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Georges Perec

ou le dialogue des genres


Collection Monographique Rodopi
en
Littérature Française Contemporaine
sous la direction de Michaël Bishop

XLV

Amsterdam - New York, NY 2007


Georges Perec
ou le dialogue des genres

Michel Sirvent
Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions
de “ISO 9706:1994, Information et documentation - Papier pour documents -
Prescriptions pour la permanence”.

The paper on which this book is printed meets the requirements of “ISO
9706:1994, Information and documentation - Paper for documents -
Requirements for permanence”.

ISBN: 978-90-420-2279-9
©Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007
Printed in The Netherlands
Préface du directeur de la Collection

La Collection Monographique Rodopi en Littérature Française


Contemporaine vise à offrir une série d’études critiques, concises et
cependant à la fois élégantes et fondamentales, consacrée aux
écrivain/e/s français/es d’aujourd’hui dont l’oeuvre témoigne d’une
richesse imaginaire et d’une vérité profonde. La plupart des études,
choisissant d’habitude d’embrasser la pleine gamme d’une oeuvre
donnée, s’orienteront vers des auteur/e/s dont l’écriture semble exiger
tout de suite le geste analytique et synthétique, que, je l’espère du
moins, la Collection accomplira.

Les choses (1965), Un homme qui dort (1967), La disparition


(1969), W ou le souvenir d’enfance (1975), La vie mode d’emploi
(1978), ‘53 jours’ (1989) : voilà des titres qui ont marqué, transformé à
bien des égards de façon radicale, notre conception du romanesque et,
plus généralement, du littéraire. Georges Perec est devenu, en effet, à
la fois un cas à part et un écrivain exemplaire : la complexité
architecturale, la virtuosité oulipienne, le travail (trans)générique et
intertextuelle, mais aussi la dimension sociologique, ethnologique qui
refuse de laisser se désincarner un langage tout de même foisonnant de
ses richesses internes – tout fait de l’œuvre de Perec le site vibrant et
exceptionnel d’une haute pertinence (auto)créatrice. L’étude de Michel
Sirvent choisit de se consacrer principalement, après avoir médité
l’essentiel des études précédentes, à cet ouvrage que Perec voyait
comme ‘mon livre le plus important’ : W ou le souvenir d’enfance.
Polyintertextualité allographe et autocitationnelle, hypertextualité,
‘lecture mobile, transformationnelle, hétérologique’, polygraphie, cela
qui fonde l’ergographie de l’œuvre loin de tout besoin de la rattacher à
un ego, etc : Michel Sirvent nous propose une brillante analyse des
grands facteurs qui régissent ce livre clé, analyse conçue et développée
dans le contexte de l’œuvre considérée dans son intégralité et face aux
nombreuses études ou théoriques ou pratiques centrées sur le ‘principe’
ou le ‘travail’ de l’œuvre de ce grand et génial contemporain.

Michaël Bishop
Nice et Halifax, Nouvelle-Écosse
Mars 2007
I. PEREC HÉTÉROGRAPHE

C’est un auteur qui change beaucoup d’un livre à


l’autre. Et c’est justement à cela qu’on le reconnaît.
Italo CALVINO 1.

[...chaque personne] elle n’est pas sûre d’être


positivement quelqu’un: elle se déguise et se nie plus
facilement qu’elle ne s’affirme. Tirant de sa propre
inconsistance quelques ressources et beaucoup de vanité,
elle met dans les fictions son activité favorite. Elle vit de
romans, elle épouse sérieusement mille personnages.
Son héros n’est jamais soi-même ...
Paul VALÉRY 2.

Véritable jongleur de la langue française, Georges Perec (1936-


1982) entre sur la scène littéraire avec les Choses (prix Renaudot
1965). L’écrivain disparaît quatre ans après l’obtention du prix
Médicis qui couronnait son chef-d’œuvre, La Vie mode d’emploi
(1978). Ce roman à lui seul constitue une totalité impressionnante,
d’ampleur balzacienne où vies individuelles, histoires sociales et
fictions se rejoignent dans une architecture complexe dont
l’échafaudage a pu échapper à ses premiers lecteurs. Aujourd’hui, on
ne compte plus les hommages à l’auteur de La Disparition (1969).
Perec y reprend le procédé antique et alors peu connu du lipogramme.
S’interdisant l’emploi de la lettre la plus fréquente de la langue
française, la proscription du E oblige à n’employer qu’un tiers du
lexique disponible. La contrainte soumet la narration à des
gymnastiques inédites qui, par delà certaines bizarreries de langage,
provoquent d’indéniables effets comiques dignes d’un François
Rabelais. La nouveauté consiste dans l’application d’une formule
hyperrestrictive au genre le plus libre qui soit: le roman. La virtuosité
réside dans le fait que l’hypercontrainte touche un récit long de 320
pages.
Si la reconnaissance d’une œuvre est relative au nombre de
commentaires qu’elle suscite, celle de Georges Perec apparaît
aujourd’hui comme l’une des plus importantes de la fin du vingtième

1 Si par une nuit d’hiver un voyageur (1981), p. 15.


2 "Introduction à la méthode de Léonard de Vinci" (1894), Œuvres 1, p. 1227.
8 Perec ou le dialogue des genres

siècle. Le nombre d’études, de numéros spéciaux va grandissant que


ce soit en France et aux États-Unis avec des revues comme Formules
(2002) ou Yale French Studies (2004). Cette notoriété est néanmoins
relativement récente. Perec signale qu’au départ il y eut très peu d’ar-
ticles sur La Disparition. L’image du sociologue qui après le succès
des Choses avait dominé les années 65-75 était, dit-il, "un contre-sens:
j’étais soi-disant un sociologue, ce que je ne suis pas"3. La réception
de son œuvre a changé à partir de La Vie mode d’emploi, roman sur
lequel se portera alors davantage l’attention des chercheurs4. Quant à
W ou le souvenir d’enfance (1975), il ne s’est vendu à l’époque qu’à
moins de 3500 exemplaires 5. Peu de comptes rendus, quasiment aucun
entretien n’accompagnent sa parution même si Perec le considère
comme son livre le plus important6. Dans la première monographie
consacrée à l’œuvre, The Poetics of Experiment (1984), Warren Motte
tente de convaincre qu’elle "mérite une attention critique soutenue"
tout en précisant qu’elle n’a pas encore fait l’objet de nombreux
travaux universitaires7. À la fin des années quatre-vingt, le nom de
Perec est absent du volume encyclopédique A New History of French
Literature (1989)8. Dans les onze années les plus inventives qui vont
d’Un homme qui dort (1967) à La Vie mode d’emploi, le travail de
Perec n’éveille en général qu’un intérêt limité dans les médias ou la
presse littéraire9. Perec souligne combien le prix a été pour lui une

3 Entretien avec Bernard POUS (1981), Entretiens et conférences (2003), volume


2, p. 182, édition critique établie par Dominique BERTELLI et Mireille RIBIÈRE.
Les deux volumes seront dorénavant abrégés EC1 et EC2.
4 Introduction à l’entretien, ibid., p. 181.
5 Voir David BELLOS, Georges Perec, Une vie dans les mots (1994), p. 582-3.
6 Voir D. BERTELLI et M. RIBIÈRE dans l’avant-propos, EC1, p. 9-10, ainsi
que la note introductive à l’année 1975, p. 190-1. "Sur W ou le souvenir d’enfance,
que je considère comme mon livre le plus important, je n’ai pas vraiment vu d’articles
qui m’aient éclairé sur les choses que je ne savais pas. En général, les articles
reprennent plutôt des choses que je dis dans le prière d’insérer, ou que l’attaché de
presse dit", EC2, p. 182.
7 The Poetics of Experiment (1984), p. 10-11. Le numéro spécial de L’Arc (1979)
constitue alors le seul volume consacré à l’œuvre, p. 139.
8 Sous la direction de Denis HOLLIER.
9 La répartition des deux volumes d’Entretiens et conférences, vol. 1 (1965-
1978), vol. 2 (1979-1981), l’atteste. En 1969, aucun journaliste de la presse écrite
n’interroge PEREC sur La Disparition, livre pourtant devenu emblématique de son
œuvre et dans une certaine mesure "légendaire", voir l’avant-propos p. 9.
Perec hétérographe 9

ouverture sur le public et que ce n’est qu’à partir de 1978 que l’on a
commencé à s’intéresser à ses ouvrages antérieurs 10.
La reconnaissance est surtout posthume et c’est à la fin des années
quatre-vingt-dix que l’œuvre trouve véritablement sa place dans le
panthéon de la littérature contemporaine. On peut retracer les temps
forts de cette réception à partir des années quatre-vingt. Un an après le
décès de Perec, une revue à grande distribution Le Magazine littéraire
lui consacre un premier numéro spécial (mars 1983). On y trouve un
article important d’un ami oulipien, "Le catalogue d’une vie" d’Harry
Mathews. L’année suivante (1984) est celle de la première mono-
graphie, The Poetics of Experiment, ainsi que du premier grand
colloque de Cerisy dirigé par Bernard Magné et dont les actes
constituent la première livraison des Cahiers Georges Perec11. En
France, le livre de Claude Burgelin, Georges Perec (1988) dans la
collection "Les contemporains", marque ensuite une étape importante.
La même année voit paraître un numéro spécial de la revue Textuel
(1988), "W ou le souvenir d’enfance: une fiction" qui reprend des
travaux présentés à un séminaire tenu en 1986-8. Au début de la
décennie suivante, l’on note le numéro spécial de la revue québécoise
Études littéraires sous-titré "Écrire/transformer" (1990) et la parution
de La Mémoire et l’oblique (1991) de Philippe Lejeune, véritable
modèle de critique génétique sur W ou le souvenir d’enfance12. En
1993 Le Magazine littéraire propose un second numéro sur Perec 13
tandis qu’une autre revue qui fait autorité dans le domaine de la
littérature étrangère aux États-Unis, The Review of Contemporary
Fiction présente une série d’articles et d’entretiens. La même année
paraissent Le Cahier des charges de La Vie mode d’emploi, le livre de
Jacques Neefs et Hans Hartje Georges Perec Images, celui de Jean
Duvignaud Perec ou la cicatrice, le premier numéro d’une revue
universitaire Le Cabinet d’amateur vouée aux études perecquiennes 14

10 "L’invité du mois", Le Dauphiné libéré (1981), EC2, p. 179.


11 Cahiers Georges Perec no 1, dir. B. MAGNÉ (1985).
12 Sous-titré Georges Perec autobiographe.
13 No 316, déc. 1993. Le numéro s’ouvre avec l’article de Ph. LEJEUNE, "Une
autobiographie sous contrainte".
14 Dirigée par B. MAGNÉ et D. BERTELLI, la revue est disponible en ligne
après le numéro 7-8 de décembre 1998 (http://www.cabinetperec.org/anciens-
numeros/sommaires.html). La revue place en exergue cette citation de PEREC à
propos de "son esquisse socio-physiologique de la lecture": "le noir sur blanc, la
texture du texte, l’inscription, la trace, le pied de la lettre, le travail minuscule".
10 Perec ou le dialogue des genres

ainsi qu’une exposition "Georges Perec" à la galerie BPI du centre


Georges-Pompidou, le tout faisant l’objet d’un compte rendu dans
Libération15. La biographie du traducteur anglais David Bellos
Georges Perec/Une vie dans les mots (1994) signe sans doute la
consécration de l’auteur de La Disparition, le genre s’appliquant par
définition à des figures notoires. La biographie s’accompagne d’un
article du même D. Bellos, "Mes années Perec" dans la revue L’Infini
de Philippe Sollers. Une Association Georges Perec créée en 1982
anime un centre de documentation et de consultation des manuscrits à
la bibliothèque de l’Arsenal. Elle publie les Cahiers Georges Perec
qui aujourd’hui compte huit numéros. De façon tout à fait notable
l’année 1997 marque la parution de quatre livres à vocation
universitaire portant sur W ou le souvenir d’enfance16. La sortie en
1999 de deux livres de synthèse, l’un de B. Magné dans la collection
"128" chez Nathan/Université, l’autre de Manet Van Montfrans
Georges Perec, La Contrainte du réel témoignent du succès alors
acquis tant dans le domaine public qu’universitaire, ce qu’atteste la
parution du recueil des Romans et récits dans la Pochotèque en 2002.
Avant 1982, l’on notera tout particulièrement le numéro spécial de
L’Arc (1979) qui met l’accent sur deux textes: d’un côté, le roman
publié l’année précédente dont Perec révèle en partie la construction
dans "Quatre figures pour La Vie mode d’emploi"; d’un autre, W ou le
souvenir d’enfance que privilégient deux articles, l’un de Robert
Misrahi, "W, un roman réflexif", l’autre de Catherine Clément,
"Auschwitz, ou la disparition". Ces deux études donnent le ton. Elles
préfigurent la manière dont va s’infléchir la réception non seulement
de l’ouvrage dit "autobiographique" mais aussi de l’œuvre toute
entière. Le premier article commence ainsi:

L’éditorial commente la citation en ces termes: "Cette minutie n’est pas seulement
geste de prudence, précaution indispensable pour approcher une écriture multipliant
pièges et leurres, mais aussi le meilleur hommage que l’on puisse rendre à l’artisan
pour qui écrire, c’était d’abord "arracher quelques bribes précises au vide qui se
creuse" (http://www.cabinetperec.org/.)
15 Jean-Didier WAGNEUR, "Perec percé", jeudi 18 novembre 1993, p. 24.
16 Aux PUF, Leçon littéraire sur W ou le souvenir d’enfance d’Andrée
CHAUVIN; dans la collection "Foliothèque" chez Gallimard, l’étude d’Anne ROCHE
qui accompagne l’édition en livre de poche de W sous la couverture de
"L’imaginaire"; chez Hachette Education, W ou le souvenir d’enfance, de Perec:
étude de l’œuvre de Tiphaine SAMOYAULT; aux éditions Ellipses, un ouvrage
collectif, Analyses et réflexions sur W ou le souvenir d’enfance, L’Humain et
l’inhumain.
Perec hétérographe 11

W ou le souvenir d’enfance est un roman réflexif. C’est le


roman réflexif qu’un Juif construit peu à peu dans, par et à
travers la quête de soi lorsque celle-ci se délimite comme
recherche du passé et lorsque cette recherche prend la forme
d’une tentative de reconstitution17.

Du second, l’on peut retenir l’extrait suivant:


Ainsi, alors que tout le travail de Perec semble s’attacher à
une description fabuleusement précise de la mémoire, tout
fonctionne sur une amnésie, levée dans W, pour qui sait lire.
Encore n’est-elle qu’en partie levée, puisque W est un livre –
n’est qu’un livre: le reste, les psychanalyses successives de
l’individu Georges Perec, ne regardent que lui. Mais les
absences, les blancs, les irrémédiables trouées d’une histoire
enfantine marquée par une disparition, sont pointées du doigt,
comme la source d’un travail qui feindra, indéfiniment, de
s’occuper de la mémoire. […] Non, au bout de la mémoire, il
n’y a que ce blanc: la guerre, les camps, la disparition d’une
mère qui croyait, comme tant d’autres, à la protection illusoire
des lois de la République française contre les chasses aux Juifs
menées par les nazis, qu’ils soient allemands, ou français, tous,
ou presque18.

W en effet n’est qu’un livre. Après une citation qui a alimenté ce qui
est devenu un des topoi de la critique perecquienne:
j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile
et que la trace en est l’écriture: leur souvenir est mort à
l’écriture: l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation
de ma vie.19

l’article conclut sur un autre lieu commun qui a le mérite d’asseoir les
positions et de bien situer les termes de l’éternel débat sur les
fonctions de la littérature: "Le reste est précisément, littérature"20.
L’orientation que donne ce numéro de L’Arc dans notre reception
de l’œuvre perecquienne perdure aujourd’hui comme en témoignent
les dernières lignes du compte rendu du journal Libération sur les
deux volumes d’Entretiens et conférences:
Les puzzles de Perec ont tous une pièce manquante, un vide
où son œuvre, de W ou le souvenir d’enfance à l’Arbre, est
aspirée. L’histoire avec sa grande H, disait l’écrivain: la Shoah.
"Je suis juif. Pendant longtemps, ce ne fut pas évident pour moi.

17 "W, un roman réflexif", art. cit., p. 81.


18 "Auschwitz, ou la disparition", art. cit., p. 87-8.
19 Mots qui terminent le chapitre VIII de W, p. 59.
20 "Auschwitz, ou la disparition", art. cit., p. 90.
12 Perec ou le dialogue des genres

(...) En fait, c’était la marque d’une absence, d’un manque. (...)


Je crois que j’ai commencé à me sentir juif lorsque j’ai
entrepris de raconter l’histoire de mon enfance et lorsque s’est
formé le projet, (...) de retracer l’histoire de ma famille à
travers les souvenirs que ma tante m’a transmis» (l’Arc, 1979).
Ce livre devait être l’Arbre, le projet en remontait à 1967. En
avril 1981, au cours d’un voyage en Pologne, Perec se rendit au
village dont il était originaire. "Tu as retrouvé quelque chose...
des traces?", lui demanda Claude Roy, "Rien, dit Georges. Tout
est effacé"21.

Intertextualités
L’entretien entre Perec et Jean-Marie Le Sidaner qui inaugure ce
même numéro de L’Arc donne pourtant une image beaucoup plus
éclectique et complexe de l’œuvre. Perec met entre autre l’accent sur
l’inscription intertextuelle et autotextuelle de ses livres. L’inscription
intertextuelle:
Chacun de mes livres est pour moi l’élément d’un
ensemble: [cet ensemble] s’inscrit lui-même dans un ensemble
beaucoup plus vaste qui serait l’ensemble des livres dont la
lecture a déclenché et nourri mon désir d’écrire.

Mon ambition d’écrivain est donc de balayer, ou en tout cas


de baliser, les champs de l’écriture dans tous les domaines où
cette écriture m’a permis d’écrire à mon tour. Cela implique un
travail sur les genres, sur les codes, et sur les "modèles" dont
mon écriture procède […]22.

L’inscription autotextuelle:
[…] d’une façon peut-être plus élaborée, je crois qu’il s’agit
de relier entre eux mes différents livres, de fabriquer un réseau
où chaque livre incorpore un ou plusieurs éléments venus d’un
livre antérieur (ou même postérieur: d’un livre encore en projet
ou en chantier): ces autoréférences commencent à apparaître
dans La Disparition (qui commence comme une traduction sans
E de Un homme qui dort): elles se développent plus ou moins
sciemment dans La Boutique obscure, Espèces d’espaces, W, et
sont beaucoup plus manifestes dans La Vie mode d’emploi qui
utilise des éléments venus de presque tous mes autres textes.

21 "Histoires littéraires, Perec, les choses dites", Jean-Didier WAGNEUR, jeudi 5


juin 2003 (version de l’article tirée du site internet de Libération).
22 Entretien avec J.-M. LE SIDANER, p. 3 (je souligne).
Perec hétérographe 13

Apparemment l’une des marques de fabrique de l’œuvre, ces liaisons


réticulaires d’un livre à l’autre relèvent de l’autotextualité23. À la suite
de Balzac qui à l’aube du roman dit "moderne" introduit le principe du
retour des personnages se tissent en effet de véritables rapports
intertextuels à l’intérieur d’un même ensemble autographe24. Or de
deux choses l’une.
Ou bien l’on met l’accent sur le caractère autographe des textes.
Mais dans ce cas l’on opère dans le strict cadre d’une œuvre. Dès lors,
subsumant la diversité des ouvrages, la figure qui s’impose de cet
ensemble circonscrit de telle façon ne peut être que celle de son
Auteur. Or l’Auteur, c’est l’écrivain comme fantasme, dit Barthes,
"l’écrivain tel qu’on peut le voir dans son journal intime", dans son
intimité, son humanité. Figure constitutive de l’intertexte délimité à
partir de lui-même, ce qui se dégage ne peut être qu’une commune
entité qui surplombe la pluralité des ouvrages ainsi sélectionnés. De
cet ensemble, l’Auteur en est la cause et l’effet. Paradoxalement, ce
qui s’en abstrait, c’est alors "l’écrivain moins son œuvre"25.

23 Dans The Poetics of Experiment (1984), W. MOTTE consacre son deuxième


chapitre aux multiples "autoréférences" dans l’œuvre perecquienne, p. 38-50. Le
concept d’autotexte employé par Maurice COUTURIER dans Nabokov ou la tyrannie
de l’auteur (1993), p. 93, fait suite au concept d’"intertextualité restreinte" proposé
par Jean RICARDOU dans "Claude Simon, textuellement" (1974), p. 11. Le Nouveau
Romancier distingue deux types d’intertextes restreints: le graphotexte ou "ensemble
des textes assumés par le même signataire"; le syntexte ou "l’intertexte restreint
composé de l’ensemble des textes dont chacun [...] entretient un nombre remarquable
de rapports avec le texte en cause", Nouveaux problèmes du roman (1978), p. 303-4.
Cette distinction est capitale, comme on le verra plus loin. Voir aussi La Contrainte
du réel (1999) de M. van MONTFRANS pour qui l’autotextualité consiste "dans le
renvoi dans tel ou tel texte à d’autres œuvres du même auteur", p. 113. Une autre
définition, celle d’intertextualité autarcique, situe bien le problème: voir à la suite de
Lucien DÄLLENBACH dans Le récit spéculaire (1976) Marie-Laure BARDÈCHE:
"ce dernier phénomène, Dällenbach (1976) l’a baptisé à son tour du nom
d’intertextualité autarcique, autrement dite encore autotextualité", "Répétition, récit,
modernité", Poétique no 111 (1997), p. 259.
24 Par opposition à "allographe" suivant l’usage de Gérard GENETTE,
notamment dans Seuils (1987). En 1979, dans l’entretien avec P. FARDEAU, PEREC
déclare: "Peut-être vais-je maintenant commencer quelque chose que j’ai un peu fait:
entrecroiser mes livres, faire revenir des personnages. Déjà dans La Vie mode
d’emploi, il y a des personnages de La Disparition qui reviennent, il y a Gaspard
Winckler qui n’est pas le même Gaspard que celui de W, mais enfin…", EC2, p. 58.
PEREC pense ici à Un cabinet d’amateur (1979), note 5, ibid., principe qui se
vérifiera aussi dans "53 jours", roman inachevé dont l’édition est posthume.
25 roland BARTHES par roland barthes (1975), p. 81-2.
14 Perec ou le dialogue des genres

Ou bien l’on souligne plutôt la différence des textes. Non


seulement à "l’intérieur" de l’œuvre perecquienne – comme s’il
pouvait y avoir un "intérieur". Mais encore à partir d’un seul texte en
particulier en privilégiant non seulement la pluralité mais la différence
des textes auto/allographes dont il se fait l’écho. L’on mesure alors la
manière dont se "fabrique un réseau": par reprise, incorporation ou
fusion d’éléments allogènes qu’ils proviennent de la même œuvre ou
d’une autre. La conception perecquienne n’est sans doute pas très
éloignée de celle de Barthes qui entend "par littérature, non un corps
ou une suite d’œuvres, ni même un secteur de commerce ou
d’enseignement, mais le graphe complexe des traces d’une pratique: la
pratique d’écrire"26.
Comme les autoréférences dans le corpus perecquien concernent
des ouvrages fort dissemblables, l’on gagnerait à substituer à la notion
d’œuvre celle plus exacte d’inter(auto)textualité. L’intertexte
restreint, celui que constitue un ensemble autotextuel ou graphotexte
spécifique, ne peut pas être considéré de manière autarcique mais,
ainsi que le conçoit Perec, au sein d’un univers intertextuel bien plus
vaste. L’écriture traverse divers domaines très hétérogènes. Cette prise
en compte d’un intertexte plus général n’implique pas seulement un
groupe de textes allographes avec lesquels l’œuvre entretient certains
rapports privilégiés (Roussel, Verne, Kafka et d’autres). Elle déborde
du cadre strict des relations intertextuelles pour prendre une
dimension tant hypertextuelle qu’architextuelle: "Cela implique un
travail sur les genres, sur les codes, et sur les ‘modèles’ dont mon
écriture procède"27.
De La Disparition à La Vie mode d’emploi jusqu’à l’œuvre
ultérieure, les relations inter(auto)textuelles vont sans doute en
s’amplifiant. Elles ont commencé entre Les Choses et Un homme qui
dort qui est "l’envers" de son premier roman. Thèmes et structures
dans W ou le souvenir d’enfance ne sont pas sans rapports avec
l’écriture lipogrammatique de La Disparition. Mais non seulement ces
relations se doublent d’innombrables relations aux textes d’écrivains

26 BARTHES poursuit: "Je vise donc en elle, essentiellement, le texte, c’est-à-


dire le tissu des signifiants qui constitue l’œuvre, parce que le texte est l’affleurement
même de la langue, et c’est à l’intérieur de la langue que la langue doit être
combattue, dévoyée: non par le message dont elle est l’instrument, mais par le jeu des
mots dont elle est le théâtre", Leçon (1978), p. 433.
27 Entretien avec J.-M. LE SIDANER (1979), p. 3.
Perec hétérographe 15

autres mais pour chaque ouvrage les relations inter(allo)textuelles


précèdent souvent les éventuelles relations autotextuelles. Pour Les
Choses, le point de départ est Flaubert; pour Un homme qui dort, livre
dit Perec "tendu entre deux phrases, l’une de Kafka, l’autre de
Melville", c’est à la fois Proust, le Bartleby de Melville, la troisième
Méditation métaphysique de Descartes; pour Je me souviens, I
Remember de Joe Brainard; pour le récit d’aventure de W ou le
souvenir d’enfance, ce sont les romans de J. Verne; pour les
descriptions de l’univers de W, ce sont les utopies du XVIII-ème
siècle; pour "53 jours", Stendhal et divers modèles policiers, genres
ou stéréotypes que l’on retrouve aussi bien dans La Disparition que
La Vie mode d’emploi. Pour le narrateur de "53 jours", le principe de
l’invention romanesque est radicalement mis en cause pour n’être
réduit qu’à une sorte de grappillage (ou grappillage) qui ressortit à la
reprise inter- et autotextuelle:
Ne croyez surtout pas, Mademoiselle, que j’invente. Je ne
fais que chiper de-ci et delà divers détails dont je me sers pour
agencer ma propre histoire. Tout le monde fait pareil, d’ailleurs,
et pas seulement les auteurs de romans policiers! Voyez
Antoine Berthet! ou Bovary! Les trois quarts de Balzac
proviennent de faits divers réels, et quand ce n’est pas la réalité
ou la semi-réalité qui inspire l’écrivain, alors c’est la fiction
d’un autre ou, à défaut, une ancienne fiction à lui 28!

Qu’il s’inspire d’œuvres antérieures ou de la réalité, l’écrivain est


plagiaire. Ainsi, Les Choses intègre des citations cachées provenant de
L’Éducation sentimentale. Perec admet avoir "piqu[é] une trentaine de
phrases sans mettre de guillemets"29. Plus généralement, un même
texte se nourrit d’emprunts discrets, non marqués, pris à une variété
d’ouvrages d’auteurs différents. Ce syntexte puise dans un corpus
correspondant globalement à celui que révèle Le Cahier des charges
de La Vie mode d’emploi: Borgès, Roubaud, Kafka, Lowry, Flaubert,
Leiris, Rabelais, Roussel, Stendhal, Sterne, Mann, Verne, Queneau,
28 "53 jours" (1989), p. 91-2.
29 "Pouvoirs et limites du romancier contemporain" (1967), EC1, p. 83. "Dès son
premier roman publié, pourtant d’inspiration sociologique et quasi naturaliste,
Georges Perec a utilisé comme technique d’écriture l’intertextualité, c’est-à-dire
l’intégration dans son propre discours, d’un discours étranger. L’intertextualité
perecquienne a pour particularité et pour force d’être à la fois fragmentaire,
systématique et anodine, c’est-à-dire non signalée par les conventions typographiques
d’usage (italiques ou guillemets), Vincent BOUCHOT, "L’intertextualité vernienne
dans W ou le souvenir d’enfance" (1990), p. 111.
16 Perec ou le dialogue des genres

Proust, Butor, Freud, Calvino, Nabokov, Joyce et Mathews 30. Outre


les emprunts non signalés s’y ajoute une pluralité d’allusions à des
œuvres autres que littéraires, picturales ou cinématographiques31. Tant
dans sa genèse que dans son résultat, le "texte" perecquien se
caractérise ainsi comme un poly-intertexte, ce qui fonde et alimente
précisément la fable de "53 jours"32.
Ce foisonnement poly-intertextuel démontre qu’un texte s’élabore
au croisement d’une variété d’autres textes. Cette pratique n’est pas
propre à Perec. Cette poétique de l’hétéro-genèse se retrouve dans
d’autres ouvrages contemporains: ainsi d’un roman comme Passage
(1975) de Renaud Camus qui signale en fin de volume la provenance
de "nombreux passages" intégrés au texte33 comme on trouve à la fin
de La Vie mode d’emploi une liste des auteurs à qui les citations,
"parfois légèrement modifiées" sont empruntées 34. Perec comme
Camus pratique les deux variétés d’intertextualité puisque si "près
d’un tiers du texte" se compose de "passages" allographes, "le reste est
constitué, pour la moitié au moins, de citations tirées d’écrits
antérieurs de l’auteur"35. Poly-intertextualité allographe qui se double
aussi d’une inter(auto)textualité. Le texte est à l’image de ces fleuves
poursuivant à la fois leur propre cours tout en drainant les apports
d’affluents toujours plus nombreux au fur de leur progression. Textes-
fusions qui à la fois s’approprient des fragments de textes allogènes
tout en déplaçant les frontières de l’ouvrage qui les accueille. Les
textes autographes (ainsi de La Disparition auquel fait allusion La Vie
mode d’emploi) sont traités de la même façon que les textes

30 Op. cit., documents intitulés "Citations".


31 Pour ce qui est de l’inter(allo)textualité littéraire, sous noms d’auteurs ou
d’ouvrages, on trouve Shakespeare, Ubu, Hamlet, 100 ans de solitude, le Graal,
Cristal qui songe, 10 petits nègres, Crime et châtiment, Pierrot mon ami, Moby Dick.
Sous ce régime de l’allusion, les échos se font aussi avec des ouvrages inter(auto)-
textuels comme La Disparition, ibid., documents intitulés "Allusions et détails".
32 Dans une structure qui progresse par de successifs emboîtements
métadiégétiques, la solution virtuelle aux diverses énigmes passe par une enquête de
nature précisément intertextuelle; voir sur ce sujet notre "Reader-Investigators in the
Post-Nouveau Roman: Lahougue, Peeters, and Perec" (1997), p. 333.
33 "De nombreux passages de ce livre, en représentant près d’un quart
probablement, sont empruntés, sans que ce soit indiqué plus d’une fois sur trois à peu
près, à divers textes de Giorgio Bassani […] Virginia Woolf, ainsi qu’au Grand
Larousse encyclopédique, évidemment, p. 207.
34 La Vie mode d’emploi, p. 695.
35 Passage, p. 207.
Perec hétérographe 17

allographes. Dès lors, à poursuivre dans cette logique et sauf à rester


dans une perspective auctoriale, la distinction opérée entre inter(allo)-
texte et inter(auto)texte peut s’avérer caduque. C’est la notion
d’"œuvre" avec ses frontières bien circonscrites qui se voit mise en
cause. En effet, les emprunts n’étant ni démarqués ni référés, rien ne
distingue plus les greffes allographes de celles tirées des propres écrits
de Perec. Quelle que soit leur origine graphotextuelle, elles ne sont
pas moins fondues 36 et confondues au sein du texte-récepteur.
Sous une forme ou une autre, l’intertextualité ne suffit pas à définir
l’écriture perecquienne. Un texte peut intégrer une pluralité de
fragments venus d’ailleurs. Mais il peut encore s’élaborer sur la base
d’un autre en particulier, de façon plus globale que ponctuelle. Cet
autre aspect touche au principe de récriture. Dans le sens qu’a donné
G. Genette à ce terme, l’écriture suit une logique de production
hypertextuelle37. À la différence des branchements intertextuels38,
l’hypertextualité suppose des liens plutôt "macro-structurels". Il s’agit
moins de reprise micro-textuelle que de transformation macro-
textuelle du texte-source. La Disparition en affiche le principe: les
poèmes qui se trouvent entre les chapitre 10 et 11 – "Bris marin",
"Booz assoupi", "Vocalisations" notamment – résultent de la récriture
lipogrammatique de poèmes bien connus. D’après le "tableau général
des pratiques hypertextuelles" établi dans Palimpsestes, le principe est
celui de la transposition39. Comme la parodie et le travestissement
(dans des registres ludique/satirique), la transposition est une pratique
transformationnelle (registre sérieux) qui consiste à prendre un écrit
36 Sur la "citation fondue", voir de J. RICARDOU, "le texte survit à l’excité"
(1983), p. 201.
37 Dans ce sens venu de la Poétique, un hypertexte, c’est "tout texte dérivé d’un
texte antérieur par transformation simple (nous dirons désormais transformation tout
court) ou par transformation indirecte: nous dirons imitation", G. GENETTE,
Palimpsestes (1982), p. 14.
38 L’intertextualité est un cas d’hypertextualité plutôt "ponctuelle et/ou
facultative", ibid., p. 16-7. Sur cette distinction et sur l’exemple d’un autre romancier,
voir notre "Doublures transcriptuelles: récits récrits de Jean Lahougue" (1998), p.
33.
39 À l’intérieur d’une bi-polarisation générale (transformation d’un écrit: "dire la
même chose autrement"/imitation: "dire autre chose semblablement"), qu’il s’agisse
d’imitation (pastiche) ou de transformation (parodie), se spécifient différents
"registres" (ludique, sérieux, satirique), ibid., p. 36-7. Le "registre", semble-t-il,
concerne la finalité opératoire, non la tonalité du texte produit. La Disparition est
ainsi une transposition "sérieuse" d’Un homme qui dort, même si au final la fiction
obtenue dégage une tonalité ludique.
18 Perec ou le dialogue des genres

antérieur comme "modèle ou patron pour la construction d’un


nouveau texte qui une fois produit, ne le concerne plus"40. Autrement
dit, sa dépendance génétique n’empêche aucunement l’autonomie du
produit au plan de sa réception.
Perec a souligné le caractère progressif de l’écriture lipo-
grammatique41. Ce qui entraîne une invention diégétique à mesure.
Mais il dit aussi de La Disparition qu’il s’agit d’une traduction
lipogrammatique d’Un homme qui dort42. Dans ce sens, il s’agit d’un
texte autographe qui fournit l’un des hypotextes initiaux43. C’est donc
sous l’angle dynamique de la récriture, du point de vue d’une
productivité textuelle que l’on peut envisager l’inter- ou l’hyper-
(auto)textualité perecquienne. L’interconnectivité à l’œuvre entre des
textes spécifiques et divers, les siens ou ceux des autres, y importe
davantage que la notion d’autotextualité auctoriale, autarcique ou,
pour tout dire, autocentrique qui incline à retomber dans la clôture de
l’œuvre44.

Polygénéricité
Auteur du plus grand lipogamme de la littérature mondiale, de
quelques palindromes fameux et de fulgurants poèmes hétéro-
grammatiques, Perec appartient désormais au panthéon littéraire.
Cependant, l’on retient tantôt le côté virtuose de l’écriture, ainsi chez
les premiers défricheurs de l’œuvre (B. Magné, M. Ribière); tantôt sa
dimension autobiographique (Ph. Lejeune, D. Bellos); tantôt, et plus
40 ibid., p. 35.
41 "Le livre le plus facile à écrire, c’est La Disparition finalement. La contrainte
étant posée, on écrit huit lignes par heure, huit heures par jour, quatre jours par
semaine, et puis, au bout d’un an, on a le livre. L’histoire se fait au fur et à mesure,
l’écriture se confond avec le projet", entretien avec B. POUS, EC2, p. 184-5.
42 Le début du roman lipogrammatique "commence comme une traduction sans e
d’Un homme qui dort", entretien avec Jean-Marie LE SIDANER, L’Arc (1979), p. 5.
43 Comme pour l’intertextualité, la réécriture hypertextuelle peut impliquer ou
bien des textes allographes, il s’agit alors d’hyper(allo)textualité; ou bien des textes
issus du même graphotexte, il s’agit alors d’hyper(auto)textualité.
44 La paronomase insue qui conforte la notion d’auteur sous le préfixe "auto" peut
expliquer le glissement qui souvent conduit à privilégier un ensemble "autarcique" ou
autocentré plutôt que le rapport dynamique et différentiel entre des textes distincts. Le
passage de l’autotextualité à l’interprétation téléologiquement orientée vers l’auto-
biographique semble parfaitement illustré dans la conclusion que propose M. van
MONTFRANS à Un homme qui dort, Georges Perec/La contrainte du réel (1999), p.
121.
Perec hétérographe 19

récemment avec la notoriété croissante du groupe, son rôle à l’Oulipo


(M. Lapprand, P. Consenstein). Or les exploits arithmético-lettristes
dignes de figurer dans un livre des records ne sauraient masquer
l’inventivité et la diversité remarquables de la fabrique perecquienne.
Au début de l’entretien de L’Arc, Perec donne une liste plutôt
éclectique des modèles, des genres et des modes dont son écriture
procède:
un certain nombre d’auteurs (de Joyce à Hergé, de Kafka à
Price, de Scève à Pierre Dac, de Si Shônagon à Gotlib)
définissent, circonscrivent le lieu d’où j’écris: en suivant ces fils
conducteurs, je m’efforce de réaliser un projet d’écriture dans
lequel je ne ré-écrirai jamais deux fois le même livre, ou, plutôt,
dans lequel, ré-écrivant chaque fois le même livre, je l’éclairerai
chaque fois d’une lumière nouvelle45.

Si, dans un second temps, il affirme néanmoins "ré-écrire chaque


fois le même livre", c’est en suivant plusieurs "fils conducteurs". C’est
à partir de références des plus variées que le graphotexte perecquien
se développe: mêlant les époques, les cultures, les modes
d’expression, les registres de langue, des formes de la littérature
savante, voire hermétique à celles de la culture populaire. Cette
continuité d’un certain "projet d’écriture" est l’envers dialectique
d’une ambition préalable qui est de ne jamais écrire le même type de
livre46.
En effet, comment passer des Choses à "53 jours"47? Comment
rendre compte à la fois de La Disparition et de W ou le souvenir
d’enfance au titre déjà si énigmatique? Comment aborder un ensemble
où s’entrecroise une variété de parcours, d’interrogations et de
recherches sans le réduire à quelques faciles labels génériques? Il y a
un Perec ethnologue du quotidien, autobiographe, oulipien. Il y a un
Perec cruciverbiste, policier, critique; un Perec romancier,
documentaliste, cryptologue et bien d’autres sans doute. Les pistes de

45 Entretien avec J.-M LE SIDANER, art. cit., p. 3 (c’est moi qui souligne). Voir
aussi p. 7 où PEREC oppose ses propres "modèles" à ceux de la littérature consacrée.
46 PEREC le redit souvent au fil des entretiens, notamment dans celui avec Jean-
Jacques BROCHIER (1978) à propos du côté "expérimental" de l’Oulipo: "Par
exemple, je tiens absolument à ce qu’aucun de mes livres ne se répète, que chacun ait
un aspect différent", EC1, p. 238; avec P. FARDEAU (1979) pour La Vie mode
d’emploi, EC2, p. 58; ou encore avec Bernard MILLUY (1981), EC2, p. 305.
47 W. MOTTE souligne bien la forte hétérogénéité de l’œuvre perecquienne dans
son chapitre sur l’autoréférence, The Poetics of Experiment (1984), p. 38.
20 Perec ou le dialogue des genres

lecture semblent indiquer des directions multiples, parfois contra-


dictoires et pas nécessairement exclusives. Globalement, le corpus
perecquien offre une pluralité de voies d’accès a priori incompatibles.
Aurait-on affaire à une production foncièrement divisée dont il
faudrait rechercher la sous-jacente et sans doute illusoire unité? Ou
alors y aurait-il un ouvrage, un sésame qui rende à la fois compte de
cette dissemblance et qui en même temps recèlerait d’une certaine
façon la "matrice" subsumant ce tout fort disparate? Quoi qu’il en
aille, ce qui se présente à qui veut aborder l’œuvre, c’est un champ
d’étude particulièrement multiforme.
Il y a d’évidence une pluralité générique dont procède l’ensemble,
une diversité de registres (populaire/savant) autant que de régimes
(ludique/critique) et de ton (humoristique/tragique). Pluralité de
genres de discours qui d’un texte à l’autre et souvent au creux du
même engage peut-être moins à suivre une multiplicité de parcours
qu’à changer continuellement de pactes ou de pistes de lecture. Loin
d’être monolithiques, loin d’offrir un tissu, une textilité ou un grain
homogènes, les écrits perecquiens semblent inviter à une lecture
mobile, transformationnelle, hétérologique. Dramatique ou ludique, le
texte se fonde non moins sur sa dimension grammatique. Il ne se livre
que rarement d’une seule prise. Au sein d’un soi-disant "même" texte,
la déconnexion des discours oblige à une constante métamorphose de
la lecture. Une lecture qui ne saurait être, pour chaque ré-écrit ou
récrit, unidimensionnelle. Ou tout simplement mono-générique: sous
l’égide d’un genre et d’un seul. De ce point de vue, si le genre
romanesque est par excellence le "genre" du mélange des genres 48, La
Vie mode d’emploi en illustre parfaitement le principe. Ce n’est pas
seulement une pluralité d’histoires qu’il peut réunir mais une variété
de formes narratives.

Modèles de lecture
L’aspect fragmentaire des textes est aussi un trait que l’auteur
revendique. Il est devenu indissociable de l’image du puzzle. À ce qui
est devenu un métonyme de l’œuvre s’attache le nom d’un personnage
emblématique, Bartlebooth dont la création est le résultat d’un nom-

48 Voir Philippe LACOUE-LABARTHE et Jean-Luc NANCY, L’Absolu


littéraire (1978), p. 268-72; aussi "Le dialogue des genres" (1975), p.149.
Perec hétérographe 21

valise49. Celui-ci devient l’insigne du mélange poly-intertextuel. La


diversité, la pluralité des prélèvements dont se composent les textes
implique au départ le fragmentaire. D’où l’incessante reprise de cette
image qui entraîne avec elle aussi l’idée d’inachèvement:
Il faut encore une fois partir de l’image du puzzle ou, si l’on
préfère, l’image d’un livre inachevé, d’une "œuvre" inachevée à
l’intérieur d’une littérature jamais achevée50.

Mais il y a puzzle et puzzle. Perec en distingue deux sortes: le "puzzle


trivial" et le "vrai puzzle". L’un qui pourvoit un modèle et dont toutes
les pièces "découpées de la même manière [sont] pratiquement
superposables". L’autre dont "on ne connaît que [le] titre", dépourvu
de modèle et composé de "pièces minuscules et de formes
extrêmement variées"51. Il ajoute:
Dans le puzzle trivial, les pièces s’emboîtent les unes les
autres solidement; là, elles se juxtaposent seulement.

