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1889,

l’Attraction universelle
Roman historique
Collection dirigée par Maguy Albet

Dernières parutions

Vincent SILVEIRA, Sara le médecin troubadour, 2012


Jacqueline SOREL, Boufflers, un gentilhomme sous les tropiques, 2012.
Gildas DACRE-WRIGHT, Le Spectateur engagé ou que faire sous la
Révolution quand on est beau-frère de Georges Danton ?, 2011.
Claude VALLEIX, Frédégonde, la reine barbare, 2011.
Fred JOUHAUD, Madame d’Artagnan ?, 2011.
Jean-Paul DAILLOUX, Le Fantôme de Robespierre, 2011.
Christophe DOSTA, Le concert du roi, 2011.
Mustapha KHARMOUDI, Maroc, voyage dans les royaumes perdus, 2011.
Patrick CUENOT, Le Phénix d’Oppède. Aventure fabuleuse d’un cannibale
du Brésil réfugié en Provence en 1520, 2011.
Gérard PARDINI, Le pacha, De la Corse à l’Egypte, histoire d’un destin,
2011.
Michel THOUILLOT, Henry de Balzac, enfant de l’amour, 2011.
Roselyne DUPRAT, Lawrence d’Arabie. Un mystère en pleine lumière,
2011.
Emmy CARLIER, Madame la Marquise, 2011.
Jean-François SABOURIN, Peuls l’empreinte des rêves, 2011.
Rémy TISSIER, Le rescapé du temps, 2011.
Nelly DUMOUCHEL, Au temps du canal du Panama, 2010.
Stéphanie NASSIF, La Lointaine, Le sacrifice de la Nubie, 2010.
Anne GUÉNÉGAN, Les psaumes du Léopard, 2010.
Tristan CHALON, Le prêtre Jean ou Le royaume oublié, 2010.
Jean-Claude VALANTIN, La route de Qâhira ou l’exilé du Caire, 2010.
Didier MIREUR, Le chant d’un départ, 2010.
Ambroise LIARD, Dans l’ombre du conquérant, 2010.
Marielle CHEVALLIER, Dans les pas de Zheng He, 2010.
Tristan CHALON, Le Mage, 2010.
Alain COUTURIER, Le manuscrit de Humboldt, 2010.
Jean DE BOISSEL, Les écrivains russes dans la tourmente des années
1880, 2010.
Dominique PIERSON, Sargon. La chair et le sang, 2010.
René LENOIR, Orages désirés, 2010.
David Diop

1889,
l’Attraction universelle
Roman

L’HARMATTAN
© L’HARMATTAN, 2012
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-96210-1
EAN : 9782296962101

