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Improvisations
sur Flaubert
ESSAIS
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
« Contrairement au sens ordinaire du terme, Improvisations sur Flaubert n’est pas improvisé et rien
n’y est laissé au hasard ; l’improvisation ici est toute musicale. Suivant de volume en volume l’œuvre
de Flaubert, Butor décèle en elle des souvenirs de La Tentation de saint Antoine qui n’aurait cessé de
s’y développer en rhizome. La critique constitue donc une sorte de récit second (le livre de Butor) qui
fait apparaître dans le récit premier (l’œuvre de Flaubert) par la voie d’un rapprochement de citations,
une constitution implicite. Il n’est pas nécessaire d’avoir recours à quelque système extérieur pour
activer le sens du texte, il suffit de le superposer à lui-même. Ce que met en lumière le livre de
Michel Butor, c’est la stratégie de Flaubert pour rendre supportable un discours subversif. Et ce
romancier tenu pour le maître de l’art pour l’art, et pour le rêveur du “livre sur rien” apparaît comme
tendant à ses contemporains, autant dans Salammbô que dans L’Éducation sentimentale, non quelque
chef-d’œuvre formel mais un miroir révélateur et critique de leur mode de penser. »
Né en 1926, Michel Butor est un des écrivains les plus célèbres de sa génération, en France comme à
l’étranger. Les Improvisations sur Flaubert, comme les autres volumes de la série – Improvisations
sur Rimbaud, Michel Butor lui-même (L’Écriture en transformation), Improvisations sur Balzac et
Michaux, tous publiés à La Différence –, prennent leur source dans les cours donnés à la Faculté des
Lettres de Genève, « enregistrés, transcrits et entièrement réécrits ».
SOMMAIRE
1. Voir Répertoire IV (1974), dans Œuvres complètes (sous la direction de Mireille Calle- Gruber),
III, Répertoire 2, Paris, La Différence, 2006, p. 260-283.
2. Michel Butor, Curriculum vitae. Entretiens avec André Clavel, Paris, Plon, 1996, p. 243.
3. Ibid.
Flaubert ne désire pas que tout le monde devienne écrivain, mais presque.
Il estime, dans le fond de sa retraite, que l’écriture est l’action par
excellence. Ce que font les autres permettra de rendre public ce qui pour
l’instant doit rester en grande partie secret. Toute l’activité d’autrui doit
pouvoir se comprendre par rapport à cette activité suffisante, mais elle peut,
si elle est menée suffisamment loin, servir de modèle pour toute activité ;
elle a une valeur normative. Ainsi les remarques de Flaubert sur l’écriture et
le style, c’est-à-dire ce travail ascétique d’enfoncement, ce voyage vertical
dans la correction, constituent un traité de moralité supérieure.
– Montre-moi ton royaume, dis-je à Satan.
– Le voilà !
– Comment donc ?
Et Satan me répondit :
– C’est que le monde, c’est l’enfer !
Dans la première version Antoine résiste aux péchés capitaux avec l’aide
des vertus théologales (les cardinales n’ont pas spécialement retenu son
attention). Chacune des trois parties va mettre spécialement à l’épreuve
l’une d’entre elles. La première se termine par le défilé des hérésies qui
peut désespérer l’ermite en lui faisant se demander s’il interprète
correctement la révélation, donc s’il ne risque pas d’être damné. Dans la
troisième c’est la foi qui est mise en question ; elle se termine par le grand
défilé des dieux : plus ces figures s’abolissent les unes les autres, usurpent
la place les unes des autres, plus il est difficile d’y croire. Dans la seconde
partie la charité va être mise au défi par un défilé de jouissances formé de
deux morceaux : jouissances directes, festin pour la gourmandise, luxe
babylonien pour l’orgueil, la reine de Saba pour la luxure, et jouissances
symboliques, le cortège des monstres. Nulle satiété ; il désire encore et
toujours ; et tout ce qui se présente à lui, c’est ce qu’il lui faudrait donner
pour être vraiment charitable. Après avoir désespéré de l’espérance, il
désespère de la charité comme il va désespérer de la foi. Mais à y regarder
de plus près il ne désespère point. C’est plutôt Satan qui désespérant de le
faire désespérer de l’espérance, va tenter de le désespérer de la charité, puis
de la foi. De la première version à la troisième le désespoir de Satan va
tellement se mêler à l’espérance d’Antoine qu’ils triompheront tous les
deux. Car Satan espère toujours et dès que son protégé donnera signe de
faiblesse, il lui proposera de nouveaux tableaux pour le ranimer.
Le défilé des hérésies, dans la première partie de la première version,
passe dans la troisième, la définitive, au quatrième chapitre, celui qui est
sous le signe de la colère. Le défilé des jouissances se coupe en deux, le
début passe dans le second chapitre, sous le signe de la gourmandise, la fin
dans le septième, sous le signe de la luxure. Quant au défilé des dieux, il
occupe maintenant le cinquième chapitre, sous le signe de l’envie. Ils sont
arrivés presque entiers dans leur logement final, mais avec des remue-
ménages considérables dans leur ordonnance, surtout en ce qui concerne les
hérésies.
Quant aux discours des vices et des vertus ils disparaissent de la dernière
version. Les figures des péchés, ou plutôt leurs ombres, les souvenirs de ce
malentendu dans lequel on les tenait et dans lesquels les tient encore la
triste époque actuelle qui n’a pas su assister à leur métamorphose, ne vont
devenir visibles qu’au détour d’une phrase, fissure qui nous fait entrevoir
une immensité recouverte :
Alors une grande ombre, plus subtile qu’une ombre naturelle, et que d’autres ombres
festonnent le long de ses bords, se marque sur la terre.
C’est le Diable, accoudé sur le toit de la cabane et portant sous ses deux ailes, comme une
chauve-souris qui allaiterait ses petits,
– les sept Péchés capitaux, dont les têtes grimaçantes se laissent entrevoir confusément.
Comme un rayon, une clef qui vient de la première version, nous invite à
fouiller la strate inférieure. Disparaît aussi dans l’intervalle un élément très
important de la légende, le double obscur d’Antoine, le cochon. Le
personnage de Yuk dans Smarh se divise en deux dans la première version,
opposés l’un à l’autre : le cochon et la logique. Ce qui ne passait pas de Yuk
dans le cochon deviendra Hilarion dans la troisième version, lié lui aussi
aux animaux, qui apparaît d’abord dans le texte sous la forme d’un petit
chacal charmant :
Dans l’obscurité blanchâtre de la nuit, apparaissent çà et là des museaux pointus, avec des
oreilles toutes droites et des yeux brillants. Antoine marche vers eux. Des graviers déboulent, les
bêtes s’enfuient. C’était un troupeau de chacals.
Un seul est resté, et qui se tient sur deux pattes, le corps en demi-cercle et la tête oblique, dans
une pose pleine de défiance.
« Comme il est joli ! Je voudrais passer ma main sur son dos doucement. »
Antoine siffle pour le faire venir. Le chacal disparaît.
Vautré dans ma fange, je m’y délecte tout le jour ; puis, séchée sur mon corps, elle me fait une
cuirasse contre les moucherons ; je mire dans l’eau des mares ma robuste figure, j’aime à me
voir, je dévore tout, depuis les immondices jusqu’aux serpents ; les chevreuils n’ont pas les
pattes plus minces, et sur mes yeux tombent mes oreilles pendantes recourbées comme des
parasols. De mon groin mobile, dans les sables chauds, c’est moi qui vais déterrant la truffe de
Libye et qui écrase sous mes molaires sa chair savoureuse. Je dors, je fiente à mon aise, je
digère tout ; d’aplomb sur mes sabots fendus, je porte mon gros ventre, et j’ai tout le long de ma
peau de bons poils durs.
« Oh ! tu es misérable ! Plus misérable que les dalles des grandes voies broyées sous la roue
des chars, car la nuit les chars n’y passent plus ! mais toi… Oh ! Plains-toi, pleure, rage ; il
vaudrait mieux que tu fusses cet animal stupide qui regarde couler tes larmes. »
Le roi essuie avec son bras les parfums de son visage. Il mange dans les vases sacrés, puis les
brise, et il énumère intérieurement ses flottes, ses armées, ses peuples. Tout à l’heure, par
caprice, il brûlera son palais avec tous ses convives. Il compte rebâtir la tour de Babel et
détrôner Dieu.
Antoine lit, de loin, sur son front, toutes ses pensées. Elles le pénètrent, et il devient
Nabuchodonosor. Aussitôt il est repu de débordements et d’exterminations, et l’envie le prend
de se rouler dans la bassesse. D’ailleurs la dégradation de ce qui épouvante les hommes est un
outrage fait à leur esprit, une manière encore de les stupéfier ; et comme rien n’est plus vil
qu’une bête brute, Antoine se met à quatre pattes sur la table et beugle comme un taureau.
Des belluaires amènent des lions. Des danseuses, les cheveux pris dans des filets, tournent sur
les mains en crachant du feu par les narines ; des bateleurs nègres jonglent, des enfants nus se
lancent des pelotes de neige, qui s’écrasent en tombant contre les claires argenteries…
Quelques années plus tard, dans L’homme qui rit, Hugo créera le mythe
des comprachicos, ces malfaiteurs qui achètent des enfants pour en faire des
monstres, en particulier Gwynplaine, en réalité l’héritier d’une pairie
d’Angleterre à qui on allongera la bouche des deux côtés pour qu’il fasse
rire avec son horrible sourire perpétuel, mythe que Rimbaud utilisera dans
sa lettre dite du voyant pour expliquer ce que doit faire celui qui veut
devenir poète. Autre versant, la fausseté qui guette :
Nous avons des couronnes de papier peint, des sabres de bois, du clinquant sur nos habits ; si
notre cœur tout vide bondit comme un ballon gonflé, c’est qu’il se soulève aux moindres brises,
n’ayant rien qui le ramène à terre. Du matin au soir nous jouons les rois, les héros, les brigands ;
nous nous mettons des bosses dans le dos, des nez postiches sur le visage, et de grandes
moustaches pour faire peur.
Les faux diamants brillent mieux que les vrais ; les maillots roses valent les cuisses blanches ;
les perruques sont aussi longues que les chevelures, aussi odorantes quand on les graisse, aussi
gentilles quand on les frise, aussi chatoyantes de reflets métalliques quand le soleil passe à
travers ; le fard rehausse la joue d’ardeurs violentes, les appâts de coton excitent à l’adultère, et
le galon d’or de nos guenilles, qui claque au vent quand nous dansons dans les carrefours, fait
faire des réflexions philosophiques sur la fragilité des choses humaines.
Y a-t-il assez longtemps que, nous traînant par le monde, nous exhibons éternellement la
même facétie ! Ce sont toujours des singes, des perroquets, des adjectifs et des rubans, des
femmes colosses et pensées sublimes ! Que de fois nous avons regardé les étoiles en répétant le
même refrain ! et secoué la rose d’avril et gazouillé les romances de la fauvette ! Avons-nous
assez comparé les feuilles aux illusions, les hommes à des grains de sable, les jeunes filles à des
roses ? Comme nous avons abusé de la lune, du soleil, de la mer ! si bien que la lune en est
pâlie, que le soleil en est moins chaud, et que même l’Océan semble plus petit.
Nous avons quitté nos familles, le pays est oublié, et nous portons nos dieux dans nos
charrettes de voyage. Quand nous passons par les pays, on se met aux fenêtres, on laisse les
charrues, et les mères par la main retiennent leurs enfants, de peur que nous ne les emportions
avec nous. On a craché sur nos guitares, on a couvert de boue les arabesques de diamants qui se
chamarraient sur nos poitrines, la pluie des gouttières a coulé le long de nos dos, tout le
désespoir de la vie a ruisselé sur notre âme, et nous avons été dans la campagne pour y pleurer
tout seuls.
Chantons, imitons la voix de tous les êtres, depuis le reniflement du rhinocéros jusqu’au
bourdonnement de la mouche ; bariolons-nous de plumes d’oiseaux, teignons-nous du suc des
plantes, couvrons-nous de coquillages, de palmes vertes, de médailles et d’oripeaux ; tapons sur
des chaudrons, amusons-nous, égosillons-nous, tordons nos corps en des poses hors nature,
lançons-nous en l’air comme nos boules de cuivre, et que notre âme, partant avec nos cris,
s’envole bien loin, dans une hurlée titanique.
Il naîtra dans Babylone, il sera de la tribu de Dan et fils d’une vierge consacrée au Seigneur
qui aura forniqué avec son père ; je me glisserai comme le Saint-Esprit dans le ventre de sa
mère, il se gonflera de mon souffle et je développerai sa vie. Au jour de sa naissance, les arbres
du Jardin des Oliviers s’enflammeront tout à coup, et la planète de Jupiter en tressaillera sur sa
base. Il se fera circoncire parmi les Juifs, il viendra à Jérusalem, il rétablira le temple de
Salomon…
Il sera beau, les femmes délireront à cause de lui ; il ouvrira la bouche, les oreilles se tendront
pour l’écouter.
Il gorgera les foules, on s’endormira sur les portes, l’estomac plein jusqu’aux dents ; il
assouvira la luxure des luxurieux, la cupidité de l’avarice, la convoitise de l’œil, le ventre
jaloux…
Il fera beaucoup de miracles, il marchera sur la mer, il volera dans les airs, il s’enfoncera dans
la terre, tel un poisson qui plonge ; il élèvera des tempêtes, il calmera les flots, il fera fleurir les
arbres morts, il desséchera les arbres verts, les diamants ruisselleront sur ses sandales, des
parfums à en mourir de joie sortiront de son haleine…
Il aura des palais de cristal, il fera venir des magiciens de tous les pays, il parlera toutes les
langues et connaîtra toutes les écritures…
Ce seront des crimes nouveaux avec des voluptés d’un autre monde. Alors le rêve du mal
s’épanouira comme une fleur de ténèbres, plus large que le soleil ; il y aura des enivrements de
l’Orgueil si âcres et si longs, et des joies de la Luxure si frénétiques et des miasmes du néant si
renversants, que les anges arracheront leurs ailes, le saint regrettera sa vertu, le martyr maudira
son supplice, les élus du paradis pousseront des huées de colère autour du trône de Jésus-Christ.
On le désertera dans son ciel ; comme le Nil débordé, l’enfer s’étalera sur le monde et le nom du
bien disparaîtra de sa surface.
Alors le Diable écarte d’un geste tous les Péchés et, s’avançant courbé vers saint Antoine :
« Oui ! Repousse-les ! Elles sont vieilles et tu n’as plus besoin d’elles pour venir à moi ! Ne
vois-tu pas quel désir du mal fait haleter les hommes à ma poursuite depuis le commencement
du monde ? Mais nous nous touchons, et maintenant je les étreins. Le souffle que j’exhale est
l’atmosphère de leurs pensées, et moi qui les perdais par le corps, je les perds par l’esprit. »
Puisque nous sommes en enfer, c’est à partir de cet enfer qu’il nous faut
inventer et découvrir le paradis. La grille des sept péchés joue le même rôle
qu’une série de douze sons dans la musique de Schönberg. Ils organisent
toute l’architecture des sept chapitres de la dernière version, et chacun se
combine à tous les autres. Nous pourrons suivre parfois cette
démultiplication jusque dans l’intérieur de certaines phrases.
Le péché capital, ce qui tente, ce qui attire dans la réalité, a toujours deux
faces :
vertu de la paresse : le goût de la retraite, saint Antoine étant ermite en
sera une expression éminente, il sait s’organiser un loisir,
vertu de la gourmandise : le raffinement, l’art de jouir de ce que la réalité
nous propose,
vertu de l’avarice : la logique, liée en particulier à la recherche
historique, elle va se développer en interrogations des textes et documents ;
le vice d’avarice liera son goût de l’accumulation au conservatisme
politique,
vertu de la colère : la sainte colère, celle de Moïse,
vertu de l’envie : l’émulation, ce par quoi fonctionne tout notre système
éducatif ; son vice : la basse jalousie, la haine de toute supériorité, péché
caractéristique de l’époque contemporaine selon Flaubert, qui s’exprime par
la volonté de niveler les différences ; Hugo déclare : « toute supériorité
s’expie » ; le suffrage universel lui-même est pour Flaubert l’expression
d’une politique envieuse parce qu’il consiste à donner à chacun la même
voix sur n’importe quel sujet, alors qu’il voudrait que l’on interrogeât
chacun selon sa capacité ; ce nivellement est finalement pour lui
profondément antidémocratique, car il interdit au peuple de manifester ses
qualités propres ; le peuple en réclamant une démocratie égalitaire est pris
au piège d’une pensée bourgeoise qui empêche les minorités de s’exprimer ;
il faudrait permettre à chacun de manifester sa différence,
vertu de l’orgueil : la science, l’ivresse de la recherche,
vertu de la luxure : la pensée poétique, l’art, l’invention perpétuelle.
Dans la dernière version il ne s’agit plus tant de décrire les péchés
transmués dans une moralité nouvelle, que de les mettre en action. Les
figures que Flaubert nous proposent vont provoquer des tentations chez
Antoine et chez le lecteur lui-même. La reine de Saba, figure de la luxure
luxueuse peut bien elle-même éprouver la luxure, l’essentiel c’est qu’elle
l’éveille. Il nous présente des personnages plus ou moins sous l’empire de
ces puissances vertueuses ou vicieuses, et Antoine lui-même se manifestant
comme paresseux, gourmand, avare, coléreux, envieux, orgueilleux,
luxurieux, ce qui nous fera nous-même éprouver paresse, gourmandise, etc.
En lisant le premier chapitre nous devons avoir envie de retraite ; en
lisant le second nous devons devenir raffinés, avoir envie de manger des
choses plus délicieuses que celles que nous mangeons d’habitude ; en lisant
le troisième nous devons éprouver une noble avarice, avoir envie de pousser
les recherches archéologiques et historiques.
C’est le texte même qui est tentateur, et c’est l’auteur qui joue un rôle
noblement et généreusement diabolique. Il doit devenir un antéchrist secret
pour que le lecteur puisse se transformer en antéchrist public.
Le deuxième chapitre est celui où les péchés ressemblent le plus à leur
version traditionnelle. Sous le signe de la gourmandise, donc lié au goût, il
est certes très visuel, mais d’autres solliciteront plus encore le sens de la
vue. On passe tout naturellement du sens du goût à la faculté du goût qui
nous permet de juger de la valeur d’une œuvre d’art, de distinguer la qualité
d’un aliment ou d’une peinture.
La paresse étant liée au souvenir, à la remémoration de la jeunesse,
Flaubert la met au début ; elle règne sur le premier chapitre et colore
l’ouverture du second. Elle est en effet la condition de la lecture du reste,
comme elle a été la condition préalable de l’écriture laborieuse de
l’ensemble. Après avoir amassé quelquefois très loin ses matériaux, après
avoir exploré soit l’Orient, soit la Bibliothèque nationale, Flaubert se retire
à Croisset, et c’est là qu’il peut réaliser son voyage intérieur ascétique, ce
voyage de l’écriture selon la dimension horizontale du brouillon rapide de
la première version, et la dimension verticale du travail sur la page, de la
correction, du « vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage » des deux
dernières. Flaubert est obligé de se garantir une distance par rapport à ce
que Mallarmé nommera « le chœur des préoccupations », à tout ce bruit de
la ville et de la vie mondaine. Il ne désire pas que tout le monde devienne
écrivain, mais presque. Il estime, dans le fond de sa retraite, que l’écriture
est l’action par excellence. Ce que font les autres permettra de rendre public
ce qui pour l’instant doit rester encore en grande partie secret. Toute
l’activité d’autrui doit pouvoir se comprendre par rapport à cette activité
éminente. L’écriture n’est pas une activité suffisante, mais elle peut, si elle
est menée suffisamment loin, servir de modèle pour toute activité ; elle a
une valeur normative. Ainsi les remarques de Flaubert sur l’écriture et le
style, c’est-à-dire ce travail ascétique d’enfoncement, ce voyage vertical
dans la correction, constituent un traité de moralité supérieure.
