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Originalité et modernité du théâtre de Maurice Maeterlinck

Carmen ANDREI
Université « Le Bas Danube » de Galati, Roumanie

A la fin du XIXe siècle, la littérature francophone de Belgique est acceptée à


Paris grâce aux symbolistes Maurice Maeterlinck, Emile Verhaeren, Georges
Rodenbach et Albert Mockel. En sens inverse, les éditeurs belges Deman et Lacomblez
publient des écrivains français symbolistes dont Mallarmé est le plus important.
L’élément capital dans la grille de lecture parisienne des œuvres des belges est le trait
flamand, autrement dit la spécificité nordique ou la nordicité que Paul Valéry et André
Gide trouvent “exotique“, donc originale (Denis & Klinckenberg, 2005 : 108).
Maurice Maeterlinck (1862-1949), auteur belge à qui rien n’a manqué dans la
vie (célébrité, fortune et santé), crée un théâtre statique, théâtre de l’âme et de la pure
intériorité. En 1911, le prix Nobel de littérature accordé par l’Académie suédoise
représente à la fois le couronnement d’une carrière singulière qui durera plus de
soixante ans et la consécration simultanée de l’école symboliste belge et de l’identité
littéraire des lettres belges, enfin reconnues dans toute l’Europe après Paris. Maeterlinck
a été un homme double, mystique et pratiquant la boxe, amateur de randonnées à
motocyclettes, mais craignant les ombres et les fantômes, obsédé par les armes à feu et
passionné par les sociétés totalitaires et utopiques1. Le poète symboliste des Serres
chaudes, des Douze Chansons (devenues Quinze Chansons) et le dramaturge génial
dans sa jeunesse devient vers la quarantaine un moraliste demi-philosophe. Ses théories
sur le drame, exposées dans la première partie de sa création, vont influencer
décisivement l’évolution du théâtre au XXe siècle2.

