l’erreur, mais
dans la contradiction du raisonnement avec le réel. Dès le
9 Pluviôse de l’an XI on le voit, dans une lettre à sa sœur,
dogmatiser que : « hors la géométrie, il n’y a qu’une seule
manière de raisonner, celle des faits (2) ». Il lui répète le jour
suivant, que prouver « par des faits, c’est la meilleure des
vérifications (3) ». Il lui confirme encore, par la suite, qu’ « il
n’y a [...] que les faits de certains (4) ». Le 25 Pluviôse de
l’an XIII il fait un pas de plus et définit 1’ « idée vraie »

(1) Cf. là-dessu.s, notre Stendhal et les problèmes de la personnalilé.


(2) Corr., I, p. 86.
(3) Ibid., pp. 95-96.
(4) Ibid., p. 293. On ne le verra jamais sur ce point moins catégori¬
que ni moins fruste : dans son Journal (p. 418), Delécluze nous rap¬
porte que son terrible visiteur reprochait aux prêtres de mettre « des
idées vagues à la place des faits, parce que les faits ne sont pas si
complaisants que les idées. Les faits, on les toise, on les mesure, on les
prouve ».
20 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

comme celle qui rend compte de « ce qui est » (1). Plus tard,
quand il a fait sien le positivisme de VEdinhurgh Reuiew, on
le voit discréditer les Allemands de ce que « la vérité n’est
plus pour eux ce qui est, mais ce qui, d’après leur système,
doit être (2) » — tout comme, en lisant le Cours de Littéra¬
ture dramatique de Schlegel il glose d’une plume qui ne fait
point quartier : « L’auteur admet une philosophie indépen¬
dante de la Raison ou de Vexpérience. C’est tout dire (3). »
Dans le morceau de 1829 intitulé par antiphrase Philosophie
transcendantale il ne lui coûte point de proclamer que le
« banquier qui a fait fortune a une partie du caractère requis
pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire voir
clair dans ce qui est (4) ». Même dans son ouvrage le moins
prosaïque, dans la Chartreuse, si le « raisonnement » de son
protagoniste vient à porter à faux, il croit utile d’intervenir,
non sans agacement, pour rétablir les droits du « réel » (5).
L’enjeu lui paraît ici d’autant plus à considérer qu’il n’y va pas
seulement d’un exercice intellectuel, mais de tout bonheur (6)
et de toute hygiène morale, et de toute valeur, s’il est vrai
que la justice réside dans une certaine justesse de vue. On
n’admire donc pas qu’il se tienne pour excusé de l’odieux qui
s’attache à l’auto-portrait par la seule application qu’il met
à n’y être jamais « infidèle à la vérité (7) ». Bien plus, le mé¬
rite dont il se i3révaut pour la Vie de Henry Brulard, c’est
celui que, tout compte fait, il aurait réclamé pour la totalité
de son œuvre, d’avoir peint « ressemblante la nature » qui
lui était apparue « si clairement en de certains moments (8) ».
C’est à une telle cible qu’il avait, dès 1804, ajusté sa plus in-

(1) Corr., I, p. 316. C’est à Mante que dans les Pensées (II, p. 117),
il attribue la définition : « La vérité est l’énoncé de ce qui est. » Cf.
aussi ibid., II, 286. Cette définition, il est vraisemblable qu’il la devait
à Brissot (Jules C. Alciatore, Stendhal et Helvétius, p. 95, n. 5).
(2) Home, II, p. 226.
(S) Mél. int., I, p. 315 : on retiendra cette formule positiviste qui
identifie la Raison à un exercice réglé de l’expérience. Quelques pages
plus loin (p. 320), Stendhal prononce dans le même sens, du même
ouvrage : « Tout le reste, écrit en haine de l’expérience, est bien
mauvais. »
(4) Mél. ntt., II, p. 283.
(5) Chartreuse, pp. 148-149.
(6) Dans le Journal et les Pensées, comme dans les lettres à Pauline,
Stendhal rappelle et se rappelle à lui-même sans se lasser que tout
maljicur provient d’un contresens sur les faits.
(7) Egotisme, p. 129. Il continue, accentuant, suivant la formule de
L. F. Benedetto (Lo Chartreuse noire, p. 23), sa « méhance foncière »
pour << la pensée pure » ; « Seulement que n’ai-je un secrétaire pour
pouvoir dicter des faits, des anecdotes et non pas des raisonne¬
ments!... »
(8) Brulard, 1, p. 276.
l’esthétique du miroir 21

tense visée (1). Si on l’eût questionné sur la fonction de l’é¬


crivain, il eût tout soudain répondu en termes de science (2).
Après cela, comment s’étonner que, voulant toujours plus
« mince » « la part de la forme (3) », il ait prétendu ramener
« au degré zéro » le style d’une œuvre dans laquelle la tenta¬
tion du réalisme peut être sentie comme « toujours pré¬
sente (4) ».
Pourtant, quand on aborde ses études de critique d’art, on
rencontre un Stendhal beaucoup moins soucieux de voir
reflétée « l’àpreté du réel de la vie (5) » ou, suivant la for¬
mule, plus souvent citée, qui sert d’enseigne au Rouge : « la
vérité, l’àpre vérité (6) ». Quand il juge, en effet, d’une toile,
d’une partition ou d’un marbre, loin d’encourager l’exac¬
titude documentaire, il se réclame d’un idéalisme dont on
doit, dès à présent, se demander s’il offre une originalité
bien accentuée.
On protestera qu’il est malaisé de saisir, soit à point donné,
soit sur le trajet d’une évolution, chez lui peu marquée, le
cadre de valeurs qu’il a mis à contribution quand il a pro¬
noncé sur les arts. Ce pourrait provenir d’aliord de ce que,
faute d’un patronage « idéologique » certain, son vocabu¬
laire et sa réflexion sont restés ici assez peu fixés. Cela peut,
tout aussi bien, résulter des contradictions dont est sillonnée
cette région de l’œuvre, les unes trahissant, dans les déve¬
loppements historiques ou généraux, la pluralité divergente
des sources abrégées, les autres ne faisant, dans les écrits
de dilettantisme, que jalonner les sautes ou les virevoltes
d’humeur.
Sans doute, les textes ne manquent pas, où, qu’il suive ou

(1) Pensées, II, p. 137 : « Sans répéter [...] que je ne dis que le vrai,
que Je consacre ma vie au vrai, ne dire » — projette-t-il — « que la
vérité, ne chercher que les grâces qui vont avec elle. » Et il ajoute :
« Je crois que je serai original par cela. »
(2) « J’ai besoin des vérités tout de suite », constatait le jeune Sten¬
dhal {Pensées, II, p. 114). Parole d’apprenti, ce n’est point là parole
de littérateur.
(3) Suivant les termes d’un de ses hrouillons de réponse à Balzac
{Corr., X, p. 285).
(4) L’affirme Maurice Bardèche (Stendhal romancier, p. 68), qui
ajoute : « Sa formation et sa méthode de création font de lui un copiste
de la réalité », quelle que soit par ailleurs son aptitude à sublimer :
sa promptitude à cristalliser (p. 67). Cf. dans le même sens : Jean Pré¬
vost (La Création chez Stendhal, p. 11) : « Dès les débuts, Stendhal a
entendu par vérité et par beauté une seule et même chose. »
(5) Promenades, I, p. 179.
(6) Même formule encore dans une lettre d’avril 1825 : « Je désire
pour mon compte la vérité tout entière et la vérité la plus âpre »
(Corr., VI, p. 127). On verra dans un sens analogue le jeune Zola
recommander dans Mes Haines (1866) : « la brutalité du vrai » (p. 170),
et mieux encore : « tes fortifiantes brutalités de la vérité » (p. 69).
22 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

non ses fournisseurs, on voit Stendhal se ranger au parti des


peintres de la réalité. « Imiter la nature », « respecter la
proportion des effets » qu’on découvre « dans le vaste
champ » de l’observation, ne pas « outrer certains traits »,
« prendre sur le fait » « le mouvement de chaque figure »
et le rendre « sans préjugés », bref, en tout, « revenir à la
vérité », ce sont là des mérites qu’il reconnaît dans VHistoire
de la Peinture (1), dans ses Ecoles italiennes (2), ou dans ses
guides (3), tantôt à Ghirlandajo et à ses contemporains, tan¬
tôt au Bassan ou aux Carraches. Il pousse même le rêve de
fidélité littérale jusqu’à recommander à l’apprenti naïf qui
voudrait se former en quelques leçons, de « calquer la na¬
ture elle-même (4) », on a bien compris : de décalquer le
paysage à même la vitre! Dans un esprit voisin on le voit,
en musique, louer certains effets d’imitation (5), définir les
« musiciens dramatiques » comme des « peintres de por¬
traits », voire, partant de là, préférer Rossini à Mozart sous
prétexte que le premier « saisit mieux la ressemblance (6) ».
Mais on doit prendre garde que d’ordinaire lorsque Sten¬
dhal préconise ainsi dans les arts l’imitation directe, c’est
seulement en haine de il’académisme, « du faux, du con¬
venu (7) », du poncif à l’antique ou à la Winckelmann (8),
du préjugé d’Ecole (9), et de tout savoir-faire qui ne va pas
plus loin que la contrefaçon. Si dans le Briilard il regarde
comme une date de sa formation celle où il découvrit que
l’art doit « ressembler à la nature (10) », c’est parce qu’à
Grenoble son maître, M. Jay, ne l’avaît, à l’en croire (11),
exercé qu’à travailler de chic ou d’après des dessins. Stendhal
estime là-contre qu’il faut commencer par étudier la nature
de près. C’est là le premier stade; ce n’est, à vrai dire, que

(1) T. I, pp. 66, 103-106 et 185; t. II, pp. 138 et 262.


(2) T. I, p. 73; t. II, p. 202.
(3) Rome, I, p. 365 : « J’avoue que je suis touché de cette fidélité à
la nature qu’on trouve chez Ghirlandajo et ses contemporains, avant
l’invasion du beau idéal. C’est la même bizarrerie qui me fait tant
aimer Massinger, Ford et les autres vieux dramatiques anglais, con¬
temporains de Shakspeare. »
(4) Hist. Peint., II, p. 333.
(5) Rossini, I, p. 330.
(6) Ibid., I, p. 134 n. — Cf. aussi II, pp. 9 et 12.
(7) Mém. T., III, p. 209.
(8) Journal, IV, p. 120 (27 septembre 1811). Cf. aussi Ecoles it., I,
p. 76; Rome, I, pp. 33-34; Mél. d’.Art., p. 150.
(9) Hist. Peint., I, p. 109.
(10) Brulard, I, pp. 256 et 258-259..
(11) Mais il semble que sur ce point ses assertions doivent être au
moins nuancées (cf. V. del Litto, « Un professeur de Stendhal : Louis-
Joseph Jay », Le Divan, avril-juin 1942).
l’esthétique du miroir 23
le premier. Il recommande en effet qu’on dépasse ce réa¬
lisme par lequel il réclame qu’on ait passé (1). La peinture
date pour lui du moment — vers la fin du XV® siècle — où
elle a cessé « de singer » le spectacle brut de la vie (2).
Michel-Ange, ici, lui a fourni l’itinéraire idéal de toute évo¬
lution artistique : Michel-Ange qui a su déborder à la fois
la copie de l’antique et la reproduction « servile » du réel
vers un idéalisme capable d’interpréter le sujet par le « co¬
loris », le clair-obscur et le pathétique discrétionnaire d’un
style (3). De même, la peinture de Raphaël, par ce qu’elle
avoue d’âme, distance les Florentins (4), Flamands et Véni¬
tiens, coupables d’être restés trop près du réel (5). Il s’en faut
tant que Stendhal prescrive un pur et simple décalque du
modèle naturel qu’il insiste au contraire avec décision sur
l’irréalisme de toute œuvre d’art. L’imaginaire ne peut pri¬
mer le réel que s’il renonce à vouloir donner le reflet ou le
faux-semblant de l’objet. A ce sujet, l’on trouve dans les
Ecoles italiennes plusieurs remarques de longue portée (6) :
« La qualité d’exister réellement » — y lit-on — « et de n’ad¬
mettre aucun doute quant à la réalité rend touchantes, dans
la nature, des choses qui, imitées par l’art, n’auraient pas d’ef¬
fet — dont la qualité touchante n’est pas assez forte pour
supporter le déchet causé par le manque de moyens de l’art
qui produit rarement une illusion complète et qui ne la pro¬
duit jamais que pendant quelques instants. » Dans son opus¬
cule de 1819 où il traite Du Romanticisme dans les Beaux-
Arts, Stendhal a repris les mêmes vues vigoureuses, les appli¬
quant cette fois à la statuaire (7), et il ne les a pas jugées

(1) Promenades, II, pp. 208-209 : si le « premier mérite d’un jeune


peintre est de savoir imiter parfaitement ce qu’il a sous les yeux, que
ce soit la tête d’une jeune fdle ou le bras d’un squelette », ce talent
devra lui servir plus tard à copier le modèle idéal que sa propre sen¬
sibilité lui présentera. Il ne vaut pas la peine d’insister sur ce que ces
vues esthétiques offrent d’approximatif et, dans le vocabulaire même,
de démodé.
(2) Hist. Peint., I, p. 159, et Promenades, I, p. 127.
(3) Hist. Peint., II, pp. 177, 180, 194, 196, 199 et 200-201; Promenades,
I, p. 161, et III, p. 227.
(4) Coupables — tel Ghirlandajo — d’avoir utilisé des portraits
directs dans leurs fresques {Hist. Peint., I, pp. 154 et 159).
(5) Promenades, II, p. 209. — Raphaël est, du reste, passé par les
trois stades que présente l’évolution de Michel-Ange {Ecoles it., I,
pp. 144-145).
(6) P. 65, remarques qui semblent d’une encre assez originalement
stendhalienne.
(7) Racine, II, p. 118 : « ... telle chose qui est intéressante dans la
nature parce qu’il y a réalité, ne signifie rien dans les arts. » C’est
dans le même sens que dans les Promenades (II, p. 23) Stendhal pourra
écrire avec mépris des Thermes de Caracalla : « Il y a si peu de
forme dans ce monument, qu’il n’a pour lui que la réalité. »
24 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

moins valables pour le théâtre, tenant avec Marmontel et


Johnson (1) que tout plaisir dramatique s’évanouirait si
jamais le mirage scénique pouvait être poussé à sa perfec¬
tion (2). Dès le Haydn, il avait admis non seulement « que
tous les arts sont fondés sur un certain degré de faus¬
seté (3) », mais encore que la jouissance qu’ils donnent et
qui les justifie, se trouve dans la dépendance de leur infidé¬
lité reconnue. Les deux domaines de la vie et de l’esthétique
ne communiquent donc point, et, bien avant Oscar W ilde,
Stendhal a pu répéter que conte, comédie ou tableau : « tout
ouvrage d’art est un beau mensonge (4) ». On ne saurait
donc s’étonner qu’il ait voulu tempérer, sinon entièrement
récuser, le « conseil donné par les gens du monde » d « imi¬
ter la nature (5) ».
Quand il tend ainsi à s’éloigner d’elle, souvent il ne craint
pas assez, suivant sa propre formule, d’adopter le vocabu¬
laire des « noblifieurs (6) ». Admettant dès les Pensées (7)
que le « poète » doit représenter les êtres « plus beaux que
nature », il répète docilement dans ses cahiers d études sur
les Ecoles italiennes que l’art doit « améliorer », « perfec¬
tionner », « embellir » le sujet traité ; il semble « presque
impossible » — avoue-t-il — « que la nature présente une ac¬
tion telle qu’on n’ait qu’à la copier pour faire un tableau (8) ».
« Naturalistes », nomme-t-il avec dédain les peintres qui crai¬
gnent de rien « ajouter » à la donnée (9). Fidèle à ces prin-

(1) Cf. Doris Gunnel, Stendhal et l’Angleterre, p. 340.


(2) Racine, II, pp. 19-21 (« Qu’est-ce que le romanticisme? »). Cf.
quant aux problèmes de l’illusion dans les arts, ici-même, pp. 313 sq.
(3) Haydn, p. 181. — Cf. aussi Mél d’Art, p. 61, où on lit à propos de
peinture : « Voilà l’une des faussetés qui sont nécessaires à cet art. »
(4) Mél. litt., III, p. 308. On retrouve la même formule dans les Pro¬
menades, III, p. 236, dans une note manuscrite de l’exemplaire Serge-
André du même ouvrage {Mél. int., II, p. 106), enfin dans une margi¬
nale des Nouvelles tragiques de Scarron {ibid.. Il, p. 151).
(5) « Eh! je le sais bien, morbleu! qu’il faut imiter la nature; mais
jusqu’à quel point ? » {Mél. litt., III, p. 308). Même réplique et même
impatience dans les Promenades, II, p. 132, et dans la marginale déjà
citée, du même ouvrage {Mél. int., II, p. 106). On remarquera que tous
les textes ici invoqués ne sont point trop distants au point de vue
chronologique.
(6) Mém. T., II, p. 443.
(7) T. II, p. 114.
(8) T. I, p. 191. Cf. aussi I, p. 55; II, pp. 306, 309, etc.
(9) Ibid., I, pp. 73 et 352. — Cf. aussi Journal, IV, p. 206 : « La pre¬
mière Madone venue de Rubens est le portrait d’une grosse bourgeoise
d’Anvers. » Il en restera bien là toute sa vie, puisqu’en 1837, à Autun,
visitant dans la cathédrale Saint-Lazare la chapelle du baptistère, il
déplorera encore à la vue d’un bas-relief évoquant la Madeleine et
Jésus : « A la vérité, il n’y a pas d’idéal ; la Madeleine est tout bonne¬
ment le portrait d’une fort jolie femme, et cette femme est une simple
mortelle » {Mém. T., I, p. 84).
l’esthétique du miroir 25
cipes, il désavoue les portraitistes qui ne censurent pas les
défauts du modèle (1), et il sort écœuré, en 1824, de sa visite
au Salon pour y avoir vu le « laid » se présenter « avec une
majorité presque aussi imposante que dans la nature (2) ».
C’est que Stendhal par « espagnolisme » et fringale de
romanesque — cela dût-il desservir son impérieuse voca¬
tion de psychologue (3) =— n’ahaisse guère ses yeux vers le
« has ». Dans la vie comme dans le livre, il fausse compa¬
gnie à la vérité quand celle-ci lui offre un visage obscène
ou seulement peu lyrique. Il se peut qu’il ait hérité cette
répugnance de sa grand’tante Elisabeth ou encore de son
grand-père Gagnon (4). Le fait est que très tôt l’offusquent
les trivialités de Molière ou de Goldoni (5). Dans un autre
registre, mais pour la même raison, mettre de l’horrible dans
un récit lui paraît le fait d’un mauvais goût tout provin¬
cial (6). Le beau mérite d’exceller à représenter la vie sous
le jour qui la défraîchit (7) ! Les « intérieurs d’âmes » qu’il a
observés dans la retraite de Moscou ont failli — tant il a
trouvé de grossièreté chez « ces manches à sabre qui com¬
posent une armée (8) » — le guérir à jamais de l’étude di¬
recte de l’homme. Un dimanche provincial, une conversation
roulant entre bourgeois « sur les hommes et la vie », il n’en
faut pas plus pour le précipiter dans le spleen (9). L’arrivée
d’une diligence lorsque les voyageurs ne veulent pas s’ac¬
quitter, c’est là encore un spectacle presque trop fort pour
un touriste sentimental comme lui (10). Un homme si délicat
sur les vilenies que comporte le quotidien, qui regarde
comme une souillure pour l’imagination la moindre atten-

(1) Mél. d’Art, p. 83. De même, dans les Mém. T. (II, p. 433) on le voit
regretter que le Caravage n’ait pas cru devoir corriger les « défauts
que pouvait présenter la nature appauvrie » des gueux qu’il faisait
poser. Dans le même ouvrage (II, p. 443) ne va-t-il pas jusqu’à blâmer
Puget d’avoir laissé du ventre à son saint Sébastien de l’église de Ca-
rignan ?
(2) Mél. d’Art., p. 122.
(3) Brulard, I, pp. 116-117. Cf. aussi De l’Amour, II, p. 196 : « La vul¬
garité, éteignant l’imagination », etc.
(4) Paul Arbelet, La Jeunesse de Stendhal, I, pp. 58, 59 et 163.
(5) Pour Molière, voir le Brulard, I, pp. 110, Î16-117, 233-234 et 478.
Pour Goldoni, Borne, II, pp. 9, 11 et 231 : « Les comédies de Goldoni
en dialecte vénitien sont des peintures flamandes, c’est-à-dire pleines
de vérité et d’ignoble. »
(6) Lettre à Pauline de 1803 (Corr., I, p. 123).
(7) Journal du 8 juin 1804 (t. I, p. 96).
(8) Journal du 19 mai 1813 (t. V, p. 51).
(9) Brulard, I, p. 234.
(10) Mém. T., III, p. 179 : « Ce spectacle ignoble est trop fort pour
moi; au lieu de goûter ces détails comiques, comme eût fait Gil
Blas, je suis allé regarder les étoiles [...]. Ces détails me font horreur
et je baisse les yeux comme devant un spectacle atroce. »
26 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

tion accordée aux affaires d’argent (1), comment, quand il


lit, ne sauterait-il pas les scènes évoquant le même type de
bassesses (2) ? Selon lui, pas plus qu’il n’admet « la vérÜe
trop crue (3) », l’art n’est en droit d’accueillir la « réalité
atroce », laquelle constitue « le sublime des âmes commu¬
nes ». Le vrai, quand c’est du « vrai comme la Morgue », il
le laisse dédaigneusement « aux romans in-12 pour fem¬
mes de chambre (4) ». L’horreur, pour quelle cesse de le
rebuter, doit être aperçue à travers un voile de beauté, de
« douleur noble et un peu consolée (5) ». Mais les démons
que Michel-Ange a peints dans son Jugement dernier ou les
supplices qu’on voit détaillés sur les fresques de San Stefano
Rotondo (6), ce sont là des motifs qui donnent au dilettante
un haut-le-corps trop brutal. Et que dire des toiles qui lui
proposent la vue de noyés ou d un cimetiere (7) ? Comme
« l’amour inspiré par un homme sans bras ni jambes », ou
comme, dans un autre registre, les possibilités de dédom¬
magement qui restent à Armance devant la carence d’Octave,
ce sont là de ces « choses vraies » qui, pour Stendhal, « sor¬
tent des moyens de l’art ». En tout cas, « le genre noir sur du
blanc » dont il se sert ne « permet pas » — croit-il — « de
suivre la vérité » jusque-là (8).
Il ne lui suffit donc pas qu’on ait consulté la nature : il
exige qu’on l’ait choisie. Dès ses années d’apprentissage,
dès les vingt ans, on le voit envisager l’acte de créer comme
anthologique : « savoir choisir les vérités », faire le tri de ses
souvenirs, peindre « le trait principal de chaque chose »,
c’est là le but que lui désigne son idéalisme timide (9). Il
note de Picard, l’auteur comique : « Il est dans la nature,
mais il ne choisit pas assez (10) », — exactement comme par
la suite, à propos de peinture ou de statuaire, il condamnera
les maîtres qui ont négligé de « faire de l’idéal (11) », c’est-à-

(1) Brulard, I, p. 268.


(2) Mém. T., III, p. 146.
(3) Mél. d’Art, p. 57.
(4) Leuwen, III, p. 182.
(5) Mél. d’Art, p. 63.
(6) Hist. Peint., II, p. 268. Promenades, II, pp. 330-331.
(7) Rendant compte, dans son Salon du 27 octobre 1824, d’une toile
inspirée par un tel sujet, Stendhal écrivait ; « Après cette Paysanne
dans un cimetière, il ne reste plus qu’à représenter une guillotine en
action » (Mél. d’Art, p. 96).
(8) Lettre à Mérimée, sur Armance, du 23 décembre 1826 (Corr.,
VI, pp. 178-179). Cf. aussi telle variante du 29 août 1828 fournie par
l’exemplaire Bucci de ce roman (p. 309), et le Ronge, I, p. 319.
(9) Respectivement : Pensées, II, pp. 199 et 283; Molière, p. 327.
(10) Pensées, I, p. 120.
(11) La formule se lit dans les Promenades, II, p. 288. Mais dans
l’esthétique du miroir 27

dire de réunir dans une seule composition des beautés qui


dans la nature s’offrent ou éparses ou solidaires d’un certain
nombre d’imperfections (1). Assurément, Stendhal suit ici Rey¬
nolds, Winckelmann et plus décidément encore Raphaël
Mengs (2), et, du reste, cet idéalisme praxitélien qui sort de
la nature par le choix qu’il y réalise, constituait encore le
credo du temps. Les idéologues eux-mêmes ne pouvaient y
avoir contredit : comment leur empirisme rationnel ne se
fût-il pas accommodé d’une doctrine qui constituait le beau
par récollection et au terme d’une confrontation abstractive
toute menée en extension (3). L’avantage que, pour sa part,
Stendhal avait aperçu dans l’artificielle accumulation des
maxima (4), c’était la possibilité d’atteindre au (théâtre l’in¬
faillibilité que promettaient tant la concentration des moyens
que l’adoption de cas-limites (5). Peindre les passions aussi
fortes que possible (6) chez des personnages parfaits et dans
des situations admettant un comble de grandeur ou un
absolu de beauté, c’est là ce que visa un temps, qu’il parlât
de « sublimer » son sujet (7) ou de « génifîer » son héros (8),

VHist. Peint., les Ecoles it., les Mél. d’Art ou les Idées it., c’est presque
à chaque page que Stendhal ou blâme les peintres reflétant les formes
« au hasard » ou approuve ceux qui ont su, comme Raphaël, pratiquer
dans le répertoire du monde une judicieuse collecte de « beaux effets ».
Il date assez curieusement l’idée de « choisir » dans le réel de l’an 1490
{Promenades, I, p. 127).
(1) Ecoles it., I, p. 190 (cf., du reste, tout ce ch. xxv : « De 1 idéal de
Raphaël »). „
(■>) Cf. Paul Arbelet, L’Histoire de la Peinture en Italie, pp. 283-290
et 296-297. , . ^ .'1 1
(3) Quand incidemment, dans son mémoire sur 1 Habitude (ed. de
l’an XI, pp. 284-285, note), Maine de Biran se réfère à celui des deux
modèles de beau idéal qui ne relève pas de la simple coutume, il le
détermine en des termes qui pourraient être de Stendhal si le passage
n’était pas tout bonnement inspiré par des idées, conjoignant Platon à
l’empirisme, qui étaient alors de la plus courante monnaie : le type
parfait, glose le jeune idéologue, « se forme » des « impressions ou
des exemples, toujours tirés, il est vrai, des objets qui nous environ¬
nent, mais choisis dans une nature moins imparfaite, et recueillis,
fixés, exagérés ensuite par l’imagination qui se compose un tableau
unique des beautés ou des vertus éparses dans le monde moral ». Ces
idées, du reste, ainsi que le montre Jules C. Alciatore (Stendhal et Hel¬
vétius, pp. 49 et 97), avaient été celles de l’auteur de l’Homme.
(4) Journal, I, p. 191 (9 décembre 1804) : « Dans mes systèmes dra¬
matiques des maximums... »
(5) Pensées, II, p. 221. .
(6) Journal, I, p. 148 : « La superbe méthode des protagonistes en
maximum de passions... » .
(7) Voici comment l’artiste y réussira : « Il faut peindre » — recom¬
mande Stendhal non sans naïveté — « l’Apollon du Belvédère dans les
bras de la Vénus de Médicis, dans les plus délicieux jardins des envi¬
rons de Naples, et non un gros Hollandais sur sa Hollandaise dans un
sale entresol » (Pensées, H, p. 235). ... »
(8) Pensées, H, p. 354. Cette tendance trouvera son aboutissement
28 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

cet apprenti-dramaturge surtout soucieux de soumettre son


spectateur à un régime bien concerté d’effets mécaniques.
Dans son esprit l’opération devait consister non seulement
à passer partout au superlatif, mais à choisir et à rassem¬
bler sur une même tête et dans une même donnée des élé¬
ments que la vie fournit disséminés et, par suite, affaiblis.
L’auteur de comédies, il le voyait tout autant tenu de « subli¬
mer » : de sublimer les ridicules de ses personnages (1), ou
plutôt de sublimer, à un ridicule près, son personnage ri¬
sible (2).
Il ne faut pas se dissimuler que par là Stendhal cherchait
beaucoup moins à dégager certain « maximum » expressif
qu’à dériver le comique même vers une Arcadie de « belle
nature » (3). Malgré les dénégations de son romantisme rela¬
tiviste, il devait, en effet, rester suffisamment fidèle à ses
manuels pour conserver de l’Histoire de la Peinture (4) aux
Idées italiennes (5), outre la terminologie du « beau idéal »,
la superstition de « beaux modèles » participant d’ « une
nature plus parfaite ». On hésitera donc à le regarder comme
un précurseur des modernes en critique d’art sous prétexte
qu’il a plusieurs fois déclaré : « Le sujet nq fait rien au mé¬
rite du peintre (6) », car, plus souvent encore, on le voit con¬
damner la recherche d’un « beau idéal » pour « les choses
qui ne sont pas belles dans la nature (7) », préconiser le ta¬
bleau de genre qui instruit le psychologue comme il émeut
l’âme sensible (8), ou souhaiter, quand il a affaire à des pein¬
tres vrais, comme M. Constable, « que le miroir fût placé
vis-à-vis un site magnifique, comme l’entrée du val de la
Grande-Chartreuse, près Grenoble, et non pas vis-à-vis une

dans le parti pris que Stendhal romancier avouera à Balzac (Corr., X,


p. 272) : de doter d’infiniment « plus d’esprit » l’être, de lui connu,
quj lui sert de modèle pour un personnage. Comme le peintre, le ro¬
mancier se doit donc de « cristalliser » pour ses créatures.
(1) Pensées, II, p. 281.
(2) Ibid., II, p. 305. Cf. aussi II, p. 242, où il fait bon marché de
tout réalisme : « Le seul inconvénient » (qu’il y a à noblifier ainsi), « est
moins de vérité, défaut qui ne sera plus aperçu dans soixante-dix ans
d’ici. »
(3) C’est dans le moins original de ses ouvrages d’art : dans les
Ecoles it., que cette formule revient le plus constamment.
(4) T. I, p. 159; t. II, p. 11 (ch. lxxvi).
(5) Cf. par exemple p. 257 où le « beau idéal » intervient de manière
à rectifier dans un sens suppressif le modèle.
(6) Promenades, I, p. 60; Ecoles il., I, p. 121.
(7) Ecoles il., II, pp. 38-39.
(8) « ... la tête idéale de Tancrède pleurant la mort de Clorinde ou
celle de Napoléon à Sainte-Hélène regardant la mer! » (Promenades,
l’esthétique du miroir 29

charrette de foin qui traverse à gué un canal d’eau dor¬


mante (1) ». A plus forte raison peut-on regretter qu’il ait
blâmé les Flamands d’avoir choisi pour scène une « cuisi¬
nière ratissant le dos d’un cabillaud » ou cuisant des raci¬
nes dans un entresol (2). On n’est pas plus philistin.
Est-ce à dire, pourtant, que de toute cette critique d’art
rien ne mérite d’être sauvé au regard de l’esthétique mo¬
derne (3) ? Il faut d’abord noter, et ici le vocabulaire ne doit
pas induire en erreur, que le plus souvent le beau idéal de
Stendhal ne se réfère pas au code rationnel de l’Académie,
mais à des valeurs que détermine le seul subjectivisme du
cœur. En etîet, quand Stendhal parle d’idéal, il ne s’agit pas
pour lui d’ordinaire de reconstituer un système de rapports
stables ou de mettre à contribution un arsenal d’archétypes
universels, mais de ressaisir la nature à travers un certain
travail de cristallisation, telle qu’elle se réfracte dans l’âme
lyrique, aux moments où elle se trouve hyperboliquement
affectée d’un indice tout individuel d’illusion ou d’enthou¬
siasme. (4). Quand il recommande d’ennoblir le modèle, il
n’aspire donc pas à le voir « noblifié » à froid par l’appli¬
cation de recettes, mais interprété suivant les impératifs ou
les contresens du bonheur (5). Il n’importe guère ici de cher¬
cher si cet idéalisme qui demande à l’œuvre de réaliser,
grâce à un jeu d’équivalences affectives, le type de vision
que procurent l’idylle ou l’extase, ne se constitue pas, en fait,
à partir d’un réalisme détourné — réalisme de la sensa¬
tion (6) et non l’objet — qui, chez Stendhal, viserait sur¬
tout la sensation emphatique. Ce qu’il faut plutôt remar¬
quer, c’est qu’il s’agit là d’un relativisme sentimental, d’un
romantisme fort éloigné de l’esthétique rationaliste dont on
a vu que, communément, Stendhal avait conservé le lan-

(1) Mél. d’Art (Salon de 1824), p. 93.


(2) Promenades, II, p. 209, et Idées it., p. 201. ., • •
(3) Et que Henry Débrayé ait eu tort — dans Le Divan d avnl-juin
1942 _de regarder Stendhal comme proche de notre temps, même en
matière d’art? . , . i-.- ^
(4) Cf. le Brulard, I, p. 193 : « Je ne puis pas donner la réalité des
faits, je n’en puis présenter que l’ombre » — et ibid., p. 471 ; '« Toute
ma vie j’ai vu mon idée et non la réalité » — ou encore cette note de
1826 : « Je ne prétends pas dire ce que sont les choses, je raconte la
sensation qu’elles me firent » {Rome, I, p. 128).
(5) Dans une page des Idées it. (p. 209), la « belle nature » se trnuvp
glosée : « La nature comme nous la voyons dans les jours de bon¬
heur. » . . t t I'
(6) Réalisme qui sous-tend tout impressionnisme et qui est postule
partout où Stendhal se propose de faire « ressemblant » à ses sensa¬
tions ou de nous donner « le fac-similé » de celles-ci (cf. par exemple
Mél int., I, p. 259, et Courr. angl, I, p. 360).
30 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

gage (1). « Il faut que l’imitation » — écrit déjà l’auteur du


Haydn (2) — « produise l’effet qui serait occasionné par l’ob¬
jet imité, s’il nous frappait dans ces moments heureux de
sensibilité‘et de bonheur qui donnent naissance aux pas¬
sions. » Et il y a là un principe particulièrement applicable
à la musique, « peinture tendre (3) » que, dans les moments
où il se montre le mieux inspiré, Stendhal se refuse égale¬
ment à considérer soit comme un jeu, soit comme un écho (4).
Si l’on estime qu’un tel impresionnisme date à la fois par
ce qu’il conserve de sentimental et de naïvement réaliste, du
moins, on ne peut nier qu’à d’autres égards, dans la même
volonté de magnifier la nature, Stendhal n’ait amorcé un
idéalisme d’accent plus moderne. Son esthétique annonce
Baudelaire, lequel lui a tant emprunté, par l’insistance avec
laquelle elle a engagé l’artiste à viser la simplification expres¬
sive et l’outrance, distinctivement arbitraire, d’un style.
Idéaliser, ce n’est plus, en ce cas, tourner tout bonnement
le dos au réel, mais en attraper le sens et la loi, en fixer le
sommaire, en dégager les lignes de force; ce n’est plus dé¬
voyer le modèle vers la généralité, mais le contraindre à se
déclarer comme individu, lui fournir un brevet de particula¬
rité, le caractériser comme irréductible — c’est encore, sui¬
vant la formule d’une marginale de Lucien Leuwen, « idéa¬
liser comme Raphaël idéalise dans un portrait, pour le ren¬
dre plus ressemblant (5) ». Cet art, qui exagère plutôt qu’il
n’amenuise la saillie des formes (6), qui renforce le clair-
obscur, qui parfois défigure les anatomies (7) ou contrecarre

(1) Face à l’objet, Mengs, au contraire de Stendhal, recommande


d en copier l’idée, non d’en imiter l’analogon affectif.
(2) P. 181. Ce texte est commenté par Henri Delacroix dans La Psu-
chologîe de Stendhal, p. 224.
(3) Rome, II, p. 239, et cf. Hist. Peint., II, p. 129. n.
101^^1 ■lournaZ, IV, p. 207. Dans une lettre à Félix Faure du 2> octobre
lol2, Stendhal nous a indiqué l’origine de sa façon de voir sur ce
point : venant d’expliquer le plaisir que la musique procure par le fait
qu elle réussit à reproduire la nature, il s’empresse, en paraphrasant
Jean-Jacques, de remettre les choses au point : « Rousseau dit que
souvent elle abandonne la peinture directe impossible, pour jeter
notre ame par des moyens à elle, dans une position semblable à celle
que nous donnerait l’objet qu’elle veut peindre. Au lieu de peindre une
nuit tranquille, chose impossible, elle donne à l’âme la même sensation
en y taisant naître les mêmes sentiments qu’inspire une nuit tran¬
quille » (Corr., IV, p. 69). ^ r
(5) Mél. int., II, p. 258.
(6) Hist. Peint., II, pp. 223-224 et 227 : Michel-Ange « nUdéalisait la
nature que pour avoir la force ». o » la
et ses élèves allongent ou écartent abusi-
pp 5^57)^^ personnages {Idées it., p. 64; voir aussi
l’esthétique du miroir 31
la perspective, cet art intensif (1) et de plein relief n’atteint
son efRcacité que par l’élimination résolue (2) des détails.
C’est en « supprimant » ceux-ci en fonction de certains pro¬
jets, « et non en peignant sur une toile immense, que l’on
est grandiose (3) » et qu’on idéalise (4) : qu’on « rend plus
claire l’exposition des grands traits de caractère (5) ». Sten¬
dhal a fait sien ce principe dès ses premiers essais de ré¬
flexion sur l’art. En 1812, à Plancy, commentant Burke avec
Crozet, il notait : « Nous approuvons qu’une esquisse donne
souvent plus de plaisir qu’un tableau fini, parce que l’ima¬
gination achève le tableau, chaque jour, comme il lui con¬
vient (6). » On verra qu’il devait plus tard, comme roman¬
cier, faire quelque profit de cette découverte. Mais dès son
Histoire de la Peinture, il avait discerné d’autres bonnes rai¬
sons de ne pas accueillir la minutie en art. La perception,
avait-il remarqué, reste par elle-même incomplète, simpli¬
ficatrice, allusive (7); d’où l’interdiction pour le peintre de
nous faire voir « plus distinctement que dans la nature un
trop grand nombre de détails (8) ». Il n’y contreviendrait,

(1) Cet idéalisme, Victor Hugo l’a, aussi bien, préconisé dans la Pré¬
face de Cromwell : parti pourtant de présuppositions littéralement vé-
ristes quand il s’agissait de condamner tant la distinction des genres
que les unités spatio-temporelles, il a su dominer le réalisme banal
dans l’affirmation que le drame, et l’art en général, ont pour fonction
de condenser, d’interpréter, d’animer, de réformer et de développer la
nature, de telle sorte que « si le poète doit choisir dans les choses (et
il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique ». L’ « optique
de la scène » en particulier exige que « toute figure soit ramenée à son
trait le plus saillant, le plus individuel, le plus précis. Le vulgaire, et
le trivial même, doit avoir un accent » (Ed. Maurice Souriau, pp. 265-
267). A vrai dire, il n’y a pas loin de là, ou plutôt de Stendhal, aux
idées de Taine telles qu’elles s’énoncent dans la Philosophie de l’Art
(3® éd., p. 44) : « Le propre d’une œuvre d’art est de rendre le carac¬
tère essentiel, ou, du moins, un caractère important de l’objet, aussi
dominateur et aussi visible qu’il se peut, et, pour cela, l’artiste élague
les traits qui le cachent, choisit ceux qui le manifestent, corrige ceux
dans lesquels il est altéré, refait ceux dans lesquels il est annulé. »
(2) Stendhal, qui n’est pas très porté vers les primitifs, n’estime ici la
simplicité que si elle provient d’une volonté de simplifier : il souhaite
que ce soit l’artiste qui fuie les détails, et non les détails, l’artiste
{Hist. Peint., II, pp. 94-95 et 272-273).
(3) Ibid., I, p. 131.
(4) Ibid., I, p. 160, n. : « Rendre l’imitation plus intelligible que la
nature, en supprimant les détails, tel est le moyen de l’idéal. »
(5) Journal du 4 janvier 1816.
(6) Mél. int., I, p. 284. Le 11 décembre 1819, griffonnant quelques
notes dans un Schlegel, il n’hésitait pas à donner pour sienne cette
théorie « du mauvais effet des détails » (ibid., I, p. 321).
(7) Cf. « Du romanticisme dans les Beaux-Arts » (Racine, II, p. 119) :
« Vous venez de trouver dans la rue le rival qui veut vous enlever le
cœur de votre maîtresse; vous lui avez parlé [...]; dites-moi quelle
forme avait le nœud de sa cravate. »
(8) Hist. Peint., I, p. 148.
32 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

du reste, qu’à ses dépens, car, pour l’œuvre comme pour l’ob¬
jet, le spectateur ne dispose que d’ « une certaine quantité
d’attention (1) ». De celle-ci, l’artiste doit se montrer d’au¬
tant plus ménager qu’il risque, sinon, de tomber dans l’indis¬
crétion ou la petitesse (2). La grandeur tient toujours à cette
« économie » — brevitas imperatoria (3) — qui, dans les
« quatre traits » d’ « un dessin peu chargé (4) », gagne au¬
tant de pouvoir qu’elle perd de matière. Michel-Ange, Ra¬
phaël, Le Corrège, et, sur un autre plan, Vigano (5), ou en¬
core, comme l’on verra, Dominique, qui n’aime rien tant
qu’escamoter les idées intermédiaires, tous ces happy few,
cités au hasard, ont possédé au moins le commun credo que
1 art a, pour moyen, certain « vain récit qui devient obscur
pour peu qu’il veuille être détaillé (6) ». Multipliés, les
éclaircissements n’éclaircissent plus rien (7). C’est là une
raison de plus pour condamner les miniaturistes ou les
peintres qui ne dépassent pas le portrait, les Flamands ou
les Vénitiens (8), ces marchands pour marchands, que Sten¬
dhal, on l’a vu, écarte par ailleurs comme « bas ». Comme
les classiques il tient, en effet, pour déshonnête certaine com-

(1) /êzV., II, 15. Cf. aussi Promenades, III, p. 225 (à propos de Michel-
Ange). Lidee pouvait venir de Brissot : De la vérité, Neuchâtel, 1782,
p. 78.
(2) Rome, I, p. 67 : « On arrive à la petitesse, dans les arts, par l’a-
uondcificc des details et le soin (ju’on leur donne. » Fidèle à ce prin-
cipe, et crainte d éparpiller l’attention, Stendhal romancier redoutera
de circonstancier ses descriptions (cf. Leiiwen, IV, p. 364, et plus gé¬
néralement, ici-même, pp. 35-37). Jules C. Alciatore (Stendhal et Helvé-
““/’.PP i6o-267) estime que Stendhal devait à Helvétius l’idée que les
details affaiblissent la sensation. ^
(3) Hist. Peint., II, pp. 16, n. et 28. A l’Angelico parfois minutieux
(H/sL Pe/nL, I, p. 137), à Boileau s’attachant
au SOUCI de « décrire tout » (Pensees, I, pp. 212-213 et 214), à Molière
dont rien ne s est démodé plus vite que les détails (ibid.. Il, p. 187)
n Jones îahgue parfois par verbiage (ibid., li
p. ^^0), a Kossini, enfin, dont la musique prend un langage troo cir-
constanc.é (Uel. inl I, p. 321), à tous ces artistes, pourfanf si éfoi/nés
0110“" ertS ““ “''‘“S fois, adressé un identique repro-

(5) Pour Michel-Ange : cf. Journal, V. p. 11, et Idées it n *^57 fmais


grief k?ôrr pSois
le Cortèse iLZ n° n'" S’’’’" o’ '■ PP '39 et 142. - Pour
supprimée’su; c’artôft ^ «'*'■ ■ "• P- «2 (note
(6) Promenades, II, p. 23.

v'PO-
l’esthétique du miroir 33

plaisance à la précision, et si son esthétique réclame en pein¬


ture, et plus encore en sculpture (1), le sacrifice du détail,
elle donne, pour autant, quelques gages à son horreur du
« tatillonnage » (2), à son espagnolisme, lequel, lui aussi, mais
sur le plan pratique, choisit pour se manifester la vue cava¬
lière. Ce n’est point, à vrai dire, à la seule plastique qu’il
interdit la reproduction intégrale. Dans les Lettres, aussi
bien, et surtout sur la scène, il prohibe tout compte rendu
visant l’m extenso. La tragédie est un abrégé : un scrupule
d’authenticité qui la pousserait jusqu’à un vérisme « sténo-
graphique » (3) lui retirerait toute forme viable et tout sens.
On aperçoit ici dans quel labyrinthe de contradictions Sten¬
dhal s’est engagé pour s’être rallié à une esthétique contre¬
disant à son objectivisme de psychologue et à ses prétentions
réalistes d’apprenti-dramaturge ou de romancier (4). Alors
que l’artiste en lui ne cesse pas de condamner le recours au
détail et à l’anecdote, le « connaisseur du cœur humain »
n’a jamais assez de petits faits vrais à inventorier ou à di¬
vulguer. Et la difficulté redouble lorsqu’on voit le même au¬
teur, associant ces deux tendances antagonistes, préconiser,
jusque dans le domaine de la peinture ou de la statuaire, un
idéal d’art instructif pour le psychologue (5). Le tableau des
oppositions demande donc à être alourdi. S’il est vrai, en
effet, que, chez Stendhal, sa théorie des beaux-arts et son
idéal d’écrivain se combattent en gros comme, d’nne part.

(1) Elle ne peut, selon Stendhal, prétendre à la ressemblance cir¬


constanciée sans tomber dans la parodie ou le ridicule (Hist. Peint.,
II, pp. 92-93; Racine, II, p. 119; Mél. d’Art, p. 134; Mém. T., III, p. 220).
(2) Briilard, I, p. 262 : ce qui l’exaspère chez le Dauphinois si tin, si
cauteleux, c’est cette attention « aux moindres détails ».
(3) « Si l’on eût sténographié tout ce qui s’est dit en Aulide, à l’oc¬
casion du meurtre d’Iphigénie, on aurait cinq ou six volumes, même en
se bornant à ce qu’ont dit les personnages que Racine a choisis. Il a
fallu d’abord réduire ces six volumes à quatre-vingts pages. Mais il y a
plus; la plupart des choses dites par Agamemnon et par Calchas se¬
raient complètement inintelligibles aujourd’hui, ou, si nous les com¬
prenions, nous feraient horreur » (Mél. litt., III, p. 309).
(4) Ces écarts ou ces heurts, soit dans les beaux-arts, soit en littéra¬
ture, entre le vrai et le beau, Stendhal, convenons-en, n’a guère cher¬
ché à les réduire. Faut-il supposer même qu’il les ait aperçus ? Comme
l’écrit Jean Prévost {Création, p. 48), lorsque l’auteur du Rouge de¬
mande « d’idéaliser tout en restant vrai », il ne se pose pas « le pro¬
blème comme une lutte de contraires ». On en dirait autant des classi¬
ques ou du Victor Hugo de la Préface de Cromwell. Mais ces derniers
avaient-ils aussi résolument transporté la littérature sur l’aride terrain
de lâ science ?
(5) Le plus souvent, en effet, lorsque l’auteur des Mél. d’Art prône
un art d’expression, il s’agit dans son esprit, malheureusement, bien
moins de significations esthétiques que de mimiques de passion. Cf.
là-dessus notre Stendhal et les problèmes de la personnalité.
34 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

l’obligation de sublimer et, d’autre part, l’exigence d’exacti¬


tude scientifique, les deux tendances n’étant pas, pourtant,
cantonnées chacune dans l’un des deux domaines, leur con¬
flit ne saurait être si aisément circonscrit : il se poursuit,
bien que moins déclaré, à la fois dans l’esthétique du « di¬
lettante » — où l’idéalisme l’emporte — et au niveau du ro¬
man où se réalise un équilibre miraculeux entre, d’un côté,
le souci d’objectivité et, de l’autre, les postulations de l’hu¬
mour ou de l’exaltation lyrique. Qu’il suffise pour le mo¬
ment de constater, au terme de cette première étude vouée
à l’esthétique, non spécifiquement littéraire, du romancier,
que, si celle-ci possède quelque principe de cohérence, il
faut le chercher dans le fait que, sans rompre avec tout vé¬
risme, Stendhal, théoricien, critique, historien ou amateur
d’art a généralement censuré l’idolâtrie du réel (1).

II

Etant donné cette attitude, et si l’on exigeait que les Let¬


tres et les arts fissent, même chez lui, cause commune, on
s’étonnerait à bon droit que sa fortune de romancier dût
rester liée, suivant le vœu de Taine, à celle des futurs mou¬
vements Réaliste ou Naturaliste (2). Un Zola n’y a, du
reste, guère tâché : s’il tente parfois, et timidement, d’an¬
nexer Stendhal au naturalisme (3), plus souvent il doit
lâcher prise, voire porter sentence d’excommunication (4).
Il est trop clair que l’auteur du Rouge qui, de son propre
aveu, tend à se limiter au « résumé moral d’une action (5) »,
qui « invente insoucieusement à côté de la réalité (6) » jus¬
qu’au point de laisser en plan le portrait lorsqu’il se trouve
avoir jjris un modèle encore trop rapproché (7), qui daube

(1) C’est là la conclusion de Paul Arbelet (Hist. Peint., Introduction,


pp. LXXXIX-XC).
(2) Cf. sur ce point le Stendhal de Pierre Martino, pp. 285-287.
(3) Dans Le Roman expérimental, cf. notamment pp. 98, 100 et 170.
(4) Dans Les romanciers naturalistes.
(5) Note du 1®“' octobre 1839, datée du jour même où il commence-
Lamiel (citée dans la Préface de l’éd. du Divan, p. iii).
(6) La formule est de Thibaudet (Stendhal, p. 164).
(7) C’est la raison, du moins, que donne Thibaudet (ibid., p. 166)
pour expliquer que Stendhal n’ait pas poussé à terme Lucien Leuwen..
l’esthétique du miroir 35

sur le peu d’ambition des rares romanciers de son temps qui


ont opté pour l’observation (1), qui tantôt pousse au noir (2)
et tantôt angélise sans remords son tableau, qui toujours
juge son héros et se met en scène soit en intervenant dans
la narration, soit en s’abandonnant à l’inspiration d’une
autobiographie à peine transposée, il est clair que ce roman¬
cier qui oublierait plus volontiers sa donnée qu’il ne s’ou¬
blierait, décourage de le regarder comme un précurseur du
naturalisme (3). D’ailleurs, si l’on se fie aux protestations
réitérées du Brulard, il aurait été bien trop impatient de
toute bassesse et de tout prosaïsme (4) pour pouvoir jamais
composer soit un roman bourgeois (5), soit un Roman Comi¬
que — ce dernier genre requérant encore un trop fort coef¬
ficient de « détails laids », ou, comme l’on dit vulgairement :
réalistes. Il y a plus, c’est tout le détail que dans le roman
comme dans les beaux-arts l’idéalisme stendhalien ostracisé.
Il se fonde ici non seulement, comme il a été déjà dit pour
les beaux-arts, sur les exigences d’une générosité « à l’espa¬
gnole » qui se défend de rechercher « la petite bête », mais
aussi sur un attendu d’ordre esthétique que J.-P. Sartre a jus¬
tifié dans L’Imaginaire (6) ; le lecteur de romans utilise natu¬
rellement un savoir imageant de contenu pauvre, qui reste à
égale distance du mot-concept et de l’intuition, dans l’entre-
deux du sens et d’une représentation dont il n’a pas le temps
de projeter autre chose que l’esquisse ou la pointe. Connais¬
sant qu’il en va ainsi dans la lecture et que « de longs détails »
«tuent l’imagination (7) », Stendhal s’est bien gardé de sur-

(1) Cf. le compte rendu mitigé que dans le New Monthly Magazine
du janvier 1825 il consacre à « M. Picard », romancier scrupuleux,
« dont tout le talent consiste à saisir fidèlement la ressemblance »
{CouTT. angl., II, pp. 237-239).
(2) On sait que ce fut là le reproche le plus communément adressé
au Rouge, notamment par J. Janin et Prosper Mérimée (cf. les textes
cités dans l’éd. Champion, pp. lx, lxi, lxiii, lxvii et lxviii).
(3) Dans son article du 15 mai 1886 paru dans la Revue des Deux
Mondes, sous le titre « De la littérature réaliste, à propos du roman
russe », Eug. Melchior de Vogüé voyait en effet une « objection insur¬
montable » à reconnaître en Stendhal le père ou le grand-père des
naturalistes (p. 297).
(4) Cf. notamment Brulard, I, p. 117 : « Tous les faits qui forment
la vie de Chrysale sont remplacés chez moi par du romanesque. Je
crois que cette tache dans mon télescope a été utile pour mes person¬
nages de roman, il y a une sorte de bassesse bourgeoise qu’ils ne peu¬
vent avoir, et pour l’auteur ce serait parler le chinois qu’il ne sait
pas. »
(5) Ibid., pp. 233 et 478 : « ... De là mon dégoût, même en 1836,
pour les faits comiques où se trouve de toute nécessité un personnage
bas. Ils me font un dégoût qui va jusqu’à l’horreur. »
(6) Pp. 86-92.
(7) Rome, II, p. 406.
36 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

charger son roman de renseignements accessoires, de des¬


criptions circonstanciées et, bref, de toutes les précisions qui
obligent le lecteur à pousser jusqu’à l’image expresse et ty¬
rannique. De là l’impression de célérité que nous donnent
toujours ses récits : on y saisit les faits et les rapports non
comme des pensées amenées à maturité ni comme de stables
relations d’objectivité, mais comme autant de directions ou
de repères pour une poursuite que ni la réflexion ni la con¬
templation ne viennent retarder. L’imagination, laissée libre
de meubler ainsi à sa guise les vides, s’enchante également de
fournir et de ne fournir que ce qui l’aide ou lui plaît. Quand,
au contraire, un romancier ne lui abandonne le soin d’aucune
invention de détails, elle se désintéresse, elle abdique, elle
cède la place à une fausse perception que progressivemnt
l’attention déserte. Et voilà pourquoi le constat balzacien,
pourtant si expressif, dans la mesure où il s abstient de de¬
mander à l’imagination son concours, fait le tour d’un objet
déjà laissé pour compte et inerte, trop complet pour être sin¬
cèrement pris en charge par une intention visuelle : la con¬
science se le laisse signifier bien plus qu’elle ne l’anime, et à
peine l’a-t-elle épelé ou cerné qu’elle l’a déjà déposé sur le
bord du chemin. C’est qu’elle est en elle-même besoin,
besoin de contribuer, et qu’elle ne peut retirer d’information
que de ce qui requiert à quelque degré d’être informé par
elle. L’inventaire, le catalogue et les exhaustives « descrip¬
tions matérielles » dont Stendhal avait la phobie (1) échouent
donc à réaliser cette totale présence au monde que provoque
dans un court-circuit la simple image-éclair du poète. Le rêve
ne peut cheminer au ralenti d’un trop grand nombre de prises
de vues ni s’emboîter dans un itinéraire dont on a déjà réglé
tout le détail. Stendhal a pris de cela une conscience très nette
à propos de Mme Radcliffe (2) et surtout de sir Walter Scott
dont, à partir de 1830, il confesse que l’assomment les descrip¬
tions (3). Pour lui, l’aveu suivant dût-il le discréditer, il pro¬
clame avoir, dans le Rouge, refusé d’employer « deux pages
à décrire la vue que l’on avait de la fenêtre de la chambre où

(1) Même en matière d’autobiographie (Egotisme, p. 9 : « Occupé


du moral, la description du physique m’ennuie. »)
(2) « J’ai remarqué » — écrit-il dans les Mém. T., II, p. 172 — « que les
belles descriptions de Mme Radcliffe ne décrivent rien; c’est le chant
d’un matelot qui fait rêver. »
(3) Il en exhale de l’humeur jusque dans ses Mémoires (Egotisme, p. 44,
et Briilard, I, p. 352). A vrai dire, dès avant 1830, il lui était arrivé de
communiquer, sinon d’imprimer son sentiment sur ce sujet; cf. notam¬
ment sa lettre à Mareste du 13 juillet 1825 : « Le roman de W. Scott,
The Betrothed, est fort ennuyeux; c’est de l’histoire avec détails »
(Corr., VI, p, 132).
l’esthétique du miroir 37

était le héros; deux autres pages à décrire son habillement,


et encore deux pages à représenter la forme du fauteuil sur
lequel il était posé(l) ». Il a même osé « laisser le lecteur dans
une ignorance complète sur la forme de la robe que portent
Mme de Rénal et Mlle de la Mole (2) ». Assurément, ce dont
il s’est avant tout ici fait mérite, c’est d’avoir concentré l’at¬
tention du lecteur non sur le pittoresque, mais sur le dévelop¬
pement des passions (3). Pourtant, quand on se rappelle com¬
ment il a, dans les beaux-arts, généralisé le devoir d’écono¬
miser l’attention, on ne peut douter que la parcimonie avec
laquelle il a, dans ses romans, voulu distribuer les détails (4),
ne réponde aussi bien à certaine préméditation esthétique :
à la crainte de lester ou de saturer l’imagination du lecteur,
au parti pris de prévenir la myopie et le pédantisme repré¬
sentatifs dont se rend coupable tout narrateur qui retombe à
un rang de simple descripteur.
Il y a là de quoi décourager le réalisme, et aussi dans la
négligence avec laquelle, insoucieux de prendre les lieux pour
milieux, il pique sur la carte, ou baptise, le site où son action
devra se dérouler. Quand il lui arrive, en effet, de mentionner
quelque lieu réel, ce qu’il en retient de plus positif, c’est le
nom. A-t-il besoin, pour le Rouge, « d’un évêque, d’un jury,
d’une Cour d’Assises », il place « tout cela à Besançon, où il
n’est jamais allé (5) ». Son Nancy de Lucien Leumen, c’est Gre¬
noble : à Nancy, il n’a guère « passé que deux heures (6) ».
Et l’on n’a jamais fini d’admirer que sa Parme soit située si
loin en pays d’Utopie (7). Balzac eût regardé comme un crime

(1) Lettre-article à Salvagnoli sur le Bougé {Mél. lût., II, p. 349).


(2) Ibid. A la vérité il force ici la note, car il nous a appris que, sui¬
vant la mode, tant Mme de Rénal que Mathilde portent des robes fort
décolletées (Rouge, I, p. 88, et II, pp. 96 et 99), la première sous l’inspira¬
tion d’une sensuelle ingénuité, la seconde par provocation.
(3) Il centre son article du National (« Walter Scott et la Princesse
de Clèves ») sur l’affirmation que « l’habit et le collier de cuivre d’un
serf du moyen âge sont plus faciles à décrire que les mouvements du
cœur humain » (Mél. litt., III, p. 306).
(4) « S’il précise trop, il manque à sa propre loi », remarque Paul
Hazard (Formes et Couleurs, n" 4, 1943), qui se plaint chaque fois que
chez l’auteur de la Chartreuse la correction s’achemine vers un supplé¬
ment de couleur.
(5) Rouge, II, p. 487. Pierre Jourda, dans son édition du roman
(I, p. 298), a justement fait remarquer combiem le Besançon de Sten¬
dhal était irréel à côté de celui que Balzac évoque dans Albert Sauarus.
(6) Leuwen, II, p. 324. Cf. sur ce point l’avant-propos de Henry
Débrayé, pp. xciii-xcv. Prenant connaissance du manuscrit, Romain
Colomb a marqué son étonnement de tant de désinvolture ou d’inexac¬
titude : « Tout ce que l’auteur dit sur les fortifications, les construc¬
tions, les rues et la physionomie de Nancy » — note le bon cousin —
« n’est qu’une suite de contre-vérités. »
(7) Cf. l’étude de P. Martino : « La Parme de Stendhal » (Le Divan,
38 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

de lèse-réalité la désinvolture avec laquelle l’auteur de Lu¬


cien Leuwen localise entre Niort et Blois ou en Normandie
des bourgades aux noms typiquement dauphinois (1), ou en¬
core loge malicieusement son héros à Nancy-Montvallier dans
un hôtel sis « rue des Vieux-Jésuites (2) », comme si l’horizon
de la rue natale et le paysage grenoblois constituaient des
décors amovibles que le romancier pût faire voyager à sa
convenance. Et non content de promener ainsi son héros
dans des lieux ou bien transposés ou bien supposés (3),
Stendhal pousse parfois — et surtout dans Lucien Leuwen —
l’irréalisme géographique jusqu a laisser le cadre ad lihituw.,
soit qu’il ait voulu, par là, sacrifier à un usage, fort à la
mode, de fausse discrétion, soit qu’il ait eu la paresse, peut-
être momentanée, de forger de nouveaux noms, soit plutôt
qu’il ait jugé les astériques, les N, les X ou les blancs moins
imprudemment satiriques que des précisions, fussent-elles
ostensiblement controuvées. On comprend sans doute, à ce
dernier chef, que le romancier n’ait pas indiqué le nom de
l’hôpital où Lucien accourt pour remplir son infâme mis¬
sion, ou qu’il se soit gardé de spécifier le service adminis¬
tratif dans lequel un ministre de l’Intérieur a pu s’enri¬
chir (4). Ne doit-il pas se prémunir, comme il dit, contre
f odieux des « personnalités » ? La prudence, d’ailleurs, n’est
pas seule à lui recommander l’indétermination. Il sait que le
lecteur, quand il déchiffre des clefs, se désintéresse de la
narration. « Le vinaigre » — commente-t-il « est en soi une
chose excellente, mais mélangé avec une crème, il gâte
tout (5). » Ainsi de tout caustique appliqué sur le sentiment.

avril-iuin 1942), où se trouve évalué avec beaucoup de tact tout ce qui,


de cette Parme, tenait de pure fantaisie. C’est là un ppint sur lequel
avait achoppé Balzac qui dans sa lettre datée par Henri Martineau du
5 avril 1839 {CLXXIV Lettres à Stendhal, II, pp. 171-172) remontrait
à Fauteur de la Chartreuse : « Vous avez commis une faute immense
en posant Parme, il ne fallait nommer ni VEtat ni la ville, laisser 11-
magination trouver le prince de Modène et son ministre ou tout autre
[...]. Laissez tout indécis comme réalité, tout devient réel; en disant
Parme, aucun esprit ne donne son consentement. » On sait qu’il devait
reprendre ce grief dans son grand article de la Revue Parisienne.
(1) Leuwen, IV, pp. 100 et 392, 48 et 377, etc.
(2) Ibid., I, p. 69. •.
(3) Tels dans L. Leuwen Ranville ou Montvallier; quant au ’V'errieres
du Rouge, que Stendhal professe avoir « inventé » « pour éviter de
toucher à la vie privée » (II, p. 487), c’est un lieu' dont il a, comme on
sait, simplement dépaysé le nom.
(4) Cf. respectivement Leuwen, III, pp. 237 et 211 n. : « On a mieux
aimé jeter de l’obscurité et du froid dans le récit que changer l’épopée
en satire. Supposons l’administration des Postes, des Ponts et Chaussés,
des Enfants trouvés, des... »'
(5) Ibid., III, p. 134, et de même, IV, p. 433.
l’esthétique du miroir 39

De plus, l’histoire va vite, et Stendhal qui joue à terme son


œuvre redoute que des allusions trop précises à l’actualité
scandaleuse ne suffisent à démoder son livre le jour où les
originaux seront « morts ou éloignés de la scène (1) ». C’est
dans la même pensée qu’il se décide à garder pour lui les
données de chronologie dont il a besoin pour éviter de se
contredire ; « Rien ne vieillit un roman » — note-t-il pour
avis — « comme le dernier chiffre des dates (2). » Mais un
Balzac dont toutes les fictions couvrent une période histori¬
que déterminée n’eût jamais accepté de laisser « dans le
vague » « les époques exactes » des événements. Bien plus,
dans la mesure où il estompe le fond historique et contamine
les portraits, Stendhal se dirige par moments vers un art
typique (3) qui évoque la comédie beaucoup plus que le
roman et dont l’indice de généralité pourrait être, au besoin,
dénoncé par un très grand nombre de titres dans le Rouge (4).
Là où il lui faut particulariser, redescendre vers la donnée
de fait ou le document, Stendhal semble souvent fort peu se
soucier d’observer ou de retrouver l’exactitude matérielle.
Ses détracteurs s’en sont, du reste, bien avisés, et ils l’ont
blâmé d’avoir peint de chic dans Armance les milieux aristo¬
cratiques (5), dans le Rouge, le séminaire (6), et dans la Char¬
treuse l’Italie du Pré-Risorgimento. En fait, il lui arrive de se
référer si peu à la réalité qu’il condamne Julien Sorel en
vertu de certain article 1432 du code pénal, que celui-ci ne
pouvait renfermer puisqu’il n’en comptait pas cinq cents (7).
Lorsque, mieux informé, le romancier vient à nous révéler
par exemple comment Lucien a fait parvenir à son ministre
des dépêches chiffrées, il s’interdit de diriger notre attention
sur le côté technique de l’opération; il en profite même pour

(1) Ibid., IV, p. 433, et aussi III, p. 397.


(2) Ibid., III, p. 365, et IV, p. 361.
(3) Cela a frappé Paul Bourget (Préface au Rouge, éd. Champion,
pp. v-vii).
(4) Qu’il s’agisse des titres de chapitres ou des titres courants :
« Une petite ville. Un maire. Un père et un fils. Un roi à Verrières,
Une capitale. Une procession. Un ambitieux, etc... »
(5) Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, IX, pp. 327-328.
(6) André Le Breton a fait remarquer dans la monographie qu’il a
consacrée à ce roman (pp. 249 sq.) que Renan placé, vers le même
temps, dans les mêmes conditions que Julien, a pris du Séminaire une
vue radicalement diff érente.
(7) Exactement : quatre cent quatre-vingt-quatre articles. C’est à
Adolphe Paupe (La Vie littéraire de Stendhal, pp. 51-52) que revient le
mérite de cette amusante rectification. Le crime de Julien tombait sous
le coup de l’article 296, et Stendhal, s’il avait été aussi grand lecteur
de Codes qu’il s’est plu à le répéter, en eût dû être mieux qu’un autre
averti.
3
40 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

condamner l’intrusion de toute glose didactique dans la nar¬


ration : « Dire cela, mais en passant, non exprès pour ins¬
truire le lecteur. Le lecteur sait tout (1). » On comprend
maintenant que le Rouge ait pu décevoir à ce point Zola dont
le fichier documentaire était si abondant et si peu dominé
que parfois son roman tombe dans la leçon de choses pour
cours du soir.
Ici, l’on pourra protester que, sans aller si loin, Stendhal
n’est pas inapte ou indifférent à la précision. Quand il visite
le 30 mars 1804 une manufacture d’indiennes à Genève, il
en rapporte, pour son Journal, mieux que des impressions r
les matériaux d’une documentation sérieuse. La « notice »
qu’il a composée « sur le duché de Brunswick » ne vaut pas
seulement comme reportage alerte et pittoresque, c’est un
bon aperçu d’économie politique et de géographie humaine..
Mais il y a plus, on doit mettre en avant l’exactitude prati¬
que et le sens positif dont il a fait preuve dans toute sa corres¬
pondance d’administrateur, et en particulier de consul. Qu’il
ait à résoudre des problèmes d’ordre commercial, financier
ou même diplomatique, toujours il s’évertue à établir les
faits (2), jamais il n’élude l’enquête ou le tableau chiffré. Com¬
ment n’eût-il possédé aucun sens des réalités ce romancier
qui dans l’exercice le plus positif de ses fonctions officielles
devait fournir des rapports circonstanciés concernant, par
exemple, le trafic des chiffons et l’industrie du papier dans
les Etats romains, le prix de revient d’un rubbio de froment
dans le même district, le montant des douanes et droits à per¬
cevoir sur la « draperie » calculés « de 1815 au moment pré¬
sent », les importations de morue française à Civita-Vecchia,
les quarantaines, arrivées et départs de bateaux à vapeur, les
exportations de foin, de bois et de pozzolane à destination
d’Alger, le cours des changes, la ferme des sels et des tabacs,
le volume d’affaires des foires et la quantité de corail pêchée
comparativement en Sardaigne et sur les côtes d’Afrique ? Et
il ne faut pas croire qu’il n’ait visé la minutie que par ser¬
vitude ou discipline professionnelles. Se trouvant engagé
dans la rédaction de ses Mémoires d’enfance et de jeunesse,
il lui vient un scrupule qui n’eût jamais arrêté le Rousseau
des Confessions : « Il faudrait » — note-t-il en marge de son
manuscrit — « acheter un plan de Grenoble et le coller ici.
Faire prendre les extraits mortuaires de mes parents, ce qui

(1) Leuwen, IV, pp. 68-69.


(2) Cf. par exemple la lettre du 7 février 1836 concernant l’affaire
de La Méditerranée.
l’esthétique du miroir 41

me donnerait des dates, et l’extrait de naissance de my dea-


rest mother et de mon grand-père (1). »
Si l’on passe de là aux romans, n’est-ce pas sous la dictée
d’un besoin de précision analogue qu’il accumule jusqu’à
l’inutile toutes sortes de précisions numériques (2) ? Dans
la Chartreuse, par exemple, il stipule jusqu’à la toise de
Fabrice (3), jusqu’à la référence de telle lettre reçue par
Mosca, jusqu’au numéro de l’article du règlement péniten¬
tiaire qui autorise Barbone à remettre les menottes à Fa¬
brice, jusqu’à l’heure prévue pour le coucher du soleil le
jour où le héros devra quitter l’ahbé Blanès (4). Il est deux
ordres de renseignements qu’il nous fournit, en particulier,
dans ce roman, sans autre besoin, semble-t-il, que celui de
marquer le détail au coin de l’arithmétique. Ce sont d’abord
les dimensions ou les distances qu’il détermine toujours avec
un soin extrême (5). Il utilise, par exemple, de véritables mesu¬
res d’architecte pour évoquer le château de Grianta ou sur¬
tout la citadelle de Parme dont il recompte à chaque fois
les marches sans, du reste, retomber toujours sur le même
total (6). D’autre part, il se fait une règle de nous Commu¬
niquer, ce dont pour l’intrigue nous n’avons cure, le mon¬
tant exact, calculé en écus, napoléons, livres, francs, sols, ou
« bajocs » de tous les appointements, revenus, pensions,
donations, prix ou pourboires que les différents personna¬
ges accordent, reçoivent ou réclament. A chaque instant
on les voit « faire leur caisse » et l’on connaît, par exemple,
quelles sont à chaque palier de l’action, les disponibilités de
Mosca ou de la duchesse, et comment se répartit cet avoir (7).
Stendhal, poursuivra-t-on, s’évertue si fort, même hors de
tout propos, à l’exactitude qu’il ne se montre pas plus avare
de noms propres réels ou d’adresses circonstanciées que de

(1) Bralard, I, p. 78.


(2) En rapport avec ce trait l’on doit rappeler sa prédilection pour
les statistiques (il en donne dès sa lettre à Pauline du 5 ventôse an IX).
(3) P. 182. Il est significatif que déjà dans le Rouge il ait cru bon de
préciser la taille, généralement élevée, des personnages, même secon¬
daires.
(4) Respectivement, pp. 107, 251 et 154.
(5) Il se reproche même, mais sans doute avec un grain d’ironie, de
n’avoir pas indiqué dans le Rouge, pour la scène du salon (II® partie,
ch. vu) que le canapé « avait ciçq pieds dix pouces » (note manus¬
crite du 18 février 1840, éd. Garnier, p. 570).
(6) Cf. pour le château, pp. 9 et 149; pour la citadelle, pp. 111, 252-
253, 261, 262, 290-292 et 311. Quant aux variantes de calcul, cf. la
note 880 de l’éd. Martineau (Garnier).
(7) Pp. 91, 103, 201, etc. On sait aussi combien Marietta coûte à
Fabrice (p. 207), et que la marquise del Dongo, qui avait apporté
800.000 francs de dot à son mari, n’en recevait que 80 par mois pour
ses dépenses personnelles (p. 11).
42 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

renseignements numériques. Dans L. Leuwen il lui arrive de


préciser jusqu’au domicile de certains comparses (1) et de
nous informer, si Mme Grandet fixe un rendez-vous à Lucien,
que c’est « à Versailles, rue de Savoie, n° 62 (2) ». Dans la
Chartreuse, si Fabrice descend dans une auberge, le roman¬
de nous en communique aussitôt l’adresse (3), et l’on a pu
vérifier dans un grand nombre de cas l’exactitude des indi¬
cations qu’il nous a fournies concernant les itinéraires italiens
du héros, non seulement dans une région donnée, mais aussi
à l’intérieur d’une même ville (4).
N’est-ce pas, terminera-t-on, pour ajouter encore à ces ré¬
férences de réalité que, volontiers, il pique sur la trame de
l’imaginaire des noms propres destinés à rattacher plus étroi¬
tement la fiction soit à l’histoire, quand il s’agit de person¬
nages connus, soit, dans le cas contraire, à sa propre bio¬
graphie, celle-ci devant constituer pour les happy few comme
pour lui-même la table et le mémento de tous les repères
d’objectivité ? Dans la Chartreuse, par exemple, on le voit
qui, non content d’évoquer les vedettes de l’épopée napo¬
léonienne ou de la chronique milanaise, s’amuse à utiliser
de rencontre dans son récit les noms d’un colonel Le Baron,
d’un maréchal des logis La Rose et d’un capitaine Henriet (5)
— qui tous ont appartenu comme lui au 6® Dragons —, celui
du meilleur médecin de Parme : Rasori, qui l’a soigné (6),

(1) Cf. par exemple III, pp. 299-300; IV, p. 115, etc.
(2) T. IV, p. 351. Dans son étude, La description du milieu dans le
roman français de Balzac à Zola (Les Presses Modernes, 1938, p. 26),
Joan Yvonne Dangelzer note que l’on n’ignore rien de la pension Vau-
quer, « sauf le numéro ». C’est le contraire qui a lieu chez Stendhal :
il fournit plus volontiers une adresse qu’il ne nous régale d’une des¬
cription.
(3) Par exemple nous n’ignorons pas qu’à Bologne, sur le conseil de
Mosca, Fabrice a logé à l’enseigne del Pelegrino, « via Larga, 79 »
(Chartreuse, p. 198).
(4) Dans les notes de son édition (procurée chez Garnier), Henri
Martineau s’est appliqué au contrôle de toutes ces données géogra¬
phiques.
(5) Pp. 64 et 67.
(6) P. 272. Une marginale (H. Martineau et Fr. Michel : « Le Ti¬
tien de Stendhal », Mercure de France du 1" avril 1950, p. 646)
fournit la preuve que Stendhal consulta ce médecin patriote qui
lui servit aussi de modèle pour Ferrante Palla (cf. Bruno Pincherle :
« Lo stendhalesco Dottor Rasori », 1948, — brochure résumée sous le
même titre par Fr. Michel, dans Le Divan d’octobre-décembre 1948 _,
et L.-F. Benedetto, La Parma di Stendhal, pp. 368-372 et 424). Bal¬
zac agonisant demande le secours du D'' Bianchon, qui n’a pas existé,
mais Stendhal, ou plus exactement Mosca, fait appeler pour la du¬
chesse « le célèbre Razori, le premier médecin du pays et de l’Ita¬
lie », qui est un personnage historique. L’interférence du réel et de
l’imaginaire s’opère donc chez les deux romanciers dans un sens
inverse. Preuve, d’ailleurs, que chez Balzac l’inventé a tendu à primer
l’esthétique du miroir 43

celui du « bibliomane Reina (1) », mort en 1826, ou encore,


surgissant parmi d’autres beautés plus célèbres, celui de la
Pietragrua à demi pardonnée (2). Devrait-on voir là de sim¬
ples clins d’œil que le grand-maître de l’égotisme adresse¬
rait à son passé pour s’accorder la jouissance de furtifs
apartés (3) ? Ne peut-on plutôt croire que par le recours
à des noms connus, même s’ils n’ont été connus que de
lui, le romancier tend à mieux cautionner en réalité sa fic¬
tion ? D’abord de tels renvois l’aident à adhérer lui-même à
son récit : la double référence à l’historique et au vécu lui
permet d’apparenter ou de raccorder plus intimement son
imaginé à ses souvenirs. Ensuite, restât-elle sans autre em¬
ploi, cette comparution d’êtres authentiques concourt à
garantir auprès du lecteur, comme toute précision véridique,
ce qui, du roman, risquerait de passer pour trop romanesque.
Le narrateur nous donne noms et adresses, poids et mesures,
horaires et relevés topographiques, tout cela hien contrô¬
lable : qu’on y aille voir. Renversant sa chère proposition
que le vague est toujours fallacieux, et le vrai : circontancié,
Stendhal romancier tâche donc à être précis pour être cru;
tous noms propres et chiffres, incidemment fournis (4), que
notre attention saura tirer de pair, reconnaître et vérifier
amarreront au réel une fiction dont le caractère objectif ne
devrait donc plus être nié.
Arrêtons ici le contradicteur. D’abord en remarquant que,
quand il conjure ainsi l’indétermination, Stendhal en use
tout bonnement comme on fait toujours quand on ment.
L’imposteur, hien loin d’inventer à vide ou sans appui, cite
toujours plus de noms, de chiffres ou de dates qu’il ne lui est
demandé : ce sont autant de justificatifs qui inquiètent plutôt

de plus en plus en réalité le réel : quand il a retouché ses romans, il


a substitué le plus souvent aux noms historiques qu’il avait d’abord
conservés ceux des personnages qui dans ses fictions en constituaient
l’équivalent (cf. Marcel Bouteron, Balzac et la Comédie humaine, Biblio¬
thèque de la Pléiade, t. I, pp. xxii-xxin). Le réputerait-on pour cela
moins « réaliste » que Stendhal ?
(1) P. 376.
(2) P. 86. , ,
(3) Il est vrai que Stendhal, quand il nomme ainsi des êtres reels,
peut passer quelquefois pour le faire en hommage. C’est sans doute le
cas pour le père leki qu’il salue sous le nom de « professeur Hiéky »
dans Le Rose et le Vert (Romans, I, pp. 75-76, 78 et 82), puis sous le
nom de « père Yéky » dans Féder (ibid., II, p. 218).
(4) Car ces indirectes cautions de réalité, le romancier se garde de
les alléguer, il se les laisse surprendre. Il n’a pas besoin de les isoler
pour que nous les repérions; bien plus, elles ne le servent que si, sans
avoir l’air d’y attacher plus de prix qu’au reste du détail, celui-la
inventé, avec lequel elles forment système, il les mentionne négligem¬
ment, à la traverse et, pour ainsi dire, gratis.
44 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

qu’ils ne rassurent, parce qu’ils sont anticipés et qu’il ne


coûte guère, quand la vraisemblance offre quelque marge, de
spécifier au hasard. Ce n’est pas à dire que la précision gra¬
tuite ou fallacieuse, celle du mythomane et du romancier,
doive être regardée comme sans valeur : elle jalonne fort uti¬
lement le croyable; figurative plutôt que fictive, elle fixe les
types de faits, les ordres de grandeurs (1); elle illustre symbo¬
liquement; elle prouve en même temps qu’elle explique.
Mais elle n’a rien de documentaire, ce qui était en question.
Son efficacité reste de l’ordre du paradigme, comme on va en
juger sur pièce. Songeant aux faveurs dont on accable les
savants qui se sont spécialisés dans des matières anodines,
Fabrice se fournit aussitôt un nom et, de faits, autant que
sa phrase en peut comporter : c’est le cas, songe-t-il, du
« père Bari, auquel Ernest IV vient d’accorder quatre mille
francs de pension et la croix de son ordre pour avoir restitué
dix-neuf vers d’un dithyrambe grec! » (2). On voit ici quel
rôle, probatoire, joue la précision. Elle témoigne par la lu¬
mière qu’elle projette. C’est la particularité même de chaque
circonstance qui vient prêter de la plausibilité à un fait qui
n’est qu’une idée habillée, une idée à faire agréer. Qu’elle
utilise pour repères des détails fictifs ou des données réelles,
cette précision ne constitue pas le signe ou le ressort d’une
visée vériste, elle est une arme de persuasion. Autant dire
que, quand il spécifie, Stendhal en use d’après les besoins du
seul vraisemblable.
Que s’il lui arrive, pourtant, de nous renseigner sans for¬
mer le projet d’enlever, à la faveur des détails, notre créance,
c’est en glose et non en impliquant le document dans l’action.
Dans la Chartreuse, par exemple, il décrit avec minutie ou
le mécanisme des lignes à clochettes qu’emploient les pê¬
cheurs sur le lac de Côme ou le planisphère de l’abbé Blanès
ou le fonctionnement des mortaretti (3). Mais cette précision
matérielle, toute technique et de supplément pour les cu¬
rieux, qui s’inscrit comme en note ou entre parenthèse (4),

(1) C’est dans cette vue que Stendhal — là où son manuscrit italien
lui indique seulement, pour L’Abbesse, que les sbires, qui ont assuré le
transfert de l’évêque, étaient « nombreux » — croit devoir substituer
à ce trop vague molti : trois cents (Charles Dédéyan, « Stendhal et l’Ab¬
besse de Castro », Le Divan, juillet-septembre 1950, p. 377).
(2) Chartreuse, p. 148. On a souligné, dans cette citation, les mots
qui réalisent la principale surenchère de détermination.
(3) Respectivement pp. 17, 151 et 158.
(4) Elle s’inscrit, du reste, aussi commodément dans la note (par
exemple dans la Chartreuse, pp. 73,87,114, 214, etc.) ou entre parenthèse
(ibid., pp. 139, 143, 146, etc.). A vrai dire, Stendhal se maintient diffî-
ciiemcnt au niveau d’un pur didactisme. Il ne se borne pas, par ces
l’esthétique du miroir 45

n’est pas celle dont les naturalistes se serviront pour condi¬


tionner leur intrigue. Elle reste anecdotique, hors jeu, sans
conséquence. Stendhal décrit suffisamment, au quatrième
chapitre du Rouge, la scierie à eau du père Sorel, mais Ju¬
lien n’est pas plus déterminé par ce cadre où il a grandi que
par l’horizon de Verrières : quand le romancier vient à évo¬
quer la vallée du Doubs, pas un instant il ne songe que cela
peut servir à doter son héros d’un caractère franc-comtois
et, par là, préfigurer son destin. On ne saurait dont légitime¬
ment soutenir que Stendhal décrit pour expliquer, si l’on
n’ajoutait aussitôt que chez lui la description vise à expli¬
quer non l’action, mais uniquement les modalités de l’ac¬
tion. Il ne donne, en effet, jamais le décor comme cause, ni
le contexte comme texte, ni l’environnement comme milieu
agissant. Et quand il condescend à attirer notre attention sur
le théâtre de l’aventure, ce n’est point qu’il espère détermi¬
ner par là le héros, le résoudre — comme fait Zola (1) —
par l’extérieur, c’est que, nous munissant de la carte des
opérations ou du registre de la mise en scène, il a voulu nous
faire comprendre comment, d’un point de vue pratique et
tout contingent, vont s’enchaîner des gestes dont le principe
doit être recherché seulement dans la volonté réfléchie du
protagoniste.
Et voilà pourquoi l’imagination spatiale du romancier
s’attache avant tout à fixer ou à reconstituer les rapports
d’orientation et les distances, les attitudes, les directions,
bref, tant le champ idéal où s’inscrivent les mouvements
que ces mouvements eux-mêmes ramenés à des schémas
clairs. Dès le Journal, Stendhal s’aide de tels croquis (2). On
en retrouve dans les Souvenirs d’Egotisme (3), et ils foison¬
nent dans le Brulard où ils indiquent, avec un grand luxe

éclaircissements, à faciliter tant l’intelligence du texte que la tâche de


ses futurs éditeurs : il pique la note comme sur la pointe d une epi-
gramme et dispose comme autant de pièges ses parenthèses.
(1) Cf. dans Le Roman expérimental le chapitre intitulé « De la des¬
cription ». Tenant l’homme pour « un simple résultat » (p. 186) et en
conséquence le personnage de roman pour « un produit de l’air et
du sol, comme la plante » (p. 187), l’auteur de l’Assommoir, qui hait
autant l’absence de description que la description pour la description,
définit celle-ci : « Un état du milieu qui détermine et complété
l’homme » (p. 187). Il est significatif que, passant en revue ceux qui en
ont fait les premiers un « emploi scientifique » dans le roman mo¬
derne, il cite Balzac, Flaubert et les Concourt, non Stendhal (pp. 185-
186)
(2) Cf. par exemple ceux qui ont été reproduits au t. IV de l’éd. Mar¬
tineau, pp. 216, 223, 231, 331. „ . , , xx
(3) Cf. pp. 45 et 128. Il y a recours quelquefois dans ses lettres pour
être plus clair (cf. par exemple Corr., VU, p. 335).
46 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

de renvois : lettres, chiffres et appels de notes, non seule¬


ment la disposition générale des lieux, mais les emplace¬
ments respectifs des acteurs (1). Metteur en scène de ses
souvenirs dans les écrits autobiographiques, il semble que
Stendhal ne l’ait pas été moins de ses fictions, s’il est vrai que
pour tous ses romans il se soit servi — comme c’est le cas
pour la Chartreuse (2) et Lamiel (3) — de semblables plans
d’architecte, de régisseur ou d’agent voyer (4).
Mais ce n’est pas là fonder la narration à partir du répon¬
dant physique. Pas plus que la précision qui se borne à ali¬
gner des chiffres ou à se fournir de noms propres dans les
dictionnaires de l’histoire et de la géographie (5), celle qui
se tient pour quitte quand telle a dressé la carte des lieux
ne s’engage en dehors de l’univers abstrait (6). Le schéma
tait naturellement ces causalités d’ambiance dont un Zola
devait se désoler que l’auteur du Rouge les eût laissées pour
compte. S’il est vrai, comme le remarquait Barbey d’Aure¬
villy, que Stendhal a « analysé » Napoléon là où un Saint-
Simon n’eût voulu, ou n’eût pu, que le peindre, on n’en
dira guère moins de ces croquis d’arpenteur, de géomètre
ou de stratège, par lesquels notre romancier a décomposé
en rapports des scènes ou des paysages que, du même coup,
il se dispensait de décrire. Cette tendance doit être mise en
relation avec le caractère tout intellectuel de sa vision : il
ne perçoit guère les teintes, mais le trait (7), non le contre-

(1) Il faut faire mérite à Henri Martineau d’avoir reproduit tous ces
plans dans son édition major du Brulard. Jean Prévost décrète que
Stendhal, quand il multiplie ses croquis d’architecte, se fait violence
pour être exact (Création, p. 192). Il est peu croyable que ces exercices
visuels aient gêné chez l’auteur du Brulard l’eÙort de la mémoire, ils
l’ont plutôt aidé.
(2) Un croquis de Stendhal donnant la topographie des environs de
Parme (il se trouvait en la possession de G. Strvienski) a été révélé par
l’édition de la Chartreuse procurée en 1906 à léna chez Eugen Diede-
richs dans une traduction d’Arthur Schurig (cf. pp. xx-xxi de l’Intro¬
duction les explications fournies par Fr. von Oppeln-Bronikowski
concernant ce plan, du reste, assez peu fourni de noms et d’indica¬
tions).
(3) Pp. 35 et 49.
(4) On peut regarder comme révélateur de techniques ou plutôt de
projets visuels différents le fait que pour décrire des lieux habités
Stendhal procède sur devis, plus ou moins maladroit, d’architecte, là
préfère inventorier en huissier ou en commissaire-priseur.
(5) Tel est le seul genre de précision dont use, par exemple, le peu
reahste Voltaire des Contes. t- , f
1 ^^1 ^ est avant tout, évidemment, à son absence de perspective que
le plan doit d etre compté pour un abstrait (cf. là-dessus la seconde
partie de cette etude).
(7) On trouvera sur ce sujet d’excellentes pages de Paul Arbelet
dans sa Jeunesse de Stendhal (t. I, pp. 377-379) et dans son Introduc¬
tion a 1 Hist. Peint, (t. I, pp. viii-ix), où il note fort à propos que si
l’esthétique du miroir 47

point de l’harmonie, mais le chant, ou plutôt le sens des li¬


gnes qui supportent et interprètent l’aspect. Il saisit le
monde dans son armature, dans le noir et hlanc d’une pointe
sèche très déliée. Et précisément s’il ne parvient guère, même
dans le roman, jusqu’à la couleur, c’est parce qu’il part de la
vue enfantine que le coloris vient second par rapport à la
ligne, ou, plus exactement, que peindre, c’est colorier du
déjà dessiné (1).
Dira-t-on qu’il déhorde l’ahstrait partout où le soulève
une chaleur lyrique ? Sans doute, mais voilà qu’ici, c’est
l’émotion, comme ailleurs l’analyse, qui le rend inapte à ren¬
dre compte du monde saisi comme origine d’influence ou
comme magasin pittoresque. A cet égard, point de progrès
du Rouge à la Chartreuse : qu’il évoque les hauteurs boisées
de la Franche-Comté ou les rives ensorcelées des lacs de
Lombardie, on ne le voit jamais éprouver le besoin, pour
communiquer son enthousiasme, d’ajouter au vocabulaire
affectif, moral et musical de Rousseau; il se borne à distri¬
buer ses exclamations sous les vagues catégories du « su¬
blime », du « superbe » ou du « ravissant » (2) et, attentif
à rendre uniquement le langage des lieux, il prend garde de
ne pas « noyer » sa prose — comme, à l’en croire, eût fait
tout « moderne » — « dans un plat d’épinard infini (3) ».
On voit donc que s’il escamote les descriptions concrètes et
néglige tant les ambiances déterminantes que le pittores¬
que (4), ce n’est pas seulement par inaptitude à démêler les
causalités d’atmosphère ou à manier de fastueux pinceaux
romantiques, c’est aussi bien de parti pris. On croirait même
que l’extérieur ne lui paraît mériter l’attention que lorsqu’il
constitue un présage ou le point d’application d’un symbole.
Ainsi l’épervier dont Julien, debout, à contre-ciel, sur son
grand rocher, suit machinalement les « cercles immenses »
n’attire le regard tout au haut du tableau, dans la lumière
d’août où il tournoie, que parce qu’il figure l’isolement du

l’on voulait rendre compte par des équivalents de l’imagerie stendha-


lienne, il faudrait recourir non à des peintures, mais à des eaux-fortes
« d’une finesse aiguë et précise ».
(1) Relisant, dans son manuscrit de L. Leuwen, le commencement
d’un chapitre, Stendhal se commente ainsi : « Point le coloris encore,
ie songeais uniquement au dessin, au fond » (II, p. 341).
(2) Rouge, I, pp. 89, 110 et 125; Chartreuse, pp. 23-24 et 145-146.
(3) Chartreuse, p. 554, note 151 (marginale de l’exemplaire Lingay).
(4) Cf. sur ce sujet Pierre Jourda, « Le paysage dans la Chartreuse
de Parme » {Ausonia, janvier-juin 1941); Paul Hazard, « La couleur
dans la Chartreuse de Parme » {Le Divan, avril-juin 1942); Armand
Caraccio, « Stendhal et le paysage romain » (dans Variétés stendha-
liennes, pp. 180-181) et Mario Bonfantini, « Stendhal e il paesaggio
italiano » (Aurea Parma, juillet-décembre 1950, pp. 15-19).
48 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

héros (1). Que l’élément matériel n’intervienne, comme on


voit ici, que pour porter l’indice ou le reflet d’un projet hu¬
main, cela n’est d’ailleurs guère surprenant de la part d’un
auteur qui, dès le débouché de l’adolescence, professait ne
s’intéresser dans une ville qu’aux habitants et aux mœurs (2).
Au moins l’homme — cet homme qui l’occupe seul —
tâche-t-il comme romancier de nous le faire voir dans le
conditionnement de son corps, dans sa contingence physi¬
que ? Une marginale (3), que nous avons déjà partiellement
produite, revient à point pour expliquer qu’ici encore il ait
éludé autant qu’il se pouvait le constat descriptif ; par le
jeu d’une idéalisation très poussée, pour les protagonistes,
il entoure de flou leur portrait, de manière qu’il soit loisible
de ne les évoquer que suivant les exigences du cœur, quant
aux personnages secondaires, le plus volontiers il les cari¬
cature.
Il n’est pas étonnant qu’il n’ait pas décrit davantage l’ex¬
térieur de ses héros : il n’aperçoit pas très exactement l’ap¬
parence de ses jeunes premiers parce que ce sont de jeunes
Stendhal qui n’ont pas le physique du vrai, et quant à l’hé¬
roïne, comme il cristallise pour elle, il la perd dans les nues
du « beau parfait (4) ». Il est très révélateur de l’indécision
avec laquelle il conçoit ses figures du premier plan qu’il les
ait toutes dotées de traits uniformes. Interchangeables, Oc¬
tave, Lucien et Fabrice se prévalent également d’une taille
svelte (5), de grands yeux noirs (6) et de cheveux bouclés
allant du blond au châtain (7). L’auteur s’est, à vrai dire,
si peu décidé sur leur compte que dans le cours du même
roman on le voit prêter à Julien et à Fabrice tantôt des joues
« d’une fraîcheur désespérante » et tantôt un teint blanc
ou blême jusqu’au vert (8). Chez les femmes les protagonis-

(1) Rouge, I, pp. 111-112.


(2) Lettre à Pauline du 5 ventôse an IX {Corr., I, p. 42).
(3) Marginale de L. Leuiven {Mél int., II, p. 258).
(4) Ibid. « Excuse : le lecteur n’a vu la femme qu’il a aimée qu’en
idéalisant. » Pour imaginer l’héroïne il n’a pas besoin d’aide, puisque
comme l’auteur et comme le jeune premier, il la connaît d’abord, et
la connaît assez, par les voies de l’amour.
(5) Rouge, I, p. 32; Chartreuse, pp. 86, 126, 448, 459.
(6) Armance, pp. 7 et 72; Rouge, I, pp. 31 et 49.
(7) Octave est blond {Armance, pp. 37 et 72), Julien d’un châtain
foncé (I, pp. 31 et 179-180), Lucien d’un blond foncé (I, p. 13) et Fa¬
brice : blond (p. 43).
(8) Julien offre tantôt des couleurs de campagnard (I, pp. 31, 49 et
193; II, p. 62), et tantôt un teint blême ou blanc (I, pp. 32 et 47; II,
pp. 62 et 94). De mêrne Fabrice montre tantôt une carnation fraîche
(p. 132) et tantôt le visage verdâtre du méditerranéen (pp. 43, 443 et
496). Il faut ici, bien entendu, faire la part des émotions, des travaux
l’esthétique du miroir 49

tes ne sont pas mieux différenciées : ce sont toutes des


blondes aux yeux bleus (1), et à ce point taillées sur un même
patron que celles-là mêmes qui sont désignées pour s’opposer,
telles Mme de Rénal et Mathilde, ou encore la Sanseve-
rina et délia, procèdent d’un même type physique dont elles
n’offrent que des variantes d’âge et de tempérament (2).
Stendhal en use ici tout différemment d’un Balzac qui s’est
ingénié, par exemple dans le Lys, à faire contraster, trait
pour trait, jusque dans leur aspect le plus charnel, Mme de
Mortsauf et Lady Arabelle.
A vrai dire, on ne peut diversifier qu’en particularisant.
Or Stendhal n’aperçoit le signalement distinctif d’un de ses
personnages que lorsqu’il éprouve pour lui de la malveil¬
lance (3) ou, du moins, de l’éloignement. Il n’est capable
d’observer pour leur extérieur que les êtres dont il n’est pas
l’analogue ou l’amoureux, autrement dit : les ennemis et les
comparses. On comprend dès lors que, quand il se donne
pour « règle » de « faire le portrait physique » de ses créa¬
tures, il limite instinctivement cette application à « tous
les personnages ennuyeux et secondaires (4). » Du moins,
lorsque l’ironie vient, alors, à guider sa main, il excelle
à croquer un individu à la silhouette ou aux trois crayons.
Des individus réels peuvent volontiers faire les frais de cet
art. L’auteur du Brulard n’a besoin que de quelques traits

et des désespoirs qui altèrent ou colorent le teint naturel. La contradic¬


tion subsiste, pourtant, pour chacun de ces deux héros. On la retrouve
même dans la personne de Mme de Rénal et de Mme de Chasteller. La
première se voit dotée, à quelques lignes d’intervalle, ici d’une « pâ¬
leur habituelle » (I, p. 121) et là d’un éclat de teint que l’air matinal
vient encore aviver (I. p. 122) et qui, du reste, dès leur premier affron¬
tement, avait frappé Julien (I, p. 48). Quant à Mme de Chasteller, elle
est donnée dans L. Leuiven, au t. I, p. 269, comme possédant un teint
d’une « fraîcheur inimitable » et, aussitôt après, p. 270, comme une
« beauté pâle ».
(1) Même Mme d’Hocquincourt {Leiiwen, I, pp. 186-187), même
Mme Grandet {ibid., III, p. 268), même Mina (Romans, I, p. 126), même
l’héroïne de Une position sociale (Mél. litt., I, pp. 114 et 119), même,
•enfin, la petite Lamiel (pp. 115 et 298-299), présentent ce signalement
convenu qui était, comme on sait, celui de Métilde.
(2) Sur le fait qu’on remarque peu de différence au point de vue
physique, entre les deux héroïnes de la Chartreuse, cf. L. F. Benedetto,
La Parma di Stendhal, pp. 364-365.
(3) Si, par exemple, dans L. Leuiven, son burin fouille avec tant de
prédilection le visage de Mlle Bérard : « Une fort petite personne
sèche, de quarante-cinq à cinquante ans », au « petit visage jaune et
luisant », au « regard faux », au « nez pointu, surchargé de lunettes
d’or », portant un « petit bonnet de dentelles jaunies retenues par un
ruban vert fané », lequel donnait l’idée d’un toit de « masure sale »
(II, pp. 296-297, 301, 305 et 452; III, p. 2), c’est parce qu’à travers le
-chaperon de Bathilde, il veut se venger de celui de Métilde.
(4) Leuiven, II, p. 451.
50 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

pour évoquer la physionomie ou camper le maintien carac¬


téristique du cousin Santerre, de Louis Crozet ou des hypo¬
crites : Raillane ou Grand-Dufay (1). Il en va de même dans
le Rouge : les favoris noirs du Valenod, la couperose de
l’ahbé Pirard ou les yeux de chat, à « pupille saillante et
verte » et à paupières fixes que le portier du séminaire « ar¬
rondit » sous le regard de Julien, ce sont là autant de détails
qui suffisent à commuer en apparitions les personnages
nommés (2). Encore, remarquera-t-on, dans ce roman, les
jeunes gens à moustache diaphane et à petite tête, « les
Croisenois, de Luz, de Caylus... » offrent des traits bien va¬
gues et interchangeables (3). Bien que ce soit dans leur na¬
ture de ne rien présenter de différentiel, Stendhal se fera
bientôt reproche, comme pour ceux à'Armance, de ne pas les
avoir suffisamment variés (4). Il s’y est, dans Lucien Leuwen,
extraordinairement appliqué : à tous les pantins jeunets ou
séniles qu’il a fait parader dans les salons légitimistes de
Nancy (5) il a su prêter des traits individuels, et s’il a, par

(1) Respectivement, t. I, pp. 147, 322-323 (« Il avait une figure ronde


et blafarde, fort marquée de petite vérole, et des petits yeux bleus fort
vifs, mais avec des bords attaqués, éraillés par cette cruelle maladie.
Tout cela était complété par un petit air pédant et de mauvaise
humeur; marchant mal et comme avec des jambes tortes... »), p. 88
(l'abbé « était petit, maigre, très pincé, le teint vert, l’œil faux, avec
un sourire abominable... »), et p. 320. On pourra également consulter
dans VEgotisme le portrait fameux de Mérimée (p. 114) et celui d’E¬
douard Edwards (p. 118). Stendhal sait donc « voir »! Mais comme
J. Prévost le signale {Création, p. 173), si l’on étudie le manuscrit, on
constate que ces évocations ne sont pas de premier jet.
(2) Pour Valenod : I, pp. 23 et 239; pour l’abbé Pirard : I, pp. 292
et II, p. 54; pour le portier : I, pp. 289-290. — On ajoutera que dans
l’épisode de la Note secrète les conspirateurs sont dotés d’un physi¬
que nettement différencié (II, pp. 250-252, 256 et 259). Le cas est, à
vrai dire, un peu particulier, le héros ne pouvant connaître de ces
conjurés que leur extérieur.
(3) Seul le chevalier de Beauvoisis est dépeint avec quelque soin
(II, pp. 69-70).
(4) Leuwen, II, p. 451.
(5) Sur ce point le protagoniste est venu prêter main forte à
l’auteur : pour son propre usage, celui de Stendhal et le nôtre, Lu¬
cien ne s’avise-t-il pas d’établir un répertoire signalétique de ses
différentes relations mondaines (1, pp. 202-203) ? Parmi celles-ci les
jeunes fats qui offrent le plus de saillant et de pittoresque, ce sont
sans conteste le marquis de Sanréal et Ludwig Roller, couplés pour
le « contraste burlesque » : le premier, rougeaud, court, épais, trop
gros pour rester boutonné, portant « d’énormes favoris d’un blond
hasardé », des cheveux sales et des « éperons en fer brut longs de
trois pouces », toujours « soufflant dans ses joues comme un san¬
glier » (III, pp. 102-103; I, pp. 199 et 213); le second, le « puritain »
Ludwig Roller, long, blême, sec, ridé, malheureux, ayant avec ses
cheveux noirs et plats « retombant en couronne » et son œil « éteint »
« l’air d’un moine mendiant qui a déplu à son supérieur » (I, p. 83 ■
III, pp. 102-103 et 160). Il est, du reste, bien évident que Stendhal ne
l’esthétique du miroir 51

exception, renoncé à distinguer parmi les six demoiselles de


Serpierre, c’est bien parce que, dans ce cas, il s’agissait de
six sœurs fabriquées, voire costumées en série (1). Hors de
là et jusque dans la seconde partie du roman, du ministre
au plus épisodique de ses agents (2), on ne voit guère de fan¬
toche gravitant autour de Lucien qui ne bénéficie d’un si¬
gnalement particulier.
Ces remarques apportent-elles un démenti suffisant à l’af¬
firmation que Stendhal romancier répugne ou échoue à dé¬
crire l’aspect physique de ses personnages ? Rappelons d’a¬
bord que dans tous les endroits où il s’y est efforcé il ne s’a¬
git guère que d’ « utilités », de créatures du deuxième plan,
choisies, comme il disait, parmi « le peuple du tableau (3) ».
De plus, ce mode de présentation appartient si peu à sa
technique la plus instinctive que, dans la Chartreuse, il pa¬
raît, plus spontané ou plus pressé — c’est tout un — avoir
déjà renoncé à faire varier par le détail extérieur son per¬
sonnel de seconde ligne. C’est à peine si, à cet égard, il pri¬
vilégie encore la Raversi, par retour de rancune (4), ou, pour
les mieux étriller par le ridicule, les deux principicules de
Parme (5). Il reste, enfin, à renouveler la constatafion que,
dans ces deux derniers cas, comme dans tous ceux où, pour
un personnage quelconque, il a stipulé la caractéristique phy¬
sique, loin de diriger son exactitude vers le portrait explica-

s’est pas borné à différencier au physique les marionnettes de cette


série : il a senti que, « pour bien faire », il fallait aussi les « animer
de passions vives » et peu nuancées (III, p. 359). L’important, pour
nous, à ce point, c’est qu’il se soit ingénié à les évoquer d’abord dans
leur apparence physique, se reprenant à chaque fois qu’il s’avise
d’avoir oublié de fixer le portrait d’un comparse (cf. par exemple pour
Mme de Constantin, III, p. 382).
(1) « Ces sœurs aux cheveux rouges et à la taille de grenadier », à
robe blanche et à hanches plates soulignées par une ceinture verte
(I, pp. 189 et 194).
(2) On n’oublie pas l’air « valet de chambre » du comte de Vaize
(grand, les traits réguliers, grisonnant, les bras trop longs et le front
bas, tout ridé : III, p. 186), ni parmi ses subordonnés, M. de Séranville,
préfet : « Un être exigu, très petit, très mince, fort élégant; il était dès
le matin en pantalon noir collant, avec des bas qui dessinaient la
jambe la plus grêle peut-être de son département » (IV, p. 75). Et que
dire du zèle avec lequel le narrateur évoque un comparse aussi anec¬
dotique que le président Bonis (IV, p. 108) ?
(3) Mél litt., I, p. 143, n.
(4) Pp. 109-110 : « Grande virago aux cheveux fort noirs, remar¬
quable par les diamants qu’elle portait dès le matin, et par le rouge
dont elle couvrait ses joues » ... « avec un trop petit nez et des joues
pendantes », complète Stendhal dans l’exemplaire Lingay (note 541).
(5) Cf. surtout, p. 104, le portrait de Ranuce-Ernest IV : grand, doté
de cheveux, moustaches et favoris d’un blond « fdasse », le nez tout
petit et « presque féminin », perdu dans une grosse figure, le regard
dominateur, et se balançant continuellement d’un pied sur l’autre.
52 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

tif OU la fiche signalétique, il n’a tendu qu’à traiter en


« charge » l’évocation circonstanciée. Il ne précise les traits
ou la tenue (1) d’un personnage que pour les besoins de l’hu¬
mour (2) et avec un grossissement satirique (3). Or à ce genre
de stylisation l’esthétique du réalisme ne répugne pas moins
qu’à l’ahsence de tout commentaire sur Vhabitus et la con¬
formation corporelle.

III

On aurait cependant trop vite décidé que, comme ironique


ou sentimental, et prétendûment dépourvu de toute ouverture
sur le monde extérieur, le roman de Stendhal ne fait pas
présager le réalisme moderne. L’auteur du Rouge n’a pas
écrit, comme sa tendresse pour le beau idéal dans les arts
eût pu l’y incliner, des « romans pour femmes de chambre »,
pas plus, du reste, qu’il ne s’est borné dans ses narrations à
nous communiquer, à peine démarqués ou dépaysés, des
extraits d’une autobiographie intérieure dont son narcissime,
ses exigences lyriques et sa vocation d’analyste eussent bien
pu pourtant se contenter. Quand il demande à Di Fiore si
leur commun patron a reconnu « qu’il y a quelque réalité,
quelque connaissance des petits hommes ayant un petit pou¬
voir, dans le Rouge (4) », il ne se réclame pas seulement
d’une réussite de moraliste qui aurait dégagé certaines cons¬
tantes, il se flatte d’avoir saisi sur le vif le sens de l’actuel,
d’avoir pris en flagrant délit la conjoncture historique, ou, si
l’on préfère, d’avoir fixé la syntaxe, à la fois sociale et po-

(1) Cf. par exemple, dans la Chartreuse, p. 6, la description minu¬


tieuse, burlesque et attendrie des chaussures que porte à son arrivée à
Milan le lieutenant Robert.
(2) Cf. pour choisir dans L. Leuwen un exemple vierge, le portrait
du jeune préfet Fléron (I, pp. 59-62).
(3) De la Valenod, par exemple, Stendhal nous apprend tout juste
qu’elle « avait une grosse figure d’homme à laquelle elle avait mis du
rouge » {Rouge, I, p. 240) — une seule touche, et qui donne une note
essentielle, mais pour la charge.
(4) Lettre du 25 janvier 1831 {Corr., VII, p. 59). C’est dans le même
esprit que, s’adressant à Forgues en 1838 {Corr., X, p. 115), il professe
n'avoir raconté dans les Mém. T. « que des anecdotes vraies ».
l’esthétique du miroir 53

litique, du temps et du pays. Ces données, en fait, se trouvent


si fortement constitutives de son roman que qui les négli¬
gerait ne comprendrait plus rien ni aux réactions psycholo¬
giques des personnages ni aux péripéties de l’action. Cela,
Erich Auerbach l’a établi dans un chapitre particulièrement
pénétrant de sa Mimesis (1), et de cela les marxistes ne pou¬
vaient pas ne pas savoir gré au commentateur de Julien
Sorel (2).
Allons plus loin, n’est-on pas tenté de réputer « natura¬
liste » ne serait-ce que de projet, ou bien par l’effet de la dé-

(1) « Im Hôtel de La Mole », ch. xvii, pp. 400-415. Prenant au hasard


vingt lignes du Rouge, Erich Auerbach démontre que le sens en échappe
si l’on n’est pas au fait de la situation politique et sociale des dernières
années de la Restauration. Il n’hésite pas à regarder cette directe moti¬
vation de l’intrigue à partir du régime et de l’état intérieur de la
France à date donnée — ce qu’il nomme « die gleiche zeitgeschichtli-
che Grundlegung des Geschehens » (p. 403) — comme un apport abso¬
lument nouveau de ce romancier, apport qui doit suffire à le faire regar¬
der comme l’introducteur du réalisme dans les ouvrages de fiction :
« Die Charaktere, Haltungen und Verhâltnisse der handelnden Perso-
nen sind also aufs engste mit den zeitgeschichtlichen Umstanden
verknüpft; zeitgeschichtliche politische und soziale Bedingungen sind
auf eine so genaue und reale Weise in die Handlung verwoben, wie
dies in keinem früheren Roman, ja in keinem literarischen Kunstwerk
überhaupt der Fall war, es sei demi in solchen, die als ausgesprochen
politischsatirische Schriften auftraten : dass man die tragisch gefasste
Existenz eines Menschen niederen sozialen Ranges, wie hier die Julien
Sorels, so konsequent und grundsiitzlich in die konkreteste Zeit-
geschichte einbaut und aus derselben entwickelt, das ist ein ganz neues
und überaus bedeutendes Phanomen » (p. 403). « Insofern die moderne
ernste Realistik den Menschen nicht anders darstellen kann als einge-
bettet in eine konkrete, standig sich entwickelnde politisch-gesellschaft-
lich-ôkonomische Gesamtwirklichkeit — wie es jetzt in jedem beliebi-
gen Roman oder Film geschieht —, ist Stendhal ihr Begründer »
(p. 409). Sans doute l’auteur de Mimesis convient-il que chez Stendhal
cette tendance ne recouvre aucun « historisme » conçu à la façon de
celui qu’a développé l’aile gauche du romantisme hégélien; sans doute
reconnaît-il encore que Stendhal, quand il confronte, pour leur esprit,
les différentes nations, ne dépasse pas un « Lokalmoralismus » qui res¬
sortit à la « moralistisch-anekdotischen Volkspsychologie » ; sans doute
admet-il, enfin, que cette tendance à fonder l’affabulation à partir du
contexte social laisse encore en dehors d’elle le peuple, que les pre¬
miers, les naturalistes étudieront comme tel, mais il estime que néan¬
moins Stendhal doit se voir rapporter la paternité ou du moins le pa¬
tronage du réalisme moderne, par le seul fait que dans ses romans
« das Zeitperspektivische zeigt sich überall in der Darstellung selbst »
(p. 408). Faut-il suivre plus loin Erich Auerbach quand il explique que si
.Stendhal a pu le premier s’aviser de relier ainsi l’univers romanesque
à la situation politique, c’est parce que, ayant pour son compte vécu
son époque à travers la résistance qu’il lui offrait (p. 412), autrement
dit : à un rare degré de conscience critique, il avait vu mieux qu’au¬
cun son existence entière recevoir profd et relief des vicissitudes de
l’Histoire ?
(2) Cf. notamment René Andrieu, « Signification de Stendhal », dans
La Pensée, n° de septembre-octobre 1949.
54 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

rivation verbale, un romancier qui pouvait administrer à


Mérimée, au sujet d’Armance, cette réplique : « Votre ob¬
jection provient de la vérité probable, mon assertion, de
l’étude de la nature (1) » ? On dirait une protestation de
Zola. Et, en fait, le rapprochement s’impose à plus d’un titre.
Lorsque, dans les écrits de jeunesse où il se dégage du ro¬
mantisme, le futur généalogiste des Rougon-Macquart, cher¬
chant sa voie, la découvre dans une invariable décision de
« faire vrai (2) », le scientisme dont il embrasse la vocation
n’cst-ce pas celui-là même à travers lequel le Beyle des Pen¬
sées, déjà, s’était choisi ? Quand plus tard la doctrine du
naturalisme coordonne ses fondements, si l’on en excepte le
postulat voyant d’une causalité qui s’exercerait mécanique¬
ment à partir du milieu et de l’hérédité, si l’on en retire
encore le propos de considérer le roman lui-même comme
le champ d’une expérimentation de physique, ce qui subsiste,
alors, de règles générales se trouve recouper le catéchisme
tant personnel que public de Stendhal. Dénier à la forme le
droit de faire « écran », « souffler la haine de la phrase et
la méfiance des culbutes dans le bleu (3) », assimiler le roman¬
cier à un « juge d’instruction de la nature » et son œuvre à
un « procès-verbal de l’expérience (4) », entreposer dans la
narration le plus qu’il est possible de « document hu¬
main (5) », et n’y point exercer d’autre faculté qu’un « sens
du réel » défini comme l’aptitude à rendre la nature « telle
qu’elle est (6) », ce sont là autant de mandements qu’eût con¬
tresignés sur premier examen l’auteur du Rouge, lui qui,
dans tous ses ouvrages, n’avait pas voulu viser d’autre

(1) Corr., VI, pp. 178-179.


(2) Cf. F. Doucet, L’Esthétique de Zola et son application à la criti¬
que, Nizet, Paris-La Haye, 1923, pp. 84-87.
(3) Le Roman expérimental, p. 55. C’est dans sa lettre à Valabrègue
du 18 août 1864 (Correspondance : Les lettres et les arts, Fasquelle-
(iharpentier, 1908, notamment p. 20) que Zola vient à exposer son rêve
d’une œuvre telle que le tempérament de l’artiste, ce qu’il nommera
plus tard « l’expression personnelle », y interceptât le moins possible
la lumière : dans la prose réaliste dont l’indice de réfraction devra
tendre vers zéro, il ne subsistera, souhaite-t-il, d’écran qu’un « simple
verre à vitre, très mince ». Ne croirait-on pas entendre le jeune Beyle.
décidant, dès 1812, avec Crozet : « Le style doit être comme un vernis
transparent : il ne doit pas altérer les couleurs, ou les faits et pensées
sur lesquels il est placé » (Mél. lût., III, p. 98). « ... La suppression du
style est la perfection du style », écrira Taine, commentant Stendhal
(Nouveaux Essais, p. 252). N’est-ce pas, du reste, à travers Taine qu’ont
transité les idées que Zola, qu’il en convienne ou non, doit à Stendhal ?
(4) Le Roman expérimental, p. 16.
(5) Ibid., p. 182.
(6) Ibid., p. 167.
l’esthétique du miroir 55

« effet » que « l’effet électrique de la vérité (1) ». Zola, du


reste, quelles qu’aient été ses préventions, a bien dû, en dé¬
finitive, reconnaître que dans plusieurs « scènes » Stendhal
avait « osé apporter la note réelle (2) ». Et la chose n’a rien
pour surprendre concernant un auteur qui, décidé à subor¬
donner les Lettres à la logique avait représenté celle-ci
comme l’art de rendre, par désimplication, la pensée coex¬
tensive au fait.
C’est d’abord au théâtre qu’il avait, comme on sait, de¬
mandé d’appliquer et de vérifier les principes de ce positi¬
visme idéologique. Dans les vingt années où son apprentis¬
sage critique à la comédie, puis sa campagne moderniste en
faveur de Shakespeare se trouvent constituer, sans qu’il le
sache encore, son temps de grandes manœuvres pour le ro¬
man, c’est par réalisme, prosaïsme et objectivisme (3) qu’il
se détache progressivement des classiques (4), puis passe
contre eux à l’assaut, ce n’est pas par aspiration romantique,
comme le ferait supposer, dans Racine et Shakspeare, son
usage militant du terme. L’esthétique de la scène qu’il éla¬
bore dans les Pensées présage donc exactement celle qu’il
défendra dans ses deux pamphlets de 1823 et 1825 : le vé¬
risme en fait tous les frais. Lorsque le jeune Beyle révère
encore le répertoire du XVII® siècle, son approbation n’y
sanctionne déjà qu’une « imitation exacte des hommes (5) ».
Se montre-t-il plus réticent, c’est pour regretter le caractère
abstrait de ce réalisme psychologique : non qu’il tienne déjà
rigueur aux classiques d’escamoter outre mesure les relativis-

(1) Mél. d’Art, p. 54. II n’y est question, à vrai dire, que du court-
circuit émotionnel provoqué par l’œuvre d’art, lorsqu’elle dépeint au
plus juste le sentiment. La formule, pourtant, dépasse en portée son
contexte.
(2) Le Roman expérimental, p. 170. Zola vient de prononcer sans
sourciller : « Personne ne s’est avisé d’accorder de l’imagination a
Balzac et à Stendhal » (p. 165). Ce qui, on s’en doute, équivaut sous
sa plume, à l’éloge le plus emphatique. , .
(3) Comme l’ont montré Faguet {Politiques et moralistes, serie,
p. 39) et Jakoh Burger {Stendhal-Beyle und die franzôsische Romantik,
Marhurg, 1913). Après Stendhal, mais dans un esprit différent, les
« Jeune France » et membres du « Petit-Cénacle » s’efforceront encore
d’étahlir une liaison entre le romantisme et le réalisme. Déjà, en 1829,
dans la Préface de L’âne mort et la femme guillotinée, où il épouse à
la fois et raille leurs tendances, Jules Janin, dans une phrase qui, au
livre !“■ du Rouge, aurait pu servir à doubler l’épigraphe, professe
avoir suffisamment remontré à la Critique « que lorsqu’on avait vu, il
fallait dire ce qu’on avait vu, tout ce que l’on avait vu, rien que ce
qu’on avait vu » (p. xvi). ...
(4) Le calendrier de la conversion de Stendhal a 1 anticlassicisme a
été solidement établi et commenté par Pierre Martino dans sa Préface
à son édition critique de Racine et Shakspeare.
(5) Pensées, I, p. 260.
4
56 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

mes de temps et lieu, mais soucieux d’une prise directe sur


la vie dont il rêve une reproduction non censurée, dès 1804
il va jusqu’à déplorer qu’ « on ne représente pas assez le
sommeil et les autres actions naturelles sur le théâtre fran¬
çais », lequel, décide-t-il, « est trop sublimé de ce côté-là (1) ».
Si, conséquemment, il rallie le parti de Shakespeare, c’est
parce que le théâtre élisabéthain lui paraît « la plus parfaite
image de la nature (2) » : la moins gâtée par l’affection et les
scrupules de style. Comment, dans ces conditions, ne se se¬
rait-il pas très tôt (3) persuadé que pour la comédie « la
prose est plus près du spectateur, lui fait plus d’illusion » ?
Fidèle à cette vue, et convaincu que le vers, même chez Ra¬
cine, « altère » toujours « un peu la vérité simple et une de
la parole de l’homme passionné (4) », de Racine et Shaks-
peare à sa lettre à Balzac (5) il ne relâche rien de sa sévé¬
rité à l’égard de l’alexandrin conçu comme mode d’élocution
dramatique. Il a admis de discuter sur les possibilités d’il¬
lusion qu’offre le théâtre, mais il n’a pas varié dans la pro¬
clamation qu’un chef-d’œuvre reste inopérant si on le prive
de « cette circonstance de ressembler à la nature (6) ». Ce
qui nous étonne toujours un peu, c’est qu’il ait regardé
comme essentiellement romantique l’audace qui consiste
ainsi pour une pièce à se faire l’écho des réalités : Lanfranc
ou le poëte, la comédie dont il a seulement broché le cane¬
vas dans Racine et Shakspeare, c’est une œuvre, à ses yeux,
typiquement romantique pour la principale raison que les
personnages y sont d’ici et de tous les jours (7).
Pour décider s’il est parvenu à reporter sur le roman les
exigences de ce réalisme auquel, on vient de le voir, il a tou¬
jours rêvé de plier le théâtre (8), on serait grandement aidé
s’il avait laissé une théorie en forme du genre. Assurément
l’on trouve dans ses avertissements, avant-propos et notes
de précaution, comme dans ses articles critiques, sa corres¬
pondance et surtout ses marginalia, les linéaments d’un « art
du roman ». Mais, sauf dans les interlignes de Lucien Leu-

(1) Ibid., II, p. 280.


