Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
l’Attraction universelle
Roman historique
Collection dirigée par Maguy Albet
Dernières parutions
1889,
l’Attraction universelle
Roman
L’HARMATTAN
© L’HARMATTAN, 2012
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN : 978-2-296-96210-1
EAN : 9782296962101
Il arriva en vue de la porte Céré vers six heures. Le gardien de cette porte
du Parc le laissa passer en lui disant « Plus qu’une heure avant la fermeture
de la grille, Monsieur. » Hochant la tête pour signifier qu’il serait exact, il
lui avait demandé où se trouvait le cirque Viguier.
— « Prenez cette allée et tournez à droite au bout de cent mètres. De là
vous apercevrez le chapiteau. »
Observant le regard de l’homme sur sa sacoche, Raphaël lui dit qu’il
était médecin et venait soigner une personne du cirque, ce qui lui valut un
« À tout à l’heure, Monsieur le docteur » rassuré.
En avançant dans l’allée bordée de chênes rouvres et de quelques pins
d’Alep, Raphaël se demandait comment procéder pour entrer dans
l’enceinte du cirque sans éveiller la vigilance de son directeur dont Violette
lui avait écrit de se méfier. Sans doute fallait-il se présenter avant tout à cet
enfant, Albert, qui s’attendait à sa visite. Mais comment le reconnaître ? Il
aviserait une fois sur place : improviser un plan ne l’effrayait pas. Au bout
de quelques secondes de marche, il aperçut au-dessus de la cime des chênes
une sorte de dôme de toile brun sale qui devait être le chapiteau du cirque.
Après avoir quitté l’allée centrale du parc, au détour d’un bosquet, il vit que
le cirque était installé au centre d’une petite clairière à l’herbe rase. Plantée
près de son portail d’entrée, une guérite aux couleurs criardes était
inoccupée. Il hésita au moment de passer les grilles ouvertes, s’approchant
ensuite à pas comptés des pans rabaissés des toiles du chapiteau. L’idée, s’il
était surpris, de prétendre être un vétérinaire mandaté par les services
d’hygiène de la ville de Bordeaux pour vérifier l’état sanitaire des animaux
lui rendit de l’assurance et il écarta un peu les toiles d’entrée pour regarder
à l’intérieur du chapiteau d’où partaient quelques éclats de voix et de rires.
La piste était violemment éclairée par des lanternes de gaz accrochées à des
cordes pendues à l’armature intérieure du dôme. Quelques pas sur sa gauche
un homme lui tournait le dos. Appuyé sur une main courante métallique
protégeant la travée des bancs les plus proches de la piste, l’homme fixait
une entrée opposée à l’entrée principale du chapiteau, distante d’elle d’une
vingtaine de mètres environ. Ce devait être l’endroit d’où surgissaient
habituellement les artistes, au début de leurs numéros, et d’où, pour lors, ne
partaient que les éclats de voix qu’il avait entendus. Raphaël ne distinguait
rien de ce que l’homme observait dans ces lieux où, par contraste avec la
profusion de lumière sur la piste, régnait l’ombre. Mais de l’agitation y était
décelable : du monde devait s’y préparer à entrer en scène.
Brusquement un fracas pareil à des coups de tonnerre en rafale éclata.
C’étaient les roulements continus de deux tambours africains dont les deux
batteurs en habits chamarrés surgirent de la pénombre frappant la peau de
leur instrument d’une main nue et de l’autre d’un petit bâton dépouillé de
son écorce. Malgré le crépitement de leurs coups, ils avançaient lentement
suivant le bord circulaire de la piste et bientôt apparut à leur suite un cheval
sur lequel était juché un enfant « attifé » de vêtements arabes de cérémonie
qui lui donnaient un air de petit prince noir. Pénétré de son rôle, il regardait
droit devant lui, un air martial posé sur le visage, se laissant guider par un
homme grand et fort. Il vit surgir de l’obscurité à leur suite, tandis que les
batteurs de tam-tam continuaient d’avancer en tête du cortège qui semblait
se former derrière eux, deux poneys nains chevauchés par deux singes
costumés à la turque, l’un coiffé d’un gros turban de tissu vert, l’autre de
tissu jaune, le reste de leur costume consistant en un petit gilet et un
pantalon bouffant assortis aux couleurs des turbans. Juste derrière eux, un
homme et une femme, déguisés également dans le goût ottoman, marchaient
en pouffant, amusés par l’attitude des deux singes qui se bouchaient les
oreilles. Enfin, parut à la lumière une troupe de près d’une dizaine de
femmes et d’hommes noirs, très élégamment mis, qui marchaient l’air
grave, ne se préoccupant apparemment pas du rythme effréné que les
batteurs imprimaient à leur marche. Fermant le cortège, un manchot, sanglé
dans un costume rouge à boutons dorés de dompteur, précédé de cinq oies
blanches et d’un canard, marchait d’un air abattu, tenant dans son unique
main un fouet qu’on lui avait visiblement demandé de faire claquer de
temps à autre.
