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Mallarmé - Poème en prose et théorie poétique : « Un spectacle interrompu »


(1875)

Article  in  Romantisme · January 1995


DOI: 10.3406/roman.1995.2973

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Thierry Joshua Alcoloumbre


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Romantisme

Mallarmé - Poème en prose et théorie poétique : « Un spectacle


interrompu » (1875)
M. Thierry Alcoloumbre

Citer ce document / Cite this document :

Alcoloumbre Thierry. Mallarmé - Poème en prose et théorie poétique : « Un spectacle interrompu » (1875). In: Romantisme,
1995, n°87. Fins de siècle. pp. 55-68;

doi : 10.3406/roman.1995.2973

http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1995_num_25_87_2973

Document généré le 26/05/2016


Thierry ALCOLOUMBRE

Mallarmé - Poème en prose et théorie poétique


« Un spectacle interrompu » l (1875)

Précurseur plus qu'aucun autre de notre modernité, Mallarmé s'est orienté assez
tôt vers une pratique littéraire en laquelle l'œuvre n'aurait d'autre objet qu'elle-même ;
évolution qu'illustre l'envahissement des textes par la thématique du livre et de son
auteur, depuis l'ébauche d'« Igitur » jusqu'aux esquisses du « Livre ». Si les
commentateurs, et Maurice Blanchot le premier, ont étudié les implications théoriques des
différentes œuvres, ils ne se sont peut-être pas assez arrêtés à l'ambiguïté du texte
mallarméen qui en découle : l'écriture poétique et le discours critique y deviennent
indiscernables, fondus en une mimétique de la genèse de l'œuvre. Cette révolution est
visible dans des textes comme « Crise de Vers » ou « Quant au Livre » ; mais il est
intéressant d'en chercher les prémices dans des textes plus anciens, d'aspect plus
« narratif » que « théorique ».
Parmi les premiers poèmes en prose de Mallarmé, « Un Spectacle interrompu »
offre à mes yeux l'illustration parfaite de cette « poésie critique » : il se définit en
effet explicitement comme une sorte d'exercice d'esthétique appliquée, la mise en
œuvre (aux deux sens du terme) du regard poétique opposé par Mallarmé à la banalité
du regard journalistique ; aussi est-ce précisément une analyse littéraire qui peut en
éclairer les enjeux théoriques. C'est cette analyse que je voudrais esquisser ici, en
suivant le parcours d'une explication linéaire, moins pour « traduire » le texte 2 que pour
en respecter le mouvement propre : on verra comment Mallarmé décrit la poésie
comme un processus d'idéalisation ; et comment, élisant pour objet un spectacle, il
pose les balises du théâtre idéal que défendront, près de dix ans plus tard, les articles
réunis dans « Crayonné au théâtre ».

Le projet d'une réforme esthétique dans « Un Spectacle interrompu »

L'argument
Le texte s'ouvre sur le regret (à demi sérieux) que n'existe pas « dans toute grande
ville » « une association entre les rêveurs » collaborant à la rédaction d'« un journal
qui remarque les événements sous le jour propre au rêve ». L'argument reflète le
combat mené par Mallarmé contre le conformisme esthétique de son temps et sa
tentative d'imposer une pratique de l'écriture et du langage qui n'entre pas dans le moule
culturel attendu, le point central de la contestation étant la conception de la réalité et
de sa représentation. Pour le bon sens populaire, perpétué dans l'esthétique bourgeoise,

1. NB : L'indication de la pagination seule renvoie à l'édition des œuvres complètes dans la collection
de la Pléiade.
2. Pour une tentative discutable, mais toujours utile, de « traduire » Mallarmé, voir Robert Gréer Cohn,
Mallarmé's Prose Poems. A critical study, Cambridge University Press, 1987, p.49-56.

ROMANTISME n°87 (1995-1)


56 Thierry Alcoloumbre

la réalité est objective ; à l'écrivain (à l'artiste) de la représenter fidèlement, l'art


consistant à mettre en valeur le détail qui fait vrai, l'anecdote. Or il y a là illusion, car
ce qu'on entend couramment par « réalité » n'est que l'habitude du quotidien : « Artifice
que la réalité, bon à fixer l'intellect moyen entre les mirages d'un fait ».
Le principal ouvrier de cette supercherie est probablement le journaliste, qui
concentre en lui comme la quintessence de l'esthétique bourgeoise. Mallarmé revient
souvent sur la critique ou la satire de ce personnage, antithèse à ses yeux de la
fonction poétique : le journaliste est ce transfuge qui, par souci de s'intégrer à la société,
accepte de gérer son écriture selon les normes de la parole commune, et prétend
concilier la création poétique et la rentabilité du producteur 3. S'il a réussi à usurper la
place du poète parmi les hommes, c'est qu'il se conforme servilement à l'esthétique
artificielle du vulgaire : ainsi naît le « reportage », dont le style devient représentatif
de toute la pratique collective de la parole 4. La suite de notre texte évoque, sans
indulgence, les « reporters par la foule dressés à assigner à chaque chose son caractère
commun ».
En imaginant son « association de rêveurs », Mallarmé dépasse le mépris
parnassien du vulgaire pour oser un renversement utopique : substituer à l'écriture
vulgarisée du reportage un journalisme idéalisé, attentif seulement au fait poétique (« le jour
propre au rêve »). Cette poétisation du quotidien serait source d'une jouissance qui
constitue l'un des acquis les plus évidents de la civilisation 5.
L'utopie n'est pas restée tout à fait sur le papier : si Mallarmé a échoué en
novembre 1873 dans sa tentative de fonder une association internationale des poètes,
il a peu de temps après fondé la revue de La Dernière Mode ; certes, La Dernière
Mode est avant tout une « Gazette du Monde et de la famille », dont les rubriques ne
dépareraient pas nos modernes Jours de France..., cependant Mallarmé y a publié des
textes d'écrivains qu'il appréciait (Daudet, Coppée, Banville), et surtout il a pu donner
cours à sa passion des objets et des modes sous les noms fantaisistes de Marasquin,
Miss Satin, ou Marguerite de Ponty 6. Les deux projets survivent dans les « Variations »
avec la méditation sur le rôle de l'Académie française (« Sauvegarde ») et dans les
manuscrits du « Livre » avec la planification de lectures publiques 7.

