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Table des Matières

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Collection 128 • série lettres

Introduction

Première partie - Approches du texte théâtral


1 - Le texte théâtral
1. Les didascalies

2. Le dialogue

3. Le monologue

4. La triple énonciation

2 - Personnage, actant et « interpersonnage »


1. Le personnage en question

2. L'actant

3. Le personnage comme signe

3 - Le langage théâtral
1. Le langage paraverbal

2. Le langage non verbal

4 - Structure d'une pièce classique


1. La structure interne

2. La structure externe

5 - La dramaturgie éclatée du théâtre moderne


1. La disparition de la « fable »

2. De la « belle langue » à la « tragédie du langage »

3. Le dérèglement du temps et de l'espace

4. La langue du corps

6 - De la mise en scène
1. Révélation et réinterprétation
2. Antonin Artaud et « le théâtre de la cruauté »

3. Bertolt Brecht et la distanciation

4. De nouvelles pistes

Deuxième partie - Panorama historique et esthétique


7 - La comédie
1. La comédie grecque

2. La comédie latine

3. Le théâtre comique au Moyen Âge

4. La comédie humaniste du xvie siècle

5. L'évolution du théâtre comique jusqu'en 1630

6. La Renaissance et l'essor de la comédie (1630-1660)

7. Molière (1622-1673)

8. De Molière à Marivaux

9. Marivaux (1688-1763)

10. Beaumarchais (1732-1799)

11. La comédie au xixe siècle

12. La comédie au xxe siècle

13. Comique et comédie

8 - La tragédie
1. La tragédie grecque

2. Sénèque et la tragédie latine

3. De la tragédie antique à la tragédie française

4. La tragédie humaniste

5. La tragédie classique

6. La mort de la tragédie classique

7. Tragique et tragédie

9 - Le drame
1. Le drame bourgeois

2. Le drame romantique

3. Le drame naturaliste

4. Le drame symboliste

5. Visages du drame moderne

Bibliographie
© Armand Colin, Paris, 2009.
978-2-200-24694-5
Collection 128 • série lettres
Berthelot Le Roman courtois
Boyer Les Paralittératures
Bozzetto La Science-fiction
Calas Le Roman épistolaire
Claudon Les Grands Mouvements littéraires européens
Claudon / Haddad-Wotling Précis de littérature comparée
Couprie Les Grandes Dates de la littérature française
De Biasi Génétique des textes
Durand / Le Guern Le Roman historique
Durrer Le Dialogue dans le roman
Forestier Introduction à l'analyse des textes classiques
Fourcaut Le Commentaire composé
Fresnault-Deruelle La Bande dessinée
Hugues L'Utopie
Maingueneau La Littérature pornographique
Marcoin / Chelebourg La Littérature de jeunesse
Milhe-Poutingon François Rabelais. Bilan critique
Miraux L'Autobiographie
Mitterand La Littérature française du xxe siècle
Pappe / Roche La Dissertation littéraire
Petitier Littérature et idées politiques au xixe siècle
Prince Le Fantastique
Pruner L'Analyse du texte de théâtre
Reuter Le Roman policier
Reuter L'Analyse du récit
Roger La Critique littéraire
Rohou Jean Racine. Bilan critique
Samoyault L'Intertextualité
Stalloni Les Genres littéraires
Vaillant La Poésie. Introduction à l'analyse des textes poétiques
Valette Le Roman
Conception de maquette : Atelier Didier Thimonier.
Internet : http ://www.armand-colin.com
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laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du
Code de la propriété intellectuelle).
Armand Colin Éditeur • 21, rue du Montparnasse • 75006 Paris
Introduction
Dans le livre III de La République, Platon oppose deux modes
d'écriture : la diégésis, ou récit pur dans lequel le poète parle en son
nom ; et la mimésis, ou imitation parfaite dans laquelle ce sont des
personnages qui parlent. Cette bipartition plus que millénaire est
intéressante dans la mesure où elle caractérise et fonde une spécificité des
genres. Elle n'est toutefois pas sans limites ni sans soulever d'objections.
De même que le récit proustien rend plus confuse la distinction entre
diégésis et mimésis, de même le mimodrame moderne ou les muets des
Quatre cubes d'Arrabal (1960) rendent moins absolue la définition du
théâtre comme un art de la mimésis. En ne soufflant mot des conditions
du jeu, Platon se plaçait en outre du seul point de vue du lecteur.
L'essor des sciences humaines, de la linguistique et de la sémiologie
notamment, a depuis permis l'élaboration de nouveaux outils analytiques.
À côté des ouvrages, nombreux et nécessaires, qui exposent les théories
esthétiques des grands dramaturges et la thématique de leurs œuvres,
place doit donc être faite à une étude plus strictement technique, afin de
répondre à cette question simple en apparence, mais d'une complexité
redoutable : « Qu'est-ce qu'un texte de théâtre », indépendamment des
catégories traditionnelles de la tragédie, de la comédie et du drame.
Tel est le premier objectif de ce livre qui se propose de décrire les
procédures et les perspectives méthodologiques permettant d'aborder la
lecture d'une pièce de théâtre.
Tout dire eût certes été une gageure ; du moins reste-t-il possible de
présenter l'essentiel en quelques dizaines de pages. Si les exemples sont
pour la plupart empruntés aux chefs-d'œuvre du répertoire classique
(Corneille, Racine, Molière...) ou devenus « classiques » (Ionesco,
Beckett, Arrabal), certains le sont aussi à la production de ces dernières
décennies. La révolution dramaturgique des années 1950 marque en effet
une évidente rupture avec les conceptions et les pratiques antérieures,
mais elle ne constitue pas la fin de l'histoire du théâtre. Paradoxalement –
mais le théâtre n'est-il pas lui-même un « art du paradoxe1 » ? – la
dramaturgie éclatée du théâtre facilite même, comme a contrario et a
posteriori, la compréhension globale du genre.
Le second objectif est plus diachronique. S'il est légitime et
indispensable de s'interroger sur les structures types de l'univers théâtral
et sur les composantes d'une pièce, on ne peut pour autant ignorer
l'évolution des théories dramatiques ni ce qui distingue une tragédie
classique du drame romantique ou une comédie d'une tragédie.
Pour plus de clarté, la démarche suivie ne mêle pas les aspects
diachroniques et synchroniques. À l'approche du texte théâtral succède
un panorama historique et esthétique. Mais ces deux aspects ne tendent
qu'à un même but : convaincre, contrairement à une affirmation encore
courante, qu'une pièce de théâtre est d'abord faite pour être lue. Comme
l'écrit, non sans provocation, le cofondateur du « Théâtre du quotidien »,
Michel Deutsch (né en 1948) :
Je considère [...] que le meilleur chemin pour venir au théâtre passe
par la lecture. Je crains malheureusement que les autres accès ne soient
hypothéqués par le spectacle. Le spectacle, à mes yeux, si j'ose dire, est
précisément la manifestation flagrante de l'adaptation – donc de la
soumission – du théâtre à la trivialité de la culture (la non-culture) de
masse, de la soumission du théâtre à l'idéologie des loisirs.
(Michel Deutsch, Inventaire après liquidation, L'Arche Éditeur,
1990.)
1 . Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, Éditions sociales, 1977, p. 13.
Première partie

Approches du texte théâtral


1

Le texte théâtral
Contrairement aux romans qui peuvent se présenter de multiples
façons, un texte de théâtre s'organise de manière (presque) intangible. Il
comporte deux strates distinctes, mais indissociables : le dialogue et les
didascalies.

1. Les didascalies

Le sujet de l'énonciation distingue radicalement les didascalies des


indications scéniques, qui peuvent être données par un personnage. C'est,
par exemple, l'empereur Auguste qui dit à Cinna, dans la tragédie
cornélienne du même nom : « Prends un siège » puis « Sieds-toi ». Elles
imposent la présence d'un accessoire (un siège) et un évident jeu de
scène. Les didascalies sont quant à elles une parole de l'auteur et
exclusivement de l'auteur, qui s'exprime directement, en son nom propre.
Elles revêtent plusieurs formes et remplissent plusieurs fonctions :
les unes, souvent dites didascalies initiales, énumèrent les
personnages, elles précisent qui parle, et à qui ;
d'autres sont plus fonctionnelles et renseignent sur le décor, le lieu,
le temps et, parfois, dans le théâtre moderne, sur l'éclairage et le
bruitage. Dans Le Roi se meurt de Ionesco (1962),
Bérenger ier agonise et ne peut plus parler, ni entendre et bouger.
Les didascalies prennent alors le relais pour dire l'anéantissement
et la glissade dans la mort :
Le Roi est assis sur son trône. On aura vu, pendant cette dernière
scène, disparaître progressivement les portes, les fenêtres, les murs de la
salle du trône. Ce jeu de décor est très important […]. Le Roi assis sur
son trône doit rester visible quelque temps avant de sombrer dans une
sorte de brume.
(Ionesco, Le Roi se meurt, in Théâtre, IV, © éd. Gallimard, 1962.)
d'autres didascalies ont enfin une valeur expressive parce qu'elles
suggèrent un jeu de scène. Par exemple : « Silvia, avec
vivacité » dans Le Jeu de l'amour et du hasard de Marivaux.
Réduites à l'époque classique, les didascalies occupent de nos jours
une place de plus en plus importante – le cas limite étant les Actes sans
paroles de Beckett (1958), où elles constituent la totalité du texte. Il
arrive aussi qu'elles suscitent plus d'interrogations qu'elles n'apportent
d'informations. Celles d'En attendant Godot de Beckett (1953) valent par
leur indétermination : « Route à la campagne, avec arbre. Soir. »
Pour le lecteur, toutes ces didascalies ont valeur d'information : à lui de
se les représenter mentalement ; pour le spectateur, elles disparaissent au
profit de leur traduction scénique ; pour le metteur en scène, elles ont une
valeur injonctive.

2. Le dialogue

Rien de plus simple en apparence que le dialogue, dont on a pu dire


qu'il représente « le mode d'expression dramatique par excellence1 ».
Rien n'est en réalité ni plus délicat ni plus complexe.

2.1 La situation de dialogue

On ne peut étudier un dialogue sans d'abord tenir compte de la


situation de communication qui le produit. Au théâtre comme dans la vie,
on ne dit pas n'importe quoi, à n'importe qui, à n'importe quel moment,
dans n'importe quel lieu. Quels rapports lient ou opposent les
interlocuteurs ? Quelle est leur situation respective dans la hiérarchie
sociale, dans l'espace, dans le temps ?... Les éléments à prendre en
compte sont ainsi d'une grande diversité, parce qu'ils sont souvent
pluriels. Quand un roi amoureux parle, parle-t-il en roi ou en amoureux ?
Ou tantôt comme l'un, tantôt comme l'autre ? On ne peut comprendre
Andromaque sans garder présent à l'esprit le contexte qui est le sien :
prisonnière de Pyrrhus, elle est dans un état d'infériorité ; aimée de son
geôlier, elle retrouve une certaine supériorité : d'où d'incessants
renversements de son discours. Détaché de ses conditions d'énonciation,
le dialogue perd sa signification. Déplaçons par exemple le célèbre :
« Va, je ne te hais point » de Chimène et glissons-le par une manipulation
arbitraire dans la scène d'exposition : il signifierait tout au plus
l'acceptation ou la résignation de Chimène à son mariage avec Rodrigue.
Mais que ces mots soient proférés après le meurtre du Comte leur donne
évidemment une autre force affective.
Si minutieuse que soit l'opération, une lecture attentive et un minimum
de culture littéraire suffisent souvent, pour les textes classiques, à repérer
ces conditions d'énonciation. Il n'en va pas de même pour certaines
pièces où le langage a perdu sa fonction rassurante d'échange
d'informations. Le dialogue est volontairement « à côté » de la situation.
Dès lors compte moins ce qui est dit que la façon dont c'est dit, les
hésitations, les silences, les stéréotypes. Ce langage ordinaire, matière
privilégiée du « théâtre de la conversation », révèle une peur ou une
impossibilité de se situer par rapport au monde. L'analyse consiste à
déceler « sous » les mots la source d'où part le langage.
Voici le début de L'Atelier de Jean-Claude Grumberg (né en 1939),
créé en 1974 et publié en 1985 :
Scène 1, L'Essai (fragment)
Un matin très tôt de l'année 1945. Simone assise en bout de table, dos
au public, travaille. Debout près d'une autre table, Hélène, la patronne,
travaille également. De temps en temps elle jette un œil sur Simone.
Hélène. – Ma sœur aussi ils l'ont prise en 43...
Simone. – Elle est revenue ?
Hélène. – Non... elle avait vingt-deux ans (Silence). Vous étiez à
votre compte ?
Simone. – Oui, juste mon mari et moi, en saison on prenait une
ouvrière... J'ai dû vendre la machine le mois dernier, il pourra même pas
se remettre à travailler... J'aurais pas dû la vendre mais...
Hélène. – Une machine ça se trouve...
Simone. – (approuve de la tête). – J'aurais pas dû la vendre... On m'a
proposé du charbon et...
Silence.
Hélène. – Vous avez des enfants ?
Simone. – Oui deux garçons...
Hélène. – Quel âge ?
Simone. – Dix et six.
Hélène. – C'est bien comme écart... Enfin c'est ce qu'on dit... J'ai pas
d'enfants.
Simone. – Ils se débrouillent bien, l'aîné s'occupe du petit. Ils étaient à
la campagne en zone libre, quand ils sont revenus le grand a dû
expliquer au petit qui j'étais, le petit se cachait derrière le grand il
voulait pas me voir, il m'appelait madame...
(L'Atelier, © Actes Sud, 1985.)
Cette ouverture fonctionne en apparence comme une exposition
traditionnelle. L'époque est datée : c'est la fin de la guerre, peut-être le
tout début de l'après-guerre, et l'échange entre Hélène et Simone (qui a
commencé avant le lever de rideau, comme l'indique le « aussi » de la
première réplique) évoque la période de l'Occupation. Il n'y a rien là qui
puisse déconcerter le spectateur. On ne saurait pour autant parler
d'exposition ordinaire. Le langage se justifie non par rapport aux
spectateurs, mais par rapport aux locuteurs. Ce qu'ils savent par
communauté d'expérience n'a pas besoin d'être nommé. Le pronom « ils »
de la première réplique (l'ennemi) renvoie à un référent implicite, comme
le « ils » de la dernière réplique (les enfants de Simone). Les silences,
indiqués par les didascalies et les points de suspension, revêtent une
importance plus grande que les paroles proférées. La force pathétique du
passage s'exprime dans ces vides. Les mots fournissent en outre moins
d'informations qu'ils ne soulèvent de questions. Pourquoi, comment la
sœur d'Hélène fut-elle arrêtée ?... Le retour du mari de Simone reste
imprécis (mais sans doute Hélène en est-elle informée) : est-ce un soldat
démobilisé ? un prisonnier de guerre ? La situation d'Hélène est des plus
vagues : quel âge a-t-elle ? pourquoi n'a-t-elle pas d'enfants ? Le
traitement du temps est enfin particulier : un va-et-vient permanent unit
parfois dans la même phrase le passé et le présent Nombreuses, les
indications temporelles constituent une véritable strate existentielle :
1945, 43, vingt-deux ans (ce qui renvoie à 1921 pour la naissance), le
mois dernier, deux garçons de dix et six ans, la durée de la zone libre. La
période de la guerre est indirectement présentée de plusieurs points de
vue : sous l'angle des arrestations, des restrictions, des séparations, avec
le jeune enfant qui ne reconnaît plus sa mère. Les rôles se défont et
s'inversent. Aux yeux du petit, Simone devient « madame » et son frère
aîné remplit auprès de lui un rôle tout maternel. La somme des indices
contraste avec la simplicité du dialogue et la banalité historique de la
situation. Au lecteur-spectateur de lire entre les mots et de déchiffrer la
globalité de la scène.

2.2 Les formes du dialogue

L'appréciation d'un échange entre personnages est inséparable de sa


modulation. On ne peut distinguer l'information (à supposer qu'il y en ait
une) de la manière dont elle est véhiculée. Celle-là n'existe que dans et
par celle-ci.

La stichomythie est un dialogue de vers à vers (ou hémistiche à


hémistiche). Cela crée une rapidité qui convient, dans les
moments intenses de la tragédie ou de la comédie, au heurt des
idées, des volontés, des sentiments. Ainsi, dans Polyeucte de
Corneille (1642), Pauline, mariée au héros éponyme, s'efforce-t-
elle d'éloigner Sévère, qu'elle a naguère aimé, d'une manière qui
montre tout l'effort qu'elle fait pour abréger une entrevue qui la
trouble :
Pauline. – Sauvez-vous d'une vue à tous les deux funeste.
Sévère. – Quel prix de mon amour ! quel fruit de mes travaux !
Pauline. – C'est le remède qui peut guérir nos maux.
Sévère. – Je veux mourir des miens : aimez-en la mémoire.
Pauline. – Je veux guérir des miens : ils souilleraient ma gloire.
(Polyeucte, II, 2, v. 546-550.)
Réplique souvent brève, la répartie met en valeur un propos
brillant, spirituel, sublime, ou constitue une riposte à un
interlocuteur agressif. Elle s'apparente au trait d'auteur. Au comte
Almaviva, son ancien maître qui le taxe de paresse et de folie,
Figaro répond :
Aux vertus qu'on exige dans un domestique, votre Excellence
connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être des valets ?
(Beaumarchais, Le Barbier de Séville, 1775, I, 2.)
Le polylogue, ou dialogue à plusieurs voix, concourt à de multiples
effets. Il peut s'épanouir en un véritable lyrisme choral (cas des
chœurs dans les tragédies classiques), ou provoquer une joyeuse
et/ou inquiétante cacophonie. Rhinocéros de Ionesco (1950) met
en scène quatre personnages qui conversent deux à deux, Jean et
Bérenger, le Vieux Monsieur et le Logicien :
Jean, à Bérenger. – Économisez sur l'alcool. Ceci, pour l'extérieur :
chapeau, cravate comme celle-ci, costume élégant, chaussures bien
cirées. (En parlant des éléments vestimentaires, Jean montre, avec
fatuité, son propre chapeau, sa propre cravate, ses propres souliers.)
Le Vieux Monsieur, au Logicien. – Il y a plusieurs solutions
possibles.
Le Logicien, au Vieux Monsieur. – Dites.
Bérenger, à Jean. – Ensuite, que faire ? Dites...
Le Logicien, au Vieux Monsieur. – Je vous écoute.
Bérenger, à Jean. – Je vous écoute.
Jean, à Bérenger. – Vous êtes timide, mais vous avez des dons
Bérenger, à Jean. – Moi, j'ai des dons ?
Jean. – Mettez-les en valeur. Il faut être dans le coup. Soyez au
courant des événements littéraires et culturels de notre époque.
Le Vieux Monsieur, au Logicien. – Une première possibilité : un chat
peut avoir quatre pattes, l'autre deux.
Bérenger, à Jean. – J'ai si peu de temps libre.
Le Logicien. – Vous avez des dons, il suffirait de les mettre en valeur.
Jean. – Le peu de temps libre que vous avez, mettez-le donc à profit.
Ne vous laissez pas aller à la dérive.
Le Vieux Monsieur. – Je n'ai guère eu le temps. J'ai été fonctionnaire.
Le Logicien, au Vieux Monsieur. – On trouve toujours le temps de
s'instruire.
Jean, à Bérenger. – On a toujours le temps.
Bérenger, à Jean. – C'est trop tard.
Le Vieux Monsieur, au Logicien. – C'est un peu tard, pour moi.
Jean, à Bérenger. – Il n'est jamais trop tard.
Le Logicien, au Vieux Monsieur. – Il n'est jamais trop tard.
(Rhinocéros, in Théâtre, III, © éd. Gallimard, 1950.)
Chacun de ces deux dialogues évolue selon sa logique propre. Mais
leur interférence, renforcée par le retour des mêmes mots, fait que Jean
paraît répondre au Vieux Monsieur et Bérenger au Logicien. L'entrelacs
déconsidère les deux groupes d'interlocuteurs par contamination
réciproque. La méthode que propose Jean trouve son application
burlesque dans les répliques du Logicien.
Le faux dialogue : soit qu'un personnage ne parle que pour
relancer le discours d'un autre (procédé courant dans les scènes
d'exposition du théâtre classique, où intervient un confident), soit
qu'il s'agisse d'un « dialogue de sourd », les interlocuteurs se
parlant sans s'écouter ni vraiment se répondre.
Le dialogue à trois, contrairement au dialogue « normal », ne
donne pas d'emblée les enjeux de la parole. Ainsi, dans ce début
de Nina, c'est autre chose de Michel Vinaver (1978), intitulé
« L'ouverture du colis de date » :

Sébastien. – Veulent me faire passer chef d'équipe.


Charles. – Mais raconte.
Sébastien. – J'ai raconté dix fois.
Charles. – Comment elle t'a écarté les genoux.
Sébastien. – C'est elle qui a écarté les genoux.
Charles. – Oui c'est elle et puis on ne refuse pas l'avancement.
Sébastien. – J'ai pas le goût du commandement.
Charles. – Le côté à ouvrir c'est ici.
Sébastien. – Elle avait de petites clochettes accrochées à ses bracelets à
son collier.
Charles. – Moi j'ai peur pour Nina chez nous c'est pas la place qui
manque elle se fera toute petite déjà qu'elle fait pas un mètre soixante.
Sébastien. – Chez nous.
Charles. – S'ils te proposent de passer chef d'équipe c'est parce qu'ils
pensent que t'es capable d'être chef d'équipe.
Sébastien. – Elle avait un long collier qui faisait le va-et-vient sur mon
ventre.
Charles. – Le patron un de ces prochains soirs il va la suivre il va monter
jusqu'à sa chambrette hier soir elle s'est régalée t'as vu ? Le lapin elle
adore ça elle s'est resservie deux fois ça vaudrait mieux qu'elle
déménage.
(Michel Vinaver, « Nina, c'est autre chose », Théâtre de Chambre,
L'Arche Éditeur, 1978.)

En dépit des apparences, Charles et Sébastien tiennent des propos fort


cohérents, conformes à leurs préoccupations intimes. L'incohérence de
façade vient de ce que les spectateurs (premiers et ultimes récepteurs)
sont a priori exclus des référents des personnages qui n'éprouvent pas le
besoin de les expliciter puisqu'eux les connaissent parfaitement.

2.3 De la réplique à l'échange

Le dialogue théâtral ne saurait se réduire à une succession de


répliques : il est un échange qui rend les répliques interdépendantes les
unes des autres. La manière dont celles-ci s'appellent, rebondissent ou
progressent est donc primordiale. Les procédés les plus caractéristiques
sont les suivants :
Les questions-réponses. Que l'interrogation soit partielle ou totale,
la technique est fréquente dans les scènes d'exposition, comme
dans cet extrait de L'Avare (I, 1) :
Valère. – Hé ! que pouvez-vous craindre, Élise, dans les bontés que
vous avez pour moi ?
Élise. – Hélas ! cent choses à la fois : l'emportement d'un père, les
reproches d'une famille, les censures du monde.
La reprise anaphorique : L'enchaînement s'effectue par la reprise
d'un mot, ainsi mis en relief :
Horace. – Et préfère du moins au souvenir d'un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.
Camille. – Rome, l'unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui ton bras vient d'immoler mon amant !
(Corneille, Horace, IV, 5, v. 1299-1303.)
Le débat d'idées. Il s'agit moins de réagir sur un mot que de
confronter des points de vue :
Garcin. – Je n'ai pas rêvé cet héroïsme. Je l'ai choisi. On est ce qu'on
veut.
Inès. – Prouve-le ! Prouve que ce n'était pas un rêve ! Seuls les actes
décident de ce qu'on a voulu.
Garcin. – Je suis mort trop tôt. On ne m'a pas laissé le temps de faire
mes actes.
Inès. – On meurt toujours trop tôt – ou trop tard. Et cependant la vie
est là, terminée : le trait est tiré, il faut faire la somme. Tu n'es rien
d'autre que ta vie. »
(Sartre, Huis clos, scène 5, Paris, Gallimard, 1947.)

3. Le monologue
Discours d'un personnage qui est ou qui se croit seul sur scène, le
monologue est aussi ancien que le dialogue. Sa fonction première et
longtemps unique fut de faire connaître un personnage de l'intérieur.
L'artifice du procédé est aussi manifeste que son utilité. Aussi, bien que
les théoriciens classiques aient toujours recommandé d'en limiter l'usage,
les dramaturges y ont-ils souvent recouru, en essayant toutefois d'en
atténuer le caractère conventionnel. Pour le rendre moins
invraisemblable, ils le placent à un moment où l'action plonge le héros
dans un tumulte émotif et passionnel.

3.1 Un dialogue fictif

C'est pourquoi le monologue se présente rarement comme univoque et,


comme s'il cherchait à se nier ou masquer, il fait entendre plusieurs voix.
Les monologues deviennent ainsi des dialogues fictifs.
De soi avec soi :
George Dandin. – George Dandin, George Dandin, vous avez fait
une sottise la plus grande du monde. Ma maison m'est effroyable
maintenant, et je n'y rentre point sans y trouver quelque chagrin.
(Molière, George Dandin, I, 1.)
Avec un personnage absent ou invisible :
Figaro. – Non, monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas… vous ne
l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un
grand génie. Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si
fier !
Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine
de naître, et rien de plus […]. Tandis que moi, morbleu…
(Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, V, 3.)
Avec un objet, un sentiment, une allégorie…
Émilie. – Impatients désirs d'une illustre vengeance
Dont la mort de mon père a formé la naissance,
[…]
Vous prenez sur mon âme un trop puissant empire… »
(Corneille, Cinna, I, 1, v. 1-5.)

3.2 Le triomphe du monologue sur le dialogue

Le théâtre « épique » de Brecht (voir p. 59), la disparition de l'intrigue


ainsi que la mort proclamée du personnage (voir p. 45) ont conduit à ne
plus considérer le dialogue comme un élément consubstantiel de l'écriture
dramatique. Beckett écrit ainsi des « dramaticules » qui ne sont que des
monologues : Solo (1982) ne comporte qu'un « récitant » et si
L'Impromptu d'Ohio (1966) campe deux personnages, « E » et « L »,
ceux-ci sont « aussi ressemblants que possible », de sorte qu'on a
l'impression d'un discours de soi à soi. Ces monologues du théâtre
contemporain symbolisent fréquemment l'impossibilité de la personne à
se comprendre et à communiquer avec autrui.
Parfois les monologues se succèdent, moins d'ailleurs pour se répondre
que pour être en écho les uns avec les autres. Un « Dealer » s'exprime
longuement dans La Solitude des champs de coton de B. M. Koltès (paru
aux éditions de Minuit en 1986) : « Si vous marchez dehors, à cette heure
et en ce lieu, c'est que vous désirez quelque chose que vous n'avez
pas… » Succède le « Client » : « Je ne marche pas en un certain endroit
et à une certaine heure, je marche tout court, allant d'un point à un autre,
pour affaires privées… » Seuls importent alors le jeu des
correspondances, la place des mots et leur signification, occultée par les
locuteurs ou ignorée d'eux, et qui progressivement se révèle.
Naguère lieu d'analyse et de clarification, le monologue est devenu
opacité, enfermement. Le langage y fonctionne à vide. Le dialogue perd
dès lors sa raison d'être. Le « théâtre à une voix » devient aujourd'hui de
plus en plus courant – phénomène auquel les conditions économiques ne
sont pas étrangères – et qui tend à effacer l'antique distinction entre
diégésis et mimésis.

4. La triple énonciation
Au théâtre moins qu'ailleurs la parole ne va de soi. Quelles que soient
la forme et la nature de son discours, le personnage est le sujet d'une
triple énonciation. Il parle :
pour s'exprimer en fonction de sa propre situation à la fois
référentielle et actantielle (voir p. 24) ;
pour répliquer (fût-ce à lui-même ou à un personnage absent) en
fonction d'une situation qu'un autre lui impose ;
pour s'adresser en fait au récepteur premier et ultime qu'est le
spectateur ou le lecteur ; dans et derrière toute parole, le
dramaturge s'adresse au public.
Là se manifeste de nouveau l'une des spécificités du texte théâtral : si
le dramaturge délègue la parole à autrui, cette parole n'est pas
constitutive d'autrui. Comme il y a une double énonciation (le personnage
et l'auteur écrivant – à ne pas confondre avec l'individu qu'il est par
ailleurs), il y a un double récepteur : un personnage et le public.
Selon la pragmatique (l'étude des actes de langage), il en résulte trois
modalités d'énonciation qui peuvent naturellement interférer ; elles se
constituent :
d'un acte locutoire (parfois encore appelé expressif et performatif)
qui réside dans tout énoncé objectif ;
d'un acte illocutoire (ou conatif), qui détermine comment l'énoncé
doit être reçu par le récepteur (ordre, menace, promesse...) ;
d'un acte perlocutoire (ou stratégique) qui tend à créer par la parole
un effet sur l'interlocuteur.
On comprend aisément que dans l'univers théâtral où « parler c'est
faire », la combinatoire de ces actes est essentielle.
Voici la fin de la première rencontre d'Agamemnon et de sa fille
Iphigénie. Le spectateur sait que le père vient d'ordonner un sacrifice qui
doit être l'immolation d'Iphigénie, afin de permettre l'appareillage de la
flotte grecque vers les rivages de Troie :
Agamemnon. – Ah ! ma fille !
Iphigénie. – Seigneur, poursuivez.
Agamemnon. – Je ne puis.
Iphigénie. – Périsse le Troyen auteur de nos alarmes !
Agamemnon. – Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.
Iphigénie. – Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours.
Agamemnon. – Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.
Iphigénie. – Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice ?
Agamemnon. – Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !
Iphigénie. – L'offrira-t-on bientôt ?
Agamemnon. – Plus tôt que je ne veux.
Iphigénie. – Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ?
Verra-t-on à l'autel votre heureuse famille ?
Agamemnon. – Hélas !
Iphigénie. – Vous vous taisez ?
Agamemnon. – Vous y serez, ma fille.
Adieu.
(Racine, Iphigénie, II, 2, v. 567-579.)
La multiplication des déictiques, le jeu des verbes et des modes,
l'alternance des interrogations et des exclamations relèvent de la locution.
Les deux personnages s'expriment en fonction de leur situation
contextuelle, qui n'est pas la même. L'illocution apparaît dans les
demandes bienséantes d'Iphigénie, qui contraint Agamemnon à une
réplique. Mais dans le même temps, la perlocution n'est pas moins
évidente. Iphigénie ignore la réponse véritable qui sera donnée à sa
demande ainsi que le sens du « Hélas ! » paternel et du « Vous y serez,
ma fille ». Sa « naïveté » n'est pas en cause (Iphigénie n'est pas une
personne dotée d'une psyché). Ses paroles sont celles que le dramaturge
lui fait dire pour torturer Agamemnon et au-delà le spectateur. L'effet
perlocutoire est assuré. La « naïveté » d'Iphigénie est soigneusement
calculée par Racine.
Le discours théâtral est donc moins lisse qu'il ne semble. Il soulève
toujours trois questions clés : quelle est la situation contextuelle ? quelles
sont les modalités d'énonciation ? quelles sont les stratégies mises en
œuvre ?
1 . Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, 1991.
2

Personnage, actant
et « interpersonnage »
On a longtemps défini un texte de théâtre par ses personnages. Une
bonne pièce était et reste encore parfois dans les idées courantes et reçues
une pièce qui fait vivre des personnages ou qui campe des « caractères »,
confusion d'autant plus tentante que bon nombre des œuvres du répertoire
portent pour titre le nom d'un protagoniste (Phèdre, Cromwell, Électre...).
Malheureusement, le personnage en tant que tel n'existe pas.

1. Le personnage en question

Qu'est-ce en effet qu'un personnage ? Et comment le définir ? On ne


saurait se satisfaire de l'assimilation, usuelle aux xvie et xviie siècles, des
comédiens et des personnages (les éditions de l'époque nommaient « liste
des comédiens » ce qui était en fait la « liste des personnages »). On ne
saurait prendre davantage en considération la notion de rôle. Un
personnage peut, dans une même pièce, changer de rôle. Dans L'Illusion
comique de Corneille (1635-1636), Clindor est simultanément le
« domestique » du Capitan, l'« amant » d'Isabelle et le « prince
Florilame » ; dans Le Malade imaginaire de Molière (1673), Toinette se
change en médecin. Certes, il s'agit d'un déguisement destiné à vaincre
les réticences d'Argan. Mais, dans Rhinocéros (1959), les hommes se
métamorphosent et, dans une autre pièce de Ionesco, Victimes du devoir
(1954), le personnage du policier-psychanalyste se dédouble.
Invoquera-t-on le caractère ? Le personnage de théâtre possède cette
particularité d'être un être fictif – de « papier » quand on lit le texte, et
d'être incarné par un comédien lors de la représentation. Dans tous les
cas, il ne préexiste ni ne survit au texte ni à la représentation (sauf dans et
par les connotations subjectives du lecteur/spectateur). « Les personnages
n'agissent pas pour imiter leur caractère, mais ils reçoivent leur caractère
de surcroît, en raison de leur action », écrivait déjà Aristote (op. cit.,
éd. cit., 1450 a).
Comme son frère romanesque, le personnage de théâtre s'est
progressivement vu dépouiller de ses attributs fondamentaux.
L'entreprise n'est pas nouvelle. Dès 1896, Alfred Jarry signait un article
qui fit alors scandale, intitulé : « De l'inutilité du théâtre au théâtre »,
dans lequel l'auteur d'Ubu roi appelait à la disparition des personnages
relégués au rang d'accessoires inutiles. Le théâtre contemporain a porté le
coup fatal. Dépossédé de son nom, le personnage se résume à un numéro
ou à une fonction (Le Logicien), à un vague pronom (« Elle » et « Lui »
dans Délire à deux de Ionesco, 1963) ou à de simples initiales (« N »
dans La Parodie d'Adamov, 1952 ; « F » et « L » dans une Chèvre sur un
nuage d'Arrabal, 1953), ou encore à des « relations commerciales » : le
« dealer » et le « client », dans La Solitude des champs de coton de
Koltès.