Tout ce beau monde avait déjà presque effectué un tour complet de piste
quand les singes, que Raphaël avait cru entendre gémir au moment où ils
étaient passés près de lui, finirent par s’échapper du dos de leurs poneys
tandis que le couple de Turcs censés les garder en place se mettait à les
pourchasser en criant. Ne résistant ni à leurs cris et ni à leurs rires stridents
qui s’ajoutaient à la puissance sonore des tambours, les singes coururent au
poteau de soutènement du chapiteau planté au centre de la piste et
l’escaladèrent furieusement, s’agrippant aux filins et aux cordages qui
tombaient du ciel. Une fois au sommet du poteau, ils commencèrent à
lancer sur la piste tout ce qui était à leur portée : des lampes à gaz furent
jetées au sol, puis des cordages mal attachés, leurs turbans, leurs pantalons
bouffants et jusqu’à leurs excréments quand ils furent à court de projectiles.
Les batteurs de tam-tam qui s’étaient arrêtés un peu après le début de la
fuite des singes se mirent alors à crier, refluant comme les autres vers
l’entrée des artistes pour ne pas être souillés. Raphaël crut que le directeur
du cirque, qui observait la même scène que lui, allait mourir de colère.
L’homme pris de démence, hurla, trépigna un instant puis se retourna pour
empoigner la rambarde contre laquelle il était appuyé et la secouer avec une
vigueur telle qu’on eût dit qu’il voulait l’arracher de son socle. Il y serait
parvenu s’il n’était arrivé à se raisonner lui-même, s’ordonnant
probablement dans son for intérieur de retrouver son calme, ce à quoi il
réussit si vite que son retour trop brutal à la tranquillité lui donna un air
encore plus fou que lorsqu’il se répandait en imprécations et en hurlements.
Mais Raphaël n’eut pas le temps d’entendre ce que le directeur du cirque
s’apprêtait à dire avec une fausse componction posée sur le visage qu’il se
sentit tiré par la manche de sa veste. Tournant la tête, il vit près de lui un
enfant très roux qui lui parut avoir à peine plus de dix ans et qui lui
chuchota : « C’est moi Albert. Z’êtes le docteur de Mademoiselle Violette ?
Je vais vous conduire à Mame Aïda. » Cet Albert avait posé sur son visage
un air amusant de conspirateur mêlé à de l’espérance qui fit se serrer la
gorge de Raphaël mieux que si l’enfant avait eu l’air triste. Il le suivit
docilement et ils repassèrent les grilles d’entrée du cirque pour contourner
le chapiteau sur la droite. Il s’aperçut alors que le reste de l’enclos n’était
pas fait de grilles, comme celles qui décoraient cérémonieusement l’entrée
du cirque, mais de simples barrières de bois qu’ils enjambèrent
cavalièrement une fois parvenus à l’arrière du chapiteau, à hauteur d’une
douzaine de roulottes garées à la queue leu leu par groupe de quatre. Ils
longèrent la première rangée de roulottes, en dépassèrent trois avant de
s’arrêter devant celle qui paraissait plus luxueuse que les autres, c’est-à-dire
la moins délabrée. Quand ils gravirent les quatre marches qui menaient à sa
petite porte d’entrée, Raphaël crut la sentir tanguer comme une barque sous
la houle. L’enfant frappa à la porte et entra sans façon, avant même qu’on
l’en priât.