La moralité habituelle selon lui est profondément mensongère. Il faut
l’effacer et en promouvoir une nouvelle dont l’écriture nous donne
l’exemple. Il veut donner à son lecteur un goût d’écriture, notamment en lui
demandant une lecture active, une lecture qui soit déjà de l’écriture. Le
lecteur ne pourra profiter du texte que dans la mesure où il sera capable
d’écarter au moins pendant un certain temps les préoccupations
contemporaines si urgentes puissent-elles sembler, car ces préoccupations
s’expriment dans un langage trompeur, et si nous nous contentons de la
position des questions telle qu’elle est donnée dans la vulgate bourgeoise,
elles resteront insolubles ; les réponses et solutions proposées seront
toujours mauvaises. Les solutions essayées par Bouvard et Pécuchet
échoueront toujours, non qu’ils soient individuellement spécialement bêtes
et méchants – ils sont au contraire de bonne volonté et ont des qualités
intellectuelles – mais à cause de la façon même dont ils trouvent les
problèmes posés ; et pourtant ils avaient su réaliser une version de la
retraite.
L’acte de lecture doit se faire dans une noble paresse. Le fait de lire en
soi est déjà une retraite et pour pouvoir lire nous avons besoin d’un certain
loisir. Tout lecteur réalise une vocation d’ermite à partir du moment où il
entre dans un livre. Le livre lui-même est un ermitage.
Dans le premier chapitre nous vivons la paresse d’Antoine. L’activité
fondamentale de celui-ci est la méditation centrée sur la lecture. Parmi les
accessoires de ce théâtre qu’est le décor fondamental de la Tentation, nous
avons évidemment le livre, la Bible. Antoine est un lecteur, et quand j’entre
dans ma lecture je deviens déjà semblable à lui.
Nous lirons ce livre d’autant mieux que nous saurons actualiser cette
vertu de paresse, installés dans un lieu tranquille après avoir mis du temps à
notre disposition. Cette identification à Antoine est une identification à
Flaubert. Notre lecture est une imitation de l’écriture, au sens médiéval du
terme, non plus imitation de Jésus-Christ, mais de cet antéchrist secret,
prudent.
Notre lecture doit imiter les mouvements fondamentaux de l’écriture. La
première version, c’est l’écriture horizontale, un voyage rapide ; nous
devons la lire le plus vite possible, être emportés par son allure,
linéairement de la première à la dernière phrase. C’est la littérature chemin
de fer qui insiste sur la suite des événements. Nous courons le long de la
ligne, et l’auteur doit toujours nous donner envie de continuer : principe du
suspense, chaque morceau d’un roman découpé en feuilletons se terminant
par une énigme qui nous accroche, nous ferre pour lire la suite le
lendemain, littérature à dévorer, celle d’Alexandre Dumas ou d’Eugène
Sue, qui culminera dans le roman policier.
Mais la première version manquait justement de suspense. À partir de la
seconde nous avons l’écriture châtiée, la correction qui s’enfonce dans le
texte ; et s’il nous faut tellement garantir notre retraite, c’est pour que nous
puissions ainsi nous enfoncer, suivre non seulement ce que raconte ce texte,
mais la façon dont il le raconte, le style, non seulement le quoi, mais le
comment. Ceci implique une épaisseur ; il doit se livrer peu à peu, par une
lecture correctrice : nous avions interprété telle page d’une certaine façon,
puis au détour d’une phrase quelque chose nous montre que nous nous
étions trompés, et nous réinterprétons. Équivalent lectoriel de la rature. La
lecture linéaire va être raturée par celle qui revient en arrière.
Dans la façon dont le texte est repris, nous avons une invitation à revenir
en arrière, à avoir non une lecture vorace, mais une lecture de gourmet,
dans laquelle on va goûter, remâcher, une lecture de rumination. L’ivrogne
boit le plus vite possible le plus de vin possible pour supprimer en lui le vin
au plus vite. L’amateur tâte le vin, en développe lentement les arômes.
Il se met à rêver.
À peine ce geste est-il fait qu’une table est là, couverte de toutes les choses bonnes à manger.
La nappe de byssus, striée comme les bandelettes du sphinx, produit d’elle-même des
ondulations lumineuses. Il y a dessus d’énormes quartiers de viandes rouges, de grands
poissons, des oiseaux avec leurs plumes, des quadrupèdes avec leurs poils, des fruits d’une
coloration presque humaine ; et des morceaux de glace blanche et des buires de cristal violet se
renvoient des feux. Antoine distingue au milieu de la table un sanglier fumant par tous ses pores,
les pattes sous le ventre, les yeux à demi clos ; et l’idée de pouvoir manger cette bête formidable
le réjouit extrêmement. Puis ce sont des choses qu’il n’a jamais vues, des hachis noirs, des
gelées couleur d’or, des ragoûts où flottent des champignons comme des nénuphars sur des
étangs, des mousses si légères qu’elles ressemblent à des nuages.
Et l’arôme de tout cela lui apporte l’odeur salée de l’Océan, la fraîcheur des fontaines, le
grand parfum des bois. Il dilate ses narines tant qu’il peut ; il en bave ; il se dit qu’il en a pour un
an, pour dix ans, pour sa vie entière !
À mesure qu’il promène sur les mets ses yeux écarquillés, d’autres s’accumulent, formant une
pyramide dont les angles s’écroulent. Les vins se mettent à couler, les poissons à palpiter, le
sang dans les plats bouillonne, la pulpe des fruits s’avance comme des lèvres amoureuses ; et la
table monte jusqu’à sa poitrine, jusqu’à son menton, ne portant qu’une seule assiette et qu’un
seul pain qui se trouve juste en face de lui.
D’une secousse, Antoine fait glisser le collier sur son poignet. Il tient la coupe de sa main
gauche et de son autre bras lève la torche pour mieux l’éclairer. Comme l’eau qui ruisselle d’une
vasque, il s’en épanche à flots continus, de manière à faire un monticule sur le sable, des
diamants, des escarboucles et des saphirs mêlés à de grandes pièces d’or, portant des effigies de
rois.
« Comment ? comment ? des staters, des cycles, des dariques, des aryandiques ! Alexandre,
Démétrius, les Ptolémées, César ! mais chacun d’eux n’en avait pas autant ! Rien d’impossible !
plus de souffrance ! et ces rayons qui m’éblouissent ! Ah, mon cœur déborde ! comme c’est
bon !
Oui !… oui !… encore ! jamais assez ! J’aurais beau en jeter à la mer continuellement, il
m’en restera. Pourquoi en perdre ? Je garderai tout, sans le dire à personne, je me ferai creuser
dans le roc une chambre qui sera couverte à l’intérieur de lames de bronze – et je viendrai là,
pour sentir les piles d’or s’enfoncer sous mes talons ; j’y plongerai mes bras comme dans des
sacs de grain. Je veux m’en frotter le visage, me coucher dessus ! »
La monnaie a deux faces : non seulement elle est langage pour l’avenir,
mais témoignage du passé, ce avec quoi on va pouvoir amasser et
conserver. L’avare primaire, celui vers lequel Antoine s’abaisse à la fin de
ce passage, va thésauriser chez lui les pièces de monnaie pour pouvoir les
contempler tout seul. Le collectionneur va les goûter comme splendeurs ;
généreux il donnera cela à un musée pour en faire profiter autrui. À partir
de la collection se développera la science historique, parleront effigies de
rois et d’empereurs.
Luxueuse colère : voulant se venger contre lui-même de la bassesse de
certaines des tentations qu’il éprouve, Antoine voyageant va s’identifier à
ces solitaires nomades et vandales qui pourchassent les hérétiques.
Mais la foule s’arrête et regarde du côté de l’Occident, d’où s’avancent d’énormes tourbillons
de poussière.
Ce sont les moines de la Thébaïde, vêtus de peaux de chèvre, armés de gourdins, et hurlant un
cantique de guerre et de religion avec ce refrain : « Où sont-ils ? où sont-ils ? »
Antoine comprend qu’ils viennent pour tuer les Ariens.
Tout à coup les rues se vident, et l’on ne voit plus que des pieds levés.
Les Solitaires maintenant sont dans la ville. Leurs formidables bâtons, garnis de clous,
tournent comme des soleils d’acier. On entend le fracas des choses brisées dans les maisons. Il y
a des intervalles de silence. Puis de grands cris s’élèvent.
D’un bout à l’autre des rues, c’est un remous continuel de peuple effaré.
Plusieurs tiennent des piques. Quelquefois deux groupes se rencontrent, n’en font qu’un ; et
cette masse glisse sur les dalles, se disjoint, s’abat. Mais toujours les hommes à longs cheveux
reparaissent.
Des filets de fumée s’échappent du coin des édifices. Les battants des portes éclatent. Des
pans de murs s’écroulent. Des architraves tombent.
Antoine reconnaît tous ses ennemis l’un après l’autre. Il en reconnaît qu’il avait oubliés ;
avant de les tuer, il les outrage. Il éventre, égorge, assomme, traîne les vieillards par la barbe,
écrase les enfants, frappe les blessés. Et on se venge du luxe : ceux qui ne savent pas lire
déchirent les livres ; d’autres cassent, abîment les statues, les peintures, les meubles, les coffrets,
mille délicatesses dont ils ignorent l’usage et qui, à cause de cela, les exaspèrent…
Il traverse un forum, entre dans une cour, se baisse sous une porte ; et il arrive devant la
façade du palais, décorée par un groupe en cire qui représente l’empereur Constantin terrassant
un dragon. Une vasque de porphyre porte à son milieu une conque en or pleine de pistaches. Son
guide dit qu’il peut en prendre. Il en prend.
Puis il est comme perdu dans une succession d’appartements.
On voit le long des murs en mosaïque, des généraux offrant à l’Empereur sur le plat de la
main des villes conquises. Et partout ce sont des colonnes de basalte, des grilles en filigrane
d’argent, des sièges d’ivoire, des tapisseries brodées de perles. La lumière tombe des voûtes.
Antoine continue à marcher…
Enfin il se trouve au bas d’une salle terminée au fond par des rideaux d’hyacinthe. Ils
s’écartent, et découvrent l’Empereur…
L’Empereur l’entretient. Il lui confie des choses importantes, secrètes, lui avoue l’assassinat
de son fils Crispus, lui demande même des conseils pour sa santé.
Cependant Antoine remarque des esclaves au fond des loges. Ce sont les Pères du concile de
Nicée, en haillons abjects. Le martyr Paphnuce brosse la crinière d’un cheval, Théophile lave les
jambes d’un autre, Jean peint les sabots d’un troisième. Alexandre ramasse du crottin dans une
corbeille.
Antoine passe au milieu d’eux. Ils font la haie, le prient d’intercéder, lui baisent les mains. La
foule entière les hue ; et il jouit de leur dégradation, démesurément. Le voilà devenu un des
grands de la Cour, confident de l’Empereur, Premier ministre ! Constantin lui pose son diadème
sur le front. Antoine le garde, trouvant cet honneur tout simple.
Non, non, on ne dort pas mieux (de corps du moins) à Ghisoni que dans les lits de pourpre
(style poétique, car je n’ai jamais couché que dans des draps blancs) ; cela veut dire que les
puces m’ont tenu éveillé pendant trois heures, quelque invention que j’aie prise pour les fuir.
J’avais éteint mon flambeau, et la lune avec tous ses rayons entrait dans ma chambre et
m’éclairait comme en plein jour. Je me levai et regardai la campagne, je voyais les chèvres
marcher dans les sentiers du maquis et sur les collines ; çà et là les feux des bergers, j’entendais
leurs chants ; il faisait si beau qu’on eût dit le jour, mais un jour tout étrange, un jour de lune.
Menues messagères de l’inspiration, les puces lui ont donné l’occasion
d’une expérience poétique dans laquelle nous reconnaissons le thème
traditionnel de la coïncidence des opposés, la réunion du jour et de la nuit.
Étant arrivé de nuit dans le village, je n’avais pu voir le paysage où il se trouve placé, mais il
m’était maintenant facile d’en saisir tous les accidents, tout aussi bien qu’en plein soleil.
Entre les gorges des montagnes il y avait des vapeurs bleues et diaphanes qui montaient et qui
semblaient se bercer à droite et à gauche comme de grandes gazes d’une couleur indéfinissable
qu’une brise aurait agitée sur le flanc de toutes ces collines. Leur grande silhouette se projetait
en avant, de l’autre côté de la vallée ; la lumière s’étendait, claire et blanche, autour de la lune,
et devenait de plus en plus humide et tendre en s’approchant du haut faîte inégal des montagnes.
Tous les contours, toutes les lignes saillissaient librement grâce à leur teinte grise qui
surplombait les grandes masses noires du maquis. Le ciel semblait haut, haut, et la lune avait
l’air d’être lancée et perdue au milieu ; tout alentour elle éclairait l’azur, le pénétrait de
blancheur, laissant tomber sur la vallée en pluie lumineuse ses vapeurs d’argent qui, une fois
arrivées à la terre, semblaient remonter vers elle comme de la fumée.
La belle chose qu’une tête de sauvage ! Je me souviens de deux qui étaient là, noires et
luisantes à force d’être boucanées, superbes en couleurs brunes, avec des teintes d’acier et de
vieil argent. La première (celle d’un Indien du fleuve des Amazones) porte des dents qu’on lui a
enfoncées dans les yeux ; parée d’ornements d’un goût inouï, couronnée de toutes sortes de
plumages, et les gencives à nu, elle grimace d’une façon horrible et charmante ; à côté sont
suspendus les colliers bigarrés de plumes d’oiseaux qu’autrefois dans la savane, lorsqu’elle
criait et remuait, elle a pris sur les ennemis vaincus ; les colliers sont nombreux, ce qui prouve
que c’était un brave qui avait expédié beaucoup d’âmes à Areskoui, car ces petites choses-là
sont l’inverse de nos médailles de sauvetage.
Beaucoup de choses se superposent : la relation à l’époque
contemporaine qui renverse ce qui était beau dans la vie sauvage, la
référence à Areskoui qui est chez Chateaubriand le Satan des Indiens
d’Amérique du Nord.
On a mis près d’elle une tête d’homme de la Nouvelle-Zélande sans autre ornement que les
tatouages qui l’ont engravée comme des hiéroglyphes et les soleils que l’on distingue encore sur
le cuir brun de ses joues, sans autre coiffure que ses longs cheveux noirs, débouclés, pendants et
qui semblent humides comme des branches de saule. Avec ses plumes vertes sur les tempes, ses
longs cils abaissés, ses paupières demi-closes, elle a un air exquis de férocité, de volupté et de
langueur. On comprend en la regardant toute la vie du sauvage, ses sensualités de viande crue,
ses tendresses enfantines pour sa femme, ses hurlements à la guerre, son amour pour les armes,
ses soubresauts soudains, sa paresse subite et les mélancolies qui le surprennent sur les grèves
en regardant les flots.
Avant de rentrer dans la ville, nous fîmes un détour pour aller visiter la chapelle de la Mère-
Dieu. Comme d’ordinaire on la ferme, notre guide prit en route le gardien qui en a la clef ; il
vint avec nous, emmenant par la main sa petite nièce qui tout le long du chemin s’arrêtait pour
ramasser des bouquets. Il marchait devant nous dans le sentier. Sa mince taille d’adolescent à
cambrure flexible, un peu molle, était serrée dans une veste de drap bleu ciel, et sur son dos
s’agitaient les trois rubans de velours de son petit chapeau noir qui, posé soigneusement sur le
derrière de la tête, retenait ses cheveux tordus en chignon.
Mais il n’y a pas que la chevelure qui nous soit interdite ; c’est le corps
humain tout entier. À Saint-Malo, après avoir salué la tombe encore vide de
Chateaubriand, Flaubert regarde de jeunes garçons se baigner au coucher du
soleil. Soudain apparaît un adulte.
Près de nous passa un homme dont la chevelure trempée tombait droite autour de son cou.
Son corps lavé brillait. Des gouttes perlaient aux boucles frisées de sa barbe noire et il secouait
ses cheveux pour en faire tomber l’eau. Sa poitrine large où un sillon velu lui courait sur le
thorax, entre des muscles pleins carrément taillés, haletait encore de la fatigue de la nage et
communiquait un mouvement calme à son ventre plat dont le contour vers les flancs était lisse
comme l’ivoire. Ses cuisses nerveuses, à plans successifs, jouaient sur un genou mince qui,
d’une façon ferme et moelleuse, déployait une fine jambe robuste terminée par un pied cambré à
talon court et dont les doigts s’écartaient. Il marchait lentement sur le sable.
Académie sauvage, trésor perdu. Rien n’apparaissait de tout cela dans les
notes au jour le jour.
L’homme étant ainsi devenu ce qu’il y a de plus rare et de plus difficile à connaître (je ne
parle pas de son cœur, ô moralistes !), il en est résulté que l’artiste ignore la forme qu’il a et les
qualités qui la font belle. Quel est le poète aujourd’hui, parmi les plus savants, qui sache ce que
c’est que la femme ? Où en aurait-il vu, le pauvre diable ? Qu’en a-t-il pu apprendre dans les
salons, à travers le corset ou la crinoline, ou dans son lit même, s’il y a songé, pendant les
entr’actes du plaisir ?
Le lendemain, grande journée de marche à travers la campagne et les rochers. Nous avons
déjeuné sous un bois de petits pins, le soir nous étions gris de la nature. Après nous être reposés
deux heures sur le sable, nous étions repartis, emportés par la fièvre des rochers, des goémons,
des varechs. – Caverne chocolat. – Une avec des herbes vert feu de bengale, et distillant des
gouttes d’eau ; un grand pan en glacis, etc. etc. forme variée des herbes, couleur d’argent, veines
de sang ; grands pans réguliers qui font penser à des ruines de palais antédiluviens.
Il passa une hirondelle, nous la regardâmes voler ; elle venait de la mer, elle montait
doucement, coupant au tranchant de ses plumes l’air fluide et lumineux où ses ailes nageaient en
plein et semblaient jouir de se développer toutes libres. Elle monta encore, dépassa la falaise,
monta toujours et disparut.
Cependant nous ramions sur les rochers dont chaque détour de la côte nous renouvelait la
perspective. Ils s’interrompaient par moments et alors nous marchions sur des pierres carrées,
plates comme des dalles, où les fentes se prolongeant presque symétriques semblaient les
ornières de quelque antique voie d’un autre monde.
Et c’est bien à la recherche d’un autre monde que Flaubert va toute cette
journée, traversant épreuve sur épreuve, en particulier celle de l’égarement :
Voulant traverser l’île dans sa largeur, nous nous dirigeâmes d’après le soleil et allâmes droit
en face de nous ; mais bientôt perdus dans la campagne, nous ne cherchâmes plus dès lors qu’à
retrouver la mer dont le rivage, si nous le suivions toujours, devait nous ramener enfin au Palais,
soit le soir, soit dans la nuit ou le lendemain matin, car nous ne savions plus où il était, ni nous-
mêmes où nous étions.
Ils continuent, arrivent dans une vallée fermée, mystérieuse ; tout d’un
coup ils aperçoivent les grottes.
Elles s’ouvraient toujours par de grandes ogives, droites ou penchées, poussant leurs jets
hardis sur d’énormes pans de rocs aux coupes régulières. Noires et veinées de violet, rouges
comme du feu, brunes avec des lignes blanches, elles découvraient pour nous qui les venions
voir, toutes les variétés de leurs teintes et de leurs formes, leurs grâces, leurs fantaisies
grandioses. Il y en avait une, couleur d’argent, que traversaient des veines de sang ; dans une
autre des touffes de fleurs ressemblant à des primevères s’étaient écloses sur le glacis de granit
rougeâtre, et du plafond tombait sur le sable fin des gouttes lentes qui recommençaient toujours.
Au fond de l’une d’elles, sous un cintre allongé, un lit de gravier blanc et poli, que la marée sans
doute retournait et refaisait chaque jour, semblait être là pour recevoir au sortir des flots le corps
de la Naïade ; mais sa couche est vide et pour toujours l’a perdue ! Il ne reste que ces varechs
encore humides où elle étendait ses beaux membres nus fatigués de la nage et sur lesquels,
jusqu’à l’aurore, elle dormait au clair de lune.
C’était l’heure où les ombres sont longues. Les rochers étaient plus grands, les vagues plus
vertes. On eût dit aussi que le ciel s’agrandissait et que toute la nature changeait de visage.