2. L'actant

En fait un personnage n'est pas une essence, mais, comme tout être
littéraire, une production : il se définit par ses actions. Il revient à la
poétique moderne d'avoir forgé des instruments d'analyse permettant de
dégager les rapports et les forces dont le personnage est le lieu
géométrique, et, par là même, la structure profonde d'une œuvre.

2.1 Historique d'une méthode

L'ouvrage fondateur en ce domaine est La Morphologie du conte du


folkloriste soviétique Vladimir Propp (1928). Étudiant les contes du
recueil d'Afanassief, celui-ci a constaté que leur ressemblance ne
provenait pas d'un retour des mêmes motifs mais d'une structure
constante de composition, que la seule question importante était de savoir
non ce que sont mais ce que font les personnages. « Ce qui change, ce
sont les noms et en même temps les attributs des personnages ; ce qui ne
change pas, ce sont leurs actions ou leurs fonctions. » Propp mettait ainsi
en lumière l'existence d'unités narratives de base, inhérentes à la
configuration générale de l'œuvre puisque la moindre modification de
l'une d'entre elles provoque un changement de l'ensemble. Le folkloriste
les appela des fonctions et il en répertoria trente-six.
À partir de là, A.-J. Greimas a proposé, dans La Sémantique
structurale (1966), un modèle réduit à six fonctions mais universel,
valable aussi bien pour le mode narratif sur lequel Propp avait
exclusivement travaillé que pour le genre dramatique. Ces fonctions que
Greimas préféra qualifier d'actants pour bien montrer que l'action
l'emporte sur les caractères, sont les suivantes :
S : le Sujet de l'action ;
O : l'Objet de la quête ou du désir du sujet (une personne ou une
chose) ;
D1 : le Destinateur, c'est-à-dire la force qui pousse le sujet à agir et
qui est souvent double (une entité et un personnage) ;
D2 : le Destinataire, bénéficiaire de l'action du sujet (une
collectivité, une personne, une chose...) ;
Ad : l'Adjuvant, qui aide le Sujet dans sa quête ou dans la
réalisation de son désir ;
Op : l'Opposant, l'adversaire du Sujet.
Autrement dit, mû par quelqu'un ou par quelque chose (D1), un Sujet
(S) vise un Objet (O) avec l'aide de quelqu'un (Ad) en dépit de l'hostilité
d'un autre (Op). Mise à plat, la structure donne le schéma :
2.2 Le modèle actantiel

Ce modèle (ou schéma) actantiel offre de multiples avantages. Il


privilégie la forme positive de l'intrigue : le sujet atteindra-t-il ou non son
objet ? Les personnages apparaissent en outre pour ce qu'ils sont : des
indéterminations qui ne peuvent jamais s'appréhender en soi mais
complémentairement. S n'existe qu'en fonction de D1, de D2, et de
O. Prenons le cas célèbre du Cid (1637). Rodrigue ne se définit que dans
le réseau qui l'unit et l'oppose à don Diègue, à Chimène et au roi. Tout
personnage est ainsi un point de rencontre. L'opération permet de vérifier
si le modèle reste stable du début à la fin de l'action ou s'il évolue par
glissements, par superpositions d'autres modèles – ce qui explique alors
les différences d'interprétation possibles d'une même œuvre ; ou si les
personnages n'occupent pas plusieurs positions. Dans Le Cid, déjà
mentionné, plusieurs sujets existent ou se succèdent (Rodrigue, don
Diègue, Chimène, le Roi) qui sont en fait autant d'objets pour les autres.
Détaillons ce qu'il en est pour Britannicus (1669). L'action débute
après l'arrestation nocturne de Junie sur ordre de l'empereur. Le schéma
initial se présente donc ainsi :
Un premier constat s'impose : Britannicus, qui donne pourtant son nom
à la pièce, n'est pas le sujet de l'œuvre. Il n'occupe (et n'occupera) jamais
la case centrale. Mais ce modèle ne rend pas compte de toute l'action.
Sitôt l'enlèvement connu, Agrippine se pose également en sujet. On
obtient alors :

Un second constat est manifeste : l'opposition entre la mère et le fils


subsiste et même se radicalise. Dans sa quête de Junie (schéma 1), Néron
rencontre l'hostilité d'Agrippine ; mais s'il renonce à Junie, il renonce du
même coup à l'existence pour n'être que l'ombre projetée de sa mère. Là
réside le conflit fondateur de l'action. On comprend dès lors mieux
pourquoi l'empoisonnement de Britannicus préfigure le matricide. S'en
prendre au jeune prince, c'est, quel que soit le schéma retenu, supprimer
un allié (temporaire) d'Agrippine. À chaque fois, par ailleurs, les
opposants forment un bloc qui est loin d'être homogène. La superposition
des deux schémas rend visibles :
l'ambiguïté de la position de Burrhus, opposant permanent et
impuissant (d'où, en termes dramatiques, son exil volontaire) ;
la lutte (plus feutrée, mais réelle) entre Narcisse et Agrippine, qui
ne se retrouvent jamais dans la même case (sur l'axe dramatique,
Narcisse rêve de remplacer Agrippine auprès de Néron) ;
le caractère enfin instable des alliances.
À partir de là, on peut bâtir une interprétation psychanalytique.
L'opposition d'un rival (Britannicus) qui est traditionnelle aussi bien dans
la comédie que dans la tragédie, recouvre en fait une réaction de Néron à
l'emprise tyrannique et castratrice de sa mère, figure de la loi et de
l'autorité. Pour parvenir à être empereur, le jeune Néron doit la braver et
la vaincre. Toute la pièce s'organise comme la structure d'une conscience
déchirée entre des désirs contraires (et incarnés dans des personnages),
entre le moi et le surmoi.
Un dernier exemple permettra de saisir l'intérêt de la méthode. Le
sentiment de malaise qu'engendre la lecture d'En attendant Godot ne
provient pas du rejet ou de la démolition de quelque système référentiel,
mais d'un vide inscrit au cœur même de la structure. Si le sujet est à
l'évidence Vladimir et Estragon, si le destinateur peut se nommer le
confort ou l'espoir d'une vie meilleure, l'objet demeure énigmatique :
Godot existe-t-il vraiment ? Et quel est le destinataire ? La case reste
(désespérément) blanche. On peut alors recourir au métatexte, voir en ce
vide l'absence de Dieu ou l'oubli de Dieu par les hommes ou le point de
départ de l'existentialisme. Mais c'est la structure elle-même qui est en
cause : ne contenant aucun signifiant, elle les autorise tous.

3. Le personnage comme signe

3.1 Une figure polysémique

Si l'analyse actantielle offre l'avantage de dégager la structure d'une


œuvre, elle ne saurait pourtant se substituer à d'autres modes d'approche,
ni effacer complètement la notion de personnage. Au théâtre plus
qu'ailleurs, le personnage fait l'objet d'une construction permanente de la
part du metteur en scène, du comédien, du spectateur et du simple lecteur.
On ne peut éviter que, sujet de l'énonciation (du point de vue
linguistique), il soit aussi un objet d'analyse (du point de vue sémiotique).
Il figure en fait à l'intersection des ensembles textuel et scénique.
En tant qu'élément rhétorique, le personnage connote des significations
annexes, surtout s'il appartient à un fonds légendaire et mythique. Même
quand un dramaturge n'en exploite pas toutes les données, celles-ci
« surcodent » le personnage. On ne s'appelle pas impunément Oreste,
Œdipe, Agamemnon, Antigone ou Électre. Ces connotations ouvrent un
champ de significations presque infini, où s'engouffrent les référents
socioculturels. Ainsi, au xviie siècle, tout personnage mythologique ou
historique de la tragédie (Jupiter, Alexandre, César...), voire de la
comédie (Jupiter dans l'Amphitryon de Molière, 1668) était presque
automatiquement considéré comme une évocation indirecte de
Louis XIV. Même si les auteurs s'employaient parfois à souligner le
rapprochement, le référent n'est pas une caractéristique du personnage,
mais il est sa caractérisation, aussi inévitable que passagère. Aujourd'hui,
en effet, elle a changé de contenu pour renvoyer ici à un culte de la
personnalité, là à un détenteur plus actuel du pouvoir.
Le personnage peut encore être la métonymie d'un ensemble
paradigmatique. C'est évident pour des ministres ou des gardes,
concrétisation de la puissance. Pour conserver l'exemple de Britannicus,
Narcisse l'affranchi est la métonymie du désir d'émancipation de Néron.
Par agrandissement, de métonymique, le personnage peut devenir
métaphorique d'un ensemble plus vaste. Anne Ubersfeld cite l'exemple de
Phèdre, métonymie textuelle de la Crète, mais aussi de la cour du Roi-
Soleil. De la même façon, Andromaque est la figure rhétorique de Troie
vaincue, ou Zeus, dans Les Mouches de Sartre (1943), de l'exploitation
aliénante. On aperçoit toutes les possibilités qui s'offrent à la mise en
scène et à l'interprétation. Comme l'écrit A. Ubersfeld, « le personnage ne
se confond avec aucun discours que l'on puisse construire sur lui1 ».
Observation stimulante, loin d'être démobilisatrice.
3.2 L'« interpersonnage »

Comme le souligne Patrice Pavis dans son Dictionnaire du théâtre, « le


personnage d'une pièce de théâtre se définit par une série de traits
distinctifs : héros/méchant, femme/homme, enfant/adulte, amoureux/non
amoureux… » Plus qu'un caractère, une essence ou un rôle, le
personnage est au « croisement de propriétés contradictoires », que l'on
peut affiner presque à l'infini : mère/fils ou fille ; père/fils ou fille, mari/
épouse ; maîtres/valets… Ce qui compte est donc moins ce qu'est tel
personnage (son caractère, son rôle…) que la figure relationnelle dans
laquelle il se trouve ou qu'il entretient avec autrui. Autrement dit, l'intérêt
ne réside ni dans À ni dans B, mais dans les rapports entre À et B.
L'« interpersonnage » importe tout autant, sinon plus, que le personnage.
1 . Lire le théâtre, éd. citée, p. 114.
3

Le langage théâtral
Lors d'une représentation, tout devient signe : le décor, le bruitage, les
gestes, l'éclairage, la déclamation... Ainsi que l'écrit Ionesco :
Tout est permis au théâtre : incarner des personnages mais aussi
matérialiser des angoisses, des présences intérieures. Il est donc non
seulement permis, mais recommandé de faire jouer les accessoires, faire
revivre les objets, animer les décors, concrétiser les symboles. De
même que la parole est continuée par le geste, le jeu, la pantomime qui,
au moment où la parole devient insuffisante, se substituent à elle, les
éléments scéniques matériels peuvent l'amplifier à leur tour.
(Notes et contre-notes, © éd. Gallimard, 1966.)
Le texte n'est qu'une composante du langage théâtral, et une
composante de plus en plus secondaire dans certaines pièces modernes
(voir p. 11). La représentation, qui ne saurait se réduire à une simple
traduction du texte, mobilise d'autres langages, paraverbaux et non
verbaux.

1. Le langage paraverbal

Si riche, si « littéraire » soit-il, un texte ne dit pas tout de lui-même et


sur lui-même : il est un contenu, un énoncé, mais il ne précise pas (sauf
didascalies) les conditions de son énonciation.

1.1 La déclamation
Les inflexions, l'intonation, le débit de la voix donnent à l'invariant de
l'énoncé de multiples sens. Parfois, une didascalie délimite un champ de
signification. Dans son Dom Juan (1665), Molière indique comment
jouer et comprendre la scène, en apparence de réconciliation, en fait de
rupture, entre le père et le fils :
Don Louis. – Quoi ? Mon fils, serait-il possible que la bonté du Ciel
eût exaucé mes vœux ? Ce que vous me dites est-il bien vrai ? Ne
m'abusez-vous point d'un faux espoir et puis-je prendre quelque
assurance sur la nouveauté surprenante d'une telle conversion ?
Don Juan, faisant l'hypocrite. – Oui, vous me voyez revenu de toutes
mes erreurs ; je ne suis plus le même d'hier au soir, et le ciel tout à coup
a fait en moi un changement qui va surprendre tout le monde.
(Dom Juan, V, 1.)
À l'acteur de traduire par le ton de sa voix, le cas échéant par sa
physionomie, l'hypocrisie, cette parole masquée qui nie ce qu'elle
affirme. Il dispose de plusieurs possibilités. Du moins toutes s'inscrivent-
elles dans un schéma déterminé par l'auteur.
Il n'en va pas toujours ainsi. L'acteur devient alors libre de la
signification à donner. Comment, pour conserver l'exemple de Dom Juan,
interpréter la dernière scène et les ultimes mots de Sganarelle : « Mes
gages ! Mes gages ! » ? À qui s'adresse-t-il ? À don Juan ? À Dieu ? À
lui-même ? Au spectateur ? D'où vient son cri ? De sa cupidité ? De son
désarroi ? D'une provocation sacrilège ?... Autant de sens contenus dans
le texte et pourtant absents de celui-ci.
Cinna reste un cas célèbre. Auguste pardonne aux conjurés et
prononce ce vers fameux : « Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en
convie » (v. 1701). D'après Mme de Rémusat qui rapporte l'anecdote
dans ses Mémoires, l'acteur Monvel le disait d'« un ton si habile et si
rusé » que Napoléon ier comprit que « cette action n'était que la feinte d'un
tyran » et qu'il approuva « comme calcul ce qui lui semblait puéril
comme sentiment. Il faut toujours, poursuivait-il, dire ce vers de manière
que, de tous ceux qui l'écoutent, il n'y ait que Cinna de trompé ». Peu
importe ici que l'interprétation soit conforme aux intentions et à la
philosophie de Corneille (il est hautement improbable qu'elle le soit).
Mais l'exemple montre que la déclamation fait sens. Elle est un langage.

1.2 Les « gestes vocaux »

Les rires, les cris, les gémissements, les pleurs, les soupirs
appartiennent de même à la sphère paraverbale. Ils colorent le texte d'une
subjectivité élémentaire, à valeur universelle. La plupart du temps, des
didascalies renseignent sur l'existence de ces « gestes vocaux1 ». Mais pas
toujours et, même quand ils sont indiqués, subsiste l'épineux problème de
leur expression ou de leur traduction. Dans L'École des femmes de
Molière (1662), la dernière parole d'Arnolphe, voyant Agnès lui échapper
définitivement, est un « Oh ! ». Que recouvre-t-il exactement ? Selon la
tradition, Molière disait lors des premières représentations : « Ouf ! » Le
sens était plus univoque. Auparavant, Arnolphe avait encouragé Agnès à
l'aimer :
Mon pauvre petit bec, tu le peux, si tu veux. (Il fait un soupir).
Écoute seulement ce soupir amoureux,
Vois ce regard mourant, contemple ma personne,
Et quitte ce morveux et l'amour qu'il te donne.
(L'École des Femmes, V, 4, v. 1586-1589.)
Le « soupir » exprime-t-il sa souffrance ? son ridicule ? Est-il
involontaire, calculé ? De la réponse à ces questions dépend en partie
l'image d'Arnolphe. Encore s'agit-il de réactions physiques expressément
mentionnées par l'auteur. Mais les « classiques » n'en sont guère
prodigues. Rien n'interdit à l'acteur de suppléer à l'absence de notations.
Quels « gestes vocaux » doublent la déclaration de Phèdre à Hippolyte ?
L'évocation de la chute de Troie par Andromaque ? Le hiératisme n'est
qu'une solution parmi d'autres. Choisir, c'est poser un sens.

1.3 Le décor sonore


Le décor sonore (bruitage, accompagnement musical...) a pris une
importance croissante avec le progrès des techniques. Il peut se limiter à
des « bruits d'ambiance », à vrai dire sans grand intérêt, dans la mesure
où ceux-ci sont un simple accompagnement du texte. Mais quand, dans
Rhinocéros, Ionesco note, lors de l'ultime entrevue de Daisy et de
Bérenger :
De droite et de gauche, dans la maison, on entend des pas précipités,
des souffles bruyants de fauves. Tous ces bruits effrayants sont,
cependant, rythmés, musicalisés,
le décor sonore suggère le triomphe des rhinocéros, l'explique par son
mélange d'ordre et de barbarie, justifie ce qui se passe sur scène. De
même, dans Macbeth (1606), l'orageuse tempête qui éclate après
l'assassinat du roi Duncan montre que ce meurtre contre nature s'agrandit
aux dimensions d'un chaos de la nature.
La musique (en dehors de l'opéra et de la comédie-ballet où la partition
devient primordiale) est aussi un langage théâtral. « Elle est, écrit
Claudel, pour l'oreille ce que la toile est pour le regard. » Auteur d'un
article sur « Le drame et la musique » relatif à l'« usage que les
dramaturges peuvent faire de la musique », Claudel note à propos de la
mise en scène de L'Annonce faite à Marie :
Il y a une scène dans la pièce où le père de famille, près de partir
pour un long voyage, rompt le pain, pour la dernière fois, à ses enfants
et à ses serviteurs réunis autour d'une table. C'est là une de ces idées qui
paraissent toutes simples sur le papier et qui, réalisées sur la scène,
évitent difficilement le ridicule [...]. Gémier avec son immense
expérience théâtrale n'hésite pas une minute : « Il faut de la musique »,
s'écria-t-il. On mit en mouvement un Glockenspiel quelconque et la
scène passa triomphalement, la sonorité des timbres lui conférant
l'atmosphère, l'enveloppe, la dignité et la distance, que la parole à elle
toute seule, maigre et nue, était impuissante à fournir.
(Paul Claudel, « Le Drame et la musique » in Positions et
propositions,© Gallimard, 1934.)

2. Le langage non verbal


Indépendamment même de tout décor et accessoire, le spectacle
théâtral est par essence visuel : des personnages sont figurés par des
acteurs, dans un espace donné.

2.1 Le lieu scénique

L'espace est en effet inhérent à la représentation. Sa forme dépend de


la salle : théâtre en rond, théâtre à l'italienne, cirque, cabaret, tréteaux des
rues... Cette forme n'est pas neutre. Elle commande d'abord un mode de
relations entre la scène et le public, avec possibilité ou non de passer de
l'un à l'autre. Elle détermine un mode d'occupation de la scène, plus ou
moins propice aux mouvements de foule, aux déplacements des
personnages, à un huis clos...
Construit d'après les indications du texte qui, toutefois, ne dit pas tout,
le lieu scénique est toujours mimétique (« iconique » selon le vocabulaire
de la sémiologie, c'est-à-dire représentation du réel à travers une série de
codes sélectionnés). Ainsi, dans le théâtre du Moyen Âge, la division en
« mansions » symbolise les clivages de la société de l'époque ; et le
« vestibule » cher à la tragédie classique représente certes une salle, mais
surtout il correspond aux antichambres du Louvre et de Versailles où la
cour attendait que parût le monarque.
Le lieu scénique peut être aussi mimétique de la conscience. La
psychanalyse a montré que la psyché de l'individu est une « étendue »,
qu'elle possède des zones (le surmoi, le moi, le ça), bref un espace. La
linguistique a établi de son côté que le langage entretient des rapports
étroits avec l'espace (par la métaphore, la métonymie ou ce qu'on appelle
la « figure »). Espace de la parole, le lieu scénique est à même d'en
rendre compte.
Conservons l'exemple de Britannicus. La porte de la chambre
impériale, où attend Agrippine et derrière laquelle l'empereur se
dissimule aux regards, matérialise le déchirement de Néron, rejetant déjà
son surmoi (il ne veut pas voir sa mère) sans encore oser assumer ce rejet
(il ne dit pas qu'il ne veut pas la voir). Le pilier derrière lequel il observe
Junie traversant nuitamment le palais,
Belle, sans ornements, dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil,
illustre l'émergence du ça à travers des interdits encore présents (Néron
se cache). Le lieu scénique peut ainsi devenir le lieu des conflits internes
d'une psyché. Au talent du metteur en scène de le suggérer.

2.2 Le décor et les accessoires

Le lieu scénique n'est jamais vide : il possède un décor et une


décoration.
Le décor est un élément essentiel du langage dramatique. Plus ou
moins inspiré par le texte, il signifie autant que celui-ci. L'arbre qui
pousse dans En attendant Godot est l'image du temps qui passe. Le
délabrement progressif du palais de Bérenger ier, dans Le Roi se meurt,
exprime visuellement la dégradation physique du héros. Ionesco
objective le processus de l'agonie. La pièce fermée, sans fenêtre,
perpétuellement éclairée dans Huis clos de Sartre (1944), est l'« enfer ».
La décoration (meubles, objets...) joue également son rôle. Tout objet
est à la fois réaliste et symbolique. La laideur de la décoration de Huis
clos suscite chez les arrivants des réactions révélatrices.
Garcin. – Après tout, je vivais toujours dans des meubles que je
n'aimais pas et des situations fausses ; j'adorais ça. Une situation fausse
dans une salle à manger Louis-Philippe, ça ne vous dit rien ?
Le garçon. – Vous verrez : dans un salon second Empire, ça n'est pas
mal non plus.
Chez Ionesco, les objets (et les gestes) traduisent parfois un monde
onirique :
Pour Amédée ou comment s'en débarrasser, le point de départ, ce fut
le rêve d'un cadavre allongé dans un long couloir d'une maison que
j'habitais. Dans Jacques ou la soumission, il y a plusieurs rêves, le rêve
d'un étalongalopant et prenant feu, rêve qui a été transposé avec la plus
grande
fidélité possible dans la pièce, le rêve d'un petit cochon d'Inde, de
petits animaux qui étaient dans une baignoire pleine d'eau et qui
restaient là au fond et sans se noyer. [Il y a] le rêve de l'envol, rêve que
j'ai fait plusieurs fois, et qui est à l'origine du Piéton de l'air.
(Entre la vie et le rêve. Entretiens avec Claude Bonnefoyd'Eugène
Ionesco, 1977.)
Les jeux de lumière, enfin, par leur intensité, leurs couleurs sont
créateurs de sens. Ils peuvent avoir une valeur fortement dramatique
comme dans le final du Roi se meurt (supra, p. 11), créer des ambiances
plus douces et souligner les moments du jour.

2.3 Les costumes

Bien qu'ils appartiennent à la décoration, les costumes méritent une


analyse à part. C'est l'élément le plus visuel et le plus immédiatement
perceptible du langage dramatique. Les costumes possèdent une valeur
référentielle : ils désignent une époque (une toge renvoie à l'Antiquité),
un rang social, donc un niveau de langage et de préoccupations. Un roi
qui apparaît pour la première fois se reconnaît à son habit, et le spectateur
s'attend aussitôt à ce qu'il s'exprime en souverain.
Les costumes peuvent aussi avoir une signification philosophique.
Dans son Antigone (1944), Anouilh multiplie les anachronismes, les
gardes portent de sinistres gabardines, bien que le sujet de la pièce soit
antique. C'est rappeler au public la permanence de certains grands
thèmes : la tyrannie de l'État, le conflit entre l'ordre et la justice. Dans Le
Jeu de l'amour et du hasard de Marivaux (1730), maîtres et valets, pour
éprouver la sincérité de leurs futurs conjoints, échangent leur identité et,
en conséquence, leurs vêtements. L'habit peut faire le moine et révéler la
vérité par le truchement du déguisement.

2.4 La gestuelle

Que le geste prolonge la parole ou qu'il s'y substitue, c'est une


évidence. Déjà Molière notait malicieusement dans L'Impromptu de
Versailles (1663) que le rôle commande l'allure :
Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre, un roi, morbleu ! qui
soit entripaillé comme il faut, un roi d'une vaste circonférence, et qui
puisse remplir un trône de la belle manière. La belle chose qu'un roi
d'une taille galante !
(L'Impromptu de Versailles, sc. 1.)
Les expressions corporelles soulignent ou contredisent la parole. Dès
son entrée en scène, Tartuffe se trahit :
Tartuffe, apercevant Dorine. – Laurent, serrez ma haire avec ma
discipline
Et priez que toujours le Ciel vous illumine.
Si l'on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j'ai, partager les deniers.
(Tartuffe, III, 2, v. 853-856)
Son regard sur Dorine, qui précède son discours, enlève toute sincérité
à ce qu'il dit. Tartuffe ne parle ainsi qu'à cause de Dorine. Ailleurs le
geste peut engendrer à lui seul la situation dramatique : tout Le Cid naît
du « soufflet ». On sait l'importance que Diderot accorda à la pantomime
(voir p. 108). Le théâtre moderne n'a pas oublié ses théories. Voici le
début d'En attendant Godot (1953) :
Route à la campagne avec arbre.
Soir.
Estragon, assis sur une pierre, essaie d'enlever sa chaussure. Il s'y
acharne des deux mains, en ahanant. Il s'arrête, à bout de forces, se
repose en haletant, recommence. Même jeu.
Entre Vladimir.
Estragon (renonçant à nouveau). – Rien à faire.
Tout est dit, ou plus exactement tout est montré, avant même les
premiers mots : la souffrance du corps, l'inutilité de l'action, l'absurdité
de la vie.
Le théâtre rappelle que le langage est une notion complexe, impossible
à réduire au seul vocabulaire. Tout a un sens, et tout fait sens. C'est le
propre de la représentation d'orchestrer ce langage total.
1 . P. Larthomas, Le Langage dramatique, Armand Colin, 1972.
4

Structure d'une pièce classique


L'architecture d'une pièce classique s'est élaborée au cours des deux
premières décennies du xviie siècle pour demeurer stable jusqu'à la
Révolution française. Ses éléments – dont certains subsistent de nos
jours – sont nombreux et, parfois, fort techniques. Aussi se limitera-t-on
aux plus importants.

1. La structure interne

1.1 Acte et entracte

Héritage des Latins, l'acte est la division fondamentale. Une tragédie


devait en comporter cinq, sauf exception (Esther en compte trois, mais
cette pièce, proche d'un opéra sacré, est à tous égards particulière). C'était
plus variable pour la comédie : L'Impromptu de Versailles se déroule sur
un seul acte ; Le Malade imaginaire, sur trois (plus les « intermèdes ») ;
L'École des femmes, Le Misanthrope, Dom Juan, Tartuffe, sur cinq.
Avide de conquérir une « dignité » égale à celle de la tragédie, la
« grande comédie » a fini par calquer sa structure sur le modèle de son
illustre rivale.
Chaque acte doit former un tout possédant sa propre unité organique.
Sans aller aussi loin que Victor Hugo qui donne un titre à chacun des
actes d'Hernani pour en souligner la cohérence interne, les auteurs
classiques centrent l'acte sur un événement majeur. L'homogénéité ne
signifie pas pour autant l'autonomie : chaque acte doit constituer une
progression par rapport au précédent.
À l'intérieur de l'acte, la première et la dernière scènes requéraient une
attention toute particulière. Afin de ne pas enfreindre le principe de la
séparation des actes, d'Aubignac souhaitait, avec beaucoup d'autres, que
le même personnage qui « ferme un acte ne [vînt] pas ouvrir celui qui
suit ». Mais la règle n'était pas intangible. Céphise et Andromaque
ouvrent l'acte IV, bien qu'elles soient présentes à la fin de l'acte III. Quant
à la dernière scène (à l'exception de celle de l'acte V, qui est le
dénouement), l'idéal était, selon la formule de Corneille, qu'elle « laisse
une attente de quelque chose », afin de ménager l'intérêt dramatique.
Tout dépendait en fait de la fonction attribuée à l'entracte. Le pire était
de ne lui en donner aucune. Ce temps mort du spectacle ne devait pas
l'être pour l'action, censée se continuer dans les coulisses – à la condition
que l'événement qui se produisait durant cet intervalle fût auparavant
annoncé ou postérieurement commenté. Le plus souvent sont rejetées
pendant l'entracte les actions qui sont contraires soit aux bienséances, soit
aux unités de temps et de lieu. Rodrigue combat ainsi les Maures durant
le troisième entracte du Cid ; et Oreste assassine Pyrrhus entre les
actes IV et V d'Andromaque. De même, c'est entre les actes IV et V que
Tartuffe se rend au Louvre pour dénoncer calomnieusement Orgon
comme ancien sympathisant des frondeurs.
Apparu au début du xviie siècle, le découpage en scènes posait aux
dramaturges un délicat problème d'agencement. Par désir d'ordre et de
régularité, mais aussi sous la contrainte de l'unité de lieu, les scènes d'un
même acte devaient être « liées ». Dans son Examen de La Suivante
(1634), Corneille distingue trois possibilités :
la « liaison de vue » quand le personnage « qui entre sur le théâtre
voit celui qui en sort ou que celui qui en sort voit celui qui
entre » ;
la « liaison de présence et de discours » : « Elle se fait lorsqu'un
acteur ne sort point du théâtre sans y laisser un autre à qui il ait
parlé » ;
la « liaison de bruit ». Corneille en déconseille l'usage : elle ne lui
semble « supportable » que « s'il y a de très justes et de très
importantes occasions qui obligent un acteur à sortir du théâtre
quand il en entend ; car d'y venir simplement par curiosité pour
savoir ce que veut dire ce bruit, c'est une faible liaison ». C'est en
partie ce type de procédé que Racine utilise pourtant entre les
scènes 3 et 4 du dernier acte de Britannicus :
Mais qu'est-ce que j'entends ? Quel tumulte confus ?
(Britannicus, v. 1609.)
Mais ici, l'empoisonnement du prince le justifie.
Au xviiie siècle, Diderot condamnera la nécessité d'agencer les scènes.
Déliées, celles-ci peuvent, selon lui, créer une émotion particulière : des
« personnages qui se succèdent et qui ne jettent qu'un mot en passant »
font « imaginer un grand trouble », écrit-il dans son Discours sur la
poésie dramatique.

1.2 L'exposition

Contrairement à une idée parfois reçue, l'exposition, « premier moment


du poème dramatique1 », ne se résume pas à la première scène d'une
pièce. C'était l'idéal ; il fut rarement atteint. L'exposition de Rodogune
(1644) ou celle d'Héraclius (1646) de Corneille, s'achèvent avec la
première scène du deuxième acte ; celle de Tartuffe (1669), avec
l'apparition de l'hypocrite au troisième acte. Pour mieux piquer la
curiosité des spectateurs, les auteurs savaient distiller lentement les
informations nécessaires à la compréhension de l'intrigue. Mais qu'elle
fût ou non brève, l'exposition se devait d'éviter deux écueils : le statisme,
préjudiciable à l'intérêt dramatique, et, à l'inverse, une trop grande
rapidité, qui eût rendu l'action difficile à suivre.
Pour pallier ces difficultés, l'action débute in medias res. Quatre types
d'exposition en découlent :
le monologue du personnage principal : c'est le procédé le plus
archaïque et Boileau s'en moque dans son Art poétique (III, 33-
34), mais il fut longtemps utilisé (dans Cinna, ou dans Le
Malade imaginaire) ;
le dialogue entre le héros et son confident : c'est un cas fréquent.
Soit que le héros s'explique sur ses intentions (Alceste dans Le
Misanthrope), soit que le confident (Pylade dans Andromaque)
l'informe de faits mal connus, le dialogue offre l'avantage d'une
certaine vraisemblance ;
le dialogue entre deux protagonistes : la formule est plus rare. Il
convient en effet qu'ils aient un besoin immédiat et pressant de
s'informer (Nicomède ou Pulchérie, de Corneille) ;
le dialogue entre deux personnages secondaires (Rodogune ou Dom
Juan).
Mais, dans tous les cas, la norme était de concentrer, dans les toutes
premières scènes, les germes de tous les éléments futurs de l'action. On
ne pouvait, sauf à enfreindre les règles, introduire plus tard un
personnage qui, d'une manière ou d'une autre, n'aurait pas été évoqué
dans l'exposition.

1.3 Le nœud et les péripéties

Les fils exposés, il s'agit alors de les nouer pour créer le conflit. Le
nœud est la relation qui s'établit entre la volonté d'un personnage (son
désir, ses passions) et les obstacles qui s'opposent à sa concrétisation.
Sans obstacle, pas de nœud en effet. Comme l'écrit un théoricien du
genre, le nœud « comprend les desseins des principaux personnages et
tous les obstacles propres ou étrangers qui les traversent. Il va
ordinairement jusqu'à la fin du quatrième acte, dure parfois jusqu'à la
dernière scène du dénouement2 ».
L'obstacle peut être extérieur : dans la comédie, l'opposition d'un
parent au projet de mariage de jeunes gens est traditionnelle ; il peut être
aussi intérieur, notamment dans les tragédies.
La péripétie introduit dans le nœud un élément nouveau, dans la
mesure où elle modifie la situation née de la présence de l'obstacle.
Aristote la définissait comme « le retournement de l'action en sens
contraire », et il la plaçait au dénouement avec lequel elle se confondait.
Cette technique de la péripétie unique se maintint longtemps.
Mais elle offrait tant de possibilités de faire rebondir l'action, donc de
tenir le spectateur en haleine, qu'elle cessa vers 1640 d'être unique et de
se trouver au dénouement. Ou bien elle s'étendit sur plusieurs scènes,
voire sur plusieurs actes : tel est le cas dans Andromaque où Pyrrhus
promet à Andromaque de la protéger (acte I), puis décide d'épouser
Hermione (acte II) avant de revenir vers Andromaque (acte III). Ou bien
les péripéties, plus brèves, se multiplient : celles-ci abondent dans les
« comédies d'intrigues » (Les Fourberies de Scapin) et dans les tragédies
de Corneille : Horace, Cinna et Polyeucte en comportent deux ou trois.