1
Voir La Vie des abeilles (1901), La Vie des fourmis (1920) et La Vie des termites (1926).
2
Dans sa Théorie du drame moderne, Peter Szondi inclut Maeterlinck parmi les cinq grands dramaturges
de la fin du XIXe siècle – à côté d’Ibsen, de Tchekhov, de Strindberg et de Hauptmann – qui contribuent
radicalement à la transformation de la conception théâtrale, apud Otten, 1992 : 740.
Le traducteur de Ruysbroeck l’Admirable (en 1891), de Shakespeare (en 1909),
de John Ford et de Novalis (en 1895), l’admirateur de Villiers de L’Isle-Adam et des
Préraphaélites Morris et Rossetti, refuse de suivre l’esthétique théâtrale traditionnelle et
propose d’une manière programmatique et cohérente de nouveaux concepts qui feront
naître le théâtre symboliste, d’une modernité étonnante. Cette nouvelle écriture
dramaturgique sera théorisée par Edmond Picard dans son Discours sur le renouveau au
théâtre (1897), qu’il met en œuvre dans ses pièces, Le Juré (1904) et La Joyeuse Entrée
de Charles le Téméraire (1905). A part Maeterlinck, d’autres contemporains de la
même école exploitent la veine symboliste : Charles Van Lerberghe dans Les Flaireurs
(1889), Grégoire Le Roy dans L’Annonciatrice (texte perdu) et Emile Verhaeren dans
Les Aubes (1898).
Le premier théâtre de Maeterlinck est l’illustration de l’idée que “le symbole ne
supporte jamais la présence de l’homme”. Maeterlinck est le représentant d’un
symbolisme dont Antonin Artaud affirmait que chez lui il “n’est pas seulement un
décor, mais une façon profonde de sentir” (Ronse, 1983 : 9). En cinq ans, entre 1889 et
894, il écrit huit pièces dont cinq sont célèbres et dans lesquelles il réalise partiellement
le désir symboliste de créer un théâtre de l’âme, un théâtre de la pure intériorité, du
moi transcendental3. Il s’agit de petits drames pré-beckettiens, du non-dit, du silence,
des allégories de la proximité inéluctable de la Mort. L’œuvre dramaturgique de
Maeterlinck est un grand théâtre de rêve, tel que Mallarmé désirait le créer, puisque le
genre est approprié au mystère par sa structure délimitée dans le temps, sa formule
dynamique qui permet la réflexion sur différents plans, l’exploitation des ressources du
dialogue, du suspens et du silence. Son but déclaré était de “rendre visibles certaines
attitudes secrètes des êtres dans l’inconnu”. Cependant, il convient de préciser qu’on a
reproché au théâtre symboliste son caractère injouable à l’époque4, la difficulté de la
représentation et de la mise en scène : une œuvre qui renferme en elle-même tragédie,
3
Otten, 1992 : 740 considère que Maeterlinck ne réalise vraiment son idéal que dans trois pièces :
Intérieur, L’Intruse et Les Aveugles. Les autres drames ne réalisent que partiellement le programme de
Maeterlinck.
4
Il serait intéressant de nuancer ce reproche et d’approfondir la discussion. Quand Maeterlinck écrit ses
drames, la dramaturgie française (metteurs en scène, acteurs, etc.) était habituée à un tout autre théâtre et
donc était à peu près incapable de jouer ce nouveau théâtre. Il faudra attendre des dizaines d’années,
l’évolution de la dramaturgie européenne pour qu’on commence à jouer Maeterlinck comme il le
souhaitait. On y est arrivé. Ronse par exemple, que l’on cite dans notre article, a admirablement mis en
scène Maeterlinck. De nos jours, le théâtre de Maeterlinck n’est donc plus injouable.
peinture (couleur), danse (rythme), poème lyrique, parole, musique est une utopie chère
aux symbolistes. Même s’il pratique un théâtre minimal, Maeterlinck réussit à créer des
synchronies entre le verbal et le paraverbal (le visuel)5.
Maeterlinck fait son début théâtral par La Princesse Maleine (1889)6. C’est, un
premier drame qui bouleverse les conventions théâtrales : une féerie noire sans action
extérieure avec des personnages inconsistants. Ce vrai drame du figement, inspiré d’une
vieille légende hollandaise, annonce avant la lettre l’avènement de l’antithéâtre. Son
originalité consiste dans les dialogues réduits à l’extrême qui cachent du non-dit et des
sous-entendus, ainsi que la création d’un autre monde, étrange et inaccessible, suggéré
par un univers onirique, situé hors du temps et de la géographie vraisemblables7.
L’année suivante, Maeterlinck donne deux pièces, une vraie “ musique de chambre”
(Quaghebeur, 1998 : 60) : L’Intruse et Les Aveugles8. En 1891 suit la pièce Les Sept
Princesses que les critiques ont considérée comme “une sorte de condensé parfait de
l’univers maeterlickien”, “celui de la mort-dans-la-vie (et aussi de la vie-dans-la-mort)”,
un univers spectral, de l’outre-tombe, “ambigu et doublement fantastique” (Lutaud,
1986 : 225-226). Paradoxalement, l’auteur n’a plus voulu la rééditer de son vivant9.
Le chef-d’œuvre qui est devenu incontestablement le classique du genre et qui
est inlassablement commenté par l’exégèse maeterlinckienne, Pelléas et Mélisande,
drame en cinq actes, paraît en 1892, lorsque son auteur se trouve en plein gloire
5
Voir à titre d’exemple, la fameuse scène de rendez-vous dans Pelléas et Mélisande (acte IV) où toute la
tension du dialogue trouve sa correspondance dans le jeu d’ombres et de lumière.
6
La pièce paraît la même année que les Serres chaudes, le volume de poèmes qui représente la
quintessence du symbolisme, publié à trente exemplaires à compte d’auteur. Maeterlinck envoie d’abord
un exemplaire à Mallarmé qui, à son tour, l’envoie à Octave Mirbeau, critique influent du temps, qui tient
une rubrique littéraire notoire dans Le Figaro. Le 24 août 1890, il écrit une chronique dithyrambique dans
laquelle il affirme que l’auteur belge est un nouveau Shakespeare et que sa pièce est un chef-d’œuvre