Fabrication numérique : Actissia Services, 2012


« Ainsi, voilà l’Attraction qui est le
grand ressort qui fait mouvoir toute la
nature. »
Voltaire, Lettres philosophiques.
« Quinzième lettre sur le système de
l’Attraction ».
À mes trisaïeuls encore vivants en
1889 :
C. C. Diop à Saint-Louis du Sénégal
et
P. Cuzacq à Tarnos dans les Landes
de
Gascogne.
À mes parents de France et du
Sénégal.
À mes trois enfants.
À ma bien-aimée.
PREMIÈRE PARTIE.
I.
Le jeudi douze septembre 1889, en fin d’après-midi, un homme, juché
sur un escabeau bancal placé non loin d’une petite guérite sur laquelle on
lisait « Cirque Viguier » en lettres de feu, apostrophait une quinzaine
d’ouvriers qui, l’air honteux de se trouver dans cet endroit un jour de
semaine, hésitaient. Pourtant, cet homme s’impatientait en leur désignant
d’un mouvement de tête vers l’arrière, sans jamais se retourner, un portail
aux grilles rouillées donnant sur un grand chapiteau en toile brune :
— « Le plus dur était de venir jusqu’ici, ce serait bête d’avoir fait tout ce
chemin jusqu’au Parc Bordelais pour rien ! Allez m’sieudames de la
Manufacture des Tabacs, approchez ! Je ne vous demande que dix centimes.
C’est pas cher payé pour un spectacle comme le nôtre ! Et vous les
tonneliers de la rue Carpenteyre, ne me dites pas que vous hésitez pour dix
centimes ! »
D’autres moustaches que la sienne commencèrent à frémir de colère et
l’homme jugea bon de ne plus signaler à ces ouvriers de leurs mains qu’ils
lui avaient sacrifié par pure curiosité une trop grande partie de leur journée
de travail. Il n’était pas très habile de les renvoyer à leurs regrets, ils
pouvaient encore repartir sans rien débourser.
— « Une heure de spectacle pour dix centimes, c’est pas cher », répéta-t-
il d’une voix adoucie. « Pensez à tout ce que vous allez pouvoir raconter ce
soir à votre famille ou à vos amis. Mon spectacle, vous pourrez en tirer
profit, c’est moi qui vous le dis… si vous vous débrouillez bien, ça peut
vous valoir quelques verres gratis au café ! »
Pendant son boniment, l’homme avait aperçu une belle redingote en
velours gris pâle tranchant au milieu des casquettes, des vareuses et des
bleus de travail. Une canne au pommeau d’ivoire à la main, un bourgeois
ganté et coiffé d’un haut de forme noir lustré paraissait l’écouter avec
attention. « Trop bien habillé pour être un policier en civil ! » pensa
l’orateur sans être pour autant rassuré par l’allure définitive de son propre
jugement. Mais comment cette figure s’était-elle invitée là ? N’avait-il pas
recommandé à Bébert de ne distribuer le programme du « Spectacle
Surprise » qu’à des ouvriers et non pas aux gens des beaux quartiers ?...
— « Allez, allez, ces messieurs et ces dames auraient-ils l’obligeance de
bien vouloir dépenser leurs gentils petits dix centimes avant la tombée du
jour ? »
Et voilà que la vue de ce « bourgeois » l’avait entraîné à parler avec
cérémonie, comme si ses beaux habits avaient eu le pouvoir magique
d’endimancher son discours ! Sans doute ne devait-il qu’au hasard la
présence surprenante de cet homme dont la curiosité avait été probablement
excitée, pendant sa promenade dans les allées du Parc Bordelais, par
l’apparition soudaine d’ouvriers désoeuvrés qu’il avait décidé d’espionner
faute d’autre distraction. Pourquoi donc s’inquiéter ? Ni la police, ni
Monsieur Viguier ne pouvaient avoir été informés si tôt de son forfait car
son plan de campagne avait été impérial. D’abord, trouver la date de son
« Spectacle Surprise » n’avait été qu’un jeu d’enfant ; les deux premiers
jeudis du mois, hors tournée exceptionnelle, les sept membres du personnel
du Cirque Viguier avaient congé et, comme prévu, personne ne lui avait
disputé son tour de garde. Ensuite, vu que l’impression d’un « mot » pour
attirer le chaland aurait été trop dangereuse, il avait opté pour la rédaction
d’une affichette manuscrite dont la conception ne lui avait mangé que deux
jours d’application et dix centimes de papier. Enfin, il avait commandé à
Bébert de la distribuer très loin du Parc Bordelais et de ses environs
bourgeois, à la sortie des manufactures de fabrication de tonneaux, rue de la
Fusterie et rue Carpenteyre, près des quais où il était honorablement connu,
ainsi qu’aux alentours de la manufacture des Tabacs, rue du Tondu. Bébert
n’avait pas trop mal réussi puisqu’en ne comptant pas « le bourgeois », une
quinzaine d’ouvriers et d’ouvrières se trouvaient face à lui. Mais aucune des
personnes envisagées ne paraissait disposée à lui confier dix centimes pour
assister à son « Spectacle Surprise ». Il ne savait plus quoi ajouter pour
qu’ils paient. Sans doute espéraient-ils entrer gratis…
— « Dis, Eugène, finit par l’apostropher un ouvrier à l’étroit dans sa
vareuse, tu ne vas pas nous gruger, hein ! Tu parlais de boire un coup gratis
tout à l’heure. Quel rapport avec le spectacle ? »
Un rire bref traversa l’assistance. Le gros Fernand était un peu lourd
d’esprit, mais il avait eu le mérite de formuler l’inquiétude de tout le
monde.
— « Ne va pas croire que je vas te donner mes sous pour rien, cria une
deuxième voix. Avant de payer, je veux savoir ce que c’est que ta surprise.
Si c’est des singes, j’en ai déjà vu ! »
Eugène rétorqua :
— « Si tu veux voir, il faut payer. Des de ce que je vais vous montrer
vous n’en avez certainement pas vu comme ça de votre vie. Alors, autant en
profiter. Maintenant que vous êtes là, je trouve idiot que vous hésitiez à
payer. Vous repartiriez comme ça, bredouilles, après une marche de près
d’une heure pour atteindre Caudéran ?
— Oui, ça serait idiot cria une autre voix anonyme. J’ai mal aux mollets
d’avoir tant marché. Allons voir ton spectacle ! Mais gare à toi s’il ne vaut
rien ! »
Aussitôt Eugène sauta de son escabeau et fonça dans sa guérite tandis
que les ouvriers se rangeaient à la queue leu leu devant elle. L’atmosphère
s’était tellement détendue que Fernand sortit un bout de cigare qu’il
commença à fumer sous les yeux envieux des tonneliers. Une voix
tonnelière se moqua alors de lui :
— « Oh, la grosse étuve qui fume ! »
Mais une bourrade bien appuyée de Fernand dans les côtes d’un
innocent, qui n’osa pas protester, calma toute la file.
Pendant ce temps, Eugène avait ouvert sur ses genoux, à l’abri des
regards, une boîte en fer blanc où il jetait les pièces que les ouvriers lui
donnaient les uns après les autres. En tombant dans son escarcelle, elles
teintaient agréablement à ses oreilles et il jubilait de récolter enfin les fruits
de ses efforts d’une semaine. Occupé qu’il était à se féliciter de gagner à
bon compte quelques francs compensant largement les dix centimes de
papier dépensés l’avant-veille, il ne se souvint de la présence de Bébert que
lorsque près de la moitié des acheteurs de rêve et de curiosité se
retrouvèrent coincés entre la guérite et la grille fermée du cirque.
— « Eh, Bébert ! À quoi penses-tu ? Ouvre les grilles et installe ces
Messieurs-Dames sur les gradins. Pas plus haut que la première rangée,
souviens-toi ! »
Le petit Albert, alias Bébert pour Eugène, ne bougea pas. Pendant
qu’Eugène avait harangué la foule, l’enfant était resté prostré, stoïquement
immobile, près de la guérite, la tête mangée par une casquette trop grande et
ses petits poings crispés dans les poches de sa vareuse couleur puce. Les
derniers ordres d’Eugène n’avaient eu que pour effet de lui faire ployer le
cou au point que les gens qui le regardaient pouvaient croire qu’ils étaient
regardés eux-mêmes par le dos sale d’une casquette à carreaux verts et
rouges, et non pas par des yeux. Persuadé que le principal coupable
passerait aux yeux de Monsieur Viguier pour être celui qui aurait
simplement ouvert les portes de son cirque sans sa permission, et que le
directeur le découvrirait bien vite, Albert se recroquevilla sur lui-même
tandis qu’Eugène, ignorant la rébellion passive de son aide, continuait à
laisser tomber les pièces de monnaie dans sa boîte en fer blanc – une
gamelle que l’armée lui avait gracieusement abandonnée après la déroute de
Sedan en 1870. Eugène ne releva la tête que lorsqu’il crut sentir dans son
dos la lourde présence d’un Fernand occupé à compter en même temps que
lui son argent. À la détestable idée que les espions de la toute petite fortune,
qu’il escomptait boire en bonne compagnie, ne le dépouillent, Eugène, tel
un mauvais joueur pris en flagrant délit de tricherie par d’autres tricheurs,
fut envahi d’un violent accès d’énervement. Sa gamelle de soldat vite
refermée et cachée dans le faux plancher de la guérite, il en sortit
précipitamment sous les huées des quelques clients qui n’avaient pas encore
gagné le droit de s’approcher de la grille d’entrée du cirque.
— « Bébert, hurla-t-il, espèce de triple buse, sale avorton, qu’attends-tu
pour ouvrir ? »
Au lieu de lui obéir le petit Albert esquissa des mains le geste de se
protéger la tête et Eugène, tout en se répandant en imprécations, lui asséna
d’abord deux claques sur la nuque. Puis, gagné soudain par une rage due au
réflexe de peur de l’enfant, il s’acharna à gifler Bébert, encore et encore,
jusqu’à ce que la casquette du petit garçon tombe à terre. Il la piétina alors
avec une application ridicule, trépignant comme un enfant capricieux,
l’enfonçant dans la boue à coups de talon tout en hurlant :
— « Obéis, je te dis, obéis, obéis ! »
Enfin, rassasié de colère, il abandonna Bébert et sa casquette pétrie de
boue, et regagna sa guérite sous le regard hostile de quelques ouvrières qui
avaient cru revoir en lui ce père ou ce mari qui les avait parfois battues pour
se venger sur plus faibles qu’eux des vexations subies à leur travail. Les
mains encore tremblantes, Eugène rouvrit sa cassette en fer et recommença,
comme si de rien n’était, à recueillir tendrement les pièces qu’on lui jetait
désormais avec mépris tandis que le petit Albert, les joues recouvertes de
larmes et de boue mêlées, la casquette à nouveau enfoncée jusqu’au bord
supérieur de ses pâles sourcils roux, s’acheminait clopin-clopant vers la
grille du cirque. La foule silencieuse et piteuse s’écarta devant lui qui, le
corps secoué de sanglots spasmodiques, poussa doucement les grands
battants du portail dont les gonds grippés par la rouille parurent exhaler de
petites plaintes de compassion à son chagrin. Sans se préoccuper de savoir
si on le suivait, l’enfant avança tout droit vers une sorte de grande tente
chapiteau dont l’entrée – barrée par deux pans de toile brune qui s’agitaient
au moindre souffle d’air – paraissait ainsi dissimuler une vie inquiétante.
Balayant sporadiquement le seuil de l’aire de spectacle encore soustraite
aux yeux du public qui avait docilement emboîté le pas d’Albert, les deux
grandes pièces de toile étaient accrochées par leur bord supérieur à une
poutrelle en bois d’environ quatre mètres de longueur. Le faîte du chapiteau
ne devait pas s’élever à plus de douze mètres de hauteur, mais l’ensemble,
gros renflement arrondi de toile soutenu par un ingénieux échafaudage de
bois et surmonté d’une pointe, tel un casque rond de prussien – ou bien le
dôme d’une mosquée ottomane sans son croissant de lune – n’avait l’air
imposant que lorsqu’on se trouvait à sa proximité. Albert attacha
méticuleusement, l’une après l’autre les toiles brunes de l’entrée du
chapiteau avec des embrasses de cuir et l’intérieur du cirque s’offrit à la
curiosité du public qui attendit sagement que le petit donnât l’autorisation
de passer dans cet antre mal éclairé à cause de l’épaisseur des toiles
recouvrant l’ensemble de la structure. Chacune de ces toiles, d’à peu près
trois mètres de hauteur sur trois de large, était reliée aux autres, ainsi qu’aux
poteaux de bois qu’elles recouvraient mètre après mètre, par les mêmes
lacets de cuir que ceux qu’Albert venait de dénouer. Il entra seul pour aller
écarter une grande paire de rideaux en velours rouge miteux, placé à l’exact
opposé de l’entrée principale du chapiteau, passage par lequel devait
s’opérer l’entrée des artistes et de leurs animaux ; ce n’est qu’alors qu’un
peu plus de lumière tomba sur le lieu du spectacle.
D’un mouvement de tête vers l’arrière, identique à ceux dont Eugène
avait agrémenté ses discours pour les engager à payer leur entrée, Albert, de
retour auprès d’eux, les invita à investir les lieux. Ils entrèrent hésitants et
s’installèrent sur une des trois rangées des gradins en bois qui, épousant la
circularité de la base du chapiteau, couraient de l’une à l’autre de ses deux
entrées. Au centre exact de la piste d’un diamètre d’une vingtaine de mètres
et dont le sol était recouvert d’une sciure sale de trop nombreux usages, se
dressait un mât étroit dont le sommet perdu dans un enchevêtrement de
cordes et de lacets de cuir, devait assurer, selon toute apparence, le maintien
et la solidarité des toiles supérieures du chapiteau. Les gradins du petit
cirque étaient inconfortables et quelques grognements de protestation,
lancés à la cantonade par Fernand emportèrent aisément l’assentiment de
tous ceux qui, déjà pris du sourd remord d’avoir sacrifié une demi-journée
de travail à leur curiosité, ajoutaient à ce regret celui d’avoir dépensé dix
centimes pour être mal installés. C’est donc l’œil méfiant et mauvais que la
petite foule des spectateurs à peine assis observa Eugène s’élancer, dos
voûté, les mains dans les poches de sa vareuse, jusqu’au mât central. Le
discours pompeux qu’il entreprit de prononcer contribua à indisposer contre
lui des gens qui ignoraient qu’il empruntait ses mots grandiloquents à
Monsieur Viguier pour ne les adresser qu’à un seul d’entre eux, solitaire,
relégué au bout d’une rangée.
— « Mesdames et Messieurs, grondait Eugène d’une voix de basse
compassée qui semblait soutenue par un roulement de tambour dramatique,
le Cirque Viguier, pionnier de la ménagerie équestre en Europe et roi
incontesté de la pantomime équestre, bouleverse pour vous son fabuleux
programme habituel. De retour au pays après un long périple émaillé de
succès retentissants, nous avons le plaisir de vous proposer un spectacle
inégalé dans ce bel écrin de verdure qu’est le Parc Bordelais ! »
Tout en parlant, Eugène lançait des regards subreptices au « bourgeois »
qui ne les lui rendait pas ; les mains élégamment superposées sur le
pommeau de sa canne, le buste droit, les basques de sa redingote ouvertes
comme les ailes majestueuses d’un grand oiseau de proie, occupé, ne
semblait-il, qu’à surveiller l’entrée des artistes située quelques mètres sur sa
gauche.
Son indifférence à son discours troubla Eugène qui fut presque sauvé
d’un silence confus par les cris de colère du reste du public lassé de tant
d’obstacles dressés contre la satisfaction de sa curiosité.
— « Eugène, vas-tu te taire ?... On le connaît par cœur ton boniment…
On est là pour la surprise, le spectacle, pas pour t’entendre baver comme un
bourgeois... Occupe-toi vite de nous en donner pour notre argent ! »,
crièrent enfin ceux qui croyaient encore pouvoir retourner travailler un peu
avant la nuit.
Cherchant des yeux Bébert qui s’était éclipsé dès son entrée en scène,
Eugène fut tenté de crier son nom, mais jugea bon de ne plus révéler au
public que son spectacle risquait d’être retardé par un autre contretemps.
Aussi se dirigea-t-il à toute allure vers l’entrée des artistes dont il prit soin
de refermer les rideaux pour ne pas laisser voir où il allait, ce qui replongea
la piste et le public dans une semi pénombre.
II.
De l’autre côté du rideau, à l’arrière du chapiteau, étaient garées douze
roulottes peintes de la même couleur que la guérite d’Eugène. Disposées en
trois rangées de quatre et orientées dans le prolongement de l’entrée des
artistes, elles avaient des portes surélevées auxquelles on accédait par un
petit escabeau de quatre marches donnant sur l’arrière de chacune d’entre
elles. Quelques mètres au-delà des dernières roulottes, on voyait, adossé à la
barrière de bois qui encerclait l’ensemble du cirque, chapiteau compris, une
sorte d’enclos où se tenaient près les uns des autres une douzaine de
chevaux de trait et deux poneys. Des deux allées qui s’ouvraient à lui,
Eugène avait choisi celle de droite puis était passé successivement devant
trois roulottes cages situées à sa main gauche. Dans la première, trois
grands singes serrés les uns contre les autres l’ignorèrent ; la deuxième, une
volière peuplée de deux grands aras gris s’agita très peu : deux ou trois ailes
battirent faiblement puis se replièrent lentement. De la troisième enfin,
partit un bref feulement qu’Eugène n’entendit même pas, préoccupé par
l’hostilité du public qui l’attendait sous le chapiteau. Arrivé devant la
quatrième roulotte de la rangée, une voiture-dortoir à une seule petite
fenêtre, il fouilla dans sa poche pour en sortir une clef ouvragée, surchargée
de volutes, d’arrondis gracieux en métal, de mignardises dans le style
rococo de la serrurerie du dix-huitième siècle et dont la délicatesse tranchait
avec la vétusté de la porte qu’elle ouvrait.
À l’intérieur de la petite roulotte obscure, cinq ombres ne tressaillirent
même pas au son de la clef tournant dans la serrure car il leur était donnée
une patience forgée avec autant de soin et de précision que la clef ancienne
qui les retenait prisonnières.
— « Debout là-dedans ! », cria Eugène au seuil de la porte.
Ses ordres réitérés ne furent suivis d’aucun effet et, à cause de
l’inquiétude qui le gagnait, ses cris s’étranglèrent si bien dans sa gorge
nouée par la peur, qu’à son dernier appel, aussi implorant que celui d’un
enfant résigné à l’inclémence de ses parents, une des ombres se leva. Sans
plus attendre, Eugène descendit alors à reculons les quatre marches pour
inviter à ce qu’on le suive et se dirigea ensuite vers une roulotte-dortoir face
à celle qu’il venait de quitter, de l’autre côté de l’allée. À peine eut-il ouvert
sa porte avec la même clef en hurlant un « Debout là-dedans et sortez ! »
qui sembla y jeter la confusion, suscitant quelques cris vite étouffés
cependant, il revint d’un bond au centre de l’allée où, alors qu’il imaginait
que les cinq occupants de la première roulotte l’auraient rejoint, personne
ne se trouvait, à son grand désappointement. S’étaient-ils enfuis tandis qu’il
se dirigeait vers la deuxième roulotte ? Ce n’était pas humainement
possible : il avait été trop vite d’un endroit à l’autre, il aurait
immanquablement surpris leurs mouvements. Eugène, dont le cœur
commençait à battre follement parce qu’il avait escompté être obéi au doigt
et à l’œil et qu’il improviserait sans difficulté un spectacle digne de valoir
au moins dix centimes par spectateur, courut à nouveau vers la première
roulotte. Malgré ses cinquante ans de vie précaire, il fut d’un bond à sa
porte qui, à son grand émoi, avait été refermée. Hors de lui, il lui donna un
si violent coup de pied que la roulotte trembla sur ses essieux. Malgré sa
colère, il fut soulagé de voir que les ombres ne s’étaient pas échappées.
Assises en cercle, comme si se tenait entre elles un conciliabule, elles
étaient penchées les unes vers les autres, marmonnant une litanie aux
paroles indistinctes, mélange de sons doux et gutturaux qui tournoyaient
lentement dans la pénombre. L’exiguïté du lieu était révélée par
intermittence, au hasard des regains de lumière de la petite flamme dansante
d’une bougie, et il semblait qu’aux baluchons éventrés dégorgeant des tissus
dépareillés, à l’amoncellement d’étoffes luisantes, s’ajoutaient les éclats
aléatoires de paroles murmurées, extraites de volutes de chants et de fumées
de mots.
L’entrée tonitruante d’Eugène n’avait pas dérangé cette étrange mélopée
circulaire, presque inaudible, et Eugène se serait peut-être laissé aller à la
torpeur qu’elle provoquait, s’il n’avait soudain entendu dans son dos le
piétinement et les chuchotements d’une petite foule paraissant d’un côté,
intimidée de braver un interdit, et de l’autre, animée par la certitude
grégaire de son bon droit. Bientôt Eugène ne perçut plus derrière lui qu’un
lourd silence de réprobation, si profond qu’il recouvrit de son manteau le
chant des ombres. Se retournant enfin lentement de trois quart sur la gauche
il eut à peine le temps de distinguer au milieu de la troupe des spectateurs le
petit Albert, un sourire malin accroché au coin des lèvres, qu’il trébucha
piteusement au bas des marches de la roulotte. Tandis qu’il se relevait sous
les quolibets et les sarcasmes, Eugène ne pensa pas que la vengeance
d’Albert contre lui était justifiée, mais qu’il se vengerait lui-même
atrocement de l’humiliation qu’il venait de subir et, cette décision prise,
maîtrisant la rage qui l’envahissait, il eut la présence d’esprit d’essayer de
tirer un ultime avantage de la situation, quelque dangereuse qu’elle fût :
— « Messieurs-Dames, vous avez eu bien raison de vous moquer de moi
car vous avez payé pour vous amuser. Mais ce que je vous propose de voir à
présent sera beaucoup plus intéressant que ce que je prévoyais pour vous
tout à l’heure. Ayez la bonté de vous remettre en rang devant cette roulotte
où vous monterez les uns après les autres et je vous garantis que vous verrez
une chose à nulle autre égalée. »
Ce chapelet de formules toutes faites qu’il avait encore empruntées aux
discours d’accueil habituels de Monsieur Viguier avait eu une sorte d’effet
miraculeux. Le premier à se mettre en rang fut le gros Fernand, suivi bientôt
par quelques ouvrières qui devaient leurs premières places à leur aplomb. À
quelques pas de la file qui se formait comme elle le pouvait, le
« bourgeois » refusant de se commettre avec la populace affichait un sourire
dédaigneux qu’accentuait la frisure artificielle de ses fines moustaches. Une
forme de retenue lui interdisait de sacrifier ostensiblement à la curiosité
générale alors que c’était cette puissante passion qui l’avait attiré, comme
les autres, dans l’arrière-boutique du cirque, sur les représentations du petit
Albert qui leur avait assuré, cinq minutes auparavant, qu’Eugène lui avait
commandé de les conduire jusqu’à lui. À présent, tandis que les gens du
peuple se bousculaient pour la meilleure place, le détachement qu’il
affectait l’absolvait à ses propres yeux de cette méchante curiosité égalitaire
qui l’avait saisi et lui restituait intact un sentiment de supériorité
condescendant. Son souci était aussi d’éviter que ses bottines et le bas de
ses pantalons ne sortent crottés de cette bousculade. Allant jusqu’à noter
avec l’arrogance de l’habitué des courses hippiques que les femmes,
semblables à des pouliches de bonne race, ne s’en laissaient pas compter
par les mâles dans la course aux premières places, Hubert Dumont se dit
qu’il ne manquerait pas de tirer parti des moindres détails pittoresques de
cette scène pour agrémenter son prochain éditorial.
Eugène avait laissé faire les choses, feint d’ignorer les violentes disputes
des impatients et même levé les yeux au ciel quand des ouvrières avaient
hurlé qu’on ne se permît plus de leur effleurer les fesses. Il avait été d’une
patience immense, plus que compréhensif, mais dans son for intérieur, à
mesure que l’après-midi avançait, rapprochant l’heure redoutée du retour de
Monsieur Viguier, ses entrailles s’étaient lovées d’angoisse. Il lui avait
semblé, à force d’attendre que l’ordre se fît sans oser intervenir, que la
certitude de son échec l’entraînait dans un élan d’une horrible douceur sur
la pente de la résignation. Découragé, abandonnant la petite foule grondante
à son bon vouloir, Eugène attendait la sentence du destin, et quand la file fut
enfin formée, la nuit presque là, il considéra désormais avec indifférence du
haut de la première marche de la roulotte ce qu’il avait tant espéré à peu
près trois quart d’heure auparavant. Il n’entrapercevait entre chien et loup
devant lui, un peu en contrebas, que de nouvelles ombres alignées. La face
de lune de Fernand se leva vers lui, interrogative, et il comprit qu’il fallait
s’effacer devant cet homme qui gravit pesamment les quatre marches le
menant vers le « spectacle-surprise ». En les entendant résonner sous le
poids des chaussures cloutées de Fernand, Eugène crut reconnaître les
premières notes d’une marche funèbre. La porte de la roulotte, poussée par
la main énorme de l’ouvrier grinça et puis s’établit un silence dans l’attente
de son verdict sur le spectacle censé s’offrir à ses yeux. On se taisait, déjà
convaincu que ce que l’on verrait ne rimerait pas à grand chose, anxieux
cependant d’entendre le jugement de Fernand que l’on partagerait de toutes
les façons.
— « Mais je ne vois rien ! Il n’y a rien à voir ! Tout est sombre là-
dedans ! », cria Fernand de sa voix gutturale.
Ces mots de Fernand furent comme le signal de la dernière vague
monstrueuse d’une tempête, annoncée par la vigie d’un vaisseau en
perdition. Des flots de cris rompirent la digue du silence qu’une minute
d’espoir avait dressée entre la foule et Eugène, et un déchaînement de coups
s’abattit soudain sur ses épaules et sa tête. Redescendu jusqu’à la deuxième
marche de la roulotte, Fernand riait aux éclats de la violence désordonnée
de ses compagnons, ennuyé cependant de ne pas trouver assez de place pour
envoyer ses propres bourrades. Les ouvrières, qui avaient tantôt haï Eugène
de frapper le petit Albert, furent également de l’action. Au milieu d’une
forêt de bras puissants la tête d’Eugène ondoyait, ballottée par une
déferlante de coups de poings précipités et de gifles fébriles. Ils lui faisaient
mal, les salauds ! Ils le tueraient s’il ne se dégageait pas de là ! Saisi par la
peur de mourir, Eugène ne souffrit plus en silence. Toute dignité le quitta et
les gestes de défense apeurés, qui avaient été les siens quand on le battait
dans son enfance, lui revinrent naturellement. Malgré sa tête de cheveux
gris, les yeux noyés de larmes, il tentait vainement de protéger ses tempes,
se tortillant impudiquement pour éviter les gifles tout en poussant des
hululements stridents d’animal blessé dès qu’une main rencontrait sa tempe,
son nez ou sa bouche.
— « Tu as cru nous berner mon beau cochon ! », hurlait une voix.
— « Mal t’en a pris et tu vas en baver ! » lui répondait une autre.
Perdu au cœur de cet orage de vociférations et de coups, d’invectives et
de hurlements, il pensa se sauver en se faufilant entre deux corps, interstice
minuscule dans le rempart de chair qui l’étouffait, parvenant ainsi à
s’élancer dans une course d’une vingtaine de mètres vers l’ombre du
chapiteau. Il fut pourchassé et rattrapé ; cependant on ne le battit plus,
essoufflé que l’on était d’avoir couru après lui après l’avoir tant frappé.
Fernand se contenta de lui maintenir le bras replié dans le dos pour
l’empêcher de s’enfuir à nouveau et quand il eut lui-même repris son
souffle, l’ouvrier demanda d’une voix douce à Eugène de lui restituer ses
dix centimes. Entre deux hoquets de chagrin, Eugène accepta et il fut
accompagné dans sa marche titubante, étant entendu qu’il rembourserait
tout le monde. Au bruit de ses pas exténués crissant sur la sciure de la piste
de spectacle, certain désormais qu’il ne s’échapperait pas, même à la faveur
de l’obscurité qui régnait sous le chapiteau, Fernand lâcha le bras d’Eugène.
Plus que la raclée qui l’avait brutalement renvoyé aux malheurs de son
enfance, plus que son œil poché et sa lèvre fendue qui le contraindraient à
fournir de douloureuses explications à Monsieur Viguier, ce qui affligeait
Eugène était de devoir restituer les quelques sous qu’il avait laborieusement
gagnés. Son échec lui apparaissait confusément comme la marque
symbolique de son entrée en vieillesse car son esprit n’aurait jamais plus
cette bienheureuse faculté propre à la jeunesse de transformer les erreurs
passées en gentilles petites leçons de l’existence. Survenue trop tard dans sa
vie pour qu’il pût l’oublier avant sa mort, cette erreur – qu’il aurait mieux
valu commettre alors qu’il était encore jeune homme car, au fil du temps,
elle aurait fini par s’effacer de sa mémoire ou l’aurait fait sourire de lui-
même tout en se disant : « Ah tout de même quel petit fripon j’ai été et
quelle raclée j’ai pris ce jour là ! » – lui semblait irrémédiable. Il ne
s’imaginait plus vivre assez pour pouvoir ajouter fois aux mensonges
consolateurs que le temps aurait inventé pour soigner son amour-propre.
Aussi ses créanciers eurent-ils le sentiment que ce n’était pas le même
homme qui avait réussi une heure auparavant à séduire leur curiosité. En
lieu et place de l’Eugène assez entreprenant et hâbleur qu’ils connaissaient
un peu pour le rencontrer souvent dans les cafés non loin des quais de la
Garonne, ils découvrirent, à la lueur de la lampe-tempête qu’Albert avait
sagement accrochée au plafond de la guérite, comme tous les soirs, sur les
sept heures, un vieillard voûté aux mains tremblantes. Les creux et les
bosses du visage d’Eugène y traçaient désormais comme une toponymie du
malheur, où les coups de la vie incrustés dans les chairs cramoisies, altérant
le grain de sa peau, lézardaient de grandes rides ses joues vides consumées
de l’intérieur par la misère.
On se remit en file indienne pendant qu’Eugène, suivi comme son ombre
par Fernand, exhumait du faux plancher de la guérite sa gamelle cassette.
Les femmes venaient d’abord puis les hommes. Mais Fernand passa devant
tout le monde sans offusquer personne. On lui était reconnaissant d’avoir
pris les choses en main et il devina bien que sa légendaire balourdise
commençait à se métamorphoser dans l’esprit de ses compagnons en force
de caractère. Aussi, très content de sa nouvelle popularité, qui d’ailleurs lui
avait été signalée par quelques tapes dans le dos, il se crut obligé de dire un
sonore « Sans rancune ! » quand Eugène lui eut rendu ses dix centimes.
Mais son bonheur fut parfait lorsque, posté près de la guérite pour attendre
ses camarades, il les entendit adresser à Eugène, les uns après les autres,
hommes et femmes, une fois remboursés de leurs dix centimes, le même
« Sans rancune ! » que lui ; tous sauf une personne, mais qui n’était pas des
leurs, et semblait attendre impatiemment qu’ils se soient éloignés pour
s’approcher de la guérite.
Hubert Dumont, journaliste des événements mondains, directeur-adjoint
à La Vie bordelaise, repoussant avec rudesse la pièce que lui rendait
humblement Eugène lui dit sèchement :
— « Gardez cette misère et dites-moi plutôt qui se cache dans la roulotte.
Je suis journaliste, j’ai besoin de savoir. »
Alors, Eugène comprit que sa vie était définitivement fichue et le visage
décomposé par le désespoir, répondit d’une voix blanche :
— « Ce sont… des… nègres… »
Le journaliste haussa les épaules, se retourna et s’éloigna dans
l’obscurité en jetant derrière lui un bout de papier chiffonné où tous ceux
qui s’étaient retrouvés à cet endroit avaient pu lire ces mots écrits près
d’une trentaine de fois d’une main malhabile mais appliquée :
« Spectacle Surprise. Si vous voulez voir un spectacle venu tout droit du
bout du monde près de chez vous, vous aurez une surprise garantie pour
seulement dix centimes. Rendez-vous à 5 heures et un quart devant la
Ménagerie V. dans le Parc bordelais, à trois cents mètres à l’Est de la
maison Céré. »
Prostré dans sa guérite Eugène vit à peine Hubert Dumont ressurgir,
piquer du bout ferré de sa canne le papier qu’il venait de jeter pour le glisser
dans la poche droite de sa redingote, avant de replonger dans la nuit du Parc
tandis que le sifflet strident du gardien appelait à sortir les derniers visiteurs.
III.
Violette s’était élancée vers la porte à double battant du bureau dont les
poignées dures lui résistèrent un moment :
— « Violette, vous n’êtes qu’une … insolente ! Vous resterez consignée
dans votre chambre jusqu’à nouvel ordre, vous m’entendez ! »
La jeune fille ne parvint à ses fins qu’au moment où son père terminait
sa phrase qui, libérée par l’ouverture soudaine de la porte, claqua sur les
murs du salon attenant au bureau. Deux femmes, occupées à des ouvrages
de broderie, sursautèrent comme si ces éclats de voix brutalement éparpillés
dans la pièce où elles travaillaient les avaient prises au dépourvu. Ne
remarquant pas cette amorce de comédie jouée dans un bel ensemble par sa
mère et sa sœur qui devaient déjà tendre l’oreille bien avant qu’elle ne
s’échappe du bureau, Violette traversa en courant le salon pour rejoindre
l’antichambre d’où partait le large escalier menant au premier étage de
l’hôtel particulier des Dartiguelongue de Beauchaussoy. Quand elle gagna
sa chambre, pourtant située au bout d’un long couloir, elle était toujours
poursuivie par la terrible voix de son père qui, ne la voyant plus, s’en était
pris aux deux innocentes victimes dont le seul tort avait été de se retrouver
sur son chemin. Quoi qu’elle pensât de l’hypocrisie de sa mère et de sa
sœur, cette nouvelle injustice l’indisposa définitivement contre son père qui
avait été pourtant jusqu’à ce jour l’objet de sa tendre admiration.
Une heure plus tôt, son père avait reçu dans son bureau, en sa présence,
le directeur d’un cirque venu remercier « son » député de l’autorisation
« par lui accordée » de donner un spectacle très particulier. Pendant cette
entrevue son désamour pour lui n’avait cessé de grignoter son cœur, comme
un chancre dévore peu à peu les chairs saines qui l’entourent. Les faiblesses
de son père qu’elle avait souvent feint d’ignorer, avaient ressurgi les unes
après les autres, tissant dans son esprit des réseaux qui l’avaient enfermée
dans le piège d’une maussade lucidité. Deux semaines auparavant, alors
qu’elle ne le souhaitait pas, son père avait fait installer un pupitre dans un
coin de son bureau pour qu’elle fût sa secrétaire quand il recevrait ses
administrés le jeudi après-midi.
— « Tu apprendras ainsi, lui avait-il dit la première fois qu’il l’avait
conviée à ses rendez-vous hebdomadaires, à voir jouer les grands ressorts
de l’âme humaine. Cette expérience te sera profitable lorsque tu seras, à ton
tour, l’âme d’un foyer. »
Se qualifiant lui-même de républicain progressiste, il prétendait avoir
puisées ses idées « généreuses » sur l’éducation des filles dans l’Émile de
Jean-Jacques Rousseau sans toutefois l’avoir entièrement lu. Et si sa femme
ne s’y était pas vivement opposée, tandis qu’il avait encore besoin d’elle
pour être accepté dans le grand monde, Violette se serait prénommée
Sophie. Malgré Rousseau, elle avait été au lycée des jeunes filles, situé au
couvent de Barada des Dames de Marie-Thérèse, ainsi que dans une des
premières promotions de l’École normale des Institutrices de Caudéran où
elle avait été reçue brillamment trois mois plus tôt. Sa réussite à ce concours
avait comblé d’aise son père et cet événement récent avait été même le
prétexte officiel de son admission dans son bureau. Quand le moment de la
présenter à ses « clients électeurs » du jeudi après-midi arrivait, il leur disait
invariablement : « Ma fille… Violette... qui fait ses classes d’institutrice à
l’École normale… », ménageant une pause théâtrale entre « Ma fille » et le
reste de sa phrase, ce qui leur valait immanquablement un concert de
louanges appuyées de gens trop heureux d’entamer un entretien avec leur
représentant à la Chambre des députés par des compliments si faciles à
trouver. Lui, plastronnait, elle, rougissait de confusion, ne comprenant pas
encore qu’elle était dans ces moments-là le meilleur porte-parole du
républicanisme de son père à l’approche des élections législatives du 22
septembre 1889, la garantie vivante de son loyalisme à la République de
Jules Ferry. Mais cette fierté d’avoir une fille bien instruite avait des limites
que Violette avait découvertes ce jour-là, dès l’entrée de Monsieur Viguier
dans le bureau de son père. Ce n’était pourtant que son troisième jeudi.
Monsieur Viguier, homme sans âge au visage blême lui avait déplu dès
l’abord. À la phrase rituelle de son père sur les grandes qualités de sa
progéniture, il s’était répandu en exclamations, en cris d’admiration,
ponctués de courbettes ridicules qui lui avaient paru plus qu’outrées, mais
que son père avait eu l’air d’apprécier. Elle se doutait depuis quelque temps
que son père l’admettait ainsi à ses « rendez-vous de travail » pour
l’éblouir : il lui lançait souvent de ces regards exigeant l’admiration, un peu
identiques à ceux de ces enfants prodiges formulant de belles phrases trop
compliquées pour leur jeune âge. Mais comme elle aimait sincèrement ce
grand homme politique que lui enviaient ses camarades de classe, elle ne
s’était jamais trop forcée à combler son attente puérile et une expression
dévote de piété filiale ne quittait pas ses yeux dès qu’il parlait. Cette
concession à l’amour-propre de son père n’avait jusqu’alors rien coûté au
sien, mais à cause de ce Monsieur Viguier, la comédie qu’ils se jouaient
l’un à l’autre sans jamais penser à mal tourna court. Ainsi Monsieur
Dartiguelongue de Beauchaussoy n’avait répondu à toutes les excessives
louanges du directeur du cirque que par un sourire satisfait ce qui avait
provoqué chez elle le début d’une certaine gêne. Mais enfin, la suffisance
de son père, qui ne se trahissait après tout que par un penchant anodin à
s’écouter parler, avait éclaté quand il lui avait commandé de noter « sur un
coin de table les traits essentiels de sa conversation avec Monsieur
Viguier », avec le ton d’un César victorieux de la guerre des Gaules
exigeant de son secrétaire la transcription scrupuleuse de ses harangues
devant l’assemblée du Sénat romain, au retour de ses grandes batailles. Elle
aurait encore fermé les yeux sur cet enfantillage si les deux hommes
n’avaient pas joué devant elle une terrible scène.
Monsieur Viguier avait commencé par exposer dans des termes
ampoulés et des phrases sans fin l’objet de sa requête, comme ces personnes
habituées à parler à un public simple et qui, soucieuses de ne rien négliger
pour séduire un auditoire plus exigeant, se perdent en circonlocutions
ténébreuses :
— « Je suis, vous n’êtes pas sans le savoir, le directeur du cirque Viguier
dont votre sollicitude et votre intérêt admirables pour les choses de l’art ont
facilité, il y a deux semaines, l’établissement dans le Parc bordelais qui se
trouve bien, heureusement, être sous votre juridiction. Lors de mon premier
entretien avec vous dans votre bureau officiel – et je vous sais infiniment
gré d’avoir eu l’exceptionnelle bienveillance de m’accueillir aujourd’hui
dans l’intimité de votre domicile en la présence savante de votre fille dont
la beauté… pardon… dont l’intelligence égale certainement la beauté – lors
donc de notre premier entretien, disais-je à l’instant... – euh…, pardon
d’être un peu long mais il faut que votre fille comprenne bien la genèse de
notre affaire – … vous m’avez fait comprendre… et je ne peux que me
louer de la clarté lumineuse de vos propos qui ont ouvert aux yeux de mon
esprit de vastes étendues exaltantes... vous m’avez fait comprendre qu’il
s’agissait que j’organise un spectacle particulier, me laissant toute latitude
pour réunir les moyens préalables à son exécution sur les lieux mêmes – je
veux dire l’endroit du Parc bordelais où nous avons reçu l’exceptionnelle
autorisation, grâce à vous, de nous installer, je l’ai déjà dit, il y a deux
semaines de cela, – à partir des nègres que vous nous avez fournis... »
À l’écoute de ce discours, Violette avait éprouvé des sentiments
violemment contradictoires, oscillant entre le rire et l’extrême tristesse
d’apprendre que son père se commettait avec un individu tel que Monsieur
Viguier pour une raison qu’elle devinait laide.
— « Vous avez raison, mon idée est bonne. Apprenez que certains
membres de la Société de Géographie commerciale de Bordeaux sont avec
nous. Mais au fait comment s’annonce notre spectacle ?
La réponse de Monsieur Viguier avait été longue et confuse, non plus
inspirée par le désir de plaire comme dans son discours précédent, mais par
celui de mentir sur l’avancée réelle de son projet de spectacle. Cela n’avait
pas eu l’air d’ennuyer son père :
— « Monsieur Viguier, avait-il répondu, ne vous formalisez pas du
conseil que je me permets de vous donner. Allez voir de ma part Monsieur
Hubert Dumont, le directeur-adjoint du journal La vie bordelaise, et
discutez du spectacle avec lui. Il est des nôtres et saura vous aider à tourner
cette affaire à notre avantage.
— Très bien, Monsieur le Député. Croyez bien que j’irai rencontrer
Monsieur Dumont. Pardonnez-moi, je n’osais pas vous décevoir par mon
manque d’imagination. Mais j’étais venu solliciter de votre bienveillance
une aide de cent cinquante francs pour l’entretien des nègres. Ils sont assez
nombreux et…
— Les cent cinquante francs vous sont accordés, Monsieur Viguier, vous
me les rembourserez quand vous serez rentré dans vos fonds. »
Et, il les lui avait tendus après les avoir rapidement extraits d’un tiroir de
son bureau de style Napoléon III…
— « Permettez-moi... Monsieur… un dernier mot, très bref... un bon mot
ne coûte pas....
— Parlez, parlez, Monsieur Viguier », avait dit son père qui avait paru à
cet instant s’impatienter un peu.
— « Monsieur le Député, malgré cet argent que je sollicite de votre
bienveillance, je tiens par-dessus tout à vous assurer que je vous le
rembourserai car je ne suis pas un aigrefin. »
Le directeur de la ménagerie avait tellement accentué la liaison entre un
et aigrefin, tout en arborant un sourire satisfait que Violette avait compris,
comme son père, qu’il hasardait un jeu de mots douteux. Mais alors qu’elle
l’avait trouvé scandaleux de médiocrité, Monsieur Dartiguelongue avait
surenchéri, se lançant à son tour dans cet exercice amorcé par son
interlocuteur avec la gaucherie réjouie d’un débutant de bonne volonté.
— « Vous êtes, Monsieur Viguier d’un aigre-doux !
— Sous les tropiques nous guettent les cancers du colon ! », avait réparti
sur le champ le directeur de la ménagerie qui semblait dans son élément.
Elle n’aurait jamais imaginé que son père eût pu commettre de tels
calembours. La colère et la déception la submergèrent quand son père, à
court de bons mots sur les nègres, choisit de conclure avec une certaine
aménité dans le ton :
— « Eh bien, bravo Monsieur Viguier, je vous déclare vainqueur de
notre petite joute oratoire et je vous félicite car, à ce petit jeu là, je ne suis
jamais battu. Ces nègres, que nous avons le devoir par ailleurs de civiliser,
sont pittoresques. Ils devraient mettre en valeur vos animaux. Vous avez des
singes, n’est-ce pas ? Pourquoi ne feriez-vous pas jouer ensemble tout ce
beau monde dans votre spectacle ?
— Ah, monsieur le Député, je regrette de ne pas y avoir pensé. C’est
encore une excellente idée. Vous êtes vraiment admirable ! »
Violette n’avait même pas entendu la réponse du directeur du cirque car
les dernières paroles de son père avaient soudain oblitéré sa capacité
d’entendre quoi que ce fût de plus. Et il lui était extrêmement douloureux
qu’un tiers, si peu recommandable, eût suscité une telle exhibition des
limites de son père qu’elle aimait au point de croire que ses pensées, même
les plus secrètes, étaient généreuses et intelligentes.
Il avait souvent rapporté de ses fréquents séjours à Paris des suppléments
illustrés du Petit journal. C’était, sans que cela fût dit explicitement, son
cadeau de retour à Bordeaux. Quoique sur les premières pages il n’y fût
représenté, en de beaux dessins polychromes, que des crimes passionnels,
des scènes de femmes prises en flagrant délit d’adultère, offrant leurs
gorges à demi nues aux couteaux vengeurs de leurs maris humiliés, des
enlèvements rocambolesques ou bien encore des cambriolages avortés
surpris par des policiers en uniforme impeccable malgré l’urgence de la
situation, quoique donc toutes ces images fussent scandaleuses, on semblait
ne voir aucun inconvénient à ce que sa sœur et elle-même s’instruisissent
ainsi des turpitudes du monde, comme si les dessins qui servaient à les
représenter possédaient une forme d’irréalité bon enfant, sans conséquences
sur des jeunes esprits aussi bien nés que les leurs. On voyait là une forme de
distraction innocente, dédouanée par la condescendance de rigueur dans sa
famille pour la crédulité du public populaire friand de telles illustrations et
dont on pouvait se moquer de la curiosité malsaine, à l’heure des repas, par
des phrases telles que, « Mais, est-il naturel de croire à des choses aussi
invraisemblables ?… », qui donnaient l’impression à celui ou celle qui les
proférait suavement de s’absoudre du goût vulgaire pour les potins et les
surenchérissements malsains des faits divers.
Une fois son père avait abandonné grand ouvert sur un guéridon une
immense page du supplément illustré du Petit Journal où, dans une forêt
aigue de plumes et de sagaies, des négresses presque nues, des Amazones,
se ruaient, hurlantes, vers leurs ennemis, des soldats aux casques coloniaux
éclatants de blancheur qui les tenaient couchées en joue, s’apprêtant à les
exterminer d’une fusillade. Une flèche fichée dans l’épaule gauche, l’un
d’entre eux, soutenu par un ami, tenait dans sa main valide une baïonnette
ensanglantée et regardait expirer à ses pieds une négresse dont le visage
tourné vers le lecteur et déformé par un rictus, témoignait de l’extrême
sauvagerie que la mort n’avait pas su lui arracher. Sa bouche, figée dans un
sourire grotesque – pour marquer probablement le souvenir de sa jubilation
éphémère d’avoir blessé un soldat blanc d’une de ses flèches – traduisait
une si horrible bêtise que Violette n’avait pas cru un instant qu’une telle
scène légendée par cette phrase, « Nos courageux soldats résistent à l’assaut
des sanguinaires Amazones du roi Béhanzin », pût être vraie. La laideur de
la défunte amazone était aussi improbable que la blancheur immaculée des
casques coloniaux et que le plombé parfait des uniformes militaires sur le
théâtre d’une bataille aussi sanglante. Elle avait été tentée de dire à son père
combien cette image lui paraissait bêtement caricaturale, mais elle s’était
retenue jugeant que ce leur serait une perte de temps de formuler une telle
évidence, persuadée que cet homme avisé n’aurait pas manqué d’abonder
dans son sens, mais craignant aussi qu’il ne se repentît d’avoir laissé à la
vue de ses filles un tel tableau journalistique.
Et voilà que, contre toute attente, les dernières paroles de son père à
Monsieur Viguier révélaient qu’il avait admis l’idée commune et simpliste
de la sauvagerie des nègres. Avait-il pris pour argent comptant le rictus de
la négresse amazone et la blancheur des casques coloniaux de la page
illustrée du Petit Journal ? Partageait-il l’opinion du dessinateur comme
celle de ces lecteurs « moyens » dont il se moquait par ailleurs en les
nommant ses gentils petits électeurs ou ses clients ? Cette révélation lui
avait été intolérable et, alors qu’il avait été convenu qu’elle n’interviendrait
jamais dans les entretiens auxquels – sauf si elle y était invitée par son père
– elle assistait, elle avait contrevenu à cette règle, étonnée et affolée par sa
témérité à mesure qu’elle parlait :
— « Mais enfin, oubliez-vous que ces nègres que vous voulez faire
exhiber avec des singes sont des êtres humains ? Oubliez-vous que la
République et notre conscience nous commandent de les considérer comme
nos égaux ? »
Ces paroles, à peine mûries au fond de son esprit, avaient surgi, desséché
sa gorge puis brûlé ses lèvres et il lui avait semblé qu’un incendie invisible
ravageait la pièce où ils se trouvaient tous les trois, léchant de son
incandescence la susceptibilité à fleur de peau de son père. Comme elle
s’était soudain sentie ridicule d’avoir convoqué dans un même élan de
bonne volonté leur amour de la République et leur conscience, si son père et
Monsieur Viguier avaient à ce moment-là esquissé un sourire à ces mots,
elle aurait peut-être tenté d’atténuer leur vivacité : après tout, son père avait
pu vouloir manipuler Monsieur Viguier par intérêt politique ! Mais
l’hostilité des deux hommes l’avait entraînée par une mécanique
psychologique étonnante à s’arc-bouter sur ses positions. Ces mots qui
avaient échappé à son contrôle étaient d’elle, ils étaient elle. Et Violette
avait pensé assister, en même temps que les deux hommes qui la regardaient
désormais avec une franche réprobation, à la naissance de sa véritable
personnalité. Comme un chapeau à peine posé sur la tête peut plaire à celui
ou celle qui l’achète et le déterminer à l’acquérir sur le champ, Violette dès
ce moment n’avait plus su se concevoir elle-même que coiffée de ce
caractère bien trempé qui ne devait jamais plus la quitter. Sa « sortie » avait
interloqué son père dont la désillusion avait dû être brutale car rien dans son
attitude soumise avant cette après-midi ne lui avait laissé soupçonner sa
capacité de révolte contre lui. Désormais, s’était-elle dit soudain, cet
homme ne pourrait plus rien lui cacher : elle était devenue la seule personne
au monde qui ne se laisserait plus prendre à la séduction de ses discours.
Elle avait conçu de cette pensée une terrible exaltation, comme un
sentiment de puissance sans bornes qui avait dû se lire dans ses yeux et
devait avoir effrayé son père.
Comprenant que la poursuite de cet entretien finirait par le desservir,
Monsieur Viguier avait pris congé obséquieusement. Le Député, préoccupé
par sa colère contre sa fille, avait même négligé de le raccompagner jusqu’à
la porte de son bureau. Une fois seuls, ils s’étaient d’abord affrontés du
regard, cherchant l’un et l’autre au coeur du silence des justifications
irréfutables de leurs attitudes respectives. Mais leur échange ne fut que
violent.
— « Vous m’avez déçu Violette, vraiment beaucoup déçu. La politique
est encore trop au-dessus de vos forces. Si vous voulez que je vous
l’enseigne, il faut vous taire et m’écouter. Naturellement c’est dans cette
perspective que je vous ai demandé de prendre note de mon entretien avec
monsieur Viguier. Nous l’aurions analysé ensemble après coup si vous
aviez été plus avisée.
— Et vous vouliez mon père que je note aussi vos calembours ?
— Ce faisant vous auriez compris qu’en politique on adapte son discours
à celui que l’on a en face…
— Jusqu’à s’abaisser à dire de grossières contrevérités ? N’avez-vous
pas le devoir comme Député d’aider vos administrés à élever leur pensée
plutôt que d’épouser la plus vile des leurs ?
— Des grossièretés, je n’en entends que dans vos paroles ! Vous avez
dépassé les bornes de la politesse que vous me devez ! En plus, à cause de
nègres qui ne vous sont rien !
Et c’est alors que sans rien répondre, elle s’était levée pour quitter son
bureau. Il lui avait hurlé qu’elle était insolente et donné l’ordre de ne plus
quitter sa chambre, pas même pour venir à table et encore moins pour aller
à l’École Normale. En courant vers sa chambre, elle décida qu’elle ne lui
obéirait plus jamais.
IV.
Sur le seuil de la porte cochère de l’hôtel particulier du député
Dartiguelongue, Cours du Jardin Public, non loin de la place Tourny, l’idée
était venue à Paul Dupin alias Amédée Viguier d’aller voir Hubert Dumont,
le directeur adjoint de Vie bordelaise, comme le député le lui avait conseillé,
mais il l’avait écartée, considérant qu’une journée de réflexion
supplémentaire lui serait nécessaire pour se préparer à cette entrevue. Et
puis il y avait Germaine, son épouse, qu’il fallait informer la première de
son projet. Bien que cela lui coûtât beaucoup, il ne pouvait pas organiser le
spectacle des nègres sans son accord car l’affaire lui appartenait encore. Il
choisit donc d’aller se promener pour rêver aux moyens de la convaincre.
La rue Sainte-Catherine, très commerçante, grouillait d’une foule
composite déterminée à acheter n’importe quoi pourvu que ce ne fût pas
cher, tantôt au comptoir d’un commerçant ayant pignon sur rue, tantôt sur le
présentoir précaire d’un vendeur à la sauvette abreuvé d’invectives par les
commis zélés du premier quand celui-ci jugeait la concurrence déloyale.
— « Toi le marchand d’oublies, tu gênes ma devanture ! », criait
l’apprenti boulanger pour être bien vu de sa patronne.
Et, la conscience gênée par quelques faux billets de loterie vendus à un
ou deux enfants naïfs et gourmands, le marchand d’oublies s’éclipsait sans
demander son reste.
Éternel conflit entre sédentaires et nomades, entre le désir d’immutabilité
du paysan et le goût du voyage du berger, que l’humanité citadine et
commerciale reconduisait toujours. L’attrait des villes était pour Paul Dupin
de concilier ces deux aspirations venues du fond des âges. Il était un
nomade qui aimait les villes, leur animation sans ordre lui paraissant
propice à l’enrichissement inopiné, aux coups d’éclat financiers qui vous
métamorphosaient soudain un pauvre diable en Crésus. Les gens qu’il
croisait dans la rue rêvaient certainement de devenir riches aussi
soudainement que lui, mais aucun d’entre eux n’en avait les moyens, aucun
n’avait comme lui un jardin caché rempli de fruits attirants. Bientôt cet
argent qu’ils désiraient gagner miraculeusement, c’était à lui qu’ils le
donneraient sans penser s’appauvrir, oublieux de leurs propres intérêts, car
il savait comment marche le monde des villes, oui, lui le savait. De la
limonadière forte en gueule au commis zélé, en passant par la vendeuse de
coco, du petit bourgeois pressé de devenir grand, jusqu’aux édiles de la
ville, ils se précipiteraient, le jour venu, aux portes de son cirque pour voir
du neuf, pour voir du pays car, pensait-il, les citadins gardaient au fond du
cœur cette nostalgie des émerveillements incessants de la vie nomade
primitive, cause de leur soif immodérée de distraction. Ils viendraient voir à
coup sûr son spectacle de nègres, la rumeur grandirait, il multiplierait les
représentations et sa renommée irait jusqu’à Paris. Peut-être, même, lui
proposerait-on à nouveau le cirque d’Hiver ?
Emporté par le rêve de son succès, il se retrouva à l’angle de la rue
Sainte-Catherine et du cours Victor Hugo où la foule désormais clairsemée
lui inspira des pensées désagréables comme si ses rêveries s’évanouissaient
faute de contacts humains. Il n’était pas tout d’espérer s’enrichir, encore
fallait-il que son spectacle réussisse à plaire aux Bordelais ce qui n’était pas
si simple ! Il eut brusquement envie de se retrouver seul. Pourquoi ne pas
rejoindre le Pont de pierre pour s’aider à réfléchir en regardant couler sous
ses pieds les eaux puissantes et sombres du fleuve ? Mais la vue des quais, à
la porte des Salinières, lui fit penser que les nègres pouvaient repartir chez
eux sans qu’il ait eu le temps de monter son spectacle et il lui apparut qu’au
lieu d’errer sans but véritable, il était préférable d’agir de façon concrète
pour réussir. La première chose utile à faire était donc d’essayer
d’amadouer Germaine, son épouse.
Germaine ne quittait plus une modeste échoppe de la rue de Pauillac.
Elle y vivait seule, en fait, depuis une dizaine d’années, depuis ce jour où,
inspiré par le succès des Hagenbeck en Allemagne, il avait décidé de faire
de la ménagerie équestre un cirque. Il avait vendu les chevaux pour acheter
quelques singes et un lion et, depuis lors, Germaine n’avait plus eu le cœur
de suivre les petites pérégrinations départementales du cirque Viguier. Elle
qui passait pour être une des plus grandes écuyères de France à l’époque où
les spectacles équestres étaient encore appréciés du public, n’était devenue
qu’une énorme ombre d’elle-même, adepte déraisonnable de petits vins de
Bordeaux bon marché où passait la pension qu’il était contraint de lui
verser. Mais comme rien ne pouvait être entrepris dans le cirque sans son
accord – le père de son épouse ayant veillé à ce qu’elle ne se retrouve
jamais sans ressources – il fallait se rendre chez elle sans tarder. Se disant
qu’une autre longue marche lui donnerait le temps d’élaborer un plan pour
se concilier Germaine, Paul se proposa de longer les quais jusqu’à la place
de la Bourse puis de suivre la même avenue qui prenait successivement les
noms de Cours du Chapeau Rouge et Cours de l’Intendance. Au bout de la
rue Judaïque se trouvait, non loin de la barrière du même nom, la rue de
Pauillac.
Amédée Viguier, de son vrai nom Paul Dupin, était un homme ambitieux
persécuté par la malchance. Encore pauvre à quarante ans alors que dix ans
plus tôt il s’était imaginé qu’il serait devenu à cet âge-là immensément
riche, il n’apercevait à l’horizon de sa vie aucune perspective d’élévation
sociale exaltante. Épouser la fille unique du propriétaire du manège
équestre itinérant qui l’employait n’avait pas été trop difficile eu égard à
son physique agréable et à son habileté naturelle. Pousser son beau-père
vers la porte de sortie pour prendre sa succession avant sa mort non plus.
Germaine l’y avait bien aidé et son beau-père lui-même, tout en feignant de
s’accrocher à ses prérogatives, n’avait pas manqué la bonne occasion de
passer la main à un naïf comme lui. Ses stratégies mesquines pour gagner la
direction de la ménagerie Viguier avaient été inutiles puisque celle-ci lui
était destinée par son beau-père depuis plus longtemps même qu’il ne
l’imaginait et il s’était réveillé un beau jour à la tête d’un patrimoine de
misère dont la conquête avait mangé au moins dix des plus belles années de
sa jeunesse. Il avait cru se venger du machiavélisme du père et du talent de
la fille en transformant leur ménagerie en cirque, convaincu aussi que les
exercices équestres n’avaient plus d’avenir. Mais le jour où il avait, aux
lueurs pâles d’un petit matin printanier, conduit leurs trois meilleurs
chevaux de spectacle dans cette foire équine où il les avait vendus, son
propre cœur s’était serré de se séparer de ces animaux assez intelligents
pour comprendre à un signe presque imperceptible, où se diriger, quand
sauter, comment danser sur leurs pattes arrières ou secouer leurs belle têtes
altières au rythme des applaudissements du public. L’espoir de s’enrichir
sans que son beau-père et Germaine y aient part, le désir de les
impressionner et de se venger d’avoir été leur jouet, avaient été plus forts
cependant que son amitié pour les trois chevaux. Quand il avait compris que
sa fille ne brillerait plus dans la carrière d’écuyère, le père de Germaine
était mort de chagrin. Elle-même n’avait pas supporté l’idée de perdre
irrémédiablement les applaudissements du public à ses spectaculaires
fantaisies équestres. Après avoir entrepris tout ce qu’elle pouvait pour
racheter ses chevaux de spectacle, Flamme, Flammèche et Feu Follet, et
donc échoué puisqu’il avait déjà engagé l’argent de leur vente dans l’achat
du lion, des singes et du personnel censé s’occuper d’eux, Germaine avait
tenté de se donner la mort. Mais elle s’était lamentablement ratée et avait
suivi la voie de l’alcool pour oublier sa gloire passée. Ainsi, en l’espace
d’une belle et courte matinée de printemps, il avait perdu son beau-père,
qu’il aimait dans le fond malgré ses petites malices de vieillard, sa jeune
épouse et les seuls animaux dont il savait s’occuper sans l’aide de personne,
leurs chevaux de spectacle, auxquels il avait substitué des bêtes étranges, en
mauvaise santé et dont il avait peur.
Il n’avait découvert que trop tard l’infirmité du dompteur de la lionne
Sauvage qu’il avait achetée très cher. Roland était manchot. Son handicap
aurait pu paraître sensationnel, attirer les foules, lui valoir de l’argent s’il ne
s’était pas trouvé que Roland le devait à Sauvage elle-même qui l’avait
attaqué un jour d’exaspération lui ôtant, depuis, tous ses moyens en
spectacle. Ceux qui lui avaient vendu à fier prix la lionne et son dresseur
apeuré lui avaient donc joué un très mauvais tour et la joie relative de tirer
une belle somme de leurs trois chevaux s’était envolée à la vue de ces deux
êtres incapables, malgré leur haine mutuelle, de vivre l’un sans l’autre.
Quant à Baptiste et Thérèse qui louaient prétendument leurs services aux
cirques les plus huppés d’Europe, souffre douleurs peu risibles de leur
propres singes, ils n’étaient que deux imposteurs incapables par paresse de
monter un numéro original. Quelques aras dont il s’occupait lui-même avec
répugnance, complétaient la piteuse arche de Noé qu’était devenue sa
ménagerie, sans espoir qu’elle s’accrût un jour tant ses locataires, rebus de
l’animalité du spectacle, étaient vieux, fatigués et malencontreusement du
même sexe. Les aras ? Toutes des femelles d’après un spécialiste de la
question qu’il était allé consulter trop tard. Les singes ? Deux vieux mâles
pouilleux aux testicules mâchés, bien incapables de s’accoupler à une
antique guenon au regard triste et au cul pelé. La lionne ? Une solitaire
rendue folle par sa captivité comme une recluse avide de liberté finit par
égarer son esprit dans les labyrinthes où on l’a enfermée de force. Oui, Paul
le savait, la vie avait quitté sa ménagerie et s’il l’avait oublié, le public, qui
désormais évitait son chapiteau comme on fuit la mort, se chargeait de le lui
rappeler chaque fois qu’ils retournaient dans un village dont le comité des
fêtes leur avait fait l’aumône d’une représentation. Combien de fois n’avait-
il pas lu dans les regards des villageois, petits et grands, de la Charente
inférieure, des Landes de Gascogne ou du Pays Basque de la pitié pour ses
animaux et leurs montreurs, dont il était à l’occasion ? N’en étaient-ils pas
réduits à faire payer cinq centimes aux enfants et dix aux grands pour
regarder simplement les bêtes enfermées dans leur cage ? Il fallait voir alors
Roland, l’écume aux lèvres, tourmenter d’une pique au bout ferré Sauvage,
la lionne, préalablement rassasiée par les abats d’un porc ; quel beau
spectacle donnait aux enfants la lâcheté de cet homme aigri qui n’osait
même plus seulement croiser le regard jaune du fauve presque assoupi ?
L’annonce, par un émissaire du député, de l’arrivée des nègres dans son
cirque avait donc été comme un miracle, un don du ciel. Des nègres avaient
été chassés de l’Exposition universelle de Paris parce que deux d’entre eux
avaient pris la « poudre d’escampette » sans autorisation. On les avait
renvoyés à Bordeaux en attendant de les mettre dans un bateau pour Saint-
Louis du Sénégal. Ils ne seraient pas rapatriés avant un mois, du moins
c’était ce qu’on leur avait dit, mais cela pouvait être plus longtemps. Ils se
trouvaient dans un petit hôtel près des quais où on les logeait « aux frais de
la princesse République ». Ils s’étaient mal comportés et on ne savait pas
comment les punir ! Néanmoins ils pouvaient être utiles à quelqu’un et le
Député Dartiguelongue avait pensé à lui. Par une forme de roublardise que
la force du temps lui avait accordée, il s’était d’abord efforcé de dissimuler
sa joie. Il tenait là la chance de sa vie grâce à laquelle son cirque
conquerrait enfin une notoriété inouïe ! Toutes les décisions absurdes qu’il
avait prises sous le coup d’une colère et d’une vengeance stupides
gagneraient une justification a posteriori ; ses engagements, ses volte faces,
ses lâchetés mêmes prendraient sens. Dans son spectacle – il en avait eu
assez vite une idée précise contrairement à ce qu’il avait affirmé au Député
pour lui donner la satisfaction d’imaginer tout inventer – la vedette serait la
lionne, et les aras et les singes des faire-valoir des nègres. Comme dans une
assemblée les belles femmes transmettent une partie de leur beauté à celles
qui les entourent et en retour en reçoivent plus d’aura, ces nègres, très
assortis à son cirque, communiqueraient de l’étrangeté, du mystère africain
à tous ses animaux qui, sans cette association inespérée, seraient restés à
tout jamais insignifiants. Là, enfin, ses aras paraîtraient moins ternes, ses
singes moins pouilleux et sa lionne plus Sauvage ! Il régnerait dorénavant
sur un petit monde cohérent, il renaîtrait de son anéantissement social.
Le temps d’hésitation qu’il avait paru marquer pour s’être laissé
emporter par un rêve instantané lui avait valu une proposition qu’il pensait
rétrospectivement avoir extorquée à l’émissaire du Député alors que ce
dernier la tenait en réserve au cas d’un refus plus ferme de sa part.
— « Soyez certain, Monsieur Viguier, lui avait-il dit, que vous
obtiendrez notre autorisation d’installer votre cirque dans le Parc bordelais,
non loin de l’entrée de l’établissement Céré, si vous en effectuez la
demande auprès de nos services. C’est un endroit à proximité de l’avenue
du Bocage, très accessible au public… »
Paul n’avait pas réussi à cacher plus longtemps son enthousiasme à son
interlocuteur quand celui-ci, en guise de dernier cadeau, lui avait appris que
le Député souhaitait le rencontrer à son bureau le lendemain, puis chez lui,
une semaine plus tard. Enivré de reconnaissance, il avait dit oui à tout, ne se
cachant plus d’être sincèrement heureux comme un naufragé trop
longtemps malmené par la mer apercevant ses sauveurs. Son attitude lui
avait valu un sourire narquois de l’émissaire du Député qui ne l’avait pas
inquiété sur le moment, mais dont il s’était souvenu à l’arrivée des nègres
chez lui. Une fois son cirque installé au Parc bordelais où il avait eu la
douleur d’observer, par contraste de beauté, la décrépitude de son chapiteau,
il avait pensé déchanter à la vue des nègres car ils n’étaient pas tels qu’il se
les était imaginés pendant les quelques jours qui avaient suivi la grande
nouvelle de leur arrivée. Les nègres ne ressemblaient pas à ce qu’il croyait,
non pas parce qu’il étaient affligés d’une tare rédhibitoire pour son
spectacle, mais parce qu’il les avait trouvés trop bien portants, trop altiers,
trop beaux même pour son cirque, un peu comme le Parc où on l’avait
autorisé à se poser. Ils étaient onze ; un enfant, trois femmes et sept
hommes, comme endimanchés. Les femmes portaient, savamment noués
sur la tête, des foulards aux couleurs éclatantes accordées aux robes d’une
pièce qui les drapaient dans leurs tissus empesés et amples ; les hommes,
l’enfant mâle compris, de petits chapeaux coniques rouge prélat ainsi que
des costumes, tout aussi beaux que ceux des femmes, richement brodés de
figures géométriques et d’arabesques. Ni petits, ni malingres, mais plutôt
fort grands et bien proportionnés, ils lui étaient apparus comme des princes
perdus dans un lieu incongru, très certains cependant que l’ordre des choses
n’était que momentanément dérangé et qu’aucune circonstance ne leur
ferait perdre de leur superbe. Au sortir du fiacre, une des négresses s’était
pincé le nez en passant devant lui avec un air mutin de dégoût, ce qui avait
provoqué un rire bref de l’enfant qui la suivait. Il en avait été profondément
mortifié, mais n’en avait rien laissé paraître, estimant qu’il aurait été
ridicule de se mettre en colère contre elle. Qu’aurait-il pu faire ? Emprunter
sa cravache à Roland et la battre ? Il avait besoin qu’ils coopèrent et, alors
qu’il avait imaginé qu’il serait aisé de commander à ces nègres simplement
en faisant les gros yeux, qu’ils lui obéiraient comme naturellement, il s’était
senti presque intimidé face à eux, rien ne paraissant pouvoir les apeurer. Et
puis, qu’allait penser le public de ces nègres étranges, si splendidement
vêtus ? Il avait perçu confusément qu’il faudrait trouver un remède à ce
décalage entre les attentes des gens et la réalité qui avait investi son cirque,
sous peine de manquer le spectacle qui devait assurer sa fortune.
Une expression qui lui plaisait, parce qu’elle donnait un air de rationalité
à ses échecs, lui revenait souvent à l’esprit : « les gens en veulent pour leur
argent » et il pressentait que ceux qui accourraient au spectacle des nègres
voudraient qu’ils fussent tels que leurs pères les leur avaient décrits et tels
qu’ils les avaient déjà racontés à leurs enfants. Leur présenter des nègres
différents de ce qu’ils croyaient être des nègres, c’était comme les « tromper
sur la marchandise ». Mais aussi, un spectacle ne gagne-t-il pas beaucoup à
surprendre tout son monde, à dérouter le public ? « Un client ne se trompe
jamais », autre règle commerciale appliquée aux arts du spectacle de
laquelle Paul tirait la conséquence suivante : il ne fallait en aucun cas que le
spectateur soit placé dans la situation de se trouver ignorant car, en ce cas, il
deviendrait forcément méchant, dénigrerait sans nuances et dissuaderait qui
voudrait l’entendre de commettre la même erreur que lui. Pour voir venir,
réfléchir à loisir sur la nouvelle stratégie à adopter, il avait pris le parti de
bien traiter les nègres en les installant le plus confortablement possible dans
deux roulottes, dont la sienne, de sorte qu’ils ne soient pas trop indisposés
contre leur sort au point de ruiner sans recours ses projets. Il ne les faisait
enfermer sous la garde d’Eugène que le jeudi, quand le personnel du cirque
était de repos. Avant qu’ils ne descendent pompeusement des deux fiacres
que le Député avait loués pour qu’on les conduisît à son cirque, il avait
semblé à Paul que des sauvageries bruyantes, des cris à tue-tête, ponctués