1.4 Le dénouement

Le dénouement commence avec la disparition des obstacles qui


constituent le nœud, et il fixe le sort des personnages principaux :
« C'est un événement qui tranche le fil de l'action, par la cessation
des périls et des obstacles ou par la consommation du malheur. »
(Marmontel, Éléments de littérature, 1787.)
Le dénouement doit être nécessaire, rapide et complet.
Nécessaire, il découle logiquement de la situation. En principe,
l'intervention d'un deus ex machina est exclue parce qu'elle apparaît
artificielle. La réalité était en fait plus complexe, du moins dans la
tragédie. L'Iphigénie de Racine est à cet égard un exemple fort instructif.
La nature même du sujet appelait un deus ex machina : selon la légende,
Diane soustrayait au dernier moment la malheureuse jeune fille au
couteau sacrificateur. Au nom de la vraisemblance, Racine s'y refuse et
recourt à une révélation divine. Le grand prêtre Calchas découvre
l'existence d'« un autre sang d'Hélène », d'« une autre Iphigénie » :
Ériphile qui, apprenant ses origines, se suicide. Diane est ainsi satisfaite.
Racine a beau soutenir que « le dénouement est tiré du fond même de la
pièce », un certain arbitraire n'en subsiste pas moins. Par ailleurs les
tragédies d'agnition (fondées sur le principe de la découverte de l'identité
véritable du héros) s'achèvent selon un procédé qui n'est pas au sens strict
celui du deus ex machina, mais qui peut s'interpréter comme une de ses
variantes romanesques (Don Sanche d'Aragon de Corneille). La règle
était plus souple pour la comédie : si l'Amphitryon de Molière se termine
sur l'apparition de Jupiter, imposée il est vrai par le thème, Tartuffe, Le
Misanthrope, L'École des femmes possèdent des dénouements en parfaite
cohérence avec les données initiales.
Rapide, le dénouement doit l'être pour satisfaire le spectateur
impatient de connaître la fin. Le pardon d'Auguste à Cinna se produit
80 vers avant le tomber du rideau ; la défaite d'Athalie, 70 vers avant.
Cette exigence devait se concilier avec une autre, en apparence
contradictoire : le dénouement doit être complet ; aucune des questions
soulevées ne doit rester sans réponse, et le sort d'aucun personnage,
incertain. Britannicus représente sous cet angle une curiosité intéressante.
La mort du jeune prince est connue au tout début de la scène 4 de
l'acte V. Elle ne termine pas la pièce, bien que celui-ci lui donne son titre.
Quatre scènes et plus de cent vers sont encore nécessaires pour fixer le
sort des autres personnages.
Le dénouement d'une comédie est traditionnellement heureux. Ii
y a pourtant quelques exceptions notables : Dom Juan s'achève
sur la mort du héros, et la fin du Misanthrope reste ambiguë : la
séparation définitive de Célimène et d'Alceste laisse un goût
amer, bien qu'elle soit conforme aux caractères des deux jeunes
gens. La nécessité de « bien » terminer une comédie explique
parfois certaines invraisemblances. L'Avare, par exemple, ne se
conclut heureusement qu'à la suite d'une cascade de
reconnaissances ; et l'amour de l'argent éclipse soudainement la
passion d'Harpagon pour Mariane.
Mais le problème se posait surtout pour la tragédie. Un dénouement
malheureux n'y était pas en effet une obligation.
« Plusieurs se sont imaginé [...] qu'un poème dramatique ne pouvait
être nommé tragédie si la catastrophe ne contenait la mort ou l'infortune
des principaux personnages : mais c'est à tort, étant certain que ce terme
ne veut rien dire, sinon une chose magnifique, sérieuse, grave et
convenable aux agitations et aux grands revers de la fortune des
princes ; et qu'une pièce de théâtre porte ce nom de tragédie seulement
en considération des incidents et des personnes dont elle représente la
vie, et non pas à raison de la catastrophe. »
(D'Aubignac, La Pratique du théâtre, 1657.)
Même si les habitudes prises d'« ensanglanter la scène » contredisent
les propos de l'abbé d'Aubignac, rien n'est plus difficile que de
déterminer les critères d'une fin malheureuse. Polyeucte se termine
« mal », puisque le héros meurt en martyr ; mais sa mort provoque la
conversion des siens : sur le plan théologique, la pièce se termine
« bien ». Et qu'en est-il de Britannicus ? La monstruosité de Néron
plonge dans l'effroi. Agrippine prédit toutefois le châtiment du tyran,
prévoit une sanction divine, prémices d'un retour à l'ordre et à la justice :
[...] j'espère qu'enfin le Ciel, las de tes crimes,
Ajoutera ta perte à tant d'autres victimes
(Britannicus, v. 1687-1688.)
Or les dieux ne viennent-ils pas déjà de sauver Junie ?
Fréquemment les tragédies possèdent un double dénouement, l'un
immédiat, l'autre plus lointain ; et ils n'appartiennent pas toujours au
même registre. À l'inverse de Britannicus, Cinna se termine
heureusement : une période de paix s'ouvre – mais pour combien de
temps ? La prophétie de Livie ne se hasarde pas à juger de l'avenir de
Rome après la mort de l'empereur.
La fin heureuse ou malheureuse dépend en réalité de plusieurs
paramètres, parfois contradictoires : le degré de sympathie (ou
d'antipathie) qu'inspire le héros ; l'idée que le dramaturge se fait du
tragique ; et l'avenir, proche ou lointain, que l'on prend en considération.
On conçoit aisément que le dénouement pouvait ainsi faire l'objet de
toutes sortes de variations.

2. La structure externe

Conformément à la Poétique d'Aristote,


[...] la tragédie est l'imitation d'une action de caractère élevé et
complète, d'une certaine étendue, dans un langage relevé
d'assaisonnements d'une espèce particulière suivant les diverses parties,
imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen
d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à de
pareilles émotions.
(Poétique, 1449 b, trad. H. Hardy, Paris, Les Belles-Lettres, 1961,
p. 36-37.)
L'imitation (la mimésis) est donc la notion fondamentale.
Afin de persuader le spectateur qu'il assiste à une « action » véritable,
les conditions de la représentation doivent lui faire oublier qu'il est au
théâtre. Dans ce but, le théâtre classique doit obéir à certaines règles.

2.1 L'unité d'action

L'unité d'action n'a jamais été synonyme de simplicité ou d'unicité


d'action. Quand, dans son Art poétique (1674), Boileau parle d'un « seul
fait accompli », il devient inexact à force de concision. Plus prudemment,
Aristote évoquait une action d'une « certaine étendue » et, dans la réalité,
les dramaturges ne se sont pas privés de construire des intrigues
compliquées (la Rodogune de Corneille en est l'exemple même). En fait,
ce qu'il fallait pour capter et maintenir l'attention du public, c'était que
chaque détail de l'action soit subordonné à l'intrigue principale. Comme
l'écrit J. Scherer :
On dit, à partir de 1640 environ, que l'action d'une pièce de théâtre
est unifiée lorsque l'intrigue principale est dans un rapport tel avec les
intrigues accessoires que l'on puisse constater à la fois :
1) qu'on ne peut supprimer aucune des intrigues accessoires sans
rendre partiellement inexplicable l'intrigue principale ;
2) que toutes les intrigues accessoires prennent naissance dès le début
de la pièce et se poursuivent jusqu'au dénouement ;
3) que le développement de l'intrigue principale aussi bien que des
intrigues accessoires dépend exclusivement des données de l'exposition,
sans introduction tardive d'événements dus au hasard pur ;
4) que chaque intrigue accessoire exerce une influence sur le
déroulement de l'intrigue principale.
(La Dramaturgie classique, Nizet, 1950.)

2.2 Du temps théâtral au temps tragique

Art d'imitation, la tragédie se doit, par vraisemblance, de rapprocher le


plus possible la durée fictive de l'action de la durée effective de la
représentation. L'idéal aurait été une coïncidence absolue. Comme c'était
difficilement réalisable, on limita le décalage à vingt-quatre heures.
Chaque acte doit faire concorder temps réel et temps fictif, les
événements non représentés sur scène étant censés se dérouler durant les
entractes.
Dans la pratique, les meilleurs dramaturges ont vite compris que l'unité
de temps conditionnait la crise tragique. Moins les minutes sont
nombreuses, plus elles comptent. Le présent de la tragédie est presque
toujours le fruit du passé dont il actualise des menaces depuis longtemps
accumulées. Racine a systématiquement utilisé ce ressort (voir par
exemple les premiers vers d'Iphigénie, de Britannicus, de Phèdre ou de
La Thébaïde). À l'inverse, le temps actualisé est souvent un temps limité.
Soit que, détaché de son contexte, l'instantané accroisse l'intérêt
dramatique (voir dans Horace de Corneille, III, 6, la réaction du père à la
[fausse] nouvelle de la fuite de son fils devant les Curiaces) ; soit que le
temps manque pour rectifier ou reprendre la parole imprudente, donc
fatale : à peine Thésée apprend-il le suicide d'Œnone qu'il regrette d'avoir
imploré l'aide de Neptune pour foudroyer Hippolyte (Racine, Phèdre, V,
8). L'action de la tragédie se déroule ainsi sur le mode du « trop tard ».
Avec plus de « temps libre », la « machine infernale » qu'est toute
tragédie se désamorcerait d'elle-même. Le héros tragique évolue dans un
temps raréfié.

2.3 De la localisation au lieu tragique


L'unité de lieu découle, pour les mêmes raisons de vraisemblance, de
la concentration de l'action et du temps. Sous peine d'incohérence, la
tragédie ne devait mentionner que les lieux où les personnages pouvaient
matériellement se rendre dans les limites du temps fictif que requiert
l'action. Ainsi, originellement définie, la règle n'offrait rien de très
contraignant : même au xviie siècle, on allait loin en vingt-quatre heures !
En interprétant différemment la théorie de l'imitation, on prit en
compte non plus les déplacements des personnages dans un temps donné,
mais l'immobilité du spectateur : à public fixe, lieu fixe. Aussi, à partir de
1640, habitude est-elle prise de ne représenter qu'un seul lieu : le palais
du roi ou de l'empereur, un camp militaire, un temple, la salle du trône...
Là encore, les dramaturges les plus doués surent tirer des effets
saisissants de cette contrainte. Du lieu unique au piège ou au huis clos, il
n' y a en effet qu'un pas. Les personnages deviennent d'une manière ou
d'une autre des prisonniers : ils ne peuvent vivre dans cet enfermement,
mais ils ne peuvent s'en échapper sans courir à la mort : c'est le fameux
« sortez » par lequel Roxane condamne Bajazet à mort ; ou la fin
d'Hippolyte qui, croyant fuir Phèdre, Œnone et Thésée, est déchiqueté
aux portes extérieures de Trézène. De même, dans Nicomède, le héros du
même nom ne peut ni quitter la cour ni y demeurer. S'il part, on le
soupçonne de fomenter un complot ; s'il reste, il est la victime des
intrigues de la marâtre Arsinoé. Les « Juives » de Garnier (Les Juives,
1583), sont également des prisonnières. Tout lieu est ainsi susceptible
d'assurer une fonction authentiquement tragique.

2.4 La vraisemblance et les bienséances

« Il n'y a que la vraisemblance qui puisse raisonnablement fonder,


soutenir et terminer un poème dramatique », affirme l'abbé d'Aubignac
dans sa Pratique du théâtre. Il s'agit à la fois de ne pas choquer le bon
sens et de respecter la logique des sentiments et des caractères. C'est
pourquoi, selon la formule de Boileau, « le vrai peut quelquefois n'être
point vraisemblable ». L'une des originalités de Corneille (et l'une des
causes de la célèbre « querelle » du Cid) est d'avoir constamment préféré
le vrai historique au vraisemblable. Parce qu'il atteint à la généralité, le
vraisemblable permet de créer des situations non seulement crédibles,
mais exemplaires, où chacun peut apprendre. Comme l'observe le père
Rapin dans ses Réflexions sur la Poétique d'Aristote (1674) : « La vérité
ne fait les choses que comme elles sont ; et la vraisemblance les fait
comme elles doivent l'être. »
Quant aux bienséances, elles étaient de deux sortes (c'est pourquoi
l'expression est toujours employée au pluriel).

La bienséance externe
Elle relève d'impératifs éthiques et esthétiques. L'indignation d'un
spectateur, heurté dans sa sensibilité, le conduirait à douter de la
bienséance de l'action. La « dignité » de la tragédie exigeait donc qu'on
ne parlât pas de réalités jugées basses ou vulgaires : tout ce qui touchait
au corps, à la nourriture, à la sexualité. Prise au pied de la lettre, cette
règle risquait d'aboutir à une véritable censure. Chimène n'était-elle pas
pour G. de Scudéry une « impudique » et une « prostituée » ? En
pratique, tout était affaire de tact et de langage. Si on ne pouvait pas tout
montrer sur scène, on pouvait tout suggérer car
Il n'est point de serpent, ni de monstres odieux
Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux
(Boileau, Art poétique, 1674, chant III, v. 1-2.)
La bienséance interne
Elle a pour but de garantir la cohérence de la structure. Les caractères
doivent être conformes à l'image traditionnelle (pas forcément véridique)
que l'histoire et les légendes ont laissée d'eux, aux us et coutumes de leur
pays ; et ils doivent évoluer en fonction de leur dynamique propre (d'où
la condamnation progressive d'un deus ex machina pour dénouer
l'action).

2.5 Des héros « médiocres »

Conformément au précepte aristotélicien, le héros doit être


« médiocre », c'est-à-dire ni franchement vertueux ni totalement
monstrueux. « Il faut, commente Racine, que ce soit un homme qui soit
entre les deux, [...] qui ne soit pas extrêmement juste et vertueux ; mais il
faut que ce soit un homme qui par sa faute devienne malheureux, et
tombe d'une grande félicité et d'un rang très considérable dans une
grande misère. » Son Néron, dans Britannicus, est ainsi un « monstre
naissant », qui bascule de la justice et de la bonté dans la perversité. Seul
le théâtre de Corneille, riche en héros exemplaires qui, après une série
d'épreuves, parviennent à la gloire, offre des exceptions notables à cette
règle par ailleurs unanimement admise. Grâce à cette « médiocrité », la
tragédie suscite, chez le spectateur, la pitié et la crainte, but que se sont
toujours officiellement assigné les dramaturges. Par la médiation
artistique, l'horreur peut se muer en plaisir et opérer une catharsis qui
« purge » l'âme des passions.
1 . René Bray, La Formation de la doctrine classique, Nizet, 1927.
2 . Morvan de Bellegarde, Lettres curieuses de littérature et de morale, 1672.
5

La dramaturgie éclatée
du théâtre moderne
La révolution dramaturgique des années 1950 a bouleversé l'écriture et
la pratique de l'art théâtral. Si le mérite en revient à Beckett, à Ionesco, à
Adamov... – bien que leur enrôlement sous la même bannière du « théâtre
de l'absurde » les ait les premiers surpris –, on ne peut figer l'élan qu'ils
ont initié. D'abord parce que leurs œuvres, après avoir suscité
indifférence ou scandale, sont devenues des classiques, ensuite parce
qu'ils ont des successeurs qui s'efforcent de concevoir le théâtre de
l'« après-Beckett » ou de l'« après-Ionesco », comme ceux-ci inventèrent
en leur temps le « nouveau théâtre ». Ces dramaturges contemporains ne
manquent pas : de Michel Deutsch à Jean-Claude Grumberg, d'Armand
Gatti à Daniel Lemahieu et Bernard-Marie Koltès ; pas plus que ne font
défaut les « ateliers d'écriture » et les expériences collectives.
Entre les auteurs des années 1950 et ceux d'après 1968, des différences
existent certes ; et entre ces derniers, elles ne sont pas moins réelles. C'est
aux monographies et aux études particulières de les souligner. Mais,
outre que le théâtre contemporain rencontre, ici et là, la même
incompréhension que l'« anti-théâtre », des lignes de forces se dessinent
de l'un à l'autre. Ce sont les mêmes refus et, à défaut des mêmes
réponses, les mêmes interrogations.

1. La disparition de la « fable »

Longtemps, le théâtre a raconté une « histoire » : la « fable » était son


royaume tant l'intrigue paraissait constitutive du genre. À l'origine était la
mimésis aristotélicienne : le théâtre était l'« imitation » d'une action. Petit
à petit, depuis le début du siècle, celle-ci s'est fragmentée, atomisée,
néantisée ; Brecht écrivait déjà en 1948 :
Afin que le public ne soit surtout pas invité à se jeter dans la fable
comme dans un fleuve pour se laisser porter indifféremment ici ou là, il
faut que les divers événements soient noués de telle manière que les
nœuds attirent l'attention. Les événements ne doivent pas se suivre
imperceptiblement, il faut au contraire que l'on puisse interposer son
jugement [...] Les parties de la fable sont donc à opposer les unes aux
autres, en leur donnant leur structure propre.
(Bertolt Brecht, « Le Petit Organon pour le théâtre », dans Écrits sur
le théâtre, trad. de Jean Tailleur, L'Arche Éditeur, [1948] 1972.)
C'était, sans remonter à Kleist ou à Büchner, un premier pas vers
l'affranchissement de l'illusion réaliste. Avec et depuis Beckett, le sujet se
réduit à l'état de squelette. Quelle est l'intrigue d'En attendant Godot ? De
La Cantatrice chauve ou des Chaises de Ionesco ?
Cette « crise du sujet » s'alimente de considérations historiques et
idéologiques. Que « raconter » qui rivalise avec les horreurs et la
complexité du réel ? Celui-ci non seulement dépasse toujours la fiction,
mais échappe à toute saisie objective, condamnant ainsi l'ambition
totalisatrice du drame romantique. Raconter, c'est en outre croire à un
sens, ce qui implique un consensus social, que la fin des idéologies
rejette dans l'improbable. C'est enfin admettre la fiabilité du langage. Or
la linguistique a établi que le sens de la parole peut échapper au locuteur
lui-même, que le langage n'est le reflet ni d'une pensée logique, ni d'une
réalité extralinguistique. Raconter devient vain dans ces conditions.
La ruine de la fable n'est pas séparable de la crise du personnage (voir
p. 22) : « Que faire maintenant, s'interrogeait Brecht, puisque dans la vie
réelle l'individu disparaît de plus en plus en tant que tel, en tant
qu'individu indivisible, inéchangeable ? » Elle ne l'est pas davantage du
sens qui non seulement cesse d'être une obligation, mais devient une
illusion, voire une supercherie. Les recherches linguistiques et
sémiotiques ont toutes mis en valeur la place éminente du lecteur dans
l'acte de lecture, moins pour lui reconnaître une impérialiste subjectivité
que pour souligner l'existence d'un dialogue permanent entre chaque
lecteur et le texte, entre chaque spectateur et la représentation. Un texte
ne « dit » pas : il « répond » et reçoit des sens différents. Les spectateurs
qui assistèrent à la première du Piéton de l'air (1963) pouvaient songer
aux tableaux oniriques de Chagall. Mais depuis la conquête de l'espace et
les sorties d'astronautes hors de leurs vaisseaux ? Pas plus qu'il n'y a dans
la peinture abstraite de sens préexistant au regard, il n'y en a qui préexiste
au texte dramatique. « Est-ce qu'on ne serait pas en train de signifier
quelque chose ? » dit ironiquement Hamm à Clov dans Fin de partie.

2. De la « belle langue » à la « tragédie


du langage »

Le langage dramatique s'est du même coup modifié. Depuis ses


origines et, à tout le moins, depuis le xviie siècle, le théâtre se confondait
avec la tradition d'une « belle langue ». Un « beau » texte était d'abord un
texte « bien » écrit, qu'il fallait ensuite « bien » dire. Le langage
dramatique ne pouvait être le « langage parlé ». C'était, par excellence, le
cas de la tragédie – qui, conformément à la Poétique d'Aristote, se devait
de posséder un langage noble – mais aussi des plus ambitieuses
comédies. Même les auteurs réalistes du xixe siècle considéraient qu'un
dialogue « réel » n'était pas un bon dialogue : ils l'épuraient de ses
hésitations, de ses répétitions, de ses imprécisions.
Cette conception s'est maintenue durant des siècles et rallie encore
aujourd'hui de nombreux suffrages. La poésie du drame symboliste ou
des œuvres comme celles de Claudel montrent que le langage dramatique
peut s'éloigner sans dommage de la parole courante. Dans L'Impromptu
de Paris, Giraudoux protestait contre la tentation de réduire l'écrit au
parler :
Si dans votre œuvre, vos personnages évitent cet aveulissement du
mot et du style, s'ils n'ont pas trop, pour expliquer leur pensée, de toutes
les nuances de notre grammaire et de notre langage, si dans leurs
bouches il y a des subjonctifs, des futurs conditionnels, des temps, des
genres, c'est-à-dire en somme, s'ils ont de la courtoisie, de la volonté, de
la délicatesse, s'ils utilisent le monologue, le récit, la prosopopée,
l'invocation, c'est-à-dire s'ils sont inspirés, s'ils voient, s'ils croient, vous
vous entendez dire aussitôt avec politesse, mais avec quel mépris, que
vous êtes non un homme de théâtre, mais un littérateur !
(L'Impromptu de Paris, © Jean-Pierre Giraudoux, 1937.)
Ce « classicisme » n'allait pas sans postulat, avoué ou inavoué. Il
implique en effet une confiance absolue dans le mot, capable de tout
signifier et de tout dévoiler.
Le théâtre contemporain est au contraire devenu une immense
« tragédie du langage » selon l'expression de Ionesco. La parole, son
ambiguïté sont peu ou prou son véritable sujet :
Comment prendre conscience de nos contradictions, les rendre au
moins égales ? Il faudrait réaliser historiquement, au même moment,
une sorte d'idée double, une intention et son contraire, savoir que
lorsqu'on désire une chose, c'est aussi (et même surtout) son contraire
que l'on désire ; et installer le tout dans sa contradiction interne vivante.
(Ionesco, Notes et contre-notes, éd. cit.)
La Cantatrice chauve est à cet égard exemplaire. Les mots, les
phrases, les assertions s'associent en raison même de leur
incompatibilité :
Mary (aux époux Martin). – Pourquoi êtes-vous venus si tard !
Vous n'êtes pas polis. Il faut venir à l'heure. Compris ?
Asseyez-vous quand même là, et attendez, maintenant.
(sc. 3)
Automatisme et dérision dépossèdent les êtres de leur langage.
Le protagoniste de L'Invasion d'Adamov meurt de ne pas saisir
l'étrangeté des mots :
Il n'y a pas encore longtemps, je ne pouvais même pas aller jusqu'au
bout d'une phrase ; je me torturais pendant des heures avec les questions
les plus simples. (Détachant ses mots.) Pourquoi dit-on : « Il arrive » ?
Qui est-ce « il », que veut-il de moi ? Pourquoi dit-on « par » terre,
plutôt qu'« à » ou « sur » ? J'ai perdu trop de temps à réfléchir sur ces
choses. (Pause.) Ce qu'il me faut, ce n'est pas le sens des mots, c'est leur
volume et leur corps mouvant.
(In Théâtre, I, © Gallimard, 1953, p. 86.)
Quant à Clov, il réplique à Hamm dans Fin de partie :
J'emploie les mots que tu m'as appris ; s'ils ne veulent plus rien dire,
apprends-m'en d'autres. Ou laisse-moi me taire.
Le théâtre dès lors explore, montre, dit l'énigmatique et
l'incompréhensible. À la mimésis s'est substitué l'« être-là » ; à la
représentation, la présentation ; au théâtre de la « belle langue », le travail
sur la langue. Ainsi que l'observe Michel Vinaver :
Le flot du quotidien charrie des matériaux discontinus, informes,
indifférents, sans cause ni effet. L'acte d'écriture ne consiste pas à y
mettre de l'ordre, mais à les combiner, tels, bruts, par le moyen de
croisements qui eux-mêmes se chevauchent. C'est l'entrelacs qui permet
aux matériaux de se séparer pour se contrer, qui introduit des
intervalles, des espacements.
(Écrits sur le théâtre, © L'Aire, 1982, p. 126.)
Faux dialogue, système inadéquat des répliques, désordre de la
conversation (traitant simultanément de plusieurs sujets), enchaînement
de banalités et de lieux communs : les liens sont dans le labyrinthe
souterrain d'une communication difficile, voire impossible, entre des îlots
de paroles. Adamov (dans La Parodie), Ionesco (Le Nouveau Locataire
ou Ce Formidable Bordel), Tardieu (L'ABC de notre vie) ont tous campé
ces personnages qui, angoissés à l'idée que s'instaure le silence et meure
le contact de la communication, parlent pour ne rien dire, sinon pour dire
cette peur secrète.

3. Le dérèglement du temps et de l'espace

Éléments fondateurs du théâtre, le temps et l'espace subissent une


« déconstruction » analogue à celle qui frappe la « fable » et les
personnages. Ce n'est pas seulement un moyen de souligner le désarroi
des êtres. Ces notions, longtemps claires et « réalistes », sont devenues à
leur tour évanescentes. Depuis Bergson et Marcel Proust, on sait que le
temps vécu ne correspond pas au temps mathématiquement mesuré. Le
temps est un effet de la conscience et de la mémoire. Mais, à la différence
d'À la recherche du temps perdu, le passé semble non pas se déposer ou
se décanter, mais s'engloutir dans un oubli qu'accélèrent le mal-être et/ou
la surabondance des informations. L'espace éclate de même, de
surimpression géographique en démultiplication.
Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-
sept coups anglais.
Mme Smith. – Tiens, il est neuf heures.
(La Cantatrice chauve, in Théâtre, I, © éd. Gallimard.)
Ainsi débute La Cantatrice chauve. Ce début est demeuré célèbre dans
les annales. Plusieurs moyens sont possibles pour suggérer un « autre »
temps. Sans prétendre à l'exhaustivité, en voici quelques-uns parmi les
plus importants.
Le plus simple à concevoir (mais non le plus facile à mettre en œuvre)
consiste dans l'abandon de la chronologie, par la pratique des retours en
arrière ou des anticipations. C'est le cas dans Victimes du devoir de
Ionesco, ou dans Le Jardin des délices d'Arrabal, le personnage disposant
d'un casque muni de boutons lui permettant, le cas échéant, de voir le
passé ou l'avenir.
La répétition (ou la structure cyclique) brise le dynamisme vectoriel du
temps (passé, présent, avenir) dont chacun a communément conscience.
L'acte II d'En attendant Godot reprend en partie l'acte I, et la fin de la
pièce renvoie au début. Le procédé offre en outre l'avantage de supprimer
toute idée de dénouement, susceptible de suggérer un événement datable
ou du moins repérable.
Le recours à l'onirisme peut également mêler les époques, gommer
toute chronologie. Ionesco s'en est fait une spécialité : Amédée, dans la
pièce qui porte son nom, est un cadavre qui, ne cessant de grandir,
symbolise le déchirement et la mort d'un couple.
De plus jeunes dramaturges osent d'autres techniques. Jean-Pierre
Sarrazac (né en 1946) situe les deux personnages de La Passion du
jardinier (1989) dans un « après la mort » qui autorise, par définition, un
traitement fantastique du temps (c'est déjà le cas dans Huis clos de
Sartre).
Quels que soient les moyens mis en œuvre pour dérégler le temps, la
question fondamentale demeure évidemment celle de leur but. Celui-ci,
on s'en doute, n'est pas unique. Il peut s'agir de traduire l'absurde, le
malaise d'une conscience dépossédée de ses points de repère, incapable
de se constituer ou de s'appréhender dans la durée. Chez Arrabal, il s'agit
d'exprimer le présent, un présent qui, parce qu'il est isolé et déconnecté,
peut accueillir l'imprévu, bouleverser les interdits. C'est, selon sa
formule, un « théâtre panique ».
Mais il est bien d'autres possibilités. La déconstruction temporelle
facilite l'émergence du passé dans le présent ou du futur dans le présent.
Comme l'écrit J.-P. Sarrazac dans L'Avenir du drame (1981) : « Le
présent [est] hanté par un passé de catastrophe, d'apocalypse ou de
remords, la vie pénétrée par la mort, le drame ouvrant un travail de deuil
et de résurrection. » C'est un peu la technique du psychodrame. Le Pique-
nique de Claretta de René Kalisky (1973) ressuscite lors d'une soirée la
fin du régime de Mussolini.
Dans tous les cas, le dérèglement du temps fonctionne comme une
invitation au spectateur-lecteur : en l'absence de toute illusion réaliste, il
lui faut saisir la tresse des fils, percer l'économie de l'œuvre, soupeser le
« montage » pour construire un sens.
Le traitement de l'espace connaît d'aussi profondes manipulations.
Lorsqu'il conserve son apparence réaliste, sa banalité le rend
géographiquement indéfini. On serait bien en peine de localiser l'action
de Rhinocéros : « Une place dans une petite ville de province », indique
la didascalie initiale – en fait n'importe où. Les lieux de Fin de partie
sont impossibles à déterminer. Les techniques audiovisuelles rendent plus
faciles la surimpression des lieux. Des diapositives de rhinocéros
projetées sur le fond de la scène, avec un bruitage approprié, faisaient
sentir, lors d'une reprise de la pièce de Ionesco, la présence de la rue dans
la chambre même de Bérenger. L'univers imaginaire dispense les
dramaturges de justifier et de matérialiser la multiplication des lieux.
L'ubiquité, pourrait-on dire, y est par principe naturelle ; de même, le tri
qu'opère la mémoire des personnages, aboutit à un voyage fragmenté
dans l'espace. Souvent celui-ci concrétise les angoisses et les désirs des
personnages pour devenir une représentation du monde intérieur. La
scénographie – qui a suppléé le terme de « décoration » trop superficiel –
approfondit le rapport des personnages à l'espace (et par là même au
spectateur). Ainsi dans La Lacune de Ionesco, les murs du salon de
l'Académicien sont couverts de diplômes, traduction de son appétit de
puissance et de reconnaissance. Au même titre que le temps, l'espace
s'intègre dans un système global de signes.

4. La langue du corps

Quand le langage s'effondre, subsiste le corps à qui le théâtre


contemporain accorde une importance prépondérante. De simple
émetteur vocal qu'il était, il devient une langue à part entière. Il est le
lieu, la forme et la médiatisation de l'étrangeté, de la violence et de la
déchéance. Nagg et Nell dans Fin de partie sont des culs-de-jatte jetés
dans des poubelles, condamnés à souffrir et à faire souffrir. Chez Arrabal,
le sadisme s'exprime par les souffrances physiques infligées à l'autre.
Chez Ionesco, le corps reste une énigmatique horreur. Dernier homme au
milieu des rhinocéros victorieux, Bérenger se découvre étranger à lui-
même :
Un homme n'est pas laid ! (Il se regarde en passant la main sur sa
figure.) Quelle drôle de chose ! À quoi je ressemble ? À quoi ? (Il se
précipite vers un placard, en sort des photos, qu'il regarde.) Des
photos ! Qui sont-ils tous ces gens-là ?
(Rhinocéros, éd. cit.)
Mutilé et/ou grotesque, travesti ou déformé à la manière des
surréalistes et de Picasso, le corps prend le relais d'un langage impuissant
à traduire la réalité brute de la douleur, des obsessions, de l'identité, à un
tel point que l'espace devient parfois son prolongement. Les fissures et le
délabrement du palais de Bérenger ier, dans Le Roi se meurt, s'aggravent
avec l'état de santé du roi, dont ils sont à la fois l'objectivation et
l'extension. Dans Oh les Beaux jours, Winnie s'enfonce dans un immense
mamelon qui dit sa lente disparition.
La danse, avec ou sans accompagnement musical, traduit de son côté
la vérité des relations entre les personnages, que le discours pourrait
masquer ou altérer. Elle dit toujours vrai, soit pour exprimer la joie soit
pour souligner de nouveau l'incommunicabilité. Lucky danse, s'arrête
soudain :
Pozzo. – Autrefois, il dansait la farandole, l'almée, le branle, la gigue,
le fandango et même le hornpipe. Il bondissait. Maintenant, il ne fait
plus que ça. Savez-vous comment il l'appelle ?
Estragon. – La mort du lampiste.
Vladimir. – Le cancer des vieillards.
Pozzo. – La danse du filet. Il se croit empêtré dans un filet.
(Samuel Beckett, En attendant Godot, Éd. de Minait, 1953.)
Adamov use d'un autre procédé dans La Parodie : l'impossible
harmonie des personnages est suggérée par leurs pas de danse, en retard
ou en avance sur la musique.
Il va de soi que cette langue du corps est d'une richesse théâtrale
exceptionnelle puisqu'elle passe par le corps réel du comédien sur scène.
6

De la mise en scène
Le rôle croissant du metteur en scène est l'un des traits majeurs de la
pratique théâtrale du xxe siècle. La presse, le grand public ne parlent-ils
pas couramment du « Dom Juan de Vilar », du « Dandin de Planchon »,
du « Tartuffe de Vitez » ou du « Cid de F. Huster » ? Comme si ceux-ci
étaient devenus les co-créateurs, voire les créateurs des pièces
représentées. Et les uns de s'indigner des « libertés prises » avec un texte
qu'ils ne reconnaissent plus ; les autres de s'en féliciter au contraire parce
qu'elles l'éclairent d'une lumière nouvelle. Ces réactions opposées,
parfois plus affectives que culturelles, renvoient, fût-ce implicitement, à
deux conceptions de la mise en scène.

1. Révélation et réinterprétation

Ordonnateur du spectacle, le metteur en scène est un participant obligé


de la liturgie théâtrale. Sans lui, la pièce n'arriverait pas à la
représentation, ou celle-ci ne serait qu'une récitation. Mais est-il un
médium ou un démiurge ?