(2) Ibid., I, p. 227.
(3) Dès le 1®^ messidor de l’an XII {ibid., II, p. 178).
(4) Rossini, II, p. 34, n. N’aurait-il pas fallu lire : « simple et nue »?
(5) Corr., X, pp. 283-284.
(6) Racine, I, p. 93.
(7) Ibid., I, pp. 84-85.
(8) On le voit encore le 20 novembre 1834, dans une marginale datée
de Rome, regretter au sortir d’une représentation : « Ce qui manque
aux ouvrages si bien calculés de M. Scribe, c’est la réalité » (Mél. int.,
II, p. 66).
l’esthétique du miroir 57

wen et de Lamiel, qui sont peut-être demeurés en chantier


du fait même de cette excédente supputation des buts, des lois
et des moyens, il n’a pas en ce domaine poussé aussi loin ni
aussi bien centré que pour la comédie sa régulation métho¬
dologique.
Et pourtant, quel que soit ainsi l’éparpillement de ses re¬
marques latérales ou incidentes concernant la fonction du
roman, une vue d’ensemble y domine, qui est une image :
celle du miroir. On l’a déjà rencontrée, rapportée à la pein¬
ture, et dans un sens généralement péjoratif (1). Il est vrai
que Stendhal, quand il suit les doctes du « beau idéal », le
plus souvent regrette de voir un artiste refléter au hasard
la nature. Mais il lui arrive, aussi bien, lorsque son vérisme
reprend le pas sur la leçon apprise auprès des professeurs
jurés d’esthétique, d’utiliser cette image emphatiquement, et
cela, même à propos de peinture (2). A plus forte raison la
fait-il servir à l’éloge dans le ressort des Lettres, lesquelles
il incline, comme on sait, à soustraire à la juridiction du
« beau idéal », leur a5rant désigné des tâches de simple
expression. C’est ainsi que dans Rome, Naples et Florence (3),
désireux de recommander certaine biographie anecdotique,
il explique que « dans cet écrit il n’y a rien de mis pour l’ef¬
fet » : « il n’y a rien à rabattre, c’est un miroir ». Défendant
contre Lamartine les positions de son Racine et Shakspeare,
il oppose préférablement aux imitateurs de Molière « le sim-

(1) Cf. notamment Hist. Peint., I, p. 159, et II, p. 177; Mél. d’Art,
p. 93; Promenades, I, p. 127; enfin Idées it., pp. 195-196.
(2) Dans VHist. Peint. (I, p. 104), il souhaite que, loin d’ « exagérer
les effets de la nature », le peintre ne fasse pas du style « autre chose
qu’un miroir limpide », ajoutant r, « Si le manque de vérité dans le
discours empêche le jugement, en peinture il empêche la sensation. »
En vertu d’un tel principe un excellent ouvrier en couleurs peut « don¬
ner les sentiments les plus tendres ; il n’a qu’à ne pas choisir et repro¬
duire comme un miroir les beaux paysages des lacs de la Lombardie »
(pp. 104-105). On le voit, dans un même esprit, regretter qu’il ne soit
pas possible d’ « en revenir au siècle des Ghirlandajo et des Gior-
gion » : « Nos artistes alors seraient au moins en état de copier la
nature, comme au miroir » {Rome, I, p. 33). Mais c’est dans sa lettre
à Lamartine, que, par réaction réaliste, il a pris le plus vivement la
défense d’un art de simple reflet : « Quoique j’estime beaucoup », écrit-il,
« les peintres qui font du beau idéal, tels que Raphaël et Le Corrège,
cependant je suis loin de mépriser ces peintres que j’appellerais volon¬
tiers peintres-miroirs, ces gens qui, comme Guaspre-Poussin, repro¬
duisent exactement la nature ainsi que le ferait un miroir [...]. Repro¬
duire exactement la nature, sans art, comme un miroir, c’est le mérite
de beaucoup de Hollandais, et ce n’est pas un petit mérite; je le trouve
délicieux surtout dans le paysage [...]. Ces peintres-miroirs, dans tous
les genres, sont infiniment préférables aux gens communs qui veulent
suivre Raphaël » (« Réponse à quelques objections », Racine, II, p. 232).
(3) T. I, p. 233.
58 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

pie Carmontelle ou Goldoni ». La raison ? c’est que ces deux


comiques ont été des « miroirs de la nature », or le miroir,
s’il ne prend pas conscience du sublime qu’il réfléchit, du
moins le reflète (1). Il est à croire que l’image qui est plus
ancienne que notre langue (2), avait été remise à la mode par
les zélateurs de Shakespeare, auquel sans doute les roman¬
tiques l’avaient empruntée (3). On la retrouve, en tout cas,
dans la Préface de Cromwell, où Hugo la tire dans un sens
plus idéaliste, quitte à lui préférer, pour finir, celle du « point
d’optique (4) ». Stendhal, moins soucieux de stylisation dy¬
namique, devait, lui, la prendre à la lettre dans l’applica¬
tion qu’il en a faite au genre requérant l’objectivité la plus
grande : à la narration. C’est ainsi que, dans une lettre à
Stritch du 21 avril 1825, recommandant, non sans quelques
réserves, un roman de Louis-Benoît Picard, il complimentait
celui-ci d’avoir rendu « comme un miroir (5) » tout ce qui
lui était tombé sous les yeux. Quelques années plus tard,
dans les Promenades, Bandello, à son tour, sera félicité d’a¬
voir laissé des contes où l’on distingue « comme dans un
miroir les mœurs du XV® siècle (6) ». L’image offrait une
commodité justificative qui devait amener Stendhal à en
faire usage dans les hors-d’œuvre apologiques de ses pro-

(1) Racine, II, p. 233. — Dans Rome (II, p. 9) il allait moins loin et
tout en louant Goldoni d’égaler « la vérité d’un miroir », il lui repro¬
chait non moins sa bassesse que son défaut d’esprit.
(2) Usuelle dès l’antiquité, elle a fourni en titres la littérature, sur¬
tout didactique, du Moj^en-Age et de la Renaissance. (Quelle compila¬
tion médiévale ne se donne pour un Spéculum ou miroir doctrinal ?
(3) C’est ce qu’indique Pierre Martino dans son édition critique de
Racine et Shakspeare (II, p. 353), où il rappelle le vers de Hamlet
(III, SC. 2) : « To hold, as ’twere, the mirror up to nature ». Comme le
signale encore le même commentateur, Johnson, dans sa Préface des
Œuvres de Shakespeare, s’était empressé d’étendre l’emploi de la compa¬
raison. Peut-être y a-t-il lieu de rappeler, en outre, le titre du journal
libéral de Jouy et Arnault, Le Miroir, feuille à laquelle devait succéder
La Pandore. Stendhal a lu, et cité, les deux.
(4) On ne peut se retenir de reproduire ici ses admirables formules
qui n’ont rien perdu de leur validité : « D’autres, ce nous semble,
l’ont déjà dit : le drame est un miroir où se réfléchit la nature. Mais
si ce miroir est un miroir ordinaire, une surface plane et unie, il ne
renverra des objets qu’une image terne et sans relief, fidèle, mais déco¬
lorée; on sait ce que la couleur et la lumière perdent à la réflexion
simple. Il faut donc que le drame soit un miroir de concentration qui,
loin de les aft'aiblir, ramasse et condense les rayons colorants, qui
fasse d’une lueur une lumière, d’une lumière une flamme. Alors, seule¬
ment le drame est avoué de l’art » (éd. Maurice Souriau, pp. 262-263).
(5) Courr. angh, I, p. 155.
(6) T. I, p. 39. On notera que Stendhal, qui avait l’habitude de sou¬
ligner ses mots-clefs, emploie l’italique dans la plupart de ces cita¬
tions, pour miroir : sans doute entend-il prêter par là au terme l’in¬
sistante portée d’une comparaison consacrée, convenue; il en fait un
critère et, dirait-on presque ; une catégorie de la création.
l’esthétique du miroir 59

près fictions. Dès l’avant-propos à’Armancey sollicitant « un


peu de l’indulgence que l’on a montrée aux auteurs de la
comédie des Trois Quartiers », Picard et Mazères, il écrivait
de ceux-ci, mais en fait pour son compte : « Ils ont présenté
un miroir au public; est-ce leur faute si des gens laids ont
passé devant ce miroir (1) ? » De même, après avoir, dans le
Rouge, attribué à Saint-Réal, qui a bon dos, la parole fameuse
du miroir promené sur la grande route (2), il la reprenait
en corps de chapitre et l’enrichissait pour justifier les au¬
daces de sa peinture tant sociale (3) que politique (4). Elle
lui sert encore d’alibi ou, comme il disait, de paratonnerre,
dans la « deuxième préface réelle » du Chasseur Vert (5),
puis, plus ingénieusement développée : en apologue, dans la
« troisième préface » : « Il y avait un jour un homme qui
avait la fièvre et qui venait de prendre du quinquina. Il avait
encore le verre à la main et, faisant la grimace à cause de
l’amertume, il se regarda au miroir et se vit pâle et même un
peu vert. Il quitta rapidement son verre et se jeta sur le mi¬
roir pour le briser (6). »

(1) Armance, p. 5. En revanche, dans un projet de variante, repro¬


duit à la p. 309, il paraît redouter la « laideur » de peinture qu’en¬
traîne l’ambition d’ « être le miroir de ce qu’on voit dans la nature ».
(2) T. I, p. 133 : « Un roman : c’est un miroir qu’on promène le
long d’un chemin. »
(3) « Hé, monsieur » — rétorque-t-il à l’objecteur — « un roman est
un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos
yeux l’azur des deux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et
l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être
immoral! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir! Accu¬
sez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore
l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se for¬
mer » (II, p. 224). II est plaisant de noter que, pour faire passer le
caractère de Mathilde, Stendhal use simultanément de l’argument
inverse : « Ce personnage est tout à fait d’imagination, et même ima¬
giné bien en dehors des habitudes sociales... » (II, p. 223).
(4) « Si vos personnages ne parlent pas politique, reprend l’éditeur,
ce ne sont plus des Français de 1830, et votre livre n’est plus un miroir
comme vous en avez la prétention » (II, p. 258).
(5) Leiiwen, I, p. 5 ; « Excepté pour la passion du héros, un roman
doit être un miroir. »
(6) Ibid., I, p. 7. — Molière, qui a fait appel à la même image, a pro¬
posé, pour éviter ce désagrément, une autre échappatoire : que l’on ait
le bon goût de ne pas se reconnaître dans le miroir. Dans la Critique
de « L’Ecole des Femmes » (sc. vi). Uranie, qui « raisonne » pour le
compte de l’auteur, professe en effet : « Toutes les peintures ridi¬
cules qu’on expose sur les théâtres doivent être regardées sans chagrin
de tout le monde. Ce sont miroirs publics où il ne faut jamais témoi¬
gner qu’on se voie... » A vrai dire, devant la difficulté d’avoir à « peindre
d'après nature » les gens de son siècle (ibid.), sans tomber pour cela
dans l’odieux du comique à clefs (Impromptu de Versailles, sc. iv),
Molière préférait généraliser son réalisme, c’est-à-dire l’atténuer, et
il a mieux aimé passer pour moraliste que d’avoir, comme satirique,
à revendiquer des certificats, fort dangereux, de ressemblance. Sten-
60 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

Qu’il s’agisse d’un miroir fixe devant lequel défilent les


faits, ou d’un miroir promené par l’auteur à travers le cloa¬
que de l’univers, la signification esthétique de ce cliché reste
la même : ce qu’il illustre, c’est un réalisme sans tempéra¬
ment. Il indique d’ahord un romancier passif, qui n’inter¬
prète pas. Dans cet empirisme, Stendhal irait même plus loin
que Balzac. Celui-ci, en effet, dans VAvant-Propos de la
Comédie Humaine, se targue de fournir non seulement
r « histoire », mais la « critique » de la Société; il ne vise pas
seulement à décrire, mais à rendre raison; c’est un certain
pouvoir de « décision » sur les choses qu’il s’arroge en s’au¬
torisant à décider pour elles de ce qui les a fait être ce qu’elles
sont. Si, au contraire, le roman se borne à refléter, il ne s’ac¬
corde plus la prise sur les faits qu’octroie l’explication. Bien
plus, il se dénie le droit de faire un choix : il réfléchit indis¬
tinctement tout ce qui surgit dans son champ, il se refuse
l’idéalisme sélectif qu’avait prêché Stendhal comme histo¬
rien de l’art. S’il est vrai, pour finir, que le miroir ne peut
pas, du monde, montrer plus qu’il ne lui en est présent ou
présenté, le roman qui se prévaudra d’une telle esthétique
devra renoncer à reconstituer le passé. Le miroir, c’est un
être que hante son contexte, il est la proie de l’immédiat;
tout ce qu’il donne à regarder, c’est le devant de son ici : il
n’y a pas, pour lui, d’enregistrement différé. Un narrateur,
dès lors, qui voudrait faire apparaître non des fantômes mais,
comme la glace au mur, des reflets, devrait s’interdire de
rien consigner qui sorte du rayon de l’actuâlité. Ni prophète,
ni archéologue, il ne peut être que chroniqueur, au mieux :
témoin. Et tel que, dans ce Spéculum des mœurs contempo¬
raines vers lequel son roman doit tendre, toute sa part, sa
part d’auteur, ce soit celle, comme dans le miroir, contin¬
gente, de la mise en aspect.
Stendhal a ratifié sans réserve l’objectivisme qu’implique
cette esthétique de la réfraction littérale. Il n’a rien demandé
à son narrateur que de « peindre d’une façon ressem¬
blante (1) », d’exécuter un décalque, d’établir un fac-similé,
ou, pour reprendre une formule de VAmour, de « copier

dhal, tout en se mettant en garde, par exemple, dans les marginales


de L. Leiiwen, contre le risque et l’inélégance des « personnalités »,
en a, pourtant, moins que Molière redouté le grief, ou bien s’est trouvé,
par tempérament de non-conformiste, davantage porté à en faire.
(1) Corr., VII, p. 128 : cela est dit de l’historien, mais vaut tout
autant pour le romancier, comme le prouve le Coiirr. angl., I, p. 258,
où on lit : « Le roman contemporain a cette grande difficulté qu’il
faut faire ressemblant, sous peine de ne trouver de lecteurs que parmi
les abonnés des cabinets littéraires de la dernière classe. »
l’esthétique du miroir 61

franchement ce( qui crève les yeux dans le monde (1) ». Pré-
sente-t-il ses Chroniques italiennes, ce qui lui paraît faire
tout le prix des manuscrits qu’il abrège, c’est leur authen¬
ticité — que l’on a peut-être par la suite trop suspectée (2),
leur fidélité qu’il qualifierait presque, comme on va voir,
de photographique : « On ne trouvera pas ici, annonce-t-il,
des paysages composés, mais des vues prises d’après nature,
avec l’instrument anglais. La vérité doit tenir lieu de tous
les autres mérites (3). » Il avait écrit dans les marges de
Vittoria Accoramboni : « to make a nouvelle » ; il barra ces
mots et, se rappelant à l’ordre, trancha : « non, la vérité vaut
mieux (4) ». Il craignait tant qu’on le soupçonnât d’avoir,
par son adaptation, adultéré les faits que dans une lettre à
Di Fiore, il proposait de lui-même de déposer l’original dans
un cabinet littéraire où chacun pourrait s’assurer qu’il n’a¬
vait rien « inventé » (5). Il regardait le manuscrit de Vitto¬
ria Accoramboni comme particulièrement digne de foi du
fait que l’auteur n’écrivit que « douze jours après la mort
de l’héroïne », et il lui a, en effet, toujours semblé qu’un ré¬
cit composé avec quelque recul, des mémoires, et l’Histoire
elle-même, dussent être par nécessité mensongers. Ainsi le
commande, comme on a vu, l’esthétique du miroir, s il est
bien vrai que celui-ci ne sait conjuguer le verbe réfléchir
qu’au présent de l’indicatif. Stendhal n’accepte donc point
que le modèle, hors de tout contrôle, soit situé dans la trans¬
cendance du révolu. Il se désintéresse, pour lui, des grandes
figures pseudo-historiques de l’épopée ou de la tragédie, pour
la raison un peu naïve que « les portraits que l’on en a tra¬
cés ne sont guère ressemblants (6) », et c’est la même mé¬
fiance, seulement dans ce cas mieux inspirée, qui lui fait
préférer aux reconstitutions médiévales de Sir Walter les
peintures de mœurs contemporaines quand elles sont bros-

(1) T. II, p. 222. On le voit encore, dans le Rossini (I, p. 282), assu¬
rer que « le moindre roman copié de la nature » en sait plus long sur
la « cristallisation » que le librettiste d’opéra le plus ambitieux, meme
s’il démarque Shakespeare. — Cf. encore le Courr. angl., 111, p. 44/,
où annonçant pour le New Monthly Magazine un roman. Le Maçon,
de’« M. Raymond », il déclare : « Cet ouvrage présente des tableaux
qui, s’ils ne sont pas du genre le plus agréable, sont toutefois la copie
de la nature. » , „ ,, 7
(2) Comme l’a montré L. F. Benedetto (La Par ma di Stendhal, pp. 4b-
54) qui est bien l’homme qui les a examinées du plus près.
(3) Chroniques it., I, p. 7. Cf. aussi Vlntroduction à Vittoria Acco¬
ramboni, I, p. 188. . .7 T r;o
(4) Marginale citée dans l’éd. Doyon des Chroniques it., 1, p. 0^.
(5) Lettre du 18 mars 1835 {Corr., IX, pp. 122-123).
(6) Courr. angl., III, p. 475.
62 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

sées avec « vérité et franchise » : ici, le lecteur peut véri¬


fier (1).
Stendhal conçoit donc le roman comme une chronique, seule¬
ment plus liée, mieux centrée, et cela par l’emploi concurrent
d’une autre technique : de la biographie suivie du protago¬
niste traitée en monographie psychologique. Lorsque, à son
coup d’essai, il offre son Armance au libraire Renouard, il
professe s’être attaché à y « peindre les moeurs actuelles, telles
qu’elles sont depuis deux ou trois ans (2) », et il ne désavoue
point le sous-titre auquel avait été confié le soin d’illustrer ce
propos : « Quelques scènes d’un salon de Paris en 1827. » Le
Rouge ne constitue, dans son esprit, que le tome suivant de la
même « Chronique du XIX® siècle », celui, comme il le précise
dans une lettre à Vieusseux, « dont la prétention est de pein¬
dre la France telle qu’elle est en 1830 (3) ».

(L Ibid., I, pp. 257-258.


(2) Lettre du 3 janvier 1826 (Corr., VI, p. 153). Cf. aussi le fragment
d’une lettre à Sutton Sharpe, du 2 décembre 1827, citée par Jules Mar¬
san dans son Introduction au Ronge, I, p. xxxv. n. 2.
(3) Lettre du 22 juillet 1830 {Corr., VI, p. 308). Dans la note qu’il
adressa un peu plus tard à Salvagnoli, Stendhal présenta son ouvrage
comme un « portrait de la Société de 1829 (époque où ce roman a été
écrit) » {Mél. litt., II, p. 353). Mais dans le livre lui-même (II, p. 258),
il avait avoué le projet de tendre un miroir aux « Français de 1830 ».
Quant à 1’ « Avertissement de l’Editeur », qui ferait remonter à 1827
la composition de cette « chronique », il n’est, évidemment, destiné
qu’à donner le change.
Après avoir rappelé de Stendhal que « in tutti i suoi romanzi, dall’
Armance al Lamiel, c’è il preciso proposito di dipingere l’epoca » —
et cela, à la lueur même de la haine — L. F. Benedetto, dans la notice
qui ouvre son édition anthologique de la Chartreuse (pp. 21-22), dé¬
clare que dans le Rouge, telle est l’acuité de ce regard hostile « che
per trovare un quadro délia Francia ugualmente potente, bisogna ricor-
rere a un nemico, a Enrico Treitschke ». — Dans son étude intitulée :
Stendhal, le bord de l’eau et la note secrète (Aubanel, Avignon, 1949),
Claude Liprandi, dont la thèse est que partout Stendhal romancier est
un « partisan du vrai », a cru pouvoir, sur plusieurs exemples, accré¬
diter le Rouge comme document politique et historique de première
quoi il a voulu fournir, par des rapprochements de proba¬
bilité variable, un supplément de vérification — pour le ch. xviii de la
^ Verrières » (Le Divan, juillet-septembre
1J5Ü) et « Un roi à Bray-le-Haut » {Revue des Sciences humaines, juil-
let-septeinbre 1950) — pour le ch. i de la seconde partie ; dans un arti¬
cle intitulé ; « Sur un épisode de Rouge et Noir, les plaisirs de la cam¬
pagne » {Revue des Sciences humaines, octobre-décembre 1952). Quant
aux identifications proposées par Fr. Vermale (« Stendhal et M. de Ge-
noude », dans les Annales de l’Université de Grenoble, t. XXII, 1946 et
« Autour du Rouge et Noir », dans la Revue d’Hist. litt. de la France
janvier-mars 1951) elles présentent — comme l’a, pour le second de ces
deux articles, magistralement démontré Henri Martineau (« Line cri¬
tique de rêve », Le Divan, juillet-septembre 1951, pp. 196-200) _ si
peu de sérieux que, en arguer, ce serait plutôt affaiblir que consoli¬
der la présomption que, pour le Rouge, Stendhal a largement puisé
dans l’actualité. ^
l’esthétique du miroir 63

Un tel mode de description nécessite le travail « d’après


nature (1) », et c’est là une méthode que depuis les. Pensées
jusqu’à sa grande lettre à Balzac de 1840 (2), Stendhal n’a
jamais répudiée. Il a même poussé le goût du document brut
et du témoignage non arrangé jusqu’à enregistrer, comme
sous la dictée (3), la confession qu’un Juif, Filippo Ebreo, dut
lui faire au début de 1831, confession inachevée sur laquelle
Maurice Bardèche a légitimement attiré l’attention en fai¬
sant remarquer que les faits n’y subissent, de la part du
consul-écrivain, la déformation d’ « aucune réfraction per¬
sonnelle » ni d’aucun aménagement littéraire (4). Nous at¬
teignons ici le cas-limite où le conteur consent à n’être plus

(1) Mél. lut., II, p. 352. — Est-il besoin de faire remarquer qu’il
manifeste ici son ambition d’être, pour le roman et pour son siècle,
l’émule ou le successeur de Molière, s’il est vrai que celui-ci nous ait
mis au fait de ses intentions majeures par la bouche de Dorante dans
la Critique de « L’Ecole des Femmes », quand il conseille : « Lorsque
vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature; on veut que
ces portraits ressemblent, et vous n’avez rien fait si vous n’y faites
reconnaitre les gens de votre siècle. » La difficulté commence, à vrai
dire, quand il s’agit de spécifier à quel niveau de généralité cette pein¬
ture doit s’assujettir, et ce que signifie : « peindre les mœurs sans vou¬
loir toucher aux personnes », et ce que comporte la détermination de
« représenter en général tous les défauts des hommes » {Impromptu
de Versailles, sc. iv). La Bruyère, on le sait, avoue dans l’Avertissement
des Caractères le même propos de peindre à la fois « d’après nature »
et « en général ».
(2) Où il avoue partir, quand il fait un roman, de l’un des êtres qu’il
a connus, mais en l’observant au conditionnel : le réalisme se voit
donc ici partiellement débordé ou surmonté par l’obligation qui sub¬
siste de déterminer certaines inconnues. Lorsque le romancier se
demande ce que son modèle ferait s’il avait plus d’esprit, il ne vise
plus qu’une ressemblance semi-hypotbétique et aventure son intuition
vers le portrait imaginaire. Cette note est pour rappeler que le vérisme
stendhalien reste toujours sollicité par un certain besoin de « subli¬
mer » les personnages : tendance légitime dans la mesure où imaginer
quelqu’un et « cristalliser » en sa faveur, c’est tout un.
(3) On aimerait savoir dans quelles conditions il a composé ces
feuillets. Ce serait, à l’en croire, à Trieste, les 14 et 15 janvier 1831,
que, faute de lecture, il aurait jeté sur le papier la confession du Juif.
Celle-ci lui aurait été faite un soir sur un vaisseau voguant vers Venise
(Romans, I, pp. 266-267). Il se peut bien que le Filippo lui ait, en effet,
raconté ses tribulations sur le courrier de Trieste à Venise, ville où
Stendhal ne fît pas moins de trois visites dans l’hiver de 1830-1831 (cf.
H. Martineau, Le Calendrier Stendhal). Ce serait après coup, dans
l’oisiveté de son cabinet, que le romancier aurait sur souvenirs recons¬
titué le récit. Toutefois cette relation comporte tant de précisions
sèches et directes qu’on peut penser qu’il avait pris quelques notes sur
le bateau. A moins encore que ces renseignements ne soient fictifs et
ne concourent tout bonnement à introduire le récit d’une manière un
peu romanesque : est-il interdit de supposer que Stendhal ait pu rece¬
voir le narrateur dans l’exercice de son métier de consul ? On l’ima¬
gine, lui, le collectionneur de faits vrais, faisant parler, plume en
main, son visiteur d’occasion, quitte à dépayser un peu la narration
par la suite, quand il dut songer à en tirer une nouvelle « vécue ».
(4) Stendhal romancier, p. 237.
64 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

que le scribe, (un « secrétaire », eût dit Balzac), et où le


récit, ramené de force au niveau de la relation utilitaire et
non interprétée, ne rejoint guère la fiction qu’à travers la
réquisition d’imaginaire que réclame toujours même la plus
faible compréhension d’autrui. Mais si l’on quitte ce plan
du simple procès-verbal dans la direction de la littérature
avouée, on constate que, sur toute sa carrière, Stendhal, pour
s’être orienté vers le théâtre, puis vers le roman, n’en a pas
cru qu’il devait, pour autant, renoncer à la prise directe : au
travail sur pièces et sur le vif. Comme s’il s’agissait de ces
Caractères dauphinois ou marseillais qu’il devait rédiger
seul ou avec Crozet (1), quand en mai 1804, notant quelques
sujets possibles de pièces, il se proposait de « faire une co¬
médie » d’un « trait de B[arral] l’aîné à Grenoble », il se re¬
commandait déjà de « traiter ça [...] bien d’après nature (2) ».
Travaillant quelques mois plus tard au Pervertisseur, il s’a¬
visait de situer l’action dans un cadre de lui connu et surtout
de se figurer sous le nom même de ses personnages quelques-
uns de ses familiers (3). Il en a usé de même pour Letellier
qu’il envisageait sous la forme d’une comédie satirique à
clefs (4). Par la suite, dès qu’il eut acquis quelque pratique
du roman, il se consolida dans la maxime de ne jamais tra¬
vailler de chic : « En décrivant un homme, une femme, un
site » — recommandait-il à Mme Jules Gaulthier — « songez
toujours à quelqu’un, à quelque chose de réel (5). »
Ce précepte, il ne s’est pas borné à le formuler : il l’a mis
en application, comme une critique d’esprit un peu scolaire
pourrait le démontrer à la suite pour chaque roman. On
sait de reste que, par exemple, dans Armance, non content
de « copier » l’héroïne d’après une « dame de compagnie
de la maîtresse de M. de Stroganotf » (6), il a, sous le masque
animé de Mme d’Aumale, évoqué les traits d’une personne
aussi connue de nous que Mme de Castries, « faite sage (7) ».

(1) Mél. litt., II, pp. 49-110.


(2) Pensées, I, pp. 314-315.
(3) Il transporte la scène « dans la maison de Pacé [Martial Daru],
rue de Lille, 505, Chapelle logeant au plain-pied, Letellier dans l’ap¬
partement sur le portail, Pacé étant Chapelle, Verdez, Possel » {Pen¬
sées, 11, p. 318). Cf. encore ibid., p. 319 : « Je vois dire à Pacé tout ce
que je fais dire à Chapelle, je le vois avec sa manière de parler et de
déclamer. »
(4) La liste de celles-ci est connue {Théâtre, III, p. 107).
(5) Lettre du 4 mai 1834 (Corr., VIII, p. 272).
(6) François Michel a tâché de l’identifier au plus serré : cf. son
étude, parue dans Le Divan d’octobre-décembre 1949 sous le titre :
« Armance de Zohiloff ».
(7) Cf. la lettre à Mérimée du 23 décembre 1826 {Corr., VI, pp. 176-
177). On a trouvé plusieurs modèles probables pour Mme de Bonnivet
l’esthétique du miroib 65

Lorsque, plus tard, dans sa lettre-article à Salvagnoli, il a


cru devoir protester au sujet du Rouge que « ce roman n’en
est pas un » et que M. de Stendhal « n’a rien inventé (1) »,
non seulement il autorisait à l’avance ce dégagement des ra¬
cines de réalité de l’ouvrage auquel, après sa mort, devaient
se livrer les équipes de fouilles du beylisme, mais il enten¬
dait valider méthodologiquement la fiction traitée en por¬
trait de mœurs, et ainsi requérait que de son tableau l’on
reconnût simultanément le bien-rendu et le bien-fondé (2).
La Chartreuse elle-même, pour pousser plus loin vers le ro¬
manesque, l’idylle et l’élégie, n’en dispose pas moins d’une
forte assiette, et de cautions de réalité situées non seulement
dans la biographie de l’auteur (3), mais à deux ou à plu¬
sieurs niveaux différents de l’histoire (4). Un exemple, pour-

et nous avons montré (dans les notes critiques de notre édition de^ ce
roman, pp. 318-321) que même un personnage aussi extérieur à l’ac¬
tion que le prédicateur invoqué par Mme de Malivert au détour d’une
de ses homélies à son fils était un personnage historique connu : l’ahhé
Fayet.
(1) Mél. lût., II, p. 375. Que dans cette note Stendhal ait a la fois
antidaté et dépaysé (aux « environs de Rennes ») l’affaire Berthet,
cela n’ôte rien à la signification de l’orgueil ici affiché d’avoir « fait
ressemblant ». , . . ^ . /monx
(2) On trouvera dans les éclaircissements de l’édition Garnier (1939)
et dans L’Œuvre de Stendhal (pp. 332-342) le bilan autorisé qu’a dressé
Henri Martineau pour les sources historiques et autobiographiques du
Rouge.
(3) Un exemple : si l’on en croit l’un de ses brouillons de réponse
à Balzac (Corr., X, p. 273), Stendhal, entreprenant \a Chartreuse, aurait
eu « en vue la mort de Sandrino, fait qui [1’] avait vivement touche
dans la nature ». On devrait encore faire état de tous les traits non
inventés que, se relisant, il salue au passage dans l’imprimé par une
mention manuscrite comme « vérité observée » (p. 550, note 119).
(4) Fr. Novati, P. Martino, H. Martineau, L. F. Benedetto et Ch. De-
déyan (« Stendhal et le Risorgimento dans La Chartreuse de Parme »,
Revue de Lût. comparée, avril-juin 1952), pour ne citer que quelques
noms, ont suffisamment décompté les repères d’ordre historique et
géographique, qui, malgré tout le soin avec lequel le narrateur a
ici transposé, « contaminé » les données et brouillé les cartes, four¬
nissent au roman un enracinement, ou du moins un coloris des plus
authentiques. Même là où Stendhal invente, comme Balzac l’avait
vu : c’est de l’histoire qu’il « fabrique », il n’utilise pas la fiction
comme tremplin pour l’hypothèse, mais comme moyen de « susci¬
ter », suivant le mot de M. Bardèche (Stendhal romancier, p. 412),
« une portion inédite de l’histoire ». L’exhaustive érudition de L.-F. Be¬
nedetto est venue témoigner dans le même sens : elle a établi que « la
Parme de Stendhal », même si elle a bénéficié de transpositions fan¬
taisistes, n’en doit pas moins être tenue, des points de vue géographi-
QUG, psychologicjuc et surtout historique, pour conforme; la validité
en reste généralement italienne quand le romancier y a dépaysé cer¬
taines données qui sont à restituer à l’histoire, soit reculée, soit con¬
temporaine, par exemple, de Milan, de Rome ou de Modène; mais le
livre ne saurait, aussi bien, renoncer à se prévaloir d’une vente pro¬
prement parmesane; qu’elles aient fourni le point de départ, ou qu elles
66 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

tant, vaut mieux, si l’on a l’intention de montrer ce que Sten¬


dhal visait quand il prétendait, comme romancier, avoir
pratiqué 1’ « étude sur le vrai (1) » ou encore avoir « copié les
personnages et les faits d’après nature (2) », c’est Lucien
Leuwen où, suivant l’usage « amusant » des peintres (3),
l’auteur s’est fait une loi de ne travailler que « le modèle
sous les yeux ». Il a, pour ce faire, employé non seulement
ses souvenirs et des documents imprimés, mais des témoi¬
gnages directs. C’est ainsi qu’ayant eu l’occasion, en 1835,
de lancer son compatriote Rubichon dans des commentaires
infinis concernant la situation sociale et politique de « Cu-
laro », il en a retenu une liste d’ « excellents facta (4) », un
répertoire, toujours ouvert, de traits, de mots typiques et
de précisions, lestées de sens, dont il a constitué comme le
« dossier de preuves » de son roman (5), au moins pour la
première partie. Pour la seconde, il a eu, outre Lingay, Méri¬
mée, lequel, comme secrétaire du comte d’Argout, avait rempli
les fonctions de Lucien auprès du ministre de Vaize (6). Quant
aux personnages, il les a tous étudiés sur le vif (7), poussant
quelqnefois le scrupule, quand un original venait à lui man¬
quer, jusqu’à attendre qu’il pût le retrouver ou le surprendre,
pour un croquis direct, à Paris.
Constate-t-il en se relisant que les ma chère et les rires
multipliés dont il a fourni la conversation de Mme de Cons¬
tantin donnent à cette dame un « air femme de chambre »,
loin d’ennoblir le ton, il les lui laisse, parce qu’il en aperçoit
le tic chez le modèle, une certaine Mme de Villègre ou de
Gréville (8). La robe que porte Mlle Sylviane, en « étoffe
d’Alger», à «raies fort larges, marron » —croit-il— « et jaune
pâle », c’est celle qu’il a vue à « miss Louise », et il s’as-

aient été seulement piquées sur une trame de pure fiction, les réalités,
dans ce roman, se donnent assez à reconnaître pour qu’on puisse parler
de réalisme, serait-ce, comme L.-F. Benedetto (La Parma di Stendhal,
p. 152) le fait pour l’évasion de Fabrice, de « realismo fabiesco ».
(1) Leuwen, II, p. 385. On le voit encore, dans une variante au projet
de Préface (I, p. 301), assurer que le roman de Lucien est très vrai au
fond.
(2) Formules du testament léguant le manuscrit à la date du 17 fé¬
vrier 1835.
(3) Leuwen, II, p. 324.
(4) Ibid., I, p. 381.
(5) Ibid., I, pp. 304-310.
(6) Cf. au t. II, I). 313, de l’édition du roman procurée par Henri
Martineau aux Editions du Rocher, la note 12 qui signale le fait.
(7) Tel, pour choisir un personnage épisodique, Ludwig Roller pour
l’évocation duquel Stendhal, à un certain moment de son travail préa¬
lable, s’est avisé d’utiliser une silhouette prise dans un café le 9 fé¬
vrier 1835 (Leuwen, I, pp. 316-317).
(8) Leuwen, III, pp. 382-383.
l’esthétique du miroir 67

sure dans l’aparté qu’il n’invente aucun de ces détails (1) ».


A-t-il à choisir entre plusieurs versions d’une même scène,
il s’exhorte, pour en décider, à reporter les yeux sur « la na¬
ture et non les copies (2) ». On dira que de Rome ou de
Civita-Vecchia, il lui faut la vue bonne pour distinguer ceux
des gestes et des faits dont il veut rendre compte avec ce
scrupule sans attendre d’être sur place. Mais c’est justement
le recul qui lui permet d’attraper la réalité au degré de fic¬
tion sans lequel aucune donnée ne peut s’accréditer, imposer
ou persuader sa présence. L’amateur de romans ne peut être
accroché que par ce que l’auteur, fût-il un observateur, s’est
effectivement figuré avant d’écrire. Autrement dit, le lec¬
teur ne réputé réel que ce que, du réel, le romancier a animé
par l’imagination.
A cette réserve près qu’il travaille ainsi à distance, Sten¬
dhal n’introduit dans ce roman pas un seul personnage,
même épisodique, qu’il n’indique, pour s’obliger à rester
constant et véridique, le prototype dont il s’est servi (3). Les
gloses marginales nous révèlent donc que M. de Torpet, c’est
M. de Salvandy, ou Fléron : le vicomte Dejean, ou M. des Ra¬
miers : Saint-Marc Girardin, tout comme Gauthier est Gros et
le docteur Du Poirier : Rubichon (4). Parfois les noms fictifs
livrent par transparence, par anagramme ou par écho l’iden¬
tité des originaux, et c’est ainsi que le général Fari s’appelait
bien Farine; Thourette : Turette; Gamont : Montgaillard;
Mairobert : Desroberts; Leffre : Mefifre et, ce qui est plus
grave, Kortis : Corteys. Souvent aussi Stendhal qui, pour
« dérouter la personnalité (5) », par « prudence » ou
« égard », s’oblige à « déguiser noms et portraits physi¬
ques (6), modifie un « trait » trop repérable (7) ou, suivant
un usage tout à fait général chez les romanciers, contamine

(1) Ibid., II, pp. 200-201 et 383. Dans la « miss Louise » qui lui
avait servi de modèle, il faut reconnaître Louise Vernet.
(2) Ibid., III, p. 374, n. 1.
(3) La preuve qu’il pense toujours Gros là où il nomme Gauthier,
c’est qu’il lui arrive (III, p. 380) d’écrire tout bonnement : « M. Gros,
le républicain, était fort étonné... » là où il a oublié qu’il a, par un
pseudonyme, réservé l’incognito de son modèle. On n’est pas moins
balzacien (cf. ici-même, p. 42, n. 6). Il est vrai que pour L. Leiiwen,
dont l’inachèvement n’a pas permis l’unification onomastique, l’indice
perd beaucoup de sa force.
(4) Cf. Henry Dumolard, « Un personnage de Lucien Leiiwen : le
véritable docteur du Poirier », dans Autour de Stendhal, B. Arthaud,
Grenoble, 1932.
(5) Leuwen, IV, p. 429.
(6) Ibid., II, p. 385.
68 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

plusieurs modèles. C’est ainsi que pour constituer le seul


personnage de Mme Grandet il a eu recours à un riche échan¬
tillonnage d’originaux qui comprend Mme de Ménainville,
Mme Delessert, Mme Gou[rieff], Mme Horace Vernet et
« Mme Chatenay tante (1) » — sans compter, pour quelques
touches anecdotiques, la comtesse de Sainte-Aulaire et Menta.
Il ne se borne pas, du reste, à travailler ainsi sur portraits,
sa mémoire lui restitue ses modèles par scènes et en acüon.
Pour évoquer un dîner, une réception, une dispute adminis¬
trative ou une chasse (2), il dispose dans chaque cas d un
précédent vécu qu’il arrête avec soin dans les marges de son
manuscrit, comme s’il s’agissait de le faire « poser » devant
lui. Compte-t-il, par exemple, dépeindre l’accueil que le
comte de Vaize ménage à Lucien après l’échec du candidat
gouvernemental, il accroche sous son regard le tableau :
« Dominique reçu par M. Sainte-Aulaire après Ancône » ou
encore : « Martial, 1807 (3). » Il ne s’autorise donc point à
traiter de chic un seul morceau et comme il nous promène
à la suite de Lucien Leuwen dans les milieux militaires,
mondains, financiers, administratifs et politiques de la
France sous Louis-Philippe, son roman se trouve nous offrir
une valeur documentaire et historique de premier ordre (4),
supérieure encore à celle que Claude Liprandi attribue au
Rouge, et par là de nature à confirmer la thèse du même :
que « Stendhal romancier est avant tout un partisan du
vrai », moins visionnaire que Balzac, plus « objectif » (5).
Ici, dans le véridique, l’on doit distinguer deux ordres dif¬
férents de données : celles qui touchent encore à l’imagi¬
naire par l’illustration que l’intrigue particulière vient four¬
nir à la généralité relative du tableau daté, et d’autre part
les événements rigoureusement historiques que le narrateur,
comme pour en renforcer sa trame, a tissés à même la fic¬
tion. Dans le premier cas la part du romancement n’est que
celle de l’exemple : les pratiques que l’historien des mœurs
se contenterait d’évoquer ou d’expliquer dans l’indétermina-

(1) Ibid., respectivement III, pp. 415, 426, 427, 428, etc.; III, pp. 412
et 426; IV, p. 446; et III, p. 399.
(2) Ibid., respectivement IV, 410; III, p. 429; IV, p. 386; et IV,
p. 478.
(3) Ibid., IV, pp. 401-402.
(4) Cf. Pierre Martino, Stendhal, pp. 211-212; Pierre Jourda, Etat
présent des études stendhaliennes, p. 70; et, plus généralement, Egon
Ernste, Stendhal als Schilderer der Sitten seiner Zeit (Münster, 1934).
(5) Stendhal, le bord de l’eau..., pp. 173 et 184. Cf., du même renché¬
rissant, Un roi à Braij-le-Haat, p. 156 — et Sur an épisode de « Rouge
et Noir ■», p. 313 (« ... quand le Rouge n’aurait pas copié PHistoire,
l’Histoire semble avoir voulu copier ce roman »).
l’esthétique du miroir 69

tion d’un imparfait itératif, Stendhal les étudie à travers le


déroulement d’une aventure unique et univoque contée au
passé simple (1), mais son récit n’offre de fictif que cette
incarnation de l’habituel, du chronique ou du répété, dans
le développement singulier d’une expérience prise pour ty¬
pique. La vie de garnison et le rôle que joue l’armée de paix
comme instrument de répression sociale, la cuisine des élec¬
tions et des votes, la répartition des pouvoirs réels dans les
différentes administrations, enfin la liaison de cause à effet
qui s’établit à cette date entre l’argent et la politique, rien
de tout cela n’est inventé que précisément la destinée de
Lucien qui fournit le moyen d’en rendre compte de façon
concrète, c’est-à-dire en action et en perspective. On constate
qu’ici l’absolue vraisemblance du cas particulier soutient
une équation avec la vérité du fait général. Quoi qu’il en
soit, l’on chercherait en vain des documents ou des témoi¬
gnages peignant mieux que cette fiction l’esprit des cadres
dans l’armée de métier sous la monarchie de Juillet, la
« guerre de pots de chambre et de pommes cuites » que la
troupe devait soutenir contre les ouvriers « confédérés »,
bref, la vie quotidienne d’une compagnie de lanciers dans
une ville de province vers 1834 (2). Si l’on sort du roman il
ne reste guère, au niveau du vécu, que les gravures du temps
ou la presse, à laquelle, du reste, Stendhal renvoie partout
où les besoins de la vraisemblance et l’économie d’attention
le condamnent à rétrécir subjectivement le champ de son
évocation historique. Mais les journaux eux-mêmes, et pour
cause, ne sauraient nous fournir l’équivalent de ces pages
de haut génie politique, et qui eussent, plus encore que les
intrigues de Parme, forcé l’admiration de Balzac, où Sten¬
dhal révèle comment un ministre de l’Intérieur peut interve¬
nir dans une élection par le jeu de maquignonnages, mena¬
ces, prébendes, décorations, pamphlets, circulaires adminis¬
tratives, tournées de propagande, fausses nouvelles, mesures
de police, achat d’agents doubles, conflits soulevés entre
les pouvoirs et autres combinaisons indirectes qui obligent

(1) Même pour l’intrigue d’amour il se recommande de préférer à


l’affirmation indéterminée donne les faits dans leur valeur de resul-
tat ou qui prend la moyenne des actes répétés, la relation qui se rap¬
porte à un événement indiqué comme unique dans sa matérialité, mais
de lui-même se proclamant comme typique dans sa portée. Ainsi, au
lieu d’écrire : « Il résultait de ces imprudences de Leiiwen... » Sten¬
dhal préférera « donner un jour, une époque fixe à ces froides géné¬
ralités : Il arriva un soir que... » (III, p. 328, n. 2).
(2) Les principales indications sont à glaner : au t. I, pp. llo-lln,
et au t. III, pp. lb-20 et 72 sq.
70 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

la raison d’Etat à emprunter le labyrinthe de la psychologie


locale, voire individuelle (1). Et ce n’est pas seulement à
propos des deux missions électorales dont Lucien s’acquitte
avec tant de zèle et si peu de succès en Basse-Normandie et
à Champagnier, que Stendhal témoigne de ce sens aigu des
mécanismes et des ressorts, de cette connaissance cynique
des secondes fins et des modes d’emploi, de cette divination
hardie et déliée des ordres de manœuvres et des moteurs,
c’est aussi bien dans des passages de moindre portée ou de
moindre ampleur, celui, par exemple, où l’on voit le héros
s’opposer par toutes sortes d’expédients à la destitution d’un
innocent (2), ceux qui permettent de saisir le fil, c’est-à-dire
le sens d’enroulement des ténébreuses affaires d’intérêt et
d’ambition qui se sont nouées au « Château » (3), ceux en
particulier qui concourent à dénoncer la connexion fraîche¬
ment établie entre le télégraphe (4) et la Bourse comme en¬
tre celle-ci et la Chambre ou les ministères. Il n’est pas jus¬
qu’au dernier chapitre de ce roman qui, loin de nous ra¬
mener aux intérêts de l’amour, ne tourne à une sorte de
documentaire : dans ce morceau fleuri de chiffres il nous est,
en effet, révélé le détail des transactions au cours desquelles
Lucien, refusant une fructueuse faillite, se résigne à céder
le fonds de la banque Leuwen et Van Peters; or le méca¬
nisme de l’opération passionne le conteur au point que, tout
à la circonstance d’une telle liquidation, il ne s’avise guère
que c’est, en fait, son propre roman qu’il liquide.
Du moins, celui-ci y a-t-il gagné comme source d’infor¬
mations et cet ordre de validité s’y trouve souligné par de
fréquentes références à des événements historiques, ceux-là
ne constituant point la mise en action, pour l’exemplarité,
de constantes noyées dans l’usage, quasiment anonyme, des
mœurs, mais bien des accidents uniques, publics, ponctuels,
attribués et, en un mot, enregistrés dans les annales de la
Nation. Ce n’est pas le lieu, ici, de se demander, comme l’a
fait Claude-Edmonde Magny (5) à propos de certains roman¬
ciers modernes, comment en droit dans une fiction le temps
fantastique peut être raccordé sans malaise ou vertige à
celui de l’histoire officielle. Que la mise en système de ces

(1) Cf. notamment IV, pp. 15-19, 50-53 et 87-89.


(2) Ibid., p. 211.
(3) Ibid., pp. 303 sq.
(4) On sait que Stendhal jugeait le fait si important qu’il avait pro¬
visoirement envisagé d’intituler son roman Le Télégraphe (IV, pp. 421
et 433).
(5) Histoire du Roman français depuis 1918, I, pp. 286-287 et 318.
l’esthétique du miroir 71

deux ordres de durée garde quelque chose de laborieux et


d’un peu illicite chez un Jules Romains, par exemple, cela
se peut, mais chez Stendhal la greffe se fait sans artifice, par
la vertu même de son parti pris, lequel réduit l’écart entre le
fait rêvé et le fait révélé : dans ses romans, en effet, pour tout
ce qui concerne le récent passé, le romanesque n’en est pas,
puisqu’il vise allusivement des réalités bien désignées, et
d’autre part l’événement historique, y subissant, dans le
mode même de son apparition, l’effet d’une interprétation
satirique, se trouve déjà suffisamment, sinon romancé, du
moins travaillé par l’imagination pour ne pas désorienter
quand il vient à être piqué sur la trame du récit inventé.
C’est, dès lors, sans la moindre gêne — sans rupture de fas¬
cination ni réveil — que le lecteur de Lucien Leuwen voit
l’auteur, non content de s’en prendre à Guizot, Thiers ou
Soult, renvoyer par des notes à l’actualité consignée dans
la presse : qu’il s’agisse, en effet, des grèves provinciales et
des émeutes sanglantes d’avril 1834 (1), du transfert de Lyon
à Paris des prévenus du procès qui suivit (2), de certaines
mesures préfectorales abusives (3) ou de scandales financiers
et coups de Bourse un peu trop voyants, toujours Stendhal
se prémunit — ostensiblement ou en aparté — de références
positives aux journaux du temps (4).
C’est pour toutes ces adhérences à la réalité que Lucien
Leuwen a été fréquemment regardé comme « le roman bal¬
zacien de Stendhal (5) ». En fait, il semble bien, si l’on trace
la courbe possible de l’action exercée par Balzac sur Sten-

(1) « Pour les détails militaires, stratégiques, politiques, etc., etc., de


cette grande affaire, voir les journaux du temps », recommande Sten¬
dhal (III, p. 20). Ayant fait état de l’intimité, c’est-à-dire de la frater¬
nisation, qui s’était établie entre la troupe et les civils, il donne, ail¬
leurs, ses sources avec plus de précision : « National du 18 octobre
1834. Précurseur de Lyon » (III, p. 401). Concernant tant ces référen¬
ces que l’authenticité de l’affaire Kortis-Corteys, cf. dans l’édition
« du Rocher » les deux précieuses notes historiques procurées (II,
p. 316) par Henri Martineau.
(2) « Voir les journaux du commencement de mars 1835 », glose
encore en note Stendhal (IV, p. 339).
(3) T. IV, pp. 232 et 427 : « M. Brun, journal du 6 au [peut-être
faut-il lire : ou] 7 janvier 1835. »
(4) T. III, pp. 315-317 et 432 ; « Flandin prétend que le général
Mouthon lui a donné quarante mille francs, et on ne le contredit pas.
Journaux du !“■ ou 2 décembre 1834. » — T. IV, pp. 301 et 467 :
< Bourse. — Liquidation de janvier 1835. Off. Gazette des 6 et 7 fé¬
vrier. »
(5) Le mot est de René Boylesve, Réflexions sur Stendhal, p. 56.
Mais on le retrouve chez P. Jourda, Etat présent p. 70; André Rous¬
seaux, Le Monde classique, l*'® série. Albin Michel, 1941, p. 148; H. Ja-
coubet, Stendhal, p. 199, et surtout Maurice Bardèche, Stendhal roman¬
cier, p. 67.
5
72 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

dhal, que les deux périodes où le second risque d’avoir, réso¬


lument ou non, rivalisé avec le premier, aient été celles où
il a mis la main d’une part à Lucien Leuwen et d’autre part
à Lamiel (1). Thibaudet s’est demandé s’il n’y avait pas « eu
à partir de 1832 une influence de Balzac sur Stendhal (2) »,
et la question méritait bien d’être posée, non seulement pour
tout ce qu’indique l’étude intrinsèque de Lucien Leuwen (3),
ou encore du fait que la première rédaction de ce roman
ait été corrigée ou accrue dans un esprit étrangement bal¬
zacien, mais aussi pour la simple raison qu’en le compo¬
sant Stendhal s’est plusieurs fois référé à l’auteur du Méde¬
cin de campagne (4). Comme il l’annonce à Mareste, dans
une lettre du 13 juillet 1834, il avait apporté à Rome « 4 vol.
in-18 de Balzac (5) » et c’est peut-être un de ces volumes,
c’est, en tout cas, un roman /de Balzac que, dans son récit,
le comte de Vaize charge le héros de remettre à certaine
dame (6). Il y a plus : dans une note de son manuscrit, Sten¬
dhal s’avise de ce que le nom de Grandet dont il a baptisé
son intrigante a déjà été « pris par M. Balzac (7) ». C’est éga¬
lement de « M. Balzac », de La Femme abandonnée notam¬
ment, qu’il s’est servi pour sa « description de la société no¬
ble à Nancy (8) », et il a, en définitive, préféré, à un ouvrage

(1) Que cette dernière tentative constitue un « roman balzacien (à


la Vautrin) », cela a frappé non seulement Thibaudet, dont ce sont les
propres termes {Stendhal, p. 185), mais .lean Prévost (Le chemin de
Stendhal, p. 77), Pierre Jourda {Etat présent, p. 82) et F. C. Green
{Stendhal, Cambridge, 1939, p. 309).
(2) Stendhal, p. 163.
(3) La parenté se sent jusque dans le détail. M. de Chasteller a aban¬
donné à sa fille unique tout le premier étage de l’hôtel de Pontlevé,
mais en exigeant qu’elle lui en acquitte loyer, et au double du juste
prix (I, p. 67). Ce trait d’avarice ne semble-t-il pas échappé d’un ro¬
man de Balzac ?
(4) Roman que Stendhal acheva de lire le 11 mars 1835 {Mél. int.,
II, p. 257).
(5) Corr., VIII, p. 305. (Peut-être faut-il lire ; « 4 vol. in-8 », s’il
s agit bien des Etudes de mœurs parues chez Mme Charles-Béchet.)
(6) T. III, p. 299.
(7) T. III, p. 419 (note du 8 décembre 1834).
^ Henry Débrayé et, dans les Mél. int.,
-11* H. Martineau, avaient laissé un blanc pour le mot, réputé
illisible, qui, dans cette niarginale du 6 avril [1835], précède « aban-
donnée^ » . Dans son édition du Rocher (II, p. 306), H. Martineau avait
propose la lecture « cour abandonnée ». Mais c’est Femme que porte
le manuscrit (fol. 370 v° du t. V) et il s’agit bien de la nouvelle de
Balzac qui, apres avoir été révélée par la livraison de septembre 183‘>
P^™ 1^33, mais portant le millésime de
1834, .dans le deuxieme tome des Scènes de la Vie de province, lequel
constituait le sixième volume des Etudes de mœurs dans l’édition
fournie chez Mme Charles-Béchet. Nous avons démontré dans le cahier
spécial de Omaggio a Stendhal de la revue Aurea Parma (n" de juillet-
l’esthétique du miroir 73

comme Le Médecin de campagne, invoqué pour comparai¬


son, sa narration dont il estimait qu’elle faisait raconter da¬
vantage à chaque phrase (1), voire démontrait davantage de
bonne foi dans le style (2).
Quoi qu’il en soit, il n’a jamais poussé plus loin que dans
Lucien Leiiwen le scrupule d’exactitude et le vérisme. Non
seulement, comme en témoignent les marginales, il y a tâché,
en y contrôlant tant les horaires que la chronologie géné¬
rale (3), à assujettir son récit à la plus grande cohérence
possible, mais il s’y est obligé à des vérifications de détail qui
présagent les drames de conscience d’un Flaubert (4). Est-il
exact que la solde d’un sous-lieutenant s’élève par mois à
quatre-vingt-dix-neuf francs (5) ? Est-ce bien le colback que
portent les lanciers (6) ? A quelle heure se font les manœu¬
vres d’été dans la cavalerie, et quels en sont les thèmes (7) ?
Se donner en montant « trop de mouvements des bras »,
est-ce bien là un « défaut anglais » (8) ? A-t-il situé Darney
à la juste distance de Nancy, et compte-t-on, comme il l’a
fait, quatre-vingt lieues de Caep à Paris (9) ? En décrivant
les armes du livre de messe qu’on a prêté à Lucien à la cha¬
pelle des Pénitents, n’a-t-il pas commis de bévue aux dépens
de l’art héraldique (10) ? N’a-t-il rien avancé qui contredise
au.x usages et aux hiérarchies qui ont cours dans un hôpi¬
tal (11) ? Les bécasses passent-elles bien chez nous vers les
mois d’octobre et de novembre (12) ? « Commis » du télé¬

décembre 1950, pp. 110-123) que la' Femme abandonnée pouvait être
regardée comme une source non négligeable de la F® partie de
L. Leuwen.
(1) Marginale du 14 mars 1835 (Mél. int., II, p. 258). Stendhal y
prend pour autre terme de comparaison le Koatven de « M. Sue ».
(2) Ibid., I, p. 29 : dans ce testament, qui est du 17 février 1835,
se demandant à quel écrivain l’on pourrait s’adresser après sa mort
pour réviser le manuscrit de son roman, il exclut Balzac.
(3) Cf. par exemple les notes figurant ; au t. II, pp. 353, 381, 406,
436-437 et 456; au t. III, p. 383, et au t. IV, pp. 396-397, et surtout
pp. 370-371, où on le voit compter par heures et par lieues pour fixer
en toute vraisemblance l’endroit où il doit situer l’algarade de la boue
et des pamphlets.
(4) Les questions que Stendhal se fait dans les marges de L. Leii-
wen n’annoncent-elles pas, par exemple, celles que Flaubert viendra
à se poser de manière à serrer au plus près les réalités politiques dont
il fera état dans L’Education sentimentale ?
(5) T. I, p. 354.
(6) T. I, p. 352.
(7) T. II, pp. 447 et 455-456.
(8) T. I, p. 389 : Stendhal se promet d’en référer à Sharpe.
(9) T. III, pp. 345, et IV, p. 390.
(10) T. I, p. 365.
(11) T. III, p. 406.
(12) T. III, p. 361.
74 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

graphe, est-ce le terme propre (1) ? Un Rotschild ou un Pillet-


Will se rendent-ils en personne à la Bourse (2) ? Le total
des « lois, arrêtés et circulaires qui régissent le ministère
de l’Intérieur » est-il bien, comme il l’a hasardé, de 1 ordre
de quarante-quatre mille (3) ? Les chiffres qu il a alignés
pour le tableau électoral du petit préfet Séranville restent-
ils bien dans la norme (4) ? Ne s’est-il pas tronapé dans
l’addition des voix qui donnent la victoire à l’opposition (5) ?
On dira qu’il ne s’est vraisemblablement pas assujetti à de
tels contrôles, et qu’il a dû tout autant s’y exhorter, et d’une
façon non moins platonique, quand il élaborait le Rouge ou
la Chartreuse, dans les interlignes de ses manuscrits, les¬
quels, seulement, ne nous ont pas été, pour ces deux romans,
conservés. Mais l’important est de noter ici, restassent-ils
dans l’ordre des intentions, ses scrupules (6) et cette attitude
qu’Arnould Frémy définissait chez lui, de son vivant encore,
comme une « idolâtrie de la réalité (7) ».
Stendhal, en effet, comme Balzac, bien que ce soit d’une
manière moins ostensible, pousse le respect du fait jusqu à
faire bénéficier le fait inventé des hommages mêmes dont il
entourerait dans la vie le fait vrai. Les circonstances qu’il
vient de forger, comme il les fait passer pour réelles, il se
juge tenu tout le premier de les traiter avec la révérence
qu’il doit à la réalité. En d’autres termes, il se retire prise,
et résigne tous droits sur ce qu’il a une fois convenu; volon¬
tiers il s’efface devant ce qu’il a créé comme il le ferait de¬
vant la création d’un autre, devant la Création elle-même.
Loin d’en user cavalièrement avec les données qui jalonnent
sa relation, loin de les postuler à la faveur d’allusions un peu
négligentes, loin, encore, de les arranger de manière à les
assortir à sa propre diction, il lui plaît de les produire, et —
quand la chose s’y prête — d’en reproduire la présentation,
de manière à leur conférer le plus possible d’autonomie par
rapport à lui. C’est à la faveur d’une telle disposition qu’il
lui arrive d’imprimer sans les abréger les documents ou les

(1) T. IV, p. 389.


(2) T. III, p. 413.
(3) T. III, p. 424.
(4) T. IV, p. 383 : « A vérifier. Est-ce le nombre convenable pour
le bureau, par exemple, de Bourges ? »
(5) T. IV, p. 394.
(6) C’est dans un même esprit d’exactitude matérielle que Stendhal
avait raillé Walter Scott d’avoir, dans Quentin Durward, placé des
oliviers aux environs de Tours {Courr. angl., II, p. 93).
(7) Chronique de la Revue de Paris sur la Chartreuse, publiée dans
la livraison du 5 mai 1839.
l’esthétique du miroir 75

discours dont son récit fait état, bien plus, parfois, de leur
conserver soit leur aspect matériel, soit leurs particularités
d’accent. Ainsi n’hésite-t-il pas dans le Rouge, et plus encore
dans Lucien Leuwen, à placer sous les yeux du lecteur plu¬
sieurs des lettres, pétitions, dépêches ou tracts que sa narra¬
tion met en cause (1). Lucien pénètre dans un cabinet de
lecture, y prend un roman : Edgar, ou le Parisien de vingt
ans; ce qu’il en parcourt, Stendhal ne manque pas de nous
le retranscrire entre guillemets et in extenso (2). Balzac, qui
ira jusqu’à reproduire la musique de la romance chantée par
Modeste Mignon, n’en eût pas, en l’occurrence, usé différem¬
ment et s’il eût eu à traiter l’épisode des élections que Lucien
s’évertue à fausser, il n’eût pas pu, vers la documenta-
tation brute, pousser plus loin que Stendhal, lequel n’a pas
craint d’administrer les données chiffrées par bordereaux
de vote et tableaux de scrutins en forme (3). C’est par un
même scrupnle, et non, semble-t-il, par recherche du pitto¬
resque que Stendhal conserve si volontiers dans le Rouge
les « façons de parler » des provinces et des professions, les
idiotismes de vocabulaire et de prononciation, quitte à nous
suggérer de lire Dauphiné partout où il commente : « comme
on dit en Franche-Comté (4) ». L’italique (5) ou la paren-

(1) Cf. par exemple, pour le Rouge : I, p. 191, et II, pp. 374 et 382;
pour L. Leuwen : I, pp. 102-103; II, pp. 280, et IV, pp. 95-97, 136,
141 sq. et 324-325. Lucien, devant justifier son départ pour Paris,
adresse-t-il sur le conseil de son père, une lettre à son supérieur, le
lieutenant-colonel Filloteau, Stendhal rédige la lettre : on la trouve
hors texte, complète et telle quelle, au fol. 143 du vol. III de son ma¬
nuscrit (III, pp. 370-371). Plus loin, craignant de n’avoir pas conféré
un cachet d’authenticité suffisamment féminine aux billets que
Mme Grandet mande à Lucien, le romancier se propose, quand il sera
à Paris, de faire récrire ces lettres par « lady Menti ou lady Kas[tel-
lane] » (IV, p. 479) : on n’imagine pas scrupules plus balzaciens.
(2) Leuwen, III, pp. 149-150. Bien entendu, le texte cité est de
Stendhal.
(3) Ibid., IV, pp. 55 (« Imprimer ainsi en colonne », prescrit Sten¬
dhal), 142-143 et 149.
(4) Rouge, I, pp. 88, 223, 312, 313, etc. On sait combien Stendhal
était resté sensible aux valeurs psychologiques et affectives que véhi¬
culaient dans son souvenir les « mots de la tribu » grenobloise. Dans
le Brulard le double lexique du cru et de l’enfance lui offre non seule¬
ment des appuis pour la « remémoration », mais aussi bien, dans le
présent de l’évocation, des jouissances analytiques de nature déjà
proustienne. Quand il prononce et souligne les termes de patet, fériés,
gobilles, boime, chapeplans, benne, crinche..., c’est toute sa jeunesse
qu’il mime ; il lui suffit du mot pour se refaire une âme d’alors et de
là-bas, qu’il savoure.
(5) A vrai dire, l’italique, si, en un sens, elle atteste bien l’effacement
de l’auteur, manifeste, d’autre part, celui-ci dans la mesure où se
disposant en recul par rapport au contexte, elle ménage des « inter-
76 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

thèse (« C’est une façon de parler du pays... — C’est le mot


des vallées du Jura... ») tendent concurremment à persua¬
der que le romancier ne s’autorise pas à modifier des locu¬
tions qui ont été effectivement employées, et qui ont, de ce
fait même, contracté, indépendamment de leur insubstitua¬
ble coloris local, la portée, définitive et objective, de mots
historiques. Si l’on admet que l’auteur consente ainsi pour
une formule à abandonner la parole à ses personnages, on
ne peut guère lui contester le droit d’étendre le style direct
à une phrase, un dialogue ou une portion de discours, la
pratique de la citation requérant, du reste, une soigneuse dif¬
férenciation des langages.
Si à l’effet de variation que réclame ainsi la fidélité acous¬
tique Stendhal ne s’est pas uniformément prêté, du moins il
ne s’y est pas, non plus, toujours refusé. Chez lui des maçons
ne parlent point comme une aubergiste, ni une cantinière
ou un lieutenant-colonel comme un chanteur napolitain (1).
Et pas plus qu’il ne se permet, pour reprendre le dernier
exemple, de rectifier dans le Rouge les italianismes de Gero-
nimo, pas davantage il ne s’arrogerait le droit de corriger
l’orthographe gert pour hier que rencontrent les yeux de
Julien quand, dans la marge de la pétition, ils s’arrêtent sur
l’apostille (2). Assurément, Balzac s’est avancé plus loin dans
cette direction, s’est effacé davantage et a généralisé, par
exemple pour ses Allemands jargonnant le français, la re¬
transcription phonétique. Mais Stendhal, en dépit de la re¬
lative timidité dont il témoigne encore dans ces sortes d’en¬
registrements, n’en a pas moins appliqué à la fiction tous
les procédés qui somment le lecteur d’assister le récit de leur
esprit de sérieux. Par exemple pour nous convaincre que
son Verrières existe, ou, si l’on préfère, a pré-existé au drame
qui s’y est déroulé, il le donne pour subsistant à la date où
l’histoire est contée, le décrit non tel qu’il était, mais tel qu’il
est, ce qui, dès l’abord du sujet, tend à démentir que le
roman en soit un, bref, nous invite à le supporter de l’adhé¬
sion que nous ne pouvons refuser au romancier comme pré¬
sent cependant qu’il nous entretient, ou du moins si nous
déclinons l’illusion d’une audition réelle, comme ayant existé

ventions » dont on peut ainsi interpréter la mimique démonstrative :


« Notez bien l’expression, car tout le personnage s’y peint » — ou, sur
le plan moral : « Par ce mot il se juge » — ou encore, pour désolida¬
risation : « La formule n’est pas de moi, j’en décline le ridicule. »
(1) Cf. respectivement : Bouge, I, pp. 341-342; ibid., p. 286; Char¬
treuse, pp. 36 sq.; Leuwen, I, pp. 98-100; Rouge, I, p. 261 sq.
(2) Bouge, I, p. 192.
l’esthétique du miroir 77

à la date où il faisait son conte (1). De la sorte, nous inclinons


à retirer au temps dans lequel l’histoire s’inscrit son carac¬
tère chimérique et conditionnel. Le plus souvent, en effet, le
roman renonce à doter l’univers qu’il engendre d’une durée
moins éphémère que la fascination qui le fonde : par un
effet de perspective que double une tacite convention les
lieux où il inscrit les événements s’y trouvent, en effet, tel¬
lement tributaires du temps qui s’y déroule qu’ils perdent
censément toute réalité du moment où la narration a atteint
son terme. Le point final consacre une sorte de volatilisation
du décor, un peu comme au théâtre la chute du rideau sert
à exorciser la scène, à l’annuler en tant qu’espace imagi¬
naire; les lieux n’existent plus lorsque plus rien « n’a lieu »,
et leur subtilisation, qui coïncide avec la générale liquida¬
tion de la conscience hypnotisée, intervient, le roman fini,
d’autant plus naturellement que le site de la narration res-
sortissait à une spatialité d’essence utopique, même là où
l’encadrement se trouvait spécifié à l’extrême. C’est bien la
preuve que dans la fiction les personnages supportent leur
milieu, non l’inverse, et qu’ils l’emportent avec eux quand,
cessant d’être alimentés par les paroles, ils doivent dispa¬
raître. Comme leur espace, qui se déplaçait avec eux, se trou¬
vait, pour ainsi dire, rangé à l’intérieur de leur temps, cet
espace, « leur temps fini », s’évanouit dans un problémati¬
que avenir que plus rien ne distingue du passé de l’imagi¬
naire. C’est cette éclipse que Stendhal conjure quand il écrit
à la première ligne du Rouge : « La petite ville de Verrières
peut passer pour l’une des plus jolies de la Franche-
Comté... » ou dans le préambule de Lamiel : « En sortant de
Carville... on trouve... » Ici le romancier, suivant une techni¬
que dont Balzac s’est aidé encore plus puissamment (2), ne
postule si hardiment la persistance des lieux que pour re¬
pousser le « discrédit », affaibli certes pendant la lecture,
mais non conjuré, que vaut au roman sa durée spéciale,
spécieuse, autonome, fermée entre deux portes et, pour tout
dire, située par rapport à la nôtre dans une sorte de hors-
jeu. Si, là-contre, il est publié, fût-ce avec une audace un
peu indiscrète, que le théâtre des événements leur survit,
c’est tout l’ensemble narratif qui reçoit un droit de cité dans
le temps solide. L’affirmation que Verrières ou Carville res¬
tent en place à l’heure où le récit commence, comme cette
assertion s’ajuste à un certain niveau du temps objectif,

(1) Cf., plus loin, pp. 318 sq.


(2) Cf. par exemple le début du Père Goriot.
78 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

voilà, du même coup, garantie, par la permanence du cadre,


l’objectivité des événements qui s’y sont, bien auparavant,
succédé. Induite à reculons, cette objectivité que la lecture
mime au présent, cependant qu’elle la crédite, en fait, au
passé, c’est l’objectivité historique. On remarque que tout ce
système de cautionnement repose sur l’emploi, ostensible
et présomptueux, du présent tant dans les descriptions préa¬
lables que dans les informations incidentes dont l’effet na¬
turel est de persuader la subsistance, prétendûment hors de
question, de l’endroit où le drame s’est situé. Ce présent (1)
— présent de témoignage, qui est au présent de l’objet —
possède tous les traits d’un présent véritable (tout au plus
reporté à la date où le roman a été signé) et ne peut être
confondu avec le présent de comédie, simple passé re-pré-
senté, que la rhétorique utilise sous le nom de présent his¬
torique.
Tel est le bénéfice que retire le romancier quand il res¬
pecte assez le réel pour oser, tout le premier, s’incliner de¬
vant les éléments de son invention qui arborent les couleurs
de la réalité. S’il est vrai que Stendhal ait manifesté cette
révérence qui va jusqu’à saluer le fait, même dans un fait
fabriqué, pour la seule raison qu’il porte la livrée de
l’objectivité, on ne peut guère s’étonner que, de la réalité elle-
même, il n’ait rien voulu amputer. En effet, quelles qu’aient
été par ailleurs ses prédilections pour un art noble et
« choisi », il n’a pu, comme romancier, se résigner à censu¬
rer les détails odieux : il murmure, mais les enregistre. Sur
le point, par exemple, de dépeindre, dans le Bouge, le sémi¬
naire, il a beau se défendre de pouvoir reproduire un colo¬
ris aussi repoussant, son hésitation, au total, n’aura servi
que la surenchère : grâce à la présomption qu’il aura ainsi
réussi à nous insuffler qu’il a dû partout modérer la teinte et
d’abord placer, comme il aimait à dire, des bémols à la clef.
Mais pas plus ici (2) que dans le reste du roman il n’a éludé
le trait par lui réputé hideux. Les contemporains les moins
prompts à s’effaroucher, un Balzac (3), un Mérimée (4), un

(1) Cf. pour le Rouge, les indications données, au t. I, pp. 6-7, au


présent, et ibid., p. 367 ; « ... jusqu’au petit bois qui domine le Cours
de la Fidélité à Verrières », ou p. 368 : « ... la chambre à coucher de
Mme de Rénal, qui, du côté du jardin, n’est élevée que de huit ou dix
pieds... »
(2) Ibid., I, p. 319.
(3) Dans sa Lettre de Paris du 10 décembre 1830.
(4) Qui lui mande, le même mois de la même année : un de vos
crimes, c’est d’avoir « exposé à nud et au grand jour certaines plaies
[...] trop salopes pour être vues [...] Il y a dans le caractère de Julien
l’esthétique du miroir 79

Jules Janin (1), lui en ont bien, dès 1830, fait grief. Il est no¬
table que, prévoyant ce tollé, quand il a, du dedans même
du roman, cbercbé à s’innocenter, il se soit déchargé par de
simples renvois au fait. Tel mot de Rénal sonne dur ? mais il
est « historique (2) E sarà mia colpa, se cosi e ? demande
ailleurs l’inculpé sous le couvert de Machiavel (3). On ne le
verra donc guère s’efforcer, dans ses romans ultérieurs, de
travestir pour la politesse la « vérité triste et crue (4) ». Dans
Lucien Leuwen, ni les environs sinistres de Nancy-Montval-
lier (5), ni la sordide et misérable ville de N*** dont les ou¬
vriers se sont confédérés (6) ne sont flattés par son pinceau
qui s’attarde même sur certains détails répugnants. Dans
la suite de ce roman, il ne s’avisé de tirer le rideau de
la bienséance ni sur le prétendu accouchement de Mme de
Chasteller (7), ni sur la « crottade » de Blois, au cours de la¬
quelle le héros écope de la boue non seulement sur ses vête¬
ments — il devra les racler « à l’aide du grand couteau du
cuisinier » — mais jusque sur la face, et à pleine bouche (8) !
Dans la Chartreuse le narrateur ne censure ni les aspects
les plus horribles de la bataille de Waterloo (9), ni le pitto-

des traits atroces dont tout le monde sent la vérité, mais qui font
horreur. Le but de l’art n’est pas de montrer ce côté de la nature
humaine [...]. Vous êtes impardonnable d’avoir mis en lumière les vile¬
nies cachées de cette belle illusion [l’amour] » {CLXXIV Lettres à Sten¬
dhal, I, p. 221). Il faut, bien entendu, dans cette citation, faire quelque
part à l’humour.
(1) Dans son article des Débats du 26 décembre 1830 où on le voit
ainsi s’affliger : « Si c’est là de la vérité, c’est une vérité bien triste;
si c’est là de la nature, c’est une horrible nature », etc.
(2) Rouge, I, p. 16.
(3) Ibid., I, p. 27.
(4) Promenades, 1, p. 179.
(5) Leuwen, II, pp. 26-27 : « Des enfants malpropres ramassaient le
fumier sur le chemin, un cheval mort, récemment écorché, avait été
laissé sur le bord du fossé de la route... »
(6) Ibid., III, pp. 16-17 : « On arriva sur une place [...] traversée
dans toute sa longueur par un ruisseau infect chargé de toutes les
immondices de la ville; l’eau bleue, parce que le ruisseau servait aussi
d’égout à plusieurs ateliers de teinture. » Au verso du feuillet qui four¬
nit ce tableau, dans une note non incorporée au texte, Stendhal avait
surenchéri sur ce réalisme ; « Le linge étendu aux fenêtres pour sécher
faisait horreur par sa pauvreté, son état de délabrement et sa saleté.
Les vitres des fenêtres étaient sales et petites, et beaucoup de fenêtres
avaient, au lieu de vitres, du vieux papier écrit et huilé » {ibid.,
p. 323). Cf. encore, p. 17, quelques indications qui parachèvent le ra¬
goût ; « On envoya des hommes de corvée à la grande fontaine; dans
le bassin, qui était immense, on trouva trois au quatre cadavres de
chats récemment tués, et qui avaipnt rougi l’eau de leur sang... »
(7) Ibid., III, pp. 119 et 127-128.
(8) Ibid., IV, p. 22. ...
(9) Cf. p. 38, de Fabrice qui considère le cadavre lui barrant le
sentier : « Ce qui le frappait surtout, c’était la saleté des pieds de ce
80 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

resque crasseux de la vie italienne (1). Enfin, on sait de reste


que dans les Chroniques il n’a guère épongé le sang qui ruis¬
selle de ses chers manuscrits, pas plus que dans Lamiel il
n’a songé à atténuer la crudité de l’épisode où la jeune fille
fait une connaissance payante avec l’amour.
Dans tous ces cas, sauf le dernier peut-être, il se tient pour
justifié de choquer par la devise « Facta, facta, nihil praeter
facta » dont il a prédit qu’elle deviendrait « un jour l’épi¬
graphe de tout ce qu’on écrira sur l’homme (2) ». Et voilà
pourquoi, de son adolescence à ses derniers jours, on le voit,
dans sa fringale d’exemples sûrs, mendier autour de soi,
comme s’il s’agissait d’une collection toujours ouverte, au¬
tant de traits de moeurs bien positifs et d’anecdotes circons¬
tanciées que ses correspondants accidentels ou ses familiers
pourront lui adresser. Il en réclame à cor et à cris d’abord
à Pauline dont il escompte quelque temps qu’elle saura ra¬
battre vers lui ce gibier (3), puis aux moralistes et aux his¬
toriens (4), enfin à ses amis (5) : de Trieste ou de Civita-

cadavre qui était déjà dépouillé de ses souliers, et auquel on n’avait


laissé qu’un mauvais pantalon tout souillé de sang [...]. Une balle,
entrée à côté du nez, était sortie par la tempe opposée, et défigurait ce
cadavre d’une façon hideuse; il était resté avec un œil ouvert. » Cf.
encore, p. 43, ce coin de tableau : pendant la canonnade, Fabrice fixait
« un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en
engageant ses pieds dans ses propres entrailles; il voulait suivre les
autres : le sang coulait dans la boue ».
(1) Cf. la description de la trattoria de Casal-Maggiore (p. 185) et
surtout celle du bureau de police à la frontière de l’Etat de Parme et
du royaume lombardo-vénitien, où Fabrice subit le contrôle des pas¬
seports (pp. 182-183).
(2) Hist. Peint., II, p. t54, n.
(3) Cf. notamment sa copieuse missive de thermidor an XII (Corr.,
I, pp. 253-254) : il y bouscule vivement sa sœur ; « J’ai besoin d’exem¬
ples, de beaucoup, de beaucoup de faits [...]. Donne-moi donc beau¬
coup, beaucoup de faits [...]. Contribue donc à me faire connaître les
femmes [...]. Des faits! des faits!... » Avant qu’il ne conclue (toujours
sur même thème : « Des détails sur tes compagnes, vite! vite! vite! »),
il lui échappe une confidence qui nous émerveille : « Si je n’étais pas
trop vieux [...] ou si j’étais riche, sous quelque prétexte, j’irais me
mettre dans une pension; c’est là vraiment qu’on étudie les hommes. »
Balzac lui donnera l’adresse de la pension Vauquer, et, du reste, le
commis voyageur des Mém. T. saura hien découvrir tout seul le bon
usage que le psychologue peut faire de la table d’bôte. — Cf. encore,
pour complément de la lettre à Pauline citée, celle du 22 janvier 1806 :
« Ecrase-moi de détails; je suis comme un aveugle tant que tu ne m’en
donnes pas » {Corr., II, p. 109).
(4) De Saint-Simon, Retz, Bussy-Rabutin, Marmontel, Duclos et
autres, il mande à sa sœur, le 28 décembre 1805 : ils « te donneront
des faits » {Corr., II, p. 1()1). A la même, quelques jours plus tard (le
26 janvier 1806) : « Ce qu’il y a de mieux à faire est d’étudier les faits
dans les bons historiens », lès « penseurs profonds » et les « conteurs
intéressants » {ibid., pp. 114-115).
(5) A Jacquemont, par exemple, dans une lettre du 24 décembre
l’esthétique du miroir 81

Vecchia il en attend des livraisons de Mareste (1) et de


Mme Jules (2) qui habitent Paris; de Paris il supplie Donato
Bucci (3) et le comte Cini (4) de lui en présenter des réper¬
toires fournis concernant la chronique de Rome et d'Abeille.
Que tous ceux qui l’aiment consentent à se faire ses indi¬
cateurs : le psychologue a besoin de mouchards, le roman¬
cier de sycophantes. La magnifique entreprise d’espionnage
et de délation qu’il a su, de la sorte, monter aux dépens, ou,
plutôt, au profit de l’homme! On se prend même à regretter
que son département ne l’ait pas davantage mis à contribu¬
tion comme « informateur » : il devait exceller à faire par¬
ler les voyageurs que les hasards de la navigation amenaient
dans son bureau de consul. Il savait, en tout cas, transformer
ses subordonnés en agents de renseignements, et il les gour-
mandait quand ils lui adressaient des rapports insuffisam¬
ment minutés (5).
Une remarque, ici, doit être formulée : qu’il s’agisse des
détails qu’il quémande auprès de ses amis ou du « jus de
faits (6) » qu’il confectionne lui-même soit comme diplomate
pour MM. les « commis » soit comme romancier pour « M. Pu¬
blic », dans tous les cas son positivisme tend à se caution¬
ner non auprès du réel, mais auprès des faits. L’emploi au
pluriel de ce dernier terme dont il fait refrain ne va pas
sans enseignement. Chez Balzac, la catégorie du ce qui est,
d’application, d’ailleurs, surtout sociologique, agit comme

1825 {Corr., VI, p. 152) : que son correspondant lui communique la


« quantité de petits faits, autrement dit nuances » qui ne manqueront
pas de lui revenir quand il relira l’Exemple de l’amour en France dans
Ici classe riche»
(1) Lettre du 11 janvier 1831 (Corr., VII, pp. 40-41).
(2) Lettre du 14 mars 1836 (Corr., X, pp. 18-19) : « Dites-moi si un
chat est mort dans votre rue. Ce sont les petits détails qui me sont pré¬
cieux. La société change depuis 1830, et je ne suis pas là pour voir ce
changement. »
(3) Lettre du 6 septembre 1838 (Corr., X, p. 110) : « Je vous prie de
continuer à me donner des faits énoncés bien clairement. »
(4) Lettre du 3 janvier 1839 (Corr., X, p. 124) ; « Donnez-moi beau¬
coup de détails, infiniment de détails, toujours des détails sur ce qui
se passe aux environs de la place Colonna... »
(5) La lettre qu’il adresse à M. Leoni, vice-consul de France à
Ancône, le 15 mai 1831, pour savoir si les Autrichiens ont bien évacué
la ville, serait, à cet égard, à citer en entier : « Je vous renouvelle la
prière, monsieur » — mande-t-il de Civita-Vecchia — « de me donner et
avec détail le récit de tout ce qui se passe dans Ancône. Vous me devez
également le récit des nouvelles qui vous parviennent. Je vous de¬
mande des détails clairs et positifs, des noms propres. Au milieu des
exagérations de toute espèce qui m’entourent, les détails seuls peuvent
amener à la vérité [...]. Ancône est un point intéressant depuis plus
d'un mois, et cependant vous ne m’avez envoyé aucune nouvelle claire
et précise. Je vous engage à plus d’exactitude » (Corr., VII, p. 187).
16) Lettre à Mareste du 21-28 mai 1831 (Corr., VII, p. 191).
82 STENDHAL ET LES PROBLEMES DU ROMAN

principe de régulation synthétique. Stendhal, au contraire,^


bien loin de supposer le réel comme un, bien loin de le trai¬
ter comme un système de finalités dynamiques dont on doit
rendre compte par une construction, bien loin surtout de
prétendre à constituer le tout avant les parties, Stendhal
ne reconnaît l’existence effective qu’à l’accident isolé qui
surgit en aspect dans le champ limité d’une expérience indi¬
viduelle. Il n’y a de cas, à ses yeux, que le « cas particulier »,
de fait, que le petit fait, que l’analyse tire de pair, puis désa¬
grège (1); car il ne suffit pas de prélever le détail : il faut
encore le diviser, ou, comme dit Stendhal, le « circonstan-
cier », s’il est vrai que seule la parcelle puisse être assez in¬
tensément éclairée et que l’unique voie vers le concret, ce
soit l’épluchement progressif des nuances (2). On n’est pas
plus idéologue, et il l’est même dans la pratique de l’autobio¬
graphie. L’auteur de VEgotisme considère, en effet, que la
fonction du mémorialiste est de « détailler les anecdotes
sûres (3) » qu’il a pu collectionner. Son Brulard ne veut ap¬
porter que des « considérations sur des événements bien
petits, mais qui, précisément, à cause de leur taille micros¬
copique, ont besoin d’être contés très distinctement (4) ».
Dans la comédie, il avait eu tendance à voir surtout le re¬
cueil de « traits (5) ». Dans le roman sa narration ne se dé¬
roule point comme un tapis continu : elle élude les liens et
pratique la coupe moins volontiers que le sondage. Cette
réalité que Balzac agrippe à pleine pâte, Stendhal, moins
modeleur que pointilliste, la crible de piqûres d’épingle. Il
ne s’agit pas, d’ailleurs, dans son cas, d’une simple préférence
esthétique. S’il a choisi d’être le sectaire du « petit fait »
isolé, c’est peut-être parce que l’anecdote offre de particu¬
lières commodités à l’homme d’esprit, c’est plus sûrement
parce que le psychologue en lui abomine l’universel qu’il
assimile au vague, comme il n’hésite pas à identifier celui-ci

(1) Il faut noter les termes dans lesquels l’auteur de la Chartreuse


fait des représentations à Fabrice : « Il était bien loin d’emploj'^er son
temps à regarder avec patience les particularités réelles des choses
pour ensuite deviner leurs causes... » (p. 149).
(2) De celles-ci il n’a jamais son compte, comme on peut voir dans
sa lettre à Mareste datée du 11 janvier 183i : « Ecrivez-moi toutes les
nuances des faits » — supplie-t-il de Trieste où il « crève de curiosité »
politique — [...] Il est important pour mon commerce de coloniaux [!]
de connaître les nuances des faits [...]. Ne négligez aucune nuance.
Tout est dans les nuances... » (Corr., VII, pp. 40-41).
(3) Egotisme, p. 129.
(4) Brulard, I, pp. 31-32.
(5) Il reconnaît, du reste, qu’il incline à charger de « trop de dé¬
tails » (ibid., I, p. 336) ses esquisses de drames.
l’esthétique du miroir 83

Rvec le faux (1). Il n’accepte pas l’existence de « faits géné¬


raux », se méfie du panorama comme de toute vue théo¬
rique et ne comprendrait pas que du positif pût n’être point
du déterminé. Le réel, selon lui,, se reconnaît à ce qu’il est du
déjà spécifié (2) qu’on peut, à l’infini, spécifier encore. A quoi,
précisément, l’analyse s’emploie, et il la regarde, suivant
Tracy, comme une entreprise de monnayage de la perception
ou plutôt comme une machine à particulariser qui, de cha¬
que circonstance, permet de tirer de nouvelles rallonges.
Plus un fait est menu, dès lors, plus il est clair : le détail,
c’est de l’élucidé; délié et analysé donnent deux mots pour un
même sens. Puhlie-t-il des voyages, quelle déconvenue s’il
lui faut par prudence ou par discrétion éliminer de chaque
notation la singularité qui en fait la pointe, c’est-à-dire non
seulement le piquant, mais la pointe d’insertion dans le réel.
C’est ainsi que, commentant la chronique de Rome, Naples
et Florence, il se lamente d’être obligé de fournir des « idées
générales sur les mœurs » et des « conclusions vagues » à la
place des « trente anecdotes » qu’il se reproche d’avoir tra¬
hies en les soumettant à de communs dénominateurs (3). Du
moins, dans ses Mémoires sur Napoléon où il lui est loisible
de s’abriter derrière des témoignages écrits, il se garde bien
de passer du trait particulier à la maxime ou à la loi, et il
décrit ainsi sa méthode positiviste : « ... Je prends dans qua¬
tre ou cinq auteurs différents quatre ou cinq petits faits; au
lieu de les résumer par une phrase générale, dans laquelle
je pourrais glisser des nuances mensongères, je raconte ces
petits faits en employant autant que possible les paroles
mêmes des auteurs originaux. » C’est un « courage » qu’il
faut avoir, de « descendre » ainsi « aux plus petits dé¬
tails (4) ». La prescription en est rappelée avec impatience
par M. Leuwen à son fils qui lui retrace trop succinctement
ses mésaventures d’agent électoral : « Plus de détails, plus

(1) « Toute maxime générale ayant du faux » — prononce-t-il dès les


Pensées (I, p. 199) —, « c’est un mauvais genre d’écrire que les maxi¬
mes. » « Tout ce qui est vague, en ce genre, est faux », reprendra-t-il
<à propos du tableau de mœurs), dans Rome, I, p. 387.
(2) En un temps où il se donnait des leçons particulières de donjua¬
nisme, on le voit déjà opposer aux « gros faits qu’on trouve dans les
livres », « les petits qu’on observe dans la vie » (Pensées, II, pp. 374-
375).
(3) Rome, I, p. 387. , , * *
(4) Ibid., II, pp. 7-8. — De même, à Racine faisant parler Acomat
dans la première scène de Bajazet : la nature — représente Stendhal
(dans une marginale révélée par V. del Litto, Mercure de France du
1®’’ mai 1951, p. 111), « la nature était : des détails, des détails, mon
ami ».
84 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

de détails ! » — réclame le banquier —, « il n’y a d’originalité


et de vérité que dans les détails (1). » C’est même là, ce goût
des petits faits vrais, ce qui, aux yeux de Stendhal, suffit à
garantir la supériorité de son siècle (2), ce qui, en tout cas,
lui paraît assurer le triomphe de la Logique sur l’éloquence
et la versification (3).
La valeur qu’il accorde ainsi au détail résulte de ce qu’il
le tient non seulement pour seul réel, mais encore, et du fait
même de la détermination qui le cautionne, pour seul « pro¬
bant ». Lorsqu’il s’agit de donner raison, Stendhal ne recon¬
naît, en effet, d’autre autorité que le fait. Ainsi donc, le cas
particulier, quand il fait l’objet d’une inquisition suffisam¬
ment exigeante, tend à se dépasser, sans rien abdiquer de son
unicité, vers une exemplarité qui, tout en lui restant intégra¬
lement impliquée, porte pourtant leçon bien au delà de lui.
11 vaudrait la peine de souligner que cette généralité sans
laquelle le trait contingent ne pourrait pas fournir d’ensei¬
gnement, ne saurait être dégagée, comme voudrait l’empi¬
risme, par un décompte naïf des éléments communs et des
caractères particuliers, mais doit être localisée, pour l’acte
ou l’accident dont elle constitue* la forme, dans leurs possibi¬
lité à priori d’être commis ou d’arriver. Mais ce vocabulaire
nous entraînerait trop loin de Stendhal, et de Taine du
même coup, lequel avait raison de faire patronner par Fau¬
teur du Rouge sa méthodologie du « spécimen instructif ».
La filiation, ici, n’est pas douteuse, et déjà Stendhal, quand,
lecteur ou « touriste », il collectionnait les « petits détails
singuliers » qui ouvrent avenue sur l’inédit du cœur, n’eût
pas manqué, si l’on eût mis en doute le sérieux de sa re¬
cherche, de protester que, de chaque cas qu’il interrogeait,
il avait en vue la portée (4). La différence, c’est que, dans

(1) Leiiwen, IV, p. 169.


(2) Promenades, II, p. 332 : l’historien Gibbon « abhorre les détails
que le XIX® siècle aime tant et avec raison ».
(3) Il s’en félicite dans un de ses brouillons de réponse à Balzac
(Corr., X, p. 284) : « Le public, en se faisant [...] moins mouton, veut un
plus grand nombre de petits faits vrais, sur une passion, sur une situa¬
tion de la vie, etc. Combien Voltaire, Racine, etc., tous enfin excepté
Corneille, ne sont-ils pas obligés de faire de vers chapeaux pour la
rime; eh bien, ces vers occupent la place qui était due légitimement à
de petits faits vrais. »
(4) « Dans chaque anecdote pouvant servir à porter la lumière dans
quelque coin du cœur humain », témoigne Mérimée. Stendhal « rete¬
nait toujours ce qu’il appelait le trait, c’est-à-dire le mot ou l’action
qui révèle la passion... » (Portraits : Notes et Souvenirs, p. 180). Vaut-il
la peine de rappeler, en outre, la profession de goût, si souvent citée,
qui se rencontre dans Rome, I, p. 145 : « J’aime à la folie les contes
qui peignent les mouvements du cœur humain bien en détail... » Le
Touriste lui-même (II, p. 410) recherchera le plaisir qu’il y a, quand
l’esthétique du miroir 85

cette attention qu’ils accordent l’un et l’autre à la petite cir¬


constance significative, Taine fait supporter le fait par le
sens, et Stendhal, le sens par le fait. Quand l’auteur de Uln-
telligence rencontre « l’exemplaire saillant », c’est dans la
ligne de sa recherche, comme l’astronome découvre à la
date et à la place voulues la constellation dont ses calculs
avaient déjà prévu le passage. Le cas concret ne constitue
pas chez lui le point de départ, mais la confirmation de l’hy¬
pothèse. Ainsi le petit fait vrai se trouve-t-il chez ce doctri¬
naire non seulement débordé et escamoté, mais précédé par
« le type auquel se rapporte toute une file de cas analogues ».
Au contraire, Stendhal, qui « aime le fait divers pour lui-
même (1) », s’ingénie, quand il considère un incident ou un
accident, à les maintenir au niveau de leur contingence.
Même quand il réputé un cas significatif, il n’en perd pas de
vue, comme il le dit, « l’originalité », gardant conscience
que c’est l’unicité même du cas qui en insère la signification
dans l’existentiel. Loin de se hâter, dès lors, vers l’induction
qui vide le fait de son contenu indistinctement historique et
qualitatif, il ne pourchasse l’anecdote que pour conserver
aux événements, suivant son mot, leur « physionomie (2) ».
Même en activité réglée de moraliste ou de psychologue, il
ne débute point par épousseter le fait divers de son coloris
ou le trait de son sel. Bref, quand ils rencontrent le détail
qui porte leçon, Taine n’y aperçoit que l’idée et, pourrait-on
dire, le trou d’enfilement où, comme une tige de métal fixant
la collection des fiches, la loi viendra le traverser; Stendhal,
au contraire, le salue comme une pièce « unique » et incom¬
parable d’un réel qui, à ses yeux, n’est révélateur qu’à tra¬
vers la concrète révélation du particulier.
L’exigence ainsi postulée fonde précisément la supériorité
du roman sur l’histoire. Celle-ci se condamne à laisser hors
de son instance non seulement le « pittoresque » des événe¬
ments (3), mais encore les répertoires « de renseignements
curieux et de petits faits vrais (4) » qu’ont dressés les chroni¬
queurs, biographes et mémorialistes, tous fournisseurs at¬
titrés de Stendhal. Celui-ci, dès le 4 Brumaire de l’an XIV,
avait remarqué : « Il y a beaucoup de choses pour lesquelles
l’histoire n’est pas assez détaillée et où, par conséquent, elle

on est « instruit des petits faits » où se reflètent les mœurs d’une ville,
à flâner en notant « cent petits détails singuliers ».
(1) Maurice Bardèche, Stendhal romancier, p. 322.
(2) Mél. poL, I, p. 187.
(3) Courr. angl., III, p. 87 (il souhaite que le traducteur de Guizot soit
attentif à rendre « le pittoresque de l’histoire »).
(4) Ibid., II, p. 27.
86 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

ne peut nous offrir aucune lumière (1). » N’est-ce pas en réa¬


lisant une sortie des perspectives particulières qu’elle met
en perspective les événements ? Dédaigneuse des expérien¬
ces, toujours singulières, et des arabesques de l’anecdote,
ne vise-t-elle point à l’abstraction de la ligne droite et ne
court-elle point au-devant d’une généralité de grossissement
résultatif finalement aussi utopique que l’idée, ou que la
moyenne ? Ne paie-t-elle point son objectivité d’une ampu¬
tation de l’individuel assez analogue à celle qu’opère l’in¬
humaine chirurgie de la loi ? On ne peut dès lors s’étonner
que Stendhal toujours méfiant à l’égard de l’affirmation por¬
tée dans l’universel, et convaincu que l’œuvre réaliste doit
rester sans survol à la hauteur du particulier, se soit tourné
plutôt vers la chronique, la biographie et même l’autobio¬
graphie imaginaires que vers la geste, problématique et ou¬
trageusement simplifiée, des nations. Une note justificative
du 24 mai 1834 nous est, à cet égard, fort précieuse, où l’au¬
teur du Rouge s’explique ainsi : « J’ai écrit », rappelait-il,
« dans ma jeunesse des biographies (Mozart, Michel-Ange) qui
sont une espèce d’histoire. Je m’en repens. Le vrai, sur les
plus grandes comme sur les plus petites choses, me semble
presque impossible à atteindre, du moins un vrai un peu
détaillé. M. de Tracy (2) me disait : on ne peut plus
atteindre au vrai que dans le Roman. Je vois tous les jours
davantage que partout ailleurs c’est une prétention (3). » Il
s’ensuit que son idéal même du roman devait être, suivant
une formule qu’il inscrivait moins trompeusement qu’il ne
pensait en tête de son Brulard pour en détourner la police,
le « roman à détails (4) ». Déjà dans sa jeunesse ce qu’il
admire le plus dans Faublas, c’est un « art d’animer les dé¬
tails (5) ». Dans Racine et Shakspeare, quand il met en accu¬
sation les usagers de l’alexandrin, c’est pour la défense des
« détails naïfs » que ses contemporains prisent si fort dans
« Ivanhoé et dans Rob-Roy (6) ». Voit-il un Mérimée consa¬
crer le « sacrifice des détails » pour se donner l’air « cava¬
lier, élégant » de l’homme qui refuse de « se prodiguer »,
il 1 en blâme, et en même temps Scribe et Rossini, leur remon¬
trant : « Cimarosa ne craint pas d’être long et donne sur la
passion un foule de détails [...] Dominique est partisan des

(1) Pensées, II, p. 256.


/o! Marsan imprime {Rouge, I, p. xxxv) : < Mme de Tracy. »
171 ùardèche, Stendhal romancier, pp. 170-
(4) Brulard, I, p. 2.
(5) Pensées, I, pp. 134-135.
(6) Racine, I, pp. 40-41.
l’esthétique du miroir 87

détails. » Ce dont, aussitôt, il fournit la preuve en confron¬


tant sur échantillons supposés, le style de récit, constam¬
ment spécificatif, dont il use, avec celui, sec et tout en allu¬
sions, dont « Clara » se contente (1). Songeant à améliorer
la Chartreuse, il ne se fait faute de s’exhorter à redoubler
de précision, et, se réglant sur son censeur même, il se
propose de se mesurer sur « les détails de Z. Marcas (2) ».
Pourtant, quand il travaille à Lamiel, il ne se tient pas pour
désavantagé dans l’art de circonstancier, et il constate : « Le
penchant naturel de l’imagination de Dominique est de voir,
d’inventer des détails caractéristiques (3) », tout comme, en
rédigeant Le Rose et le Vert, il avait applaudi en voyant
arriver sous sa plume les menues particularités qui font la
lumière : « Bravo! les petites things (4). » On ajoutera que,
lorsqu’il guette ainsi et consigne d’infimes traits, il ne se
borne pas à militer en faveur du vrai, il tend, aussi bien, à
assurer à son œuvre davantage d’efficacité, à lui ménager
davantage de prise affective sur le lecteur. Dès ses appren¬
tissages il avait, en effet, accroché cette vue profonde que
l’émotion ne va qu’au circonstancié (5) : « avec des généra¬
lités (6) », on ne peut ni faire rire ni faire pleurer. Au poète
■— nous dirions plutôt au psychologue — et au conteur (7),
s’ils entendent capter la « sympathie » dramatique ou ro¬
manesque, de tirer parti d’une telle constatation, et de po¬
ser : « Nécessité des détails (8). »

(1) Mél. int., II, pp. 96-97.


(2) Marginale du 10 novembre 1840 {Chartreuse, p. 524).
(3) Note du 19 février 1840, citée par H. Martineau dans L’Œuvre
de Stendhal, p. 516.
(4) Romans, I, p. 76.
(5) Journal, I, p. 195 : « Ducis semble avoir oublié qu’il n’est point
de sensibilité sans détails. » Le jeune Stendhal tenait cette idée de
Hérault de Séchelles (cf. Pensées, I, p. 129, et Jules G. Alciatore, Sten¬
dhal et Helvétius, p. 84, n. 8).
(6) Racine, II, p. 145, et Stendhal continue : « Pour etre ridicule,
pour faire rire, il faut des détails [...]. Le langage noble abhorre les
détails; c’est par horreur instinctive de son plus grand ennemi : le ri¬
dicule [...] Les détails donnent presque seuls prise au ridicule »
(pp. 145-146). — L’idée était déjà dans les Pensées (II, p. 93). — Con¬
cernant le pathétique, Stendhal avait consigné dans ses cahiers de
jeunesse « qu’il n’y a point » non plus « d’attendrissement sans dé¬
tails » {ibid., II, p. 71) et il avait même remarqué que, pour une même
donnée, les larmes de l’auditeur commencent à vingt, trente, ou qua¬
rante lignes de détails, suivant le degré de puissance imaginative qui
se trouve au service de chaque sensibilité {ibid., II, p. 20).
(7) Si je persévère dans la carrière des armes — se dit Lucien
{Leuwen, I, p. 20) — je réussirai tout au plus à me faire tuer « par un
pot de chambre [...] lancé de la fenêtre d’un cinquième étage, par une
vieille femme édentée ». On aperçoit sur ce seul exemple que Stendhal
romancier n’avait pas oublié que l’humour se nourrit de spécifications.
(8) Racine, II, p. 145 (titre du chapitre).
6
88 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

A vrai dire, en cette matière, autant il attrape sponta¬


nément, quand il conte, l’anecdote ou le mot qui prouvent
ou qui touchent, autant, à l’en croire, il devrait se faire vio¬
lence pour spécifier la circonstance matérielle dont son lec¬
teur a besoin. L’apprenti dramaturge de l’an XIII prévoyait
déjà cette répugnance : « Il faudra », se persuadait-il, « que
j’aie le courage de mettre beaucoup de détails sur la scène
et de faire dire par exemple : Le Roi dort dans cette cham¬
bre (1). » Ce sera là plus tard son cauchemar de romancier,
un cauchemar que nous voyons se dérouler dans les marges
du manuscrit ou de l’imprimé à chaque fois qu’il se relit :
non content de s’engager à multiplier les « mots descriptifs »
et les précisions de soutien, il ébauche quelques additions
de nature à faciliter l’intelligence du texte ou à compléter
« l’image » des actions dans l’esprit, supposé sans ressort, du
lecteur (2). Ainsi ne reprend-il guère Armance ou le Rouge
qu’il ne s’accuse d’avoir par sécheresse dérivé son récit vers
le « traité moral (3) », et que, déjà à l’œuvre, il ne rajoute
même quelques nuances de nature à individualiser chaque
trait (4). Pour n’avoir pas à étoffer Lucien Leuwen de la
sorte, il s’était résolu à l’écrire long, à le fournir tout équipé
des détails qui aident le « lecteur bénévole à se figurer les
choses (5) » ; aussi se tance-t-il lorsqu’il se surprend à n’y
avoir peint « que les masses (6) ». Combien doit-il davantage
se gourmander soit de son propre chef soit à l’instigation
de Balzac quand, plus tard, il relit sa Chartreuse impri¬
mée. Convenant — bien que, pour sa part, de tels hors-
d’œuvre l’ennuient « chez les autres » — « qu’il faut quel¬
quefois délasser le lecteur en décrivant le paysage ou les
habits (7) », il se remontre, dans les blancs des exemplaires

(1) Journal, I, pp. 195-196.


((2) Rouge, II, p. 568.
(3) Armance, pp. 316 et 320; Rouge, I, pp. lxxiv, 389 et 393; II,
pp. 567-568.
(4) Veut-on un exemple ? Dans la seconde partie du Rouge, au
ch. XXXVI (II, p. 389), il avait laconiquement imprimé : « Un juge
parut dans la prison. » Il se relit, et se croyant tenu de caractériser
davantage ce magistrat, il ajoute : « Sa mine était emphatique. Julien
savait qu il sollicitait une recette de tabac pour un de ses neveux [...].
Un énorme large ruban blanc soutenait le lys... »
(5) Leuwen, II, pp. 326 et 420.
(6) Ibid., IV, p. 393. — Où il avait écrit : « Enfin, comme onze
heures trois quarts sonnaient... » (III, p. 253), il se propose de spéci¬
fier : « A Saint-Eustache... Saint-Gervais » (III, p. 410). — Mme de
Chasteller, bouleversée par le remords, secoue-t-elle la tête ? dans la
marge, Stendhal précise : « D’avant en arrière, de haut en bas »
(11, p. 426).
(7) Dans ses brouillons de réponse à Balzac (Corr., X, pp. 270 et
l’esthétique du miroir 89

Chaper et Lingay, qu’il n’a pas assez « détaillé », notam¬


ment pour les « circonstances vulgaires », ni assez ménagé
de développement « facile à comprendre (1) ». La plupart
de ses corrections s’y emploient (2), ce à quoi, d’ailleurs, ses
fidèles ne devaient pas tous applaudir (3). Qu’il faille ou
non voir un reniement dans un tel surcroît de stipulations,
quand on étudie les marginales de ce roman, on surprend
l’auteur qui rajoute ici vivement un peu de couleur — par
exemple une touche de bleu de ciel sur le pantalon de Fa¬
brice —, là quelque pittoresque — des châtaigniers et des
rochers dans le décor de Grianta—, ailleurs, à la laideur de la
Raversi, « un trop petit nez et des joues pendantes (4) », par¬
tout du « mouvement physique » et de la bourre imagée (5),
crainte que son récit n’offre le décharné d’une « traduction
de Tacite » (6).
De cette mauvaise conscience qui le gagne à la relecture
quand il constate qu’il n’a pas acquitté son dû à l’élément
matériel, on pourrait, à tout le moins, induire, contre ceux
qui lui ont fait grief de viser l’abstrait, que son idéal du ro¬
man comportait, au contraire, et dût-il y rechigner, la né¬
cessité de décrire. Mais il y a plus, et il est permis de se de¬
mander s’il ne s’est pas desservi lui-même auprès de nous en
se hâtant ainsi de plaider coupable, et en incriminant tout
le premier son inaptitude à l’évocation. N’a-t-on pas, par
exemple, et n’a-t-il pas assez dénoncé son incapacité à dé¬
peindre le physique de ses protagonistes (7) ? Assurément,

285). Dans ces deux passages il se donne l’air de n’avoir découvert


que tardivement l’obligation de sacrifier à cette technique qu’il aban¬
donnerait volontiers à Walter Scott, et à son correspondant.
(1) Chartreuse, pp. 523-525 et 527-528.
(2) Cf. Jean Prévost, Création, pp. 221-222.
(3) C’est le cas de Paul Hazard, dans son article de Formes et Cou¬
leurs (1943, n" 4), intitulé « Sur une édition princeps de la Chartreuse
de Parme ».
(4) Chartreuse, respectivement, pp. 574 (n. 331), 544 (n. 70) et 601
(n. 541).
(5) Par exemple, là où il avait économiquement imprimé (p. 74) :
« Si nous suivons la grande route [c’est l’envoyé de la comtesse qui
parle à Fabrice], à la frontière du royaume lombardo-vénitien, vous
serez arrêté », il s’applique à amplifier dans l’exemplaire Chaper
(p. 578, n. 371) : « Le baron aura mis votre signalement dans la poche
de chaque douanier, dit Barlass, le valet de chambre de la comtesse,
comme on passait vis-à-vis le poteau noir et jaune qui marquait la
frontière du royaume lombardo-vénitien. »
(6) Ibid., p. 523.
(7) Cf. plus haut, pp. 48-52. « Il manque le côté physique dans la
peinture de quelques personnages », avait regretté Balzac à propos de
la Chartreuse (CLXXIV Lettres à Stendhal, II, pp. 172-173). Et Sten¬
dhal lui-même, relisant le Rouge « via Condotti, le 18 février 1840 »,
convenait : « Il manque la description physique et pittoresque des per¬
sonnages ».
90 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

il ne lui est pas coutumier d’ouvrir sa narration sur un por¬


trait en pied des personnages; pourtant, en cours de récit et
suivant les inspirations du pinceau, il détermine toujours
suffisamment son héros pour que, de souvenir, nous ne puis¬
sions plus le confondre avec ses analogues des autres ro¬
mans. A-t-on oublié qu’Octave a « fort belle » main, cette
main que baise Armance; que Julien présente un nez aqui-
lin, des « sourcils noirs », « bien arqués » et, détail caracté¬
ristique, des cheveux « plantés fort bas » qui lui donnent un
« petit, front » têtu et « méchant » (1), que Lucien ne doit pas
son charme à ses traits qui sont irréguliers et trop accusés (2),
que Fabrice, enfin, pour annoncer dans la physionomie quel¬
que chose de plus voluptueusement délicat, n’en est pas
moins un jeune géant qui, par moments, arbore des mous¬
taches et des favoris, voire une barbe, énormes (3). Il ne fau¬
drait pas non plus trop vite décider que les héroïnes n’offrent
chez Stendhal que d’idéales figures sans traits distinctifs.
Armance montre quelque chose de dur et d’un peu trop vi¬
ril : « trop d’expression » et des « cheveux courts » (4). Ma¬
thilde, comparée à Mme de Rénal, dégage plus d’éclat et de
fougue, mais si peu de suavité que, lorsque Julien la sur¬
prend dans la bibliothèque, certain matin, il lui trouve « en
papillotes, l’air dur, hautain et presque masculin (5) ». Quant
à Mme de Chasteller, si son attrait réside surtout dans le
blond brillant et soyeux de ses cheveux qui sous les arbres
virent du cendré à « la couleur de la noisette », elle a d’au¬
tres caractéristiques : un nez aquilin, qui, « surtout vu de
trois quarts », lui donne l’air « pédant » quand elle refuse,
et une bouche dont, à certains moments, la « lèvre supé¬
rieure avance un peu et semble perdre son contour» (6). Dans
la Chartreuse où les héroïnes sont considérées de moins près,
la « svelte » délia se distingue pourtant de la Sanseverina
par des traits plus accentués, des lèvres « fortes » et un type
de beauté moins conforme à l’idéal grec (7). Il est possible
que Stendhal, s’il eût achevé Une Position sociale, eût donné
des indications sur le physique de l’ambassadrice : il dis¬
posait pour elle d’un excellent modèle (8). Et mieux encore
pour Lamiel, qu’il avait aperçue entre la Bastille et la Porte

(1) Rouge, I, pp. 31-32 et 67.


(2) Leuwen, I, p. 13.
(3) Chartreuse, pp. 86, 125, 211, 222, 244 et 251.
(4) Armance, pp. 57 et 66.
(5) Rouge, II, p. 35.
(6) Leuwen, I, pp. .54-55, 64 et 231; II, pp. 183 et 311-313.
(7) Chartreuse, p. 253.
(8) Mél. litt., I, p. 108, n. 1.
l’esthétique du miroir 91

Saint-Denis, et une autre fois sur le bateau à vapeur entre


Ronfleur et le Havre : il nous a laissé d’elle un signalement
si précis que nous n’avons guère besoin de nous mettre en
frais pour imaginer cette fille blonde, trop grande et trop
maigre, au petit nez et au long menton, à la bouche de bro¬
chet et à l’œil intrépide, qui enjambe si lestement les ruis¬
seaux (1). Quant aux personnages secondaires, on ne saurait
généraliser l’assertion voulant que, lorsqu’ils sont caractérisés
avec quelque relief, ce soit toujours par le biais d’une simpli¬
fication caricaturale. Si l’on se réfère, par exemple (2), à
Lucien Leuwen, on constate, sans avoir à chercher bien loin,
que Stendhal sait au besoin, comme Balzac, établir et glisser
sous les yeux, d’un revers de main, la fiche signalétique du
dernier apparu de ses personnages. Qu’on songe à l’inou¬
bliable figure du docteur Du Poirier (3) que le romancier,
hanté par son modèle, a projeté comme un surgissement de
vitalité, et sans forcer la note, sous le regard ironique et un
peu étonné de Lucien. Mais il ne s’agit pas seulement de por¬
traits, et ce sont de véritables pièces d’identité que nous dé¬
couvrons ailleurs, établies en cours de récit, au nom de com¬
parses dotés de moindre « présence », comme le baron Thé-
rance ou le lieutenant-colonel Filloteau (4). A vrai dire, et
l’on y reviendra, le plus fréquemment ces présentations res¬
tent faites dans le champ de curiosité ou dans l’angle de ré¬
fraction du héros, et d’autre part il se peut que là ou nous
nous trouvons devant une fiche isolable — par exemple celle
qui porte pour suscription Physionomie de Roller (5) — nous
n’ayons affaire qu’à une note de travail dont rien ne prouve
que l’auteur l’eût par la suite incorporée à sa rédaction, ou
qu’il l’y eût laissée au même degré de pédantisme documen¬
taire. Force est bien, en effet, de convenir qu’il n’appartient
pas à sa technique ordinaire de publier, comme il l’a fait aux
endroits cités, ni même de constituer à l’avance, le dossier
de ses personnages, ni, à chaque nouvelle entrée, de daguer-
réotyper l’arrivant.

(1) Le signalement de la jeune fille est donné (pp. 298-299) par une
note de travail que l’auteur semble avoir voulu utiliser en action, ou
en perspective, en la faisant retranscrire par l’abbé Clément (p. 115).
(2) C’est choisir l’exemple le plus favorable. Mais on trouve ailleurs,
aussi bien, de véritables fiches balzaciennes : cf., en particulier,
dans Le Rose et le Vert celle d’Isaac Wentig devenu baron de Vinti-
mille (Romans, I, pp. 49-51).
(3) Leuwen, I, p. 149. On trouvera la variante de ce portrait au t. II,
p. 367.
(4) Ibid., respectivement, I, pp. 29 (cf. aussi p. 22), et 39-40.
(5) Ibid., I, pp. 316-317.
92 STENDHAL ET LES PROBLEMES DU ROMAN

Mais, s’il est vrai qu’il ne pratique guère le cliché préalable,


du moins excelle-t-il à fixer au vol et en action les attitudes
de ses créatures, à les « filmer ». Ici tombe à faux le reproche
qu’il s’est si souvent adressé de ne pas rendre le « mouve¬
ment physique ». Dans une brièveté qui rejoint la vitesse
même des événements, il possède, en effet, l’art de nous
ménager l’intuition de tous les gestes et jeux de scène qui
peignent. On n’oublie plus, quand on a refermé VEgotisme,
cette mimique du comte Philippe de Ségur qui, au Conseil
d’Etat, quand il ne trouvait pas ses idées, avançait son fau¬
teuil « en le saisissant entre les cuisses écartées (1) ». Dans
Armance dont la trame tendue risquerait, sans cela, d’offrir
des dessins trop abstraits, ce sont les indications d’attitudes
et d’éclairages qui supportent toute la part de l’évocation
matérielle, comme dans la scène où la jeune fille, qui a re¬
connu M. de Soubirane dans l’ombre, voit apparaître, et pro¬
gressivement s’élargir au plafond, « la lumière de la bougie
qui commençait à monter l’escalier (2) ». Faut-il dans le
Rouge renvoyer, pour l’épisode du Roi à Verrières, aux
prouesses d’équitation de M. de Moirod et aux bénédictions
que l’évêque d’Agde s’administre devant le miroir (3) ? Faut-
il de ce roman détacher encore le ballet de provocation que,
dans le café de Besançon, le futur séminariste et l’amant de
la demoiselle du comptoir dansent par entrechats alter¬
nés (4) ? Si dans Lucien Leuwen l’on remarque surtout les
gestes que souligne le double trait de la satire — celui du
vénal lieutenant-colonel Filloteau soupesant la pipe d’argent
qu’il vient de se faire offrir, ou la lenteur prétentieuse du
jeune préfet Fléron, ou les mimiques de vulgarité du docteur
Du Poirier plaidant (5) —, on ne doit pas, pour autant, négli¬
ger certains crayons de mouvements qui, sensibles dans leur
précision, viennent jalonner le roman d’amour : ceux qui en¬
tre Lucien et Bathilde tissent, maladroit et fragile, le contre¬
point des privautés (6). Dans la Chartreuse, où la part du
cinématographique se trouve singulièrement privilégiée —
qu’on songe, par exemple, au combat-poursuite que Fabrice
doit soutenir contre le Giletti (7) — ce qui frappe dans les

(1) Egotisme, p. 33.


(2) Armance, pp. 254-257.
(3) Rouge, t. I, respectivement, pp. 176-178 et 181-184. Concernant la
gymnastique du cheval et du cavalier, cf. aussi Leuwen, I, pp. 55, 62-
63, 76, 84, etc.
(4) Ibid., I, p. 283.
(5) Leuwen, t. I, respectivement pp. 28, 60-62 et 147.
(6) Ibid., cf. par exemple, III, pp. 28 et 83.
(7) Chartreuse, pp. 176-179.
l’esthétique du miroir 93

indications de gestes, c’est qu’elles comportent un excédent,


duquel la fonction est précisément de persuader la réalité et
le naturel des actions. Un exemple fera comprendre. Pour
l’équipée héroico-burlesque de Fabrice à Waterloo, le roman¬
cier, particulièrement autorisé à tout enregistrer, même le
plus infime accident — puisque, pour le jeune homme qui
n’a rien compris au spectacle, tout a été vécu sur le même
plan — a pris le soin de consigner, avec un génie dont la
mesure est fournie par l’intensité de notre adhésion imagi¬
native, nombre de gestes par eux-mêmes peu signifiants :
réflexes obligés, postures coutumières ou changements fortuits,
qui, stipulés sans nécessité, et au rythme même du vécu, ten¬
dent à faire saisir, dans un éclair d’intuition, la contingence,
voire la durée matérielles de chaque scène et de chaque
action : mouvement du soldat qui, portant son fusil en ban¬
doulière, doit donner « un tour d’épaule pour le reprendre »,
de Fabrice qui, montant en selle, en est encore à chercher
« l’étrier de droite avec le pied » quand déjà siffle à son
oreille la balle, des chevaux qui, arrivant dans « un chemin
rempli d’eau », marquent le pas et demandent à boire (1).
Pour certaines données de cet épisode, la perfection de l’évi¬
dence sensible tient à la correspondance qui s’établit entre le
cadre et la suggestion du mouvement qui s’y inscrit : c’est,
par exemple, parce que Fabrice s’est tapi dans un champ de
blé que, lorsque, entendant du bruit, il s’en échappe, l’image :
il « se leva comme un perdreau (2) », convainc si fortement
notre lisante représentation; elle s’ajuste si spontanément
aux conditions de réalité et au contexte, que nous voilà jeté
devant la chose, ou, plutôt, appliqué sur elle.
Il est donc clair qu’on aurait tort de ne reconnaître à Sten¬
dhal de bonne vue que pour l’autopsie de l’abstrait. Il est de
ceux pour qui l’extérieur existe, et subsiste, aussi bien, car chez
lui la mémoire n’est pas moins apte à garder, comme dans
un vivier, le détail concret, que la perception n’avait été
adroite à le capturer. Il serait stérile, et interminable, d’in¬
ventorier le lexique materiel du Bnilcird ; dans ces Mcmoires,
c’est au palpable que sont demandés la plupart du temps les
repères, et Stendhal, qu’il évoque les rideaux du lit de son
père, la cage à serins de l’abbé Raillane, la bibliothèque de
Claix, les médailles du Père Ducros, l’arbre de la Fraternité
et l’écriteau qu’il conspira à insulter ou les « gippes » à « hap¬
pes » de fer que son grand-père avait fait installer (3), tous

(1) Ibid., respectivement pp. 62 et 46.

(3) Bralard, t. I, respectivement pp. 49, 97, 106, 121-125, 369 et 41.
94 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

ces objets sous sa plume conservent leur consistance, leur


tenue d’objets, une familière présence et un relief d’instru¬
ments.
Tels sont les échanges qui, chez le créateur, s’établissent
toujours entre le souvenir et l’imagination, qu’on ne peut
s’étonner de retrouver à l’œuvre dans les romans, et à un
non moindre degré d’efficacité que dans les « Mémoires »,
cet art de faire voir dont le ressort est à rechercher dans un
art de ressusciter la « chose vue ». Dans le Rouge, l’épisode
du roi à Verrières, d’un pittoresque si flaubertien, et d’un at¬
trait documentaire si peu niable bien que l’exactitude y mon¬
tre un envers d’ironie, dans Lucien Leuwen, l’entrée du 27“ ré¬
giment de lanciers à Nancy ou encore le bal légitimiste donné
chez Mme de Marcilly; dans la Chartreuse, la procession se
déroulant au grand soleil en l’honneur de Saint-Giovita tout
le long des façades fraîchement blanchies à la chaux, tous ces
morceaux descriptifs (1) drainent, orchestrent ou éparpillent
une multitude de détails concrets qui nous somment d’être
dehors, dans la foule, et physiquement présents à la scène.
Il est clair, aussi, que la déroute de Waterloo, se ramenant
pour Fabrice à une série non liée de perceptions, nous nous
trouvons à sa suite jetés dans une expérience, si l’on ose dire,
tout extérieure, puisque c’est à son extériorité qu’elle doit de
rester inintelligible à celui-là même qui l’enregistre. Dans ce
dernier cas notre imagination est davantage au monde ou à
l’événement qu’elle n’est, comme on dit, « au fait ». Le plus
souvent, au contraire, nous sommes déjà « au fait » de l’ac¬
tion, mais nous risquerions de ne pas y assister en personne
si quelques indications gratuites concernant la matérialité de
la scène ne venaient nous rétablir au contact du fortuit, au¬
trement dit : au niveau du vécu. De ces renseignements sur¬
numéraires touchant à la circonstance physique, on peut
compter, par exemple, dans le Rouge, la mention ici de la
petite lampe cachée par Julien « au fond d’un vase à fleurs
renversé » et là de la « petite boîte ronde, de carton noir,
bien lisse » enfermant son icône napoléonienne, qu’il a en¬
fouie dans sa paillasse de maïs, ailleurs le détail de la colla¬
tion que Mme de Rénal lui apporte ou l’inventaire du mobi¬
lier qui l’attend dans sa cellule de séminariste (2). Ce sont,

(1) Bouge l pp 171-189; Leuwen, I, pp. 52-53, 260-263 et 284; Char¬


treuse, pp. 155-159.
(2) Bouge, respectivement, au t. I, pp. 90, 102-103, 382 (« des oran¬
ges, des biscuits, une bouteille de vin de Malaga ») et 291 (« un lit de
bois blanc, deux chaises de paille, et un petit fauteuil en planches de
sapin sans coussin »).
l’esthétique du miroir 95

dans Lucien Leuwen — plaisantes apparitions de la note


anecdotique et du détail accidentel —, cette omelette que le
préfet, M. de Riquebourg, mange « seul dans son cabinet sur
une petite table ronde », et coiffé d’un bonnet de coton, au
moment où il reçoit Lucien, ou les dépouilles que l’autre pré¬
fet, M. de Séranville, vaincu par le béros, abandonne sur le
théâtre des opérations : (« il y avait là son mouchoir, sa taba¬
tière ouverte, tous ses papiers étalés »), ou encore la liste des
alcools soit qui échantillonnent la cave de Lucien, soit que sert
Sanréal, ou enfin le fanal que porte au petit pas le domesti¬
que du très négligeable abbé Donis (« une chandelle allu¬
mée dans une lanterne ronde en fer-blanc garnie de deux
vitres d’un pied de diamètre (1) »); ce sont, dans la Char¬
treuse, le « sac à ouvrage vert » dont la mammacia tire pour
le présenter à Fabrice blessé « un petit miroir à manche
grand comme la main » ou le paraphe, agrémenté de plu¬
sieurs points, que le commis de police appose sur le passe¬
port du jeune Italien (2)... Mais pourquoi prodiguer plus
d’exemples ? Chaque page d’un des romans fournirait le
sien, et ceux que l’on a cités, qui étaient « les premiers ve¬
nus », éclairent assez la technique de Stendhal sur ce point :
sans pousser jusqu’à la description, et tout en fuyant l’in¬
ventaire, il tend à amener de rencontre sur le devant du
récit quelques données faiblement probantes, voire totale¬
ment superflues qu’il précise comme répondant simplement
à la contingence d’un geste ou d’un événement. Ces spécifi¬
cations, apparemment oiseuses, ne sont pourtant pas oisi¬
ves, ni sans effet : elles suffisent à faire glisser le présent
de révocation sur le présent de notre lecture; faisant surgir
du concret dans le sillage ou dans le champ des projets pour¬
suivis par les protagonistes, elles réimpliquent dans le réel
des actions auxquelles le récit, en tant que résumé, risquait
de conférer un caractère trop idéal et intellectuel, trop fictif.
On ne saurait donc soutenir plus longtemps que le roman
de Stendhal se développe sans référence à son contexte ma¬
tériel. Mais peut-on dire même que l’encadrement n’y re¬
tienne jamais que le temps d’un éclair l’attention ? Le pané¬
gyriste de Rossini était bien loin de blâmer uniformément
Walter Scott d’avoir, suivant la technique que Balzac devait
amplifier, fait une règle au narrateur de commencer par

(1) Leuwen, respectivement, IV, pp. 41 et 96; I, p. 138; III, p. 105


(« un kirschwasser limpide comme l’eau de roche, une eau-de-vie d un
jaune ardent comme le madère... »); IV, p. 113.
(2) Chartreuse, pp. 179 et 184-185.
96 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

mettre en place le décor (1). Ne prescrivait-il pas de lui-même


à un correspondant de débiter dès la seconde page d’un ro¬
man « du nouveau, ou, du moins, de l’individuel sur le site
où se passe l’action (2) » ? Pour son compte, dans le prélude
du Rouge il a très suffisamment évoqué la petite ville de
Verrières, avec ses maisons blanches à tuiles rouges, ses ter¬
rasses qui, d’étage en étage, descendent jusqu’au Doubs, ses
châtaigniers, ses scies à bois, ses fabriques de clous et son
beau Cours de la Fidélité, planté de platanes, dont le mur
de soutènement montre une pierre grise « tirant sur le
bleu » (3). Dans Le Rose et le Vert, il décrit avec complaisance
la rue principale de la ville qu’il a, par convention, baptisée
Kônigsberg (4), tout comme dans son dernier roman, avant
de nous conter l’histoire de la petite Lamiel, il a pris le
temps de nous promener dans Carville et ses environs (5).
A vrai dire, quand il lui arrive de s’attacher à des lieux, ceux
que sa minutie privilégie, ce sont les bâtiments et les inté¬
rieurs. L’antique abbaye de Bray-le-Haut, telle qu’elle appa¬
raît dans le Rouge, pourrait être sortie de l’imagination de
W. Scott (6). Quant aux demeures nobles qui se dessinent
dans ses romans : dans Armance, l’Hôtel de Malivert (7),
dans Lucien Leuwen, l’Hôtel de Pontlevé dont le héros ne
tire pas sans émotion la « sonnette de laiton anglais », l’Hô¬
tel de Commercy dont le salon, tendu de damas rouge passé,
héberge des portraits et un bric-à-brac significativement su¬
rannés, l’Hôtel de Puylaurens, enfin, dont les carreaux en
verre de Bohême, qui n’ont jamais été lavés, pas même par
la pluie, ne laissent filtrer qu’en la jaunissant la lumière,
— tous ces lieux (8), où Lucien se sent précédé par le pré-
(1) Rossini, I, pp. 75-78 et .378.
(2) Lettre du 19 février 1838 (Corr., X, p. 97). — Cf. en outre le con¬
seil donné dans la lettre assez mystérieuse qui figure dans la Corr.,
sous le n” 1394 (Corr., X, p. 56).
(3) Rouge, I, pp. 5-8 et 11-13. Il faut bien, du reste, que ce Verrières
ne soit pas seulement un fantôme de son imagination, puisque les
Francs-Comtois s’y retrouvent chez eux. Tel Abel Monnot, qui, après
avoir confirmé, pour cette partie du roman, « l’exactitude d’un grand
nombre de détails locaux », décide avec courage : « La ville de Ver¬
rières n’est pas de convention » (« Le Rouge et le Noir et la Franche-
Comté », Mémoires de VAcadémie des sciences, belles-lettres et arts de
Besançon, 1939).
(4) Romans, I, pp. 16-18.
(5) Lamiel, I, pp. 1-3.
(6) Rouge, I, pp. 179-180, 184-186 et 188.
(7) Armance, p. 12.
(8) Leuwen, respectivement, I, pp. 76-77, et II. pp. 299-300; I, p. 182,
et I, p. 205. Cf. aussi (I, p. 200) ce détail de mobilier noté chez les Ser-
pierre : « L’antique pendule, attachée à la muraille à huit pieds de
hauteur, avait un cadran d’étain tellement découpé, que l’on ne pou¬
vait voir ni l’heure ni les aiguilles... »
l’esthétique du miroir 97

jugé et l’ennui, sont évoqués dans un détail archéologique


que Balzac eût pu annexer à ses collections d’antiquaire et
de commissaire-priseur.
On nous accordera donc qu’il arrive à Stendhal d’amorcer,
même dans le roman, des développements descriptifs, mais
sans doute nous contestera-t-on aussitôt qu’il y ait sérieuse¬
ment mis à contribution la couleur. Assurément, cet idéo¬
logue n’est pas du parentage de Chateaubriand, et nous avons
nous-même souligné que, soucieux surtout d’être clair, il
avait entendu ramener l’écriture au noir et blanc dont elle
se sert. Il faudrait, pourtant, l’avoir feuilleté d’une main
bien négligente, pour oser décréter que chez lui l’évocation,
foute sentimentale ou intellectuelle, se dispense toujours de
noter, ou échoue à nuancer le chatoiement des teintes. Le
jeune fonctionnaire napoléonien qui mandait de Berlin à sa
sœur que la Sprée a des eaux « couleur d’huile verte », et
de Moscou en flammes à Félix Faure que l’incendie proje¬
tait sur le ciel « une fumée cuivreuse », le Milanese qui note
les « teintes de rouge et de bistre magnifique » prises à l’hori¬
zon par les feuillages d’automne ou qui désigne la « tente
bleu et blanc » des barques voguant par un été brûlant sur
le lac de Côme, le consul décrivant à Mareste une Trieste
costumée à la Turque ou délavant à l’aquarelle le port d’A-
beille dans deux marginales très fines, le « Touriste » enfin,
qui dépeint les « ombres noires » du Midi et note la façon
dont la « pâle verdure des oliviers et des amandiers » se dé¬
tache sur la « blancheur éblouissante » des « bastides » mar¬
seillaises toujours chaulées de frais (1), comment nier que
cet homme ait su à ses heures ressentir et fixer la couleur ?
Mais, dira-t-on, il ne s’agit pas là des romans. Qu’on re¬
garde mieux : pour n’y pas flamboyer, la couleur n’en vient
pas moins éclairer, dans les fictions, certains instantanés du

(1) Pour ces diverses notations la référence est donnée respective¬


ment par : la lettre du 3 novembre 1806 (Corr., II, p. 218); celle du
4 octobre 1812 (Corr., IV, p.76); Rome, I, p.65, et II, p. 257; la lettre du
26 décembre 1830 (Corr., VII, p. 22); la marginale datee du 2 février
1835 (Mél. int., II, p. 244) : « ... Gréement couleur de suie des bati¬
ments voisins se détachant sur la fumée blanche des coups de canon »
_et celle (ibid., pp. 367-368) lue dans l’exemplaire Chaper de la Char¬
treuse qui porte, sous la date « 23 novembre 1839, Civita-Veccbia » :
« Bleu d’ardoise et vert d’olivier bien verni, couleur du ciel et de la
mer, jour de sirocco, commencement de tramontane. Ciel ardoise. Mer
à l’horizon vert d’olivier verni. Cette couleur commence à deux cents
pas du rivage »; enfin Mém. T., II, p. 362. Pour la Provence, déjà dans
une lettre à Pauline du 27 août 1805 {Corr., II, pp. 27-29),^ le jeune
Stendhal, s’appliquant avec une minutie un peu maladroite a évoquer
« le pays de Marseille » en avait signalé les curieux gris, notamment
de végétation.
98 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

récit. Sans doute l’analyse fait-elle que le tissu de la narra¬


tion reste gris, mais sur ce fond quelques teintes vives jettent
çà et là de l’inattendu : c’est le jaune des violiers en fleurs
qui, dans Armance, couronnent le mur d’un vieil hôtel (1),
c’est, dans le Rouge, le vert, noté sans besoin, du verre
dans lequel un valet sert à Julien du vin du Rhin, ou, à l’épi¬
logue, le bleu du grand manteau qui enveloppe la dépouille
décapitée du héros (2), c’est surtout, pour ce dernier roman,
tout le rouge (3) dont le livre reste éclairé jusqu’à hau¬
teur du titre, et notamment le cramoisi, incendié par le so¬
leil, des tentures qui, dans l’église de Verrières, portant pré¬
sage, fait « paraître de sang l’eau des bénitiers (4) ». S’il
est vrai, encore, que des titres comme U Amarante et le Noir
ou Le Rouge et le Blanc que Fauteur avait un moment prévus
pour Lucien Leuwen ne tirent guère l’œil, cela n’empêche
que, dans ce roman, et dans le même registre de notations,
certains détails restent inoubliables : quel Stendhalien igno¬
rerait que la persienne vers laquelle le sous-lieutenant
oriente tout son espoir met une tache « vert-perroquet (5) »
sur la façade de la « grande maison » devant laquelle il a
commencé par tomber de cheval ?
Assurément, il ne faudrait pas presser ces données, ni leur
demander de fournir une symbolique colorative analogue à
celle qu’on a interrogée avec tant de succès chez Balzac (6);
mais ce dont, en dépit des préjugés qui ont cours, on devra
convenir, c’est que chez Stendhal, coloré ou rendu au trait (7),
décrit ou seulement postulé soit en rappel, soit en promesse
de perception (8), le monde est là, non escamoté ou rêvé.