L’intérieur de la roulotte était sombre, mais ses yeux s’accoutumèrent à
la pénombre qui y régnait. Il distingua d’abord un vieil homme assis en
tailleur sur un tapis de prière en peau de mouton. Tenant entre le pouce et
l’index de la main droite un chapelet dont les perles nacrées cliquetaient
quand il les égrenait, l’homme semblait marmonner des prières dans sa
barbe blanche. Près de lui, couchée sur une natte de jonc, une femme
assoupie respirait bruyamment. Albert la lui désigna d’un regard comme
étant la malade. Le vieil homme qui continuait à prier ne lui accorda aucun
attention apparente tant qu’il n’eut pas dévidé son chapelet sur un rythme de
plus en plus enlevé, comme pour arriver au plus vite au terme qu’il s’était
fixé à lui-même, terme auquel il lui était apparemment impossible de
renoncer sous peine de voir la puissance de sa prière anéantie. Raphaël
n’attendit pas qu’il eût terminé pour demander un peu plus de lumière. Une
lampe à gaz, allumée, éclaira fortement les lieux. Bien qu’elle fût enterrée
sous des monceaux de tissus, la femme claquait des dents tandis que sur son
front perlaient de grosses gouttes de sueur. Ses joues et son front étaient
brûlants, son pouls très faible. Elle avait les symptômes du paludisme et
pour mieux la soigner, Raphaël devait connaître la date approximative du
début de sa crise. Il interrogea le vieil homme qui terminait précipitamment
ses prières psalmodiées :
— « Bonjour Monsieur. Je m’appelle Raphël Azam, je suis médecin
militaire à l’Hôpital du Val de Grâce à Paris. Je viens de la part de Violette
Dartiguelongue. Depuis quand votre épouse a-t-elle de la fièvre ?
— Bonjour à vous également Docteur. Moi je suis Lat Bassirou Ndiaye.
Mame Aïda Kane n’est pas mon épouse, mais ma belle-sœur. Elle a de la
fièvre depuis longtemps, mais c’est une fièvre intermittente : un jour sur
deux ou un jour sur trois. Depuis quelque temps sa fièvre ne baisse presque
plus... »
Raphaël comprit que le vieil homme savait de quelle maladie il
s’agissait.
— « Elle souffre de paludisme... », continua le vieil homme, « et nous
n’avons plus de cette plante de chez nous qui, sous forme de décoction,
atténue les symptômes de la maladie. Tout a été malencontreusement
consommé, il y a cinq mois, pendant notre voyage en bateau entre Saint-
Louis et Bordeaux.
— Je connais… », répondit Raphaël, « …des personnes qui me
donneront peut-être un médicament contre le paludisme qui s’appelle la
quinine. Mais pour cela il faut que je me rende à Paris... »
Lat Bassirou Ndiaye hocha la tête, hésitant sur ce qu’il devait répondre à
cette nouvelle du voyage du médecin à Paris.
— « Une chose m’étonne... », ajouta Raphaël, après une seconde de
silence. « … La personne qui m’a envoyé auprès de vous pour soigner votre
belle-sœur m’a assuré que le directeur du cirque exerçait sur vous un
chantage que vous refusiez. Or j’ai surpris comme une répétition sur la piste
tout à l’heure...
— C’est Albert qui nous a convaincu de faire semblant d’accepter l’offre
de Monsieur Viguier pour endormir sa méfiance. La répétition se fait sans
public, entre nous. Pour l’instant notre honneur reste sauf.... Nous avons
même prétendu vouloir pour paiement de notre prestation deux cantines de
tissu et d’ustensiles de cuisine pour le cas où M. Viguier vous surprendrait
ici et puisse tout de même continuer d’imaginer que nous jouerons dans son
spectacle. Nous ne sommes pas venus en France pour nous produire dans un
cirque, vous comprenez ? Quoi qu’il en soit la première représentation est
prévue samedi prochain et Monsieur Viguier ne nous a promis de médecin
qu’après cette date. L’état de ma belle-sœur était trop préoccupant pour
attendre encore… »
Le vieil homme avait dit sa dernière phrase plus bas comme pour éviter
que la malade ne l’entende.
— « Je prendrai le train à la première heure demain matin. », reprit
Raphaël. « … Si tout va bien je serai de retour vendredi en fin d’après-midi.
D’ici là donnez toutes les quatre heures ces pilules à votre belle-sœur. »
Raphaël sortit de sa sacoche un flacon en verre bleu foncé d’où il tira une
pilule pour la montrer au vieil homme. « Veillez à ce que sa température ne
s’élève pas trop… », ajouta-t-il. « … N’hésitez pas pour cela à lui placer un
linge mouillé sur le front et donnez lui à boire le plus souvent possible.
