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Grojnowski Daniel. Comique littéraire et théories du rire. In: Romantisme, 1991, n°74. Rire et rires. pp. 3-13;
doi : https://doi.org/10.3406/roman.1991.5810
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1991_num_21_74_5810
Le principe de contradiction
Comique et absolu
jour dans une maison de fous, Jean Paul multiplie les formules. L'humoriste est
un « Socrate en démence » *9 qui cherche à précipiter le monde dans le chaos afin
de le soumettre au jugement divin. Mais par leur élan même, leur profusion, leur
fulgurance, ses intuitions, jaillies en feu d'artifice, semblent avoir outrepassé la
capacité d'ingestion des contemporains. L'humour leur apparaît comme le ferment
qui inspire la création sans qu'ils perçoivent clairement ses liens de filiation avec
le romantisme allemand.
Le triomphe de l'humour
Diverses études qui font suite à celle de L. Dumont semblent condamnées aux
distinguos et aux ressassements. On classe les types d'objets lisibles : les défauts
physiques ; les petites misères ; l'inattendu ; le graveleux. On s'attache à
différencier l'esprit (le plaisant d'idée), le comique (le plaisant moral) et la bouffonnerie
(le plaisant matériel) 50. Ce blocage conceptuel résulte d'un accord de fait sur le
« choc des contraires », mais surtout du refus de dissocier le rire d'une axiologie.
On ne prend guère de risque à citer A. Bain (« a degradation of the dignity ») 5l,
pas plus qu'à situer le plaisant en position intermédiaire entre la réalité triviale et
le Beau idéal. Les théories du rire restent fidèles à l'idéalisme philosophique et aux
valeurs du classicisme scolaire. Radicalement étrangères au bouillonnement des
modes d'expression contemporains, elles se réfèrent régulièrement à des auteurs ou
des genres canoniques, les récits de Rabelais, de Voltaire, surtout le théâtre de
Molière. Apparaissent dès lors novatrices les propositions qui posent le rire
comme « un fait primitif indifférent à la morale des choses » 52 et qui rompent
avec les conceptions unitaires pour mettre l'accent sur la diversité des plaisirs qu'il
suscite.
Contrastant avec la grisaille d'ensemble, l'étude qu'A. Penjon publie dans la
Revue philosophique (août 1893) 53 fait date. Avec lui le rire change de signe, il
cesse d'être perçu comme le résultat d'une dépréciation et se charge de valeurs
positives : expression d'un bonheur où l'être se confond « en pur sentiment de vivre,
sans raison et sans but » M. Plus précisément le rieur s'insurge contre le joug de
la raison. Au sérieux qui obéit aux règles, aux nonnes et aux lois, s'oppose
l'exercice de la fantaisie qui dénoue la trame préconçue des événements et des
pensées. Non seulement le rire introduit une rupture, mais le désordre qu'il génère est
créateur : « il est l'expression d'une liberté qui s'exerce en nous et chez les autres
autour de ce qui est réglé par les lois et la coutume » 55. Alors que l'uniformité
fait naître l'ennui, toute rupture - écart, spontanéité, imprévu - est source
d'exultation. La vu comica est, avant toute autre considération, invention, liberté.
С Mélinand fait connaître ces thèses aux lecteurs de la Revue des Deux
Mondes (1er fév. 1895). Sa théorie du chaos répond de la manière la plus nette à
la question que pose le titre de son article : « Pourquoi rions-nous ? ».
Difformité, étrangeté, baroque, incongru, impertinence, insolite, participent à la grande
fête de l'esprit où le rire est roi. Si С Mélinand a la prudence de placer la logique
et l'illogique, la raison et la déraison au recto verso des réalités lisibles, il a en
revanche l'aplomb d'imposer à un public qu'effarouchent les incartades la force
disruptive de l'absurde.
Schopenhauer déplorait que l'humour x, perdant son acception propre, en soit
venu à désigner tous les types de comique. C'est peu à peu que le mot s'impose en
Comique littéraire et théories du rire 11
plaisante volontiers sur des matières qu'on regarde comme graves et disserte
gravement sur des choses en apparence légères. Car, pour lui, à un certain point
de vue où il se place, tout dans la vie et la vie elle-même, c'est à la fois chose
plaisante et grave, légère et sérieuse. L'humouriste [...] raille la barque de
l'existence qui erre à l'aventure, mais sa plaisanterie n'a rien d'insultant pour les
passagers : il est à bord comme eux 63.
