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GEORGES BLIN
STENDHAL
ET LES PROBLÈMES DU
ROMAN
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STENDHAL
ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
DU MEME AUTEUR
ESSAIS
ÉDITIONS CRITIQUES
STENDHAL
ET LES PROBLÈMES DU
ROMAN »
ÇftULP
LIMINAIRE
21484
6 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
l’on sait bien ce que cela signifie que « raconter des histoi¬
res » — ou des contes, ou des fables, c’est faire du romani
Mais il ne suffit pas d’insister sur le rappel que le roman
a affaire non au réel, mais au vrai, encore faut-il interroger
dans son essence ce vrai dont on a tout juste entrevu qu’il sou¬
tenait un système de reconversions avec le vraisemblable.
C’est du vrai fictif, figuré et figuratif, et à ces trois titres il
trouve sa zone d’élaboration sur l’intervalle de l’imagination
à l’entendement qui constitue en général le ressort de l’es¬
prit inventif, et en particulier celui du symbolisme et de la
schématisation. Mais, d’abord, on devrait bien se pénétrer de
l’idée, qui va de soi et qu’on admet pourtant si mal, que le
roman ne peut en aucun cas atteindre plus loin que le vrai
fictif; son authenticité ne dépasse pas celle du controuvé et
simulé, autrement dit, celle du mensonge. Or un mensonge
ne peut être vrai que comme plus vrai que le vrai, si on le
considère dans le point de vue du menteur, et ne peut être
cru vrai, si l’on émigre dans le camp du consommateur, que
s’il possède assez de cautionnement du côté de la vraisem¬
blance. On voit que tout son crédit se trouve joué à une dis¬
tance incalculable des faits et sur critique des possibles. Si
cela est clair pour le mensonge, lequel peut encore bénéficier,
de la part de la dupe, d’une totale adhésion, combien le sera-
ce davantage pour le roman qui est un mensonge déclaré, c’est-
à-dire un mensonge qui suppose le mensonge, ou, si l’on
préfère, la simulation, chez les deux parties; bref, un men¬
songe non destiné à être cru, mais ainsi fait que, de part et
d’autre, l’on puisse seulement faire semblant ici de vouloir
le faire croire, et là de le croire. Un roman vrai est donc un
roman qui a été imaginé assez vrai à partir d’une imagi¬
nation du réel pour que le lecteur puisse s’imaginer qu’il
croit ce que pourtant il sait pertinemment (1), d’autre part,
être du pur imaginé. On voit que tout, ici, même la foi, re¬
lève du fictif, et qu’on peut à bon droit s’égayer du roman¬
cier qui prétend arracher son ouvrage à la « fiction ». Le
(1) On pourrait même soutenir que toute prévision d’un autrui vi¬
vant offre un caractère d’emblée romanesque : j’esquisse l’avenir de
cet individu au degré d’hypothèse, fondée sur une définition intuitive,
que je forme toujours en avant du héros lors même que je lis pour la
première fois le roman qui me le désigne.
(2) Dira-t-on qu’il en va de même pour l’histoire : que le fait his¬
torique et le livre d’histoire se désintéressent de qui les emploie ?
On voit trop bien que dans ce cas il s’agit d’une universalité abstraite
qui appartient à l’ordre objectif de l’esprit. Tant s’en faut que le fait
historique requière la spécification de son usager : celui-ci, il l’ignore
assez pour ne lui demander rien que de s’effacer comme individu.
C’est au contraire à l’individu mobilisé dans sa singularité passion¬
nelle que l’événement adresse, pour ainsi dire, à remplir, son formu¬
laire d’adhésion.
LIMINAIRE 13
(1) C’est le cas, aussi bien, de l’acteur qui est simultanément dans
sa contingence physique, forme et matière de son personnage, rece¬
vant de lui certaines spécifications et lui en faisant endosser d’autres.
De sa place, le spectateur réalise un autre échange de forme et de
contenu par un troc de lui-même contre cet être mixte, perçu comme
réel et posé comme imaginaire, qu’est sous ses yeux l’acteur-person¬
nage. A vrai dire, les simulations de l’acteur et du spectateur ne sont
pas de même nature : le premier joue à être le personnage et le second
à être avec lui. Le lecteur, lui, oscille, selon son degré d’illusion, d’un
être le héros, à un simple être avec lui. Il faut préciser que le cas du
roman est plus simple, puisque la simulation du lecteur n’y est point
fonction d’une autre forme de simulation s’exerçant sur le trajet de
l’auteur à lui. Grâce à l’économie d’un chaînon, dans le roman le mi¬
métisme ne postule donc que l’indétermination du lecteur, alors que
le théâtre admet à la fois celle du spectateur et celle de l’acteur. On
devra pourtant accorder que le récit à prétention objective tend a se
prévaloir d’une autre indétermination, celle de l’auteur, duquel on
dirait mieux qu’il est censé absent que réputé quelconque.
(2) Sur cette liaison entre la nature fictive du roman et son indéter¬
mination (d’usage), on reviendra, à propos des problèmes de la pré¬
sence, ici-même, p. 318.
14 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
L’ESTHÉTIQUE DU MIROIR
I
comme celle qui rend compte de « ce qui est » (1). Plus tard,
quand il a fait sien le positivisme de VEdinhurgh Reuiew, on
le voit discréditer les Allemands de ce que « la vérité n’est
plus pour eux ce qui est, mais ce qui, d’après leur système,
doit être (2) » — tout comme, en lisant le Cours de Littéra¬
ture dramatique de Schlegel il glose d’une plume qui ne fait
point quartier : « L’auteur admet une philosophie indépen¬
dante de la Raison ou de Vexpérience. C’est tout dire (3). »
Dans le morceau de 1829 intitulé par antiphrase Philosophie
transcendantale il ne lui coûte point de proclamer que le
« banquier qui a fait fortune a une partie du caractère requis
pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire voir
clair dans ce qui est (4) ». Même dans son ouvrage le moins
prosaïque, dans la Chartreuse, si le « raisonnement » de son
protagoniste vient à porter à faux, il croit utile d’intervenir,
non sans agacement, pour rétablir les droits du « réel » (5).
L’enjeu lui paraît ici d’autant plus à considérer qu’il n’y va pas
seulement d’un exercice intellectuel, mais de tout bonheur (6)
et de toute hygiène morale, et de toute valeur, s’il est vrai
que la justice réside dans une certaine justesse de vue. On
n’admire donc pas qu’il se tienne pour excusé de l’odieux qui
s’attache à l’auto-portrait par la seule application qu’il met
à n’y être jamais « infidèle à la vérité (7) ». Bien plus, le mé¬
rite dont il se i3révaut pour la Vie de Henry Brulard, c’est
celui que, tout compte fait, il aurait réclamé pour la totalité
de son œuvre, d’avoir peint « ressemblante la nature » qui
lui était apparue « si clairement en de certains moments (8) ».
C’est à une telle cible qu’il avait, dès 1804, ajusté sa plus in-
(1) Corr., I, p. 316. C’est à Mante que dans les Pensées (II, p. 117),
il attribue la définition : « La vérité est l’énoncé de ce qui est. » Cf.
aussi ibid., II, 286. Cette définition, il est vraisemblable qu’il la devait
à Brissot (Jules C. Alciatore, Stendhal et Helvétius, p. 95, n. 5).
(2) Home, II, p. 226.
(S) Mél. int., I, p. 315 : on retiendra cette formule positiviste qui
identifie la Raison à un exercice réglé de l’expérience. Quelques pages
plus loin (p. 320), Stendhal prononce dans le même sens, du même
ouvrage : « Tout le reste, écrit en haine de l’expérience, est bien
mauvais. »
(4) Mél. ntt., II, p. 283.
(5) Chartreuse, pp. 148-149.
(6) Dans le Journal et les Pensées, comme dans les lettres à Pauline,
Stendhal rappelle et se rappelle à lui-même sans se lasser que tout
maljicur provient d’un contresens sur les faits.
(7) Egotisme, p. 129. Il continue, accentuant, suivant la formule de
L. F. Benedetto (Lo Chartreuse noire, p. 23), sa « méhance foncière »
pour << la pensée pure » ; « Seulement que n’ai-je un secrétaire pour
pouvoir dicter des faits, des anecdotes et non pas des raisonne¬
ments!... »
(8) Brulard, 1, p. 276.
l’esthétique du miroir 21
(1) Pensées, II, p. 137 : « Sans répéter [...] que je ne dis que le vrai,
que Je consacre ma vie au vrai, ne dire » — projette-t-il — « que la
vérité, ne chercher que les grâces qui vont avec elle. » Et il ajoute :
« Je crois que je serai original par cela. »
(2) « J’ai besoin des vérités tout de suite », constatait le jeune Sten¬
dhal {Pensées, II, p. 114). Parole d’apprenti, ce n’est point là parole
de littérateur.
(3) Suivant les termes d’un de ses hrouillons de réponse à Balzac
{Corr., X, p. 285).
(4) L’affirme Maurice Bardèche (Stendhal romancier, p. 68), qui
ajoute : « Sa formation et sa méthode de création font de lui un copiste
de la réalité », quelle que soit par ailleurs son aptitude à sublimer :
sa promptitude à cristalliser (p. 67). Cf. dans le même sens : Jean Pré¬
vost (La Création chez Stendhal, p. 11) : « Dès les débuts, Stendhal a
entendu par vérité et par beauté une seule et même chose. »
(5) Promenades, I, p. 179.
(6) Même formule encore dans une lettre d’avril 1825 : « Je désire
pour mon compte la vérité tout entière et la vérité la plus âpre »
(Corr., VI, p. 127). On verra dans un sens analogue le jeune Zola
recommander dans Mes Haines (1866) : « la brutalité du vrai » (p. 170),
et mieux encore : « tes fortifiantes brutalités de la vérité » (p. 69).
22 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Mél. d’Art, p. 83. De même, dans les Mém. T. (II, p. 433) on le voit
regretter que le Caravage n’ait pas cru devoir corriger les « défauts
que pouvait présenter la nature appauvrie » des gueux qu’il faisait
poser. Dans le même ouvrage (II, p. 443) ne va-t-il pas jusqu’à blâmer
Puget d’avoir laissé du ventre à son saint Sébastien de l’église de Ca-
rignan ?
(2) Mél. d’Art., p. 122.
(3) Brulard, I, pp. 116-117. Cf. aussi De l’Amour, II, p. 196 : « La vul¬
garité, éteignant l’imagination », etc.
(4) Paul Arbelet, La Jeunesse de Stendhal, I, pp. 58, 59 et 163.
(5) Pour Molière, voir le Brulard, I, pp. 110, Î16-117, 233-234 et 478.
Pour Goldoni, Borne, II, pp. 9, 11 et 231 : « Les comédies de Goldoni
en dialecte vénitien sont des peintures flamandes, c’est-à-dire pleines
de vérité et d’ignoble. »
(6) Lettre à Pauline de 1803 (Corr., I, p. 123).
(7) Journal du 8 juin 1804 (t. I, p. 96).
(8) Journal du 19 mai 1813 (t. V, p. 51).
(9) Brulard, I, p. 234.
(10) Mém. T., III, p. 179 : « Ce spectacle ignoble est trop fort pour
moi; au lieu de goûter ces détails comiques, comme eût fait Gil
Blas, je suis allé regarder les étoiles [...]. Ces détails me font horreur
et je baisse les yeux comme devant un spectacle atroce. »
26 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
VHist. Peint., les Ecoles it., les Mél. d’Art ou les Idées it., c’est presque
à chaque page que Stendhal ou blâme les peintres reflétant les formes
« au hasard » ou approuve ceux qui ont su, comme Raphaël, pratiquer
dans le répertoire du monde une judicieuse collecte de « beaux effets ».
Il date assez curieusement l’idée de « choisir » dans le réel de l’an 1490
{Promenades, I, p. 127).
(1) Ecoles it., I, p. 190 (cf., du reste, tout ce ch. xxv : « De 1 idéal de
Raphaël »). „
(■>) Cf. Paul Arbelet, L’Histoire de la Peinture en Italie, pp. 283-290
et 296-297. , . ^ .'1 1
(3) Quand incidemment, dans son mémoire sur 1 Habitude (ed. de
l’an XI, pp. 284-285, note), Maine de Biran se réfère à celui des deux
modèles de beau idéal qui ne relève pas de la simple coutume, il le
détermine en des termes qui pourraient être de Stendhal si le passage
n’était pas tout bonnement inspiré par des idées, conjoignant Platon à
l’empirisme, qui étaient alors de la plus courante monnaie : le type
parfait, glose le jeune idéologue, « se forme » des « impressions ou
des exemples, toujours tirés, il est vrai, des objets qui nous environ¬
nent, mais choisis dans une nature moins imparfaite, et recueillis,
fixés, exagérés ensuite par l’imagination qui se compose un tableau
unique des beautés ou des vertus éparses dans le monde moral ». Ces
idées, du reste, ainsi que le montre Jules C. Alciatore (Stendhal et Hel¬
vétius, pp. 49 et 97), avaient été celles de l’auteur de l’Homme.
(4) Journal, I, p. 191 (9 décembre 1804) : « Dans mes systèmes dra¬
matiques des maximums... »
(5) Pensées, II, p. 221. .
(6) Journal, I, p. 148 : « La superbe méthode des protagonistes en
maximum de passions... » .
(7) Voici comment l’artiste y réussira : « Il faut peindre » — recom¬
mande Stendhal non sans naïveté — « l’Apollon du Belvédère dans les
bras de la Vénus de Médicis, dans les plus délicieux jardins des envi¬
rons de Naples, et non un gros Hollandais sur sa Hollandaise dans un
sale entresol » (Pensées, H, p. 235). ... »
(8) Pensées, H, p. 354. Cette tendance trouvera son aboutissement
28 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Cet idéalisme, Victor Hugo l’a, aussi bien, préconisé dans la Pré¬
face de Cromwell : parti pourtant de présuppositions littéralement vé-
ristes quand il s’agissait de condamner tant la distinction des genres
que les unités spatio-temporelles, il a su dominer le réalisme banal
dans l’affirmation que le drame, et l’art en général, ont pour fonction
de condenser, d’interpréter, d’animer, de réformer et de développer la
nature, de telle sorte que « si le poète doit choisir dans les choses (et
il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique ». L’ « optique
de la scène » en particulier exige que « toute figure soit ramenée à son
trait le plus saillant, le plus individuel, le plus précis. Le vulgaire, et
le trivial même, doit avoir un accent » (Ed. Maurice Souriau, pp. 265-
267). A vrai dire, il n’y a pas loin de là, ou plutôt de Stendhal, aux
idées de Taine telles qu’elles s’énoncent dans la Philosophie de l’Art
(3® éd., p. 44) : « Le propre d’une œuvre d’art est de rendre le carac¬
tère essentiel, ou, du moins, un caractère important de l’objet, aussi
dominateur et aussi visible qu’il se peut, et, pour cela, l’artiste élague
les traits qui le cachent, choisit ceux qui le manifestent, corrige ceux
dans lesquels il est altéré, refait ceux dans lesquels il est annulé. »
(2) Stendhal, qui n’est pas très porté vers les primitifs, n’estime ici la
simplicité que si elle provient d’une volonté de simplifier : il souhaite
que ce soit l’artiste qui fuie les détails, et non les détails, l’artiste
{Hist. Peint., II, pp. 94-95 et 272-273).
(3) Ibid., I, p. 131.
(4) Ibid., I, p. 160, n. : « Rendre l’imitation plus intelligible que la
nature, en supprimant les détails, tel est le moyen de l’idéal. »
(5) Journal du 4 janvier 1816.
(6) Mél. int., I, p. 284. Le 11 décembre 1819, griffonnant quelques
notes dans un Schlegel, il n’hésitait pas à donner pour sienne cette
théorie « du mauvais effet des détails » (ibid., I, p. 321).
(7) Cf. « Du romanticisme dans les Beaux-Arts » (Racine, II, p. 119) :
« Vous venez de trouver dans la rue le rival qui veut vous enlever le
cœur de votre maîtresse; vous lui avez parlé [...]; dites-moi quelle
forme avait le nœud de sa cravate. »
(8) Hist. Peint., I, p. 148.
32 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
du reste, qu’à ses dépens, car, pour l’œuvre comme pour l’ob¬
jet, le spectateur ne dispose que d’ « une certaine quantité
d’attention (1) ». De celle-ci, l’artiste doit se montrer d’au¬
tant plus ménager qu’il risque, sinon, de tomber dans l’indis¬
crétion ou la petitesse (2). La grandeur tient toujours à cette
« économie » — brevitas imperatoria (3) — qui, dans les
« quatre traits » d’ « un dessin peu chargé (4) », gagne au¬
tant de pouvoir qu’elle perd de matière. Michel-Ange, Ra¬
phaël, Le Corrège, et, sur un autre plan, Vigano (5), ou en¬
core, comme l’on verra, Dominique, qui n’aime rien tant
qu’escamoter les idées intermédiaires, tous ces happy few,
cités au hasard, ont possédé au moins le commun credo que
1 art a, pour moyen, certain « vain récit qui devient obscur
pour peu qu’il veuille être détaillé (6) ». Multipliés, les
éclaircissements n’éclaircissent plus rien (7). C’est là une
raison de plus pour condamner les miniaturistes ou les
peintres qui ne dépassent pas le portrait, les Flamands ou
les Vénitiens (8), ces marchands pour marchands, que Sten¬
dhal, on l’a vu, écarte par ailleurs comme « bas ». Comme
les classiques il tient, en effet, pour déshonnête certaine com-
(1) /êzV., II, 15. Cf. aussi Promenades, III, p. 225 (à propos de Michel-
Ange). Lidee pouvait venir de Brissot : De la vérité, Neuchâtel, 1782,
p. 78.
(2) Rome, I, p. 67 : « On arrive à la petitesse, dans les arts, par l’a-
uondcificc des details et le soin (ju’on leur donne. » Fidèle à ce prin-
cipe, et crainte d éparpiller l’attention, Stendhal romancier redoutera
de circonstancier ses descriptions (cf. Leiiwen, IV, p. 364, et plus gé¬
néralement, ici-même, pp. 35-37). Jules C. Alciatore (Stendhal et Helvé-
““/’.PP i6o-267) estime que Stendhal devait à Helvétius l’idée que les
details affaiblissent la sensation. ^
(3) Hist. Peint., II, pp. 16, n. et 28. A l’Angelico parfois minutieux
(H/sL Pe/nL, I, p. 137), à Boileau s’attachant
au SOUCI de « décrire tout » (Pensees, I, pp. 212-213 et 214), à Molière
dont rien ne s est démodé plus vite que les détails (ibid.. Il, p. 187)
n Jones îahgue parfois par verbiage (ibid., li
p. ^^0), a Kossini, enfin, dont la musique prend un langage troo cir-
constanc.é (Uel. inl I, p. 321), à tous ces artistes, pourfanf si éfoi/nés
0110“" ertS ““ “''‘“S fois, adressé un identique repro-
v'PO-
l’esthétique du miroir 33
II
(1) Cf. le compte rendu mitigé que dans le New Monthly Magazine
du janvier 1825 il consacre à « M. Picard », romancier scrupuleux,
« dont tout le talent consiste à saisir fidèlement la ressemblance »
{CouTT. angl., II, pp. 237-239).
(2) On sait que ce fut là le reproche le plus communément adressé
au Rouge, notamment par J. Janin et Prosper Mérimée (cf. les textes
cités dans l’éd. Champion, pp. lx, lxi, lxiii, lxvii et lxviii).
(3) Dans son article du 15 mai 1886 paru dans la Revue des Deux
Mondes, sous le titre « De la littérature réaliste, à propos du roman
russe », Eug. Melchior de Vogüé voyait en effet une « objection insur¬
montable » à reconnaître en Stendhal le père ou le grand-père des
naturalistes (p. 297).