Donc nous repartîmes en avant, au-delà, sans nous soucier de la marée qui montait, ni s’il y
aurait plus tard un passage pour regagner terre. Nous avions besoin jusqu’au bout d’abuser de
notre plaisir et de le savourer sans en rien perdre. Plus légers que le matin, nous sautions, nous
courions sans fatigue, sans obstacle, une verve de corps nous emportait malgré nous et nous
éprouvions dans les muscles des espèces de tressaillements d’une volupté robuste et singulière.
Plus légers que le matin, cela veut dire bien sûr plus légers qu’ils l’étaient
le matin. Leur journée de marche, d’exploration, à partir du moment où ils
sont parvenus à ce lieu magique, ne leur fait plus éprouver de fatigue. Ils
sont en train de boire à la fontaine de Jouvence. La jeunesse du monde
reparaît en eux ; c’est la Renaissance. Mais le texte est écrit de telle sorte
qu’il puisse y avoir une ambiguïté, et que l’on puisse comprendre qu’ils
sont plus légers que le matin lui-même, qu’ils sont devenus une sorte de
super-matin. Maxime Du Camp, si bon voyageur par ailleurs, nous aurait-il
communiqué cette griserie, cette fièvre ?
Nous secouions nos têtes au vent et nous avions du plaisir à toucher les herbes avec nos
mains. Aspirant l’odeur des flots, nous humions, nous évoquions à nous tout ce qu’il y avait de
couleurs, de rayons, de murmures : le dessin des varechs, la douceur des grains de sable, la
dureté du roc qui sonnait sous nos pieds, les altitudes de la falaise, la frange des vagues, les
découpures du rivage, la voix de l’horizon ; et puis c’était la brise qui passait comme
d’invisibles baisers qui nous coulaient sur la figure, le ciel où il y avait des nuages allant vite,
roulant une poudre d’or, la lune qui se levait, les étoiles qui se montraient. Nous nous roulions
l’esprit dans la profusion de ces splendeurs, nous en repaissions nos yeux ; nous en écartions les
narines, nous en ouvrions les oreilles ; quelque chose de la vie des éléments émanant d’eux-
mêmes, sans doute à l’attraction de nos regards, arrivait jusqu’à nous, et s’y assimilant, faisait
que nous les comprenions dans un rapport moins éloigné, que nous les sentions plus avant, grâce
à cette union plus complexe. À force de nous en pénétrer, d’y entrer, nous devenions nature
aussi, nous nous diffusions en elle, elle nous reprenait, nous sentions qu’elle gagnait sur nous et
nous en avions une joie démesurée ; nous aurions voulu nous y perdre, être pris par elle ou
l’emporter en nous. Ainsi que dans les transports de l’amour on souhaite plus de mains pour
palper, plus de lèvres pour baiser, plus d’yeux pour voir, plus d’âme pour aimer, nous étalant
dans la nature dans un ébattement plein de délires et de joies, nous regrettions que nos yeux ne
pussent aller jusqu’au sein des rochers, jusqu’au fond des mers, jusqu’au bout du ciel, pour voir
comment poussent les pierres, se font les flots, s’allument les étoiles ; que nos oreilles ne
pussent entendre graviter dans la terre la formation des granits, la sève pousser dans les plantes,
les coraux rouler dans les solitudes de l’océan. Et dans la sympathie de cette effusion
contemplative, nous aurions voulu que notre âme irradiant partout, allât vivre dans toute cette
vie pour revêtir toutes ses formes, durer comme elles, et se variant toujours, toujours pousser au
soleil de l’éternité ses métamorphoses !
Mais l’homme n’est fait pour goûter chaque jour que peu de nourriture, de couleurs, de sons,
de sentiments, d’idées…
Nous sommes trop faibles, nous sommes obligés de rentrer dans l’heure
actuelle. Mais la révélation demeure, et lorsque Flaubert réussira enfin à
publier La Tentation de saint Antoine jusqu’au bout, ce qu’il proclamera,
c’est ce qu’on peut nommer l’oracle de Belle-Isle.
Après la dramatique séance de lecture de la première version, Flaubert
repart néanmoins avec Maxime Du Camp pour un voyage qui à l’origine
devait être immense. La correspondance nous apprend que les deux amis
(peut-on encore les appeler ainsi ?) avaient l’intention d’aller jusqu’en
Perse en passant par Bagdad. Certes Babylone devait les tenter, mais il a
fallu écourter parce que l’argent a commencé à se faire plus rare.
Pour Flaubert l’essentiel était fait. Il avait accepté de partir avec Maxime
pour vérifier et interroger deux lieux essentiels : la Thébaïde et Jérusalem. Il
veut voir si cette Tentation peut être défendue malgré le verdict ; il
commence, sans en avoir pleinement conscience, sans doute, à préparer la
stratégie de la troisième version qui consistera à ménager une possibilité de
considérer ce texte comme une sorte de roman historique. Une fois les deux
grands oracles interrogés, il peut songer au retour.
Nous avons à notre disposition le récit de voyage de Maxime Du Camp
avec ses propres illustrations photographiques, les Souvenirs littéraires de
celui-ci, et, outre le récit de voyage de Flaubert, sa correspondance,
notamment les lettres qu’il écrit à sa mère et à Louis Bouilhet. Chacun de
ces textes prend l’aventure sous un angle différent. Ainsi ce ne sont pas les
mêmes épisodes que Flaubert va raconter à tel ou tel correspondant. Ainsi
lorsqu’il écrit à Bouilhet il s’attarde sur ses prouesses sexuelles avec une
certaine vantardise.
Cette pluralité de points de vue, d’angles d’attaque, se retrouve à
l’intérieur du récit de Flaubert lui-même. Lorsqu’il arrive en Égypte, il
commence un ouvrage du même style que son Voyage dans les Pyrénées et
en Corse ou sa participation à Par les champs et par les grèves. Pendant
une dizaine de pages nous assistons à une première tentative de
transformation du voyage en livre. Cela s’appelle À bord de la Cange. Au
bout de quelques jours il renonce à toute tentative de rédaction définitive
sur place, et se contente de prendre des notes destinées à être reprises plus
tard, au retour. Mais ces notes ne sont pas tout à fait de même nature selon
le moment du voyage. En Égypte, en Palestine, jusqu’à Constantinople,
elles préparent vraiment un livre. Lorsqu’on est sur le retour, en Grèce, à
Rome, nous n’avons plus que des fiches à consulter dans l’ermitage,
concernant surtout les musées.
À bord de la Cange, à cause de son titre et de son style, est étroitement lié
à ce qui est pour moi une des énigmes de la vie de Flaubert. Il ne nous parle
jamais de Gérard de Nerval, ni dans ses œuvres, ni dans sa correspondance.
Il l’a pourtant très vraisemblablement rencontré, et ils auraient dû
s’intéresser. Ils ont fréquenté les mêmes milieux ; ils étaient très liés tous
les deux au même moment avec Théophile Gautier. Quand Flaubert part
pour l’Orient, il est impossible qu’il n’ait pas su que Nerval l’y avait
précédé quelques années auparavant et avait fait un trajet assez semblable à
celui qui devait être le sien. Certes le Voyage de Nerval n’avait pas encore
été publié en volume, et en particulier le passage qui concerne ce
personnage qui leur est commun et qu’ils héritent tous deux de Charles
Nodier, la reine de Saba, était encore inédit et probablement pas encore
écrit. Mais dans la première partie de cette œuvre : Les Femmes du Caire,
qui concerne l’Égypte, il y a une section qui s’appelle La Cange et qui était
déjà publiée. Nous avons donc de bonnes raisons de penser que cette
esquisse abandonnée est une réponse à Nerval, lequel devait apparaître à
Flaubert, avec sa maladie nerveuse, comme une sorte de double dangereux
dont il valait mieux pour lui ne pas parler directement. Cette référence
secrète apporte à toute une partie de l’œuvre une résonance nouvelle.
En Égypte, Flaubert va descendre (ou monter ; c’est le pays des
renversements) beaucoup plus loin que Nerval et que la plupart des
voyageurs littéraires antérieurs. Il remonte le Nil jusqu’à Ouadi Halfa, la
deuxième cataracte, l’actuelle frontière de l’Égypte et du Soudan, qui joue
le rôle d’un miroir, d’un point de rebroussement. Ce n’est qu’au retour qu’il
s’arrête à Louqsor, Thèbes comme il dit, lieu de la splendeur disparue et en
même temps scène classique de la méditation, l’ermitage de saint Antoine.
L’expédition fera ensuite une pointe jusqu’au port sur la mer Rouge d’où les
Égyptiens s’embarquent pour le pèlerinage de La Mecque. Rimbaud y
passera quelques années plus tard. Ils reviennent au Caire, s’embarquent
pour Beyrouth, de là font le pèlerinage aux lieux saints, reprennent la mer
pour Rhodes, Smyrne, Constantinople, troisième point de rebroussement,
d’où ils reviennent en Europe par la Grèce et Rome où la mère de Flaubert
vient le rejoindre.
Aller en Égypte, c’est vérifier la Tentation et c’est mieux devenir
Antoine ; c’est mesurer la différence entre Karnak et Carnac ; mais c’est
aussi une façon de mourir. Toute la vallée est un immense cimetière où sont
les plus grands de tous les tombeaux. Flaubert part en Égypte avec un de ses
bourreaux, l’un des tueurs de la séance de lecture. Lorsqu’il écrit à
Bouilhet, c’est à l’autre bourreau. Il vit son départ comme une agonie.
Ma mère était assise dans un fauteuil, en face de la cheminée ; comme je la caressais et lui
parlais, je l’ai baisée au front, me suis élancé sur la porte, ai saisi mon chapeau dans la salle à
manger et suis sorti. Quel cri elle a poussé, quand j’ai fermé la porte du salon ! il m’a rappelé
celui que je lui ai entendu pousser à la mort de mon père, quand elle lui a pris la main.
Le cri de la mère annonce la mort de son fils. Celui-ci fait bonne figure à
ce moment-là.
J’avais les yeux secs et le cœur serré, peu d’émotion, si ce n’est de la nerveuse, une espèce de
colère, mon regard devait être dur. J’allumai un cigare.
Je l’ai là cette lettre (je viens de la relire et je la touche froidement) écrite à une heure du
matin, après toute une soirée de sanglots et d’un déchirement comme aucune séparation encore
ne m’en avait causé.
Nous retournons dans la rue des almées, je m’y promène exprès ; elles m’appellent :
« Cawadja, cawadja, batchis ! batchis ! » Je donne à l’une, à l’autre, des piastres ; quelques-unes
me prennent à bras-le-corps pour m’entraîner, je m’interdis de les baiser pour que la mélancolie
de ce souvenir me reste mieux, et je m’en vais.
Pendant que nous déjeunions, une almée maigre et les tempes étroites, les yeux peints
d’antimoine et ayant un voile passé par-dessus sa tête, et qu’elle tenait avec ses coudes, est
venue causer avec Joseph.
C’est le guide qu’ils ont pris au Caire.
Elle était suivie d’un mouton familier, dont la laine peinte par place en henné jaune, le nez
muselé par une bande de velours noir, très touffu, les pieds comme ceux d’un mouton factice, et
ne quittant jamais sa maîtresse.
Bembeh nous précède, accompagnée du mouton ; elle pousse une porte et nous entrons dans
une maison qui a une petite cour ; et en face de la porte un escalier. Sur l’escalier en face de
nous, la lumière l’entourant et se détachant sur le fond bleu du ciel, une femme debout, en
pantalons roses, n’ayant autour du torse qu’une gaze d’un violet foncé.
Ruchiouk-Hanem est une grande et splendide créature, plus blanche qu’une Arabe, elle est de
Damas ; sa peau, surtout du corps, est un peu cafetée.
Quand elle s’assoit de côté, elle a des bourrelets de bronze sur ses flancs. Ses yeux sont noirs
et démesurés, ses sourcils noirs, ses narines fendues, larges, épaules solides, seins abondants,
pomme. Elle portait un tarbouche large, garni au sommet d’un petit disque bombé, en or, au
milieu duquel était une petite pierre verte imitant l’émeraude ; le gland bleu de son tarbouch
était étalé en éventail, descendait, et lui caressait les épaules ; devant le bord du tarbouch, posé
sur les cheveux et allant d’une oreille à l’autre, elle avait une petite branche de fleurs blanches,
factices. Ses cheveux noirs, frisant, rebelles à la brosse, séparés en bandeaux par une raie sur le
front, petites tresses allant se rattacher sur la nuque. Elle a une incisive d’en haut, côté droit, qui
commence à se gâter. Pour bracelet, deux tringlettes d’or tordues ensemble et tournées l’une
autour de l’autre. Triple collier en gros grains d’or creux. Boucles d’oreilles : un disque en or, un
peu renflé, ayant sur sa circonférence de petits grains d’or.
Elle a sur le bras droit, tatouées, une ligne d’écritures bleues.
C’est une femme écrite, donc encore une figure de la littérature. On fait
venir des musiciens dont le concert ne plaît nullement à nos Européens.
Un enfant et un vieux, l’œil gauche recouvert d’une loque ; ils raclent tous les deux du
rebbabeh, espèce de petit violon rond, terminé par une branche de fer qui s’appuie par terre,
avec deux cordes de crin. Le manche aussi est très long par rapport au corps même de
l’instrument. Rien n’est plus faux ni plus désagréable. Les musiciens ne discontinuent pas d’en
jouer ; il faut crier pour les faire s’arrêter.
Ruchiouk-Hanem et Bembeh se mettent à danser. La danse de Ruchiouk est brutale, elle se
serre la gorge dans sa veste de manière que ses seins découverts sont rapprochés et serrés l’un
contre l’autre. Pour danser, elle met, comme ceinture pliée en cravate, un châle brun à raie d’or,
avec trois glands suspendus à des rubans.
Elle s’enlève tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, chose merveilleuse ; un pied restant à
terre, l’autre se levant passe devant le tibia de celui-ci, le tout dans un saut léger. J’ai vu cette
danse sur des vieux vases grecs.
Elle s’endort la main entre-croisée dans la mienne, elle ronfle ; la lampe, dont la lumière
faible venait jusqu’à nous, faisait sur son beau front comme un triangle de métal pâle, le reste de
sa figure dans l’ombre.
Dans le lit de l’almée de Thèbes, lieu de mémoire, il fait repasser ses
souvenirs.
Figure de la mort, elle offre la sensualité que l’on peut rêver dans le
tombeau. Elle est Judith, la dame de pique, la femme à l’épée.
Une autre fois, je me suis assoupi le doigt passé dans son collier, comme pour la retenir si elle
s’éveillait. J’ai pensé à Judith et à Holopherne couchés ensemble. À deux heures trois-quarts,
réveil plein de tendresse. Nous nous sommes dit beaucoup de choses par la pression ; tout en
dormant, elle avait des pressions de mains ou de cuisses machinales, comme des frissons
involontaires.
Quelle douceur ce serait pour l’orgueil si, en partant, on était sûr de laisser un souvenir, et
qu’elle pensera à vous plus qu’aux autres, que vous resterez en son cœur !
Toutes les attitudes que l’on doit normalement avoir en voyage, les
sentiments que le lecteur voyageur va s’efforcer d’éprouver, et avec
lesquels l’écrivain voyageur tentera, lui, de prendre quelque distance.
La haute vallée du Nil apparaît entre les deux parenthèses des séjours à
Esneh, ville de la séduction égyptienne incarnée. Lorsqu’il y repasse, un
mois et demi plus tard (mais c’est comme s’il s’était passé un an, un siècle,
tout un cycle), il revoit naturellement Ruchiouk-Hanem pour travailler sa
nostalgie future.
À dix heures environ, Bembeh vient à la cange et monte à bord ; elle a mal à l’œil droit, qui
est couvert de son bandeau, nous lui donnons de l’eau blanche. Le mouton n’est plus avec elle,
le mouton est mort. Nous allons chez Ruchiouk-Hanem, par le derrière de la ville. Bembeh
marche devant nous.
Chez Ruchiouk-Hanem. – La maison, la cour, l’escalier ruiné, tout est là, mais elle n’est plus
là, elle, sur le haut, le torse nu, éclairée, dans le soleil ! Nous entendons sa voix qui salue
Joseph ; nous montons au premier, Zeneb verse de l’eau sur les pavés. Silence, temps lourd,
nous attendons.
Elle arrive, sans tarbouch, sans collier, ses petites tresses tombent au hasard, nu-tête ; aussi
son crâne est très petit à partir des tempes. Elle a l’air fatigué, et d’avoir été malade. Elle se
coiffe avec un mouchoir, elle envoie chercher ses colliers et les boucles d’oreilles, que tient en
dépôt un séraf de la ville, avec son argent ; elle n’a rien chez elle de peur qu’on ne la vole. Nous
nous faisons des politesses et des compliments. Elle a beaucoup pensé à nous, elle nous regarde
comme ses enfants et n’a pas rencontré de cawadja aussi aimable.
Avec notre mauvais esprit d’hommes du XXe ou XXIe siècle nous pouvons
penser que Ruchiouk-Hanem disait cela à tous les Européens et même à
tous les Égyptiens qu’elle revoyait, mais Flaubert le reçoit comme une
révélation. Il a touché le cœur de l’Égypte. C’est comme si des années
avaient passé, toute une vie ; elle se souvient encore de lui. Jamais il
n’oubliera ce moment. D’autres femmes se mettent à danser. La cérémonie
se déroule d’un bout à l’autre. Ils se quittent. Elle lui promet d’aller lui dire
adieu. Vient un borgne qui demande l’aumône.
De tout cela il en est résulté une tristesse infinie ; elle s’était, comme le premier jour, frotté les
seins avec de l’eau de rose. C’est fini, je ne la reverrai plus, et sa figure, peu à peu, ira s’effaçant
dans ma mémoire.
La première impression de Karnak est celle d’un palais de géants, les grilles en pierre qui se
tiennent encore aux fenêtres donnent la mesure d’existences formidables ; on se demande en se
promenant dans cette forêt de hautes colonnes, si l’on n’a pas servi là des hommes entiers
enfilés à la broche comme des alouettes.
Nous partons pour Karnak. – Logés dans la chambre du roi, c’est celle qu’a occupée le
docteur Lipsius. – Petite mare verte où toutes les nuits navigue une cange d’or avec des hommes
d’or. Le bord est piqué de joncs pointus, piquants. Maxime s’y baigne. – Aspect de son corps
nu, debout sur les bords.
Un trou dans lequel on descend ; il faut marcher sur les genoux. C’est du sable, bientôt ce
n’est plus que de la pierre ; les pierres anguleuses sont grasses, mais glissantes. Douleur aux
genoux, tout suinte le bitume, on rampe sur la poitrine, atroce fatigue ; seul, on n’irait pas loin,
la peur et le découragement vous prendraient. On tourne, on descend, on monte, souvent il faut
se glisser de côté pour passer, je suis souvent obligé de me mettre sur le dos et de me glisser à
coups de vertèbres comme un serpent. À deux cents pas environ du chantier des momies,
cadavre desséché d’un Arabe que l’on ne voit bien que jusqu’au tronc : il a la face horriblement
contractée, la bouche de côté, ronde comme un œuf, crie de toute la force humaine possible.
C’est un Arabe venu là avec un Maugrabin et mort on ne sait comment. La tradition est qu’ils
étaient venus chercher des trésors et que le Diable l’a étranglé. Il y a quelques années à peine, si
l’on pouvait entrer dans ces grottes, on y étouffait au bout de cinq minutes ; il se sera déclaré
sans doute quelque courant d’air depuis. Il y a quelques années le feu y a pris et a duré un an ;
c’est là sans doute la cause de l’espèce d’humidité qui y règne, le bitume suinte de partout, les
roches en ont des sortes de stalactites, on en sort goudronné ; l’Arabe, mentionné plus haut, s’est
momifié tout seul. On me dit de faire un effort pour monter, je m’appuie (les bougies sont
éteintes) sur les deux pieds de momie, qui font seuil, et j’entre.
Amoncellement désordonné de momies de toutes sortes, le plafond noir de bitume, les côtés
pleins d’ombre, le sol gris jaune de la couleur des bandelettes ; je m’assois haletant par terre, la
toux ne me quitte pas.
Ils sont là tous, les uns sur les autres, entassés, tranquilles ; on casse les os sous ses pieds, on
baisse la main et on tire un bras. Jusqu’à quelle profondeur faudrait-il descendre pour trouver le
sol ? Il y en a tant qu’il peut y en avoir.