Il s'agit donc d'offrir une alternative au compte-rendu journalistique sans pourtant


quitter le domaine du quotidien : c'est ce que tentera « Un spectacle interrompu » en
rapportant un fait-divers sous l'angle particulier de la poésie : « écrire, comme elle
frappe mon regard de poète, telle Anecdote ».
La matière choisie reste celle des poèmes en prose tels que Baudelaire les avait
inaugurés : la promenade, et en particulier la promenade dans la ville, donne
l'occasion de dévoiler une poésie du quotidien ; mais ici sa justification finale est l'illustration

3. Voir « Quant au Livre » p. 375, « Solitude » p.407, « Confrontation » p.411.


4. Voir dans F« Avant-dire au Traité du Verbe de René Ghil » : « l'emploi élémentaire du discours
dessert l'universel reportage dont, la Littérature exceptée, participe tout entre les genres d'écrits
contemporains » (p. 857).
5. D'où l'exclamation initiale : « que la civilisation est loin de procurer les jouissances attribuables à
cet état ! ».
6. Sur la fantaisie ludique dans La Dernière Mode, voir Roger Dragonetti, Un fantôme dans le Kiosque,
Mallarmé et l'esthétique du quotidien. Seuil, « La couleur des idées », 1992.
7. Voir J. Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, N.R.F., Gallimard, 1977, ch.V et VI.
Mallarmé - Poème en prose et théorie poétique 57

de l'esthétique mallarméenne. A l'opposé du réalisme conventionnel, il s'agit de


rechercher la formule idéale de l'écriture à venir : « Artifice que la réalité, bon à fixer
l'intellect moyen entre les mirages d'un fait ; mais elle repose par cela même sur
quelque universelle entente : voyons donc s'il n'est pas, dans l'idéal, un aspect
nécessaire, évident, simple, qui serve de type ». L'esthétique mallarméenne ne se borne pas
à la transmission d'« impressions » poétiques : elle se veut parcours ontologique, où
les thèmes, les formes se perçoivent comme des fondements absolus ; l'ambition d'un
« aspect nécessaire, évident, simple, qui serve de type » rappelle Descartes, et
poursuit à sa façon le mouvement amorcé dans « Igitur ».
Cependant la quête de l'universel et le projet d'un journal poétique n'empêchent
pas l'écriture de rester une activité élitiste. Le poème s'écrira « en vue de moi seul »,
ce qui ne contredit pas l'acte de la publication, mais plutôt constitue la littérature
comme domaine exclusif, spectacle privé destiné aux seules âmes d'élite. Le texte se
terminera sur l'affirmation orgueilleuse de sa propre excellence : « ma façon de voir,
après tout, avait été supérieure, et même la vraie » (p. 27 8).

Le choix du sujet
En résumant l'anecdote choisie par Mallarmé, on risque fort de la ravaler au fait
divers journalistique ; mais c'est peut-être la meilleure façon de saisir, par contraste,
le projet poétique ici défendu. On admettra donc que le texte rapporte un incident
survenu dans un théâtre populaire : lors d'un spectacle de variétés mettant en scène un
clown, un ours et des danseuses, la bête peut-être agacée s'est soudainement jetée sur
l'artiste qu'elle a étreint de ses pattes ; la catastrophe a été évitée de justesse, en jetant
à l'animal le quartier de viande qui constitue sa pâture habituelle. Tout l'intérêt sera
bien sûr de voir en quoi ce petit fait mérite l'attention du poète, et comment le récit
en dégage la valeur poétique. Et pour commencer, on notera que l'emprunt du sujet à
la scène de préférence à la rue (ou à la campagne), n'est pas fortuit : en confrontant le
lecteur d'emblée à une représentation, Mallarmé suggère que le réfèrent littéraire (ou
le réfèrent tout court) n'est jamais lui-même qu'une convention. Mais aussi que cette
convention est déjà le réel, comme le réel n'est réel qu'autant qu'il est spectacle ; le
terme adéquat à la recherche de Mallarmé est d'ailleurs moins la réalité que la vérité,
qui est affaire de vision. Plus on se rapproche de l'art, plus on se rapproche de l'Etre :
en vertu même de son idéalisme, l'esthétique de Mallarmé prend ainsi le contrepied
de l'esthétique platonicienne, centrée sur la mimésis de l'objet, et pour qui chaque
niveau de représentation est un degré supplémentaire d'éloignement à l'égard de la
vérité.
Cette valeur accordée à la représentation explique l'attrait qu'ont pour Mallarmé
les thèmes de la foire et du cirque, assez fréquents dans les Poèmes en Prose 8. On y
reconnaîtra l'influence de Baudelaire, avec cette différence que Baudelaire cherchait
sur les tréteaux la figure de l'humanité humiliée ou de l'artiste proscrit 9, tandis que
Mallarmé y fait jaillir la parabole de son idéal esthétique. Ici l'opération est facilitée
par le projet même du poème, cette sorte de démonstration poétique, où se met en
scène non seulement, le « réel » observé mais encore le regard qui l'observe : le poète
contemple une scène et, en la poétisant, il y édifie son théâtre idéal. De ce fait, et

8. Voir Le Phénomène futur, Réminiscence, La Déclaration foraine.


9. Voir Le Vieux Saltimbanque.
58 Thierry Alcoloumbre

insensiblement, le parcours poétique devient parcours critique.