Si pour caractériser l’écriture perecquienne la métaphore du puzzle


est devenue un cliché, ce n’est pas toujours en marquant la différence
qui sépare de façon radicale les deux conceptions et, par suite, les
deux pratiques forcément distinctes qui fondent l’enjeu de ce jeu.
Chaque fois se re-constituent bien un ensemble, un référent pré-
établis. Dans un cas, l’on part de l’image d’un tout à reproduire. Dans
l’autre, de fragments détachés rapportables à un tout dont on n’a
qu’une idée (l’effet de représentation que procure un titre). Dans un
cas, les fragments sont isomorphes. Dans l’autre, hétéromorphes.
Dans un cas, les pièces s’imbriquent et s’articulent: elles offrent à la
fin un solide. Dans l’autre, l’assemblage ne suppose que leur
juxtaposition: un rapport de co-présence.
L’image du puzzle convient tout particulièrement à un roman
comme La Vie mode d’emploi tant aux niveaux compositionnels que
diégétiques. Elle n’est pas non plus sans pertinence pour décrire la

49 "Son nom donne une clé, puisqu’il s’appelle Bartlebooth, mélange de Bartleby,
le copiste de Melville, et de Barnabooth, le voyageur de Larbaud: deux des person-
nages littéraires les plus fascinants que je connaisse, l’un qui est la pauvreté, le
dénuement absolu, l’autre qui est la richesse et aussi une recherche de l’absolu. Tous
deux m’ont permis de faire ce personnage effectivement roussélien, qui consacre sa
vie à une futilité…", entretien avec J.-J. BROCHIER (1978), EC1, p. 238.
50 Ce sont les premiers mots de l’entretien avec J.-M. LE SIDANER (1979), p. 3.
51 "La vie: règle du jeu", propos recueillis par Alain HERVÉ (1978), in EC1, p.
268.
22 Perec ou le dialogue des genres

structure de W ou le souvenir d’enfance, ouvrage en effet ouvertement


composé d’éléments fragmentaires et marqué par la discontinuité. Par
suite, son mode d’organisation se traduit sous la forme d’un
assemblage de pièces hétérogènes. L’ensemble se présente non pas
sous l’allure d’un emboîtement, d’une articulation mais, de façon
visiblement discrète, par simple adjonction d’unités séparées. C’est
bien l’image médiévale de la disjointure qui caractérise ce texte52. En
même temps, la forme ou configuration qu’il présente se prête à un
mode de lecture assez proche de celui qui est décrit dans le Préambule
de La Vie mode d’emploi:
[…] ce ne sont pas les éléments qui déterminent l’ensemble,
mais l’ensemble qui détermine les éléments: la connaissance du
tout et de ses lois, de l’ensemble et de sa structure, ne saurait
être déduite de la connaissance séparée des parties qui le
composent […]53.

Ainsi, la figure de l’auteur tapie dans la textilité de l’œuvre, ce qui se


dessine et s’impose dans la critique est celle d’un Perec polygraphe54.
Imaginant l’avènement d’une "critique antistructurale", R. Barthes
envisageait déjà "l’œuvre comme polygraphie", critique qui "ne
rechercherait pas l’ordre, mais le désordre de l’œuvre":
il lui suffirait pour cela de considérer toute œuvre comme
une encyclopédie: chaque texte ne peut-il se définir par le
nombre des objets disparates (de savoir, de sensualité) qu’il met
en scène à l’aide de simples figures de contiguïté (métonymies
et asyndètes)? Comme encyclopédie, l’œuvre exténue une liste

52 Par opposition à la belle conjointure qui définit un récit équilibré, harmonieux,


le terme de disjointure est employé pour qualifier le Perceval de CHRÉTIEN DE
TROYES qui présente une unité narrative problématique. Plus littéralement, la
disjointure caractérise un écartement des pierres les unes des autres dans un mur en
pierres sèches. C’est aussi à une autre conception du présent, du présent de l’écriture
impliqué dans tout récit tourné vers son passé autobiographique, que peut nous
conduire le terme: "La disjointure nécessaire ... c’est bien ici celle du présent", J.
DERRIDA, Spectres de Marx (1993), p. 56.
53 P. 15.
54 Titre de la première partie du livre de B. MAGNÉ, Georges Perec (1999), p. 6-
20. L’on notera toutefois la connotation péjorative que semble attacher PEREC à ce
terme dans l’entretien avec Patrice DELBOURG (1978). Après la distinction du
Renaudot, "J’avais alors la possibilité, dit-il, d’entrer dans ce que j’appelle la
‘polygraphie’. C’est-à-dire écrire tout sur tout", p. 251. En revanche, pour motiver le
terme, l’on peut songer à la "polygraphie du cavalier" qui intervient dans la
composition de La Vie mode d’emploi.
Perec hétérographe 23

d’objets hétéroclites, et cette liste est l’antistructure de l’œuvre,


son obscure et folle polygraphie55.

Cependant sous la bigarrure de l’œuvre56, ne risque-t-on pas de


retrouver la seule entité qui puisse la subsumer: l’Auteur? Sans
recourir nécessairement à sa personne, et fût-ce sous couvert d’une
approche structuraliste, lettriste, voire textualisante, n’est-ce point
immanquablement rencontrer un certain motif qui s’attache au nom de
Perec? Ce retour subreptice paraît bien s’imposer au lecteur
d’aujourd’hui. Parce qu’en situant à tout coup la lecture des textes
dans le cadre d’une œuvre, l’on ne re-trouvera derrière l’éventuelle
diversité – celle qui toujours atteste de l’inépuisable "richesse d’un
corpus" –, l’élément unifiant qui le fonde, un nom propre. Si, au-delà
du nom, l’on n’a pas toujours consciemment l’intention de resusciter
la personne – autorité à la "source de l’écriture" –, l’on n’est pas sans
cultiver l’illusion de bâtir le fantasme d’une certaine identité
auctoriale. Il y a bien un cercle que prédétermine le mode même de
constitution de l’objet soumis à l’enquête. Suivant une anagramme
parfois insue, il faut percer Perec.
À suivre un dictionnaire courant "l’œuvre d’un écrivain, c’est
l’ensemble de ses différentes œuvres considéré dans sa suite, son unité
et son influence". Dans le passage du pluriel au singulier,
l’antanaclase assimile une succession d’ouvrages particuliers (chacune
des "œuvres" étant par elle-même un "ensemble organisé de signes et
de matériaux propres à un art") à une suite57. Celle-ci s’envisage à
partir de ce qui unifie l’ensemble. Au centre de l’intertexte par ce biais
circonscrit, le dénominateur n’est autre que l’écrivain que l’on
ramène, selon un nouveau glissement de sens qui paraît naturel, à la
personne qui a composé les ouvrages. De leur simple succession se
dégage alors, rétrospectivement, certaines lignes directrices, autrement
dit, une suite: "ordre de ce qui se suit en formant un sens". Avec le
recul, l’œuvre va bien dans un sens. Mais ce sens que détermine le
geste de mise ensemble, sa raison découle de son principe unificateur

55 "L’œuvre comme polygraphie", roland BARTHES (1975), p. 151.


56 B. MAGNÉ, Georges Perec (1999), p.5.
57 À l’inverse , B. MAGNÉ souligne à juste titre que "non seulement les romans
de Perec se suivent sans se ressembler, mais ils ne se ressemblent pas davantage à ce
que tradition ou avant-garde donnent à lire", préface à "Georges Perec romancier"
(2002), p. 11.
24 Perec ou le dialogue des genres

qui n’est autre en la matière que son égide: transcendant l’œuvre,


l’Auteur.
Or c’est bien contre l’identité à soi-même garante de l’unité de
l’ensemble que travaille précisément l’œuvre perecquienne – dans
l’acception première de "travail, activité", d’ergon.58 L’œuvre en
question joue précisément l’œuvre contre l’œuvre ou encore, des
œuvres – dans leur radicale discontinuté – contre l’œuvre. Œuvre-
ouvroir qui s’élabore contre un fond censément unitaire et qui parfois
est aussi un fonds de commerce. Si l’œuvre est résolument poly-
graphique, il s’agit moins de retrouver un ego que de restituer ce qui
en fonde l’ergographie. Pour rejouer ou rejoindre "l’antistructure de
l’œuvre, son obscure et folle polygraphie" (Barthes), l’orientation ne
peut être identitaire. À l’image de l’écriture que l’on prend pour objet,
elle doit se dresser contre cette identité supposée, au double sens du
terme: "être soi, être pareil à l’autre", dit Perec59. Et si je se fait autre
par l’écriture – sortir de l’en-soi (James Joyce), sinon à quoi bon? –
encore faut-il que le sujet ne revienne pas au même, c’est-à-dire,
pareil à soi-même. "On ne cesse jamais d’être un autre", dit Nietzsche
dans Le Gai savoir60. L’écriture comme ouverture à l’autre que soi,
fût-il suivant la vulgate psychanalytique déjà logé en soi-même, ne
peut qu’appeler une critique anti-identitaire.
Dans la partie fictionnelle qui ouvre W ou le souvenir d’enfance,
l’histoire de Gaspard Winckler se présente tout d’abord comme une
fable sur l’homonymie. Dans un récit apparemment autodiégétique, le
narrateur n’est le héros de son propre récit qu’à maintenir cette
identité posée au départ. Si des êtres distincts portent le même nom,
que rien ne garantit leur identité ("être pareil à l’autre"), la relation de
l’auteur au scripteur n’est-elle pas du même ordre que celle mise en

58 Du grec ergon, "travail". Élément de composition exprimant l’idée de force, de


travail.
59 Entretien avec J.-M. LE SIDANER, art. cit., p. 9. Un des leitmotivs de la
critique perecquienne est de privilégier le thème de la "recherche d’identité". Ce fil
conducteur se fonde en général sur la part la plus autobiographique de l’œuvre et en
particulier sur toutes les figures du manque ou de l’incomplétude présentes
notamment dans W ou le souvenir d’enfance (ainsi du souvenir concernant la lettre
hébraïque du chapitre IV, infra). En guise d’exemple tout à fait représentatif de la
critique dominante: "En gardant notre regard oulipien, nous pouvons donc dire qu’à
l’origine du récit autobiographique, il y [a] l’expression d’une identité incomplète. Et
que cette identité incomplète a quelque chose à voir avec la guerre", M. BÉNABOU,
"Entre Roussel et Rousseau ou contrainte et confession" (2001), p. 82.
60 Livre IV, section 307, p. 250.
Perec hétérographe 25

scène entre narrateur et personnages homonymes? "Vous êtes-vous


demandé ce qu’il était advenu de l’individu qui vous a donné votre
nom?"61. Usurpation d’identité, il s’agit bien d’imposture au début de
cette fiction de la part d’une instance cardinale, le narrateur62.
Dans nombre d’études perecquiennes, le refoulé de l’ère structu-
raliste, l’Auteur, revient sur le devant de la scène. Or l’écrivain dont le
jeu ou travail est toujours d’emprunter des identités très diverses, des
postures énonciatives contradictoires, que ce soit sous l’emblème du
lipogrammatiste en E, voire, plus largement, sous celle d’une écriture
placée sous le signe de la restriction63, est bien moins un Auteur qu’un
Ôteur: non seulement de la lettre la plus courante de notre alphabet
mais avant tout de la seule voyelle qui compose et deux fois le propre
nom de P.r.c.? Comme si la restriction, la poétique d’une écriture sous
contraintes était programmée et prescrite par le signifiant
patronymique dont le caractère manifeste est de former un lipo-
gramme monovocalique en E (pErEc). Derrière le masque allégué du
scripteur – faiseur, fabricateur ou contrefacteur –, qui opte délibé-
rément pour le resserrement, la contraction, la réduction de ce que le
langage permet de dire, perce l’ombre ou le fantôme d’une instance
moins unifiante que discordante. Témoigne ostensiblement de cette
écriture moins polygraphique que disjonctive64 la composition tout à
fait unique de W ou le souvenir d’enfance.
Le nom de Perec ne surplomberait-t-il pas ainsi un ensemble moins
polymorphe qu’hétérographe? Si l’on préfère ainsi le terme d’hétéro-
graphie, c’est pour mettre l’accent non pas sur la seule pluralité mais
sur le caractère différentiel et composite, pas nécessairement liables,

61 W, V, p. 29.
62 Un peu comme chez ROBBE-GRILLET où dans certains romans comme La
Maison de rendez-vous un même nom peut renvoyer à des protagonistes distincts,
Gaspard Winckler circule dans l’autotexte perecquien mais sans qu’il recouvre la
même identité: "Gaspard Winckler. Curieux personnage, vital pour moi je ne sais trop
comment, qui était faussaire dans mon troisième livre [Le Condottiere, 1960 inédit] et
qui est allé ensuite chercher mon propre souvenir d’enfance dans W", entretien avec
Jean ROYER (1979), EC2, p. 78 et note 6.
63 B. MAGNÉ, préface à "Georges Perec romancier" (2002), p. 13.
64 La figure de la disjonction consiste à mettre, au plan de l’expression, en
contiguïté ce que tout sépare au plan idéel. En grammaire, une conjonction ou une
particule est disjonctive quand elle "unit les expressions et sépare les idées". "Ou, soit,
ni, sont des mots disjonctifs, des conjonctions disjonctives", Le Trésor de la langue
française informatisé, désormais abrégé TLFI. Le "ou" du titre W ou le souvenir
d’enfance préfigure la disposition conjonctive-disjonctive du livre.
26 Perec ou le dialogue des genres

des matériaux, des registres, des régimes et des genres qui se mêlent
dans le graphotexte perecquien. L’écrivain en arrive peu à peu à
envisager "une attitude multidimensionnelle devant le travail de
l’écriture" dont le "but inavoué, monstrueux est de saturer le champ
d’écriture contemporain"65. Il s’agit d’une multidimensionnalité
modale, à la fois transgénérique et transartistique qui va "du roman
policier, de la science-fiction, du théâtre, de l’argument de ballet, de la
poésie et du livret d’opéra…"66. Perec le répète: "une ligne directrice
[…] est de ne pas faire deux fois le même livre"67. Plutôt qu’un auteur
polygraphe, l’on pourrait alors invoquer un scripteur hétérographe.
Scripteur: dans le sens où de Mallarmé à Valéry, puis de Barthes à
Ricardou, le scripteur peut se définir comme "le produit de son
produit"68. Contre tout déterminisme, à l’époque celui de Taine,
Mallarmé rétorquait:
Devant le papier, l’artiste se fait. Il [Taine] ne croit pas par
exemple qu’un écrivain puisse entièrement changer sa manière,
ce qui est faux, je l’ai observé sur moi69.

Satisfaisons-nous ainsi, faute de mieux, de cet adjectif hétérographe


qui tente de recouvrir non seulement la pluralité mais l’hétérologie
foncière que présente le champ perecquien:
Si je tente de définir ce que j’ai cherché à faire depuis que
j’ai commencé à écrire, la première idée qui me vient à l’esprit
est que je n’ai jamais écrit deux livres semblables, que je n’ai
jamais eu envie de répéter dans un livre une formule, un
système ou une manière élaborés dans un livre précédent 70.

L’hétérographie désigne ici moins la variété, la mobilité, l’inventivité


dont témoigne livre après livre chacune des aventures scripturales que
l’irréductibilité, et donc la complémentarité des divers genres investis.
De ce point de vue, le corpus ou graphotexte perecquien, établi sous le

65 Entretien avec P. DELBOURG (1978), EC1, p. 252 (je souligne).


66 Ibid. Aussi: "[…] j’ai envie, dans la mesure où j’ai fait de l’écriture un motif
d’existence et un moyen d’existence, d’écrire dans tous les champs: de la science-
fiction, des romans policiers, des livrets d’opéra, des livres pour les tout petits, pour
les adolescents, continuer à écrire de la poésie, diffférentes sortes de poésies…",
entretien avec B. MILLUY (1981), EC2, p. 305
67 Entretien avec B. POUS, EC2 (1981), p. 191.
68 J. RICARDOU, "Claude Simon ‘textuellement’" (1975), p. 12.
69 Stéphane MALLARMÉ, Correspondance, à Eugène LEFÉBURE (18 février
1865), p. 227.
70 Penser/Classer (1985), p. 9.
Perec hétérographe 27

sceau d’un signature éventuellement homographe – comme on dit


homonyme –, n’est assuré d’aucune unité préalable ou finale.
Autrement dit, toute homographie cache une hétérographie sous-
jacente.
II. LES QUATRE CHAMPS

Après tout, faire un livre n’est jamais que réorganiser


les vingt-six lettres de l’alphabet d’une certaine façon.
C’est une "fixion" ludique d’homme de lettres, je veux
dire d’un homme qui s’amuse avec les lettres 1.

Refus de la formule, refus de la répétition, refus du procédé,


chaque fois la manière se renouvelle. L’œuvre évite tout enfermement.
L’image est souvent évoquée: Perec se compare à "un paysan qui
cultiverait plusieurs champs"2. Il en définit quatre majeurs:
sociologique, ludique, romanesque, autobiographique3. Chaque
ouvrage s’inscrit dans une de ces quatre voies. Mais cela s’entend en
terme de dominante, non d’exclusive. S’il y a bien "plusieurs
chemins", ceux-ci "partent d’une interrogation centrale, d’abord sur le
roman, ensuite en se précisant davantage sur l’écriture et [s]a relation
à l’écriture"4. L’interrogation centrale passe donc par le genre
romanesque même si globalement la recherche "passe par plusieurs
champs, comme si [je] labourais des parcelles différentes"5. Ainsi,
l’aspect sociologique des Choses n’enlève rien au romanesque. Le
côté ludique de certains textes ne va pas sans résonance
autobiographique. Ces directions, souligne Perec, "posent peut-être en
fin de compte la même question" mais sur quatre types d’objets
différents. La réponse éventuelle à cette question passe par le refus de
ranger chacun des ouvrages sous une seule catégorie, sous un label
monogénérique.

1. L’interrogation sociologique
Avec l’interrogation sociologique, c’est le monde quotidien que
l’écriture explore, en particulier du point de vue de l’espace qui nous
entoure. Cette voie, Perec la définit ainsi: "essayer de repérer dans la

1 Entretien avec P. DELBOURG (1978), EC1, p. 252.


2 Certains éléments de "Notes sur ce que je cherche" (Le Figaro, 1978) se
retrouvent dans l’entretien avec P. FARDEAU (France nouvelle, 1979), EC2, p. 56.
3 "Notes sur ce que je cherche", Penser/Classer (1985), p. 9.
4 Entretien avec P. FARDEAU, EC2, p. 56.
5 Ibid.
30 Perec ou le dialogue des genres

quotidienneté quelque chose qui la révèle"6. Cette sociologie de la


quotidienneté, l’écrivain la qualifie de "démarche endotique (par
opposition à exotique)"7. S’inscrivent dans ce domaine Espèces
d’espaces (1974), les "descriptions de lieux, de chambres" parus dans
Cause Commune et son premier roman Les Choses (1965). Sous-titré
Une histoire des années soixante, celui-ci est une approche quasi
ethnologique de la nouvelle société de consommation. En même
temps, la relation intertextuelle au roman flaubertien imprègne le récit.
Outre la relation citationnelle à L’Éducation sentimentale, le livre est
un pastiche de Bouvard et Pécuchet. C’est aussi un auto-portrait
critique où s’infiltrent quelques éléments autobiographiques. Mais ce
n’est pas une simple satire de l’univers marchand tel qu’il envahit
l’existence d’un couple moderne. C’est surtout une dénonciation de
l’objet devenu signe, réduit à sa valeur d’échange. Il y a aussi de la
part de Perec une fascination et une poésie de l’objet. Dans ses autres
textes à dominante sociologique comme Espèces d’espaces ou
Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1982), l’invention nait d’un
inventaire, d’une tentative d’exhaustion du réel. Or ce type d’écriture
est inséparable d’une prise en compte élémentaire du réel de l’écriture.
Le geste énumératif et le geste d’inscription, le relevé, font
précisément l’objet d’une mise en scène par cette visée hyperbolique,
l’exhaustivité8.
L’attention à des phénomènes quotidiens parfois microscopiques
révèle un intérêt pour ce que Perec appelle l’infra-ordinaire. Ce qui se
traduit par une écriture sous forme de listes ou de catalogue.
L’énumération implique un classement. Le titre de son essai
"Penser/Classer" (1982) résume bien l’orientation9. On pourrait aussi
bien dire: écrire/énumérer, décrire/inventer, épuiser le monde visible

6 Ibid.
7 Démarche "qui vise à rendre compte de l’ethnologie de nous-mêmes, à cerner
notre quotidien ordinaire, à interroger les trottoirs, les ustensiles, à débusquer ce qui
semble avoir cessé à jamais de nous étonner", entretien avec P. DELBOURG (1978),
EC1, p. 253. Voir aussi "Approches de quoi?" (Cause commune, 1973), L’infra-
ordinaire (1989), p. 11-2.
8 L’ambition d’exhaustivité, foncièrement utopique, est indissociable, comme le
souligne B. MAGNÉ, de celle de "restriction de champ", qu’elle soit chronologique
pour Les Choses ("cette histoire-là est une véritable analyse critique des signes et du
langage de cettte époque") ou grammatique pour La Disparition, préface à "Georges
Perec romancier" (2002), p. 12-3.
9 Op. cit., p. 151-177.
Les quatre champs 31

de l’espace quotidien. Mais ce qui semble proche d’une tendance


hyperréaliste n’est qu’apparence. L’interrogation d’ordre sémio-
logique reste constamment présente avec la conscience d’une
soumission à l’ordre du discours, ainsi que l’analyse Barthes10:
Le langage est une législation, la langue en est le code.
Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que
nous oublions que toute langue est un classement, et que tout
classement est oppressif: ordo veut dire à la fois répartition et
commination. Jakobson l’a montré, un idiome se définit moins
par ce qu’il permet de dire, que parce qu’il oblige à dire 11.

Évidemment inspirée des Mythologies de Barthes, l’ethnologie du


quotidien devient matériau littéraire. Un livre comme Les Choses
démontre que cette aspect de la recherche perecquienne reste
fondamentalement lié à la narration romanesque, aux problèmes de
mise en forme. L’apparent projet "réaliste" reste soumis à un choix
générique privilégiant la voix imaginaire, fabulatrice. L’enquête sur le
quotidien comme tout ce qui peut être rapporté à l’expérience vécue –
ce vécu si en vogue dans la doxa critique – s’incorporent dans ce qui
est avant tout la création d’univers fictionnels, de mondes possibles,
dans un jeu incessant avec cette autre dimension du réel que
composent les autres textes littéraires. On peut rappeler à cet égard
quelques-unes des réflexions exprimées lors de la conférence de
Warwick (1967): "entre le réel que je vise et le livre que je produis
[…] il y a seulement l’écriture". Une vision du monde? "[C]e n’est pas
un ensemble de concepts, c’est seulement un langage, un style, des
mots". […] "Entre le monde et le livre, il y a la culture". Et encore:
"tout ce que les écrivains ont produit fait partie du réel, de la même
manière que le réel"12.
Le sujet perecquien se définit à partir de son espace. Aussi bien des
lieux géographiques précis que l’espace littéral du livre, celui de la
page. L’écrit perecquien jette des passerelles, cherche des voies de
passage entre ces deux espaces distincts. D’un côté, l’espace comme
objet de représentation. D’un autre, l’espace comme lieu scriptuel
d’où s’élabore la représentation. Mais contrairement au projet réaliste,
la relation ne perpétue pas l’illusion de s’ancrer dans un espace

10 Dans les entretiens, PEREC fait souvent référence à la pensée de BARTHES


dont il avait suivi les cours.
11 Leçon (1978), p. 431 (je souligne).
12 "Pouvoirs et limites du romancier contemporain", EC1, p. 81.
32 Perec ou le dialogue des genres

strictement référentiel détaché de l’ordre du discours. Le rapport à


l’espace ne ressortit pas davantage à un mode de projection
diagrammatique – si celui-ci implique la figuration homologue d’un
modèle spatial qui préexiste au dispositif écrit13. Le sens de la relation
est inverse. C’est plutôt à partir des conditions qu’offre l’espace écrit
que se fonde la représentation de l’espace. Dans Espèces d’espaces la
progression s’ordonne de la page au lit, à la chambre, l’appartement,
l’immeuble, puis la rue, le quartier, la ville, la campagne, le pays, le
monde. Le sens de l’exploration part bien de l’espace de la
représentation pour aborder de façon croissante et par paliers une
représentation de l’espace qui nous englobe suivant une dimension
toujours plus vaste, ce qui proportionnellement nous réduit et nous
ramène à l’échelle minuscule de l’infra-ordinaire14. C’est une
progression matérialiste qui de façon concentrique part de l’ici et
maintenant de la situation d’écriture, de l’espace de travail pour
aborder des espaces de plus en plus inaccessibles. La logique est
initialement scriptographique15. Mais, paradoxalement, la démarche
est quelque peu l’inverse de celle d’un typographe comme Massin qui
inscrit les principes de la mise en page comme une simple modalité
d’un art plus général de la mise en espace16.
Avec Perec, la notion d’espace est à prendre en de multiples sens17.
On l’a lu plus haut: un certains nombre d’intertextes "circonscrivent le
lieu d’où il écrit". C’est donc aussi un lieu d’inter-écriture. Mais
s’ajoute une autre dimension, celle de lieu rhétorique. Ainsi,

13 Ce qui est le cas de certains livres de Michel BUTOR comme Description de


San Marco (1963). La phrase suivante est emblématique d’une telle démarche: "De
cette bruine de Babel, de ce constant ruissellement, je n’ai pu saisir que l’écume pour
la faire courir en filigrane de page en page, pour les en baigner, pour en pénétrer les
blancs plus ou moins marqués du papier entre les blocs, les piliers de ma construction
à l’image de celle de Saint-Marc", p. 13.
14 Voir aussi l’entretien avec J.-M. LE SIDANER, art. cit., p. 4.
15 "L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la
page blanche, comme ces faiseurs de portulans qui saturaient les côtes de noms de
ports, de noms de caps, de noms de criques, jusqu’à ce que la terre finisse par ne plus
être séparée de la mer que par un ruban continu de texte. L’aleph, ce lieu borgesien où
le monde entier est simultanément visible, est-il autre chose qu’un alphabet?",
Espèces d’espaces (1985), p. 21.
16 Voir notamment le premier chapitre intitulé "L’espace", La Mise en pages
(1991).
17 Voir G. GENETTE, "La littérature et l’espace", Figures II, p. 43 ainsi que
notre "Espace de la représentation/espace du langage", dans Jean Ricardou (de Tel
Quel au Nouveau Roman textuel) (2001), p. 70-73.
Les quatre champs 33

l’écrivain le souligne à propos des Choses, d’Un homme qui dort et de


l’un des volets inaboutis de son projet autobiographique, L’Âge:
(cette notion de "lieux rhétoriques", qui me vient de
Barthes, est au centre de la représentation que je me fais de mon
écriture: Les Choses comme "Lieux de la fascination
mercantile", Un homme qui dort comme "Lieux de l’indif-
férence", et vous verrez plus loin à quel point cette notion
demeure pour moi essentielle)18.

2. L’interrogation ludique
À la mort de Perec, Jacqueline Piatier titrait un article du Monde
"L’engagement d’un joueur". Un encart sur La Vie mode d’emploi
résumait: "toute l’humanité dans un formalisme"19. Perec rattache
explicitement cette "tendance" ludique à l’Ouvroir de Littérature
Potentielle20, au "travail sur le langage, sur l’écriture":
un travail au sens où on dit d’un pianiste qu’il travaille: il
fait des gammes, des exercices et, avant de commencer
l’interprétation d’un morceau, il se dérouille les doigts. Cette
direction [du jeu] apparaît dans tout le travail que j’ai fait à
l’Oulipo et donne parfois des ouvrages fondés entièrement sur
des contraintes littérales: lipogrammes (W, Les Revenentes)
anagrammes (Alphabets), palindromes, etc21.

Travail-jeu, les concepts ne sont plus antinomiques22. Le plaisir


d’inventer passe par la mise en œuvre de contraintes librement
choisies. Le Perec oulipien associe l’écriture aux inventions ou

18 "Lettre à Maurice Nadeau" (1969), in Je suis né (1990), p. 56.


19 Le Monde 12 mars 1982, p. 17.
20 Fondé par Raymond QUENEAU et François LE LIONNAIS en 1960, l’Oulipo
regroupera aussi bien des écrivains de nationalités diverses comme Italo CALVINO,
Harry MATHEWS, que des mathématiciens comme Claude BERGE, des écrivains-
mathématiciens comme Jacques ROUBAUD, un historien de l’antiquité et poète
comme Marcel BÉNABOU.
21 Entretien avec P. FARDEAU (France nouvelle 1979), EC2, p. 56. Cette édition
signale que la mention de W sous la rubrique des lipogrammes est sans doute un
"lapsus de Perec ou mauvaise transcription de l’interviewer" puisque l’on s’attendrait
plutôt à y trouver justement La Disparition, note 1, ibid. Le lapsus, s’il en est, nous
paraît à l’inverse particulièrement révélateur concernant W, voir infra.
22 À rapprocher aussi du jeu derridien – du concept de "jeu dans la structure" –
que l’on retrouvera avec le principe du clinamen (voir infra), "La structure, le signe,
le jeu dans le discours des sciences humaines, L’Écriture et la différence (1967), p.
409.
34 Perec ou le dialogue des genres

réactivations de contraintes formelles. Liée à la problématique du


langage, l’interrogation ludique définit aussi la relation entre écriture
et lecture. Interrogé sur La Vie mode d’emploi, Perec dit: "J’essaye
d’envisager ce livre comme un jeu entre le lecteur et moi […]"23.
L’image du puzzle sert à définir à la fois ce rapport hédoniste à
l’écriture et ludique avec le lecteur.
Perec le souligne, tous ses livres ne sont pas oulipiens: "Tous les
livres de Queneau ne sont pas oulipiens, tous les miens non plus, pas
plus que tous ceux de Harry Mathews ou d’Italo Calvino"24. Mais avec
son entrée à l’Oulipo en mars 1967, il y a bien une nouvelle
orientation. L’écrivain observe "une coupure assez nette" dans son
travail entre ses premiers livres jusqu’à Un homme qui dort (1967)25 et
la série de romans à contraintes fortes qu’inaugure La Disparition:
Les Choses, c’était la description de ma société. Le Petit
Vélo, un appendice à cette société de la guerre. L’homme qui
dort est autobiographique et plus ‘centré’ sur ma réflexion.
Dans La Disparition, je m’intéresse à des problèmes d’écriture
– au matériel de l’écriture26.

La Disparition marque un tournant dans une production de textes


narratifs de plus en plus délibérement réglés par une poétique de la
contrainte. J. Roubaud estime aussi que l’entrée de Perec à l’Oulipo a
donné à son œuvre "une orientation décisive":
Nul plus que Perec sans doute ne s’est consacré de manière
aussi entière, appliquée, acharnée, passionnée, ivre et ironique à
la fois à l’idée d’une littérature complètement déterminée par la
contrainte, par le choix de ces règles arbitraires, de ces espèces
d’axiomes, qu’il s’imposait au moment de commencer à remplir
une feuille de papier posée devant lui. ’Être Oulipien, disait-il,
c’est être le rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se
propose de sortir’"27.

Ainsi, tout en approfondissant, on l’a vu, les relations entre réel et


écriture, Perec est simultanément un expérimentateur langagier, un
rhétoricien, voire un rhétoriqueur de l’ère postmoderne. Par cette voie,

23 Prononcé lors de l’émission télévisée d’Apostrophes en 1978 à l’occasion du


prix Médicis. Pour la citation complète, voir infra.
24 Entretien avec J.-J. BROCHIER (1978), EC1, p. 237.
25 "En dialogue avec l’époque" (1979), EC2, p. 56.
26 "Georges Perec: ‘J’utilise mon malaise pour inquiéter mes lecteurs’" (1969),
EC1, p. 110.
27 "La contrainte créatrice", Le Monde 12 mars 1982, p. 17.
Les quatre champs 35

il se rattache au contexte structuraliste et post-structuraliste des années


60-70 mais avec une distance humoristique: le concept de jeu reste
primordial28. Qu’il soit romanesque ou poétique, le discours se révèle
un champ d’expérimentations formelles se rapprochant en partie de
"l’exploration du langage par le langage" à Tel Quel29 et de la théorie
du Nouveau Roman qui place l’accent sur les fonctionnements de
l’écriture30. En même temps, si Perec met en avant la fabrique des
textes, il pressent au début des années soixante-dix que l’on
commence à donner "trop d’importance à l’écriture"31.
Rapprocher certaines pratiques oulipiennes d’autres courants
contemporains comme le Nouveau Roman peut sans doute surprendre.
On insiste en général trop sur les différences à l’appui d’écrits
collectifs de jeunesse autour d’un projet de revue La Ligne générale
auquel s’est associé le jeune Perec à la fin des années 50 et au début
des années 60. Mais Perec s’est vite opposé aux thèses du réalisme
socialiste qui s’y exprimait. "Il est piquant", dit Cl. Burgelin, de voir
Perec "reprocher au Nouveau Roman ses jeux formels alors qu’il
deviendra un virtuose du formalisme. Apparemment, le Perec oulipien
a peu à voir avec le Perec de La Ligne générale"32. Mais c’est sans
doute moins la notion globale de contrainte littéraire qui semble
pertinente que le fait que des contraintes, en particulier numérales
et/ou littérales33, s’appliquent à un genre qui traditionnellement est
considéré comme le genre par excellence qui en serait le plus
dépourvu, le genre le plus libre du point de vue formel, le genre où
tout est possible du moins de Sterne, Diderot jusqu’à Proust, Joyce,
28 "[…] l’Oulipien est quelqu’un qui ne prend pas la littérature au sérieux mais
qui la considère comme une activité ludique, comme un jeu", "The Doing of Fiction",
entretien avec Kaye MORTLEY (1981), EC2, p. 254.
29 Conférence "Pouvoirs et limites du romancier contemporain", EC1 (1967), p.
85.
30 Voir l’entretien de PEREC avec J.-J. BROCHIER (1978): "Leur première idée
avait été de créer un atelier de littérature expérimentale". Cependant, "‘expérimentale’
rappelait trop le Nouveau Roman ou Tel Quel. Ce qu’ils voulaient, en y réfléchissant
bien, c’était une littérature non pas expérimentale mais potentielle […]. Ils voulaient
étudier, dans les œuvres du passé, les systèmes, les artifices rhétoriques qui avaient
fonctionné. […] Et proposaient, pour des textes à venir, de nouvelles structures ou de
nouvelles contraintes", EC1, p. 236-7.
31 Entretien avec L. A. MORA, "Busco al mismo tiempo lo eterno y lo efímero",
ibid. (1974), p. 187.
32 Préface à L.G. Une aventure des années soixante (1992), p. 20
33 Principalement à l’œuvre dans les textes de fiction de J. RICARDOU comme
La Prise/Prose de Constantinople (1965) ou Les Lieux-dits (1969).
36 Perec ou le dialogue des genres

Woolf et Faulkner, le genre romanesque (Maupassant, Queneau)34.


Observer le renouvellement du genre romanesque sous l’angle des
contraintes permettrait alors d’apparenter ces deux courants parallèles
que sont l’Oulipo et, en particulier, le Nouveau Nouveau Roman que
l’on se plaît en général à souvent opposer.
L’Oulipo est une entreprise de recensement encyclopédique des
procédés littéraires aussi bien avérés depuis l’Antiquité, comme le
lipogramme, qu’élaboration de nouvelles formules qui "stimulent
l’imaginaire". François le Lionnais définit deux axes. L’un qui
correspond à l’analoupisme, tourné vers "les œuvres du passé pour y
rechercher des possibilités qui dépassent souvent ce que les auteurs
avaient soupçonné": c’est la tendance dite "analytique", de re-
découverte de formules existantes sondant leurs possibilités non
entièrement exploitées. L’autre qui relève du synthoulipisme et "ouvre
de nouvelles voies inconnues": c’est la tendance dite synthétique"35,
de découverte proprement dite et d’invention de nouvelles formes et
procédés 36. Les volumes de la bibliothèque oulipienne fourmillent de
formules, d’exemples pour tout apprenti de l’écriture37. Chacun peut
s’essayer à ce que R. Queneau appelait des "exercices de style".
L’Oulipo désacralise l’écriture, le mythe de la création littéraire issu
de l’idéologie romantique: "avec le Romantisme, on a falsifié la
littérature française: on a fait oublier qu’auparavant la littérature était
un travail d’écriture – d’expérimentation"38. Perec défend la figure de
l’écrivain artisan: "À l’Oulipo, auquel j’appartiens, nous essayons de

34 On connaît la célèbre image de R. QUENEAU au début de "Technique du


roman" (1950): "Alors que la poésie a été la terre bénie des rhétoriqueurs et des
faiseurs de règles, le roman, depuis qu’il existe, a échappé à toute loi. N’importe qui
peut pousser devant lui comme un troupeau d’oies un nombre indéterminé de
personnages apparemment réels à travers une lande longue d’un nombre indéterminé
de pages et de chapitres. Le résultat, quel qu’il soit, sera toujours un roman", Bâtons,
chiffres et lettres, p. 27. Quant à MAUPASSANT, on fait allusion à la préface de
Pierre et Jean ("Le roman").
35 "LA LIPO (Le premier manifeste)" (1963), in Oulipo la littérature potentielle
(1973), p. 21.
36 "En résumé l’analoupisme est voué à la découverte, le synthoulipisme à
l’invention", ibid., p. 22.
37 Oulipo la littérature potentielle (1973); L’Atlas de littérature potentielle
(1981). Pour une bibliographie de La Bibliothèque oulipienne (au nombre de 90
jusqu’en mai 1997), voir l’ouvrage de M. LAPPRAND, Poétique de l’Oulipo (1998),
p. 191-94.
38 Entretien avec L. A. MORA, "Busco al mismo tiempo lo eterno y lo efímero"
(Siempre 1974), EC1, p. 187.
Les quatre champs 37

réinventer des façons d’écrire, de suivre les règles du jeu et de


l’écriture"39.
La Disparition appartient à la première catégorie des ouvrages
oulipiens, celle des analoupismes dans la mesure où le roman s’inscrit
dans une "tradition du lipogramme", en l’occurrence la troisième "qui
bannit les voyelles" ainsi que Perec en retrace l’histoire40. Le titre du
chapitre dans le premier recueil Oulipo le précise: le lipogramme
correspond à "l’utilisation de structures déjà existantes". Toutefois, si
un ouvrage comme La Disparition n’ouvre pas "de nouvelles voies
inconnues de [nos] prédécesseurs"41, il développe précisément les
potentialités inhérentes à certains procédés en y découvrant les
"possibilités" qu’ils pouvaient receler et qui peuvent dépasser tant
dans l’application, la réalisation que dans le résultat ce qu’avaient
accompli les expériences antérieures dans l’usage de contraintes
semblables. Le lipogramme monovocalique en E que constitue Les
Revenentes (1972)42 illustre bien cette exploration des potentialités
qu’un procédé renferme puisque le seul antécédent répertorié par
Perec est un texte de 3 pages, Eve’s Legend (1836)43 d’un auteur
plutôt inconnu auquel l’on peut ajouter un paragraphe monovocalique
en O dans le conte parodique assez méconnu X-ing a paragrab d’un
auteur à l’inverse plutôt célèbre, E. A. Poe44. La nouvelle réalisation
perecquienne, si elle n’est donc pas inédite en son principe, fait plus
que reprendre ou réactiver un procédé: elle en dynamise les
potentialités. Cependant, lorsque les actualisations éprouvent certaines
difficultés d’application, les solutions font que les textes en viennent à

39 Ibid.
40 "Histoire du lipogramme", Oulipo la littérature potentielle (1973), p. 87.
41 "LA LIPO (Le premier manifeste)", ibid., p. 21.
42 Sur les rapports entre La Disparition et Les Revenentes, voir notamment le
chapitre 1, "Formal Constraint", dans The Poetics of Experiment (1984) de W.
MOTTE, p. 30-33 et le chapitre 7 "Les romans lipogrammatiques" dans le Georges
Perec (1988) de Cl. BURGELIN, p. 93-118.
43 "Histoire du lipogramme", p. 91.
44 Conte qui n’est pas sans résonance canulardesque: il met en scène un principe
de réécriture qui s’obtiendrait de façon mécanographique, voir notre "Lettres volées
(métareprésentation et lipogramme chez E. A. Poe et G. Perec)" (1991), p. 12-30. Le
principe d’une réécriture transformationnelle selon des procédures un peu trop
mécaniques y semble parodié par anticipation.
38 Perec ou le dialogue des genres

déroger aux contraintes de base en ne respectant pas toujours celles


qu’imposent la langue45 ou la représentation46.
Ce sont alors deux logiques qui s’affrontent. L’une potentielle pour
qui, du point de vue de l’expérimentateur prime davantage l’extension
et l’exploration du champ d’application d’une contrainte. En phase de
réalisation, celles-ci mettent à l’épreuve les capacités inventives de
l’écriture. La perspective est, dirons-nous, scripturocentrique. L’autre
effective pour qui importe, du point de vue alors du texte produit, la
tenue ou la facture du résultat final. En phase de réception, les tours
inusités voire inouis obtenus par l’écriture susciteront des effets tels
que leur lecture puisse sans doute aussi devenir une aventure. Cette
perspective est, dirons-nous, plutôt lecturocentrique. Mais si les sur-
contraintes au départ facultatives sont durcies au point de rendre
impraticable l’observation des contraintes primaires issues de la
langue, les infractions aux normes font que si elles s’accumulent,
certaine défectuosité de structure peut alors ternir l’éventuelle réussite
que par ailleurs telle tournure inédite a su obtenir47.
Le versant ludique de la poétique perecquienne est donc
inséparable d’une défense et illustration, sous des formes neuves ou
renouvelées, de l’écriture à contrainte, celle-ci pouvant toucher les
genres les plus divers. À propos du "Compendium" de La Vie mode
d’emploi48, Perec donne sa définition de la poésie: "[…] j’ai choisi
d’appeler ‘poésie’ des textes engendrés par des contraintes
difficiles"49. Pour comprendre ce versant de sa poétique, il faut se
défaire ainsi d’une fausse opposition: celle entre la soi-disant création
libre, spontanée, guidée par l’inspiration, le génie individuel, et celle
produite par des règles de composition précises comme celles qui
donnent lieu à des formes fixes. Certes, depuis toujours, de la poésie
au théâtre classique (sonnets, règle des trois unités), qu’il s’agisse
d’architecture, de peinture ou de musique, la création a suivi des
règles de composition. Perec fait partie de ces écrivains qui renouent
avec une poétique de la contrainte, ce qui est aujourd’hui un lieu

45 Les "règles du texte vont l’emporter sur celles de la langue, résume B.


MAGNÉ, autorisant de graphies de plus en plus fantaisistes […]", "Georges Perec
romancier" (2002), op. cit., p. 19.
46 Jean RICARDOU, "Logique de la contrainte", Formules (2004), p. 41-44.
47 Voir sur cette question notre chapitre VIII.
48 Dans lequel, rappelons-le, "chaque ‘vers’ comporte soixante signes typo-
graphiques, un espace entre deux mots comptant pour un signe".
49 Entretien avec J.-M. LE SIDANER, L’Arc (1979), p. 8.
Les quatre champs 39

commun mais qui était une vue théorique alors moins bien acceptée
quand ont paru ses premiers grands textes oulipiens50.
J. Roubaud le souligne, l’on ne peut certes ramener toutes les
recherches de l’Oulipo à la question des contraintes. Mais dans la
lignée du groupe le principe d’une littérature à contraintes s’impose
aujourd’hui grâce aux réflexions conduites notamment par la revue
Formules qui présente de nombreux travaux oulipiens et qui a
récemment consacré un numéro à Perec suivi d’un autre à Queneau 51.
À l’ère structuraliste pour laquelle l’expérience humaine traverse un
monde de signes et passe avant tout par le langage, l’imaginaire est
indissociable d’un travail ou d’un jeu au cœur même de la matière
verbale. Le champ "littéraire" s’offre comme terrain où toutes les
expérimentations sont possibles. Si Flaubert apparaît pour beaucoup
d’écrivains du Nouveau Roman et du post-Nouveau Roman comme
un modèle, c’est parce qu’en pleine esthétique réaliste et naturaliste,
l’auteur de Madame Bovary a élevé la prose au rang de la poésie en la
soumettant à des contraintes de forme et de style. Ainsi, outre les
reprises de scènes, d’images ou de fragments citationnels dans Les
Choses, Perec a calqué certaines de ses phrases sur certain moule
syntaxique emprunté à Flaubert: "j’ai construit mes phrases
exactement comme Flaubert construit les siennes, c’est-à-dire avec un
rythme ternaire"52. Avec ce premier roman publié intervient déjà la
contrainte – fût-elle locale – au cœur d’une esthétique rattachée au
réalisme critique53.