(1) Armance, p. 93.


(2) Rouge, I, p. 241, et II, p. 484.
(3) Toute la gamme : depuis le cramoisi de parade dont est teint le
coutil orné d’étoiles d’or de l’hôtel de Retz {ibid., II, p. 97), jusqu’à
l’orangé de la courtepointe sur laquelle le condamné imagine que
Mme de Rénal trouvera à son réveil, après l’exécution, le numéro de la
Gazette de Besançon portant nouvelle de l’événement (II, p. 452).
(4) Ibid., I, pp. 44-45 et 178.
(5) Leuwen, I, pp. 54 et 229. Dès les premières pages du livre (I,
pp. 16 et_ 18), une autre note de couleur, assez richement bigarrée.
Vient solliciter 1 attention : vêtu € d’une robe de chambre magnifique
et bizarre bleue et or, et d’un pantalon bien chaud de cachemire ama¬
rante », Lucien considère sur un canapé son uniforme « vert » à
« passepoils amarante » en songeant que s’il avait été affecté au 9®
il aurait porté les « passepoils jaune jonquille ».
Cf. notamment Pierre Abraham, Créatures chez Balzac (Galli-
mard, 1931); Albert Béguin, Balzac visionnaire (Skira, 1946), et Geor¬
ges Hirschfell, Balzac und Delacroix (Dissertation de Bâle, 1945)
(7) Cf. plus haut, pp. 46-47.
Poligny, Stendhal note dans son Journal
(IV, p. 21) : « Physionomie des champs de montagne », il ne nous
l’esthétique du miroir 99

mais posé, ou du moins si intentionnellement supposé qu’à


travers notre lecture nous nous trouvons toujours institués
dans un contact direct et solide avec lui (1). « Je me vois [...]
mangeant du lait avec du pain dans l’écuelle d’argent; le
frottement de la cuiller contre le fond de l’écuelle mouillé
de lait me frappait comme singulier... » Il est impossible
quand on reprend ces lignes, pourtant si peu chargées, du
Brulard (2), de ne point assister à la scène ou plutôt de ne
point assister, de notre expérience réelle ou mimée, cet en¬
fant qui se livrait là à certains de ses premiers exercices de
sensation contrôlée. L’auteur évoque-t-il un peu plus loin (3)
les trous à rouir le chanvre où il distinguait avec horreur les
œufs gluants des grenouilles, nous ne pouvons faire, tant la
notation est au régime concret que nous n’appréhendions la
chose même à travers la répulsion de l’homme qui en réfère,
c’est-à-dire en reportant, comme il le faisait, son dégoût sur
l’objet, sur l’objet expliqué par cette réaction, et non l’expli¬
quant ; autant dire que nous sommes en existence avec lui et
ne nous bornons point à animer comme concepts, et hors de
toute application réellement située, les formules dont il s’est
servi. On peut sans doute inventorier avec plus de soin le
contenu d’un désir mais pour que nous puissions saisir Mme
de Rénal comme corps à travers le trouble de Julien, il suffi¬
sait de noter, comme il est fait dans le Rouge : « La figure de
Mme de Rénal était près de la teienne, il sentit le parfum des
vêtements d’été d’une femme (4). »

apprend rien de positif sur ces champs, et néanmoins, par la façon


dont il isole cette référence au monde et y sous-entend un jugement
comparatif qu’il nous invite à porter, il met en alerte nos sens, les
appâte par l’indétermination même dans une direction pourtant déter¬
minée, les éduque déjà vers le monde et, pour tout dire, nous ouvre
les yeux en dépliant les ailes de notre imagination. Il en va de inême
pour un note comme celle-ci {Mém. T., III, p. 238, n.), prise à La
Ciotat : « A trois heures et quart sur la plage, à humer l’air tépide
du matin; plus jolie sensation de tout le voyage depuis Paris » — ou
encore, au hasard d’un conseil, donné dans les Promenades (III,
p. 398), cet effet, purement allusif, qui concerne le ciel romain : Pour
San Pietro in Montorio, recommande le guide, il faut choisir « un jour
de soleil à nuages chassés par le vent; alors tous les dômes de Rome
sont tour à tour dans l’ombre et dans le clair ».
(1) De la villa Melzi, sur le lac de Côme, l’auteur de Rome (II,
p. 259) note un jour de juillet : « Nous avons ce soleil d’aplomb de
l’Italie, et ce silence de l’extrême chaleur. » C’est bien en vain qu’on
demanderait aux virtuoses du pittoresque une formule ou un tableau
susceptibles de restituer à ce degré d’évidence la concrète totalité d’un
instant méditerranéen.
(2) Brulard, I, p. 55.
(3) Ibid., I, p. 146.
(4) Rouge, I, p. 51 (cf. aussi p. 53). Effet inverse : quand c’est Mme de
Rénal qui s’appuie sur le bras de Julien, elle cède à ce mouvement
100 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

Sur cet exemple on voit bien comment procède Stendhal


dans le roman. Il n’elude pas la part du physique, mais il
n'évoque guère le monde qu au travers d une sensation ra¬
pide, telle que le héros lui-même l’interprète ; en fonction
de son intérêt et dans le cadre de son avenir. On verra plus
loin que ce mode de référence au sensible constitue non un
désaveu du concret, mais au contraire la méthode la plus va¬
lable pour rendre compte de l’univers matériel qui est un
univers vectoriel. Qu’il suffise, pour le moment, d’appliquer
la remarque aux notations traduisant ce qu’on est convenu
d’appeler « le sentiment de la nature ». Stendhal peut dé¬
crire avec toute l’exactitude et tout le pittoresque désirables
soit un lever de soleil (1), soit un nocturne (2), et il lui arrive
même, ce faisant, d’accrocher des métaphores grandioses (3).
Mais il sait que le véritable nocturne est vécu non comme
spectacle, mais à travers un projet ou un souvenir (4), aussi
comme romancier se garde-t-il bien d’éblouir les yeux du
lecteur par la description d’un paysage que, tout à son af¬
faire, le personnage n’a peut-être pas regardé. Celui-ci n’en
constituait pas moins, dans sa réalité d’homme, un « être-
au-monde », et voilà pourquoi Stendhal, tout en déniant au
pittoresque le droit de se développer en pleine autonomie,
prend toujours le soin d’énoncer les sensations circonstan¬
cielles qui datent et situent la scène. Ce n’est donc point en
abstrayant l’intentionnalité du héros, mais à travers celle-ci,
qu’il fait surgir le détail concret susceptible de nous repor¬
ter à l’unisson de l’instant.
L’aube, chez lui, ne fait pas l’objet d’une grande peinture

avec tant d’emportement et d’abandon que sa joue sent « la chaleur de


celle de Julien » {ibid., p. 140) : pour chacun des deux personnages
l’autre est donc bien là comme chair. De même dans L. Leuwen :
Mme de Chasteller ayant rougi, le jeune homme « fut tout troublé en
remarquant que la rougeur s’étendait jusqu’à ses épaules » (I, p. 289);
il n’est, du reste, pas moins sensible à la blancheur et au potelé de
celles de Mme d’Hocquincourt {ibid., III, pp. 53-55). Comment peut-on
réputer ce romancier sourd et aveugle à la sensation ?
(1) Journal, 1811, IV, pp. 12-13.
(2) Ibid., IV, pp. 20-21; Mém. T., III, p. 55, et cf. particulièrement
cette notation datée de Montmorency, le 1®^ septembre 1806 {Journal,
II, p. 333) : « Le soir grisâtre. Lever de lune, effet singulier : elle est
rouge et coupée par des nuages ardoise. »
(3) « La lune se lève » — note le voyageur de 1811 {Journal, IV, p. 25)
— « les collines qui nous environnent ressemblent à des vagues immo¬
biles. »
(4) Cf. la marginale notée le 10 mars 1840 par l’amoureux d’Earline :
« Le faible clair de lune et les ombres noires de la lune le 9 à huit et
onze heures, me font absolument le même effet délicieux qu’à Milan,
during Met’s lime, il ne me manque que le coup de cloche toutes les
cinq minutes qui me retentissait dans la poitrine » {Mél. int., I, p. 164).
l’esthétique du miroir 101

de genre, d’avance disposée par le décorateur sur le théâtre


de l’action; elle est surprise : par Rénal sur la pâleur de sa
lampe et sur son vif besoin d’air frais; par Julien sur le con¬
tour plus vigoureusement dessiné des sapins quand il est à
Verrières et sur les cheminées qui blanchissent vers l’orient
quand il est à Paris; par la Sanseverina sur la ligne, éclaircie
à leur faîte, des arbres de son jardin; par Fabrice, arrêté en
contemplation, sur la brume qui, montant des gorges dont
elle souligne la répartition, fait apparaître à pleîn le relief
de la Lombardie vers les Lacs (1). Dans tous ces cas l’heure
et le pittoresque sont donnés par les incidentes de la sen¬
sation, et à travers elle, sans que pour autant le récit ait dû
faire halte. Pareillement, il a suffi dans la Chartreuse à l’au¬
teur d’indiquer au passage et en annexe circonstancielle que
le feu des bivouacs rendait l’obscurité plus profonde (2), pour
que nos sens, mieux mobilisés que par une description, se
soient convaincus qu’il faisait nuit pendant que le héros che¬
minait vers la bataille, ou plutôt pour que nos sens, se bran¬
chant sans y prendre garde, se soient « prêtés » à l’imagina¬
tion ou se soient laissé réquisitionner par elle, se soient ren¬
dus idéalement présents à cette nuit-là dans l’acte même
où ils venaient adhérer au seul cheminement de Fabrice. Et
dans cet ordre de notations fortuites et subordonnées, mais
efficaces grâce à la prise que donne le détail quand il frappe
de biais, les raccords visuels ne sont pas les seuls à ménager
notre assentiment sensoriel à la totalité de la scène : il ar¬
rive à Stendhal de consigner à la traverse des bruits (3) ou
des silences ou de brusques ruptures sonores (4) — toutes
données qui, ici encore, tendent à soutenir dans l’existence
des événements dont elles restent pourtant, au point de vue
de la hiérarchie narrative, de simples accessoires. Dans le
premier cas, celui d’une permanence auditive, c’est l’évi¬
dence du fond sonore (5) qui fait conclure ou, pour mieux

(1) Cf. respectivement, Rouge, I, pp. 218 et 379; II, p. 228; Char¬
treuse, pp. 265 et 147.
(2) Chartreuse, p. 31.
(3) Cf. par exemple cette notation si suggestive de L. Leuwen (I,
p. 142) : Ménuel, revenu à pas de loup sur le champ de bataille n’en¬
tendait, dit le conteur, « aucun bruit que celui du petit vent de la nuit,
qui agitait les broussailles et les petits lièges ».
(4) Ce sont, par exemple, les cigales se taisant brusquement autour
de Julien {Rouge, I, p. 111) ou, lorsque Lucien et les lanciers pénètrent
dans la ville de N***, dont les ouvriers se sont confédérés, le silence de
mort qui succède à la fermeture des boutiques {Leuwen, III, p. 16).
(5) Du grondement que font dans la déroute les charrettes et les
fourgons, Stendhal dit simplement : « C’était comme le bruit d’un
torrent entendu dans le lointain » {Chartreuse, p. 54). Tel est le pou-
102 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

dire, qui supporte la réalité des péripéties, seules visées par


l’éclairage, qui se succèdent sur ce fond. Dans l’autre cas,
c’est, sans cesser d’être postulée à un rang subalterne, la frap¬
pante désignation d’une brusque cessation de vacarme qui,
produisant un décalage dans notre lecture comme dans l’im¬
pression elle-même, nous contraint à réajuster notre mimé¬
tisme, réveille notre attention imageante et la convertit d’une
simple complaisance intellectuelle en une intuition si dé¬
terminante que l’univers du roman, se substituant à celui de
notre actualité empirique, vient, à la limite, recouvrir tout
le champ de notre intérêt propre. C’est ainsi que sans avoir
besoin d’inventorier les choses ni les lieux avec le recul d un
pittoresque documentaire, et par la seule mise en contact
que réalise l’adéquate notation de quelques détails pris dans
le rayon expérimental du protagoniste, Stendhal, tout aussi
victorieusement qu’aucun romancier descripteur, réussit,
quand il conte, à citer le monde à comparaître ou plutôt
nous met en demeure d’assister de notre être-au-monde les
aventures de ses héros. Comme on l’a deviné, pour que nous
puissions ainsi percevoir dans le fictif, il est nécessaire que
la fiction se développe dans un univers qui ait fait pour le
personnage, c’est-à-dire, en définitive, pour l’auteur, l’objet
d’intuitions suffisamment convaincantes; autrement dit, il
faut que le romancier ait su prendre d’abord de ce monde-ci
une vision à la fois assez loyale et assez poétique. On n’hé¬
sitera pas à professer que c’est le cas de Stendhal.
Ces remarques tendent à ébranler l’assertion ressassée par
Zola que chez l’auteur du Rouge, l’extérieur, le corps et
l’ambiance ne sont jamais pris en considération (1). On se
rappelle que le théoricien du roman expérimental en invo¬
quait pour preuve la scène de Vergy où Julien retient de
force la main de Mme de Rénal : Zola déplorait qu’à cet ins¬
tant manquât une description en forme du milieu; en l’oc¬
currence un vaste tableau explicatif de la « nuit avec ses
odeurs, avec ses voluptés molles ». Or tant l’accusation porte
à faux qu’on s’étonne de la voir si souvent renouvelée. Tout
lecteur peut vérifier que Stendhal n’a pas omis de spécifier
la contingence du cadre. Une première mention en a été
faite en deçà de la veillée décisive, au moment où le roman¬
cier nous a instruit de ce que, « les grandes chaleurs » étant

voir d’évocation de l’image qu’elle fait revenir de l’arrière-plan sur le


devant du tableau l’évidence de réalité dont, à la faveur d’une intui¬
tion poétique, elle se trouve elle-même subitement bénéficier.
(1) Les Romanciers naturalistes, notamment, pp. 76-78.
l’esthétique du miroir 103

arrivées, on avait pris « l’habitude de passer les soirées sous


un immense tilleul à quelques pas de la maison », ajoutant :
« L’obscurité y était profonde (1). » Un peu plus loin nous
viendrons à connaître ce qui constituait l’arrière-fond sonore
de ces heures d’intimité : Julien, nous informe-t-on,« écou¬
tait à demi le mouvement des feuilles du tilleul agitées par
ce léger vent de la nuit, et les chiens du moulin du Doubs qui
aboyaient dans le lointain (2) ». On dira que cela ne nous est
enseigné qu’après coup et à longtemps de la bataille. Mais
au moment où celle-ci s’engage nous ne manquons d’aucune
des données circonstancielles qui font l’atmosphère. La nuit
du combat est « fort obscure », étouffante, couverte, et l’o¬
rage menace : « Le ciel chargé de gros nuages, promenés par
un vent très chaud, semblait annoncer une tempête (3). » Ce
vent, qui incommode Mme Derville (4), Mme de Rénal le
tient, au contraire, pour exquis, du moment où, ayant aban¬
donné sa main à Julien, elle s’est accordé la joie de « se lais¬
ser vivre » : elle « écoutait avec délices le gémissement du
vent dans l’épais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques
gouttes rares qui commençaient à tomber sur ses feuilles les
plus basses (5) ». Ce n’était là que le prélude d’une bourras¬
que : il survient bientôt une telle rafale que là jeune femme
doit quitter sa place « pour aider sa cousine à relever un
vase de fleurs que le vent » vient « de renverser à leurs
pieds » (6). En vérité, doit-on en savoir davantage ? On con¬
naît même que le siège au dos duquel la main de Mme de
Rénal se trouvait appuyée lorsque pour la première fois Ju¬
lien vint à la toucher, était une « de ces chaises de bois
peint que l’on place dans les jardins (7) ». Nous renseigner
plus longuement sur cet objet, ce serait détourner nos yeux
de ce que Julien vise uniquement dans ce champ, à savoir
cette main blanche, et bientôt glacée de saisissement, qui
luit dans les ténèbres (8). Un romancier naturaliste eût sans
doute nommé le bois, commenté le style et paraphrasé la
couleur de ce siège, et il eût ainsi en bonne méthode accorde
plus de prix à l’écrin qu’à la perle, ou — ce qui test pire —
oublié le but pour la chose, laquelle n’est rien qu’un abstrait
tant qu’une intention ne l’a pas profilée en la valorisant.

(1) Rouge, I, p. 90.


(2) Ihid., I, p. 117.
(3) Ibid., I, p. 94.
(4) Ibid., I, p. 96.
(5) Ibid., I, p. 97.
(6) Ibid.
(7) Ibid., I, p. 91.
(8) Ibid., I, p. 114
7
104 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

Stendhal s’est bien gardé de l’excès descriptif qui, pour


éviter l’utopie, tombe dans une utopie d’autre sorte. Mais
cela n’autorise pas, pour autant, à soutenir qu’il ait, ici
et ailleurs, omis « le paysage, le climat, l’heure de la jour¬
née, le temps qu’il fait (1) ». Dès le moment où, travaillant
aux Deux Hommes, il romançait certaines données autobio¬
graphiques qu’il projetait de prendre pour « base » de sa
pièce, il notait scrupuleusement les circonstances d’atmos¬
phère (2). A l’autre extrémité de son œuvre, on le voit, aussi
bien, stipuler, par exemple, que la rencontre décisive de Fa¬
brice et de délia se produit par un matin de canicule, vers
les onze heures, sur une route poussiéreuse (3) ou, dans La-
miel, que telle promenade de l’héroïne avec Fédor a lieu
dans une forêt noyée d’eau et entre les flaques (4). C’est, à
vrai dire, dans Lucien Leuwen qu’il a poussé le plus loin les
évocations de milieux (5). Cette ville de garnison sur laquelle
tombe un crépuscule pluvieux, cette ville à demi morte, avec
ses alentours vagues, plats et pelés, ses maisons noires et
« écorchées », ses rues sales dont les ruisseaux charrient
« une décoction d’ardoise », ses fortifications basses et pres¬
que enterrées, ses tilleuls rabougris, ses réverbères trop tôt
éteints, ses rues désertes et dévorées par l’herbe, dans les¬
quelles cheminent, au petit pas, de vieilles dévotes, cette
ville ne laissant le choix, le soir, qu’entre le cabinet de lec¬
ture, le café trivial dont les respirations, de l’intérieur, ter¬
nissent la vitre ou les salons funèbres et cérémonieux d’une
aristocratie virant à l’aigre et au rance, ce pseudo-Nancy qui
est un si véridique Grenoble, ne fournit-il pas à l’ennui du
jeune sous-lieutenant ou une riche motivation ou un cadre
extraordinairement « assorti » (6) ?

(1) Les Romanciers naturalistes, p. 76. « Sommes-nous en été ou en


hiver ? Faire la chronologie à Rome », se demande et se recommande,
tout au contraire, Stendhal (dans une marge de L. Leuwen, IV, p. 480),
qui, à ce moment, commente pourtant une réaction aussi peu centrale
que le dépit de Mme Grandet abandonnée par Lucien.
(2) Il faisait — note l’apprenti dramaturge {Théâtre, II, pp. 67-68)
— « une de ces chaleurs de printemps qui font fermenter tous les
esprits; le ciel était voilé par de grands nuages gris rouge et de temps
en temps il tombait quelques gouttes ». Les trois fenêtres du fond « lais¬
saient voir cette verdure tendre du printemps et ces larges feuilles
d’acacia avides de rosée ».
(3) Chartreuse, p. 77.
(4) Lamiel, pp. 202-204.
(5) On regrette que Zola n’ait pas consulté ce roman, ou, du moins,
qu’il ne l’ait pas examiné d’assez près : il lui était loisible d’en prendre
connaissance dans les Nouvelles inédites, où il avait été publié, à vrai
dire, encore incomplètement, sous le titre : Le Chasseur vert.
(6) On retrouvera quelques-unes de ces données d’atmosphère au
t. I, pp. 51-53, 55, 77, 96 et 179-180; au t. II, pp. 258, 277, etc
l’esthétique du miroir 105

IV

Il est peu niable que par ce pittoresque intime, ces qualités


d’atmosphère et, pour tout dire, cet art d’envelopper le récit
dans la sensation, Stendhal présente d’assez solides référen¬
ces du côté de la réalité pour devoir être regardé comme
l’un de ceux qui ont fondé, ou du moins comme l’un de ceux
qui ont le mieux fait présager le roman moderne. Il reste
seulement à expliquer comment on a pu s’y tromper : pour¬
quoi ce coloris, cette précision, ce concert suggestif de nota¬
tions concrètes échappent au lecteur qui ne fait pas le point.
C’est d’abord par le fait que ce romancier tend à repousser
vers le second plan tout ce qui relève d’une rigueur « réa¬
liste » : l’impitoyable application que réclame l’exactitude,
il la réserve le plus volontiers au comique et à l’odieux, dont
les offices ou les peintures restent subalternes, cependant
qu’il anime de toute sa passion, et dès lors de la nôtre, celle,
lyrique et idéalisante, des jeunes premiers; or ils reçoivent,
comme il se doit, le contingent de lumière le plus fourni et
le mieux centré. Ainsi, même là où le romancier, poussé par
son instinct satirique, détaille et décrit, les intérêts du cœur
finissent par primer la dévotion qui est due à « l’âpre réa¬
lité ». Cette coexistence, mais à des degrés inégaux de rayon¬
nement, du rêve et du constat cruellement chargé, fait un
peu songer à la technique de ces anciens peintres qui lors¬
qu’ils imagent la vie de Jésus accusent durement la ressem¬
blance, voire la hideur, pour les comparses et les bourreaux,
tout en canalisant le regard vers les figures fortement épu¬
rées du Christ et de Marie.
Si, en second lieu, aux endroits mêmes où Stendhal con¬
sent à ajuster quelques touches de couleur un peu vive, l’en¬
semble de son tableau reste gris, c’est parce qu’il raconte à
la va-vite, taille sa phrase en flèche et ne nous laisse point
le loisir de repérer les tonalités dont il s’est servi. Le mou¬
vement est incolore, le pittoresque toujours statique. Mais
il y a plus, si ce narrateur ne nous arrête jamais devant un
tableau, ce n’est pas seulement en vertu du rythme accéléré
qu’il imprime à notre lecture, c’est pour la bonne raison qu’il
ne peint pas de tableau. Le commentateur qui dresse le bi-
106 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

lan des données physiques mises en œuvre dans le Rouge ou


dans Lucien Leuwen, peut, en les concentrant ou en les met¬
tant bout à bout, faire quelque illusion sur la densité de con¬
cret que comporte dans ces fictions le développement roma¬
nesque. Mais dans le récit, les touches n’étaient point si grou¬
pées, et le lecteur, les perdant de vue au fur et à mesure qu’il
les rencontrait, n’était jamais à même d’en faire intuitive¬
ment le total. C’est pourquoi, même dans le cas où Stendhal
nous livre, suivant les hasards ou les nécessités de l’impro¬
visation, suffisamment de traits pour qu’il soit possible d’en
constituer un portrait, le physique de ses personnages ne
s’impose pas à notre attention. Pareillement pour les paysa¬
ges : il est rare qu’il nous laisse dans une ignorance com¬
plète des sites, mais il ne nous en révèle les particularités,
majeures ou anecdotiques, qu’en plusieurs fois, dans l’ordre
dispersé qu’entraîne une description dont le déroulement
ne se distingue point de celui de l’action. Ainsi, n’ayant ja¬
mais pu saisir le lieu d’un seul regard, quand nous le retrou¬
vons nous ne nous y retrouvons guère, ce dont, du reste, la
narration ne souffre point parce que l’auteur a su nous com¬
muniquer, fallacieuse et rassurante, la sensation du « déjà
vu (1) ». Au contraire, Balzac, qui, sur ce point, précède les
naturalistes, brosse par grands morceaux récapitulatifs ses
portraits, comme il masse par tableaux complets, et en oscil¬
lant du dénombrement à l’orchestration, tout le matériel
descriptif dont il a besoin pour constituer, posé d’abord et
en une fois, le milieu (2). A la faveur de cette différence réap¬
paraît (3) une remarque quî, mieux encore que les précé¬
dentes, tend à expliquer pourquoi chez Stendhal les facteurs
é’atmosphère, bien que stipulés avec quelque soin, n’atti¬
rent pas sur eux l’attention. L’auteur du Rouge n’a pas be¬
soin d’évoquer préalablement et par bilan suivi l’ambiance
pour la raison déterminante qu’il n’établit point de conti¬
nuité de celle-ci aux êtres dont il surveille le comporte¬
ment (4). Même s’il admet par ailleurs, sur le plan théorique,

(1) Jean Prévost (Création, p. 155) indique justement à propos du


Rouge, que Stendhal, en prenant d’^avance et à plusieurs reprises le soin
de nous nommer l’endroit où une grande scène va se situer, met déjà en
travail et en accoutumance notre imagination, si bien que lorsque
arrive l’épisode nous croyons avoir été déjà promenés sur les lieux
alors que, dans l’absence de toute description, nous ne les avons hantés
que par nos propres moyens.
(2) Il est clair que l’affirmation demanderait à être tempérée, mais
elle vaut pour les pièces de la Comédie humaine, qui ressortissent à la
manière la plus typique de ce romancier.
(3) Cf. plus haut, pp. 44 sq.
(4) Pour s’en convaincre, il suffirait d’examiner à cet égard la scène
l’esthétique du miroir 107

avec ses tuteurs sensualistes et avec Montesquieu ou Caba¬


nis, que le physique conditionne, et dès lors explique le ca¬
ractère moral, comme romancier il se fait le champion d’une
sorte de parallélisme qui sauvegarde chez ses héros la li¬
berté, voire la gratuité, tant de leurs décisions que de leur
effective conduite. Ici, l’indépendance du personnage à l’é¬
gard de son hérédité, de son passé et de son contexte maté¬
riel ou social représente assez bien l’autonomie que Stendhal
romancier reconnaît, en définitive, à la vie psychologique :
on sent que chez lui comme chez les Stoïciens l’intérieur ne
peut donner accueil à la tristesse ou à la joie que par le canal
et sur préavis de l’imagination et du jugement; et voilà
pourquoi Julien et Fabrice ne se trouvent jamais si heureux
qu’en prison : interceptant toute influence de l’extérieur, la
captivité leur constitue le meilleur des préservatifs, et la sau¬
vegarde d’une liberté qui, comme on sait, pour ce romancier
ne se distingue pas de la liberté d’être soi, se confond avec
un exercice non contrarié de la vocation égotiste. Le dehors,
quand il n’est pas menace, ne compte donc que bien peu
pour les héros de Stendhal. Même quand ils viennent à s’en¬
thousiasmer pour un paysage, ce n’est pas celui-ci qui sup¬
porte les frais de l’accès lyrique : le sublime était d’abord
en eux sous la forme d’une exigence ou d’une passion; lors¬
qu’ils se récrient donc à la vue d’un lac ou de monts, ils ne
font guère que s’exalter eux-mêmes par le truchement de

que, précisément, Zola a incriminée dans le Rouge : celle de la soirée


sous le tilleul. On a vu que Stendhal en a stipulé très suffisamment les
coordonnées d’atmosphère. Mais celles-ci pas un moment n’expliquent,
c’est-à-dire ne déterminent, ni les vicissitudes ni le dénouement du
duel. On ne saurait soutenir, par exemple, que le vent d’orage, agissant
comme stimulant, ait accru l’audace agressive du jeune précepteur,
ni que, inversement, relâchant les nerfs de l’héroïne, il ait contribué
à décontenancer la résistance qu’elle eût pu offrir. C’est à peine si les
données d’heure et de lieu servent à conditionner le combat dans la
contingence de son comment : elles ne nécessitent que la physionomie
accidentelle d’un conflit, dont la causalité réelle est à chercher ail¬
leurs ; dans le projet du protagoniste, car — et le regret formulé par
Zola, de ne pas rencontrer ici de milieu agissant, manque d’autant d’à
propos — c’est de la veille que Julien a prémédité son attaque. Tant
s’en faut donc que l’occasion et i’instant lui eussent pu servir de con¬
seillers ! On dira que Zola songeait surtout à l’héroïne dont il eût
voulu voir la capitulation motivée par les moiteurs nocturnes et les
effluves d’août. Mais c’est oublier qu’au moment décisif la scène passe
presque toute dans le champ de Julien. La partenaire, ou plutôt, l’en¬
nemie que, tout au contrôle de son propre trouble, le jeune homme
n’est même pas en état de bien observer, Mme de Rénal n’existe guère
pour nous : elle apparaît surtout sur le trajet de Julien à Julien, ce
dont témoigne au point culminant l’emploi de on pour la désigner :
« On fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui
resta » (I, p. 95).
108 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

ce qu’ils admirent : ils ne s’exclament que devant leur pro¬


pre destin, et voilà pourquoi c’est généralement par le nom
d’une femme. Comme ils n’agissent, en tout cas, que par
leur propre décret (comme obstacle à leur liberté ils ne ren¬
contrent guère en dehors d’eux que la liberté de l’élue), les
analyses de Stendhal ne voient pas leur validité réduite lors¬
que la part physique des actions n’est pas spécifiée, ou ne
l’est qu’après coup, et « en marge ». On ne peut donc s’éton¬
ner que, quand, à la relecture, l’auteur se recommande de
pousser un premier état de la rédaction vers davantage de
couleur matérielle, il ne songe aucunement à modifier, pour
autant, l’enchaînement des faits ni même le relevé des réac¬
tions psychologiques. Mais aussi on comprend que ce pitto¬
resque second et extérieur, au point qu’il serait oiseux s’il
n’était si furtif et s’il ne fournissait tant des repères à l’in¬
telligibilité que des cautions à la créance sensorielle, puisse
être consommé par le lecteur sans qu’il y accorde, dans le
moment même où il y adhère le plus, beaucoup d’attention.
Le roman descriptif oscille d’un goût tout parnassien pour
le pittoresque à une prétention, conforme aux postulats na¬
turalistes, d’expliquer le dedans par le dehors (1) : dans les
deux cas l’objet se trouve privilégié ; c’est lui qui donne ici
le sens, et là le plaisir. Dans les deux cas, c’est l’élément
physique qui est forme : forme agissante ou forme admirée.
Stendhal, au contraire, le ramène à n’être que fond ou ma¬
tière, ou plutôt il considère l’univers de la perception comme
n’étant rien de plus que le champ de l’action, il n’en fait pas
une cause, ni, en tant que spectacle, un but. Le type de vi¬
sion que son roman propose — peut-on concevoir réalisme
plus authentique ? — c’est celle-là même que nous prenons
dans l’ordinaire de notre conduite. Le monde (2) n’y est
saisi comme coercitif qu’au niveau des « expédients » aux¬
quels il nous réduit, et comme pittoresque que par un mou¬
vement d’abstraction qui, pour le mettre « en valeur »,
l’arrache à notre prise. A vrai dire, il n’est pas plus un avant
qu’un devant de notre action : il n’en est le théâtre que dans

(1) La recherche du pittoresque figurant à la fois l’ambition réaliste


du romantisme pré-parnassien et le principe de séduction esthétique
du réalisme, il n’est guère facile de déterminer pour le second quart
du XIX*^ siècle ce qui dans les descriptions doit revenir respectivement
à un goût encore romantique de la couleur locale et à une tendance
déjà réaliste, mais non encore réfléchie, à poser des causalités d’at¬
mosphère.
(2) Tant s’en faut qu’il se laisse jamais hanter par lui au point de
le doter, comme font volontiers Balzac et Zola, d’un mode d’existence
fantastique, mythique ou mythologique.
l’esthétique du miroir 109

la mesure où il en est déjà le moyen. Ni origine pure, ni fin,


mais voie et passage. Le distinguer de notre entreprise pour
l’ériger soit en principe soit en idole, c’est donc, à tout coup
le perdre, et Stendhal a raison de ne point l’hypostasier, de
lui refuser toute transcendance, de ne le désigner dans sa
narration que latéralement, par ce qu’il fournit d’accidents,
d’obstacles et d’instruments à une intention qui elle-même ne
se présente jamais à nu, sans son comment — comme il a
raison encore de ne le donner pour admiré qu’à travers des
projets individuels de bonheur (1). S’il est vrai que le réel ne
fait l’objet d’une vision qu’en tant qu’il fait l’objet d’une
visée (2), le romancier peut se regarder comme exempté de
la description : décrire, c’est le fait d’un idéal témoin, ou
d’un homme qui pour un moment se retient de vivre; quand
elle coupe le récit, la description, loin d’aboutir à replacer
le personnage dans son milieu, l’expulse donc tout au con¬
traire, de son contexte, qui est un contexte d’action; elle le
désintéresse de lui-même et l’oblige en tout arbitraire à en¬
trer dans des fonctions de spectateur professionnel, ou, si
l’on préfère, d’auteur délégué. C’est abîmer le concret comme
tel que le désarticuler de l’existence, laquelle, n’étant jamais
qu’une existence, autrement dit un être-en-poursuite, une
nécessité de « passer outre » et une impossibilité de déte¬
ler, n’admet pas de schisme, même contemplatif. Lorsque le
romancier détache » le tableau, c’est donc de la vie qu il
le détache, et il n’a plus le droit, ensuite, de l’exposer qu’en
l’avouant pour une reconstitution théorique (3).

(1) On aime que Baudelaire ait su tirer de pair et accréditer l’ad¬


mirable définition de Stendhal ; le Beau n’est que la promesse du
bonheur (cf. dans l’édition Crépet, Curiosités esthétiques, p. 90, et Art
ro/nanU‘que, pp. 53 et 536). , ^ mo
(2) Après avoir, dans son Journal du 9 décembre 1804 (1, pp. 19-.-
193) indiqué « le plan du champ de bataille », autrement dit : des
lieux où il avait croisé Victorine, Stendhal, toujours très conscient et,
comme écrivain, en alerte critique, se justifiait ainsi devant lui-memé
de l’expression : « Mante aurait peut-être dit logement; mais en disant
champ de bataille, je fais concevoir d’abord logement, et ensuite le
rapport sous lequel je le vois. » Comme quoi l’emplacement et 1 inten¬
tionnalité forment système. ...
(3) Qu’on nous entende : il va de soi que si le personnage vient a
sonder en esthète ou en hédoniste l’instant, s il s applique lui-même a
dresser le cadastre ou le répertoire de l’ambiance, si, sorti de l’urgence,
il s’accorde des satisfactions, et, pourrait-on dire, des vacances de dilet¬
tante, le romancier se trouve non seulement justifié, mais tenu de le
suivre dans le progrès de cette expérience réflexive et désinteressee
de l’univers. Il est clair que notre existence admet de tels repos et
enregistre, dans les marges même de la poursuite, des données qui,
souvent happées par rencontre, s’élargissent en nous lorsque, sollicites
par le bien-être esthétique qu’elles nous procurent, nous les attirons
110 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

Voilà qui autorise assez Stendhal à ne jamais inventorier


pour le compte de ses héros une présence au monde qui est
le monde même, mais tel que l’investit toujours le projet,
c’est-à-dire pris en secteur. Concernant le pittoresque, les
atmosphères et le sentiment de la nature, puisque c’est de
cela qu’il s’agit, quelques exemples suffiront à établir que,
lorsque l’auteur du Rouge retient des données sensibles, ce
sont bien celles-là seules qui ont émergé dans l’angle inten¬
tionnel de ses protagonistes. Prenons un large effet de plein
air : Mme de Rénal, du haut du colombier, entend cigales et
oiseaux, promène son regard sur « cette pente immense de
verdure sombre et unie comme un pré, que forme le som¬
met des arbres » quand on contemple de loin une forêt (1).
Ces notations parlent aux sens, mais rouvrons le livre : pas
une n’est administrée pour le plaisir, car ce n’est point pour
admirer le paysage que la maîtresse de Julien a « monté en
courant les cent vingt marches du colombier », c’est pour
adresser un signal et, au besoin, en recevoir un. Les chants,
elle ne les perçoit donc qu’à travers son irritation, en les
« maudissant », parce qu’ils peuvent lui dérober un éventuel
« cri de joie »' de son amant. Quant à^ la masse végétale, elle
ne l’apprécie pas en artiste : elle a trop à faire de la « dévo-

et les nourrissons au centre même de notre champ. Julien, Fabrice et


tous égotistes stendhaliens, dont Stendhal en tête, paraissent même,
entre tous les êtres, les plus susceptibles de s’abandonner à de tels
enchantements. Mais il faut noter d’abord que de pareilles sensations,
comme l’on y attache valeur, passent aussitôt sur un plan de visée,
impliquent, plus ou moins provisoire, le choix d’une morale, qui est
celle de l’instant et, tant elles sont assumées, dessinent plutôt l’angle
du projet qu’elles ne s’y inscrivent. Le romancier se doit, dans ce cas,
de rendre compte de l’impression, puisque le personnage s’en « rend
compte ». Mais l’autorisera-t-on à faire donner les grandes orgues ou
la téléphotographie de la description lorsque ses créatures ne se met¬
tent pas elles-mêmes à l’égard du monde dans une attitude de peintre
ou d’inspecteur ? Il ne saurait expliciter des atmosphères dont le héros
n’a pris que la conscience la plus diffuse, la plus intermittente ou la
plus trouble, sans se destiner à une psychanalyse de son personnel,
non seulement indiscrète et envahissante, mais de nature à fausser
complètement la hiérarchie de valeurs qui s’est établie, au moment
donné, dans l’intentionnalité des « intéressés ». Il y a plus, c’est toute
la définition du roman qui est en cause. Si ce genre admet, comme on
dit significativement : à tout « bout de champ », le bilan descriptif, il
doit, du même coup, renoncer à être « conte », « récit » ou « narra¬
tion ». Sa tâche ne sera plus d’indiquer des agissements, des calculs,
des aventures et des réactions, mais de révéler tout ce que les person¬
nages, fût-ce d’eux-mêmes, n’ont pas compris, ou plutôt : par où ils
sont passés, quels êtres ils ont rencontrés sans les remarquer,— et tout
ce qu’ils auraient pu percevoir s’ils avaient été aussi bien placés que
le romancier, ou s’ils avaient mieux regardé, ou s’ils avaient été moins
pressés d’atteindre leurs fins, et de donner ainsi au livre une fin.
(1) Rouge, I, pp. 226-227.
l’esthétique du miroir 111

rer » des yeux pour y découvrir une réponse de Julien; elle


n’enregistre la tache continue que lui offre la magnifique
prairie d’arbres qu’en l’interrogeant comme fond sur lequel
elle espère que va se détacher un signal. La nuit où le héros
se résout à pénétrer par escalade dans l’appartement de
Mathilde, « la lune était si brillante », précise Stendhal (1),
« que les ombres qu’elle formait dans la chambre de Mlle de la
Mole étaient noires », et voilà qui donne à rêver à nos sens.
Mais le jeune homme, qui risque sa vie, n’y rêve point, pas
plus que l’auteur n’a consigné ce détail suggestif, de son pro¬
pre chef, pour munir d’un cadre romantique cet aigre épi-
thalame : Julien n’a remarqué le fait qu’à travers sa crainte
obsessive que dans la particulière épaisseur de l’obscurité il
se trouvât, le guettant, des hommes cachés qu’il pût ne pas
distinguer. Evoquant l’évasion de son protagoniste, l’auteur
de la Chartreuse mentionne que « vers le minuit un de ces
brouillards épais et blancs que le Pô jette quelquefois sur ses
rives s’étendit d’abord sur la ville... (2) ». Assurément cette
notation fixe l’ambiance, mais Stendhal ne nous en fait pas
cadeau à ce seul titre; s’il en stipule tant, c’est que Fabrice,
qui va se laisser glisser du haut de la citadelle, ne s’est ha¬
sardé dans le vide qu’après avoir dûment inspecté la nuit.
Mais pourquoi chercher de nouveaux exemples ? Il sufht
de reprendre celui que Zola a incriminé. Si, donc, on refeuil¬
lette le chapitre du Rouge intitulé « Une soirée à la campa¬
gne », on constate que Stendhal n’y a pas fourni un seul des
détails d’atmosphère qui ont été plus haut décomptés (3) sans
que ce soit dans une perspective ou sur le trajet de mouve¬
ments intentionnels. L’obscurité d’orage a été enregistrée a
travers la satisfaction d’un Julien supputant que son geste de
« mainmise » s’y dissimulera mieux. C’est à travers la lassi¬
tude de Mme Derville que nous sommes venus au fait de la
violence prise par le vent, et cette lassitude, c’est Julien qui
l’a remarquée, ne la surveillant, encore, qu’à travers sa
crainte d’avoir à rester en tête-à-tête avec Mme de Rénal, ce
qui se produirait si la cousine de celle-ci venait à rentrer.
Le frémissement des feuilles que désaltèrent les premières
gouttes de pluie, nous ne le percevons qu’à travers les délices
de Mme de Rénal, et ces délices ne nous retiennent que comme
signe de la décision prise par l’héroïne de s’abandonner à
l’amour : la relâche qu’elle a enfin accordée au devoir a seule

(1) Rouge, II, p. 191.


(2) Chartreuse, p. 364.
(3) Rouge, I, pp. 93 sq.
112 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

pu la rendre aussi poreuse à la sensation, et ouverte au


monde. Quant à la chute du vase, que couche une rafale, cette
notation nous importe uniquement par le fait que Mme de
Rénal a pris part à l’action de le relever, et la chose n’a
mérité de mention que parce que, pour cela, la jeune femme
a dû dégager sa main, détail qui, à son tour, ne compte que
parce que, par après, restituer cette main, cela constituait un
acquiescement. Bien entendu, Stendhal n’a pas eu besoin de
distinguer ainsi les maillons; il ne nous a spécifié la « circons¬
tance » du pot de fleurs renversé que pour nous informer de
ce que l’héroïne avait ratifié sa défaite mieux que par l’iner¬
tie d’un consentement, par une initiative : son geste peut, en
effet, paraître d’autant plus délibré que l’intermède matériel
n’a pas dû manquer, en nécessitant des changements de posi¬
tion, de provoquer chez l’intéressée une rupture de fascina¬
tion à la faveur de laquelle elle eût pu se reprendre et domi¬
ner son trouble. Au total, on a donc vérifié que la soirée
d’orage est bien là, dans une matérialité toute suggestive,
mais aussi que les diverses impressions qui la composent
n’émergent que dans le champ de lutte des deux volontés,
voire, pour la plupart, dans le seul angle que dessine le pro¬
jet agressif du héros.
Nous apercevons là, grâce à Stendhal, ce que pourrait être
la tâche d’un romancier complètement réaliste. S’il doit s’in¬
terdire, sous peine de retomber dans l’abstrait, de décrire au
delà de ce que saisit effectivement l’attention du personnage
qu’il accompagne, si, pour rester dans le réel, il n’a le droit
d’évoquer l’univers que comme un champ limité — et tel que
cette limitation ne cesse jamais de se déplacer —, mutilé par
le va-et-vient de l’intérêt, sillonné de lignes de forces, toujours
anecdotique — c’est-à-dire à la fois toujours supporté par
une finalité subjective et toujours manquant la finalité objec¬
tive : celle de la hiérarchie historique et de l’ordre résul-
tatif —, enfin toujours débordé en prolepse et désidérative-
ment annulé, — si tel est bien le monde de chacun : celui de
quelqu’un, en ce cas le romancier doit renoncer à la com¬
mode ubiquité du narrateur omniscient pour s’enfermer à
chaque degré du récit, dans la perspective de celui des pro¬
tagonistes dont c’est le tour de venir en cause. L’un des mé¬
rites majeurs, et trop peu reconnu, de Stendhal, c’est d’avoir
entrevu cette exigence, et de s’être convaincu, à un degré de
conscience critique qu’on échoue à évaluer, que la nécessité
pour l’événement de surgir dans un point de vue impliquait
pour le narrateur l’obligation de pratiquer des « restrictions
de champ ».
DEUXIÈME PARTIE

LES RESTRICTIONS
DE CHAMP
Comme l’a fait remarquer Claude-Edmonde Magny (1),
•« l’erreur du naturalisme est d’avoir cru que le récit serait
d’autant plus objectif que le conteur se ferait plus neutre,
plus impersonnel », saurait mieux éluder la déformation re¬
lative à l’angle individuel dans lequel toute connaissance
s’inscrit, bref, parviendrait mieux à conjurer la mise en
perspective qui « transforme irrémédiablement le réel en
apparence ». Mais il n’y a point de monde qui ne soit le
monde de quelqu’un à quelque moment, et ainsi, quand il re¬
nonce à relater les faits de la hauteur panoramique où se
place le romancier qui joue à l’idéal témoin, Stendhal, loin
de trahir l’expérience, inaugure « le plus authentique réa¬
lisme (2) », celui que l’on a nommé le « réalisme subjec¬
tif (3) » ou « réalisme du point de vue (4) ». L’objectivité
qui n’est pas saisie en aspect, c’est celle, abstraite, de la
science : le romancier n’en a que faire; si tant est qu’il
tienne à s’absenter de sa narration, ce n’est pas en nous his¬
sant au plafond et en dominant arbitrairement toutes les
perspectives particulières qu’il réussira à se faire oublier,
mais en s’effaçant de telle manière qu’au lieu de nous met-

(1) L’Age du Roman américain, pp. 61, 87, 99-100, 103, 111-112, et
Histoire du Roman français depuis 1918, I, pp. 336 et 345 sq. (« Para¬
doxe de l’impartialité romanesque »).
(2) Suivant les termes de Jacques de Lacretelle exaltant (dans Croi¬
sières en eaux troubles, Gallimard, 1939, pp. 178-181) la méthode
adoptée par Stendhal pour rendre compte dans la Chartreuse de la
bataille de Waterloo.
(3) Hippolyte Parigot, Introduction aux Pages choisies de Stendhal
(Armand Colin, 1901, p. xxix). Cf. aussi, ibid., les pp. xxxiv-xxxvi,
tendant à montrer que chez Stendhal les « indices de réalité » sont
toujours « renvoyés par le miroir intérieur » que constitue le champ
de conscience d’un protagoniste. On parle communément de « réa¬
lisme subjectif » à propos du roman américain moderne : c’est le cas
de E. Coindreau préfaçant Le Bruit et la Fureur de Faulkner. D’au¬
tres, pour la même technique, préfèrent parler d’ « impression¬
nisme objectif ».
(4) La formule appartient essentiellement à l’esthétique du cinéma :
elle revient, par exemple, dans l’article de J.-P. Chartier : Les
films à la première personne et l’illusion de réalité au cinéma » {La
Revue du Cinéma, n“ 4, 1®^ janvier 1947, p. 37).
116 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

tre « impartialement » en présence des personnages, il nous


fasse progresser toujours avec l’un, ou successivement avec
plusieurs d’entre eux (1). On a reconnu ici l’utile distinction
préconisée par Jean Pouillon (2) entre deux types de romans,
suivant que l’auteur nous y procure la « vision avec » ou la
« vision par derrière ». Dans le premier cas, refusant, quand
il pose un sujet, de le retirer de son champ d’apparition li¬
mité, le romancier aboutit à identifier le lecteur avec l’agent.
Dans l’autre cas, c’est par les yeux de l’auteur et de haut que
les événements sont suivis : il en résulte la permanence d’un
décalage critique entre le lecteur et des personnages qui, pris
eux-mêmes pour théâtres de sentiments, sont jetés dans un
univers, lequel, comme univers de n’importe qui, n’est pro¬
prement celui de personne. On regarde comme une conquête
du roman moderne la décision qu’y prend volontiers le con¬
teur d’abdiquer son omniscience et de renoncer à son ubi¬
quité cavalière pour s’engager dans des situations qui ont
été à chaque fois celles de témoins effectifs. Souvent même
le romancier ne se borne pas à s’installer une fois pour tou¬
tes au centre de vision d’où se déploie l’éventail singu¬
lier du protagoniste : il se défend de privilégier aucun des
acteurs, non certes de manière à regagner l’observatoire my¬
thique d’un narrateur hors perspective, mais au contraire
pour pouvoir plus commodément varier les angles et les dis¬
tances de prises de vue, et s’il tend ainsi à modifier les rap¬
ports d’incidence et les indices de relativité, s’il s’applique, à
la faveur des changements de poste, à renverser sans cesse
sa partialité, c’est pour ébaucher ou suggérer par la juxta¬
position des expériences fragmentaires une synthèse que

(1) On comprend bien l’ambition du naturalisme : nous proposer


un univers aussi anonyme que le réel est supposé le demeurer tant que
des projets ne l’ont pas torturé et « truqué » : à chaque lecteur de
fixer son point de fuite sur la ligne d’horizon de cet imaginaire livré
aussi brut et aussi peu orienté que le monde même dont il serait le
double. Mais, outre qu’il n’y a pas de monde hors d’une prise parti¬
culière, et excepté de quelque parti pris, cette prétention méconnaît
la nature de l’imaginaire; sur celui-ci, comme l’a montré J.-P. Sartre,
on ne peut exercer qu’une quasi-observation, puisque l’intuition y est
d’un coup et en une fois épuisée par un savoir; l’image, à tout le
moins celle qu’autrui me prête (cf. plus loin, p. 142, n. 1), ne m’offre
pas l’opportunité de mises en perspective nouvelles : cela explique
que le roman, tout ce qu’il me laisse de points de vue originaux à dé¬
couvrir, il me les donne à prendre sur lui comme production littéraire,
et non à choisir à travers lui sur l’univers. Ce n’est pas, en effet, à
l’univers qu’il me livre accès, mais à un univers à ce point limité
par ce qui en est dit qu’il ne me réserve, à moi, pas d’inédit. Cela est
déjà vrai dans le cas d’autrui me rendant compte du monde réel, à
plus forte raison lorsqu’il s’agit du monde figuré par une imagination
créatrice.
(2) Temps et roman, pp. 74-84.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 117

rend à jamais inaccessible l’ordre successif des enregistre¬


ments. On dira que les romanciers simultanéistes ou « una-
nimistes » ont su remédier à cette dernière difficulté. Mais
eux, quand ils s’emploient à superposer un certain nombre
de points de vue, ils se condamnent à pratiquer une sus¬
pension du temps tellement arbitraire qu’elle fausse l’évo¬
cation dans un sens tout aussi abstrait que le faisait le nar¬
rateur classique quand il prétendait non seulement survo¬
ler toutes les situations d’un certain lieu ne l’engageant
point, mais encore considérer à la fois l’extérieur et le de¬
dans de ses créatures. Là-contre, un Gide, celui des Faux
Monnayeurs (1), un Malraux, surtout le plus grand nombre
des récents romanciers d’Outre-Atlantique, dont éminem¬
ment un Faulkner, ont accrédité la bonne méthode qui con¬
siste !à ne relater les faits que du point de vue d’un des ac¬
teurs et en son nom. Bien plus, on a vu un Sartre condamner
François Mauriac (2) de ce que, oubliant « que la théorie de
la relativité s’applique intégralement à l’univers romanes¬
que », il s’était obstiné à s’arroger « le point de vue de Dieu
sur ses personnages ». Si le roman contemporain s’est, de
la sorte, fait une règle de ne pas extrapoler, pour les événe¬
ments comme pour les pensées, de ne pas déborder le cadre
ou le cône intentionnels d’une conscience toujours « en si¬
tuation », il y a été amené pap la double leçon du cinéma et
de la phénoménologie (3).
A la différence du spectacle théâtral que nous suivons à
une distance constante de l’apparition imaginaire, le cinéma
utilise une mobilité illimitée de l’appareii enregistreur qui
permet de modifier indéfiniment l’angle de prise, mais oblige,
en contrepartie, à compter sur de corrélatives limitations de
champ. Le type de vision qui nous est ainsi intimé se donne
au spectateur comme déjà marqué d’un fort coefficient sub¬
jectif : ce n’est pas seulement parce que chaque image y sur¬
git de la précédente à la faveur d’un mouvement, irrésistible¬
ment successif dans le continu, qui évoque la durée intérieure
(1) Cf. Claude-Eclmonde Magny, Histoire du Roman français, I,
pp. 261-262 et 275-277.
(2) M. François Mauriac et la liberté, dans Situations, I, pp. 45-46
et 56-57.
(3) Il faudrait aussi compter l’influence du roman policier, lequel
est tenu d’enregistrer les faits sans leur explication, puis de ne suivre
l’action que dans l’angle d’un protagoniste qui est l’enquêteur, autre¬
ment dit : suivant le progrès d’une découverte. On mesure l’absurdité
que comporterait dans un tel cas le recours, pour la narration, à l’i¬
déal témoin : celui-ci, ayant nécessairement assisté, de son observa¬
toire privilégié, à la scène délictueuse, serait mal excusé de ne pas
commencer par nous livrer des clefs dont la recherche doit, cepen¬
dant, occuper tout le roman.
STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

et s’y insère sans effort, c’est surtout parce qu’elle-est livrée


dans une restriction de la perspective qui, définissant immé¬
diatement les coordonnées de position d’un œil enregistrei^,
renvoie toujours à quelqu’un. Cela, pourtant, n’a pas sulfi,
et il a semblé que cet œil de la caméra ne devait pas rester
anonyme : il a paru, en effet, que si l’opérateur ne se plaçait
pas dans le strict rayon perceptif de l’un des acteurs, on
retomberait dans l’utopie du narrateur abstrait, partout pré¬
sent et hors jeu, qui a valu tant de confort et tant de repro¬
ches au romancier classique. Bref, on a estimé qu on con¬
damnerait encore le spectateur à rester ce témoin quelcon¬
que et toujours virtuel qui baigne « objectivement dans des
histoires qu’il n’a pas vécues et qu’il ne vit pas » et qui
« prend la place de tous les personnages », mais en restant
toujours extérieur à chacune de leurs expériences concrè¬
tes (1). Pour sortir d’une telle neutralité, on ne s’est pas borné
à multiplier les angles rares, ou à tourner des séquences ou
des épisodes entiers dans le secteur d’intérêt et suivant le
coefficient d’altération subjective qui reviennent à chaque
rôle successivement avantagé (2), on a prétendu que sur un
film entier l’image racontât les événements à la première
personne, en sorte que jamais, au fur et à mesure de 1 ac¬
tion, le spectateur n’eût plus de champ à considérer que le
protagoniste n’en avait eu, à chaque moment, à embrasser
de son poste. Il s’est trouvé qu’en fait cette tentative, par
suite de naïvetés techniques fondées elles-mêmes sur une in¬
suffisante critique philosophique, n’a guère réussi — c’est le
cas de Lady in the lake (3) à harponner cette créance que

(1) Claude-Edmonde Magny, L’Age du Roman américain, p. 34.


(2) C’est ce que l’on a fait, au hasard des exemples, déjà dans Cali-
qari (1919) ou dans Dr. Jekyll and Mr. Hyde, dans Murder my sweet,
et, récemment, dans The Lost Week-end ou Dark Passage (cf. sur ce
sujet l’article de J. Doniol-’Valcroze, Naissance du véritable ciné-œil,
dans La Revue du Cinéma, n“ 4, 1®*' janvier 1947).
(3) On sait que vers 1940 Orson Welles avait projeté Heart of
darkness, de Conrad, sur le mode d’une caméra fonctionnant à la pre¬
mière personne. Il semble, pourtant, que ce soit Robert Montgomery
qui ait le premier, avec cette Lady in the lake, tenu la gageure de
réaliser tout un fllm sur cette convention. Les difficultés que la tenta¬
tive soulève ont été dénoncées notamment par Denis Marion (Combat
du 23 avril 1948), Claude Mauriac (Le Figaro littéraire du 24 avril
1948), C. M. (Esprit de septembre 1948 : « L’imparfait du subjectif »),
et surtout Albert LafFay dans une chronique singulièrement pénétrante
des Temps modernes (juillet 1948). Il est clair que, même là où le
cinéma restitue un champ visuel et auditif égal à celui qui s’est ouvert
au protagoniste, il ne peut s’agir que d’un fantôme d’être-au-monde,
ou plutôt d’un monde imaginaire : nous n’y adhérons au mode réel
que par deux de nos sens et qui fonctionnent comme truchements,
nous n’y sommes pas de tout notre corps. Du reste, cet univers, quoi¬
que découpé suivant le hic-nunc d’une conscience particulière, ce
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 119

nous accordons si spontanément, au contraire, quand au


cinéma le récit-montré nous est fait par idéal témoin.
Du moins, l’entreprise indiquait-elle par quelles espèces
d’applications la phénoménologie, pour ce que l’existentia¬
lisme en a repris en charge, pouvait escompter rajeunir l’es¬
thétique. S’il est vrai que l’ohjet n’est jamais qu’en aspect, du
fait que moi-même je ne suis jamais qu’en situation, s’il est
vrai que le réel ne peut être que ce monde-ci tel que je le
centralise par ma façon particulière de dire non à tout ce
qu’il me présente, s’il est vrai enfin que le sens des choses
leur est donné par ce point de fuite que je leur constitue
dans mon surgissement contingent (1), il est nécesaire que
le romancier à visées véristes ou positivistes se préoccupe
toujours, quand il raconte, des angles d’incidence et des in¬
dices de position, bref ne mentionne jamais une donnée sans
l’intentionnalité qui l’a supportée (2).
On dira que nous voilà bien loin de Stendhal chez qui, à
en croire Gide (3), la lumière serait « constante, égale, dif¬
fuse » et « tous les objets [...] éclairés d’une même façon »,
si bien qu’on les verrait « également de tous côtés » et dé¬
pourvus d’ombre. Voire. Mais d’abord il ne faudrait pas s’é¬
tonner que nous ayons pu songer à confronter la techni¬
que de Stendhal avec celle du cinéma. N’a-t-on pas à divers
égards admiré que « tout roman de Stendhal ressemble à
un film (4) » ? Mais c’est là frop peu dire, et pourtant dire
trop. Au lieu, donc, de tâcher plus longtemps d’éclairer par
les ambitions du cinéma, et en particulier du cinéma « sub¬
jectif », le souci montré par Stendhal de sauvegarder dans
une narration la particularité des points de vue, mieux vaut
insister sur la forte et effective caution doctrinale que l’es-

n’est pas le nôtre et nous ne pouvons l’endosser que par un exercice


de l’imagination, pour la simple raison que ce n’est pas notre projet
qui le sectionne ainsi : ce n’est pas nous qui agissons, nous ne faisons,
comme on dit justement, que suivre l’action, nous ne la précédons pas,
comme cela a lieu dans notre présent vécu. — Sur ces problèmes on
consultera la note de J.-P. Chartier, déjà citée, sur « les films à la
première personne ».
(1) On connaît l’insistance avec laquelle J.-P. Sartre a tendu à faire
admettre que la conscience, c’est le monde se saisissant et se niant dans
une perspective radicalement particulière (cf. L’Etre et le Néant,
pp. 381 et 570 sq.).
(2) Cf. Cl.-Edm. Magny, Histoire du Roman français, I, p. 336 :
« L’absolue impartialité équivaudrait à la cécité. »
(3) Dostoïevski/ (Œuvres complètes, Gallimard, t. XI, p. 220). —
Dans un même sens Jean Pouillon (Temps et Roman, p. 147) serait
tenté de voir en Stendhal l’opposé de Faulkner.
(4) M. Bardèche, Stendhal romancier; p. 282. — Cf. aussi Jacques de
Lacretelle, Croisières, pp. 180-181, et Cl.-Edm. Magny, L’Age du Roman
américain, p. 49.
8
120 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

thétique de l’auteur a trouvée dans un relativisme sensua-


liste, lequel lui a fourni contre le faux objectivisme des
rappels analogues à ceux que certains romanciers naodernes
ont pu trouver dans les enseignements de la phénoménologie.
Stendhal, qui récuse toute universalité du vrai, du bien et
du beau dans le regard de la loi d’intérêt, part comme tous
les empiristes du XVIIP siècle de l’affirmation que « nous
sommes emprisonnés dans nos propres sensations, et encore
plus emprisonnés dans les jugements que nous en tirons (1) ».
11 ne se borne pas à soutenir que nous ne connaissons rien
que par les sens : comme peu lui chaut de développer une
génétique de la raison, il transporte aussitôt son positivisme
sur le plan de l’évidence à la fois sensible et rationnelle, et
il proclame avec Destutt de Tracy que rien n’existe que ce
que nous éprouvons, autrement dit : ce que nous éprouvons
comme vrai, dans le moment même (2). « Tout ce que nous
sentons », et cela seulement, « est toujours réel et certain »,
avait proclamé Tracy (3), et Stendhal à Mareste : « les qua¬
lités réelles des objets n’existent pas et il n’y a de vrai que ce
qui est senti (4) ». Ce qu’il en professe, ce n’est pas, bien en¬
tendu, pour la défense de l’idéalisme, c’est pour le rappel
que les points de vue sont multiples et que chacun est auto¬
risé dans le sien. « Quel qu’on soit, roi ou berger, sur le trône
ou portant la houlette, on a toujours raison de sentir comme
on sent et de trouver beau ce qui donne du plaisir (5). » Au-

(1) Promenades, III, p. 19.


(2) Cf. les Pensées, I, p. 74, où situant sa réflexion a égalé distance
de la critique de la connaissance et de l’enquête du moraliste, Sten¬
dhal note : « Tout sentiment/ qu’on n’éprouve plus, est un sentiment
dont on n’admet point l’existence. » Jules C. Alciatore a rendu cette
pensée à Helvétius {Stendhal et Helvétius, p. 45).
(3) Cf. notamment Logique, ch. ni, p. 208. « Chacun voit bien ce
qu’il voit », avait posé, de même, Helvétius (Jules C. Alciatore, Sten¬
dhal et Helvétius, p. 114, n. 6). .
(4) Corr., V, p. 310 (Lettre du 21 mars 1820). Pas plus chez lui que
chez son maître à penser de telles sentences ne procèdent du scepti¬
cisme : elles relèvent de l’esprit positif. Tracy répète en effet jusqu’au
rabcâchage dans sa Logique — en particulier aux chapitres ii et iii —
que « la première et la seule chose dont nous soyons sûrs originaire¬
ment, c’est notre sentiment », si bien que « nous ne pouvons jamais
rien connaître que par ce sentiment et relativement à lui » (p. 194),
ou encore : qu’il n’y a rien de « véritablement existant pour nous
dans ce monde que nos perceptions », lesquelles sont par elles-mêmes
« très certaines » (p. 196). On remarque que cette affirmation « je suis
sûr de ce que je sens » (p. 235), rétablissant l’évidence intellectuelle
au niveau de la perception sensible, ou plutôt confondant le je pense
et le je sens, tend à frapper d’inutilité en l’élargissant le cogito carté¬
sien. Qui lirait Tracy après Sartre estimerait même qu’en dépit de leur
tour simpliste de telles pages présagent la doctrine du « cogito pré¬
réflexif ».
(5) « Réponse à quelques objections » {Racine, II, p. 258). Est-il
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 121

trement dit : « Tout le monde a raison dans son goût, quel¬


que baroque qu’il soit, car on est appelé à voter par tête (1). »
Ayant même appris de Tracy que, fût-il fondé sur un juge¬
ment faux, le sentiment est indubitable (2), Stendhal en¬
seigne à son tour qu’on ne peut « contester la sensation »
d’autrui, même quand on la réputé aberrante, ni donner du
ridicule à quelqu’un de ce qu’il ressent ce qu’il sent (3).
La rançon, comme on sait, de ce positivisme individua¬
liste, c’est qu’il comporte une méfiance généralisée à l’égard
de tout ce qui n’est pas « lu dans [Ijes sensations (4) » du
moment, revêtu du double cachet de Vici et du mainte-

besoin de souligner qu’ici Stendhal, non seulement ratifie l’enseignement


du sensualisme, mais fait valoir un point de vue, qui, tout en répon¬
dant aux inclinations d’un dilettantisme esthétique, rappelle surtout
la thèse de Dorante dans la Critique de VEcole des Femmes (scène vi).
(1) Racine, II, 184. Cf. aussi Hist. Peint., I, p. 264 : « La préférence
[...], réduite à la pure sensation, est inattaquable », et p. 267 : « La
duchesse de la Ferté disait à Mme de Staal : il faut l’avouer, ma chère
amie, je ne trouve que moi qui aie toujours raison » (mot que, selon
Jules C. Alciatore, op. cit., pp. 256-257, Stendhal aurait trouvé chez
Helvétius).
(2) A parler plus exactement, il n’existe pas pour Tracy de juge¬
ment par lui-même faux, l’acte de juger participant « à l’infaillibilité
de celui de sentir dont il n’est qu’un cas particulier » (Logique, ch. iv,
p. 225; cf. aussi p. 227 : Tout jugement « comme actuel et isolé » est
« irréprochable »). ■— Quant à l’équation : Juger, c’est sentir, on se
rappelle comment elle se justifie dans cet empirisme analytique : juger,
c’est sentir qu’une idée ou sensation en contient une autre (Logique,
p. 181). L’erreur ne peut donc jamais résider dans l’acte de former
des idées, le.squelles sont infaillibles comme modes simples (comme
produits « d’un acte unique » de la sensibilité : ibid., pp. 202-205 et
218); elle ne peut apparaître que dans l’acte d’attribution lorsqu’on
constitue des idées composées ; elle intervient au moment où la mé¬
moire, évoquant imparfaitement les jugements vrais antérieurs, nous
autorise à établir avec eux des rapports sans conséquence réelle.
Ainsi, s’il est bien vrai que l’évidence du jugement lui-même ne peut
pas tromper, il n’en va pas de même pour le souvenir du jugement, qui
peut être inexact : « Nos jugements ne sont jamais faux que par l’im¬
perfection de nos souvenirs » (Logique, ch. iii, pp. 219-222). Etant
ainsi posé que l’idée fausse se ramène à un jugement désactualisé, la
thérapeutique de la raison ne peut consister qu’à s’assurer, dans le pré¬
sent même où on l’utilise, de la compréhension de l’idée. Autrement
dit, il est nécessaire de re-dénombrer à chaque fois les « éléments
qu’elle renferme ». Stendhal se met à l’école de cette doctrine quand
il écrit dans ses cahiers de Pensées (II, p. 54) : « Un raisonnement
cesse d’être évident dès que l’imagination cesse d’avoir la force de figu¬
rer à la tête l’image complète signifiée par le terme abstrait dont elle se
sert. » Et l’on comprend qu’ayant appris, de la sorte, à se défier de l’i¬
dée ou du sentiment non actuels, il ait montré tant d’aversion pour
l’acte de foi ; le credo vise le futur, le passé ou, plus généralement, un
absent.
(3) Molière, pp. 228-229. Cf. aussi Racine, II, p. 184 : « Même un pé¬
dant, jugeant naturellement, d’après son âme étroite et basse, aurait
droit à être écouté... »
(4) La formule revient presque à chaque page des Pensées. CL, par
exemple, II, 234 : « Voilà qui est éprouvé, lu dans mes sensations, aussi
vrai que possible. »
122 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

nant (1), voire touché du doigt (2). On a assez déploré, et Gide


lui-même (3), que dans ce refus de déborder le cercle de la
tangible actualité, Stendhal ait récusé non seulement tout
postulat et tout credo, mais même tout mystère, fût-ce celui
que recèle l’homme. Ne se fier qu’à ce qu’on comprend, telle
est sa devise (4). Ne nous a-t-il pas lui-même conté dans le
Brulard l’inquiétude, voire le chagrin et l’angoisse qui le
gagnaient quand il venait à trouver les mathématiques ou
ceux qui les lui enseignaient trop peu fidèles à un idéal d’é¬
vidence absolue (5) ?
Tant nous ont contaminés les romantismes modernes que
dans le blâme comme dans l’indulgence, nous avons ten¬
dance à lui compter pour une faiblesse ce violent parti pris
de ne pas outrepasser l’évidence, parti pris dont on souligne
plus volontiers l’étroitesse que la validité cartésienne comme
exigence critique et méthode d’assainissement de l’esprit (6).

(1) Il y a lieu de noter que Stendhal professe encore plus de respect


pour la plausibilité géographique quand elle s’inscrit dans le mainte¬
nant que pour la probabilité d’ordre historique même quand elle se
rapporte à Vici. Dans les Promenades (II, p. 242), venant à conseiller de
ne pas « demander à l’histoire un genre de certitude qu’elle ne peut
offrir », il décidait : « L’existence de Tombouctou, par exemple, est
plus probable que celle de l’empereur Vespasien. »
(2) De saint Thomas exigeant de toucher le flanc blessé de Notre-
Seigneur, il écrivait dans les Promenades (I, p. 170) : « Je suis toujours
surpris que ce grand acte de philosophie soit représenté dans les
églises. »
(3) Introduction à Lamiel (Editions du Livre Français, 1947, pp. 35-
36). Dans sa réponse à l’enquête Les dix romans français que... (Œuvres
complètes, yil, p. 452), Gide déplorait pareillement : « Il reste en
l’homme bien des régions qu’il n’aura pas su découvrir, et même il
n’aime à découvrir que ce qu’il va pouvoir expliquer; les tons ultra¬
violets lui échappent... »
(4) Dans une lettre à Pauline de 1804 (Corr., I, p. 216) on le voit
définir les « esprits vrais » comme ceux « qui ne croient que ce qu’ils
comprennent ». Non moins que les idéologues, qui procèdent sur ce
point de Descartes, Hobbes lui avait enseigné (De la Nature humaine,
Londres, 1772, pp. 58-59) que « l’évidence est pour la vérité ce que la
seve est pour l’arbre ». Sur le rôle joué chez lui par la « méfiance » ou
« peur d être dupe », cf. notre Stendhal et les problèmes de la person¬
nalité. Quant au précepte : ne croire que ce que Von voit soi-même
devait rester constant, du Journal (I, 87-88) et des Pensées
(IL 136) aux Mém. T. (1, 163; II, 33 et III, 205).
(5) Brulard, I, pp. 371-318 et 382. Ne lui vint-il pas un accès de
« noir » quand il lut dans la Statique de Louis Monge que les paral¬
lèles peuvent être considérées comme se rencontrant à l’infini (ibid.,
p. 380) ? Cette fois, puisque nul ne peut « v aller voir », à l’infini, c’é¬
taient les mathématiques qui lui demandaient de « croire » sur na-
role » ! ^
(6) Il a peut-être trop peu donné à la foi, mais n’est-ce pas toute
la bonne foi de l’esprit qui se manifeste dans certaines maximes
comme celle-ci des Pensées (1, pp. 18-19) : « Faire l’inventaire de son
savoir de temps en temps, et se reprouver tout ce qu’on croit c’est
ainsi qu’on peut espérer de ne contracter aucun préjugé... »
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 123

Quoi qu’il en soit, ce positivisme de l’évidence ne l’incitait


point à vouloir aligner les évidences d’autrui sur les sien¬
nes (1). « Chacun a raison dans son trou », rappelait-il à
Mareste (2), « et [...] il est absurde de vouloir être à la fois dans
deux trous. » Il tenait même si fort à faire agréer le principe
immoral de ce relativisme, qu’il l’a illustré, lui peu coutu¬
mier de ces voies, par un abondant monnayage de compa¬
raisons et d’apologues. « De mémoire de rose, on n’a jamais
vu mourir de jardinier », observe-t-il après Fontenelle dans
VHistoire de la Peinture (3). Le jardin des Tuileries, reprend-
il dans l’Avant-Propos d’Armance (4), alors que pour nous
promeneurs c’est un refuge contre le « grand jour désolant
en été », pour les tourterelles, c’est « une immense plaine
de verdure où l’on jouit de la plus vive clarté ». Quand,
proche de mourir, Julien fait son examen de conscience
moral et métaphysique, il se confirme dans son agnosticisme
par des exemples de même venue où se peint toute la fraî¬
cheur, presque enfantine, de son âme : « Les plus philoso¬
phes parmi les fourmis », rêve-t-il, « ne pourront jamais com¬
prendre ce corps noir, immense, effroyable : la botte du
chasseur, qui tout à coup a pénétré dans leur demeure. »
« Une mouche éphémère », continue-t-il, « naît à neuf heures
du matin dans les grands jours d’été pour mourir à cinq heures
du soir; comment comprendrait-elle le mot nuit (5)? » Encore
ne s’agit-il là que d’exemples assez brièvement exploités;
dans un chapitre de VHistoire de la Peinture intitulé : « Phi¬
losophie des Grecs qui ne sentaient pas que tout est rela¬
tif (6) », Stendhal a poussé jusqu’à l’apologue, et nous a
remontré que le mouton peut passer pour un monstre hor-

(1) Cf. Racine, II, p. 184 : « L’erreur arrive au moment où l’on dit :
Mon goût est celui de la majorité, est le goût général, est le bon goût. »
On ne peut donc que s’étonner du témoignage de Mérimée (Portraits
historiques et littéraires, « Notes et Souvenirs », pp. 164 et 171), d’a¬
près lequel Beyle aurait postulé la parfaite uniformité des intelli¬
gences : « Il ne pouvait se persuader » ■—, nous assure le « Comte Gazul »
— « que ce qui lui semblait faux pût paraître véritable à un autre. Il s’i¬
maginait, et de très bonne foi, je pense, qu’au fond on partageait ses
idées, mais qu’on tenait un autre langage par intérêt, par affectation,
par mode ou par entêtement. » De quoi, semble-t-il, Stendhal conve¬
nait parfois : relisant le 2 novembre 1824 un volume de l’Histoire de la
Peinture, et le trouvant « presque inintelligible », il y consignait cet
aveu : « En 1814 et 1817 j’écrivais en pensant que toute le monde
pensait comme moi » (Marginale relevée par Fr. Michel et citée par
H. Martineau dans Le Calendrier de Stendhal, p. 213).
(2) Lettre du 2 novembre 1819 (Corr., V, p. 282).
(3) T. II, p. 34.
(4) P. 4.
(5) Rouge, II, pp. 472-473.
(6) T. II, 1. IV, ch. Lxviii. — C’est à la table que Stendhal en a ainsi
complété le titre.
124 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

rible aux yeux du brin d’herbe. Mais sur ce thème, c’est 1 al¬
légorie de la taupe et de l’oiseau qui lui a paru la plus
frappante, et il ne l’a pas reprise moins de trois fois (1). A
l’échelle humaine, on le voit utiliser une autre image dans
les Souvenirs d’Egotisme quand il veut évoquer la contra¬
riété des vues que le comte Daru et lui prenaient de toutes
choses : «Les gens des antipodes », écrit-il, «regardant la lune
lorsqu’elle n’a qu’un petit croissant pour nous, se disent :
Quelle admirable clarté! La lune est presque pleine (2). » La
diversité des formes d’esprits, Stendhal l’a toujours ainsi fait
dépendre de celle des positions. Il ne doutait pas, en parti¬
culier, que ia largeur de vues, l’expression étant prise dans
sa valeur morale, ne dût être souvent une résultante de 1 am¬
pleur offerte par le champ naturel de la vision. Au cours du
voyage qu’il fit à Rouen au printemps de 1811, il notait que
« les habitants des côtes doivent avoir l’esprit moins étroit
que les habitants de l’intérieur (3) ». Revenant sur cette re¬
marque, il la complétait un peu plus tard comme suit : « Il
me semble que les habitants d’une petite ville française con¬
tre un coteau doivent être moins petits et moins sots que
ceux de la même petite ville située en plaine (4). » Ne domi¬
nent-ils pas un spectacle plus étendu ? Là même où plusieurs
hommes se trouvent situés face à un même paysage et s’in¬
téressent à un même objet, les aperçus qu’ils prennent de la
même portion d’univers ne sauraient être soumis à un com¬
mun dénominateur, parce que le corps — le mot « étant pris
dans le sens de Cabanis (5) », c’est-à-dire dans la large ac¬
ception qui enveloppe aussi le moral — vient à son tour
compter pour un facteur de différenciation absolue. « Les

(1) Cf. 1" le Journal de sir John Armitage, oii elle vient illustrer
la divergence des points de vue entre l’Anglais et le Français {Mél.
litt., ï, pp. 35-36) — mais on aimerait savoir ce qui, dans ce morceau,
peut être attribué sans incertitude à Stendhal. — 2° Racine, II, pp. 176-
177 : « La philosophie du XVIII® siècle nous a appris que l’oiseau
aurait tort de se moquer de la taupe, à raison de la galerie obscure où
elle choisit de vivre. Elle s’y amuse probablement : elle y fait l’amour,
elle y vit » {De la conversation). —■ 3“ Promenades, II, pp. 229-230 :
on y voit Melchior Gioja raconter la fable pour témoigner que le dilet¬
tante et le logicien, l’homme qui sent et celui qui raisonne, peuvent,
même quand ils se contredisent, avoir raison tous les deux : de deux
points de vue différents. — Concernant les sources de cet apologue, on
pourra consulter la double étude d’Armand Caraccio dans Variétés
stendhaliennes, pp. 109-117.
(2) Egotisme, pp. 97-98.
(3) Journal, III, pp. 240 (30 avril 1811) et 242 (1®*' mai de la même
année).
(4) Ibid., IV, p. 11.
(5) Ibid., II, p. 248 (copie datée du 7 février 1805, où l’on voit Sten¬
dhal tâcher d’expliquer pourquoi « les hommes ont des passions dif¬
férentes »).
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 125

passions sont l’effet des objets extérieurs sur nous », notait


le jeune idéologue dès ses premiers mois de réflexion systé¬
matique (1), « il ne faut donc pas s’étonner que le même archet
produise des sons différents sur des violons dont les caisses
ne se ressemblent pas. » Un peu plus tard, reprenant l’ar¬
gumentation des empiristes, sans doute à la suite d’une dis¬
cussion avec Mante, il rapportait à l’originalité des percep¬
tions la divergence des passions : « Chacune fait sa route;
si elles se rencontrent, c’est par hasard. Cela vient de ce que
chacun a ses idées à lui de tout ce qui est tombé sous ses
sens (2). » Ainsi le point de vue, aussi bien comme système
de jugement que comme revendication particulière, doit d’ê¬
tre inéluctablement personnel à ce que déjà la perception
qui l’a fondé affectait l’objet d’une déformation ou d’une
mise en profil dont l’indice définit non seulement la situation
contingente, mais le coefficient essentiellement individuel de
l’individu. Telle est même la diversité « des tempéraments
ou des caractères ou ensembles d’habitudes » qu’une même
passion prend des formes ou suscite des actions différentes
suivant les êtres différents qu’elle va hanter (3).
De ces constatations dans lesquelles Stendhal avait pu se
confirmer lors de son « renouveau d’idéologie » en 1811, il
devait faire plus tard d’agressives applications au cours des
disputes de salon dont Delécluze a enregistré pour nous
quelques échantillons caractéristiques. Beyle, nous apprend
le critique des Débats, repoussait « tout ce qui peut établir
un consentement unanime » et il proclamait « que les uns
voient jaune, les autre bleu, des autres vert (4) ». Dans la
mesure où les projets qui développent ces contraires façons
de voir ne peuvent pas coïncider, le vocabulaire, qui devrait
pourtant fournir un terrain de rencontre, ne peut guère ai¬
der à surmonter le relativisme : « Un amoureux parle du

(1) PcnsécSy I, p. 16»


(2) Journal, I, pp. 201-203 (22 décembre 1804).
(3) Ibid., III, pp. 160 et 412.
(4) E.-J. Delécluze, Journal, p. 421. Cette façon d’opposer, comme
les goûts, les couleurs devait être familière à Beyle, car Delécluze en
fait encore état dans ses Souvenirs de soixante années (p. 242) : contre
P.-L. Courier, nous rapporte-t-il, l’auteur de Racine et Shakespeare pro¬
testait qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais goût, puisque « chaque
temps, chaque pays, chaque individu même a le sien. Vous avez sur le
nez des verres blancs et grossissants; mes lunettes diminuent et rougis¬
sent les objets; comment diable voulez-vous que nous soyons d’accord
sur ce que nous voyons ? » Ailleurs {Impressions romaines, p. 103),
Delécluze nous montre encore l’habitué de son « Grenier » rétorquant
à un contradicteur : « Nous ne pouvons pas nous ressembler; nous
ne pouvons pas recevoir des impressions semblables des mêmes
objets. »
126 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

bonheur à son père avare. Bonheur signifie pour le fils pos¬


session de l’objet aimé; pour le père possession d’un mil¬
lion (1). » Et non seulement les visées, mais les expériences
sont si peu superposables que le premier réflexe de Stendhal
devant un témoignage quelconque est de se méfier. Dès le
21 mars 1805, il se mettait en garde contre les récits de voya¬
ges : l’auteur, estimait-il, n’y « a pu, au plus, que noter les
vibrations de son âme; mais si cette âme ne valait rien (2) ? »
Lorsqu’il lui arrivera, pour sa part, d’écrire des Mémoires
d’un Touriste, loin de prétendre à la relation didactique et
impersonnelle, il s’ingéniera à faire connaître au lecteur « le
voyageur, c’est-à-dire la fraction M/N par laquelle il doit
multiplier toutes ses assertions (3) ». Il avait pu, à la faveur
d’une expérience quasiment scolaire, mesurer l’écart indi¬
viduel que trahit le narrateur le plus appliqué. Lorsque le
29 avril 1811 il partit en compagnie de Félix Faure et de
Louis Crozet pour Rouen et la mer, il engagea ses denx amis
à tenir un journal de cette équipée. Celui de Crozet, lourde¬
ment circonstancié, pédant même, s’oppose, pour la relation
des mêmes faits, à celui de Stendhal, elliptique et capricieux,
mais davantage significatif en ce qu’il rend le ton et la phy¬
sionomie des moments vécus. Quant à celui de Félix Faure,
il reste parfaitement insipide. L’exercice portait enseigne¬
ment et il ne fant pas s’étonner que, quelques semaines plus
tard, sortant de lire des Mémoires, Stendhal ait tiré cette
application de l’expérience critique dont le voyage à Rouen
lui avait fourni l’occasion : « Si j’avais l’honneur d’appro¬
cher Sa Majesté », note-t-il dans son Journal (4), « je lui propo¬
serais de faire écrire son histoire par quatre auteurs sépa¬
rément. »
Il n’est, en effet, de témoin que partial, comme il n’est de
perception que partielle. Le jeune Stendhal, partant de Bris¬
sot, avait, dès 1804, arrêté sa méditation sur l’axiome que
« les sens ne perçoivent jamais qu’un état d’un objet à la
fois (5) ». Il devait plus tard s’aviser de ce que les mathé-

(1) Molière, p. 230.


P- dans le même sens Mél. lût., I, p. 37.
(3) Mpginale des Mém. T., III, p. 271. C’est là ce que Rousseau avait
^^(4) T^III Luxembourg dans sa lettre du 20 janvier 1763.

(5) Pensées, II, p. 144, n. 2. Et il ajoutait ; « C’est à la mémoire, à


1 imagination que... », remarque inachevée, qu’il faut sans doute com¬
pléter ainsi : « que »... 1 objet peut apparaître comme une somme ou
une totalité. La philosophie du XVIII® siècle s’était éminemment atta¬
chée a ce rappel que la perception reste d’une saisie mutilante. Ainsi
voit-on Duclos, dont Stendhal avait fait, comme on sait, l’un de ses
connaître l’homme, écrire dans sa Lettre à l’auteur de
« Mme de Luz » (Œuvres complètes, VIII, pp. 330-331) : « Si nous
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 127

matiques doivent précisément leur infaillibilité à leur ab¬


straction qui les condamne à se limiter successivement à
certaines modalités du réel (1). A cet égard, il regardait l’al¬
gèbre comme une « division du travail » permettant « à l’es¬
prit de réunir toutes ses forces sur un seul côté des objets,
sur une seule de leurs qualités (2) ». Il assignait à l’analyse
un fonctionnement et une efficacité analogues (3). Dans un
autre ordre d’activité, il avait rappelé à Canova « que non
omnia possumus omnes; que, quelque bons yeux que nous
ayons, nous ne pouvons pas voir à la fois les deux côtés d’une
orange (4) » : le même artiste n’est point apte à saisir simul¬
tanément le comique et le sublime des choses : renoncez
donc à la prétention d’être universel, conseillait Stendhal au
sculpteur, abandonnez cette ambition « bizarre aux pauvres
diables qui ne sont pas même particuliers ».
S’il est vrai que cette « particularité » d’un talent, on la
doive à la particularité d’une prise, et donc à celle d’une
situation, il se comprend que Stendhal ait pu être amené à
faire de la préoccupation de la perspective l’une de celles
qui ont le plus hanté son esprit. Il est malaisé de décider si
la page est toute de lui, dans les Idées italiennes, où, définis¬
sant le point de vue par le point de fuite, il condamne les

apercevions distinctement un objet sous toutes ses faces et ses diffé¬


rents rapports, le jugement que nous en porterions serait toujours
juste [...] ; l’esprit n’est jamais faux que parce qu’il est borné », et dans
les Considérations (ibid., I, p. 240) : « L’esprit n’est jamais faux que
parce qu’il n’est pas assez étendu. » Cf. encore Helvétius, De l’Esprit,
I, cb. Il : « Les passions nous induisent en erreur parce qu’elles fixent
toute notre attention sur un côté de l’objet qu’elles nous présentent, et
qu’elles ne nous permettent point de le considérer sous toutes ses
faces. »
(1) Brulard, I, pp. 376-377 : « Les mathématiques ne considèrent
qu’un petit coin des objets (leur quantité), mais sur ce point, elles ont
l’agrément de ne dire que des choses sûres... » A vrai dire, vers les
quatorze ans, il s’imaginait encore que des mathématiques supérieures
pourraient comprendre « tous ou à peu près tous les côtés des objets »
et qu’ainsi, en les contrôlant, on réussirait à connaître l’indubitable
« sur toutes choses ».
(2) Brulard, I, p. 284.
(3) D’une conversation entre Gauthier et le héros, donnée par la
première rédaction du manuscrit de Lucien Leuwen (éd. du Rocher,
I, p. 336), mais non retenue : « Il n’y a dans l’analyse que ce qu’on
y met, disait Leuwen. — A la bonne heure ! répondait Gauthier. Mais
elle est la division du travail, et par là centuple ce que peut faire
l’attention de l’homme. » Résumant Vauvenargues (cf. G. Saintville,
Stendhal et Vauvenargues, p. 21), il avait déjà noté dans les Pensées
(I, p. 15) : « Un grand moyen de supériorité, c’est de ne s’appliquer
qu’à un seul objet. »
(4) Racine, li, p. 236. Vauvenargues {Réflexions et Maximes, CCCI)
ne lui avait-il pas déjà fait observer : « Il n’y a guère d’esprits qui
soient capables d’embrasser à la fois toutes les faces de chaque sujet. »
Helvétius avait, de son côté, insisté sur « l’impossibilité d’exceller en
plusieurs genres » (cf. Jules C. Alciatore, op. cit., p. 22, n. 3).
128 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

artistes qui représentent l’intérieur d’une église non tel qu il


apparaît, mais tel qu’il serait vu si le mur de façade était
abattu (1). Mais ce qui est sûr et fort significatif, c’est que dans
le Brulard il n’évoque jamais une scène sans préciser le poste
qu’il occupait, et cela de manière à ne ressaisir un souvenir
que dans l’angle de l’expérience authentique, c’est-à-dire indi¬
viduelle et bornée, que l’enfant ou l’adolescent avait pu pren¬
dre de l’événement. Le croquis qui stimule cet effort de remé¬
moration n’est jamais orienté, comme l’a remarqué Henri
Martineau (2), par rapport aux points cardinaux, mais à par¬
tir de certain point H — du centre réel H(enry) — d’où la
scène a été vécue (3). Grâce à ce repérage le mémoria¬
liste peut immédiatement se réenchâsser dans son passé
concret : il lui a suffi de recouvrer la limitation effective
de son champ. Evoque-t-il son baptême du feu devant le
fort de Bard : « Quand j’étais en H » — constate-t-il par
rétrospection — « je ne vis ni cadavres ni blessés, mais seule¬
ment des chevaux en X... (4). » En dehors même de l’au¬
tobiographie, lorsque c’est une fiction qu’il élabore, il doit

(1) Pp. 182-183 (il s’agit d’une vue de l’église du Gesù exposée à la
galerie Sciarra) : « La perspective enseigne au peintre qu’il doit tirer
ses lignes jusqu’au devant du dessin, jusqu’au plan que lui-même il oc¬
cupe; il résulte de là que l’artiste représente le monument dans son
entier, tel que nous ne le voyons jamais, c’est-à-dire d’un seul point de
vue, ce qui ne peut exister qu’en supposant, ainsi que l’a fait l’artiste
de la galerie Sciarra, que le mur de la façade n’existe pas, et que nous
sommes assez reculés pour embrasser d’un seul coup d’œil tout l’inté¬
rieur du monument. » Dans une note du même ouvrage (p. 22), l’auteur
avait pris soin de rappeler la définition du point de vue.
(2) Dans la Préface à son édition major du Brulard (t. I, p. xiv, n. 1).
— En général Stendhal utilise la disposition du feuillet de telle ma¬
nière que le haut y désigne, non le Nord absolu, mais la direction de
son regard, ou du moins, de façon plus vague, la région qui lui faisait
face.
(3) Vaut-il la peine de mettre en avant des exemples ? Un schéma
au verso du dixième feuillet (Brulard, I, p. 75) montre en H, comme
le précise l’intéressé, le « point d’où [il a] vu passer la voiture noire
portant les restes du maréchal de Vaux, et, ce qui est bien pis, le point
d’où [il a] entendu la décharge... » C’est toujours par un « moi en H »
qu’il prend, en outre, le soin d’indiquer la situation qu’il occupait ;
au club des Jacobins où il s’était glissé (p. 181), dans la cuisine lors¬
qu’on vint annoncer que Séraphie était « passée » (p. 240), sur la ter¬
rasse quand, la famille prenant le café au lait du matin, le cousin
Santerre apportait les nouvelles de la guerre et de la Révolution
(« C’est au point H que j’ai peut-être éprouvé les plus vifs transports
d’amour de la patrie et de haine pour les aristocrates », p. 236; cf.
aussi p. 237), à l’Ecole Centrale, sur le banc des « grandes têtes »
(p. 257) ou au tableau noir (p. 350), enfin, plus tard, à la table des
Daru (pp. 423-424). — On notera qu’en privilégiant ainsi un point
pris dans le plan, Stendhal tend à contrarier le principe même du
plan, lequel se défend de hiérarchiser la topographie, se devant par
définition de négliger toutes contingences de perspective.
(4) Brulard, I, p. 490.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 129

abandonner la vue panoramique, ne se sentant à pied d’œu¬


vre pour inventer que quand il dispose de la perspec¬
tive bornée de l’un de ses personnages. Une note, illus¬
trée d’un croquis, qu’on découvre dans le manuscrit du
Rose et Vert nous est, à cet égard, de service précieux : « A
quatre heures, le 5 juin » [1837], y lit-on, « mon ballon qui pro¬
mène mon imagination, au lieu de se tenir en A comme hier
[c’est-à-dire à peu de distance du sol], va trop haut et monte
en B; de cette hauteur, je n’ai plus qu’une vue cavalière des
objets et non une vue pittoresque; de là grande difficulté à
écrire (1)... » On a, en fait, remarqué que lorsqu’il accepte de
dépeindre un paysage, il ne le fait que rarement « à vol d’oi¬
seau », préférant reconstituer le site par une succession « de
petits tableaux disposés les uns derrière les autres (2) », et
Jean Prévost a relevé que lorsque le 18 juillet 1817 l’auteur
de Rome, Naples et Florenee consent à évoquer le lac de
Côme, il ne nous le fait point contempler d’une vue : « La
description physique semble suivre le mouvement de la pro¬
menade elle-même (3). »
Ce n’est pas à dire que Stendhal nous condamne à une vue
de myope et qu’il interdise au génie de porter sur le monde
et sur l’avenir le regard de l’aigle : on se rappelle l’épisode
du Rouge où Julien, s’isolant sur un grand rocher, s’arroge
une exceptionnelle hauteur de vue (4), et l’on trouve dans les
Pensées un développement allégorique, vraisemblablement
inspiré par Lancelin (5), où Stendhal, logeant les philosophes
et les artistes à des étages différents d’une tour elle-même
située au centre de la vallée des passions, attribue le plus de
mérite à ceux qui, s’étant élevés le plus haut, ont conféré le
plus d’ampleur, c’est-à-dire de portée ou de généralité, à leur
regard. Pourtant, ce qui caractérise la saisie représentative de
cet auteur, c’est une répugnance à partir de la totalité ou
plutôt un refus de surmonter ou de déborder le présent. Une
idée ou un sentiment s’offrent-ils à son attention, c est le
champ tout entier de la conscience qui se trouve annexé et
réquisitionné, au point que si cette irruption a lieu dans la

(1) Romans, I, p. 28. . , , ,>


(2) Juliette Sagne, Le sentiment de la nature dans l œuvre de
Stendhal, Zurich-Strasbourg, 1932, p. 43.
(3) Création, p. 92.
(4) Rouge, I, pp. cf. aussi I, pp. 125 sq.
(5) Introduction a l analyse des sciences, t. I (18U1), pp. xlvii
XLViii : estimant qu’on n’est apprécié que des esprits avec lesquels
on est de niveau (I, p. 347), Lancelin comparait les intelligences a
des spectateurs qui, disposés à des échelons differents sur la pente
d’une colline, découvrent d’autant plus d’horizon qii ils sont postes
plus haut.
130 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

rue, il oublie de saluer un ami, voire de marcher, et se laisse


tomber (1). L’intensité de lumière que la sensibilité ainsi
sollicitée projette sur la préoccupation du moment se trouve
donc payée d’une étroitesse de vue (2) qui frappe la mémoire,
même la plus organique, d’une sorte d’incapacité.
Peut-on dès lors s’étonner que, peu enclin à poser le tout
avant les parties, Stendhal renonce à élaborer son ouvrage
sur inflexible devis ? N’a-t-il pas plus de vingt fois re¬
connu que faire un plan le glace (3) et que, lorsque la pensée
le « talonne » ou, comme il dit encore, lorsque les idées lui
« galopent », il lui faut écrire si vite que sa main a du mal
à suivre son esprit (4) : s’il se retournait alors pour mesurer
le chemin parcouru, ou s’il lui fallait faire halte pour con¬
sulter de la meilleure route à prendre, il perdrait de vue
ses personnages, et aussi son raisonnement (5). A la pointe
de cette poursuite, il ne lui est guère loisible de précéder
l’instant et de le réintégrer dans un ensemble par un effort
de la mémoire synoptique. Autant dire qu’il improvise, et
l’on sait quel parti Jean Prévost, se rappelant peut-être cer¬
taines remarques de Léon Blum (6), a tiré de cette constata¬
tion. Les inconvénients d’une telle technique ne sont pas nia¬
bles. Oubliant son point de départ, et, quand il en a un, le
terminus qui l’attend, le romancier tout le premier s’étonne
des péripéties qu’il consigne, un peu à la façon du poète qui
s’émerveille ou se fait peur des trouvailles que lui procure
1 écriture automatique. Dans un tel type de narration sans
recul ni choix préalable, tout accident qui atteint le héros
correspond à un hasard de l’invention. Or le lecteur n’aime
guère à rapporter dans un récit l’imprévu des événements
à une imprévoyance du romancier, car, par un paradoxe
assez subtil, c est l’absence de l’auteur, c’est-à-dire son im¬
puissance à prédéterminer personnages et situations, qui
tend à rappeler l’omni-présence d’un auteur derrière les
faits. Le romancier ignore-t-il où il va ? je lui impute, de

(1) Brulard, I, pp. 91 et 323-324.


(2) René Le Senne a noté comme l’un des traits idiolosiques les
plus décisifs de Stendhal la « surétroitesse » de son « champ de
conscience » {Traité de Caractérologie, pp. 155-156).
les problèmes de la personnalité.
(4) Lf. déjà son Journal, en date du 4 février 1813 (V, p. 2), où il
constate que les « pensées charmantes » dont il est redevable à
son extreme sensibilité « disparaissent comme l’éclair ». « Je n’ai pas
encore pu » — avoue-t-it — « contracter l’habitude de les écrire au
vol.,. ^
(5) Ou, quand il broche ses Mémoires, l’enchaînement de l’évoca-
tion : cf. ses aveux marginaux reproduits, pour le Brulard, dans l’appa-
"^î„'r"tique t I’ des pp. 221, 232, 235, 257, 264 et 323.
(b) Stendhal et le Beylisme, pp. 268-269.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 131

conscience claire, tout caprice qu’il cherche à me faire pren¬


dre pour un caprice du sort, et j’incline d’autant plus à l’ac¬
cuser de tirer les ficelles que je le sens moins décidé dans
le maniement de ses propres pantins. Il suffit, au contraire,
qu’il ait fermement arrêté son itinéraire pour que, jirenant
son projet pour la nécessité interne des faits, j’oublie que
l’on me guide, ou plutôt que le fait un auteur. Chez Sten¬
dhal, à vrai dire, les va-et-vient et les escamotages, les fautes
de raccord et les contradictions, les oublis et la mise sur un
même plan d’événements inégaux, bref, toutes les faiblesses
qu’entraîne l’habitude de ne « savoir jamais en dictant un
chapitre ce qui arrive[ra] dans le chapitre suivant (1) », tous
ces désavantages ne sont pas bien grands : ils sont compensés
par une qualité d’allure et une impression de liberté que
peut seul accorder l’abandon à la chance. Il importe peu
que ses romans paraissent démunis de finalité rationnelle,
puisqu’ils retrouvent la finalité d’une croissance organique;
il n’est pas regrettable qu’ils ne soient pas survolés puis¬
qu’ils donnent la sensation même du vol; il ne leur est pas
préjudiciable de ne pas être proportionnés puisque c’est à
leur pente qu’ils se proportionnent et aux accidents du ter¬
rain, comme font les courants. Somme toute, dans leur
absence de hiérarchie, ils relèvent d’un autre principe de
hiérarchie, qui est celui de la vie, où c’est toujours le pré¬
sent qui fournit les repères, et figure le plus haut sommet.
Enfin, comme Jean Prévost l’a supérieurement démontré,
cette manière qui, au lieu de nous dévoiler des flèches déjà
piquées dans une cible, nous les fait apercevoir en plein
vol (2), réalise la plus parfaite identification de l’auteur, du
personnage et du lecteur : le mouvement de l’invention chez
le romancier coïncide si miraculeusement avec celui de la
passion chez le héros que, du même coup, notre sympathie
emboîte le pas (3). L’auteur qui ne préjuge pas de l’avenir
de ses créatures ne se fait guère suivre, disions-nous, parce
que nous ne pouvons pas ne pas regarder chaque coup de
théâtre comme un coup d’Etat, dont nous mesurons l’arbi¬
traire. Mais inversement, lorsque le détail d’une narration
s’organise en vertu d’un plan trop strict, le mouvement ris¬
que de présenter un parcours tellement uniforme que ce
qui a été déjà « arrêté » semble devoir le rester à jamais (4).

(1) Comme, dans une marginale souvent citée, Stendhal reconnaît


qu’il a fait pour la Chartreuse (p. 526).
(2) Création, p. 112.
(3) Ibid., p. 211.
(4) Ibid., p. 181.
\^2 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

En ce cas, en effet, tous les événements sont contemporains


du canevas préalable; comme les différentes parties qui se
succèdent annoncent toutes la même date de conception, le
progrès du roman se dénonce comme artificiel; on sent trop
que la marche du temps qui profile les faits contés ne s est
pas réglée sur une découverte qui doit être chez lécri\ain
l’analogue de ce qu’à été pour le héros la découverte de son
présent. Pour que l’action nous persuade effectivement
qu’elle avance, pour que la durée des événements puisse
spontanément se dérouler dans la durée de notre lecture, il
faut, en effet, que nous soyons pris dans un développement
de croissance du livre qui corresponde à un progrès non de
rédaction, par étirement de la trame, mais d’invention.
Tel apparaît donc au niveau des problèmes de forme et
de composition, le parti pris de Stendhal de ne point débor¬
der l’horizon d’une actualité concrète. Cette tendance se
trouve en accord avec la plupart de celles de ses constantes
intentionnelles que nous avons déjà décomptées. Elle rejoint,
en particulier, son goût du détail et son culte du petit fait
vrai, autrement dit : sa défiance à l’égard de toute affirma¬
tion générale non supportée par une visée singulière. Elle
s’ajuste aussi à son individualisme et à sa conception tout
analytique du monde social : alors que chez Balzac, c’est
le système civil comme totalité première qui détermine les
coordonnées de l’individu, Stendhal l’égocentrique répugne
par peur de perdre de vue le fait positif à plonger le regard
au delà de l’angle d’intérêt où s’inscrit en tant que résolution
chaque conscience particulière (1).
Car le relativisme stendhalien ne s’en tient pas, comme
il a été montré jusqu’ici, à mettre l’accent sur les limites qui
sont imparties à chacun dans Vici de son maintenant ; lors¬
qu’il développe sa notion, c’est surtout sous la forme d un
relativisme de la valeur. Un tel passage, du reste, n’offre
rien que de nécessaire. La valeur se trouve condamnée à
reprendre en charge la restriction de perspective que com¬
porte toujours l’existence. Le « monde » de quelqu’un, c’est
indistinctement celui qu’il voit et celui qu’il veut. On ne se
détermine qu’à partir de sa détermination, et c’est le point
de vue qui engage la « façon de voir ». S’il est vrai, comme
dit Stendhal dans l’Avant-Propos d’Armance, que « la même

(1) « Il y a un univers balzacien; il n’y a que des héros stendha-


liens » (P. G. Castex, « Quelques cadres d’étude pour Le Rouge et le
Noir », dans L’Information universitaire, n" de mars-avril 1950, p. 67).
Cf. dans le même sens J. Marsan, Stendhal, p. 163, et Maurice Bardé-
che, Stendhal romancier, p. 262.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 133

chose, chacun la juge d’après sa position », il faut aussitôt


ajouter que prendre conscience de cette position, c’est aussi
bien ce que l’on appelle « prendre position ». Cette idée de
valeurs produites par la situation rend peut-être, dans cet
énoncé, un son trop moderne. Stendhal, à dire vrai, l’a aper¬
çue à travers l’utilitarisme, et en analysant le besoin. Son
relativisme annonce ainsi beaucoup moins l’existentialisme
du choix originel qu’il ne rappelle La Rochefoucauld ou Hel¬
vétius réduisant les conduites à « l’amour-propre » ou à
r « intérêt ». Il faut comprendre que ces doctrines fondent
leur système sur un principe réversible : elles postulent non
seulement que l’intention dérive, dans sa spécification même,
de l’égoïsme, c’est-à-dire de la perspective, mais encore et
en retour que cette perspective se trouve découpée dans l’u¬
nivers par le parti pris personnel. En ce dernier sens Helvé¬
tius pouvait avoir fait remarquer à Stendhal que « l’intérêt
ne nous présente des objets que les faces sous lesquelles il
nous est utile de les apercevoir (1) ». Cette sélection, lorsque
dans le monde elle isole ce qui est fait pour nous, ne fait que
nous diriger vers ce qui, du monde, est déjà nous-même,
et à nous : Stendhal, ainsi, a bien vu que lorsque Vego cher¬
che hors de lui, c’est encore lui qu’il recherche, ne sortant
pas de lui-même. Dès VHistoire de la Peinture se trouve posé
le principe que « dans ce qui plaît nous ne pouvons estimer
que ce qui nous plaît », autrement dît que « dans les autres,
nous ne pouvons estimer que nous-mêmes (2) ».
Il s’ensuit chez lui un relativisme éthique, d’ailleurs hérité
du XVHP siècle, qui sous-tend sur le plan pratique son al¬
lègre partialité (3) et qui trouve son expression la moins tem¬
pérée dans la « philosophie triste » dont Julien trace les
grandes lignes dans sa prison : « Il n’y a point de droit natu¬
rel, ce mot n’est qu’une antique niaiserie... Avant la loi, il n’y
a de naturel que la force du lion, ou le besoin de l’être qui a

(1) De l’Esprit, II, ch. vu, note.


(2) T. I, pp. 258 et 269. — Cette idée (que nous ne prisons que ce qui
offre proportion et analogie avec nous), est de celles, comme l’a bien
montré Jules C. Alciatore (Stendhal et Helvétius, pp. 19, 42 n. 2, 254,
255 n. 5, et 260 n. 2), qui attestent le mieux l’influence sur Stendhal
du traité De l’Esprit. ,, ,
(3) Il faudrait ici réserver la place à de faciles développements
concernant la partialité résolue de Stendhal, cette franche « impar¬
tialité d’adversaire », comme dit J. Prévost (Création, p. 76), qui
fait la part belle aux options extrêmes et qui s’avantage, par exem¬
ple, dans le Brulard, au moment même où elle s’accuse. Il est remar¬
quable, en effet, que, évoquant son enfance, Stendhal puisse se
soupçonner de quelque injustice à l’égard de son père ou de Rail-
lane sans pour autant rien rabattre de cette injustice ni y ajouter
en y persévérant (cf. notamment Brulard, I, p. 107).
134 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

faim, qui a froid, le besoin en un mot... (1). » Il va de soi que


si on laisse au désir le soin de fixer le bien, la morale, aban¬
donnée au sociologue, devient facteur des temps et des lieux.
Stendhal a eu le sens le plus aigu de ces variations (2). Il sent
un abîme entre lui-même et Montesquieu, dans la postérité
duquel pourtant il se situe, pour la seule raison que c’est un
homme de l’autre siècle, dans lequel il l’enferme (3). Quant
aux lieux, il prétendait, dès ses jeunes années, inculquer à
sa « cara sorella » la persuasion que, « exactement parlant,
chaque ville a ses mœurs; dans chaque ville chaque société
a les siennes, et enfin chaque homme a les siennes (4) ». C’est,
bien entendu, dans son parallèle perpétuel entre le Nord et
l’Italie qu’il a vérifié du plus près les écarts que la géographie
fait subir à la morale comme art de vivre. Tenter ici de rappro¬
cher les façons de voir, cela équivaudrait « à l’ahsurdité du
tigre qui voudrait faire sentir au cerf les délices qu’il trouve
à hoire du sang (5) ». En Italie même, dix lieues et, à Rome,
la largeur d’une place ne modifient-elles pas du tout au tout
les mœurs (6) ?
Etant donné que Stendhal, qu’il définisse la beauté comme
la « prédiction d’un caractère utile » ou, plus généralement
comme une « promesse de bonheur », la rapporte toujours
à l’intérêt personnel, on ne peut être surpris que chez lui le
relativisme du besoin qui règle, comme on vient de voir, sa

(1) Rouge, II, p. 469.


(2) Remi Bosselaers a tenté de dresser un catalogue des textes
sur ce point les plus importants ; Le cas Stendhal, Droz, 1938,
pp. 15-32. Jules C. Alciatore a ici invoqué, et en la donnant pour prédo¬
minante, l’influence d’Helvétius.
(3) Cf. Mém. T., II, 514 : « Entre Montesquieu et nous, outre
l’immense différence de génie, il y a encore la différence du point
de vue » ; « Montesquieu voyait le monde emprisonné dans une
religion et une monarchie... » — Or, comme il le rappelle dans
le même ouvrage (I, p. 477), « les considérations générales sont
toujours comprises par le lecteur suivant les habitudes de son pro¬
pre siècle ». A cet égard ce sont déjà les principes de la critique
littéraire du positivisme que Stendhal fixe dans ses notes con¬
cernant l’art dramatique quand il remarque (Molière, p. 211) : un
poète, « dès qu’il énonce des idées exprimant les rapports des
choses », « n’est qu’à la hauteur de son siècle », ou quand il conseille
(ibid., p. 46) : « Sur chaque pièce de Molière, tâchez d’avoir le juge¬
ment des contemporains; quand même ils ne vaudraient rien, on y
aperçoit toujours de quelle hauteur l’écrivain s’est élancé. » On le
verra un peu plus tard dans VHist. Peint, rappeler, toujours préoc¬
cupé par le même scrupule historique, que nous prêtons fallacieuse¬
ment aux grands artistes du passé « une sensibilité aussi impossible
chez eux que naturelle chez nous ».
(4) Lettre à Pauline de thermidor, an XII (Corr., I, pp. 246 sq.), où
il précise ; « Les mœurs changent à peu près tous les cinquante ans. »
(5) Rome, I, p. 389.
(6) Promenades, I, p. 114, et II, p. 23.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 135

morale, entraîne, aussi bien, un relativisme des valeurs esthé¬


tiques (1). Il est intéressant de noter qu’en définissant le
romantisme comme une littérature sur mesure (2) et le classi¬
cisme comme le triomphe de la confection dans les Lettres,
Stendhal a fait communiquer, par un hardi raccourci qui
l’exprime tout entier, le XVIIP siècle des Encyclopédistes et
la jeune équipe shakespearienne qui prend d’assaut la scène
dans les dernières années de la Restauration (3). Et non seu¬
lement Stendhal, lorsqu’il combat l’universalisme classique,
que ce soit celui de La Harpe ou celui de Winckelmann, s’ap¬
plique à souligner les variations du beau idéal suivant les
temps, les races, les climats et les formes de gouvernement,
mais encore il diversifie les aspirations esthétiques d’après
les types de tempéraments, bien plus, proclame que : « en
fait de beau, chaque homme a sa demi-aune (4) », ou encore
qu’il y a « autant de beaux idéals que de formes de nez diffé¬
rentes ». Il ne faudrait pas le presser beaucoup pour le faire
pousser plus loin le pyrrhonisme et professer que, pour un
même homme, les critères se renversent au gré de l’humeur.
N’a-t-il pas lui-même confessé dans les Souvenirs d’Ego-
tisme (5) que sa philosophie est du jour où il écrit. Il est évi¬
dent que ce relativisme, quand il réclame de l’artiste du
« style », se garde bien de lui prescrire la conformité à cer¬
tains canons, mais le destine à rendre la « particularité » de
ses impressions (6) à travers celle d’une manière aussi peu
imitée que malaisément imitable.
Il en va de la beauté féminine comme de toute autre
beauté : elle porte la « couleur » strictement personnelle des
plaisirs dont elle a fait l’annonce à l’amant (7). C’est donc
bien le même homme qui à peu de distance a composé

(1) « Plus les pensées et les incidents sont romantiques (calculés


sur les besoins actuels)... », glose-t-il dans Racine, I, p. 14L n. Il
est à remarquer, en effet, que si Stendhal demande au théâtre de
correspondre à « l’état actuel » des « habitudes » et des « croyan¬
ces », ce n’est pas par un souci, déjà moderne, d’art « engagé »,
mais dans la perspective du goût et la préoccupation de l’agré¬
ment : il s’agit de servir aux « Français de 1824 » ou de 1825 le
mets susceptible de leur procurer le plus de plaisir.
(2) Cf. notamment Racine, II, p. 28.
(3) A vrai dire, Mme de Staël et les rédacteurs du Conciliatore
avaient amorcé l’exploitation romantique du relativisme professé par
les « philosophes » du XVIII® siècle et singulièrement déjà par Mon¬
tesquieu et l’abbé du Bos.
(4) Mém. T., I, p. 135. Cf. aussi De l’Amour, II, p. 137 : « Chaque
homme a son beau idéal. »
(5) P. 37.
(6) Hist. Peint., I, pp. 133-134 et 168; II, pp. 284-285; Promenades,
I, p. 83.
(7) De l’Amour, I, pp. 53-54.
9
136 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

l’Amour et Racine et Shakespeare : le panégyrique de la


modernité dans les arts n’a fait qu’étendre et compléter la
théorie subjectiviste de la cristallisation (1). « Il y a peut-
être autant de manières d’aimer que de façons de voir »,
posait Stendhal paraphrasant dans son « Puff-article » son
traité idéologico-sentimental de 1822 (2). Dans cet ouvrage
on le voyait s’embarrasser bien peu de ce que sa définition
du beau féminin par la satisfaction qu’en attend le désir pou¬
vait conserver d’ambigu : aime-t-on tel être parce qu’il
répond à l’idéal qu’on portait déjà ou répond-il à cet idéal
parce que l’on a refait le parangon à partir de l’objet aimé ?
Que l’amour soit la cause ou la conséquence du jugement
de beauté, à Stendhal il importe peu, puisque dans les deux
cas le modèle, qu’il ait été antérieur à la rencontre de l’ai¬
mée ou inféré après coup, répond à des besoins strictement
individuels.
On comprend que, s’interdisant dans tous les domaines de
regarder comme réel ce qui n’est pas particularisé par une
expérience ni appréhendé à travers un projet de l’intérêt
propre, Stendhal écrivain ait été amené à privilégier les
formes littéraires qui se développent dans le cadre du « point
de vue » personnel. Le journal, la lettre, le récit de voyages,
les mémoires lui paraissent détenir de ce fait une validité
privilégiée. Le roman, tel, du moins, qu’il l’a pratiqué :
comme un exercice d’égotisme imaginatif, autobiographi¬
que, lyrique et le plus souvent progressant dans la perspec¬
tive limitée du protagoniste, peut, lui aussi, être annexé à
la série. Celle-ci s’ouvre sur le Journal (3) lequel réalise le
type le plus parfait d’une « littérature immédiate (4) », pro¬
portionnée à la seule réalité subjective, coextensive à Vhic~
nunc et dispensée de remettre à l’échelle les faits ou les idées
qui remplissent ce cadre étroit. On comprend que Stendhal
y ait fait, dans le monologue, ses premiers débuts sérieux
d’écrivain (5).
De toute l’expérience qu’il y a consignée, la portion qui

(1) Comme l’a montré Pierre Martino, Stendhal, p. 131.


(2) Mél. litL, II. p. 332.
(3) D’où l’on détache difficilement ce « journal de méditations »
que sont les cahiers de Pensées.
(4) Suivant la formule de J. Prévost, qui a bien montré {Création,
pp. 55-57) ce que ce genre offrait d’approprié aux buts et aux débuts
du jeune Stendhal.
(5) On ne saurait guère, en effet, faire entrer en ligne de compte
ses premiers brouillons ou sa correspondance pour la période qui
précède 1801; du reste, dans ses années d’apprentissage, ses lettres
souvent ne constituent que des reprises des cahiers intimes ou du
.Journal de Méditations.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 137

regarde les campagnes napoléoniennes y est du plus d’in¬


térêt, parce que, précisément, l’indice de réfraction indi¬
viduel y vient affecter des événements que l’Histoire nous
a rapportés à travers l’objectivité hiérarchique des résultats.
Non seulement Stendhal s’y applique à n’enregistrer que ce
qu’il a par lui-même observé (1), mais il relate lesi faits d’as¬
sez près pour leur conserver la vivacité toujours fragmen¬
taire de l’instantané. Deux exemples peuvent suffire à illus¬
trer ce refus d’adultérer le témoignage en le reliant à des
données extérieures, et donc ultérieures. Le premier c’est le
compte rendu, daté du 5 mai 1809, qui évoque la traversée
d’un champ de bataille quelques heures après le combat. Le
narrateur, parti de Lembach où il a observé « dans toutes ses-
gradations » l’incendie allumé par un feu de bivouac (2),
chemine vers Wels et de là vers Ehelsherg, où il passe la
Traun : c’est le lieu ou l’on s’est hattu, et la petite ville, jon¬
chée de cadavres, achève de brûler. Sur ce trajet, Stendhal,
malgré le « mal au cœur » que lui donne la vue de tous les
corps entassés et à demi calcinés, fixe soigneusement dans
son carnet de croquis, ici 1’ « effet singulier » d’un cheval
resté « droit et immobile » en contrebas d’un pont, là la
mine irrité d’un soldat qui sort d’une maison, partout le mi¬
nuscule hasard qui a constitué le jalonnement du réel. Son
récit ne dépasse un peu le reportage brut que lorsque, vers
la fin, regreffanf d’avoir « mal vu » « ce specfacle effrayant »,
il cherche par delà les lisières de son témoignage à évaluer
la portée de l’événement. Il devait, quelques années plus
tard, constater qu’il n’est pas plus facile pour le spectateur
direct de comprendre un engagement pendant qu’il a lieu
que de se l’expliquer après coup, en traversant le théâtre des
opérations une fois la partie jouée. Les feuillets du « journal

(1) La même « défiance », on la retrouvera chez le mémorialiste :


quand, dans le Brulard (I, p. 70), il en vient à conter comme quoi
Bernadotte a été sauvé par un perruquier, il se reprend de cette men¬
tion comme d’un manque d’honnêteté : « Mais tout ceci » — précise-t-il
— « est de l’histoire, à la vérité racontée par des témoins oculaires,
mais que je n’ai pas vue. Je ne veux dire à l’avenir, en Russie et ail¬
leurs, que ce que j’ai vu. »
(2) Le récit suit étroitement la progression du vécu : « A deux
heures, on parle de départ. Je descends sur la place. En m’y prome¬
nant je remarque beaucoup de clarté derrière une maison; je me dis :
Voilà un bivouac bien brillant, etc... » (Journal, III, p. 25). Par la
suite, quand le feu a gagné de proche en proche, Stendhal précise
avec soin le champ visuel que son regard embrasse et que l’incendie
délimite : « Le coteau qui est au nord de la ville en était éclairé
au point que, d’en bas, où j’attendais avec ma voiture l’arrivée de
Cuny, je pouvais compter les troncs des pins situés sur le sommet.
Le kiosque et toutes les maisonnettes situées sur la pente sortaient
parfaitement, etc... » (ibid.).
138 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

écrit à Bautzen, le 21 mai 1813, pendant qu’on se canon-


ne (1) » nous en fournissent la preuve et ce fragment que
l’on a légitimement regardé comme le squelette du « Water¬
loo » de la Chartreuse, nous est d’autant plus précieux qu’il
réalise une expérimentation, bien plus qu’il ne se borne à
consigner dans le décousu une succession d’incidents. Sten-
d’bal, qui a vu venir la bataille à mesure qu’il y venait (2),
paraît avoir voulu y vérifier qu’un spectateur même coura¬
geux (3), « exempt de tout soin », non engagé dans l’action,
disposant de certaines données numériques et favorable¬
ment situé (4), n’est pas en mesure de s’élever idéalement à
la synthèse des opérations dont il épie pourtant le déroule¬
ment. La finalité de celles-ci ne peut apparaître qu’au chef
d’armées qui, dans un va-et-vient du but aux résultats, saisit
le détail comme second par rapport à une vision de totalité
et ne se trouve donc présent au combat qu’en esprit (5). Au
contraire, le témoin réel qui n’aperçoit pas les rapports et
qui, au «lieu d’anticiper sur les événements, n’est apte qu’à
les capter « sur le champ », ne domine pas l’anecdote : une
fausse alerte retentit aussi profondément dans son secteur
individuel qu’un signal ou un déplacement décisifs |(6). L’im¬
portance d’une évolution échappe à son œil parce que le
mouvement n’en a été saisi que dans ses préparatifs ou dans
ses effets (un poste qui « plie ses capotes », une mise en
branle inopinée des voitures, une salve de coups de canons).
Une « ondée » surprend-elle l’observateur, il se réfugie « sous
une cabane de branches et de paille », et pendant tout ce
temps la bataille dont le spectacle est intercepté, ce n’est
plus pour lui qu’une « fusillade très vive » qui s’élève « dans
un petit village tout près (7) ». A travers la fumée on a re-

(1) Journal, V, pp. 49-55. L’importance de ce texte n’a pas échappé


aux commentateurs (cf. notamment P. Martino, Stendhal, pp. 41-42,
et Paul Hazard, Vie de Stendhal, pp. 89-90).
(2) Ibid., pp. 51-52.
(3) Ibid., p. 53 : « A onze heures nous montrons assez de bravoure
en allant trois fois jusqu’à nos vedettes, sous le feu de la place [...]
J’ai toutes les peines du monde à engager ces petites âmes à venir
voir la bataille. »
(4) Ibid. « Nous apercevrons parfaitement Bautzen du haut de la
pente vis-à-vis de laquelle il est situé... », et p. 54 : « Nous voyons sur¬
tout très bien Faction entre la ville et les collines... », p. 55 : « Nous
avons de là une très bonne vue de la bataille. »
(5) Tout ce que, par exemple, Stendhal trouve à remarquer dans
Bischofswerda, « petite ville brûlée à fond », c’est qu’en 1555 « les
enseignes des tailleurs étaient une paire de ciseaux ouverts, comme
aujourd’hui » (p. 51).
(6) Ibid., p. 53.
(7) Ibid., p. 54.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 139

marqué « un carré qui a changé de position », mais on se


demande bientôt si ce carré « ce n’est pas plutôt une
haie (1), car, dans l’impossibilité de juger, on perçoit sou¬
vent, comme le dit ici le narrateur de deux de ses compa¬
gnons trop pressés, au moyen de la seule imagination. Bref,
au fort du combat et quand le spectateur est à même de
contrôler de haut tout le développement de l’affaire, s’il est
le « spectateur non prévenu », il voit « fort bien [...] tout ce
qu’on peut voir d’une bataille, c’est-à-dire rien (2) ». Lors¬
qu’il en vient, dans son Journal du 14 au 15 septembre 1812,
à évoquer un autre événement de première grandeur ; l’in¬
cendie de Moscou, notant les faits dans l’ordre et le rayon
où il les a vécus, il ne peut que faire la part aussi belle à l’a¬
necdote : le pillage, la diarrhée, les excès de vin (3).
Cette dernière relation fut expédiée par la poste, le 4 oc¬
tobre 1812 à l’ami grenoblois Félix Faure, et l’on voit bien
par cet exemple que la lettre se prête à véhiculer, remaniés
ou non, des extraits du Journal notés dans l’angle étroit de
l’expérience directe. Les huit pages que, de Burghausen, Sten¬
dhal adresse à Pauline, le 29 avril 1809, c’est un récit — un
peu « enjolivé » sans doute et le narrateur n’en disconvient
pas — mais qui pourrait être à sa place dans le Journal entre
le morceau daté de « Landshut, le 24 avril 1809 » et celui qui
reprend à « Enns, le 5 mai 1809 ». La technique de narration
n’y apparaîtrait pas différente de celle des morceaux voi¬
sins : les événements y sont relatés dans l’ordre même où
les sensations les ont apportés, et tels qu’ils se sont relayés
dans le proche secteur du témoin (4). Lorsque, à quelques
mois de là, Stendhal mande à sa sœur le récit fort vif d’une
équipée à Vienne, cette fois encore il se garde bien d’éclairer

(1) Ibid.
(2) Ibid., p. 53.
(3) Dans le Briilard, Stendhal, lorsqu’il aura à évoquer des expé¬
riences d’ordre militaire, restera fidèle à la méthode de narration
que commande cette constatation. Quand il raconte, par exemple,
comment, dragon novice, il reçut le baptême du feu devant le fort
de Bard, non seulement il fait paraître la confuse discontinuité
dans laquelle il vécut la chose,, mais il ne craint pas de divulguer
avec humour ce que, dans le champ de la sensation individuelle,
cette historique journée inscrivit de plus positif : « Le lendemain,
j’eus vingt-deux piqûres de cousin sur la figure et un œil tout à fait
fermé » (I, p. 484). Sa conversation ne devait pas, à un moindre degré,
tendre à détruire dans l’esprit des auditeurs toute naïve cristallisation
pour l’état militaire ; Mérimée nous atteste {Notes et Souvenirs, dans
Portraits Iiist. et litt., pp. 186-188) que son ami, qui avait « observé la
guerre avec curiosité et froidement » en niait tout le sublime et insis¬
tait sur le grotesQue ou, au moins, le bizarre qu’elle comporte.
(4) Journal, III, p. 24 : on remarque qu’ici c’est la lettre qui est
venue en premier.
140 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

a posteriori la succession des aventures qui ont surpris son


présent (1).
On voit donc que, dans bien des cas, la Correspondance
î^eut passer pour une adaptation ou un complément du Jour¬
nal dont elle garde volontiers le tour progressif. Il en va de
même pour les guides ou mémoires de touriste que Stendhal
a publiés sous la forme de carnets tenus au jour le jour de
manière à faire supporter tout le matériau objectif par le
développement graduel et tout empirique d’une expérience
particulière. Rome, Naples et Ftorence ou les Promenades ne
sont pas des ouvrages plus impersonnels que le Voyage en
Italie de 1811 qui ouvre la série. Dans ce coup d’essai, pré¬
cisément, l’auteur, à la date du 11 septembre, faisait remar¬
quer que celui qui mêle ce qu’il a lu à ce qu’il a vu est en
mesure, pour rendre compte d’une seule tournée, de bâtir
« un journal en cent volumes in-folio », alors que celui qui,
loyalement, « note seulement ce qu’il a senti est très
borné (2) ». Au moins, lui, lorsque dans ses guides italiens il
se verra tenu de déborder ses souvenirs personnels et de
mettre à contribution le fatras d’une documentation pure¬
ment livresque, il s’efforcera de ne pas retomber dans le
didactisme panoramique et anonyme : par la fiction de voya¬
geurs capricieux et de goûts différents, il s’emploiera à insé¬
rer les données archéologiques dans des « points de vue ».
C’est le cas éminemment pour les Promenades où le hasard
et les préjugés des divers compagnons tendent à conjurer ce
qu’aurait de faux une description de la Ville qui serait faite,
hors de toute optique privilégiée et avantageusement muti¬
lante, par une sorte de pur esprit. Tant il redoute l’abstrac¬
tion qu’il s’y est même ingénié à multiplier les itinéraires et
à varier les postes d’observation : sa Rome n’est pas celle des
plans, mais contemplée tantôt de l’Aventin et tantôt du Coli¬
sée, tantôt du Pincio et tantôt de San Pietro in Montorio.
Ainsi, dans ces ouvrages où, pourtant, la part de l’érudition
démarquée reste exorbitante, l’indication se trouve toujours
reprise en charge par l’impression (3), et l’auteur ne peut être
taxé de vouloir nous donner le change quand il nous aver-

(1) Lettre du 29 novembre 1809, datée de Vienne. Cette narration


comble une lacune dans le Journal de ce mois-là.
(2) Journal, IV, pp. 65-66, remarque reprise le 21 mars 1813 (V,
p. 28).
(3) Elle est d’ailleurs toujours sollicitée par la partialité d’ordre
moral et politique, dont le présentateur ne se départ point : ainsi,
déjà par le seul fait d’un éclairage violemment tendancieux ces aper¬
çus d’Italie gagnent le relief et subissent l’inclinaison que déterminent
toujours les prises de posture et de position.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 141

lit ; « Les trois quarts des choses que je dis peuvent se trou¬
ver inexactes, et je les donne pour ce qu’elles valent, pour
les apparences; j’ai cru voir ainsi (1). » Quant aux Mémoires
d’un Touriste, le titre de l’ouvrage fait assez voir combien
peu le guide s’y est piqué d’objectivité : ces leçons de géo¬
graphie pratique que dispense négligemment un égotisme
en vagabondage n’atteignent jamais le point d’altitude où
s’opère, comme sur la carte, la mise à plat du relief; tout y
reste en perspective, de la France et du bout d’Espagne ou
de Suisse que le voyageur a pris en oblique, et à son biais.
Que le je du narrateur y soit, en effet, celui du marchand de
fers ou celui de Stendhal, partout règne la première per¬
sonne, laquelle, pour donner vie à l’enquête, a muni l’en¬
quêteur d’une existence propre, c’est-à-dire d’œillères, ou de
lunettes colorées.
Comme cicerone, Stendhal est donc avant tout un auto¬
biographe, et l’autobiographie telle qu’il la comprend vise à
réaliser une double mise en profil, puisqu’elle apporte une
prise de position relative à certains clichés que la mémoire
fournit eux-mêmes déjà « déclinés » et en Abschattung. Sans
doute tout souci d’objectivité n’est-il pas banni du Brulard.
Le mémorialiste n’hésite pas à consulter le témoignage d’au¬
trui (2), interprète certaines de ses réactions « du dehors »
ou confirme des intuitions à la faveur de l’enseignement que
la vie lui a, depuis lors, inculqué (3), voire, enfin, pour ré¬
duire le coefficient de réfraction subjective dont il sent que
ses souvenirs restent affectés, applique à l’effort de remémo¬
ration la méthode préconisée dans les sciences, qui consiste,
pour l’établissement d’une loi, à reprendre dans des condi¬
tions extérieures indéfiniment modifiées une même expé¬
rience cruciale dont ainsi les contingences s’annulent. Se
mettant donc pour « ruminer » son passé dans une attitude
critique, l’auteur du Brulard s’évertue à « le regarder dans
des positions d’âme différentes », ou, si l’on préfère, en pré¬
sence du cliché unique s’ingénie à le faire « changer d’as-

(1) C’est à juste titre que P. Martino (Stendhal, pp. 106-107) attire
l'attention sur cette citation.
(2) Surtout quand il s’agit de sa première enfance. Cf., par exemple,
Brulard, I, p. 53 : « Il paraît que je ne voulais pas qu’on jetât de la
terre sur la bière de ma mère... »
(3) Ibid., I, p. 81 : « Je n’ai fait qu’entrevoir ces choses, que je
pénétrais par les demi-mots de mon grand-père » ; I, p. 90 : « On
conçoit bien que ce n’est qu’aujourd’hui et en y pensant que je décou¬
vre ces choses » ; I, p. 398 : « Est-il besoin d’avertir que j’esquisse le
caractère de ces personnages tels que je les ai vus depuis » ; I, p. 435 :
« M. Daru qui au fond n’avait pas d’esprit (mais je devine cela seule¬
ment en écrivant ceci)... »
142 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

pect (1) ». On notera d’ailleurs qu’entre lui et le (jeune Beyle


il ne laisse pas d’introduire naturellement un intervalles
d’objectivité provenant de ce que, son expérience d’enfant,
quand il l’interroge, il la rapporte à un passé, — ce qui a
pour effet de le replacer visuellement à l’extérieur de lui-
même : il ne peut plus coïncider avec celui qui à Grenoble
a découvert le monde, il se revoit voyant; il se situe dans un
tableau spontanément décalé dans le temps, il se regarde
comme un autre. Quand il évoque, par exemple, les funérailles
du maréchal de Vaux, il ne nous en rapporte pas plus que le
jeune Henri a pu en saisir dans le champ étroit de sa sensibi¬
lité enfantine (2). Pourtant, dans la mesure où il lui est mainte¬
nant loisible d’en écrire : « Je me vois au point H, entre la
grande route et l’Isère », il fait plus que s’identifier au petit gar¬
çon effrayé, il se dispose mentalement à la place de quelqu’un
qui, dans la foule alors amassée, aurait eu la curiosité d’obser¬
ver ce petit garçon. Et il lui est loisible d’adopter simultané¬
ment, sans cesser pourtant d’avantager la première, cette
double perspective sur soi, parce qu’il se place par rapport

(1) Brulard, I, p. 334. — Nous avons rappelé (p. 116, n. 1) que l’i¬
mage, livrée par un savoir dans le sens unique d’une irrévocable
mise en perspective, n’autorise pas à prendre sur le secteur de réalité
qu’elle désigne, une multiplicité de points de vue dont la variation
suffirait à faire saillir de l’inédit. Peut-être y a-t-il lieu, cependant,
pour justifier les formules utilisées par Stendhal, de tempérer l’af¬
firmation lorsqu’il s’agit d’un souvenir personnel. Il semble bien, en
effet, que dans ce cas l’image permette de réaliser une certaine réin¬
terrogation de l’objet, celle-ci pouvant aboutir, soit à un enrichisse¬
ment de l’image elle-même grâce à un apport annexe et récurrent
de la mémoire, soit à un rectificatif concernant le jugement qui a
interprété la mise en profil. Sans doute n’est-ce qu’à travers le
savoir livré en une fois et une fois pour toutes par cette image que
l’objet est visé à neuf, mais ce savoir fait l’objet d’une application
critique qui tend à le dégager du schéma exégétique à travers lequel
il a été appréhendé. L’image est donc là tout juste sommée de resti¬
tuer une matière récupérable qu’une nouvelle quasi-perception tâche
au même moment de réinformer à la lumière de recoupements exté¬
rieurs. Bref, il s’agit là proprement, sous la forme d’une ré-imagination
de l’image, d’une ré-animation mimée de l’objet. C’est à une semblable
quasi-observation du donné quasi observé que se livre Stendhal lors¬
que, dans le Brulard, il travaille à faire « changer d’aspect » les dif¬
férentes pièces de son archéologie personnelle. Il est clair qu’un tel
exercice reste inopérant dans le cas d’une image enregistrée par
autrui et communiquée soit par le langage, soit par tous les moyens
dont disposent les arts.
(2) Brulard, I, pp. 74-75 : « Je mourais de peur : je lorgnais de
loin la voiture noire qui s’avançait lentement par le pont de pierre [...]
J’attendais en frémissant la décharge [...] Je fus soulagé d’un grand
poids. A ce moment, la foule se précipitait vers la voiture drapée que je
vis avec beaucoup de plaisir. » On notera que ce n’est pas seulement dans
l’amplitude du je que toutes ces données se trouvent impliquées, mais
plus particulièrement dans son ouverture émotive. (C’est nous qui sou¬
lignons la reprise insistante de la première personne.)
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 143

à la scène dans un recul qui, en distance spatiale, c’est-à-


dire de contemplation, reste idéal, alors qu’en distance réelle,
et objectivement parlant, cet intervalle est d’ordre temporel.
Si, en effet, le mémorialiste, sans cesser de se solidariser du
point H pris dans le tableau, peut s’éloigner assez de celui-ci,
où l’enfant reste inclus, pour le dominer d’une vue, c’est que
le cours de la durée, sans rompre le fil qui le noue à lui-même,
l’a pourtant reporté à l’extérieur de cette expérience révolue.
Rien, à vrai dire, n’éclaire mieux sur la nature de l’iden¬
tité personnelle à travers le devenir que cet effort d’un
homme qui pour se « revoir » tâche de se replacer exclusi¬
vement à hauteur de ce qu’il a pu capter de l’univers à date
donnée : incapable de revivre ce passé au niveau où il l’a
vécu, il s’en évade dans l’acte même par lequel il s’y localise,
et c’est précisément à partir de l’effective sortie de soi à la¬
quelle l’a condamné la procession temporelle, qu’il doit,
quand il tâche à imaginer ce qu’il a perçu, faire l’effort de
s’imaginer lui-même percevant.
Quoi qu’il en soit, que l’auteur du Brulard tende expressé¬
ment à l’objectivité ou que celle-ci surgisse en vertu du seul
exercice de la mémoire comme mémoire de soi, le fait est
que Stendhal a, pour cet ouvrage, plus que nul n’avait en¬
core fait dans la recherche du temps perdu, tâché de conte¬
nir les événements évoqués dans les limites de l’impression
qu’avait accueillie sa conscience d’enfant. Comme il estime
que le senti enveloppe toujours une péremptoire évidence,
il sait qu’en s’obligeant ainsi à ne récupérer l’univers que tel
qu’il l’a d’abord entrevu : « par le cou d’une bouteille (1) »,
il authentique ses Mémoires, il leur donne l’assiette même de
la réalité (2). Il se remontre donc qu’une éducation, telle
qu’avait été la sienne, ne visant, « suivant les mœurs de l’An¬
cien Régime » qu’à « faire respecter et craindre » les parents,
devait avoir nécessairement empêché l’enfant qu’il était de
prendre sur eux des perspectives valables (3). « Les enfants »,
nous indique-t-il, « étaient comme collés tout près de la base
de statues de quatre-vingts pieds de haut. Dans une si mau¬
vaise position, leur œil ne pouvait que porter les jugements
les plus faux sur les proportions de ces statues (4). » Il en
allait de même à l’égard des maîtres. Le Stendhal de Civita-
Vecchia se demande donc quel était le mérite réel de ses pro-

(1) Brulard, I, p. 425.