(4) Cf. notamment Brulard, I, p. 117 : « Tous les faits qui forment
la vie de Chrysale sont remplacés chez moi par du romanesque. Je
crois que cette tache dans mon télescope a été utile pour mes person¬
nages de roman, il y a une sorte de bassesse bourgeoise qu’ils ne peu¬
vent avoir, et pour l’auteur ce serait parler le chinois qu’il ne sait
pas. »
(5) Ibid., pp. 233 et 478 : « ... De là mon dégoût, même en 1836,
pour les faits comiques où se trouve de toute nécessité un personnage
bas. Ils me font un dégoût qui va jusqu’à l’horreur. »
(6) Pp. 86-92.
(7) Rome, II, p. 406.
36 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Cf. par exemple III, pp. 299-300; IV, p. 115, etc.
(2) T. IV, p. 351. Dans son étude, La description du milieu dans le
roman français de Balzac à Zola (Les Presses Modernes, 1938, p. 26),
Joan Yvonne Dangelzer note que l’on n’ignore rien de la pension Vau-
quer, « sauf le numéro ». C’est le contraire qui a lieu chez Stendhal :
il fournit plus volontiers une adresse qu’il ne nous régale d’une des¬
cription.
(3) Par exemple nous n’ignorons pas qu’à Bologne, sur le conseil de
Mosca, Fabrice a logé à l’enseigne del Pelegrino, « via Larga, 79 »
(Chartreuse, p. 198).
(4) Dans les notes de son édition (procurée chez Garnier), Henri
Martineau s’est appliqué au contrôle de toutes ces données géogra¬
phiques.
(5) Pp. 64 et 67.
(6) P. 272. Une marginale (H. Martineau et Fr. Michel : « Le Ti¬
tien de Stendhal », Mercure de France du 1" avril 1950, p. 646)
fournit la preuve que Stendhal consulta ce médecin patriote qui
lui servit aussi de modèle pour Ferrante Palla (cf. Bruno Pincherle :
« Lo stendhalesco Dottor Rasori », 1948, — brochure résumée sous le
même titre par Fr. Michel, dans Le Divan d’octobre-décembre 1948 _,
et L.-F. Benedetto, La Parma di Stendhal, pp. 368-372 et 424). Bal¬
zac agonisant demande le secours du D'' Bianchon, qui n’a pas existé,
mais Stendhal, ou plus exactement Mosca, fait appeler pour la du¬
chesse « le célèbre Razori, le premier médecin du pays et de l’Ita¬
lie », qui est un personnage historique. L’interférence du réel et de
l’imaginaire s’opère donc chez les deux romanciers dans un sens
inverse. Preuve, d’ailleurs, que chez Balzac l’inventé a tendu à primer
l’esthétique du miroir 43
(1) C’est dans cette vue que Stendhal — là où son manuscrit italien
lui indique seulement, pour L’Abbesse, que les sbires, qui ont assuré le
transfert de l’évêque, étaient « nombreux » — croit devoir substituer
à ce trop vague molti : trois cents (Charles Dédéyan, « Stendhal et l’Ab¬
besse de Castro », Le Divan, juillet-septembre 1950, p. 377).
(2) Chartreuse, p. 148. On a souligné, dans cette citation, les mots
qui réalisent la principale surenchère de détermination.
(3) Respectivement pp. 17, 151 et 158.
(4) Elle s’inscrit, du reste, aussi commodément dans la note (par
exemple dans la Chartreuse, pp. 73,87,114, 214, etc.) ou entre parenthèse
(ibid., pp. 139, 143, 146, etc.). A vrai dire, Stendhal se maintient diffî-
ciiemcnt au niveau d’un pur didactisme. Il ne se borne pas, par ces
l’esthétique du miroir 45
(1) Il faut faire mérite à Henri Martineau d’avoir reproduit tous ces
plans dans son édition major du Brulard. Jean Prévost décrète que
Stendhal, quand il multiplie ses croquis d’architecte, se fait violence
pour être exact (Création, p. 192). Il est peu croyable que ces exercices
visuels aient gêné chez l’auteur du Brulard l’eÙort de la mémoire, ils
l’ont plutôt aidé.
(2) Un croquis de Stendhal donnant la topographie des environs de
Parme (il se trouvait en la possession de G. Strvienski) a été révélé par
l’édition de la Chartreuse procurée en 1906 à léna chez Eugen Diede-
richs dans une traduction d’Arthur Schurig (cf. pp. xx-xxi de l’Intro¬
duction les explications fournies par Fr. von Oppeln-Bronikowski
concernant ce plan, du reste, assez peu fourni de noms et d’indica¬
tions).
(3) Pp. 35 et 49.
(4) On peut regarder comme révélateur de techniques ou plutôt de
projets visuels différents le fait que pour décrire des lieux habités
Stendhal procède sur devis, plus ou moins maladroit, d’architecte, là
préfère inventorier en huissier ou en commissaire-priseur.
(5) Tel est le seul genre de précision dont use, par exemple, le peu
reahste Voltaire des Contes. t- , f
1 ^^1 ^ est avant tout, évidemment, à son absence de perspective que
le plan doit d etre compté pour un abstrait (cf. là-dessus la seconde
partie de cette etude).
(7) On trouvera sur ce sujet d’excellentes pages de Paul Arbelet
dans sa Jeunesse de Stendhal (t. I, pp. 377-379) et dans son Introduc¬
tion a 1 Hist. Peint, (t. I, pp. viii-ix), où il note fort à propos que si
l’esthétique du miroir 47
III
(1) Mél. d’Art, p. 54. II n’y est question, à vrai dire, que du court-
circuit émotionnel provoqué par l’œuvre d’art, lorsqu’elle dépeint au
plus juste le sentiment. La formule, pourtant, dépasse en portée son
contexte.
(2) Le Roman expérimental, p. 170. Zola vient de prononcer sans
sourciller : « Personne ne s’est avisé d’accorder de l’imagination a
Balzac et à Stendhal » (p. 165). Ce qui, on s’en doute, équivaut sous
sa plume, à l’éloge le plus emphatique. , .
(3) Comme l’ont montré Faguet {Politiques et moralistes, serie,
p. 39) et Jakoh Burger {Stendhal-Beyle und die franzôsische Romantik,
Marhurg, 1913). Après Stendhal, mais dans un esprit différent, les
« Jeune France » et membres du « Petit-Cénacle » s’efforceront encore
d’étahlir une liaison entre le romantisme et le réalisme. Déjà, en 1829,
dans la Préface de L’âne mort et la femme guillotinée, où il épouse à
la fois et raille leurs tendances, Jules Janin, dans une phrase qui, au
livre !“■ du Rouge, aurait pu servir à doubler l’épigraphe, professe
avoir suffisamment remontré à la Critique « que lorsqu’on avait vu, il
fallait dire ce qu’on avait vu, tout ce que l’on avait vu, rien que ce
qu’on avait vu » (p. xvi). ...
(4) Le calendrier de la conversion de Stendhal a 1 anticlassicisme a
été solidement établi et commenté par Pierre Martino dans sa Préface
à son édition critique de Racine et Shakspeare.
(5) Pensées, I, p. 260.
4
56 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Cf. notamment Hist. Peint., I, p. 159, et II, p. 177; Mél. d’Art,
p. 93; Promenades, I, p. 127; enfin Idées it., pp. 195-196.
(2) Dans VHist. Peint. (I, p. 104), il souhaite que, loin d’ « exagérer
les effets de la nature », le peintre ne fasse pas du style « autre chose
qu’un miroir limpide », ajoutant r, « Si le manque de vérité dans le
discours empêche le jugement, en peinture il empêche la sensation. »
En vertu d’un tel principe un excellent ouvrier en couleurs peut « don¬
ner les sentiments les plus tendres ; il n’a qu’à ne pas choisir et repro¬
duire comme un miroir les beaux paysages des lacs de la Lombardie »
(pp. 104-105). On le voit, dans un même esprit, regretter qu’il ne soit
pas possible d’ « en revenir au siècle des Ghirlandajo et des Gior-
gion » : « Nos artistes alors seraient au moins en état de copier la
nature, comme au miroir » {Rome, I, p. 33). Mais c’est dans sa lettre
à Lamartine, que, par réaction réaliste, il a pris le plus vivement la
défense d’un art de simple reflet : « Quoique j’estime beaucoup », écrit-il,
« les peintres qui font du beau idéal, tels que Raphaël et Le Corrège,
cependant je suis loin de mépriser ces peintres que j’appellerais volon¬
tiers peintres-miroirs, ces gens qui, comme Guaspre-Poussin, repro¬
duisent exactement la nature ainsi que le ferait un miroir [...]. Repro¬
duire exactement la nature, sans art, comme un miroir, c’est le mérite
de beaucoup de Hollandais, et ce n’est pas un petit mérite; je le trouve
délicieux surtout dans le paysage [...]. Ces peintres-miroirs, dans tous
les genres, sont infiniment préférables aux gens communs qui veulent
suivre Raphaël » (« Réponse à quelques objections », Racine, II, p. 232).
(3) T. I, p. 233.
58 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Racine, II, p. 233. — Dans Rome (II, p. 9) il allait moins loin et
tout en louant Goldoni d’égaler « la vérité d’un miroir », il lui repro¬
chait non moins sa bassesse que son défaut d’esprit.
(2) Usuelle dès l’antiquité, elle a fourni en titres la littérature, sur¬
tout didactique, du Moj^en-Age et de la Renaissance. (Quelle compila¬
tion médiévale ne se donne pour un Spéculum ou miroir doctrinal ?
(3) C’est ce qu’indique Pierre Martino dans son édition critique de
Racine et Shakspeare (II, p. 353), où il rappelle le vers de Hamlet
(III, SC. 2) : « To hold, as ’twere, the mirror up to nature ». Comme le
signale encore le même commentateur, Johnson, dans sa Préface des
Œuvres de Shakespeare, s’était empressé d’étendre l’emploi de la compa¬
raison. Peut-être y a-t-il lieu de rappeler, en outre, le titre du journal
libéral de Jouy et Arnault, Le Miroir, feuille à laquelle devait succéder
La Pandore. Stendhal a lu, et cité, les deux.
(4) On ne peut se retenir de reproduire ici ses admirables formules
qui n’ont rien perdu de leur validité : « D’autres, ce nous semble,
l’ont déjà dit : le drame est un miroir où se réfléchit la nature. Mais
si ce miroir est un miroir ordinaire, une surface plane et unie, il ne
renverra des objets qu’une image terne et sans relief, fidèle, mais déco¬
lorée; on sait ce que la couleur et la lumière perdent à la réflexion
simple. Il faut donc que le drame soit un miroir de concentration qui,
loin de les aft'aiblir, ramasse et condense les rayons colorants, qui
fasse d’une lueur une lumière, d’une lumière une flamme. Alors, seule¬
ment le drame est avoué de l’art » (éd. Maurice Souriau, pp. 262-263).
(5) Courr. angh, I, p. 155.
(6) T. I, p. 39. On notera que Stendhal, qui avait l’habitude de sou¬
ligner ses mots-clefs, emploie l’italique dans la plupart de ces cita¬
tions, pour miroir : sans doute entend-il prêter par là au terme l’in¬
sistante portée d’une comparaison consacrée, convenue; il en fait un
critère et, dirait-on presque ; une catégorie de la création.
l’esthétique du miroir 59
franchement ce( qui crève les yeux dans le monde (1) ». Pré-
sente-t-il ses Chroniques italiennes, ce qui lui paraît faire
tout le prix des manuscrits qu’il abrège, c’est leur authen¬
ticité — que l’on a peut-être par la suite trop suspectée (2),
leur fidélité qu’il qualifierait presque, comme on va voir,
de photographique : « On ne trouvera pas ici, annonce-t-il,
des paysages composés, mais des vues prises d’après nature,
avec l’instrument anglais. La vérité doit tenir lieu de tous
les autres mérites (3). » Il avait écrit dans les marges de
Vittoria Accoramboni : « to make a nouvelle » ; il barra ces
mots et, se rappelant à l’ordre, trancha : « non, la vérité vaut
mieux (4) ». Il craignait tant qu’on le soupçonnât d’avoir,
par son adaptation, adultéré les faits que dans une lettre à
Di Fiore, il proposait de lui-même de déposer l’original dans
un cabinet littéraire où chacun pourrait s’assurer qu’il n’a¬
vait rien « inventé » (5). Il regardait le manuscrit de Vitto¬
ria Accoramboni comme particulièrement digne de foi du
fait que l’auteur n’écrivit que « douze jours après la mort
de l’héroïne », et il lui a, en effet, toujours semblé qu’un ré¬
cit composé avec quelque recul, des mémoires, et l’Histoire
elle-même, dussent être par nécessité mensongers. Ainsi le
commande, comme on a vu, l’esthétique du miroir, s il est
bien vrai que celui-ci ne sait conjuguer le verbe réfléchir
qu’au présent de l’indicatif. Stendhal n’accepte donc point
que le modèle, hors de tout contrôle, soit situé dans la trans¬
cendance du révolu. Il se désintéresse, pour lui, des grandes
figures pseudo-historiques de l’épopée ou de la tragédie, pour
la raison un peu naïve que « les portraits que l’on en a tra¬
cés ne sont guère ressemblants (6) », et c’est la même mé¬
fiance, seulement dans ce cas mieux inspirée, qui lui fait
préférer aux reconstitutions médiévales de Sir Walter les
peintures de mœurs contemporaines quand elles sont bros-
(1) T. II, p. 222. On le voit encore, dans le Rossini (I, p. 282), assu¬
rer que « le moindre roman copié de la nature » en sait plus long sur
la « cristallisation » que le librettiste d’opéra le plus ambitieux, meme
s’il démarque Shakespeare. — Cf. encore le Courr. angl., 111, p. 44/,
où annonçant pour le New Monthly Magazine un roman. Le Maçon,
de’« M. Raymond », il déclare : « Cet ouvrage présente des tableaux
qui, s’ils ne sont pas du genre le plus agréable, sont toutefois la copie
de la nature. » , „ ,, 7
(2) Comme l’a montré L. F. Benedetto (La Par ma di Stendhal, pp. 4b-
54) qui est bien l’homme qui les a examinées du plus près.
(3) Chroniques it., I, p. 7. Cf. aussi Vlntroduction à Vittoria Acco¬
ramboni, I, p. 188. . .7 T r;o
(4) Marginale citée dans l’éd. Doyon des Chroniques it., 1, p. 0^.
(5) Lettre du 18 mars 1835 {Corr., IX, pp. 122-123).
(6) Courr. angl., III, p. 475.
62 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Mél. lut., II, p. 352. — Est-il besoin de faire remarquer qu’il
manifeste ici son ambition d’être, pour le roman et pour son siècle,
l’émule ou le successeur de Molière, s’il est vrai que celui-ci nous ait
mis au fait de ses intentions majeures par la bouche de Dorante dans
la Critique de « L’Ecole des Femmes », quand il conseille : « Lorsque
vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature; on veut que
ces portraits ressemblent, et vous n’avez rien fait si vous n’y faites
reconnaitre les gens de votre siècle. » La difficulté commence, à vrai
dire, quand il s’agit de spécifier à quel niveau de généralité cette pein¬
ture doit s’assujettir, et ce que signifie : « peindre les mœurs sans vou¬
loir toucher aux personnes », et ce que comporte la détermination de
« représenter en général tous les défauts des hommes » {Impromptu
de Versailles, sc. iv). La Bruyère, on le sait, avoue dans l’Avertissement
des Caractères le même propos de peindre à la fois « d’après nature »
et « en général ».
(2) Où il avoue partir, quand il fait un roman, de l’un des êtres qu’il
a connus, mais en l’observant au conditionnel : le réalisme se voit
donc ici partiellement débordé ou surmonté par l’obligation qui sub¬
siste de déterminer certaines inconnues. Lorsque le romancier se
demande ce que son modèle ferait s’il avait plus d’esprit, il ne vise
plus qu’une ressemblance semi-hypotbétique et aventure son intuition
vers le portrait imaginaire. Cette note est pour rappeler que le vérisme
stendhalien reste toujours sollicité par un certain besoin de « subli¬
mer » les personnages : tendance légitime dans la mesure où imaginer
quelqu’un et « cristalliser » en sa faveur, c’est tout un.
(3) On aimerait savoir dans quelles conditions il a composé ces
feuillets. Ce serait, à l’en croire, à Trieste, les 14 et 15 janvier 1831,
que, faute de lecture, il aurait jeté sur le papier la confession du Juif.
Celle-ci lui aurait été faite un soir sur un vaisseau voguant vers Venise
(Romans, I, pp. 266-267). Il se peut bien que le Filippo lui ait, en effet,
raconté ses tribulations sur le courrier de Trieste à Venise, ville où
Stendhal ne fît pas moins de trois visites dans l’hiver de 1830-1831 (cf.
H. Martineau, Le Calendrier Stendhal). Ce serait après coup, dans
l’oisiveté de son cabinet, que le romancier aurait sur souvenirs recons¬
titué le récit. Toutefois cette relation comporte tant de précisions
sèches et directes qu’on peut penser qu’il avait pris quelques notes sur
le bateau. A moins encore que ces renseignements ne soient fictifs et
ne concourent tout bonnement à introduire le récit d’une manière un
peu romanesque : est-il interdit de supposer que Stendhal ait pu rece¬
voir le narrateur dans l’exercice de son métier de consul ? On l’ima¬
gine, lui, le collectionneur de faits vrais, faisant parler, plume en
main, son visiteur d’occasion, quitte à dépayser un peu la narration
par la suite, quand il dut songer à en tirer une nouvelle « vécue ».
(4) Stendhal romancier, p. 237.
64 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
et nous avons montré (dans les notes critiques de notre édition de^ ce
roman, pp. 318-321) que même un personnage aussi extérieur à l’ac¬
tion que le prédicateur invoqué par Mme de Malivert au détour d’une
de ses homélies à son fils était un personnage historique connu : l’ahhé
Fayet.
(1) Mél. lût., II, p. 375. Que dans cette note Stendhal ait a la fois
antidaté et dépaysé (aux « environs de Rennes ») l’affaire Berthet,
cela n’ôte rien à la signification de l’orgueil ici affiché d’avoir « fait
ressemblant ». , . . ^ . /monx
(2) On trouvera dans les éclaircissements de l’édition Garnier (1939)
et dans L’Œuvre de Stendhal (pp. 332-342) le bilan autorisé qu’a dressé
Henri Martineau pour les sources historiques et autobiographiques du
Rouge.
(3) Un exemple : si l’on en croit l’un de ses brouillons de réponse
à Balzac (Corr., X, p. 273), Stendhal, entreprenant \a Chartreuse, aurait
eu « en vue la mort de Sandrino, fait qui [1’] avait vivement touche
dans la nature ». On devrait encore faire état de tous les traits non
inventés que, se relisant, il salue au passage dans l’imprimé par une
mention manuscrite comme « vérité observée » (p. 550, note 119).