moderne : “l’œuvre la plus géniale de ce temps”. Quoique foudroyant, Maeterlinck reçoit ce succès avec
réserve.
7
Maleine, la bien-aimée du prince Hjalmar est soumise à une noire fatalité malgré ses efforts de
comprendre ce qu’il lui arrive. En Phèdre moderne, la reine Anne l’étrangle pour marier son beau-fils
pour lequel elle éprouve un amour adultérin avec sa fille Ugliane.
8
Le sujet de cette pièce est l’attente : les aveugles, partis de l’hospice et égarés dans une île boisée
attendent le prêtre qui les guide vers un château fantomatique. La critique a vu dans la mort du prêtre la
mort de la foi, mais cette connotation athée ne l’emporte cependant pas sur les autres portées de la pièce,
plus importantes peut-être. .
9
C’est une pièce sur un ratage ou « un réveil manqué », thème repris plus tard dans Ariane ou Barbe-
Bleue. Un prince charmant est désespérément attendu par les sept princesses. Il arrive finalement, descend
d’un navire de guerre fantomatique, mais trop tard pour réveiller Ursule, la septième princesse qui vient
d’expirer. Il connaît une anabase initiatique : il traverse un cimetière souterrain, soulève la dalle et sort de
cette tombe comme “un nouveau Lazare” (Lutaud, 1986 : 257).
littéraire, lorsqu’il n’y a plus de mysticisme ou d’hésitations esthétiques dans sa
poétique théâtrale puisqu’elle est solidement nourrie d’une culture littéraire et
philosophique remarquables, à savoir par l’idéalisme allemand – Fichte, Hegel et
Schopenhauer, et par la mystique rhénoflamande – Maître Eckhart et Ruysbroeck
l’Admirable (Otten, 1992 : 739-740)10. La pièce se construit sur des archétypes
légendaires et mythiques, sur des thèmes rebattus depuis la Bible ou Tristan et Iseult,
celui des frères ennemis et celui de l’amour fatal11. Mélisande s’éprend de son beau-
frère Pelléas, que Golaud tuera par jalousie. La conduite des amoureux montre qu’ils
cherchent (in)consciemment la mort : elle perd sa bague dans la source, il éveille les
soupçons de son frère mais, paradoxalement, par loyauté. Un amour présent dans leurs
discours mais absent dans leurs actes cause leur mort et clôt la pièce non sans ouvrir sur
une lueur d’espoir par la naissance d’une enfant.
En continuant la tradition de ce théâtre du figement mais tout en voulant se
débarrasser de l’étiquette gênante de “poète de la terreur”, Maeterlinck écrit en 1894
trois drames pour marionnettes : Alladine et Palomide, Intérieur et La Mort de
Tintagiles. Plus tard, on retrouvera des échos de ce premier théâtre dans de petites
pièces moins ambiguës comme Aglavaine et Sélysette (1896) – le titre composé de noms
propres des personnages féminins entre lesquels le héros Méléandre doit choisir –
Monna Vanna (1902) – pièce classique placée dans l’Italie de la Renaissance, Ariane et
Barbe-Bleue ou La Délivrance inutile (1901) et Joyzelle (1903). Dans ces dernières
pièces, on remarque une évolution du personnage féminin qui n’a plus le même pouvoir
d’incantation et d’insinuation comme dans le premier théâtre. On retient la figure
d’Ariane protagoniste de la pièce homonyme, la délivreuse des femmes prisonnières de
la Mort, incarnée dans un monstre de chair et de sang (Quaghebeur, 1998 : 68 et 69)12.
10
La première mondiale de la pièce a lieu dans la salle des Bouffes parisiens à l’occasion de
l’inauguration du Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe. A l’accueil indifférent de Paris suit un échec éclatant
à Bruxelles, au Théâtre du Parc, le public, habitué au théâtre naturaliste engagé, se montre fermé devant
le mystère, l’inconnu, le clair-obscur et le dialogue minimal. Si la réception de ce chef-d’œuvre est
déceptive en terre francophone, en terre étrangère (aux Etats-Unis, en Allemagne, en Hollande et en
Angleterre), elle est très favorable. L’opéra de Debussy et les suites de Gabriel Fauré et de Jean Sibelius
ont injustement mis dans l’ombre la pièce, encore que le texte n’ait pas été voué a priori à la musique.
11
Parmi les sources principales d’inspiration de Maeterlinck, on cite le théâtre élisabéthain et le théâtre
indien (Kâlidassa).
12
L’évolution des personnages féminins maeterlinckiens serait due à l’influence affective que sa
compagne, Georgette Leblanc, a exercée sur lui. Ce sont des femmes sûres d’elles qui affrontent sans
peur la Mort toute puissante. Ariane par exemple, délivre Mélisande et Maleine, personnages du premier
Dans les Bulles blues, qui sont ses “souvenirs heureux”, Maeterlinck ne parle pas des
obsessions qu’on retrouve dans toutes ses pièces et qui l’ont hanté quand il était un
adolescent pieux, timide et sensible : l’obsession de la chasteté, le culte de la pureté,
l’angoisse de mort, de péché et de l’enfer13.
Maeterlinck reproche au théâtre classique et réaliste l’analyse psychologique et
la rationalité, au théâtre romantique l’éloquence et l’agitation. Ses concepts
révolutionnaires touchent, certes, à l’objet et à la finalité mêmes du théâtre. Il propose
de supprimer l’anecdote, d’effacer les mobiles apparents, de remplacer le théâtre
d’action par un théâtre de situation et de l’attente qui renonce à l’action extérieure
proprement dite pour l’intérioriser, un théâtre construit sur la dimension métaphysique
de l’existence. Le théâtre d’action bâti sur des intrigues classiques a un caractère
emphatique : les incestes, les trahisons et les empoissonnements sont des topoï
raciniens anachroniques qui ne rendent plus la condition humaine contemporaine.
Maeterlinck propose le concept de drame statique (où tout entre dans le silence) qui
présente des situations ordinaires afin de donner l’occasion de réfléchir plus
profondément sur le simple fait quotidien de vivre, fait pourvu d’une immanence
tragique, et de laisser dialoguer l’âme avec sa destinée :