50 Dans son "Histoire du lipogramme" (1973), PEREC se fait l’avocat des


littératures à contraintes qui alors ne faisaient guère l’unanimité: "[…] l’histoire
littéraire semble délibérement ignorer l’écriture comme pratique, comme travail,
comme jeu. Les artifices systématiques, les maniérismes formels (ce qui, en dernière
analyse, constitue Rabelais, Sterne, Roussel…) sont relégués dans ces registres
d’asiles de fous littéraires que sont les ‘Curiosités’ […]. Les contraintes y sont traitées
comme des aberrations, des monstruosités pathologiques du langage et de l’écriture;
les œuvres qu’elles suscitent n’ont pas droit au statut d’œuvre", p. 79.
51 Formules/revue des littératures à contraintes no 5, "Georges Perec et le
renouveau des contraintes" (2002). Pour une présentation des recherches sur la
question, voir l’introduction de M. RIBIÈRE, "Vingt ans d’études perecquiennes", p.
10-20.
52 "Pouvoirs et limites du romancier contemporain" (1967), EC1, p. 83. Alison
JAMES note l’abondance de "triades synonymiques" dans La Disparition, "Pour un
modèle diagrammatique de la contrainte" (2005), p. 71.
53 Voir notamment "Pour une littérature réaliste" (Partisans 1962) dans L.G.
(1992), p. 47-66.
40 Perec ou le dialogue des genres

Cependant, avec la notion de "procédé" attachée au versant


oulipien de l’œuvre perecquienne, un malentendu persiste. D’un côté,
les recueils oulipiens présentent un intérêt didactique appréciable. Il
ne fait aucun doute que l’introduction puis le succès des ateliers
d’écriture en France sont liés à la découverte des travaux oulipiens.
L’écriture se démocratise. Elle se découvre à la portée de tous.
Débarrassée de son idéologie romantique, on reconnaît que l’écriture
créative est récréative. La posture est anti-romantique mais aussi, on
le souligne moins, anti-idéologique: contre une littérature du contenu,
ainsi du roman engagé ou de ses avatars existentialistes mus par une
idéologie de la transparence de l’écriture qui nie ou tait l’importance
de l’élaboration formelle. Perec refuse l’opposition entre "forme" et
"contenu" qu’il présente comme une "fausse contradiction":
Dans le roman engagé, il n’y a pas d’écriture, c’est quelque
chose qui est parfaitement tabou, on ne parle pas de bien écrire
ou de mal écrire, l’écriture est un … est quelque chose qui reste
spontané, qui reste secret, qui reste privilégié: l’écriture est le
privilège de l’écrivain, on ne demande à l’écrivain de comptes
que sur ce qu’il exprime, c’est-à-dire son idéologie, sur son
contenu 54.

D’un autre côté, vis-à-vis d’une véritable théorie de l’écriture, l’on


ne saurait trop souligner les limites des florilèges de la bibliothèque
oulipienne qui peuvent confiner à des recueils de recettes. Certaines
formules deviennent répétitives (le fameux procédé S + 7), les
opérations d’écriture peuvent s’avérer mécaniques. Si les effets de
représentation sont imprévus, échappant à tout "vouloir dire"
expressif, une fois accomplies les opérations donnent des résultats
souvent artificiels produisant des effets de sens parfois très
stochastiques. Ainsi, il n’est pas certain que la jubilation ressentie par
le fabricateur de textes soit équivalente chez son éventuel récepteur.
Dans la mesure où un procédé est partagé, il s’offre comme un
formidable outil d’apprentissage. Mais comme exercices ou travaux
préparatoires, ils intéressent sans doute plus le praticien que le lecteur.
Car si le critère est le plaisir du texte, pour apprécier tout dépend de
quel côté l’on se trouve. Au vu de certains résultats, l’intérêt semble
pratique beaucoup plus qu’esthétique. Fussent-ils d’un écrivain

54 "Pouvoirs et limites du romancier contemporain" (1967), EC1, p. 84.


Les quatre champs 41

notoire, certains opus peuvent laisser dubitatif. Ainsi du "Petit


abécédaire illustré" 55.
Cependant, l’enjeu ne se réduit pas à des exercices lettristes à
vertus didactiques ou préparatoires. Ainsi de La Disparition. Ce
roman lipogrammatique ne se résume pas aux contraintes opératoires,
ni aux prouesses verbales qu’elles occasionnent. Si cette réalisation
est remarquable, c’est que la contrainte du lipogramme s’applique à
un genre, le roman, réputé depuis le dix-huitème siècle comme étant
non contraint. Avec La Disparition, l’on retient avant tout la dis-
proportion entre la simplicité, le caractère minimal de la règle
d’écriture ("C’est la contrainte élémentaire, au niveau de la lettre"56) et
l’amplitude des effets représentatifs qu’elle produit. Du point de vue
tant de l’inventivité langagière que diégétique, la contrainte minimale
en son principe a des conséquences maximales sur le texte et les effets
produits.
Dans le cadre du roman, l’usage d’une telle contrainte paraît sans
doute hyperbolique. Mais cela ne saurait faire sous-estimer que
l’écriture sous contrainte(s), loin d’être un phénomène exceptionnel,
révèle une dimension méconnue et plus largement répandue d’un
mécanisme fondamental dont relève l’opérativité scripturale. Affirmer
que toute écriture est contrainte, cela est sans aucun doute devenu un
autre lieu commun 57. Ce qui l’est moins, c’est d’attester dans les
genres où l’on s’y attend le moins d’une invention diégétique sous
l’effet de contraintes choisies. Un texte est contraint dans la mesure où
il en vient à énoncer ce que hors la contrainte en vigueur aurait été
formulé autrement. C’est le côté transformationnel de la contrainte
qui importe. Mais un texte est aussi contraint lorsqu’il en vient à

55 Le paragraphe 3 du "Petit abécédaire illustré" donne: "Un jeune enfant, élévé à


la/manière anglaise, remarque,/non sans malice, que l’on traite/souvent son père de
grassouillet", Oulipo (1973), p. 240, est le produit de cette base générative "Dad est
dit dodu", "Clef du petit abécédaire illustré", ibid., p. 305 qui suit la formule
homoconsonnantique (ici le d) hétéro(holo)vocalique suivant l’ordre alphabétique (a-
e-i-o-u), ce qui pour la consonne suivante (f) donne la base "Faf et fifre au fût!", ibid.,
p. 239-44.
56 Entretien avec J.-J.. BROCHIER (1978), EC1 p. 237; voir aussi l’entretien
avec Ewa PAWLIKOWSKA (1981), EC2, p. 200.
57 "Le fascisme" de la langue, selon le mot de R. BARTHES, "comme
performance de tout langage" qui "n’est pas d’empêcher de dire" mais "d’obliger à
dire, Leçon, p. 432. Dans cette logique, J. RICARDOU propose de nommer sur-
contrainte la mise en œuvre des contraintes de type oulipien qui sont facultatives et de
second degré, "La contrainte corollaire" (1999-2000), p. 188.
42 Perec ou le dialogue des genres

énoncer ce qui hors la contrainte en vigueur n’aurait pu l’être. C’est


le côté inventif de la contrainte, son attrait et sa vertu affabulatrice58.
On peut discerner divers champs d’application de la contrainte. Il
y a bien sûr des contraintes littérales ou grammatiques. Mais il y aussi
des contraintes énonciatives: ainsi d’un récit s’imposant de narrer tout
un récit à la seconde personne (Un homme qui dort). Des contraintes
syntaxiques: ainsi d’un texte qui se modélise sur certain rythme
ternaire (Les Choses). Des contraintes représentatives: des éléments
diégétiques, des thèmes doivent figurer dans l’histoire (La Vie mode
d’emploi). Des contraintes autoreprésentatives: ainsi du texte
contraint qui s’impose d’évoquer la contrainte en vigueur selon le
célèbre principe de Roubaud. Bref, une contrainte existe dans la
mesure où elle convoque certain matériau. Ou bien si elle agit
effectivement sur cette matière. Une contrainte, si elle est censée
susciter telle formulation affecte nécessairement la représentation à
laquelle elle donne lieu. Si au contraire sa vertu est affabulatrice, ainsi
dans le roman, elle intervient sur la "trame d’une œuvre
d’imagination" (c’est un sens du mot affabulation). Ce qui pose, on le
sait, le problème de la portée de la contrainte. Si elle détermine la
trame, sa portée est macro-textuelle. Si elle n’impose que quelques
détails de l’histoire ou ne touche que de minimes segments de phrases,
sa portée est micro-textuelle. Ce qui conduit à envisager l’emprise de
la contrainte sous un troisième angle. Outre le champ et la portée,
c’est l’amplitude de la contrainte qu’il faut évaluer. Ainsi lorsque sa
portée touche le texte dans son envergure la plus large (contrainte
macrotextuelle), on peut se demander si elle concerne tout le texte:
elle sera dite alors holo-textuelle. Ou bien une partie: ce sera alors
une contrainte méro-textuelle. En effet, si par exemple la contrainte
énonciative de l’emploi de la seconde personne traverse d’un bout à
l’autre le texte (contrainte macro-textuelle) d’Un homme qui dort, tous
les éléments composant le récit ne s’y trouvent pas directement
soumis. La contrainte est dans ce cas dite macro(méro)textuelle.
Différemment, la contrainte lipogrammatique à l’œuvre dans La
Disparition s’impose non seulement d’un bout à l’autre du texte mais
elle régit toute la matière verbale. Aucun terme comportant la lettre E
n’étant autorisé, chacun doit passer au crible d’une vérification (quand
58 Rappelons qu’en rhétorique l’affabulation, c’est l’"organisation méthodique
d’un sujet en "fable", c’est-à-dire en intrigue d’une pièce de théâtre, en trame d’un
récit imaginaire", TLFI, entrée B.
Les quatre champs 43

la langue fournit un vocable déjà lipogrammatique comme le mot


"assouvir") ou d’une proscription énonciatives.
Bien que cela ait pu surprendre au départ, le genre
autobiographique n’exclut pas, on y reviendra, l’usage de
contraintes59. Entrent plutôt en concurrence deux sortes de contraintes.
Celles propres au genres et qui sont endogènes. Ainsi, on peut
difficilement qualifier d’autobiographique un texte qui ne
comporterait pas de données représentatives de nature référentielle
liées au passé réellement vécu du signataire. Un tel récit implique
l’expression de soi, la narration d’une histoire individuelle,
l’évocation d’un contexte familial, de l’époque, de lieux
géographiques bien déterminés 60. Du point de vue énonciatif, le genre
comporte des impératifs de véridicité et de sincérité. À ces contraintes
génériques peuvent s’en ajouter d’autres, alors facultatives, que l’on
dira exogènes. Ainsi, contraintes génériques et contraintes extra-
génériques peuvent entrer en conflit. Dans la mesure où le genre
s’impose de rapporter certains faits ou événements réellement vécus,
si cette matière référentielle se trouve soumise à une contrainte
extérieure, celle-ci devrait alors exercer une pression telle qu’elle
conduise à faire dire au texte autobiographique ce que hors la
contrainte exogène en vigueur aurait été formulé autrement. Dans le
cadre de récits référentiels, la contrainte extra-générique a
nécessairement une vertu transformationnelle. Or transformer la
matière autobiographique pour satisfaire à telle contrainte externe au
genre, cela revient à adapter un récit dont la vocation est d’être au
départ véridique et au plus près de la réalité vécue61. Ce qui n’est pas
sans installer un régime particulièrement contradictoire. C’est la
solution à cette issue qui fait tout l’intérêt d’un livre en partie aussi
personnel, aussi imprégné d’une certaine histoire collective que W ou
le souvenir d’enfance62.

59 Ph. LEJEUNE, "Une autobiographie sous contrainte" (1993), p. 18-21.


60 Voir à ce propos "La perpétuelle reconquête" (1960) sur Hiroshima mon
amour, in L.G. Une aventure des années soixante (1992), p. 141-64.
61 Dans "Further Dynamics of World-Play, Perec’s W ou le souvenir d’enfance"
(1998), Teresa BRIDGEMAN montre bien comment "l’autorité" du texte
autobiographique censé rapporter des événements vérifiables est battue en brèche
dans W, p. 182-3 et note 5, p. 234.
62 Voir sur le rapport entre La Disparition et la composition lipographique de W
notre "Blanc, coupe, énigme: ‘Auto(bio)graphies’" (1995), p. 4-6.
44 Perec ou le dialogue des genres

Si avec R. Queneau, I. Calvino, J. Roubaud et quelques autres


Perec est devenu aujourd’hui l’une des figures emblématiques de la
littérature à contrainte, on notera cette observation rétrospective sur
son travail à l’Oulipo qui, dit-il, lui "a servi à produire des livres aussi
différents entre eux qu’Alphabets, W ou le souvenir d’enfance, La
Boutique obscure (livre sur les rêves)"63. C’est dire combien l’écriture
sous contrainte est autant un formidable tremplin pour l’invention
qu’un moyen de conjurer le démon de la répétition puisqu’elle s’avère
donner lieu, en variant les formules, à des ouvrages de factures si
dissemblables.

3. La voie romanesque
Si les chemins sont distincts, ils n’en partent pas moins d’une
interrogation que Perec qualifie de "centrale": "d’abord sur le roman,
ensuite en se précisant davantage sur l’écriture et ma relation à
l’écriture"64. Entre jeu et séduction, la troisième grande interrogation
touche au romanesque.
Écrire un roman, ce n’est pas raconter quelque chose en
relation directe avec le monde réel. C’est établir un jeu entre
l’auteur et le lecteur. Ça relève de la séduction65.

C’est le champ de la fiction, de l’imagination, de l’invention par


excellence. La forme en est la prose, le mode implique la narrativité,
la matière l’aventure, le mystère, le suspense, les rebondissements. Le
contrat de lecture suppose le simulacre, la suspension volontaire de
notre incrédulité, le régime la lisibilité du texte, l’effet un plaisir qui
renoue avec les livres de jeunesse. Romancier et lecteur prennent le
commun parti du faire semblant. L’essentiel est de se plonger dans
une histoire captivante. Avec Perec, ce versant se nourrit du roman
d’aventure, celui de Jules Verne, Melville, Poe, du récit d’énigme, du
roman d’apprentissage, en gros, des lectures d’évasion venues de la
littérature classique autant que populaire. S’y rattache l’esthétique du

63 "Ce qui stimule ma racontouze…" (1981), EC2, p. 163.


64 Entretien avec P. FARDEAU (France nouvelle 1979), EC2, p. 56. Le roman
est aussi présenté comme un "domaine central" dans l’entretien avec B. MILLUY
(1981). Au lieu de recourir à "la notion de roman", Perec propose: "On devrait plutôt
dire la notion de fiction", EC2, p. 305.
65 G. PEREC, entretien, Le Monde, 29 septembre 1978.
Les quatre champs 45

feuilleton sortie des romans du XVIIIe siècle comme Melmoth, Les


Liaisons dangeureuses, Jacques le fataliste, Tristram Shandy66.
Des Choses à "53 jours" resté inachevé67, deux romans ouvrent et
clôturent l’œuvre perecquienne. Aussi, durant les sept dernières
années de sa vie, l’écriture de Perec investit davantage le domaine
romanesque68. La période 1975-78 correspond à la rédaction de La Vie
mode d’emploi. "53 jours" confirme le goût de Perec pour le genre
policier dont certains traits se retrouvent de façon fragmentaire dans
plusieurs de ses livres69. En tout cas, l’intérêt pour ce genre
"paralittéraire" rejoint une constante narrative qui atteste de
l’importance du code herméneutique dans ses fictions70.
La Vie mode d’emploi illustre parfaitement ce pôle romanesque.
Du côté de lecteur, le plaisir retrouvé de se plonger dans des histoires
savoureuses s’accommode d’une esthétique de la lisibilité71. Du côté
du scripteur, le plaisir d’inventer avec "le sentiment que l’on décolle
de la vie" un livre qui s’écrit dans "l’ivresse"72. Perec ajoute: "Je
retrouvais le même plaisir que celui que j’éprouve à la lecture de
Roussel". C’est donc d’une lisibilité particulière qu’il s’agit. Car les
effets de fiction, les caractères romanesques et les plaisirs afférents ne
sont pas vraiment du même ordre selon qu’on lise Impressions
d’Afrique, Tristram Shandy, L’Île mystérieuse ou Les Trois

66 "Écriture et mass-média" (Preuves 1967), EC1, p. 103.


67 Ce roman est publié en 1989 par ses amis écrivains, J. ROUBAUD et H.
MATHEWS. Le titre se réfère au nombre de jours nécessaires à STENDHAL pour
écrire Le Rouge et le noir.
68 La seule exception est le texte écrit pour le film documentaire Récits d’Ellis
Island (1980).
69 Comme c’est le seul roman véritablement policier que PEREC ait jamais écrit,
l’on ne peut que songer à un précédent célèbre, le cas de cet illustre écrivain dont le
dernier roman inachevé et posthume fut aussi son seul et unique roman policier,
Charles DICKENS avec The Mystery of Edwin Drood publié en feuilleton entre avril
et septembre 1870.
70 Sur ce concept, voir R. BARTHES, S/Z (1970), p. 24.
71 Le plus grand compliment qu’on pût lui faire, déclare PEREC, est que La Vie
mode d’emploi puisse procurer un plaisir de lecture comparable à celui que donnaient
"tous les livres qu’on lisait à plat ventre quand on était petit", "Une minutieuse
fascination (L’Éducation 1978), EC1, p. 231 (voir infra notre chapitre VIII). Pour
Perec, romanesque et lisibilité paraissent bien corrélés. À propos de La Vie mode
d’emploi, il affirme: "Je n’ai pas du tout le sentiment d’avoir écrit un livre difficile.
C’est du romanesque", entretien avec Gilles COSTAZ (Galerie des arts 1978),
"Georges Perec: ‘J’ai fait imploser le roman’", Ibid., p. 247.
72 Ibid.
46 Perec ou le dialogue des genres

mousquetaires. Sous une même définition du romanesque, l’on ne


saurait assimiler des ouvrages aussi divers. Sinon à prêter à l’adjectif
le sens extensif dérivé du nom roman, soit un sens générique et très
élastique73. Or si le romanesque de La Vie mode d’emploi ressortit à la
variété roussellienne, c’est que le plaisir qu’il suscite transcende un
système de contraintes, on le sait, fort complexe dont le fruit ne
saurait offrir la même sorte de lisibilité que celle procurée par un
classique roman d’aventure. En effet, Perec poursuit en ces termes:
Je retrouvais le même plaisir que celui que j’éprouve à la
lecture de Roussel: quelque chose qui n’a plus aucun rapport
avec la réalité, mais qui est entièrement ‘auto-porté’,
entièrement supporté par le langage. C’est-à-dire qu’en
bricolant avec des mots, on arrive à quelque chose qui tient
debout74.

Ce roman est au croisement de l’esthétique romanesque et de ce qui


simultanément semble s’y opposer, l’expérimentation ludico-formelle.
Comme pour La Disparition, mise en œuvre des contraintes et
romanesque loin de s’exclure vont de pair, les premières ouvrant
paradoxalement "un accès au romanesque"75. Écrire sans e "lève tout
un système de censure d’approche, de censure de récit". Comme chez
Roussel "ce qui en sort, c’est une narrativité, un goût pour la narration,
pour l’aventure"76. Sous le triple sceau de la narrativité, de
l’inventivité et de la lisibilité, le plaisir du romanesque est celui de
conter des histoires palpitantes mais, faut-il le souligner, loin de se
contredire, le savoureux des péripéties et des aventures naît à partir
d’un jeu sur l’écriture – écriture jubilatoire, écriture bricolage, écriture
libératoire.
Mentionnant à nouveau R. Roussel à côté cette fois de J. Verne et
de Rabelais, La Vie mode d’emploi est pour Perec "un roman qui va
assouvir" son "goût du romanesque"77. En fait, c’est presque une
73 Jean-Marie SCHAEFFER distingue entre un sens générique (novel) et un sens
thématique (romance). "Au sens générique, l’adjectif ‘romanesque’ peut être appliqué
à des récits fictifs qui, du point de vue de l’Ethos, sont en fait antiromanesques: par
exemple, dans le cas de la littérature française, la littérature romanesque (au sens
générique) des années soixante est en grande partie une littérature antiromanesque (au
sens de l’Ethos)", "Le romanesque" (2002), p. 3.
74 "Une minutieuse fascination (L’Éducation 1978), EC1, p. 231.
75 Entretien avec J.-J. BROCHIER (Le Magazine littéraire 1978), EC1, p. 243.
76 Ibid.
77 Entretien avec P. FARDEAU (France nouvelle 1979), EC2, p. 56. À une
question sur les écrivains "romanesques", PEREC mentionne DUMAS et Le
Les quatre champs 47

somme au carrefour des quatre champs principaux. On y retrouve le


double intérêt pour le langage et la quotidienneté: "un roman qui va
[…], en même temps, concentrer, décrire le langage, le monde, vider
une espèce de quotidienneté à travers ce langage, empiler des mots,
avoir cette vocation encyclopédique [...], cette sorte de boulimie
verbale…"78. Or, dans son acception sémantique, le romanesque
s’oppose au "prosaïsme pur" du quotidien, du banal qui relève de
l’antiromanesque. C’est donc bien qu’il y a un rapport au réel qui
n’est pas celui de l’esthétique réaliste-naturaliste79. Avec La Vie mode
d’emploi, on ne peut séparer l’être social et historique pris dans son
environnement quotidien de l’univers imaginaire fait de récits,
d’histoires, d’images, de symboles, de rêves et d’illusions. Par la voie
romanesque, l’approche du "réel" se débarrasse précisément du mythe
"réaliste" qui généralement l’accompagne, celui d’un discours qui
réprime la dimension mythologique qui le constitue. Il n’y a pas de
"réalisme" sans art du récit, sans mise en langage et mise en forme. Le
désir de fiction est une nécessité pour l’être humain. La frontière entre
réel et fiction apparaît moins étanche, la distinction moins positive et
moins catégorique. On n’aurait là aucun mal à rapprocher la
conception perecquienne de celle du "réalisme" balzacien, tel que
Barthes l’a démonté: celle d’un jeu entre fiction et réel où la relation
dite référentielle s’envisage d’abord comme une réserve culturelle,
autrement dit, inter-textuelle (S/Z). En attendant, pour les deux raisons
pointées ci-dessus, l’on peut douter qu’il s’agisse d’un roman
véritablement romanesque dans le sens sémantique et non générique

Capitaine Fracasse, puis signale que ses deux écrivains préférés sont RABELAIS et
J. VERNE ajoutant: "Tous deux ont le goût de l’accumulation", entretien avec G.
COSTAZ (Galerie des arts 1978), "Georges Perec: ‘J’ai fait imploser le roman’",
Ibid., p. 248.
78 Ibid. B. MAGNÉ précise que la réussite de La Vie mode d’emploi est de faire
"cohabiter" comme le peintre Valène "le quotidien le plus minuscule […] et les
aventures les plus improbables": "Un des traits spécifiques du romanesque
perecquien" pourrait bien résider dans l’effort de concilier les "deux dimensions
apparemment contradictoires" que sont, d’un côté le romanesque, de l’autre,
l’orientation sociologique. Avec celle-ci, en effet, "Perec se donne comme objet ‘non
plus l’exotique, mais l’endotique’ c’est-à-dire l’infra-ordinaire", préface à "Georges
Perec romancier" (2002), p. 26.
79 "Le ‘prosaïsme pur’ se distingue foncièrement des programmes réalistes et
naturalistes. Bien que beaucoup de textes réalistes ou naturalistes comportent des
dénonciations du romanesque, le programme qu’ils mettent en œuvre n’est pas de
nature antiromanesque. Le ‘réel’ du réaliste, tout autant que celui du naturaliste, n’est
pas la réalité ‘prosaïque’", J.-M. SCHAEFFER, "Le romanesque" (2002), p. 8.
48 Perec ou le dialogue des genres

du terme. D’une part, la dé-scription du monde dans sa quotidienneté,


indissociable d’une investigation strictement langagière (scription-
nelle), se rapproche de cette "réalité prosaïque" antiromanesque qui
n’est pas celle du roman réaliste. Et d’autre part, le soubassement
ludico-formel à la façon roussellienne qui alimente les divers épisodes
empreints de romanesque introduit une distanciation, une dissonance
entre la narration et les situations éventuellement romanesques.
Comme le dit J.-M. Schaeffer, la "représentation du romanesque"
n’implique pas nécessairement une "représentation romanesque"80.
Cette distinction mise à part, la prédominance du pôle romanesque
dans les dernières années de la production perecquienne est loin d’être
insignifiante. L’on ne saurait sans doute accorder trop d’importance à
une réduction par "phases" (sociologique, puis ludique, autobio-
graphique, enfin plus romanesque) que dresserait un parcours
strictement diachronique. De ce point de vue cependant, l’on peut
noter que si le registre autobiographique semble culminer en 1975
avec la parution de W ou le souvenir d’enfance, cette étape se situe
chronologiquement entre deux périodes lors desquelles ne dominent
pas les ouvrages à caractère personnel. D’un côté, l’année 1975
succède à une période plutôt oulipienne. Celle-ci va de l’écriture de La
Disparition après Quel petit vélo (1966) jusqu’aux Revenentes (1972).
D’un autre, elle précède la phase finale (1975-1982) qui s’étend du
début de la rédaction de La Vie mode d’emploi à celle du roman
policier "53 jours": ultime étape qui est indéniablement dominée par
la veine romanesque. Entre une période à dominante expérimentale et
ludique et un engagement quasi exclusif dans l’écriture de fiction se
situe donc la composition de W81. Enfin, soulignons-le, la
"conception" perecquienne du roman rejoint celle des écrivains-
philosophes pré-romantiques d’Iéna, le genre de tous les genres. Cette
conception est "polymorphe":

80 Ibid., p. 7. "[…] une narration ne peut être dite romanesque que lorsque l’acte
de représentation narrative des sentiments et des passions adhère aux passions et
sentiments représentés", p. 6.
81 Ce tournant plus ouvertement romanesque coïncide avec l’arrêt soudain d’une
cure psychanalytique commencée plusieurs années auparavant. Cette cure se termine
en même temps que la rédaction de W ou le souvenir d’enfance. Dans l’entretien avec
P. FARDEAU (France nouvelle 1979), après avoir évoqué La Boutique obscure,
PEREC signale: "le travail analytique s’est achevé dans W, je pense que c’est
suffisamment sensible", EC2, p. 67.
Les quatre champs 49

Pour moi, le roman, c’est aussi bien des textes


biographiques, des autobiographies, que des récits d’aventures,
du policier ou de la science-fiction 82.

4. La dimension autobiographique
Après le champ sociologique, Perec signale "une sorte de tendance
autobiographique"83. Non moins que les voies romanesques et ludico-
formelles, cette interrogation part de sa "relation à l’écriture":
C’est encore peu manifeste dans Les Choses, dans Un
homme qui dort, fondés sur des supports autobiographiques, des
éléments autobiographiques, et c’est tout à fait apparent dans W
où fiction et autobiographie s’entremêlent et s’éclairent l’une
l’autre84.

Dans cette tentative d’auto-portrait que constitue "Les gnocchis de


l’automne"85, Perec déclare:
À force d’écrire, je suis devenu écrivain […] J’écris pour
vivre et je vis pour écrire, et je n’ai pas été loin d’imaginer que
l’écriture et la vie pourraient entièrement se confondre […]86.

L’activité d’écrivain, précise-t-il, n’est pas "une activité parallèle ou


complémentaire"87. Et si l’écriture est un masque, une protection, une
"carapace"88, il faut admettre que "le moyen fait partie de la vérité
aussi bien que le résultat"89. Dans la recherche sur soi, l’écriture, ce
"moyen" entre en jeu autant sinon davantage que le "résultat",
autrement dit la représentation de soi qui en dérive. Dans cette quête,
l’écriture n’est plus un simple "instrument". L’on notera encore cette
réponse de 1981 à une question sur sa conception du roman comme
"exercice existentiel":

82Enquête de Françoise de COMBEROUSSE et Jean-Claude LAMY, "L’un de


ces six auteurs recevra le prix Goncourt" (France-soir 1978), EC1, p. 259.
83 Entretien avec P. FARDEAU (France nouvelle 1979), EC2, p. 56.
84 Ibid.
85 "Les gnocchis de l’automne ou réponse à quelques questions me concernant",
paru dans le premier numéro de Cause commune (1972), comportait le surtitre
rédactionnel d’"Autoportrait", Je suis né (1990).
86 Ibid., p. 71.
87 "Et d’ailleurs, que pourrais-je faire d’autre qu’écrire?", "Questions/Réponses
Action poétique (1980), EC2, p. 121.
88 "Les Lieux d’une ruse", Penser/classer (1985), p. 71.
89 Phrase qu’il dit traîner derrière lui comme "Larvatus prodeo" ou "J’écris pour
me parcourir", Je suis né (1990), p. 70.
50 Perec ou le dialogue des genres

Je n’ai pas de conception précise du roman. J’ai écrit


plusieurs choses qui ne s’appellent pas des romans. W ou le
souvenir d’enfance n’est pas vraiment un roman. Les Choses,
c’est un récit; La Disparition, c’est un roman… La Vie mode
d’emploi… c’est un roman au pluriel. Et j’ai une idée peut-être
très vague de l’écriture qui pour l’instant se confond avec mon
existence. C’est mon activité principale, à la fois sur le plan
social où l’on communique et sur le plan mental.
J’écris des romans, j’écris tous les jours. C’est mon
monde90.

C’est sous la forme de l’imbrication réciproque que les divers champs


communiquent entre eux. Pour W en particulier, c’est à la façon d’un
entremêlement entre fiction et autobiographie.
En dehors de W, on rattache généralement au genre autobio-
graphique La Boutique obscure (1973), récit de 124 rêves, la série de
Je me souviens (1978), des textes brefs comme "Les lieux d’une
fugue"91 (écrit au passé simple et à la troisième personne) et "Les
lieux d’une ruse"92 qui est le récit d’une cure psychanalytique. Or il
faut bien reconnaître, qu’en dépit d’une commune appellation
générique, ces divers textes comportent entre eux des différences
formelles flagrantes. En même temps, si le lien autobiographique
n’occupe pas toujours le premier plan, il peut concerner quelques
éléments ponctuels. Ils s’intègrent et parfois se dissimulent dans des
textes plus ouvertement ludiques ou romanesques: "[…] des éléments
autobiographiques qui sont cachés mais affleurent quand même tout le
temps pour moi"93. Ainsi d’Un homme qui dort (1967), ouvrage
chronologiquement intermédiaire entre les Choses et W94. Cependant,
ce "chemin" autobiographique, l’un des quatre "qui tendent à se
rassembler" dans La Vie mode d’emploi, "somme", autrement dit

90 Entretien avec Ewa PAWLIKOWSKA (1981), EC2, p. 203.


91 Daté de mai 1965 et paru dans Présence et regards (1975), Je suis né, p.15-31.
92 Paru dans Cause commune (1977), Penser/classer, p. 59-72.
93 Ibid., p. 57 (je souligne). Ainsi le Cahier des charges de La Vie mode d’emploi
(1993) programme, comme l’une de ses quatre contraintes supplémentaires, une
"allusion à un événement quotidien survenu pendant la rédaction du chapitre", voir la
préface, p. 26.
94 Ne serait-ce que par les passages sur la "cicatrice", p. 50, 70, 93, 134. On
pourra consulter le "dossier" d’accompagnement de l’édition Folio/plus (1998) réalisé
par Stéphane BIGOT, en particulier la section "un texte autobiographique?", p. 174-
91.
Les quatre champs 51

romans ainsi qu’il s’affiche, forme par définition ouverte à tous les
croisements génériques, s’il affleure dans des textes beaucoup moins
personnels, reste à usage strictement auctorial. "Cachés", ces éléments
peuvent n’être guère détectables sauf par la voie du paratexte et, donc,
de manière indirecte95: en s’évadant du texte proprement dit pour
baguenauder dans un autre à teneur strictement biographique et que,
s’il n’existait pas, l’on reconstituerait en glanant ici ou là diverses
informations personnelles. Si maints biographèmes émaillent l’œuvre
entière de Perec, à l’entendre, ils semblent moins s’adresser au lecteur
qu’à celui-là même qui les parsème dans les mailles du texte, à savoir
leur auteur ("pour moi"). Bref, le cryptage autant que le décryptage de
ces ponctuels autobiographèmes s’avèrent au départ à vocation
strictement autocentrique96.
À côté des écrits déclarés tels, l’on admet souvent qu’un certain fil
autobiographique traverse de part en part l’œuvre entière. À la
question "Tout est donc autobiographique?", Perec répond par
l’affirmative: "Oui, toutes mes œuvres sont autobiographiques"97.
Cette orientation trouve sa justification dans le cadre autotextuel dont
les tenants et les aboutissants font que l’on en revient toujours à ce qui
fonde le corpus, autrement dit, l’Auteur et, donc, par métonymie, au
biographique. Peu importent les différences de genre, de forme, de
registre. Peu importe le pacte de lecture impliqué ou affiché par les
textes. L’empire autobiographique va jusqu’à inclure tous les écrits de
l’auteur, qu’ils soient aboutis ou bien inachevés, anthumes ou
posthumes, à visée littéraire ou pas. Que la somme des livres d’un
auteur puisse "fonctionner aussi comme autobiographie", c’est
envisager ni plus ni moins l’ensemble de ses ouvrages,
autobiographiques ou bien de tout autre acabit, comme l’expression
ou la représentation – directe pour les premiers, "oblique" pour les
seconds – de soi. L’on peut sans doute recourir à la notion d’espace

95 Sur cette question très débattue de la "dissimulation des contraintes" qui touche
à la dissociation entre écriture et lecture, l’on renvoie à l’article pionnier de Benoît
PEETERS, "Échafaudages" (1985), p. 186. S’agissant, en l’occurrence, de l’assimi-
lation/dissimulation d’autobiographèmes dans la fiction, les trois options auxquelles la
réception peut se résoudre peuvent se résumer ainsi: 1. la lecture innocente; 2. la
lecture paratextuelle; 3. la lecture génétique.
96 Autocentrique: non seulement dans le sens où un message est centré sur le moi
de l’auteur (ainsi de la poésie romantique dont on dit que le moi est sujet et objet du
poème) mais dans celui où émetteur et destinataire coïncident.
97 Entretien avec Jorge Aguilar MORA (1974), EC1, p. 186.
52 Perec ou le dialogue des genres

autobiographique98. Mais tout compte fait cela revient à enfermer


l’interprétation dans la clôture d’une œuvre de laquelle ne peut que
renaître, comme un phœnix des cendres que la textualité propage,
l’altière figure de son Auteur. Quoi qu’on en dise, l’orientation
autobiographique a été et demeure toujours largement privilégiée par
la critique. Ce privilège s’explique aussi par le contexte post-
structuraliste de réception de l’œuvre (le fameux "retour à l’auteur")99.
Dès la fin des années soixante-dix, l’environnement culturel voit
coïncider un renouveau de la littérature personnelle avec un reflux des
recherches théoriques au bénéfice d’approches recentrées sur les
œuvres particulières. De la théorie du texte, on est repassé à la critique
des auteurs.
On peut observer globalement dans la critique ce que l’on
appellera une réduction monogénérique de l’œuvre perecquienne.
Celle-ci ressortit en l’occurence de la variété bio-centrique. Qu’il
s’agisse d’envisager Un homme qui dort 100, les travaux oulipiens (le
dossier P.A.L.F), les poésies hétérogrammatiques (La Clôture,
Alphabets), les variations homophoniques (la série des Vœux) ou bien
les textes, parfois de simples projets, qui s’inscrivent dans un "espace"
autobiographique (L’Arbre, Lieux, Je me souviens, Récits d’Ellis

98 Dans le cadre présupposé d’un "espace autobiographique", Ph. LEJEUNE parle


de "fictions projectives" dont la critique a pris l’habitude de dire, depuis Gide et
Thibaudet, qu’elles expriment une vérité plus profonde que l’autobiographie", La
Mémoire et l’oblique (1991), p. 85.
99 "Dans les années 1980-97, l’édition connaît une double vogue
d’autobiographies et de biographies", J. LECARME et É. LECARME-TABONE,
L’autobiographie (1999), p. 8.
100 Notons deux exemples: "Si, par cette atteinte portée à la lisibilité immédiate,
Un homme qui dort dessine des figures autour d’une faille, ce vide constitue le point
de départ d’une hypothèse de lecture ou l’amorce d’un chemin ménagé dans l’œuvre.
La contradiction (découvrir et dissimuler) dans laquelle est pris le dispositif
énonciatif, mobilise le lecteur qui est alternativement encouragé et frustré dans sa
passion du sens. L’imperméabilité du texte le met sur la piste de l’autotextualité et
ensuite sur celle de l’autobiographie. Cette piste le guide vers la découverte d’un autre
vide, cettte fois-ci d’ordre existentiel", M. van MONTFRANS, Georges Perec, La
contrainte du réel (1999), p. 121. "Les particularités du système énonciatif d’Un
homme qui dort nous incitent à considérer le roman comme un texte
autobiographique", Jean-Denis BERTHARION, Poétique de Georges Perec (1998),
p. 29. À décharge de ce dernier livre passionnant à maints autres égards (voir notre
compte rendu dans la French Review, oct. 2002, p. 138-9), l’orientation ne fait que
suivre la doxa qui règle depuis le numéro de L’Arc la critique perecologue.
Les quatre champs 53

Island) et bien sûr W101, tout semble reconduire au sempiternel


leitmotiv d’obédience ou bien identitaire (la fracture de l’enfance) ou
bien communautaire (la judéité). On ne compte plus les études, les
analyses qui, au bout du compte et au bout des textes, ramènent
inlassablement à la disparition des parents (la guerre, la déportation,
Auschwitz), la judéité perdue puis retrouvée. Au Perec autobiographe,
ethnographe, lipographe, ludique, sémioticien, oulipien, hyperréaliste,
structuraliste, lettriste, cruciverbiste ou parodiste, à la pluralité multi-
forme d’une aventure, on oppose, monologique, le laminoir bio-
centrique. Comme si derrière la bigarrure d’un ensemble constitué
("l’écrivain et son œuvre"), au-delà de la dissemblance des voies
d’écriture, transcendant la variété des "champs cultivés", ne pouvaient
que se dissimuler, au final se déceler, une unité sous-jacente, un même
cheminement, un certain fil, un même tracé forcément continu,
elliptique et d’autant plus révélateur. "Masquée" derrière cette œuvre
foncièrement hétérographe, on ne retrouve plus que cette "identité"
que compose la stable figure d’un écrivain entre-temps canonisé,
ramené invariablement et fatidiquement à sa version empirique, la
bien rassurante, familière version que l’on désire brosser de sa
personne.
Face à cet espace résolument ouvert, pluriel et disparate que borne
l’horizon (auto)biographique se présentent des textes qui relèvent
spécifiquement du genre. Ainsi de Je me souviens. Cependant, à
suivre Perec, telle initiale identification générique peut aussi perdre de
son évidence:
C’est très différent de l’autobiographie, de l’exploration de
ses propres souvenirs, marquants, occultés. C’est un travail qui
part d’une mémoire commune, d’une mémoire collective 102.