(4) Fr. Novati, P. Martino, H. Martineau, L. F. Benedetto et Ch. De-
déyan (« Stendhal et le Risorgimento dans La Chartreuse de Parme »,
Revue de Lût. comparée, avril-juin 1952), pour ne citer que quelques
noms, ont suffisamment décompté les repères d’ordre historique et
géographique, qui, malgré tout le soin avec lequel le narrateur a
ici transposé, « contaminé » les données et brouillé les cartes, four¬
nissent au roman un enracinement, ou du moins un coloris des plus
authentiques. Même là où Stendhal invente, comme Balzac l’avait
vu : c’est de l’histoire qu’il « fabrique », il n’utilise pas la fiction
comme tremplin pour l’hypothèse, mais comme moyen de « susci¬
ter », suivant le mot de M. Bardèche (Stendhal romancier, p. 412),
« une portion inédite de l’histoire ». L’exhaustive érudition de L.-F. Be¬
nedetto est venue témoigner dans le même sens : elle a établi que « la
Parme de Stendhal », même si elle a bénéficié de transpositions fan¬
taisistes, n’en doit pas moins être tenue, des points de vue géographi-
QUG, psychologicjuc et surtout historique, pour conforme; la validité
en reste généralement italienne quand le romancier y a dépaysé cer¬
taines données qui sont à restituer à l’histoire, soit reculée, soit con¬
temporaine, par exemple, de Milan, de Rome ou de Modène; mais le
livre ne saurait, aussi bien, renoncer à se prévaloir d’une vente pro¬
prement parmesane; qu’elles aient fourni le point de départ, ou qu elles
66 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
aient été seulement piquées sur une trame de pure fiction, les réalités,
dans ce roman, se donnent assez à reconnaître pour qu’on puisse parler
de réalisme, serait-ce, comme L.-F. Benedetto (La Parma di Stendhal,
p. 152) le fait pour l’évasion de Fabrice, de « realismo fabiesco ».
(1) Leuwen, II, p. 385. On le voit encore, dans une variante au projet
de Préface (I, p. 301), assurer que le roman de Lucien est très vrai au
fond.
(2) Formules du testament léguant le manuscrit à la date du 17 fé¬
vrier 1835.
(3) Leuwen, II, p. 324.
(4) Ibid., I, p. 381.
(5) Ibid., I, pp. 304-310.
(6) Cf. au t. II, I). 313, de l’édition du roman procurée par Henri
Martineau aux Editions du Rocher, la note 12 qui signale le fait.
(7) Tel, pour choisir un personnage épisodique, Ludwig Roller pour
l’évocation duquel Stendhal, à un certain moment de son travail préa¬
lable, s’est avisé d’utiliser une silhouette prise dans un café le 9 fé¬
vrier 1835 (Leuwen, I, pp. 316-317).
(8) Leuwen, III, pp. 382-383.
l’esthétique du miroir 67
(1) Ibid., II, pp. 200-201 et 383. Dans la « miss Louise » qui lui
avait servi de modèle, il faut reconnaître Louise Vernet.
(2) Ibid., III, p. 374, n. 1.
(3) La preuve qu’il pense toujours Gros là où il nomme Gauthier,
c’est qu’il lui arrive (III, p. 380) d’écrire tout bonnement : « M. Gros,
le républicain, était fort étonné... » là où il a oublié qu’il a, par un
pseudonyme, réservé l’incognito de son modèle. On n’est pas moins
balzacien (cf. ici-même, p. 42, n. 6). Il est vrai que pour L. Leiiwen,
dont l’inachèvement n’a pas permis l’unification onomastique, l’indice
perd beaucoup de sa force.
(4) Cf. Henry Dumolard, « Un personnage de Lucien Leiiwen : le
véritable docteur du Poirier », dans Autour de Stendhal, B. Arthaud,
Grenoble, 1932.
(5) Leuwen, IV, p. 429.
(6) Ibid., II, p. 385.
68 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Ibid., respectivement III, pp. 415, 426, 427, 428, etc.; III, pp. 412
et 426; IV, p. 446; et III, p. 399.
(2) Ibid., respectivement IV, 410; III, p. 429; IV, p. 386; et IV,
p. 478.
(3) Ibid., IV, pp. 401-402.
(4) Cf. Pierre Martino, Stendhal, pp. 211-212; Pierre Jourda, Etat
présent des études stendhaliennes, p. 70; et, plus généralement, Egon
Ernste, Stendhal als Schilderer der Sitten seiner Zeit (Münster, 1934).
(5) Stendhal, le bord de l’eau..., pp. 173 et 184. Cf., du même renché¬
rissant, Un roi à Braij-le-Haat, p. 156 — et Sur an épisode de « Rouge
et Noir ■», p. 313 (« ... quand le Rouge n’aurait pas copié PHistoire,
l’Histoire semble avoir voulu copier ce roman »).
l’esthétique du miroir 69
décembre 1950, pp. 110-123) que la' Femme abandonnée pouvait être
regardée comme une source non négligeable de la F® partie de
L. Leuwen.
(1) Marginale du 14 mars 1835 (Mél. int., II, p. 258). Stendhal y
prend pour autre terme de comparaison le Koatven de « M. Sue ».
(2) Ibid., I, p. 29 : dans ce testament, qui est du 17 février 1835,
se demandant à quel écrivain l’on pourrait s’adresser après sa mort
pour réviser le manuscrit de son roman, il exclut Balzac.
(3) Cf. par exemple les notes figurant ; au t. II, pp. 353, 381, 406,
436-437 et 456; au t. III, p. 383, et au t. IV, pp. 396-397, et surtout
pp. 370-371, où on le voit compter par heures et par lieues pour fixer
en toute vraisemblance l’endroit où il doit situer l’algarade de la boue
et des pamphlets.
(4) Les questions que Stendhal se fait dans les marges de L. Leii-
wen n’annoncent-elles pas, par exemple, celles que Flaubert viendra
à se poser de manière à serrer au plus près les réalités politiques dont
il fera état dans L’Education sentimentale ?
(5) T. I, p. 354.
(6) T. I, p. 352.
(7) T. II, pp. 447 et 455-456.
(8) T. I, p. 389 : Stendhal se promet d’en référer à Sharpe.
(9) T. III, pp. 345, et IV, p. 390.
(10) T. I, p. 365.
(11) T. III, p. 406.
(12) T. III, p. 361.
74 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
discours dont son récit fait état, bien plus, parfois, de leur
conserver soit leur aspect matériel, soit leurs particularités
d’accent. Ainsi n’hésite-t-il pas dans le Rouge, et plus encore
dans Lucien Leuwen, à placer sous les yeux du lecteur plu¬
sieurs des lettres, pétitions, dépêches ou tracts que sa narra¬
tion met en cause (1). Lucien pénètre dans un cabinet de
lecture, y prend un roman : Edgar, ou le Parisien de vingt
ans; ce qu’il en parcourt, Stendhal ne manque pas de nous
le retranscrire entre guillemets et in extenso (2). Balzac, qui
ira jusqu’à reproduire la musique de la romance chantée par
Modeste Mignon, n’en eût pas, en l’occurrence, usé différem¬
ment et s’il eût eu à traiter l’épisode des élections que Lucien
s’évertue à fausser, il n’eût pas pu, vers la documenta-
tation brute, pousser plus loin que Stendhal, lequel n’a pas
craint d’administrer les données chiffrées par bordereaux
de vote et tableaux de scrutins en forme (3). C’est par un
même scrupnle, et non, semble-t-il, par recherche du pitto¬
resque que Stendhal conserve si volontiers dans le Rouge
les « façons de parler » des provinces et des professions, les
idiotismes de vocabulaire et de prononciation, quitte à nous
suggérer de lire Dauphiné partout où il commente : « comme
on dit en Franche-Comté (4) ». L’italique (5) ou la paren-
(1) Cf. par exemple, pour le Rouge : I, p. 191, et II, pp. 374 et 382;
pour L. Leuwen : I, pp. 102-103; II, pp. 280, et IV, pp. 95-97, 136,
141 sq. et 324-325. Lucien, devant justifier son départ pour Paris,
adresse-t-il sur le conseil de son père, une lettre à son supérieur, le
lieutenant-colonel Filloteau, Stendhal rédige la lettre : on la trouve
hors texte, complète et telle quelle, au fol. 143 du vol. III de son ma¬
nuscrit (III, pp. 370-371). Plus loin, craignant de n’avoir pas conféré
un cachet d’authenticité suffisamment féminine aux billets que
Mme Grandet mande à Lucien, le romancier se propose, quand il sera
à Paris, de faire récrire ces lettres par « lady Menti ou lady Kas[tel-
lane] » (IV, p. 479) : on n’imagine pas scrupules plus balzaciens.
(2) Leuwen, III, pp. 149-150. Bien entendu, le texte cité est de
Stendhal.
(3) Ibid., IV, pp. 55 (« Imprimer ainsi en colonne », prescrit Sten¬
dhal), 142-143 et 149.
(4) Rouge, I, pp. 88, 223, 312, 313, etc. On sait combien Stendhal
était resté sensible aux valeurs psychologiques et affectives que véhi¬
culaient dans son souvenir les « mots de la tribu » grenobloise. Dans
le Brulard le double lexique du cru et de l’enfance lui offre non seule¬
ment des appuis pour la « remémoration », mais aussi bien, dans le
présent de l’évocation, des jouissances analytiques de nature déjà
proustienne. Quand il prononce et souligne les termes de patet, fériés,
gobilles, boime, chapeplans, benne, crinche..., c’est toute sa jeunesse
qu’il mime ; il lui suffit du mot pour se refaire une âme d’alors et de
là-bas, qu’il savoure.
(5) A vrai dire, l’italique, si, en un sens, elle atteste bien l’effacement
de l’auteur, manifeste, d’autre part, celui-ci dans la mesure où se
disposant en recul par rapport au contexte, elle ménage des « inter-
76 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
Jules Janin (1), lui en ont bien, dès 1830, fait grief. Il est no¬
table que, prévoyant ce tollé, quand il a, du dedans même
du roman, cbercbé à s’innocenter, il se soit déchargé par de
simples renvois au fait. Tel mot de Rénal sonne dur ? mais il
est « historique (2) E sarà mia colpa, se cosi e ? demande
ailleurs l’inculpé sous le couvert de Machiavel (3). On ne le
verra donc guère s’efforcer, dans ses romans ultérieurs, de
travestir pour la politesse la « vérité triste et crue (4) ». Dans
Lucien Leuwen, ni les environs sinistres de Nancy-Montval-
lier (5), ni la sordide et misérable ville de N*** dont les ou¬
vriers se sont confédérés (6) ne sont flattés par son pinceau
qui s’attarde même sur certains détails répugnants. Dans
la suite de ce roman, il ne s’avisé de tirer le rideau de
la bienséance ni sur le prétendu accouchement de Mme de
Chasteller (7), ni sur la « crottade » de Blois, au cours de la¬
quelle le héros écope de la boue non seulement sur ses vête¬
ments — il devra les racler « à l’aide du grand couteau du
cuisinier » — mais jusque sur la face, et à pleine bouche (8) !
Dans la Chartreuse le narrateur ne censure ni les aspects
les plus horribles de la bataille de Waterloo (9), ni le pitto-
des traits atroces dont tout le monde sent la vérité, mais qui font
horreur. Le but de l’art n’est pas de montrer ce côté de la nature
humaine [...]. Vous êtes impardonnable d’avoir mis en lumière les vile¬
nies cachées de cette belle illusion [l’amour] » {CLXXIV Lettres à Sten¬
dhal, I, p. 221). Il faut, bien entendu, dans cette citation, faire quelque
part à l’humour.
(1) Dans son article des Débats du 26 décembre 1830 où on le voit
ainsi s’affliger : « Si c’est là de la vérité, c’est une vérité bien triste;
si c’est là de la nature, c’est une horrible nature », etc.
(2) Rouge, I, p. 16.
(3) Ibid., I, p. 27.
(4) Promenades, 1, p. 179.
(5) Leuwen, II, pp. 26-27 : « Des enfants malpropres ramassaient le
fumier sur le chemin, un cheval mort, récemment écorché, avait été
laissé sur le bord du fossé de la route... »
(6) Ibid., III, pp. 16-17 : « On arriva sur une place [...] traversée
dans toute sa longueur par un ruisseau infect chargé de toutes les
immondices de la ville; l’eau bleue, parce que le ruisseau servait aussi
d’égout à plusieurs ateliers de teinture. » Au verso du feuillet qui four¬
nit ce tableau, dans une note non incorporée au texte, Stendhal avait
surenchéri sur ce réalisme ; « Le linge étendu aux fenêtres pour sécher
faisait horreur par sa pauvreté, son état de délabrement et sa saleté.
Les vitres des fenêtres étaient sales et petites, et beaucoup de fenêtres
avaient, au lieu de vitres, du vieux papier écrit et huilé » {ibid.,
p. 323). Cf. encore, p. 17, quelques indications qui parachèvent le ra¬
goût ; « On envoya des hommes de corvée à la grande fontaine; dans
le bassin, qui était immense, on trouva trois au quatre cadavres de
chats récemment tués, et qui avaipnt rougi l’eau de leur sang... »
(7) Ibid., III, pp. 119 et 127-128.
(8) Ibid., IV, p. 22. ...
(9) Cf. p. 38, de Fabrice qui considère le cadavre lui barrant le
sentier : « Ce qui le frappait surtout, c’était la saleté des pieds de ce
80 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
on est « instruit des petits faits » où se reflètent les mœurs d’une ville,
à flâner en notant « cent petits détails singuliers ».
(1) Maurice Bardèche, Stendhal romancier, p. 322.
(2) Mél. poL, I, p. 187.
(3) Courr. angl., III, p. 87 (il souhaite que le traducteur de Guizot soit
attentif à rendre « le pittoresque de l’histoire »).
(4) Ibid., II, p. 27.
86 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Le signalement de la jeune fille est donné (pp. 298-299) par une
note de travail que l’auteur semble avoir voulu utiliser en action, ou
en perspective, en la faisant retranscrire par l’abbé Clément (p. 115).
(2) C’est choisir l’exemple le plus favorable. Mais on trouve ailleurs,
aussi bien, de véritables fiches balzaciennes : cf., en particulier,
dans Le Rose et le Vert celle d’Isaac Wentig devenu baron de Vinti-
mille (Romans, I, pp. 49-51).
(3) Leuwen, I, p. 149. On trouvera la variante de ce portrait au t. II,
p. 367.
(4) Ibid., respectivement, I, pp. 29 (cf. aussi p. 22), et 39-40.
(5) Ibid., I, pp. 316-317.
92 STENDHAL ET LES PROBLEMES DU ROMAN
(3) Bralard, t. I, respectivement pp. 49, 97, 106, 121-125, 369 et 41.
94 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Cf. respectivement, Rouge, I, pp. 218 et 379; II, p. 228; Char¬
treuse, pp. 265 et 147.
(2) Chartreuse, p. 31.
(3) Cf. par exemple cette notation si suggestive de L. Leuwen (I,
p. 142) : Ménuel, revenu à pas de loup sur le champ de bataille n’en¬
tendait, dit le conteur, « aucun bruit que celui du petit vent de la nuit,
qui agitait les broussailles et les petits lièges ».
(4) Ce sont, par exemple, les cigales se taisant brusquement autour
de Julien {Rouge, I, p. 111) ou, lorsque Lucien et les lanciers pénètrent
dans la ville de N***, dont les ouvriers se sont confédérés, le silence de
mort qui succède à la fermeture des boutiques {Leuwen, III, p. 16).
(5) Du grondement que font dans la déroute les charrettes et les
fourgons, Stendhal dit simplement : « C’était comme le bruit d’un
torrent entendu dans le lointain » {Chartreuse, p. 54). Tel est le pou-
102 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
IV
LES RESTRICTIONS
DE CHAMP
Comme l’a fait remarquer Claude-Edmonde Magny (1),
•« l’erreur du naturalisme est d’avoir cru que le récit serait
d’autant plus objectif que le conteur se ferait plus neutre,
plus impersonnel », saurait mieux éluder la déformation re¬
lative à l’angle individuel dans lequel toute connaissance
s’inscrit, bref, parviendrait mieux à conjurer la mise en
perspective qui « transforme irrémédiablement le réel en
apparence ». Mais il n’y a point de monde qui ne soit le
monde de quelqu’un à quelque moment, et ainsi, quand il re¬
nonce à relater les faits de la hauteur panoramique où se
place le romancier qui joue à l’idéal témoin, Stendhal, loin
de trahir l’expérience, inaugure « le plus authentique réa¬
lisme (2) », celui que l’on a nommé le « réalisme subjec¬
tif (3) » ou « réalisme du point de vue (4) ». L’objectivité
qui n’est pas saisie en aspect, c’est celle, abstraite, de la
science : le romancier n’en a que faire; si tant est qu’il
tienne à s’absenter de sa narration, ce n’est pas en nous his¬
sant au plafond et en dominant arbitrairement toutes les
perspectives particulières qu’il réussira à se faire oublier,
mais en s’effaçant de telle manière qu’au lieu de nous met-
(1) L’Age du Roman américain, pp. 61, 87, 99-100, 103, 111-112, et
Histoire du Roman français depuis 1918, I, pp. 336 et 345 sq. (« Para¬
doxe de l’impartialité romanesque »).
(2) Suivant les termes de Jacques de Lacretelle exaltant (dans Croi¬
sières en eaux troubles, Gallimard, 1939, pp. 178-181) la méthode
adoptée par Stendhal pour rendre compte dans la Chartreuse de la
bataille de Waterloo.
(3) Hippolyte Parigot, Introduction aux Pages choisies de Stendhal
(Armand Colin, 1901, p. xxix). Cf. aussi, ibid., les pp. xxxiv-xxxvi,
tendant à montrer que chez Stendhal les « indices de réalité » sont
toujours « renvoyés par le miroir intérieur » que constitue le champ
de conscience d’un protagoniste. On parle communément de « réa¬
lisme subjectif » à propos du roman américain moderne : c’est le cas
de E. Coindreau préfaçant Le Bruit et la Fureur de Faulkner. D’au¬
tres, pour la même technique, préfèrent parler d’ « impression¬
nisme objectif ».
(4) La formule appartient essentiellement à l’esthétique du cinéma :
elle revient, par exemple, dans l’article de J.-P. Chartier : Les
films à la première personne et l’illusion de réalité au cinéma » {La
Revue du Cinéma, n“ 4, 1®^ janvier 1947, p. 37).
116 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Cf. Racine, II, p. 184 : « L’erreur arrive au moment où l’on dit :
Mon goût est celui de la majorité, est le goût général, est le bon goût. »
On ne peut donc que s’étonner du témoignage de Mérimée (Portraits
historiques et littéraires, « Notes et Souvenirs », pp. 164 et 171), d’a¬
près lequel Beyle aurait postulé la parfaite uniformité des intelli¬
gences : « Il ne pouvait se persuader » ■—, nous assure le « Comte Gazul »
— « que ce qui lui semblait faux pût paraître véritable à un autre. Il s’i¬
maginait, et de très bonne foi, je pense, qu’au fond on partageait ses
idées, mais qu’on tenait un autre langage par intérêt, par affectation,
par mode ou par entêtement. » De quoi, semble-t-il, Stendhal conve¬
nait parfois : relisant le 2 novembre 1824 un volume de l’Histoire de la
Peinture, et le trouvant « presque inintelligible », il y consignait cet
aveu : « En 1814 et 1817 j’écrivais en pensant que toute le monde
pensait comme moi » (Marginale relevée par Fr. Michel et citée par
H. Martineau dans Le Calendrier de Stendhal, p. 213).
(2) Lettre du 2 novembre 1819 (Corr., V, p. 282).
(3) T. II, p. 34.
(4) P. 4.
(5) Rouge, II, pp. 472-473.
(6) T. II, 1. IV, ch. Lxviii. — C’est à la table que Stendhal en a ainsi
complété le titre.