Puisque le directeur du cirque pense que vous jouerez pour lui samedi,
exigez qu’elle soit nourrie convenablement. Demandez des bouillons de
légumes. Qu’elle essaie de manger aussi un peu de pain. »
Répétant qu’il reviendrait vendredi à la même heure avec de la quinine,
il prit congé. Le vieux Lat Bassirou Ndiaye se leva alors péniblement de son
tapis de prière pour le raccompagner jusqu’à la porte de la roulotte : « Nous
vous remercions pour votre aide et celle de la jeune fille qui, comme le dit
Albert, porte un nom de fleur… Violette, c’est ça ? Sachez aussi que nous
vous paierons vos honoraires. Que votre voyage à Paris pour nous se
déroule en paix et soit bénéfique. Amine ! » Le vieil homme ne rajouta rien,
lui serra la main puis s’en retourna auprès de sa belle-sœur et Raphaël
Azam ne jugea pas opportun de lui dire qu’il ne comptait pas être payé.
Albert le reconduisit par le chemin emprunté un quart d’heure
auparavant. À proximité d’une cage recouverte d’une grande toile brune,
comme celle du chapiteau, il crut entendre un léger feulement.
— « Il y a un lion dans ce cirque ? », demanda-t-il aussitôt.
— « Non… », répondit Albert, « … une lionne. É s’appelle Sauvage. Lé
très, très méchante. »
Raphaël ne dit plus rien jusqu’à la barrière de bois qu’il enjamba à
nouveau. Une fois hors de l’enclos, il se retourna pour serrer la main à
l’enfant dans l’intervalle de deux planches. Il ne voyait pas sa tête, mais il
entendit sa petite voix lui dire : « Vous z’attendrai vendredi, Monsieur le
docteur Raphaël, au même endroit… » Ce n’est qu’une fois éloigné de
quelques pas de la barrière que Raphaël souleva son chapeau et qu’il crut
sentir sur ses épaules le poids du regard reconnaissant d’Albert. En
repassant la porte Céré il salua le gardien qui s’apprêtait par des coups de
sifflet stridents, ponctués de longs roulements de tambour, à battre le rappel
des retardataires avant la fermeture du Parc. Heureux qu’il eût respecté sa
promesse de sortir des lieux à l’heure sans qu’il fût nécessaire de partir à sa
recherche, le gardien lui décocha un sourire franc, du moins lui parut-il tel.
XXIV.
Quand Raphaël rentra chez lui ses parents avaient déjà dîné, mais son
couvert était mis et, pendant son repas, son père et sa mère se tinrent assis
en face de lui comme deux sentinelles qui, faute d’ennemis, épient tous les
gestes du roi ou du prince dont ils ont la garde, le transformant ainsi, malgré
eux-mêmes peut-être, en prisonnier. Sa mère, qui avait développé en
compensation de sa cécité la faculté, selon ses propres termes, de
« l’écouter vivre » surveillait le moindre son produit par ses gestes, ce qui le
rendait nerveux. Sans doute l’avait-elle compris car elle s’attacha à ne pas
tourner son visage vers lui, comme si cette indifférence feinte et artificielle
pouvait le rassurer sur ses intentions. Son père un peu distant, malgré son
éternel fin sourire posé sur la bouche, ne semblait pas le surveiller aussi
bien que sa mère. Un certain trouble dans ses yeux, quand il la regardait à la
dérobée, révéla à Raphaël que ses parents s’étaient disputés juste avant son
arrivée et, croyant en deviner la cause, il décida d’en avoir le cœur net :
— « J’ai appris, père, qu’au titre de directeur de la Société de
Géographie commerciale de Bordeaux, tu soutenais une manifestation
étonnante.
— De quoi parles-tu Raphaël ? », lui répondit son père en souriant. Il
souriait toujours pour masquer ses émotions.
— « Je parle, père, du spectacle des Africains qui se prépare au cirque
Viguier installé pour la circonstance dans le Parc Bordelais. J’en reviens.
L’une des Africaines est malade et c’est pourquoi je retourne à Paris dès
demain matin pour chercher à l’hôpital du Val de Grâce le médicament qui
la soignera.