En effet, si en principe l’autobiographie est un "récit" qui traite de "la


vie individuelle" de son auteur, rien ne s’opposerait plus au genre
qu’un texte ostensiblement énumératif, un texte qui met l’accent
moins sur ses propres souvenirs que sur une mémoire commune et

101 "Georges Perec adopte des stratégies autobiographiques encryptées pour


suggérer, tout en restant ‘caché’, l’indicible qui a ‘fracturé’ son enfance", Poétique de
Georges Perec, p. 277.
102 Entretien avec Franck VENAILLE (1979), EC2, p. 48.
54 Perec ou le dialogue des genres

collective103. Rien d’autobiocentrique en la matière, ni rien de narratif


en la manière104.
Des problèmes d’appartenance générique se posent non moins
pour l’œuvre considérée comme la plus indéniablement autobio-
graphique, W ou le souvenir d’enfance. Pas seulement à cause de la
partie fictionnelle déjà plurielle par elle-même qui se mêle au récit
d’enfance. Interrogé sur sa conception du roman, l’on a déjà lu que
Perec commençait par citer W avant Les Choses ou La Disparition.
Sans doute l’exclut-il ensuite sur le mode négatif: "Je n’ai pas de
conception précise du roman. J’ai écrit plusieurs choses qui ne
s’appellent pas des romans. W ou le souvenir d’enfance n’est pas
vraiment un roman"105. Mais c’est l’exclure du champ romanesque
après avoir envisagé de l’y inscrire. Or, même si l’on considère
comme un lapsus le rapprochement de W avec d’autres ouvrages
romanesques, la rectification a tout l’air d’une dénégation. Et si W
relevait finalement du genre du roman suivant une conception qui se
voudrait suffisamment ouverte pour être d’autant plus extensive? Car
si l’on se réfère souvent à la fameuse Lettre à Maurice Nadeau (1969),
dans la mesure où Perec y esquisse ce "projet" qui formerait "un vaste
ensemble autobiographique"106 comprenant Lieux, L’Arbre (l’histoire
de sa famille), Lieux où j’ai dormi et W, l’on en cite rarement deux
passages. L’un qui présente W; l’autre conclusif sur l’ensemble du
projet. Le premier extrait le range dans la catégorie du roman
d’aventures:
Le troisième livre est un roman d’aventures. Il est né d’un
souvenir d’enfance; ou, plus précisément, d’un phantasme que
j’ai abondamment développé, vers douze-treize ans, au cours de
ma première psychothérapie. Je l’avais complètement oublié; il
m’est revenu, un soir, à Venise, en septembre 1967, où j’étais
passablement saoul; mais l’idée d’en tirer un roman ne m’est
venue que beaucoup plus tard. Le livre s’appelle:

103 Il s’agit d’y appliquer une "remémoration systématique à toute ma génération:


écrire un fragment d’autobiographie qui pourrait être celle de tous les Parisiens de
mon âge", Entretien avec J.-M. LE SIDANER, L’Arc (1979), p. 5.
104 De l’autobographie, une définition bien connue, quoique parfois mise en
cause, est celle de Ph. LEJEUNE: "Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle
fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en
particulier sur l’histoire de sa personnalité", Le Pacte autobiographique (1975), p.
14.
105 Entretien avec E. PAWLIKOWSKA (1981), EC2, p. 203.
106 In Je suis né (1990), p. 58.
Les quatre champs 55

W est une île, quelque part dans la Terre de Feu. Il y vit une
race d’athlètes vêtus de survêtement blancs porteurs d’un grand
W noir. C’est à peu près tout ce dont je me souvienne. Mais je
sais que j’ai beaucoup raconté W (par la parole ou le dessin) et
que je peux, aujourd’hui, racontant W, raconter mon enfance 107.

C’est par le roman W que peut commencer la narration sur l’enfance.


Le deuxième extrait se trouve à la fin de la Lettre. C’est ce passage en
particulier qui fait l’objet d’un étrange oubli:
Je n’ai pas de titre général pour cet ensemble
autobiographique. Vous remarquerez, d’ailleurs, que chaque
projet particulier n’entretient avec ce qu’on nomme ordinai-
rement autobiographie que des rapports lointains: W est
vraiment un roman; L’Arbre une saga, un roman-arbre (comme
on dit un roman-fleuve)108.

W un roman?
Au même titre que les trois autres (sociologique, ludico-formel,
romanesque), le champ autobiographique ne saurait être privilégié.
Avec leur dominante respective, plusieurs textes participent des quatre
orientations. Chacun est un carrefour où se négocie cet écartèlement,
dirons-nous, tétralogique. Ce qui potentiellement anime chacun, c’est
une flagrante hétérologie générique. Un texte à dominante
autobiographique n’en est pas moins traversé par d’autres types,
d’autres régimes de discours, d’autres traces d’interrogations
distinctes et simultanées qui interviennent de façon radicale au cœur
même du genre en vigueur109. En faire abstraction, ce serait imposer
un mode de lecture mono-générique. Un livre comme W ou le
souvenir d’enfance, de combien de genres ou de codes différents est-il
composé: roman d’aventure, policier, récit de voyage, récit d’enfance,
documentaire, allégorie, science-fiction, fable politique, contre-
utopie?

107 Ibid., p. 61-2 (je souligne).


108 Ibid., p. 65-6 (je souligne).
109 Un des meilleurs exemples d’autobiographie canonique qui soit en même
temps particulièrement hétérogénérique est sans doute Les Mémoires d’outre-tombe, à
la croisée de deux genres: autobiographie et mémoires, à la fois personnel et non
moins témoignage et fresque historiques, les deux voies n’étant pas dépourvues
d’épisodes ou de détails inventés et donc purement fictifs.
III. UNE NOUVELLE AUTOBIOGRAPHIE

Tout texte participe d’un ou de plusieurs genres, il n’y


a pas de texte sans genre, il y a toujours du genre et des
genres mais cette participation n’est jamais une
appartenance. Et cela non pas à cause d’un débordement
de richesse ou de productivité libre, anarchique et
inclassable, mais à cause du trait de participation lui-
même, de l’effet de code et de la marque générique. En
se marquant de genre, un texte s’en démarque.
J. DERRIDA, "La loi du genre"1.

Renouveau autobiographique
W ou le souvenir d’enfance participe d’un renouveau du genre
autobiographique. C’est "un des rares livres, observe Ph. Lejeune, qui
m’aient donné l’impression d’innover dans le cadre d’un genre voué à
la répétition inlassable des mêmes procédés, le récit d’enfance"2. Au
milieu des années 1970, W marque une reprise, anticipe ce "retour au
sujet" tout comme le roland BARTHES "par roland barthes", deux
textes qui paraissent la même année que Le Pacte autobiographique.
De ce point de vue, l’année 1975 marque bien un tournant. S’inaugure
une nouvelle phase dite "post-structuraliste" qui correspond à
l’émergence de l’autofiction avec Fils (1977) de Serge Doubrovsky
qui forge ce terme3. On ne compte plus les ouvrages aujourd’hui se
proclamant autofictifs, le néologisme ayant fait florès depuis son
apparition4. Suite à une période effervescente d’expérimentations
romanesques et d’interrogations théoriques autour du Nouveau Roman

1 Parages (1986), p. 264.


2 "Une autobiographie nouvelle", La Mémoire et l’oblique (1991), p. 71.
3 À la fin de "Le pacte autobiographique (bis)" (1983), Ph. LEJEUNE amorce un
parallèle entre l’entreprise de S. DOUBROVSKY et celle de J. RICARDOU.
L’inventeur du mot "autofiction" "à la manière de Ricardou, a depuis 1977, largement
commenté son propre roman et réfléchi à son statut théorique", p. 431. S’il est
paradoxal d’associer l’inventeur du néologisme "autofiction" au romancier-théoricien
du Nouveau Roman, le rapprochement n’est pas entièrement fortuit. Pour LEJEUNE
il s’agit en effet d’étendre la notion d’"espace autobiographique".
4 Vincent COLONNA, Autofiction (2004), p. 11. Pour un inventaire des auto-
fictions contemporaines, voir la note 1, p. 195.
58 Perec ou le dialogue des genres

et de la revue Tel Quel succède ainsi une vague autobiographique5. Du


côté de Tel Quel, la sortie de Femmes de Philippe Sollers (1983) a
surpris à l’époque comme le fait que plusieurs Nouveaux Romanciers
renouent avec un genre qu’ils n’avaient guère pratiqué jusque là. Ainsi
au début des années 1980, Les Géorgiques de Claude Simon (1981),
Enfance de Nathalie Sarraute (1983), Le Miroir qui revient d’Alain
Robbe-Grillet (1984), L’Amant de Marguerite Duras (prix Goncourt
1984) s’inscrivent dans ce renouveau autobiographique. Une phrase
au début du Miroir qui revient résume ce retournement complet des
options littéraires: "Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi.
Comme c’était de l’intérieur, on ne s’en est guère aperçu"6. La phrase
est reprise à l’envi dans les magazines, les entretiens, les comptes
rendus7. Alors que ce qu’il faut peut-être interroger, c’est la fiabilité
de l’instance narratrice8.
À une ère surtout initiée par R. Barthes, tout confirme le retour
massif de ce qui avait été réprimé: contre le scripteur 9, l’auteur. L’on
redécouvre son inscription dans l’Histoire, son histoire personnelle et
familiale, paradigme qui en fait était loin d’avoir disparu du paysage
des Lettres que ce soit avec Les Mots (1964) de Sartre ou l’œuvre de
Leiris. En fait, cette littérature du moi n’a jamais vraiment quitté la
liste des meilleures ventes en librairies que ce soit en 1960 ou en
5 L’on a pu caractériser d’"anti-autobiographique" l’époque du Nouveau Roman
et de Tel Quel, J. LECARME et E. LECARME-TABONE, L’autobiographie (1999),
p. 9.
6 Le Miroir qui revient, p. 10. Premier volet d’une trilogie avec Angélique ou
l’enchantement (1987) et Les Derniers jours de Corinthe (1994), l’ensemble se
présente sous l’appellation générique de "Romanesques" à partir du deuxième
volume. Sur l’ambivalence de cette phrase souvent citée et le piège qu’elle met en
place, je renvoie à notre article "Robbe-Grillet et Ricardou" (1994), p. 319.
7 Sur le retour à l’auteur, ROBBE-GRILLET explique en 1981 le revirement,
notant par rapport à la théorie du Nouveau Roman incarnée alors par RICARDOU:
"quand l’idée [que l’auteur n’existait pas] a fini par être reçue, quand c’est devenu une
espèce de discours dominant, j’ai eu, si vous voulez, une réaction qu’on peut appeler
barthésienne –‘Du moment que ça a pris, il faudrait maintenant voir l’autre face’",
entretien avec François BARAT (Libération, 20-21 juin 1981), repr. Le Voyageur
(2001), p. 422.
8 Comme pour La Reprise (2001), la voix narratoriale renvoie peut-être davantage
à l’ensemble de l’œuvre de fiction antérieure, littéraire ou cinématographique, qu’à
une personne réelle. Derrière ce je, la référence dont il s’agit est peut-être moins
l’auteur que l’ensemble de l’œuvre autographe – l’inter(auto)texte. Sur le problème de
la fiabilité narratoriale, je renvoie à l’étude "L’ambiguïté générique de Proust" (2001)
de Dorrit COHN.
9 Le terme est présent dans Le Degré zéro de l’écriture (1953), p. 23.
La nouvelle autobiographie 59

2006. Mais ce soi-disant retour à l’auteur s’est accompagné d’une


réévaluation critique du mouvement néo-romanesque. Sa dimension
autobiographique toujours présente aurait été jusqu’ici occultée.
Certains romans aujourd’hui classiques comme La Jalousie ou La
Route des Flandres sont relus à la lumière du filtre auto/biographique.
La révision critique a été particulièrement virulente et massive pour
soudain rejeter la théorie du Nouveau Roman des années 1965-75.
L’auto(para)texte assène des formules à l’emporte-pièce. Avec Robbe-
Grillet: "Les romans que j’écrivais dans les années 50 étaient aussi des
portraits de moi. Je suis très largement le personnage central de ces
romans […]. Je pense donc que mes livres ont toujours été autobio-
graphiques"10. De nombreux passages du Miroir qui revient insistent
sur ces fameux "biographèmes" inscrits en filigrane dans Les
Gommes11, La Jalousie, Le Labyrinthe12 ou Projet pour une révolution
à New York13. Le néologisme biographème devient à la mode mais
souvent privé de cette "dialectique retorse", pour tout dire
"bathmologique", que décrit Barthes quand il introduit le terme:
Car s’il faut que par une dialectique retorse il y ait dans le
Texte, destructeur de tout sujet, un sujet à aimer, ce sujet est
dispersé, un peu comme les cendres que l’on jette au vent après
la mort […]: si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que
ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et
désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques
inflexions, disons: des ‘biographèmes’ " […]14.

Des biographèmes barthésiens, l’on passe à vrai dire avec Les


Romanesques à des autobiographèmes. S’ensuit une "autobiogra-
phisation" rétroactive du Nouveau Roman typique de l’éternel
mouvement de flux et de reflux qui définit l’histoire littéraire.

10 ROBBE-GRILLET, "Alain Robbe-Grillet autobiographe", propos recueillis par


Jean MONTALBETTI, Le Magazine littéraire (janv. 1984), p. 88.
11 Non sans humour délibérément auto-parodique, ce qui semble avoir échappé au
laminage autobiocentrique qui envahit les médias à l’époque, y compris les revues
dites d’avant-garde comme Art Press, témoin: "Quant à l’interrogation angoissée de
tante Louise, je suis tout à fait certain qu’elle a servi de formant pour la phrase ‘Tire
pas, Maurice!’ qui figure dans Les Gommes, lors d’une version crapuleuse imaginée
par un inspecteur de police pour l’assassinat de Daniel Dupont", Le Miroir qui
revient, p. 108.
12 Ibid., p. 35.
13 Ibid., p. 33.
14 Sade, Fourier, Loyola (1971), p. 14.
60 Perec ou le dialogue des genres

Cette période du début des années quatre-vingt a donné lieu à ce


que l’on peut désormais appeler le Nouveau Roman autobiographique.
Ce courant s’inscrit bien dans la mouvance plus large de la Nouvelle
Autobiographie15. Celle-ci déborde largement de la mouvance néo-
romanesque qui va de Simon à Sarraute puisqu’elle s’impose dès le
milieu des années soixante-dix avec Barthes et Perec pour s’étendre
jusqu’aux derniers avatars de l’autofiction contemporaine, de
Christine Angot à François Weyergans. Cela dit, est-ce qu’entre 1975-
85 l’on retourne à une littérature plus traditionnelle, expressive,
subjectiviste, narcissique ou simplement personnelle? L’auteur est-il
revenu selon une conception naïve, en quelque sorte pré-théorique?
Ou bien ce retour du refoulé, l’auteur, selon un tour d’écrou en plus et
donc à un degré supérieur, succède à un véritable parcours de
réflexion et d’approfondissement de la question du sujet dans le
sillage de Barthes?
Les positions de Robbe-Grillet sur l’autobiographie vont de plus en
plus se définir contre les conceptions de Ph. Lejeune et du "pacte
autobiographique". Robbe-Grillet vise deux éléments. D’abord,
"l’exigence de signification" alors que l’autobiographie est une quête
qui ne peut avoir comme préalable d’avoir compris "le sens de son
existence"16. Ensuite, "l’effort d’authenticité". C’est l’autobiographie
comme "projet globalisant" que refuse l’auteur des Romanesques 17.
Réserves et critiques qui se formulent autant dans l’épitexte que dans
le texte même du Miroir qui revient dans lequel le narrateur déclare:
C’est un autre problème qui se pose, du fait que je parle de
moi; ou même: uniquement de moi, comme toujours […]. À qui
veut l’entendre, j’affirme récuser l’entreprise autobiographique,
où l’on prétend rassembler toute une existence vécue (qui, dans
l’instant, faisait eau de toute part) en un volume clos, sans
manques et sans bavures […]18.

Plus récemment Robbe-Grillet en vient à qualifier ses Romanesques


de "pseudo-autobiographiques". Ainsi Le Miroir qui revient
"comportait un assez grand nombre de scènes vraiment

15 Appellation aujourd’hui attestée, par exemple dans le commentaire de Fanny


GAYON: "Enfance: Pour une Nouvelle Autobiographie?", Enfance (2004), p. 271.
16 "Du Nouveau Roman à la Nouvelle Autobiographie" (1994), Le Voyageur, p.
266.
17 Entretien avec Jacques HENRIC (Art Press, fév. 1988), ibid., p. 488.
18 Op. cit., p. 58.
La nouvelle autobiographie 61

autobiographiques" qui obtiennent un succès – relatif – "à partir de


quelque chose qui n’était pas de la littérature"19.
Contemporain du roland BARTHES et précédant la vague du
Nouveau Roman autobiographique, W ou le souvenir d’enfance
inaugure à sa manière ce courant de la Nouvelle Autobiographie.
L’écriture autobiographique y est tiraillée entre de multiples
orientations. La pratique multigénérique et polyintertextuelle n’y est
pas moins active que dans les autres livres. On pourrait même avancer
que cette pluralité s’accentue dans W. Si le sujet Perec se met en
scène, la quête de soi autant que l’enquête sur son passé vont de pair
avec l’invention romanesque. L’enjeu autobiographique ne s’oppose
pas à une poétique de la contrainte. Il n’écarte pas non plus ce que la
dynamique de l’écriture doit aux jeux strictement langagiers. Le parti
pris du moi n’y est pas étranger au parti pris des mots. Issu d’un
contexte d’expérimentations formelles tout autant que de réflexions
théoriques, on ne peut s’attendre à ce qu’un tel livre soit représentatif
d’une forme de récit simplement centrée sur le sujet autobiographique
comme on pouvait simplement le concevoir avant l’ère structuraliste.
Même si la composition narrative est bien différente et s’y déploie à
une autre échelle, W annonce La Vie mode d’emploi en ce que le récit
y est délibérément pluridiégétique. Simultanément, le texte ne se
satisfait pas d’entremêler des histoires distinctes: celles-ci sont narrées
par diverses instances. Dans le sens bahktinien, W est aussi un texte
polyphonique. Il est donc anti-monologique. Autrement dit, l’auteur
n’y est plus l’ultime autorité sémantique20.

La guerre des genres est le moteur du texte


Avec roland BARTHES, W ou le souvenir d’enfance ou Le Miroir
qui revient, le renouveau de l’autobiographie provoque un
renouvellement du genre. Un champ décrié par certaine avant-garde,
le récit de soi, devient le site d’un mouvement plus général
"postmoderne" de "retour à" caractéristique de l’évolution littéraire.
Toutefois, le retour massif de l’autobiographie des années 1975-85
s’inscrit dans un mouvement de transformation marqué par la

19 Entretien avec Arnaud VIVIANT (Les Inrockuptibles, sept. 1998), ibid., p 507.
20 Voir les mises au point dans le sixième chapitre de Mikhail Bakhtin, Creation
of a Prosaics (1990) de Gary Saul MORSON et Caryl EMERSON, notamment p. 238
sur Problèmes de la poétique de Dostoïevski (1970).
62 Perec ou le dialogue des genres

métamorphose des modèles en vigueur. Celle-ci ne concerne plus


seulement le champ romanesque – son autobiographisation – mais
plus largement toutes formes narratives, récit factuel inclus. Quelles
qu’en soient les raisons (structurales, historiques), le genre auto-
biographique occupe alors le devant de la scène. Il devient un nouvel
espace d’interrogation et d’expérimentation formelles. Dans ce cadre,
l’on peut observer au moins deux aspects remarquables que se
trouvent partager les trois ouvrages en question.
En premier lieu, le "retour du sujet" n’est pas un phénomène qui
touche la littérature grand public ou populaire. Dans cette sphère, le
sujet comme personne ou personnalité médiatique, les diverses formes
de la littérature intime ont été et sont toujours omniprésentes. Ce qui
compose en majorité le lectorat est peu enclin à la théorie littéraire. Il
n’a guère été affecté par les essais de Barthes et de Foucault sur la
"mort de l’auteur", encore moins par la théorie du Nouveau Roman.
Les diverses mises en cause de l’idéologie de l’auteur qui s’est
imposée depuis l’ère romantique n’ont jamais eu bonne presse. La
critique journalistique dans sa majorité résiste à la théorie littéraire. Ce
"retour du sujet" concernerait ainsi davantage cette frange restreinte
de la littérature la plus audacieuse, celle qui jusqu’ici aurait moins
évacué la question du sujet qu’elle n’en aurait interrogé la place et par
la même déplacé la question, notamment du côté de l’écriture. C’est
en marge de la production "littéraire" grand public que se voient
bouleversées les formes conventionnelles et figées. Précurseur à
maints égards de cette relance autobiographique, le roland BARTHES
est à replacer dans le contexte de l’écriture textuelle du groupe Tel
Quel pour qui le Texte outrepasse les catégories génériques. Quant à
W ou Le Miroir qui revient, il est inutile d’encore insister sur leur
contexte d’émergence. Il n’y a pas lieu d’opposer une littérature
d’avant-garde, qui aurait été uniment textualisante et antiauto-
biographique, à une nouvelle littérature du je qui en viendrait soudain
à exclure les problèmes d’écriture et de composition formelle comme
si le retour du sujet pouvait se concevoir en dehors de telles
interrogations. Du Nouveau Roman à l’Oulipo, le recentrage sur le
sujet, la prééminence accordée à soi restent indissociables de toutes
formes d’expérimentation langagière. La théorie barthesienne traverse
les écrits de Perec et de Robbe-Grillet. Elle est manifeste dans Le
Miroir qui revient et non moins déclarée dans de nombreux entretiens
de Perec. Les Mythologies (1957) ou les Essais critiques (1964) sont
La nouvelle autobiographie 63

plus que de simples références. Ainsi à propos des Choses, le


romancier déclare: "[…] je dois dire qu’à l’origine de ce livre, il y
avait […] d’abord un exercice sur les Mythologies de Barthes, c’est-à-
dire sur le reflet en nous du langage publicitaire"21. Inspiré du
séminaire de Barthes suivi en 1964-65, Quel petit vélo…? (1966)
illustre, ainsi que le précise l’Index, plusieurs figures de rhétorique22.
Il y a encore tout ce que doit Un homme qui dort (1967) à cette
"écriture du neutre" dont la réflexion est amorcée dans "L’écriture et
le silence" du Degré zéro: "Un homme qui dort tient encore à un autre
fil, à la notion d’‘innocence’ de Roland Barthes"23.
En deuxième lieu, il faut relativiser l’importance accordée soudain
au genre autobiographique. Il devient certes le terrain d’expéri-
mentation privilégié au cœur de la dynamique qui anime l’évolution
littéraire. Mais si le genre reconnu et bien établi depuis l’époque
romantique devient l’arène principale où se joue le renouvellement
des formes narratives, il n’est pas le seul concerné. Ou plutôt, cette
relance de la littérature d’expression et de représentation de soi
déborde de son cadre générique traditionnel. D’abord, les frontières
théoriques avec les genres voisins se trouvent vite franchies. Des
communications s’opèrent entre notamment l’autobiographie et le
roman. Les questions sur les critères qui permettent de les mieux
distinguer rejoignent celles relatives au roman autobiographique et à
l’autofiction. Quelles que soient les définitions restreintes ou élargies
que l’on adopte pour circonscrire le domaine qu’il recouvre, le terme
d’auto-fiction marque visiblement que le champ offert se trouve à un
carrefour. Loin de se confiner au genre autobiographique, voire aux
seules variantes de la littérature personnelle, ce champ est en fait le
site d’une confrontation entre des genres non plus voisins mais
carrément distincts. Ainsi, entre l’autobiographique et celui qui
traditionnellement et conceptuellement lui est le plus antinomique: la
fiction. Le mode narratif devient cet espace où le récit de soi rencontre
le genre qui lui est le plus opposé: le romanesque. D’où l’apparition

21 Entretien "Le bonheur est un processus…on ne peut pas s’arrêter d’être


heureux" (Les Lettres françaises 1965), EC1, p. 48.
22 Ibid., p. 80, note 6. Voir aussi la note 8, p. 81 qui rappelle tout ce que doit la
réflexion de PEREC au Degré zéro de l’écriture (1953).
23 Entretien "L’asservissement aux choses et la fascination de l’indifférence, cela
fait partie d’un même mouvement", (Nice-Matin 1967), EC1, p. 91, note 4. La
réflexion de BARTHES sur "Le neutre" se poursuit jusqu’au cours au Collège de
France de 1977-78 ainsi intitulé.
64 Perec ou le dialogue des genres

ou la résurgence de formes génériquement mixtes au statut parfois


indécidable, littéralement auto/fictiobiographiques.
De ce point de vue, ce que ces trois ouvrages emblématiques de la
Nouvelle Autobiographie ont en partage, c’est non pas d’avoir œuvré
à ce renouvellement dans le cercle fermé d’un genre défini. Mais,
chacun à sa manière, d’avoir résolument ouvert le genre autobio-
graphique à d’autres. L’autobiographie se voit problématisée dans des
textes dont la caractéristique majeure est de procéder du mélange des
genres. D’une part, en établissant un rapport de confrontation
hétérogénérique. D’autre part, en provoquant cette relation de
manière directe et frontale à l’intérieur d’un même texte: de façon
intratextuelle. Le moteur de l’évolution est non plus ce que l’on a pu
appeler, jadis, la guerre des textes ou la guerre des récits. Le
renouvellement générique tire sa dynamique du conflit interne des
genres.

Fiction/autobiographie: mutations inter-génériques


À un moment de l’évolution d’un paradigme narratif, un genre
délaissé refait surface. Mais si l’autobiographie fait retour et s’impose,
c’est dans l’après-coup du renouvellement formel advenu dans le
champ romanesque: au croisement de deux genres qui ont en commun
d’être narratifs. Ils vont donc interagir en accusant leurs traits
différentiels, en particulier sur le problème de l’inscription du sujet.
De même que les modèles autobiographiques vont se modifier sur le
fond des transformations précédemment advenues dans le champ du
roman, celui-ci va subir certains effets retours provoqués par le
renouveau autobiographique. Ce sont les frontières entre les deux
genres qui tendent à s’estomper. À la croisée des genres romanesques
et autobiographiques s’opère la fusion qui a donné lieu notamment à
l’autofiction. Ainsi, née dans un contexte post-structuraliste de "retour
à l’auteur", la Nouvelle Autobiographie survient comme réaction à un
certain discours théorique: celui notamment de la mise en avant
exclusive de la textualité de l’écrit (Barthes) ou des opérations
d’écriture (Ricardou). Mais elle ne rompt pas totalement avec les
courants antérieurs. Que le regain autobiographique rejoigne ou
poursuive si facilement les explorations formelles du Nouveau Roman
est le signe d’une certaine compatibilité préalable. Par la radicale
discontinuité narrative qu’il met en jeu et qu’accentue la pluralité des
La nouvelle autobiographie 65

narrateurs qui s’y relaient, un livre comme W en témoigne de façon


évidente. Dans le champ ouvert du roman, les conditions se trouvent
historiquement réunies pour qu’un genre catégoriquement distinct
interagisse avec lui. Si dans ce dialogue inter-générique, c’est le genre
autobiographique qui paraît s’imposer, l’on peut avancer deux raisons.
D’une part et contrairement aux idées reçues entretenues par la
critique, les expérimentations néo-romanesques étaient loin d’avoir
totalement évacué la problématique du sujet24. D’autre part et
différemment de ce qu’enseigne l’histoire littéraire, l’hybridation
entre roman et autobiographie est loin d’être un phénomène récent. Il
semble bien que l’autobiographie a toujours été loin de se fermer à
une mutation inter-générique: ainsi de la tradition quelque peu
marginalisée du roman autobiographique dont Philippe Gasparini à
récemment reconstitué l’histoire25.
Roman et autobiographie ont pour commun dénominateur de
procéder d’un même mode: le récit. La narrativité est ce qu’ils ont en
partage. Si rien n’assure qu’un texte corresponde à son label
générique, c’est malgré tout sous la catégorie de "Récit" que se
présente W ou le souvenir d’enfance. Rien en effet n’assure cette
correspondance26. Un certain "pacte" en littérature est que précisément
le pacte se noue ou se déclare sur la base de certains indicateurs
24 Ainsi que le souligne Ph. FOREST à propos de textes plutôt telqueliens dans
"Du roman d’avant-garde au roman vécu" (2001), p. 47 selon une perspective qu’il
faudrait élargir au Nouveau Roman Textuel sur la base du concept de scripteur tel que
RICARDOU l’a développé à la suite de BARTHES.
25 Sous le titre "Stratégies de l’ambiguïté", Ph. GASPARINI réinscrit
l’autofiction caractérisée par la "fictionnalisation de soi" dans la tradition générique
du roman autobiographique, Est-il je? (2004), notamment p. 12.
26 La "mention" de genre "n’engage à rien", ainsi que le rappelle J. DERRIDA:
"Ni le lecteur, ni le critique, ni l’auteur ne sont tenus de croire que le texte précédé de
cette mention est bien conforme à la définition stricte, normale, normée ou normative
du genre, à la loi du genre ou du mode", "La loi du genre", Parages (1986), p. 266. De
plus, la mention "Récit", soulignons-le, est une indication de mode et non de genre, cf.
G. GENETTE, Introduction à l’architexte (1979). À la différence du genre qui se
définit par "une spécification de contenu", le mode se définit de façon purement
formelle. Mais comme le signale DERRIDA à propos de M. BLANCHOT, le "récit"
peut être aussi "un mode pratiqué ou mis à l’épreuve comme impossible" et, donc, ce
peut devenir aussi "le nom d’un thème, le contenu thématique mais non thématisable
de quelque chose d’une forme textuelle qui a à voir avec un point de vue sur le genre
bien que peut-être elle ne relève d’aucun genre", op. cit., p. 261. Il faut bien rattacher
cette problématisation générique aux thèmes de la narration impossible, de
"l’indicible" et de la narrativité "oblique" qui caractérisent le versant autobio-
graphique de W.
66 Perec ou le dialogue des genres

péritextuels. Il peut être provisoirement suspendu par l’absence d’une


indication générique. Mais de même que rien ne garantit la conformité
d’un titre avec le récit qu’il annonce – certains comme Le Voyeur, La
Jalousie, La Mise en scène ménagent des fausses pistes –, rien
n’assure qu’une indication de genre établisse un pacte de façon stable
et définitive. Plus largement, ce n’est pas un rapport de type
nécessairement identificatoire qui gouverne la relation d’un texte à
son péritexte. Dans un sens ou dans l’autre, le code de la
"communication littéraire" n’impose aucunement une clause de
concordance.
Quoi qu’il en aille, alors que le pluriel "romans" caractérise La Vie
mode d’emploi27, on l’analysera dans notre quatrième chapitre, W se
présente à l’enseigne du "Récit". Le contraste est frappant. Si cette
marque du singulier est plus conforme à l’usage, elle ne s’avère pas
moins problématique vis-à-vis de la pluralité textuelle qu’elle
recouvre. C’est plutôt, semble-t-il, un "mode" trans-générique qui
s’annonce: celui du narratif. L’indication peut aussi bien qualifier un
texte romanesque qu’un texte autobiographique, historique, etc.28.
Dans une certaine mesure, cela revient moins à imposer une
prescription générique qu’à suggérer une catégorie plus vaste et, donc,
plus ouverte. Ce choix encourage un mode de lecture qui soit moins
pré-déterminé. Suspension pré-scriptive à différencier de l’absence de
pré-scription générique selon le choix adopté par Robbe-Grillet,
Sarraute et Duras 29. En s’interdisant de spécifier le genre auquel peut
"appartenir" le récit, cette indétermination offre un champ de liberté
au lecteur qui n’est pas limité par un horizon d’attente particulier.
Rien n’est moins prévisible que ce qui s’annonce de façon aussi neutre
privant le lecteur de faciles repères. À l’intérieur de cette catégorie,
aucun genre de récit n’est prescrit ni davantage proscrit sinon ce qui
relèverait de son contraire: l’anti-narratif.

27 La pluralité diegétique se manifeste dans les titres donnés aux 107 histoires
répertoriées à la fin du livre: "Rappel de quelques-unes des histoires racontées dans
cet ouvrage", p. 691-4. Pluralité mise en abyme au niveau métadiégétique dans le
chapitre LI consacré au peintre Valène qui se représente dans son tableau et se peint
en train de se peindre (p. 291) "et tout autour, la longue cohorte de ses personnages,
avec leurs histoires, leur passé, leurs légendes" (p. 292), au nombre de 179 dans la
liste exhaustive qui compose la seconde partie du chapitre, p. 292-8.
28 Sans que la narration soit "forcément une loi du genre", rappelle R. BARTHES
dans Le Degré zéro de l’écriture (1953), p. 25.
29 Le Voyageur, art. cit. (2001), p. 255.
La nouvelle autobiographie 67

Que subséquemment le texte confirme ou pas cette ouverture


générique, peu importe à ce stade. Pour commencer, un ouvrage se
présente sous le double signe de la narrativité et d’un nombre qui
s’avèrera plutôt surprenant au regard du texte que la dénomination
recouvre: le singulier comme s’il allait s’agir d’un seul et unique récit.
Or masqué sous la jaquette puis sous la couverture, c’est "un récit" de
tout autre facture qui se découvrira à mesure.

Le mélange des genres


Le roland BARTHES, W ou le souvenir d’enfance et Le Miroir qui
revient ont bien en commun de pratiquer le mélange des genres. Mais
c’est selon des manières fort diverses qu’a lieu cette confrontation
intergénérique. Et ce ne sont pas exactement les mêmes genres qui se
croisent dans chacun de ces textes.
Écrit à la troisième personne, le roland BARTHES est mi-
autobiographique mi-théorique. Quoique précédé d’une abondante
iconographie personnelle, le régime général n’en reste pas moins celui
de l’essai, fût-il fragmentaire. Le texte de type principalement
discursif – et non narratif – comprend de nombreuses sections
réflexives sur le genre autobiographique et auto-réflexives sur ses
particularités propres. Ainsi le fragment "Le livre du Moi" comporte
la fameuse phrase: "tout ceci doit être considéré comme dit par un
personnage de roman – ou plutôt par plusieurs"30. Le discours sur soi
relève davantage de l’autobiographie intellectuelle: "Quoiqu’il soit fait
apparemment d’une suite d’‘idées’, ce livre n’est pas le livre de ses
idées: il est le livre du Moi, le livre de mes résistances à mes propres
idées […]"31. Ici, le passage de la troisième personne à la première
marque sa distance et sa lutte contre celle-ci: du soi qui se construit
contre le moi. La dualité du sujet qui s’énonce et se met en scène est
déjà manifeste dans le titre scindant l’identité supposée entre, d'un
côté, un sujet bio-graphique ("roland BARTHES") qui appartient déjà
à l’histoire et que construirait le récit d’un autre et, d'un autre, le sujet
auto-biographique qui se clive dans l’acte d’énonciation autoréflexif
et s’ouvre donc à "l’imaginaire"32.

30 Op. cit., p. 123.


31 Ibid., (je souligne).
32 Le clivage est encore souligné par la différence typographique, bas/haut de
casse, notamment dans le titre avec le prénom sans majuscule initiale.
68 Perec ou le dialogue des genres

Même s’il se situe dans la lignée du roland BARTHES, Le Miroir


qui revient est de facture bien différente. Le lecteur est, semble-t-il,
plus déconcerté par ce texte, surtout dans ses premières pages, que par
le roland BARTHES. Avec celui-ci, l’on s’attend davantage à lire
sinon un texte de théorie "dure" auquel nous avait habitué l’auteur
d’"Eléments de sémiologie", en tout cas, la collection y invite, un
essai critique de type (auto)monographique. Même s’il est mâtiné de
nombreux autobiographèmes, s’y avance en effet un certain nombre
de concepts. Avec Le Miroir, et en dépit du fait que l’épitexte laisse
en suspens la détermination générique, l’on s’attend d’abord à lire un
récit plutôt qu’un essai. L’ensemble du paratexte, à l’époque de sa
parution tout comme aujourd’hui, tend d’abord à l’inscrire dans le
genre autobiographique. En pratique, c’est aussi à un texte très
fragmenté auquel on a affaire. Mais il procède d’une plus grande
diversité générique. L’on y trouve des passages véritablement narratifs
qui relèvent de la "chronique familiale"33. S’y mêlent des anecdotes,
des témoignages qui s’apparentent à la chronique littéraire. Ainsi
lorsque le narrateur évoque la lettre de refus pour Un régicide
subtilisée ensuite par Dominique Aury34. Ou qu’il témoigne des
circonstances accompagnant la prépublication du Voyeur et de sa
réception35. Ou quand il narre sa rencontre avec Bruce Morrissette, sur
les raisons qui ont poussé le critique américain à se consacrer à son
œuvre36. Il s’agit de récits pour lesquels l’on ne met guère en doute la
véracité des faits racontés. Aucune suspicion ne plane sur l’identité
posée qui est celle d’un auteur-narrateur-protagoniste. Cependant, à la
chronique familiale ou littéraire s’opposent deux autres genres fort
distincts. D’une part, un discours littéraire qui à son tour se subdivise
en deux variétés. L’un qui relève du commentaire: un type de discours
critique qui concerne tantôt les ouvrages qui ont marqué l’écrivain (La
Nausée, L’Étranger, Jacques le fataliste), l’art et l’histoire du roman,
l’idéologie réaliste, ses ancrages philosophiques (Husserl, Popper), les
thèmes récurrents dans son œuvre (romans et films), ses motivations
et fantasmes. L’autre de type réflexif et plutôt méta-littéraire: il
concerne le genre autobiographique, la forme ou la subversion qu’il
opère en le problématisant au sein même du texte dont on présume

33 Op. cit., p. 190, 197.


34 Ibid., p. 192.
35 Ibid., p. 190-1.
36 Ibid., p. 194.
La nouvelle autobiographie 69

qu’il en relève. À cette veine se rapportent autant des passages


strictement méta-autobiographiques que d’autres qui, par exemple,
traitent de l’importance des choses relativement à la mémoire37.
D’autre part, un récit mi-fictif mi-factuel qui ne concerne plus
directement l’auteur du livre mais un personnage fort énigmatique et
contradictoire, Henri de Corinthe38, le genre relevant alors davantage
non point du "roman autobiographique" – qui est de statut bien
distinct – mais de ce que l’on pourrait nommer l’autobiographie
fictive, ce qui est assez proche d’une certaine variété d’autofiction, en
l’occurrence d’autofiction hétérodiégétique, qui plus est, hétéro-
nymique.
Outre les discontinuités narratives, le mélange des genres
caractérise tout particulièrement cet ouvrage reçu d’abord comme une
autobiographie, comme l’ensemble des Romanesques où l’on trouve à
la fois des "épisodes mémoriels", une variété de discours critiques tout
autant que les "aventures d’un héros improbable", Corinthe39.
Cependant, cette hétérogénéité générique, qui correspond aussi à une
hétérogénéité énonciative40, n’aboutit à nulle fusion, ainsi que le
souligne Ph. Gasparini:
Bien qu’imbriqués, les segments textuels à la première et à
la troisième personne ne s’amalgament ni ne se contaminent: au
contraire, ils se repoussent en dénonçant leur hétérogénéité
générique. Il ne s’agit donc pas tant d’un roman autobio-
graphique que d’une tentative, un peu artificielle, d’assemblage
d’un roman avec une autobiographie41.

37 Ibid., p. 177.
38 Ibid., p. 172-6. Dans cette séquence consacrée à ce "personnage", celui-ci se
confond avec le marquis de Rollebon qui, comme on sait, est lui un personnage de
fiction venu de La Nausée.
39 Voir Ph. GASPARINI, Est-il je? (2004), p. 153.
40 Ainsi que le manifeste le dernier roman La Reprise (2001). La guerre des
narrateurs y est le moteur du récit, pourrait-on dire, voir notre compte rendu (French
Review, fév. 2003), p. 650-2. C’est au chapitre de la voix narrative que ce roman
dérange nos habitudes de lecture les plus ancrées. Des instances narratrices distinctes
luttent pour le pouvoir, pour la prise de contrôle du récit, selon un incessant jeu de
captures et de libérations narratives. L’exemple le plus visible en sont les notes. Cette
lutte des voix narratives par le biais de notes marginales est à rapprocher du chapitre
VIII de W. ROBBE-GRILLET qualifie le montage d’"archi-texte", Le Voyageur, p.
539.
41 Ibid., p. 153-4.
70 Perec ou le dialogue des genres

Loin du mixte hétérogénérique qui chercherait à articuler les


diverses composantes discusives ou narratives, ces dernières relevant
de genres en principe antagonistes (roman/autobiographie),
l’assemblage rappelle plutôt un collage mais sans que s’unissent les
éléments disparates. D’un côté, les diverses composantes ne se
délimitent aucunement entre elles: topographiquement la pluralité
générique n’y correspond à aucune démarcation manifeste. D’un
autre, elles ne se répondent pas entre elles: représentativement,
l’imbrication spatiale n’y garantit aucune voie de passage ou
d’échange. Autrement dit, la paragraphie en vigueur n’assure aucune
communication effective. Ainsi, les divers éléments hétérogènes se
juxtaposent mais sans que se tissent entre eux certaines
correspondances. Ils cohabitent. En même temps, leur distribution
n’est aucunement paritaire: les épisodes romanesques au statut ambigü
restent quantitativement moindres. Dans l’ensemble, ce qui domine et
subjugue les deux principales modalités génériques c’est, en dépit de
la diversité, le discours critique, en particulier métagénérique, en
l’occurrence méta-autobiographique.