Le spectacle

Le déroulement attendu :
Le petit théâtre des PRODIGALITÉS adjoint l'exhibition d'un vivant cousin d'Atta
Troll ou de Martin à sa féerie classique la Bête et le Génie ; j'avais, pour reconnaître
l'invitation du billet double hier égaré chez moi, posé mon chapeau dans la stalle
vacante à mes côtés, une absence d'ami y témoignait du goût général à esquiver ce naïf
spectacle.
« Les PRODIGALITÉS » : le nom quelque peu raccoleur annonce l'atmosphère
du théâtre populaire : le théâtre confine ici à la foire (« exhibition » de l'ours), une
foire sympathique où la morne brutalité de l'ours disparaît sous sa personnification
populaire (« Martin ») ou satirique (l'« Atta Troll » de Heine). Quoique banale
(« classique ») et quelque peu naïve, l'opposition de la bête et du génie reste une « féerie »,
destinée d'abord aux petits mais dont le pouvoir de fascination peut encore s'exercer
sur les grands. Tout spectacle est source d'inspiration, mais le spectacle populaire
l'est plus que tout autre. Sa naïveté fait passer des imperfections insupportables
ailleurs, peut-être parce qu'elle laisse intacte la distance du spectateur cultivé qui jouit
du spectacle sans s'y laisser prendre (à l'opposé, confronté aux pièces de Sardou ou
de Ponsard, le rédacteur de « Crayonné au théâtre » souffrira de son plaisir même,
synonyme à ses yeux de compromission : on trouve cela mauvais, et pourtant on ne
peut qu'applaudir 10). D'autre part la simplicité des fonctions et l'évidence des signes
offrent une sorte de canevas aux broderies de notre imagination. Plus tard l'auteur de
« Crayonné au théâtre » fréquentera les vaudevilles n, et notera qu'un produit « de
fiction plutôt terre à terre » a « par un coin, aussi sa puissante touche de poésie
inévitable » (p.316). On comprend donc qu'ici, même dans son déroulement attendu, le
divertissement subisse déjà une certaine idéalisation, mais au prix d'une lecture
sélective :
Que se passait-il devant moi ? rien sauf que : de pâleurs évasives de mousseline se
réfugiant sur vingt piédestaux en architecture de Bagdad, sortaient un sourire et des bras
ouverts à la lourdeur triste de l'ours : tandis que le héros, de ces sylphides évocateur et
leur gardien, un clown, dans sa haute nudité d'argent, raillait l'animal par notre
supériorité.
Le premier trait de la description est négatif : ici il ne se passe (presque) rien ;
façon de barrer, d'un trait de plume, la prétention journalistique à l'événement ; façon
aussi d'exclure de notre champ de vision tout ce qui compose la médiocrité ambiante,
idées banales et procédés rebattus. Plus fondamentalement, le pronom « rien » (cher à
Mallarmé) signale cette permanence du néant que l'œuvre surmonte si elle est réussie,

10. « ... la pire torture ne pouvoir que trouver très bien et pas même abominer ce au-devant de quoi
l'on vint et se fourvoya ! » (p.293) ; « quiconque s'aventure dans un théâtre contemporain et réel [est] puni
du châtiment de toutes les compromissions ; si c'est un homme de goût, par son incapacité à n'applaudir »
(P-294).
11. Voir p.342, à propos de l'adaptation scénique des Mystères de Paris.
Mallarmé — Poème en prose et théorie poétique 59

perpétue si elle est ratée, mais en tout cas manifeste toujours d'une façon ou d'une
autre 12.
Que retiendra le poète du spectacle ? Sans doute ce qui est susceptible de nous
rapprocher de l'idéal poétique. Et d'abord, composante première du spectacle, la
dualité de l'ours et du héros. Cette dualité, en vertu de la mise en scène elle-même, ne va
pas absolument de soi : le héros est un clown, et sa raillerie à l'égard de l'animal, à la
fois cruelle et impertinente, appelle son châtiment. Dans la suite du texte, sans perdre
l'aura que lui confère son costume, l'acteur est évoqué comme un « pantin » et
comme un « splendide imbécile » I3. Les autres détails retenus ne sont pas
directement nécessaires à l'action mais valent surtout par leur capacité d'évoquer un ailleurs,
fascinant et magique : la note orientale du décor renforce l'impression de féerie
(« Bagdad » évoquant les Mille et une Nuits) ; les sylphides semblent émaner du seul
geste de l'acteur (leur « évocateur et gardien ») 14. Enfin l'on remarquera comment la
description privilégie les qualités (attitudes, fonctions, luminosité) aux dépens de leur
substrat individuel et concret : on ne voit pas des danseuses sourire à un animal, mais
un sourire sortir des « pâleurs évasives de mousseline » vers « la lourdeur triste de
l'ours ». C'est en partant de ces différents aspects que l'imagination du poète
vagabondera à sa guise :
Jouir comme la foule du mythe inclus dans toute banalité, quel repos et, sans voisins où
verser des réflexions, voir l'ordinaire et splendide veille trouvée à la rampe par ma
recherche assoupie d'imaginations ou de symboles.
Stade encore élémentaire de la jouissance esthétique, le « repos » du spectateur est
aussi « assoupissement » : l'évasion dans le rêve dispense de l'effort vers l'art
authentique. Cependant on s'en approche quand même, par la vertu inspiratrice de la féerie
théâtrale et le symbolisme du « mythe » populaire : car s'il n'est pas sans évoquer
l'archaïsme et le mensonge, le « mythe » est avant tout la tentative d'expliquer le
monde. Le spectacle porte ainsi en puissance une ouverture métaphysique dont le
texte prend acte un peu plus loin en évoquant « l'illustration sur la scène du privilège
authentique de l'Homme » (p. 277). On peut bien sûr se demander quel critère
différenciera l'œuvre poétique achevée de la naïveté du mythe ; peut-être son degré
d'élaboration : la richesse et variété des signes, la profondeur des significations. N'est-ce
pas précisément l'objet d'une recherche « d'imaginations et de symboles » ?

12. Voir « Crayonné au théâtre », avec d'un côté, la dénonciation de l'inanité du mauvais théâtre :
« rien n'a lieu, sauf la perfection des exécutants, qui vaille un instant d'arrière-exercice du regard, rien...
Fastidieux de mettre le doigt sur l'inanité quelconque issue d'un gracieux motif premier » (p.305) ; de
l'autre la caractérisation du spectacle authentique : « Seul principe ! et ainsi que resplendit le lustre, c'est-à-
dire lui-même, l'exhibition prompte, sous toutes les facettes, de quoi que ce soit et notre vue adamantine,
une œuvre dramatique montre la succession des extériorités de l'acte sans qu'aucun moment garde de
réalité et qu'il se passe, en fin de compte, rien » (p.296). Et, dans La Musique et les Lettres, à propos du plaisir
esthétique : « cet au-delà en est l'agent, et le moteur dirais-je si je ne répugnais opérer, en public, le
démontage impie de la fiction et conséquemment du mécanisme littéraire, pour étaler la pièce principale ou
rien » (p. 647).
13. Cohn voit dans cette expression la réminiscence d'Un plaisant de Baudelaire ; le poème opposait la
souffrance de l'âne fouetté et la fatuité du bourgeois, « magnifique imbécile, qui me parut concentrer en lui
tout l'esprit de la France ».
14. Sur ce point, le clown rappelle un peu le Faune suscitant les nymphes par la vertu de la flûte et du
rêve.
60 Thierry Alcoloumbre

