Carmen ANDREI
Université « Le Bas Danube » de Galati, Roumanie
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Voir La Vie des abeilles (1901), La Vie des fourmis (1920) et La Vie des termites (1926).
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Dans sa Théorie du drame moderne, Peter Szondi inclut Maeterlinck parmi les cinq grands dramaturges
de la fin du XIXe siècle – à côté d’Ibsen, de Tchekhov, de Strindberg et de Hauptmann – qui contribuent
radicalement à la transformation de la conception théâtrale, apud Otten, 1992 : 740.
Le traducteur de Ruysbroeck l’Admirable (en 1891), de Shakespeare (en 1909),
de John Ford et de Novalis (en 1895), l’admirateur de Villiers de L’Isle-Adam et des
Préraphaélites Morris et Rossetti, refuse de suivre l’esthétique théâtrale traditionnelle et
propose d’une manière programmatique et cohérente de nouveaux concepts qui feront
naître le théâtre symboliste, d’une modernité étonnante. Cette nouvelle écriture
dramaturgique sera théorisée par Edmond Picard dans son Discours sur le renouveau au
théâtre (1897), qu’il met en œuvre dans ses pièces, Le Juré (1904) et La Joyeuse Entrée
de Charles le Téméraire (1905). A part Maeterlinck, d’autres contemporains de la
même école exploitent la veine symboliste : Charles Van Lerberghe dans Les Flaireurs
(1889), Grégoire Le Roy dans L’Annonciatrice (texte perdu) et Emile Verhaeren dans
Les Aubes (1898).
Le premier théâtre de Maeterlinck est l’illustration de l’idée que “le symbole ne
supporte jamais la présence de l’homme”. Maeterlinck est le représentant d’un
symbolisme dont Antonin Artaud affirmait que chez lui il “n’est pas seulement un
décor, mais une façon profonde de sentir” (Ronse, 1983 : 9). En cinq ans, entre 1889 et
894, il écrit huit pièces dont cinq sont célèbres et dans lesquelles il réalise partiellement
le désir symboliste de créer un théâtre de l’âme, un théâtre de la pure intériorité, du
moi transcendental3. Il s’agit de petits drames pré-beckettiens, du non-dit, du silence,
des allégories de la proximité inéluctable de la Mort. L’œuvre dramaturgique de
Maeterlinck est un grand théâtre de rêve, tel que Mallarmé désirait le créer, puisque le
genre est approprié au mystère par sa structure délimitée dans le temps, sa formule
dynamique qui permet la réflexion sur différents plans, l’exploitation des ressources du
dialogue, du suspens et du silence. Son but déclaré était de “rendre visibles certaines
attitudes secrètes des êtres dans l’inconnu”. Cependant, il convient de préciser qu’on a
reproché au théâtre symboliste son caractère injouable à l’époque4, la difficulté de la
représentation et de la mise en scène : une œuvre qui renferme en elle-même tragédie,
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Otten, 1992 : 740 considère que Maeterlinck ne réalise vraiment son idéal que dans trois pièces :
Intérieur, L’Intruse et Les Aveugles. Les autres drames ne réalisent que partiellement le programme de
Maeterlinck.
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Il serait intéressant de nuancer ce reproche et d’approfondir la discussion. Quand Maeterlinck écrit ses
drames, la dramaturgie française (metteurs en scène, acteurs, etc.) était habituée à un tout autre théâtre et
donc était à peu près incapable de jouer ce nouveau théâtre. Il faudra attendre des dizaines d’années,
l’évolution de la dramaturgie européenne pour qu’on commence à jouer Maeterlinck comme il le
souhaitait. On y est arrivé. Ronse par exemple, que l’on cite dans notre article, a admirablement mis en
scène Maeterlinck. De nos jours, le théâtre de Maeterlinck n’est donc plus injouable.
peinture (couleur), danse (rythme), poème lyrique, parole, musique est une utopie chère
aux symbolistes. Même s’il pratique un théâtre minimal, Maeterlinck réussit à créer des
synchronies entre le verbal et le paraverbal (le visuel)5.
Maeterlinck fait son début théâtral par La Princesse Maleine (1889)6. C’est, un
premier drame qui bouleverse les conventions théâtrales : une féerie noire sans action
extérieure avec des personnages inconsistants. Ce vrai drame du figement, inspiré d’une
vieille légende hollandaise, annonce avant la lettre l’avènement de l’antithéâtre. Son
originalité consiste dans les dialogues réduits à l’extrême qui cachent du non-dit et des
sous-entendus, ainsi que la création d’un autre monde, étrange et inaccessible, suggéré
par un univers onirique, situé hors du temps et de la géographie vraisemblables7.
