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MICHEL BUTOR

Improvisations
sur Flaubert

ESSAIS
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
« Contrairement au sens ordinaire du terme, Improvisations sur Flaubert n’est pas improvisé et rien
n’y est laissé au hasard ; l’improvisation ici est toute musicale. Suivant de volume en volume l’œuvre
de Flaubert, Butor décèle en elle des souvenirs de La Tentation de saint Antoine qui n’aurait cessé de
s’y développer en rhizome. La critique constitue donc une sorte de récit second (le livre de Butor) qui
fait apparaître dans le récit premier (l’œuvre de Flaubert) par la voie d’un rapprochement de citations,
une constitution implicite. Il n’est pas nécessaire d’avoir recours à quelque système extérieur pour
activer le sens du texte, il suffit de le superposer à lui-même. Ce que met en lumière le livre de
Michel Butor, c’est la stratégie de Flaubert pour rendre supportable un discours subversif. Et ce
romancier tenu pour le maître de l’art pour l’art, et pour le rêveur du “livre sur rien” apparaît comme
tendant à ses contemporains, autant dans Salammbô que dans L’Éducation sentimentale, non quelque
chef-d’œuvre formel mais un miroir révélateur et critique de leur mode de penser. »

Jean Roudaut, Le Magazine littéraire.

Né en 1926, Michel Butor est un des écrivains les plus célèbres de sa génération, en France comme à
l’étranger. Les Improvisations sur Flaubert, comme les autres volumes de la série – Improvisations
sur Rimbaud, Michel Butor lui-même (L’Écriture en transformation), Improvisations sur Balzac et
Michaux, tous publiés à La Différence –, prennent leur source dans les cours donnés à la Faculté des
Lettres de Genève, « enregistrés, transcrits et entièrement réécrits ».
SOMMAIRE

Improvisations sur Flaubert


Ballade de l’enfant prodige
À propos de « La Tentation de Saint Antoine »
À propos des « Voyages »
À propos de « Madame Bovary »
À propos de « Salammbô »
À propos de « L’Éducation sentimentale »
À propos des « Trois contes » et des trois pièces
À propos de « Bouvard et Pécuchet »
Ballade de l’écorché vif
Lettre de Flaubert à Ernest Chevalier
Du même auteur aux Éditions de la Différence
Copyright
Chez le même éditeur en version numérique
IMPROVISATIONS SUR FLAUBERT

pour Kurt Ringger

Improvisations sur Flaubert qui paraît à La Différence en 1984 inaugure


une nouvelle série de cinq volumes et une forme inédite de critique littéraire
mettant en avant la liberté d’interprétation de la lecture. Liberté d’autant
plus remarquable que les œuvres étudiées sont notoires : Flaubert, Michaux,
Rimbaud, Balzac. Et Butor lui-même en « autre ». Tous ces livres ont la
particularité d’être issus de cours dispensés à l’Université, enregistrés,
transcrits puis entièrement réécrits. C’est ainsi que Flaubert a fait d’abord
l’objet d’un cours à l’Université de Mayence en Allemagne où Michel était
Professeur invité sur une chaire « destinée à un enseignant de nature
exceptionnelle », durant le semestre d’hiver de l’année 1982-83. La
publication, dédiée à Kurt Ringger alors Doyen, est accompagnée d’une
brève présentation de Manfred Harder et Kurt Ringger ainsi que d’un essai
de René Andrianne. Ce paratexte circonstanciel a disparu de la seconde
édition en 2005, toujours à La Différence mais sous couverture neuve, avec
reproduction d’une page manuscrite de Madame Bovary. L’étude se trouve
ainsi placée entre ce feuillet très élaboré en couverture, et les épigraphes
tirées l’une d’un journal manuscrit par Flaubert âgé de treize ans, l’autre
d’une lettre qu’il a écrite à neuf ans – l’assemblage signalant la lecture d’un
Butor aussi attentif à l’enfance de l’art qu’à la maturité de l’œuvre.
La même année 1982, Michel Butor enseigne aussi à l’Université de
Genève où il est Professeur titulaire depuis 1974 : il s’agit du cours sur
Rimbaud, ce qui donnera lieu, cinq ans plus tard, aux Improvisations sur
Rimbaud.
L’intérêt de Butor pour Flaubert n’est pas nouveau ; il a notamment
consacré une section de Répertoire IV à l’auteur de la Tentation de saint
Antoine intitulée : « La spirale des sept péchés », où il suit, trait après trait,
les tentatives de mises en forme d’une écriture de la création dans la
traversée des matières à désir1.

Déposés à la Bibliothèque municipale de Nice, les manuscrits de


Improvisations sur Flaubert sont répertoriés sous Ms 761 : Ms BUT 54.
Improvisations sur Flaubert : brouillon. – 133 feuillets dactylographiés.
Improvisations sur Flaubert : par écrits – 171 feuillets dactylographiés.
Improvisations sur Flaubert : envoyé aux revues – 69 feuillets
dactylographiés.

Cependant que le Professeur Butor se partage entre la Suisse et


l’Allemagne tout en habitant à Nice, le compagnon des arts qu’il est
indéfectiblement assiste au vernissage de l’exposition à Luxembourg en
janvier : « Vingt artistes du livre avec Michel Butor ». En 1982, paraissent
Répertoire V (Éd. de Minuit), Les Naufragés de l’arche ainsi que Brassée
d’avril (recueil de poèmes en prose) à La Différence, et les Entretiens de
Madeleine Santchi, Voyage avec Michel Butor (L’Âge d’homme).
Lorsque, en 1984, paraît Improvisations sur Flaubert, Butor, qui est
toujours en avance de quelques livres, prépare déjà Improvisations sur
Michaux qui sera publié l’année suivante. Les éditions Ubacs éditent Avant-
Goût I après avoir publié les lettres de Georges Perros à Butor. La famille se
prépare à quitter Nice pour s’installer en Haute-Savoie, à Gaillard, sur la
frontière suisse, dans la « Maison rose du Docteur Thé ». Michel est devenu
grand-père pour la seconde fois. Il rentre d’un voyage au Pérou.
Avec la lecture de ses auteurs en « improvisations », Butor invente de
nouvelles façons de se mettre à « l’école du rêve » (Improvisations sur
Michel Butor). Décrivant ses habitudes de lecteur, il explicite : « Quand je
préparais mes cours, je restais à ma table. C’était la “lecture debout”, si je
puis dire. Mais il y a aussi la “lecture couchée”, soit sur le rocking-chair,
soit au lit. Le soir, je dévore toujours quelques pages. Je m’endors
littéralement avec l’auteur, ça le fait passer par mes rêves2. »
Et d’ajouter, pour caractériser l’extraordinaire dynamique de la lecture
pour lui : « Elle est le périscope de mon sous-marin, un véritable vivier, un
bain de langue3. »

1. Voir Répertoire IV (1974), dans Œuvres complètes (sous la direction de Mireille Calle- Gruber),
III, Répertoire 2, Paris, La Différence, 2006, p. 260-283.
2. Michel Butor, Curriculum vitae. Entretiens avec André Clavel, Paris, Plon, 1996, p. 243.
3. Ibid.
Flaubert ne désire pas que tout le monde devienne écrivain, mais presque.
Il estime, dans le fond de sa retraite, que l’écriture est l’action par
excellence. Ce que font les autres permettra de rendre public ce qui pour
l’instant doit rester en grande partie secret. Toute l’activité d’autrui doit
pouvoir se comprendre par rapport à cette activité suffisante, mais elle peut,
si elle est menée suffisamment loin, servir de modèle pour toute activité ;
elle a une valeur normative. Ainsi les remarques de Flaubert sur l’écriture et
le style, c’est-à-dire ce travail ascétique d’enfoncement, ce voyage vertical
dans la correction, constituent un traité de moralité supérieure.
– Montre-moi ton royaume, dis-je à Satan.
– Le voilà !
– Comment donc ?
Et Satan me répondit :
– C’est que le monde, c’est l’enfer !

(Art et Progrès, n° 2, sixième soirée d’études, journal manuscrit par


Flaubert âgé de treize ans).
BALLADE DE L’ENFANT PRODIGE

Mais qu’a-t-il ainsi à rêver toute la journée


orgueilleux paresseux gourmand avare coléreux envieux
et luxurieux même (à son âge !) que cherche-t-il
au-delà de notre brumeux horizon normand avec tellement d’intensité qu’il
en tremble
et quelquefois c’est comme s’il avait des visions d’or
mais quand on lui demande si quelque chose ne va pas
il se contente de sourire sans dire un mot

Mais qu’a-t-il ainsi à lire toute la journée


reprenant sans cesse son Homère et son Shakespeare
quelquefois Rabelais ou Montaigne que cherche-t-il
au-delà de notre traînard parler bas-normand
gueulant certaines phrases à tous les échos tel un jeune prophète
qui se serait trompé de siècle et quand on lui demande pourquoi
il se contente de s’esclaffer sans dire un mot

Mais qu’a-t-il ainsi à griffonner barbouiller raturer recopier toute la


journée
des journaux littéraires et théâtraux pour ses camarades de classe
des narrations et des discours des contes historiques fantastiques
philosophiques
moraux ou immoraux malsains pour les nerfs sensibles et les âmes dévotes
des chroniques normandes des leçons d’histoire naturelle des études
psychologiques
des drames des pensées des dictionnaires des évocations des mystères et des
fragments
et quand on lui demande avec la plus fraternelle sollicitude à quoi tout cela
le mènera
il se contente de ricaner sans dire un mot

Monsieur le Prince fait la gueule ainsi toute la journée


solitaire raffiné logique indigné ambitieux inventif
et quand les gens de sa petite cour lui demandent de quoi vraiment il
pourrait avoir à se venger
le voilà qui se met à rire d’un rire atroce frénétique et désespéré
À PROPOS DE
« LA TENTATION DE SAINT ANTOINE »

Dans la première version Antoine résiste aux péchés capitaux avec l’aide
des vertus théologales (les cardinales n’ont pas spécialement retenu son
attention). Chacune des trois parties va mettre spécialement à l’épreuve
l’une d’entre elles. La première se termine par le défilé des hérésies qui
peut désespérer l’ermite en lui faisant se demander s’il interprète
correctement la révélation, donc s’il ne risque pas d’être damné. Dans la
troisième c’est la foi qui est mise en question ; elle se termine par le grand
défilé des dieux : plus ces figures s’abolissent les unes les autres, usurpent
la place les unes des autres, plus il est difficile d’y croire. Dans la seconde
partie la charité va être mise au défi par un défilé de jouissances formé de
deux morceaux : jouissances directes, festin pour la gourmandise, luxe
babylonien pour l’orgueil, la reine de Saba pour la luxure, et jouissances
symboliques, le cortège des monstres. Nulle satiété ; il désire encore et
toujours ; et tout ce qui se présente à lui, c’est ce qu’il lui faudrait donner
pour être vraiment charitable. Après avoir désespéré de l’espérance, il
désespère de la charité comme il va désespérer de la foi. Mais à y regarder
de plus près il ne désespère point. C’est plutôt Satan qui désespérant de le
faire désespérer de l’espérance, va tenter de le désespérer de la charité, puis
de la foi. De la première version à la troisième le désespoir de Satan va
tellement se mêler à l’espérance d’Antoine qu’ils triompheront tous les
deux. Car Satan espère toujours et dès que son protégé donnera signe de
faiblesse, il lui proposera de nouveaux tableaux pour le ranimer.
Le défilé des hérésies, dans la première partie de la première version,
passe dans la troisième, la définitive, au quatrième chapitre, celui qui est
sous le signe de la colère. Le défilé des jouissances se coupe en deux, le
début passe dans le second chapitre, sous le signe de la gourmandise, la fin
dans le septième, sous le signe de la luxure. Quant au défilé des dieux, il
occupe maintenant le cinquième chapitre, sous le signe de l’envie. Ils sont
arrivés presque entiers dans leur logement final, mais avec des remue-
ménages considérables dans leur ordonnance, surtout en ce qui concerne les
hérésies.
Quant aux discours des vices et des vertus ils disparaissent de la dernière
version. Les figures des péchés, ou plutôt leurs ombres, les souvenirs de ce
malentendu dans lequel on les tenait et dans lesquels les tient encore la
triste époque actuelle qui n’a pas su assister à leur métamorphose, ne vont
devenir visibles qu’au détour d’une phrase, fissure qui nous fait entrevoir
une immensité recouverte :

Alors une grande ombre, plus subtile qu’une ombre naturelle, et que d’autres ombres
festonnent le long de ses bords, se marque sur la terre.
C’est le Diable, accoudé sur le toit de la cabane et portant sous ses deux ailes, comme une
chauve-souris qui allaiterait ses petits,

l’allaitement, figure traditionnelle de la charité,

– les sept Péchés capitaux, dont les têtes grimaçantes se laissent entrevoir confusément.

Comme un rayon, une clef qui vient de la première version, nous invite à
fouiller la strate inférieure. Disparaît aussi dans l’intervalle un élément très
important de la légende, le double obscur d’Antoine, le cochon. Le
personnage de Yuk dans Smarh se divise en deux dans la première version,
opposés l’un à l’autre : le cochon et la logique. Ce qui ne passait pas de Yuk
dans le cochon deviendra Hilarion dans la troisième version, lié lui aussi
aux animaux, qui apparaît d’abord dans le texte sous la forme d’un petit
chacal charmant :

Dans l’obscurité blanchâtre de la nuit, apparaissent çà et là des museaux pointus, avec des
oreilles toutes droites et des yeux brillants. Antoine marche vers eux. Des graviers déboulent, les
bêtes s’enfuient. C’était un troupeau de chacals.
Un seul est resté, et qui se tient sur deux pattes, le corps en demi-cercle et la tête oblique, dans
une pose pleine de défiance.
« Comme il est joli ! Je voudrais passer ma main sur son dos doucement. »
Antoine siffle pour le faire venir. Le chacal disparaît.

Dans Smarh, la dernière des versions antérieures de la Tentation,


apparaissait déjà une version primitive de Madame Bovary… ce côté de sa
personnalité littéraire qui se manifestera si superbement dans les grands
livres « réalistes », s’incarne dans ce cochon de la première version, animal
à la fois familier et effrayant, autoportrait d’un Flaubert qui se méprise à
cause de son appartenance à la bourgeoisie qu’il déteste.
Ce qu’il appelle « bourgeoisie » ne peut nullement être réduit à une
classe de la société. Cette « graisse » qui l’imprègne et qu’il déteste de
toutes les forces de son âme, contre quoi toute son œuvre est une machine
de guerre, qui fait que l’époque contemporaine est presque insupportable,
que le monde est un enfer, est liée en particulier à une certaine façon de
parler, à un langage qui est un perpétuel mensonge, à ces clichés qui
corrompent la totalité de la population. Ce langage, né de la classe
bourgeoise, déborde sur l’ancienne noblesse et les écrivains qui devraient
en être les héritiers, déborde sur le peuple même. Celui-ci, tout justifié qu’il
soit dans la plupart de ses revendications, n’arrive, malheureusement pour
lui et pour tous, à les exprimer qu’en utilisant ce langage corrompu. Il est
pris dans ce piège atroce. C’est une profonde maladie du langage qui fait
que les péchés capitaux qui devraient être les différents aspects de la beauté
du monde, ce qui nous séduit en lui, ne vont plus apparaître que comme une
prison à l’intérieur de laquelle nous nous débattons.
La première version de la Tentation est écrite en 1849, c’est-à-dire peu
après la révolution de 48 à laquelle Flaubert a assisté et qui l’a passionné, à
l’intérieur de la Seconde République avec tous ses espoirs et secousses, et il
est naturellement possible d’en faire une lecture politique. Le cochon peut
être considéré comme ce qui empêche la révolution de 48 de réussir. Dans
L’Éducation sentimentale nous suivons deux échecs parallèles : celui de
l’amour de Frédéric Moreau et celui de la révolution. Le cochon de la
première version symbolise aussi bien ce qui empêche les deux amants de
s’unir comme ils le voudraient, et ce qui empêche le peuple de Paris de
parvenir à la république dont il rêve. Voici comment il se présente dans son
premier monologue :

Vautré dans ma fange, je m’y délecte tout le jour ; puis, séchée sur mon corps, elle me fait une
cuirasse contre les moucherons ; je mire dans l’eau des mares ma robuste figure, j’aime à me
voir, je dévore tout, depuis les immondices jusqu’aux serpents ; les chevreuils n’ont pas les
pattes plus minces, et sur mes yeux tombent mes oreilles pendantes recourbées comme des
parasols. De mon groin mobile, dans les sables chauds, c’est moi qui vais déterrant la truffe de
Libye et qui écrase sous mes molaires sa chair savoureuse. Je dors, je fiente à mon aise, je
digère tout ; d’aplomb sur mes sabots fendus, je porte mon gros ventre, et j’ai tout le long de ma
peau de bons poils durs.

Flaubert considère son propre corps comme double. À de nombreuses


reprises dans sa correspondance, lorsqu’il est un peu malade, lorsqu’il a des
émotions, que des troubles nerveux le reprennent, il dit qu’il a une
sensibilité de fille à l’intérieur d’une cuirasse de gendarme. Il a deux
peaux : une carapace apparente, mais au-dessous un épiderme très fin
contre lequel, au cours de ses voyages, vont s’acharner les insectes qui
auront réussi à trouver les fissures de la première, une fine peau de
princesse sous la peau d’âne ou de porc. Ce double corps est lié à une
bisexualité qu’il retrouvera hors de lui-même chez un écrivain pour lequel il
éprouvera d’abord beaucoup d’éloignement, mais ensuite une véritable
adoration, et qu’il appellera son hermaphrodite, George Sand. La
bisexualité de celle-ci, selon Flaubert, s’exprimera chez lui par des formes
grammaticales fort curieuses. Il la traite de « cher maître », mais en
entourant la formule masculine par une couronne d’adjectifs féminins, ce
qui donne par exemple : « ma cher maître adorée ».
Extraordinaire qualité littéraire de ce passage que l’on compare tout
naturellement au fameux poème en prose de Claudel dans Connaissance de
l’Est. Lorsque Flaubert supprime tant de pages dans la troisième version,
près des deux tiers, ce n’est pas qu’il les trouve moins bonnes que les
autres, mais parce qu’il estime qu’il vaut mieux s’exprimer de façon plus
sournoise, que les choses sont trop directes, qu’il se livre trop, risque de se
faire attaquer sur des régions particulièrement sensibles. Il va les cacher
derrière une cuirasse, les déguiser.

L’Envie dit à Antoine :

« Oh ! tu es misérable ! Plus misérable que les dalles des grandes voies broyées sous la roue
des chars, car la nuit les chars n’y passent plus ! mais toi… Oh ! Plains-toi, pleure, rage ; il
vaudrait mieux que tu fusses cet animal stupide qui regarde couler tes larmes. »

Antoine, ému par le cochon, va vers lui pour le caresser ; l’animal le


mord jusqu’au sang.

Le cochon, accroupi sur le train de derrière dans la pose d’un chien :


« Je chercherai un arbre au tronc dur ; à force d’y mordre, mes dents pousseront. Je veux des
défenses comme le sanglier et qui soient longues, plus pointues encore. Sur les feuilles sèches,
dans la forêt, je courrai, je galoperai, j’avalerai en passant les couleuvres qui dorment, les petits
oiseaux tombés de leur nid, les lièvres tapis, je bouleverserai les sillons, je pilerai dans la boue
les blés verts, j’écraserai les fruits, les olives, les pastèques et les grenades ; et je traverserai les
flots, j’aborderai au rivage et je casserai dans le sable la coquille des gros œufs dont le jaune
coulera ; j’épouvanterai les villes sur les portes je dévorerai les enfants, j’entrerai dans les
maisons, je trotterai sur les tables et je renverserai les coupes. À force de gratter contre les murs
je démolirai les temples, je fouillerai les tombeaux pour manger dans leurs cercueils les
monarques en pourriture, et leur chair liquide me coulera sur les babines. Je grandirai, j’enflerai,
je sentirai dans mon ventre grouiller des choses. »
Antoine :
« Pourquoi me mords-tu, méchant porc ? »
Le cochon :
« Est-ce avec la queue des raves que tu me laisses et le peu d’ordures que tu fais que je peux
vivre, moi, moi, le cochon ? Pourquoi m’as-tu enlevé au marché ? Je m’en souviens, nous étions
sur la paille, tu m’as choisi au milieu de mes frères, acheté bien vite, puis suspendu par les
oreilles à ta ceinture et apporté ici ; ma mère pleurait, je criais, et toi tu t’en allais sans y prendre
garde, récitant ton chapelet.
Je veux des femelles, je veux dans une auge d’or de la farine blanche délayée avec la mousse
du sang rose, je veux avoir de la pourpre pour litière, et sous mes pieds, comme des sarments
secs, entendre craquer des os humains ; et pour commencer par toi, je m’en vais te faire au flanc
un trou pour boire ta bile. »
Il se rue sur le saint.
Antoine, se jetant sur une pierre qu’il lève de ses deux mains :
« Ignoble monstre ! moi qui t’aimais ! »
La Colère :
« Tue-le ! Tue-le ! »
À ce moment le cochon, grandi tout à coup et gros comme un hippopotame, ouvre jusqu’au
ventre une gueule terrifiante à triple rangée de dents ; il en sort du feu.

On peut évidemment voir là l’écho d’un certain nombre d’émeutes de la


révolution de 48. Le cochon se calme, reprend sa taille naturelle. Il ne se
réveillera, après un grand rêve, que dans la seconde partie, pour chanter sa
propre corruption :

Quel rêve ! j’en ai le cœur malade !!


J’étais au bord d’un étang ; je me suis approché pour boire, car j’avais soif ; l’onde aussitôt
s’est changée en une lavure de vaisselle ; j’y suis entré jusqu’au ventre. Alors une exhalaison
tiède, comme celle d’un soupirail de cuisine, a poussé vers moi les restes de nourriture qui
flottaient sur cette surface grasse ; plus j’en mangeais, plus j’en voulais manger, et je m’avançais
toujours, faisant avec mon corps un long sillon dans la bouillie claire, j’y nageais éperdu ; je me
disais : dépêchons-nous ! La pourriture de tout un monde s’étalait autour de moi pour satisfaire
mon appétit, j’entrevoyais dans la fumée des caillots de sang, des intestins bleus et les
excréments de toutes les bêtes, et le vomissement des orgies, et, pareil à des flaques d’huile, le
pus verdâtre qui coule des plaies ; cela s’épaississait vers moi, si bien que je marchais presque,
enfonçant des quatre pattes dans cette vase collante et sur mon dos continuellement ruisselait
une pluie chaude, sucrée, fétide. Mais j’avalais toujours, car c’était bon. Bouillant de plus en
plus et me pressant les côtes, cela me brûlait, m’étouffait ; je voulais fuir, je ne pouvais remuer ;
je fermais la bouche, il fallait la rouvrir, et alors d’autres choses d’elles-mêmes s’y poussaient.
Tout me gargouillait dans le corps, tout me clapotait aux oreilles, je râlais, je hurlais, je
mangeais, et je ravalais tout. Pouah ! pouah !… j’ai envie de me briser la tête pour me
débarrasser de ma pensée.

Il se vomit lui-même. Ubu sera le fils de ce cochon-là. S’il n’apparaît


plus dans la troisième version, c’est que son discours sera tout entier
développé dans ce qui devait être l’autre volet de ce diptyque que devait
achever la dernière œuvre, toute cette mare de vase graisseuse où s’enlisent
Bouvard et Pécuchet malgré tous leurs efforts pour obéir aux bonnes
tentations qu’ils éprouvent.
Il faut être plus prudent, plus « impersonnel », d’où la suppression d’un
autre passage dans lequel le jeune écrivain s’exprimait presque directement,
le grand chœur des poètes et baladins dans la deuxième partie avant
l’épisode de la reine de Saba. Nabuchodonosor, expression du luxe
babylonien, figure de l’orgueil, se prend pour un dieu, et va vouloir se
transformer en bête pour montrer que même sous cette forme il est au-
dessus du reste de l’humanité. Dans la Bible Nabuchodonosor est changé en
bête par châtiment divin, tandis que, dès la première version, c’est son
propre désir. Dans la troisième version, ce passage apparaîtra au second
chapitre sous le signe de la gourmandise, où il représentera l’orgueil
luxueux, et cette fois ce n’est plus seulement Nabuchodonosor qui voudra
se changer en bête, mais Antoine lui-même, ce qui est une annonce de la fin
du livre, de son extase matérielle :

Le roi essuie avec son bras les parfums de son visage. Il mange dans les vases sacrés, puis les
brise, et il énumère intérieurement ses flottes, ses armées, ses peuples. Tout à l’heure, par
caprice, il brûlera son palais avec tous ses convives. Il compte rebâtir la tour de Babel et
détrôner Dieu.
Antoine lit, de loin, sur son front, toutes ses pensées. Elles le pénètrent, et il devient
Nabuchodonosor. Aussitôt il est repu de débordements et d’exterminations, et l’envie le prend
de se rouler dans la bassesse. D’ailleurs la dégradation de ce qui épouvante les hommes est un
outrage fait à leur esprit, une manière encore de les stupéfier ; et comme rien n’est plus vil
qu’une bête brute, Antoine se met à quatre pattes sur la table et beugle comme un taureau.

C’est le seul personnage de toute la Tentation avec lequel Antoine


s’identifie à ce point. Brusquement il se retrouve dans son décor
fondamental. Une démangeaison le rend à sa vie quotidienne.
Avant cela nous avions la description du festin dont le luxe s’exprime en
particulier par les artistes qui y participent :

Des belluaires amènent des lions. Des danseuses, les cheveux pris dans des filets, tournent sur
les mains en crachant du feu par les narines ; des bateleurs nègres jonglent, des enfants nus se
lancent des pelotes de neige, qui s’écrasent en tombant contre les claires argenteries…

Dans la première version la description du festin était un peu plus longue,


mais très proche ; par contre il n’y avait rien de cette identification
d’Antoine avec le roi d’orgueil. Celui-ci, adoré, se roulait par terre et
beuglait. À ce moment tout s’éteint, et Antoine écoute dans la nuit le chœur
des poètes et baladins, l’aria de Flaubert lui-même à l’intérieur de son
oratorio. Il va nous montrer ce qu’est pour lui un poète, et en particulier un
poète qui s’avilit, s’abaisse à devenir le luxe d’un puissant. Celui qui aide
l’orgueil d’un Louis-Philippe (ou plus tard d’un Napoléon III) n’est qu’un
baladin ; par contre le baladin qui découvre dans la réalité ce que cache le
pouvoir, est un poète. Dans ce chœur se déploient deux aspects de la
condition d’écrivain : ce qu’il y a de positif, lié à une ascèse, une discipline
extrême, ce qu’il y a de négatif lié au fait qu’il travaille avec des fictions,
avec de faux matériaux qui vont permettre de faire ressortir la fausseté de ce
que l’on croit vrai, mais peuvent aussi mener à une complicité avec cette
fausseté généralisée du langage que Flaubert appelle la bourgeoisie.
Comme on fait d’un vaisseau dans lequel on chasse des pointes à coups de maillet, dont on
flambe les bois, que l’on resserre avec des vis, nous nous sommes enfoncé dans l’âme un tas de
choses dures et nous l’avons cerclée avec du fer pour qu’elle file droit dans ses voyages, que ses
mâts élastiques aient une volée plus haute, et que fièrement au soleil, elle sépare bien les flots de
sa carène vernie. Oh ! nous avons bien souffert dans notre jeunesse, et nous nous regardions
dans des miroirs, pour étudier les grimaces qui font pleurer les multitudes.

Quelques années plus tard, dans L’homme qui rit, Hugo créera le mythe
des comprachicos, ces malfaiteurs qui achètent des enfants pour en faire des
monstres, en particulier Gwynplaine, en réalité l’héritier d’une pairie
d’Angleterre à qui on allongera la bouche des deux côtés pour qu’il fasse
rire avec son horrible sourire perpétuel, mythe que Rimbaud utilisera dans
sa lettre dite du voyant pour expliquer ce que doit faire celui qui veut
devenir poète. Autre versant, la fausseté qui guette :

Nous avons des couronnes de papier peint, des sabres de bois, du clinquant sur nos habits ; si
notre cœur tout vide bondit comme un ballon gonflé, c’est qu’il se soulève aux moindres brises,
n’ayant rien qui le ramène à terre. Du matin au soir nous jouons les rois, les héros, les brigands ;
nous nous mettons des bosses dans le dos, des nez postiches sur le visage, et de grandes
moustaches pour faire peur.
Les faux diamants brillent mieux que les vrais ; les maillots roses valent les cuisses blanches ;
les perruques sont aussi longues que les chevelures, aussi odorantes quand on les graisse, aussi
gentilles quand on les frise, aussi chatoyantes de reflets métalliques quand le soleil passe à
travers ; le fard rehausse la joue d’ardeurs violentes, les appâts de coton excitent à l’adultère, et
le galon d’or de nos guenilles, qui claque au vent quand nous dansons dans les carrefours, fait
faire des réflexions philosophiques sur la fragilité des choses humaines.

Tout cela va permettre de plaire au peuple inculte et aux puissants


corrompus.

Y a-t-il assez longtemps que, nous traînant par le monde, nous exhibons éternellement la
même facétie ! Ce sont toujours des singes, des perroquets, des adjectifs et des rubans, des
femmes colosses et pensées sublimes ! Que de fois nous avons regardé les étoiles en répétant le
même refrain ! et secoué la rose d’avril et gazouillé les romances de la fauvette ! Avons-nous
assez comparé les feuilles aux illusions, les hommes à des grains de sable, les jeunes filles à des
roses ? Comme nous avons abusé de la lune, du soleil, de la mer ! si bien que la lune en est
pâlie, que le soleil en est moins chaud, et que même l’Océan semble plus petit.
Nous avons quitté nos familles, le pays est oublié, et nous portons nos dieux dans nos
charrettes de voyage. Quand nous passons par les pays, on se met aux fenêtres, on laisse les
charrues, et les mères par la main retiennent leurs enfants, de peur que nous ne les emportions
avec nous. On a craché sur nos guitares, on a couvert de boue les arabesques de diamants qui se
chamarraient sur nos poitrines, la pluie des gouttières a coulé le long de nos dos, tout le
désespoir de la vie a ruisselé sur notre âme, et nous avons été dans la campagne pour y pleurer
tout seuls.

Malheur de l’existence poétique ; mais il y a une possibilité d’arracher le


paradis à l’intérieur de l’enfer de l’écriture. Voici la dernière strophe :

Chantons, imitons la voix de tous les êtres, depuis le reniflement du rhinocéros jusqu’au
bourdonnement de la mouche ; bariolons-nous de plumes d’oiseaux, teignons-nous du suc des
plantes, couvrons-nous de coquillages, de palmes vertes, de médailles et d’oripeaux ; tapons sur
des chaudrons, amusons-nous, égosillons-nous, tordons nos corps en des poses hors nature,
lançons-nous en l’air comme nos boules de cuivre, et que notre âme, partant avec nos cris,
s’envole bien loin, dans une hurlée titanique.

Ce dernier mot nous montre bien qu’il s’agit d’une conquête de


l’Olympe. Tout cela est trop direct pour que Flaubert, échaudé par la lecture
à Bouilhet et Du Camp, puisse le laisser. Cette méditation sur l’ascèse de
l’écriture va se traduire par une écriture ascétique. Ce texte qui avait été
rédigé très rapidement, après certes de longues préparations, va maintenant
être récrit très lentement. La version de 1856 est plus courte, mais il faudra
des mois de travail acharné pour parvenir à cette diminution. Quant à la
dernière, elle comportera de grands bouleversements. De nombreux
éléments nouveaux apparaîtront, notamment dans le voyage de la
gourmandise, le défilé des hérésies et celui des dieux ; certes plus ceux-ci
sont nombreux, plus leur passage est flagrant. Pourtant quelques figures très
importantes vont être considérablement diminuées, et surtout celle qui
apparaissait la dernière, donc considérablement soulignée, en vedette
américaine, va être supprimée. Le défilé définitif se termine par la mort du
dieu des Juifs. Dans les deux versions précédentes, à celui-ci succédait
l’antéchrist, non point vu directement mais décrit par Satan comme un dieu
futur, figure ambiguë, certes, divinité de l’époque contemporaine maudite,
mais avec quelque chose de très positif, figure de cet aménagement de
l’enfer qui est la seule chose qui nous reste à « tenter », de ce mariage du
ciel et de l’enfer dont plusieurs textes de jeunesse nous donnaient déjà
l’idée.

Il naîtra dans Babylone, il sera de la tribu de Dan et fils d’une vierge consacrée au Seigneur
qui aura forniqué avec son père ; je me glisserai comme le Saint-Esprit dans le ventre de sa
mère, il se gonflera de mon souffle et je développerai sa vie. Au jour de sa naissance, les arbres
du Jardin des Oliviers s’enflammeront tout à coup, et la planète de Jupiter en tressaillera sur sa
base. Il se fera circoncire parmi les Juifs, il viendra à Jérusalem, il rétablira le temple de
Salomon…
Il sera beau, les femmes délireront à cause de lui ; il ouvrira la bouche, les oreilles se tendront
pour l’écouter.
Il gorgera les foules, on s’endormira sur les portes, l’estomac plein jusqu’aux dents ; il
assouvira la luxure des luxurieux, la cupidité de l’avarice, la convoitise de l’œil, le ventre
jaloux…
Il fera beaucoup de miracles, il marchera sur la mer, il volera dans les airs, il s’enfoncera dans
la terre, tel un poisson qui plonge ; il élèvera des tempêtes, il calmera les flots, il fera fleurir les
arbres morts, il desséchera les arbres verts, les diamants ruisselleront sur ses sandales, des
parfums à en mourir de joie sortiront de son haleine…
Il aura des palais de cristal, il fera venir des magiciens de tous les pays, il parlera toutes les
langues et connaîtra toutes les écritures…
Ce seront des crimes nouveaux avec des voluptés d’un autre monde. Alors le rêve du mal
s’épanouira comme une fleur de ténèbres, plus large que le soleil ; il y aura des enivrements de
l’Orgueil si âcres et si longs, et des joies de la Luxure si frénétiques et des miasmes du néant si
renversants, que les anges arracheront leurs ailes, le saint regrettera sa vertu, le martyr maudira
son supplice, les élus du paradis pousseront des huées de colère autour du trône de Jésus-Christ.
On le désertera dans son ciel ; comme le Nil débordé, l’enfer s’étalera sur le monde et le nom du
bien disparaîtra de sa surface.

Dans la version de 1856 Flaubert ajoutera un discours du diable, et ce


sera une tentation supplémentaire, celle de l’identification avec lui, comme
Antoine s’identifiera un instant à Nabuchodonosor dans la version
définitive. La superposition du saint et du démon trouve ici une expression
particulièrement forte :

Alors le Diable écarte d’un geste tous les Péchés et, s’avançant courbé vers saint Antoine :
« Oui ! Repousse-les ! Elles sont vieilles et tu n’as plus besoin d’elles pour venir à moi ! Ne
vois-tu pas quel désir du mal fait haleter les hommes à ma poursuite depuis le commencement
du monde ? Mais nous nous touchons, et maintenant je les étreins. Le souffle que j’exhale est
l’atmosphère de leurs pensées, et moi qui les perdais par le corps, je les perds par l’esprit. »

Ambiguïté ici du verbe « perdre » : le vieux démon conduisait les


hommes à leur perte, mais maintenant ses victimes se dérobent à lui.
Pourrissant l’esprit, il mène à sa perte bourgeoise l’époque contemporaine.
Mais dans la mesure même où il est esprit, il donne à certains la force de lui
échapper, de s’identifier à ce qu’il y a de meilleur en lui, de le retrouver
Lucifer.

« Un vertige nouveau pousse à l’abîme l’humanité rassasiée ! Entends-tu les civilisations


pourries craquer dans les ténèbres comme des palais qui s’écroulent ? Les dieux sont morts,
Babel recommence ! Le Mal enfin triomphe, et, par toutes les voix, il entonne, dans l’immensité
vaincue, l’hosanna formidable de son apothéose !… Veux-tu qu’il passe en toi ? Veux-tu te
repaître de sa beauté infinie ?… Veux-tu devenir le Diable ? »

Puisque nous sommes en enfer, c’est à partir de cet enfer qu’il nous faut
inventer et découvrir le paradis. La grille des sept péchés joue le même rôle
qu’une série de douze sons dans la musique de Schönberg. Ils organisent
toute l’architecture des sept chapitres de la dernière version, et chacun se
combine à tous les autres. Nous pourrons suivre parfois cette
démultiplication jusque dans l’intérieur de certaines phrases.
Le péché capital, ce qui tente, ce qui attire dans la réalité, a toujours deux
faces :
vertu de la paresse : le goût de la retraite, saint Antoine étant ermite en
sera une expression éminente, il sait s’organiser un loisir,
vertu de la gourmandise : le raffinement, l’art de jouir de ce que la réalité
nous propose,
vertu de l’avarice : la logique, liée en particulier à la recherche
historique, elle va se développer en interrogations des textes et documents ;
le vice d’avarice liera son goût de l’accumulation au conservatisme
politique,
vertu de la colère : la sainte colère, celle de Moïse,
vertu de l’envie : l’émulation, ce par quoi fonctionne tout notre système
éducatif ; son vice : la basse jalousie, la haine de toute supériorité, péché
caractéristique de l’époque contemporaine selon Flaubert, qui s’exprime par
la volonté de niveler les différences ; Hugo déclare : « toute supériorité
s’expie » ; le suffrage universel lui-même est pour Flaubert l’expression
d’une politique envieuse parce qu’il consiste à donner à chacun la même
voix sur n’importe quel sujet, alors qu’il voudrait que l’on interrogeât
chacun selon sa capacité ; ce nivellement est finalement pour lui
profondément antidémocratique, car il interdit au peuple de manifester ses
qualités propres ; le peuple en réclamant une démocratie égalitaire est pris
au piège d’une pensée bourgeoise qui empêche les minorités de s’exprimer ;
il faudrait permettre à chacun de manifester sa différence,
vertu de l’orgueil : la science, l’ivresse de la recherche,
vertu de la luxure : la pensée poétique, l’art, l’invention perpétuelle.
Dans la dernière version il ne s’agit plus tant de décrire les péchés
transmués dans une moralité nouvelle, que de les mettre en action. Les
figures que Flaubert nous proposent vont provoquer des tentations chez
Antoine et chez le lecteur lui-même. La reine de Saba, figure de la luxure
luxueuse peut bien elle-même éprouver la luxure, l’essentiel c’est qu’elle
l’éveille. Il nous présente des personnages plus ou moins sous l’empire de
ces puissances vertueuses ou vicieuses, et Antoine lui-même se manifestant
comme paresseux, gourmand, avare, coléreux, envieux, orgueilleux,
luxurieux, ce qui nous fera nous-même éprouver paresse, gourmandise, etc.
En lisant le premier chapitre nous devons avoir envie de retraite ; en
lisant le second nous devons devenir raffinés, avoir envie de manger des
choses plus délicieuses que celles que nous mangeons d’habitude ; en lisant
le troisième nous devons éprouver une noble avarice, avoir envie de pousser
les recherches archéologiques et historiques.
C’est le texte même qui est tentateur, et c’est l’auteur qui joue un rôle
noblement et généreusement diabolique. Il doit devenir un antéchrist secret
pour que le lecteur puisse se transformer en antéchrist public.
Le deuxième chapitre est celui où les péchés ressemblent le plus à leur
version traditionnelle. Sous le signe de la gourmandise, donc lié au goût, il
est certes très visuel, mais d’autres solliciteront plus encore le sens de la
vue. On passe tout naturellement du sens du goût à la faculté du goût qui
nous permet de juger de la valeur d’une œuvre d’art, de distinguer la qualité
d’un aliment ou d’une peinture.
La paresse étant liée au souvenir, à la remémoration de la jeunesse,
Flaubert la met au début ; elle règne sur le premier chapitre et colore
l’ouverture du second. Elle est en effet la condition de la lecture du reste,
comme elle a été la condition préalable de l’écriture laborieuse de
l’ensemble. Après avoir amassé quelquefois très loin ses matériaux, après
avoir exploré soit l’Orient, soit la Bibliothèque nationale, Flaubert se retire
à Croisset, et c’est là qu’il peut réaliser son voyage intérieur ascétique, ce
voyage de l’écriture selon la dimension horizontale du brouillon rapide de
la première version, et la dimension verticale du travail sur la page, de la
correction, du « vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage » des deux
dernières. Flaubert est obligé de se garantir une distance par rapport à ce
que Mallarmé nommera « le chœur des préoccupations », à tout ce bruit de
la ville et de la vie mondaine. Il ne désire pas que tout le monde devienne
écrivain, mais presque. Il estime, dans le fond de sa retraite, que l’écriture
est l’action par excellence. Ce que font les autres permettra de rendre public
ce qui pour l’instant doit rester encore en grande partie secret. Toute
l’activité d’autrui doit pouvoir se comprendre par rapport à cette activité
éminente. L’écriture n’est pas une activité suffisante, mais elle peut, si elle
est menée suffisamment loin, servir de modèle pour toute activité ; elle a
une valeur normative. Ainsi les remarques de Flaubert sur l’écriture et le
style, c’est-à-dire ce travail ascétique d’enfoncement, ce voyage vertical
dans la correction, constituent un traité de moralité supérieure.
La moralité habituelle selon lui est profondément mensongère. Il faut
l’effacer et en promouvoir une nouvelle dont l’écriture nous donne
l’exemple. Il veut donner à son lecteur un goût d’écriture, notamment en lui
demandant une lecture active, une lecture qui soit déjà de l’écriture. Le
lecteur ne pourra profiter du texte que dans la mesure où il sera capable
d’écarter au moins pendant un certain temps les préoccupations
contemporaines si urgentes puissent-elles sembler, car ces préoccupations
s’expriment dans un langage trompeur, et si nous nous contentons de la
position des questions telle qu’elle est donnée dans la vulgate bourgeoise,
elles resteront insolubles ; les réponses et solutions proposées seront
toujours mauvaises. Les solutions essayées par Bouvard et Pécuchet
échoueront toujours, non qu’ils soient individuellement spécialement bêtes
et méchants – ils sont au contraire de bonne volonté et ont des qualités
intellectuelles – mais à cause de la façon même dont ils trouvent les
problèmes posés ; et pourtant ils avaient su réaliser une version de la
retraite.
L’acte de lecture doit se faire dans une noble paresse. Le fait de lire en
soi est déjà une retraite et pour pouvoir lire nous avons besoin d’un certain
loisir. Tout lecteur réalise une vocation d’ermite à partir du moment où il
entre dans un livre. Le livre lui-même est un ermitage.
Dans le premier chapitre nous vivons la paresse d’Antoine. L’activité
fondamentale de celui-ci est la méditation centrée sur la lecture. Parmi les
accessoires de ce théâtre qu’est le décor fondamental de la Tentation, nous
avons évidemment le livre, la Bible. Antoine est un lecteur, et quand j’entre
dans ma lecture je deviens déjà semblable à lui.
Nous lirons ce livre d’autant mieux que nous saurons actualiser cette
vertu de paresse, installés dans un lieu tranquille après avoir mis du temps à
notre disposition. Cette identification à Antoine est une identification à
Flaubert. Notre lecture est une imitation de l’écriture, au sens médiéval du
terme, non plus imitation de Jésus-Christ, mais de cet antéchrist secret,
prudent.
Notre lecture doit imiter les mouvements fondamentaux de l’écriture. La
première version, c’est l’écriture horizontale, un voyage rapide ; nous
devons la lire le plus vite possible, être emportés par son allure,
linéairement de la première à la dernière phrase. C’est la littérature chemin
de fer qui insiste sur la suite des événements. Nous courons le long de la
ligne, et l’auteur doit toujours nous donner envie de continuer : principe du
suspense, chaque morceau d’un roman découpé en feuilletons se terminant
par une énigme qui nous accroche, nous ferre pour lire la suite le
lendemain, littérature à dévorer, celle d’Alexandre Dumas ou d’Eugène
Sue, qui culminera dans le roman policier.
Mais la première version manquait justement de suspense. À partir de la
seconde nous avons l’écriture châtiée, la correction qui s’enfonce dans le
texte ; et s’il nous faut tellement garantir notre retraite, c’est pour que nous
puissions ainsi nous enfoncer, suivre non seulement ce que raconte ce texte,
mais la façon dont il le raconte, le style, non seulement le quoi, mais le
comment. Ceci implique une épaisseur ; il doit se livrer peu à peu, par une
lecture correctrice : nous avions interprété telle page d’une certaine façon,
puis au détour d’une phrase quelque chose nous montre que nous nous
étions trompés, et nous réinterprétons. Équivalent lectoriel de la rature. La
lecture linéaire va être raturée par celle qui revient en arrière.
Dans la façon dont le texte est repris, nous avons une invitation à revenir
en arrière, à avoir non une lecture vorace, mais une lecture de gourmet,
dans laquelle on va goûter, remâcher, une lecture de rumination. L’ivrogne
boit le plus vite possible le plus de vin possible pour supprimer en lui le vin
au plus vite. L’amateur tâte le vin, en développe lentement les arômes.
Il se met à rêver.