de grimaces belliqueuses, auraient convenu. Mais il était enclin à penser
dorénavant que des danses lentes et cérémonieuses, accompagnées de
chants doux de leur façon, seraient mieux. Restait à inventer une cérémonie
qui justifierait un tel calme et dans laquelle ses animaux seraient mis en
valeur afin que le public ne fût pas trop déçu dans son attente d’une Afrique
sauvage et déchaînée. D’ailleurs, il était tombé sur des nègres qui pour la
plupart parlaient français. Inconvénient majeur qui lui compliquait la tâche :
capables de parler au public sans son accord, les nègres seraient peut-être
tentés de l’insulter, de retourner le personnel du cirque contre lui et qui sait
de le toiser publiquement comme la négresse l’avait fait en sortant du
fiacre ? Il faudrait donc les contraindre à ne parler que dans leur langue
maternelle, et cet impératif ajouté à tous ceux auxquels il avait déjà pensés,
lui faisait prévoir l’obligation d’inventer un formidable moyen de pression
contre eux afin qu’ils lui obéissent en tout.
Ainsi, tandis que Paul Dupin marchait sans presque regarder devant lui,
les causes de son désenchantement à la réception des nègres une semaine
auparavant se présentaient désormais à son esprit avec une précision
étonnante alors que les solutions aux difficultés qui s’opposeraient sans
doute à la bonne tenue de son spectacle restaient indistinctes, comme
perdues dans un épais brouillard, semblable à celui qui surgissait certains
matins d’hiver du cœur odoriférant des forêts landaises. Absorbé par ses
soucis, à nouveau inquiet de réussir le spectacle qui donnerait enfin du
lustre à sa vie, Paul ne vit pas à temps la voiturette d’une limonadière, qui
peut-être après tout, avait fait exprès de la lui jeter dans les jambes, comme
cela, non pas seulement pour le plaisir de faire un esclandre, mais aussi
pour lui soutirer un peu d’argent. L’ayant aperçu du coin de l’œil
s’approcher à grands pas, loin de chercher à l’éviter, Agathe, lui avait en
effet poussé son petit étal roulant dans les jambes. Dès que le choc, qui
avait failli le faire tomber, eut éparpillé sur le sol trois ou quatre oublies,
elle put alors pousser de hauts cris, tout en posant les deux mains sur sa
coiffe blanche :
— « Quel malheur, mes oublies, faites donc attention ! »
À ce premier cri Paul fit un pas en arrière qu’Agathe jugea bon
d’assimiler à une tentative de fuite :
— « Quoi ! Monsieur veut s’enfuir sans même s’excuser ? Quand on est
poli, on se baisse pour ramasser ce qu’on a renversé ! Comment croyez-
vous qu’une jeune veuve telle que moi nourrisse ses quatre enfants ? Par
l’opération du Saint-Esprit ? Que Dieu me pardonne, je ne sais plus ce que
je dis ! Au secours, attrapez-le, au voleur ! »
Un petit attroupement de badauds se constitua en un clin d’œil et deux
jeunes gens sensibles à la fraîcheur de la veuve, n’eurent pas manqué de le
rudoyer si Paul n’avait saisi promptement un petit papier qui se trouvait sur
la voiturette pour en faire de son propre chef un cornet où il s’était mis à
glisser les oublies tombées à terre. Dès que la jeune matrone eut dit, « ça
fera cinq centimes ! », les gens s’éloignèrent, et lui, pour faire meilleure
figure, étancha sa soif, contre cinq centimes de plus, d’un bon verre de vin
sucré qu’elle lui présenta accompagné d’un autre bout de papier pour
s’essuyer les lèvres. Ragaillardi par le verre de vin, il allait reprendre sa
route, son cornet d’oublies poussiéreuses à la main et son bout de papier
dans l’autre, quand son regard fut arrêté par quelques syllabes tracées sur le
papier qu’il s’apprêtait à jeter par-dessus son épaule : « … cirque V. dans le
parc bordelais… ».
— « Où avez-vous trouvé cela ? », demanda-t-il à la jeune femme qui
essuyait déjà le verre où il venait de boire.
— « Est-ce que je sais, moi… dans la rue… enfin… je ne sais plus »,
avait répondu Agathe avec méfiance.
Elle ne savait pas grand chose sur la provenance de son papier
d’emballage et il s’éloigna sans rien ajouter alors qu’elle hochait les épaules
dans son dos. Mais il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que
l’instigateur du « spectacle-surprise » dont il était question, n’était autre
qu’Eugène, son gardien régisseur, autre legs de son beau-père qu’il avait
gardé, au même titre que les roulottes de sa ménagerie équestre, bien que sa
figure ravagée par la vérole fît peur aux enfants et qu’il lui apparût comme
un symbole dévalorisant, mais pourtant juste, de la décrépitude de son
cirque. Ainsi même ce débris humain avait tenté de se jouer de lui ? Fallait-
il qu’il fût lui-même tombé bien bas pour être trahi par un homme de la
sorte ?
Reprenant sa marche, Paul conçut l’idée que cette trahison d’Eugène
n’était pas après tout une si mauvaise chose. Son personnel avait des désirs,
la flamme de la vie n’était pas irrémédiablement éteinte en lui. Cette
flamme, il la ranimerait une dernière fois chez Eugène et chez les autres
employés de son cirque. Il susciterait l’espoir de jours meilleurs, de succès
extraordinaires à travers l’Europe entière, de richesses qu’on pourrait lui
voler. Ne regagnerait-il pas l’estime de tous dès lors qu’il redeviendrait
susceptible d’être pillé ? Ne s’attacheraient-ils pas à ses basques, fiers d’être
à un patron qui se laisserait spolier avec largesse, trop opulent pour leur
« mesquiner » un petit butin de rapine ? Oui, il leur permettrait de se
remplir les poches pourvu qu’ils le fissent avec la noblesse de l’aimer un
peu sincèrement, comme on aime s’abreuver à une fontaine placée au bout
d’une route poussiéreuse.
V.
C’est dans un état d’esprit plus optimiste que parvenu au-delà de la Porte
Judaïque, Paul s’engagea dans la rue de Pauillac et courut presque jusqu’à
l’échoppe où logeait sa femme, emporté par l’allègre certitude qu’il lui
rendrait à elle aussi l’espoir de refaire sa vie grâce à son spectacle. Le cœur
battant, il frappa à la porte qui résonna étrangement comme si plus rien à
l’intérieur de la maison ne pouvait arrêter le bruit. L’écho de son coup lui
revint après avoir fait le tour, pièce après pièce, du corps de l’échoppe dont
les trois volets donnant sur la rue restèrent fermés. Germaine l’aurait-elle
abandonné entre deux visites, renversant le rôle imaginaire qu’il lui avait
attribué d’être son point d’ancrage, sa part de sédentarité ? Depuis dix ans,
depuis la vente des chevaux, il ne lui avait plus parlé véritablement, évitant
de s’exposer à l’entendre dire tout le mal qu’elle pensait de son acte. Mais
Germaine se taisait et buvait pour deux, comme s’il lui appartenait de
souffrir aussi à sa place, expiant une faute qu’elle n’avait pas directement
commise, mais qu’elle avait en quelque sorte provoquée en choisissant de
l’épouser plutôt qu’un autre. Plus ou moins influencée par son père, n’avait-
elle pas intrigué pour qu’il conquît la direction la ménagerie équestre ? Ils
étaient l’un et l’autre complices de leur propre ruine, mais ils ne se
l’avouaient pas, préférant se jouer la triste comédie d’une fausse
indifférence.
Un entrechoquement de bouteille le fit se retourner. Elle se tenait
derrière lui, un filet garni d’au moins trois litres de vin de mauvais aloi qui,
sous le verre, avait le reflet marron sale des eaux de la Garonne un jour
d’orage. Déjà ivre, elle lui demanda d’une voix traînante s’il l’attendait
depuis longtemps. Il ne répondit pas, essayant vainement d’éviter de
regarder les chairs flasques de son visage recouvert de poudre de riz, à
peine caché par la voilette trouée du chapeau ridiculement grand posé sur sa
tête. À la vue du cornet d’oublies qu’il tenait encore à la main gauche,
comme un prétendant transi un bouquet de fleurs, elle poussa un cri de joie
de petite fille, si strident et prolongé qu’il le fit sursauter ; un cri d’animal
blessé eût-on dit sur la fin. Elle avait l’air d’une enfant décatie, passée sans
transition d’une enfance heureuse à une triste vieillesse et conservant encore
ces manies adorables à l’aube de la vie qui deviennent odieuses à force de
perdurer. La tête penchée sur la droite, elle lui tendit avec une expression
qu’elle voulait mutine son filet garni de vin, comme une fillette malicieuse
prête un temps sa poupée chérie à son papa, avant de se jeter sur le paquet
d’oublies qu’elle engloutit en quelques secondes, accompagnant chacune de
ses bouchées de petits soupirs de contentement éraillés. Fasciné et horrifié à
la fois par ce spectacle, Paul se demandait sous quel masque de chair
horrible se cachait la belle écuyère qu’il avait tant désirée vingt ans
auparavant. Cherchant dorénavant à croiser son regard, car il avait entendu
dire que les yeux conservaient toujours les beaux reflets de l’âme malgré
toutes les vicissitudes de la vie, il ne sut pas les apercevoir. Des poches
tuméfiées de graisse les avaient encerclés de rose, étouffant à jamais,
semblait-il, la tendre vivacité qu’il leur avait connue.
Elle jeta par terre, sans vergogne, le papier des oublies qu’il ramassa
sans qu’elle s’en aperçût tandis qu’elle essayait d’ouvrir la porte de sa
maison d’une main tremblante. Sans son aide, elle n’y serait jamais
parvenue. Comme il se l’était figuré, toutes les pièces de l’échoppe étaient
vides. Elle avait bu les commodes, les fauteuils et les lustres, englouti les
tableaux et tous les bibelots russes que son père avait rapportés de ses
voyages. Il ne lui restait plus rien que son lit à baldaquin en bois précieux,
dont les tentures mangées par la poussière, le soleil et les mites pendaient
comme des draps séchant aux fenêtres d’un hospice. Le prenant par la main,
elle fit mine, saoule, de l’y attirer, lui susurrant des mots doux comme au
temps où, enlacés, ils se jetaient en riant sur ce lit dont le craquement
joyeux était devenu le signal du plaisir à venir. Mais il se dégagea, courut
vers la fenêtre et ouvrit brutalement les volets, masquant son trouble
derrière un « Mais tu es folle, tu n’as plus rien, tu as tout vendu en deux
semaines ! », dont elle ne fut pas dupe, quelque prise de boisson qu’elle fût.
Les yeux brouillés de larmes épaisses, elle lui répondit en bégayant :
— « Je te dégoûte, hein ! Oui… je n’ai plus rien, même pas ma beauté.
Je... euh... je te l’ai vendue ma beauté aussi... pour pas cher, hein ! Tu te
souviens comme ils étaient beaux mes cheveux... tu les caressais... et... tu
flattais mon corps de pouliche, que tu disais ! Tu sais quoi… tu sais que tu
m’as vendue en même temps qu’eux... en même temps que mes chevaux...
Ils sont partis mes cheveux fins ! »
Elle parlait enfin après tant d’années. Elle n’arrêtait plus de pleurer. Elle
avait jeté au sol en poussant un cri inarticulé son chapeau à voilette et il vit
qu’elle ne s’était pas contentée de vendre les meubles de sa maison ; elle
avait aussi cédé ses cheveux, sa dernière beauté, son orgueil de femme,
probablement pour deux francs, à quelque perruquier de bas étage. Paul n’y
tint plus. Il avait hésité un court instant à lui parler de son projet de
spectacle, mais il avait désormais envie de ne plus voir la décrépitude de
Germaine.
— « Tu vas les ravoir tes trois chevaux, et même quatre si tu veux ! »
cria-t-il à l’adresse de sa femme qui commençait à déboutonner son
chemisier l’air hébété.
Elle suspendit net ses gestes, conservant une immobilité surprenante,
comme un automate de Vaucanson à la mécanique enrayée par la faute d’un
minuscule engrenage cassé. Ayant réussi à captiver son attention, il jugea
préférable de continuer d’une voix plus posée :
— « Oui tu les auras tes chevaux, mais à condition d’accepter de
cautionner un nouveau spectacle à la ménagerie.
— Un spectacle ?… Un spectacle équestre ? », reprit-elle, la voix
éclaircie par une note d’espoir.
— « Non... », répondit-il avec l’emphase de ses annonces au public lors
de l’entrée en piste d’un nouveau numéro, « …mais c’est un spectacle
inimaginable qui nous vaudra gloire et fortune, c’est un spectacle de...
nègres ! ».
Germaine se tut d’abord, comme s’il lui fallait laisser le temps aux
régions lucides de son cerveau d’absorber le sens des paroles de son époux,
quelques longues secondes pendant lesquelles Paul eut l’intuition qu’il
tenait encore à sa femme, malgré ce qu’elle était devenue, sa beauté enfuie,
sa tête de garçon phtisique. Il sentit son cœur se gonfler de la résolution de
la tirer du mal où il l’avait plongée, de se racheter. Mais ce ne serait peut-
être pas ce jour-là car partit d’elle, doucement tout d’abord, un petit rire
aigu qui devint brutalement formidable, caverneux, et qui la secoua si fort
qu’elle finit par s’accroupir, les bras entourant ses jambes repliées sous son
menton, les yeux emplis de larmes. Elle l’effraya, il crut qu’elle mourrait
s’il ne l’arrêtait.
— « Germaine, ne ris pas ! Ce spectacle fera notre fortune. On pourra te
racheter des chevaux, crois-moi ! »
Elle s’arrêta de rire, mais resta accroupie. Ses yeux levés vers lui
s’étaient agrandis, comme si, en exprimant des larmes, ils s’étaient dégagés
de l’étreinte des cernes, roses de la gangue de graisse qui les emprisonnait.
Ils restèrent un moment attachés à lui puis se fixèrent sur un objet qu’il
n’avait pas remarqué jusqu’alors et qu’elle n’avait pas eu, apparemment, le
cœur de vendre pour boire : sa cravache d’écuyère, couverte de poussière,
semblable au cadavre décapité d’un petit serpent poudré de sable gris, gisait
sur le marbre de la cheminée. Non loin du foyer de la même cheminée, se
trouvait une de ces grandes psychés qui par un jeu de bascule se retournent
pour présenter au revers de leur haute glace ovale un panneau de bois
sombre. Dans la semi pénombre de la chambre, la psyché semblait refléter
la nuit et Germaine qui était allée péniblement s’asseoir au bord de son lit,
les mains sur les genoux, le dos droit, posait les yeux alternativement sur ce
reflet du néant et sur sa cravache. Il sembla à Paul qu’elle avait soudain
retrouvé son port altier comme si son corps avait recouvré une discipline
ancienne, de celle dont les cavaliers et les danseurs ne se départissent
jamais, quoi qu’il leur arrive.
— « Paul... », lui dit-elle – et c’était la première fois depuis dix ans
qu’elle l’appelait par son vrai prénom. « Paul, tu me promets que tu dis
vrai ? Tu ne me mens pas une nouvelle fois ? »
Elle avait parlé d’une voix dégrisée, presque aussi claire que celle qu’il
avait connue jadis, capable par ses inflexions liquides de submerger
hommes et animaux de douceur et de résignation.
Alors, sans trop y croire, Paul Dupin, alias Amédée Viguier, jura. Un
jour, bientôt, elle serait à nouveau la plus grande écuyère de France, la reine
de la ménagerie équestre Viguier, une étoile ! D’ailleurs, il avait déjà les
cent cinquante francs pour racheter au moins un de ses chevaux vendus dix
ans auparavant.
VI.
Même au bout de plusieurs heures de réclusion, Violette ne s’ennuyait
pas. Elle était partie à la reconnaissance d’elle-même, découvrant un soi
qu’elle ne connaissait pas et qui la passionnait. Dans le silence et la solitude
de la chambre où elle s’était retrouvée « consignée » sur l’ordre irrité de son
père, elle avait imaginé que son esprit croissait telle une plante vorace dont
les ramifications auraient prétendu couvrir la terre entière. Comme un
explorateur relève minutieusement la topographie de l’île qu’il vient de
découvrir, elle apercevait de nouveaux territoires, étonnée par la facilité
avec laquelle ils s’ouvraient à elle, presque reconnaissante à la colère de son
père de lui avoir permis un tel voyage intérieur. Leur dispute avait été cette
chiquenaude qui lui avait donné de comprendre le sens de ce qu’elle
pratiquait sans y prendre garde jusqu’alors : les paroles des hommes et des
femmes n’étaient que les masques imparfaits de leurs pensées secrètes et il
lui avait toujours plu de se les rendre explicites. Quel que fût leur milieu, les
gens parlaient sans se douter qu’ils laissaient entendre à toute oreille un peu
exercée leurs préoccupations inavouables et les travers de leurs pensées. En
se remémorant les entretiens auxquels elle avait assisté dans le bureau de
son père, elle évaluait rétrospectivement l’efficacité de sa méthode. Il y
avait les naïfs qui commençaient invariablement leurs belles phrases par des
« Ce n’est pas pour dire, mais... », cousus de fil blanc, et qui finissaient par
avouer ce qu’ils avaient prétendu taire. Dans la catégorie des perfides, les
adeptes de la prétérition honteuse susurraient un « Je ne dirais pas qu’un tel
est malhonnête, mais... » lourd de méchanceté venimeuse. Et, que cela fût
du fait des naïfs ou des perfides, elle s’étonnait, par dessus tout, de leur
usage du mot « naturel » qui révélait parfaitement le naturel de ceux qui
l’employaient sans trop y penser.
Elle lisait depuis toujours dans leurs pensées comme à livre ouvert et elle
se demanda quelle part de ce pouvoir exorbitant sur les autres elle devait à
la bibliothèque de son grand-père maternel où elle puisait des livres
dangereux pour l’esprit des jeunes filles. Tous les étés, sa sœur aînée et elle
passaient leurs vacances dans une « folie » du dix-huitième siècle perdue au
milieu du vignoble de Pauillac où, dans des rayonnages de la bibliothèque
rassemblant des milliers de livres – par un hasard qui n’en était pas un,
tellement le cher vieux Monsieur de Beauchaussoy savait l’art d’orchestrer
des rencontres livresques pour sa petite fille préférée –, elle avait découvert
Voltaire et la délicieuse mauvaise foi de son ironie qui l’enchantait par ses
charges parfois délicates, parfois de mauvais goût, contre les vérités toutes
faites. Peut-être avait-elle bu à cette source continue de discours voilés et de
sous-entendus malins contre les ordres établis le pouvoir de ne plus se
laisser tromper par la superficie des mots, par leur douces fadeurs et leur
usages conventionnels ? Peut-être lui devait-elle l’art de débusquer derrière
chaque parole un mystère profane ? À côté des écrits si habiles de Voltaire,
les propos des gens prétendument retors n’étaient pas seulement
transparents, ils n’étaient rien moins que le reflet grossissant de leur être
profond. Par exemple, le commandement de son père : « deux jours
consignée dans tes appartements jusqu’à nouvel ordre ! », formulé ainsi,
n’aurait-il pas révélé à n’importe qui son passé militaire dans les armées du
Nord en 1870, sous les ordres du général Faidherbe ? La colère n’est pas
seulement mauvaise conseillère, elle est l’occasion de révéler la mentalité
profonde de celui qui lui succombe. Violette se promit donc en repensant à
sa dispute avec M. Dartiguelongue de mettre hors d’eux tous ceux des
hommes dont elle voudrait connaître le fond intellectuel, le véritable être.
Pendant sa « consignation », elle n’avait eu droit qu’à la visite d’un
homme, qu’elle aurait été bien en peine de fâcher. Adolphe était un vieux
majordome au grand coeur, ancien aide de camp de son père, époux de la
cuisinière Lucienne. L’un et l’autre ne demandaient qu’à l’aider pour
l’aimer tendrement, beaucoup mieux que sa soeur aînée Rose qu’ils se
plaisaient à surnommer entre eux, dans leur langue d’Oc, la « pioutarelle » à
cause de sa désagréable voix de tête et de sa détestable morosité de
« mourude ». Et comme ils trouvaient injuste qu’elle fût retenue prisonnière
dans sa chambre pour des peccadilles et qu’ils mouraient d’envie de lui
rendre service, Adolphe n’avait pas vu l’ombre d’un inconvénient, lors de
sa première visite, à accepter la mission qui lui avait été confiée par Violette
de se renseigner sur la date prévue du spectacle des « Noirs » dans le Parc
bordelais.
— « Des comment, Mademoiselle Violette ? », lui avait gentiment
demandé le majordome.
Elle avait fini par lui expliquer et il s’était écrié :
— « Ah ! Vous voulez parler des nègres retenus prisonniers dans la
ménagerie Viguier ? Les pauvres, ils sont assez mal lotis à ce qu’il paraît. Et
pas beaucoup à se mettre sous la dent pour se « rebiscouler », je parie. C’est
ce vaurien d’Eugène qui s’occupe d’eux. Croyez-moi, ils ne sont pas entre
de bonnes mains. »
Après le départ diligent d’Adolphe, elle s’était un peu interrogée sur les
raisons qui l’avaient poussée à dire « Noir » plutôt que « Nègre » bien que
ces mots servissent à désigner les mêmes personnes. Elle savait bien que
« Nègre » était entaché de mépris dans certaines bouches, comme celles de
son père et de Monsieur Viguier. Mais, assez étrangement, elle avait trouvé
qu’il ne résonnait pas de la même façon chez Adolphe, comme s’il avait dit
encore un de ces mots en Occitan, la vraie langue des troubadours, douce à
ses oreilles depuis l’enfance, dont le sens aurait été tout simplement
« Noir » en français, sans méchante connotation. Y avait-il aussi un mot en
Occitan pour dire « Juif », et qui ne soit pas empreint d’animosité ? Car le
mot « Juif », comme le mot « Nègre », pouvait être aussi lesté dans leur
maison d’un poids de sous-entendus fangeux. D’ailleurs son père ne disait
pas « Juif » mais « Youpin », y compris lorsqu’il parlait de « son ami, le
bon professeur Azam. ». Même Voltaire, ce remarquable pourfendeur
d’idées reçues, aveuglé peut-être par sa haine de toutes les religions,
méprisait les « Juifs ». Cela l’avait convaincue, pendant qu’elle lisait
certaines pages de son Dictionnaire philosophique, que jusqu’aux grands
hommes, surtout quand ils sont en colère, se retrouvent des préjugés
communs. Mais elle s’avouait aussitôt qu’elle n’aurait peut-être pas été
attentive au mot « Juif » si elle n’avait pas connu Raphaël Azam.
Raphaël Azam était le fils du Professeur Azam, président respecté de la
Société de Géographie commerciale de Bordeaux, dont la position avait
paru suffisamment intéressante à Monsieur Dartiguelongue, pour qu’il
l’invitât assez souvent chez lui. Mais une fois qu’il était reparti, après qu’on
l’eut reçu cérémonieusement, on se lançait des regards entendus qui en
disaient long à Violette sur les véritables sentiments des siens à son égard.
Le Professeur Azam ne devait pas être la dupe de la comédie que lui
jouaient ses hôtes, car, tout en restant fort affable et amène, il maîtrisait l’art
consommé de la discrétion sur sa vie personnelle et sur celle de la
communauté religieuse, dont il était, d’après la rumeur, l’une des
principales figures. La mère de Violette avait enragé de ne rien parvenir à
leur extorquer sur leur vie privée quand le Professeur, sacrifiant un jour ses
principes pour lui être agréable, avait accédé à sa demande de conduire pour
une fois son fils unique chez eux. Son espoir d’en savoir plus sur les Azam,
avait flambé quelques jours avant leur visite, mais il avait été déçu car le
fils, Raphaël, était à l’image de son père d’une discrétion souriante. « Ils
sont désespérants ! », avait clamé Madame Dartiguelongue de
Beauchoussoy après leur départ. Et depuis lors, Violette avait remarqué que
ses parents, lorsqu’ils évoquaient les Azam au cours d’une conversation,
associaient leur nom, en vertu d’un étrange phénomène de répétition, à des
formules invariables comme « culte du secret » et « goût marqué pour
l’argent », systématiquement ponctuées de hochements de tête.
Ce jour-là, dès sa première visite, on les avait relégués, Raphaël et elle,
dans un coin du salon Dartiguelongue près d’une haute fenêtre donnant sur
le jardin à l’anglaise de leur hôtel particulier, officiellement en raison de la
proximité de leur âge, mais en réalité dans le secret espoir que Raphaël lui
révèlerait des choses intéressantes sur sa famille qu’elle leur rapporterait
ensuite. Violette avait été sensible à ses yeux de fille ourlés de longs cils
noirs recourbés qu’il avait accrochés à son regard tout au long de leur
conversation. Elle lui avait vite pardonné d’essayer de la séduire car elle
avait voulu elle-même lui plaire dès qu’il était apparu à l’entrée du salon
dans un costume noir serré à la taille, son visage brun éclairé par une
chemise très blanche. Aussi avaient-ils très vite rivalisé de ferveur à se
donner un compte-rendu mutuel de leurs dernières lectures, seul sujet de
conversation propre au dévoilement de la part d’intimité qu’ils avaient
désirée ardemment se découvrir l’un à l’autre malgré la présence de leurs
parents. Raphaël Azam lui avait récité à mi-voix – ce que sa mère avait
interprété de loin comme l’amorce d’une confidence – un poème de
Stéphane Mallarmé qu’elle ne connaissait pas auparavant. Et son étrange
beauté mystérieuse s’était immédiatement confondue dans son esprit avec
celle de son récitant. Elle lui avait aussitôt demandé de le lui répéter et il
s’était exécuté en souriant, à son grand trouble. Aussi sa mémoire n’en avait
retenu que quelques vers éparpillés comme les éclats d’un flacon de parfum
brisé, mais suffisants à recréer dans son esprit comme un fantôme de
poème. « Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx, Avec ce seul objet
dont le Néant s’honore... » ou encore « Maint rêve vespéral brûlé par le
Phénix, Que ne recueille pas de cinéraire amphore… ». Les mots
« licorne » ou « septuor » lui revenaient aussi depuis lors, mais affranchis
de leur sens habituel, chargés de significations nouvelles associées à la
personne de Raphaël. Après Mallarmé, ils s’étaient tus, laissant flotter un
instant les paroles du poète entre eux. Et ce silence lui était apparu comme
l’indice que son tour était venu de lui raconter ses dernières lectures. Mais
elle avait été embarrassée de lui parler de l’ouvrage emprunté à sa mère et
qu’elle avait lu presque sans y prendre garde, Le crime de Sylvestre
Bonnard d’Anatole France. Comment aurait-elle pu évoquer les effusions
moralisantes d’un vieux professeur égrillard du Collège de France après les
si beaux vers de Mallarmé ? Les facilités stylistiques de la prose de l’auteur
préféré de sa mère, ses préciosités toutes faites, trahissaient le vide d’une
pensée par mots d’ordre qu’elle avait appris depuis à détester chez son père.
Consciente que Raphaël Azam avait dû noter son hésitation, elle avait
choisi de lui raconter les longues après-midi d’été passées dans la fraîcheur
de la bibliothèque de son grand-père à lire des vieux livres à l’odeur de cuir.
Et la timidité qui avait d’abord menacé de briser le timbre de sa voix s’était
évanouie, la livrant entière à Raphaël. Il l’avait écoutée attentivement lui
raconter le roi Lear de Shakespeare qu’il avait fait semblant de ne pas avoir
lu, ce dont elle s’était rendue compte aux mouvements presque
imperceptibles de sa tête bouclée de cheveux noirs profond. Il connaissait la
triste histoire de Cordélia et de ses deux mauvaises sœurs Régane et
Goneril, ainsi que celle du roi Lear pris dans la tempête de la folie. Émue
par la délicatesse de sa petite comédie visant à lui offrir le plaisir de l’initier
à son tour à un auteur inconnu, elle n’avait pas imaginé qu’il pouvait se
moquer d’elle tant l’expression de son visage était douce. Et donc s’était-
elle également amusée à lui laisser comprendre qu’elle savait son
mensonge, ce qui les avait entraînés à se sourire sans discontinuer alors
qu’ils n’auraient pas dû.
Elle était donc déjà presque amoureuse de Raphaël, quand Madame
Dartiguelongue de Beauchaussoy, quittant l’austère discussion entre son
époux et le Professeur Azam, s’était approchée d’eux. L’air de ne pas y
toucher, mais secrètement anxieuse de découvrir si sa fille avait réussi où
elle-même avait échoué – extorquer des « curiosités » sur les Azam qu’elle
distillerait dans ses conversations mondaines car personne dans le tout
Bordeaux ne pouvait avouer se désintéresser de la vie privée du Professeur
dont on se demandait pourquoi, par exemple, la très belle femme ne sortait
jamais – elle leur avait donc demandé d’une voix neutre ce dont ils parlaient
avec autant d’animation.
— « De Stéphane Mallarmé », avait répondu assez sèchement Raphaël
Azam, sans doute pour se venger de l’irruption indiscrète de sa mère dans
leur intimité naissante.
Mais Madame Dartiguelongue, qui ne connaissait pas Mallarmé, était
assez habile pour ménager à son interlocuteur ce temps de silence qui le
contraignait invariablement à s’expliquer plus clairement.
— « Un poète hermétique... » avait donc été obligé de rajouter Raphaël.
— « Faut-il que vous le soyez vous-même, Monsieur Azam, pour éviter
de satisfaire la curiosité que vous avez suscitée chez moi ? »
Ils avaient été l’un et l’autre surpris par l’élégante répartie de sa mère et
Raphaël avait pris le parti de se lancer dans la minutieuse explication des
circonstances heureuses qui lui avaient valu d’entrer en possession du
recueil Poésies de Stéphane Mallarmé, paru seulement en 1887, et dont la
rareté flattait son goût pour la collection de livres originaux ou anciens.
— « Vous devez avoir chez vous, avait repris Madame Dartiguelongue,
une bien belle bibliothèque où Madame votre mère puise les lectures que
vous lui conseillez.
— En effet, je lui fais souvent la lecture des livres que j’aime », avait
simplement répondu Raphaël.
Mais sa mère n’avait pu rien apprendre de plus car, dès qu’il avait aperçu
la maîtresse de maison parler à son fils, le Professeur Azam n’avait eu de
cesse d’accélérer sa conversation avec le Député. Brusquement levé de son
siège, il s’était empressé de les rejoindre, suivi par Monsieur
Dartiguelongue, à l’instant où son fils avait paru s’apprêter à lever un secret
que Madame Dartiguelongue brûlait de découvrir. Ainsi sa mère n’avait-elle
pas eu le temps « d’amener toutes ses questions » tant le Professeur Azam
avait su prendre congé d’eux avec élégance et rapidité.
— « Ils sont désespérants ces Juifs, avait conclu Madame
Dartiguelongue. Et tu ne sais même pas quelles études poursuit le fils ?
— Il est déjà médecin, médecin militaire à l’Hôpital du Val de Grâce à
Paris », avait répondu Monsieur Dartiguelongue.
— « Tiens donc », avait ajouté Madame Dartiguelongue, « un médecin
militaire…Vous paraît-il naturel que l’Armée française emploie des
étrangers ? »
Monsieur Dartiguelongue n’avait rien répondu et il n’y avait pas eu de
jour depuis cette première rencontre où Violette ne pensait avec tendresse à
son poète hermétique tout en se moquant un peu d’elle-même et de ce
romantisme naïf et nostalgique, façon Lamartine, qui lui envahissait l’esprit
et le cœur quand elle songeait à lui. Mais dans l’isolement qui lui avait été
imposé par son père à cause de son parti pris pour les Noirs, le souvenir de
Raphaël Azam, qu’elle n’avait plus rencontré depuis cet épisode,
l’accompagnait.
Le soir même de sa mise en campagne par Violette, Adolphe le
majordome de la maison Dartiguelongue de Beauchaussoy, revint la voir
dans sa chambre :
— « Nous saurons très vite la date où les Nègres du cirque Viguier
seront exhibés », dit-il. « Je nous y ai gagné un petit informateur. »
VII.
Prenant place en première ligne des gradins, Paul Dupin, qui se faisait
appeler Amédée Viguier pour laisser penser qu’il était le fondateur du
cirque Viguier, rassembla devant lui, sur la piste du cirque, tout son
personnel. Ils étaient presque tous présents. Angélique aux yeux bleus
noyés dans une immuable langueur mélancolique, à la fois caissière et
cuisinière du cirque, et dont il avait cru un temps être tombé amoureux.
Roland, le dompteur, et Eugène son acolyte, inséparables comme le malheur
et la maladie, les pieds plantés dans la sciure sale de toutes les terres de
France et de Navarre où le chapiteau avait été dressé et démonté à la hâte.
Thérèse et Baptiste enfin, mal peignés, mal réveillés, qui lui semblaient
aussi crasseux que leurs singes. Seul manquait le petit Albert qui devait
encore ramper comme un animal sous les roulottes de la ménagerie,
poursuivi par la haine tenace d’Eugène et sur laquelle il avait fermé les
yeux par lassitude. Considérant quelques instants cette troupe loqueteuse
alignée devant lui, il se sentit craint et jouit un moment du malaise que son
silence, soutenu par l’air mécontent qu’il avait posé sur son visage, faisait
régner sur elle. S’il n’avait découvert la trahison d’Eugène par hasard,
l’attitude de ce dernier qui pétrissait sa casquette entre ses doigts rouges et
gonflés, la lui aurait révélée. Dansant d’une jambe sur l’autre, Eugène
paraissait atteint par cette terrible maladie de Saint Guy qui soustrait à la
volonté de l’homme la maîtrise de son corps, sa capacité à demeurer
immobile. Paul s’amusa à fixer son visage tuméfié, savourant l’effarement
du régisseur dont le menton tremblait. Lorsque Albert arriva en courant
prendre sa place au centre de la piste, près de Roland, bredouillant quelques
vagues excuses pour son retard que Paul accepta d’un signe de tête, déjà
préoccupé par la manière dont il reprendrait le contrôle de son personnel,
Eugène parut défaillir.
Comment insuffler une énergie nouvelle à tous ses êtres si faibles, pensa
Paul ? Il avait laissé aller ces gens à un train d’escargot, incapable à cause
de son propre abattement de les extirper des sables mouvants de la routine
où ils s’étaient doucement enlisés tous ensemble, comme si l’énergie de la
ménagerie s’était progressivement épuisée depuis la vente des trois purs-
sangs, dix ans auparavant. Pourtant il fallait les secouer de leur torpeur, leur
rendre, s’ils l’avaient jamais eu, le désir de s’enrichir en même temps que
l’orgueil de travailler pour le cirque Viguier, faire coïncider l’intérêt
personnel et l’intérêt général en somme, comme il l’avait entendu dire par
le général Boulanger. Ironie du sort, son idole s’était suicidée au mois
d’avril précédent sur la tombe de sa maîtresse, disait-on, et il n’était plus
certain que les propos du Général eussent jamais reflété sa véritable pensée.
Mais après tout qu’importait ! Paul savait que les beaux discours sur le
modèle de ceux du Général seraient sans effets sur des êtres aussi exténués,
englués volontaires dans des activités quotidiennes débilitantes que la
simple perspective d’un travail nouveau détournerait sur le champ de toute
action. Il lui parut donc nécessaire de commencer par les terroriser, leur
faire croire qu’il les jetterait sans remords à la rue afin qu’ils s’imaginent,
un temps, tombés sans transition dans la misère la plus terrible au fond de
laquelle ils regretteraient le cirque Viguier. Une fois qu’il les aurait placés
dans un tel état de fragilité qu’ils le supplieraient de ne pas les chasser, il se
donnerait le beau rôle de les tirer du gouffre imaginaire où il les aurait
plongés, leur présentant comme seule alternative leur collaboration active à
la réussite du spectacle des nègres.
— « Je crois qu’aujourd’hui nos routes vont se séparer », dit Paul en
guise préambule. « Aucun de vous ne travaille assez bien pour que je
l’associe à mes nouveaux projets. »
Il interrompit un temps son discours pour les dévisager les uns après les
autres. Tous conservaient un reste de contenance, sauf Eugène qui tremblait
toujours autant du menton.
— « Vous, Angélique... » – la caissière cuisinière sursauta – « vous ne
faites plus rien de bien depuis la mort de votre mari ! »
Angélique se mit à pleurer. Sans s’en soucier il ajouta :
— « Un funambule ne meurt jamais dans son lit, vous le savez bien. Je
ne le dis pas pour être méchant avec vous, mais pour que vous repreniez vos
esprits car vous serez bientôt chassée si vous ne vous travaillez pas à mieux
servir mes intérêts. »
Elle ne répondit pas, égarée par une douleur qu’elle avait tant bien que
mal ensevelie dans son cœur, mais que son patron avait brutalement
réveillée. « Je reviendrai de Paris, lui avait dit Jacques, un an plus tôt, je
reviendrai plein aux as et nous ouvrirons un café tous les deux. Toi tu
tiendras la caisse, c’est ton métier, et moi je servirai les clients en faisant du
spectacle. Ils aimeront ça et ils en redemanderont ! » Mais l’ex-funambule
n’était jamais revenu, tombé sans un cri d’une des plus hautes poutrelles de
la tour Eiffel en fin de construction, sur le champ de Mars. Voyant le
désespoir d’Angélique, presque ému par elle, Paul chercha le moyen de se
mettre vraiment en colère pour les persuader qu’il était capable de les
chasser de son cirque. La vue d’Eugène décomposé l’énervait, mais il
décida de n’examiner son cas qu’à la fin de sa comédie afin de les
impressionner par un paroxysme de rage. Paul devinait dans leurs yeux,
sauf peut-être dans ceux d’Eugène, qu’ils ne croyaient pas à sa colère ; aussi
cherchait-il un prétexte pour l’enflammer, à l’affût de la moindre esquisse
de sourire malin ou d’une velléité de rébellion qui aurait pu la transmuer en
un incendie ravageur. En attendant, il s’aida de ses propres cris pour la
susciter :
— « Regardez-moi ces mines de pauvres hères ! Vous êtes aussi peu
soignés que vos bêtes ! Qu’est-ce qui me retient de vous chasser de mon
cirque ?… Répondez-moi ! », hurla-t-il après une pause.
Mais ils baissaient les yeux, comprenant qu’il cherchait à trouver dans
leur attitude les aliments d’une autre colère, véritable celle-là, dont ils
pourraient véritablement redouter les effets. On s’attendait à ce que Bébert
en fût la cause et, en effet, sa petite figure chiffonnée par la peur et
empreinte d’une résignation excessive avait généralement le don
d’exaspérer contre lui tous les laissés pour compte dont il partageait la
pauvre vie. Par un phénomène étrange, la victime qui renonce à combattre
décuple souvent la rage de son agresseur tandis que celle qui lui résiste
l’oblige à se calmer. Peut-être parce que la victime consentante ne procure
aucune satisfaction d’amour-propre à la volonté qui réduit la sienne avec
trop de facilité ? Elle semble dire : « Ce n’est pas que votre volonté soit plus
exceptionnelle qu’une autre : je m’y soumets comme je me serais soumis à
celle d’une autruche, d’un singe ou d’un âne, tous animaux dont la colère
contre moi n’est pas moins honorable que la vôtre ! » Bref, pour une raison
qu’ils ignoraient eux-mêmes, mais qu’ils auraient imputé à l’habitude, les
employés du cirque Viguier pensaient qu’Albert serait puni à leur place et
que la vie continuerait comme avant dès que Monsieur Viguier se serait
soulagé de sa colère sur l’enfant. Mais ils furent surpris de découvrir que
c’était autour d’Eugène, tombé dans un grand abattement qui le tenait
désormais immobile, qu’elle rôdait depuis le début et que son inertie
dégoûtait leur directeur. Voyant qu’Eugène menaçait d’être définitivement
anesthésié par une résignation qui empêcherait le réveil du cirque, celui-ci
l’apostropha violemment :
— « Pas la peine de vous ratatiner Eugène, je sais ce que vous avez
manigancé. Vous avez profité que j’aie le dos tourné pour montrer nos
nègres au public. J’imagine combien vous avez gagné à peu près. Une
misère si vous avez partagé cette somme avec vos complices ! »
Tous jurèrent leurs grands dieux qu’ils n’étaient pas ses complices.
Angélique, Thérèse, Baptiste et surtout Roland, offusqué que son soi-disant
ami ne l’ait pas mis dans son secret, avaient des alibis solides. Seul Albert
murmura :
— « I m’a forcé à le faire, ce n’est pas de ma faute, i m’a obligé... »
Eugène demeurait silencieux, les yeux baissés, tel que Paul ne souhaitait
plus voir aucun de ses employés. Il leur voulait de cette énergie vitale dont
il manquait lui-même.
— « Ya rien gagné du tout », poursuivit Albert, d’un ton plus assuré.
« Ya été forcé de rendre tout, tout l’argent de la caisse. Les nègres z’étaient
si bien cachés sous leurs grands z’habits qu’on aurait dit qu’i z’étaient plus
dans leur roulotte et puis Eugène, il s’est bien fait rosser par les clients
mécontents, i... »
— Tais-toi Albert ! », l’interrompit à nouveau Paul, soucieux de
conserver à son régisseur un reste de dignité pour pouvoir la lui retirer à lui
tout seul.
Puis s’adressant à Eugène :
— « Ce que raconte Albert est vrai, Eugène, votre trahison ne vous a rien
rapporté ? »
Eugène se mit à sangloter, ce qui mit hors de lui le directeur du cirque
qui attendait de l’homme qu’il avait face à lui une réaction d’orgueil, voire
d’insolence.
— « Mais enfin, réagissez ! Assumez vos actes ! Vous semblez une
chiffe molle. Ce n’est pas étonnant que vous ayez échoué dans cette
misérable affaire ! Allez tiens, maintenant je peux vous le dire, si au moins
vous aviez gagné un peu d’argent, je vous aurais gardé ! Vous m’auriez
prouvé que vous pouviez encore m’être utile. Je vous chasse, vous avez
compris ? »
Paul avait bel et bien dit ces derniers mots sous l’emprise de la colère qui
était parvenue à prendre possession de lui et à lui insuffler du dynamisme.
Mais voilà qu’Eugène s’était jeté à genoux sur la piste, geignant et éructant
sans vergogne des phrases hachées de petits cris d’affolement :
— « Non !… Vous ne pouvez pas... Monsieur Viguier, pardonnez-moi !
Ne me jetez pas à la rue ! Je travaillerai dur. Pas l’hospice, pitié ! Ah, je
vous le jure, vous ne serez plus jamais mécontent de moi ! »
Le spectacle que leur donnait Eugène le scandalisait. De violents accès le
poussaient à se ruer vers lui pour le faire taire en l’assommant de coups de
poings. Mais le souvenir de son propre intérêt l’engagea à se contraindre : il
détourna les yeux de son régisseur et s’adressa aux autres d’une voie
altérée.
— « Le cirque Viguier a perdu depuis trop longtemps son crédit. La
facilité voudrait que je vous accuse d’en porter la responsabilité. Mais ce ne
serait pas juste. Je n’aurais pas dû vous laisser vous endormir. Aujourd’hui
je vous propose deux solutions. Soit vous partez, et dans ce cas je doute fort
que vous vous en sortiez ; soit vous restez, mais à la condition de travailler
dur pour mon cirque en vous attelant à la réussite de notre nouveau
spectacle. Si le spectacle des nègres réussit, vous ne regretterez pas de
travailler pour moi. Paris même voudra nous avoir. Vos cachets auront une
autre allure que ceux d’aujourd’hui ! Alors je vous demande de bien
réfléchir avant de me dire qui compte continuer à travailler ici avec moi et
qui souhaite partir ! »
Les dresseurs de singe réagirent les premiers. Ils levèrent haut le bras
droit en criant : « Nous restons ! », avec un enthousiasme qui lui parut joué,
mais dont il fit semblant de se contenter. Roland émit un grognement
d’assentiment, qu’il avait pris sans s’en rendre compte à Sauvage, son
ennemie intime. Eugène hurla : « Je reste, Monsieur Viguier, je reste et je
vous assure que je travaillerai terriblement et... »
Il l’interrompit d’un geste et donna la parole à Angélique qui la bouche
ouverte semblait vouloir poser une question.
— « Mais, Monsieur Viguier, que voulez-vous dire par un spectacle de
nègres ?
— Votre question signifie-t-elle que vous voulez rester ?
— Oui, vous savez bien que je n’ai nulle part où aller depuis que
Jacques… C’était pour savoir mon rôle dans vos plans. Je veux bien faire de
mon mieux, mais quoi ?
— Pour l’instant la question n’est pas là. Il me suffit d’apprendre que
vous ne ménagerez pas vos efforts pour la réussite de ce spectacle. »
Devinant que Monsieur Viguier ne voulait pas leur donner les détails du
contenu du spectacle des nègres et désireuse de se venger de ses propos
contre Jacques, son amour disparu, magnifique funambule, mais piètre
ouvrier, Angélique fit la bête :
— « Mais je me demande quand même… Je ne veux pas poser des
conditions, mais vous savez qu’à moi on ne peut pas demander la lune. Et
puis est-ce qu’ils sont faits pour le cirque ces nègres ! »
Paul comprit qu’Angélique, sous ses dehors de naïve, voulait le pousser
dans ses retranchements. Or il s’agissait désormais de ne pas perdre son
ascendant retrouvé sur le personnel de sa ménagerie.
— « Eh bien, Angélique, puisque vous voulez en savoir toujours plus
que tout le monde, apprenez que nous aurons des nègres sur le sentier de la
guerre, des danses échevelées, des cris sauvages, des mimes atroces de
rituels cannibales et bien d’autres choses de ce genre. »
Il avait dit cela pour voir ce qu’on pensait de cette idée qu’il avait déjà
presque écartée.
— « Vous croyez qu’ils vont accepter ? », répartit l’entêtée Angélique.
« Si c’était moi, je refuserais de faire la folle de la façon que vous dites,
j’aurais trop peur que le public se moque de moi ! Et puis moi je peux vous
dire qu’ils ont l’air bien trop fiers pour accepter ces folies ! »
Eugène, pris par le désir de complaire à son patron crut bon de répondre
à sa place :
— « Mais ma pauvre Angélique, tu n’es pas une négresse toi ! Tu ne
peux pas savoir ! S’il faut les nègres seront, comme nous tous, très contents
de travailler pour Monsieur Viguier !
— Oh toi, qui n’as pas beaucoup d’honneur tu ferais mieux de te taire ! »
Angélique avait dit sa dernière phrase en affichant un mépris marqué pour
Eugène et Paul comprit que s’il n’intervenait pas, les querelles entre ses
employés leur feraient perdre de vue l’essentiel : ils devaient toujours se
croire sous la menace d’un renvoi de son cirque.
— « Silence ! Si je vous assure que ces nègres nous donneront un très
bon spectacle, cela devrait vous suffire ! Vous saurez le moment venu ce
que j’attends d’eux et de vous. D’ici là, n’oubliez pas qu’à la moindre
incartade, au plus petit manquement à vos devoirs, je me débarrasserai de
vous sans remords. Pour commencer vous allez me nettoyer à grande eau
tout le cirque : les roulottes, les cages des animaux, la sciure de la piste et
tout le chapiteau ! Allez au travail et je vous ai à l’œil ! »
En criant ces derniers mots sur un ton très tranché, il observa qu’Albert
tenait le bras droit levé, certainement pour manifester à son tour sa volonté
de continuer de travailler à la ménagerie : « Oui, oui… », dit-il à l’enfant,
« …j’accepte que tu restes avec nous. Mais crois-moi je te surveillerai
également.
— Mais, Monsieur Viguier, c’est pas ça que je voulais dire », répondit le
jeune garçon d’une voix fluette.
Alors qu’ils s’apprêtaient à se séparer, lui satisfait du semblant d’autorité
qu’il avait reconquis, eux, de n’être pas renvoyés, ils éprouvèrent le
redoutable sentiment que le petit Albert, s’apprêtait à ruiner l’équilibre
précaire qui s’était rétabli dans le cirque. Ils le détestèrent pour des paroles
qu’il n’avait pas encore proférées, persuadés qu’elles raviveraient, comme
le bois sec la flamme de l’incendie, la colère presque éteinte du directeur.
— « Ya essayé de me tuer », dit Albert un sanglot dans la voix, tout en
désignant de l’index Eugène qui, sur le champ, détourna la tête. « Ya essayé
de me tuer pour se venger des clients qui l’ont rossé devant moi à cause
qu’ils voulaient être remboursés. Alors j’ai couru, couru partout pour me
sauver, même sous la cage de Sauvage. À un moment j’ai cru qu’il
m’attraperait, mais heureusement qu’Aliou Baldé i m’a sauvé. Même qu’ya
presque étranglé Eugène d’une seule main. Et pi les nègres m’ont gardé
chez eux toute la nuit. Z’ont été très bons avec moi. Y avait pas grand chose
à se mettre sous la dent, mais i m’ont quand même donné de leur pain. I
m’ont dit qu’ils voulaient rentrer chez eux en Afrique, qui z’étaient pas
contents. Surtout que la dame très gentille, Mame Aïda qu’elle s’appelle, est
très, très malade. Elle grenotte trop de fièvre. I m’ont envoyé vous le dire,
Monsieur Viguier. I veulent qu’un docteur i la soigne ! »
On ne donnait plus trop cher de la peau d’Eugène qui s’était affaissé
pendant le petit discours d’Albert. Manifestement Eugène ne s’occupait pas
bien de l’intendance des nègres, contrairement à ce que le directeur lui avait
demandé. Angélique qui ne savait plus où reverser son trop plein d’amour
depuis la mort de Jacques regardait Albert avec compassion. Et dire qu’il en
avait été réduit à cause d’Eugène à passer une nuit entière dans la roulotte
des nègres, exposé à dieu sait quels dangers ! Mais le directeur, étrangement
calme, semblait occupé à méditer les paroles d’Albert et les dresseurs de
singe profitèrent de son inattention pour donner libre cours à leur naturel
insouciant. Insensibles aux malheurs d’Albert – son mot grenotte les avait
fait pouffer de rire – ils se murmuraient des grenottes, grenottes à l’oreille,
plaquant les mains sur leur bouche, les yeux noyés de larmes contenues.
— « Eh, ça suffit vous deux ! », finit par leur crier le directeur. « Allez
que tout le monde se mette au nettoyage. Albert, reste avec moi, j’ai
quelque chose à te dire. »
Ils sortirent tous de la piste par l’entrée des artistes ne sachant pas
vraiment comment s’organiser pour mener à bien le travail demandé par
Monsieur Viguier. Eugène, qui avait marché à reculons, inquiet encore de ce
que raconterait Albert sur son comportement de la veille, prit soudain le
parti du zèle et, reprenant son rôle de régisseur, aboya aux uns et aux autres
des ordres, tout en observant du coin de l’œil son patron : « Allons-y les
gars ! Au boulot ! » Mais cet entrain factice n’eut pas l’air d’émouvoir
Monsieur Viguier qui semblait attendre impatiemment leur départ. Dès
qu’ils furent hors de vue, Paul s’adressa à Albert sur un ton
inhabituellement amène qui inquiéta le petit plutôt qu’il ne le détendit :
« Allez, vas-y mon enfant, raconte-moi tout ce que tu as vu et entendu
pendant ta nuit dans la roulotte des nègres.
— Oh, pas grand-chose, comme c’était la nuit, eh bé z’ai beaucoup
dormi.
— Mais tu as bien dit qu’une négresse était malade et qu’ils demandaient
un médecin pour elle.
— Oui, oui…
— Je vois que tu les aimes bien. Moi aussi tu sais. Je veux les aider ;
mais pour cela, il faut qu’ils travaillent un moment pour moi afin de gagner
un peu d’argent pour pouvoir repartir en Afrique, tu comprends ?… Tu
comprends ? », reprit-il d’une voix plus forte voyant que l’enfant hochait la
tête.
— « Alors, comme tu as bien compris, tu vas jouer le rôle de messager
entre moi et eux... ça ne sera pas compliqué… Tu vas aller leur dire que je
veillerai à ce que la négresse malade soit soignée, mais à une seule
condition : qu’ils acceptent de travailler à mon spectacle. S’ils sont
d’accords, j’enverrai chercher un docteur pour elle dès aujourd’hui. Vas-y et
prends au passage à la cuisine deux miches de pain que tu leur offriras de
ma part ! »
La langue embarrassée par sa jeunesse et sa timidité, Albert ne sut pas
trouver les mots pour dire à cet homme au sommet de sa puissance de
directeur, maître incontesté du destin d’une douzaine de personnes, qu’il
manquait cruellement de courage. Et ce n’est que lorsqu’il eut tourné le dos
à Monsieur Viguier que les paroles qu’il aurait aimé pouvoir lui lancer à la
figure lui traversèrent l’esprit : « Vas-y toi-même, espèce de lâche ! » Mais
il n’eut pas la force de retourner sur ses pas pour exprimer un refus
d’obéissance qui aurait pu se soutenir si au moins il avait été spontané. Il
marqua cependant un court temps d’arrêt avant d’écarter les rideaux rouges
de l’entrée des artistes, ce qui fut suffisant pour lui lester les épaules du
poids du regard de Monsieur Viguier. Celui-ci, debout désormais au premier
rang des gradins, devait probablement s’assurer qu’il était en bonne voie
d’exécuter ses ordres. Albert n’osa donc pas se retourner, et, traînant les
pieds, passa dans l’arrière-cour de la ménagerie, accablé par le poids du
message qu’il devait transmettre malgré lui, à ses nouveaux amis, les nègres
de Saint-Louis du Sénégal.
VIII.
Albert trouva Angélique déjà occupée à nettoyer à petite eau la vaisselle
et les ustensiles servant à préparer toujours les mêmes repas à base de
pommes de terre bouillies, parfois agrémentés de viande quand la recette
d’un spectacle le permettait. La roulotte où la caissière confectionnait la
soupe de la collectivité lui servait également de chambre. Son petit lit,
qu’elle ne prenait plus la peine de faire depuis la mort de Jacques, se
trouvait non loin du poêle et s’était imprégné d’une odeur rance de cuisine
pauvre qui s’était aussi attachée à sa personne. Sur les cloisons de la
roulotte, accrochés à des patères, s’amoncelaient les habits qu’elle ne portait
plus ; moitié parce qu’ils n’étaient pas de la couleur du deuil, moitié parce
qu’ils ensevelissaient bien les petits fichus joyeusement bigarrés que son
mari avait coutume de lui offrir au moindre prétexte d’amour ; leur
occultation lui évitant ainsi de voir ressuscités de tendres et tristes souvenirs
pendant son travail. Mais, comme elle ne pouvait ignorer leur présence, elle
occupait son esprit à lutter contre le désir de les « déterrer ». Ainsi lorsque
Albert entra dans sa roulotte cuisine, la jeune veuve se demandait, tout en
plongeant des assiettes dans une bassine d’eau sale, si le grand nettoyage
exigé par Monsieur Viguier ne lui donnerait pas enfin l’occasion de
retrouver, encore posées sur ses fichus, des traces odoriférantes des temps
heureux du passé, préservées des remugles de sa cuisine quotidienne grâce à
l’épais rempart du tissu de ses habits
Angélique n’opposa aucune difficulté à l’exigence de Monsieur Viguier
qu’Albert apporte deux miches de pain aux nègres. Elle aimait bien le petit
Albert, mais par intermittence : elle imaginait parfois que Jacques, petit,
avait dû être aussi malingre que lui et lui trouvait dans les yeux cet
amalgame de force et de douceur qui lui avait plu dès le début chez son
défunt mari.
Nanti de son cadeau pour les nègres, Albert se dirigea très lentement vers
la roulotte de Mame Aïda où il déplorait de ne plus apparaître sous le jour
de la victime. La première fois qu’elle l’avait reçu auprès d’elle, à la lueur
d’une petite lampe à huile, Albert l’avait aimée. La blancheur de ses dents
et de ses prunelles contrastant avec la profonde noirceur de son teint de
peau, la surprise de minuscules parures d’or tressées dans ses cheveux qui
scintillaient dès qu’elle bougeait la tête, lui avaient fait penser qu’il
rencontrait la nuit en personne, à la fois obscure et lumineuse des éclats
argentés de la lune et des étoiles d’été. Malgré d’étranges accès de fièvre,
elle ne s’allongeait pas, restant assise sur une natte de joncs tressés, offrant
aux regards la plante de ses pieds nus où étaient dessinées, jusques aux
bouts de ses orteils, de jolies arabesques de couleur orange foncé, presque
rouge. Les paumes de ses mains, tournées vers le ciel quand elle parlait,
présentaient les mêmes fins dessins dont le mouvement compliqué laissait
croire par moments qu’ils pourraient s’animer d’une sorte de vie serpentine
au son de sa voix ou du cliquetis de ses bracelets. À ses oreilles étaient
accrochés deux lourds pendentifs d’or torsadé en forme de coquille
d’escargot qui délivraient eux aussi leur pesant d’étincelles, comme s’ils
continuaient d’être travaillés dans la forge d’un bijoutier invisible.
Elle l’avait accueilli par un « bienvenue chez moi » accompagné d’une
main tendue et il ne s’était pas étonné qu’elle parle français, convaincu
qu’elle était une de ces fées peuplant ses rêves, détentrices du pouvoir
essentiel d’être comprises par ceux qu’elles avaient choisi de protéger et
d’aimer. Intimidé, il n’avait pas répondu à sa fée prisonnière et le géant
Aliou Baldé, qui l’avait sauvé des représailles d’Eugène et conduit devant
elle, lui avait alors indiqué d’un signe impérieux de la tête de saisir la main
tendue. Il en avait embrassé le dos, incertain du sens de l’injonction muette
du nègre, baiser maladroit qui lui avait valu un regard céleste puis un éclat
de rire quand il avait récidivé, content d’être ainsi payé de son effusion
téméraire. Sur un coin de la natte se trouvait un petit récipient fermé de
terre ocre, percé de losanges, de quarts de lune et d’étoiles, d’où s’échappait
une fumée bleuâtre, lourdement capiteuse, qui lui fit tourner la tête. Il se
serait affaissé, privé de forces, si elle ne l’avait assis auprès d’elle. Elle
s’appelait Mame Aïda Kane, et lui comment s’appelait-il ? À la suite de sa
réponse, elle avait répété au moins cinq fois son prénom comme s’il
s’agissait de l’apprivoiser. Puis, elle avait raconté comme dans un conte,
qu’elle était venue en bateau à vapeur d’une ville lointaine d’Afrique qui
portait le nom d’un roi de France, qu’elle avait été à Paris où elle avait
rencontré des personnes accourues de la terre entière, qu’elle y avait vu
toutes sortes de machines étonnantes et bien d’autres histoires encore qu’il
avait oubliées car entendues dans l’ivresse d’un demi-sommeil qu’il avait
combattu jusqu’à l’épuisement de son attention.
À son réveil Aliou Baldé n’était plus là et Mame Aïda, cachée sous une
grande couverture d’apparat, ne laissait pas deviner la position dans laquelle
le sommeil l’avait également surprise. Il avait pensé qu’en sa qualité de fée,
elle pouvait dormir assise. La force de son souffle régulier l’avait rassuré.
L’aube filtrait à travers la fenêtre, mais il était demeuré silencieux de peur
de réveiller sa protectrice, se livrant au plaisir d’étirer ses membres sous la
couverture chatoyante dont elle l’avait recouvert pendant la nuit. Au bout
d’un moment d’intense bien-être, il s’était levé précautionneusement, puis
s’était déplacé dans la roulotte en effleurant les obstacles de la main droite
pour ne rien déranger. Se retrouvant par hasard devant une petite glace en
forme de cœur accrochée à la paroi, il n’y avait aperçu que le reflet du
contour de sa tête : ses yeux, sa bouche et son nez étant encore enveloppés
de ténèbres. Par facétie, il s’était adressé une grimace qui était demeurée
invisible, mais dont le seul indice n’avait été, du moins lui avait-il paru
après coup, qu’un léger mouvement de ses immenses oreilles. Eugène lui
avait toujours dit qu’il les avait comme celles d’un vieillard car les oreilles
sont la seule chose, chez l’homme et la femme, qui n’arrête jamais de
pousser tout au long de la vie. Albert pensait qu’il devait ses oreilles à son
père, comme tout ce qui ne lui convenait pas dans son apparence physique.
En revanche ce qui lui plaisait, il l’avait sans doute hérité de sa mère. De
lui, une grande bouche dotée de grosses dents, des lèvres trop fines et un
front fuyant ; d’elle, sa rousseur, ses yeux très bleus et un nez retroussé, trop
petit pour son visage. Comme tous les enfants abandonnés très jeunes,
Albert croyait pouvoir discerner le visage de chacun de ses parents par la
simple observation minutieuse du sien propre. Les hommes, à son sens
généralement violents et grossiers, portaient leur hargne sur leurs traits
tandis que ceux des femmes ne signifiaient que tendresse et délicatesse.
Aussi avait-il pour habitude de s’observer dans toutes les glaces pour voir si
ce qu’il devait à son père l’emportait sur ce qu’il devait à sa mère.
Convaincu que devenu adulte les traits de sa mère s’effaceraient dans ceux
de son père, comme cela arrivait à tous les hommes, il jugeait indispensable
de repérer, avant qu’il ne soit trop tard, ce que lui avait légué sa mère pour
ne pas la perdre une seconde fois, si par hasard il la rencontrait. Assurément
ses parents n’étaient pas dans son entourage ; au sein du cirque Viguier nul
ne ressemblait de près ou de loin à ce qu’il avait pu reconstituer de leur
physionomie. Mais il espérait qu’un jour on lui expliquerait la raison de sa
présence dans cet endroit, n’excluant pas non plus l’hypothèse que cette
révélation surviendrait lors d’une tournée du cirque. Au hasard d’un
spectacle, sur la place d’un petit village des Landes, il pourrait apercevoir
ses parents mêlés aux spectateurs, désireux de le retrouver, regrettant de
l’avoir abandonné par misère près de la ménagerie Viguier pour qu’il y fût
recueilli. Ce seraient de pauvres métayers qui auraient eu après lui d’autres
enfants qui lui ressembleraient. Et dans un même appel du sang ils
tomberaient alors dans les bras les uns des autres en hurlant de joie. Son
père, qui avait pris sans doute la décision de l’abandonner contre l’avis de
sa mère, se serait repenti et n’aurait pas été le dernier à l’embrasser
tendrement. Ce serait une renaissance, et il serait enfin heureux.
À d’autres moments, il était agréable à Albert d’imaginer que son père
était un « bourgeois » qui aurait engrossé sa mère, une jeune domestique
innocente, chassée avant que le scandale n’éclate, histoire qui lui avait été
inspirée par un fait divers qu’il avait péniblement déchiffré sur la page d’un
journal jeté par Monsieur Viguier. Mais l’affaire de la domestique s’y
terminait mal : elle se suicidait après avoir dénoncé la trahison de son amant
dans une lettre authentifiée par la police. À son avis sa mère à lui ne se
serait pas donnée la mort : elle l’aurait confié au cirque Viguier pour une
raison obscure encore, avant de partir pour les Amériques. Un jour,
assurément, elle débarquerait de Montevideo – le nom de cette ville le
faisait rêver – et, couverte de richesses exotiques, elle viendrait le chercher
pour l’installer avec elle à Paris dans une grande maison, plus belle encore
que celles en pierre blanche de Bordeaux. Puis, lors d’une rencontre terrible
qu’elle aurait habilement organisée entre eux trois, elle contraindrait son
ancien maître et amant à le reconnaître comme son fils et, lui Albert,
l’enfant relégué dans une ménagerie, le condamné à la misère et aux
vexations pendant les dix premières années de sa vie, deviendrait soudain
bourgeois et riche. L’espoir de gagner des parents à la faveur d’une scène de
retrouvailles théâtrale, l’avait retenu de fuguer du cirque malgré les
brimades qu’il y souffrait. Il s’était convaincu que les chances de rencontrer
des personnes capables de lui trouver une ressemblance frappante avec
quelqu’une de leurs connaissances étaient multipliées par leurs petites
pérégrinations. Aussi dans les quartiers, les villages et les petites villes où le
cirque Viguier passait, Albert dévisageait les gens qu’il rencontrait et
surtout ceux qui prenaient la peine de venir voir leurs animaux, espérant
toujours que ses parents se trouveraient parmi eux, pour lui, plutôt que pour
les singes, les aras gris et la lionne Sauvage. Mais personne encore ne
s’était donné la peine de le reconnaître.
Grâce au point du jour, les contours de sa tête et de ses oreilles s’étaient
dessinés dans la glace en forme de cœur accrochée à l’une des parois de la
roulotte. Son nez retroussé, « de parisienne » comme le lui disait Eugène
dans une intention méchante – ce qui ne le gênait pas en vertu de sa théorie
du legs maternel sur son visage – était encore invisible. Le fuyant de son
front, corrigé par l’ombre portée sur lui par ses cheveux, lui avait paru
presque atténué et il s’était plu à cet instant à penser qu’une harmonie
nouvelle s’était posée sur son visage, lui rappelant qu’il n’avait pu être
conçu sans qu’une pointe de passion n’ait existé entre ses deux parents,
pareille à celle qu’il avait surprise, alors qu’il errait dans le cirque au cœur
de l’obscurité tiède d’une nuit d’été, entre Thérèse et Baptiste, occupés à
fabriquer un bébé qui pourtant n’était pas encore là. Il avait été donc
presque sur le point de trouver son reflet beau grâce en partie à la pénombre
qui régnait encore dans la roulotte, quand Mame Aïda s’était éveillée à son
tour et malgré la fièvre qui la faisait grelotter parfois, l’avait convié à
partager son pain et une étrange boisson brûlante qu’une jeune négresse leur
avait apportée dans deux petites tasses en fer blanc. Contrairement à elle, il
n’avait pu saisir la sienne sans se brûler les doigts, comme si la chaleur
fébrile qui se dégageait de son corps avait le pouvoir d’absorber toutes les
autres sources de chaleur. Elle avait bu d’un trait sa tisane et cela l’avait
convaincu qu’elle était une fée, certes souffrante et prisonnière, mais non
moins merveilleuse. Pour prendre congé d’elle, il avait embrassé avec
ferveur une nouvelle fois ses mains noires et chaudes qu’elle avait
doucement posées sur sa tête comme deux oiseaux légers sur une petite
branche. Le visage levé vers le ciel, Mame Aïda avait marmonné ensuite les
paroles incompréhensibles d’une prière pour lui. Dehors, l’attendait Aliou
Baldé qui lui avait dit simplement : – « Va dire Monsieur Viguier Mame
Aïda a besoin docteur. »
Et voilà qu’à cause de Monsieur Viguier les deux belles miches de pain,
coincées sous ses bras, lui pesaient ; pain amer du chantage de Monsieur
Viguier dont il était conscient d’être le messager honteux. À cause de cela
Mame Aïda se détournerait peut-être de lui !…
Il n’osa pas franchir le seuil de sa roulotte jusqu’à ce qu’Aliou Baldé, qui
avait surpris ses hésitations de la fenêtre, vînt le chercher. La roulotte de
Mame Aïda était pleine de monde et Albert crut qu’il mourrait d’émotion
avant de transmettre un seul mot du message de Monsieur Viguier.
IX.
Mame Aïda Kane n’était plus assise, mais allongée sur sa natte, le corps
recouvert de couvertures aux tissages multicolores que deux femmes
attentionnées réajustaient dès qu’elles glissaient un peu. De temps à autre,
l’une d’elles lui soutenait la tête pour lui donner à boire un peu d’eau, mais
sa fièvre était désormais si forte qu’on entendait claquer ses dents sur le
rebord de la tasse. Des gouttes de sueur formaient un diadème sur le haut de
son front et elle respirait bruyamment, les yeux fermés, les sourcils froncés,
comme concentrée sur sa souffrance. Les êtres présents autour d’elle
semblaient l’ignorer, devisant presque gaiement à ce qu’il parut à Albert.
Mais au fond c’était avec soulagement que les dix occupants de la roulotte
avaient vu comme une diversion opportune à leur angoisse l’entrée du petit
garçon.
Albert fut aussi atterré par l’examen dont il fut l’objet par les nègres,
hommes et femmes, qui se serraient, assis en tailleur ou debout, autour
d’elle. Il se mit à son tour à trembler, mais de détresse et les deux miches de
pain qui tenaient encore sous ses bras, churent, après avoir lentement glissé
le long de son corps sans qu’il eût la force de les retenir. Un homme âgé,
aux cheveux et à la barbichette d’un blanc immaculé, drapé dans une grande
robe bleu indigo qui laissait voir par côtés ses flancs nus, l’apostropha en
homme habitué à commander, mais soucieux pour lors d’adoucir le ton de
sa voix : « Que viens-tu nous annoncer mon enfant ? »
Albert ne répondit pas immédiatement, engoncé dans son malaise
comme dans des vêtements ensorcelés qui l’auraient empêché de se
mouvoir, l’entortillant dans leurs replis jusqu’à l’étouffer. Plus pâle qu’à
l’accoutumée, les lèvres entrouvertes, il tentait vainement d’extraire un son
articulé de sa bouche dans un effort pathétique qui aurait prêté à rire ceux
qui le voyaient s’ils avaient eu l’esprit libre de tout souci. Mais à force de se
contraindre, Albert parvint enfin à prononcer une phrase hachée par
l’émotion, entrecoupée de pleurs et de sanglots qui lui montaient à la gorge
et aux yeux.
— « Je viens… de… pour… de la peuh p…art de Monsieur… Monsieur
Vi… guier…
— Et que veut nous dire Monsieur Viguier par la bouche d’un enfant ? »
reprit le vieil homme d’un ton délibérément compatissant.
Dans de longues tirades rythmées de hoquets le jeune garçon, encouragé
cependant par l’amabilité de son interlocuteur – il n’osa plus bientôt ne
regarder que lui quand par aventure il relevait la tête – expliqua quels
étaient les desseins du directeur du cirque tout en les émaillant de « C’est
pas ma faute, j’y suis pour rien ! » pour rappeler qu’il n’était que le
messager de Monsieur Viguier.
À peine eut-il achevé, qu’un concert de voix vociférantes, entrecoupées
de cris suraigus, éclata. L’orage fut tel, que la roulotte trembla sur ses
essieux et qu’Albert se boucha les oreilles. Mais le vieil homme le fit cesser
soudain en levant la main droite tout en demandant à Albert de répéter ses
propos, partie pour gagner du temps, partie pour acquérir la certitude que
l’enfant qui se tenait devant lui n’avait pas modifié le message dont il était
visiblement le porteur réticent. Tandis qu’Albert reprenait son discours avec
un peu plus d’assurance Lat Bassirou Ndiaye, convaincu que l’enfant
n’avait pas travesti la vérité, se mit à anticiper avec amertume sur les
avanies qui s’ajouteraient à toutes celles qu’ils avaient subies depuis quatre
mois et dont il se sentait cruellement responsable. La gorge serrée, il
s’attacha toutefois à ne rien laisser transparaître de son trouble ni de ses
remords d’avoir entraîné une dizaine de personnes dans une pitoyable
aventure. Mais, il crut mourir de honte quand l’enfant, plein d’une bonne
volonté amicale à leur endroit, en termina par une tirade courageuse animée
par une sorte de petite exaltation :
— « Z’ inquiétez pas, je vous aiderai à vous enfuir d’ici. I faut dire à
Monsieur Viguier d’accord pour le pestacle comme ça, i va envoyer un
docteur soigner Mame Aïda et puis après je vous tirerai d’ici avant le
pestacle ! Si vous plaît, dites oui pour Mame Aïda ! »
Lat Bassirou Ndiaye ne fut pas étonné de cette passion de l’enfant pour
Mame Aïda Kane qui avait le don de se faire aimer. Mais cette ferveur
enfantine ne le consolait pas. Son amour-propre souffrait de devoir entendre
un enfant d’une dizaine d’années lui proposer la solution de s’enfuir
honteusement, comme un voleur. Le code de l’honneur auquel il obéissait
strictement dans presque tous les actes de sa vie le lui interdisait et les gens