L'incident :
Etranger à mainte réminiscence de pareilles soirées, l'accident le plus neuf! suscita mon
attention...
Rien n'empêchait la routine de se poursuivre, avec d'un côté la féerie banale de la
scène, et de l'autre un poète plus ou moins perdu dans ses pensées. Le récit suggère
d'ailleurs qu'il en a souvent été ainsi puisqu'il évoque « maintes réminiscences de
pareilles soirées ». Bien entendu, l'intervention de l'ours bouleverse cette convention,
justifiant semble-t-il le titre du poème (le spectacle est interrompu). Or il est
remarquable que Mallarmé ne présente pas cette interruption comme une fin mais au
contraire comme le commencement d'un autre spectacle, ou mieux, un développement
original du premier : non seulement parce qu'elle suscite l'attention (jusqu'ici
assoupie), mais encore et surtout parce qu'elle est évaluée en termes esthétiques («
l'accident, le plus neuf ! »), l'exclamation signifiant, non sans ironie, la surprise et
l'admiration.
... une des nombreuses salves d'applaudissements décernés selon l'enthousiasme à
l'illustration sur la scène du privilège authentique de l'Homme, venait, brisée par quoi ?
De cesser net, avec un fixe fracas de gloire à l'apogée, inhabile à se répandre. Tout
oreilles, il fallut être tout yeux. Au geste du pantin, une paume crispée dans l'air
ouvrant les cinq doigts, je compris, qu'il avait, l'ingénieux ! capté les sympathies par la
mine d'attraper au vol quelque chose, figure (et c'est tout) de la facilité dont est par
chacun prise une idée : et qu'ému au léger vent, l'ours rythmiquement et doucement
levé interrogeait cet exploit, une griffe posée sur les rubans de l'épaule humaine.
Dans la continuité de la visée poétique initiale, Mallarmé met en valeur les
qualités significatives au détriment de leur substrat : le public n'existe qu'à travers ses
ovations et les sentiments qu'elles traduisent. Ce choix respecte le point de vue subjectif
du récit, qui épouse la méditation solitaire du poète : le monde extérieur n'advient
plus à la conscience que comme un fond sonore, aussi le retour au (spectacle) réel
correspond-il au passage des impressions auditives aux impressions visuelles (« Tout
oreilles, il fallut être tout yeux. »). Mais en même temps, elle suggère une relative
unité entre la foule et le spectacle : le spectacle révèle à la foule son principe
métaphysique (par « l'illustration sur la scène du privilège authentique de l'Homme ») ; et
le « fracas de gloire » qui monte de la salle est perçu comme une émanation de la
scène.
Rappelé au monde par la réaction de la foule (le suspens des bravos), le regard
n'identifie le phénomène qu'avec un léger décalage : il nous faut donc remonter la
chaîne causale, et reconnaître quel détail du spectacle a provoqué l'intervention de
l'ours, — à savoir le geste du pantin. Le récit suit donc un ordre chronologique qu'on
pourrait qualifier de « rationnel » 15. Cependant cette rationalisation n'est pas
innocente : elle aboutit à brouiller les limites de l'inattendu. Tout se passe en effet comme si
la surprise était provoquée non par l'ours, mais d'abord par l'artiste et sa saisie
symbolique de l'idée - autrement dit par un moment tout à fait planifié du spectacle ; et
dès lors le « jeu » de l'ours, quoique inattendu, en prend la suite comme un épisode
supplémentaire.

15. L'emploi des temps est adéquat à cette rationalisation : passé simple du récit (« il fallut être » ; « je
compris ») ; imparfait de la durée (« l'ours... interrogeait ») ; plus-que-parfait rétroactif (« il avait... capté
les sympathies »).
Mallarmé - Poème en prose et théorie poétique 61

Or si le geste mystérieux de l'artiste perpétuait l'esprit du spectacle, à la fois naïf


et symbolique 16, le rebondissement de l'action entraîne un approfondissement soudain
des significations. Le niveau factuel (la bête menace l'acteur) est intégré dans la
signification totale (« la Bête et le Génie ») qui lui transmet son idéalité : l'ours interroge
la supériorité de l'homme, et secoue la fatalité de sa bestialité. Et même dans le
détail, la description réitère le déplacement d'accent, en privilégiant les éléments
symboliques : la griffe et le ruban (l'agressivité et la délicatesse).
Personne qui ne haletât, tant cette situation portait de conséquences graves pour
l'honneur de la race : qu'allait-il arriver ?
De lui-même, le spectacle populaire s'est haussé à un niveau poétique qui nous le
fait voir, sans presque aucun effort, « sous le jour propre au rêve ». Mallarmé peut
donc s'amuser à pasticher le style journalistique, en multipliant les incises passionnées 17
; mais le « suspens » est ici à double entente : car le souci du public, tel que
Mallarmé le comprend, ne concerne pas ou à peine la survie du « pantin », mais bien
l'enjeu symbolique de son duo avec l'ours (« conséquences graves pour l'honneur de
la race »).

Le spectacle authentique :

L'autre patte s'abattit, souple, contre un bras longeant le maillot ; et l'on vit, couple uni
dans un secret rapprochement, comme un homme inférieur, trapu, bon, debout sur
l'écartement de deux jambes de poil, étreindre pour y apprendre les pratiques du génie,
et son crâne au noir museau ne l'atteignant qu'à la moitié, le buste de son frère brillant
et surnaturel : mais qui, lui ! exhaussait, la bouche folle de vague, un chef affreux
remuant par un fil visible dans l'horreur les dénégations véritables d'une mouche de
papier et d'or.
La suite du récit affirme plus clairement le drame métaphysique : la distance entre
l'homme et l'animal s'amenuise, par leur proximité physique 18, puis par
l'humanisation de l'ours 19, et l'humiliation du « pantin » 20. On notera la description très précise,
qui contraste avec la fragmentation du début du spectacle : au lieu de qualités éparses,