Il s’agirait plutôt de faire voir ce qu’il y a d’étonnant dans le fait seul de vivre. Il s’agirait
plutôt de faire voir l’existence d’une âme en elle-même, au milieu d’une immensité qui
n’est jamais inactive. Il s’agirait plutôt de faire entendre, par-dessus les dialogues ordinaires
de la raison et des sentiments, le dialogue solennel et ininterrompu de l’être et de sa
destinée. (Maeterlinck, 1997 : 894)

Pour saisir le mystère du fatum quotidien, il dépouille complètement ses pièces


de toute action prodigieuse, de tout exploit héroïque. Les causes déterminées et
explicites des passions nobles ou noires sont foncièrement futiles dans sa conception. Il
les remplacera donc par le concept du tragique quotidien. L’action scénique, narrative,
événementielle ou psychologique est substituée à une action souterraine, inconsciente,
du destin (Paque, 1989 : 52). Maeterlinck exclut un dénouement dramatique du genre
“Ils furent heureux”. Les tableaux qu’il crée donnent l’impression de manque de
causalité et de conséquence. Le temps et l’espace ont tendance à s’abolir. Le décor de

théâtre qui sont devenues des femmes éthérées.


13
C’est Georgette Leblanc, sa première compagne qui en parlera dans ses Souvenirs.
ses pièces est schématique, stylisé, légendaire, placé dans une pseudo-réalité
moyenâgeuse, indéfinie, dans un espace onirique, flou. Dans les didascalies de
L’Intruse une notation sèche nous dit qu’il s’agit “des temps modernes”. Fonds
végétaux et paysages vagues suggèrent à l’aide des châssis mobiles un autre monde –
Allemonde, comme le royaume de Golaud dans Pelléas et Mélisande. Les sites sont
clôturés, le contact des personnages avec l’extérieur est obturé : dans Intérieur, le décor
est un jardin, ensuite une maison non déterminés ; dans Les Sept Princesses, une vaste
salle de marbre qui entre en opposition avec la chambre chaude, bien close, “l’univers
utérin de l’Avant-naître” des princesses (Lutaud, 1986 : 274) ; dans L’Intruse, le lieu est
toujours “la salle sombre d’un vieux château” ; dans Les Aveugles, une “très ancienne
forêt septentrionale, d’aspect éternel” qui se trouve sur une île. Henri Ronse, metteur en
scène de talent, souligne l’originalité de ce “théâtre de l’invisible”, “de l’espace
intérieur” / du dedans profond : “Nous découvrons à l’évidence la forme méditative du
tragique contemporain. […] le retour du fatum ; l’empreinte désormais muette, l’ombre
du dieu terrible des Anciens. Un tragique en creux.” (Ronse, 1983 : 9-10).
La description poétique que Maeterlinck fait au drame statique idéal, utopique
trouve son germe dans le théâtre antique (chez Eschyle et Sophocle) et dans le théâtre
élisabéthain (chez Shakespeare). On la reproduit pour son caractère anthologique :