L’année suivante, Maeterlinck donne deux pièces, une vraie “ musique de chambre”
(Quaghebeur, 1998 : 60) : L’Intruse et Les Aveugles8. En 1891 suit la pièce Les Sept
Princesses que les critiques ont considérée comme “une sorte de condensé parfait de
l’univers maeterlickien”, “celui de la mort-dans-la-vie (et aussi de la vie-dans-la-mort)”,
un univers spectral, de l’outre-tombe, “ambigu et doublement fantastique” (Lutaud,
1986 : 225-226). Paradoxalement, l’auteur n’a plus voulu la rééditer de son vivant9.
Le chef-d’œuvre qui est devenu incontestablement le classique du genre et qui
est inlassablement commenté par l’exégèse maeterlinckienne, Pelléas et Mélisande,
drame en cinq actes, paraît en 1892, lorsque son auteur se trouve en plein gloire
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Voir à titre d’exemple, la fameuse scène de rendez-vous dans Pelléas et Mélisande (acte IV) où toute la
tension du dialogue trouve sa correspondance dans le jeu d’ombres et de lumière.
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La pièce paraît la même année que les Serres chaudes, le volume de poèmes qui représente la
quintessence du symbolisme, publié à trente exemplaires à compte d’auteur. Maeterlinck envoie d’abord
un exemplaire à Mallarmé qui, à son tour, l’envoie à Octave Mirbeau, critique influent du temps, qui tient
une rubrique littéraire notoire dans Le Figaro. Le 24 août 1890, il écrit une chronique dithyrambique dans
laquelle il affirme que l’auteur belge est un nouveau Shakespeare et que sa pièce est un chef-d’œuvre
moderne : “l’œuvre la plus géniale de ce temps”. Quoique foudroyant, Maeterlinck reçoit ce succès avec
réserve.
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Maleine, la bien-aimée du prince Hjalmar est soumise à une noire fatalité malgré ses efforts de
comprendre ce qu’il lui arrive. En Phèdre moderne, la reine Anne l’étrangle pour marier son beau-fils
pour lequel elle éprouve un amour adultérin avec sa fille Ugliane.
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Le sujet de cette pièce est l’attente : les aveugles, partis de l’hospice et égarés dans une île boisée
attendent le prêtre qui les guide vers un château fantomatique. La critique a vu dans la mort du prêtre la
mort de la foi, mais cette connotation athée ne l’emporte cependant pas sur les autres portées de la pièce,
plus importantes peut-être. .
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C’est une pièce sur un ratage ou « un réveil manqué », thème repris plus tard dans Ariane ou Barbe-
Bleue. Un prince charmant est désespérément attendu par les sept princesses. Il arrive finalement, descend
d’un navire de guerre fantomatique, mais trop tard pour réveiller Ursule, la septième princesse qui vient
d’expirer. Il connaît une anabase initiatique : il traverse un cimetière souterrain, soulève la dalle et sort de
cette tombe comme “un nouveau Lazare” (Lutaud, 1986 : 257).
littéraire, lorsqu’il n’y a plus de mysticisme ou d’hésitations esthétiques dans sa
poétique théâtrale puisqu’elle est solidement nourrie d’une culture littéraire et
philosophique remarquables, à savoir par l’idéalisme allemand – Fichte, Hegel et
Schopenhauer, et par la mystique rhénoflamande – Maître Eckhart et Ruysbroeck
l’Admirable (Otten, 1992 : 739-740)10. La pièce se construit sur des archétypes
légendaires et mythiques, sur des thèmes rebattus depuis la Bible ou Tristan et Iseult,
celui des frères ennemis et celui de l’amour fatal11. Mélisande s’éprend de son beau-
frère Pelléas, que Golaud tuera par jalousie. La conduite des amoureux montre qu’ils
cherchent (in)consciemment la mort : elle perd sa bague dans la source, il éveille les
soupçons de son frère mais, paradoxalement, par loyauté. Un amour présent dans leurs
discours mais absent dans leurs actes cause leur mort et clôt la pièce non sans ouvrir sur
une lueur d’espoir par la naissance d’une enfant.
En continuant la tradition de ce théâtre du figement mais tout en voulant se
débarrasser de l’étiquette gênante de “poète de la terreur”, Maeterlinck écrit en 1894
trois drames pour marionnettes : Alladine et Palomide, Intérieur et La Mort de
Tintagiles. Plus tard, on retrouvera des échos de ce premier théâtre dans de petites
pièces moins ambiguës comme Aglavaine et Sélysette (1896) – le titre composé de noms
propres des personnages féminins entre lesquels le héros Méléandre doit choisir –
Monna Vanna (1902) – pièce classique placée dans l’Italie de la Renaissance, Ariane et
Barbe-Bleue ou La Délivrance inutile (1901) et Joyzelle (1903). Dans ces dernières
pièces, on remarque une évolution du personnage féminin qui n’a plus le même pouvoir
d’incantation et d’insinuation comme dans le premier théâtre. On retient la figure
d’Ariane protagoniste de la pièce homonyme, la délivreuse des femmes prisonnières de
la Mort, incarnée dans un monstre de chair et de sang (Quaghebeur, 1998 : 68 et 69)12.