16. « L'ingénieux ! » traduit l'admiration plus ou moins ironique du spectateur ; le mot reprend le
thème du « Génie » que le tour était censé illustrer.
17. Voir déjà précédemment : « le plus neuf! » ; « brisée par quoi ?» ; « l'ingénieux ! ».
18. «... couple uni dans un secret rapprochement ».
19. « ... comme un homme inférieur, trapu, bon ».
20. Le clown n'est plus que le « frère » - il est vrai « brillant et surnaturel » - de l'ours ; plus loin il
apparaîtra comme un « splendide imbécile évaporé dans sa peur » (p.278) ; enfin il est tentant de le
comparer, par une contamination métonymique, à la pitoyable « mouche de papier et d'or » qu'il agite.
Cela dit, pour bien comprendre la fonction de cette « mouche de papier et d'or », il ne suffit pas
d'y relever, comme l'a fait Cohn, le souvenir d'un détail réel du spectacle (une mouche postiche attachée à
la tête du clown, « plus, no doubt, some kind of wand fixed on the clownhead...») : ce serait derechef
réduire le récit à l'anecdotique. A mon sens il faut également relier ce détail au geste mystérieux opéré par
l'acteur au début du spectacle, « une paume crispée dans l'air ouvrant les cinq doigts » faisant « mine
d'attraper au vol quelque chose, figure (et c'est tout) de la facilité dont est par chacun prise une idée ». A
l'apogée de sa gloire, le clown attrape un insecte invisible - l'idée -, illustrant ainsi un pur symbole ; la
mouche de papier et d'or, dont la suite du spectacle prévoyait sans doute la libération, est soudain exhibée
comme un simple accessoire ; incapable de soutenir l'enjeu du symbole, le spectacle humain se défait : le
théâtre avoue ses ficelles (le fil est « visible »), et la vérité du jeu de l'acteur est un simple aveu
d'impuissance (« dénégations véritables »).
62 Thierry Alcoloumbre

on trouve à présent deux personnages bien campés, et révélés par des traits à la fois
physiques et psychologiques dont certains ne détonneraient pas dans un conte
réaliste... En fait Mallarmé n'a mis l'exclusive sur aucune technique stylistique, pourvu
qu'elle serve la signification de l'ensemble : si le contour des personnages se précise,
c'est qu'à la place du « rien sauf que... » initial, il se passe enfin quelque chose, et
que tout, dans l'attitude des personnages, fait sens.
L'accident rend ainsi visible aux regards le spectacle idéal jusqu'ici purement
intérieur : « Spectacle clair, plus que les tréteaux vaste, avec ce don, propre à l'art, de
durer longtemps ». Trois signes distinctifs d'une révélation poétique et métaphysique :
la clarté, marque traditionnelle 21 de la révélation et de la connaissance ; l'amplitude,
où se manifeste l'ouverture sur un au-delà de la scène 22 ; enfin la durée,
explicitement rapportée à l'art, semble-t-il conçu comme suspension du temps - on y
reviendra plus loin. Désormais, tout se joue sur la scène, et si l'imagination du spectateur
intervient toujours, elle n'a cependant qu'à se laisser conduire :
... pour le parfaire [le spectacle], je laissai, sans que m'offusquât l'attitude probablement
fatale prise par le mime dépositaire de notre orgueil, jaillir tacitement le discours
interdit au rejeton des sites arctiques : "Sois bon (c'était le sens), et plutôt que de manquer à
la charité, explique-moi la vertu de cette atmosphère de splendeur, de poussière et de
voix, où tu m'appris à me mouvoir. Ma requête, pressante, est juste, que tu ne semblés
pas, en une angoisse qui n'est que feinte, répondre ne savoir, élancé aux régions de la
sagesse, aîné subtil ! à moi, pour te faire libre, vêtu encore du séjour informe des
cavernes où je replongeai, dans la nuit d'époques humbles ma force latente.
Authentiquons, par cette embrassade étroite, devant la multitude siégeant à cette fin, le
pacte de notre réconciliation".
La forme de ce discours, un rien précieuse et contournée ne suprendra que les
réalistes impénitents ; car il s'agit moins d'imiter l'animal (fût-ce à des fins parodiques)
que de poursuivre la transfiguration du numéro de cirque en drame métaphysique 23.
Déjà, ce n'est plus de « Martin » qu'il s'agit, mais du « rejeton des sites arctiques »
implorant le secours de l'artiste dans la quête de son humanité intelligente ; dans cette
prière qui est presque un chant, l'espace mental de la scène gagne encore en ampleur :
à travers l'ours et le « génie », ce sont comme leurs lieux d'appartenance qui entrent
en dialogue : d'un côté le « séjour informe des cavernes », et de l'autre, les « régions
de la sagesse ». La nuit des temps interroge les lumières du progrès. A la question
initiale « qu'allait-il arriver? », répond ainsi la révélation d'une rencontre cosmique,
universelle, dont la scène est le site mystérieux.
Or cette rencontre, pour « symbolique » qu'elle soit, ne se limite pas à une simple
évocation, même dialoguée. Tout l'effort de Mallarmé est au contraire de montrer
qu'*7 s'y passe vraiment quelque chose, et que Y acte scénique (que l'anglais désigne
si justement par le terme de « performance ») est un moment fatal qui décide de ce
21. Et peut-être cartésienne, à l'instar de cet « aspect nécessaire, évident, simple » que la recherche
initiale se donnait pour but...
22. Dans les textes postérieurs, l'impression d'amplitude est toujours la marque d'un dégagement des
idées ; voir Prose : « toute fleur s'étalait plus large/ Sans que nous en devisions » ; « de lis multiples la
tige/grandissait trop pour nos raisons » « l'ampleur arrive/Parmi mon jeune étonnement » ; et « Crayonné
au théâtre », à propos de Zola : « la splendeur à tout coup de qualités élargies jusqu'à valoir un point de
vue » (p.321).
23. Cohn, d'abord désarçonné par l'anomalie (« This stilted style hardly suits the bear » - mais
Mallarmé aurait pu lui répondre que l'ours gaulois n'est pas si mal léché qu'on pense...) l'explique
finalement par le caractère « cosmique » de la prose mallarméenne, réconciliant le haut et le bas... (p.55).
Mallarmé - Poème en prose et théorie poétique 63