Le rire qui triomphe quelques décennies plus tard accomplit un projet déjà
ancien. Car l'esprit « fumiste » de la fin du siècle hérite de la veine frénétique au-
12 Daniel Grojnowski
NOTES
1. J.-F. Marmontcl: Eléments de littérature, in O.C., t. V-X, Paris, 1804-1806, articles
« Comédie » et « Comique ».
2. V. Hugo : L'Homme qui rit, livre П, ch. 1 : « Où l'on voit le visage de celui dont on
n'a encore vu que les actions ».
3. Stendhal : Racine et Shakespeare, ch. 3, « Le rire », Voir Cercle du Bibliophile,
Genève, 1970, t. 37, préface et appendice, p. 139. Dans son Journal littéraire, Stendhal
commente les spectacles auxquels il assiste. П veut s'inspirer de Molière et de Goldoni pour mettre
en scène un « caractère », un Egoïste ou un Vaniteux. Ibid., t 33, notamment l'année 1 804.
4. « De l'essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques » a paru
dans Le Portefeuille (1855) et dans Le Présent (1857).
5. Vorschule der Âsthetik a été traduit en français par A.-M. Lang et J.-L. Nancy, L'Age
d'Homme, 1979. Au XIXe siècle J. Willm nomme cet ouvrage L'Esthétique et la traduction de
L. Dumont et A. Biichener paraît sous le titre de Poétique ou introduction à l'esthétique (Paris,
1862). Elle est précédée d'une étude sur Jean Paul et l'esthétique.
6. A. Michiels : Le Monde du comique et du rire, Paris, 1886, p. 359.
7. Mme de Staël : De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions
sociales (1800). 1ère partie, ch. 2 : « De la comédie grecque ».
8. Mme de Staël: De l'Allemagne (1813). Пе partie, ch. XXVI: «De la comédie».
C'est dans ce chapitre qu'est mentionné le comique arbitraire, « libre essor de toutes les
pensées, sans frein et sans but déterminé ».
9. A. W. Schlegel : Cours de littérature dramatique, 2 vol., Paris, 1814. Voir
notamment : t. I, 6e leçon : « L'idéal comique » et « Privilèges accordés aux premières
comédies » ; et dans le t. П les développements sur Gozzi, Molière, Shakespeare.
10. Ibid., t. I, p. 298.
11. Ibid., t. L p. 316 et 351 et t. П, p. 330.
12. Les Grotesques ont paru dans La France littéraire en 1834. Ces études ont été réunies
en volume en 1844 et plusieurs fois reéditées jusqu'en 1882.
13. Voir la préf. de P.-J. Stahl (Hetzel) : Contes et études. Bêtes et gens, 1854, p. XI.
14. Les Jeunes France, romans goguenards de T. Gautier (Paris, 1833) seront repris dans
un recueil d'Œuvres humoristiques (Paris, 1851). Sous le pseudonyme de Mérinos, E. Mouton
publie des Nouvelles et fantaisies humoristiques (Paris, 1876).
15. Baudelaire : O.C., « Bibl. de la Pléiade», t. I, 1975, p. 664 et 661.
16. P. Bougeant : Amusement philosophique sur le langage des bestes, 1739, p. 115.
17. Batteux : Cours de Belles-Lettres. Principes de littérature. Paris, 1747, t. L, p. 147.
18. Voir aussi D. Roy : Sur le rire, Paris, 1814. Ce « traité médicophilosophique » s'en
tient pour l'essentiel à un point de vue physiologique et médical. Avec P. Scudo l'étude du rire
s'ouvre à l'esthétique. Baudelaire a probablement lu l'ouvrage de Scudo, critique musical à la
Revue des Deux Mondes, auquel il s'en prend dans « R. Wagner et Tannhàuser à Paris » :
« Voyez comme je ris, moi, le célèbre S... ! » (0.C., éd. cit., t. П, 1976, p. 781).
19. P. Scudo : Philosophie du rire, Paris, 1840, p. 34.
20. Ibid., p. 58.
21. Ibid., p. 105.
22. « De l'essence du rire », O.C., éd. cit., t. П, p. 532.
23. Ibid., p. 540.
24. Champfleury : Souvenirs des Funambules, 1 859, ch. 5. Voir aussi ch. 2 (« Pierrot
valet de la Mort »), 6 (« La Morgue ») et 7 (« Pierrot pendu, analysé par T. Gautier »).