Montage scriptographique
Dans la façon dont se dispose W ou le souvenir d’enfance, l’on ne
saurait simplement constater son caractère ouvertement bi-textuel 42
entremêlant fiction et autobiographie. En effet, l’agencement des
séries y est pour le moins inusité. L’on peut comparer avec les rares
œuvres qui présentent ainsi un montage de textes distincts sur le mode
de l’alternance. On pense à The Wild Palms (1939)43. Le roman de
Faulkner combine semblablement deux récits distincts. Soit deux
textes déroulant des histoires hétérogènes rassemblés sous une même
42 Voir infra notre chapitre IV.
43 Le roman de W. FAULKNER Les Palmiers sauvages (1977) figure sous la
cote PP13 dans le catalogue de la bibliothèque personnelle de PEREC (entrée 1817).
Coïncidence sans doute, l’on ne manquera de relever la présence du W dans le titre
anglais. En 1958, PEREC lit le texte Go Down, Moses avec "l’extraordinaire
sensation de découvrir un langage nouveau, une écriture proche de ce que [lui, Perec,]
tente, une nécessité dans les mots, la démarche", Lettre à Jacques LEDERER du 7
avril 1958, citée in EC2, p. 96, note 14. Rappelons que le titre original de The Wild
Palms (1939) changé à la demande de l’éditeur est Forget Thee, Jerusalem republié
en 2001 sous le titre Si je t’oublie, Jérusalem dans la collection "L’imaginaire". La
première publication de Go down, Moses and Other stories date de 1942 et se
présente comme un recueil de nouvelles avant d’être réédité sous forme de roman.
La nouvelle autobiographie 71

couverture. Ce que les deux ouvrages ont en commun, c’est de


combiner des récits hétérodiégétiques44. Toutefois, la comparaison
permet de souligner une différence majeure. Dans Les Palmiers
sauvages, la relation entre les récits reconduit la dualité à une
commune catégorie. Bien que distinctes, les deux histoires procèdent
d’un même genre: la fiction romanesque. Ainsi, avec le roman de
Faulkner, s’il y a bien montage hétérodiégétique, la dualité est néan-
moins subsumée par une cohésion mono-générique.
L’on peut aussi songer à certains textes du Nouveau Roman. Un
livre comme La Route de Flandres (1960) entrelace plusieurs séries
hétérogènes. Les séries multiples se repèrent en ce qu’elles renvoient à
des référents spatio-temporels distincts – notamment l’évocation d’un
ancêtre de l’époque de la Révolution, un champ de course avant la
guerre de 1940, l’expérience de la débâcle, une chambre d’hôtel après
la guerre. Dans la mesure où ce roman entremêle non pas, comme
celui de Faulkner, deux histoires hétérogènes mais plusieurs, l’on peut
parler de roman polydiégétique45. Mais là encore, si le texte
enchevêtre une pluralité diégétique, même s’il comporte maints
passages métafictionnels, l’ensemble n’en demeure pas moins
majoritairement mono-générique. Surtout, de façon plus significative,
le roman de Cl. Simon propose un mode d’assemblage très différent
des Palmiers sauvages et de W. Quels que soient le nombre et le degré
d’hétérogénéité des séries qui se trouvent réunies, c’est toujours sous
le mode de la fusion, voire, du mélange que le montage se réalise. La
pluralité diégétique ne se donne pas sur le mode d’une alternance
réglée. Même un texte comme Les Géorgiques (1981) qui intègre des
textes d’origines et de factures variées (documents familiaux,
archives) ou juxtapose de façon plus massive des histoires
diégétiquement plus distantes (la deuxième guerre mondiale, la

44 M. COUTURIER qualifie ce type de texte de roman bi-diégétique, La Figure


de l’auteur (1995), p. 109.
45 Sur le concept de polydiégétisme, voir Une maladie chronique de J.
RICARDOU (1989), notamment sur l’exemple du Sursis de SARTRE, p. 62. L’auteur
des Lieux-dits y analyse le problème du "polydiégétisme ruptif du récit altérné". Le
problème abordé est celui de "la représentation linéaire du synchrone" (p. 61). S’il y a
bien "polydiégétisme" dans la mesure où il y a alternance de séquences se déroulant
simultanément dans des lieux distincts, celles-ci appartiennent à une même histoire, à
la même configuration narrative. L’on pourrait donc dire qu’il y a polydiégétisme, oui
mais partiel. Partiel puisqu’il n’intervient que sur la coordonnée spatiale. Il s’agit à
vrai dire de poly(topo)diégétisme.
72 Perec ou le dialogue des genres

Révolution française notamment), c’est toujours sur le mode de


l’entremêlement. Ne s’effectue aucune séparation spatiale ordonnée
des composantes hétérogènes. Il y a bien un évident marquage
typographique dans certaines sections du livre (romain/ italique), mais
cette différenciation ajoute plutôt à la confusion pluridiégétique. Le
changement de graphies ne correspond pas exactement aux divers
référents spatio-temporels. Non seulement le marquage n’est la
garantie d’aucune continuité ou reprise diégétiques mais le passage
d’une à l’autre graphie s’accomplit au sein d’un même flux narratif, à
l’intérieur d’une même section du livre46. Il y a bien polychronie47,
c’est-à-dire brouillage poly(chrono)diégétique. Mais c’est moins la
représentation d’époques différentes sous l’égide d’une même
configuration narrative que leur juxtaposition au sein de mêmes unités
scriptuelles (ainsi à l’intérieur d’une même section, d’un même bloc
paragraphique) qui caractérise ce type de roman 48. Même s’il ne s’agit
exactement de fusion, cette juxtaposition scriptuelle d’un pluriel
diégétique se retrouve dans la trilogie des Romanesques de Robbe-
Grillet. Chaque volume mobilise plusieurs diégèses. En plus, dans ce
dernier cas, l’assemblage concerne des genres non seulement
différents mais encore opposés (autobiographie/fiction, récit
fantastique, commentaire critique). Le montage ne s’en accomplit pas
moins sur le mode syncrétique, autrement dit, celui du mélange et,
disons, du collage.
Le dispositif de W tient à la fois des Palmiers sauvages et des
Romanesques. Avec le premier W partage un mode articulatoire, le
principe d’alternance régulière de séries hétérogènes. Avec la trilogie

46 Ainsi, au cours de la même masse scriptuelle, au fil de la même section du


chapitre I, op. cit., p. 21-53. Rapprochant plusieurs textes dont Les Géorgiques, Ph.
GASPARINI parle de brouillage temporel, d’"entrelacement de plusieurs récits se
situant à des époques différentes": "Les Géorgiques […] cumule tous les procédés de
brouillage, puisque, non seulement il y a au moins cinq strates temporelles distinctes,
mais, de surcroît, les témoignages de plusieurs scripteurs sont reproduits et
paraphrasés", Est-il je? (2004), p. 228-9.
47 Ibid., p. 228.
48 On peut poser la question de savoir s’il s’agit de "l’entrelacement de plusieurs
récits" ou, plutôt, de l’entrelacement de plusieurs diégèses participant d’une même
unité narrative. En effet, suivant le modèle dynamique que propose P. RICŒUR, si
l’identité narrative résulte de "la combinaison entre une exigence de concordance et la
reconnaissance des discordances", la dispersion diégétique n’interdit pas
nécessairement certaine "réunification" à un niveau supérieur, celui de la "mise en
intrigue" (muthos) ou d’un autre, "L’identité narrative" (1991), p. 37-9.
La nouvelle autobiographie 73

robbe-grilletienne, W a en commun le principe du mélange de genres


non seulement distincts mais opposés (fiction/autobiographie).
Toutefois, en combinant les deux formules, le montage perecquien
outrepasse d’un point de vue structural les deux autres formules
narratives. Dans un cas, W maximalise le dispositif des Palmiers
sauvages. Il fait davantage que de confronter deux histoires diégéti-
quement autonomes. Il réunit deux histoires génériquement
antithétiques. Par rapport à la stratégie des Romanesques, W radicalise
(par anticipation) un mode d’assemblage qui accentue l’antagonisme
générique. La claire délimitation scriptuelle des séries souligne leur
différence textuelle. Sauvegardant le principe d’une hétérogénéité tant
diégétique que générique, le montage – de type faulknérien – permet
une hétérogénéité ouverte.
C’est ainsi que le dispositif perecquien annonce certaines des
expériences les plus récentes de l’après Nouveau Roman, que ce soit
Le Théâtre des métamorphoses (1982) de Ricardou ou Angélique ou
l’enchantement (1987) de Robbe-Grillet49. Tous ces ouvrages jouent
de la diversité textuelle et générique de façon à la fois manifeste et
frontale. En particulier, avec le mixte ricardien, l’on retrouve le
principe d’une œuvre non seulement traversée par une pluralité de
genres a priori incompatibles (ainsi quand un discours de type plutôt
théorique côtoie une pièce radiophonique) mais qui, en outre, fait
appel à une palette typographique variée pour différencier les divers
types de textes entremis. Polytextualité, polygénéricité, polygraphie,
l’on peut encore songer à un livre comme Glas (1974) de Derrida
même si l’on sort du domaine strictement littéraire pour celui de la
philosophie. Des types de textes fort distincts – allographes,
hétérographes, hétérogénériques – figurent sur la même page ou bien
se répondent en vis-à vis sur une double page, en colonnes. Ce qui
nous ramène à l’époque où se conçoit le montage de W dont il faut
souligner une des caractéristiques majeures: à l’opposite de toute visée
qui pourrait privilégier l’assimilation ou l’amalgame, le pluriel et le

49 Angélique ou l’enchantement plutôt que Le Miroir qui revient (1985) qui en


constitue le premier tome, puisque, l’auteur le confirme dans son entretien avec B.
PEETERS (2001), le volume qui initie la trilogie manifeste, si l’on peut dire, un degré
d’hétérogénéricité moins flagrant que dans les volumes suivants. Dans le premier en
effet, la dimension autobiographique l’emporte nettement sur les autres genres en
vigueur.
74 Perec ou le dialogue des genres

divers s’y agencent sur le mode de la co-existence, autrement dit de la


co-textualité.
Deux textes qui "n’ont rien en commun" se trouvent réunis (prière
d’insérer). Cependant, rien ne laisse supposer un simple mélange de
genres antithétiques. Mis ensemble, les deux textes ne se présentent
pas d’un seul tenant. Ils s’alternent, s’opposent, s’entrecoupent.
Manifestement les deux séries occupent des espaces distincts. Elles se
succèdent mais ne se mixent pas. Aucune hybridation: leurs zones
d’inscription sont clairement séparées. D’autre part, rien ne signale
que s’instaure un système de relais. Le passage d’un texte à l’autre est
sans suite. L’on peut sans doute présupposer qu’au-delà de leur visible
démarcation, les deux séries participeraient d’une commune finalité.
Ou que l’une, déclarée auxiliaire, subsidiaire, devrait se subordonner à
l’autre. Il faudrait alors poser au départ une inégalité foncière. Or,
d’emblée, au contraire, tout dans l’assemblage laisse présager un
discord des récits.
Ainsi dans W, le discord textuel s’appuie sur une visible démar-
cation graphique. La double dualité, diégétique et générique, se
manifeste sur le registre matériel. Ostensible, la bi(hétéro)textualité se
rend directement perceptible. Ce soulignement matériel s’accomplit
sur deux plans: topologique et typographique. Topologique: les séries
distinctes se présentent en des chapitres distincts. Elles sont
spatialement séparées. Leur zone respective est circonscrite. Chaque
texte occupe des secteurs clairement délimités. Typographique: la
délimitation capitulaire se renforce d’une différenciation sur cet autre
registre. Puisque le Texte duel se partage à nouveau en caractères
italiques pour la série initiale, romains pour la série seconde. Soit deux
textes dont l’hétérographie, par son caractère flagrant, n’est pas un
vain trait d’apparence50.

50 Dans W, le "Texte" avec majuscule désigne désormais la réunion, autrement dit


l’espace d’interaction que procure le jeu entre les deux textes hétérographiques.
IV. L’ABC DE L’ESPACE: DU PÉRITEXTE
AU TEXTE

Prétendre […] qu’un texte débute avec le premier de


ses mots, c’est sans doute, d’un certain point de vue, se
soumettre à une évidence, mais c’est aussi, sous couvert
de cette évidence, se rendre complice, fût-ce
involontairement, du plus expert des escamotages. C’est
oublier que notre culture, dans la plupart des cas, astreint
la diffusion du texte au très strict protocole qui prend le
nom de livre. Or, sous nos climats, la couverture du livre
ne se borne pas à offrir, en la consistance de sa matière,
un convenable abri aux fragiles feuilles que l’on
imprime: elle est porteuse, en l’insistance de sa face, de
diverses inscriptions par lesquelles le texte se trouve
impérieusement conditionné".
Jean RICARDOU 1.

Dans la manière dont il se présente, le texte de W ou le souvenir


d’enfance ne va point sans propager quelque étonnement. Plusieurs
aspects soulignent son caractère duel. Sa disposition accuse
l’hétérogénéité qui le constitue. Ce double caractère se manifeste dans
l’espace du texte2.
En même temps, on l’a vu, W s’affiche comme "Récit". S’agissant
d’un livre imprimé, il y a bien un espace où comme récit écrit le texte
se présente, le lien anagrammatique n’étant pas toujours aperçu. La
narrativité rentre dans sa définition tout comme une autre de ses
conditions, la scriptualité. Autobiographiques ou fictionnels, les récits
qui s’y croisent partagent un sol commun d’ordre topographique.
Espace littéral plutôt que strictement diégétique, c’est une spatialité
liée au support matériel de l’œuvre, la manière dont il [le texte]
s’institue matériellement fait partie intégrante de son sens"3.
La composition de W révèle spécialement cette dimension
méconnue de ce qui établit un récit écrit: sa dimension spatiale4.

1 Nouveaux problèmes du roman (1978), p. 265.


2 Sur "le langage de l’espace", voir l’article éponyme de M. FOUCAULT (1964);
G. GENETTE, "La littérature et l’espace" (1969); et notre article "Représentation de
l’espace, espace de la représentation" (1996).
3 Dominique MAINGUENEAU, Le contexte de l’œuvre littéraire (1993), p. 84.
4 Ainsi B. MAGNÉ souligne-t-il cette dimension à propos de W: "si W porte trace
de quelque chose – et notamment trace des parents morts –, cette ‘trace en est
76 Perec ou le dialogue des genres

Ainsi, pour Espèces d’espaces, l’écrivain commence par l’espace du


texte:
C’est donc au départ l’espace du texte. Le premier espace
auquel j’allais avoir affaire, c’était précisément l’espace sur
lequel j’allais parler d’espace, c’est-à-dire la page.
Ma première approximation d’espace. C’était la page5.

Toutefois, le point de vue que l’on va adopter dans le présent


chapitre n’est pas de retracer certaine "pratique d’écrire"6. La
spatialité dont il s’agit n’est pas celle relative à une opération
manuelle d’écriture, la scription et la progression linéaire qu’elle
implique. L’on ne va pas non plus considérer l’espace de l’écriture ni
encore celui de son auto-représentation: "l’espace sur lequel j’allais
parler d’espace". Lire, c’est parcourir un espace distinct de celui que
poursuit et produit l’écriture: il est déjà constitué. L’on va plutôt
interroger la pratique de lecture spécifique à laquelle incite un
dispositif textuel, le mode de lecture particulier auquel il invite. À
savoir, la façon dont un écrit se dispose visuellement, graphiquement
sur un support donné en fonction de caractéristiques données. Si, de
façon générale, l’espace peut se concevoir comme "ce au milieu de
quoi nous nous déplaçons, le milieu ambiant, l’espace alentour…"
(Littré), la lecture suppose un déplacement dont le "milieu", le
paysage écrit est tel que l’écriture une fois accomplie l’a fixé.

Scriptographies
Dès qu’un texte occupe la plus minime étendue, il se déploie en
fonction de certaines conditions spatiales. Cette dimension passe pour
contingente. La voie de transmission du texte et le mode de lecture qui
en découle paraissent secondaires d’autant que le support est familier:
ainsi du livre imprimé. En général, le texte s’y soumet de manière

l’écriture’ (p. 59). Et cette écriture possède son espace propre, spécifique: non point
espace diégétique, fictif ou réel, île W ou plateau du Vercors, mais d’abord, avant tout
espace de la page, espace littéral conditionnant tous les autres, comme le manifeste
avec éclat la structure d’Espèces d’espaces consacrant à la page son chapitre initial",
"Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance" (1988), p. 39.
5 Entretien avec E. PAWLIKOWSKA (1981), EC2, p. 203. Ce début est à
rapprocher du texte circulaire "Still Life/Style Leaf" (1981) qui commence par "Le
bureau sur lequel j’écris […]" et se termine par l’évocation d’"une feuille de papier à
petits carreaux, de format 21 X 29,7", L’Infra-ordinaire, p. 107-119.
6 R. BARTHES, Leçon (1978), p. 433.
L’abc de l’espace 77

"passive". Toutefois, si ces conditions ne sont pas toujours remar-


quées, elles n’en sont pas moins actives 7. Même quand elles ne sont
pas spécialement sollicitées, elles n’en sont pas moins efficientes.
Passerait-elle inaperçue, la "médiation" n’est pas neutre. Davantage, si
cette dimension de l’ouvrage n’est pas spécialement composée, elle
n’agit pas moins comme intermédiaire obligé. Toute expérience de
lecture prend appui sur une configuration spatiale du texte, qu’elle soit
commune ou pas.
Ainsi, dans le circuit du livre imprimé, considérer un texte c’est
l’envisager sous deux faces. D’un côté, les éléments verbaux
constitutifs de son opéralité: sa textualité. D’un autre, ceux qui sont
liés à son caractère écrit: sa scriptualité. Ces derniers sont le plus
souvent imposés par l’édition. Considérer un texte, c’est toujours sur
la base de la version scriptuelle qu’en établit une édition donnée. C’est
elle qui noue le contact entre le texte et son lecteur. La médiation
éditoriale assurant l’accès au texte, l’on dispose avec elle d’une
matérialisation avec ses particularités propres. Éléments dits
"paratextuels"8 qui n’en sont pas moins effectivement présents et donc
actifs dans la réception du texte. Ces "caractères", on les dira
présentationnels. Quels qu’ils soient et fussent-ils différents ou
même absents lors d’une réédition9, ils ne peuvent être passés sous
silence. Ils interviennent en effet à hauteur grapho-visuelle. Bien
avant donc qu’on se le représente, un texte se présente avec certaines
particularités liées à une édition qui, en bien ou en mal10, ne peuvent
être tenus au plan de la réception pour des facteurs entièrement
négligeables.

7 Voir "De la grammatextualité" (1984) de Jean Gérard LAPACHERIE. À la suite


de cette étude, Jan BAETENS distingue entre grammatexte et scriptotexte. Le premier
terme désigne "l’écrit qui accentue [le] champ graphico-visuel tandis que le second
nomme la catégorie d’"écrit où ce travail fait ou semble faire défaut", "Le
transcripturaire" (1988), p. 51.
8 G. GENETTE, Seuils (1987), p. 7-11.
9 Ainsi entre l’édition originale Denoël de 1975 sur laquelle va se fonder notre
analyse du péritexte de W et la suivante chez Gallimard/L’Imaginaire disponible
aujourd’hui.
10 Conforme ou non au projet du scripteur la manière dont un écrit se dispose peut
être éventuellement dérangée lors de la publication. À cet égard, le cas des Poésies de
MALLARMÉ est exemplaire. Mise en page et de typographie n’ont pas toujours été
respectées par ses éditeurs. Les éditions successives du Coup de dés soulèvent de
nombreuses questions que Jean-Claude LEBENSZTEJN a bien mises en évidence,
"Note relative au Coup de Dés" (1980), p. 633-659.
78 Perec ou le dialogue des genres

Le dispositif de W étant plutôt remarquable du point de vue


graphique, son appréciation est tributaire de la façon dont l’édition
médiatise tout ce qui singularise l’écrit sous l’angle présentationnel.
Toute édition du texte, ainsi de la première, établit un objet dans un
état donné qui fixe divers aspects afférents par exemple au marquage
autant qu’à la démarcation des multiples sections qui le composent. Il
y a bien une disposition d’ordre spatial ou topographique qui préside à
la répartition des séquences 11 suivant une succession de chapitres
distribués en deux parties principales. Il y a bien une disposition
d’ordre typographique qui touche aussi à leur distribution. Ce sont ces
aspects qui se combinent pour produire cette configuration plutôt
singulière qui caractérise l’espace scripto-textuel de W.
Que celui-ci ait été partiellement ou intégralement arrêté par
décision du scripteur, peu importe. Dans une édition donnée, le texte
se reçoit dans cette association, fût-elle circonstancielle, entre certaine
constitution verbale – l’état du texte dans sa version finale – et sa
disposition scriptuelle – caractères typographiques, mise en page,
division en chapitres, parties, etc. propres à cette présentation. Ces
aspects relèvent de ce qu’il est en usage de concevoir depuis Genette
sous la notion de péritexte12. Ces aspects présentationnels
topographiques et typographiques d’ordre grapho-visuel, on les dira
scriptographiques. Ainsi, à quelque genre qu’il appartienne, tout
récit écrit obéit à ce principe très général selon lequel il n’y a pas de
représentation qui ne soit d’une manière ou d’une autre affectée par
l’espace même où l’œuvre apparaît. Dit autrement, il n’y a d’effet de
représentation qui ne soit dissociable d’un certain effet de
présentation13. Au cours de la lecture, la représentation qui advient ne

11 En référence au domaine du cinéma, la séquence est – à la différence du plan-


séquence – une unité diégétique généralement composée de plusieurs plans. Pour un
texte écrit, l’équivalent du plan peut correspondre au paragraphe, unité en quelque
sorte scriptomique; celui de la séquence peut correspondre au chapitre. Une série peut
être ainsi composée de plusieurs macro-séquences elles-mêmes composées de
plusieurs sections ou chapitres. Cependant avec W qui emprunte sa découpe au genre
du feuilleton, les divisions capitulaires ne garantissent en rien une unité diégétique ou
une homogénéité séquentielle.
12 Voir l’ensemble du chapitre "Le péritexte éditorial", Seuils (1987), notamment
p. 20 et p. 35-7.
13 Dans un sens ici différent de celui relatif au domaine de la peinture qui peut
être "présentative" par opposition à la peinture "représentative", G. GENETTE,
Figures V (2002), p. 231.
L’abc de l’espace 79

va pas sans être imprégnée par cette dimension matérielle du texte que
l’on nomme espace scriptographique.
La catégorie du péritexte inclut aussi bien des composantes
verbales qui se situent dans l’entour immédiat du "texte proprement
dit" (titre, prière d’insérer), ses interstices (inscriptions en tête de
chapitre ou entre les divisions principales) que les aspects grapho-
visuels qui affectent la façon dont se présente directement le corps
principal du texte. Le péritexte comprend aussi des aspects relatifs au
support de présentation. Ainsi, avec l’édition Denoël (1975), il
s’agit d’un livre imprimé, non d’un texte électronique en ligne, et ce
qui constitue notre objet, c’est ladite version publiée, non pas un
manuscrit, un tapuscrit éventuellement disponibles dans le fonds
Perec. Soit donc à notre disposition un objet de lecture (texte +
péritexte) qui s’accompagne de caractères physiques – format,
épaisseur, type de couverture (rigide ou souple), grain du papier,
couleur, etc., tous éléments que l’on dira péri-scriptographiques 14.
Puisqu’il s’agit d’une version publiée destinée à la commercialisation
et disponible en "toute bonne librairie" (ainsi à l’époque dans cette
édition), l’objet s’adresse donc en principe à un lectorat non
prédéterminé et donc à ce que l’on appelle un lecteur courant.
Inhérente à tout récit transmis par voie écrite, c’est bien cette
dimension scriptographique qui se trouve particulièrement dynamisée
dans W. Loin d’être soumis de manière passive à ces conditions
variées et variables liées à sa scriptualité, loin de simplement les
subir, le texte se trouve bien faire l’objet sous cet angle d’une
organisation spéciale. En outre, dans notre relation à l’œuvre, peu de
textes narratifs ne rendent si manifestement sensibles l’interposition
de ces facteurs à la fois typographiques et topographiques. Le
marquage présentationnel ressort ostensiblement dans la version
publiée, celle par définition qui se destine à l’autre de l’auteur15, le
lecteur. À cet égard, l’ensemble du péritexte, on va y insister, joue le
rôle d’une véritable entrée en matière qui nous alerte à la fois sur

14 À propos d’ouvrages réalisés par Paolo BONI et Cuchi WHITE en


collaboration avec des écrivains dont PEREC, celui-ci évoque sa conception d’un
livre comme "bel objet" anticommercial: "un livre que l’on va fabriquer d’un bout à
l’autre, dont on a choisi le papier. Dont on a choisi les caractères, on va travailler avec
un typographe, on va surveiller le tirage des photos, on va surveiller la mise en pages,
on va choisir la reliure", "Art et poésie: le livre illustré" (1981), EC2, p. 338.
15 Là aussi le lien anagrammatique sous-jacent reste souvent inaperçu.
80 Perec ou le dialogue des genres

l’importance du registre scriptographique (dès le titre) et sur tous ces


traits qui préfigurent la bi-scriptualité de l’ouvrage. Ces aspects
directement perceptibles, puisqu’ils ressortissent aux effets de
présentation, accentuent entre autre la bi-généricité à l’œuvre dans W.

Auto-péri-graphie
Généralement comme entrée en matière, une couverture sert autant
à l’affichage qu’à son inverse, la recouverte du texte par tout une série
codée d’éléments identitaires, synthétiques réduisant l’épaisseur d’un
volume aux formules convenues d’une devanture. Conscient de son
enjeu, Perec a pris soin d’intégrer le péritexte à sa stratégie
d’ensemble16. Ph. Lejeune constate de "nombreux brouillons de la
page 4 de couverture, essais graphiques sur le dispositif de la
couverture elle-même (comment articuler titre et nom d’auteur avec la
photographie de la porte du salon de coiffure rue Vilin)"17. Ayant donc
fait l’objet d’une certaine textualisation18, il s’avère qu’avant son
ouverture le volume original offre une manière de double entrée.
Première ouverture: la jaquette
Selon une formule célèbre, c’est d’abord une double couverture
qui s’interpose avant que ne commence le "texte". Visible d’abord,
une jaquette enveloppe le livre; la masquant au-dessous, la couverture
proprement dite. L’un mobile, l’autre fixe, ces deux seuils sont loin
d’offrir une même entrée en matière.

16 Sur le conditionnement du texte par ce qui n’était pas encore nommé


"péritexte" (Seuils, 1987), l’on relira le début de la section "Un hors-texte textualisé"
dans Nouveaux problèmes du roman (1978) de J. RICARDOU dont on a placé un
extrait en exergue à ce chapitre.
17 La Mémoire et l’oblique (1991), p. 137-8. Rappelons qu’en dehors de W un
autre texte de PEREC fait référence à ce lieu figurant sur la couverture, "La rue Vilin"
(L’Humanité, 1977): "Au 24 (c’est la maison où je vécus):/D’abord un bâtiment à un
étage, avec, au rez-de-chaussée, une porte (condamnée): tout autour, encore des traces
de peinture et au-dessus, pas encore tout à fait effacée, l’inscription/COIFFURE
DAMES", L’Infra-ordinaire (1989), p. 18.
18 S’agissant de textualisation du péritexte, un antécédent remarquable est celui
fourni par La Prise/Prose de Constantinople (1965) de J. RICARDOU auto-
commenté dans Nouveaux problèmes du roman (1978), p. 279-316.
L’abc de l’espace 81
82 Perec ou le dialogue des genres

Ainsi la jaquette propose d’abord un massif W. Nommons-le


premier titre. Cette lettre s’impose d’emblée par la taille et la couleur.
Elle occupe plus du tiers médian de la surface rectangulaire. La vingt-
troisième de l’alphabet s’inscrit en jaune vif sur un fond globalement
grisâtre représentant le cliché en noir et blanc de la porte d’entrée de
la rue Vilin. Le W surplombe les prénom et nom du signataire
imprimés sans majuscules sous un trait sobre. De cette même couleur
jaune vif ces trois éléments jurent avec le reste. En ce lieu et place, le
corps du W étant en outre particulièrement exhaussé, il devient
d’autant plus énigmatique qu’il est rare qu’un titre soit ainsi réduit à
une seule lettre. Sa démesure exhibe ainsi son caractère bifide: double
V19. Or, sur cette jaquette, ce sont au moins trois autres éléments qui
manifestent certaine dualité. De haut en bas, d’abord à l’arrière-plan
sur le cliché de la rue Vilin l’inscription "COIFFURE DAMES"20.
Ensuite, dans la section médiane en jaune, le prénom et nom du
signataire. Enfin tout en bas, se superposant au pas de porte représenté
sur la photographie, en caractères blanc, le nom de l’éditeur suivi des
initiales de la collection: "DENOËL/LN".
Sur cette face frontale de la jaquette, ce qui domine est un effet de
surimpression. Globalement s’y combinent deux strates et trois types
d’inscription que distinguent différentes valeurs chromatiques (gris,
jaune, blanc). Au premier plan, au milieu et en jaune donc, le titre
monogrammique W dont on ignore encore qu’il est provisoire. Sur ce
même plan se présentent au-dessous l’indication "georges perec" puis
en caractères majuscules blancs les noms de l’éditeur et les initiales de
19 Pour un première analyse du péritexte de W, voir V. COLONNA, "W, un livre
blanc" (1988), p. 15-23.
20 Ce cliché de la porte de la rue Vilin représente un lieu d’enfance, ce que
confirmera le texte: "Ma mère apprit, je crois, le métier de coiffeuse. Puis elle
rencontra mon père. Ils se marièrent. Elle avait vingt et un ans et dix jours.
C’était le 30 août 1934 à la mairie du vingtième. Ils s’installèrent rue Vilin : ils
prirent en gérance un petit salon de coiffure", W, VIII, p. 47-48. Le début du
chapitre X est titré "La rue Vilin", p. 67-8. L’on notera que cette seconde évocation se
termine par un nom propre qui aussi commence par la lettre V "Charles Vildrac". De
Vilin à Vildrac, il y a bien un "double V". À noter derechef que la maison se trouvait
"au numéro 24" (vingt-quatre) dans le vingtième arrondissement, ibid., p. 67. Pour que
la vingt-troisième lettre W devienne la vingt-quatrième, il faudrait en supposer une
autre, manquante. L’on signalera néanmoins que le chapitre XXIV (dont l’incipit est
"Celui qui commence à se familariser avec la vie W", je souligne) place l’Athlète
sous l’illusion arbitraire d’un "double V" (Victoire/Vainqueur, p. 155) et multiplie les
occurrences de v, ainsi pour les seules deux premières phrases: "novice", "venant",
"arrive vers", "villages", "vite", "découverte", "sauvegarde", "vérifiera", "niveaux".
L’abc de l’espace 83

la collection. Au second plan, variant du gris clair (en haut) au gris


foncé (au bas de la jaquette), le cliché photographique représente une
porte d’entrée en bois. Le W masque quasiment les deux-tiers du
cliché de la porte dans sa partie supérieure. Sa partie inférieure semble
constituée d’un double battant. Au-dessus de la porte en gris foncé sur
la façade de briques se détache l’inscription "COIFFURE DAMES".
La partie inférieure de la plupart des lettres est effacée, en particulier
le "I", le "U", le "R" et le "D"21. Malgré les différences de plan et de
valeur chromatique, on est conduit à associer les trois séries
d’inscription (jaune, blanche et gris foncé) car elles bénéficient d’un
centrage égal sur l’axe vertical. Le sens de cette lecture est ce à quoi
invite la verticalité de la porte qui met en quelque sorte en abyme le
support rectangulaire que constitue la partie frontale de la jaquette. En
indifférenciant les deux strates, une lecture descendante peut ainsi
associer l’inscription du cliché à celle du W. Ce montage peut donner
l’impression que le nom du commerce forme alors une partie du titre.
Autrement dit, d’entrée, c’est le cas de le dire, sur cette première
devanture du livre s’offre virtuellement un double titre. L’un
graphiquement évident mais fortement énigmatique: W. L’autre sous-
jacent mais visuellement déductible: COIFFURE DAMES/W. Ainsi,
avant de découvrir le titre complet général et doublement générique,
W ou le souvenir d’enfance, il y aurait cette impression d’un autre titre
composé et duel, une sorte de "faux titre" initial suscité par le jeu entre
le premier titre et le fond photographique représentant la porte
d’entrée de la rue Vilin. Virtuel, ce dispositif offrirait en avant-
première sur la partie frontale de la jaquette un premier double titre
sur place. Par superposition au W majuscule inscrit en jaune s’ajou-
terait un premier complément situé au second plan "COIFFURE
DAMES". En même temps, selon un parcours cette fois descendant,
ce "complément virtuel" surplombe et précède le W. En quelque sorte,
il l’introduit. Suivant ce deuxième parcours, le "premier" titre devient
l’élément second de ce deuxième titre virtuel assumant dès lors la
fonction complétive. Ce rôle potentiellement complétif redouble un
aspect cardinal du titre premier qui en tant que monogramme

21 Ces détails graphiques peuvent revêtir une certaine importance dans la mesure
où, par exemple pour le deuxième terme, l’effacement du "D" fait ressortir de façon
hypogrammatique le vocable "AMES", induisant un autre énoncé "COIFFURE
D’AMES" – le mot "ÂME", on le sait, n’étant pas sans résonances avec La Vie mode
d’emploi (VME), voir infra.
84 Perec ou le dialogue des genres

présentait déjà la particularité d’un titre incomplet. Dans leur partie


supérieure, les deux branches latérales du W pointent, à gauche vers le
début du mot "COIFFURE", à droite vers la fin du mot "DAMES".
Comme s’il s’opérait un soulignement: "COIFFURE DAMES". De la
même façon qu’apparaitra un second titre bifide (W ou le souvenir
d’enfance), on aurait par avance un premier titre duel: "W /Coiffure
dames"22. Le deuxième élément prédique le premier par lui-même
elliptique. Il y a bien un effet du montage qui rapproche la lettre W,
énigmatique mais connotant une certaine fictivité, et ces deux vocables
relevant plutôt d’une certain "matériau" autobiographique23.
Première de couverture: le titre (deuxième)
Ôtée cette première enveloppe qui constitue la …façade du livre se
découvre alors un second titre sur "la première" de couverture: "W ou

22 D. BELLOS a rapproché la structure duelle des titres de W et de La Vie mode


d’emploi dont on sait que la juxtaposition inusitée que le premier inaugure est le fait
d’une ellipse typographique, Georges Perec, Une vie dans les mots (1994), p. 654-5.
Avec le mot "coiffure", l’on pourrait sans doute gloser que l’écriture
autobiographique est une cure qui consiste à fuir le four. PEREC commente ainsi la
structure du titre La Vie/ mode d’emploi: "il s’agit d’une opposition entre la vie – le
désordre, la prolifération – et l’emploi: le fait de trouver une règle, un ordre qui ne
fonctionne pas, illusoire donc", "…Sono un ‘archivista’, ma della intervenzione che
‘crea’ la realtà quotidiena…" (1979), EC2, p. 84; voir aussi l’opposition, voire,
l’apposition entre le désordre de la vie et la "mise en ordre" du mode d’emploi, "Ce
qui stimule ma racontouze…" (1981), EC2, p. 173. Il y a bien dans le titre une
"cassure syntaxique" qui annonce le principe d’organisation de W.
23 On a interprété cette juxtaposition par surimpression du W au nom du
commerce comme une référence à la mère de l’auteur. Ainsi le monogramme W se
trouve associé à l’initiale D de "DAMES" formant ainsi "W/D". Mais c’est plutôt le
mot "âme" que semble faire ressortir la partie supérieure droite du W, terme dont on
sait qu’il est crypté en acrostiche diagonal dans le chapitre LI de La Vie mode
d’emploi. Une interprétation consiste à inverser le W, ce qui fait apparaître un M, soit
l’initiale du vocable "mère", Georges Perec, Une vie dans les mots (1994), p. 553.
Dans ce sens le digramme "W/D" génèrerait cet autre: "M/D". Ce qui est à rapprocher
de cette interrogation sur le sens de l’abréviation MD – Medical Doctor – qui
accompagne le nom d’Otto Apfelstahl: "Et que signifiait ce "MD" qui suivait, sur
l’en-tête, le nom d’Otto Apfelstahl?" (III, p. 18). Le paradigme M/D se retrouve dans
les énoncés suivants: "J’allais trouver mon patron : je lui dis que ma mère était morte
et qu’il me fallait aller l’enterrer à D., en Bavière" (III, p. 18). Apfelstahl a entendu
Cecilia Winckler "chanter le rôle de Desdemona au Métropolitan peu de temps avant
la guerre" (IX, p. 61). Le "M" peut être encore associé à la double initiale de la
"Marine marchande" qui contribue à la "Société de secours aux naufragés" (IX, p.
62).
L’abc de l’espace 85
86 Perec ou le dialogue des genres

le souvenir d’enfance". Il complète ce qui pouvait jusqu’ici passer


pour le "vrai" titre: W. Celui-ci s’avère désormais n’être que partiel et
provisoire. Le nouveau titre paraît en être une expansion. À la
différence du premier, ce deuxième titre s’inscrit en rouge sur fond
blanc. Le graphisme de la lettre accentue encore la différence
chromatique. Dans sa partie inférieure, le W présente une forme
nettement bicuspide: deux triangles pointés vers le bas. Alors que sur
la jaquette le premier W figurait moins des triangles que deux de
schématiques parallélogrammes hétéromorphes et parallèles selon une
inclinaison dextro-descendante. S’y ajoutait un troisième élément plus
réduit complétant la partie supérieure droite du second V.
Le titre complet s’avère doublement bi-partitif. L’adjonction du
segment "ou le souvenir d’enfance" redouble l’initial dédoublement
ébauché par la lettre W. En effet, avec la conjonction "ou"
l’augmentation intitulative s’accomplit par une formule alternative.
Non seulement elle instaure un rapport d’équivalence entre les deux
segments mais elle offre la possibiltié d’un choix: W ou "si vous
préférez...". L’assurance du premier segment vacille puisqu’il se
trouve alors en position d’élément substituable comme l’amorce d’un
paradigme. S’instaure donc entre le premier titre sur la jaquette et le
titre complet sur la couverture un mouvement progressif
d’amplification par dédoublement et redoublement.
Tandis que la jaquette offre deux plans superposés, c’est dans deux
zones distinctes que la couverture distribue ses informations
péritextuelles: nom du signataire, titre, genre, collection, édition.
L’une, principale, est constituée d’un fond blanc. L’autre se démarque
en rouge; elle est située dans le tiers inférieur de la couverture et passe
pour une bande-annonce. Elle est "fausse" parce qu’en trompe-l’œil:
elle est imprimée et non amovible. Du coup, la zone blanche se divise
en deux espaces d’inscription: de part et d’autre de cette fausse bande-
annonce. De plus, dans sa partie supérieure la zone blanche se
dédouble à son tour. Elle comporte en effet deux types d’inscription
que sépare leur valeur chromatique. D’un côté, en caractères noirs, le
prénom et nom de l’auteur pourvus ici de majuscules. D’un autre, au-
dessous en rouge, le titre dont l’ensemble se subdivise en quatre
segments justifiés à gauche: W/ ou le/ souvenir/ d’enfance. Alors que
dans la partie inférieure de la zone blanche sise au-dessous de la
bande-annonce ne figure en caractères noirs qu’un seule vocable:
"Denoël".
L’abc de l’espace 87

Quant à la bande rouge, elle accueille en caractères blancs deux


types d’information. L’une précise le genre: "Récit". L’autre le nom
de la collection: "Les lettres nouvelles LN". Ces deux types
d’indication y occupent deux emplacements distincts. Sur une
première ligne, l’indication générique s’inscrit en haut à gauche alors
que le nom de la collection se situe en bas à droite sur la dernière
ligne, à l’endroit le plus opposé de la bande. Cette opposition spatiale
se double d’au moins deux autres. À l’unicité du vocable stipulant la
catégorie générique s’oppose d’abord la dualité de l’information
éditoriale: "Les lettres nouvelles/LN". À la marque du singulier
attachée au nom de "Récit" s’oppose ensuite celle du pluriel attachée
au nom de la collection. Cette triple opposition (spatiale, formelle et
grammaticale) souligne bien le caractère duel de la fausse bande-
annonce.
Si l’on revient sur la façon dont se présente le titre, c’est alors que
paraît s’esquisser le principe d’un certain processus dynamique. L’on
a d’abord noté que dans la partie supérieure de la couverture (zone
blanche 1) se proposent deux types d’inscription: en noir, le prénom et
nom du signataire; en rouge, le titre. Ce double dédoublement (interne
aux deux formules: "Georges/Perec"; "W/ou le souvenir d’enfance")
se produit sur un support soumis lui-même à certaine dualité: de part
et d’autre de la bande-annonce. Or maintenant l’on note pour un de
ces éléments une certaine façon – quadripartite dirons-nous – de se
distribuer. Le titre se déploie en effet sur quatre lignes distinctes: W/
ou le/ souvenir/ d’enfance. Et chacun de ces quatre segments offre une
série d’éléments duels. Soit de façon manifeste: "ou le" et "d’enfance"
comportant deux lexèmes. Soit de façon latente: ainsi, avec "W" sous
le double aspect graphique (son caractère bifide) et phonique (sa
prononciation "double V"). De même, avec "souvenir" qui par voie de
conséquence tend à se diviser: "sous/venir": subvenire, ce qui "se
présente à l’esprit" mais encore ce qui vient par en-dessous24. C’est
donc à un principe de dédoublement redoublé que semble obéir le
dispositif en place.
Suivant une manière de chiasme chromatique, une même logique
se dégage de l’énoncé "Les lettres nouvelles LN" qui s’inscrit en
caractères blancs sur fond rouge dans la bande-annonce. Cette

24 Hypogramme en quelque sorte virtuel que suggère la structure en place et qui


autoreprésente sur place le processus lectural dont il fait lui-même l’objet.
88 Perec ou le dialogue des genres

indication se distingue de l’autre – "Récit" – prodiguée dans cette


même zone et qui y occupe un site strictement opposé. Alors que
justifiée à gauche l’indication générique occupe la première ligne de la
bande-annonce, la formule précisant la collection, justifiée à droite, y
occupe en vis-à-vis l’ultime ligne. Cette deuxième indication, "Les
lettres nouvelles LN", est visiblement duelle. C’est deux fois la même
information qu’elle fournit: d’abord sous une forme complète; ensuite
comme acronyme. Mais en tant que série redoublante, chaque terme
de l’équivalence s’oppose par les types de caractères employés: la
formule complète s’inscrit en minuscules, l’abréviative en majuscules,
suivant une façon de chiasme compensatoire. Dans son redoublement
l’énoncé se dédouble mais selon un principe inverse de celui auquel
obéit le titre. C’est davantage celui de redoublement dédoublé que
paraît suivre la formule éditoriale.
Disposition en chiasme
Au fil de l’examen un autre aspect remarquable se rend plus
sensible. Les deux indications comportent, on vient de le voir,
certains traits formels communs: dualité, redoublement. Cependant
entre les deux zones, blanche et rouge, c’est certaine structure en
chiasme qui se rend derechef perceptible. Pour la zone blanche, tandis
que la partie supérieure se subdivise en deux éléments (nom d’auteur
en noir/titre en rouge), sa partie inférieure n’en propose qu’un seul:
"Denoël". Pour la bande rouge, alors que la partie supérieure n’offre
qu’un seul vocable, "Récit", sa partie inférieure offre la série dicho-
tomique "Les lettres nouvelles/LN".
Considérons ainsi la double zone blanche de part et d’autre de la
bande-annonce. Au-dessus, elle se dédouble en présentant deux types
d’information péritextuelle que différencie leur valeur chromatique:
"Georges Perec/W ou le souvenir d’enfance. Cette zone se dédouble
en proposant deux formules duelles. Pour l’une, le passage à la ligne
provoque une césure entre prénom et nom. Le titre quant à lui obéit à
une dynamique, on l’a observé, de dédoublement redoublé. Or c’est
bien ce même mouvement que l’on pressent à l’œuvre pour l’élément
simple et isolé que constitue au-dessous de la bande le nom éditorial
"Denoël". À première vue, il n’a rien de notable. Cependant, pris dans
un dispositif général où tout se dédouble, c’est bien le signe "deux"
L’abc de l’espace 89

qui peut alors se lire sous sa premier syllabe: "De(2)/-noël"25. Bref,


hypogrammatiquement, le segment singulier réinscrit la figure duelle.
Il y a bien un rapport de symétrie inverse qui lie les deux autres
éléments du couple spatialement opposé dans la bande-annonce. D’un
côté, un élément simple et isolé: "Récit". De l’autre, le couple "Les
lettres nouvelles/LN". Dans cette zone rouge, l’indication générique
("Récit") est à la double formule de la collection ("Les lettres
nouvelles/LN") ce que, dans la zone blanche, le nom de l’éditeur
("Denoël"26) est aux deux informations hétérochromatiques: "Georges
Perec/W ou le souvenir d’enfance". Ces quatre éléments sont disposés
en chiasme. L’on est désormais en droit d’envisager un rapport
remarquable éventuel entre les deux seuls segments mono-lexémiques
isolés dans leurs zones respectives: "Récit" et "Denoël".
Quelle conséquence s’impose quant à l’appellation générique?
Label monolithique, peut-il participer de la même dynamique de
dédoublement virtuel que l’on a cru deviner sous les termes de
"sou/venir" et "De/noël"? On ne peut que surseoir la réponse. Cette
unité résiste au mouvement général offert par le dispositif
chiasmatique d’ensemble. Tout juste pourrait-on avancer que le terme
"Récit" est doublement singulier. Singulier en tant qu’élément mono-
lexémique; singulier par la catégorie grammaticale du nombre. Ce
dernier trait est d’autant plus notable que cette marque s’oppose au
signe du pluriel de "Les lettres nouvelles". Apparemment
indécomposable, le terme générique ne s’en singularise pas moins.
Retenons pour l’instant que le livre que l’on s’apprête à ouvrir se
donne, en dépit du titre et du dispositif duel que forment jaquette et
couverture, sous la forme du singulier, c’est-à dire ici, sous l’égide de
l’unité. Ajoutons que cette appellation est en outre des plus
génériques27. Catégorie bien vaste qui peut désigner diverses formes
narratives ("roman", "conte", "autobiographie", etc.) ou terme qui peut
recouvrir un sens particulier, ainsi pour certains écrits de Gide.
Cependant, entre le singulier de "Récit" et le pluriel de "lettres

25 Il est bien question d’une nuit "de Noël" sous deux formes: l’une fait l’objet du
chapitre XXV; l’autre, de façon quasi-palindromique: le fils d’Esther que "l’enfant"
devait rejoindre en Palestine s’appelle "Léon", W, p. 161, 163.
26 Par leurs lettres communes, on notera qu’une communication s’opère entre le
sigle de la collection, "LN", placé à la fin de la bande rouge et le nom de l’éditeur
placé au-dessous dans la zone blanche, "Denoël" .
27 "Action de rapporter des événements réels ou imaginaires" ou "œuvre littéraire
narrant des faits vrais ou imaginaires", TLFI.
90 Perec ou le dialogue des genres

nouvelles", le rapport d’opposition spatiale au sein de la bande engage


à lire une seconde indication de type générique: "nouvelles". Sur le
mode homonymique se profile un second genre qui se distingue par sa
brièveté et "le caractère insolite des événements contés"28; ce qui n’est
pas sans pertinence pour désigner certains aspects formels et
diégétiques du "Récit" à venir.
Parallélisme formel
Quelque pointilleuse qu’elle puisse sembler l’analyse permet de
découvrir deux aspects remarquables apparus entre les deux zones de
couverture. Le premier révèle un parallélisme formel. Entre le titre
"W/ou le souvenir d’enfance" et la redondante série "Les lettres
nouvelles/LN". Les deux formules sont isomorphes. Chacune se
dédouble selon l’opposition lettres minuscules/majuscules. Chaque
segment respectif ainsi différencié propose une sorte de reformulation
synonyme. Chaque segment est échangeable. Pour le titre, c’est la
conjonction "ou" qui fait office d’opérateur. Pour la marque de
collection, c’est la contiguïté linéaire qui éclaire le lien acronymique.
Dans chaque formule, les deux segments sont échangeables: ils
entretiennent en quelque sorte un rapport d’équivalence synonymique.
Mais ils ne sont pas dans une situation de parfaite égalité. Un des
segments dépend de l’autre pour se rendre intelligible: "W" pour le
titre; "LN" pour la collection. Les segments en majuscules
correspondent à des formules abréviatives. L’une "W", incom-
préhensible par elle-même, l’est par incomplétude. L’autre "LN" par
réduction aux initiales des vocables auquels elles renvoient. Sauf
familiarité acquise avec le sigle éditorial, l’acronyme est en lui-même
tout aussi énigmatique que le W du titre. Parcellaires ces deux
segments sont respectivement dépendants des deux autres qui
fonctionnellement les complètent en les rendant à un certain explicite:
"W" autrement dit un certain "souvenir d’enfance" qui sera ensuite
défini et singularisé comme "le souvenir d’enfance"; "LN" autrement
dit "lettres nouvelles". De ce point de vue, les deux formules sont iso-
fonctionnelles. Chacune présente deux segments liés, syntaxiquement
pour la première, parataxiquement pour la seconde, dont l’un constitue
une énigme et l’autre sa résolution.