Il m’est arrivé de croire qu’un vieillard assis dans son fauteuil, attendant simplement sous
la lampe, écoutant sans le savoir toutes les lois éternelles qui règnent autour de la maison,
interprétant sans le comprendre ce qu’il y a dans le silence des portes et des fenêtres et dans
la petite voix de la lumière, subissant la présence de son âme et de sa destinée, inclinant un
peu la tête sans se douter que les puissances de ce monde interviennent et veillent dans la
chambre comme des servantes attentives, ignorant que le soleil lui-même soutient au-dessus
de l’abîme la petite table sur laquelle il s’accoude et qu’il n’y a pas un astre du ciel ni une
force de l’âme qui soient indifférents au mouvement d’une paupière qui retombe ou d’une
pensée qui s’élève, – il m’est arrivé de croire que ce vieillard immobile vivait, en réalité,
d’une vie profonde, plus humaine et plus générale que l’amant qui étrangle sa maîtresse, le
capitaine qui remporte une victoire ou l’époux qui venge son honneur. (Maeterlinck, 1997 :
897).

Il n’y aura donc pas un monde réel gouverné par des appétits humains
avilissants (ambition, argent, adultère, ménage à trois, jalousie, meurtre dramatiques,
etc.), bref tout un « bric-à-brac » passionnel et psychologique, mais du contingent
tragique. L’âme s’éveille et se connaît dans la simplicité du contingent et non pas dans
des situations-limites. Maeterlinck trouve l’expression accomplie de son credo
dramatique dans le théâtre de Shakespeare :

[…] le chant mystérieux de l’infini, le silence menaçant des âmes ou des Dieux, l’éternité
qui gronde à l’horizon, la destinée ou la fatalité qu’on aperçoit intérieurement sans qu’on
puisse dire à quels signes on la reconnaît (Ibidem, 894).