Voici le troisième jour que nous sommes à Jérusalem, aucune des émotions prévues d’avance
ne m’y est encore survenue ; ni enthousiasme religieux, ni excitation d’imagination, ni haine des
prêtres, ce qui au moins est quelque chose. Je me sens devant tout ce que je vois, plus vide
qu’un tonneau creux.
Ce matin, dans le Saint-Sépulcre, il est de fait qu’un chien aurait été plus ému que moi. À qui
la faute, Dieu de miséricorde ? à eux ? à Vous ? ou à moi ? À eux, je crois, à moi ensuite, à Vous
surtout.
Mais comme tout cela est faux ! comme ils mentent ! comme c’est badigeonné, plaqué, verni,
fait pour l’exploitation, la propagande et l’achalandage ! Jérusalem est un charnier entouré de
murs : la première chose curieuse que nous y ayons rencontrée, c’est la boucherie. Dans une
sorte de place carrée, couverte de monticules d’immondices, un grand trou ; dans le trou du sang
caillé des tripes, des merdes, des boyaux noirâtres et bruns, presque calcinés au soleil, tout à
l’entour.
La boucherie, c’est l’enfer, mais au moins cela se donne comme tel, c’est
franc, donc il y a possibilité de transmutation.
Une chose a dominé tout pour moi, c’est l’aspect du portrait en pied de Louis-Philippe, qui
décore le Saint-Sépulcre. Ô grotesque, tu es donc comme le soleil ! dominant le monde de ta
splendeur, ta lumière étincelle jusque dans le tombeau de Jésus ! Ce qui frappe le plus ensuite,
c’est la séparation de chaque église, les Grecs d’un côté, les Latins, les Coptes ; c’est distinct,
retranché avec soin, on hait le voisin avant toute chose.
C’est la réunion des malédictions réciproques, et j’ai été rempli de tant de froideur et d’ironie
que je m’en suis allé sans songer à rien plus. Un chrétien a demandé à mon drogman si je n’étais
pas un pacha. Dieu me préserve pourtant d’avoir eu une pensée d’orgueil ! Non, j’allais là
bêtement, naturellement, sans me fouetter à rien, et dans la simplicité de mon cœur calme.
Un cœur simple ; nous avons déjà là le titre d’un des Trois Contes.
Lorsque Flaubert va visiter la mer Morte, il arrive à un détour d’où il
aperçoit le Jourdain et note :
On sait le rôle essentiel que jouera la Touque dans Un cœur simple. Ainsi
la Normandie apparaît brusquement au milieu de la Palestine. Il nous faut
parvenir à voir dans cette rivière un avatar du fleuve Jourdain lui-même, ce
qui donne à la pauvre Félicité toute sa valeur de sainte, avatar du « cœur
simple » de Flaubert blessé par ses amis et par le Saint-Sépulcre.
Heureux sont-ils tous ceux qui là ont pleuré d’amour céleste ! Mais qui sait les déceptions du
patient Moyen Âge, l’amertume des pèlerins de jadis, quand, revenus dans leurs provinces, on
leur disait en les regardant avec envie : « Parlez-m’en ! Parlez-m’en ! »
« Méfie-toi du hadji » (proverbe arabe). Les Arméniens qui font le pèlerinage de Jérusalem
ont défense, sous peine d’excommunication, de parler à leur retour de leur voyage, de peur que
ce qu’ils en diraient ne dégoûtât leurs frères d’y aller.
Le prêtre grec a pris une rose, l’a jetée sur la dalle, y a versé de l’eau de rose, l’a bénite et me
l’a donnée ; ç’a été un des moments les plus amers de ma vie, c’eût été si doux pour un fidèle !
Combien de pauvres âmes auraient souhaité être à ma place ! comme tout cela était perdu pour
moi ! que j’en sentais donc bien l’inanité, l’inutilité, le grotesque et le parfum !
L’acte qui aurait pu être si beau est pourri par « eux », par la France de
Louis-Philippe qui subsiste en dépit de la révolution de 1848, mais à travers
subsiste le parfum de la rose d’Esneh.
Dans les notes utilitaires de la fin, il est un moment où l’aventure traverse
la sécheresse du catalogue. C’est à Rome, lors d’une visite à Saint-Paul-
hors-les-Murs.
En tournant la tête à gauche, j’ai vu venir lentement une femme en corsage rouge, elle donnait
le bras à une vieille femme qui l’aidait à marcher ; à quelque distance un vieux en redingote, et
ayant au cou une cravate tricotée les suivait. J’ai pris mon lorgnon et je me suis avancé. Quelque
chose me tirait vers elle.
Quand elle est passée près de moi, j’ai vu une figure pâle avec des sourcils noirs et un large
ruban rouge noué à son chignon et retombant sur ses épaules ; elle était bien pâle ! Elle avait des
gants de peau verdâtres, sa taille courte et carrée se tordait un peu dans le mouvement qu’elle
faisait en marchant, appuyée au bras droit sur le bras gauche de la vieille bonne.
Une rage subite m’est descendue, comme la foudre, dans le ventre, j’ai eu envie de me ruer
dessus comme un tigre, j’étais ébloui !…
Je me suis remis à regarder les fresques et le custode qui tenait des clefs à la main.
Elle s’était arrêtée et assise sur un banc, contre le grand carré d’échafaudages ; je l’ai regardée
et j’ai joui de suite, à la douceur envahissante qui m’est survenue.
Elle s’est levée et s’est remise à marcher ; elle a une maladie de poitrine ? ou de reins ? à sa
démarche ; elle est peut-être convalescente, elle avait l’air de jouir du beau temps ; c’est peut-
être sa première sortie, elle avait fait toilette.
…
Je ne la reverrai plus.
Même formule que pour Ruchiouk-Hanem.
J’avais eu dans l’église l’envie de me jeter à ses pieds, de baiser le bas de sa robe ; j’ai eu
envie tout de suite de la demander en mariage à son père (?) ! Dans la voiture j’ai pensé à avoir
son portrait et à faire venir pour cela de Paris Ingres ou Lehmann… si j’étais riche ! J’ai pensé à
aller me présenter à eux comme médecin pour la guérir !… et à la magnétiser ! Je ne doutais pas
que je l’aurais magnétisée et que je l’aurais guérie peut-être !
…
Déjà ses traits s’effacent dans ma mémoire.
Voilà trois jours passés à peu près exclusivement à dormir. Mon voyage est considérablement
reculé, oublié ; tout cela est confus dans ma tête, je suis comme si je sortais d’un bal masqué de
deux mois. Vais-je travailler ? Vais-je m’ennuyer ?
Que toutes les énergies de la nature que j’ai aspirées me pénètrent
et qu’elles s’exhalent dans mon livre. À moi, puissances de l’émotion plastique ! résurrection du
passé, à moi, à moi ! Il faut faire, à travers le Beau, vivant et vrai quand même. Pitié pour ma
volonté, Dieu des âmes !
Donne-moi la Force – et l’Espoir !…
(Nuit du samedi 12 au dimanche 13 juin, minuit.)
En outre, son futur roman l’occupait ; il me disait : « J’en suis obsédé. » Devant les paysages
africains il rêvait à des paysages normands. Aux confins de la Nubie inférieure, sur le sommet
de Djebel-Aboucir qui domine la seconde cataracte, pendant que nous regardions le Nil se battre
contre des épis de rochers en granit noir, il jeta un cri : « J’ai trouvé ! Eurêka ! eurêka ! je
l’appellerai Emma Bovary » ; et plusieurs fois il répéta, il dégusta le nom de Bovary en
prononçant l’o très bref.
Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir,
tant M. Homais les a tout de suite battus en brèche. Il fait une clientèle d’enfer ; l’autorité le
ménage et l’opinion publique le protège.
Naturellement, par nonchalance, il en vint à se délier de toutes les résolutions qu’il s’était
faites. Une fois il manqua la visite, le lendemain son cours, et, savourant sa paresse, peu à peu
n’y retourna plus.
Dans les premiers temps que Charles fréquentait les Bertaux, Mme Bovary jeune ne manquait
pas de s’informer du malade, et même, sur le livre qu’elle tenait en partie double, elle avait
choisi pour M. Rouault une belle page blanche. Mais quand elle sut qu’il avait une fille, elle alla
aux informations ; et elle apprit que Mlle Rouault, élevée au couvent, chez les Ursulines, avait
reçu, comme on dit, une belle éducation, qu’elle savait, en conséquence, la danse, la géographie,
le dessin, faire de la tapisserie, et toucher le piano. Ce fut le comble !
La danse permettra à Emma de briller au bal de la Vaubyessard, ce qui
éveillera en elle toutes sortes de désirs. Le piano joue un rôle essentiel dans
la bourgeoisie du XIXe siècle ; c’est son instrument de musique par
excellence, son meuble essentiel. À la fin du roman les leçons de piano
seront le masque derrière lequel Emma se cachera pour aller retrouver Léon
à Rouen. La tapisserie permettra de faire des cadeaux aux amants, le dessin
de faire leur portrait.
Le plus curieux dans cette liste ; c’est la mention de la géographie. Il faut
lire sous Madame Bovary non seulement La Tentation de saint Antoine qui
y est cachée, mais aussi le Voyage en Orient. Pour le lecteur parisien toute
l’affaire se passe presque au même endroit, dans une petite région de
Normandie, mais à l’intérieur de cette région, les déplacements ont une
importance considérable. Chaque fois qu’Emma arrive dans une nouvelle
chambre, c’est un nouveau chapitre de sa vie qui commence. À la fin du
roman les petits voyages seront le substitut des grands. Emma rêve de
partir, de se faire enlever par Rodolphe ; lorsqu’elle retrouvera Léon, elle
réussira à mimer ce grand voyage rêvé par son extraordinaire périple autour
de la ville de Rouen.
L’espace que connaît Emma directement est borné par un horizon très
étroit. Un des premiers reflets de l’éducation sera de creuser cet horizon qui
apparaîtra comme la couverture ou le masque d’un autre lequel va se
constituer comme lieu mythologique, infernal ou paradisiaque. Ce
creusement du monde creusera le cœur d’Emma. Lorsqu’elle arrive dans la
maison de Tostes après son mariage, elle se dit qu’elle devrait être comblée
par son amour pour Charles, mais s’aperçoit qu’elle éprouve un manque.
Avant qu’elle se mariât elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter
de cet amour n’étant pas venu, il fallait qu’elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait
à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse
qui lui avaient paru si beaux dans les livres.
C’est la fin du chapitre. Vient le silence ou blanc marqué du chiffre six.
Le chapitre suivant va illustrer et expliquer l’attitude d’Emma. Comme elle
était intelligente et sensible, l’éducation qu’elle a reçue a provoqué chez
elle un développement, des transformations que personne dans la
civilisation contemporaine n’est capable de maîtriser et qui produisent
nécessairement des victimes. Pour qu’il n’y ait plus de ces victimes
obscures, il en faut une éclatante, exemplaire, un sacrifice. La disparition
violente et solennelle de Mme Bovary dans son livre devrait permettre de
commencer une transformation véritable de la société. Donc retour en
arrière et magnifique description de la façon dont s’est constituée la
mythologie d’Emma.
Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo,
le chien Fidèle, mais surtout l’amitié de quelque bon petit frère qui va chercher pour vous des
fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le
sable, vous apportant un nid d’oiseau.
Lorsqu’elle eut treize ans, son père l’amena lui-même à la ville pour la mettre au couvent. Ils
descendirent dans une auberge du quartier Saint-Gervais, où ils eurent à leur souper des assiettes
peintes qui représentaient l’histoire de Mlle de La Vallière. Les explications légendaires,
coupées çà et là par l’égratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les délicatesses de
cœur et les pompes de la Cour.
Dans mon enfance, il y avait aussi de belles assiettes illustrées chez les
grand-mères ou les tantes. En mangeant le dessert on voyait apparaître
progressivement l’image. Une série particulièrement excitante représentait
des rébus. Une fois qu’on avait enlevé le voile de la crème sur l’image,
cette image même était le voile d’un texte. On trouvait la solution de l’autre
côté de l’assiette, et l’on pouvait la regarder lorsque celle-ci était déjà
suffisamment propre au gré des parents. Mlle de La Vallière, d’abord
amante du roi, puis retirée dans un couvent, satisfait toutes les morales
d’alors : galante, patriotique-royaliste et religieuse, la morale de la noblesse
et celle de l’Église. Ainsi dans l’enfance d’Emma se constitue le thème de
l’amant avec la figure du frère aîné venant ou revenant d’un pays lointain,
et celui de l’amante à qui elle voudra ressembler. Même les images pieuses
sont à double face ; en dehors de leur utilisation pédagogique officielle,
elles alimentent les rêveries des jeunes filles.
Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées d’azur,
et elle aimait la brebis malade, le sacré-cœur percé de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus qui
tombe en marchant sur sa croix.
Les comparaisons de fiancé, d’époux, d’amant céleste et de mariage éternel qui reviennent
dans les sermons lui soulevaient au fond de l’âme des douceurs inattendues.
Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la
lingerie. Protégée par l’archevêché comme appartenant à une ancienne famille de
gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes
sœurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son
ouvrage. Souvent des pensionnaires s’échappaient de l’étude pour aller la voir. Elle savait par
cœur des chansons galantes du siècle passé, qu’elle chantait à demi-voix, tout en poussant son
aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos
commissions, et prêtait aux grandes en cachette quelque roman qu’elle avait toujours dans les
poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres dans les
intervalles de sa besogne. Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées
s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on
crève à toutes les pages, forêts sombres ; troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers,
nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux
comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme
des urnes.
Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle de garde et
ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long
corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton
dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope
sur un cheval noir.
Elle appliquera toutes ces images sur son expérience, comme Don
Quichotte celles des romans de la chevalerie, lesquelles forment un étage
dans la mythologie d’Emma. Dans celle-ci les femmes qui ont joué un rôle
dans l’Histoire apparaissent avec une lumière particulière. L’Histoire pour
elle, comme pour nous, sauf lorsque nous nous mettons à étudier
sérieusement l’une de ses parties, se constitue avant tout comme un
ensemble d’images puissantes reçues en général dès l’enfance, avec
lesquelles nous allons mesurer les événements du jour.
Derrière l’horizon que connaît plus ou moins directement Emma, se
déploie une France royale organisée autour de Paris et Versailles avec les
figures centrales de Louis XIV et de Louise de La Vallière, plus une
couronne de cartes maîtresses qui sont toutes les grandes héroïnes d’une
part, les grandes scènes de l’Histoire de France de l’autre. Au-delà les
romances et les keepsakes vont apporter un cercle beaucoup plus vaste dans
lequel on peut distinguer deux régions principales : une froide, l’Écosse de
Walter Scott à laquelle on peut rattacher la Suisse des cascades et des
chalets, l’autre chaude, l’Orient, dont l’île de Paul et Virginie est comme
une première esquisse.
Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles aux bras des
bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées
dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite,
un lion à gauche, des minarets tartares à l’horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des
chameaux accroupis ; – le tout encadré d’une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon
de soleil perpendiculaire tremblotant dans l’eau, où se détachent en écorchures blanches sur un
fond d’acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.
C’était la quatrième fois qu’elle couchait dans un endroit inconnu. La première avait été le
jour de son entrée au couvent, la seconde celle de son arrivée à Tostes, la troisième à la
Vaubyessard, la quatrième était celle-ci ; et chacune s’était trouvée faire dans sa vie comme
l’inauguration d’une phase nouvelle.
La dernière de ces scansions sera la chambre qu’elle partagera à Rouen
avec Léon. Lorsqu’elle est allée à la Vaubyessard, elle y a reconnu le monde
qui devrait être le sien, éprouve l’orgueil d’être à sa mesure. Son éducation
dans la danse, dans les manières, vont lui permettre non seulement de
s’intégrer, mais, pour un instant, de briller. Elle sera capable d’apprécier la
conversation dans ses épisodes touristiques.
À trois pas d’Emma un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pâle,
portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le
Vésuve, Castellamare et les Cassines, les roses de Gênes, le Colisée au clair de lune.
Emma écoutait de son autre oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait
pas. On entourait un tout jeune homme qui avait battu, la semaine d’avant, Miss Arabelle et
Romulus, et gagné deux mille louis à sauter un fossé, en Angleterre. L’un se plaignait de ses
coureurs qui engraissaient ; un autre des fautes d’impression qui avaient dénaturé le nom de son
cheval.
Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans l’armoire, entre les plis du linge
où elle l’avait laissé, le porte-cigares en soie verte.
Elle le regardait, l’ouvrait, et même elle flairait l’odeur de sa doublure, mêlée de verveine et
de tabac. À qui cela appartenait-il ?… Au Vicomte. C’était peut-être un cadeau de sa maîtresse.
On avait brodé cela sur quelque métier de palissandre, meuble mignon que l’on cachait à tous
les yeux, qui avait occupé bien des heures et où s’étaient penchées les boucles molles de la
travailleuse pensive. Un souffle d’amour avait passé parmi les mailles du canevas ; chaque coup
d’aiguille avait fixé là une espérance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacés n’étaient
que la continuité de la même passion silencieuse. Et puis le Vicomte, un matin, l’avait emporté
avec lui. De quoi avait-on parlé, lorsqu’il restait sur la cheminée à large chambranle, entre les
vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris maintenant ;
là-bas ! Comment était-ce Paris ? Quel nom démesuré ! Elle se le répétait à demi-voix, pour se
faire plaisir ; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon de cathédrale ! Il flamboyait à ses yeux
jusque sur l’étiquette de ses pots de pommade.
La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenêtres en chantant La
Marjolaine, elle s’éveillait ; et, écoutant le bruit des roues ferrées qui, à la sortie du pays,
s’amortissaient vite sur la terre :
– Ils y seront demain ! se disait-elle.
Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les côtes, traversant les villages,
filant sur la grande route à la clarté des étoiles. Au bout d’une distance indéterminée il se
trouvait toujours une place confuse où expirait son rêve.
Elle étudia dans Eugène Sue des descriptions d’ameublements ; elle lut Balzac et George
Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles.
À table même, elle apportait son livre et elle tournait les feuillets, pendant que Charles
mangeait en lui parlant. Le souvenir du Vicomte revenait toujours dans ses lectures. Entre lui et
les personnages inventés elle établissait des rapprochements. Mais le cercle dont il était le centre
peu à peu s’élargit autour de lui, et cette auréole qu’il avait, s’écartant de sa figure, s’étala plus
au loin pour illuminer d’autres rêves.
Paris, plus vaste que l’Océan, miroitait donc aux yeux d’Emma dans une atmosphère
vermeille. La vie nombreuse qui s’agitait en ce tumulte y était cependant divisée par parties,
classée en tableaux distincts. Emma n’en apercevait que deux ou trois qui lui cachaient tous les
autres et représentaient à eux seuls l’humanité complète.
Il y a d’abord le monde des ambassadeurs, celui de l’idéal masculin,
messager du lointain, le cavalier qui arrive à cheval du fond de l’horizon.
Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissés de
miroirs, autour de tables ovales couvertes d’un tapis aux crépines d’or. Il y avait là des robes à
queue, de grands mystères, des angoisses dissimulées sous des sourires.
Venait ensuite la société des duchesses : on y était pâle ; on se levait à quatre heures ; les
femmes, pauvres anges ! portaient du point d’Angleterre au bas de leur jupon, et les hommes,
capacités méconnues sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par partie de plaisir,
allaient passer à Bade la saison d’été, et, vers la quarantaine enfin, épousaient des héritières.
Dans les cabinets des restaurants où l’on soupe après minuit riait, à la clarté des bougies, la
foule bigarrée des gens de lettres et des actrices. Ils étaient, ceux-là, prodigues comme des rois,
pleins d’ambitions idéales et de délires fantastiques. C’était une existence au-dessus des autres,
entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était
perdu, sans place précise, comme n’existant pas.
Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau d’où
ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut
d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts,
des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus
portaient des nids de cigognes.
Cette grande ville qu’on aperçoit d’en haut avec sa cathédrale au centre,
Rouen tout à l’heure en sera le substitut.
On marchait au pas à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs
que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches,
hennir des mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines dont la vapeur
s’envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramides au pied des statues pâles qui
souriaient sous les jets d’eau. Et puis ils arrivaient un soir dans un village de pêcheurs, où des
filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C’est là qu’ils s’arrêteraient
pour vivre : ils habiteraient une maison basse à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un
golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur
existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée pendant
les nuits douces qu’ils contempleraient. Cependant sur l’immensité de cet avenir qu’elle se
faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait : les jours, tous magnifiques, se ressemblaient
comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de
soleil.