28 Ibid.
L’abc de l’espace 91

Quoique isomorphes sous certain aspect, une fois rapprochées les


deux formules emblématisent des relations herméneutiques totalement
opposées. C’est en effet sous forme de chiasme qu’elles se distribuent.
Pour le titre, la part énigmatique se présente en premier. Pour le nom
de la collection, le dispositif est inverse comme si l’on donnait la
réponse avant de poser l’énigme. Cet ordre est de plus mis en scène
avec le titre dont la découverte complète requiert le passage hautement
progressif et suspensif de la jaquette à la couverture. Si donc par elle-
même toute abréviation déclenche certaine énigmaticité, la compa-
raison des deux formules révèle une dimension du titre peu soulignée
jusqu’ici. Le titre annonce un fonctionnement herméneutique qui
concerne éventuellement le mode de lecture programmé par le texte. Il
suit en quelque sorte le modèle proposé par R. Barthes dans S/Z29.
Ainsi, le W pose l’énigme mais, s’il en est l’objet, sa thématisation
reste suspendue. Le segment "souvenir d’enfance" donne une idée du
thème tout en fournissant un élément de réponse. Celle-ci n’est donc
pas éludée ou suspendue si l’on considère le titre complet de
couverture. Toutefois, le second segment s’apparente à un leurre ou
fausse réponse en comportant deux morphèmes simultanés. Il propose
un mixte de réponse et de thématisation puisqu’il embraye sur une
nouvelle énigme: la solution générique, celle de l’orientation
autobiographique pointée par la réponse "souvenir d’enfance", laisse
vite place à un glissement vers une nouvelle question soulevée par
l’article défini ("le souvenir d’enfance"). De quel souvenir en
particulier peut-il s’agir? Cette particularisation synecdochique du
thème bouleverse le confort générique30 installé par la réponse initiale.
Se met en place une logique de l’équivoque31 – qui sera celle de la
prédication impossible.

29 Le code herméneutique articule, rappelons-le, une question, un déchiffrement


(retardement/dévoilement), une réponse. Les termes ou morphèmes de ce code se
décomposent ainsi: 1) le thème ou objet sur quoi portera la question de l’énigme, S/Z
(1970), p. 38: soit la formulation de l’énigme, p. 75; 2) la position de l’énigme:
chaque fois que le discours laisse entendre qu’il y a énigme, p. 38; 3) la réponse
éludée ou suspendue: tout retard dans la réponse, p. 215.
30 Il suffit d’opposer cette problématisation qu’opère le titre de PEREC avec celui
à effet extensif plus que large produit par celui de SARRAUTE, Enfance privé de tout
déterminant.
31 Un "mixte de vérité et de leurre", S/Z (1970), p. 45.
92 Perec ou le dialogue des genres

Quatrième de couverture: le prière d’insérer


Si la première de couverture dispose deux zones principales, la
quatrième propose semblablement, au-dessus de la bande-annonce,
deux sortes d’éléments clairement séparés: d’une part, un prière
d’insérer; d’autre part, un sommaire biographique et bibliographique.
Considérons d’abord le prière d’insérer32. Censé porter
"spécifiquement" sur ce que l’ouvrage contient, "sur le texte qu’il
accompagne"33, cet écrit de présentation se compose ici de deux
paragraphes bien distincts. Signé apparemment de la main de l’auteur
"G.P."34, il annonce deux textes: "Il y a dans ce livre deux textes
simplement alternés". Sous l’unité du volume – à laquelle s’ajoute
l’indication d’un genre hyperonyme ("Récit") –, le texte annoncé se
déclare néanmoins être deux. L’usuelle correspondance entre un
volume et un texte se voit dérangée35. La mono-textualité à laquelle on
pouvait s’attendre est tout de suite écartée.
Une dualité s’anticipe et s’affiche. Est-elle irréductible? Prépare-t-
elle la réunion de deux unités résolument distinctes ou bien présage-t-
elle de l’union de deux composantes éventuellement solubles? Le
mode de liaison prévu est celui de l’alternance. Soit deux textes qui
forment respectivement une série. Ces deux composantes vont se
succéder tour à tour de manière répétée et régulière. Ce qui implique
surtout que les textes sont mis sur un pied d’égalité. Cette association
sera-t-elle de l’ordre de la simple juxtaposition ou bien prélude-t-elle à

32 Rappelons deux définitions: "Se dit en particulier de la notice sur le livre et son
auteur qui accompagne habituellement les ouvrages envoyés au service de presse"
(VOYENNE 1967), TLFI; "encart imprimé contenant les indications sur un ouvrage
et qui est joint aux exemplaires adressés à la critique", Le Petit Robert. G. GENETTE
met l’accent sur la fonction du prière d’insérer puisqu’emplacements, destinateurs et
destinataires varient à travers les usages, Seuils (1987), p. 98-109. Ce qui aboutit à la
définition suivante, ici réduite au plus simple: le "PI", c’est d’abord "un texte bref […]
décrivant, par voie de résumé ou tout autre moyen […] l’ouvrage auquel il se rapporte
[…]", p. 98. Par rapport à la première définition (VOYENNE), l’on notera que la
définition de GENETTE exclut du PI la notice bio/bibliographique, p. 108.
33 Ibid.
34 La signature, notons-le, se présente aussi comme une herméneutème ou
"morphème" de la "phrase herméneutique", R. BARTHES, S/Z, p. 215.
35 Attentif au lexique de ce prière d’insérer, V. COLONNA souligne ceci: "W est
bien désigné comme un ‘livre’ et les deux récits comme ‘deux textes’". Il met ainsi
l’accent sur cet agent unificateur qu’est le livre: "c’est en tant que livre que W trouve
son unité", "W, un livre blanc" (1988), p. 17; voir aussi T. BRIDGEMAN, "Further
Dynamics of World-Play, Perec’s W ou le souvenir d’enfance" (1998), p. 179.
L’abc de l’espace 93
94 Perec ou le dialogue des genres

la fusion à venir de séries qui peuvent s’avérer miscibles? Un pour


deux ou deux en un, peut-on se demander. Quoi qu’il en soit au bord
de l’ouvrage, dans son vestibule, en guise de prémisse, l’on peut
s’interroger sur cette dualité annoncée. À quoi peut-elle répondre ou
correspondre?
Poursuivons: "il pourrait presque sembler qu’ils n’ont rien en
commun" (je souligne). À suivre ce descriptif, ce qui se trouverait
spatialement assemblé, ce ne sont pas simplement deux volets,
versions ou variantes d’un texte homogène matériellement dédoublé
en deux séries voisines, mais bien deux textes foncièrement différents.
La relation de contiguïté n’implique aucunement l’association de deux
textes parents. Ce qui s’anticipe sous l’unité d’un bloc voluminal,
c’est une irrémédiable dualité textuelle, une bi-textualité
fondamentale. Autrement dit, sous l’apparence d’un solidaire objet
matériel (le livre), s’annonce un assemblage composé de séries plus
que dissemblables. De la paire de textes juxtaposés aucun accord ne
semble attendu. Soit donc un avertissement qui augure d’une foncière
bi(hétéro)textualité.
Leur différence paraît donc radicale. Au début du second
paragraphe, la suite du prière d’insérer ne laisse guère prévoir que
cette dualité puisse se résorber à un niveau supérieur, architextuel36:
"L’un de ces textes appartient tout entier à l’imaginaire [...]. L’autre
texte est une autobiographie". Rien ne laisse pressentir à hauteur,
disons, d’une catégorie générique, une subsomption, une
homogénéisation quelconque. Autrement dit, ce qui s’annonce au
revers de la couverture, c’est plus qu’une dualité textuelle: c’est une
division générique. On comprend mieux pourquoi ces "deux textes"
n’ont "rien en commun". Il s’agirait d’une hétérologie discursive:
L’un de ces textes appartient tout entier à l’imaginaire: c’est
un roman d’aventures, la reconstitution, arbitraire mais
minutieuse, d’un fantasme enfantin évoquant une cité régie par
l’idéal olympique. L’autre texte est une autobiographie: le récit
fragmentaire d’une vie d’enfant pendant la guerre, un récit
pauvre d’exploits et de souvenirs, fait de bribes éparses,
d’absences, d’oublis, de doutes, d’hypothèses, d’anecdotes
maigres. [...].

36 "L’architextualité du texte", c’est-à-dire selon G. GENETTE, "l’ensemble des


catégories générales, ou transcendantes – types de discours, modes d’énonciation,
genres littéraires, etc – dont relève chaque texte singulier", Palimpsestes (1982), p. 7.
L’abc de l’espace 95

La distinction est claire: "L’un de ces textes […]/L’autre texte […]".


En plus de la différence générique, le commentaire indique une
relation qui relève surtout de l’opposition. Opposition générique: celle
qui sépare, même si le mot n’est pas employé, la fiction ("un roman
d’aventures") de l’autobiographie. Ce qui s’oppose, ce sont aussi deux
types de récits: l’un est une "reconstitution […] minutieuse"; l’autre
un "récit fragmentaire […], pauvre d’exploits et de souvenirs, fait de
bribes éparses […]". Plus qu’une hétérologie discursive, la notice
laisse prévoir maintenant certain frontal antagonisme.
Avant d’ouvrir le livre, avant d’aborder les textes proprement dits,
tout l’appareil liminaire expose un ensemble dichotomique. Se mettent
en place les conditions d’une joute, d’une confrontation, d’une
polémologie textuelle37. Sous couvert d’une unité opérale, deux unités,
deux "textes" donnés comme foncièrement hétérogènes co-existent.
Leur statut ("roman"/"récit"), leur degré de réalisation (complé-
tude/incomplétude), leur forme (plénitude/manque) sont apparemment
divergents; leurs fonctions (reconstituer/rapporter) potentiellement
discordantes.
En même temps, au seuil du livre, le dispositif affiché (à double
couverture, à double titre) ou bien annoncé (à double texte) se trouve
contredit par un élément qui, loin de se présenter sous le signe de la
dualité, se pose comme manifestement singulier. Sur la première de
couverture s’inscrit, on l’a vu, cette indication générique plutôt
unifiante: "Récit". Dénuée de la marque du pluriel, elle s’oppose à la
dichotomie textuelle soulignée au revers par la quatrième. Ainsi, bien
qu’ostensiblement proclamées, la dualité textuelle et l’opposition
générique se voient d’entrée mises en cause par cet élément
doublement antithétique. Aussi, à relire le début du PI ("il pourrait
presque sembler qu’ils n’ont rien en commun"), la modalisation laisse
ouverte la possibilité de raccords entre les deux textes. L’on peut alors
se demander: s’agit-il d’un récit qui se dédouble en "récit
romanesque" et "récit autobiographique"? Ou bien d’une œuvre
préalablement duelle dont la dichotomie se résorbe pour se réunifier
sous l’égide d’une catégorie supra-générique? Soit une catégorie qui

37 Expression que j’emprunte à J. RICARDOU, Nouveaux problèmes du roman


(1978), p. 25.
96 Perec ou le dialogue des genres

donc outrepasserait l’opposition entre fiction et récit de soi: celle de


narrativité opérant quelque "synthèse de l’hétérogène"38?
Sommaire censé informer sur le texte, le PI peut en dire trop ou pas
assez. Trop s’il dispense des indications "sur les circonstances de sa
rédaction"39. Pas assez quand il tait ce qui peut s’avérer un des aspects
essentiels du texte à venir. Ainsi, le commentaire sur les fameux
points de suspension mentionnés à la fin du PI, marques de la
"rupture", de la "cassure qui suspend le récit autour d’on ne sait quelle
attente", fournissent, on le sait, des indications sur un aspect majeur de
W. C’est un aspect à la fois compositionnel, textuel et scripto-
graphique puisqu’ils se trouveront effectivement disposés entre les
deux parties du livre (p. 85)40. Le caractère métatextuel du PI ne fait
ici aucun doute41. En même temps, il est dit que ces points de
suspension marquent "le lieu initial d’où est sorti ce livre", qu’ils sont
les points d’accrochage des "fils rompus de l’enfance et [de] la trame
de l’écriture". Plus que sur les "circonstances de sa rédaction", le PI
informe sur les motifs de son écriture ouvrant la brèche
autobiographique. De métatextuel, le PI se fait davantage méta-
génétique. C’est à certain élément originel qui a pu déclencher
l’écriture du livre auquel il est fait référence42. L’on notera la

38 P. RICŒUR place sous le "concept de synthèse de l’hétérogène, la discordante


concordance propre à toute composition narrative". Suivant le modèle tragique, la
narrativité s’envisage sous "le terme de ‘configuration’ pour désigner cet art de la
composition qui articule concordance et discordance, et règle cette forme mouvante
qu’Aristote nomme muthos et que nous traduisons par ‘mise en intrigue’", "L’identité
narrative" (1991), p. 39.
39 Seuils (1987), p. 99. Ce qui correspondrait, dirons-nous, à un PI méta-
génétique et, si autographe, auto-métagénétique.
40 Des points de suspension se trouvent aussi placés au centre du grand
palindrome – isolés en belle page mais sans parenthèses ni guillemets dans l’édition
de La Clôture (1980), p. 49. Dans l’édition de Oulipo la littérature potentielle (1973),
le centre était marqué par trois astérisques formant triangle, les deux côtés du texte
n’étant pas séparés par une mise en page spéciale, p. 104. Voir Georges Perec, Une
vie dans les mots (1994), p. 450-2. B. MAGNÉ souligne que le centre du palindrome
est "typographiquement plein, tout en étant sémantiquement vide", "Tentative
d’inventaire…" (2003), p. 74.
41 V. COLONNA a bien mis l’accent sur cette fonction: "Le premier paragraphe
de ce prière d’insérer ne formule donc rien sur le contenu de W, il indique seulement
ses conditions d’écriture et son mode de fonctionnement", art. cit., p. 17.
Métatextualité certes mais aussi, précisons-le, métascripturalité quand il s’agit des
"conditions d’écriture" plus que des aspects formels du texte lui-même.
42 Dans ce sens, le PI n’est pas seulement métatextuel, métagénérique ou
métagénétique. Il prend un tour que nous dirons auto-métascriptural (voir infra).
L’abc de l’espace 97

métaphore textile, pour ainsi dire filée: ces points de suspension


"auxquels se sont accrochés les fils rompus de l’enfance et la trame de
l’écriture". S’il est sous-jacent évoqué certain drame, il n’y en a pas
moins trame. Trame: ce qui s’étend comme des lignes horizontales
pour former un tissu, ce qui se structure en réseau, ou "qui constitue le
fond et la liaison d’une chose organisée" suivant quelques acceptions
convenues de ce terme.
Globalement, le PI de W est assez représentatif du texte au point
d’être qualifié justement de "mode d’emploi"43. Il remplit cette
fonction qui consiste à "indiquer", dit Genette, "de quelle sorte
d’ouvrage il s’agit", rôle d’orientation de sa lecture éventuelle. Un
autre cas de figure envisagé est celui où le PI n’assume pas
entièrement sa fonction de représentation préalable, de pré-
représentation dirons-nous, s’il laisse penser "que l’ouvrage ne serait
pas tel que sa simple lecture suffit à indiquer en quoi il consiste"44.
L’on pourrait envisager deux situations: une formule douce, une
formule dure.
La première insinuerait qu’il y a davantage dans le texte que ce que
le PI veut bien en dire. Cette solution entretient une manière de
suspens. C’est le PI teaser: il met suffisamment l’eau à la bouche en
laissant l’initiative au lecteur. Celle de lui faire découvrir en le
pointant vaguement cet obscur objet textuel sans préciser de quoi il
retourne. Sa fonction n’en est pas moins rémunératrice. Sans
l’indication d’un quelque chose à trouver, l’on n’aurait peut-être pas
même l’idée que quelque chose d’autre s’y trouve. Le PI programme
ainsi une lecture de type herméneutique. Le prière d’insérer de La
Disparition45, signé B. Pingaud, peut servir ici d’exemple. Ses
premières lignes: "Trahir qui disparut, dans La Disparition, ravirait au
lisant subtil tout plaisir. Motus donc, sur l’inconnu noyau manquant
[…]."
La formule dure consisterait à subvertir le rôle pré-représentatif
généralement assigné au PI. Autrement dit, pour reprendre un
expression associée à certaine pratique du Nouveau Roman, l’on

43 V. COLONNA résume son analyse du PI en ces termes: "En signalant avec


insistance le montage en parallèle des deux textes et en le justifiant, ce préambule
métatextuel se donne ainsi comme un véritable mode d’emploi du livre, ménage à la
lecture des sentiers dans l’œuvre", art. cit. (1988), p. 17.
44 Seuils (1987), p. 99.
45 Dans l’édition qui est celle de L’Imaginaire/Gallimard (1990).
98 Perec ou le dialogue des genres

aurait alors affaire à un PI anti-représentatif. Il désorienterait la


lecture, un peu comme opèrent certains anti-titres (La Jalousie, Le
Voyeur, La Mise en scène). Tout cela pour dire que rien n’assure en
théorie que la pré-représentation fournie par le PI concorde avec ce
qu’il en est du texte effectivement. Et sans nécessairement l’anti-
représenter, il peut néanmoins laisser dans l’ombre un aspect non
négligeable de ce qui le constitue. Représentation par défaut ou par
omission, lipo-représentation en quelque sorte, sans pour autant
laisser planer la notion que tel trait éventuellement décisif sera à
découvrir.
Sans présager de ce qu’il pré-représente ou anti-représente du texte
à venir, le PI de W comporte un aspect remarquable. Il ne se contente
pas de signifier la dualité textuelle. Il l’exemplifie. Sa disposition
matérielle est isomorphe à son dire: c’est en deux paragraphes
distincts que le PI se présente. D’un point de vue scriptographique
donc, le péritexte se dédouble, préludant ainsi formellement au
principe du texte annoncé. Mais il y a davantage. Le PI se redouble. Il
figure une fois sur la quatrième de couverture, puis une deuxième fois
se retrouve quasi à l’identique sur le premier rabat de la jaquette46. En
fait, c’est à cet endroit que l’on a pu en prendre d’abord connaissance
puisqu’il faut bien ôter la jaquette avant d’accéder à la quatrième de
couverture. Ce qui conduit à observer que la quatrième de jaquette,
recouvrant la quatrième de couverture, dispose un espace
ostensiblement vide, blanc, ce que les prochains lecteurs de W ne
manqueront donc de rapprocher de celui disposé à la charnière des
deux parties où s’exhiberont les points de suspension… annoncés en-
dessous.

46 G. GENETTE le signale, un "PI" peut faire "doublon", être reproduit sur deux
emplacements distincts, encart et couverture par exemple, Seuils (1987), p. 108.
Dépourvue de jaquette manque donc à l’édition de poche dans la collection
L’Imaginaire cet aspect redoublant du PI, répétition d’un élément péritextuel que l’on
peut concevoir comme superflu parce qu’apparemment redondant mais qui en fait
pré-présente certain aspect structurel majeur du texte subséquent.
L’abc de l’espace 99
100 Perec ou le dialogue des genres

La note auto-bio/bibliographique
La quatrième de couverture présente deux éléments péritextuels
statutairement distincts. Au-dessous du prière d’insérer, elle accueille
une note sur l’auteur, en réalité une note auto-bio/bibliographique47.
Celle-ci occupe la même zone supérieure située au-dessus de la bande
rouge. Un titre surplombe ce deuxième écrit: "L’auteur:". Cette notule
reproduit le même dispositif formel que le PI: elle se distribue en deux
paragraphes. À une différence près: elle se présente en caractères
italiques:
L’auteur:
Est né le 7 mars 1936 […]
A obtenu en 1965 le prix Renaudot pour les Choses et en
1974 le prix Jean Vigo pour l’adaptation cinématographique de
son récit Un homme qui dort [...].

Cette note se dédouble doublement. Paragraphiquement mais encore


typographiquement. En effet, le sujet grammatical "L’auteur" en
romain contraste avec le double prédicat inscrit en italique: "Est né
[…]/"A obtenu […]". Comme le PI se moulait formellement sur le
texte à venir en suivant le principe d’une bi-partition, la note ne se
contente pas d’informer sur l’auteur: elle en divise sa présentation.
Sous l’angle scriptographique donc, la note contribue aussi à mimer
par anticipation le montage annoncé. Du coup, cette entité
apparemment unitaire qu’est "L’auteur" comporte deux faces. La bi-
partition de la note sépare en effet ce qui, d’un côté, relève plutôt du
biographique ("Est né", "Documentaliste", "Collabore") de ce qui,
d’un autre, appartient clairement au domaine de la publication
littéraire et de l’activité cinématographique. Mais si la démarcation en
deux paragraphes distincts accentue la séparation de ces deux versants
bio/graphiques, l’on observe que le deuxième article se subdivise à
son tour en deux phrases ("A obtenu"/"Est également") pour terminer
sur cette quintuple qualification 48:

47 Pour le genre "autobibliographique" souvent pratiqué par PEREC, voir


"L’autobibliographie, notes préliminaires à l’étude d’un corpus d’un genre" d’Eric
BEAUMATIN (1985), p. 281-287.
48 Le parallélisme syntaxique entre les deux phrases qui composent ce deuxième
paragraphe se signale encore par le hiatus externe – hétérovocalique pour le premier
("A obtenu"), homovocalique pour le second ("Est également") – même si ce dernier
est réduit par la liaison. Hiatus microscopiques, certes, à l’échelle du volume mais que
l’on ne peut qu’associer à celui majeur qui s’expose entre les deux parties du livre.
L’abc de l’espace 101

Est également membre de l’OuLiPo, dramaturge,


lipogrammatiste, traducteur et librettiste.

Autrement dit, la quatrième de couverture juxtapose deux textes à la


fois distincts par leurs fonctions et leurs allures graphiques. À l’image
de ses deux parties auto-dédoublantes 49, cette quatrième se caractérise
globalement par une configuration clairement bipartitive. Distincts,
ces deux textes qui composent la quatrième sont en même temps
semblables en ce qu’ils présentent un même dispositif duel.
Davantage, les deux se trouvent mêmement dupliqués: le PI sur le
premier revers de la jaquette; la note auto-bio/bibliographique sur son
deuxième revers. Ces deux écrits à la fois distincts et isomorphes
présentent ainsi la même structure dédoublante-redoublante.
Dans ce contexte, le prière d’insérer se trouve investi de multiples
vertus qui outrepassent largement sa stricte fonction métatextuelle. Un
aspect remarquable de ce secteur péritextuel n’a guère été souligné.
Non du point de vue de ce que le PI énonce, des genres, de la genèse
ou de la composition formelle de W. Mais du point de vue de ses
propres éléments scriptographiques. Car s’agissant aussi bien de ses
aspects paragraphiques que typographiques, la quatrième, PI et note
pareillement, prélude au fonctionnement général de W. Ainsi, le PI ne
se contente pas de pré-représenter le double texte à venir. Il
accomplit bien davantage. On peut dire, même si l’expression est juste
mais sa forme bégayante, qu’il le pré-présente. Autrement dit, il pré-
figure certains notables aspects de son dispositif formel. Or,
l’arrangement scriptographique à l’œuvre dans cette zone périphérique
du livre ménage tout autant qu’elle expose une dimension constitutive
du "Récit" à venir: celle précisément qui touche à son mode singulier
de présentation.
Mais ce n’est pas tout. La quatrième, en particulier le PI, dans la
mesure où celui-ci assume une flagrante fonction métatextuelle, se
voit du même coup empreinte de certaine vertu supplémentaire. Car
en décrivant certain aspect ou fonctionnement caractéristique du
"texte" de W, notamment son caractère duel et bi-partitif, ce faisant,
c’est aussi lui-même que sous ces traits spécifiques le PI en vient à
représenter. Puisqu’il les présente en guise de pré-figuration du
double texte à venir, il devient en même temps l’objet de son propre
discours. Auto-représentation ou bien auto-métatextualisation, cet

49 Voir notre prochain chapitre.


102 Perec ou le dialogue des genres

élément péritextuel accomplit ainsi davantage que le rôle coutumier


que lui délègue en général l’édition. Ajoutons par avance: cette dualité
scriptuelle caractéristique du Texte de W comme de son péritexte se
manifeste, on le sait, de façon encore plus marquée: dans la
différenciation typographique (romain/italique) des deux textes qui y
alternent. Or, de cet aspect considérable, le PI n’en dit mot. Au lieu de
l’énoncer métatextuellement, c’est sur ce même plan scriptographique
que la quatrième (avec le PI en romain/la note en italique)
l’exemplifie50. Au lieu de l’énoncer, elle l’annonce autrement, sur un
autre registre, suivant une dichotomie déployée: sur le même registre
que celui qui configure le Texte.
Offrant d’un double texte une double ouverture, le péritexte semble
bien tenir le rôle d’une devanture. Du point de vue grapho-visuel, la
jaquette, le titre, le prière d’insérer, la note autobiobibliographique
préfigurent les traits correspondants à la "forme de contenu" du livre.
Ces éléments péritextuels comportent en effet les traits mêmes
(dualité, répétition, division) censés caractériser le Texte. Dès lors, si
une bi-partition formelle affecte semblablement l’ensemble de ses
composantes, ces mêmes éléments pré-représentatifs du Texte à venir
n’en sont pas moins, vis-à-vis d’eux-mêmes, auto-représentatifs. En
tant que préambule et distinct du texte, le péritexte n’en constitue en
principe que le pré-texte. Néanmoins, celui-ci excède largement le
rôle de simple descriptif métatextuel que l’édition généralement lui
assigne. Ainsi du double prière d’insérer. Tout y semble corroborer la
dualité affichée par le double titre. Outrepassant sa fonction
rhématique (infra), le titre emblématise non seulement le Texte à venir
mais, plus directement sur place, tout l’appareil péritextuel censé
l’envelopper. Par sa dimension pré-figurative, le péritexte vire à
l’autométatexte. Entre jaquette et couverture, ses éléments sont, dans
un sens extensif, performatifs: ils font ce qu’ils disent ou, plutôt, ils
adoptent la forme de ce qu’ils annoncent. Ne se limitant pas à décrire
certains aspects diégétiques et formels définissant le double texte à
venir, leur mode d’exposition réfléchit ces mêmes particularités
auxquelles ils sont censés strictement introduire. Du coup, textualisé
ou textualisant, le "péri-texte" se mue en pré-Texte: le Texte a déjà

50 Sur l’exemplification, voir Nelson GOODMAN, Ways of Worldmaking (1978),


p.12. Le péritexte fournit un "échantillon" qui présente, ou manifeste, plus qu’il ne
représente ou dénote, un aspect formel du texte.
L’abc de l’espace 103

commencé. Il est déjà à l’œuvre dans ce qui est censé n’être que sa
bordure, déplaçant vers son dehors la limite entre ergon et parergon 51.
Double titre: le titre comme marque du manque et du masque
Qu’il s’agisse d’aspects constitutifs de la jaquette, de la première
ou quatrième de couverture, nombre d’éléments péritextuels se
caractérisent par une évidente dualité. Aussi, le livre s’entame dans
l’ordre successif d’une double ouverture: jaquette puis couverture
avec répétitions ou reprises de certaines composantes (titre, prière
d’insérer, note auto-bio/bibliographique). À suivre le dispositif pré-
textuel tant au niveau des énoncés que de leur forme d’expression, une
certaine logique paraît s’installer. Dans un premier parcours de
lecture, de la jaquette à la couverture, s’observe un principe de
redoublement: tout élément se retrouve deux fois quasi à l’identique.
Cependant, au-delà de ce mouvement de redoublement par
duplication d’un site à l’autre du péritexte s’observe un phénomène de
perturbation de l’identité textuelle. En reproduisant tel quel deux
éléments majeurs du péritexte (PI et note auto-bio/bibliographique),
sur la jaquette puis sur la quatrième de couverture, l’on semble bien
chaque fois revenir au même. Tel quel? La modification la plus visible
est celle qui affecte la note: elle figure en caractères romains sur la
jaquette; en italiques sur la quatrième de couverture (avec des jeux
contrastifs inversés pour la désignation des titres, les Choses, Un
homme qui dort). À laquelle s’ajoute sur les revers plus étroits de la
jaquette, pour les deux textes, une disposition en colonne. L’on peut
aussi constater que la reprise du W entre jaquette et couverture n’est
pas sans affecter la graphie de certaines flagrantes modifications: de
taille, de forme et de couleur. À ces transformations du caractère
typographique s’ajoute, on l’a déjà signalé, un autre positionnement
de l’inscription sur le support. De la centralité initiale dont bénéficie
la lettre sur la jaquette, une fois intégrée au titre complet, elle se voit
reléguée sur le côté gauche de la couverture. De signe ostentatoire au
départ, sa visibilité se trouve largement réduite sur ce nouveau site.
Bref, de l’une à l’autre ouverture, c’est plus à une variation qu’à une
répétition que l’on assiste. Bref, quels que soient les éléments
concernés, c’est chaque fois tels qu’en eux-mêmes que certaine

51 Voir J. DERRIDA, "Parergon" (1978), notamment p. 71.


104 Perec ou le dialogue des genres

scriptographie les change52. Ou, dès qu’il y a reprise textuelle, ce à


quoi l’on peut se rendre attentif, c’est au jeu de la différence ou de la
variation scriptographique.
Selon un autre parcours de lecture, de la première à la quatrième de
couverture, c’est plutôt un mouvement de dédoublement qui
s’esquisse: toute unité en vient à s’auto-diviser. Cependant, contre la
dichotomie générale, contre ce dispositif dédoublant-redoublant qui
semble se mettre en place, s’oppose un principe unificateur. Ou plutôt,
l’unité-livre qui s’impose matériellement au départ se renforce d’un
autre élément potentiellement conjonctif: la narrativité. En effet, la
marque générique ("Récit") qui s’affiche à ce point du trajet poserait
alors un principe latent qui semble transcender la dualité manifeste et
déclarée. Mais peut-on s’arrêter à cette double contradiction? Car,
c’est contre une unité initiale, en quelque sorte préconçue et préalable,
celle que forme l’unité-livre que s’oppose le double préambule
(jaquette et couverture). C’est aussi contre la généricité d’une
catégorie transcendante, la narrativité, que s’annonce dans le double
PI la division en deux textes de genres antagonistes. Selon un tour
d’écrou en plus, le jeu entre jaquette et couverture offre bien un revers
à cette subsomption générique. Il introduit au Texte en présentant une
configuration de dédoublement et de redoublement déjà à l’œuvre
dans ce préambule. Le péritexte anticipe de ce point de vue sur le
caractère d’un Texte qui est un et double à la fois: pour lequel rien
n’assure au départ que l’un devrait se résorber dans l’autre. Deux en
un ou un en deux, le livre intitulé d’abord W ensuite "W ou le
souvenir d’enfance" annonce, non pas un ou deux textes, mais bien un
Texte fait de deux versants a priori incompatibles.
La dynamique exemplifiée dans le péritexte pourrait ainsi préluder
à celle active dans l’ensemble du volume. Ainsi, les caractéristiques
annoncées d’un livre qui va se dédoubler en deux textes
génériquement distincts amorcent certain mode de structuration
éventuellement en vigueur dans W. Ce qui se vérifiera assez vite. À
cet égard, le titre caractérisé, on l’a vu, par une double dualité
formelle confirme, en se découvrant, certain mouvement à l’œuvre

52 S’agit-il de duplication? Oui et non: si les deux PI ainsi que les deux notes sont
les mêmes du point de vue de leurs constituants verbaux, ils sont dissemblables sous
l’angle de leur présentation scriptographique. Ou, selon la terminologie textique, ils
diffèrent du point de vue morphoscriptuel; voir de J. RICARDOU, notamment,
"L’œuvre au blanc" (1999), p. 20-40.
L’abc de l’espace 105

dans ce préambule. Le double titre se dévoilant et se complétant à


mesure paraît emblématique d’un fonctionnement global. Entre
jaquette et première de couverture, la révélation progressive d’un
double titre, le premier titre par lui-même duel (W) suivi d’un second
("W ou le souvenir d’enfance") qui le complète, est-elle l’indice que
se met en place un processus peut-être plus complexe: reprise plutôt
que redoublement selon une logique de re-dédoublement expansif?
Le second titre ou titre complet est une expansion du premier.
L’ajout d’un segment ("ou le souvenir d’enfance") semble d’abord
apporter une explication à l’énigme que pose la lettre isolée. On
pourrait reformuler la question que Barthes posait sur le titre
Sarrasine (et qui concerne celui non moins énigmatique du livre S/Z):
W, qu’est-ce que c’est que ça 53? En accommodant telle autre phrase
du théoricien, on pourrait dire: l’énigme est cette carence
grammatique54. L’invite initiale au déchiffrement ouvre d’emblée
l’ouvrage au code herméneutique55. Toutefois l’adjonction de "ou le
souvenir d’enfance" joue le rôle d’un complément. C’est une des
réponses possibles à la question oblique, suspensive, que constitue
l’énigme momentanément posée par le segment "W"56. La conjonction
"ou" introduit un élément de réponse. La résolution n’en est pas moins
que partie remise avec la nouvelle question que pose l’article défini:
"le souvenir d’enfance". Duquel s’agit-il en particulier? L’énigme est
circulaire puisque la réponse entraîne une autre question. En dépit de
l’éclaircissement qu’il apporte, le complément fait que le nouveau

53 "Le titre ouvre une question: Sarrasine, qu’est-ce que c’est que ça? Un nom
commun? un nom propre? une chose? un homme? une femme? À cette question il ne
sera répondu que beaucoup plus tard, par la biographie du sculpteur qui a nom
Sarrasine", S/Z (1970), p. 24.
54 "[L]’énigme est cette carence prédicative", ibid., p. 194.
55 D. BELLOS rapproche une des contraintes mises en jeu dans La Vie mode
d’emploi du roman de Vladimir NABOKOV, The Real Life of Sebastian Knight,
Georges Perec, Une vie dans les mots (1994), p. 528-9. Ce rapport peut être
poursuivi. Celui-là même qui reconstruit la "vraie" vie de Sebastian Knight est un
narrateur homodiégétique "non fiable". Ce narrateur est denommé "V" par son demi-
frère écrivain, p. 71 (initiale à teneur autobiographique puisqu’elle est aussi celle de
l’auteur "Vladimir"). Reconstitution toute parodique dans ces chapitres qui
réfléchissent sur la fiabilité (reliability) biographique et autobiographique (6 et 7):
"Remember that what you are told is really threefold: shaped by the teller, reshaped
by the listener, concealed from both by the dead man of the tale", The Real Life, p. 52.
56 Pour une fonction comparable du sous-titre, voir G. GENETTE: le sous-titre
peut "indiquer plus littéralement le thème évoqué symboliquement ou cryptiquement
par le titre", Seuils (1987), p. 81.
106 Perec ou le dialogue des genres

titre n’échappe pas au processus herméneutique. Apparemment


complet, le titre n’en reste pas moins incomplet.
Le complément joue aussi à la façon d’un "sous-titre". Le terme
"souvenir" arrive justement par en-dessous de l’avant-titre. De façon
double puisque, spatialement, c’est "sous" le premier, sous la jaquette,
qu’il se dé-couvre. D’un titre à l’autre s’opère un battement. D’un site
à l’autre, sa dé-couverte opère un glissement générique. L’on passe
déjà d’un type de texte à un autre inscrivant par avance, entre jaquette
et couverture, la double appartenance générique du Texte. En effet,
avec le complément qu’il apporte, le sous-titre donne surtout une
information générique: il y a de l’autobiographie là-dedans. Ce
complément générique fourni par le second titre correspond en
quelque sorte au second texte annoncé par le PI: "L’autre texte est une
autobiographie". Du coup, le premier titre "W" correspond au premier
texte annoncé: celui des deux "qui appartient tout entier à
l’imaginaire".

titre W ou le souvenir d’enfance


textes (1) "L’un de ces textes" (2) "L’autre texte"
genres "l’imaginaire" "une autobiographie"

La généricité dont la lettre W est le signe est celle de la fiction. Mais


ce volet du Texte se place déjà avant de commencer sous le signe
manifeste de l’incomplétude. Énigmatique comme avant-titre sur la
jaquette, le W inscrit d’abord l’ensemble sous le signe du double.
Comme faux titre général, ce sont les deux textes qu’il place au départ
sous le sceau de la fictionnalité. La lettre seule emporte avec elle la
généricité des romans à clés censés préserver l’anonymat des
personnes derrière leurs seules initiales. D’entrée, le W est aussi la
marque du manque et du masque. L’indication générique connotée par
le premier titre est ainsi doublée par l’apparition du second. Dans le
battement entre jaquette et couverture, il y a passage inter-générique
dans l’ordre suivant: de la fiction vers l’autobiographique. Une fois
admis et confirmé par la page de titre, le titre général efface la
possibilité entrevue d’un double titre puisque le titre complet se
substitue au premier57. Mais s’il réaffirme du coup sa dualité (W/ou le
souvenir d’enfance) comme expansion de la dualité initiale (W), il

57 Ce que "confirme" par défaut l’absence de jaquette dans l’actuelle édition


courante Gallimard/L’Imaginaire.
L’abc de l’espace 107

remplit alors la fonction d’un titre doublement générique. Au code


herméneutique d’emblée associé à l’emblème de la fiction se greffe
désormais la marque de l’autobiographie. Mais s’agit-il du genre ou
bien d’un autre code qui se surajoute au premier: un code
autobiographique?
On pourrait encore se demander, selon une distinction genettienne,
si ce titre scissipare est plutôt rhématique ou thématique. Vise-t-il "le
texte lui-même considéré comme œuvre et comme objet" ou bien le
contenu58? Le sous-titre est thématique: quel est ce souvenir d’enfance
dont il va être question? Simultanément, il remplit une fonction
rhématique puisqu’il connote le genre autobiographique. Thématique
et rhématique à la fois, le sous-titre est mixte. Quant au premier
segment, l’indication est indirectement rhématique. Par l’énigme qu’il
pose et par déduction, il correspond au premier texte annoncé dans le
prière d’insérer, celui qui appartient à l’imaginaire. Il est bien à lui
seul indicateur du genre fictionnel.
Ce serait sous l’égide de la fictionnalité que l’ensemble d’abord se
présente. Puisque d’après la jaquette W passe pour le titre général59.
Dans un premier temps, la lettre s’avère ainsi subsumer la dualité du
Texte indiquée sur les revers. Toutefois, avant de caractériser un
quelconque aspect du Texte qu’il désigne, ce premier titre ne signifie
rien par lui-même. C’est comme graphe qu’il est reçu. Son sens étant
suspendu, c’est par sa morphologie que ce titre s’impose. Comme
lettre. Si son caractère bifide exemplifie plus qu’il n’énonce la
prochaine dichotomie structurelle, ce titre mono-grammatique semble
moins viser le double texte qu’il ne visualise déjà formellement le
dispositif global. Sous cet angle, le titre provisoire assure une fonction
plutôt rhématique. Mais là encore ce qui le singularise, c’est moins la
fonction qu’il assume que sa façon de caractériser le Texte. Non en le
disant mais en le pré-figurant. S’il s’agit de diriger l’attention sur
certain dispositif formel, c’est moins sur le mode de la dénotation que
sur un mode scripto-graphique. Dans ce sens, comme titre
rhématique, le W sert moins à désigner un aspect formel du Texte
(ainsi de la façon dont certains matériaux autobiographiques vont être
configurés) qu’à dessiner un des aspects majeurs de son dispositif.
Pointant sur le mode pré-figuratif l’importance de la dimension
58 Seuils (1987), p. 73-97.
59 L’éviction de cette portion du péritexte original que constitue la jaquette
contribue, soulignons-le, à l’autobiographisation du Texte.
108 Perec ou le dialogue des genres

scriptographique du Texte, ce premier titre se distingue par une


fonction que l’on dira métagraphique.
La complexité de l’appareil intitulatif est telle qu’elle ne se résume
pas à ce rôle figuratif. Selon cette même modalité scriptographique et
non strictement descriptive, le W se voit investi sur place d’une autre
fonction. Dans la mesure où c’est certain trait formel (sa dualité
graphique) qui présente certain trait isomorphe à l’ouvrage (sa dualité
textuelle), ce que va ainsi pointer la lettre en activant ce mode, c’est
l’importance démesurée autant qu’inhabituelle que va accorder le livre
au registre scriptographique. Dès lors, sa fonction rhématique ne se
ramène pas à celle d’une simple identification, ce qui reviendrait à
simplement dénoter ou bien connoter certains aspects matériels,
structurels ou génériques. À proprement parler, le W joue le rôle d’un
emblème. Car un tel titre ne fait que précéder un ensemble dont il
participe. Le graphe est l’image de cette dynamique contradictoire qui
va résulter du jeu ou du conflit entre des séries hétérogènes. Simple
lettre, initiale ou crypte, on en cherche la "clé". Or sérieuses ou
parodiques, nombreuses sont les scènes de déchiffrement dans W,
notamment celles relatives aux "deux premiers souvenirs". L’on verra
que sous l’un peut toujours en advenir un second, un sous-venir qui
surgit par en-dessous… Du coup, cette fonction est moins
identificatrice qu’emblématique, si tant est que l’on puisse encore
parler ici de "fonction".
Double (c)ouverture
Entre jaquette et couverture, l’on a bien une double (c)ouverture.
Ouverture, la première anticipe à maints égards sur la suite.
Couverture, elle dissimule en partie la structure duelle et dédoublante
dont elle participe. Geste éminemment paradoxal puisque c’est
l’élément le plus appréhensible et apparent, la devanture qui joue ce
rôle initial de couverture. La jaquette recouvre ce que provisoirement
elle remplace. Elle est un masque puisque le titre qu’elle exhibe,
quoique résolument bifide, en tant que monogramme et par
comparaison avec le titre complet, s’avère manifestement un, unitaire.
Cette première ouverture semble donc contredire la dualité qui
caractérise globalement péritexte et Texte60. Elle couvre donc la

60 Notons que l’avant-titre manque à l’un des quatre emplacements habituels, la


page de faux-titre… absente et qui, du coup, porte bien son nom.
L’abc de l’espace 109

couverture du livre et c’est une fois retirée que se dé-couvre le second


titre doublement duel.
En même temps, avec le passage de la première à la seconde
ouverture, l’échange d’un titre à l’autre révèle un principe de
structuration dynamique: l’un devenant deux.61 La découverte du titre
complet accuse rétroactivement la dualité latente que tenait en réserve
l’apparente unité monogrammatique. Ainsi ce masque ne l’est qu’en
partie. La jaquette comporte maints doubles éléments. À lui tout seul
le titre W n’en est pas moins duel. Cette première couverture dé-
couvre simultanément un autre aspect du dispositif d’ensemble. Une
partie se fait d’abord passer pour un tout. Le premier titre au départ
insondable, réduit à une initiale, invite à le compléter. Masqué,
différé, son complément ne s’arbore qu’ensuite, comme un sous-titre,
sous la jaquette. Ce qui suggère alors que toute unité est susceptible
d’une poursuite analytique, en l’occurrence, dichotomique. Sous le
masque de la complétude une apparente unité s’avère n’être que le
fragment, le morphème d’une plus grande unité inclusive. Ce qui, de
ce point de vue, en fait un titre synecdochique62. Rétroactivement
donc, la découverte de la "vraie" couverture révèle le titre pré-
liminaire comme un titre partiel. Et ce d’une double façon. D’abord,
parce que tout monogramme peut passer a priori pour une initiale: le
début d’un vocable dont la partie principale reste ininscrite. Ensuite,
parce que le complément en question ("ou le souvenir d’enfance"), au
lieu de correspondre à la suite ininscrite d’un quelconque même
lexème ("W[inckler]" ou "W[ilson]" ou "W[alkyrie]") se donne
comme un syntagme complet et simplement alternatif. Autrement dit,
comme une sorte de traduction: "W", comprenez "le souvenir
d’enfance" (du genre Vendredi ou Les limbes du Pacifique). Au titre
synecdochique se substitue un titre-complément. Mais en dépit de
l’éclaircissement qu’il apporte, il n’en reste pas moins partiellement
incomplet. Si donc le second titre complète un certain manque que le
premier arbore, le morphème initial (W) n’en reste guère moins
énigmatique. Ce n’est qu’en partie qu’il s’élucide.