dont il avait la responsabilité ne l’ignoraient pas. Il n’en voulait pas à
Albert, mais au concours de circonstances malheureuses qui ruinaient ses
projets depuis quelques mois les exposant sans cesse à essuyer de nouvelles
humiliations ; aussi, interrompit-il sèchement Albert qui entrait déjà dans
les plans rocambolesques de leur évasion : « Vous fuirez la nuit, quand les
bêtes du cirque é dorment. Les bêtes é ronflent, vous savez, même les… »
— « Silence ! », gronda Lat Bassirou Ndiaye. « Où veux-tu qu’on
s’enfuie ! Va plutôt dire à Monsieur Viguier de venir ici. C’est à lui que je
veux parler, pas à toi ! Tout de suite ! »
Reprenant conscience, après l’avoir oublié un moment, qu’il s’adressait à
des gens qui l’impressionnaient, Albert se tut. La timidité le ressaisit, il
baissa à nouveau la tête et, à la vue des deux miches de pain qui se
trouvaient encore par terre, il comprit qu’il fallait les reprendre. Il les
ramassa lentement puis, juste avant de sortir, jeta un coup d’œil à Mame
Aïda dont la tête reposait désormais sur la cuisse d’une des deux jeunes
filles qui s’occupaient d’elle. Sa peau était devenue grise. Le cœur serré, il
ne sentit même pas la main d’Aliou Baldé se poser sur son épaule alors
qu’il franchissait la porte de la roulotte.
Encore embarrassé des deux miches du pain que les nègres avaient
refusées, Albert décida au pied de la roulotte qu’il venait de quitter, d’aller
voir « les autorités » pour dénoncer Monsieur Viguier. Pour les dix ans
d’Albert, les « autorités », c’étaient les hommes et les femmes qui
« portaient beau », c’était tout ce qui revêtait haut-de-forme et arborait
canne à pommeau d’argent ou ombrelle à manche d’ivoire, c’étaient ceux
qui paraissaient grands même lorsqu’ils étaient en réalité petits de taille. La
difficulté, avec les gens de cette espèce, était qu’ils ne venaient jamais au
cirque. Ils étaient inatteignables, trop au-dessus des pauvres. Le cirque
Viguier, et ses merveilles effrayantes, ne pouvaient pas les attirer. Mais du
moins « les autorités » étaient servies par des domestiques. Et l’un d’entre
eux la veille, au matin, quelques heures avant l’échec du spectacle
d’Eugène, l’avait hélé, alors qu’il sortait en tapinois de la ménagerie pour
aller pisser contre un arbre du Parc bordelais.
— « Eh ! Mon petit... »
Son cœur avait battu vraiment très fort à cette apostrophe car il avait cru
un bref instant que son rêve de toujours se réalisait enfin. Un de ses rêves
éveillés récurrents – nourri par les feuilletons romanesques de la Vie
bordelaise qu’Angélique et lui se lisaient parfois l’un à l’autre – mettait en
scène un inconnu portant la nouvelle qu’il attendait depuis toujours. Cet
inconnu aurait été l’homme de confiance de sa véritable famille qui,
réparant brusquement les dégâts d’un drame familial vieux de dix ans, lui
aurait annoncé pompeusement qu’il était du côté des maîtres du monde. Il
ne se serait pas appelé Albert mais Jean-Baptiste. Ses grands-parents
maternels auraient reconnu en lui les traits tant aimés de leur fille disparue
et grâce à lui les deux familles enfin réconciliées de ses défunts parents,
pourtant contraints par elles de l’abandonner à sa naissance, n’auraient plus
rivalisé que d’amour à son endroit. Alors, il serait revenu au cirque Viguier
se faire reconnaître pour ce qu’il était et, tel un petit dieu, il aurait
récompensé ceux qui l’avaient aimé quand il n’était rien et châtié de son
mépris les autres.
Mais l’homme qui l’avait appelé auprès de lui ce jeudi matin-là, alors
qu’il s’apprêtait à aller se soulager contre un arbre, n’avait pas été un
envoyé de sa famille rêvée : « Mon petit, mon pitchoun, viens me voir, j’ai
une chose importante à te dire. »
Cette chose ne l’avait pas concerné au premier chef comme il l’aurait
aimé. Cependant il avait accepté ce qui lui avait été demandé car l’homme
qui s’était adressé à lui avec gentillesse côtoyait, à ses propres dires, des
gens de grande « autorité » :
— « Moi je m’appelle Monsieur Adolphe et toi comment t’appelles-tu
mon petit ?
— Jean-Ba… Euh… Albert.
— Tu travailles bien dans cette ménagerie, n’est-ce pas ?
— Oui, Monsieur Adolphe.
— Accepterais-tu de travailler aussi pour moi contre cinq centimes ?
— Oui, Monsieur Adolphe, si c’est pas méchant.
— Voilà, je sais que vous avez des nègres et qu’ils doivent présenter un
spectacle. Est-ce que tu sais quand ?
— Non… Monsieur Adolphe. »
Albert n’avait pas jugé prudent de parler du misérable spectacle
qu’Eugène avait organisé pour l’après-midi même et dont il avait été
contraint d’être le complice en allant distribuer un peu partout son affichette
de réclame.
— « Alors, écoute-moi bien, lui avait dit Monsieur Adolphe en lui
glissant quelques sous dans la poche de sa vareuse, dès que tu connaîtras la
date et l’heure de ce spectacle, tu viendras nous le raconter à moi et à ma
maîtresse qui saura bien te récompenser. »
Au mot « maîtresse », il avait frissonné, ce qu’avait remarqué Monsieur
Adolphe : « Elle s’appelle Mademoiselle Violette. Il n’y a pas meilleure
personne qu’elle et c’est pour cela qu’elle s’intéresse au sort des nègres.
Bien qu’elle soit née avec une cuillère d’argent dans la bouche… euh... je
veux dire bien qu’elle soit une fille de riche, elle est bien bonne aussi avec
nous autres les domestiques. »
Il avait alors promis de se rendre à « l’hôtel particulier des
Dartiguelongue près de la place Tourny » pour y annoncer la date du vrai
spectacle des nègres, celui qu’organiserait cette fois-ci Monsieur Viguier.
Même s’il ignorait la date exacte de ce spectacle, Albert prit donc la
résolution, au sortir de la roulotte des nègres, d’aller voir Mademoiselle
Violette. S’il était vrai qu’elle aimait tant secourir les malheureux, elle
trouverait bien le moyen de faire soigner Mame Aïda !
Il était allé ranger dans un coin de la roulotte, où il dormait d’ordinaire
avec Roland, une des deux miches de pain qu’il aurait dû rapporter à
Angélique. Joignant dans une besace au pain qu’il avait conservé, une
gourde de vin sucré volée au dompteur de la lionne Sauvage, il se glissa
hors du cirque, la peur au ventre, pour une longue marche vers
Mademoiselle Violette, vers « les autorités ».
DEUXIÈME PARTIE.
X.
Une fois Albert parti, le silence s’installa jusqu’à ce qu’Aïssatou Bâ, qui
portait la tête de Mame Aïda sur sa cuisse, ne se mît soudain à pleurer.
Foudroyée du regard par Aram Bèye, elle n’était parvenue à se contenir
qu’en se mordant les lèvres. Très digne, bien qu’il jugeât la situation
désespérée, Lat Bassirou Ndiaye s’était efforcé de cacher tout signe de
faiblesse qui aurait pu entamer un peu plus son autorité ou décourager la
confiance de ceux qui attendaient qu’il les sortît d’affaire. Même s’ils
parvenaient à éviter de jouer un spectacle pour le cirque de ce Monsieur
Viguier, ils n’en seraient pas plus avancés car les autorités françaises les
avaient fait venir sur cette terre pour leur démontrer combien la France était
grande de son armée et de son nouvel Empire colonial. Se préserver d’une
humiliation ne les garderait donc pas de continuer à traverser une longue
succession de misères morales qui achèveraient de le déconsidérer aux yeux
de ses proches.
Pourtant, Dieu sait qu’il avait été extrêmement flatté, près d’un an
auparavant, d’avoir été désigné pour diriger la délégation de Saint-Louis du
Sénégal à l’Exposition universelle de Paris. Il avait prononcé un discours,
devant un parterre de conseillers généraux et municipaux, dans un français
qu’on avait jugé remarquable – c’était le métis Descemet, président du
Conseil Général, qui l’avait souligné – où il les remerciait de l’avoir
désigné chef de la délégation. Il était fier de représenter la plus belle ville
d’Afrique de l’Ouest, Saint-Louis, fondée par les capitaines d’un roi de
France, mais résolument républicaine, Saint-Louis, fleuron des colonies
française d’Afrique noire. À Paris on saurait que Saint-Louis aimait la
France parce qu’elle en était aimée. N’était-elle pas la ville chérie du
général Faidherbe, chef des armées du Nord, héros de la guerre de 1870
contre les Prussiens et conquérant respecté de toute la colonie du
Sénégal ?... Il avait dit beaucoup d’autres choses encore, toutes agréables à
entendre par ses auditeurs, à la mesure de sa propre joie vaniteuse, la langue
déliée par l’enthousiasme d’avoir été choisi de préférence à son rival
Cheikh Tierno Dioum. Chaque fois qu’il repensait à ce discours au cours
duquel certains flatteurs avaient fait semblant de pleurer, les belles phrases
effusives qu’il avait alignées les unes après les autres s’échappaient de sa
mémoire et ne lui restait plus que le sentiment rétrospectif d’avoir été peut-
être ridicule. Il ne se souvenait plus très bien si dans son exaltation il s’était
laissé aller à parler du Saint-Louis des belles « signares » métisses qui
déambulaient près du fleuve abritées du soleil par leurs ombrelles de
dentelle blanche. Avait-il vraiment raconté que l’on ratissait devant elles les
berges du fleuve Sénégal pour faciliter leur promenade rituelle de cinq
heures de l’après-midi ? Avait-il parlé des corsos fleuris dont elles
recevaient l’offrande de leurs amants avec cette grâce nonchalante qui
n’appartenait qu’à leur légende ? Non, tout cela il avait dû le taire. Il avait
dû plutôt leur parler de ce qu’ils voulaient entendre, de la puissance de feu
des Français, de leurs armes et de leurs guerres, jamais de leurs défaites. Il
avait dû leur rappeler leurs victoires sur les Maures de l’émirat du Trarza,
qui, disait-on, venaient des confins du désert, en tapinois, à la nuit tombée,
pour regarder briller sur les eaux du fleuve les lumières de Saint-Louis
qu’ils ne pouvaient plus approcher, à leur grande nostalgie, depuis que
Faidherbe avait gardé ses parages de leurs razzias. Oui, cela il avait dû le
leur raconter, pour les rendre aussi heureux que lui d’avoir été choisi
comme chef la délégation de Saint-Louis à l’Exposition universelle. Il avait
dû ainsi apaiser leur soif de gloire aussi inextinguible que la sienne.
Oh, comme il avait été courtisé pendant la période où il avait choisi ceux
qui l’accompagneraient à Paris ! Que les visites et les cadeaux avaient été
nombreux ! Des femmes et des hommes de toutes conditions l’avaient
sollicité, des disputes violentes et secrètes avaient secoué sa propre famille.
On avait essayé de l’acheter, mettant ainsi à l’épreuve son sens de l’honneur
et de la justice, mais il s’était toujours sorti des pièges qui lui avaient été
tendus.
Un soir, un de ses pires ennemis, outré par ce nouveau succès ajouté aux
précédents et rongé par l’envie, lui avait envoyé, sans doute pour le perdre,
une femme étrange. Apparue au détour d’une rue, seule, sans cette escorte
qu’aurait dû lui valoir sa splendeur, elle portait une ample robe dont la
couleur était changeante comme les eaux du fleuve Sénégal avant un orage
d’hivernage. Son visage exprimait la douceur translucide de la brume du
soir lorsqu’elle est traversée par un dernier rayon de soleil. Elle semblait
glisser au-dessus du sol comme une pirogue sur l’eau et les mouvements de
balancier de ses bras rappelaient ceux des pêcheurs ramant silencieusement
derrière le vif-argent des petits poissons du fleuve Sénégal. Ses gestes,
pareils aux dérivations lentes des algues vers ces trous d’eau trop tranquilles
où se perdent les meilleurs nageurs, avaient fait trembler ceux de ses fils qui
l’avaient introduite dans la pièce où il recevait les solliciteurs. Il n’en avait
pas fallu plus pour que tout le monde prétendît deviner qui elle était.
Elle ne s’était pas assise près de la lampe à huile qui les éclairait
faiblement en ce lieu, préférant s’installer dans la zone la plus obscure de la
pièce, comme s’il fallait que ce fût elle qui l’observât et non le contraire.
D’une voix qui lui avait paru chantante elle lui avait dit son nom, qu’il avait
immédiatement oublié ainsi que les nombreuses questions qu’elle lui avait
posées et dont sa mémoire n’avait pas non plus gardé les réponses. Dès
qu’elle s’était éclipsée, aérienne, ses gens, qui avaient épié leur
conversation sous la fenêtre ouverte de la salle de réception, avouant ainsi
sans vergogne leur indiscrétion, n’en avaient pas moins juré, à sa grande
surprise, qu’il n’y avait eu entre elle et lui aucun échange de paroles. Son
esprit s’était-il noyé dans la contemplation de cet être dont la beauté avait
subjugué sa volonté et anéanti son éloquence ? S’était-il établi, après
quelques mots chuchotés si bas que leurs espions n’avaient pas pu les
entendre, un long silence propice à la méditation plutôt qu’au dialogue ? Il
n’en savait rien, mais dès le lendemain, sa propre famille ainsi que toute la
ville subodoraient que la déesse du fleuve, la maléfique Mame Coumba
Bang, avait été envoyée chez lui par la sorcellerie de Cheikh Tierno Dioum.
À la suite de cette étrange visite, les candidats au départ pour
l’Exposition universelle de Paris ne s’étaient plus autant manifestés. La
rumeur de la venue chez lui de la reine des eaux du fleuve Sénégal, celle
dont on ne pouvait soutenir le regard sans mourir, les avait découragés car
on avait imaginé qu’il ne devait sa propre survie, temporaire, qu’à sa grande
piété, mais que le jour venu, la vengeance de la terrible Mame Coumba
Bang le rattraperait. Il fallait bien que la légende fût vraie sachant que
depuis des siècles de nombreux Saint-Louisiens avaient entraperçue la
déesse sortir du fleuve à la lueur de la pleine lune, généralement au même
endroit. Avant de sombrer dans la folie, ces témoins s’étaient tous accordés
à la décrire comme une très belle femme, toujours souriante, qui vous
attirait dans des trous d’eau pour vous y métamorphoser en un de ses
nombreux esclaves subaquatiques. Bien qu’il fût pieux, exact dans toutes
ses prières et dans toutes les recommandations de la religion islamique qui
ne tolère la croyance en aucune superstition, Lat Bassirou Ndiaye, parce
qu’il était aussi un fils du fleuve Sénégal et de Saint-Louis, avait été ébranlé
d’avoir pu se trouver en présence du Monstre. Puis peu à peu, en se
raisonnant, l’idée de cette visite surnaturelle avait suscité dans son for
intérieur une amorce de rire sceptique qu’il s’était cependant efforcé de
réprimer par respect.
Il ne voyait pas pourquoi Cheikh Tierno Dioum aurait pris le risque
d’aller débusquer une force que tous les Saint-Louisiens cherchaient à fuir
d’ordinaire. Fallait-il qu’il ait eu un courage que personne ne lui connaissait
pour se rendre en pleine nuit dans ce bras du fleuve où Mame Coumba
Bang était réputée apparaître volontiers ? En quelle langue se serait-il
adressé à elle ? À ce stade de ses pensées lui représentant son ennemi
apeuré au bord du fleuve, Lat Bassirou Ndiaye tentait de leur échapper, tant
le rire qu’il retenait dans sa poitrine menaçait de rompre la barrière crispée
de sa bouche fermée. Un vieillard respectable ne doit pas être surpris à rire
à propos de rien. Au cas contraire, n’est-on pas en droit de se demander s’il
ne retourne pas en enfance et n’est-on pas tenté d’en tirer la conclusion
hâtive qu’il ne faut plus désormais lui concéder qu’un respect de façade ? Il
s’était donc efforcé de trouver des explications logiques à sa rencontre avec
la belle femme inconnue dont il ne se souvenait plus des paroles.
L’hypothèse que Cheikh Tierno Dioum eût payé les services de cette femme
pour l’effrayer n’était pas à écarter. L’homme était habile et avait pu faire
venir à Saint-Louis, du pays Sérère dont une partie de sa famille était
originaire, une parente qu’il avait affublée d’habits étranges. Peut-être
n’était-ce pas à l’écart de la lumière que cette femme avait pris soin de se
placer, mais de l’encensoir où couvaient habituellement quelques braises
incandescentes mêlées d’encens sur lesquelles elle aurait pu jeter en passant
les graines d’une plante capable, en se consumant, de vous déposséder de
votre lucidité ?
Lat Bassirou Ndiaye était enclin à penser que les mystères les plus
grands ne cachaient souvent que de petites malignités ou des procédés
enfantins visant à tromper les gens crédules aveuglés par la peur ou
handicapés par leur peu d’éducation. À ceux qui lui soutenaient que dans
certains villages reculés des Royaumes du Cayor ou du Walo, il fallait
toujours s’annoncer bruyamment avant d’oser entrer dans la case du chef de
crainte de tomber nez à nez avec un serpent immense suspendu à une poutre
de la toiture, il ne répondait rien. Mais mille raisons s’offraient à son esprit
pour expliquer cette superstition commune. Le chef, qui avait appris à
dresser les serpents – ce qui n’était pas une chose extraordinaire – cherchait
à passer pour un grand sorcier afin d’asseoir son pouvoir et son autorité sur
les villageois. Caché dans un coin sombre de sa case, il se plaisait à laisser
croire à ses visiteurs terrorisés sa métamorphose en un énorme reptile et
juste après leur fuite précipitée, il lui était facile de ranger son serpent dans
un panier prévu à cet effet puis d’apparaître sur le seuil de sa case avec l’air
d’un être surnaturel revenu brutalement à sa forme humaine, pris en flagrant
délit de sorcellerie, mais compatissant pour les poltrons qui colporteraient à
tout va leur mésaventure. Ainsi il n’y avait rien qu’un homme habile ne pût
faire accroire aux autres hommes et même si c’était son ennemi, il
reconnaissait à Cheikh Tierno Dioum ce don en matière de tromperie. Il
s’était donc tranquillisé sur la visite de la femme étrange, profitant même du
calme revenu pour choisir plus sereinement les gens qui viendraient avec lui
à Paris.
Mais après quelques jours de réflexion solitaire, à court d’inspiration, il
s’était déterminé à aller consulter le seul véritable ami qu’il eût, celui dont il
connaissait les plus grands secrets et auquel il ne désirait presque rien
cacher. Cependant Couly Coumba Diop l’avait reçu chez lui avec une
froideur dont il ne l’aurait pas cru capable. Levant à peine les yeux à son
entrée, répondant du bout des lèvres à ses salutations, son ami ne l’avait pas
accueilli cette fois-là, comme à son habitude, par des apostrophes
tonitruantes, rugissant sans discrétion son plaisir de le revoir. Désorienté par
cette attitude distante, il s’était assis sur une natte en face de lui, se désolant
d’imaginer que Couly Coumba Diop pouvait lui en vouloir de ne pas l’avoir
invité le premier à l’accompagner en France, s’affligeant que sa réussite
l’eût rendu peut-être aussi mesquin qu’un solliciteur de bas étage. Angoissé
par cette idée, il s’était hasardé à parler le premier :
— « Couly Coumba Diop, je te dois des excuses.
— Pour quelle raison ? », avait maugréé son ami.
— « Pour ne m’être pas précipité chez toi le jour de mon élection afin de
t’inviter, toi, ou un membre de ta famille, à partir en France avec moi. Mais
voilà, j’ai été assailli de trop de demandes et je n’ai pas pu venir plus tôt. Tu
m’en vois désolé.
— Qui t’a dit que je voulais partir avec toi en France ?
— Si tel n’est pas le cas, pourquoi me reçois-tu si mal, contrairement à
ton habitude ?
— Réfléchis », s’était contenté de répondre Couly Coumba.
Mais il avait eu beau réfléchir, il n’avait rien trouvé. Si ce n’était pas
cette histoire d’élection, qu’est-ce qui avait indisposé son ami contre lui ? :
— « Non, Couly Coumba, je ne sais vraiment pas ce qui te fâche.
— Comment tu ne le sais pas ! Je vais te le dire puisque ta tête est si
troublée. Ce qui m’énerve, c’est que tu aies retardé ta visite chez moi de
deux semaines. Tu m’as donné le sentiment infâmant de craindre que je te
mendie une place prioritaire pour partir à Paris ! J’en étais presque à venir
te rendre visite pour te rassurer sur mes intentions ! Mais j’ai résisté à cette
faiblesse honteuse, mon sens de l’honneur me l’a interdit. À présent c’est
trop tard, car je sais que tu ne viens me voir qu’en désespoir de cause. Tu
n’arrives pas à trouver des gens assez fous pour te suivre en France depuis
la visite que t’a rendue Mame Coumba Bang ! »
— Ne me dis pas que tu crois à cette histoire de Mame Coumba Bang »,
avait-il repris, un peu rassuré sur l’état d’esprit de son ami.
— « Prends garde à toi, Lat Bassirou, lui avait répondu Couly Coumba,
tant que tu n’as pas traversé le fleuve, n’insulte pas les crocodiles... »
Un silence avait suivi ce proverbe que Couly Coumba avait formulé
sentencieusement pour s’accorder le temps de se calmer. Lat Bassirou
Ndiaye avait respecté cette trêve jugeant qu’elle le ramènerait à de
meilleurs sentiments et quand il avait été à peu près certain qu’il ne
manquait plus que la chiquenaude d’une plaisanterie pour que la gentillesse
de son ami fût de nouveau à sa disposition, il lui avait donc dit d’un ton
gouailleur :
— « Couly Coumba Diop, je ne suis pas là pour mendier ta compagnie
en France, mais pour tes conseils. À quoi sert de se lier d’amitié avec un
singe sinon pour lui demander le jour venu d’aller cueillir à la cime d’un
arbre ses meilleurs fruits ? »
Remarquant qu’il avait modifié la lettre d’un proverbe peul bien connu
pour l’engager à l’aider à choisir les membres de sa délégation, Couly
Coumba avait souri et rétorqué :
— « Je comprends bien Lat Bassirou que tu n’as fui ton agréable maison
pour venir me voir que parce que tu y étais contraint. Si le séjour de la cime
des arbres était aussi paradisiaque qu’on le dit, personne n’aurait jamais
surpris un singe à traîner son derrière pelé sur le sol poussiéreux de la
savane ! »
Ils avaient ri ensemble de bon cœur à cette pique que Lat Bassirou
n’avait pas relevée, laissant à son ami le plaisir d’avoir le dernier mot. Leur
amitié était véritable, non pas comme celle de l’huile et de l’eau qui ne se
mélangent jamais, mais comme celle du sel et de l’eau, également
inséparables dans tous les Océans et toutes les Mers du monde. Couly
Coumba Diop avait donc fini par accepter de réfléchir au choix des
personnes qu’il jugerait dignes de former la délégation Saint-Louisienne à
l’exposition universelle de Paris, l’année suivante, en 1889.
Bien qu’il ait été un conseiller politique respecté du roi du Saloum
auquel il avait offert ses services durant une vingtaine d’années, Couly
Coumba Diop devait son retour à Saint-Louis à une révolution de palais
qu’il n’avait pas prévue. Affligé de ce tempérament colérique plus
convenable à un guerrier qu’à un conseiller et qu’il s’était efforcé tout au
long de sa vie de polir, d’adoucir, pour parvenir à la sagesse, Couly Coumba
était victime pourtant d’accès de rage et de susceptibilité qui échappaient à
sa maîtrise. Dans ses moments d’égarement, les poings fermés comme pour
assommer l’objet de sa colère, il se répandait en imprécations, avec d’autant
plus de violence qu’il s’en voulait de ne pas parvenir à la réprimer. Comme
il détestait par-dessus tout l’hypocrisie, ce qui pour un politique est un lourd
handicap, et qu’il avait le don étrange de la débusquer mieux qu’un autre,
Couly Coumba semblait en proie à une lutte permanente contre sa propre
nature, s’épuisant dans ce combat psychique contre soi où les victoires
restent secrètes et les défaites retentissantes. Pour avoir insulté
publiquement un proche du roi du Saloum, autre conseiller dont les
manigances avaient d’ailleurs conduit plus tard ce Royaume à subir une
grave défaite militaire, il avait été invité à quitter la cour, dépouillé du jour
au lendemain de ses privilèges et prérogatives, contraint d’amener sa
famille hors d’un endroit où ses ennemis avaient désormais toute latitude
pour lui nuire. Après un départ mouvementé – on racontait qu’il avait abattu
d’un coup de mousquet un sbire arrogant de celui à qui il devait sa disgrâce
– il s’était réfugié sous la protection des marabouts de Louga, petite ville du
Nord du royaume du Cayor, qui lui avait paru assez loin du royaume du
Saloum pour protéger sa famille, mais assez près pour pouvoir en quelques
jours de chevauchée, si l’occasion s’en présentait, aller tuer son ennemi
intime. Mais, pressé enfin par le besoin de nourrir ses proches et de se
maintenir à un rang social honorable, il avait renoncé aux armes, aux
intrigues et à sa vengeance pour aller s’installer comme commerçant plus au
Nord encore, précisément à Saint-Louis, sa ville d’origine, tournant
définitivement le dos au royaume du Saloum. Fier de sa mémoire – qui lui
valait aussi le triste privilège d’être rancunier – il se targuait de se rappeler
les qualités de toutes les personnes qu’il avait rencontrées dans sa vie,
estimant que les gens vertueux étaient en si petit nombre qu’il fallait retenir
leur nom. Un de ses grands talents était donc de renvoyer aux gens qui lui
plaisaient une belle image d’eux-mêmes par l’évocation d’épisodes parfois
anodins où ils s’étaient illustrés à ses yeux, ce qui, témoignant de sa grande
attention aux autres, accroissait immanquablement le prix de ses
compliments. Il remarquait toujours la bonne éducation, la prévenance des
souhaits d’autrui, même les plus discrets. Chez un enfant le renoncement
sans murmure à une récompense due ou promise, lui plaisait. Et, chez un
adulte, une extrême attention à ne pas froisser les autres l’enchantait : pour
lui, la valeur d’un homme ou d’une femme ne se mesurait ni à sa beauté ni à
sa richesse, mais à cette exquise manière d’être qu’il avait tant de mal lui-
même à mettre en pratique. Comme on admire généralement ce que l’on n’a
pas, Couly Coumba Diop s’évertuait à cultiver cette science des relations
humaines très complexe dont les principes délicats et aléatoires requièrent
une grande souplesse d’esprit et une patience infinie, mais sans jamais
parvenir à ses fins car il lui arrivait encore trop souvent, malgré son âge,
d’être le jouet de ses propres colères, lui qui avouait volontiers à Lat
Bassirou :
— « Quand je sens une grande chaleur ici… au milieu du front… alors je
sais que je vais m’énerver. »
Le temps de réflexion de son ami Couly Coumba Diop avait été long,
mais Lat Bassirou Ndiaye l’avait accepté sachant que c’était lui le
solliciteur. Entre temps, Cheikh Tierno Dioum, toujours envieux de son
succès, avait fait courir le bruit qu’il était incapable de constituer cette
délégation et qu’il aurait déjà fait ses choix s’il avait été à sa place. Cette
rumeur, que l’on s’était arrangé pour lui glisser à l’oreille à la fin de la
grande prière du vendredi, l’avait scandalisé, mais il n’en avait rien trahi,
jugeant qu’il ne devait pas s’offrir en spectacle. Ce n’est qu’au terme d’un
mois de subtiles cogitations que son ami et cousin Couly Coumba était
enfin revenu avec sa liste des élus pour le voyage à Paris.
Lat Bassirou Ndiaye avait trouvé sa liste étonnante :
— « Ils sont tous patients… », lui avait répondu Couly Coumba pour
expliquer ses choix, « …et un jour peut-être tu te féliciteras qu’ils l’aient
été ! »
Le premier élu était Aliou Baldé.
— « Pourquoi lui ? », avait-il demandé.
— « Parce que c’est un homme digne », avait répondu d’un ton
péremptoire Couly Coumba.
En effet il l’était, mais en quoi cela serait-il utile en France ? Le
Gouverneur n’avait-il pas exigé que l’on choisisse de préférence des
artisans pour montrer leur talent à l’Exposition… ?
— « Aliou Baldé monte extrêmement bien à cheval et c’est aussi un
art… », l’avait interrompu Couly Coumba qui semblait tenir à ce que le
Peul fasse partie de la délégation. « …Et puis, avait-il ajouté, il vit chez moi
depuis bientôt deux mois, j’ai appris à bien le connaître, il ne te jouera pas
de mauvais tour. Je pressens qu’il te sera utile dans l’endroit où tu vas, aie
confiance en mon jugement. »
Il n’avait pas cru bon de discuter plus longtemps le nom d’Aliou Baldé,
désireux de connaître la suite de la liste établie par son ami.
— « Comment, Bachir, mais il a à peine plus de dix ans ?
— Ne t’inquiète pas, tu n’auras pas à t’occuper de lui, sa grand-tante le
surveillera… », avait rétorqué Couly Coumba. « …Tu as tout intérêt à ce
que ton petit-fils t’accompagne. Si tu veux qu’à l’avenir il devienne
quelqu’un dans ce pays, il lui faut être allé chez les toubabs. Et puis il parle
français et il est très intelligent à ce que tu m’as dit toi-même.
— Mais les Saint-Louisiens ne vont jamais apprécier cette liste. Intégrer
dans ce voyage officiel deux membres de ma propre famille... ?
— Je crois plutôt que si tu t’abstenais de le faire, ils te prendraient pour
un idiot. Un homme doit tirer parti de toutes les occasions qui se présentent
pour le bien de sa famille. Quant à Mame Aïda Kane, même si c’est ta
belle-sœur, nul n’ignore dans cette ville ses immenses qualités qui feront
taire les médisances.
— Tu n’as donc les noms d’aucun artisan à me proposer ?
— Si, Abdoulaye Thiam le bijoutier de ma femme, Sidy Niang un
tisserand, le griot Ndiaga Pène et son épouse Aram Bèye, deux
percussionnistes, les frères Seck, Biram et Arouna, et enfin la fille adoptive
de Mame Aïda Kane, Aïssatou Bâ. Ce qui fait en tout onze personnes en te
comptant. Ils te resteront tous fidèles car « ceux qui montent dans la même
pirogue sont condamnés à avoir la même destination. »
XI.
Bien qu’il ait placé Aliou Baldé premier sur la liste de ceux qui devaient
l’accompagner à l’Exposition universelle de Paris, Couly Coumba Diop
n’avait jamais su lui dire d’où le Peul venait et ce qui l’avait vraiment
conduit à Saint-Louis. Toutes questions que sa discrétion lui avait interdit
de poser et que Lat Bassirou Ndiaye non plus n’avait jamais formulées.
Pourtant, la première fois qu’on l’avait vu à Saint-Louis, Aliou Baldé
comparaissait devant le tribunal musulman pour le vol d’une selle de
cheval. Escorté par quatre hommes, dont un portait la selle sur ses épaules,
« le géant aux oreilles rouges », comme l’avait très vite surnommé la
myriade d’enfants excités qui tournait autour de lui, n’avait pas paru
accorder une grande attention au plaignant gesticulant à ses côtés. Ce
dernier s’était expliqué à grands cris, accompagnés de mouvements de bras
saccadés, tout en le traitant pèle mêle de voleur, de menteur, de bâtard de
Peul, de fils de l’illégitime…, insultes qui avaient chaque fois déclenché les
rires des enfants et les hochements de tête des adultes sachant qu’en
d’autres lieux elles auraient valu à l’offenseur une mort immédiate de la
main même de l’offensé. Mais, impassible, Aliou Baldé s’était laissé
désarmer sans broncher, feignant d’ignorer ceux qui l’avaient délesté du
long coutelas dont ne se séparaient jamais les guerriers de son espèce
errante. Habilité par les Français à traiter des affaires de famille et de
propriété – corps auquel lui, Lat Bassirou, ainsi que Couly Coumba
appartenaient depuis plusieurs années – le tribunal musulman, réuni pour
l’occasion devant la mosquée à la suite de la grande prière du vendredi,
avait fini par intimer l’ordre à la foule de se taire car le désordre
commençait à porter atteinte à sa dignité. Ce ne fut que lorsque la poussière
soulevée par la multitude des gambades enfantines fut retombée, que le
plaignant, un très jeune pêcheur, avait exposé ses griefs plus posément.
Il habitait le village de Sor en face de l’île de Saint-Louis. À la toute fin
de la matinée, il avait ramené dans son filet une selle de cheval, qu’il s’était
empressé de rapporter chez lui avant d’aller répondre à l’appel de la prière
du vendredi. Mais à son retour, il avait trouvé ses proches en pleurs : un
Peul armé, un géant, était entré chez eux et sans dire un mot, s’était
tranquillement emparé de la selle. Avec des voisins et ses amis pêcheurs, ils
s’étaient précipités à sa poursuite et ils l’avaient rattrapé marchant
tranquillement sur la berge du fleuve. Quand ils l’avaient arrêté, le Peul ne
leur avait opposé aucune résistance, ce qui prouvait qu’il était coupable. Il
demandait justice, il fallait qu’il paye en plus pour…
On avait fait signe au pêcheur de se taire et les témoins qui avaient pris
la parole à sa suite avaient corroboré ses dires. Puis le tribunal, par la voix
du truchement de son chef le vieux Tamsir El Hadj Hamat Ndiaye, avait
questionné Aliou Baldé qui avait décliné son identité en wolof, mais avec
un accent peul très drôle pour les enfants. Le public avait ri de plus belle
lorsque à la question de savoir d’où il venait, il avait répondu avec superbe,
« de l’Est ». De l’Est, de l’Est, soit… mais qu’avait-il à dire pour sa
défense ? Reconnaissait-il être entré chez le pêcheur Baye Fodé pour y
voler la selle ? Aliou Baldé avait admis sans se désemparer s’être invité
chez Baye Fodé non pas pour voler cette selle, mais seulement pour la
reprendre car elle lui appartenait, le véritable voleur étant Baye Fodé. À ces
mots ce dernier avait éclaté en vociférations, jetant la tête de droite et de
gauche pour prendre son entourage à témoin de son innocence tandis que
ses mains s’étaient mises à trembler. Mais Aliou Baldé pouvait-il prouver ce
qu’il prétendait, avait poursuivi le Tamsir El Hadj Hamat Ndiaye à voix
basse, question qu’avait immédiatement répercutée à très haute voix son
porte-parole pour que toute la place l’entendît. Aliou Baldé s’était recueilli
un instant durant lequel Baye Fodé s’était cru permis de triompher d’un rire
censé signifier, « Il ne peut rien prouver », mais qui avait sonné faux aux
oreilles de tous, même à celles des enfants.
— « Qu’on apporte ma selle et mon paquetage », avait fini par dire Aliou
Baldé.
L’assistance, s’était rapprochée d’un seul mouvement du Peul qui avait
posé un regard tendre sur la selle dont les parements en argent et les
incrustations du même métal dans le cuir luisaient doucement au soleil de
cette après-midi.
— « Je vais poser une question au tribunal ainsi qu’à tous qui n’ont cessé
de m’insulter, foulant aux pieds ma dignité et le nom de ma famille.
Écoutez-moi bien car seuls les idiots ne pourront pas répondre à ma
question et j’espère pour lui que Baye Fodé ne fera pas partie de ceux-là.
Comment se fait-il qu’une selle décorée d’argent à peine sortie des eaux
boueuses du fleuve soit aussi brillante que si elle avait été briquée pendant
des heures ?
— Je l’ai nettoyée, je l’ai nettoyée ! », avait crié Baye Fodé sans qu’on
l’eût invité à parler, ce qui avait fait gronder la foule.
— « Alors comment expliques-tu que le cuir de cette selle soit sec ?
Sais-tu misérable voleur, avait rétorqué Aliou Baldé, que les menteurs ne
doivent pas trop parler ? Entre le moment où tu prétends avoir pêché ma
selle dans ton filet et l’heure de la prière du vendredi, il y a tout juste assez
de temps pour aller pisser. Tu n’as donc pas pu nettoyer l’argent de cette
selle. Regardez donc petits et grands, regardez tous, le mensonge de Baye
Fodé briller à la lumière du soleil ! »
Perdant toute contenance, Baye Fodé avait commencé à esquisser à
l’endroit du tribunal des gestes de supplication qui affligeaient ses proches
et indignaient ceux qui l’avaient cru. On commença à le trouver aussi laid et
repoussant qu’une charogne. Puis, dès qu’Aliou Baldé eût sorti de son
paquetage les freins frappés du même motif que les arabesques incrustées
sur la selle, Baye Fodé avait avoué, sous les huées du public, qu’il avait
aperçu de sa pirogue le Peul marcher sur la berge du fleuve, près de Sor, et
qu’à la fin de sa pêche, sur le chemin de la mosquée, il l’avait revu endormi
sous un arbre, sa selle auprès de lui. Il ignorait ce qui l’avait pris – peut-être
avait-il été induit en faute par un djinn malfaisant – mais il avait décidé
soudain de s’emparer sans bruit de la selle du Peul, persuadé qu’il dormait
profondément. Comme elle était très belle, il avait pensé la vendre à un bon
prix pour s’acheter une pirogue et un filet plus grands. De grosses larmes
coulaient sur ses joues maigres quand Baye Fodé s’était tu de lui-même.
Le tribunal avait alors chargé Couly Coumba Diop de continuer à
interroger Aliou Baldé sur la façon dont il avait retrouvé la trace de son bien
jusque chez le pêcheur.
— « Je ne dormais pas, je l’ai vu me voler et, ensuite, je l’ai suivi
jusqu’à chez lui », avait répondu le Peul laconiquement.
— « Mais si tu ne dormais pas pourquoi l’as-tu laissé faire le mal ?
— Je ne voulais pas le tuer comme je tue tous ceux qui prétendent me
prendre le dernier cadeau que m’a fait mon père avant de quitter ce monde »
À ces mots dits calmement, les enfants moqueurs avaient frémi.
— « Mais tu n’étais pas obligé de le tuer... », avait poursuivi Couly
Coumba. « … Tu n’avais qu’à lui montrer que tu étais éveillé, il s’en serait
aperçu et aurait passé son chemin.
— Oui, cela est vrai… », avait répondu Aliou Baldé, « …mais dans ce
cas un voleur aurait continué de vivre parmi vous sans que vous le sachiez.
— Si tu veux dire qu’ainsi tu nous as rendu un service, nous t’en
remercions. Il était écrit que ce serait par toi que Baye Fodé montrerait son
vrai visage... Mais il faut lui pardonner car il est très jeune et c’est le seul
soutien de sa famille. Il peut encore s’amender, tout n’est pas tracé dans sa
vie. Aussi je te prie de ne pas essayer de le tuer pour les insultes qu’il t’a
jetées à la figure, laisse-lui une chance de devenir meilleur. S’il n’y parvient
pas nous le chasserons, c’est tout… »
Pour laisser entendre qu’à son avis Baye Fodé resterait mauvais toute sa
vie, le Peul s’était contenté de dire sentencieusement un proverbe avec son
drôle d’accent chantant :
« Dans mon pays, on prévoit la beauté d’une journée dès les premières
lueurs de l’aube... »
Comme le Peul ne rajoutait rien, Couly Coumba avait poursuivi :
— « Où est ton cheval, Aliou Baldé, on te l’a volé aussi ?
— Non, il est mort d’épuisement à une quinzaine de jours de marche à
l’Est d’ici et je suis venu à Saint-Louis pour essayer d’en acheter un autre. »
Alors, après avoir demandé son accord au Tamsir El Hadj Hamat
Ndiaye, Couly Coumba Diop, désireux de se faire un ami du Peul, lui avait
offert avec solennité l’un de ses trois chevaux préférés, qu’il avait envoyé
quérir sur le champ par ses gens. Lat Bassirou Ndiaye se souvenait que le
Peul n’avait accepté ce don qu’après avoir été convaincu dans les formes de
renoncer au prix du sang. Une fois le cheval conduit devant lui, sous l’œil
attentif des enfants débarrassés de leur insolence et désormais fascinés par
le cavalier peul, il l’avait sellé, ostensiblement méticuleux. Cela fait, il avait
sauté sur sa monture et, partie par jeu, partie par vengeance, il avait piqué
des deux en direction des enfants qui s’étaient montrés les plus méchants
quand il n’avait encore que l’apparence d’un pauvre voleur. Prenant plaisir
à les voir s’égayer en hurlant sur toute la largeur de la place, il les avait
poursuivis un moment jusqu’à se lasser de ces charges dont les enfants
n’avaient plus été très vite les dupes. Alors, deux batteurs de tam-tam qui
avaient assisté au procès, s’étaient mis à jouer pour officialiser ce que tout
le monde avait déjà compris, que la paix avait été nouée avec le Peul et les
tensions aplanies entre la communauté de Saint-Louis et l’homme venu de
l’Est grâce au cheval offert par Couly Coumba Diop. Les grondements des
tambours avaient juste commencé à entraîner les enfants, filles et garçons, à
esquisser quelques pas de danse et la poussière à monter à nouveau vers le
ciel, donnant à cet après-midi un goût de terre jaune pâle dans la mémoire
de Lat Bassirou Ndiaye, qu’une attraction inouïe avait aspiré la foule vers
elle aussi rapidement que le sable du désert boit une petite pluie.
S’apercevant que le cheval gris pommelé d’Aliou Baldé s’était mis aussi à
frapper frénétiquement le sol de ses deux antérieurs au rythme effréné des
tam-tams, comme si le démon de la danse s’était emparé de son corps à
l’exemple de celui d’un être humain, les gens s’étaient spontanément mis en
cercle autour d’eux en criant de joie. Les deux pompons de coton rouge
attachés au frontal du cheval tressautaient aux roulements toujours plus vifs
des tambours et les spectateurs, agglutinés autour du Peul et de son destrier,
avaient hurlé leur surprise quand Aliou Baldé avait levé les deux bras pour
montrer à son public enthousiaste que ce n’étaient pas ses mains qui
dirigeaient la danse de sa monture. Le cheval, naseaux dilatés, roulait des
yeux exorbités et trépignait tant qu’une écume de sueur avait jailli de son
poitrail zébré de grosses artères gonflées par l’effort intense de sa danse. À
quelques signes de fatigue que lui seul avait perçus, et de peur qu’un autre
que lui ne les remarquât, Aliou Baldé avait commandé d’un signe discret
aux batteurs de s’arrêter de jouer et les tambours s’étaient tus à l’unisson au
moment où le Peul avait baissé les deux bras en même temps. Et, c’est ainsi
que ceux qui n’avaient pas surpris leur signe d’intelligence avaient cru que
le cheval avait été le seul véritable maître d’un rituel des temps anciens où
les hommes se transformaient en chevaux et les chevaux en hommes,
l’espace d’une danse.
Cette prestation du Peul sur le cheval qu’il lui avait offert avait beaucoup
plu à Couly Coumba Diop qui avait insisté quelques mois plus tard pour
qu’Aliou Baldé soit de la délégation de Saint-Louis à l’Exposition
universelle de Paris : « Tu verras Lat Bassirou, lui avait répété son ami, il te
sera très utile, tu verras ! »
XII.
Saint-Louis s’était faite belle. Elle avait revêtu ses plus beaux atours et
soigneusement maquillé ses imperfections pour imprimer dans l’esprit de
ceux qui la quittaient une image flatteuse d’elle-même. En soi, la ville
n’était pas sans défauts. Ses rues étaient sablonneuses et ses maisons en
banco rongées par le sel, surtout dans les quartiers des pêcheurs à « Guet
Ndar » et « Ndar Toute », au Nord de la Langue de Barbarie, en front
d’Océan. Mais du moins ses rues poussiéreuses s’ouvraient presque toutes
sur une belle fenêtre lumineuse, maritime ou fluviale. Sur l’île de Saint-
Louis, posée sur le fleuve Sénégal et accessible aux pêcheurs par le pont
Servatius et le pont de Geôle, les imposants symboles de la puissance
coloniale, tels le Palais du Gouverneur ou les florissantes messageries de
Chéri Peyrissac et des Bordelais Morel et Prom, occultaient quelque peu la
pauvreté de la majorité de ses habitants. Les plus riches, blancs, métis et
négociants noirs vivaient confortablement au Nord de l’île dans de belles
demeures régulièrement recrépies de rose ou de jaune pastel qui
présentaient vaniteusement aux rues rectilignes où elles donnaient des
balcons rivalisant de ferronneries compliquées et d’encorbellements
baroques. Le pont Faidherbe ne jetait pas encore ses arcatures boulonnées
de fer et d’acier par dessus le dos du fleuve Sénégal : seul un pont branlant
de bateaux permettait de rejoindre le continent. Ainsi, les quartiers des
pêcheurs de « Guet Ndar » et de « Ndar Toute », ne parvenaient pas à
cacher derrière la polychromie éclatante des pirogues serrées sur la
première ligne du rivage atlantique, leurs habitations encore plus pauvres
que celles du village de Sor, de l’autre côté de l’île de Saint-Louis, sur la
rive gauche du fleuve Sénégal.
Mais enfin ces laideurs n’étaient plus guère remarquées par les Saint-
Louisiens qui s’y étaient habitués par la force du temps et qui auraient été
surpris si elles leur avaient été présentées comme telles par un œil étranger.
Les colons et les riches qui vivaient dans les beaux quartiers de la ville ne
voyaient d’elle que ses charmes ; les petites gens dans leurs taudis étaient
assez fiers que Saint-Louis comptât ces mêmes inaccessibles beaux
quartiers, méprisant un peu ces « gros villages » qu’étaient encore Dakar,
Kaolack et Louga, ébauches de ville sans passé prestigieux. Mais il est vrai
que la raison majeure de la facilité des Saint-Louisiens à s’enorgueillir de
leur ville était due au soin extrême que ses habitants, même les plus
modestes, apportaient à leur apparence. Saint-Louis était une ville belle par
la beauté de ses habitants, élégante par l’élégance de ses citoyennes, propre
par la propreté de ses enfants et ce masque de cérémonie n’était jamais
mieux apposé sur son visage que lorsque les Saint-Louisiens noirs, blancs et
métis se retrouvaient ensemble sur l’île de Saint-Louis pour quelque grand
événement public.
Il avait été décidé par le Gouverneur du Sénégal que leur départ pour
l’Exposition universelle serait un de ces moments où Saint-Louis serait en
effervescence. Dans de telles circonstances, une foule de boubous
chamarrés scintillait sous le soleil tandis que non moins invariablement
étaient déclamés, par les autorités, des discours républicains ampoulés dont
les lieux communs échappaient à la majorité des gens qui n’étaient présents
que pour voir et être vus, s’entradmirer ou se jalouser. Ce jour-là
néanmoins, pour ajouter à la solennité de leur départ, la place Faidherbe
était gardée par une cohorte de tirailleurs sénégalais, très visibles dans leurs
uniformes blancs et rouges et leurs bonnets à pompon, mais également
surveillée par des espions discrets dont on imaginait généralement connaître
l’identité alors qu’en vérité ils n’étaient jamais ceux que l’on croyait.
Habiles à se fondre dans la masse, les véritables espions prenaient le pouls
de la ville en écoutant les conversations les plus courantes sur le prix de
vente des arachides et de la gomme arabique fixés par les messageries,
permettant ainsi aux autorités de contrôler tous les royaumes limitrophes
qui envoyaient leurs récoltes vers la capitale du Sénégal. Les uns espionnant
pour le compte du Gouverneur et les autres appointés par les potentats
français de la ville pour prévenir des troubles populaires préjudiciables à
leurs activités commerciales.
Sagement assis derrière le Gouverneur sur une haute estrade protégée du
soleil par un dais immense, coiffés à l’identique d’un casque colonial, ces
notables étaient eux-mêmes espionnés par la police de l’administration
coloniale qui tenait sur chacun d’eux un dossier dont l’existence, connue
des intéressés, suffisait à les maintenir tranquilles sous l’autorité de la
République française, quelles que fussent leurs opinions politiques et
économiques. Mais tous du reste, le Gouverneur autant que les grands
colons, avaient intérêt à ce que la foule massée à leurs pieds demeurât
obéissante et, de ce point de vue du moins, leur entente était sans failles.
Quand son tour de parler était venu, Lat Bassirou Ndiaye – qui se
trouvait installé sur l’estrade avec quelques autres notables « indigènes » à
une place assise ne laissant aucun doute sur leur sujétion, derrière les colons
les plus pauvres, tout près du mur du fort chauffé à blanc par le soleil –
s’était avancé sous un tonnerre d’applaudissements désagréable au seul
Cheikh Tierno Dioum. Une fois sur le devant de l’estrade, Lat Bassirou
avait surpris sur lui le regard acéré de son ennemi ce qui, loin de le
démonter, lui avait donné cet enthousiasme qui rend un discours au contenu
médiocre ou, en l’occurrence incompréhensible puisque la majorité de son
public ne comprenait pas le français, vibrant et passionnant. Il avait parlé de
la bonté et de la générosité de la République française qui ne faisait pas de
distinction entre ses enfants blancs et noirs, remercié le Gouverneur, le
Conseil général et la Municipalité de lui avoir permis de constituer une
délégation dont il énuméra la composition, sachant que chaque fois qu’il
citait un nom, des applaudissements crépitaient, ponctués de quelques
phrases de tam-tam. Il n’ignorait pas le pouvoir de sa prestance et il l’avait
exploitée, jouant des replis de son ample robe empesée à la gomme
arabique et ornant son discours d’une gestuelle solennelle. Il s’était
progressivement échauffé et c’était sans crainte qu’il avait fini par dire les
noms de son petit-fils et de la sœur de sa première épouse, très certain
désormais qu’aucune voix ne s’élèverait pour protester contre cette forme
de népotisme consistant à inviter des membres de sa famille à participer à
un voyage officiel. D’après Couly Coumba Diop, qui assistait également à
cette cérémonie sous le dais des chefs, seul Cheikh Tierno Dioum avait, à
l’énoncé de ces deux noms, tourné la tête de droite et de gauche comme
pour en appeler à la réprobation de ses voisins, mais avait paru se résigner
devant leur indifférence à ses représentations muettes.
Son triomphe aurait été total s’il s’était laissé aller à l’exaltation que lui
procurait, outre la joie de partir pour Paris en tant que chef d’une
délégation, son projet secret, la perspective de s’illustrer plus qu’aucun des
Saint-Louisiens présents en ce jour clair ne pouvait l’imaginer. Il avait été
sur le point, pour dire son amour de Saint-Louis du Sénégal, d’évoquer ses
berges du fleuve illuminées par les corsos fleuris, de parler des lavandières
confiant leurs enfants à la garde des crocodiles contre une calebasse de lait
qu’ils fracassaient de leurs mâchoires puissantes pour en avaler le contenu.
S’il s’était écouté il aurait chanté les frangipaniers blancs ou roses, les
flamboyants aux fleurs orange flamme, les figuiers de Barbarie dont les
fruits cachent dans leur coeur sucré une épine étoilée et les courses sur le
fleuve des grandes pirogues effilées, le long de la Langue de Barbarie,
s’achevant toujours près du pont de bateaux. Certainement, il aurait dit tout
cela, et bien d’autres belles histoires, s’il n’avait cru apercevoir dans la
foule une silhouette qui l’avait ramené à la réalité. En tournant la tête de
droite et de gauche pour que sa voix porte sur la place, il l’avait aperçue
dans ses habits couleur d’eau vert sombre. Essayant tout de suite de la
revoir pour s’assurer que c’était bien elle, il n’y était pas parvenu, comme si
la multitude de visages et de corps qui l’entouraient, l’avait soustraite de la
surface visible des choses, la plongeant dans les ténèbres d’un jour trop
éclatant. Celle dont on s’était accordé à dire qu’elle était tout droit sortie des
profondeurs du fleuve pour lui, était là, dans le public, il l’avait vue, il en
avait été presque certain. Cette apparition qui l’avait ému, ce dont seul son
ami Couly Coumba Diop avait dû se rendre compte, mais aussi peut-être,
qui sait, Cheikh Tierno Dioum, avait mangé d’un coup son enthousiasme
d’orateur. Il lui avait semblé alors que son esprit se dédoublait, suivant deux
trajectoires qui ne se rejoindraient plus jamais. L’une poursuivait
péniblement la route de plus en plus escarpée d’un discours désormais sans
éclat tandis que l’autre s’égarait dans la quête d’une ombre perdue dans la
foule des visages tendus vers lui. Bientôt ces mêmes visages l’avaient averti
de la fin de son éloquence et il s’était interrompu de lui-même, plus tôt que
prévu, avant de perdre définitivement contenance. Ce n’était qu’à son digne
retour à sa place qu’il s’était moqué de son trouble, regrettant de n’avoir pas
obtenu à la fin de son discours les applaudissements du début. Mais, après
tout, il ne s’en était pas si mal sorti, et, partie pour se distraire, partie pour
continuer ses recherches sans se l’avouer, il s’était intéressé à la foule
massée en contrebas de la grande estrade, d’où il pouvait apercevoir, malgré
les casques coloniaux barrant un peu son champ de vision, le groupe de
gens près desquels était réapparue la femme étrange.
Non loin d’un palmier au tronc peint au blanc de chaux, un vieil aveugle,
une main appuyée sur l’épaule d’un garçon qui devait être son petit-fils,
écoutait avec une extrême attention les discours des maîtres de la ville,
levant son visage attentif vers l’endroit d’où ils venaient, comme s’il
désirait dévisager ceux qui les proféraient malgré ses yeux recouverts d’une
taie blanchâtre de la couleur des voiles sales des pirogues sur le fleuve.
Vêtus d’une longue robe jaune, la tête prise dans un turban du même tissu
noué à la Maure, les deux hommes ne paraissaient pas des mendiants
comme la cécité du vieillard aurait pu le laisser croire. Le guide de
l’aveugle, un jeune homme de dix-sept ans à peu près, observait une svelte
jeune fille aux cheveux finement tressés de perles bleues. Guère plus âgée
que celui dont elle excitait l’attention, elle lui lançait des regards en coulisse
que Lat Bassirou Ndiaye, malgré la distance qui le séparait d’eux, était
arrivé à surprendre car ses prunelles éclataient de blancheur quand elle les
tournait fugacement vers le jeune homme au turban jaune. Parée de bijoux
autrement plus gros que ceux de la jeune fille, une femme, qui devait être sa
mère, observait l’estrade où péroraient les chefs de la ville de Saint-Louis.
Son port digne imposait le respect malgré son éloignement du pouvoir.
Jugeait-elle avec sévérité les Saint-Louisiens qui se trouvaient à l’ombre du
dais et des casques coloniaux ? Heureux de n’être pas placé en première
ligne de son regard, Lat Bassirou avait espéré que son discours avait été à
l’abri de sa compréhension de la langue française. Fallait-il être fier d’être
du côté des vainqueurs de leurs pères ? Une amorce de mauvaise conscience
avait effleuré son esprit : elle devait avoir compris, comme le vieil homme,
qu’il emmenait à Paris une partie de sa famille au sein de la délégation.
Il lui était passé par la tête d’inviter chez lui ces simples concitoyens
pour leur montrer qu’il était plus proche d’eux qu’ils ne se l’imaginaient.
Mais aurait-il pu décemment leur faire croire que la France était généreuse
avec eux à travers lui sans leur révéler le but secret de son voyage que
même Couly Coumba Diop, son meilleur ami, ignorait ? Cela aurait été
vain. Ils auraient probablement acquiescé à ses bonnes paroles par politesse.
Les inviter n’aurait offert qu’une occasion décente aux deux jeunes gens qui
s’épiaient de pouvoir se parler ; mais peut-être aussi d’entendre de leur
bouche qu’aucune femme aux habits couleur d’eau ne s’était postée près
d’eux, durant son discours, ne fût-ce qu’un bref instant. Il avait donc
renoncé à ce projet, d’abord parce que les deux jeunes gens en question
avaient dû être bien trop occupés à s’épier mutuellement pour observer quoi
que ce fût d’autre, ensuite parce qu’ils pouvaient être des espions du
Gouverneur du Sénégal dont il ne fallait pas éveiller les soupçons sur les
véritables motivations de son voyage à Paris.
Le lendemain matin, ils avaient embarqué en grande pompe sur le
Carrousel, sous les regards curieux des Saint Louisiens amassés sur le quai
principal du port de l’île. Et, comme aveuglés par leur joie, ils s’étaient
retrouvés sur l’Océan atlantique sans y prendre garde, sans même avoir eu
le temps, avait pensé trop tard Lat Bassirou Ndiaye, de prendre congé du
fleuve Sénégal.
XIII.
Tourmentés sans répit par le mal de mer, ils avaient perdu les uns après
les autres l’appétit que leur cuisinière Aïssatou Bâ, également affligée du
même mal, n’avait jamais réussi à ressusciter. Pour se distraire de la
platitude marine – et de ces langueurs douçâtres et écoeurantes que les eaux
de l’Atlantique Sud ont à la fin du mois d’avril – les frères Seck, Biram et
Arouna, avaient tenté de couvrir du son de leurs tambours le bruit du
moteur, au large du Maroc, par une fin d’après-midi chaude. Mais ils
n’avaient réussi qu’à se révolutionner encore plus les entrailles et à susciter
les protestations des marins français indisposés par leur présence sur le pont
du bateau. On les avait logés dans quatre cabines dont les portes, donnant
sur une petite coursive, étaient toujours maintenues ouvertes pour les
besoins de la discussion amorphe qu’ils tâchaient d’entretenir par de faibles
saillies drolatiques, comme on ranime un feu moribond en l’éventant
doucement. Ni les époux Pène, chanteurs et musiciens avertis, ni le joyeux
Bachir, petit-fils de Lat Bassirou, ni même Mame Aïda Kane, pourtant
toujours de bonne composition, n’avaient eu le courage de se dégourdir les
jambes sur le tillac du cent trente tonneaux à vapeur bien nommé le
Carrousel, qui les conduisait vers l’Europe. Et plus le Carrousel avait tracé
sa route vers le Nord, moins Lat Bassirou Ndiaye et sa délégation avaient
été tentés de s’exposer aux trombes d’eau froide qui balayaient son pont de
fer où seul Aliou Baldé s’était aventuré, méprisant les intempéries, comme
si l’enfermement lui était plus pénible que le froid et la pluie.
Les deux derniers jours du voyage, ils avaient été pris dans une tempête
au milieu du Golfe de Gascogne et la froide humidité des embruns qui
s’étaient infiltrée dans les entrailles du bateau les avait fait frissonner
malgré les pagnes épais dont ils s’enveloppaient. On soupçonnait que
Mame Aïda Kane s’était ainsi exposée à attraper la grave maladie qui
l’avait poursuivie de sa terrible assiduité depuis car, de constitution fragile,
il lui suffisait d’un rien pour perdre l’équilibre précaire de ses forces.
Aïssatou Bâ avait souvent essayé de la réchauffer en l’abreuvant de chaudes
infusions de plantes médicinales qui lui avaient, d’après ce qu’elle leur avait
raconté, coûté des incursions désagréables dans la cuisine du bateau dont le
chef, un certain Jean, n’allumait le feu qu’avec très mauvaise grâce hors des
heures de préparation des repas.
— « Qu’est-ce que tu veux toi ! », avait-il crié en l’apercevant pour la
première fois.
— « Chauffer de l’eau », avait-elle répondu sans trop se démonter.
— « Non mais, est-ce que tu crois que j’ai que ça à faire ?
— Mais le capitaine a dit… »
Dès qu’Aïssatou Bâ avait parlé du capitaine, Jean s’était exécuté, mais
en poussant de si terribles jurons qu’elle avait eu hâte que l’eau de
l’infusion bouillît pour pouvoir s’enfuir. Le capitaine du Carrousel qu’elle
avait rencontré en même temps que le reste de la délégation au moment de
leur embarquement à Saint-Louis les avait reçus avec un peu de cérémonie,
comme on joue, dans l’enfance, à accueillir le roi et la reine d’un pays
imaginaire, et cela avait suffi à une Aïssatou Bâ sans malice à le classer
dans la catégorie des gens bien. Mais ce même homme devait être d’une
terrible dureté avec son équipage car chaque fois que Jean lui hurlait de
sortir de sa cuisine, elle n’avait eu qu’à dire un simple « Mais le capitaine a
dit… », pour que le cuisinier se radoucisse : « Oui ! Oui ! Tu peux venir
dans ma cuisine, va ! » Ainsi Jean, le cuisinier du Carrousel lui avait
fortuitement découvert son point faible, sa sainte peur du capitaine, comme
on découvre, avec contrition, devant son docteur, un furoncle mal placé.
Mais elle n’avait pas désiré abuser de cet avantage sur le cuisinier matelot
dont elle avait peur. Ce n’était que parce qu’elle aimait de tout son cœur
Mame Aïda Kane, qu’elle s’était aventurée plusieurs fois par jour dans
l’antre de Jean pour conquérir de haute lutte un peu d’eau chaude, afin de
préparer cette infusion de plantes médicinales qui soulagerait sa maîtresse.
Dans ces moments de tension et de trouble provoqués par les cris de Jean,
désireuse que Mame Aïda guérît plus vite, elle avait consommé plus que de
raison ses provisions de feuilles curatives, gaspillage dont elle avait craint
de devoir se repentir dans l’avenir.
Mame Aïda Kane était une femme attaquée par des fièvres et des
douleurs étranges qui l’avaient empêchée de concevoir un enfant de sa
propre chair. On prétendait à Saint-Louis que sa mauvaise santé était le fruit
d’un crime commis par son père, un grand marabout parmi les plus savants,
qui lui aurait enseigné, juste avant de mourir, une prière particulière
permettant de guérir toutes les maladies du monde. Or léguer un tel secret à
sa fille n’était pas licite. Chaque fois donc qu’elle convoquait ce savoir pour
soigner les gens, elle se condamnait elle-même à prendre une part de la
maladie qu’elle combattait, ce qui ne la détournait pourtant pas de sauver
tous ceux qu’elle pouvait. Philanthrope à un point terrifiant, tantôt elle
recevait chez elle des personnes espérant une guérison à peu de frais, tantôt
elle se déplaçait, au cœur de la nuit, pour soulager les ultimes douleurs d’un
moribond qui paraissait trépasser content après l’avoir entrevue à ses côtés.
Alors, en général, les proches du défunt la remerciaient en psalmodiant le
nom de famille de son père dont elle honorait la mémoire par sa bonté car il
avait été de ces mystiques musulmans, les soufis de la confrérie des
Tidiane, qui poussent le respect de la vie des créatures de Dieu, de la plus
petite à la plus grande, jusqu’à pleurer de compassion devant le cadavre
d’une fourmi écrasée sous leurs pas. S’il avait transmis quoi que ce fût à sa
fille, c’était surtout cet amour universel de l’Humanité et de la Nature
créées par Dieu, amour si lourd à porter que rares sont les êtres humains qui
tiennent à en prendre leur part. À Saint-Louis, Aïssatou Bâ avait coutume
de seconder Mame Aïda Kane n’hésitant jamais à la suivre dans ses
déambulations nocturnes au secours des miséreux, moins par tendresse pour
l’humanité souffrante que par amour pour sa mère adoptive dont elle
admirait le sens du sacrifice et l’abnégation. Mais Aïssatou Bâ ne pouvait
s’empêcher d’espérer se marier, d’avoir des enfants – elle avait près de dix-
huit ans et se trouvait déjà vieille – et ce désir la distrayait souvent des
malheurs des autres. Honteuse de ses imperceptibles accès d’impatience,
elle essayait de calquer son comportement sur celui de Mame Aïda Kane,
mais des images de son propre bonheur à venir lui traversant l’esprit
l’empêchaient souvent d’être constante dans ses résolutions d’altruisme. Il
ne lui restait plus alors que la solution d’aimer encore plus fort Mame Aïda,
ce qui lui était facile, pour se racheter des errements de son imagination et
pour se pardonner de n’être pas si sainte que sa protectrice. Elle ne se
sentait pas un cœur à aimer toute la terre, seulement quelques personnes,
dont son futur mari, un homme qui serait nécessairement très grand et très
beau.
Grâce aux expéditions d’Aïssatou Bâ dans l’antre de Jean pour y voler
un peu de feu, Mame Aïda Kane avait recouvré un semblant de santé assez
rapidement et le jour de l’entrée du bateau dans l’estuaire de la Gironde,
elle avait pu suivre tous les autres sur le tillac du Carrousel pour respirer le
grand air. Ils avaient humé l’odeur puissante de ces eaux charriant de la
boue arrachée aux berges de la Gironde et du sable aspiré des fonds de
l’Océan atlantique. Habitués à cette odeur à la fois tellurique et maritime, ils
avaient – malgré la fraîcheur de l’air à peine adoucie par un pâle soleil
d’avril – regardé durant de longues heures les deux berges du fleuve se
rapprocher l’une de l’autre comme pour les happer. Des îles étaient arrêtées
dans le lit du fleuve et le capitaine Armand, du haut de son poste, leur avait
crié leurs noms étranges : l’île Philippe, l’île de Patiras, l’île Bouchaud, l’île
Verte, où se nichaient des petits ports champêtres. Ils avaient aperçu au loin
une belle petite ville dont ils n’avaient pas compris le nom : quelque chose
comme Ablaye ou Bilaye. Là se trouvait une tour de pierres blanches d’où
on leur avait adressé de grands saluts à bras tendus auxquels ils avaient
répondu bruyamment, sans crainte d’indisposer un peu plus contre eux
l’équipage du bateau. Enfin, à la nuit tombante, alors qu’ils voyaient des
deux côtés du fleuve des châteaux pris dans la brume orangée du jour
finissant et qu’ils sentaient la proximité de la ville de Bordeaux, le capitaine
les avait renvoyés dans leur cabine sous le faux prétexte qu’ils gênaient la
manœuvre.
Lat Bassirou Ndiaye avait remarqué très vite le comportement étrange du
capitaine Armand qui semblait partagé entre sa bonne éducation et une
profonde animosité à leur encontre. Il s’était douté que Jacques Armand ne
savait pas s’il fallait voir en eux des égaux respectables ou de parfaites
brutes car, tantôt il était courtois – cela avait été le cas quand il les avait
accueillis sur son navire –, tantôt maussade, voire grossier, comme il l’avait
été pour les renvoyer dans leurs cabines juste avant l’arrivée du Carrousel
au « Port de la lune » de Bordeaux. Il ne pouvait pas savoir que Jacques
Armand détestait la mission de les conduire jusqu’à Paris pour l’Exposition
universelle, mission qu’il aurait refusée s’il avait eu le choix car il haïssait
les longues courses sur la terre ferme. Le fracas des roues du train sur les
rails et celui des fiacres sur les pavés n’étaient pas aussi doux à ses oreilles
que les rugissements des déferlantes écumantes sur l’Océan atlantique par
gros temps. Les villes sans port marin, petites ou grandes, l’oppressaient et
il n’avait de cesse de leur échapper. Quand il était contraint de s’y rendre
pour une obligation majeure, il y allait sans joie. Lors de la mort de son
vieux père, maraîcher à Poitiers, son affliction avait été multipliée par le
mal-être que lui causaient les odeurs fades de l’humus humide du jardin où
il avait pourtant joué dans son enfance. Pendant les quelques jours passés à
régler les dernières volontés de son père, il s’était enfoncé dans le deuil
comme dans de la glaise. Bercé jusqu’à la nausée par le tintement tristement
régulier des cloches des églises figées dans la pierre crayeuse de Poitiers, sa
seule ressource, pour oublier la terrible immobilité de la terre sous ses
pieds, avait été de regarder le ciel où les nuages couraient comme des
voiliers poussés par le vent. Les promenades au long des fleuves ou des
rivières, dont les eaux lui paraissaient croupies, entachées de limon et de
végétation décomposée, lui parlaient de la mort plutôt que de la vie
immense des Océans. Dès son plus jeune âge il avait voulu fuir son destin
de paysan pour ne pas avoir à retourner sans joie, comme son père toute sa
vie, cette terre noire, lourde et grasse qu’il abhorrait. Il avait préféré tracer
sa vie comme un sillon léger et éphémère sur la surface des mers. Et, c’était
à ce dégoût profond de la terre qu’il devait d’être marin, mais également
d’être le complice des manigances du Gouverneur du Sénégal auquel il
n’était plus en position désormais de refuser quoi que ce fût par crainte
qu’on le privât du commandement du Carrousel.
XIV.
Sur l’ordre du capitaine, les Saint-Louisiens avaient donc déserté le pont
du Carrousel et ils n’avaient pu percevoir l’activité débordante du port de
Bordeaux qu’à travers les cloisons de fer et de bois de leur prison flottante.
Ce n’est qu’au milieu de la nuit, une fois la ville assoupie, qu’on était venu
leur commander de rassembler leurs affaires. Titubant de fatigue, ils
s’étaient laissés reconduire sur le pont puis sur la passerelle jetée sur le
quai. Trois grandes voitures où se trouvaient déjà distribués leurs
volumineux bagages les y attendaient. Les pas lourds des grands chevaux
qui tiraient en soufflant leurs énormes charges avaient résonné dans le
silence des quais et Bachir, à qui ses parents avaient recommandé de ne
jamais sortir en pleine nuit pour éviter d’avoir à rencontrer des esprits
malfaisants, avait eu alors cet étrange sentiment d’exaltation – dû à la
sensation d’être pour une fois du côté de ces monstres dont il avait toujours
eu si peur – d’inspirer lui-même, dans le sinistre équipage où il imaginait se
trouver, des terreurs enfantines à tous ceux qui se seraient aventurés dans la
rue à cette heure tardive. Scrutant les zones d’ombre du quai, puis celles des
portes cochères où on aurait pu se cacher en les entendant arriver, avec le
regard féroce du spectre qu’il pensait être devenu, Bachir s’était amusé à
juxtaposer dans son esprit les états d’âme des deux entités dont il jouait tour
à tour le rôle, passant de l’un à l’autre, tantôt pour se terroriser, tantôt pour
se rassurer. Mais ce charme, décuplé au détour de quelques rues sombres
débouchant sur les quais du « port de la lune », fut brutalement rompu par
l’irruption soudaine de gens qui au lieu de se soustraire à son regard
maléfique semblaient plutôt chercher à se placer sous la lumière crue de
puissants lampadaires à gaz. C’étaient, épiées par des hommes patibulaires,
des femmes à belles robes et grandes ombrelles qui déambulaient de long en
large d’un pas nerveux de fauve fraîchement capturé. Ce pouvaient être
aussi de jeunes garçons coiffés de casquettes rabattues sur un côté de la tête
et qui poursuivaient les premières. Ils étaient passés avec la lenteur d’un
convoi funèbre devant toutes ces personnes qui, ne parvenant pas à les
apercevoir à l’intérieur de leurs voitures, les avaient le plus souvent ignorés.
Bachir avait interrogé du regard les femmes assises près de lui dans la
voiture. Mame Aïda Kane comprenait-elle mieux que lui le sens de ce qu’ils
voyaient ? Le savait-elle malgré son âge supérieur au sien, elle qui ne s’était
pas retenue de pousser un petit cri aigu d’étonnement lorsqu’ils étaient
passés devant deux immenses colonnes décorées d’ancres marines gravées
dans leur pierre et au sommet desquelles étaient scellées deux immenses
statues qui paraissaient petites tellement elles étaient haut perchées ?
Aïssatou Bâ et Aram Bèye avaient placé quant à elles sur leur visage de
drôles d’yeux tout rond et, ainsi, lorsque leur convoi s’était arrêté devant la
grande porte de la Gare du Midi, Bachir avait compris que dans ce monde
nouveau les adultes qui l’accompagnaient étaient aussi ignorants que lui.