1.1 Au seul service du texte

Longtemps la mise en scène a été considérée comme un art second (ce


qui ne veut pas dire secondaire). Le dramaturge est et demeure premier ;
il précède le metteur en scène et a préséance sur lui. Dans cette optique,
la vocation de ce dernier est de faire vivre la pièce, d'en révéler les
potentialités. C'est la position de Jean Vilar :
Le créateur au théâtre, c'est l'auteur. Dans la mesure où il apporte
l'essentiel [...]. Le texte est là, riche au moins d'indications scéniques
incluses dans les répliques même des personnages (mise en place,
réflexes, attitudes, décor, costumes...). Il faut avoir la sagesse de s'y
conformer. Tout ce qui est créé hors de ces indications est « mise en
scène » et doit être de ce fait méprisé et rejeté [...]. [Le metteur en
scène] est enchaîné à un texte vis-à-vis duquel il discerne toutes les
libertés. Mais ses idées et ses aspirations sont tributaires de celles d'un
autre [...]. Il doit ou prendre en charge, du premier au dernier mot, le
texte qu'on lui propose et créer selon sa propre imagination, ou se
démettre.
(De la tradition théâtrale, L'Arche Éditeur, 1955.)
Jouvet ne disait pas autre chose : « C'est l'enseignement du texte seul
qui guide, c'est le texte seul qui conduit une représentation »
(Témoignages sur le théâtre, 1952). La soumission est le maître-mot.
Elle n'est pas, loin s'en faut, adaptation mécanique. Elle est écoute,
auscultation minutieuse de l'œuvre. Il suffit, pour s'en rendre compte, de
lire les notes de Jean Vilar ou, par exemple, la Mise en scène de
« Phèdre » (1972) de Jean-Louis Barrault :
Il ne faut aucun ornement ou accessoire à l'action : une salle voûtée,
un siège que l'on apporte à la scène 3 de l'acte I, que l'on enlève au
premier entracte. Seuls les jeux de lumière et d'ombre doivent tenir lieu
de décor. Le drame se joue dans l'espace étroit, à demi obscur, d'une
pièce anonyme. Par contraste, des taches de lumière rappelleront la
proximité du monde extérieur lumineux, la possibilité d'une évasion
finalement refusée. Ainsi éclatera l'opposition entre le palais de
Trézène, lieu devenu irrespirable, et les alentours où règnent la liberté,
l'innocence et le bonheur.
(Phèdre [Mise en scène], de Jean-Louis Barrault, coll. « Points
Essais »,© Éditions du Seuil, 1972.)

1.2 Une co-création de l'œuvre


Cette conception de la mise en scène prévalut en gros jusque dans les
années 1960 : de Pitoëff à Copeau, de Vilar à Barrault. Elle possède ses
lettres de noblesse. Le metteur en scène se voue au culte du texte, qu'il
s'agit de servir le mieux possible. Mais c'est postuler l'existence d'une
signification cachée de l'œuvre. Or cette existence est devenue
problématique. En témoignent les interprétations radicalement différentes
que la critique ou les grandes mises en scène ont parfois données des
chefs-d'œuvre. Qu'Orgon soit sous la coupe et l'influence de Tartuffe, la
comédie de Molière le dit. Mais d'où vient son aveuglement ?
D'angoisses métaphysiques, de frustrations mondaines, d'une
homosexualité latente comme le croit Vitez ? Et Tartuffe croit-il en
Dieu ? L'œuvre n'en souffle mot. À supposer même qu'une époque
s'accorde sur un sens, faut-il en déduire que ce sens est définitif,
transhistorique ? Évidemment non.
En proclamant la « mort de l'auteur », R. Barthes (qui ne parlait pas
expressément du théâtre, mais ses propos sont extensibles) conférait au
lecteur un rôle majeur, non seulement dans la réception de l'œuvre (ce qui
va de soi), mais aussi dans la construction d'un sens :
La lecture est de droit infinie, en ôtant un cran d'arrêt du sens, en
mettant la lecture en roue libre (ce qui est sa vocation structurelle), le
lecteur est pris dans un renversement dialectique ; finalement, il ne
décode pas, il surcode ; il ne déchiffre pas, il produit, il entasse des
langages, il se laisse infiniment et inlassablement traverser par eux : il
est cette traversée.
(Le Bruissement de la langue, Éditions du Seuil, 1984.)
Auparavant, Sartre avait analysé les rapports entre production et
réception d'un texte, entre écriture et lecture : « C'est l'effet conjugué de
l'auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu'est
l'ouvrage de l'esprit : il n'y a d'art que pour et par autrui1. »
Ces remarques valent encore plus pour le théâtre. Le spectacle n'établit
de relations entre l'œuvre et le public que par la médiation du metteur en
scène et de ses comédiens. Le texte joué, vu par le public, est d'abord le
texte vu, « interprété » par le metteur en scène. En son temps, Artaud
n'hésitait pas à affirmer : « Pour moi, nul n'a le droit de se dire auteur,
c'est-à-dire créateur, que celui à qui revient le maniement direct de la
scène2. »
La question de savoir si une mise en scène est ou non conforme à celle
de la création d'une pièce est en fait oiseuse. Outre qu'une réponse
affirmative condamnerait à une stérile réitération et absolutiserait une
lecture particulière et historique, toute mise en scène est nécessairement
invention.
Le texte théâtral n'est en effet qu'un élément de la représentation. Sa
part varie selon les tenants d'une conception « classique » ou « avant-
gardiste ». Mais il n'en est qu'une part. Il convient d'abord de prendre en
compte les éléments non verbaux que les didascalies ne peuvent toutes
indiquer. Par ailleurs, le texte permet rarement de bâtir une proxémique
(analyse des rapports fondés sur la distance physique). Soit le dialogue
d'Hippolyte et de Théramène qui constitue l'exposition de Phèdre : d'où
vient Hippolyte ? Théramène le suit-il ? le précède-t-il ? quelle est leur
évolution sur la scène ? Comme l'écrit A. Ubersfeld, le texte de théâtre
est toujours un texte « troué ». Au metteur en scène de choisir quels
« trous » combler.
On sait par ailleurs depuis la définition saussurienne du signe que tout
texte peut se lire selon deux axes : l'axe paradigmatique (celui des
substitutions) et l'axe syntagmatique (celui des combinaisons). Toute
représentation peut favoriser le passage d'un axe à un autre ou des séries
de transferts. Par exemple le trône qui désigne un objet réel renvoie
surtout à une nomination et à une pratique du pouvoir. On peut le figurer
par un autre objet, par un autre signe qui appartient au même sème. Que
signifie le mot sang ? Une couleur, une race, une hérédité, une violence...
S'ouvre un jeu polysémique infini, qu'aucune représentation ne peut
exprimer dans sa globalité, mais qui laisse à toute représentation non pas
une possibilité mais une nécessité de construction. L'histoire de la mise
en scène est ainsi passée d'une pratique où le texte faisait sens à une
pratique où, s'inscrivant dans une dramaturgie d'ensemble, tout fait sens.
Sans être uniques, deux conceptions du théâtre et de la mise en scène
ont principalement dominé à partir des années 1960 : celles d'Artaud et
de Brecht.
2. Antonin Artaud et « le théâtre de la cruauté »

Marqué par le surréalisme auquel il appartint un temps, possédant une


double expérience d'auteur et de metteur en scène acquise au « Théâtre
Alfred Jarry » (fondé en 1920 avec Vitrac et Robert Aron), Antonin
Artaud (1896-1948) a exposé ses idées dramaturgiques dans une série
d'articles réunis dans Le Théâtre et son double.

2.1 Vers un théâtre total

Artaud se rebelle contre « une culture qui n'a jamais coïncidé avec la
vie et qui est faite pour régenter la vie » ; de là sa condamnation du
théâtre psychologique et ses efforts pour briser le langage, car « les idées
claires sont, au théâtre comme partout ailleurs, des idées mortes et
terminées ». Aussi préconise-t-il le recours systématique à d'autres
moyens d'expression que la parole : la musique, la danse, la pantomime,
l'éclairage... Le but est d'instaurer un « spectacle total où le théâtre saura
reprendre au cinéma, au music-hall, au cirque et à la vie même ce qui de
tout temps lui aura appartenu ».
C'est qu'Artaud considère le théâtre comme une aventure intellectuelle
et psychique : il est le « double » non pas de la réalité quotidienne dont il
ne serait qu'une vulgaire copie, mais d'une autre réalité, celle des
mythes :
Une vraie pièce de théâtre bouscule le repos des sens, libère
l'inconscient comprimé, pousse à une sorte de révolte virtuelle, impose
aux collectivités rassemblées une attitude héroïque et difficile. Nous
voulons faire du théâtre une réalité à laquelle on puisse croire et qui
contienne pour le cœur et les sens cette espèce de morsure concrète que
comporte toute sensation vraie. De même que nos rêves agissent sur
nous et que la réalité agit sur nos rêves, nous pensons qu'on peut
identifier les images de la pensée à un rêve, qui sera efficace dans la
mesure où il sera jeté avec la violence qu'il faut.
(Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, © Éd. Gallimard, 1938.)
Pour y parvenir, un seul moyen : la cruauté, physique et morale.
Artaud compare le théâtre à la « peste » qui, condamnant l'homme à une
mort imminente, libère pour cette raison les forces, les obsessions, les
fantasmes jusque-là refoulés. L'expérience devient vitale et initiatique.

2.2 La mise en scène

La mise en scène traditionnelle s'en trouve bouleversée. Il s'agit


d'abord de modifier la relation séculaire de l'acteur et du spectateur :
Nous supprimons la scène et la salle qui sont remplacées par une
sorte de lieu unique, sans cloisonnement ni barrière d'aucune sorte, et
qui deviendra le thème même de l'action. Une communication sera
établie entre l'acteur et le spectateur, du fait que le spectateur placé au
milieu de l'action, est enveloppé et sillonné par elle.
(Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, éd. citée.)
L'utilisation des diverses techniques d'expression (autres que la parole
organisée en dialogues) tend à plonger le spectateur dans une sorte de
transe, qui abolit tout repère rationnel. Dépossédé de son identité, il est
emporté dans un tourbillon qui doit lui faire retrouver des émotions
primitives, sacrificielles, comme au temps où le théâtre avait partie liée
avec l'horreur sacrée. Dans l'une de ses pantomimes, Il n'y a plus de
firmament, Artaud cherche à exprimer l'angoisse de la fin du monde : le
système solaire va exploser, la Lune tomber ; déjà la course de la Terre se
dérègle ; l'attente du cataclysme révèle la violence non du cosmos, mais
de la nature humaine.
Le corps devient dès lors un élément primordial. Il représente et il dit
le symbole. C'est laisser une grande part d'improvisation à l'acteur sans
qu'il soit pour autant totalement libre de son jeu. Il lui appartient en effet
moins d'éprouver la transe que de la susciter : « Savoir par avance les
points du corps qu'il faut toucher, c'est jeter les spectateurs dans les
transes magiques. »

2.3 La postérité d'Artaud


Les théories d'Artaud ne vont pas sans difficultés. L'une des plus
redoutables est sans doute son refus du théâtre-représentation. Le
spectacle perd, avec sa fonction ludique, son caractère de simulacre. Il se
mue en expérience unique qui ne peut s'accommoder de la réitération :
« Nous jouons notre vie dans le spectacle qui se déroule sur la scène [...].
Le spectateur sera secoué et rebroussé par le dynamisme intérieur du
spectacle, et ce dynamisme sera en relation directe avec les angoisses et
les préoccupations de toute sa vie. » La deuxième difficulté tient à
l'existence – fort problématique – d'une adhésion collective à un système
de croyances. Pour naître et pour se révéler efficace, la transe suppose en
effet que le public (pris comme un tout, non comme une addition
d'individus) accepte l'idée d'une « communication » avec des forces
invisibles et qu'il en accepte la vertu thérapeutique. Enfin, comme le
remarque Jacques Derrida, la tentative de saisir la vie dans ses seules
profondeurs est malaisément représentable3.
Les théories d'Artaud n'en eurent pas moins un impact considérable
dans les années 1960. Elles sont à l'origine de ce qu'il est aujourd'hui
convenu d'appeler le théâtre d'improvisation et de création collective. Les
Américains, les premiers, s'en inspirèrent avec le Living Theater de
Julien Beck ou le Bread and Pupett Theater. Dans les deux cas, il
s'agissait de recréer un rite, par le recours à la violence ou au mythe. Les
immenses marionnettes du Bread and Pupett équivalent par exemple aux
idoles de pierre des temples anciens. La venue de ces troupes en France
suscita un regain d'intérêt pour les idées d'Artaud. À sa façon, le Théâtre
du Soleil d'Ariane Mnouchkine, qui privilégie la création collective au
détriment du travail du dramaturge, se situe dans cette lignée.

3. Bertolt Brecht et la distanciation

Le public français découvre l'œuvre de Brecht après 1950 avec les


représentations de L'Opéra de quat'sous, de Mère Courage, de
l'Exception et la règle ou de La Résistible ascension d'Arturo Ui... Quant
à ses Écrits sur le théâtre, qui rassemblent l'essentiel de ses théories
dramatiques, ils ne sont traduits et publiés qu'en 1964 (aux éditions de
L'Arche).
3.1 Du rejet du théâtre aristotélicien au théâtre épique

Brecht conçoit le théâtre comme un lieu de désaliénation du spectateur.


Aussi condamne-t-il sans appel la notion aristotélicienne d'« imitation »,
à laquelle il adresse trois griefs principaux :
génératrice d'une forme fatalement close, elle accrédite l'idée d'une
vérité immuable, préjudiciable à l'exercice de l'esprit critique ;
en faisant croire à la réalité des événements représentés, elle
contraint à s'identifier au héros et à perpétuer une illusion ;
fondée sur le conflit qui oppose un personnage à la société, elle
entretient le mythe du primat de l'individu, alors qu'il n'est que le
jouet, ou le produit, de forces socio-économiques, selon la vision
marxiste à laquelle adhère Brecht.
Au théâtre aristotélicien, il oppose donc le « théâtre épique ».
L'expression est paradoxale : genre narratif, l'épopée s'est toujours
distinguée du théâtre (du δραμα), champ d'une action. Mais, selon
Brecht, les techniques audiovisuelles et les progrès de la mise en scène
permettent l'insertion du narratif dans l'action. En outre l'« épique » nie
l'« imitation » et interdit l'« illusion ». Historique par définition, il expose
des faits qui se présentent comme passés (alors que le théâtre
aristotélicien vise à faire croire à la contemporanéité de l'action). La
profusion de la matière l'emporte sur la linéarité de l'intrigue. Les
attitudes individuelles comptent moins que les relations tissées entre les
personnes par l'évolution de la Société et de l'Histoire. « Le théâtre
épique s'intéresse avant tout au comportement des hommes les uns envers
les autres, là où ce comportement présente une signification historico-
sociale, là où il est typique. » Au conflit succèdent la contradiction et
l'opposition. Mère Courage ne comprend pas que la guerre qui l'enrichit
(elle est commerçante de son état) tue en même temps ses enfants. Au
spectateur d'en tirer les conclusions, comme de réagir à l'ascension
d'Arturo Ui, en prévoyant ses forfaits et, par là même, en les empêchant.

3.2 La distanciation
Seule la distanciation favorise cette réaction libératrice du public. Elle
commande l'écriture dramatique, la mise en scène et le jeu des acteurs.

L'écriture dramatique

La destruction de l'illusion théâtrale passe par la fragmentation de


l'action, dont la linéarité disparaît au profit d'une juxtaposition de
séquences, qui deviennent les véritables unités de l'œuvre. Mère Courage
alterne les séquences où l'héroïne apparaît dans ses rôles de mère et de
commerçante. Par rapport à l'histoire centrale, les événements peuvent
conserver une certaine autonomie. Un récitant annonce, le cas échéant, le
dénouement longtemps à l'avance. Sans inquiétude sur l'issue finale, le
spectateur concentre son attention sur le déroulement et la globalité des
faits. Affectivement autonome, il garde l'esprit libre. Les archaïsmes du
langage l'alertent sur le caractère révolu de l'action. Quant aux songs
(passages versifiés et chantés), ils introduisent à tous égards une rupture
qui empêche la moindre identification.

La mise en scène

Le décor participe à et de la distanciation. Loin de se faire un auxiliaire


visuel et sonore de l'action, il en souligne l'envers, les conditions factices
de sa représentation. On verra par exemple la machinerie qui rend le
spectacle possible. Une projection cinématographique de documents peut
infirmer les propos du personnage ; la musique créer des effets de
contrastes. Toujours il s'agit de briser l'illusion que célébraient tant les
classiques.

Le jeu des acteurs

Enfin, l'acteur ne doit pas s'identifier à son personnage. Pour cela,


Brecht suggère différents moyens :
Le comédien qui renonce à la métamorphose intégrale dispose de
trois procédés qui l'aideront à distancier les paroles et les actions du
personnage à représenter :
1. La transposition à la troisième personne.
2. La transposition au passé.
3. L'énoncé d'indications scéniques et de commentaires.
La transposition à la troisième personne et au passé permet au
comédien de se placer à une juste distance de son personnage. Il
cherche en outre des indications de mise en scène et il les dit pendant
qu'il répète [...].
En introduisant sa réplique par une indication de mise en scène dite à
la troisième personne, le comédien provoque le heurt de deux cadences,
la deuxième (celle du texte proprement dit) se trouve dès lors
distanciée.
(Bertolt Brecht, « Nouvelle technique d'art dramatique » in Écrits sur
le théâtre, tome 1, trad. Jean Tailleur et Guy Delfel, L'Arche Éditeur,
1972.)

3.3 La fortune de Brecht

L'influence de Brecht sur la mise en scène française atteint son apogée


dans les années 1955-1962, pour décroître après 1968. C'est Roger
Planchon qui la subit le plus fortement, et qui l'assume le plus
consciemment. Jusque dans les grandes œuvres du répertoire qu'il a
« montées », il cherche à montrer combien les conflits individuels
(souvent sentimentaux) naissent d'une lutte de classes et de facteurs
économiques. Son choix du George Dandin de Molière est à cet égard
révélateur : de tous les personnages moliéresques, ce paysan parvenu est
le seul à avoir conscience d'avoir trahi ses origines en épousant une jeune
noble désargentée. Le texte lui-même, par ses monologues où Dandin se
reproche sa vanité et la regrette amèrement, invite à la « distanciation ».
Malgré les brillantes applications qu'a su en donner Planchon, les
théories brechtiennes ont connu une double mésaventure qui a précipité
leur déclin : on les a assimilées à une vulgate communiste et on en a fait
un lourd instrument didactique, alors que Brecht souhaitait avant tout
créer un nouveau type d'illusion. Le spectateur, à qui on ne cesse de
montrer que la scène est un monde irréel, doit savourer ce plaisir, inédit
au théâtre, de ne pas, de ne plus être dupe. Politique en ce sens qu'il
favorisait la réflexion critique, le théâtre devait rester, selon Brecht,
l'univers du jeu.

4. De nouvelles pistes

4.1 De rupture en rupture

Même si ce fut pour des raisons différentes, le théâtre de la cruauté


d'Artaud et le théâtre épique de Brecht ont marqué une rupture radicale
avec la tradition occidentale de la scène. Aujourd'hui, le théâtre se meut
au-delà de toute frontière, de toute définition théorique préétablie. Art et
aire du jeu, l'improvisation, le plaisir de jouer ont été à la source des
créations de Vitez. Son idée selon laquelle on peut « faire du théâtre de
tout » a conduit à remettre en cause la notion même de texte théâtral.
Tout désormais peut l'être : une adaptation de roman réalisée par le
metteur en scène ; une réécriture partielle ou totale (La Tragédie de
Carmen, de Peter Brook, et non plus Carmen). L'œuvre, appartînt-elle au
grand répertoire classique, a perdu son caractère sacré. De là des
spectacles qui parfois choquent les puristes.
Parallèlement, sous l'influence de l'Orient, le théâtre est devenu un
exercice de la mémoire collective et/ou individuelle. Il emprunte de plus
en plus aux techniques et aux cultures africaine, indienne, chinoise. Des
cosmogonies (comme le Mahabharata) sont montées ; des histoires à la
fois actuelles et mythiques sont écrites (L'Histoire terrible mais
inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge d'Hélène Cixous,
montée par le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine, 1985).
Depuis bientôt deux décennies, c'est la nature même de l'interprétation
qui se trouve remise en cause. S'il reste entendu avec Michel Deutsch que
le théâtre « a passé le sens à la rubrique perte sans profit » (Inventaire
après liquidation, L'Arche Éditeur, 1990), des dramaturges et metteurs en
scène comme Valère Novarina remettent en cause le rôle même de
l'acteur, qui n'a plus rien à transmettre ni à interpréter. Pas plus que le
texte ne constitue un tout cohérent, logique et traversé de sens, l'acteur
n'est une pensée organisée : il n'est qu'un corps qui s'empare d'un texte,
« un corps qui bouge, respire, bande, suinte, s'use » (V. Novarina, Le
Théâtre des paroles, POL, 1989). C'est à la fois réexplorer les pistes
ouvertes par Artaud et en ouvrir de nouvelles.

4.2 Le métathéâtre

Forgé en 1963 par Lionel Abel (Metatheatre. À New View of Dramatic


Form, Hill and Wang, New York), le concept de métathéâtre est à
l'origine de bien des pratiques théâtrales contemporaines. Celui-ci
s'applique à toute pièce, ou toute scène, centrée sur l'écriture théâtrale. Il
désigne tout théâtre qui se dit tel et se montre comme tel. Le théâtre dans
le théâtre – pièce englobant en partie ou en totalité une autre pièce – en
fait naturellement partie. De L'Illusion comique de Corneille à Six
personnages en quête d'auteur de Pirandello, la liste est longue de ces
pièces qui ont eu recours à ce procédé, vieux de plusieurs siècles.
Si le métathéâtre englobe le théâtre dans le théâtre, il est toutefois plus
vaste que ce dernier. Il peut en effet s'appliquer à toute pièce qui présente
la vie comme un « songe » (une fiction, une illusion), comme un jeu, une
comédie, bref qui abolit toute frontière entre l'œuvre et le « réel »,
comme, par exemple, dans Le Jeu de l'amour et du hasard de Marivaux.
Les mises en scène modernes révèlent au spectateur cette
métathéâtralité en intégrant à la représentation elle-même tout ou partie
du travail préliminaire qui a présidé à celle-ci (sur la gestuelle, la
déclamation, la proxémique…). C'est une extension et une généralisation
de la distanciation brechtienne. La mise en scène montre le spectacle et
montre comment elle l'a monté (cas du Living Theater ou de certains
spectacles de Vitez).
1 . In Qu'est-ce que la littérature, éd. Gallimard, 1949.
2 . In Le Théâtre et son double (1938), Œuvres complètes, t. V, éd. Gallimard ; rééd. 1964.
3 . « Le Théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation », Critiques, 1966.
Deuxième partie

Panorama historique
et esthétique
7

La comédie
Comme la tragédie (voir p. 88), la comédie est d'origine grecque.
Aristote la rattache aux processions burlesques – le cômos (d'où dérive le
mot cômodia) en l'honneur du dieu du vin. Ces processions étaient une
sorte de carnaval se déroulant sous l'emblème du phallus.

1. La comédie grecque

La Poétique d'Aristote n'aborde qu'incidemment la comédie. Elle y est


définie comme une « imitation des hommes » en pire, « sans grande
vertu »,
[...] non qu'elle traite du vice dans sa totalité, puisque le comique
n'est qu'une partie du laid. Le comique tient en effet à un défaut et à une
laideur qui n'entraînent ni douleur ni dommage ; ainsi par exemple un
masque comique peut être laid et difforme sans exprimer la douleur.
(Poétique, éd. Michel Magnien, Hachette, 1990, 1449 a-b, p. 108-
109.)
La comédie se caractérise par opposition à la tragédie : elle met en
scène une humanité ordinaire, dont elle caricature les faiblesses et les
ridicules dans l'intention avouée de provoquer le rire et, le cas échéant, la
réflexion morale.
Épicharme, qui vécut dans la seconde moitié du vie siècle avant notre
ère, est le premier auteur comique connu. Faute toutefois de documents
suffisamment amples, la comédie grecque s'identifie de nos jours à deux
époques et à deux auteurs : la « comédie attique », ou ancienne,
d'Aristophane (au ve siècle) ; et la « comédie hellénistique », ou nouvelle,
de Ménandre (ive siècle).

Des quarante-quatre comédies qui sont attribuées à Aristophane


(v. 445-386 av. J.-C.), onze seulement nous sont parvenues : Les
Acharniens (v. 425), Les Cavaliers (v. 424), Les Nuées (v. 423),
Les Guêpes (v. 422), La Paix (421), Les Oiseaux (414),
Lysistrata (v. 411), Les Thesmophories (v. 411), Les Grenouilles
(405), L'Assemblée des femmes (v. 392) et Plutus (v. 388).
L'actualité politique (les guerres du Péloponnèse et la défaite
athénienne) inspire quelques-unes de ses comédies. Les Acharniens sont
un plaidoyer en faveur de la paix : les habitants d'Acharnes, un bourg de
l'Attique, finissent par se ranger à la décision de Dicéopolis qui veut
traiter avec Sparte contre l'avis d'Athènes. Il y parvient ; et la fin de la
pièce le montre faisant ripaille tandis que les Athéniens meurent de faim.
Dans Lysistrata, les femmes menacent de faire la grève conjugale si la
paix ne revient pas. La politique intérieure n'est pas davantage absente :
Les Guêpes sont une condamnation de l'organisation des tribunaux
athéniens qui mettaient les humbles dans la dépendance des démagogues.
La satire n'est, elle non plus, jamais loin : Les Nuées attaquent Socrate,
accusé d'inciter au mépris des lois. Marié au dessus de sa condition, le
paysan Strepsiade confie l'éducation de son fils au philosophe. Ce fils le
ruine, le bat même, tout en lui démontrant qu'il a raison de le battre. Les
Grenouilles campent une joute burlesque entre Eschyle et Euripide
descendus aux enfers.
L'irrévérence envers les dieux, les coq-à-l'âne, les calembours, toute
une veine gauloise et rabelaisienne avant la lettre animent ainsi les
comédies d'Aristophane.
Sur les 108 comédies que Ménandre (v. 342-293 av. J.-C.) aurait
composées ne subsistent que des fragments parfois importants
(L'Arbitrage ; La Femme aux cheveux coupés ; La Samienne) et
surtout Le Dyscolos, c'est-à-dire « le misanthrope », découvert
dans les années 1950.
Ménandre construit des intrigues compliquées sur le thème d'enfants
non identifiés. Dans L'Arbitrage, un mari s'indigne de ce que sa jeune
femme mette au monde un enfant peu après son mariage – pour découvrir
qu'il l'avait violentée sans savoir qui elle était, un soir de fête, quelques
mois auparavant.
C'est l'amorce de la comédie de caractère qui élimine la grossièreté du
langage pour s'intéresser aux mœurs et à des types : le vieillard, le jeune
homme amoureux, l'esclave. Le rire s'épure.

2. La comédie latine

La comédie latine s'est développée à l'imitation de la comédie grecque.


Elle est représentée principalement par deux auteurs : Plaute et Térence.

Vingt et une comédies, dont deux incomplètes, subsistent du théâtre


de Plaute (v. 254-184 av. J.-C.). Les plus célèbres sont :
Amphitryon (Amphitruo), L'Aululaire (Aulularia), Les
Ménechmes (Menaechmi), Le Revenant (Mostelleria), Le Soldat
fanfaron (Miles gloriosus) et Le Carthaginois (Poenulus).
Plaute assimile la technique théâtrale des Grecs et adapte leur
répertoire aux mœurs républicaines de son temps. Moins sensible à
l'analyse psychologique et à la vraisemblance de l'intrigue qu'à des
personnages bien typés, il campe des figures qui lui survivront et qui
fourniront encore le personnel de la comédie aux xvie et xviie siècles :
soldat fanfaron, avare, vieillard berné, esclave habile mais dénué de
scrupules. La fantaisie de l'invention, le comique de gestes et de mots
donnent à toutes ses pièces un rythme allègre qui laisse une part
importante à la virtuosité de l'acteur.
Térence (v. 190-159 av. J.-C.) a laissé six comédies : L'Andrienne,
Le Bourreau de lui-même (L'Héautontimorouménos), L'Eunuque,
Le Phormion et Les Adelphes. Marqué, à la différence de Plaute,
par la finesse de la culture grecque, il répudie les procédés
traditionnels du comique. Chez lui, point de calembours, de
plaisanteries grossières ou de déformations caricaturales de la
réalité. Soucieux de faire vivre ses personnages, il les peint dans
leurs rapports familiaux ou professionnels, dans une intention
moralisatrice évidente. Sans doute est-ce cette retenue dans le
comique qui dérouta le public romain de l'époque, mais qui
assura un bel avenir à l'œuvre de Térence. Molière écrivant
L'École des maris se souviendra de la situation initiale des
Adelphes, où deux frères – dont les conceptions sont
radicalement opposées – ont en charge l'éducation qui de son fils
et qui de son neveu.

3. Le théâtre comique au Moyen Âge

3.1 Naissance du théâtre comique

Une vivace tradition comique se maintient de la fin de l'Empire


jusqu'au xive siècle. Héritiers des mimes errants romains, des
jongleurs assurent la permanence du rire lors de fêtes populaires
ou de spectacles de rue. Même quand ils « représentent » de très
sérieuses « chansons de geste » (La Chanson de Roland date de
1070), ils les font suivre ou précéder de « jeux » et de
« monologues » plus enjoués où ils campent moins des
personnages que des types aux effets comiques sommaires, mais
garantis : l'ivrogne, le lâche, le fou, l'avare...
Jusqu'au xiiie siècle, le genre comique n'acquiert pas son autonomie.
Le rire se réfugie dans les fabliaux et dans la littérature satirique,
dans le Roman de Renart par exemple, dont les premières
« branches » s'échelonnent entre 1174 et 1190. Ce n'est que dans
la seconde moitié du xiie siècle, qu'éclôt un théâtre scolaire latin,
composé à l'imitation des comédies de Plaute et de Térence dont
il actualise les types (le miles gloriosus, l'« aululaire »...). Son
influence sur la naissance du théâtre comique en langue vulgaire
demeure cependant difficile à préciser.
3.2 Du jeu à la farce

S'il ignore le terme de comédie, le théâtre comique du Moyen Âge


revêt des formes très diverses.

Le jeu (« drame » au sens étymologique du terme) en est la plus


ancienne. Le premier que l'on connaisse est le Jeu de la Feuillée
(1276-1277) d'Adam le Bossu, encore appelé Adam de la Halle,
véritable créateur du théâtre comique.
Fort en vogue au xvie siècle, la sotie, dont quelque deux cents
pièces nous sont parvenues, est un genre difficile à définir. À
l'époque, on ne la distingue guère de la farce. Auteur d'un Art
poétique françoys (1548), Thomas Sébillet estime que « le vray
sujet de la Farce ou Sottie française, sont badineries, nigauderies
et toutes sotties esmouvantes à ris et à plaisir ». De nombreux
travaux ont depuis permis de différencier farce et sotie – sans
qu'il y ait d'ailleurs un accord unanime entre les critiques. La
sotie se caractériserait par sa construction dramatique
élémentaire, par de rapides échanges de répliques, par son goût
de la plaisanterie, du calembour et du coq-à-l'âne, et par sa
finalité qui en fait un théâtre de combat, dans la mesure où elle
puise volontiers ses sujets dans l'actualité politique et religieuse.
La farce est le genre le plus connu du théâtre comique du Moyen
Âge, le plus durable également puisqu'il subsistera jusqu'à la fin
du xviie siècle. Étymologiquement, le mot farce – du bas-latin
farsa, farcissure – désigne le mélange de différents langages et
dialectes (jargon, patois, mots étrangers...). Techniquement, les
farces les plus élaborées sont construites sur le procédé de la ruse
et du renversement de situation : tromperies, quiproquos,
déguisements donnent à l'action un rythme rapide et en justifient
les rebondissements. À la différence de la sotie, la farce
emprunte ses personnages et ses thèmes à la vie quotidienne,
mais schématisée.
Les personnages sont en effet des types : docteurs, charlatans, maris
bernés, femmes rusées et/ou acariâtres, valets souvent stupides, artisans
de toutes espèces. De là une satire enjouée de la société. Les thèmes
renvoient peu ou prou non à l'amour, mais au désir amoureux : « Violent,
brutal, impérieux, il conduit les êtres à l'objet qu'ils recherchent sans le
détour d'aucune dissimulation1. »
C'est que le rire de la farce ne prétend ni instruire ni corriger, ni même
pousser le spectateur à prendre parti pour un personnage contre un autre.
Chacun est à son tour source et victime du rire. Celui-ci n'a pas d'autre
but que lui-même.
La Farce de Maître Pathelin (1464 ?) et La Farce du Cuvier (xve siècle)
sont les chefs-d'œuvre du genre. Elles sont loin d'être uniques : la Farce
nouvelle du pâté et de la tarte, la Farce des femmes qui font accroître
leurs maris de vécies que sont lanternes, la Farce du Maistre Mimin le
goutteux et des centaines d'autres attestent que cette forme particulière du
théâtre comique bénéficie d'une faveur durable auprès du public même
cultivé. Molière n'y renoncera pas.

3.3 La vie théâtrale ou les conditions de la représentation

Aucune salle de spectacle permanente n'existe au Moyen Âge. On joue


tantôt dans un local prêté par une « confrérie », tantôt sur un
« eschaffault », sorte d'estrade surélevée de quelques mètres carrés
dressée sur une place publique. L'étroitesse de l'espace scénique que ne
ferme aucune coulisse ne favorise guère le déplacement des « acteurs »,
de même que le décor simultané, qui juxtapose les lieux de l'action, n'est
guère propice aux changements de lieu. De là l'importance du
« boniment », qui exige plus de verve et de fantaisie verbale qu'une
ample gestuelle.
Les troupes d'acteurs professionnels n'existent pas davantage. Ce n'est
qu'en 1402 que Charles VI accorde aux Confrères de la Passion
l'exclusivité des spectacles religieux à Paris. Mais le théâtre comique ne
bénéficie d'aucun monopole semblable.

4. La comédie humaniste du xvie siècle

Le renouveau de la comédie date de la seconde moitié du xvie siècle.


Comme pour la tragédie, le mérite en revient aux auteurs de la Pléiade.
Même si, dans leur esprit, le prestige de la comédie ne saurait égaler celui
de la tragédie, leur effort pour « restaurer » les genres anciens et pour
« restituer » sa « dignité » au théâtre bénéficie à la comédie.

Ce renouveau est passé par l'imitation des pièces de l'Antiquité.