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La première mondiale de la pièce a lieu dans la salle des Bouffes parisiens à l’occasion de
l’inauguration du Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe. A l’accueil indifférent de Paris suit un échec éclatant
à Bruxelles, au Théâtre du Parc, le public, habitué au théâtre naturaliste engagé, se montre fermé devant
le mystère, l’inconnu, le clair-obscur et le dialogue minimal. Si la réception de ce chef-d’œuvre est
déceptive en terre francophone, en terre étrangère (aux Etats-Unis, en Allemagne, en Hollande et en
Angleterre), elle est très favorable. L’opéra de Debussy et les suites de Gabriel Fauré et de Jean Sibelius
ont injustement mis dans l’ombre la pièce, encore que le texte n’ait pas été voué a priori à la musique.
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Parmi les sources principales d’inspiration de Maeterlinck, on cite le théâtre élisabéthain et le théâtre
indien (Kâlidassa).
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L’évolution des personnages féminins maeterlinckiens serait due à l’influence affective que sa
compagne, Georgette Leblanc, a exercée sur lui. Ce sont des femmes sûres d’elles qui affrontent sans
peur la Mort toute puissante. Ariane par exemple, délivre Mélisande et Maleine, personnages du premier
Dans les Bulles blues, qui sont ses “souvenirs heureux”, Maeterlinck ne parle pas des
obsessions qu’on retrouve dans toutes ses pièces et qui l’ont hanté quand il était un
adolescent pieux, timide et sensible : l’obsession de la chasteté, le culte de la pureté,
l’angoisse de mort, de péché et de l’enfer13.
Maeterlinck reproche au théâtre classique et réaliste l’analyse psychologique et
la rationalité, au théâtre romantique l’éloquence et l’agitation. Ses concepts
révolutionnaires touchent, certes, à l’objet et à la finalité mêmes du théâtre. Il propose
de supprimer l’anecdote, d’effacer les mobiles apparents, de remplacer le théâtre
d’action par un théâtre de situation et de l’attente qui renonce à l’action extérieure
proprement dite pour l’intérioriser, un théâtre construit sur la dimension métaphysique
de l’existence. Le théâtre d’action bâti sur des intrigues classiques a un caractère
emphatique : les incestes, les trahisons et les empoissonnements sont des topoï
raciniens anachroniques qui ne rendent plus la condition humaine contemporaine.
Maeterlinck propose le concept de drame statique (où tout entre dans le silence) qui
présente des situations ordinaires afin de donner l’occasion de réfléchir plus
profondément sur le simple fait quotidien de vivre, fait pourvu d’une immanence
tragique, et de laisser dialoguer l’âme avec sa destinée :
Il s’agirait plutôt de faire voir ce qu’il y a d’étonnant dans le fait seul de vivre. Il s’agirait
plutôt de faire voir l’existence d’une âme en elle-même, au milieu d’une immensité qui
n’est jamais inactive. Il s’agirait plutôt de faire entendre, par-dessus les dialogues ordinaires
de la raison et des sentiments, le dialogue solennel et ininterrompu de l’être et de sa
destinée. (Maeterlinck, 1997 : 894)
Il m’est arrivé de croire qu’un vieillard assis dans son fauteuil, attendant simplement sous
la lampe, écoutant sans le savoir toutes les lois éternelles qui règnent autour de la maison,
interprétant sans le comprendre ce qu’il y a dans le silence des portes et des fenêtres et dans
la petite voix de la lumière, subissant la présence de son âme et de sa destinée, inclinant un
peu la tête sans se douter que les puissances de ce monde interviennent et veillent dans la
chambre comme des servantes attentives, ignorant que le soleil lui-même soutient au-dessus
de l’abîme la petite table sur laquelle il s’accoude et qu’il n’y a pas un astre du ciel ni une
force de l’âme qui soient indifférents au mouvement d’une paupière qui retombe ou d’une
pensée qui s’élève, – il m’est arrivé de croire que ce vieillard immobile vivait, en réalité,
d’une vie profonde, plus humaine et plus générale que l’amant qui étrangle sa maîtresse, le
capitaine qui remporte une victoire ou l’époux qui venge son honneur. (Maeterlinck, 1997 :
897).
Il n’y aura donc pas un monde réel gouverné par des appétits humains
avilissants (ambition, argent, adultère, ménage à trois, jalousie, meurtre dramatiques,
etc.), bref tout un « bric-à-brac » passionnel et psychologique, mais du contingent
tragique. L’âme s’éveille et se connaît dans la simplicité du contingent et non pas dans
des situations-limites. Maeterlinck trouve l’expression accomplie de son credo
dramatique dans le théâtre de Shakespeare :
[…] le chant mystérieux de l’infini, le silence menaçant des âmes ou des Dieux, l’éternité
qui gronde à l’horizon, la destinée ou la fatalité qu’on aperçoit intérieurement sans qu’on
puisse dire à quels signes on la reconnaît (Ibidem, 894).