Le bruit de leur originalité avait dû courir cependant car des poulbots
aux casquettes posées de travers, poursuivis à leur tour par les belles dames
aux ombrelles, s’étaient agglutinés aux portières de leurs voitures, attendant
leur apparition avec une curiosité avivée par l’air mystérieux de leurs
cochers. Après un moment de timidité, les Saint-Louisiens s’étaient
montrés, dignement drapés dans les grands boubous d’atour dont ils
s’étaient revêtus, malgré leur fatigue, pour l’occasion de leurs premiers pas
en France. Les hommes étaient apparus les premiers et Bachir avait pu
entendre la petite foule trépigner autour d’eux, ce qui avait fait battre son
cœur juste avant que leur cocher n’ouvrît la portière de la voiture où ils se
trouvaient avec Mame Aïda, Aïssatou Bâ et Aram Bèye. À leur tour, ils
avaient été admirés, secrètement charmés d’être l’objet d’un tel
engouement. Deux jeunes hommes dégourdis avaient sifflé au passage altier
d’Aïssatou Bâ qui n’avait pas pu se retenir d’en sourire, provoquant malgré
elle une recrudescence de sifflets.
— « Qu’elle est noire ! », disait l’un.
— « Qu’elle est grande ! », lui répondait l’autre.
— « Mais qu’elle est belle ! », reprenaient-ils en chœur, charmés de voir
que la jeune fille ne semblait pas insensible à leurs louanges qu’ils
agrémentaient aussi de piques sarcastiques pour faire rire la foule :
— « Quels grands pieds tout de même !… Et quel cou long et maigre de
girafe ! Oh, vise un peu ses fesses rebondies ! »
Tant et si bien qu’Aïssatou Bâ, devinant aux rires des gens que les
compliments qu’elle recevait étaient doublés de quolibets, l’avait entraîné
dans une course précipitée vers le groupe des hommes qui les attendait dans
le hall de la gare. Sorties de la voiture tout juste après eux, Mame Aïda
Kane et Aram Bèye, avaient imposé temporairement le silence à la foule qui
les avait regardées passer sans trop savoir ce qu’il fallait penser d’elles,
oscillant entre la moquerie et la fascination pour les lourdes boucles
d’oreille d’or et les multiples bracelets qui lestaient leurs avant-bras
dénudés. À la lumière des lampadaires éclairant le cœur de la gare, on eût
dit du métal en fusion courant le long de leur corps car leurs amples robes
cousues de pagnes aux fils dorés et argentés mêlant leurs reflets à ceux de
leurs bijoux, donnaient le sentiment d’une coulée d’or ininterrompue de leur
tête à leur pieds.
Au grand énervement du capitaine Armand, ils avaient été environnés
par une foule curieuse de les voir de près à les toucher presque et dont
l’empressement accroissait la sensation d’étouffement qui l’assaillait loin de
l’Océan. Il s’était soudain retrouvé au centre du cercle des Saint-Louisiens
qui se contractait sous la pression de la multitude où il imaginait se
dissimuler des voleurs à la tire convoitant les bijoux des femmes. Jamais il
ne s’était trouvé si proche des nègres, le visage à quelques centimètres de
celui du vieux Lat Bassirou Ndiaye, la poitrine comprimée par celles des
autres. Enfin, empêché d’écarter les bras du corps, se croyant soudain
prisonnier des nègres, il s’était mis à hurler, on ne sut d’abord contre qui :
— « Mais poussez-vous, laissez-moi respirer ! »
Son uniforme d’officier de la marine marchande en avait imposé à ceux
qui, à la faveur de la cohue, dissimulaient derrière le rempart de chair et
d’habits leurs mauvaises intentions, et l’étau de la foule s’était desserré si
brutalement autour du capitaine qu’il avait pu enfin se dégager de l’étreinte
noire dont la promiscuité l’inquiétait. Comme la tournure des événements
avait largement dépassé en désagréments ce qu’il avait prévu lorsque le
Gouverneur du Sénégal l’avait obligé à escorter les nègres jusqu’à
l’Exposition universelle de Paris, il avait laissé éclater contre la foule qui
les oppressait une colère destinée également au Gouverneur, colère
disproportionnée pour ceux qui en ignoraient la véritable cause.
— « Mais vous allez nous foutre la paix, oui ? Foutez-moi le camp !
Vous vous croyez au zoo ou quoi ? Vous vous comportez comme des
sauvages ! Foutez-moi le camp je vous dis ! »
À ces mots infâmants, la foule qui s’était assez ressaisie pour remarquer
que le capitaine n’était qu’un marin perdu à terre, gronda, s’écartant
toutefois, malgré sa velléité de révolte, à la vue de son air furieux et de la
rage qui l’avait envahi. Sa peau très blanche s’était parsemée de petites
plaques de rougeurs disséminées depuis son cou jusqu’à son front, donnant
le sentiment que le soleil se levait sur son visage. Les curieux avaient fini
tout de même de se disperser quand le train pour Paris avait été très
opportunément avancé sur le quai.
Le capitaine Armand les avait fait grimper sans cérémonie dans l’un des
deux wagons du convoi et des curieux s’étaient alors à nouveau approchés
de leur voiture avec les mains posées sur le haut du front à la façon d’une
visière de casquette pour ne pas perdre un geste, malgré les reflets des vitres
du train, de leur installation sur les bancs en bois de la troisième classe.
Mais ce spectacle avait cessé, au grand désappointement de ces gens, quand
le capitaine, baissant rageusement tous les rideaux du wagon, avait empêché
que l’on surprît leur émerveillement au démarrage de la machine. Après
qu’ils eurent entendu claquer les portières du train, et des coups de sifflet
stridents, le « monstre », comme Bachir l’avait surnommé, s’était arraché à
son immobilité par à coups, le premier ayant été le plus long, comme si une
immense et invisible main mécanique l’avait agrippé à l’abri d’un nuage de
fumée blanche pour le lancer sur son chemin de fer. La vitesse du train et le
fracas de ses cahots avaient cru avec une régularité infernale, parfaitement
étrangère à la traction animale dont ils savaient percevoir les défaillances
insensibles, annonciatrices de sa future exténuation. Là, en revanche, plus le
train courait sur ses rails, plus il montrait sa capacité à maintenir une vitesse
inexorablement identique, sauf à ces moments marqués, qu’ils avaient
appris à reconnaître, où il traversait lentement dans l’obscurité une gare où
l’on ne s’arrêterait pas.
De la France, les Saints-Louisiens n’avaient pas vu d’abord grand chose.
La plupart d’entre eux, faute de pouvoir se parler, si ce n’est par gestes,
tellement le bruit de roulage du train était fracassant, s’étaient laissés
surprendre par une étrange torpeur née du cumul de leur fatigue et de
l’inconfort de leurs sièges en bois. Ils n’avaient pas eu la force d’ouvrir les
yeux, même quand le point du jour avait faiblement traversé leurs paupières
closes, et ne s’étaient vraiment éveillés que lorsque le capitaine Armand
avait violemment ouvert les rideaux des fenêtres de leur micheline, comme
si sa colère du quai de la gare de Bordeaux, plus de dix heures auparavant,
s’était aussi réveillée à leur vue.
Leur arrivée sur le quai de la gare d’Austerlitz n’avait pas suscité le
même engouement que celui de la Gare du Midi à Bordeaux. Quelques
regards goguenards, des sourires amusés, mais aucun attroupement autour
d’eux, même pendant l’attente des fiacres qui devaient les conduire aux
Invalides. On n’avait pas paru surpris de les voir là, frissonnant dans leurs
habits étranges au milieu de leurs ballots jetés sur le trottoir. Et cette
indifférence les avait étonnés eux-mêmes, comme si le peu d’attention
qu’ils attiraient était aussi déplaisant que l’indiscrétion dont ils avaient été
les victimes à Bordeaux. Du moins cela leur avait donné le loisir d’observer
un peu les Parisiens, marchant en rangs serrés et à toute allure comme des
Maures, sur le large trottoir devant l’entrée de la gare. On aurait dit que tous
les hommes portaient des hauts de forme noirs, qu’ils arboraient les mêmes
moustaches noires, une barbe identiquement noire et des costumes
similaires à quelques nuances de couleur près. Les femmes n’échappaient
pas non plus, leur avait-il semblé, à cette indistinction et ils s’étaient
surpris, malgré l’impolitesse curieuse dont ils avaient été eux-mêmes les
victimes la veille, à scruter les passants avec cette avidité anxieuse de leur
découvrir des particularités physiques autres que les plus habituelles, liées à
la taille, au poids et à l’âge. Sans leur avoir laissé le temps de progresser
dans leurs études physionomistes, trois voitures identiques à celles qui les
avaient transportés à Bordeaux, s’étaient soudain rangées devant eux.
D’alertes jeunes postillons, cette fois-ci coiffés de simples casquettes, et
non plus de cérémonieux hauts de forme, s’étaient précipités vers le
capitaine Armand pour recueillir des instructions qu’ils avaient exécutées
avec célérité, ne prenant même pas la peine de faire semblant de les voir,
extrêmement concentrés en apparence sur le devoir pressant de ranger leurs
bagages le plus efficacement possible, puis de les ranger eux-mêmes
comme de vulgaires paquets dans leurs voitures respectives.
— « Tu prends les femmes et le gamin dans ta voiture, Paulin ?
— Moi ! Vu le poids des ballots, je peux n’en prendre que deux !
— Eh, Jacquot, c’est toi qui les prends alors ?
— Oui, va… mais à condition d’avoir les plus maigres. »
C’est alors seulement qu’ils avaient été soupesés par trois regards
parisiens et qu’en un tour de main, à la suite de leurs bagages, ils avaient été
répartis dans les fiacres en vertu de considérations techniques qui leur
avaient d’abord échappé. C’est en y repensant plus tard que Lat Bassirou
avait compris pourquoi il s’était retrouvé en la seule compagnie de son
petit-fils Bachir dans la voiture de Jacquot, voiture la plus chargée de leurs
lourds ballots. Pendant ces tractations entre les cochers, la foule avait
continué à les dépasser sans arrêter son attention sur leurs personnes, leur
habits, leur passivité gauche, alors qu’ils avaient le sentiment d’être le clou
d’un spectacle haut en couleur et qu’à la place de tous ceux qui ne les
voyaient pas, ils se seraient arrêtés, agglutinés pour s’observer eux-mêmes,
tant le sentiment de leur propre étrangeté les avait assaillis dans un
environnement aussi nouveau. Un peu plus tard, dans leur fiacre arrêté
après des dizaines d’autres, au milieu d’une grande avenue pavée, Lat
Bassirou avait pensé ces mots qui traduisaient bien les sentiments qu’il
éprouvait. Ils étaient comme des fourmis noires perdues dans une
fourmilière de fourmis rouges, mais il n’en avait rien dit à l’enfant assis en
face de lui qui regardait de tous ses yeux, par la fenêtre du fiacre, Paris, la
capitale de l’Empire colonial français.
Paris ne l’avait pas impressionné. Sa première surprise d’entrer dans un
lieu de pierre, de fer et de verre, était survenue à Bordeaux. Certes tout était
monumental à Paris, mais cet immense labyrinthe de rues, cette multitude
d’immeubles, cette pléthore de tramways bondés d’hommes et de femmes
pressés par une terrible urgence, ne lui avaient pas paru mériter sa dévotion.
À vrai dire, ce qui l’avait le plus troublé, c’était plutôt son petit-fils Bachir
qui avait absorbé, sans presque se laisser le temps de cligner des yeux, le
spectacle de Paris tandis que leur fiacre, pris dans un enchevêtrement de
voitures, roulait au pas, au grand énervement de leur cocher fouettant
copieusement ses chevaux dès que le moindre petit espace de l’avenue
embouteillée s’ouvrait à lui. Bachir avait eu l’air de boire les bruits, les
odeurs et les lumières de Paris et son grand-père, effrayé de le voir ainsi,
avait cru observer le poison du prestige des machines s’infiltrer par toutes
les entrées de son petit corps. Le front collé contre la vitre du fiacre,
l’enfant n’avait rien perdu des arcs de triomphe, des tramways, des
bicyclettes à moteur, des devantures illuminées par l’électricité et avait
poussé de grands cris de surprise à la vue d’une automobile à vapeur.
Tenant les paumes de ses mains tournées vers le ciel, Bachir lui avait paru
prier des divinités matérielles, prêtant toute son âme aux objets étrangement
assemblés de vérins, de boulons et de fer, machines loufoques des roues
maigres, mécanismes dentés dévoreurs de temps. Les narines de l’enfant
avaient tressailli en aspirant l’odeur des machines, odeur d’huile brûlante de
leurs frictions internes et compulsives. Parfois tenté d’interrompre cette
coulée directe d’impressions nouvelles dans l’esprit tendre de son petit-fils,
le vieil homme y avait renoncé, ne se sentant pas la force de rivaliser avec
ce monde de métal martelé par des hommes enragés de puissance sur la
Nature. Qu’aurait-il pu faire contre la magie de leurs machines ? Pouvait-il
opposer la beauté de sa frugalité, économe d’efforts, à cette débauche de
puissance impérieuse ? Sa sagesse de vieillard n’aurait rien dit à l’énergie
désirante d’un enfant. À l’intérieur même de leur fiacre, tout était rutilant et
métallique et l’on pouvait y surprendre, dans les moindres détails, le travail
d’esprits terriblement passionnés par la symétrie : la poignée de la portière
calculée pour s’adapter à toutes les mains, blanches et noires, petites et
grandes, cédait par un jeu de ressorts mystérieux au moindre effort comme
si le rêve de son constructeur avait été qu’elle se fasse oublier. Un jour, sans
doute était-ce là l’horizon de leurs inventeurs, les machines réaliseraient le
rêve de toute l’humanité de dispenser les corps humains des efforts
nécessaires à leur survie dans la Nature. Les machines n’avaient pas d’âme,
sauf celle de leurs créateurs peut-être. Mais assurément elles en
acquerraient une lorsque les hommes ne pourraient plus se passer d’elles
pour vivre. Alors les hommes et les femmes de la terre entière deviendraient
insensiblement leurs esclaves comme le petit Bachir était en train de le
devenir sous ses yeux.
Un sursaut de l’enfant l’avait poussé à regarder par la fenêtre du fiacre
et, tombant à son tour dans le piège de cette fascination puérile à laquelle il
aurait aimé résister jusqu’au bout, il avait pourtant écarquillé les yeux en
apercevant au-dessus des toits, clouée au firmament par des milliers de
rivets de fer, l’arbre immense de métal reliant la terre au ciel comme un
pont les deux berges d’un fleuve invisible, « la tour de trois cents mètres »,
la tour Eiffel.
— « À quoi cela sert-il ? », lui avait demandé Bachir.
Il n’avait rien su lui répondre.
XV.
Ils avaient eu l’illusion d’être des hôtes de marque de la France une
semaine avant l’inauguration officielle de l’Exposition universelle, le 6 mai
1889, par le président Sadi Carnot. Entouré de ses aides vêtus de costumes
sombres et de hauts de forme noirs comme lui, un commissaire de
l’Exposition, debout sur une petite estrade, leur avait adressé un discours de
bienvenue devant le Palais Central des Colonies, au cœur de l’esplanade des
Invalides. Muni d’un porte-voix qu’il rabaissait à la fin de chacune de ses
phrases, il donnait à son public le sentiment étrange qu’il exécutait une
danse prodigue d’un seul geste du bras, laissant tout le reste du corps
immobile :
« Vous, nos meilleurs enfants des Colonies, vous avez été invités à
l’Exposition universelle de Paris grâce à la générosité de la France
éternelle. N’oubliez pas votre chance historique de participer à une si belle
commémoration du Centenaire de la Révolution française. Votre devoir de
reconnaissance vous impose de recevoir tous les visiteurs de l’Exposition
avec gentillesse et patience… ll est interdit de sortir de l’enceinte de
l’Exposition sans autorisation… Les repas seront servis à midi très
exactement… Que les Musulmans se signalent à la direction du réfectoire
pour les menus sans porc… Pas de questions ?… J’ai la joie de vous
annoncer que vous allez pouvoir visiter dès à présent l’un des trois grands
sites de l’Exposition : celui du Champ de Mars… »
Ils avaient applaudi pour la forme ce discours que peu d’entre eux
avaient compris tandis que le commissaire s’empressait de se débarrasser de
son porte voix dans les mains d’un subalterne qui les avait invités à se
diriger, toutes « races humaines confondues », sous bonne escorte policière,
vers la gare nommée « Affaires étrangères » du petit chemin de fer
Decauville permettant d’aller d’un site de l’Exposition à l’autre, des
Invalides au Champ de Mars. Comme la gare était située au bout de l’allée
centrale de l’Esplanade, en direction de la Seine, ils étaient passés devant le
Palais du ministère de la Guerre dont l’apparence belliqueuse, une poterne
médiévale à deux tourelles, contrastait avec les délicatesses boisées du
Palais Central des Colonies. Ces deux Palais s’envisageaient comme si les
architectes, responsables de la disposition des attractions de l’Exposition,
avaient souhaité que les Colonies et les Protectorats français se souviennent
que l’armée française avait été leur première « interlocutrice ». « Le bois ne
résiste pas à la pierre », avait pensé Lat Bassirou en observant cette
disposition significative. Puis, toujours dans l’allée centrale, ils avaient pu
observer de loin les toits pointus et les colonnes du Palais de la Cochinchine
ainsi que les architectures mauresques des Palais de l’Algérie et de la
Tunisie que leurs guides n’avaient pas jugé bon de leur faire visiter ce jour-
là.
Une fois installés dans le petit train Decauville, ils avaient été conduits
rapidement jusqu’aux pieds de « la tour de trois cents mètres », sans aucun
arrêt dans les trois gares du circuit, pressé que l’on avait été de leur montrer
ce qu’il « fallait voir ». Aussi avaient-ils eu peine à bien discerner les
limites de l’immense espace labyrinthique de la ville dont ils entendaient la
rumeur de l’autre côté du fleuve. D’où ils étaient, les eaux sombres de la
Seine ne se voyaient qu’épisodiquement. Seul le vol rasant des martinets
laissait deviner sa présence. Quand on visitait Saint-Louis, le fleuve Sénégal
occupait tout l’horizon, écrasant du poids de ses flots toute la ville. Quand
on roulait dans le Decauville qui filait à l’allure d’un cheval au petit trot, la
Seine se dérobait, engloutie par la pierre. C’était, avait pensé Lat Bassirou
Ndiaye, à cause de ses quais qui cachaient la terre de ses berges, comme si
la ville cherchait à l’absorber sous la pierre de ses rues, de ses places et de
ses immeubles, l’étouffant d’une étreinte minérale avec le rêve peut-être de
la faire disparaître. Séparée du soleil par tous les ponts qui l’enjamberaient,
la Seine ne serait plus, un jour, qu’un souvenir d’eau libre emprisonné dans
les mémoires de quelques vieillards. Cette rêverie absurde l’avait empêché
de s’abandonner à la douceur d’être transporté sans trop d’inquiétude d’un
lieu à un autre, et, une fois le train arrivé près des grandes pattes de la Tour
Eiffel puis commencée la visite des Palais du Champ de Mars, cette idée de
la fin inéluctable des fleuves ne l’avait plus quitté. Contrairement à ses
proches et à tous les autres « extasiés », il n’avait donc pas accordé une
grande attention aux merveilles techniques qu’on leur avait montrées dans
le Palais des machines. Ni les énormes machines Marinoni à imprimer en
une nuit des journaux par milliers, non plus que les prodigieux élévateurs de
personnes ou encore l’extraordinaire trottoir roulant perché à neuf mètres du
sol sur lequel on les avait installés et que l’on avait mis en route par surprise
pour mieux les sidérer, ne l’avaient impressionné. À la fin de cette
éprouvante journée de marche où l’unique but de leurs guides n’avait été
que de leur « remontrer » la puissance invincible de la France, ils avaient
été conduits voir le « spectacle inouï » donné par la fée électricité devant le
Dôme Central. Sur un geste théâtral du Commissaire aux Colonies qui les
avait rejoints à ce moment-là pour se donner le rôle agréable de les
émerveiller, on avait activé devant eux « les fontaines lumineuses » au
rythme enlevé d’une fanfare. Des lumières multicolores étaient projetées sur
les gerbes d’eau qui giclaient dans les grands bassins de la fontaine de
Coutan dont la sculpture représentait « la Ville de Paris éclairant le monde
de son flambeau » et dans chaque goutte d’eau s’incrustait un kaléidoscope
de couleurs, leur accordant éphémèrement la majesté d’un fleuve. Leurs
guides, orgueilleux d’observer des hommes et des femmes venus de la terre
entière admirer les productions techniques de leur civilisation, se délectaient
du spectacle qu’ils donnaient, figés comme des statues, tellement
hypnotisés par ce flot de lumière, entré à gros bouillon au fond de leur
rétine, qu’ils avaient été presque obligés de les bousculer à l’heure de
repartir.
À nouveau dans le petit train Decauville, sur le chemin du retour vers
leur dortoir situé aux confins Est de l’Esplanade des Invalides, le long de la
rue Constantine, et protégé de la rue du ministère des Affaires Etrangères
par une longue et haute palissade de bois, ils avaient continué d’être hantés
par des images brillantes et confuses. Même après le repas du soir, une fois
couchés dans leur dortoir, ils n’avaient pu se débarrasser des scintillements
électriques de la fontaine de Coutan. La fontaine de lumières avait jailli à
nouveau sous leurs yeux, suspendue dans l’obscurité, les obsédant pendant
des heures jusqu’à ce qu’une autre puissante lumière artificielle les délivre
enfin : celle du phare placé au sommet de la tour Eiffel qui, tel un rayon de
lune maléfique, les avait définitivement empêchés de dormir les premières
nuits de leur séjour à Paris. Puis, une fois habitués aux lumières artificielles
et remis de la fatigue de leur installation, ils s’étaient progressivement
intéressés aux hommes et aux femmes du monde entier qu’ils côtoyaient
nuit et jour et dont les langues étranges leur avaient paru devenir familières
au fil du temps. Ainsi, voyant que la promesse de la visite de l’Esplanade
des Invalides ne serait pas tenue avant l’ouverture officielle de l’Exposition
au public, Lat Bassirou Ndiaye avait décidé de découvrir avec sa délégation
les lieux que leurs guides ne leur avaient pas montrés.
Derrière les façades des palais maghrébins, ils étaient allés discrètement
visiter le café maure, le café concert tunisien et les tentes algériennes où les
hommes avaient été invités après la prière du vendredi à boire du thé vert.
Non loin de là, les ombrageux Touaregs, qui avaient fini comme eux par
être mis au ban de l’Exposition, les avaient tenus à distance, tout en restant
polis. À force de passer devant le Palais de l’Annam-Tonkin au toit hérissé
de pointes étranges et peint de couleurs vives, du vert de jade au rouge sang,
ils s’étaient enhardis à lier conversation avec leurs occupants qui étaient
restés affables sans beaucoup parler. Toutefois, un jour avant l’ouverture
officielle de l’Exposition, ils avaient eu la surprise de recevoir la visite d’un
conducteur de pousse-pousse Annamite qui les avait tous invités à assister à
une répétition « privée » de leur spectacle. Ils s’étaient donc rendus au
théâtre Annamite, n’oubliant pas de porter à leurs hôtes des présents, des
pagnes et quelques bracelets offerts par Mame Aïda Kane aux danseuses,
pour écouter les accents étranges des chants qui rythmaient leurs gracieux
mouvements de bras. Les premiers grands coups de cymbale les avaient fait
sursauter car rien dans l’attitude impassible du musicien percussionniste, au
chapeau carré et à la robe verte et mauve, n’annonçait son geste violent et
rapide. Puis, quand s’était installée la musique des luths, long prélude à
l’entrée des danseuses aux têtes serrées dans de petits chapeaux pointus, ils
s’étaient laissés envoûter par leurs attitudes extatiques, toujours très proches
de l’immobilité, et par les grands sourires lumineux qui ne quittaient jamais
leur visage. Lat Bassirou avait remarqué alors avec satisfaction que son
petit-fils Bachir avait été autant subjugué par ce spectacle de danse que par
celui de toutes les machines extravagantes qu’on leur avait présentées
comme ce que le monde pouvait désormais promettre de plus beau. S’il
redoutait le pouvoir des machines sur l’esprit de l’enfant, il ne craignait pas
qu’il s’éberlue devant les danses étonnantes de ces femmes à la couleur
jaune sombre et aux cheveux noirs de jais, et lisses comme du fil de soie.
Leurs danses, leurs chants et leurs musiques n’étaient-elle pas aussi
subtilement complexes que les mécaniques délicates de l’horloge du Palais
des Machines ? Oui, elles l’étaient, aussi bien que celles des Tunisiens, des
Algériens, des Pahouins d’Afrique centrale, des Gabonais, des Congolais,
des Cambodgiens et des Saint Louisiens eux-mêmes. Et Bachir devait
apprendre à ne pas avoir honte que son peuple, comme tous ceux d’Afrique
et d’Asie, n’ait pas su, parmi les premiers, créer des machines de feu, de fer
et de pétrole.
Une fois les portes de l’Exposition universelle ouvertes, Lat Bassirou
Ndiaye avait compris que cette fête n’était pas vraiment la leur,
contrairement à ce que le Commissaire chargé des Colonies leur avait
annoncé. Les dimanches surtout avaient été insupportables quand une
douzaine de jeunes Parisiens déterminés à se divertir après une semaine de
dur labeur et désireux d’amuser leurs pairs, autant que d’éblouir les jeunes
filles qu’ils avaient convaincues de les accompagner à l’Exposition,
s’étaient régulièrement agglutinés aux barrières de l’enclos qui délimitaient
le lieu où ils étaient tenus de passer leurs journées, du matin huit heures à
dix-huit heures le soir. Cet endroit grotesque que l’on avait décoré de cases
et d’une haute tour du style architectural de la mosquée de Djenné au
Soudan, avait été baptisé le Village sénégalais, mais tout le monde
l’appelait le Village nègre. Et si Abdoulaye Thiam, le bijoutier, et Sidy
Niang, le tisserand, s’étaient un très court moment prêtés au jeu de rôle
qu’on leur demandait, ils avaient très vite fini par chercher à éviter de
travailler devant le public du dimanche qui s’était plaint au Commissaire de
l’exposition chargé des Colonies de leur excessive réserve. Au nom de quel
sentiment de supériorité pouvait-on se permettre de pousser à leur vue des
cris de singe ou de leur jeter parfois des épluchures de fruits quand on
estimait qu’ils ne se souciaient pas assez du public ? Pour les « protéger »,
le commissaire de l’Exposition leur avait adjoint un « gardien » qui, se
croyant investi de la mission de les « montrer au travail », n’avait eu de
cesse de leur commander, en faisant les gros yeux, de travailler plus, tout en
restant souriant, d’exagérer leur gestuelle d’artisan, d’avoir l’air de se
donner de la peine, ce qui, au bout du compte, n’avait fait qu’exciter la
foule contre eux quand elle voyait bien qu’ils refusaient d’obtempérer.
Allant même jusqu’à opérer, justement à ces moments-là, le dos tourné au
public, les artisans Saint-Louisiens s’étaient ainsi exposés à essuyer une
recrudescence de cris de singes et de jets de fruits pourris que le petit
groupe de jeunes parisiens s’était fait un jeu de répéter tous les dimanches,
après avoir lu la pancarte que le gardien avait cru bon de placer sur la
palissade de leur enclos : « Ne leur donnez pas à manger, ils sont déjà
nourris. » Les choses avaient empiré quand il avait été commandé aux
griots de chanter pour « accompagner en rythme le travail des artisans ».
Ndiaga Pène et Aram Bèye s’étaient exécutés de bonne grâce au début,
mais leurs chants, accompagnés du « xalam », la petite guitare à trois cordes
dont jouait le mari, avaient provoqué de tels cris, sifflets et quolibets que les
griots avaient résolu à leur tour de tourner le dos aux visiteurs. Et,
comprenant à leur exemple que cela avait le don d’attirer autour de leur
enclos encore plus de monde, ce qu’ils souhaitaient tous éviter désormais,
les frères Seck avaient également renoncé à battre leur tam-tam le
dimanche.
Assis la majeure partie de la journée sous la paillote leur tenant lieu de
mosquée, Lat Bassirou Ndiaye. avait été lui-même présenté au public par
leur gardien, comme « le vieux sage nègre entrain de palabrer tout seul », à
cause de son habitude de psalmodier ses prières à demi voix tout en
égrenant les perles de son chapelet. Aveugles à son opprobre, ni son petit-
fils Bachir, ni Mame Aïda la sœur de son épouse, ni le taciturne Aliou
Baldé qui se tenait toujours près de lui, ni les artisans et les musiciens de la
délégation n’avaient fait semblant de rien. Mais ces silences, loin de le
consoler, lui avaient été plus insupportables que des reproches et il avait
puissamment ressenti la honte immense de l’homme fier qui couvre sa
famille de ridicule en croyant agir pour sa gloire. S’il ne lui était pas restée
la ressource d’espérer que la mise en accusation du Gouverneur du Sénégal,
grâce aux dossiers que lui avait confiés son informateur secret, serait le
coup d’éclat qui le réhabiliterait aux yeux de tous, il se serait fait à l’idée de
son suicide, un suicide spectaculaire à la façon des Peuls bafoués dans leur
honneur, à grands coups de couteau partout dans le corps, sans un
gémissement. Mais Lat Bassirou n’avait jamais été dupe de ses propres
espérances. Plus grande est l’offense subie, plus les espoirs de la voir
réparée sont irréalistes. Après tout, s’était-il dit un dimanche, il pouvait être
rassurant de courir volontairement à sa perte, de puiser dans la poursuite de
son accomplissement la satisfaction d’avoir participé à l’achèvement de son
destin. Que pouvait-il leur arriver de pire qu’au village nègre, qu’on les
renvoie chez eux, à Saint-Louis ? Ainsi, dès qu’il avait appris à la fin du
mois d’août 1889, de la bouche de leur gardien du dimanche, que leur
manque de coopération leur vaudrait assurément une expulsion de
l’Exposition et leur remplacement par des comédiens recrutés parmi les
tirailleurs sénégalais qui feraient très bien semblant de tout, de la musique à
la danse, en passant par l’artisanat, voire la cuisine, Lat Bassirou avait enfin
décidé d’agir.
XVI.
— « Monsieur, le Chef adjoint du cabinet vous fait dire ceci par mon
truchement et copie de sa lettre sera envoyée au chef du cabinet du Ministre
de la Guerre… »
Le très jeune secrétaire, délégué depuis peu au cabinet du Ministre des
Affaires Étrangères, avait sorti de sa poche un papier plié en quatre, l’avait
ouvert devant ses yeux de myope puis commencé à lire :
« Monsieur Hendaye Bassirou Lat, non seulement vous offensez la
France en vous attaquant ainsi à la personne du Gouverneur du Sénégal,
votre bienfaiteur, puisque c’est lui qui a eu la bonté de vous choisir au
milieu de tous vos semblables pour représenter votre ville de Saint-Louis –
et mal lui en a pris ! –, mais encore vous blessez les lois les plus
élémentaires de la reconnaissance. Ce sentiment de gratitude est-il inconnu
aux gens de votre race ? Monsieur Hendaye, je ne puis admettre les preuves
que vous avancez d’une quelconque culpabilité du Gouverneur de Sénégal
dont le seul tort demeure à mes yeux de vous avoir choisi pour conduire la
délégation de Saint-Louis du Sénégal à l’Exposition universelle de Paris.
Vos prétendues « preuves » sont des faux grossiers et devraient vous valoir
des poursuites judiciaires susceptibles d’aboutir à l’établissement de
l’identité du faussaire votre complice, ainsi qu’à une punition exemplaire
pour tous les deux. Mais la République, en ces temps de paix, et surtout
pour ne pas ternir sa réputation de clémence envers ses enfants égarés, si
ingrats fussent-ils, renonce à vous emprisonner pour trahison. Toutefois, la
République française vous condamne, vous et votre troupe, à regagner dans
les plus brefs délais la Ville de Saint-Louis où le Gouverneur du Sénégal
veillera lui-même à ce que vous soyez déchu de la nationalité française. »
Après sa lecture, le secrétaire avait levé vers lui des yeux sévères tout en
repliant la lettre du chef de cabinet, mais sans prendre garde qu’il la repliait
à l’envers. Ainsi, Lat Bassirou avait pu observer que la page, que le jeune
homme avait fait mine de lire, était blanche. Que de son propre chef, malgré
sa jeunesse, le secrétaire eût pris la grande décision politique de les expulser
de l’Exposition universelle et de le déchoir de la nationalité française, passe
encore, mais Lat Bassirou n’avait pas admis que les risques pris par son
informateur pour constituer ce dossier, dans les propres bureaux de la
messagerie Chéri Peyrissac à Saint-Louis, aient été si vite réduits à néant.
— « Petit jeune homme… », lui avait-il dit, « … vous vous moquez de
moi : il n’y a rien d’écrit sur cette prétendue lettre de votre supérieur et vous
n’êtes pas le chef ici. J’ai attendu une heure que le chef de cabinet me
reçoive et j’attendrai s’il le faut une autre heure pour le voir. »
Furieux que son stratagème ait été découvert par sa propre inadvertance,
le jeune secrétaire avait élevé le ton :
— « Mais vous comprenez mal le français ou quoi ? Vous m’avez fait
perdre suffisamment de temps comme cela ! J’ai dit, dehors ! »
Le corps parcouru de frissons de colère tellement l’attitude de cet
« enfant » lui avait paru inconsidérée, Lat Bassirou Ndiaye avait répondu :
— « Non, je ne bougerai pas tant que je n’aurai pas vu votre chef ! »
La résolution de Lat Bassirou avait médusé le jeune homme qui, ne
s’attendant pas à trouver de résistance chez un nègre visiblement vieux et
faible, s’était apprêté à appeler à la rescousse les policiers en faction devant
le ministère pour l’expulser au moins de son bureau, quand y avait fait
irruption la personne dont il avait prétendu être le porte-parole.
— « Ruinart, veuillez m’apporter le dossier… »
À voir le visage du secrétaire se décomposer, Lat Bassirou avait deviné
que c’était une personne haut placée qui venait d’apparaître et, sans laisser
le temps au secrétaire de répondre, il s’était retourné pour l’apostropher.
— « Monsieur le ministre, je vous demande au nom de la France
républicaine, au nom de la Colonie du Sénégal et au nom de la justice, de
me recevoir dans votre bureau. J’ai une affaire de la plus grande gravité à
vous soumettre et votre secrétaire ici présent l’a reconnu car il m’a assuré
que vous me recevriez immédiatement. »
Le secrétaire interloqué n’avait rien pu opposer à ce mensonge de Lat
Bassirou, tant était proche la révélation qui aurait ruiné sa carrière
naissante : une feuille blanche, pliée en quatre traînait encore sur son
bureau, et si le vieux nègre avait signalé son stratagème, il se serait exposé à
devoir donner des explications très embarrassantes sur sa prétention à
prendre des décisions en lieu et place de ses supérieurs hiérarchiques.
Probablement séduit par sa façon de parler le français et flatté du titre de
ministre qui lui avait été décerné, celui qui n’était encore que le chef adjoint
du cabinet du Ministre des Affaires étrangères avait invité avec courtoisie
Lat Bassirou à le suivre dans son bureau. Une fois le dossier « Gouverneur
du Sénégal » repris des mains du secrétaire Ruinart, Lat Bassirou l’avait
suivi dans une pièce beaucoup plus grande que celle qu’ils venaient de
quitter et dont la décoration luxueuse signifiait l’importance de son
occupant. Le chef adjoint l’avait invité à parler et l’avait écouté les yeux
plissés, concentré sur ses paroles dont il semblait soupeser la moindre
parcelle de sens implicite. Tandis qu’il exposait dans les détails l’affaire de
corruption touchant le Gouverneur du Sénégal, Lat Bassirou s’était
interrogé sur le sentiment particulier que créait chez lui Monsieur Duclos de
Saint-Jean – c’était sous ce nom qu’il s’était présenté à lui dès qu’ils
s’étaient installés de part et d’autre de son bureau -. Depuis qu’il avait quitté
Saint-Louis, il avait été l’objet sinon du mépris du moins de la
condescendance de la plupart de ses interlocuteurs français de la métropole.
Excepté cet homme, personne n’avait semblé devoir lui parler d’égal à égal
et ce nouvel état de fait, tout en lui procurant une certaine satisfaction
d’amour-propre, l’avait mis sur ses gardes. M. Duclos de Saint-Jean l’avait
donc écouté avec une extrême attention, prenant quelques notes sur une
feuille au fil de son discours tout en le quittant le moins possible des yeux,
comme s’il avait également cherché à savoir s’il mentait.
— « Monsieur Ndiaye… – lui, avait bien prononcé son nom de famille
ce qui avait paru à Lat Bassirou une indication de sa bonne éducation – …
pardonnez-moi de vous interrompre, mais je ne peux résister à la curiosité
de vous demander où vous avez appris à parler aussi bien le français.
— J’ai été à l’âge de vingt ans un des premiers élèves du père David
Boilat au collège secondaire de Saint-Louis du Sénégal. Mon père
souhaitait que j’apprenne parfaitement le français et le père Boilat me l’a
enseigné au collège jusqu’en 1845. Ensuite, il m’a donné des cours
particuliers jusqu’en 1852, année où il a été « rappelé » en France.
— Ce devait être un excellent enseignant, » avait ajouté le chef de
cabinet adjoint.
Lat Bassirou avait acquiescé d’un signe de tête à l’énoncé des qualités du
père Boilat.
— « Revenons à notre affaire… » avait poursuivi Monsieur Duclos de
Saint-Jean, réalisant qu’en voulant être flatteur il s’était exposé à être
maladroit. « ... Avez-vous uniquement accepté de conduire la délégation de
Saint-Louis à l’Exposition universelle pour avoir l’occasion de dénoncer les
malversations du Gouverneur du Sénégal ? »
— Non… », avait-il simplement répondu.
— « Si vous ne vous étiez pas fixé la mission de le dénoncer, auriez-
vous tout de même accepté de venir à Paris ?
— Oui, c’était un honneur pour moi de représenter Saint-Louis à
l’Exposition universelle. »
M. Duclos avait souri et ce sourire avait accru la méfiance de Lat
Bassirou. Selon toute évidence l’adjoint au chef du cabinet manoeuvrait
pour finir par obtenir le nom de son informateur.
— « Monsieur Ndiaye, tout se passe-t-il comme vous l’escomptiez à
l’Exposition universelle ?
— Oui, je m’attendais à l’accueil qui nous a été réservé.
— Vous avez donc bien été accueilli ?
— Oui, parfaitement.
— Monsieur Ndiaye, pourquoi avez-vous choisi d’apporter ce dossier
compromettant le Gouverneur du Sénégal au ministère des Affaires
étrangères plutôt qu’au ministère de la Guerre ou à celui de la Marine ? »
Voyant que les dernières questions de l’adjoint du chef de cabinet
visaient à cerner les motivations de son informateur et que, d’une façon
générale, son interlocuteur s’employait à croiser ses réponses pour essayer
de voir s’il se contredisait, Lat Bassirou avait jugé préférable de reprendre
la direction de leur conversation.
— « Vous savez Monsieur Duclos de Saint-Jean, j’aime la France et en
tant que citoyen français j’estime qu’il est de mon devoir d’apporter aux
autorités de mon pays, quand il en va de son intérêt, tous les éléments pour
que justice républicaine soit rendue. Pensez-vous que j’ai mal fait ?
— Non, Monsieur Ndiaye, non…
— Alors quelle suite comptez-vous donner à cette affaire ?
— C’est un dossier très compliquée Monsieur Ndiaye. Vous accusez la
plus haute autorité du Sénégal de détourner à son profit personnel, avec la
complicité de Chéri Peyrissac, une partie importante de la production
d’arachide de la colonie. Il faut que j’en réfère au ministre en personne. Or
il est actuellement très pris. Aussi je pense que vous n’aurez pas de réponse
de sa part à ce sujet avant quelques jours. Mais ne vous inquiétez pas, je
veillerai à ce que vous soyez tenu informé. Au fait, une dernière question
Monsieur Ndiaye, avez-vous des copies du dossier que vous venez de me
remettre ? » Lat Bassirou avait répondu non, sans sourciller, et ils avaient
pris congé l’un de l’autre avec une courtoisie également forcée.
Cinq jours après cette entrevue avec M. Duclos de Saint-Jean, on les
avait « extraits » de l’Exposition universelle, bien avant sa fermeture
officielle, bien avant le gros de la troupe des Bambaras, des Antillais, des
Algériens, des Tunisiens, des « placides » Canaques, des « timides »
Pahouins d’Afrique centrale, bien avant les Annamites musiciens et
danseurs dont ils s’étaient fait des amis. Sur l’ordre du ministre des Affaires
étrangères en personne, dès l’aube du lundi 2 septembre 1889, la
maréchaussée avait soigneusement fouillé leurs bagages et, – sous les yeux
de cent témoins ébahis qui, dans leurs langues étrangères les unes aux
autres, Bambara, Sosso, Créole ou Arabe, se demandaient à la cantonade
quelle faute les Saint-Louisiens du Sénégal avaient bien pu commettre pour
être ainsi chassés de la Fête universelle alors qu’elle n’était pas encore finie,
– ils avaient été installés sans cérémonie dans des fiacres qui les avaient
conduits devant le petit poste de police de l’Exposition, non loin de la gare
de départ du train Decauville. Là, seul Lat Bassirou avait été convié à
descendre de son fiacre et il avait été introduit, escorté par un policier, dans
le bureau minuscule du chef de poste qui l’attendait en compagnie du
commissaire de l’Exposition chargé des Colonies.
— « Monsieur Hendaye, nous vous expulsons de l’Exposition
universelle, vous et votre troupe, pour avoir enfreint le règlement vous
interdisant de sortir de cette enceinte sans l’autorisation de la police. Le
dénommé Aliou Baldé, accusé de violence et d’outrage à agent, vous
rejoindra à la gare tout à l’heure. De toutes les manières, vous reprendrez
ensemble le train pour Bordeaux où vous attendrez l’ordre pour rembarquer
pour l’Afrique.
— Combien de temps devrons-nous attendre pour rentrer à Saint-
Louis ? », avait simplement demandé Lat Bassirou.
— « Le temps qu’il faudra pour que vous compreniez bien ce qu’il en
coûte aux fortes têtes comme vous », avait repris répondu le chef de poste.
Puis le commissaire de l’Exposition chargé des Colonies, silencieux
jusqu’alors, avait rajouté avec véhémence :
— « Vous et votre délégation, vous avez très mal animé le village
sénégalais, vous avez été très mal notés par votre gardien et le public s’est
plaint de vous tous les dimanches sans exception depuis le début de
l’Exposition. Vous ne vous en tirerez pas comme cela. J’ai demandé à mes
amis de Bordeaux de vous donner une bonne leçon. Vous allez devoir finir
d’apprendre ce pourquoi vous avez été invités en France : vous vous
produirez à Bordeaux avant de rentrer à Saint-Louis. Allez, et bon vent ! »
Lat Bassirou avait rétorqué d’une voix forte que sa délégation n’était pas
une troupe et qu’il n’avait jamais été question pour eux de se donner en
spectacle ni à Paris, ni ailleurs. En guise de réponse le commissaire lui avait
commandé, pour le congédier, d’aller « exhiber hors de sa vue son auguste
personne ».
Il avait rejoint son fiacre le plus dignement possible. Ses compagnons
d’infortune ne devaient pas deviner à sa mine les affronts qu’il avait essuyés
et partager la connaissance de sa déconsidération. Un chef ne peut pas être
chef seulement lorsque tout va bien. Comme aurait dit son ami Couly
Coumba Diop : « La terre glissante ne fait pas trébucher le coq ». Il était
donc monté sans apparence d’inquiétude dans le fiacre à côté des autres et
leur petit convoi s’était aussitôt ébranlé en direction de la gare d’Austerlitz.
Mais, alors que d’ordinaire les proverbes avaient sur lui une vertu apaisante,
celui qu’il avait mentalement prêté à Couly Coumba Diop n’avait pas eu
assez de saveur pour le réconforter. Il avait eu beau se répéter « La terre
glissante ne fait pas glisser le coq », ces mots ne signifiaient rien. Il leur
avait manqué la macération d’une longue conversation amicale favorable à
leur pousse comme une terre humide et chaude de soleil fait doucement
germer une graine. Le proverbe vivant est un fruit lentement mûri de gestes,
de pensées hétéroclites, de rires et de silences : il prend racine sur des
paroles à demi oubliées. Comme le feu ne vit pas de rien, le proverbe se
nourrit du petit bois de la conversation qui précède son énoncé. Lat
Bassirou aurait ri de bon cœur si Couly Coumba lui avait asséné d’un ton
sentencieux pour se moquer de la contrainte où il était d’obéir sans
discussion aux autorités françaises : « Certes, une terre glissante ne fait pas
trébucher le coq, mais le coq, pas mieux qu’un petit poulet, ne peut refuser
d’aller au marché quand son propriétaire a décidé de l’y vendre ! » Mais Lat
Bassirou avait du mal à rire de lui-même à la pensée qu’il n’était plus guère
un coq, mais bel et bien un petit poulet que l’on transportait où l’on voulait.
Dès qu’Aliou Baldé, assez mal en point, les avait rejoints devant la gare
d’Austerlitz, on les avait embarqués sous bonne escorte dans le train qui
n’était reparti vers Bordeaux qu’à la nuit tombée, sans qu’ils aient reçu
entre temps ni à boire ni à manger. Et, ce fut pendant cette longue attente de
plus de la moitié du jour, que l’état de santé de Mame Aïda Kane avait
brutalement périclité.
XVII.
Aliou Baldé s’était souvent demandé si Dieu ne l’avait pas envoyé, lui,
le fils du fleuve Niger, pour protéger un fils du fleuve Sénégal grand chef à
Saint-Louis, mais déconsidéré à l’Exposition Universelle de Paris. Après la
prière du début de l’après-midi, alors qu’ils étaient assis sous la paillote
centrale du village nègre, observés de loin par quelques badauds moqueurs,
Lat Bassirou Ndiaye lui avait demandé en peul de l’aider à sortir de
l’enceinte de l’Exposition. Le vieil homme n’avait pas expliqué pourquoi et
Aliou Baldé ne lui avait pas posé de question.
Le lendemain à midi, alors qu’il se dirigeait vers le réfectoire attenant à
leur dortoir, il avait aperçu de loin Lat Bassirou Ndiaye s’approcher de lui
en grande tenue. Habillé d’un grand boubou de cérémonie bien empesé et
décoré de larges broderies géométriques, une écharpe jaune autour du cou,
un sac de tissu en bogolan suspendu à l’épaule droite, sa tête de cheveux
blancs surmontée d’une chéchia rouge sombre, le vieil homme était passé
devant lui sans même le regarder. C’était sa manière particulière de lui
rappeler ce qu’ils avaient convenu la veille. Il avait aussitôt emboîté le pas
de Lat Bassirou qui, persuadé sans doute qu’il saurait la lui faire franchir
comme par enchantement, avait poursuivi tranquillement sa route vers la
grande porte d’entrée de l’Exposition universelle dont les deux piliers
monumentaux, recouverts de métal, luisaient à la pâle lumière du soleil
parisien. Aliou Baldé avait d’abord commencé à s’inquiéter de ne pas avoir
de plan. Cette tentative de sortie ne devait pas échouer car elle serait très
certainement la seule possible sans l’autorisation du commissaire aux
Colonies. On ne leur accorderait assurément plus, quand leur fuite serait
découverte, la liberté de quitter le village nègre. Il fallait donc user du
premier coup de grands moyens pour réussir à faire sortir Lat Bassirou.
Tandis qu’il continuait de suivre discrètement le vieil homme qui avançait,
toujours sans hésitation apparente, à contre courant de l’afflux des gens,
aucun stratagème ne lui était venu à l’esprit jusqu’à ce que son regard fût
arrêté par un homme à cheval, immobile à quelques pas de lui.
Censé surveiller la foule qui descendait désormais en rang serré l’allée
centrale de l’esplanade des Invalides, ce cavalier en uniforme de policier
n’avait d’yeux que pour les ombrelles, comptant visiblement sur le prestige
de sa grande moustache et de ses galons pour que celles-ci lui prêtent
attention en retour. En bon guerrier, Aliou Baldé s’était dit que la meilleure
façon d’aider Lat Bassirou à sortir de l’Exposition, malgré la couleur
voyante de ses habits au milieu de la grisaille ambiante, était de faire
diversion. Il s’était donc approché du policier inattentif et avait saisi à deux
mains sa cheville bottée pour l’extraire brusquement de son étrier. Sans lui
laisser le temps de réagir et se servant même de son large dos comme d’un
marche pied, Aliou Baldé avait enfourché le cheval du policier à sa place
pour le lancer au triple galop vers la grande porte de sortie de la rue
Constantine, près de laquelle se trouvait déjà Lat Bassirou Ndiaye. À sa
hauteur, il avait crié en wolof, sans le regarder, « Tourne à gauche ! » et lui-
même avait dirigé sa monture vers la droite, juste après avoir franchi le
seuil de l’immense porte dont les gardiens s’étaient effacés de peur que son
cheval ne les renverse. Avant de piquer des deux dans une rue adjacente, il
avait entraperçu dans le dos des gardiens une écharpe jaune s’échapper en
direction de la Seine et il avait alors pensé que leur plan de fuite improvisée
avec Lat Bassirou Ndiaye ne serait définitivement réussi que s’il concentrait
sur lui toute l’attention policière. Mais, une fois loin de l’Exposition
universelle et ne se voyant pas pourchassé, il avait considérablement ralenti
le pas de son cheval pour jouir du plaisir de parader librement dans Paris
par une belle journée ensoleillée.
Sa couleur, ses habits et sa prestance avaient attiré les regards sur lui et il
s’était amusé de la curiosité qu’il avait suscitée. Des gens lui avaient souri
et s’étaient même arrêtés sur le trottoir pour le regarder passer, pensant qu’il
devait être l’éclaireur d’une procession exotique ou d’un spectacle vivant
issu de l’Exposition universelle. On l’avait hélé, apostrophé et il s’était plu
à saluer tout le monde d’un petit geste de la main gauche comme il l’avait
vu faire au Gouverneur du Sénégal lorsqu’il se déplaçait sur son cheval au
cœur de Saint-Louis. Cela avait fini par lui valoir l’escorte d’une dizaine de
désoeuvrés, des jeunes gens assez bruyants, qui jouaient à se prosterner
devant lui ou à jeter des fleurs imaginaires sous les sabots de son cheval.
Ses sourires les avaient encouragés à persévérer et, quand leur procession
avait débouché sur une avenue beaucoup plus large que toutes les autres, ses
suivants qui exécutaient des sauts et des gambades effrayantes avaient
commencé à pousser de grands cris. Un jeune homme souriant, coiffé d’une
casquette rabattue sur l’oreille gauche, qui le serrait de plus près que les
autres et s’était adjugé naturellement le rôle de le guider en ne manquant
pas de lui indiquer le nom de tous les endroits où ils s’étaient trouvés, lui
avait alors dit sentencieusement :
— « Là, mon grand, tu es arrivé aux Champs-Elysées et je peux te dire
que c’est la plus belle avenue du monde où l’on n’a pas vu beaucoup de
gens comme toi faire du cheval. »
Le jeune homme avait répété simplement à plusieurs reprises, « Les
Champs-Elysées, les Champs-Elysées ! », ouvrant grand les bras et
secouant la tête de bas en haut puis de droite et de gauche comme s’il était
l’heureux propriétaire de l’endroit qu’il nommait les « Champs-Elysées ».
Ses nouveaux amis s’étaient mis à rire à gorge déployée, et lui avec eux, à
la grande désapprobation de promeneurs bien habillés qui opéraient de
larges détours sur le trottoir pour ne pas passer trop près de leur groupe
exalté. Mais, dès que des coups de sifflet stridents s’étaient fait entendre
derrière eux, ses guides, coupant court à leur camaraderie naissante,
s’étaient égaillés dans la foule le laissant seul à nouveau. Surgissant derrière
lui, des policiers à cheval lui avait fait signe de ne pas bouger :
commandement auquel il n’avait pas obéi pour laisser plus de temps encore
à Lat Bassirou Ndiaye. Il était donc reparti au galop et, poursuivi autour de
l’Arc de Triomphe par la police montée, il ne s’était pas laissé rattraper
facilement, au grand plaisir de Parisiens attroupés pour un spectacle
inattendu et gratuit. L’embouteillage des voitures élégantes, entre lesquelles
il s’était faufilé sur son cheval, s’était continûment accru sur la grande place
car les cochers ne voulant rien manquer de ses acrobaties et indifférents aux
récriminations de leurs clients pressés, avaient les uns après les autres arrêté
leurs fiacres, ajoutant à la confusion. Le désordre des voitures, des calèches
et des tillburies à la mode l’avaient aidé à échapper avec brio à ses
poursuivants et des applaudissements avaient commencé à saluer ses feintes
lorsque les coups de cravache dont on avait voulu rouer son corps ou celui
de son cheval avaient raté leur cible. Puis des hourras s’étaient élevés de la
foule, heureuse d’assister au ridicule que se donnait la police, quand une
escouade entière des forces de l’ordre était venue se joindre à leur manège.
Il s’était laissé arrêter voyant que son cheval d’un jour commençait à se
lasser de ces sauts et de ces courses facétieuses qui semblaient l’avoir
amusé aussi et les policiers avaient pu se venger de l’affront public qu’ils
avaient essuyé par sa faute. Sous l’Arc de Triomphe et les huées de la foule
qui avait entièrement pris fait et cause pour lui, un policier en colère l’avait
jeté à bas de son cheval. Trois ou quatre autre policiers l’avaient alors
plaqué au sol, le bourrant de coups de pieds et de poings tandis qu’ils lui
liaient les mains derrière le dos tout en exagérant leurs gestes pour suggérer
aux spectateurs des boulevards qu’il leur opposait une farouche résistance
ou que son arrestation était due à leur habileté. Mais personne n’avait été
dupe de leur comédie : entre deux grandes gifles reçues, avant de
s’évanouir, Aliou Baldé, avait pu entendre la centaine de personnes
désormais agglutinée autour d’eux, huer et siffler ceux des policiers qui ne
cessaient plus de le frapper.
À son réveil il s’était retrouvé allongé sur un lit étroit collé contre le mur
d’une cellule exiguë dont la haute lucarne, barrée par une grille
grossièrement scellée dans la pierre, ne montrait pas le ciel. Il avait senti
son visage tuméfié et son œil droit était resté fermé malgré ses efforts pour
l’entrouvrir. Patiemment, au bord de l’évanouissement, il avait poursuivi
son auscultation pour rechercher l’endroit du haut de son corps d’où
provenait la douleur violente qui l’étouffait. Comme lors de sa circoncision
à Ténenkou où il jouait avec ses petits camarades d’initiation à celui qui
courrait le plus vite en dépit de la douleur de leur récente opération, il avait
décidé qu’il se lèverait, par forfanterie, quoi qu’il lui en coûtât de
souffrances inutiles. Ce projet l’avait occupé au moins une demi-journée,
d’après la lumière du jour filtrant à peine de la lucarne, et sa récompense
avait été d’observer, peu après s’être mis debout, la surprise épouvantée du
policier qui avait fait irruption dans sa cellule sans avoir pris garde de
vérifier par l’œilleton de la porte l’endroit où son prisonnier se trouvait.
Suivi d’un autre homme, le policier qui tenait son regard baissé avait
sursauté dès qu’il l’avait vu en face de lui, et avait porté la main à l’arme
pendue à sa ceinture tout en reculant d’un pas. L’homme qu’il précédait
avait buté contre son dos.
— « Faites attention Monsieur le docteur, avait crié le policier, ce nègre
qui s’est échappé de l’Exposition universelle est dangereux ! Il a
sauvagement attaqué un collègue en faction pour lui voler son cheval... Eh,
toi le nègre, va t’asseoir sur le lit au lieu de me regarder comme ça ! »
Aliou Baldé n’avait pas pu s’empêcher pour impressionner ses geôliers
de se déplacer comme s’il ne ressentait aucune douleur et, une fois assis au
bord de son lit, s’était employé à rester aussi droit que le médecin venu
l’ausculter. Ce dernier, un tout jeune homme, était resté calme, mais avait
fini, excédé par la méfiance du policier, qui tenait toujours sa main posée
sur la crosse de son pistolet, par lui commander de sortir de la cellule. Le
policier avait d’abord refusé, mais il avait suffi au jeune docteur d’appuyer
d’un regard noir quelques mots tranchants pour qu’il finisse par obtempérer
en maugréant. Après le départ de l’agent, le médecin s’était adressé à lui
tout en l’auscultant :
— « Je suis médecin et vous que faites-vous ?
— Moi chevalier », avait-il répondu dans un français hésitant.
Le médecin avait rajouté :
— « Vous voulez dire que vous êtes cavalier ou palefrenier.
— Oui cavalier » avait-il simplement répondu.
— Il faudrait que vous enleviez le haut de votre habit. J’ai pris votre le
pouls, il n’est pas bon. Levez les bras que je vous aide à vous déshabiller. »
Aux mimiques du médecin, Aliou Baldé avait compris qu’il devait lever
les bras, mais, à sa grande honte, il n’avait pas pu s’empêcher de gémir
tellement la douleur dans sa poitrine avait été vive.
— « C’est bien ce que je pensais, vous avez deux côtes cassées... »
Le jeune docteur s’était alors saisi d’un sac en cuir qu’il avait posé près
de lui, au pied du lit, et en avait tiré une grande paire de ciseaux avec
lesquels il avait entrepris de découper soigneusement son habit. À la vue de
son torse dénudé, le médecin avait sifflé doucement entre ses dents :
— « Vous devez beaucoup souffrir, mais il n’y aura pas de
complications : les os de vos côtes ne se sont pas déplacés, ils n’ont pas
touché vos organes vitaux, vous comprenez ? »
Il n’avait pas répondu.
— « On m’a dit que vous étiez tombé de cheval, avait-il ajouté en jetant
un regard vers la porte de la cellule, mais un cavalier comme vous ne tombe
pas comme cela de son cheval, n’est-ce pas ?
— Oui », avait-il simplement répondu cette fois-ci.
Sur quoi, le docteur avait entrepris de laver les plaies de son visage puis
d’entourer son torse d’un bandage peu serré. Une fois ses affaires rangées
dans son sac, il l’avait aidé à s’étendre sur son lit.
— « Bougez le moins possible, je reviens demain pour vous sortir de
là, » avait-il dit tout en frappant deux coups secs sur la porte de la cellule.
Aliou Baldé l’avait entendu dire au policier qui lui avait ouvert :
— « Il ne faut l’approcher sous aucun prétexte. »
Et il avait deviné le sens de ces paroles, après le départ du médecin, à la
façon dont les policiers s’étaient ingéniés, en lui apportant de quoi manger
et boire, à éviter de respirer le même air que lui. Le lendemain, il avait été
transféré dans un hôpital où il avait eu le droit à une chambre pour lui seul
durant cinq jours. Le jeune médecin avait pris soin de lui quotidiennement
ne laissant personne d’autre l’approcher. Ce fut en son absence que deux
policiers étaient venus le chercher jusque dans sa chambre d’hôpital. Ils
l’avaient menotté sans plus craindre de l’approcher, informés peut-être par
quelque dénonciateur ou dénonciatrice qu’il n’était pas vraiment
contagieux. Aliou Baldé avait exclu que ce fût le docteur lui-même qui l’eût
dénoncé car un homme de sa trempe, même jeune, n’était pas du genre à se
dédire du jour au lendemain et il avait regretté de ne pas avoir pu prendre
congé de lui, espérant que la découverte du mensonge médical qu’il avait
dû inventer pour l’extraire du poste de police ne lui aurait pas valu de
graves ennuis. Tout au long des couloirs de l’hôpital, il avait souhaité le
rencontrer pour le remercier d’une inclination de la tête, ou même d’une
main serrée. Mais, une fois brutalement jeté dans la voiture de police, il
s’était dit qu’il avait mieux valu pour le jeune docteur qu’aucun signe de
complicité n’ait été surpris entre eux.
XVIII.
À les voir sur le quai de la gare d’Austerlitz, éberlués, fatigués et
terriblement changés après cinq jours seulement de séparation, il avait
compris que le vieux Lat Bassirou Ndiaye n’avait pas rapporté que du bien
de sa sortie inopinée de l’enceinte de l’Exposition universelle. Les Saint-
Louisiens, entourés par une dizaine de policiers lui tournaient
ostensiblement le dos : seuls son petit-fils Bachir et sa belle sœur, Mame
Aïda Kane, soutenue par la fidèle Aïssatou Bâ, se tenaient près de lui. On
avait hoché la tête en apercevant son visage encore tuméfié. Lat Bassirou
qui avait eu un haut-le-coeur à sa vue se serait écroulé sur le quai s’il ne
s’était précipité vers lui pour montrer qu’il l’estimait toujours. Il l’avait
longuement salué à la mode déférente des Peuls, frappant son cœur de la
main droite tout en psalmodiant son nom de famille. Puis, une fois Lat
Bassirou remis de ses émotions, le Peul était allé saluer chacun des autres
Saint-Louisiens, mais avec plus de détachement, cherchant seulement à ne
pas leur donner des raisons supplémentaires de penser du mal du chef de
leur délégation. On s’était enfin désintéressé de lui quand il s’était agi de
faire monter dans le train pour Bordeaux Mame Aïda Kane qui n’arrivait
presque plus à marcher sans soutien. Aliou Baldé avait voulu aider à la
hisser dans la voiture, mais comme sa poitrine le faisait encore souffrir
quand il levait les bras, il avait été de peu de secours, ce dont personne ne
s’était véritablement aperçu. Il était alors allé s’asseoir sur le même banc en
bois que Lat Bassirou Ndiaye qui, une fois le train parti, n’avait cessé
d’égrener son chapelet en chuchotant des prières.
Mais l’état de Mame Aïda avait empiré d’heure en heure. Soutenue par
Aïssatou Bâ et Aram Bèye, assises à ses côtés, tandis que posté face à elle,
le petit Bachir lui humectait le visage avec un bout de pagne mouillé d’eau
fraîche, elle s’était étiolée comme une fleur d’hibiscus à la chute du jour.
Au milieu de la nuit, on lui avait proposé de s’étendre sur un banc
préalablement recouvert d’un amoncellement de pagnes, mais elle avait
refusé. À leur arrivée à Bordeaux au petit matin, elle paraissait plongée dans
une sorte de léger évanouissement. Deux des policiers qui les avaient
escortés dans le wagon depuis Paris avaient alors reçu l’ordre de leur
supérieur d’aller chercher un brancard pour la faire descendre du train.
Mais, alors que ses trois gardes-malades exténués par leur nuit blanche se
mouvaient avec peine et que les policiers revenaient déjà chargés d’un
brancard, Mame Aïda s’était soudain extirpée de sa torpeur et s’était levée
sans aucun signe de fatigue apparente, comme au sortir d’un rêve agréable,
résolue à quitter le train appuyée simplement sur l’épaule d’Aïssatou Bâ
dont le bonheur intense de voir sa protectrice ressuscitée éclairait le regard.
Ce miracle avait mis ainsi un peu de baume au cœur des Saint-Louisiens
qui, d’abord interloqués par ce brusque changement d’état de santé,
n’avaient pas tardé à l’imputer aux prières de Lat Bassirou. Seul Aliou
Baldé avait imaginé que Mame Aïda pouvait avoir joué la comédie de sa
soudaine guérison. Mais s’il lui avait suffi de paraître plus mal en point
qu’elle ne l’était réellement à Paris, et juste un peu mieux qu’elle ne se
sentait vraiment à leur arrivée à Bordeaux, cela n’avait pas dû être sans
peine et sans courage. Se gardant de révéler ses soupçons à ses compagnons
d’infortune, Aliou Baldé, heureux de l’amorce de retour en grâce du chef de
leur délégation, avait néanmoins continué à s’inquiéter en secret de l’état de
santé de Mame Aïda Kane.
On les avait ensuite acheminés de la gare du Midi à un hôtel restaurant,
non loin des quais du « Port de la lune », dont le patron les avait bien reçus.
Ils avaient pu se laver, laver leur linge aussi et retrouver de la force d’âme.
Le cuisinier de l’établissement, un homme très jovial d’une cinquantaine
d’années, les cheveux bouclés, presque blancs, la taille coquettement serrée
par un tablier de cuisine marquant son gros ventre, s’était pris d’amitié pour
eux. Leur préparant quotidiennement de la soupe de poisson, il avait veillé à
ce qu’ils se « requinquent » car, leur disait-il en riant, s’il était devenu
cuisinier, c’était parce qu’il avait compris très jeune que le plus grand
service qu’un homme puisse rendre à un autre homme, qu’il ait faim ou
non, était de « le régaler d’une bonne nourriture ». Et comme il pensait,
ajoutait-il, qu’il était né pour « secourir son prochain », mais qu’il aimait
trop « les douceurs de la vie », il avait préféré choisir le métier de cuisinier
plutôt que celui de curé. Il avait paru n’avoir eu de cesse que de le leur
complaire, mais c’était à Aïssatou Bâ qu’il en voulait et l’on s’en était
aperçu le jour où, rasé de frais, ses cheveux blancs peignés en arrière, le
ventre rond moulé dans son tablier d’un blanc immaculé, il s’était présenté
au « père Lat Bassirou », comme il l’avait appelé, pour lui demander « la
main de sa fille », se déclarant prêt à se convertir à « leur religion
mahométane » et même à embarquer avec eux pour l’Afrique si elle
acceptait de lui donner un jour l’espoir de l’épouser. « Elle est belle », avait-
il susurré d’un air malin, et « appétissante comme un petit gâteau au
chocolat ». Il la lui fallait à tout prix pour « couler des jours heureux ».
Henri était ainsi si souvent revenu à la charge qu’on avait fini par se
demander si sa demande n’était pas sérieuse. Pour calmer un peu ses
ardeurs, on lui avait promis d’aller demander sa main aux parents de la
jeune Aïssatou Bâ. On lui écrirait de Saint-Louis, on ne voyait pas pourquoi
un homme aussi bien que lui serait refusé par les parents de la jeune fille.
En attendant, qu’il fasse sa cour à sa mère par procuration.
— « Qui est donc sa mère par procuration ? », avait demandé Henri.
On lui avait répondu que s’il plaisait à Mame Aïda Kane, Aïssatou Bâ ne
pourrait pas le refuser pour époux. Poursuivi par Bachir qui s’amusait
comme un petit fou, accompagné des deux batteurs de tam-tam qui ne
juraient plus que par lui, Henri était alors allé voir en grande pompe Mame
Aïda Kane qui, à l’écoute de ses raisons, avait souri pour ne pas le
décourager devant une Aïssatou Bâ horrifiée dont l’inquiétude à peine
dissimulée les avait distraits de leurs angoisses.
Pourtant en dépit de ces quelques jours de répit dans leur hôtel bordelais,
Aliou Baldé avait observé que Lat Bassirou Ndiaye ne s’était jamais
détendu. La soupe et les facéties d’Henri le cuisinier l’avaient laissé
indifférent. Bien que Mame Aïda Kane ait recouvré des forces, il était resté
sur le qui-vive comme une sentinelle persuadée de l’imminence d’une
attaque ennemie. Ainsi ce que les autres membres de la délégation avaient
assimilé à la gravité naturelle du chef, Aliou Baldé l’avait attribué à une
profonde inquiétude. C’est pourquoi, il fut peut-être le seul, à part Lat
Bassirou lui-même, à n’être pas surpris de l’acharnement du sort contre eux,
quand à l’aurore d’un lundi 9 septembre, quatre fiacres étaient venus se
garer devant la porte de leur petit hôtel pour les acheminer vers leur ultime
destination à Bordeaux.
Ceux d’entre eux qui n’avaient pas vu venir le coup, avaient été
terriblement choqués de découvrir l’endroit sordide où on les avait menés.
Bien que rien n’ait été clairement dit sur les raisons pour lesquelles on les
avait installés dans un cirque, le cirque Viguier, ils avaient tous compris,
jusqu’à Bachir, que le but que l’on s’était proposé avait été de les humilier,
les rabaisser et les déconsidérer. Ils avaient pu mesurer à ce moment le
terrible écart entre leurs grandes espérances, leurs rêves de gloire, voire de
fortune en France, et la réalité misérable de leur chute. S’étonnant dans leur
for intérieur d’avoir tant rêvé de venir à l’Exposition universelle de Paris
pour finir par se retrouver dans un tel lieu, ils étaient pourtant descendus
dignement de leurs voitures, l’air avantageux et fier comme cela se doit
quand on ne souhaite pas donner la joie à son persécuteur de paraître
anéanti par le dernier mauvais tour qu’il vous joue. En cela ils avaient imité
l’attitude de Lat Bassirou Ndiaye qui malgré tout restait leur chef. Certaines
personnes arrivent parfois, mieux que d’autres, à exprimer par une parole,
ou un geste d’éclat, l’état d’esprit et les sentiments du groupe qui souffre
d’une injustice. Mortifiée d’avoir échoué dans un tel lieu, Aïssatou Bâ, qui
avait vécu cette humiliation d’autant plus mal que Mame Aïda Kane se
trouvait dans une situation où elle n’aurait jamais voulu la voir, était passée
devant le directeur du cirque en se pinçant le nez, la mine dégoûtée, ce qui
avait eu le don de les faire rire et de détendre un peu l’atmosphère. Le
directeur du cirque n’avait pas relevé cet affront et leur avait donné alors le
sentiment qu’il n’avait pas d’honneur.
Sans doute la raison majeure de leur « punition » avait été la course dans
Paris du chef de leur délégation, course dont ils ignoraient le but. Mais, au
lieu de le déconsidérer irrémédiablement, ce nouveau revers du sort avait
resserré les liens entre eux et le vieil homme, surtout lorsque Lat Bassirou
Ndiaye avait refusé que sa délégation danse, ainsi que le désirait
M. Viguier, comme peuvent danser des chevaux au son du tam-tam sous
l’autorité d’un cavalier, en contre partie de la guérison de Mame Aïda Kane.
TROISIÈME PARTIE.
XIX.
Flamme aurait pu être la proie de la mort depuis bien longtemps car il
avait désormais près de vingt-trois ans. Mais il ne boitait pas et trottait
même si bien que le directeur du cirque Viguier se retournait souvent pour
vérifier si son cheval était toujours derrière lui. Aucune tension de la longe
par laquelle il le conduisait dans les allées désertes du Parc bordelais ne
marquait sa présence dans son dos, non plus que son pas doux qu’il
paraissait s’attacher à placer dans les siens comme pour ne pas être entendu.
Inquiet, le directeur s’arrêtait souvent pour épier son cheval qui
s’immobilisait tout juste avant lui. Son extrême beauté passée, malgré la
broussaille de poils blancs qui courait le long de son chanfrein, malgré sa