Antoine, les yeux toujours fermés, jouit de son inaction.

Ce n’est pas l’inaction pure et simple. Nous pouvons nous reposer


bêtement, ou au contraire organiser notre repos de telle sorte qu’il soit aussi
agréable que possible. Ce travail sur le repos, c’est la gourmandise de la
paresse, cette paresse luxueuse qu’on appelle aujourd’hui le tourisme :
glisser le long du fleuve.

Et il étale ses membres sur la natte.


Elle lui semble douce, de plus en plus, si bien qu’elle se rembourre, elle se hausse, elle
devient un lit, le lit une chaloupe ; de l’eau clapote contre ses flancs.
À droite et à gauche s’élèvent deux langues de terre noire qui dominent les champs cultivés,
avec un sycomore de place en place. Un bruit de grelots, de tambours et de chanteurs retentit au
loin. Ce sont des gens qui s’en vont à Canope dormir sur le temple de Sérapis pour avoir des
songes. Antoine sait cela ; et il glisse, poussé par le vent, entre les deux berges du canal. Les
feuilles des papyrus et les fleurs rouges des nymphéas, plus grandes qu’un homme, se penchent
sur lui. Il est étendu au fond de la barque ; un aviron, à l’arrière, traîne dans l’eau. De temps en
temps un souffle tiède arrive et les roseaux minces s’entrechoquent. Le murmure des petites
vagues diminue. Un assoupissement le prend. Il songe qu’il est un solitaire en Égypte.

Antoine rêve qu’il est Antoine. Le rêve se réfléchit. Rêve de confort,


croisières luxueuses ; cette mobilité est un équivalent supérieur de
l’immobilité. Lorsque nous en serons au chapitre de l’orgueil, la science
nous apprendra que l’immobilité n’est jamais qu’une apparence, que la
Terre tourne elle-même et que, même quand nous croyons ne pas bouger,
nous sommes toujours en mouvement par rapport à quelque chose.
Tchouang-Tseu rêve qu’il est un papillon qui rêve qu’il est Tchouang-
Tseu. Antoine rêvant qu’il est Antoine nous montre que le personnage
auquel nous commençons à nous identifier est lui-même en voie
d’identification. Le lecteur s’aperçoit alors qu’il rêve qu’il est Antoine.
Deuxième luxe, celui de la nourriture : la gourmandise au sens habituel.
Antoine a faim, soif, il ramasse une croûte de pain, la jette, et apparaît un
festin splendide :

À peine ce geste est-il fait qu’une table est là, couverte de toutes les choses bonnes à manger.
La nappe de byssus, striée comme les bandelettes du sphinx, produit d’elle-même des
ondulations lumineuses. Il y a dessus d’énormes quartiers de viandes rouges, de grands
poissons, des oiseaux avec leurs plumes, des quadrupèdes avec leurs poils, des fruits d’une
coloration presque humaine ; et des morceaux de glace blanche et des buires de cristal violet se
renvoient des feux. Antoine distingue au milieu de la table un sanglier fumant par tous ses pores,
les pattes sous le ventre, les yeux à demi clos ; et l’idée de pouvoir manger cette bête formidable
le réjouit extrêmement. Puis ce sont des choses qu’il n’a jamais vues, des hachis noirs, des
gelées couleur d’or, des ragoûts où flottent des champignons comme des nénuphars sur des
étangs, des mousses si légères qu’elles ressemblent à des nuages.
Et l’arôme de tout cela lui apporte l’odeur salée de l’Océan, la fraîcheur des fontaines, le
grand parfum des bois. Il dilate ses narines tant qu’il peut ; il en bave ; il se dit qu’il en a pour un
an, pour dix ans, pour sa vie entière !
À mesure qu’il promène sur les mets ses yeux écarquillés, d’autres s’accumulent, formant une
pyramide dont les angles s’écroulent. Les vins se mettent à couler, les poissons à palpiter, le
sang dans les plats bouillonne, la pulpe des fruits s’avance comme des lèvres amoureuses ; et la
table monte jusqu’à sa poitrine, jusqu’à son menton, ne portant qu’une seule assiette et qu’un
seul pain qui se trouve juste en face de lui.

Merveilleuse nature morte symbolique, telles ces anciennes « vanités »


qui déployaient les séductions du monde pour les châtier par la présence de
la tête de mort, ou les aiguiser. Des objets y évoquaient les différents sens :
instruments de musique pour l’ouïe, peinture dans la peinture pour la vue,
des fleurs pour l’odorat, de la nourriture pour le goût, etc. Certains objets
pouvaient évoquer les péchés capitaux, les vertus. Nous pouvons analyser
celle-ci selon cette grille, trouver notre arc-en-ciel de tentations à l’intérieur
de ce repas. Prenons la luxure : nous avons ces fruits d’une coloration
presque humaine, et plus loin la pulpe qui s’avance comme des lèvres
amoureuses, etc. Mise en abyme : gourmandise dans la gourmandise.
Ce festin est en même temps un voyage. Le reste du monde parle à
travers la nourriture. C’est pour qu’elle ait aussi une valeur de langage que
la paresse dans ce chapitre se traduit par le tourisme : lecture le long du
Nil ; Antoine paresseusement voit défiler les caractères le long des lignes
du paysage.
Après la gourmandise dans la gourmandise, voici la version vulgaire de
l’avarice, la cupidité, mais ici luxueuse et parlante :

Il relève la tête et trébuche contre un objet sonore.


« Qu’est-ce donc ? »
Antoine se baisse.
« Tiens, une coupe ! quelqu’un, en voyageant, l’aura perdue. Rien
d’extraordinaire… »
Il mouille son doigt, et frotte.
« Ça reluit ! du métal ! Cependant je ne distingue pas… »
Il allume sa torche et examine la coupe.
« Elle est en argent, ornée d’ovules sur le bord, avec une médaille au
fond. »
Il fait sauter la médaille d’un coup d’ongle.
« C’est une pièce de monnaie qui vaut… de sept à huit drachmes ; pas davantage !
N’importe ! je pourrais bien, avec cela, me procurer une peau de brebis. »
Un reflet de la torche éclaire la coupe.
« Pas possible ! en or ! oui !… tout en or ! »
Une autre pièce, plus grande, se trouve au fond. Sous celle-ci, il en
découvre plusieurs autres.
« Mais cela fait une somme… assez forte, forte pour avoir trois bœufs…
un petit champ ! »
La coupe est maintenant remplie de pièces d’or.
« Allons donc ! cent esclaves, des soldats, une foule, de quoi acheter… »
Les granulations de la bordure, se détachant, forment un collier de perles.
« Avec ce joyau-là, on gagnerait même la femme de l’Empereur ! »

Ce qui attire habituellement l’avarice se développe et se manifeste


comme un langage, celui de la possibilité, ce avec quoi on va pouvoir se
procurer quelque chose. Nous pouvons suivre une nouvelle mise en abyme
à l’intérieur de ce passage : ces pièces de monnaie permettent d’avoir de
quoi manger, du confort, de satisfaire sa luxure. Apparaît aussi la liaison
entre l’avarice et l’archéologie, donc la recherche historique : la
numismatique.

D’une secousse, Antoine fait glisser le collier sur son poignet. Il tient la coupe de sa main
gauche et de son autre bras lève la torche pour mieux l’éclairer. Comme l’eau qui ruisselle d’une
vasque, il s’en épanche à flots continus, de manière à faire un monticule sur le sable, des
diamants, des escarboucles et des saphirs mêlés à de grandes pièces d’or, portant des effigies de
rois.
« Comment ? comment ? des staters, des cycles, des dariques, des aryandiques ! Alexandre,
Démétrius, les Ptolémées, César ! mais chacun d’eux n’en avait pas autant ! Rien d’impossible !
plus de souffrance ! et ces rayons qui m’éblouissent ! Ah, mon cœur déborde ! comme c’est
bon !
Oui !… oui !… encore ! jamais assez ! J’aurais beau en jeter à la mer continuellement, il
m’en restera. Pourquoi en perdre ? Je garderai tout, sans le dire à personne, je me ferai creuser
dans le roc une chambre qui sera couverte à l’intérieur de lames de bronze – et je viendrai là,
pour sentir les piles d’or s’enfoncer sous mes talons ; j’y plongerai mes bras comme dans des
sacs de grain. Je veux m’en frotter le visage, me coucher dessus ! »

La monnaie a deux faces : non seulement elle est langage pour l’avenir,
mais témoignage du passé, ce avec quoi on va pouvoir amasser et
conserver. L’avare primaire, celui vers lequel Antoine s’abaisse à la fin de
ce passage, va thésauriser chez lui les pièces de monnaie pour pouvoir les
contempler tout seul. Le collectionneur va les goûter comme splendeurs ;
généreux il donnera cela à un musée pour en faire profiter autrui. À partir
de la collection se développera la science historique, parleront effigies de
rois et d’empereurs.
Luxueuse colère : voulant se venger contre lui-même de la bassesse de
certaines des tentations qu’il éprouve, Antoine voyageant va s’identifier à
ces solitaires nomades et vandales qui pourchassent les hérétiques.

Mais la foule s’arrête et regarde du côté de l’Occident, d’où s’avancent d’énormes tourbillons
de poussière.
Ce sont les moines de la Thébaïde, vêtus de peaux de chèvre, armés de gourdins, et hurlant un
cantique de guerre et de religion avec ce refrain : « Où sont-ils ? où sont-ils ? »
Antoine comprend qu’ils viennent pour tuer les Ariens.
Tout à coup les rues se vident, et l’on ne voit plus que des pieds levés.
Les Solitaires maintenant sont dans la ville. Leurs formidables bâtons, garnis de clous,
tournent comme des soleils d’acier. On entend le fracas des choses brisées dans les maisons. Il y
a des intervalles de silence. Puis de grands cris s’élèvent.
D’un bout à l’autre des rues, c’est un remous continuel de peuple effaré.
Plusieurs tiennent des piques. Quelquefois deux groupes se rencontrent, n’en font qu’un ; et
cette masse glisse sur les dalles, se disjoint, s’abat. Mais toujours les hommes à longs cheveux
reparaissent.
Des filets de fumée s’échappent du coin des édifices. Les battants des portes éclatent. Des
pans de murs s’écroulent. Des architraves tombent.
Antoine reconnaît tous ses ennemis l’un après l’autre. Il en reconnaît qu’il avait oubliés ;
avant de les tuer, il les outrage. Il éventre, égorge, assomme, traîne les vieillards par la barbe,
écrase les enfants, frappe les blessés. Et on se venge du luxe : ceux qui ne savent pas lire
déchirent les livres ; d’autres cassent, abîment les statues, les peintures, les meubles, les coffrets,
mille délicatesses dont ils ignorent l’usage et qui, à cause de cela, les exaspèrent…

L’envie luxueuse va se traduire par le déplacement d’Antoine à l’intérieur


des hiérarchies ecclésiastique et politique. Il est de plus en plus proche de
l’Empereur dont il devient le favori :

Il traverse un forum, entre dans une cour, se baisse sous une porte ; et il arrive devant la
façade du palais, décorée par un groupe en cire qui représente l’empereur Constantin terrassant
un dragon. Une vasque de porphyre porte à son milieu une conque en or pleine de pistaches. Son
guide dit qu’il peut en prendre. Il en prend.
Puis il est comme perdu dans une succession d’appartements.
On voit le long des murs en mosaïque, des généraux offrant à l’Empereur sur le plat de la
main des villes conquises. Et partout ce sont des colonnes de basalte, des grilles en filigrane
d’argent, des sièges d’ivoire, des tapisseries brodées de perles. La lumière tombe des voûtes.
Antoine continue à marcher…
Enfin il se trouve au bas d’une salle terminée au fond par des rideaux d’hyacinthe. Ils
s’écartent, et découvrent l’Empereur…
L’Empereur l’entretient. Il lui confie des choses importantes, secrètes, lui avoue l’assassinat
de son fils Crispus, lui demande même des conseils pour sa santé.

Antoine va jouir de l’humiliation des autres :

Cependant Antoine remarque des esclaves au fond des loges. Ce sont les Pères du concile de
Nicée, en haillons abjects. Le martyr Paphnuce brosse la crinière d’un cheval, Théophile lave les
jambes d’un autre, Jean peint les sabots d’un troisième. Alexandre ramasse du crottin dans une
corbeille.
Antoine passe au milieu d’eux. Ils font la haie, le prient d’intercéder, lui baisent les mains. La
foule entière les hue ; et il jouit de leur dégradation, démesurément. Le voilà devenu un des
grands de la Cour, confident de l’Empereur, Premier ministre ! Constantin lui pose son diadème
sur le front. Antoine le garde, trouvant cet honneur tout simple.

Il est au sommet de l’administration, il est devenu Empereur. Il va


pouvoir maintenant jouir de son orgueil luxueux, devenir Nabuchodonosor.
La scène est passée d’Alexandrie à Byzance et à Babylone. Puis nous nous
retrouvons dans la Thébaïde pour assister à l’arrivée de la reine de Saba
dont nous pourrions aussi analyser le costume et le train comme nouvelle
mise en abyme, messagère du lointain, incarnation du voyage.
Les autres péchés vont colorer aussi les chapitres suivants : la logique, les
hérésies, les dieux, la science et les monstres. Ainsi dans le chapitre de la
colère il y a des hérésiarques orgueilleux qui se considèrent comme des
dieux et se contemplent dans leur science, ainsi Simon le Magicien. Il y a
des hérésies envieuses lorsque l’hérésiarque veut usurper la place d’un
autre, ainsi Apollonius de Thyane qui veut se substituer au Christ. Hérésies
gourmandes, etc. Flaubert en inventera de nouvelles lorsque l’Histoire ne
lui aura pas fourni de quoi remplir certaines cases de sa grille. Il va en
particulier ajouter au monde des hérésies chrétiennes un domaine culturel
très important qu’il va essayer de nous faire prendre pour l’une d’entre
elles : il s’agit des gymnosophistes, des sages de l’Inde, de ceux qui
pratiquent toutes les formes de yoga. Certes, on peut imaginer qu’un ermite
du IVe siècle dans la Thébaïde ait entendu parler de ces gens, dans la bien
mince justification « réaliste » dont se cuirassera Flaubert pour sa troisième
version, mais l’Église a toujours considéré les sagesses, ou bien sûr
religions, de l’Orient comme des aberrations extérieures, nullement comme
le produit de déchirures en son sein. Cette intrusion se produit pour nous
apporter une nouvelle version de la paresse, le sage de l’Inde apparaissant
comme une sorte d’idéal de l’ermite de la Thébaïde. De même dans le
cortège des dieux, dans la loge de la paresse nous apparaîtra le Bouddha
absent des versions antérieures.
« Collier de perles auquel il manque un fil », disait Flaubert de sa
première version de La Tentation. Elles sont maintenant enchaînées. La
grille a mis sa griffe partout pour nous révéler la beauté infinie non point du
mal mais du monde.
À PROPOS DES
« VOYAGES »

Il existe cinq récits de voyage de la main de Flaubert, qui appartiennent à


des genres assez différents, car la relation entre le voyage et le texte n’y est
pas la même.
Certes chacun est un peu écrivain, mais celui qui réussit à mener à bien le
désir d’écriture qui existe aussi chez les autres, va voyager d’une façon un
peu différente. Quand nous faisons du tourisme, nous nous conformons à un
certain modèle. Celui qui part aujourd’hui pour visiter l’Espagne en un
mois, n’est certes pas le premier. Il a entendu parler de ce pays et de ses
sites célèbres. Une forme est déjà fixée que nous pouvons trouver en
particulier dans les livres qui servent à éclairer ces voyages, les guides où
nous apprenons ce qu’il convient de voir si nous disposons de huit jours, de
quinze ou d’un mois. Si la première fois que vous allez à Grenade vous ne
visitez pas l’Alhambra, les gens vous accueilleront de façon bizarre à votre
retour. Vous serez coupable d’une inconvenance. Il y a un certain nombre de
termes essentiels dans le discours de tel voyage que nous ne devons pas
manquer. Et nous devons normalement éprouver des sentiments d’un
certain type lorsque nous sommes à tel endroit.
Si le voyageur n’est pas écrivain, il se conformera facilement, nullement
agité par le besoin d’écrire un autre texte que ceux qui le dirigent. Il pourra
parsemer son voyage d’un peu d’écriture, mais cela se bornera
généralement à quelques lettres à la famille et cartes postales aux amis dans
lesquelles on constate avant tout que les choses se passent conformément au
modèle : « arrivé à Séville hier soir ; la cathédrale est merveilleuse ».
L’écrivain, lui, va voyager en partie pour écrire un texte, et un texte
différent ; je ne parle pas du reporter. Ce souci va organiser son trajet : il
fera entorse sur entorse au modèle.
Le premier récit de voyage de Flaubert concerne celui qu’il a fait après
avoir passé ses premiers examens et qui l’a mené dans les Pyrénées et en
Corse ; c’était déjà un long voyage, et important dans la vie sentimentale de
l’auteur, car il y a eu des aventures de cœur et de corps. C’était la première
fois qu’il voyait la Méditerranée et de grands monuments romains. La
Corse a joué pour lui le rôle d’une sorte de réserve à la fois naturelle et
sociale, un endroit où l’Antiquité et ses mœurs seraient en partie préservées,
une fenêtre dans la France contemporaine sur un âge d’or perdu. Il raconte
son voyage au jour le jour selon la forme habituelle du voyage romantique
avec une certaine dose d’humour.
Le second voyage l’emmène en Italie pour accompagner sa sœur et son
beau-frère en voyage de noces. Il y avait une place secondaire, ne pouvait
transformer grand-chose. Il voulait que les deux jeunes époux pussent
éprouver les émotions normales dans un voyage de ce genre. Aussi ses
notes au jour le jour ne s’organisent pas en projet de livre.
Par contre le troisième voyage est dès le départ fait pour être écrit, et
selon une forme très particulière. Pendant le trajet qui mènera Flaubert en
compagnie de Maxime Du Camp depuis sa maison de Paris jusqu’à celle de
Rouen en passant par les châteaux de la Loire, la Bretagne et la Normandie,
il rédige un résumé par avance du livre tel qu’il devrait être. Quant au texte
définitif les deux amis avaient décidé d’en écrire chacun la moitié : Flaubert
les chapitres impairs, Maxime Du Camp les chapitres pairs. Nous n’avons
malheureusement à notre disposition aujourd’hui que les chapitres rédigés
par Flaubert, avec ses résumés de l’ensemble, et c’est évidemment ce qui
nous intéresse le plus, mais la participation de Maxime Du Camp était
certainement pour lui quelque chose d’essentiel avec le contraste entre les
deux styles, et il faut espérer qu’un éditeur nous donnera enfin le texte
intégral de Par les champs et par les grèves. Étrange façon de travailler,
mais très caractéristique de la pensée de Flaubert, l’écriture avec toute sa
solitude ascétique devant être en même temps pour lui quelque chose de
collectif. Dans sa correspondance il passe son temps à essayer d’améliorer
les textes de ses amis, en particulier leurs vers, alors que lui n’en a jamais
écrit. Pour lui non seulement l’œuvre littéraire est de toute façon collective
à cause de l’existence préalable du langage, mais elle doit être la réalisation
esquissée d’une société idéale, d’une république des lettres. Toute politique
qui ne va pas jusqu’à cette idée de la société « littéraire » ne peut
l’intéresser. Aussi la littérature pour lui est-elle politique par elle-même et
n’a nul besoin de s’engager au dehors. C’est en étant enfoncé dans la
composition d’un « bon » livre que l’on travaille le plus pour ses
contemporains car on leur donne l’exemple d’une moralité neuve et d’une
société vivable.
Dans le Voyage en Orient, c’est Maxime Du Camp qui sera
l’organisateur. Flaubert, blessé par lui et par Bouilhet lors de la lecture de la
première Tentation, adoptera l’attitude de se laisser guider par lui
passivement ; il l’accompagnera dans « son » voyage. Il ne publiera
d’ailleurs jamais ses notes, malgré ses intentions premières, alors que
Maxime Du Camp fera de son compte rendu un livre superbe avec les
premières illustrations photographiques dans l’histoire de la librairie.
Le dernier voyage le mène à Carthage pour la préparation de Salammbô.
Les premiers voyages sont déjà des esquisses de son voyage en Orient.
Lorsqu’il va dans les Pyrénées ou la Corse, c’est à la recherche d’une
certaine lumière, celle qu’ont déjà interrogée ses prédécesseurs, les grands
voyageurs romantiques. Et lorsqu’il part pour la Bretagne, il conçoit
l’affaire comme un substitut et une préparation du grand voyage dont il
rêve. Voici un passage de l’ouverture :
À d’autres temps, pour plus tard, les grands voyages à travers les mondes, au dos des
chameaux sur des selles turques, ou sous le tendelet des éléphants ; à d’autres temps, si jamais
cela arrive, le grelot des mules andalouses, les pérégrinations rêveuses dans la Maremme, et les
mélancolies de l’histoire, surgissant avec les vapeurs du crépuscule, du fond de ces horizons où
se sont passées les choses que l’on rêve dans les vieux livres.
Aujourd’hui, sans trop quitter le coin de sa cheminée où on laisse pour les y retrouver,
presque tièdes encore, sa pipe et ses songeries, et sans aucun des poignants arrachements du
départ, on s’en va, sac au dos, souliers ferrés aux pieds, gourdin en main, fumée aux lèvres et
fantaisie en tête, courir les champs pour coucher dans les auberges dans de grands lits à
baldaquins, pour écouter les oiseaux sous les arbres quand il a plu et pour voir, le dimanche, les
paysannes sous le porche de l’église sortir de la messe avec leurs grands bonnets blancs et leurs
gros jupons rouges, et quoi encore ? pour se hâler la peau à coup sûr, et pour attraper des poux
peut-être.

Quand on lit la correspondance de Flaubert au cours de son voyage en


Orient, on est étonné de voir à quel point il est dévoré par les insectes.
Certes ces pays ne correspondaient pas à nos notions actuelles de l’hygiène,
mais s’il en parle tellement, c’est que cela touchait quelque chose
d’essentiel. Les puces de l’Orient, c’est ce qui va réussir à traverser la
carapace masculine pour éveiller la sensibilité féminine. Ces puces
orientales ont déjà des avant-courrières au cours du voyage en Corse.
Cette île est pour le jeune Flaubert un lieu de révélation ; le bandit y a
l’allure d’un héros d’Homère. Une nuit qu’il couche chez de vertueux amis,
il dort fort mal dans la chambre pauvre.

Non, non, on ne dort pas mieux (de corps du moins) à Ghisoni que dans les lits de pourpre
(style poétique, car je n’ai jamais couché que dans des draps blancs) ; cela veut dire que les
puces m’ont tenu éveillé pendant trois heures, quelque invention que j’aie prise pour les fuir.
J’avais éteint mon flambeau, et la lune avec tous ses rayons entrait dans ma chambre et
m’éclairait comme en plein jour. Je me levai et regardai la campagne, je voyais les chèvres
marcher dans les sentiers du maquis et sur les collines ; çà et là les feux des bergers, j’entendais
leurs chants ; il faisait si beau qu’on eût dit le jour, mais un jour tout étrange, un jour de lune.
Menues messagères de l’inspiration, les puces lui ont donné l’occasion
d’une expérience poétique dans laquelle nous reconnaissons le thème
traditionnel de la coïncidence des opposés, la réunion du jour et de la nuit.

Étant arrivé de nuit dans le village, je n’avais pu voir le paysage où il se trouve placé, mais il
m’était maintenant facile d’en saisir tous les accidents, tout aussi bien qu’en plein soleil.

Paysage de la transparence, de la réalité devenue lumineuse. Le jeune


écrivain blanchit la Terre pour pouvoir écrire sur elle autre chose que le
récit de voyage habituel, la Terre considérée comme un immense corps
féminin que le voyage va dévêtir.

Entre les gorges des montagnes il y avait des vapeurs bleues et diaphanes qui montaient et qui
semblaient se bercer à droite et à gauche comme de grandes gazes d’une couleur indéfinissable
qu’une brise aurait agitée sur le flanc de toutes ces collines. Leur grande silhouette se projetait
en avant, de l’autre côté de la vallée ; la lumière s’étendait, claire et blanche, autour de la lune,
et devenait de plus en plus humide et tendre en s’approchant du haut faîte inégal des montagnes.
Tous les contours, toutes les lignes saillissaient librement grâce à leur teinte grise qui
surplombait les grandes masses noires du maquis. Le ciel semblait haut, haut, et la lune avait
l’air d’être lancée et perdue au milieu ; tout alentour elle éclairait l’azur, le pénétrait de
blancheur, laissant tomber sur la vallée en pluie lumineuse ses vapeurs d’argent qui, une fois
arrivées à la terre, semblaient remonter vers elle comme de la fumée.

La lumière circule à l’intérieur de ce paysage féminin (gorges, gazes…)


et le spectateur désire devenir un moment de cette circulation, de ce grand
discours, de ce paradis que les puces lui ont fait découvrir par une déchirure
de la nuit.
La Bretagne et la Normandie de Par les champs et par les grèves nous
offriront un paysage à deux niveaux : une sauvagerie dans laquelle on va
trouver des révélations sur la nature cachée par la bourgeoisie
contemporaine, mais aussi l’enduit, le fard de cette bourgeoisie recouvrant
presque tout. Il y a par exemple un théâtre populaire qui horrifie Flaubert, et
dans une auberge un ensemble de cinq images d’Épinal grossièrement
colorées, qui nous amuseraient sans doute beaucoup aujourd’hui,
représentant les cinq étapes d’un mariage bourgeois, et qui offrent pour lui
ce qu’on peut imaginer de plus laid et de plus scandaleux. Ce mariage
bourgeois au milieu de la pérégrination par les champs et les grèves, c’est
comme l’épisode prébovaryque à l’intérieur de cette version antérieure de la
Tentation de saint Antoine qu’est Smarh.
Il existe en Bretagne un lieu particulièrement trompeur à cause de son
nom. Il s’y produit un lapsus géographique. Lorsque Flaubert ira en Égypte,
un des lieux auxquels il s’attardera sera naturellement le grand temple de
Karnak. Or il y a un Carnac en Bretagne avec ses célèbres alignements, qui
ne provoquent pas du tout chez lui les réactions auxquelles nous aurions pu
nous attendre. C’est pour lui l’origine d’une pseudo-archéologie celtique
qui jouera un grand rôle dans Bouvard et Pécuchet et qui l’exaspère
tellement que le passage qui la concerne est le seul de tous ses voyages
qu’il ait publié de son vivant.
Mais au-delà de cette couverture et de ces malentendus, la nature peut se
révéler dans ces provinces dans toute sa splendeur sauvage. Lorsque
Flaubert visite le musée de Nantes, il est particulièrement intéressé par deux
objets ethnographiques qui sont comme les emblèmes de la sauvagerie qu’il
cherche. S’il se montre insensible à la poésie de l’image populaire, il se
révèle remarquablement apte pour son époque à saisir la beauté de certaines
épaves d’horizons lointains.

La belle chose qu’une tête de sauvage ! Je me souviens de deux qui étaient là, noires et
luisantes à force d’être boucanées, superbes en couleurs brunes, avec des teintes d’acier et de
vieil argent. La première (celle d’un Indien du fleuve des Amazones) porte des dents qu’on lui a
enfoncées dans les yeux ; parée d’ornements d’un goût inouï, couronnée de toutes sortes de
plumages, et les gencives à nu, elle grimace d’une façon horrible et charmante ; à côté sont
suspendus les colliers bigarrés de plumes d’oiseaux qu’autrefois dans la savane, lorsqu’elle
criait et remuait, elle a pris sur les ennemis vaincus ; les colliers sont nombreux, ce qui prouve
que c’était un brave qui avait expédié beaucoup d’âmes à Areskoui, car ces petites choses-là
sont l’inverse de nos médailles de sauvetage.
Beaucoup de choses se superposent : la relation à l’époque
contemporaine qui renverse ce qui était beau dans la vie sauvage, la
référence à Areskoui qui est chez Chateaubriand le Satan des Indiens
d’Amérique du Nord.

On a mis près d’elle une tête d’homme de la Nouvelle-Zélande sans autre ornement que les
tatouages qui l’ont engravée comme des hiéroglyphes et les soleils que l’on distingue encore sur
le cuir brun de ses joues, sans autre coiffure que ses longs cheveux noirs, débouclés, pendants et
qui semblent humides comme des branches de saule. Avec ses plumes vertes sur les tempes, ses
longs cils abaissés, ses paupières demi-closes, elle a un air exquis de férocité, de volupté et de
langueur. On comprend en la regardant toute la vie du sauvage, ses sensualités de viande crue,
ses tendresses enfantines pour sa femme, ses hurlements à la guerre, son amour pour les armes,
ses soubresauts soudains, sa paresse subite et les mélancolies qui le surprennent sur les grèves
en regardant les flots.

Sur les grèves Flaubert lui-même veut redevenir sauvage ; il veut


retrouver le sauvage en lui sous la croûte contemporaine, être à la fois si
possible le plus sauvage et le plus savant, le plus masculin et le plus
féminin. Le sauvage dont le musée de Nantes a fourni la figure, on va
pouvoir le retrouver avec des raffinements inattendus dans certains
habitants de la Bretagne. Flaubert arrive dans une petite église, mené par un
jeune guide à qui il trouve quelque élégance.

Avant de rentrer dans la ville, nous fîmes un détour pour aller visiter la chapelle de la Mère-
Dieu. Comme d’ordinaire on la ferme, notre guide prit en route le gardien qui en a la clef ; il
vint avec nous, emmenant par la main sa petite nièce qui tout le long du chemin s’arrêtait pour
ramasser des bouquets. Il marchait devant nous dans le sentier. Sa mince taille d’adolescent à
cambrure flexible, un peu molle, était serrée dans une veste de drap bleu ciel, et sur son dos
s’agitaient les trois rubans de velours de son petit chapeau noir qui, posé soigneusement sur le
derrière de la tête, retenait ses cheveux tordus en chignon.

Le jeune homme ouvre la porte avec sa clef.


Nous sommes entrés. Le jeune homme s’est agenouillé en ôtant son chapeau, et la grosse
torsade de sa chevelure blonde s’est échappée et s’est dépliée dans une secousse en tombant le
long de son dos. Un instant accrochée au drap rude de sa veste, elle a gardé la trace des plis qui
la roulaient tout à l’heure, peu à peu est descendue, s’est écartée, étalée, répandue comme une
vraie chevelure de femme. Séparée sur le milieu par une raie, elle coulait à flots égaux sur ses
deux épaules et couvrait son cou nu. Toute cette nappe d’un ton doré avait des ondoiements de
lumière qui changeaient et fuyaient à chaque mouvement de tête qu’il faisait en priant. À ses
côtés la petite fille à genoux comme lui, avait laissé tomber son bouquet par terre. Là seulement,
et pour la première fois, j’ai compris la beauté de la chevelure de l’homme et le charme qu’elle
peut avoir pour des bras nus qui s’y plongent. Étrange progrès que celui qui consiste à s’écourter
partout les superfétations grandioses de la nature, si bien que lorsque nous la découvrons dans
toute sa vierge plénitude, nous nous en étonnons comme d’une merveille révélée.

L’époque contemporaine, la bourgeoisie, détruit le corps humain en le


recouvrant par les habits et en le taillant. Castration généralisée. Ainsi
l’expression par excellence de la société Louis-Philippe, c’est le coiffeur.

Ô coiffeurs, ô fers à papillotes, ô philocomes à la vanille ou au citron, perruquiers de tous


pays, brosses de toutes façons, onguent de toutes puanteurs, ornez les chevelures de vos tire-
bouchons et de vos tortillons, rasez-les à la malcontent, roulez-les à la Perrinet-Leclerc, montez-
les en poire, étalez-les en saule pleureur, versez dessus votre colle de poissons, votre sirop de
coings, vos bandolines, fixateurs et vos encaustiques luisants ; taillez, coupez, frisez raide et
pommadez gras, jamais vous ne m’en montrerez une d’une distinction si relevée, d’une grâce si
voluptueuse que celle-là qu’on ne peignait sans doute qu’avec un gros peigne de corne blanche
et que la pluie du ciel et la rosée mouillaient seules de leur eau pure.

Mais il n’y a pas que la chevelure qui nous soit interdite ; c’est le corps
humain tout entier. À Saint-Malo, après avoir salué la tombe encore vide de
Chateaubriand, Flaubert regarde de jeunes garçons se baigner au coucher du
soleil. Soudain apparaît un adulte.

Près de nous passa un homme dont la chevelure trempée tombait droite autour de son cou.
Son corps lavé brillait. Des gouttes perlaient aux boucles frisées de sa barbe noire et il secouait
ses cheveux pour en faire tomber l’eau. Sa poitrine large où un sillon velu lui courait sur le
thorax, entre des muscles pleins carrément taillés, haletait encore de la fatigue de la nage et
communiquait un mouvement calme à son ventre plat dont le contour vers les flancs était lisse
comme l’ivoire. Ses cuisses nerveuses, à plans successifs, jouaient sur un genou mince qui,
d’une façon ferme et moelleuse, déployait une fine jambe robuste terminée par un pied cambré à
talon court et dont les doigts s’écartaient. Il marchait lentement sur le sable.

Académie sauvage, trésor perdu. Rien n’apparaissait de tout cela dans les
notes au jour le jour.

L’homme étant ainsi devenu ce qu’il y a de plus rare et de plus difficile à connaître (je ne
parle pas de son cœur, ô moralistes !), il en est résulté que l’artiste ignore la forme qu’il a et les
qualités qui la font belle. Quel est le poète aujourd’hui, parmi les plus savants, qui sache ce que
c’est que la femme ? Où en aurait-il vu, le pauvre diable ? Qu’en a-t-il pu apprendre dans les
salons, à travers le corset ou la crinoline, ou dans son lit même, s’il y a songé, pendant les
entr’actes du plaisir ?

Même au moment où nous croyons connaître une femme, elle a son


vêtement qui lui est entré dans la peau. Il faut réussir à la dévêtir
pleinement. Au coin d’une rue, d’un musée, passant le long d’une grève
nous pouvons éprouver cette ouverture de la coquille, la naissance d’une
Vénus. Toute la nature et tout l’art peuvent en cela nous aider. Nous
trouvons dans ce texte des extases devant le paysage qui sont parmi les plus
extraordinaires de toutes les rêveries romantiques. Ainsi cette grande
promenade à Belle-Isle au nom prédestiné. En voici le projet dans les notes
au jour le jour :

Le lendemain, grande journée de marche à travers la campagne et les rochers. Nous avons
déjeuné sous un bois de petits pins, le soir nous étions gris de la nature. Après nous être reposés
deux heures sur le sable, nous étions repartis, emportés par la fièvre des rochers, des goémons,
des varechs. – Caverne chocolat. – Une avec des herbes vert feu de bengale, et distillant des
gouttes d’eau ; un grand pan en glacis, etc. etc. forme variée des herbes, couleur d’argent, veines
de sang ; grands pans réguliers qui font penser à des ruines de palais antédiluviens.

Heureusement que l’épisode est tombé sur un chapitre impair ! Quand on


lit le somptueux développement de ce thème on ne peut s’empêcher de
penser que c’est Flaubert qui a désiré rester une journée de plus pour
approfondir les cavernes, ce thème essentiel du milieu et de la fin du siècle,
que l’on retrouvera chez Hugo dans Les Travailleurs de la mer et Jules
Verne dans plusieurs Voyages. Il faudrait suivre étape par étape toute cette
journée initiatique. Des signes avant-coureurs paraissent, en particulier des
oiseaux :

Il passa une hirondelle, nous la regardâmes voler ; elle venait de la mer, elle montait
doucement, coupant au tranchant de ses plumes l’air fluide et lumineux où ses ailes nageaient en
plein et semblaient jouir de se développer toutes libres. Elle monta encore, dépassa la falaise,
monta toujours et disparut.

Signes dans la terre elle-même :

Cependant nous ramions sur les rochers dont chaque détour de la côte nous renouvelait la
perspective. Ils s’interrompaient par moments et alors nous marchions sur des pierres carrées,
plates comme des dalles, où les fentes se prolongeant presque symétriques semblaient les
ornières de quelque antique voie d’un autre monde.

Et c’est bien à la recherche d’un autre monde que Flaubert va toute cette
journée, traversant épreuve sur épreuve, en particulier celle de l’égarement :

Voulant traverser l’île dans sa largeur, nous nous dirigeâmes d’après le soleil et allâmes droit
en face de nous ; mais bientôt perdus dans la campagne, nous ne cherchâmes plus dès lors qu’à
retrouver la mer dont le rivage, si nous le suivions toujours, devait nous ramener enfin au Palais,
soit le soir, soit dans la nuit ou le lendemain matin, car nous ne savions plus où il était, ni nous-
mêmes où nous étions.

Ils continuent, arrivent dans une vallée fermée, mystérieuse ; tout d’un
coup ils aperçoivent les grottes.

Elles s’ouvraient toujours par de grandes ogives, droites ou penchées, poussant leurs jets
hardis sur d’énormes pans de rocs aux coupes régulières. Noires et veinées de violet, rouges
comme du feu, brunes avec des lignes blanches, elles découvraient pour nous qui les venions
voir, toutes les variétés de leurs teintes et de leurs formes, leurs grâces, leurs fantaisies
grandioses. Il y en avait une, couleur d’argent, que traversaient des veines de sang ; dans une
autre des touffes de fleurs ressemblant à des primevères s’étaient écloses sur le glacis de granit
rougeâtre, et du plafond tombait sur le sable fin des gouttes lentes qui recommençaient toujours.
Au fond de l’une d’elles, sous un cintre allongé, un lit de gravier blanc et poli, que la marée sans
doute retournait et refaisait chaque jour, semblait être là pour recevoir au sortir des flots le corps
de la Naïade ; mais sa couche est vide et pour toujours l’a perdue ! Il ne reste que ces varechs
encore humides où elle étendait ses beaux membres nus fatigués de la nage et sur lesquels,
jusqu’à l’aurore, elle dormait au clair de lune.

Féminisation du paysage, incarnation. Tout l’entourage va caresser la


naïade absente pour la faire revivre et Flaubert va se confondre de plus en
plus avec ces caresses.

C’était l’heure où les ombres sont longues. Les rochers étaient plus grands, les vagues plus
vertes. On eût dit aussi que le ciel s’agrandissait et que toute la nature changeait de visage.
Donc nous repartîmes en avant, au-delà, sans nous soucier de la marée qui montait, ni s’il y
aurait plus tard un passage pour regagner terre. Nous avions besoin jusqu’au bout d’abuser de
notre plaisir et de le savourer sans en rien perdre. Plus légers que le matin, nous sautions, nous
courions sans fatigue, sans obstacle, une verve de corps nous emportait malgré nous et nous
éprouvions dans les muscles des espèces de tressaillements d’une volupté robuste et singulière.

Plus légers que le matin, cela veut dire bien sûr plus légers qu’ils l’étaient
le matin. Leur journée de marche, d’exploration, à partir du moment où ils
sont parvenus à ce lieu magique, ne leur fait plus éprouver de fatigue. Ils
sont en train de boire à la fontaine de Jouvence. La jeunesse du monde
reparaît en eux ; c’est la Renaissance. Mais le texte est écrit de telle sorte
qu’il puisse y avoir une ambiguïté, et que l’on puisse comprendre qu’ils
sont plus légers que le matin lui-même, qu’ils sont devenus une sorte de
super-matin. Maxime Du Camp, si bon voyageur par ailleurs, nous aurait-il
communiqué cette griserie, cette fièvre ?

Nous secouions nos têtes au vent et nous avions du plaisir à toucher les herbes avec nos
mains. Aspirant l’odeur des flots, nous humions, nous évoquions à nous tout ce qu’il y avait de
couleurs, de rayons, de murmures : le dessin des varechs, la douceur des grains de sable, la
dureté du roc qui sonnait sous nos pieds, les altitudes de la falaise, la frange des vagues, les
découpures du rivage, la voix de l’horizon ; et puis c’était la brise qui passait comme
d’invisibles baisers qui nous coulaient sur la figure, le ciel où il y avait des nuages allant vite,
roulant une poudre d’or, la lune qui se levait, les étoiles qui se montraient. Nous nous roulions
l’esprit dans la profusion de ces splendeurs, nous en repaissions nos yeux ; nous en écartions les
narines, nous en ouvrions les oreilles ; quelque chose de la vie des éléments émanant d’eux-
mêmes, sans doute à l’attraction de nos regards, arrivait jusqu’à nous, et s’y assimilant, faisait
que nous les comprenions dans un rapport moins éloigné, que nous les sentions plus avant, grâce
à cette union plus complexe. À force de nous en pénétrer, d’y entrer, nous devenions nature
aussi, nous nous diffusions en elle, elle nous reprenait, nous sentions qu’elle gagnait sur nous et
nous en avions une joie démesurée ; nous aurions voulu nous y perdre, être pris par elle ou
l’emporter en nous. Ainsi que dans les transports de l’amour on souhaite plus de mains pour
palper, plus de lèvres pour baiser, plus d’yeux pour voir, plus d’âme pour aimer, nous étalant
dans la nature dans un ébattement plein de délires et de joies, nous regrettions que nos yeux ne
pussent aller jusqu’au sein des rochers, jusqu’au fond des mers, jusqu’au bout du ciel, pour voir
comment poussent les pierres, se font les flots, s’allument les étoiles ; que nos oreilles ne
pussent entendre graviter dans la terre la formation des granits, la sève pousser dans les plantes,
les coraux rouler dans les solitudes de l’océan. Et dans la sympathie de cette effusion
contemplative, nous aurions voulu que notre âme irradiant partout, allât vivre dans toute cette
vie pour revêtir toutes ses formes, durer comme elles, et se variant toujours, toujours pousser au
soleil de l’éternité ses métamorphoses !

Tout cela n’est que prophétie. Moïse ne peut qu’indiquer la Terre


promise ; il ne peut y entrer qu’en songe ou vision. L’âge de plomb, de
graisse ou de colle, l’âge des coiffeurs va refermer sa grille.