« Sortez au moins par le portail du nord pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le
Paradis, le Roi David, et les Réprouvés dans les flammes d’enfer. »
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, et longtemps du
côté d’Oyssel, au-delà des îles.
Mais tout d’un coup elle s’élança d’un bond à travers Quatremars, Sotteville, la Grande-
Chaussée, la rue d’Elbeuf, et elle fit sa troisième halte devant le Jardin des Plantes.
– Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.
Et aussitôt, reprenant sa course…
…
Elle revient ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda…
…
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les
bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une
voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et
ballottée comme un navire.
Tous les thèmes du voyage flaubertien se retrouvent ici. C’est bien sûr
l’équivalent de la calèche tirée par quatre chevaux, mais c’est aussi un
navire qui amènerait vers l’Écosse de Lucia de Lamermoor ou vers l’Orient
des djiaours, des sultans et des bayadères, et au-delà encore vers les
paysages dithyrambiques.
Et c’est un tombeau.
Quant à la ville de Rouen elle est le substitut de « la » grande ville.
Lorsque, sous le couvert des leçons de piano chez Mlle Lempereur, Emma
va régulièrement y retrouver Léon, nous avons la description de sa journée
entière depuis le départ d’Yonville par la diligence nommée L’Hirondelle
avec l’arrivée au-dessus de la vieille cité.
Rouen est non seulement Paris, mais aussi la ville orientale à laquelle
pourrait mener Paris, ou fait rêver Paris. Voyages vers une nouvelle vie,
voyages à travers la mort.
Nous agonisons avec Emma, et la correspondance nous montre
abondamment que Flaubert s’identifie à son héroïne au moment où il décrit
ses derniers instants. Victime d’un sacrifice expiatoire, Mme Bovary
rassemble le mal répandu à Yonville comme le bouc émissaire des Hébreux.
Elle est en même temps sacrificatrice. Un des premiers symptômes de son
empoisonnement, c’est qu’elle a dans la bouche « un goût d’encre ».
J’imagine Flaubert enfant goûtant l’encre, et qu’il la regoûte lorsqu’il écrit
cette page, sacrifiant Emma et mourant avec elle.
Ce chant funèbre comporte trois moments : d’abord la description des
symptômes, puis la cérémonie de l’extrême-onction, et enfin le rire terrible
provoqué par la chanson de l’aveugle qui avait accompagné ses voyages à
Rouen, l’aveugle sans visage dont Homais peut de moins en moins
supporter l’horrible nudité, à tel point qu’il entreprend une campagne de
presse pour que l’on soit enfin débarrassé de cet épouvantail qui risque de
provoquer des accidents en effarant les chevaux de la diligence, l’aveugle
tellement démasqué qu’il n’a même plus de peau et qui représente dans
Madame Bovary cette splendide horreur fondamentale de la nature que la
bourgeoisie n’ose pas considérer. Cette horreur de l’horreur est l’origine
même de la corruption des péchés capitaux par l’époque contemporaine. Le
véritable artiste est celui qui est capable de regarder en face cette réalité
infernale dont les flammes se déploieront dans Salammbô et de la renverser
en douceur et beauté.
Le rire que le chant de l’aveugle provoque chez Emma signifie sa volonté
de détruire toute la société qui l’entoure. Apaisée par l’extrême-onction qui
lui apporte, si l’on peut dire, le pardon des choses, elle ne pardonne pas à
cette époque dont elle a condensé le malheur et le mal.
Lors de l’administration du sacrement, nous voyons passer un condensé
de théologie chrétienne et en particulier les péchés capitaux.
Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelqu’un qui a
soif, et collant ses lèvres contre le corps de l’Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force
expirante le plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné. Ensuite il récita le Misereatur
et l’Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l’huile et commença les onctions : d’abord sur
les yeux qui avaient tant convoité les somptuosités terrestres ; puis sur les narines friandes de
brises tièdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche qui s’était ouverte pour le mensonge,
qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure ; puis sur les mains qui se délectaient aux contacts
suaves, et enfin sur la plante des pieds si rapides autrefois quand elle courait à l’assouvissance
de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus.
Comme nous avons ici la mention expresse de deux péchés, le groupe des
sept se présente tout de suite à notre esprit. Luxure et orgueil ; la mention de
celui-ci est d’autant plus intéressante que cet orgueil n’est pas si facile à
identifier au premier abord. Nous pouvons imaginer facilement les
moments où elle a crié dans la luxure, mais il nous faut interroger
astucieusement le texte, revenir maintes fois sur lui pour découvrir les
moments où cette bouche a pu « gémir » d’orgueil, évidemment d’orgueil
déçu, blessé, de cet orgueil qui l’a fait aider Homais à tenter Charles pour
l’opération du pied bot.
À cette mort dramatique s’oppose une mort très douce, celle de Charles
qui s’éteint comme une veilleuse épuisée, après avoir enlevé l’un des
derniers masques d’Emma, une fois qu’il a découvert dans une boîte au
fond d’un secrétaire la correspondance avec Rodolphe. Quelques jours plus
tard, il rencontre celui-ci, assez gêné, qui se dit que la seule chose à faire
pour garder à peu près contenance, c’est d’offrir un verre à ce pauvre veuf.
Accoudé en face de lui, il mâchait son cigare tout en causant, et Charles se perdait en rêveries
devant cette figure qu’elle avait aimée. Il lui semblait revoir quelque chose d’elle. C’était un
émerveillement. Il aurait voulu être cet homme.
L’autre continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des phrases banales tous
les interstices où pouvait se glisser une allusion. Charles ne l’écoutait pas ; Rodolphe s’en
apercevait, et il suivait sur la mobilité de sa figure le passage des souvenirs. Elle s’empourprait
peu à peu, les narines battaient vite, les lèvres frémissaient ; il y eut même un instant où Charles,
plein d’une fureur sombre, fixa les yeux contre Rodolphe qui, dans une sorte d’effroi,
s’interrompit. Mais bientôt la même lassitude funèbre réapparut sur son visage.
– Je ne vous en veux pas, dit-il.
Rodolphe était resté muet. Et Charles, la tête dans ses deux mains, reprit d’une voix éteinte et
avec l’accent résigné des douleurs infinies :
– Non, je ne vous en veux plus !
Il ajouta même un grand mot, le seul mot qu’il ait jamais dit :
– C’est la faute de la fatalité.
C’est une expression que, peut-être sans le savoir, il reprend à Rodolphe.
Dans sa lettre d’adieu à Emma, que Charles a lue sans doute avec les autres,
il déclarait :
Rodolphe qui avait conduit cette fatalité, le trouva bien débonnaire pour un homme dans sa
situation, comique même, et un peu vil.
Rodolphe prospère comme les autres tentateurs qui ont conduit aussi
cette fatalité. Mais le pauvre Charles, certes un peu vil, va mourir dans une
bénédiction :
Le lendemain, Charles alla s’asseoir sur le banc, dans la tonnelle. Des jours passaient par le
treillis ; les feuilles de vigne dessinaient leurs ombres sur le sable, le jasmin embaumait, le ciel
était bleu, des cantharides embaumaient autour des lys en fleur, et Charles suffoquait comme un
adolescent sous les vagues effluves amoureux qui gonflaient son cœur chagrin.
Il est tout à coup transporté dans l’éden, sous le signe de la couleur bleue,
et boit à la fontaine de Jouvence. C’est à ce moment qu’il meurt
brusquement, passe de l’autre côté sans la moindre souffrance, et sans que
personne s’en aperçoive pour longtemps.
À sept heures la petite Berthe qui ne l’avait pas vu de toute l’après-midi, vint le chercher pour
dîner.
Il avait la tête renversée contre le mur, les yeux clos, la bouche ouverte, et tenait dans ses
mains une longue mèche de cheveux noirs.
On fait une autopsie pour voir s’il s’agit d’un autre suicide. Mais non,
cette supposition était pure malveillance d’Homais qui lui envie même sa
mort. Celle-ci a été toute naturelle. Charles n’a été que trop puni de sa
paresse. Son châtiment s’achève dans la douceur d’un paradis.
À ce médecin paresseux, proie des pharmaciens parce qu’il est presque
l’un d’eux, et à cette littérature paresseuse qui va nous cacher la vérité,
s’opposent une médecine vigoureuse, vertueuse, orgueilleuse, et la
littérature qui lui correspond. À cause de la paresse générale, le grand
médecin arrive malheureusement trop tard.
L’apparition d’un dieu n’eût pas causé plus d’émoi. Bovary leva les mains, Canivet s’arrêta
court et Homais retira son bonnet grec avant que le docteur fût entré.
Il appartenait à cette grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat, à cette génération
maintenant disparue, de praticiens philosophes qui, chérissant leur art d’un amour fanatique,
l’exerçaient avec exaltation et sagacité ! Tout tremblait dans son hôpital quand il se mettait en
colère, et ses élèves le vénéraient si bien qu’ils s’efforçaient, à peine établis, de l’imiter le plus
possible ; de sorte que l’on retrouvait sur eux, par les villes d’alentour, sa longue douillette de
mérinos et son large habit noir, dont les parements déboutonnés couvraient un peu ses mains
charnues, de fort belles mains, et qui n’avaient jamais de gants, comme pour être plus promptes
à plonger dans les misères.
des titres et des académies, hospitalier, libéral, paternel avec les pauvres et pratiquant la vertu
sans y croire,
il eût presque passé pour un saint, si la finesse de son esprit ne l’eût fait craindre comme un
démon.
Son regard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droit dans l’âme et désarticulait
tout mensonge à travers les allégations et les pudeurs. Et il allait ainsi, plein de cette majesté
débonnaire que donnent la conscience d’un grand talent, de la fortune, et quarante ans d’une
existence laborieuse et irréprochable.
Carthage est ce que Rome nous cache non seulement à l’extérieur, mais à
l’intérieur d’elle-même, la représentation de ce qui est caché dans Rome, la
face cachée de ses deux aspects fondamentaux : Antiquité et christianisme.
Elle va incarner pour Flaubert tout ce que nous préférons ne pas trop
regarder dans la culture antique, en particulier la cruauté, tout ce qui
s’ordonne autour de la notion de sacrifice, et aussi ce qui annonce déjà ce
qu’il déteste dans la civilisation contemporaine, Carthage étant le type
même de la république marchande, magnifique à certains égards, mais
horrible aussi, superbement horrible et mollement horrible, écœurante parce
qu’elle est une république d’épiciers, le pouvoir y étant aux mains de la
banque, ce qui nous révèle un autre aspect de la république romaine qui
n’est pas pour lui seulement la vertu que l’on nous montre d’habitude, mais
aussi une organisation de conquête commerciale et financière du monde
ancien.
Carthage, c’est non seulement l’envers de Rome, c’est l’envers de Paris,
l’envers d’Yonville. Nous retrouverons les mêmes personnages d’une cité à
l’autre sous des déguisements extraordinaires. Le nom même d’Yonville où
l’auberge principale est à l’enseigne du Lion d’or est secrètement lié aux
lions de Carthage.
Face cachée de la Rome antique, c’est donc aussi ce que nous n’avons
nullement à regretter dans celle-ci puisque c’est la réalité de notre France
contemporaine. C’est aussi la face cachée de l’autre testament romain : du
christianisme et du judaïsme. Salammbô, bourré de références plus ou
moins directes à la Bible et à l’Évangile, est un livre remarquablement
blasphématoire en accordant tant d’importance à des figures divines
considérées par les prophètes comme l’exemple même de ce qu’il faut
détruire : Moloch ou Baal. Reconstituer Carthage, c’est en même temps
ranimer les divinités phéniciennes, mettre en plein jour ce que la Bible nous
révèle en quelque sorte malgré elle.
Madame Bovary est un texte double. Ici tout dans la ville est double : à la
fois ce que cache Rome et ce qui est caché dans Rome, à la fois l’Antiquité
lointaine et ce que nous reconnaissons chez nous, à la fois ici et ailleurs,
aujourd’hui et autrefois. C’est un texte à deux dates et deux lieux. Sa langue
même va être à deux étages, deux époques. Flaubert ne peut évidemment
pas écrire en punique ; il y a donc une distance temporelle considérable
entre la langue qu’il utilise et l’objet qu’il décrit. Pour pouvoir nous faire
vivre à Carthage, nous tenter avec ses tentations, Flaubert, tout en écrivant
en français, est obligé d’enfoncer sa langue dans le passé. C’est pourquoi il
utilise le plus souvent possible des termes empruntés à la littérature antique,
mais non point ceux que nous reconnaissons le plus facilement, qui
faisaient partie du vocabulaire courant du français cultivé à l’époque.
Cela est très net en ce qui concerne la géographie. Flaubert aurait très
bien pu utiliser les noms actuels pour nous décrire le monde tel qu’il était
vu de Carthage. Il aurait pu nous parler du détroit de Gibraltar et tout le
monde aurait compris. Nomination directe et simple. Mais il préfère le
détour. Il dispose d’une expression antique, encore assez connue : les
colonnes d’Hercule. Il traduit l’Hercule gréco-romain par ce qu’il considère
comme son équivalent punique : Melkart. Ainsi le texte s’enfonce peu à
peu. Certains passages sont envahis de noms qui nous viennent bien par
l’intermédiaire d’autorités grecques et latines, mais qui sont à peu près
inintelligibles pour le lecteur moyen sauf comme des signes que nous
dépêchent à travers les brumes de l’oubli ou de l’interdit, des peuples
chassés de l’Histoire. Grandes énumérations de type homérique dans
lesquelles les termes sont animés par des qualifications, où certains seront
vite reconnus par qui jouit d’une solide culture classique, d’autres en
demanderaient une approfondie qu’aucun lecteur n’est censé avoir, que
même le spécialiste ne pourra avoir dans tout ce domaine, d’autres enfin
sont inventés pour multiplier l’impression de variété perdue.
Le mot « ancien » dans Salammbô a un sens particulier : il désigne la
partie de la population représentée par Hamilcar, celle qui est à l’origine de
la grandeur de la cité, et dont la puissance a été usurpée par une autre : les
riches représentés par Hannon, l’autre suffète qui sera crucifié d’une
manière spectaculaire.
Le monde extérieur se présente à Carthage comme une croix cardinale.
Hamilcar songe que la ville est menacée par quatre ennemis principaux :
Rome au nord, les Libyens à l’est, les barbares nomades au sud, les
Numides à l’ouest. Ces quatre peuples forment une première couronne qui
va se compléter et s’expliciter dans les mercenaires qu’elle a utilisés et dont
elle veut se débarrasser. Tous, sauf quelques traîtres numides, seront
éliminés à la fin. Le dernier, celui qui recueille toutes les puissances des
autres, Mathô, sera sacrifié au dernier chapitre, mourra dans la dernière
page. Couronne formée de peuples dont nous reconnaissons encore les
noms : Libyens, Numides, Grecs, Ibères, Lusitaniens, Gaulois même, l’un
d’entre eux nostalgique de son pays natal, ce qui nous procure au milieu des
fureurs carthaginoises, un délicat paysage normand :
Il songeait à la senteur des pâturages par les matins d’automne, à des flocons de neige, aux
beuglements des aurochs perdus dans le brouillard, et, fermant les paupières, il croyait
apercevoir les feux des longues cabanes couvertes de paille, trembler sur les marais au fond des
bois.
Flaubert insiste beaucoup sur la variété de leurs mœurs, de leurs
coutumes, de leurs croyances et de leurs langues. Ils ne se comprennent pas
entre eux. Spendius, le Grec ingénieux, le Mercure de cet ensemble, sera
l’interprète de la plupart. Mais tous vont balbutier quelques mots de
punique.
La menace que cette armée de mercenaires fait peser sur la ville devient
si forte que la nouvelle d’une destruction possible se répand. À partir du
moment où la puissance de ce centre carthaginois s’affaiblit, où il
commence à se vider, il se produit comme un appel d’air. Comme le
pourrissement du centre romain aspirera les barbares, les problèmes de
Carthage vont attirer toute une nouvelle couronne de peuples d’alentour.
C’est ici que nous avons un grand passage de science-fiction voyageuse :
Ce n’étaient pas des Libyens des environs de Carthage ; depuis longtemps ils composaient la
troisième armée ; mais les nomades du plateau de Barca, les bandits du cap Phiscus et du
promontoire de Derné, ceux de Phazzana et de la Marmarique. Ils avaient traversé le désert en
buvant aux puits saumâtres maçonnés avec des ossements de chameau ; les Zuaèces, couverts de
plumes d’autruche, étaient venus sur des quadriges ; les Garamantes, masqués d’un voile noir,
assis en arrière sur leurs cavales peintes ; d’autres sur des ânes, sur des onagres, sur des zèbres,
sur des buffles ; et quelques-uns traînaient avec leurs familles et leurs idoles le toit de leur
cabane en forme de chaloupe. Il y avait des Ammoniens aux membres ridés par l’eau chaude des
fontaines ; des Atarantes qui maudissent le soleil ; des Troglodytes qui enterrent en riant leurs
morts sous des branches d’arbres ; et les hideux Auséens qui mangent des sauterelles ; les
Achyrmachides qui mangent des poux, et les Gysantes, peints de vermillon, qui mangent des
singes.
Ce sont tous des peuples qui viennent de l’Orient. Les Libyens sont
comme la face que leur variété présente à Carthage. Voici maintenant ceux
de l’Occident, dont les Numides sont la face :
Puis, du côté de l’Ariane, apparurent les hommes de l’Occident, le peuple des Numides. En
effet, Narr’Havas ne gouvernait que les Massyliens ; et d’ailleurs une coutume leur permettant
après les revers d’abandonner le roi, ils s’étaient rassemblés sur le Zaine, puis l’avaient franchi
au premier mouvement d’Hamilcar. On vit d’abord accourir tous les chasseurs du Malethut-Baal
et du Garaphos, habillés de peaux de lion, et qui conduisaient avec la hampe de leurs piques de
petits chevaux maigres à longue crinière ; puis marchaient les Gétules dans des cuirasses en
peau de serpent ; puis les Pharusiens portant de hautes couronnes faites de cire et de résine ; et
les Caunes, les Macares, les Tillabares, chacun tenant deux javelots et un bouclier rond en cuir
d’hippopotame. Ils s’arrêtèrent au bas des Catacombes, dans les premières flaques de la lagune.
Mais quand les Libyens se furent déplacés, on aperçut à l’endroit qu’ils occupaient, et comme
un nuage à ras du sol, la multitude des Nègres. Il en était venu du Harousch-blanc, du Harousch-
noir, du désert d’Augyles et même de la grande contrée d’Agazymba qui est à quatre mois au
sud des Garamantes, et de plus loin encore ! Malgré leurs joyaux de bois rouge, la crasse de leur
peau noire les faisait ressembler à des mûres longtemps roulées dans la poussière. Ils avaient des
caleçons en fils d’écorce, des tuniques d’herbes desséchées, des mufles de bêtes fauves sur la
tête, et, hurlant comme des loups, ils secouaient des tringles garnies d’anneaux et brandissaient
des queues de vache au bout d’un bâton en manière d’étendards.
Noms de plus en plus obscurs ; puis il y a ceux dont on ne sait même plus
les noms :
Puis derrières les Numides, les Maurusiens et les Gétules, se pressaient les hommes jaunâtres
répandus au-delà de Taggir dans les forêts de cèdres. Des carquois en poils de chat leur battaient
sur les épaules, et ils menaient en laisse des chiens énormes, aussi hauts que des ânes, et qui
n’aboyaient pas.
Enfin, comme si l’Afrique ne s’était point suffisamment vidée, et que, pour recueillir plus de
fureurs, il eût fallu prendre jusqu’au bas des races, on voyait, derrière tous les autres, des
hommes à profil de bête et ricanant d’un rire idiot ; misérables ravagés par de hideuses
maladies, pygmées difformes, mulâtres d’un sexe ambigu, albinos dont les yeux rouges
clignotaient au soleil ; tout en bégayant des sons inintelligibles, ils mettaient un doigt dans leur
bouche pour faire voir qu’ils avaient faim.