lippe inférieure tombante qui découvrait ses gencives mauves et saignantes,
était émouvante. Flamme avait conservé sa belle tête de sculpture antique
ainsi que ce port altier qui lui avaient valu d’être une vedette des
pantomimes équestres avant que le goût pour ce genre de spectacle ne
s’étiole puis ne s’éteigne définitivement en France.
Surpris de sa chance de l’avoir retrouvé en vie chez l’homme qui le lui
avait acheté pour mille cinq cents francs quelque dix ans auparavant, Paul
Dupin n’avait pourtant pas racheté Flamme sans avoir méticuleusement
ausculté ses antérieurs, du paturon au bras en passant par la châtaigne, non
plus que ses postérieurs, fanons, sabots, couronnes, pinces qui lui avaient
paru intacts. Pendant ces dix années, son propriétaire ne l’avait pas
maltraité et Flamme, dont le dos, les reins et les flancs ne portaient pas trace
de coups, lui avait semblé encore assez vigoureux pour supporter le poids
d’un enfant. Mais la minutie de son auscultation n’avait été que pour la
forme, une sorte de tractation rituelle sans autre finalité qu’elle-même. Ni
son acheteur, ni son vendeur ne pouvaient ignorer que Flamme, vu son
grand âge, ne tarderait à mourir. S’il avait été plus patient et attentif, Paul
aurait même pu l’acheter beaucoup moins cher, son vendeur cherchant
visiblement à s’en débarrasser pour ne pas subir le chagrin de voir mourir
de vieillesse chez lui un si bel animal. Mais après tant de recherches sans
espoir dans des foires équines où des maquignons incrédules lui avaient
répété froidement que son cheval avait dû finir à la boucherie, Paul l’avait
payé sans marchander cent cinquante francs, la somme exacte que le député
Dartiguelongue lui avait allouée pour la préparation du spectacle des
nègres. Fallait-il qu’il ait eu de la chance que le propriétaire de Flamme ait
eu la lubie de le nourrir si longtemps à ne rien faire ?
« — Qu’allez-vous faire de cette bête ? », lui avait demandé le vendeur
de Flamme après avoir reçu son argent.
— « Ma femme va mal, lui avait-il répondu sans réfléchir, et je voudrais
qu’elle revoie son cheval avant… »
L’homme avait hoché la tête et n’avait rien demandé d’autre car chacun
savait dans la ville de Bordeaux le tort qu’il avait fait à la ménagerie
équestre de son épouse en vendant dix ans auparavant leurs plus beaux
chevaux de spectacle.
Au début, lorsqu’il avait promis à Germaine de lui ramener un de leurs
chevaux de parade, il n’avait eu en vue que son intérêt car, sans sa
signature, pas de contrat possible avec Hubert Dumont le journaliste de la
Vie bordelaise, et donc pas de spectacle des nègres. Mais au fil de ses
enquêtes, alors qu’il écumait les haras et les grandes écuries de la ville et de
ses environs, interrogeant les lads, les palefreniers et les marchands de
chevaux, il s’était pris au jeu exaltant d’imaginer reconquérir aussi l’estime
de sa femme. Même s’il n’y avait plus d’espoir pour elle de parader sur le
cheval que son père lui avait offert pour ses vingt ans et qui lui avait valu un
dernier triomphe au Cirque d’Hiver à Paris, en 1875, elle pouvait lui être
reconnaissante de lui rendre une partie de son passé. Germaine avait écrit
sur son propre corps, en lettres d’alcool, l’histoire du crime qu’il avait
commis contre elle pour que le spectacle quotidien de sa déchéance
physique lui fût comme un reproche constant. Lui, ne s’était pas détruit
comme elle, non pas parce qu’il n’avait pas souffert autant de la vente, qu’il
avait lui-même orchestrée, de leurs meilleurs chevaux, mais parce qu’il
avait continué d’espérer que la réussite de sa nouvelle affaire, de son cirque
exotique, arriverait par son brillant à effacer l’ombre de son crime dans
leurs deux mémoires. Cependant malgré la conscience cruelle de
l’irrémédiable de son acte, Paul espérait que la vue de Flamme, rendrait un
peu Germaine à elle-même et à la vie, et, se félicitant par avance de la joie
de Germaine, il pressa le pas sans plus se retourner, tel un Orphée
raisonnable, car le cheval le suivait toujours sans broncher.
Une fois arrivé à l’entrée du cirque, il trouva Eugène à moitié endormi
dans sa petite guérite. À leur vue, Eugène faussement enjoué bredouilla
quelques exclamations de surprise et de joie simulées, faisant mine de
reconnaître le cheval de Madame Viguier.
— « Ah ! C’est toi, Flamme ? », dit le régisseur obséquieux en
esquissant une caresse que l’animal évita d’un pas de côté.
Le directeur du cirque lui confia Flamme pour qu’il le conduise à
l’enclos des chevaux de trait et veille à bien le nourrir et le désaltérer.
— « Madame Viguier est venue de la rue de Pauillac, dit Eugène avant
de s’en aller tirant sans douceur le cheval derrière lui, elle vous attend dans
la roulotte de commandement. »
XX.
Lorsque Hubert Dumont passa le seuil de la roulotte, il trouva Madame
Viguier très en colère contre son époux et, à la vue de cette femme hors
d’elle, il imagina d’un coup le surnom dont il l’affublerait dans le récit qu’il
ferait du spectacle des nègres, puis de ses suites, dans La Vie bordelaise. Ce
mot lui revint, il l’avait lu dans un de ces romans libertins du siècle
précédent qu’il pillait quand il était en veine de méchanceté caustique ou en
peine d’inspiration. Oui, Madame Viguier ressemblait bel et bien à une
« coquette délabrée ». Son visage, recouvert d’un emplâtre de poudre de riz
craquelé aux commissures des lèvres, était surmonté d’un ramassis informe
de fleurs en papier, maintenues les unes aux autres par un réseau de fils de
fer qui déchiraient le tissu jaune censé les dissimuler. Le rebord de ses yeux
était souligné de gros traits noirs accentuant la démence de son regard. Elle
hurlait, et son chapeau grotesque tressautait sur sa tête comme pour
ponctuer ses phrases de fureur. « L’esclandre de la coquette délabrée » ferait
décidément un beau titre. Le tableau de cette femme prise de rage lui inspira
aussi les quelques pensées philosophiques dont il agrémenterait son
« papier ». La vanité de la beauté, la futilité des modes, endimancheraient
son article sans trop le surcharger d’ennui. On lui pardonnerait de donner
dans le sérieux s’il n’exagérait pas sa morale car, quand on l’accompagne
de distraction, l’instruction est moins pesante. Le temps qui passe
destructeur de la beauté des femmes était une veine inépuisable, « un
marronnier » qui donnait toujours des fruits comestibles par grand nombre
de papivores moyens.
Monsieur Viguier n’était pas mieux que sa femme. La propreté
méticuleuse de son haut-de-forme trahissait sa pauvreté. Il n’était pas assez
en fond pour en posséder un de rechange. Le soin excessif d’une mise, aussi
bien que sa saleté extrême, peuvent révéler le dénuement d’un homme et
Monsieur Viguier ne dérogeait pas à cette règle vestimentaire et sociale. Le
journaliste s’amusa de voir le directeur du cirque rentrer et sortir d’une
poche de son gilet trop blanc une montre de quatre sous, visiblement neuve,
comme un enfant, fier d’un cadeau de Noël au-dessus de ses espoirs, l’agite
sous le nez de ses camarades. Cette montre en disait beaucoup sur son désir
de plastronner à l’exemple des petits bourgeois satisfaits de leur aisance
médiocre dont il semblait tâcher d’imiter la gestuelle. Donc, les Viguier
étaient trop pauvres pour ne pas accepter ses conditions, donc, la colère de
Madame passerait et ne compterait pour rien :
— « Je refuse ! Tu m’entends bien ! Pas question ! Nous étions une
ménagerie équestre respectée, tu as voulu en faire une ménagerie exotique
et j’ai cédé ! Tu veux maintenant transformer ce cirque pouilleux en cirque
pour nègres ! N’y compte pas !
— Mais Germaine, il ne s’agit que d’un mois de spectacle. Ces nègres
nous tombent du ciel ! Ils nous rapporteront beaucoup d’argent !
— Tu n’auras pas mon accord. Je ne vais pas me laisser prendre encore
une fois à tes belles paroles ! »
En criant ces derniers mots, Germaine se demanda si elle jouait assez
bien la scène qu’elle avait préparée avec son mari avant l’arrivée du
journaliste et, à la vue de Paul sortant pour la troisième fois de son gilet sa
nouvelle montre à gousset, elle se souvint que le moment était venu de
sangloter.
— « Voyons, voyons, Madame Viguier, ne pleurez pas, » intervint
Hubert Dumont. « Il ne s’agit pas dans cette affaire de ruiner ce qui reste de
votre cirque, mais de relancer pour de bon votre ménagerie équestre. Votre
époux n’a pas su vous expliquer ce que nous avons déjà convenu. Vos
animaux exotiques s’accorderont très bien aux nègres… »
Malgré ses bonnes paroles, Madame Viguier pleurait toujours et le
journaliste sentit qu’il était temps de poser ses conditions. Il demanda trente
pour cent des recettes du spectacle pour La vie Bordelaise. On sanglota de
plus belle. L’affaire n’était pas aussi simple qu’Hubert Dumont l’avait
pensé, il lui fallut renchérir.
— « Bon, écoutez Madame Viguier, comme je suis certain que votre
spectacle sera un succès, j’ai déjà imaginé plus grand. Le directeur du
cirque des Graves est de mes amis. Si nous arrivons à nous entendre dès à
présent sur la tenue du premier spectacle, je vous promets qu’il nous ouvrira
les portes de son établissement pour la deuxième représentation des
nègres. »
Germaine cessa soudain de pleurer. Paul n’avait pas eu tort, ce
journaliste pouvait donc les aider ! Qui sait si une fois installés au nouveau
Cirque des Graves, ils ne réussiraient pas à rendre son lustre passé à la
ménagerie équestre Viguier ? Ce serait à nouveau comme en 1875 au
Cirque d’hiver, un triomphe ! Mais il fallait lutter contre soi-même et ne
surtout pas s’abandonner à la terrible espérance qui l’envahissait. Son père
lui avait toujours dit qu’en affaires, l’espoir faisait faire des bêtises.
— « Oh, vous monsieur le journaliste, lui dit-elle soudain d’une voix de
tête pour essayer de cacher son espoir, pourquoi vous intéressez-vous autant
à nous ? »
Hubert Dumont ne s’attendait pas à une question aussi directe. Mais
cette femme, qui ne se laissait pas désarçonner facilement, ne saurait rien de
ses véritables intentions. Le temps était venu d’inventer des événements
bizarres et de mauvais goût si prisés du beau monde qu’ils feraient plus
parler de leur organisateur que de leur contenu. Les nègres et ce cirque
miteux étaient parfaits pour devenir un homme à la mode. Grâce à un
entrefilet bien placé dans les pages mondaines de son journal, et dont il
avait déjà bien pensé le contenu, il ferait sensation : « Dépaysement garanti
pour public averti. Un spectacle sera donné par des nègres dans un petit
cirque implanté en plein cœur du Parc bordelais. Des figures distinguées de
la société bordelaise ont déjà annoncé qu’elles s’y trouveraient. Pour toute
information supplémentaire s’adresser à Hubert Dumont ». Les gens qui
comptaient à Bordeaux accourraient et tous les autres prétendraient être de
ses connaissances. On croirait participer à une attraction privée et l’on se
battrait pour obtenir de lui des places. Il deviendrait lui-même une
« attraction » et son carnet d’adresses vaudrait de l’or d’autant plus que le
député Dartiguelongue – et il le ferait savoir – lui avait donné carte blanche,
deux jours plus tôt, pour « organiser un happening républicain afin de
montrer aux Bordelais, à la veille du premier tour des élections législatives,
les potentialités de l’Empire colonial français ». Mais les Viguier ne
devaient pas se douter de tout cela : il leur vendrait la date du samedi 21
septembre sans leur expliquer pourquoi. Ces pauvres gens n’entendraient
plus parler de lui par la suite.
— « Madame Viguier, croyez bien que je n’ai en vue que l’intérêt
collectif de la ville de Bordeaux, le vôtre également, bien entendu, ainsi que
celui de mon journal, ni plus, ni moins. »
Il avait pris l’air d’être un peu choqué par la brutalité de la question de la
dame, mais c’était pour mieux faire oublier le léger retard de sa réponse.
Puis, pour reprendre la main, il avait précisé :
— « Écoutez, Madame Viguier, je vais être clair avec vous. Je vous ai
demandé pour mon journal trente pour cent de la recette du spectacle des
nègres. C’était pour faire les choses en grand. Avec vingt pour cent, la
réclame de votre spectacle sera plus modeste mais, après tout, votre
chapiteau ne contient pas plus de soixante-dix places. Donc nul besoin d’en
faire trop pour cette fois-ci. En revanche, pour le… euh… les spectacles
suivants au Cirque des Graves, je persiste à exiger trente pour cent des
recettes pour mon journal. Là, la campagne de presse sera d’un autre acabit.
Il s’agira de faire venir au cirque au moins quatre cents personnes. Mon
journal de ce fait prendra en charge le prix des affiches. Mais le premier
spectacle des nègres dans votre ménagerie doit être un succès éclatant pour
que le reste suive. Et puis, il y a danger, ne traînons plus ! Et s’il prenait
l’envie aux autorités de renvoyer prématurément vos nègres en Afrique ? Je
propose donc comme date du spectacle samedi prochain : le 21 septembre,
ce sera parfait ! »
On se récria, mais on accepta de lui céder vingt pour cent de la recette.
Puis vint sur le tapis le prix des places. Le journaliste convainquit les
Viguier qu’il ne fallait pas dévaloriser leur spectacle en fixant un prix
d’entrée trop bas ! Quand on voulait attirer un certain public, on demandait
au moins trente francs ! Ils s’entendirent sur vingt. Hubert Dumont donna la
main à tout ce que les Viguier voulurent en se disant qu’après le 21
septembre il ne verrait jamais plus ces deux énergumènes. Pour lui,
l’organisation d’un autre spectacle des nègres était hors de question, pas
plus au Parc bordelais qu’au Cirque des Graves. Car les gens du monde ne
pardonnent pas qu’on démocratise leurs distractions et le principe du succès
des « manifestations culturelles » dont il voulait être le promoteur en France
était que chacune d’elle fût unique. Certes, le cirque des Viguier était
misérable, mais cela même favoriserait son projet. Ses invités de marque
éprouveraient l’illusion délicieuse de s’encanailler à peu de frais tout en
s’effrayant d’être riches et bien portants au milieu de tant de turpitude et de
misère. Pour peu que les nègres poussent parfois des cris affreux, le tour
serait joué. Son public choisi adorerait passer du rire à l’effroi et lui serait
reconnaissant d’avoir cru frôler la mort, la maladie et la sauvagerie.
D’ailleurs même un spectacle raté pouvait aussi lui être utile ! Tout
dépendait de la façon de le raconter. Il saurait grâce à son talent, dans un
article bien ciselé de la Vie bordelaise, rattraper le coup en flattant
rétrospectivement la clairvoyance de ses invités. Il suffirait, le cas échéant,
de créer une sorte de connivence entre les victimes « d’un tel désastre
culturel », une forme de légère solidarité entre eux, futur aliment de
conversations mondaines enjouées. Oui, il saurait y faire pour
métamorphoser ce spectacle, quel qu’il fût, en une réussite pour lui.
Très satisfait de lui-même, Hubert Dumont prit congé cérémonieusement
des Viguier qui en furent si flattés – les pauvres, pensa le journaliste – qu’ils
oublièrent de lui faire signer un contrat.
Une fois seule dans la roulotte de commandement, Germaine se retrouva
le cœur battant, comme avant d’entrer en spectacle, car, en sortant pour
reconduire Hubert Dumont aux portes du cirque, Paul lui avait chuchoté :
« J’ai racheté Flamme. » Il avait bien fait de ne rien lui dire plus tôt sinon
elle n’aurait pas pu jouer la comédie à Hubert Dumont tant son cœur
s’affolait depuis qu’elle savait la bonne nouvelle. Pour une fois Paul avait
donc tenu sa promesse ! Comment Flamme avait-il pu survivre aussi
longtemps malgré son âge ? Où son mari avait-il trouvé la chance, qui le
fuyait depuis toujours, de retrouver dix après le cheval de sa vie ? Germaine
exultait et pensait aimer à nouveau Paul qui lui avait ramené son cheval
d’entre les morts. Elle était de ces gens qui sont reconnaissants à leur
bourreau de s’arrêter juste un moment de les torturer, parenthèses
miraculeuses capables d’effacer le souvenir d’un long martyre aussi
facilement qu’un filtre magique d’oubli.
Elle se glissa dehors le plus discrètement possible, tachant de descendre
sans bruit et avec légèreté les marches de la roulotte pour imposer à son
corps une discipline depuis trop longtemps oubliée. Mais les muscles de ses
jambes, déjà épuisés par une trop longue marche de la rue de Pauillac au
Parc bordelais, la trahirent et, quoiqu’elle ne fût pas saoule, Germaine
trébucha et s’étala au pied de la roulotte sur de la boue séchée par le chaud
soleil de la fin d’après-midi. Elle se mit à rire. Si elle avait été surprise, sa
chute aurait été ridicule, mais tomber sans témoins n’était rien. Son père le
lui avait répété quand il avait commencé à lui enseigner à parader debout
sur le dos d’un cheval. À vrai dire, depuis ses premières acrobaties
d’écuyère, elle n’était jamais tombée de quelque cheval que ce fût. Juchée
sur Flamme, son préféré, elle avait toujours eu la sensation étrange que son
dos restait sûr, même en pleine course. Aucune difficulté alors pour s’y tenir
sur les mains, tête en bas, et même pour y exécuter des sauts périlleux aussi
réussis qu’au sol. Le souvenir de « ses fantaisies équestres » la fit sourire et
lui rendit du courage. Elle se mit d’abord à quatre pattes puis, grâce à
l’appui de la première marche de la roulotte, elle se releva tout à fait. La
tête lui tourna : elle sut que l’horrible migraine des alcooliques privés de
leur dose quotidienne la torturerait bientôt. Il ne fallait plus tarder à se
mettre en chemin. « Ne t’en fais pas, se disait-elle pour se donner du
courage, tu vas revoir Flamme ! Ah ! que tu as perdu du temps, ma
pauvre ! » Elle évita soigneusement la cage des singes et des aras,
contournant également les endroits où pouvait se trouver le personnel du
cirque. Au fur et à mesure qu’elle s’approchait du lieu probable où se
trouvait Flamme, l’idée lui vint qu’à l’exemple de ces petits enfants furieux
d’avoir été abandonnés quelques instants par leur mère, son cheval pouvait
se détourner d’elle. La reconnaîtrait-il malgré leurs dix années de
séparation ? Elle décida, exaltée, que si Flamme ne la rejetait pas, elle
lutterait pour remonter la pente de la bonne santé. Son crâne éclatait quand
elle arriva au bout de l’allée qui l’avait conduite à l’enclos des chevaux.
Elle ne distingua pas son pur-sang anglais perdu au milieu d’une douzaine
de chevaux de trait, percherons assez massifs pour tirer sans mal les
pesantes roulottes de la ménagerie sur les chemins sablonneux des Landes
de Gascogne et dont on racontait que, du temps des chevaliers, ils étaient
les seuls capables de supporter le poids exorbitant des armures, des lances
et des épées. Flamme était tout le contraire d’eux. Dans son souvenir, son
cheval alezan était assez grand, les membres minces et déliés, la peau fine
et luisante, la crinière roux sombre, mais elle eut peur soudain de ne pas le
reconnaître. Et si la vieillesse l’avait décati autant qu’elle l’alcool ? Et si
Paul s’était trompé ? Elle s’arrêta et tendit le cou, inquiète de ne pas le
trouver là, sous ses yeux. Eugène devait avoir relégué Flamme dans
l’endroit le plus éloigné des mangeoires et des abreuvoirs en bois, pour le
punir de ne plus être aussi utile que ses énormes congénères. Elle entra alors
dans l’enclos. Un peu à l’écart des autres animaux, mais caché par leurs
corps gigantesques, Flamme avait devant lui, posés à même le sol, une
brassée d’avoine ainsi qu’un récipient rempli d’eau. Sa crinière n’était plus
rousse et sa longe n’était qu’une corde effilochée. Il n’était pas seul. Un
nègre lui frottait l’encolure, le poitrail et le dos avec une touffe de joncs.
L’homme ne la vit pas d’abord, mais le cheval tourna vers elle sa tête
blanchie par la vieillesse.
XXI.
Absorbé par la tâche qu’il s’était imposée, Aliou Baldé ne s’était pas
senti épié tandis qu’il brossait la crinière et le garrot du vieux cheval dont le
pelage était parcouru de frissons de plaisir. Libre de toute entrave, la bête
l’avait soudain quitté pour aller poser la tête sur l’épaule d’une femme qui
sanglotait en répétant le mot « Flamme » sur le ton d’une prière monotone
et chantonnante. Flamme hennissait doucement : on aurait dit qu’il lui
adressait des reproches paisibles dans une langue connue d’eux seuls. La
femme tremblait de tout son corps en étreignant le cheval dont la peau des
flancs et des épaules tressaillait à mesure qu’elle l’effleurait. Longtemps ils
ne s’étaient occupés que d’eux-mêmes, elle les bras enlacés autour de son
col, lui l’écoutant chanter inlassablement son nom tout en exhalant des
soupirs presque humains, jusqu’à ce qu’une voix lointaine les interrompe :
« Germaine, Germaine ! ». Alors, après une dernière caresse à Flamme, la
femme l’avait pris par la corde qui lui tenait lieu de longe et le lui avait
reconduit. « Je vous confie Flamme, lui avait-elle dit. Il est votre ami
aussi. » Il comprenait assez mal le français, ne le parlait presque pas et ne
s’était contenté que de hocher la tête en voyant le visage de Germaine,
éclairé de reconnaissance, levé vers le sien. Elle lui avait souri avant de s’en
retourner avec vivacité, en dépit de l’air épuisé qu’il lui avait trouvé, et il
s’était alors remis à frotter vigoureusement avec une poignée d’herbe sèche
le dos du cheval qui avait souvent jeté les yeux vers l’endroit où la femme
avait disparu comme pour la rappeler par des sollicitations muettes. C’est à
cette façon chevaleresque et gracieuse qu’avait eu l’animal de bouger son
col que le triste souvenir de son propre cheval, qui le pourchassait depuis
qu’il avait entrepris de bouchonner Flamme, l’avait soudain rattrapé.
Le jour où les hommes de main du roi Toucouleur, Tidjani Tall, étaient
venus massacrer sa famille à Sofara, Diéri l’avait sauvé de la mort une
première fois. Quarante de ses oncles, cousins, frères, du plus petit au plus
grand, avaient été exécutés sur l’ordre de Tidjani Tall qui pour venger son
oncle El Hadj Omar, tué à Déguembéré, avait ordonné la mort de tous les
enfants mâles de la très haute noblesse peule ; Déguembéré étant la grotte
où El Hadj Omar s’était réfugié après la chute d’Hamdallaye, l’ancienne
capitale de l’empire peul du Macina qu’il avait conquise deux ans plus tôt,
en 1862, et où il s’était retrouvé lui-même longtemps assiégé.
Aliou Baldé n’était encore qu’un enfant le jour du massacre de Sofara,
mais il avait souhaité mourir comme les autres. Toutefois son père avait eu
le temps de seller son cheval Diéri et de leur intimer l’ordre à l’un et à
l’autre de fuir dans la brousse, loin des assassins du roi toucouleur Tidjani
Tall. On ne désobéit pas à son père quand on est un Bâ et un Hamsalah et,
après un longue course, il s’était retrouvé au milieu de nulle part, seul avec
Diéri. Le dernier cadeau de son père l’avait protégé mieux qu’un être
humain. Il lui avait semblé que son cheval, métamorphosé en homme,
comprenait les paroles d’amitié qu’il lui chuchotait sans cesse à l’oreille
pour se libérer de l’angoisse de la solitude. Diéri avait veillé sur lui comme
un père sur son enfant durant près d’un mois d’errance dans le Fakala
jusqu’à ce qu’un allié de sa famille, mis dans le secret de sa fuite, ne les
retrouve. Cet homme dont il était devenu le fils adoptif s’appelait Bocar
Baldé et ses premiers mots avaient été pour lui annoncer la mort de son
père :
— « Sois courageux Ardo Bâ Hamsalah… – c’était là son véritable nom
– … suis l’exemple de bravoure de ton père qui est mort sous les coups,
sans un cri, en vrai guerrier peul. Ne pleure pas, sois brave encore un peu
comme tu as dû l’être pendant ce mois entier où tu as survécu tout seul dans
le Fakala. »
À la nouvelle de la mort de son père, de ses oncles, de ses frères et de ses
cousins, il s’était mis à sangloter et Bocar Baldé l’avait laissé pleurer tout
son saoul avant d’oser lui révéler que sa mère Anta Ndiobdi s’était donnée
la mort de chagrin. Faute de larmes il s’était alors évanoui de douleur et
plus aucun souvenir ne lui était resté de la façon dont son « nouveau père »
Bocar Baldé les avait conduits, lui et Diéri, jusqu’au village reculé de
Ténenkou.
Le temps avait passé et la vie au village de Ténenkou, au sein de la
famille de Bocar Baldé, avait fini par lui paraître douce. Sa tante paternelle
Gayel Hamsalah, également l’épouse de son tuteur, l’avait choyé comme
son fils tout en lui rappelant qui il était, ce qu’il devait à ses aïeux pour qu’il
ne néglige pas, une fois devenu adulte, de se venger du roi Tidjani Tall. Si
elle mêlait de sang de vache le lait frais qu’elle lui faisait boire chaque
matin à la mode des Peuls c’était pour qu’il soit assez fort, devenu grand,
pour tuer à la guerre le plus grand nombre de Toucouleurs possible. Peut-
être parmi eux se trouveraient les assassins de son père, de ses oncles et de
ses frères ? Le soir venu, pendant qu’il s’endormait elle lui chuchotait des
chants belliqueux à l’oreille ou lui rappelait, pour le maintenir éveillé, les
hauts faits guerriers des Peuls.
Un jour cependant, à l’âge de vingt ans, alors qu’il s’était échappé dès le
petit matin avec Diéri pour aller chasser en brousse, il était tombé en fin de
journée, à son retour vers Ténenkou, sur deux cavaliers Toucouleurs. Après
de courtes salutations, ces derniers avaient exigé haut et fort, avec morgue,
le gibier qui pendait accroché à la selle de Diéri.
— « Ga Yel, petit veau, lui avaient-ils dit en langue Pulaar, langue
partagée par les Peuls et les Toucouleurs, donne-nous le fruit de ta chasse.
Tu nous le dois, les Toucouleurs sont les maîtres des Peuls. »
Sans réfléchir au piège qui lui avait été tendu, il avait refusé, leur
rétorquant que le petit veau qu’il était valait bien mieux que les deux vieux
ânes qu’il avait en face. N’attendant que sa réponse insolente pour lui voler
son cheval, l’un des deux Toucouleurs avait fait le geste de porter la main à
son arme, mais il avait été plus rapide que lui. Le coup de feu de son
antique mousquet, qu’il tenait toujours chargé d’une balle, avait éclaté dans
la brousse et l’un des deux cavaliers Toucouleurs s’était écroulé tandis que
l’autre s’enfuyait au triple galop.
Une fois rentré à Ténenkou dont l’âme était la famille de Bocar Baldé, il
n’avait même pas eu besoin de raconter ce qui lui était arrivé. La brousse
l’avait fait avant lui. Sa tante Gayel Hamsalah l’attendait déjà avec un petit
paquetage pour qu’il s’enfuie sur le champ. Elle lui avait dit :
« Ardo Bâ Hamsalah, tu es l’unique descendant mâle de ma famille. Il ne
sera pas dit qu’après avoir survécu au massacre de Sofara tu sois tué par des
Toucouleurs dans le petit village de Ténenkou. Va, je te bénis. Pars sans te
retourner vers l’Ouest. Les Toucouleurs vont revenir se venger. Tu es
devenu un homme. Mon seul bonheur dans la vie sera désormais de savoir
que tu es vivant quelque part. »
Il avait d’abord refusé de fuir devant les Toucouleurs, mais sa tante
l’avait convaincu de partir. S’il ne lui obéissait pas, le village de Ténékou
serait détruit, leur troupeau de vaches volé, les plus jeunes enfants de Bocar
Baldé seraient emmenés en captivité vers Bandiagara la capitale des
Toucouleurs. Bocar Baldé et tous ses fils qui résisteraient seraient tués dans
la cour de la concession. Sa tante Gayel Hamsalah ne voulait pas voir
encore une fois toute sa famille disparaître. Il lui avait donc obéi, sachant
que si Bocar Baldé et ses enfants étaient tués par les Toucouleurs, Gayel
Hamsalah, se suiciderait comme l’avait fait sa propre mère Anta Ndiobdi à
la suite du massacre de Sofara.
Longtemps il avait erré dans la boucle du Niger avant de se résoudre à
partir vers l’Ouest, offrant ses services de pasteur aux communautés
d’agriculteurs qui ne savaient pas s’occuper de leur troupeau aussi bien
qu’un Peul. Avec son cheval, ils avaient traversé les pays Bambara et
Soninké, s’étaient arrêtés dans les villes de Ségou, Koulikoro, Madina,
Bafoulabé et Kayes, où ils avaient été toujours reçus par les Peuls des lieux
qui ne se doutaient pas qu’ils étaient Ardo Bâ Hamsalah et Diéri. Près des
rives du fleuve Sénégal, malgré sa mine de guerrier peul errant, les
Toucouleurs de Matam, d’Aniam Golli, Saldé, Aloar, Donaye, Podor,
Bokoul, Dagana n’avaient pas su deviner qu’il était un assassin d’un de
leurs cousins du fleuve Niger. Ce n’est que lorsqu’ils étaient arrivés dans les
parages de Saint-Louis, où dans un nombre croissant de villages l’on parlait
wolof plutôt qu’al-pulaar, qu’il avait décidé d’arrêter son voyage.
Un jour, plus de dix ans après sa fuite de Ténenkou alors qu’ils
approchaient d’un village wolof, longeant la rive du fleuve Sénégal, non
loin de Saint-Louis, la mort les avait surpris Diéri et lui. L’esprit tourné vers
les disparus, les défunts, ses parents, ses frères d’arme, le regret de ne pas
être resté dans le Fakala, « le pays de tous », le pays où ses ancêtres peuls
avaient fini par vivre en bonne intelligence avec les pêcheurs Bozo, avec les
Dogons et les Bambaras, l’avait submergé soudain. Et, comme si son
chagrin avait appelé la mort à eux, Diéri avait soudain posé un genou à
terre, puis l’autre, et s’était couché sur le flanc avant même qu’il ait eu le
temps de le desseller. Alors comprenant que son cheval mourait, il avait pris
dans ses bras la tête de Diéri pour lui chanter doucement à l’oreille le chant
des valeureux guerriers peuls que Gayel Amsalah Bâ lui avait enseignés.
Sans se cabrer contre la mort lui écrasant le cœur de son poids d’infini,
Diéri avait écouté jusqu’au bout ses louanges chantées par son ami Ardo
avant de mourir les yeux ouverts.
Il avait réussi à enterrer Diéri non loin de l’endroit où il s’était agenouillé
pour mourir. Afin d’empêcher les hyènes d’atteindre sa dépouille, il avait
abattu un épineux dont il avait disposé les branches hérissées de pointes très
acérées, juste en dessous de la surface du sol, sur une aire dépassant
largement la superficie de la tombe. Puis le soir, il était monté dans l’arbre
surplombant la sépulture de Diéri pour la surveiller. Peu avant l’aube, des
hyènes peureuses, alléchées par l’odeur du cadavre qui montait de la terre,
s’étaient approchées de l’endroit et, malgré sa présence au-dessus d’elles,
avaient impudemment entrepris de fouiller le sol de leurs pattes pelées et
griffues. Il n’avait pas essayé de les chasser par des cris. Au besoin il serait
descendu de son perchoir pour asséner aux bêtes fauves quelques coups de
coupe-coupe qui les aurait tenues éloignées pendant qu’il aurait disposé à
nouveau les lieux au mieux de la protection du corps de Diéri. Mais il n’en
avait été rien car les hyènes s’étaient immanquablement piquées les pattes
de devant ou le museau en quelque lieu qu’elles aient tenté de creuser. Il les
avait observées geindre, pleurnicher et ricaner de dépit avant de s’en aller
annoncer à la brousse entière qu’il serait à tout jamais impossible de
déterrer le cheval Diéri dont le maître, posté au clair de lune sur la grosse
branche d’un acacia, était resté une nuit entière, sans bouger et muet, à
surveiller la tombe.
Une fois les hyènes disparues et leur odeur âcre évaporée, après une
dernière prière pour Diéri, il avait repris son chemin à pied vers l’Ouest, la
selle de son cheval posée sur l’épaule. Il savait que le fleuve Sénégal se
jetait dans la grande mer de l’Ouest. C’était là qu’il irait s’installer sous le
nom d’Aliou Baldé, celui que son père adoptif lui avait donné. Là-bas, on
ne saurait rien des massacres de Sofara et de son crime à Ténenkou, là-bas
il trouverait une autre vie. Quand on lui demanderait d’où il venait, il
répondrait invariablement « De l’Est » sans ajouter quoi que ce fût d’autre.
Puisque le fleuve Niger n’avait plus voulu de lui, il demanderait asile au
fleuve Sénégal. Au bout d’une demi-journée de marche, il s’était arrêté dans
un village de pêcheurs, situé sur la rive gauche du fleuve, village où il était
resté deux mois, offrant ses services à ses habitants pour s’occuper de leur
troupeau de vaches. C’était là qu’il avait fini d’apprendre leur langue, le
wolof, et qu’il avait osé dire pour la dernière fois qu’il s’appelait Ardo
Hamsalah Bâ. Tous les dix jours il avait mené le troupeau jusqu’à l’endroit
où Diéri était enterré et, au bout de sa cinquième petite transhumance,
lorsqu’il avait été certain que la tombe de son cheval resterait inviolée, il
avait dit aux pêcheurs qu’il était temps pour lui de continuer son chemin.
Bien que la saison ne fût pas terminée, ils avaient accepté et il était reparti,
lesté de sa selle et de quelques provisions de bouche vers Ndar, la ville de
Saint-Louis en langue wolof.
Après sept jours de marche, alors qu’était en vue l’île de Ndar, prise dans
la brume légère des embruns de l’Océan dont il avait senti la puissante
odeur depuis longtemps déjà en amont du fleuve, il s’était allongé sous un
arbre pour se reposer car les effluves salées, auxquelles il n’était pas encore
habitué, l’enivraient. Et là, un jeune pêcheur, ignorant le proverbe wolof
qu’on ne sait jamais si un Peul dort ou s’il n’a que les yeux fermés,
imaginant qu’il ne surprendrait pas son forfait, s’était hasardé à lui dérober
la selle de Diéri posée sur le sol non loin de lui. Il avait pensé tuer ce
pêcheur d’un rapide coup de dague, mais il s’était ravisé, se disant que le
meilleur cadeau qu’il pouvait faire à la ville où il arriverait en étranger
serait de la débarrasser d’un homme malhonnête. Il avait donc simulé le
sommeil pendant que le pêcheur opérait, se contentant par la suite de le
suivre de loin pour être sûr qu’il était bien un habitant de Saint-Louis et
pour observer où il cacherait la selle de Diéri. Cet idiot l’avait apportée
triomphalement chez lui, prétendant qu’il venait de la retirer des eaux du
fleuve dans son filet. C’était grâce à lui, le « Peul aux oreilles rouges »,
comme l’avaient surnommé les petits enfants turbulents de Saint-Louis, que
le véritable visage du pêcheur avait transparu. Il l’avait confondu, après la
grande prière du vendredi, en convoquant sur la place de la mosquée où
s’était déroulé son procès, l’eau et le soleil. Si sa selle avait été ramenée
dans un filet de pêche, ses incrustations d’argent n’auraient-elles pas été
salies par les eaux boueuses du fleuve ? Pourquoi luisaient-elles encore au
soleil, blanches et brillantes comme au sortir de la forge où elles avaient été
coulées par un savant forgeron peul sur les indications précises de son
père ? Le pêcheur n’avait rien su répondre à cela et ne s’était contenté que
de pleurer de honte devant sa propre famille.
Couly Coumba Diop et Lat Bassirou Ndiaye ne lui avaient posé aucune
question sur les raisons de sa présence à Saint-Louis : ils lui avaient offert
tour à tour le gîte et le couvert, l’un un cheval de prix, et l’autre son
troupeau de vaches à garder. Et, pour leur montrer que les Peuls ne sont pas
seulement des pasteurs, affublés de simples Khassan, de pauvres
couvertures de laine jetées sur leurs épaules, mais qu’ils pouvaient être
aussi de bons cavaliers, il avait fait danser, presque jusqu’à épuisement, son
nouveau cheval sur la place de la mosquée.
Deux mois après ce jour, les deux hommes qui avaient d’abord été ses
juges lui avaient fait le grand honneur de lui demander d’accompagner Lat
Bassirou Ndiaye en France. Il avait d’abord refusé. Mais Couly Coumba
Diop avait fini par lui demander comme un service personnel d’accepter
d’accompagner son ami Lat Bassirou Ndiaye à Paris :
— « Khassan Kobe, fils de Peul porteur de Khassan, tu es un grand
cavalier et ton cœur est noble. J’ai confiance en toi et je te prie d’aller en
France pour protéger Lat Bassirou Ndiaye et l’aider à surmonter les
épreuves qui l’attendent très certainement. Fais-le pour moi ! »
La façon dont le vieil homme lui avait demandé d’accompagner Lat
Bassirou lui avait interdit un refus définitif, synonyme d’impolitesse. Après
tout, sa route d’exil d’Est en Ouest, loin du Fakala puis de Diéri, pouvait
très bien se poursuivre vers le Nord, le pays des Blancs.
XXII.
Dès que Violette avait aperçu l’enfant assis à la grande table de la
cuisine, le visage à moitié caché derrière le grand bol de lait que lui avait
offert Lucienne, elle avait cru comprendre toute l’histoire de sa famille.
Émue par l’effarante coïncidence qui avait permis cette révélation, elle
s’était arrêtée un moment à la porte de l’office. L’enfant avait alors cessé de
boire à son bol et l’avait dévisagée à son tour comme s’il voyait un fantôme
ou un rêve. Ses yeux s’étaient arrondis et sa façon de relever les sourcils en
plissant le front lui répétèrent ce qu’elle avait déjà compris au premier
regard. Si sa surprise avait été décelable, Lucienne et Adolphe auraient pu
s’interroger sur son attitude étrange, mais rien n’avait filtré de son émotion
tandis que celle du petit garçon avait été débordante ; aussi Adolphe l’avait-
il engagé à parler avec douceur :
— « Dis bonjour à Mademoiselle Violette, Albert. »
Le petit s’était exécuté et elle avait pensé instantanément qu’Albert
n’était pas le prénom qui lui allait.
— « Qu’il est malin cet Albert avait continué Lucienne. Venir comme ça
à pied, depuis le Parc Bordelais, tout seul. Et quel âge as-tu donc mon
pauvre ?
— J’ai dix ans avait-il répondu, » ce qui avait poussé Lucienne à se
récrier de plus belle.
— « Que tu es dégourdi pour un enfant de ton âge ! Et dire que tu avais
pensé à te prendre de quoi boire et manger tout au long du chemin !
Regarde Adolphe, comme les enfants d’aujourd’hui sont plus malins que
nous l’étions à leur âge. Mais que je suis bavarde et « pégouille ». Tu as
encore besoin de te « rebiscouler » après tant d’efforts. Tu reparleras à
Mademoiselle quand tu auras terminé. »
Sans le savoir, Lucienne avait rendu service à Violette qui avait profité
du moment où Albert finissait de boire son bol de lait pour prendre la
décision de ne révéler à personne ce qu’elle avait entraperçu sur le visage
de l’enfant. Ce serait son secret.
— « Alors… », dit Adolphe quand Albert eût fini de goûter, « ... tu viens
nous rapporter la date du spectacle des nègres, n’est-ce pas ? »
L’enfant avait paru se crisper avant de répondre, mais un sourire de
Lucienne l’avait engagé à parler :
— « Mademoiselle Violette, pitié, i faut m’aider à sauver Mame Aïda. É
très malade et m’sieur Viguier notre patron au cirque i veut faire danser les
nègres pour après soigner Mame Aïda. I zont refusé, c’est pour ça que je
viens vous parler, parce Mame Aïda j’ai peur qu’elle meure. Z’êtes une
bonne personne Mademoiselle, c’est Monsieur Adolphe qui l’a dit et aussi
que z’êtes une autorité ! »
Après ces mots, l’enfant s’était mis à pleurer silencieusement. De
grosses larmes avaient jailli de ses yeux bleus à fleur de tête, dévalé le long
des ailes de son nez retroussé jusqu’aux commissures de ses lèvres fines.
C’en fut trop pour Lucienne qui avait éclaté en sanglots à son tour, mais
bruyamment. Tout en plaçant la tête d’Albert contre sa poitrine opulente, la
domestique avait tendrement caressé ses fins cheveux roux en répétant sans
arrêt « Mon pauvre pitchoun, mon pauvre… », tant et si bien qu’on eût dit
qu’elle tentait de bercer Albert comme un nourrisson alors qu’elle lui avait
prêté tant de précoce vaillance quelques instants auparavant. Mais l’enfant
s’était laissé faire, serrant même la main calleuse de Lucienne contre sa
bouche, ce qui avait achevé de les émouvoir tous, même le rude et bourru
Adolphe. L’idée des épreuves traversées par Albert pour venir solliciter son
aide avait retenu Violette de succomber aux pleurs à son tour. Perdu au
cœur de la ville, il avait dû sûrement surmonter de petites épouvantes tandis
qu’il posait des questions peureuses à des inconnus patibulaires, dissimulant
son soulagement quand on lui indiquait le moyen de retrouver son chemin.
Son arrivée chez elle était un véritable exploit, mais il la dévisageait avec la
vénération d’un pèlerin venu d’un pays lointain pour prier sa divinité
préférée d’un miracle. L’intensité de son regard lui avait insufflé une force
mêlée de tendresse et de sérénité. Quand elle avait reconquis assez de force
pour lui demander qui était Mame Aïda, sa réponse avait fusé :
— « C’est comme une fée. É m’a sauvé d’Eugène ! »
Et il s’était mis ensuite à raconter son calvaire, les coups qu’Eugène lui
avait assénés le jour où il s’était mis en tête de donner les nègres en
spectacle, à l’insu de Monsieur Viguier, pour seulement dix centimes par
client ; sa fuite dans le cirque à la faveur de l’obscurité et les soins qu’il
avait reçus d’Aliou Baldé, puis de Mame Aïda. Pendant son récit que l’on
aurait dit emprunté à la rubrique des faits-divers du Petit Journal, Lucienne
avait ponctué de « Ah ! mon Dieu ! » chacune de ses phrases et Adolphe
serré les poings. Fallait-il croire à toutes ces horreurs, ces sordides histoires
de cirque ? Si elle n’avait pas vu Monsieur Viguier en personne dans le
bureau de son père, un jour avant la visite d’Albert, Violette aurait été
incrédule. Tant de misères si près de chez eux étaient-elles concevables ? Si
près des feux de cheminée chauffant chacune des pièces de leur hôtel
particulier, même quand ils ne s’y trouvaient pas, et illuminant ses belles
tentures, ses tapisseries saumon ou vert pastel, ses guérites et ses bureaux
Louis XV, ses planchers astiqués de cire odoriférante, ses lustres de cristal,
dont le prix était si beau quand la tempête et la pluie faisaient rage dehors ?
Des livres lui avaient raconté la misère des petites gens, mais Violette ne
l’avait jamais véritablement rencontrée jusqu’alors. Si Lucienne et Adolphe
étaient certainement pauvres, cela ne se voyait pas. Elle avait été souvent
dans leur appartement sous les combles de leur hôtel particulier à l’insu de
sa mère qui voyait sa familiarité avec eux d’un mauvais œil. Eux aussi
jouissaient d’une cheminée où flambait toujours un bon feu rassurant et leur
intérieur était propre, simple, mais décent. Le petit Albert représentait une
autre misère ; brutale, froide et ténébreuse, la vraie, celle qui sent mauvais
et dont l’odeur ne transparaît jamais dans les livres. Lucienne devait l’avoir
connue et ne pas la craindre car elle ne cessait de serrer contre elle sans
retenue, sans précaution pour son tablier de bonne que sa patronne exigeait
d’une propreté immaculée, son « pitchoun », malgré son visage sale de
boue, de bave et de morve, et malgré la vermine que l’on pouvait voir courir
dans ses cheveux roux.
Violette avait envié Lucienne de connaître ces gestes de tendresse qui
valent mieux que de belles paroles, mais elle avait pensé qu’il était de son
nouveau rôle auprès d’Albert d’ajouter à la douceur maternelle de la
matrone, des mots suaves et chaleureux qui se graveraient dans sa mémoire
et dont il éprouverait le réconfort sur commande quand il se retrouverait à
nouveau livré à lui-même, dès son retour au cirque Viguier. Quitte à ce que
ses paroles ne soient pas suivies d’effet, elles devaient au moins compléter
le bien-être temporaire d’Albert. Alors, elle avait lancé à l’enfant des
phrases aussi douces que les bras de Lucienne, avec une confiance et une
autorité qu’elle ne pensait pas détenir, dans le fond :
— « Ne crains rien pour ta Mame Aïda. Je connais une personne qui la
soignera. »
Elle avait souri en prononçant ces mots rassurants, ce qui avait donné
une inflexion inattendue à sa voix. Qui aurait pu deviner que sa joie
soudaine était due à un homme dont le visage s’était levé dans son esprit
pendant qu’elle parlait à Albert ? Sa décision avait été prise sur le moment.
Contre toutes les règles de la convenance, sans même annoncer sa visite,
elle irait chez Raphaël Azam pour lui demander de l’aide. La conjugaison
de ses simples paroles, de son sourire et de sa résolution soudaine avait eu
un effet spectaculaire. Un bonheur intense, pur, sans mélange qui devait être
le reflet du sien, avait paru alors couler des yeux de l’enfant et se diffuser à
Lucienne et Adolphe. Songeant aux pouvoirs séducteurs de la parole
certaine, de l’assurance de soi qui l’accompagne et finit par la porter en
plein cœur de ceux à qui elle est adressée, elle s’était imaginée être une
prêtresse des temps anciens, persuadée que sa prédiction s’accomplirait
infailliblement. Mais sa promesse à Albert ne serait pas comme celles dont
son propre père trompait ses électeurs. À la différence du député
Dartiguelongue qui avait la faculté de brouiller l’esprit des gens simples en
les abreuvant de formules fascinantes et contradictoires, elle réaliserait ce
qu’elle avait prédit à l’enfant. Sans doute était-ce par de faux espoirs que le
député avait séduit la mère d’Albert, lui promettant monts et merveilles
pour s’empresser de l’abandonner une fois enceinte. Elle croyait
comprendre désormais les raisons pour lesquelles son père avait reçu ce
Monsieur Viguier, le directeur du cirque où Albert vivait. Ce n’était pas un
hasard, et, bientôt, les petites laideurs cachées de la vie intime de Monsieur
Dartiguelongue ne manqueraient pas de lui apparaître une à une, reliées
entre elles comme les grains d’un chapelet de turpitudes.
Rassasié de lait et d’espoir, Albert s’était levé pour repartir. Elle l’avait
pris à son tour dans ses bras et embrassé sur les joues. Il lui avait baisé le
dos de la main comme il l’avait fait pour Lucienne et s’en était allé avec
Adolphe qui devait le raccompagner en fiacre jusqu’au Parc bordelais. Pour
lui donner encore plus de courage, elle lui avait promis à nouveau, avant
son départ triomphal en fiacre, de l’aider à sauver Mame Aïda et, après
avoir parlé un petit moment à Lucienne, encore remuée par ce qu’avait
raconté de sa vie misérable le « pitchoun », elle retourna dans sa chambre,
saisie par le désir intense d’écrire à Raphaël Azam.
Elle aurait aimé lui avouer qu’elle l’aimait en ne s’embarrassant pas de
détours comme son « éducation » et les convenances l’exigeaient. Mais elle
se contenta de lui demander, au nom de son devoir de médecin, de sauver la
vie d’une femme africaine retenue prisonnière dans un cirque installé dans
le Parc bordelais. Violette fut également tentée de révéler dans sa lettre à
Raphaël Azam sa quasi certitude qu’elle s’était découvert un demi-frère,
mais se borna à lui écrire qu’un enfant prénommé Albert l’introduirait
auprès de Mame Aïda. Elle se rendrait chez lui pour lui donner en main
propre la lettre qu’elle était en train de rédiger. Elle espérait qu’il serait là,
qu’il ne la lise cependant qu’une fois qu’elle serait repartie… Violette
suspendit sa plume pour savourer le plaisir troublant d’imaginer les yeux si
noirs de Raphaël Azam la déchiffrant. À l’idée qu’il glisserait ses doigts sur
elle, l’effleurerait et, peut-être même, la froisserait légèrement en la relisant
jusqu’à ce qu’elle lui révèle ses secrets, une puissante chaleur se leva et
traversa lentement son corps à la recherche de son cœur pour l’attraper et le
serrer. Regardant sa main trembler sur la feuille et quelques fines gouttes
d’encre la tâcher, Violette se demandait si Raphaël pourrait ainsi deviner
son émoi, quand trois coups secs et glaçants frappés à la porte de sa
chambre la contraignirent à dissimuler précipitamment sa lettre dans un
tiroir de son secrétaire.
Sa mère et sa sœur aînée, Rose, entrèrent l’air guindé et refusèrent son
invitation à s’asseoir l’une à son fauteuil de lecture et l’autre à sa chaise de
bureau. Véritables femmes d’intérieur, elles étaient déterminées à fréquenter
les mêmes pièces, les mêmes fauteuils au sein de leur maison et à ne jamais
dévier de leurs habitudes dont la répétition immuable les rassurait. Leurs
chignons noués à l’identique définissaient leur peur du désordre et leur
crainte de l’inconnu aussi essentiellement que leur respect scrupuleux de
toutes les conventions du grand monde. Sur le visage de Rose, qui s’adressa
à Violette sèchement, se peignaient la jeunesse disparue de leur mère, mais
aussi la mission dont on l’avait sans doute pompeusement investie :
— « Nous venons de la part de père. Il est furieux contre vous depuis
hier, mais il a la bonté de vouloir vous pardonner si vous promettez de ne
plus jamais reparler de ces nègres… Pourquoi vous êtes-vous exposée à son
mécontentement pour ces gens-là ?
— Même si je vous l’expliquais, vous ne le comprendriez pas » répondit
Violette tâchant de lui cacher son trouble.
— « Vous me prenez depuis toujours pour une idiote : je ne le supporte
plus.
— Qu’à cela ne tienne… Si je vous suis insupportable, ne me voyez
plus… »
En observant ses deux filles se disputer, Madame de Beauchaussoy
apercevait aussi les deux êtres qu’elle haïssait le plus. Outrée par l’air
goguenard de sa cadette qui lui rappelait trop la mine malicieuse de son
propre père, elle ne supportait pas non plus le ton de son aînée qui, en la
singeant, lui renvoyait une image peu flatteuse de sa personnalité, un
mélange de faiblesse et de férocité. En réalité aucun des membres de sa
famille n’avait jamais plu à Madame Dartiguelongue de Beauchaussoy. Ni
son père, trop enseveli dans ses livres pour être le véritable homme du
monde que son appartenance sociale aurait dû le destiner à être, ni son mari,
le député Dartiguelongue qui ne l’avait séduite et épousée que pour son
nom et que son père avait accepté, trop heureux de « se payer » un gendre
roturier et républicain. Très vite orpheline de sa mère, elle haïssait celle-ci
d’être morte trop tôt. M. de Beauchaussoy lui avait toujours dit qu’elle lui
ressemblait comme deux gouttes d’eau ce qui, pensait-elle, ne pouvait être
un compliment dans sa bouche. Sans que cela soit une méchanceté
délibérée, Monsieur de Beauchaussoy l’avait toujours écrasée de son
intelligence et l’intuition de n’avoir pas répondu à ses attentes
intellectuelles, intuition qui aurait pu lui apparaître au moins comme le
signe positif d’une certaine sensibilité, ne la rachetait pas à ses propres
yeux. La certitude d’être trompée par son mari, sa beauté médiocre, son
intelligence moyenne érodaient chaque jour un peu plus son estime d’elle-
même et sa souffrance lucide l’aigrissait. Voyant que sa fille aînée perdait
pied une fois de plus face à Violette, elle intervint :
— « Taisez-vous Violette, vous êtes une impertinente ! Vous nous avez
tellement indisposés contre vous que nous nous demandons votre père et
moi, si nous n’allons pas vous retirer de l’École Normale. »
Violette faillit lui rétorquer qu’ils n’en avaient pas le pouvoir, mais elle
se contint, soucieuse qu’elles partent de sa chambre le plus vite possible,
tant l’envie de continuer à écrire à Raphaël Azam l’obsédait. Son silence fut
mal interprété par les deux femmes qui crurent enfin avoir pris de
l’ascendant sur elle. Et, comme deux chiens qui ont longtemps craint de
s’attaquer à plus fort qu’eux s’acharnent sur lui quand il faiblit, elles
harcelèrent Violette à cœur joie, exsudant de tout leur être le fiel de la
jalousie et du ressentiment qui les empoisonnait depuis trop longtemps.
Violette résista à tout cela avec une constance et un calme qui l’étonnèrent
elle-même tant son caractère la portait toujours à répliquer immédiatement à
toute offense. Et cette attitude inhabituelle conforta sa mère et sa sœur dans
l’illusion de l’avoir enfin domptée. Mais elle n’en eut cure : son esprit était
ailleurs, elle pensait toujours à sa course chez Raphaël. Ainsi son
indifférence finit par devenir si désobligeante, que Rose et leur mère
quittèrent sa chambre en claquant la porte après l’avoir violemment
instruite, à tour de rôle, de ses devoirs de piété filiale.
Soulagée par leur départ, Violette reprit la rédaction de sa lettre à
Raphaël, mais dans d’autres dispositions que celles qui avaient précédé
l’irruption de sa mère et de sa sœur. Comment dire à Raphaël ce qu’elle
s’était refusée à révéler à ses proches alors même qu’elle aurait pu anéantir
d’un coup leur agressivité par cette nouvelle ? Était-elle vraiment certaine
qu’Albert était son demi-frère ? Peut-on se fonder sur une ressemblance, si
frappante soit-elle, pour supputer un lien de parenté entre deux personnes si
éloignées socialement l’une de l’autre ? Elle n’avait même pas demandé à
cet enfant, alors qu’il avait été en sa présence un long moment, comment se
nommaient ses parents ! Pour une raison qu’elle ignorait, elle ne lui avait
prêté immédiatement d’autre père que le sien ! Elle jugea qu’il valait mieux
ne rien écrire à Raphaël concernant sa famille car elle désirait lui apparaître
comme un être neuf, coupé de ses racines embarrassantes, issu d’une
génération spontanée comme ces plantes exotiques surgissant au milieu du
désert et qui ne semblent naître que du vent ou du hasard d’un peu
d’humidité et non pas de graine et de pollen. Elle n’osa pas non plus à la fin
de sa lettre ajouter qu’elle espérait le trouver chez lui pour lui dire d’un
regard ou d’un geste son amour et qu’elle attendrait sa réponse avec
impatience. Elle ne fit que préciser que Lucienne et Adolphe Fontanier
seraient leurs messagers.
Violette plia les deux feuilles de sa lettre pour les glisser dans une
enveloppe aux couleurs de la tapisserie des murs de sa chambre, et sur
laquelle elle inscrivit d’une calligraphie appliquée « Raphaël Azam ». Puis
elle s’habilla simplement, ne s’asseyant devant la glace de sa table de
toilette que pour ajuster sur son abondante chevelure rousse ramassée en
chignon un petit chapeau voilette décoré d’une aigrette verte. Elle passa par
l’office avant de sortir par l’escalier de service. Lucienne lui avait expliqué
d’un mot où habitaient les Azam. C’était à la rue Judaïque, au débouché du
Cours de Tourny tout près de la place Gambetta où elle se rendrait à pied.
Comme il faisait beau, elle se passerait de fiacre, comptant se servir de la
marche pour réfléchir à ce qu’elle allait dire aux Azam pour expliquer sa
visite. Elle ne doutait pas qu’elle saurait leur transmettre son enthousiasme
pour la noble cause de ces Noirs victimes de l’horrible chantage du
directeur du cirque Viguier, mais il fallait trouver les mots justes pour ne
pas trop ternir l’image de son propre père.
Elle n’eut cependant pas le loisir de préparer un plaidoyer pour les Noirs
qui ne fût pas un réquisitoire contre lui tant elle fut distraite par le spectacle
de la rue. Sa sortie incognito l’exaltait. Les gens qu’elle croisait levaient
presque tous leur regard vers le ciel. Etait-ce parce que pour une fois le ciel
de Bordeaux était bleu même si des brumes d’humidité presque invisibles
atténuaient son éclat ? Pourquoi les hommes et les femmes aimaient-ils tant
à chercher dans les nuages des réponses aux interrogations de la terre ? Elle
s’acharna à éluder cette question qu’elle jugeait banale pour revenir au
problème qui la préoccupait, mais le cours de ses pensées était sans cesse
dérangé par un flux d’images disparates que sa conscience était incapable
de diriger. Enfin, la vue d’affiches collées aux kiosque à journaux
annonçant la candidature de son père aux élections législatives et
reproduisant des dizaines de fois cette même phrase : « Bordelais, votre
député Dartiguelongue soutient la République française et il est soutenu
par elle à l’Assemblée nationale. Si vous réélisez votre député patriote dès
le premier tour des élections du 22 septembre 1889, il oeuvrera au bien de
Bordeaux avec autant de rigueur et de passion que lors de son mandat
précédent. Vive la République, vive la France ! », la détournèrent
définitivement de ses velléités de stratégie. Son père avait pensé faire
imprimer en grand son portrait comme cela commençait à se faire à Londres
et même à Paris, mais il y avait renoncé car cela pouvait être très mal
interprété par les électeurs. « Trop prétentieux, trop nouveau », avait-il
pensé tout haut quand elle se trouvait encore admise dans son bureau le
jeudi. Il avait finalement opté pour une affiche sobre représentant une
allégorie féminine de la France, drapeau tricolore au poing, copiée du
tableau d’Eugène Delacroix, « la liberté guidant le peuple », dont il avait
veillé à ce que l’on couvre le sein nu d’un habile coup de crayon, comptant
dans le fond être réélu grâce au vote d’une grande partie de ses électeurs
déboussolés par la fuite du général Boulanger. Paris le soupçonnant de ne
pas être assez républicain et d’avoir œuvré en sous main pour le Général –
« le fuyard du premier avril » comme avait titré La vie bordelaise – son père
avait dû trouver le moyen d’apparaître comme un membre du puissant
courant républicain de la Chambre, favorable à la constitution de l’Empire
colonial français, en permettant que l’on produise un « spectacle de
Nègres » au Parc bordelais. Cela n’empêchait pas Violette de penser
qu’Albert fût un fils caché de son père et que lui et Monsieur Viguier se
connaissaient depuis au moins dix ans, l’âge de l’enfant.
Le reste de sa marche fut occupé à essayer de repérer la demeure des
Azam qui s’avéra être une maison simple, une grande échoppe bordelaise
avec un étage malgré tout, où l’on entrait sans la cérémonie d’une cour
intérieure comme chez elle. En lieu et place, sur le trottoir, deux buis taillés
en pot de part et d’autre d’une porte d’entrée fraîchement repeinte. Dans
l’encadrement de cette porte d’entrée qu’on lui avait ouverte longtemps
après qu’elle eut frappé quelques coups timides, ne lui était d’abord apparue
qu’une ombre. Violette avait prié que l’on excuse son intrusion puis avait
demandé à voir un membre de la famille Azam pour lui remettre en main
propre une lettre importante destinée à Raphaël.
— « Qui croyez-vous que je sois, avait dit l’ombre d’une voix douce,
une domestique ? Entrez donc chez nous, Mademoiselle Dartiguelongue, je
suis la mère de Raphaël. »
Gênée d’avoir laissé transparaître sa surprise que la maîtresse de maison
se fût déplacée pour ouvrir la porte d’entrée, Violette se trouva idiote de
s’être exposée à passer pour une personne ignorante d’autres usages que
ceux que l’on pratiquait chez elle avec cérémonie. Mais la femme
imposante par sa grande taille qui s’effaça simplement pour l’inviter à
franchir le seuil de sa demeure n’avait pas fait mine de s’apercevoir de son
trouble. Violette ne découvrit que Madame Azam était aveugle que lorsque
celle-ci se mit à marcher devant elle en laissant sa main droite glisser le
long du mur du couloir très sombre de l’échoppe. L’obscurité où elle se
retrouva au bout d’un court instant l’obligea à presser le pas pour ne pas se
laisser distancer par l’ombre qui la précédait. Elles passèrent sans s’arrêter
devant plusieurs portes closes avant d’entrer dans une salle de réception très
petite, comparée à celle de l’hôtel particulier de ses parents. Les murs y
étaient tapissés de bas en haut d’étagères vitrées derrière lesquelles on
devinait de belles rangées de livres reliés de maroquin rouge sang. Un feu
de cheminée presque éteint éclairait très peu cette pièce dont pourtant la
principale fenêtre s’ouvrait sur un vaste jardin intérieur, où Violette crut
entrapercevoir des arbres fruitiers, des cerisiers et un abricotier peut-être.
Un candélabre à sept branches dont le métal poli reflétait suffisamment la
lumière mourante de la cheminée pour conquérir une couleur cuivrée portait
des bougies neuves. En entendant le fauteuil de cuir sombre, où Madame
Azam l’avait invitée à s’asseoir, craquer au moindre de ses mouvements,
elle pensa que la mère de Raphaël avait ainsi la possibilité de l’écouter
vivre :
— « Vous paraissez inquiète Mademoiselle. Aujourd’hui je peux mieux
éclairer la pièce où nous sommes. La lampe posée sur le guéridon tout près
de vous n’est-elle pas allumée ?...
— Non, Madame, elle ne l’est pas, mais je n’ai pas besoin de plus de
lumière, je ne voudrais pas vous avoir dérangée…
— Vous ne me dérangez pas Mademoiselle. Je suis heureuse de recevoir
votre visite, même si elle ne m’était pas destinée... »
Violette se crut obligée d’expliquer sa présence :
— « Je voulais parler à votre fils Raphaël… d’une question qui me
semble grave. »
Cette fois-ci, Madame Azam ne répondit pas. Violette se sentit entraînée
à parler par deux yeux noirs fixes attachés à elle et qui paraissaient scruter
son esprit et son cœur :
— « J’ai préparé une lettre destinée à votre fils parce que lui seul peut
m’aider.
— Raphaël est à Paris pour deux jours encore. Il m’a écrit qu’il viendrait
nous voir ici au début de sa permission. Je lui transmettrai votre lettre dès
son arrivée. »
Dans ces mots il n’y avait trace d’aucune volonté de connaître l’objet de
sa lettre ni d’effort apparent pour masquer de l’indiscrétion et,
paradoxalement, Violette s’en trouva comme contrainte de s’expliquer. Il lui
semblait, devant Madame Azam, que ses réflexions et les progrès dans l’art
de maîtriser les discours qu’elle avait cru gagner pendant le jour de
réclusion imposé par son père, n’étaient qu’illusion. Elle qui pensait avoir
trouvé la clé pour déchiffrer les êtres, grâce à l’examen minutieux de leurs
moindres paroles, avait le sentiment que son interlocutrice lisait en elle sans
effort et savait la faire parler plus qu’elle ne l’aurait souhaité. Mais, alors
que ce don de débusquer les pensées secrètes lui était apparu à elle comme
un instrument de pouvoir sur autrui, elle le sentait chez Madame Azam
d’une nature différente, plutôt capable d’éclaircir les idées des personnes
sur lesquelles il s’exerçait.
— « Madame Azam, je voudrais que votre fils soigne une africaine
malade qui est retenue contre son gré dans un cirque pour participer à un
spectacle... »
Après une courte pause, elle ajouta dans un souffle :
— « Mon père n’est pas au courant de ma démarche, il soutient le projet
du directeur du cirque.
— Est-il possible dans ce pays, Mademoiselle, d’obliger quelqu’un à
participer à un spectacle sans son accord ? », demanda alors Madame
Azam.
— « Le directeur du cirque prétend ne la faire soigner que si elle, et les
dix personnes qui l’accompagnent, acceptent de jouer dans son spectacle
avec des animaux exotiques. Si Raphaël arrivait à guérir cette malheureuse
femme avant l’ultimatum fixé par Monsieur Viguier, les Noirs seraient alors
peut-être vraiment libres de refuser de participer à la mascarade qu’on veut
leur imposer. »
Madame Azam hocha la tête :
— « Je ne peux pas parler au nom de mon fils, mais je pense que la
décision qu’il prendra à ce sujet sera la bonne. »
Violette eut l’impression d’entendre un oracle de Delphes,
indéchiffrable. Persuadée toutefois que son interlocutrice ne lui voulait que
du bien, elle n’osa pas lui demander des éclaircissements.
Elle pensa se lever de son fauteuil pour prendre congé, mais comme si
certain mouvement préparant cette action l’avait trahie, Madame Azam la
devança. Violette aurait aimé lui dire de ne pas la raccompagner, qu’elle
connaissait le chemin, mais elle n’osa pas s’exposer à la froisser à nouveau,
anxieuse de donner une bonne image d’elle-même à la mère de Raphaël.
Au bout du couloir, devant la porte qu’elle lui ouvrait, Violette ne sut
donc que bredouiller un « Au revoir Madame » alors qu’elle aurait aimé
dire autre chose, peut-être si elle avait été folle, « j’aime votre Raphaël ».
XXIII.
Après avoir relu une quatrième fois la lettre de Violette, Raphaël alla
interroger sa mère : « Oh, tu sais Raphaël, c’est plutôt à toi qu’elle aurait
aimé parler… ». Les légers mystères dont sa mère enveloppait sa rencontre
avec Violette l’amusèrent, mais il n’en laissa rien soupçonner. Il regarda sa
montre, il était plus de cinq heures de l’après-midi, soit assez peu de temps
avant la fermeture du Parc bordelais. Il alla prendre dans sa chambre la plus
petite de ses sacoches de médecin et sortit après avoir dit à sa mère de ne
pas l’attendre pour souper.
Comme chaque fois qu’il revenait à Bordeaux après un long séjour à
Paris, la ville lui parut déserte. Dans le tramway qu’il prit pour se
rapprocher de la porte Céré ne se tenait qu’une douzaine de personnes qui
ne s’adressaient pas la parole. Sur les trottoirs des grands boulevards, les
promeneurs de la fin de l’après-midi étaient rares et absents. Pourtant il ne
pleuvait pas. La ville lui semblait assoupie, comme enveloppée dans de la
ouate, cotonneuse en plein soleil. Pour lui Bordeaux était toujours ainsi ;
c’était sa manière de la percevoir bien qu’il connût l’existence, sans les
avoir jamais fréquentés, de ses quartiers regorgeant de vie et de bruit. Elle
était la ville de son enfance, de ses études studieuses au lycée des
Chartrons, propice, dans son imaginaire, au repos tranquille et à la
méditation insouciante. À vrai dire il connaissait mal Bordeaux et les
Bordelais. Sa famille, hormis son père, ne se répandait pas, hors de la
communauté juive, dans ce qu’on appelle avec gourmandise à Bordeaux, la
bonne société. Il n’aimait pas du reste fréquenter ces gens d’une certaine
sphère qui donnent l’illusion à ceux qui « s’élèvent » jusqu’à elle qu’on y
pense mieux qu’ailleurs ou que l’on y a l’esprit plus ouvert. Cela était faux
et il avait pu s’en rendre compte en allant, entre autres, chez les
Datiguelongue de Beauchaussoy où il s’était senti, peut-être à tort, méprisé,
mais où, comble d’ironie, il avait rencontré la seule personne avec laquelle
il s’était jamais plu à parler de ce qu’il plaçait aussi haut que la médecine, la
poésie.
Son père, le Professeur Azam directeur de la Société de Géographie
Commerciale de Bordeaux, avait le talent, contrairement à lui, de se faire
apprécier de tous, passant sans perdre le sourire sur ce qu’il appelait
pudiquement les « faiblesses » des gens. Raphaël, lui, ne savait pas le secret
de les supporter et c’est pourquoi sa proposition de briguer un poste
d’enseignant à l’École principale du service de santé de la Marine devant
ouvrir ses portes à Bordeaux l’année suivante, ne l’enthousiasmait pas. Sans
doute son père l’avait présenté aux Dartiguelonge pour que le député, selon
les mots habituels en cette matière, « fasse quelque chose », mais il détestait
l’idée de faire la cour à un homme de pouvoir pour obtenir ce qu’un autre
aurait peut-être mieux mérité que lui. Et puis, il ne voulait pas s’installer à
Bordeaux, il préférait vivre à Paris, non loin de poètes dont il pensait s’être
fait des amis dès ce jour où il avait été appelé au chevet du plus grand
d’entre eux, par hasard, simplement pour être le seul médecin demeurant
dans son voisinage, car il habitait au 87 rue de Rome et Stéphane Mallarmé
au 89.
Un mardi, très tard le soir, juste après le départ de ses amis, Verlaine,
Catulle Mendès, Théodore de Banville, Huysmans et Villiers de Lisle
Adam, qui étaient venus parler avec lui d’art et d’absolu, Stéphane
Mallarmé, souffrant, l’avait « convoqué » chez lui. Sa femme et sa fille, qui
l’avaient reçu avec grande courtoisie, lui avaient expliqué que des
migraines et de graves insomnies le tourmentaient depuis plusieurs jours.
Fut-ce par simple autosuggestion ou par réelle efficacité ? Les médicaments
qu’il lui avait prescrits eurent bon effet et le poète très heureux d’avoir, pour
un temps, recouvré le sommeil et les rêves, lui avait envoyé le lendemain un
exemplaire de ses Poésies parues quelques mois auparavant, en 1887.
Publié aux éditions de La Revue indépendante, c’était un beau livre, au
papier délicat avec un frontispice de Félicien Rops qui n’avait été imprimé
– Raphaël s’était renseigné auprès de l’éditeur – qu’en très peu
d’exemplaires, quarante très exactement, plus sept hors commerce. Raphaël
avait été bouleversé par la mystérieuse beauté des vers de Stéphane
Mallarmé, devinant que le poète les avait travaillés de longues années afin
qu’ils atteignent la perfection qu’il leur trouvait. D’eux surgissaient des
éclats chatoyants de mots dont la diffraction rendait visible leur sens
profond et subtil, comme si leur agencement poétique leur rendait un sens
perdu à force d’être galvaudé par leur usage quotidien. Ils avaient eu ainsi le
pouvoir de créer dans son esprit une chaîne de pensées surprenantes tout
aussi « vraies » que celles de n’importe quel rêve éveillé.
S’il avait été invité à quelques uns des fameux mardis soirs de Mallarmé
rassemblant chez lui de grands écrivains, il n’avait pas été dupe de
l’honneur qu’on lui faisait. Les poètes, comme les autres hommes,
tombaient parfois malades et il les fournissait en médicaments ainsi qu’en
beaux termes médicaux dont ils lui demandaient le sens exact quand leurs
sonorités leur plaisaient : « anophèle, trypanosomes, alcaloïdes… »
Reconnaissant pour la profusion de mots dont il leur révélait l’existence,
Mallarmé s’amusa un soir à lui dire avec malice :
— « Monsieur le docteur Azam, derrière nos pauvres vers se dissimulent
des douleurs immenses dues à une pépie d’Absolu ».
Et Raphaël sans se démonter lui avait répondu qu’il n’était pas
vétérinaire. Répartie qui avait fait rire la compagnie et lui avait valu
l’honneur d’être invité encore plusieurs fois par Mallarmé jusqu’à ce que le
roi des poètes se guérisse tout seul de son goût pour les termes médicaux.