Mais l’homme n’est fait pour goûter chaque jour que peu de nourriture, de couleurs, de sons,
de sentiments, d’idées…

Nous sommes trop faibles, nous sommes obligés de rentrer dans l’heure
actuelle. Mais la révélation demeure, et lorsque Flaubert réussira enfin à
publier La Tentation de saint Antoine jusqu’au bout, ce qu’il proclamera,
c’est ce qu’on peut nommer l’oracle de Belle-Isle.
Après la dramatique séance de lecture de la première version, Flaubert
repart néanmoins avec Maxime Du Camp pour un voyage qui à l’origine
devait être immense. La correspondance nous apprend que les deux amis
(peut-on encore les appeler ainsi ?) avaient l’intention d’aller jusqu’en
Perse en passant par Bagdad. Certes Babylone devait les tenter, mais il a
fallu écourter parce que l’argent a commencé à se faire plus rare.
Pour Flaubert l’essentiel était fait. Il avait accepté de partir avec Maxime
pour vérifier et interroger deux lieux essentiels : la Thébaïde et Jérusalem. Il
veut voir si cette Tentation peut être défendue malgré le verdict ; il
commence, sans en avoir pleinement conscience, sans doute, à préparer la
stratégie de la troisième version qui consistera à ménager une possibilité de
considérer ce texte comme une sorte de roman historique. Une fois les deux
grands oracles interrogés, il peut songer au retour.
Nous avons à notre disposition le récit de voyage de Maxime Du Camp
avec ses propres illustrations photographiques, les Souvenirs littéraires de
celui-ci, et, outre le récit de voyage de Flaubert, sa correspondance,
notamment les lettres qu’il écrit à sa mère et à Louis Bouilhet. Chacun de
ces textes prend l’aventure sous un angle différent. Ainsi ce ne sont pas les
mêmes épisodes que Flaubert va raconter à tel ou tel correspondant. Ainsi
lorsqu’il écrit à Bouilhet il s’attarde sur ses prouesses sexuelles avec une
certaine vantardise.
Cette pluralité de points de vue, d’angles d’attaque, se retrouve à
l’intérieur du récit de Flaubert lui-même. Lorsqu’il arrive en Égypte, il
commence un ouvrage du même style que son Voyage dans les Pyrénées et
en Corse ou sa participation à Par les champs et par les grèves. Pendant
une dizaine de pages nous assistons à une première tentative de
transformation du voyage en livre. Cela s’appelle À bord de la Cange. Au
bout de quelques jours il renonce à toute tentative de rédaction définitive
sur place, et se contente de prendre des notes destinées à être reprises plus
tard, au retour. Mais ces notes ne sont pas tout à fait de même nature selon
le moment du voyage. En Égypte, en Palestine, jusqu’à Constantinople,
elles préparent vraiment un livre. Lorsqu’on est sur le retour, en Grèce, à
Rome, nous n’avons plus que des fiches à consulter dans l’ermitage,
concernant surtout les musées.
À bord de la Cange, à cause de son titre et de son style, est étroitement lié
à ce qui est pour moi une des énigmes de la vie de Flaubert. Il ne nous parle
jamais de Gérard de Nerval, ni dans ses œuvres, ni dans sa correspondance.
Il l’a pourtant très vraisemblablement rencontré, et ils auraient dû
s’intéresser. Ils ont fréquenté les mêmes milieux ; ils étaient très liés tous
les deux au même moment avec Théophile Gautier. Quand Flaubert part
pour l’Orient, il est impossible qu’il n’ait pas su que Nerval l’y avait
précédé quelques années auparavant et avait fait un trajet assez semblable à
celui qui devait être le sien. Certes le Voyage de Nerval n’avait pas encore
été publié en volume, et en particulier le passage qui concerne ce
personnage qui leur est commun et qu’ils héritent tous deux de Charles
Nodier, la reine de Saba, était encore inédit et probablement pas encore
écrit. Mais dans la première partie de cette œuvre : Les Femmes du Caire,
qui concerne l’Égypte, il y a une section qui s’appelle La Cange et qui était
déjà publiée. Nous avons donc de bonnes raisons de penser que cette
esquisse abandonnée est une réponse à Nerval, lequel devait apparaître à
Flaubert, avec sa maladie nerveuse, comme une sorte de double dangereux
dont il valait mieux pour lui ne pas parler directement. Cette référence
secrète apporte à toute une partie de l’œuvre une résonance nouvelle.
En Égypte, Flaubert va descendre (ou monter ; c’est le pays des
renversements) beaucoup plus loin que Nerval et que la plupart des
voyageurs littéraires antérieurs. Il remonte le Nil jusqu’à Ouadi Halfa, la
deuxième cataracte, l’actuelle frontière de l’Égypte et du Soudan, qui joue
le rôle d’un miroir, d’un point de rebroussement. Ce n’est qu’au retour qu’il
s’arrête à Louqsor, Thèbes comme il dit, lieu de la splendeur disparue et en
même temps scène classique de la méditation, l’ermitage de saint Antoine.
L’expédition fera ensuite une pointe jusqu’au port sur la mer Rouge d’où les
Égyptiens s’embarquent pour le pèlerinage de La Mecque. Rimbaud y
passera quelques années plus tard. Ils reviennent au Caire, s’embarquent
pour Beyrouth, de là font le pèlerinage aux lieux saints, reprennent la mer
pour Rhodes, Smyrne, Constantinople, troisième point de rebroussement,
d’où ils reviennent en Europe par la Grèce et Rome où la mère de Flaubert
vient le rejoindre.
Aller en Égypte, c’est vérifier la Tentation et c’est mieux devenir
Antoine ; c’est mesurer la différence entre Karnak et Carnac ; mais c’est
aussi une façon de mourir. Toute la vallée est un immense cimetière où sont
les plus grands de tous les tombeaux. Flaubert part en Égypte avec un de ses
bourreaux, l’un des tueurs de la séance de lecture. Lorsqu’il écrit à
Bouilhet, c’est à l’autre bourreau. Il vit son départ comme une agonie.

Ma mère était assise dans un fauteuil, en face de la cheminée ; comme je la caressais et lui
parlais, je l’ai baisée au front, me suis élancé sur la porte, ai saisi mon chapeau dans la salle à
manger et suis sorti. Quel cri elle a poussé, quand j’ai fermé la porte du salon ! il m’a rappelé
celui que je lui ai entendu pousser à la mort de mon père, quand elle lui a pris la main.

Le cri de la mère annonce la mort de son fils. Celui-ci fait bonne figure à
ce moment-là.

J’avais les yeux secs et le cœur serré, peu d’émotion, si ce n’est de la nerveuse, une espèce de
colère, mon regard devait être dur. J’allumai un cigare.

Le cigare fait partie de la carapace.

Et Bonnenfant vint me rejoindre ; il me parla de la nécessité, de la convenance de faire un


testament…

Quelque temps plus tard, le sentiment qu’il va vers l’expérience de la


mort le saisit ; il écrit à sa mère :

Je l’ai là cette lettre (je viens de la relire et je la touche froidement) écrite à une heure du
matin, après toute une soirée de sanglots et d’un déchirement comme aucune séparation encore
ne m’en avait causé.

Au moment où il rédige en repensant à son voyage qui s’est


heureusement terminé, il nous déclare :

Entre le moi de ce soir et le moi de ce soir-là, il y a la différence du cadavre au chirurgien qui


l’autopsie.

Le cadavre qu’il était alors, a fait le voyage égyptien, le voyage osiriaque


pour renaître. Il est allé au fond de la tombe maternelle thébaine pour en
ressortir différent et plus fort, se constituer une autre personnalité. Maxime
Du Camp, son bourreau, lui servira d’épreuve permanente, haire et
discipline, l’armera pour qu’il réussisse à fabriquer, sécréter cette carapace
que seront au retour l’écriture et la publication de Madame Bovary.
Tombe maternelle, l’Égypte est aussi femme séduisante. La mort et la
luxure y dialoguent comme dans la Tentation. Les femmes vont jouer dans
le texte du Voyage en Orient un rôle beaucoup plus important que dans les
récits de voyage précédents. Lors des préparatifs, il cherche avec Maxime
Du Camp un domestique pour les accompagner. C’est Maxime qui va
découvrir et engager le nommé Sassetti. Dans une lettre Flaubert précise les
conditions : il sera payé, bien nourri, mais devra les servir et comprendre
qu’il aura à se priver d’un certain nombre de choses, de femmes en
particulier. La correspondance nous montre que les trois compagnons ne
s’en sont nullement passé, que chaque fois qu’ils en avaient l’occasion, ils
en ont profité comme des bourgeois ou des domestiques français, la femme
étant considérée comme objet de consommation. Flaubert en parlera
surabondamment dans ses lettres à Louis Bouilhet ; mais dans le texte
même du Voyage, les courtisanes jouent un rôle d’un tout autre ordre.
À cette époque le pacha du Caire les avait exilées à Esneh, un peu au sud
de Louqsor, donc tout près de Thèbes. Lorsque Flaubert remonte le Nil vers
le Sud, la haute Antiquité, les Pères du désert, il vogue en même temps vers
les femmes.
Le passage le plus connu de ce récit, parce qu’il annonce la danse de
Salomé dans Hérodias, c’est la rencontre avec la courtisane Ruchiouk-
Hanem. Elle est préfigurée par la visite du quartier spécial de Qeneh, un peu
au nord de Louqsor, qui est donc encadré entre ces deux expériences.
Flaubert y a vis-à-vis des courtisanes une attitude toute différente de celle
qu’il arborait auparavant et qu’il a d’habitude en voyage dans ses relations
aux femmes vénales.

Nous retournons dans la rue des almées, je m’y promène exprès ; elles m’appellent :
« Cawadja, cawadja, batchis ! batchis ! » Je donne à l’une, à l’autre, des piastres ; quelques-unes
me prennent à bras-le-corps pour m’entraîner, je m’interdis de les baiser pour que la mélancolie
de ce souvenir me reste mieux, et je m’en vais.

L’Égypte est la terre de la mélancolie. Flaubert éprouve la nostalgie de la


France dès qu’il part, mais quand il quittera l’Égypte, il éprouvera aussi une
profonde nostalgie ; elle sera devenue une de ses patries. Il organise son
voyage de telle sorte qu’il puisse remplacer la nostalgie de la France par
celle de l’Égypte. Ainsi, dans cet épisode, au lieu de se comporter comme le
bourgeois français qu’il est en surface (et comme ses compagnons), il
s’interdit certaine satisfaction pour se préparer des souvenirs d’un certain
type, sa nostalgie de la Thébaïde. Mais celle-ci va le démanger. Notre
Antoine ne va pas s’en tirer si facilement avec ces fantômes des femmes
thébaines, avec l’incarnation contemporaine de la reine de Saba. Après
avoir « brûlé » Louqsor en bateau, sans s’y arrêter, le réservant pour le
retour, arrivé dans la ville d’Esneh, il rencontre une almée messagère.

Pendant que nous déjeunions, une almée maigre et les tempes étroites, les yeux peints
d’antimoine et ayant un voile passé par-dessus sa tête, et qu’elle tenait avec ses coudes, est
venue causer avec Joseph.
C’est le guide qu’ils ont pris au Caire.

Elle était suivie d’un mouton familier, dont la laine peinte par place en henné jaune, le nez
muselé par une bande de velours noir, très touffu, les pieds comme ceux d’un mouton factice, et
ne quittant jamais sa maîtresse.

Les moutons de Marie-Antoinette et ceux de l’iconographie chrétienne.

Bembeh nous précède, accompagnée du mouton ; elle pousse une porte et nous entrons dans
une maison qui a une petite cour ; et en face de la porte un escalier. Sur l’escalier en face de
nous, la lumière l’entourant et se détachant sur le fond bleu du ciel, une femme debout, en
pantalons roses, n’ayant autour du torse qu’une gaze d’un violet foncé.

Le texte s’attarde longuement sur cette incarnation de l’Égypte.

Ruchiouk-Hanem est une grande et splendide créature, plus blanche qu’une Arabe, elle est de
Damas ; sa peau, surtout du corps, est un peu cafetée.

Venue de Damas, lieu de conversion, avec quelque détour sans doute du


côté du pays de Saba, mais baignée d’Égypte, visage de l’Égypte.

Quand elle s’assoit de côté, elle a des bourrelets de bronze sur ses flancs. Ses yeux sont noirs
et démesurés, ses sourcils noirs, ses narines fendues, larges, épaules solides, seins abondants,
pomme. Elle portait un tarbouche large, garni au sommet d’un petit disque bombé, en or, au
milieu duquel était une petite pierre verte imitant l’émeraude ; le gland bleu de son tarbouch
était étalé en éventail, descendait, et lui caressait les épaules ; devant le bord du tarbouch, posé
sur les cheveux et allant d’une oreille à l’autre, elle avait une petite branche de fleurs blanches,
factices. Ses cheveux noirs, frisant, rebelles à la brosse, séparés en bandeaux par une raie sur le
front, petites tresses allant se rattacher sur la nuque. Elle a une incisive d’en haut, côté droit, qui
commence à se gâter. Pour bracelet, deux tringlettes d’or tordues ensemble et tournées l’une
autour de l’autre. Triple collier en gros grains d’or creux. Boucles d’oreilles : un disque en or, un
peu renflé, ayant sur sa circonférence de petits grains d’or.
Elle a sur le bras droit, tatouées, une ligne d’écritures bleues.
C’est une femme écrite, donc encore une figure de la littérature. On fait
venir des musiciens dont le concert ne plaît nullement à nos Européens.

Un enfant et un vieux, l’œil gauche recouvert d’une loque ; ils raclent tous les deux du
rebbabeh, espèce de petit violon rond, terminé par une branche de fer qui s’appuie par terre,
avec deux cordes de crin. Le manche aussi est très long par rapport au corps même de
l’instrument. Rien n’est plus faux ni plus désagréable. Les musiciens ne discontinuent pas d’en
jouer ; il faut crier pour les faire s’arrêter.
Ruchiouk-Hanem et Bembeh se mettent à danser. La danse de Ruchiouk est brutale, elle se
serre la gorge dans sa veste de manière que ses seins découverts sont rapprochés et serrés l’un
contre l’autre. Pour danser, elle met, comme ceinture pliée en cravate, un châle brun à raie d’or,
avec trois glands suspendus à des rubans.

Flaubert, dans les pas de cette danse, reconnaît l’Antiquité classique, du


moins quelque chose qui l’a traversée.

Elle s’enlève tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, chose merveilleuse ; un pied restant à
terre, l’autre se levant passe devant le tibia de celui-ci, le tout dans un saut léger. J’ai vu cette
danse sur des vieux vases grecs.

Nous retrouverons ce pas dans la danse de Salomé. Spécialement


intéressant par rapport à la thèse de Flaubert que le corps humain dans
l’époque moderne est perdu par son vêtement, le passage du strip-tease, la
danse de l’abeille. On couvre les yeux des musiciens. Ruchiouk-Hanem
enlève tous ses habits puis les remet, et l’on s’installe pour la nuit. Elle n’a
pas très envie de les voir rester, parce que lorsqu’il y a des étrangers des
voleurs viennent souvent les dévaliser. Mais comme ils sont quatre
hommes, on se dispose çà et là, et c’est Flaubert qui partage la couche de
Ruchiouk-Hanem ; il en éprouve beaucoup de satisfaction, puis la
contemple.

Elle s’endort la main entre-croisée dans la mienne, elle ronfle ; la lampe, dont la lumière
faible venait jusqu’à nous, faisait sur son beau front comme un triangle de métal pâle, le reste de
sa figure dans l’ombre.
Dans le lit de l’almée de Thèbes, lieu de mémoire, il fait repasser ses
souvenirs.

Je me suis livré là à des intensités nerveuses pleines de réminiscences.

Figure de la mort, elle offre la sensualité que l’on peut rêver dans le
tombeau. Elle est Judith, la dame de pique, la femme à l’épée.

Une autre fois, je me suis assoupi le doigt passé dans son collier, comme pour la retenir si elle
s’éveillait. J’ai pensé à Judith et à Holopherne couchés ensemble. À deux heures trois-quarts,
réveil plein de tendresse. Nous nous sommes dit beaucoup de choses par la pression ; tout en
dormant, elle avait des pressions de mains ou de cuisses machinales, comme des frissons
involontaires.

Flaubert ne sait pas l’arabe, et Ruchiouk-Hanem évidemment pas le


français, mais il y a la langue fondamentale du toucher, langue oraculaire
antérieure à la confusion de Babel, discours qui dépasse tous les mensonges
habituels des nuits de la lubricité bourgeoise. Flaubert se montre
sentimental, et rêve au souvenir qu’elle aura de ce moment sublime pour
lui.

Quelle douceur ce serait pour l’orgueil si, en partant, on était sûr de laisser un souvenir, et
qu’elle pensera à vous plus qu’aux autres, que vous resterez en son cœur !

Il monte (ou descend) jusqu’à Ouadi Halfa, visite au retour un certain


nombre de temples, en particulier ceux d’Abou-Simbel. Tout d’un coup
recul :

Réflexions : les temples égyptiens m’embêtent profondément. Est-ce que ça va devenir


comme les églises en Bretagne, comme les cascades dans les Pyrénées ? Ô la nécessité ! Faire ce
qu’il faut faire ; être toujours, selon les circonstances (et quoique la répugnance du moment vous
en détourne), comme un jeune homme, comme un voyageur, comme un artiste, comme un fils,
comme un citoyen, etc. doit être !

Toutes les attitudes que l’on doit normalement avoir en voyage, les
sentiments que le lecteur voyageur va s’efforcer d’éprouver, et avec
lesquels l’écrivain voyageur tentera, lui, de prendre quelque distance.
La haute vallée du Nil apparaît entre les deux parenthèses des séjours à
Esneh, ville de la séduction égyptienne incarnée. Lorsqu’il y repasse, un
mois et demi plus tard (mais c’est comme s’il s’était passé un an, un siècle,
tout un cycle), il revoit naturellement Ruchiouk-Hanem pour travailler sa
nostalgie future.

À dix heures environ, Bembeh vient à la cange et monte à bord ; elle a mal à l’œil droit, qui
est couvert de son bandeau, nous lui donnons de l’eau blanche. Le mouton n’est plus avec elle,
le mouton est mort. Nous allons chez Ruchiouk-Hanem, par le derrière de la ville. Bembeh
marche devant nous.
Chez Ruchiouk-Hanem. – La maison, la cour, l’escalier ruiné, tout est là, mais elle n’est plus
là, elle, sur le haut, le torse nu, éclairée, dans le soleil ! Nous entendons sa voix qui salue
Joseph ; nous montons au premier, Zeneb verse de l’eau sur les pavés. Silence, temps lourd,
nous attendons.

C’est un peu comme le temps retrouvé.

Elle arrive, sans tarbouch, sans collier, ses petites tresses tombent au hasard, nu-tête ; aussi
son crâne est très petit à partir des tempes. Elle a l’air fatigué, et d’avoir été malade. Elle se
coiffe avec un mouchoir, elle envoie chercher ses colliers et les boucles d’oreilles, que tient en
dépôt un séraf de la ville, avec son argent ; elle n’a rien chez elle de peur qu’on ne la vole. Nous
nous faisons des politesses et des compliments. Elle a beaucoup pensé à nous, elle nous regarde
comme ses enfants et n’a pas rencontré de cawadja aussi aimable.

Avec notre mauvais esprit d’hommes du XXe ou XXIe siècle nous pouvons
penser que Ruchiouk-Hanem disait cela à tous les Européens et même à
tous les Égyptiens qu’elle revoyait, mais Flaubert le reçoit comme une
révélation. Il a touché le cœur de l’Égypte. C’est comme si des années
avaient passé, toute une vie ; elle se souvient encore de lui. Jamais il
n’oubliera ce moment. D’autres femmes se mettent à danser. La cérémonie
se déroule d’un bout à l’autre. Ils se quittent. Elle lui promet d’aller lui dire
adieu. Vient un borgne qui demande l’aumône.

De tout cela il en est résulté une tristesse infinie ; elle s’était, comme le premier jour, frotté les
seins avec de l’eau de rose. C’est fini, je ne la reverrai plus, et sa figure, peu à peu, ira s’effaçant
dans ma mémoire.

Tandis qu’ils se promènent juste avant de quitter Esneh, ils apprennent


qu’elle est venue leur dire au revoir sur le bateau. Flaubert n’a pu la voir,
mais elle a fait le geste. Alors l’épisode peut s’inscrire indélébile dans le
souvenir.
Puis longue visite de Thèbes et du temple de Karnak, témoin d’une
Antiquité fabuleuse, immense, magnifique et horrible à la fois, enfer
« sain » ouvrant sur le paradis.

La première impression de Karnak est celle d’un palais de géants, les grilles en pierre qui se
tiennent encore aux fenêtres donnent la mesure d’existences formidables ; on se demande en se
promenant dans cette forêt de hautes colonnes, si l’on n’a pas servi là des hommes entiers
enfilés à la broche comme des alouettes.

Cette anthropophagie fabuleuse nous rappelle les deux têtes de sauvages


vues au musée de Nantes ; elle aura son couronnement dans l’épisode
horrifique du nourrissement de la statue mécanique de Moloch dans
Salammbô par le sacrifice des petits enfants dans la fournaise dévorante, ce
que Flaubert dans sa correspondance appelle en frissonnant et s’amusant de
ses frissons « la grillade des bébés ». Il éprouve souvent en Égypte
l’expérience de l’horreur, et lorsqu’il a pour la première fois l’impression
d’être enfin en Orient, il le décrit comme « quelque chose d’immense à
l’intérieur de quoi l’on se sent perdu », mais c’est aussi quelque chose à
l’intérieur de quoi il est délicieux de se perdre, à l’intérieur de quoi on perd
le vieux corps, le vieux moi, le vieil homme. Le « palais » de Karnak est
une porte ouverte sur l’enfer d’autrefois et les secrets du monde, cachés par
l’enfer doucereux d’aujourd’hui, ces enfers que nous devons tous deux
regarder en face pour découvrir le paradis. Les compagnons passent une
nuit à l’intérieur du temple ; la mythologie des tombeaux des rois apparaît
brusquement comme une légende rêvée.

Nous partons pour Karnak. – Logés dans la chambre du roi, c’est celle qu’a occupée le
docteur Lipsius. – Petite mare verte où toutes les nuits navigue une cange d’or avec des hommes
d’or. Le bord est piqué de joncs pointus, piquants. Maxime s’y baigne. – Aspect de son corps
nu, debout sur les bords.

Éclair édénique ; dans cet étang magique Maxime le bourreau apparaît un


instant au moins comme l’homme sauvage-cultivé qu’il pourrait être s’il
n’était tellement pourri par la fausse civilisation contemporaine.
Révélations sur le paradis de l’autre côté de la tombe, révélations
lumineuses qui apparaissent à travers l’expérience de l’horreur, visites de
Flaubert dans la grande pyramide et la vallée des Rois, mais surtout la
grotte de Samoun dans laquelle il se faufile au milieu des morts. On monte
jusqu’au pied de la montagne d’où l’on a une vue splendide sur la vallée
des vivants, puis on pénètre en la fissure.

Un trou dans lequel on descend ; il faut marcher sur les genoux. C’est du sable, bientôt ce
n’est plus que de la pierre ; les pierres anguleuses sont grasses, mais glissantes. Douleur aux
genoux, tout suinte le bitume, on rampe sur la poitrine, atroce fatigue ; seul, on n’irait pas loin,
la peur et le découragement vous prendraient. On tourne, on descend, on monte, souvent il faut
se glisser de côté pour passer, je suis souvent obligé de me mettre sur le dos et de me glisser à
coups de vertèbres comme un serpent. À deux cents pas environ du chantier des momies,
cadavre desséché d’un Arabe que l’on ne voit bien que jusqu’au tronc : il a la face horriblement
contractée, la bouche de côté, ronde comme un œuf, crie de toute la force humaine possible.

Cri absolument silencieux à l’intérieur de cette réactivation de lectures


enfantines de certaines des pages les plus angoissantes des Mille et Une
Nuits :

C’est un Arabe venu là avec un Maugrabin et mort on ne sait comment. La tradition est qu’ils
étaient venus chercher des trésors et que le Diable l’a étranglé. Il y a quelques années à peine, si
l’on pouvait entrer dans ces grottes, on y étouffait au bout de cinq minutes ; il se sera déclaré
sans doute quelque courant d’air depuis. Il y a quelques années le feu y a pris et a duré un an ;
c’est là sans doute la cause de l’espèce d’humidité qui y règne, le bitume suinte de partout, les
roches en ont des sortes de stalactites, on en sort goudronné ; l’Arabe, mentionné plus haut, s’est
momifié tout seul. On me dit de faire un effort pour monter, je m’appuie (les bougies sont
éteintes) sur les deux pieds de momie, qui font seuil, et j’entre.
Amoncellement désordonné de momies de toutes sortes, le plafond noir de bitume, les côtés
pleins d’ombre, le sol gris jaune de la couleur des bandelettes ; je m’assois haletant par terre, la
toux ne me quitte pas.
Ils sont là tous, les uns sur les autres, entassés, tranquilles ; on casse les os sous ses pieds, on
baisse la main et on tire un bras. Jusqu’à quelle profondeur faudrait-il descendre pour trouver le
sol ? Il y en a tant qu’il peut y en avoir.

Enfoui parmi les cadavres, le sol lui-même est amoncellement de morts,


momie parmi les momies.
La seconde culmination de l’horreur, c’est l’interrogation même des lieux
saints : l’horreur antique s’y continue et l’horreur contemporaine y vient
pourrir même les bâtiments du Saint-Sépulcre. Pendant son voyage Flaubert
a vu beaucoup d’aveugles et de lépreux ; dans les hôpitaux il examine des
malades dont le corps se décompose, horreur fondamentale que l’Occident
devrait pouvoir guérir avec la science de ses grands médecins paternels.
L’horreur douceâtre de la bourgeoisie Louis-Philippe vient de son
incapacité à regarder en face cette horreur fondamentale de la nature qu’il
faut traverser pour arriver à ce paradis dont la ville de Jérusalem était
l’annonce et la préfiguration pour beaucoup. Flaubert a grand peur de n’y
éprouver que des sentiments convenus, d’être victime de la propagande
pieuse ou des autres. Lorsqu’il arrive, c’est avec fierté qu’il note :

Voici le troisième jour que nous sommes à Jérusalem, aucune des émotions prévues d’avance
ne m’y est encore survenue ; ni enthousiasme religieux, ni excitation d’imagination, ni haine des
prêtres, ce qui au moins est quelque chose. Je me sens devant tout ce que je vois, plus vide
qu’un tonneau creux.

L’arrivée à Jérusalem le blanchit pour qu’il puisse recevoir des


impressions nouvelles.

Ce matin, dans le Saint-Sépulcre, il est de fait qu’un chien aurait été plus ému que moi. À qui
la faute, Dieu de miséricorde ? à eux ? à Vous ? ou à moi ? À eux, je crois, à moi ensuite, à Vous
surtout.

Eux, ce sont les autres qui depuis Paris réussissent à empoisonner la


source ancienne.

Mais comme tout cela est faux ! comme ils mentent ! comme c’est badigeonné, plaqué, verni,
fait pour l’exploitation, la propagande et l’achalandage ! Jérusalem est un charnier entouré de
murs : la première chose curieuse que nous y ayons rencontrée, c’est la boucherie. Dans une
sorte de place carrée, couverte de monticules d’immondices, un grand trou ; dans le trou du sang
caillé des tripes, des merdes, des boyaux noirâtres et bruns, presque calcinés au soleil, tout à
l’entour.

La boucherie, c’est l’enfer, mais au moins cela se donne comme tel, c’est
franc, donc il y a possibilité de transmutation.

Ça puait très fort, c’était beau comme franchise de saleté.

Lorsqu’il entre au Saint-Sépulcre, la première chose qui le frappe, c’est


un portrait de Louis-Philippe, qui ne règne plus en France, mais dont le
visage continue d’insulter ce qui devrait être pour les chrétiens le tombeau
par excellence.

Une chose a dominé tout pour moi, c’est l’aspect du portrait en pied de Louis-Philippe, qui
décore le Saint-Sépulcre. Ô grotesque, tu es donc comme le soleil ! dominant le monde de ta
splendeur, ta lumière étincelle jusque dans le tombeau de Jésus ! Ce qui frappe le plus ensuite,
c’est la séparation de chaque église, les Grecs d’un côté, les Latins, les Coptes ; c’est distinct,
retranché avec soin, on hait le voisin avant toute chose.

L’hérésie généralisée, le règne de la colère mesquine.

C’est la réunion des malédictions réciproques, et j’ai été rempli de tant de froideur et d’ironie
que je m’en suis allé sans songer à rien plus. Un chrétien a demandé à mon drogman si je n’étais
pas un pacha. Dieu me préserve pourtant d’avoir eu une pensée d’orgueil ! Non, j’allais là
bêtement, naturellement, sans me fouetter à rien, et dans la simplicité de mon cœur calme.

Un cœur simple ; nous avons déjà là le titre d’un des Trois Contes.
Lorsque Flaubert va visiter la mer Morte, il arrive à un détour d’où il
aperçoit le Jourdain et note :

Le Jourdain à cet endroit a peut-être la largeur de la Touque à Pont-l’Évêque.

On sait le rôle essentiel que jouera la Touque dans Un cœur simple. Ainsi
la Normandie apparaît brusquement au milieu de la Palestine. Il nous faut
parvenir à voir dans cette rivière un avatar du fleuve Jourdain lui-même, ce
qui donne à la pauvre Félicité toute sa valeur de sainte, avatar du « cœur
simple » de Flaubert blessé par ses amis et par le Saint-Sépulcre.

Heureux sont-ils tous ceux qui là ont pleuré d’amour céleste ! Mais qui sait les déceptions du
patient Moyen Âge, l’amertume des pèlerins de jadis, quand, revenus dans leurs provinces, on
leur disait en les regardant avec envie : « Parlez-m’en ! Parlez-m’en ! »
« Méfie-toi du hadji » (proverbe arabe). Les Arméniens qui font le pèlerinage de Jérusalem
ont défense, sous peine d’excommunication, de parler à leur retour de leur voyage, de peur que
ce qu’ils en diraient ne dégoûtât leurs frères d’y aller.

Le lendemain, lors d’une autre visite, comme il sort du Saint-Sépulcre,


un prêtre grec lui donne une rose.

Le prêtre grec a pris une rose, l’a jetée sur la dalle, y a versé de l’eau de rose, l’a bénite et me
l’a donnée ; ç’a été un des moments les plus amers de ma vie, c’eût été si doux pour un fidèle !
Combien de pauvres âmes auraient souhaité être à ma place ! comme tout cela était perdu pour
moi ! que j’en sentais donc bien l’inanité, l’inutilité, le grotesque et le parfum !

L’acte qui aurait pu être si beau est pourri par « eux », par la France de
Louis-Philippe qui subsiste en dépit de la révolution de 1848, mais à travers
subsiste le parfum de la rose d’Esneh.
Dans les notes utilitaires de la fin, il est un moment où l’aventure traverse
la sécheresse du catalogue. C’est à Rome, lors d’une visite à Saint-Paul-
hors-les-Murs.

En tournant la tête à gauche, j’ai vu venir lentement une femme en corsage rouge, elle donnait
le bras à une vieille femme qui l’aidait à marcher ; à quelque distance un vieux en redingote, et
ayant au cou une cravate tricotée les suivait. J’ai pris mon lorgnon et je me suis avancé. Quelque
chose me tirait vers elle.
Quand elle est passée près de moi, j’ai vu une figure pâle avec des sourcils noirs et un large
ruban rouge noué à son chignon et retombant sur ses épaules ; elle était bien pâle ! Elle avait des
gants de peau verdâtres, sa taille courte et carrée se tordait un peu dans le mouvement qu’elle
faisait en marchant, appuyée au bras droit sur le bras gauche de la vieille bonne.
Une rage subite m’est descendue, comme la foudre, dans le ventre, j’ai eu envie de me ruer
dessus comme un tigre, j’étais ébloui !…

Tel Frédéric Moreau sur le navire devant Mme Arnoux.

Je me suis remis à regarder les fresques et le custode qui tenait des clefs à la main.
Elle s’était arrêtée et assise sur un banc, contre le grand carré d’échafaudages ; je l’ai regardée
et j’ai joui de suite, à la douceur envahissante qui m’est survenue.

L’incarnation de la séduction romaine se présente comme une malade


qu’il faudrait, qu’il devrait guérir.

Elle s’est levée et s’est remise à marcher ; elle a une maladie de poitrine ? ou de reins ? à sa
démarche ; elle est peut-être convalescente, elle avait l’air de jouir du beau temps ; c’est peut-
être sa première sortie, elle avait fait toilette.

Je ne la reverrai plus.
Même formule que pour Ruchiouk-Hanem.

J’avais eu dans l’église l’envie de me jeter à ses pieds, de baiser le bas de sa robe ; j’ai eu
envie tout de suite de la demander en mariage à son père (?) ! Dans la voiture j’ai pensé à avoir
son portrait et à faire venir pour cela de Paris Ingres ou Lehmann… si j’étais riche ! J’ai pensé à
aller me présenter à eux comme médecin pour la guérir !… et à la magnétiser ! Je ne doutais pas
que je l’aurais magnétisée et que je l’aurais guérie peut-être !

Déjà ses traits s’effacent dans ma mémoire.

Lorsqu’il va à Carthage, dans son dernier grand voyage, pour la


préparation et la vérification de Salammbô, il trouve sur les lieux fort peu
de vestiges, et ce n’est nullement de là que viennent les détails, mais il a
besoin de l’énergie que donne le voyage pour se mettre au texte. Dans ce
récit, ce qui est le plus curieux, c’est la façon dont il se termine. Il rentre, il
retrouve ses amis, il se renferme dans sa Normandie.

Voilà trois jours passés à peu près exclusivement à dormir. Mon voyage est considérablement
reculé, oublié ; tout cela est confus dans ma tête, je suis comme si je sortais d’un bal masqué de
deux mois. Vais-je travailler ? Vais-je m’ennuyer ?
Que toutes les énergies de la nature que j’ai aspirées me pénètrent

– nous retrouvons l’oracle de Belle-Isle –

et qu’elles s’exhalent dans mon livre. À moi, puissances de l’émotion plastique ! résurrection du
passé, à moi, à moi ! Il faut faire, à travers le Beau, vivant et vrai quand même. Pitié pour ma
volonté, Dieu des âmes !
Donne-moi la Force – et l’Espoir !…
(Nuit du samedi 12 au dimanche 13 juin, minuit.)

L’heure où les magiciens évoquent leurs démons. Flaubert est un Faust,


mais son Méphisto est en même temps le seul dieu qu’il puisse reconnaître,
le « dieu des âmes », c’est-à-dire celui qui les guide au-delà de la mort à
travers toutes les épreuves et jugements vers le lac lumineux du temple de
Karnak, vers cet autre monde à l’intérieur de notre monde, nouvel Anubis,
dieu chacal, savant Hilarion, pilote au voyage de l’écriture.
À PROPOS DE
« MADAME BOVARY »

Une production considérable à demi secrète précède le premier livre


officiel que Flaubert a écrit par déception devant la réception faite par ceux
qu’il conservera comme amis, Louis Bouilhet au moins constamment, avec
bien sûr un certain nombre de guillemets et réserves, à la lecture de la
première version de la Tentation. Dans la stratégie qu’il mène pour parvenir
à faire entendre cet oracle, Madame Bovary peut être considérée comme un
masque, lequel doit présenter une surface suffisamment lisse, d’où un
certain travail traditionnel sur le style, le polissage, mais qui doit aussi
apparaître, au moins de temps en temps, comme un masque, faire sentir que
derrière il y a autre chose, qui doit donc comporter fissures et replis ; il faut
parfois sentir les bords.
Ainsi au début Flaubert nous parle à la première personne du pluriel,
nous raconte comme un souvenir d’enfance l’apparition de Charles Bovary
à l’intérieur de sa classe. À d’autres moments le décrochement est réalisé
par la brusque utilisation d’un présent non point narratif, mais d’actualité :
en allant dans cette région, on peut encore voir ceci ou cela. C’est ce qui se
passe à la fin du texte, lorsque nous apprenons qu’Homais « vient de
recevoir » la croix d’honneur. Des indices grammaticaux signalent les
lézardes à l’intérieur de la façade et nous demandent de l’explorer
verticalement, en l’épaisseur.
Les textes de jeunesse doivent être lus au fil de la ligne, on doit être
emporté. Avec Madame Bovary Flaubert peine volontairement sur la page
et exige du lecteur qu’il y revienne avec lui. Le principal procédé pour
obtenir cet effet est bien sûr le style indirect libre. Alors que dans les styles
direct et surtout indirect normal, le sujet qui parle est parfaitement précisé,
il est ici sous-entendu avec le verbe de la principale, et nous avons donc la
possibilité de glisser sous nos phrases des sujets différents. Certes, la
plupart du temps nous saurons qui parle, pense, imagine, mais parfois nous
aurons à nous le demander ; nous nous apercevrons que nous sommes
victimes d’apparences, d’illusions. Après avoir supposé que c’est tel
personnage qui sous-tend tout un discours, nous nous apercevrons au bout
de quelques lignes, que ce ne peut être ce personnage même, mais ceux qui
sont autour, cette région de l’opinion publique ; et quelquefois cela ne va
pas non plus, il nous faut supposer l’opinion habituelle, celle que Flaubert
peut imaginer chez son lecteur ; et dans certains cas cela ira encore plus
loin, ce pourra être l’opinion qu’il voudrait trouver chez son lecteur, son
propre visage apparaissant alors à travers tous ces voiles.
Le style indirect libre est une façon de creuser la surface du texte et de
nous amener à revenir sur lui en nous posant des questions sur ce point de
vue extrêmement mobile ; de même au cinéma, nous subissons les
mouvements de la caméra, nous voyons un personnage de loin, de près,
nous rétrécissons ou élargissons le champ.
Autre façon de forcer la lecture à revenir sur elle-même, le retard dans la
nomination des personnages. Dans un récit habituel du XIXe siècle les
personnages sont étiquetés dès qu’ils apparaissent, mais parfois l’auteur
plus habile nous montre d’abord ceux-ci, les fait vivre pour nous avant de
nous révéler leurs noms. Souvent les romans de Balzac commencent ainsi :
tel jour, sur la route de tel lieu à tel autre, on pouvait voir un jeune homme
qui… Ce n’est que peu à peu qu’il sera doté d’un état civil. La nomination
une fois venue va provoquer un choc en retour, une réorganisation de ce que
l’on s’était représenté. Ce phénomène sera particulièrement fort lorsque
nous aurons des nominations ambiguës, lorsque par exemple plusieurs
personnages de la même famille ont les mêmes noms comme cela arrive si
souvent chez William Faulkner. Nous avons un exemple remarquable de ce
phénomène dans le nom même de l’héroïne de Madame Bovary.
Ce titre est en effet beaucoup moins simple qu’il paraît d’abord. Dans ses
Souvenirs littéraires, Maxime Du Camp raconte :

Le souvenir de sa mère le tirait du côté de Croisset ; la déconvenue de sa Tentation de saint


Antoine l’accablait ; bien souvent, le soir, sur notre barque, pendant que l’eau du fleuve clapotait
contre les plats-bords et que la constellation de la Croix du Sud éclatait parmi les étoiles, nous
avons tant discuté encore ce livre qui lui tenait tant au cœur.

Rien de toutes ces discussions n’apparaît dans le récit, ni dans la


correspondance, même à Bouilhet ; volets fermés (entre nous, au mois de
mars, même à Ouadi Halfa, la constellation de la Croix du Sud ne devait
guère « éclater » parmi les étoiles).

En outre, son futur roman l’occupait ; il me disait : « J’en suis obsédé. » Devant les paysages
africains il rêvait à des paysages normands. Aux confins de la Nubie inférieure, sur le sommet
de Djebel-Aboucir qui domine la seconde cataracte, pendant que nous regardions le Nil se battre
contre des épis de rochers en granit noir, il jeta un cri : « J’ai trouvé ! Eurêka ! eurêka ! je
l’appellerai Emma Bovary » ; et plusieurs fois il répéta, il dégusta le nom de Bovary en
prononçant l’o très bref.

Ce nom lui semble donc une trouvaille particulièrement heureuse, une


perle qu’il vient de découvrir en ce fin fond. Lorsque, dans son enfance et
adolescence, il écrit à sa sœur Caroline, la mère de cette Caroline qu’il
adoptera pratiquement comme sa fille, il lui envoie de nombreux
calembours, et nous découvrirons à l’intérieur de ce roman un calembour
d’autant plus curieux qu’il ne nous est pour ainsi dire plus sensible
aujourd’hui à cause d’un changement de prononciation. Lorsque
Mme Bovary s’est suicidée, Charles appelle à son secours son professeur, le
grand médecin Larivière. Homais va tout faire pour se rapprocher de cette
célébrité ; il l’invite à déjeuner et lui demande des conseils pour ses enfants.
Mme Homais s’inquiète de savoir si le sang de son mari n’est pas en train
d’épaissir, s’il n’en a pas trop, et le grand médecin de répondre : « Ce n’est
pas le sens qu’il a en trop. » Aujourd’hui nous prononçons toujours ce mot
en faisant sonner l’s final, justement pour éviter des ambiguïtés de ce
genre ; mais dans la France ancienne, sang et sens allaient forcément
ensemble.
Dans le titre de Madame Bovary il y a un premier calembour auquel ses
amis bourreaux étaient forcément sensibles puisque l’histoire qu’ils lui
avaient conseillé de prendre comme point de départ, celle du suicide de
Mme Delaunay, femme d’un médecin, s’est passée dans le village de Ry.
Dans la première syllabe avec sa fermeture, « bove », nous retrouvons
l’élément bovin, si fréquent dans le paysage normand et qui vient empâter
jusqu’au Bouvard du dernier livre. Amusements de petites chapelles. Mais
lorsqu’on est entraîné dans cette voie on rencontre d’autres lectures, une en
particulier dont on peut penser qu’elle est à l’origine d’un des épisodes les
plus importants de l’ouvrage : celui du rire terrible d’Emma au moment de
sa mort. Nous pouvons y trouver aussi son infidélité. La brièveté de l’o
notée par Du Camp peut s’interpréter comme impliquant un léger silence
après cette voyelle : Bo’vary, qui détache la suite comme un second mot :
Madame Beau varie. Mais ce nom varie aussi dans la façon dont il
s’applique. Il concerne en effet trois personnages différents.
Il désigne d’abord la mère de Charles ; et celle-ci le conserve jusqu’à la
fin du livre, car elle ne meurt qu’à la dernière page. Il désigne ensuite la
première épouse de Charles, veuve que l’on croit riche et ne l’est pas en
réalité. Lorsqu’Emma, celle qui restera dans notre souvenir Madame
Bovary, apparaît pour la première fois, nous nous doutons qu’elle est la fille
du fermier Rouault, mais il se garde bien de la nommer. Puis ce sera
Mlle Emma et Mlle Rouault. Même lorsqu’elle se marie, on ne la nomme
pas encore Mme Bovary, mais Mme Charles pour la distinguer de la mère
de celui-ci. C’est seulement fort tard dans la première partie, à la fin de
l’avant-dernier chapitre, lors de l’invitation à cette première orgie que sera
le bal au château de la Vaubyessard, qu’Emma est enfin baptisée
Mme Bovary. C’est une nomination feuilletée : les personnages se
découvrent les uns après les autres sous ce nom. Le langage va fonctionner
comme les voiles de la danse de l’abeille ou de Salomé.
Ainsi, derrière la surface impersonnelle, lisse, marmoréenne de ce roman
de mœurs contemporaines, nous sentirons perpétuellement grouiller
quelque chose que la lecture des autres œuvres nous permettra d’identifier.
Il est facile de lire dans Madame Bovary une « tentation ». Antoine
résiste aux tentations, et d’une version à l’autre va en profiter du mieux
qu’il lui sera possible, tandis qu’Emma, en dépit de ses efforts méritoires, y
succombera. Elle se scinde en deux surfaces, va se constituer un masque
lisse, relativement tranquille, sous lequel un grouillement va creuser. Par les
interstices de cette carapace les tentateurs vont s’immiscer de plus en plus
profondément, et lorsqu’ils l’auront entièrement vidée il ne lui restera plus
qu’à mourir.
Au bout d’un certain temps la distance entre sa carapace, ce qu’elle
présente aux gens habituellement et à son mari, et ce qu’elle est et fait en
réalité, sa peau de fille, devient si forte qu’à l’intérieur même de sa
conscience il se produit un dédoublement. Elle a deux vies secrètes : un
gouffre qu’elle aime, sa liaison avec Léon lors de ses voyages à Rouen,
qu’elle sait si habilement camoufler sous le masque des leçons de piano
chez Mlle Lempereur, et qui lui masque cet autre gouffre qui se creuse de
plus en plus, celui que fabrique Lheureux, le marchand de modes, trappe à
l’intérieur de laquelle elle va tomber. Personnage doublement double.
Devant le sujet que ses amis bourreaux lui proposent comme supplice ou
épreuve, ce qu’il ressent d’abord, c’est la surprise. Il ne comprend pas
comment ce suicide a été possible. Il écrit le livre pour le comprendre. Il
veut se mettre et nous mettre à la place de cette femme. Ce qui est d’abord
inintelligible doit devenir inévitable. Il nous montre donc comment le piège
se creuse autour d’elle et en elle, comment elle ne peut pas ne pas y tomber,
aspect du roman qui a été ressenti à l’époque, en particulier par les
magistrats, comme profondément immoral. Flaubert nous fait participer au
« péché » de son héroïne. Il faut bien que nous comprenions comment elle a
pu être séduite par des personnages qui au premier abord ne sont nullement
séduisants. Lors du procès, le ministère public reproche à Flaubert avec
pertinence de « peindre le crime sous des couleurs agréables ». Mais s’il ne
peignait pas la tentation sous des couleurs séduisantes, on ne pourrait
comprendre pourquoi elle tente.
Flaubert met le lecteur à la place de Mme Bovary, lui fait éprouver les
tentations qu’elle éprouve, tout en lui donnant d’autres éléments qui vont
lui permettre de situer ces tentations, de les placer à leur niveau, de les
opposer à des tentations du même genre mais bien supérieures. Il va falloir
à la fois faire ressentir la tentation et la démasquer, à la fois nous faire
comprendre comment Emma ne peut pas résister aux pièges de Lheureux, et
nous faire bien voir que ce sont des pièges. Avec Lheureux cela se voit tout
de suite ; avec Homais, ce n’est que lentement que nous nous apercevons
que derrière sa bêtise il y a toute une astucieuse stratégie, que ce n’est pas
du tout un hasard s’il a provoqué la ruine de Charles.

Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir,
tant M. Homais les a tout de suite battus en brèche. Il fait une clientèle d’enfer ; l’autorité le
ménage et l’opinion publique le protège.

Lorsqu’Emma arrive à Yonville, elle est comme Antoine dans la


Thébaïde, les péchés capitaux vont défiler autour d’elle. Si nous
interrogeons le texte selon cette grille, nous voyons immédiatement un
certain nombre de choses s’organiser : plusieurs personnages sont des
incarnations des péchés capitaux non point dans leurs formes les plus hautes
comme dans la dernière version de la Tentation, mais dans leurs formes
bourgeoises, donc les plus méprisables pour Flaubert. Rodolphe va séduire
Emma avant que celle-ci essaie de le séduire pour de bon et de se faire
enlever par lui. Ce n’est pas un véritable amoureux, c’est un viveur, un
gourmet. Pour lui, Mme Bovary est une friandise. Il va la déguster, la
consommer. Dès qu’il la rencontre il la trouve intéressante, de quoi passer
un bon moment, mais le premier problème qu’il se pose, c’est « comment
s’en débarrasser ? ». La luxure de Léon sera plus profonde, surtout lorsqu’il
revient paré des prestiges de Paris. Lheureux, au nom prédestiné puisqu’il
va prospérer sur la ruine d’Emma, distingue qu’il y a un masque chez elle,
devine qu’elle cache quelque chose et va en profiter pour s’enfoncer et
l’enfoncer dans ses mensonges. En la tentant par des objets, il l’endette de
plus en plus jusqu’au moment où il estimera le fruit mûr et qu’il convient de
racler tout ce qui s’est amassé à l’intérieur de cette poche sous la surface.
Lheureux est un vicieux récompensé de ses manœuvres. Tout lui réussit. À
la mort de Mme Bovary, il s’est considérablement enrichi et va pouvoir
ouvrir dans Yonville son grand magasin de nouveautés « les favorites du
commerce ». Si l’on braque les projecteurs sur la carrière de Lheureux, le
roman pourrait s’appeler « les prospérités du vice » ou « l’avarice
récompensée ».
Homais tente Charles, et sa femme par contrecoup, en lui proposant de
guérir le pied bot, une des victimes non seulement de la nature, mais de la
société contemporaine qui ne sait qu’en faire. Charles, poussé par Emma-
Ève, tente une opération dont il sent très bien qu’il n’est pas capable de la
réussir. Il ne sera nullement étonné lorsqu’il verra qu’il a produit une
catastrophe. Sans qu’il y ait peut-être chez lui à ce moment-là une
conscience claire de ce désir, Homais veut éliminer le médecin, et c’est
pourquoi il lui propose quelque chose qu’il sait dangereux. Si jamais
l’opération en question avait réussi, il aurait tenté autre chose, l’aurait tenté
par autre chose. Homais pratique clandestinement la médecine, et a déjà eu
maille à partir avec la police à ce sujet. Ne pouvant être médecin, il fait
comme s’il l’était ; tissant tout un univers de mensonges, il usurpe cette
fonction sainte par excellence pour Flaubert. Il est une personnification de
l’envie. À la fin il sera considéré par l’ensemble de la population
entièrement corrompue par lui à cet égard, comme le médecin qui lui
correspond vraiment dans son ombre. Officiellement tout le monde dira
qu’il n’est pas médecin, mais tout le monde ira le consulter. Tout le monde
dira que des activités comme les siennes devraient empêcher d’avoir la
croix d’honneur ; pourtant il l’obtiendra enfin.
Cette présence si claire de quatre péchés capitaux nous amène à chercher
les autres. Dès le premier chapitre Charles Bovary est marqué comme ayant
un défaut principal, un « péché d’habitude », la paresse. Au début il est
seulement nommé « le nouveau », et très vite va avoir un problème avec
son nom. Le professeur le lui demande, et Charles le prononce si faiblement
qu’il sera inintelligible.

Le nouveau articula d’une voix bredouillante un nom inintelligible.


– Répétez !
Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.
– Plus haut ! cria le maître, plus haut !
Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à
pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot : Charbovari.
Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus
(on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en
notes isolées, se calmant à grand-peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d’un
banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.
Cependant, sous la pluie des pensums, l’ordre peu à peu se rétablit en classe, et le professeur,
parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se l’étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout
de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le banc de paresse au pied de la chaire.

Lorsque le nom d’abord inconnu s’approche, éclate enfin, c’est dans un


malentendu ; les élèves l’entendent comme « charivari » et le réalisent
comme tel. Lorsqu’il fera ses études de médecine, Charles aura de temps en
temps de bons mouvements, mais une incurable paresse le reprendra si bien
qu’il ratera d’abord ses examens, et réussira tout juste à obtenir le droit
d’être appelé médecin.

Naturellement, par nonchalance, il en vint à se délier de toutes les résolutions qu’il s’était
faites. Une fois il manqua la visite, le lendemain son cours, et, savourant sa paresse, peu à peu
n’y retourna plus.

Malgré toute sa bonne volonté, Charles ne pourra jamais manifester


l’activité, le dynamisme qui auraient satisfait Emma.
En opposition à Homais qui voudrait être médecin, il y a celui dont il est
envieux, le médecin, le vrai, le grand personnage, celui que Charles, il le
sait bien, ne pourra pas être, le vrai savant semblable à un dieu. Ce
magnifique développement de l’orgueil le plus élevé, c’est le docteur
Larivière, image dans le roman du père admiré de Flaubert. Entre cette
forme la plus haute et le pauvre Charles, il y a un intermédiaire, très humble
par rapport au grand patron, plein de morgue par rapport à celui qu’il
constate être son inférieur. Emma a de l’orgueil, ses aventures amoureuses
vont lui donner de l’orgueil, et elle voudrait provoquer l’orgueil de Charles.
Malgré toutes ses vertus, ou plutôt à cause d’elles, c’est le docteur Larivière
qui va tenter Emma dans cette direction.
Quant à la colère, elle va se dissimuler dans celui qui est du côté de la
police et du gouvernement, l’autre pensionnaire du Lion d’or, l’ancien
militaire Binet maintenant capitaine des pompiers mais surtout percepteur,
représentant de la justice gouvernementale, de la vindicte publique avec
l’huissier, maître Hareng, qui viendra prendre les meubles d’Emma et
provoquera son suicide.
Si Emma est incapable de résister à ces tentations pour la plupart si
basses, c’est qu’elle a déjà une structure double avant d’arriver à Yonville ;
elle est prête à succomber, n’attend que cela. Lheureux est habile, mais il ne
peut gruger les femmes qu’à partir du moment où elles sont éblouies par
autre chose. C’est seulement lorsqu’elle devient « coupable », selon le
langage de l’époque, c’est-à-dire lors de sa liaison avec Rodolphe, que le
rongeur peut commencer à creuser ses galeries, ses chausse-trappes. Et si
elle se laisse séduire par Rodolphe, c’est qu’il y a dans son esprit toutes
sortes d’interprétations déjà prêtes, de « lectures », qu’elle va projeter sur
les personnages qu’elle rencontre. La civilisation contemporaine, en
particulier la littérature, l’a creusée de telle sorte qu’elle est sans défense.
Son malheur, expression d’un malheur répandu sur la France entière
d’alors, vient d’une littérature drogue, d’une littérature de pharmacien, qu’il
faut remplacer par une littérature de médecin. Ainsi il imite
respectueusement son père dans cette littérature nouvelle.
Dans son enfance, l’esprit d’Emma a été formé par une éducation à
plusieurs étages. Sous l’enseignement apparent, un autre masqué agit
beaucoup plus fortement. D’abord très simple, ce n’est qu’une fille de
campagne, son personnage va se creuser sous les yeux de Charles. Elle a
des remarques qui ne sont pas celles de son milieu, parce qu’elle a eu une
instruction meilleure que la plupart de ses compagnes. Cela aurait dû
l’armer pour être heureuse. Cette éducation dont on dit qu’il faut la
répandre, Flaubert nous montre qu’en réalité elle peut faire le malheur,
parce qu’elle n’est pas ce que l’on croit. Sous l’enseignement donné par les
sœurs, qui d’ailleurs serait fondamentalement insuffisant, se glissent toutes
sortes d’écoles.
Lorsque Charles va soigner le père Rouault, sa première épouse
s’aperçoit qu’il rentre avec plus de tonus. Elle se renseigne, apprend qu’il y
a une jeune fille.

Dans les premiers temps que Charles fréquentait les Bertaux, Mme Bovary jeune ne manquait
pas de s’informer du malade, et même, sur le livre qu’elle tenait en partie double, elle avait
choisi pour M. Rouault une belle page blanche. Mais quand elle sut qu’il avait une fille, elle alla
aux informations ; et elle apprit que Mlle Rouault, élevée au couvent, chez les Ursulines, avait
reçu, comme on dit, une belle éducation, qu’elle savait, en conséquence, la danse, la géographie,
le dessin, faire de la tapisserie, et toucher le piano. Ce fut le comble !
La danse permettra à Emma de briller au bal de la Vaubyessard, ce qui
éveillera en elle toutes sortes de désirs. Le piano joue un rôle essentiel dans
la bourgeoisie du XIXe siècle ; c’est son instrument de musique par
excellence, son meuble essentiel. À la fin du roman les leçons de piano
seront le masque derrière lequel Emma se cachera pour aller retrouver Léon
à Rouen. La tapisserie permettra de faire des cadeaux aux amants, le dessin
de faire leur portrait.
Le plus curieux dans cette liste ; c’est la mention de la géographie. Il faut
lire sous Madame Bovary non seulement La Tentation de saint Antoine qui
y est cachée, mais aussi le Voyage en Orient. Pour le lecteur parisien toute
l’affaire se passe presque au même endroit, dans une petite région de
Normandie, mais à l’intérieur de cette région, les déplacements ont une
importance considérable. Chaque fois qu’Emma arrive dans une nouvelle
chambre, c’est un nouveau chapitre de sa vie qui commence. À la fin du
roman les petits voyages seront le substitut des grands. Emma rêve de
partir, de se faire enlever par Rodolphe ; lorsqu’elle retrouvera Léon, elle
réussira à mimer ce grand voyage rêvé par son extraordinaire périple autour
de la ville de Rouen.
L’espace que connaît Emma directement est borné par un horizon très
étroit. Un des premiers reflets de l’éducation sera de creuser cet horizon qui
apparaîtra comme la couverture ou le masque d’un autre lequel va se
constituer comme lieu mythologique, infernal ou paradisiaque. Ce
creusement du monde creusera le cœur d’Emma. Lorsqu’elle arrive dans la
maison de Tostes après son mariage, elle se dit qu’elle devrait être comblée
par son amour pour Charles, mais s’aperçoit qu’elle éprouve un manque.

Avant qu’elle se mariât elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter
de cet amour n’étant pas venu, il fallait qu’elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait
à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse
qui lui avaient paru si beaux dans les livres.
C’est la fin du chapitre. Vient le silence ou blanc marqué du chiffre six.
Le chapitre suivant va illustrer et expliquer l’attitude d’Emma. Comme elle
était intelligente et sensible, l’éducation qu’elle a reçue a provoqué chez
elle un développement, des transformations que personne dans la
civilisation contemporaine n’est capable de maîtriser et qui produisent
nécessairement des victimes. Pour qu’il n’y ait plus de ces victimes
obscures, il en faut une éclatante, exemplaire, un sacrifice. La disparition
violente et solennelle de Mme Bovary dans son livre devrait permettre de
commencer une transformation véritable de la société. Donc retour en
arrière et magnifique description de la façon dont s’est constituée la
mythologie d’Emma.

Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo,
le chien Fidèle, mais surtout l’amitié de quelque bon petit frère qui va chercher pour vous des
fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le
sable, vous apportant un nid d’oiseau.

Paul et Virginie joue un rôle décisif dans la France du XIXe siècle. La


littérature consommée par les enfants, qu’elle soit rédigée ou non pour eux,
est la plus importante de toutes. C’est ce par rapport à quoi tout le reste va
se placer. Un certain nombre d’images se détachent de ces textes pour
former comme des caractères lumineux et attirants sur une page ou sur un
mur, quelque chose de très proche du défilé des dieux dans la Tentation.
Dans la maison de campagne où j’allais passer mes vacances en mon
enfance, il y avait une vieille lanterne magique avec des verres anciens
parmi lesquels se trouvait précisément l’histoire de Paul et Virginie. J’ai
aussi subi l’attraction et l’illumination de cet ouvrage.

Lorsqu’elle eut treize ans, son père l’amena lui-même à la ville pour la mettre au couvent. Ils
descendirent dans une auberge du quartier Saint-Gervais, où ils eurent à leur souper des assiettes
peintes qui représentaient l’histoire de Mlle de La Vallière. Les explications légendaires,
coupées çà et là par l’égratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les délicatesses de
cœur et les pompes de la Cour.

Dans mon enfance, il y avait aussi de belles assiettes illustrées chez les
grand-mères ou les tantes. En mangeant le dessert on voyait apparaître
progressivement l’image. Une série particulièrement excitante représentait
des rébus. Une fois qu’on avait enlevé le voile de la crème sur l’image,
cette image même était le voile d’un texte. On trouvait la solution de l’autre
côté de l’assiette, et l’on pouvait la regarder lorsque celle-ci était déjà
suffisamment propre au gré des parents. Mlle de La Vallière, d’abord
amante du roi, puis retirée dans un couvent, satisfait toutes les morales
d’alors : galante, patriotique-royaliste et religieuse, la morale de la noblesse
et celle de l’Église. Ainsi dans l’enfance d’Emma se constitue le thème de
l’amant avec la figure du frère aîné venant ou revenant d’un pays lointain,
et celui de l’amante à qui elle voudra ressembler. Même les images pieuses
sont à double face ; en dehors de leur utilisation pédagogique officielle,
elles alimentent les rêveries des jeunes filles.

Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées d’azur,
et elle aimait la brebis malade, le sacré-cœur percé de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus qui
tombe en marchant sur sa croix.

Les sermons eux-mêmes vont virer dans cette atmosphère.

Les comparaisons de fiancé, d’époux, d’amant céleste et de mariage éternel qui reviennent
dans les sermons lui soulevaient au fond de l’âme des douceurs inattendues.

Sous les lectures officielles se glissent les clandestines. La préposée aux


vêtements, aux voiles, va l’alimenter de littérature romanesque.

Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la
lingerie. Protégée par l’archevêché comme appartenant à une ancienne famille de
gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes
sœurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son
ouvrage. Souvent des pensionnaires s’échappaient de l’étude pour aller la voir. Elle savait par
cœur des chansons galantes du siècle passé, qu’elle chantait à demi-voix, tout en poussant son
aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos
commissions, et prêtait aux grandes en cachette quelque roman qu’elle avait toujours dans les
poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres dans les
intervalles de sa besogne. Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées
s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on
crève à toutes les pages, forêts sombres ; troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers,
nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux
comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme
des urnes.

Équivalent romantique de certaines collections qui se vendent


admirablement dans les librairies de nos gares. Emma monte peu à peu dans
l’échelle des valeurs littéraires.

Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle de garde et
ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long
corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton
dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope
sur un cheval noir.

Elle appliquera toutes ces images sur son expérience, comme Don
Quichotte celles des romans de la chevalerie, lesquelles forment un étage
dans la mythologie d’Emma. Dans celle-ci les femmes qui ont joué un rôle
dans l’Histoire apparaissent avec une lumière particulière. L’Histoire pour
elle, comme pour nous, sauf lorsque nous nous mettons à étudier
sérieusement l’une de ses parties, se constitue avant tout comme un
ensemble d’images puissantes reçues en général dès l’enfance, avec
lesquelles nous allons mesurer les événements du jour.
Derrière l’horizon que connaît plus ou moins directement Emma, se
déploie une France royale organisée autour de Paris et Versailles avec les
figures centrales de Louis XIV et de Louise de La Vallière, plus une
couronne de cartes maîtresses qui sont toutes les grandes héroïnes d’une
part, les grandes scènes de l’Histoire de France de l’autre. Au-delà les
romances et les keepsakes vont apporter un cercle beaucoup plus vaste dans
lequel on peut distinguer deux régions principales : une froide, l’Écosse de
Walter Scott à laquelle on peut rattacher la Suisse des cascades et des
chalets, l’autre chaude, l’Orient, dont l’île de Paul et Virginie est comme
une première esquisse.

Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles aux bras des
bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées
dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite,
un lion à gauche, des minarets tartares à l’horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des
chameaux accroupis ; – le tout encadré d’une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon
de soleil perpendiculaire tremblotant dans l’eau, où se détachent en écorchures blanches sur un
fond d’acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.

Horizon imaginaire absolu du romantisme, dans lequel des éléments qui


apparaissent en général dans la réalité comme exclusifs l’un de l’autre, se
trouvent réunis comme dans certaines représentations médiévales ou
renaissantes du paradis, coïncidence des opposés.
Plus séduisant encore que l’Orient pour Emma, Paris, la grande ville
considérée comme centre du monde, le lieu à travers lequel on pourra
toucher tous les autres, la gare de triage, la station de correspondance pour
tout voyage, pour elle comme pour tous les Français du XIXe siècle. Ses
différentes amours vont lui être étroitement liées. Paris est le porche du
tourisme passionné dont elle rêve.
Lorsqu’elle arrive pour la première fois à Yonville, Emma réfléchit sur le
trajet qu’elle a déjà parcouru :

C’était la quatrième fois qu’elle couchait dans un endroit inconnu. La première avait été le
jour de son entrée au couvent, la seconde celle de son arrivée à Tostes, la troisième à la
Vaubyessard, la quatrième était celle-ci ; et chacune s’était trouvée faire dans sa vie comme
l’inauguration d’une phase nouvelle.
La dernière de ces scansions sera la chambre qu’elle partagera à Rouen
avec Léon. Lorsqu’elle est allée à la Vaubyessard, elle y a reconnu le monde
qui devrait être le sien, éprouve l’orgueil d’être à sa mesure. Son éducation
dans la danse, dans les manières, vont lui permettre non seulement de
s’intégrer, mais, pour un instant, de briller. Elle sera capable d’apprécier la
conversation dans ses épisodes touristiques.

À trois pas d’Emma un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pâle,
portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le
Vésuve, Castellamare et les Cassines, les roses de Gênes, le Colisée au clair de lune.

La couleur bleue est caractéristique de ces pays imaginaires au-delà de


l’horizon. Mais si Emma peut bien glisser à la surface de la conversation
mondaine, elle rencontre vite des fissures qui donnent sur des régions pour
elle fort obscures et d’autant plus fascinantes.

Emma écoutait de son autre oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait
pas. On entourait un tout jeune homme qui avait battu, la semaine d’avant, Miss Arabelle et
Romulus, et gagné deux mille louis à sauter un fossé, en Angleterre. L’un se plaignait de ses
coureurs qui engraissaient ; un autre des fautes d’impression qui avaient dénaturé le nom de son
cheval.

Dans ses grandes rêveries au couvent, lorsqu’Emma organisait ses


visions de lanterne magique, souvent elle entendait un fiacre passer dans la
rue. Ce fiacre nous le retrouverons avec Léon. Ce bruit entendu dans
l’enfance, lié à toutes les rêveries amoureuses, est l’accompagnement obligé
de son abandon. Lorsqu’elle rêvera à son départ avec Rodolphe, elle
entendra la course des chevaux. Charles d’ailleurs lui en achètera un sur sa
demande, ce qui facilitera ses rencontres avec son amant.
La nuit à la Vaubyessard réactive toutes ses rêveries de jeunesse qui
s’organiseront beaucoup plus fortement qu’avant autour de la ville de Paris
dont elle a reçu en quelque sorte le message. Elle songe que les personnages
qu’elle a rencontrés, en particulier certain vicomte qui lui a fait beaucoup
d’effet et dont elle conserve une relique, l’étui à cigares, s’en retournent
vers la capitale.

Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans l’armoire, entre les plis du linge
où elle l’avait laissé, le porte-cigares en soie verte.
Elle le regardait, l’ouvrait, et même elle flairait l’odeur de sa doublure, mêlée de verveine et
de tabac. À qui cela appartenait-il ?… Au Vicomte. C’était peut-être un cadeau de sa maîtresse.
On avait brodé cela sur quelque métier de palissandre, meuble mignon que l’on cachait à tous
les yeux, qui avait occupé bien des heures et où s’étaient penchées les boucles molles de la
travailleuse pensive. Un souffle d’amour avait passé parmi les mailles du canevas ; chaque coup
d’aiguille avait fixé là une espérance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacés n’étaient
que la continuité de la même passion silencieuse. Et puis le Vicomte, un matin, l’avait emporté
avec lui. De quoi avait-on parlé, lorsqu’il restait sur la cheminée à large chambranle, entre les
vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris maintenant ;
là-bas ! Comment était-ce Paris ? Quel nom démesuré ! Elle se le répétait à demi-voix, pour se
faire plaisir ; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon de cathédrale ! Il flamboyait à ses yeux
jusque sur l’étiquette de ses pots de pommade.

Publicité constitutive de l’imaginaire, le nom de Paris est répercuté par


toutes sortes d’objets, comme encore aujourd’hui.

La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenêtres en chantant La
Marjolaine, elle s’éveillait ; et, écoutant le bruit des roues ferrées qui, à la sortie du pays,
s’amortissaient vite sur la terre :
– Ils y seront demain ! se disait-elle.

Encore un bruit de fiacre.

Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les côtes, traversant les villages,
filant sur la grande route à la clarté des étoiles. Au bout d’une distance indéterminée il se
trouvait toujours une place confuse où expirait son rêve.

Elle se met donc à l’étude.


Elle s’acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait des courses
dans la capitale. Elle remontait les boulevards, s’arrêtant à chaque angle, entre les lignes des
rues, devant les carrés blancs qui figurent les maisons. Les yeux fatigués, à la fin, elle fermait
ses paupières, et elle voyait dans les ténèbres se tordre au vent des becs de gaz, avec des
marchepieds de calèches, qui se déployaient à grands fracas devant le péristyle des théâtres.

Pour mieux préciser son imagination, elle s’abonne à de la littérature


parisienne : deux journaux féminins, La Corbeille, journal des femmes, et
Le Sylphe des salons qu’elle accompagne de feuilletons parfois de grande
qualité.

Elle étudia dans Eugène Sue des descriptions d’ameublements ; elle lut Balzac et George
Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles.

Charles, à côté d’elle, ne comprend rien de ce qui se passe dans


l’approfondissement de son regard.

À table même, elle apportait son livre et elle tournait les feuillets, pendant que Charles
mangeait en lui parlant. Le souvenir du Vicomte revenait toujours dans ses lectures. Entre lui et
les personnages inventés elle établissait des rapprochements. Mais le cercle dont il était le centre
peu à peu s’élargit autour de lui, et cette auréole qu’il avait, s’écartant de sa figure, s’étala plus
au loin pour illuminer d’autres rêves.

Paris se présente lui-même comme un jeu de cartes ou d’images. Il y a un


alphabet pour la capitale comme pour l’Histoire de France avec ses scènes,
ou pour l’âme humaine avec les péchés et vertus. Flaubert ne nous expose
qu’une partie de ce tarot parisien. Il en détache les trois lames qui brillent
pour Emma au point de lui masquer les autres.

Paris, plus vaste que l’Océan, miroitait donc aux yeux d’Emma dans une atmosphère
vermeille. La vie nombreuse qui s’agitait en ce tumulte y était cependant divisée par parties,
classée en tableaux distincts. Emma n’en apercevait que deux ou trois qui lui cachaient tous les
autres et représentaient à eux seuls l’humanité complète.
Il y a d’abord le monde des ambassadeurs, celui de l’idéal masculin,
messager du lointain, le cavalier qui arrive à cheval du fond de l’horizon.

Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissés de
miroirs, autour de tables ovales couvertes d’un tapis aux crépines d’or. Il y avait là des robes à
queue, de grands mystères, des angoisses dissimulées sous des sourires.

Le deuxième monde est celui de l’idéal féminin, celui des Louise de La


Vallière qui ne sont pas encore entrées au couvent.

Venait ensuite la société des duchesses : on y était pâle ; on se levait à quatre heures ; les
femmes, pauvres anges ! portaient du point d’Angleterre au bas de leur jupon, et les hommes,
capacités méconnues sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par partie de plaisir,
allaient passer à Bade la saison d’été, et, vers la quarantaine enfin, épousaient des héritières.

L’homme, dans le monde des duchesses, apparaît comme l’ombre d’un


ambassadeur ; il en mime les gestes. Enfin le monde de l’art et de la
littérature, image à Paris d’un ailleurs plus lointain et plus divers, réalisation
parmi d’autres du voyage immobile.

Dans les cabinets des restaurants où l’on soupe après minuit riait, à la clarté des bougies, la
foule bigarrée des gens de lettres et des actrices. Ils étaient, ceux-là, prodigues comme des rois,
pleins d’ambitions idéales et de délires fantastiques. C’était une existence au-dessus des autres,
entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était
perdu, sans place précise, comme n’existant pas.

Si Emma va à Yonville, c’est parce que le désir du voyage une fois


précisé, approfondi par la nuit de la Vaubyessard, fait qu’elle ne peut plus
tenir en place. Or dès qu’elle arrive en ce nouveau lieu, image de tout lieu
autre, elle y rencontre un jeune homme travaillé par la même
démangeaison. La première conversation avec Léon va creuser l’horizon de
thèmes touristiques.
– Avez-vous du moins quelques promenades dans les environs ? continuait Mme Bovary
parlant au jeune homme.
– Oh ! fort peu, répondit-il. Il y a un endroit que l’on nomme la Pâture, sur le haut de la côte,
à la lisière de la forêt. Quelquefois le dimanche je vais là, et j’y reste avec un livre à regarder le
soleil couchant.
– Je ne trouve rien d’admirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la
mer, surtout.
– Oh ! j’adore la mer, dit M. Léon.
– Et puis ne vous semble-t-il pas, répliqua Mme Bovary, que l’esprit vogue plus librement sur
cette étendue sans limites, dont la contemplation vous élève l’âme et donne des idées d’infini,
d’idéal ?
– Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. J’ai un cousin qui a voyagé en
Suisse l’année dernière, et qui me disait qu’on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme
des cascades, l’effet gigantesque des glaciers. On voit des pins d’une grandeur incroyable, en
travers des torrents, des cabanes suspendues sur des précipices, et à mille pieds sous vous des
vallées entières quand les nuages s’entrouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer
à la prière, à l’extase ! Aussi je ne m’étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux
son imagination, avait coutume d’aller jouer du piano devant quelque site imposant.
– Vous faites de la musique ? demanda-t-elle.
– Non, mais je l’aime beaucoup, répondit-il.

Voilà Léon qui apparaît à Yonville, par cousin interposé, comme


l’ambassadeur du pays musical des cascades, avec la complicité de Liszt, le
grand voyageur du piano, toujours cavalcadant d’un bout à l’autre de son
clavier, dans ses fugues romantiques s’opposant à la fugue classique avec
ses règles, dans ses rhapsodies qui voyagent de thème en thème et de pays
en pays.
Léon ne représentera Paris que plus tard ; pour l’instant, son émissaire
dans Yonville c’est Rodolphe avec son chic. Il existe aussi un représentant
permanent du gouvernement parisien, de sa face colérique, bilieuse, c’est
Binet, le percepteur-capitaine des pompiers, qui veut éteindre toute flamme.
Lors des comices, d’autres représentants viendront tenir des discours
officiels. Rodolphe est le reflet du Paris séducteur, du Paris de la mode, des
produits de beauté, de la littérature, des théâtres, concerts, ambassadeurs,
duchesses et artistes de toutes sortes.
L’aventure entre Rodolphe et Emma se distribue en deux versants, autour
de l’opération catastrophique du pied bot ; d’abord c’est lui qui veut la
séduire, ensuite c’est elle qui veut absolument que la séduction continue,
que les choses aillent jusqu’au bout. Alors c’est elle qui mènera l’affaire à
laquelle Rodolphe se dérobera au dernier moment. Et c’est aussi lors d’une
opération, réussie cette fois, que l’aventure prend son départ.
Rodolphe vient chez Charles pour faire saigner un de ses domestiques,
lequel a des démangeaisons, des « fourmis » dans tout le corps. Le paysan
va être fort étonné de voir son sang jaillir. Il trouvera d’abord cela amusant,
et Charles de remarquer que quelquefois cela se passe très bien au début et
qu’ensuite les gens s’écroulent. En effet, le paysan, en dépit de toute sa
force apparente, s’évanouit. Lui aussi, sous sa carapace, a une sensibilité de
jeune fille. Alors le domestique élève d’Homais, Justin, l’une des victimes
obscures des scélérats d’Yonville, le seul qui soit vraiment épris d’Emma,
s’évanouit aussi. Homais en l’apprenant pousse de grands cris, le traite
d’incapable, déclarant bien haut qu’il n’a aucune difficulté à voir couler le
sang des autres, mais avouant qu’en ce qui concerne le sien, c’est quelque
chose qu’il n’aime même pas imaginer, ce qui, selon la mythologie de
l’ancienne France, indique qu’il n’a aucune noblesse. Rodolphe supporte
très bien la vue du sang, surtout chez les autres ; et ce qu’il remarque chez
Emma, c’est qu’elle n’a pas bronché. Il estime alors qu’elle a de grandes
qualités.
Il l’« aura » avant l’opération du pied bot, et ne cherchera plus ensuite
qu’à s’en débarrasser. Elle déploiera alors toutes sortes de ruses parisiennes,
toutes les recettes de séduction qu’elle a apprises et continue d’apprendre
pour le fixer à elle et l’obliger à l’emmener enfin sur les routes. Charles et
Emma rêvent l’un près de l’autre dans leur lit commun.
Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n’osait pas la réveiller. La veilleuse de porcelaine
arrondissait au plafond une clarté tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau faisaient
comme une hutte blanche qui se bombait dans l’ombre au bord du lit. Charles les regardait. Il
croyait entendre l’haleine légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant ; chaque saison,
vite, amènerait un progrès ; il la voyait déjà revenant de l’école à la tombée du jour…

Les rêves d’Emma sont tout différents.

Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau d’où
ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut
d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts,
des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus
portaient des nids de cigognes.

Cette grande ville qu’on aperçoit d’en haut avec sa cathédrale au centre,
Rouen tout à l’heure en sera le substitut.

On marchait au pas à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs
que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches,
hennir des mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines dont la vapeur
s’envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramides au pied des statues pâles qui
souriaient sous les jets d’eau. Et puis ils arrivaient un soir dans un village de pêcheurs, où des
filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C’est là qu’ils s’arrêteraient
pour vivre : ils habiteraient une maison basse à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un
golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur
existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée pendant
les nuits douces qu’ils contempleraient. Cependant sur l’immensité de cet avenir qu’elle se
faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait : les jours, tous magnifiques, se ressemblaient
comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de
soleil.

Rodolphe mimera le départ avec elle jusqu’au moment où il s’enfuira


seul. Emma en tombe malade. Charles se souvenant des avis de son maître,
se laisse conseiller par elle un peu de voyage, et c’est ainsi qu’on va à
l’opéra de Rouen où l’on rencontrera Léon retour de Paris. Laissant Charles
rentrer seul à Yonville, elle reste en compagnie du jeune homme. Visite de
la cathédrale, thème essentiel dans le roman depuis Hugo, l’édifice
représentant un autre livre, un livre antérieur. Ainsi les sculptures qui
figurent les péchés capitaux et le jugement dernier vont illustrer la destinée
d’Emma. Impatient Léon fait venir un fiacre. Alors le « suisse » resté sur le
porche leur crie :

« Sortez au moins par le portail du nord pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le
Paradis, le Roi David, et les Réprouvés dans les flammes d’enfer. »

C’est l’imagerie de la Tentation. Vient alors l’aria du voyage circulaire à


Rouen. C’est « un » fiacre bien sûr, mais qui se féminise vite en « voiture ».

Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, et longtemps du
côté d’Oyssel, au-delà des îles.
Mais tout d’un coup elle s’élança d’un bond à travers Quatremars, Sotteville, la Grande-
Chaussée, la rue d’Elbeuf, et elle fit sa troisième halte devant le Jardin des Plantes.
– Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.
Et aussitôt, reprenant sa course…

Elle revient ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda…

Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les
bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une
voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et
ballottée comme un navire.

Tous les thèmes du voyage flaubertien se retrouvent ici. C’est bien sûr
l’équivalent de la calèche tirée par quatre chevaux, mais c’est aussi un
navire qui amènerait vers l’Écosse de Lucia de Lamermoor ou vers l’Orient
des djiaours, des sultans et des bayadères, et au-delà encore vers les
paysages dithyrambiques.
Et c’est un tombeau.
Quant à la ville de Rouen elle est le substitut de « la » grande ville.
Lorsque, sous le couvert des leçons de piano chez Mlle Lempereur, Emma
va régulièrement y retrouver Léon, nous avons la description de sa journée
entière depuis le départ d’Yonville par la diligence nommée L’Hirondelle
avec l’arrivée au-dessus de la vieille cité.

Puis, d’un seul coup d’œil, la ville apparaissait.


Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s’élargissait au-delà des
ponts, confusément. La pleine campagne remontait ensuite d’un mouvement monotone jusqu’à
toucher au loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d’en haut, le paysage tout entier avait l’air
immobile comme une peinture ; les navires à l’ancre se tassaient dans un coin ; le fleuve
arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur
l’eau de grands poissons noirs arrêtés. Les cheminées des usines poussaient d’immenses
panaches bruns qui s’envolaient par le bout. On entendait le ronflement des fonderies avec le
carillon clair des églises qui se dressaient dans la brume. Les arbres des boulevards, sans
feuilles, faisaient des broussailles violettes au milieu des maisons, et les toits, tout reluisants de
pluie, miroitaient inégalement selon la hauteur des quartiers. Parfois un coup de vent emportait
les nuages vers la côte Sainte-Catherine, comme des flots aériens qui se brisaient en silence
contre une falaise.
Quelque chose de vertigineux se dégageait pour elle de ces existences amassées, et son cœur
s’en gonflait abondamment, comme si les cent vingt mille âmes qui palpitaient là eussent
envoyé toutes à la fois la vapeur des passions qu’elle leur supposait. Son amour s’agrandissait
devant l’espace et s’emplissait de tumulte aux bourdonnements vagues qui montaient. Elle le
reversait au dehors sur les places, sur les promenades, sur les rues, et la vieille cité normande
s’étalait à ses yeux comme une capitale démesurée, comme une Babylone où elle entrait.

Rouen est non seulement Paris, mais aussi la ville orientale à laquelle
pourrait mener Paris, ou fait rêver Paris. Voyages vers une nouvelle vie,
voyages à travers la mort.
Nous agonisons avec Emma, et la correspondance nous montre
abondamment que Flaubert s’identifie à son héroïne au moment où il décrit
ses derniers instants. Victime d’un sacrifice expiatoire, Mme Bovary
rassemble le mal répandu à Yonville comme le bouc émissaire des Hébreux.
Elle est en même temps sacrificatrice. Un des premiers symptômes de son
empoisonnement, c’est qu’elle a dans la bouche « un goût d’encre ».
J’imagine Flaubert enfant goûtant l’encre, et qu’il la regoûte lorsqu’il écrit
cette page, sacrifiant Emma et mourant avec elle.
Ce chant funèbre comporte trois moments : d’abord la description des
symptômes, puis la cérémonie de l’extrême-onction, et enfin le rire terrible
provoqué par la chanson de l’aveugle qui avait accompagné ses voyages à
Rouen, l’aveugle sans visage dont Homais peut de moins en moins
supporter l’horrible nudité, à tel point qu’il entreprend une campagne de
presse pour que l’on soit enfin débarrassé de cet épouvantail qui risque de
provoquer des accidents en effarant les chevaux de la diligence, l’aveugle
tellement démasqué qu’il n’a même plus de peau et qui représente dans
Madame Bovary cette splendide horreur fondamentale de la nature que la
bourgeoisie n’ose pas considérer. Cette horreur de l’horreur est l’origine
même de la corruption des péchés capitaux par l’époque contemporaine. Le
véritable artiste est celui qui est capable de regarder en face cette réalité
infernale dont les flammes se déploieront dans Salammbô et de la renverser
en douceur et beauté.
Le rire que le chant de l’aveugle provoque chez Emma signifie sa volonté
de détruire toute la société qui l’entoure. Apaisée par l’extrême-onction qui
lui apporte, si l’on peut dire, le pardon des choses, elle ne pardonne pas à
cette époque dont elle a condensé le malheur et le mal.
Lors de l’administration du sacrement, nous voyons passer un condensé
de théologie chrétienne et en particulier les péchés capitaux.

Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelqu’un qui a
soif, et collant ses lèvres contre le corps de l’Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force
expirante le plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné. Ensuite il récita le Misereatur
et l’Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l’huile et commença les onctions : d’abord sur
les yeux qui avaient tant convoité les somptuosités terrestres ; puis sur les narines friandes de
brises tièdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche qui s’était ouverte pour le mensonge,
qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure ; puis sur les mains qui se délectaient aux contacts
suaves, et enfin sur la plante des pieds si rapides autrefois quand elle courait à l’assouvissance
de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus.

Comme nous avons ici la mention expresse de deux péchés, le groupe des
sept se présente tout de suite à notre esprit. Luxure et orgueil ; la mention de
celui-ci est d’autant plus intéressante que cet orgueil n’est pas si facile à
identifier au premier abord. Nous pouvons imaginer facilement les
moments où elle a crié dans la luxure, mais il nous faut interroger
astucieusement le texte, revenir maintes fois sur lui pour découvrir les
moments où cette bouche a pu « gémir » d’orgueil, évidemment d’orgueil
déçu, blessé, de cet orgueil qui l’a fait aider Homais à tenter Charles pour
l’opération du pied bot.
À cette mort dramatique s’oppose une mort très douce, celle de Charles
qui s’éteint comme une veilleuse épuisée, après avoir enlevé l’un des
derniers masques d’Emma, une fois qu’il a découvert dans une boîte au
fond d’un secrétaire la correspondance avec Rodolphe. Quelques jours plus
tard, il rencontre celui-ci, assez gêné, qui se dit que la seule chose à faire
pour garder à peu près contenance, c’est d’offrir un verre à ce pauvre veuf.

Accoudé en face de lui, il mâchait son cigare tout en causant, et Charles se perdait en rêveries
devant cette figure qu’elle avait aimée. Il lui semblait revoir quelque chose d’elle. C’était un
émerveillement. Il aurait voulu être cet homme.
L’autre continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des phrases banales tous
les interstices où pouvait se glisser une allusion. Charles ne l’écoutait pas ; Rodolphe s’en
apercevait, et il suivait sur la mobilité de sa figure le passage des souvenirs. Elle s’empourprait
peu à peu, les narines battaient vite, les lèvres frémissaient ; il y eut même un instant où Charles,
plein d’une fureur sombre, fixa les yeux contre Rodolphe qui, dans une sorte d’effroi,
s’interrompit. Mais bientôt la même lassitude funèbre réapparut sur son visage.
– Je ne vous en veux pas, dit-il.
Rodolphe était resté muet. Et Charles, la tête dans ses deux mains, reprit d’une voix éteinte et
avec l’accent résigné des douleurs infinies :
– Non, je ne vous en veux plus !
Il ajouta même un grand mot, le seul mot qu’il ait jamais dit :
– C’est la faute de la fatalité.
C’est une expression que, peut-être sans le savoir, il reprend à Rodolphe.
Dans sa lettre d’adieu à Emma, que Charles a lue sans doute avec les autres,
il déclarait :

« Emma ! Oubliez-moi ! Pourquoi faut-il que je vous ai connue ? Pourquoi étiez-vous si


belle ? Est-ce ma faute ? Ô mon Dieu ! non, non, n’en accusez que la fatalité ! »

Au moment de l’écrire, le séducteur gourmet l’avait commentée ainsi :

– Voilà un mot qui fait toujours de l’effet, se dit-il.

Flaubert s’efforce certes de montrer toute la fatalité qu’il y a dans le


drame d’Emma, mais cette fatalité est conduite :

Rodolphe qui avait conduit cette fatalité, le trouva bien débonnaire pour un homme dans sa
situation, comique même, et un peu vil.

Rodolphe prospère comme les autres tentateurs qui ont conduit aussi
cette fatalité. Mais le pauvre Charles, certes un peu vil, va mourir dans une
bénédiction :

Le lendemain, Charles alla s’asseoir sur le banc, dans la tonnelle. Des jours passaient par le
treillis ; les feuilles de vigne dessinaient leurs ombres sur le sable, le jasmin embaumait, le ciel
était bleu, des cantharides embaumaient autour des lys en fleur, et Charles suffoquait comme un
adolescent sous les vagues effluves amoureux qui gonflaient son cœur chagrin.

Il est tout à coup transporté dans l’éden, sous le signe de la couleur bleue,
et boit à la fontaine de Jouvence. C’est à ce moment qu’il meurt
brusquement, passe de l’autre côté sans la moindre souffrance, et sans que
personne s’en aperçoive pour longtemps.
À sept heures la petite Berthe qui ne l’avait pas vu de toute l’après-midi, vint le chercher pour
dîner.
Il avait la tête renversée contre le mur, les yeux clos, la bouche ouverte, et tenait dans ses
mains une longue mèche de cheveux noirs.

Les cheveux d’Emma, naturellement.

– Papa, viens donc ! dit-elle.


Et croyant qu’il voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba par terre. Il était mort.

On fait une autopsie pour voir s’il s’agit d’un autre suicide. Mais non,
cette supposition était pure malveillance d’Homais qui lui envie même sa
mort. Celle-ci a été toute naturelle. Charles n’a été que trop puni de sa
paresse. Son châtiment s’achève dans la douceur d’un paradis.
À ce médecin paresseux, proie des pharmaciens parce qu’il est presque
l’un d’eux, et à cette littérature paresseuse qui va nous cacher la vérité,
s’opposent une médecine vigoureuse, vertueuse, orgueilleuse, et la
littérature qui lui correspond. À cause de la paresse générale, le grand
médecin arrive malheureusement trop tard.

L’apparition d’un dieu n’eût pas causé plus d’émoi. Bovary leva les mains, Canivet s’arrêta
court et Homais retira son bonnet grec avant que le docteur fût entré.
Il appartenait à cette grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat, à cette génération
maintenant disparue, de praticiens philosophes qui, chérissant leur art d’un amour fanatique,
l’exerçaient avec exaltation et sagacité ! Tout tremblait dans son hôpital quand il se mettait en
colère, et ses élèves le vénéraient si bien qu’ils s’efforçaient, à peine établis, de l’imiter le plus
possible ; de sorte que l’on retrouvait sur eux, par les villes d’alentour, sa longue douillette de
mérinos et son large habit noir, dont les parements déboutonnés couvraient un peu ses mains
charnues, de fort belles mains, et qui n’avaient jamais de gants, comme pour être plus promptes
à plonger dans les misères.