(2) Il n’a pas « grande confiance [...] dans tous les jugements » dont
il a assaisonné son autobiographie, mais il y répond des « sensations »,
qui y sont ce qu’il y a de « sûrement vrai » {ibid., I, p. 376).
(3) /àîd., I, p. 113. ,
(4) Brulard, éd. Champion, II, pp. 308-309 (Mémoires de Henri B.).
144 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

fesseurs de mathématiques, et il décide : « Si aujourd hui


je voyais ces Messieurs huit jours, je saurais sur-le-champ
à quoi m’en tenir. Mais il faut toujours en revenir à ce
point (1) ». Et il y revient, en effet, consentant à tout repren¬
dre « d’en has (2) », en petit garçon. C’est là ce qui rend son
ouvrage si précieux pour le psychologue et le psychanalyste.
Tout ce qui y a trait, par exemple, aux premiers rapports du
jeune Henri avec sa mère se trouve ressaisi à travers une
sensualité tendre qui rend le son juste d’un amour d’enfant,
et seul les scoliastes qui ignorent le rôle joué par l’érotisme
dans les premières années ont pu suspecter le consul veil-
lissant d’avoir, pour le plaisir de se faire calomnier, réin¬
troduit dans cet épisode quelques salaces préoccupations
d’homme mûr (3). Tout le quatrième chapitre qui relate la
mort de la mère développe une interprétation du tragique
dont on doit admirer qu’elle reste toujours à l’échelle de
l’être puéril. Les trous, les distractions, l’étonnement pri¬
mant le désespoir, la curiosité passionnée pour les réactions
d’autrui, l’attention toute fraîche aux données insolites de
la cérémonie, aux vêtements, par exemple, qui sont ou ne
sont pas de circonstance (4), et la colère surtout contre le
« hon » Dieu d’où « ceci vient », et enfin le paroxysme de
la douleur éclatant après coup, comme un étouffement, dans
la petite église paroissiale, tout cela se trouve noté à la me¬
sure et suivant le rythme de la circonstance vécue, sans que
nulle part se trahisse le moindre effort de restauration litté¬
raire. Pareillement, lorsque, à quelque distance de là, le nar¬
rateur nous rapporte ce qui lui est resté de la « journée des
tuiles », tout ce qu’il nous en fait distinguer : une vieille qui
passe, ses souliers à la main, en criant : « Je me révorfe »,
un ouvrier chapelier, hlessé dans le dos, montant, soutenu
par deux compagnons, jusqu’au sixième étage de la maison
Périer, tout cela reste entr’aperçu d’un « premier étage fort
has », par « la fenêtre d’une chambre donnant sur la Grande
Rue (5) », et rien n’est plus significatif que le scrupule avec
lequel Stendhal s’interdit d’élargir ce champ visuel.
Sans doute, l’ouvrage ne se développe-t-il pas de hout en
hout entre ces haies de l’expérience enfantine : une telle

(1) Briilard, I, pp. 375-376.


(2) Brulard, I, p. 131 : « J’ai vu tout cela d’en bas comme un enfant. »
(3) Ainsi en a jugé Paul Arbelet, Jeunesse, I, pp. 73-77.
(4) C’est ainsi que le petit Henri, observant son oncle Gagnon, re¬
marque qu’il a les yeux rouges, et que sa poudre embaume, et qu’il
porte une bien amusante coiffure consistant « en une bourse carrée
de taffetas noir et deux grandes oreilles de chien » (I, p. 52).
(5) Ibid., I. pp. 70-71.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 145

constance dans le respect des points de vue n’irait pas sans


raccords arbitraires ni artifices reconstitutifs, étant donné
surtout que ce que la mémoire livre à l’autobiographe, ce
sont des clichés séparés, malaisés à dater et à coordonner de
manière à leur conférer une sorte d’enchaînement cinéma¬
tographique. Stendhal ne se dissimule pas, tant il est diffi¬
cile « de n’écrire juste que les souvenirs relatifs à l’époque »
qu’on tient « par les cheveux » (1), que lier des images four¬
nies sans autre connexion qu’une certaine similitude affec¬
tive (2), c’est déjà les interpréter, les soumettre arbitraire¬
ment à une exégèse causale (3) et, pour tout dire, les roman¬
cer (4). Lorsqu’il lui arrive d’abandonner le point de vue
étroit du petit Henri, c’est donc contre son gré, le plus sou¬
vent, et sans qu’il en avise (5). Il va de soi, d’ailleurs, que
quand il sollicite ainsi et explique les intantanés que sa
« mémoire d’enfant » lui a livrés sans motivation, il prend
sur eux des perspectives qui nous donnent les coordonnées
de l’homme de cinquante-deux ans. Il est plus croyable, par
exemple, qu’il soit devenu anticlérical par haine de Raillane
que de supposer, comme il fait, qu’il ait abominé Raillane et
toute prêtraille fréquentant ses parents par l’effet d’un anti¬
cléricalisme inné. Mais ici l’erreur est pour nous riche d’en¬
seignement, et elle tend à doubler l’autobiographie d’un auto¬
portrait, celui-là bien daté de 1835-1836, et qui met en profil
l’existence entière, comme le fait toujours le regard con¬
damné à être jeté de ce moment et d’où je suis.
Quand du journal, qui est enregistré au présent, ou des
mémoires, qui oscillent, comme on vient de voir, d’un présent
fictif — celui du passé rénové — à un présent réel — celui
de l’homme qui évoque —, on passe au roman, à celui, du
moins, qui affecte la forme d’un récit imaginaire consigné à
la première personne, il n’y a pas de raison pour que les
conditions de la narration doivent être modifiées (6), disons
mieux : pour que l’étroitesse du champ vécu, ou censé vécu,

(1) Brulard, I, p. 121.


(2) Ibid., I, p. 204 : « Je vois des images, je me souviens des
effets sur mon cœur, mais pour les causes et la physionomie, néant. »
(3) Ibid., I, p. 435 : « J’explique ainsi la liaison aujourd’hui et j’ai
tort; faute d’expérience, je ne pouvais juger de rien en 1800. »
(4) Quand il prend conscience de restaurer, aussitôt il s’excuse ou
au moins s’accuse : « C’est du roman plus ou moins probable, ce
n’est plus de l’histoire » {ibid.).
(5) Ibid., I, p. 321 : des « choses ï> dont il se souvient, il assure :
« Elles m’arrivent tout à coup, et il me semble que je les juge avec
impartialité. »
(6) Ibid., I, p. 321 (eût-il écrit Bernard au lieu de Brulard, c’est-à-dire
Beyle, « ce livre ne serait plus [...] qu’un roman écrit à la première
personne »).
146 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

doive être abandonnée. Le récit, si l’on donne à ce terme


l’acception limitée (1) où l’emploie volontiers la critique mo¬
derne, se trouve même, par protocole et convention, tenu
de ne faire surgir les événements qu’en aspect, s’interdit le
panorama et le témoignage anonyme, calque son ordre d’ex¬
position sur celui de la découverte. Des Souvenirs au roman
à la première personne, le passage se fait donc tout seul.
Or, et il est permis de s’en étonner, Stendhal n’a pas écrit
de « récit ». On ne saurait, en effet, faire entrer en ligne de
compte les Souvenirs d’un Gentilhomme italien, qui restent
d’une attribution trop douteuse (2), ni le fragment intitulé
Le Juif (Filippo Ebreo), qui constitue un procès-verbal de
nature documentaire, ni Philibert Lescale, où la première
personne tend moins à supporter le récit qu’à encadrer le
pamphlet. Il est permis aussi de ne pas faire état de la Char¬
treuse ni de Lamiel, où l’apparition timide et convention¬
nelle, toute provisoire, d’ailleurs, d’un je narratif, ne sert
qu’à animer ou plutôt à accréditer du dehors le préambule
de présentation. A vrai dire, ici, l’on devrait distinguer : si
dans la Chartreuse le publicateur de l’histoire ne se montre
plus par delà le bref « chapeau » donné pour « avertisse¬
ment » et ne participe pas aux événements rapportés, en
revanche dans Lamiel le « fils de notaire » qui nous fait faire
connaissance avec Carville et les pricipaux personnages,
s’est mêlé à ceux-ci, a surveillé personnellement les préli¬
minaires de l’action et a évolué sur la scène, bien qu’un peu
en retrait, jusqu’au point où, nous ayant garanti l’histoire
par un semblant de confession, il s’est jugé autorisé à pren¬
dre congé : ce qu’il fait juste avant le second et véritable
lever de rideau quand il nous déclare des aventures dont il
va censément rester l’orateur ; « J’ai pris la fantaisie de les
écrire afin de devenir homme de lettres. Ainsi, ô lecteur bé¬
névole, adieu, vous n’entendrez plus parler de moi (3). » Mais
cette introduction à la fois cavalière et un peu maladroite,
rien n’assure que Stendhal qui y sacrifiait à une technique à
la mode l’eût conservée, et, de toute façon, dans la mesure
où le conteur de Lamiel s’y distingue du protagoniste (4), ce
roman ne peut pas passer pour un « récit » caractérisé.

(1) De confession où héros et narrateur ne font qu’un.


(2) C’est à bon droit, semble-t-il, que L. F. Benedetto {La Parma
di Stendhal, pp. 273, n. 98 et 294) en récuse, « sans hésiter », la
« paternité stendhalienne ».
(3> Lamiel, p. 32.
(4) Bien plus, dans un fragment daté du 9 mars 1841 (p. 302), Sten¬
dhal, se donnant pour le publicateur des mémoires du fils de notaire,
tendait à éloigner encore, à un degré de plus, l’auteur, du personnage-
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 147

Les seules portions des ouvrages narratifs de Stendhal qui


s’inscrivent expressément dans le registre de la première
personne, ce sont donc les monologues intérieurs, dont cet
auteur a fait un tel usage (1) qu’il a pu quelquefois pas¬
ser pour avoir été, bien avant Joyce, Stephen Hudson ou
Faulkner, l’introducteur du procédé. Pourtant le droit de
rapporter en style direct les méditations des protagonistes
a de tout temps été reconnu au roman, et le discours intime
constitue même le point où la tragédie vient recouper l’épo¬
pée. N’a-t-on pas remarqué que déjà chez La Calprenède le
héros Pharamond, enfoncé dans sa réflexion, soliloquait à
n’en pas finir ? Le mérite de Stendhal n’est donc point d’a¬
voir découvert ce mode d’énonciation, mais de l’avoir em¬
ployé pour le compte de personnages qui sont des spécia¬
listes de l’introspection, si bien que le soin leur est laissé,
si la formule n’est pas contradictoire, de pratiquer leur pro¬
pre psychanalyse (2). Il faut bien mesurer la commodité,
pour la vraisemblance, de ce pouvoir d’inquisition soupçon¬
neuse à l’égard d’eux-mêmes dont l’auteur, qui les a campés
à sa ressemblance, s’est plu à les doter. Aptes, quand ils s’in¬
terrogent ainsi en experts et en maniaques de l’auto-psycho-
logie, à remarquer en eux, comme le dit Stendhal de Julien,
« jusqu’aux plus petites circonstances », ils se rendent des
comptes effectifs de leurs sentiments, que le romancier se
trouve dès lors autorisé à nous retranscrire en style direct :
comme historiques. Ce n’est pas, en effet, lui, l’auteur qui,
ayant du dehors exercé la critique de leurs réactions, leur a
fait rétrospectivement et par une fiction indue endosser, sur
le mode réflexif et sous forme d’explicites analyses de soi,
des discours muets qui ne seraient que reconstitutions de sa
part : hypothèses et diagnostics; les intéressés se sont bien,
en fait, avancés jusqu’à ce degré d’élucidation de leur em¬
barras. De ces monologues intérieurs que Stendhal dépouille
donc de tout artifice en choisissant des héros naturellement

(1) Arthur Chuquet s’en est plaint {Stendhal-Beyle, pp. 470-471).


(2) Ainsi se voit conjuré l’écueil qui guette toujours le roman
d’analyse. Du moment, en effet, où le conteur se veut psychologue,
il se trouve amené, soit à convertir — indûment et sans préavis —
tout sentiment ou toute réaction des protagonistes en du réflexif,
soit encore et tout bonnement à s’ériger lui-même en psychanalyste
de ses personnages. Telle est bien la fatalité du roman pour peu qu’il
prétende plus loin qu’à un relevé d’aventures : s’arroge-t-il quelque
compétence (sur la vie subjective, comme il doit, pour en rendre
compte, plier la totalité du psychologique aux catégories du langage, il
se condamne à majorer — et cela au niveau même de la conscience du
héros — le degré intentionnel ou critique de toutes les révolutions inti¬
mes dont il affecte de se borner à assurer le contrôle.
148 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

dévoués à leur propre mise au clair, il y a lieu de retenir ici


seulement qu’ils permettent de silhouetter au présent et dans
des angles projectifs strictement individuels des faits ou des
calculs que la lumière égale d’un résumé administré à vol
d’oiseau par le narrateur aurait laissés dans la relative inef¬
ficacité de l’abstrait.
Mais, demandera-t-on, en faut-il tant pour conjurer l’uto¬
pie de la fameuse objectivité épique? N’est-il pas vrai que
dans tous les cas la narration à la troisième personne,
qu’elle se trouve ou non coupée d’intermèdes subjectifs en
style direct, par la seule présence d’un « protagoniste » tend
à susciter des éclairages privilégiés et nous rattache tou¬
jours, comme par l’effet d’une pente ou d’une obsession, à la
continuité d’une conscience prise pour centre ? Assurément,
il suffit que, du dehors, le projecteur du romancier avantage
le comportement et les réactions d’un des acteurs pour que
cette insistance fasse naître sur ce point un dedans, un foyer
de prédilection par rapport auquel toute la fiction s’ordonne
et s’oriente (1). Il est clair que tout roman réalise une orga¬
nisation hiérarchique du monde par la seule façon dont fau¬
teur a décidé de la hiérarchie de ses personnages au nombre
desquels il a sacré roi son « héros ».
Mais le fait est que Stendhal a, plus que tout autre, tendu
à regarder le roman comme une monographie; il y a tou¬
jours avantagé un premier rôle, élu à sa ressemblance par un
instinct analogue à celui qui fait que dans la vie l’on rapporte
tout à soi-même. Dès les vingt ans on le voit qui se demande
dans une Pensée (2) : « Le système d’Alfieri ne pourrait-il pas
être perfectionné en attirant toute l’attention et tout l’inté¬
rêt sur un seul personnage qui serait presque toujours en
scène ? » Il devait en user de cette sorte dans le roman. C’est
donc à bon droit que, se consultant dans les marges de Lu¬
cien Leuwen, il pourra prendre acte de ce que : « La grande
différence entre Fielding et Dominique, c’est que Fielding
décrit à la fois les sentiments et actions de plusieurs per¬
sonnages, et Dominique d’un seul (3). » Dans le roman que,
précisément, il élabore quand il consigne cette remarque,

(1) Albert Laffay (Le récit, le monde et le cinéma, dans Les Temps
modernes, n" 21, juin 1947) a fait remarquer que nous épousons tou¬
jours le personnage principal comme « centre de perspective » par
le fait meme que le récit ne mentionne que ce qui importe à l’action,
et donc au « héros ». De celui-ci, du reste, nous conservons toujours
une conscience latérale; ne serait-ce que parce que le monde qu’on
nous montre, c’est celui qu’il voit (p. 1587).
(2) T. I, p. 123.
(3) Marginale du 14 décembre 1834 {Leuwen, III, p. 433).
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 149

l’intérêt ne repose que sur le protagoniste, « clou » unique


« exposé aux coups de marteau du sort » (1). Mais c’est trop
peu dire que de désigner Stendhal comme un romancier qui
bâtit toute son histoire dans la direction d’un personnage
central dont le regard ne s’éloigne guère (2). Dans un tel
accompagnement, ce n’est pas nous qui tenons le héros à no¬
tre portée, c’est lui qui nous garde à la sienne. Nous faisons
plus que de ne pas le perdre de vue, c’est sa vision et son
champ de vue, que nous ne quittons guère, voyageant avec
lui, mais n’abandonnant pas le poste intérieur d’où il con¬
trôle tout. Sans doute arrive-t-il encore à l’auteur du Rouge
de nous communiquer des données qui échappent au pro¬
tagoniste (3) ou de décrire une scène de la place privilégiée
d’un idéal-témoin, d’un on dont les coordonnées sont celles
du conteur (4). Pourtant, comme en convient Jean Pré¬
vost (5), « presque toujours nous sommes dans l’âme du

(1) Ibid., IV, p. 373.


(2) Lorsque dans Vittoria Accoramboni « l’intérêt voyage » de
Félix qu’on vient d’assassiner au cardinal, son oncle, Stendhal, par
deux fois, déplore ce « travelling » de l’attention {Chroniques it.,
I, pp. 195, n. et 200, n.).
(3) Par exemple, dans L. Leuwen, lorsque le héros enquête sur son
soi-disant prédécesseur dans l’intimité de Mme de Chasteller, Sten¬
dhal livre au lecteur plus de renseignements concernant ce gentil¬
homme que Lucien n’a pu en recueillir, et il enchaîne : « Mais le
pauvre Lucien était bien loin de pénétrer tout ceci » (I, pp. 242-243).
De même, un peu plus loin (pp. 244-246), pour nous prévenir contre
l’erreur de Lucien, le narrateur croit devoir nous informer en son nom
de ce qu’avait été la conduite réelle, et irréprochable, de l’héroïne.
Ce n’est point, pourtant, sans scrupule qu’il s’arroge la fonction d’in¬
formateur privilégié. Ayant écrit {ibid., III, p. 268) : « ... voici ce que
M. Leuwen apprit de MMmes de Thémines et Toniel [...], et nous y
ajouterons tout de suite ce que des mémoires particuliers nous ont
appris sur cette femme célèbre [Mme Grandet], » dans la marge il se
donne tort sèchement : « M. Leuwen n’a pas besoin d’agir sur ce que
nous avons appris par nos mémoires secrets » (p. 414).
(4) C’est ainsi que dans les premières pages du Rouge (pp. 6 sq.),
nous sommes introduits à Verrières sur les pas d’un « voyageur » ou
témoin quelconque, relayé (p. 12) à la première personne, qui éta¬
blit dans une généralité objective toutes les données extérieures du
cadre, et cela va sans dommage pour la technique des points de vue,
puisque le héros n’ayant pas encore été introduit, ni l’action amorcée,
nous ne pouvons pas encore prétendre à contempler le monde d’une
place favorisée. Pareillement dans Lamiel, Sansfin et la petite füle,
conduite par Mme Hautemare, nous apparaissent au début du récit
dans le regard de témoins insignifiants et, pour ainsi dire, imperson¬
nels, les lavandières, qui nous présentent ainsi le dehors de prota¬
gonistes que nous ne verrons plus, par la suite, qu’à la façon dont
ils s’entr’aperçoivent (pp. 36-37) : « Toutes levèrent la tête [...] L’objet
assez singulier qui attirait leurs regards, un fusil appuyé sur sa
bosse, n’était autre que notre ami Sansfin... »).
(5) Qui était allé, peut-être, un peu loin dans l’affirmation quand il
avait assuré {Création, p. 151) : « L’auteur ne feint jamais d’ignorer
quoi que ce soit. Le Rouge et le Noir est un roman sans ombres, sinon
150 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

héros, au centre même delà pensée principale [...] Nous voyons


les choses et les événements par [ses] yeux, ou, pour mieux
dire, nous croyons foncer sur eux avec lui (1) ». Et ce n est
pas là seulement, chez ce romancier, l’effet d’une tendance,
tout irréfléchie, à déléguer son égocentrisme un person¬
nage : il y va d’un dessein technique très contrôlé, au point
que, dans une marginale de Lucien Leuwen (2), on le voit
se recommander de faire toujours, en se relisant, la ques¬
tion : « De quel œil le héros voit-il ceci ?» A ce héros, comme
il le veut libre, il accorde, en effet, un droit de regard, le
droit de faire primer son regard (3). « Le meilleur chien de
chasse », reconnaît-il, « ne peut que faire passer le gibier à por¬
tée du fusil du chasseur. Si celui-ci ne tire pas, le chien n y
peut rien. Le romancier est comme le chien de chasse de son
héros (4). » ...
Lorsqu’on examine les modalités de la technique qui fait
ainsi de l’auteur le rabatteur, ou mieux : la conscience d’en¬
registrement de son héros, on remarque que, dans le type de
roman qui en résulte, nous, lecteurs, sommes directement ^
placés devant l’objet, n’apercevons pas le personnage comme
un objet. Nous sommes face au monde, face à un monde en
voie d’interprétation subjective par une action et non devant
un acteur ou un agent. Il n’y a plus, dès lors, à s étonner que
Stendhal ne nous révèle point quelle était la couleur des yeux
de Fabrice : ce sont là les yeux voyant, et non des yeux \ms,
ce sont ceux à travers lesquels le monde est aperçu, du moins
dans la plus grande partie du roman. Sans doute dans ces
secteurs du récit Fabrice nous reste-t-il connu, mais à la fa¬
çon dont il se connaît lui-même, par sa conscience non
réflexive du monde ou à la faveur du dédoublement que sont
aptes à lui ménager les analyses de son monologue intérieur.
Cette tendance explique pourquoi dans le roman plus encore
que partout ailleurs Stendhal s’interdit de « faire du style ».

sans perspectives. » Mais c’est vraisemblablement sur la persuasion


d’Alain que J. Prévost en avait ainsi décidé.
(1) Ibid., pp. 236-237.
(2) T. II, p. 337.
(3) Concédons pourtant que Stendhal lâche ce point de vue du
principal intéressé quand il a besoin de prendre du recul pour
accentuer le relief. Dans Mina de Vanghel, par exemple, dont jus¬
que-là nous accompagnions les événements par les yeux de l’intéressée
et du centre de ses projets, à point nommé {Ronians, I, p. 161) cette
connivence nous est retirée, et le conteur, ressaisissant l’histoire du
dehors, nous renvoie, par rapport à l’héroïne, à la position du témoin
non informé, à celle d’un quelconque habitant d’Aix, à celle — tout au
mieux — de la maîtresse d’auberge prise à l’heure où elle s’emploie à
placer la pseudo-Aniken.
(4) Leuwen, III, p. 349.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 151

Un énoncé calligraphique n’a d’antre effet que de nous ar¬


racher à la chose, nous désolidariser de l’expérience, néces¬
sairement naïve et non « publicitaire », du personnage agis¬
sant; entre le monde et nous, autrement dit : entre le monde
et le héros, la phrase trop soignée ne peut qu’interposer
comme un écran l’affectation d’un auteur s’évertuant comme
tel (1).
On ajoutera que l’effacement du romancier derrière son
protagoniste amène le lecteur à saisir sous forme d’ « as¬
pects » non seulement l’univers, mais aussi les autres per¬
sonnages du livre qui sont réduits à un rang d’images (2) et
dotés d’une existence soit intermittente, soit même éphé¬
mère. On comprend, dès lors, que Stendhal puisse traiter
comme de simples éléments du décor humain un Pirard ou
un marquis de la Mole que Balzac n’eût pas manqué de jus¬
tifier du dedans, dans leur vie propre « et dans les calculs
de leur vie » (3). A cela l’auteur du Rouge et Noir ne s’efforce
point, dans la mesure où ce qui lui importe, c’est de pein¬
dre la société contemporaine telle seulement qu’elle a été
vue par Julien Sorel (4). Rénal ou le marquis « font figure »
— sans plus — dans le champ d’action du héros : ils appa¬
raissent sans disposer en contrepartie du pouvoir de susciter
des apparitions dans leur faisceau intentionnel, pouvoir
dont ils se verraient nantis si le protagoniste, résignant un
moment son monopole, consentait à devenir omhre dans
leur spectacle — ce qui n’a pas lieu. Et si cela est vrai, dans
le Rouge, de ces deux personnages qui jouent un rôle en¬
core assez actif, combien le sera-ce davantage des comparses
que l’auteur n’introduit qu’au fur et à mesure qu’ils vien¬
nent traverser le regard du héros. Ceux qui, comme la du¬
chesse de Vicence ou Balzac, duquel l’avis n’avait pas si
vivement « réveillé » Stendhal que celui-ci l’a supposé, ceux
qui, encore, comme Sainte-Beuve dans son double article du
Constitutionnel, ont reproché à la Chartreuse d’être moins

(1) C’est à partir d’un raisonnement analogue que Stendhal, avocat


du romanticisme, condamnait l’usage des récits au théâtre (Racine,
II, p. 23) : le spectateur se méfie d’une relation déjà aménagée par
un parti pris, il veut être à la chose même, ne pas rencontrer d’in¬
discret sur le trajet de son œil à l’événement. Mais il ne faut pas exa¬
gérer l’utilité pour nous de cette réflexion, car s’il est possible au
théâtre d’apercevoir le monde, les autres et l’action par les yeux
d’un protagoniste, c’est bien quand celui-ci discourt, qu’il monolo¬
gue ou fait un « récit ». Toute la question resterait donc de savoir
si la mise en profil doit, dans la comédie, être faite par le person¬
nage ou par le seul spectateur.
(2) C’est ce qu’a bien vu Jean Pouillon, Temps et Roman, pp. 76-80.
(3) M. Bardèche, Stendhal romancier, pp. 218-219.
(4) Cf. P. Martino, Stendhal, p. 199.
10
152 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

un roman que des mémoires où « l’on voit les personnages


arriver successivement (1) » sans etre annoncés et disparaî¬
tre sans avoir été protocolairement congédiés, tous ceux-là
n’ont guère saisi la technique adoptée par le narrateur. Il ne
s’est point mis en peine, lors du premier jet, même là où il
suffisait de déplacer un feuillet, d’amorcer une entrée ou de
préparer les péripéties : chaque fait, chaque personnage est
resté à la hauteur du récit où l’avaient suscité les besoins du
moment, l’auteur en usant là comme fait le conteur oral qui
suit le fil et n’a cure de rattraper un effet d’anticipation
quand il en a passé l’occasion. Sans doute, lorsqu’il se relit,
l’auteur de la Chartreuse se sent-il quelque mauvaise con¬
science de nous avoir présenté ses « utilités » à un tel degré
d’impromptu (2); il se promet même, lorsqu’il projette des
remaniements, de faire apparaître le marquis Crescenzi,
Barbone, Rassi, Riscara, l’archevêque et d’autres subalternes
dès le début de la narration (3). Mais il y renonce, que ce soit
par paresse à reprendre le coup joué, ou bien plutôt parce
qu’il pensait n’avoir pas à modifier son art de conter. Celui-
ci, du reste, il l’a très suffisamment justifié dans un de ses
brouillons de réponse à Balzac (4) où, après avoir convenu
que dans son roman « les personnages paraissent à mesure
qu’on en a besoin », il se défend comme voici : « Le dé¬
faut dans lequel je suis tombé » — plaide-t-il — « me sem¬
ble fort excusable; n’est-ce pas la vie de Fabrice qu’on
écrit ? » Point n’est donc besoin de supposer comme le fait
Maurice Bardèche (5), que les divers fantoches qui dans ce
récit traversent à la course la scène y représentent la part
d’une fantaisie et d’une gratuité qu’on serait tenté de quali¬
fier de poétiques ou de shakespeariennes : ces silhouettes
passagères figurent seulement le matériel d’êtres humains
qui, à tel moment désigné, ont meublé le champ visuel du
protagoniste et ont constitué dans la rencontre de son regard
la contingence de son présent.
De ce présent, le romancier, s’il a opté pour la technique
des points de vue, ne se reconnaîtra pas le droit de sortir ;
se bornant à accompagner le héros et à convoyer l’action, il

(1) Chartreuse, 527 (marginale portée face à la p. 400 du t. I de


l’exemplaire Chaper).
(2) Chartreuse, pp. 525 et 527 : « Annoncer les personnages »,
n’est-ce point « une des règles du genre » ?
(3) Maurice Bardèche {Stendhal romancier, pp. 422-423) a étu¬
dié comment l’auteur avait envisagé d’assurer ces annonces.
(4) Corr., X, p. 278 (il s’agit du brouillon dont le texte dut être confié
à ta poste le 30 octobre 1840).
(5) Stendhal romancier, p. 221.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 153

se trouve tenu de s’interdire les prolepses et les retours réca¬


pitulatifs (1). Ainsi en use le plus volontiers Stendhal chez
qui — Jean Prévost le souligne à bon droit (2) — « tout se
passe au présent comme dans les scènes de théâtre ». A un
présent si authentique, c’est-à-dire si imprévisible et si for¬
tement tendu vers l’avenir, que ce romancier n’a jamais
besoin pour rajeunir les faits et les rapprocher de notre
attention, d’avoir-recours à ce passé, grimé en trompe-l’œil
qu on nomme le présent historique. C’est précisément parce
que, au lieu d’étudier les événements du dehors et dans la
perspective résultative de l’accompli, Stendhal réussit à se
maintenir à la pointe du temps vécu par le personnage, que
son rythme et son débit, réglés comme l’humeur sur les
hasards du moment, admettent tant de cette irrégularité (3)
qui prend de court le lecteur et l’enchante. Dans cette marche
vers l’inédit telle que le narrateur a l’air de s’y substituer à
l’exécutant, nous-mêmes, loin de saisir les faits comme du
déjà fait, « dans le temps » et par autrui, nous nous offrons
l’allègre illusion de les accomplir dans l’instant (4).
Mais ce n’est pas là le tout des bénéfices et des servitudes
que distribue cette esthétique. Comme, lorsqu’on s’en tient
sans anticiper à ce qui se passe, on manque d’ordinaire la
finalité du spectacle, faute d’en saisir les liaisons, et cela
parce qu’on n’y applique point d’hypothèses ni de schèmes
inchoatifs, Stendhal, soucieux de ne pas déborder, comme il
dit volontiers, « la sensation actuelle », nous campe des héros
qui s’étonnent de ce qu’ils voient et ne comprennent que peu
à peu l’aventure dans laquelle ils ont été jetés. Hors des ro-

(1) Stendhal, cela va de soi, ne se prive pas aussi strictement de


toute reprise ni de tout usage explicatif du plus-que-parfait, temps qui
dans le roman décrit ce mouvement (cf., par exemple, pour la Char¬
treuse, le ch. xxi). Il n’en reste pas moins que la marche-arrière ne lui
est, dans la conduite de l’action, que peu familière. Cela, parce qu’il se
borne à tenir les chroniques du héros (cf. Jean Pouillon, La Création
chez Stendhal, dans Les Temps modernes, n° de juillet 1951, p. 179).
(2) Cf. Jean Prévost, Création, p. 239. On doit, en outre, attirer
l’attention sur certain emploi que fait Stendhal du passé simple
quand il tend à enfermer toute l’indication dans le cercle d’actualité
du héros. Lorsque Julien, en compagnie de l’abbé Pirard, parvint à
l’Hôtel de la Mole, « là se trouva un petit homme maigre », écrit l’au¬
teur du Rouge (II, p. 22), au lieu de « se trouvait ». Mais l’imparfait,
à vrai dire plus naturel, ferait supposer que le marquis possédait
quelque autonomie d’existence antérieurement à la rencontre qui l’a
fait surgir à nos yeux. Se trouva, au contraire, date ce personnage de
l’instant où il est entré dans le champ du protagoniste.
(3) M. Bardèche a noté (Stendhal romancier, p. 223) cette absence
d’uniformité dans le rythme de la narration stendhalienne.
(4) Sur cette relève du héros par l’auteur et sur ce « vagheggia-
mento del présente corne azione » chez Stendhal, cf. Alberto Moravia,
Memoria e Romanzo (Prospettive, Rome, n”^ 20-21).
154 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

mans même, c’est un des procédés les plus constants de cet


auteur, quand il veut faire vrai, de suivre pas à pas, sans
faire préjuger du « dernier mot », le progrès naïf dune dé¬
couverte. Une seule phrase parfois, mais bâtie dans l’ordre
historique, nous restitue ingénument l’expérience d’un fait
que les modes usuels de la narration auraient évoqué d’une
façon logique, c’est-à-dire en le présentant à partir des résul¬
tats connus. « Il est arrivé plusieurs fois » —raconte, par exem¬
ple, l’auteur de Brulard (1) — « que mon grand-père, arrivant
chez M. de Quinsonnas ou dans un autre cercle, apercevait un
jeune homme richement vêtu et que tout le monde écoutait,
c’était son fils. » Pareillement dans VEgotisme lorsque Sten¬
dhal doit nous amener auprès de quelqu’un qu’il a connu, il
l’introduit de telle manière que nous nous trouvions devant
cet homme dans l’attitude questionnante que dans un salon
nous adopterions à l’égard d’un nouveau venu qui ne nous
aurait été ni annoncé ni présenté : celui-ci, c’est d’abord
pour nous une apparition physique que nous nous ingénions
à déchiffrer sur la mine, l’habit et le maintien, jusqu’au mo¬
ment oïl un ami complaisant, en l’occurrence le mémorialiste,
vient nous révéler le nom qui seul inquiétait encore notre
curiosité. C’est de la sorte que dans ses Souvenirs de vie pari¬
sienne Stendhal encarte les portraits de La Fayette ou de
M. Courvoisier, de diFiore ou de Mérimée (2) :ilne nous avise
de l’identité du personnage qu’après qu’il nous a décrit celui-
ci dans son aspect extérieur, et cela non seulement pour nous
procurer l’occasion d’une devinette, mais avant tout pour
récupérer dans son coloris la fraîche incertitude de la « pre¬
mière vue » (3). Dans Le Rose et le Vert et dans la partie de
Mina de Vanghel qui en reprend la donnée initiale, Stendhal,
frappé sans doute par les commodités qu’avait offertes au
siècle précédent, dans le conte philosophique, la fiction d’une
âme neuve, persane ou huronne, introduite dans un univers
social dont les clefs lui manquent, s’est avisé, lui aussi, de
« tourner la description en étonnement » : par la supposition
d’un étranger qui admire tout, on évite, remarque-t-il, tant la
froideur d’une peinture moralisante que l’odieux d’une satire
directe, et on gagne que « la description devient un senti-

(1) T. I, p. 82.
(2) Egotisme, respectivement pp. 40-41, 61, 69 et 114. Dans ces quatre
présentations il nous livre l’extérieur avant le trait de caractère, l’im¬
pression avant le jugement, le titre (ou l’accident biographique le plus
marquant) avant le nom. Au lecteur, quand il tient celui-ci, de repren¬
dre le portrait à l’envers.
(3) On trouve la formule dans la page citée de VEgotisme, à propos
de € M. le comte Gazul ».
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 155

ment (1) ». Ainsi la petite Allemande qui débarque à Paris avec


des préjugés « philosophiques » datant de cinquante ans ré¬
fracte les mœurs de notre pays dans une perspective bornée
qui, en l’occurrence, correspond à une décristallisation pro¬
gressive. C’est là précisément ce que souhaite la technique
des points de vue, que le récit présente un ordre successif,
dispense graduellement la lumière, observe un développe¬
ment unilinéaire. Assurément Stendhal, qui n’a jamais mon¬
tré de fidélité sévère à un procédé, ne redoute pas, quand cela
lui est expédient, d’utiliser la concomitance (2), mais le plus
souvent « il n’admet pas de chapitres ou d’événements simul¬
tanés ». Jean Prévost, qui s’en porte garant (3), nous rappelle
ici opportunément que le temps d’un roman peut « être un »
sans que, pour autant, l’auteur soit tenu de s’enfermer de
bout en bout dans la perspective d’un seul personnage, si du
moins il s’assujettit à la condition que la conversion d’un
point de vue à un autre se fasse à chaque fois dans le cours
d’une succession, corresponde à un degré de plus dans la
chronologie, ou, si l’on préfère, exclue pour un même épisode
la confrontation, par superposition, de partis pris différents.
Il paraît périlleux de suivre le même critique quand il estime
que c’est même la fonction du roman, par opposition avec le
conte, de faire de la sorte alterner les prises de vue de per¬
sonnages multiples (4). Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que,
pour sa part, Stendhal, celui surtout de la Chartreuse, jx su,
en fusionnant « dans un seul récit les mémoires de plusieurs »
premiers rôles, opérer des « changements audacieux (5) » de
vedettes, sans pour autant dériver vers l’objectivité, supposant
addition, de l’idéal-témoin. Un examen rapide des différents
romans montrera qu’ils peuvent être classés en deux catégo¬
ries suivant qu’ils inscrivent l’histoire dans le sillage d’un seul
ou dans la visée de plusieurs héros, et cela tout en évitant la
concomitance qui annulerait la mise en profil.

(1) « Préface confidentielle à K[olon] » pour Mina de Vanghel, dans


Ad. Paupe, Vie littéraire, p. 70.
(2) Soulignée par des interventions d’auteur — on y reviendra dans
la troisième partie — du type de celles-ci : Pendant que le héros ré¬
pond à son capitaine, écrit l’auteur de L. Leuwen (Ç 37), « nous de¬
mandons la permission de suivre un instant le lieutenant-général,
comte N***; au t. III, p. 159 : « Pendant que Leuwen recevait de son
père les premières leçons de sens commun, voici ce qui se passait à
Nancy... » On se rappelle aussi qu’au chap. xvi de la Chartreuse
(p. 262), l’auteur nous tient au courant des intrigues qui se nouent a
la cour de Parme pendant tout le temps où Fabrice reste en prison.
(3) Création, p. 236. Cf. aussi, p. 157 : « Il n’y a pas de simultanéité
dans le Rouge. »
(4) Ibid., pp. 151-152.
(5) Ibid., p. 237.
156 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

Armance — Jean Prévost n’y a-t-il pas insisté? — visait,


dès le coup d’essai du romancier, à nous présenter un point
de vue choisi précisément pour son extrême singularité :
celui que peut prendre sur l’amour un homme qui se le sait
interdit (1). On ne saurait, pourtant, soutenir que dans ce livre
Stendhal ait cherché à nous faire suivre les événements du
poste exceptionnel que vaut à Octave son exclusion. Le nar¬
rateur s’est même si bien gardé de se situer et de nous établir
au cœur de cette subjectivité déchirée, que, ménageant au¬
tour du héros une large zone d’opacité et de malentendu, il
n’a pas seulement consenti à nous mettre dans le secret du
malheur qui fait l’argument. Dans le Rouge, au contraire, s’il
est bien vrai que Julien jette non moins qu’Octave un regard
d’étranger sur tout ce qui l’environne, ici le parti pris de l’au¬
teur coïncide si ostensiblement avec celui du protagoniste
que nous l’adoptons, nous aussi, une fois pour toutes, et ne
participons à l’action qu’à partir de ce foyer privilégié (2). Il
ne suffirait pas, même, de déclarer que de l’extérieur nous
portons à Julien la sympathie emphatique que lui vouent les
deux héroïnes, ce qui équivaudrait à soutenir que nous nous
identifions à elles, non à lui : l’inverse est vrai, que nous re¬
gardons Mme de Rénal et Mathilde par les yeux troublants
ou troublés de Julien. S’il nous arrive bien quelquefois de
pénétrer dans les sentiments ou dans les jjrojets des deux
amoureuses, ou d’autres personnages de moindre relief, c’est
que notre regard est venu plonger dans leur intérieur : tant
s’en faut que ce soit à partir de cet intérieur qu’il ait plongé
vers le monde et dans la direction des autres (3). On dira sans
doute que dans les calculs développés par les comparses nous
distinguons plus loin que le regard de Julien ne peut avancer.
Cela est vrai, mais il faut noter que si le romancier nous
accorde ainsi de nous rendre parfois transparentes des ré¬
gions qui restent dérobées à l’œil de son héros, il nous a, au

(1) « C’est une nouvelle vue sur l’ensemble des choses, et non pas
seulement un détail curieux, que ce roman prétend nous offrir », écrit
J. Prévost (Création, p. 138), qui explique : le bonheur, la fortune, la
société, tout cela n’y « est pas observé de notre point coutumier de
perspective, mais de la frontière des passions ».
(2) Cl.-Edm. Magny, étudiant en général les problèmes que posent
dans le roman les déplacements de la caméra imaginaire, note inci¬
demment que le Ronge est le type même d’un récit dont la perspective
reste celle du protagoniste (Roman américain, p. 83).
(3) C’est ce qui semble avoir échappé à J. Prévost qui, tout en con¬
venant que, dans le Ronge, « nous voyons les événements par les yeux
de Julien », énumère les personnages que nous apercevons assez dis¬
tinctement par le dedans comme si cela les dotait d’un dedans réel,
d’un droit de regard et d’un point de vue apte à être adopté par nous
relativement à l’action (Création, pp. 152-153).
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 157

préalable, installés avec celui-ci dans un rapport de conni¬


vence si serrée, que, loin de trahir jamais la façon de voir de
l’élu, quand il nous arrive de dépasser la portée de sa vue,
c’est encore une perspective restant idéalement la sienne que
nous prenons sur cette rallonge de champ. A dire vrai, le
romancier ne nous donne guère l’occasion de déployer cette
surenchère ; dans la plupart des épisodes décisifs il se main¬
tient à la hauteur du protagoniste et marche à son pas, de
telle sorte que le progrès de la narration se trouve, autant
qu’il est possible, réglé par les variations du champ subjec¬
tif. On se souvient que la scène de la mainmise sous le
tilleul (1) est tout entière, ou peu s’en faut, décrite à travers
l’agressive intentionnalité du jeune précepteur. Il en va de
même de celle où on voit le héros découvrir peu à peu dans
l’antique abbaye de Bray-le-Haut quel est l’inconnu qui bénit
son miroir d’un air si fâché et quelle est l’espèce de comédie
qu’il répète ainsi, avec tant de maussaderie et d’onction (2).
La cérémonie religieuse qui suit est, elle aussi, évoquép de la
place qu’occupe le jeune homme dans la chapelle : sur une
marche ou contre un chambranle doré (3). Feuillette-'t-on de
l’avant le livre, au vingt-troisième chapitre le tableau de l’ad¬
judication vient fournir un autre modèle de présentation pro¬
blématique : les actions et les gestes, notés exactement, mais
sans liaison de sens, n’y apparaissent qu’ohscurément et à
travers les conjectures du protagoniste (4). Un peu plus loin,
lorsque celui-ci fait son entrée au séminaire, le conteur s’in-

(1) Cf. plus haut, pp. 106, n. 4, et 111-112.


(2) Rouge, I, pp. 181 sq. Dans cette scène presque toutes les don¬
nées sont supportées par un il vit, et l’affaire ne s’élucide pour le lec¬
teur que lorsqu’elle s’est éclaircie pour Julien : lorsque, s étant sut-
fisamment approché, le jeune homme a avisé la croix pectorale et
s’est persuadé qu’il est en présence, non d’un secrétaire, comme il
l’avait d’ahord supposé, mais de l’évêque d’Agde en personne.
(3) Cf. notamment ibid., pp. 187-189. Le héros remarque « un petit
homme au regard spirituel », qui porte un cordon hleu par-dessus
un hahit très simple; le romancier ne précise qu’il s’agissait la du
marquis de la Mole que quand le jeune homme vient à en etre informé .
« quelques moments après ». — Quant à la cérémonie elle-même, nous
ne la suivons qu’à travers les questions que se pose Julien : « ... Le roi
est venu pour vénérer la relique, et je ne vois point de relique. Ou
sera saint Clément? Un petit clerc, son voisin, lui apprit que la vene-
rahle relique était dans le haut de l’édifice, dans une chapelle ardente.
Qu’est-ce qu’une chapelle ardente ? se dit Julien. » Mais, comme notre
curieux n’ose pas « demander l’explication de ce mot », l’auteur nous
la tait (p. 187). Par la suite, il ne nous donne à contempler la statue
du saint que lorsque Julien « collé contre la porte dorée » l’aperçoit
de ce poste « par dessous le hras nu d’une jeune fille » (P: 189).
(4) Ibid., I, pp. 256 sq. : « ... Une heure apres, Julien vit 1 afhcheur
qui emportait ce gros paquet; il le suivit avec empressement. Je vais
savoir le secret au premier coin de rue », etc...
158 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

terdit de le précéder d’un seul pas dans la vieille bâtisse et


dans ses découvertes. Le portier a conduit le nouvel arrivant
devant un homme « couvert d’une soutane délabrée » dont il
nous est appris seulement qu’il « avait l’air en colère et pre¬
nait l’un après l’autre une foule de petits carrés de papier
qu’il rangeait sur sa table après y avoir écrit quelques mots ».
C’est tout, parce que c’est là tout ce qu’a, dès l’abord, surpris
le regard non prévenu de Julien; lorsque, ensuite, l’individu
installé derrière la table nous est évoqué avec plus de détail,
notre vue ne saisit, là encore, que ce qui a frappé le malheu¬
reux garçon. Tant que celui-ci, en tout cas, ne sait pas à qui
appartient la « figure longue et toute couverte de taches rou¬
ges » qui lui fait face, nous continuons, nous aussi, d’ignorer
que c’est devant le redoutable abbé Pirard que se fait la com¬
parution (1). Et non seulement notre perception, dans toute
cette scène, reste affectée du même degré d’incertitude que
celle du héros, mais, se trouvant impliquée à un même ni¬
veau de désarroi affectif, elle doit en passer par les mêmes
éclipses. Quand, en effet, le petit Sorel, incapable de sup¬
porter plus longtemps le regard inquisiteur de l’homme noir,
perd à demi connaissance et choit de tout son long sur le
plancher, nous ne restons reliés à la scène que par ce qu’il
subsiste de conscience à Julien : il a gardé le contrôle de
l’ouïe et de quelques sensations tactiles, c’est à ce champ
que le romancier s’est fait un devoir de borner son informa¬
tion (2). Il n’est guère besoin de souligner combien cette tech¬
nique rend un son moderne. On en trouvera sans difficulté
d’autres échantillons dans la suite du même roman. C’est là,
semble-t-il, que Stendhal a pour la première fois et de propos
délibéré soumis au lecteur des sensations, provisoirement ou
définitivement coupées de leur sens. Que l’explication n’ait
fait irruption qu’après coup dans la conscience du person-

(1) Julien arrive en sa présence dès la page 291 (t. I), et c’est seule¬
ment trois pages plus loin que le jeune homme, qui avait pourtant
demandé à être conduit devant le directeur du séminaire, s’écrie,
mourant de saisissement : « Ah i c’est à M. Pirard que j’ai l’honneur
de parler » (p. 293). Jusque-là, pour lui comme pour nous, l’homme
assis restera vaguement : « l’homme », « on », « l’homme terrible »,
« 1 homme a la figure rouge » ou « l’homme noir ».
{2) Rouge, l, pp. 292-293 : « L’homme sonna; Julien n’avait perdu
que 1 usage_ des yeux et la force de se mouvoir; il entendit des pas qui
s approchaient. On le releva, on le plaça sur le petit fauteuil de bois
blanc. 11 entendit 1 homme terrible qui disait au portier ; — Il tombe
du haut mal, apparemment, il ne manquait plus que ça. Quand Julien
put ouvrir les yeux, l’homme à la figure rouge continuait à écrire- le
portier avait disparu. » Un romancier peut-il commettre moins d’ex¬
trapolation par rapport à l’expérience sensible de son personnage ?
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 159

nage ayant enregistré l’impression (1) ou que celui-ci n’ait ja¬


mais réussi à se « rendre compte » de ce qui était arrivé (2),
dans les deux cas le romancier, se refusant à nous munir des
clefs qui ont échappé à l’intéressé, en a usé, comme il est clair,
de telle sorte que le récit, rigoureusement inhérent à un pré¬
sent vécu, n’aille point s’enchaîner par-dessus la tête ou
dans le dos du personnage qu’il nous a tenus d’animer.
Il est difficile de conjecturer la technique de narration à
laquelle aurait ressorti Une position sociale si l’auteur avait
un peu plus poussé le roman de Roizand. Pourtant, on peut
remarquer, dans le fragment que nous eti avons, que, après
avoir accroché sous nos yeux le diptyque constitué par les
portraits du diplomate et de la duchesse de Vaussay, il s’est
effacé et nous a installés dans la perspective ironique et sen¬
timentale que le nouveau venu prend tant sur l’amhassade

(1) Quelques exemples encore. Quand Julien, avant son départ pour
Paris, vient faire ses adieux à Mme de Rénal, son audacieuse équipée
est racontée dans l’ordre où se font, à travers la nuit, des apparitions
qu’il n’est pas sûr, d’abord, de bien reconnaître : « Il vit une ombre
qui semblait s’avancer avec une extrême lenteur. Tout à coup, il vit
une joue qui s’appuyait à la vitre [...] Le fantôme blanc s’éloignait; il
lui prit les bras; c’était une femme... » (I, p. 370). — Quand, à Paris,
le jeune secrétaire vient à commettre quelques bévues, l’auteur prend
bien soin de ne pas nous détromper tant que l’intéressé n’est pas,
lui-même, revenu de son erreur. Ainsi, t. II, p. 23 : l’abbé Pirard a
introduit le petit provincial « dans une suite de grands salons. Julien
remarqua qu’il n’y avait pas de meubles. Il regardait une magnifique
pendule dorée, représentant un sujet très indécent selon lui, lorsqu’un
monsieur fort élégant s’approcha d’un air riant. Julien fit un demi-
salut. Le monsieur sourit et lui mit la main sur l’épaule. Julien
tressaillit et fit un saut en arrière. Il rougit de colère. L’abbé Pirard,
malgré sa gravité, rit aux larmes. Le monsieur était un tailleur. » —
Lorsqu’à quelque temps de là le « nouveau débarqué » s’avise de se
tenir pour insulté par le regard que rive sur lui « un grand homme
en redingote de castorine » (II, p. 67), le lecteur n’est pas infornié par
le romancier qu’il s’agit là d’un simple cocher de la domesticité du
chevalier de Beauvoisis : le fin mot de l’affaire ne nous sera donné
que cinq ou six pages plus loin (p. 72) : quand le lendemain le héros
viendra à reconnaître par hasard son însulteur; jusque-là, dans leur
déroulement les faits ne nous avaient pas apporté plus de lumière
qu’il n’en était parvenu au protagoniste. — De même, encore, dans
l’épisode du demi guet-apens près de Metz (II, p. 278), l’explication
vient seconde dans le récit comme dans la chronologie de l’enregis¬
trement subjectif, ce qui dénote absolument l’absence du romancier :
« A côté du maître de poste était un homme qui fouillait tranquille¬
ment dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les manches de
son habit, qui étaient noires et fort serrées. C’est une soutane, se dit-
il... » Un effet analogue serait encore à signaler vers le dénouement,
quand Julien, qui vient de tirer sur Mme de Rénal, sort de son hyp¬
nose (II, p. 387) : « En se relevant, il se sentit le cou serré; c’était un
gendarme en grande tenue qui l’arrêtait... »
(2) Cf., par exemple, l’épisode de la Note secréte {Rouge, II, ch. xxi
et xxii) : comme Julien ne réussit pas à tirer tout à fait au clair ce
qui s’est tramé sous ses yeux, Stendhal laisse ces deux chapitres dans
un entre-deux redoutable de précision et d’obscurité.
160 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

que sur l’ambassadrice. Le jour même de son arrivée, la rue


illuminée, le salon, les laquais qui l’annoncent, la foule de
grands dignitaires qu’il fend et dont chacun nous est nommé
à mesure qu’il lui est présenté, tout cela est progressivement
aperçu à travers l’envie de rire secrète que réprime le pro¬
tagoniste. Son regard vient-il à se fixer sur un cardinal dont
le manège l’intrigue, « l’œil de la caméra » s’ajuste sur le
même (1), et c’est après que le diplomate s’est décidé à s’in¬
former de l’idendité du prélat, que nous en sommes à notre
tour avertis. Roizand pousse-t-il l’enquête concernant soit le
cardinal suspecté, soit le passé de la duchesse, les résultats
de l’investigation ne nous sont communiqués qu’au fur et à
mesure qu’ils parviennent à l’intéresé (2).
Si la Position sociale semble donc bien, pour la plus grande
partie de sa rédaction incomplète, sacrifier à l’esthétique des
points de vue, l’obédience à une telle technique doit faire en¬
core beaucoup moins de doute pour Lucien Leuwen qui, au
dire de Jean Prévost (3), constitue pour l’essentiel « moins un
roman que le journal du héros écrit à la troisième per¬
sonne ». Le tableau politique y est, en tout cas, tout entier
repris dans le regard accusateur de ce témoin (4). Quant à
l’héroïne, pour qui nous « cristallisons », mais à laquelle
nous ne nous identifions guère, étant figure vue ou imaginée
par son adorateur, elle représente l’objet le plus constant,
mais non l’origine de notre vision (5). Nous la découvrons
« à la fenêtre », puis dans la rue et dans les salons, enfin à
travers quelques témoignages — tels qu’ils parviennent à
Lucien — bref, de façon graduelle, et uniquement dans le

(1) Mél. lût., I, p. 91.


(2) Le moment où le romancier abandonne le poste de Roizand est
marqué (ibid., p. 143) par une note-plan qui porte glose du change¬
ment : « Après avoir vu agir la duchesse extérieurement, j’explique
ici l’intérieur, le réel du personnage... »
(3) Le Chemin de Stendhal, p. 78.
(4) Maurice Bardèche qui le constate {Stendhal romancier, p. 245)
soutient à la faveur d’une distinction assez ingénieuse que les légiti¬
mistes de Nancy sont dans la première partie le « spectacle » du
protagoniste, alors que dans la seconde les actions politiques du
« Juste Milieu » gouvernemental viennent solliciter en tant que « beso¬
gne » la sévérité de son attention.
(5) Des détails de style tendent à confirmer que les scènes essen¬
tielles du roman d’amour sont vécues de la place occupée par le sous-
lieutenant. Cf. II, pp. 294-295 : « Permettez-moi de vous voir demain,
chez vous [demande le héros à Mme de Chasteller]. — Grand Dieu!
répondit-on avec terreur. » Cet on, au lieu de : elle, témoigne, dans le
plus grand naturel, que pour Stendhal, et pour nous comme pour
Lucien, Mme de Chasteller est l’autre, l’au-delà ohscur et sans nom de
la conscience agissante dans le continu de laquelle nous sommes
établis.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 161

regard qui la circonvient. Bien plus, si nous disposons des


moyens de nous figurer avec quelque détail ce qui donne du res¬
sort physique à cette beauté, c’est à la faveur d’un « examen
critique », d’une curieuse récapitulation des charmes de l’ai¬
mée à laquelle le héros s’est livré à moment donné (1) pour
encourager son adoration brusquement défaillante. Cela re¬
vient à dire que le peintre de ces portraits, c’est toujours l’a¬
moureux, non l’auteur. Presque tous les autres personnages,
et singulièrement le docteur du Poirier et le comte de
Vaize (2), sont décrits sur la vue ou sur le jugé que prend
d’eux le jeune homme de bonne volonté. C’est ainsi que dans
toute la première partie du roman la vie de garnison et les
salons légitimistes nous sont découverts dans l’ordre même
où Lucien y pénètre (3); quant à la tournée électorale qui
constitue la part d’action de la seconde, elle est exclusive¬
ment évoquée à travers les humiliations et les conjectures
du malheureux mandataire (4), les faits se voyant même
quelquefois administrés avant l’explication (5), suivant un
procédé narratif auquel on a vu que Stendhal s’était déjà
exercé dans le Rouge.
Peut-on dire, pourtant, que, comme dans ce dernier ro¬
man, ici le point de vue du jeune premier prime toujours
tout autre ? Jean Prévost a fait légitimement remarquer que
lorsque Lucien et son père viennent en présence, le roman¬
cier tend à trahir le premier et à le considérer par les yeux
affectueux, mais ironiques du second (6). Il est de fait que
Stendhal se sent plus près de ce dilettante dont l’âge même,
qui décourage les illusions, s’apparente au sien, que du blanc-
bec à enthousiasme refoulé, pour lequel il éprouve dans un
détachement amusé des sentiments quasi paternels. Quoi qu’il
en soit, lorsque le jeune homme revient de sa tournée, ratée.

(1) T. II, pp. 311-313. Les éléments de la description y sont dé¬


clinés dans une perspective impressionniste et traversés de réflexions
comme celle-ci : « Elle a le nez un peu aquilin; je n’aime pas ce trait
chez une femme, je ne l’ai jamais aimé chez elle, même quand je l’ai¬
mais... » (p. 312).
(2) Cf. respectivement I, p. 149; III, pp. 185-188.
(3) Dans une marginale visant le rendu compte d’une visite qu’a
faite le sous-lieutenant, on voit Stendhal se recommander : « Suivre
l’attention dans la tête de Lucien : il regarde les meubles en écoutant
Mme de Commercy » (II, p. 377).
(4) Dont Stendhal s’interdit de déborder, au moyen de la sienne pro-
pre, la perspicacité limitée : remarquant, par exemple (IV, p. 384),
qu’il a fait porter (p. 80) par le jeune homme un jugement trop péné¬
trant, le romancier se reprend : « Cela est bien profond pour Leu-
wen. »
(5) Cf. notamment IV, pp. 70 et 72.
(6) Le Chemin de Stendhal, pp. 81-82, et Création, pp. 179-180.
162 STENDHAL ET LES PROBLEMES DU ROMAN

de corruption électorale, le roman, tout orienté vers la phy¬


siologie, ou plutôt la pathologie du monde politique dont
M. Leuwen père s’est fait le régisseur, passe tout entier dans
le champ de celui-ci (1) dont on peut donc bien dire qu’il
centralise à partir de là non seulement toutes les intrigues (2),
mais même l’intrigue.
Sur ces confins où le récit s’ensable avant de s’interrom¬
pre, Lucien Leuwen fournit ainsi le précédent d’une fiction
où, à point nommé, le héros se laisse ravir le privilège de
réaliser la mise en perspective. Il en ira de même dans la
Chartreuse où le point de vue de Fabrice ne prime pas tou¬
jours si décidément tout autre que nous ne passions, dans
certaines régions de l’ouvrage, à ceux du Ministre, de dé¬
lia et surtout de la Sanseverina. Ici l’erreur de Balzac im¬
primant que Stendhal est « parti pour peindre une petite cour
d’Italie et un diplomate », oubliant même de citer Fabrice
parmi les personnages du premier rang, tant il le juge iné¬
gal aux politiques qui conduisent « la grande comédie de
la cour » (3), cette stupéfiante erreur de proportions prouve
de reste que l’action du roman n’est pas tyranniquement ins¬
tallée dans l’exclusif sillon du protagoniste. Il arrive même,
comme dans telle scène appartenant à l’épisode de la Fausta,
que la caméra prenne un angle rare à partir d’un person¬
nage tout à fait secondaire : lorsque l’amant en titre de la
comédienne surprend avec dépit les tendres regards que
la coquette jette à Fabrice, nous sommes si éloignés de tout
considérer par les yeux du héros, que le jaloux au compte
de qui la séquence est passée, n’ayant pas encore percé
l’identité de son rival, nous en sommes réduits à devi¬
ner sous notre seule responsabilité que le « godelureau
déguisé en prêtre » à qui vont les signaux de la belle,
c’est bien notre héros (4). Pourtant, dans ce roman, lorsque
l’auteur trahit le point de vue du protagoniste, ce n’est pas,
d’ordinaire, au bénéfice de comparses, mais à celui des trois

(1) Quand le romancier s’avise de ce qu’ainsi il a non seulement


abandonné le point de vue de Lucien, mais nous a fait perdre de vue
son héros, il tente, non sans confusion, d’en revenir à la première pers¬
pective. « Mais ce n’est pas mêrne » — convient-il, par exemple, au
t. ly, p. 239 — « l’histoire des goûts au moyen desquels cet homme de
plaisir [il s’agit de Leuwen père] écartait l’ennui que nous avons
promis[e] au lecteur. Le n’est que l’histoire de son fils, être fort sim¬
ple, qui, malgré lui, fut jeté dans des embarras par cette chute de
ministres, etc... »
(2) Même, et en particulier, celle que Lucien tâche d’avoir avec
Mme Grandet.
(3) Revue Parisienne, n" 3 du 25 septembre 1840, pp. 287 et 335-336.
(4) Chartreuse, pp. 216-218.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 163

personnages qui prennent barre sur le rêveur : l’aimée


et le couple des protecteurs. On comprend maintenant com¬
ment il se peut que dans la Chartreuse les événements
ne viennent pas tous défiler dans le seul angle de visée
de Fabrice. Julien, dont l’âme était chargée de volonté jus¬
qu’à la gueule, ne se laissait pas si facilement déposséder
du droit de faire son destin, il restait l’arbitre de soi, et
celui de l’intrigue entière. Si nous ne sortions pas de son
poste de guette, c’est parce que celui-ci constituait bien dans
ce roman le poste de commande. Si dans Lucien Leuwen,
vers la fin, nous abandonnions sans difficulté le district in¬
tentionnel du jeune premier, c’est parce qu’à ce moment l’ini¬
tiative venait de passer à un autre personnage : au banquier.
Or, dans la Chartreuse, Fabrice offre encore moins de con¬
sistance et montre moins de caractère que Lucien (1) : peut-
on, dès lors, admirer que dans ce roman les événements
soient moins souvent encore surveillés de ce point focal où
la technique du réalisme subjectif établit régulièrement le
premier rôle ? Quand, « devenu par regret et nonchalance
une espèce d’objet (2) », le jeune Italien abandonne aux au¬
tres le soin de le pousser vers son propre destin-, il n’est pas
étonnant que, son présent cessant d’être un présent d’action,
il doive céder la prérogative de la mise en profil. Ainsi, qui
se proposerait d’étudier l’ordre dans lequel, tout au long
de la Chartreuse, les perspectives se trouvent relayées (3)
aboutirait à tracer une courbe des variations de l’énergie
chez le protagoniste. Comme c’est Clélia l’aimée, il serait
naturel, si Fabrice était un « héros » un peu plus décidé, et
l’unique héros, qu’elle ne fût que rêvée à travers un nuage
idéalisant, qu’il ne lui appartînt point de droit de regard sur
le jeune premier. Mais, en fait, bien que ce soit par les yeux
de celui-ci que le lecteur voit apparaître dans le roman, dé¬
bouchant d’un petit sentier sur la grande route poussiéreuse
où elle chemine entre deux gendarmes, la petite fille au
grand chapeau d’enfant (4), il lui est accordé, à elle aussi,
d’être quelquefois l’origine de perspectives originales, même

(1) On pourrait étendre à tout le roman ce que F. G. Green {Sten¬


dhal, p. 291) en observe pour le début : que Fabrice s’y montre « sin-
gularly lacking in individuality ».
(2) Jean Prévost, Le Chemin de Stendhal, pp. 97-98.
(3) Jean Prévost a tenté de répondre, mais de façon un peu simpli¬
fiée, à la question suivante, qu’il a eu, du moins, le mérite de poser :
« Par quels yeux voyons-nous l’action » dans la Chartreuse ? {Créa-
tion, pp. 213-214).
(4) Chartreuse, pp. 77 sq.
164 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DÛ ROMAN

sur Fabrice (1). C’est ainsi que l’arrivée du prisonnier à la


citadelle (2), plusieurs des scènes qui jalonnent la captivité
du jeune monsignore et enfin, dans la dernière partie, cer¬
tains instantanés comme ceux qu’elle prend sur lui, malgré
qu’elle en ait, pendant le « whist du prince (3) », tous ces
moments nous sont indiqués sur le trajet que décrit, délibé¬
rément ou non, son regard. Cependant, comme chez elle l’i¬
nitiative n’est guère que de refus, il est naturel que son point
de vue s’impose rarement. Mosca et la duchesse dictent mieux
leur présence, et c’est pourquoi les événements comparais¬
sent plus fréquemment dans la juridiction de leurs buts pri¬
vés. C’est ainsi qu’au septième chapitre Fabrice ne sollicite
guère notre attention que comme ombre dans le regard ja¬
loux du comte. C’est ainsi, surtout, que quand le lecteur
est introduit à la Cour de Parme, ce n’est point sur les pas
du héros, mais à la suite de la duchesse (4). Comme c’est elle,
par après, qui tend à donner du mouvement à l’intrigue,
qui, seule, en tout cas, provoque des situations nouvelles,
son poste est celui d’où il convient que nous soyons infor¬
més des événements qu’elle a déclenchés. Après qu’elle a,
par exemple, ordonné l’empoisonnement du principicule,
c’est par elle que le romancier, qui s’interdit de nous racon¬
ter en son propre nom comment la chose s’est passée, fait
faire la relation de ces événements, dont Fabrice s’absente (5).
Il faudrait pourtant se garder de dépouiller davantage du
contrôle de la perspective dans ce roman un protagoniste
dont a vu (6) que Stendhal avait eu surtout en l’esprit de tra-

(1) Il semble que J. Prévost ne s’en soit pas assez avisé {Chemin,
p. 98, et Création, pp. 214-215).
(2) Chartreuse, pp. 249 sq.
(3) Ibid., pp. 448-449. Il est vrai que la première partie de cette
longue scène (pp. 445-446) s’était inscrite dans le champ, d’abord
auditif, puis visuel, du héros.
(4) t^’est par les « choses curieuses et d’une bizarrerie intéres¬
sante » qu’on lui rapporte {Chartreuse, pp. 92-95), concernant le minis¬
tre, que nous, lecteur, venons à faire connaissance avec Mosca. Ranuce-
Ernest IV, la triste princesse Clara-Paolina, l’avarice de la marquise
Balbi et tout ce que la Cour offre de saillant en ridicule, tous ces
personnages et tous ces cas qui ont accaparé l’attention de Balzac,
nous sont, eux aussi, révélés à la faveur des aperçus vifs et imperti-
nents qu’en a pris la Sanseverina tout au long du chapitre vi, où
précisément ce n est pas Fabrice qui fournit l’éclairage. On notera
que le romancier prend le soin de disposer la plupart de ces rensei¬
gnements dans le prolongement de formules répétées comme : « elle
trouva », « la duchesse remarqua », etc. (on peut, à cet égard, étudier
en particulier la p. 104).
(5) J1 apprend avec indifférence la nouvelle de la mort {Chartreuse
p. 387) et n’assiste point à l’entrevue au cours de laquelle Bruno fait
son rapport à la duchesse (pp. 389 sq.).
(6) Cf. plus haut, p. 152, et Corr., X, p. 278.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 165

cer la monographie. Comment, du reste, oublierait-on que


c’est à Fabrice qu’on doit le paradigme même de la techni¬
que des restrictions de champ. Nulle part dans ses autres
ouvrages Stendhal n’a plus complètement que dans l’épisode
d’abord projeté sous la rubrique : « chapitre de la vivan¬
dière », appliqué la méthode qui tend à n’inscrire les événe¬
ments que dans un angle strictement individuel. On a voulu
réduire ici le mérite du romancier, et Sainte-Beuve a avancé
que l’idée d’un tel mode d’évocation avait été donnée à l’au¬
teur de la Chartreuse par la lecture des Mémoires <ïun sol¬
dat du 7P régiment, lequel, assure le critique, avait « assisté
à la bataille de Vittoria sans y rien comprendre, à peu près
comme Fabrice assiste à celle de Waterloo (1) ». La mise en
relation n’a rien de concluant, et l’on pourrait considérer
que le document invoqué fournit non une source, mais la
preuve par neuf de l’affirmation que Stendhal a su décrire
juste. On n’en dira pas moins du rapprochement proposé
par Claude Liprandi qui, dans notre récit, aperçoit comme
« prépondérante » l’influence de Paul-Louis Courier (2). A
vrai dire, Stendhal n’avait pas besoin d’àller emprunter à
des livres une découverte qu’il pouvait tenir soit de l’obser¬
vation directe, soit du témoignage de tous les « manches à
sabre » dont il avait dû faire son ordinaire société tout au
long des années où il avait servi Daru et l’Empereur. Sans
doute est-il imprudent de rechercher, comme l’ont fait no¬
tamment Sainte-Beuve, Arthur Chuquet et Léon Blum, des
souvenirs de la campagne de 1800 dans les aventures vécues
à Waterloo par Fabrice, mais on ne peut pas ne pas y recon¬
naître l’écho d’autres expériences personnelles, comme celle,
dont nous avons déjà rendu compte, de Bautzen. C’est donc
à la lumière des faits que Stendhal, que son individualisme.

(1) Causeries du Lundi, t. IX, pp. 332-333. — Le titre exact de


l’ouvrage en cause était : Journal d’un soldat du 71® régiment... de
1806 à 1815, Edimbourg, 1819. Doris Gunnell, qui le précise, a repris
et poussé, dans sa thèse sur Stendhal et l’Angleterre, pp. 298-302, le
rapprochement suggéré par Sainte-Beuve, et, après avoir montré que
le narrateur écossais ne décrit jamais que la « petite partie du ta¬
bleau » qu’il a aperçue comme combattant, elle n’hésite pas, elle non
plus, à conclure que c’est dans ce Journal que Stendhal a dû apprendre
à ne fixer les yeux que sur la seule « petite partie » d’effective saisie.
(2) Cf. Claude Liprandi, Stendhal, le bord de l’eau et la Note secrète,
Aubanel, Avignon, 1949, pp. 161-165. Le pamphlétaire, qui avait pris
part à la campagne de 1809 sans y rien voir ni y rien comprendre, en
avait inféré que toutes les batailles se déroulaient au hasard; cette
présomption et ces souvenirs de Wagram, il avait pu les communi¬
quer à Stendhal par voie orale et directement; mais l’auteur de la
Chartreuse avait pu, aussi bien, comme l’indique Cl. Liprandi, en venir
au fait en lisant l’essai, dû à la plume de Carrel, qui avait préfacé la
première édition des (Éuvres de Paul-Louis en 1829.
166 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

sa prédisposition à l’analyse, et sa prédilection pour 1 humour


ne pouvaient que pousser dans le même sens, a eu 1 ajidace
d’introduire le point de vue du particulier (1) dans la lit¬
térature de guerre. Celle-ci, jusque-là, n’avait admis le ta¬
bleau de bataille que selon le style officiel et epique, sous
forme de vaste panorama reconstitutif et de manière a pré¬
senter l’engagement comme un déploiement majestueux et
symphonique de mouvements décomposables et clairs (2).
C’est d’ailleurs sur ce mode emphatique et orchestral que
Fabrice s’était représenté les combats, et voilà pourquoi il
se résigne si mal à admettre que la bataille, ce ne soit que
ce qui lui en est apparu. Mais ce qui fait son désespoir
cette impossibilité qu’il y a à vivre l’Histoire soi-même et au
présent — fonde précisément l’exceptionnel intérêt du mor¬
ceau. L’événement, sans être trahi dans sa généralité objec¬
tive (3), n’est pas un instant ressaisi en dehors de ce qui est

(1) C’est-à-dire le point de vue de l’anonyme combattant. Dans une


lettre du 3 septembre 1915 (publiée par André Billy dans son Apolli¬
naire vivant, éd. de la Sirène, 1923, p. 84), le poète d Alcools, qui goû¬
tait peu Stendhal, lui a, sur ce point, inflige un démenti, en se portant
garant que le soldat comprend très suffisamment la bataille. Apollinaire
témoigne ici en artilleur, qui opère sur cartes, à longue distance et au
cours d’une guerre de position, non en combattant débande qui tra-
verse dans tous les sens le théâtre des opérations, comme c’avait ete
le cas de Fabrice. — On ne saurait non plus prendre tout a fait au
sérieux la boutade de Thibaudet {Stendhal et l’anecdote militaire, dans
Les Nouvelles littéraires du 25 avril 1931) soutenant que dans notre épi¬
sode « Beyle, qui avait toujours fait campagne dans les services d ar¬
rière, a décrit le visage de la bataille qu’il avait comme Purgon cou¬
tume de voir » : il est trop clair que la vue du combat prise par
Fabrice, qui est un « bleu », un irrégulier et le témoin d’une débâcle
— et qui se porte au fort de l’action — ne peut offrir que peu de
points communs avec celle qu’en eût saisie un riz-pain-sel expéri¬
menté n’évoluant que sur les arrières. — On aime, au contraire,
qu’un Auguste Bussière ait, dès le 15 janvier 1843 (dans son article
de la Revue des deux Mondes, p. 294), salué l’originalité et reconnu
l’authenticité de « ce tableau d’une bataille et d’une déroute vues de
près et non à vol d’oiseau ou de bulletin ».
(2) Cf. Jules Marsan, Stendhal, pp. 236-239, qui a bien expliqué le
renversement technique opéré dans cet épisode par le « réalisme
stendhalien ».
(3) Il suffit de coordonner, d’interpréter et de compléter les données
enregistrées par ce témoin non averti pour retrouver le point par où
elles communiquent avec la réalité historique. Dans son édition de la
Chartreuse (notamment pp. 568-570), Henri Martineau a établi un cer¬
tain nombre de recoupements qui y procèdent. Quant à la formule
« généralité objective » que nous venons d’employer, nous ne nous
cachons pas qu’elle peut prêter à des méprises; il faut l’interpréter
dans le sens qu’indique Maurice Merleau-Ponty quand il écrit {Phéno¬
ménologie de la Perception, Gallimard, 1945, p. 416) : « Le vrai Wa¬
terloo n’est ni dans ce que Fabrice, ni dans ce que l’Empereur, ni
dans ce que l’historien voient, ce n’est pas un objet déterminable, c’est
ce qui advient aux confins de toutes les perspectives et sur quoi elles
sont toutes prélevées. »
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 167

venu s’en découper dans la conscience du héros (1). Sans


doute celui-ci partage-t-il par moments avec d’autres son
angle de vue : ici avec la cantinière (2), là avec une poignée
de généraux et leur escorte (3), à la fin avec le caporal Au¬
bry et ses hommes, mais même là où c’est lui qui suit, ce
n est que lui que le lecteur suit, c’est lui qui détermine par
sa position même les frontières du secteur éclairé : tout ce
ce qui se trouve désigné à notre attention l’a été expressé¬
ment à la sienne (4), et dans le tableau qui glisse tout en¬
tier selon les lois de la perspective (5), les repères eux-mêmes
se trouvent ressaisis à partir d’un raisonnement subjectif (6).
Même quand le héros et la vivandière prennent d’un tertre
une vue plongeante ou du moins élargie, ils ne découvrent
de la mêlée pas davantage qu’un « coin » (7). La topographie
elle-même tend à expliquer le caractère tout fragmentaire
des instantanés que prend de l’action notre combattant, le-

(1) Sauf peut-être pour certains raccords que l’auteur se trouve


tenu de disposer en son nom parce qu’il y va de l’intelligibilité d’en¬
semble de l’épisode; cf., par exemple, p. 33 : « Ce jour-là l’armée qui
venait de gagner la bataille de Ligny était en pleine marche sur
Bruxelles; on était à la veille de la bataille de Waterloo. »
(2) Mieux avertie, elle lui enseigne à interpréter ce qui apparaît
dans leur champ de vision commun : « Cette fumée blanche que tu
vois là-bas par-dessus la haie, ce sont des feux de peloton, mon petit »
(p. 36). Mais elle ne prend pas plus que lui de vue d’ensemble, et, du
reste, il la perd.
(3) A ce moment, le point de vue du héros devient celui, collectif et
anonyme, du groupe en mouvement. Stendhal s’y glisse et nous y intro¬
duit par l’emploi de on : « On traversait un petit pré, on allait ventre
à terre... »
(4) Les faits, Stendhal nous les communique le plus volontiers dans
des subordonnées dépendant d’un verbe perceptif, dont le sujet est
Fabrice. Il en va de même pour les données moins matérielles. Le
caporal et la cantinière se font-ils insatiablement raconter par le héros
ses aventures et les ressassent-ils, Stendhal fixe ce trait des âmes simples
à travers l’étonnement qu’en prend le jeune Italien : « Fabrice remar¬
qua qu’en discutant ces gens répétaient trois ou quatre fois toutes les
circonstances de son histoire [...]. Pourquoi répéter si souvent, se
disait Fabrice, ce que nouàl connaissons tous trois parfaitement
bien ? » (p. 59).
(5) On voit apparaître ce terme-clef dans une note (p. 603, n. 556)
de l’exemplaire Chaper qui livre en supplément cette réflexion de
Mosca : si Fabrice se fait militaire, se dit le ministre, il y aura dans
son régiment peu d’officiers qui « auront vu, même en perspective.
Napoléon galopant sur le champ de bataille de Waterloo ».
(6) Une correction de l’exemplaire Chaper (note 251) révèle à la fa¬
veur d’un détail de liaison, à quel point Stendhal avait spontanément
fait sien le point de vue empirique du héros, ou plus exactement du
^oupe auquel celui-ci s’était joint : « Le soleil était déjà fort bas,
indique le romancier, car il donnait dans les yeux des cavaliers qui
galopaient... » Un historien objectif, partant du fait et non de la sen¬
sation, eût, interverti l’ordre même de l’induction, et écrit : « Comme
le soleil était déjà fort bas, il donnait dans les yeux des cavaliers... »
(7) Chartreuse, p. 39.
11
168 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

quel, à vrai dire, voyage à travers la bataille plutôt qu’il


n’y participe. Dans ce terrain légèrement et également ac¬
cidenté, aux replis trompeurs, le vallonnement tout autant
que les haies d’arbres ou les barrages blancs de la fumée vien¬
nent sans cesse cloisonner la perspective. C’est du moins ce
que nous en suggère Stendhal, qui n’y est point allé voir,
et qui, en tout cas, n’y était point en 1815 (1), et l’on a pu
contester que son évocation cadrât avec la physionomie
réelle du site (2).Mais l’objection n’affaiblit.point la validité
du principe posé par le romancier qu’une bataille, c’est pour
celui qui s’y engage une aventure discontinue, sporadique,
une collection désemparée de chocs, d’énigmes, de méprises
et d’accidents insignifiants. Si tel est bien le retentissement
subjectif que provoque le heurt de deux ou de plusieurs ar¬
mées, le narrateur est autorisé à reconstituer « en pointil¬
liste » (3) la « mosaïque du vrai » (4) à laquelle pour le com¬
battant se réduit le combat, et à nous entraîner dans « un
paysage [...] en quelque sorte chronologique (5) ». L’ordre n’est
plus celui d’un enchaînement causal comme il est d’usage
dans la relation du roman classique : tout se fait ici de ren¬
contre, les incidents sont accidents, notés « à la traverse »,
et l’auteur, se bornant à les insérer dans une succession tem¬
porelle, les juxtapose, et les retient même lorsqu’ils se sont
trouvés n’avoir point eu de « conséquence ». On remarquera
que dans ce récit le foisonnement des hasards est rendu
plausible par le fait que tant Fabrice que ceux que par mo¬
ments il accompagne ne cessent pas de se déplacer. Il peut
ainsi arriver qu’un même personnage ou un même site appa¬
raisse à ]3lusieurs reprises dans le champ perceptif du héros ï
c’est le cas de Ney, d’abord entrevu à distance en grande
colère, puis, une page plus loin, pris en gros plan ',(6). Lors¬
qu’un même phénomène se reproduit dans le secteur, il

(1) Cf. Emile Henriot, Pourquoi Stendhal n'était pas à Waterloo


{Le Temps du 10 février 1941).
(2) Cf. André Le Breton, « Le Rouge et le Noir » de Stendhal, p. 303 :
« Si l’idée était heureuse, l’exemple ne pouvait être plus mal choisi,
et il se voit trop qu’il n’avait pas assisté à la bataille de Waterloo, la
seule peut-être de toutes les batailles napoléoniennes où, par la nature
rnême du terrain et la disposition des deux armées, les combattants
aient pu embrasser du regard et suivre heure par heure toutes les
péripéties. »
(3) La formule est de P. Jourda {Etat présent, p. 81).
(4) Comme l’écrivait déjà de ce tableau Arnould Frémy, dans la
Revue de Paris du 5 mai 1839, p. 59.
(5) Suivant l’expression du P. Jourda dans son article WAusonia de
janvier-juin 1941, p. 15, intitulé Le Paysage dans la « Chartreuse'
de Parme ».
(6) Chartreuse, pp. 42 et 43.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 169

donne lieu, lui aussi, à des sensations différentes : la canon¬


nade, c’est pour Fabrice tantôt du vacarme difficile à loca¬
liser, tantôt un floconnement de fumée, tantôt encore, si un
boulet vient à donner dans les saules, les prenant de biais,
le « curieux spectacle » de « petites branches volant de côté
et d’autre, comme rasées par un coup de faux (1) ». D’autre
part le relativisme ne commande pas seulement de limiter la
mention des événements à ce qui s’en est profilé dans une
conscience en observation (2), il exige que les impressions
soient alléguées avant leur cause lorsque le personnage ne
comprend pas du premier abord ce qui lui arrive (3), voire à
noter une sensation sans aucun éclaircissement lorsque l’ex¬
plication en a échappé complètement à l’intéressé. On a
déjà trouvé maint exemple, dans les romans antérieurs, de
cette technique qui, par fidélité à la réelle expérience, se
refuse à anticiper ou à paraphraser le sens d’une appa¬
rition mal élucidée. Mais c’est ici tout le morceau que Sten¬
dhal a organisé sur la proposition paradoxale que Fabrice,
qui a convoyé certains mouvements décisifs, s’est mêlé à
l’escorte de Ney et s’est même trouvé face à face avec
l’Empereur, s’est si peu rendu compte de ce qui se pas¬
sait (4) qu’il a pu douter d’avoir effectivement assisté à
un engagement. Tel est le postulat, ou plutôt \e fait expé¬
rimental qui devait tant illuminer Tolstoï (5); il tient dans
la formule : Fabrice, « à dire vrai, ne comprenait rien à
rien (6) ». Cela s’explique^ comme il a été dit à propos

(1) Ibid., p. 40.


(2) S’empare-t-on de son cheval, l’affaire se décompose dans le regis¬
tre de la victime en un chapelet d’impressions dont voici le décompte :
« Le maréchal des logis s’approcha de Fabrice. A ce moment notre
héros entendit dire derrière lui et tout près de son oreille : C’est le
seul qui puisse encore galoper. Il se sentit saisir les pieds; on les éle¬
vait en même temps qu’on lui soutenait le corps par-dessous les bras;
on le fit passer par-dessus la croupe de son cheval, puis on le laissa
glisser jusqu’à terre où il tomba assis... » (p. 47).
(3) Ordre typique, p. 37 ; « Fabrice n’avait pas fait cinq cents pas
que sa rosse s’arrêta tout court : c’était un cadavre, posé en travers du
sentier... »
(4) C’est à chaque paragraphe que l’on pourrait piquer la question
de la page 51 ; « Mais que se passe-t-il donc ?» se demandait Fabrice.
(5) Dans une interview accordée à Paul Boyer et publiée dans Le
Temps du 28 août 1901, le romancier russe, se référant au Waterloo
de la Chartreuse, déclarait de Stendhal : « Qui donc avant lui avait
décrit la guerre comme cela, c’est-à-dire comme elle est réellement ?
[...] Je le répète, pour tout ce que je sais de la guerre, mon premier
maitre, c’est Stendhal. » On ne s’étonnera donc point que dans Guerre
et Paix, où il a évoqué les champs de bataille d’Austerlitz et de Boro-
dino, il ait utilisé le principe à lui persuadé par cette autorité : que le
combattant ne se rend compte de rien.
(6) Chartreuse, p. 56.
170 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

de Bautzen, par l’impossibilité pour le simple témoin de


précéder les événements à la faveur d’une dialectique résul-
tative, de les hiérarchiser à partir des buts et du tout, en un
mot : d’abstraire, ou de s’abstraire. Mais dans le cas parti¬
culier de Fabrice l’incompréhension tient, en outre, à plu¬
sieurs facteurs qu’indique, sinon le narrateur, puisqu’il s’ef¬
face, du moins sa narration quand on la passe au crible.
D’abord le héros est un Italien qui évolue parmi des étran¬
gers dont les réactions lui sont autant d’énigmes : « J’i¬
gnore toutes les façons d’agir de ces Français, se disait-
il (1)... » D’autre part, il manque à ce point de notions mili¬
taires qu’il ne sait pas reconnaître, à leur tir, les diverses
armes, ni même identifier sur leur uniforme les différents
combattants (2). On ajoutera que dans le secteur où il évolue
il n’a pas perdu moins de deux fois le fil des événemenfs :
d’abord sous l’action de l’eau-de-vie dont il s’est involon¬
tairement enivré, ensuite par l’effet du sommeil auquel il a
cédé dans la voiture de la cantinière (3). Comment, dans ces
conditions, ne prendrait-il pas des opérations une vue si con¬
fuse que les perceptions — tant elles sont amputées de leur
sens — en contractent parfois un tour humoristique ou hal¬
lucinatoire ? De quoi on peut juger sur une coupe pratiquée
dans ces consciences désordonnées : à tel moment (4) l’œil
du héros vient à être attiré par la « façon singulière »
dont à côté de lui la terre est « remuée ». Il observe attenti¬
vement : « Le fond des sillons était plein d’eau, et la terre
fort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en
petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de
haut. » Après avoir noté ainsi « en passant cet effet singu¬
lier », il repense à Ney, puis il voit tomber deux hussards,
puis il contemple un cheval blessé qui se débat, sanglant,
dans la poussière, alors il comprend qu’il est « enfin au feu »,

(1) Ibid., pp. 35-36.


(2) Comme ses sensations ne s’accrochent à aucun signe, elles en
restent à un degré de naïveté qui avoisine l’absurde. Imagine-t-on un
combattant qui ne saurait pas repérer la tenue ou te pavillon de l’en¬
nemi ? C’est pourtant le cas de Fabrice. Quand les hussards de l’es¬
corte se mettent à crier : « Les habits rouges ! Les habits rouges ! »,
d’abord, il ne comprend pas, puis il remarque « qu’en effet presque
tous les cadavres étaient vêtus de rouge » (p. 42). Quand, un peu plus
loin, posté à l’affût, il voit déboucher un cavalier prussien, sa vision
se maintient encore à un stade primaire où lui manque l’interpréta¬
tion : « Il entendit tirer deux coups de feu tout à côté de son arbre,
en même temps, il vit un cavalier vêtu de bleu, qui passait au galop
devant lui, se dirigeant de sa droite à sa gauche », etc... (p. 52). Bien
qu’idolâtre de l’Empereur, il ignore même que le Petit Caporal, à la
différence de ses maréchaux, n’arbore point d’uniforme brodé (p. 46)’
(3) Pp. 45-46 et 50.
(4) P. 43.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 171

et c’est de ce moment seulement qu’il peut s’expliquer, rat¬


trapant pour l’interpréter la sensation initiale, « que c’é¬
taient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes
parts ». Cette découverte, pourtant, ne l’éclaire guère sur le
cours des opérations et sa perception reste en proie au
chaos (1). Son ahurissement n’est pas moins plaisant lors¬
que, s’agrégeant à l’escorte des généraux dont il compte les
chapeaux bordés, il réussit à deviner que l’un d’entre eux
est le maréchal Ney sans pouvoir cependant découvrir le¬
quel, ne parvient pas davantage à comprendre pourquoi l’on
s’arrête ou repart, ni où l’on va, n’entend guère ce qu’on lui
dit et ne s’avise qu’après coup de ce que l’escorte ne suit plus
Ney, qu’il a enfin repéré, mais un autre général dont jamais
il ne connaîtra que c’était l’ancien lieutenant Robert, son pré¬
sumé père, — pour qui l’on va, du reste, bientôt lui voler,
à lui Fabrice, son propre cheval (2)! Il est difficile, ici, de ne
pas sourire avec le romancier, qui se garde bien, néanmoins,
nous sachant trop subtils, d’intervenir pour nous instruire à
chaque fois de ce dont il a retourné. C’est ainsi que dans les
deux épisodes qui encadrent la bataille il nous laisse à juger
des faits que notre expérience, qui manque à Fabrice, élu¬
cide sans peine, ce qui lui permet, tout en évitant de verser
dans la confusion, de persévérer dans un système de narra¬
tion qui refuse de renseigner le lecteur par des gloses tant
que le héros n’a pas réuni toutes les clefs. Lorsque, par exemple,
Fabrice, qui se hâte vers le combat, vient à être incarcéré
comme espion, le terme même n’est prononcé par Stendhal
que lorsque, grâce à la geôlière flamande, le jeune homme
s’est formé une idée expresse du soupçon dont il a fait l’ob¬
jet. Mais alors qu’il avait fallu à l’intéressé « trente-trois
jours de fureur » pour entendre « le fin mot de tout ce qui
lui arrivait », nous, nous avions dès longtemps tout percé,
ne disposant pourtant, dans l’abstention indéfectible du ro¬
mancier, que des indices mêmes dont le héros avait pu suc¬
cessivement disposer sans réussir à les coordonner (3). Il en
va de même après la bataille pour l’épisode du pont de la
Sainte (4) où Fabrice qui comprend trop tard, toujours trop

(1) Ibid., p. 43. « Il avait beau regarder du côté d’où venaient les
boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance
énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les
coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus
voisines; il n’y comprenait rien du tout. »
(2) Pp. 41-47. C’est au cours de cette chevauchée que se place la
découverte des effets de la canonnade qu’on vient ci-dessus d’invoquer.
(3) Pp. 32-33.
(4) Pp. 63 sq.
172 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

tard (1), se laisse duper et presque rôtir par des fuyards.


Inapte comme il l’est à relier ses impressions, et demeurant
toujours collé sur la chose elle-même, il ne peut que man¬
quer la leçon objective des événements qui le traversent plus
qu’il ne les contrôle; et'c’est là encore, le combat terminé, ce
qui fait le sujet de son désespoir : pas plus que dans l’action
directe, il ne réussit par la mémoire à rejoindre, pour ce qu’il
a lui-même vécu, le point de vue de l’histoire et des autres,
ce point de vue que valide la catégorique impersonnalité du
langage. Tout son supplice tient, en effet, dans la question
double : « Ce qu’il avait vu, était-ce une bataille, et, en se¬
cond lieu, cette bataille était-elle Waterloo (2) ?» Y avait-il
lieu de reporter sur l’événement lui-même le manque de sé¬
rieux de l’expérience qu’il en avait prise ? Blessé après le
combat dans un engagement sans honneur qu’il avait dû
livrer à des soldats de son propre camp, le seul Prussien
qu’il lui avait été donné de tuer, il l’avait abattu comme à
la chasse. Décidément l’épopée n’apparaît qu’à distance : à
ceux-là qui en ont été exclus, et ç’a été, pour autant, de la
part de Stendhal, une audace qui, procédant d’une méthode
de narration, offre une portée pourtant beaucoup plus vaste
que technique, de nous avoir révélé le dessous d’une bataille
par le seul fait de nous en avoir dévoilé le particulier : il
nous a, en effet, si bien enfermé dans le point de vue du hé¬
ros que du même coup il nous a prouvé que, pour le héros,
seul, il n’y a point d’héroïsme.
Etant donné que ce tableau en action semble avoir, sinon
existé à l’origine en tant que fragment autonome (3), du
moins avoir préexisté à l’ouvrage conçu comme une mono¬
graphie de Fabrice (4), on peut se demander si la technique
des restrictions de champ qui s’y trouve si méthodiquement
exploitée a été maintenue en application, et à un même de¬
gré de rigueur, dans toutes les régions du roman définitif où
le point de vue de Fabrice, comme dans cet épisode, prévaut.

(1) Cf. p. 68 : « ... les chevaux poussaient de longs hennissements et


faisaient un tapage affreux; Técurie se remplissait de fumée. D’abord
Fabrice ne comprenait rien à tout ce bruit, et ne savait même où il
était; enfin, à demi étouffé par la fumée, il eut l’idée que la maison
brûlait... »
(2) P. 72.
(3) L.-F. Benedetto {La Chartreuse noire, Florence, 1947, et La
Parma di Stendhal, pp. 206-216) a démontré que le 3 septembre 1838, le
jour où apparaît l’idée de la vraie Chartreuse, le « chapitre de la
Vivandière » se trouve déjà relié au romanzetto d’Alexandre.
(4) Au reste, assez détachable pour avoir pu faire l’objet d’une
prépublication séparée dans le Constitutionnel du 17 mars 1839.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 173

En fait, dans le reste du livre, on ne rencontre plus de dé¬


monstration aussi péremptoire de ce procédé, mais ce n’est
pas à dire que l’auteur l’ait mis au rebut. L’arrivée du jeune
homme à Grianta chez l’abbé Blanès (1), les fêtes de la Saint-
Giovita (2), la perspective qu’on découvre de la Tour Far-
nèse sur la plaine, les monts et la volière de Clélia (3), tout
cela reste ajusté à l’œil du protagoniste qui fait la lumière
et ne se laisse situer que par sa façon de situer chaque chose.
Fidèle à ses habitudes de narrateur « subjectif », le roman¬
cier enregistre sans explication le vacarme ou la sérénade
qu’entend le détenu tant que celui-ci n’a pas reconnu qu’il a
affaire ici à un chien de garde s’en prenant à des rats, et là
au marquis Crescenzi donnant un concert à sa fiancée (4). Pa¬
reillement, les signaux lumineux que depuis quatre mois la
duchesse dirige vers le captif ne sont indiqués qu’au jour et
à l’heure où le jeune homme, qui rêve à son guichet, vient à
les aviser pour la première fois; bien plus, quand nous les
interceptons, c’est au moment exact où le destinataire réussit
à les décoder : non pas au G, mais au I de GINA (5). En re¬
vanche, il faut reconnaître que pour l’évasion de la tour Far-
nèse, Stendhal a mis en œuvre un mode de relation plus
complexe qui nous intériorise moins continûment à l’expé¬
rience du protagoniste : le ton est d’abord celui d un historien
qui, relativement mal renseigné, ferait affiche de prudence;
bien loin, donc, de s’attribuer les avantages de l’informateur
omniscient, le romancier se donne 1 air ici de ne disposer
que de quelques témoignages obscurs et très postérieurs (6).

(1) Pp. 150-151. . ^


(2) Pp 156-159. La procession et les détonations des « mortaretti »
sont perçues de l’endroit où le héros se trouve posté, c’est-à-dire de
quatre-vingts pieds de haut : du clocher- Bien plus : le spectacle ne
nous apparaît, comme à Fabrice, que par les deux trous qu il a perces
dans le lambeau de toile occultant la fenêtre. Maurice Bardeche
(Stendhal romancier, p. 396) a justement attiré l’attention sur letlet
quasiment cinématographique que réalise la prise de vue dans ce
morceau (« ... les minuscules habitants du bourg dans ce dimanche
matin ensoleillé, lents et solennels comme des insectes », c est là
estime-t-il _ un « tableau étonnant, d’audace et d'impressionnisme »
et c’est r « angle de prise de vue qu’auraient choisi instinctivement un
Poudovkine ou un Dovjenko »).
(3) Respectivement, pp. 290-295, 295-296 et 301.
(4) Respectivement, pp. 293-294 et 311-313. Nous passons par les
différentes hypothèses qui se relaient dans l’esprit du héros et
nous ne découvrons la solution qu’en même temps que lui, ou, pour
mieux dire, progressivement et en deux fois.
(5) Pp. 324-325. ♦ „
(6) Cf. p. 365. On comprend que Stendhal ait, ici, tout naturelle¬
ment adopté un mode de récit indirect et précautionneux : il en use
pour l’évasion de Fabrice coinnie s’il avait a évoluer celle d Alexandre
174 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

Celui de Fabrice étant nécessairement le plus précieux et


le plus détaillé, et l’auteur feignant de le reprodnire, ou,
plus exactement, de le résumer en style indirect, le récit
en repasse dans le champ de l’intéressé (1). Pourtant, quoi¬
que dès lors les événements viennent bien s’inscrire dans le
registre subjectif de sensations incomplètement interprétées
et assez mal reliées, nous ne nous sentons pas, comme à Wa¬
terloo, enfermés dans le présent d’un point de vue : c’est
que la narration, accusant une double postériorité par rap¬
port au fait raconté, maintient un intervalle entre l’agent et
nous par le rappel constant que le texte n’est que citation (2).
Cette tendance à prendre Fabrice comme objet plutôt que
comme origine du regard s’accentue encore dans le dernier
tiers du roman, et cela se comprend : comme du fait de l’ac¬
célération les événements n’y sont plus guère envisagés que
dans leurs résultats, plus mentionnés qu’évoqués, ils nous
sont donnés sans les circonstances qui nous permettraient de
les revivre au présent, c’est-à-dire dans l’angle subjectif du
protagoniste.
La technique relativiste était pourtant devenue si natu¬
relle à Stendhal qu’on l’y voit encore soumettre l’essentiel
d’une nouvelle qu’il ébauche à peu de temps de là : Le Che¬
valier de Saint-lsmier. Toute la part d’action s’y développe
dans l’ordre successif des découvertes et des raisonnements
du personnage principal : le dnel qu’il doit accepter sans
comprendre de quoi il s’agit, sa fuite, la rencontre du guet,
la demeure mystérieuse dans laquelle il s’introduit jusqu’à
une chambre qu’il juge être celle d’une jenne fille et où il
s’endort, tont cela se trouve évoqué dans les limites et à tra¬
vers le progrès d’une perception tonte tendne vers la con¬
jecture (3). On dirait même d’un roman ou d’un film poli¬
ciers dont la donnée aurait été seulement transplantée dans
un prétendu passé historique. En tout cas, de tout ce mor¬
ceau l’auteur est absent (4), on plutôt il a embrassé si com-

Farnèse, ou plutôt celle de Benvenuto Cellini, qui lui ont, toutes deux,
servi de précédents. Ce type de récit critique à tendance objective
relent au moment (p. 367) où l’aüteur cesse d’utiliser la déposition de
Fal^ice : « On a calculé que plus de quatre-vingts agents étaient sur
pied cette nuit-là, etc... » Il est d’ailleurs probable, comme nous le
suggéré L.-F. Benedetto (La Par/na di Stendhal, p. 212, n.), qu’il subsiste
dans cet épisode de l’évasion des résidus d’un premier état du texte
malaisément conciliables avec le dénouement que nous possédons.
(1) Pp. 365-367.
(2) Stendhal multiplie, en effet, les incises du type : « dit-il »
« ajoutait-il », « à ce qu’il dit », etc... ’
(3) Romans, II, pp. 88-104.
(4) Qu’on en juge par ce fragment (ibid., II, pp. 93-94), dont on a
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 175

plètement le point de vue de son héros qu’il lui est arrivé,


en un endroit (1), de sauter inopinément de la troisième à
la première personne.
Le Chevalier de Saint-Ismier nous fournit donc un bon
échantillon de narration en aspect. On n’en dira pas autant
de Lamiel, si tant est, du moins, que l’inachèvement et
la multiplicité des versions autorisent pour ce roman à en
décider. Sans doute, il s’y trouve des scènes telles que les ap¬
paritions s’y lèvent uniquemnt dans le secteur privé de l’hé¬
roïne (2), mais nous ne réussissons pas réellement à voir par
ses yeux, pas plus d’ailleurs que nous ne pouvons cristalli¬
ser pour elle, et c’est ce qui donne à ce personnage quelque
chose de froid et d’un peu lointain. Quant à Sansfin, que
l’auteur a pourtant nanti de plusieurs traits pris de son
fonds, il nous reste plus étranger encore, plus extérieur — et
cela peut-être parce qu’il a été, de prime projet, désigné à
notre attention par le ridicule (3). Il serait donc bien pré¬
somptueux de supposer que s’il eût tiré Lamiel de l’ornière
et composé d’autres romans, Stendhal eût considérablement
enrichi la technique relativiste et le « réalisme subjectif »
dont nous avons découvert les premières applications pro¬

souligné ceux des termes qui, ramenant la notation dans le cadre


d’une expérience toute relative, viennent ici réduire à l’extrême la
part de la formulation objective : « ... Arrivé au second étage, il
trouva une portière, laquelle lui sembla garnie de clous dorés. Il vit
comme un peu de lumière au bas de cette portière, il la tira à lui tout
doucement et se trouva vis-à-vis d’une porte garnie d’ornements en
cuivre ou en argent, car malgré l’obscurité profonde ils lui semblaient
briller. Mais, ce qui était beaucoup plus important pour le pauvre che¬
valier, il aperçut un peu de lumière par le trou de la serrure. Il en
approcha l’œil; il ne put rien voir; il crut distinguer qu’à l’intérieur il
y avait une draperie. — C’est sans doute quelque appartement fort
riche, se dit-il... L’œil de la caméra n’enregistrant que ce qui peut
être saisi par le trou d’une serrure, imaginerait-on meilleur symbole
de la technique du champ rétréci ?
(1) Ibid., II, p. 96 : « Résolu à m’avancer, je lâchai la porte que je
retenais. » L’étude des sources, il est vrai, a révélé que Stendhal ne
faisait, dans cette narration, qu’accommoder une histoire empruntée
(cf. dans Le Divan de juillet-septembre 1951 la note : Stendhal et
Lesage, signée « P. M. »).
(2) Par exemple, pp. 182-183 (l’arrivée et la mimique de Fédor s’y
trouvent évoquées dans l’ironique regard de la petite Lamiel). Ailleurs
(pp. 128-129), certains faits ne sont indiqués que tels que les réfrac¬
tent les réflexions de la jeune fille.
(3) Cf. la Note-Consultation du 9 mars 1842, reproduite par Henri
Martineau dans L’Œuvre de Stendhal, p. 513, où l’on voit l’auteur se
promettre d’accommoder à ce projet, dès le lever du rideau, l’épisode
des lavandières : « Leurs plaisanteries [...] commencent à dessiner son
caractère ridicule [de Sansfin] dans l’esprit du lecteur. >
176 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

bantes dans le Rouge et l’illustration la plus décisive dans


l’épisode de Waterloo. A dire vrai, d’un bout à l’autre de ses
fictions, un autre procédé, auquel il ne s’est pas montré, en
définitive, moins attaché, venait combattre, déjà, sa disposi¬
tion à surveiller les événements par l’exclusive lunette du
protagoniste : c’est la pratique délibérée des intrusions d’au¬
teur, à laquelle, dès lors, l’étude doit passer.
TROISIÈME PARTIE

LES INTRUSIONS D’AUTEUR


I

Sur premier examen, on pourrait douter que les interven¬


tions du romancier dussent contrarier la mise en perspec¬
tive : ne tendent-elles pas, au contraire, à l’introduction d’un
point de vue nouveau, celui du narrateur, dont le parti pris
fournirait en dernier ressort le principe de hiérarchie de tout
le spectacle ? Il est incontestable, en effet, que si l’auteur se
poste dans un coin du tableau, c’est dans son regard que les
événements vont chercher leur mise en profil. Mais comment
se disposerait-il ainsi de plain-pied avec son personnel, sans
devoir professer qu’il a été lui-même un agent ou un spec¬
tateur du drame qu’il rapporte ? Telle est, en effet, l’exi¬
gence du relativisme romanesque, que le point de vue, celui de
l’auteur et le nôtre, ce doive être exclusivement celui d’un des
exécutants. Un narrateur hors jeu nous établirait face aux
protagonistes, or, comme on a pu s’en convaincre, c’est face
à la chose que nous installe directement le récit « subjectif » ;
autrement dit, il faut que si le conteur n’a pas eu, comme
personnage, à silhouetter en action l’univers, loin de nous
imposer les oeillères de ses valeurs, il s’absente. Il n’en faut
pas plus pour mesurer l’incompatibilité des intrusions d’au¬
teur avec le réalisme des restrictions de champ. Avec tout
réalisme, aussi bien, fût-ce celui, impersonnel, qu’a pratiqué
ou rêvé Flaubert. Celui-ci dont le témoignage neutre ou cor¬
rigé correspond à une vision prise du plafond et qui déchiffre
le dedans comme on décrit un dehors, ne traverse jamais la
scène, s’interdit tout usage privé de la première personne et
ne laisse entendre sa voix que parce qu’il faut bien quelqu’un
pour énoncer les faits, mais étant entendu que le ton et le
timbre de cette voix ne comptent pas plus que, pour le
livre matériel, les modalités de la présentation typographi¬
que (1). Comme on voit donc, dans les deux cas, que le té-

(1) Cf. Erich Auerbach, Mimesis. pp. 431-432.


180 STENDHAL ET LES PROBLEMES DU ROMAN

moin soit un on que son ubiquité même rejette en dehors


de ce qu’il évoque, ou que ce soit l’un des personnages qui
ont participé à l’action, toujours le réalisme exige que l’au¬
teur, comme tel, s’éclipse. S’il y manque, il existe pour lui
deux manières de se montrer. Il lui est loisible d’intervenir
soit activement, du dedans, pour régler à sa guise, et dès lors
arbitrairement, le développement de l’intrigue; soit du de¬
hors : en prenant la parole des coulisses ou du trou du souf¬
fleur de manière à commenter des événements qu’il se dé¬
fend de pouvoir modifier. Dans un cas il essaie de s’abriter
derrière des héros qu’il pousse en avant, dans l’autre il s’in¬
terpose ostensiblement entre eux et nous sous couleur de
nous les mieux exhiber : on verra que c’est là le mode d’intru¬
sion, tout critique, auquel Stendhal a le plus incliné. Mais
est-ce à dire que dans ses fictions il se soit, pour autant, tou¬
jours privé d’intervenir aussi du dedans, comme deus ex
machina ?
La tentation est toujours vive, pour le romancier, de régir
des acteurs dont on accepte qu’il soit le régisseur. « On at¬
tend de lui une sorte de domination du monde (1) » ; com¬
ment se priverait-il de dominer d’abord son propre monde,
son personnel ? Stendhal, si l’on en croit ses juges sévères,
ne s’est point refusé la joie « d’animer directement ses ou¬
vrages » ; « il agite en personne ses fantoches dont il se com¬
pose une troupe sociale fort complète », prononce Paul Va¬
léry (2). Arthur Chuquet avait déjà fait grief au romancier
d’avoir, par jeu, dévoyé ses créatures, de les avoir poussées
« à droite ou à gauche selon son caprice (3) ». André Suarès
trouvait même une bonne raison pour préférer Dostoïewski
à Stendhal dans le fait que le second, au lieu de se laisser
crucifier sur le drame de sa fiction, s’amusât trop visible¬
ment à en manier, dans un usage discrétionnaire, les fils (4).
On concevrait que le reproche visât surtout la Chartreuse,
car il s’agit là d’un roman romanesque, type de récit où l’on
admet que l’auteur s’érige en Providence de ses personna¬
ges et que, pour nous régaler de surprises, il obéisse lui-même
à ses propres hasards. C’est pourtant dans le Rouge qu’on a
le plus volontiers suspecté le despotisme du conteur. De Fa-
guet à Brunetière et d’Edouard Rod à Arthur Chuquet, com¬
bien de fois n’a-t-on pas reproché à Stendhal de n’avoir pas

(1) Marcel Arland, Le Promeneur, pp. 192 et 194 {Le Roman et le


Romancier).
(2) Dans sa Préface à Lucien Leuwen, p. x.
(3) Stendhal-Beyle, p. 445.
(4) Le grand Dostoiewski, dans la Grande Revue du 25 mai 1911,
p. 227.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 181

laissé la plante qu’est Julien croître suivant ses lois (1); de


l’avoir, aussi bien, fauchée en dépit du bon sens : à la faveur
d’une exécution qui achèverait le héros pour achever le li¬
vre (2). Il est plaisant de voir ici quelques détracteurs, faute
de pouvoir dénoncer l’invraisemblance en soi du dénoue¬
ment, puisque Berthet a bel et bien été guillotiné, proclamer
que, transportée dans la fiction, cette fin tragique cesse d’ê¬
tre croyable : « C’est la seule volonté du romancier qui l’im¬
pose », dit l’un (3), car, continue l’autre, c’est « au mépris
de toute continuité » et par un « véritable coup d’Etat psy¬
chologique » (4) que le romancier a raccordé l’histoire du
précepteur de Brangues à celle de Julien, dont le person¬
nage resterait ainsi soumis à son auteur, « mais au prix de
sa conséquence intérieure ».
Ces chefs d’accusation ont de quoi surprendre, car, d’ordi¬
naire, quand on reproche à un romancier de mener à sa
guise les péripéties de l’action, on dénonce dans son arbi¬
traire moins l’absence de suite que les excès démonstratifs
d’un parti pris susceptible de violenter la réalité pour corro¬
borer une thèse. A vrai dire, Stendhal n’a pas été, non plus,
à l’abri des remontrances de cette nature. Ses contempo¬
rains, parce qu’il se prévalait de la « Logique », l’ont supposé
plus systématique qu’il n’était et se sont à ce point engagés
dans cette illusion, que la lecture de ses romans tout de
prime-saut n’a pas suSi à les détromper. On admire qu’un

(1) « C’est Beyle qui le soigne et l’élève », écrit Chuquet, et lors¬


que le jeune homme « marche du rusé au tendre, on voit trop que
c’est Beyle qui dirige ses pas et lui dicte ses actions » (pp. 406-407).
(2) Le réquisitoire le mieux venu qui ait été prononcé en ce sens
paraît être celui de Louis Martin-ChaufiSer dans L’impérieuse vocation
d’Henri Beyle (Le Mot d’ordre du 20 mai 1942) : « J’avancerai... » —
écrit ce procureur — « que Julien n’aurait pas tiré du tout si Stendhal
ne l’avait traîné de force à travers la moitié de la France, ne lui avait
mis l’arme en main, n’avait lui-même appuyé sur la gâchette. Dans
toute cette affaire, il n’y a qu’un assassin responsable, c’est l’auteur.
C’est lui qui dicte à Mme de Rénal sa lettre incroyable, qui fait
accomplir à cet ambitieux enfin parvenu, non à la réussite, mais sur le
seuil grand ouvert de la réussite, un voyage de deux longs jours et de
quarante petites lignes pour exécuter son geste insensé; qui lui ôte
d’abord l’esprit et puis le conduit au supplice. Crime avec prémédita¬
tion et dont le mobile apparaît clairement : Stendhal voulait tuer M. le
lieutenant Julien Sorel de la Vernaye parce qu’il ne savait plus qu’en
faire. »
(3) Paul Ballaguy, « Le Rouge et le Noir » et le drame de Bran¬
gues, dans La Revue Universelle, du mars 1928, p. 555. La thèse
du critique est que chez Stendhal, lequel nous entraîne « à une dis¬
tance infinie de la réalité » (p. 553), les faits ne s’enchaînent plus
avec la logique offerte par la vie; ainsi, même ce que le romancier
a conservé d’historique manque dans la fiction de toute vraisem¬
blance.
(4) Henri Rambaud, dans Latinité, n“ de janvier 1929, p. 84.
182 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

Delécluze (1), un Balzac (2), et, sans compter certains médio¬


cres (3), un Saint-Beuve (4) ou un Gobineau (5) s’y soient pris.
On s’étonne moins que Taine, annexant son patron à son pro¬
pre intellectualisme, ait cru discerner partout dans le Rouge
une « nécessité admirable », « une raison et une logique inflexi¬
ble » (6). Mais il ne faut pas confondre Stendhal et Taine (7)
comme l’a fait spontanément Zola qui, condamnant le premier
à travers l’éloge qu’avait fait de lui le second, a ressassé, dans
son article des Romanciers naturalistes, l’afiBrmation que l’au¬
teur du Rouge, « froidement attentif à la marche de sa ma¬
chine [...] est un logicien qui part de la logique et qui arrive sou¬
vent à la vérité en passant par-dessus l’observation », un géomè¬
tre qui n’atteint le réel que par « coups de génie » de sa déduc¬
tion, bref, un précieux de l’horlogerie qui a manqué par su¬
renchère d’analyse et abus du raisonnement « la bêtise du
vrai », la « bonhomie puissante de la vie » (8). Depuis, tour¬
nant à éloge le même préjugé, on a vu des critiques mon¬
trer, et non sans bonheur, que les personnages de Stendhal
agissent suivant « les principes généraux de la psychologie
de l’amour » (9) tels que l’auteur les avait préalablement

(1) Impressions romaines, p. 102.


(2) Dans son fameux article de la Revue Parisienne, p. 331.
(3) Tel Hippolyte Babou dans son article de la Revue Nouvelle du
l®'' novembre 1846 et dans ses Sensations d’un Juré, 1875, p. 123 :
« Bien des événements me semblent inexplicables dans cette puissante
conception [il s’agit du Rouge], mais je les accepte sur la foi du ter¬
rible logicien qui tient la plume. »
(4) Lundis, IX, p. 330. Il écrit aigrement des personnages de Sten¬
dhal : « Ce ne sont pas des êtres vivants, mais des automates ingénieuse¬
ment construits; on y voit, presque à chaque mouvement, les ressorts
que le mécanicien introduit et touche par le dehors. »
(5) Dans les pages publiées par Charles Simon (Editions du Sten¬
dhal-Club, n” 8, p. 10).
(6) Nouveaux Essais, pp. 231, 238 et 248.
(7) Ed. Droz n’a pas manqué de souligner dans son parallèle entre
Taine et Stendhal (Revue des Cours et Conférences du 20 février 1896)
l’opposition qui régit les logiques du maître et du disciple (p. 660).
(8) Les Romanciers naturalistes, pp. 74-76, 77-80, 85-89, et 102-104. —
Zola reconnaît bien (p. 83) que Stendhal compose au petit bonheur et
ne redoute ni les crochets ni les sautes d’analyse (p. 84), mais il ne
faut pas croire que ce soit pour tempérer d’autant son réquisitoire : il
ne tend par là qu’à renchérir sur la sévérité en témoignant que « logi¬
cien des idées », l’auteur du Rouge ne sait même pas exploiter, au
niveau du style et de la construction, le profit qu’assure à la forme
la rigueur intellectualiste. — De nos jours encore il est des stendha-
liens pour se dépiter de certains excès démonstratifs de leur auteur,
tel Gide déclarant, après avoir « relu Lamiel » (Introduction à l’édi¬
tion, déjà citée, de ce roman, p. 28) : « Il y a dans nombre d’exposés
de ce livre un C. Q. F. D. qui me gêne. »
(9) Cf. notamment Rémy de Gourmont, Promenades littéraires,
5® serie, p. 113; Pierre Jourda, dans son édition du Rouge procurée
aux « Belles-Lettres », t. I, pp. 290-292, notes aux pp. 33, 34, 47 et 59;
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 183

établis dans son traité idéologique du cœur, ou, plus généra¬


lement, qu’ils se développent d’après la logique interne de
leur situation, leur tempérament et leur caractère (1). De
ce point on s’est avancé jusqu’à décider que des œuvres
comme le Rouge ou la Chartreuse ne comportent pas la
moindre marge d’arbitraire, ni jeu, ni luxe (2), tout y étant
serré, ajusté, « dialectique (3) ». C’était bien là sans doute
l’idéal que, venu à la littérature avec des nostalgies de po¬
lytechnicien, le jeune Stendhal s’était d’abord formé de l’œu¬
vre dramatique. Dès ses premiers cahiers de Pensées on le
voit, en effet, essayer de tracer la courbe de l’intrigue à par¬
tir de définitions des personnages un peu à la façon dont
les géomètres construisent des figures à partir de leurs con¬
cepts. « Etant donnés les caractères d’un drame quelconque,
trouver l’intrigue. » C’est ainsi qu’au 5 frimaire de l’an XI
il envisage encore la méthode de création. Bien plus, cet
énoncé du problème, il le monnaie de manière à se faire
porter vers la solution par le seul développement d’une
nécessité mécanique (4). Assez naïf à ce stade pour mécon-

et Henri Martineau, dans son édition Garnier du même roman, pp. 546
et 548, notes 64 et 80. — P. Jourda reconnaît pourtant que pour Ma¬
thilde (t. II, notes aux pp. 76 et 77) et pour Julien {ibid., note 4 à la
p. 97, n. 1 à la p. 110, et n. 8 à la p. 144) le mécanisme de la cristalli¬
sation n’est pas strictement inféré de la scolastique instituée dans le
traité De l’Amour.
(1) Cf. surtout Henri Martineau qui écrit dans L’Œuvre de Stendhal,
p. 334, à propos du Rouge : non seulement Stendhal « a enchaîné,
expliqué, rendu logiques tous les actes de ses personnages, les mon¬
trant conformes à leur tempérament et à leur éducation, mais surtout
il a construit avec toute la rigueur de son esprit logicien, sur le ter¬
rain solide de sa perspicace observation ». Dans le même chapitre
l’éditeur de Stendhal a magistralement démontré (pp. 343-351) que le
dénouement si contesté du Rouge constituait la seule conclusion, sinon
fatale, du moins raisonnable de cette destinée. Léon Lemonnier est allé
dans le même sens : « De quelque façon qu’on examine le problème » —
écrit-il dans Psychologie et destin de Julien Sorel {Cahiers de Paris,
n" spécial du « Centenaire », 1942, p. 29) — « le destin de Julien Sorel
apparaît comme enfermé dans son caractère, et c’est là la résonance
profonde de ce livre, son impression de fatalité, ou plutôt de déter¬
minisme. La valeur du roman est dans la solidité de ses fondements
logiques. Un tel être, dans un tel milieu devait finir par la guillo¬
tine. » C;f. dans le même sens Armand Caraccio, Stendhal, pp. 151
et 183.
(2) C’est ce qu’admet René Ternois poussant l’affirmation jusqu’au
paradoxe, en introduction à des pages choisies du Rouge (Classiques
Larousse, t. I, p. 11).
(3) Comme le soutient Silvestre de Sacy voulant réfuter dans Le
Miroir sur la grand route {Mercure de France du 1®^ mai 1949, pp. 73,
75 et 80) la proposition de Maurice Bardèche que la Chartreuse res¬
semble à un roman picaresque, c’est-à-dire tel que le caractère fortuit
des aventures y autorise la juxtaposition et l’indépendance des épi¬
sodes.
(4) Cf. Pensées, I, p. 3 : « ... le nombre des personnages rigoureu-
12
184 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

naître, non seulement que le « poème » ne se fabrique pas


de la sorte, mais encore que son symbolisme parodié de
l’algèbre et ses systèmes d’équations le maintiennent à un
niveau d’analyse stérile et de simple retranscription là où
il lui faudrait hasarder des jugements synthétiques, inven¬
ter par sauts et jeter de nouveaux rapports. Loin de là, on
le voit qui tâche à obtenir un nombre limité de caractères
typiques (1) — ses combinaisons perdraient toute valeur si
la série en restait ouverte — et qui aspire à fixer la formule
des plus fameuses situations de théâtre à la faveur de trans¬
mutations dont les traits de passions lui fournissent le ma¬
tériel alphabétique, voire numérique. Tenant que l’événe¬
ment doit « prouver », ne fût-ce que les caractères, il s’é¬
vertue à ostraciser le hasard de la comédie, tout au moins
à lui retirer toute valeur causale (2). Il en est à ce stade
où il s’imagine que, pour composer, l’on est invariablement
tenu d’observer la « règle de la voûte » : « qu’on ne puisse
ôter une pierre sans que tout croule à l’instant » (3). Mais il
n’a de la sorte jamais rien édifié que des fondations, et
quand, par la suite, il aura reçu le don créateur, son œuvre,
plus que toute autre, fera la part belle à la chance, au détail
en l’air et au saut de chèvre : loin de prétendre à arrondir
la voûte, il se fera le virtuose de la disjointure, aussi prompt
à escamoter les « idées intermédiaires » qu’à débaucher
les autres et à les disperser (4). Du reste, admettrait-on
qu’il a, dans ses fictions, appliqué les préceptes d’une in¬
flexible logique, cela suffirait à l’innocenter du grief d’avoir
été un narrateur interventionniste, ou alors il faudrait soute¬
nir que, mécanicien, et non pas seulement mécaniste de l’âme,
il a fait résider tout son art dans l’action de remonter, diri¬
ger et régler quant à leur vitesse des personnages ainsi mués

sement necessaires pour développer le caractère du protagoniste, et


leurs caractères étant donnés, soient A, B, C, D, etc., ces personna¬
ges », etc...
(1) Ibid., I, pp. 32-33.
(2) Ibid., \l, p. 191.
(3) Pensées, p. 162. Maurice Bardèche a fort bien rendu compte
de cette esthetique revée par Stendhal vers les vingt ans (.Stendhal
romancier, pp. 38-39). Il ne faut pas croire, d’ailleurs, que l’apprenti-
dramaturge ne maugréa jamais contre cette règle, dont il condamnait
les « partisans outres » (cf. Molière, p. 123).
(4) Mêrne le roman d’Octave qui pouvait être traité en problème à
résoudre du plus serre sur une insubstituable donnée ne se présente
nns fl nnnc r»r»mmo n« A __i_i_ i i

, . - -’apparaît pas à première vue et au’on


ne peut guere tenir pour autre chose que pour des méandres et caprices
du romancier », n’en ait exagéré le caractère logique et démSSatif
(Stendhal romancier, pp. 155-157 et 293-294). « ^ uemonsiraiir
LES INTRUSIONS D’aUTEUR 185

en hommes-machines. Quand l’intrigue, en effet, se voit déter¬


minée par le développement infaillible des caractères, elle
se noue et se dévide d’une façon si automatique et sur un
parcours d’emhlée si mesurable que l’auteur, frustré de toute
initiative, indiscrète ou non, ne saurait plus être suspecté
d’avoir joué au démiurge et fourni la poussée motrice. Fort
heureusement, l’auteur du Rouge, bien qu’il soit resté fidèle
à l’habitude de poser le héros avant ses aventures, ne l’a
point asservi à ce déterminisme : il est clair même que, si ses
créatures montrent tant de ressort, elles le doivent aussi peu
à l’adresse d’un ingénieur qu’à la vigueur d’une dialectique, le
tenant exclusivement de ce que devant nous elles sont restées
libres.
Comme François Mauriac l’a montré (1), là gît précisé¬
ment la difficulté du roman, comme celle, d’ailleurs, de la
théologie : dans l’obligation de concilier la toute-puissance
du créateur et le libre arbitre de la créature. On peut même
estimer que pour le roman l’embarras est plus contraignant,
car il s’y agit de conserver leur mystère à des êtres que l’on
doit aussi expliquer et, comme Albert Laffay le rappelle (2),
de préserver à chaque carrefour l’indétermination de person¬
nages qui ont déjà, pourtant, fait le choix de leur route. Com¬
ment dans la fiction évoquer des actes dont la liberté n’ait
pas l’air d’être feinte ? Autrement dit, comment est-il pos¬
sible de poser une liberté au passé ? Comment éviter de don¬
ner l’impression d’événements déterminés pour des événe¬
ments déjà terminés (3) ? On sait que Sartre a reproché à
Mauriac, qui avait pourtant si bien engagé le problème, de ne
pas avoir réussi pour son compte à le résoudre dans la pra¬
tique : d’avoir ramené la contradiction à une alternative et
d’avoir, comme romancier, préféré être Dieu à constituer
des créatures autonomes, bref, de ne nous avoir point ame¬
nés à nous attendre dans le personnage sans le prévoir ni le
précéder (4). Il n’est pas assuré que dans Les chemins de la
Liberté Sartre ait su éluder le même reproche. Y échappe, au
contraire, impeccablement Dostoïevsky auquel Mauriac a
rapporté le mérite d’avoir le premier créé des personnages si
peu réglés d’avance par leur caractère qu’ils nous prennent

(1) Le Roman, L’Artisan du Livre, 1928, pp. 57 et 60-61.