124 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
rible aux yeux du brin d’herbe. Mais sur ce thème, c’est 1 al¬
légorie de la taupe et de l’oiseau qui lui a paru la plus
frappante, et il ne l’a pas reprise moins de trois fois (1). A
l’échelle humaine, on le voit utiliser une autre image dans
les Souvenirs d’Egotisme quand il veut évoquer la contra¬
riété des vues que le comte Daru et lui prenaient de toutes
choses : «Les gens des antipodes », écrit-il, «regardant la lune
lorsqu’elle n’a qu’un petit croissant pour nous, se disent :
Quelle admirable clarté! La lune est presque pleine (2). » La
diversité des formes d’esprits, Stendhal l’a toujours ainsi fait
dépendre de celle des positions. Il ne doutait pas, en parti¬
culier, que ia largeur de vues, l’expression étant prise dans
sa valeur morale, ne dût être souvent une résultante de 1 am¬
pleur offerte par le champ naturel de la vision. Au cours du
voyage qu’il fit à Rouen au printemps de 1811, il notait que
« les habitants des côtes doivent avoir l’esprit moins étroit
que les habitants de l’intérieur (3) ». Revenant sur cette re¬
marque, il la complétait un peu plus tard comme suit : « Il
me semble que les habitants d’une petite ville française con¬
tre un coteau doivent être moins petits et moins sots que
ceux de la même petite ville située en plaine (4). » Ne domi¬
nent-ils pas un spectacle plus étendu ? Là même où plusieurs
hommes se trouvent situés face à un même paysage et s’in¬
téressent à un même objet, les aperçus qu’ils prennent de la
même portion d’univers ne sauraient être soumis à un com¬
mun dénominateur, parce que le corps — le mot « étant pris
dans le sens de Cabanis (5) », c’est-à-dire dans la large ac¬
ception qui enveloppe aussi le moral — vient à son tour
compter pour un facteur de différenciation absolue. « Les
(1) Cf. 1" le Journal de sir John Armitage, oii elle vient illustrer
la divergence des points de vue entre l’Anglais et le Français {Mél.
litt., ï, pp. 35-36) — mais on aimerait savoir ce qui, dans ce morceau,
peut être attribué sans incertitude à Stendhal. — 2° Racine, II, pp. 176-
177 : « La philosophie du XVIII® siècle nous a appris que l’oiseau
aurait tort de se moquer de la taupe, à raison de la galerie obscure où
elle choisit de vivre. Elle s’y amuse probablement : elle y fait l’amour,
elle y vit » {De la conversation). —■ 3“ Promenades, II, pp. 229-230 :
on y voit Melchior Gioja raconter la fable pour témoigner que le dilet¬
tante et le logicien, l’homme qui sent et celui qui raisonne, peuvent,
même quand ils se contredisent, avoir raison tous les deux : de deux
points de vue différents. — Concernant les sources de cet apologue, on
pourra consulter la double étude d’Armand Caraccio dans Variétés
stendhaliennes, pp. 109-117.
(2) Egotisme, pp. 97-98.
(3) Journal, III, pp. 240 (30 avril 1811) et 242 (1®*' mai de la même
année).
(4) Ibid., IV, p. 11.
(5) Ibid., II, p. 248 (copie datée du 7 février 1805, où l’on voit Sten¬
dhal tâcher d’expliquer pourquoi « les hommes ont des passions dif¬
férentes »).
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 125
(1) Pp. 182-183 (il s’agit d’une vue de l’église du Gesù exposée à la
galerie Sciarra) : « La perspective enseigne au peintre qu’il doit tirer
ses lignes jusqu’au devant du dessin, jusqu’au plan que lui-même il oc¬
cupe; il résulte de là que l’artiste représente le monument dans son
entier, tel que nous ne le voyons jamais, c’est-à-dire d’un seul point de
vue, ce qui ne peut exister qu’en supposant, ainsi que l’a fait l’artiste
de la galerie Sciarra, que le mur de la façade n’existe pas, et que nous
sommes assez reculés pour embrasser d’un seul coup d’œil tout l’inté¬
rieur du monument. » Dans une note du même ouvrage (p. 22), l’auteur
avait pris soin de rappeler la définition du point de vue.
(2) Dans la Préface à son édition major du Brulard (t. I, p. xiv, n. 1).
— En général Stendhal utilise la disposition du feuillet de telle ma¬
nière que le haut y désigne, non le Nord absolu, mais la direction de
son regard, ou du moins, de façon plus vague, la région qui lui faisait
face.
(3) Vaut-il la peine de mettre en avant des exemples ? Un schéma
au verso du dixième feuillet (Brulard, I, p. 75) montre en H, comme
le précise l’intéressé, le « point d’où [il a] vu passer la voiture noire
portant les restes du maréchal de Vaux, et, ce qui est bien pis, le point
d’où [il a] entendu la décharge... » C’est toujours par un « moi en H »
qu’il prend, en outre, le soin d’indiquer la situation qu’il occupait ;
au club des Jacobins où il s’était glissé (p. 181), dans la cuisine lors¬
qu’on vint annoncer que Séraphie était « passée » (p. 240), sur la ter¬
rasse quand, la famille prenant le café au lait du matin, le cousin
Santerre apportait les nouvelles de la guerre et de la Révolution
(« C’est au point H que j’ai peut-être éprouvé les plus vifs transports
d’amour de la patrie et de haine pour les aristocrates », p. 236; cf.
aussi p. 237), à l’Ecole Centrale, sur le banc des « grandes têtes »
(p. 257) ou au tableau noir (p. 350), enfin, plus tard, à la table des
Daru (pp. 423-424). — On notera qu’en privilégiant ainsi un point
pris dans le plan, Stendhal tend à contrarier le principe même du
plan, lequel se défend de hiérarchiser la topographie, se devant par
définition de négliger toutes contingences de perspective.
(4) Brulard, I, p. 490.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 129
(1) Ibid.
(2) Ibid., p. 53.
(3) Dans le Briilard, Stendhal, lorsqu’il aura à évoquer des expé¬
riences d’ordre militaire, restera fidèle à la méthode de narration
que commande cette constatation. Quand il raconte, par exemple,
comment, dragon novice, il reçut le baptême du feu devant le fort
de Bard, non seulement il fait paraître la confuse discontinuité
dans laquelle il vécut la chose,, mais il ne craint pas de divulguer
avec humour ce que, dans le champ de la sensation individuelle,
cette historique journée inscrivit de plus positif : « Le lendemain,
j’eus vingt-deux piqûres de cousin sur la figure et un œil tout à fait
fermé » (I, p. 484). Sa conversation ne devait pas, à un moindre degré,
tendre à détruire dans l’esprit des auditeurs toute naïve cristallisation
pour l’état militaire ; Mérimée nous atteste {Notes et Souvenirs, dans
Portraits Iiist. et litt., pp. 186-188) que son ami, qui avait « observé la
guerre avec curiosité et froidement » en niait tout le sublime et insis¬
tait sur le grotesQue ou, au moins, le bizarre qu’elle comporte.
(4) Journal, III, p. 24 : on remarque qu’ici c’est la lettre qui est
venue en premier.
140 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
lit ; « Les trois quarts des choses que je dis peuvent se trou¬
ver inexactes, et je les donne pour ce qu’elles valent, pour
les apparences; j’ai cru voir ainsi (1). » Quant aux Mémoires
d’un Touriste, le titre de l’ouvrage fait assez voir combien
peu le guide s’y est piqué d’objectivité : ces leçons de géo¬
graphie pratique que dispense négligemment un égotisme
en vagabondage n’atteignent jamais le point d’altitude où
s’opère, comme sur la carte, la mise à plat du relief; tout y
reste en perspective, de la France et du bout d’Espagne ou
de Suisse que le voyageur a pris en oblique, et à son biais.
Que le je du narrateur y soit, en effet, celui du marchand de
fers ou celui de Stendhal, partout règne la première per¬
sonne, laquelle, pour donner vie à l’enquête, a muni l’en¬
quêteur d’une existence propre, c’est-à-dire d’œillères, ou de
lunettes colorées.
Comme cicerone, Stendhal est donc avant tout un auto¬
biographe, et l’autobiographie telle qu’il la comprend vise à
réaliser une double mise en profil, puisqu’elle apporte une
prise de position relative à certains clichés que la mémoire
fournit eux-mêmes déjà « déclinés » et en Abschattung. Sans
doute tout souci d’objectivité n’est-il pas banni du Brulard.
Le mémorialiste n’hésite pas à consulter le témoignage d’au¬
trui (2), interprète certaines de ses réactions « du dehors »
ou confirme des intuitions à la faveur de l’enseignement que
la vie lui a, depuis lors, inculqué (3), voire, enfin, pour ré¬
duire le coefficient de réfraction subjective dont il sent que
ses souvenirs restent affectés, applique à l’effort de remémo¬
ration la méthode préconisée dans les sciences, qui consiste,
pour l’établissement d’une loi, à reprendre dans des condi¬
tions extérieures indéfiniment modifiées une même expé¬
rience cruciale dont ainsi les contingences s’annulent. Se
mettant donc pour « ruminer » son passé dans une attitude
critique, l’auteur du Brulard s’évertue à « le regarder dans
des positions d’âme différentes », ou, si l’on préfère, en pré¬
sence du cliché unique s’ingénie à le faire « changer d’as-
(1) C’est à juste titre que P. Martino (Stendhal, pp. 106-107) attire
l'attention sur cette citation.
(2) Surtout quand il s’agit de sa première enfance. Cf., par exemple,
Brulard, I, p. 53 : « Il paraît que je ne voulais pas qu’on jetât de la
terre sur la bière de ma mère... »
(3) Ibid., I, p. 81 : « Je n’ai fait qu’entrevoir ces choses, que je
pénétrais par les demi-mots de mon grand-père » ; I, p. 90 : « On
conçoit bien que ce n’est qu’aujourd’hui et en y pensant que je décou¬
vre ces choses » ; I, p. 398 : « Est-il besoin d’avertir que j’esquisse le
caractère de ces personnages tels que je les ai vus depuis » ; I, p. 435 :
« M. Daru qui au fond n’avait pas d’esprit (mais je devine cela seule¬
ment en écrivant ceci)... »
142 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Brulard, I, p. 334. — Nous avons rappelé (p. 116, n. 1) que l’i¬
mage, livrée par un savoir dans le sens unique d’une irrévocable
mise en perspective, n’autorise pas à prendre sur le secteur de réalité
qu’elle désigne, une multiplicité de points de vue dont la variation
suffirait à faire saillir de l’inédit. Peut-être y a-t-il lieu, cependant,
pour justifier les formules utilisées par Stendhal, de tempérer l’af¬
firmation lorsqu’il s’agit d’un souvenir personnel. Il semble bien, en
effet, que dans ce cas l’image permette de réaliser une certaine réin¬
terrogation de l’objet, celle-ci pouvant aboutir, soit à un enrichisse¬
ment de l’image elle-même grâce à un apport annexe et récurrent
de la mémoire, soit à un rectificatif concernant le jugement qui a
interprété la mise en profil. Sans doute n’est-ce qu’à travers le
savoir livré en une fois et une fois pour toutes par cette image que
l’objet est visé à neuf, mais ce savoir fait l’objet d’une application
critique qui tend à le dégager du schéma exégétique à travers lequel
il a été appréhendé. L’image est donc là tout juste sommée de resti¬
tuer une matière récupérable qu’une nouvelle quasi-perception tâche
au même moment de réinformer à la lumière de recoupements exté¬
rieurs. Bref, il s’agit là proprement, sous la forme d’une ré-imagination
de l’image, d’une ré-animation mimée de l’objet. C’est à une semblable
quasi-observation du donné quasi observé que se livre Stendhal lors¬
que, dans le Brulard, il travaille à faire « changer d’aspect » les dif¬
férentes pièces de son archéologie personnelle. Il est clair qu’un tel
exercice reste inopérant dans le cas d’une image enregistrée par
autrui et communiquée soit par le langage, soit par tous les moyens
dont disposent les arts.
(2) Brulard, I, pp. 74-75 : « Je mourais de peur : je lorgnais de
loin la voiture noire qui s’avançait lentement par le pont de pierre [...]
J’attendais en frémissant la décharge [...] Je fus soulagé d’un grand
poids. A ce moment, la foule se précipitait vers la voiture drapée que je
vis avec beaucoup de plaisir. » On notera que ce n’est pas seulement dans
l’amplitude du je que toutes ces données se trouvent impliquées, mais
plus particulièrement dans son ouverture émotive. (C’est nous qui sou¬
lignons la reprise insistante de la première personne.)
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 143
(1) Albert Laffay (Le récit, le monde et le cinéma, dans Les Temps
modernes, n" 21, juin 1947) a fait remarquer que nous épousons tou¬
jours le personnage principal comme « centre de perspective » par
le fait meme que le récit ne mentionne que ce qui importe à l’action,
et donc au « héros ». De celui-ci, du reste, nous conservons toujours
une conscience latérale; ne serait-ce que parce que le monde qu’on
nous montre, c’est celui qu’il voit (p. 1587).
(2) T. I, p. 123.
(3) Marginale du 14 décembre 1834 {Leuwen, III, p. 433).
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 149
(1) T. I, p. 82.
(2) Egotisme, respectivement pp. 40-41, 61, 69 et 114. Dans ces quatre
présentations il nous livre l’extérieur avant le trait de caractère, l’im¬
pression avant le jugement, le titre (ou l’accident biographique le plus
marquant) avant le nom. Au lecteur, quand il tient celui-ci, de repren¬
dre le portrait à l’envers.
(3) On trouve la formule dans la page citée de VEgotisme, à propos
de € M. le comte Gazul ».
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 155
(1) « C’est une nouvelle vue sur l’ensemble des choses, et non pas
seulement un détail curieux, que ce roman prétend nous offrir », écrit
J. Prévost (Création, p. 138), qui explique : le bonheur, la fortune, la
société, tout cela n’y « est pas observé de notre point coutumier de
perspective, mais de la frontière des passions ».
(2) Cl.-Edm. Magny, étudiant en général les problèmes que posent
dans le roman les déplacements de la caméra imaginaire, note inci¬
demment que le Ronge est le type même d’un récit dont la perspective
reste celle du protagoniste (Roman américain, p. 83).
(3) C’est ce qui semble avoir échappé à J. Prévost qui, tout en con¬
venant que, dans le Ronge, « nous voyons les événements par les yeux
de Julien », énumère les personnages que nous apercevons assez dis¬
tinctement par le dedans comme si cela les dotait d’un dedans réel,
d’un droit de regard et d’un point de vue apte à être adopté par nous
relativement à l’action (Création, pp. 152-153).
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 157
(1) Julien arrive en sa présence dès la page 291 (t. I), et c’est seule¬
ment trois pages plus loin que le jeune homme, qui avait pourtant
demandé à être conduit devant le directeur du séminaire, s’écrie,
mourant de saisissement : « Ah i c’est à M. Pirard que j’ai l’honneur
de parler » (p. 293). Jusque-là, pour lui comme pour nous, l’homme
assis restera vaguement : « l’homme », « on », « l’homme terrible »,
« 1 homme a la figure rouge » ou « l’homme noir ».
{2) Rouge, l, pp. 292-293 : « L’homme sonna; Julien n’avait perdu
que 1 usage_ des yeux et la force de se mouvoir; il entendit des pas qui
s approchaient. On le releva, on le plaça sur le petit fauteuil de bois
blanc. 11 entendit 1 homme terrible qui disait au portier ; — Il tombe
du haut mal, apparemment, il ne manquait plus que ça. Quand Julien
put ouvrir les yeux, l’homme à la figure rouge continuait à écrire- le
portier avait disparu. » Un romancier peut-il commettre moins d’ex¬
trapolation par rapport à l’expérience sensible de son personnage ?
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 159
(1) Quelques exemples encore. Quand Julien, avant son départ pour
Paris, vient faire ses adieux à Mme de Rénal, son audacieuse équipée
est racontée dans l’ordre où se font, à travers la nuit, des apparitions
qu’il n’est pas sûr, d’abord, de bien reconnaître : « Il vit une ombre
qui semblait s’avancer avec une extrême lenteur. Tout à coup, il vit
une joue qui s’appuyait à la vitre [...] Le fantôme blanc s’éloignait; il
lui prit les bras; c’était une femme... » (I, p. 370). — Quand, à Paris,
le jeune secrétaire vient à commettre quelques bévues, l’auteur prend
bien soin de ne pas nous détromper tant que l’intéressé n’est pas,
lui-même, revenu de son erreur. Ainsi, t. II, p. 23 : l’abbé Pirard a
introduit le petit provincial « dans une suite de grands salons. Julien
remarqua qu’il n’y avait pas de meubles. Il regardait une magnifique
pendule dorée, représentant un sujet très indécent selon lui, lorsqu’un
monsieur fort élégant s’approcha d’un air riant. Julien fit un demi-
salut. Le monsieur sourit et lui mit la main sur l’épaule. Julien
tressaillit et fit un saut en arrière. Il rougit de colère. L’abbé Pirard,
malgré sa gravité, rit aux larmes. Le monsieur était un tailleur. » —
Lorsqu’à quelque temps de là le « nouveau débarqué » s’avise de se
tenir pour insulté par le regard que rive sur lui « un grand homme
en redingote de castorine » (II, p. 67), le lecteur n’est pas infornié par
le romancier qu’il s’agit là d’un simple cocher de la domesticité du
chevalier de Beauvoisis : le fin mot de l’affaire ne nous sera donné
que cinq ou six pages plus loin (p. 72) : quand le lendemain le héros
viendra à reconnaître par hasard son însulteur; jusque-là, dans leur
déroulement les faits ne nous avaient pas apporté plus de lumière
qu’il n’en était parvenu au protagoniste. — De même, encore, dans
l’épisode du demi guet-apens près de Metz (II, p. 278), l’explication
vient seconde dans le récit comme dans la chronologie de l’enregis¬
trement subjectif, ce qui dénote absolument l’absence du romancier :
« A côté du maître de poste était un homme qui fouillait tranquille¬
ment dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les manches de
son habit, qui étaient noires et fort serrées. C’est une soutane, se dit-
il... » Un effet analogue serait encore à signaler vers le dénouement,
quand Julien, qui vient de tirer sur Mme de Rénal, sort de son hyp¬
nose (II, p. 387) : « En se relevant, il se sentit le cou serré; c’était un
gendarme en grande tenue qui l’arrêtait... »
(2) Cf., par exemple, l’épisode de la Note secréte {Rouge, II, ch. xxi
et xxii) : comme Julien ne réussit pas à tirer tout à fait au clair ce
qui s’est tramé sous ses yeux, Stendhal laisse ces deux chapitres dans
un entre-deux redoutable de précision et d’obscurité.
160 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Il semble que J. Prévost ne s’en soit pas assez avisé {Chemin,
p. 98, et Création, pp. 214-215).
(2) Chartreuse, pp. 249 sq.
(3) Ibid., pp. 448-449. Il est vrai que la première partie de cette
longue scène (pp. 445-446) s’était inscrite dans le champ, d’abord
auditif, puis visuel, du héros.
(4) t^’est par les « choses curieuses et d’une bizarrerie intéres¬
sante » qu’on lui rapporte {Chartreuse, pp. 92-95), concernant le minis¬
tre, que nous, lecteur, venons à faire connaissance avec Mosca. Ranuce-
Ernest IV, la triste princesse Clara-Paolina, l’avarice de la marquise
Balbi et tout ce que la Cour offre de saillant en ridicule, tous ces
personnages et tous ces cas qui ont accaparé l’attention de Balzac,
nous sont, eux aussi, révélés à la faveur des aperçus vifs et imperti-
nents qu’en a pris la Sanseverina tout au long du chapitre vi, où
précisément ce n est pas Fabrice qui fournit l’éclairage. On notera
que le romancier prend le soin de disposer la plupart de ces rensei¬
gnements dans le prolongement de formules répétées comme : « elle
trouva », « la duchesse remarqua », etc. (on peut, à cet égard, étudier
en particulier la p. 104).
(5) J1 apprend avec indifférence la nouvelle de la mort {Chartreuse
p. 387) et n’assiste point à l’entrevue au cours de laquelle Bruno fait
son rapport à la duchesse (pp. 389 sq.).
(6) Cf. plus haut, p. 152, et Corr., X, p. 278.
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 165
(1) Ibid., p. 43. « Il avait beau regarder du côté d’où venaient les
boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance
énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les
coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus
voisines; il n’y comprenait rien du tout. »
(2) Pp. 41-47. C’est au cours de cette chevauchée que se place la
découverte des effets de la canonnade qu’on vient ci-dessus d’invoquer.