C’est l’expression même de son saint orgueil.

Dédaigneux des croix,


donc l’opposé d’Homais (Flaubert dira plus tard : « les honneurs
déshonorent »),

des titres et des académies, hospitalier, libéral, paternel avec les pauvres et pratiquant la vertu
sans y croire,

ce qui est bien plus vertueux que lorsqu’on y croit,

il eût presque passé pour un saint, si la finesse de son esprit ne l’eût fait craindre comme un
démon.

Encore un mariage du ciel et de l’enfer.

Son regard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droit dans l’âme et désarticulait
tout mensonge à travers les allégations et les pudeurs. Et il allait ainsi, plein de cette majesté
débonnaire que donnent la conscience d’un grand talent, de la fortune, et quarante ans d’une
existence laborieuse et irréprochable.

Le passage de l’écriture horizontale à l’écriture verticale est une


manifestation de la transformation de l’écrivain Flaubert dans la perspective
de cet idéal superpaternel, médical et chirurgical. Il va constituer un corps
de phrases sur ce lit ou cette table d’opération qu’est la page blanche. À
l’intérieur de ce corps, ou de cette âme, il va trancher, recoudre. Il
transforme le lecteur en chirurgien, le faisant passer d’une littérature de
paresse à une littérature d’orgueil qui doit disperser, brûler les mensonges,
et qui a besoin bien sûr de la paresse sous la forme la plus noble, l’amour de
la retraite, pour se développer. La moralité de Madame Bovary, avec tous
ses aspects religieux et sacrificiels, c’est la moralité du « style », c’est-à-
dire bistouri ou glaive, instrument qui tranche et sépare les différentes
strates ou fibres qui se camouflent l’une l’autre, désarticulant tous
complots.
À PROPOS DE
« SALAMMBÔ »

Lorsque Flaubert a enfin publié Madame Bovary, que cette épreuve


initiatique est terminée, cette pénitence, on peut s’imaginer qu’il est libéré.
Il se remet en effet à La Tentation de saint Antoine, met au point la seconde
version et en fait paraître une partie dans L’Artiste, la revue de Théophile
Gautier. À partir de ce moment il estime que le salut de son grand œuvre est
assuré. Il a passé le mot. Le premier livre publié d’un écrivain risque
toujours d’être le seul, et Flaubert a tout fait pour que son roman, élément
d’une complexe stratégie, soit quelque chose d’efficace, même s’il restait
isolé. L’ouvrage a eu la chance de provoquer un scandale, un procès gagné.
Flaubert a donc à ce moment des possibilités qui ne se présenteront peut-
être plus. Il assure l’existence au grand jour de la Tentation, et le fragment
manifesté fait pas mal d’effet puisque Baudelaire en parle dans son article
sur Madame Bovary et qu’il en est question dans les plaidoiries. Le monde
parisien sait que le livre existe ; c’est comme un faire-part de naissance.
Mais l’enfant est retiré de la circulation, comme Hannibal dans
Salammbô, mis en réserve ; il a encore besoin de mûrir dans quelque
collège ou ermitage intime. Ayant réglé cette urgence, Flaubert se lance
dans un autre livre avec lequel il veut se libérer des contraintes qu’il s’était
imposées pour Madame Bovary, aventure qui va nous mener dans un
monde tout différent, une Antiquité demi-fabuleuse, cruelle et splendide,
qui correspond dans notre mythologie actuelle à la Rome hollywoodienne
du technicolor et cinémascope. Si nous comparons la troisième version de
la Tentation aux deux précédentes, l’aspect visuel, l’aspect « grande
machine » a considérablement augmenté, et il est clair que la rédaction du
roman punique a été un exercice essentiel pour ce passage. Exercice
d’exposition, de visualisation, mais aussi de méditation ; la pensée de la
Tentation va s’approfondir par l’intermédiaire de cette œuvre plus encore
que de la précédente. C’est d’elle que peut être datée la grande prise de
conscience du renversement des valeurs autour des péchés capitaux.
Le titre actuel apparaît seulement fort tard dans le travail qui a duré cinq
ans. L’ouvrage devait d’abord s’appeler Carthage. Nous reconnaissons dans
cette évolution l’incarnation d’un lieu dans une femme, que nous avait
montré le Voyage en Orient. Salammbô est l’incarnation de la déesse Tanit
et la figure vivante de sa ville. Quand elle meurt dans la dernière page, non
seulement le texte meurt avec elle, mais c’est déjà la mort de Carthage bien
qu’il faille attendre encore deux guerres puniques, c’est-à-dire à peu près un
siècle, pour que cette agonie s’achève.
Tout lecteur qui a fait ses études secondaires en France au XIXe siècle, sait
que « Carthage doit être détruite » comme l’avait dit Caton. Carthage, c’est
la grande menace qui a pesé sur la république romaine, ce qui aurait pu faire
que l’Empire romain n’ait pas existé. Rome a pour nous deux aspects
principaux qui sont les deux piliers de notre histoire culturelle, les deux
testaments sur lesquels toute notre civilisation est fondée : d’une part la
Rome impériale et par conséquent l’Antiquité classique, celle des
humanistes, des études grecques et latines, et d’autre part la Rome
chrétienne, le siège de Pierre. Quand les voyageurs romantiques vont en
Orient, ils font un pèlerinage aux origines de leur pensée, de leur sensibilité,
allant de ville essentielle en ville essentielle : Rome, Athènes, Jérusalem.
Athènes et Jérusalem sont déjà repris par les deux aspects de Rome qui
organise pour la première fois autour d’un centre le monde qui restera le
seul connu jusqu’aux grandes découvertes de la Renaissance, à part
quelques lueurs comme le récit de Marco Polo. Carthage est ce qui a failli
empêcher cela, et c’est ce qui fascine Flaubert.
Carthage est ainsi l’envers de l’Antiquité, aussi bien classique que
chrétienne. Lorsque Flaubert braque sa caméra sur cette ville, il décentre
notre représentation du monde. Rome est le cœur du monde ancien pour nos
ancêtres, et les grandes capitales occidentales ont rêvé l’une après l’autre de
devenir la nouvelle Rome, et le rêvent souvent encore aujourd’hui. Si nous
attirons l’attention vers un autre centre, notre image de l’univers se
transforme, devient elliptique avec deux foyers entre lesquels toutes sortes
d’agitations vont bouillonner. Ce monde décentré est pour Flaubert le
monde antérieur à la centralisation romaine, tel qu’il était dans sa variété
originelle avant que la monotonie impériale ait imposé partout ses colonnes
corinthiennes, ses arcs de triomphe et ses théâtres.
Monotonie pire encore du monde aujourd’hui. L’amélioration des
transports a été payée par une uniformisation du réel. Pour beaucoup,
voyager de ville en ville, c’est voyager de Hilton en Hilton, dans des
chambres qui sont semblables à Hong Kong, Buenos Aires ou Cincinnati.
Notre nostalgie de cette variété en perdition s’exprime en particulier dans la
littérature ou le cinéma de science-fiction qui prennent comme champ de
voyages l’ailleurs de la Terre elle-même, un espace où l’on retrouve les
impressions de découverte. Lorsque nous lisons Salammbô aujourd’hui, si
toutes sortes d’aspects nous rappellent la littérature du Moyen Âge,
l’errance chevaleresque telle qu’elle s’exprime encore si harmonieusement
dans l’Orlando furioso, nous nous trouvons plongés dans certains des
thèmes fondamentaux de la science-fiction avec non seulement les
extraordinaires machines remontées de l’Antiquité profonde, mais surtout
ce déploiement d’une variété culturelle qui annonce celle qu’explorent les
astronautes de nos rêves allant de planète en planète lors de quelque guerre
des étoiles.
Carthage, c’est ce qui nous est caché par Rome, ce qui a été détruit par
Rome à tel point que c’en est devenu un tabou. On ne doit plus savoir ce
que c’était. Malgré le prestige de certains de ses généraux,
pédagogiquement utiles comme ce avec quoi il faut rivaliser, le reste doit
n’être considéré que comme abominable et même innommable. Le livre est
l’arrachage d’un voile. À l’intérieur, le voile essentiel, le voile des voiles, le
zaïmph, est arraché par le seul héros vraiment sympathique, le mercenaire
Mâtho. Et le livre meurt avec la phrase suivante :

Ainsi mourut la fille d’Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit.

Carthage est ce que Rome nous cache non seulement à l’extérieur, mais à
l’intérieur d’elle-même, la représentation de ce qui est caché dans Rome, la
face cachée de ses deux aspects fondamentaux : Antiquité et christianisme.
Elle va incarner pour Flaubert tout ce que nous préférons ne pas trop
regarder dans la culture antique, en particulier la cruauté, tout ce qui
s’ordonne autour de la notion de sacrifice, et aussi ce qui annonce déjà ce
qu’il déteste dans la civilisation contemporaine, Carthage étant le type
même de la république marchande, magnifique à certains égards, mais
horrible aussi, superbement horrible et mollement horrible, écœurante parce
qu’elle est une république d’épiciers, le pouvoir y étant aux mains de la
banque, ce qui nous révèle un autre aspect de la république romaine qui
n’est pas pour lui seulement la vertu que l’on nous montre d’habitude, mais
aussi une organisation de conquête commerciale et financière du monde
ancien.
Carthage, c’est non seulement l’envers de Rome, c’est l’envers de Paris,
l’envers d’Yonville. Nous retrouverons les mêmes personnages d’une cité à
l’autre sous des déguisements extraordinaires. Le nom même d’Yonville où
l’auberge principale est à l’enseigne du Lion d’or est secrètement lié aux
lions de Carthage.
Face cachée de la Rome antique, c’est donc aussi ce que nous n’avons
nullement à regretter dans celle-ci puisque c’est la réalité de notre France
contemporaine. C’est aussi la face cachée de l’autre testament romain : du
christianisme et du judaïsme. Salammbô, bourré de références plus ou
moins directes à la Bible et à l’Évangile, est un livre remarquablement
blasphématoire en accordant tant d’importance à des figures divines
considérées par les prophètes comme l’exemple même de ce qu’il faut
détruire : Moloch ou Baal. Reconstituer Carthage, c’est en même temps
ranimer les divinités phéniciennes, mettre en plein jour ce que la Bible nous
révèle en quelque sorte malgré elle.
Madame Bovary est un texte double. Ici tout dans la ville est double : à la
fois ce que cache Rome et ce qui est caché dans Rome, à la fois l’Antiquité
lointaine et ce que nous reconnaissons chez nous, à la fois ici et ailleurs,
aujourd’hui et autrefois. C’est un texte à deux dates et deux lieux. Sa langue
même va être à deux étages, deux époques. Flaubert ne peut évidemment
pas écrire en punique ; il y a donc une distance temporelle considérable
entre la langue qu’il utilise et l’objet qu’il décrit. Pour pouvoir nous faire
vivre à Carthage, nous tenter avec ses tentations, Flaubert, tout en écrivant
en français, est obligé d’enfoncer sa langue dans le passé. C’est pourquoi il
utilise le plus souvent possible des termes empruntés à la littérature antique,
mais non point ceux que nous reconnaissons le plus facilement, qui
faisaient partie du vocabulaire courant du français cultivé à l’époque.
Cela est très net en ce qui concerne la géographie. Flaubert aurait très
bien pu utiliser les noms actuels pour nous décrire le monde tel qu’il était
vu de Carthage. Il aurait pu nous parler du détroit de Gibraltar et tout le
monde aurait compris. Nomination directe et simple. Mais il préfère le
détour. Il dispose d’une expression antique, encore assez connue : les
colonnes d’Hercule. Il traduit l’Hercule gréco-romain par ce qu’il considère
comme son équivalent punique : Melkart. Ainsi le texte s’enfonce peu à
peu. Certains passages sont envahis de noms qui nous viennent bien par
l’intermédiaire d’autorités grecques et latines, mais qui sont à peu près
inintelligibles pour le lecteur moyen sauf comme des signes que nous
dépêchent à travers les brumes de l’oubli ou de l’interdit, des peuples
chassés de l’Histoire. Grandes énumérations de type homérique dans
lesquelles les termes sont animés par des qualifications, où certains seront
vite reconnus par qui jouit d’une solide culture classique, d’autres en
demanderaient une approfondie qu’aucun lecteur n’est censé avoir, que
même le spécialiste ne pourra avoir dans tout ce domaine, d’autres enfin
sont inventés pour multiplier l’impression de variété perdue.
Le mot « ancien » dans Salammbô a un sens particulier : il désigne la
partie de la population représentée par Hamilcar, celle qui est à l’origine de
la grandeur de la cité, et dont la puissance a été usurpée par une autre : les
riches représentés par Hannon, l’autre suffète qui sera crucifié d’une
manière spectaculaire.
Le monde extérieur se présente à Carthage comme une croix cardinale.
Hamilcar songe que la ville est menacée par quatre ennemis principaux :
Rome au nord, les Libyens à l’est, les barbares nomades au sud, les
Numides à l’ouest. Ces quatre peuples forment une première couronne qui
va se compléter et s’expliciter dans les mercenaires qu’elle a utilisés et dont
elle veut se débarrasser. Tous, sauf quelques traîtres numides, seront
éliminés à la fin. Le dernier, celui qui recueille toutes les puissances des
autres, Mathô, sera sacrifié au dernier chapitre, mourra dans la dernière
page. Couronne formée de peuples dont nous reconnaissons encore les
noms : Libyens, Numides, Grecs, Ibères, Lusitaniens, Gaulois même, l’un
d’entre eux nostalgique de son pays natal, ce qui nous procure au milieu des
fureurs carthaginoises, un délicat paysage normand :

Il songeait à la senteur des pâturages par les matins d’automne, à des flocons de neige, aux
beuglements des aurochs perdus dans le brouillard, et, fermant les paupières, il croyait
apercevoir les feux des longues cabanes couvertes de paille, trembler sur les marais au fond des
bois.
Flaubert insiste beaucoup sur la variété de leurs mœurs, de leurs
coutumes, de leurs croyances et de leurs langues. Ils ne se comprennent pas
entre eux. Spendius, le Grec ingénieux, le Mercure de cet ensemble, sera
l’interprète de la plupart. Mais tous vont balbutier quelques mots de
punique.
La menace que cette armée de mercenaires fait peser sur la ville devient
si forte que la nouvelle d’une destruction possible se répand. À partir du
moment où la puissance de ce centre carthaginois s’affaiblit, où il
commence à se vider, il se produit comme un appel d’air. Comme le
pourrissement du centre romain aspirera les barbares, les problèmes de
Carthage vont attirer toute une nouvelle couronne de peuples d’alentour.
C’est ici que nous avons un grand passage de science-fiction voyageuse :

Ce n’étaient pas des Libyens des environs de Carthage ; depuis longtemps ils composaient la
troisième armée ; mais les nomades du plateau de Barca, les bandits du cap Phiscus et du
promontoire de Derné, ceux de Phazzana et de la Marmarique. Ils avaient traversé le désert en
buvant aux puits saumâtres maçonnés avec des ossements de chameau ; les Zuaèces, couverts de
plumes d’autruche, étaient venus sur des quadriges ; les Garamantes, masqués d’un voile noir,
assis en arrière sur leurs cavales peintes ; d’autres sur des ânes, sur des onagres, sur des zèbres,
sur des buffles ; et quelques-uns traînaient avec leurs familles et leurs idoles le toit de leur
cabane en forme de chaloupe. Il y avait des Ammoniens aux membres ridés par l’eau chaude des
fontaines ; des Atarantes qui maudissent le soleil ; des Troglodytes qui enterrent en riant leurs
morts sous des branches d’arbres ; et les hideux Auséens qui mangent des sauterelles ; les
Achyrmachides qui mangent des poux, et les Gysantes, peints de vermillon, qui mangent des
singes.

Ce sont tous des peuples qui viennent de l’Orient. Les Libyens sont
comme la face que leur variété présente à Carthage. Voici maintenant ceux
de l’Occident, dont les Numides sont la face :

Puis, du côté de l’Ariane, apparurent les hommes de l’Occident, le peuple des Numides. En
effet, Narr’Havas ne gouvernait que les Massyliens ; et d’ailleurs une coutume leur permettant
après les revers d’abandonner le roi, ils s’étaient rassemblés sur le Zaine, puis l’avaient franchi
au premier mouvement d’Hamilcar. On vit d’abord accourir tous les chasseurs du Malethut-Baal
et du Garaphos, habillés de peaux de lion, et qui conduisaient avec la hampe de leurs piques de
petits chevaux maigres à longue crinière ; puis marchaient les Gétules dans des cuirasses en
peau de serpent ; puis les Pharusiens portant de hautes couronnes faites de cire et de résine ; et
les Caunes, les Macares, les Tillabares, chacun tenant deux javelots et un bouclier rond en cuir
d’hippopotame. Ils s’arrêtèrent au bas des Catacombes, dans les premières flaques de la lagune.

Voici maintenant ceux du Sud dont les quelques nomades intégrés à


l’armée des mercenaires sont la face tournée vers Carthage :

Mais quand les Libyens se furent déplacés, on aperçut à l’endroit qu’ils occupaient, et comme
un nuage à ras du sol, la multitude des Nègres. Il en était venu du Harousch-blanc, du Harousch-
noir, du désert d’Augyles et même de la grande contrée d’Agazymba qui est à quatre mois au
sud des Garamantes, et de plus loin encore ! Malgré leurs joyaux de bois rouge, la crasse de leur
peau noire les faisait ressembler à des mûres longtemps roulées dans la poussière. Ils avaient des
caleçons en fils d’écorce, des tuniques d’herbes desséchées, des mufles de bêtes fauves sur la
tête, et, hurlant comme des loups, ils secouaient des tringles garnies d’anneaux et brandissaient
des queues de vache au bout d’un bâton en manière d’étendards.

Noms de plus en plus obscurs ; puis il y a ceux dont on ne sait même plus
les noms :

Puis derrières les Numides, les Maurusiens et les Gétules, se pressaient les hommes jaunâtres
répandus au-delà de Taggir dans les forêts de cèdres. Des carquois en poils de chat leur battaient
sur les épaules, et ils menaient en laisse des chiens énormes, aussi hauts que des ânes, et qui
n’aboyaient pas.

Cet horizon de peuples méconnus, oubliés, cachés par d’autres,


représente aussi les parties de la population de Carthage que l’on ne peut
voir, qui se cachent ou que l’on cache :

Enfin, comme si l’Afrique ne s’était point suffisamment vidée, et que, pour recueillir plus de
fureurs, il eût fallu prendre jusqu’au bas des races, on voyait, derrière tous les autres, des
hommes à profil de bête et ricanant d’un rire idiot ; misérables ravagés par de hideuses
maladies, pygmées difformes, mulâtres d’un sexe ambigu, albinos dont les yeux rouges
clignotaient au soleil ; tout en bégayant des sons inintelligibles, ils mettaient un doigt dans leur
bouche pour faire voir qu’ils avaient faim.

L’aveugle au visage écorché.


Plus nous nous éloignons du centre, plus les objets qui viennent de ces
peuples vont être étranges, sacrés, vont nous mettre en communication avec
l’envers de la réalité, atteignant une valeur extraordinaire, témoins de ces
confins du ciel et de la Terre, et de l’enfer. Certains de ces hérauts de
l’inconnu apportent des pierres précieuses :

Et parfois, sur des seins couverts de vermine, pendait à un mince cordon quelque diamant
qu’avaient cherché les Satrapes, une pierre presque fabuleuse et suffisante pour acheter un
empire.

La religion de Carthage, ou sa science, cela va être une mise en forme, un


enregistrement de cette connaissance en partie oubliée. C’est pourquoi elle
va s’accumuler dans les parties secrètes des temples et des maisons.
L’immense palais d’Hamilcar est le lieu par excellence de la splendeur
carthaginoise. À l’intérieur, les magasins nous offrent une représentation du
monde, caractéristique d’une république marchande. Lorsque j’arrive dans
une ville étrangère, surtout dans un pays où je ne suis jamais allé, une des
premières choses que je vais visiter, c’est le ou les plus grands magasins,
musées de la vie quotidienne et de la perception de l’extérieur. Dans les
réserves d’Hamilcar, tout objet se transforme en monnaie pour le trésor ou
pour l’échange.
Incarnation de la curiosité des « anciens », Hamilcar envoie des
expéditions pour découvrir peuples et trésors nouveaux. Rentré de son
aventure en Sicile, il fait la revue de sa maison-château organisée comme
une armée avec toute une hiérarchie d’intendants. Deux nous intéressent
particulièrement : le chef des navires et celui des voyages. Hamilcar
complète le Périple d’Hannon (un tout autre Hannon) par une expédition
qui va s’engager encore plus loin vers l’Ouest, dans un monde inconnu qui
joue secrètement dans notre texte un rôle essentiel :

D’autres avaient continué vers l’Ouest, durant quatre lunes, sans rencontrer de rivages ; mais
la proue des navires s’embarrassait dans les herbes,

(la mer des Sargasses),

l’horizon retentissait continuellement du bruit des cataractes,

(pour Chateaubriand la nature américaine se trouve résumée dans les chutes


du Niagara),

des brouillards couleur de sang obscurcissaient le soleil, une brise toute chargée de parfums
endormait les équipages…

Puis il fait venir le chef des voyages qui a organisé les expéditions par
terre :

Les caravanes étaient parties régulièrement à l’équinoxe d’hiver. Mais de quinze cents
hommes se dirigeant sur l’extrême Éthiopie, avec d’excellents chameaux, des outres neuves et
des provisions de toiles peintes, un seul avait reparu à Carthage, – les autres étant morts de
fatigue ou devenus fous par la terreur du désert ;

(Rimbaud de retour au pays) ;

– et il disait avoir vu, bien au-delà du Harousch-noir, après les Atarantes et le pays des grands
singes, d’immenses royaumes où les moindres ustensiles sont tous en or, un fleuve couleur de
lait, large comme une mer, des forêts d’arbres bleus, des collines d’aromates, des monstres à
figure humaine végétant sur les rochers et dont les prunelles, pour vous regarder,
s’épanouissaient comme des fleurs ; puis, derrière des lacs tout couverts de dragons, des
montagnes de cristal qui supportent le soleil. D’autres étaient revenus de l’Inde avec des paons,
du poivre et des tissus nouveaux.
Par l’intermédiaire des caravanes et des expéditions maritimes un nouvel
horizon se matérialise dans les objets les plus précieux. Hamilcar descend
contempler le cœur de son trésor :

Avec son flambeau, il alluma une lampe de mineur fixée au bonnet de l’idole ; des feux verts,
jaunes, bleus, violets, couleur de vin, couleur de sang, tout à coup illuminèrent la salle. Elle était
pleine de pierreries qui se trouvaient dans des calebasses d’or accrochées comme des
lampadaires aux lames d’airain, ou dans leurs blocs natifs rangés au bas du mur. C’étaient des
callaïs arrachés aux montagnes à coups de fronde, des escarboucles formées par l’urine des lynx,
des glossopètres tombés de la lune, des tyanos, des diamants, des sandastrums, des béryls, avec
les trois espèces de rubis, les quatre espèces de saphirs et les douze espèces d’émeraudes. Elles
fulguraient, pareilles à des éclaboussures de lait, à des glaçons bleus, à de la poussière d’argent,
et jetaient leurs lumières en nappes, en rayons, en étoiles. Les céraunies engendrées par le
tonnerre étincelaient près des calcédoines qui guérissent des poisons. Il y avait des topazes du
mont Zabarca pour prévenir les terreurs, des opales de la Bactriane qui empêchent les
avortements, et des cornes d’Ammon que l’on place sous les lits afin d’avoir des songes.
Les feux des pierres et les flammes de la lampe se miraient dans les grands boucliers d’or.
Hamilcar debout souriait, les bras croisés ; et il se délectait moins dans le spectacle que dans la
conscience de ses richesses. Elles étaient inaccessibles, inépuisables, infinies. Ses aïeux,
dormant sous ses pas, envoyaient à son cœur quelque chose de leur éternité. Il se sentait tout
près des génies souterrains. C’était comme la joie d’un Kabyre ; et les grands rayons lumineux
frappant son visage lui semblaient l’extrémité d’un invisible réseau qui, à travers des abîmes,
l’attachait au centre du monde.

Termes qui nous sont totalement inconnus, termes connus qui nous font
comprendre quel genre de choses nous diraient les autres si nous étions plus
savants, et la multiplication des termes connus qui les emplissent de
mystère. Quelles sont les douze espèces d’émeraudes ? C’est à nous de les
inventer. Au-dessous de ce trésor déjà impressionnant, voici le plus
étonnant, le trésor du trésor, ce qui vient de l’autre côté du monde. Pour le
voir, Hamilcar doit mettre en jeu une inscription tatouée sur son propre
corps, se lire lui-même comme texte :

Une idée le fit tressaillir, et s’étant placé derrière l’idole, il marcha droit vers le mur.
Puis il examina parmi les tatouages de son bras une ligne horizontale avec deux autres
perpendiculaires, ce qui exprimait en chiffres chananéens le nombre treize. Alors il compta
jusqu’à la treizième des plaques d’airain, releva encore une fois sa large manche ; et la main
droite étendue, il lisait à une autre place de son bras d’autres lignes plus compliquées tandis
qu’il promenait ses doigts délicatement à la façon d’un joueur de lyre. Enfin, avec son pouce, il
frappa sept coups ; et d’un seul bloc toute une partie de la muraille tourna.
Elle dissimulait une sorte de caveau où étaient enfermées des choses mystérieuses, qui
n’avaient pas de nom et d’une incalculable valeur. Hamilcar descendit les trois marches ; il prit
dans une cuve d’argent une peau de lama flottant sur un liquide noir, puis il remonta.

Nous reverrons cette peau que Flaubert nommera alors peau d’antilope. Il
n’a osé utiliser qu’une fois ce mot (lama) désignant un animal dont il sait
très bien qu’il n’existe qu’en Amérique. Ce nouveau monde apparaît encore
en deux endroits très importants : d’abord dans le rêve de Mâtho, lorsque
Salammbô venue jusque dans sa tente pour reprendre le voile de la déesse
va succomber à son désir :

Au-delà de Gadès

(autre désignation du détroit de Gibraltar),

à vingt jours dans la mer, on rencontre une île couverte de poudre d’or, de verdure et d’oiseaux.
Sur les montagnes de grandes fleurs pleines de parfums qui fument se balancent comme
d’éternels encensoirs ; dans les citronniers plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de lait
font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon ; l’air est si doux qu’il
empêche de mourir. Oh ! je la trouverai, tu verras. Nous vivrons dans des grottes de cristal,
taillées au bas des collines. Personne encore ne l’habite, ou je deviendrai le roi du pays.

Mouvement parallèle à celui du rêve d’Emma allongée dans son lit près
de Charles : aller dans un pays qui soit en même temps un voyage.
Eldorado, fontaine de Jouvence. Et le sacrifice de Mâtho dans les dernières
pages évoque évidemment les cérémonies des Aztèques.
Dans cet horizon extrême la Terre et le Ciel se marient. La représentation
de la Terre se complète par celle du Ciel. La maison d’Hamilcar est aussi
une sorte de temple. Elle comporte une chapelle dans laquelle on retrouve
des pierres tombées de la Lune et où le maître se recueille pour recevoir les
influences planétaires :

Alors il monta au dernier étage de sa maison ; puis ayant retiré d’une coquille d’or suspendue
à son bras une spatule garnie de clous, il ouvrit une petite chambre ovale.
De minces rondelles noires, encastrées dans la muraille et transparentes comme du verre,
l’éclairaient doucement. Entre les rangs de ces disques égaux, des trous étaient creusés, pareils à
ceux des urnes dans les columbariums. Ils contenaient chacun une pierre ronde, obscure et qui
paraissait très lourde. Les gens d’un esprit supérieur seuls honoraient ces abaddirs tombés de la
lune. Par leur chute ils signifiaient les astres, le ciel, le feu ; par leur couleur la nuit ténébreuse,
et par leur densité la cohésion des choses terrestres. Une atmosphère étouffante emplissait ce
lieu mystique. Du sable marin que le vent avait poussé sans doute à travers la porte, blanchissait
un peu les pierres rondes posées dans les niches. Hamilcar, du bout de son doigt, les compta les
unes après les autres ; puis il se cacha le visage sous un voile de couleur safran, et tombant à
genoux, il s’étendit par terre, les deux bras allongés.
Le jour extérieur frappait contre les feuilles de lattier noir. Des arborescences, des monticules,
des tourbillons, de vagues animaux se dessinaient dans leur atmosphère diaphane ; et la lumière
arrivait, effrayante et pacifique cependant, comme elle doit être par-derrière le soleil, dans les
mornes espaces des créations futures. Il s’efforçait de bannir de sa pensée toutes les formes, tous
les symboles et les appellations des Dieux, afin de mieux saisir l’esprit immuable que les
apparences dérobaient. Quelque chose des vitalités planétaires le pénétrait, tandis qu’il sentait
pour la mort et pour tous les hasards un dédain plus savant et plus intime.

Description en grand détail de deux temples en certaines de leurs parties :


le temple féminin de Tanit que Mâtho explore, et dans lequel il va arracher
le voile de la déesse, contemplant ainsi la féminité même, et celui masculin
de Moloch, constructions symboliques élaborées dans lesquelles nous
trouvons inscrite l’astronomie carthaginoise. Ainsi, dans le temple de Tanit,
Mâtho arrive dans une salle qui s’illumine mystérieusement à son approche,
nouvelle machine de la science perdue des « anciens », à l’intérieur de
laquelle évolue un planétarium :

Mâtho fit un pas ; une dalle fléchit sous ses talons, et voilà que les sphères se mirent à tourner,
les monstres à rugir ; une musique s’éleva, mélodieuse comme l’harmonie des planètes ; l’âme
tumultueuse de Tanit ruisselait répandue.

Dans le temple de Moloch, le soleil ancien, le Saturne punique, un


passage nous mène à une salle à sept fenêtres dédiées aux sept planètes avec
des pierres de sept couleurs différentes. Les dieux carthaginois
correspondent à cette semaine, mais les masculins apparaissent plus
clairement que leurs équivalents gréco-latins, en communication les uns
avec les autres, aspects ou reflets du soleil, les féminins de la lune. Chacun
des personnages principaux incarnera l’un de ces dieux, à l’exception de
Salammbô, unique femme à part entière, qui incarnera à elle seule les deux
divinités féminines lunaires : Tanit et Astarté, Diane et Vénus, tandis que
Mâtho est Khanon-Apollon, Hamilcar Moloch-Saturne, Spendius Eshmoun-
Mercure ou encore Esculape, Narr’Havas Melkart-Mars ou encore Hercule,
et Hannon les dieux patèques ou Jupiter. Il faut dire qu’à partir du moment
où Salammbô a rompu son vœu de virginité, donc où elle incarne surtout
Vénus-Astarté, c’est Shahabarim, l’eunuque, qui devient la figure de la
virginité, donc de Diane, mais incapable d’assumer en l’absence de
Salammbô toute la féminité de sa déesse, il vire en faux prêtre de Moloch.
Le dictionnaire qu’est la Tentation, nous permet de retrouver avec ces dieux
les sept péchés capitaux.
Singulières machines célibataires. Nous ressentons la sexualité en général
comme ce qui est aussi peu mécanique que possible, mais chez un certain
nombre d’écrivains l’aspect mécaniste de notre société pénètre la sexualité
même. Flaubert est remarquablement célibataire. Il n’a jamais été question
de mariage pour lui. Il a des amours, des activités sexuelles ; la femme
devient pour lui figure et clef du lieu. Mais à partir du moment où il adopte
pratiquement sa nièce Caroline, plus question qu’il ait d’autre enfant. Dans
sa correspondance avec Louise Colet, on peut voir son inquiétude à l’idée
qu’il puisse devenir père, ce qui ne lui est pas arrivé. Dans Salammbô, si le
titre est le nom d’une femme, celle-ci reste unique avec sa domestique ; les
autres femmes font partie de la foule, elles ne sont jamais honorées d’un
nom. La fille d’Hamilcar est seule au milieu d’un monde presque
entièrement masculin. Les enfants sacrifiés à Moloch ont bien des mères,
mais aucune ne se distingue. Les mercenaires ont bien des femmes ; elles
sont toujours au pluriel. Hamilcar a deux enfants : Salammbô et Hannibal ;
leur mère, son épouse, n’est jamais mentionnée.
Une femme représente Carthage, et pourtant dans Carthage il y a un
interdit, un voile sur la féminité ; le Zaïmph la recouvre. La libération de
Salammbô par rapport à son vœu de virginité se produit lorsque celui-ci est
dérobé.
Dans la peinture du XIXe siècle, on parle souvent de « grandes machines »
à propos des toiles historiques que faisaient les étudiants des beaux-arts
pour gagner leur prix de Rome, représentant en général des scènes de
l’Antiquité classique. Les décors, la mise en scène de ces œuvres fait penser
à l’opéra d’antan. Salammbô peut être considérée comme une grande
machine dans ce sens, mais son texte est une machine dans un sens
beaucoup plus littéral, et à l’intérieur les machines jouent un rôle très
important.
Au XIXe siècle et pour une bonne partie d’entre nous encore aujourd’hui,
la preuve d’un progrès, d’une marche en avant, c’est la présence de
machines de plus en plus grandes et de plus en plus nombreuses ; nous
sommes dans une mythologie de la croissance industrielle. Flaubert, en
nous montrant ses mystérieuses machines de la science ancienne et les
impressionnantes machines de la guerre d’antan, déplace notre
interprétation de l’Histoire, mettant en question la notion de progrès
général.
Et ces machines anciennes sont aussi des représentations de machines
modernes. Ce sont des machines antérieures, mais en même temps l’aspect
caché des nôtres. C’est un lieu commun que d’interpréter la machine la plus
spectaculaire de tout l’ouvrage, la statue mécanique de Moloch, comme une
figure du monde industriel du siècle passé.
En contraste avec les machines symboliques merveilleuses, nous avons
les machines terrifiantes, destructrices, liées à la machinerie de la société
carthaginoise dans laquelle la bourgeoisie transforme le reste de la
population en pièces interchangeables. Les machines de guerre sont
contrôlées par le bourgeois hyperbolique Hannon, qui n’est certes pas leur
inventeur, mais sait les entretenir et les utiliser. Hannon, incarnation de
l’esprit bancaire et administratif de la république carthaginoise, est l’époux
de la machine. Ses inventeurs sont les anciens, les civilisations antérieures,
l’Égypte, Babylone, les Grecs. Lors de leur défilé le plus impressionnant,
elles sont au service des mercenaires, retournées contre Carthage par eux et
comme eux.
Dans ce défilé leurs noms sont de plus en plus obscurs, pour nous les
faire imaginer de plus en plus complexes, témoignages d’une science de
plus en plus oubliée.

En deçà de cette multitude, à trois cents pas des tours, se hérissaient les machines.
Sous la variété infinie de leurs appellations (qui changèrent plusieurs fois dans le cours des
siècles), elles pouvaient se réduire à deux systèmes : les unes agissant comme des frondes et les
autres comme des arcs.
Les premières, les catapultes, se composaient d’un chassis carré avec deux montants verticaux
et une barre horizontale. À la partie antérieure un cylindre muni de câbles retenait un gros timon
portant une cuiller pour recevoir les projectiles ; la base en était prise dans un écheveau de fils
tordus, et quand on lâchait les cordes, il se relevait, et venait frapper contre la barre, ce qui,
l’arrêtant par une secousse, multipliait sa vigueur.

Le mot « catapulte » est clair pour nous, l’était encore plus pour les
lecteurs du XIXe siècle. C’est une machine antique encore connue. Il lui
aurait été déjà nettement plus difficile de se représenter la baliste :

Les secondes offraient un mécanisme plus compliqué : sur une petite colonne, une traverse
était fixée par son milieu où aboutissait à angle droit une espèce de canal, aux extrémités de la
traverse s’élevaient deux chapiteaux qui contenaient un entortillage de crins ; deux poutrelles
s’y trouvaient prises pour maintenir les bouts d’une corde que l’on amenait jusqu’au bas du
canal, sur une tablette de bronze. Par un ressort, cette plaque de métal se détachait, et, glissant
sur des rainures, poussait des flèches.

Il faudrait relire plusieurs fois ces lignes pour en extraire un schéma sûr,
et remarquons que pendant tout ce long paragraphe le terme « baliste » n’est
pas encore employé. Flaubert s’empresse d’ailleurs de compliquer encore
les choses en donnant à ces machines des surnoms pour les multiplier à
notre imagination et les doter de nouveaux pouvoirs symboliques :

Les catapultes s’appelaient également des onagres, comme les ânes sauvages qui lancent des
cailloux avec leurs pieds, et les balistes des scorpions, à cause d’un crochet dressé sur la tablette,
et qui, s’abaissant d’un coup de poing, faisait partir le ressort.

Ce qui permettra ces dialogues :

Dans la gaieté de leur travail, ils débitaient des plaisanteries sur le nom des machines. Ainsi
les tenailles à prendre les béliers s’appelant des loups, et les galeries couvertes des treilles, on
était des agneaux, on allait faire la vendange ; et en armant leurs pièces, ils disaient aux
onagres : « Allons, rue bien ! » et aux scorpions : « Traverse-les jusqu’au cœur ! »

D’autres noms sont encore plus étranges. À la fin nous verrons la


machine des machines de guerre, une grande tour mobile à plusieurs étages
remplis eux-mêmes de machines, l’hélépole, le rempart devenu véhicule.
Plusieurs fois au cours du texte ces machines se déplaçant sur l’horizon
avec leurs bras qui se tendent nous donnent l’image d’une ville industrielle
en développement : grues, derricks ou puits de mine.
Machines célibataires destructrices, elles culminent dans la statue
articulée de Moloch qui élimine les enfants, expression de la société
carthaginoise que la bourgeoisie régnante transforme tout entière en
machines, en particulier à l’intérieur de son armée.
Les mercenaires qu’elle utilise nous donnent l’image d’une variété
inépuisable, d’une vitalité, d’une fécondité extraordinaires. Nous naviguons
dans cette mer qui n’en finit pas ; nous avons l’impression que nous
pourrions trouver encore des peuples et des peuples, encore des trésors et
des merveilles. Cette variété si riche, Carthage veut l’utiliser dans sa guerre,
mais elle se méfie fort de son bouillonnement. C’est pourquoi elle va
s’efforcer de transformer ses propres soldats en machines, ou plutôt en
pièces de machines, ce qui est remarquablement exprimé par la façon dont
Flaubert nous décrit la pièce maîtresse de la stratégie punique, le
fonctionnement de la phalange, adaptation de la phalange macédonienne,
instrument de la conquête d’Alexandre, modèle de la légion romaine. C’est
une machine humaine : les individus y sont métamorphosés en rouages qui
perdent tout visage propre.

Au milieu se hérissait la phalange, formée par des syntagmes ou carrés pleins, ayant seize
hommes de chaque côté. Tous les chefs de toutes les files apparaissaient entre de longs fers
aigus qui les débordaient inégalement, car les six premiers rangs croisaient leurs sarisses en les
tenant par le milieu, et les dix rangs inférieurs les appuyaient sur l’épaule de leurs compagnons
se succédant devant eux. Toutes les figures disparaissaient à moitié dans la visière des casques ;
des cnémides de bronze couvraient toutes les jambes droites ; les larges boucliers cylindriques
descendaient jusqu’aux genoux ; et cette horrible masse quadrangulaire remuait d’une seule
pièce, semblait vivre comme une bête et fonctionner comme une machine.

16 x 16 : 256 ; cela fait déjà une masse humaine considérable qui est
prise dans une sorte de carrosserie. Char d’assaut fait d’hommes qui ne
peuvent plus devenir des guerriers au sens épique, manifestant leur vertu.
La stratégie carthaginoise n’est pas seulement une façon de vaincre les
ennemis à l’extérieur, mais de maintenir la population à l’intérieur, pour
l’empêcher de trouver un chef qui puisse mener sa révolte contre
l’administration, laquelle est aussi conçue comme une machine :

Le génie politique manquait à Carthage. Son éternel souci du gain l’empêchait d’avoir cette
prudence que donnent les ambitions plus hautes. Galère ancrée sur le sable libyque, elle s’y
maintenait à force de travail. Les nations, comme des flots, mugissaient autour d’elle, et la
moindre tempête ébranlait cette formidable machine.
Le génie de Carthage, c’est le génie financier. La comparaison avec un
bateau évoque immédiatement la ville de Paris, mais il s’agit là d’un bateau
mécanique qui évoque moins la nef que nous voyons sur les armoiries de
notre capitale que ces bateaux à vapeur qui commençaient à sillonner les
mers du temps de Flaubert. L’énergie qui contrôle tout, c’est la richesse :

Mais ce peuple, qui se sentait haï, étreignait sur son cœur son argent et ses dieux ; et son
patriotisme était entretenu par la constitution même de son gouvernement.
D’abord le pouvoir dépendait de tous sans qu’aucun fût assez fort pour l’accaparer. Les dettes
particulières étaient considérées comme dettes publiques, les hommes de race chananéenne
avaient le monopole du commerce ; en multipliant les bénéfices de la piraterie par ceux de
l’usure, en exploitant rudement les terres, les esclaves et les pauvres, quelquefois on arrivait à la
richesse. Elle ouvrait seule toutes les magistratures ; et bien que la puissance et l’argent se
perpétuassent dans les mêmes familles, on tolérait l’oligarchie, parce qu’on avait l’espoir d’y
atteindre.

Carthage est une ville où règne l’envie qui s’incarne dans l’un des deux
suffètes, Hannon :

C’était un homme dévot, rusé, impitoyable aux gens d’Afrique, un vrai Carthaginois. Ses
revenus égalaient ceux des Barca. Personne n’avait une telle expérience dans les choses de
l’administration.

Il organise administrativement la guerre comme un ministère ou une


entreprise. Au contraire Hamilcar, l’autre suffète, l’« ancien », la
commandera non seulement en la préparant, mais en étant inspiré sur le
champ de bataille. Il pactise malheureusement avec Hannon, si bien qu’il ne
parvient pas à manifester toute la noblesse qui lui reste, sauf dans la lumière
du combat. Hannon est décrit comme une caricature de la bourgeoisie qui, à
cause de la distance dans le temps et l’espace, peut s’épanouir en un
burlesque extraordinaire. C’est un personnage fellinien. Lors de sa première
apparition, il cherche à frustrer les mercenaires de la solde qu’il leur avait
promise :

Mais les courtines de pourpre se relevèrent ; et l’on découvrit sur un large oreiller une tête
humaine tout impassible et boursouflée ; les sourcils formaient comme deux arcs d’ébène se
rejoignant par les pointes ; des paillettes d’or étincelaient dans les cheveux crépus, et la face
était si blême qu’elle semblait saupoudrée avec de la râpure de marbre…
Il avait des bottines en feutre noir, semées de lunes d’argent. Des bandelettes, comme autour
d’une momie, s’enroulaient à ses jambes, et la chair passait entre les linges croisés. Son ventre
débordait sur la jaquette écarlate qui lui couvrait les cuisses ; les plis de son cou retombaient
jusqu’à sa poitrine comme des fanons de bœuf ; sa tunique, où des fleurs étaient peintes,
craquait aux aisselles ; il portait une écharpe, une ceinture et un large manteau noir à doubles
manches lacées. L’abondance de ses vêtements, son grand collier de pierres bleues, ses agrafes
d’or et ses lourds pendants d’oreilles ne rendaient que plus hideuse sa difformité. On aurait dit
quelque grosse idole ébauchée dans un bloc de pierre ; car une lèpre pâle, étendue sur tout le
corps, lui donnait l’apparence d’une chose inerte. Cependant son nez, crochu comme un bec de
vautour, se dilatait violemment, afin d’aspirer l’air, et ses petits yeux, aux cils collés, brillaient
d’un éclat dur et métallique. Il tenait à la main une spatule d’aloès pour se gratter la peau.