qui est. On pense à « Igitur », archétype de l'œuvre en général et du théâtre en


particulier 24, qui visait à opérer une démonstration universelle 25 ; ici, « la Bête et le Génie »
revu et corrigé nous apprendra l'effacement des frontières, et en quoi l'inhumain peut
participer de l'humain. Dans son style pesant et quelque peu hiératique, c'est
précisément ce que vient signifier le « rejeton des sites arctiques » ; si son discours abonde
en termes juridiques (la « requête » que l'artiste, tel un juge, devrait « répondre » ;
son caractère «juste » ; la volonté d'« authentiquer » un « pacte » ; l'arbitrage de la
foule « siégeant » sur les gradins), c'est bien pour souligner l'émergence ou la « mise
en acte » d'un certain rapport d'idées, sanctionné par une reconnaissance officielle. Le
« suspens » ou l'attente angoissée de la foule 26, se justifient donc pleinement, même
dans le cadre d'un « drame métaphysique ».
La définition d'un drame « symboliste » n'aboutit donc pas, comme on aurait pu
le croire, à Fédulcoration des données concrètes du spectacle au profit de l'« idée »
abstraite. Bien au contraire : le public et le lieu scénique transcendent leur
contingence occasionnelle (on doit bien jouer la pièce quelque part, et la présenter à un public)
pour devenir constitutifs de l'essence même du spectacle. D'une part, si la foule
anonyme revêt la fonction solennelle d'un juge ou d'un roi, authentifiant par sa présence
la valeur du spectacle, c'est qu'elle est un avatar de l'Humanité révélée à elle-même.
D'autre part, l'élargissement ou l'amplitude symboliques dont il a été question plus
haut présupposent un « ici et maintenant » propre à servir de relais à l'absolu 27.
Au début du spectacle, la scène ne se rappelait qu'à travers son écho dans le
public, on avait parlé d'une certaine unité entre la foule et le spectacle. A présent, au
paroxysme du drame, cette unité se parfait dans une vision où le regard et la chose
regardée semblent se confondre :
La foule s'effaçait, toute, en l'emblème de sa situation spirituelle magnifiant la scène :
dispensateur moderne de l'extase, seul, avec l'impartialité d'une chose élémentaire, le
gaz, dans les hauteurs de la salle, continuait un bruit lumineux d'attente.
Suspension du regard et du temps (Mallarmé vient d'évoquer « ce don, propre à
l'art, de durer longtemps »), le spectacle idéal se comprend comme la permanence
quasiment autonome d'un Signe 28, sur le fond d'un Lieu presque doué de Conscience.

Mallarmé et le théâtre « symboliste »

Le spectacle des « Prodigalités », par l'action conjuguée du hasard et d'un regard


poétique, s'est ainsi métamorphosé en un spectacle idéal. Près de dix ans après, quand

24. Mallarmé écrit, en exergue : « Ce Conte s'adresse à l'Intelligence du lecteur qui met les choses en
scène, elle-même. »
25. « Un des actes de l'univers vient d'être commis là. [...] Preuve. » (p.434) ; idée reprise dans les
manuscrits du « Livre » : « on va savoir si quelque chose ou rien » (feuillet 100).
26. Soulignés par le style « journalistique » évoqué plus haut (« Personne qui ne haletât... Qu'allait-il
arriver ? »).
27. Voir, cité plus haut : « dans quel lieu absolu vivais-je, un des drames de l'histoire astrale élisant,
pour s'y produire, ce modeste théâtre ! ».
28. Pour la notion d'emblème chez Mallarmé, voir Dominique D. Fisher, « L'Hamlet de Mallarmé ; le
personnage emblématique et la déchirure de l'espace », The French Review, vol. 62, n° 5, april 1989,
p.774-82.
64 Thierry Alcoloumbre

Mallarmé lance dans La Revue Indépendante ce qu'il appelle sa « campagne


dramatique », il reprend en les approfondissant les caractéristiques esquissées dans le poème
en prose. J'en donnerai ici quelques exemples, en m'appuyant sur des conclusions
formulées ailleurs 29 sur l'esthétique dramatique de « Crayonné au théâtre » et des textes
postérieurs.
1) Mallarmé définit le théâtre idéal, auquel il reconnaît une « essence supérieure »
(« Crayonné au théâtre », p. 3 12), comme un drame « mental », à la fois intérieur et
cosmique, où se jouent les destinées de l'Homme et de l'Etre (« Fable [...] empruntée
au sens latent en le concours de tous, celle inscrite sur la page des Cieux et dont
l'Histoire même n'est que l'interprétation » 30. Ce drame métaphysique peut
emprunter aux grands mythes traditionnels, bien qu'il soit appelé à les dépasser 31.
2) Dans la foule, il ne faut pas voir le vulgaire, mais l'« amplification majestueuse
de chacun », l'émergence de notre être collectif qui porte en soi le « sens latent » du
drame. Les révolutions ont éduqué cet être collectif, et l'ont imbu d'une dignité
nouvelle : « l'ère a déchaîné [...], chez une multitude, la conscience de sa judicature ou de
l'intelligence suprême » 32 (« Crayonné au théâtre », p.298). Il incombe au théâtre
moderne de répondre à cette dignité, et de constituer le « milieu mental identifiant la
scène et la salle » (ibid.).
3) Cette révélation de l'Homme à lui-même se conçoit comme l'« opération »
d'une preuve ou d'une authentification (dont la foule sera juge). Lors d'une
représentation d' Hamlet, Mallarmé se réjouit de voir la ressemblance de l'acteur et du type
idéal « authentiquée du sceau d'une époque suprême et neutre » ; de même à propos
de la danse et de son caractère allégorique, Mallarmé admire qu'« un sacre s'y
effectue en tant que la preuve de nos trésors » (296) ; enfin l'hommage à « Richard
Wagner » décrit l'opéra idéal comme une Révélation, où « l'Homme, puis son
authentique séjour terrestre, échangent une réciprocité de preuves. Ainsi le Mystère. La Cité,
qui donna, pour l'expérience sacrée un théâtre, imprime à la terre le sceau universel »
(544-45).
4) Au moment de la Révélation, la scène et la salle s'unifient en la vision d'un
Signe. Ce moment se conçoit comme un suspens, une attente, dans l'interstice du
devenir. Il peut s'agir de ce que nous appelons le « suspense », comme dans le
mélodrame dont Mallarmé voudrait suspendre le dénouement (« chaque situation insoluble,
comme elle le resterait, en supposant que le drame fût autre chose que semblant ou
piège à notre irréflexion » (p. 297)) ; mais aussi de l'hésitation entre plusieurs états
d'âme, entre le visible et l'invisible : ainsi « le suspens de la Danse, crainte
contradictoire ou souhait de voir trop et pas assez, exige un prolongement transparent » (p.311) ;
le mime illustre « un hymen [...] entre le désir et l'accomplissement, la perpétration et