Et parfois, sur des seins couverts de vermine, pendait à un mince cordon quelque diamant
qu’avaient cherché les Satrapes, une pierre presque fabuleuse et suffisante pour acheter un
empire.
D’autres avaient continué vers l’Ouest, durant quatre lunes, sans rencontrer de rivages ; mais
la proue des navires s’embarrassait dans les herbes,
des brouillards couleur de sang obscurcissaient le soleil, une brise toute chargée de parfums
endormait les équipages…
Puis il fait venir le chef des voyages qui a organisé les expéditions par
terre :
Les caravanes étaient parties régulièrement à l’équinoxe d’hiver. Mais de quinze cents
hommes se dirigeant sur l’extrême Éthiopie, avec d’excellents chameaux, des outres neuves et
des provisions de toiles peintes, un seul avait reparu à Carthage, – les autres étant morts de
fatigue ou devenus fous par la terreur du désert ;
– et il disait avoir vu, bien au-delà du Harousch-noir, après les Atarantes et le pays des grands
singes, d’immenses royaumes où les moindres ustensiles sont tous en or, un fleuve couleur de
lait, large comme une mer, des forêts d’arbres bleus, des collines d’aromates, des monstres à
figure humaine végétant sur les rochers et dont les prunelles, pour vous regarder,
s’épanouissaient comme des fleurs ; puis, derrière des lacs tout couverts de dragons, des
montagnes de cristal qui supportent le soleil. D’autres étaient revenus de l’Inde avec des paons,
du poivre et des tissus nouveaux.
Par l’intermédiaire des caravanes et des expéditions maritimes un nouvel
horizon se matérialise dans les objets les plus précieux. Hamilcar descend
contempler le cœur de son trésor :
Avec son flambeau, il alluma une lampe de mineur fixée au bonnet de l’idole ; des feux verts,
jaunes, bleus, violets, couleur de vin, couleur de sang, tout à coup illuminèrent la salle. Elle était
pleine de pierreries qui se trouvaient dans des calebasses d’or accrochées comme des
lampadaires aux lames d’airain, ou dans leurs blocs natifs rangés au bas du mur. C’étaient des
callaïs arrachés aux montagnes à coups de fronde, des escarboucles formées par l’urine des lynx,
des glossopètres tombés de la lune, des tyanos, des diamants, des sandastrums, des béryls, avec
les trois espèces de rubis, les quatre espèces de saphirs et les douze espèces d’émeraudes. Elles
fulguraient, pareilles à des éclaboussures de lait, à des glaçons bleus, à de la poussière d’argent,
et jetaient leurs lumières en nappes, en rayons, en étoiles. Les céraunies engendrées par le
tonnerre étincelaient près des calcédoines qui guérissent des poisons. Il y avait des topazes du
mont Zabarca pour prévenir les terreurs, des opales de la Bactriane qui empêchent les
avortements, et des cornes d’Ammon que l’on place sous les lits afin d’avoir des songes.
Les feux des pierres et les flammes de la lampe se miraient dans les grands boucliers d’or.
Hamilcar debout souriait, les bras croisés ; et il se délectait moins dans le spectacle que dans la
conscience de ses richesses. Elles étaient inaccessibles, inépuisables, infinies. Ses aïeux,
dormant sous ses pas, envoyaient à son cœur quelque chose de leur éternité. Il se sentait tout
près des génies souterrains. C’était comme la joie d’un Kabyre ; et les grands rayons lumineux
frappant son visage lui semblaient l’extrémité d’un invisible réseau qui, à travers des abîmes,
l’attachait au centre du monde.
Termes qui nous sont totalement inconnus, termes connus qui nous font
comprendre quel genre de choses nous diraient les autres si nous étions plus
savants, et la multiplication des termes connus qui les emplissent de
mystère. Quelles sont les douze espèces d’émeraudes ? C’est à nous de les
inventer. Au-dessous de ce trésor déjà impressionnant, voici le plus
étonnant, le trésor du trésor, ce qui vient de l’autre côté du monde. Pour le
voir, Hamilcar doit mettre en jeu une inscription tatouée sur son propre
corps, se lire lui-même comme texte :
Une idée le fit tressaillir, et s’étant placé derrière l’idole, il marcha droit vers le mur.
Puis il examina parmi les tatouages de son bras une ligne horizontale avec deux autres
perpendiculaires, ce qui exprimait en chiffres chananéens le nombre treize. Alors il compta
jusqu’à la treizième des plaques d’airain, releva encore une fois sa large manche ; et la main
droite étendue, il lisait à une autre place de son bras d’autres lignes plus compliquées tandis
qu’il promenait ses doigts délicatement à la façon d’un joueur de lyre. Enfin, avec son pouce, il
frappa sept coups ; et d’un seul bloc toute une partie de la muraille tourna.
Elle dissimulait une sorte de caveau où étaient enfermées des choses mystérieuses, qui
n’avaient pas de nom et d’une incalculable valeur. Hamilcar descendit les trois marches ; il prit
dans une cuve d’argent une peau de lama flottant sur un liquide noir, puis il remonta.
Nous reverrons cette peau que Flaubert nommera alors peau d’antilope. Il
n’a osé utiliser qu’une fois ce mot (lama) désignant un animal dont il sait
très bien qu’il n’existe qu’en Amérique. Ce nouveau monde apparaît encore
en deux endroits très importants : d’abord dans le rêve de Mâtho, lorsque
Salammbô venue jusque dans sa tente pour reprendre le voile de la déesse
va succomber à son désir :
Au-delà de Gadès
à vingt jours dans la mer, on rencontre une île couverte de poudre d’or, de verdure et d’oiseaux.
Sur les montagnes de grandes fleurs pleines de parfums qui fument se balancent comme
d’éternels encensoirs ; dans les citronniers plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de lait
font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon ; l’air est si doux qu’il
empêche de mourir. Oh ! je la trouverai, tu verras. Nous vivrons dans des grottes de cristal,
taillées au bas des collines. Personne encore ne l’habite, ou je deviendrai le roi du pays.
Mouvement parallèle à celui du rêve d’Emma allongée dans son lit près
de Charles : aller dans un pays qui soit en même temps un voyage.
Eldorado, fontaine de Jouvence. Et le sacrifice de Mâtho dans les dernières
pages évoque évidemment les cérémonies des Aztèques.
Dans cet horizon extrême la Terre et le Ciel se marient. La représentation
de la Terre se complète par celle du Ciel. La maison d’Hamilcar est aussi
une sorte de temple. Elle comporte une chapelle dans laquelle on retrouve
des pierres tombées de la Lune et où le maître se recueille pour recevoir les
influences planétaires :
Alors il monta au dernier étage de sa maison ; puis ayant retiré d’une coquille d’or suspendue
à son bras une spatule garnie de clous, il ouvrit une petite chambre ovale.
De minces rondelles noires, encastrées dans la muraille et transparentes comme du verre,
l’éclairaient doucement. Entre les rangs de ces disques égaux, des trous étaient creusés, pareils à
ceux des urnes dans les columbariums. Ils contenaient chacun une pierre ronde, obscure et qui
paraissait très lourde. Les gens d’un esprit supérieur seuls honoraient ces abaddirs tombés de la
lune. Par leur chute ils signifiaient les astres, le ciel, le feu ; par leur couleur la nuit ténébreuse,
et par leur densité la cohésion des choses terrestres. Une atmosphère étouffante emplissait ce
lieu mystique. Du sable marin que le vent avait poussé sans doute à travers la porte, blanchissait
un peu les pierres rondes posées dans les niches. Hamilcar, du bout de son doigt, les compta les
unes après les autres ; puis il se cacha le visage sous un voile de couleur safran, et tombant à
genoux, il s’étendit par terre, les deux bras allongés.
Le jour extérieur frappait contre les feuilles de lattier noir. Des arborescences, des monticules,
des tourbillons, de vagues animaux se dessinaient dans leur atmosphère diaphane ; et la lumière
arrivait, effrayante et pacifique cependant, comme elle doit être par-derrière le soleil, dans les
mornes espaces des créations futures. Il s’efforçait de bannir de sa pensée toutes les formes, tous
les symboles et les appellations des Dieux, afin de mieux saisir l’esprit immuable que les
apparences dérobaient. Quelque chose des vitalités planétaires le pénétrait, tandis qu’il sentait
pour la mort et pour tous les hasards un dédain plus savant et plus intime.
Mâtho fit un pas ; une dalle fléchit sous ses talons, et voilà que les sphères se mirent à tourner,
les monstres à rugir ; une musique s’éleva, mélodieuse comme l’harmonie des planètes ; l’âme
tumultueuse de Tanit ruisselait répandue.
En deçà de cette multitude, à trois cents pas des tours, se hérissaient les machines.
Sous la variété infinie de leurs appellations (qui changèrent plusieurs fois dans le cours des
siècles), elles pouvaient se réduire à deux systèmes : les unes agissant comme des frondes et les
autres comme des arcs.
Les premières, les catapultes, se composaient d’un chassis carré avec deux montants verticaux
et une barre horizontale. À la partie antérieure un cylindre muni de câbles retenait un gros timon
portant une cuiller pour recevoir les projectiles ; la base en était prise dans un écheveau de fils
tordus, et quand on lâchait les cordes, il se relevait, et venait frapper contre la barre, ce qui,
l’arrêtant par une secousse, multipliait sa vigueur.
Le mot « catapulte » est clair pour nous, l’était encore plus pour les
lecteurs du XIXe siècle. C’est une machine antique encore connue. Il lui
aurait été déjà nettement plus difficile de se représenter la baliste :
Les secondes offraient un mécanisme plus compliqué : sur une petite colonne, une traverse
était fixée par son milieu où aboutissait à angle droit une espèce de canal, aux extrémités de la
traverse s’élevaient deux chapiteaux qui contenaient un entortillage de crins ; deux poutrelles
s’y trouvaient prises pour maintenir les bouts d’une corde que l’on amenait jusqu’au bas du
canal, sur une tablette de bronze. Par un ressort, cette plaque de métal se détachait, et, glissant
sur des rainures, poussait des flèches.
Il faudrait relire plusieurs fois ces lignes pour en extraire un schéma sûr,
et remarquons que pendant tout ce long paragraphe le terme « baliste » n’est
pas encore employé. Flaubert s’empresse d’ailleurs de compliquer encore
les choses en donnant à ces machines des surnoms pour les multiplier à
notre imagination et les doter de nouveaux pouvoirs symboliques :
Les catapultes s’appelaient également des onagres, comme les ânes sauvages qui lancent des
cailloux avec leurs pieds, et les balistes des scorpions, à cause d’un crochet dressé sur la tablette,
et qui, s’abaissant d’un coup de poing, faisait partir le ressort.
Dans la gaieté de leur travail, ils débitaient des plaisanteries sur le nom des machines. Ainsi
les tenailles à prendre les béliers s’appelant des loups, et les galeries couvertes des treilles, on
était des agneaux, on allait faire la vendange ; et en armant leurs pièces, ils disaient aux
onagres : « Allons, rue bien ! » et aux scorpions : « Traverse-les jusqu’au cœur ! »
Au milieu se hérissait la phalange, formée par des syntagmes ou carrés pleins, ayant seize
hommes de chaque côté. Tous les chefs de toutes les files apparaissaient entre de longs fers
aigus qui les débordaient inégalement, car les six premiers rangs croisaient leurs sarisses en les
tenant par le milieu, et les dix rangs inférieurs les appuyaient sur l’épaule de leurs compagnons
se succédant devant eux. Toutes les figures disparaissaient à moitié dans la visière des casques ;
des cnémides de bronze couvraient toutes les jambes droites ; les larges boucliers cylindriques
descendaient jusqu’aux genoux ; et cette horrible masse quadrangulaire remuait d’une seule
pièce, semblait vivre comme une bête et fonctionner comme une machine.
16 x 16 : 256 ; cela fait déjà une masse humaine considérable qui est
prise dans une sorte de carrosserie. Char d’assaut fait d’hommes qui ne
peuvent plus devenir des guerriers au sens épique, manifestant leur vertu.
La stratégie carthaginoise n’est pas seulement une façon de vaincre les
ennemis à l’extérieur, mais de maintenir la population à l’intérieur, pour
l’empêcher de trouver un chef qui puisse mener sa révolte contre
l’administration, laquelle est aussi conçue comme une machine :
Le génie politique manquait à Carthage. Son éternel souci du gain l’empêchait d’avoir cette
prudence que donnent les ambitions plus hautes. Galère ancrée sur le sable libyque, elle s’y
maintenait à force de travail. Les nations, comme des flots, mugissaient autour d’elle, et la
moindre tempête ébranlait cette formidable machine.
Le génie de Carthage, c’est le génie financier. La comparaison avec un
bateau évoque immédiatement la ville de Paris, mais il s’agit là d’un bateau
mécanique qui évoque moins la nef que nous voyons sur les armoiries de
notre capitale que ces bateaux à vapeur qui commençaient à sillonner les
mers du temps de Flaubert. L’énergie qui contrôle tout, c’est la richesse :
Mais ce peuple, qui se sentait haï, étreignait sur son cœur son argent et ses dieux ; et son
patriotisme était entretenu par la constitution même de son gouvernement.
D’abord le pouvoir dépendait de tous sans qu’aucun fût assez fort pour l’accaparer. Les dettes
particulières étaient considérées comme dettes publiques, les hommes de race chananéenne
avaient le monopole du commerce ; en multipliant les bénéfices de la piraterie par ceux de
l’usure, en exploitant rudement les terres, les esclaves et les pauvres, quelquefois on arrivait à la
richesse. Elle ouvrait seule toutes les magistratures ; et bien que la puissance et l’argent se
perpétuassent dans les mêmes familles, on tolérait l’oligarchie, parce qu’on avait l’espoir d’y
atteindre.
Carthage est une ville où règne l’envie qui s’incarne dans l’un des deux
suffètes, Hannon :
C’était un homme dévot, rusé, impitoyable aux gens d’Afrique, un vrai Carthaginois. Ses
revenus égalaient ceux des Barca. Personne n’avait une telle expérience dans les choses de
l’administration.
Mais les courtines de pourpre se relevèrent ; et l’on découvrit sur un large oreiller une tête
humaine tout impassible et boursouflée ; les sourcils formaient comme deux arcs d’ébène se
rejoignant par les pointes ; des paillettes d’or étincelaient dans les cheveux crépus, et la face
était si blême qu’elle semblait saupoudrée avec de la râpure de marbre…
Il avait des bottines en feutre noir, semées de lunes d’argent. Des bandelettes, comme autour
d’une momie, s’enroulaient à ses jambes, et la chair passait entre les linges croisés. Son ventre
débordait sur la jaquette écarlate qui lui couvrait les cuisses ; les plis de son cou retombaient
jusqu’à sa poitrine comme des fanons de bœuf ; sa tunique, où des fleurs étaient peintes,
craquait aux aisselles ; il portait une écharpe, une ceinture et un large manteau noir à doubles
manches lacées. L’abondance de ses vêtements, son grand collier de pierres bleues, ses agrafes
d’or et ses lourds pendants d’oreilles ne rendaient que plus hideuse sa difformité. On aurait dit
quelque grosse idole ébauchée dans un bloc de pierre ; car une lèpre pâle, étendue sur tout le
corps, lui donnait l’apparence d’une chose inerte. Cependant son nez, crochu comme un bec de
vautour, se dilatait violemment, afin d’aspirer l’air, et ses petits yeux, aux cils collés, brillaient
d’un éclat dur et métallique. Il tenait à la main une spatule d’aloès pour se gratter la peau.
Hannon tomba sur l’herbe ; et il voyait, autour de lui, encore d’autres croix, comme si ce
supplice dont il allait périr, se fût d’avance multiplié ; il faisait des efforts pour se convaincre
qu’il se trompait, qu’il n’y en avait qu’une seule, et même pour croire qu’il n’y en avait pas du
tout. Enfin on le releva…
À la base des trente croix, les Anciens languissaient par terre ; déjà des cordes étaient passées
sous leurs aisselles. Alors le vieux suffète, comprenant qu’il allait mourir, pleura.
Le sacrifice va commencer.
Ils arrachèrent ce qui lui restait de vêtements, et l’horreur de sa personne apparut. Des ulcères
couvraient cette masse sans nom ; la graisse de ses jambes lui cachait les ongles des pieds ; il
pendait à ses doigts comme des lambeaux verdâtres ; et les larmes qui ruisselaient entre les
tubercules de ses joues donnaient à son visage quelque chose d’effroyablement triste, ayant l’air
d’occuper plus de place que sur un autre visage humain.
Au faîte de la plus grande un large ruban d’or brillait ; il pendait sur l’épaule, le bras
manquant de ce côté-là, et Hamilcar eut peine à reconnaître Hannon. Ses os spongieux ne tenant
pas sous les fiches de fer, des portions de ses membres s’étaient détachées, et il ne restait à la
croix que d’informes débris, pareils à ces fragments d’animaux suspendus contre la porte des
chasseurs.
Le festin devait durer toute la nuit, et des lampadaires à plusieurs branches étaient plantés,
comme des arbres, sur les tapis de laine peinte qui enveloppaient les tables basses. De grandes
buires d’électrum, des amphores de verre bleu, des cuillers d’écaille et des petits pains ronds se
pressaient dans la double série des assiettes à bordures de perles ; des grappes de raisins avec
leurs feuilles étaient enroulées comme des thyrses à des ceps d’ivoire ; des blocs de neige se
fondaient sur des plateaux d’ébène, et des limons, des grenades, des courges et des pastèques
faisaient des monticules sous les hautes argenteries ; des sangliers, la gueule ouverte, se
vautraient dans la poussière des épices ; des lièvres, couverts de leurs poils, paraissaient bondir
entre les fleurs ; des viandes composées emplissaient des coquilles ; les pâtisseries avaient des
formes symboliques ; quand on retirait les cloches des plats, il s’envolait des colombes.
Mais quels citoyens seraient chargés de son supplice et pourquoi en frustrer les autres ? On
aurait voulu un genre de mort où la ville entière participât, et que toutes les mains, toutes les
armes, toutes les choses carthaginoises, et jusqu’aux dalles des rues et aux flots du golfe pussent
le déchirer, l’écraser, l’anéantir. Donc les Anciens décidèrent qu’il irait de sa prison à la place de
Khamon, sans aucune escorte, les bras attachés dans le dos ; et il était défendu de le frapper au
cœur pour le faire vivre plus longtemps, de lui crever les yeux afin qu’il pût voir jusqu’au bout
sa torture, de rien lancer contre sa personne et de porter sur elle plus de trois doigts d’un seul
coup.
Au sommet de l’Acropole, la porte du cachot, taillé dans le roc au pied du temple, venait de
s’ouvrir ; et dans ce trou noir, un homme sur le seuil était debout.
Il en sortit courbé en deux, avec l’air effaré des bêtes fauves quand on les rend libres tout à
coup.
La lumière l’éblouissait ; il resta quelque temps immobile. Tous l’avaient reconnu et ils
retenaient leur haleine.
Le corps de cette victime était, pour eux une chose particulière et décorée d’une splendeur
presque religieuse. Ils se penchaient pour le voir, les femmes surtout. Elles brûlaient de
contempler celui qui avait fait mourir leurs enfants et leurs époux ; et du fond de leur âme,
malgré elles, surgissait une infâme curiosité, le désir de le connaître complètement, envie mêlée
de remords et qui se tournait en un surcroît d’exécration.
Il appartenait aux prêtres maintenant ; les esclaves venaient d’écarter la foule ; il n’y avait
plus d’espace. Mâtho regarda autour de lui, et ses yeux rencontrèrent Salammbô.
Dès le premier pas qu’il avait fait, elle s’était levée, puis, involontairement, à mesure qu’il se
rapprochait, elle s’était avancée peu à peu jusqu’au bord de la terrasse ; et bientôt, toutes les
choses extérieures s’effaçant, elle n’avait aperçu que Mâtho. Un silence s’était fait dans son
âme, un de ces abîmes où le monde entier disparaît sous la pression d’une pensée unique, d’un
souvenir, d’un regard. Cet homme qui marchait vers elle, l’attirait.
Il n’avait plus, sauf les yeux, d’apparence humaine ; c’était une longue forme complètement
rouge ; ses liens rompus pendaient le long de ses cuisses, mais on ne les distinguait pas des
tendons de ses poignets tout dénudés ; sa bouche restait grande ouverte ; de ses orbites sortaient
deux flammes qui avaient l’air de monter jusqu’à ses cheveux ; et le misérable marchait
toujours !