Lors de ses retours successifs, Flaubert va essayer d’augmenter de plus


en plus notre dégoût, en le chargeant peu à peu de tous les vices vulgaires
qui vont colorer son envie fondamentale. Il est paresseux, luxurieux, goulu,
etc. Il se promène dans un confort extravagant. Lorsqu’il va diriger la
guerre en contremaître, il se fait accompagner par tout un équipage qui
transporte en particulier une grande baignoire dans laquelle il prend des
bains d’huile en mangeant des petits pâtés de graisse d’oie figée recouverts
de neige.

Hannon est décrit comme un volume qui se transforme en surface. Tout


coule chez lui : les joues, le ventre se répandent. Son étalement complet se
réalisera lors de sa crucifixion, sacrifice et châtiment, suppression
symbolique de tout ce qui écœure Flaubert dans la civilisation
contemporaine, de tout ce qui le démentit. Cette mort n’éveillera chez nous
aucune pitié. Son cadavre sera encore plus répugnant que son corps vivant.
Des barbares arrivent jusqu’à sa tente. Lâche, il supplie qu’on l’épargne.

Hannon tomba sur l’herbe ; et il voyait, autour de lui, encore d’autres croix, comme si ce
supplice dont il allait périr, se fût d’avance multiplié ; il faisait des efforts pour se convaincre
qu’il se trompait, qu’il n’y en avait qu’une seule, et même pour croire qu’il n’y en avait pas du
tout. Enfin on le releva…
À la base des trente croix, les Anciens languissaient par terre ; déjà des cordes étaient passées
sous leurs aisselles. Alors le vieux suffète, comprenant qu’il allait mourir, pleura.

Le sacrifice va commencer.

Ils arrachèrent ce qui lui restait de vêtements, et l’horreur de sa personne apparut. Des ulcères
couvraient cette masse sans nom ; la graisse de ses jambes lui cachait les ongles des pieds ; il
pendait à ses doigts comme des lambeaux verdâtres ; et les larmes qui ruisselaient entre les
tubercules de ses joues donnaient à son visage quelque chose d’effroyablement triste, ayant l’air
d’occuper plus de place que sur un autre visage humain.

Larmes de graisse. Hamilcar vient voir ce chemin de croix.

Au faîte de la plus grande un large ruban d’or brillait ; il pendait sur l’épaule, le bras
manquant de ce côté-là, et Hamilcar eut peine à reconnaître Hannon. Ses os spongieux ne tenant
pas sous les fiches de fer, des portions de ses membres s’étaient détachées, et il ne restait à la
croix que d’informes débris, pareils à ces fragments d’animaux suspendus contre la porte des
chasseurs.

C’est comme dans Le Cas étrange de Monsieur Waldemar d’Edgar Poe ;


c’est comme si toutes les dernières années de la vie d’Hannon n’avaient été
qu’un sursis magnétique. Une fois exposé, son cadavre ne peut plus se
tenir ; il s’effondre sur le sol. Hannon est l’ulcère ou l’abcès de la société
carthaginoise ; une fois disparu, elle pourrait guérir. Il est ce qu’il faudrait
enlever dans la société française pour que la splendeur ancienne puisse y
revenir. Sacrifice d’une victime noire.
Que d’autres morts dans ce texte, et que de victimes lumineuses ! La plus
solaire, c’est Mâtho, incarnation de Khamon-Apollon, sacrifié au
crépuscule pour mêler son sang aux rayons.
La plus grande partie des mercenaires meurt de faim dans le défilé de la
Hache. D’autres vont s’exterminer mutuellement sous les yeux des
Carthaginois. Dans un dernier combat ils vont se concentrer dans le seul
Mâtho dont le sacrifice vaudra pour toute cette gigantesque foule en
communication avec le mystérieux horizon du monde ancien.
Ce sacrifice doit être joie rancunière, envieuse pour la population entière
de Carthage. Ce n’est qu’à la fin qu’apparaîtra un sacrificateur individuel
improvisé, l’eunuque Schahabarim qui a déserté le temple de Tanit pour se
mettre au service de Moloch. L’ancienne paresse érémitique se lie à
l’avarice saturnienne pour châtier la fécondité.
Cette grande cérémonie finale doit se terminer par un festin qui répond à
celui des premières pages, descriptions qui servent d’exercice à Flaubert
pour passer de la deuxième à la troisième version de la Tentation ; même
genre de nature morte symbolique somptueuse :

Le festin devait durer toute la nuit, et des lampadaires à plusieurs branches étaient plantés,
comme des arbres, sur les tapis de laine peinte qui enveloppaient les tables basses. De grandes
buires d’électrum, des amphores de verre bleu, des cuillers d’écaille et des petits pains ronds se
pressaient dans la double série des assiettes à bordures de perles ; des grappes de raisins avec
leurs feuilles étaient enroulées comme des thyrses à des ceps d’ivoire ; des blocs de neige se
fondaient sur des plateaux d’ébène, et des limons, des grenades, des courges et des pastèques
faisaient des monticules sous les hautes argenteries ; des sangliers, la gueule ouverte, se
vautraient dans la poussière des épices ; des lièvres, couverts de leurs poils, paraissaient bondir
entre les fleurs ; des viandes composées emplissaient des coquilles ; les pâtisseries avaient des
formes symboliques ; quand on retirait les cloches des plats, il s’envolait des colombes.

Au-dessus de ce magnifique buffet, Salammbô préside comme


l’incarnation même de Carthage :
Ayant ainsi le peuple à ses pieds, le firmament sur sa tête, et autour d’elle l’immensité de la
mer, le golfe, les montagnes et les perspectives des provinces, Salammbô resplendissante se
confondait avec Tanit et semblait le génie même de Carthage, son âme corporifiée.

Le peuple ne se contente pas du festin, il veut un luxe qui contente mieux


son envie, il veut s’acharner sur Mâtho. De même que nous agonisons avec
Mme Bovary, nous agoniserons avec lui, et il est en partie son propre
sacrificateur, même si celui-ci s’extériorise dans l’ensemble de la
population, puis dans Schahabarim. L’envie carthaginoise va commander ce
supplice :

Mais quels citoyens seraient chargés de son supplice et pourquoi en frustrer les autres ? On
aurait voulu un genre de mort où la ville entière participât, et que toutes les mains, toutes les
armes, toutes les choses carthaginoises, et jusqu’aux dalles des rues et aux flots du golfe pussent
le déchirer, l’écraser, l’anéantir. Donc les Anciens décidèrent qu’il irait de sa prison à la place de
Khamon, sans aucune escorte, les bras attachés dans le dos ; et il était défendu de le frapper au
cœur pour le faire vivre plus longtemps, de lui crever les yeux afin qu’il pût voir jusqu’au bout
sa torture, de rien lancer contre sa personne et de porter sur elle plus de trois doigts d’un seul
coup.

Pour lui arracher un morceau de peau ou de chair avec les ongles. Le


peuple de Carthage effeuille le corps de Mâtho, son texte, page par page,
ligne par ligne. Ce sont des puces qui vont crever sa carapace, sa peau de
guerrier, pour qu’apparaisse dans toute sa splendeur sa peau sensible, sa
peau d’amoureux, sa peau de nudité profonde, écorché lumineux. Ceci ne
doit se produire qu’à la fin du jour, au moment où le soleil meurt pour
reparaître le lendemain, ou des siècles plus tard dans une autre ville. Mâtho
meurt pour que le livre puisse paraître. Salammbô regarde l’endroit d’où il
doit sortir :

Au sommet de l’Acropole, la porte du cachot, taillé dans le roc au pied du temple, venait de
s’ouvrir ; et dans ce trou noir, un homme sur le seuil était debout.
Il en sortit courbé en deux, avec l’air effaré des bêtes fauves quand on les rend libres tout à
coup.
La lumière l’éblouissait ; il resta quelque temps immobile. Tous l’avaient reconnu et ils
retenaient leur haleine.
Le corps de cette victime était, pour eux une chose particulière et décorée d’une splendeur
presque religieuse. Ils se penchaient pour le voir, les femmes surtout. Elles brûlaient de
contempler celui qui avait fait mourir leurs enfants et leurs époux ; et du fond de leur âme,
malgré elles, surgissait une infâme curiosité, le désir de le connaître complètement, envie mêlée
de remords et qui se tournait en un surcroît d’exécration.

Salammbô exprime cela en désirant le plus possible la mort de Mâtho,


mais ce désir de meurtre va se révéler peu à peu comme étant désir
amoureux, désir de mourir avec lui pour revivre avec lui.

Il appartenait aux prêtres maintenant ; les esclaves venaient d’écarter la foule ; il n’y avait
plus d’espace. Mâtho regarda autour de lui, et ses yeux rencontrèrent Salammbô.
Dès le premier pas qu’il avait fait, elle s’était levée, puis, involontairement, à mesure qu’il se
rapprochait, elle s’était avancée peu à peu jusqu’au bord de la terrasse ; et bientôt, toutes les
choses extérieures s’effaçant, elle n’avait aperçu que Mâtho. Un silence s’était fait dans son
âme, un de ces abîmes où le monde entier disparaît sous la pression d’une pensée unique, d’un
souvenir, d’un regard. Cet homme qui marchait vers elle, l’attirait.
Il n’avait plus, sauf les yeux, d’apparence humaine ; c’était une longue forme complètement
rouge ; ses liens rompus pendaient le long de ses cuisses, mais on ne les distinguait pas des
tendons de ses poignets tout dénudés ; sa bouche restait grande ouverte ; de ses orbites sortaient
deux flammes qui avaient l’air de monter jusqu’à ses cheveux ; et le misérable marchait
toujours !
Il arriva juste au pied de la terrasse. Salammbô était penchée sur la balustrade ; ces
effroyables prunelles la contemplaient, et la conscience lui surgit de tout ce qu’il avait souffert
pour elle. Bien qu’il agonisât, elle le revoyait dans sa tente, à genoux, lui entourant la taille de
ses bras, balbutiant des paroles douces ; elle avait soif de les sentir encore, de les entendre ; elle
ne voulait pas qu’il mourût ! À ce moment-là, Mâtho eut un grand tressaillement ; elle allait
crier. Il s’abattit à la renverse et ne bougea plus.

Sa peau plus ou moins blanche a disparu. Nous voyons non seulement la


chair de l’écorché, mais l’intérieur de son corps. Dans la mort d’Hannon
nous avions l’accomplissement de la pourriture et le volume du corps se
transformait en surface, la profondeur carthaginoise disparaissant en ce
corps étalé ; le corps de Mâtho reste toujours aussi ferme, tandis que le
soleil mourant le pénètre. Ceci rappelle le Cavalier de Fragonard (un autre
Fragonard) au musée vétérinaire d’Alfort, double écorché, humain sur
cheval, muscles détachés qui s’envolent dans le mouvement, ou ces
squelettes ou écorchés dans la fameuse édition de Vésale, avec leurs
attitudes pleines de grâce, représentations de corps lumineux, glorieux. La
lumière imprègne jusqu’au cœur Mâtho, ce cœur avec lequel le nôtre a
battu, et que nous allons voir en pleine nudité lorsque Schahabarim se
transforme en prêtre aztèque :

Un homme s’élança sur le cadavre. Bien qu’il fût sans barbe, il avait à l’épaule le manteau
des prêtres de Moloch, et à la ceinture l’espèce de couteau leur servant à dépecer les viandes
sacrées et que terminait, au bout du manche, une spatule d’or. D’un seul coup il fendit la poitrine
de Mâtho, puis en arracha le cœur, le posa sur la cuiller, et Schahabarim, levant son bras, l’offrit
au soleil.
Le soleil s’abaissait derrière les flots ; ses rayons arrivaient comme de longues flèches sur le
cœur tout rouge. L’astre s’enfonçait dans la mer à mesure que les battements diminuaient ; à la
dernière palpitation il disparut.

Nous subissons avec Flaubert le supplice de Mâtho pour que nous


puissions retrouver les puissances anciennes qui nous ont été interdites par
la face cachée de Rome, par Hannon et tout ce qu’il représente, et aussi par
l’insuffisance d’Hamilcar, par tout ce qu’il y a de mensonge en lui.
Hamilcar représente l’ancienne noblesse carthaginoise et française, qui a
failli à son rôle à cause de ses compromis avec la bourgeoisie. L’ancienne
noblesse a perpétré le meurtre de ses propres enfants, de ses propres
héritiers, un des thèmes fondamentaux du romantisme étant que c’est
l’écrivain qui est alors l’héritier véritable de la noblesse, le seul authentique
représentant du peuple entier.
Hamilcar pourrait très bien abandonner à sa décadence la société
carthaginoise, aller fonder une autre ville ailleurs avec son fils Hannibal,
mais il ne se résout pas à quitter ses trésors. Aussi va-t-il mentir de plus en
plus, pactiser avec Hannon, ce qui va aboutir au massacre des enfants,
lequel doit être inauguré par celui de l’enfant d’un ancien. Doit être sacrifié
d’abord le plus beau des enfants de Carthage, celui dans lequel toute sa
jeunesse s’est concentrée, donc Hannibal. Hamilcar qui s’identifie à
Moloch-Saturne, dont il est l’incarnation parmi les autres personnages du
roman, en montant sur sa statue lors de la réunion du conseil dans son
temple, mettant ses pieds dans la cendre des anciens sacrifices, remplace
Hannibal par le fils d’un esclave, faisant de toute la cérémonie un faux-
semblant.
Carthage est doublement condamnée ; par le massacre des enfants, et par
le fait que ce massacre commence par une duperie. Hannibal sauvé, une
seconde guerre punique aura lieu, mais il sera battu. Ce massacre nous
indique comment la chance de Carthage a été perdue. Il faut retrouver la
fécondité. La justification mythique de la victoire de Rome sur Carthage,
c’est que c’est la victoire de la ville de Vénus sur celle de Diane. Roma
Amor. Le déplacement de l’intérêt sur Carthage nous montre ce qu’il y a
par-dessous Rome mais c’est dans la postérité de Rome que nous sommes,
et c’est elle que nous avons à retourner, à écorcher pour voir en ses
entrailles et retrouver ce cœur fécond de l’univers, ce qu’il y a derrière le
soleil.
À PROPOS DE
« L’ÉDUCATION SENTIMENTALE »

L’œuvre de Flaubert est très picturale. Lorsqu’il prépare Bouvard et


Pécuchet, il parle souvent des difficultés qu’il éprouve à faire avec les
sottises de ses personnages quelque chose de « plastique ». Il veut que nous
visualisions tout cela. Il est facile d’isoler dans Madame Bovary des
tableaux que l’on peut mettre en relation avec l’art de Gustave Courbet, et
aussi les débuts de la photographie, car c’est un livre, peut-on dire, en noir
et blanc. Au contraire Salammbô évoque la peinture la plus romantique, le
Sardanapale de Delacroix avec ses couleurs très intenses. L’Éducation
sentimentale nous fait irrésistiblement penser aux peintres impressionnistes,
encore que Flaubert ne les ait guère connus et point appréciés. Des murs de
malentendus empêchent souvent les artistes d’une même époque de se lire
ou de se regarder les uns les autres, de comprendre qu’ils cherchent les
mêmes choses. À certains moments de notre lecture nous croyons nous
trouver devant une peinture de Degas, ainsi lors de la grande description du
champ de courses ; d’autres scènes ont leur répondant chez Manet ou
Renoir.
Parenté dans les sujets, mais aussi dans leur cadrage. La façon dont
L’Éducation sentimentale est découpée en chapitres peut être comparée au
découpage impressionniste. Dans Madame Bovary ou dans Salammbô les
chapitres se détachent de la façon traditionnelle : lorsqu’une scène s’isole
d’elle-même, elle est encadrée en quelque sorte par les blancs, par exemple
les comices agricoles. Dans Salammbô nous avons alternance entre ce qui
se passe à l’intérieur et à l’extérieur de Carthage. Dans L’Éducation
sentimentale aucun chapitre ne correspond à « une » scène ou « un » décor.
On passe toujours de l’un à l’autre. Flaubert veut nous faire sentir la
continuité, et le blanc intervient souvent lorsqu’il n’y a point de coupure
dans ce qui est raconté, pour souligner quelque chose d’important. C’est
particulièrement net dans la grande coupure entre la deuxième et la
troisième partie.
Couleur très « française », avec beaucoup de gris, mais irisés, des gris où
la lumière se divise : éclairages en demi-teintes, brumes, soleil à travers les
feuilles, perpétuels arcs-en-ciel. La division des couleurs dans l’œuvre de
Monet, le traitement en petites touches, dédouble la surface de la peinture.
Quelle différence avec un Ingres, par exemple, qui travaille dans l’extrême
du lisse, faisant tout ce qu’il peut pour qu’on n’arrive plus à savoir
comment cela a été fait, cacher sa main ! Chez le peintre impressionniste la
main se montre, s’exalte, et nous avons toujours le sentiment de voir deux
choses à la fois : non seulement ce que la peinture représente, mais aussi la
peinture elle-même. Lorsque nous regardons une Cathédrale de Rouen,
certes l’édifice se montre à nos yeux, mais la surface de la peinture vient en
avant du sujet même.
Ce thème de la surface double, qui se feuillette, lié si profondément à la
sensibilité de Flaubert, se développe dans L’Éducation sentimentale plus
encore que dans les romans précédents qu’il superpose à bien des égards.
Les événements sont situés en gros dans la même période que ceux de
Madame Bovary, la contemporaine, celle dont les objets nous sont
familiers. Mais à l’intérieur de cette familiarité se creuse ici une profondeur
historique. C’est depuis la fin du Second Empire que Flaubert nous parle de
la révolution de 1848 et de tout le cycle d’événements qui aboutissent au
début de ce règne dans lequel il languit. Il remet en mémoire une époque
antérieure, certes beaucoup moins lointaine que celle de Salammbô, mais
profondément oubliée par la plupart des lecteurs parisiens. En 1848 la
surface de la société française s’était ouverte et quelque chose d’héroïque
est apparu pendant quelque temps, recouvert ensuite par la superficie
bourgeoise qui s’est refermée. Lors des événements de mai 1968, la lecture
de cet ouvrage était d’une remarquable actualité. Un certain nombre des
phénomènes qui s’étaient manifestés cent vingt ans plus tôt et que Flaubert
avait admirablement perçus, se sont retrouvés presque littéralement. On
pouvait faire changer de siècle certains discours ou slogans sans en déplacer
une lettre, ce qui montre que certains problèmes sont restés en suspens dans
la société française depuis cette époque ; ils n’ont pas encore trouvé leur
solution.
Cette volonté de remettre en mémoire quelque chose qui est oublié
depuis vingt ans, et non depuis deux mille, oubli encore plus scandaleux,
explique certains aspects du « réalisme » de ce texte. Pour reconstituer
Carthage, Flaubert a besoin d’un immense travail d’érudition, en partie pour
pouvoir se défendre contre les critiques pédantes qu’il prévoyait et qui n’ont
pas manqué de venir. Lorsqu’il se documente sur la révolution de 48 et ses
suites, il songe à des critiques venant d’une région tout autre, de ses amis
nouveaux ou anciens, de ceux avec qui il s’est brouillé, qu’il a retrouvés,
qui ont participé de plus ou moins près à ces événements. Il veut que le
texte puisse réveiller tout cela, que cela revienne en pleine figure pour
produire une guérison, et c’est pour cela qu’il a besoin de détails si précis.
Un exemple célèbre étonne souvent les commentateurs : Flaubert demande
à Duplan de faire des recherches minutieuses sur les moyens de transport
qui permettaient de revenir de Fontainebleau à Paris lors des émeutes qui
vont amener la prise du pouvoir par Napoléon III. Il n’utilisera toute cette
documentation que pour deux lignes :

La voiture des messageries Leloir venait de partir, les berlines Lecomte ne partiraient pas.
S’il n’avait mentionné le nom d’aucune compagnie, cela aurait été tout
aussi « réaliste » au sens habituel de ce mot. Mais Flaubert a besoin de ce
genre de petits faits vrais pour faire sauter chez son lecteur la couche
d’oubli. Ainsi sont disséminées toutes sortes d’allusions à des nouvelles de
l’époque, non point pour en faire une véritable histoire, mais pour
provoquer des secousses de reconnaissance et réminiscence.
Frédéric Moreau est tenté par un éventail, un arc-en-ciel de femmes au
milieu desquelles trois principales se détachent : Mme Arnoux avant tout,
femme centrale qui va illuminer toutes les autres, puis Rosanette Bron avec
qui, dans la deuxième partie, il va tromper Mme Arnoux, mais qu’il va
tromper intellectuellement et sentimentalement avec celle-ci, et
Mme Dambreuse avec laquelle il trompera les deux autres et qu’il trompera
avec les deux autres. Au début c’est un solo sentimental, puis un duo :
Frédéric passe perpétuellement de l’une à l’autre, et lorsqu’enfin il couchera
avec Rosanette, ce sera dans l’appartement et le lit qu’il avait prévus pour
Mme Arnoux ; les deux femmes se superposent. Puis un trio, l’amour de
tête pour Mme Dambreuse, de type balzacien, rastignacien (il « aime » pour
conquérir la fortune, une position politique), se combine à l’amour de cœur
pour Mme Arnoux et l’amour de ventre pour Rosanette ; lorsque Frédéric
couche enfin avec la femme du banquier, comme elle n’est plus de la
première jeunesse et qu’il y a en elle certaines choses qui lui déplaisent, il
ne réussit à se montrer vaillant qu’en se remettant en mémoire les traits des
deux autres. La structure sentimentale devient de plus en plus complexe :
éducation pour le lecteur.
Chacune de ces trois femmes s’adresse à une partie, à une passion de
Frédéric Moreau, mais ce ne sont pas les seules à le tenter. Ainsi il voudra
épouser son amie d’enfance Louise Roque, mais il arrivera trop tard, et
assistera aux noces de Deslauriers avec elle. À un autre moment il songe
très sérieusement à utiliser pour sa carrière rastignacienne la « nièce » de
Mme Dambreuse, en réalité sa belle-fille, la fille naturelle du banquier, mais
celle-ci épousera un autre de ses camarades, Martinon, après en avoir tenté
un autre, de Cisy. Mlle Vatnaz, caricature fort méchante de George Sand
avant que Flaubert ait été séduit par les éminentes qualités de celle-ci,
femme de lettres, intellectuelle féministe qui fait des discours sur la
« désubordination de la femme » provoque un jour chez Frédéric un désir
sauvage. Il résiste, et lorsqu’elle s’en va le salue d’un « adieu, homme
aimé », qui le surprend mais ne nous surprend point, nous montre à quel
point ce désir qu’il a ressenti a été sciemment éveillé par elle.
Une septième femme vient compléter notre arc-en-ciel, celle qui est
évoquée sans son nom, dès le début du livre, et qui sera nommée dans la
dernière page, Zoraïde la Turque, nullement turque en réalité, qui tient une
maison de délices « orientales » au bord de la rivière de Nogent. Venu avec
Deslauriers en apportant un gros bouquet de fleurs, Frédéric, encore
innocent, lorsqu’il voit toutes ces femmes offertes, est tellement ébahi qu’il
n’ose plus et sort. Mais on les voit sortir, et tout le monde croit qu’il a
couché avec ou chez Zoraïde la Turque.
Remarquable abondance de femmes par rapport aux deux livres
prédécents, et qui vont faire sortir chez Frédéric ses qualités. C’est
naturellement Mme Arnoux surtout qui possédera cette faculté. Ceci montre
bien comme reste superficiel ce qu’on appelle d’habitude l’antiféminisme
de Flaubert. Célibataire endurci, se méfiant profondément des femmes, il
est profondément sensible à leurs vertus. Le trio féminin essentiel se
détache sur un septuor dont il fait partie, lequel se détache à son tour sur
une population féminine innombrable, un mundus muliebris. Lors d’une
réception chez la Dambreuse, Frédéric voit sur un canapé circulaire au
centre du salon de nombreuses femmes de la bonne société, assises les
épaules découvertes, et remarquant la variété de leurs complexions, il
estime que c’est comme un harem et même que cela évoque quelque chose
de plus grossier, évidemment la maison de Zoraïde. Au bal de l’Alhambra
dans la première partie, au bal masqué chez Rosanette dans la seconde, ou
au champ de courses, l’arc-en-ciel féminin se démultiplie en inépuisables
irisations.
Mais Frédéric est encore exposé à d’autres séductions bien plus
dangereuses, celles de ses « amis », qui vont pour la plupart lui faire
manifester ses faiblesses. Un éventail d’hommes le tente pour obtenir de lui
argent, soutien mondain, sentimental ou politique. Au centre se trouve le
protecteur des arts, le moderne dérisoire Apollon marchand de tableaux,
M. Arnoux qui se dégradera de plus en plus au cours du récit. Autour de ce
soleil corrompu gravitent six planètes ou satellites : Deslauriers, l’ami
d’enfance, et puis ceux qu’il va rencontrer peu à peu : Hussonnet, Martinon,
Sénécal, de Cisy, le peintre Pellerin. Dans les réceptions qu’il donne,
Frédéric accueille cet arc-en-ciel personnel, mais dans celles offertes par
Arnoux, de Cisy, Dambreuse, nous en verrons d’autres se déployer autour
de ceux-ci. Certains personnages sont communs à plusieurs groupes, mais
tous vont ainsi se dédoubler, se combiner.
Au milieu de tous ces corrupteurs, se détache un personnage pur, noble,
héroïque, fidèle, intelligent, etc., le « bon », le « brave » Dussardier, en
butte à l’ironie des autres, mais qui incarne la vertu, la force, qui plaît aux
femmes, incarne en un mot toutes les qualités qui étaient celles de
l’ancienne noblesse, alors que le représentant apparent de celle-ci dans
l’arc-en-ciel autour de Frédéric n’en est que l’ombre ou le reflet. De Cisy
est un faux noble parce qu’il manque complètement de courage. Lors du
duel avec Frédéric il se comporte lamentablement, incapable de supporter la
vue du sang et en particulier l’idée que le sien pourrait couler.
Chacun des tentateurs est un danger pour Frédéric, va lui faire manifester
l’un de ses vices, et aussi pour la population parisienne dont Dussardier est
l’authentique représentant. Chacun incarne en effet une attitude politique
constante à travers les changements d’opinion. Ce sont tous des gens qui
manquent de ligne droite. Arnoux se prétend républicain lorsque nous le
voyons pour la première fois, mais il est en réalité tout à fait favorable au
gouvernement de Louis-Philippe puisqu’il a publié une lithographie qui
représente ce monarque avec la reine et les princes sous le titre « une bonne
famille ». Dans sa mutabilité il restera toujours à la recherche du vent. Un
autre est beaucoup plus habile à cet égard, c’est Dambreuse (ou Martinon
qui se modèle sur lui), toujours comme ceux de sa profession, selon
Flaubert, du côté des puissants de l’heure, mais capable, à cause de
l’information dont il dispose, de soutenir le puissant réel contre l’apparent.
Au moment de la mort du banquier, Flaubert récapitulera sa carrière et nous
dira qu’il aimait tant les puissants qu’il serait allé jusqu’à « payer pour se
vendre ». Sénécal, socialiste violent, deviendra de plus en plus autoritaire
jusqu’à une sorte de fascisme, et à la fin se retournera en l’un des agents du
nouveau gouvernement. C’est lui qui sacrifiera Dussardier qui tombera les
bras en croix.
Le titre est repris d’un roman rédigé avant la première version de La
Tentation de saint Antoine, et qui a certains points communs avec celui-ci,
avant tout le fait que nous trouvons au début deux amis qui correspondent à
Frédéric et Deslauriers et une figure féminine qui ressemble à
Mme Arnoux. Sinon la structure générale est complètement différente.
Cette version antérieure est déjà la troisième transposition par Flaubert d’un
épisode de sa jeunesse, son aventure avec la femme du marchand de
tableaux Schlesinger, déjà racontée dans une longue nouvelle : les
Mémoires d’un fou, puis dans un court roman : Novembre. Comme pour la
Tentation, nous voyons quelque chose qui traverse des années de travail et
de ruse, et continue à évoluer derrière la façade des premières publications.
Flaubert veut non seulement raconter une éducation, mais aussi faire
celle de son lecteur ; le travail nécessaire à l’appréciation de l’ouvrage est
une préparation à la lecture de la réalité contemporaine. Flaubert veut nous
faire reconnaître nos sentiments, nous protéger contre un certain nombre de
tentations et d’illusions ; mais il ne s’agit pas seulement du sentiment
individuel amoureux, c’est une éducation du sentiment politique.
L’exposition des séducteurs est là pour nous protéger contre les
entraînements qui risquent d’empêcher le pauvre Dussardier d’avoir sa
république, et du même coup le pauvre Frédéric d’être réuni à
Mme Arnoux, les deux plans se correspondant grâce à tout un système de
coïncidences. De même que celui-ci est séparé de la femme qu’il aurait dû
avoir, à cause de l’ensemble des corrupteurs au premier rang desquels se
trouve son époux, de même Dussardier est séparé de la république dont il
rêvait et qui devrait être la sienne, quelle que soit d’ailleurs la forme que
cette « république » revêt, laquelle pourrait fort bien s’exprimer sous un
extérieur monarchique à l’anglaise, par les mêmes tentateurs dont les
corruptions dans un domaine expriment les corruptions dans les autres.
Éducation du sentiment, non qu’on puisse en donner à qui n’en aurait
pas. « Le cœur », dit Mathilde à propos de Julien Sorel, « le cœur, cela ne
s’apprend pas » ; mais on peut apprendre à lire dans son cœur. Éducation
aussi par le sentiment. Si Flaubert se méfie d’une éducation qui ne serait
que sentimentale en ce sens-là, comme celle qu’a subie Mme Bovary, s’il
faut qu’elle soit purgée par une éducation intellectuelle aussi scientifique
que possible, une éducation purement scientifique ne permettrait pas
d’action véritable ; elle se renfermerait dans son orgueil.
Certes il est facile de retrouver la grille des péchés capitaux à l’œuvre
aussi bien dans l’arc-en-ciel féminin que dans le masculin, la gourmandise
noble, le raffinement, s’incarnant en Mme Arnoux, la basse en son mari,
l’avarice chez Sénécal et la Vatnaz, la colère chez Deslauriers et Louise
Roque, etc. Chacun d’ailleurs à la fin du livre étant d’une façon ou d’une
autre l’époux de sa chacune, mais la version qui nous en est donnée dans les
temples de Salammbô va fonctionner plus clairement encore dans
l’organisation de cet ouvrage. Un planétarium est à l’œuvre dans
l’imagination de Flaubert. Dans le dernier chapitre, Frédéric et Deslauriers
récapitulent leur existence et se renseignent sur ce qui est arrivé à leur
groupe :
Puis ils s’informèrent mutuellement de leurs amis. Martinon était maintenant sénateur.

Il est l’époux de Cécile Dambreuse, laquelle n’est ici qu’un substitut de


Mme Dambreuse qui s’est remariée à un mystérieux Anglais. Cécile
Dambreuse, en son nom propre, avait tenté de Cisy, était son épouse
« astrale ».

Hussonnet occupait une haute place, où il se trouvait avoir sous la main tous les théâtres et
toute la presse.
De Cisy, enfoncé dans la religion et père de huit enfants, habitait le château de ses aïeux.

Retraite de sa paresse.

Pellerin, après avoir donné dans le fouriérisme, l’homéopathie, les tables tournantes, l’art
gothique et la peinture humanitaire, était devenu photographe ; et sur toutes les murailles de
Paris, on le voyait représenté en habit noir, avec un corps minuscule et une grosse tête.

Dérisoire Mercure-Eshmoun, il est en même temps une préfiguration de


Bouvard et Pécuchet. Ils passent en revue les autres et s’interrogent sur la
moralité de leurs aventures :

Et ils résumèrent leur vie.


Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le
pouvoir. Quelle en était la raison ?
– C’est peut-être le défaut de ligne droite, dit Frédéric.
– Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte
de mille choses secondaires, plus fortes que tout. J’avais trop de logique, et toi de sentiment.

Le coléreux Deslauriers n’a certes pas manqué d’acharnement, mais on


ne peut nullement dire qu’il soit allé en ligne droite ; la logique, pour lui
aussi, était incarnée par l’avaricieux Sénécal, Saturne meurtrier de son
propre enfant solaire, qui peut changer totalement de principes en
conservant la même rigueur d’application. Puis ils s’enfoncent un peu plus
dans leurs souvenirs. Certes a joué un rôle essentiel l’éducation qu’ils ont
reçue, l’officielle et les autres :

Ils revoyaient la cour du collège, la chapelle, le parloir, la salle d’armes au bas de l’escalier,
des figures de pions et d’élèves, un nommé Angelmarre de Versailles, qui se taillait des sous-
pieds dans de vieilles bottes, M. Mirbal et ses favoris rouges, les deux professeurs de dessin
linéaire et de grand dessin. Varaud et Suriret, toujours en dispute, et le Polonais, le compatriote
de Copernic, avec son système planétaire en carton, astronome ambulant dont on avait payé la
séance par un repas au réfectoire, – puis une terrible ribote en promenade, leurs premières pipes
fumées, les distributions des prix, la joie des vacances.

Pour que ces personnages que nous trouvons faibles, la plupart du temps
médiocres, puissent mobiliser notre sentiment, il faut qu’il passe à travers
eux autre chose, et en particulier de la culture classique. Flaubert veut faire
revenir à la conscience de son lecteur de 1869 non seulement les
événements oubliés de 48, mais aussi tout ce qu’il avait appris autrefois, qui
avait fait briller, brûler des sentiments qu’il a depuis longtemps étouffés, lui
avait révélé son cœur. Ainsi ce planétarium de papier où dans chaque arc-
en-ciel les termes vont se lier aux divinités planétaires, ce qui permet un
contrôle simple et vivant de toute cette prodigieuse complexité, va
mobiliser toute la mythologie antique. Ceci apparaît d’une façon
particulièrement éclatante lors de l’épisode de Fontainebleau, cette oasis où
nous échappons en apparence pour quelque temps à l’actualité politique.
Avant la visite de la forêt, exploration de la Nature, la visite du Palais est
celle de l’Histoire au milieu de laquelle brille l’époque de la Renaissance,
lorsque les caractères, la religion, les vertus de l’Antiquité réapparaissaient.

Les dix fenêtres en arcades étaient grandes ouvertes ; le soleil faisait briller les peintures, le
ciel bleu continuait indéfiniment l’outremer des cintres ; et du fond des bois dont les cimes
vaporeuses emplissaient l’horizon, il semblait venir en écho des hallalis poussés dans les
trompes d’ivoire, et des ballets mythologiques assemblant sous le feuillage des princesses et des
seigneurs travestis en nymphes et en sylvains, – époque de science ingénue, de passions
violentes et d’art somptueux, quand l’idéal était d’emporter le monde dans un rêve des
Hespérides, et que les maîtresses des rois se confondaient avec les astres.

Hespérides : à la fois le nouveau monde et l’âge d’or.

La plus belle de ces fameuses s’était fait peindre à droite, sous la figure de Diane Chasseresse,
et même en Diane infernale, sans doute pour marquer sa puissance par-delà le tombeau. Tous
ces symboles confirment sa gloire ; et il reste là quelque chose d’elle, une voix indistincte, un
rayonnement qui se prolonge.
Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son
désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui demandant si elle n’aurait pas voulu
être cette femme.
– Quelle femme ?
– Diane de Poitiers.
Il répéta :
– Diane de Poitiers, la maîtresse d’Henri II.
Elle fit un petit « Ah ! » Ce fut tout.

Si Rosanette qui peut prendre tant de visages, n’est pas capable de


s’identifier à Diane, c’est qu’elle est par trop liée à une autre déesse, un
autre astre. Il y a trop longtemps qu’elle a quitté Tanit pour Astarté. Elle est
l’incarnation actuelle de Vénus, maîtresse des métamorphoses ; c’est
pourquoi elle apparaît pour la première fois dans la scène essentielle du bal
masqué, tout à fait caractéristique au point de vue stylistique comme texte à
plusieurs épaisseurs puisque tous les personnages présents y pourront être
désignés selon leurs masques, des surnoms qui se superposent. Chacun va
être expressément la représentation d’autre chose, en particulier de pays
lointains.
Dans L’Éducation sentimentale nous n’avons pas non plus à première
vue de grands déplacements. Pourtant le voyage y est un thème essentiel,
d’abord à cause du grand périple qui apparaît brusquement à la fin du livre
entre deux paragraphes ultra-courts. Les deux niveaux du roman : tentations
autour de Frédéric, tentations autour de la population parisienne et à
l’intérieur, se ferment l’un après l’autre. La séquence historique se termine
avec la mort de Dussardier, c’est-à-dire la prise du pouvoir par Napoléon
III, à la fin du troisième chapitre avant la fin. Puis beaucoup de temps passe,
et Frédéric va revoir une dernière fois Mme Arnoux qui aura vieilli, de
solaire sera devenue lunaire. Cette couche du roman se termine par un très
court paragraphe : « Et ce fut tout » lequel est un signe de ponctuation
souligné d’autant plus qu’il rime avec ce qui commente le « Ah ! » de
Rosanette à Fontainebleau. Le dernier chapitre est la conversation finale
entre Frédéric et Deslauriers, qui sert d’épilogue.
C’est juste après le silence qui suit la mort de Dussardier que nous avons
ce passage sur lequel Proust a depuis longtemps attiré l’attention :

Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des
paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.
Il revint.

La longue phrase évoque une errance sur la Terre entière d’une durée
indéterminée, un voyage dont les voyages réels de Flaubert n’auraient été
que des moments, des cas particuliers. C’est une sorte de fenêtre par
laquelle le grand voyage se manifeste, l’envers de tout ce qu’on a vu. Mais
cette fissure ne peut produire un tel effet que parce qu’elle a été annoncée
par toutes sortes de choses.
De même que dans Salammbô les chapitres alternaient entre l’extérieur et
l’intérieur de Carthage, ici les scènes alternent entre l’intérieur et l’extérieur
de Paris. Cet extérieur, c’est d’abord Nogent-sur-Seine, puis ce sera
l’épisode de Fontainebleau, figure du voyage lointain.
À y regarder de plus près nous verrons qu’à l’intérieur de Paris les
personnages se déplacent considérablement. Au centre même de la capitale,
dans le Champ de Mars, le champ de courses, les trajets circulaires aussi
rapides que possible sont l’expression parisienne, envieuse, du voyage
fondamental. Trajets circulaires au centre de Paris, trajets circulaires dans la
forêt de Fontainebleau qui vont toujours ramener Frédéric et Rosanette à
leur hôtel le soir, et finalement le grand trajet circulaire autour de la Terre.
Autour de cette figure traditionnelle du déplacement social, de la Roue de
Fortune, qu’est le champ de course, la « carrière », presque tous nos
personnages vont changer de logement. Les Dambreuse, très bien placés, ne
bougent pas, mais les Arnoux vont avoir au moins trois logis successifs et
changent plusieurs fois de maison de campagne. On passe de quartier en
quartier et de banlieue en banlieue. Chacun des protagonistes a ainsi des
caractéristiques locales et itinérantes finement précisées.
La femme, selon Flaubert, ne peut être aussi attirante que dans la mesure
où elle représente non seulement un lieu, mais la présence des autres lieux à
l’intérieur de celui-ci. C’est d’ailleurs par cette liaison entre la femme et le
voyage qu’une sorte de don-juanisme essentiel va pouvoir se manifester, la
femme n’étant plus seulement une seule femme, mais d’autres femmes
perceptibles, compréhensibles, aimables à travers elle. Frédéric Moreau, au
cours de son « voyage sentimental » apprend au moins une chose à travers
tous ses malheurs, c’est que l’amour d’une femme ne se ferme pas sur celle-
ci. Si Frédéric est infidèle, c’est qu’il n’a pas réussi à épouser Mme Arnoux,
son épouse selon les astres. Toutes les autres femmes auraient alors été à sa
disposition par son intermédiaire ; elle possède la clef du royaume entier
des femmes, de tout ce monde féminin qui se déploie peu à peu autour de
lui. Ne pouvant profiter de cette porte, il va perpétuellement de femme en
femme et de lieu en lieu, comme une mouche se heurtant à une vitre sans
pouvoir sortir. Les femmes dans ce livre apparaissent comme les
messagères du voyage et développent toujours des rêveries de voyage, ce
qui fait que le grand voyage au début du chapitre six de la dernière partie,
finit par apparaître comme un substitut de la conjonction manquée avec
Mme Arnoux. À défaut de caresser celle-ci qui lui aurait donné la Terre
entière, il va s’efforcer de caresser la Terre, ce qui ne le satisfera point, car
il ne peut posséder la Terre tant qu’il n’a pas résolu plus ou moins la
question de la femme.
Au cours du récit, nous avons plusieurs descriptions de déplacements
paresseux, passifs ; en bateau, en calèche, en coupé, qui s’opposent au
déplacement actif du cavalier ou du piéton, et où l’on éprouve fortement la
relativité du mouvement. Est-ce le paysage ou le navire qui bouge, la gare
ou le train ? Ainsi Frédéric Moreau est en mouvement par rapport à la
société parisienne, mais il peut aussi être considéré comme un observateur
presque immobile par rapport auquel l’Histoire se déroule. Dans la première
scène nous avons fortement ce sentiment du déplacement du paysage par
rapport au plateau, à la scène centrale sur la Seine, où apparaît un soleil
autour duquel les choses vont se mettre à tourner.

Ce fut comme une apparition :


Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne dans
l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il
fléchit involontairement les épaules ; et quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la
regarda.
Elle avait un large chapeau de paille avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière
elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et
semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée
de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son
nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu.

Il se rapproche d’elle en ramenant un châle qui risque de tomber, et la


scène prend une allure magique parce qu’un harpiste vagabond se met à
chanter :

C’était une romance orientale, où il était question de poignards, de fleurs et d’étoiles.


L’homme en haillons chantait cela d’une voix mordante ; les battements de la machine
coupaient la mélodie à fausse mesure ; il pinçait plus fort : les cordes vibraient, et leurs sons
métalliques semblaient exhaler des sanglots, et comme la plainte d’un amour orgueilleux et
vaincu. Des deux côtés de la rivière, des bois s’inclinaient jusqu’au bord de l’eau ; un courant
d’air frais passait ; Mme Arnoux regarda au loin d’une manière vague. Quand la musique
s’arrêta, elle remua les paupières plusieurs fois comme si elle sortait d’un songe.

Mme Arnoux apparaît dans un ensoleillement extraordinaire avec la


lumière qui lui traverse les mains comme dans certaines images de madone,
au milieu d’un voyage. Elle a l’air de venir d’îles tropicales (teint
d’Andalouse, cette négresse qui l’accompagne) et elle va continuer vers la
Suisse. Lorsqu’il la reverra à Paris, elle va peu à peu concentrer en elle les
autres femmes de la capitale, devenir, comme dit Flaubert, un élément à
l’intérieur duquel il va vivre. Dans un fameux passage des Vases
communicants Breton nous fait assister à la constitution de cette figure pour
lui attirante entre toutes, qu’il appelle « la femme de Paris ». De même
Frédéric Moreau dans sa promenade va rassembler toutes les beautés
féminines dans la lumière de Mme Arnoux qui devient la ville de Paris de la
même façon que Salammbô est Carthage :

Les prostituées qu’il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les
écuyères sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les
femmes lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou par des contrastes violents. Il regardait, le
long des boutiques, les cachemires, les dentelles, les pendeloques de pierreries, en les imaginant
drapés autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa chevelure noire. À
l’éventaire des marchandes les fleurs s’épanouissaient pour qu’elle les choisît en passant ; dans
la montre des cordonniers les petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre
son pied ; toutes les rues conduisaient vers sa maison ; les voitures ne stationnaient sur les
places que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville avec
toutes ses voix bruissait comme un immense orchestre autour d’elle.