(2) Le Récit, dans Les Temps modernes, n° 20, pp. 1366-1367.
(3) Ibid., p. 1367 : « Aussitôt que je commence un récit, tout ce que
je vais relater est, d’av^ance, éternellement à sa place par ce trait de
plume qui clôt l’exercice. » .
(4) M. François Mauriac et la Liberté, N.R.F. dé février 1939 (article
repris dans Situations, I).
186 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

toujours de court (1). Mais Mauriac oublie là Stendhal chez


qui — les contemporains ne s’en sont-ils pas assez offus¬
qués (2), — le héros manifeste déjà la plus incroyable apti¬
tude à « désorienter son existence sur un mot ou sous l’impul¬
sion d’un mobile à peine perceptible » (3). A la différence,
en effet, des personnages secondaires qui, chez lui, restent
fixes (4), les protagonistes, indéfinissables et, en dépit de leur
tendance à délibérer, imprévisibles, inventent librement leurs
propres actions (5) et ainsi garantissent au roman, 1’ « ambi¬
guïté » que, comme à toute existence, l’existentialisme veut
attacher à celle des êtres fictifs. On peut même estimer avec
Maurice Bardèche (6) que, à partir de Lucien Leuwen, Sten¬
dhal, ne redoutant plus le tournant brusque ni l’épisode non
préparé, a çonçu des héros de plus en plus susceptibles de
coups de tête ou d’ « idées folles ». Cela définit un romanes¬
que particulier, vraiment d’aventure, que Thibaudet, qui en
trouvait de fréquents échantillons chez Stendhal au même
titre que chez Thackeray, Meredith ou Dostoïevsky, nom¬
mait le romanesque psychologique (7), parce que, ici, à la
différence de ce qui a lieu dans le théâtre classique, la psy¬
chologie elle-même doit subir la loi du hasard. On comprend,
du reste, qu’il soit plus aisé à Stendhal qu’à aucun autre ro¬
mancier de laisser à son personnage, autrement que par co¬
médie, une certaine provision d’avenir vierge (8) : Stendhal,

(1) Le Roman, pp. 49-55.


(2) Même un Arnould Frémy, pourtant si sympathique à notre
auteur, ne pouvait laisser, dans sa chronique de la Revue de Paris du
5 mai 1839 sur la Chartreuse, de reprendre Stendhal d’avoir trop avan¬
tagé la contingence dans ce roman : « Il fait entrer ses personnages en
scène » — regrette le critique—; « puis, une fois introduits, il les laisse
parler, se mouvoir, se conduire à leur guise et sans qu’il y ait de sa
part presque aucune participation directe [...]. Les situations sont
indiquées à peine; l’action voltige, se déplace, s’interrompt, coupe sa
marche, et tout cela au hasard, sans motif apparent... » (p. 55).
(3) Comme l’écrit Hippolyte Parigot, dans son Introduction à des
PciQcs ctioisiss de Stendhal (Arrnând Colin, 1901, p. xxxvii), Cf. encore,
dans le même sens, Martin Turnell, Novelist-Philosophers : Stendhal l’
dans Horizon, XI, n° 90, July, 1947, p. 73 : « His characters feelings
are constantly « changing », are engaged in a continuai process of
renewal and destruction. They are not superficial changes of mood
they go to the roots of the moral being. » — Cf. encore Benedetto
Croce, Poesia e non Poesia, Bari, Laterza, 1923. d 97
(4) Cf. Jean Prévost, Création, p. 159. ^
(5) Ibid., p. 156.
(6) Stendhal romancier, pp. 294 et 346-347.
(7) Réflexions sur le roman, p. 214.
(8) « Il ne faut pas trop mal augurer de Julien... » (lequel vient de
débuts dans l’hypocrisie professionnelle) — demande
Stendhal dans le Rouge (I, p. 82), et il ne le peut qu’en oubliant que le
destin de son pupille est déjà arrêté. Comme s’il n’était pas déjà écrit
que le petit Sorel dût mal finir ! ^ •'
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 187

comme on sait, improvise, et l’incertitude de ses projets d’au¬


teur laisse à ses créatures toute latitude pour projeter. C’est
ce qu’a bien montré Jean Pouillon (1), qui a choisi précisé¬
ment l’auteur de la Chartreuse, invoqué dans la compagnie
du Dostoïevsky de L’Adolescent, comme le type du roman¬
cier chez lequel la vision « par derrière » n’implique pas,
entre le personnage et sa conduite, l’introduction d’une cau¬
salité mécanique. Stendhal, qui se borne à « accompagner »
Lucien ou Fabrice, est, dans le fait, si éloigné de les gou¬
verner à partir d’un rendez-vous fatidique qu’il leur aurait
assigné à l’épilogue, qu’il lui arrive d’oublier la fin, voire
d’ignorer le fin mot des aventures qui les attendent. Il tra¬
vaille sur « pilotis », non sur programme (2); autrement dit,
peu disposé à ficeler son protagoniste dans un système d’an¬
ticipation, il se contente de s’assurer du terre-plein sur le¬
quel cet aller ego va, de son propre chef, s’avancer. Ici l’on
doit mettre à profit l’enseignement qui se dégage des narra¬
tions inachevées. Là où la plume est restée en l’air, le héros
garde la totalité de ses chances : il ne les perdrait qu’à sa
mort, celle-ci marquant chez Stendhal le terme obligatoire,
et le seul admissible, de cette biographie qu’est pour lui le
roman. Ainsi, dire qu’Armance, le Rouge et la Chartreuse
sont des récits complets, c’est postuler que l’auteur nous y a
menés jusqu’au point final des destinées dont il a décidé de
donner l’argument (3). Si le héros est bien comparable à
« un clou exposé aux coups de marteau du sort », on ne peut
pas l’abandonner avant que toute la pointe n’ait disparu
dans le bois où, de ce moment, elle demeurera, sans oscilla¬
tion, « fixée » pour toujours. Si le roman s’arrête auparavant,
ce ne peut être parce que Stendhal a jugé oiseux de poursui¬
vre le compte rendu d’une destinée désormais prévisible, ce
ne peut être que par l’effet d’une interruption accidentelle
et prématurée de la rédaction. Bien entendu, cette remarque
vise avant tout Lucien Leuwen dont l’inachèvement s’expli¬
que pour partie par le fait que l’auteur, n’ayant pas ici à
rejoindre de dénouement imposé, a dû sentir trop forte et

(1) Temps et Roman, pp. 191-195.


(2) Comme l’écrit J. Pouillon (ibid., p. 191), les canevas que Sten¬
dhal esquisse dans les marges plutôt qu’à l’origine de ses romans, ce
sont des projets exprimant « non la structure générale du récit,
mais l’état présent de l’histoire avec sesi diverses possibilités ». C’est
à ce prix que le roman n’aura pas l’air de se diriger vers un futur
passé et que l’auteur réussira non seulement à se faire lire comme il
aura écrit, mais — ce qui est encore plus rare — à écrire comme on
doit le lire (p. 222).
(3) Cf. J. Prévost, Chemin, p. 99.
188 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

renoncer à hypothéquer la problématique existentielle du


héros. A vrai dire, dans le Rouge même, il lui était arrivé,
oubliant presque que le cas de Berthet lui avait fourni un
héros déjà guillotiné, de juger gravement Julien comme
ouvert à tous les possibles : « Un être capable d’un tel effort
sur lui-même peut aller loin, si fata sinant (1). » Mais, à
propos de Lucien qu’il tend spontanément à considérer
comme doté de plus de liberté, il professe son incertitude
avec une imprudence beaucoup plus marquée. Faisant toute
réserve quant à l’avenir de son maladroit, il convient en
effet : « Ce n’était pas un Don Juan, bien loin de là; nous
ne savons pas ce qu’il sera un jour, mais, pour le mo¬
ment il n’avait pas.la moindre habitude d’agir avec une
femme (2). » Pouvait-il reconnaître plus ostensiblement le
degré d’indétermination auquel il laissait son protagoniste
se développer ? Qu’il fût sincère, en tout cas, dans son aveu
d’ignorance à l’égard du proche ou du lointain futur de sa
créature, cela nous est attesté par une marginale ayant trait
au siège de Mme Grandet : « Voyons un peu comment Lucien
s’y prendra », se demande le romancier (3), qui attend son
héros à pied d’œuvre avec une stupéfiante curiosité (4), ou
plutôt, pour reprendre sa propre comparaison, le guette
dans la position du chien de chasse qui ne peut pas rappor¬
ter le gibier si son maître n’ose pas tirer (5).
On comprend maintenant que Stendhal, tout en connais¬
sant de ses personnages « quels ils sont », puisse ignorer
si souvent « où ils vont » (6), et pourquoi, contrairement à
ce qu’il en avait prétendu pour le théâtre dans ses cahiers de
Pensées, il ne peut songer, romancier, à déduire l’intrigue
de ses caractères (7). Ceux-ci, aussi soigneusement dessinés

(1) Rouge, II, p. 340.


(2) Leuwen, II, pp. 268-269. Le romancier, qui dut, en se relisant, re¬
gretter de nous avoir fait part de cette inconcevable et admirable per¬
plexité, a, dans une variante (II, p. 444), fait endosser cette ignorance,
comme il est plus naturel, au héros lui-même : « Il ne savait pas ce
qu’il serait un jour... »
(3) Ibid., III, p. 424.
(4) A la différence de Zola qui joue la comédie d’une observation
dont il a réglé d’avance le scénario, Stendhal se place donc devant
des faits assez inédits pour qu’on puisse parler, dans son cas, d’expé¬
riences sincères. Cf. Ch. Du Bos, En lisant le « Rouge », p. 4 : l’auteur
« prend plaisir à confronter sans cesse ses héros comme on rapproche
deux silex, pour voir quelles étincelles en jailliront 2>.
(5) Leuwen, III, p. 349.
I* Martin-Chauffier dans son article, déjà cité du
Mot d’Ordre du 20 mai 1942. ’
^ subordonne, inversement, les caractères à
1 intrigue. Déjà dans les Pensées il protestait : « Je ne parle jamais
que de la comédie de caractères, je méprise celle d’intrigue » (II,
LES INTRUSIONS d’aüTEUR 189

qu’ils soient, restent ouverts (1). On peut lire, mais sans y


lire de fatalité; et il en va ainsi de tous êtres vivants, même
de ceux qu’on croit avoir percés à jour : on ne présume de
leur avenir qu’en témoignant soi-même de « présomption ».
Stendhal, par conséquent, lorsqu’il n’est point mené par la
nécessité d’un fait divers réel ou d’une intrigue ayant déjà
servi (2) se trouve aussi dépourvu pour faire agir son héros
que quand il lui faut agir pour son propre compte : il ne
sait pas plus le résoudre que se résoudre, et il l’imagine plus
qu’il ne le meut. On pourrait même soutenir qu’il éprouve
moins de scrupule, pour des vivants, à les cerner, les em¬
murer dans des définitions et les épingler dans ses herbiers
psychologiques. S’il est vrai qu’il regarde ainsi les person¬
nages de ses livres comme plus libres que les êtres de son
entourage, c’est sans doute parce qu’il ne considère les se¬
conds que comme des jalons dans la sphère de son égotisme
alors qu’il traite les premiers comme des représentants de
lui-même. Quoi qu’il en soit, lorsqu’on le voit dans une mar¬
ginale de Une Position sociale se proposer d’ « arrêter les
caractères bien nettement », on ne peut croire qu’il songe
là à emprisonner ses héros dans une détermination préa¬
lable, ce serait commencer par les « achever », les assassi¬
ner au départ (3). Loin, donc, d’utiliser le portrait comme
le moule d’un destin et de reclure l’individu dans une in¬
variable formule, lorsqu’il s’engage à préciser les caractères,
il envisage seulement d’évaluer, comme il dit, / etendue de

n 303) Plus tard, encore, dans les Nouvelles, il ne se pliera point a


la loi du genre, lequel — du fait de son raccourci — reclame le primat
de la narration sur la description psychologique : comme le note Henri
Martineau (L’Œuvre de Stendhal, p. 359), il y avantage tellement .es
personnages au détriment des aventures « que tout 1 équilibré du récit
en est rompu ». C’est trop peu dire avec E. Caro (Etudes morales,
D 286) que les romans de Stendhal ne sont que des « biographies ro¬
manesques », il faudrait soutenir que ce sont des Caractères enrichis
en action par une succession d’incidents. t a
(1) Cf. Henri Rambaud, dans son article, déjà cite, de Latinité,
n 83 : « ... De tels caractères ressemblent a 1 idee que Ion se tait
d’un personnage réel; ils ne sont pas une définition, ils restent ouverts
à ce que Stendhal lui-même n’en connaît pas encore, et qu il ne trou¬
vera qu’en écrivant. » Même remarque chez J. Pouillon, Temps et Ho-
man, p. 190 : « La vision que Stendhal prend de ses personnages ne
les transforme pas en caractères morts. » . . „
(2) La gêne qu’éprouve Stendhal hors de la pour inventer les péri¬
péties ou arrêter le dénouement a été soulignée par P. Martino (Sten-

?;’est ce qu’a bien compris Henri Rambaud dans l’article, déjà


cité, de Latinité, p. 82 : « ... un caractère de roman n’est Oxé que
lorsque le sont tous ses actes, toutes ses reactions, comme la mort
seule fixe les vivants à jamais, — autant dire lorsque le roman est
écrit... »
190 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

ceux-ci, c’est-à-dire de déterminer des champs de possibles.


Il n’interroge pas, comme font les naturalistes, la causalité
d’une nature : il trace le rayon d’une finalité libre (1). Il pré¬
juge moins de ce que sa créature fera que de ce qu’elle
pourra et surtout voudra. Et voilà pourquoi, même le coup
joué, nous gardons quelque connaissance, comme pour un
être vivant de ce qu’elle aurait pu devenir. A la différence
du roman de Balzac que régif la nécessité, celui de Stendhal
reconnaît, en effet, quelques droits à la variante : Maurice
Bardeche (2) et, avant lui, Ramon Fernandez (3), ont été bien
fondés à le souligner. Mais est-il, même, sûr que Stendhal,
tout en admettant ainsi dans un périmètre donné des substi¬
tutions de possibles, se soit effectivement appliqué, comme
il a pu s’y encourager, à délimiter pour ses premiers rôles
la jauge ou l’amplitude de leur avenir ? A-t-il jamais pu se
résoudre, en leur laissant les mains libres dans un secteur
donné, à les traiter en dehors de là comme des interdits de
séjour ? Charles du Bos en doute, qui écrit de l’auteur du
Rouge que, même la où il a fixe la porfée de son héros et
de son roman, il éclate « sa propre cosse et rompt sur mille
points toutes les digues qu’il aurait voulu s’imposer. C’est
ainsi » — continue le commentateur — « que le caractère de
Julien déborde à tout instant non seulement l’idée qu’on
s en fait, mais l’idée que Stendhal lui-même voudrait au’on
s’en fît (4) ».
9^. formules extrêmes le péril que l’im¬
prévisibilité du héros fait courir à la vraisemblance et nous
avons déjà insisté (5) sur le fait qu’un lecteur surpris n’ac¬
corde au conteur qu’une attention sceptique. La réussite de
Stendhal tiendrait précisément à ce que chez lui l’inattendu
s offre toujours avec un assez reconnaissable poinçon jus¬
tificatif. Dans Lucien Leuwen même, où, comme l’on a vu.
9^ dont témoigne assez sa tendance à solliciter le personnage
surtout a travers ses « habitudes contractées dans l’art d’aller tous les
matins a la chasse du bonheur » {Corr., X, p. 272).
(2) Chez Stendhal, écrit-il dans Stendhal romancier, p. 27, la déci-
sion hnale « n est jamais qu’un des trois ou quatre coups qui pouvaient
de y^une’ nnr^n romancier et qui instaurent; à partir
de la, une variante nouvelle de la partie ».
(3) Stendhal, déclare-t-il dans son Itinéraire français, p. 283 a
q^’a'^cun autre « l’art de laisser entendr^, ou sentir^
qu a coté du sentiment ou de l’action qu’il note il v avait d’autres
sentiments possibles, ce qui ’donL un singulie?
P® réalité au sentiment ou à l’action exprimés ».
fTiio lisant le « Rouge », p. 4. Ramon Fernandez a aussi admiré
personnages de Stendhal se maintiennent dans la durée et
« échappent sans cesse a leurs définitions » {Messages, 1™ série p 104
et Itinéraire français, p. 283) ^ !>ciie, p.
(5) Cf. plus haut, p. 130.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 191

il a reconnu au protagoniste l’autonomie la plus ample,


Stendhal s’est préoccupé de conserver aux événements un ca¬
ractère plausible et même probant (1). Même les aventures
de la Chartreuse, on ne peut, dit Alain (2), pas plus que les
prévoir, les refuser. Nous avons du héros une compréhen¬
sion telle qu’après qu’il a agi nous pouvons nous persuader
qu’avec un peu de flair nous aurions pu nous représenter ce
qui allait lui arriver, sans pour autant en deviner le détail,
et ainsi à la faveur de cette dialectique qui réintègre dans la
logique le fait accompli, les incidents viennent enrichir le
caractère posé sans toutefois cesser de le vérifier. Grâce à
un tel équilibre le roman de Stendhal réunirait des héros
aussi déconcertants que ceux de certains auteurs russes ou
américains à des réactions aussi aisées à légitimer que celles
que commentent eux-mêmes les personnages du théâtre clas¬
sique.
C’est là sensiblement ce qu’assure Marcel Arland (3) et c’est
ce que souhaiterait de pouvoir toujours croire le stendha-
lien zélé. Mais on ne peut se dissimuler que, plus d’une fois,
l’auteur du Rouge, par habitude d’improviser sans récapitu¬
ler ou par louable répugnance à rengager ses créatures dans
la ligne droite, en est arrivé à tant négliger la cohérence ou
à si peu nécessiter les événements que l’esprit pointilleux se
prend à murmurer. C’est là le péril auquel s’expose tout ro¬
mancier qui tient à son héros la bride trop longue. Le roman
est toujours guetté par l’arbitraire — c’est, comme on sait, ce
que Valéry ne lui pardonnait point (4) — à plus forte raison
celui qui vise à persuader que les personnages se meuvent de
leur propre initiative; ainsi dans le cas de Stendhal, qui ne
semble jamais faire un usage plus discrétionnaire de ses créa¬
tures que quand il relâche de sa surveillance et les abandonne
au hasard. C’est, en effets lorsque l’auteur ne sait plus ce qu’il
veut, que le lecteur lui reproche de vouloir au nom de son
personnel et de trop vouloir. On serait mal fondé à en
tenir rigueur à Stendhal pour les narrations qu’il n’a pas
achevées (5), sauf, pourtant, dans le cas où l’inachèvement
même dénoncerait de la part du conteur une incapa-

(1) Cf. Maurice Bardèche, Stendhal romancier, pp. 281-282.


(2) Stendhal (Rieder, 1935), p. 71.
(3) Le Promeneur, pp. 206-207.
(4) Cf. notamment, dans Variété V, pp. 84-85 et 89 (Mémoires d’un
Poème) et, dans le cahier spécial de Confluences consacré aux Pro¬
blèmes du Roman, la lettre du poète datée du 16 mai 1943 (p. 193).
(5) Il serait dépourvu de sens de procéder au bilan des démentis
que Stendhal s’est infligés dans L. Leuwen et dans Lamiel, qui ne
sont pas des œuvres assumées ni même unifiées.
192 STENDHAL ET LES PROBLEMES DU ROMAN

cité à se décider concernant les projets et les réactions du


protagoniste : Roizand (1) ou Féder (2) tombent à certains
moments dans une telle indétermination que, héros trop
libres, parce que l’auteur se sent trop libre à leur égard,
ils retombent tout bonnement de la fiction dans le néant,
ou dans la vie. Il est fâcheux qu’une certaine indécision
atteigne aussi, au moins dans le détail, les œuvres publiées
par l’auteur. Les exemples ne manqueraient pas pour
Armance et pour la Chartreuse. On dira qu’il s’agit dans le
premjer cas d’un héros qui n’est guère d’accord avec lui-
même (3) et, dans le second, d’une action qui galope si vite
que le lecteur bénévole n’a pas le temps de fixer les points
où se manifeste un certain flottement (4). Mais dans le Rouge,
qui est encore le plus lié de ses romans, et celui où il a disposé
du plus de repères fermes, les indécisions de l’auteur causent
parfois un certain trouble. Entendons bien que le caprice
est ici du seul romancier, que sa mémoire trahit, et non pas
de ses personnages. Nous ne songeons donc point en ce mo¬
ment à dénoncer, comme l’ont fait les contemporains (5), et

(1) Dans les dix dernières pages de cette ébauche, on ne sait pas,
par exemple, si le héros n’aime pas encore ou n’aime plus la du¬
chesse (cf. Mél. lût., I, pp. 147, 149 et 153-154).
(2) Il importe peu qu’on ne revoie plus la petite fille prêtée au
héros (Romans, II, p. 129), et qu’on oublie Rosalinde dans toute la
seconde partie du récit (elle ne revient « jalouse comme Othello »
qu’à la p. 273). Ce qui est plus ^ave, c’est qu’après la page 256, où le
conteur convient en note : « Ici, peut-être devrait s’arrêter cette nou¬
velle », l’histoire continue et tourne en rond, sans doute parce que
l’auteur ne se résout pas à interrompre son récit tant que le héros
reste en vie. En tout cas, ni Stendhal ni nous ne savons plus si, vers
la fin (p. 275), Féder cache ou ne cache pas son jeu et si, lorsqu’il
inaugure la froideur à l’égard de Valentine, c’est tactique ou retour de
timidité.
(3) Mais l’auteur doit savoir si dans un même moment Octave est
sensible ou non au fait qu’une grande dame lui manifeste sans pru¬
dence des marques d’intérêt. Ne lit-on pas, p. 64 : « ... et le plaisir
d’attirer d’une façon marquée l’attention d’une femme aussi considé¬
rable lui faisait^ supporter avec patience les longues explications
qu’elle jugeait nécessaires à sa conversion » — et cinq lignes plus
loin : « Quoique la marquise fût une fort grande dame tout à fait à la
mode, et d ailleurs fort belle encore, ces avantages ne faisaient aucune
impression sur Octave. »
(4) On peut, à la rigueur, accepter que l’auteur modifie sa façon de
voir concernant des personnages secondaires : présente d’abord Fabio
Conti comme un grotesque, puis comme un méchant — et l’archevêque
Landriani tantôt comme un protecteur paterne et tantôt comme un
persécuteur assez odieux de Fabrice, mais que d’inconséquences con-
cernant le protagoniste! Pour emprunter un exemple à H. Martineau
(ed. Garnier, p. 644), « quel besoin d’une croix de chapelet et d’un
ressort de montre pour ouvrir un volet dans l’abat-jour qui masque
ses fenetres » si Fabrice a conservé en prison ses armes
(5) Cf. par exemple le jugement de la Gazette littéraire^ cité par Jules
Alarsan dans son Introduction au Rouge, p. lvii, n.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 193

même Romain Colomb dans sa notice de 1846, les constrastes


fondamentaux qui rendent les acteurs de ce drame constam¬
ment inégaux à eux-mêmes. Nous n’en avons pas non plus à
ce pointillisme brachylogique qui, répugnant à attribuer plus
d’une phrase à chaque réaction, se prive, là où les sentiments
se renversent, des commodités du dégradé : lorsque les varia¬
tions qui animent le pullulement intérieur se trouvent juxta¬
posées à angle brusque et sans bavure de couleur, le lecteur
peut facilement crier à la contradiction (1), mais cette hâtive
discontinuité que Stendhal se reproche sous le nom de « sé¬
cheresse » ne constitue pas plus, de sa part, de l’incohérence
que l’analyse, lorsqu’elle épluche le désarroi du héros, ne
retire à celui-ci sa consistance personnelle. Nous n’incrimi¬
nerons pas davantage les changements d’éclairage qui, à
l’égard du jeune premier, nous font balancer de la sympathie
à une relative aversion (2), suivant que varient non seule¬
ment la conduite de l’intéressé, mais même la disposition de
l’auteur. Bref, ce qui nous gêne, ce n’est pas plus l’ambiva¬
lence de certaines réactions que les oscillations du person¬
nage ou la corrélative perplexité du présentateur, ce sont les
démentis littéraux que celui-ci s’inflige quand, laissant sa
plume gagner de vitesse son attention critique, il retire à sa
mémoire toute possibilité de contrôler et d’unifier le déve¬
loppement (3). Julien, par exemple, lorsqu’il arrive au sémi¬
naire, se comporte-t-il en homme qui n’en est pas « aux élé¬
ments du métier » ou, multipliant les « étourderies » et les
« fausses démarches », se décerne-t-il trop tôt et de sa seule

(1) On trouvera dans le Rouge, I, pp. 104-105, un échantillon repré¬


sentatif de ces analyses où, du fait même de l’accélération, des senti¬
ments constamment contrariés viennent en dure contiguïté.
(2) Le problème de la partialité de l’auteur à l’égard du héros sera
repris plus loin, pp. 275-296. . . • , -
(3) Encore ici doit-on ne condamner qu’apres avoir pris soin de vé¬
rifier le texte primitif. A lire dans l’édition Champion la p. 203 (t. Il)
du Rouge, on accuserait vite Stendhal de s’être contredit à quelques
lignes de distance concernant l’ennui de Mathilde que l’extravagance
de la passion aurait ici guéri et là, non. Le développement présente,
en effet, dans l’ordre, les trois indications que voici, dont la seconde
tend à annuler les deux autres : « Comme elle ne s’ennuyait plus
depuis deux mois, elle ne craignait plus l’ennui » — puis : « Tel est
le malheur de notre siècle, les plus étranges égarements même ne gué¬
rissent pas de l’ennui » — enfin : « Rien ne pouvait [...] la guérir d un
fond d’ennui sans cesse renaissant que l’idée qu’elle jouait à croix ou
pile son existence entière. » Mais la seconde de ces affirmations r^^st
qu’une addition de l’exemplaire Bucci. Il est à croire que Stendhal
s’était relu distraitement avant d’ébaucher cette correction dont rien ne
prouve qu’il l’eût maintenue. Il suffit donc de s’en tenir, comme l’a fait
Henri Martineau (éd. Garnier, p. 345), au texte original, et, du même
coup, toute contradiction s’évanouit.
194 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

autorité le brevet d’ « hypocrite consommé » (1) ? On veut


bien que Mme de Rénal, quand elle constate son attirance
pour le jeune précepteur, ici s’accuse et là s’absolve, parce
qu’il s’est écoulé d’un point à l’autre assez de temps pour
justifier une évolution (2), mais, pour choisir un exemple
dans la même région du livre, comment le lecteur peut-il
accepter de rencontrer à la suite dans la même page les deux
allégations que voici : « En peu de jours, Julien, rendu à
toute l’ardeur de son âge, fut éperdument amoureux. Il faut
convenir, se disait-il, qu’elle a une bonté d’âme angélique, et
l’on est pas plus jolie », puis, à une quinzaine de lignes de là, et
sans que rien indique un retournement : « Julien était fort
éloigné de ces pensées (3). Son amour était encore de l’ambi¬
tion : c’était de la joie de posséder, lui pauvre être si mal¬
heureux et si méprisé, une femme aussi noble et aussi
belle (4). » H est clair qu’on se trouve là en présence de deux
sentiments non superposables, dont pourtant l’auteur eût
pu faire admettre la simultanéité en spécifiant qu’ils se par¬
tageaient alors le cœur du héros, bref qu’il s’agissait en l’oc¬
currence d’un tiraillement effectif, d’une contradiction vécue.
Faute d’une semblable mise au point, le désaccord, au lieu
d’être imputé à l’ambiguïté de la passion examinée, ne peut
être compté, et comme preuve d’inconséquence, qu’au nar¬
rateur.
Celui-ci, c’est donc par son indécision que dans un tel cas
il rappelle mal à propos l’attention sur lui, on peut craindre
qu’ailleurs ce ne soit au contraire par un excès d’intention¬
nalité qu’il nous fasse ressouvenir de son inquiétante pré¬
sence : là où, à partir de ses présuppositions politiques, il
menace de conférer à son roman le tour du pamphlet. Ce
que nous avons en vue, ce ne sont pas encore ses intrusions
directes de commentateur venant statuer en son nom propre

(1) Rouge, I, pp. 301-302 et 319-320. A vrai dire, Stendhal a dû se


rendre compte qu’il y avait là quelque flottement, car il a amorcé une
conciliation, p. 308, en spécifiant : « A la vérité, les actions impor¬
tantes de sa vie étaient savamment conduites, mais il ne soignait pas
assez les détails, et les habiles au séminaire ne regardent qu’aux dé¬
tails. » Mais alors comment croire que « les gens adroits parmi les
séminaristes » aient pu d’abord, et sur des détails, s’y tromper
(p. 301)'? — On ajoutera que l’auteur, bien que les formules ne se
contredisent point, a montré une indécision du même ordre concer¬
nant les débuts du jeune homme à l’Hôtel de la Mole (II, pp. 64-67), ici
insistant sur les « gaucheries » dont se rendit coupable le provincial,
et là certifiant qu’il se garda « de trop grandes sottises ».
(2) Ibid., I, pp. 54 et 77.
(3) « Ah! se disait [Mme de Rénal], si j’avais connu Julien il y a
dix ans, quand je pouvais encore passer pour jolie ! »
C4) Rouge, I, pp. 159-160.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 195

sur les faits qui sont rapportés, mais cet interventionnisme


du dedans, proche de la narration tendancieuse, qui consiste
à prêter à un personnage typique et haï les propos ou la con¬
duite caricaturale qu’on souhaiterait de lui voir adopter
dans la réalité de manière qu’il s’avouât pour ce qu’on l’ac¬
cuse d’être, et dès lors se discréditât de son propre fait. Ce
mode de présentation tel que l’adversaire s’y emploie lui-
même à persuader le public de sa propre culpabilité et se
condamne non par ce qu’il a fait, mais par ce qu’il professe
être, c’est le genre littéraire de mauvaise foi auquel Stendhal
a réservé le nom de pamphlet. La malhonnêteté, si expé-
diente pour la satire, consiste ici, alors qu’on dispose des
termes mêmes du procès-verbal, à faire endosser à l’inculpé
dont on a contrefait la signature, des déclarations telles qu’il
s’y exhibe comme il n’est jamais réellement apparu, non seu¬
lement aux autres, mais même à ses propres yeux. Il se dé¬
gage de l’opération une variété de comique dont le jeune
Stendhal, peut-être éclairé par Grimm et avant tout féru de
vraisemblance, s’était particulièremen méfié. C’est ainsi qu’il
a dénoncé chez Molière (1) et surtout chez Voltaire (2) le
procédé humoristique « qui consiste à faire que les person¬
nages admettent dans leur style des plaisanteries extrême¬
ment fines contre le but qu’ils doivent avoir ». Tel l’Avare dé¬
bitant des mots qui font épigramme contre l’avarice ou le
sectaire contre sa secte. Stendhal romancier s’est à cet égard
assez scrupuleusement surveillé. Il était, cependant, trop na¬
turellement porté au pamphlet — comme Racine et Shaks-
peare l’atteste — pour ne pas en avoir fait dans les passages
de ses fictions que gouverne le ton ironique. Dans le Rouge,
déjà, ce genre d’effets n’est pas rare. Il se dénonce dans tou¬
tes les paroles, cruellement auto-accusatrices, qui y sont
prêtées aux bien-pensants (3), dans la petite homélie de l’é¬
vêque d’Agde, dans la pétition pharisienne du grossier tar-

(1) Molière, pp. 87-88, 89, 93, 97, 131. etc.


(2) Ibid., pp. 254-255. — Cf. aussi Mél. int., II, p. 157 (marginale du
18 juin 1840). . ^ -
(3) Limitons le choix des exemples au livre premier. C est 1 abbe
Chélan soupirant, quand il pense aux libéraux : « Il n’y en a que
trop » (I. p. 20); ou Mme de Rénal trahissant son esprit de classe en
débitant la phrase apprise : « Si un Richelieu n’arrête pas le torrent
du jugement personnel, tout est perdu » (I, p. 170 — mais il s’agit là
d’une addition manuscrite); ou le maire s’applaudissant de la venue
du roi à Verrières : « Une telle journée défait l’ouvrage de cent numé¬
ros des journaux jacobins » (I, p. 172); ou enfin — ce qui est d’une
invraisemblance plus manifeste •— le marquis de la Mole signant un
billet adressé à l’abbé Pirard : « Le plus riche de vos futurs parois¬
siens... » (I, p. 348).
196 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

tuffe Cholin, dans les propos trop ostensiblement cyniques de


l’abbé Castanède, dans tel monologue du Croisenois, et jus¬
que dans les réflexions de la maréchale de Fervaques (1). Il
serait trop beau que l’adversaire consentît à forger de telles
armes contre lui. On n’en dira pas moins de certaines scènes
de Lucien Leuwen comme celle où le Comte de Vaize, après
avoir instruit le héros de l’affaire Kortis, lui prescrit la con¬
duite à suivre (2). Dans la Chartreuse, c’est, semble-t-il, da¬
vantage par certaines situations que par des « mots » ou par
des discours, que les personnages désignés à notre mépris
font épigramme contre leur parti. On ajoutera que l’auteur,
quand il décide d’intervenir de l’intérieur du roman, ne dis¬
pose pas seulement de la docilité d’ennemis empressés à
proclamer leurs propres travers, il peut, aussi bien, se servir
des « amis » comme d’autant de porte-parole. Julien, Mathilde
et des personnages secondaires comme Altamira (3) dans le
Rouge, dans la Chartreuse, la duchesse et Mosca (4), ce sont
là pour le romancier des interprètes tout dévoués. A vrai
dire Stendhal n’a pas ahusé de cette sorte de commodité, non
seulement parce qu’il tenait qu’elle ne s’exerce qu’au détri¬
ment de la vraisemblance, mais avant tout parce qu’il faisait
assez forte dépense d’intrusions directes pour n’avoir pas à
donner dans l’alibi tendancieux.

II

Il resterait, d’ailleurs, à démontrer que 1’ « interventionnis¬


me du dedans » constitue bien un mode d’interventionnisme
authentique. Le romancier qui y tend, loin de s’afficher
comme dirigeant, ne se trahit que contre son projet : par ma¬
ladresse, quand il se contredit, ou, au contraire, dans le pam¬
phlet, par un excès de résolution. On réservera donc propre¬
ment l’examen des intrusions d’auteur aux cas où celui-ci.

(1) Cf. en particulier et respectivement : Rouge, I, pp. 189-190; I,


pp. 191-192; I, pp. 321-322; II, p. 104, et II, p. 310.
(2) Leuwen, III, pp. 225 sq.
(3) Pour celui-ci, cf. notamment Rouge, II, pp. 117-118.
(4) Zola n’a pas manqué de s’en olï'usquer, dans les Romanciers
naturalistes, p. 97, où on lit : «... il y a des conversations de la Sanse-
verina et du comte Mosca, où les deux interlocuteurs sont évidemment
deux compères qui se renvoient l’un à l’autre les idées de Stendhal
lui-même. » i
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 197

surgissant sur le devant de la scène, se fait entendre à nous


de plein propos et sans truchement. Cet usage du dialogue
avec le lecteur s’accommode merveilleusement de la techni¬
que d’improvisation, car le commentaire, toujours inséré à la
hauteur du dernier fait évoqué, suscite entre l’orateur indis¬
cret et le public une sorte de complicité au présent analogue
à celle de deux compères devisant devant le spectacle.
D’autre part, il ne semble pas que cette pratique soit de
nature à contrarier le vérisme. On comprend que le roman¬
cier qui garde conscience d’incliner à sa guise les faits s’ap¬
plique avant tout à se faire oublier, mais celui qui se sent
devant l’histoire qu’il conte comme devant une série d’irré¬
médiables accidents, se retient peu de gloser des événements
dont il perd de vue qu’il les a lui-même fabriqués, tire spon¬
tanément le lecteur par la manche et le prend à témoin. Sa
responsabilité, il l’éprouve, en effet, non au niveau de l’in¬
vention des personnages ou des péripéties, mais dans l’inter¬
prétation et les jugements qu’il lui paraît utile de hasarder
les concernant : il communique ses avis d’autant plus libéra¬
lement qu’il ne se sent pas soupçonné d’être celui qui, au
même moment, réunit les fils dans sa main. Bien plus, c’est
au cas seulement où le héros est considéré comme fonction¬
nant indépendamment de l’auteur que celui-ci peut revendi¬
quer le droit de le censurer, l’excuser, le faire admirer ou lui
donner des ridicules.
Un examen plus attentif devrait pourtant mettre en relief
la profonde incompatibilité de cette sorte de commentaire
critique avec l’esthétique préconisée par le réalisme. Celui-ci
a toujours professé que l’objectivité du récit trouve une
contrepartie obligée dans l’impersonnalité du conteur. Le cas
de Flaubert est probant, et précisément, ce qui pouvait frap¬
per le plus un contemporain comme Barbey d’Aurevilly lors¬
que parut Madame Bovary, c’est que le narrateur, s’en tenant
à un rôle de « descripteur », y pût relater les faits sans les
apprécier ni même en marquer personnellement la moindre
émotion (1). A cette date, il ne s’était guère trouvé en France
que Mérimée pour avoir raconté sur ce ton glacé et, depuis,

(1) Il vaut la peine de rappeler ce qu’il en écrivait dans Le Pays du


6 octobre 1857 : « M. Flaubert [...] n’a point de jugement, du moins
appréciable [...]. C’est un descripteurjusqn'h la plus minutieuse subti¬
lité, mais il est sourd-muet d’impression à tout ce qu il raconte. U est
indifférent à ce qu’il décrit avec le scrupule de l’amour. Si 1 on tor-
^eait à Birmingham ou à Manchester des machines à raconter ou a
analyser, en bon acier anglais, qui fonctionneraient toutes seul^ par
des procédés inconnus de dynamique, elles fonctionneraient absolu¬
ment comme M. Flaubert. »
198 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

l’on a jugé — Zola notamment (1) — l’interventionnisme et


le réalisme comme si exclusifs l’un de l’autre qu il a suffi par
exemple d’adjuger Stendhal au premier pour lui dénier le
droit d’être regardé comme un précurseur du second (2).
Il va de soi que l’habitude d’entremêler la narration de
commentaires appréciatifs ne contrevient pas moins à la
technique des restrictions de champ qu’à l’ambition docu¬
mentaire de rapporter les événements dans la neutralité théo¬
rique de l’idéal-témoin : l’auteur ne saurait simultanément
inscrire les faits à la pointe du sillon borné qu ouvre la
charrue du protagoniste et faire fuser dans le dos de celui-ci
les saillies d’un humour que Jean Prévost nomme « l’hu¬
mour en marge » (3). Autrement dit, et pour reprendre cette
fois le vocabulaire de Jean Pouillon, le romancier ne peut
à la fois « se décaler » et pratiquer la « vision avec », cumu¬
ler la lucidité et la sincérité, se poster derrière et dans la
conscience de son personnage (4). L’essayiste ici invoqué
estime pour sa part que Stendhal, optant pour le second
parti, a plutôt accompagné que paraphrasé l’expérience de
ses créatures, et non seulement tout ce que nous avons
avancé de la technique des points de vue vient lui donner
raison, mais les textes ne manquent pas, où le romancier se
fait interdiction d’épiloguer à ses propres frais dans la nar¬
ration.
Déjà en 1805, en des termes qui annoncent, comme on
a vu (5) le jeune Zola, il mandait à sa sœur Pauline : « Il
faut que celui qui conte soit la glace qu’on met sur une gra¬
vure : on voit tout à travers et on ne la voit pas (6). » Lors¬
qu’il réclamait pour la comédie du naturel jusque dans le
comique, il entendait éviter que se fît reconnaître à un cer¬
tain excès dans la saillie « l’auteur qui plaisante (7) ». Ajus¬
tant le même principe au roman, il s’avisait encore dans le

(1) Cf. Le Roman expérimental, pp. 103-104 : le roman naturaliste


« est impersonnel, je veux dire que le romancier n’est plus qu’un
greffier qui se défend de juger et de conclure ». « L’intervention pas¬
sionnée ou attendrie de l’écrivain rapetisse un roman... » ; «... le ro¬
mancier naturaliste n’intervient jamais, pas plus que le savant », etc...
(2) C’est ce qu’a fait Eugène-Melchior de Vogüé dans son article de
la Revue des deux Mondes du 15 mai 1886 : « De la littérature réaliste,
à propos du roman russe », p. 298, où il décide : « Nous le prenons
sans cesse en flagrant délit d’intervention railleuse, de persiflage vol-
tairien. Or il y a incompatibilité entre cette qualité d’esprit et le réa¬
lisme. » — Cf. de même Arthur Chuquet, Stendhal-Beyle, p. 472.
(3) Création, p. 182.
(4) Temps et Roman, pp. 58, 85-86, 136 et 272.
(5) Cf. p. 54, n. 3.
(6) Corr., II, pp. 89-90.
(7) Pensées, II, p. 258.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 199

Journal, en regrettant de ne pas trouver l’application d’un


tel procédé dans Delphine, de ce qu’ « il y a une manière
d’émouvoir qui est de montrer les ^aits, les choses, sans en
dire l’effet... » (1). Cette manière, nous le voyons plus tard
dans les marginales de Lucien Leuwen (2) se féliciter de l’a¬
voir attrapée : il s’y loue, en effet, de ne pas avoir enveloppé
chaque indication dans des commentaires sentimentaux (3)
et, plus encore, d’avoir évité la « réflexion philosophique
sur le fond des choses » (4), la « dissertation », et la « recher¬
che ingénieuse à la La Bruyère » qui sont autant de « dégé¬
nérations » du roman, lequel « doit raconter, c’est là le genre
de plaisir qu’on lui demande (5). Dans le plan qu’il ébauche
en 1838 sous le titre curieux de A-imagination, on le voit,
fidèle au même principe, se recommander : « Raconter cela
en action, ne pas le décrire (6). » Enfin, le jour même où il
commence Lamiel, il ne manque pas de s’engager à admi¬
nistrer « le récit d’une action » au lieu de se borner à en
fournir le « résumé moral », lequel est de l’auteur, ne peint
rien et fait jugement : c’est là le « raconter philosophique¬
ment » que le lendemain encore il oppose au « raconter nar-
rativement, selon la doctrine de l’Arioste » (7).
Comme dans tous ces passages il tend à accorder la pré-

(1) Journal du 5 février 1805, I, p. 255. Cf. dans le même esprit.


Pensées, I, p. 21 (« plus le poète se cache sous le personnage, plus il
produit d’effet »...) et II, p. 300 (« Le poète ne doit pas dire, mais faire
dire la vérité aux spectateurs »...). Cf. encore — mais dans un sens un
peu différent, car il s’agit, cette fois, des intérêts — aussi bien — de la
« pudeur » — Corr., VIII, p. 271 : « Ne jamais dire : La passion brû¬
lante d’Olivier pour Hélène. Le pauvre romancier doit tâcher de faire
croire à la passion brûlante, mais ne jamais la nommer... »)
(2) Dans ce roman il souhaitait que l’auteur ne laissât pas passer le
bout de l’oreille, fût-ce en prêtant à ses personnages ses propres façons
de parler. Ayant fait dire, par exemple, au comte de Vaize :i si nous
trouvons des subalternes respectueux, « ce sont de bas coquins », il
s’avisa que la formule rendait un son trop imprudent, et corrigea :
« Ce sont des hommes douteux », en expliquant : « Bas coquins, c’est
l’auteur qui parle; hommes douteux, c’est M. Cuvier ou M. de Vaize »
(IV, pp. 15 et 368). . ......
(3) Cf. Leuwen, III, p. 402 : « On me. — Je ne dis point : il jouissait
des doux épanchements de la tendresse maternelle, des conseils si
doux du cœur d’une mère, comme dans les romans vulgaires. Je donne
la chose elle-même, le dialogue, et me garde de dire ce que c’est en
phrases attendrissantes. » . .
(4) Ibid., IV, p. 440. Il estime en effet que « réveillant l’esprit, le
jugement, la méfiance froide et philosophique du lecteur », l’incidente
critique du moraliste « empêche net l’émotion » ; or il tient suivant
l’admirable formule d’une autre marginale (II, p. 331), que l’émotion
« est le moyen de force du roman ».
(5) Ibid., IV, pp. 471-472.
(6) Mél. ntt., I, p. 248.
(7) Notes des et 2 octobre 1839, citees dans la préfacé de H. Mar¬
tineau à Lamiel, pp. ni-iv.
13
200 STENDHAL ET LES PROBLÈMES Dü ROMAN

férence à la seconde des deux manières, on pourrait croire


qu’il a, comme romancier, cédé à sa propre injonction et re¬
laté sans exégèse les événements. Ne l’a-t-on pas, du reste,
plus d’une fois félicité d’un tel « désintéressement » (1) ? Un
Taine, par exemple, lui a fait mérite de « raconter sans se
commenter » alors que Balzac palabrerait emphatiquement
sur chaque coup joué; Stendhal, assure l’auteur des Nou¬
veaux Essais (2), « laisse les faits parler d’eux-mêmes; il loue
les gens par leurs actions ». Renchérissant sur cet éloge, An¬
dré Le Breton s’est exclamé sur le petit nombre d’endroits
où dans le Rouge l’auteur se serait autorisé à « intervenir,
soit, par une réflexion sur les mœurs, soit par un mot d iro¬
nie ou de sympathie à l’adresse de ses héros » (3). On a pu,
même, depuis, tenter de repousser l’annexion du roman sten-
dhalien au genre picaresque (4) à partir de l’affirmation que
dans le premier le narrateur « s’interdit d’expliquer, de ju¬
ger, d’interpréter, de commenter, [...] de disserter », bref, d é-
carter « de la main ses bonshommes pour surgir dans sa
tenue de ville, au milieu d’eux » (5). Il est indéniable, et
Claude-Edmonde Magny l’a rappelé, que souvent Stendhal
ne craint pas de laisser le fait brut envahir brusquement, et
en l’absence de toute explication, l’objectif de sa caméra (6).
C’est de la sorte qu’il nous a donné sans commentaire le
« coup de pistolet de Julien (7), la coiffure réarrangée de

(1) Le mot est d’Arnould Frémy, à propos de la Chartreuse, dans la


Revue de Paris du 5 mai 1839, p. 59.
(2) Pp. 246-247. Dans le Rouge ce panégyriste n’a trouvé qu’une ou
deux exceptions et il pense devoir attribuer cette abstention du roman¬
cier au fait qu’en écrivant il se serait fort peu mis en peine de son
public (pp. 247 et 253).
(3) Le Rouge et le Noir, p. 234 : « L’auteur se fait oublier » —renché¬
rit A. Le Breton —; « entre le drame et nous, rien ne s’interpose. » C’est
là précisément l’allégation que nos développements ultérieurs ont la
charge de dénoncer.
(4) Projetée pour le Rouge, par C. Serrurier (Julien Sorel, une réin¬
carnation du Picaro, Leyde, s. d.), et pour la Chartreuse, par Maurice
Bardèche (Stendhal romancier, p. 396 : « ... c’est un roman picares¬
que poétique »).
(5) S. de Sacy, Le Miroir sur la grande route (Mercure de France,
du l®*" maf 1949, pp. 71-73). Cet article .tend à prouver que Stendhal,
qui s’efforcerait de nous émouvoir sans mettre en alerte notre esprit
critique (p. 78), se serait, pour nous toucher de la sorte, déterminé à
nous projeter directement sur le fait.
(6) Roman américain, p. 57 : « Toute interprétation, tout commen¬
taire d’un fait brutal tend à en affaiblir le choc sur notre sensibilité.
Stendhal et Balzac ont bien connu cette loi, qui laissent l’événement
arriver sur nous, comme cette locomotive qui, dans les films en relief,
envahit soudain l’écran et notre conscience. »
(7) Cf., dans le même sens, A. Burloud, Le Caractère, pp. 151-153. Le
psychologue a été frappé par le fait qu’à l’épilogue Stendhal n’a pas
LES INTRUSIONS d’aUTËUR 201

Mathilde au lendemain de la nuit d’amour, ou la voix de


délia qui dit soudain : Viens ici, ami de mon cœur » (1).
Il nous a laissé entendre, sans plus, que le lieutenant Robert
est le véritable père de Fabrice, se gardant si bien d’insister,
que des interprètes ont pu contester cette parenté. Ailleurs
il lui est arrivé de confier à la sagacité du lecteur le soin de
découvrir le fin mot d’une affaire dont il n’a communiqué
que ce qui en avait transpiré (2).
Cette pudeur à intervenir, il la pousse au dernier degré
quand il estime que trop de clarté offusquerait la décence.
Lui qui n’a pas trouvé de terme assez fort pour flétrir le« bé¬
gueulisme » de son « âge of cant », lui dont le vocabulaire
privé redoutait si peu la verdeur, il se signale dans ses ou¬
vrages par une chasteté de langage et par des scrupules qui
ont étonné même Delécluze et Balzac (3), à plus forte raison
ses exégètes de notre temps (4). Il pense la chose très hardi¬
ment, comme l’attestent soit les premières notations, bru¬
tales et provisoires, des faits (5), soit les marginales qui
jalonnent le cours de sa rédaction. Mais la version imprimée,
traduite pour ces passages en « style honnête », ne conserve
toutes indications un peu audacieuses que plongées dans un
« demi-jour » (6) tendancieux; ou alors il garde mauvaise
conscience, comme dans sa lettre au libraire Levavasseur
sur le Rouge où il déplore de n’avoir pas « adouci la grossesse
de Mathilde » (7). Celle que Du Poirier prête à Mme de Clias-

de lui-même analysé le cas Sorel tout en réunissant à notre intention


« tous les documents qui permettent cette analyse : les uns ont trait à
la conduite, d’autres à la situation, d’autres enfin au caractère ».
(1) Cl. Edm. Magny, Roman américain, p. 57.
(2) C’est ainsi que dans Le Coffre et le Revenant il nous incombe de
rapprocher le marché proposé par Inès à son époux de l’incendie au
cours duquel les prisonniers s’évadent, pour conclure que le dit époux
a cédé {Romans, II, p. 20). Pareillement dans la Chartreuse l’auteur,
par une discrétion qui raffine sur le piquant, sans nous expliquer de
lui-même ni nous faire expliquer par un personnage le stratagème
conçu par la Sanseverina pour se débarrasser des bateliers qui l’es¬
pionnent et rencontrer Fabrice déguisé en chasseur, rapporte le ma¬
nège suivant la version officielle que la rusée a tendu à accréditer
(pp. 75-76). . .
(3) Pour ce dernier, cf. son article de la Revue Parisienne, p. 295.
(4) Cf. notamment Jean Prévost, Chemin, p. 26; P. Martine, Quel¬
ques thèmes de roman chez Stendhal, dans Le Divan, n" de janvier-
mars 1944, p. 202; Arm. Caraccio, Variétés stendhaliennes, p. 187, et
surtout M. Bardèche, Stendhal romaricier, pp. 286-287 et 288.
(5) On peut relire à cet égard ce qui subsiste de Don Pardo (MéL
litt., I, p. 259 notamment).
(6) Marginale de L. Leuwen, IV, p. 436. Stendhal glose : « La peine
de comprendre ôtera l’indécence pour les sots. »
(7) Corr., VI, p. 316. Il n’est, du reste, pas exclu que ce regret se
nuance de quelque ironie.
202 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

teller, le lecteur ne l’eût sans doute point connue au point de


crudité dans le détail de mise en scène où la montre le ma¬
nuscrit. Stendhal n’imprime pas un brouillon sans avoir pra¬
tiqué des « arrangements pour la vertu » (1), sans s être rap¬
pelé à l’ordre : onestar la cosa (2). Ce travail consiste à cen¬
surer les personnages équivoques (3) et les phrases qui ne le
sont pas assez (4), ou plus exactement, comme la « morale »
exige que tout soit retranscrit dans le registre « moral » (5),
à suggérer par le truchement du lexique sentimental tout ce
qui concerne les sens; le lecteur, qui possède la grille, autre-
trement dit : que l’usage de l’hypocrisie sociale a habitué à
« voir le mal partout », saura reconstituer l’image un peu
trop brûlante. Pour nous qui avons débarrassé 1 amour de la
périphrase maligne, nous risquons de nous y tromper et nous
nous sentons toujours obligés envers le romancier quand il
décode de lui-même dans ses marginales ses formules trop
indirectes (6). Mais enfin, il ne s’agit là que de rétablir des

(1) La formule lui vient le 6 mai 1830 pour Le Coffre et le Revenant


(note citée par H. Martineau dans L’Œuvre de Stendhal, p. 368).
(2) Leuwen, III, p. 414. Cf. aussi IV, p. 452 ; « Onestate per la
forma. » La recommandation était déjà apparue dans la note à Salva-
gnoli concernant le Rouge (éd. Garnier, p. 525). La preuve que Sten¬
dhal gardait quelque mauvaise conscience de s’être exprimé parfois
trop directement touchant aux réalités physiques dans L. Leuwen,
c’est que dans le testament léguant le manuscrit qui figure en tête du
IV® volume (IV, p. 359), il prescrivait de corriger son roman « quant
aux indécences ». Lorsque dans un testament ultérieur (du 10 avril
1835) il souhaite que l’on rectifie « les passages scabreux » (IV, p. 360)
peut-être vise-t-il, outre les réalités érotiques, les audaces d’ordre po¬
litique.
(3) Cf. la marginale de L. Leuven du 13 mars 1835 (IV, p. 466) :
« Peut-être ne faut-il pas parler de Mlle Raimonde, par la même raison
qui fait qu’on ne parle pas du pot de chambre. »
(4) On trouvera au t. III, p. 352, un échantillon de ces phrases
« trop claires », que Stendhal condamne et projette de supprimer;
à vrai dire, on ne trouve rien là qui porte la moindre ombre aux bien¬
séances.
(5) Venant de faire endosser à Mme Grandet la définition : un
amant, « c’est un instrument auquel on se frotte pour avoir du
plaisir » (IV, p. 324), le romancier se recommande dans la marge :
« Mettre cela au moral; style honnête » (p. 479).
(6) Faut-il donner quelques exemples ? Lorsque dans Armance
nous considérons en tête du ch. xviii l’épigraphe attribuée à Schil¬
ler : « Sur son sein d’albâtre elle porte une croix brillante où l’enfant
de Jacob imprimerait ses lèvres avec respect, et que l’infidèle adore¬
rait », nous avons peine à retrouver l’intention de Stendhal qui,
comme il l’indique dans une note de son exemplaire, a voulu signifier
là qu’Octave a « regardé avidement » la « gorge » d’Armance. —
Lorsqu’on lit que Lucien en jouant au billard avec Mme Grandet s’ar¬
range pour placer la boule de l’adversaire dans une « position avan¬
tageuse », puis la suit « avec l’anxiété du plus vif intérêt », comment
devinerait-on ce que l’auteur à part soi avoue pour « le vrai » ou « la
vérité » de la chose, que la partenaire « montrait un pied et un bas
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 203

équivalences, et la clef indispensable ne nous manque point.


Le malheur est que celle-ci, il refuse de nous la livrer à la
faveur d’une intervention, là où pourtant le commentaire
d’auteur se trouverait le plus légitime : quand il y aurait lieu
d’ébaucher la psychanalyse du personnage. C’est ici, en effet,
que le romancier se trouve le mieux autorisé à abandonner le
champ intentionnel du héros et à déborder « par derrière »
les exercices réflexifs de la conscience particulière dans la
visée de qui apparaît l’univers. Lui seul peut dégager le sens
de celles des conduites qui dans l’esprit de l’intéressé se sus¬
citent une motivation fuyante, se travestissent ou se subli¬
ment. Alain certifie que Stendhal « est aussi loin qu’on vou¬
dra de nos freudiens » (1) et rend inutile la psychanalyse
parce qu’il ,« perce toujours de part en part » son person¬
nage, non seulement le munissant d’une clairvoyance insa¬
tiable, mais encore le nettoyant de tout mystère. Cette affir¬
mation, il conviendrait de la réduire, ou, du moins, de l’amé¬
nager, et de soutenir que souvent Stendhal invite à tenter la
psychanalyse de ses personnages parce que, se défendant sur
certains points délicats d’intervenir comme auteur, il ne la
pratique pas lui-même, tout en nous livrant de façon plus
ou moins indirecte les données dont nous avons besoin pour
forger une hypothèse explicative. Ainsi on ne saurait à cet
égard prétendre ni que chez lui tout est clair ni qu’il nous a
privés des éléments requis pour faire la clarté. Seulement,
ceux-ci, quand ils se trouvent incorporés au récit, demandent
un lecteur vigilant, et si possible même « averti » ; d’autant
meilleur entendeur qu’il aura pu être prévenu par un avis
extérieur donné dans une lettre ou dans une marginale de
l’auteur. C’est le cas pour Armance, où le romancier, qui
avait d’abord songé à s’expliquer en avant-propos, s’est, en
définitive, abstenu de nous révéler expressément et en son
nom propre l’impuissance d’Octave, mais en nous fournis¬
sant, cependant, suffisamment de renseignements pour que,
même sans le recours à un document aussi explicite que la
lettre, dite cynique, à Mérimée (2), nous puissions, en sollici-

de jambe charmants, des hanches admirables » et que le jeune homme


plutôt détaillait cette mise en valeur du corps féminin qu’il ne surveil¬
lait le développement de la partie (III, pp. 304-307 et 427-428) ?
(1) Stendhal, Rieder, p. 31. — Jean Prévost, sur ce point fidèle aux
idées de son maître, a soutenu, lui aussi, que tant les héros de Sten¬
dhal sont lucides et translucides, que chez lui c’est tous les jours fête
pour l’intelligence (Création, pp. 151 et 153). Cf. encore dans le même
sens René Schwob, Notes sur Stendhal, dans la Revue Hebdomadaire
du 29 juillet 1939, p. 536.
(2) Lettre du 23 décembre 1826 (Corr., VI, pp. 174-180).
204 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

tant les indications trop « modestement » énoncées dans le


corps du récit, « deviner » de quelle carence le héros est
atteint (1). Il est moins sûr, en revanche, le texte qui le fait
apparaître restant de faihle étendue, que, si nous manquions
de la note où le romancier se fait comprendre crûment, nous
serions aptes dans Lucien Leuwen à diagnostiquer l’homo¬
sexualité de Lord Link (2). La chose n’offre, du reste, que peu
de portée, ce personnage, qui peut-être n’eût pas été con¬
servé, ne jouant dans l’intrigue aucun rôle notable. Il n’en va
pas de même, bien entendu, pour les héroïnes (3), dont, pour
toutes, la clef ou du moins certaines clefs nous échappe¬
raient si nous négligions de procéder à leur psychanalyse,
fût-ce en circonvenant parfois le texte au moyen de margi¬
nales, elles, aussi peu fuyantes qu’un moderne peut le dési¬
rer (4). De quoi persuadé, nous avons ailleurs (5) attiré 1 at¬
tention sur le complexe maternel tant de Mme de Rénal pour
Julien que de la Sanseverina pour son neveu, sur le maso¬
chisme à base de frigidité qui explique à la fois Mathilde et
Lamiel, sur le « refoulement » caractérisé de Mme de Chas-
teller dont la sensualité, source d’impulsions inconsidérées, se
trouve à chaque instant désarçonnée par les convenances (6),
sur le rôle, enfin, que jouent les données de tempérament
dans le cas de Mme Grandet. On ajouterait que pour Lucien
Leuwen on peut suivre, grâce aux annotations d’aparté, un
roman des projets sexuels du héros dont, assurément, il ne
fût pas passé grand-chose dans le texte imprimé (7). On a

(1) Nous avons tenté l’exégèse psychopathologique du cas^ dans


notre « Etude sur Armance », pp. lvii-lxxiii. Henri Martineau s y est,
de son côté, appliqué, avec non moins de tact que de compétence,
dans VIntroduction à ce roman dont il a préfacé l’édition critique
qu’il a procurée en 1950 chez Garnier (pp. xiii-xix).
(2) Leuwen, I, p. 318. . ,. ^
(3) Quant aux héros, Stendhal semble les avoir regardes, Octave
excepté, comme moins nettement déterminés par leur physionomie
érotique. On pourrait tâcher d’analyser leurs actes manqués et leur
complexe d’infériorité, mais le romancier ne nous invite pas aussi
expressément qu’il le fait à d’autres égards pour ses personnages fémi¬
nins, à dériver ces consciences lacunaires d’une origine sexuelle.
(4) Qu’il soit souvent besoin pour cela de recourir à la Correspon¬
dance et aux Marginales, cela suit et atteste précisément le refus de
la part de Stendhal d’intervenir dans le roman même par des com¬
mentaires d’auteur.
(5) Cf. Stendhal et les Problèmes de la Personnalité.
(6) Rêve-t-elle de porter subitement à ses lèvres la main que le
jeune homme appuie sur une table, elle censure durement cette ten¬
tation et s’étonne : « Dieu ! d’où de telles horreurs peuvent-elles me
venir ?» A quoi Stendhal dans la marge répond avec la brutalité
goguenarde d’un médecin mal embouché : « De la matrice, ma
petite » (III, pp. 60-61 et 340).
(7) Stendhal précise toujours pour soi seul si Lucien « a », veut
LES INTRUSIONS d’AUTEUR 205

peine à comprendre que Stendhal tantôt voile et tantôt taise


dans la rédaction publique et assumée des buts ou des motifs
qu’il a pourtant pris le soin de bien arrêter. Ne court-il pas
ainsi le risque de nous faire imaginer ses personnages autres
qu’il,ne les a lui-même intentionnés ? Une note de jeunesse,
passablement déconcertante, témoigne qu’il ne voyait pas
grand mal à cela : il paraît y avoir autorisé l’auteur à user
d’une certaine duplicité à l’endroit du public (1). A cette
extrême limite où mèneraient l’abstention et le refus de s’ex¬
pliquer le créateur de fictions non seulement se cacherait,
mais encore s’amuserait à cacher le secret des êtres ou des
événements dont c’est pourtant sa profession de nous infor¬
mer.
Tant s’en faut que Stendhal se soit engagé bien loin dans
cette voie. Au contraire, aux réserves près dont nous venons
de nous prémunir, il a plutôt prodigué les commentaires et
les avis personnels, au point que ces interruptions mêmes
doivent être tirées de pair pour caractériser sa façon de
conter, et ce va être désormais l’objet de notre étude, de dé¬
terminer les origines, les modalités (2) et les conséquences de
cet interventionnisme qui engage à la fois une théorie et une
technique particulières de la narration romanesque. L’impor¬
tance de ces intrusions n’a, du reste, pas échappé à ses inter¬
prètes (3). Maurice Bardèche a fait remarquer que, hors de
certaines nouvelles, des Chroniques italiennes et de quelques
fragments restés à l’état brut comme Le Juif, Stendhal n’a
guère pratiqué le récit nu donnant les faits sans exégèse (4).
Partout ailleurs on le voit qui, soucieux d’animer personnel-

« avoir » ou devrait y tâcher, à tel ou tel moment de la narration,


Mme d’Hocquincourt ou Mlle Raimonde, Mme de Chasteller ou
Mme Grandet, et ce que le fait d’ « avoir » l’une modifierait de son
attitude à l’égard des autres (cf. en particulier les notes figurant au
t. III, pp. 328, n. 4, 351 et 395). .
(1) Molière, p. 266 : « Un auteur doit distinguer soigneusement 11-
dée qu’il s’est faite d’un personnage de celle qu’il en a inculquée dans
la tête du spectateur... » (Il s’agit là, bien entendu, encore du theatre.)
(2) On nous pardonnera d’y avoir, quelquefois, mis un peu de
lourdeur ; c’est la rançon de toute analyse vouée à rendre compte de
certaines variations de tour ou de ton; le passage à 1 explicite y prend
facilement un aspect abusif. „ , ,
(3) Le dernier en date a été Victor-H. Brombert (Stendhal, le roman¬
cier des interventions, dans le cahier Omaggio a Stendhal, d'Aurea
Parma, n” de juillet-décembre 1950 [1951], pp. 153-164). Notre travail
avait été déjà — et de longue date — confié à la dactylographie quand
a paru cet article qui va, d’entier, dans notre sens.
(4) Stendhal romancier, p. 437. — On comprend mal Jean Prévost
ouand il prétend au contraire limiter aux Chroniques itcilieiin.es les
apparitions en pied ou plutôt les discours en coin de 1 auteur (Créa-
tion, pp. 9-10).
206 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

lement son évocation (1), brûle, comme l’a noté Valéry (2),
de se mettre en scène lui-même. Il s’interpose entre acteurs
et public « un peu à la manière du chœur antique <3); il ne
nous livre pas un détail sans un « guide-âne » (4). Il rompt si
communément avec l’objectivité épique qu’on pourrait pres¬
que suivre le roman sur deux plans : dans le registre où se
suivent les événements et dans la marge où l’auteur les
juge (5); il subordonne même parfois si nettement le fait à la
glose que, lire le livre, ce n’est plus fournir une escorte
d’imagination à ses créatures, mais converser ou « se pro¬
mener » (6) avec l’écrivain. On a pu estimer que cette habi¬
tude de la paraphrase critique venait chez lui contrarier, non
moins que sa pente au lyrisme, l’aptitude à la narration (7).
Ce n’est qu’au terme de notre enquête que nous prétendrons
décider si réellement le romanesque en a souffert. Il est clair,
en tout cas, que c’est cette tendance qui dans ses fictions
donne l’indice même du ton.
Est-ce à dire qu’il ait introduit pour autant un tour inédit
dans l’art de conter? La question demande à être reprise
de plus loin. Lorsque l’on a affaire à un narrateur oral, le¬
quel offre à ses auditeurs une présence physique, il est inévi¬
table, surtout s’il rapporte une anecdote dont il a été lui-
même le héros ou le témoin, que constamment il ramène sur
lui l’attention; il n’a pas à se mettre en scène : Il y est. C’est

(1) Sur cette Belebung des Stoffes qui introduit le lecteur dans l’ac¬
tion en le sommant de prendre parti,, cf. le chapitre de Berta Wicke
intitulé Kontakt mit dem Leser, dans Stilprobleme bei Stendhal, no¬
tamment p. 59.
(2) Préface à L. Leuwen, p. x.
(3) Pierre Sabatier, Esquisse de la morale de Stendhal, Hachette,
1920, p. 93.
(4) La formule est de Ch.-G. Amiot (Impressions sur Stendhal, dans
la Revue Hebdomadaire du 21 juin 1924, pp. 317-318), qui s’en irrite
un peu et ajoute : « Ces personnages en hachures sont sans cesse
indiqués et démontrés par leur peintre. »
(5) Cf. Kléber Haedens, Paradoxe sur le Roman, p. 70 : « Stendhal
intervient froidement dans son récit. Il ne garde jamais un ton neutre
et objectif dans la description; jamais il ne s’absente. » — Cf. aussi
Hugo Friedrich, Die Klassiker des franzôsischen Romans, p. 39 : « So
ist es ihm auch gleichgültig, immer wieder aus der epischer Objekti-
vitât herauszutreten als der Autor, der ihre Vorgânge (des personnages)
bespricht und beurteilt. Die Kommentare sind so hiaufig, dass der Leser
an zwei Inhalten seiner Romane teilnimmt : am Handlungsablauf der
Gestalten und am Urteilsablauf des Autors. »
(6) Cf. René Schwob, Notes sur Stendhal, dans la Revue Hebdoma¬
daire du 29 juillet 1939, p. 536. — Cf. aussi Cari Kôrver, Stendhal und
der Ausdruck der Gemütsbewegungen, p. 35; et Jean Hytier, Les ro¬
mans de l’individu, pp. 86-87 et 99.
(7) Cf. Guido Piovene, Stendhal artistica critico, dans II Convegno,
du 25 février 1932, pp. 1, 5 et 16 : « La coscienza critica che lo dissolve
toglie a Stendhal la possibilité di narrare. »
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 207

pourquoi rinterventionnisme est si naturel dans toute la litté¬


rature médiévale (1) qui conserve jusque dans l’épopée un
style parlé. On en dira autant pour ceux des contes qui ont
été d’abord confiés à la voix ou qui affectent d’être retrans¬
mis à des auditeurs. Si l’on passe de là aux ouvrages qui ac¬
ceptent plus nettement d’attacher le récit aux formes de
r « écrit », il est toute une première série de romans, ceux
qui se présentent comme des mémoires fictifs, pour lesquels
on admet sans peine que l’auteur, que la convention du genre
identifie au héros, fasse des retours sur lui-même et, touchant
l’action, développe des commentaires à la première person¬
ne. C’est ce qui a lieu, pour prendre des ouvrages que Sten¬
dhal a particulièrement fréquentés, dans Manon Lescaut,
la Vie de Marianne, La Religieuse, la Félicia de Nerciat et le
Faublas de Louvet de Couvray. A la liste on devrait ajouter
le GU Blas de Lesage puisque le propre du roman picaresque
est de revêtir la forme d’une autobiographie (2). Lorsqu’au
XVIIP siècle le roman ne se présente pas comme un récit à la
première personne (3), il usurpe généralement l’apparence
d’un lot de lettres, précédé d’une ou de plusieurs préfaces,
dont l’auteur joue à n’être que le respectueux éditeur. On
sait que la mode en était venue de Richardson et que tel est
le cas de la Nouvelle Héloïse comme du Vaysan perverti ou
des Liaisons dangereuses. Or il est tout à fait naturel, parce
qu’il s’énonce en son propre nom et se dirige vers un desti¬
nataire connu, que l’épistolier fasse de l’égotisme et prenne
son lecteur à témoin.
Le problème est à reprendre d’entier quand on passe de ces
deux modes de récit que supporte un je avoué, à la fiction,
censée objective, qui, fournissant les faits dans le recul donné
par la troisième personne, permet de voir dans le romancier
l’héritier du poète épique. Ce dernier ne sortait guère de l’im-
personnalité absolue que lorsqu’il tendait à rabattre quelque
chose de la gravité. C’est ce que montre, pour choisir un ou¬
vrage entre tous chéri de Stendhal, le Roland furieux de l’A-
rioste : l’enjouement que vise ici le poète le conduit à entrer
en scène au début et à l’issue de chaque chant, voire, dans

(1) On en découvre des exemples même dans le Perceval de Chres-


tien de Troyes.
(2) C’est le cas pour les œuvres qui ont fixe le genre : pour le Laza-
rillo de Tormes, le Guzman de Alfarache de Mateo Aleman et \ Histo-
ria de la vida del Buscôn de Quevedo. Le picaro, qui doit à la variété
de ses aventures — dont le récit fait le total — une expérience com¬
plète de la vie et des hommes, ne se retient guère de faire la leçon et
d’intervenir en moraliste.
(3) Nous réservons, bien entendu, le cas du conte philosophique.
208 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

le cours de la narration, à multiplier les parenthèses dubi¬


tatives ou exclamatives, et à assurer personnellement cer¬
taines transitions grâce à des artifices de style parlé (1). Rabe¬
lais va plus loin, et il coupe, fréquemment ses narrés de devis
facétieux (2). Ainsi voit-on l’interventionnisme, comme il est
naturel pour un procédé dont le principe remonte à la con¬
versation, s’attacher aux tours gais et familiers et devenir l’un
des moyens privilégiés des genres marotique et burlesque.
La Fontaine en use continuellement dans les Contes (3) et
dans les Fables, et c’est sans doute pourquoi le style de ce
poète qui multiplie les gestes, les sourires de côté, les pauses
et les apartés, qui donne des avis, demande des conseils,
avoue des ignorances et répond à des objections dans le temps
même où il débite son histoire, faisait un peu sur Stendhal
l’effet d’une causerie se déroulant à l’italienne (4).
Mais il faut en revenir au roman. Celui qui parmi les au¬
teurs pratiqués par Stendhal a le premier fourni en ce genre
l’exemple d’un interventionnisme constant, c’est Scarron (5).

(1) Le poète ponctue, ainsi, son développement de formules comme :


mi cred’io ou ch’io son certo ou io vi concludo.
(2) Du reste chez lui, fréquemment, le narrateur — sans que l’on
sache trop qui il est — se met à s’exprimer à la première personne
en témoin.
(3) .Feuilletons, par exemple, Joconde. Dès le début, la glane est
riche (nous citons dans la pagination de la Bibliothèque de la Pléiade) :
Et mon avis est qu’il fit bien... (p. 353)
Je donnerais jusqu’à demain
Pour deviner qui tenait ce langage... (p. 355)
Je ne viendrais jamais à bout
De nombrer les faveurs que l’amour leur envoie... (p. 357)
J’entends déjà maint esprit fort
M’objecter que la vraisemblance
N’est pas en ceci tout à fait (p. 358), etc.
(4) Rome, I, pp. 155-156. Souvent chez La Fontaine l’introduction du
je ou du nous ne correspond qu’à une façon de parler, mais précisé¬
ment elle consacre la décision de ne pas sortir du style parlé.
(5) Est-il besoin de rappeler la fidélité d’estime que des premières
années de la Restauration jusqu’à la veille de sa mort Stendhal lui a
conservée ? Déjà dans Rome, II, p. 154, à la date du 10 avril 1817, il lui
accordait d’être dans la plaisanterie moins vulgaire que l’« esprit ita¬
lien ». Dans une annexe de son Racine, et Sh^speare (II, p. 237), il
professait « que depuis cent ans il n’a rien paru d’égal au Roman
comique ». Dans un article du Journal de Paris du 9 octobre 1825 il
donnait « le comique bouffon de Scarron » comme constituant avec
« l’horreur tragique de Shakespeare » l’une de ces cimes que la musi¬
que se devrait de hanter {Mél. d’Art, p. 320). Avait-il à évoquer un
personnage sec et dur, c’est à La Rancune qu’il songeait tout natu¬
rellement à le comparer : ainsi pour Mareste (Egotisme, p. 12) et pour
le successeur de son domestique Lambert (Brulard, I, p. 179). Dans
l’un de ses trois brouillons de réponse à Balzac concernant la Char¬
treuse, il n’hésitait pas à partir de Scarron pour administrer à son
correspondant un encouragement prophétique ; « Le Roman comi-
LES INTRUSIONS D’AUTEUR 209

Alors que Charles Sorel, dans son Histoire comique de


Francion qui ressortit à un réalisme plus strict, s’était fait un
scrupule de ne pas s’immiscer dans la narration, Scarron
pousse au système cette sorte d’indiscrétion (1). Il transporte
dans Le Roman comique le procédé auquel il s’était déjà
complu dans Le Typhon et surtout dans le Virgile travesti (2),
qui consiste à interrompre l’énoncé des faits de la manière
la plus intempestive possible, par des aveux ou des avis dont
le lecteur n’aura que faire (3). S’il éprouve si peu de gêne à
s’exhiber comme individu (4), à plus forte raison ne se retient-
il guère de se rappeler à notre attention comme auteur^ (5).
Cela découle chez lui non seulement des inspirations d’une
faconde saugrenue ou des exigences d’une improvisation
débâtée, mais de l’expresse résolution de fronder jusqu’à la
convention qui interdit au régisseur non moins qu’au public

nue, assurait-il, est aujourd’hui ce que Le Père Goriot sera en 1980 »


(Corr. X p. 286). Enfin, en mars 1841 il se persuadait encore en reli¬
sant Le Roman comique qu’il n’avait pas cessé de « goûter beaucoup
cet ouvrage » (Mél- int, II, p. 151). — On sait, d’autre part, que vers
1829-1830 et en 1838 il s’était attaché aux Nouvelles tragiques, Urees
de l’espagnol, du même Scarron (Mél. int., II, pp. 99 et ljl-152), au
point d’imiter l’une d’entre elles dans Le Philtre et de projeter par la
suite d’en adapter une autre, La Précaution inutile (cf. a ce sujet 1 ar¬
ticle de Louis Royer, Stendhal imitateur de Scarron, dans le Mercure
de France du 15 octobre 1934). ^
(1) Plus qu’aucun autre burlesque. Un Cyrano, un Dassoucy racon¬
tant à la première personne leurs soi-disant aventures, il est peu digne
de remarque, et sans utilité pour nous, qu’ils interpellent parfois leur
lecteur Le cas d’Antoine Furetière dans Le Roman bourgeois (Ibbb)
offre plus d’intérêt : l’intention facétieuse, soulignée par le sous-titre ;
« ouvrage comique », y vient contrarier la dominante réaliste par des
intrusions d’auteur, moins insolentes sans doute que celles de Scarron
(le lecteur s’y voit apostrophé en vous et non en tu), mais non moins
abondantes ni moins déclarées (« Je ne saurais me tenir que je ne
raconte une aventure... », commence le conteur, dans un usage assez
explétif de la première personne). Nous ne pouvons pourtant pas
faire état de ce précédent, Stendhal ne nous ayant pas, autant que
nous sachions, fait connaître s’il avait lu le Roman bourgeois.
(2) Cf. Paul Morillot, Scarron et le genre burlesque. Pans, Lecene
et Oudin, 1888, notamment p. 209. ^ 007
(3) Cf. Gustave Reynier, Le Roman réaliste au XVII siecte, p. 297.
(4) C’est ainsi qu’il se fait une joie de nous remémorer son inhr-
mité, dont il se gausse tout le premier, comme dans les vers suivants
du Virgile travesti, où l’on trouve un bon exemjjle de la façon dont
il ramène à la traverse sa grotesque personnalité :
Messire Aeneas, dont l’esprit
Ne songeoit alors qu’à Carthage,
Et bien moins à faire voyage
Que moi, cul-de-jatte follet.
Ne songe à danser un ballet...
(5) Il ne nous laisse jamais oublier que c’est lui l’orateur, et cela,
même lorsqu’il lui arrive de, censément, céder la parole a un de ses
personnages. « Ce n’est pas Ragotin qui parle, c’est moi », annonce-t-il
dans les préliminaires de L’Amante invisible {Roman comique, 1, viii).
210 STENDHAL ET LES PROBlSmES DU ROMAN

de paraître sur la scène de toute la durée du spectacle. En


les autorisant à quitter le premier les coulisses et le second la
salle, l’auteur burlesque perpètre un scandale analogue à
celui qu’il vise à travers le mélange, ou plutôt le renverse¬
ment des tons. Le théâtre supposant admis le principe que les
comédiens sont des personnages et que les faits montrés ne
font pas spectacle, postule, dans sa définition même, que les
acteurs et les témoins doivent feindre de s’ignorer : de là le
rire, dénonciateur d’un malaise, que provoque le clown quand,
sautant des tréteaux dans la salle, il nous condamne à mé¬
langer le réel et l’imaginaire. C’est là précisément l’espèce de
désordre, naissant d’une rupture de pacte, que vise Scarron
quand il intervient : il tape sur l’épaule — ou plutôt sur le
ventre — de son lecteur un peu à la façon du pitre qui passe
la rampe et va faire émeute dans le public. La confusion des
domaines se marque, aussi bien, à ce que le narrateur amal¬
game indûment son temps propre à celui de ses personnages.
« Pendant que les bêtes mangèrent, l’auteur se reposa quelque
temps et se mit à songer à ce qu’il dirait dans le second cha¬
pitre » imprime perfidement Scarron à la fin du premier. Il
attire ainsi constamment l’attention sur la façon dont il tire
les fils, abaisse ou lève le rideau, convoque ou congédie ses
pantins. Ceux-ci, il affecte de les juger sur un ton narquoi¬
sement protecteur, et il se traite lui-même avec assez d’im¬
pertinence pour déprécier, au fur et à mesure, tout ce qui sort
de sa plume; mais imagine-t-il que le lecteur le prend au mot
et s’avise de réclamer, alors il force la voix, et sous couleur
de couvrir les murmures, provoque un esclandre. Il n’est pas
douteux que Stendhal n’ait pris quelques leçons de ce narra¬
teur goguenard. Il est pourtant peu croyable qu’il ait
trouvé suffisamment de subtilité à ce ton, ou qu’il l’ait jugé
d’assez bonne compagnie : en vérité, dans ses intrusions
Scarron se donnait trop de peine à afficher l’inconvenance,
et à travers la vulgarité de sa morgue perçait trop fâcheuse¬
ment le pédant. C’est donc à un autre conteur que l’auteur
du Rouge a dû demander les recettes de l’interventionnisme
facétieux, précisément à un romancier qui avait lui aussi fré¬
quenté Scarron (1) : à Fielding.

(1) Assurément Fielding doit à Scarron l’habitude de mystifier le


lecteur par des titres de chapitres si évasivement analytiques qu’ils ne
servent à rien, comme ceux-ci, dans la première partie de Tom Jones^
ch. V : « Qui ne contient pas grand’chose », ou ch. xi : « Qui con¬
tient ce que vous verrez si vous prenez la peine de le lire » ; cf. aussi
celui du ch. i du 1. IV, chapitre qui est tout de conversation directe
avec le lecteur : « Contenant quatre pages de papier. » — On notera,
d’autre part, que Fielding, comme Scarron, confond volontiers le temps
dans lequel s’inscrit la narration avec celui qui fournit l’étoffe des
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 211

Non seulement dans Tom Jones, où le procédé est porté


le plus loin, mais aussi dans Joseph Andrews, et même dans
Amelia, le novelist s’est fait une règle de contrevenir à l’ob¬
jectivité épique par des commentaires, toujours administrés
privément, qui virevoltent si librement sur les derrières de
l’action, prolifèrent si spontanément dans les interstices ou
aux articulations du récit (1), poussent si vivement le lec¬
teur dans le piège de si peu modestes digressions (2), que
c’en est un bourdonnement continuel alentour le trou du souf¬
fleur. Alors qu’un Ricbardson ou un Foe tendaient à nous
donner l’impression d’une histoire se développant toute seule
en l’absence de tout orateur, Fielding, le premier (3), a fait
un usage ostentatoire et discrétionnaire de la parole qui lui
était confiée et il a ainsi, pour près de deux siècles, fixé le
ton du roman anglais dans lequel il a transporté les usages
d’une conversation sans apprêt, mais non sans esprit. George
Eliot, qui lui doit non moins que Thackeray ou Dickens, l’ha¬
bitude de multiplier les clins d’œil ironiques à l’adresse du
lecteur, l’a comparé à un insatiable causeur qui, ayant poussé
son fauteuil sur le devant du théâtre (4), continuerait pen¬
dant le spectacle à monologuer entre troupe et public, ou plu¬
tôt se mettrait en disposition de dialoguer avec celui-ci, et aux
dépens de celle-là. Mais Fielding avait proposé pour rendre
compte de ce commerce avec le lecteur une autre image qui
n’a pas dû échapper à Stendhal, celle de voyageurs qui ont
devisé dans une diligence pendant un long trajet et qui,

faits narrés : cf. au ch. ii du 1. X de Tom Jones : « ... Un Irlandais,


arrivé trop tard à l’auberge pour que nous ayons pu parler de lui... »
(1) Il accoutume de réserver le premier chapitre de chaque partie
et le premier paragraphe de chaque chapitre à des mises au point et
à des avertissements où il s’accorde toute latitude pour interpeller le
lecteur comme tel.
(2) Desquelles il s’arroge le droit par impertinence plénière. Cf.
Tom Jones, éd. de 1780, t. I, p. 7 : « Reader, I think proper, before
we proceed any farther together, to acquaint thee, that I intend to
digress, through this whole history, as often as I see occasion : of
■which I am myself a better judge than any pitiful critic... »
(3) Aurélien Digeon (Les romans de Fielding, Paris, 1923, pp. 109,
210-211 et 287) a utilement insisté sur la révolution qu’opérait dans le
roman anglais le recours méthodique aux intrusions d’auteur. Cet
Hervortreten des Dichters a été étudié dans le détail par Rudolf Düber
(Beiirëge zu Henry Fieldings Romantechnik, Halle, 1910, pp. 44 sq.),
par Elma Müller (Das subjektive Hervortreten des Dichters im neue-
ren englischen Roman, Hamburg, 1915, pp. 11-13) et surtout par Hilde-
gard Fischer (Das subjektive Elément in den Romanen Fieldings,
Breslau, 1933 — ouvrage qui ébauche un catalogue critique des diffé¬
rents modes d’intervention pratiqués par ce romancier).
(4) Cf. dans Tom Jones l’argument du ch. vu du 1. III : « In which
the author himself makes his appearance on the stage », apparition
qu’il ne craint pas de comparer lui-même par dérision à l’entrée du
chœur antique venant morigéner les protagonistes.
212 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

même s’ils se sont un peu picotés, se quittent enchantés l’un


de l’autre (1). C’est dans de telles dispositions que l’auteur
du Rouge avait dû cheminer de conserve avec celui de Tom
'Jones; tout, en effet, devait rapprocher les deux romanciers :
le même tour d’esprit satirique, la même haine du couple
« Vanity and Hypocrisy » (2), la même répugnance pour
l’affectation, l’esprit de sérieux et le puritanisme, le même
souci de vérité (3), le même utilitarisme en éthique, la même
prédilection pour la sensation énergique. En fait, Fielding
fut bien pour Stendhal, au moins en ce qui concerne le ton
et le rythme de la narration, une sorte de repère idéal. Dans
un compte rendu du New Monthly Magazine, le futur ro¬
mancier faisait imprimer le novembre 1823 que le public
français attendait encore son Fielding (4) : il ne se fût, sans
doute, plus cru autorisé à le faire après que le Rouge eut
paru. En tout cas, on le voit, lorsqu’il travaille à Lucien
Leuwen, instituer sur tous les plans un parallèle modeste,
mais décidé, de c Dominique » avec 1 auteur de Tonci Jo¬
nes (5), ouvrage qu’il ne cessera jamais par la suite de con-

(1) Tom Jones, 1. XVIII, ch. i ; « We are now, reader, arrived at


the last stage of our long journey. As we hâve, therefore, travelled
together through so many pages, let us behave to one another like
fellow travellers in a stage-coach, who hâve passed several days in tüe
company of each other », etc. — On retrouve l’image chez Walter
Scott, dans Waverley, au chapitre v, lequel est d’ailleurs inspire de
Fielding. — Quelque chose semble en être passé dans la marginale de
L. Leuwen (IV, p. 486), où l’on voit le romancier se recommander de
n’expliquer « les mauvaises qualités » de Mme Grandet : « que lorsque
le lecteur s’y sera un peu attaché, au moins comme à une compagne
de voyage ».
(2) Flétrissant la seconde, l’auteur de Tom Jones remarquait sarcas¬
tiquement, en des termes que Stendhal n’a sûrement pas désavoués, que
la morale n’est qu’un art de paraître (I, p. 148).
(3) Dans le Brulard (I, p. 46), venant incidemment à dénoncer les
funestes effets des romans, qui accréditent le faux, Stendhal prenait
soin d’excepter le cas de Fielding.
(4) Courrier anglais, II, p. 105. — A vrai dire, quand il avait lu
Jones pour la première fois entre le 15 et le 18 vendémiaire an XII, il
avait été plutôt rebuté par la « prolixité », le « ton goguenard », la
sécheresse sentimentale et descriptive, enfin la tendance à caricaturer
plutôt qu’à caractériser du romancier anglais {Pensées, I, p. 226). Mais,
comme il en convenait dans le fragment même qui en fait foi, il l’avait
lu malade et peu disposé à goûter cet auteur qu’il devait plus tard
considérer comme s’étant montré « grand peintre » {Hist. Peint., II,
p. 119) dans « l’admirable roman de, Tom Jones » {Racine, II, p. 234),
voire comme ayant possédé du « génie » (lettre au London Magazine
du 18 janvier 1825, Courr. angl., IV, p. 375).
(5) il s’était demandé le 4 octobre 1832, lorsqu’il travaillait à TJ ne
Position sociale, s’il ne fallait pas préférer au ton « trop romain »
prédominant selon lui dans le Bouge, un humour familier à la façon de
Fielding {Mél. lût., I, p. 143). Il se répondit affirmativement deux ans
plus tard dans les marges de L. Leuwen (II, p. 451) : « Il faut prendre
un style plus fleuri et moins sec, spirituel et gai, non pas comme le
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 213

sidérer comme le parangon, ou le prototype du roman mo¬


derne (1). Or Fielding, comme il a été dit, non seulement ne
se laisse jamais oublier dans ses fonctions d’/impresario,
mais ne perd pas de vue son lecteur, s’ingénie à le deviner,
le surprendre, le calmer, le mystifier (2), le tyranniser (3)
ou l’édifier, le tire des malentendus où il l’a malicieusement
engagé, s’excuse, s’accuse, ou au contraire se lance dans une

Tom Jones de 1750, mais comme serait le même Fielding en 1834. »


Dans une autre marginale (II, p. 431) il avait déjà mesuré cet écart des
temps et des goûts en se convainquant qu’en 1834 on ne lui pardonne¬
rait pas de prendre autant d'espace pour peindre un caractère que s’en
était arrogé Fielding. La référence à l’auteur anglais ne concerne donc
pas le ton seulement, mais l’économie, et les problèmes de construction,
comme on voit dans la marginale (III, p. 356), où Stendhal se demande
s’il doit garder la « division » : « Nancy, Paris et Madrid-Rome
« cela est bien différent, constate-t-il, et peut-être bien inférieur en
intérêt, comparé au plan de Tom Jones. » Dans une telle disposition,
en effet, « l’intérêt, au lieu d’être nourri par tous les personnages, ne
repose que sur Leuwen ». C’est là ce qui lui paraît, dans une autre
note, datée du 14 décembre 1834 (III, p. 433), le distinguer le plus net¬
tement de l’auteur de Tom Jones : « Outre le génie [...], la grande dif¬
férence entre Fielding et Dominique, c’est que Fielding décrit à la fois
les sentiments et actions de plusieurs personnages, et Dominique d’un
seul. » Deux jours plus tard, et cela prouve que ce modèle ne quittait
pas son esprit, il recommandait à Mme Ducrest de Villeneuve (Corr.,
IX, p. 71) : « Si vous trouvez des heures d’ennui le soir, lisez Tom
Jones, roman de Fielding. » Le 9 février de l’année suivante, anno¬
tant une variante de la Préface — où, du reste, il se reportait encore à
un épisode de Tom Jones (Leuwen, I, p. 300) —^ il se dépitait de ce
que le ton de son propre avertissement tournât « à la satire au lieu d’ê¬
tre gai et jouant comme un enfant » ; après s’être demandé si ce n’était
pas là l’effet de son siècle plus âpre, il se remontrait que l’auteur de
Tom Jones ne devait, d’ailleurs, pas être pris partout pour un infailli¬
ble modèle ; « Fielding est un goguenard plein d’esprit qui raconte une
histoire intéressante avec quelques mauvaises habitudes qui tiennent
à l’enfance de l’art et au genre moral mis à la mode par Richardson »
(Leuwen, I, p. 378).
(1) Dans les Mémoires d’un Touriste, après avoir protesté contre l’ou¬
bli où il voyait tombé Tom Jones, il se justifiait en posant : « Ce roman
est aux autres ce que l'Iliade est aux poèmes épiques » (I, p. 45), conve¬
nant tout au plus que, comme ceux d’Homère, les personnages de Fiel¬
ding, gardent quelque chose de fruste et de « primitif ». En dépit de
cette réserve, Stendhal n’a pas laissé, d’un bout à l’autre de son œuvre,
de se référer à ces figures typiques, invoquant suivant les besoins Blifil
ou Partridge, Allworthy ou le squire Western.
(2) Il s’y emploie par exemple avec beaucoup d’impertinence au
ch. IV du 1. I de Tom Jones, chapitre intitulé : « The reader’s neck
brought into danger by a description... » En effet, après deux pages
de description, l’auteur nous avertit qu’il nous a fait monter, comme
le personnage en question, sur le sommet d’une colline d’où il ne sait
plus comment nous faire descendre sans que nous risquions de nous
rompre le col ; « Reader, take care, I hâve unadvisely led thee to the
top of as high a hill as Mr. Allworthy’s, and how to get thee down
without breaking thy neck, I do not well know. »
(3) Dans le ch. i de la II® partie de Tom Jones, on le voit, à la faveur
de la gratitude qu’il leur réclame, confesser qu’il regarde ses lecteurs
comme des sujets dont il régit despotiquement l’attention, quitte à ne
les gouverner ainsi que pour leur bien (I, pp. 63-64).
214 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

apologie sans réplique soit de son récit soit de ses personna¬


ges qu’il ne s’est pas retenu, pourtant, de soumettre à une
critique harcelante. Si Stendhal lui a envié cette manière
« gaie » de conter, rien d’étonnant qu’il ait à son tour con¬
tracté l’hahitude d’intervenir des coulisses en multipliant les
confidences et les saillies.
A vrai dire, une autre influence a pu venir ici renforcer
celle de Fielding, celle d’un ouvrage où se recoupaient les
techniques du roman anglais (1) et la tradition du conte fran¬
çais, philosophique ou grivois (2) : nous avons nommé
Jacques le Fataliste. Ce roman que Stendhal regardait comme
une des pierres de touche de l’esprit, et à ce titre comme im¬
périssable (3), il n’a jamais cessé de le hanter ni de le prô¬
ner (4). La technique, à vrai dire, en est assez complexe :
le récit est fait au lecteur sous la forme d’une confession,
constamment coupée, de Jacques à son maître, et autant
celui-ci se prive peu d’interrompre le héros, autant l’auteur
qui s’adresse souvent à son lecteur et parfois à ses person-

(1) Celle de Fielding, mais plus encore celle de Sterne. Sans doute
Tristram Shandy et le Sentimental Journey, qui rentrent dans le cadre
de l’autobiographie, ne peuvent-ils, puisqu’il ne s’agit pas là de récits
à la troisième personne, constituer à nos yeux d’irrécusables précé¬
dents. Il n’en reste pas moins que ces deux ouvrages, dont on sait
qu’ils imposèrent, du point de vue de l’humour, une mode durable,
peuvent entrer en ligne de compte comme types de narrations, où l’au¬
teur ne cesse pas de se mettre en scène, non seulement comme per¬
sonnage, mais comme écrivain, et qui ne craint pas d’interpeller avec
ironie son lecteur.
(2) Les « interventions » n’y sont pas rares. Cf., pour ne citer que
deux exemples. Acajou et Diphile, de Duclos, et Zulmis et Zelmaîde,
de Voisenon.
(3) Dès le 20 décembre 1805, il le proclamait « charmant » {Jour¬
nal, II, p. 174 n.). Le dernier jour du même mois, venant d’en ter¬
miner le troisième tome, il s’applique à définir la qualité de l’esprit
qu’il y a vu à l’œuvre : du piquant donné par un tour légèrement
énigmatique et porté sur un fond de gracieuse bonhomie {ibid.,
p. 200). Dans VHist. Peint. (II, p. 132), il se réfère admirativement à
l’épisode de Mme de la Pommeraie, qui, par la suite, devait lui four¬
nir au ch. xxxvii de VAmour le paradigme de la jalousie française.
Dans sa chronique du New Monthly Mayazine du 22 mai 1828 {Courr.
anglais, III, p. 377), on le voit encore citer cet « admirable roman »
comme l’œuvre de Diderot la plus lue de son temps : il n’osait, pour
sa part, en 1831 espérer que le Rouge dût à vingt ans de là conserver
le même succès (Lettre à Alberthe, datée de Trieste, Corr., VII, p. 73).
Dans les Souvenirs d’Egotisme (p. 10), tout en professant que c’est le
seul ouvrage de Diderot qu’il estime, il déclare le porter aux nues, et
plus tard dans les Mém. T. (I, pp. 112-113) il assure qu’il ne connaît
pas de production contemporaine « comparable » à ce livre-là. A peine
y reprend-il quelques restes d’emphase (Lettre à Balzac, brouillon du
16 octobre 1840, Corr., X, p. 271).
(4) Il aimait à le demander dans les cabinets de lecture (Mél. int.,
I, p. 349), fût-ce pour le malin plaisir de se le voir refuser {Mém. T.,
I, p. 150).
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 215

nages, s’abstient rarement, quand l’envie lui en prend, de se


substituer à ces divers interlocuteurs. Ce qu’il y a lieu de
retenir ici d’un tel mode de présentation, c’est non seule¬
ment l’insolence avec laquelle le conteur fait ostentation de
ses droits à intervenir arbitrairement du dedans (1), mais
encore l’intempérance avec laquelle il use de la première
personne et nous prend à témoin ou à partie, allant, à cet
égard, jusqu’à nous couper la parole, à nous qui n’avons
soufflé mot, et à nous gourmander pour des objections que
nous nous sommes bien gardés de formuler (2). Comme
Tom Jones, Jacques avait donc dû familiariser Stendhal avec
la narration de tour polémique, telle que le conteur, toujours
prêt à entrer en scène et à ferrailler contre un public supposé
malévole, ne redoutât pas, pour éperonner l’attention, d’i¬
naugurer des méthodes de plaisante provocation.
A cette double influence devait s’ajouter celle de Walter
Scott qui a transmis et imposé à Stendhal, comme à tous les
romanciers de cet âge, certaines habitudes de métier. Ici
l’on va se récrier et invoquer l’hostilité croissante — et,
du reste, aggravée par le désaccord politique (3) — de Sten¬
dhal pour l’auteur écossais. Il est indéniable, et nous l’avons
nous-même rappelé (4), que dans le pittoresque facile de
Scott et dans la réclame qu’il a faite en faveur de l’archéo¬
logie, Stendhal a vu l’aveu et l’alibi d’une incapacité à obser¬
ver, à ressentir et à analyser (5). Mais il ne faut pas oublier

(1) Cf., par exemple (nous citons dans la Bibliothèque de la Pléiade),


p. 510 : « Vous concevez, lecteur, jusqu’où je pourrais pousser cette
conversation sur un sujet dont on a tant parlé... » — P. 588 : « Eh
bien ! lecteur, à quoi tient-il que je n’élève une violente querelle entre
ces trois personnages ?.... » — P. 713 : « Lecteur, qui m’empêcherait
de jeter ici le cocher, les chevaux, la voiture, les maîtres, et les valets
dans une fondrière ? etc... » — Il s’affiche ici comme l’arbitre et le
secrétaire de tous les possibles, ailleurs au contraire (p. 689), il
affecte d’être condamné à l’ignorance par une lacune du manuscrit.
(2) Constamment Diderot répond à des objections supposées qu’il
introduit par un « Je vous entends, lecteur... ». Tantôt il accepte le
reproche tout en bougonnant (p. 679) : « Lecteur, vous êtes trop poin¬
tilleux... »), tantôt il se met en colère (p. 708) : « Lecteur, vous ne
savez ce que vous dites; à force de vouloir montrer de l’esprit, vous
n’êtes qu’une bête... » Parfois, encore, nous entraînant à sa suite
dans l’univers imaginaire, il brouille les plans et les ordres de réa¬
lité de manière que nous ne sachions plus, au juste, ni qui a parle
ni à qui : cf. p. 676 : « Lecteur, il me vient un scrupule, c’est d’a¬
voir fait honneur à Jacques ou à son maître de quelques réflexions
qui vous appartiennent de droit; si cela est, vous pouvez les reprendre
sans qu’ils s’en formalisent, etc. »
(3) Cf. la fameuse lettre à Byron du 23 juin 1823 (Corr., VI,
pp. 46 sq.).
(4) Cf. ici même, p. 36, n. 3. . ,
(5) Qu’il suffise de renvoyer tant à l’article qu’il fit paraître dans Le
National du 19 février 1830 sous le titre de Walter Scott et la Princesse
14
216 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

que, quitte à le proclamer parfois, et de plus en plus, super¬


ficiel et poussiéreux, Stendhal n’avait pas laissé de le pra¬
tiquer au point de devoir passer pour avoir sacrifié à la mode
dans le temps même où il la combattait. Feuillette-t-on son
œuvre, on le voit, ici réclamer de Milan, et en anglais, à son
libraire parisien The Abbot, Rob Roy et The Antiquary (1),
ailleurs avouer que Parisina l’a « troublé (2) », dans l’Amour,
Racine et Shakspeare et le Rossini citer abondamment Ivan-
hoe, dans les périodiques anglais qualifier le Lord-écrivain
de la façon la plus emphatique (3), ça et là, enfin, louer son
style « simple », « naturel », « négligé », voire signaler chez
lui des « pensées grandes et délicates », des détails de mœurs
attachants et un art souverain de la description (4). Sten¬
dhal avait pu, en 1823, malmener ironiquement Quentin
Durward (5), lorsque, grimé en marchand de fers, il visite,
quelque quinze ans plus tard, les restes du château de Plessis-
lez-Tours, c’est ce roman que nous lui voyons en poche, puis
en main sur les lieux, comme guide (6). N’est-ce pas Old
Mortality le livre que, encore, le 11 juin 1840, il se disposait
à porter à Earline (7) ? Si tel a été son long commerce avec

de Clèves (Mél. litt., III), qu’au témoignage de R. Colomb, Notice, p. xlvi.


C’est surtout après 1830 qu’il a réagi contre l’engouement des « con¬
temporains » à l’égard du « Baronnet ultra » {Egotisme, p. 123).
(1) Corr., V, pp. 151 et 384. Dans sa lettre à W. Scott du 18 féwier
1821 — mais qui n’a peut-être pas été envoyée — Stendhal fait état « de
l’extrême plaisir que vient de [lui] donner The Abbot » {Corr., VI,
p. 8).
(2) Ibid., VI, p. 50.
(3) Le 21 septembre 1818, W. Scott n’était encore pour lui que « l’a¬
gréable auteur de Waverley, de VAntiquaire, de Rob Roy [à cette date,
il n’avait, pourtant, pas encore pris connaissance des deux derniers]
et de tous ces jolis romans écossais si supérieurs à tout ce qu’on fait
sur le continent » {Pages d’Italie, p. 4). Mais dans le New Moiithly
Magazine il le désigne en 1826 comme « l’admirable auteur à’Old Mor¬
tality » {Courrier anglais, III, p. 154). C’est à peu de chose près la for¬
mule qu’on rencontre au ch. ii du Rossini (I, p. 75) : « L’immortel
auteur d’Old Mortality. » Ce qu’il « adorait » dans ce roman, c’est,
comme nous l’apprend une de ses lettres de 1826, révélée par Fr. Mi¬
chel {Nouvelles Soirées du Stendhal-Club, p. 249) : la « profondeur » et
la « simplicité ».
(4) Cf. notamment Racine, I, pp. 40-41, Courrier anglais, I, p. 59, et
III, pp. 154-155, et Rossini, I, pp. 75-78 (« C’est à l’aide de ses admira¬
bles descriptions que Walter Scott a pu avoir l’audace d’être simple »,
pp. 77-78) et p. 378 (« L’harmonie joue en musique le rôle de la descrip¬
tion dans les romans de Walter Scott »). Dans ses brouillons de réponse
à Balzac du 16 octobre 1840 {Corr., X, pp. 276 et 281), il accuse bien les
« premiers demi-volumes » de Walter Scott d’être « ennuyeux », mais
encore invoque-t-il là le romancier anglais comme précédent à dé¬
charge.
(5) Dans le New Monthly Magazine, du 1" septembre {Courrier
anglais, II, pp. 93-94).
(6) Mém. T., I, p. 373.
(7) Mél. int., I, p. 184.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 217

Scott (1), il ne saurait être imprudent de supposer que Sten¬


dhal en ait conservé certains tours typiques comme narra¬
teur. Or l’auteur de Waverley, tendant à une « familiarité »
que Stendhal se recommandait, en 1832 encore, d’imiter à
l’égal de celle de Fielding (2), ne craignait pas à tout hout de
champ, bien que ce fût avec moins de jovialité que le biogra¬
phe de Tom Jones, de solliciter, et même de taquiner (3) son
lecteur. Et s’il se gardait ordinairement d’instruire le pro¬
cès de ses personnages, il intervenait ostensiblement comme
metteur en scène.
On voit donc que lorsqu’il se tourna vers le roman, Sten¬
dhal ne pouvait pas faire scandale ou paraître dénoncer la
loi du genre en adoptant un mode de conter qui lui permît
de se faire voir de nous en costume d’auteur. Il resterait à
déterminer si dans un tel exercice il a fait preuve de réelle
originalité. Les intrusions sont dans ses romans de trois
ordres : elles tendent parfois à étayer le vérisme; plus sou¬
vent elles s’apparentent à des remarques de régie; plus sou¬
vent encore, elles proviennent de ce que l’auteur, quand il
dévide son histoire, garde conscience de la raconter à quel¬
qu’un avec qui il devise ou devant qui il se justifie. Dans tous
les cas ces interventions correspondent à une incapacité de
s’oublier assez pour se faire oublier : elles consacrent la vic¬
toire d’un égotisme dont Stendhal se défend, mais qui le
domine, et dont nous sommes bien aises.
Le narrateur — c’est là le premier point de notre annonce
— peut exploiter la première personne par désir d’attester
qu’il se porte garant des faits qu’il relate. Il ne fait, ici, de
pas en avant que pour mieux s’effacer, puisque, c’est préci¬
sément l’objectivité du récit que son intervention vise à pro¬
tester. On comprend donc qu’il en use ainsi le plus volontiers
en exergue du conte, par exemple quand il se défend d’être
plus que le publicateur d’un manuscrit tombé entre ses mains.
Ce rôle de simple éditeur qui avait été de bonne convention
au XVIIP siècle, quand il s’agissait d’accréditer un récit fourni
sous forme de lettres ou de mémoires, Walter Scott l’avait

(1) On trouvera dans l’ouvrage de Doris Gunnell, Stendhal et l’An¬


gleterre, notamment pp. 59-60, 203-212 et 309-319, une étude assez
approfondie de cette question (malheureusement l’examen de l’in¬
fluence technique n’y a pas été poussé assez loin).
(2) Mél. litt., I, p. 143, n. (Il s’agit de la note « Plan » se rapportant
à Une Position sociale que nous avons déjà utilisée à propos de Fiel¬
ding.)
(3) Dans Waverley, par exemple (t. II, ch. i, pp. 4 sq.), il le menace
de ne lui épargner aucun des termes de chasse qu’il a trouvés dans le
vieux Lindsay of Pitscottie.
218 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

étendu pour le roman historique à la fictive divulgation de


documents très divers (1). Ces sortes d’artifices sont de ser¬
vice providentiel pour le romancier qui, trop en peine de se
faire croire de sa seule autorité, redoute toujours qu’on lui
demande de qui il tient son histoire et s’il a d’assez sérieux
répondants. Il peut craindre, surtout s’il garde conscience
d’arbitrer trop à son aise son invention, de manquer dans le
ton d’assurance, et de ne pas articuler assez fort son affir¬
mation. De là ces délégations et substitutions de responsabi¬
lité auxquelles il se livre si volontiers dans les préfaces de
ses fictions à la faveur d’un interventionnisme qui est censé
s’exercer hors roman, et qui ne le fait apparaître lui, le
romancier, que pour lui donner le moyen de disparaître aus¬
sitôt. Stendhal n’a pas absolument méprisé ce subterfuge
élimé. C’est ainsi qu’on le voit dans l’avant-propos d’Ar-
mance s’efforcer de faire endosser son ouvrage à une
« femme d’esprit » dont il aurait renoncé à améliorer le style
naïf. Dans le Rouge, en revanche, — mais ne se sentait-il pas là
soutenu par la réalité de Berthet? — il ne paraît pas avoir
éprouvé le besoin de produire d’abord des lettres de créance, et
il a gaillardement pris à son compte la relation des faits, tout en
laissant, du reste, dans le début, flotter quelques doutes quant
à l’identité du conteur (2). Il semble bien que pour Lucien
Leuwen il eût assumé, aussi bien, la responsabilité de son
tableau, quitte à en rejeter l’odieux sur les moeurs elles-
mêmes; toutefois l’adresse au « lecteur bénévole » qu’il ré¬
digea le 9 février 1835 laisserait croire que, pour mieux ac¬
créditer son histoire « très vraie au fond », il dut quelque
temps projeter de se faire passer pour un ami personnel du
héros (3). Dans les Chroniques Italiennes où la fiction pré-
sentative de manuscrits découverts par hasard et simple¬
ment remaniés par l’auteur trouvait pourtant pour une fois
l’occasion d’une application véridique, il s’est abrité comme
introducteur, ici derrière le masque d’un « jeune Français

(1) C’est dans Ivanhoe, le manuscrit Wardour, dans The Monas-


tenj et The Abhot, le manuscrit bénédictin, dans Waverley d’aiithen-
tic records de la famille de ce nom, dans Quentin Diirward et dans
Anne of Geierstein des mémoires comportant des lacunes qu’on peut
combler grâce à certains recoupements.
(2) On voit émerger, I, p. 12, un je-aiiteur, dont le regard plonge
dans la vallée du Doubs, et qui vient relayer le vague voyageur dont
le témoignage quelconque a garanti jusqu’à ce moment la réalité de
Verrières. Ce passage, aussi éphémère que brusque, à la première
personne produit une étincelle un peu imprudente à l’endroit de la
parenthèse, concernant le maire qui a élargi la promenade : « (quoi¬
qu’il soit ultra et moi libéral, je l’en loue) ».
(3) Cf. Leuwen, I, p. 301 : « J’ai beaucoup vécu avec Lucien Leu¬
wen... »
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 219

né au nord de Paris (1) », et là, derrière celui d’un voya¬


geur curieux qui a dù faire la cour à un vieux galant de sa
logeuse pour apprendre l’histoire de Suora Scolastica. L’a¬
vertissement de la Chartreuse tend à réaliser un dépistage
analogue, puisque la « nouvelle » est donnée non seulement
comme écrite « dans l’hiver de 1830 et à trois cents lieues
de Paris », mais encore comme rédigée par un orateur dont
il est bien malaisé de déterminer l’identité quand il lui ar¬
rive d’employer la première personne (2). On se rappelle,
enfin (3), que dans Lamiel, du moins si l’on s’en tient aux
principaux brouillons, le narrateur n’est pas l’écrivain, mais
un fils de nofaire qui a connu les faits pour partie direc¬
tement, et pour partie par enquête, mais il est clair que
lorsque Stendhal a terminé son chapeau, il se préoccupe
fort peu de se remémorer que le je devrait renvoyer
à un conteur qui est aussi, en tant que témoin des per¬
sonnages, personnage lui-même. Ainsi, en dehors des intro¬
ductions qui rallient sans grande conviction certains types
convenus de présentation, Stendhal laisse naturellement s’o¬
pérer une simplification telle que, lorsque, par la suite, le nar¬
rateur vient à s’énoncer à la première personne, nous ne dou¬
tons point d’avoir affaire au romancier lui-même. C’esf lui,
et non son truchement initial, qui en esquissant certains
gestes (4) ou en surgissant à l’abri d’une parenthèse, prête
à la fiction le soutien de sa présence persuasive et à cet

(1) La Duchesse de PaUiano {Chroniques it., t. II, p. 14). De ce


fait, tout le chapeau subit une translation dans l’imaginaire (pp. 9-15).
(2) Il est venu au courant, rappelons-le, d’abord par le récit que lui
a fait vers la fin de 1830, lors d’un passage à Padoue, le neveu du cha-
noine chez lequel il avait logé bien des années auparavant, puis par les
annales concernant les intrigues de Parme que le dit chanoine défunt
avait rédigées et que le neveu remet au visiteur en manière de com¬
plément ou de confirmation. Cela est encore assez clair, mais on est
bien en peine de savoir à qui rapporter la première personne, lors¬
qu’on trouve, dès la p. 6 : « Me disait le lieutenant Robert » : est-ce la
le neveu du chanoine qui parle, ou le chanoine lui-même, ou plutôt
l’auteur du « manuscrit de 1830 », qui est aussi le publicateur de l’his¬
toire. Seul le contexte permet de reconnaître parfois la voix de Sten¬
dhal (comme à la p. 8 : « ... qu’il me serait impossible d’en donner une
idée ») — de Stendhal, et, dirait-on mieux, d’Henri Beyle qui, oubliant
ses préliminaires, dévide en son nom le fil de ses propres^ souvenirs
héroïco-lyriques. Touchant à ce cadre introductif en général, cf.
L. F. Benedetto, La Parma di Stendhal, pp. 440-442.
(3) Cf. ici même, p. 146.
(4) Soulignés au besoin par un simple démonstratif : « Ces mes¬
sieurs se chauffaient », lit-on, par exemple, dans L. Leuwen (IV,
p. 74), du héros et de Colle. C’est en nous établissant de compagnie
avec lui-même que l’auteur qui se voit, comme s’il se revoyait, de
compagnie avec ses personnages, peut si facilement nous mettre en
leur présence.
220 STENDHAL ET LES PROBLÈMES Dü ROMAN

effet non seulement témoigne, mais parfois nous prend à té¬


moin (1).
« Il fallait les voir dire par un fanatique », écrit Stendhal,
comme s’il les avait etîectivement entendues, des phrases
exaltées dont le docteur Du Poirier est venu étourdir Lu¬
cien (2), et ainsi Fauteur assiste le récit en se faisant passer
pour avoir assisté à la scène. Mais précisément, s’il avait
pris part à cet entretien, il se serait trouvé devant des per¬
sonnages, non au centre de leurs réflexions, et il n’aurait pas
pu saisir d’eux beaucoup plus que l’écorce d’une apparence
ou, au mieux, d’un comportement. C’est là un type de vision,
la vision par le proche dehors, la vision neben comme disent
les critiques allemands, que Walter Scott adopte avec prédi¬
lection, surtout quand il s’agit de présenter quelque nouveau-
venu (3). De celui-ci! il nous indique ce qu’annoncent sa tenue
son air, sa conduite, sa mimique (4), et c’est justement ce que
l’interprétation de ces aspects garde de conjectural qui tend
à cautionner l’extériorité par rapport au romancier de l’appa¬
rition, autrement dit l’objectivité, reportée dans le passé, de
celle-ci, bref l’authenticité du témoignage. Les ignorances de
l’auteur nous garantissent donc que ce n’est pas lui qui a de
son seul décret bâti toute l’affaire (5). Pour en revenir à Sten¬
dhal, on le voit bien, commentant la « chronique italienne »

(1) Ainsi dans les premiers chapitres du Rouge, il lui arrive de


supposer à demi-ironiquement que, familiers tant des lieux que de
l’histoire locale, nous connaissons Verrières presque aussi hien que
lui.
(2) Leuwen, I, p. 152.
(3) On aperçoit immédiatement que cette technique peut, soit épau¬
ler, soit contrarier celle des restrictions de champ : elle la sert si une
telle vision-ne&en est celle, effective, de l’un des personnages, elle y
contrevient si c’est celle d’un observateur quelconque, et en l’occur¬
rence non prévenu, auquel le romancier s’identifie.
(4) Cf. encore au début de Quentin Durward la présentation du
héros, du roi et de Tristan, ou encore les premières pages de The
Antiquary (t. I, ch. i, pp. 7-8) : « He might be a clergyman, yet his
appearance was more that of a man of the world than usually helongs
to the Kirk of Scotland... », ou, au commencement d’Ivanhoe, cette évo¬
cation prise tout entière par le dehors : « An old man, whose thread-
hare tunic bore witness to his poverty, as his sword, and dagger, and
golden Chain intimated his prétentions to rank... » Ailleurs le roman¬
cier, au lieu de intimated, emploie les verbes : argued, seemed, indi-
cated, showed, etc...
(5) Fréquemment Fielding, dans Tom Jones, et aussi dans Jonathan
Wild, ou dans Joseph Andrews, nous avoue que, malgré ses recherches
zélées, il a dû laisser subsister quelques points obscurs, soit qu’il n’ait
pas réussi à obtenir les informations nécessaires, soit qu’il les ait
oubliées, et il en use ainsi, non seulement par plaisanterie, mais pour
réduire son arrogance d’auteur et conférer davantage de plausibilité à
l’événement par le seul fait qu’il le soustrait pour partie à sa juri¬
diction.
LES INTRUSIONS d’aUTEÜR 221

qu’il a adaptée sous le titre de Vittoria Accoramboni, constater


que, en général, l’intérêt historique ne marche guère de pair
avec celui du roman, s’il est vrai que, par définition, ce der¬
nier « se prétend instruit de tout ce qui se passe dans le cœur
des héros » (1), mais il n’a pas craint, pour sa part, soit,
comme l’on a vu, de ménager parfois dans son récit quelques
régions obscures (2), soit encore de multiplier à la faveur
d’imperceptibles interventions des formules dubitatives (3) de
nature à suggérer l’impression que le fait indiqué a bel et
bien eu lieu, puisque quelque chose en a échappé à l’orateur
qui le consigne. C’est ainsi qu’en laissant flotter çà et là de
légères ombres le romancier féru de vraisemblance consolide
l’autonomie de ses personnages.
Dans un tel cas, l’auteur, dont les lacunes nous rassurent,
n’intervient du dehors, par un aveu d’incertitude, que pour
ne pas avoir l’air d’intervenir du dedans, au niveau des faits,
dont la réalité nous est, dès lors, mieux intimée. Lorsque, au
contraire, ne considérant que sa commodité, il change de décor
sans baisser le rideau, voire souligne par un commentaire sa
virtuosité dans cet exercice, il ne redoute plus, fût-ce aux
dépens de la crédibilité, de nous rappeller que c’est lui le
maître — maître sinon de modifier les données de l’histoire, du

(1) Chroniques it., I, p. 216.