Les personnages du théâtre statique sont abouliques, figés dans l’attente du


personnage sublime, des morts-vivants, des spectres comme le Roi et la Reine des Sept
Princesses. Les caractères sont estompés. Ils ne se réduisent pas à des types : par
exemple, Golaud n’est pas seulement le jaloux, un Othello, Mélisande, l’épouse infidèle
et Pelléas l’amant infortuné. Ils sont tous des créatures surdéterminées, oniriques,
fragiles, poétiques. Ils parlent et se conduisent comme dans un état prolongé de transe
ophélienne, se sentent fatalement frappés par un pouvoir occulte et irrationnel (serait-ce
le destin ?) auquel ils obéissent en aveugles impuissants. La fatalité inexorable de
l’existence fait peur, transforme les personnages en fantômes, en marionnettes
paralysées. L’angoisse des personnages monte au fur et à mesure de la prise de
conscience de la fatalité : “Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est son désir de
Dieu” affirmait Maeterlinck en 1897.
Le personnage sublime est une innovation originale de Maeterlinck. C’est “le
troisième personnage”, une puissance invisible et omniprésente, une sorte d’“inconnu
sans visage” que seuls les élus pressentent et interprètent : dans L’Intruse, l’Aïeul le dit
maintes fois : “Il est arrivé quelque chose ! … Je suis sûr que ma fille est plus mal !... ”,
“Il y a longtemps que l’on me cache quelque chose ! … Il s’est passé quelque chose
dans la maison… – Il y a des moments où je suis moins aveugle que vous […] – Et
maintenant, je sens que vous êtes tous plus pâles que les morts ! ”14, en suppliant les
autres : “Préparez-moi à la vérité !” (Maeterlinck, 1997 : 723). Cette force obscure et
insaisissable, Freud l’appellera plus tard la pulsion de mort. Une réalisation possible du
personnage sublime est la mort dans L’Intruse, mort annoncée discrètement par la
lampe qui palpite et l’enfant qui pleure pour la première fois (L’oncle Oliver le
prédit d’ailleurs : “Une fois que la maladie est entrée dans une maison, on dirait qu’il y
a un étranger dans la famille”, Maeterlinck, 1997 : 692), le malheur dans Intérieur,
14
C’est nous qui soulignons en italiques.
l’angoisse suffocante dans Les Aveugles, l’amour mortel dans Pelléas et Mélisande ou
la vieille reine cruelle que personne n’a jamais vue dans La Mort de Tintagiles (Otten,
1992 : 742). Les pièces abondent en signaux qui annoncent cette puissance. Il s’agit
notamment de bruits inquiétants : dans Les Aveugles, le sifflement du vent dans les
feuilles mortes, le bruit des vagues de la mer, le bruit des pas et une neige soudaine,
mais surtout “l’enfant de l’aveugle folle [qui] se met à vagir subitement dans les
ténèbres” (Maeterlinck, 1997 : 781) ; dans L’Intruse, il y a le silence des alouettes, le
bruit brusque “d’une faux qu’on aiguise au dehors” à minuit, la flamme tremblante de la
lampe, les portes qui s’ouvrent inexplicablement et refusent de se fermer, les trois
sœurs, pâles, qui s’embrassent et tremblent, le comble étant atteint par le vagissement
du nouveau-né qui “continue avec des gradations de terreur” (Maeterlinck, 1997 : 731) ;
dans Intérieur le claquement des verrous est tout aussi prédictif. Les coups-frappés-à-
la-porte représentent un autre motif obsessionnel de Maeterlinck (Lutaud, 19866 : 265).
Maeterlinck rêve à un théâtre d’androïdes, qui remplace l’acteur vivant
(considéré comme un mal nécessaire, mais qui est un être trop réel, trop matériel, trop
charnel), par des abstractions, des marionnettes, des androïdes qui rendent de manière
simple et stylisé la condition humaine misérable. Il réussit à dissoudre le personnage
individuel dans le groupe-témoin, réminiscence de l’ancien chœur tragique : Ursule,
Geneviève et Gertrude, les trois sœurs, petites-filles de l’Aïeul dans L’Intruse, les six
aveugles dans la pièce homonyme, la famille dont les deux petites sœurs, Marthe et
Marie dans Intérieur.
La révolution entamée par Maeterlinck s’opère sur une composante essentielle,
le discours dramatique. Il appauvrit les dialogues, les rend inconsistants afin de mieux
appréhender le mystère de la vie quotidienne. Il naît ce qu’il appelle “ le dialogue de
second degré”, “le dialogue inutile”, superflu, inattendu parfois, minimal. Il poursuit sa
réflexion en affirmant que la beauté et la vérité supérieures s’expriment par des
paroles “qui expliquent non pas ce qu’on appelle "un état d’âme", mais je ne sais quels