Non seulement les autres femmes apparaissent comme des reflets de


Mme Arnoux, mais sa lumière pénètre tous les objets féminins. Paris
apparaît au XIXe siècle et au début du XXe dans la littérature occidentale
comme la ville séductrice entre toutes, féminine par excellence, la ville de
la mode et de la couture. Le fait que le corps de Mme Arnoux va pouvoir se
détailler en objets de parure, en cachemires et dentelles, va permettre une
grande scène décisive dans la dernière partie où Mme Dambreuse tue sa
rivale en effigie. Le banquier est mort. Il y a un problème d’héritage, mais
ce n’est rien, Frédéric va réussir dans sa carrière comme n’importe quel
Rastignac, en épousant sa veuve. Mais la jalousie de cette Junon fait
manquer ce beau projet. Arnoux ruiné, on fait vendre aux enchères son
mobilier et toutes les affaires de sa femme. Mme Dambreuse, pour se
venger d’elle et de l’amour qu’elle continue de lui inspirer, oblige Frédéric
à assister à cette vente, à voir disperser les robes, les cachemires, les
dentelles, et surtout à assister à la fin à l’usurpation par elle d’un coffret
d’argent qui est évidemment l’image du cœur de Mme Arnoux. Alors pour
Frédéric plus rien n’est possible avec celle qui ne désirait qu’être sa
complice ; il ne peut que fuir cette jalousie sans amour.
Lors des promenades dans des lieux parisiens qui donnent sur autre chose
que le Paris actuel, la sphère de Mme Arnoux s’élargit considérablement :

Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains.
Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine
d’un yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes qui trébuchent
dans les herbes contre des colonnes brisées.

Ce sont les thèmes qui défilaient dans la rêverie d’Emma Bovary couchée
dans son lit à côté de Charles. Mais alors qu’Emma, provinciale, ne connaît
que les sous-produits de la culture, Frédéric parisien touche au vrai luxe et
au vrai romantisme. Les mêmes images vont prendre d’un roman à l’autre
une valeur beaucoup plus positive. C’est un aspect de ce renversement des
valeurs qui continue de s’opérer de la première à la troisième version de la
Tentation.

Quelquefois il s’arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux ; et son amour l’embrassant


jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d’un
hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des
Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleine à gros bouillons.
Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de
plumes d’autruche, dans une robe de brocart. D’autres fois il la rêvait en pantalon de soie jaune
sur les coussins d’un harem ; – et tout ce qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airs
de musique, l’allure d’une phrase, un contour, l’amenaient à sa pensée d’une façon brusque et
insensible.

Avec le Jardin des Plantes et le musée du Louvre ce sont la Géographie et


l’Histoire qui s’organisent autour d’elle, dont elle va lui donner les clefs. La
littérature, le langage aussi. Tout le texte est une déclaration d’amour de
Flaubert pour la ville de Paris et toutes les femmes qu’il a aimées, taisant
leur nom. Libre aux érudits de fouiller les correspondances et mémoires.
Ces femmes réelles ont servi à nourrir son imagination d’une femme idéale
qu’il n’a jamais eue, qui lui manque profondément, d’une Marie Arnoux qui
illumine la vie de Frédéric, mais en lui manquant toujours davantage.
Les autres femmes apparaissent aussi en liaison avec le voyage. Par
exemple, Louise Roque, la petite provinciale, la sauvage, l’habitante des
forêts, l’épouse, à la fin du livre, de ce Mars qu’est Deslauriers, lorsqu’elle
se promène avec Frédéric dans les bois, au moment où elle lui déclare une
fois de plus son amour, lui montre un petit barrage qui évoque dans l’esprit
du jeune homme les chutes du Niagara. Dans la première Éducation, l’un
des deux amis partait à New York avec sa Marie Arnoux.
Clairement liée au voyage la reine des métamorphoses parisiennes, la
Vénus élégante, Rosanette, princesse du carnaval où les choses changent de
sens, maîtresse en déguisement. Frédéric à son bal n’est pas vraiment
masqué ; il s’est rendu insignifiant, pourrait-on dire, en adoptant le
déguisement neutre, une simple cape qui cache son habit ordinaire. Mais
tous les autres ont des costumes hauts en couleur. Jacques Arnoux, qui l’y a
mené, soleil corrompu des arts parisiens, figure de cette gourmandise si
ensoleillée dans le deuxième chapitre de la Tentation définitive, arrive en
costume de marmiton, portant sur sa tête un grand panier de victuailles. À
l’intérieur de ce bal révélateur, le déguisement de chacun c’est son
emblème. Certains passages sont presque surréalistes ou font penser à des
pages de Raymond Roussel :

Un vieux beau vêtu, comme un doge vénitien, d’une longue simarre de soie pourpre, dansait
avec Mme Rosanette qui portait un habit vert, une culotte de tricot et des bottes molles à éperons
d’or. Le couple en face se composait d’un Arnaute chargé de yatagans et d’une Suissesse aux
yeux bleus, blanche comme du lait, potelée comme une caille, en manches de chemise et corset
rouge. Pour faire valoir sa chevelure qui lui descendait jusqu’aux jarrets, une grande blonde,
marcheuse à l’Opéra, s’était mise en femme sauvage ; et par-dessus son maillot de couleur
brune, n’avait qu’un pagne de cuir, des bracelets de verroterie, et un diadème de clinquant d’où
s’élevait une haute gerbe en plumes de paon. Devant elle un Pritchard affublé d’un habit noir
grotesquement large, battait la mesure avec son coude sur sa tabatière. Un petit berger Watteau,
azur et argent comme un clair de lune, choquait sa houlette contre le thyrse d’une Bacchante
couronnée de raisins, une peau de léopard sur le flanc gauche et des cothurnes à rubans d’or. De
l’autre côté une Polonaise en spencer de velours nacarat, balançait son jupon de gaze sur ses bas
de soie gris perle, pris dans des bottines roses cerclées de fourrure blanche. Elle souriait à un
quadragénaire ventru, déguisé en enfant de chœur, et qui gambadait très haut, levant d’une main
son surplis et relevant de l’autre sa calotte rouge. Mais la reine, l’étoile, c’était Mlle Loulou,
célèbre danseuse des bals publics. Comme elle se trouvait riche maintenant, elle portait une
large collerette de dentelle sur sa veste de velours noir uni ; et son large pantalon de soie
ponceau, collant sur la croupe et serré à la taille par une écharpe de cachemire, avait, tout le long
de la couture, des petits camélias blancs naturels. Sa mine pâle, un peu bouffie et à nez
retroussé, semblait plus insolente encore par l’ébouriffure de sa perruque où tenait un chapeau
d’homme en feutre gris, plié d’un coup de poing sur l’oreille droite, et dans les bonds qu’elle
faisait, ses escarpins à boucles de diamants atteignaient presque au nez de son voisin, un grand
Baron moyen âge tout empêtré dans une armure de fer. Il y avait aussi un ange, un glaive d’or à
la main, deux ailes de cygne dans le dos, et qui allant, venant, perdant à toute minute son
cavalier, un Louis XIV, ne comprenait rien aux figures et embarrassait la contredanse.

Trois types de masques : les historiques, ceux qui représentent des


époques antérieures : berger Watteau, doge vénitien, etc., puis ce que je
pourrais appeler les masques de fonction : enfant de chœur, ange, métiers
parisiens, et enfin les géographiques : Suissesse, Polonaise, ceux qui nous
intéressent le plus ici car ils vont permettre à l’imagination de Frédéric de
voyager avec Mme Arnoux. Son amour se nourrit à la science, à l’histoire,
mais aussi à toute l’activité imaginative du Paris contemporain. Le bal
masqué est le résumé de cette fécondité mensongère et instructive à la fois.
Paris produit perpétuellement des illusions ; il faut être capable de s’en
protéger, mais aussi d’utiliser l’énergie qu’elles transmettent.

Elles tournaient si près de lui que Frédéric distinguait les goutelettes de leur front ; – et ce
mouvement giratoire, de plus en plus vif et régulier, vertigineux, communiquant à sa pensée une
sorte d’ivresse, y faisait surgir d’autres images, tandis que toutes passaient dans le même
éblouissement, et chacune avec une excitation particulière selon le genre de sa beauté. La
Polonaise qui s’abandonnait d’une façon langoureuse, lui donnait l’envie de la tenir contre son
cœur, en filant tous les deux dans un traîneau sur une plaine couverte de neige. Des horizons de
volupté tranquille au bord d’un lac, dans un chalet, se déroulaient sous les pas de la Suissesse
qui valsait le torse droit et les paupières baissées. Puis, tout à coup, la Bacchante penchant en
arrière sa tête brune, le faisait rêver à des caresses dévoratrices dans les bois de lauriers-roses
par un temps d’orage, au bruit confus des tambourins. La Poissarde que la mesure trop rapide
essoufflait, poussait des rires ; et il aurait voulu, buvant avec elle aux Porcherons, chiffonner à
pleines mains son fichu comme au bon vieux temps. Mais la Débardeuse dont les orteils légers
effleuraient à peine le parquet, semblait receler dans la souplesse de ses membres et le sérieux
de son visage tous les raffinements de l’amour moderne qui a la justesse d’une science et la
mobilité d’un oiseau. Rosanette tournait, le poing sur la hanche ; sa perruque à marteau,
sautillant sur son collet, envoyait de la poudre d’iris autour d’elle ; et à chaque tour, du bout de
ses éperons d’or, elle manquait d’attraper Frédéric.

Irisation ; la valse des femmes masquées développe dans l’imagination


de Frédéric tout un arc-en-ciel de possibilités de plaisir incluant les diverses
parties de la ville et du monde.
Nous venons de rencontrer une femme sauvage, mais c’est Rosanette qui
est capable d’établir la communication entre certains des aspects les plus
raffinés de la vie parisienne et une sauvagerie profonde, laquelle apparaîtra
au mieux dans l’épisode de Fontainebleau qui établit un parallèle entre la
sauvagerie qui se révèle dans les émeutes parisiennes à ce moment et la
sauvagerie de la Nature telle qu’elle est conservée dans cet îlot, cette
réserve que sont les parties les plus reculées de la célèbre forêt.
Rosanette est ignorante et raffinée à la fois. Elle a une culture toute
féminine. La culture masculine selon Flaubert, c’est avant tout la science, et
celle-ci se présente sous son aspect le plus sérieux et le plus grave dans la
médecine. Rosanette n’a pas de science. Elle n’est pas une artiste non plus,
au sens masculin du terme. L’artiste dans L’Éducation sentimentale, c’est
avant tout le mauvais peintre Pellerin, très changeant mais incarnation de
l’orgueil (un de ses premiers tableaux qui nous soient montrés, est une
grande machine de salon qui a pour thème Nabuchodonosor changé en
bête). Mais Rosanette est une experte en une certaine culture parisienne,
celle des cachemires, dentelles et voitures, qui rivalise de précision et de
complexité avec la science masculine. Si elle n’a pas de contact avec le
palais de Fontainebleau, elle aura une sensibilité particulière au caractère
panique de cette forêt primordiale dont les arbres vont se présenter peu à
peu comme des métaphores de plus en plus claires de ce qui se passe à
Paris, des soubresauts de l’émeute :

La diversité des arbres faisait un spectacle changeant. Les hêtres à l’écorce blanche et lisse
entremêlaient leurs couronnes ; des frênes courbaient mollement leurs glauques ramures ; dans
les cépées de charmes des houx pareils à du bronze se hérissaient ; puis venaient une file de
minces bouleaux, inclinés dans des attitudes élégiaques ; et les pins symétriques comme des
tuyaux d’orgue, en se balançant continuellement, semblaient chanter.

Paris-orchestre.

Il y avait des chênes rugueux, énormes, qui se convulsaient, s’étiraient du sol, s’étreignaient
les uns les autres, et fermes sur leurs troncs, pareils à des torses, se lançaient avec leurs bras nus
des appels de désespoir, des menaces furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dans
leur colère.

Ce sont des arbres Dussardier.

Quelque chose de plus lourd, une langueur fiévreuse planait au-dessus des mares, découpant
la nappe de leurs eaux entre des buissons d’épines ; les lichens de leur berge, où les loups vont
boire, sont couleur de soufre, brûlés comme par le pas des sorcières, et le coassement
ininterrompu des grenouilles répond au cri des corneilles qui tournoient. Ensuite ils traversaient
des clairières monotones, plantées d’un baliveau çà et là. Un bruit de fer, des coups drus et
nombreux sonnaient : c’était, au flanc d’une colline, une compagnie de carriers battant les
roches. Elles se multipliaient de plus en plus et finissaient par emplir tout le paysage, cubiques
comme des maisons, plates comme des dalles, s’étayant, se surplombant, se confondant, telles
que les ruines méconnaissables et monstrueuses de quelque cité disparue. Mais la furie même de
leur chaos fait plutôt penser à des volcans, à des déluges, aux grands cataclysmes ignorés.

Le brusque passage au présent dédouble la temporalité, nous invite à aller


nous-mêmes vérifier, méditer.

Frédéric disait qu’ils étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusqu’à
la fin ; Rosanette détournait la tête, en affirmant que « ça la rendrait folle », et s’en allait cueillir
des bruyères. Leurs petites fleurs violettes, tassées les unes près des autres, formaient des
plaques inégales et la terre qui s’écroulait de dessous mettait comme des franges noires au bord
des sables pailletés de mica.

Et voici maintenant l’apparition des monstres ; leur défilé dans la


septième partie de la Tentation pourrait passer ici comme une parenthèse.

Ils arrivèrent un jour à mi-hauteur d’une colline tout en sable. Sa surface, vierge de pas, était
rayée en ondulations symétriques ; çà et là, telles que des promontoires sur le lit desséché d’un
océan, se levaient des rochers ayant de vagues formes d’animaux, tortues avançant la tête,
phoques qui rampent, hippopotames et ours. Personne. Aucun bruit. Les sables frappés par le
soleil éblouissaient ; – et tout à coup, dans cette vibration de la lumière, les bêtes parurent
remuer.

Au milieu de l’Île-de-France, la forêt de Fontainebleau communique avec


ce qui est le plus lointain dans le temps et dans l’espace, avec ce que
Frédéric ira chercher lors de son voyage indéfini.
À l’éclatante mort en croix de Dussardier, crucifixion de la Seconde
République, s’ajoute la mort de l’enfant de Frédéric, annoncée par la
maladie de celui de Mme Arnoux. Pellerin s’avère incapable de nous
donner une représentation convenable de cette mort, de nous faire
comprendre ce qui s’est passé. Il n’y aura pas de grand médecin pour sauver
la petite victime dévorée par un autre Moloch. La Deuxième République est
condamnée parce qu’elle est l’enfant de Frédéric avec Rosanette et non
avec Mme Arnoux. S’il avait pu avoir un enfant de celle-ci, la population
parisienne aurait été guérie, et l’ancienne noblesse se serait reconnue à
l’intérieur de Dussardier.
À PROPOS DES
« TROIS CONTES » ET DES TROIS PIÈCES

Avec L’Éducation sentimentale, Flaubert s’efforce de détruire la France


du Second Empire, d’éliminer ce qui empêche les Français de voir et de
sentir. Le livre paraît en 1869 ; la guerre éclate peu après ; elle aboutira à
l’écroulement du règne de Napoléon III. Le vœu de Flaubert est-il
accompli ? Ce n’est ni grâce à lui, ni comme il l’aurait voulu. L’élimination
du faux empereur est viciée par le fait qu’elle est liée au déshonneur de la
France qu’il ressent bien plus vivement qu’il aurait cru. La correspondance
de ces années nous montre un développement considérable de son
patriotisme. Lui qui se croyait si libéré, s’aperçoit de la relation viscérale
qu’il entretient avec son pays et ses croyances. Il ressent la débâcle de 1871
comme une catastrophe personnelle.
D’autre part, ce qui succède au Second Empire n’est nullement ce qu’il
pouvait désirer. C’est d’abord la Commune, reprise en plus violent d’un
certain nombre des aspects de la révolution de 48. Si celle-ci a échoué,
Flaubert estime que la Commune ne peut mener qu’à un échec encore plus
rude. Pellerin a été incapable de faire le portrait du bébé mort de Frédéric.
L’artiste de l’époque n’a pas su faire comprendre ce qui s’était passé.
Malgré L’Éducation sentimentale, ce portrait rétrospectif que Flaubert
estime réussi mais qu’on n’a pas lu, la Commune reprenant et accentuant
les erreurs d’autrefois se termine par une seconde catastrophe, elle aussi
profondément ressentie par lui, la victoire des Versaillais, le retour au
mauvais ordre. Pendant toutes les dernières années de sa vie, il ne cessera
de tonner contre ce qu’il appelle et qu’on appelle à ce moment l’« ordre
moral ».
Selon lui, tout ce qu’il y avait de haïssable dans le Second Empire
subsiste dans la Troisième République, et d’une façon plus sournoise parce
qu’il n’y a même plus la figure de Napoléon le Petit, qu’il était facile de
ridiculiser, de haïr, quelque estime que l’on puisse avoir pour certains
membres de sa famille. Désormais la responsabilité est plus diffuse ; on ne
trouve plus le bouc émissaire.
Tout au long de la guerre Flaubert se remet à la Tentation. Avec
l’écroulement du grand mensonge, cette œuvre recuite, distillée, devrait être
devenue lisible au moins pour quelques-uns. Mais les choses se passent si
mal qu’après avoir achevé sa troisième version, il préfère attendre encore, et
reprend un vieux projet mûri peu à peu, ce qui va devenir Bouvard et
Pécuchet, espérant publier ces deux livres ensemble comme un diptyque.
Mais alors qu’il s’est bien enfoncé dans la rédaction de ce dernier
ouvrage, qu’il en a terminé le premier chapitre, survient une nouvelle
catastrophe. Il y avait eu dans l’intervalle la mort de sa mère, avec laquelle
il avait vécu jusqu’alors. Mais voici que sa situation financière se
transforme brusquement. Romantique, Flaubert estime que la littérature doit
être une activité noble, libérale dans ce sens qu’elle doit être cultivée,
pratiquée sans aucune relation avec un profit pécuniaire. C’est le père qui a
fait la fortune de la famille ; le fils aîné suit sa carrière ; le cadet veut
profiter de l’argent amassé pour l’anoblir encore et s’anoblir ainsi. C’est
pour cela qu’il a aidé au mariage de sa nièce Caroline, qu’il a considérée
dès la mort de sa sœur comme sa fille adoptive, avec un homme d’affaires,
Ernest Commanville qu’il estime pourtant être un « épicier ». Mais au
moins les affaires de sa nièce et celles de la famille entière lui semblent-
elles en bonnes mains. Le mari de Caroline doit assurer la tranquillité, le
loisir de celle-ci et de son oncle, pour leur permettre de cultiver leur
vocation.
Mais l’épicier était un mauvais épicier ; l’homme d’affaires n’a pas su
s’occuper de celles de la famille. Peu à peu des problèmes financiers se
posent, et tout d’un coup Flaubert s’aperçoit qu’il est complètement ruiné. Il
est même menacé de devoir vendre son laboratoire-belvédère de Croisset.
Autrefois riche, lui pour qui la littérature était en dehors de toutes questions
de vente un luxe sacerdotal, le voici démuni, faisant pitié à ses amis
parisiens, ce dont il va beaucoup souffrir. Ceux-ci s’efforcent de lui obtenir
une sinécure dans un ministère, mais il ressent cela comme une humiliante
aumône. Il devrait par leur intermédiaire quémander quelque chose à ce
gouvernement, à ce pouvoir qu’il déteste tellement, pactiser, faire un
compromis. Et les choses se passeront encore plus mal que prévu. Ces
places qu’on lui propose seront raflées par d’autres, et il lui faudra
descendre les degrés de la mendicité.
Ce coup de fortune après les catastrophes de la défaite française et de la
mort de sa mère, va le paralyser assez longtemps. Pendant quelques mois il
ne peut plus écrire du tout, et abandonne le travail sur Bouvard et Pécuchet.
Il a le sentiment que s’il accepte certaines propositions, cède à certaines
tentations, il n’a plus le droit d’écrire un livre de vengeance comme celui-
là.
Soudain quelque chose se débloque ; Flaubert commence à rédiger La
Légende de saint Julien l’Hospitalier, puis les deux autres Contes. Les
biographes ont depuis longtemps remarqué que l’écriture de cet ouvrage est
étonnamment rapide par rapport à tout l’ensemble de sa production depuis
Madame Bovary ; et aussitôt après son achèvement, il se remet à travailler
sur Bouvard et Pécuchet.
Dans ces trois histoires à première vue fort différentes, nous retrouvons
les thèmes flaubertiens habituels et dans deux d’entre elles la couleur de ce
qu’il a déjà publié. Ainsi Un cœur simple est une histoire contemporaine,
celle de la servante Félicité, figure très maternelle qui va pouvoir
représenter la France de l’enfance de Flaubert. Dans sa correspondance
avec George Sand pour qui il écrit tout spécialement ce texte, il la décrit
comme une sainte. Son décor, c’est la Normandie déjà peinte dans Madame
Bovary ; c’est un texte de même couleur, mais comme illuminée,
transfigurée. De même Hérodias ressemble par certains aspects à
Salammbô, et il se demande comment il va faire pour trouver une couleur
suffisamment distincte. L’ensemble des Trois Contes constitue ainsi une
mise en abyme de l’œuvre entière avec ses deux volets : histoire
contemporaine, Antiquité flamboyante, reliés par cette charnière essentielle
qu’est la Légende.
Trois histoires de dénuement : les trois héros, les trois « saints » sont
dans une extrême pauvreté à la fin de leur existence. Félicité est seule dans
sa chambre de la maison vide déjà mise en vente depuis longtemps. Dans la
Légende l’ermite a renoncé à toutes les richesses ; pauvre parmi les pauvres,
le peu qui lui reste, il le donne au mendiant lépreux qui lui demande de
passer le fleuve. Dans Hérodias, Jean Baptiste en sa caverne sous le palais
d’Hérode à l’intérieur de la forteresse, est nu et seul.
Trois célibataires : Félicité a aimé quelqu’un dans sa jeunesse, mais n’a
pu l’épouser, et s’est toujours consacrée aux enfants des autres ; Julien a
épousé la fille de l’Empereur d’Occitanie, il a traversé le mariage, puis il est
entré dans la solitude ; quant à Jean Baptiste il est depuis toujours
fondamentalement célibataire. Tous trois se présentent en contraste avec
une vie familiale : pour Félicité, celle qui reste à Mme Aubain sa patronne,
avec ses deux enfants, Paul et Virginie ; pour Julien, le château des parents
et le merveilleux palais d’Occitanie ; pour Jean Baptiste, la famille
d’Hérode qui fascine par l’intrication de ses relations internes, ce roi vivant
maritalement avec sa nièce qui est en même temps sa belle-sœur, ce qui
donne une densité et une confusion d’apparentements remarquables, la fille
d’Hérodias tentant ainsi celui qui est plusieurs fois son oncle. L’Histoire
nous apprend qu’elle en épousera plus tard un autre.
Ce qui débloque tout le reste, c’est le récit le plus nouveau par sa couleur.
La Légende nous apporte une atmosphère, un lieu littéraire, profondément
différent de tout ce que nous avions vu, un lieu qui lie les deux autres. Le
texte se termine par une phrase dans laquelle l’auteur sort du personnage de
témoin impersonnel qu’il avait adopté depuis ses premières publications à
quelques fissures près :

Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail
d’église dans mon pays.

Image lumineuse à l’intérieur de l’obscurité où il se débat, ce vitrail


appartient à la cathédrale de Rouen, et jusqu’à la fin de sa vie Flaubert a
espéré que l’éditeur Charpentier allait faire une édition de luxe de cette
légende avec une reproduction du vitrail en question, mais en passant sous
silence le nom de Rouen, il le présente comme venant du fond de son
enfance et lui appartenant en quelque sorte en propre. Pont entre deux
mondes, médiéval faisant communiquer l’antique et le contemporain, le
vitrail surtout lui donne l’assurance que l’on peut devenir un saint tout en
ayant tué son père et sa mère.
Au début nous sommes dans le château féodal par excellence, expression
de la France du Moyen Âge telle que nous pouvons la rêver aujourd’hui. Le
seigneur et sa femme ont attendu longuement un enfant. Autour de ce
nouveau-né merveilleux, deux prophéties, l’une à la mère :

La nouvelle accouchée n’assista pas à ces fêtes. Elle se tenait dans son lit, tranquillement. Un
soir, elle se réveilla, et elle aperçut, sous un rayon de la lune qui entrait par la fenêtre, comme
une ombre mouvante. C’était un vieillard en froc de bure, avec un chapelet au côté, une besace
sur l’épaule, toute l’apparence d’un ermite. Il s’approcha de son chevet et lui dit, sans desserrer
les lèvres :
– Réjouis-toi, ô mère ! ton fils sera un saint !
L’autre au père :

Les convives s’en allèrent au petit jour ; et le père de Julien se trouvait en dehors de la
poterne où il venait de reconduire le dernier, quand tout à coup un mendiant se dressa devant lui
dans le brouillard. C’était un Bohême à barbe tressée, avec des anneaux d’argent aux deux bras
et les prunelles flamboyantes. Il bégaya d’un air inspiré ces mots sans suite :
– Ah ! ah ! ton fils !… beaucoup de sang !… beaucoup de gloire !… toujours heureux ! la
famille d’un empereur.

L’enfant reçoit d’abord une éducation maternelle et ecclésiastique aux


mains d’un vieux moine, puis passe à l’éducation paternelle et noble, avant
tout celle de la guerre qui passe par celle de la chasse. Le père se réjouit de
le voir si bien progresser. Ah, il n’est que trop bon chasseur ! Un jour il part
dans la forêt pour une chasse fabuleuse qui va durer vingt-quatre heures et
se terminera par un massacre épouvantable de toutes les bêtes qu’il
rencontre. À la fin de ce carnage il aperçoit la famille animale par
excellence : un grand cerf avec sa biche et son faon, les tue tous les trois ; et
au moment de sa mort, le cerf proclame une troisième prophétie :

« Maudit ! maudit ! maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère. »

Profondément troublé, le jeune Julien revient au château. Un jour il tue


presque son père et presque sa mère, et décide de fuir. Il parcourt le monde,
devient un grand guerrier, sert toutes sortes de rois et finit par sauver
l’Empereur d’Occitanie qui lui demande ce qu’il désire en récompense :
« trésors ? la moitié du royaume ? », puis lui propose ce qui est le visage
même de ces trésors et de ce royaume, sa propre fille à laquelle Julien ne
peut résister. C’est la réalisation de la prophétie faite au père. Quelque
temps de vie merveilleuse dans le luxe hyperméditerranéen de cette
Andalousie provençale que Flaubert nous imagine. Mais Julien s’interdit
d’aller à la chasse, et cela lui pèse tellement qu’un jour sa femme
l’encourage à s’y remettre. Suit une chasse de cauchemar où il ne peut tuer
aucun animal. Or il se trouve que cette nuit même, par une de ces
coïncidences parfaitement invraisemblables dont les romans « réalistes » de
Flaubert sont pleins eux aussi, son père et sa mère qui l’ont cherché depuis
des années, depuis son départ, arrivent au palais et sont reçus par sa femme
qui lorsqu’ils se sont fait reconnaître, pour les honorer, les fait coucher dans
son propre lit. Julien revenu, furieux de n’avoir fait couler aucun sang,
aperçoit une barbe près de celle qu’il croit être son épouse, au petit matin,
se voit trompé, et tue son père et sa mère. Accomplissement de la prophétie
faite au fils.
Il repart, abandonne toutes ses richesses, fait toutes les pénitences
possibles et finit par se fixer comme passeur près d’un fleuve et devient un
saint. Accomplissement de la prophétie faite à la mère. Un jour, un
mendiant lépreux qui a l’air d’être l’incarnation du mal, lui demande de le
faire traverser, puis entre dans sa cahute, lui demande à boire. Julien lui
donne ses dernières gouttes d’eau. À manger ; il lui donne son dernier
croûton de pain. C’est le décor de la Tentation qui s’est enfoncé dans la
brume. Il lui dit qu’il a froid ; il lui donne son lit. Qu’il a encore froid, qu’il
faut qu’il vienne auprès de lui ; il se déshabille, couche avec lui, prend le
lépreux dans ses bras, le baise sur la bouche ; alors celui qui au début du
passage semblait le démon s’envole dans le ciel avec lui et se révèle être
Jésus.
Pour que cette histoire ait joué un tel rôle dans la vie de Flaubert, il faut
qu’il ait eu l’impression d’avoir tué son père et sa mère. Celle-ci vient de
mourir, mais il nous fait l’effet d’avoir été un fils exceptionnellement
aimant et fidèle. Le problème est ailleurs, vraisemblablement dans ses
relations avec cette figure éminemment maternelle que devient la France
pour lui lors de la catastrophe de 71. La France est morte ou quasi morte, et
Flaubert se demande s’il n’en serait pas un peu responsable, fût-ce dans une
mesure infime. Il y a une France qu’il déteste et qu’il s’efforce d’éliminer,
mais par-derrière et par-dessous il y en a une à laquelle il se découvre
profondément fidèle, cette France du Moyen Âge qui survit dans le
personnage de Félicité comme plus tard dans la Françoise de Proust, cette
France qu’il explore et illustre dans la Légende qui se montre ainsi non
seulement récit d’un meurtre et de sa réparation, mais réparation même.
En ce qui concerne le meurtre du père, l’histoire d’Œdipe avec tout ce
qu’on peut en tirer, ne suffira pas à nous éclairer dans un tel contexte.
Flaubert est infiniment respectueux de la figure paternelle du grand
médecin ; certes il s’est dérobé à certains conseils, une ingénieuse maladie
lui a permis de troquer les études de droit contre les recherches littéraires,
mais il veut désormais être en littérature un médecin et un chirurgien. Les
deux fils imitent leur père chacun dans sa langue. De même que les légers
sentiments de culpabilité à l’égard de la mère ont reçu une amplification
massive lors de la catastrophe de 71, de même ceux qui pouvaient exister à
l’égard du père doivent avoir été multipliés par le coup de fortune, la ruine
qui apparaît comme dilapidation de ce que le père lui avait confié. Flaubert
a eu l’impression que, s’il avait réussi à être pour sa nièce Caroline une
bonne « mère » substitutive, une « nounou » selon l’expression qu’il
emploie dans de très nombreuses lettres (Félicité, c’est lui aussi, dans les
Trois Contes), par contre il a échoué comme figure paternelle, parce qu’il
s’est débarrassé trop lâchement de ses responsabilités sur le mari, et n’a pas
été capable de mener sa partie de la barque familiale comme il aurait dû.
Le romantique, voulant montrer qu’il est le véritable héritier d’une
noblesse qui a failli à sa tâche, se donne volontiers un pseudonyme noble :
de Nerval, de Stendhal. Dans L’Éducation sentimentale, Dambreuse est
vraiment le contre-romantique, puisqu’il est à l’origine comte d’Ambreuse,
et qu’il a supprimé, assassiné l’apostrophe pour avoir mieux l’air d’un
bourgeois. Flaubert a l’impression qu’en s’affirmant comme romantique il a
attenté en quelque sorte à l’honneur de son père, et que pour hériter non
seulement de son nom mais de son bien, il lui aurait fallu réparer cet affront
en se montrant capable, tout en faisant de la littérature aussi romantique que
possible, d’augmenter, de continuer sa fortune. La rapidité d’écriture des
Trois Contes va dans ce sens, avec son contrôle prodigieux, l’horizontal
remis soudain en avant mais sans rien perdre du vertical.
Dans Hérodias la figure paternelle va être singulièrement illuminée par
celle de saint Jean Baptiste, célibataire, mais père annonciateur. Le Christ a
son père éternel, et aussi son père nourricier qui est saint Joseph ; mais il a
dans sa parole un père annonciateur, le prodrome, comme on dit en grec,
celui qui va permettre l’arrivée du fils par excellence, en quelque sorte son
accoucheur. Les messagers envoyés par Jean Baptiste en Galilée vont
revenir pour dire qu’en effet le Messie est là. D’abord décrit comme figure
diabolique, noir, hirsute, avec les yeux comme des charbons ardents, tel le
lépreux dans la Légende, de même que celui-ci se renverse en messie, il se
renverse en son annonciateur.
Saint Jean Baptiste est le célibataire père ; Hérode par contre n’est que
trop marié ; il est engoncé dans une toile d’araignée de relations familiales,
ce qui ne l’empêche pas d’être le mauvais père par excellence, celui qui tue
ses enfants, Saturne-Moloch. Dans cette famille, tout le monde s’appelle
Hérode. Celui que nous montre Flaubert est Hérode Antipas, l’un des fils
d’Hérode le Grand, sorte de Sardanapale à la Delacroix, lequel a eu
vraisemblablement dix femmes. Nous connaissons le nom de huit qui se
sont succédé, ce qui fait de lui une sorte de Barbe-Bleue. Il a eu quatorze
enfants dont il a tué au moins la moitié. Il est l’antipère ; un autre Hérode
tout proche s’appelle d’ailleurs Antipater. Dans la tradition chrétienne
Hérode le Grand est le responsable du massacre des Innocents. Dans leurs
efforts pour rendre justice aux victimes de la vision ecclésiastique, les
historiens du XVIIIe siècle ont essayé de le laver de ce crime, mais il a
massacré bien suffisamment de ses propres enfants pour pouvoir passer
comme l’exemple même de l’infanticide.
Hérode Antipas épouse une femme qui est à la fois sa nièce et sa belle-
sœur. Haï par les Juifs dont il veut être le roi, parce qu’il est à la fois inceste
et adultère, il éprouve des tentations superbes et il est capable de les
reconnaître, et pourtant c’est un mauvais roi ; il est lâche, il est une
tromperie.
Salomé est à la fois sa nièce et sa petite-nièce ; elle est à deux niveaux de
la famille à la fois et va donc pouvoir lui faire éprouver des tentations
particulièrement épicées. L’affaire se passe lors de la visite du proconsul
Lucius Vitellius, père d’Aulus Vitellius qui deviendra empereur, dans la
forteresse dont le trésor l’intéresse spécialement. Nous visitons les
souterrains avec lui ; nous découvrons dans un étage une troupe de chevaux
blancs élevés dans le plus grand secret, les plus beaux du monde. Revenu
dans la cour, le proconsul voit une plaque ronde, demande ce que c’est.
Rien, juste un homme. Alors Lucius Vitellius se dit qu’il a trouvé le cœur
du trésor, que tout ce qu’on lui a montré jusqu’à présent n’était que des
préliminaires. On ouvre ce couvercle et l’on découvre le cachot abominable
où Jean Baptiste est presque transformé en bête, tel Nabuchodonosor, mais
par la vertu du plus saint orgueil.
Hérode ne voulait pas montrer Jean Baptiste aux envoyés de Rome parce
qu’il est effectivement un trésor, mais dangereux. Hérodias le déteste parce
qu’il monte les Juifs contre elle, mais Hérode l’a conservé parce qu’il y a en
lui quelque chose qui l’attire. Il est séduisant, ce qui sera développé par la
postérité littéraire de Flaubert, en particulier par Oscar Wilde. Mais chez
celui-ci c’est Salomé qui est amoureuse de Jean Baptiste, tandis que chez
Flaubert c’est Hérode même. Attirance sexuelle et religieuse à la fois, mais
surtout attirance politique. Hérode s’efforce de devenir roi de toute
l’ancienne Palestine et d’en détacher les liens avec Rome. Il cherche son
indépendance ; or Jean Baptiste peut l’aider dans la mesure où il soulève les
Juifs contre ce qui règne actuellement à Jérusalem, c’est-à-dire le
gouverneur Ponce Pilate et les Juifs « collaborateurs », esclaves des
Romains, c’est-à-dire contre Rome même. Cette envie d’Hérode est si forte
qu’elle l’a déjà fortement détaché d’Hérodias. Il se rend compte que sa
liaison avec elle est une erreur sur le plan politique ; et c’est pourquoi
percevant son éloignement progressif, elle a fait venir Salomé qui lui
ressemble beaucoup, elle-même en plus jeune, pour parvenir à reséduire
Hérode par son intermédiaire. Et si Hérode veut que Jean Baptiste reste
caché, c’est qu’il a peur qu’en entendant ses imprécations les Romains
comprennent ses propres ambitions. Mais la voix du prodrome se fait
entendre en dépit de tout. Hérodias tremble parce qu’Hérode entend ce qu’il
dit. Hérode tremble parce que Lucius Vitellius entend ce qu’il dit. Hérodias
profite de ce tremblement pour demander par l’intermédiaire de Salomé la
tête de saint Jean Baptiste. La mort de celui-ci signifiera l’hégémonie de
Rome. Au lever du soleil on emporte sa tête pour la semer comme une
graine en Galilée, mais aussi des siècles plus tard en France en humble
annonciateur d’un autre affranchissement, d’autres splendeurs au ciel, d’un
autre nouveau-né un bras dans la caverne du dragon, d’un autre or à la place
de l’argile, et d’un autre désert s’épanouissant comme une rose.

Le Château des cœurs, écrit en 1863, c’est-à-dire avant que Flaubert se


soit vraiment mis à travailler sur l’actuelle Éducation sentimentale, est le
résultat d’une collaboration avec Louis Bouilhet et Charles d’Osmoy qui,
lors de la Troisième République, deviendra directeur des beaux-arts,
réalisera donc la carrière attribuée par Flaubert à Hussonet. S’il y a des
parties où la marque flaubertienne est plus forte, nous n’avons nullement le
droit d’éliminer les autres sous prétexte qu’elles seraient seulement de ses
collègues, car, étant donné la façon dont il concevait la collaboration, il est
certain qu’il a tout révisé, réécrit, assumé. Il a fait d’ailleurs tout ce qu’il a
pu dans la dernière partie de sa vie pour en obtenir la représentation, sans
succès ; il est parvenu au moins à le publier.
Féerie, donc spectacle destiné à la jeunesse, constitué d’une suite de
tableaux dans lesquels la mise en scène et surtout l’éclairage constituent
presque l’essentiel, forme liée aux structures fondamentales de
l’imagination de Flaubert et de sa pensée, genre idéal pour lui quelle que
puisse être la niaiserie de la plupart de ses réalisations, cela doit lui
permettre de présenter un certain nombre de thèmes de façon certes moins
complète et moins fine, mais beaucoup plus simple ; c’est donc une clef
pour tout le reste.
Le Château des cœurs était pratiquement irréalisable de son temps, mais
on peut très bien en imaginer aujourd’hui une adaptation
cinématographique ou télévisuelle qui permettrait notamment de résoudre
les problèmes d’espace, de distance du spectateur par rapport à l’objet
qu’on lui montre. Lorsque Flaubert imagine un spectacle il a toujours envie
de s’en approcher, de toucher. Dans le théâtre du XIXe siècle, c’est
impossible ; la distance est infranchissable, le spectateur est presbyte. Au
contraire au cinéma, et surtout à la télévision, la caméra va chercher tel
détail pour nous l’apporter.
Féerie rêvée, ses dix tableaux, comme les dix chapitres de Bouvard et
Pécuchet, vont déployer autour des deux personnages principaux un certain
nombre de tentations. Cela commence chez les fées qui se plaignent de
l’état déplorable de l’humanité : les hommes ont perdu peu à peu leurs
cœurs, parce que les gnomes les leur volent, figuration de tout ce que
Flaubert déteste dans l’époque contemporaine, ce qu’il appelle la
bourgeoisie et sa bêtise. Pour que l’humanité soit sauvée, il est
indispensable que les hommes retrouvent leurs cœurs confisqués, et ceci ne
peut arriver que si deux jeunes gens s’aiment d’un amour absolument pur,
que si l’un accepte de se sacrifier pour l’autre sans savoir si l’autre en saura
quelque chose. Qui des deux subira l’épreuve la plus grande ? On ne
s’étonnera pas d’apprendre qu’après avoir délibéré, les fées décident que
c’est la femme.
Le jeune Paul, noble plein de cœur mais ruiné, a un domestique,
Dominique, dont la sœur Jeanne, petite paysanne, provinciale, l’adore. Elle
devra traverser un certain nombre de métamorphoses sans jamais révéler
son identité véritable. Finalement Paul, contrairement à Frédéric Moreau,
réussira à reconnaître convenablement son amour, si bien qu’à la fin Jeanne,
réalisant son sacrifice ultime, sera sauvée et toute l’humanité avec elle,
retrouvant son cœur perdu.
Premier tableau chez la reine des Fées, qui pose toute l’affaire. Puis Paul
arrive à Paris avec Dominique et rencontre dans un cabaret de banlieue un
personnage méphistophélique, déguisement du roi des gnomes, qui va lui
proposer un pacte, tel Vautrin à Rastignac ou Rubempré, pour conquérir la
capitale. Fils de noble, Paul est peintre, et le tentateur veut corrompre son
art :

« Mais j’espère que vous allez pour parvenir, ne rien négliger de ce qu’il vous faut : pillez-
moi les anciens, dénigrez les modernes, exaltez les petits génies et conspuez les grands ; ça
pose, premier pas ! Vous peindrez ensuite les boutiquiers en artilleurs et les lorettes en Vénus,
avec les chevaux célèbres et les actions vertueuses sans nul souci du dessin ni de la couleur ; on
dirait que vous manquez d’idées, prenez garde ! Il faudra ensuite adopter le grec ou le gothique,
le pompadour ou le chinois, l’obscénité ou la vertu, la chose à la mode, peu importe ! Mais
agenouillez-vous devant le public, servilement, et ne lui donnez rien qui dépasse la force de son
esprit, les facultés de sa bourse, la largeur de son mur ! Alors vos œuvres, reproduites à l’infini,
couvriront l’Europe. Vous entrerez dans la cervelle de votre siècle. Vous serez un maître, une
gloire, presque une religion. Le despotisme de votre médiocrité pourra abêtir toute une race ; il
s’étendra même sur la Nature, car vous la ferez haïr, ô grand homme, car elle rappellera de loin
vos barbouillages. »

Naturellement Paul refuse. Après nombre d’autres tentations, l’inconnu


est finalement démasqué. Puis nous allons chez le banquier qui a ruiné le
père de Paul, préfiguration du Dambreuse de L’Éducation sentimentale, et il
y retrouve un ancien ami nommé curieusement de Cisy. Puis le roi des
gnomes va tenter Jeanne ; d’abord par la mode, passage très imaginatif qui
rappelle certains textes de Lewis Carroll :
Les collines du fond, figurant des carrés de culture différente, sont couvertes par de longues
bandes d’étoffes. À droite, au bord d’un ruisseau de lait d’amandes, poussent, comme des
roseaux, des bâtons de cosmétique. Un peu plus en avant, une fontaine d’eau de Cologne sort
d’un gros rocher de fard rouge. Au milieu, sur le gazon, des paillettes brillent ; les buissons, çà
et là, se trouvent représentés par des brosses de chiendent, et les cailloux par des savons de
toutes couleurs. À gauche un arbre, semblable à un tamaris, porte des marabouts, un autre, pareil
à un palmier, offre des éventails. Il y a un champ de rasoirs ; plus loin l’arbre à miroirs, l’arbre à
perruques, l’arbre à houppes, l’arbre à peignes ; et des costumes bariolés pendent à des grands
champignons. Des mouches voltigeant dans l’air iront se coller d’elles-mêmes sur le visage des
femmes ; la mouche assassine, la capricieuse, la provocante, etc.

Qu’est-ce qui, au XIXe siècle, aurait pu faire voir au public du balcon que
l’eau est de Cologne, que cette masse rouge, c’est du fard ? À l’intérieur de
cette île de la toilette règnent le roi Couturin et sa femme qui décident de la
mode. Le décor prend l’apparence d’un grand magasin de nouveautés, avec
les rayons pour femmes et pour hommes. La mode concerne non seulement
les costumes, mais les coutumes, la façon dont on se comporte. Une fois
Jeanne à la mode dans sa toilette, il faut qu’elle le devienne dans son
langage. Scène de mécanique burlesque, le roi fait apparaître les deux
robots éducateurs de mode :

Monsieur et dame que l’on apporte. La dame est vêtue à la dernière mode. Le monsieur a une
raie derrière la tête, qui se continue par les poils de son patelot symétriquement divisés jusqu’au
bas des reins ; elle se reproduit sur chaque jambe du pantalon ; lorgnon dans l’œil, chic anglais,
etc.