On traduit et on commente abondamment les textes de Térence
et de Plaute ou l'Art poétique d'Horace. Baïf propose en 1567
une adaptation du Miles gloriosus (sous le titre : Le Brave) ; J. de
Cahaignes, une version de l'Aulularia (sous le titre de
L'Avaricieux, 1580) ; Erycius, une traduction de L'Eunuque
(1552) et de l'Heautontimoroumenos (1559)... On a pu ainsi
recenser qu'entre 1470 et 1600 près de 176 éditions de Térence
ont été publiées en France.
C'est toutefois l'influence italienne qui s'avère la plus décisive. Le
Cinquecento connaît une production comique abondante et de
grands noms s'y illustrent : Machiavel (La Mandragore, 1513),
L'Arétin et surtout L'Arioste, très tôt découvert en France.
Héritière de la comédie nouvelle des Anciens, la commedia
sostenuta, ou comédie érudite, offre l'exemple d'une comédie
construite, privilégiant l'intrigue et se cantonnant, pour cette
raison, dans des sujets romanesques (tantôt empruntés aux
Latins, tantôt choisis dans les Contes ou le Décaméron de
Boccace, ou dans les Nouvelles de Bandello). Au décor
simultané en usage dans le théâtre médiéval français, les Italiens
substituent, par ailleurs, la scène fermée par des coulisses –
principe propice à un jeu plus étendu et plus réfléchi.
S'y ajoutent, à l'exemple de la tragédie, une division en cinq actes et,
sauf exception (chez Larivey), une écriture versifiée, l'obligation de lier
les scènes entre elles et de faire de chaque acte un tout autonome. Les
bases de la comédie régulières sont jetées.
La comédie se définit par rapport à la tragédie :
La comédie et la tragédie sont toutes diverses. Car au lieu des
personnes comiques, qui sont de basse condition, en la Tragédie
s'introduisent rois, princes et grands seigneurs. Et au lieu qu'en la
Comédie les choses ont joyeuse issue, en la Tragédie, la fin est toujours
luctueuse.
(Peletier du Mans, Poétique, 1561.)
Elle s'en distingue donc par la condition plus ordinaire des
personnages, par les actions qui sont toutes « en amours et ravissements
des vierges et pucelles », par le dénouement toujours heureux et par son
style éloigné du registre noble et parfois franchement grossier et
équivoque.
Surtout – condition essentielle de sa « dignité » – la comédie se veut le
« mirouer de la vie ». Elle affiche son souci de peindre les mœurs et de
les corriger.
« Imitation de vie », la comédie se place enfin sous le double signe de
la vérité et du naturel. À chaque personnage, son rang social, sa
profession et son langage. À chaque action, sa forme de réalisme. Le
comique s'en trouve modifié. Même si les auteurs ne répugnent pas à user
d'effets faciles, le rire commence à s'épurer :
Le comique se propose de représenter la vérité et naïveté de sa langue
[...] sans toutefois faire tort à sa pureté, laquelle est plutost entre le
vulgaire [...] qu'entre ces Courtisans qui pensent avoir faict un beau
coup, quand ils ont arraché la peau de quelque mot Latin pour déguiser
le François.
(Jacques Grévin, Bref Discours pour l'intelligence de ce théâtre,
1561.)
Étienne Jodelle (1532-1573), plus célèbre pour avoir composé avec sa
Cléopâtre captive la première tragédie française, est aussi l'auteur de la
première comédie régulière avec Eugène. La pièce reprend les thèmes,
les types et parfois les procédés de la farce (le cocuage, la femme
infidèle, le moine débauché, les coups et les injures, la crudité du
langage). Mais la peinture de mœurs s'approfondit : les allusions à
l'actualité politique et militaire (à Charles-Quint notamment), la satire des
bourgeois, la dureté des créanciers, l'évocation des « plaisirs » de Paris,
confèrent à l'œuvre une dimension qui dépasse la simple farce.

Larivey (1540-1619) s'est fait une réputation ambiguë. Pour avoir


traduit les comédies italiennes, il est considéré tantôt comme un
plagiaire, tantôt comme l'introducteur de la comédie en France.
Les Esprits sont la plus connue de ses pièces.
Odet de Turnèbe (1552-1581) est l'auteur d'une seule œuvre, mais
du chef-d'œuvre de la comédie humaniste : Les Contents
(publication posthume, 1584).
Geneviève aime Basile. Mais Louise préfère la marier à Eustache, fils
d'un voisin. Basile demande l'aide d'une entremetteuse, Françoise.
Celle-ci fait croire à Eustache que Geneviève est affligée d'une infirmité
physique ; et elle incite Basile à « prendre un pain sur la fournée »,
c'est-à-dire à consommer le mariage avant les noces. Chacun est ainsi
« content ».
Comme Les Esprits, Les Contents sont une comédie d'intrigue : la
pièce ne compte pas moins de six quiproquos et accumule les
déguisements, les apartés et les ruses. Les portraits de femmes échappent
à la caricature de la farce : Françoise est une fausse dévote et Geneviève,
une fausse prude.

5. L'évolution du théâtre comique jusqu'en 1630

La présence (dès 1544) et le succès des comédiens italiens en


France vont modifier le jeu et les personnages de la comédie.
Parcourant le pays dès 1544, les troupes italiennes exercent une
influence grandissante à partir de 1576 – date à laquelle Henri III
fait venir les Gelosi. Étymologiquement « comédie de l'art »,
c'est-à-dire jouée par des acteurs professionnels, la « commedia
dell'arte » privilégie la gestuelle et la technique du jeu.
Les personnages sont réduits à des types symbolisant une passion. Les
plus bouffons (capitans, vieillards) portent des masques. Les Zanni,
héritiers des clowns du carnaval, fournissent les emplois de valets rusés
(Brighella) ou balourds (Arlequin). Incarné par le même acteur, le type
élimine toute psychologie individuelle au profit des situations et de la
vivacité de l'intrigue. Cette dernière a pour unique enjeu le triomphe de
l'amour. Sans prétention didactique ou moralisatrice, la « commedia
dell'arte » se veut divertissement, dont font partie les lazzi qui étaient à
l'origine des pantomimes et des acrobaties.
Quand Molière naît en 1622, la comédie est toutefois un genre
presque à l'abandon. Les faveurs du public vont à la tragi-
comédie, à la tragédie et à la pastorale. Le rire trouve refuge dans
les parades et les farces. À l'Hôtel de Bourgogne (le plus ancien
théâtre de Paris, fondé en 1548), Gros-Guillaume, Guillot-Gorju,
Turlupin et Gaultier-Garguille multiplient sur scène les cabrioles,
raillent durement le clergé, les gens de cour et les avocats. Les
effets comiques sont énormes, souvent grossiers. Peu exigeant, le
public populaire applaudit, cependant que les honnêtes gens
hésitent à se mêler à la cohue composite du « parterre ».
Les représentations sont incessamment troublées par de jeunes
débauchés qui n'y vont que pour signaler leur insolence, qui mettent
l'effroi partout et qui souvent y commettent des meurtres [...] si bien que
la sûreté n'étant point, les gens d'honneur ne s'y veulent pas exposer aux
filous, les dames craignent d'y voir des épées nues et beaucoup de
personnes n'en peuvent souffrir l'incommodité. Ainsi le théâtre étant
peu fréquenté des honnêtes gens, il demeure discrédité comme un
divertissement déshonnête.
(D'Aubignac, Pratique du théâtre, éd. cit.)
De la grande comédie littéraire, en vers et en cinq actes, il n'est plus
question.

6. La Renaissance et l'essor de la comédie


(1630-1660)

La situation change aux alentours de 1630. Sous l'influence des salons


et de la Cour, les mœurs se polissent. Paris aménage de nouvelles salles.
Rivale de celle de l'Hôtel de Bourgogne, la troupe de Le Noir et
Montdory s'installe à l'Hôtel du Marais. Les acteurs épurent le jeu
comique. Les auteurs engagent enfin la comédie dans une voie plus
relevée, propre à séduire un public plus raffiné.

6.1 Les comédies de Corneille


L'un des premiers, Corneille, qui commence sa longue carrière
dramatique par des comédies, innove en faisant rire « sans personnage
ridicule tels que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les
docteurs » (Examen de Mélite).
La comédie n'est qu'un portrait de nos actions ; et la perfection des
portraits consiste en la ressemblance. Sur cette maxime, je tâche de ne
mettre en la bouche de mes acteurs que ce que diraient
vraisemblablement en leur place ceux qu'ils représentent, et de les faire
discourir en honnêtes gens.
(Corneille, Épître au lecteur, in La Veuve, 1634.)

Comme l'indiquent parfois les titres des pièces (La Galerie du Palais,
La Place Royale), l'action se déroule dans des lieux de promenade à la
mode sous Louis XIII. Ces comédies, qui ne sont ni franchement réalistes
ni véritablement drôles, relatent des histoires d'amour. Jeunes, sans soucis
financiers ou professionnels, les personnages appartiennent à la
bourgeoisie aisée. Ils forment des couples souvent promis au bonheur,
mais des rivaux multiplient les machinations pour troubler la félicité des
amants. Sauf dans La Place Royale où Alidor refuse d'épouser
Angélique, qu'il aime pourtant, afin de conserver sa liberté, l'amour finit
par triompher.
Les comédies de Corneille se caractérisent par une série de refus :
refus d'une intrigue complexe, des types traditionnels, des procédés
comiques de la farce, d'un langage bas. L'analyse se concentre sur le
caractère et l'évolution psychologique des personnages et, souvent, sur
les jeux de l'amour et de l'argent. La « Suivante », qui donne son nom à
une pièce, reste vieille fille, non parce qu'elle manque de charme ou de
beauté, mais parce qu'elle est une domestique sans dot. Par cette attention
portée aux milieux sociaux, les comédies de Corneille préfigurent la
comédie de mœurs.

6.2 L'essor de la comédie (1630-1640)

Les décennies suivantes sont l'âge d'or de la comédie d'intrigue, qui


s'élabore selon trois formes.

La plus importante est la « comédie à l'espagnole ». Imitée de


Calderón, de Lope de Vega ou de Solorzano, elle privilégie le
panache, la passion, les coups d'éclat et d'épée. Ce ne sont que
cavaliers fougueux et jeunes filles décidées qui finissent par faire
triompher leur amour, malgré l'opposition de leurs parents ou de
leurs frères trop attachés au « point d'honneur ». D'Ouville
(1590 ?-1656) est le maître du genre (Les Fausses Vérités,
1643), suivi de Thomas Corneille (L'Amour à la mode, 1653).
La « comédie à l'italienne », très différente de celle du xvie siècle,
est une variante de la comédie d'intrigue. Avec ses substitutions
d'enfants, ses travestissements et ses reconnaissances, le
romanesque y prédomine. Renouvelés de la tradition antique, les
mêmes types réapparaissent : le fanfaron, le vieillard (amoureux
et berné), le valet rusé qui réussit à assurer à son jeune maître la
possession de la jeune fille aimée. Tristan (1601-1665) adapte
ainsi son Parasite (1654) de l'Angelica de Fornares ; Quinault
(1635-1688) son Amant indiscret (1664) de l'Innavertito de
Nicolas Barberi.
Mais c'est surtout Jean Rotrou (1609-1650), poète à gages de l'Hôtel de
Bourgogne, qui s'illustre dans cette forme de comédie. Si ses Sosies
(1637) sont imités de l'Amphitryon de Plaute, sa Clarice (1641) s'inspire
de Sforza Oudi. Chez lui, l'originalité de la situation l'emporte sur la
force comique et la ruse sur la psychologie, de sorte que, malgré des
rebondissements imprévus, l'artifice domine le plus souvent.
Avatar de la « comédie espagnole », la mode de la « comédie
burlesque » se répand à partir de 1640. L'amour, toujours
passionné, l'honneur, toujours sourcilleux, la rivalité de galants
en constituent les ressorts principaux. Scarron (1610-1660) en
est le praticien le plus célèbre. Pour rehausser de verve une
intrigue qui peut glisser vers un romanesque grave, Scarron
campe des personnages comiques – souvent un valet grossier et
bouffon – qui se trouvent non plus à la périphérie de l'œuvre,
mais au centre de l'intrigue. Les procédés comiques restent ceux
de la farce (jeux de mots faciles, bastonnades, situations
rocambolesques). Mais son Jodelet ou le maître valet (1645), son
Héritière ridicule (1647) ou son Écolier de Salamanque (1654)
obtiennent de vifs succès.

6.3 Deux genres à part : la pastorale et la tragi-comédie

Née de l'imitation de l'églogue antique, la pastorale campe des


bergers, des « pasteurs », qui, préférant le code de l'honneur
courtois aux ambitions et « fumées » de la gloire, courtisent de
nobles « bergères » dans une Arcadie irréelle. Elle impose le
rêve d'un âge d'or, véhicule l' idéal d'une innocence champêtre,
loin des villes et des sociétés humaines (par exemple, la Sylvie de
J. Mairet, « pastorale dramatique », 1626).
L'expression de « tragi-comédie » apparaît pour la première fois
dans le prologue de l'Amphitryon de Plaute pour y désigner la
cohabitation des dieux et des rois avec un esclave. Très en vogue
à la fin du xvie siècle et dans le premier tiers du xviie siècle, la
tragi-comédie se caractérise par « une action dramatique souvent
complexe, volontiers spectaculaire, parfois détendue par des
intermèdes plaisants, où des personnages de rang princier ou
nobiliaire voient leur amour ou leur raison de vivre mis en péril
par des obstacles qui disparaîtront heureusement au
dénouement » (R. Guichemerre, La Tragi-Comédie, PUF, 1981).
Dans sa version originale de 1637, Le Cid de Corneille reste la
plus célèbre illustration du genre.
7. Molière (1622-1673)

Directeur de troupe, comédien, auteur, Molière puise dans cette


tradition théâtrale pour la repétrir à sa guise.

7.1 Le créateur de la grande comédie

la farce, Molière ne renoncera jamais. Les Précieuses ridicules


(1659), son premier véritable succès, s'y apparentent
ouvertement – comme Monsieur de Pourceaugnac (1669), Les
Fourberies de Scapin (1671) ou Le Malade imaginaire (1673).
Mais, jusqu'au milieu des scènes les plus bouffonnes, Molière
sait intégrer des traits d'observation justes et un réalisme évident.
Il fait même rire de ce qui est en soi peu comique. La hantise de
la maladie et de la mort qui empoisonne l'existence d'Argan,
dans Le Malade imaginaire, ne l'empêche pas d'ouvrir sa pièce
sur un intermède dont Polichinelle est le héros et de la terminer
par une parodie de la réception d'un docteur à la Faculté.
Rénovant la farce, il renouvelle également la comédie d'intrigue.
Le ressort fondamental ne change pas : un valet rusé favorise les
amours de son jeune maître aux dépens d'un vieux barbon jaloux.
Mais l'intérêt se déplace du couple amoureux vers le personnage-
obstacle, élevé à la dignité de protagoniste. Scapin en est, par
excellence, le prototype. La gratuité de ses « fourberies », le goût
du jeu érigé en art et en philosophie, transforment la vie en un
divertissement absolu où la virtuosité s'allie à la rapidité.
S' inscrivant en outre dans la tradition des divertissements de cour,
Molière crée un nouveau genre en fusionnant des éléments qui,
avant lui, existaient séparément. Le ballet de cour, auquel les
souverains n'avaient pas toujours dédaigné de participer,
remontait au xvie siècle, et s'ordonnait selon des thèmes le plus
souvent pastoraux et mythologiques. La commedia dell'arte
avait, elle aussi, depuis longtemps, pris l'habitude de mêler
pantomime, danse, musique et chant.
Molière fond le plus étroitement possible le ballet et la comédie en
« un mélange nouveau pour nos théâtres », dit-il dans l'« Avertissement »
des Fâcheux (1661), premier exemple de comédie-ballet. Mais, alors
que, dans Les Fâcheux, la danse n'occupe que le prologue et les
intermèdes, la formule devient plus élaborée dans Le Mariage forcé
(1664) où « la danse, à l'égal du dialogue, a pour fonction de peindre et
d'expliquer les sentiments [...] et d'en faire surgir le comique. La cohésion
est parfaite2 ». Cet agencement du dialogue et de la danse connaît sa
perfection dans Le Bourgeois gentilhomme (1670) et dans Le Malade
imaginaire (1673).
Molière élève enfin la comédie à une dignité équivalente à celle de
la tragédie. Conformes à l'esthétique classique, des pièces
comme Le Misanthrope (1666), Tartuffe (1669), Les Femmes
savantes (1672) et, à un moindre degré, Dom Juan (1665),
construites en cinq actes et pour la plupart versifiées, dépeignent
à la fois les mœurs bourgeoises ou mondaines de l'époque et des
caractères universels. La profondeur de l'analyse, l'importance
des sujets abordés (le libertinage, l'hypocrisie, les ressorts
moraux et sociaux...) jointes à une maîtrise technique absolue, en
font des chefs-d'œuvre.

7.2 L'esthétique des comédies de Molière

Molière n'a rédigé ni traité ni dissertation sur la comédie. Mais, très tôt
critiqué et attaqué, il n'a cessé de répondre à ses détracteurs, de sorte que
les préfaces des Précieuses ridicules et de Tartuffe, l'« Avertissement »
des Fâcheux, La Critique de l'École des femmes et L'Impromptu de
Versailles finissent par constituer un véritable corpus doctrinal.
Depuis l'Antiquité, la comédie fait du ridicule sa matière préférée.
Mais ce ridicule était souvent intemporel : il naissait de la peinture d'un
type, d'un « caractère ». L'innovation et la modernité de Molière résident
dans sa volonté de peindre les hommes de son temps : « Vous n'avez rien
fait si vous n'y faites reconnaître les gens de votre siècle » (La Critique
de l'École des femmes, sc. 6). Les Précieuses ridicules sont ainsi une
satire bouffonne des cercles précieux alors à la mode. L'École des femmes
est la première grande comédie à traiter des problèmes de l'amour et du
mariage, dénonçant à mi-voix l'attitude misogyne de l'Église. Dom Juan
évoque le libertinage de la jeune Cour dans les années 1660. Le
Misanthrope aborde la question de la sincérité dans une société
entièrement soumise à la volonté royale et aux règles de l'« art de
plaire », sans lequel il n'est pas de vie et de position sociales possibles.
Tartuffe stigmatise l'hypocrisie religieuse.
Cette peinture des mœurs du temps doit se faire « d'après nature »,
comme l'explique Dorante dans La Critique de l'École des femmes
(sc. 6). Elle n'en doit pas moins éviter deux écueils : la réduction à la
satire ad hominem et la dilution dans l'écume du circonstanciel. Molière
se refuse à réduire la comédie à une satire personnelle, même si ses
œuvres sont parfois animées d'un esprit satirique évident et si ses
contemporains ont parfois cru identifier les modèles de Tartuffe, de don
Juan ou de Monsieur Jourdain. Ce refus de trop particulariser les vices
permet à Molière d'atteindre au général, conformément à l'idéal classique
de l'universel. Ses personnages ne sont jamais des mécaniques : « Il n'est
pas incompatible qu'une personne soit ridicule en de certaines choses et
honnête en d'autres » (La Critique de l'École des femmes, sc. 6).
L'œuvre de Molière s'inscrit dans la période où triomphe la
dramaturgie classique. Les théoriciens considéraient certes que la
comédie avait ses particularités propres. Contrairement à la tragédie, elle
ne traite que des aventures de gens ordinaires. Comme il est naturel qu'un
événement privé soit inconnu des spectateurs, la vraisemblance y doit
être stricte, et son dénouement doit en principe avoir une « joyeuse
issue ». Pour le reste, la comédie devait se soumettre aux règles de la
tragédie.
Analyser les farces de Molière ou ses comédies-ballets à l'aune de la
stricte orthodoxie n'aurait toutefois guère de sens. Même une « grande »
comédie comme Dom Juan ne respecte pas les unités de lieu, de temps,
de vraisemblance, voire d'action. En revanche Le Misanthrope, L'École
des femmes, Tartuffe ou Les Femmes savantes se plient presque
idéalement aux règles : le lieu est unique, le temps resserré en moins de
vingt-quatre heures, et l'action précise. Mais si Molière ne s'embarrasse
guère de recettes, il va à l'essentiel de la doctrine classique : plaire et être
vraisemblable. C'est pourquoi il peut, par exemple, dans La Critique de
l'École des femmes (sc. 6), se moquer de ses pointilleux censeurs.
Si « la grande règle de toutes les règles » est de plaire, encore faut-il
savoir à qui il convient de plaire : à la Cour ? aux pédants ? au parterre ?
Contre les marquis s'arrogeant le droit exclusif de juger d'une œuvre
littéraire, Molière défend le « bon sens ». En matière d'art, il proclame
l'égalité des hommes, affirme l'inanité de toute hiérarchie sociale (La
Critique de l'École des femmes, sc. 5). Mais, à l'inverse, Dorante, dans la
même pièce, entreprend, contre les pédants, l'éloge de la Cour, tout
comme Clitandre dans Les Femmes savantes (IV, 3, v. 1331-1382). Dans
des circonstances différentes, il s'agit à chaque fois d'affirmer la
supériorité du public, ici contre les gardiens des règles, là contre les
snobismes mondains.

8. De Molière à Marivaux

Contrairement à une idée parfois reçue, la disparition de Molière n'a


pas entraîné celle de la comédie. Attaqué de son vivant, l'auteur de
Tartuffe est certes statufié sitôt mort. Son œuvre et son art restent pour
ses successeurs une référence obligée mais l'inanité de l'imiter les
contraint à s'engager dans des voies nouvelles, dont l'exploration
s'impose d'autant plus que la vie théâtrale se modifie profondément.

8.1 La réorganisation de la vie théâtrale

L'installation de Lulli et de son « Académie de musique » (l'Opéra)


dans la salle du Palais-Royal prive les Italiens et la troupe de Molière du
théâtre où ils jouaient en alternance. Leur repli rue Guénégaud est de
courte durée. En 1680, sur ordre de Louis XIV, le Théâtre Guénégaud
qu'ont déjà rejoint les acteurs du Marais, doit fusionner avec l'Hôtel de
Bourgogne pour former une seule troupe : la Comédie-Française, à qui
est accordé le monopole des représentations.
Quant aux Italiens, après s'être un temps installés à l'Hôtel de
Bourgogne, ils sont expulsés en 1697. Leur départ provoque le regain des
théâtres de la Foire (foire Saint-Germain, de février à Pâques ; et foire
Saint-Laurent, en août et septembre). Entre eux et la Comédie-Française,
les conflits abondent. Empêchés de parler sur scène, les acteurs des
théâtres de la Foire ne contournent-ils pas l'interdiction en brandissant
des « rouleaux » (des sortes de pancartes) où le public lit le texte écrit ?
Parallèlement, le climat moral devient défavorable au théâtre.
Vieillissant et de plus en plus confit en dévotion, Louis XIV se détourne
de la comédie et de la tragédie sur lesquels pèse l'accusation
d'immoralité. La Cour cesse donc d'être le cadre de représentations. La
comédie s'affirme dès lors comme l'un des divertissements privilégiés de
la « Ville ».

8.2 La naissance de la comédie de mœurs

Dans ce contexte où l'ordre moral règne officiellement sans pouvoir


empêcher le libertinage, le cynisme et les enrichissements suspects, la
comédie change moins de technique que de sujet : à l'universalité, elle
substitue l'individualisation des types ; et aux « caractères », plus ou
moins intemporels, des personnages issus de l'actualité – au risque de
soumettre la progression dramatique à la vérité de la peinture.
Dancourt (1661-1725) puise ses sujets dans l'observation directe de
son époque. Il s'amuse des ambitions nobiliaires de la bourgeoisie (Les
Bourgeoises à la mode, 1692), de la rapacité des gens de finances (Les
Agioteurs, 1710) ou des chevaliers dont la fortune repose sur leur
physique agréable (Le Chevalier à la mode, 1687). Car, en dépit de la
peinture souvent féroce des mœurs de son temps, Dancourt possède une
profonde gaieté qui tempère l'amertume du regard et le réquisitoire
satirique.
Lesage (1668-1747) est, en comparaison, plus âpre. Composant aussi
bien des comédies en un acte (Crispin rival de son maître, 1707) pour le
théâtre de la Foire que des pièces plus ambitieuses en cinq actes, il
pousse plus avant la peinture de mœurs. Turcaret (1709) est à cet égard
un modèle du genre, même si la dénonciation des financiers n'était déjà
plus nouvelle.
De la littérature espagnole qui l'a fortement influencé, Lesage conserve
le goût de la comédie d'intrigue. Le caractère lui importe moins que la
situation. Mais la stylisation à laquelle il procède n'en rend que plus forte
sa dénonciation des vices.

9. Marivaux (1688-1763)

La production dramatique de Marivaux est des plus variées. Le


romancier qu'il est écrit des comédies d'inspiration romanesque (Le
Prince travesti, 1724), mais aussi des pièces philosophiques (L'Île des
esclaves, 1725), bourgeoises et sentimentales, comme La Femme fidèle
(1755), qui s'apparentent au courant du drame bourgeois.
L'originalité de Marivaux et la spécificité de son théâtre éclatent
toutefois dans ses comédies d'amour, jouées pour la plupart par la
Nouvelle Troupe italienne. Chassés en 1697, les Italiens étaient revenus
en France en 1716 à la demande du Régent. Pendant près de vingt ans,
Marivaux est leur fournisseur le plus célèbre.

« J'ai, écrit Marivaux, guetté dans le cœur humain toutes les niches
différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer, et
chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ces
niches. » De là vient la ressemblance de ses pièces qui paraissent toutes
construites sur le même schéma. Mais cette impression ne doit pas
masquer la diversité et la vivacité de son théâtre.
Dans les comédies de ses prédécesseurs (y compris celles de Molière),
l'amour n'a jamais à lutter contre lui-même. À peine né, il est fort de ses
certitudes. Il lui faut seulement vaincre l'opposition de parents ou déjouer
les ruses d'un rival déçu. Marivaux rejette ce ressort traditionnel de
l'obstacle extérieur. L'hésitation naît des personnages eux-mêmes ; jouets
de préjugés sociaux, blessés par une précédente expérience sentimentale,
par timidité ou par crainte de n'être pas éternellement aimés pour eux-
mêmes, ils s'étonnent ou s'effraient de leurs sentiments. L'intrigue
s'inscrit dans cette période de trouble et d'évolution psychologique où le
héros qui aime sans encore le savoir, découvre qu'il aime et se résout à
adhérer à l'élan qui le porte. Comme le souligne encore Marivaux,
l'amour « n'est en querelle qu'avec lui seul et finit par être heureux
malgré lui ».
Tout l'intérêt résidant dans la lutte des personnages contre eux-mêmes,
Marivaux dépouille ses intrigues non de romanesque (toutes comportent
des déguisements) mais de coups de théâtre externes. La « surprise » n'est
jamais pour le spectateur qui sait d'emblée que l'amour triomphera. Elle
est pour les héros qui, par un jeu de feintes et d'esquives, retardent le plus
longtemps possible le moment où, avant d'avouer qu'ils aiment, ils
doivent s'avouer qu'ils sont amoureux. La gestuelle, le langage revêtent
dès lors une fonction révélatrice : ils dévoilent, trahissent, anticipent.
Comme le dit Lélio dans La Surprise de l'amour :
Le cœur d'une femme se donne sa secousse à lui-même ; il part sur
un mot qu'on dit, sur un mot qu'on ne dit pas, sur une contenance. Elle a
beau vous avoir dit qu'elle aime ; le répète-t-elle ? vous l'apprenez
toujours, vous ne le saviez pas encore : ici par une impatience, par une
froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant Les yeux,
en les relevant, en sortant de sa place, en y restant [...] ; et le moyen de
ne pas s'enivrer du plaisir que cela donne ? le moyen de se voir adorer
sans que la tête vous tourne ?
(La Surprise de l'amour, I, 2, 1722.)
Souvent un « meneur de jeu » aide à ce passage de l'inconscient au
conscient. Le personnage de Dubois dans Les Fausses Confidences en est
l'exemple le plus achevé. Domestique d'Araminte, jeune veuve fort riche,
il trahit sa maîtresse en introduisant chez elle son ancien maître, Dorante,
jeune homme honnête mais sans fortune, et réussit à le faire aimer
d'Araminte. Cette manipulation des sentiments aurait de quoi inquiéter si
le triomphe de l'amour ne comportait en soi sa propre absolution, si se
faire aimer n'excusait pas après coup toutes les ruses déployées pour y
parvenir.
Au spectateur, Marivaux offre ainsi un plaisir nouveau et subtil : celui
d'assister aux détours qu'emprunte la passion pour se faire reconnaître et
admettre, celui de goûter l'intelligence et les sensibilités d'un langage
dramatique à mi-chemin de l'avoué et de l'inavoué, et de s'amuser des
vaines réticences des personnages.

Aussi le marivaudage est-il d'abord un art du dialogue et du


langage. Dans un théâtre où l'action se veut avant tout
psychologique, la parole, qui dit toujours plus qu'on ne souhaite,
est le moteur essentiel de l'action.
Nul n'avait songé avant lui [Marivaux], et nul n'a songé depuis à faire
du dialogue un élément autonome, aux lois distinctes des lois
psychologiques ordinaires, principe de progression, de trouble ou de
retard [...]. Dialogue brillant, mais non moins naturel. Peu d'écrivains
seraient capables de faire rendre un ton si vrai au langage.
(F. Deloffre, Une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage,
A. Colin, 1967.)
Le marivaudage devient dès lors une forme d'investigation
psychologique et morale. Variation autour de la « surprise de l'amour », il
se métamorphose en une anatomie du cœur humain.
C'est tantôt un amour ignoré de deux amants, tantôt un amour qu'ils
se sentent et qu'ils veulent se cacher l'un à l'autre ; tantôt enfin un amour
incertain et comme indécis, un amour à demi né, dont ils se doutent
sans en être bien sûrs et qu'ils épient au-dedans d'eux-mêmes avant de
lui laisser prendre l'essor.
(Marivaux, La Surprise de l'amour, 1722.)
Rien n'évoque moins le badinage que le marivaudage.

10. Beaumarchais (1732-1799)


Le renouveau que connaît la comédie à partir de la Régence
s'accentue tout au long du xviiie siècle. Le goût de l'époque pour
la sensibilité et la morale explique l'essor de la « comédie
moralisante », sorte de comédie de caractère au dénouement
édifiant. Destouches (1680-1754) s'en fait une spécialité avec des
pièces telles que Le Philosophe marié (1732) ou Le Dissipateur
(1753). Par ailleurs l'opéra-comique s'impose comme un genre à
part entière. Le triomphe que La Servante maîtresse de l'Italien
Pergolèse remporte à Paris en 1752 met à la mode la « comédie à
ariettes » (chantée sur une musique originale). À son exemple,
Favart multiplie ces comédies légères. Mais dans la seconde
moitié du xviiie siècle, ce sont le nom et l'œuvre de Beaumarchais
qui dominent.
Dans la vie aventureuse de Beaumarchais – tour à tour affairiste,
mêlé à des procès qui lui valent un séjour en prison et la perte
momentanée de ses droits civiques, agent secret pour le compte
du roi et trafiquant d'armes –, le théâtre n'est qu'une activité
parmi d'autres : un « divertissement ». Mais cet « amateur » a du
métier, le sens de l'effet, de l'action et de la satire.
Après avoir écrit des « parades » et deux drames moralisateurs
(Eugénie, 1767 ; Les Deux Amis, 1770) qui illustrent les thèses qu'il a
développées dans son Essai sur le genre dramatique sérieux (1767), il
compose deux comédies, Le Barbier de Séville (1775) et Le Mariage de
Figaro (1784), dont les « premières » ont fait date dans l'histoire du
théâtre.
Rien de plus mouvementé en effet que la création du Barbier de
Séville. En 1772, Beaumarchais présente aux Comédiens-Italiens un
premier Barbier, opéra-comique qui est refusé. L'année suivante, il en
propose une nouvelle version, profondément remaniée. L'opéra-comique
est devenu une comédie en quatre actes, qui conserve de son origine des
parties chantées. Les Comédiens-Italiens l'acceptent, mais la censure en
interdit toute représentation. Le 23 février 1775, la pièce – qui comporte
désormais cinq actes – est enfin jouée. L'accueil est mitigé. En trois jours,
Beaumarchais élague sa comédie et, le 26 février, celle-ci remporte un
succès triomphal.
Beaumarchais réclame pour la comédie le droit de dénoncer les abus
de son temps. À la comédie de caractère, il préfère le vrai actuel :
Les vices, les abus, voilà ce qui ne change point, mais se déguise en
mille formes sous le masque des mœurs dominantes : leur arracher ce
masque et les montrer à découvert, telle est la noble tâche de l'homme
qui se voue au Théâtre. Soit qu'il moralise en riant, soit qu'il pleure en
moralisant [...]. On ne peut corriger les hommes qu'en les faisant voir
tels qu'ils sont. La comédie utile et véridique n'est point un éloge
menteur, un vain discours d'Académie.
(Préface du Mariage de Figaro.)
Ce droit de censurer les mœurs s'exprime dans la satire politique et
sociale. Beaumarchais ridiculise allégrement la justice, la censure, les
privilèges de toutes sortes : « Aux qualités qu'on exige dans un
domestique, votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui
fussent dignes d'être valets ? », demande Figaro au comte Almaviva dans
Le Barbier de Séville. Le Mariage de Figaro voit la victoire du valet et la
défaite du maître.
Pour autant, Beaumarchais ne réduit pas ses comédies à un
réquisitoire : « Me livrant à mon gai caractère, écrit-il, j'ai tenté [...] de
ramener au théâtre l'ancienne et franche gaieté, en l'alliant avec le ton
léger de notre plaisanterie actuelle » (Préface du Mariage de Figaro). La
rapidité du rythme, l'accumulation des péripéties et des coups de théâtre,
la virtuosité verbale qui tient à un dialogue plein de trouvailles et
d'alacrité font de ces pièces des œuvres profondément gaies.