efforts insaisissables et incessants des âmes vers leur beauté et vers leur vérité”
(Maeterlinck, 1997 : 899). Du point de vue stylistique, le mal d’être, de supporter le
fatum se traduit en outre par l’abondance de points de suspension, de points
d’interrogations et de points d’exclamations. Les phrases sont apparemment dépourvues
de cohérence, les répliques sont laconiques, monosyllabiques, répétitives, incohérentes,
construites souvent sur des expressions impersonnelles. La déconstruction systématique
des répliques, ainsi que le recours au silence aboutissent à une défiance foncière à
l’égard des pouvoirs du langage. Le délitement identitaire est magistralement saisi dans
l’une des dernières répliques-clés de la pièce Pelléas et Mélisande, dans l’aveu étrange
de Mélisande qui s’avère être d’une simplicité troublante : “Je ne comprends pas non
plus tout ce que je dis …Je ne sais pas ce que je dis… Je ne sais pas ce que je sais… je
ne dis plus ce que je veux…”.
Maeterlinck inaugure une vraie « poétique du silence » (Angelet, 2000 : 75), un
silence actif comme le personnage sublime. Le silence règne effroyablement soit qu’il
soit tout simplement marqué comme tel dans les didascalies (“[Un] silence”), soit qu’il
transperce les répliques des personnages. Dans Les Aveugles, les conversations
angoissées à double entente des gens qui se sentent abandonnés annoncent la présence
de la Mort. Dans Pelléas et Mélisande, Pelléas le saisit : « Il y a toujours un silence
extraordinaire… On entendrait dormir l’eau… ». Dans L’Intruse, le Père l’affirme : “Il
y a un silence de mort”, ensuite, “Il y a un silence extraordinaire” et la Fille lui
réplique poétiquement : “On entendrait marcher un ange.” (Maeterlinck, 1997 : 727) ;
dans Intérieur, le Vieillard reconnaît avoir peur “du silence qui suit les dernières paroles
qui annoncent un malheur… C’est alors que le cœur se déchire”. Le silence écrasant et
réprobateur est chassé par le pouvoir enchanteur du chant. Un exemple tiré de Pelléas et
Mélisande : Pelléas : “Oh ! comme tu dis cela !... On dirait que ta voix a passé sur la
mer du printemps !”. Le chant nostalgique, lointain et mystérieux de l’équipage
magique du prince fonctionne en prolepse dans Les Sept Princesses. A la fin de la pièce,
en préparant leur départ, ils fredonnent le refrain “Nous ne reviendrons plus”.
La révolution théâtrale commencée par Maeterlinck sera continuée dans les
lettres belges par les dramaturges de l’entre-deux-guerres, Fernand Crommelynck et
Michel de Ghelderode. Dans le théâtre européen du début du XXe siècle, plusieurs
grands auteurs dont Trackl, Rilke, Hoffmannsthal, Strindberg, D’Annunzio, Pessoa ont
leur période maeterlinckienne. Même si l’influence de son théâtre a été moins ressentie
en France, dans les années cinquante les dramaturges de l’absurde Eugène Ionesco et
Samuel Beckett reconnaissent en Maeterlinck un poète dramatique moderne et original.
Bibliographie
ANGELET, Christian, (2000) “Vers la reconnaissance internationale”, in BERG,
Christian & HALEN, Pierre, Littératures belges de langue française. Histoire &
perspectives (1830-2000), éditions Le Cri, Bruxelles, collection Histoire.
DENIS, Benoît et KLINCKENBERG, Jean-Marie (2005) La Littérature belge. Précis
d’histoire sociale, éditions Labor, Bruxelles, collection Espace Nord.
LUTAUD, Christian (1986) “Les Sept Princesses ou la mort maeterlinckienne” in Les
Lettres romanes – Centenaire du Symbolisme en Belgique, Louvain, no. 3-4, pp. 255-
274.
MAETERLINCK, Maurice (1983) Pelléas et Mélisande, éditions Labor / Nathan,
Bruxelles / Paris, collection Espace Nord, no. 2.
MAETERLINCK, Maurice (1997) Le trésor des humbles. “IX – Le tragique
quotidien”, Les Aveugles, L’Intruse in GORCEIX, Paul, La Belgique fin de siècle.
Romans. Nouvelles. Théâtre, éditions Complexe, Bruxelles, pp. 691-901.
MAETERLINCK, Maurice Intérieur, in Théâtre. Œuvres complètes, tome 2.
OTTEN, Michel (1992) “Maeterlinck” in BENOÎT A. et FONTAINE (coord.), Histoire
de la littérature européenne, éditions Hatier, Paris, pp. 739-745.
PAQUE, Jeannine (1989) Le Symbolisme belge, éditions Labor, Bruxelles.
QUAGHEBEUR, Marc (1998) Balises pour l’histoire des lettres belges, éditions Labor,
Bruxelles, collection Espace Nord.
SPÂNU, Petruţa, (1999) Prinţul şi poeţii [Le Prince et les poètes], éditions Cronica,
Iaşi, collection Sinteze culturale.

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