Couturin :
Considère ces deux honnêtes mannequins qui ressemblent à des humains : tâche de reproduire
leurs mouvements, si tu veux avoir de belles manières. Rappelle-toi leurs discours et, en quelque
lieu que tu te trouves, à la campagne, en visite, en soirée, dans un dîner ou au spectacle, tu
pourras jacasser hardiment sur la Nature, la littérature, les enfants aux têtes blondes, l’idéal, le
turf, et autres choses. La clef, Couturine ?

Il remonte les deux automates à la poitrine.


Commençons. En appuyant ici, on obtient ce qu’il faut dire devant un beau paysage.

En prenant le monsieur sous les aisselles, il le penche à droite et à gauche, comme on fait
avec une pendule dont le balancier est arrêté. Couturine fait de même à la dame.

Partez !

Le Monsieur, avec de petits gestes rapides de la main droite et l’air guilleret :


Bonjour, chère !

La Dame, même jeu :


Bonjour, bonjour, mon bon !

Ils se rapprochent ainsi des deux côtés de la scène en roulant sur leurs roulettes, et quand ils
sont arrivés face à face, ils se secouent les mains pendant une minute avec violence, en ricanant.

Le Monsieur, regardant autour de lui, avec des mouvements de tête saccadés :


Tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! où sommes-nous donc ?

La Dame, minaudant et en détachant ses phrases :


Ah ! la délicieuse campagne !… un site pittoresque !… et des petites fleurs ! – si poétiques ! –
et inutiles !… poétiques parce qu’elles sont inutiles, – inutiles parce qu’elles sont poétiques !

Le Monsieur, d’un ton bourru :


Moi… je la trouve bête comme chou… votre campagne ! – Du sentiment, allons donc ! – de
l’élégie, ha ! ha ! ha ! – la poésie, ha ! ha ! ha ! – Je suis revenu de tout ça… ha ! ha ! ha !

Un autre bouton sera utilisé pour enseigner ce qu’il convient de dire


lorsque l’on veut être amoureux ou faire croire qu’on l’est. Mais Paul ne
reconnaît pas Jeanne défigurée par la mode. Celle-ci désire alors devenir
une femme simple et l’interprète en s’imaginant qu’elle voudrait être
bourgeoise. Le roi des gnomes saute sur l’occasion, Flaubert aussi. C’est
alors le passage auquel il accordait le plus d’importance : le royaume du
pot-au-feu.

Le grand Pontife, une écumoire à la main :


Citoyens, bourgeois, croûtons ! En ce jour solennel, où nous sommes réunis pour adorer le
trois fois saint Pot-au-feu, emblème des intérêts matériels, autrement dit des plus chers, si bien
que grâce à vous le voilà maintenant presque une divinité !… C’est à moi, le grand pontife de ce
culte sage, qu’il incombe de vous remémorer vos devoirs et de vous relier tous, par un acte
commun, à la vénération, à l’amour, à la frénésie du Pot-au-feu !
Vos devoirs, ô Bourgeois, nul d’entre vous, je le déclare, n’y a transgressé ! Vous vous êtes
tenus philosophiquement dans vos maisons, ne pensant qu’à vos affaires, à vous-mêmes
seulement ; et vous vous êtes bien gardés de lever jamais les yeux sur les étoiles, sachant que
c’est le moyen de tomber dans les puits. Continuez votre petit bonhomme de chemin, qui vous
mènera au repos, à la richesse et à la considération ! Ne manquez point de haïr ce qui est
exorbitant ou héroïque, – pas d’enthousiasme surtout ! – et ne changez rien à quoi que ce soit, ni
à vos idées, ni à vos redingotes ; car le bonheur particulier, comme le public, ne se trouve que
dans la tempérance de l’esprit, l’immutabilité des usages et le glouglou du Pot-au-feu.

À la fin du tableau la ville bourgeoise s’endort, et le Pot-au-feu envahit la


nature entière :

Aussitôt le Pot-au-feu dont les anses se transforment en deux ailes, monte dans les airs et,
arrivé en haut, il se retourne entièrement. Tandis que les flancs du Pot-au-feu vont s’élargissant
toujours, de manière à couvrir la cité endormie, des légumes lumineux, carottes, navets,
poireaux, s’échappent de sa cavité et restent suspendus à la voûte noire comme des
constellations.

Mais Paul ne pourra reconnaître Jeanne déguisée en bourgeoise. Nouvel


échec du roi des gnomes. Troisième tentation pour elle : le pouvoir. Le
tableau nous mène dans les États du Pipempohé où une reine jouit d’un
despotisme absolu. Jeanne se voit offrir le trône, mais comme celui-ci
implique toutes sortes de cruautés, elle finit par refuser. Enfin, dans le
dernier tableau, Paul croit qu’il est perdu, Jeanne croit qu’elle est perdue,
mais tout se renverse au dernier moment, on peut rendre leur cœur aux
hommes, et Paul escalade pour rejoindre Jeanne un escalier dont chaque
marche exhale en son d’harmonica une des notes de la gamme.

Le titre du Sexe faible, destiné au théâtre de boulevard, arrangement par


Flaubert d’une esquisse posthume de Bouilhet, est une antiphrase. Flaubert
superficiellement antiféministe estime que les femmes n’ont pas besoin
d’avoir le pouvoir politique parce qu’elles en ont un bien plus fort, et que
l’égalité que veulent certaines entre elles et les hommes, est en fait une
injustice à leur détriment, parce que le fait de considérer les femmes comme
si elles étaient des hommes revient à dire que la véritable existence c’est
l’existence masculine. On dirait aujourd’hui qu’un tel féminisme est un
phallocratisme déguisé. Pour Flaubert, c’est en tant que femme que la
femme a un pouvoir qu’il s’agit de faire reconnaître : égalité des sexes mais
dans leur différence que certaines tentatives féministes s’efforcent en vain
de gommer. On veut réduire la femme à l’homme. Le Sexe faible est à la
fois une satire contre le féminisme et une célébration de la puissance
méconnue de la femme. Celle-ci en fait dirige la société, mais son action
qui devrait être bénéfique, est devenue maléfique à cause de tous ces
malentendus.
Un jeune homme, Paul encore, est marié par la conspiration des femmes
autour de lui. Pour essayer de se soustraire à cette emprise familiale, il va
tromper son épouse avec sa cuisinière Victoire, et établir celle-ci comme
maîtresse sur un grand pied ; mais la conspiration des femmes la déniche, et
va lui envoyer en expédition un vieux militaire pour y mettre bon ordre. Le
général Varin des Ilots finira par succomber aux séductions de Victoire, ce
qui privera Paul de ses seuls appuis, et l’obligera d’adopter la vie que la
conspiration des femmes avait prévue pour lui.

Quant au Candidat, œuvre cette fois du seul Flaubert, et la seule de ses


pièces qu’il ait réussi à faire jouer, satire politique sur les élections ; comme
elle mettait en cause non point un parti, mais le fonctionnement même de la
démocratie française à ce moment-là, elle a été violemment rejetée par tous.
De même qu’il estime que le féminisme est un malentendu parce que la
femme y veut prendre la place d’un homme et que la féminité même n’y est
pas mise à sa place, de même le suffrage universel lui semble une tromperie
parce que l’égalité arithmétique ne permet pas aux différences de
s’exprimer. Ainsi les opinions qui d’abord s’opposaient pour pouvoir
représenter des parties différentes de la population, vont devoir s’exprimer
presque sous la même forme à cause du système même de la captation des
voix. On arrive ainsi à un injuste milieu pétrificateur qui va empêcher la
société d’exprimer et de réaliser son profond désir de changement. C’est
cette forme qu’il veut nous faire entendre, le discours général de la
propagande électorale.
Dans cette pièce, comme dans L’Éducation sentimentale, un niveau
général politique se conjugue à un niveau individuel sentimental. La femme
du candidat est amoureuse d’un jeune journaliste. À la fin les deux niveaux
coïncident en un accord : un messager vient annoncer au candidat : « vous
l’êtes ! » ce qui signifie à la fois qu’il est élu et qu’il est cocu. La tromperie
de sa femme est la réponse à la tromperie de son élection, car la machinerie
des intérêts et du langage fera qu’inévitablement il sera considéré comme le
représentant de tous alors qu’il n’est le représentant d’aucun. En fait, il ne
peut même pas exprimer sa propre voix, son propre cœur.
À PROPOS DE
« BOUVARD ET PÉCUCHET »

Dans les Souvenirs littéraires de Maxime Du Camp :

Ce roman l’occupait exclusivement ; il disait : « ça, ce sera le livre des vengeances ! »


Vengeances de quoi ? Je ne l’ai jamais deviné, et ses explications à ce sujet ont toujours été
confuses. Je connais la vie de Flaubert comme je connais la mienne, et il m’est impossible d’y
découvrir un fait, un incident dont il ait pu avoir à se venger. Il a été célèbre du jour au
lendemain, et ce n’était que justice ; il a été l’enfant gâté dans plus d’une intimité ; il a eu des
amis dévoués et des amitiés de femmes qui étaient enviables. Vengeance de quoi ? J’y reviens
sans pouvoir me répondre ; de la bêtise humaine sans doute, qui l’offusquait et qui le faisait
rugir de fureur quand elle ne le faisait pâmer de rire.

Il n’est que trop tentant de répondre : de la bêtise de Maxime Du Camp.


Dans les œuvres publiées par Flaubert, seule Salammbô comporte des
titres de chapitres ; mais dans la correspondance il désigne les parties de
Bouvard et Pécuchet par des noms. À partir du moment où nous baptisons
ainsi les chapitres des deux dernières œuvres, leur structure apparaît
clairement. C’est presque une invitation de la part de Flaubert. Il fait partie
de ces auteurs qui préfèrent que l’on ne voie pas trop vite comment les
choses sont faites, qui s’expliquent, mais en partie, pour que les structures
agissent plus fortement dans l’ombre, prennent certains lecteurs par
surprise.
Deux petits bourgeois parisiens, copistes dans des bureaux, un jour se
rencontrent, se découvrent, se plaisent ; c’est un coup de foudre d’amitié.
L’un d’eux fait un petit héritage, ce qui va leur permettre de réaliser un de
leurs rêves : se retirer à la campagne. Nous pouvons appeler le premier
chapitre celui de la retraite, en jouant sur le double sens d’ermitage et de fin
de carrière. Si Bouvard cesse tout de suite de travailler, Pécuchet attend
l’âge légal pour se retirer avec son ami ; il va encore copier pendant deux
ans pour que sa retraite en soit une dans tous les sens du terme. Ils
réussissent à acheter un château en Normandie avec dépendances et fermes,
et tout pourrait fort bien se passer. Il leur suffirait de se laisser aller à leur
paresse. Malheureusement pour eux ils vont subir des tentations.
La première sera l’agriculture (ou plutôt la seconde, la première étant la
paresse). Il est un peu tard pour s’y mettre ; ils ont tous deux quarante-sept
ans. Ils vont être perdus par elle. Toutes leurs entreprises vont rater et en
particulier la dernière dans laquelle ils s’efforcent de rassembler tout cet art
de l’économie domestique, toute la jouissance de leur terre en un élixir
fabuleux, délices de leur gourmandise, grand œuvre d’alchimie dérisoire où
vont se rassembler des épices venues de tous les coins du monde et qui
s’appellera la Bouvarine. Au moment décisif l’alambic explose, et ils se
demandent si leur échec en agriculture n’est pas venu de leur ignorance de
la chimie.
Nouvelle grande tentation : ils sont séduits par la Science dont ils vont
parcourir les orgueilleux domaines les uns après les autres. Tout cela est
perdu d’avance. Leur situation de départ est telle qu’ils ne pourront pas
réussir. Ainsi diverses muses ou démons les séduisent et les inspirent : ce
seront toutes les avarices de l’Histoire, toutes les envies de la Littérature,
toutes les colères de la Politique, chapitre qui nous permettra de suivre une
fois de plus tout le développement de la Seconde République, commençant
en effet avec les premières émeutes de 1848 et se terminant par le coup
d’État du 2 décembre, nouvelle version de L’Éducation sentimentale.
Les notables autour des deux amis représenteront les différentes parties
de la population, et, comme l’éventail masculin des tentateurs autour de
Frédéric Moreau, plutôt des caractères politiques que des opinions,
lesquelles vont changer. Un ancien noble incarne l’aristocratie, un ancien
menuisier le peuple. Au début du chapitre tout le monde est républicain, au
milieu tout le monde est du parti de l’ordre, à la fin tout le monde criera :
« Vive Napoléon III notre empereur ! » ; eux seuls vont conserver leur
honnêteté au milieu de toute cette corruption, leurs distances. Le coup
d’État les « dépolitique », pour reprendre l’expression de Baudelaire, et ils
vont être alors livrés à la tentation de l’amour.
Ainsi les sept premiers chapitres correspondent à ceux de la Tentation
(paresse, gourmandise, envie et luxure restent aux mêmes places ; l’orgueil
passe devant l’avarice et la colère après l’envie). Viennent alors trois
chapitres supplémentaires, beaucoup plus longs que les précédents, dans
lesquels nos deux amis se replient sur eux-mêmes. La retraite au château de
Chavignolles qui est d’abord bourgeoisement luxueuse, qui vise surtout à
l’agrément, change de sens ; cela devient une sorte de couvent. On passe
d’un palais d’Occitanie dérisoire à une dérisoire cabane de passeur. Les
trois vertus théologales jouaient un grand rôle dans les premières versions
de la Tentation, et dans la troisième jusqu’au dernier moment c’est elles qui
apparaissaient à la fin dans le soleil, avant d’être remplacées par le Christ
juste avant la parution. Elles reviennent ici pour commander les trois
derniers chapitres et nous comprenons alors qu’elles ordonnaient déjà les
Trois Contes : Félicité la charité, Julien entre les espérances de ses parents
et les tentations de son désespoir qu’il surmonte envers et contre tout, Jean
Baptiste l’annonciateur de la foi.
Le premier de ces trois derniers chapitres, selon le titre que lui donne
Flaubert dans sa correspondance, est consacré à la « philosophie ». Il y est
en effet question de toutes les branches des études classiques de
philosophie, mais aussi de disciplines qui nous semblent au premier abord
étrangères : cela commence en effet par l’hygiène et la gymnastique, puis
nous avons un passage sur le spiritisme. Ce qui relie tout cela, c’est la
question de la mort. Nos pauvres « imbéciles » vont avoir ici autant
d’ennuis qu’avec le reste et vont connaître la tentation du suicide. Mais
comme ils ratent tout, ils vont rater leur suicide aussi. Tout était prêt : dans
leur grenier ils étaient déjà montés sur des chaises avec leurs cordes pour se
pendre, lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont oublié de faire leur testament.
Pour leur sacrifice exemplaire ils avaient choisi la date du renouveau, la
nuit de Noël. Regardant par la fenêtre, ils aperçoivent les fidèles se
dirigeant vers la messe.
C’est alors la tentation de la religion, ou la tentative. Lâchés par
l’espérance philosophique, ils vont parier sur la foi. Mais la religion
s’effrite aussi. Ils s’efforcent alors de pratiquer la charité dans sa forme qui
apparaît donc la plus haute pour Flaubert, supérieure ici à la médecine
même, l’éducation. Ils s’intéressent aux deux enfants d’un forçat, Victor et
Victorine, aussi peu doués pour les études qu’eux-mêmes pour
l’enseignement. Après avoir échoué avec les enfants, ils veulent se rattraper
avec les adultes, organiser cours et conférences, fonder l’université de
Chavignolles. La rédaction s’arrête là, mais nous avons le plan détaillé de la
suite. Ils louent la grande salle du café du village pour y faire leur
présentation. Mais les notables voient cela d’un mauvais œil ; ils estiment
que nos deux « cœurs simples » qui, malgré leurs ridicules, restent
profondément sympathiques d’un bout à l’autre du livre, parce qu’ils sont
les seuls à demeurer honnêtes et désintéressés, perturbent l’ordre public,
comme Socrate ou Jésus-Christ. S’ils ne s’intéressent plus aux petites
querelles politiques à l’intérieur du Second Empire, ils restent fidèles,
malgré leurs déceptions, à ce qui les a tentés, et cela suffit pour qu’on leur
reproche de saper les bases de la société. Rentrés chez eux ils songent à
l’avenir de l’humanité, sombre pour Pécuchet, éclatant pour Bouvard,
quand les gendarmes arrivent. Cela finit par s’arranger, mais il leur faut
bien constater que « tout leur a claqué dans la main ». Ils trouvent alors une
dernière solution :

Bonne idée nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la dissimulent. – De temps à autre ils
sourient quand elle leur vient, – puis, enfin, se la communiquent simultanément.
Copier comme autrefois.
Confection d’un bureau à double pupitre. – (Ils s’adressent pour cela à un menuisier. Gorju
qui a entendu parler de leur intention, leur propose de la faire. – Rappeler le bahut.)
Achat de livres et d’ustensiles, sandaraque, grattoirs, etc.
Ils s’y mettent.

Ce devait être la fin du premier volume. En général on traite ces lignes


comme devant être la fin de l’ensemble ; mais Flaubert dans ses lettres ne
cesse d’insister sur l’importance du second volume « pratiquement fait »,
mais encore inédit aujourd’hui pour sa plus grande part. Les échantillons
publiés de ce grand dossier de citations, ce que les deux amis copient, c’est-
à-dire les passages qui les ont particulièrement intrigués dans leurs lectures
des quinze cents volumes qu’ils ont parcourus dans le premier, presque
aussi vite et aussi intensément que Flaubert, montrent qu’on peut le
considérer comme un grand sottisier. Un ensemble de citations peut
constituer une œuvre : découper un paragraphe à l’intérieur de Descartes ou
de Leibniz, et le mettre en relation avec un paragraphe pris chez tel ou tel
auteur de vulgarisation du XIXe siècle, cela constitue une intervention
considérable dans ce texte classique. Ce deuxième volume est à certains
égards ce qu’il y a de plus moderne dans toute l’œuvre de Flaubert, et c’est
pourquoi il serait si utile de le publier enfin convenablement.
Cette exploration des illusions contemporaines est faite par rapport à un
personnage double qui nous rappelle de nombreux autres bouffons
dédoublés depuis le couple Don Quichotte et Sancho Pança jusqu’aux
tandems du cinéma comique américain ou des spectacles de variété. Si dans
l’œuvre de Cervantes l’un des deux continue à jouer le rôle de maître, avec
Bouvard et Pécuchet, et c’est ce qui se passe aussi dans maint couple de
cinéma, chacun est le domestique de l’autre. Il n’y a pas un maître et un
serviteur, il n’y a que deux serviteurs, et la fonction « maître » est mise
entre parenthèses. Chacun, lorsqu’il reste isolé, ne constitue pas une
individualité. À deux, ils se mettent à exister ; leur dualité va leur donner la
parole.
Pour comprendre le fonctionnement de ce double bouffon, on peut se
référer au rôle du confident, essentiel dans la tragédie classique, surtout
chez Racine où tous les personnages principaux sont dédoublés. Les
confidents sont là pour varier le monologue des maîtres qui ont la parole par
eux-mêmes. Titus, Auguste n’ont besoin de personne pour faire des
discours à autrui et eux-mêmes, mais l’intervention du confident va leur
permettre de donner la parole à un certain nombre de doutes et de pulsions
qu’ils ne pourraient s’avouer ou même ressentir à eux seuls.
Avec Bouvard et Pécuchet il s’agit d’une double confidence. Chacun est
le miroir de l’autre. Se regardant l’un l’autre ils se font parler l’un l’autre.
Ce double miroir est un appareil de perception du même genre que ces
thermostats à double lame métallique dont un côté va se dilater plus que
l’autre. Ou encore nous avons ici deux pôles ; isolés ils restent inertes,
rapprochés ils donnent des étincelles, répondent à l’environnement. C’est la
construction même d’un individu que nous permet de suivre cet ouvrage.
Au départ Bouvard et Pécuchet ne sont que des virtualités. Le système
social leur a retiré la parole de telle sorte qu’ils ne sont plus capables que de
copier, l’un dans l’administration, l’autre dans le commerce. Ils se
remettront à la copie à la fin du livre, mais un immense chemin aura été
parcouru, toute la distance qui sépare le cliché de la citation.
Martyrs de la société contemporaine, martyrs de la littérature ; Flaubert
nous dit : « une mauvaise providence les poursuivait ». Mariage du ciel et
de l’enfer, de Dieu et de Satan, superposition qui est la littérature même. Si
Bouvard et Pécuchet ratent tout sauf leur copie, ce n’est pas qu’ils
manquent véritablement de moyens, mais c’est que le providentiel Flaubert
accumule sur eux les malheurs pour les rendre plus significatifs, leur
permettre de bien nous montrer la réalité qui nous échappe. Au cours du
travail l’auteur s’identifie de plus en plus à eux, et c’est pourquoi le second
volume, œuvre commune de Flaubert et de ses personnages, est si
important.
Comme dans la plupart des couples comiques, les personnages, tout en
étant strictement égaux, sont soigneusement distincts : l’un est grand,
l’autre petit, l’un est sec, l’autre gras. Pécuchet est vierge au début du livre,
ce que Bouvard trouvera un peu ridicule. C’est cette différence qui
permettra à nos deux miroirs de devenir hypersensibles.
Flaubert était particulièrement fier de sa première phrase :

Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait


absolument désert.

Déjà la présence du désert ; et sous le chiffre 33, âge du crucifié et


formule d’examen médical, on pourrait dénicher déjà des chausse-trappes.
Par un jour habituel, au milieu de la foule habituelle qui les a faits ce qu’ils
sont, ils n’auraient jamais pu se rencontrer. Il faut un vide particulièrement
poussé pour que ces deux particules se joignent et constituent désormais un
atome. Le boulevard Bourdon, le long du canal Saint-Martin, bras artificiel
de la Seine, reprend le calembour que nous avons déjà vu fonctionner dans
L’Éducation sentimentale sur scène et Seine, soulignant le caractère
subalterne de nos deux particules par le lieu même de leur rencontre, et le
nom Bourdon nous rappelle le murmure de la foule écartée par l’intrusion
du désert. Tous les autres constituants de cette foule sont prudemment à
l’intérieur de leur maison, à l’ombre ; la chaleur inattendue a donné à nos
deux échantillons l’audace nécessaire pour manifester la trace d’originalité
qu’ils possédaient déjà sans s’en douter. Sortir de leur logis les sacre
aventuriers ; c’est l’équivalent d’un voyage en Orient.
Plus bas, le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses, étalait en ligne droite son eau
couleur d’encre. Il y avait au milieu un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de
barriques.
Au-delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers, le grand ciel pur se découpait
en plaques d’outremer, et, sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits
d’ardoises, les quais de granit éblouissaient.

Verbe particulièrement important pour Flaubert. Il signe en quelque sorte


des moments essentiels, par exemple la rencontre de Frédéric Moreau et de
Mme Arnoux « dans l’éblouissement de ses yeux ». Nous avons ici un
exemple des courts paysages qui jalonnent l’œuvre, et nous rappellent
certaines peintures de l’époque. Les scènes de campagne évoqueront ainsi
des toiles de Jean-François Millet et les copies qui en ont été faites par Van
Gogh.

Une rumeur confuse montait au loin dans l’atmosphère tiède, et tout semblait engourdi par le
désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été.
Deux hommes parurent.
L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes.

L’Histoire et la Géographie.

Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à
la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous
une casquette à visière pointue.
Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent à la même minute, sur le même
banc.

C’est comme si, au milieu du boulevard, il y avait un miroir légèrement


courbé.

Pour s’essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa près de soi ; et le petit
homme aperçut, écrit dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait
aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot : Pécuchet.
– Tiens, dit-il, nous avons eu la même idée, celle d’inscrire notre nom dans nos couvre-chefs.
– Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien à mon bureau.
– C’est comme moi, je suis employé.
Alors ils se considérèrent. L’aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet.
Ses yeux bleuâtres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage coloré. Un pantalon à
grand-pont, qui godait par le bas sur des souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa
chemise à la ceinture , et ses cheveux blonds, frisés d’eux-mêmes en boucles légères, lui
donnaient quelque chose d’enfantin.
Il poussait au bout des lèvres une espèce de sifflement continu.
L’air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard.
On aurait dit qu’il portait une perruque, tant les mèches garnissant son crâne élevé étaient
plates et noires. Sa figure semblait toute en profil, à cause du nez qui descendait très bas. Ses
jambes, prises dans des tuyaux de lasting, manquaient de proportion avec la longueur du buste,
et il avait une voix forte, caverneuse.

Ils se plaisent tellement qu’ils passeront toute la soirée ensemble. Ils


parlent, ils parlent, le crépuscule tombe.

Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succédant aux anecdotes, les aperçus
philosophiques aux considérations individuelles. Ils dénigrèrent le corps des ponts et chaussées,
la régie des tabacs, le commerce, les théâtres, notre marine et tout le genre humain, comme des
gens qui ont subi de grands déboires. Chacun en écoutant l’autre retrouvait des parties de lui-
même oubliées. Et bien qu’ils eussent passé l’âge des émotions naïves, ils éprouvaient un plaisir
nouveau, une sorte d’épanouissement, le charme des tendresses à leur début.

Ils dînent ensemble, se raccompagnent mutuellement, et chez Bouvard


s’aperçoivent qu’ils ont le même âge.

Cette coïncidence leur fit plaisir, mais les surprit, chacun ayant cru l’autre beaucoup moins
jeune. Ensuite ils admirèrent la Providence dont les combinaisons parfois sont merveilleuses.
– Car, enfin, si nous n’étions pas sortis tantôt pour nous promener, nous aurions pu mourir
avant de nous connaître !

Phrase particulièrement miroirique. Flaubert ne nous dit pas qui la


prononce, et nous pouvons fort bien imaginer qu’elle apparaît sur leurs
lèvres à tous deux en même temps. Ils vont coucher chacun chez soi, mais
se retrouvent le lendemain. C’est une amitié qu’ils savent inaltérable. Ils
commencent à explorer la ville de Paris l’un pour l’autre, commencent à
s’instruire en douceur, mais ce début de culture leur fournit déjà quelque
individualité, et donc les rend malheureux au milieu de l’ignoble bonheur
Louis-Philippe. Ils vont au Muséum, au Louvre.

Ils s’informaient des découvertes, lisaient les prospectus, et par cette curiosité leur
intelligence se développa. Au fond d’un horizon plus lointain chaque jour, ils apercevaient des
choses à la fois confuses et merveilleuses.
En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n’avoir pas vécu à l’époque où il servait,
bien qu’ils ignorassent absolument cette époque-là. D’après certains noms, ils imaginaient des
pays d’autant plus beaux qu’ils n’en pouvaient rien préciser. Les ouvrages dont les titres étaient
pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un mystère.
Et, ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances.

Le texte, lorsqu’il concerne les deux amis, est remarquablement linéaire.


Leur vie antérieure tient en un paragraphe pour chacun dans le premier
chapitre. C’est une fois que tout ce qui concerne l’agriculture est terminé
que nous passons à la science. Tout ce qui est raconté avant le sixième
chapitre, celui de la politique et la Seconde République, est antérieur à la
révolution de 48. Tout ce qui vient ensuite est postérieur au coup d’État, à
une exception près, si nous laissons naturellement de côté l’amphithéâtre
des lectures historiques et des recherches archéologiques de nos deux amis.
Cette boucle chronologique unique, au début du septième chapitre, celui des
amours ou de la luxure, détache l’épisode pour lui donner une force
particulière. Pécuchet, toujours vierge, devient amoureux d’une servante
qu’il voit tirer de l’eau dans la cour. C’est la fin du sixième chapitre :

La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle courbait les reins, et on
voyait alors ses bas bleus jusqu’à la hauteur de son mollet. Puis, d’un geste rapide, elle levait
son bras droit, tandis qu’elle tournait un peu la tête, et Pécuchet, en la regardant, sentait quelque
chose de tout nouveau, un charme, un plaisir infini.
S’il est si sensible à ce spectacle, c’est qu’il a été initié à la puissance de
l’amour en plein milieu de la révolution de 1848. Juste après avoir essayé
d’être le Lamartine de Chavignolles, il a découvert avec stupéfaction la
puissance érotique du représentant du peuple, Gorju, l’ancien ouvrier
vagabond qu’ils avaient recueilli, représentant authentique de cette partie de
la population, mais qui malheureusement va parcourir comme les autres
l’éventail des opinions politiques et finira par acclamer la prise du pouvoir
par Napoléon III. Le 3 décembre il reviendra au village, et l’on aura la
surprise de le voir « nippé comme un bourgeois ». Le spectacle de la
sexualité triomphante ne peut avoir lieu que lors de cette fissure de l’écorce
bourgeoise, ce qui montre bien que, malgré toutes les déceptions qu’elle a
provoquées chez Flaubert, c’est viscéralement là qu’il se trouve. Dégoûtés
de la politique, nos deux amis passent par une sorte de torpeur, de paralysie
dangereusement propice aux entraînements de la chair :

Des jours tristes commencèrent.


Ils n’étudiaient plus, dans la peur des déceptions ; les habitants de Chavignolles s’écartaient
d’eux, les journaux tolérés n’apprenaient rien, et leur solitude était profonde, leur désœuvrement
complet.
Quelquefois ils ouvraient un livre, et le refermaient ; à quoi bon ? En d’autres jours, ils
avaient l’idée de nettoyer le jardin, au bout d’un quart d’heure une fatigue les prenait ; ou de
voir leur ferme, ils en revenaient écœurés ; ou de s’occuper de leur ménage, Germaine poussait
des lamentations ; ils y renoncèrent.
Bouvard voulut dresser le catalogue du muséum, et déclara ces bibelots stupides.
Pécuchet emprunta la canardière de Langlois pour tirer des alouettes ; l’arme, éclatant du
premier coup, faillit le tuer.
Donc, ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le ciel blanc caresse de sa
monotonie un cœur sans espoir. On écoute le pas d’un homme en sabots qui longe le mur, ou les
gouttes de la pluie tomber du toit par terre. De temps à autre, une feuille morte vient frôler la
vitre, puis tournoie et s’en va. Des glas indistincts sont apportés par le vent. Au fond de l’étable
une vache mugit.

Passage au présent. L’ennui des deux amis devient celui de Croisset.


Avec l’habileté qui consiste à utiliser à la fin de ce paragraphe un verbe qui
a la même forme au présent et au passé simple, de telle sorte que nous
avons comme un aiguillage dans le temps.

Ils bâillaient l’un devant l’autre, consultaient les calendriers, regardaient la pendule,
attendaient les repas, et l’horizon était toujours le même : des champs en face, à droite l’église, à
gauche un rideau de peupliers ; leurs cimes se balançaient dans la brume, perpétuellement, d’un
air lamentable.
Des habitudes qu’ils avaient tolérées, les faisaient souffrir. Pécuchet devenait incommode
avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir. Bouvard ne quittait plus sa pipe, et causait en
se dandinant. Des contestations s’élevaient à propos des plats ou de la qualité du beurre. Dans
leur tête-à-tête, ils pensaient à des choses différentes.

Différentes mais parallèles : chacun est troublé par l’amour. Bouvard


s’efforce de séduire la veuve Bordin qui va lui faire croire qu’elle l’aime en
effet, accepte de l’épouser mais pour qu’il découvre chez le notaire qu’elle
ne voulait qu’obtenir en dot une des fermes qu’il refusait de lui vendre et
que d’ailleurs il ne peut plus lui donner. Quant à Pécuchet il pense à Mélie,
de plus en plus agité par le souvenir de la scène révélatrice :

Un événement avait bouleversé Pécuchet.


Deux jours après l’émeute de Chavignolles, comme il promenait son déboire politique, il
arriva dans un chemin, couvert par des ormes touffus, et il entendit derrière son dos une voix
crier :
– Arrête !
C’était Mme Castillon.

Une fermière dont le mari est paralysé.

Elle courait de l’autre côté sans l’apercevoir. Un homme qui marchait devant elle se retourna.
C’était Gorju ; et ils s’abordèrent à une toise de Pécuchet, la rangée des arbres le séparant de lui.
– Est-ce vrai ? dit-elle, tu vas te battre ?

En effet, il ira se battre à Paris avec les émeutiers, avec Dussardier, et


c’est le seul du village.
Pécuchet se coula dans le fossé, pour entendre :
– Eh bien ! oui, réplique Gorju, je vais me battre ! Qu’est-ce que ça te fait ?
– Il le demande, s’écria-t-elle en se tordant les bras. Mais si tu es tué, mon amour ! Oh ! reste !
Et ses yeux bleus, plus encore que ses paroles, le suppliaient.
– Laisse-moi tranquille ! Je dois partir !
Elle eut un ricanement de colère.
– L’autre l’a permis, hein ?

Car il a séduit aussi Mélie, bien sûr.

– N’en parle pas


Il leva son poing fermé.
– Non, mon ami, non ! Je me tais, je ne dis rien.
Et de grosses larmes descendaient le long de ses joues, dans les ruches de sa collerette.
Il était midi. Le soleil brillait dans la campagne, couverte de blés jaunes. Tout au loin, la
bâche d’une voiture glissait lentement. Une torpeur s’étalait dans l’air ; pas un cri d’oiseau, pas
un bourdonnement d’insecte. Gorju s’était coupé une badine, et en raclait l’écorce.
Mme Castillon ne relevait pas la tête.
Elle songeait, la pauvre femme, à la vanité de ses sacrifices, les dettes qu’elle avait soldées,
ses engagements d’avenir, sa réputation perdue. Au lieu de se plaindre, elle lui rappela les
premiers temps de leur amour, quand elle allait, toutes les nuits, le rejoindre dans la grange ; si
bien qu’une fois son mari, croyant à un voleur, avait lâché par la fenêtre un coup de pistolet. La
balle était encore dans le mur.
– Du moment que je t’ai connu, tu m’as semblé beau comme un prince. J’aime tes yeux, ta
voix, ta démarche, ton odeur !
Elle ajouta plus haut :
– Je suis en folie de ta personne !
Il souriait, flatté dans son orgueil.

La déclaration devient de plus en plus brûlante, Gorju de plus en plus


méprisant ; et il s’en va.

Ce qu’il venait de surprendre fut, pour Pécuchet, comme la découverte d’un monde, tout un
monde ! qui avait des lueurs éblouissantes,
toujours ce mot,

des floraisons désordonnées, des tempêtes, des trésors, et des abîmes d’une profondeur infinie ;
un effroi s’en dégageait, qu’importe ! Il rêva l’amour, ambitionnait de le sentir comme elle, de
l’inspirer comme lui.

L’aventure avec Mélie lui fera perdre non seulement sa virginité, mais sa
santé, ce qui le mènera à la « philosophie », à la religion, à l’éducation des
enfants, puis des adultes avec le double discours sur la représentation de
l’avenir. Nous n’en avons malheureusement que le plan, mais il suffit à
nous faire regretter que Flaubert n’ait pas eu le temps d’y travailler
davantage. Pécuchet voit tout en noir ; il rassemble toutes les inquiétudes de
Flaubert, politiques, esthétiques et cosmologiques. Mais Bouvard voit tout
en beau, et nous exprime, sous une forme que l’auteur aurait naturellement
voulue hyperbolique et burlesque, tout le rêve profond de son temps, dont
certains aspects qui pouvaient alors sembler les plus fous sont amplement
réalisés, d’autres n’étant pas près de l’être.

Bouvard voit l’avenir de l’Humanité en beau. L’homme moderne est en progrès.


L’Europe sera régénérée par l’Asie. La loi historique étant que la civilisation aille d’Orient en
Occident, – le rôle de la Chine, – les deux humanités seront enfin fondues.
Inventions futures : manières de voyager. Ballons. – Bateaux sous-marins avec vitres, par un
calme constant, l’agitation des mers n’étant qu’à la surface. – On verra passer les poissons et les
paysages du fond de l’océan. – Animaux domptés. – Toutes les cultures.
Avenir de la littérature (contrepartie de littérature industrielle). Sciences futures. – Régler la
force magnétique.
Paris deviendra un jardin d’hiver ; – espaliers à fruits sur le boulevard. La Seine filtrée et
chaude, – abondance de pierres précieuses factices, – prodigalité de la dorure, – éclairage des
maisons – on emmagasinera la lumière, car il y a certains corps qui ont cette propriété, comme
le sucre, la chair de certains mollusques et le phosphore de Bologne. On sera tenu de faire
badigeonner les façades des maisons avec la substance phosphorescente, et leur radiation
éclairera les rues.
Disparitions du mal par la disparition du besoin. La philosophie sera une religion.
Communions de tous les peuples. Fêtes publiques.
On ira vers les astres, et quand la Terre sera usée, l’Humanité déménagera vers les étoiles.
Merveilleux de voir passer le Nautilus dans le château de Chavignolles,
piloté par Charles Fourier. Mais pour que les espoirs de Bouvard viennent à
bout des angoisses de Pécuchet, il est indispensable de les illuminer par la
Tentation de saint Antoine. Lui seul pourra faire pénétrer nos deux amis
dans ce paradis qu’ils entrevoient derrière le mur de leurs copies, sauvant
tout le texte ancien en nous en découvrant l’envers.
BALLADE DE L’ÉCORCHÉ VIF

Comme il faisait une chaleur de 33 degrés


le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert
et la citadelle de Machaerous se dressait
à l’orient de la mer Morte
sur un pic de basalte ayant la forme d’un cône
les pages s’effeuillaient au vent des râles
volume après volume s’enroulait et les ratures s’effaçaient
cependant il sentait un froid de glace
qui lui montait des pieds jusqu’au cœur

Comme il faisait une douceur de matin de mai


la Ville de Montereau près de partir
fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard
et les soldats qu’avait commandés Hamilcar en Sicile
se donnaient un grand festin pour célébrer
le jour anniversaire de la bataille d’Eryx
cependant une abondance de délices
une joie surhumaine descendait
comme une inondation dans son âme pâmée

Comme il faisait un froid de rentrée des classes


le Proviseur entra suivi d’un nouveau habillé en bourgeois
et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre
et saint Antoine qui avait une longue barbe
de longs cheveux et une tunique en peau de chèvre
était assis jambes croisées en train de faire des nattes
cependant les mouvements de son cœur se ralentissaient
plus vagues chaque fois plus doux comme une fontaine s’épuise
comme un écho disparaît

Prince comme descendait sur toi la vision jaune


tu étais au haut du mont Atlas et de là contemplais le monde
et son or et sa boue et sa vertu et son orgueil
et tu n’avais plus sauf les yeux d’apparence humaine
de tes orbites sortaient deux flammes qui avaient l’air de monter jusqu’à tes
cheveux
longue forme complètement rouge tu t’abattis à la renverse
tombas sur le dos les bras en croix et ne bougeas plus
« À Ernest Chevalier.

Cher ami,

tu as raison de dire que le jour de l’an est bête. mon ami on vient de
renvoyer le brave des braves la Fayette aux cheveux blancs la liberté des 2
mondes. ami je t’enveirait de mes discours politique et constitutionnel
libéraux. tu as raison de dire que tu me feras plaisirs en venant à Rouen sa
m’en fera beaucoup. je te souhaite une bonne année 1831. embrasse de tout
ton cœur ta bonne famille pour moi. Le camarade que tu mas envoyer a l’air
d’un bon garçon quoi que je ne l’ai vu qu’une fois. Je t’en veirait aussi de
mes comédie. Si tu veux nous associers pour écrire moi, j’écrirait des
comédie et toi tu écriras tes rêves, et comme il y a une dame qui vient chez
papa et qui nous contes toujours des bêtises je les écrirait. je n’écris pas
bien parce que j’ai une casse à recevoir de nogent. adieu répond moi le
plutôt possible.
Adieu bonne santé ton ami pour la vie,

GUSTAVE FLAUBERT

Réponse le plutôt possible je t’en prie »

Flaubert vient d’avoir neuf ans. Orthographe respectée.


DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE

(Bibliographie sélective)
Œuvres complètes  :
I – Romans, 2006.
II – Répertoire 1, 2006.

III – Répertoire 2, 2006.


IV – Poésie 1, 2006.

V – Le Génie du lieu 1, 2007.


VI – Le Génie du lieu 2, 2007.

VII – Le Génie du lieu 3, 2008.


VIII – Matière de rêves, 2008.

IX – Poésie 2, 2009.
X – Recherches, 2009.
XI – Improvisations, 2010.
XII – Poésie 3, 2010.
Cet ouvrage a été numérisé
avec le concours du Centre national du Livre

Pour l’édition originale :


© SNELA La Différence, 1984, 2005.
ISBN de l’édition originale :
978-2-7291-1561-6

Pour la présente édition numérique :


© SNELA La Différence, 2015.
ISBN de l’édition numérique :
978-2-7291-2214-0

En couverture :
Page du manuscrit de Madame Bovary.

Cet ouvrage a été numérisé


le 15 septembre 2015 par Zebook.

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30 rue Ramponeau — 75020 Paris
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illustré par Vadim Korniloff, 2015, éd. num. 2015.
Hamish Clayton, Wulf, roman, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Marc Sigala, 2015, éd.
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Tom Lanoye, Troisièmes noces, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten,
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Fernando Pessoa, Contes, fables et autres fictions, textes traduits du portugais par Parcidio
Gonçalves, 2011, éd. num. 2015.
Zakhar Prilepine, Je viens de Russie, chroniques, traduites du russe par Marie-Hélène Corréard, 2014,
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Zakhar Prilepine, De gauche, jeune et méchant, chroniques, traduites du russe par Marie-Hélène
Corréard et Monique Slodzian, 2015, éd. num. 2015.
Eça de Queiroz, Le Crime du Padre Amaro, roman, traduit du portugais par Jean Giraudon, 2007, éd.
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Eça de Queiroz, La Correspondance de Fradique Mendes, roman, traduit du portugais par Marie-
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Eça de Queiroz, 202, Champs-Élysées, roman, traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik, 2014,
éd. num. 2014.
Eça de Queiroz, Son Excellence - Le comte d’Abranhos, roman, traduit du portugais par
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Mark Twain, Trois mille ans chez les microbes, roman, traduit de l’anglais par Michel Waldberg,
1985, 2e éd. 2014, éd. num. 2014.

Essais

Michel Butor, Improvisations sur Rimbaud, 1989, 3e éd. 2005, éd. num. 2015.
Michel Butor, Improvisations sur Michel Butor - L'écriture en transformation, 1993, 2e éd. 2014, éd.
num. 2015.
Michel Butor, Le Marchand et le Génie, Improvisations sur Balzac I, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor, Paris à vol d'archange, Improvisations sur Balzac II, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor, Scènes de la vie féminine, Improvisations sur Balzac III, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor et Carlo Ossola, Conversation sur le temps, entretien, 2012, éd. num. 2014.
Jean Clair, Le Temps des avant-gardes - chroniques d’art 1968-1978, essais, 2012, éd. num. 2015.
Jacques Derrida, Penser à ne pas voir, Écrits sur les arts du visible, 1979-2004, 2013, éd. num. 2015.
Jean-Luc Evard, Géopolitique de l’homme juif, 2014, éd. num. 2014.
Denis Langlois, Pour en finir avec l'affaire Seznec, 2015, éd. num. 2015.
Philippe Ollé-Laprune, Europe-Amérique latine, les écrivains vagabonds, 2014, éd. num. 2014.
Monique Slodzian, Les Enragés de la jeune littérature russe, 2014, éd. num. 2014.

Politique

Adonis, Printemps arabes - Religion et révolution, traduit de l'arabe par Ali Ibrahim, 2014, éd. num.
2014.
Patricia Cottron-Daubigné, Croquis-démolition, témoignage, 2012, éd. num. 2015.
Abdellatif Laâbi, Un autre Maroc, 2013, éd. num. 2014.
Claude Mineraud, La Mort de Prométhée, essai, 2015, éd. num. 2015.

Noire

Pierre Lepère, Les Roses noires de la Seine-et-Marne, roman, 2015, éd. num. 2015.

Yves Tenret, Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles, roman, 2015, éd. num. 2015.
Stéphane Guyon, Ici meurent les loups, roman, 2015, éd. num. 2015.
La Ligne bleue

Maryline Gautier, Kidnapping, roman, 2015, éd. num. 2015.


Martine Pilate, La Page arrachée, roman, 2015, éd. num. 2015.
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