11. La comédie au xixe siècle

Le xixe siècle n'a guère été propice au développement et au renouveau


du genre comique. Le décret impérial du 29 juillet 1807 restreint la pleine
liberté des théâtres qu'avait établie la Révolution et réduit à huit le
nombre des salles parisiennes (la Comédie-Française, l'Opéra, l'Opéra-
Comique et l'Odéon ; et quatre théâtres plus secondaires : le Gymnase,
les Variétés, le Palais-Royal et la Porte-Saint-Martin). Même si le second
Empire rétablit la possibilité pour quiconque d'ouvrir un théâtre (il y en
aura 58 en 1875), la comédie, à quelques flamboyantes exceptions près,
stagne, au profit de genres nouveaux tels que le mélodrame.

11.1 Le succès du vaudeville

Faute d'auteurs vraiment originaux, la comédie reste avant tout une


comédie de mœurs (Andrieux, Le Souper d'Auteuil, 1804 ; Étienne, Les
Deux Gendres, 1810) que Picard (1769-1828) essaie passagèrement de
renouveler en accentuant le réalisme de l'intrigue (Médiocre et rampant
et l'on arrive à tout, 1797 ; La Petite Ville, 1801). Mais en dépit d'un
style alerte, ses œuvres n'évitent pas l'écueil de la facilité.
Héritière du théâtre de Beaumarchais, la comédie d'intrigue
(représentée par les pièces d'Alexandre Duval comme La Jeunesse de
Henri V, 1806) ne bouleverse pas la conception du genre et se heurte très
vite à la concurrence du vaudeville.
Lointain parent des parades et du théâtre de la Foire, le vaudeville
introduit dans le dialogue des parties chantées sur une musique légère.
Divertir est sa seule prétention. Le comique en est facile, fondé sur des
jeux de mots et des calembours ; l'intrigue, toujours pleine de
rebondissements ; et la satire des ridicules est sans malice. Aussi son
succès est-il durable et populaire.
Cultivé au début du siècle par Merle et Brazier puis par
M.A. Désaugiers (1772-1827), le vaudeville trouve son maître incontesté
en Eugène Scribe (1791-1861). Malgré la sévérité de la critique à son
égard, Scribe compose des pièces à succès, toutes bâties sur la technique
du quiproquo : L'Ours et le Pacha (1820), La Calomnie (1840), Oscar ou
le mari qui trompe sa femme (1842). Bien que sa Bataille de dames
(1851), « comédie-vaudeville », témoigne d'un effort de construction et
d'une peinture de mœurs plus approfondie, son œuvre vaut plus par sa
technique que par ses qualités proprement littéraires. Comme l'écrira
Sainte-Beuve : « En somme cette comédie est l'idéal par trop
invraisemblable d'une époque sans idéal. »

11.2 Les comédies de Musset


L'« enfant terrible du romantisme » qui conçoit le sombre drame de
Lorenzaccio est aussi l'auteur comique le plus fécond de son époque.
Autre paradoxe : du théâtre de la monarchie de Juillet, ses comédies sont
les seules qui aient survécu, alors qu'elles n'ont pas, dans un premier
temps, été jouées. Après l'échec à l'Odéon, le 1er décembre 1830, de La
Nuit vénitienne ou les noces de Laurette, Musset écrit en effet ses pièces
pour la lecture et non pour la scène. C'est l'idée d'Un spectacle dans un
fauteuil (1833) qui comprend La Coupe et les lèvres, À quoi rêvent les
jeunes filles et Namouna.
Musset pratique le genre des « proverbes » alors à la mode dans
les salons de la Restauration et sur les scènes des théâtres privés.
De dimension souvent réduite, le proverbe ridiculisait les mœurs
bourgeoises ou la vie politique (comme Les Hermites en prison,
1823, d'Étienne dit de Jouy). Le titre – un « proverbe » – résume
l'intrigue et condense l'énigme de la pièce. Tout y est dès lors
affaire de rapidité, d'invention et de fantaisie. On ne badine pas
avec l'amour (1834), Il ne faut jurer de rien (1836), Il faut
qu'une porte soit ouverte ou fermée (1845), On ne saurait penser
à tout (1849) sont les principaux proverbes de Musset.
La plupart de ses comédies sont publiées entre 1832 et 1837. Ce n'est
que dix ans plus tard que certaines d'entre elles seront enfin jouées.
Musset revient alors au théâtre avec de nouvelles pièces écrites entre
1849 et 1853.

La nouveauté des comédies de Musset tient à trois caractères : la


vivacité du rythme, le motif de la méprise (variante du quiproquo) et la
diversité des tons. À côté de fantoches (comme le vieux Claudio, Blazius,
dame Huche ou le Baron) apparaissent des amoureux émouvants, parce
que l'amour est toujours chez eux une souffrance et une ivresse
passagère. Tous ont le charme (romantique !) d'une jeunesse qui joue sa
vie sur une étourderie.
Adieu la gaieté de ma jeunesse, l'insouciante folie, la vie libre et
joyeuse du Vésuve ! Adieu les bruyants repas, les causeries du soir, les
sérénades sous les balcons dorés ! [...] Adieu l'amour et l'amitié ! Ma
place est vide sur la terre.
(Octave dans Les Caprices de Marianne.)
Comme la tragédie est au cœur de la passion, la comédie finit par
verser dans le drame. Musset ignore la séparation des genres et la
contrainte formelle des unités. Fantaisie, poésie, « marivaudage », le
langage exprime, en toute liberté, la diversité des sentiments
contradictoires qu'engendre toute passion.

11.3 Comédies gaies et comédies sérieuses

Sous le second Empire et pendant les premières décennies de la


troisième République, la comédie évolue dans deux directions opposées.

Dans le sillage du vaudeville, Eugène Labiche (1815-1888) écrit


des comédies bouffonnes, souvent ornées de couplets. Le thème
principal en est le mariage, dont la conclusion survient après une
cascade de péripéties et de quiproquos. La logique devient celle
de l'absurde et de l'invraisemblable. Hasards et poursuites en
sont les principaux ressorts. Les personnages offrent dès lors peu
d'intérêt. Réduits à des marionnettes, ils ne vivent que dans et par
la vitesse de rotation qui les anime. Parallèlement à cette veine
fantaisiste (Un chapeau de paille d'Italie, 1851 ; Edgar et sa
bonne, 1852 ; La Cagnotte, 1864...), Labiche brode des comédies
où se reflètent les mœurs désolantes de son temps, sur
l'ingratitude, par exemple, dans Le Voyage de M. Perrichon
(1860).
Au tournant du xixe et du xxe siècle, Georges Feydeau (1862-1921)
règne en maître sur le vaudeville. Multipliant les situations
cocasses ou imprévues sur un rythme étourdissant, il connaît un
immense succès avec L'Hôtel du libre échange (1894), La Dame
de chez Maxim's (1899), Occupe-toi d'Amélie (1908), Feu la
mère de Madame (1908) ou On purge Bébé (1910).
En réaction contre le vaudeville et bientôt contre l'opérette (qui
triomphe à partir de 1860 avec Meilhac et Halévy pour les
livrets, et Offenbach pour la musique), d'autres auteurs
s'orientent vers la « comédie bourgeoise », à prétention
moralisante. Émile Augier (1820-1899) campe des personnages
riches mais sans scrupules (Le Gendre de M. Poirier, Les
Lionnes pauvres, Les Effrontés). À côté de « comédies
historiques » (Madame Sans-Gêne, 1893), Victorien Sardou
(1831-1908) écrit des « comédies sérieuses » où s'allient satire
morale et peinture de mœurs (Les Vieux Garçons, 1865 ; La
Famille Benoiton, 1865).

12. La comédie au xxe siècle

L'effort de réflexion doctrinale qui se manifeste entre 1880 et 1914


concerne plus le drame que la comédie. Sur sa lancée, celle-ci continue à
exploiter les procédés les plus faciles du comique.

12.1 Le théâtre de boulevard

Le « Boulevard » désigne les théâtres – dont le nombre augmente


considérablement – que fréquente la bourgeoisie parisienne.
G. Arman de Caillavet (1869-1915), avec Miquette et sa mère
(1906) ou Primerose (1911), et Alfred Capus (La Veine, 1901) y
remportent d'immenses succès. La « comédie boulevardière »,
comme on l'appelle parfois avec un brin de mépris, n'est pas sans
qualités. Elle est plaisante, spirituelle, abonde en « mots
d'auteurs », repose sur une technique habile. Mais son esthétique
est des plus conventionnelles. Les caractères sont rapidement
campés et traditionnels ; les situations, prévisibles. Des répliques
brillantes ne sauraient faire un dialogue, ni créer une véritable
intrigue.
Entre les deux guerres, et plus encore après 1945, le « Boulevard »
évolue pourtant. Théâtre d'acteurs, il devient aussi un théâtre
d'auteurs, qui imposent leur esprit, ou leur vision du monde.
Sacha Guitry (1885-1957) compose des pièces brillantes, égotistes et
frivoles où son art des « bons mots » lui assure un succès durable (Mon
père avait raison, 1919 ; Désiré, 1927 ; N'écoutez pas Mesdames, 1942).
Marcel Achard (1899-1974) séduit par ses personnages irréels, venus
du cirque (Voulez-vous jouer avec moâ, 1923) ou du monde onirique
(Jean de la Lune, 1929).
Marcel Pagnol (1895-1974) connaît son premier grand succès avec
Topaze (1928), qui relate la métamorphose d'un professeur honnête en
homme d'affaires véreux. Ses pièces marseillaises (Marius, 1928 ; Fanny,
1929 ; César, 1931) se rattachent au vaudeville mais les dialogues, tout
de bagou et de bonne humeur, peignent sur le vif le Vieux-Port et son
exubérance.

12.2 La renaissance de la farce

La renaissance de la farce est peut-être l'élément majeur de l'histoire de


la comédie au xxe siècle.

Aux alentours de 1900, Georges Courteline (1858-1929), de son


vrai nom Georges Moinaux, affuble ses personnages de noms
burlesques, les réduit à des marionnettes emportées par les
tracasseries administratives, ou victimes des règlements
militaires (Les Gaietés de l'escadron, 1893). Le comique y est
facile, parfois vulgaire, mais la charge satirique toujours précise
est d'autant plus forte qu'elle s'effectue dans une atmosphère de
bonne humeur.
Ubu Roi d'Alfred Jarry (1873-1907), créé le 10 décembre 1896 au
Théâtre de l'Œuvre, marque une étape importante dans
l'évolution du comique. Cette geste parodique d'un drame
historique (bientôt suivie d'Ubu enchaîné et d'Ubu cocu) raconte
les aventures, dans une Pologne imaginaire, d'un capitaine de
dragons qui, pour accéder au pouvoir, assassine le roi Venceslas,
avant d'être à son tour chassé par l'héritier du trône.
L'impersonnalité des personnages, l'incongruité du langage
(« merdre »), le non-sens des comportements : tout engendre un
absurde, mais un absurde logique qui, pour cette raison même,
scandalise, fait rire ou inquiète.
Par son rejet de la psychologie, par la démolition de la notion de
personnage et par le refus de toute contrainte, une partie de
l'œuvre d'Eugène Ionesco s'apparente à la farce. « Antipièce »,
« antithéâtre », La Cantatrice chauve (1950) n'est qu'un jeu
verbal de sonorités, d'écholalies, d'inventions et de lapsus.
L'incohérence ne vise qu'à faire rire et toute distinction entre les
genres se trouve abolie. La Leçon (1950) se veut ainsi un
« drame comique ». Jacques ou la soumission, Les Chaises,
L'avenir est dans les œufs sont autant de pièces courtes qui,
brisant toute illusion théâtrale, réduisent à l'absurde et à
l'élémentaire les sentiments, les gestes et les paroles. De cette
désintégration et de cette désarticulation naît un comique souvent
irrésistible.
L'œuvre de Samuel Beckett relève-t-elle plus de la comédie que du
drame ? On y peut voir l'une des manifestations de l'angoisse
moderne mais on peut aussi la considérer sous un angle
délibérément comique. Les personnages d'En attendant Godot
sont des clowns qui chutent, s'assoient, se lèvent
mécaniquement, se donnent des coups de pied, s'amusent à des
calembours grossiers. Mais ces jeux de cirque se produisent en
des circonstances ou accompagnent des propos qui sont en eux-
mêmes graves, inquiétants : la vie, la mort, la déchéance
physique, le temps. D'En attendant Godot, Anouilh écrivit que
c'est « un sketch des Pensées de Pascal traité par les Fratellini ».
Cette pièce de Beckett illustre ce que devient la comédie au xxe siècle :
un genre hésitant, qui occupe tout le territoire entre le drame et la farce.
Mais cette hésitation n'est pas faiblesse, elle est signe de vitalité. Tour à
tour comédie de mœurs et d'intrigue, parodie ou farce sombre, la comédie
se refuse à une définition unique et même à toute dramaturgie globale,
comme elle répugne de plus en plus aux effets faciles et au
« divertissement ». Spectacle, elle se veut d'abord spectacle de l'être
humain (et non de l'homme social ou d'un caractère). De là son rire
parfois étrange et grinçant.

13. Comique et comédie

Historiquement, la comédie apparaît comme un genre littéraire souple.


Aussi, contrairement à la tragédie ou au drame, ne se laisse-t-elle pas
enfermer dans une définition précise et unique. De la farce à la comédie
de mœurs, du vaudeville à la « comédie sérieuse », elle occupe en fait
tout l'espace théâtral que lui abandonnent les genres strictement codifiés.

La réaction la plus immédiate serait de la définir par le rire.


L'examen des pièces montre pourtant que le comique n'est pas
consubstantiellement inhérent à la comédie. De même que le
comique existe en dehors de la comédie, de même la comédie
peut exclure le rire. Les comédies moralisantes de Destouches au
xviii siècle ou d'Augier au siècle suivant en sont un exemple. Et
e

n'a-t-on pas vu ces dernières décennies des « interprétations


graves » de Tartuffe et du Misanthrope ? Le modèle de la
comédie héroïque, élaboré par Corneille, prouve encore que le
rire n'est pas considéré comme essentiel :
[Je] dirai que [cette pièce] est une véritable comédie, quoi que tous
les acteurs soient ou rois ou grands d'Espagne, puisqu'on n'y voit naître
aucun péril par qui nous puissions être portés à la pitié ou à la crainte
[...]. Ce n'est pas que je n'aie hésité quelque temps sur ce que je n'y
voyais rien qui pût émouvoir à rire. Cet agrément a été jusqu'ici
tellement de la pratique de la comédie, que beaucoup ont cru qu'il était
aussi de son essence ; et je serais encore dans ce scrupule si je n'en
avais été guéri par votre Heinsius [auteur d'une Dissertation sur Plaute
et Térence] : « movere risum non constituit comœdiam, sed plebis
aucupium est, et abusus » [susciter le rire n'est pas l'âme de la comédie,
mais une passion du peuple, et un abus].
(Dédicace de Dom Sanche d'Aragon, 1650.)
Quant à certaines pièces modernes, de Beckett ou de Ionesco par
exemple, elles peuvent se jouer dans un registre tantôt dramatique, tantôt
comique.

Il n'en demeure pas moins qu'en pratique, comique et comédie sont


souvent liés.
La tradition farcesque fonde le comique sur des procédés simples,
voire grossiers, que l'on retrouve encore parfois de nos jours dans les
numéros de clowns : gifles et coups de bâton alternent avec les rixes. Il
s'agit du niveau le plus élémentaire du rire. Celui-ci peut provenir
également du galimatias, de l'utilisation abusive du latin, d'un
bredouillement, de parlers provinciaux ou, comme dans En attendant
Godot, d'une période oratoire incohérente : « Étant donné l'existence telle
qu'elle jaillit des récents travaux publics de Poinçon et Wattmann d'un
Dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche... »
Plus raffiné est le comique de situation. Il réside non dans ce qu'est,
dans ce que fait ou dit un personnage (qui peut être un individu par
ailleurs fort sérieux) mais dans la « situation » même ou le hasard le
place. L'événement crée alors le comique. Cette technique trouve son
expression la plus courante dans le quiproquo (méprise involontaire sur
le sens d'un mot ou sur l'identité d'une personne).
Dans sa forme la plus haute, le comique révèle le ridicule ou la passion
de l'homme qui est l'objet de la moquerie. Expression d'un caractère, il en
devient à son tour le révélateur. En opposant aux arguments de Valère,
qui lui objecte qu'il n'est guère sage de marier une jeune fille à un vieux
barbon, un « sans dot » obstiné, Harpagon trahit son avarice et dévoile
inconsciemment les ravages que ce vice cause en lui. Comme l'a analysé
Bergson (1959-1941) dans son essai Le Rire, l'automatisme engendre le
rire chaque fois que se manifeste « du mécanique plaqué sur du vivant ».
Le comique de caractère peut aussi provenir de la contradiction entre
l'idée que le personnage a de lui-même et ce qu'il est en réalité.
L'idée que la comédie possède une vertu morale est fort ancienne.
C'est le célèbre castigat ridendo mores (« Elle corrige les mœurs
par le rire ! »). Pourtant le rire n'est pas sans ambiguïté. Bergson
en souligne la cruauté : « Le rire, écrit-il, exerce sans doute une
fonction utile. Mais il ne suit pas de là que le rire frappe toujours
juste, ni qu'il s'inspire d'une pensée de bienveillance ou même
d'équité. » Déjà, Baudelaire voyait dans le rire « un des plus
clairs signes sataniques de l'homme », car il naît toujours de
« l'idée de [la] supériorité du rieur » :
Pour prendre un des exemples les plus vulgaires de la vie, qu'y a-t-il
de si réjouissant dans le spectacle d'un homme qui tombe sur la glace ou
sur le pavé, qui trébuche au bout d'un trottoir [...] ? Ce pauvre diable
s'est au moins défiguré, peut-être s'est-il fracturé un membre essentiel.
Cependant le rire est parti, irrésistible et subit. Il est certain que si l'on
veut creuser cette situation on trouvera au fond de la pensée du rieur un
certain orgueil inconscient. C'est là le point de départ : moi, je ne tombe
pas ; moi, je marche droit.
(De l'essence du rire in Œuvres complètes, Y. Le Dantec éd., Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 980-981.)
Henri Gouhier, s'interrogeant sur ce qui fait qu'un personnage devient
comique parvient à une conclusion moins cruelle mais voisine :
Un personnage devient comique à mesure qu'il est vidé de la
biographie qui fait de lui cette personne unique ; de l'être réalisé dans
une histoire qui se réalisera une seule fois se détache un type ; la
sympathie qui nous attache à la personne historique disparaissant avec
elle, le comique peut naître.
(Le Théâtre et l'Existence, éd. Vrin, 1952.)
Dans son désir de corriger les mœurs, la comédie exerce au fond un
rôle conservateur puisqu'elle sanctionne par le rire quiconque sort des
normes établies. Mais ce rire exclut à son tour la moindre compassion.
Paradoxalement, le rire libère et dessèche.
L'époque moderne lui assigne parfois un autre rôle, dans la mesure où
le ridicule poussé jusqu'au grotesque peut devenir tragique. Le rire se fait
alors grinçant. Tel est le cas dans le théâtre de Beckett ou de Ionesco, où
le rire naît de ce que la scène dévoile non d'un personnage mais du
spectateur et de la condition humaine. Le public se regarde évoluer et il
rit parce que l'envahit un sentiment d'angoisse. Le rire prend alors une
dimension métaphysique. Mais n'était-ce pas déjà Rabelais qui affirmait
aux « lecteurs » de son Gargantua :
Voyant le dueil qui vous mine et consomme :
Mieux est de ris que de larmes escripre,
Pour ce que rire est le propre de l'homme ?
1 . P. Voltz, La Comédie, Paris, A. Colin, 1964, p. 21.
2 . René Bray, op. cit.
8

La tragédie
Comme la comédie, la tragédie est née en Grèce, sans doute de
sacrifices rituels de boucs (le mot tragédie se rattache au grec τραγος qui
signifie le bouc). À l'origine, la cérémonie renvoyait au culte de Dionysos
et comprenait des immolations sanglantes, accompagnées d'un chant
lyrique entonné en l'honneur de la divinité : le dithyrambe. De lui
viendrait, après adaptation et transformation, le genre tragique.
Telle est du moins l'explication avancée par Aristote dans sa Poétique.
Virgile, dans ses Géorgiques, et Horace, dans son Art poétique, la
retiennent également. C'est à elle encore que se réfèrent en février 1553
les membres de la Pléiade quand, pour fêter le succès de la Cléopâtre
captive de Jodelle qui marquait la renaissance de la tragédie en France,
ils organisent, sur le mode burlesque, un simulacre de sacrifice de bouc et
qu'ils célèbrent l'heureux auteur par un péan (hymne en l'honneur
d'Apollon).
D'autres hypothèses ont depuis été émises : on a tour à tour relié la
naissance de la tragédie à des rites funéraires, au culte des héros et à des
mythes agraires. Nietzsche1 y voyait la fusion, opérée par la musique, de
deux courants caractéristiques à ses yeux de l'âme grecque : l'« ivresse
dionysiaque », Dionysos étant le dieu du vin, mais aussi de la nature et
des mystères ; et l'« esprit apollinien », artistique et ludique. Même si ces
interprétations restent sujettes à caution, il semble bien que la tragédie
provienne de pratiques religieuses et musicales.

1. La tragédie grecque
Ce qui est certain, c'est que le genre s'est développé en Grèce dans le
cadre de « festivals » initiés et soutenus par l'État. Chaque année, à
l'occasion des fêtes de Dionysos (vers la fin janvier et la fin mars),
l'« archonte » de la cité autorisait trois auteurs à concourir, chacun d'eux
devant présenter trois tragédies et un drame satyrique. Les citoyens les
plus riches supportaient les frais du spectacle et l'État octroyait aux plus
pauvres une indemnité pour leur permettre d'y assister. Un jury
représentatif de la cité désignait le vainqueur. Institués sous Pisistrate
(600-527), ces « concours tragiques » témoignaient de la puissance de la
ville et de sa civilisation. À l'époque de Périclès (495-429) et de
l'hégémonie d'Athènes, ils constituaient l'une des fêtes les plus brillantes
de la Grèce.

1.1 Les dramaturges

Telle qu'on peut la lire aujourd'hui, la tragédie grecque se résume à


trois noms : Eschyle, Sophocle et Euripide ; et elle tient tout entière dans
les soixante-dix ans qui séparent la création des Perses (472) d'Eschyle
de la représentation d'Œdipe à Colone de Sophocle (401). Non qu'avant
ou après, il n'y ait rien eu, mais les textes se sont perdus ou nous sont
parvenus dans un état si fragmentaire qu'il est difficile de s'en faire une
idée.

Des quatre-vingts ou quatre-vingt dix pièces qu'Eschyle (525-456


av. J.-C.) écrivit, quatre seulement sont complètes : Les Perses
(472) ; et l'Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides qui
s'enchaînent pour former la trilogie de L'Orestie (458).
Leur enjeu est toujours collectif. À travers le héros se joue le sort de la
cité ou du groupe. Les Perses, première tragédie « historique », évoquent
la bataille de Salamine (480), à laquelle participa l'auteur, la défaite de
Xerxès et la victoire d'Athènes. Dans L'Orestie, le meurtre d'Agamemnon
et ses conséquences conduisent à la convocation d'un tribunal,
l'Aréopage, pour trancher de la responsabilité des uns et des autres. Les
dieux n'en sont pas moins présents. Ils veillent et agissent en permanence.
Entre eux et les hommes un accord finit douloureusement par s'établir. La
tragédie eschylienne est le passage d'un ordre ancien à un état nouveau
conforme aux volontés divines.
On attribue à Sophocle (497-405 av. J.-C.) cent vingt-trois pièces ;
sept subsistent intactes : Antigone (v. 441), Ajax (v. 424), Les
Trachiniennes, Œdipe roi (v. 400), Philoctète (v. 409), Électre
(v. 410) et Œdipe à Colone (v. 406). Chez lui, les dieux se font
plus lointains et la tragédie reste une affaire individuelle,
rarement d'État. Les personnages retiennent ainsi toute
l'attention. Bien qu'ils aient obscurément conscience d'évoluer
dans un monde dominé par des puissances supérieures, ils
s'efforcent de déterminer seuls leur conduite et d'accomplir, fût-
ce au prix de leur vie, ce qu'ils croient être leur devoir. Antigone
n'ignore pas qu'en enterrant le corps de son frère Polynice elle
brave l'interdit royal de Créon : « Mais que je dusse mourir, ne le
savais-je pas ? », lui réplique-t-elle sitôt arrêtée. La noblesse des
héros de Sophocle est d'assumer jusqu'au bout la logique de leur
choix.
On possède dix-neuf tragédies d'Euripide (484-406 av. 7.-C.) sur
les quatre-vingt-douze que, selon la tradition, il aurait
composées ; parmi celles-ci : Alceste (438), Médée (431),
Hippolyte (428), Iphigénie à Aulis, Les Bacchantes, Les
Suppliantes (v. 423), Andromaque (v. 425), Héraclidès (v. 430-
428), Ion (418-414), Hécube (424), Électre (v. 417-415),
Héraclès furieux (v. 417-415), Iphigénie en Tauride (413), Les
Phéniciennes (v. 412-408). Ses pièces résonnent des échos de
l'actualité, mais d'une manière plus pessimiste et moins héroïque
que celles d'Eschyle. Hécube, Andromaque, Les Troyennes
dénoncent les absurdités de la guerre qui broie aussi bien les
vaincus que les vainqueurs. C'est pour « du vent » que Grecs et
Troyens se sont affrontés. Derrière les drames collectifs et
personnels, Euripide décèle le jeu obscur et imprévisible des
passions. Sans illusion sur l'homme, il l'est aussi sur les dieux,
doutant moins de leur existence que de leur justice. Son théâtre
comporte, par rapport à celui de ses prédécesseurs, de vraies
audaces : il modifie les données légendaires (son Électre se voit
mariée à un paysan, ce dont se souviendra Giraudoux) ; il
pratique le mélange des genres où le comique alterne parfois
avec le tragique ; il accentue le lyrisme, qui n'est plus l'apanage
du chœur. La montée de la crise tragique, lente chez Eschyle,
l'intéresse moins que ses prolongements. Le pathétique l'emporte
souvent sur le dramatique.

1.2 La structure de la tragédie grecque

La tragédie grecque se compose de deux éléments distincts : les


personnages qui dialoguent entre eux sur scène, et le « chœur » qui,
entrant sur le théâtre par l'orchestra, se dispose face aux spectateurs sur
trois rangs. Avec à sa tête le coryphée, il commente l'action se déroulant
sur scène et à laquelle son statut de représentant de la cité l'intéresse dans
la mesure où son sort peut dépendre de celui des personnages. Les
« épisodes » de l'action alternent ainsi avec des intermèdes lyriques.
Techniquement, la tragédie grecque est constituée de plusieurs parties :
le prologue, de longueur variable, expose, tantôt sous forme de
monologue, tantôt dans un dialogue, les faits précédant l'action
représentée ;
la parodos est le chant d'entrée du chœur ;
le stasimon, ou « chant en place », sépare les « épisodes » de
l'action ;
l'épisode (épeisodos, étymologiquement : action d'introduire)
correspond à la partie dialoguée de l'action et à ce qu'on pourrait
en gros appeler un acte ;
l'exodos est l'épisode final, qui se termine par la sortie du chœur.
La fixité de cette structure est parfois atténuée par un chant entre le
chœur et les acteurs (le kommos) ou par des récitatifs chantés par les
acteurs.
Le chœur a survécu à la tragédie grecque : les dramaturges de la
Renaissance, Racine dans Esther et Athalie, Voltaire dans son Œdipe ou
M.-J. Chénier dans Timoléon ont su le réintroduire dans leurs œuvres
pour en accroître la puissance lyrique et poétique.

1.3 Le fait tragique grec

La fatalité en est souvent la source. Les dieux sanctionnent toujours les


fautes des hommes, fussent-elles commises des générations auparavant.
Trois possibilités sont envisageables :
– l'harmatia qu'Aristote analyse comme une erreur involontaire, une
méprise contraire aux calculs ou aux prévisions : c'est le cas d'Œdipe
chez Sophocle qui tue son père Laïos après avoir été offensé par lui et
sans savoir qui il est ;
– l'até est la faute commise à la suite d'un égarement de l'esprit ;
– toutes deux peuvent s'associer à l'hybris, ce sentiment de démesure
qui pousse l'homme à se dresser contre les dieux ou à vouloir les égaler :
ainsi, voleur du feu sacré, Prométhée attente-t-il à la majesté de Zeus
(Prométhée enchaîné d'Eschyle).
La tragédie grecque illustre toujours le revirement du bonheur au
malheur et la fragilité de la destinée humaine :
Regardez, habitants de Thèbes. Le voilà cet Œdipe, cet expert en
énigmes fameuses qui était devenu le premier des humains. Personne
dans sa ville ne pouvait contempler son destin sans envie. Aujourd'hui
dans quel flot d'effrayante misère est-il précipité ! C'est donc ce dernier
jour qu'il faut, pour un mortel, toujours considérer. Gardons-nous
d'appeler jamais un homme heureux avant qu'il ait franchi le terme de
sa vie sans avoir subi un chagrin.
(Le coryphée dans Œdipe roi de Sophocle.)

2. Sénèque et la tragédie latine

De même que la tragédie grecque se résume pour nous au ve siècle


athénien, la tragédie latine se limite au ier siècle de notre ère et à la seule
œuvre de Sénèque. Sur Livius Andronicus, sur Ennius, Paccuvius,
Naevius ou Accus qui vécurent aux iiie et iie siècles avant J.-C., on ne
possède que de maigres informations. On sait seulement que, d'origine ou
de culture grecque, mais écrivant en latin, ils imitèrent leurs
prédécesseurs hellènes.
On a conservé neuf tragédies de Sénèque (4 av. J.-C.-65 ap. J.-C.) :
Médée, Les Troyennes, Œdipe, Hercule furieux, Phèdre, Thyeste,
Agamemnon, Hercule sur l'Œta et Les Phéniciennes. Techniquement, la
plupart d'entre elles sont construites sur le modèle grec : elles
comprennent un chœur (à l'exception des Phéniciennes), voire deux
(Agamemnon et Hercule sur l'Œta) et, conformément à l'usage de
l'époque, pas plus de trois personnages principaux. Le titre même de ses
pièces indique enfin que le philosophe puise ses sujets dans le fonds
mythique et légendaire des Grecs. À l'inverse de ces derniers, toutefois,
Sénèque transforme la tragédie en un art presque exclusif du discours. La
rhétorique y est souveraine et les considérations philosophiques
abondent : sur les dieux, sur la liberté, sur la souffrance et l'instabilité des
choses, sur la confrontation de l'homme et de l'ordre de l'univers, tous
thèmes empreints d'une forte coloration stoïcienne. Il s'ensuit de longues
tirades ou monologues, d'amples récits qui se substituent à l'action.
Quand ils sont montrés, les événements allient l'horreur au pathétique :
c'est devant Jason que Médée tue le second de leurs fils et, dans Phèdre,
Thésée se lamente sur « ce débris hideux et difforme, criblé de toutes
parts de blessures » qu'est le corps d'Hippolyte après qu'il a été
déchiqueté par un monstre marin.

3. De la tragédie antique à la tragédie française

La tragédie française naît avec l'Abraham sacrifiant de Théodore de


Bèze (1550) et, plus encore, avec la Cléopâtre captive d'Étienne Jodelle
(1553) dont l'influence, plus décisive, fixe la forme du genre pour près
d'un demi-siècle. Ce serait cependant une naïveté de croire qu'entre
l'Antiquité et le milieu du xvie siècle, le genre tragique ait complètement
disparu : il s'est diversifié et a pris des visages différents.
Apparues au xve siècle, les moralités empruntaient, comme la
tragédie, leurs sujets à la légende ou à l'histoire, telle La Moralité
ou histoire romaine d'une femme qui avait voulu trahir la cité de
Rome (1548). Rédigées dans un style soutenu, possédant, comme
leur nom l'indique, une intention didactique marquée, elles
mettaient en scène des drames passionnels où des personnages,
parfois de haut rang, couraient à leur perte.
La moralité représente en quelque chose la tragédie grecque et latine,
singulièrement en ce qu'elle traite de faits graves et principaux ; et si le
Français s'était rangé à ce que la fin de la moralité fût toujours triste et
douloureuse, la moralité serait tragédie.
(Thomas Sébillet, Art poétique, 1548.)
Depuis le haut Moyen Âge existait par ailleurs un théâtre néo-
latin, qui était très vite devenu un théâtre scolaire. Composé par
des maîtres pour être joué par leurs élèves, il obéissait à des
considérations morales et pédagogiques. Il était loin d'être
insignifiant : le Julius Caesar (imprimé en 1553) de Marc-
Antoine Muret, régent à Auch, inaugure la série des tragédies
historiques et romaines, et la Jephté de Buchanan (publiée en
1554) bénéficia d'un succès durable. Ces régents et professeurs
dramaturges furent « les parrains de la tragédie en langue
française2 ». L'arrivée des Jésuites en France (1553) insuffla une
vigueur nouvelle à ce théâtre néo-latin dont ils firent un
instrument privilégié de la rénovation des lettres et des mœurs.
La France redécouvrit enfin le genre tragique par l'intermédiaire de
l'Italie, où il s'épanouissait non pas en latin, mais en langue
vernaculaire. Témoin de son attrait, la Sophonisbe de Trissino
(écrite en 1514, publiée en 1524), la tragédie italienne la plus
célèbre de son temps, fut, après avoir été adaptée par Saint-
Gelais, somptueusement représentée en 1556 à Blois, en
présence de Catherine de Médicis et de la Cour. C'était ouvrir
une voie : celle du retour de la tragédie en langue vulgaire, que
Du Bellay, balayant les formes médiévales, appelait, dès 1549,
de ses vœux :
Quant aux comédies et tragédies, si les rois et les républiques les
voulaient restituer en leur ancienne dignité qu'ont usurpée les farces et
les moralités, je serais bien d'opinion que tu t'y employasses et si tu
veux le faire pour l'ornement de ta langue, tu sais où tu en dois trouver
les archétypes.
(Défense et illustration de la langue française, liv. II, chap. 4.)
C'est-à-dire chez les Grecs.