(3) Pp. 32-33.
(4) Pp. 63 sq.
172 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
Farnèse, ou plutôt celle de Benvenuto Cellini, qui lui ont, toutes deux,
servi de précédents. Ce type de récit critique à tendance objective
relent au moment (p. 367) où l’aüteur cesse d’utiliser la déposition de
Fal^ice : « On a calculé que plus de quatre-vingts agents étaient sur
pied cette nuit-là, etc... » Il est d’ailleurs probable, comme nous le
suggéré L.-F. Benedetto (La Par/na di Stendhal, p. 212, n.), qu’il subsiste
dans cet épisode de l’évasion des résidus d’un premier état du texte
malaisément conciliables avec le dénouement que nous possédons.
(1) Pp. 365-367.
(2) Stendhal multiplie, en effet, les incises du type : « dit-il »
« ajoutait-il », « à ce qu’il dit », etc... ’
(3) Romans, II, pp. 88-104.
(4) Qu’on en juge par ce fragment (ibid., II, pp. 93-94), dont on a
LES RESTRICTIONS DE CHAMP 175
et Henri Martineau, dans son édition Garnier du même roman, pp. 546
et 548, notes 64 et 80. — P. Jourda reconnaît pourtant que pour Ma¬
thilde (t. II, notes aux pp. 76 et 77) et pour Julien {ibid., note 4 à la
p. 97, n. 1 à la p. 110, et n. 8 à la p. 144) le mécanisme de la cristalli¬
sation n’est pas strictement inféré de la scolastique instituée dans le
traité De l’Amour.
(1) Cf. surtout Henri Martineau qui écrit dans L’Œuvre de Stendhal,
p. 334, à propos du Rouge : non seulement Stendhal « a enchaîné,
expliqué, rendu logiques tous les actes de ses personnages, les mon¬
trant conformes à leur tempérament et à leur éducation, mais surtout
il a construit avec toute la rigueur de son esprit logicien, sur le ter¬
rain solide de sa perspicace observation ». Dans le même chapitre
l’éditeur de Stendhal a magistralement démontré (pp. 343-351) que le
dénouement si contesté du Rouge constituait la seule conclusion, sinon
fatale, du moins raisonnable de cette destinée. Léon Lemonnier est allé
dans le même sens : « De quelque façon qu’on examine le problème » —
écrit-il dans Psychologie et destin de Julien Sorel {Cahiers de Paris,
n" spécial du « Centenaire », 1942, p. 29) — « le destin de Julien Sorel
apparaît comme enfermé dans son caractère, et c’est là la résonance
profonde de ce livre, son impression de fatalité, ou plutôt de déter¬
minisme. La valeur du roman est dans la solidité de ses fondements
logiques. Un tel être, dans un tel milieu devait finir par la guillo¬
tine. » C;f. dans le même sens Armand Caraccio, Stendhal, pp. 151
et 183.
(2) C’est ce qu’admet René Ternois poussant l’affirmation jusqu’au
paradoxe, en introduction à des pages choisies du Rouge (Classiques
Larousse, t. I, p. 11).
(3) Comme le soutient Silvestre de Sacy voulant réfuter dans Le
Miroir sur la grand route {Mercure de France du 1®^ mai 1949, pp. 73,
75 et 80) la proposition de Maurice Bardèche que la Chartreuse res¬
semble à un roman picaresque, c’est-à-dire tel que le caractère fortuit
des aventures y autorise la juxtaposition et l’indépendance des épi¬
sodes.
(4) Cf. Pensées, I, p. 3 : « ... le nombre des personnages rigoureu-
12
184 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Dans les dix dernières pages de cette ébauche, on ne sait pas,
par exemple, si le héros n’aime pas encore ou n’aime plus la du¬
chesse (cf. Mél. lût., I, pp. 147, 149 et 153-154).
(2) Il importe peu qu’on ne revoie plus la petite fille prêtée au
héros (Romans, II, p. 129), et qu’on oublie Rosalinde dans toute la
seconde partie du récit (elle ne revient « jalouse comme Othello »
qu’à la p. 273). Ce qui est plus ^ave, c’est qu’après la page 256, où le
conteur convient en note : « Ici, peut-être devrait s’arrêter cette nou¬
velle », l’histoire continue et tourne en rond, sans doute parce que
l’auteur ne se résout pas à interrompre son récit tant que le héros
reste en vie. En tout cas, ni Stendhal ni nous ne savons plus si, vers
la fin (p. 275), Féder cache ou ne cache pas son jeu et si, lorsqu’il
inaugure la froideur à l’égard de Valentine, c’est tactique ou retour de
timidité.
(3) Mais l’auteur doit savoir si dans un même moment Octave est
sensible ou non au fait qu’une grande dame lui manifeste sans pru¬
dence des marques d’intérêt. Ne lit-on pas, p. 64 : « ... et le plaisir
d’attirer d’une façon marquée l’attention d’une femme aussi considé¬
rable lui faisait^ supporter avec patience les longues explications
qu’elle jugeait nécessaires à sa conversion » — et cinq lignes plus
loin : « Quoique la marquise fût une fort grande dame tout à fait à la
mode, et d ailleurs fort belle encore, ces avantages ne faisaient aucune
impression sur Octave. »
(4) On peut, à la rigueur, accepter que l’auteur modifie sa façon de
voir concernant des personnages secondaires : présente d’abord Fabio
Conti comme un grotesque, puis comme un méchant — et l’archevêque
Landriani tantôt comme un protecteur paterne et tantôt comme un
persécuteur assez odieux de Fabrice, mais que d’inconséquences con-
cernant le protagoniste! Pour emprunter un exemple à H. Martineau
(ed. Garnier, p. 644), « quel besoin d’une croix de chapelet et d’un
ressort de montre pour ouvrir un volet dans l’abat-jour qui masque
ses fenetres » si Fabrice a conservé en prison ses armes
(5) Cf. par exemple le jugement de la Gazette littéraire^ cité par Jules
Alarsan dans son Introduction au Rouge, p. lvii, n.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 193
II
lement son évocation (1), brûle, comme l’a noté Valéry (2),
de se mettre en scène lui-même. Il s’interpose entre acteurs
et public « un peu à la manière du chœur antique <3); il ne
nous livre pas un détail sans un « guide-âne » (4). Il rompt si
communément avec l’objectivité épique qu’on pourrait pres¬
que suivre le roman sur deux plans : dans le registre où se
suivent les événements et dans la marge où l’auteur les
juge (5); il subordonne même parfois si nettement le fait à la
glose que, lire le livre, ce n’est plus fournir une escorte
d’imagination à ses créatures, mais converser ou « se pro¬
mener » (6) avec l’écrivain. On a pu estimer que cette habi¬
tude de la paraphrase critique venait chez lui contrarier, non
moins que sa pente au lyrisme, l’aptitude à la narration (7).
Ce n’est qu’au terme de notre enquête que nous prétendrons
décider si réellement le romanesque en a souffert. Il est clair,
en tout cas, que c’est cette tendance qui dans ses fictions
donne l’indice même du ton.
Est-ce à dire qu’il ait introduit pour autant un tour inédit
dans l’art de conter? La question demande à être reprise
de plus loin. Lorsque l’on a affaire à un narrateur oral, le¬
quel offre à ses auditeurs une présence physique, il est inévi¬
table, surtout s’il rapporte une anecdote dont il a été lui-
même le héros ou le témoin, que constamment il ramène sur
lui l’attention; il n’a pas à se mettre en scène : Il y est. C’est
(1) Sur cette Belebung des Stoffes qui introduit le lecteur dans l’ac¬
tion en le sommant de prendre parti,, cf. le chapitre de Berta Wicke
intitulé Kontakt mit dem Leser, dans Stilprobleme bei Stendhal, no¬
tamment p. 59.
(2) Préface à L. Leuwen, p. x.
(3) Pierre Sabatier, Esquisse de la morale de Stendhal, Hachette,
1920, p. 93.
(4) La formule est de Ch.-G. Amiot (Impressions sur Stendhal, dans
la Revue Hebdomadaire du 21 juin 1924, pp. 317-318), qui s’en irrite
un peu et ajoute : « Ces personnages en hachures sont sans cesse
indiqués et démontrés par leur peintre. »
(5) Cf. Kléber Haedens, Paradoxe sur le Roman, p. 70 : « Stendhal
intervient froidement dans son récit. Il ne garde jamais un ton neutre
et objectif dans la description; jamais il ne s’absente. » — Cf. aussi
Hugo Friedrich, Die Klassiker des franzôsischen Romans, p. 39 : « So
ist es ihm auch gleichgültig, immer wieder aus der epischer Objekti-
vitât herauszutreten als der Autor, der ihre Vorgânge (des personnages)
bespricht und beurteilt. Die Kommentare sind so hiaufig, dass der Leser
an zwei Inhalten seiner Romane teilnimmt : am Handlungsablauf der
Gestalten und am Urteilsablauf des Autors. »
(6) Cf. René Schwob, Notes sur Stendhal, dans la Revue Hebdoma¬
daire du 29 juillet 1939, p. 536. — Cf. aussi Cari Kôrver, Stendhal und
der Ausdruck der Gemütsbewegungen, p. 35; et Jean Hytier, Les ro¬
mans de l’individu, pp. 86-87 et 99.
(7) Cf. Guido Piovene, Stendhal artistica critico, dans II Convegno,
du 25 février 1932, pp. 1, 5 et 16 : « La coscienza critica che lo dissolve
toglie a Stendhal la possibilité di narrare. »
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 207
(1) Celle de Fielding, mais plus encore celle de Sterne. Sans doute
Tristram Shandy et le Sentimental Journey, qui rentrent dans le cadre
de l’autobiographie, ne peuvent-ils, puisqu’il ne s’agit pas là de récits
à la troisième personne, constituer à nos yeux d’irrécusables précé¬
dents. Il n’en reste pas moins que ces deux ouvrages, dont on sait
qu’ils imposèrent, du point de vue de l’humour, une mode durable,
peuvent entrer en ligne de compte comme types de narrations, où l’au¬
teur ne cesse pas de se mettre en scène, non seulement comme per¬
sonnage, mais comme écrivain, et qui ne craint pas d’interpeller avec
ironie son lecteur.
(2) Les « interventions » n’y sont pas rares. Cf., pour ne citer que
deux exemples. Acajou et Diphile, de Duclos, et Zulmis et Zelmaîde,
de Voisenon.
(3) Dès le 20 décembre 1805, il le proclamait « charmant » {Jour¬
nal, II, p. 174 n.). Le dernier jour du même mois, venant d’en ter¬
miner le troisième tome, il s’applique à définir la qualité de l’esprit
qu’il y a vu à l’œuvre : du piquant donné par un tour légèrement
énigmatique et porté sur un fond de gracieuse bonhomie {ibid.,
p. 200). Dans VHist. Peint. (II, p. 132), il se réfère admirativement à
l’épisode de Mme de la Pommeraie, qui, par la suite, devait lui four¬
nir au ch. xxxvii de VAmour le paradigme de la jalousie française.
Dans sa chronique du New Monthly Mayazine du 22 mai 1828 {Courr.
anglais, III, p. 377), on le voit encore citer cet « admirable roman »
comme l’œuvre de Diderot la plus lue de son temps : il n’osait, pour
sa part, en 1831 espérer que le Rouge dût à vingt ans de là conserver
le même succès (Lettre à Alberthe, datée de Trieste, Corr., VII, p. 73).
Dans les Souvenirs d’Egotisme (p. 10), tout en professant que c’est le
seul ouvrage de Diderot qu’il estime, il déclare le porter aux nues, et
plus tard dans les Mém. T. (I, pp. 112-113) il assure qu’il ne connaît
pas de production contemporaine « comparable » à ce livre-là. A peine
y reprend-il quelques restes d’emphase (Lettre à Balzac, brouillon du
16 octobre 1840, Corr., X, p. 271).
(4) Il aimait à le demander dans les cabinets de lecture (Mél. int.,
I, p. 349), fût-ce pour le malin plaisir de se le voir refuser {Mém. T.,
I, p. 150).
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 215
(1) Brulard, I, pp. 152 et 154. Ces deux pages seraient à citer en
entier.
(2) Ibid., I, p. 384.
(3) Ibid., I, pp. 473-474.
(4) Ibid., I, p. 154.
(5) Variétés stendhaliennes, p. 173.
(6) S’agît-il de celle qui l’envahit quand il a trop admiré (Mém. T.,
II, p. 193).
(7) Dans VEgotisme, où il peut se payer de l’illusion qu’il reprendra
un jour son manuscrit, on admet qu’il se soit ménagé, en cours de
rédaction, quelques blancs : cf. p. 9, où il saute directement de Milan
à Paris : « (Ici quatre pages de descriptions de Altorf à Gersau, Lu¬
cerne, Bâle, Belfort, Langres, Paris. Occupé du moral, la description
du physique m’ennuie...) » — mais lorsqu’il confie son texte à l’im¬
primeur, partout où il élude les développements fastidieux, il lui faut
convenir qu’il s’est dérobé. Du moins le fait-il en galant homme qui,
en fixant le nombre des pages dont il aurait eu besoin s’il s’était
acquitté, signe pour ainsi dire une reconnaissance de dettes envers le
lecteur. C’est dans ses journaux et mémoires de voyages qu’on ren¬
contre le plus grand nombre d’interventions s’y employant.
(8) Cf., par exemple, et pour citer au hasard. Promenades, II, p. 107,
III, pp. 201, 272...; Mém. T., II, p. 354, etc.
(9) Cf., par exemple. Bouge, II, p. 228 : « Mais il est plus sage de sup¬
primer la description d’un tel degré d’égarement et de félicité... », et
LES INTRUSIONS d’aUTEÜR 229
(1) Cf. Mém. T., II, p. 266, ou ibid., 111, p. 249 : « Tel camp mal
choisi a servi de cimetière aux deux tiers du régiment qu’on y avait
campé et dont je ne donne pas le numéro. » Paul Arbelet signale dans
son étude sur L’Histoire de la Peinture et les plagiats de Stendhal,
p. 239, un cas fort piquant de prétérition dont une gratuite malignité fait
tous les frais. Bossi, que Stendhal démarque dans le passage en cause
{Hist. Peint., I,p. 217), parlait d’un général qui avait fait abattre les por¬
tes d’un réfectoire de dominicains, mais ne donnait pas le nom dudit.
Stendhal prend un air entendu et imprime sans sourciller : « Mais,
peu après, un général, dont je tairai le nom, se' moqua de cet ordre,
fit abattre les portes... » On pourrait, assurément, supposer qu’il ait
tenu ce nom d’autre source, mais il est plus croyable que, sans être
davantage informé, il ait voulu en intervenant, donner un tour plus
malicieux et un peu de pointe à son anecdote.
(2) C’est ainsi qu’il se refuse à transcrire au début de Lamiel les
répliques malhonnêtes qu’échangent Sansfin avec les lavandières
(p. 38), puis celles-ci avec Mme Hautemare (p. 44). On notera que la
prétérition tend ici à consolider le vérisme : la réalité des propos
sera privée de compte rendu, ce n’est donc pas le compte rendu qui
passera pour avoir gratuitement supposé les propos.
(3) Evoquant la « Jeunesse d’Alexandre Farnèse » {Chartreuse,
p. 489), l’auteur juge bon d’intervenir pour se précautionner : « Il
faudrait un courage bien brutal pour oser l’expliquer d’une façon
claire », assure-t-il de l’art de vivre des Italiens de la Renaissance. Il
en a usé de même dans toutes les Chroniques italiennes, où il affecte
de souligner les endroits où il a fait des concessions à la délicatesse
morale d’un lecteur moderne (sur ces concessions, cf. R.-L. Doyon,
t. I, pp. 18-20, de son édition de ce recueil). Est-il besoin d’indiquer
que c’est là un mode d’avertissement qui dans les guides italiens appa¬
raît à tous les tournants ?
(4) Suivant la formule bien connue de la lettre à Mérimée du 23 dé¬
cembre 1826 (au sujet d’Armance).
(5) Rouge, I, p. 319 : « Le lecteur voudra bien nous permettre de
donner très peu de faits clairs et précis sur cette époque de la vie de
Julien. Ce n’est pas qu’ils nous manquent, bien au contraire; mais
peut-être ce qu’il vit au séminaire est-il trop noir pour le coloris mo¬
déré que l’on a cherché à conserver dans ces feuilles. »
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 231
(1) Ibid., II, p. 87. Il est clair que, dans le même temps, l’italique
pour le mot cynique tend à laisser à l’adversaire, indirectement con¬
tredit, la responsabilité tant du terme que du jugement.
(2) Ibid., II, pp. 258-259 : « Le procès-verbal de Julien avait vingt-
six pages; voici un extrait bien pâle, car il a fallu, comme toujours,
supprimer les ridicules dont l’excès eût semblé odieux ou peu vraisem¬
blable... »
(3) Leuwen, III, p. 182. Il avait amorcé cette mise au point en décla¬
rant (ibid.) : « Nous supprimons ici huit ou dix pages sur les faits et
gestes de M. Fléron préparant les élections...
(4) Cf., par exemple, ibîd., IV, p. 109 ; « Nous sautons vingt feuillets
du récit original, nous épargnons au lecteur les mièvreries d’un juge de
province qui veut avoir la croix. Nous craindrions la reproduction
de la sensation que les protestations de zèle et de dévouement du pré¬
sident produisirent chez Leuwen... » — On comprend donc que, dans
le testament léguant le manuscrit de ce roman, l’auteur ait pu certifier
qu’eu égard à la timidité du genre, il avait « constamment affaibli »
(Mél. int., I, p. 30).
(5) Et cela dès Armance : cf. p. 187 : « Essayerons-nous de rappeler
les différents genres de douleurs qui marquaient chaque instant de
sa vie? Le lecteur ne se lassera-t-il pas de ces tristes détails? » — et
p. 287 : « Mais le lecteur est peut-être aussi las que nous de ces tristes
détails; détails où l’on voit les produits gangrenés de la nouvelle généra¬
tion lutter avec la légèreté de l’ancienne. » Cf. aussi dans L Abbesse de
Castro (Chroniques U., I, p. 154) — où la prétérition peut paraître
pourtant moins significative par le fait que l’auteur y assume, pour
bonne part, d’effectives fonctions d’abréviateur : « Je crois devoir
passer sous silence beaucoup de circonstances qui, à la vérité, pei¬
gnent les mœurs de cette époque, mais qui me semblent tristes à racon¬
ter... » Rappelons que dans le Brulard il en use ainsi, aussi bien, pour
15
232 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Racine, I, p. 148 (ce n’est pas, du reste, Stendhal qui parle, mais
le « romantique »).
(2) J’ai toujours devant les yeux, assure-t-il de ses lecteurs, qu’ils
aiment mieux aller voir leur maîtresse [...] que perdre leur temps à lire
une froide dispute sur le romanticisme » (Racine, II, p. 12).
(3) Ibid., I, pp. 145-146.
(4) Ibid., II, p. 25.
(5) Cf., par exemple, Brulard, I, pp. 91 et 145.
(6) Mém. T., I, p. 278.
(7) Du Journal de Paris, à la date du 2 décembre 1824 (Mél. d’Art,
p. 281).