29. Voir notre Mallarmé et la Crise du théâtre, Minard, « Thésothèque », paru en automne 1994.
30. Richard Wagner, p.544-45.
31. Réticence à l'égard du théâtre grec et surtout de Wagner : « Si l'esprit français, strictement imagi-
natif et abstrait, donc poétique, jette un éclat, ce ne sera pas ainsi : il répugne, en cela d'accord avec l'Art
dans son intégrité, qui est inventeur, à la Légende. [...] Quoi ! le siècle ou notre pays, qui l'exalte, ont
dissous par la pensée les Mythes, pour en refaire ! » (544-45).
32. La révélation théâtrale appelée par ces mutations est surtout de nature métaphysique, mais elle
n'exclut pas les sujets politiques ou sociaux, comme dans le théâtre d'Henri Becque, apprécié par Mallarmé
(« Crayonné au théâtre », p. 315-16), ou la mise en scène possible du scandale de Panama (« Or », p.398-
99).
Mallarmé - Poème en prose et théorie poétique 65

son souvenir ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence
fausse de présent » 33 (p. 3 10).
5) Emergence d'un au-delà, la vision authentique instaure un lieu idéal 34, tout en
abolissant les aspects banals ou convenus de la scène. Hamlet, « seigneur latent qui ne
peut devenir » en est l'exemple accompli :
Le -je ne sais quel effacement 35 subtil et fané et d'imagerie de jadis, [...] lui Hamlet,
étranger à tous lieux où il poind, le leur impose à ces vivants trop en relief, par
l'inquiétant ou funèbre envahissement de sa présence...
Certes on ne prétendra pas retrouver, dans l'espace d'un court poème en prose,
toute la théorie dramatique de Mallarmé avec ses développements et ses nuances ;
mais il y a entre Un Spectacle interrompu et les essais théoriques suffisamment de
continuité pour qu'ils s'éclairent mutuellement. Et cette continuité, parfois visible
jusque dans les termes, confirme de manière frappante que les principaux axes de
l'imaginaire mallarméen étaient déjà en place dans les années soixante-dix 36.

Le dénouement

A cette étape de notre lecture, on pourrait déjà tirer les enseignements théoriques
du Spectacle interrompu. Il est cependant intéressant de voir comment Mallarmé
décrit la fin de l'incident et le retour à la normale sans transgresser le « pacte »
poétique initial.
Au niveau factuel, le personnel du théâtre lance un quartier de viande à la bête
pour la détourner de l'acteur et le rideau est baissé : ainsi se clôt le fait divers qui
avait interrompu le spectacle. Or le point de vue poétique avait intégré l'intervention
de l'ours dans le drame idéal (qu'elle avait contribué à créer) ; le « spectacle
interrompu », ce n'est donc pas « la Bête et le Génie », mais bien le « drame de l'histoire
astrale » qui lui a succédé 37 : le titre du poème était donc à double entente.
Cependant l'intrusion de l'appât, parce qu'elle se fait sur la scène, n'est pas tout à
fait perçue comme un acte étranger au spectacle. Le morceau de viande est un nouvel
agent (pour ne pas dire un acteur 38) dont la fonction est de ramener l'ours à son
animalité 39. Et le « soupir, exempt presque de déception », qui « soulag[e] l'assemblée »,
s'interprète relativement à la promotion avortée du quadrupède. Sa tentative soldée
par un échec, celui-ci « emportée] parmi soi le Silence », c'est-à-dire toute l'atmosphère

33. Souligné par Mallarmé.


34. Voir Loïe Fuller opérant un « sortilège [...] avec l'exagération, les retraits de jupe ou d'aile,
instituant un lieu » (p. 309).
35. Comparer : « la foule s'effaçait, toute, en l'emblème de sa situation spirituelle magnifiant la scène »...
36. Repère bien marqué par Yves Bonnefoy, « L'Unique et son Interlocuteur » (à propos de la
Correspondance de Mallarmé), Critique, mai 1994, p.323)39.
37. D'où la transition : « Le charme se rompit ».
38. Il est mis en valeur par sa fonction syntaxique de sujet « ... un morceau de chair, nu, brutal,
traversa ma vision » et par l'accumulation de participes passifs ou actifs (« dirigé de l'intervalle des décors... » ;
« Loque substituée saignant [et non pas : saignante] auprès de l'ours... » [c'est moi qui souligne].
39. Ce que vient marquer toute une chaîne sémantique : l'ours retombe à quatre pattes, adopte « la
marche étouffée de l'espèce », flaire la proie pour y mordre.
66 Thierry Alcoloumbre