Il arriva juste au pied de la terrasse. Salammbô était penchée sur la balustrade ; ces
effroyables prunelles la contemplaient, et la conscience lui surgit de tout ce qu’il avait souffert
pour elle. Bien qu’il agonisât, elle le revoyait dans sa tente, à genoux, lui entourant la taille de
ses bras, balbutiant des paroles douces ; elle avait soif de les sentir encore, de les entendre ; elle
ne voulait pas qu’il mourût ! À ce moment-là, Mâtho eut un grand tressaillement ; elle allait
crier. Il s’abattit à la renverse et ne bougea plus.
Un homme s’élança sur le cadavre. Bien qu’il fût sans barbe, il avait à l’épaule le manteau
des prêtres de Moloch, et à la ceinture l’espèce de couteau leur servant à dépecer les viandes
sacrées et que terminait, au bout du manche, une spatule d’or. D’un seul coup il fendit la poitrine
de Mâtho, puis en arracha le cœur, le posa sur la cuiller, et Schahabarim, levant son bras, l’offrit
au soleil.
Le soleil s’abaissait derrière les flots ; ses rayons arrivaient comme de longues flèches sur le
cœur tout rouge. L’astre s’enfonçait dans la mer à mesure que les battements diminuaient ; à la
dernière palpitation il disparut.
La voiture des messageries Leloir venait de partir, les berlines Lecomte ne partiraient pas.
S’il n’avait mentionné le nom d’aucune compagnie, cela aurait été tout
aussi « réaliste » au sens habituel de ce mot. Mais Flaubert a besoin de ce
genre de petits faits vrais pour faire sauter chez son lecteur la couche
d’oubli. Ainsi sont disséminées toutes sortes d’allusions à des nouvelles de
l’époque, non point pour en faire une véritable histoire, mais pour
provoquer des secousses de reconnaissance et réminiscence.
Frédéric Moreau est tenté par un éventail, un arc-en-ciel de femmes au
milieu desquelles trois principales se détachent : Mme Arnoux avant tout,
femme centrale qui va illuminer toutes les autres, puis Rosanette Bron avec
qui, dans la deuxième partie, il va tromper Mme Arnoux, mais qu’il va
tromper intellectuellement et sentimentalement avec celle-ci, et
Mme Dambreuse avec laquelle il trompera les deux autres et qu’il trompera
avec les deux autres. Au début c’est un solo sentimental, puis un duo :
Frédéric passe perpétuellement de l’une à l’autre, et lorsqu’enfin il couchera
avec Rosanette, ce sera dans l’appartement et le lit qu’il avait prévus pour
Mme Arnoux ; les deux femmes se superposent. Puis un trio, l’amour de
tête pour Mme Dambreuse, de type balzacien, rastignacien (il « aime » pour
conquérir la fortune, une position politique), se combine à l’amour de cœur
pour Mme Arnoux et l’amour de ventre pour Rosanette ; lorsque Frédéric
couche enfin avec la femme du banquier, comme elle n’est plus de la
première jeunesse et qu’il y a en elle certaines choses qui lui déplaisent, il
ne réussit à se montrer vaillant qu’en se remettant en mémoire les traits des
deux autres. La structure sentimentale devient de plus en plus complexe :
éducation pour le lecteur.
Chacune de ces trois femmes s’adresse à une partie, à une passion de
Frédéric Moreau, mais ce ne sont pas les seules à le tenter. Ainsi il voudra
épouser son amie d’enfance Louise Roque, mais il arrivera trop tard, et
assistera aux noces de Deslauriers avec elle. À un autre moment il songe
très sérieusement à utiliser pour sa carrière rastignacienne la « nièce » de
Mme Dambreuse, en réalité sa belle-fille, la fille naturelle du banquier, mais
celle-ci épousera un autre de ses camarades, Martinon, après en avoir tenté
un autre, de Cisy. Mlle Vatnaz, caricature fort méchante de George Sand
avant que Flaubert ait été séduit par les éminentes qualités de celle-ci,
femme de lettres, intellectuelle féministe qui fait des discours sur la
« désubordination de la femme » provoque un jour chez Frédéric un désir
sauvage. Il résiste, et lorsqu’elle s’en va le salue d’un « adieu, homme
aimé », qui le surprend mais ne nous surprend point, nous montre à quel
point ce désir qu’il a ressenti a été sciemment éveillé par elle.
Une septième femme vient compléter notre arc-en-ciel, celle qui est
évoquée sans son nom, dès le début du livre, et qui sera nommée dans la
dernière page, Zoraïde la Turque, nullement turque en réalité, qui tient une
maison de délices « orientales » au bord de la rivière de Nogent. Venu avec
Deslauriers en apportant un gros bouquet de fleurs, Frédéric, encore
innocent, lorsqu’il voit toutes ces femmes offertes, est tellement ébahi qu’il
n’ose plus et sort. Mais on les voit sortir, et tout le monde croit qu’il a
couché avec ou chez Zoraïde la Turque.
Remarquable abondance de femmes par rapport aux deux livres
prédécents, et qui vont faire sortir chez Frédéric ses qualités. C’est
naturellement Mme Arnoux surtout qui possédera cette faculté. Ceci montre
bien comme reste superficiel ce qu’on appelle d’habitude l’antiféminisme
de Flaubert. Célibataire endurci, se méfiant profondément des femmes, il
est profondément sensible à leurs vertus. Le trio féminin essentiel se
détache sur un septuor dont il fait partie, lequel se détache à son tour sur
une population féminine innombrable, un mundus muliebris. Lors d’une
réception chez la Dambreuse, Frédéric voit sur un canapé circulaire au
centre du salon de nombreuses femmes de la bonne société, assises les
épaules découvertes, et remarquant la variété de leurs complexions, il
estime que c’est comme un harem et même que cela évoque quelque chose
de plus grossier, évidemment la maison de Zoraïde. Au bal de l’Alhambra
dans la première partie, au bal masqué chez Rosanette dans la seconde, ou
au champ de courses, l’arc-en-ciel féminin se démultiplie en inépuisables
irisations.
Mais Frédéric est encore exposé à d’autres séductions bien plus
dangereuses, celles de ses « amis », qui vont pour la plupart lui faire
manifester ses faiblesses. Un éventail d’hommes le tente pour obtenir de lui
argent, soutien mondain, sentimental ou politique. Au centre se trouve le
protecteur des arts, le moderne dérisoire Apollon marchand de tableaux,
M. Arnoux qui se dégradera de plus en plus au cours du récit. Autour de ce
soleil corrompu gravitent six planètes ou satellites : Deslauriers, l’ami
d’enfance, et puis ceux qu’il va rencontrer peu à peu : Hussonnet, Martinon,
Sénécal, de Cisy, le peintre Pellerin. Dans les réceptions qu’il donne,
Frédéric accueille cet arc-en-ciel personnel, mais dans celles offertes par
Arnoux, de Cisy, Dambreuse, nous en verrons d’autres se déployer autour
de ceux-ci. Certains personnages sont communs à plusieurs groupes, mais
tous vont ainsi se dédoubler, se combiner.
Au milieu de tous ces corrupteurs, se détache un personnage pur, noble,
héroïque, fidèle, intelligent, etc., le « bon », le « brave » Dussardier, en
butte à l’ironie des autres, mais qui incarne la vertu, la force, qui plaît aux
femmes, incarne en un mot toutes les qualités qui étaient celles de
l’ancienne noblesse, alors que le représentant apparent de celle-ci dans
l’arc-en-ciel autour de Frédéric n’en est que l’ombre ou le reflet. De Cisy
est un faux noble parce qu’il manque complètement de courage. Lors du
duel avec Frédéric il se comporte lamentablement, incapable de supporter la
vue du sang et en particulier l’idée que le sien pourrait couler.
Chacun des tentateurs est un danger pour Frédéric, va lui faire manifester
l’un de ses vices, et aussi pour la population parisienne dont Dussardier est
l’authentique représentant. Chacun incarne en effet une attitude politique
constante à travers les changements d’opinion. Ce sont tous des gens qui
manquent de ligne droite. Arnoux se prétend républicain lorsque nous le
voyons pour la première fois, mais il est en réalité tout à fait favorable au
gouvernement de Louis-Philippe puisqu’il a publié une lithographie qui
représente ce monarque avec la reine et les princes sous le titre « une bonne
famille ». Dans sa mutabilité il restera toujours à la recherche du vent. Un
autre est beaucoup plus habile à cet égard, c’est Dambreuse (ou Martinon
qui se modèle sur lui), toujours comme ceux de sa profession, selon
Flaubert, du côté des puissants de l’heure, mais capable, à cause de
l’information dont il dispose, de soutenir le puissant réel contre l’apparent.
Au moment de la mort du banquier, Flaubert récapitulera sa carrière et nous
dira qu’il aimait tant les puissants qu’il serait allé jusqu’à « payer pour se
vendre ». Sénécal, socialiste violent, deviendra de plus en plus autoritaire
jusqu’à une sorte de fascisme, et à la fin se retournera en l’un des agents du
nouveau gouvernement. C’est lui qui sacrifiera Dussardier qui tombera les
bras en croix.
Le titre est repris d’un roman rédigé avant la première version de La
Tentation de saint Antoine, et qui a certains points communs avec celui-ci,
avant tout le fait que nous trouvons au début deux amis qui correspondent à
Frédéric et Deslauriers et une figure féminine qui ressemble à
Mme Arnoux. Sinon la structure générale est complètement différente.
Cette version antérieure est déjà la troisième transposition par Flaubert d’un
épisode de sa jeunesse, son aventure avec la femme du marchand de
tableaux Schlesinger, déjà racontée dans une longue nouvelle : les
Mémoires d’un fou, puis dans un court roman : Novembre. Comme pour la
Tentation, nous voyons quelque chose qui traverse des années de travail et
de ruse, et continue à évoluer derrière la façade des premières publications.
Flaubert veut non seulement raconter une éducation, mais aussi faire
celle de son lecteur ; le travail nécessaire à l’appréciation de l’ouvrage est
une préparation à la lecture de la réalité contemporaine. Flaubert veut nous
faire reconnaître nos sentiments, nous protéger contre un certain nombre de
tentations et d’illusions ; mais il ne s’agit pas seulement du sentiment
individuel amoureux, c’est une éducation du sentiment politique.
L’exposition des séducteurs est là pour nous protéger contre les
entraînements qui risquent d’empêcher le pauvre Dussardier d’avoir sa
république, et du même coup le pauvre Frédéric d’être réuni à
Mme Arnoux, les deux plans se correspondant grâce à tout un système de
coïncidences. De même que celui-ci est séparé de la femme qu’il aurait dû
avoir, à cause de l’ensemble des corrupteurs au premier rang desquels se
trouve son époux, de même Dussardier est séparé de la république dont il
rêvait et qui devrait être la sienne, quelle que soit d’ailleurs la forme que
cette « république » revêt, laquelle pourrait fort bien s’exprimer sous un
extérieur monarchique à l’anglaise, par les mêmes tentateurs dont les
corruptions dans un domaine expriment les corruptions dans les autres.
Éducation du sentiment, non qu’on puisse en donner à qui n’en aurait
pas. « Le cœur », dit Mathilde à propos de Julien Sorel, « le cœur, cela ne
s’apprend pas » ; mais on peut apprendre à lire dans son cœur. Éducation
aussi par le sentiment. Si Flaubert se méfie d’une éducation qui ne serait
que sentimentale en ce sens-là, comme celle qu’a subie Mme Bovary, s’il
faut qu’elle soit purgée par une éducation intellectuelle aussi scientifique
que possible, une éducation purement scientifique ne permettrait pas
d’action véritable ; elle se renfermerait dans son orgueil.
Certes il est facile de retrouver la grille des péchés capitaux à l’œuvre
aussi bien dans l’arc-en-ciel féminin que dans le masculin, la gourmandise
noble, le raffinement, s’incarnant en Mme Arnoux, la basse en son mari,
l’avarice chez Sénécal et la Vatnaz, la colère chez Deslauriers et Louise
Roque, etc. Chacun d’ailleurs à la fin du livre étant d’une façon ou d’une
autre l’époux de sa chacune, mais la version qui nous en est donnée dans les
temples de Salammbô va fonctionner plus clairement encore dans
l’organisation de cet ouvrage. Un planétarium est à l’œuvre dans
l’imagination de Flaubert. Dans le dernier chapitre, Frédéric et Deslauriers
récapitulent leur existence et se renseignent sur ce qui est arrivé à leur
groupe :
Puis ils s’informèrent mutuellement de leurs amis. Martinon était maintenant sénateur.
Hussonnet occupait une haute place, où il se trouvait avoir sous la main tous les théâtres et
toute la presse.
De Cisy, enfoncé dans la religion et père de huit enfants, habitait le château de ses aïeux.
Retraite de sa paresse.
Pellerin, après avoir donné dans le fouriérisme, l’homéopathie, les tables tournantes, l’art
gothique et la peinture humanitaire, était devenu photographe ; et sur toutes les murailles de
Paris, on le voyait représenté en habit noir, avec un corps minuscule et une grosse tête.
Ils revoyaient la cour du collège, la chapelle, le parloir, la salle d’armes au bas de l’escalier,
des figures de pions et d’élèves, un nommé Angelmarre de Versailles, qui se taillait des sous-
pieds dans de vieilles bottes, M. Mirbal et ses favoris rouges, les deux professeurs de dessin
linéaire et de grand dessin. Varaud et Suriret, toujours en dispute, et le Polonais, le compatriote
de Copernic, avec son système planétaire en carton, astronome ambulant dont on avait payé la
séance par un repas au réfectoire, – puis une terrible ribote en promenade, leurs premières pipes
fumées, les distributions des prix, la joie des vacances.
Pour que ces personnages que nous trouvons faibles, la plupart du temps
médiocres, puissent mobiliser notre sentiment, il faut qu’il passe à travers
eux autre chose, et en particulier de la culture classique. Flaubert veut faire
revenir à la conscience de son lecteur de 1869 non seulement les
événements oubliés de 48, mais aussi tout ce qu’il avait appris autrefois, qui
avait fait briller, brûler des sentiments qu’il a depuis longtemps étouffés, lui
avait révélé son cœur. Ainsi ce planétarium de papier où dans chaque arc-
en-ciel les termes vont se lier aux divinités planétaires, ce qui permet un
contrôle simple et vivant de toute cette prodigieuse complexité, va
mobiliser toute la mythologie antique. Ceci apparaît d’une façon
particulièrement éclatante lors de l’épisode de Fontainebleau, cette oasis où
nous échappons en apparence pour quelque temps à l’actualité politique.
Avant la visite de la forêt, exploration de la Nature, la visite du Palais est
celle de l’Histoire au milieu de laquelle brille l’époque de la Renaissance,
lorsque les caractères, la religion, les vertus de l’Antiquité réapparaissaient.
Les dix fenêtres en arcades étaient grandes ouvertes ; le soleil faisait briller les peintures, le
ciel bleu continuait indéfiniment l’outremer des cintres ; et du fond des bois dont les cimes
vaporeuses emplissaient l’horizon, il semblait venir en écho des hallalis poussés dans les
trompes d’ivoire, et des ballets mythologiques assemblant sous le feuillage des princesses et des
seigneurs travestis en nymphes et en sylvains, – époque de science ingénue, de passions
violentes et d’art somptueux, quand l’idéal était d’emporter le monde dans un rêve des
Hespérides, et que les maîtresses des rois se confondaient avec les astres.
La plus belle de ces fameuses s’était fait peindre à droite, sous la figure de Diane Chasseresse,
et même en Diane infernale, sans doute pour marquer sa puissance par-delà le tombeau. Tous
ces symboles confirment sa gloire ; et il reste là quelque chose d’elle, une voix indistincte, un
rayonnement qui se prolonge.
Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son
désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui demandant si elle n’aurait pas voulu
être cette femme.
– Quelle femme ?
– Diane de Poitiers.
Il répéta :
– Diane de Poitiers, la maîtresse d’Henri II.
Elle fit un petit « Ah ! » Ce fut tout.
Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des
paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.
Il revint.
La longue phrase évoque une errance sur la Terre entière d’une durée
indéterminée, un voyage dont les voyages réels de Flaubert n’auraient été
que des moments, des cas particuliers. C’est une sorte de fenêtre par
laquelle le grand voyage se manifeste, l’envers de tout ce qu’on a vu. Mais
cette fissure ne peut produire un tel effet que parce qu’elle a été annoncée
par toutes sortes de choses.
De même que dans Salammbô les chapitres alternaient entre l’extérieur et
l’intérieur de Carthage, ici les scènes alternent entre l’intérieur et l’extérieur
de Paris. Cet extérieur, c’est d’abord Nogent-sur-Seine, puis ce sera
l’épisode de Fontainebleau, figure du voyage lointain.
À y regarder de plus près nous verrons qu’à l’intérieur de Paris les
personnages se déplacent considérablement. Au centre même de la capitale,
dans le Champ de Mars, le champ de courses, les trajets circulaires aussi
rapides que possible sont l’expression parisienne, envieuse, du voyage
fondamental. Trajets circulaires au centre de Paris, trajets circulaires dans la
forêt de Fontainebleau qui vont toujours ramener Frédéric et Rosanette à
leur hôtel le soir, et finalement le grand trajet circulaire autour de la Terre.
Autour de cette figure traditionnelle du déplacement social, de la Roue de
Fortune, qu’est le champ de course, la « carrière », presque tous nos
personnages vont changer de logement. Les Dambreuse, très bien placés, ne
bougent pas, mais les Arnoux vont avoir au moins trois logis successifs et
changent plusieurs fois de maison de campagne. On passe de quartier en
quartier et de banlieue en banlieue. Chacun des protagonistes a ainsi des
caractéristiques locales et itinérantes finement précisées.
La femme, selon Flaubert, ne peut être aussi attirante que dans la mesure
où elle représente non seulement un lieu, mais la présence des autres lieux à
l’intérieur de celui-ci. C’est d’ailleurs par cette liaison entre la femme et le
voyage qu’une sorte de don-juanisme essentiel va pouvoir se manifester, la
femme n’étant plus seulement une seule femme, mais d’autres femmes
perceptibles, compréhensibles, aimables à travers elle. Frédéric Moreau, au
cours de son « voyage sentimental » apprend au moins une chose à travers
tous ses malheurs, c’est que l’amour d’une femme ne se ferme pas sur celle-
ci. Si Frédéric est infidèle, c’est qu’il n’a pas réussi à épouser Mme Arnoux,
son épouse selon les astres. Toutes les autres femmes auraient alors été à sa
disposition par son intermédiaire ; elle possède la clef du royaume entier
des femmes, de tout ce monde féminin qui se déploie peu à peu autour de
lui. Ne pouvant profiter de cette porte, il va perpétuellement de femme en
femme et de lieu en lieu, comme une mouche se heurtant à une vitre sans
pouvoir sortir. Les femmes dans ce livre apparaissent comme les
messagères du voyage et développent toujours des rêveries de voyage, ce
qui fait que le grand voyage au début du chapitre six de la dernière partie,
finit par apparaître comme un substitut de la conjonction manquée avec
Mme Arnoux. À défaut de caresser celle-ci qui lui aurait donné la Terre
entière, il va s’efforcer de caresser la Terre, ce qui ne le satisfera point, car
il ne peut posséder la Terre tant qu’il n’a pas résolu plus ou moins la
question de la femme.
Au cours du récit, nous avons plusieurs descriptions de déplacements
paresseux, passifs ; en bateau, en calèche, en coupé, qui s’opposent au
déplacement actif du cavalier ou du piéton, et où l’on éprouve fortement la
relativité du mouvement. Est-ce le paysage ou le navire qui bouge, la gare
ou le train ? Ainsi Frédéric Moreau est en mouvement par rapport à la
société parisienne, mais il peut aussi être considéré comme un observateur
presque immobile par rapport auquel l’Histoire se déroule. Dans la première
scène nous avons fortement ce sentiment du déplacement du paysage par
rapport au plateau, à la scène centrale sur la Seine, où apparaît un soleil
autour duquel les choses vont se mettre à tourner.