234 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Où il donne les manuscrits qu’il adapte comme étant d’une par¬
ticulière prolixité {Chroniques it., I, p. 60). On ne s’étonnera donc
point que son texte nous offre un catalogue presque complet des for¬
mules de prétérition; cf. I, p. 72 ; « Nous ne suivrons point le récit de
cette petite affaire...»; p. 76 : « Nous sautons les détails militaires... »;
p. 102 : « Nous ne suivrons point l’auteur original dans le long récit
des entrevues successives... »; p. 106 : « La signora de Campireali [...]
inventa une suite de raisonnements trop longs à rapporter ici » ; p. 109 :
« Cette lettre finit par deux pages de phrases folles [...]. J’ai supprimé
plusieurs élégances de ce genre... »
(2) Ibid., II, p. 13 : « Ce récit que j’abrège beaucoup, à mon grand
regret (je supprime une foule de circonstances caractéristiques)... »
(3) Chartreuse, p. 488 : « J’abrège infiniment cette histoire scanda¬
leuse qui, dans l’original, n’a pas moins de quatre cent quatre-vingts
pages in-4". »
(4) Du moins, apparaissant comme auteur, se donne-t-il à nous pour
« entraîné par les événements » (Chartreuse, p. 465). Vers la tin se
multiplient les interventions prétéritives du type suivant (p. 416) :
« Il serait peut-être plaisant de raconter la fureur de Rassi [...]; mais
les événements nous pressent... »
236 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Dans ses Stilprohleme bei Stendhal, Berta Wicke, qui a remar¬
qué la fréquence de ces etc., les a mis en rapport avec l’habitude
stendhalienne de supprimer les idées intermédiaires et y a vu le moyen
pour le romancier de s’assurer la complicité du lecteur traité là comme
interlocuteur. Il est de fait que ce sigle fournit dans l’écrit l’équivalent
d’un geste et rappelle le récit parlé.
(2) Cf., par exemple, dans la Chartreuse, p. 474. ^ •
(3) Ibid., p. 334 : quand Clélia confesse au héros l’interet qu elle lui
porte Stendhal enchaîne ainsi : « Ce discours historique, dont nous
ne donnons que les principaux traits, fut, comme on le pense bien,
vingt fois interrompu par Fabrice... Le lecteur se figure sans doute les
belles choses qu’il disait... »
(4) Cf., par exemple, dans le Rouge, I, p. 186 : « Nous ne répéterons
point la description des cérémonies de Bray-le-Haut; pendant quinze
jours elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du departe¬
ment. » Cf. aussi Leuwen, IV, p. 287. . . ,
(5) Rouge, II, p. 64 : « Nous passons sous silence une foule de petites
aventures qui eussent donné des ridicules à Julien... »
(6) Après avoir indiqué avec une minutie quasiment balzacienne
par quel mécanisme de « stoppage » Lucien cherche à contrecarrer
les projets de Des Ramiers, l’auteur de Lucien Leuwen, qui ne redoute
pas de nous rappeler les matérialités du métier, tranche court, avec —
dans l’impafience — un éclat de brutalité : « Lucien eut une vingtaine
d’affaires de ce genre; mais, comme on voit, ces détails de basse intri¬
gue exigent huit pages d’imprimerie pour être rendus intelligibles,
c’est trop cher » (IV, p. 217). Il intervient de même pour nous annon¬
cer qu’il supprime le détail des manœuvres grâce auxquelles : ici Leu-
wen père entretient la fidélité de son bataillon politique {ibid,, IV,
p. 178) et là la Sanseverina se ménage des intelligences dans la cita¬
delle (Chartreuse, p. 289).
238 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
ainsi par moments sa main sur notre bras ou qui fait un em¬
ploi si peu contraint de la première personne, c’est celui qui
avait accoutumé de prendre ses aises quand il pérorait dans
les cercles mondains de Milan, de Rome et surtout de Paris (1).
Dès l’âge où sous le nom de Filosofia Nova il élaborait sa
méthodologie, repoussant le genre « pédant » qui offense la
vanité, il s’était déterminé en faveur d’un « ton de familiarité
charmante » qui conservât l’enjouement du style parlé (2).
Pourtant le 12 août 1814, vers le moment où il s’apprête à
débuter effectivement dans les Lettres, on le voit se faire un
scrupule de recourir dans l’imprimé à la démagogie que ré¬
clame la conversation : condamnant maintenant toute « fami¬
liarité ignoble », le voilà qui se promet d’éliminer de son
œuvre toute « chaleur qui est obligée de compter sur l’amitié,
la bonté des lecteurs » (3). A vrai dire, c’est du tour oratoire
beaucoup plus que du tour oral qu’il s’était juré de se tenir dis¬
tant. On ne s’étonnera donc point de le voir, à l’autre extrémité
de sa carrière, pour se justifier d’avoir, dans le roman, choisi
le mode enjoué, invoquer à la fois son horreur pour l’enflure et
son « amour pour la clarté et le ton intelligible de la conversa¬
tion, qui d’ailleurs peint si bien, suit de si près la nuance du
sentiment... » (4) C’est là peut-être que ses contemporains ont
situé sa réussite meilleure : « Rien ne donne le désir de cau¬
ser avec vous comme de vous lire », lui mandait Custine le
11 août 1838 (5) et Bussière, à peine la voix du romancier
s’était-elle tue qu’il s’émerveillait d’en retrouver l’exacte in¬
flexion dans l’œuvre imprimée : y reconnaissant « cette façon
leste, décousue, mondaine » de traiter le sujet même le plus
grave, il lançait cette affirmation que la critique, depuis, ne
devait pas cesser de paraphraser ; « Ses livres [...] sont encore
(1) Ils en ont » — ajoutait-il (dans son article de la Revue des Deux
Mondes du 15 janvier 1843, pp. 269 et 276-277) — « le négligé, la vivacité,
les interruptions, les précautions, le trait, toutes les soudainetes, toutes
les grâces. » Cf. aussi sur le même thème Jean Hytier, Les Romans de
l’Individu, pp. 86-87 et 99. - • i j in
(2) La Revue critique des Idées et des Livres^ n spécial du 10 mars
1913 pp. 602-604. Cf. aussi Paul Léautaud, à la page vi de la notice
dont il a préfacé en 1908 l’anthologie stendhalienne qu’il a procurée au
Mercure de France: chez Stendhal « le ton est si vrai... qu il semble par-
fois que ce soit une voix qu’on entend plutôt que des mots qu on lit ».
(3) L’auteur de la Création chez Stendhal attire meme notre attention
comme sur un indice précieux sur le fait que les fautes d orthographe
qui parsèment les manuscrits de Stendhal, particulièrement ceux de
l’Egotisme, attestent, à travers une transcription toute phonétique, que
le mot est venu d’ahord comme parole (pp. 174-175).
(4) Ch. Bellanger, Notes stendhalienne s, p. 14.
(5) Martin Turnell (Horizon, London, july 1947, pp. 50-51).
(6) Stendhal, -pv- 84 et 91. , ,
(7) J. Prévost l’a confirmé pour cet ouvrage ou il a étudié les effets
de la rhétorique d’improvisation » (Création, p. 123). A 1 appui de 1 at-
firmation, qu’il nous suffise de citer cette invite bouftonne ; « ... eh
bien’ je prie le lecteur de répondre la main sur la conscience »
(Rossik I, pp. 133-134). Déjà dans VHist. Peint. Stendhal n avait
pas craint d’utiliser le vocatif pour animer parfois 1 expose : mais
on doit reconnaître que dans bien des cas l’apostrophée (paj exem¬
ple à I p 174 • « Cher ami inconnu », etc.) correspondrait dans cet
ouvrage plutôt à un effet de rhétorique qu’à un besoin de soutenir un
commerce avec le lecteur.
(8) Egotisme, p. 57 ; Brulard, p. 18.
242 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Il lui arrive même, dans l’usage du tour, d’alourdir à plaisir : cf.
t. III, p. 135 : « ... à Lucien Leuwen, son fils et notre héros... »
(2) Cf., par exemple, p. 228.
(3) Lorsque dans L. Leuwen, I, p. 114, Stendhal nous apprend que
le paysan qui initie le jeune homme à l’épopée militaire de la Répu¬
blique était incomparable pour évoquer « une foule de petites particu¬
larités, dont un homme comme nous ne se fût pas souvenu », il est
bien malaisé de décider si ce pluriel est ou n’est pas l’équivalent
modeste du je. Mais quand, dans le même roman, Stendhal, confessant
quelque imperfection du héros, écrit — et, comme on notera plus loin,
il le fait souvent — « nous avouerons avec peine que... », comme c’est
lui seul qui est dans le secret, et lui seul qui, comme tuteur, souffre de
devoir desservir son protégé, la formule n’engage évidemment que lui.
Il en va de même quand c’est en tant qu’auteur qu’il s’exprime. Cf., par
exemple, dans la Chartreuse, p. 251, la reprise : « La profonde pitié,
et nous dirons presque l’attendrissement... » (on notera ici la façon
dont Stendhal qui eût pu adopter un rectificatif impersonnel comme
« voire », ou « et l’on pourrait dire », ou « pour ne pas dire » inter¬
vient insensiblement à travers la rhétorique du nous par habitude de
conteur oral qui, aspirant naturellement à retirer de son histoire un
succès pour la vanité, ne s’efface qu’à contre-cœur et répugne aux for¬
mes neutres de l’affirmation). Il est évident enfin que dans une phrase
comme celle-ci du Rose et Vert (Romans, 1, p. 89) : « Nous avons dit,
ce me semble, que c’était un homme d’esprit », on ne saurait distinguer
le je du nous ni supposer que dans le second le lecteur entre en ligne
de compte.
(4) Celle souvent qui tend à communiquer l’illusion d’un chaud tête-
à-tête; Paul Valéry a donc été bien avisé de remarquer chez Stendhal
« une intention sensible de séduire par le négligé et l’impromptu appa¬
rent — lesquels impliquent et insinuent le seul à seul, dans les rap¬
ports de l’auteur et de l’inconnu à séduire » (Préface à L. Leuwen,
p. xxvii).
(5) Cf., par exemple, dans le Rouge : « Il n’était plus l’homme sévère
et froid que nous avons connu » (II, p. 369), ou dans la Chartreuse ;
« Fabrice croyait à peu près tout ce que nous lui avons entendu dire »,
ou ibid., p. 467 : « Le Gonzo, tel que nous le connaissons... » Et il est
croyable que pour le second de ces deux romans, ses corrections, s’il
les eût poussées, n’eussent point tendu à rabattre de la privauté que le
nous familier introduit dans le ton; cf. le projet de rature consigné
dans la note 603 de l’édition Garnier.
LES INTRUSIONS d’aUTEÜR 245
(1) Et nous comptons pour rien ici le tour à peine personnel qu’il
affectionne tant du « je ne sais ». Mais on le voit faire précéder des
indications qui atteindraient fort bien leur but sans ce convoi d’un
« je pense bien que » (par exemple, dans le Rose et le Vert, Rornans,
I, p. 33). La rançon de cet interventionnisme parlé, c’est parfois un
léger excédent de jeu, et de la prolixité dans l’aisance.
(2) Il faut noter de quel secours pour la connivence qui s’établit
entre auteur et lecteur sont les petits mots imperceptiblement présen-
tatifs dont Stendhal aime à accentuer çà et là ses indications : cf., par
exemple, dans Lamiel, p. 61 : « Cette fille si babile, Mme Anselme »,
ou ibid., p. 62 (de Lamiel) : « Ses jolis yeux si fins » (dans les deux
cas l’exclamation démontrative équivaut à un : « Je vous en fais juge »
ou encore à la présomption : « Vous vous en souvenez aussi bien que
moi », et constitue, à la faveur de la désignation intensive, une minus¬
cule intervention de l’auteur). Assez souvent le démonstratif est plus
déclaré et tend à amorcer un dialogue, cf. Leuiven, II, p. 277 : « ... ces
petits cahiers de papier que, comme vous savez, l’on fait venir de
Barcelone »; Chartreuse, p. 11 : « ... ce marquis Del Dongo si grand
seigneur, et dont vous connaissez déjà le gros visage blême... » ; et
Féder (Romans, II, p. 242) : « A toutes les grâces de l’esprit que vous
lui connaissez, le Boissaux joignait... »
(2) Nous le voyons déjà dans le Rouge, II, P- 22, utiliser le vocatif pour
nous imposer son propre goût — en présumant du nôtre : « Les salons
que ces messieurs traversèrent [...] » — nous assure-t-il de Julien et de
l’abbé Pirard qui viennent de pénétrer dans l’hôtel de la Mole — « vous
eussent semblé, ô mon lecteur, aussi tristes que magnifiques. On vous
les donnerait tels qu’ils sont, que vous refuseriez de les habiter. »
(4) On lit, par exemple, dans le Rouge, II, p. 11, au moment où l’au¬
teur évoque les transports de Julien à la Malmaison : « Il pleura. Quoi!
malgré les vilains murs blancs? [...] — Oui, monsieur; pour Julien
comme pour la postérité il n’y avait rien entre Arcole, Sainte-Hélène et
la Malmaison.. » Ce fragment de dialogue est à la façon de Fielding,
comme l’échange de vues d’éditeur à auteur qui vient couper dans le
même roman l’épisode de la Note secrète (II, p. 258).
246 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
comme dans sa Vie de Napoléon, où on lit dans une note (I, p. 435) :
« Couleur comique pour faire variété; d’ailleurs c’est la couleur du
sujet », or, il s’agit à ce moment de la Charte !
(1) Cf., par exemple, cette simple phrase dans Mina de Vanghel
(Romans, I, p. 155) : « Par un hasard que je me garderai d’appeler
singulier. Mina [achetant une terre] ne fut trompée que de très peu
[par le notaire]. » Il est clair qu’ici, c’est, sans besoin pour le sujet,
l'auteur lui-même qui intervient pour faire épigramme à l’endroit de
la malhonnêteté des agents d’affaires français. Mais il faut parfois de
bons yeux, tant son intrusion satirique est rapide, pour surprendre
l’endroit où sa malice a fait un entrechat : cf. dans la Chartreuse,
p. 401 : « ... entre autres idées enfantines, le prince prétendait avoir
un ministère moral », < enfantines » donne le sel, mais celui-ci, le
lecteur pressé le savoure plutôt dans la généralité du ton, et dans le
coloris de tout le morceau.
(2) Nous sommes avertis de son intention grâce à la note datee du
6 mars 1841 (Lamiel, pp. 299-300).
(3) Qu’il suffise, pour faire juger de cet interventionnisme presque
16
248 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
pour être juste, convenir, comme le fait ici Stendhal, que le romancier
perd en contrepartie la possibilité d’être plébiscité à la faveur d’une
sympathie contagieuse.
(1) « Ses préfaces parlent au public devant le rideau, clignent de
l’œil, font au lecteur des signes d’intelligence, le veulent convaincre
qu’il est le moins niais dans l’auditoire, qu’il est dans le secret de la
farce, que lui seul sent le fin du fin... Il n’y a que vous et moi, disent-
elles » (Paul Valéry, Préface à L. Leuwen, pp. ix-x).
(2) La formule apparaît dans une lettre à Pauline concernant les
rapports de société (Corr., I, p. 346).
(3) Cf. Promenades, II, p. 32 : « Pour être honnête homme envers le
lecteur... » On songe à Scarron assurant dans le Roman comique
(P® partie, ch. xii) : « Je suis trop homme d’honneur pour n’avertir
pas le lecteur... » ou à Fielding employant fréquemment dans Tom
Jones (par exemple au t. I, p. 48) l’expression : « To deal plainly with
the reader... »
(4) Cf. Mém. T., I, p. 309 ; « Il me semble que le lecteur est d’avis
que... »
(5) Cf., par exemple. Racine, I, p. 137, ou Promenades, II, p. 63; et
il a tout d’un hôte faisant des manières dans un salon quand il écrit
\ibid., I, pp. 174-175) : « Les combles de Saint-Pierre [...] méritent
fort d’être vus, mais je n’ose retenir le lecteur plus longtemps... » A
plus forte raison, en use-t-il ainsi quand il nous entretient de lui-
même (cf., par exemple, dans l’Egotisme, pp. 6, 23, 48, 50, etc.).
(6) La formule se voit dans une marginale de L. Leuwen {Mél. int.,
II, p. 249).
252 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
sentiments l’ironie qni les gâte, des êtres placés à l’autre extrémité
de l’échelle morale ont pourtant de l’influence sur nous. >
(1) Il intervient en ce sens, comme il le faisait pour le Journal
sur les pages de garde du cahier, à chaque fois que c’est un peu de
sa sensibilité qu’il dévoile. Cf., par exemple. Amour, II, p. 267 ; « Je
prie de ne pas ouvrir ce livre tout homme qui n’a pas été malheu¬
reux pour des causes imaginaires, etc. », et Brulard, I, p. 499 : « ... si
vous avez plus de trente ans ou si, avec trente ans, vous êtes du parti
prosaïque, fermez le livre. »
(2) Déjà, dans Rome, à la date du 30 octobre 1816 : les nigauds, « je
les engage à fermer le livre ».
(3) Lettre du 23 juillet 1805 {Lettres à Stendhal, I, p. 107).
(4) Ceux qui ont étudié les problèmes d’expression chez Stendhal
n’ont pas manqué de remarquer l’exceptionnel développement du for¬
mulaire de politesse dont il use envers le lecteur (cf., par exemple, Kôr-
ver, op. cit., pp. 37-38).
(5) Dans les Mém. T., comme il n’est pas très sûr de ses notions
d’archilecture, il multiplie, lorsqu’il se croit tenu d’en traiter, les
interventions justificatives et propitiatoires (cf., par exemple, celles
qu’il accumule, t. I, p. 290, au sujet de Vaison). Il fournit là le cas, si
on retourne contre lui ses propres termes (Racine, I, p. 5), d’un auteur
qui « ne consultant qu’une juste défiance de ses forces », entoure « ses
observations de l’appareil inattaquable de ces formes dubitatives et
élégantes » qui sont susceptibles de mettre « les intérêts de sa modes¬
tie [...] parfaitement à couvert ».
(6) C’est ainsi que le second Racine et Shakspeare se termine sur
une expresse « protestation » (t. I, p. 155).
LES INTRUSIONS D’AUTEUR 255
un peu leste, je ne prends pas ce ton par recherche [•••], mais je pré¬
tends avoir la liberté du langage. J’ai cherché une périphrase pendant
vingt secondes et n’ai rien trouvé de clair. Si cette liberté rend le lec¬
teur malévole, je l’engage à fermer le livre... »
(1) Aussi, n’est-il point surprenant qu’il ait cru devoir terminer sa
Vie de Rossini par une « Apologie » (II, pp. 269-279), qui est, à vrai
dire, d’emprunt.
(2) Cf. Racine, I, pp. 147-148, n. : « ... Les personnages ne savent pas
qu’il y a un public... Dés l’instant qu’il y a concession apparente au
public, il n’y a plus de personnages dramatiques. Je ne vois que des
rhapsodes récitant un poème épique... »
(3) On verra plus loin, pp. 317-319, que sur ce point théâtre et roman
doivent être dissociés, l’auteur pouvant, dans le second, nous engager
à ses créatures par le mouvement même dont il nous gagne à lui.
(4) De « ces regards en coulisse » — comme l’écrit Claude-Edrn.
Magny (Hist. du Roman français, I, p. 175) — que Stendhal jette si fré¬
quemment « dans la direction des fauteuils d’orchestre... »
262 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) On aimerait pouvoir ici exploiter certaine note, sans aucun doute
antérieure aux romans, qu’a publiée V. del Litto dans le Divan d’avril-
juin 1940 (« En marge de Métilde »), p. 235 : « ... Quand tu écris pour
un personnage, tu ne crains pas d’être ridicule, tu le crains pour toi. »
Le sens n’en est, malheureusement, pas assez clair.
(2) Note de l’exemplaire Serge-André des Promenades {Mél. int.,
II, p. 99).