61 Une lecture strictement autobiographique verrait sans doute sous la formule:


l’un d’eux venant d’eux.
62 Ainsi du premier titre The Wild Palms (1939) pour If I Forget Thee, Jerusalem
(1990), celui-là désignant l’ensemble du texte sous celui de l’une de ses parties: "The
Wild Palms". Cette pratique du titre synecdochique est plus courante pour les recueils
de nouvelles.
110 Perec ou le dialogue des genres

Du péritexte au Texte: hypothèses de lecture


Le péritexte semble initier certains modèles de lecture. Ces
modèles herméneutiques restent sous-jacents. Ils ne se révèlent qu’à la
suite d’une observation attentive. En général, l’on ne s’attend pas à ce
qu’une telle zone, tenue pour périphérique, fasse l’objet d’une
coordination structurale aussi fine avec le texte auquel elle introduit.
Le péritexte offre une entrée en matière qui s’auto-déchiffre à
mesure. En même temps, il déçoit par avance toute clôture inter-
prétative. Le titre est à cet égard emblématique de ce mode de
fonctionnement. C’en est aussi l’élément le plus repérable. C’est de
façon comparable que se présente le prière d’insérer. Ainsi, la
description du texte relevant de "l’imaginaire" enchaîne quatre
caractères dont il n’est pas sûr que leurs liens soient génériquement
évidents: 1. "roman d’aventures"; 2. "reconstitution [...] minutieuse";
3. "fantasme enfantin"; 4. "évocation d’une cité régie par l’idéal
olympique". Les termes 2, 3 et 4 peuvent surprendre. Chacun de ces
attributs successifs ne correspondent pas nécessairement à ce que
laisse présager le premier. En toute logique, l’enchaînement
déconcerte. Partant d’un "roman d’aventures", l’on se retrouve à lire
l’"évocation d’une cité régie par l’idéal olympique". Comme pour le
titre, si d’un terme à l’autre l’alternative suppose certaine clarification,
la tentative d’éclaircissement tourne davantage à une sorte de dérive
explicative. Dans ce contexte, reformuler ne revient pas à éclaircir le
premier terme d’une série.
Pour chaque énigme, c’est la variabilité des réponses qui semble
s’imposer. Les tentatives d’élucidation ne parviennent qu’à
indéfiniment recompliquer la donne. La multiplicité des réponses
possibles jouent davantage le rôle de variantes. Leur accumulation
surseoit toute explication définitoire (ainsi du chapitre VIII). Comme
si l’enchaînement de formules à première vue équivalentes trahissait
peu à peu leur approximation. Au-delà de leur commun dénominateur
sémantique, le rapprochement de formules censément échangeables
fait paradoxalement ressortir leurs aspects différentiels. Comme si du
fait de leur accumulation successive la proximité de termes
apparemment synonymes dénonçait le caractère approximatif de leur
supposée parenté.
En même temps et en dépit de leur à-peu-près, ces tentatives
d’éclaircissement n’entraînent pas leur exclusion réciproque. Chaque
terme successif, n’étant pas substitutif mais bien cumulatif, devient
L’abc de l’espace 111

concurrent. En fait, par leur proximité, chaque formule accentue la


valeur sémantique dont l’autre est dépourvue. Apportant dès lors un
sens dont toute autre se trouve dénuée, ce mouvement provoque une
dérive différentielle. Loin de s’annuler, leur accumulation déroute
toute fixation symbolisante. Mais aussi, elle déçoit toute lecture
"polysémique". Cette "crypte" entr’ouvre l’espace de la lecture, d’une
lecture qui ne saurait être monologique, autrement dit, strictement
synonymique.
Ce mouvement de dérive est dèja perceptible dans les tentatives
définitoires que propose notamment le prière d’insérer. On le vérifie
dans le Texte. À l’échelle du livre, une déviation quasiment entro-
pique est ce qui va caractériser la progression du Récit. Un ouvrage
dont la dynamique va se "définir" comme le progressif naufrage d’un
certain pilotage métanarratif. Au bout du compte, ce sera le confort
que procure une certaine illusion herméneutique – celle qui fait
accroire que l’on peut confortablement aboutir à certaine explication
fixe et définitive – qui se verra ébranlé. Comme si l’on perdait les fils
de la trame qui se tisse à mesure.
Or que sait-on à vrai dire du Texte à venir? Au seuil de notre
lecture, l’on peut se demander: correspond-il à ce qu’annonce son
péritexte? Sans doute la dualité déclarée est déjà mise en œuvre. Va-t-
elle réellement affecter l’ouvrage? Ou bien cette scission annoncée va-
t-elle se limiter à cette zone parergonale? S’ajoute une autre question.
À supposer que l’on ne remette pas en cause l’exactitude du prière
d’insérer, quelle est sa véritable fonction discursive? Est-il une simple
description du Texte à venir? Dans ce cas, cette pré-représentation,
justement concordante et, donc, fiable, ne servirait qu’à prévenir d’un
certain montage inédit. Elle sert à nous y préparer. Ou bien plutôt que
de décrire le Texte à venir, et dans la mesure où certains signes
contradictoires, ambivalents apparaissent déjà, s’agit-il de prescrire
certain mode de lecture? Dans ce cas, met-il en place un leurre? Par
exemple, à la dichotomie annoncée succèderait un Texte qui en
contredirait le principe. Ainsi de la formule "Récit" qui trône sur la
jaquette. Ainsi de l’ambivalence du PI affirmant à la fois la dualité
textuelle, insistant au second paragraphe sur leur radicale hétéro-
généité tant narrative que générique, tout en insinuant par telle
modalisation ("il pourrait presque sembler qu’ils n’ont rien en
commun […]") que leur différence n’est peut-être que pure apparence.
Quel principe va finalement l’emporter, la division ou l’unité?
112 Perec ou le dialogue des genres

Aurons-nous affaire à un Récit se divisant en deux textes


incompatibles ou bien à deux textes initialement bien distincts se
résorbant en un unique Récit? Va-t-on participer à une logique
dédoublante, éventuellement, de division progressive, ou bien va-t-on
assister à un mouvement d’unification?
Plus qu’à un double texte, ce serait aussi bien à une double lecture
que le péritexte inviterait. S’agirait-il alors d’une prescription
métalecturale plutôt que d’une description strictement métatextuelle?
Dans le prière d’insérer, l’ordre de présentation des deux textes est
bien celui qui prévaut dans le livre. Péritexte et Texte concordent; ou
l’un se conforme à l’autre. Le Texte commence avec le roman
d’aventures (chapitre I) auquel succède le texte autobiographique
(chapitre II). De ce point de vue, s’atteste certaine homologie formelle.
Sous ce même aspect ordinal, les deux versants qu’emblématise le
titre correspondent à celui des séries qui vont alterner: le battement de
l’italique et du romain, la bi-partition principale, les subdivisions
diégétiques63. Le double titre (partiel/complet; titre/sous-titre) affiche
un ensemble "doublement double"64. Ce sous-titre alternatif, en
commençant par déplier l’énigmatique lettre, emblème d’une "double
Vie"65, d’une identité ou d’un nom qu’à son insu l’on usurpe (Gaspard
Winckler à la place de l’enfant éponyme qu’il recherche), en
s’ajoutant comme second élément, entame l’assurance du premier.
Incise ouvrant ce qui s’énonce à l’excès d’écriture66, la conjonction
"ou" dédouble mais aussi divise toute formule dès qu’elle se propose.
Ainsi le dispositif jaquette/couverture semble bien préfigurer la
sorte de montage effectivement à l’œuvre dans le livre. On l’a vu,
dans la façon dont le péritexte articule titres, noms d’auteur et
d’éditeur au document photographique représentant la porte de la rue
Vilin, il donne une idée de la composition d’ensemble: une pluralité
de matériaux (autobiographiques, intertextuels, typographiques,
photographiques, etc.) se voit agencée, redistribuée selon des
principes apparemment contradictoires. Le livre va combiner en effet

63 Cette section ici récrite reprend certains éléments présentés dans "Sous le signe
du double" in "Blanc, coupe, énigme" (1995), p. 6-8.
64 W. MOTTE, "Embellir les lettres" (1985), p. 120.
65 Y aurait-il un lien entre cette hypothèse et cette remarque de R. CAMUS sur
"la coutume d’utiliser le W comme forme optative de vivre" qu’il remarque dans les
affiches du XVIIIe siècle? Journal d’un voyage en France (1981), p. 333.
66 "1. C’est ce surcroît de précision qui suffit à ruiner le souvenir ou en tout cas
le charge d’une lettre qu’il n’avait pas", W, IV, p. 23.
L’abc de l’espace 113

divers plans d’organisation, allant du simple au complexe, de l’unité à


sa division, selon une logique du déchiffrement – ou du déchirement –
à mesure. À la bipartition redoublée qui s’exhibe dans le péritexte
répond bien une sorte de bipartition générale qui préside à
l’organisation globale du Texte: la dichotomie qui divise l’ouvrage
(les deux parties, le double texte). Ainsi, au seuil des deux parties
principales se présentent deux épigraphes en forme de variantes,
signées Raymond Queneau 67:
Cette brume insensée où s’agitent des ombres,
comment pourrais-je l’éclaircir? (Première partie)
cette brume insensée où s’agitent des ombres,
– est-ce donc là mon avenir? (Deuxième partie)

Après la reprise de l’alexandrin, les mots à la rime des segments


octosyllabiques ("éclaircir", "avenir") font écho à l’un des éléments du
titre: "souvenir". Outre la dichotomie générale qu’elles balisent, les
épigraphes marquent une autre opposition. S’y désignent deux
catégories temporelles (le passé/l’avenir) réduites au même sort: une
"brume insensée où s’agitent des ombres". Inscrites au seuil des deux
parties, ces épigraphes accentuent la division d’ensemble: elles se
présentent comme des variantes antithétiques.
Aussi, les chapitres I et II semblent bien correspondre aux deux
textes annoncés par le PI. Leurs phrases initiales se présentent comme
une reprise, cette fois séparée, des deux segments du titre
(W/souvenirs d’enfance):
J’ai longtemps hésité avant d’entreprendre le récit de mon
voyage à W (I, 9).
[...]
Je n’ai pas de souvenirs d’enfance (II, 13).

Disposés en identique place à la fin de chacune des phrases liminaires,


les fragments du titre, alors clairement dissociés, inscrivent chacun
des deux textes sous un signe distinctif. La double polarité du titre se
trouve ici affirmée au départ des deux textes. Chacun correspond à
l’un des versants du livre. Celui qui se place sous le signe du voyage à
W ne saurait se confondre avec celui qui se présente sous l’enseigne
des souvenirs d’enfance. Sous l’égide de chacun des deux segments
intitulatifs, chaque série se déploie dans l’ordre du titre.
67 Chêne et chien, I. Dans le texte original, il y a passage à la ligne avant le
segment interrogatif.
114 Perec ou le dialogue des genres

Ainsi, la division du livre se confirme en proposant deux incipits


bien distincts. À la manière des deux épigraphes inaugurant les deux
parties principales, ils se répondent pour mieux s’opposer. Ils se
répondent en ce que chacun de ces débuts narratifs commencent
d’identique façon, à la première personne, suivant l’allure d’un même
mode narratif: "J’ai longtemps hésité"/"Je n’ai pas". Sur cette base
commune chacun semble ensuite se poursuivre comme deux types de
récits antithétiques: l’un au passé indéfini, l’autre au présent; l’un sur
le mode affirmatif, l’autre négatif; l’un sur le mode de l’atermoiement
métanarratif, l’autre d’une façon lapidaire et catégorique. L’un se
narre sous le signe d’une certaine plénitude, comme s’il y avait forte
matière à conter; d’où une certaine difficulté à "entreprendre un récit".
L’autre sous le signe du vide, signalant ainsi la difficulté inverse:
l’absence de souvenir; ce qui n’est guère propice à fournir certain fond
pour édifier un récit.
Du péritexte au Texte, les divers éléments d’entrées en matière
(titres, PI, épigraphes, incipits) participent d’une même configuration
ordinale. Aucun doute, tel qu’il se présente à la lecture, le texte de
fiction précède le texte autobiographique. L’ordre en vigueur est bien
le suivant: 1. fiction (le "roman d’aventures, la reconstitution […]
d’un fantasme enfantin"); 2. autobiographie ("une vie d’enfant
pendant la guerre, un récit pauvre d’exploits et de souvenirs").
S’agissant de leur mode de conjonction, cet aspect ordinal n’est pas
indifférent. Du péritexte aux textes, il confirme la précédence
générique du récit de fiction sur celui d’une vie.
Avec cette reprise en même place des éléments du titre dans ce
double incipit, reprise en parallèle et donc différée, une composante
manque à l’appel: la conjonction "ou". Disparue entre les deux
incipits, l’outil de coordination semble bien désigner un mode
d’assemblage: l’alternance. En même temps, la conjonction devient
signe de la césure. Comme si entre chaque chapitre elle était "tombée"
dans l’intervalle. Tandis qu’à la charnière des deux versants du livre,
la conjonction du titre se traduit en "points de suspension". Dans ce
sens, en devenant l’emblème du mode d’assemblage qui va présider à
la conjugaison des deux séries antithétiques, puis des deux parties
opposées du livre, elle en vient à assumer une fonction intitulative:
celle de la coordination des contraires.
L’abc de l’espace 115

Le péritexte: pistes à suivre


L’agencement péritextuel nous avertit d’au moins trois choses:
1. Suivant une première analyse, tout concourt à supposer qu’il y a
bien isomorphisme entre péritexte et Texte. Dès lors, il faut bien
admettre que cet "entour" du Texte lui est moins périphérique qu’on
pouvait s’y attendre. Si elle agit bien comme un seuil ou vestibule,
cette part visiblement la plus extérieure du livre lui est davantage
qu’une simple enveloppe. C’est la frontière autant que la dissociation
présumées entre "contenant" et "contenu" du livre qui se voient
déplacées. Le Texte sort de son cadre pour envahir précisément cet
espace censé lui servir de cadre. Ce déplacement métonymique fait
que d’emblée, avant de l’ouvrir, le Texte s’emballe déjà. Il déborde
sur cette zone externe, retournant certaine organicité intérieure vers
cette face du livre la plus exposée. S’y exhibent déjà le montage des
textes, la dichotomie générale, la dynamique redoublante-dédoublante,
la reprise à variation et la coordination antithétique. Au-delà d’une
certaine séparation bi-graphique (italique/romain) qui va s’imposer au
cours du Récit, à laquelle répondra la bi-partition du volume, par la
façon dont se déploie l’ensemble de l’appareil "péritextuel", c’est
certain dialogisme qui semble se mettre en place. À la limite de
l’œuvre. Comme pour nous y mieux préparer.
2. Énigmatique, duel, suspensif, le titre comme la double ouverture
sont à l’image du livre qu’ils recouvrent. Mais ils le recouvrent en le
découvrant par avance. Avec le dépl(o)iement du péritexte en deux
temps (jaquette puis couverture) s’est illustré un fonctionnement qui
semble régler le mouvement général: celui d’une auto-division
progressive, d’une dérive destabilisante. Mais il s’agira peut-être
moins de décrire un principe de structuration que de tenter de prendre
en compte la dynamique qui emporte l’ouvrage hors toute lecture
paralysante. On appelle lecture paralysante celle qui ramène toute
complexité structurale à un sens ultime ou fondamental, de manière
fixiste selon un strict renvoi synonymique68.
3. Si manifeste qu’il passe inaperçu, un troisième aspect peut
d’entrée nous retenir. C’est le topos de la Lettre volée. Ce qui se
montre d’abord, sur la face la plus visible, la jaquette, ostentatoire,
c’est d’évidence une lettre. L’importance magnifiée par l’agencement

68 On convoque en général pour mieux l’assurer le concept linguistique


d’isotopie.
116 Perec ou le dialogue des genres

intitulatif, non pas à cette lettre W, l’anté-antépénultième de notre


alphabet, mais davantage à cette composante fondamentale du texte,
souligne l’importance accordée au facteur grammatique. Faire enten-
dre ou voir qu’un texte quel qu’il soit est avant tout fait de lettres est
bien ce qui est affiché au départ de ce livre. Placée en exergue, c’est
plus que la narrativité du Récit qui se voit d’entrée exhaussée. Ce
serait plutôt sa grammaticité. De manière en quelque sorte
fracassante, c’est la dimension scriptographique, autrement dit la
scriptualité du Texte narratif qui se voit mise en évidence avec le W.
Enfin, c’est bien au niveau présentationnel que réside la singularité
de W. Dès lors, il y aurait sans doute inconséquence à l’aborder non
point à partir de ses traits distinctifs mais, à l’inverse, à partir des
aspects qu’il partage avec les ouvrages du même genre. Pis,
d’appréhender ce qui s’y narre en faisant totalement abstraction de
cette façon toute spéciale dont tel "contenu" diégétique s’y présente à
hauteur scriptographique. Dans une relation esthétique, accorder un
tel privilège à ce que le texte possède en commun avec d’autres au
détriment de ce qui hyperboliquement le singularise, ce serait
implicitement valider une approche identificatrice, uniformisante,
idéaliste. Identificatrice: parce qu’elle réduirait le particulier au
général, notamment en fonction de tel canon générique.
Uniformisante: puisque la relation scripto-lecturale s’attacherait moins
à considérer ce qui différencie l’objet d’étude que ce qu’il partage
avec d’autres du même genre. Idéaliste: puisqu’elle se porterait sur
d’éventuels effets de représentation en les dissociant des particularités
scriptographiques qui leur donnent lieu. Bref, une telle relation à
l’objet se fonderait sur une dérobade certaine. Elle détournerait de ce
qui constitue son altérité foncière. Ellle trahirait le refus d’un face à
face. Avec ce qui est littérairement autre.
V. W OU LE SOUVENIR D’EN FACE

Du point de vue de l’autobiographie, se passionner


non plus pour les éléments, mais pour leur assemblage,
cela va représenter ce que l’on pourrait appeler la
"nouvelle autobiographie". S’il existe un "nouveau
roman", il doit exister quelque chose comme une
"nouvelle autobiographie" qui fixerait en somme son
attention sur le travail même, opéré à partir de fragments
et de manques, plutôt que sur la description exhaustive
et véridique de tel ou tel élément du passé, qu’il s’agirait
seulement de traduire.
Alain ROBBE-GRILLET1.

W ou le souvenir d’enfance apparaît comme un livre-clé2. Non pas


du fait de son importance à l’intérieur de l’œuvre perecquienne; ce
que l’on ne conteste ni ne défend. Mais parce que l’ouvrage s’inscrit
dans un contexte plus large dont l’enjeu est le mélange des genres.
Contre "un corps ou une suite d’œuvres", l’on peut retenir au départ
certaine "pratique d’écrire"3. Sans doute nombre d’études retracent "le
graphe complexe" de l’écriture perecquienne. Mais dans le strict cadre
de l’œuvre, c’est pour mieux souligner ce qui est propre à Perec. Le
geste d’assignation d’un texte à une œuvre ne peut qu’être
d’appropriation. Privilégier une "suite d’œuvres" entretient "un
secteur de commerce ou d’enseignement". Il est porteur d’autant qu’il
est porté par les institutions, les collections qui découpent encore par
siècles et par auteurs le champ littéraire. Cependant, la notion
d’"œuvre" offre un domaine aux contours plutôt indécis. Puisqu’elle

1 "Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi" (1991), Le Voyageur (2001), p.
258.
2 Dans la liste des ouvrages "Du même auteur", le péritexte liminaire d’Alphabets
(1985) offre une intéressante variante du titre qui apparaît une première fois de façon
orthodoxe "W ou les souvenir d’enfance (Lettres Nouvellles, Denoël)", une seconde
fois à la fin de la liste des textes parus "Chez d’autres éditeurs" sous la forme suivante
"W. ou le souvenir d’en face (Denoël)". Il fait suite à un autre titre étrangement
modifié "Tentative d’épuisement d’un jeu parisien". Or il n’est pas sûr qu’il s’agisse
de coquilles. On remarque en tout cas la double modification du titre avec le point qui
suit le "W". Quant au "en face", ce nouveau titre, anamorphique, n’est pas sans
résonance avec la photographie de la rue Vilin figurant sur la jaquette originale, ni
avec la structure du livre: celle d’un face-à-face entre deux textes.
3 R. BARTHES, Leçon (1978), p. 433.
118 Perec ou le dialogue des genres

déborde largement l’ensemble des réalisations assumées par un


signataire. En effet, dès que l’on y inclut projets, notes, brouillons,
avant-textes, correspondances, essais collectifs de jeunesse, travaux
alimentaires, toutes sortes d’écrits divers et variés qui n’auraient pas
nécessairement été inclus dans l’œuvre publiée sous la responsabilité
directe de l’auteur-scripteur, l’on saisit bien que les notions d’"auteur"
et d’"œuvre" changent de sens.
Quoi qu’il en aille du caractère extensif et malléable de cet
ensemble, si l’on retient un ouvrage en particulier, ce n’est pas suivant
un geste d’extraction au sein d’un ensemble préalablement clos. L’on
n’obéit pas à la prédétermination auctoriale d’un intertexte dans
lequel on élirait un ouvrage central comme si celui-ci était le
représentant emblématique de cette œuvre. La logique n’est pas
d’estimer la représentativité ou la non-représentativité, partant
"l’originalité" d’un texte dans les limites d’un corpus dont le choix
impose un questionnement circulaire: ce que l’on décrypte derrière un
intertexte circonscrit sous la paternité d’un auteur – un autotexte –, ce
ne peut être que les traces ou le graphe d’une inscription
autobiographique.

Une auto-bi-graphie?
En tant qu’objet-livre, rien ne semble à première vue distinguer W
de maints ouvrages imprimés. À l’unité du volume correspond un seul
texte intégral. Sans enjamber sur une série de tomes distincts ni
partager avec d’autres textes l’espace d’un même recueil, W s’impose
au départ comme une entité monolithique4. Ce type de présentation
défère à une pratique courante pour les ouvrages de cette longueur, ce
qui n’empêche que cette correspondance entretient notre conception
du texte comme unité. Un autre élément renforce cette perceptible
solidarité dans la mesure où un texte s’inscrit non moins dans un
genre déterminé. Quand le genre s’affiche, c’est en déclinant le plus

4 Pour illustrer la présentation divisée d’une même série textuelle, on peut


comparer avec l’œuvre autobiographique d’un autre Oulipien, J. ROUBAUD dont le
cycle initié par Le Grand incendie de Londres (1989) se divise en plusieurs volumes,
chacun pourvu d’un titre différent (le dernier paru, le cinquième, La Bibliothèque de
Warburg date de 2002). Tandis que le volume "Romans et récits" de PEREC paru
dans La Pochothèque (2002) illustre le cas inverse d’une présentation unitaire et donc
unifiante d’un ensemble de textes radicalement distincts. Sur ce problème, voir
notamment G. GENETTE, Seuils (1987), p. 60-2.
W ou le souvenir d’en face 119

souvent une seule catégorie. Même pour un "roman autobio-


graphique", ce n’est que rarement sous une telle formule oxymorique
que l’édition a coutume de l’annoncer5. Ainsi n’est-il pas rare que la
correspondance entre l’unité matérielle et l’unité textuelle se double
d’une unité générique. Ainsi en est-il précisément de W qui se
présente sous la catégorie de "Récit".
Or ce n’est pas sous ce label que l’on a tendance à ranger W. Son
identification générique passe par une autre, plus spécifique certes,
mais non moins unitaire puisqu’on l’associe à un genre particulier,
l’autobiographie. W est le "seul récit perecquien à relever stricto sensu
du genre de l’autobiographie […]"6. Pour caractériser l’ouvrage on
rencontre les formules suivantes: une "autobiographie en deux textes",
un "montage autobiographique", un "puzzle autobiographique"7, "une
autobiographie psychanalytique"8, "un palimpseste de plusieurs
analyses superposées"9. Si l’on souligne qu’il s’agit bien de
"montage", de "puzzle", de "palimpseste", s’il n’échappe à personne
que le texte n’a d’emblée rien d’homogène, tout compte fait l’on
s’accorde à reconduire l’ouvrage sous une dénomination privilégiée.
Qu’il présente formellement une diversité flagrante, qu’il s’affiche
sous les signes de l’assemblage et de la dualité, l’assignation à telle
unifiante catégorie générique se voit rarement mise en cause. Quelque
inouie, surprenante, inédite que puisse être la façon dont se présente le
texte, notamment du point de vue de son dispositif, l’on persiste en
général à cataloguer l’œuvre sous la seule et même désignation. C’est
sans doute ce redoublement unitaire qui permet la stricte identification
autobiographique. La mono-tomie de l’ouvrage induirait en quelque
sorte sa réduction mono-générique.
En dépit de l’usuelle correspondance entre volume, texte et genre,
c’est très vite un ensemble bi-générique qui s’impose au lecteur. La
bi-textualité qui s’exhibe d’entrée de jeu et à laquelle font écho maints
épisodes ne saurait donc justifier une lecture qui ferait comme si W
constituait une conventionnelle unité. On l’a vu dans le chapitre

5 Ainsi la formule de "mixte" affichée pour qualifier Le Théâtre des


métamorphoses (1982) de J. RICARDOU n’a semble-t-il pas été bien reçue, voir G.
GENETTE, Seuils, p. 93-4.
6 M. VAN MONTFRANS, Georges Perec, La contrainte du réel (1999), p. 154.
7 Cl. BURGELIN, Georges Perec (1988), p. 138-9.
8 Ph. LEJEUNE, La Mémoire et l’oblique (1991), p. 65.
9 Georges Perec, La contrainte du réel, p. 150. Ainsi, encore, dans un article
récent de Yale French Studies (2004), p. 112.
120 Perec ou le dialogue des genres

précédent, au seuil de notre lecture, rien ne permet d’accréditer


l’habituelle correspondance entre l’unité empirique que manifeste un
livre et celle du texte, récit, fiction ou autobiographie que le volume
est censé enclore. Si dans sa vaste majorité la critique tend à
considérer cet ouvrage, certes comme une entité biface mais, au bout
du compte, comme essentiellement autobiographique10, il peut paraître
plus avantageux de l’envisager, puisque ostensiblement sa f(r)acture y
invite, au moins et plutôt, si tant est que l’on persiste à tenir cet angle
générique, comme une auto-bi-graphie11. Non seulement parce que
deux textes distincts se partagent un même espace mais parce que
matériellement jamais ils ne fusionnent.
Davantage, au fur et à mesure que l’on progresse dans le livre,
c’est un assemblage hétérogène et plurigénérique qui se découvre.
Mais supposons encore un instant que l’on reconduise W à la seule
catégorie autobiographique. Cette réappropriation n’empêcherait
nullement de tenir compte de ce qui le différencie, en particulier de
maint autre, à l’intérieur du genre en question. Or, ce qui ressort en
particulier s’agissant, direct ou oblique, d’un "récit de vie", d’un "récit
de soi" ou d’une tentative de reconstitution à partir de rares traces qui
subsistent d’un passé familial, c’est bien la façon tout inusitée dont se
présente le texte: le face-à-face organisé entre deux types opposés de
récit. Même dans le strict cadre d’une étude de genre, cette simple
observation inciterait plutôt à examiner le texte autobiographique sous
le signe de cette étrange combinaison.
Le disposition du texte de W rappelle cette évidence qu’un récit
autobiographique, fût-il enquête sur son passé ou recherche de soi, est
contraint par certaines "nécessités techniques"12. L’autobiographie

10 Au bout du compte, dans un double sens. Ou bien, dans son mobile: du côté de
l’ancrage existentiel par ce qu’il s’y "trahirait" de la vie psychique de son auteur et
dont tout encrage serait la trace. Ou bien, dans sa finalité: du côté du sens que l’on
accorde au montage dans lequel un versant, fictionnel en l’occurrence, serait à la fin
subordonné à l’autre.
11 Voir notre "An Auto-bi-graphy: W ou le Souvenir d’enfance or the Space of the
‘Double Cover’" (1998), p. 463-5.
12 P. de MAN posait le problème en ces termes: "Nous supposons que la vie
produit l’autobiographie comme un acte produit ses conséquences, mais ne pouvons-
nous pas suggérer, en toute égalité, que le projet autobiographique peut lui-même
aussi produire et déterminer la vie, qu’il est en fait gouverné, quoi que fasse
l’écrivain, par les nécessités techniques de l’auto-portrait, et qu’il se trouve ainsi
déterminé, dans tous ses aspects, par les ressources de son medium?" "Autobiography
as Defacement" (1984), p. 69 (je traduis).
W ou le souvenir d’en face 121

peut être déterminée "dans tous ses aspects, par les ressources de son
medium". Il s’agit ainsi d’envisager le rôle de l’écriture sur l’auto-
représentation d’une vie. Les contre-coups de cette élaboration et, par
suite, de la composition scripturales sur cette autobio-représentation,
qu’il s’agisse de "récit" ou de tout autre forme – autobiographie en
vers (Queneau), essai-autobiographie (Barthes), autobiotexte
(Ricardou). De façon plus dialectique s’envisage un effet-retour de
l’écriture sur la représentation de la vie. L’écriture autobiographique
peut aussi "produire et déterminer la vie" (de Man). Mais si elle
détermine à son tour certain mode d’exister, ne serait-ce encore
admettre que l’écriture autobiographique reste en position seconde?
Le texte autobiographique n’est-il point encore assujetti à cette notion
de "vie" pressentie avant tout comme un donné préalable? C’est-à-
dire, en s’appuyant sur sa représentation hors toute médiation
langagière qui aurait pu déjà l’informer. Soit donc cette réciproque
suivant laquelle l’entreprise autobiographique peut aussi de quelque
manière être déterminée par les ressources de son medium: celles que
procure la voie graphique. La représentation de soi que suppose le
genre se déploie comme tout autre dans un espace spécifique. En
l’occurrence un livre en est le support, le "moyen" un agencement
verbal, la forme un assemblage de textes divers et de récits distincts,
le tout produisant en quelque sorte une chimère.
L’examen du péritexte en a donné un avant-goût: le Texte de W
parie à fond sur l’exploration des "moyens" matériels mis à
disposition par le medium requis – ses ressources, en l’occurrence,
d’ordre bibliologique. Et notamment dans cette zone frontalière entre
hors-texte et texte censée lui servir de sas, c’est bien sa dimension
présentationnelle qui s’y est trouvée particulièrement sollicitée au
point d’y liminairement déceler le travail du Texte, comme en avant-
première. Dans cette zone, l’on a rencontré tout un appareil qui tend à
déjouer l’initiale impression d’une unité opérale. Progressant dans le
Texte, irremédiablement se dissipe toute assurance de conforter
certaine préconception unifiante.

Une autofictiobiographie?
Si l’on retient ainsi W ou le souvenir d’enfance, ce ne saurait donc
être selon une prédétermination générique; bien qu’il soit considéré
comme l’un des textes autobiographiques les plus novateurs. S’il nous
122 Perec ou le dialogue des genres

retient, c’est parce qu’il pose de façon hyperbolique le problème de sa


réception générique. Qu’en est-il de la lecture, critique ou courante,
dès lors qu’un objet excède tel horizon d’attente, celui que gouvernent
les catégories génériques avec leurs présupposés? Du péritexte au
Texte se manifeste de manière ostensible, déclarée, répétée, certaine
combinaison aussi bien polygénérique – le Texte résulte de
l’entremêlement de genres variés – qu’hétérogénérique – le Texte
résulte de l’entrelacs de genres non seulement différents mais
antagonistes.
Sans doute certaines études admettent bien l’évidence: la visible
dualité générique constitutive de l’ouvrage. L’on note ainsi un retrait
discret de l’orientation majoritairement monogénérique qui a pu
grever la réception du livre. D. Bertelli et M. Ribière soulignent bien
l’alternance entre les parties fictionnelles et autobiographiques. Chez
Perec, l’écriture réaliste
exige la maîtrise de différents types de discours, littéraires
et autres, et passe ainsi par l’emprunt et le pastiche. Cela pour
aboutir, en fin de compte, non pas à une vérité mais à une
fiction, un produit qui ouvre sur l’imaginaire […]. Ainsi, à
l’instar de W ou le souvenir d’enfance, où s’établit un va-et-
vient continu du sens entre chapitres autobiographiques et
épisodes d’un récit de fiction, la distinction entre réel et fiction,
vrai et faux, monde et livre s’amenuise13.

Cette interaction autofictiobiographique est ce qui produit le sens. Elle


instaure une dynamique inarrêtable entre deux formes de récits
fondamentalement antinomiques. Cependant, l’un des problèmes
majeurs que pose la réception du texte est le suivant. L’on signale bien
cette dualité. Toutefois, d’un même geste, on en réduit la portée en
plaçant la dimension fictionnelle sous la coupe du récit familial ou de
la quête de soi.
C’est de deux façons que l’on parvient à réduire l’impact du
dialogue des genres. Ou bien, par atténuation: l’on minimise la
différence et, par suite, l’antagonisme des genres en présence. Ainsi,
l’on tend à effacer les différences entre récits fictionnels et récits réfé-

13 Sur le rapport "Réel/Fiction" qui titre l’une des entrées de l’avant-propos aux
Entretiens et conférences (2003), EC2, p. 10. Voir aussi de M. RIBIÈRE
"L’autobiographie comme fiction" (1988), p. 25-37.
W ou le souvenir d’en face 123

rentiels14. Ou bien, par hiérarchisation: l’on subordonne l’ensemble à


la faveur d’un seul, systématiquement le même, l’autobiographique15.
À l’inverse, l’on peut rappeler que la revue Textuel intitulait bien le
recueil collectif "W ou le souvenir d’enfance: une fiction" (1988).
Mais déplacer l’accent de l’autobiographie vers la fiction ne résoud
pas le problème. Car admettre le jeu des genres, c’est n’en privilégier
aucun. En plus, souvent, lorsque l’on se préoccupe du versant
fictionnel, c’est pour mieux l’assujettir à une version détournée du
récit de soi. Parler de "fiction auto-biographique"16, c’est aussi recon-
duire les divers récits de fiction à n’être que l’expression indirecte, la
"métaphore" d’un drame biographique compliqué, on le sait, d’une
dimension historique (la Shoah, la déportation, les camps). Quoi qu’il
en aille, le scénario, massif, omniprésent dans la critique se résume
souvent à ces quelques mots: À la recherche des parents perdus.
Puisque ce ne saurait être dans le double cadre d’une œuvre indivi-
duelle ni d’un genre unique que l’on appréhende l’ouvrage, le point de
départ ne peut être que plus modeste: partir du texte en essayant de
s’appuyer sur ce qui le singularise: sa bi-généricité. Or la mise en
œuvre de cette dualité passe par un dispositif inédit et pour le moins

14 En dehors de l’article tout à fait éclairant de V. COLONNA, "W, un livre


blanc" (1988), la seule étude qui à notre connaissance accentue au contraire la
différence générique des textes en présence est celle de T. BRIDGEMAN, "Further
Dynamics of World-Play, Perec’s W ou le souvenir d’enfance" (1998), p. 176 et 179-
84 notamment. Elle dénonce aussi la hiérarchisation qui consiste à privilégier
l’"autorité" du texte autobiographique (AB) sur les autres composantes narratives en
italiques (AB): "The equivalence of the author and the narrrator of AB is thus ascribed
authoritative precedence over non equivalence (in A and B) […]. The power of this
hierarchy of text-types is such that many critics describe W ou le souvenir d’enfance
as an autobiography, ascribing authoritative primacy to the non-fictional sections of
the text […]. In this reading, the standard associations which accompany meta-generic
text-types: fiction is not true, autobiography is true, and notes and metatextual
commentary are always explanatory, appears to dominate", p. 178. Cette étude rejoint
plusieurs points de notre analyse, "Autobiocentrism" et "Polygraphy" dans "An Auto-
bi-graphy (1998), p. 468-78, comme sur la notion d’autographie, p. 472, empruntée à
J. RICARDOU, Nouveaux problèmes du roman (1978), p. 121.
15 Le geste de valorisation synecdochique d’une partie pour le tout se traduit
assez bien dans cettte formulation récente: "L’une des principales particularités de
l’autobiographie perecquienne dans W ou le souvenir d’enfance est l’entrecroisement
de récit autobiographique et du récit fictionnel" (je souligne), Awatif BEGGAR, W ou
le souvenir d’enfance: une autobiographie sous contrainte" (2002), p. 131.
16 Selon laquelle "une histoire inventée dit ouvertement quelque chose de soi", T.
SAMOYAULT, voir en particulier le chapitre "La réunion de l’autobiographie et de la
fiction autobiographique" (1997), p. 18-20.
124 Perec ou le dialogue des genres

étrange. Qu’on le reçoive par son côté autobiographique ou fictionnel,


le mélange des genres et le montage des textes ne peuvent que
décontenancer. Surtout à l’époque de sa publication. L’on peut mieux
apprécier cette étrangeté en comparant avec le roland BARTHES qui
mêle aussi des genres divers, en l’occurrence théorique et personnel.
L’aspect fragmentaire rapproche encore les deux entreprises. Dans la
section "Pauses: anamnèses", l’"essai autobio-graphique" de Barthes
se distingue non moins que W en transgressant à sa façon le code
typographique17. Toutefois, entre les deux manières de disposer le
texte, la différence saute aux yeux: le jeu hétéro(typo)graphique entre
romain et italique est loin de s’étendre à tout l’ouvrage. Il reste
ponctuel. Son aspect fragmentaire ne s’inscrit nullement dans un
système d’alternance réglé. Dans le jeu des sections entre elles, il ne
procède en rien du feuilleton18.