4. La tragédie humaniste

La tragédie humaniste française s'étend en gros sur un demi-siècle, de


l'Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze (1550) à Hector de
Montchrestien (1604). Elle est l'œuvre de trois générations dont Étienne
Jodelle (v. 1532-1573), Robert Garnier (1545-1590) et Montchrestien
(v. 1575-1621) sont les principaux représentants.

4.1 Un théâtre de la déploration et du pathétique

La tragédie humaniste se charge de peu de matière. L'issue en est


connue à l'avance, souvent dévoilée par un personnage protatique qui
présente d'emblée la catastrophe comme inévitable et inéluctable (ainsi
l'« ombre d'Antoine » dont le monologue ouvre la Cléopâtre captive
annonce le suicide prochain de l'héroïne). À quelques exceptions près
(Montchrestien privilégiant davantage l'action), les pièces s'organisent
non en fonction de la progression dramatique, mais des effets à produire.
Leurs sujets ne traitent que « de piteuses ruines de grands seigneurs, que
des inconstances de Fortune, que bannissements, guerres, pestes,
famines, captivités, exécrables cruautés des tyrans ; et bref que larmes et
misères extrêmes3 ». Privée de presque toute action, la tragédie humaniste
se veut lamentation. Le pathétique est son ressort essentiel, qui s'exprime,
notamment avec les tragédies oratoires de Garnier, dans et par la
rhétorique : longs monologues, maximes et éloquence visionnaire
imprègnent les œuvres d'une « vision d'horreur absolue ».
« Poème dramatique », la tragédie humaniste relève de la poésie. Des
chœurs lui donnent son caractère musical, héritage direct du modèle grec.
Dans certaines pièces d'ailleurs (comme dans l'Aman de Rivaudeau),
l'intervention du chœur est dénommée « chant » ou « chant de la
troupe ». Le vers demeure d'un usage très souple : mètre de l'épopée, le
décasyllabe coexiste avec l'octosyllable et l'alexandrin.
La déploration des malheurs des protagonistes, la célébration des joies
simples de l'existence, la condamnation de l'ambition fournissent au
lyrisme ses thèmes essentiels.

4.2 Le déclin de la tragédie humaniste

Son évolution interne et la concurrence de genres nouveaux


provoquent son déclin à la charnière des xvie et xviie siècles. Avec
la crise de l'humanisme décroît le culte des Anciens, et les
dramaturges vont puiser leurs sujets ailleurs que dans la Bible et
l'Antiquité gréco-romaine : dans des nouvelles, des romans
espagnols, italiens et français. Le cadre formel de la tragédie
éclate : disparition du chœur, multiplication des lieux, extension
de la durée fictive de l'intrigue (qui peut atteindre plusieurs
années comme dans La Tragédie de Priam de Berthrand, 1605).
L'irrégularité domine. Esthétiquement, la dignité du genre s'en
trouve compromise. Des scènes triviales ou comiques brisent
l'unité de ton ; les héros peuvent être de simples bourgeois, voire
des esclaves. Le tragique change de nature : au fatum se substitue
un amoncellement d'horreurs. La volonté d'« ensanglanter la
catastrophe » l'emporte sur le drame, l'horreur sur la pitié. Cette
tragédie « shakespearienne à la française » consacre l'émergence
du baroque :
Est baroque le goût de la liberté en littérature : le dédain des règles,
de la mesure, des bienséances, de la séparation des genres. Est baroque
ce qui est irrationnel : les jeux intellectuels d'où sont absentes la logique
et la raison ; le goût des charmes de la nature, celui du mystère et du
surnaturel et enfin l'élan émotif et passionnel.
(R. Lebègue, op. cit.)
Parallèlement, la tragédie humaniste subit la concurrence de la
pastorale qui jouit bientôt d'une immense faveur auprès du
public. À la suite de Virgile, mais aussi de Théocrite, elle impose
le rêve d'un âge d'or, diffuse l'idéal d'une innocence champêtre.
Des bergers, qui sont des gentilshommes, préfèrent le code de
l'honneur courtois aux « fumées » de la gloire et courtisent de
nobles dames dans une Arcadie irréelle. Renouant avec
l'idéalisme platonicien et l'idéologie raffinée des romans de
chevalerie, s'inspirant après 1610 de L'Astrée de Honoré d'Urfé,
la pastorale satisfait le goût des princes et des grands pour les
ballets, les mascarades et les spectacles somptueux.
La tragi-comédie bénéficie de son côté d'une vogue croissante, qui
durera jusque dans les années 1640 (à l'origine, Le Cid est une
tragi-comédie). Considérée alors comme un genre moderne et
neuf, elle correspond au goût du public avide d'émotions fortes et
de scènes de violence, goût auquel ne sont pas étrangères les
guerres de Religion. Ses personnages appartiennent à toutes les
conditions sociales (le xviie siècle introduira plus de « dignité »).
Sa matière est romanesque à souhait, pleine de rebondissements
et volontiers spectaculaire. L'amour finit presque toujours par
triompher. La Bradamante de Garnier (1580), le chef-d'œuvre
tragi-comique du xvie siècle, comporte ainsi un double
déguisement, un faux mariage, une reconnaissance soudaine et
l'offre inopinée d'un trône !

5. La tragédie classique

La tragédie classique « régulière », codifiée, naît à partir des années


1630.
D'une part les conditions matérielles et morales changent. Sous
Henri IV, les troupes de comédiens étaient souvent médiocres et de
mauvaise réputation. La création en 1629, par Louis XIII, de la troupe
des « Comédiens du Roi » – qui s'installe chez les Confrères de la
Passion, dans un Hôtel de Bourgogne en partie rénové – et celle du
Théâtre du Marais par l'acteur Mondory en 1634 dotent Paris de bons
acteurs et de salles de spectacle dignes de ce nom. Durant près de
cinquante ans, ces deux théâtres se partageront les grandes œuvres du
répertoire.
D'autre part, Richelieu encourage la production dramatique : à son
initiative se forme le groupe des « cinq auteurs » (Rotrou, L'Estoile,
Boisrobert, Colletet et Pierre Corneille). Longtemps décrié, le statut du
dramaturge s'améliore enfin. Attirée par des œuvres plus élaborées et par
l'amélioration de la sécurité des représentations, la bonne société retrouve
le chemin du théâtre. Corneille peut, sans choquer ni surprendre, exalter
dans L'Illusion comique (V, 5, v. 1645-1652) l'honorabilité et la fonction
morale de son métier.
Dans le même temps, théoriciens et dramaturges réfléchissent sur l'art
dramatique. Ils redécouvrent la Poétique d'Aristote, qui, commentée,
interprétée à l'envi et, parfois, trahie, sera au centre de l'esthétique
classique. Tout au long des xviie et xviiie siècles, une foule d'écrits
théoriques accompagne l'histoire de la tragédie : Le Discours de la poésie
représentative de Chapelain (1635), La Poétique de La Mesnardière
(1639), La Pratique du théâtre de l'abbé d'Aubignac (publiée en 1657),
les Réflexions sur la poétique de Fontenelle (1691-1699), les Réflexions
sur la poésie et sur la peinture de l'abbé Dubos (1719), les Discours
d'Houdar de La Motte (1721-1722), sans parler des préfaces, des
commentaires (dont ceux de Voltaire), des « Examens » (Corneille).
Rien pourtant n'aurait été possible sans les œuvres de dramaturges de
talent et parfois de génie. Esthétiquement une, la tragédie classique n'a
toutefois pas connu d'existence uniforme. On peut en gros distinguer trois
périodes :
un premier classicisme (encore appelé par la critique littéraire un
« préclassicisme ») qui va, en dates rondes, de 1640 à 1660 et
qui correspond à la génération de Corneille : outre l'auteur du
Cid, il s'illustre avec des dramaturges comme Jean Mairet (1604-
1686), Jean Rotrou (1609-1650) ou Georges de Scudéry (1601-
1667) ;
un classicisme épanoui, contemporain de la première moitié du
règne de Louis XIV (1660-1685), il est naturellement incarné par
Racine ;
un néo-classicisme (l'expression est malheureuse, mais consacrée)
propre à la fin du xviie et au xviiie siècle, et qui englobe, non sans
schématisme, la production dramatique de Crébillon, de Voltaire
ou de Marie-Joseph Chénier. Car même si la tragédie classique
se résume aux yeux du grand public au théâtre de Corneille et de
Racine, celle-ci se maintient avec succès jusqu'à l'aube de la
Révolution.

6. La mort de la tragédie classique

Malgré le vif succès des tragédies de Voltaire, l'avènement du drame


bourgeois et les mutations de la société et des mentalités qu'illustre « la
bataille de l'Encyclopédie » dans les années 1750-1760, précipitent le
déclin du genre. Philosophes aussi bien que dramaturges lui adressent des
griefs précis et pressants.
Politique par nature et monarchiste par principe, la tragédie apparaît de
plus en plus comme politiquement néfaste et contraire aux idéaux de
liberté et de justice. Louis-Sébastien Mercier dresse contre elle un
réquisitoire sévère :
Bientôt le poète [le dramaturge] ne conçut rien de plus agréable que
la grandeur illimitée ou l'autorité d'un monarque ; il prêcha
publiquement que pour faire un bon citoyen, il fallait être un bon
esclave ; il offrit au trône un culte idolâtre, il abaissa tous les
personnages devant le sceptre, il leur prêta les idées mesquines de son
âme, il insulta aux hommes assemblés par des maximes superstitieuses
et puériles, il étendit enfin par ses basses adulations le ferment de la
corruption politique.
(Du Théâtre ou nouvel essai sur l'art dramatique, 1773.)
Parallèlement se fait sentir un besoin de renouvellement. Lorsque, en
1758, Diderot présente, dans son Discours de la poésie dramatique, le
drame comme une tragédie « qui aurait pour objet nos malheurs
domestiques », il appelle de ses vœux un élargissement des thèmes.
Cantonnée dans les hautes sphères du pouvoir, la tragédie classique ne
semble plus représentative de la société et de ses préoccupations.
Elle est aussi considérée comme ennuyeuse et inactuelle :
Que me font à moi, sujet paisible d'un État monarchique du
xviii siècle, les révolutions d'Athènes et de Rome ? Quel véritable
e

intérêt puis-je prendre à la mort d'un tyran du Péloponnèse ? au


sacrifice d'une jeune princesse en Aulide ?
(Beaumarchais, Essai sur le genre dramatique sérieux, 1767.)
L'accusation d'immoralité lancée contre elle n'est pas en soi nouvelle.
Elle a été très tôt formulée, même quand le genre était à son apogée. En
1667, le janséniste Nicole lui reprochait de rendre aimables les vices ; et
Bossuet, de discréditer les vertus chrétiennes (Maximes et réflexions sur
la comédie, 1694). Le xviiie siècle reprend avec vigueur ce combat mené
au nom de la morale. Dans L'Ile de la raison (1727), Marivaux prête ces
mots au sage conseiller Blectrue à propos de la tragédie : « Quel pot-
pourri de crimes admirables, de vertus coupables et d'augustes
faiblesses ! » Et Rousseau conteste qu'elle puisse être à la fois utile et
belle :
J'entends dire que la tragédie mène à la pitié par la terreur, soit. Mais
quelle est cette pitié ? Une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas
plus que l'illusion qui l'a produite ; un reste de sentiment naturel étouffé
bientôt par les passions, une pitié stérile, qui se repaît de quelques
larmes, et n'a jamais produit le moindre acte d'humanité.
(Lettre à d'Alembert sur les spectacles, 1758.)
Quand, au xixe siècle, Casimir Delavigne essaiera de ressusciter la
tragédie avec son Louis XI (1832), il échouera. Le xviiie siècle a su gagner
son procès contre la tragédie ; place est désormais faite au drame.

7. Tragique et tragédie

Il serait naïf de croire qu'une tragédie soit automatiquement tragique.


La tragédie renvoie à un genre littéraire codifié et à un type d'écriture ; le
tragique, quant à lui, est une notion philosophique ou morale. Les deux
catégories ne se recouvrent pas obligatoirement. Le tragique n'implique
pas davantage des actions criminelles ou monstrueuses :
Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une
tragédie : il suffit que l'action en soit grande, que les acteurs (les
personnages) en soient héroïques, que les passions soient excitées, et
que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir
de la tragédie.
(Racine, préface de Bérénice, 1670.)
Une fin malheureuse n'est donc pas une condition nécessaire. De
nombreuses tragédies de Corneille (Le Cid, Cinna, Nicomède,
Sertorius...) se terminent « bien ». Le tragique postule autre chose. Le
problème est que sur ce point les avis divergent.

7.1 Fatalité et liberté

Selon les uns, le tragique naît de la fatalité. Sans elle, point


d'irrémédiables malheurs. L'univers racinien est souvent construit sur ce
ressort :
Oui, je te loue, ô ciel de ta persévérance !
... Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J'étais né pour servir d'exemple à ta colère
Pour être du malheur un modèle accompli,
(Oreste dans Andromaque, V, 4, v. 1614-1619.)
L'efficacité est évidente : sans illusion sur l'issue fatale, le spectateur
ne peut que ressentir de la pitié face aux efforts désespérés du personnage
qui ignore, lui, que sa résistance est vouée à l'échec. L'hérédité (dans
Phèdre), la logique implacable de l'histoire (la guerre dans Horace), un
aveuglement idéologique (le fanatisme dans Mahomet de Voltaire), voire
dans les drames modernes, les tréfonds de la conscience éclairée par la
psychanalyse (Le Deuil sied à Électre, d'E. O'Neill) peuvent se substituer
à la fatalité antique et divine.
Toute la question est de savoir si la fatalité, tant évoquée, constitue un
véritable ressort tragique. Prenons le cas du théâtre de Racine, sans doute
le plus exemplaire à cet égard. Oreste s'écrie certes :
Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne.
(Andromaque, I, 1, v. 90.)
Il ne s'en fixe pas moins une ligne de conduite claire, rationnelle, qui
exclut toute notion de fatalité :
J'aime : je viens chercher Hermione en ces lieux,
La fléchir, l'enlever ou mourir à ses yeux.
(Ibid., v. 99-100.)
C'est ce qu'il essaiera de faire. En vain. Et ce n'est qu'après coup qu'il
explique son échec par la fatalité et la malédiction ancestrale qui pèsent
sur lui et sur sa famille (V, 3, v. 1614-1618). De même, à chaque fois que
Phèdre évoque le « sort » ou sa « cruelle destinée », c'est pour aussitôt
ajouter des explications plus humaines à son comportement. L'aveu de sa
passion à Hippolyte n'est pas fatal. Les circonstances, le trouble né de la
présence de l'aimé, le besoin de parler, tout l'explique. Pour un
personnage qui se trouve dans l'impossibilité d'assumer ses actes, la
tentation devient grande de se poser en victime plutôt qu'en responsable
de sa propre perte. Le tragique peut alors résider moins dans l'évocation –
poétique – de la fatalité que dans la ruse d'une conscience avec elle-
même, dans l'alibi qu'elle se donne. Il peut apparaître comme l'autre nom
de l'impasse où la liberté peut conduire.
On peut d'ailleurs se demander si l'esthétique classique n'ignore pas
toute notion objective du tragique. La vraisemblance et les bienséances
poussent les dramaturges à expliquer le cheminement de leur héros. Or
expliquer le tragique équivaut à le détruire. S'il existe, ce ne peut être que
subjectivement, dans l'angoisse d'une conscience.
En outre, la fatalité ne permet pas d'épuiser la notion de tragique.
D'abord elle ne rend pas compte de la totalité du théâtre grec : Sophocle
métamorphose en triomphe la mort de son héros dans Œdipe à Colone ;
et, sans parler du drame sartrien (Les Mouches ou Huis clos), elle exclut
le théâtre de Corneille. Chez ce dernier, en effet, le tragique se confond
avec la conquête, douloureuse et sacrificielle, de la liberté. Il est
fondateur et salvateur, par le truchement de l'héroïsme. La fin du Cid
consacre la naissance d'un ordre nouveau, monarchique et centralisé, en
même temps que l'humaine plénitude de Rodrigue. Le dénouement de
Cinna inaugure la réconciliation d'Auguste et de Rome, de la divinité et
des hommes. Polyeucte s'achève sur la préfiguration de la victoire du
christianisme. À chaque fois, les héros doivent découvrir leurs
potentialités, lutter contre eux-mêmes pour mieux se dépasser.

7.2 La transcendance et la faute

« Dans la tragédie, le héros tombe en faute comme il tombe en


existence. Il existe coupable » (Paul Ricœur). La « médiocrité » des
personnages grecs et classiques contenait déjà en germe cette idée. Selon
la conception aristotélicienne, cette « faute » n'est pas forcément morale :
involontaire, elle peut résulter d'une erreur ou d'une méprise. Le thème,
fort courant, de l'innocence persécutée relève de cette catégorie. Autant
que les insinuations d'Œnone, c'est l'épée abandonnée par Hippolyte qui
convainc Thésée de la culpabilité de son fils ; Ladislas, dans Venceslas de
Rotrou, tue son frère à la place du duc Frédéric qu'il croyait attaquer.
Mais la « faute » peut être aussi consciente, transgression lucide d'un
ordre, par intérêt personnel ou par ambition. Elle peut enfin revêtir la
forme d'un sentiment de culpabilité existentielle, comme chez Racine
(ou, plus tard, dans les pièces de Beckett). Elle renvoie, dans cette
hypothèse, à une norme supérieure, réelle ou supposée telle.
L'« événement n'est pas [alors] tragique par lui-même mais par ce qu'il
signifie et cette signification est tragique lorsqu'elle introduit le signe
d'une transcendance4 ». La conception providentielle de l'histoire à
laquelle se réfère la plupart des dramaturges classiques inscrit en effet au
cœur de la tragédie la présence d'une divinité : « Impitoyable Dieu, toi
seul as tout conduit », s'écrie l'Athalie de Racine au moment de sa défaite
et de sa mort. Discret, impénétrable, inhumain en apparence, toujours
libérateur sur le long terme, le « Ciel » est omniprésent dans les tragédies
cornéliennes ; c'était déjà vrai des œuvres grecques. Cette transcendance
peut toutefois n'avoir rien de religieux : à la condition qu'il soit posé et
ressenti comme un absolu, un idéal suffit à sa manifestation (la liberté
républicaine dans le théâtre de M.-J. Chénier ou la « Raison » des
Lumières dans celui de Voltaire).

7.3 La tragédie, dépassement du tragique ?

« L'objet dernier de la tragédie, c'est la destruction et le dépassement


du tragique [...]. Toute tragédie jette au tragique un défi5. » Les tragédies
à « fin heureuse » en constituent, à l'évidence, l'illustration la plus
exemplaire : dans ce cas-là, le tragique n'est qu'une secousse violente,
transitoire, qui facilite l'apparition d'un monde autre. Il porte en lui-même
une certitude de délivrance. Mais il n'en va pas toujours ainsi : le tragique
peut obscurcir à jamais l'horizon des hommes. La « tuerie générale » qui
clôt Bajazet n'est grosse d'aucune promesse, pas davantage le « théâtre
noir » de Crébillon père (Atrée et Thyeste).

On le voit, le tragique est une notion complexe et ambiguë. Dans la


mesure où il est une manière, acceptée ou contestée, de penser l'Histoire,
il résonne de toutes les approches idéologiques. Ses rapports avec la
tragédie sont également subtils : il l'imprègne de la multiplicité de ses
sens. S'il ne s'identifie pas toujours à elle, elle lui demeure souvent liée.
C'est pourquoi la mort de la tragédie n'a pas entraîné celle du tragique.
1 . Naissance de la tragédie, 1871.
2 . R. Lebègue, La Tragédie française de la Renaissance, SEDES, 1954.
3 . Jean de La Taille, An poétique, 1572.
4 . Henri Gouhier, Le Théâtre et l'existence, éd. cit.
5 . André Bonnard, La Tragédie et l'Homme ; étude sur le drame antique, Neuchâtel, La
Baconnière, 1951.
9

Le drame
Le drame est une appellation ambiguë. Étymologiquement, δραμα
désigne l'action. En ce sens, le mot englobe aussi bien la tragédie que la
comédie. Ce n'est que dans la seconde moitié du xviiie siècle qu'il se
spécialise pour qualifier un genre et une esthétique particuliers. Le terme,
admis dans le Dictionnaire de l'Académie en 1762, connaîtra dès lors une
grande fortune. Souvent un adjectif l'accompagne pour en préciser le
contenu et l'historicité : « sérieux » et/ou « bourgeois » au xviiie siècle ;
« historique » et/ou « romantique », « symboliste », « naturaliste » au
xix siècle ; « moderne »...
e

Ces appellations pèchent, bien sûr, par un certain schématisme.


L'histoire littéraire les a toutefois consacrées, et elles offrent le mérite de
la clarté. Elles témoignent aussi d'une ambition nouvelle, récurrente :
celle de créer un genre qui soit à lui seul le genre dramatique, abolissant
les distinctions antérieures, « classiques », embrassant la vie sous tous ses
aspects.

1. Le drame bourgeois

La « comédie larmoyante » et les réussites théâtrales étrangères (celles


de Shakespeare et de Richardson en Angleterre ; de Goldoni en Italie ; de
Calderón et de Lope de Vega en Espagne) ont préparé l'avènement du
drame bourgeois.

1.1 Les auteurs et les œuvres


En France, Diderot (1713-1784) en est considéré comme le père.
Non qu'il l'ait totalement créé (une pièce comme la Silvie de
Landois, jouée dès 1742, donnait déjà l'exemple d'une « tragédie
domestique et bourgeoise »), mais il fut le premier à doter le
genre d'une poétique globale avec Les Entretiens avec Dorval
sur Le Fils naturel (1757). « Drame de la vertu », Le Fils naturel
(publié en 1757, mais joué en 1771 seulement) en donne une
illustration concrète. En 1758, Diderot prolonge les Entretiens
avec un Discours sur la poésie dramatique qui accompagne la
publication de son second drame, Le Père de famille (joué en
1760).
Mais c'est surtout Sedaine (1719-1787) qui contribue à l'essor du
drame bourgeois avec Le Philosophe sans le savoir (1765), l'un
des grands succès de la Comédie-Française.
Implacable procureur de la tragédie classique, Louis-Sébastien
Mercier est, quant à lui, un auteur prolixe. La Brouette du
vinaigrier (1775), son chef-d'œuvre, fait alterner le comique et le
pathétique. L'intrigue de Jean Hennuyer, évêque de Lisieux
(1772) est de plus haute portée : publié en août 1772, à l'occasion
du bicentenaire de la Saint-Barthélemy, le drame se veut « une
espèce d'expiation offerte à l'humanité au nom de la patrie, et un
hommage rendu à la vraie religion dans la personne d'un prêtre
qui la représentait alors presque seul ». Dix ans après l'exécution
de Jean Calas et six ans après le supplice du chevalier de La
Barre, la leçon de tolérance qu'il délivre n'est ni sans valeur ni
sans rapport avec l'actualité.
L'apport de Beaumarchais (1732-1799) au drame bourgeois
consiste en un traité théorique, l'Essai sur le genre dramatique
sérieux (1767), et un drame, La Mère coupable (1792), dernier
volet d'une trilogie commencée sous le signe de la comédie avec
Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro.

1.2 L'esthétique du drame bourgeois


Les textes théoriques de Diderot codifient pour l'essentiel l'esthétique
du drame bourgeois. Ses sujets se situent délibérément à l'opposé des
« grands intérêts d'État » chers à la tragédie classique. Ce sont des
« malheurs domestiques ». Au caractère se substitue la condition sociale.
À l'impérialisme de la parole succède le règne de la gestuelle :
Qu'est-ce qui nous affecte dans le spectacle de l'homme animé de
quelque grande passion ? Sont-ce ses discours ? Quelquefois. Mais ce
qui émeut toujours, ce sont des cris, des mots inarticulés, des voix
rompues, quelques monosyllabes qui s'échappent par intervalles, je ne
sais quel murmure dans la gorge, entre les dents [...]. La voix, le ton, le
geste, l'action, voilà ce qui appartient à l'acteur ; et c'est ce qui nous
frappe surtout dans le spectacle des grandes passions.
(Entretiens sur le Fils naturel, 1757.)
En redonnant au corps toute sa valeur expressive, le drame bourgeois
préconise une esthétique du tableau : « Une disposition [des] personnages
sur la scène si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre,
elle me plairait sur la toile, est un tableau » (ibid.), commente Diderot.
Ce théâtre repose enfin sur les ressorts principaux de l'émotion et de la
vertu :
La comédie sérieuse [le drame bourgeois] a pour objet la vertu et les
devoirs de l'homme [...]. Les devoirs des hommes sont un fonds aussi
riche pour le poète dramatique, que leurs ridicules et leurs vices ; et les
pièces honnêtes et sérieuses réussiront partout, mais plus sûrement
encore chez un peuple corrompu qu'ailleurs. C'est en allant au théâtre
qu'ils se sauveront de la compagnie des méchants dont ils sont
entourés ; c'est là qu'ils trouveront ceux avec lesquels ils aimeraient à
vivre ; c'est là qu'ils verront l'espèce humaine comme elle est, et qu'ils
se réconcilieront avec elle [...]. C'est toujours la vertu et les gens
vertueux qu'il faut avoir en vue quand on écrit.
(Discours sur la poésie dramatique, 1759.)
Le drame bourgeois reste plus important par ses conceptions que par
ses réalisations. Ses limites tiennent à ses objectifs mêmes. L'accent mis
sur les conditions sociales conduit trop souvent à une psychologie
sommaire ; l'être disparaît derrière la fonction. L'équivalence, posée en
postulat, de l'émotion et de la vérité aboutit en outre à une certaine
grandiloquence, à un style déclamatoire qui parut, avec le temps, plus
faux qu'authentique ou vraisemblable.
Enfin le drame bourgeois a historiquement et intellectuellement partie
liée avec l'Encyclopédie et l'« esprit des lumières ». Quand l'époque
change, il décline avec eux. Mais ses innovations techniques demeurent :
la primauté accordée au décor et au jeu des acteurs influencera le
Théâtre-Libre d'Antoine et le drame moderne.

2. Le drame romantique

Dans l'histoire littéraire et les annales de la Comédie-Française, le


25 février 1830 reste une date mémorable : ce jour-là a lieu la « bataille »
d'Hernani qui, au milieu de cris indignés et enthousiastes, voit la victoire
de l'« école moderne » sur l'« école classique ». Promis à une longue vie,
le drame romantique aura pourtant une courte existence, d'à peine vingt
ans.

Le drame romantique, 1823-


1843

Stendhal : Racine et Shakespeare (I, II) (texte


1823-1825
théorique)

1825 Mérimée : Théâtre de Clara Gazul

1827 Hugo : Cromwell (et son importante préface)

1829 Vigny : Le More de Venise

Lettre à Lord [...] sur le système dramatique

(texte théorique)

1830 Hugo : Hernani

1831 Hugo : Marion Delorme

Dumas : Antony
Vigny : La Maréchale d'Ancre

1833 Hugo : Marie Tudor

Lucrèce Borgia

Musset : Les Caprices de Mariane

1834 Musset : Lorenzaccio

Dumas : Catherine Howard

1835 Vigny : Chatterton

1835 Hugo : Angelo, tyran de Padoue

1836 Dumas : Kean

1838 Hugo : Ruy Blas

1843 Hugo : Les Burgraves

Bien qu'il lui succède, le drame romantique n'est pas l'héritier du


drame bourgeois. La Révolution, l'Empire, la Restauration ont bouleversé
l'histoire et les mentalités. À époque nouvelle, théâtre nouveau.
Cette aspiration à la nouveauté s'alimente d'influences étrangères. On
découvre avec passion les œuvres de Byron, de Walter Scott et surtout de
Shakespeare ainsi que celles du « Sturm und Drang ». Le répertoire de la
tragédie classique apparaît en comparaison plus fade et plus démodé que
jamais.

2.1 Une revendication de liberté, de totalité et d'authenticité


Le drame romantique se fonde sur une exigence première : la
liberté de l'art qui ne connaît « d'autres règles que les lois de la
nature » (Préface de Cromwell, 1827). C'est un refus général des
interdits.
Les unités classiques sont vivement remises en cause. Le dramaturge
devient maître du temps en fonction de son sujet. L'unité de lieu est jugée
factice et créatrice d'impersonnalité. Seule l'unité d'action trouve grâce
aux yeux de Victor Hugo, mais Musset n'hésite pas à la briser dans
Lorenzaccio. Même la majesté de l'alexandrin est attaquée. Contre l'avis
de Victor Hugo qui conserve le mètre pour mieux le « libérer », Stendhal
juge la prose plus précise, plus conforme en tout cas à la manière de
parler des Français.

La liberté revendiquée est la condition nécessaire de la totalité.


Le théâtre est un point d'optique. Tout ce qui existe dans le monde,
dans l'histoire, dans la vie, dans l'homme, tout doit et peut s'y réfléchir,
mais sous la baguette magique de l'art [...].
On conçoit que, pour une œuvre de ce genre, si le poète doit choisir
dans les choses (et il le doit), ce n'est pas le beau, mais le
caractéristique. Non qu'il convienne de faire, comme on dit aujourd'hui,
de la couleur locale, c'est-à-dire ajouter après coup quelques touches
criardes çà et là sur un ensemble du texte parfaitement faux et
conventionnel. Ce n'est point à la surface du drame que doit être la
couleur locale, mais au fond, dans le cœur même de l'œuvre, d'où elle se
répand en dehors, d'elle-même, naturellement, également et pour ainsi
parler, dans tous les coins du drame, comme la sève qui monte de la
racine à la dernière feuille de l'arbre.
(Hugo, Préface de Cromwell, 1827.)
Ce désir de représenter la totalité des êtres et des choses ne postule
donc aucun réalisme à la manière de Diderot, ou plus tard, de Zola. L'art
transfigure la réalité. « Miroir de concentration » (Hugo), le drame
romantique trie ses matériaux, métamorphose le monde, non pour
l'embellir, mais pour le placer dans une lumière qui, condensée, fera
mieux ressortir ses couleurs.
L'histoire fournit ainsi la plupart des sujets parce qu'elle incarne une
destinée collective. Un triple traitement lui confère valeur d'universalité :
la « couleur locale » qui inscrit le drame dans une temporalité
donnée ;
un jeu d'échos, de correspondances ou de projections, qui assure un
lien entre le passé et l'actualité (derrière Cromwell et l'exécution
de Charles ier d'Angleterre se dressent l'ombre de Napoléon et
l'exécution du duc d'Enghien) ;
l'évocation historique qui se prête à une représentation du devenir
humain : « Quel que soit le drame, écrit Hugo dans la préface des
Burgraves, qu'il entretienne une légende, une histoire ou un
poème, c'est bien, mais qu'il contienne avant tout la nature et
l'humanité. »

Insistant sur la complexité et les contradictions de l'être, le


romantisme prône enfin le mélange des genres et des tons. C'est
la théorie hugolienne du sublime et du grotesque (souvent
confondu avec le laid). À l'âme appartient le sublime « dégagé
de tout alliage impur » avec « en apanage tous les charmes,
toutes les grâces, toutes les beautés » ; au laid, les « ridicules » et
les « infirmités » présents, par exemple, dans le personnage du
bouffon. Toujours il s'agit de rendre compte de la double
dimension, spirituelle et charnelle, de l'homme.
Par-delà le drame bourgeois, le théâtre romantique renoue toutefois
avec un certain classicisme en réintroduisant la notion de héros.
Une passion fougueuse, empreinte d'absolu, caractérise celui-ci.
Tous pourraient reprendre ce cri de Lucrèce dans l'André del
Sarto de Musset : « Je ne sais ni tromper ni aimer à demi » ; ils
meurent ou tuent par amour. La fatalité s'acharne sur eux.
Chatterton porte « au front » la marque de l'inspiration ;
Lorenzaccio ressent l'irrésistible besoin d'imprimer au monde sa
« volonté » ; sur les quatre générations des Burgraves plane un
fratricide ancien ; et Hernani se voit comme une « âme de
malheur faite avec des ténèbres ». Criminel (Lucrèce Borgia),
victime (Chatterton) ou proscrit (Hernani), le héros romantique
atteint à la grandeur, dans le bien comme dans le mal :
Verse-moi dans le cœur, du fond de ce tombeau,
Quelque chose de grand, de sublime et de beau,
(Hernani, IV, 2.)
dit don Carlos à l'ombre de Charlemagne. C'est qu'à l'inverse de ce qui
se passait dans la tragédie classique, la noblesse d'âme n'a aucun rapport
avec la noblesse du sang. Le héros, même rejeté au ban de la société,
conserve et construit sa supériorité : « J'ai l'habit d'un laquais, et vous en
avez l'âme », lance avec mépris Ruy Blas à don Salluste.

2.2 La mission didactique du drame romantique

La grandeur du drame est enfin inséparable de l'enseignement


philosophique et moral qu'il véhicule. Vigny tient l'« idée », la
« pensée », pour la matière première du drame : il s'agit d'inciter à la
réflexion. Chez Hugo, la portée morale n'est jamais absente de l'œuvre :
Le [poète] sait que le drame, sans sortir des limites impartiales de
l'art, a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine
[...]. Le poète aussi a charge d'âmes. Il ne faut pas que la multitude sorte
du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde
[...] Il fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du
banquet, la prière des morts à travers les refrains de l'orgie, la cagoule à
côté du masque [...] Le drame qu'il rêve et qu'il tente de réaliser pourra
toucher à tout sans se souiller à rien. Faites circuler dans tout une
pensée morale et compatissante, et il n'y a plus rien de difforme ni de
repoussant.
(Préface de Lucrèce Borgia, 1833.)
Ce sera la faiblesse du genre.
La chute des Burgraves (1843) précipite en effet le déclin du drame
romantique. Les raisons en sont multiples. Il y a d'abord les difficultés
matérielles (conflit des auteurs avec des directeurs de théâtre, voire avec
les acteurs et les actrices ; problèmes divers pour trouver des salles où
jouer...). Mais le drame romantique est surtout victime de son ambition.
Sa volonté de tout représenter l'exposait à deux écueils majeurs : une
exubérance lyrique et épique, oublieuse des contraintes théâtrales, et
l'imperfection de ses réalisations qui pouvaient difficilement se montrer à
la hauteur d'aussi grandioses théories. Le public se lasse d'une « couleur
locale » qui sert moins la vérité que le pittoresque, de l'accumulation
d'événements, qui heurte la vraisemblance, du mélange des tons.
Contre ces excès et ces artifices, une réaction classique s'ensuit. Un
mois après la chute des Burgraves, François Ponsard prône avec sa
Lucrèce (avril 1843) un retour à la simplicité, au « bon sens », à une
« littérature sérieuse ».