(3) Ibid., p. 103.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 263
(1) Rouge, II, pp. 223-224. Dans le même esprit et visant la même
Mathilde, il avait déjà, un peu plus haut, inséré une parenthèse de pré¬
caution qui équivaut à une brève mise en garde partie des coulisses :
« De tels caractères sont heureusement fort rares. »
(2) La formule apparaît dans les Mém. T., II, p. 176, à propos d’un
paysage. Dans L. Leuwen, III, p. 21, Stendhal avait écrit : « Le temps
s’envolait rapidement pour notre héros. Mais les amants sont si heu-,
reux dans les scènes qu’ils ont ensemble, que le lecteur, au lieu de
sympathiser avec la peinture de ce bonheur, en devient jaloux et se
venge d’ordinaire en disant : Bon Dieu ! Que ce livre est fade ! »
(3) Mél. int., II, p. 271 : « A Paris, arranger ce style contre le ridi¬
cule. » Il demandera à Mme de Castellane et à Menti de lui « donner
le la » {ibid., p. 249) pour le ton, à George Sand : pour les toilettes
{ibid., pp. 272, 274 et 275). Ce n’est donc pas seulement par vérisme
qu’il s’informera, mais par crainte d’être moqué. Pareillement il se
recommande dans les parties scabreuses de prendre un style « timide »,
sous peine de « prêter au ridicule » {ibid., pp. 249-250).
(4) Leuwen, IV, p. 450.
(5) Chartreuse, p. 143 (De Mosca s’employant à sauver Fabrice) :
« Si le lecteur est très jeune, il se scandalisera de notre admiration
pour ce beau trait de vertu... » Cf. aussi p. 610 (n. 599) cette interven¬
tion assez délicate, correspondant à un projet de correction noté dans
l’exemplaire Chaper, qui prouve, de quelque façon qu’on l’interprète,
combien l’auteur se sent vulnérable à travers le caractère et la conduite
de ses personnages ; « ... Nous espérons, déclare-t-il, que le lecteur ne
nous fera pas l’injure de penser que la duchesse et son ami ne fissent
266 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
pas de fautes; ils avaient l’âme trop jeune pour être de parfaits diplo¬
mates... » (Il ne peut être injurieux à l’égard de Stendhal de supposer
que Mosca et la duchesse ne commettaient pas d’erreurs que il" si
c’est le soupçonner d’avoir accordé son amitié à des êtres desséchés
par la ruse; 2“ si c’est le présumer assez médiocre romancier pour
avoir doté d’une invraisemblable infaillibilité des héros à l’âme encore
passionnée.)
(1) Note de l’exemplaire Bucci du Rouge {Mél. litt., III, p. 417).
(2) Cf., par exemple, le paragraphe de précaution qui interrompt
l’exposé des vues de Roizand dans Une Position sociale {Mél. litt., I,
p. 101) : « Tout cet ordre d’idées semblera bien suranné aux yeux du
lecteur lorsqu’on imprimera ceci. 11 y aura bien longtemps alors
que le public aura porté sa sentence sur ce fameux procès et que les
factures seront oubliées. Mais cette position historique est nécessaire
à l’intelligence de la présente histoire... Malheureusement, à cette
époque de 1832, maintenant si reculée, les idées politiques entraient
pour beaucoup dans la conduite et dans la façon de juger de la partie,
dirai-je, généreuse ou romanesque de la nation. » — Cf. encore, ibid.,
p. 133, cette glose que Stendhal pique non sans quelque impertinence à
Journées de Juillet : < Journées encore célèbres en 1832, etc. »
(3) Romans, II, p. 218 ; « On va trouver peut-être que nous nous
étendons un peu trop sur les ridicules de l’époque actuelle, qui, pro¬
bablement, seront révoqués en doute dans quelques années, etc. »
(4) Se forçant, dans une addition de l’exemplaire Chaper, à compo¬
ser quelques lignes en style affecté, Stendhal, qui ne peut y tenir, se
désolidarise de tant de calligraphie et surajoute, avec un clin d’œil
adressé à la postérité, cette note d’excuse : « Je demande pardon au
lecteur de 1880, s’il s’en trouve. Pour être lu en 1838, il fallait dire :
écoutant le silence... » (p. 561, n. 202).
(5) Cf., par exemple, Leuwen, I, p. 123 : « Nous ne ferons pas à
notre lecteur l’injure d’indiquer les vingt raisons qui faisaient de cette
démarche une gaucherie incroyable... >
LES INTRUSIONS d’AUTEUR 267
(1) Souvent sans insister et dans le naturel du style parlé. Cf., par
exemple, Lamiel, p. 4, de Carville : c’est un lieu, dit le narrateur,
« dont je demande la permission de dire des horreurs >>.
(2) Par exemple, vers la tin des Cenci {Chroniques, it., I, p. 294) :
« La fin de cette note latine est touchante, mais je suppose que le lecteur
est las d’une si longue histoire... » , ., .
(3) Il use pour ce type d’intervention de formules très variées, qui
presque toutes relèvent, dans leur aisance, du tour oral. Cf., par exem¬
ple, Rouge, II, p. 79 : « Le lecteur est peut-être surpris, de ce ton
iihre... »; Leuwen, IV, p. 263 : « Notre lecteur s’étonnera peut-être
qu’une femme... »; Rose et Vert {Romans), I, p. 49 : « Ce banquier dont
l’obligeance vous surprend sans doute... »; p. 51 : « ... On ne sera donc
pas surpris de ses procédés... » ; p. 89 : « Ne vous étonnez donc point
de voir M. l’abbé de Miossince à cheval dans les allées du bois de Bou¬
logne... » Il se peut que Stendhal ait emprunté l’usage de ce mode d’é¬
locution enjouée à Fielding qui annonce volontiers un chapitre par la
seule promesse qu’il ne surprendra guère ou, au contraire, qu’il décon¬
certera le lecteur (cf., par exemple, Tom Jones, I, ix) et chez qui l’un
des tours les plus habituels de l’affirmation se ramène à la formule
mécaniquement généralisée : « The reader will scarce wonder... »
(4) Il est plaisant de le voir terminer San Francesco a Ripa {Chroni¬
ques it., II, p. 78) par la prière traditionnelle, que Mérimée avait re¬
prise dans son Théâtre de Clara Gazul : « Excusez les fautes de l’au¬
teur ! »
(5) Dans le Roman comique, Scarron fait volontiers le délicat, pour
ne pas dire : le dégoûté, à l’endroit de son propre conte, lorsque, sa
pause terminée, il doit le reprendre. Cf., par exemple, le début du
ch. XIV dans le 1. I : « Ceux qui auront eu assez de temps à perdre
pour l’avoir employé à lire les chapitres précédents, etc. » — et tous
les « arguments » paresseusement conçus sur le type de ceux-ci, qui
se suivent (xi-xii) dans le 1. II : « Des moins divertissants du présent
volume »; « Qui divertira peut-être aussi peu que le précédent ». On
voit dans un même esprit Furetière sur le point de narrer, dans le
Roman bourgeois, l’histoire de Lucrèce, se remontrer que le lecteur
pense à part soi : « Voicy un méchant Romaniste. Cette histoire n’est pas
fort longue ny fort intriguée... » D’une façon plus provocante, Fielding,
lorsque le chapitre qu’il inaugure lui semble du genre bas, ou faible
268 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
pour l’édification, ou peu amusant, ou encore trop noir, se fait une joie
de le proclamer, et il affecte de craindre qu’aux endroits les plus gra¬
ves l’on ne se mette à rire, à rire de lui (cf., par exemple, dans Tom
Jones, I, VI, quand il annonce que son chapitre est de tel contenu que
« the reader cannot laugh once [...] unless per adventure he should
laugh at the author »), et il prie son partenaire, s’il ignore les délices
de la tendresse, de sauter, ce qui ira sans dommage, tel intermède sen¬
timental {Amélia, III, i). Dans la production romanesque du XVIID siè¬
cle français, en un temps où un écrivain était tenu de s’imputer à crime
de fatiguer l’attention, on voit fréquemment les conteurs prévenir leurs
patients quand ceux-ci vont risquer l’ennui. Cf., pour s’en tenir à cette
Félicia qui avait plongé le jeune Stendhal dans « un torrent de vo¬
lupté », les annonces peu prometteuses de nombreux chapitres : I, v :
« Pour lequel je demande grâce au lecteur qu’il pourra ennuyer » ;
IX : « Peu intéressant, mais qui n’est pas inutile » (de même : II, xvii);
XXVII ; « Réflexions qu’on pourrait omettre sans perdre le fil de l’his¬
toire »; IV, Il : « Qui serait plus ennuyeux s’il était plus long », etc...
(1) Suivant la formule de Fielding dans Tom Jones, au ch. iv du
1. III. — Dans le Roman comique, Scarron, dès le premier chapitre de
la première partie se fait chercher querelle pour telle comparaison
dont il veut que « quelque critique » ait murmuré : c’est que, rétor¬
que-t-il, « j’entends parler des grandes tortues qui se trouvent dans les
Indes, et, de plus, je m’en sers de ma seule autorité ». Au ch. ix de
L’Amante invisible, il hausse encore le ton : « On dira ici de quoi je
me mêle; vraiment on en verra bien d’autres. Sache le sot qui s’en scan¬
dalise que tout homme est sot en ce bas monde, etc. » Au début du
ch. XII, il somme son lecteur, s’il se formalise, « de n’en pas lire davan¬
tage ». — Quant à Fielding il ne se tient plus de satisfaction chaque
fois qu’il a l’occasion de jeter aux critiques « un os à ronger » {Tom
Jones, I, xi) et l’on sait que par « critiques » il entend « tous les lec¬
teurs qui sont au monde » {ibid., VIII, i). Aussi, en tête de chaque livre
voue-t-il volontiers le premier chapitre à de longues, et souvent inso¬
lentes, justifications. Ce qui ne l’empêche pas, par la suite, de réap¬
paraître chaque fois qu’il lui semble bon, même quand l’action presse,
de prévenir certains malentendus de détail (« To obviate some mis-
constructions... »). Comme Stendhal il se défend, en particulier, sur le
mode le plus ironique, de vouloir choquer les zélateurs du parti moral
(cf. au ch. IV du 1. III de 7’om Jones cette protestation : « I would not
willingly give offence to any, especially to men who are warm in the
cause of virtue or religion »). Sans pousser aussi loin le goût de la
polémique, W. Scott y donne parfois, par exemple, dans Wauerley, où
l’on a pu, d’ailleurs, repérer de flagrantes imitations de Fielding (cf. le
premier chapitre de ce roman voué à l’apologie du titre et à la réfuta-
tion anticipée de certains griefs). Dans le secteur français, la mode,
dérivée, de ferrailler avec le lecteur ou avec la Critique n’a peut-être
marqué aucun ouvrage romanesque contemporain du Rouge davantage
que L’Ane mort et la Femme guillotinée, de Jules Janin, qui s’ouvre
dans l’édition originale (Baudouin, 1829) sur une préface (de dispute
justificative) de trente-six pages!
LES INTRUSIONS d’AUTEUR 269
droit de nous mener par le bout du nez (1). Mais de tels écarts
sont rares chez lui, et, le plus souvent, à 1 altercation ou à
l’apologie en forme, franchement digressive et de portée gé¬
nérale, il préfère, dans ses romans, le commentaire explica¬
tif, lequel disculpe d’autant mieux qu’il reste impliqué au
niveau de l’indication. Tel est donc le mode d’intervention
défensive qui lui est le plus naturel, et il ne se lasse pas,
quand il narre, de nous fournir ainsi à sa décharge et en
son nom propre des éclaircissements raisonnés. Par exemple
il sq justifie de s’écarter, ou bien de ne pas s’écarter, du « su¬
jet » qu’il traite (2), plaide pour la vraisemblance d’un trait (3)
ou nous avertit qu’il se gardera des « personnalités » du fait
que la satire n’entre point dans son plan et qu’il lui coûterait
de nous divertir de l’intérêt plus tendre qu’il a résolu de
nous inspirer en faveur de ses jeunes premiers (4). Ou encore,
(1) Corr., X, p. 115 (à vrai dire, dans cette lettre il s’agit non pas
d’un roman, mais des Mémoires d’un Touriste, et on y voit l’auteur qui
brusquement redoute de se donner, du fait de cet aveu, quelques ridi¬
cules privés, réduire aussitôt, par cette parenthèse, la portée de sa
confession : « ... à l’exception de deux ou trois aventures d’amour »).
(2) Il montre tant de hâte à nous offrir de retirer ce qu’il vient d’a¬
vancer qu’il annule par là, tout en se mettant à couvert, la réelle
portée d’une palinodie qu’il nous oblige ainsi à considérer comme un
acte de pure complaisance. L’apostasie lui est légère quand il s’agit
d’histoires dont il est, ou se donne l’air d’être, seulement un adaptateur.
Evoquant dans Suora Scolastica la cruauté de certains confesseurs, il
ne lui coûte guère de protester en note : « Je crois que des scènes
aussi révoltantes n’ont jamais eu lieu. Je les attribue à la méchanceté
du narrateur » {Chroniques it., II, p. 281). Dans ce cas, même si elle
présente un caractère si officieux que nul ne peut s’y tromper, la pré¬
caution garde, du moins, dans la dualité du conteur et de l’abréviateur,
quelque semblant de légitimité. En revanche, le désaveu se dénonce
comme pure formalité, raffine même sur l’impertinence, lorsque l’on
voit Stendhal, dans les Mémoires d’un Touriste (II, p. 129), après avoir
déjà discrédité comme trop « leste », « bien longue écrite » et man¬
quant de « piquant » vers la fin, l’histoire qu’il va raconter, nous prq-
poser sans plus de façons : « pour peu que votre vertu se gendarme, je
dirai que le fait n’est pas vrai ». L’affirmation inverse, que la chose
est réelle et que l’auteur n’y est pour rien, ne lui fournit pas, d’autres
fois, un moyen moins propice de se mettre à couvert par désolidarisa¬
tion. Cf., par exemple, Chroniques it., I, p. 185 : « Malheureusement
pour moi comme pour le lecteur » — écrit-il au début de Vittoria Acco-
ramboni — « ceci n’est point un roman... »
272 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
Balzac qui porte la même égale tendresse à tous les êtres qu’il
a suscités (1), Stendhal ne pousse pas un pion sur son damier
qu’il n’en éclaire la marche d’un rayon coloré par la faveur
ou l’antipathie (2). Balzac, lequel, par principe, respecte tou¬
jours ce qui est, quand il veut rendre compte d’un milieu ou
d’une visée, les accepte d’ahord et les épouse, n’étant apte à
saisir une finalité qu’en commençant par y adhérer. Mais Sten¬
dhal qui, par règle et besoin d’humeur, combat partout l’ordre
existant, s’efface d’autant moins devant le fait qu’il n’en prend
acte que dans la mesure où celui-ci donne prise à un jugement,
ou plutôt vient à la traverse de son préjugé. Un tel narrateur,
comme c’est en procureur (3) ou en avocat qu’il reconstitue
les événements, ne peut guère cesser, même là où il ne s’é¬
nonce point à la première personne, de suspendre à son « ac¬
tion » l’attention du public : il indique bien moins qu’il ne
dénonce ou ne légitime, et là même où son index levé ne
pointe pas, sa main se montre encore, qui ébauche un autre
geste : de rémission. Tel donc Stendhal, incapable de se main¬
tenir au niveau du fait, ne respire à son rythme libre que dans
le monde de la valeur. Tout personnage de ses romans, du
premier pas dont il s’avance, s’enveloppe d’une lumière d’é¬
lection ou de désaveu, on pourrait même dire : transporte
avec lui son espace, qui est apparenté au climat natal de notre
âme, ou au contraire étonne et irrite la vue qui doit s’y arrê¬
ter. Bien plus encore, un même personnage, tantôt s’éloigne
et tantôt se rapproche, et Stendhal, selon que son héros l’agace
encore bien jeune; mais, suivant moi, ce fut une belle plante. Au lieu
de marcher du tendre au rusé, comme la plupart des hommes, l’âge lui
eût donné la bonté facile à s’attendrir, etc. »
(1) Cf. Jean Hytier, Les Romans de VIndividu, p. 86 : « Nous savons
toujours où il en est à l’égard de tel ou tel. »
(2) On peut retenir comme l’une des plus marquées de ces pauses
appréciatives, celle-ci dans le Rouge, I, p. 242 : « J’avoue que la fai¬
blesse dont Julien fait preuve dans ce monologue me donne une pauvre
opinion de lui. Il serait digne d’être le collègue de ces conspirateurs
en gants jaunes, etc. » L’intervention arbitrale peut aussi bien servir
à donner acte de ce que la cote du premier rôle est restée inchangée.
Cf. dans L. Leuwen, II, p. 374, cette marginale qui devait gloser un
épisode non retenu : « Nous avouerons » — écrit Stendhal — « qu’après
ces deux actions-là : le don de la bourse le 20 du mois et le coup de
sabre [...] nous n’avons ni plus ni moins d’estime pour Leuwen. »
(3) Cf. VAbbesse de Castro {Chroniques it., I, p. 107) : « Hélène
écrivit à son amant une lettre naïve et, selon nous, bien touchante... »,
ou Chartreuse, p. 256 : La duchesse « était étonnée et, l’on peut dire à
sa gloire, ravie des grâces si nouvelles qu’elle découvrait » dans sa
rivale (nous tiendra-t-on rigueur d’avoir, par cette citation, donné à
entendre que la Sanseverina possède la qualité de protagoniste ?). CL
encore, de Lucien {Leuwen, I, p. 184) : « Comme c’était une âme bien
née, et que trop bien née... »
(4) Il juge volontiers son héros comme le ferait un professeur de
comédie contrôlant les progrès d’un débutant plein de promesses. Cf.,
par exemple, dans le Rouge, I, p. 82 : « Il ne faut pas trop mal augurer
de Julien; il inventait correctement les paroles d’une hypocrisie cau¬
teleuse et prudente. Ce n’est pas mal à son âge... » C’est encore en
expert et en instituteur de l’hypocrisie qu’un peu plus loin (I, p. 237)
il prononce, toujours de Julien : « Sa réponse fut parfaite... » Le ro¬
mancier, qui regarde ses personnages comme des acteurs chargés de
leur propre rôle et qui seul — et pour cause — est apte à décider
s’ils se tirent bien des épreuves qu’il leur a ainsi imposées, aime,
quand ils jouent convenablement, à ponctuer sa narration de brefs
compliments, un peu à la façon dont « Bernadille » devait distribuer
à ses élèves des bons points : cf. dans L. Leuwen, III, p. 308 (du
héros) ; « De ce moment, il fut vraiment bien... » ; IV, p. 223 (de Louis-
Philippe dont on dirait qu’il affronte là un concours de déclamation) :
« Parbleu ! vous êtes un brave homme ! » — dit à Leuwen père le roi,
« jouant, et pas trop mal, la franchise à la Henri IV » ; cf. encore IV,
p. 132 (du factotum de Lucien) : « Coffe fut [...] parfait en rentrant
dans la salle à manger. »
(5) CL, par exemple, dans le Rouge, II, p. 341 (de Julien) : « Lui
faire peur, se répétait-il fièrement, et il avait raison d’être fier »; dans
L. Leuwen, H, p. 317 : « Je trouve qu’il y eut une haute raison à
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 281
(1) La formule apparaît dans les romans avec un grand luxe de va¬
riantes qu’on peut ramener aux quatre types suivants :
1“ « Oserons-nous dire » ou « indiquer » (ou « Pourquoi ne pas 1 a-
vouer ? » ou « Oserons-nous le dire?... Pourquoi pas? » ou « J’aurais
honte de l’avouer si je ne... ») — c’est là le mode le plus craintif, inter¬
rogatif.
2° En plus résolu : « Il faut avouer que » (« Il faut en convenir »,
« il faut avoir le courage de le dire », « car nous avons à avouer »).
3° En plus affirmatif encore : « Nous avouerons que » (« Nous
avouerons avec sincérité que », « nous ne nierons pas que », « nous
ne dissimulerons point que », « nous ne cacherons point que », etc.)
— toutes promesses au futur.