Il arriva en vue de la porte Céré vers six heures. Le gardien de cette porte
du Parc le laissa passer en lui disant « Plus qu’une heure avant la fermeture
de la grille, Monsieur. » Hochant la tête pour signifier qu’il serait exact, il
lui avait demandé où se trouvait le cirque Viguier.
— « Prenez cette allée et tournez à droite au bout de cent mètres. De là
vous apercevrez le chapiteau. »
Observant le regard de l’homme sur sa sacoche, Raphaël lui dit qu’il
était médecin et venait soigner une personne du cirque, ce qui lui valut un
« À tout à l’heure, Monsieur le docteur » rassuré.
En avançant dans l’allée bordée de chênes rouvres et de quelques pins
d’Alep, Raphaël se demandait comment procéder pour entrer dans
l’enceinte du cirque sans éveiller la vigilance de son directeur dont Violette
lui avait écrit de se méfier. Sans doute fallait-il se présenter avant tout à cet
enfant, Albert, qui s’attendait à sa visite. Mais comment le reconnaître ? Il
aviserait une fois sur place : improviser un plan ne l’effrayait pas. Au bout
de quelques secondes de marche, il aperçut au-dessus de la cime des chênes
une sorte de dôme de toile brun sale qui devait être le chapiteau du cirque.
Après avoir quitté l’allée centrale du parc, au détour d’un bosquet, il vit que
le cirque était installé au centre d’une petite clairière à l’herbe rase. Plantée
près de son portail d’entrée, une guérite aux couleurs criardes était
inoccupée. Il hésita au moment de passer les grilles ouvertes, s’approchant
ensuite à pas comptés des pans rabaissés des toiles du chapiteau. L’idée, s’il
était surpris, de prétendre être un vétérinaire mandaté par les services
d’hygiène de la ville de Bordeaux pour vérifier l’état sanitaire des animaux
lui rendit de l’assurance et il écarta un peu les toiles d’entrée pour regarder
à l’intérieur du chapiteau d’où partaient quelques éclats de voix et de rires.
La piste était violemment éclairée par des lanternes de gaz accrochées à des
cordes pendues à l’armature intérieure du dôme. Quelques pas sur sa gauche
un homme lui tournait le dos. Appuyé sur une main courante métallique
protégeant la travée des bancs les plus proches de la piste, l’homme fixait
une entrée opposée à l’entrée principale du chapiteau, distante d’elle d’une
vingtaine de mètres environ. Ce devait être l’endroit d’où surgissaient
habituellement les artistes, au début de leurs numéros, et d’où, pour lors, ne
partaient que les éclats de voix qu’il avait entendus. Raphaël ne distinguait
rien de ce que l’homme observait dans ces lieux où, par contraste avec la
profusion de lumière sur la piste, régnait l’ombre. Mais de l’agitation y était
décelable : du monde devait s’y préparer à entrer en scène.
Brusquement un fracas pareil à des coups de tonnerre en rafale éclata.
C’étaient les roulements continus de deux tambours africains dont les deux
batteurs en habits chamarrés surgirent de la pénombre frappant la peau de
leur instrument d’une main nue et de l’autre d’un petit bâton dépouillé de
son écorce. Malgré le crépitement de leurs coups, ils avançaient lentement
suivant le bord circulaire de la piste et bientôt apparut à leur suite un cheval
sur lequel était juché un enfant « attifé » de vêtements arabes de cérémonie
qui lui donnaient un air de petit prince noir. Pénétré de son rôle, il regardait
droit devant lui, un air martial posé sur le visage, se laissant guider par un
homme grand et fort. Il vit surgir de l’obscurité à leur suite, tandis que les
batteurs de tam-tam continuaient d’avancer en tête du cortège qui semblait
se former derrière eux, deux poneys nains chevauchés par deux singes
costumés à la turque, l’un coiffé d’un gros turban de tissu vert, l’autre de
tissu jaune, le reste de leur costume consistant en un petit gilet et un
pantalon bouffant assortis aux couleurs des turbans. Juste derrière eux, un
homme et une femme, déguisés également dans le goût ottoman, marchaient
en pouffant, amusés par l’attitude des deux singes qui se bouchaient les
oreilles. Enfin, parut à la lumière une troupe de près d’une dizaine de
femmes et d’hommes noirs, très élégamment mis, qui marchaient l’air
grave, ne se préoccupant apparemment pas du rythme effréné que les
batteurs imprimaient à leur marche. Fermant le cortège, un manchot, sanglé
dans un costume rouge à boutons dorés de dompteur, précédé de cinq oies
blanches et d’un canard, marchait d’un air abattu, tenant dans son unique
main un fouet qu’on lui avait visiblement demandé de faire claquer de
temps à autre.
Tout ce beau monde avait déjà presque effectué un tour complet de piste
quand les singes, que Raphaël avait cru entendre gémir au moment où ils
étaient passés près de lui, finirent par s’échapper du dos de leurs poneys
tandis que le couple de Turcs censés les garder en place se mettait à les
pourchasser en criant. Ne résistant ni à leurs cris et ni à leurs rires stridents
qui s’ajoutaient à la puissance sonore des tambours, les singes coururent au
poteau de soutènement du chapiteau planté au centre de la piste et
l’escaladèrent furieusement, s’agrippant aux filins et aux cordages qui
tombaient du ciel. Une fois au sommet du poteau, ils commencèrent à
lancer sur la piste tout ce qui était à leur portée : des lampes à gaz furent
jetées au sol, puis des cordages mal attachés, leurs turbans, leurs pantalons
bouffants et jusqu’à leurs excréments quand ils furent à court de projectiles.
Les batteurs de tam-tam qui s’étaient arrêtés un peu après le début de la
fuite des singes se mirent alors à crier, refluant comme les autres vers
l’entrée des artistes pour ne pas être souillés. Raphaël crut que le directeur
du cirque, qui observait la même scène que lui, allait mourir de colère.
L’homme pris de démence, hurla, trépigna un instant puis se retourna pour
empoigner la rambarde contre laquelle il était appuyé et la secouer avec une
vigueur telle qu’on eût dit qu’il voulait l’arracher de son socle. Il y serait
parvenu s’il n’était arrivé à se raisonner lui-même, s’ordonnant
probablement dans son for intérieur de retrouver son calme, ce à quoi il
réussit si vite que son retour trop brutal à la tranquillité lui donna un air
encore plus fou que lorsqu’il se répandait en imprécations et en hurlements.
Mais Raphaël n’eut pas le temps d’entendre ce que le directeur du cirque
s’apprêtait à dire avec une fausse componction posée sur le visage qu’il se
sentit tiré par la manche de sa veste. Tournant la tête, il vit près de lui un
enfant très roux qui lui parut avoir à peine plus de dix ans et qui lui
chuchota : « C’est moi Albert. Z’êtes le docteur de Mademoiselle Violette ?
Je vais vous conduire à Mame Aïda. » Cet Albert avait posé sur son visage
un air amusant de conspirateur mêlé à de l’espérance qui fit se serrer la
gorge de Raphaël mieux que si l’enfant avait eu l’air triste. Il le suivit
docilement et ils repassèrent les grilles d’entrée du cirque pour contourner
le chapiteau sur la droite. Il s’aperçut alors que le reste de l’enclos n’était
pas fait de grilles, comme celles qui décoraient cérémonieusement l’entrée
du cirque, mais de simples barrières de bois qu’ils enjambèrent
cavalièrement une fois parvenus à l’arrière du chapiteau, à hauteur d’une
douzaine de roulottes garées à la queue leu leu par groupe de quatre. Ils
longèrent la première rangée de roulottes, en dépassèrent trois avant de
s’arrêter devant celle qui paraissait plus luxueuse que les autres, c’est-à-dire
la moins délabrée. Quand ils gravirent les quatre marches qui menaient à sa
petite porte d’entrée, Raphaël crut la sentir tanguer comme une barque sous
la houle. L’enfant frappa à la porte et entra sans façon, avant même qu’on
l’en priât.
L’intérieur de la roulotte était sombre, mais ses yeux s’accoutumèrent à
la pénombre qui y régnait. Il distingua d’abord un vieil homme assis en
tailleur sur un tapis de prière en peau de mouton. Tenant entre le pouce et
l’index de la main droite un chapelet dont les perles nacrées cliquetaient
quand il les égrenait, l’homme semblait marmonner des prières dans sa
barbe blanche. Près de lui, couchée sur une natte de jonc, une femme
assoupie respirait bruyamment. Albert la lui désigna d’un regard comme
étant la malade. Le vieil homme qui continuait à prier ne lui accorda aucun
attention apparente tant qu’il n’eut pas dévidé son chapelet sur un rythme de
plus en plus enlevé, comme pour arriver au plus vite au terme qu’il s’était
fixé à lui-même, terme auquel il lui était apparemment impossible de
renoncer sous peine de voir la puissance de sa prière anéantie. Raphaël
n’attendit pas qu’il eût terminé pour demander un peu plus de lumière. Une
lampe à gaz, allumée, éclaira fortement les lieux. Bien qu’elle fût enterrée
sous des monceaux de tissus, la femme claquait des dents tandis que sur son
front perlaient de grosses gouttes de sueur. Ses joues et son front étaient
brûlants, son pouls très faible. Elle avait les symptômes du paludisme et
pour mieux la soigner, Raphaël devait connaître la date approximative du
début de sa crise. Il interrogea le vieil homme qui terminait précipitamment
ses prières psalmodiées :
— « Bonjour Monsieur. Je m’appelle Raphël Azam, je suis médecin
militaire à l’Hôpital du Val de Grâce à Paris. Je viens de la part de Violette
Dartiguelongue. Depuis quand votre épouse a-t-elle de la fièvre ?
— Bonjour à vous également Docteur. Moi je suis Lat Bassirou Ndiaye.
Mame Aïda Kane n’est pas mon épouse, mais ma belle-sœur. Elle a de la
fièvre depuis longtemps, mais c’est une fièvre intermittente : un jour sur
deux ou un jour sur trois. Depuis quelque temps sa fièvre ne baisse presque
plus... »
Raphaël comprit que le vieil homme savait de quelle maladie il
s’agissait.
— « Elle souffre de paludisme... », continua le vieil homme, « et nous
n’avons plus de cette plante de chez nous qui, sous forme de décoction,
atténue les symptômes de la maladie. Tout a été malencontreusement
consommé, il y a cinq mois, pendant notre voyage en bateau entre Saint-
Louis et Bordeaux.
— Je connais… », répondit Raphaël, « …des personnes qui me
donneront peut-être un médicament contre le paludisme qui s’appelle la
quinine. Mais pour cela il faut que je me rende à Paris... »
Lat Bassirou Ndiaye hocha la tête, hésitant sur ce qu’il devait répondre à
cette nouvelle du voyage du médecin à Paris.
— « Une chose m’étonne... », ajouta Raphaël, après une seconde de
silence. « … La personne qui m’a envoyé auprès de vous pour soigner votre
belle-sœur m’a assuré que le directeur du cirque exerçait sur vous un
chantage que vous refusiez. Or j’ai surpris comme une répétition sur la piste
tout à l’heure...
— C’est Albert qui nous a convaincu de faire semblant d’accepter l’offre
de Monsieur Viguier pour endormir sa méfiance. La répétition se fait sans
public, entre nous. Pour l’instant notre honneur reste sauf.... Nous avons
même prétendu vouloir pour paiement de notre prestation deux cantines de
tissu et d’ustensiles de cuisine pour le cas où M. Viguier vous surprendrait
ici et puisse tout de même continuer d’imaginer que nous jouerons dans son
spectacle. Nous ne sommes pas venus en France pour nous produire dans un
cirque, vous comprenez ? Quoi qu’il en soit la première représentation est
prévue samedi prochain et Monsieur Viguier ne nous a promis de médecin
qu’après cette date. L’état de ma belle-sœur était trop préoccupant pour
attendre encore… »
Le vieil homme avait dit sa dernière phrase plus bas comme pour éviter
que la malade ne l’entende.
— « Je prendrai le train à la première heure demain matin. », reprit
Raphaël. « … Si tout va bien je serai de retour vendredi en fin d’après-midi.
D’ici là donnez toutes les quatre heures ces pilules à votre belle-sœur. »
Raphaël sortit de sa sacoche un flacon en verre bleu foncé d’où il tira une
pilule pour la montrer au vieil homme. « Veillez à ce que sa température ne
s’élève pas trop… », ajouta-t-il. « … N’hésitez pas pour cela à lui placer un
linge mouillé sur le front et donnez lui à boire le plus souvent possible.
Puisque le directeur du cirque pense que vous jouerez pour lui samedi,
exigez qu’elle soit nourrie convenablement. Demandez des bouillons de
légumes. Qu’elle essaie de manger aussi un peu de pain. »
Répétant qu’il reviendrait vendredi à la même heure avec de la quinine,
il prit congé. Le vieux Lat Bassirou Ndiaye se leva alors péniblement de son
tapis de prière pour le raccompagner jusqu’à la porte de la roulotte : « Nous
vous remercions pour votre aide et celle de la jeune fille qui, comme le dit
Albert, porte un nom de fleur… Violette, c’est ça ? Sachez aussi que nous
vous paierons vos honoraires. Que votre voyage à Paris pour nous se
déroule en paix et soit bénéfique. Amine ! » Le vieil homme ne rajouta rien,
lui serra la main puis s’en retourna auprès de sa belle-sœur et Raphaël
Azam ne jugea pas opportun de lui dire qu’il ne comptait pas être payé.
Albert le reconduisit par le chemin emprunté un quart d’heure
auparavant. À proximité d’une cage recouverte d’une grande toile brune,
comme celle du chapiteau, il crut entendre un léger feulement.
— « Il y a un lion dans ce cirque ? », demanda-t-il aussitôt.
— « Non… », répondit Albert, « … une lionne. É s’appelle Sauvage. Lé
très, très méchante. »
Raphaël ne dit plus rien jusqu’à la barrière de bois qu’il enjamba à
nouveau. Une fois hors de l’enclos, il se retourna pour serrer la main à
l’enfant dans l’intervalle de deux planches. Il ne voyait pas sa tête, mais il
entendit sa petite voix lui dire : « Vous z’attendrai vendredi, Monsieur le
docteur Raphaël, au même endroit… » Ce n’est qu’une fois éloigné de
quelques pas de la barrière que Raphaël souleva son chapeau et qu’il crut
sentir sur ses épaules le poids du regard reconnaissant d’Albert. En
repassant la porte Céré il salua le gardien qui s’apprêtait par des coups de
sifflet stridents, ponctués de longs roulements de tambour, à battre le rappel
des retardataires avant la fermeture du Parc. Heureux qu’il eût respecté sa
promesse de sortir des lieux à l’heure sans qu’il fût nécessaire de partir à sa
recherche, le gardien lui décocha un sourire franc, du moins lui parut-il tel.
XXIV.
Quand Raphaël rentra chez lui ses parents avaient déjà dîné, mais son
couvert était mis et, pendant son repas, son père et sa mère se tinrent assis
en face de lui comme deux sentinelles qui, faute d’ennemis, épient tous les
gestes du roi ou du prince dont ils ont la garde, le transformant ainsi, malgré
eux-mêmes peut-être, en prisonnier. Sa mère, qui avait développé en
compensation de sa cécité la faculté, selon ses propres termes, de
« l’écouter vivre » surveillait le moindre son produit par ses gestes, ce qui le
rendait nerveux. Sans doute l’avait-elle compris car elle s’attacha à ne pas
tourner son visage vers lui, comme si cette indifférence feinte et artificielle
pouvait le rassurer sur ses intentions. Son père un peu distant, malgré son
éternel fin sourire posé sur la bouche, ne semblait pas le surveiller aussi
bien que sa mère. Un certain trouble dans ses yeux, quand il la regardait à la
dérobée, révéla à Raphaël que ses parents s’étaient disputés juste avant son
arrivée et, croyant en deviner la cause, il décida d’en avoir le cœur net :
— « J’ai appris, père, qu’au titre de directeur de la Société de
Géographie commerciale de Bordeaux, tu soutenais une manifestation
étonnante.
— De quoi parles-tu Raphaël ? », lui répondit son père en souriant. Il
souriait toujours pour masquer ses émotions.
— « Je parle, père, du spectacle des Africains qui se prépare au cirque
Viguier installé pour la circonstance dans le Parc Bordelais. J’en reviens.
L’une des Africaines est malade et c’est pourquoi je retourne à Paris dès
demain matin pour chercher à l’hôpital du Val de Grâce le médicament qui
la soignera.
— Tu fais bien mon fils, n’est-ce pas Sarah ? Mais tu te trompes en
prétendant que je souscrive personnellement à ce spectacle. Je fais une
distinction entre les intérêts de la Société Géographique dont j’ai l’honneur
d’être le directeur et mes convictions personnelles.
— Père, seras-tu à jamais l’obligé de la Société de Géographie
commerciale ? Si tu as été nommé directeur, tu ne le dois qu’à ton mérite
personnel ; les membres du comité d’élection n’ont eu que l’honnêteté de le
reconnaître. Cela n’a rien à voir avec le décret Crémieux. Nous sommes
français depuis un siècle. Tu n’as pas à leur être éternellement reconnaissant
d’avoir nommé un Juif à leur tête. »
Il avait vu le sourire perpétuel de son père s’effacer pendant qu’il parlait.
Sa mère avait dû le deviner également car elle avait posé la main sur le dos
de celle de son mari, ne pensant pas que son fils se serait permis d’être si
brutal.
— « Moi, je voulais te dire mon cher fils une chose que j’ai sur le cœur
depuis un certain temps… » répondit enfin son père d’une voix altérée. « …
La France est un des rares pays du monde où les Juifs ne sont plus
considérés comme des parias. Ici au moins on ne nous massacre pas dans
des pogroms comme à Kiev ou à Odessa récemment. Je sais bien qu’un
certain nombre de Français nous soupçonnent d’être des traîtres à la patrie.
J’ai lu, comme toi peut-être, La France juive. Contrairement à ce que tu
crois, je sais à quoi m’en tenir, mais je répondrai toujours à des gens comme
Edouard Drumont que je suis Français avant tout et que ce qui intéresse la
République française m’intéresse au premier chef. Si cette France qui me
laisse pratiquer en paix ma religion, juge par la voix de Jules Ferry que sa
grandeur passe par un empire colonial, je fais mienne cette idée car c’est
grâce à la République française, celle de 1791, que nous ne sommes plus
persécutés. »
— « Professeur Azam… », répondit Raphaël, « … sais-tu que pour un
certain nombre de Français nous ne sommes pas seulement déicides, mais
également une race à part ? Sais-tu que certains « hommes de sciences »,
entre guillemets, commencent en France à vouloir pratiquer la craniométrie
sur nous comme ils le font depuis le siècle dernier sur les Noirs d’Afrique et
les Indiens d’Amérique ? Même motif, même punition. Et tu veux que je
sois tranquille ? »
S’entendre appelé « professeur Azam » par son Raphaël avait troublé
encore plus Isaac. Au fond de lui-même il admettait que Raphaël n’avait
pas tort, mais il se sentait comme empêché de penser juste sur cette question
pour toute une série de mauvaises raisons faussement insurmontables. Oui,
certains membres de la Société de Géographie commerciale de Bordeaux
soutenaient l’initiative du député Dartiguelongue de donner un spectacle de
« nègres » dans un cirque pour, prétendument, « promouvoir l’Empire
colonial de la France républicaine », juste avant les élections législatives.
Oui, cela il le savait, mais il n’avait pas osé leur dire qu’il ne voyait aucun
intérêt scientifique à cette manifestation. Il avait plutôt laissé aller les
choses pour ne pas avoir d’ennuis. Pour la craniométrie, il savait également
et pour le mépris dont il était l’objet en tant que Juif dans certains milieux,
aussi. Mais il voulait croire à toute force en l’intelligence des « travailleurs
de l’esprit », comme il se plaisait à nommer les intellectuels ou les
scientifiques qu’il côtoyait. Toutefois Raphaël l’avait pris au dépourvu
avant qu’il ait trouvé le moyen de concilier les obligations de sa fonction et
les exigences de sa conscience. D’ailleurs Raphaël lui avait rappelé
implicitement que le simple fait d’essayer de concilier les deux était déjà un
choix insatisfaisant pour l’intelligence. Désemparé face au regard dur de
son fils, le professeur Azam gardait le silence, quand son salut lui vint de
son épouse. De sa voix douce et profonde elle leur dit soudain :
— « Je suis certaine que vous êtes d’accords dans le fond pour réprouver
ce qui arrive à ces Noirs africains, vous trouverez bien un moyen de leur
venir en aide sans offusquer personne. »
Et le Professeur trouva là temporairement l’occasion d’éluder la
difficulté posée par Raphaël du poids de la reconnaissance dans toutes ses
décisions de nouveau directeur de la Société de Géographie commerciale de
Bordeaux. Soulagé il promit même de « parler à ses collègues » lors de la
prochaine séance plénière de la Société.
« De parler de quoi et comment ? » eut envie de demander Raphaël à son
père, mais il se retint et promit plutôt à ses parents, pour dire quelque chose
d’anodin et d’apaisant, de ne pas les réveiller en partant le lendemain matin
pour Paris. Il serait de retour à la maison la veille du Shabat, après être
passé au cirque pour administrer à la malade la quinine qui lui sauverait la
vie… Il était temps pour lui d’aller se reposer.
Une fois dans sa chambre, Raphaël se remit à penser à Violette
Dartiguelongue. Son étonnement avait été grand à la lecture de sa lettre.
Jamais il n’aurait cru qu’une très jeune fille de bonne famille se serait
implicitement déclarée amoureuse de lui sans explications, s’il est vrai
qu’un amour se mérite ou s’explique. Violette lui était apparue, lors de leur
première et unique rencontre, comme la plus belle rousse aux yeux bleus
profond que la Nature ait créé par hasard et la manière très crâne dont elle
était venue porter cette lettre chez ses parents, ajoutait à sa beauté une
terrible séduction. Mais fallait-il se réjouir d’être l’objet d’un amour qui
n’était peut-être qu’une sorte de défi que Violette adressait à ses propres
parents ? Elle pouvait ne l’aimer que le temps qu’elle prêterait de
l’importance à leur représentation du monde. Quand le moment viendrait où
ses yeux s’ouvriraient sur les conditions primaires de son choix, il finirait
par ne représenter, par un brusque retournement des choses, que ce qu’elle
avait détesté le plus chez les Dartiguelongue de Beauchaussoy. Alors, peut-
être, ne se résumerait-il plus qu’à apparaître comme le symbole d’un choix
rebelle, l’incarnation paradoxale de l’univers étriqué de ses parents et sa
présence deviendrait à Violette tout aussi insupportable que si on les avait
mariés de force. L’amour, comme tous les êtres vivants, ne portait-il pas dès
sa naissance les germes de son propre anéantissement ? Se prémunir de la
fin de l’amour en se gardant d’aimer était donc aussi absurde que de se
croire immortel. Ce que l’on peut se dire pour parier sur l’existence de
l’amour, comme sur celle de Dieu, ne vient qu’après une intime conviction
inexplicable. Trop d’explications ne sont-elles pas à la fois la cause et la
conséquence de l’incrédulité ? Une machinerie hormonale s’était peut-être
mise en action à son insu au souvenir d’un des détails physiques de Violette,
son odeur peut-être, qu’il associait à son prénom et que la lecture de sa
lettre avait réactivée. Mais quelques désillusions inéluctables n’étaient rien
au prix de l’amour présent et vivant que Violette lui offrait.
Raphaël s’apprêta donc à lui écrire. Il ferait passer devant chez elle le
fiacre qu’il avait commandé pour le conduire à la gare du Midi très tôt le
lendemain matin. Les rues seraient désertes à cette heure et il pourrait
glisser discrètement sous la grande porte cochère de l’hôtel particulier des
Dartiguelongue de Beauchaussoy sa lettre à Violette dans une enveloppe,
faussement adressée à Adolphe et Lucienne Fontanier, comme elle le lui
avait recommandé. Premier levé, le majordome la lui transmettrait dès son
réveil. Peut-être la lirait-elle encore couchée dans son lit ?
Après avoir jeté sans ordre un costume de rechange, du linge de corps et
sa petite sacoche de médecin dans une valise également petite, Raphaël
ranima d’un coup de soufflet la flamme du foyer qui chauffait sa chambre et
se déshabilla devant la cheminée. Une fois en robe de chambre, il prit sur
son bureau un écritoire et quelques feuilles qu’il alla poser sur l’édredon de
plumes de son lit. Presque assis, le dos calé sur deux coussins appuyés
contre la tête de son lit bateau, l’édredon rejeté juste assez pour couvrir ses
pieds nus, il posa l’écritoire sur ses cuisses relevées. Tenant dans sa main
gauche l’un de ces stylos à réservoir d’encre, grâce auquel il avait pu
rédiger presque sans discontinuer des pages et des pages de son mémoire de
fin d’étude, il se demanda comment débuter. Par un « chère Violette » trop
neutre ou un « mon amour » trop familier ? Il choisit de laisser un espace à
cet endroit pour y revenir à la fin, après une dernière relecture :
«…
Si j’avais été poète, j’aurais pu dépeindre ma tristesse en voyant cet
après-midi l’Africaine que vous souhaitiez que je soigne. Des vers de
Baudelaire que vous connaissez peut-être me sont d’abord revenus,
capables en apparence d’exprimer mon état d’esprit :
« Je pense à la négresse amaigrie et phtisique
Piétinant dans la boue, et cherchant l’œil hagard
Les cocotiers absents de sa superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard… »
Mais je trouve ces vers, au fond, trop explicites. Oui, certes, j’ai trouvé
dans ce cirque une « négresse » malade, encore qu’elle ne soit pas
phtisique, – pour être précis elle souffre de paludisme –, mais ce « tableau
parisien » de Baudelaire est trop sentimentaliste pour exprimer ce que je
ressens. Ce que je voudrais traduire n’a pas besoin nécessairement de la
présence d’une « négresse » pour être vrai au sens où ce qui est vrai est
mon émotion. Je préfère Mallarmé pour suggérer ces impressions diffuses
que l’on rêve peut-être de revivre sans les avoir jamais connues :
« La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses tiraient des mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles
— C’était le jour béni de ton premier baiser… »
Ces vers me disent la nostalgie d’un baiser de vous que j’aurais aimé
poser sur vos lèvres dès que je vous ai vue ainsi que le regret de ne pas vous
avoir rencontrée plus tôt. Ma tristesse a comme une parenté que je ne
m’explique pas vraiment avec ce que j’ai vécu cet après-midi au cirque
Viguier. Cette femme noire allongée, souffrant de fièvre et de frissons, au
fond d’une misérable roulotte, c’était un peu vous, c’était un peu nous, car
en rêvant que je me rende auprès d’elle pour la soigner, vous avez créé un
monde nouveau où nous sommes au moins réunis par l’espoir de la guérir.
Le petit Albert que vous m’aviez recommandé de rencontrer afin d’être
introduit discrètement dans le cirque auprès de la malade, j’ai su en le
voyant vivre les raisons pour lesquelles vous l’aimiez. J’espère que vous
comprendrez de même les raisons vitales qui me font aimer ce poème de
Mallarmé et vous l’offrir. Je ne vous en écris pas la suite, je préfère que
vous l’entendiez de ma propre voix ; le plus tôt sera le mieux.
Je repars dès demain pour Paris afin d’essayer d’obtenir de la quinine.
C’est le seul remède capable de guérir votre protégée.
Accepteriez-vous de me retrouver au Parc Bordelais samedi après-midi
vers 16 heures, non loin de la « Porte Céré » ?
À samedi peut-être, Violette.
Votre dévoué Raphaël Azam. »