(2) Cf. plus haut, pp. 173-174. .
(3) Il faut ici, bien entendu, faire la part de celles qui constituent
seulement des entrechats de l’espièglerie (cf. par exemple le « que j i-
gnore » de Leuwen, I, p. 101), des taquineries à l’adresse des person¬
nages (cf. dans la Chartreuse le « certainement » de la p. 72 — ou le
« ie crois » de la p. 76), ou encore des apartés que par inattention
l’auteur a laissés s’enraciner dans le texte (cf. le « je crois >> du
Rose et Vert, p. 17, au t. I des Romans). Certaines de ces hésitations
ne manquent pas pourtant d’être déjà assez instructives, ou efficaces.
Lorsque, de la robe que, dans L. Leuwen (I, pp. 200-201 porte Mlle Syl-
viane, Stendhal nous apprend : « C’était une étoffé d Alger, qui avait
des raies fort larges, marron, je crois, et jaune pale... », a la laveur
de ce minuscule et involontaire aveu d’incertitude, on mesure si clai¬
rement l’intensité avec laquelle il applique son imagination sur le sou¬
venir d’un être réel, qu’on pénètre immédiatement dans la persuasion
que Mlle Sylviane, et donc aussi Lucien ont effectivement vécu. Mais
on découvre ailleurs des échantillons plus probants. Ainsi dans la
Chartreuse quand (p. 151) l’auteur, échouant à expliquer comnient
Blanès a pu prévoir l’inopinée visite de Fabrice, nous propose, a la
façon des historiens latins, une hypothèse alternative : « L abbe tai-
sait-il son métier de savant, ou bien, comme il pensait souvent a Fa¬
brice, quelque signe astrologique lui avait-il, par un pur hasard
annonce son retour? » On verra de même Stendhal dans Lamiel
(p. 270) conserver à un jugement une forme conjecturale la ou il eut
pu dans sa qualité d’informateur universellement informe, trancher
absolument : « L’absence de toutes ces choses brillantes eut choque
Lamiel, peut-être eût fait son malheur », lit-on d aboM, puis entre
parenthèse : « (ce n’est point mon avis toutefois) ». On ne saurait
ainsi balancer qu’au sujet d’un être réel.
222 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

moins, pour nous en instruire, de nous transporter à sa guise


à travers l’espace et le temps de l’imaginaire. De telles Regie-
bemerkungen ne sont pas rares chez l’Arioste (1). Elles abon¬
dent, comme on pouvait s’y attendre, chez Scarron et chez
Fielding : à vrai dire, ceux-ci, pour nous donner tous rensei¬
gnements de métier, disposent déjà de Vargument, posté en
tête de chaque chapitre, d’où il leur est loisible d’apprécier
leur propre travail; mais les jugements et informations techni¬
ques dont ils sont prodigues, ne se laissent pas tous cantonner
dans cette zone franche, débordent le « hors jeu » confidentiel,
et, pourrait-on dire, l’affiche ou les coulisses du titre, meublent
les débuts (2) et les conclusions de chapitres, souvent même,
passant en plein corps de texte, viennent y jalonner le déve¬
loppement. Ce n’est, pourtant, aucun de ces deux auteurs,
mais Walter Scott qui semble avoir le premier pris comme
romancier un plaisir manifeste à faire mesurer au lecteur
toute l’étendue de son arbitraire dans le découpage, la pré¬
sentation et l’éclairage des faits (3). Il guide ostensiblement
son client, et, sans le malmener, le régente d’une main ferme,
surtout aux transitions, car c’est lui qui tient à régler per¬
sonnellement les passages (4), les entrées et les sorties, et les
changements de décors. C’est, peut-on croire, à son exemple
et suivant ses leçons, que Stendhal assez volontiers monte
sur les planches pour pratiquer les coupures ou assurer les
liaisons. Si l’auteur peut s’autoriser ainsi à intervenir pour
raccorder des épisodes qui d’eux-mêmes s’enchaîneraient
mal, s’il dispose, bien plus, du droit de pousser la coquette¬
rie jusqu’à souligner la façon dont il a établi ou réparé un
joint désespéré, lui voilà épargnée la peine d’avoir à ajus¬
ter d’avance la succession des scènes : pourquoi s’évertuer à
bâtir des murs pélasgiques quand on peut en toute occasion
employer un ciment aussi peu dispendieux, d’autant que ce

(1) Notamment aux débuts et aux fins de chants dans le Roland


furieux : ci., par exemple, la chute du chant I :
... Quel che segui ira questi dui superbi
Vo’ che per l’altro Canto si reserbi.
(2) Cf. dans la I™ partie du Roman comique le début du chapi¬
tre XVIII : « J’ai fait le précédent chapitre un peu court, peut-être
que celui-ci sera plus long. »
(3) Cf., par exemple, Waverley, t. II, ch. i, pp. 3 sq. : « Shall this be
a short or a long chapter ? — This is a question in which you, gentle
reader, hâve no vote, however much you may be interested in the
conséquences, etc... »
(4) Qu’on en juge sur celui-ci noté dans Guy Mannering (t. I, ch. xx,
pp. 323-324) : « ... Haying thus left the principal characters of our
story in a situation, which, being suffîciently comfortable to themsel-
ves, is, of course, utterly uninteresting to the reader, we take up the
history of a person, etc... »
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 223

liant non seulement est apte à amalgamer les événements


les plus distants ou les plus disparates, mais concourt, en ma¬
nifestant une aisance pleine de bonhomie, à associer plus
étroitement le lecteur à celui qui raconte (1). Stendhal
avouera donc ses digressions comme telles, et ce sera pour
lui le meilleur moyen d’en sortir (2). Il ne cherchera pas de
voie plus détournée pour administrer un renseignement devenu
brusquement nécessaire (3), ou pour reprendre un fait gagnant
à point nommé une importance neuve (4), ou encore pour

(1) N’est-il pas vrai que, comme l’écrit J. Prévost, à propos de


Home, Naples et Florence quand il enchaîne ainsi, « pour nous me¬
ner d’une idée à une autre, l’auteur nous fait passer par l’intérieur de
lui-même » (Création, p. 88) ?
(2) Prenons deux exemples dans L. Leiiwen. C’est sans camouflage
que se trouve accroché l’excursus concernant Ménuel ; « Par forme
d'épisode » — annonce le romancier — « nous conterons en passant cette
vie d’un simple soldat... » (I, p. 138). D’autre part, aux sorties de pa¬
renthèses le passage ne se fait pas moins à découvert qu aux entrées,
comme on peut le voir à II, p. 38 : « Nous laisserons M. le baron
Térence sur cette triste vérité et terminerons ici cette digression » ; il
est vrai que dans le Chasseur vert l’auteur nous ramène au sujet par une
formule un peu moins cavalière.
(3) L’auteur fait abaisser un instant le rideau, parait en habit, donne
du devant de la scène et en son propre nom l’information qui se trouve
brusquement manquer, puis disparaît, et l’on enchaîne. Cf. dans la
Chartreuse, p. 342 : « Ici un détail nécessaire, et qui explique en partie
le courage qu’eut la duchesse de conseiller à Fabrice une fuite si
dangereuse, nous oblige d’interrompre pour un instant l’histoire de
cette entreprise hardie... » W. Scott, sur ce point moins autoritaire,
utilisait de préférence les pauses ou les temps morts de l’action pour
documenter son lecteur : cf., par exemple, Guy Mannering, t. I, ch. n,
p. 16 : « I will give the reader some insight into his state and conver¬
sation (du Seigneur), before he has finished a long lecture to Manne¬
ring... » ou encore The Antiquary, t. I, ch. v, p. 97 : « While he (Caxon)
is engaged in his journey and return, it may not he impertinent to
inform the reader... » Stendhal, lui, quand il doit fournir un complé¬
ment de précisions, n’y met d’ordinaire pas tant de forrnes : il le fait
sur un ton, sinon pédant, du moins abrupt et quelquefois protecteur.
Cf Leuwen, III, p. 162 : « Le lecteur doit savoir que Mme Cunier [...]
pensait bien... » — Chartreuse, p. 89 : « Il faut savoir que depuis quel¬
ques mois... » ; p. 249 : « Il faut apprendre au lecteur que dans le parti
libéral... » — Féder, p. 165 (Romans, II) : « Le lecteur, s’il est de
Paris, ne sait peut-être pas qu’en province... », etc. On trouve, du
reste, à Stendhal le même ton dans le Brulard, cf. I, p. 19 : « Non, mon
lecteur, je n’étais point soldat à Wagram en 1809. Il faut que vous
sachiez que... » — ou, en plus impertinent, p. 46 : « J’apprends au
lecteur que le Dauphiné... » Tant s’en faut donc que le romancier,
qui tient cette assurance de ce qu’il sait son omniscience non parta¬
gée par son muet interlocuteur, se fasse un scrupule d’intervenir
pour notre instruction, bien que le recours à un tel mode de docu¬
mentation constitue souvent Taveu d’une défaite technique
(4) W. Scott emploie volontiers à cet effet la formule passe-partout
_, qu’on trouve, par exemple, dans Ivanhoe, au début du ch. xvi
« The reader cannot hâve forgotten that... » De même Stendhal : cf.
dans la Chartreuse, et pour citer au hasard, p. 161 : « Le lecteur se
souvient peut-être de l’amour que Fabrice portait à un marronnier... » ;
p. 290 : « Comme nous l’avons dit,... »; p. 291 : « Cette seconde tour.
224 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

réparer quelque omission de détail (1). Il osera même se dé¬


barrasser en promesse d’un développement qui dans le mo¬
ment ralentirait sa marche (2). Il en usera aussi librement
pour les personnages : lorsque, suivant les besoins, il les in¬
troduit (3), les renvoie ou leur distribue un supplément d’é¬
clairage (4), il le fait en auteur qui ne se cache point (5) ; tel
un hôte doué d’entregent, on le voit qui règle lui-même le
ballet des entrées et des présentations (6). C’est lui aussi qui.

comme le lecteur s’en souvient peut-être... p. 475 : « Elle avait ^o-


mis à la Madone, l’on se le rappelle peut-être... » Ce tour n’offre
rien que d’absolument usuel dans le récit oral; on notera pourtant
qu’il tend à assurer la continuité' du roman, non au niveau des faits,
mais à travers la permanence du narrateur.
(1) Cf. Rouge, II, p. 79 : « Le lecteur est peut-être surpris de ce ton
libre et presque amical [du marquis avec Julien] ; nous avons oublié
de dire que, depuis six semaines, le marquis était retenu chez lui... » —
Chartreuse, p. 386 : « Nous avons oublié de raconter en son lieu que la
duchesse avait pris une maison à Belgirate... » — Lamiel, p. 59 : « Nous
avons oublié de dire que le vieux duc était mort... » ; et plus lourde¬
ment dans Féder, p. 244 {Romans, II) : « Entraîné par les développe¬
ments gastronomiques de notre histoire, nous avons oublié de faire
mention, en son temps, du divorce éclatant que Boissaux avait fait avec
ces livres... »
(2) Cf. Chartreuse, p. 284 : la démission de Mosca eut pour effet de
guérir Fabio Conti de sa goutte, indique par anticipation le roman¬
cier, qui précise : « Comme nous le dirons en son lieu, lorsque nous
parlerons de la façon dont le pauvre Fabrice passait son temps à la
citadelle » ; cf. encore ibid., p. 345 : « ... une énorme imprudence dont
nous rendrons compte en son lieu. » On mesure sur ces exemples
l’incompatibilité de l’interventionnisme de régie avec la technique des
restrictions de champ, laquelle se trouve ici délibérément sacrifiée.
(3) Sans les avoir annoncés, comme cela a lieu dans les Mémoires
(cf. plus haut, pp. 151-152).
(4) Cf. déjà dans les annexes de l’Amour (II, p. 331), la façon dont,
dans l’apologue intitulé Ernestine ou la naissance de l’amour, le récit
quitte l’héroïne : « Il est temps de parler un peu de Philippe Asté-
zan... » Mais, dira-t-on, il s’agit là moins d’une nouvelle que d’un para¬
digme démonstratif, où l’auteur usurpe à découvert le ton du péda-
dogue. A quoi l’on répondra que dans tous ses romans ultérieurs il
ne s’est pas mis davantage en frais pour introduire de nouveaux
acteurs : cf., par exemple. Le Rose et le Vert {Romans, I, p. 118) :
« Mais puisque la mère de Léon [...] doit jouer un rôle dans la vie
de son fils, il vaut autant dire ce qu’elle était » ; Chartreuse,
p. 241 (il s’agit du fiscal Rassi) : « Comme ce personnage va prendre
une assez grande influence sur la destinée de Fabrice, on peut en dire
un mot... » ; et Lamiel, p. 29 : « Les Hautemare, devenant maintenant
des gens riches, méritent que nous parlions un peu plus en détail de
leur caractère. »
(5) Cf. Chartreuse, p. 11 : « Nous avouerons que, suivant l’exemple
de beaucoup de graves auteurs, nous avons commencé l’histoire de
notre héros une année avant sa naissance... »
(6) Il aime, à cet effet, prendre un ton — familier ou cérémonieux
— mais toujours mondain : cf., par exemple, dans L. Leiiwen, II,
p. 296, l’introduction de Mlle Bérard quand Mme de Chasteller s’avise
de prendre celle-ci pour chaperon, et III, p. 57 (d’une réception) ;
« Il vint beaucoup de monde : MM. Murcé, de Sanréal, de Roller, de
Lanfort, et quelques autres, inconnus du lecteur, et dont, en vérité, il
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 225

aux transitions, se charge volontiers des déménagements (1)


et exécute ces économiques translations dans le temps (2)
que le cinéma nomme « ellipses ».
Comme l’indique bien ce dernier terme, le saut chronolo¬
gique oblige à pratiquer, dans la forêt continue des événe¬
ments, de larges coupes que l’auteur, seul compétent pour
les exécuter, n’est nullement tenu de signaler ni de justifier.
Les conteurs interventionnistes se sont, pourtant, fait une

ne vaut pas la peine de lui faire faire la connaissance. » Cf. encore, du


comte Zorafi, dans le fragment le concernant qui fut projeté pour une
seconde édition de la Chartreuse, p. 513 : « ... le jour où nous lui fai¬
sons l’honneur de le présenter au lecteur... »
(1) L’intervention de l’auteur dans cet office remonte aux origines
mêmes de la narration. « Ici le conte se tait de Messire Gauvain et
revient à Perceval », annonçait déjà Chrestien de Troyes. L’Arioste,
dans le Roland furieux, faisait mieux encore sonner la première per¬
sonne dans ces transferts : cf., par exemple, au chant II, str. xxx :
Lascio Rinaldo e Vagitata prua
E torno a dir de Bradamante sua, etc...
Dans le roman moderne, c’est W. Scott qui semble avoir le premier
fait un usage systématique et étendu de la baguette ou du tapis magi¬
ques pour transporter le lecteur aux quatre points cardinaux de l’ac¬
tion. Il y procède parfois à la faveur de tours assez neutres (« Our
history must rétrogradé... », « our story leaves »...) ou en utilisant
la première personne (« We hâve to look upon... », « We must change
the scene... »), souvent de façon insistante, voire impérieuse (« The
reader’s attention must be recalled to... »), ou plus civilement (« We
heg leave to transport the reader to... »), ou en raffinant sur le détail
de la régie, dans The Abbot : « The ténor of our taies carries us back
to the castle of Lochleven, where we take up the order of events on
the same remarkable day where Dryfesdale had been dismissed from
the castle... »). — Stendhal n’a pas abusé de ces indiscrètes commo¬
dités, mais il y a eu recours. Cf., par exemple, dans L. Leuwen, I,
p. 37 : Pendant que Lucien répond à son supérieur, écrit le romancier,
« nous demandons la permission de suivre un instant le lieutenant
général comte N*** ». Cf. encore, dans la Chartreuse, au début du
ch. XVI, p. 262, ce transfert dont l’explicite annonce fait appel à
l’humour : « Mais pour le moment nous sommes obligés de laisser
Fabrice dans sa prison, tout au faîte de la citadelle de Parme; on le
garde bien, et nous l’y retrouverons peut-être un peu changé. Nous
allons nous occuper avant tout de la cour. » — Et, p. 548, n. 96 (corr.
Chaper) : « Les événements de cette histoire nous appellent a
Parme... »
(2) Ce qui dans le procédé paraît le plus notable, c est qu il attire
l'attention sur la main qui dispose à son gré les aiguilles au cadran de
l’horloge. Cf. Leuwen, III, P- 23 (l’auteur s’explique tant, qu’on croirait
qu’il se sent coupable) : « Nous prendrons la liberté de sauter à pieds
joints sur les deux mois qui suivirent. Cela nous sera d’autant plus
facile que Leuwen, au bout de ces deux mois, n’était pas plus avancé... »
Dans la Chartreuse ces effets d’accélération ne sont pas rares ; cf. dès
le début, p. 12 : « Nous glissons sur dix années de progrès et de bon¬
heur, de 1800 à 1810 »; p. 548 (corr. Chaper) : « ... et nous glissons sur
dix années » ; et tout à la fin, p. 474 : « Ici, nous demandons la permis¬
sion de passer, sans en dire un seul mot, sur un espace de trois années.
A l’époque où reprend notre récit... » On sait que le saut est de règle
quand il s’agit des périodes de bonheur.
226 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

loi et une joie de mentionner à chaque lois les suppressions


dont ils prenaient l’initiative, et cela tantôt par égard et
tantôt par manque d’égards pour notre curiosité. Scarron,
comme tout lui est bon qui nous fâche, se garde bien, quand
il est tenu de nous dissimuler quelque chose, de nous taire
qu’il tait, et il affecte de faire le cachotier même pour ce
qu’il ignore (1). Fielding, quand il abrège, ne manque pas
non plus de venir personnellement nous en avertir, et il en
profite pour s’expliquer (2). C’est pourtant, ici encore, ^\al-
ter Scott qui a pu enseigner à Stendhal les formules les mieux
appropriées au jeu de suppressions que l’intérêt requiert, les
plus discrètes en tout cas, et les plus naturelles : à chaque
fois qu’il doit résumer, il intervient pour l’indiquer, mais
il le fait d’une façon si neutre et si mécanique que le plus
souvent le passage à la première personne ne se laisse pas
seulement remarquer (3). Quant à Stendhal, la prétérition
constitue chez lui à la fois la moins voyante et la moins rare
de ses intrusions de régie. Elle ne mérite de retenir un peu lon¬
guement l’attention que dans la mesure où elle correspond
à un véritable tic de l’écrivain, nous ne disons pas : du ro¬
mancier, car elle apparaît au même degré de fréquence
dans tous les ouvrages du « Milanese ». Elle revêt trois for¬
mes : ou elle correspond à un aveu d’impuissance, ou elle
vise à exécuter des consignes de délicatesse et de pru¬
dence, ou enfin, et le plus souvent, elle tend à revendiquer
pour l’auteur le mérite d’avoir économisé de l’ennui au lec¬
teur.

(1) Qu’il suffise de donner deux échantillons de la goguenardise avec


laquelle, dans le Roman comique, il épilogue sur ce qu’il escamote ;
« Ils se dirent encore cent belles choses » — écrit-il au ch. ix de la pre¬
mière partie — « que je ne vous dirai point, parce que je ne les sais pas
et que Je n’ai garde de vous en composer d’autres, de peur de faire tort
à Don Carlos », et au ch. xvi de la même partie ; « Je ne dirai point
si les comédiens plurent autant aux dames du Mans que les comédien¬
nes avaient fait aux hommes : quand j’en saurais quelque chose, je
n’en dirais rien; mais, parce que l’homme le plus sage n’est pas quel¬
quefois maître de sa langue, je finirai le présent chapitre pour m’ôter
tout sujet de tentation. »
(2) Cf., par exemple, Tom Jones, 1. VII, ch. xii, où le romancier se
justifie d’abréger sur l’inégalité de moyens dont le narrateur dispose
par rapport à la réalité.
(3) Les détails ou les propos peu marquants, le lord-romancier les
exécute souvent d’une formule impersonnelle, en décidant que ce sont
là des particularités « with wich it is unnecessary to trouble the rea¬
der », mais souvent aussi, jugeant bon d’appuyer sur la suppression, il
ne craint pas d’intervenir : cf. par exemple, dans Old Mortality,
ch. XXVI, éd. Cambridge University Press, 1900, p. 300 : « It is not our
intention to detail at length the incidents which may be found in the
history of that period. It is sufficient to say... » Style plus critique et
discursif que proprement narratif.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 227

Dès le Journal on voit Stendhal prendre le soin de se dési¬


gner les endroits où il a dû le plus abusivement abréger par
inaptitude à égaler le langage à l’expérience vécue (1), ce qui
s’explique non seulement par l’impossibilité tout à fait géné¬
rale d’inventorier complètement un instant quelconque, mais
encore par le fait que le récit, se faisant après coup, part
d’une sensibilité qui s’est appauvrie en se refroidissant (2). Le
jeune homme qui tient la plume en 1805 « intervient » donc
dans son compte rendu quotidien pour restituer d’une formule
le volume et la physionomie d’impressions ou de propos aux¬
quels le resserrement obligé de la rédaction a pu conférer un
air mesquin ou trop « marqué » (3). Pareillement l’homme mûr
qui, trente ans plus tard, entreprend le Brulard, constatant là
encore, en dépit de l’amenuisement que le temps a infligé à la
sensation, la surabondance du vécu par rapport à tout récit
qu’on en fait, se croit, chaque fois que ses Mémoires mutilent
trop cruellement le passé, tenu de nous en aviser. (4). On ne
peut guère s’étonner de trouver son Touriste en proie à des
découragements analogues. « J’y renonce » — confesse, par
exemple, le marchand de fers (5) — « quelque style que j’em¬
ploie, quelque tournure frappante que je puisse inventer, je
ne pourrai jamais donner une idée de la misère des conversa¬
tions de la province. » Et si l’outil lui échappe des mains pour
un aussi piètre sujet, combien l’écrivain ne se trouve-t-il pas
davantage dépourvu quand il lui faut traiter des hauts mo¬
ments qui ont fait date dans la vie de son cœur. Déjà, dans
le Journal, il s’était résigné à laisser pour compte la trop fas¬
tueuse félicité (6). Dans le Brulard l’excès d’âme qu’il se dé¬
fend d’évoquer gagne jusqu’aux termes par où il annonce

(1) Cf., par exemple, I, p. 280, n. 1.


(2) Journal, II, p. 72.
(3) Ibid., p. 122. .....
(4) Cf., par exemple, dans le Brulard, I, p. 69, cette indication con¬
cernant la mort du domestique Lambert : « Je pourrais remplir encore
cinq ou six pages de souvenirs clairs qui me restent de cette grande
douleur... » . .. co^ a i»-
(5) Mém. T., I, p. 46. — Lorsque le voyageur écrit (II, p. 53) de 1 e-
glise de Ploërmel : « Ses formes, quoique gothiques, écartent l’idée du
minutieux; mais il faudrait deux pages pour expliquer suffisamment
mon idée ou plutôt ma sensation, et rien ne serait plus difficile a
écrire », l’intervention prétéritive de l’auteur n’est imputable qu a
l’embarras où le jette son incompétence, mais lorsqu’il élude la des¬
cription de paysages comme ceux du Dauphiné natal, les dénégations
d’impuissance qui motivent ses commentaires d’écrivain proviennent
au contraire d’une pléthore de perception, dont l’imprimé ne serait
apte à rendre compte que par recours à la rhétorique et au prix d’une
emphase déloyalement orchestrée (cf. II, pp. 172 et 187-188).
(6) Cf., par exemple, l’aveu de prétérition mentionné à la date du
26 août 18(34 (I, p. 148).
228 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

qu’il a dû censurer le bonheur : qu’il se remémore, ainsi, son


premier voyage aux Echelles (1) ou sa rencontre a\ec Gros (2),
qu’il se berce au souvenir de l’heure parfaite de Rolle (3) ou,
mieux encore, qu’il attaque Yallegro de sa première entrée à
Milan, à chaque fois il intervient pour nous refuser la pein¬
ture de ces moments hyperboliques, et il le fait en certifiant
que « le sujet surpasse trop le disant » (4). La défaite de 1 é-
crivain, il la proclame ici d’autant plus volontiers que, comme
l’a remarqué Armand Caraccio (5), elle lui paraît tenir à une
vitctoire de l’homme. A vrai dire, quand il s’exempte de la
description, ce n’est pas toujours par respect pour le mystère
lyrique, c’est souvent par mépris, fatigue (6) ou paresse (7).
En ce cas il est remarquable, au point de vue de la technique,
que, croyant bon d’intervenir, et se rappelant à nous, non
seulement comme auteur, mais comme auteur prompt à ab¬
diquer, il se fasse une obligation de déterminer les limites
du pensum qu’il regrette de ne s’être point imposé quand il
ne se félicite pas de nous l’avoir épargné. Ainsi en use-t-il
communément dans ses guides et récits de voyages (8). En re¬
vanche, on doit reconnaître qu’il lui est rare dans les romans
d’entrer en scène pour nous avertir qu’il s’est dispensé de
décrire. Du moins, dans le Rouge comme dans la Chartreuse
le retrouvons-nous fidèle au principe de ne pas épiloguer sur
le bonheur : non seulement il nous communique qu’il a sauté
par-dessus les années de prospérité, mais il escamote les
scènes d’exaltation et d’amour (9) et nous en prévient.

(1) Brulard, I, pp. 152 et 154. Ces deux pages seraient à citer en
entier.
(2) Ibid., I, p. 384.
(3) Ibid., I, pp. 473-474.
(4) Ibid., I, p. 154.
(5) Variétés stendhaliennes, p. 173.
(6) S’agît-il de celle qui l’envahit quand il a trop admiré (Mém. T.,
II, p. 193).
(7) Dans VEgotisme, où il peut se payer de l’illusion qu’il reprendra
un jour son manuscrit, on admet qu’il se soit ménagé, en cours de
rédaction, quelques blancs : cf. p. 9, où il saute directement de Milan
à Paris : « (Ici quatre pages de descriptions de Altorf à Gersau, Lu¬
cerne, Bâle, Belfort, Langres, Paris. Occupé du moral, la description
du physique m’ennuie...) » — mais lorsqu’il confie son texte à l’im¬
primeur, partout où il élude les développements fastidieux, il lui faut
convenir qu’il s’est dérobé. Du moins le fait-il en galant homme qui,
en fixant le nombre des pages dont il aurait eu besoin s’il s’était
acquitté, signe pour ainsi dire une reconnaissance de dettes envers le
lecteur. C’est dans ses journaux et mémoires de voyages qu’on ren¬
contre le plus grand nombre d’interventions s’y employant.
(8) Cf., par exemple, et pour citer au hasard. Promenades, II, p. 107,
III, pp. 201, 272...; Mém. T., II, p. 354, etc.
(9) Cf., par exemple. Bouge, II, p. 228 : « Mais il est plus sage de sup¬
primer la description d’un tel degré d’égarement et de félicité... », et
LES INTRUSIONS d’aUTEÜR 229

C’est là la discrétion du respect; ailleurs les suppressions


dont il nous donne avis s’excusent moins sur la pudeur que
sur la prudence (1). Hors des romans, en quel ouvrage ne le
voit-on point, presque à chaque page, protester que les « mœurs
étiolées » de son temps ou bien celles du proche avenir au¬
quel il destine son livre (2) le condamnent à éliminer les
« plus vives » (3) des anecdotes ou des circonstances qui se
sont disputé sa plume ? Du moins se garde-t-il de les écarter
sans se rapporter le mérite, à la façon dont on manifeste un
regret, de les avoir ainsi sacrifiées. Il paraît même trouver
dans l’indication constante et appuyée des retranchements
qu’il a dû pratiquer pour épargner le goût ou les mœurs, le
moyen de nous suggérer plus et pis — et cela surtout quand
il s’agit de suppressions délibérées par précaution politique.
Car il ne sert guère ses ennemis lorsque, sous couleur de
prévenir leurs vœux, il vaque tout le premier à sa propre
censure. Il possède un art souverain de se retirer la pa¬
role (4), grâce à quoi il laisse deviner ce qu’il allait avancer
tout en faisant naître, pourtant, plus de doutes, et de plus
venimeux, que s’il se fût engagé sur la pente où nous l’at¬
tendions (5). Comme il s’entend à aiguiser notre malveil¬
lance en lui retirant au dernier moment l’aliment qu’il lui
promettait! Il avoue le tort soit de penser ce qu’il ne s’auto¬
rise point à écrire, soit de ne point oser publier ce qu’il a
rogné sans cependant le désavouer (6), mais, par la manière
même dont il se reconnaît coupable, le voilà qui a su déjà se
porter demandeur et nous imputer la responsabilité de son

Chartreuse, p. 75 : « Nous ne nous arrêterons pas à peindre les trans¬


ports de tendresse et de joie qui ce jour-là encore agitèrent ces êtres
si heureux. »
(1) Cf. Borne, II, p. 26 : « La prudence m’empêche de donner des
détails qui feraient pâlir Suétone. »
(2) Cf., par exemple, Brulard, I, p. 127.
<3) Promenades, I, p. 125. Déjà dans Rome il était passé maitre dans
l’art d’employer la prétérition comme moyen de jouer avec la censure
pour la déjouer. Il serait vain de vouloir dresser le catalogue de tous
les endroits où il apparait pour nous prévenir qu’il a « supprimé avec
soin » tous les « détails atroces », choquants ou imprudents.
(4) Dans son article de la Revue des Deux Mondes du 15 janvier
1843, p. 269, Aug. Bussière a souligné cette adresse dont il a fait
mérite en Stendhal à l’homme du monde.
(5) Cf. Rome, II, p. 47 : « Je ne puis rapporter un hon mot qui fait
l’admiration de Naples... » ; D’un nouveau complot... {Mél. litt., II,
p. 225); Promenades, III, p. 252 (à propos des intrigues du conclave) :
« On sent bien que je ne puis pas tout dire » ; Mém. T., I, pp. 42, 238.
429 et 431 (« Je saute aussi des idées que j’ai eues sur le paupé¬
risme »); II, p. 253, etc.
(6) Cf. Rome, I, pp. 248-249 : « Ce même prélat m’a dit une chose
que je pense depuis la mort du maréchal Ney, mais que je me garde
d’avouer. »
230 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

propre silence. Nous ne sommes d’ailleurs jamais si bien per¬


suadés que quand, feignant de nous prendre pour meilleurs
entendeurs qu’il ne nous sait être, il ne nous tait détail
infime — que la clef, le nom propre qui nous permettrait
d’identifier les tristes héros de tel de ses contes, ou plutôt
de ses racontars (1).
Dans les romans, s’il lui arrive parfois d’intervenir pour
nous informer qu’il élude pudendi causa certains détails ou
certains vocables (2) que dans la « pruderie » de nos moeurs (3)
la « peinture par du noir et du blanc... » ne peut pas suppor¬
ter (4), ce qu’il affecte le plus ostensiblement de supprimer,
c’est avant tout, ici encore, les allusions qui dénonceraient
l’odieux des réalités politiques. Lorsque Julien entre au sé¬
minaire, le narrateur, pour donner du superlatif à ce qu il
va révéler, surgit inopinément devant nous et proteste qu il
va laisser son récit dans un certain vague, crainte que 1 hor¬
reur ne « paralyse » (5) le plaisir de lire. A peine a-t-il amorcé

(1) Cf. Mém. T., II, p. 266, ou ibid., 111, p. 249 : « Tel camp mal
choisi a servi de cimetière aux deux tiers du régiment qu’on y avait
campé et dont je ne donne pas le numéro. » Paul Arbelet signale dans
son étude sur L’Histoire de la Peinture et les plagiats de Stendhal,
p. 239, un cas fort piquant de prétérition dont une gratuite malignité fait
tous les frais. Bossi, que Stendhal démarque dans le passage en cause
{Hist. Peint., I,p. 217), parlait d’un général qui avait fait abattre les por¬
tes d’un réfectoire de dominicains, mais ne donnait pas le nom dudit.
Stendhal prend un air entendu et imprime sans sourciller : « Mais,
peu après, un général, dont je tairai le nom, se' moqua de cet ordre,
fit abattre les portes... » On pourrait, assurément, supposer qu’il ait
tenu ce nom d’autre source, mais il est plus croyable que, sans être
davantage informé, il ait voulu en intervenant, donner un tour plus
malicieux et un peu de pointe à son anecdote.
(2) C’est ainsi qu’il se refuse à transcrire au début de Lamiel les
répliques malhonnêtes qu’échangent Sansfin avec les lavandières
(p. 38), puis celles-ci avec Mme Hautemare (p. 44). On notera que la
prétérition tend ici à consolider le vérisme : la réalité des propos
sera privée de compte rendu, ce n’est donc pas le compte rendu qui
passera pour avoir gratuitement supposé les propos.
(3) Evoquant la « Jeunesse d’Alexandre Farnèse » {Chartreuse,
p. 489), l’auteur juge bon d’intervenir pour se précautionner : « Il
faudrait un courage bien brutal pour oser l’expliquer d’une façon
claire », assure-t-il de l’art de vivre des Italiens de la Renaissance. Il
en a usé de même dans toutes les Chroniques italiennes, où il affecte
de souligner les endroits où il a fait des concessions à la délicatesse
morale d’un lecteur moderne (sur ces concessions, cf. R.-L. Doyon,
t. I, pp. 18-20, de son édition de ce recueil). Est-il besoin d’indiquer
que c’est là un mode d’avertissement qui dans les guides italiens appa¬
raît à tous les tournants ?
(4) Suivant la formule bien connue de la lettre à Mérimée du 23 dé¬
cembre 1826 (au sujet d’Armance).
(5) Rouge, I, p. 319 : « Le lecteur voudra bien nous permettre de
donner très peu de faits clairs et précis sur cette époque de la vie de
Julien. Ce n’est pas qu’ils nous manquent, bien au contraire; mais
peut-être ce qu’il vit au séminaire est-il trop noir pour le coloris mo¬
déré que l’on a cherché à conserver dans ces feuilles. »
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 231

l’exposé des idées matérialistes de Vane, que, persuadé d’en


avoir déjà assez montré, il fait mine de se faire compter le
mérite d’avoir interrompu son porte-parole, et il intervient
par l’avis : « Nous supprimons le reste du système comme
cynique (1). » Par la suite, dans l’épisode de la Note secrète,
lorsque le héros, pour ainsi dire, sténographie l’entretien
des conspirateurs, feignant d’être contraint par l’éditeur d’en
divulguer quelque chose parce qu’une page de points aurait
mauvaise grâce, l’auteur nous fait savoir, de manière à suren¬
chérir, qu’il a saigné à hlanc ce qu’il a conservé de ce compte
rendu (2). A plus forte raison, le voit-on dans Lucien Leuwen,
où la politique envahit tout le tahleau, nous prévenir quand
il détache de son manuscrit certains feuillets dont le détail,
« vrai, mais vrai comme la Morgue, et c’est un genre de vé¬
rité » qu’il laisse « aux romans in-12 pour femmes de cham¬
bre » (3), risquerait de communiquer au lecteur le dégoût qu’en
a retiré le héros (4). Ce qui nous importe ici, ce n’est pas
qu’il lui coûte tant de nous désobliger par de « tristes » révé¬
lations, c’est qu’il ne nous épargne jamais la mention de cir¬
constances pénibles sans attirer notre attention sur le fait
qu’il vient, régisseur délicat, de tirer le rideau (5).

(1) Ibid., II, p. 87. Il est clair que, dans le même temps, l’italique
pour le mot cynique tend à laisser à l’adversaire, indirectement con¬
tredit, la responsabilité tant du terme que du jugement.
(2) Ibid., II, pp. 258-259 : « Le procès-verbal de Julien avait vingt-
six pages; voici un extrait bien pâle, car il a fallu, comme toujours,
supprimer les ridicules dont l’excès eût semblé odieux ou peu vraisem¬
blable... »
(3) Leuwen, III, p. 182. Il avait amorcé cette mise au point en décla¬
rant (ibid.) : « Nous supprimons ici huit ou dix pages sur les faits et
gestes de M. Fléron préparant les élections...
(4) Cf., par exemple, ibîd., IV, p. 109 ; « Nous sautons vingt feuillets
du récit original, nous épargnons au lecteur les mièvreries d’un juge de
province qui veut avoir la croix. Nous craindrions la reproduction
de la sensation que les protestations de zèle et de dévouement du pré¬
sident produisirent chez Leuwen... » — On comprend donc que, dans
le testament léguant le manuscrit de ce roman, l’auteur ait pu certifier
qu’eu égard à la timidité du genre, il avait « constamment affaibli »
(Mél. int., I, p. 30).
(5) Et cela dès Armance : cf. p. 187 : « Essayerons-nous de rappeler
les différents genres de douleurs qui marquaient chaque instant de
sa vie? Le lecteur ne se lassera-t-il pas de ces tristes détails? » — et
p. 287 : « Mais le lecteur est peut-être aussi las que nous de ces tristes
détails; détails où l’on voit les produits gangrenés de la nouvelle généra¬
tion lutter avec la légèreté de l’ancienne. » Cf. aussi dans L Abbesse de
Castro (Chroniques U., I, p. 154) — où la prétérition peut paraître
pourtant moins significative par le fait que l’auteur y assume, pour
bonne part, d’effectives fonctions d’abréviateur : « Je crois devoir
passer sous silence beaucoup de circonstances qui, à la vérité, pei¬
gnent les mœurs de cette époque, mais qui me semblent tristes à racon¬
ter... » Rappelons que dans le Brulard il en use ainsi, aussi bien, pour
15
232 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

Plein d’égards comme il l’est, ce n’est pas seulement de


nous choquer qu’il se défend, mais aussi de nous infliger des
développements simplement ennuyeux; or il est significatif
qu’ici encore, quand il nous fait grâce de quelque chose, il
ne nous dispense pas de connaître que nous lui sommes re¬
devables d’une remise. Celle-ci, même, le plus souvent, il
la calibre. C’est là une pratique à laquelle il se plie dès le
Journal où pourtant il n’a en vue que son propre usage.
« Ici je supprime une page de pathos ridicule et tendre »
note-t-il en 1811 — « et je vais prendre un bain (1). » Il est
parfois malaisé pour nous de discerner, dans les ouvrages
qu’il a publiés, si, quand il assure qu il coupe, il se contente
de retrancher idéalement des morceaux dont il sent que 1 é-
tofîe lui vient ou s’il barre effectivement ou met en réserve
des feuillets déjà rédigés auxquels il renonce parce qu’il les
juge « peu intelligibles », traînants ou dangereux. Il est pour¬
tant bien des cas où nous devons croire qu’îl a réellement
élagué, soit de son propre mouvement, soit sur les injonctions
de son éditeur : c’est quand nous avons conservé les frag¬
ments qu’il professe avoir laissés pour compte (2). C’est aussi
lorsque, dans ses guides, il proteste qu’il nous épargne un
certain contingent de précisions érudites dont il nous fournit
dans le même temps la jauge ; nous pouvons dans ce der¬
nier cas présumer sans risque qu’il ne fait point le fanfaron,
puisqu’il a sous les yeux les* sources mêmes qu’il abrège (3),
et dont il ne lui coûterait rien de transporter des pans en¬
tiers dans son propre exposé. Il n’y a, du reste, rien de re¬
marquable dans le fait qu’il n’avance qu’en écartant de
possibles développements. Ainsi en use chacun qui ne peut

tout ce qui, de sa propre monographie, pourrait nous peiner; cf. I,


p. 52 (dans le chapitre où il évoque la mort de sa mère) : « J’épar¬
gnerai au lecteur le récit de toutes les phases de mon désespoir... »
(1) Journal, IV, p. 63.
(2) Ainsi des « restes » de Rome, Naples et Florence, des Promena¬
des et des Mémoires d’un Touriste. Lorsque, aussi hien, dans Racine
et Shakspeare. (I, pp. 143 et 144-146), il lui arrive de nous apprendre
qu’il résiste à la tentation de nous infliger un supplément d’une ving¬
taine de pages, nous portons d’autant plus volontiers cet additif à son
crédit qu’il nous fournit en note un résumé circonstancié du dévelop¬
pement qu’il a ainsi sacrifié. Nous faisons, en revanche, plus de diffi¬
culté à le croire quand, rendant compte d’une conversation, il pré¬
cise dans les Mémoires d’un Touriste (II, p. 50) : « Je supprime dix-
neuf pages d’anecdotes un peu trop lestes... » Dans des cas comme
celui-là l’évaluation, ostensiblement arbitraire, ne prétend point qu’on
s’y arrête et relève de la rhétorique, comme artifice de persuasion.
(3) Il lui arrive de les avouer à la faveur de la prétérition elle-même;
cf., par exemple, dans les Promenades, I, p. 136 : « Si je ne craignais
pas d’abuser de la patience du lecteur, je placerais ici quelques extraits
du livre curieux que Fontana a publié sur la basilique du Vatican. »
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 233

communiquer sa pensée qu’en renonçant à chaque moment


à la dévoiler tout entière. Mais précisément celui qui retran¬
che tait qu’il y pourvoit à proportion qu’il juge le retranche¬
ment plus nécessaire. Ce qui est de Stendhal seul, au con¬
traire, c’est l’application avec laquelle il nous avertit soit
qu’il a « rejeté, pour être clair, bien des aperçus nouveaux
qui auraient fait grand plaisir à [sa] vanité » (1), soit en¬
core que, respectueux de nos loisirs (2) et hostile au principe
d’ouvrages trop étendus (3), il a de son propre décret « sup¬
primé toutes les idées intermédiaires » (4). Qu’il supplie
son éditeur de « couper ferme » dans la substance de son
manuscrit (5), passe encore si l’avis n’est pas censé devoir
parvenir au public, mais que dans le texte même qu’il a fait
imprimer il nous invite par endroits à sauter des pages, ou
croie devoir préciser combien de feuilles il « pourrait rem¬
plir » (6), s’il s’écoutait, sur le sujet qu’il traite, et qu’il nous
fasse aussi délibérément pénétrer dans les coulisses pendant
la pièce, pu plutôt dans la salle pendant les répétitions,
c’est cela qui peut surprendre quand on oublie que Sten-
d’hal écrit comme il parlerait, et qu’il en use comme un
conférencier qui guette la pendule et qui, quand il ren¬
gaine les papiers qu’il n’a plus le temps de recenser, se doit
de s’expliquer et de rétablir les proportions de son exposé.
« Un homme qui raconte une anecdote plaisante », nous dit-il
dans certain article (7) où il table sans doute sur son expé¬
rience propre, « s’il voit qu’on l’écoute froidement, qu’on l’ap¬
plaudit seulement par politesse, il supprime la moitié des
détails et des incidents, et se hâte d’arriver à la fin. » Il ne
faut point chercher ailleurs la clef de sa tendance à inter¬
venir pour souligner qu’il abrège : ce recours continu à la
prétérition ne nous déconcerte que parce qu’il transporte
dans l’imprimé le formulaire de l’orateur. Le livre ne de¬
mande point qu’il soit tenu compte du temps qu’il a fallu
à l’auteur pour l’écrire et pas davantage de celui dont le
lecteur peut avoir besoin pour en atteindre la fin : l’un et
l’autre sont autorisés à interrompre autant de fois qu’il leur

(1) Racine, I, p. 148 (ce n’est pas, du reste, Stendhal qui parle, mais
le « romantique »).
(2) J’ai toujours devant les yeux, assure-t-il de ses lecteurs, qu’ils
aiment mieux aller voir leur maîtresse [...] que perdre leur temps à lire
une froide dispute sur le romanticisme » (Racine, II, p. 12).
(3) Ibid., I, pp. 145-146.
(4) Ibid., II, p. 25.
(5) Cf., par exemple, Brulard, I, pp. 91 et 145.
(6) Mém. T., I, p. 278.
(7) Du Journal de Paris, à la date du 2 décembre 1824 (Mél. d’Art,
p. 281).
234 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

semble bon leur activité avant de venir à bout de l’ouvrage,


et l’écrivain n’a pas à présumer des hasards de la lecture
pas plus qu’il n’est tenu d’informer le lecteur de ceux de
la création; la présence, en effet, que celui-ci est invite a
accorder est présence à un contenu, présence à quelque
chose, et non à quelqu’un. Dans le cas, au contraire, de 1 o-
rateur, comme celui-ci somme son public de se prêter a lui
sans discontinuer sur toute une portion de durée dont i
marque lui-même les limites, il se trouve bien autrement
obligé, laissant sa pratique moins libre, de justifier 1 emp oi
de tout ce temps pendant lequel il condamne 1 autre à le
suivre et à n’exister que comme coexistant. Plus que 1 écri¬
vain, l’orateur est esclave, parce qu’il est plus que lui tyran.
Et l’écrivain le moins comptable de la façon dont il s’étend
ou se résume, ce pourrait être le romancier.
Lui, en effet, se trouve tout excusé d’être arbitrairement
long ou bref, non seulement parce que c’est le rythme de
sa relation qui fournit la hiérarchie des faits, mais parce
que, tenu comme il l’est de consigner tout ce qui s est pro¬
duit, c’est exclusivement ce qu’il a choisi de mentionner qui
est censé avoir eu lieu. Il n’a donc point à intervenir pour
légitimer ses suppressions ; ce qu’il tait n’atteint pas à l’exis¬
tence, voilà tout. Comme il est seul dans le secret, qui s’a¬
viserait de lui reprocher un oubli ? Il ne peut donc entrer
en scène pour spécifier qu’il opère des retranchements que
s’il cherche à nous persuader lourdement que les événe¬
ments débordent son récit dont il dénonce de lui-même la
trop lâche trame, bref qu’il s’agit de faits historiques, puis¬
qu’on ne peut raisonnablement éliminer que du réel. Mais
c’est là un rappel, qui peut sembler dangereux, de la dualité
de la chose et de sa mention dans un cas où on sait trop bien
que c’est la seconde qui fait tous les frais. Il est, en outre,
périlleux de souligner que l’on pratique des omissions parce
que c’est empêcher de faire abstraction de l’auteur et parce
que, de ce fait, comme l’a noté J.-P. Sartre (1), on rejette le
lecteur hors du temps des héros pour le rattacher à celui
du seul narrateur. A vrai dire, Stendhal s’était, déjà, bien
avisé qu’il ne devait point, dans ses romans, signaler les
endroits où il mutilait (2). Il est un cas, cependant, où il
pouvait se regarder comme autorisé à annoncer des cou¬
pures, c’est quand il se trouvait être l’abréviateur effectif

(1) Situations, I, p. 53.


(2) ... « Continuer en donnant moins de détails » — se recommande-
t-il dans une marginale de L. Leiiwen (IV, p. 379) — « mais ne pas
couper court en disant : ceci est trop long. »
LES, INTRUSIONS d’aUTEUR 235

de textes dont l’invention ne devait pas lui être imputée ;


dans les Chroniques italiennes. Ainsi pour L’Abbesse de
Castro (1), La Duchesse de Palliano (2) ou La Jeunesse d’A¬
lexandre Farnèse (3). Mais on note qu’ici la suppression ne
concerne les événements qu’en s’exerçant au niveau des do¬
cuments qui les relatent. Hors de là, Stendhal ne peut re¬
courir à ce type de prétérition que dans les romans où, si¬
mulant qu’il en va de même, il affecte de se borner à ac¬
commoder et rendre publique une narration préalable. Or
on se rappelle qu’il ne demande point à son lecteur de pren¬
dre bien au sérieux, là même où il s’en prévaut comme
dans Armance ou dans la Chartreuse, la fiction d’un manus¬
crit ou d’annales dont il n’assurerait que la révision avant
de les confier à l’imprimeur. Partout donc où dans ses ro¬
mans, à la différence de Balzac toujours si explicite, Sten¬
dhal proclame qu’il coupe court à des « détails infinis »,
c’est comme auteur et non comme soi-disant éditeur qu’il
nous fait grâce des circonstances, et peu s’en faut même
que, dans la Chartreuse, il ne nous apprenne du sein du ré¬
cit que M. Ambroise Dupont, qui ne veut pas d’un troisième
tome ni d’un second trop volumineux, l’oblige vers la fin
à brûler les étapes (4).
Lorsqu’il abrège de la sorte, il lui arrive de pousser la
hâte ou la désinvolture jusqu’à interrompre par quelques
points de suspension ou un etc. un développement dont il
lui a suffi de marquer le ton, le terme ou le leit-motiv. Cette
dispense que l’auteur s’accorde en cours de dialogue ou de
narration n’a rien que de très insolite dans le roman qui.

(1) Où il donne les manuscrits qu’il adapte comme étant d’une par¬
ticulière prolixité {Chroniques it., I, p. 60). On ne s’étonnera donc
point que son texte nous offre un catalogue presque complet des for¬
mules de prétérition; cf. I, p. 72 ; « Nous ne suivrons point le récit de
cette petite affaire...»; p. 76 : « Nous sautons les détails militaires... »;
p. 102 : « Nous ne suivrons point l’auteur original dans le long récit
des entrevues successives... »; p. 106 : « La signora de Campireali [...]
inventa une suite de raisonnements trop longs à rapporter ici » ; p. 109 :
« Cette lettre finit par deux pages de phrases folles [...]. J’ai supprimé
plusieurs élégances de ce genre... »
(2) Ibid., II, p. 13 : « Ce récit que j’abrège beaucoup, à mon grand
regret (je supprime une foule de circonstances caractéristiques)... »
(3) Chartreuse, p. 488 : « J’abrège infiniment cette histoire scanda¬
leuse qui, dans l’original, n’a pas moins de quatre cent quatre-vingts
pages in-4". »
(4) Du moins, apparaissant comme auteur, se donne-t-il à nous pour
« entraîné par les événements » (Chartreuse, p. 465). Vers la tin se
multiplient les interventions prétéritives du type suivant (p. 416) :
« Il serait peut-être plaisant de raconter la fureur de Rassi [...]; mais
les événements nous pressent... »
236 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

sauf s’il vise le tour plaisant (1), n’admet guère de blancs


ni de séries ad libitum. Toutes les fois, en effet, que 1 auteur
autorise ses clients à imaginer de leur propre chef une
suite, ou il a déjà tout indique et ne leur laisse pas le choix,
ou s’il leur accorde réellement le droit de façonner à leur
guise le donné circonstanciel, en le leur abandonnant ici,
il fait l’aveu qu’il en dispose partout : il ne saurait leur
résigner de son pouvoir qu’en reconnaissant qu’il s’est muni
de pleins pouvoirs, et eux ne peuvent accepter une telle
délégation qu’en s’arrogeant licence de contrôler également
— en tant qu’auteurs associés — toute l’entreprise. Il n’y
a point, en effet, de différence sensible entre inventer entre
les lignes et inventer les grandes lignes : s’il est vrai que
tout homme est tout entier dans chacun de ses actes, il est
impossible de déterminer à partir de quel moment l’une de
ses attitudes ou de ses paroles peut être regardée comme
« de détail ». Ainsi ou le sigle etc. ne me laisse rien à in¬
venter et le point doit se substituer aux trois points, ou
j’invente le complément, et alors, comme je ne le puis qu’à
partir du tout, c’est moi qui invente le tout (2). A vrai dire,
lorsqu’on rencontre de telles abréviations dans un roman
inachevé, on pourrait leur attribuer une autre fonction.
Dans Lucien Leuwen, par exemple, où ne manquent guère
les etc. (3), on pourrait supposer qu’ils constituent autant
d’indications provisoires destinées à réserver la place de
développements à peine amorcés et différés (4). Mais le fait
est qu’on en trouve aussi dans le Rouge et dans la Char¬
treuse qui ont été menés à terme (5). C’est donc qu’il s’agit
bien là d’un mode d’intervention avoué de l’auteur qui s’en

(1) Comme c’est le cas de Furetière qui a, dans le Roman bourgeois


(éd. P. Jannet, 1868, t. I, pp. 58-59), utilisé et interprété ce mode cava¬
lier d’interruption : « ... et comme on sçait assez le refrain d’une chan¬
son quand on en écrit le premier mot avec un etc., c’est assez de vous
dire maintenant que notre marquis fut amoureux de Lucrèce, etc. Vous
devinerez ou suppléerez aisément ce qu’il luy dit ou ce qu’il luy pou-
voit dire... »
(2) On peut donc remarquer que Vetc., contrairement à l’apparence,
ne concourt guère à sauvegarder l’autonomie du personnage aux temps
faibles de la narration : ou, en effet, il l’emprisonne dans le thème de
conduite donné tout en rappelant que l’auteur, toujours présent comme
régisseur, reste le maitre de couper court, ou bien c’est le lecteur qu’il
fait bénéficier d’un supplément de liberté, en lui laissant toute lati¬
tude pour « broder » dans un rayon donné.
(3) Cf., par exemple, I, pp. 33, 133 et 146; III, pp. 163, 197, 212,
214, etc.
(4) Tiendi'aient un rôle analogue à celui des écriteaux qui jalonnent
les ébauches de rédaction, comme à III, p. 187 : « Ici, dissertation sur
le système de M. de Villèle. »
(5) Cf., par exemple. Rouge, II, p. 271; Chartreuse, pp. 287, 425, etc.
LES INTRUSIONS d’AUTEUR 237

remettant au lecteur de dégager les implications d’une si¬


tuation donnée, le prie de collaborer à l’ouvrage et de le
relayer quand il ne faut qu’imaginer la fin d’un discours ou
d’un entretien dont le motif a été donné (1). Et l’on voit que
quand il affecte ainsi de passer la main, par exemple quand
il supprime le détail des enfantillages ou des folies (2) où
s’engage le cœur épris, sous prétexte que chacun sait assez
par lui-même comment il en va (3), non seulement Sten¬
dhal accepte d’incliner son récit dans le sens de la généra¬
lité et de nous aiguiller vers le vraisembable là où il ne
vaut pas la peine de chercher à établir le vrai, mais encore
il se plaît à nous rappeler indiscrètement sa présence par la
façon même dont, en nous cédant une place que nous ne lui
avions point enviée, il attire notre attention sur sa plus ou
moins bruyante sortie. Il en use ainsi non seulement quand il
s’agit d’expériences par lesquelles il suppose que nous sommes
passés ou de circonstances dont la moindre gazette a dû déjà
nous informer (4), mais encore quand il est question de « pe¬
tites aventures » (5) ou de « détails de basse intrigue », (6) qui
ne possèdent pas suffisamment de physionomie par eux-
mêmes et qui lui prendraient trop de temps à des degrés de
l’action où seul importe le résultat. Pour la même raison, et

(1) Dans ses Stilprohleme bei Stendhal, Berta Wicke, qui a remar¬
qué la fréquence de ces etc., les a mis en rapport avec l’habitude
stendhalienne de supprimer les idées intermédiaires et y a vu le moyen
pour le romancier de s’assurer la complicité du lecteur traité là comme
interlocuteur. Il est de fait que ce sigle fournit dans l’écrit l’équivalent
d’un geste et rappelle le récit parlé.
(2) Cf., par exemple, dans la Chartreuse, p. 474. ^ •
(3) Ibid., p. 334 : quand Clélia confesse au héros l’interet qu elle lui
porte Stendhal enchaîne ainsi : « Ce discours historique, dont nous
ne donnons que les principaux traits, fut, comme on le pense bien,
vingt fois interrompu par Fabrice... Le lecteur se figure sans doute les
belles choses qu’il disait... »
(4) Cf., par exemple, dans le Rouge, I, p. 186 : « Nous ne répéterons
point la description des cérémonies de Bray-le-Haut; pendant quinze
jours elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du departe¬
ment. » Cf. aussi Leuwen, IV, p. 287. . . ,
(5) Rouge, II, p. 64 : « Nous passons sous silence une foule de petites
aventures qui eussent donné des ridicules à Julien... »
(6) Après avoir indiqué avec une minutie quasiment balzacienne
par quel mécanisme de « stoppage » Lucien cherche à contrecarrer
les projets de Des Ramiers, l’auteur de Lucien Leuwen, qui ne redoute
pas de nous rappeler les matérialités du métier, tranche court, avec —
dans l’impafience — un éclat de brutalité : « Lucien eut une vingtaine
d’affaires de ce genre; mais, comme on voit, ces détails de basse intri¬
gue exigent huit pages d’imprimerie pour être rendus intelligibles,
c’est trop cher » (IV, p. 217). Il intervient de même pour nous annon¬
cer qu’il supprime le détail des manœuvres grâce auxquelles : ici Leu-
wen père entretient la fidélité de son bataillon politique {ibid,, IV,
p. 178) et là la Sanseverina se ménage des intelligences dans la cita¬
delle (Chartreuse, p. 289).
238 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

à la différence de Balzac qui, le plus volontiers, cite in extenso,


Stendhal assez souvent, quand il reproduit un document, par
exemple une lettre, ne se fait point scrupule de n’en imprimer
entre guillemets qu’un fragment, quitte à nous confier la me¬
sure exacte de ce qu’il en a supprimé (1). Il en agit de même
pour les discours et les entretiens (2), s’excusant volontiers de
couper sur ce que son personnage a été prolixe (3), n’avait
rien à dire (4) ou se contentait de répéter des phrases appri¬
ses par cœur (5). Lisant Tom Jones dans ses jeunes années, il
avait regretté que l’auteur ne donnât que « des résumés de
conversation » et ne montrât « jamais ses personnages par¬
lant » (6). Il s’était donc, pour sa part, promis de nous faire,
autant que possible, entendre directement ses créatures (7).
Mais quand il écrit des romans, à peine les a-t-il laissées pré¬
luder qu’il se lasse de les écouter, éloigne d’elles et de nous
son appareil enregistreur et s’en justifie par une expresse in¬
trusion où il nous explique qu’il serait «barbare » de sa part de
nous infliger « la longueur et les ménagements savants d’un
dialogue de province » (8), ou les « pourparlers infinis » qui
constituent l’ordinaire champ de manœuvres du « génie nor-

(1) Cf., par exemple, Chartreuse, p. 338.


(2) D’un dialogue entre Mosca et le Rassi, l’auteur, suspendant le
style direct, déclare, par exemple, non sans égards ; « Le lecteur trouve
cette conversation longue : pourtant nous lui faisons ^âce de plus de
la moitié; elle se prolongea encore deux heures » (ibid., pp. 280-281).
(3) Cf., par exemple, Leuwen, I, p. 209, et IV, p. 155; Chartreuse,
pp. 59 et 400. Il arrive parfois à Stendhal d’être prolixe dans l’annonce
qu’il a coupé court : cf. Remède au suicide (Mél. lût., II), p. 318.
(4) « En faveur du lecteur, j’abrège infiniment le discours que Du Poi¬
rier se vit dans la nécessité de débiter [...]. Comme il ne voulait leur
rien dire, il allongea encore plus qu’il, n’était nécessaire... » (Leuwen,
III, p. 116).
(5) Cf., par exemple, dans L. Leuwen, I, P- 130, le cours de monar¬
chisme appris et débité par le colonel Malher, dont l’auteur déclare
qu’il a supprimé bien trois pages.
(6) Pensées, I, p. 226. Il est vrai qu’à cette date (11 octobre 1803),
Stendhal, quand il interrogeait une oeuvre littéraire, n’y appliquait
encore que les catégories du théâtre.
(7) Et pour cela, lorsqu’il compose sa fiction, il est conduit à écouter
plus encore qu’à regarder ses personnages. Dans son Esquisse d’une
Psychologie du cinéma (Gallimard, 1946), Malraux assure ; « Stendhal
pensait beaucoup plus à caractériser Julien Sorel par ses actes que
par le ton de sa voix, mais le problème du ton passe avec le XX® siècle
au premier plan du roman. » Il nous semble au contraire que l’auteur
du Rouge, quand il imagine un roman, s’applique avant tout à saisir
l’air qu’ont les propos de chacun, l’air sur lequel ils sont modulés. Pour
lui l’effort de perspicacité psychologique s’identifie à un repérage
intuitif des manières de prononcer, à une recherche des timbres et des
tonalités caractéristiques. Deviner quelqu’un ce n’est pas prévoir seu¬
lement ce qu’il va dire, mais sur quel ton il le prendra. L’importance
de l’écoute chez Stendhal a été entrevue par Hugo Friedrich, op. cit..
p. 83 ; « Stendhal sieht nicht, er hôrt zu. »
(8) Rouge, I, p. 15.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 239

mand » (1) ou les grâces pesantes des styles militaire et


administratif (2), ou le « demi-jour » d’un faux-parler de
diplomate (3), ou encore les circonlocutions d’un vieux mar¬
quis dialoguant avec « une dévote de profession » (4), ou les
« formes trop longues » (5) dont se prémunit la retenue fémi¬
nine (6) ou enfin toutes les formules de pure courtoisie (7),
que le romancier n’est pas davantage tenu de retranscrire que
l’on ne croit devoir reproduire celle? qui terminent obligatoi¬
rement une lettre.
Le besoin qu’a Stendhal, quand il abrège ainsi, de nous
communiquer qu’il retranche et pourquoi, ce scrupule témoi¬
gne que, comme romancier, jamais il ne raconte qu’il ne
garde par priorité la conscience de s’adresser à quelqu’un.
Il paraît souvent plus se préoccuper de la nature du lien qui
s’établit de lui à nous que des aventures dont il nous entre¬
tient. Le ton que, devisant ou narrant, il adopte nous révèle
donc l’ordre de commerce qu’à chaque moment il présume
avoir institué avec nous. Ou il nous regarde comme « béné¬
voles » et il nous suppose avec lui — en ce cas, puisque la
complicité s’est nouée sur le plan de la société familière, il
peut s’abandonner à sa verve et nous traiter avec irrespect —,
ou, plus souvent, il se sent, cependant qu’il se développe,
maintenu devant notre regard, pris sous le feu d’une critique
hostile, et alors se rendant aux consignes de la défiance,
obsédé par la sensation de comparaître, devant nous, il s’é¬
vertue soit à nous flatter, soit à nous désarmer, et il s’applique,
à la faveur des interventions les plus précautionneuses, à re¬
jeter sur les événements ou sur les personnages soit l’odieux
soit le ridicule dont il se tient pour inculpé. Nous considère-
t-il, au contraire, comme gagnés à son affaire, alors il en use
avec la bonhomie d’un causeur qui, prenant appui sur la
favorable écoute d’un salon, ne se retient pas d’animer du
geste et de la physionomie et de commentaires personnels des
anecdotes dont il se sépare si peu qu’il ne peut se défendre
de nous y associer. Le Beyle qui, en cours de narration, pose

(1) Lamiel, p. 63.


(2) Leuwen, respectivement, I, p. 41, et IV, p. 211.
(3) Une Position sociale {Mél. litt., I), p. 128.
(4) Leuwen, III, p. 163.
(5) Ibid., III, pp. 266-267. ,
(6) Ibid., IV, p. 161 : Stendhal, ayant rapporte les propos tenus
par Mme de Vaize, croit devoir préciser : « Tout cela fut dit avec
beaucoup plus de paroles et, par conséquent, avec plus de rnesure et
de retenue féminine, mais aussi avec plus de marques de honte et d in¬
térêt que nous n’avons la place de le noter ici. »
(7) Ibid., IV, p. 133.
240 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

ainsi par moments sa main sur notre bras ou qui fait un em¬
ploi si peu contraint de la première personne, c’est celui qui
avait accoutumé de prendre ses aises quand il pérorait dans
les cercles mondains de Milan, de Rome et surtout de Paris (1).
Dès l’âge où sous le nom de Filosofia Nova il élaborait sa
méthodologie, repoussant le genre « pédant » qui offense la
vanité, il s’était déterminé en faveur d’un « ton de familiarité
charmante » qui conservât l’enjouement du style parlé (2).
Pourtant le 12 août 1814, vers le moment où il s’apprête à
débuter effectivement dans les Lettres, on le voit se faire un
scrupule de recourir dans l’imprimé à la démagogie que ré¬
clame la conversation : condamnant maintenant toute « fami¬
liarité ignoble », le voilà qui se promet d’éliminer de son
œuvre toute « chaleur qui est obligée de compter sur l’amitié,
la bonté des lecteurs » (3). A vrai dire, c’est du tour oratoire
beaucoup plus que du tour oral qu’il s’était juré de se tenir dis¬
tant. On ne s’étonnera donc point de le voir, à l’autre extrémité
de sa carrière, pour se justifier d’avoir, dans le roman, choisi
le mode enjoué, invoquer à la fois son horreur pour l’enflure et
son « amour pour la clarté et le ton intelligible de la conversa¬
tion, qui d’ailleurs peint si bien, suit de si près la nuance du
sentiment... » (4) C’est là peut-être que ses contemporains ont
situé sa réussite meilleure : « Rien ne donne le désir de cau¬
ser avec vous comme de vous lire », lui mandait Custine le
11 août 1838 (5) et Bussière, à peine la voix du romancier
s’était-elle tue qu’il s’émerveillait d’en retrouver l’exacte in¬
flexion dans l’œuvre imprimée : y reconnaissant « cette façon
leste, décousue, mondaine » de traiter le sujet même le plus
grave, il lançait cette affirmation que la critique, depuis, ne
devait pas cesser de paraphraser ; « Ses livres [...] sont encore

(1) Robert Baschet (E.-J. Deléchize, p. 131) l’évoque ainsi dans le


« grenier » de la rue Chabanais : « Il se sent en confiance dans cette
société, où il est souvent le meneur de jeu. Il scande ses longs mono¬
logues de sourires, de réticences ou de moues de dégoût, de gestes
qui sont des nuances de plus, et qui font aussi valoir la finesse de la
main aux ongles fort longs. » Cette mimique, c’est celle que dans ses
écrits nous restitue l’interventionnisme.
(2) Pensées, I, pp. 296-297, et II, p. 118.
(3) Note figurant au t. VIII des manuscrits de VHist. Peint, (citée
par P. Arbelet, p. xxiv de son édition de cet ouvrage).
(4) Marginale de l’exemplaire-Chaper de la Chartreuse, reproduite
par H. Martineau, pp. 523 et 524 de son édition procurée chez Garnier.
Cf. en outre la lettre [du 8 janvier 1826] publiée par Fr. Michel (dans
les Nouvelles Soirées du Stendhal-Club, p. 239) où l’on voit Beyle
recommander à l’un de ses courtiers — pour le Courrier anglais —
que l’on conserve à ses chroniques « la familiarité du style épistolaire ».
(5) Après lecture des Mém. T. {Cent soixante quatorze lettres à Sten¬
dhal, II, p. 155).
LES INTRUSIONS d’aUTEÜR 241

des causeries » (1). Ainsi Pierre Gilbert allait-il insister sur le


fait que Stendhal dont la plume accompagne toutes les varia¬
tions de la voix, quand il écrit, plus qu’il n’évoque, « provoque »
son lecteur à devenir son interlocuteur (2). Ainsi encore Jean
Prévost, posant que pour l’auteur de la Chartreuse rédiger
« ne diffère pas de dicter », peut-il bâtir sa thèse sur l’idée
que cette œuvre, dans son entier, est née au niveau non seule¬
ment de l’improvisation, mais de l’improvisation orale (3). On
a pu même incriminer un certain manque de « consistance ob¬
jective » (4) dans cette prose à laquelle l’imprimé n’a rien re¬
tiré de son caractère véloce et aérien — ou soutenir plaisam¬
ment que dans ses ouvrages Stendhal en use avec nous comme
s’il nous administrait une conférence de presse (5). Thibau-
det (6) souligne que « le seul livre de critique littéraire qu’ait
écrit Stendhal », le Racine et Shakespeare, « et aussi son seul li¬
vre original de critique musicale, le Rossini » (7), ne peuvent se
comprendre que comme des ouvrages de « critique parlée » nés
« d’entretiens de salons ». Stendhal lui-même, nous avertit
qu’il improvise l’Egotisme et le Brulard comme s il s agissait
d’ « une lettre à un ami » (8), mais il aurait pu mieux encore
comparer ces deux tranches d’autobiographie à la confession
dont il aurait aimé régaler à mi-voix, dans l’intimité de quel¬
ques soirées, un cercle officieux de happy few délicatement

(1) Ils en ont » — ajoutait-il (dans son article de la Revue des Deux
Mondes du 15 janvier 1843, pp. 269 et 276-277) — « le négligé, la vivacité,
les interruptions, les précautions, le trait, toutes les soudainetes, toutes
les grâces. » Cf. aussi sur le même thème Jean Hytier, Les Romans de
l’Individu, pp. 86-87 et 99. - • i j in
(2) La Revue critique des Idées et des Livres^ n spécial du 10 mars
1913 pp. 602-604. Cf. aussi Paul Léautaud, à la page vi de la notice
dont il a préfacé en 1908 l’anthologie stendhalienne qu’il a procurée au
Mercure de France: chez Stendhal « le ton est si vrai... qu il semble par-
fois que ce soit une voix qu’on entend plutôt que des mots qu on lit ».
(3) L’auteur de la Création chez Stendhal attire meme notre attention
comme sur un indice précieux sur le fait que les fautes d orthographe
qui parsèment les manuscrits de Stendhal, particulièrement ceux de
l’Egotisme, attestent, à travers une transcription toute phonétique, que
le mot est venu d’ahord comme parole (pp. 174-175).
(4) Ch. Bellanger, Notes stendhalienne s, p. 14.
(5) Martin Turnell (Horizon, London, july 1947, pp. 50-51).
(6) Stendhal, -pv- 84 et 91. , ,
(7) J. Prévost l’a confirmé pour cet ouvrage ou il a étudié les effets
de la rhétorique d’improvisation » (Création, p. 123). A 1 appui de 1 at-
firmation, qu’il nous suffise de citer cette invite bouftonne ; « ... eh
bien’ je prie le lecteur de répondre la main sur la conscience »
(Rossik I, pp. 133-134). Déjà dans VHist. Peint. Stendhal n avait
pas craint d’utiliser le vocatif pour animer parfois 1 expose : mais
on doit reconnaître que dans bien des cas l’apostrophée (paj exem¬
ple à I p 174 • « Cher ami inconnu », etc.) correspondrait dans cet
ouvrage plutôt à un effet de rhétorique qu’à un besoin de soutenir un
commerce avec le lecteur.
(8) Egotisme, p. 57 ; Brulard, p. 18.
242 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

complices et spontanément rassembles (1). Que dire, enfin, de


ses guides, dont le ton est celui d’un conférencier (2), d’un pro¬
fesseur (3), ou d’un compagnon prompt à nous consulter (4), ce¬
lui, dans tous les cas, d’un auteur qui nous traite en invités et ne
discontinue pas d’en appeler à notre personne physique d’au¬
diteurs (5). Or il ne peut tâcher à picoter ainsi notre attention,
par exemple quand il nous questionne pour le seul plaisir de
nous faire entrer dans le jeu (6), qu’à la faveur d’interven¬
tions qui retiennent sur lui la lumière.
Si le recours à de tels procédés que recommande l’enjoue¬
ment d’une conversation sans apprêt va sans péril pour les
ouvrages de critique, les mémoires ou les récits de voyages,
il risque de faire davantage de difficultés dans le roman où il
ne s’agit plus pour l’auteur de nous faire connaître ses goûts,
son passé ou le pittoresque de ses pérégrinations. Or il est de
fait que Stendhal a transporté dans ses fictions ses habitudes

(1) Dans l’Egotisme que d’appels du pied à ce « lecteur bénévole_ »


qu’il se souhaite (la formule revient sans cesse, par exemple, pp. 76,
103, 123, etc.)! Il lui rafraîchit la mémoire (p. 117 : « Vous n’avez pas
oublié qu’il m’avait averti... »), le régente avec impatience (p. 103 •
« De grâce [...] comprenez bien ce mot... ») ou l’interroge avec amitié
(p. 86 : « Voilà un de mes grands malheurs, l’éprouvez-vous comme
moi? — p. 123 : « Avez-vous jamais vu... un ver à soie? »). On le voit
de même dans le Brulard solliciter sans cesse son partenaire (p. 76 :
« Le lecteur me croira-t-il si j’ose ajouter... ? »; p. 133 : « Le lecteur
remarquera sans doute que... »; p. 448 : « ... or, avez-vous éprouvé,
ô lecteur bénévole, ce que c’est qu’un uniforme dans une armée victo¬
rieuse... ? ») ou même brusquement lui avouer qu’il a perdu le fil et se
rétablir avec un naturel désinvolte {ibid. : « Mais où diable en étais-
je ? — A mon bureau où j’écrivais cella... »).
(2) Mém. T., I, p. 68 : « Sur quels faits reposait cette accusation,
cela sans doute vous importe peu, messieurs... »
(3) Promenades, I, p. 128 : « ... mais, je vous en prie, ayez les yeux
sur une lithographie de Saint-Pierre... » ; ou à II, p. 80 : « Comme le
lecteur est à Rome depuis plusieurs mois, je lui dois un abrégé des
longues controverses auxquelles l’histoire du Panthéon a donné
lieu... », et à II, p. 83 : « ... lorsque vous voudrez vous occuper des
détails de ce temple admirable, vous remarquerez... » Cf. encore
Mém. T., II, p. 338 : « Vers la fin du XII® siècle (remarquez cette date
qui peut être utile à la vanité)... », et II, p. 245 : « J’exhorte le lecteur
à ne pas croire un mot de ce que je vais lui raconter, mais bien à
faire vingt-cinq lieues pour voir un phénomène aussi étrange... »
(4) A ce chef il faudrait tout citer ! Cf., par exemple, Mém. T., I,
pp. 271-272 ; « J’engage le lecteur bénévole à interroger son cœur, et
à vérifier si par hasard ces idées ne seraient pas vraies » — ou sur
un mode plus vif : « Le lecteur sent-il ainsi ? » (I, p. 38) — ou plus
directement encore : « Sentez-vous ainsi ? » (I, p. 274).
(5) Et même nous prend à témoin dans notre personne privée, cf.
Promenades, II, p. 202 : « Vous-même, ô mon lecteur, qui riez de leur
folie [des cardinaux intriguants] [...] que deviendriez-vous si vous
saviez qu’un prix de cent millions sera tiré au sort d’ici à sept ans entre
quarante de vos amis et vous ? »
(6) Cf. Cari Kôrver, op. cit., pp. 36-37, qui note de Stendhal : « Er
redet ihn an (il s’agit du lecteur), fragt ihn, redet in seinem Sinne,
sucht ihn sogar ab und zu mit sich fortzureissen... »
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 243

d’interlocuteur et il est demeuré en tant que conteur d’au¬


tant plus naturellement un causeur que, comme causeur, il
avait été surtout un conteur, ou plus exactement, comme les
contemporains en ont témoigné (1), un anecdotier (2). A vrai
dire, il a dû, lorsqu’il est venu au roman, se faire quelques
scrupules de conserver à la narration enregistrée par écrit
le tour vif d’un demi-dialogue. Ses intrusions restent rares
dans Armance où la relation par excès, de tenue garde quel¬
que chose d’un peu engoncé. Il aurait volontiers, et injuste¬
ment, adressé le même reproche au Rouge auquel, le reli¬
sant, il trouvait un ton trop « romain ». Dans la note, d’ail¬
leurs confirmée par plusieurs marginales, qui nous avertit de
ce sentiment, on le voit se demander, en se référant à ses
deux modèles les plus certains : Fielding et Walter Scott,
quel degré d’enjouement un récit doit admettre pour entraî¬
ner (3). Dans le même ordre de questions il en viendra à con¬
sulter Balzac pour savoir s’il est hien « permis d’appeler
Fabrice notre héros » (4). Our hero, c’est précisément par cette
locution familière que Fielding et Walter Scott désignent le
plus volontiers leur protagoniste, et Stendhal en avait usé non
seulement pour Fabrice (5), mais aussi pour Julien, Roizand

(1) A ne retenir qu’un seul témoignage, il faudrait rappeler celui


de Delacroix rapporté par le D’’ Véron dans ses Mémoires d’un bour¬
geois de Paris (Le Divan, 1930, p. 415).
(2) Prenant la défense du D"- Koretï’, Stendhal écrivait a Jussieu :
« Il a beaucoup d’esprit, et immensément d’anecdotes » (Lettre inédite
publiée par H. Martineau dans les Nouvelles littéraires du 11 septembre
1937). A ses yeux ces deux mérites n’en faisaient qu’un et c’est celui
que Thibaudet lui a, à lui-même, reconnu dans son article : Stendhal
et l’anecdote militaire, paru dans les Nouvelles littéraires du 25 avril
1931.
(3) Mél. litt., I, p. 143 : « ... Jusqu’à quel point doit aller le ton de
familiarité de l’auteur qui raconte le roman ? L’extrême familiarité de
Walter Scott et de Fielding prépare bien à le suivre dans ses moments
d’enthousiasme. » — On sait que Fielding se tourne à chaque instant
A?ers un lecteur qu’il interpelle, par exemple, par le vocatif : « You, my
sagacious friend. » Quant à W. Scott, il ne peut évoquer un clair matin
glacé de novembre qu’il ne tire à ce moment son partenaire par la
manche comme dans Guy Mannering, t. II, ch. i : « Let the reader
conceive to himself a clear frosty November morning... » — On ajou¬
tera que l’humour narratif d’un Byron, comme celui qui en dérive dans
le Petit Romantisme (qu’on songe, par exemple, à celui de Musset dans
Mardoche et dans Namouna, ou à celui de Gautier dans Albertus) fait
fond tout autant sur des intrusions familières, pour ne pas dire imper¬
tinentes, de l’auteur qui apparaît dans les parenthèses : ainsi en vers
comme en prose le récit enjoué est donc bien celui où le narrateur,
résolument indiscret, s’invite et, à la faveur de ses interventions, con¬
voque sur la scène, bien malgré lui, le lecteur.
(4) Corr., X, p. 281.
(5) Il l’appelle ainsi dès la p. 11 de la Chartreuse. On rencontre
aussi, de cette formule, tous les équivalents que détermine, à chaque
fois, la circonstance, par exemple, à la p. 187 : « notre fugitif ».
244 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

et Lucien (1), et il ne se privera point d’appliquer encore la


formule à Féder ou à Lamiel (2). Le nous qui apparaît ici dans
le possessif est caractéristique d’une intimité qui s’établit non
seulement, comme de l’avocat au client, entre le conteur et son
personnage, mais entre le conteur et le lecteur : ce nous qui dans
le roman stendhalien n’est, en effet, pas plus le nous emphati¬
que de l’orateur que celui du géomètre démontrant, constitue,
dans un mouvement de persuasion amicale, un terme réelle¬
ment associatif, et si parfois il sonne comme de l’auteur
seul (3), le plus souvent il réussit à introduire entre celui-ci
et son chaland une complicité (4) qui ou bien se referme
autour du personnage ou bien fournit le rappel de la conti¬
nuité avec laquelle, dans un accompagnement maintenu tout
au long de l’action, le romancier et le lecteur se sont assistés
d’une mutuelle présence (5). Même lorsqu’il paraît que la

(1) Il lui arrive même, dans l’usage du tour, d’alourdir à plaisir : cf.
t. III, p. 135 : « ... à Lucien Leuwen, son fils et notre héros... »
(2) Cf., par exemple, p. 228.
(3) Lorsque dans L. Leuwen, I, p. 114, Stendhal nous apprend que
le paysan qui initie le jeune homme à l’épopée militaire de la Répu¬
blique était incomparable pour évoquer « une foule de petites particu¬
larités, dont un homme comme nous ne se fût pas souvenu », il est
bien malaisé de décider si ce pluriel est ou n’est pas l’équivalent
modeste du je. Mais quand, dans le même roman, Stendhal, confessant
quelque imperfection du héros, écrit — et, comme on notera plus loin,
il le fait souvent — « nous avouerons avec peine que... », comme c’est
lui seul qui est dans le secret, et lui seul qui, comme tuteur, souffre de
devoir desservir son protégé, la formule n’engage évidemment que lui.
Il en va de même quand c’est en tant qu’auteur qu’il s’exprime. Cf., par
exemple, dans la Chartreuse, p. 251, la reprise : « La profonde pitié,
et nous dirons presque l’attendrissement... » (on notera ici la façon
dont Stendhal qui eût pu adopter un rectificatif impersonnel comme
« voire », ou « et l’on pourrait dire », ou « pour ne pas dire » inter¬
vient insensiblement à travers la rhétorique du nous par habitude de
conteur oral qui, aspirant naturellement à retirer de son histoire un
succès pour la vanité, ne s’efface qu’à contre-cœur et répugne aux for¬
mes neutres de l’affirmation). Il est évident enfin que dans une phrase
comme celle-ci du Rose et Vert (Romans, 1, p. 89) : « Nous avons dit,
ce me semble, que c’était un homme d’esprit », on ne saurait distinguer
le je du nous ni supposer que dans le second le lecteur entre en ligne
de compte.
(4) Celle souvent qui tend à communiquer l’illusion d’un chaud tête-
à-tête; Paul Valéry a donc été bien avisé de remarquer chez Stendhal
« une intention sensible de séduire par le négligé et l’impromptu appa¬
rent — lesquels impliquent et insinuent le seul à seul, dans les rap¬
ports de l’auteur et de l’inconnu à séduire » (Préface à L. Leuwen,
p. xxvii).
(5) Cf., par exemple, dans le Rouge : « Il n’était plus l’homme sévère
et froid que nous avons connu » (II, p. 369), ou dans la Chartreuse ;
« Fabrice croyait à peu près tout ce que nous lui avons entendu dire »,
ou ibid., p. 467 : « Le Gonzo, tel que nous le connaissons... » Et il est
croyable que pour le second de ces deux romans, ses corrections, s’il
les eût poussées, n’eussent point tendu à rabattre de la privauté que le
nous familier introduit dans le ton; cf. le projet de rature consigné
dans la note 603 de l’édition Garnier.
LES INTRUSIONS d’aUTEÜR 245

collusion du nous se soit rompue par l’emploi d’un je et d’un


vous distincts, la disjonction n’est pas effective puisque le seul
rappel du je devant le vous, ou réciproquement, tend à réta¬
blir la fiction d’un dialogue entre conteur et lecteur, là où la
loi du genre exigerait que la parole, retirée aux deux, fût lais¬
sée aux faits seuls. L’allant de Stendhal et, dans une malicieuse
bonhomie, le tour engageant que prend toujours chez lui la
narration, tiennent précisément à cette inutile entrée en scène
de la première (1) et de la seconde personne, là où la troi¬
sième, dans un roman véritablement objectif, eût dû suf¬
fire à tout. Au lieu de cela, Stendhal, non seulement par
des appels ou des rappels et des démonstratifs qui sont au¬
tant de gestes (2), tend à retrouver quand il conte le rythme
animé d’un langage d’action, mais encore, en usant ici
comme on déjà vu qu’il a fait dans ses œuvres non roma¬
nesques, il nous apostrophe parfois (3) ou se fait question¬
ner de manière à déborder la narration vers le tour dialo¬
gué (4).
On notera que dans tous les cas où le romancier se laisse

(1) Et nous comptons pour rien ici le tour à peine personnel qu’il
affectionne tant du « je ne sais ». Mais on le voit faire précéder des
indications qui atteindraient fort bien leur but sans ce convoi d’un
« je pense bien que » (par exemple, dans le Rose et le Vert, Rornans,
I, p. 33). La rançon de cet interventionnisme parlé, c’est parfois un
léger excédent de jeu, et de la prolixité dans l’aisance.
(2) Il faut noter de quel secours pour la connivence qui s’établit
entre auteur et lecteur sont les petits mots imperceptiblement présen-
tatifs dont Stendhal aime à accentuer çà et là ses indications : cf., par
exemple, dans Lamiel, p. 61 : « Cette fille si babile, Mme Anselme »,
ou ibid., p. 62 (de Lamiel) : « Ses jolis yeux si fins » (dans les deux
cas l’exclamation démontrative équivaut à un : « Je vous en fais juge »
ou encore à la présomption : « Vous vous en souvenez aussi bien que
moi », et constitue, à la faveur de la désignation intensive, une minus¬
cule intervention de l’auteur). Assez souvent le démonstratif est plus
déclaré et tend à amorcer un dialogue, cf. Leuiven, II, p. 277 : « ... ces
petits cahiers de papier que, comme vous savez, l’on fait venir de
Barcelone »; Chartreuse, p. 11 : « ... ce marquis Del Dongo si grand
seigneur, et dont vous connaissez déjà le gros visage blême... » ; et
Féder (Romans, II, p. 242) : « A toutes les grâces de l’esprit que vous
lui connaissez, le Boissaux joignait... »
(2) Nous le voyons déjà dans le Rouge, II, P- 22, utiliser le vocatif pour
nous imposer son propre goût — en présumant du nôtre : « Les salons
que ces messieurs traversèrent [...] » — nous assure-t-il de Julien et de
l’abbé Pirard qui viennent de pénétrer dans l’hôtel de la Mole — « vous
eussent semblé, ô mon lecteur, aussi tristes que magnifiques. On vous
les donnerait tels qu’ils sont, que vous refuseriez de les habiter. »
(4) On lit, par exemple, dans le Rouge, II, p. 11, au moment où l’au¬
teur évoque les transports de Julien à la Malmaison : « Il pleura. Quoi!
malgré les vilains murs blancs? [...] — Oui, monsieur; pour Julien
comme pour la postérité il n’y avait rien entre Arcole, Sainte-Hélène et
la Malmaison.. » Ce fragment de dialogue est à la façon de Fielding,
comme l’échange de vues d’éditeur à auteur qui vient couper dans le
même roman l’épisode de la Note secrète (II, p. 258).
246 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

ainsi pousser en avant par la loi même du genre oral, le


naturel qu’il en récolte est inséparable d’une certaine dose
de bonne humeur, et, pourrait-on mieux dire, d’bumour.
C’est en effet pour Stendhal une même chose de causer et
de persifler : ayant dès longtemps remarqué que dans un
cercle « le succès est pour qui fait rire », il s’était con¬
vaincu que « le but d’un homme de société », c’est de « pro¬
duire le comique » (1). Un ton plaisant, si l’on joue sur les
deux sens du mot, n’est agréable que parce qu il est
« riant ». Il n’y aura dès lors rien d’étonnant à ce que chez
Stendhal l’intrusion d’auteur tout en affectant d introduire
certains renforts de bonhomie vienne s’inscrire spontanément
dans le registre ironique. On a vu que déjà d elle-même, par
la seule discordance qu’elle réalise, l’intervention tend à ré¬
duire le sérieux; elle redouble cet effet si c’est la malice
qu’elle charge du soin de gloser. Ce n’est guère le lieu, ici,
de définir l’humour dont Stendhal use dans ces occasions,
cet esprit « argent comptant », comme il disait, et «i imprévu
même pour le parleur » (2), dont il avait pu trouver quelques
répondants dans les Provinciales, chez Voltaire, Duclos ou
Paul-Louis Courier, mais dont n’étaient qu’à lui le timbre,
le primesaut et la pointe, ce piquant tenant à un art d être
« poli plus vite » (3), de compromettre l’évidence avec l’é¬
nigme et de miser toute affirmation sur la litote ou l’anti¬
phrase. Ce qu’il convient plutôt de retenir de cette forme
originale d’humour, c’est ce qui la prédisposait à s’exercer
en particulier entre parenthèse ou en interligne et partout
où l’auteur vient faire irruption : ce délié qui lui permet
de s’insérer mieux, cet à-propos à rompre le fil, cette impru¬
dence sous le couvert de laquelle l’indiscrétion n a guère de
peine à se faire acquitter, cette technique de la saillie qui fait
apparaître la drôlerie par intermittences ou, comme l’on a
dit, « par chiquenaudes » (4), cette manière, enfin, de faire
entendre la risée à la cantonade cependant que le ton pré¬
tend s’égaler à la gravité du sujet (5). Ce sont là des mérites

(1) Journal du 2 mai 1805 (II, pp. 152-153).


(2) Brulard, I, p. 458.
(3) Racine,' I, p. 69.
(4) Le mot est, comme on sait, de miss Clarke, et nous a été rap¬
porté par Sainte-Beuve dans ses Cahiers (Lemerre, 1876, p. 143).
(5) C’est ce que Balzac avait bien observé, qui écrivait dans son arti¬
cle de la Revue Parisienne, p. 276 : « M. Beyle et M. Mérimée, malgré
leur profond sérieux, ont je ne sais quoi d’ironique et de narquois
dans la manière avec laquelle ils posent les faits. Chez eux le comique
est contenu. C’est le feu dans le caillou. » Même là où ce dont il traite
lui tient le plus à cœur, Stendhal redoute de se laisser prendre en fla¬
grant délit de sérieux. Cela, même dans ses ouvrages les plus sévères.
LES INTRUSIONS d’aüTEUR 247

certains, et pourtant raccommodation au roman d’un tel


« art de komiker » peut faire question, si du moins l’on part,
comme c’est le cas de Stendhal, de présuppositions réalistes.
Car, pas plus que la farce et la science, le rire et l’objectivité
ne font bon ménage. La désignation du ridicule dessine un
recours à la passion, réclame une stylisation et un arrange¬
ment des données, requiert un coup de pouce où se trahit
l’auteur. Celui-ci, d’autre part, tendant, quand il fait rire,
à dévaluer l’être ou le détail qu’il signale, afl&che ou en tout
cas postule, dans la sécurité de son dilettantisme, une su¬
périorité qui nous oblige à lui compter toute l’importance
que nous avons dû retirer à l’objet dont il nous a suffisam¬
ment intimé le caractère comique. Il est clair que Stendhal,
même dans ses romans, n’est pas insoucieux de se faire attri¬
buer ce mérite, à tout le moins lorsque, pour faire, en son
nom propre (1), de l’esprit, il se risque, le temps d’un éclair,
sur les tréteaux spéciaux qu’il s’est aménagés entre la salle
et la scène, et à mi-hauteur des deux. On croirait même qu’il
a tendu de plus en plus à attirer le roman dans la juridiction
d’un comique qui dût être un comique d’auteur. Cela se voit
bien pour Lamiel qu’on a pu justement qualifier de novella
buffa, au sens où il existe dans la Chartreuse des parties en¬
tières d’opéra-bouffe : dans Lamiel, en eff et, où l’esprit cons¬
titue, même au niveau des personnages, l’unique pierre de
touche et l’unique remède à un unique mal qui est l’ennui,
l’auteur qui n’accorde guère de cesse, même quand il s’agit
de son héroïne, à sa moquerie, s’est efforcé délibérément de
faire naître la plaisanterie à hauteur du style (2); autant
dire que dans ce roman il a prémédité d’annexer toute indi¬
cation, si accessoire ou documentaire fût-elle, à l’humeur,
faite d’ironie chronique, du narrateur (3). Mais on voit le pé-

comme dans sa Vie de Napoléon, où on lit dans une note (I, p. 435) :
« Couleur comique pour faire variété; d’ailleurs c’est la couleur du
sujet », or, il s’agit à ce moment de la Charte !
(1) Cf., par exemple, cette simple phrase dans Mina de Vanghel
(Romans, I, p. 155) : « Par un hasard que je me garderai d’appeler
singulier. Mina [achetant une terre] ne fut trompée que de très peu
[par le notaire]. » Il est clair qu’ici, c’est, sans besoin pour le sujet,
l'auteur lui-même qui intervient pour faire épigramme à l’endroit de
la malhonnêteté des agents d’affaires français. Mais il faut parfois de
bons yeux, tant son intrusion satirique est rapide, pour surprendre
l’endroit où sa malice a fait un entrechat : cf. dans la Chartreuse,
p. 401 : « ... entre autres idées enfantines, le prince prétendait avoir
un ministère moral », < enfantines » donne le sel, mais celui-ci, le
lecteur pressé le savoure plutôt dans la généralité du ton, et dans le
coloris de tout le morceau.
(2) Nous sommes avertis de son intention grâce à la note datee du
6 mars 1841 (Lamiel, pp. 299-300).
(3) Qu’il suffise, pour faire juger de cet interventionnisme presque
16
248 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

ril : si l’auteur manifeste un excès de désinvolture à l’égard


de ses créatures ou de son sujet, comme, après tout, il n a
rien destiné d’autre à notre attention, c’est de nous-memes
qu’il a l’air finalement de se divertir. Mérimée, à qui cepen¬
dant la malice ne devait pas faire peur, reprochait ainsi a
Stendhal d’avoir, dans la préface de ses Mémoires sur Napo¬
léon, traité trop « irrévérencieusement » son lecteur (1).
De même Forgues, dans une recension des Mémoires d’un
Touriste, tout en félicitant l’auteur de son esprit, lui faisait
grief de se montrer « quelque peu dédaigneux de son au¬
ditoire » (2). De telles réclamations ne manquaient pas de
bien-fondé, et Stendhal était trop conscient, par le plaisir
qu’il y trouvait, de l’irrespect auquel il s’abandonnait, pour
ne pas se savoir exposé, de la part du public, à des rebuffa¬
des. Voilà pourquoi de tout temps il s’est ingénié, par le
moyen d’interventions parfois si ostensiblement fallacieuses
qu’elles ne trouvent plus personne à tromper, à conjurer la
défiance et à blanchir ses intentions.
Il a donc dans son œuvre multiplié les formules de pré¬
caution ou de protestation. Mais quand il adopte ainsi envers
nous un protocole de délicatesse, s’étudie à garder le ton le
plus circonspect, adoucit nos sursauts et prévient nos impu¬
tations, voire se lance dans des apologies qui pour être peu
continues n’en sont pas moins tatillonnes, il le prend avec
nous sur un pied nouveau qui n’est plus celui de l’aimable
familiarité :il ne nous situe plus dans cet espace sympathique
qui est pour le conteur un prolongement de sa propre per¬
sonnalité, il se sent vis-à-vis de nous, c’est-à-dire sur la
sellette et en péril pour son amour-propre. Ici, deux attitudes
possibles : ou il tâche de nous regagner par des flatteries à
l’adresse de notre vanité, et il utilise pour nous remettre ainsi
à sa discrétion un interventionnisme dont la rhétorique s’oriente
exclusivement vers la captatio benevolentiae, ou s’il nous sent
irrécupérables pour la sympathie, il s’applique, du moins, en
nous réfutant pour sa propre défense, à nous dissuader de le
taxer d’odieux ou de lui distribuer des ridicules. C’est lors¬
qu’il devine ainsi le public non à ses côtés, mais devant lui,

imperceptible, de citer une périphrase comme celle-ci {Lamiel, p. 13) :


« ... l’aimable académicien généralement connu sous le nom de
Louis XVIII... »
(1) Tome II, p. 335 (Appendice).
(2) L’article, signé « Old Nick », parut dans Le Commerce du 8 juil¬
let 1838. Pour prendre un exemple dans l’ouvrage en cause, comment
le lecteur, s’il n’est pas du club des happij few, ne se sentirait-il pas un
peu égratigné par une pointe comme celle-ci (II, p. 15) : « Toutes les
religions, excepté la véritable, celle du lecteur, étant fondées sur la
peur du grand nombre et l’adresse de quelques-uns... »
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 249

qu’il se trouve porté à lui accorder le plus de consistance


et d’initiative. Ce « spectateur » (1) qu’il provoque dès qu’il
cesse de le croire complice, il le surveille parfois, cependant
qu’il conte, beaucoup plus diligemment qu’il ne suit des yeux
le vagabondage de l’intrigue et de ses personnages. Et il n’y
a rien là pour nous étonner. Nous avons vu que dès qu’il
prend la plume, au lieu d’être à la chose, il se sent être lui-
même la chose et passe en « pour-autrui » (2). Cela lui arrive
même dans le Journal qu’il prétend soustraire à tout indis¬
cret, même dans ses ouvrages autobiographiques où il de¬
vrait d’autant moins se mettre en peine de la figure qu’il fait
devant ses lecteurs qu’il doute d’en trouver (3) ou renonce
à s’en procurer avant un demi-siècle. Or on le voit dès le
Journal, et dans le Brulard à tout bout de champ, se détour¬
ner des faits par un vif mouvement et ici jeter des saints à
un témoin fictif, et là se dirigeant vers un hypothétique en¬
nemi l’appeler du pied ou le déjouer de la pointe. A plus
forte raison se conduit-il ainsi dans les ouvrages qu’il voue
à une proche publication.
Cesse-t-il de croire, ou doute-t-il, dès l’abord, que nous lui
soyons favorables, il intervient dans son exposé pour appli¬
quer les règles d’un « art de se faire lire » (4) dont il a très
tôt codifié les principes. On sait (5) que dans ce domaine
comme dans l’usage ordinaire de la société sa politique table
uniquement sur le postulat qu’un Français « dans tout ce
qu’on dit [...] cherche toujours une épigramme ou quelque
chose d’aimable pour lui, ne songeant que très secondaire¬
ment au but de la conversation (6) ». Pour intéresser le lec¬
teur, il suffira donc de mettre en alerte son intérêt person¬
nel. On voit qu’ici comme ailleurs la tactique s’infère toute
de l’art d’exploiter la vanité d’autrui. Elle comporte deux
degrés, elle vise, ou bien négativement à ménager l’amour-
propre, ou, plus activement, à le caresser. Dans le premier
cas, l’auteur qui n’a pas à réveiller son public par des saillies
ad hominem, peut se tenir pour dispensé de pratiquer des
*

(1) Que ce soit là un reflet lointain de ses visées d’auteur drama¬


tique, ou que cela corresponde chez lui à la conscience obscure d’être
sous les yeux de ceux qui tiennent en main ses ouvrages, le fait est
que souvent il commet te lapsus d’appeler spectateur son lecteur (par
exemple, dans le Brulard, I, p. 46).
(2) Cf. Stendhal et les Problèmes de la Personnalité.
(3) Brulard, I, p. 133 : « Je supplie le lecteur, si jamais j’en trouve... »
(4) Brulard, I, pp. 166 et 329.
(5) Cf. Stendhal et les Problèmes de la Personnalité.
(6) Journal, III, pp. 62-63 (30 mars 1810). Cf. aussi la lettre à Pau¬
line du 6 avril de la même année (Corr., III, p. 226) où se trouvent
reprises ses conclusions sur le tatillonnage.
250 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

interventions. Au contraire, lorsqu’il ambitionne de séduire


son partenaire inconnu, il se doit de sortir de 1 ombre e
d’enaager avec ce lecteur des apartés plus ou moins frequents.
Ainsi en avait déjà usé Fielding qui, toujours soucieux d e-
mouvoir, de calmer ou de vexer son client, loin de le traiter
comme l’anonyme représentant d’un collectif public, se met
en frais de sagacité pour deviner à quelle espece d homme
il a affaire (1). Il feint de vouloir satisfaire — ou bien irri¬
ter — non seulement telle ou telle catégorie d usagers — et
ainsi, dans l’annonce même de sa marchandise, lui parait-il
expédient de spécifier à quelle bouche il la destine (-) —
mais encore tel ou tel des goûts particuliers qu’il lui plaît de
nous supposer. Dans ses cahiers de jeunesse, Stendhal s était,
lui aussi, avisé de ce qu’un auteur comique doit tout autant
s’occuper de son public, où bon psychologue il sait recon¬
naître les différentes variétés d’amateurs, que de ses créatu¬
res qui, après tout, savent bien marcher toutes seules dans
les ornières de leur caractère. « Il faut dans les arts avoir
constamment les yeux fixés sur l’âme du spectateur, cornme
les canonniers ont les yeux fixés sur la butte (3) », c est là le
leit-motiv d’un machiavélisme qu’il poussera beaucoup plus
loin par la suite quand, protestant qu’il ne s’adresse qu’aux
happy few, non seulement il entretiendra ainsi la complai¬
sance de ceux qu’il sait en être, mais enrôlera du même coup
la généralité des lecteurs, desquels chacun redouterait de
s’avouer de mauvais gré par crainte de passer pour mauvais
entendeur (4). Il devait d’ailleurs remarquer qu’il est plus
facile au romancier qu’au poète comique de se gagner
par ruse des recrues t le romancier, peut, en effet, comme
il n’a « affaire qu’à un seul spectateur à la fois » (5), saisir

(1) Par exemple au ch. i du 1. X de Tom Jones.


(2) Il réserve ainsi le ch. vin du 1. IV de ce même roman au seul
lecteur classique D which none but the classical reader can taste »).
(3) Molière, pp. 231-232, n. Cf. encore, entre tant d’autres textes où
revient l’obsession de ce « principe bien fécond » : Pensées, II,
p. 318, et Molière, p. 123.
(4) Un cousin de M. Prudhomme, le « spiritualiste » Elme Caro, a
plaisamment enragé de se voir pris dans le dilemme de s’avouer sten-
dhalien ou d’être mis « au ban de l’esprit » (Etudes morales sur le
temps présent. Hachette, 1855, pp. 238-239). Il est de fait que sur ce
point l’habileté de Stendhal n’a pas été minime. On le voit, par exem¬
ple, dans le Briilard, I, p. 47, démasquant, avec un peu de cynisme
dans la ruse même, ses batteries d’auteur, ponctuer ainsi un dévelop¬
pement : « Maintenant que j’ai fait la cour aux lecteurs peu sensibles par
cette digression... », avis qui nous interdit de murmurer contre un
hors-d’œuvre dont il est clair que nous ne pouvons plus le croire fait
pour nous.
(5) Mél. litt., III, p. 433 (La Comédie est impossible en 1836). Il faut.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 251

ce client au plus vif de sa vanité en se donnant l’air de


le viser en particulier et à l’exclusion de tout autre (1). Ne
dispose-t-il pas, pour l’en persuader, de l’opportunité des in¬
terventions ? S’engageant donc hors des coulisses aux bons
moments de l’action et ménageant dans le récit quelques pa¬
renthèses de destination censément confidentielle et privée,
il a toute commodité pour le prendre avec cet inconnu sur
un ton assez familièrement spirituel, ou au contraire assez
cérémonieux, pour être flatteur. Lorsque, en effet, dans le pre¬
mier cas, il se fait « un système de gaîté avec ce vulgaire (2) ».
il l’égale à lui-même, le met dans la complicité d’une verve
dont il lui fait mérite anticipé d’apprécier les finesses, et il
l’institue dans une sorte de supériorité désinvolte ,à l’égard
tant du sujet que des personnages. Lorsque, dans un style
d’intervention opposé, il se tourne vers lui en exagérant inu¬
tilement les égards, il affecte de lui reconnaître une préémi¬
nence encore plus marquée, une sorte de suzeraineté sur lui-
même. Il n’est pas d’ouvrages où Stendhal ne manifeste ce
souci d’être sinon humble, du moins déférent ou « honnête
homme » (3), gentlemanlike et de bon ton avec nous. Il met
dans ses manières tant d’application à observer l’étiquette,
il s’évertue sur un ton si mondain, surtout quand il quête
notre approbation (4) ou redoute d’abuser de notre pa¬
tience (5), il tient tellement à nous faire entendre « que l’au¬
teur peut être élégant » (6), qu’il se montrerait franchement

pour être juste, convenir, comme le fait ici Stendhal, que le romancier
perd en contrepartie la possibilité d’être plébiscité à la faveur d’une
sympathie contagieuse.
(1) « Ses préfaces parlent au public devant le rideau, clignent de
l’œil, font au lecteur des signes d’intelligence, le veulent convaincre
qu’il est le moins niais dans l’auditoire, qu’il est dans le secret de la
farce, que lui seul sent le fin du fin... Il n’y a que vous et moi, disent-
elles » (Paul Valéry, Préface à L. Leuwen, pp. ix-x).
(2) La formule apparaît dans une lettre à Pauline concernant les
rapports de société (Corr., I, p. 346).
(3) Cf. Promenades, II, p. 32 : « Pour être honnête homme envers le
lecteur... » On songe à Scarron assurant dans le Roman comique
(P® partie, ch. xii) : « Je suis trop homme d’honneur pour n’avertir
pas le lecteur... » ou à Fielding employant fréquemment dans Tom
Jones (par exemple au t. I, p. 48) l’expression : « To deal plainly with
the reader... »
(4) Cf. Mém. T., I, p. 309 ; « Il me semble que le lecteur est d’avis
que... »
(5) Cf., par exemple. Racine, I, p. 137, ou Promenades, II, p. 63; et
il a tout d’un hôte faisant des manières dans un salon quand il écrit
\ibid., I, pp. 174-175) : « Les combles de Saint-Pierre [...] méritent
fort d’être vus, mais je n’ose retenir le lecteur plus longtemps... » A
plus forte raison, en use-t-il ainsi quand il nous entretient de lui-
même (cf., par exemple, dans l’Egotisme, pp. 6, 23, 48, 50, etc.).
(6) La formule se voit dans une marginale de L. Leuwen {Mél. int.,
II, p. 249).
252 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

lourd par crainte de le paraître (1), si ses simagrées destinées


à donner des apaisements à un public formaliste n étaient
accompagnées d’un ironique clin d œil adressé là 1 heureux
petit nombre. Il va de soi que parfois cette modestie se re¬
tourne contre ses buts, lorsque l’auteur, brusquement impa¬
tient de son rôle, met en cause et donc en courroux notre
vanité par la trop découverte proclamation qu’il n’a d’autre
souci que de la mettre à l’aise. Il arrive même, en ce cas,
que la précaution vire à un coloris franchement insolent (2).
Mais celui-ci encore, à y bien regarder, n’est souvent que
le paravent d’une attitude inquiète. On a remarqué que, lors¬
que s’employant à « l’intimider, le réduire ou l’étourdir » (3),
Stendhal le prend du plus haut avec son lecteur, ce qu il
cherche, c’est avant tout à surmonter la gêne que lui cause
le sentiment d’être point de mire. Dans ses deux livres d’au¬
tobiographie, ses réactions quand il nous défie, ce sont en
général celles d’un inculpé. Sa comparution se fait à deux
instances. Devant le jury d’honneur dont il a lui-même dési¬
gné les membres — c’est le tribunal, de composition variable,
des happy few (4) — comme son absolution intégrale ne peut
pas faire de doute, il ne s’occupe que de bien instruire sa
cause : de se faire connaître. Mais il se sait, ou plutôt se sus¬
cite plus ou moins intentionnellement, d’autres juges ; les
lecteurs « malévoles » dont il redoute à la fois et souhaite
le verdict sévère. On peut même estimer qu’il tend à faire
naître la malveillance par la seule manière dont il tâche, en
intervenant, de la conjurer. C’est lui, en effet, qui souvent nous
impose de garder en alerte notre esprit critique par le zèle
même avec lequel, nous présupposant en méfiance, il se déta¬
che de lui-même et se hâte de se disposer à l’égard de son
livre sur un pied de contestation. Comme dans le Brulard il se
précipite au-devant de nos « imputations » ! On va le prendre
pour un être « barbare, cruel, atroce » (5) ou, « malgré l’é¬
norme absurdité de l’objection », miné par l’envie (6), ou
encore — ce dont il lui cuirait beaucoup plus — ne va-t-on
pas le « croire un sot » (7) ? A tout le moins le suspectera-

(1) Cf. Mém. T., II, p. 478 ; « Je craindrais de paraître lourd en


plaçant ici cinq ou six pages sur le degré de bien-être des paysans... »
(2) Cf., par exemple, Rome, I, p. 177 : « Je dirai à la vanité du lec¬
teur que je note cet accident non pour le vain plaisir de parler de
moi... »
(3) Faguet, Politiques et moralistes, III, p. 5.
(4) Brulard, I, p. 16 (var. a, première version).
(5) Ibid., I, pp. 240-241, et aussi 127.
(6) Ibid., I, pp. 276-277 et 455.
LES INTRUSIONS d’AUTEUR 253

t-on de donner dans l’exagéré (1). Et s’il imagine que, éclairé


par ses confidences, son lecteur lui est favorable, il se hâte,
prenant ce juge à témoin, de le convoquer pour sa décharge
devant un autre tribunal, celui de l’opinion (2), si bien que le
voilà qui reste encore en posture de prévenu. On dira que
cette attitude incombe d’office au mémorialiste, s’il est vrai
que conter sa vie et bâtir son apologie, c’est toujours tout un.
Mais Stendhal ne se sent pas moins en cause quand il ne fait
pas lui-même la matière de son ouvrage. A peine a-t-il, par
exemple, pris la plume pour rendre compte du Salon de 182i
que déjà il croit voir « plusieurs lecteurs froncer le sour¬
cil » (3) : ne va-t-on pas lui contester ses « titres » pour trai¬
ter des arts (4) ? Et ce ton qu’il a pris, est-il sûr qu’il ne nous
choque point (5) ? Lorsqu’il assume les fonctions de guide,
au lieu de supposer que notre attention accaparée par le spec¬
tacle n’a que faire de le surveiller, il se croit visé et s’épuise
à « garder toutes les avenues contre la critique » (6), « contre
la petite critique de mauvaise foi (7) ». Il va perdre « sa répu¬
tation de bon Français », « acquérir » celle de « méchant » (8).
Et que va-t-on penser de lui à Genève (9) ? Et « que va dire
la sensibilité allemande (10) » ? Son inquiétude est feinte, assu¬
rément, et ce lui est joie d’être méjugé, mais il importe de
noter que, pour autant, il ne cesse jamais de se sentir jugé.
Et il a beau se plaire à provoquer, ce Touriste pour qui les
vexations du voyage ne sont que passe-temps supplémentaire,
n’est pas sans redouter celles qui peuvent lui venir du lec¬
teur (11). « Le malheur » — écrivait-il déjà dans Rome, Naples
et Florence (12) — « c’est que l’on connaît fort bien les person-

(1) Brulard, I, p. 46. Cf. aussi Rome, I, p. 52 : « Les nigauds [...] me


taxeront d’exagération... » , n j i
(2) Cf. Egotisme, p. 59 : Stendhal fonde sur le fait que dans les
salons il passait pour <r un monstre d’immoralité » ; or : « Le lecteur
sait à quoi s’en tenir : je n’étais allé qu’une fois chez les filles. »
(3) Mél. d’Art, p. 8 (il vient de prononcer le nom de Napoléon, mais
de toute façon, le tissu de cette préface est tout entier de précautions);
et cf. ibid., p. 45 : « L’on va crier à l’injustice, au dénigrement... »
(4) Ibid., p. 19. Il n’avait pas moins craint, dans ses opuscules de
propagande romanticiste, qu’on lui demandât des comptes concer¬
nant sa « qualité » ou sa compétence (cf. Racine, II, pp. 103-104 et 120).
(5) fîacme, I, p. 68. j.r •
(6) La formule apparaît souvent dans ses interventions défensives
(cf., par exemple, Mém. T., I, pp. 102, 325 et 435).
(7) Promenades, I, p. 37.
(8) Promenades, III, respectivement pp. 109 et 107.
(9) Ibid., III, p. 81.
(10) Ibid., III, p. 31.
(11) Cf. Mém. T., I, p. 400 ; « Mon but secret serait d engager ce
lecteur malévole, qui me blâme injustement et qui voyage, à ne pas
prendre au tragique » les incidents de route.
(12) T. I, p. 227, et il continue : « Comme on redoute pour ses
254 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

nés de qui l’on voudrait ne pas être lu. » A celles-là il sait


bien que ni les affronts, ni les avertissements solennels (1)
ne suffiront à interdire l’accès de son livre : or s’il lui plaît de
donner des armes contre lui, il appréhende que dans son ou¬
vrage son ennemi n’aille en chercher d’autres que celles dont
il a délibéré lui-même de le fournir.
Aussi s’applique-t-il, plus souvent qu’il ne tâche de le con¬
gédier (2), à lui jeter de la poudre aux yeux et à désarmer sa
présumée malignité par toutes sortes de prières, jurements
et formules de diversion. C’était là, semble-t-il, l’abus des pré¬
cautions oratoires, un travers qui marquait, dans sa vie aussi
bien, son ordinaire commerce. « Savez-vous ce qui me fait
de la peine dans vos lettres ? » lui demandait Mélanie, « ce
sont vos excuses. Je voudrais plus de confiance ou plus de fran¬
chise... (3) » Lorsque dans ses ouvrages (4) il multiplie ainsi
les circonlocutions, c’est le signe ou qu’il se reproche de céder
à son égotisme ou qu’il domine mal son sujet (5) ou, le plus
souvent, qu’il se prépare à décocher à un adversaire quelque
trait particulièrement meurtrier, comme cela a lieu dans
Racine et Shakspeare. Dans ce dernier cas, en effet, l’agressi¬
vité du pamphlet s’enveloppe et se prémunit de toute les for¬
mes d’une courtoisie ironiquement abusive : l’auteur y accu¬
mule les préambules, les avertissements et les « protesta¬
tions » (6) de modestie, de bonne foi ou de respect; il n’avance

sentiments l’ironie qni les gâte, des êtres placés à l’autre extrémité
de l’échelle morale ont pourtant de l’influence sur nous. >
(1) Il intervient en ce sens, comme il le faisait pour le Journal
sur les pages de garde du cahier, à chaque fois que c’est un peu de
sa sensibilité qu’il dévoile. Cf., par exemple. Amour, II, p. 267 ; « Je
prie de ne pas ouvrir ce livre tout homme qui n’a pas été malheu¬
reux pour des causes imaginaires, etc. », et Brulard, I, p. 499 : « ... si
vous avez plus de trente ans ou si, avec trente ans, vous êtes du parti
prosaïque, fermez le livre. »
(2) Déjà, dans Rome, à la date du 30 octobre 1816 : les nigauds, « je
les engage à fermer le livre ».
(3) Lettre du 23 juillet 1805 {Lettres à Stendhal, I, p. 107).
(4) Ceux qui ont étudié les problèmes d’expression chez Stendhal
n’ont pas manqué de remarquer l’exceptionnel développement du for¬
mulaire de politesse dont il use envers le lecteur (cf., par exemple, Kôr-
ver, op. cit., pp. 37-38).
(5) Dans les Mém. T., comme il n’est pas très sûr de ses notions
d’archilecture, il multiplie, lorsqu’il se croit tenu d’en traiter, les
interventions justificatives et propitiatoires (cf., par exemple, celles
qu’il accumule, t. I, p. 290, au sujet de Vaison). Il fournit là le cas, si
on retourne contre lui ses propres termes (Racine, I, p. 5), d’un auteur
qui « ne consultant qu’une juste défiance de ses forces », entoure « ses
observations de l’appareil inattaquable de ces formes dubitatives et
élégantes » qui sont susceptibles de mettre « les intérêts de sa modes¬
tie [...] parfaitement à couvert ».
(6) C’est ainsi que le second Racine et Shakspeare se termine sur
une expresse « protestation » (t. I, p. 155).
LES INTRUSIONS D’AUTEUR 255

rien qu’il ne nous en demande satisfaite quittance, et quand


il professe qu’il va « attaquer sans perdre de temps en cir¬
conlocutions et préparations (1) », par cette seule annonce
déjà il manque à sa promesse; toujours en scène et toujours
en dialogue tantôt avec l’adversaire et tantôt avec le lecteur,
il se fait une jouissance d’intervenir sans utilité Isous le seul
prétexte de s’assurer de notre agrément. Mais ce n’est pas seu¬
lement dans le petit factum polémique qu’on le voit ainsi
« prier en grâce (2) » son public de le confirmer presque à
chaque pas. Dans ses guides, aussi bien, et dans ses mémoires,
uniformément soucieux de ne pas nous contraindre, il nous
adjure dé passer au crible de notre critique ou de notre expé¬
rience « actuelle » les propositions dont il se défend d’être plus
que l’avocat ou « l’avocat général » (3). Il affecte de ne nous
livrer que des « motifs de conviction » qu’il nous laisse toute
latitude de rejeter. Bien plus, il nous « invite d’avance » à
nous méfier (4) de ses dires et il répugne tant à nous forcer la
main que souvent, sur le seuil d’un nouveau développement,
on dirait qu’il lève le doigt pour nous demander l’autorisa¬
tion de traiter le sujet dont il lui prend fantaisie (5). D’autres
fois, s’il lui vient mauvaise conscience de s’être insuffisam¬
ment expliqué, il fait grande dépense de la première personne
pour dissiper les malentendus qu’il sent en voie de s épaissir.
Ainsi, connaissant que plusieurs des « théories fines données
dans VHistoire de la Peinture ou l’Amour » sont passées par¬
dessus la tête de ses rares lecteurs, que de mesures de pré¬
caution ne prend-il pas (6) dans ses ouvrages ultérieurs « con-

(1) « Qu’est-ce que le romanticisme ? » {Racine, II, p. 14).


(2) Racine, II, p. 117.
(3) Promenades, I, p. 163. , r. t j -i ’ -
(4) Ibid., et I, p. 35. Dans VEgotisme comme dans le Brulard \\ géné¬
ralisé l’emploi des parenthèses de scrupule. Cf., par exemple. Ego¬
tisme, p. 76 : « (Ceci ayant l’air d’une prédiction, je laisse au lecteur
bénévole toute liberté de n’y pas croire) »; et Brulard, I, p. 27 : « (Je
dis étonnantes pour moi, non pour le lecteur.) » oi. » ono
(5) Pour circonscrire les citations aux Mem. 1., et. 1, pp. 214 et zyy.
Il p. 107 et III, p. 225. Il lui arrive de se montrer, dans ce type d in¬
terventions, assez façonnier : cf. ibid., I, p. 317 : « Si le lecteur se
trouve encore un peu de patience, après avoir dit ce que c est que le
gothique, je demande la permission d’ajouter six pages... », ou au
t. III p. 99 : « Oserai-je raconter l’anecdote que l’on m’a contee en pre¬
nant'le frais [...] ? Pourquoi pas? Je suis déjà déshonoré... », et au
t III p 78 d’une manière plus pesante : « Je ne sais jusqu’à quel point
le lecteur me permettrait de lui parler de l’histoire du commerce de
Bordeaux... » t ..
(6) Au risque d’offenser l’amour-propre de lecteurs a 1 esprit un peu
vif s’il est vrai que — comme il le remarquait déjà dans les Pensees,
n ’p 117 _ « la vanité si grande des gens du monde est blessée des
soins que prend un auteur d’être clair (lorsqu’ils aperçoivent ces
soins) ».
256 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

tre le manque d’intelligence de M. Public (1) » ! Dans le Bru-


lard, par exemple, il ne cesse de rappeler au « brave homme,
unique peut-être, qui aura le courage de [le] lire » ou que
l’auteur prétend davantage à la sincérité des sentiments qu’à
la véracité des faits (2), ou qu’il ne peut s’empêcher de sur¬
imprimer à des expériences de 1800 de « belles réflexions »
qui « sont de 1836 » (3). Et dans cet ouvrage, comme il le des¬
tine à un ami lointain, il prend le soin de développer, pour
que rien n’en échappe à cet inconnu, de patientes explica¬
tions données sur le ton même d’un maître de maison qui
offrirait en aparté des éclaircissements supplémentaires à un
invité étranger auprès duquel il s’excuserait de ce que la con¬
versation vient de prendre un caractère un peu trop privé (4).
S’il lui importe à ce point de dissiper les incertitudes et de
prévenir tous les possibles contresens, c’est par la conscience
qu’il a qu’un auteur, lorsqu’il s’est trop mal fait entendre,
s’expose au pire des mécomptes : à moissonner des ridicules.
Or « les gens qui pensent ne doivent pas donner à rire à ceux
qui digèrent (5) ». Assurément le risque concerne avant tout
ceux qui choisissent de parler d’eux-mêmes (6). Mais y a-t-il
moyen de rien avancer que l’on n’endosse personnellement ?
Tout homme qui imprime peut donc s’attendre à être sifflé (7),
souffleté même par le moindre quidam qui s’inscrira en faux

(1) Note manuscrite de l’exemplaire Serge-André des Promenades,


citée par H. Martineau dans L’Œuvre de Stendhal, pp. 318-319. Cf. déjà
dans Rome, à la date du 12 janvier 1817, des formules aussi insistantes
que celles-ci : « Si je me suis bien expliqué, le lecteur doit voir aussi
clairement que moi pourquoi... » Parfois l’intervention revêt le tour
exclamatif : « Que ne donnerais-je pas pour pouvoir faire comprendre
au lecteur qui a eu la bonté de me suivre jusqu’ici ce que c’est que...
{Promenades, III, p. 180).
(2) Brulard, I, pp. 133 et 167.
(3) Ibid., I, p. 489. Cf. aussi p. 435.
(4) « Mais comprendra-t-on cela en 1880 ?» se demande-t-il quand
il suppute la différence des temps (I, p. 141). Saisira-t-on chacune de
ses intentions et, en particulier, de ses allusions (I, p. 458)? A cette date
connaîtra-t-on encore les Liaisons dangereuses (I, p. 82) ? Sera-t-on
alors, apte à se replacer au niveau des réalités politiques de la Révo¬
lution et de l’Empire (I, p. 164) ? Pour sa part, Stendhal règle si aisé¬
ment sa montre sur l’avance, et à l’heure de 1880, qu’il lui arrive, pour
s’égaler à son client de l’avenir, de s’énoncer à l’imparfait quand il
rend compte de faits présents, un peu à la façon dont les Latins en
usaient dans le style épistolaire (I, p. 417). Même dans le supplément
de ses Mémoires d’un Touriste (III, p. 260, Voyage) qu’il n’accommode
pourtant pas si expressément aux perspectives de l’avenir, on le voit,
dans un mêrne esprit, intervenir pour gloser un nom propre suscep¬
tible de paraître obscur à un lecteur d’une plus jeune génération. Cf.
encore, pour les romans, ici-même, p. 266, n. 2.
(5) Corr., VI, p. 149.
(6) « Chose qui, en France, met en péril la dignité de la personne
qui parle ou écrit » {Racine, II, p. 145, « Dp Rire »).
(7) Corr., VI, p. 127.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 257

contre son assertion (1). Quoi d’étonnant dès lors, si Stendhal


se sent ainsi constamment vulnérable dans son amour-propre
et tenu au qui-vive, qu’il établisse en chaque endroit où il
pourrait être surpris « une petite batterie contre le ridi¬
cule (2) » ? Supposant que nous n’en avons point à ce dont il
traite, mais à lui qui en traite, il nous oblige à exercer notre
vigilance non alentour le sujet, mais à ses seuls dépens. Il se
peut que ce préjugé défensif lui soit resté de ce qu’il avait
fait ses premières armes dans le camp ennemi, comme lecteur
« malévole », s’étant, par exemple, fait les dents en com¬
pagnie de Crozet sur Fénelon et J.-J. Rousseau. Dans cet
exercice il avait, en 1812 et 1815, félicité le premier de décrire
« les choses, et non pas la situation de son âme en les voyant »
de sorte que « le cœur froid qui ne sympathise pas avec lui ne
peut lui donner un ridicule » (3). Au contraire Rousseau
« s’expose au ridicule de se voir nier son assertion », dans la
mesure où il prétend à « nous faire notre sentiment » (4). A
partir de ces réflexions on ne saurait être surpris que Sten¬
dhal, quand il est passé à la création, ait été, comme il
l’avouait dans une lettre à Romain Colomb (5), toujours para¬
lysé par « la crainte que quelque cuistre indiscret ne se
moque » de lui en le lisant : cette « vergogne », mande-t-il à
son cousin, « m’empêche depuis l’âge de raison, ou plutôt pour
moi de passion, d’écrire ce que je sens, ou plutôt les aspects
sous lesquels je vois les choses ». C’est la raison pour laquelle
il se garde de communiquer ses excès d’âme qui donneraient
prise sur lui aux lecteurs restés hors cristallisation (6). La
remarque concerne éminemment l’Amour, et éclairé ce qu il
en notifie à Mareste en 1820 ; « Si vous trouvez du baroque,
du faux, de l’étrange, laissez passer; mais si vous trouvez du
ridicule, effacez (7) ». Il résisterait presque à l’entraînement
de la verve parce que celle-ci rend vulnérable : l’homme qui

(1) Il se sent presque à chaque pas contredit, et en maugrée. Cf.


Rome II p. 165 : « Comment parler musique sans faire l’histoire de
mes sensations ? On me les niera. .le pense que mes adversaires seront
souvent de bonne foi : tant pis pour eux » — et Mem. 111, p. :
« Car, je le vois bien, on va me nier ma bague » ( la croyance des Mar¬
seillais que certaine bague conjure la fièvre). . „ . . „
(2) La formule apparaît dans une lettre a Sophie Duvaucel du
28 avril 1831 {Corr., VII, p. 167).
(3) Mél. litt., III, p. 97.
(4) Ibid., pp. 113-114.
(5) Corr., IX, pp. 25-26. , , n , -
(6) Cf. Stendhal et les Problèmes de la Personnalité.
(7) Corr. V pp. 362-363. < Maisonnette > sera prié, lui aussi, lors-
qu’il corrigera les épreuves < de tenir note des passages ridicules >
{ibid., p. 363).
258 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

s’y abandonne « a l’air trop heureux » (1). On comprend main¬


tenant qu’il intervienne si volontiers ou pour nous informer
qu’il soustrait quelque chose à notre esprit de moquerie (2)
ou plutôt pour être le premier à discréditer un développement
dont la sincérité de sentiment risquerait, s’il ne se faisait ainsi
son propre sycophante, de le mettre en difficulté devant le
jury des cœurs secs (3). La dialectique du ridicule est telle, en
effet, que celui-là seul y échappe qui le reçoit de sa propre
main.
De ce pour quoi il s’acquitte en lui-même, Stendhal s’accuse
donc au double pour être plus sûr d’être acquitté par ceux qu’il
mésestime. Il s’évertue, bien plus, à nous subtiliser des repro¬
ches que nous ne nous serions pas seulement avisés de lui adres¬
ser et il se charge avec abus pour nous inciter à réparer le
préjudice qu’il s’est ainsi, et non sans quelque réclame, causé.
L’auteur de Racine et Shakspeare proteste donc qu’il n’est pas
grand clerc en littérature (4) tout comme, plus tard, le Touriste
nous prend à témoin qu’il est un « voyageur imparfait.» (5).
C’est en annonce que Stendhal cultive le plus volontiers l’ap¬
parition d’auteur que réclame ce zèle d’auto-dépréciation. Il
nous promet, par exemple, qu’il va tenir des propos criminels,
se permettre « une chose énorme » (6), à tout le moins « scan¬
daliser » (7) et « nuire à [son] livre » (8), puis il s’arrête, tout
au plaisir de nous avoir déjà de ce fait inquiétés, sûr d’autre
part que nous réservons à ce qui va suivre notre attention la
plus sourcilleuse. Mais c’est encore là le moindre des bénéfices
qu’il attend de cette manœuvre : à la faveur du mea culpa
disproportionné à la faute son audace paraîtra timide et nous

(1) De l’Amour, II, p. 231.


(2) Cf., par exemple, Rome, I, p. 24 : « Le lecteur se moquerait de
mon enthousiasme, si j’avais la bonhomie de lui communiquer tout ce
que j’écrivis, le 4 octobre 1816, en revenant de Desio. »
(3) Ibid., I, p. 389 : « Je sens moi-même que ce que je viens d’écrire
est ridicule... » (or il ne s’agit que de considérations sur l’énergie ita¬
lienne : mais Stendhal se sent attaquable en ce qu’il a conscience d’a¬
voir pris parti pour le système de vie qu’il a exposé. Il regarde, en
effet, comme allant de soi que, lorsque l’auteur ne précise point qu’il
se désolidarise, son sujet même l’engage, et le compromet).
(4) T. I, pp. 4-5 et 78.
(5) Mém. T., III, p. 242.
(6) Mém. T., II, p. 282.
(7) Ibid., II, p. 427. On le voit dans le même ouvrage varier indéfi¬
niment les formules d’auto-accusation proleptique : I, p. 341 : « Je
vais faire un aveu qui n’est guère gentleman-like... » ; II, p. 459 : « J’a¬
jouterai une parole imprudente... »; III, p. 70 : « Je vais me permettre
une supposition absurde... » ; III, p. 133 : < Je vais passer pour mau¬
vais Français, etc. »
(8) Cf., pour ne citer qu’un seul exemple, Rome (II, p. 83) : « Je
vais dire des choses qui nuiront à mon livre; j’ai besoin de courage... »
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 259

lui compterons pour mérite la délicatesse d’une conscience si


diligente à se charger; à moins que, et c’est là-dessus que
mise, aussi bien, sa malice, le paratonnerre ne serve plutôt
d’attire-foudre, puisque c’est après avoir de lui-même pesé
comme tel, voire surestimé, avant de le commettre, le délit,
qu’il s’y sera aussitôt après engagé, avec quelles délices ! Parmi
les interventions qu’il destine ainsi à la désignation, anticipée
ou non, de ses propres erreurs, il faut tirer de pair toutes
celles qui correspondent à des mouvements de coquetterie
littéraire et qui tendent à nous retirer le privilège de dénon¬
cer ici « une terrible digression (1) », là du « galimatias (2) »,
ailleurs encore des impropriétés (3) ou du bavardage (4). Si
l’auteur doute de « l’utilité » de son livre (5) et si tout le pre¬
mier il n’y discerne que « puérilités (6) », sans doute risquons-
nous de le prendre au mot et de considérer sa production
comme négligeable (si tant est que nous ne nous regardions pas
comme tenus de protester de plus belle), du moins sommes-
nous bien forcés d’excepter de tous ridicules l’écrivain qui a
peine à se reconnaître dans le miroir de cette œuvre.
De ce que cette rhétorique le décide à plaider coupable,
il suit qu’il doive, presque constamment, intervenir pour
s’excuser (7). Il est rare, pourtant, qu’il s’y emploie sans que
la phrase même qui demande pardon enveloppe un principe
de justification. Il avoue par exemple le tort de parler « tran¬
chant », mais du même coup il explique que c’est une appa¬
rence, et qui correspond à la louable volonté d’être bref (8).
Il convient qu’il « s’égare », tombe dans des redites, « noir¬
cit » trop de papier, outre la gravité ou, à l’inverse, cède à
un ton trop léger, rapporte trop au long un dialogue pédant,
utilise indiscrètement des noms propres, ou stipule ce qui va

(1) Promenades, II, p. 112. — Cf. encore Brulard, I, p. 270, 338,


399. etc., et Mém. T., p. 116.
(2) Brulard, I, p. 489. ,
(3) Il s’exclame, dans VEgotisme, que telle page est mal écrite
(p. 33) ou tel mot, « sot » (p. 105), et, dans le Brulard (I, p. 321), telle
phrase qu’il vient d’achever, trop « mal faite ».
(4) Brulard, I, p. 445. „ , , t
(5) Promenades, II, p. 165. Cf. aussi ibid,, p. 269, et Brulard, I,
p. 448.
(6) Brulard, I, p. 61. . , • j ^
(7) Dans Racine, I, pp. 53-54, par une extension, pleine de sel, du
procédé, il va jusqu’à demander pardon de ce que ni M. Auger ni lui-
même ne sont suffisamment connus. Dans le Brulard, presque à chaque
fois qu’il se surprend trop accueillant à la vanité, il dispose une pa¬
renthèse qui en quémande l’absolution (cf., par exemple, pp. 139, 404,
405...).
(8) Racine, I, pp. 4-5 et 69; Promenades, I, p. 163.
260 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

de soi (1), toujours, quand il quête ainsi l’indulgence, il prend


garde de mentionner, en annexe plus ou moins modeste, la
bonne raison qui l’y a poussé. Ou alors, c’est par antiphrase
et adresse fallacieuse qu’il déplore son « métalent ». Lorsque,
par exemple, il s’accuse de ne pas savoir habiller « en style
grave, néologique et moral (2) » ses idées hardies, comme dans
le même temps il s’exerce à disqualifier « l’emphase puri¬
taine » et le « cant » dont il se réputé incapable, il se fait
d’autant plus facilement absoudre de ne pas y atteindre quil
a indirectement réussi à déconsidérer toute hypocrisie d ex¬
pression (3). Il peut, aussi bien, dédaigner de recourir, poui se
faire acquitter, à la comédie de l’excuse, et alors n introduire
le grief dont il se sent visé que sous la forme d’une objection
qu’il formule exclusivement pour la réfuter. Dans la variété
des tours que lui procure ici la rhétorique, on le voit témoi¬
gner d’une aisance très sûre. Il se justifie quelquefois sur un
ton digne et mesuré (4), mais le plus souvent il se pique au
soupçon qu’il a précédé (5), répond avec agacement (6), voire
instaure une altercation (7), quand il ne somme pas tout bon¬
nement son contradicteur, s’il ne se tient pas pour content,
de lâcher la partie et de prendre congé (8).