4“ En plus pénitent : « Nous avouerons avec peine » (« Nous devons
faire un aveu bien plus pénible », « ... une action tellement ridicule
que nous avons quelque peine à la rapporter », « c’est avec regret que
nous allons placer ici l’une des plus mauvaises actions de... »).
(2) Il est tout naturel, en effet, qu’ici l’auteur éprouve ou simule de
la confusion quand il lui faut avouer des torts qui sont les siens pro¬
pres. Il jalonne donc sa confession, après chaque pause, de la ques¬
tion : < Oserai-je le dire ? » (cf., par exemple, I, pp. 404 et 414). Il lui
arrive aussi d’utiliser dans cet ouvrage des formules plus appuyées :
Je le dis avec peine, je commençai à moins aimer mon grand-père... »
(I, p. 144); « J’avais encore de l’humeur, je l’avoue à la honte de mon
esprit, de la conduite de l’Empereur... » (I, pp. 324-325).
(3) Il est tout naturel que, inaugurant la relation des crimes commis
par Gilles de « Retz », il annonce (Mém. T., I, p. 473) qu’il a « regret
d’arriver à la partie atroce de cette vie singulière ». Mais il faut admet¬
tre qu’il vise ou rencontre un effet d’ironie quand il déclare dans un
article du Temps sur le Parnasse italien [Mél. litt., III, p. 343) : « Nous
l’avouons avec peine, le chef-d’œuvre de M. Grossi est écrit en mila¬
nais » — ou encore quand il évoque, sous le masque du marchand de
fers, le lieu, près de Lyon, où, écrit-il (Mém. T., I, p. 162), « soixante
nations gauloises (j’ai regret de le dire) élevèrent en commun un autel
à Auguste ». — Avocat de Byron, il a bien le droit, dans un fragment
de 1830 (Mél. lût., III, p. 280) de convenir : « Car, il faut bien l’avouer,,
et c’est pour ce grand homme une excuse plus qu’une accusation, pen¬
dant un tiers de son temps, chaque semaine, il nous semblait fou... »
— mais le procédé se trouve, dans son effet même, retourné, lorsque
Stendhal, feignant de chercher à innocenter, et sans y parvenir, celui
qu’il veut, en fait, charger, professe, de l’auteur écossais : « Je l’avoue,
voilà ce qui me chagrine le plus pour sir Walter Scott » (Mél. litt.,
III, p. 310).
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 283
(1) Kôrver (op. cit., p. 35) n’a pas manqué de signaler la fréquence
avec laquelle Stendhal incorpore à sa narration des conseils ou des
remontrances : « Er schlâgt seinem Helden vor, so oder so zu handeln,
Oder er stellt Ueberlegungen an, wie er als lebenserfahrener Menscb
batte handeln müssen. »
(2) On voit, par exemple, Scarron dans Le Virgile travesty recom¬
mander à Enée qu’il voit désireux de planter là Didon et Carthage :
Je conseillerais le beau sire
De s’en aller sans en rien dire, etc.
Rien d’étonnant que dans le Roman comique il s’amuse, plus souvent
encore, à régenter par didascalies sa troupe d’acteurs dont il est le
véritable, et omniprésent, imprésario.
(3) Il est notable que dans ses romans le corrigé affecte peu le tour
personnel et tende surtout à rétablir certaines données dont l’inexpé¬
rience du personnage aboutirait à nous priver alors qu’elles sont né¬
cessaires à l’intelligence des faits. Cf., par exemple, Waverley (t. II,
ch. XVI, p. 248 : « With a mind more at ease, Waverley could not bave
failed to admire... » — ou The Abbot (t. I, ch. xii, p. 166) : « One more
acquainted with human nature than the inexperienced page might
bave found amusement in comparing, etc. »
290 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
(1) Cf. respectivement : Leuwen, IV, pp. 317, 318, 303 et 153-154
(Du jeune premier que sa mission électorale a quelque peu desabuse :
« Mais après cette lueur de raisonnement juste, Leuwen retomba bien¬
tôt dans cette sottise de l’amour du bien, au moins dans les détails [...].
Par ce sot amour du bien, qui n’est guère pardonnable à un homme
dont le père a un carrosse, Leuwen aurait voulu corriger trois ou qua¬
tre abus... »). _ „
(2) Chartreuse, pp. 146-147 : « Fabrice avait un cœur italien; j en
demande pardon pour lui : ce défaut, qui le rendra moins aimable,
consistait surtout en ceci : il n’avait de vanité que par accès, et l’as¬
pect seul de la beauté sublime le portait à l’attendrissement... »
(3) Nous sommes toujours un peu désorientés quand nous voyons
l’auteur manifester quelque regret d’avoir à publier des erreurs coin-
mises par ceux qu’il nous a engagés à considérer comme ses ennemis
personnels. Peut-être, ce faisant et sans y prendre garde, généralise-
t-il un tour dont il lui reste l’emploi machinal même quand il cesse
d’en référer pour ses propres clients. Peut-être aussi estime-t-il qu’il
ne saurait mieux charger ceux qu’il souhaite de nous faire haïr qu’en
ayant l’air précisément de tendre, et d’échouer, à réduire leur culpa¬
bilité. Plus vraisemblablement encore l’utilisation presque mécanique
de ces formules de contrition correspond-elle à ce qu’il se sent unifor¬
mément responsable de tout ce qui se fait de blâmable dans les limites
d’une fiction dont il assume la paternité. Il lui arrive, du reste, d’éten¬
dre encore le lien de solidarité, et d’affecter, à l’indication d’une incon¬
venance, un air affligé qui lui vient non de ce qu’il doit patronner le
héros, mais de ce qu’il partage, comme homme, la honte d’être suscep¬
tible de semblables égarements : venant, dans L. Leuwen (IV, p. 315),
de rapporter un mot irrespectueux du jeune homme, le romancier, qui
dramatise ironiquement, endosse la livrée du moraliste et se récrie :
« Oui, ce mot si grossier fut prononcé par notre héros, et j’en suis
fâché, non pour lui, mais pour la nature humaine. Tant il est vrai
que, etc... »
LES INTRUSIONS d’aUTEÜR 293
met-il trop peu de zèle à renseigner Mosca, l’auteur, ici encore, inter¬
vient pour demander l’indulgence : « On lui pardonnera quand on saura
qu’une année entière se passa ainsi, sans qu’il pût adresser une parole
à la marquise » (Chartreuse, p. 458). Cf. encore Lamiel, pp. 125 et 1^'*
128, où on le voit, quand il intervient pour expliquer l’ignorance de
la jeune fille relativement aux choses de l’amour, du même coup tacher
de la laver du ridicule et se disculper lui-même, comme romancier, de
l’invraisemblance : « Tout ce que nous venons de faire remarquer
chez Lamiel » — commente-t-il — « serait parfaitement impossible
parmi ces jeunes paysannes bien parées que l’on voit aller tous les di¬
manches à la danse de leur village. » ^
(1) « Cette idée ne semble pas raisonnable » —reconnait-il, par exem¬
ple dans la Chartreuse, p. 304 — « mais l’amour observe des nuances
invisibles à l’œil indifférent, et en tire des conséquences infinies. »
(2) Pourtant Maurice Bardèche (Stendhal romancier, p. 201) croit-il
pouvoir faire état des sentiments paternels que le romancier éprouve¬
rait pour le héros du Rouge, et dans le même sens Jean Hytier (Les
Romans de l’Individu, p. 105) écrit de Lamiel qu’elle est pour Stendhal
vieux « une enfant chérie (il faut l’entendre en parler avec les intona¬
tions d’une mère !), une fille selon son cœur »...
(3) Cf. J. Prévost, Chemin, pp. 81-82 et Création, pp. 179-180.
(4) Cf. J. Prévost, Chemin, pp. 91-92, et Création, pp. 208 et 214.
M. Bardèche (Stendhal romancier, p. 407) note justement que non seu¬
lement Stendhal témoigne au héros de la Chartreuse une affection
toute paternelle, mais, lui faisant confiance, le libère de la sollicitude
un peu « myope » avec laquelle il avait surveillé les moindres démar¬
ches de ses autres créatures.
(5) Claude-Edmonde Magny, L’Age du Roman américain, pp. 224-
225. Cf. aussi L. F. Benedetto, La Parma di Stendhal, p. 214.
LES INTRUSIONS d’aUTEUR 295
(1) Dès le 30 mars 1804 il avait pris conscience des risques litté¬
raires qu’entraînent les interventions commandées par le besoin de
subordonner l’autobiographie à une sorte d’auto-préceptorat moral :
« L’art d’écrire un journal est d’y conserver le dramatique de la vie;
ce qui en éloigne, c’est qu’on veut juger en racontant » (Journal, I,
p. 56).
(2) Journal, II, p. 1, à la date du 18 mars 1805. Il avait déjà, la veille,
constaté (II, p. 65) : « Je suis un enfant point formé, dans toute l’éten¬
due du terme » ; le même jour on le voit, plus plaisamment, renchérir
(p. 72) : « Je ne me fais pas d’idée moi-même combien je suis enfant. »
Remarque analogue, encore, à la date du 22 mars (p. 89). Et ce n’est
point seulement quand il procède au bilan de ses erreurs de tactique
amoureuse qu’il en décide ainsi; relisant le 1®’’ octobre quelques frag¬
ments de sa Filosofia Nova, il statue que cet ensemble de réflexions
est bien « jeunet, peu profond, pas profond du tout même », « pas
pensé », transpirant toute « la présomption de l’ignorance » (II,
p. 174). Plus tard, en tête des feuillets où il a pris note de sa campagne
de 1809, il inscrit en condamnation : « Puérils mémoires de mon
voyage en Allemagne » (III, p. 420). Son Journal d'Italie n’est pas
mieux traité (IV, p. 62) ; c’est le miroir d’un être « un peu fou » auquel
« il faudrait un an d’expérience pour épurer le jugement ».
(3) Journal, II, p. 345. Déjà le 11 février 1805 (I, p. 269), il avait
dénoncé « la nigauderie » de sa conduite envers Louason. Et au voca¬
tif, le 30 avril (II, p. 149) : « La veux-tu savoir, la raison, nigaud ?... »
(4) Cf., par exemple, II, pp. 111 et 124 (une « bêtise atroce » à répa¬
rer); III, pp. 43, 44 et 261 (en relisant en 1819 des feuillets de 1811 ;
« Mais comment s’y prend-on pour être plus bête ? Cette lecture m’im¬
patiente à fond, etc... »).
(5) T. III, p. 287, n. 1.
19
296 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
aussi bien, parce que, comme, du reste, tout imaginaire, il admet des
possibilités de répétition. Et il y aurait lieu, ici encore, de distinguer
deux degrés. En effet, le roman, non seulement permet à quiconque de
se rendre Facteur ou le témoin d’aventures qui sont pourtant données
comme ayant eu lieu dans un secteur et à une date irrémédiablement
déterminés, mais encore il concède à n’importe qui l’opportunité de
devenir le destinataire et le privilégié confident d’une communication
que l’on ne pourrait constituer comme réelle sans aussitôt lui imposer
la nécessité d’être, ou d’avoir été, faite une fois pour toutes et en direc¬
tion d’un public désigné. En faut-il plus pour qu’on consente à consi¬
dérer que, si le roman est du ressort de la fiction, c’est non seulement
comme récit d’une fiction, mais aussi comme fiction d’un récit ?
(1) Cf. en particulier, ici même, pp. 310 sq.
320 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
vient à citer. Si Balzac, lorsque, dans cette étude, il nous fournit l’ar¬
gument du roman, nous restitue si mal la physionomie que nous con¬
naissons à l’ouvrage, ce n’est pas seulement parce qu’il le relit avec
son imagination créatrice et en distribue autrement les accents, les
valeurs et les centres d’intérêt, c’est avant tout parce que, le récrivant
dans un style qui trahit son pathos à lui, il n’en conserve rien au point
de vue du ton.
(1) Cf. La Varende, En lisant la « Chartreuse », dans la Revue de
Paris, n" de mars 1950, p. 41.
(2) Cf. Ramon Fernandez, Autobiographie et Roman, dans Messages,
p. 101 : Stendhal « est inégalable dans Part d’obtenir le crédit du lec¬
teur, quoi qu’il n’obtienne pas ce crédit par des titres, mais par le seul
magnétisme d’un mouvement vital... > et Claude Roy, Stendhal par lui-
même, Ed. du Seuil, 1951, Présentation, pp. 53-54.
322 STENDHAL ET LES PROBLÈMES DU ROMAN
TEXTE
1° CHAMPION
en abrégé
Le Journal (5 vol.)
Les Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase (i vol.) Haydn
L’Histoire de la Peinture en Italie (2 vol.).. Hist. Peint.
Rome, Naples et Florence (2 vol.). Rome
Napoléon et les Mémoires sur Napoléon (2 vol.). Napoléon
De l’Amour (2 vol.)
Racine et Shakspeare (2 vol.). Racine
La Vie de Rossini (2 vol.). Rossini
Armance (i vol.)
Les Promenades dans Rome (3 vol.). Promenades
Le Rouge et le Noir (2 vol.). Rouge
Lucien Leuwen (4 vol.). Leuwen
Les Mémoires d’un Touriste (4 vol.). Mém. T.
2° DU DIVAN
en abrégé
Le Théâtre (3 vol.)
Molière, Shakspeare, la Comédie et le Rire (i vol.). Molière
Les Écoles italiennes de Peinture (3 vol.). Écoles it.
Les Pages d’Italie (i vol.)
Les Mélanges de Politique et d’Hisioire (2 vol.). Mél. Pol.
Les Mélanges de Littérature (3 vol.). Mél. litt.
Les Mélanges d’Art (i vol.). Mél. d’Arl
Les Mélanges intimes et Marginalia (2 vol.). Mél. int.
Le Courrier anglais (5 vol.)
Les Romans et Nouvelles (2 vol.). Romans
Les Chroniques italiennes (2 vol.). Chroniques it.
Lamiel (i vol.)
Les Idées italiennes sur quelques tableaux célèbres (i vol.). Idées it.
Les Errata et Compléments (au tome P"" de la Table alpha¬
bétique des noms cités). Table
3° GARNIER (critique)
— Pour la Vie de Henri Brulard : à l’éd. procurée en 1913 par Henry Dé¬
brayé, dans la collection Champion (2 vol.).
— Pour les Chroniqwes italiennes : à l’éd. R. L. Doyon (« La Connais¬
sance », Paris, 1927).
— Pour Le Rouge et le Noir : soit à l’éd. P. Jourda (Les Textes français,
1929), soit à l’éd. H. Martineau (Garnier, 1939).
— Pour le Journal : à l’éd. H. Martineau, du Divan (1937, 5 vol.).
— Pour Lucien Leuwen : à l’éd. H. Martineau (« Le Rocher », Monaco, 1945).
— Pour Armance : à notre éd. critique (Fontaine, 1946) ou à celle procurée
par H. Martineau chez Garnier en 1950.
II
N ont été retenues que celles qui font l’objet de deux citations au moins'
pour les autres consulter l’Index. On n’a pas, quand c’est Paris, spécifié le'
lieu de la publication. ’ f
Sacy (Silvestre de) : Le Miroir sur la grande route : Les romans de Sten¬
dhal et le roman picaresque, dans le Mercure de France du i®'' mai
1949-
Sartre (Jean-Paul) ; L’imaginaire, « Bibliothèque des Idées », Gallimard,
1940.
— Situations I, Gallimard, 1947-
Sainte-Beuve (C.-A.) : Causeries du Lundi, Librairie Garnier, t. IX, s. d.
ScHwoB (René) : Notes sur Stendhal, dans la Revue hebdomadaire du 29 juil¬
let 1989.
330 BIBLIOGRAPHIE
* On n’a, pour alléger un répertoire qui, sans cela, eût été disproportionné à
l’ouvrage, retenu ici que les noms de personnes, à l’exclusion des noms de person¬
nages — et encore a-t-on, des premiers, négligé tous ceux qui, n’étaient que cités
par un auteur cité ou mentionnés, sans être autrement concernés, pour la commo¬
dité, seulement, de la référence.
332 INDEX DES NOMS CITÉS
LIMINAIRE
PREMIÈRE PARTIE
L’ESTHÉTIQUE DU MIROIR
I
L’esthétique du « beau idéal »
Elle ne concerne pas les Lettres, que Stendhal adjuge au vrai (19-21), mais
les beaux-arts (21-26). Une esthétique périmée : il faut « choisir » la nature
(26-27), « sublimer » son sujet (27-28), s’en tenir aux « beaux modèles »
(28-29). Annonce d’un idéalisme moins naïf ; il faut interpréter la nature
suivant les impératifs ou les contresens du bonheur (29-80), viser la simpli¬
fication expressive (3o-3i), supprimer le détail et économiser l’attention (3i-
33). Contradiction de ces principes avec l’objectivisme que Stendhal exige du
romancier (33-34).
II
L’irréalisme de Stendhal dans le roman
III
L’esthétique du miroir
IV
Vers un nouveau vérisme
S’il est vrai que Stendhal a ainsi généralement pris soin de se caution¬
ner du côté de la circonstance et de stipuler la sensation, comment se fait-il
que ses notations concrètes ne retiennent pas davantage notre attention?
Explication : 1° C’est à la satire surtout qu’il confie « l’âpre réalité », or,
dans ses romans, les intérêts du cœur ont tôt fait de primer le projet sati¬
rique (io5). — 2° Le pittoresque répond à une vision artificiellement ralen¬
tie, bloquée même, du monde : or Stendhal ef ses héros vont vite; le pitto¬
resque est récapitulatif: or Stendhal, pour ne vouloir citer le détail matériel
qu’au fur et à mesure des besoins du personnage et de la narration, ne
pratique pas le « tableau » (io5-io6). — 3° Le romancier en lui, à la diffé¬
rence du philosophe, ne postule pas de continuité du milieu à la conduite :
extérieur aux inspirations, l’extérieur, dans une telle fiction, n’opère point
(io6-io8). — 4° Disons plutôt que, ne considérant le monde pas plus comme
un spectacle que comme une cause motrice, il se refuse à le distinguer des
entreprises qui s’y investissent; il ne le prend pour thème d’une vision que
dans la mesure où il le donne pour l’aire, pour le moyen d’une Aisée; il
rpfuse à la description le droit d’outrepasser l’effective saisie intentionnelle
de l’intéressé (108-109). Preuves (110-112). La nécessité pour l’événement de
ne surgir que dans un point de vue implique le devoir, pour le narrateur,
de recourir à la technique des restrictions de champ (112).
DEUXIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE
I
Les interventions « du dedans »
Le principe (179-180). Stendhal y sacrifierait du fait soit du caprice (180-
181), soit, à l’inverse, de l’excès logique avec lequel il réglerait le sort
de ses créatures (i8i-i85). Que, au contraire, il a laissé son héros incroyable¬
ment libre (i85-i88). Il s’est interdit de le définir et de le prévoir (188-190).
Mais n’est-ce pas quand lei romancier cesse d’arbitrer qu on 1 accuse, et le
plus légitimement, d’arbitraire (190-191) ? D’une ambiguïté du personnage
qui ne tient qu’aux inconséquences de l’auteur (191-194). Cas oppose : du
narrateur trop résolu (à avoir raison); son ouvrage, alors, tourne au pam¬
phlet (194-196).
II
Les interventions « du dehors »
1° Les précédents
2° Les .MODALITÉS
Bibliographie (325-33o).
Argument (335-339).
ACHEVE
d’imprimer
SUR LES
PRESSES d’aUBIN
LIGUGÉ (vienne)
LE l5 OCTOBRE
1953
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Printed
PQ2443.B55
Blin, Georges, 1917- 010101
Stendhal et les problèmes du r
0 1163 0239761
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21484
PQ Blin, Georges
2443 Stendhal et les problèmes
B55 du roman
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