— Tu fais bien mon fils, n’est-ce pas Sarah ? Mais tu te trompes en
prétendant que je souscrive personnellement à ce spectacle. Je fais une
distinction entre les intérêts de la Société Géographique dont j’ai l’honneur
d’être le directeur et mes convictions personnelles.
— Père, seras-tu à jamais l’obligé de la Société de Géographie
commerciale ? Si tu as été nommé directeur, tu ne le dois qu’à ton mérite
personnel ; les membres du comité d’élection n’ont eu que l’honnêteté de le
reconnaître. Cela n’a rien à voir avec le décret Crémieux. Nous sommes
français depuis un siècle. Tu n’as pas à leur être éternellement reconnaissant
d’avoir nommé un Juif à leur tête. »
Il avait vu le sourire perpétuel de son père s’effacer pendant qu’il parlait.
Sa mère avait dû le deviner également car elle avait posé la main sur le dos
de celle de son mari, ne pensant pas que son fils se serait permis d’être si
brutal.
— « Moi, je voulais te dire mon cher fils une chose que j’ai sur le cœur
depuis un certain temps… » répondit enfin son père d’une voix altérée. « …
La France est un des rares pays du monde où les Juifs ne sont plus
considérés comme des parias. Ici au moins on ne nous massacre pas dans
des pogroms comme à Kiev ou à Odessa récemment. Je sais bien qu’un
certain nombre de Français nous soupçonnent d’être des traîtres à la patrie.
J’ai lu, comme toi peut-être, La France juive. Contrairement à ce que tu
crois, je sais à quoi m’en tenir, mais je répondrai toujours à des gens comme
Edouard Drumont que je suis Français avant tout et que ce qui intéresse la
République française m’intéresse au premier chef. Si cette France qui me
laisse pratiquer en paix ma religion, juge par la voix de Jules Ferry que sa
grandeur passe par un empire colonial, je fais mienne cette idée car c’est
grâce à la République française, celle de 1791, que nous ne sommes plus
persécutés. »
— « Professeur Azam… », répondit Raphaël, « … sais-tu que pour un
certain nombre de Français nous ne sommes pas seulement déicides, mais
également une race à part ? Sais-tu que certains « hommes de sciences »,
entre guillemets, commencent en France à vouloir pratiquer la craniométrie
sur nous comme ils le font depuis le siècle dernier sur les Noirs d’Afrique et
les Indiens d’Amérique ? Même motif, même punition. Et tu veux que je
sois tranquille ? »
S’entendre appelé « professeur Azam » par son Raphaël avait troublé
encore plus Isaac. Au fond de lui-même il admettait que Raphaël n’avait
pas tort, mais il se sentait comme empêché de penser juste sur cette question
pour toute une série de mauvaises raisons faussement insurmontables. Oui,
certains membres de la Société de Géographie commerciale de Bordeaux
soutenaient l’initiative du député Dartiguelongue de donner un spectacle de
« nègres » dans un cirque pour, prétendument, « promouvoir l’Empire
colonial de la France républicaine », juste avant les élections législatives.
Oui, cela il le savait, mais il n’avait pas osé leur dire qu’il ne voyait aucun
intérêt scientifique à cette manifestation. Il avait plutôt laissé aller les
choses pour ne pas avoir d’ennuis. Pour la craniométrie, il savait également
et pour le mépris dont il était l’objet en tant que Juif dans certains milieux,
aussi. Mais il voulait croire à toute force en l’intelligence des « travailleurs
de l’esprit », comme il se plaisait à nommer les intellectuels ou les
scientifiques qu’il côtoyait. Toutefois Raphaël l’avait pris au dépourvu
avant qu’il ait trouvé le moyen de concilier les obligations de sa fonction et
les exigences de sa conscience. D’ailleurs Raphaël lui avait rappelé
implicitement que le simple fait d’essayer de concilier les deux était déjà un
choix insatisfaisant pour l’intelligence. Désemparé face au regard dur de
son fils, le professeur Azam gardait le silence, quand son salut lui vint de
son épouse. De sa voix douce et profonde elle leur dit soudain :
— « Je suis certaine que vous êtes d’accords dans le fond pour réprouver
ce qui arrive à ces Noirs africains, vous trouverez bien un moyen de leur
venir en aide sans offusquer personne. »
Et le Professeur trouva là temporairement l’occasion d’éluder la
difficulté posée par Raphaël du poids de la reconnaissance dans toutes ses
décisions de nouveau directeur de la Société de Géographie commerciale de
Bordeaux. Soulagé il promit même de « parler à ses collègues » lors de la
prochaine séance plénière de la Société.