(1) On verra Stendhal ne demander ainsi des excuses qu’en en four¬


nissant, respectivement dans le Brulard, I, p. 438; les Promenades, II,
p. 274; l’Egotisme, pp. 35-36; les Promenades, II, p. 81; l’Egotisme,
p. 123; et les Mém. T., I, pp. 117, 182 et 250; t. III {Voyage), p. 76, n.
(2) Mél. lût., III, pp. 423-424 (« La Comédie est impossible en 1836 »).
(3) Cf., par exemple, Promenades, III, pp. 30 et 287.
(4) Hist. Peint., I, p. 129, n. 2 : « On me dira qu’à propos des arts je
parle de choses qui leur sont étrangères; je réponds que... »; Prome¬
nades, III, p. 34 : « On trouvera peut-être que les pages suivantes... » ;
Mém. T., I, p. 223 : « (Encore les Jésuites ! s’écrie un de mes amis qui
lit le manuscrit. Il a raison, je suis honteux de ces répétitions) >; ibid.,
III, p. 8 : « Mon critique [éd. Martineau, Voyage, p. 10 : « Un critique]
pourrait dire : oui, Bordeaux..., je répondrais : Bordeaux... » Cf. encore
ibid., p. 188 : « Vous trouvez ce mot dur, je parie... »
(5) Cf., par exemple, Brulard, I, p. 425 («Le détail de cette Mme de
Montmaur [...] est peut-être déplacé ici, mais j’ai voulu faire voir... »);
Mém. T., I, p. 57 (« Je suis comme le lecteur, etc. »), et ibid., II,
p. 265, n. 1 (« Je ne me suis pas engagé, comme on voit, à donner des
anecdotes nobles et intéressantes; il suffit, pour mon objet, qu’elles
soient vraies... »).
(6) Cf. Brulard, I, p. 96 (« Le lecteur croit peut-être que je cherche
à éloigner... »), ou ibid., p. 393 (« Si le lecteur me prend en horreur,
qu’il daigne se souvenir, etc. »), et p. 448 (« Pour peu que le lecteur
ait l’âme commune, il s’imaginera que cette longue digression a pour
but de cacher ma honte, etc. »).
(7) Promenades, II, p. 222 : « La critique de mauvaise foi va me
dire : Quoi, monsieur ! un bottier vous a dit cela en un quart d’heure
et en dix lignes ! — Non, monsieur, en six ans, et en trente ou qua¬
rante heures de bavardage »; Egotisme, p. 86 : « — Mais c’est de l’égo¬
tisme abominable que ces détails ! — Sans doute, etc. »
(8) Mém. T., I, pp. 20-21 : « Le lecteur trouve peut-être ce souvenir
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 261

Cette apologie animée, qui est de service presque obligé


dans les ouvrages de critique (1) et d’autobiographie et qui ne
choque point dans le récit de voyage s’il est vrai que ce genre
se prête aux commentaires d’égotisme et aux discussions, on
ne s’attend guère, en revanche, à la voir à l’œuvre dans une
fiction. Or il est de fait que Stendhal comme romancier le
prend avec son lecteur sur le même pied de dispute et de plai¬
doirie que dans ses mémoires, ses guides ou ses opuscules de
polémique. C’est dire que lorsqu’il raconte de l’imaginaire
il ne sent pas son amour-propre davantage à couvert que dans
ses livres de profession, ou de confession directe. Et il y a là
de quoi dès l’abord nous surprendre. L’auteur qui, dissertant
ou contant, reste le centre de son sujet, peut être, lui, auto¬
risé à ferrailler pour son compte avec le lecteur. Mais le dra¬
maturge, auquel est refusée la possibilité d’intervenir du
dehors, et le romancier, celui du moins qui ne relate point les
faits dans le cadre d’un récit à la première personne, l’un et
l’autre ne sauraient raisonnablement se croire guettés au dé¬
tour de chaque phrase par un malévole public auquel ils n’ap¬
paraissent point, ou seulement hors fiction, là où ils doivent,
sur l’afîiche ou sur la couverture du livre, décliner leur iden¬
tité pour assumer l’œuvre. Il y a plus. La convention même
de ces deux genres n’interdit-elle pas, au spectateur comme
au lecteur, de poser simultanément l’existence de l’écrivain et
celle de ses personnages (2) ? Accorder sa présence à l’un,
n’est-ce pas renvoyer les autres dans un univers de fantô¬
mes (3) ? N’est-il pas vrai aussi que, de son côté, le créateur
de fictions ne peut songer à la mine qu’il fait devant son
public et lui adresser des sly looks (4) que si, ayant renoncé à
persuader la réalité des faits et des discours qu’il invente, il
se révèle inapte à adhérer à sa propre supposition de fantas-

un peu leste, je ne prends pas ce ton par recherche [•••], mais je pré¬
tends avoir la liberté du langage. J’ai cherché une périphrase pendant
vingt secondes et n’ai rien trouvé de clair. Si cette liberté rend le lec¬
teur malévole, je l’engage à fermer le livre... »
(1) Aussi, n’est-il point surprenant qu’il ait cru devoir terminer sa
Vie de Rossini par une « Apologie » (II, pp. 269-279), qui est, à vrai
dire, d’emprunt.
(2) Cf. Racine, I, pp. 147-148, n. : « ... Les personnages ne savent pas
qu’il y a un public... Dés l’instant qu’il y a concession apparente au
public, il n’y a plus de personnages dramatiques. Je ne vois que des
rhapsodes récitant un poème épique... »
(3) On verra plus loin, pp. 317-319, que sur ce point théâtre et roman
doivent être dissociés, l’auteur pouvant, dans le second, nous engager
à ses créatures par le mouvement même dont il nous gagne à lui.
(4) De « ces regards en coulisse » — comme l’écrit Claude-Edrn.
Magny (Hist. du Roman français, I, p. 175) — que Stendhal jette si fré¬
quemment « dans la direction des fauteuils d’orchestre... »
262 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

tique. Et encore, pour qu’il se maintînt si continûment en dis¬


position de parer, il semblerait qu’il ne dût pas se croire
d’autre public que celui, critique et sceptique, d’auteurs con¬
currents prompts à remonter, par déformation de métier, de
l’affabulation vers le savoir-faire et des créatures vers le créa¬
teur. C’est déjà avec la hantise d’être inattaquable dans sa
personne de « poète » que le jeune Stendhal s était efforcé
à l’art de Molière^l). On le voit toujours dans la même préoc¬
cupation remarquer à la date du 15 décembre 1829 que Scribe
a découvert un procédé commode — le dénouement brus¬
qué — pour se faire « respecter » (2) du public, autrement
dit pour éluder tout éventuel ridicule. A cet égard il ne lui
semblait pas que le roman dût être moins périlleux que la
comédie. Dans une note du 8 janvier 1830, quand il épilogue
sur « ce malheur qu’un auteur actuel, ayant toujours l’idée
qu’il parle en présence d’un ennemi, refroidit toujours en
corrigeant », c’est la « difficulté du roman actuel », qu il sup¬
pute, et le « ridicule dans l’avenir » qui menace le narrateur
de fictions, lequel se doit de « peindre la passion par des traits
vrais et n’être jamais ridicule, ne jamais prêter à la plai¬
santerie actuelle (3) ». Il est déconcertant que la difficulté de
la création romanesque ne lui paraisse pas résider ailleurs
que dans cette obligation, conjointe et qu’il réputé contradic¬
toire, de rendre avec scrupule le coloris des sentiments et
cependant de mettre l’auteur à l’abri de la raillerie, comme si
nécessairement celui-ci restait le vrai propriétaire des traits
de passion qu’il évoque et dont il céderait seulement l’usu¬
fruit à ses personnages. Telle est! bien encore, quelque dix ans
plus tard, sa façon de penser, comme l’atteste une note inscrite
dans une marge d’un Shakespeare. Stendhal qui y explique
pourquoi il est plus ardu d’ « inventer et faire agir les person¬
nages d’un conte » que de composer des opuscules critiques,
s’y commente, en effet, dans les termes suivants ; « Si l’on
prête aux personnages des actions plates ou ridicules, rien de
plus aisé que de se moquer de l’auteur. Le plus petit esprit
venu fera des plaisanteries que tout le monde pourra com¬
prendre et qui même seront passables, tandis que la critique
sublime sur M. de Maistre ou sur J.-J. Rousseau est inatta-

(1) On aimerait pouvoir ici exploiter certaine note, sans aucun doute
antérieure aux romans, qu’a publiée V. del Litto dans le Divan d’avril-
juin 1940 (« En marge de Métilde »), p. 235 : « ... Quand tu écris pour
un personnage, tu ne crains pas d’être ridicule, tu le crains pour toi. »
Le sens n’en est, malheureusement, pas assez clair.
(2) Note de l’exemplaire Serge-André des Promenades {Mél. int.,
II, p. 99).
(3) Ibid., p. 103.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 263

quable de sa nature (1). » Déjà, contant les aventures de


Gina Zilietti, il nous avait révélé, dans Rome, Naples et Flo¬
rence, qu’il regardait le narrateur comme toujours lié par
son protagoniste (2). C’est au point que, si, dans Armance,
le vicomte de Malivert se trouve préférer à la compagnie des
gens du monde celle d’anciens camarades de débauche qu’il
estime plus francs, l’auteur nous en prévient en des termes
qui prouvent combien il est assuré d’en recevoir personnelle¬
ment bonne mesure de réprobation (3). Il ne doute point
que le lecteur ne cherche à remonter du conte et du héros à
leur caution qu’est l’homme de plume. La responsabilité de
celui-ci, à laquelle le ridicule risque de fournir la plus re¬
doutable sanction, il la réputé engagée au niveau même du
récit, non seulement au sens où ses mérites littéraires, son
goût et la qualité de son esprit viennent en cause devant le
jury que constitue le public, mais encore dans la mesure où
le dénouement de l’histoire, le style de vie prêté aux person¬
nages, la nature des propos que développent de préférence
ces obligés porte-parole et, bref, le tempo de leur moralité
trahissent un choix, d’ordre éthique, que ne peut manquer
de contresigner celui qui, de lui-même, s’est désigné, et dans
la plus forte acception du terme, comme Vaiiteur.
Même lorsque ce n’est point tout à fait le cas, et qu’il ne
fait que traduire ou adapter des manuscrits italiens, Sten¬
dhal se sent encore devant nous comptable des mœurs aux¬
quelles il a bel et bien pris l’initiative de donner publicité, et
c’est pourquoi, dans ses Chroniques, manifestant une pru¬
dence que dénonce son exagérée politesse (4), il s’évertue,
chaque fois qu’un trait menace de blesser nos habitudes ou
nos préjugés, à rejeter sur la différence des temps et des
lieux (5) toutes bizarreries dont les happy few n’auront pas
de peine à le deviner féru, mais dont il n’entend pas aux
yeux des autres endosser personnellement l’odieux ou le
comique. Ces intrusions de mise au point, s’il les estime in¬
dispensables pour réduire ses risques quand il ne fait qu’ac¬
commoder des documents d’une autre main, combien les

(1) Ibid., II, p. 167 (note du 18 mai 1839).


(2) Rome, I, p. 18 : « Rien au monde ne semblerait plus ridicule
aux femmes de Paris, et moi, qui ai l’audace de raconter une telle
équipée, je m’expose à partager le ridicule. >
(3) Armance, p. 108 : « Oserons-nous le dire, au risque de compro¬
mettre à la fois, et nous et notre héros ? Octave regretta quelques-uns
de ses compagnons de souper. >
(4) Cf., par exemple, dans Les Cenci (Chroniques it., I, p. 236) ; < Si
le lecteur a le bon goût de me le permettre, je vais lui présenter en
toute humilité une notice... >
(5) Chroniques it., I, pp. 38, 60, 68, 92 et 153; II, p. 115.
17
264 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

iuge-t-il plus nécessaires encore là où sa responsabilité ne


peut être que saluée comme entière : quand il accrédité des
inventions de son cru. Aussi le voit-on intervenir, en parti¬
culier dans Le Rose et le Vert et dans la Chartreuse {1) pour
rapporter ici à la « bonhomie » allemande et là à T « éner¬
gie » italienne des travers auxquels il se sent suspect, comme
c’est le cas, d’être favorable, ne fût-ce que parce qu’il a pris
sur lui de les mettre en valeur. Le significatif, c est qu il ima¬
gine ici son lecteur beaucoup plus curieux de conjecturer à
partir d’un trait compromettant l’attitude morale du roman¬
cier que de saisir à la hauteur de la seule fiction ce que le
détail en cause peut apporter d’inédit concernant l’intrigue
ou le devenir sentimental des héros. Ainsi le narrateur, tour¬
menté du qu’en dira-t-on, ou plus exactement persécuté par
la question : « De quel œil le lecteur [...] voit-il ceci (2) ? » se
préoccupe toujours beaucoup moins, quand il joue, de régler
son archet sur sa partition que de contrôler « la caisse du
violon » (3). Son obsession de l’autre, de l’auditeur, se tra¬
hit dans Lamiel, à la faveur d’un plaisant lapsus (4). Mais
déjà dans le Rouge la même inquiétude l’avait incité à inter¬
rompre par moments les acteurs et à paraître en scène pour
se disculper. Comme il vient, par exemple, d’évoquer les
extravagances de Mathilde, cette hantise du public lui sug¬
gère d’improviser devant le rideau qu’il a, soudainement,

(1) Déjà dans Mina de Vanghel {Romans, I, p. 169) : « Oserons-


nous le dire ? [...] Pourquoi pas, puisque nous peignons un cœur alle¬
mand... » C’est plus décidément, et avec plus de nervosité, qu’on le
voit dans Le Rose et le Vert {ibid., I, p. 22), tâcher, sur même thèrne
d’intervention, de mettre sa responsabilité à couvert : « Je vois
que le lecteur est scandalisé, mais, à mon grand péril, j’ai pris le
parti d’être vrai; oui, il y a des pays où l’on a le malheur de ne pas
agir exactement comme en France. Oui, il y a des pays où... » —
Dans Le Coffre et le Revenant {ibid., II, p. 29), c’est à l’Espagne qu’il
approprie le même procédé défensif : « J’aurais honte de l’avouer »
— prétend-il — « si je n’espérais que le lecteur a quelque connaissance
du caractère singulier et passionné des gens du Midi... » Pour la
Chartreuse, on n’en finirait pas de citer, outre l’avertissement (p. 2),
tous les passages où l’auteur apparaît pour demander pardon de men¬
tionner des faits — comme il est dit p. 274 — « improbables hors de l’I¬
talie ». Cf., en particulier, p. 475, au sujet de Clélia : « Nous avons à
avouer une chose qui semblera bizarre au Nord des Alpes, malgré ses
erreurs, elle était restée fidèle à son vœu... » Cf. aussi p. 94 où, après
avoir par entraînement ou par mîmétîsme, pour la parodie ou pour le
pittoresque, confié son idée à du pathos de couleur fortement roman¬
tique, le romancier croit bon de s’excuser en se désolidarisant comme
suit : « Je demande pardon pour cette phrase, traduite de l’italien. »
(2) Marginale de L. Leuwen, II, p. 337.
(3) Brulard, I, p. 196 : « Un roman est comme un archet, la caisse du
violon qui rend les sons, c’est l’âme du lecteur. »
(4) P. 258 : Voulant nous apprendre que le comte de Nerwinde ai’ho-
rait en société un air offensant pour l’interlocuteur, Stendhal, si du
moins le texte n’est pas douteux, écrit « lecteur ».
LES INTRUSIONS D’AUTEUR 265

fait baisser, une petite harangue de nature à innocenter le


« malheureux auteur » auquel, il en est sûr, « cette page
nuira de plus d’une façon » : « les âmes glacées l’accuseront
d’indécence », or « il ne fait point l’injure aux jeunes per¬
sonnes qui brillent dans les salons de Paris de supposer qu’une
seule d’entre elles soit susceptible des mouvements de folie
qui dégradent le caractère de Mathilde ». Il en fait le ser¬
ment : son « personnage est tout d’invention » (1) ! Lorsqu’il
prépare Lucien Leuwen, son appréhension n’est pas moindre
et il redoute tout autant de passer pour niais si, dépeignant
le bonheur des jeunes premiers, il fait état de « ces sensa¬
tions dont on ne peut parler qu’en manuscrit (2) », que de
prendre mauvais renom dans les milieux aristocratiques s’il
prête à ses personnages des propos qui risquent de n’être
point au diapason de la mode (3). Dans les deux cas, on le
retrouve moins hypnotisé par les fatalités de son sujet
qu’anxieux d’écoper, s’il « ennoblit » trop, dans les salons,
et s’il n’ennoblit pas assez, devant le « parterre » (4), des ri¬
dicules durables. Dans la Chartreuse, où il n’a pas à craindre
de ne pas être dans la note, on le voit pourtant, ici encore,
rester sur le qui-vive et ressentir personnellement toute criti¬
que que son oreille trop susceptible croit avoir entendue con¬
cernant l’un quelconque de ses quatre protagonistes, et sur¬
tout les deux plus âgés dont il se tient pour directement so¬
lidaire (5). Et non seulement il guette ainsi au delà de sa nar-

(1) Rouge, II, pp. 223-224. Dans le même esprit et visant la même
Mathilde, il avait déjà, un peu plus haut, inséré une parenthèse de pré¬
caution qui équivaut à une brève mise en garde partie des coulisses :
« De tels caractères sont heureusement fort rares. »
(2) La formule apparaît dans les Mém. T., II, p. 176, à propos d’un
paysage. Dans L. Leuwen, III, p. 21, Stendhal avait écrit : « Le temps
s’envolait rapidement pour notre héros. Mais les amants sont si heu-,
reux dans les scènes qu’ils ont ensemble, que le lecteur, au lieu de
sympathiser avec la peinture de ce bonheur, en devient jaloux et se
venge d’ordinaire en disant : Bon Dieu ! Que ce livre est fade ! »
(3) Mél. int., II, p. 271 : « A Paris, arranger ce style contre le ridi¬
cule. » Il demandera à Mme de Castellane et à Menti de lui « donner
le la » {ibid., p. 249) pour le ton, à George Sand : pour les toilettes
{ibid., pp. 272, 274 et 275). Ce n’est donc pas seulement par vérisme
qu’il s’informera, mais par crainte d’être moqué. Pareillement il se
recommande dans les parties scabreuses de prendre un style « timide »,
sous peine de « prêter au ridicule » {ibid., pp. 249-250).
(4) Leuwen, IV, p. 450.
(5) Chartreuse, p. 143 (De Mosca s’employant à sauver Fabrice) :
« Si le lecteur est très jeune, il se scandalisera de notre admiration
pour ce beau trait de vertu... » Cf. aussi p. 610 (n. 599) cette interven¬
tion assez délicate, correspondant à un projet de correction noté dans
l’exemplaire Chaper, qui prouve, de quelque façon qu’on l’interprète,
combien l’auteur se sent vulnérable à travers le caractère et la conduite
de ses personnages ; « ... Nous espérons, déclare-t-il, que le lecteur ne
nous fera pas l’injure de penser que la duchesse et son ami ne fissent
266 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

ration la méfiance de son contemporain qui le ht, mais il


anticipe parfois sur celle, qu’il juge encore plus inévitable,
de la postérité, estimant, en effet, que le roman est une « com¬
position essentiellement éphémère ». Connaissant donc ainsi
qu’on ne saurait « plaire infiniment aujourd hui » sans « être
ridicule dans vingt ans (1) », quand il prend conscience d a-
voir ajusté de trop près un morceau à la conjoncture poli¬
tique (2), à l’usage social (3) ou aux goûts littéraires (4) de
son époque, il croit plus prudent, en intervenant comme au¬
teur, d’esquisser un geste d’excuse dans la direction de son
futur lecteur, lequel sans une telle dénonciation ne manque¬
rait pas de déverser sur lui des ridicules rétrospectifs.
Si le commerce que, dans ses ouvrages d’imagination, il
soutient avec le lecteur se trouve bien régi, comme on \nent
de voir, par une méfiance à laquelle il cède parce qu’il la
présuppose chez le partenaire, on comprend qu’à l’égard de
celui-ci souvent il développe, dans ses romans mêmes, une
politesse qui n’est ni moins cérémonieuse ni moins ironique
que celle qu’il met à contribution dans ses autres li\Tes lors¬
que le gagne la circonspection. On le voit donc, tout en ra¬
contant, faire état du savoir-vivre (5) de ce compagnon qu’un

pas de fautes; ils avaient l’âme trop jeune pour être de parfaits diplo¬
mates... » (Il ne peut être injurieux à l’égard de Stendhal de supposer
que Mosca et la duchesse ne commettaient pas d’erreurs que il" si
c’est le soupçonner d’avoir accordé son amitié à des êtres desséchés
par la ruse; 2“ si c’est le présumer assez médiocre romancier pour
avoir doté d’une invraisemblable infaillibilité des héros à l’âme encore
passionnée.)
(1) Note de l’exemplaire Bucci du Rouge {Mél. litt., III, p. 417).
(2) Cf., par exemple, le paragraphe de précaution qui interrompt
l’exposé des vues de Roizand dans Une Position sociale {Mél. litt., I,
p. 101) : « Tout cet ordre d’idées semblera bien suranné aux yeux du
lecteur lorsqu’on imprimera ceci. 11 y aura bien longtemps alors
que le public aura porté sa sentence sur ce fameux procès et que les
factures seront oubliées. Mais cette position historique est nécessaire
à l’intelligence de la présente histoire... Malheureusement, à cette
époque de 1832, maintenant si reculée, les idées politiques entraient
pour beaucoup dans la conduite et dans la façon de juger de la partie,
dirai-je, généreuse ou romanesque de la nation. » — Cf. encore, ibid.,
p. 133, cette glose que Stendhal pique non sans quelque impertinence à
Journées de Juillet : < Journées encore célèbres en 1832, etc. »
(3) Romans, II, p. 218 ; « On va trouver peut-être que nous nous
étendons un peu trop sur les ridicules de l’époque actuelle, qui, pro¬
bablement, seront révoqués en doute dans quelques années, etc. »
(4) Se forçant, dans une addition de l’exemplaire Chaper, à compo¬
ser quelques lignes en style affecté, Stendhal, qui ne peut y tenir, se
désolidarise de tant de calligraphie et surajoute, avec un clin d’œil
adressé à la postérité, cette note d’excuse : « Je demande pardon au
lecteur de 1880, s’il s’en trouve. Pour être lu en 1838, il fallait dire :
écoutant le silence... » (p. 561, n. 202).
(5) Cf., par exemple, Leuwen, I, p. 123 : « Nous ne ferons pas à
notre lecteur l’injure d’indiquer les vingt raisons qui faisaient de cette
démarche une gaucherie incroyable... >
LES INTRUSIONS d’AUTEUR 267

rien suffit à indisposer, lui demander permis (1) ou brevets,


et surveillant ses réactions, prendre acte de ses moindres si¬
gnes de lassitude (2) ou d’étonnement (3). D’autre fois, et
absolument comme dans ses ouvrages non romanesques, il
s’avise de soupçonner que l’usager de sa fiction récrimine, et
alors soit que, acceptant la réclamation, il s’accuse et s’ex¬
cuse (4) soit que, se rebellant, il récuse ou réfute le contra¬
dicteur, dans les deux cas il ne craint pas, s’aventurant à
découvert, de se laisser voir en habit d’autenr. A vrai dire, il
n’est pas le premier à avoir exploité dans le cadre d’une nar¬
ration la commodité de ces sortes d’excursus polémiques.
Les romanciers qui lui ont servi de modèles ou de patrons
concernant les usages extérieurs et le ton, un Scarron, surtout
un Fielding, et un Walter Scott, ne s’étaient pas fait faute,
par les lucarnes de leur récit, ou de s’excuser bruyamment
auprès du lecteur des défectuosités de leur composition (5),
ou de disposer à tous les endroits particulièrement menacés

(1) Souvent sans insister et dans le naturel du style parlé. Cf., par
exemple, Lamiel, p. 4, de Carville : c’est un lieu, dit le narrateur,
« dont je demande la permission de dire des horreurs >>.
(2) Par exemple, vers la tin des Cenci {Chroniques, it., I, p. 294) :
« La fin de cette note latine est touchante, mais je suppose que le lecteur
est las d’une si longue histoire... » , ., .
(3) Il use pour ce type d’intervention de formules très variées, qui
presque toutes relèvent, dans leur aisance, du tour oral. Cf., par exem¬
ple, Rouge, II, p. 79 : « Le lecteur est peut-être surpris, de ce ton
iihre... »; Leuwen, IV, p. 263 : « Notre lecteur s’étonnera peut-être
qu’une femme... »; Rose et Vert {Romans), I, p. 49 : « Ce banquier dont
l’obligeance vous surprend sans doute... »; p. 51 : « ... On ne sera donc
pas surpris de ses procédés... » ; p. 89 : « Ne vous étonnez donc point
de voir M. l’abbé de Miossince à cheval dans les allées du bois de Bou¬
logne... » Il se peut que Stendhal ait emprunté l’usage de ce mode d’é¬
locution enjouée à Fielding qui annonce volontiers un chapitre par la
seule promesse qu’il ne surprendra guère ou, au contraire, qu’il décon¬
certera le lecteur (cf., par exemple, Tom Jones, I, ix) et chez qui l’un
des tours les plus habituels de l’affirmation se ramène à la formule
mécaniquement généralisée : « The reader will scarce wonder... »
(4) Il est plaisant de le voir terminer San Francesco a Ripa {Chroni¬
ques it., II, p. 78) par la prière traditionnelle, que Mérimée avait re¬
prise dans son Théâtre de Clara Gazul : « Excusez les fautes de l’au¬
teur ! »
(5) Dans le Roman comique, Scarron fait volontiers le délicat, pour
ne pas dire : le dégoûté, à l’endroit de son propre conte, lorsque, sa
pause terminée, il doit le reprendre. Cf., par exemple, le début du
ch. XIV dans le 1. I : « Ceux qui auront eu assez de temps à perdre
pour l’avoir employé à lire les chapitres précédents, etc. » — et tous
les « arguments » paresseusement conçus sur le type de ceux-ci, qui
se suivent (xi-xii) dans le 1. II : « Des moins divertissants du présent
volume »; « Qui divertira peut-être aussi peu que le précédent ». On
voit dans un même esprit Furetière sur le point de narrer, dans le
Roman bourgeois, l’histoire de Lucrèce, se remontrer que le lecteur
pense à part soi : « Voicy un méchant Romaniste. Cette histoire n’est pas
fort longue ny fort intriguée... » D’une façon plus provocante, Fielding,
lorsque le chapitre qu’il inaugure lui semble du genre bas, ou faible
268 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

« a necessary apology for the author (1) ». Il faut reconnaî¬


tre que dans cet oflâce Stendhal s’est, en général, montré
moins immodeste. Sans doute dans Le Rose et le Vert quand
il décide que nous lui en voulons de ce qu’il a franchi les limi¬
tes du genre et celles du sujet, lui arrive-t-il de marquer un
grand coup et d’improviser, à la façon et sur le ton de Fiel¬
ding, une page taquine et désinvolte où, sous couleur de nous
effrayer, il nous mystifie en nous rappelant qu’il dispose du

pour l’édification, ou peu amusant, ou encore trop noir, se fait une joie
de le proclamer, et il affecte de craindre qu’aux endroits les plus gra¬
ves l’on ne se mette à rire, à rire de lui (cf., par exemple, dans Tom
Jones, I, VI, quand il annonce que son chapitre est de tel contenu que
« the reader cannot laugh once [...] unless per adventure he should
laugh at the author »), et il prie son partenaire, s’il ignore les délices
de la tendresse, de sauter, ce qui ira sans dommage, tel intermède sen¬
timental {Amélia, III, i). Dans la production romanesque du XVIID siè¬
cle français, en un temps où un écrivain était tenu de s’imputer à crime
de fatiguer l’attention, on voit fréquemment les conteurs prévenir leurs
patients quand ceux-ci vont risquer l’ennui. Cf., pour s’en tenir à cette
Félicia qui avait plongé le jeune Stendhal dans « un torrent de vo¬
lupté », les annonces peu prometteuses de nombreux chapitres : I, v :
« Pour lequel je demande grâce au lecteur qu’il pourra ennuyer » ;
IX : « Peu intéressant, mais qui n’est pas inutile » (de même : II, xvii);
XXVII ; « Réflexions qu’on pourrait omettre sans perdre le fil de l’his¬
toire »; IV, Il : « Qui serait plus ennuyeux s’il était plus long », etc...
(1) Suivant la formule de Fielding dans Tom Jones, au ch. iv du
1. III. — Dans le Roman comique, Scarron, dès le premier chapitre de
la première partie se fait chercher querelle pour telle comparaison
dont il veut que « quelque critique » ait murmuré : c’est que, rétor¬
que-t-il, « j’entends parler des grandes tortues qui se trouvent dans les
Indes, et, de plus, je m’en sers de ma seule autorité ». Au ch. ix de
L’Amante invisible, il hausse encore le ton : « On dira ici de quoi je
me mêle; vraiment on en verra bien d’autres. Sache le sot qui s’en scan¬
dalise que tout homme est sot en ce bas monde, etc. » Au début du
ch. XII, il somme son lecteur, s’il se formalise, « de n’en pas lire davan¬
tage ». — Quant à Fielding il ne se tient plus de satisfaction chaque
fois qu’il a l’occasion de jeter aux critiques « un os à ronger » {Tom
Jones, I, xi) et l’on sait que par « critiques » il entend « tous les lec¬
teurs qui sont au monde » {ibid., VIII, i). Aussi, en tête de chaque livre
voue-t-il volontiers le premier chapitre à de longues, et souvent inso¬
lentes, justifications. Ce qui ne l’empêche pas, par la suite, de réap¬
paraître chaque fois qu’il lui semble bon, même quand l’action presse,
de prévenir certains malentendus de détail (« To obviate some mis-
constructions... »). Comme Stendhal il se défend, en particulier, sur le
mode le plus ironique, de vouloir choquer les zélateurs du parti moral
(cf. au ch. IV du 1. III de 7’om Jones cette protestation : « I would not
willingly give offence to any, especially to men who are warm in the
cause of virtue or religion »). Sans pousser aussi loin le goût de la
polémique, W. Scott y donne parfois, par exemple, dans Wauerley, où
l’on a pu, d’ailleurs, repérer de flagrantes imitations de Fielding (cf. le
premier chapitre de ce roman voué à l’apologie du titre et à la réfuta-
tion anticipée de certains griefs). Dans le secteur français, la mode,
dérivée, de ferrailler avec le lecteur ou avec la Critique n’a peut-être
marqué aucun ouvrage romanesque contemporain du Rouge davantage
que L’Ane mort et la Femme guillotinée, de Jules Janin, qui s’ouvre
dans l’édition originale (Baudouin, 1829) sur une préface (de dispute
justificative) de trente-six pages!
LES INTRUSIONS d’AUTEUR 269

droit de nous mener par le bout du nez (1). Mais de tels écarts
sont rares chez lui, et, le plus souvent, à 1 altercation ou à
l’apologie en forme, franchement digressive et de portée gé¬
nérale, il préfère, dans ses romans, le commentaire explica¬
tif, lequel disculpe d’autant mieux qu’il reste impliqué au
niveau de l’indication. Tel est donc le mode d’intervention
défensive qui lui est le plus naturel, et il ne se lasse pas,
quand il narre, de nous fournir ainsi à sa décharge et en
son nom propre des éclaircissements raisonnés. Par exemple
il sq justifie de s’écarter, ou bien de ne pas s’écarter, du « su¬
jet » qu’il traite (2), plaide pour la vraisemblance d’un trait (3)
ou nous avertit qu’il se gardera des « personnalités » du fait
que la satire n’entre point dans son plan et qu’il lui coûterait
de nous divertir de l’intérêt plus tendre qu’il a résolu de
nous inspirer en faveur de ses jeunes premiers (4). Ou encore,

(1) Romans, I, p. 26. Il vaut la peine de reproduire intégralement ce


oassage car Stendhal y a sacrifié au persiflage interventionniste d or¬
dre iustificatif plus longuement qu’il n’a coutume de le faire dans ses
romans achevés : « Mais, dira le lecteur, est-ce
gne ou une simple nouvelle que vous prétendez me faire lire ? Peut-etre
nfrun ni l’autre; il est possible qu’il ne s’agisse de rien moms que
d’un traité de métaphysique trancendantale d apres les principes de
Pillustre Schelling que, de peur de l’ironie française, on fera exposer
dans un dialogue savant et gracieux a la fois qui aura lieu au Chas¬
seur vert entre l’héroïne de la nouvelle. Mina Wanghen, et un de ces
Sneriens si serrés dans leurs redingotes [...]. Quand il deviendra
trop savant, le dialogue aura lieu entre Mina Wanghen et son
maître le professeur et conseiller spécial Eherhart [...]. Pour le mo¬
ment toutefois le dialogue n’aura lieu qu’entre Mina Wanghen et sa
Sl?è'et tu?ne somme! pas encore arrivés aux parties subîmes du
livre On reconnaîtra là le ton, aussi bien, de Jacques le Fatcilist .
(2) Cf Leuwen, IV, pp. 243 et 238-239 (on dirait là d’une sorte d exa¬
men de conscience à haute voix du romancier monologuant dans le
chantier devant l’œuvre en voie d’exécution : « Si nous écrivions des
Mémoires de Walpole, ou tout autre livre de ce genre egalement au-
desTus de notre génie, nous continuerions à donner 1 histoire anecdo¬
tique de sept demi-coquins... » « Comme ces mœurs sont a la ve

avons promise au lecteur, ue n est que -- ^


encore cette parenthèse de précaution dans la Chartreuse, p. 389
« Nous allons^parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d une
raison, nous voudrions taire; mais nous sommes forces d en venir a des
événements qui sont de notre domaine, puisqu ils ont pour theatre le

^”^(3[ Cf^dan^LeïSe et le Vert (Romans, I, p. 50) la façon iro-


niaue le conteur se garantit d’une objection en se retranchant derrière
Te Caractère particulier du héros : . Je vois que le lecteur qui sait
vivre trouve ce trait absolument hors nature. A quoi bon ^
pense pour un bienfait accompli et que l’on ne peut ni révoquer ni
aufîrnentcr ? Mâis le nouveau baron, etc. > ^
(4) Cf. l’avant-propos au « lecteur bénévole » qui ouvre la seconde
partie de L. Leuwen.
270 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

s’il lui vient conscience d’être long (1) ou bien il prend la


peine de nous remontrer qu’il n’avait pas le droit de sup¬
primer des conversations — si fastidieuses soient-elles —
qui avaient fait l’ordinaire des salons fréquentés par son
premier rôle (2) ou bien il s’excuse d’avoir consigné le dé¬
tail de certaines formalités sur l’obligation où l’on est resté,
dans le pays où l’action se situe, de se plier, sans en rien éluder,
à de semblables (3); ou enfin, à propos de certains exposés,
dont il ne disconvient pas qu’ils traînent un peu, il certifie
pour s’innocenter que ni le personnage qui a jugé bon de les
circonstancier (4), ni le public auquel ils étaient destinés ne
les ont trouvés aussi inopérants que le lecteur (5).
On a pu remarquer que dans ces derniers cas l’excuse expli¬
cative enveloppe un effort, de la part de l’auteur, pour tirer
son épingle du jeu; et en fait, pour se décharger des imputa¬
tions dont il redoute de se voir l’objet, le romancier dispose
d’un moyen beaucoup plus expéditif que l’auto-plaidoyer,
lequel montre le tort de rester toujours un peu pénitent : il
lui suffit, lorsque ses personnages se font compromettants,
de publier qu’il se désolidarise d’eux, et cela d’une façon,
cependant, assez ostensiblement insincère pour que les happy
few n’aillent pas, à leur tour, se croire trahis. A la faveur
d’une telle répudiation, le conteur, de suspect, s’érige en ins¬
pecteur et réclame aux héros des comptes qu’il serait bien
embarrassé de rendre lui-même. La pratique offre, au demeu¬
rant, un autre avantage : en se montrant sévère pour ses
personnages, le romancier s’arroge sur eux une supériorité

(1) Ou languissant : cf. le Rouge, II, p. 320 : « Tout l’ennui de cette


vie sans intérêt que menait Julien est sans doute partagé par le lecteur.
Ce sont là les landes de notre voyage... »
(2) Cf. L. Leuwen, II, p. 161 : «Je sens bien » —dit l’auteur, qui vient
de reproduire les divagations politiques du marquis de Puy-Laurens —
« que ceci est ennuyeux pour le lecteur, je m’ennuie moi-même en le
transcrivant. Mais les discours de cette force [...] formaient la partie la
plus saillante de la vie de notre héros, depuis qu’il vivait en bonne
compagnie. » Cf. encore Féder (Romans, II, p. 173) : « Cette discus-

qui supporte à lui seul tout le poids


(3) Cf., par exemple. Chartreuse, pp. 193 et 382.
marginale de L. Leuwen citée au t. III, p. 376.
(5) L\. Le Rose et le Vert (Romans, I, p. 59) : « Le lecteur a peut-être
trouve cette liste bien longue. Mina, bien différente du lecteur, en était
amusee... » — eL dans Lamiel, p. 77, de la réponse entortillée de l’abbé
Du Nailiard : « Cette pensee si verbeuse effrayerait le lecteur, mais elle
plut a la duchesse... » Déjà dans les Promenades, II, p. 367, on avait pu
voir Stendhal employer ce mode d’excuse en achevant l’histoire de
Francesca Polo : « Ce récit m’effraye par sa longueur » — minaudait le
conteur de maniéré a etre contredit — « hier soir, quand Paul nous l’a
fait, il nous a semblé court. >
LES INTRUSIONS d’AUTEUR 271

dont il ne peut pas ne pas faire bénéficier le lecteur, ce qui


est un moyen commode de réchauffer la vanité de ce parte¬
naire réputé méfiant. Il va de soi qu’un tel dégagement de
responsabilité ne peut, de la part de l’auteur, être simulé
qu’à la faveur d’un interventionnisme insistant, et c’est pré¬
cisément pour s’être interdit toute intrusion de ce genre qu’il
est arrivé à un Flaubert de se voir attribuer l’ennuyeuse mé¬
diocrité de plusieurs de ses créatures. Au contraire Stendhal
qui, pourtant, et suivant les termes d’une de ses lettres, « pen¬
sait comme le héros de toutes les aventures qu’il raconte (1) »,
n’a jamais fait de difficulté à désavouer les imprudences de
son personnel. La chose n’est pas faite pour nous étonner de
la part d’un auteur qui, pour son compte même, n’a jamais vu
d’obstacle à se rétracter, qui, bien plus, a exagéré, rompu
comme il l’était à donner le change à plusieurs degrés (2),
l’empressement à faire offre de se dédire, pour peu qu’il se
vît en passe de recevoir un démenti de la part des sots. Lui
était-il loisible de se dégager sans faire plus que se déchar¬
ger sur le dos de ses interprètes, alors, bien sûr, il ne poussait
pas jusqu’à la propre palinodie, et il se contentait de se ré¬
crier que, à la différence de celle des personnages mis en
cause, sa morale à lui restait cantonnée dans les limites des
garde-fous prescrits par l’usage. C’est ainsi que lorsqu’il évo¬
que, dans les Mémoires d’un Touriste, l’histoire de Mme de

(1) Corr., X, p. 115 (à vrai dire, dans cette lettre il s’agit non pas
d’un roman, mais des Mémoires d’un Touriste, et on y voit l’auteur qui
brusquement redoute de se donner, du fait de cet aveu, quelques ridi¬
cules privés, réduire aussitôt, par cette parenthèse, la portée de sa
confession : « ... à l’exception de deux ou trois aventures d’amour »).
(2) Il montre tant de hâte à nous offrir de retirer ce qu’il vient d’a¬
vancer qu’il annule par là, tout en se mettant à couvert, la réelle
portée d’une palinodie qu’il nous oblige ainsi à considérer comme un
acte de pure complaisance. L’apostasie lui est légère quand il s’agit
d’histoires dont il est, ou se donne l’air d’être, seulement un adaptateur.
Evoquant dans Suora Scolastica la cruauté de certains confesseurs, il
ne lui coûte guère de protester en note : « Je crois que des scènes
aussi révoltantes n’ont jamais eu lieu. Je les attribue à la méchanceté
du narrateur » {Chroniques it., II, p. 281). Dans ce cas, même si elle
présente un caractère si officieux que nul ne peut s’y tromper, la pré¬
caution garde, du moins, dans la dualité du conteur et de l’abréviateur,
quelque semblant de légitimité. En revanche, le désaveu se dénonce
comme pure formalité, raffine même sur l’impertinence, lorsque l’on
voit Stendhal, dans les Mémoires d’un Touriste (II, p. 129), après avoir
déjà discrédité comme trop « leste », « bien longue écrite » et man¬
quant de « piquant » vers la fin, l’histoire qu’il va raconter, nous prq-
poser sans plus de façons : « pour peu que votre vertu se gendarme, je
dirai que le fait n’est pas vrai ». L’affirmation inverse, que la chose
est réelle et que l’auteur n’y est pour rien, ne lui fournit pas, d’autres
fois, un moyen moins propice de se mettre à couvert par désolidarisa¬
tion. Cf., par exemple, Chroniques it., I, p. 185 : « Malheureusement
pour moi comme pour le lecteur » — écrit-il au début de Vittoria Acco-
ramboni — « ceci n’est point un roman... »
272 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

Nintrey, il s’amuse à intervenir pour préciser, mais avec un


zèle si bruyant que quelques-uns ne manqueront pas de ne pas
s’y fier : « Je déclare hautement que je ne prétends nulle¬
ment approuver les actions ou les manières de voir de ces
noms supposés (1). » A vrai dire, c’est dans la Chartreuse
qu’il s’est le plus soigneusement employé à restituer à ses per¬
sonnages toute la responsabilité de leurs erreurs. Ainsi, peu
curieux de se voir attribuer le cynisme génial de Mosca, il
insère en cours de roman une reprise justificative du thème
amorcé dans les dernières lignes de l’avertissement : « Pour¬
quoi », demande-t-il, « l’historien qui suit fidèlement les moin¬
dres détails du récit qu’on lui a fait serait-il coupable? Est-ce sa
faute si les personnages, séduits par des passions qu’il ne par¬
tage point malheureusement pour lui, tombent dans des ac¬
tions profondément immorales (2) ? »
Plus encore que de blesser la moralité, lorsqu’il intervient
ainsi pour se dégager, ce qu’il craint au plus juste titre de se
voir imputer, ce sont les raisonnements séditieux que sa plume
ne se fait jamais faute d’accrocher, sinon toujours d’enveni¬
mer. Crozet, Mérimée, l’éditeur Delaunay, Jacquemont, bref,
tout le monde le lui a répété : « Cela ne s’imprime pas (3). »
Stendhal sait bien qu’il y va de sa « sûreté », mais comment
faire, s’il est vrai « qu’il est presque impossible de bien écrire
sans rappeler, plus ou moins indirectement, des vérités qui
choquent mortellement le pouvoir » (4) ? Dans ses ouvrages de
critique et dans ses guides, il lui était tout indiqué de multi¬
plier les notes et les avis de précaution : les fameux « para¬
tonnerres » des Promenades (5). Mais il n’a pas pu lui échap¬
per que sous sa plume les concessions manifestaient une in-

(1) Mém. T., I, p. 484.


(2) Chartreuse, p. 104 : on remarque que tout en ayant l’air de s’ex¬
cuser sur leur authenticité des faits rapportés, l’auteur contre-attaque,
d’abord au moyen de l’adverbe malheureusement, puis, dans la portion
non citée du texte, par l’aflirmation que si chez nous de tels agisse-
meûts ont disparu, ce n’est point par progrès de vertu, mais parce que
« l’argent, moyen de vanité », a fini par juguler la passion. — Concer¬
nant le fond même de l’argument, cf. ici même, p. 59 et l’épigra¬
phe, dans le Rouge, du ch. iv de la première partie.
(3) Cf. notamment la lettre de Jacquemont du 31 décembre 1825
{CLXXIV Lettres à Stendhal, I, p. 148).
(4) ' Promenades, III, p. 62.
(5) Cf., par exemple, au t. I, p. 159, n. 1 : <£ Nous protestons de notre
respect pour la morale publique. » — C’est là l’espèce de notes que
Stendhal, relisant VHist. Peint.,- y annulait par les mentions « Pol(ice) »
et « Prud(ence) ». Certaines avaient pris place tout aussi bien dans le
corps du texte : venant par exemple de professer (ibid-, II, p. 120) que
« le beau idéal antique est un peu républicain », il s’était mis immédia¬
tement en disposition de parer, et cela par une prière qui sonne plutôt
comme un acte de provocation : « Je supplie qu’à ce mot l’on ne me
prenne pas pour un coquin de libéral. »
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 273

•coercible tendance à se retourner en agressions : le voit-on


jamais intervenir pour amortir quelque imprudence sans que
ce lui soit l’occasion de verser double ration d’buile sur le
feu (1) ? Aussi, plutôt que de ctiercher à « adoucir » en son
propre nom, a-t-il pu lui sembler expédient, même dans ses
ouvrages non romanesques, de rejeter sur autre que lui, lors¬
qu’ils menacent d’inquiéter, des propos dont on pourra dès
lors tout au plus lui faire grief de les avoir reproduits. C’est
ainsi que dans VHistoire de la Peinture on le voit attribuer à
un prétendu « Sir W. E. », à un collaborateur du Morning
Chronicle, à un « lord très original » qu’il aurait connu dans
le Cumberland, ou à R. C. (2) celles de ses allégations qui lui
semblent les plus subversives. Dans les Mémoires d’un Tou¬
riste, il lui suffit pour s’innocenter de prendre du recul par
rapport au marchand de fers dont la fictive personnalité
oscille donc de Yalter ego au bouc émissaire (3). On devine que
dans les romans ce dernier emploi ne peut être tenu concer¬
nant l’bérésie politique — comme on a vu que c’était aussi le
cas concernant l’immoralité — que par les personnages, qui
ont bon dos. Ici quelqu’un va se récrier que dans les fictions
le problème n’est pas censé devoir se poser, puisque Stendhal
a, tout le premier, pris le soin, et en plus d’un endroit, de
proclamer que la politique, quand, primant les « intérêts d’i¬
magination », elle vient couper un récit, offense à mort le lec¬
teur en lui « faisant l’effet d’un coup de pistolet au milieu d’un
concert (4) ». Sans doute, et il faut entendre par là que, en¬
nuyant (5) tous ceux qu’elle ne blesse point, elle oblige l’au-

(1) Cf. pour leurs éditions de VHist. Peint., Paul Arbelet, t. I,


pp. cv sq., et II, p. 529; H. Martineau, p. xxiv.
(2) Cf. respectivement Hist. Peint., I, pp. 220 et 328; II, pp. 137 et
183 (initiales R. C. qui tendaient à dériver le courroux des censeurs
vers la personne des polémistes d’opposition Rioust et Chevalier : cf.
à ce sujet la marginale explicative publiée par H. Martineau (Notes de
Stendhal sur un exemplaire de V « Histoire de la Peinture », p. 636)
dans le Mercure de France, du !“■ décembre 1950. — Il faut, du reste,
dans ce camouflage, faire la part des amis, de l’éditeur et de Crozet.
(3) Cf. l’avertissement apporté par l’édition de 1854, t. I, p. 2 : « Mes
opinions politiques sont différentes de celles de l’auteur, et plus
sages... » Dans le cours de la narration, il arrive, du reste, au touriste
de parer en son propre nom, comme à I, p. 271 : « Je ne dirai la vérité
ou ce qui me semble tel que sur l’art gothique. »
(4) Armance, p. 146. L’image fameuse réapparaît dans le Rouge (II,
p. 258) et dans la Chartreuse (p. 389). En ce dernier endroit, comme
dans Racine p. 107) elle désigne l’intrusion de la politique dans
toute espèce d’ouvrage littéraire et non pas seulement dans le roman.
Déjà, dans la page citée du Rouge, Stendhal déclarait en général que
« la politique [...] est une pierre attachée au\ cou de la littérature ».
(5) Au ch. V du 1. I. de Waverley, on voit déjà W. Scott s’excuser,
en des termes qui trahissent l’influence de Fielding, de devoir ennuyer
ses belles lectrices avec le rappel de luttes purement politiques (« I beg
pardon, once and for ail, of those readers who take up novels merely
274 STENDHAL ET LES PROBLEMES DU ROMAN

teur à endosser la double livrée de l’odieux — au regard des


contemporains (1) — et du ridicule devant la postérité — s’il
est vrai qu’elle constitue ce qui date le plus irrémédiablement
un ouvrage. Pourtant Stendhal, qui dans toutes ces mises en
garde ne s’est prémuni que contre lui-même, a assumé fort al¬
lègrement les risques ainsi dénoncés et, dans chaque roman,
s’autorisant du réalisme qui requiert un tableau des mœurs
politiques, il a, comme on sait, délibérément milité contre le
pouvoir, quitte à prendre quelques précautions pour faire
passer les plus meurtrières de ses attaques, ou plus exacte¬
ment pour les travestir. Il n’est pas, en effet, sans mesurer
l’étendue des périls auxquels son non-conformisme l’expose :
n’a-t-il pas expliqué à Salvagnoli qu’en faisant « le portrait
de la société de 1829 » l’auteur du Rouge avait risqué une
purge de « treize mois aux galères de Poissy » (2) ? Comme ses
héros ne courent pas le même danger, le romancier a beau jeu,
en se séparant d’eux sur tous les points menaçants et, pour au¬
tant, menacés, de leur laisser le soin de répondre de tout
ce que l’ouvrage contient de séditieux. Il inclut donc dans la
préface une clause de désolidarisation générale, comme cela
a lieu pour le Chasseur Vert (3) et pour la Chartreuse. Mais
ce n’est pas assez, et il prend garde encore dans le cours du
récit, de surgir en personne après chaque offensive pour spé¬
cifier, tantôt en corps de texte, et tantôt dans les notes, qu’il
n’entre point en tiers complice dans la conversation qu’il vient
de rapporter (4). Dès Armance, s’étant aventuré à imprimer

for amusement, for plaguing them so long with old-fashioned politics,


and Whig and Tory [...]. I do not invite my fair readers, whose sex
and impatience give them the greatest right to complain of these cir-
cumstances, etc... »).
(1) S’interrogeant dans une annexe du Racine de 1823 sur la « mora¬
lité » de Molière, Stendhal s’est étendu sur les méfaits de la prédica¬
tion politique au théâtre : « Dès que vous injuriez un parti, dès que
vous argumentez sur un point douteux, ceux de vos auditeurs qui ont
de l’esprit s’imaginent que vous portez un défi à leur vanité. Au lieu
de rire des ridicules de vos personnages, ou de sympathiser avec leurs
malheurs, ils se mettent à chercher des arguments contraires aux
vôtres. C’est ainsi que tout mélange de politique tue les ouvrages litté¬
raires » (Racine, II, pp. 193-194).
(2) Mél. litt., II, 353.
(3) Leiiwen, I, pp. 1-2. C’est ici que Stendhal semble avoir le plus
énergiquement essayé de se faire mettre hors de cause : se défendant
de professer pour son compte les opinions soit républicaines, soit légi¬
timistes que ses différents personnages affichent, il informe son soi-
disant mauvais entendeur que « l’auteur est simplement pai'tisan mo¬
déré de la Charte de 1830 ».
(4) Pp. 1-2. La « nouvelle », étant donnée comme écrite « dans l’hiver
de 1830 », est censée par là ne devoir comporter « aucune allusion aux
choses de 1839 ». On se rappelle que, pareillement, quand il avait
annoncé le Rouge comme composé en 1827, il avait prétendu retirer
au plus obtus lecteur le droit d’y chercher une satire de 1830.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 275

un chapitre de discussion politique, il s’était, en s’abritant


derrière une série de désaveux à vrai dire assez embrouillés
et qui ont tout l’air de repentirs personnels, ingénié à aban¬
donner à Octave la responsabilité de son credo libéral : la
bizarrerie naturelle du personnage, son tour d’esprit chiméri¬
que, son subsistant enfantillage devaient suffire à expliquer
le « ton d’animosité ridicule » ou « injuste » de ses propos
concernant la classe et le parti au pouvoir. L’auteur qui, de la
sorte, réussissait à se décharger sur l’obligation de faire œu¬
vre d’« historien fidèle » et sur le légitime souci de laisser son
protagoniste se développer « d’après son caractère donné »,
se croyait tout au plus autorisé à promettre qu’un jour ce
jeune homme pourrait rectifier ses vues (1). Dans les romans
ultérieurs, de brèves « didascalies » ■— sur le modèle de celle
qui dans le texte imprimé de Molière vient gloser les propos
impies de Tartuffe (2) — lui ont paru suffire à éluder la pa¬
ternité des opinions risquées par ceux des personnages en
qui les happy few se devaient, et ne pouvaient pas manquer,
de reconnaître les porte-parole agréés de l’auteur (3).
Ce n’est donc pas en s’absentant de son histoire, mais au
contraire en nous imposant, fût-ce par le biais d’ « excuses
bouffonnes », le rappel de sa réelle personnalifé que le roman¬
cier, quand il se sent en péril, cherche à obtenir un non-lieu,
ou plus exactement à donner le change — au malheureux
grand nombre et à ses propres censeurs — sur une, partialité
qui, pourtant, de sa part ne se relâche point, qu’elle vise la
conjoncture politique ou qu’elle concerne, comme on va
voir, la détermination éthique et le comportement circons¬
tanciel de chacun des acteurs. A la différence, en effet, de

(1) Armance, pp. 139, n. 1 et 146. Pour ce coup d’essai, Stendhal


redoutait si fort de se laisser entraîner au pamphlet qu’en offrant au
libraire Renouard le manuscrit de son roman, qui était encore à écrire,
il avait promis, le 3 janvier 1826 : « L’on ne devinera pas si l’auteur est
ultra ou libéral » (Corr., VI, p. 153).
(2) Acte IV, scène iv : « C’est un scélérat qui parle », dit le livret.
C’est Glauco Natoii (Stendhal, p. 199, n. 2) qui a rapproché de la no¬
tule du Tartuffe les avis donnés, concernant tous propos d’ordre politi¬
que, par l’auteur de L. Leuwen.
(3) Cf. Rouge, II, p. 451, n. 1, de Julien : « C’est un jacobin qui
parle » ; Leuwen, I, p. 10, n. 1 : [... la république, qui tarde trop à ve¬
nir] « dans l’opinion du héros », qui est fou et qui se corrigera » ; n. 2 :
« C’est un républicain qui parle » ; de même pp. 32 et 338 : « Episode
dangereux! Mais c’est un républicain qui parle, ô M. de la Police! »
(marginale); Rose et Vert (Romans, I, p. 12), de Mina : « On voit qu’elle
était libérale. » Dans L. Leuwen, où Stendhal affecte de condamner
également les deux adversaires du < Juste Milieu >, on notera encore,
visant cette fois les extrémistes de droite, ces deux mises en garde :
I, p. 82, n. « Ce sont des ultra qui parlent... », et I, p. 148, n. « C’est un
légitimiste qui parle, comme, plus haut, c’était un républicain. »
276 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

Balzac qui porte la même égale tendresse à tous les êtres qu’il
a suscités (1), Stendhal ne pousse pas un pion sur son damier
qu’il n’en éclaire la marche d’un rayon coloré par la faveur
ou l’antipathie (2). Balzac, lequel, par principe, respecte tou¬
jours ce qui est, quand il veut rendre compte d’un milieu ou
d’une visée, les accepte d’ahord et les épouse, n’étant apte à
saisir une finalité qu’en commençant par y adhérer. Mais Sten¬
dhal qui, par règle et besoin d’humeur, combat partout l’ordre
existant, s’efface d’autant moins devant le fait qu’il n’en prend
acte que dans la mesure où celui-ci donne prise à un jugement,
ou plutôt vient à la traverse de son préjugé. Un tel narrateur,
comme c’est en procureur (3) ou en avocat qu’il reconstitue
les événements, ne peut guère cesser, même là où il ne s’é¬
nonce point à la première personne, de suspendre à son « ac¬
tion » l’attention du public : il indique bien moins qu’il ne
dénonce ou ne légitime, et là même où son index levé ne
pointe pas, sa main se montre encore, qui ébauche un autre
geste : de rémission. Tel donc Stendhal, incapable de se main¬
tenir au niveau du fait, ne respire à son rythme libre que dans
le monde de la valeur. Tout personnage de ses romans, du
premier pas dont il s’avance, s’enveloppe d’une lumière d’é¬
lection ou de désaveu, on pourrait même dire : transporte
avec lui son espace, qui est apparenté au climat natal de notre
âme, ou au contraire étonne et irrite la vue qui doit s’y arrê¬
ter. Bien plus encore, un même personnage, tantôt s’éloigne
et tantôt se rapproche, et Stendhal, selon que son héros l’agace

(1) Cf. le témoignage de Laure Surville dans ses Souvenirs : « Il ju¬


geait avec impartialité les êtres imaginaires qui la composent... » (son
œuvre) — parole citée par P. Abraham dans son Balzac (Rieder,
pp. 37-38).
(2) Paul Valéry l’a souligné dans sa Préface à L. Leiiwen, p. xi.
(3) Procureur souvent ironique, on s’en doute bien, et qui ne déteste
point l’antiphrase. Cf., par exemple, dans la Chartreuse, p. 369, cette
jugeante intervention : en territoire piémontais la duchesse « se livra
à une action non seulement horrible aux yeux de la morale... ». —
Ailleurs, pourtant, le ton sonne, même dans les plus brèves de ses
incursions appréciatives, comme celui d’un magistrat fanatique de
l’équité : cf. Leuwen, II, p. 276 : « Heureusement », écrit Stendhal du
sous-lieutenant, « dans la troisième [lettre], il glissa par hasard, et
non par une adresse dont nous ne pouvons le soupçonner en con¬
science... » (c’est nous qui soulignons). — Le plus plaisant, c’est lorsqu'il
intervient comme avocat commis d’office à un inculpé privé de sa
réelle sympathie. Il est piquant, par exemple, de le voir, dans L. Leu¬
wen, IV, p. 221, intervenir pour justifier le roi de l’attitude qu’il a
montrée au cours de l’entrevue accordée par lui au banquier :
« ... N’outrageons point » — conseille l’auteur — « la réputation de
finesse cauteleuse de cet homme célèbre. Que voulait-on qu’il fût sans
victoires militaires et en présence d’une presse si méchante et si spiri¬
tuelle ? Nous faisons observer d’ailleurs que ce personnage célèbre
voyait Leuwen pour la première fois... »
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 277

ou l’attendrit, toujours s’interposant, sollicite et circonvient


dans des directions variables notre jugement qu’il infléchit par
d’infimes pressions. Un Fielding, déjà, s’était fait un jeu dans
Tom Jones (1) d’attribuer à chaque moment de bons ou de
mauvais points à ses interprètes. A plus forte raison Stendhal
qui, bien qu’il cherche le tour plaisant, ne conte pas pour amu¬
ser, incline-t-il à déverser sur les moindres agissements de ses
héros le blâme ou l’éloge (2), de quoi, du reste, de Zola à An¬
dré Breton (3) on n’a pas manqué de le reprendre sans indul¬
gence lui-même. Il peut, en tout cas, s’ériger d’autant plus
légitimement en mentor du protagoniste ou en censeur des
autres personnages qu’il a pris le soin, comme on a vu plus
haut, de leur assurer, d’autonomie, autant que le roman peut
en accepter.
Il ne se prive donc guère de tirer la leçon des événe¬
ments (4), et c’est en son nom propre qu’il intervient comme
auteur pour faire mesurer, dès Armance et le Rouge, les ra¬
vages causés par les excès d’une civilisation trop policée (5).
Dans Lucien Leuwen, s’arrogeant plus décidément encore —
ou regrettant d’avoir, en tant que romancier, perdu — le droit
d’arbitrer les conflits moraux, il ne se retient pas d’expliquer,
tout au long d’une parenthèse dont le ton doit peut-être quel¬
que chose à Fielding, comme quoi si Lucien et Mme de Chas-
teller ont souffert l’un par l’autre et à contresens, la; faute en
incombe aux mœurs, ou pour mieux dire : aux convenances
qui ne permettent plus d’aimer qu’à l’aveuglette (6). Parfois

(1) Il lui arrive même de demander aux lecteurs s’ils consentiraient


à se porter caution pour un personnage, ou d’imaginer (au 1. XII,
ch. xiv) que les avis de ces jurés que sont ses clients diffèrent relati¬
vement à l’action qu’il vient de rapporter.
(2) On le voit, néanmoins, dans une marginale de L. Leuwen (II,
p. 376), redouter de narrer avec encore trop de recul et d’impartialité;
il se demande : « Peut-être l’auteur a-t-il trop le ton d’un froid philo¬
sophe qui voit tout de haut, sans s’intéresser assez aux faiblesses, bon¬
heurs, malheurs, etc., des personnages. »
(3) Pour Zola, cf. notamment Les Romanciers naturalistes, p. 86.
Pour André Breton, voir le Manifeste du Surréalisme, aux éditions du
Sagittaire, 1924, pp. 16-17 : « Les héros de Stendhal tombent sous le
coup des appréciations de cet auteur, appréciations plus ou moins
heureuses, qui n’ajoutent rien à leur gloire. Où nous les retrouvons
vraiment, c’est là où Stendhal les a perdus. »
(4) Chartreuse, p. 416 : « De tout ceci on peut tirer cette morale,
que l’homme qui approche de la cour compromet son bonheur, etc. »
(5) Pour Armance, p. 232; pour le Rouge, t. I, p. 139.
(6) Leuwen, II, p. 319 : « Et si les romanciers avaient encore, comme
autrefois, l’heureux privilège de faire de la morale dans les grandes
occasions, on s’écrierait ici : Juste punition de l’imprudence d’aimer
un être que l’on connaît réellement aussi peu ! [...] Et si le conteur
pouvait traduire ces pensées en style pompeux et finir même par quel¬
que allusion religieuse, les sots se diraient entre eux ; Voilà un livre
moral, et l’auteur doit être un homme bien respectable, etc... »
278 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

la voix se fait plus grave et dans ses interruptions le conteur


ne met pas en cause seulement les usages, mais « la marche
ordinaire du XIX** siècle » (1), bien plus, jugeant dans le gé¬
néral de la nature humaine, il lui arrive d’expliquer « le bon¬
heur immoral qu’on trouve à se ^venger (2) » ou encore de
plaindre l’avilissement que linit toujours par entraîner la cap¬
tivité (3).
Que son attitude reste toujours appréciative, cela se voit au
niveau même du style. L’ont signalé ceux qui ont eu pour but
d’inventorier l’arsenal de ses tours (4). On pourrait ajouter à
leurs analyses la remarque que Stendhal préfère régulière¬
ment au verbe de directe présentation la locution développée
qui installe l’indication sur un jugement : au lieu, par exem¬
ple, de se borner à mentionner que le personnage fit ceci ou
cela, Stendhal stipule qu’il eut « la bonne idée » ou « l’im¬
prudence », la « faiblesse » ou la « malice », la « gaucherie »
ou la « bravoure » de faire (5). Il va même jusqu’à écrire dans
l’introduction de Lamiel que le joli ruisseau de Carville « a
Vesprit d’aller fort vite » (6). Là même ou l’énoncé ne porte
pas sentence le conteur intervient encore par la façon, dérivée

(1) La formule apparaît dans le Rouge au début du ch. xxiii du 1. I


(I,p. 255) au cours d’un développement qui, cela surprend de la part de
Stendhal, côtoie presque la grandiloquence : « Mais, laissons » — dit le
romancier, de Rénal — « ce petit homme à ses petites craintes, pour¬
quoi a-t-il pris dans sa maison un homme de cœur, tandis qu’il lui
fallait l’âme d’un valet ? Que ne sait-il choisir ses gens ? La marche
ordinaire du XIX® siècle est que, quand un être puissant et noble ren¬
contre un homme de cœur, il le tue, l’exile, l’emprisonne ou l’humilie
tellement que l’autre a la sottise d’en mourir de douleur... »
(2) Chartreuse, p. 355 (il s’agit, à vrai dire, surtout des mœurs ita¬
liennes).
(3) Ibid., p. 362. Consignant le fait que les prisonniers de la cita¬
delle, lorsqu’ils surent leur gouverneur hors de danger, firent chanter
pour lui un Te Deum ou composèrent en son honneur des sonnets, le
romancier, intervenant comme moraliste, s’exclame : « O effet du
malheur sur ces hommes ! Que celui qui les hlâme soit conduit par sa
destinée à passer un an dans un cachot haut de trois pieds, avec huit
onces de pain par jour, etc. »
(4) Cf., par exemple, Kôrver, notant (op. cit., p. 26) que Stendhal,
quand il intervient dans un sens judicatif, le fait souvent, sans avoir
recours à des intermèdes, par de simples démonstratifs (« Au déjeuner,
ce mari ne s’était aperçu de rien ») ou des adjectifs révélant une prise
de position (« Ah ! sortez, sortez [...], lui dit-on avec une admirable
colère »). La chose a frappé Jean Hytier qui écrit (Les Romans de l’In¬
dividu, p. 86) : « Il n’y a peut-être pas une de ses phrases dont au
moins le tour ne trahisse une intention appréciative [...]. Il est pour
ou contre. »
(5) Cf. respectivement, et pour piquer quelques échantillons au
hasard : Mél. litt., I, p. 72; Romans, I, pp. 177 et 124; Chartreuse,
pp. 392 et 408; Lamiel, p. 144.
(6) Lamiel, p. 2 (c’est nous qui soulignons).
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 279

du style parlé, dont il renforce son expression en proclamant


sa neutralité (1).
On constatera que quand il pèse ainsi, fût-ce par un détail
de forme, un détail de conduite, il ne tend pas à apprécier
l’action en cause comme isolée : il calcule qu’elle prouvera
pour ou contre un personnage dont il lui importe avant tout
d’évaluer ou de « vérifier la qualité humaine », si bien que
chez lui — comme l’a très bien remarqué Maurice Bardè-
che (2) — les événements, loin d’offrir un intérêt propre, ne se
relaient que comme autant de « pierres de touche » ! On com¬
prend maintenant que, dans ses fictions, il subordonne si vo¬
lontiers l’action aux caractères : les incidents ne sollicitent
son attention que comme révélateurs d’une nature profonde à
qualifier au plus juste; ils fournissent le champ d’épreuve de
certains êtres dont notre curiosité n’attend de savoir que s’ils
ne vont pas déroger à eux-mêmes. La partialité de l’auteur,
qui détermine la nôtre, n’intervient donc pas seulement au ni¬
veau de l’inspiration — Stendhal réservant, par exemple,
quand il travaille, ses moments d’humeur méprisante au por¬
trait des personnages arides (3) — cette partialité, que le dé¬
veloppement de l’histore alimente ou déplace, règle, aussi
bien, le rythme du récit dont elle finit par polariser l’intérêt.
Le progrès de l’action correspond, en effet, à un procès ouvert
des protagonistes et le tracé de l’intrigue, à la courbe de l’es¬
time que nous sommes tenus, à chaque moment, de leur pro¬
portionner. Mais s’il est vrai que le roman de Stendhal, ainsi
comparable à un dossier en cours de constitution, nous met,
dans son mouvement même, sur la voie d’un verdict que le
dénouement seul permettra d’arrêter (4), il est naturel que

(1) Concernant cette stylistique de l’équité narrative, qui — tout en


y prétendant — nuit insensiblement à l’objectivité puisqu’elle met en
scène, de manière plus ou moins indue, l’orateur, il faut citer ces
tours que chérit Stendhal : « Il est de toute justice de faire remar¬
quer », < Il est juste de distinguer » {Leuwen, I, p. 79), « Pour être
juste il faut dire » {Lamiel, pp. 107-108), etc.
(2) Dans son article de Je suis partout du 21 mars 1942, intitulé
Balzac < stendhalien », où il écrit : « Stendhal, qui est moraliste au
fond, juge des héros et les sonde et les examine sans cesse. C’est une
sorte de peseur d’or. Pour lui, tout est pierre de touche. Il n’invente
que pour cela. Balzac les pèse une seule fois. Et ensuite il les laisse à
leur fatalité, qui est précisément leur poids. C’e.st pourquoi il y a un
beylisme qui est cette balance pour peser les êtres, et une « comédie
humaine » qui est la somme des destins. » Cf. aussi, du même critique,
Stendhal romancier, p. 155.
(3) On sait que lorsqu’il n’aime pas un personnage, la composition
de son roman s’en trouve ralentie : c’est le cas, par exemple, dans
L. Leuwen, pour Mme Grandet (IV, pp. 420 et 422).
(4) Qu’on se rappelle, dans le Rouge, II, p. 403, l’émouvante sen¬
tence portée par l’auteur à l’endroit du jeune premier : « Il était
18
280 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

l’auteur, à chaque incident qui a porté indice ou compté


comme réactif, sorte de la coulisse pour reprendre la toise,
faire le point, totaliser les coups et, pourrait-on mieux dire,
publier la cote actuelle de chacun de ses premiers rôles (1).
Du premier, en tout cas (2). Or en ce qui concerne particu¬
lièrement celui-ci, s’il arrive bien que le romancier, au terme
de l’un ou de l’autre de ces contrôles, le félicite (3), ne serait-ce
que pour son jeu (4), ou lui donne raison (5), le plus ordinaire¬
ment il se garde de le glorifier et de le faire voir trop en
beau. Ce qui est de système chez lui. Il redouterait trop de
le faire passer pour un jeune premier de la noble écurie du

encore bien jeune; mais, suivant moi, ce fut une belle plante. Au lieu
de marcher du tendre au rusé, comme la plupart des hommes, l’âge lui
eût donné la bonté facile à s’attendrir, etc. »
(1) Cf. Jean Hytier, Les Romans de VIndividu, p. 86 : « Nous savons
toujours où il en est à l’égard de tel ou tel. »
(2) On peut retenir comme l’une des plus marquées de ces pauses
appréciatives, celle-ci dans le Rouge, I, p. 242 : « J’avoue que la fai¬
blesse dont Julien fait preuve dans ce monologue me donne une pauvre
opinion de lui. Il serait digne d’être le collègue de ces conspirateurs
en gants jaunes, etc. » L’intervention arbitrale peut aussi bien servir
à donner acte de ce que la cote du premier rôle est restée inchangée.
Cf. dans L. Leuwen, II, p. 374, cette marginale qui devait gloser un
épisode non retenu : « Nous avouerons » — écrit Stendhal — « qu’après
ces deux actions-là : le don de la bourse le 20 du mois et le coup de
sabre [...] nous n’avons ni plus ni moins d’estime pour Leuwen. »
(3) Cf. VAbbesse de Castro {Chroniques it., I, p. 107) : « Hélène
écrivit à son amant une lettre naïve et, selon nous, bien touchante... »,
ou Chartreuse, p. 256 : La duchesse « était étonnée et, l’on peut dire à
sa gloire, ravie des grâces si nouvelles qu’elle découvrait » dans sa
rivale (nous tiendra-t-on rigueur d’avoir, par cette citation, donné à
entendre que la Sanseverina possède la qualité de protagoniste ?). CL
encore, de Lucien {Leuwen, I, p. 184) : « Comme c’était une âme bien
née, et que trop bien née... »
(4) Il juge volontiers son héros comme le ferait un professeur de
comédie contrôlant les progrès d’un débutant plein de promesses. Cf.,
par exemple, dans le Rouge, I, p. 82 : « Il ne faut pas trop mal augurer
de Julien; il inventait correctement les paroles d’une hypocrisie cau¬
teleuse et prudente. Ce n’est pas mal à son âge... » C’est encore en
expert et en instituteur de l’hypocrisie qu’un peu plus loin (I, p. 237)
il prononce, toujours de Julien : « Sa réponse fut parfaite... » Le ro¬
mancier, qui regarde ses personnages comme des acteurs chargés de
leur propre rôle et qui seul — et pour cause — est apte à décider
s’ils se tirent bien des épreuves qu’il leur a ainsi imposées, aime,
quand ils jouent convenablement, à ponctuer sa narration de brefs
compliments, un peu à la façon dont « Bernadille » devait distribuer
à ses élèves des bons points : cf. dans L. Leuwen, III, p. 308 (du
héros) ; « De ce moment, il fut vraiment bien... » ; IV, p. 223 (de Louis-
Philippe dont on dirait qu’il affronte là un concours de déclamation) :
« Parbleu ! vous êtes un brave homme ! » — dit à Leuwen père le roi,
« jouant, et pas trop mal, la franchise à la Henri IV » ; cf. encore IV,
p. 132 (du factotum de Lucien) : « Coffe fut [...] parfait en rentrant
dans la salle à manger. »
(5) CL, par exemple, dans le Rouge, II, p. 341 (de Julien) : « Lui
faire peur, se répétait-il fièrement, et il avait raison d’être fier »; dans
L. Leuwen, H, p. 317 : « Je trouve qu’il y eut une haute raison à
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 281

vicomte d Arlincourt (1) ! A tous les Pygmalions du roman qui


s extasient sur les grâces et sur les vertus de leurs créatures,
il préfère encore un auteur qui, comme la duchesse de Duras,
« semble se moquer de l’insignifiance de son héros » (2). L’un
des mérites sur lesquels, présentant le Rouge, il avait pris
garde d attirer l’attention de Salvagnoli, c’avait été précisé¬
ment 1 absence, dans son roman, de toute idéalisation ten¬
dancieuse : « L’auteur », insiste-t-il, « ne traite nullement Ju¬
lien comme un héros de roman de femmes de chambre, il
montre tous ses défauts, tous les mauvais mouvements de
son âme (3). » Le 8 novembre 1834, venant à donner à Mme Ju¬
les Gaultlîier quelques conseils concernant la méthodologie du
genre narratif, il croyait avant tout devoir l’engager dans le
même sens : « Ne faites point vos personnages trop riches, et
faites faire quelque petite gaucherie à votre héros », lui man-
dait-il (4), et l’on comprend que, lorsque par la suite il reprit
à son compte le projet de sa correspondante, il n’ait pas fait
mentir sa recommandation et se soit appliqué à doter le jeune
Leuwen de maladresses et de travers. L’important pour nous
est que, non content de tempérer ainsi le mérite du protago¬
niste, il ait cru bon d’intervenir pour souligner l’intervalle
qu il avait pris le soin de ménager entre son personnage et
le type de jeune premier que réclame la littérature commer¬
ciale (5).
Quand il signale les faiblesses ou les ridicules dont il a, de
la sorte, tenu à faire bénéficier son protagoniste, il y procède
en se donnant l’air de les « avouer avec peine ». Le formu¬
laire d’intrusion dont cette attitude commande l’emploi mé¬
rite un examen non seulement du fait de sa richesse en échan-

Mme de Chasteller de se parler ainsi, et beaucoup de courage à suivre


le parti que montrait la raison », et dans la Chartreuse, p. 438 (de
Clélia Jugeant son « ensemble de destinée » comme « le malheur par¬
fait ») : « et nous avouerons qu’elle avait raison ».
(1) Courrier anglais, IV, p. 176.
(2) Ibid., II, p. 397.
(3) Mél. litt., II, p. 359.
(4) Corr., IX, p. 32.
(5) Cf., par exemple, au t. IV, pp. 304-305 : « La vanité de Lucien fut
consternée; il se sentit froid dans la poitrine, car notre héros, en cela
fort différent des héros des romans de bon goût, n’est point absolu¬
ment parfait, il n’est même pas parfait tout simplement » — et ibid.,
p. 336 : « Il faut avouer que la physionomie de Lucien n’était point du
tout celle d’un héros de roman pendant qu’il se livrait à ces sages rai¬
sonnements. » Et si le jeune homme vient par accident à rejoindre le
modèle consacré, le romancier souligne le fait avec ironie, de manière
à lui en faire un léger reproche, comme s’il s’agissait d’un ridicule :
cf. III, p. 136 : « Leuwen, debout contre la cheminée, avait l’air som¬
bre, agité, tragique, l’air eu un mot que nous devrions trouver à un
jeune premier de tragédie, malheureux par l’amour. »
282 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

tillons (1), mais aussi parce que l’ambiguïté du tour trahit


d’une façon particulièrement instructive le complexe, à la
fois, de complicité et d’ironique détachement avec lequel
Stendhal considère son personnel. Et sans doute, si l’on veut
réduire la portée de cette assertion, fera-t-on vite remarquer
que la locution ne paraît rien offrir de propre aux romans.
N’abonde-t-elle pas dans toute l’œuvre, et non seulement
dans le Brulard où le recours à l’énoncé pénitent va de soi (2),
mais dans tous les écrits du touriste et du dilettante, et par¬
fois en des occasions si mal appropriées que la phrase en
retire un coloris d’humour (3) ? C’est bien la preuve, con-
clura-t-on, que la formule, d’emploi mécanique, n’est pas re¬
pensée par Stendhal, chez qui elle ne correspondrait donc

(1) La formule apparaît dans les romans avec un grand luxe de va¬
riantes qu’on peut ramener aux quatre types suivants :
1“ « Oserons-nous dire » ou « indiquer » (ou « Pourquoi ne pas 1 a-
vouer ? » ou « Oserons-nous le dire?... Pourquoi pas? » ou « J’aurais
honte de l’avouer si je ne... ») — c’est là le mode le plus craintif, inter¬
rogatif.
2° En plus résolu : « Il faut avouer que » (« Il faut en convenir »,
« il faut avoir le courage de le dire », « car nous avons à avouer »).
3° En plus affirmatif encore : « Nous avouerons que » (« Nous
avouerons avec sincérité que », « nous ne nierons pas que », « nous
ne dissimulerons point que », « nous ne cacherons point que », etc.)
— toutes promesses au futur.
4“ En plus pénitent : « Nous avouerons avec peine » (« Nous devons
faire un aveu bien plus pénible », « ... une action tellement ridicule
que nous avons quelque peine à la rapporter », « c’est avec regret que
nous allons placer ici l’une des plus mauvaises actions de... »).
(2) Il est tout naturel, en effet, qu’ici l’auteur éprouve ou simule de
la confusion quand il lui faut avouer des torts qui sont les siens pro¬
pres. Il jalonne donc sa confession, après chaque pause, de la ques¬
tion : < Oserai-je le dire ? » (cf., par exemple, I, pp. 404 et 414). Il lui
arrive aussi d’utiliser dans cet ouvrage des formules plus appuyées :
Je le dis avec peine, je commençai à moins aimer mon grand-père... »
(I, p. 144); « J’avais encore de l’humeur, je l’avoue à la honte de mon
esprit, de la conduite de l’Empereur... » (I, pp. 324-325).
(3) Il est tout naturel que, inaugurant la relation des crimes commis
par Gilles de « Retz », il annonce (Mém. T., I, p. 473) qu’il a « regret
d’arriver à la partie atroce de cette vie singulière ». Mais il faut admet¬
tre qu’il vise ou rencontre un effet d’ironie quand il déclare dans un
article du Temps sur le Parnasse italien [Mél. litt., III, p. 343) : « Nous
l’avouons avec peine, le chef-d’œuvre de M. Grossi est écrit en mila¬
nais » — ou encore quand il évoque, sous le masque du marchand de
fers, le lieu, près de Lyon, où, écrit-il (Mém. T., I, p. 162), « soixante
nations gauloises (j’ai regret de le dire) élevèrent en commun un autel
à Auguste ». — Avocat de Byron, il a bien le droit, dans un fragment
de 1830 (Mél. lût., III, p. 280) de convenir : « Car, il faut bien l’avouer,,
et c’est pour ce grand homme une excuse plus qu’une accusation, pen¬
dant un tiers de son temps, chaque semaine, il nous semblait fou... »
— mais le procédé se trouve, dans son effet même, retourné, lorsque
Stendhal, feignant de chercher à innocenter, et sans y parvenir, celui
qu’il veut, en fait, charger, professe, de l’auteur écossais : « Je l’avoue,
voilà ce qui me chagrine le plus pour sir Walter Scott » (Mél. litt.,
III, p. 310).
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 283

qu à un accent, une intonation, un artifice d’enchaînement


relevant du style parlé, et à cet égard elle mériterait d’autant
moins de nous arrêter qu’elle avait pu être, dans le genre
narratif même, dès longtemps frayée par tous ceux qui, vi¬
sant le tour familier, avaient cru bon de développer un pro¬
tocole de courtoisie envers leur lecteur (1).
Sans doute, mais encore fallait-il signaler l’usage excep¬
tionnellement étendu et paradoxal qu’a fait Stendhal dans
ses fictions de tous modes qui enveloppent l’annonce dans le
regret ou la confusion, au point qu’il semble toujours lui
coûter de publier ce ; qu’il tient pour le plus notable. D’ail¬
leurs, ne s’agirait-il là que de formes orales et d’origine toute
mondaine, encore y aurait-il lieu, dans une étude concernant
comme celle-ci les interventions du conteur, d’attirer l’atten¬
tion sur le fait que Stendhal ait jugé licite de transporter dans
le récit le scrupule de politesse du galant homme qui, quand
il va peiner par des détails choquants, se croit tenu d’afficher
un air assez contrarié pour qu’il puisse se faire excuser du
déplaisir qu’il s’apprête à causer sur la présomption qu’il en
est la première victime. Mais il y a plus, et la comédie que,
lorsqu’il avoue avec peine, Stendhal se plaît à jouer sur la
scène particulière où il évolue à égale distance de ses person¬
nages et de son public, l’institue par rapport à ces deux grou¬
pes dont il surveille l’un cependant qu’il se croit surveillé par
l’autre, dans une position dont il vaut la peine de souligner
la commodité. Prise à la lettre, l’affirmation qu’il est cha¬
griné de devoir révéler telle ou telle des incartades de son
héros, tend à protester que, sans cesser de répondre pour
celui-ci, puisqu’il entend se faire passer pour fâché, il se
réclame, néanmoins, de l’orthodoxie et des valeurs pour
la défense desquelles il suppose que son lecteur, érigé en
juge, est zélé. De la sorte, tout en attestant une double solida¬
rité, le narrateur se donne l’air d’opter pour celle qui le rat¬
tache à l’accusation — de quoi l’on doit lui faire mérite, puis¬
que c’est vers celle-là que s’est portée sa spontanée prédilec¬
tion, cependant que, dans la mesure où il affecte de déplorer
la faute, il fait profession de regretter l’autre espèce de solida¬
rité, celle qui le rattache au délinquant, de laquelle il est, du
reste, tout excusé, puisqu’elle lui est, par fonction, imposée.
La manœuvre dégage donc la responsabilité de l’auteur, et

(1) Cf., pour prendre un exemple assez éloigné, Furetière, dans le


Roman bourgeois (I, p. 62) : « Lucrèce se rendit donc; je suis fâché
de le dire, mais il est vray... » Fielding, et tous les romanciers anglais
qui, à sa suite, ont adopté le style enjoué ont, dans les annonces, chéri
les clichés suivants de la politesse peinée : « I regret to state... I am
sorry to record... I am afraid to say how... >, etc.
284 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

cela non seulement à la faveur du avec peine, mais déjà du


fait de Vaveu, lequel indique que le romancier, se choisis¬
sant plutôt comme véridique que comme garant du héros,
a délibéré, en dépit de sa complicité d’emploi, de porter à no¬
tre connaissance des faits qu’il eût pu tout aussi bien, en tant
que seul informé, passer sous silence. C’est là, du moins, ce
dont la formule tend à faire déclaration, mais il faudrait
être bien peu familier de Stendhal pour la prendre « au mot »
et n’en pas immédiatement renverser les rapports. Car, cela
est bien clair, au moment même où il prétend subordonner
ses devoirs envers le personnage à ceux par lesquels il affecte
d’être lié envers la « morale » ou l’usage, il se solidarise si
étroitement du coupable que c’est la faute comme telle que
son intrusion met en cause. Ainsi, grâce à l’antiphrase que
supporte son intervention, il se met en disposition non seule¬
ment d’obtenir, de la part des bons juges, l’acquittement de
son protégé, mais encore, si besoin est, de recommander
celui-ci en exemple, ou du moins de discréditer les critères
au nom desquels il feint, lui, l’auteur, de déplorer que le
prévenu ne puisse être que légitimement condamné. Au nar¬
rateur capable d’intercéder si habilement, le subterfuge per¬
met donc à la fois d’être comme défendeur, ou co-inculpé,
(ce qu’il est comme responsable de son héros), amnistié par
le tribunal des lecteurs malévoles ou bien pensants — c’est
tout un —, et d’autre part, à une autre instance, aux yeux des
happy few, de s’illustrer comme demandeur à l’égard d’un
code ou de préjugés que, comme lui, ils réputent iniques ou,
du moins, ridicules.
A vrai dire, ici l’on devrait encore subtiliser et distinguer
parmi les différentes faiblesses que le romancier, quand il
les découvre chez le personnage, se fait une règle d’ « avouer
avec peine », car il va de soi qu’il ne se sent pas également
complice de toutes les bévues que ses blancs-becs commet¬
tent. Lorsqu’on en vient donc à s’interroger sur la nature des
délits et des travers qu’il lui coûte ainsi de devoir confesser,
on parcourt une gamme d’imperfections si complète qu’elle
s’étend du défaut physique (1) ou delà bizarrerie d’humeur jus¬
qu’à certains motifs de culpabilité morale dont le caractère
infime et contestable permet précisément de mesurer l’extrê¬
me susceptibilité de l’auteur en cette matière. On admet sans
peine qu’il regrette, ou fasse semblant de regretter, l’indiffé-

(1) Stendhal n’intervient que rarement pour le reconnaître. Cf. pour¬


tant, dans la Chartreuse, p. 253, de Clélia ; « Nous ne dissimulerons
point que, suivant les données de la beauté grecque, on eût pu repro¬
cher à cette tête des traits un peu marqués... »
LES INTRUSIONS d’aüTEUR 285

rence au bien et au mal (1), les lacunes de clairvoyance (2) ou


les accès de pusillanimité (3), de férocité (4) ou de vanité (5)
de son premier rôle. On accepte encore qu’il s’amuse à affec¬
ter de la gêne quand il lui faut avouer que son écolier, auquel
il nous assure qu’il eût souhaité un cœur plus romain, cède
aux entraînements du cœur ou des sens (6). Mais que croire

(1) Cf. Lamiel, 54 (à propos des biographies de Mandrin et de Car¬


touche que dévore la petite fille) : « Nous avouerons avec peine que
ces histoires ne sont point écrites dans cette tendance hautement mo¬
rale et vertueuse que notre siècle moral place en toutes choses... »
(2) Leuiven, II, pp. 318-319.
(3) De Julien se rendant au rendez-vous de Mathilde et craignant
que ce soit là un guet-apens : « Pourquoi ne pas l’avouer ? il avait
peur » (Rouge, II, p. 187). De même, de Fabrice, à qui la canonnade
retire son sang-froid : « Nous avouerons que notre héros était fort
peu héros en ce moment » (Chartreuse, p. 42). Après avoir, plus loin
(ibid., p. 185), convenu que le jeune Italien à un poste de douane est
entré dans un effroi à en être mouillé « comme s’il fût tombé dans le
Pô » — ce que l’intéressé lui-même confesse à son domestique (ibid.,
p. 189), le romancier, juge utile, quand il enchaîne, d’attirer l’atten¬
tion sur le fait qu’il n’escamote rien : « Par une autre faiblesse de
notre héros » — insiste-t-il (p. 187) — « que nous avouerons aussi na¬
turellement que nous avons raconté sa peur dans le bureau de police... »
Mais s’il nous prend ainsi à témoin, c’est qu’il entend passer pour
être fâché de devoir nous mettre au courant de ces défaillances, et de
même lorsqu’il lui faut révéler l’appréhension pourtant bien légitime
d’un autre personnage (Romans, II, p. 109) : « Nous avouerons que le
chevalier (de Saint-Ismier), en y entrant, serrait fortement la poignée
de son épée »), ou le fait que dans un assaut un comparse ait déployé
plus de mérite que le jeune premier (cf. Suova Scolastica, dans les
Chroniques it., II, p. 272 : « Nous l’avouerons, Gennarino montra de la
bravoure dans cette retraite, mais ce fut le déserteur espagnol qui fit
preuve de talents militaires. »)
(4) Rouge, II, p. 169 : « Il faut en convenir, le regard de Julien était
atroce, sa physionomie hideuse; elle respirait le crime sans alliage. »
(5) De Lucien : « ... et nous ne nierons pas qu’il ne fût un peu fier
de ses succès... » (Leuwen, IV, p. 293). Du héros de la Chartreuse
(p. 55) : « Nous ne cacherons point que Fabrice fut très satisfait de sa
personne après avoir parlé de moutons. » Cf. aussi (ibid., p. 210), la
façon dont Stendhal, pour introduire l’épisode de la Fausta, s’amuse
à prendre, avec un peu d’ironie, le ton le plus sévère : « C’est avec
regret » — annonce-t-il — « que nous allons placer ici l’une des plus
mauvaises actions de Fabrice : au milieu de cette vie tranquille, une
misérable pique de vanité s’empara de ce cœur rebelle à l’amour... »
(6) Dans le Rouge (I, pp. 87-88), voulant indiquer que Mme de Rénal
se permit dans sa toilette des libertés de nature à avantager ses char¬
mes ; « Comme notre intention est de ne flatter peponne » —appuie le
romancier — « nous ne nierons point » que la maîtresse de Julien « ne
se fît arranger des robes qui laissaient les bras et la poitrine fort dé¬
couverts ». — Cf. encore, entre tant d’autres interventions de ce
modèle, celle-ci, dans Féder (Romans, II, p. 256), qui est d’un carac¬
tère particulièrement insistant : « Il faut avouer » — convient le nar¬
rateur — « que la manière d’être de Valentine n’était pas de nature à le
rappeler à la raison (Féder); elle s’abandonnait à ses caresses [...] et
nous ne savons comment faire pour avouer, avec décence, que deux
ou trois fois elle lui rendit ses baisers. » Même lorsqu’il en reste aux
formes sentimentales et larvées, l’amour paraît au romancier une fai¬
blesse dont on ne peut jamais signaler sans un peu d’embarras les ma¬
nifestations. « Nous avouerons avec sincérité » —annonce, par exemple.
286 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

quand ce censeur dont le tatillonnage ne se relâche point fait


des mines pour reconnaître des manquements si impercep¬
tibles que nous ne nous en fussions jamais avisés de nous-
mêmes sans l’air contrit dont il est venu nous les signaler.
C’est donc uniquement l’embarras qu’il affecte quand il nous
en informe qui nous invite à mettre en question comme
erreurs ou incorrections graves de vénielles étourderies, ou
d’insignifiautes entorses soit au savoir-vivre soit au savoir-
faire (1), ou de menues imprudences (2), ou encore des mala¬
dresses simplement imputables ici à un reste d’inhibition (3)
et là, au contraire, à un défaut de sang-froid (4). Dans ce der-

Stendhal au début du ch. vi de la Chartreuse (p. 89) — que la jalousie


du chanoine Borda n’avait pas absolument tort t>, autrement dit que la
duchesse, « sans qu’elle se l’avouât tout à fait >, commençait à ne
s’occuper que de Fabrice. Et plus loin (p. 440), de Clélia dépitée de ce
que le jeune homme, la prenant au mot, lui a mandé qu’il renonçait à
l’amour : « En recevant cette lettre dont, il faut l’avouer, l’amitié l’ir¬
rita... », écrit le romancier qui, dans la formule par nous soulignée,
feint de porter condamnation à la fois de la passion dans laquelle
l'héroïne persévère et de la contradiction dans laquelle ici, en parti¬
culier, elle tombe. Et si, dans tous ces endroits le romancier fait montre
d’une sévérité si délicate, à plus forte raison affiche-t-il de la gêne
quand il lui faut nous informer de manquements au devoir qui ont
pour cause l’amour. L’exemple prouve d’autant plus qu’il s’agit d’une
obligation présentant un caractère moins grave. Ainsi, pour Lucien,
écrit l’auteur de L. Leuwen (IV, pp. 314-315), rentrer chez ses parents
après avoir rêvé à Mme de Chasteller, « c’était retomber de la façon la
plus désagréable dans le monde réel et, il faut avoir le courage de le
dire [c’est nous qui soulignons], dans un monde ennuyeux ». Cf.
encore, dans la Chartreuse, p. 300, de Fabrice n’ayant en tête que de
revoir Clélia ; « Nous avouerons qu’il ne songea pas davantage à la
douleur dans laquelle la duchesse devait être plongée... » Féder rabat-il
de ce qu’il se doit au cours de manœuvres destinées à flatter la vanité
de Boissaux dont il courtise l’épouse, Stendhal, ici encore, pour nous
annoncer tel de ces manèges trop officieux, recourt à la formule qui
lui sert toujours à manifester ses ironiques regrets : « Nous devons
faire un aveu bien plus pénible... » (Romans, II, p. 241).
(1) Cf., pour choisir un exemple un peu appuyé, Leuwen, III, p. 82 ;
€ ... le fait difficile à excuser en ce siècle, c’est que ce sous-lieutenant
de vingt-trois ans se trouva incapable d’articuler un mot, etc. » A vrai
dire, il est quelquefois assez difficile de retrouver où gît précisément
la faute dont il coûte au romancier de convenir devant nous. Cf., par
exemple, dans la Chartreuse, p. 25, cette déclaration : « Il faut avouer
qu’il y avait des journées où la comtesse n’adressait la parole à per¬
sonne... »
(2) Leuwen (III, p. 327, d’un passage supprimé) : « Leuwen était
fort sujet à ce genre d’imprudence; et, nous le dirons à sa honte, quel¬
quefois... »
(3) Ibid., II, p. 89 : <t Nous l’avouerons avec peine, Lucien ne se
livrait pas au plaisir avec assez de feu... »
(4) Rouge, II, p. 340 : « Oserai-je dire qu’en rentrant dans sa cham¬
bre, Julien se jeta à genoux et couvrit de baisers les lettres d’amour
données par le prince Korasoff ? »; Abbesse de Castro (Chroniques
it., I, p. 81) : « Jules eut l’âme navrée. Oserons-nous dire quelle était
sa folie ? »; Chartreuse, p. 165 : de Fabrice qui n’a pas pu se retenir
de retourner à Belgirate : « Oserons-nous indiquer les véritables eau-
LES INTRUSIONS d’aUTEÜR 287

nier cas surtout l’on comprend que le romancier se fasse une


règle de s’adresser aux formules d’énoncé craintif : on se sou¬
vient qu’il redoute de se voir imputer tous les ridicules de ses
créatures, or il n’est rien qui lui paraisse offrir autant de prise
à cette sorte de discrédit que les accès de cœur (1) et les excès
d’imagination. Julien, Lucien ou Fabrice, se lancent-ils donc
dans des équipées extravagantes, leur biographe, pouvant
redouter que nous ne soyons point du club des âmes sensi¬
bles, prend bien garde, à chacune de leurs nouvelles naïvetés,
de ne nous en informer que de son air le plus chagriné, voire
avec un agacement qui le mettra, lui, hors de cause (2). Il ne
se fait point faute, à cet égard, de dauber sur leur passion (3)
ou sur leur jeunesse (4). Ces deux derniers termes, il les dis¬

ses de sa joie ? Son arbre était d’une venue superbe... » {Oserons-nous?


parce que c’était le fait d’une âme à la fois superstitieuse, esclave de
ses impulsions, prompte aux enfantillages et fort exagérée dans l’en¬
thousiasme, et aussi parce que, à être ravi, le jeune homme eût dû
l’être plutôt, s’il eût eu du sérieux, d’avoir pu échapper aux gendar¬
mes). Dans le même roman, p. 187, on voit encore le romancier faire
semblant de se contraindre quand il lui faut avouer que son héros était
assez faible pour se laisser attendrir jusqu’aux larmes par la recon¬
naissance. Cf. enfin ibid., p. 496 (appendice), le fragment évoquant
l’arrivée du jeune homme à Paris : « Nous avouerons que c’était avec
une émotion profonde que Fabrice regardait les premières maisons de
ce Paris... >
(1) Chartreuse, p. 182 : < Nous avouerons que notre héros se pro¬
mena une grande demi-heure sur une contre-digue du Pô î> (avant de
pénétrer dans les Etats autrichiens); Stendhal doit se faire un peu de
violence pour reconnaître cette indécision parce que c’est là un signe
de crainte, Fabrice étant « de ces malheureux tourmentés par leur
imagination » qui, comme ils se représentent trop vivement tous les
possibles, s’entretiennent sans utilité dans d’excessives appréhensions.
(2) Avec quel embarras, par exemple, n’intervient-il pas pour nous
faire accepter l’une des plus signalées lubies de Fabrice ! « Oserons-
nous dire » —demande-t-il, narquoisement hésitant, dans la Chartreuse,
pp. 145-146 — « qu’il voulait consulter l’abbé Blanès ? [...] Le croira-
t-on ? Ce n’était pas simplement comme homme sage [...] que Fabrice
voulait lui parler; l’objet de cette course et les sentiments qui
agitèrent notre héros pendant les cinquante heures qu’elle dura sont
tellement absurdes que sans doute, dans l’intérêt du récit, il eût mieux
valu les supprimer. Je crains que la crédulité de Fabrice ne le prive de
la sympathie du lecteur; mais enfin, il était ainsi, pourquoi le flatter
lui plutôt qu’un autre ? Je n’ai point flatté le comte Mosca ni le
prince... »
(3) Ainsi Fabrice venant de manifester dans les termes mêmes un
excès d’exaltation, le romancier redoute qu’on lui attribue à lui-même
quelque prédilection pour l’emphase et il pique — dans la Chartreuse,
p. 28 — une note de désolidarisation qui rappelle celles dont on a vu
(cf. ci-dessus, p. 275, n. 2 et 3) qu’il avait accoutumé d’user à l’endroit
de toutes imprudences d’ordre politique : « C’est » — précise-t-il « un
personnage passionné qui parle... ï>
(4) Stendhal, craignant le ridicule de se laisser attendrir par la fraî¬
cheur d’âme de ses héros qui, comme on l’a remarqué (cf. M. Bardèche,
Stendhal romancier, p. 209), sont tous de très jeunes gens, se dépêche
de se moquer de leurs naïvetés dans lesquelles on irait, sans cela,
rechercher des échos de l’ingénuité qu’il sait avoir lui-même anachro-
288 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

joint si peu, et il conçoit si mal un amour qui irait sans enfan¬


tillages, que, ses deux grisons, Roizand et Mosca (1), il suffit
qu’il leur voie le cœur pris, pour qu’il les embrigade d office
dans la troupe des jouvenceaux dont il affecte de trouver la
candeur ou l’exaltation du dernier « plaisant » (2).
Mais il ne se borne point, ainsi, à se donner l’avantage d’un
détachement ironique (3) et d’un ton protecteur. Il « reprend »
volontiers la peccadille dont il a commence par se divertir.
Par là ses intrusions prennent assez souvent le caractère posi-

niquement conservée en matière de sentiment. Il se hâte donc, si Octave


écrit avec son propre sang (Armance, p. 201), de sourire de cet « entan-
tillage ». Pour Lucien, c’est dans tout le roman que se trouve narguee
son excessive jeunesse : il faut attendre le t. IV (p. 161) pour voir
l’auteur reconnaître qu’à ce point avancé de la narration le héros,
enfin, « commençait à prendre un peu d’usage du monde; il était
temps, à vingt-six ans! » Même la digne et triste Mme de Chastel-
1er se permet, par amoureuse fantaisie, certain petit manege dont
se divertit le conteur. Quand il la voit, cachée par ses persiennes,
faire semblant de fumer en soufflant dans de petits « cigaritos »
sans tabac qu’elle a roulés dans le papier dont se sert Lucien, il
ne se tient plus de lui témoigner une indulgence un peu moqueuse,
et se permettant de l’appeler par son prénom, il s’en explique : « (Car
le nom de Madame est trop grave pour un tel enfantillage) » (II,
p. 276). Dans la Chartreuse, les réflexes de guerrier novice et le zele
intempestif que le jeune Italien déploie à Waterloo nous suggèrent,
même en cet épisode où, comme l’on a vu, Stendhal se garde d’inter¬
venir, de traiter le protagoniste en enfant digne d’une tutelle ironique.
Par la suite, le romancier, moins obstiné à s’effacer, se récrie volon¬
tiers sur l’inexpérience de son personnage; cL, par exemple, p. 71 ;
« Il n’était pas assez philosophe, ce jeune Italien... » ; ou p. 149 : « Il
était trop jeune encore... » ; ou encore p. 173 : « Il était trop jeune, trop
susceptible de prendre de l’émotion... » — Même Féder, qui ne manque
point, pourtant, de rouerie, se voit en butte à un identique reproche :
« Il faut aAmuer qu’il avait quelque chose de puéril... » {Romans, II,
p. 226).
(1) Pour Roizand, cf. Mél. lût., I, p. 100 : « Roizand était assez
enfant, malgré son âge, pour... » — Pour Mosca, cf. Chartreuse, p. 288 :
« Cela dit, ce grand ministre se livra à une action tellement ridicule,
que nous avons quelque peine à la rapporter [...]. Après une longue
conversation avec le portrait, le comte [...] eut l’idée d’une action
ridicule et s’y livra avec un empressement d’enfant... »
(2) C’est tantôt directement et tantôt par le truchement du banquier
auquel il a accordé une procuration pour arbitrer, du sein du roman,
les ridicules de tous les autres personnages, que Stendhal pourvoit à
faire taxer de « plaisantes » la plupart des démarches généreuses ou
passionnées de son premier rôle. Et il n’en use pas ainsi seulement dans
la première partie de ce roman, ainsi que J. Prévost {Création, p. 182)
risquerait de le faire croire : cf. expressément pour la seconde partie,
IV, pp. 319 et 338. — Quant à Fabrice, on n’en finirait pas de relever
tous les endroits où l’auteur « prend la liberté » de trouver « bien
plaisantes » (la formule apparaît dans la Chartreuse, p. 27) les « rai¬
sons », typiquement italiennes ou particulières à sa rare sensibilité,
qui le jettent dans des partis souvent contraires à son intérêt.
(3) Cf. Paul Valéry, dans son Introduction à L. Leuwen, p. xii :
suivant de l’œil ses créatures, Stendhal — constate le poète — « prend
un goût infini à se moquer de leur bêtise, de leurs bassesses, de leurs
calculs. Personne qui ne soit chez lui plus ou moins raillé ».
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 289

tif, et plus insistant, d’un corrigé de conduite. Moraliste, il l’est


donc non seulement au sens où, comme on l’a vu, il s’attache
parfois à dégager à notre intention l’enseignement des faits,
mais encore dans la mesure où il ne lui déplaît point d’admi¬
nistrer quelques leçons de sagesse pratique au héros. On le
voit alors qui troque le rôle d’informateur désabusé contre
celui de tuteur ou de précepteur attentif à revenir sur les
coups joués (1). Les burlesques avaient pratiqué, comme co¬
mique par son caractère à la fois inopérant et indiscret, l’in¬
trusion d’auteur qui dépêche au personnage — et si possible
hors de saison — des recettes et 'des avis (2). Il a pu en res¬
ter quelque chose aux romanciers qui ont choisi de se
faire entendre par les voies du style enjoué. Walter Scott, en
tout cas, n’a pas dédaigné de disposer, aux endroits où le
personnage se trompe, d’expédientes rectifications (3). A vrai
dire, lorsque Stendhal prend le soin de spécifier commenf
l’intéressé aurait pu se sortir d’affaire, bien plus qu’à la réso¬
lution d’exhiber par plaisanterie une oiseuse sollicitude, bien
plus, aussi, qu’à la décision de faciliter au lecteur une com¬
préhension objective des événements, l’ingérence du roman¬
cier correspond à un besoin tout personnel de voir partout
rétablis les droits d’une « logique » conçue comme un caté¬
chisme de la réussite. Déjà le jeune Beyle, quand il relisait
l’œuvre de Molière en disciple des idéologues et à la faveur
des loisirs que laisse l’administration de la guerre, s’était,
dans ses annotations, attaché, en particulier pour le Misan¬
thrope et les Femmes Savantes, à reprendre les erreurs techni¬
ques non seulement de l’auteur, mais encore des personnages.
Un tel exercice critique lui fournissait le moyen de parachever

(1) Kôrver (op. cit., p. 35) n’a pas manqué de signaler la fréquence
avec laquelle Stendhal incorpore à sa narration des conseils ou des
remontrances : « Er schlâgt seinem Helden vor, so oder so zu handeln,
Oder er stellt Ueberlegungen an, wie er als lebenserfahrener Menscb
batte handeln müssen. »
(2) On voit, par exemple, Scarron dans Le Virgile travesty recom¬
mander à Enée qu’il voit désireux de planter là Didon et Carthage :
Je conseillerais le beau sire
De s’en aller sans en rien dire, etc.
Rien d’étonnant que dans le Roman comique il s’amuse, plus souvent
encore, à régenter par didascalies sa troupe d’acteurs dont il est le
véritable, et omniprésent, imprésario.
(3) Il est notable que dans ses romans le corrigé affecte peu le tour
personnel et tende surtout à rétablir certaines données dont l’inexpé¬
rience du personnage aboutirait à nous priver alors qu’elles sont né¬
cessaires à l’intelligence des faits. Cf., par exemple, Waverley (t. II,
ch. XVI, p. 248 : « With a mind more at ease, Waverley could not bave
failed to admire... » — ou The Abbot (t. I, ch. xii, p. 166) : « One more
acquainted with human nature than the inexperienced page might
bave found amusement in comparing, etc. »
290 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

son apprentissage à la fois d’homme et de dramaturge : en


ébauchant pour le compte des premiers rôles des corrigés de
marche au bonheur, il pouvait, en effet, sans avoir à dissocier
ses préoccupations, s’entraîner personnellement à former des
projets rentables et d’autre part, en tant que futur auteur, s é-
claircir concernant la motivation du comique, s’il est vrai qu’on
rit avant tout de celui qui s’égare dans la direction qu il a lui-
même choisie. C’est donc à la façon dont il avait, en 1815,
passé au crible les « raisonnements » pratiques d’Alceste (1),
c’est aussi dans l’esprit dont il devait plus tard, en méditant
sur ses manuscrits italiens, supputer les variantes de con¬
duite qui eussent pu, dans les conditions données par cha¬
que historiette, conjurer les échecs (2) ou assurer des « crimes
parfaits » (3), que dans les livres où on le trouve établi ro¬
mancier à son compte, Stendhal aime à intervenir pour pré¬
ciser à l’encre rouge la marche que son protagoniste se fût
avisé de suivre : « si ce beau jeune homme avait eu un peu
de talent (4) ». Que de mauvais points seront ainsi distribués
au petit Sorel (5), à plus forte raison à Lucien Leuwen (6),

(1) Molière, p. 156.


(2) Pour VAbbesse, cf. Chroniques it., I, pp. 121 et 130; pour La
Duchesse de Palliano, cf. ibid., II, p. 49.
(3) Dans les Cenci, on le voit, reconstruisant l’histoire au mieux des
intérêts de l’héroïne, donner à celle-ci, à l’irréel du passé, des conseils
de cet ordre : Pour que l’assassinat ne fût pas découvert, « il fallait »,
au lieu de le donner à une blanchisseuse, « hrûler le drap ou tout au
moins le cacher dans l’entre-deux d’un plancher et tout était dit »
{Chroniques it., I, p. 269). — Si elle voulait se soustraire au supplice,
< Béatrix avait le temps de se sauver à Florence ou en France sous pré¬
texte de voyage. Un bâtiment de Civita-Vecchia faisait l’affaire » {ibid.,
p. 270).
(4) Leuwen, III, pp. 65-66.
(5) Rouge, I, p. 165 : « Il manqua à notre héros d’oser être sincère » ;
II, p. 139 : s’il eût passé à observer le salon le temps « qu’il mettait à
s’exagérer la beauté de Mathilde, etc... ». L’auteur commente aussi les
occasions où c’est précisément l’inhabileté du personnage qui lui a, par
hasard, inspiré la tactique la plus adéquate : « Mais l’adresse » —
reconnaît-il —i « dont nous lui reprochons l’absence, aurait exclu le
mouvement sublime de saisir l’épée qui, dans ce moment, le rendait si
joli aux yeux de Mlle de La Mole » (II, p. 210).
(6) Qu’un exemple suffise. Au t. III, pp. 29-30, lorsque Mme de Chas-
teller réprimande sans indulgence le jeune officier qui vient de lui bai¬
ser la main : « Il aurait dû » — tranche Stendhal — « se lever, saluer
froidement Mme de Chasteller, et lui dire : [...] En disant ces belles pa¬
roles, il fallait prendre son sabre, l’attacher tranquillement et sortir.
Bien loin de là : sans songer à ce parti, qu’il eût trouvé trop cruel
[...], Leuwen se bornait à être désolé, etc... » Voilà qui édifiera le
lecteur. Enfin Lucien paraît comprendre ce que, par signes qu’il lui
adresse des coulisses, Stendhal lui intime. Il se décide donc à sortir,
et sur ces mots : « Pardon, madame, je m’oubliais. » L’épreuve ter¬
minée, le conteur, qui en juge d’une manière toute scolaire, lui donne
alors une note, mauvaise, et s’en explique : « Il n’y avait eu de bon
dans sa conduite que le ton de ces deux derniers mots, mais encore
ce n’était pas talent, c’était hasard tout pur. »
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 291

et à Fabrice (1), qui, eux, ne mettent point leur honneur à


se conformer à une tactique infaillible, et aussi à délia (2),
et même à la duchesse (3).
Mais il faut prendre garde et, ici encore, peser séparément
chaque cas, car la « correction » qu’il se donne l’air d’admi¬
nistrer à son personnage, c’est mainte fois à nous qu’il la
destine. Souvent la faute de son héros se trouve si loin d’être
une faute que l’auteur ne peut affecter de la désavouer (en
r « avouant avec peine ») que pour faire épigramme contre
ceux qui ne se donnent point de si généreux torts (4). L’anti¬
phrase dont il a été, avec ses maîtres du dix-huitième, l’un
des virtuoses, complimente précisément le jeune premier
pour les qualités qui l’ont jeté dans les plus signalées mala¬
dresses (5). S’est-il trompé par jeunesse ? Mais Stendhal ne
prise rien tant que l’enthousiasme, la fraîcheur d’âme et
l’espagnolisme, et ce sont là précisément les mérites qu’il ins¬
crit au compte de son protégé dans le moment où il le re¬
prend, avec une commisération dont l’ironie dévie de la vic¬
time vers le reproche, ou bien d’un excès de timidité, ou d’un
manque d’expérience, ou d’une « naïveté bien plaisante » (6).
Quel sot croira que le biographe de Lucien Leuwen regarde

(1) Lorsque Fabrice se demande si l’astrologie est une science


exacte à l’égal des mathématiques (Chartreuse, p. 149), le romancier,
qui — on s’en souvient — ne peut pas supporter de voir ainsi souffleter
la Logique, juge utile d’intervenir pour redresser, en quelques lignes,
qui tiennent lieu de corrigé, l’inconvenance rationnelle de semblables
suppositions.
(2) Cf. Chartreuse, p. 329 : « Clélia manqua de courage, elle commit
la faute insigne de ne pas chercher un refuge dans un couvent... >
(3) Laisse-t-elle inopportunément apparaître le mot de poison (ibid.,
p. 427), Stendhal, professeur de tactique, lui remontre sévèrement :
« L’arrangement de cette phrase était d’une maladresse complète... >
(4) « Quelle pitié notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes
lycéens de Paris », s’exclame le romancier (Rouge, I, p. 279) dans le
moment où il désire le plus protéger son protagoniste contre de sem¬
blables moqueurs. Lorsque, pareillement, dans L. Leuwen, il inter¬
vient pour déclarer : « ... car nous avouerons, et ceci lui nuira infi¬
niment dans l’esprit de nos belles lectrices, etc. », ce n’est pas da¬
vantage contre son héros qu’il prend position, mais contre l’esprit du
« noble Faubourg » et des salons provinciaux.
(5) Cf. J. Prévost (Création, p. 214) : < Cet humour à chaque instant
félicite le héros de ses fautes. » Cf. aussi Lytton Strachey, Books and
Characters, pp. 271-272 : « Do what he will, he cannot keep a consis-
tently critical attitude towards the créatures of his imagination : he
depreciates his heroes with extreme care, but in the end they get the
better of him and sweep him ofF his feet. »
(6) Celle, par exemple, de Fabrice quand il s’indigne (Chartreuse,
p. 166) de ne pas trouver de juges honnêtes à la Cour, Stendhal sait
très bien que personne n’aura assez de cynisme pour la blâmer. Et si
Mosca, à la faveur d’un adjectif qui, dans le registre mondain, sonne
comme une condamnation sans appel («Il est vraiment primitif »,
p. 167), tend à rire de ce que le héros garde intact son pouvoir d’illu¬
sions, nul ne peut s’y méprendre : le comte envie et admire.
292 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

comme une « mauvaise habitude [...] d’être naturel », comme


un défaut cruel de ne pas savoir dissimuler, comme un en¬
fantillage de respecter la parole donnée, comme une crimi¬
nelle « folie » de vouloir remédier aux abus (1) ? Quel lec¬
teur de la Chartreuse imaginera que l’auteur considère
comme un impardonnable travers d’avoir « un cœur ita¬
lien » (2) ?
Souvent donc lorsqu’il intervient pour morigener ou re¬
commander à notre sens du ridicule l’étourdi dont il a choisi
de retracer les apprentissages, l’ostentation qu’il fait de sa
sévérité ne constitue de sa part qu’une manœuvre de diversion
de nature à dissimuler qu’il accourt en renfort. Comment
croire, d’ailleurs, qu’il eût pu cesser de se sentir complice de
ses mandataires privés, lui qui se tient pour si nécessairement
solidaire de tout ce qui s’inscrit dans le cadre de son inven¬
tion qu’il lui arrive de regretter jusqu’aux faiblesses dont* doi¬
vent répondre les personnages qu’il a expressément désignés
à notre antipathie (3) ? S’il est donc vrai qu’il lui arrive ainsi
de fournir des explications à la décharge de ceux de ses ac¬
teurs qu’il a enrôlés pour leur faire figurer dans sa troupe

(1) Cf. respectivement : Leuwen, IV, pp. 317, 318, 303 et 153-154
(Du jeune premier que sa mission électorale a quelque peu desabuse :
« Mais après cette lueur de raisonnement juste, Leuwen retomba bien¬
tôt dans cette sottise de l’amour du bien, au moins dans les détails [...].
Par ce sot amour du bien, qui n’est guère pardonnable à un homme
dont le père a un carrosse, Leuwen aurait voulu corriger trois ou qua¬
tre abus... »). _ „
(2) Chartreuse, pp. 146-147 : « Fabrice avait un cœur italien; j en
demande pardon pour lui : ce défaut, qui le rendra moins aimable,
consistait surtout en ceci : il n’avait de vanité que par accès, et l’as¬
pect seul de la beauté sublime le portait à l’attendrissement... »
(3) Nous sommes toujours un peu désorientés quand nous voyons
l’auteur manifester quelque regret d’avoir à publier des erreurs coin-
mises par ceux qu’il nous a engagés à considérer comme ses ennemis
personnels. Peut-être, ce faisant et sans y prendre garde, généralise-
t-il un tour dont il lui reste l’emploi machinal même quand il cesse
d’en référer pour ses propres clients. Peut-être aussi estime-t-il qu’il
ne saurait mieux charger ceux qu’il souhaite de nous faire haïr qu’en
ayant l’air précisément de tendre, et d’échouer, à réduire leur culpa¬
bilité. Plus vraisemblablement encore l’utilisation presque mécanique
de ces formules de contrition correspond-elle à ce qu’il se sent unifor¬
mément responsable de tout ce qui se fait de blâmable dans les limites
d’une fiction dont il assume la paternité. Il lui arrive, du reste, d’éten¬
dre encore le lien de solidarité, et d’affecter, à l’indication d’une incon¬
venance, un air affligé qui lui vient non de ce qu’il doit patronner le
héros, mais de ce qu’il partage, comme homme, la honte d’être suscep¬
tible de semblables égarements : venant, dans L. Leuwen (IV, p. 315),
de rapporter un mot irrespectueux du jeune homme, le romancier, qui
dramatise ironiquement, endosse la livrée du moraliste et se récrie :
« Oui, ce mot si grossier fut prononcé par notre héros, et j’en suis
fâché, non pour lui, mais pour la nature humaine. Tant il est vrai
que, etc... »
LES INTRUSIONS d’aUTEÜR 293

l’adverse parti (1), combien doit-on moins s’étonner que par¬


fois, et sans en passer* par l’antiphrase et la feinte désappro¬
bation, il vienne plaider pour ceux qu’il a fait, dès l’abord,
profession de chérir (2). Sans craindre alors qu’on le sur¬
prenne en train d’agiter les manches longues de l’avocat (3),
il s’interpose pour nous faire admettre les circonstances atté¬
nuantes que constituent, lorsqu’il s’agit d’un étranger, la bi¬
zarrerie propre à l’usage de sa nation (4) et, dans tous les cas,
l’inexpérience (5), l’isolement (6) ou encore le dérèglement

(1) De Mme Grandet qu’une lettre de Lucien a mise hors d’elle-


mème : « Nous ferons observer, pour l’excuser un peu d’une telle fai¬
blesse, qu’à vingt-six ans qu’elle avait, elle n’avait jamais aimé » (Leu-
iven, IV, p. 327). Cf. aussi dans la Chartreuse, p. 12, cette mise au
point : « Ce qui excuse un peu le marquis del Dongo et tous les nobles
boudeurs des campagnes, c’est que réellement et sans comédie ils
croyaient à la prophétie. »
(2) Dans le nombre il faut compter même la dure et variable Ma¬
thilde, que concerne l’avis exprès par nous souligné : « Nous avouerons
avec peine, car nous aimons Mathilde, qu’elle avait reçu des lettres de
plusieurs d’entre eux [de ses soupirants] et leur avait quelquefois ré¬
pondu » {Rouge, II, p. 140).
(3) La chose est très visible pour L. Leuwen. Le héros souffre-t-il
de ce que tout le monde à Nancy lui témoigne de l’hostilité, la défense
élève la voix (I, p. 115) : « Le lecteur est supplié de ne pas le prendre
tout à fait pour un sot », et il explique comme quoi la déception par
trop naïve du héros doit être imputée aux conditions nouvelles où l’a
jeté la vie militaire. Lorsque, plus loin, le sous-lieutenant se croit à
tort moqué par Du Poirier, Stendhal intervient (I, p. 173) pour le jus¬
tifier en rernontrant que l’hypocrisie de la province diffère de celle
qui a cours à Paris. Au nom de Colmar, Lucien qui n’oublie pas l’af¬
faire Caron, sursaute malgré lui : son patron l’auteur, jugeant utile de
le disculper, se lance alors dans un commentaire, que l’ironie mitige :
« Le lecteur bénévole est prié de considérer que notre héros est fort
jeune, fort neuf et dénué de toute expérience... » (I, p. 194). Cf. encore
III, pp. 43-44 : « Au point de bon sens et de vieillesse morale où nous
en sommes, il faut, j’en conviens, faire un effort sur soi-même pour
pouvoir comprendre les affreux combats dont l’âme de notre héros
était le théâtre, et ensuite pour ne pas en rire » — et IV, p. 299 :
« Sera-t-il tout à fait déshonoré si nous avouons que... » Et ce n’est
pas seulement de Lucien, que l’auteur assume ainsi la défense, mais de
l’héroïne : « On prie le lecteur » — écrit-il au t. I, p. 296 — « de ne pas
trouver trop ridicule Mme de Chasteller; elle n’avait aucune expérience
des fausses démarches dans lesquelles peut entraîner un cœur
aimant... »
(4) Cf. ici même, p. 264, n. 1.
(5) Il insiste volontiers sur leur manque d’expérience concernant
les choses du coeur. Sont dans ce cas, outre les héroïnes — la duchesse
exceptée — Julien, Lucien et surtout Fabrice (cf. notamment Char¬
treuse, pp. 306-307 et 314).
(6) Cf., par exemple, dans le Rouge, 1, P- 339 ; « Il y avait si long¬
temps que Julien n’avait entendu une voix amie, qu’il faut lui pardon¬
ner une faiblesse... » Dans L. Leuwen, le jeune homme montre-t-il le
tort d’être flatté de l’attention qu’il attire sur lui dans la chapelle des
Pénitents, le romancier s’entremet pour le faire excuser : « Nous
ferons remarquer pour justifier notre héros que, depuis son départ
de Paris, il ne s’était pas trouvé dans un salon; et vivre sans con¬
versation piquante, est-ce une vie heureuse ? » (I, p. 135). Fabrice
294 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

de la vue qu’entraîne toujours la passion (1). Suffit-il même


d’assurer que, ce faisant, il développe à l’égard de ses jeunes
premiers le zèle officieux d’un défenseur ? Tant les signes
d’encouragement qu’il leur adresse prennent un tour affec¬
tueux qu’on le dirait plutôt établi avec eux sur le pied d’une
sollicitude de père. Cela n’est sans doute point constant à
l’endroit de Julien ou de Lamiel dont on le croirait plutôt le
tuteur (2). Mais c’est bien comme un fils qu’il avoue Lu¬
cien (3), et la preuve en est qu’il tend de plus en plus, ainsi
qu’on l’a noté, à s’identifier, vers la fin du roman, au ban¬
quier. Quant à Fabrice, il le traite si spontanément comme
un enfant gâté (4) que peut-être faut-il chercher dans cette
indulgence l’origine de celle qui nous « aveugle sur la pour¬
tant réelle médiocrité du personnage (5) » .
Là où ce rapport de paternité n’est point manifeste, c est,
d’ordinaire, que le romancier est allé plus loin et que, annu¬
lant la disparité des âges, il a considéré son jeune premier
comme un aller ego. En d’autres termes, lorsque, à la faveur
de ses intrusions d’auteur, il le juge, il se sent, tout autant
que juge, partie, et il ne gourmande pas autrement son héros
que dans ses écrits autobiographiques il ne passe au crible sa
propre conduite, y oscillant d’un narcissime copieux à une
sévérité tatillonne et volontiers narquoise. Le décalage cri-

met-il trop peu de zèle à renseigner Mosca, l’auteur, ici encore, inter¬
vient pour demander l’indulgence : « On lui pardonnera quand on saura
qu’une année entière se passa ainsi, sans qu’il pût adresser une parole
à la marquise » (Chartreuse, p. 458). Cf. encore Lamiel, pp. 125 et 1^'*
128, où on le voit, quand il intervient pour expliquer l’ignorance de
la jeune fille relativement aux choses de l’amour, du même coup tacher
de la laver du ridicule et se disculper lui-même, comme romancier, de
l’invraisemblance : « Tout ce que nous venons de faire remarquer
chez Lamiel » — commente-t-il — « serait parfaitement impossible
parmi ces jeunes paysannes bien parées que l’on voit aller tous les di¬
manches à la danse de leur village. » ^
(1) « Cette idée ne semble pas raisonnable » —reconnait-il, par exem¬
ple dans la Chartreuse, p. 304 — « mais l’amour observe des nuances
invisibles à l’œil indifférent, et en tire des conséquences infinies. »
(2) Pourtant Maurice Bardèche (Stendhal romancier, p. 201) croit-il
pouvoir faire état des sentiments paternels que le romancier éprouve¬
rait pour le héros du Rouge, et dans le même sens Jean Hytier (Les
Romans de l’Individu, p. 105) écrit de Lamiel qu’elle est pour Stendhal
vieux « une enfant chérie (il faut l’entendre en parler avec les intona¬
tions d’une mère !), une fille selon son cœur »...
(3) Cf. J. Prévost, Chemin, pp. 81-82 et Création, pp. 179-180.
(4) Cf. J. Prévost, Chemin, pp. 91-92, et Création, pp. 208 et 214.
M. Bardèche (Stendhal romancier, p. 407) note justement que non seu¬
lement Stendhal témoigne au héros de la Chartreuse une affection
toute paternelle, mais, lui faisant confiance, le libère de la sollicitude
un peu « myope » avec laquelle il avait surveillé les moindres démar¬
ches de ses autres créatures.
(5) Claude-Edmonde Magny, L’Age du Roman américain, pp. 224-
225. Cf. aussi L. F. Benedetto, La Parma di Stendhal, p. 214.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 295

tique que dans les romans ses interventions maintiennent en¬


tre lui qui conte et, d’autre part, Ses créatures où il se recon¬
naît, reproduit d’une manière d’autant plus frappante le
dédoublement qui apparaît dans le Journal ou dans les Mé¬
moires, que dans ces deux sortes d’écrits d’égotisme les faits
ne sont presque jamais évoqués sans une pointilleuse évalua¬
tion (1). Bien plus, lorsque, le soir venu, le Stendhal du Jour¬
nal procède à l’expertise du jeune Beyle dont il lui faut sil¬
houetter le comportement quotidien, il l’admoneste, sans
pour autant lui retirer une once d’une inaliénable sympathie,
et le pique d’honneur, en des termes protecteurs et ironiques
qui donnent déjà le ton, voire le lexique, des futures intru¬
sions dépréciatives que, romancier, il pratiquera dans le dos
de ses premiers rôles. Que l’estimation se réfère aux batailles
de la journée, ou que, à l’occasion d’une relecture, elle s’exerce
au détriment d’un passé déjà plus lointain, toujours dans
ses cahiers intimes Stendhal, grâce au recul qu’il prend par
rapport à lui-même, aboutit à trancher avec une moue de pitié
un peu agacée qu’il ne faudrait pourtant point trop solliciter
pour la faire virer à la mimique d’attendrissement ; « Toute
ma conduite dans cette affaire a été, et sera probablement,
d’un enfant (2) ». Et on le voit qui sans s’épargner se taxe de
« grand nigaud (3) », de « sot (4) » ou de « benêt (5), » et qui

(1) Dès le 30 mars 1804 il avait pris conscience des risques litté¬
raires qu’entraînent les interventions commandées par le besoin de
subordonner l’autobiographie à une sorte d’auto-préceptorat moral :
« L’art d’écrire un journal est d’y conserver le dramatique de la vie;
ce qui en éloigne, c’est qu’on veut juger en racontant » (Journal, I,
p. 56).
(2) Journal, II, p. 1, à la date du 18 mars 1805. Il avait déjà, la veille,
constaté (II, p. 65) : « Je suis un enfant point formé, dans toute l’éten¬
due du terme » ; le même jour on le voit, plus plaisamment, renchérir
(p. 72) : « Je ne me fais pas d’idée moi-même combien je suis enfant. »
Remarque analogue, encore, à la date du 22 mars (p. 89). Et ce n’est
point seulement quand il procède au bilan de ses erreurs de tactique
amoureuse qu’il en décide ainsi; relisant le 1®’’ octobre quelques frag¬
ments de sa Filosofia Nova, il statue que cet ensemble de réflexions
est bien « jeunet, peu profond, pas profond du tout même », « pas
pensé », transpirant toute « la présomption de l’ignorance » (II,
p. 174). Plus tard, en tête des feuillets où il a pris note de sa campagne
de 1809, il inscrit en condamnation : « Puérils mémoires de mon
voyage en Allemagne » (III, p. 420). Son Journal d'Italie n’est pas
mieux traité (IV, p. 62) ; c’est le miroir d’un être « un peu fou » auquel
« il faudrait un an d’expérience pour épurer le jugement ».
(3) Journal, II, p. 345. Déjà le 11 février 1805 (I, p. 269), il avait
dénoncé « la nigauderie » de sa conduite envers Louason. Et au voca¬
tif, le 30 avril (II, p. 149) : « La veux-tu savoir, la raison, nigaud ?... »
(4) Cf., par exemple, II, pp. 111 et 124 (une « bêtise atroce » à répa¬
rer); III, pp. 43, 44 et 261 (en relisant en 1819 des feuillets de 1811 ;
« Mais comment s’y prend-on pour être plus bête ? Cette lecture m’im¬
patiente à fond, etc... »).
(5) T. III, p. 287, n. 1.
19
296 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

s’exclame sur ses ridicules, sa vanité (1), ses prodigalités de


romanesque (2) ou sa propension à tirer de tout « des consé¬
quences exagérées (3) ». C’est à peine si l’irritation vient le
céder parfois à l’amusement et à la nostalgie, lorsque dans
ses Mémoires il fait retour, alternativement — ou à la fois —
sévère et indulgent, sur ses années d’adolescence ou sur ses
stages de mondanité. Ici encore plus souvent qu’il ne s’ap¬
plaudit (4), il fait l’inventaire de ses naïvetés, ses maladresses
ou ses illusions (5), et lorsqu’il jette ainsi sur ses actes le
vernis léger d’un blâme un peu ému (6), — protecteur et affec¬
tueux jusque dans l’ironie, il n’en use pas autrement envers
lui-même que s’il s’agissait par exemple de Lucien Leuwen
qui alentour le même temps à Civita-Vecchia sortait de la
même encre et du même loisir. Il lui est si naturel de se traiter
sur ce ton d’aménité moqueuse, que même dans ces écrits
d’autobiographie remaniée que sont ses guides, il n’avoue guère
ses enthousiasmes sans se donner l’air de les persifler comme
autant de marques d’une juvénilité trop pressée de se débon¬
der et, à son âge, hors de saison (7). Quant aux corrigés de
conduite qu’il esquisse comme romancier sur les arrières de
ses personnages, ils possèdent, eux aussi, non moins que les pa¬
renthèses de désaveu narquois, leur analogue dans le Journal
et dans les Mémoires où, soit aussitôt sur le coup joué, soit
avec le recul des ans, mais toujours en pédagogue de la réus¬
site, l’auteur rectifie toutes les démarches dont il ne lui semble
point que l’exécution ait été conforme à la règle (8).