3. Le drame naturaliste

Le théâtre connaît dans la seconde moitié du xixe siècle une situation


paradoxale. La prospérité économique et l'essor de la vie mondaine
favorisent la multiplication des spectacles. C'est, l'ordre moral aidant, le
temps des « moralisateurs » (avec les pièces à thèse d'Alexandre Dumas
fils) et des « amuseurs » (avec les vaudevilles de Labiche et de Feydeau).
Le mélodrame se renouvelle en puisant ses sujets dans l'histoire (Le
Bossu de Paul Féval), dans la peinture de mœurs (Les Deux Orphelines
de Dennery) ou l'intrigue politique (La Porteuse de pain de Montepin).
Mais, en même temps, aucune rénovation en profondeur des conceptions
et des pratiques théâtrales ne se produit. Le foisonnement des spectacles
cache une décadence de l'art dramatique.
Si le naturalisme ouvre au roman de nouvelles perspectives, il ne
renouvelle pas le théâtre. Non qu'en théorie, il s'en désintéresse ; bien au
contraire, les manifestes ne manquent pas. Zola lui-même en publie deux
en 1881 : Le Naturalisme au théâtre et Nos Auteurs dramatiques. Mais
les écrivains se contentent d'adapter leurs romans pour la scène
(Henriette Maréchal des frères Goncourt, 1865 ; Bouton de Rose de Zola,
1878) sans vraiment effectuer de créations originales. D'où de
retentissants échecs, qui sont interprétés comme le signe de la fin
prochaine du genre : « Dans cinquante ans, le livre aura tué le théâtre »,
proclament les Goncourt en 1888.
La seule production dramatique importante, à peu près conforme aux
canons naturalistes, est celle d'Henry Becque (1837-1899) qui, à l'écart
de toute école, ne revendiqua pourtant jamais l'étiquette naturaliste.
Après s'être essayé au mélodrame, au vaudeville et à la comédie sérieuse,
il donne avec Les Corbeaux (1882) et La Parisienne (1885) les deux
chefs-d'œuvre du drame naturaliste.
L'événement, sans doute capital, se produit dans une petite salle de
Paris, avec la fondation en 1897 par André Antoine (1858-1943) du
« Théâtre-libre ». Se réclamant de Zola et du naturalisme, celui-ci
renouvelle la mise en scène à qui il assigne la mission de reproduire
jusque dans les moindres détails la réalité à l'intérieur de laquelle le
dramaturge a situé son action. Antoine fait en même temps découvrir au
public français les œuvres d'Ibsen et de Strindberg. Plus tard critiqué (par
Giraudoux dans L'Impromptu de Paris, par exemple), Antoine n'en libère
pas moins le théâtre de l'académisme et de la convention par le recours à
l'éclairage, aux accessoires et aux jeux de scène.

4. Le drame symboliste

Scientiste, positiviste, déterministe, matérialiste, la fin du xixe siècle


voit aussi, par réaction, une révolution spirituelle. Dès 1890, Paul Fort
fonde le « Théâtre d'Art » où il monte des œuvres « idéalistes » ; et en
1893, Lugné-Poé, ancien acteur du « Théâtre-Libre », crée le « Théâtre
de l'Œuvre » qui devient « le temple du drame symboliste1 ».
Qu'il s'exprime sur scène ou en poèmes, le symbolisme est une quête
de l'« Idée primordiale », de l'« autre monde », dont les phénomènes
concrets ne sont que les « apparences sensibles ». C'est dire qu'il
s'affranchit d'emblée de la tyrannie du réalisme. Sa dramaturgie va à
l'encontre des drames bourgeois et romantiques. L'indétermination
temporelle et spatiale succède à la « couleur locale ». La cohérence
psychologique disparaît au profit d'une signification onirique ou
mystique. À l'opposé de la doctrine classique de l'« imitation », l'univers
dramatique obéit désormais à la fantaisie créatrice de l'auteur. Tout se
situe dans un ailleurs de rêve. Il appartient à la poésie de le suggérer. Le
langage des personnages rompt avec le verbe quotidien pour devenir
incantation. Les images, nombreuses, parfois hermétiques, le lyrisme, le
choix des sonorités sont, pour l'âme autant que pour l'esprit, les modes
d'accès au surnaturel.
Aussi n'est-il pas étonnant que la musique ait joué un rôle capital dans
la genèse et les réalisations du drame symboliste. L'opéra wagnérien,
célébré par Baudelaire et Mallarmé, donne l'exemple d'un drame lyrique
qui serait l'alliance de tous les arts. Debussy compose la musique de
Pelléas et Mélisande de Maeterlinck (1892) et commence à travailler sur
l'Axel de Villiers de l'Isle-Adam, que celui-ci n'achèvera pas. La mise en
scène se veut en outre accompagnement pictural. Contre le réalisme, jugé
réducteur, d'Antoine, elle privilégie les tonalités de couleur, l'abstraction
du dessin et des formes afin de suggérer une atmosphère propice à
l'évasion spirituelle. Le drame se meut au-delà des frontières génériques
et des catégories esthétiques. C'est qu'il s'agit de remonter du signe au
signifié, de l'apparence au mystère.
Mallarmé rêve d'un théâtre où s'épanouira le « fait spirituel » ; mais il
ne termine pas son Hérodiade, qui devait l'illustrer. Il revient donc à
Maeterlinck d'avoir produit le chef-d'œuvre du genre :
L'action de Pelléas et Mélisande se passe dans un vague et lointain
Moyen Âge. Le prince Golaud a épousé Mélisande, une jeune et
mystérieuse inconnue. Mais dès qu'il la rencontre, Pelléas, le demi-frère
de Golaud, s'éprend de Mélisande. Une passion fatale, longtemps
chaste, les lie aussitôt. Golaud nie d'abord l'évidence. Surprenant le
premier baiser des « amants », il tue son frère dans un accès de jalousie.
Mélisande perd la raison, puis la vie.
La simplicité du canevas rend d'autant plus sensible l'atmosphère
onirique. L'eau, omniprésente, nimbe les êtres de mystère : la mer
cristallise des désirs d'évasion ; la « fontaine des aveugles » où
Mélisande perd son anneau devient emblématique du sort de la
princesse, car, comme le dit Arkël, le vieux roi, « nous ne voyons
jamais que l'envers des destinées ».
Le drame symboliste survivra à l'école dont il se réclamait, grâce
surtout à Claudel, dont L'Annonce faite à Marie (1912) et L'Otage (1914)
sont les créations capitales.
5. Visages du drame moderne

La diversité du drame moderne en interdit toute définition unique. La


notion de genre disparaît : s'ouvre l'ère de la « pièce ». Huis clos s'intitule
« pièce en un acte » ; l'Électre de Giraudoux, « pièce en deux actes » ; La
Cantatrice chauve, « anti-pièce » ; Les Chaises, « farce tragique » ;
Anouilh classe ses œuvres en « pièces », « roses », « noires »,
« grinçantes ». Rhinocéros, En attendant Godot ou Fin de partie ne
reçoivent aucun qualificatif. Cette absence d'appellation générique a
valeur de constat : il n'existe plus d'esthétique unificatrice. Tons,
techniques et styles se mélangent et se juxtaposent. Quelques grandes
tendances se dessinent toutefois que, pas plus que précédemment, on
n'aura la prétention de tenir pour complètes.
La montée des idéologies et des périls provoque un « retour du
tragique », par une réactivation des mythes anciens dont Jean Cocteau
semble avoir été l'un des initiateurs : si son Orphée (1927) est une
méditation sur la destinée du poète, La Machine infernale (1934), qui est
une réécriture de la légende d'Œdipe, revêt l'aspect d'une réflexion sur le
destin. Après lui, nombreux sont les dramaturges qui adaptent les
légendes aux angoisses modernes. Oreste revit dans Électre (1937), puis
dans Les Mouches de Sartre (1943) ; la fille d'Œdipe, dans l'Antigone
d'Anouilh (1944) ; Hector, Hélène, Pâris dans La guerre de Troie n'aura
pas lieu... Sur la forme, modernisation et anachronismes volontaires ne
manquent pas ; sur le fond, ce retour des mythes exprime l'inquiétude et
l'horreur d'un temps qui découvre avec les guerres une fatalité collective ;
avec les cruautés, la fin de l'innocence et d'un certain humanisme ; avec
la Résistance, la (re)conquête de la liberté et de la dignité.

5.1 Philosophie et histoire ; un théâtre de l'engagement

Écho de l'histoire, le théâtre prend position dans les conflits


idéologiques et les débats philosophiques. C'est le fait d'auteurs
personnellement engagés dans l'action. Sans qu'ils soient les
seuls, deux noms s'imposent : ceux de Camus et de Sartre.
Le théâtre de Sartre (1905-1980) est inséparable de l'existentialisme :
l'existence ne se déduit ni ne se démontre ; elle est préalable à toute
expérience. Plongé dans des conditions historiques et économiques qui
définissent sa « situation », l'homme n'a d'autre possibilité que de
construire sa liberté. Exigence à la fois exaltante et redoutable, puisque
chaque situation impose un choix inédit qui engage chacun et autrui,
l'abstention même étant un choix. À l'homme, en conséquence, d'inventer
une solution conforme à sa dignité ; éphémère et relative, la morale est
une création de chaque instant. « Mon acte, c'est ma liberté », proclame
Oreste dans Les Mouches (1943).
L'action de Huis clos possède un caractère fantastique. Dans un salon
Napoléon III, un « garçon d'étage » introduit trois morts vivants :
Garcin,le déserteur ; Inès, la lesbienne sadique ; et l'infanticide Estelle.
Ils arrivent en « enfer » pour subir leur supplice, s'étonnent de l'absence
d'instrument de torture. Condamné à « vivre » sous le regard des deux
autres, chacun comprend bientôt que la « mauvaise foi » dont il parait et
excusait ses lâchetés vole en éclats. Le regard d'autrui éclaire
implacablement chaque secret et chaque honte. Aucun alibi ne tient :
« Seuls les actes décident de ce qu'on a voulu. » « L'Enfer, c'est les
autres. »
Passionné depuis toujours de théâtre, Camus (1913-1960) se sert lui
aussi de la scène comme d'une tribune philosophique. À l'origine est la
prise de conscience de l'« absurde », cette découverte que, face à la
certitude de la mort, « aucune morale, aucun effort ne sont a priori
justifiables devant les sanglantes mathématiques de notre condition ».
Dans Caligula (1945), Camus en présente les conséquences extrêmes.
À la mort de sa sœur Drusilla, le jeune empereur Caligula comprend
que « les hommes meurent et ne sont pas heureux ». Aussi veut-il
changer l'ordre du monde. Usant de sa toute-puissance, il multiplie les
folies et les crimes, moins par folie meurtrière que pour repousser les
limites de sa liberté et du possible. Mais c'est pour s'apercevoir que l'on
ne peut tout détruire sans se détruire soi-même, et que la violence ne
supprime pas l'« absurde ». Aussi ne déjoue-t-il pas volontairement un
complot fomenté contre lui par les patriciens et se laisse-t-il assassiner.
Son théâtre résonne des interrogations de son temps. Les Justes (1949)
mettent en scène un groupe de terroristes qui à Moscou, en 1905, prépare
un attentat contre le grand-duc Serge, oncle du tsar. Les trois premiers
actes en relatent l'organisation ; les deux derniers, les conséquences ;
arrêté et condamné, Kaliayev reste jusqu'au bout fidèle à la cause de la
révolution et meurt courageusement. Une question hante les personnages
en permanence : a-t-on, même pour une cause juste, le droit de tuer ?

Le renouveau catholique, amorcé dès la fin du xixe siècle en


réaction contre le positivisme, irrigue parallèlement le drame
contemporain. C'est d'abord le fait de dramaturges eux-mêmes
croyants : Gabriel Marcel (Un homme de Dieu, 1922 ; Rome
n'est plus dans Rome, 1951) ; Bernanos (Le Dialogue des
carmélites, 1949) ; Mauriac (Le Passage du Malin, 1947), dont
les œuvres dessinent à travers l'histoire toute humaine des
événements celle de l'âme et de sa survie. Mais d'autres
dramaturges, athées ou agnostiques, subissent également la
fascination du sacré, s'interrogent sur sa nature, sur l'action de
l'Église et de ses représentants officiels (Port-Royal de
Montherlant, 1954 ; Le Profanateur de Thierry Maulnier, 1950 ;
Beckett ou l'honneur de Dieu d'Anouilh, 1959)... La scène se
transforme même en un champ d'affrontement entre le
mysticisme et le matérialisme : Les Mouches, Le Diable et le
Bon Dieu de Sartre ou Le Malentendu de Camus s'efforcent
d'imposer la vision d'un monde sans Dieu, délivré de toute
transcendance. Cette référence, recherchée ou combattue, au
sacré ne disparaît pas dans les années qui suivent la guerre et qui
l'expliquent en partie. Sous-jacente, moins explicite, plus
angoissée ou désespérante, elle se retrouve parfois dans le
« nouveau théâtre ».
Création des Bonnes de Jean Genêt en 1947 ; de La Cantatrice
chauve de Ionesco en 1950 ; de La Grande et de la petite
manœuvre d'Adamov, en 1950 ; de Capitaine Bada de Jean
Vauthier en 1952 ; d'En attendant Godot de Beckett en 1953... ;
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle
génération d'auteurs bouleverse, dans l'indifférence ou
l'indignation du public, toutes les conceptions théâtrales. Si cet
« anti-théâtre », ou « nouveau théâtre », ou « théâtre d'avant-
garde » (les étiquettes n'ont pas manqué) s'impose dans les
années cinquante il plonge ses racines dans les cinquante années
précédentes. La remise en cause de la fonction du théâtre et de
la mise en scène, les acquis des sciences humaines rendaient la
nécessité d'inventer un nouvel art dramatique d'autant plus
urgente que, depuis le début du siècle, la découverte du théâtre
oriental (japonais, indien ou chinois) montrait des voies ignorées
de l'art occidental.
À l'origine est l'énigme du verbe :
Le langage des hommes qu'il me semble percevoir et qui est pour
moi hermétique ou vide, comme arbitrairement inventé, leurs
démarches, tout se décompose, s'égare dans le non-sens, tourne
infailliblement au burlesque ou au dérisoire, et c'est de ce vide
existentiel que peuvent naître les comédies.
(Ionesco, Journal en miettes, Gallimard, 1973.)
Frappé de suspicion, le langage perd sa fonction de communication.
Les mots s'associent dans La Cantatrice chauve en raison même de leur
incompatibilité logique et grammaticale. Les héros de Fin de partie
s'interrogent sur le sens des termes qu'ils emploient. De même, dans
L'Invasion d'Adamov, Pierre meurt de ne pouvoir comprendre :
Il n'y a pas encore longtemps, je ne pouvais même pas aller jusqu'au
bout d'une phrase [...]. Pourquoi dit-on : « Il arrive ». Qui est ce « il »,
que veut-il de moi ?
(L'Invasion, in Théâtre I, Gallimard. 1953.)
Le langage devient un moyen non pas de mener un entretien, mais de
le prolonger indéfiniment, sans préoccupation de sens, pour « faire passer
le temps », par angoisse de la solitude ou de perdre cet ultime fil
relationnel, si absurde soit-il. Vivre, c'est penser ; penser, c'est parler ; et
parler, c'est dire n'importe quoi.
Le dialogue se modifie dans ces conditions. Les répliques relèvent de
l'apparence : soit qu'en fait les personnages soliloquent (L'Invasion), soit
qu'ils conversent avec des êtres invisibles (Les Chaises), soit qu'ils
répondent par des monosyllabes sans grande signification (Le Nouveau
Locataire de Ionesco), voire par des silences. Le dialogue est souvent
faux. Le monologue ne sort pas pour autant indemne. Il gagne certes en
importance quantitative (Macbett, Fin de partie, La Dernière Bande et
Oh ! Les beaux jours). Mais il ne permet plus, comme dans la
dramaturgie classique, de voir clair en soi : il est lieu de la solitude où
l'homme, enfermé dans son imaginaire, ressent sa double impuissance à
se saisir et à communiquer. L'effondrement de la parole conduit à
substituer l'écriture didascalique au discours (Actes sans paroles, de
Beckett). De là l'importance grandissante que prend le corps, mutilé et
hideux chez Beckett, énigmatique chez Ionesco, objet de sadisme chez
Arrabal ; ainsi que le rôle accru accordé à la danse et au mimodrame.
Théâtre du Da-sein, de l'« être-là », ces œuvres expriment souvent le
tragique de l'existence à l'état pur ou brut. Maeterlinck, l'un des chefs de
file du drame symboliste, appelait de ses vœux l'apparition d'un tel
tragique :
Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et
bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes
aventures [...]. Il ne s'agit plus ici de la lutte déterminée d'un être contre
un être, de la lutte d'un désir contre un autre désir ou de l'éternel combat
de la passion et du devoir. Il s'agirait plutôt de faire voir ce qu'il y a
d'étonnant dans le fait seul de vivre.
(Le Trésor des humbles, 1896.)
Mais Maeterlinck s'inscrivait dans une perspective surnaturelle. Les
auteurs du nouveau théâtre mettent en scène le « fait seul de vivre » dans
un monde privé (ou abandonné ?) de Dieu. Le malheur de naître, de vivre
sont des thèmes récurrents dans les pièces de Ionesco et de Beckett :
Lorsque l'ordre des valeurs est réduit en cendres et qu'on ne peut plus
faire appel à Dieu, à la Nature ou à l'Histoire contre « les tortures du
monde cruel », le personnage central du théâtre devient le pitre, le fou...
Dans ces deux Fin de partie, celle de Shakespeare [allusion au Roi
Lear] et celle de Beckett, c'est le monde contemporain qui s'est
effondré : celui de la Renaissance et le nôtre.
(Jan Kott, Shakespeare, notre contemporain [1954], Marabout
Université, 1965.)
Bibliographie

1. Ouvrages de synthèse consacrés aux méthodes littéraires


générales

Genre fictionnel parmi d'autres, le théâtre relève d'une réalité plus


vaste, qui est le fait littéraire. On aura donc tout intérêt à commencer par
se familiariser avec les méthodes de description des textes. Les ouvrages
qui suivent en présentent un panorama à la fois complet et détaillé (sur le
fonctionnement des textes, leur typologie, les diverses approches
critiques...) :
Angenot Marc, Bessière Jean (et al.), Théorie littéraire, Paris, PUF,
1989.
Delcroix Maurice et Hallyn Fernand (éd.), Méthodes du texte.
Introduction aux études littéraires, Paris-Gambloux, éd. Duculot, 1987.
Kibedi Varga Aron (éd.), Théorie de la littérature, Paris, Picard, 1981.
Rohou Jean, Les Études littéraires. Méthodes et perspectives, Paris,
Nathan, coll. Université, 1993.

2. Sur la spécificité du texte théâtral

L'ouvrage de base, déjà mentionné, sur la lecture du texte de théâtre


reste : Ubersfeld Anne, Lire le théâtre, Paris, éditions sociales,
1977 (rééd. en 1982).
On trouvera également d'utiles informations dans un livre déjà
ancien, mais important :
Souriau Étienne, Les Deux Cent Mille Situations dramatiques, Paris,
Flammarion, 1950.
En raison du caractère scientifique de ces deux ouvrages, qui peut
les rendre d'un accès difficile pour des débutants, on pourra
commencer par la lecture des livres suivants :
Biet Christian, Qu'est-ce que le théâtre ?, Paris, Gallimard, coll.
« Folio essais », 2006.
Brecht Bertold, Écrits sur le théâtre, Paris, L'Arche, 2 vol., 1972.
Couty Daniel et Rey Alain, Le Théâtre, Paris, Bordas, 1980 (rééd. en
1989).
Naugrette Catherine, L'Esthétique théâtrale, Paris, Armand Colin,
2005.
Pierron Agnès, Dictionnaire de la langue du théâtre, Paris, Robert,
2002.
Pruner Michel, L'Analyse du texte théâtral, Paris, Dunod, 1998.
Roubine Jean-Jacques, Introduction aux grandes théories du théâtre,
(mise à jour bibliographique), Paris, Dunod, 1998.
Ryngaert Jean-Pierre, Introduction à l'analyse du théâtre, Paris,
Dunod, 1996.
Souiller (et alii.), Études théâtrales, Paris, PUF, coll. « Quadrige »,
2005.
Touchard Pierre-Aimé, Dionysos ; L'Amateur de théâtre, Paris, éd. du
Seuil, 1968.
Ubersfeld Anne, Les Termes clés de l'analyse du théâtre, Paris, éd. du
Seuil, coll. « Memo », 1996.
– , Lire le théâtre, t. 1, Paris, Belin, 1996.
– , Lire le théâtre, t. 2, « L'École du spectateur », Paris, Belin, 1996.
– , Textes théoriques fondamentaux, Paris, Belin, 1996.

3. Sur le langage théâtral

L'étude de Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, Paris,


Armand Colin, 1972 (rééd. aux PUF en 1980) peut constituer
une première approche.
Pour une application de la théorie des signes au théâtre, on se
reportera avec profit à :
Kowzan Tadeusz, Sémiologie du théâtre, Paris, Nathan, 1992 (coll.
« Université »), qui est une claire et féconde présentation des acquis de la
poétique moderne.
Sur les problèmes plus spécifiques du dialogue :
Kerbrat-Orecchioni Catherine, « Le dialogue théâtral » in Mélanges
offerts à P. Larthomas, Paris, PUF, 1985 ; « Pour une approche
pragmatique du dialogue théâtral », Pratiques, no 41, 1984.
On pourra aussi consulter :
Fournier Nathalie, L'Aparté dans le théâtre français du xviie au
xx siècle. Étude linguistique et dramaturgique, Louvain-Paris, Peeters,
e

coll. « Bibliothèque de l'information littéraire », 1991.


Ubersfeld Anne, Le Dialogue de théâtre, Paris, Belin, 1996.
Vinaver Michel, Écrits sur le théâtre, Lausanne et Arles, L'Aire et
Actes Sud, 1982.
Vinaver Michel (dir.), Écritures dramatiques. Essais d'analyse de textes
de théâtre, Arles, Actes Sud, 2000.

4. Sur l'analyse structurale

Les textes fondateurs de la poétique moderne, déjà cités, doivent


être connus, même s'ils ne traitent pas directement du théâtre :
Barthes Roland, « Introduction à l'analyse structurale des récits »,
Communications no 8, 1966 (repris dans l'ouvrage collectif Poétique du
récit, Paris, Éditions du Seuil, 1977).
Greimas Algirdas-Julien, Sémantique structurale, Paris, Larousse,
1966.
Propp Vladimir, Morphologie du conte (éd. originale 1928), Paris,
Éditions du Seuil, 1970, pour la traduction française.
Ainsi que le livre, plus haut mentionné, d'Anne Ubersfeld.
Pour une initiation, lire : Forestier Georges, Introduction à
l'analyse des textes classiques, Paris, Nathan, coll. 128, 1993.

5. Sur l'histoire du théâtre

Pour avoir un accès rapide, mais souvent précis, sur les courants
esthétiques, les auteurs et les œuvres, on se reportera à :
Corvin Michel, Dictionnaire encyclopédique du Théâtre, Paris,
Bordas, 1981.
Pavis Patrice, Dictionnaire du Théâtre, Paris, Éditions sociales, 1980
(1 édition).
re

Ouvrages d'ensemble :
Brunet Brigitte, Le Théâtre de boulevard, Paris, Nathan, 2004.
Dufief Anne-Simone, Le Théâtre au xixe siècle. Du symbolisme au
romantisme, Rosny, Bréal, 2001.
Hubert Marie-Claude, Le Théâtre, Paris, Armand Colin, 1988.
Jomaron Jacqueline (sous la direction de), Le Théâtre en France,
Paris, Armand Colin, 1989, 2 vol.
Jouanny Sylvie, La Littérature française au xxe siècle, vol. 2, « Le
théâtre », Paris, Armand Colin, 1999.
Jouanny Sylvie (dir.), Marginalités et théâtres. Pouvoir, spectateur et
dramaturgie, Saint-Genough, Nizet, 2003.
Lioure Michel, Lire le théâtre moderne. De Claudel à Ionesco, Paris,
Dunod, 1998.
Louvat-Molozay Bénédicte, Théâtre et musique. Dramaturgie de
l'insertion musicale dans le théâtre français (1550-1680), Paris, Honoré
Champion, 2002.
Moussinac Pierre, Le Théâtre des origines à nos jours, Paris, Amiot-
Dumont, 1957.
Sarrazac Jean-Pierre (dir.), Lexique du drame moderne et
contemporain, Belval, Circé, 2005.
Viala Alain, Le Théâtre en France des origines à nos jours, Paris, PUF,
1997.
– , Histoire du théâtre, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2005.

6. Sur la mise en scène

Chaouche Sabine, Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes.


De l'action oratoire à l'art dramatique (1657-1750), Paris, Honoré
Champion, 2001.
Deierkauf-Holsboer S.W., L'Histoire de la mise en scène dans le
théâtre français de 1600 à 1673, Paris, Nizet, 1961.
Gallepe Thierry, Didascalies. Les mots de la mise en scène, Paris,
L'Harmattan, 1998.
Jomaron Jacqueline, La Mise en scène contemporaine II, 1914-1940,
Bruxelles, La Renaissance du livre, 1981.
Kokkos Yannis, Le Scénographe et le Héron, Paris, Actes Sud, 1989.
Réflexions sur la scène contemporaine.
Peyronnet Pierre, La Mise en scène au xviiie siècle, Paris, Nizet, 1974.
Roubine Jean-Jacques, Théâtre et mise en scène (1880-1980), Paris,
PUF, 1980.
Veinstein André, La Mise en scène théâtrale et sa condition esthétique,
Paris, Librairie théâtrale, 1992.

7. Sur le genre de la tragédie

En ce qui concerne la poétique classique, l'ouvrage absolument


indispensable demeure la Poétique d'Aristote qui vient de faire
l'objet de deux récentes éditions : celle de J. Lallot et
R. Dupont-Roc, Paris, Éditions du Seuil, 1980 ; et O. Magnien,
Paris, Le Livre de Poche, 1991.
Sur la tragédie grecque :
Masqueray Paul, Théorie des formes lyriques de la tragédie grecque,
Paris, 1895.
Romilly Jacqueline (de), La Tragédie grecque, Paris, PUF, 1970. Pour
un aperçu d'ensemble.
Vernant Jean-Pierre et Vidal-Naquet Pierre, Mythe et tragédie en
Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1971. Ouvrage indispensable pour
comprendre la dramatisation des mythes.

Sur la tragédie latine :


Gaillard Jacques, Approches de la littérature latine, Paris, Nathan,
coll. 128, 1992. Utile panorama d'ensemble.

À compléter par :
Bayet Jean, La Littérature latine, Paris, Armand Colin, coll. U, 1962.

Sur la tragédie classique, pour une approche à la fois esthétique,


historique et thématique :
Couprie Alain, Lire la tragédie, Paris, Dunod, 1994.
Hoogaert Corinne (dir.), Rhétoriques de la tragédie, Paris, PUF, 2003.
Lancaster H.-C., À History of French Dramatic Literature in the
17th Century, 5 parties en 9 volumes, Baltimore, 1929-1942 ; French
Tragedy in the Time of Louis XV et Voltaire, 1715-1774, Baltimore,
1950 ; French Tragedy in the Reign of Louis XVI and the Early Years of
the French Revolution, 1774-1792, Baltimore, 1953.
Lanson Gustave, Esquisse d'une histoire de la tragédie française, Paris,
1927.
Lazare Madeleine, Le Théâtre en France au xvi
e
siècle, Paris, PUF,
1980.
Morel Jacques, La Tragédie, Paris, Armand Colin, 1964. Une histoire
du genre et de ses théories.
Naudeix Laura, Dramaturgie de la tragédie (1673-1764), Paris,
Honoré Champion, 2004.
Perchellet Jean-Pierre, L'Héritage classique. La tragédie entre 1680
et 1814, Paris, Honoré Champion, 2004.
Scherer Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet,
1950. Ouvrage fondamental, devenu un « classique ».
Truchet Jacques, La Tragédie classique en France, Paris, PUF, 1975.
Ouvrage de référence sur le genre du xvie au xviiie siècle.

8. Sur la notion de tragique et son contenu

On trouvera les principales analyses, d'ordre philosophique et


esthétique dans :
Bonnard André, La Tragédie et l'Homme, étude sur le drame antique,
Neuchâtel, La Baconnière, 1951.
Gouhier Henri, Le Théâtre et l'Existence, Paris, Vrin, 1973 (rééd.).
Nietzsche Friedrich, La Naissance de la tragédie (1871), trad.
G. Bianquis, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1970.
Scheler Max, Le Phénomène du tragique (1915), trad. M. Dupuy, in
Mort et survie, Paris, Aubier.
Scherer Jacques, Racine et/ou la cérémonie, Paris PUF, 1990.
Souriau Étienne, Les Deux Cent Mille Situations dramatiques, Paris,
Flammarion, 1950.

9. Sur la comédie

Bornecque Pierre, Les Procédés comiques au théâtre, Paris, Éd. du


Panthéon, 1995.
Corvin Michel, Lire la comédie, Paris, Dunod, 1994. Une analyse
synthétique des problèmes essentiels.
Guichemerre, La Comédie avant Molière (1640-1660), Paris, Armand
Colin, 1972. Une étude minutieuse sur une période souvent méconnue.
Gignoux Hubert, Un rire. Essai d'histoire subjective de la comédie,
Paris, L'Harmattan, 2001.
Hawcroft Michael, Comédie et tragédie, Nice, Publication de la
Faculté des lettres, arts et sciences humaines, 1998.
Lazare Madeleine, La Comédie humaniste au xvie siècle et ses
personnages, Paris, PUF, 1978. Ouvrage de base pour une approche
globale.
Sternberg Véronique, La Poétique de la comédie, Paris, Sedes, 1999.
Voltz Pierre, La Comédie, Paris, Armand Colin, 1964. Une histoire du
genre.

On trouvera par ailleurs de fines analyses sur des points ou des


auteurs précis dans :
Beigbeder Marc, Le Théâtre en France depuis la libération, Paris,
Bordas, 1982.
Bergson Henri, Le Rire, essai sur la signification du comique, Paris,
PUF, 1950.
Conesa Gabriel, Le Dialogue moliéresque, Paris, PUF, 1983.
Dandrey Patrick, Molière ou l'esthétique du ridicule, Paris,
Klincksieck, 1992. Le meilleur éclairage récent.
Defaux G., Molière ou les métamorphoses du comique, Paris,
Klincksieck, 1990.
Deloffre Frédéric, Une préciosité nouvelle, Marivaux et le
marivaudage, Paris, Les Belles lettres, 1955.
Garapon Robert, La Fantaisie verbale et le comique dans le théâtre
français du Moyen Âge à la fin du xviie siècle, Paris, Armand Colin,
1957. Une étude linguistique et dramaturgique.
Gautier Théophile, Histoire de l'art dramatique en France depuis
vingt-cinq ans, Paris, Gouhier Henri, Le Théâtre et l'Existence, Paris,
Aubier, 1952.
Hetzel, 6 vol., 1858-1859.
Jolibert Bernard, La Commedia dell'arte et son influence en France du
xvi au xviii siècle, Paris, L'Harmattan, 1999.
e e

Mauron Charles, Psychocritique du genre comique : Aristophane,


Plaute, Térence, Molière, Paris, Corti, 1964. Une approche
psychanalytique du genre comique.
Ratermanis J.B., Étude sur le comique dans le théâtre de Marivaux,
Genève, Droz, 1961.
Scherer Jacques, La Dramaturgie de Marivaux, Paris, Nizet, 1954.

10. Sur le drame

Gaiffe Felix, Le Drame en France au xviiie siècle, Paris, Armand


Colin, 1910, réédité en 1970. Une analyse ancienne, mais précieuse quant
à l'environnement historique et l'analyse thématique.
Lioure Michel, Le Drame, Paris, Armand Colin, 1965. Une histoire et
une analyse des œuvres et des esthétiques, suivies d'une fort utile
anthologie.
Macé-Barbier Nathalie, Lire le drame, Paris, Dunod, 1999.
Sarrazac Jean-Pierre, L'Avenir du drame, Lausanne, L'Aire, 1981.

11. Sur le théâtre moderne

En dehors des nombreuses monographies consacrées à tel ou tel auteur,


on aura grand profit à lire les ouvrages suivants :
Abirached Robert, La Crise du personnage dans le théâtre moderne,
Paris, Grasset, 1978, sur l'évolution historique de la notion de
personnage.
Barthes Roland, Essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1984
(principalement le chapitre sur le « bruissement de la langue »).
Brecht Bertolt, Écrits sur le théâtre, Paris, L'Arche, 1972, 2 vol.
Indispensable pour comprendre le « théâtre épique » et la distanciation.
Ionesco Eugène, Journal en miettes, Paris, Gallimard, coll. Idée,
1981 ; Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, coll. Idée, 1982.
Ryngaert Jean-Pierre, Lire le théâtre contemporain, Paris, Dunod,
1993. Une introduction au théâtre des années 1970-1990.
Sarrazac Jean-Pierre, L'Avenir du drame, Lausanne, Éditions de
l'Aire, 1981. Sur les écritures dramatiques et contemporaines.
1 . J. Robichez, Le Symbolisme au théâtre, L'Arche Éditeur, 1957.
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