« De parler de quoi et comment ? » eut envie de demander Raphaël à son
père, mais il se retint et promit plutôt à ses parents, pour dire quelque chose
d’anodin et d’apaisant, de ne pas les réveiller en partant le lendemain matin
pour Paris. Il serait de retour à la maison la veille du Shabat, après être
passé au cirque pour administrer à la malade la quinine qui lui sauverait la
vie… Il était temps pour lui d’aller se reposer.
Une fois dans sa chambre, Raphaël se remit à penser à Violette
Dartiguelongue. Son étonnement avait été grand à la lecture de sa lettre.
Jamais il n’aurait cru qu’une très jeune fille de bonne famille se serait
implicitement déclarée amoureuse de lui sans explications, s’il est vrai
qu’un amour se mérite ou s’explique. Violette lui était apparue, lors de leur
première et unique rencontre, comme la plus belle rousse aux yeux bleus
profond que la Nature ait créé par hasard et la manière très crâne dont elle
était venue porter cette lettre chez ses parents, ajoutait à sa beauté une
terrible séduction. Mais fallait-il se réjouir d’être l’objet d’un amour qui
n’était peut-être qu’une sorte de défi que Violette adressait à ses propres
parents ? Elle pouvait ne l’aimer que le temps qu’elle prêterait de
l’importance à leur représentation du monde. Quand le moment viendrait où
ses yeux s’ouvriraient sur les conditions primaires de son choix, il finirait
par ne représenter, par un brusque retournement des choses, que ce qu’elle
avait détesté le plus chez les Dartiguelongue de Beauchaussoy. Alors, peut-
être, ne se résumerait-il plus qu’à apparaître comme le symbole d’un choix
rebelle, l’incarnation paradoxale de l’univers étriqué de ses parents et sa
présence deviendrait à Violette tout aussi insupportable que si on les avait
mariés de force. L’amour, comme tous les êtres vivants, ne portait-il pas dès
sa naissance les germes de son propre anéantissement ? Se prémunir de la
fin de l’amour en se gardant d’aimer était donc aussi absurde que de se
croire immortel. Ce que l’on peut se dire pour parier sur l’existence de
l’amour, comme sur celle de Dieu, ne vient qu’après une intime conviction
inexplicable. Trop d’explications ne sont-elles pas à la fois la cause et la
conséquence de l’incrédulité ? Une machinerie hormonale s’était peut-être
mise en action à son insu au souvenir d’un des détails physiques de Violette,
son odeur peut-être, qu’il associait à son prénom et que la lecture de sa
lettre avait réactivée. Mais quelques désillusions inéluctables n’étaient rien
au prix de l’amour présent et vivant que Violette lui offrait.
Raphaël s’apprêta donc à lui écrire. Il ferait passer devant chez elle le
fiacre qu’il avait commandé pour le conduire à la gare du Midi très tôt le
lendemain matin. Les rues seraient désertes à cette heure et il pourrait
glisser discrètement sous la grande porte cochère de l’hôtel particulier des
Dartiguelongue de Beauchaussoy sa lettre à Violette dans une enveloppe,
faussement adressée à Adolphe et Lucienne Fontanier, comme elle le lui
avait recommandé. Premier levé, le majordome la lui transmettrait dès son
réveil. Peut-être la lirait-elle encore couchée dans son lit ?