Juste après l’avoir glissée dans une enveloppe adressée à Lucienne et


Adolphe Fontanier puis cachetée, Raphaël se souvint qu’il avait oublié de
remplir l’espace vide qu’il avait laissé au début de sa lettre à Violette.
XXV.
Le directeur du cirque Viguier ne savait plus où donner de la tête. On
avait eu du mal à récupérer les singes réfugiés dans les cimes du chapiteau
et les nègres ne s’étaient pas privés de se moquer de cette situation loufoque
et de sa rage impuissante. Il s’en était pris à la rambarde qu’il avait à moitié
désossée ; en plus du reste il lui faudrait la réparer avant samedi, jour
annoncé du spectacle. On était déjà jeudi et rien n’était prêt : la simple
parade du début avait été un échec. Il avait pourtant rêvé un temps que tout
irait bien. Déjà le retour à la ménagerie de Flamme, le cheval de vie de
Germaine, lui avait laissé espérer la réussite du spectacle. Et puis les nègres
avaient fini par céder à son chantage, ce qui dans le fond ne l’avait pas
surpris. Il avait toujours trouvé leur fierté excessivement superficielle,
hypocrite même, et il avait eu la confirmation de ce sentiment quand le
vieillard de la troupe, le dénommé Hendaye, avait envoyé Albert lui dire
l’avant-veille qu’ils participeraient au spectacle s’il faisait soigner sa belle-
sœur, bien sûr, mais s’il leur offrait également, avant leur retour pour
l’Afrique, deux cantines de beaux tissus et d’ustensiles de cuisine :
marmites, cuillères à long manche, grands récipients en faïence…
Ce marché ne l’avait étonné qu’à moitié. Si les nègres avaient tant tardé
à lui donner une réponse positive, ce n’était qu’à cause des négociations
qu’ils menaient entre eux sur ce qui leur serait le plus avantageux dans cette
affaire. Ils n’avaient donc aucune raison de faire les fiers. À la limite la
guérison de la grand-mère leur était indifférente comme à lui. Aussi, quand
ils avaient cru l’avoir en faisant venir à son insu le médecin « basané »,
comme le lui avait raconté Eugène, il avait laissé faire. Après tout, les frais
du médecin ne seraient pas à sa charge et il avait désormais la ressource de
les menacer de ne plus leur octroyer leurs deux cantines de tissus et
d’ustensiles de cuisine, si jamais ils ne donnaient pas satisfaction le jour du
spectacle. Ah, les nègres avaient voulu le faire cracher au bassinet et c’était
pour ça qu’ils avaient tergiversé ! Ça, il connaissait, ça, c’était naturel !
Quand on négocie une rétribution on fait monter les enchères. Mais
pourquoi prendre de si grands airs quand on était comme tout le monde ?
Quoi qu’il en soit, leur demande supplémentaire lui permettrait d’exiger
plus d’eux. Ils avaient convenu par l’entremise d’Albert – ce petit était déjà
plus dégourdi que les autres incapables du cirque – qu’il ne donnerait
qu’une seule cantine avant le spectacle, l’autre seulement après, et
qu’ensuite le médecin viendrait dès dimanche pour soigner la grand-mère
malade. Mais malheureusement pour eux, ils avaient voulu se moquer de lui
en faisant venir un médecin en cachette : ils sauraient le moment venu qu’il
n’était pas idiot quand, pour les punir il ne leur donnerait qu’une cantine sur
les deux !
C’était Germaine qui avait eu l’idée d’une cavalcade de cirque, une sorte
de corso fleuri en rond dont les personnages joueraient presque leur propre
rôle. On placerait en tête de cortège, avait-elle dit, l’enfant noir qui jouerait
le petit roi dont il avait déjà l’air. Flamme serait son beau palefroi et le
grand nègre, qui savait si bien s’occuper de lui, leur guide majestueux. Dans
un petit char, décoré de fougères et conduit par les deux poneys du cirque,
seraient installés les singes, ou bien alors, si l’on était certain qu’ils
resteraient sages, on ferait d’eux des cavaliers turcs chevauchant des
poneys. Ils avaient débattu des rôles de Roland, le dompteur manchot, et de
Sauvage, la lionne. Devait-on placer celle-ci dans une cage étroite et lui
faire faire un tour de piste ? Ils avaient convenu que cela n’apporterait rien
au spectacle et que Roland se contenterait de revêtir son costume et de faire
claquer son fouet derrière quelque animal inoffensif. À la place de la lionne,
il avait proposé des oies : le public au moins rirait. Germaine ajouta qu’il
serait bien qu’Angélique donnât le bras à Roland. Consultée, Angélique
avait rétorqué, moqueuse, qu’elle en aurait été fort en peine vu que Roland
était manchot et que, de toutes les façons, il ne fallait pas compter sur elle
pour ces « mômeries ». Mais à la rigueur, avait ajouté Angélique, puisque
Eugène serait certainement très occupé, elle pourrait se charger de la caisse
et de l’accueil du public le jour du spectacle en compagnie de « Monsieur le
directeur ». Bien qu’elle eût dit ces derniers mots sur un ton très
sarcastique, Paul Dupin avait accepté, jugeant qu’Angélique ferait meilleure
figure que sa femme.
Ils s’étaient également posés la question de la musique. Comme un
orchestre leur aurait coûté trop cher, il fut demandé aux nègres de jouer de
leurs tam-tams en tête de la procession, mais en sourdine pour ne pas
effrayer les animaux, et le public non plus. Enfin, Eugène, que l’on
grimerait en chasseur, ferait une entrée fracassante, soufflant dans un cor de
chasse tout en chevauchant une monture imaginaire à la poursuite d’Albert
que l’on aurait déguisé en lapin de garenne. Ces deux-là feraient les clowns
à l’italienne. Mais Albert avait refusé. On opta alors pour le scénario
tragique de la mort par flèche du petit roi Bachir dont la cour, composée de
tous les nègres adultes, pleurerait la mémoire et animerait les funérailles par
des danses et des chants solennels. Les nègres consultés par ses soins la
veille de la répétition avaient dit oui à tout dans l’espoir, sans doute, avait-il
pensé, de recevoir pour prix de leur misérable participation au spectacle leur
seconde cantine…
Cependant la première répétition n’avait pas été convaincante. Une fois
les singes remis dans leur cage après leur « échappée laide », c’était de cette
pitoyable façon que leurs deux maîtres, Baptiste et Thérèse, avaient qualifié
la fuite de leurs animaux dans les cimes du chapiteau, les nègres lui avaient
montré ce qu’ils savaient faire. Mais, parce qu’ils leur avaient fait la
remarque de ne plus imprimer un rythme endiablé à leur tambour – tant ils
semblaient ignorer la bienséance et l’obligation d’être naturellement triste
pour des funérailles – les joueurs de tam-tam étaient devenus bien trop
solennels et les danses trop cérémonieuses. Les dames, dans leurs grandes
robes, s’étaient contentées de se dandiner, balançant le haut de leur corps et
leurs bras de droite à gauche, ennuyées et ennuyeuses, tandis qu’elles
secouaient avec langueur leurs têtes ceintes de foulards aux couleurs vives.
Quant aux hommes, ils étaient restés presque immobiles, aussi peu
dynamiques que des roseaux faiblement agités par le vent, les bras croisés
sur la poitrine. Il avait interrompu ces chants et ces danses trop monotones à
son goût pour exiger de tout ce beau monde plus d’énergie et, pendant qu’il
intimait l’ordre à Roland de reconduire les oies dans leur enclos, il avait
observé du coin de l’œil les nègres tenir conciliabule. Leurs débats lui
avaient paru animés, ils avaient agité leurs mains à la mode italienne tout en
se parlant très fort. L’un d’entre eux s’était ensuite détaché du groupe pour
dire qu’ils ne danseraient plus désormais le calme « Ndawrabine des
Lébous » mais « le Ndaga des Saloum Saloum », ajoutant que tout le monde
n’y participerait pas : certains ne se contenteraient que de battre des mains.
Paul avait acquiescé ne sachant pas trop quoi penser de ces termes
inconnus, exigeant seulement qu’on lui montre ce dont il s’agissait. Alors
les batteurs lui avaient dit qu’ils ne pouvaient pas interpréter la musique de
cette danse sans jouer fort. Pressé de voir, il leur avait fait signe de
commencer.
Les crépitements des tambours avaient repris pendant que les nègres
s’étaient mis en cercle tout en battant des mains. Puis, après un prélude qui
lui avait paru très long, un homme et une femme s’étaient précipités l’un
vers l’autre au centre du cercle. Ce qu’il avait vu l’avait étonné. Ces nègres
qui paraissaient si calmes et retenus s’étaient déchaînés. Secouant
violemment leurs membres et tout leur corps, ils s’étaient rapprochés l’un
de l’autre jusqu’à se toucher les cuisses, mimant l’air exalté, comme pris
par une transe formidable, l’exécution du péché de chair. Pendant que leurs
pieds frappaient le sol, leurs bras et leurs yeux se levaient vers le ciel. Cette
vision lui avait plu et déplu à la fois car, s’ils lui donnaient par leur danse la
satisfaction de proposer au public un spectacle grisant qui devait se
rapprocher un peu, selon ce qu’il avait appris, de la débauche du « french
cancan » sur la butte Montmartre à Paris, cela n’avait à ses yeux rien à voir
avec une danse de funérailles. Il lui avait donc paru décidément préférable
qu’au rythme de cette musique endiablée, les nègres fassent plutôt semblant
de s’entretuer à grands coups d’armes factices – les sabres en bois des
clowns feraient l’affaire – dans de grandes mêlées ponctuées de hurlements
sanguinaires. À la fin de ce charivari, l’enfant, petit roi chef de guerre,
aurait fait mine d’être atteint par une balle – ou mieux encore une flèche
empoisonnée – et serait doucement tombé de son cheval, tout juste rattrapé
par le nègre palefrenier. Auraient alors succédé à ces combats simulés de
fausses funérailles nègres, où, à tout prendre, les chants longs, tristes et
monotones qu’il avait d’abord refusés auraient pu convenir. Mais, afin de
déranger la quiétude dans laquelle le public aurait pu s’installer, les
hurlements des pleureuses auraient troublé, de proche en proche, de
lancinantes mélopées au bout desquelles tout le monde serait sorti de la
piste en procession derrière le corps inerte du jeune roi.
Informés de ses dernières exigences, les nègres s’étaient à nouveau
brièvement concertés, vite disposés à exécuter ses ordres. Mais les épées
qu’Eugène était allé leur chercher avaient rendu les nègres hilares. Une fois
armés, les hommes s’étaient entre attaqués en pouffant, amusés d’exagérer
leurs gestes, d’empoigner leurs « grands boubous », comme ils les
appelaient, et de se les chiffonner tout en s’invectivant, l’index pointé sous
le nez de leur pseudo adversaire, tandis que les femmes lançaient des
youyous lorsque les moulinets des bras et les cris de guerre s’intensifiaient.
À ce spectacle qui lui était apparemment destiné, le petit roi Bachir juché
sur son cheval s’était tellement étranglé de rire qu’il avait failli dégringoler
de sa monture avant même d’avoir reçu la flèche fatidique. Quand celle-ci
était arrivée, décochée par un archet facétieux et exubérant, il s’était laissé
glisser à terre, jouant le mort de bonne grâce, les yeux fermés, mais la
bouche fendue d’un large sourire. Les femmes avaient alors entrepris de se
lamenter tout en se tordant les poignets, s’arrachant mutuellement leurs
foulards de tête, avec également posé sur le visage ces grands sourires
inopportuns qui ruinaient l’effet dramatique recherché. Ses employés
habituels du cirque avaient également apprécié le spectacle donné par les
nègres qui, visiblement, s’étaient donnés le mot pour se moquer de lui.
Angélique, jubilante, était allée rejoindre les pleureuses qui entouraient la
dépouille ricanante du petit roi, devenant leur complice par l’imitation de
leurs simagrées, ce qui avait eu don de faire rire jusqu’aux moroses Eugène
et Roland. Son autorité lui échappant, il avait tenté de mettre le holà à tout
cela en annonçant une nouvelle répétition le surlendemain. Mais, longtemps
après leur départ de la piste, il avait pu entendre les éclats de voix et de rire
des nègres commentant sans doute encore le simulacre de spectacle qu’ils
s’étaient offerts les uns aux autres, se promettant peut-être de réitérer leur
jeu la fois suivante.
À la fin de cette répétition ratée, il avait eu la tentation de rejoindre
Germaine pour lui en donner un triste compte-rendu. Le matin même, elle
était rentrée dans son échoppe de la rue de Pauillac, épuisée par l’espoir,
selon ses propres termes. Elle ne reviendrait à la ménagerie qu’à la dernière
répétition, celle du vendredi, si toutefois c’était nécessaire. Elle pensait
qu’il se débrouillerait très bien tout seul. Qu’il veuille bien la pardonner,
mais il savait qu’elle n’avait plus la même force qu’avant : il fallait
beaucoup de repos à son corps, à son esprit, à tout son être pour les
réhabituer à l’espérance. Qu’il la pardonne pour tout. Il s’était récrié que ce
n’était pas à elle de demander pardon, c’était lui qui avait… Pour
l’interrompre, elle lui avait mis un doigt sur la bouche avec une douceur et
un calme qu’il ne lui avait plus vus depuis longtemps et qui l’avait ému aux
larmes. Quel intérêt aurait-il eu de ruiner par ses doutes et ses plaintes la
renaissance à la vie de la « reine de France des fantaisies équestres »,
comme l’avait surnommée Le petit journal illustré en 1875 ? À l’époque du
sommet de son art, les chevaux de Germaine, dont Flamme, lui obéissaient
tels des petits chiens de compagnie, la poursuivant partout dans la
ménagerie. Elle avait exigé qu’on ne les attache pas, sachant la formidable
attraction qu’elle exerçait sur eux ainsi que sur tous les êtres qui
l’entouraient, lui compris. « Ils ne s’enfuiront jamais », lui avait-elle répété
lorsqu’il avait exigé qu’on les enferme dans leur enclos et elle ne s’était pas
aperçue, la pauvre, que cette phrase toute simple lui avait atrocement pincé
le cœur tant il se sentait incapable lui-même de se détacher d’elle. Lui
n’avait aucun don, pas même celui de commander aux deux aras qu’il avait
cru pouvoir faire accéder à la parole humaine, pour compenser la terne
grisaille de leur plumage. Mais ils n’avaient jamais proféré qu’un seul mot,
dont il n’avait pas vraiment encouragé la répétition. « Geermaiine,
Geermaiine ! » avaient-ils crié à tue-tête des semaines après le départ des
chevaux, comme si sa mauvaise conscience avait trouvé ainsi un moyen
surnaturel pour s’exprimer tout haut et le tourmenter.
XXVI.
C’étaient Albert et Bachir qui l’avaient accueilli près de la barrière du
cirque, soulagés de le voir arriver à l’heure. Il avait reconnu sur le champ
l’enfant noir pour l’avoir vu jouer le rôle du petit prince dans le bout de
spectacle raté qu’il avait surpris l’avant-veille, dissimulé derrière les toiles
crasseuses du cirque. Albert le lui ayant présenté cérémonieusement, il avait
demandé son âge à Bachir : « Dix ans ! », avaient-ils répondu d’une seule et
même voix fraternelle, en riant, comme si le fait d’avoir dix ans tous les
deux était exceptionnel. Dans son souvenir Bachir était plus grand, mais
sans doute cette première impression lui était venue parce que l’enfant était
à cheval la première fois qu’il l’avait vu. Sa couleur de peau était d’un noir
si profond qu’il lui parut avoir des reflets bleus et son sourire éclatait sur
son visage comme un éclair dans un ciel noir d’orage, fugace et aveuglant.
Albert et Bachir l’avaient conduit jusqu’à la roulotte de commandement
sans prendre de précaution particulière pour le cacher. Le directeur du
cirque, M. Viguier, devait s’être absenté et le personnel du cirque approuver
dans l’ensemble sa venue car seul un homme de petite taille, assez âgé,
l’avait regardé de travers dans l’allée qui les menait à la roulotte des
Africains. Albert avait dit à son propos, laconique : « C’est Eugène, pu peur
de lui. »
Malgré la joie de tenir par la main son nouvel ami Albert, Bachir n’eut
plus le cœur à rire à la vue de sa « grand-tante » près de laquelle s’était
agenouillé le docteur Raphaël. Elle paraissait morte, on ne voyait plus sa
poitrine se soulever. Aucune nourriture, ni aucune boisson, n’avaient passé
la barrière de sa bouche depuis l’avant-veille, contrairement aux directives
du médecin. Les pilules dans le flacon bleu n’avaient donc servi à rien et le
docteur revenu en cette fin d’après-midi de vendredi, comme il l’avait
promis, avait hoché imperceptiblement la tête en l’apprenant. Mais elle était
encore vivante ! Une fine couche de buée déposée sur le verre du petit
miroir en forme de cœur que le médecin venait juste de placer devant sa
bouche et son nez, prouvait qu’elle respirait encore, mais à peine. Albert,
qui ne lui lâchait pas la main, pleurait à ses côtés, tout comme Aïssatou Bâ
que personne ne songeait plus à reprendre, pas même son grand-père qui, en
dépit de ses efforts pour le cacher, avait l’air atterré. Seul Aliou Baldé
demeurait impassible. Les autres, du moins ceux qui avaient pu se glisser
dans la roulotte exiguë à la suite du docteur, montraient leur très grande
peur que Mame Aïda Kane ne meure indignement en terre « nazaréenne »,
sans la pompe et les cérémonies requises par son rang et sa religion, très
loin de Saint-Louis du Sénégal.
L’amour pour cette femme des gens serrés autour de lui enveloppait
Raphaël Azam d’un voile de douceur, comme si un réseau de fils invisibles
les reliant les uns aux autres l’avait également capturé. Malgré cela, sa
préoccupation de médecin étant de trouver le moyen qu’elle absorbe, en
dépit de son état comateux, la nivaquine qu’il avait rapportée de Paris, il
demanda dans un murmure de l’eau fraîche et propre. Aussitôt, comme dans
un conte oriental où les bons génies devancent vos souhaits, il vit les deux
enfants se frayer un passage entre les adultes – qui emplissaient la roulotte
de leurs corps et de leur sollicitude inquiète – légers, presque aussi
immatériels que les adultes qui s’effaçaient devant eux. Se disant que son
aller-retour en train à Paris l’avait bien fatigué – il lui faudrait redoubler de
vigilance – il prit dans sa sacoche un bout de papier replié en forme de
cornet où était recueillie la dose de poudre de nivaquine qu’il avait obtenue
à prix d’or d’un Hollandais. Le professeur Lavenan, son chef de service à
l’hôpital du Val de Grâce n’ayant pu lui en céder qu’en très petite quantité,
il avait dû se rendre à la maison des Indes néerlandaises, où des
représentants de la maison Van Houten à l’Exposition Universelle de Paris,
producteurs de cacao sur l’île de Java, l’avaient invité à rencontrer l’un des
leurs, paludéen. Le matin même de son retour en train à Bordeaux il avait
donc vu, dans la pittoresque cabine du cacao Van Houten située sur
l’esplanade des Invalides, cet Hollandais qui avait bien voulu lui vendre une
partie de sa précieuse réserve. Ajouté à ce que lui avait donné Alphonse
Lavenan, cela était peu et si l’on voulait que la nivaquine ait de l’effet, il
fallait que la malade n’en perde rien.
Lorsque les deux enfants revinrent, ils se tenaient encore par la main et
on eût dit qu’ils ne formaient plus qu’un être, au point que Raphaël n’aurait
pas su dire lequel lui avait tendu la tasse en émail, décorée de motifs floraux
bleus, où il avait immédiatement versé un peu de poudre de nivaquine. Une
fois la nivaquine dissoute dans l’eau, il se demanda comment réveiller
Mame Aïda – ce nom-ci, il s’en était souvenu grâce à l’opéra de Verdi –
pour la lui faire boire. L’asperger d’eau fraîche aurait nécessité une autre
sortie des enfants. Lui tapoter les joues ? Ce n’aurait pas été suffisant car vu
sa léthargie il aurait fallu finir par la gifler pour la réveiller. Il allait se
résoudre à le faire quand Mame Aïda ouvrit soudain des yeux aussi grand
que ceux d’un noyé aspirant la dernière eau de sa propre mort. Mais, au lieu
d’être éteint, le regard, que cette femme plongea intensément dans le sien,
lui décela fugacement une force et une énergie étranges pour une personne
souffrante. Il crut même apercevoir la blancheur éclatante de ses prunelles
alors que d’ordinaire une fièvre paludéenne vous les injecte de sang.
Toutefois il ne parvint pas à le vérifier car, refermant les paupières, elle lui
déroba ses yeux tandis qu’il lui soulevait la tête pour lui donner à boire sa
mixture. Après qu’elle eut bu, il lui posa alors légèrement la main sur le
front et il lui prit le pouls. C’était à n’y rien comprendre : elle n’avait plus
de fièvre et son cœur avait repris de l’allant. La nivaquine ne pouvait pas
avoir fait effet si rapidement ! Mais il choisit de ne pas marquer sa surprise
et recommanda à la jeune fille qui s’occupait d’elle de lui donner par petites
doses de la poudre de nivaquine mélangée à de l’eau chaque fois qu’elle
observerait sa fièvre monter. Puis il salua le vieil homme, qui avait traduit
au fur et à mesure sa prescription, rassembla ses affaires ne s’apercevant pas
qu’un billet de cent francs était habilement glissé dans sa sacoche tandis
qu’il jetait un dernier regard à Mame Aïda.
Les deux enfants qui l’avaient précédé dehors avaient annoncé la bonne
nouvelle du regain de Mame Aïda aux adultes qui s’étaient éclipsés de la
roulotte tandis qu’on l’abreuvait de nivaquine. L’air content, ils lui serrèrent
tous la main. Il fut raccompagné par les enfants piaillant jusqu’à la barrière
où ils étaient venus l’accueillir. Alors, heureux à la pensée que Violette
serait fière de lui, il sauta à pieds joints, genoux au menton, pardessus la
petite barrière du cirque, hennissant comme le cheval vainqueur d’un saut
d’obstacle. Sa facétie réussit, il avait presque atteint la porte Céré qu’il
pouvait encore entendre au loin les rires en cascade de Bachir et d’Albert.
XXVII.
Debout côte à côte à l’entrée du cirque Viguier, près de la guérite, Paul
Dupin, alias Amédée Viguier, et Angélique regardaient arriver le premier
public venu pour le spectacle des nègres en cette après-midi du samedi 21
septembre 1889. Comme il l’avait manigancé, Paul voyait avec satisfaction
que les « populaires » avaient devancé les « fortunés » auxquels il avait fait
dire par l’entremise d’Hubert Dumont que le début du spectacle serait
différé d’une heure pour des raisons d’organisation ce qui, avait-il pensé,
laisserait largement le temps à ses invités surprise de s’installer. S’il avait
deviné que le Député Dartiguelongue et le journaliste, son complice, le
prenaient pour un idiot fini, il avait aussi compris qu’il s’agissait de le faire
travailler pour la réélection du Député aux législatives et qu’ensuite pas de
Cirque des Graves, pas de nouveau spectacle ! Mais ces deux-là ne s’en
tireraient pas à si bon compte. Il leur jouerait un joli tour. Lui, le petit Paul
Dupin, le pauvre directeur d’un cirque misérable, ferait perdre la face à la
Politique et au Journalisme. Belle surprise quand ces Messieurs de la haute
verraient les « populaires » en face d’eux ! Il avait la veille « graissé la
patte » du gardien du Parc Bordelais pour que les « populaires » puissent
passer les grilles sans encombre et venir chahuter un peu ces Messieurs
Dames. Il n’avait fixé le prix de la place qu’à vingt centimes pour les
ouvriers et Eugène était allé dans les estaminets du « Port de la Lune » le
leur annoncer. Les plaies du 10 février 1889 n’étaient pas bien refermées à
Bordeaux. Quand on avait fait donner à nouveau la police au mois de mai,
ces Messieurs Dames avaient applaudi, se moquant bien de la misère des
femmes et des enfants dont les maris s’étaient fait chasser de leur travail.
Tous des fainéants, s’étaient-ils plus à dire dans leurs journaux. À l’époque
il s’était fichu lui aussi de ces histoires d’ouvriers, quoiqu’au fond n’étant
pas mieux loti qu’eux ; mais là, il se servirait de leur ressentiment contre les
« bourgeois », dont il aurait voulu être, si sa vie avait mieux tourné.
Heureux de revenir en grâce auprès des ouvriers de la rue des Faussets et
de la rue Carpenteyre, Eugène avait écumé les bars situés aux alentours du
Pont de Pierre, se laissant moquer sur son exploit de la semaine précédente
qui, bien qu’il ait été battu comme plâtre par ceux-là mêmes qui lui payaient
à boire pour se faire pardonner, avait fini par se métamorphoser à ses yeux
en une sorte de haut fait digne d’éloge. Eugène devait avoir assuré une
publicité enthousiasmante du spectacle des nègres car les ouvriers ou les
« populaires », ainsi que Paul se plaisait à les surnommer, étaient venus en
nombre.
Paul avait donc prévu de placer d’un côté de la piste les « populaires » et
de l’autre les « fortunés ». Ces derniers payant plus cher auraient droit à des
bancs plus confortables où seraient disposés des coussins constitués d’un
sac de toile de jute plié en deux, ce qui serait bien assez pour justifier le prix
de leurs places à vingt francs chacune. En attendant l’arrivée des « vingt
francs », les « vingt centimes » avaient afflué et il commanda alors à
Angélique, qui était tout sourire depuis qu’un ouvrier lui avait dit d’une
voix de tonnerre qu’elle était « très jolie ma foi ! », de passer dans la guérite
pour commencer à « encaisser ». Elle lui lança un « Oui Monsieur le
directeur ! » guilleret, avant d’aller s’installer dans la guérite où elle ouvrit
une petite boîte métallique lui tenant lieu de caisse. Sous les injonctions
d’un certain « gros Fernand » la quarantaine d’ouvriers au milieu desquels
papillonnait Eugène qui recevait de fraternelles tapes dans le dos, se mit en
rang rapidement devant la guérite : « Allons, allons, les enfants avait dit le
gros Fernand, d’une voix de stentor, tout le monde derrière moi comme la
dernière fois ! »
Et l’on s’était exécuté sans discussions, y compris les ouvrières qui, la
tête haute et les bras croisés, ne se parlaient qu’entre elles pour ne pas être
importunées par les hommes. La plus âgée, Pierrette, au regard bleu vif,
toujours en tablier de travail sous son manteau, la tête ceinte d’un fichu
blanc, semblait être sortie de la Manufacture des Tabacs sans avoir eu le
temps de se changer, de même que les autres ouvrières, – poussins
rassemblés autour de leur mère –, qui ne la quittaient pas d’un pas.
Heureuses d’avoir de la distraction, elles se promettaient, chuchotantes, que
le spectacle vaudrait bien vingt centimes, que leur argent ne serait pas
dépensé pour rien. Après tout, elles avaient bien le droit elles aussi de
s’offrir un peu de bon temps ! Sans rien leur répondre, la grande Pierrette
hochait du chef, approuvant tout cela en gros, surveillant les œillades à ses
protégées des ouvriers qui baissaient les yeux dès qu’ils croisaient son
regard. Agathe la marchande d’oublies se trouvait là elle aussi, mais au
milieu des hommes, leur vendant ses verres de vin sucré à trois centimes.
On ne comprit qu’elle était venue voir le spectacle des nègres quand, ayant
vendu assez pour se payer la place, elle se mit en rang juste après le gros
Fernand.
Angélique commença à recevoir l’argent qu’on lui tendait sans
cérémonie et qu’elle recevait en revanche d’un geste charmant, la paume de
la main droite bien creusée pour mieux cueillir les pièces entre le pouce et
l’index de sa main gauche et les poser délicatement – pour qu’elles ne
tintent pas – dans la boîte métallique cachée sous le guichet de la guérite.
Eugène, observateur extérieur à la guérite, ne voyait pas le profil
d’Angélique, mais sa main en entrer et sortir pour recueillir tous ces
« centimes » qui lui faisaient briller les yeux. Il en avait compté beaucoup
quand Monsieur Viguier lui avait commandé de conduire « les clients » aux
places prévues pour eux, sur les bancs à gauche de l’entrée du chapiteau. Il
s’exécuta, empressé, bientôt suivi par les quarante payeurs, joyeux de
s’offrir un spectacle où des nègres leur montreraient des danses et des
musiques de leur façon, telles qu’elles étaient pratiquées au cœur de
l’Afrique profonde. Eugène, qui leur avait raconté à nouveau ces merveilles
en les installant, leur précisa à maintes reprises que c’était bel et bien ces
nègres qu’il avait voulu leur montrer une semaine auparavant, mais que ces
derniers, peu commodes et fiers, s’étaient refusés à se produire devant le
public sans la publicité qu’ils méritaient. C’étaient de vrais artistes auxquels
il fallait tout le tralala, le battage des grands jours et la gloire des affiches.
Mais ces mensonges qu’Eugène avait débités à haute voix, avec force
gestes et sourires pour détourner l’attention des clients qu’on lui avait
demandé d’installer sur les trois rangées de bancs juste à gauche de l’entrée
du chapiteau, n’avaient pas suffi. Le « gros Fernand » avait déjà fait
remarquer aux autres qu’il ne voyait pas pourquoi ils n’auraient pas droit
comme ceux d’en face, auxquels on semblait réserver les meilleures places,
à des coussins en toile de jute pour protéger leurs fesses ; que pour vingt
centimes, quand même, on pouvait exiger plus de confort, qu’il ne fallait
pas les prendre pour des « perdreaux », qu’il voyait bien qu’au cirque
Viguier on estimait « certains gensses » beaucoup mieux qu’eux. Et, avant
qu’Eugène eût pu expliquer que ces coussins en jute étaient destinés à des
spectateurs payant plus cher, le gros Fernand avait entraîné les autres à
s’installer sur les bancs d’en face, à droite de l’entrée du chapiteau. La
migration des « populaires » fut rapide : en un éclair ouvriers et ouvrières
traversèrent la piste pour aller s’asseoir, un sourire moqueur aux lèvres,
chacun et chacune sur un sac de toile de jute plié en deux.
Eugène laissa faire. Convaincu qu’il serait vain de vouloir imposer un
autre exode à tous ces gens dont il avait peur, il se contenta de grommeler
de sourdes mises en garde où l’on crut deviner les mots « Monsieur
Viguier », « injuste », « pas prévu », dont on ne soucia pas. Le régisseur
préféra alors courir avertir son patron dont la calme indifférence à l’annonce
de l’inconduite des « populaires » le surprit. « Cela n’est pas important »,
l’avait coupé Monsieur Viguier, alors que pris d’une énergie combative
neuve, Eugène avait commencé à parler de retourner dire leur fait à tous ces
malappris. Soulagé toutefois d’éviter un esclandre, Eugène baissa pavillon
quand le directeur lui donna l’ordre d’allumer les lampes à gaz pour que la
piste fût bien éclairée lorsque les « vingt francs » arriveraient. Il retourna
sans plus discuter à l’intérieur du chapiteau, satisfait d’être investi d’une
mission qui lui rendrait de l’importance aux yeux des « populaires »,
Paul était heureux depuis la veille au matin où la dernière répétition des
nègres s’était bien déroulée, laissant présager un spectacle assez réussi. Les
nègres avaient joué le jeu avec sérieux, sans facéties. Contrairement à ce
qu’il avait redouté au vu de la première répétition, aucun rire n’avait fusé
cette fois-ci quand il s’était agi de faire la guerre. Les danses avaient été très
décentes, mais enlevées, les pleureuses avaient été très mesurées dans leurs
cris et leur peine à la mort factice du petit roi qui avait chu dignement de
son cheval, les yeux fermés, sans l’ombre d’un sourire sur le visage. Les
singes de Thérèse et Baptiste avaient été stupéfiants de tranquillité. Même
s’il n’ignorait pas dans le fond que son spectacle de nègres était médiocre, il
espérait démontrer à Germaine que ce qu’il entreprenait ne périclitait pas
nécessairement. Il avait pris une grande décision le matin même : quelle que
soit l’issue du spectacle des nègres, il consacrerait tous ses efforts à l’achat
de jeunes chevaux pour organiser, à nouveau, de belles fantaisies équestres.
Remettre en selle la ménagerie Viguier ne lui coûterait que la vente de
quelques roulottes et il rendrait leur liberté à Thérèse, Baptiste et leurs
singes, à Roland et sa lionne ainsi qu’à Eugène et sa malchance. Peut-être
conserverait-il seulement Angélique et surtout Albert qui promettait d’être
un meilleur directeur de cirque que lui. En attendant sa majorité, ils
l’instruiraient avec Germaine de tout ce qu’ils savaient du métier. Ils ne
recruteraient que deux bons palefreniers qui les aideraient à s’occuper de
leurs nouveaux chevaux et du montage et du démontage de leur petit
chapiteau. Pourquoi ne pas donner le goût à Germaine de former le petit
Albert à l’acrobatie équestre ? Cette occupation la ferait peut-être renoncer
à noyer dans le vin le souvenir de sa gloire perdue. Albert était doué : il
réussirait à les distraire tous les deux des ratés de leur vie, détournant leur
mémoire de leurs erreurs passées par son talent et ses progrès.
Il regrettait à présent de ne jamais avoir cherché à savoir d’où venait le
petit Albert. Le père de Germaine l’avait un jour ramené au cirque alors
qu’il n’était qu’un bébé. Avec l’aide d’une nourrice, appointée à un franc la
journée, Germaine s’en était d’abord bien occupée puis s’en était très vite
désintéressée, anéantie par la perte de ses chevaux de spectacle et par la
mort de son père. Malgré l’exclusivité amoureuse à laquelle ils ne cessaient
nuit et jour de se consacrer, Angélique et Jacques avaient alors pris la relève
de Germaine. Prétendant qu’ils auraient bien aimé avoir plus tard « un petit
garçon comme lui, mais en plus joli quand même », ils s’étaient amusés à
jouer avec Albert « au papa et à la maman », l’attifant parfois comme un
petit prince, puis quand le goût leur en passait, le délaissant de longues
semaines pour ne plus s’occuper que d’eux-mêmes. Lorsque Jacques était
parti pour Paris sur le chantier de construction de la tour Eiffel où ses
talents d’acrobate lui avaient d’abord valu d’être embauché puis, quelques
mois plus tard, une chute mortelle de près de trois cents mètres, Albert
n’avait plus été choyé par personne, même par intermittence. Aucun des
membres du cirque, l’esprit empli d’espérances déçues, n’avait eu assez
d’énergie pour se libérer d’elles et lui accorder de l’affection. Certes Albert
n’était pas maltraité, sauf peut-être par Eugène quand il avait trop bu, mais
il était si peu intéressant que Paul n’avait jamais songé à demander à
Germaine pourquoi son père l’avait recueilli dans sa ménagerie équestre.
Un jour cependant il avait exigé que tout le personnel du cirque accorde
un peu plus d’attention à l’enfant. On avait retrouvé Albert, alors qu’il ne
devait avoir que quatre ou cinq ans, dans la cage de la lionne Sauvage.
Lorsqu’il avait pris sur lui d’entrer dans la cage pour sauver l’enfant – après
que Roland se fut évanoui de peur en les voyant face à celle qui lui avait
arraché le bras – ils n’avaient dû leur salut qu’à la paresse de la lionne repue
qui s’était contentée de lancer rageusement des coups de patte dans leur
direction. Cet épisode avait valu à Albert une sorte de popularité qui s’était
éteinte peu à peu, comme un feu s’épuise faute de soins. L’enfant avait
continué de grandir seul, choyé au gré de la disponibilité affective des uns
ou des remords des autres. Et dans ce rôle, depuis la mort de Jacques,
Angélique avait été la plus « constante ». Malheureuse et désoeuvrée, elle
avait décidé que Jacques enfant devait probablement ressembler à Albert et,
prise d’accès ponctuels de douleur et de tendresse, elle l’étouffait de
caresses et de douceurs sucrées jusqu’au jour où, se portant mieux, elle le
délaissait brusquement. Mais c’était tout de même elle qui lui avait enseigné
à lire dans les journaux et qui, la plupart du temps, l’avait accueilli dans sa
roulotte. Quand elle ne lui trouvait décidément plus aucune ressemblance
avec son Jacques, ou qu’elle s’imaginait au contraire une ressemblance
insoutenable avec lui, elle exigeait qu’il la quitte et le petit allait dormir
chez Roland.
Depuis quelques temps toutefois, Paul trouvait qu’Angélique avait
vraiment repris de l’allant. Il l’imaginait jouer, comme Albert, un rôle
important dans le nouveau cirque équestre qu’il allait mettre en route après
le spectacle des nègres. Elle ferait une très bonne hôtesse. Près de lui en ce
jour de spectacle, légèrement maquillée, habillée comme pour partir en
voyage, souriante dans sa guérite en attendant l’arrivée des prochains
clients, Angélique laissait dire à son être la joie d’une renaissance au
monde. Elle avait l’air heureuse et Paul fut sur le point de faire d’elle la
première personne au courant du nouvel élan qu’il souhaitait donner aux
activités du cirque Viguier lorsqu’il vit s’approcher un groupe d’une
vingtaine de personnes, les « fortunés », conduits par un Hubert Dumont
papillonnant et virevoltant.
Paul sourit intérieurement en s’apercevant que le journaliste de La Vie
Bordelaise avait trié sur le volet ses invités, probablement avec l’aval du
député Dartiguelongue. Pour eux le chiffre des entrées n’avait au fond
aucune importance. Son spectacle des nègres n’était qu’une occasion parmi
d’autres de se retrouver entre pairs pour une sorte de « garden party »
agrémentée d’un spectacle original, dans la vue de resserrer des liens de
classe, de susciter des connivences, un vécu commun, de se retrouver entre
soi dans un cadre « inouï » afin d’entretenir le désir mutuel de s’entraider. Il
comprit aussi que son cirque n’était qu’une petite parenthèse au cœur d’une
après-midi enchantée en voyant, quelques pas derrière le groupe, des
serveurs qu’il reconnut pour appartenir à l’établissement Céré, restaurant
inaccessible au commun des Bordelais. Le dos voûté, ces serveurs en livrée
pompeuse tenaient à bout de bras de grands paniers d’où émergeaient les
cols de bouteille de limonade, de citronnade et même de champagne. Plus le
groupe s’approchait, plus il était net que son spectacle des nègres n’était
qu’une étape dans une brillante et « folle journée » qui avait débuté par un
repas servi dans les règles d’un cérémonial nobiliaire et qui se clôturerait en
toute fin d’après-midi probablement par un souper républicain, vers les sept
heures. Mais ces Messieurs ignoraient encore la surprise qu’il leur avait
réservée : ils tomberaient de haut. Puisqu’on était à l’heure de voter, ils
rencontreraient sous peu le peuple, le vrai, celui qui s’était agité au mois de
mai 1889 et contre lequel la troupe avait été envoyée.
Arrivé à sa hauteur, Hubert Dumont lui parla comme à un laquais et
suffisamment haut pour être entendu de tous : « Alors mon brave Monsieur
Viguier, vous nous avez préparé un bon spectacle ? J’espère que vous vous
serez surpassé dans un cadre aussi « bien » que le Parc bordelais. »
Paul pensa très fort que ce seraient eux qui se donneraient en spectacle
« aux populaires », mais se contenta de répondre par un simple oui.
Toutefois ce qui le fit passer aux yeux de tous pour un crétin réjouissant fut
quand il les pria de faire la queue devant la guérite où les attendait
Angélique. Cette demande grossière fit rire tous ces Messieurs qui, après
avoir clamé haut et fort que les Dames ne se mettraient pas en rang,
rivalisèrent ensuite de politesse enjouée pour laisser l’honneur de la
préséance à un tel ou un tel. Plus on était puissant et respecté, plus on
semblait vouloir à toute force être loin dans la file. Mais, comme il invitait,
Monsieur Dartiguelongue passa le premier et sortit de la poche de son
pardessus un portefeuille de maroquin rouge sombre dont il extirpa un billet
de cent francs qu’il tendit benoîtement à Angélique. Cette dernière, en le
prenant, roula des yeux affolés vers son directeur Monsieur Viguier. Elle
n’avait pas de monnaie, elle n’avait même pas dix francs en caisse ! Paul dit
alors à haute et intelligible voix pour être entendu de tous ceux qui
attendaient leur tour pour payer leur droit d’entrée : « Nous vous rendrons
la monnaie de vos cent francs tout à l’heure Monsieur Dartiguelongue,
n’ayez crainte ! »
Et comme il l’avait prévu, le Député se sentit contraint par le regard de
ces Dames de lui répondre en criant presque : « Vous n’y pensez pas
Monsieur Viguier, gardez la monnaie ! » C’est ainsi que tous les hommes
qui payaient pour leurs épouses se crurent obligés de ne pas donner moins
qu’un billet de cent francs chacun à Angélique qui, de sa vie, n’avait
imaginé recevoir autant d’argent dans sa caissette. Paul jubilait ; non
seulement les riches payaient pour se donner en spectacle, mais ils payaient
cher : il évalua très vite la recette à près de deux mille francs. C’était plus
qu’il n’en fallait pour métamorphoser son cirque pouilleux en belle
ménagerie équestre. Mais sa satisfaction la plus grande fut qu’Hubert
Dumont, qui l’avait humilié quelques instants plus tôt, fut contraint, à
l’exemple de ceux dont il semblait s’enorgueillir d’être le valet, de payer
son entrée à cent francs. Lui non plus n’eut pas droit à sa monnaie.
Il s’agissait désormais de placer les « fortunés » là où il l’avait prévu et
ce travail n’était plus du ressort d’Eugène qui avait tout de même réussi à
maintenir le silence des « populaires » pendant que les « fortunés »
investissaient les lieux avec confiance, très certains que Monsieur Viguier
leur avait réservé le cirque pour une séance privée. Paul ne voulait rater
pour rien au monde le début de ce spectacle où les riches s’offriraient
malgré eux à la curiosité des pauvres. Ce serait sa revanche sociale et il
tenait à ce qu’elle soit réussie. Précédant donc une foule brillante où les
femmes avaient rivalisé d’élégance blanche, – cette journée de septembre
ayant été annoncée estivale –, il les fit entrer en scène.
Les « fortunés » avaient ri d’un rire clair à la vue de Monsieur Viguier
écartant cérémonieusement les tentures crasseuses ouvrant sur une piste
violemment éclairée et Hubert Dumont plus haut que tous les autres tant
l’amusement de ces « gens-là » lui était une grande source de satisfaction.
Jouant quelque peu à se bousculer, « les fortunés » se précipitèrent dans le
cirque, le regard tourné vers le demi-cercle de bancs situés sur la gauche de
l’entrée que leur désignait du bras un Paul amène. Emportés par leur élan,
dos à la piste, le visage tendu vers les gradins pour trouver la bonne place,
celle qui les mettrait à portée d’oreille d’un plus puissant qu’eux, les
« fortunés » ne remarquèrent pas d’abord qu’ils étaient épiés. Puis, quand
au bout de quelques secondes ils commencèrent à sentir leurs dos et leurs
épaules agrippés par des regards acérés, et s’être lentement retournés, ils se
figèrent un à un, comme sous le regard de la Gorgone, saisis de peur et de
surprise. Alors les « fortunés » s’interdirent soudain de rire, cherchant vite à
retrouver la face de la dignité devant des « inférieurs ». Les femmes
serrèrent leurs ombrelles contre elles, certaines baissèrent leur voilette, les
hommes se redressèrent et remirent sur la tête leurs hauts de forme où
désinvoltes ils avaient pourtant jeté quelques instants auparavant leurs fins
gants en cuir de Russie. L’heure n’était plus à l’insouciance. Le député
Dartiguelongue se mit à jeter des regards furieux à Hubert Dumont tandis
que Monsieur Viguier ne cessait de sourire tout en indiquant aux
« fortunés » où « il convenait qu’ils s’installassent ». Ces derniers, gênés
par le masque mal remis de leur grandeur, s’asseyaient docilement là où le
directeur du cirque le leur indiquait, troublés par la présence goguenarde
des « prolétaires » dont ils surprenaient les éclats fugitifs de sourire
malicieux ce qui les corsetait encore plus dans leurs postures empruntées.
Une fois assis, immobiles comme des poupées de cire, ils ne s’adressaient
plus la parole, regardant droit devant eux, juste au-dessus de la tête des
ouvriers dont ils distinguaient vaguement la masse, fascinés et horrifiés à la
fois par elle, comme des mouches prisonnières d’une araignée sur le point
de les dévorer.
C’est donc dans un silence absolu que le gros Fernand, qui ne désirait
rien tant que de briller face à ses « collègues », lança un sonore « Bonjour
patron ! » qui provoqua une brève salve de rires francs chez les
« populaires ». Honteux, les « fortunés » ne sachant pas à qui ce salut
ironique était adressé, baissèrent la tête et leur mutisme persévérant
encouragea les lazzi. Agathe la marchande d’oublies, qui n’avait peur de
personne, ricanait tout haut en dévisageant les unes après les autres ces
Dames qui faisaient semblant de ne pas la voir quand elle agitait la main
dans leur direction en criant « ohé ! ohé ! ». Outrée, Madame
Dartiguelongue de Beauchaussoy n’osait pas bouger encore, attendant sans
illusion que son mari, le Député, trouvât un moyen élégant de les sortir de
ce mauvais pas. Mais celui-ci n’agissait pas, apeuré à l’idée qu’on le
reconnût pour ce qu’il était, c’est-à-dire le seul Député élu de Bordeaux qui
n’avait pas hésité à applaudir, et à le faire savoir, la répression par le préfet
de police des manifestations ouvrières des mois de mai 1888 et 1889. Tassé
sur son banc du second rang – car avant de s’aviser de la présence des
« populaires », on avait encouragé par galanterie ces dames à s’installer
devant, ce qui les avait placées involontairement en première ligne sur le
front de l’agitation sociale – son épouse pouvait entendre derrière elle le
bruit irrégulier de sa respiration.
Comprenant que le malheur s’abattait sur sa tête Hubert Dumont avait
repris, pour se donner une contenance, son calepin de journaliste où il jouait
à noter, en grand professionnel, des choses qui intéresseraient ses lecteurs
de la Vie bordelaise, dont la majorité, déjà autour de lui, le regardait faire
avec dégoût. Pourtant sa journée avait commencé sous de bons auspices.
Même le ciel de Bordeaux, si rarement clément, avait paru disposé à
seconder ses projets. Dès le début du repas sous les tonnelles du grand
restaurant de la porte Céré, il avait cru être des « fortunés » qui avaient fait
mine de le traiter en égal – « un journaliste pouvait toujours servir » – et il
s’était laissé prendre aux grands sourires des Dames qui, prétendant les
avoir tous lus, le trouvaient très spirituel dans ses articles. Et il avait reçu
aussi avec enthousiasme les tapes sur l’épaule des hommes importants
proches du Député lequel, pour se couvrir à tout hasard, avait répété à l’envi
dans son discours de fin de repas que c’était « Hubert qui avait orchestré
l’ensemble des détails de cette belle journée ». Mais depuis leur arrivée au
cirque, dont il avait bien compris le jeu prémédité du directeur, rien n’allait
plus. Et son sort lui parut définitivement scellé quand l’un des pauvres gens
installés sur les gradins d’en face, croyant, parce qu’il écrivait sur son
calepin qu’il était de la police, attira d’un coup de coude l’attention sur lui
du « gros Fernand » qui le reconnut : « Eh… », cria Fernand à tue-tête, « …
vous, le Monsieur en train d’écrire, vous là, on vous connaît ! Vous étiez là
pour le spectacle raté d’Eugène d’il y a une semaine ! Eugène s’est bien
foutu de nous, mais on lui a donné une belle correction, hein ? Il vous a
aussi rendu vos cinq centimes au moins ! »
Hubert Dumont aurait voulu mentir et crier son innocence et son
ignorance, mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge car les « fortunés »,
trop heureux de se dégager de l’attention populaire et de trouver le
responsable des avanies qu’ils subissaient en silence depuis trop longtemps,
se tournèrent vers lui pour le considérer avec haine. Il fut soudain, pour ses
voisins, l’unique responsable de cette gabegie, leur bouc émissaire et il eut
la douleur de comprendre qu’en l’espace d’une petite demi-journée de sa
vie, il serait dit qu’il aurait été admis, puis rejeté à jamais, du cercle des
« fortunés » de Bordeaux. Désormais il serait le pestiféré, le banni des
mondanités de la ville et il ne pourrait pas même travailler à la rubrique
nécrologique de la Vie bordelaise. Désespéré par le revers brutal de sa
fortune, il pensa se lever dignement et partir, mais se ravisa en réalisant
soudain que s’il agissait ainsi, les « fortunés » saisiraient là le prétexte de
s’éclipser avant même le début du spectacle. Et il ne le souhaitait pas car il
avait l’intuition qu’il fallait à tout prix qu’ils restent tous autant que les
autres pour partager ensemble le souvenir d’un spectacle dont il prévoyait le
ridicule et qui lui permettrait – savait-on jamais ? – de les tenir à la merci de
sa plume de journaliste. Hubert se contenta donc de piquer du nez sur son
calepin ne daignant pas lever les yeux sur le gros Fernand qui se
désintéressa bientôt de lui, ce dont le journaliste se félicita quand, quelques
secondes plus tard, tous les regards, autant ceux des « populaires » que ceux
des « fortunés », se fixèrent sur l’entrée principale du cirque dont les
tentures s’étaient ouvertes pour laisser passer le couple le plus spectaculaire
qui fût.
Violette Dartiguelongue donnait le bras à Raphaël Azam qui ne sachant
rien de la mise en place du public imaginée par le directeur du cirque, se
dirigea vers les travées situées à droite de l’entrée, dans le camp des
« populaires ». Mais Monsieur Viguier qui tenait à ce que l’ordre qu’il avait
instauré fût respecté se leva et accourut pour leur désigner leur place en
compagnie des « fortunés ». Ainsi traversèrent-ils deux fois la piste tout
près l’un de l’autre, imposant à tous le spectacle de leur jeunesse et de leur
beauté. Madame et Monsieur Dartiguelongue de Beauchoussoy furent quant
à eux pétrifiés à la vue de la parade de leur fille au bras d’un Juif. Comble
d’impertinence, elle allait tête nue, n’ayant pas daigné se couvrir les
cheveux comme toute jeune fille de bonne famille le devait. Sa jupe de satin
vert foncé, cintrée à la taille, brillait sous la lumière artificielle. Par-dessus
un chemisier clair attaché au col par un nœud papillon en velours violet, elle
portait une veste courte aux épaules bouffantes de la même couleur que sa
jupe. Accordée à la couleur de son nœud papillon une ombrelle reposait
dans le berceau de son bras gauche à demi replié tandis que sa main droite
était posée sur l’avant-bras de son cavalier. La tête haute, elle brava un
instant ses parents du regard. Un fin sourire d’amoureux posé sur les lèvres,
Raphaël Azam marchait aussi tête nue montrant sans vergogne aux Dames
ses yeux noirs de jais aux cils ourlés comme ceux d’une fille. Nullement
intimidés par tout ce monde qui les observait en silence, ils ne paraissaient
occupés que d’eux-mêmes et se laissèrent conduire docilement par le
directeur au bout d’une travée, du côté des « fortunés », tout près de l’entrée
des artistes.
Pendant le temps de leur installation, le silence avait aussi gagné les
« populaires » qui, séduits par ces deux êtres inclassables, avaient éprouvé
pour eux une sorte de tendresse, malgré le peu d’illusions que leur vie dure
leur laissait. Si Violette et Raphaël appartenaient au clan des « fortunés » ce
n’était pas grâce à cette aisance matérielle révélée par leur mise, mais plutôt
à leur air heureux. Dans les regards des « fortunés » sur le couple, les
ouvriers avaient pu surprendre une jalousie qui les réconfortait car elle leur
démontrait que l’absolu du bonheur n’était pas plus aisément atteignable par
ceux dont ils enviaient la richesse. Grâce « à la rousse et au brun bouclé »,
comme les avait surnommés sans animosité Agathe, qui pourtant était
ordinairement très peu charitable, les « fortunés » qui n’avaient opposé
jusqu’alors que du mépris à leurs brocards, ce qui les avait encore plus
mortifiés, avaient révélé leur faille. Ils n’étaient après tout, ni plus ni moins
qu’eux, des êtres désirant cette chose immatérielle qui venait de faire un
tour de piste sous leurs yeux, si près et si loin à la fois.
Après avoir installé avec cérémonie ses deux derniers clients, Paul s’était
avancé au milieu de la piste et avait dit d’une voix très forte : « Mesdames
et Messieurs, bienvenue au cirque Viguier ! Vous allez assister aujourd’hui
à un spectacle africain digne de ceux que les Parisiens ont pu voir à
l’Exposition universelle de Paris dont sont d’ailleurs issus les nègres qui
vont entrer en piste maintenant ! Un grand merci au Député Dartiguelongue
de Beauchaussoy ici présent sans lequel ce spectacle n’aurait pas pu avoir
lieu aujourd’hui ! »
Son discours n’étant suivi d’aucun applaudissement, Paul frappa trois
fois dans ses mains et courut s’asseoir près de l’entrée des artistes du côté
des « populaires ». Aussitôt, un roulement de tambour éclata, mais
contrairement à ce qui avait été manifestement prévu, aucune entrée en piste
ne survint. Les tambours assourdissants se turent enfin au bout d’une
minute et l’attente s’installa. Tous les regards s’étaient tournés vers l’entrée
des artistes dont les rideaux frémissaient d’une agitation mystérieuse alors
que personne n’apparaissait. Les nègres, pensa Paul, auraient-ils décidé au
dernier moment de ne pas se donner en spectacle ? Avaient-ils compris qu’il
ne souhaitait pas vraiment les payer de deux cantines mais d’une seule ? Il
fallait pourtant qu’ils apparaissent sinon le public, qu’il soit « fortuné » ou
« populaire », pourrait exiger d’être remboursé ! Paul fut donc sur le point
d’enjamber la main courante qui le séparait de la piste pour aller contrôler
ce qui se passait dans les coulisses du cirque quand les rideaux, nettoyés
pour l’occasion par Eugène et donc à peu près propres, s’écartèrent enfin.
Ils entrèrent en piste. Ils s’étaient fait beaux l’un et l’autre comme au bon
vieux temps. Flamme n’avait pour tout harnachement qu’un tapis de selle
en velours brodé de grandes fleurs dorées sur un fond turquoise. Sa bouche
était libre de mors. Sur son front était accrochée une aigrette du même
turquoise que le tapis de selle. Sa crinière et sa queue – où un œil attentif
distinguait des crins blancs au milieu des poils roux – avaient été
soigneusement peignées et tressées. Bien que son trot fût un peu raide et
saccadé, Flamme s’attachait visiblement à lever bien haut ses antérieurs et à
arrondir son col. Germaine, assise en Amazone sur le dos de Flamme se
tenait droite dans un costume de danseuse en satin noir brillant qui, ajusté
au plus près de son corps, l’amincissait tant que Paul crut la revoir jeune
écuyère. Mais une fois que Flamme et elle eurent parcouru un demi-tour de
piste, il découvrit qu’elle avait si bien recouvert son visage d’un masque
épais de poudre de riz et qu’elle avait tant abusé de khôl, qu’elle lui parut
ressembler, comme si deux êtres distincts cohabitaient en elle, à un pierrot
lunaire doté d’un corps gracieux de femme. Elle avait serré sa tête dans un
large bandeau du même satin que son juste au corps et tenait dans sa main
gauche sa petite cravache fétiche d’un noir aussi profond et luisant que le
dos d’un serpent exotique.
Après un premier tour de piste, elle commanda à Flamme, d’un
claquement de langue discret, d’accélérer le trot. Il s’exécuta avec une
souplesse étonnante et le public, attentif et silencieux, n’entendit plus que le
bruit étouffé des sabots du cheval frappant la sciure de la piste. Quand ils
eurent accompli un autre tour, tandis que les spectateurs tournaient la tête
dans un bel ensemble pour les regarder passer tout près d’eux, Germaine,
quittant sa posture d’amazone, entreprit de se mettre lentement debout sur le
dos de Flamme. Une fois debout, elle leva les bras en croix et d’un signe
invisible aux yeux des spectateurs, elle commanda à Flamme d’accélérer
encore le rythme de sa course. Elle était belle, souriante, grisée par la
vitesse et le public médusé se mit à l’applaudir quand, prenant la pose d’une
danseuse de ballet classique, elle arrondit avec grâce les bras au-dessus de
sa tête tout en élevant lentement la jambe droite, pied tendu. Sur un autre
signe invisible, Flamme se mit presque à galoper et Germaine encore plus
grisée par la vitesse de sa monture s’amusa désormais à sauter
gracieusement d’une jambe sur l’autre, toujours les bras arrondis au-dessus
de la tête, le cou droit, toujours souriante. Elle ne voyait pas, la
malheureuse, les yeux exorbités de Flamme ainsi qu’une grosse veine bleu
nuit saillir de son poitrail. Paul, le seul dans le public à savoir que Flamme
était à bout de forces, regardait le cheval courir à la mort, la bouche
écumante, emportant sur son dos sa maîtresse qui riait du plaisir d’entendre,
à nouveau, après tant de temps, les applaudissements du public. Et, partagé
entre le bonheur de retrouver sa Germaine, la reine de France des fantaisies
équestres et la peur de la perdre à nouveau, fasciné par la fascination du
public qui semblait comme lui retenir son souffle, Paul n’esquissa pas un
geste, cloué sur son banc, quand Flamme, trébuchant sur la déjection d’un
singe dissimulée dans la sciure sale de la piste, fut emporté soudain par une
crise cardiaque depuis très longtemps à l’affût de son premier faux pas.
C’est alors que Germaine exécuta enfin le saut périlleux qu’elle préparait
depuis que Flamme avait commencé à galoper – c’était sa plus belle
acrobatie, celle qui lui avait valu un bel article dans le Petit Journal illustré
dès le lendemain de sa prestation triomphale au cirque d’Hiver en 1875 –
mais, au lieu de retomber assise sur le dos de Flamme, elle fut comme
projetée en l’air, tête en bas, et, son sourire de pierrot lunaire toujours posé
sur le visage, elle vint sans un cri se fracasser la tête contre la main courante
métallique censée protéger le premier rang des spectateurs, tout juste devant
Paul, près de l’entrée des artistes.
Sa chute ne lui avait pas fait lâcher sa petite cravache noire qui tressaillit
encore durant quelques secondes, dessinant de petites arabesques
éphémères sur la sciure de la piste avant de s’immobiliser à jamais.
XXVIII.
« …Ignorant ce principe de physique élémentaire que nul ne peut
échapper à l’attraction terrestre, Madame Viguier ancienne reine de la
fantaisie équestre française, nous a fait la démonstration de ce que les
spécialistes de l’acrobatie, et non pas ceux de l’astronomie, nomment un
« soleil ». Mais ce fut malheureusement un « soleil » raté. Par faute
d’équilibre (on devrait à un certain âge interdire aux femmes de réaliser
certaines acrobaties…), ses mains ont brutalement quitté le dos de son
cheval et son corps, tête bêche, a traversé l’air à une allure vertigineuse
selon une courbe curviligne, comme l’aurait opéré une lune cessant
brusquement de graviter autour de la terre. Sa tête, petite masse inerte, est
venue donner violemment contre la rambarde métallique assurant la
sécurité du premier rang des spectateurs et a éclaté comme un fruit trop
mûr. Fort heureusement, grâce à cette rambarde, il n’y a eu aucun blessé à
déplorer dans le public choisi de cette horrible scène. »
Après avoir relu le dernier paragraphe de son article, satisfait de lui,
Hubert Dumont pencha pour le titre « Le soleil couchant de Madame
Viguier », plutôt que pour celui qu’il avait déjà prévu, « L’esclandre de la
coquette délabrée », mais qui ne s’adaptait bien qu’au début de son papier
où il racontait comment Madame Viguier avait préféré, en lieu et place du
spectacle des nègres annoncé, se produire elle-même pour la dernière fois.
Il était assez content de sa métaphore filée autour de la loi de la gravitation
universelle et, après avoir hésité à conserver la parenthèse et son contenu, il
les maintint, persuadé que parfois un certain mauvais goût est favorable à la
lecture des articles de journaux. Il n’y avait pas de temps à perdre, il fallait
publier vite car il était essentiel que les « invités » de Monsieur
Dartiguelongue fussent rassurés avant le lendemain, jour des élections
législatives, sur le fait qu’il ne révélerait rien de leur présence à cette
mascarade. Qui sait d’ailleurs, pensa-t-il, si sa discrétion ne le ferait pas
revenir en grâce auprès de la « bonne société » dont il n’avait été la
coqueluche que le très court espace d’une demi journée ?
Après la chute de Madame Viguier, un vent de panique avait soufflé sur
les gradins du cirque. Les femmes élégantes avaient quitté les lieux en
hurlant, piétinant réciproquement leurs belles toilettes et abandonnant leurs
ombrelles, suivies de très près par leurs maris qui ne souhaitaient pas non
plus se trouver là quand la police solliciterait des témoins pour raconter les
circonstances du drame. M. Dartiguelongue de Beauchaussoy et son épouse
s’étaient éclipsés parmi les premiers. Seuls les ouvriers étaient restés pour
taper sur l’épaule du pauvre Monsieur Viguier qui pleurait de toutes ses
forces auprès du corps de sa femme. De gens « notables », n’étaient
demeurés que la fille de Monsieur Datiguelongue et son compagnon, un
médecin juif qui avait déclaré, après avoir posé deux doigts sur le cou de la
pauvre Madame Viguier, que c’était fini, qu’elle était morte sur le coup,
sans avoir souffert. Monsieur Viguier n’avait pas pu entendre ces paroles
sans perdre connaissance et Mademoiselle Dartiguelongue de
Beauchaussoy, devenue très pâle, se serait également écroulée évanouie si
le jeune docteur ne l’avait soutenue.
En repensant à toute cette scène, Hubert Dumont regretta de ne pas
encore travailler pour le Supplément illustré du Petit Journal à Paris. Quelle
belle première page aurait-il pu faire réaliser au talentueux dessinateur de ce
journal avec son histoire ! Mais son heure de gloire ne tarderait pas à arriver
bientôt, grâce à son article dont le titre métaphorique exciterait la curiosité
des lecteurs de la Vie bordelaise qui ne manqueraient pas d’écrire au Journal
pour avoir des précisions sur cette affaire. Alors, sans dire qui en était
l’initiateur, il raconterait l’histoire du spectacle avorté des nègres. Il
raconterait dans les détails le chantage exercé par le directeur du cirque
pour contraindre les nègres, qui ne demandaient rien, à jouer une parodie de
spectacle. Et chaque semaine, les lecteurs écriraient encore et encore au
Journal pour exiger d’autres détails, mais il ferait durer le plaisir,
commençant parfois ses articles sur le sujet par ce subtil rappel de la chute
de Madame Viguier : « Dernières retombées du drame Viguier dans le Parc
bordelais… » S’il était réélu, Monsieur Dartiguelongue, tremblant qu’il ne
cite le nom de ses amis présents lors du spectacle de la mort de Madame
Viguier (car les ouvriers auraient certainement parlé de la présence du
Député sur les lieux du drame, mais qui pourrait les croire si cela n’était pas
confirmé par un article de journal ?), finirait par lui être reconnaissant de
son silence sur ce point délicat. Le Député et ses amis ne manqueraient pas
de louer en secret son tact, de répéter à l’envi qu’il était talentueux et de le
soutenir dans tous ses projets. Cette publicité et le soutien du Député
faciliteraient assurément la réalisation de son rêve, son recrutement par la
rédaction du Petit journal illustré à Paris. Et, une fois bien installé dans ses
nouvelles fonctions, doté de nouveaux appuis politiques, il finirait par écrire
un roman à clef intitulé « Le spectacle des nègres » où il distillerait des
indications assez précises pour que se reconnaissent les membres de la
bonne société bordelaise qui lui avaient fait l’affront de le mépriser après
l’avoir encensé, ce qu’il n’oublierait pas de sitôt et qui méritait sa
vengeance.
Après une dernière relecture de son article au bout de laquelle il décida
de conserver quand même la parenthèse dont le contenu « (on devrait à un
certain âge interdire aux femmes de réaliser certaines acrobaties…) » était
« périlleux » mais assez plaisant, Hubert Dumont sortit précipitamment de
son bureau. Il fallait absolument que son article rassurant pour les amis du
Député Dartiguelongue puisse paraître au plus tard le lendemain, pour
l’édition spéciale du dimanche 22 septembre 1889 de la Vie bordelaise.
C’était le gage de son salut professionnel.
XXIX.
Tout était en ordre, chacune et chacun à sa place. Germaine était déjà
sous terre, Angélique s’était enfuie avec la recette du spectacle et Albert
avec la fille du Député Dartiguelongue. Les nègres ne devaient
probablement pas être loin de prendre un bateau en partance pour l’Afrique.
Hormis Roland, le reste de son personnel s’était également échappé en
emportant ce qu’il pouvait : deux ou trois roulottes et des chevaux de trait
avaient déjà disparu la nuit même de la mort de Germaine. Les jours
suivants, l’hémorragie avait continué, mais Paul Dupin, alias Amédée
Viguier, avait laissé faire, désormais indifférent aux revers de son existence.
On était mercredi soir et il était épuisé, toute vitalité l’avait quitté. Il alluma,
pour ne pas rester dans le noir, une lampe à huile qu’il décrocha d’un clou
fiché dans une paroi de sa « roulotte de commandement », comme l’avait
appelée pendant vingt ans Eugène qui s’était lui aussi volatilisé en
emportant sa part de butin, les deux aras gris. Paul se rendait compte
désormais quel aveuglement avait été le sien de n’avoir jamais prêté à son
personnel sa capacité de rêver d’un ailleurs, d’un nouveau départ, comme si
cette faculté d’évasion par l’imagination et l’esprit n’appartenait qu’à lui.
Mais Angélique, et même Eugène, lui avaient démontré qu’en les menaçant
de les chasser, il ne les avait qu’habitués à l’idée de la nécessité pour eux de
prévoir une solution de repli, de se trouver un havre de vie plus paisible que
le cirque Viguier. À la fin de la préparation du spectacle des nègres, il avait
rêvé de la renaissance du cirque Viguier dont l’âme aurait été une nouvelle
fois Germaine qui aurait guidé Albert dans ses premiers pas d’acrobate.
Mais en se tuant sur la piste, c’était comme si la femme qu’il aimait l’avait
quitté en lui disant ces paroles définitives : « Mon rêve à moi était tangible :
j’avais à nouveau à portée de main mon cheval de spectacle. Contrairement
à toi, je n’ai pas repoussé dans un futur improbable ce que je pouvais réussir
dans l’instant. J’ai célébré le souvenir de mon talent d’écuyère. Même en
galopant à la mort, j’étais dans la vraie vie : tes rêves ne parlaient que de la
fin des miens. »
Accablé par cette pensée, Paul Dupin décida de sortir, la lampe à la
main. La nuit était sans lune, obscure et propice aux forfaits. Il erra un
moment dans les allées désormais informes de l’arrière cirque, passant de
l’une à l’autre à travers les trous béants laissés par les roulottes que son
personnel lui avait volées. Seul Roland, indéfectiblement attaché à Sauvage,
la lionne chérie qui lui avait pris le bras, était resté auprès d’elle la
nourrissant probablement grâce aux quelques deniers que lui rapportait sa
petite pension d’invalidité ou ses économies. Le dompteur manchot devait
être arrivé à ses fins, ce soir-là par miracle, car flottait autour de la roulotte
cage de la lionne une lourde odeur de sang et d’entrailles. En s’approchant
d’elle, Paul entendit distinctement des os craquer et le bruit régulier des
mâchoires du fauve broyant probablement quelque bout de carcasse de porc
avariée, conquise de haute lutte par Roland auprès d’un agent peu
scrupuleux des abattoirs de la ville. Animé par une sorte de curiosité
malsaine, Paul voulut la voir dévorer sa viande. Quand il leva sa lampe-
tempête à bout de bras, il n’entraperçut d’abord dans la pénombre que les
reflets jaunes et verts des yeux de la lionne, qui, interrompue dans son
carnage, le fixait intensément. Devant elle gisait la masse informe des
chairs dont elle se repaissait. L’ayant reconnu, Sauvage se remit à manger,
fourrant son museau taché de sang dans un bout de la carcasse où sa
mâchoire puissante avait patiemment creusé des voies d’entrée et dispersé
des chairs qui jonchaient le sol de sa cage. Paul leva encore plus haut sa
lampe et découvrit enfin ce que dévorait la lionne.
Il vit horrifié, séparée du reste de son corps démembré, encore rattachée
à son long col, la tête de Flamme dont les joues à moitié dévorées laissaient
transparaître les dents. Sa langue pendait, démesurément longue, tant le
fauve s’était vainement acharné à tirer sur elle pour l’arracher. Sa belle tête
de cheval antique n’avait plus d’yeux. Roland devait avoir profité de son
absence, alors qu’il se trouvait à l’enterrement de Germaine, pour supplier
les personnes venues enlever le corps de Flamme de débiter sur place le
cadavre du cheval, probablement à l’endroit même où il s’était écroulé
pendant le spectacle. Et, trop heureux d’alléger leur fardeau, ces
équarrisseurs avaient abandonné à Roland la tête du cheval et quelques
abats pour ne pas avoir à transporter hors du cirque un trop grand poids de
chair morte.
Fou d’horreur et de dégoût, Paul prit la fuite. Sa lampe-tempête toujours
à bout de bras, il courut jusqu’à l’entrée des artistes dont il repoussa
violemment les rideaux de la main gauche pour se précipiter au centre de la
piste, échouant, essoufflé, près du grand poteau de soutènement du
chapiteau. Exhalant des gémissements étouffés et des petits cris plaintifs,
les yeux noyés de larmes, il leva la tête pour implorer le pardon de
Germaine, mais il ne vit que des lacets de cuir et des filins qui, dans la
pénombre, lui parurent une pluie de cordes noires s’abattant sur la piste.
Alors Paul Dupin, alias Amédée Viguier, posa sa lampe-tempête dans la
sciure tachée du sang mélangé de Flamme et de Germaine et, comme il
l’avait toujours fait depuis son recrutement comme palefrenier au cirque
Viguier, s’aidant de ses jambes croisées pour se retenir de tomber et de ses
bras pour soulever le poids de son corps, grimpa lentement le poteau,
s’enfonçant peu à peu dans le ciel obscur du chapiteau. Quand il lui parut
qu’il était arrivé assez haut, il s’arrêta et tendit le bras dans le noir pour
attraper à l’aveuglette un filin en cuir. Longtemps son bras battit l’air avant
qu’il ne réussît à en saisir un. Les yeux fermés, accroché d’un bras au
poteau, il enroula cinq fois le filin autour de son cou pour s’assurer qu’il ne
se détache pas quand il se jetterait dans le vide.
Juste avant de mourir Paul rouvrit les yeux et il crut apercevoir, en bas
sur la piste, à la faible lueur de sa lampe-tempête, courir dans une ronde
infinie autour du poteau, Germaine et Flamme, décharnés, mais splendides
dans leur dernier costume de revenants.
XXX.
Le dimanche 22 septembre 1889, on les avait reconduits à l’hôtel du
« Port de la lune » où ils étaient restés cinq jours. Un soir, Henri le cuisinier,
qui avait vainement essayé de les distraire à nouveau par ses facéties, était
venu leur annoncer le suicide de Monsieur Viguier, « leur bourreau ». Ils
n’avaient pas eu le cœur de lui révéler que cette nouvelle ne les réjouissait
pas. Le lendemain matin, ils avaient été embarqués sur le Carrousel. Cette
fois-ci, le capitaine Armand ne les avait pas chassés dans leurs cabines
quand le bateau avait appareillé et ils avaient compris en voyant s’éloigner
Albert, encadré par le docteur Azam et Mademoiselle Violette venus leur
dire adieu sur un quai désert du « Port de la lune », que le poids de remords
injustes pèserait sur leurs épaules pendant tout leur voyage de retour à
Saint-Louis. Bachir avait versé les larmes qu’ils avaient tous au bord des
cils et Lat Bassirou, toujours blessé par les accès de faiblesse de son petit-
fils, ne les lui avait pourtant pas reprochées. Mais, dès qu’ils avaient été à
nouveau seuls avec eux-mêmes, accoudés au bastingage du Carrousel, une
fois les eaux du fleuve de la Gironde lointaines, l’écho des pleurs de
Monsieur Viguier penché sur le corps inerte de sa femme les avait rattrapés,
déposant peu à peu, au fond de leur esprit, des alluvions de tristesse.
Ce n’est qu’au bout de leur huitième jour de mer, au large des dunes
jaunes de la Mauritanie qu’ils devinaient à l’horizon de leur bâbord, que
leur guide, Lat Bassirou Ndiaye, jugeant le moment venu de les apaiser, les
convoqua tous sur le pont du Carrousel. Là, ils alignèrent des nattes
derrière lui pour suivre la troisième prière du jour qu’il dirigea avec
solennité, insensible aux bruits et à la fumée dégagée par les hautes
cheminées du bateau. Puis, une fois son office terminé, après quelques
instants de méditation, il se retourna vers eux pour leur réciter à très haute
voix un verset du Coran qu’ils écoutèrent religieusement sans en
comprendre le sens, croyant reconnaître, pour certains, des versets appris
dans leur prime enfance sous la férule d’un répétiteur impitoyable. Tandis
qu’ils se disposaient à murmurer « Amine » pour ponctuer ces mots
incompréhensibles et sacrés, Lat Bassirou Ndiaye traduisit, à leur grande
surprise, en wolof, puis en peul, la sourate qu’il venait de leur dire en
arabe :

« Par les coursiers rapides et haletants


Qui font jaillir des étincelles
Qui montent à l’assaut de l’aube
Qui font voler la poussière
Qui pénètrent sans peur au coeur de l’armée ennemie
L’Homme est certes ingrat envers son Seigneur
Et ne l’ignore pas
Mais son amour des richesses est bien plus ardent. »

C’était la « Sûrat al-Adiyât », la sourate dite « des coursiers rapides »


qu’il lui était interdit de traduire. Seul le Tamsir de Saint-Louis, le chef
religieux de leur ville, El Hadj Hamat Ndiaye, en avait le droit. Interloqués,
ils écoutèrent leur vieux guide s’accuser d’être la cause des malheurs qui
s’étaient abattus sur eux en France. Il avait cru chevaucher la fortune et la
gloire, mais avait été puni par les épreuves qu’il leur avait fait traverser. Il
était le seul responsable des souffrances qu’ils avaient endurées avec
patience et résignation. S’il s’était contenté de les conduire à l’Exposition
universelle de Paris, ils n’auraient pas échoué dans un cirque et la femme de
Monsieur Viguier ne serait pas tombée de cheval. Mais, sans doute, ils
n’avaient été que de simples instruments de la punition de cet homme et de
cette femme. Quant à lui, Dieu l’avait aussi puni. On ne va pas chez son
vainqueur à la guerre avec des prétentions de gloire. Il était le seul coupable
de leur rébellion à l’Exposition universelle. Ce n’était pas là-bas qu’elle
aurait dû survenir, mais à Saint-Louis. Dieu seul savait combien il regrettait
son manque de lucidité.
Étonnés que Lat Bassirou Ndiaye, qui ne s’épanchait jamais beaucoup,
leur ait demandé pardon si humblement, ils furent tentés de se confesser les
uns après les autres, mais aucun d’entre eux n’y réussit. Aliou Baldé ne leur
révéla pas que son véritable nom était Ardo Hamsalah Bâ, ni son périple du
fleuve Niger jusqu’au fleuve Sénégal avec Diéri, « son coursier rapide »,
mort d’épuisement peu avant Saint-Louis. Aissatou Bâ, les yeux tournés
vers Aliou Baldé, n’avoua pas qu’elle rêvait trop souvent de se marier avec
lui, au détriment de l’attention qu’elle devait à Mame Aïda. Les frères Seck
restèrent silencieux sur leurs « aventures secrètes » avec deux danseuses
annamites, eux qui auraient tant aimé rester à l’Exposition universelle
jusqu’au bout et qui avaient presque maudit Lat Bassirou Ndiaye de les
avoir brutalement séparés de leurs amantes. Ndiaga Pène et Aram Bèye
n’admirent pas publiquement qu’ils étaient des espions, l’un du Gouverneur
du Sénégal, l’autre de Cheikh Tierno Dioum. Sidy Niang se tut sur son
extrême gourmandise, Abdoulaye Thiam sur son goût pour le vin et Bachir
sur sa tendance à trop pleurer. Et personne n’entendit de la bouche de Mame
Aïda Kane qu’elle se prenait parfois, quand son esprit était égaré par la
fièvre, pour Mame Coumba Bang, la déesse du fleuve Sénégal.
Lassé de les voir s’interposer entre lui et son Océan, le capitaine Armand
fit envoyer l’un de ses matelots pour leur ordonner de quitter les lieux : ils
gênaient encore la manœuvre. Lat Bassirou Ndiaye refusa : il n’en avait pas
terminé avec ses prières. Averti de son refus, le capitaine, entouré de trois
de ses marins les plus robustes, se présenta bientôt pour réitérer son ordre
de vive voix. Déjà Aliou Baldé avait glissé la main droite sous son ample
boubou pour saisir son coutelas, déjà les frères Seck s’apprêtaient à attraper
ce qui traînait sur le pont pour combattre, quand Lat Bassirou Ndiaye,
prévoyant les mauvaises suites d’un affrontement avec le capitaine, lui dit
d’une voix forte : « Oui, nous acceptons de retourner dans nos cabines, mais
sachez que vos exactions ne resteront pas toujours inconnues et
impunies ! » À son visage écarlate, Lat Bassirou comprit qu’il avait évoqué
sans le vouloir la complicité du capitaine dans le trafic d’arachide du
Gouverneur et de Chéri Peyrissac, mais cela lui fut égal. L’essentiel était
désormais que son petit-fils rentre sauf à Saint-Louis.
Le neuvième jour de mer, escorté par Aliou Baldé qui ne le quittait plus,
alors qu’ils regardaient ensemble la chute rapide du soleil dans un Océan
tissu de scintillements aveuglants, le Peul lui raconta avoir surpris le matin
même un conciliabule entre le capitaine Armand et l’un de ses marins, où il
avait cru entendre prononcer son nom. Lat Bassirou Ndiaye ne lui répondit
pas, préférant admirer la fin du jour dont la beauté l’aidait à détacher son
esprit des contingences de la vie. Il n’avait plus peur de rien, sauf pour
Bachir qu’il avait la faiblesse de préférer à tous ses proches parce qu’il lui
ressemblait. S’il n’était plus temps, à son grand âge, de se soigner de cette
préférence, il se promit de veiller à ne plus blesser l’enfant d’une
intransigeance d’autant plus injuste qu’il ne se l’appliquait pas toujours à
lui-même.
Des oiseaux marins, habitués à la poursuite des embarcations humaines,
tournoyaient autour du Carrousel. Au hasard de leurs vols acrobatiques
leurs ailes très blanches reflétaient par éclair les lueurs du crépuscule : rose
doré, bleu azur, turquoise. D’autres oiseaux, venus des confins du fleuve
Sénégal, au plumage tacheté d’ocre et de gouttelettes rouge sang sur les
ailes, les suivaient également et, parmi eux, il aperçut une outarde intrépide
– deux boutons d’yeux noirs, un cou aux plumes gris bleuté – lancée à toute
allure dans l’espace et dont les cris roques lui annoncèrent que l’heure était
venue de remettre de l’ordre dans sa vie. Après un salut murmuré aux
oiseaux et au ciel désormais éteint sur l’Océan nocturne, Lat Bassirou
Ndiaye descendit dans sa cabine où, assuré d’être seul, il s’assit en tailleur
sur son tapis de prière pour extraire plus commodément d’un sac, caché
sous une banquette face à lui, deux feuilles un peu froissées, à l’en-tête de
l’Exposition universelle de Paris, qu’il posa sur un petit support d’écriture
en bois. Trempant soigneusement dans un encrier en verre bleu nuit une
plume Sergent Major achetée pour Bachir, il rédigea, à la lueur d’une
bougie, une longue lettre adressée à Couly Coumba Diop pour lui raconter
dans les moindres détails son entrevue avec le chef de cabinet adjoint du
Ministre des Affaires étrangères à Paris. Peut-être cette lettre lui serait-elle
utile un jour ? Mais… prudence, il se pouvait que Cheikh Tierno Dioum ait
tout manigancé en payant un faux informateur pour le persuader de la
corruption du Gouverneur par Chéri Peyrissac. Comme il serait
probablement emprisonné dès leur arrivée à Saint-Louis, il valait mieux
pour sa sécurité que Couly Coumba ne lui rende pas visite. Couly Coumba
recevrait d’Aliou Baldé cette lettre accompagnée d’une épaisse liasse de
feuilles ficelées dans un petit sac de toile « bogolan ». C’étaient les preuves
du trafic d’arachide. Quoi qu’il fasse de ces preuves, la vérité finirait par
apparaître car « les hautes herbes peuvent bien cacher les outardes, jamais
elles n’arrêtent leurs cris. » Ce fut par ce proverbe qu’il termina sa lettre.
Enfin, au dixième jour de mer, en milieu de matinée, on arriva au large
de Saint-Louis. Devinant dans le lointain brumeux les pirogues des
pêcheurs – petits bâtons multicolores alignés sur la plage de Guet Ndar – les
uns crurent sentir l’odeur du bois d’eucalyptus brûlé, les autres celle du
poisson séché, mais tous celle du fleuve Sénégal caché derrière la Langue
de Barbarie, comme si l’Océan avait accepté de laisser franchir son
immense barrière olfactive de sel et d’iode par des effluves d’eau douce.
Mais les cœurs s’émurent quand le capitaine Armand fit résonner les cornes
de brume du Carrousel pour appeler à lui des pirogues. Devant
l’étonnement de Lat Bassirou Ndiaye qui pensait qu’on les conduirait
jusqu’au port de Saint-Louis, comme cela était prévu, le capitaine lui
répondit sèchement que la destination du Carrousel était Dakar, qu’il n’était
pas question de remonter le fleuve Sénégal avec son bateau. Ils seraient
débarqués sur la plage de Guet Ndar, cela avait été convenu avec le
Gouverneur du Sénégal depuis Bordeaux.
Deux grandes voiles s’approchèrent du bateau. Une première pirogue
vint s’amarrer le long de la coque du Carrousel, mais son arrimage fut assez
long car la mer était agitée. Un vent furieux avait chassé de l’atmosphère
tout oiseau de mer ou de terre. L’ombre avait cessé d’exister et nul n’osait
lever les yeux vers le bleu ardent du ciel où le soleil régnait seul, en
despote. Torse nu, un jeune pêcheur monta à bord par une échelle de corde
que les marins lui avaient jetée. On escomptait qu’ils empruntent tous cette
même voie pour quitter le navire. Lat Bassirou Ndiaye demanda à Aliou
Baldé de s’exécuter le premier pour veiller sur son petit-fils qui le rejoignit
peu après sans difficulté, aussi agile qu’un acrobate. Les autres suivirent,
aidés de la voix et du geste par les deux piroguiers qui s’employaient à les
convaincre que les trois mètres agités à parcourir le long du flanc du
Carrousel n’étaient rien. Hurlant à chaque balancement de l’échelle, Aram
Bèye mit un temps infini à descendre chacun de ses degrés. Aïssatou Bâ,
qui tenait à lui montrer qu’elle était très courageuse, se retrouva à bord de la
pirogue en moins de temps qu’Aliou Baldé lui-même. Lestés de leurs lourds
et encombrants tam-tams en bandoulière, les frères Seck dévalèrent
l’échelle, apparemment sans peur. Non moins courageux, Ndiaga Pène,
Sidy Niang et d’Abdoulaye Thiam cachèrent, derrière de grands rires
forcés, leur profonde terreur de tomber à la mer. Eux non plus ne savaient
pas nager. Quand ils furent tous assis à fleur d’Océan, la pirogue s’éloigna
de quelques dizaines de mètres pour laisser place à la seconde embarcation
qui s’attacha aux flancs du Carrousel, non moins difficilement que la
première.
Le capitaine Jacques Armand prétendit, cette fois-ci, qu’on y installerait,
avec tous leurs bagages, Lat Bassirou Ndiaye et Mame Aïda Kane. Les
marins du Carrousel mirent donc en place le treuil servant à décharger les
sacs d’arachide dans les ports de Bordeaux, Saint-Louis et Dakar et, bien
que cela fût extrêmement dangereux, déposèrent un à un les lourds ballots
dans la grande pirogue dont les conducteurs inquiets voyaient la travée
s’enfoncer peu à peu. Comme la manœuvre n’allait pas assez vite au goût
du capitaine, il ordonna qu’entre deux transbordements, Lat Bassirou
Ndiaye et Mame Aïda Kane quittent son navire. Aidé d’un pêcheur venu à
sa rencontre sur le pont du bateau, Lat Bassirou descendit lentement les
degrés de l’échelle de corde sous le regard anxieux d’Aliou Baldé et du
reste de la délégation qui ne purent s’empêcher d’applaudir à la vue du vieil
homme sain et sauf. Mais l’angoisse les reprit vite car il restait sur le
Carrousel Mame Aïda Kane dont on savait la faiblesse trop grande pour
pouvoir suivre la même voie que les autres.
Alors le capitaine Armand, seul maître à bord, intima l’ordre à Mame
Aïda Kane de se laisser installer dans un sac d’arachide vide qu’on
accrocherait au treuil. On la vit décrire au-dessus de l’Océan un petit arc de
cercle, son foulard de tête dépassant à peine du sac en toile de jute. Quand
elle fut à peu près à l’aplomb de la pirogue, la poulie grinçante la fit
descendre par à coups jusqu’à ce qu’un piroguier l’aide à s’extraire sans
encombre de son sac, malgré le tangage et les roulis qui les secouaient.
Bachir et les autres n’avaient pu assister à cette opération sans trembler et,
alors qu’ils pensaient leur calvaire achevé, tout en criant à tue-tête qu’il
restait à son bord encore un de leurs ballots, le capitaine Armand
commanda à l’un de ses marins de s’activer. Le piroguier – un pêcheur
qu’Aliou Baldé reconnut soudain de loin – cria à son tour, essayant de faire
comprendre par de grands gestes que cette dernière manœuvre n’était pas
raisonnable. Ils étaient déjà surchargés. Mais le capitaine refusa de l’écouter
et, tandis que le pêcheur essayait de détacher en toute hâte sa pirogue du
Carrousel, le treuil lesté d’un dernier lourd bagage se remit en route.
Lat Bassirou Ndiaye n’entraperçut d’abord au-dessus de sa tête qu’une
ombre lui cachant un court instant le soleil de midi. Puis il reconnut, en une
fraction de seconde, dans la masse s’écrasant sur lui, la cantine d’acompte
de Monsieur Viguier, remplie d’ustensiles de cuisine et de tissus, que la
police leur avait apportée avant leur départ, et que lui – le chef de la
Délégation de Saint-Louis à l’Exposition universelle de Paris – n’avait pas
voulu qu’on abandonne sur les quais du « Port de la lune ».
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