(1) Sa « sotte vanité pédante » qui éclate à ses yeux quand il se


relit (II, p. 489).
(2) « J’étais diablement et ridiculement romanesque, il y a dix-huit
mois » (II, p. 361, n. 1).
(3) T. II, p. 342, n. 1 (faisant retour en 1810 sur son Journal de
1806).
(4) Ce qui lui arrive, par exemple, dans le Brulard, I, p. 479, quand
il rêve sur la figure qu’il avait faite au passage du Saint-Bernard : « Je
n’aurai pas honte de me rendre justice, je fus constamment gai... »
(5) Est-il resté enfant assez tard ! On voit bien, écrit-il dans VEgo-
tisme, p. 86 : « que je n’avais que vingt ans, en 1821. Si j’en avais eu
trente-huit, comme semblait le prouver mon extrait de baptême... > Cf.
dans le même sens Brulard, I, p. 438.
(6) Lorsque dans le Brulard, I, pp. 470-472, il évoque tant ses débuts
de cavalier que ses accès d’agressivité déplacée, le ton de bienveillance
narquoise sur lequel il se brocarde évoque irrésistiblement les passages
de la Chartreuse où il plaisante Fabrice.
(7) Par exemple, dans les Mémoires d’un Touriste (I, p. 196), des
tables de bronze qui nous ont transmis les paroles de Claude : « Je les
considère longtemps avec un enthousiasme ridicule, j’en conviens »,
ou au t. II, p. 201, à révocation, faite par des témoins oculaires, de
l’entrevue de Laffrey : « J’avouerai mon enfantillage, mon cœur battait
avec violence... »
(8) Sur ces corrigés de conduite qui dans le Journal occupent la
LES INTRUSIONS d’aüTEUR 297

A vrai dire, ces interventions qui dans les romans, font


apparaître le narrateur en fonction de juge, ne rappellent
pas seulement la procédure d’arbitrage qui dans le Journal
ou dans les « Souvenirs » assure la part d’une harcelante cri¬
tique de soi, elles fournissent tout aussi bien un équivalent de
1 annotation marginale ou interlinéaire dont on sait que cet
auteur a été de tout temps féru. Les sentences et les avis que
Stendhal comme romancier laisse fourmiller dans les blancs
de 1 action s’interposent à la façon dont les remarques manus¬
crites de ce lecteur suprêmement actif et indocile qu’il a été
à d’autres moments viennent, dans un Molière ou dans un
Saint-Simon, occuper tout le ruban libre rétrocédé par l’im¬
primeur soit entre les répliques soit dans le cadre d’aération
du paragraphe. Et si l’on est en droit de rapprocher ainsi des
marginales les intrusions appréciatives des récits romanes¬
ques, on devra, en particulier, faire état des réflextions que
l’auteur, quand il feuilletait ses manuscrits italiens, y a con¬
signées en aparté avec une fièvre qui le rendait le contempo¬
rain à la fois des faits et du narrateur qu’il se proposait d’a¬
bréger (1). Il suffit qu’une remarque ou une exclamation qui
avait pu être, d’abord, inscrite hors texte et comme pour un
usage privé, se soit ensuite incorporée à la rédaction, pour
qu’éclate la parenté des deux espèces de paraphrase (2). On

place tenue chez d’autres par la rumination morale et l’examen de


conscience, cf. notre Stendhal et les Problèmes de la Personnalité.
C’est surtout, comme on sait, pour les principaux épisodes de sa guerre
amoureuse, que Stendhal, quand il a mal joué, récapitule ses erreurs et
reconsidère toute la partie comme lorsque, au jeu d’échecs, on re¬
prend la situation en deçà du premier coup fautif. Qu’il suffise ici de
noter que le ton de cette rétroactive censure de soi ne diffère pas de
celui des interventions correctives qui jalonnent les récits fictifs. C’est
ainsi que Stendhal aurait pu imprimer dans le Rouge, pour le compte
de Julien s’isolant à l’hôtel de la Mole, ce que, dans le Briilard (I,
p. 432), il a écrit de la timide maussaderie du jeune Beyle se mainte¬
nant sur la défensive dans le salon des Daru : « Ce silence, amené par
le hasard, était de la meilleure politique, c’était le seul moyen de con¬
server un peu de dignité personnelle... » Et le commentaire suivant
(Mél. înt., I, p. 80) qui appartient à la « Consultation pour Banti », on
pourrait le prendre, si les noms propres étaient changés, pour l’une des
« interventions » par lesquelles le biographe de Lucien Leuwen a accou¬
tumé de déplorer le peu d’à propos de son personnage : « Nous remar¬
quons » —prononce le censeur approuvé par Crozet— « l’extrême faute
de Banti qui ne profita pas d’une occasion où sa timidité était presque
vaincue et où l’âme de Mme de B., tendrement émue, paraissait ne plus
songer aux règles sévères de sa conduite... »
(1) Cf., pour se borner aux Cenci, les notes reproduites dans les
Chroniques it., I, pp. 244, 260, 266, 277 et 288.
(2) C’est ainsi que pour les Cenci la constatation : « Qui aurait dit à
ces gens-là qu’ils mourraient avant Béatrix ? », devient, incluse dans
le texte de l’adaptation : « Ils parurent ainsi devant Dieu avant Béa¬
trix » (ibid., I, p. 288).
298 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

pourrait encore s’aviser d’un autre terme de comparaison, et


estimer que les ingérences critiques dont Stendhal anime son
récit tiennent la place des notes expresses qui, dans le roman
par lettres du XVIIP siècle, par exemple dans Is. Nouvelle
Héloïse ou dans les Liaisons dangereuses, tendent à rétablir
au bas des pages le point de vue du soi-disant éditeur (1). La
seule différence est que ce commentaire de censure et de pré¬
caution, Stendhal au lieu de le parquer hors-jeu, dans des pré¬
facés d’avertissement ou au rez-de-chaussée du feuillet, la,
par coutume de conteur oral, spontanément amalgamé à 1 an¬
nonce des événements. Chez lui la glose se trouve même si
intimement affiliée à la narration que, pour un roman con¬
servé comme Lucien Leuwen à l’état de brouillon, nous
échouerions à faire le départ entre les réflexions qui auraient
souffert d’être imprimées et d’autre part les marginales qui
ne devaient pas déborder le cadre latéral du monologue pri\é
si nous nous bornions pour en décider à faire fond sur des
indices de contenu ou de ton. Le fait est que Stendhal, qu il
compose ou qu’il lise, ne peut pas en rester au niveau de 1 in¬
dication, ni se laisser accaparer par la chose dont il est ques¬
tion : à peine enlace-t-elle le sujet que son attention se dédou¬
ble et surveille plus durement l’auteur que l’idée. Zola se dit
exaspéré par la manie qu’ont les héros de ce romancier de
s’écouter « penser, avec la surprise et la joie d’un enfant qui
applique son oreille contre une montre (2) ». Comment en
fût-il allé autrement pour ces créatures que pour leur créa¬
teur, lequel, précisément, quand il produit, réserve le meil¬
leur de son soin à une expertise de sa production ? Montre-t-
il ? ce qu’il désigne, c’est le geste non moins que l’objet, et il
a beau, tout au feu de son invention, militer avec ses hé¬
ros au fort,de l’action, il lui reste assez de conscience margi¬
nale tant de son métier que du personnage qu’il fait, pour en
avoir surtout, à travers ce qu’il dit, à lui-même qu’il ne se
lasse point d’ausculter disant. Cette attitude lui est si natu¬
relle, à lui qui, pourtant, puisqu’il s’interdit de « faire du
style » n’a pas à s’espionner comme écrivain, que, même et
déjà dans son Journal, on le voit sauter d’un registre dans
l’autre et commenter non point seulement les gauches exploits

(1) On peut apercevoir une réelle analogie de ton entre certaines


des interventions de Stendhal et les notes qui, chez Laclos, fournissent
çà et là des mises en garde discrètes : cf., par exemple, celle-ci, piquee
sur la lettre LI des Liaisons ; « Le lecteur a dû deviner depuis long¬
temps par les mœurs de Mme de Merteuil combien peu elle respectait
la religion, etc. » Cf. aussi la note de désolidarisation qui interprète la
lettre LXV.
(2) Les Romanciers naturalistes, p. 88.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 299

du jeune Henri, mais le plus ou moins de bonheur avec lequel


il en a rendu compte (1). Sans une telle aptitude à prendre
à chaque moment un agile recul par rapport au sujet, jamais
il n’eût été, comme romancier, si enclin à se tirer de jeu pour
venir devant nous épiloguer sur les faits.
On constate à présent, mais cela n’a pas dû, déjà, manquer
de frapper, que dans la fiction la pratique des interventions
ne fait qu’un avec l’égotisme. Que les intrusions du conteur
doivent être comparées à celles du chœur antique ou, moins
noblement, à l’ergotage officieux d’une commère de re¬
vue, que l’auteur se les accommode pour les besoins de la
régie ou qu’il en use à la façon dont dans certains films, docu¬
mentaires ou non, la parole du commentateur assure le convoi
des images, qu’il interrompe la narration par mesure de pré¬
caution ou pour faire, par effronterie, un éclat plaisant, que
son ingérence renvoie à une passion de dogmatiser en mora¬
liste ou aux habitudes d’une auto-critique obstinée, qu’il s’a¬
bandonne à un tel penchant par routine de causeur mondain
qui subordonne l’enjouement aux caprices de la digression, ou
bien qu’il cède à la même tendance pour le seul plaisir de
commettre des indiscrétions, de parler à l’oreille de son lec¬
teur et de lui adresser des œillades dans le dos du protago¬
niste, que ce soit sous couleur de mieux accréditer la fiction
qu’il s’énonce ainsi en son nom ou que ce soit au contraire
pour la joie maligne de rompre le contrat de notre illusion,
dans tous les cas son entrée en scène concorde avec un man¬
que d’abnégation ou, plus exactement, correspond à une exi¬
gence positionnelle de soi qui ne baisse point pavillon même

(1) Non seulement dans le Journal il intervient, comme on a vu,


pour s’excuser à ses propres yeux d’avoir, par impuissance de lan¬
gage, abrégé, c’est-à-dire outré ou affaibli, mais il lui arrive de faire
retour critique moins sur les faits que sur la page faite. Cf. I, pp. 198-
199 : « Ces sentiments gracieux sont décrits sans grâce parce que je n’ai
pas assez travaillé la description... », et II, p. 78 : « Tout ce que j’ai
écrit dans ces deux pages sent trop le génie. Elles auraient été char¬
mantes si j’avais décrit tout bonnement, etc... » Il ne se fait pas faute
non plus, et à l’inverse, de s’applaudir quand il a trouvé le mot juste
et qui dit tout (I, pp. 192-193). Ecrivant, par exemple, ou relisant la
proposition : « J’ai été sur le point d’avoir une tendre passion pour
elle... » (I, p. 270), ce n’est pas tellement à elle, à Mélanie, qu’il songe
ou aux conséquences de ce début d’entraînement, c’est à l’énoncé de la
chose dont il glose sans modestie la principale formule ; « Tendre pas¬
sion, exemple frappant du ton servant de commentaire à la conduite,
et du style servant de commentaire aux expressions. Tendre, là, est
d’un gamin ou de Racine. Le ton du style dit qu’il est à la Racine. » Un
autre auteur en eût pris conscience d’une manière moins explicite :
au niveau de la chose exprimée. Chez le nôtre, c’est la permanence du
dédoublement réflexif (cf. notre Stendhal et les Problèmes de la Per¬
sonnalité) qui le rend si prompt aux interventions.
300 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

là OU la narration ne demande qu’un établissement neutre


des faits. Stendhal est, comme dit André Suarès (1), « si fort
constitué en soi-même » qu’il ne peut rien montrer sans com¬
mencer par se faire voir. Ses personnages, il n’a même pas
besoin de les écarter bruyamment, ni de jouer des coudes,
quand il lui prend humeur de s’exposer : depuis le premier
mot de sa relation il ne leur avait, pour ainsi dire, jamais
rétrocédé le devant des tréteaux. Conteur qui ne s’efface
point (2), c’est donc lui seul qui figure le centre de gravité du
roman. Tout coup de sifflet qui part du public, il 1 encaisse,
tout applaudissement lui revient, et il nous occupe encore de
lui lorsque c’est par timidité qu’il s’interpose, et précisément
pour détourner de lui l’attention.
Même appliquée à des ouvrages d’imagination, cette gérance
sans discrétion de la parole n’est point faite pour nous étonner
de la part du grand-maître de l’égotisme. Le mot est à prendre
ici, bien entendu, dans son sens premier qui désigne « l’habi¬
tude blâmable de parler de soi (3) ». A vrai dire ce n’est pas
sans beaucoup de scrupule que, comme orateur, Stendhal
s’abandonne à la pente qui le ramène toujours vers lui-même.
Dès le Journal où il se recommande de « se sortir un peu de
la personnalité directe (4) », on le voit remarquer qu’il con¬
vient de baisser le ton chaque fois que l’on est contraint de
s’exprimer à la première personne : « Quand quelqu’un parle
de soi » — observe-t-il en homme « fin » — « on y fait toujours
assez d’attention (5) ». Pour mesurer le dégoût qu’il risquait
ainsi de procurer à autrui s’il cédait à la tentation de s’énon-

(1) Le Voyage du Condottiere, I, p. 152.


(2) Cf. Ramon Fernandez, Itinéraire français, p. 285 : « Stendhal, lui,
on sent sa présence invisible, et on l’entend, comme ces fantômes iro¬
niques qui répondent aux spirites de tous les coins de la pièce... »
(3) Suivant la définition de Rivarol. On trouvera chez Henri Marti¬
neau, dans L’Œuvre de Stendhal, pp. 378-379, une brève sémantique
beylienne du terme. Stendhal le distingue, comme en use l’anglais, d’é-
goïsme : par exemple, dans les Promenades (III, p. 109) où il écrit des
êtres sensibles aux beaux-arts : « Sans qu’ils soient égoïstes, ni même
égotistes... » Il est à noter qu’il utilise ce mot dans une acception uni¬
formément péjorative de : complaisance à se mettre en scène — jus¬
qu’au jour où, en 1832, il l’inscrit bravement en tête des feuillets auto¬
biographiques qu’on sait. Le titre de ces Souvenirs témoigne qu’il a,
de ce moment, emphatiquement assumé, voire revendiqué l’attitude
généralement éthique que comporte la complaisance à attirer sur soi
l’attention du lecteur. L’auteur qui ne craint pas de se prendre pour
centre et sujet de ses commentaires, c’est, comme homme, un être qui
s’est voué à l’exploitation délectable de sa propre singularité. On re¬
joint donc par là le sens moderne, de plus vaste compréhension que
littéraire.
(4) Le 18 mai 1810 (III, p. 107).
(5) Journal du 19 juin 1813 (V, p. 63).
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 301

cer sur le mode « bourgeois » du Moi, je (1), il ne devait que


consulter l’irritation qu’il avait pu lui-même concevoir d’a¬
bord devant l’égotisme de « M. Icbmicher » (2), puis devant
celui de M. 7e et Moi, son cher ami Jacquemont (3). Outre ces
deux têtes marquantes de sa société, plusieurs des auteurs
qu’il avait pratiqués l’avaient agacé par le même travers, non
Montaigne, mais Rousseau (4), mais Goethe (5), mais surtout
le vicomte de Chateaubriand (6). Il est donc naturel qu’il se
soit, en tant qu’écrivain, senti, lui-même mauvaise conscience,
chaque fois qu’il se surprenait en train de céder au même
penchant. C’est ainsi qu’on le voit, par exemple, convenir que
pour l’Amour « on peut reprocher de l’égotisme à la forme »
par lui choisie (7). Dans un article qu’il imprime en mars 1830
dans la Revue de Paris sur Lord Byron en Italie, s’avise-t-il
qu’il vient de se mettre en avant, il lui paraît utile de s’en
justifier, et il y approprie l’une de ses plus jolies pirouet¬
tes (8). Ce lui est dans ses guides un sujet permanent de pré¬
occupation, et dont il convient volontiers de 1817 (9) au

(1) La formule — Stendhal la condamne chez Rousseau en 1812 (au


cours de réflexions d’ordre stylistique qu’il élaborait de conserve avec
L. Crozet, cf. Mél. lût., III, p. 109) — a fait l’objet, comme on sait, d’at¬
taques particulièrement âpres de la part de Gabriel Marcel dans Homo
Viator (cf. Moi et autrui, et p. 44).
(2) Journal, V, p. 63. François Michel et Henri Martineau (cf. l’édi¬
tion du Journal procurée par ce dernier au Divan, V, p. 189, n. 1) ont
identifié à n’en plus douter ce M. « Je-Moi-Lui » avec le comte Daru
que Stendhal vise aussi, vraisemblablement, dans le passage, déjà cité,
des Réflexions sur le Style, à travers le pseudonyme de Z.
(3) Comme dit Stendhal dans une lettre à Mareste d’août 1824 (Corr.,
VI, p. 92). On sait que Jacquemont, qui reprochait à Stendhal la même
tendance chronique à la vanité, lui retournait non seulement le grief,
mais le sobriquet.
(4) Mél. litt., III, p. 109. A vrai dire dans le Brulard (I, pp. 275-276)
et dans les Mém. T. (I, p. 142), il semblerait plutôt s’autoriser des Con¬
fessions comme d’un précédent.
(5) Auquel il reproche dans Rome, II, p. 224, « l’excès de ridicule
d’un homme qui se croit assez important pour nous apprendre en qua¬
tre volumes in-8 de quelle manière il se faisait arranger les cheveux à
vingt ans et qu’il avait une grand’tante qui s’appelait Anichen ».
(6) Il l’appelle dans le Brulard (I, p. 15) le « roi des égotistes ».
Déjà dans les Promenades (III, p. 261), à la date du 10 mars 1829, il
avait repris, dans le discours prononcé au conclave par l’ambassa¬
deur : « Un peu trop de je et de moi. » Mais c’est dans une note de
l’exemplaire Serge-André du même ouvrage {Mél. int., II, p. 98) qu’on
le voit exhaler le plus de rancœur, à propos de l’égotisme « puant »
qu’il a trouvé chez l’auteur de l’Itinéraire, lequel, « au lieu de faire
connaître le pays », n’est en peine que de ses « je et moi ».
(7) De l’Amour, II, p. 264.
(8) Mél. litt., III, p. 275 : < La clarté du récit oblige l’écrivain à se
mettre en scène; assurément, ce n’est pas orgueil, mais modestie, de
ramener l’attention sur soi dans la même page où l’on vient de nom¬
mer lord Byron. »
(9) Pages d’It., pp. 118 sq. (il s’agit du morceau daté de Milan et
intitulé : Le Voyageur et les Femmes : Stendhal croit devoir se justi-
302 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

Voyage dans le Midi (1), quitte à se retrancher, pour repous¬


ser l’imputation expresse d’égolâtrie, soit derrière l’obligation
de « raconter vite » (2), soit encore derrière le fait que l’ex¬
périence dont il veut faire bénéficier son lecteur n’est pas
dissociable d’un certain contingent de hasards personnels (3).
A plus forte raison dans VEgotisme et dans le Brulard res¬
sent-il un « trac » infini quand il lui faut, tel l’acteur qui
sait devoir faire à lui seul tous les frais du spectacle, se li¬
vrer en pâture à un public méfiant. Parviendra-t-il à « vain¬
cre à chaque instant cette pudeur d’honnête homme qui a
horreur de parler de soi » (4) ? Il a des émotions de
« femme honnête qui se ferait fille » ! Et devant 1’ « effroya¬
ble quantité de Je et de Moi » dont le sujet impose la dé¬
pense, devant 1’ « abominable » et « puant » égotisme de la
réclame faite à d’infimes détails du secret personnel, le lec-
teui^ ne va-t-il point prendre rage et lui lancer à la tête « une
bouteille d’encre (5) » ? Pour surmonter cette apréhension
qui périodiquement le regagne, Stendhal est obligé de se re¬
montrer que r « antidote » de son imprudence, « c’est une
parfaite sincérité » susceptible de faire avancer la connais¬
sance du coeur humain {6), et que d’autres esprits « fort or¬
dinaires » de son siècle que, cependant, n’anime pas la même
« adoration pour le vrai », ne se font pas tant de scrupule
à prendre des poses devant l’avenir (7), et que, d’autre part,
l’on ne peut guère être spirituel sans parler de soi (8), et que,
à la fin, dût-elle être condamnée par autrui, son entreprise
doit encore, et suffisamment, se justifier à ses propres yeux

fier d’y avoir commencé par esquisser « le portrait du voyageur »).


Cf. aussi dans Rome, par exemple, au t. I, p. 328 : « J’ai honte de mon
récit, qui me fera passer pour égotiste. »
(1) Cf. Mém. T., III, p. 17 : ... « C’est bien pour le coup que je tom¬
berais dans Végotisme. »
(2) Cf. Promenades, I, p. 2 : « M’accusera-t-on d'égotisme pour avoir
rapporté cette petite circonstance ? Tournée en style académique ou
en style grave, elle aurait occupé toute une page. Voilà l’excuse de
l'auteur pour le ton tranchant et pour Végotisme » ; et Mém. T., I,
p. 17 : « Ce n’est point par égotisme que je dis je, c’est qu’il n’y a pas
d’autre moyen de raconter vite. »
(3) Cf. Mém. T., I, p. 400 : « Le lecteur me croira-t-il si je jure que
ce n’est point par égotisme que j’ai raconté ce petit malheur avec tant
de paroles, etc... », et II, p. 438 : « Ce n’est point par égotisme que
j’entre dans ces détails, mais pour donner des renseignements positifs
aux hommes pressés par le temps... »
(4) Egotisme, p. 98. Cf. aussi pp. 4 et 105.
(5) Brulard, I, pp. 15, 17, 91, 275 et 321-322.
(6) Egotisme, pp. 5 et 87.
(7) Brulard, I, p. 209.
(8) C’est ce qu’il a noté dans son essai Du Rire, de 1823, à propos de
P.-L. Courier {Racine, II, p. 145).
LES INTRUSIONS D’aUTEUR 303

par le plaisir qu’il y prend (1). Ce n’était point assez, cependant,


pour conjurer l’effroi qu’il ressentait à l’idée de devoir se dé¬
velopper avantageusement devant quelqu’un. Et c’est ainsi
qu’en tête de son second brouillon de réponse à Balzac, on le
verra encore en 1840 inscrire avec un haut-le-cœur, ou un
frisson de crainte : « Egotisme effroyable, ne jamais envover
la vérité aussi nue, elle est ridicule (2)... »
Mais l’analyse ne s’y trompe point, et dans cette hantise
de ne point s’exhiber, ce qu’elle diagnostique, c’est sinon le
besoin de se mettre en avant, du moins une obsession, surexci¬
tée, de soi. Il n’est d’égotisme si actif que celui que refoule
un veto chronique. Quelque soin que, du reste, il pût prendre
à censurer, travestir ou justifier l’emploi de la première per¬
sonne dans ses écrits, Stendhal restait trop enclin à « diri¬
ger » toute conversation, à s’en « rendre maître » (3) et à se
faire centre de tout cercle (4) pour qu’il lui fût jamais loisible
de résigner la parole et de s’éclipser derrière les faits ou les
personnages dont il lui prenait le besoin d’entretenir notre
imagination. L’égocentrisme frappe dans ses ouvrages criti¬
ques et dans ses guides dont le contenu se trouve si naturel¬
lement drainé vers la confession que parler y devient syno¬
nyme de parler de soi. On devrait même, ici, marquer deux
degrés : quand il se donne pour historien de l’art, Stendhal
ne se prive guère de procéder en cicerone (5), mais endosse-
t-il la livrée de conducteur patenté ? alors il déborde le di¬
dactisme impersonnel et il tourne à l’autobiographe, voire
au romancier de ses sensations. Il avait eu beau, en 1813, se
représenter la déception du lecteur lorsque, cherchant dans
un guide un itinéraire commode et des renseignements posi¬
tifs, il se voit fournir un catalogue de jugements et des im-

(1) Brulard, I, p. 275.


(2) Corr., X, p. 275.
(3) Journal, II, pp. 22-23.
O) Cf. Stendhal et les Problèmes de la Personnalité, Introduction.
(5) Qu’on songe, ici, à l’Histoire de la Peinture, dont la théorie et
les matériaux se trouvent par moment mis en action de telle sorte que
le livre en prend des airs de Voyage en Italie. Bien plus, l’auteur y fait
sonner un Moi provocant (cf., par exemple, II, p. 182), y date jugements
ou sensations comme s’il tenait là un Journal (II, pp. 339, 270 n. 1 et
512), s’y invente même de curieux alibis, se faisant, par exemple, appa¬
raître sur les bords du Niémen — où il n’a pas été — le 6 juin 1812,
et se prêtant à peu de frais un séjour de trois ans en Toscane. Lors¬
que, donc, il annonce (II, pp. 115-116) : « Je parlerai de moi », on peut
Ten croire. D’après ce seul traité historique, ne pourrait-on pas dresser
la table presque complète de ses goûts, de ses valeurs morales et de ses
partis pris politiques, lesquels alimentent en particulier les notes ?
Lorsque, plus tard, il établit la biographie de Rossini, c’est la sienne,
tout aussi bien, que par places il esquisse (cf. notamment la « saynète »
napolitaine dont il est, au t. II, p. 253, le principal acteur).
304 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

pressions (1). Il avait eu beau protester dans les premiers


feuillets des Promenades qu’il se réservait « très expressé¬
ment le droit de ne point exprimer [son] avis » : dès la page
où il s’en défend (2), nous le surprenons en train de consi¬
gner de « petites remarques tout à fait personnelles ». Ce
n’est pas nous qu’il promène, c’est lui; il ne montre pas tant
le chemin que son chemin, 'et quel est son rythme de marche,
et quelles ont été ses démarches. A vrai dire, un peu d’égo¬
tisme n’est pas mal venu dans un manuel de tourisme signé :
le guide, par profession, est autorisé à prendre le visiteur par
la main, ou du moins à le précéder. Mais il y a plus chez
Stendhal, et comme l’ont noté Paul Arbelet et Armand Ca-
raccio (3), cet auteur se met en avant même là où c’est lui
qui emboîte le pas : dans ces comptes rendus de pérégrina¬
tions instructives, il ne convoie jamais si volontiers par des
anecdotes privées, ou des « suivant moi », les précisions qu’il
administre, que lorsque celles-ci, il les vient, tout bonnement,
de rapiner. C’est le moment où il plagie que, souvent, donc,
il choisit pour décocher une épigramme des plus personnel¬
les, et ainsi, des ciseaux mêmes dont il s’est servi pour décou¬
per un alinéa, il s’arrange pour tourner la pointe vers un
adversaire que nous savons être le sien. Mais, comme il est
clair, cet office de la diversion n’est encore que le moindre
de ceux qu’assume, dans ces manuels, l’égotisme. Dans Rome,
Naples et Florence, ce qui surtout compte pour nous, et qui
comptait le plus pour lui, c’est l’auto-portrait de l’auteur,
dont le développement est à suivre tout aussi bien sur la toile
où se projette l’évocation de son Italie (4) que dans les pages
où il se donne à plein modèle et à découvert (5). A l’usage,

(1) « Le mélange de la sensation avec l’indication est détestable et


diminue infiniment le plaisir du voyageur qui se trouve en présence
de ce qu’un autre homme a senti, au lieu d’être livré à son propre sen¬
timent » (Journal, V, p. 67). Ce qu’il déplore ici, c’est très exactement
ce qu’il réalisera dans ses guides, ce qui, bien entendu, en fait le prix.
(2) T. I, p. 7.
(3) Pour P. Arbelet, cf. L’Histoire de la Peinture en Italie et les Pla¬
giats de Stendhal, pp. 161, 173 et 177 — pour A. Caraccio, cf. son Intro¬
duction aux Promenades, p. xl.
(4) Quand, se peignant indirectement, il évoque « le genre de vie
convenable à [ses] goûts et aux plaisirs qu’offre le pays » (I, p. 316).
(5) Le narrateur qui, bon libéral, se méfie des polices, et confesse,
le 29 mai 1817 : « Je sens désagréablement que je n’appartiens pas
aux classes privilégiées » (II, p. 41); le dilettante qui, à l’Opéra, reste
au parterre quand il préfère la musique à l’amour et monte vers les
loges quand il se sent dans de contraires dispositions, le romantique
qui note, date et retransmet les charmes dont il est l’amoureuse proie
(cf. notamment l’aveu souvent cité du 24 mai 1817, II, p. 193), c’est là,
sous tous aspects divers, un Stendhal aussi peu masqué que celui
de ses marginales intimes, un Stendhal de plein égotisme, qui commu¬
nique et se communique sur le mode le plus direct.
LES INTRUSIONS d’AUTEUR 305

les Promenades semblent devoir orienter moins sur Rome


que sur le « promeneur » (1). Quant aux Mémoires d’un Tou¬
riste, il ne tendent à rien davantage, dans leur nonchalant
va-et-vient, qu’à fournir, sur d’autres parcours, de nouveaux
prétextes aux « broderies et [aux] foucades du Moi (2) ».
Tout cela n’est que trop connu et n’a pour nous d’autre uti¬
lité, s’il est vrai que le romancier se trouve toujours en posi¬
tion de cicerone par rapport à l’action, que de nous faire
comprendre pourquoi Stendhal, quand il se trouve, dans ses
fictions, devoir, ici encore, tenir l’emploi du guide, montre
souvent moins de zèle à nous documenter qu’à nous intro¬
duire auprès de lui-même.
Dans ces diverses fonctions d’instructeur, il répugne si fort
à toute espèce d’abdication personnelle, qu’il lui arrive non
seulement de se détourner du spectacle, mais encore de né¬
gliger la présence du spectateur. Tourguénief que le consul
de France à Civita-Vecchia avait, trois jours durant, « pro¬
mené » dans Rome et les environs, a fait savoir dans une
lettre (3) qu’au cours de ces visites son compagnon ne se re¬
tenait pas de « penser tout haut » devant lui. C’est là une
sorte de tentation à laquelle, comme écrivain, Stendhal n’a
que rarement résisté. « Tant qu’il est la plume à la main »,
observe Jean Prévost (4), « il ne peut écrire que pour lui ».
Dans ces dialogues avec le miroir de la feuille blanche, il
ost susceptible d’oublier, ou encore de dédaigner son lecteur
jusqu’au point de multiplier les références dont il est seul à
posséder la clef. C’est ainsi que, pour les Promenades, non
content d’y avoir tour à tour salué les mérites de Gros, glissé
une allusion à Mme Beugnot et rendu à Métilde un « hom¬
mage funèbre », il a soit étourdiment consigné, soit délibé¬
rément inscrit sur les épreuves, et de toute manière laissé
imprimer, des notes chiffrées, concernant « Sanscrit », sur
lesquelles les happy few eux-mêmes devaient pour de lon¬
gues années se briser les dents (5). Ce genre d’aparté crypto¬
graphique, qui, amené par un égotisme à la fois indiscret et
masqué, marque la pointe extrême de l’interventionnisme,
Stendhal n’a, comme on sait, pas craint de l’introduire jus-

(1) Dans sa Préface à l’édition Champion de cet ouvrage, Henri de


Régnier a montré, d’une plume, à vrai dire, un peu molle (pp. xxiii-
XXV et xxvii) comment Stendhal a transformé « ce qui était une entre¬
prise de librairie en un divertissement égotiste ».
(2) La formule est de H. Jacoubet : Stendhal, p. 136.
<3) Cité dans P. Jourda, Stendhal raconté..., pp. 107-108.
(4) Création, p. 130.
<5) Cf. Henri Martineau, L’Œuvre de Stendhal, p. 321.
306 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

que dans le roman : dans la Chartreuse (1), où il se montre


si peu gêné de notre présence, si peu désireux de se mettre
à notre portée et, d’autre part, si peu disposé à réprimer les
saillies de son rêve et de son monologue privés, qu’il nous
donne à intercepter des clins d’œil dont il se garde pourtant
de nous expliquer l’intention, de telle sorte qu’il nous oblige
à surprendre des signes dont il s’amuse à nous prévenir qu ils
ne nous sont point destinés.
On dira que c’est là la limite abusive de l’intrusion d’auteur
et qu’il n’y a point lieu de fonder sur des cas aussi hasar¬
deux. Sans doute, et mieux vaudrait, pour conclure l’étude
de l’interventionnisme dans les narrations de Stendhal, s’ap¬
pliquer à en dessiner la courbe à la fois dans chaque roman
et d’un roman à l’autre. A vrai dire, la tâche en serait malai¬
sée, car il y faudrait de véritables statistiques alors que l’élé¬
ment quantitatif ne saurait s’adapter à des variations souvent
imperceptibles de ton et de présence. A peine se croira-t-on
autorisé à regarder comme établi que Stendhal s’immisce
moins dans les Chroniques et dans les courtes nouvelles que
dans les romans (2), ce qui s’explique dans un cas par la mo¬
destie de ses fonctions d’abréviateur et dans l’autre par le
caractère nécessairement elliptique du genre. On admettra
aussi que dans Armance l’auteur, quand il apparaît dans les
interscènes de son récit, le fait d’une manière plus sporadi¬
que et moins ostensible que dans ses romans ultérieurs (3).
Les ingérences critiques qui alimentent les commentaires de
parenthèse offrent un tour plus décidé dans le Rouge que
dans la Chartreuse, et cependant, comme Jean Prévost l’a
bien remarqué (4), « la présence de l’auteur » est « plus forte
dans la Chartreuse que dans toutes les œuvres antérieures »,
car il s’y agit d’une présence réalisée « en esprit » (5), plu¬
tôt que déclarée par de jugeantes « excursions », et assez
constante pour assurer une unité que, dans ce roman, la mul¬
tiplicité des points de vue risquerait, sans cela, de mettre en
péril. Dans la Chartreuse, de toute façon, « le retour à un
style plus parlé que dans le Rouge aide à ce genre d’interrup¬
tions ou d’excuses (6) ». On n’a pas jusqu’ici compté Lucien

(1) Pp. 49, 436 et 451.


(2) C’est là ce qu’ont constaté H. Martineau dans sa Préface aux
Chroniques it., p. xm, et J. Prévost, Création, pp. 195 et 197-198.
(3) Comme l’a bien vu J. Prévost signalant {Création, p. 141) que
pour ce coup d’essai, Stendhal manifeste « une sorte de timidité dans,
les interventions de l’auteur >.
(4) Ibid., p. 218.
(5) Ibid., pp. 216 et 218.
(6) Ibid., p. 218.
LES INTRUSIONS d’aüTEUR 307

Leuwen qui, pourtant, fournirait le plus riche échantillon¬


nage d’interventions plaidantes ou humoristiques. C’est que,
dans l’état d’inachèvement où le roman est resté, comme on
ne peut que tenir pour provisoire la forme même des parties
déjà rédigées, on ne saurait sans arbitraire décider si Stendhal
n’aurait pas un peu rabattu de la « familiarité » plaisante
avec laquelle il a aimé ici à conférer dans le dos de son per¬
sonnage. Somme faite de tous brouillons et projets, et si l’on
s’autorise à prendre acte de ce récit pour le ton, alors il
éclate que c’est l’ouvrage d’imagination ôù Stendhal s’est le
moins retenu d’interpréter et de digresser en son nom, ce que
confirme la confrontation avec l’autre grand roman resté sur le
chantier : Lamiel. Il semble qu’ici, en effet, le conteur, rom¬
pant avec la technique que nous avons examinée, ait pris,
voire tenu, le parti d’en référer « narrativement » plutôt que
« philosophiquement » (1).
Mais même s’il est arrivé ainsi à Stendhal de répudier quel¬
quefois la seconde de ces deux méthodes, il s’est trouvé, au
total, en avoir fait dans ses fictions un usage si privilégié qu’il
ne faut pas chercher ailleurs l’origine de « la difficulté qu’on
éprouve à distinguer ses romans de ses autres œuvres » (2).
Cette difficulté, on peut estimer qu’elle tient à ce que, n’étant
venu au genre narratif que « par la critique » (3), il avait
nécessairement conservé, comme romancier, quelque entraî¬
nement à la discussion et aux arbitrages (4). On peut aussi,
pour expliquer la surprenante homogénéité de cette œuvre,

(1) C’est là ce que soutient H. Jacoubet {Stendhal, p. 206). Là-contre,


mais, semble-t-il avec un peu d’excès, M. Bardèche écrit {Stendhal
romancier, p. 450), de Stendhal dans Lamiel : « Il commente, il a l’air
d’un mauvais acteur qui fait des signes au public. » Il est incontesta¬
ble que Stendhal « intervient » dans cette « nouvelle », mais il s’agit
là de ce que nous avons appelé un « interventionnisme du dedans ».
(2) La formule est de J. Hytier {Les Romans de l’Individu, p. 80)
qui, à vrai dire, tend là surtout à insister sur tout ce que, dans son
objectivisme documentaire, comme, à l’inverse, dans son subjectivisme
poétique, le roman de Stendhal offre de mal approprié au genre.
(3) C’est le grief que lui a, comme on sait, adressé notamment Sainte-
Beuve {Lundis, IX, pp. 302 et 330).
(4) D’autant que la critique elle-même, il ne la concevait que sur le
mode de la profession de foi familière. La tournure impersonnelle et
le timbre glacé du constat, il les tenait, même dans ce genre, pour
inopportuns, comme meurtriers au « piquant » et au mouvement dont
l’absence lui paraissait réduire un écrit au cadavre. De là les repré¬
sentations qu’il fait à son courtier du Courrier anglais, Moore, dans
une lettre de 1826 que nous a révélée F. Michel {Nouvelles Soirées du
Stendhal-Club, p. 239) : « ... On a traduit la lettre en style diplomatique.
On a ôté avec soin toute personnalité et par cette belle opération tout
le piquant a disparu. Car le piquant tient absolument à la personnalité.
Dès que vous mettez on au lieu de je, dès que vous énoncez de manière
générale un fait dit d’une manière particulière, vous prenez toute la
grâce qui distingue le Moniteur. »
308 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

faire remarquer que, ayant abordé le roman à une date où


il s’était déjà installé dans des habitudes de causeur et
d’homme d’esprit, il n’avait pu, naturellement, se défendre
de transporter dans ses « nouvelles » les procédés du récit
oral, ni, en particulier, s’y refuser les aises d’un égotisme
propre à l’enjouement du style parlé. A vrai dire, le résultat
n’offre pas de différence pour nous. Car dans les deux cas,
que la parenté de ton soit imputable au maintien de com¬
mentaires appréciatifs, ou qu’elle doive être rapportée à un
égal emploi de la phraséologie familière, c’est toujours
l’intrusion d’auteur qui assure le lien des romans aux autres
écrits. On voit donc bien que l’unité de ton montrée par l’en¬
semble de cette production si vaste et si disparate provient
de ce que, pas plus dans ses récits que dans ses ouvrages plus
personnels, l’orateur ne consent à s’effacer longtemps devant
ses personnages ou devant son sujet.
Le mouvement de l’invention chez Stendhal se trouve même
si fortement assujetti à la démonstration de soi et à la prise
en charge égotiste du fait, que l’on peut se demander si cet au¬
teur n’a pas abandonné le genre auquel il s’était dès l’abord
voué : le théâtre, pour la raison, entres autres, que celui-ci ou
bien force le créateur à l’abnégation ou bien le condamne à
faire du pamphlet (1). Méditant en 1813 sur l’œuvre de Molière,
il avait noté : « Dans le poème épique, c’est le poète qui parle,
il se montre. Il doit être tout à fait caché dans le poème dra¬
matique (2). » Il est clair, en effet, que dans le second cas il
ne dispose pas du moyen d’apparaître entre les acteurs ni de
faire entendre sa voix à la jointure de leurs discours. « En
comédie », approfondit Stendhal, « on ne peut pas dessiner
avec un trait noir comme on fait dans le roman », ni prétendre
à « décrire » en son nom le caractère en cause. Impossible d’in¬
tervenir pour souligner, cerner, encadrer, intensifier le dessin
ou dégager l’accent. Tout ce que l’auteur dramatique désire
montrer de « contour », il doit se limiter à le demander à
« l’opposition de deux couleurs » (3); autrement dit, quand il

(1) C’est là, comme on a vu pp. 194-196, un intervenUonnisme du


dedans auquel Stendhal est hostile. Si la comédie veut être comique,
il y faut, comme l’écrit J. Prévost {Création, p. 141) que chaque per¬
sonnage avoue trop ce qu’il est. Cela ne se peut qu’au détriment de la
plausibilité, et voilà pourquoi Stendhal, qui a peur de la « charge »,
autrement dit qui a peur de voir un personnage abusivement mis en
situation de se charger lui-même, eût écrit, s’il eût mené à terme
ses projets de comédies, des comédies, peut-être vraisemblables, mais
peu comiques.
(2) Molière, p. 32. Rien ne change dans cette constatation si l’on
substitue au « poème épique » le roman qui en est l’héritier.
(3) Ibid., pp. 272-273.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 309

a besoin de signifier son propre jugement, il ne peut espérer


d’y parvenir qu’en juxtaposant des faits ou des discours de
nature à trancher comparativement ; à trancher d’eux-mêmes.
Mais la première personne lui reste interdite, qui est pourtant
d’une telle commodité pour abréger, lier ou rétablir des sys¬
tèmes de finalités. D’opportunité de juger, il n’en garde donc
qu’à travers celle, bien hasardeuse, de faire juger. Or, comme
l’a noté Maurice Bardèche (1), lorsque le jeune Stendhal am¬
bitionne les lauriers du poète comique, « les modifica¬
tions qu’il aperçoit ont déjà besoin des explications que le
romancier » peut seul distribuer. Plus que l’auteur dra¬
matique le narrateur y est en effet apte non seulement parce
qu’il est, en définitive, le seul à parler, mais aussi parce que,
regardant de plus haut et avec plus de recul, il est à même de
restituer les différents plans de valeurs et de raccrocher les
apparences aux raisons cachées. De plus l’écrivain de théâ¬
tre ne dispose d’aucune marge d’annotation ni d’aucune « in¬
terscène » privée qui lui permette de faire de l’égotisme dans
le dos, ou plutôt sur le dos de ses personnages. C’est donc
peut-être pour les besoins de l’aparté complaisant à soi que
Stendhal risque d’avoir transféré de la comédie au roman sa
vocation de psychologue.
Mais on remarque qu’il ne pouvait ainsi réussir à sauvegar¬
der dans la narration, grâce à des intrusions arbitrales ou
justificatives, les intérêts du Moi-Auteur, sans, du même coup,
renoncer au réalisme dont on a vu qu’il, avait pourtant fait sa
visée. Assurément le réalisme particulier qu’inaugurait sa pra¬
tique des restrictions de champ offrait au subjectivisme
plus de pâture que la technique traditionnelle d’un récit dé¬
veloppé par un orateur impersonnel et omniscient : si les
faits n’étaient évoqués que dans l’angle de vue de l’agent, il
pouvait sembler que Vego du romancier dût trouver quelque
compte à ce que l’univers fût ainsi limité à la prise effective
d’un aller ego dont il refusait de se distinguer. Mais ce ne
pouvait être là qu’un marché de dupe, car dans un tel arrange¬
ment le narrateur se voyait, en réalité, beaucoup plus dure-

(1) Stendhal romancier, p 26. L’opposition entre les deux techni¬


ques, que, dès 1813, Stendh'^l avait donc bien étudiée, a été finement
reprise par Marcel Arland d'ins Le Promeneur (p. 193) : « Alors que »
— note le critique — « l’auteur dramatique ne peut exprimer ses per¬
sonnages que par leurs paroles ou par un choix restreint d’actions, le
romancier les cerne à son «ise, les explique, les meut, interprète leur
silence. » Au théâtre les déclarations des interlocuteurs se trouvent
révélées dans une nudité qui tient à la discontinuité des répliques :
dans le roman, au contrair>i,, elles sont « partie d’un ensemble », « sou¬
tenues par la voix de l’auteur, accompagnées d’une sorte de signe qui
les corrige, les commente et leur donne leur vrai sens ».
310 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

ment tenu de s’absenter que dans le mode de relation lui lais¬


sant un droit de contrôle panoramique sur l’événement. On
n’admirera donc point que dans les récits de cet auteur 1 in¬
terventionnisme vienne, au total, primer, non moins que l’au¬
tre, le réalisme des points de vue. Plus souvent, en effet, qu’il
ne consent à coïncider avec son héros, Stendhal le déborde, et,
se portant en avant à la faveur même du retrait qu’il avait
conservé, s’avantage d’un commentaire dont 1 application est
d’indéfectible critique. C’est surtout par l’effet de ce harcèle¬
ment qu’il exerce en personne que Stendhal ne doit pas être
regardé comme un romancier réaliste, et non pas seulement
par le fait qu’il habite et anime le protagoniste à travers le¬
quel il se vise optativement. Il échappe à l’objectivisme non
seulement en tant qu’il confie des délégations aux meilleures
de ses créatures, mais, plus encore, dans la mesure où, comme
auteur, il répugne à céder le pas à ces mandataires. Il a beau
les accréditer comme porte-parole, il lui coûte si fort de ne
se faire ouïr que par des truchements (1), que, à peine les a-t-il
désignés, qu’il s’avise déjà de les désavouer, couvre leur voix
et reparaît en scène (2).
C’est donc bien la même tendance qui, chez cet auteur, gou¬
verne le choix de la technique romanesque et détermine la
position des problèmes de personnalité ; la clef de son besoin
d’intervenir, c’est celle, aussi, qui ouvre la porte de son inap¬
titude à l’action, et il faut la chercher dans un certain type
d’obsession de soi. Comme cela se voit au niveau de sa vie
pratique et de sa chasse au bonheur, il ne peut, quand il conte,
ni s’oublier — puisqu’il se réputé toujours personnellement
mis en cause — ni, par effet de conséquence, se faire oublier
du lecteur. Dans l’entre-deux où il se maintient ainsi quand il
opère en tant que romancier, il ne parvient dès lors, ni à se
retrouver (au rendez-vous idéal qu’il a fixé à un héros avec
lequel il ne peut jamais pleinement s’identifier), ni à se per¬
dre ou à se manquer (puisque chez lui jamais la relafion n’en-
fraîne de durable disparition du narrateur derrière un écran
anonyme de faits).
Il resterait à se demander si ce bilan n’équivaut pas à cons¬
tater sa faillite comme romancier. N’est-ce pas aux dépens de

(1) Il se trouve d’autant porté à se distinguer d’eux et à récupérer la


procuration qu’il leur a confiée, que celle-ci, souvent, comme il les
veut à la fois libres et faillibles, n’est, à tout prendre, que la « carte
blanche » qu’ils doivent à son impi’udence.
(2) En homme qui, à la différence de Balzac, s’est <r toujours préféré
à son œuvre » (Jean Pouillon, La Création chez Stendhal, dans Les
Temps modernes, n“ 69, p. 182).
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 311

la crédibilité que se satisfait son besoin de faire irruption ?


Dans le récit fictif la captatio benevolentiae n’aboutit-elle
point à se retourner contre elle-même et à aliéner l’adbésion
imaginative ? Le conteur, quand, se rappelant à nous comme
tel, il nous force à nous souvenir que nous ne sommes que des
lecteurs, ne se rend-il pas coupable d’une rupture de pacte
dont son histoire ne peut que faire les frais ? A-t-il le droit
d’instituer des dialogues soit avec nous, soit avec ses héros,
s’il est vrai que ce commerce, manquant de réelle réciprocité,
se dénonce aussitôt comme plus fictif que la fiction elle-même,
et l’annule en la découvrant ? Bref, c’est la possibilité même
de l’illusion qu’il risque ainsi de compromettre, et il ne faut
pas croire qu’il ait jugé cette question comme d’importance
médiocre (1). S’il répugne, précisément, dans la comédie, au
pamphlet, aux ornements (2), à la démonstration de bel-esprit
et à l’expressionnisme, lequel, pour des besoins d’intelligibité
ou de stylisation, force l’acteur à diriger vers le parterre des
gestes trop « marqués (3) », c’est parce que dans chacun de ces
quatre cas l’auteur ou l’interprète jettent le masque par le
même geste dont ils nous suggèrent de l’admirer comme tel,
ou, si l’on préfère, révoquent, par le seul fait de la rappeler, la
convention qui fonde le théâtre. On dira qu’il s’agit là de spec¬
tacle et que l’obédience à l’imaginaire se réalise par de tout
autres voies dans le roman où, les faits n’étant pas censément
montrés, mais indiqués, la plausibilité se trouve avoir moins
à souffrir des insuffisances de la simulation matérielle. Mais
Stendhal ne tient pas, pour sa part, que dans les deux genres
l’équation qui procure la vraisemblance doive se poser en ter¬
mes différents. « Un drame lu » —assure-t-il en 1818 en tradui¬
sant mot pour iriot Johnson (4) — « affecte l’âme de la même

(1) La question de l’illusion au théâtre est, nous affirme l’auteur de


Racine et Shakspeare (I, p. 20), 1’ « une des plus difficiles dont puisse
s’occuper l’esprit humain ».
(2) Cf. Racine, II, p. 244 : « Si le personnage a l’air le moins du
monde de songer à son style, la méfiance parait, la sympathie s’envole
et le plaisir dramatique s’évanouit. » De la sorte l’on n’est jamais si
éloigné d’entrer dans l’illusion que lorsque l’on admire des vers « re¬
marquables comme vers » (ibid., I, p. 18).
(3) Cf. Molière, p. 48 (« Fausseté » obligée du ballet-pantomime),
p. 120 (de tel Jeu « de théâtre » : « de la manière dont il est exécuté »
il « a le défaut de détruire un peu l’illusion, en faisant penser qu’on est
à la comédie »), et p. 158 (1’ « exagération » des gestes, non seulement
corrompt « le système général » de la comédie et supprime le naturel,
mais « fait paraître l’interlocuteur sot et sans tact »).
(4) Racine, II, p. 21 (et cf. Doris Gunnell, Stendhal et l’Angleterre,
p. 352). Toute la différence est d’intensité : « Un ouvrage dramatique
est un livre récité avec des accompagnements qui accroissent ou dimi¬
nuent son effet » {Racine, II, p. 20, et cf. Johnson cité par Doris Gun¬
nell, p. 351).
20
312 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

manière qu’un drame joue. » Il tendrait meme a croire, tant est


forte, au moins sur le peuple, l’emprise de la « sensation di¬
recte », que l’on marchande davantage sa sympathie à un ro¬
man qu’à une pièce de théâtre (1). Mais en ce cas, si le roman¬
cier se permet indiscrètement d’intervenir entre les lignes de sa
relation, il s’expose à compromettre l’illusion plus grièvement
que ne le feraient un auteur dramatique ou un régisseur qui, le
rideau levé, continueraient à se promener sur la scène en hahit
de ville. Quand, prenant la parole en son nom propre, le narra¬
teur fait entendre une voix qui, tant que dure cette ingérence,
n’est plus la simple forme audihle et le mode de manifestation
des événements, mais la sienne que caractérise un certain
timbre tout personnel, ne nous force-t-il pas, pour reprendre
une ingénieuse distinction de Jean Pouillon, à lâcher le fil de
l’écoute interne, et à passer, dans un tout autre registre de
réception, au contrôle d’une écoute externe qui laisse à au¬
trui son « altérité » (2) ? Et qu’on ne dise point que, lorsqu’il
multiplie les commentaires de cette sorte, loin de rompre la
fascination, il accrédite d’autant mieux l’authenticité de sa
fable : dans la mesure, précisément, où il engagerait la pré¬
somption que, tout juste capable d’épiloguer sur le fait accom¬
pli, il ne serait en qualité d’auteur que l’impuissant témoin,
car ce ne sont pas seulement les événements que, quand il
coupe la narration, Stendhal paraphrase : il lui arrive, comme
on a vu, de s’employer à l’apologie ou tout au moins à l’exé¬
gèse de sa fiction prise comme ouvrage, et ainsi de nous rendre
à nous par l’acte même dont il se rend à lui. C’est justement
du fait que le roman moderne ne se contente pas d’une sorte
de validité ou de plausibilité internes, mais, dans son exigence
de sérieux (3), réclame aux deux parties de feindre d’oublier
que tout se passe sur le trajet d’un jeu à un métier, qu’il désa¬
voue toutes intrusions dans le goût de celles dont Fielding et

(1) Commentant Burke avec l’ami Crozet, il observait, dès le 9 fé¬


vrier 1811, que le commun, par une vanité trop prompte à s’alarmer,
tendait à récuser tout ouvrage d’imagination : « Les gens du peuple » —
remarquait-il (Mél. int., I, p. 268) — « lisant un roman, vous disent bien
vite : Heureusement que ce n’est pas vrai. Ils disent cela pour montrer
qu’ils ne sont pas dupes, viz par amour-propre : la peur qu’on pense
qu’ils y croient les empêche de sympathiser. »
(2) Temps et Roman, pp. 14-16. Lorsque, en lisant, nous « mar¬
chons » à fond, l’énoncé des faits s’enregistre à partir de notre propre
langage intérieur, de telle sorte que l’autre qui parle se trouve mis
entre parenthèse.
(3) Qu’on en juge par la façon dont un Jean Prévost définit la fonc¬
tion du roman : « Nous donner l’impression d’assister à une aventure
parfaitement croyable, où des êtres que nous jugeons vivants affrontent
des circonstances que nous jugeons réelles » (Introduction au n" spé¬
cial de Confluences : Problèmes du Roman, p. 24).
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 313

Sterne avaient légué la recette aux nouvellistes anglais du


siècle dernier. De nos jours, lorsqu’un Gide dans Les Caves
du Vatican ou Les Faux-Monnayeurs (1), lorsqu’un Monther¬
lant dans les Célibataires (2) — donnent de plein propos
dans la pratique des « interventions », la critique estimant
que la crédibilité n est pas compatible avec le plaisir, d’ordre
intellectuel, que causent les réveils de la désolidarisation iro¬
nique, n’est pas loin de considérer que Stendhal, en leur four¬
nissant le modèle de procédés qui n’aboutissent que chez lui,
leur a, sans le vouloir, joué un mauvais tour. Et n’a-t-on pas,
plus récemment encore, accablé Elio Vittorini, de ce que dans
Les Hommes et les Autres il avait osé développer une techni¬
que dévoluant au narrateur le droit non seulement de philo¬
sopher au sujet de l’action, mais encore de se juger lui-même
et d’interpeller ses héros (3) ?

(1) Sur les formes et la portée de l’interventionnisme qui caractérise


ces deux ouvrages d’intérêt expérimental, cf. Jean Hytier, André Gide,
pp. ^52 et 305-306, et Claude-Edm. Magny, Histoire du Roman fran-
h PP- 240-242. C’est dans la Tentative amoureuse que l’on voit
Gide donner pour la première fois dans cette sorte de persiflage inter-
îineaire.
(2) Tiuns Paradoxe sur le Roman (pp. 60-70), Kléber Haedens a étu¬
die les ingérences du romancier dans cette œuvre, qui sent le pasti¬
che. Ce qu’il n’a peut-être pas assez souligné, c’est que, quand il inter¬
vient, ou pour accréditer lourdement la réalité des faits, ou pour juger
les personnages, auxquels il souffle des conseils, ou pour s’excuser de
certaines prétéritions, ou pour annoncer quelques éclaircissements
pqui’. mystifier plus ou moins cyniquement son lecteur
Montherlant qui s’inspire là non seulement des besoins de l’humour’
mais, plus particulièrement, du projet de parodier, semble s’être réglé’
dans toutes ces entrées, sur l’usage et le ton de Stendhal. Qui ne recon-
naitrait des sonorités stendhaliennes dans ces interventions que cite
Kl. Haedens : « Ce trait » — glose l’auteur des Célibataires — « choquera
peut-etre quelques lectrices : elles voudraient que le pauvre Léon fût
sympathique sans réserve. Mais il ne s’agit pas pour nous de faire des
personnages sympathiques, il s’agit de les montrer tels qu’ils furent » •
et ailleurs : « Nous demandons pardon d’avoir parlé de Mlle de Bau-
ret avec une sorte de frémissement qui n’a rien à voir avec ce récit
Mais nous n’avons pu le contenir ». Et pour le protocole d’abréviation :
^ ... sans compter d autres tractations de cet ordre, qu’il nous assom¬
merait nous-même de raconter... », écrit encore Montherlant, rappelant
Stendhal qui avait avoué dans L. Leuwen, II, p. 161 : « Je sens bien
que ceci est ennuyeux pour le lecteur, je m’ennuie moi-même en le
transcrivant. » Ce penchant à intervenir. Kl. Haedens l’explique par
le fait que Montherlant « n’a foi qu’en un seul personnage, qui est lui-
meme » ; cette technique correspondrait donc chez l’auteur des Céli¬
bataires, non moins que chez Stendhal, à l’exercice délibéré d’un égo¬
tisme prompt à faire saillie.
(3) « Le livre est, à notre sens » — écrit, par exemple, Jean Blanzat
dans Le Figaro littéraire du 24 janvier 1948 — « terriblement gâté par
des passages imprimés en italique où l’auteur commente son œuvre
parle de ses peponnages, expose ses sentiments pour eux. Cet exhibi¬
tionnisme de l’écrivain écrivant, du romancier romançant, de qui on
n’est, après tout, pas si curieux, est une véritable maladie du roman »
314 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

A vrai dire si Stendhal s’autorise à entrer en scène en pre¬


nant le risque de dissiper l’illusion, c’est qu’il se fait de celle-
ci une idée moins fruste et moins confiante qu’il pouvait sem¬
bler au premier abord. Dûment éclairé par Johnson, le préfa¬
cier de Shakespeare (1), et par Marmontel (2) — qu’il a tous
deux suivis de très près (3) — il avait, au terme d’une critique
serrée de l’imaginaire (4), conclu qu’il n’y a point au théâtre
d’illusion parfaite (5), ce dont, du reste, il voyait la preuve
dans le fait que nous y trouvons du plaisir (6). Il avait, plus

(1) Dans l’édition de 1765. Cf. Doris Gunnell, Stendhal et l Angle¬


terre, pp. 340-352. JD- t
(2) Pierre Martino a précisé (dans son édition de tiacine et ànahs-
peare, II, p. 279) que, dans son factum de 1818, notre avocat du « ro¬
manticisme » s’était, sur ce sujet, borné à recourir au chapitre de l Il¬
lusion qui figure au t. IV des Eléments^ de littérature de Marmontel.
(3) Les idées que Stendhal emprunte, il les assume, et c’est pourquoi
nous n’hésitons pas à en faire état pour rendre compte de son point
de vue. „ „ . ^ ^
(4) Cf. Qu’est-ce que le romanticisme ? 1818, Racine, II, notamment
pp. 19-21. Le débat est repris, mais dans un sens moins défavorable
aux possibilités d’illusion, au chapitre premier du premier Racine et
Shakspeare (éd. Martino, I, pp. 14-23). j *
(5) A vrai dire, dans le Racine et Shakspeare de 1823, tout en admet¬
tant qu’ils « durent infiniment peu » (éd. Martino, I, p. 17) et qu’ils
réclament des aptitudes assez précaires de la sensibilité sympathique
(I, p. 22), Stendhal, ou plutôt son interprète, fonde sur l’existence de
« moments d’illusion parfaite » au théâtre (I, pp. 17-18), les réputé
même moins rares « qu’on ne le croit en général » (I, p. 17) et leur rap¬
porte « tout le plaisir que l’on trouve au spectacle tragique » (I, p. 19).
Il ne consultait là, sans doute, que son expérience : n’avait-il pas, par
exemple, à la date du 31 décembre 1804, au sortir du Philinte^de Mo¬
lière, de Fabre d’Eglantine, noté dans son Journal (I, p. 207), avec
satisfaction : « L’illusion du spectacle était parfaite pour moi... » ?
Cette aubaine ne devait pas, pourtant, échoir fréquemment au jeune
habitué du Théâtre-Français. Outre le fait qu’il fréquentait la comédie
en futur auteur soucieux de surprendre l’application de secrets tech¬
niques, il devait éprouver d’autant plus de difficulté à se laisser enrô¬
ler dans le mirage, qu’il connaissait le répertoire par cœur et surveil¬
lait, pour leur jeu, les comédiens, qu’il attendait à de certaines répli¬
ques. Il ne pouvait, dès lors, pas faire beaucoup de difficulté, en 1818,
à renoncer, pour contrepointer les classiques, à l’idée que le théâtre est
apte à procurer des illusions complètes. On le voit donc, emboîtant le
pas à Johnson et à Marmontel, poser en principe dans Qu’est-ce que le
romanticisme ? : « Il est faux qu’aucune représentation soit jamais
prise pour la réalité; il est faux qu’aucune fable dramatique ait jamais
été matériellement croyable, ou ait jamais été crue réelle pendant une
seule minute » (Racine, II,’p. 16); « Les spectateurs sont toujours dans
leur bon sens, et savent fort bien, depuis le premier acte jusqu’au
dernier, que le théâtre est seulement un théâtre, et que les comédiens
sont seulement des comédiens » (ibid., p. 17). Cette assertion, il l’a
tempérée dans le Racine et Shakspeare de 1823, mais sans la récuser.
C’est ainsi que le « Romantique » s’y fait accorder (éd. Martino, I, p. 17)
que le « spectateur ordinaire » ne dispose, à la comédie, que de « l’il¬
lusion imparfaite ». Il en voit la preuve dans le fait qu’on y « applau¬
dit Talma et non pas le Romain Manlius » (ibid., p. 16).
(6) Cf. Qu’est-ce que le Romanticisme ? : « Le plaisir de la tragédie
procède de ce que nous savons bien que c’est une fiction... » (Racine,
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 315

exactement, sur le conseil de Johnson, admis quel l’illusion ne


s’y projette pas au présent, ni ne s’y apparente à une confu¬
sion avec le réel, mais s’annonce au potentiel et définit la li¬
mite d’aboutissement de l’intentionnalité sympathique. « Nous
nous attristons pour la possibilité des malheurs, plutôt que
nous ne supposons la présence actuelle » de ceux-ci, professe-
t-il en démarquant les formules du critique anglais (1). Ce
sont là des constatations qui ne perdent rien de leur prix quand
on les transporte au roman. Elles s’y accommodent même
d’autant mieux qu’ici le temps de la lecture n’offre plus de
rapport avec celui qu’a demandé l’action. Ici aussi le risque
de confondre l’illusion artistique et l’hallucination se voit
exclu du fait que le cadre où se développe la feinte aventure
n’a pas à être posé à travers l’espace perçu de la scène. Il y
est donc plus clair que l’illusion, loin de consolider quelque
bévue des sens, se contente de valider une hypothèse qu’a
accepté de reprendre en charge le projet personnel. Autre¬
ment dit, on y voit mieux que l’univers de l’imaginaire n’est
pas 1q règne de l’erreur, mais le domaine du figuré, le monde
auquel on accède quand on se figure soi-même comme autre
à partir d’un personnage qui constitue un figuratif en ce qu’il
apporte à la fois truchement et principe de détermination.
Si l’on est donc bien, ici encore, en droit de soutenir que l’illu¬
sion procède d’une analogie, c’est en termes de symbolisme
et de mimétisme que l’on doit aussitôt énoncer l’idée, et non
pas en ayant recours aux clichés réalistes du faux-semblant.
Ce que, en effet, le lecteur de roman aboutit à prendre pour
vrai, non seulement il continue de le récuser comme réel ou
historique, mais encore, et même au plus fort de sa cons¬
cience fascinée, il ne l’adopte, dans le présent de sa lecture,
comme passé qu’en l’animant au conditionnel. Il Vhomologue,
voilà tout. Disons mieux ; l’événement dont le narrateur lui
administre la mention sur le mode, tout dogmatique, d’un in-

II, p. 19); si l’illusion complète avait lieu, c’est-à-dire si l’imitation


était prise pour la réalité, « tout le plaisir que donne l’art ou la per¬
fection de l’imitation disparaîtrait » (ibid., p. 21). Ici encore, il suit
Johnson (cf. Doris Gunnell, op. cit., p. 350). L’idée qu’il lui emprunte,
et qu’il explicite, est que le plaisir dramatique, non seulement provient
de ce que, au théâtre, nous nous savons hors risques, c’est-à-dire hors
jeu, et donc incomplètement pris par le jeu, mais encore dépend, pré¬
cisément, de la conscience que nous pouvons prendre que le jeu a été
« bien joué », l’imitation conforme, et la gageure tenue.
(1) Racine, II, p. 19 : « S’il y a quelque illusion dans nos cœurs », —
vient de dire Stendhal ■— « ce n’est pas d’imaginer que les comédiens
sont malheureux, mais bien d’imaginer que nous-mêmes sommes mal¬
heureux pour un instant » (cf. Johnson, cité par Doris Gunnell,
pp. 349-350).
316 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

dicatif, au moment même où il réussit a 1 agreer comme ayant


été du réel pour autrui, c’est encore et uniquement comme
possible : comme possible pour lui-même, qu’il le supporte,
et dans la marge de son présent existentiel. S’il en va bien
ainsi, le romancier n’a pas tant à se refuser d entrer en scène
quand il lui en prend fantaisie : ses commentaires, qui lé¬
zarderaient irréparablement le mirage s’il avait à notifier une
illusion de réalité, peuvent, au contraire, apporter de l’aide à
l’imagination s’il ne s’agit que de vraisemblance et d’aventu¬
res à endosser par une tout idéale équation. Loin de dissiper
une sorte de miraculeuse méprise, ces intrusions peuvent, au
besoin, par un tour plus pressant qui nous compromet mieux
avec la substance du livre, nous engager, d’un mouvement
plus efficace et plus entraînant (1), à nous viser nous-même à
travers la situation, et dès lors le futur, du protagoniste.
Stendhal, sans doute, n’en a pas dit tant, et à cette légi¬
timation que l’on peut tout au plus inférer de ses analyses du
plaisir dramatique, il est loisible, si. l’on tient à cœur de jus¬
tifier ses « interventions », d’en superposer une autre que
fournit le caractère injonctif et prégnant de cette forte per¬
sonnalité. Dans ses Réflexions sur le Roman, Thibaudet ob¬
serve (2) que le lecteur n’autorise l’auteur d’un conte à se
commenter qu’à deux conditions : ou que chez lui « le génie
critique et le génie créateur » aillent de pair, ou encore qu’il
soit lui-même un personnage au moins aussi intéressant que
ceux dont il détaille les aventures. On avouera que Stendhal
peut être à ces deux chefs validé. En tout cas, s’il s’est bien
trouvé, concernant la première clause, des esprits assez myo¬
pes pour lui contester soit la prudence du jugement, soit la
puissance de l’invention, il ne s’est jamais rencontré per¬
sonne, même parmi ses ennemis, même de son temps, pour
hésiter à le créditer d’un extraordinaire ascendant person¬
nel (3). Sa « supériorité est dédaigneuse », dit Taine, « Beyle
nous impose les allures de son esprit, et ne se laisse pas con¬
duire par le nôtre ». A ce compte, et s’il est vrai que, pour peu
qu’il s’énonce en son nom, il dispose d’un tel pouvoir d’in¬
timer aux autres ses vues, il ne peut que faire gagner plus
de poids au postulat fictif dès que, annexant à lui la narra¬
tion, il concourt par ses ingérences à nous aligner sur le pré-

(1) Au sens où Stendhal écrit, à propos de « déclamation », que l’il¬


lusion n’aeit que si « le cœur du spectateur » se trouve « bien entraîné,
bien lié à l’acteur » (Journal, I, p. 263).
(2) P. 24 (« L’esthétique du roman »).
(3) Cf. notre Stendhal et les Problèmes de la Personnalité, Intro¬
duction.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 317

sent de son humeur. Même si, à force d’intrusions critiques,


il a abouti à nous rendre ses personnages presque aussi trans¬
parents qu’un rêve, dans ce rêve nous ne pouvons que nous
engager à sa suite, s’il a, lui, conservé, comme montreur d’i¬
mages, suffisamment d’empire, de consistance et d’opacité.
Il ne faudrait pas croire, d’ailleurs, que l’éclipse de l’ora¬
teur soit de nature, dans tous les cas, à seconder la créance.
Une abstention trop soutenue de l’auteur, qui doit être le « ré¬
pondant », risque, au contraire, d’inquiéter et de retenir
dans une égale timidité l’imagination du lecteur (1). Un
menteur est immédiatement débusqué, que paralyse, pen¬
dant qu’il invente, la peur, précisément, d’avoir l’air d’in¬
venter. D’autre part, si le romancier, par scrupule de neu¬
tralité, tend vers la limite où, articulant les faits isans nul
accent, il réussirait à se faire entendre ou, si l’on préfère,
comprendre, sans que sa voix fût reconnue, il s’expose à reti¬
rer à son argument toute espèce de prise directe (2). La voix,
c’est, en effet, tout ce qui, de l’histoire contée, ressortit au phé¬
noménal. Elle supporte l’imaginaire, et le manifeste, mais elle
y échappe. Elle seule se développe dans un présent de réalité.
Elle seule est susceptible de conférer de l’existence au roman,
lequel, sans sa médiation, resterait un bloc d’essence coupé du
temps (3). Nous donnant à enregistrer des contingences de
timbre, de ton et de débit, elle nous force à appréhender le
romancier comme existant, autrement dit à nous installer en
coexistence avec lui, d’où il suit que nous déroulons son his¬
toire dans notre existence, et que portés à accompagner les
personnages qu’il accompagne, nous entrons sans difficulté en
coexistence avec eux.
De la sorte, la voix, en teignant le conte aux couleursi de ce¬
lui qui raconte, tend à l’office de garantir la fiction en garan¬
tissant le garant, et celui-ci, elle le cautionne comme existant
de manière d’autant moins douteuse, que, non contente de
l’évoquer dans ce qu’il offre de plus qualitativement indivi¬
duel, c’est au présent qu’elle le montre, et nous le démontre.
Et cela, même dans le cas du conte lu. Ici, en effet, pourvu
que l’auteur ne se soit pas fait une règle de s’effacer et d’effa-

(1) C’est ce qu’ont bien montré, à propos de Roger Martin du Gard,


Jean Prévost {Problèmes du Roman, n“" 21-24 de Confluences, pp. 98-
99) et Claude-Edmonde Magny, Histoire du Roman français, I, pp. 345-
350 {Paradoxe de l’impartialité romanesque).
(2) Dans Le Promeneur, pp. 191-192, Marcel Arland a justement
insisté sur le fait que le roman étant une histoire contée, et non pas
seulement la relation d’un fait, la « voix » y « joue un rôle essentiel ».
(3) Dans la mesure, où, comme l’ont montré Proust et le Sartre de
La Nausée, l’œuvre d’art est un absolu.
318 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

cer ses traces, c’est à deux échelons, ou, plus exactement à


deux instances de déviation par rapport au présent existentiel
que se réalise l’alibi caractéristique de tout exercice imagi¬
natif : d’une part, c’est des personnages que le roman nous
rend contemporain, et, d’autre part — on l’oublie trop de
l’auteur contant, si du moins celui-ci s’énonce sur un ton
assez personnel. Le ton seul, en effet, est capable de nous re¬
mettre dans le vis-à-vis du narrateur, à son heure, et dans
l’illusion que comme cela a lieu dans l’audition réelle où notre
présent vient sans cesse correspondre au présent de notre in¬
formateur, ici notre lecture se développe en parfaite conco¬
mitance avec une successive écriture. Sans doute ce présent
dont notre complaisance convoie celui de l’auteur conférant
reste-t-il de rétrospective assistance et de l’ordre du comme
si : c’est un présent de comédie, qui demande à être mimé,
c’est un présent de l’imaginaire (1); il n’empêche que, pour

(1) Il est notable, et pourtant peu remarqué, que si l’usage du roman


ressortit à un exercice réglé de l’imaginaire, c’est non seulement parce
que l’auteur m’y fait prendre du faux pour du vrai, c’est-à-dire me met
en demeure de me feindre comme acteur ou témoin de certains actes
fictifs et figurés, mais encore, et aussi bien, dans la mesure où il ni o-
blige à imaginer que j’entends au présent un récit qui a préexiste a
mon application de lecteur, qui a eu lieu, jadis ou naguère, et une
fois pour toutes, « dans le temps ». On dira que c’est là un paradoxe
en général attaché au fonctionnement de la lecture, et que tout écrit
ressortit à l’imaginaire dans la mesure où il me fait entendre au pré¬
sent, et me donne à réentendre, autant de fois que je le souhaite, quel¬
qu’un qui n’est pas là, n’a parlé qu’une fois et, depuis, s’est tu. Mais le
romancier n’est pas un écrivain quelconque, ni le roman, un simple
relevé, un rapport, un procès-verbal neutre et documentaire. Le roman
comme tel est facteur d’un certain rythme, affaire de mouvement et de
tour, tributaire, avant tout, d’une allure et d’un ton. Autrement dit, ce
ne sont pas tout bonnement des faits qu’il indique, mais le régime
intellectuel et vital, le pas et le parti pris de quelqu’un, si bien que,
même là où l’auteur s’interdit d’intervenir ostensiblement, c’est encore
à de certaines modalités de sa présence qu’est imputable l’éventuel mé¬
rite de son œuvre. Or, lorsque j’entre dans une fiction, cette présence,
c’est par un postulat de l’imagination que je la pose. C’est donc bien,
au total, à deux degrés que quand je lis un roman je m’exile de ma
positive actualité, à deux chefs que je réalise une idéale évasion de
mon temps propre : n’est-ce pas à la fois des événements racontés et,
sur un autre plan, de l’événement de les raconter que je me rends le
contemporain ? La feinte est donc bien double ici, et double en ce que,
à la pointe de ma durée réelle, je joue à animer comme présents tant
le présent censément passé du héros que le présent objectivement
dépassé de l’auteur contant. Autrement dit, encore, le roman s’adresse
à l’imagination, non seulement par là qu’il nous demande de revivre
des aventures qui n’ont jamais été vécues, mais aussi par le fait qu’il
nous induit à faire revivre le romancier romançant. Cette analyse, à
vrai dire, n’épuise pas l’idée que, comme tout imaginaire, le roman
constitue une possibilité permanente de surmonter le temps. Il ne peut
suffire, en effet, pour cela, de montrer qu’il fonctionne — et on a vu
que c’est à deux instances — comme principe de re-présentation; il
faudrait, par surcroît, préciser que, s’il échappe à l’existence, c’est.
LES INTRUSIONS d’AUTEUR 319

illusoire qu’il soit, ce présent s’offre encore avec le moindre


coefficient possible d’idéalité. De même, en effet, que dans
le cas d’un conte effectivement entendu, nous ne pouvons faire
autrement que de reconnaitre à l’orateur un degré de réalité
incomparablement supérieur à celui dont nous créditons les
êtres qu’il évoque, de même, dans le cas du récit lu, l’exis¬
tence du narrateur, prise dans l’extension de ce qu’il a narré,
se trouve dotée à nos,yeux d’un degré de probabilité, ou, pour
mieux dire, d’objectivité historique que nous ne songerions
jamais à accorder aux événements soi-disant historiques dont
son roman fournit l’argument. Ainsi, s’il est bien vrai que c’est
seulement par un exercice d’imagination et une « supposi¬
tion » d’écoute — ce qu’est proprement l’écoute retardée —
que, lisant un roman et cédant à la persuasion du ton, nous
suscitons dans notre présent la présence du romancier, cette
adhésion, tout en marquant un premier stade de conversion
à l’imaginaire — celui où l’on se re-présente, fût-ce au niveau
d’un simple être-avec, l’orateur — n’en constitue pas moins,
encore, un ultime chaînon de rattachement au réel, puisque
ce partenaire, avec lequel, pour le présent, nous ne pouvons
que nous simuler en commerce, nous le rentons pour le passé
d’une existence non hypothétique. On voit de quel prix la
remarque peut être pour le problème de la crédibilité. Alors
qu’il nous arrive d’éprouver quelquefois de la peine à nous
régler directement sur le devenir des personnages, ce qui se
comprend par le fait qu’une telle adhésion ne se fonde que sur
une participation symbolique, en revanche, même si nous
sommes de la famille des sceptiques et des malévoles, nous
ne pouvons, pour peu que le texte rende le son d’une voix, re¬
fuser de prêter escorte ou, du moins, d’accorder une audience
analogue à une écoute matérielle, au conteur contant. Ainsi,
contrairement à ce qu’on avait pu, d’abord, croire (1), il est de
forte commodité pour la créance que l’auteur tombe parfois
dans l’égotisme, dans la mesure, exactement, où il est plus en-

aussi bien, parce que, comme, du reste, tout imaginaire, il admet des
possibilités de répétition. Et il y aurait lieu, ici encore, de distinguer
deux degrés. En effet, le roman, non seulement permet à quiconque de
se rendre Facteur ou le témoin d’aventures qui sont pourtant données
comme ayant eu lieu dans un secteur et à une date irrémédiablement
déterminés, mais encore il concède à n’importe qui l’opportunité de
devenir le destinataire et le privilégié confident d’une communication
que l’on ne pourrait constituer comme réelle sans aussitôt lui imposer
la nécessité d’être, ou d’avoir été, faite une fois pour toutes et en direc¬
tion d’un public désigné. En faut-il plus pour qu’on consente à consi¬
dérer que, si le roman est du ressort de la fiction, c’est non seulement
comme récit d’une fiction, mais aussi comme fiction d’un récit ?
(1) Cf. en particulier, ici même, pp. 310 sq.
320 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

gageant pour nous de n’adhérer à l’imaginaire de la fiction


qu’à travers l’imagination de l’auteur feignant (1). Si celui-ci
nous en empêche, s’efface de son conte, et, nous retirant le
moyen de nous représenter sa présence, se défend de venir en
personne assurer une expédiente médiation entre nous et ses
personnages, loin de nous en appliquer mieux, et plus direc¬
tement, sur la chose évoquée, il s’expose à laisser dériver sa
chimère vers une abstraction toujours menacée de délaisse¬
ment. C’est, en effet, pour le roman une loi, que la sympathie
n’y aille du lecteur au héros que lorsqu’elle s’est d’ahord, et
assez sincèrement, nouée de l’auteur à son monde fictif. Nous
refusons mécaniquement de prendre en charge une histoire
dont le ton, à défaut d’interventions plus amples ou plus dé¬
clarées, ne témoigne pas que le narrateur s’y est personnelle¬
ment compromis. Autant le romancier s’éloigne de sa rela¬
tion, autant nous. Et il n’y gagne pas de se rapprocher, pour
autant, d’un pouce du réel, car à quelque degré qu’il atteigne
d’une objectivité confondue avec l’effacement personnel, il
ne peut faire que son compte rendu ne soit le résultat d’une
thèse imaginative. Ce n’est point, en tout cas, en le publiant
comme anonyme qu’il nous engagera le mieux dans la convic¬
tion que nous avons affaire à un simple constat, ou plutôt
qu’il réussira à nous faire oublier qu’en fait de constat tout
ce qu’il nous propose c’est, sous la forme d’une utopie de cons¬
tat, le constat d’une utopie.
Tant s’en faut, heureusement, que Stendhal, pour avoir
théoriquement rallié un programme de couleur réaliste, ait
jamais exposé ses ouvrages d’imagination à de tels périls.
Nul mieux que lui n’a même, en tant que romancier, fait
fond sur l’avantage que, comme on vient de voir, confère à
un récit la consistance individuelle de celui qui le donne à
croire. Même aux places où chez lui la première personne ne
dessine point d’avancée, il est encore à compter présent par
le seul effet de son tempo, le détaché de sa frappe et l’entre¬
gent de son ton, un ton que Valéry salue comme « le plus
individuel qui soit en littérature (2) ». C’est grâce à l’efiBcace et

(1) On comprend que, si le romancier, par la persuasion de sa voix,


nous aide à croire qu’il parle cependant que nous le lisons, il nous
aide, du même coup, en mettant le présent de sa narration au niveau
de notre présent, à instituer celui-ci de plain-pied avec le présent des
événements, et cela pour autant que lui-même tend au même moment,
par un analogue décalage imaginatif, à égaler le présent de sa narra¬
tion à celui de son personnage.
(2) Préface à L. Leuiven, p. xxviii. Ce ton de Stendhal lui est à ce
point inaliénable, qu’il éclate comme un reproche là où Balzac, dans
son grand article sur la Chartreuse, au lieu de se borner à résumer.
LES INTRUSIONS d’aüTEÜR 321

à la suggestion toute d’allure (1) que dégage le commerce vif et


constamment rompu auquel il nous provoque, que nous ac¬
ceptons sans murmure — suivant la formule dont Goethe
s’est servi à propos du Rouge — jusqu’aux « extravagances
et improbabilités de détail » dont aucune de ses grandes fic¬
tions n’est exempte. On voit donc que si dans un ouvrage d’i¬
magination l’ingérence de l’orateur est de nature à nuire à
la vraisemblance, c’est lorsqu’il s’agit d’un régisseur si dé¬
pourvu de personnalité que, lorsqu’en se découvrant il passe
personnage, il ne peut, lui qui fonde les personnages, que
découvrir leur faible fondement — ce ne peut être en tout
cas lorsque l’on a affaire à un auteur assez prépondérant
comme homme — et tel est bien Stendhal — pour qu’il ne
puisse faire un pas en avant sans que cela ne nous incite à
lui emboîter de plus près le pas (2).
Ainsi se referme le cercle. Interroge-t-on Stendhal en fonc¬
tion des problèmes de la personnalité, on observe que, dans
sa recherche pratique, il s’est surtout déterminé par rapport
à l’idée du personnage qu’en chaque circonstance il avait pu
prendre conscience de figurer ou de devoir paraître; le ques¬
tionne-t-on eu égard à l’esthétique du récit, on constate que
tous les problèmes concernent le degré d’abstention auquel
le narrateur peut être tenu, ou, si l’on préfère, la légitimité
d’emploi, dans le roman, de la première personne. Dans le
vécu, comme Henri Beyle se vise sous les espèces d’un héros
stendhalien, c’est l’imaginaire qui subvient au réel, et le sou¬
lève; dans les romans, tout au contraire, comme on vient de
voir, c’est le réel — autrement dit Sa subsistance personnelle,
sa présence comme individu — qui commandite l’imaginaire.
Bref, comme homme, il a été le romancier de lui-même, et
comme romancier un auteur si peu apte à se renoncer comme
homme, que même là où c’est à la mise en profil des exis¬
tences de Julien, Lucien ou Fabrice qu’il semble pourvoir.

vient à citer. Si Balzac, lorsque, dans cette étude, il nous fournit l’ar¬
gument du roman, nous restitue si mal la physionomie que nous con¬
naissons à l’ouvrage, ce n’est pas seulement parce qu’il le relit avec
son imagination créatrice et en distribue autrement les accents, les
valeurs et les centres d’intérêt, c’est avant tout parce que, le récrivant
dans un style qui trahit son pathos à lui, il n’en conserve rien au point
de vue du ton.
(1) Cf. La Varende, En lisant la « Chartreuse », dans la Revue de
Paris, n" de mars 1950, p. 41.
(2) Cf. Ramon Fernandez, Autobiographie et Roman, dans Messages,
p. 101 : Stendhal « est inégalable dans Part d’obtenir le crédit du lec¬
teur, quoi qu’il n’obtienne pas ce crédit par des titres, mais par le seul
magnétisme d’un mouvement vital... > et Claude Roy, Stendhal par lui-
même, Ed. du Seuil, 1951, Présentation, pp. 53-54.
322 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN

non seulement il ne se tient pas de s’accompagner en eux à


l’optatif vers les plus rares variantes de son propre destin,
mais encore, à découvert et sur un mode plus indicatif, que
ce soit par de simples effets de modulation, ou, comme l’on a
vu, par un protocole exprès d’intrusions, il s’arroge assez
d’éclairage, d’aise et de saillant personnels, pour que dans
son roman les temps faibles du protagoniste ne désignent
rien d’autre que les temps forts d’un sporadique journal d’é¬
gotisme du romancier.
BIBLIOGRAPHIE
INDEX
ARGUMENT
BIBLIOGRAPHIE *

TEXTE

Faute d’édition critique s’étendant à la totalité de l’œuvre, nous avons


du renoncer à un système unifié de références. Nous citons dans les col¬
lections :

1° CHAMPION
en abrégé
Le Journal (5 vol.)
Les Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase (i vol.) Haydn
L’Histoire de la Peinture en Italie (2 vol.).. Hist. Peint.
Rome, Naples et Florence (2 vol.). Rome
Napoléon et les Mémoires sur Napoléon (2 vol.). Napoléon
De l’Amour (2 vol.)
Racine et Shakspeare (2 vol.). Racine
La Vie de Rossini (2 vol.). Rossini
Armance (i vol.)
Les Promenades dans Rome (3 vol.). Promenades
Le Rouge et le Noir (2 vol.). Rouge
Lucien Leuwen (4 vol.). Leuwen
Les Mémoires d’un Touriste (4 vol.). Mém. T.

2° DU DIVAN

A. — ÉDITION MiNOR (en 79 vol.)

La Correspondance (10 vol.)... Corr.


Les Pensées : Filosofia Nova (2 vol.). Pensées

* Nous n’avons prétendu ici donner, et en le limitant aux besoins de la présente


étude, qu’un mémento. On pourra, sur de nombreux points, le compléter au moyen
de celui qui figure au tome II de notre Stendhal et tes problèmes de la personnalité.
De façon plus générale on consultera les recueils bibliographiques d’Henri Cordier
(Champion, 191/1), de Louis Royer (Éditions du Stendhal-Club; pour les années 1938-
1987), et de Vittorio del Litto (Grenoble, B. Arthaud, 1945 ; pour les années 1988-1945,
et Grenoble, Imprimerie Allier, 1947 ; pour les années 1944-1946); VÊtat présent des
Études stendhaliennes dû à Pierre Jourda (Les Belles Lettres, 1980); les tables, enfin,
de la revue Le Divan.
326 BIBLIOGRAPHIE

en abrégé

Le Théâtre (3 vol.)
Molière, Shakspeare, la Comédie et le Rire (i vol.). Molière
Les Écoles italiennes de Peinture (3 vol.). Écoles it.
Les Pages d’Italie (i vol.)
Les Mélanges de Politique et d’Hisioire (2 vol.). Mél. Pol.
Les Mélanges de Littérature (3 vol.). Mél. litt.
Les Mélanges d’Art (i vol.). Mél. d’Arl
Les Mélanges intimes et Marginalia (2 vol.). Mél. int.
Le Courrier anglais (5 vol.)
Les Romans et Nouvelles (2 vol.). Romans
Les Chroniques italiennes (2 vol.). Chroniques it.
Lamiel (i vol.)
Les Idées italiennes sur quelques tableaux célèbres (i vol.). Idées it.
Les Errata et Compléments (au tome P"" de la Table alpha¬
bétique des noms cités). Table

B. — ÉDITION MAJOR (ciitique)

Les Souvenirs d’Égotisme (i™ éd. — MGMXLI — i vol.).. Egotisme


La Vie de Henry Brulard (19^9; 2 vol.). Brulard

3° GARNIER (critique)

La Chartreuse de Parme (éd. H. Martineau, i vol.). Chartreuse

Hors de là nous précisons chaque fois que nous nous référons :

— Pour la Vie de Henri Brulard : à l’éd. procurée en 1913 par Henry Dé¬
brayé, dans la collection Champion (2 vol.).
— Pour les Chroniqwes italiennes : à l’éd. R. L. Doyon (« La Connais¬
sance », Paris, 1927).
— Pour Le Rouge et le Noir : soit à l’éd. P. Jourda (Les Textes français,
1929), soit à l’éd. H. Martineau (Garnier, 1939).
— Pour le Journal : à l’éd. H. Martineau, du Divan (1937, 5 vol.).
— Pour Lucien Leuwen : à l’éd. H. Martineau (« Le Rocher », Monaco, 1945).
— Pour Armance : à notre éd. critique (Fontaine, 1946) ou à celle procurée
par H. Martineau chez Garnier en 1950.

Nous citons la correspondance adressée à Stendhal dans les deux recueils de


la collection « minor » du Divan ;

Lettres à Stendhal (1803-1806); éd. V. del Litto, 1943, 2 vol.


— Cent soixante-quatorze Lettres à Stendhal (1810-18^2), éd. H. Martineau,
1947, 2 vol.
BIBLIOGRAPHIE 327

II

ÉTUDES SUR STENDHAL

N ont été retenues que celles qui font l’objet de deux citations au moins'
pour les autres consulter l’Index. On n’a pas, quand c’est Paris, spécifié le'
lieu de la publication. ’ f

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Milan 1799-1802 », Champion, 1919.
— Préface et Avant-Propos à l’Histoire de la Peinture en Italie, au tome P'’
de cet ouvrage dans l’édition Arbelet-Champion des Œuvres complè¬
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Sartre (Jean-Paul) ; L’imaginaire, « Bibliothèque des Idées », Gallimard,
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s. d. [1928].
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INDEX DES NOMS CITÉS*

Abraham (Pierre) : 98, 2 ■76. Berthet (Antoine) ; 65, 181, 188,


Alain : 191, 2o3. 218.
Alciatore (Jules C.) : 20, 27, 82, Beugnot (comtesse) : 3o5.
87, 120, 121, 127, i34. Billy (André) : 166.
Aleman (Mateo) ; 207. Biran : voir Maine de.
Amiot (Gharles-G.) : 206. Blanzat (Jean) ; 3i3.
Andrteu (René) : 53. Blin (Georges) : 65, 72-78.
Angelico (Fra Giovanni) : 32. Blum (Léon) : i3o, i65.
Apollinaire (Guillaume) : 166. Boileau (Nicolas) : 82.
Arbelet (Paul) : 25, 27, 34, 46, i44, Bonfantini (Mario) : 47.
280, 24o, 278, 3o4. Bosselaers (Rémi) : i34.
.Argout (comte d’) : 66. Bossi (Giuseppe) : 280.
Arioste (F) : 207, 222, 225. Bourget (Paul) : 89.
Arland (Marcel) : 180, 191, 809, 817. Bouteron (Marcel) ; 43.
,\rlincourt (vicomte d’) : 281. Boyer (Paul) ; 169.
Arnault (A.-V.) : 58. Boylesve (René) : 71.
.Auerbach (Erich) : i5, 53, 179. Breton (André) : 277.
Brissot de Warville (J.-P.) : 20, 82,
126.
Babou (Hippolyte) : 182. Brombert (Victor H.) : 2o5.
Ballaguy (Paul) : 181. Brunetière (Ferdinand) : iSo.
Balzac (Honoré de) : 87, 38, 89, 42, Bucci (Donato) : 81.
45, 46, 49, 55, 60, 64, 65, 68, 69, Burger (Jalcob) : 55.
71-73, 74, 75, 76, 77, 78, 80, 81-82, Burke (Edmund) : 3i, 3i2.
88, 89, 95, 97, 98, 106, 108, i32. Burloud (André) ; 200-201.
i5i, 162, i64, 182, 190, 200, 201, Bussière (Auguste) : 166, 229, 240-
235, 288, 243, 246, 276, 3io, 320- 24i.
321. Bussy (R. de Rahutin, comte de) :
Bandello (Matteo) : 58. 80.
Barbey d’Aurevili^y (Jules) ; 46, 197. Byron (lord) ; 243.
Bardèche (Maurice) : 21, 63, 65, 71,
85, 86, 119, i32, i5i, i52, i53, 160,
173, i83, i84, 186, 190, 191, 200, Cabanis (P.-J. G.) ; 107, 124.
201, 2o5, 279, 287, 294, 807, 809. Canova (Antonio) : 127.
Baschet (Robert) : 240. Carvccio (Armand) : 47, 124. i83,
Bassan (le) : 22. 201, 228, 3o4.
Baudelaire (Charles) : i5, 3o, 109. Caravagb (le) : 25.
Béguin (.Albert): 98. Caro (Elme-Marie) : 189, 25o.
Bellanger (Charles) : 24i. Carrache (les) : 22.
Bcnedetto (Luigi-Foscolo) : 20, 42, Carrel (Armand) : i65.
49, 61, 62, 65, 66, i46, 172, 174, Castex (Pierre-Georges) : 182.
219, 294. Castries (Mme de) : 64.

* On n’a, pour alléger un répertoire qui, sans cela, eût été disproportionné à
l’ouvrage, retenu ici que les noms de personnes, à l’exclusion des noms de person¬
nages — et encore a-t-on, des premiers, négligé tous ceux qui, n’étaient que cités
par un auteur cité ou mentionnés, sans être autrement concernés, pour la commo¬
dité, seulement, de la référence.
332 INDEX DES NOMS CITÉS

CiîLLijvi (Benvenuto) : 174-


Chartier (Jean-Pierre) : ii5, 119. Faguet (Émile) : i5, 55, 180, 252.
Chateaubriand (Fr.-R., vicomte de) : Faulkner (WWliam) : ii5, 117, 119,
97, 3oi. i47-
Chrestien de Troyes : 207, 2 25. Faure (Félix) : 126.
Chuquet (Arthur) : 147, i65, 180, Fayet (Abbé J.-J.) : 65.
181, 198. Fénelon : 287.
CiNi (comte) ; 81. Fernandez (Ramon) : 190, 3oo, 821.
Clarke (Mary) : 246. Fielding (Henry) : 82, 210-214, 220,
CoiNDREAu (Maurice-Edgar) ; ii5. 222, 226, 243, 245, 280, 281, 267,
Colomb (Romain) ; 87, 198, 216. 268, 278, 277, 288, 3i2.
Conrad (Joseph) : 118. Fiore (Domenico di) : i54.
Constable (John) ; 28. Fischer (Hildegard) : 211.
CORRÈGE (le) : 82. Flal^bert (Gustave) : 6, 45, 78, 179,
Courier (Paul-Louis) : 125, i65, 197, 271.
24c. Foe (Daniel de) : 211.
CouRvoTsiER (J. J. A.) : i54. Fougues (Paul-Émile Daurand) : 248.
Crépet (Jacques) : 109. Frémy (Arnould) : 74, 168, 186, 200.
Croce (Benedetto) : 186. Friedrich (Hugo) : 206, 288.
Crozet (Louis) : 81, 5o, 54, 64, 126, Furetière (.Antoine) : 209, 286, 267,
272, 278, 297, 801, 812. 288.
Curial (Clémentine) ; 68.
CusTiNE (Astolphe de) ; 240.
Gagnon (Élisabeth) : 25.
Cyrano (Jean-Savinien) : 209.
Gagnon (Henri) : 25.
Gagnon (Romain) : i44.
Gagnon (Séraphie) : 128.
Dangelzer (Joan-A^vonne) : 42. Gaui.tier (Mme Jules) : 64, 81.
Daru (Pierre) : 124, i65, 801. Gautier (Théophile) : 243.
Dassoucy' : 209. Ghirlandajo (Domenico Currado) ;
Débrayé (Henry) : 29, 87, 72. 22, 28.
Dédéyan (Charles) : 44, 65. Gibbon (Edouard) ; 84-
Delacroix (Eugène) ; 243. Gide (André) : 11, 117, 119, 122, 182,
Delacroix (Henri) ; 3o. 313.
Delaunay (libraire) : 272. Gilbert (Pierre) : 24i.
Delécluze (Étienne-Jean), 19, i25, Gioja (Melchior) : 124.
182, 201. Gobineau (Joseph-Arthur de) : 182.
Dembowska (Métilde) : 49- Gœthe ; 3oi, 821.
Dickens (Charles) : 211. Goldoni (Carlo) : 25, 58.
Diderot (Denis) : 2i4-2i5. Concourt (Edmond et Jules de) : 45.
Digeon (Aurélien) ; 211. Gourmont (Rémy de) : 182.
Doniol-V'alcroze (Jacques) : 118. Grand-Dufay (.Alexandre) : 5o.
Dostoïevsky : 180, i85, 186, 187. Green (F. C.) : 72, i63.
Doucet (F.) : 54. Grlmm (Frédéric-Melchior) ; igS.
Dovjenko : 178. Gros (Louis-Gabriel) ; 67, 228, 3o5.
Doyon (R.-L.) : 61, 280. Guilbert (Mélanie) : 254.
Droz (Ed.) : 182. Guizot ; 71, 85.
Du Bos (Charles) : 188, 190. Gltnnei.l (Doris) : 24, i65, 217, 3ii,
Dubos (Jean-Baptiste, abbé) : i35. 314, 3i5.
Duclos (Ch. Pinot) : 80, 126, 2i4,
246. Haedens (Kléber) : 206, 3i3.
Dlcrest de Villeneuve (Mme) : 218.
Hazard (Paul) ; 87, 47, 89, i38.
Ducros (P.) : 98.
Helvétius (Claude-Adrien d’) ; 82,
Dueber (Rudolf) : 211.
120, 121, 127, i33, i34. — Voir
Dumolard (Henry) ; 67.
aussi Alciatore.
Dupont (Ambroise) : 235. Henriot (Émile) : 168.
Duras (cluchesse de) : 281.
Hérault de Séchelles : 87.
Hirschfell (Georges) : 98.
Hobbes (Th.) : 122.
Earline : 100, 216. Hudson (Stephen) : 147.
Edwards (Edouard) : 5o. Hugo (Victor) : 3i, 33, 58.
Eliot (George) : 211. Hytier (Tean) ; 206, 24i, 278, 280,
Ernste (Egon) : 68. 294, 807, 3i3.
INDËX DES NOMS CITÉS 333

Martineau (Henri) : 38, 4i, 42, 45,


Ieki (P.) : 43. 46, 62, 63, 65, 66, 71, 72, 87, 128,
128, 166, 175, i83, 189, 192, 193,
199, 202, 2o4, 24o, 243, 256, 260,
273, 3oo, 3oi, 3o5, 3o6.
Jacoubet (Henri) : 71, 3o5, 807.
Martino (Pierre) : 34, 87, 55, 58, 65,
Jacquemont (Victor) : 80, 272, 3oi.
68, i36, i38, i4i, i5i, 189, 201, 3i4.
Janin (Jules) : 35, 55, 79, 268.
Mauriac (Claude) : 118.
Jay (L.-J.) : 22.
Mauriac (François) : 117, i85-i86.
Johnson (Samuel) : 24, 58, 3ii, 3i4-
Mazères (Fd-J. E.) : 69.
3i5.
Mengs (Raphaël) ; 27, 3o.
JouRDA (Pierre) : 37, 47, 68, 71, 72,
Meredith (George) : 186.
168, 182, i83, 3o5.
Mérimée (Prosper) : 35, 5o, 54, 66, 78,
JoüY (Étienne) : 58. 84, 86, 87, 123, 189, i54, 197, 248,
Joyce (James) : 147. 272.
Meriaîau-Ponty (Maurice) : 166.
Michel (François) ; 42, 64, 128, 216,
Kœrver (Cari) : 206, 242, 254, 278, 24o, 3oi, 807.
289. Michel-Ange : 28, 26, 3o, 82.
Molière ; 25, 32, 57, 59-60, 68, 196,
289, 3o8.
Monge (Louis) ; 122.
La Breyère : 63, 199.
Monnot (Abel) : 96.
La Calprenède : 147.
MontaignH ; Soi.
Laclos (Choderlos de) : 298.
Montesquieu : 107, i34, i35.
Lacretelle (Jacques de) : ii5, 119.
Montgomery (Robert) : 118.
La Fayette (marquis de) : i54.
Montherlant (Henry de) ; 3i3.
Laffay (Albert) : 118, i48, i85.
Moravia (Alberto) : i53.
La Fontaine : 208.
Morillot (Paul) ; 209.
La Harpe : i35.
Mounier (Victorine) : 109.
Lamartine : 67.
Mozart : 22.
Lambert (domestique) ; 208.
Mubller (Elma) ; 211.
Lancelin (P. F.) : 129.
Musset (Alfred de) : 243.
La Rochefoucauld : i33.
La Rose (maréchal des logis) : 42.
La Varende : 821.
Léautaud (Paul) : 241 • Natoli (Glauco) : 276.
Le Baron (colonel) : 42. Nerciat (Andrea de) : 207.
Le Breton (André) : 89, 168, 200. Novati (Fr.) ; 65.
Lemonnier (Léon) : i83.
Lesage : 207.
Le Senne (René) ; i3o. Oppeln-Bronikowski (Fr. von) : 46.
Leva VASSEUR (libraire) : 201.
Lingay (Joseph) : 66.
Liprandi (Claude) : 62, 68, i65. Parigot (Hippolyte) : ii5, 186.
Litto (Vittorio del) : 22, 262. Paupe (Adolphe) ; 89, i55.
Louvet de Couvray : 207. Périer-Lagrange (Pauline) : 80.
Picard (^Louis-Benoît) : 26, 35, 58, 59.
Pietragri;a (Angela) : 43.
Machiavel : 79. Pillet-VViLL ; 74.
Magny (Claude-Edmonde) : ii, 70, Pincherle (Bruno) : 42.
ii5, 118, 119, i56, 200, 201, 261, PiovENE (Guidoj : 206.
294, 3i3, 817. POUDOVKINE : 178.

Maine de Biran ; 27. Pouillon (Jean) ; 116, 119, i5i, i53,


Malraux (André) : 117, 288. 187, 189, 198, 3io, 3i2.
Mante (Fortuné) : 20, 126. Prévost (.lean) : 21, 33, 46, 5o, 72,
Marcel (Gabriel) : 3oi. 89, 106, 129, i3o, i3i, i33, i36, i49>
Mareste (Adolphe de) : 81, 208. i53, i55, i56, 160, 161, i63, i64,
Marion (Denis) : 118. 186, 187, 198, 201, 2o3, 2o5, 228,
Marmontel (Jean-Fr.) : 24, 3i4. 24i, 288, 291, 294, 3o5, 3o6, 3o8,
Marsan (Jules) : 62, 86, 182, 166, 192. 3i2, 817.
Martin-Chauffier (Louis) : 181, 188. Proust (Marcel) : 817.
Martin du Gard (Roger) ; 817. Puget (Pierre) : 25.
334 INDEX DES NOMS CITÉS

Serrurier (G.) : 200.


Quevedo : 307. Sharpe (Sutton) ; 78.
Simon (Charles) : 183.
SoREL (Charles) : 209.
Rabelais : 208. SouLT (maréchal) : 71.
Racine : 56, 83. SouRiAu (Maurice) : 3i, 58.
Radcliffe (Ann Ward, Mrs.) : 36. Staël (Mme de) : i35.
Raillane (abbé) : 5o, 93, i33, i45. Sterne : 2i4, 3i3.
Rambald (Henri) ; 181, 189. Strachey (Lytton) : 291.
Raphaël : 23, 27, 3o, 32. Stryienski (Casimir) : 46.
Rasori (EK) ; 42. SuARÈs (André) : 180, 3oo.
Raymond (Michel) : 61. Sue (Eugène) : 78.
Régnier (Henri de) : 3o5. Sur ville (Laure) : 226.
Reina (Fr.) : 43.
Renan (Ernest) : 39.
Renouard (éditeur) : 62.
Taine (Hippolyte.) : 3i, 34, 54, 84-85,
Retz (cardinal de) : 80. 182, 200, 3i6.
Reynier (Gustave) : 209. Ternois (René) ; i83.
Reynolds (Joshua) : 27. Thackeray (W.-M.) : 186, 211.
Richardson (Samuel) : 207, 211.
Thibaudet (Albert) : 34, 72, 166, 186,
Rioust : 273.
24i, 243, 3i6.
Rivarol : 3oo. Thiers (Adolphe) : 71.
Rod (Edouard) : 180. Thomas (saint) : 122.
Romains (Jules) ; 71.
Tolstoï : 169.
Rossini : 22, 32, 86.
Tourguénieff (Alexandre) ; 3o5.
Rothschild : 74.
Tracy (comtesse Destutt de) : 83,
Rousseau (Jean-Jacques) : 3o, 4o, 86, 120, 121.
47, 257, 3oi.
126,
Turnell (Martin) : 186, 241.
Rousseaux (André) : 71.
Royer (Louis) : 209.
Rubiciion (Maurice) ; 66, 67.
Valéry (Paul) ; 10, ii, i5, 180, 191,
206, 244, 25i, 276, 288, 320.
Vauvenargues : 127.
Sabatier (Pierre) : 206.
Sacy (Silvestre de) : i83, 200.
Vaux (Noël de Jourda, comte de) :
i42.
Sagne (Juliette) : 129.
Saint-Marc Girardin ; 67.
Vermale (François) ; 62.

Saint-Réal (abbé de) : 69.


Vernet (Mme Horace) : 68.

Saint-Siaion : 46, 80. '


Vernet (Louise) ; 67.
VÉRON (D'') : 243.
Sainte-Aulaire (comtesse de) : 68.
Vicence (duchesse de) : i5i.
Sainte-Beuve : 89, i65, 182, 246, 807.
Saintville (G.) : 127. ViGANo (Salvatore) : 32.
Vittorini (Elio) : 3i3.
Salvandy (N. A., comte de) : 67.
Santerre (Romain) : 5o, 128.
VoGüÉ (Melchior de) : 35, 198.
VoisENON (abbé de) : 214.
Sartre (Jean-Paul) : 10, 35, 116, 117,
119, i85, 234, 817.
Voltaire : 46, 195, 246.

ScARRON : 24, 208-210, 222, 226, 25i,


267, 268, 289.
Schiller : 202. Welles (Orson) : 118.
Schlegel (A.-W. von) ; 20. WicKE (Berta) : 206, 287.
Schwob (René) : 2o3, 206. Wilde (Oscar) : 24.
ScHURiG (Arthur) : 46. Winckelmann (J.-J.) : 22, 27, i35.
Scon (Walter) : 36, 87, 61, 74, 89,
95, 96, 212, 2i5-2I7, 220, 222, 223,
225, 226, 243, 267, 268, 278, 289. Zola (Émile) ; 21, 34, 4o, 45, 46, 54,
Scribe : 86, 262. 55, 102, io4, 107, 108, III, 182,
SÉGUR (comte Philippe de) : 92. 18S, 196, 198, 277, 298.
ARGUMENT
Les chiffres renvoient aux pages

LIMINAIRE

Le problème du réalisme assigne à la recherche son unité (5). Du vrai


dans le roman : le roman suppose de part et d’autre un pacte de mauvaise
foi (6-7), ne concerne que le vraisemblable (7-9), relève, dans le fictif, du
figuré-figuratif (9-12), fonde sur une indétermination gnomique (i2-i5).
Commodités du mot réalisme (i5-i6).

PREMIÈRE PARTIE

L’ESTHÉTIQUE DU MIROIR

I
L’esthétique du « beau idéal »

Elle ne concerne pas les Lettres, que Stendhal adjuge au vrai (19-21), mais
les beaux-arts (21-26). Une esthétique périmée : il faut « choisir » la nature
(26-27), « sublimer » son sujet (27-28), s’en tenir aux « beaux modèles »
(28-29). Annonce d’un idéalisme moins naïf ; il faut interpréter la nature
suivant les impératifs ou les contresens du bonheur (29-80), viser la simpli¬
fication expressive (3o-3i), supprimer le détail et économiser l’attention (3i-
33). Contradiction de ces principes avec l’objectivisme que Stendhal exige du
romancier (33-34).

II
L’irréalisme de Stendhal dans le roman

Il a frustré le Naturalisme par son mépris pour l’exactitude descriptive et


documentaire (34"39). Objection : mais il a rafïiné sur la précision (4o-43) .
Réponse : pseudologique, sa précision n’a affaire qu’au vraisemblable (43-
44); elle reste, d’ailleurs, en l’air — le lieu, dans ses romans n’offrant rien
d’un milieu, d’un milieu agissant (44-45). Il oscille de l’abstraction (45-47)
à la formule affective (47-48). Quant au physique de ses personnages, il le
stylise : idéalise les protagonistes, caricature les comparses (48-52).

III
L’esthétique du miroir

Son roman, en dépit des concessions provisoirement consenUes dans le


précédent chapitre, reste vériste. C’est Stendhal qui a introduit la léalité
336 ARGUMENT

actuelle dans la fiction (52-55). Son « romanticisme » dramatique n’était


que réalisme (55-56). L’image du roman-miroir promené par les grands
chemins (57-62). Du roman comme « chronique » (62), et requérant le tra¬
vail « d’après nature » (63-65). Sa meilleure « étude sur le vrai » ; Lucien
Leuwen; du rapport qui s’y établit entre l’imaginaire et l’Histoire (66-74).
Du respect de « ce qui est » là même où il ne s’agit que de réel postulé :
la reproduction « tel quel » (74-76); les effets de l’application tendancieuse
du présent aux lieux (76-78). Facta, facta, nihil praeter facta (78-81). Non
le fait, mais les faits, les petits faits vrais (81-88).
Stendhal n’est pas, quoiqu’il ait là-dessus plaidé coupable, inapte à con¬
signer la circonstance matérielle (88-89). H n’omet pas de spécifier le signale¬
ment de ses protagonistes (89-91). Il excelle à « filmer » les attitudes et les
mouvements (92-94). De l’usage que, pour nous persuader la contingence, il
sait faire de l’indication surnuméraire (94-96). Il précise suffisammment
le cadre, les couleurs, les sensations (96-99). Seulement, il se garde de l’u¬
topie où, pour éviter l’utopie de l’abstraction, tombe le pittoresque docu¬
mentaire : pour nous reporter à l’unisson de l’instant, il lui suffit d’un
seul raccord (100-102). Que Zola a eu tort d’accuser l’auteur du Rouge d’a¬
voir escamoté les ambiances (io2-io4).

IV
Vers un nouveau vérisme

S’il est vrai que Stendhal a ainsi généralement pris soin de se caution¬
ner du côté de la circonstance et de stipuler la sensation, comment se fait-il
que ses notations concrètes ne retiennent pas davantage notre attention?
Explication : 1° C’est à la satire surtout qu’il confie « l’âpre réalité », or,
dans ses romans, les intérêts du cœur ont tôt fait de primer le projet sati¬
rique (io5). — 2° Le pittoresque répond à une vision artificiellement ralen¬
tie, bloquée même, du monde : or Stendhal ef ses héros vont vite; le pitto¬
resque est récapitulatif: or Stendhal, pour ne vouloir citer le détail matériel
qu’au fur et à mesure des besoins du personnage et de la narration, ne
pratique pas le « tableau » (io5-io6). — 3° Le romancier en lui, à la diffé¬
rence du philosophe, ne postule pas de continuité du milieu à la conduite :
extérieur aux inspirations, l’extérieur, dans une telle fiction, n’opère point
(io6-io8). — 4° Disons plutôt que, ne considérant le monde pas plus comme
un spectacle que comme une cause motrice, il se refuse à le distinguer des
entreprises qui s’y investissent; il ne le prend pour thème d’une vision que
dans la mesure où il le donne pour l’aire, pour le moyen d’une Aisée; il
rpfuse à la description le droit d’outrepasser l’effective saisie intentionnelle
de l’intéressé (108-109). Preuves (110-112). La nécessité pour l’événement de
ne surgir que dans un point de vue implique le devoir, pour le narrateur,
de recourir à la technique des restrictions de champ (112).

DEUXIÈME PARTIE

LES RESTRICTIONS DE CHAMP

Du « réalisme subjectif », conquête du roman moderne : contre le mythe


du narrateur omniprésent et omniscient (115-117). Leçons et influence du
cinéma et de la phénoménologie (117-119).
Stendhal qui fait figure, à ce titre, de précurseur, a été amené à la
technique des champs réduits par son Credo relativiste : nous sommes empri¬
sonnés dans Vici-maintenant de notre évidence sensible (119-122). « Que tout
est relatif », c’est-à-dire dépend de la situation et du point de vue (123-126).
Que l’on ne peut « voir à la fois les deux côtés d’une orange » (126-127). Si le
ARGUMENT 337

réel n’est qu’en perspective, condamnation du panorama (127-130). Applica¬


tions littéraires ; Stendhal, lors même qu’il développe une fiction, renonce
à la vue cavalière, improvise, n’anticipe jamais le tout (i3o-i32). Dialectique
de l’intérêt ; le relativisme de la perception à la fois suit et détermine celui
de la valeur; c’est la position qui rend compte du parti pris (i32-i33). Pour le
juste (i33-i34), le beau (i34-i35), l’aimable (i35-i36), « chaque homme a sa
demi-aune ».
On s’explique que Stendhal ait, comme écrivain, privilégié ceux des
genres qui restent dans le cadre individuel (i36) : le journal (i36-i39), la let¬
tre-reportage (139), le récit de voyage (i4o-i4i), les Mémoires, enfin, dans
lesquels le passé demande à être ressaisi comme il a été vécu ; « par le cou
d’une bouteille » (i4i-i45)-
Romancier : Stendhal n’a point composé de « récits » à la première per¬
sonne (i45-i46); mais il a coupé ses narrations de monologues intérieurs
(i47-i48); il a ramené la fiction à la biographie du héros (i48-i49); il a, sur¬
tout, renonçant à énoncer les faits du poste d’un idéal témoin, tendu à
contenir le récit dans l’angle subjectif d’un personnage prépondérant (149-
i5o) ; cette technique nous place, non devant le héros, mais devant l’objet
(i5o-i5i), ne nous donne à saisir qu’en aspect les autres personnages (i5i-
i52), ne nous élève pas au-dessus du présent (i52-i53), se plie exactement à
l’ordre successif de la découverte (i53-i55), n’admet, même dans la pluralité
des vedettes, ni la superposition ni la confrontation des points de vue (i55).
Preuves et courbe d’application. Ne pas compter Armance (i56). Le Rouge
se déroule en entier dans le rayon du seul Julien; effets de la restriction de
champ : les perceptions conjecturales ou coupées de leur explication (i56-
159). Une Position sociale (159-160). C’est dans le point de vue du jeune
premier que se développe aussi Lucien Leumen, sauf vers la fin où le projet
du père prédomine (160-162). Dans la Chartreuse Stendhal a reconnu le
droit de regard (le droit de mettre en profil les autres et le monde) à Clélia,
à Mosca et à la duchesse (162-164); Fabrice y garde, cependant, le principal
foyer de perspectives (i65) : c’est l’équipée de Waterloo qui fournit le
paradigme (165-172); autres exemples (172-174). Le Chevalier de Saint-Ismier
(174-175). Technique abandonnée dans Lamiel (175-176).

TROISIÈME PARTIE

LES INTRUSIONS D’AUTEUR

I
Les interventions « du dedans »
Le principe (179-180). Stendhal y sacrifierait du fait soit du caprice (180-
181), soit, à l’inverse, de l’excès logique avec lequel il réglerait le sort
de ses créatures (i8i-i85). Que, au contraire, il a laissé son héros incroyable¬
ment libre (i85-i88). Il s’est interdit de le définir et de le prévoir (188-190).
Mais n’est-ce pas quand lei romancier cesse d’arbitrer qu on 1 accuse, et le
plus légitimement, d’arbitraire (190-191) ? D’une ambiguïté du personnage
qui ne tient qu’aux inconséquences de l’auteur (191-194). Cas oppose : du
narrateur trop résolu (à avoir raison); son ouvrage, alors, tourne au pam¬
phlet (194-196).

II
Les interventions « du dehors »

L’attitude qu’elles supposent (196-198;. Dans quelle mesure Stendhal se


les est déconseillées ou s’en est abstenu : le devoir de « raconter narrative-
ment » plutôt que « philosophiquement » (198-199); on 1 a loué de laisser
338 ARGUMENT

« les faits parler d’eux-mêmes » (199-201); sa pudeur à intervenir n’est


jamais si forte que là où la pudeur risquerait de souffrir (301-202); il se dé¬
fend de pratiquer en son nom une psychanalyse de ses personnages, de
laquelle, pourtant, il nous livre les éléments (2o3-2o5).

L’ingérence d’auteur n’en demeure pas moins le trait peut-être le plus


caractéristique de sa manière (2o5-2o6).

1° Les précédents

La question ne se pose pas pour les fictions alléguées à la première per¬


sonne (206-207). Dans le cas de la narration à la troisième, le procédé tend
ou aboutit à accuser l’enjouement (207-208). Quels ont été, à cet égard, les
modèles de Stendhal : Scarron (208-210), Fielding (211-214), le Diderot de
Jacques le Fataliste (214-210), Walter Scott (215-217).

2° Les .MODALITÉS

Les intrusions d’auteur relèvent chez Stendhal de trois ordres :


— I® Elles prétendent à cautionner : quand le conteur se donne pour un
simple éditeur (217-220) ou pour un témoin effectif (220-221).
— 2° Elles subviennent à des besoins de régie : nous montrent l’auteur
changeant de décors sans baisser le rideau, assurant en personne les démé¬
nagements, réparant les joints, réglant le ballet des entrées et des présen¬
tations (221-225). Et surtout signalant qu’il vient de pratiquer des coupes
(225-226); la rhétorique de la prétérition — elle revêt les mêmes formes
dans les romans que dans le reste de l’œuvre — s’acquitte à cet égard d’une
commission triple : elle avoue l’impuissance d’un « disant n que le fastueux
du vécu surpasse (227-228); elle obéit à des consignes de délicatesse ou de
prudence (328-281); elle revendique pour l’auteur le mérite de nous avoir
épargné de l’ennui (282-284). Les problèmes que ce type d’intrusion soulève
dans le roman (284-289).
—• 8° Elles tendent à instituer le conteur dans un commerce direct et
familier avec le lecteur. Ici deux attitudes, suivant que celui-ci est supposé
propice ou à malévole ». Dans le premier cas, le romancier, qui nous sent
aaec lui, prend appui sur notre écoute (289-242); du piquant et de la bon¬
homie (242-248) que dégage dans le roman impersonnel le recours de la part
du narrateur au nous et au vous (244-247); le risque : que le lecteur, me¬
surant l’irrespect, passe à la méfiance (248). — Dans,le second cas, lorsque
l'auteur, qui apparaît comme il comparaîtrait, se sent, pendant qu’il conte,
devant nous (248-249), il s’ingénie soit à nous caresser soit à nous tenir en
respect. C’est ainsi que, en dehors même des romans, il nous flatte (249-
252) ou nous intimide : « garde toutes les avenues contre la critique »
(252-254), multiplie les formules de précaution, de protestation ou de diver¬
sion (254-256), prévient le ridicule (256-258), s’accuse à l’excès (258-259), ainsi
gagne l’excuse (259-260). Ce manège d’apologie qui sied à la critique ou à
l’autobiographie, Stendhal le transporte tel quel dans son roman ; inconvé¬
nients (261). C’est le signe qu’il nous y suppose plus curieux de lui que de
ce qu’il raconte (361-268). Il estime que le narrateur endosse l’odieux ou le
ridicule de traits qu’il a choisis de vouer à la publicité (268-26^). Il lui faut
donc parer. Par 1 autoplaidoyer polémique (266-270), ou mieux, par la déso¬
lidarisation ironique (270-272) : c’est devant les imprudences de ses héros
qu’il lui coûte surtout de tirer son épingle du jeu (272-275). Il intervient
comme^ censeur (275-277), aussi bien, qui, à chaque épreuve, a besoin de
déterminer au plus juste si le personnage vient de s’améliorer ou de démé¬
riter (277-280). Qu’il reste, en général, sévère pour son protagoniste (280-
281) dont il « avoue avec peine », voire reprend en détail, les erreurs (281-
291). Prendre garde, pourtant, ici à l’antiphrase (291-292) : là où il gronde le
plus, il n’est souvent qu’un avocat ou un tuteur complice (292-294); la
rigueur qu il montre à son étourdi, ce n’est, du reste, que celle dont il se
poursuit lui-même (294-298).
ARGUMENT 339

3° La portée et les conséquences

1° La pratique des interventions trahit un égotisme (299-300) contre lequel


Stendhal s est mis en garde (3oo-3o3), — dont il n’a, cependant, jamais
rabattu en dehors des romans (3o3-3o5) ni dans ceux-ci (3oC-3o7). C’est cette
injonctive apparition d un auteur toujours prêt à s’ingérer dans ce dont il
traite qui garantit l’unité de l’œuvre : empêche, pour le ton, d’y distinguer
les fictions des autres écrits (3o7-3o8). Le mouvement de l’invention reste
chez lui si fort lié à la démonstration personnelle que, s’il a dû renoncer au
théâtre, il se peut que ce soit pour la raison, entre autres, que ce genre
n admettait pas le commentaire d’auteur (3o8-3o9). Incompatibilité, en tout
cas, de la pratique des intrusions arbitrales avec les consignes du réalisme
même « subjectif » (809-310). ’
^ 2° Mais n est-ce pas aux dépens de la crédibilité que le romancier satisfait
ainsi le besoin de se gloser (3o9-3i3) ? Stendhal ne le croit pas, ni que l’appa¬
rition de l’auteur dissipe « l’illusion ». C’est que, celle-ci, il la rapporte <
non à une méprise, mais au jeu d’un intentionnalité sympathique, telle que,
pour être annexés à ses créatures, il nous faille avoir été annexés à leur
créateur (3i4-3i6). II importe, à cette fin, que la voix que nous entendons
soit plus que la forme audible des faits : si elle avoue la contingence du
narrateur, la voix rétablit devant nous le présent de la narration (3i6-3i8j.
Sans doute ne s’agit-il là que d’un comme si de l’audition — le roman ne
relevant pas moins de la fiction comme fiction d’un récit que comme récit
d’une fiction (318). Si, cependant, le conteur mérite d’occuper de sa per¬
sonne notre attention, nous escortons d’autant mieux l’événement conté
que, dans cette illusion de l’écoute, nous ne pouvons pas refuser notre
escorte au conteur contant (319-321).

Conclusion ; Alors que — on l’aura vu d’autre part — la fiction, la sup¬


position de héros, la supposition de soi dans des héros, est ce qui, par
excellence, a fourni au Stendhal vivant le moyen de se réaliser, cette fiction
il ne l’a si bien accréditée que parce qu’il est resté, en nous la présen¬
tant, présent dans sa personne de Stendhal vivant. Comme homme, assuré¬
ment, romancier de lui-même; comme romancier, si conscient de ne pas
être épuisé dans sa substance d’homme par ses mandataires, que, à tout
propos, il leur reprend, par « intrusion », le soin de le représenter. Si donc,
au total, c’est dans le succès d’une imagination romanesque de soi que se
sont dénoués pour lui les problèmes de la personnalité, les problèmes du
roman, c’est, à l’inverse, dans la réussite positionnelle d’un auteur obte¬
nant — et par priorité sur ses créatures — le droit d’être salué de nous
comme personnage, qu’ils ont trouvé leur solution (321-822).

Bibliographie (325-33o).

Index des noms cités (33 i-334).

Argument (335-339).
ACHEVE
d’imprimer

SUR LES
PRESSES d’aUBIN
LIGUGÉ (vienne)
LE l5 OCTOBRE
1953

D. L., 4-1953. — Imprimeur, n® 1.008.


Imprimé en France.
date due

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Printed
PQ2443.B55
Blin, Georges, 1917- 010101
Stendhal et les problèmes du r

0 1163 0239761
TRENT UNIVERSITY

PQ2443

Blin Georges

Stendhal et les problèmes du


roman.

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PQ Blin, Georges
2443 Stendhal et les problèmes
B55 du roman

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