Après avoir jeté sans ordre un costume de rechange, du linge de corps et
sa petite sacoche de médecin dans une valise également petite, Raphaël
ranima d’un coup de soufflet la flamme du foyer qui chauffait sa chambre et
se déshabilla devant la cheminée. Une fois en robe de chambre, il prit sur
son bureau un écritoire et quelques feuilles qu’il alla poser sur l’édredon de
plumes de son lit. Presque assis, le dos calé sur deux coussins appuyés
contre la tête de son lit bateau, l’édredon rejeté juste assez pour couvrir ses
pieds nus, il posa l’écritoire sur ses cuisses relevées. Tenant dans sa main
gauche l’un de ces stylos à réservoir d’encre, grâce auquel il avait pu
rédiger presque sans discontinuer des pages et des pages de son mémoire de
fin d’étude, il se demanda comment débuter. Par un « chère Violette » trop
neutre ou un « mon amour » trop familier ? Il choisit de laisser un espace à
cet endroit pour y revenir à la fin, après une dernière relecture :
«…
Si j’avais été poète, j’aurais pu dépeindre ma tristesse en voyant cet
après-midi l’Africaine que vous souhaitiez que je soigne. Des vers de
Baudelaire que vous connaissez peut-être me sont d’abord revenus,
capables en apparence d’exprimer mon état d’esprit :
« Je pense à la négresse amaigrie et phtisique
Piétinant dans la boue, et cherchant l’œil hagard
Les cocotiers absents de sa superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard… »
Mais je trouve ces vers, au fond, trop explicites. Oui, certes, j’ai trouvé
dans ce cirque une « négresse » malade, encore qu’elle ne soit pas
phtisique, – pour être précis elle souffre de paludisme –, mais ce « tableau
parisien » de Baudelaire est trop sentimentaliste pour exprimer ce que je
ressens. Ce que je voudrais traduire n’a pas besoin nécessairement de la
présence d’une « négresse » pour être vrai au sens où ce qui est vrai est
mon émotion. Je préfère Mallarmé pour suggérer ces impressions diffuses
que l’on rêve peut-être de revivre sans les avoir jamais connues :
« La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses tiraient des mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles
— C’était le jour béni de ton premier baiser… »
Ces vers me disent la nostalgie d’un baiser de vous que j’aurais aimé
poser sur vos lèvres dès que je vous ai vue ainsi que le regret de ne pas vous
avoir rencontrée plus tôt. Ma tristesse a comme une parenté que je ne
m’explique pas vraiment avec ce que j’ai vécu cet après-midi au cirque
Viguier. Cette femme noire allongée, souffrant de fièvre et de frissons, au
fond d’une misérable roulotte, c’était un peu vous, c’était un peu nous, car
en rêvant que je me rende auprès d’elle pour la soigner, vous avez créé un
monde nouveau où nous sommes au moins réunis par l’espoir de la guérir.
Le petit Albert que vous m’aviez recommandé de rencontrer afin d’être
introduit discrètement dans le cirque auprès de la malade, j’ai su en le
voyant vivre les raisons pour lesquelles vous l’aimiez. J’espère que vous
comprendrez de même les raisons vitales qui me font aimer ce poème de
Mallarmé et vous l’offrir. Je ne vous en écris pas la suite, je préfère que
vous l’entendiez de ma propre voix ; le plus tôt sera le mieux.
Je repars dès demain pour Paris afin d’essayer d’obtenir de la quinine.
C’est le seul remède capable de guérir votre protégée.
Accepteriez-vous de me retrouver au Parc Bordelais samedi après-midi
vers 16 heures, non loin de la « Porte Céré » ?
À samedi peut-être, Violette.
Votre dévoué Raphaël Azam. »
L’HARMATTAN HONGRIE
Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16
1053 Budapest
L’HARMATTAN CONGO
67, av. E. P. Lumumba
Bât. – Congo Pharmacie (Bib. Nat.)
BP2874 Brazzaville
harmattan.congo@yahoo.fr
L’HARMATTAN GUINEE
Almamya Rue KA 028, en face du restaurant Le Cèdre
OKB agency BP 3470 Conakry
(00224) 60 20 85 08
harmattanguinee@yahoo.fr
L’HARMATTAN MAURITANIE
Espace El Kettab du livre francophone
N° 472 avenue du Palais des Congrès
BP 316 Nouakchott
(00222) 63 25 980
L’HARMATTAN CAMEROUN
BP 11486
Face à la SNI, immeuble Don Bosco
Yaoundé
(00237) 99 76 61 66
harmattancam@yahoo.fr
L’HARMATTAN SENEGAL
« Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E
BP 45034 Dakar FANN
(00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08
senharmattan@gmail.com
Achevé d’imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau
N° d’Imprimeur : 86461 – Dépôt légal : mars 2012 – Imprimé en France
This le was downloaded from Z-Library project
Z-Access
https://wikipedia.org/wiki/Z-Library
ffi
fi