Comique littéraire et théories du rire 13
25. A. Michiels : « Essai sur le talent de Regnard et sur le comique en général »
(préface des O.C. de Regnard, Paris, 2 vol., 1854).
26. A. Michiels : Le Monde du comique et du rire, éd. cit., p. 305.
27. A. Michiels : « Essai sur le talent de Regnard... », ouvr. cit., p. VUL
28. Les tableaux qui accompagnent l'étude d'A. Michiels décrivent les combinaisons
tragiques et comiques dans la vie réelle, au théâtre et dans le roman. Les diverses formes du
mal sont à la source de désaccords.
29. С Levêque : La Science du Beau, 2 vol., Paris, 1860. L'auteur y estime qu'amuser est
« une fonction subalterne de l'art » p. 13.
30. C. Levêque : « Le rire, le comique, le risible dans l'esprit et dans l'art », Revue des
Deux Mondes, 1er septembre 1862, p. 139.
31. Ibid., p. 133.
32. L. Dumont : Des causes du rire, Paris, 1862, p. 48.
33. F. Lamennais : Esquisse d'une philosophie, Paris, 4 vol., 1840-1846. Le troisième
volume a été par la suite public séparément sous le titre : De l'Art et de la Beauté, 1 872.
34. F. Lamennais : De l'Art et de la Beauté, p. 245.
35. Ibid., p. 7.
36. Ibid., p. 246.
37. Ibid., p. 8.
38. Jean Paul Richter : Poétique ou introduction à l'esthétique, éd. cit., p. 145-146.
39. Hegel : Cours d'esthétique, analysé et traduit par С Bénard, Paris, 2 vol., 1840-
1843. (Très différente est L'Esthétique de Hegel telle que la donne à lire la traduction de S.
Jankélévitch : Aubier, 1944, 4 vol. ; repris dans « Champs », Flammarion, 1979, 2 vol.)
40. Ibid., L 1, p. 376.
41. P. Scudo, ouvr. cit., p. 35-36.
42. HegeL ouvr. cit., éd. cit. t. I, p. 62 et 513.
43. J. Willm : Histoire de la philosophie allemande.... t. 4, 1845, p. 482-489.
44. Ibid., p. 483.
45. Ibid., p. 486.
46. J. P. Richter : Poétique ou introduction à l'esthétique, éd. cit., p. 287.
47. Ibid., p. 295.
48. Ibid., p. 313.
49. Ibid., p. 321.
50. L. Philibert : De l'Esprit, du Comique, du Rire, 1876. Du même, Le Rire, 1883.
51. Courdaveaux : Etudes sur le Comique. Le Rire dans la vie et dans l'art, 1875, p. 47.
52. Ibid., p. 263.
53. A. Penjon : « Le rire et la liberté », Revue philosophique, août 1 893.
54. Ibid., p. 115.
55. Ibid., p. 131.
56. Schopenhauer : Le Monde comme volonté et comme représentation, traduit en
français par J.-A. Cantacuzène, t. 2, ch. VIH : «Théorie du rire», p. 151, Paris, 1886.
57. P. Stapfer : Humour et humoristes, Paris, 1911. L'auteur y établit le bilan des
recherches qu'il a menées depuis 1870. Sur cette question voir M. Autrand : L'Humour de J.
Renard, introduction et conclusion, Klincksieck, 1978.
58. Voir M. Ménard : Balzac et le comique..., P. U. F., 1983, p. 79-95.
59. Senancour : « Sur le rire », Le Mercure de France, 8 fév. 1812.
60. Voir: « J.-K. Huysmans » : Les Hommes d'aujourd'hui, n° 263, Paris, 1885.
Reproduit dans L'Herne, n° 47, 1985, p. 27.
61. V. Hugo: L'Homme qui rit, livre П, ch.l. «Toute la parodie, qui aboutit à la
démence, toute l'ironie, qui aboutit à la sagesse, se condensaient et s'amalgamaient sur cette
figure ». La description du visage de Gwynplaine - « Cette tête infernale de l'hilarité
implacable » - est l'occasion d'une magnifique envolée.
« Le comique arrivé à l'extrême, le comique qui ne fait pas rire, le lyrisme dans la blague,
est pour moi tout ce qui me fait le plus envie comme écrivain » (G. Flaubert, Correspondance,
« Bibliothèque de la Pléiade », t. П, 1980 ; lettre à L. Colet [8 mai 1852], p. 85).
62. T. Gautier : Les Grotesques, Paris, 1881, p. 353.
63. L. Ratisbonne, ouvr. cit., p. \Ш et IX.