du drame authentique qui vient d'être joué, et peut-être son essence secrète 40. Le « réel »
environnant reprend ses droits, mais de nouveau comme un autre spectacle, expression
d'un Dehors inconnu, énigmatique et répugnant 41.
La conclusion du spectacle, - mais aussi du poème - exprime la certitude que
la « façon de voir » du poète était « supérieure, et même la vraie ». Le projet initial —
substituer l'idéalité du rêve à l'« artifice » du réel - se trouve donc réalisé. Ses
enseignements, qu'il est temps à présent de résumer, portent à la fois sur l'idéal poétique
de Mallarmé et sur ses relations avec l'activité critique.
En ce qui concerne le premier, on a vu comment le regard du poète s'est attaché à
dégager de la banalité quotidienne des rapports et des significations de portée générale :
l'homme, la civilisation, l'animal, la nature... ; l'œuvre rêvée est de portée
métaphysique, mais sans bien sûr pour cela parler métaphysique : il ne s'agit pas d'énoncer
des concepts 42 mais de les évoquer par des associations d'ordre surtout sensible et
affectif, à travers un paysage ou une atmosphère (l'« atmosphère de splendeur de
poussière et de voix », le « séjour informe des cavernes », l'opposition de la lumière
et de la nuit...). Il s'agit d'ailleurs moins de concepts que de motifs quasiment
musicaux (plus tard Mallarmé parlera de « purs motifs rythmiques de l'être » 43). Illustré
par le récit du « spectacle interrompu », l'idéal poétique se relie à la conception du
théâtre idéal. Celle-ci se dégage comme naturellement du récit, la description «
symboliste » de la scène aboutissant au spectacle « symboliste ». La scène idéale, la scène
construite selon la vision « vraie », part de la schématisation mythique (« la Bête et le
Génie ») et la transcende dans le « drame de l'histoire astrale ». Ainsi, poésie et
théâtre se rencontrent, non plus parce que le théâtre a inspiré le poète ou le poète
idéalisé le théâtre, mais parce que la poésie et le théâtre authentiques obéissent aux
mêmes exigences et finalement tendent à se confondre ; c'était sans doute pour
Mallarmé une raison supplémentaire de choisir le récit du « spectacle interrompu »
comme illustration de la manière de voir poétique.
Cependant l'apport à mes yeux le plus intéressant concerne le travail du critique et
du théoricien littéraire. Critique et théoricien, Mallarmé l'est ici à double titre :
comme réformateur de Y écriture journalistique (qu'il s'agit de poétiser) et comme
inventeur d'un théâtre qu'il improvise au gré de la représentation sur scène. Cette
activité est indissociable de celle de l'écrivain : entre le poème et la théorie poétique,
Mallarmé définit une voie intermédiaire participant de l'un et de l'autre : il compose
un récit, dont le but est de communiquer Y expérience d'un certain regard sur les
choses. Quand ce regard se pose sur une œuvre, il la féconde comme spontanément
pour y reconnaître ou y suppléer la présence de l'art authentique. Ainsi naît la
conception de l'œuvre, pratiquement identique à l'œuvre elle-même. Dans « Crayonné au
théâtre », pourtant explicitement consacré à la critique, Mallarmé n'agira pas autre-

40. Sur ce thème important du « silence, seul luxe après les rimes » (p. 3 10), voir Henri
Meschonnic, « Mallarmé au-delà du silence », préface à Mallarmé, Ecrits sur le Livre, éd. de l'Eclat, 1985.
41. La chair sanglante est « la récompense, mystérieuse d'ordinaire après ces représentations » ; elle
constitue le « repas abject » que le clown a manqué de devenir.
42. « Crayonné au théâtre » critique le symbolisme outré de Dujardin : « le théâtre institue des
personnages agissant et en relief précisément pour qu'ils négligent la métaphysique, comme l'acteur omet la
présence du lustre ; ils ne prieront, vers rien, hors d'eux, que par le cri élémentaire et obscur de la passion.
Sans cette règle, on arriverait, au travers d'éclairs de la scolastique ou par l'analyse, à dénommer l'absolu »
(p.327).
Mallarmé - Poème en prose et théorie poétique 67

ment : son projet reste celui — paradoxal - d'une théorie théâtrale qui ne « théoriserait »
pas, mais serait comprise dans le mouvement même de la production scénique 44.
Il s'agit donc moins d'évoquer la poésie ou le théâtre nouveaux, que de les faire
advenir ; le critique, à l'instar du poète, adopte une attitude contemplative à l'égard
d'un spectacle (paysage ou œuvre d'art) qu'il voit se dérouler devant lui 45, pour
entretenir sa « recherche assoupie d'imaginations ou de symboles ». Si le rôle de
l'observateur peut sembler passif (l'idéal survenant comme une révélation 46), il ne
manque pas d'intervenir dans l'élaboration mentale de l'œuvre : ici, au paroxysme du
spectacle, il vise spontanément à « le parfaire », et laisse « jaillir tacitement le
discours interdit au rejeton des sites arctiques ». Ce mouvement à la fois actif et passif,
automatique et concerté, est précisément ce qu'on a reconnu tout au long du texte
comme la rêverie du poète- spectateur : dans la rêverie, on se laisse aller aux
associations de la pensée sans quitter tout à fait les phénomènes extérieurs. C'est ainsi qu'il
est possible de « remarque(r) les événements sous le jour propre au rêve », projet
auquel se conforment les différents textes sur le théâtre et les « Offices » 47 ; rien
d'étonnant si Mallarmé, lorsqu'il consacre un article à l'opéra wagnérien, trouve
naturel de l'intituler « Richard Wagner. Rêverie d'un Poète français » 48. Seule attitude
possible pour un poète avouant son « incompétence sur autre chose que l'absolu »
(p. 330) et peu à son aise dans les comptes rendus de détail ou l'érudition pointilleuse,
la rêverie joue bien le rôle d'une méthode à la fois critique et poétique. En elle
communiqueront, jusqu'à se confondre, la lecture et l'écriture.

(Université de Bar-Ilan)

44. « II est [...] un art, l'unique ou pur qu'énoncer signifie produire : il hurle ses démonstrations par la
pratique. L'instant qu'en éclatera le miracle, ajouter que ce fut cela et pas autre chose, même l'infirmera :
tant il n'admet de lumineuse existence sinon d'exister » (p.295).
45. D'où la fréquence chez Mallarmé, des thèmes de la visite et de la promenade (notamment dans les
Poèmes en prose, « le Nénuphar blanc » et « la Déclaration foraine » ; et la parabole de la création dans la
« Prose » à Des Esseintes : « nous promenions notre visage... »).
46. Voir aussi l'introduction du poème : Mallarmé se propose d'écrire « telle Anecdote » « comme elle
frappa mon regard de poète ».
47. Voir p. 307, 322-23 (rêverie), p.395 (Songe), p. 397^ (songerie). Le passage le plus suggestif est cette
étude de « ballets » où Mallarmé s'attarde à décrire son attitude d'observateur : « L'unique entraînement
imaginatif consiste, aux heures ordinaires de fréquentation dans les lieux de Danse sans visée quelconque
préalable, patiemment et passivement à se demander devant tout pas, chaque attitude si étranges, ces
pointes et taquetés, allongés ou ballons : "Que peut signifier ceci" ou mieux, d'inspiration, le lire. A coup
sûr on opérera en pleine rêverie [c'est moi qui souligne] mais adéquate » (p.307).
48. A Dujardin, Mallarmé annonce ce texte comme « moitié article, moitié poème en prose » (p. 1592).
Illustration non autorisée à la diffusion
/'o/e, collection André Roumieux
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