Les prostituées qu’il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les
écuyères sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les
femmes lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou par des contrastes violents. Il regardait, le
long des boutiques, les cachemires, les dentelles, les pendeloques de pierreries, en les imaginant
drapés autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa chevelure noire. À
l’éventaire des marchandes les fleurs s’épanouissaient pour qu’elle les choisît en passant ; dans
la montre des cordonniers les petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre
son pied ; toutes les rues conduisaient vers sa maison ; les voitures ne stationnaient sur les
places que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville avec
toutes ses voix bruissait comme un immense orchestre autour d’elle.
Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains.
Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine
d’un yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes qui trébuchent
dans les herbes contre des colonnes brisées.
Ce sont les thèmes qui défilaient dans la rêverie d’Emma Bovary couchée
dans son lit à côté de Charles. Mais alors qu’Emma, provinciale, ne connaît
que les sous-produits de la culture, Frédéric parisien touche au vrai luxe et
au vrai romantisme. Les mêmes images vont prendre d’un roman à l’autre
une valeur beaucoup plus positive. C’est un aspect de ce renversement des
valeurs qui continue de s’opérer de la première à la troisième version de la
Tentation.
Un vieux beau vêtu, comme un doge vénitien, d’une longue simarre de soie pourpre, dansait
avec Mme Rosanette qui portait un habit vert, une culotte de tricot et des bottes molles à éperons
d’or. Le couple en face se composait d’un Arnaute chargé de yatagans et d’une Suissesse aux
yeux bleus, blanche comme du lait, potelée comme une caille, en manches de chemise et corset
rouge. Pour faire valoir sa chevelure qui lui descendait jusqu’aux jarrets, une grande blonde,
marcheuse à l’Opéra, s’était mise en femme sauvage ; et par-dessus son maillot de couleur
brune, n’avait qu’un pagne de cuir, des bracelets de verroterie, et un diadème de clinquant d’où
s’élevait une haute gerbe en plumes de paon. Devant elle un Pritchard affublé d’un habit noir
grotesquement large, battait la mesure avec son coude sur sa tabatière. Un petit berger Watteau,
azur et argent comme un clair de lune, choquait sa houlette contre le thyrse d’une Bacchante
couronnée de raisins, une peau de léopard sur le flanc gauche et des cothurnes à rubans d’or. De
l’autre côté une Polonaise en spencer de velours nacarat, balançait son jupon de gaze sur ses bas
de soie gris perle, pris dans des bottines roses cerclées de fourrure blanche. Elle souriait à un
quadragénaire ventru, déguisé en enfant de chœur, et qui gambadait très haut, levant d’une main
son surplis et relevant de l’autre sa calotte rouge. Mais la reine, l’étoile, c’était Mlle Loulou,
célèbre danseuse des bals publics. Comme elle se trouvait riche maintenant, elle portait une
large collerette de dentelle sur sa veste de velours noir uni ; et son large pantalon de soie
ponceau, collant sur la croupe et serré à la taille par une écharpe de cachemire, avait, tout le long
de la couture, des petits camélias blancs naturels. Sa mine pâle, un peu bouffie et à nez
retroussé, semblait plus insolente encore par l’ébouriffure de sa perruque où tenait un chapeau
d’homme en feutre gris, plié d’un coup de poing sur l’oreille droite, et dans les bonds qu’elle
faisait, ses escarpins à boucles de diamants atteignaient presque au nez de son voisin, un grand
Baron moyen âge tout empêtré dans une armure de fer. Il y avait aussi un ange, un glaive d’or à
la main, deux ailes de cygne dans le dos, et qui allant, venant, perdant à toute minute son
cavalier, un Louis XIV, ne comprenait rien aux figures et embarrassait la contredanse.
Elles tournaient si près de lui que Frédéric distinguait les goutelettes de leur front ; – et ce
mouvement giratoire, de plus en plus vif et régulier, vertigineux, communiquant à sa pensée une
sorte d’ivresse, y faisait surgir d’autres images, tandis que toutes passaient dans le même
éblouissement, et chacune avec une excitation particulière selon le genre de sa beauté. La
Polonaise qui s’abandonnait d’une façon langoureuse, lui donnait l’envie de la tenir contre son
cœur, en filant tous les deux dans un traîneau sur une plaine couverte de neige. Des horizons de
volupté tranquille au bord d’un lac, dans un chalet, se déroulaient sous les pas de la Suissesse
qui valsait le torse droit et les paupières baissées. Puis, tout à coup, la Bacchante penchant en
arrière sa tête brune, le faisait rêver à des caresses dévoratrices dans les bois de lauriers-roses
par un temps d’orage, au bruit confus des tambourins. La Poissarde que la mesure trop rapide
essoufflait, poussait des rires ; et il aurait voulu, buvant avec elle aux Porcherons, chiffonner à
pleines mains son fichu comme au bon vieux temps. Mais la Débardeuse dont les orteils légers
effleuraient à peine le parquet, semblait receler dans la souplesse de ses membres et le sérieux
de son visage tous les raffinements de l’amour moderne qui a la justesse d’une science et la
mobilité d’un oiseau. Rosanette tournait, le poing sur la hanche ; sa perruque à marteau,
sautillant sur son collet, envoyait de la poudre d’iris autour d’elle ; et à chaque tour, du bout de
ses éperons d’or, elle manquait d’attraper Frédéric.
La diversité des arbres faisait un spectacle changeant. Les hêtres à l’écorce blanche et lisse
entremêlaient leurs couronnes ; des frênes courbaient mollement leurs glauques ramures ; dans
les cépées de charmes des houx pareils à du bronze se hérissaient ; puis venaient une file de
minces bouleaux, inclinés dans des attitudes élégiaques ; et les pins symétriques comme des
tuyaux d’orgue, en se balançant continuellement, semblaient chanter.
Paris-orchestre.
Il y avait des chênes rugueux, énormes, qui se convulsaient, s’étiraient du sol, s’étreignaient
les uns les autres, et fermes sur leurs troncs, pareils à des torses, se lançaient avec leurs bras nus
des appels de désespoir, des menaces furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dans
leur colère.
Quelque chose de plus lourd, une langueur fiévreuse planait au-dessus des mares, découpant
la nappe de leurs eaux entre des buissons d’épines ; les lichens de leur berge, où les loups vont
boire, sont couleur de soufre, brûlés comme par le pas des sorcières, et le coassement
ininterrompu des grenouilles répond au cri des corneilles qui tournoient. Ensuite ils traversaient
des clairières monotones, plantées d’un baliveau çà et là. Un bruit de fer, des coups drus et
nombreux sonnaient : c’était, au flanc d’une colline, une compagnie de carriers battant les
roches. Elles se multipliaient de plus en plus et finissaient par emplir tout le paysage, cubiques
comme des maisons, plates comme des dalles, s’étayant, se surplombant, se confondant, telles
que les ruines méconnaissables et monstrueuses de quelque cité disparue. Mais la furie même de
leur chaos fait plutôt penser à des volcans, à des déluges, aux grands cataclysmes ignorés.
Frédéric disait qu’ils étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusqu’à
la fin ; Rosanette détournait la tête, en affirmant que « ça la rendrait folle », et s’en allait cueillir
des bruyères. Leurs petites fleurs violettes, tassées les unes près des autres, formaient des
plaques inégales et la terre qui s’écroulait de dessous mettait comme des franges noires au bord
des sables pailletés de mica.
Ils arrivèrent un jour à mi-hauteur d’une colline tout en sable. Sa surface, vierge de pas, était
rayée en ondulations symétriques ; çà et là, telles que des promontoires sur le lit desséché d’un
océan, se levaient des rochers ayant de vagues formes d’animaux, tortues avançant la tête,
phoques qui rampent, hippopotames et ours. Personne. Aucun bruit. Les sables frappés par le
soleil éblouissaient ; – et tout à coup, dans cette vibration de la lumière, les bêtes parurent
remuer.
Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail
d’église dans mon pays.
La nouvelle accouchée n’assista pas à ces fêtes. Elle se tenait dans son lit, tranquillement. Un
soir, elle se réveilla, et elle aperçut, sous un rayon de la lune qui entrait par la fenêtre, comme
une ombre mouvante. C’était un vieillard en froc de bure, avec un chapelet au côté, une besace
sur l’épaule, toute l’apparence d’un ermite. Il s’approcha de son chevet et lui dit, sans desserrer
les lèvres :
– Réjouis-toi, ô mère ! ton fils sera un saint !
L’autre au père :
Les convives s’en allèrent au petit jour ; et le père de Julien se trouvait en dehors de la
poterne où il venait de reconduire le dernier, quand tout à coup un mendiant se dressa devant lui
dans le brouillard. C’était un Bohême à barbe tressée, avec des anneaux d’argent aux deux bras
et les prunelles flamboyantes. Il bégaya d’un air inspiré ces mots sans suite :
– Ah ! ah ! ton fils !… beaucoup de sang !… beaucoup de gloire !… toujours heureux ! la
famille d’un empereur.
« Maudit ! maudit ! maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère. »
« Mais j’espère que vous allez pour parvenir, ne rien négliger de ce qu’il vous faut : pillez-
moi les anciens, dénigrez les modernes, exaltez les petits génies et conspuez les grands ; ça
pose, premier pas ! Vous peindrez ensuite les boutiquiers en artilleurs et les lorettes en Vénus,
avec les chevaux célèbres et les actions vertueuses sans nul souci du dessin ni de la couleur ; on
dirait que vous manquez d’idées, prenez garde ! Il faudra ensuite adopter le grec ou le gothique,
le pompadour ou le chinois, l’obscénité ou la vertu, la chose à la mode, peu importe ! Mais
agenouillez-vous devant le public, servilement, et ne lui donnez rien qui dépasse la force de son
esprit, les facultés de sa bourse, la largeur de son mur ! Alors vos œuvres, reproduites à l’infini,
couvriront l’Europe. Vous entrerez dans la cervelle de votre siècle. Vous serez un maître, une
gloire, presque une religion. Le despotisme de votre médiocrité pourra abêtir toute une race ; il
s’étendra même sur la Nature, car vous la ferez haïr, ô grand homme, car elle rappellera de loin
vos barbouillages. »
Qu’est-ce qui, au XIXe siècle, aurait pu faire voir au public du balcon que
l’eau est de Cologne, que cette masse rouge, c’est du fard ? À l’intérieur de
cette île de la toilette règnent le roi Couturin et sa femme qui décident de la
mode. Le décor prend l’apparence d’un grand magasin de nouveautés, avec
les rayons pour femmes et pour hommes. La mode concerne non seulement
les costumes, mais les coutumes, la façon dont on se comporte. Une fois
Jeanne à la mode dans sa toilette, il faut qu’elle le devienne dans son
langage. Scène de mécanique burlesque, le roi fait apparaître les deux
robots éducateurs de mode :
Monsieur et dame que l’on apporte. La dame est vêtue à la dernière mode. Le monsieur a une
raie derrière la tête, qui se continue par les poils de son patelot symétriquement divisés jusqu’au
bas des reins ; elle se reproduit sur chaque jambe du pantalon ; lorgnon dans l’œil, chic anglais,
etc.
Couturin :
Considère ces deux honnêtes mannequins qui ressemblent à des humains : tâche de reproduire
leurs mouvements, si tu veux avoir de belles manières. Rappelle-toi leurs discours et, en quelque
lieu que tu te trouves, à la campagne, en visite, en soirée, dans un dîner ou au spectacle, tu
pourras jacasser hardiment sur la Nature, la littérature, les enfants aux têtes blondes, l’idéal, le
turf, et autres choses. La clef, Couturine ?
En prenant le monsieur sous les aisselles, il le penche à droite et à gauche, comme on fait
avec une pendule dont le balancier est arrêté. Couturine fait de même à la dame.
Partez !
Ils se rapprochent ainsi des deux côtés de la scène en roulant sur leurs roulettes, et quand ils
sont arrivés face à face, ils se secouent les mains pendant une minute avec violence, en ricanant.
Aussitôt le Pot-au-feu dont les anses se transforment en deux ailes, monte dans les airs et,
arrivé en haut, il se retourne entièrement. Tandis que les flancs du Pot-au-feu vont s’élargissant
toujours, de manière à couvrir la cité endormie, des légumes lumineux, carottes, navets,
poireaux, s’échappent de sa cavité et restent suspendus à la voûte noire comme des
constellations.
Bonne idée nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la dissimulent. – De temps à autre ils
sourient quand elle leur vient, – puis, enfin, se la communiquent simultanément.
Copier comme autrefois.
Confection d’un bureau à double pupitre. – (Ils s’adressent pour cela à un menuisier. Gorju
qui a entendu parler de leur intention, leur propose de la faire. – Rappeler le bahut.)
Achat de livres et d’ustensiles, sandaraque, grattoirs, etc.
Ils s’y mettent.
Une rumeur confuse montait au loin dans l’atmosphère tiède, et tout semblait engourdi par le
désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été.
Deux hommes parurent.
L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes.
L’Histoire et la Géographie.
Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à
la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous
une casquette à visière pointue.
Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent à la même minute, sur le même
banc.
Pour s’essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa près de soi ; et le petit
homme aperçut, écrit dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait
aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot : Pécuchet.
– Tiens, dit-il, nous avons eu la même idée, celle d’inscrire notre nom dans nos couvre-chefs.
– Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien à mon bureau.
– C’est comme moi, je suis employé.
Alors ils se considérèrent. L’aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet.
Ses yeux bleuâtres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage coloré. Un pantalon à
grand-pont, qui godait par le bas sur des souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa
chemise à la ceinture , et ses cheveux blonds, frisés d’eux-mêmes en boucles légères, lui
donnaient quelque chose d’enfantin.
Il poussait au bout des lèvres une espèce de sifflement continu.
L’air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard.
On aurait dit qu’il portait une perruque, tant les mèches garnissant son crâne élevé étaient
plates et noires. Sa figure semblait toute en profil, à cause du nez qui descendait très bas. Ses
jambes, prises dans des tuyaux de lasting, manquaient de proportion avec la longueur du buste,
et il avait une voix forte, caverneuse.
Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succédant aux anecdotes, les aperçus
philosophiques aux considérations individuelles. Ils dénigrèrent le corps des ponts et chaussées,
la régie des tabacs, le commerce, les théâtres, notre marine et tout le genre humain, comme des
gens qui ont subi de grands déboires. Chacun en écoutant l’autre retrouvait des parties de lui-
même oubliées. Et bien qu’ils eussent passé l’âge des émotions naïves, ils éprouvaient un plaisir
nouveau, une sorte d’épanouissement, le charme des tendresses à leur début.
Cette coïncidence leur fit plaisir, mais les surprit, chacun ayant cru l’autre beaucoup moins
jeune. Ensuite ils admirèrent la Providence dont les combinaisons parfois sont merveilleuses.
– Car, enfin, si nous n’étions pas sortis tantôt pour nous promener, nous aurions pu mourir
avant de nous connaître !
Ils s’informaient des découvertes, lisaient les prospectus, et par cette curiosité leur
intelligence se développa. Au fond d’un horizon plus lointain chaque jour, ils apercevaient des
choses à la fois confuses et merveilleuses.
En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n’avoir pas vécu à l’époque où il servait,
bien qu’ils ignorassent absolument cette époque-là. D’après certains noms, ils imaginaient des
pays d’autant plus beaux qu’ils n’en pouvaient rien préciser. Les ouvrages dont les titres étaient
pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un mystère.
Et, ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances.
La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle courbait les reins, et on
voyait alors ses bas bleus jusqu’à la hauteur de son mollet. Puis, d’un geste rapide, elle levait
son bras droit, tandis qu’elle tournait un peu la tête, et Pécuchet, en la regardant, sentait quelque
chose de tout nouveau, un charme, un plaisir infini.
S’il est si sensible à ce spectacle, c’est qu’il a été initié à la puissance de
l’amour en plein milieu de la révolution de 1848. Juste après avoir essayé
d’être le Lamartine de Chavignolles, il a découvert avec stupéfaction la
puissance érotique du représentant du peuple, Gorju, l’ancien ouvrier
vagabond qu’ils avaient recueilli, représentant authentique de cette partie de
la population, mais qui malheureusement va parcourir comme les autres
l’éventail des opinions politiques et finira par acclamer la prise du pouvoir
par Napoléon III. Le 3 décembre il reviendra au village, et l’on aura la
surprise de le voir « nippé comme un bourgeois ». Le spectacle de la
sexualité triomphante ne peut avoir lieu que lors de cette fissure de l’écorce
bourgeoise, ce qui montre bien que, malgré toutes les déceptions qu’elle a
provoquées chez Flaubert, c’est viscéralement là qu’il se trouve. Dégoûtés
de la politique, nos deux amis passent par une sorte de torpeur, de paralysie
dangereusement propice aux entraînements de la chair :
Ils bâillaient l’un devant l’autre, consultaient les calendriers, regardaient la pendule,
attendaient les repas, et l’horizon était toujours le même : des champs en face, à droite l’église, à
gauche un rideau de peupliers ; leurs cimes se balançaient dans la brume, perpétuellement, d’un
air lamentable.
Des habitudes qu’ils avaient tolérées, les faisaient souffrir. Pécuchet devenait incommode
avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir. Bouvard ne quittait plus sa pipe, et causait en
se dandinant. Des contestations s’élevaient à propos des plats ou de la qualité du beurre. Dans
leur tête-à-tête, ils pensaient à des choses différentes.
Elle courait de l’autre côté sans l’apercevoir. Un homme qui marchait devant elle se retourna.
C’était Gorju ; et ils s’abordèrent à une toise de Pécuchet, la rangée des arbres le séparant de lui.
– Est-ce vrai ? dit-elle, tu vas te battre ?
Ce qu’il venait de surprendre fut, pour Pécuchet, comme la découverte d’un monde, tout un
monde ! qui avait des lueurs éblouissantes,
toujours ce mot,
des floraisons désordonnées, des tempêtes, des trésors, et des abîmes d’une profondeur infinie ;
un effroi s’en dégageait, qu’importe ! Il rêva l’amour, ambitionnait de le sentir comme elle, de
l’inspirer comme lui.
L’aventure avec Mélie lui fera perdre non seulement sa virginité, mais sa
santé, ce qui le mènera à la « philosophie », à la religion, à l’éducation des
enfants, puis des adultes avec le double discours sur la représentation de
l’avenir. Nous n’en avons malheureusement que le plan, mais il suffit à
nous faire regretter que Flaubert n’ait pas eu le temps d’y travailler
davantage. Pécuchet voit tout en noir ; il rassemble toutes les inquiétudes de
Flaubert, politiques, esthétiques et cosmologiques. Mais Bouvard voit tout
en beau, et nous exprime, sous une forme que l’auteur aurait naturellement
voulue hyperbolique et burlesque, tout le rêve profond de son temps, dont
certains aspects qui pouvaient alors sembler les plus fous sont amplement
réalisés, d’autres n’étant pas près de l’être.
Cher ami,
tu as raison de dire que le jour de l’an est bête. mon ami on vient de
renvoyer le brave des braves la Fayette aux cheveux blancs la liberté des 2
mondes. ami je t’enveirait de mes discours politique et constitutionnel
libéraux. tu as raison de dire que tu me feras plaisirs en venant à Rouen sa
m’en fera beaucoup. je te souhaite une bonne année 1831. embrasse de tout
ton cœur ta bonne famille pour moi. Le camarade que tu mas envoyer a l’air
d’un bon garçon quoi que je ne l’ai vu qu’une fois. Je t’en veirait aussi de
mes comédie. Si tu veux nous associers pour écrire moi, j’écrirait des
comédie et toi tu écriras tes rêves, et comme il y a une dame qui vient chez
papa et qui nous contes toujours des bêtises je les écrirait. je n’écris pas
bien parce que j’ai une casse à recevoir de nogent. adieu répond moi le
plutôt possible.
Adieu bonne santé ton ami pour la vie,
GUSTAVE FLAUBERT
(Bibliographie sélective)
Œuvres complètes :
I – Romans, 2006.
II – Répertoire 1, 2006.
IX – Poésie 2, 2009.
X – Recherches, 2009.
XI – Improvisations, 2010.
XII – Poésie 3, 2010.
Cet ouvrage a été numérisé
avec le concours du Centre national du Livre
En couverture :
Page du manuscrit de Madame Bovary.
Éditions de la Différence
30 rue Ramponeau — 75020 Paris
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1985, 2e éd. 2014, éd. num. 2014.
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