Une hétéro(bi)graphie
Du point de vue typographique, l’emploi de l’italique et du romain
n’est guère orthodoxe dans W. Par rapport à l’ordre conven-
tionnellement assigné aux deux formes, on peut être surpris par un
rapport d’inversion. Ordinairement le romain précède l’italique. C’est
le cas des Géorgiques ou de The Sound and the Fury. Or, dans W,
c’est la série seconde – autobiographique – qui se présente en romain.
À la précédence conférée à l’italique s’ajoute un trait supplémentaire
d’ordre quantitatif. En général, le romain est communément à la fois
premier et dominant. Il constitue le fond et l’arrière-plan contre
lesquels se détache l’emploi de caractères autres19. Si l’italique

17 Op. cit. (1975), p. 111-4.


18 La série initiale est parue dans La Quinzaine littéraire sous forme de feuilleton
"entre septembre 1969 et août 1970", W, II, p. 14. L’on revient sur la contrainte du
feuilleton dans notre section "une autobi(o)graphie à contrainte", infra.
19 "[C]’est toujours l’italique qui se découpe sur un ‘fond’ de romain et jamais
l’inverse", Philippe DUBOIS, "L’italique et la ruse de l’oblique" (1977), p. 245.
Quand il y a inversion du rapport oppositionnel, ce critique observe que "l’effet
produit ne donne rien: le romain est incapable de se détacher sur le fond oblique, il s’y
dilue au contraire, s’efface dans une sorte de grisaille", note 8, p. 252. Voir aussi D.
MAINGUENEAU: "À côté du caractère romain, forme en quelque sorte non
marquée, à partir du milieu du XVIe siècle on réserve l’italique à des emplois
marqués: les notes et les commentaires mais aussi la poésie. Est ainsi matérialisé
l’écart entre prose et poésie et, plus largement, entre une parole ‘directe’, celle de
l’auteur, et une parole indirecte", Le Contexte de l’œuvre littéraire (1993), p. 97.
W ou le souvenir d’en face 125

intervient, ce n’est qu’à l’occasion de passages relativement brefs.


Dans la mesure où il établit un contraste, l’usage d’un second type de
caractère est d’un emploi quantitativement minoritaire. Il est
généralement subordonné au romain. Or, dans W, l’emploi de
l’italique se distingue sous deux aspects. Il est non seulement premier
mais encore, loin d’être quantitativement dominé, il affecte une
étendue textuelle de même ampleur que le romain (et même davantage
puisque la fiction compte un chapitre de plus).
Si la précédence étrangement accordée à l’italique n’a certes
échappé à personne, ce n’est pas toujours avec la plus grande rigueur
que l’on en a tiré toutes les conséquences. Quel est le sens de cette
importance donnée à un caractère dont la valeur n’est le plus souvent
qu’oppositionnelle20? Ph. Dubois a signalé ce trait d’obliquité attaché
à l’italique, notamment dans le Paysan perverti (1775) de Restif de la
Bretonne, ce romancier-imprimeur pour qui la typographie ne pouvait
être non plus "transparente"21. On peut aussi songer aux réflexions de
Mallarmé qui pour l’édition des Poésies eût préféré le romain, plus
"impersonnel", plus "définitif", à l’italique qui rappelle trop l’écriture
manuscrite22.
S’impose d’abord une opposition figurative entre les deux
caractères: "c’est le droit face à l’oblique"23. Ce qui se double facile-
ment d’une valeur connotative, la différence graphique devenant le
signe d’une différence scripturale. D’un côté, une écriture droite,
verticale, franche, directe, autrement dit, transitive; d’un autre, une
écriture penchée, inclinée, oblique, indirecte, autrement dit, détournée.
Si la première se prête à une lecture plus littérale (l’autobiographie), la

20 Le jeu typographique s’inscrit "dans un champ oppositionnel: l’italique n’a de


sens que dans un jeu différentiel avec le romain", ibid.
21 "S’il est relativement de tradition dans l’imprimerie de composer en italique les
passages cités, les mots rares ou inventés, des noms propres, de lieux ou de personnes,
les indications scéniques dans un dialogue, etc., il est moins fréquent d’utiliser le
caractère oblique pour indiquer le double sens", ibid., p. 244-5. À notre connaissance,
on n’a pas explicitement mis en rapport ce trait d’obliquité associé au caractère
italique avec la qualification d’autobiographie oblique qui est devenue par ailleurs un
topos de la critique perecquienne.
22 À Edmond DEMAN, 7 avril 1891, Œuvres complètes 1, p. 804 et 21 juillet
1896, p. 813-4. On sait pourtant que l’éditon Deman, posthume, présente l’ensemble
des poèmes du recueil en italique. Il est un fait que les italiques "sont des cursives qui
mettent en jeu le rapport à l’écriture manuscrite", Gérard BLANCHARD, Aide au
choix de la typo-graphie (2004), p. 148.
23 Ph. DUBOIS, art. cit., p. 245.
126 Perec ou le dialogue des genres

seconde s’ouvre à une lecture plus littéraire (la fiction) qui file ou
frôle continûment le double sens. Ou plutôt, puisque leur ordre est
inversé, que l’écrit oblique précède l’écrit apparemment plus direct,
c’est d’abord à une lecture déjà hétérotopique24 qu’engage d’emblée le
dispositif. Et c’est dès le départ sous l’emprise de ce régime indirect,
qui est celui de la fiction romanesque que se présente ensuite la série
autobiographique. Sa transitivité supposée s’en voit quelque peu
incurvée comme si, par ce biais, se vérifiait le caractère virtuellement
hétérotopique de tout discours, fût-il apparemment le plus droit25.
A priori, le romain est vraisemblablement porteur d’une plus
grande valeur de "vérité" que l’italique. Cependant, on sait que
Barthes dans son essai autobiographique opte à l’inverse pour
l’italique dans une section nettement plus personnelle, Pause:
anamnèses 26. La transitivité supposée du genre est ainsi détournée et
s’en trouve biaisée. Et plutôt que de voir à travers l’obliquité de la
série fictionnelle un masque, soit une manière plus indirecte pour
atteindre ce que l’écriture strictement autobiographique ne saurait plus
obtenir, c’est au contraire celle-ci qui, par cet étrange renversement, se
voit d’entrée, en dépit de son apparente droiture, irrémédiablement
marquée d’obliquité. La partie autobiographique s’en voit tout
bonnement pervertie. De même que le "Je ne suis pas le héros de mon
histoire" prélude à l’ensemble des régimes énonciatifs relayés dans le
Texte, la précédence accordée à un récit qui se donne sous le sceau de
l’obliquité ne peut que de façon irréversible imprégner la série qui se
présente après coup sous celui de l’autobiographie.
Davantage, l’usage de l’italique pour la fiction ne semble pas sans
résonance avec ce qui s’y narre. On sait que c’est le célèbre imprimeur
Alde Manuce qui inventa l’italique en 1501 à Venise "en cherchant à
reproduire l’écriture manuscrite cursive de son époque, c’est-à-dire
l’écriture rapide à main levée […]"27. Or c’est bien avec "Il y a … ans,

24 Dans le sens que lui donne la "sémantique du récit" qui analyse les
phénomènes d’"hétérogénéíté isotopique", Jean-Michel ADAM, Le Texte narratif
(1994), p. 194-200.
25 "Le caractère polysémique du discours littéraire est unanimement admis, mais
cette caractéristique ne doit pas masquer le fait que la communication en général n’est
ni univoque ni unilinéaire, ibid., p. 196.
26 roland BARTHES (1975), p. 111-113.
27 Yves PERROUSSEAUX, Mise en page et impression (2001), p. 50.
W ou le souvenir d’en face 127

à Venise, dans une gargotte de la Giudecca"28 que commence le récit


de la mission menée par le faux Gaspard Winckler. Il est lors difficile
de ne pas rapprocher cette indication géographique placée au départ de
l’aventure avec le fait que le chapitre liminaire où s’inscrit le nom de
Venise débute avec le caractère, plutôt inhabituel, que cette même cité
fit naître.
Les traités de typographie décrivent aussi les attributs ou
"connotations de base" liés aux caractères romains et italiques. Pour le
romain, "son axe vertical, perpendiculaire à la ligne horizontale de
lecture, lui confère un aspect de stabilité et par conséquent de sécurité,
voire de force masculine"29. Tandis que:
l’axe oblique de l’italique, penché sur l’horizontale de la
ligne dans le sens de la lecture, confère à cet attribut typo-
graphique une notion de mouvement et d’instabilité.
Il traduit une relation plus intime avec le lecteur. Dans ce
sens on considère l’italique comme le vecteur de la tradition
manuscrite rapide et intimiste.

Mouvement, instabilité, intimité pour la série initiale en italique vouée


au romanesque. Stabilité, sécurité, masculinité pour la série seconde
en romain destinée à l’autobiographie. Quelque essentialistes que
puissent être ces attributions, à suivre cette voie connotative et
fortement culturelle, les tenants de tout autobiographique auraient vite
fait de leur associer une autre dichotomie: par exemple, versant
italique, le côté de la mère; versant romain, le côté du père (voir
notamment les débuts des chapitres II, IV et l’organisation du chapitre
VIII). Mais l’on aurait quelque difficulté à justifier que ce soit la série
fictionnelle qui verse du côté de l’intime quand la partie autobio-
graphique, généralement investie de ce même attribut affecté à
l’écriture de soi, penche davantage du côté de la stabilité et de la
sécurité. Puisque tout ce qui se narre dans la partie autobiographique

28 W, I, p. 10. On retrouve Venise (double V) dans le chapitre suivant à propos


d’un élement majeur concernant les points d’articulation entre autobiographie et
fiction, p. 14. La réminisccnce parodiquement proustienne (voir Le Temps retrouvé,
p. 446, 448) de l’initiale histoire de W dont le narrateur reconnaît n’avoir en dehors
du titre "pratiquement aucun souvenir", p. 14, inscrit moins la référence à Venise dans
un cadre existentiel que dans un réseau inter(allo)textuel qui va jusqu’à R.
ROUSSEL; sur ce dernier lien voir Omar OULMEHDI, "Lecture de Perec: W ou le
souvenir de Roussel" (2002). On revient sur ce deuxième passage de W dans notre
section "Correspondances interdiégétiques", infra.
29 Y. PERROUSSEAUX, Mise en page et impression, p. 52.
128 Perec ou le dialogue des genres

paraît bien contredire ces deux attributs que le romain est censé
véhiculer – les thèmes de la fracture, de la rupture et de l’insécurité y
revenant au contraire de façon récurrente.
On peut néanmoins faire l’hypothèse d’un dispositif en chiasme
dont la vertu serait en quelque sorte compensatoire. La distance
instaurée par le régime fictionnel et le rapport oblique au sens qui le
définit se verraient alors teintés par l’italique d’une valeur intimiste.
Alors que la proximité supposée du régime autobiographique et la
relation plus directement expressive qui est censée l’animer se
verraient alors imprégnées de cette assurance associée plutôt au
romain. C’est ce rapport complexe, en quelque sorte doublement
inversé, qui semble percer dès le début du chapitre II:
Cette absence d’histoire m’a longtemps rassuré: sa
sécheresse objective, son évidence apparente, son innocence,
me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon de
mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le
supposer, n’était ni sèche, ni objective, ni apparemment
évidente, ni évidemment innocente.
"Je n’ai pas de souvenirs d’enfance": je posais cette
affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi 30.

Le caractère romain serait le signe d’un type de récit qui a supposé


jusqu’ici "l’absence d’histoire". Et tous ces traits de sécheresse
objective, d’évidence apparente, d’innocence liés à ce type de
scénario définissent autant le caractère typographique oppositionnel
qui, en ce deuxième début et par contraste avec celui du chapitre I,
inaugure la série autobiographique. En se doublant ainsi d’une valeur
métascriptographique, ces qualificatifs s’appliquent aussi bien au
caractère romain qui, sous ce masque apparent d’empreinte
protectrice, va prendre en charge un autre type de récit de soi ("mon
histoire à moi") et qui en aura tous les caractères opposés. Ces
qualificatifs pourraient tout autant passer pour les attributs de
l’italique: ni sec, ni objectif, ni apparemment évident, ni évidemment
innocent, autrement dit, oblique.
L’on pourra enfin comparer le dispositif résolument bi-graphique
de W à la distribution paritaire de l’italique et du romain en usage pour
certains ouvrages bilingues31. L’on y présente sur une même page en
30 W, p. 13.
31 Cf. La Science pratique de l’imprimerie (1723) de M. D. FERTEL. "Il s’agit
du premier manuel de technique d’imprimerie et de mise en page réalisé en France",
Y. PERROUSSEAUX, Mise en page et impression, p. 22.
W ou le souvenir d’en face 129

colonne à gauche le texte original, à droite la traduction en évitant tout


décalage à chaque début de paragraphe32. Ce qui permet l’appré-
hension synoptique des deux textes33. D’une telle disposition typo-
graphique, l’on retiendra deux choses. D’une part, le principe d’une
distribution égale des deux caractères assignés à des textes distincts
mis quasiment sur un pied d’égalité. D’autre part, l’assignation de
l’italique au texte original et du romain à la traduction. Un tel
dispositif n’est peut-être pas sans analogie avec celui de W. Ou, du
moins, certain usage typographique montre que si l’on commence par
l’italique au lieu du romain, c’est que l’on confère à celui-là le statut
d’original, de texte "source" et à celui-ci le statut de texte "cible". Est-
ce à dire que l’on peut aussi considérer le texte de fiction dans W
comme celui qui serait en une certaine langue étrangère et le texte
autobiographique comme sa traduction dans certaine langue d’arrivée?

Montage polygénérique
Considèrerait-on W sous l’angle de sa dualité générique, l’on ne
saurait donc en rester au seul niveau des constituants narratifs.
Plusieurs éléments produisent un effet certain d’étrangeté. Du point de
vue typographique, la division en deux styles de caractère distincts est
à la fois paritaire et holoscriptuelle: elle s’étend de façon égale à tout
l’ouvrage. La constitution résolument dichotomique du Texte est de ce
fait remarquablement accentuée. La précédence sérielle donnée à
l’italique est pour le moins inhabituelle. L’effet défamiliarisant est
aussi dû à la façon toute particulière dont se distribuent les deux séries
hétérogènes. Le système d’alternance entraîne un continuel
"mouvement d’aller retour"34, dit Perec, multipliant ruptures, suspens
et reprises diégétiques. Il y a aussi entre les deux versants du livre
32 "Lorsqu’un ouvrage est en deux langues différentes, on doit d’abord présumer
que la traduction court plus loin que le Texte original: sur ce principe on peut régler la
disposition d’un pareil ouvrage en deux manières.
La première, en faisant la colonne du Texte original en caractère italique, et celle
de la traduction en romain, l’un & l’autre du même corps: en observant néantmoins de
faire la colonne de traduction d’une justification plus large que la colonne du Texte
[…], Science pratique de l’imprimerie, p. 62, reproduit en fac simile dans Mise en
page et impression, p. 114.
33 Cf. La "Démonstration d’un ouvrage en Latin et en Français", Science pratique
de l’imprimerie, p. 63, reproduit en fac simile dans Mise en page et impression, p. 89
et commenté p. 88.
34 Entretien avec E. PAWLIKOWSKA (1981), EC2, p. 207.
130 Perec ou le dialogue des genres

l’étonnante bi-partition qui place en exergue ces curieux points de


suspension. Cet intervalle exhibant ainsi son aspect lacunaire pro-
voque une interruption brutale du récit de fiction et s’accompagne
d’un dérèglement du système d’alternance. Tous ces éléments scripto-
graphiques, distributionnels, diacritiques auxquels semble dévolu un
statut inordinaire outrepassent le rôle de simples appoints narratifs.
Comment dès lors faire comme s’il s’agissait d’un livre mono-
lithique que subsumerait de façon unilatérale une seule détermination
générique? Quand un dispositif spécial rend ses conditions manifestes,
il peut sembler inapproprié d’adopter un mode de lecture qui fasse fi
de cette dimension de l’écrit ainsi mise en avant. Il paraît non moins
difficile de conduire notre lecture en l’esquivant ou la minimisant. Il
ne paraîtrait surtout guère concevable d’aborder un texte en négligeant
ce qui, dans un genre ou un autre, est sans précédent.
Le soulignement de ces aspects scriptographiques est d’autant plus
notable que le versant autobiographique n’est pas moins épargné que
le versant fictionnel. Par contraste avec d’autres genres, en particulier
la poésie35, et sauf pour quelques œuvres plus récentes comme celle de
J. Roubaud, l’autobiographie n’a pas été un domaine où les œuvres se
plaisent à mettre l’accent sur cette dimension présentationnelle par
une exploration inédite de ses potentialités. La double typographie de
W est sous cet angle d’autant remarquable qu’une telle distribution
hétérographique s’avère plutôt inusitée dans le genre auquel on réduit
souvent l’ouvrage. Dès lors, il semble peu recevable de ne pas mettre
en avant ce qu’un ouvrage s’efforce de rendre ostensible quand c’est,
précisément, à ce niveau scriptographique, qu’il contribue à
renouveler le genre. Ainsi, même à envisager le seul versant
autobiographique, la question se repose de la manière dont ce type de
récit se trouve aussi déterminé par certains constituants narratifs 36:
d’ordre présentationnel, ceux-ci se révèlent spatialement et
typographiquement comme dans l’association des deux séries
parfaitement hétérogènes soumises à un même réglage combinatoire.

35 Il en est sans doute de même du genre romanesque à quelques exceptions près


qui confirment la règle: les "romans" de Maurice ROCHE où cette dimension
s’exhibe quoique l’on ait tendance à les ranger plutôt du côté du genre poétique, voir
notre "Variables scriptographiques dans Circus (1972) de Maurice Roche" (2007). On
notera l’intérêt qu’a manifesté PEREC au travail de l’écrivain de Tel Quel, EC1, p.
103, 188.
36 Voir supra, P. DE MAN, "Autobiography as Defacement".
W ou le souvenir d’en face 131

Paradoxalement, c’est l’égalité du traitement spatial et typographique


apportée aux deux versants du Texte qui à la fois souligne leur
dissemblance et permet de mettre à jour, au-delà de leur différence
générique, le sol sur lequel ils s’édifient comme récits: leur caractère
écrit.

Disposition du Texte
L’ensemble du Texte (romanesque/ autobiographique) comprend
37 chapitres qui se distribuent en deux parties principales: 11 dans la
première; 26 dans la deuxième. Cette division majeure est matérialisée
par une page blanche où figurent en belle page des points de
suspension inscrits entre parenthèses (p. 85, non numérotée). Dans la
mesure où la disparité des deux textes est plus que soulignée
(génériquement, spatialement, typographiquement), l’effet du
montage par alternance s’en trouve accentué.

Tableau 1
GENRES Fiction (F1/F2) Autobiographie (A1/A2)
Typographies italique romain
Numéros de I, III, V, VII, IX, XI II, IV, VI, VIII, X (…)
chapitres
Première partie
(11 chapitres)

Deuxième XII, XIV, XVI, XVIII, XX, XIII, XV, XVII, XIX, XXI,
partie XXII, XXIV, XXVI, XXVIII, XXIII, XXV, XXVII,
(26 chapitres) XXX, XXXII, XXXIV, XXIX, XXXI, XXXIII,
XXXVI XXXV, XXXVII
Nombre de (6 + 13 =) 19 (5 + 13 =) 18
chapitres

L’examen de la disposition d’ensemble révèle trois types d’infraction


au système. Ils concernent la règle d’alternance; le principe de parité;
celui, théorique, d’égale distribution des chapitres entre les deux
parties principales. Ainsi la règle d’alternance n’est pas totalement
respectée puisque un hiatus apparaît entre la première et la seconde
partie. Deux chapitres de fiction se succèdent à leur charnière (XI et
XII). Le principe de parité entre les deux genres en lice n’est pas
entièrement observé puisque l’on compte 19 chapitres pour la fiction
(6+13), 18 pour l’autobiographie (5+13). Celle-ci comporte dans la
première partie un chapitre en moins. Le principe d’égale répartition
132 Perec ou le dialogue des genres

des chapitres entre les deux parties n’est pas davantage suivi puisque
l’on en compte 11 dans la première, 26 dans la deuxième
(logiquement une parfaite symétrie eût demandé 18+1+ 8 ou 18+(…)
+18 37). À rigoureusement parler, la coupure n’est donc pas "centrale"
puisqu’elle se situe entre les chapitres XI et XII à l’issue du premier
tiers du livre.
S’agissant de la concurrence entre les séries, une conclusion
s’impose. C’est au moins sous trois aspects que le versant fictionnel
l’emporte: ordinal, quantitatif et articulatoire. Ordinal: dans un
système d’alternance (dé)réglé, priorité est donnée à la fiction qui
initie les deux parties. Quantitatif: la fiction compte un chapitre de
plus. Articulatoire: à la charnière de la division principale, de part et
d’autre de l’ellipse cardinale, ce sont deux chapitres de fiction qui se
succèdent (XI-XII).
Hapax présentationnel, c’est dans le passage de la première à la
deuxième partie que la stricte règle d’alternance n’est pas respectée,
après le chapitre XI. Ce nombre peut dès lors revêtir une signification
particulière. Il s’inscrit dans le paradigme du titre: comme la lettre W,
le 11 est un signe double38. La rupture bi-partitive a lieu où se
rencontre le premier nombre qui présente une duplication de soi. Il
figure graphiquement un redoublement de l’unité. Or tout remarquable
qu’il paraisse, ce phénomène ne reste valable que si on traduit en
chiffres arabes; alors que ce sont des chiffres romains qui inaugurent
les chapitres. L’on pourrait avancer qu’il s’agit d’une trace, d’un

37 18 + 18 donnant 36, cela eût mieux correspondu à la date de naissance de


l’auteur (1936) à moins qu’il faille lire 19 pour le millésime et deux fois 18 pour les
deux derniers chiffres.
38 "Nombre essentiel dans l’arithmétique fantasmatique de Georges Perec, en
relation avec la mort de sa mère. Souvent associé au nombre 43. Exhibé parfois de
manière spectaculaire", trouve-t-on sur le site consacré à PEREC
[http://magneb.club.fr/lexperec/o/onze.html.]; voir aussi, notamment, de B. MAGNÉ,
"Les descriptions de photographies dans W ou le souvenir d’enfance" (1998), p. 13.
En effet, la mère de PEREC est officiellement décédée, en fait déportée le 11 février
1943 (W, VIII, 48, 57). Une indication se situe juste après les 26 notes rectificatives
qui commentent le double texte typographié en caractères gras sur (1) le père et (2) la
mère de l’auteur (42-9). La date figure aussi à la fin du texte en caractère gras sur la
mère (48). Cependant, avant de projeter dans le 11 le sens d’un marquage auto-
biographique, on ne peut passer sous silence que la rupture bi-partitive qui scinde le
livre s’accomplit d’abord dans un stricte logique structurale. Autrement dit, la règle
d’alternance se brise au moment où se rencontre un signe qui double l’unité initiale.
W ou le souvenir d’en face 133

résidu de la genèse39. L’on peut risquer une autre interprétation. La


deuxième partie, qui dédouble on va le voir les deux séries initiales,
commence avec le chiffre XII qui emblématise par la graphie ce
double doublement qui va affecter les deux textes à la suite de la bi-
partition cardinale40. Quoi qu’il en aille, entre les deux textes visibles,
la partition majeure signale un espace tiers, intermédiaire, celui
qu’aurait occupé un troisième texte, un texte en quelque sorte
"disparu": à la recherche du texte perdu 41. La graphie du W figure
bien une imbrication de 3 triangles, l’un pris entre les deux autres, la
tête en bas. Y aurait-il un autre texte, tiers absent qui s’immisce par
endroit entre les deux volets qui s’offrent à la lecture? Y aurait-il un
texte évidé entre deux textes évidents?

Lipographies
Né d’une recherche menée dans et sur l’espace du livre, W est un
mixte hétérographique qu’expose une écriture blanche42. Alternant
avec un roman d’aventure suivi dans la deuxième partie de la
description d’une cité "régie par l’idéal olympique", un blanc géné-
rateur ("le lieu initial") serait ici matérialisé dans l’intervalle entre les
deux parties, entre "les fils rompus de l’enfance et la trame de
l’écriture"43. C’est une portion de l’espace du livre que l’on peut dire

39 Ph. LEJEUNE montre que PEREC a changé les chiffres arabes en chiffres
romains au moment d’"insérer les éléments préexistants de la fiction W" et quand il
est "passé du système ternaire au système binaire" pour le montage. "La rédaction
finale de "W ou le souvenir d’enfance" (2003), p. 89.
40 Le double doublement des signes est encore mieux marqué pour le chapitre
XXII et leur double triplement pour le XXXIII. On peut observer que leur phrase
liminaire inscrit d’une façon ou d’un autre un signe de la dualité: "Les lois du Sport
sont des lois dures et la vie W les aggrave encore" (XXII, p. 145); "Il y avait chez
tante Berthe un grand dictionnaire Larousse en deux volumes" (XXXIII, p. 201, je
souligne). Je passe, entre autres, sur la dualité syntaxique de la première phrase et la
connotation métatextuelle de la seconde.
41 Pour Ph. LEJEUNE, une troisième série a disparu, La Mémoire et l’oblique
(1991), p.131. "Ainsi W entremêle deux récits dont aucun ne dit au sens propre ce que
le lecteur ne peut restituer, stéréoscopiquement, que par leur confrontation, titubant de
chapitre en chapitre d’une amnésie à une obsession", ibid., p. 44.
42 Cette section et la suivante reprennent dans une version révisée des passages de
notre article "Blanc, coupe, énigme" (1995), p. 4-6, 15-21.
43 "Dans cette rupture, dans cette cassure qui suspend le récit autour d’on ne sait
quelle attente, se trouve le lieu initial d’où est sorti ce livre, ces points de suspension
134 Perec ou le dialogue des genres

topo(tomo)graphique. L’ordonnancement général s’articule selon une


matério-rupture44.
Après les points de suspension, le récit en italiques semble d’abord
se poursuivre45. Telle "anomalie structurelle"46 dispose moins une
rupture de la séquence fictionnelle qu’elle ne suggère l’inscription en
creux d’un épisode autobiographique. Ou, plutôt, avec cette infraction
ordinale – ou clinamen 47 – le chapitre autobiographique manquant
devrait figurer, non à la place du premier chapitre fictionnel au début
de la seconde partie, mais en lieu et place des points de suspension.
S’inscrit donc un espace à remplir, celui qu’appelle l’alternance
générale. Avec cette coupure, il ne s’agit plus seulement d’un espace
vide mais, à la fois, d’un seuil et d’une suite: le récit est suspendu
"autour d’on ne sait quelle attente". Cet espace signalé comme
"vacant" suspend non seulement le récit mais, au lieu même où ils se
disposent, les points de suspension remarquent sa fonction signifiante.
Le vide se marque d’un signe plein 48.
Mis entre parenthèses, les points de suspension soulignent une
deuxième fois qu’à la limite ils auraient pu ne pas être re-marqués.
Ces parenthèses ont dans ce sens une valeur prétéritive: feignant de ne
rien dire de ce qu’elles signalent pourtant à nouveau. Simultanément,
fidèle au principe de redoublement qui semble règler jusqu’ici

auxquels se sont accrochés les fils rompus de l’enfance et la trame de l’écriture"


(prière d’insérer).
44 Avec les "matério-rupteurs vides, ce qui s’insère dans le texte, ce n’est plus du
texte: ce sont des blancs, en général réglés", J. RICARDOU, "La Révolution tex-
tuelle" (1974), p. 940.
45 Il y a une illusion de poursuite homodiégétique, comme si c’était la même
histoire qui reprenait son fil instaurant ainsi une lecture amphibologique, c’est-à-dire
une "double écoute" ici passagère, roland BARTHES (1975), p. 76-7. La procédure est
typique, on le sait, du Nouveau Roman.
46"La fiction vient occuper, au chapitre XII, la place que le principe d’alternance
attribuait à l’autobiographie", M. RIBIÈRE, "L’autobiographie comme fiction"
(1988), p. 27.
47 On l’a peu souligné car on tend à valoriser la notion, la logique du clinamen est
bien à l’œuvre dans les lois du sport qui règnent sur W et toute la dérive totalitaire du
système semble aussi découler de ce dérèglement général. À ce titre, le début du
chapitre XXIV métatextualise au-delà de la métaphore sportive, et de façon bien
ironique, ce corollaire perecquien de l’écriture à contrainte. Par exemple: "la rigueur
des institutions n’y a d’égale que l’ampleur des transgressions dont elles sont l’objet"
[…]. La Loi est implacable, mais la Loi est imprévisible", p. 155; "Il faut savoir que le
hasard fait aussi partie de la règle", p. 156.
48 À la différence, si l’on en tient compte, de la quatrième de jaquette, voir supra.
W ou le souvenir d’en face 135

l’ensemble de l’ouvrage, l’on peut affirmer que l’inscription "(...)"


répond à la formule "pour E" sur laquelle s’ouvre le livre. La
disposition en parallèle des deux séries "pour E" et "(...)" confère à
cette deuxième formule tout aussi elliptique le rôle d’une seconde
dédicace. On peut en effet le déduire à la fois de l’emplacement
respectif des deux inscriptions – dans le livre et sur la page49. Et du
fait que ces signes a priori énigmatiques semblent relever d’un
commun paradigme: celui de l’absence, de la disparition, de la ...
suspension50. Dans La Disparition, l’on se souvient qu’après la page
de titre, c’est le sonnet lipogrammatique en E, "La disparition" de J.
Roubaud qui ouvre le roman 51.
L’on peut supposer que le E majuscule de la première dédicace
renvoie à une personne réelle, la tante Esther. Mais l’on peut non
moins avancer que la suite "pour E" joue aussi bien le rôle d’une
dédicace intertextuelle. Car, sous l’angle du dédicataire, la formule
"pour E" est mixte. Le monogramme en effet peut renvoyer à une
personne réelle52, soit un "dédicataire privé"53 et, tout autant, à la

49 Au seuil des deux parties, ce parallélisme spatial fait se correspondre les deux
séries accordant à la seconde la même fonction remplie par la première. La seconde
devient ainsi une "dédicace" en vertu d’une relation en isochoro-isotopisme: à savoir,
les deux inscriptions occupent, dans des endroits certes distincts mais équivalents (en
isotopie: sur des pages distinctes mais celles-ci occupant un même emplacement au
seuil des deux parties du livre), les mêmes places (en isochorisme: les deux séries sont
sises à la même hauteur de leur page respective, au premier tiers à partir du haut).
J’emprunte la formule analytique à la section consacrée aux isochorotextures des
"Eléments de textique (III)" de J. RICARDOU (1989), p. 19.
50 À côté des diverses occurrences du terme (p. 77, 95), on notera ce passage dans
lequel les "points de suspensions", liés au thème des "thérapeutiques imaginaires",
"désignaient des douleurs nommables", W, XV, p. 110 (je souligne).
51 Par ailleurs, l’on note que parmi les nombreuses indications sur la position
topographique des villages de l’île W, rien ne se situe à l’Est et, par conséquent, tout
se trouve toujours à l’ouest (W), W, XIV, p. 97, 101. Le graphe W serait-il ainsi la
marque du non-E? Comme une des transformations graphiques du W s’incarne dans
la lettre X, on rappellera que celle-ci s’emploie, en composition typographique,
lorsqu’une lettre vient à manquer, voir notre "Lettres volées" (1991), p. 21.
52 La tante de PEREC, Ela mais aussi la mère de celle-ci, Esther, voir D.
BELLOS, Georges Perec, Une vie dans les mots (1994), p. 580. Comme le remarque
V. COLONNA "sans le point qui signale habituellement que l’on a affaire à une
initiale", "W, un livre blanc" (1988), p. 19. Il ajoute que cette dédicace "a surtout un
effet intertextuel […] Elle profile, en perspective, La Disparition et sa suite dans W".
Pour les dédicaces renvoyant à des personnes réelles – c’est le cas des Choses, Un
homme qui dort, La Vie mode d’emploi, Un cabinet d’amateur –, les noms
patronymiques ne font l’objet d’aucune abréviation. C’est la fonction habituelle de la
136 Perec ou le dialogue des genres

voyelle absente de tout bouquin, héros grammatique d’un ouvrage


autographe, La Disparition54. Mais l’amphibologie produite par cette
première dédicace est le fait d’une structure particulière. L’objet
obliquement désigné, ce peut être le "E", le signe d’un signe disparu.
À l’instar du premier titre W – dépourvu lui aussi de point signalant
une initiale – ce peut-être aussi une formule en instance de
complétude. Sur le modèle du double titre, l’on attend une précision
que dès lors suivrait la formule "E ou […]" du genre E ou la lettre
évincée. Sa singularité réside ainsi en ce qu’elle se présente comme
une dynamo-dédicace55: la formule dispose un espace évidé à remplir.
La part absente est laissée à l’initiative, à la perspicacité du lecteur.
Elle relève du mode optatif. À ce point du livre, l’on est assuré d’une
chose. Trois formules se font écho: "W", "pour E", "(…)"56. Ce
qu’elles ont en commun? Elles sont respectivement lipographiques.
Marques d’un manque, elles inscrivent en elles-mêmes un vide
évident.
Le montage péritextuel place en équivalence une lettre, l’objet
d’un texte lipogrammatique (La Disparition) et des signes diacritiques
dont la fonction n’est plus seulement ruptrice, suspensive mais
emblématique. En effet, cette section "disparue" de l’espace de W que
suggère en filigrane la structure joue ce même rôle d’aporie
structurelle que le chapitre V de La Disparition. L’on sait que ce
roman lipogrammatique s’est ordonné à partir du paradigme arithmo-

dédicace personnalisée qui est ici problématisée, ouvrant ainsi à une double lecture au
moins.
53 G. GENETTE, Seuils (1987), p .123.
54 Le roman La Disparition se fait du coup remarquer par une "absence de
dédicace [...] significative comme un degré zéro", ibid., p. 126. Dans ce sens, c’est à
cette absence de dédicace que renverrait la dédicace autotextuelle – "pour E" – de W.
V. COLONNA résume parfaitement la relation intertextuelle qui s’instaure entre les
deux ouvrages: "cette dédicace exhibe une lettre dont l’élision produit à différents
niveaux l’ensemble de La Disparition et qui emblématise la possibilité pour un
signifiant de produire un texte dans lequel il n’apparaît point. Au même titre que c’est
autour d’un blanc, d’un empêchement matérialisé par des points de suspension que
s’origine toute l’écriture de W", art. cit., p. 19.
55 Terme que je forge sur le concept de dynamoscripture: "toute scripture dont
une part demeure à l’état virtuel", J. RICARDOU, "Eléments de textique (I)" (1987),
p. 18.
56 L’on notera que les deux dédicaces comportent 5 signes et donc sont
iso(penta)grammatiques. Un patronyme pentagrammatique? Réponse: le nom de
"Perec", emblème d’un lipogramme monovocalique en E. Sur le rapport avec Les
Revenentes, voir notre "Lettres volées" (1991), p. 20.
W ou le souvenir d’en face 137

alphabétique: le rapport du rang du chapitre disparu (V) au nombre de


chapitres (26) du livre est équivalent à celui entre le numéro de la
lettre disparue (la cinquième, la lettre E) et le nombre de lettres de
l’alphabet qui la contient. Non seulement le nombre de chapitres de la
seconde partie de W correspond à celui de La Disparition, comme si le
roman y était placé en abyme, mais en rapportant du coup le chiffre au
nombre de lettres qui compose notre alphabet, l’on peut admettre que
la composition suit un principe très voisin de celui qui ordonne le
lipogramme.
Le chapitre VIII corrobore cette hypothèse. La dichotomie qui
affecte la série autobiographique (avant et après l’apprentissage de
l’écriture notamment) s’y traduit sur le plan graphique. Un peu à
l’image des chapitres II et IV, le chapitre VIII dispose "deux textes":
le premier sur la photo du père, le second de la mère. Ces deux textes
sont la transcription d’une ancienne version qui date de "quinze" ans 57.
Afin de la distinguer, la typographie se dédouble encore une fois. Ces
deux anciennes descriptions en romain se présentent en caractère gras.
Double dédoublement donc. Non seulement ce double texte-document
est encadré par un deuxième texte qui les insère, mais ce texte-cadre
se répartit en deux, de part et d’autre de cette insertion en rassemblant,
de façon tout à fait inusitée, une prolifération de notes au nombre,
faut-il le souligner, de ...26.
L’espace du livre paraît alors régi par une contrainte qui rappelle
celle du celèbre roman lipogrammatique en E. Mais au lieu de viser la
lettre la plus courante de notre alphabet, l’omission affecte cette fois
une section du livre: une unité spatiale. La configuration distribution-
nelle donne lieu à un épisode en creux: celui d’un chapitre manquant.
Marque de fabrique perecquienne, la facture de l’œuvre se caractérise
par une ...fracture. Les études génétiques signalent bien qu’un chapitre
qui racontait l’histoire d’une fugue a été soustrait de la série
autobiographique58. Toutefois, si l’on se place dans la logique du
système d’alternance en vigueur dans la version parue, c’est en effet
une section en romain qui fait défaut entre les chapitres XI et XII en

57 W, p. 41. Le contraste établi entre les textes antérieurs rapportés et le texte-


cadre qui les commente par le biais de notes n’est pas sans rappeler le projet des Lieux
(1969) évoqué dans le chapitre X à propos de la rue Vilin, W, p. 68, qui traque la trace
d’un "triple vieillissement", des lieux, des souvenirs et de l’écriture, Espèces
d’espaces, p. 77.
58 Georges Perec, Une vie dans les mots (1994), p. 565.
138 Perec ou le dialogue des genres

italiques. Cet évidement matériel peut s’entendre comme une trans-


position scriptographique de la contrainte lipogrammatique. Par
analogie avec le principe lipogrammatique qui fonde La Disparition,
la composition de W pourrait être ainsi qualifiée de lipographique59.
Comme pour toute adaptation de procédés, il y a bien sûr des
différences. Dans W, l’objet de l’éviction, c’est non pas un élément
donné de la langue (un graphème) mais un fragment d’écrit (un
scriptème). L’un manque vis-à-vis d’un ensemble linguistique donné.
L’autre manque vis-à-vis d’un ensemble scriptographique construit.
Soumis à une contrainte de type lipogrammatique, un texte s’élabore
contre son propre medium, la langue qui fournit en quelque sorte la
matière première. Avec W, le geste soustractif concerne deux aspects.
D’un côté, une dimension spécifique au langage écrit: l’omission
d’une unité programmée se manifeste sur le plan scriptographique –
ou présentationnel, celui par lequel l’œuvre se rend matériellement
accessible. D’un autre côté, une singularité propre à l’ouvrage:
l’omission se découvre sur le fond d’un dispositif spatial organisé. Sur
cet arrière-plan, l’on déduit qu’un composant s’est vu retrancher.
Diffère encore le mode de transparition du manque. Les points de
suspension trahissent ou pointent l’absence d’un chapitre autobio-
graphique. Mais il y a davantage. De part et d’autre de cette césure
marquée à droite sur un recto, l’on peut encore envisager que les deux
pages blanches, celle en face au verso du feuillet précédent, puis celle
qui lui succède au verso du même feuillet, s’investissent d’un sens
méta-lipographique. Pour ces pages, il ne s’agit plus de simplement
baliser le passage d’une partie à l’autre. Par l’intervalle inusité
qu’elles prodiguent à cette charnière du livre, elles outrepassent la
simple fonction démarcatrice d’une série en cours. Alors que la page
affichant les points de suspension "(...)" inscrit, avec la parenthèse, un
double signe du manque, ce qui le signifie deux fois tout en signalant
qu’on aurait pu aussi bien s’en passer (valeur prétéritive), les deux
pages parfaitement dénuées de tout signe qui l’encadrent, manifestent
de façon strictement figurale – sur le mode de l’ininscrit – ce que
l’autre dénotait sur un mode déjà minimal et graphique. Par ces deux
pages qui l’entourent comme d’autres arcs de parenthèses invisibles
(recto/verso), s’interpose un espace tacite et parfaitement elliptique où
s’affiche l’absence effective de toute marque de l’absence.

59 Plus exactement, il s’agit d’une transposition lipo(arithmo-scripto)graphique.


W ou le souvenir d’en face 139

S’agissant de la dimension autobiographique, l’on ne peut résister,


à forger le label d’autolipographie. Dans cette prosopopée60,
l’absence parle à travers ce lieu virtuel où se disjointent et se
rattachent les récits, depuis leur entrelacs topo(tomo)graphique. Dans
la forme évidée du Texte, agencée par sa disposition matérielle, son
mode d’exposition, sa mise en espace, ses décrochements, ses paliers
et ses étagements, tout se passe comme s’il s’agissait de rendre
sensible au lecteur telle impression de manque: "c’est le temps qui
passe, le désœuvrement, le creux, le vide, la mélancolie, le cafard, le
souvenir, l’irrémédiable"61. Il n’est pas question de s’en tenir à ce que
Perec a voulu faire. Mais il s’avère que ce qu’il produit avec ce livre
ne nous paraît pas très loin de ce qu’il a recherché. À l’image de ce
qu’on peut ressentir à la lecture de Bartleby le scrivain, présenter un
texte qui soit l’expression la plus achevée de l’inachevable. "Il en est
l’expression, à ma connaissance, la plus achevée"62.

Paradigme de l’omission
De loin en loin, ce sont toutes les pages blanches sises entre les
chapitres qui, outre leurs communes fonctions signalétiques et
ruptrices, se voient affectées par la configuration lipographique. Sauf
que l’on tend à interpréter les matério-ruptures comme les figurations
spatiales d’un manque préexistant d’ordre psycho-existentiel63. C’est à
partir de la série autobiographique, notamment des scènes qui tournent
autour de l’idée de suspension, que l’on tend à expliquer "les
perturbations narratives". Ainsi des chapitres "anormalement juxta-
posés"64 entre les deux parties. Comme s’il s’agissait d’une suspension

60 Doit-on lire W comme une prosopopée, cherchant à donner une voix à la mort,
à faire parler les morts? Le sentiment de la mort constitue le sujet de l’énonciation
autobiographique puisque son sujet commence par ne pas être là: "la prosopopée reste
une voix fictive, mais je crois que d’avance elle hante toute voix dite réelle et
présente", J. DERRIDA, Mémoire pour Paul de Man (1988), p. 47.
61"Lettre inédite" à Denise GETZLER (1983), p. 62.
62 Ibid., "Par Bartleby, l’homme de Wall Street découvre le revers du monde, son
moule en creux", p. 65.
63 W s’est écrit "dans le prolongement de la psychothérapie faite en 1949", La
Mémoire et l’oblique (1991), p. 67. Les trous du récit seraient encore des représen-
tations de la "mémoire comme un trou", ibid., p. 68.
64 "Les perturbations narratives que l’on y relève s’apparentent bien, elles aussi, à
la suspension. Le récit autobiographique leur assigne donc indirectement une cause:
elles seraient le symptôme d’un traumatisme dont l’autobiographie révèle, en creux,
140 Perec ou le dialogue des genres

imposée apparemment par l’Histoire ("le grand naufrage de l’Holo-


causte") ou l’histoire individuelle (la disparition de la mère) sur la
forme du Texte. Ainsi interprète-t-on les silences et les trous narratifs
comme un "montage de symptômes laissant le lecteur affronter seul le
problème de l’interprétation". On réduit les séries fictionnelles à la
catégorie de "fantasme": la fiction est fantasme. Or, si le système de W
provient d’"un fantasme enfantin", il est surtout devenu une recons-
titution65. Par ailleurs, même si l’on s’attache à montrer comment le
récit autobiographique "prend à son compte les procédés d’écriture à
l’œuvre dans la fiction" pour conclure qu’"au-delà des différences
génériques, l’écriture autobiographique ne se distingue pas
fondamentalement de l’écriture fictionnelle", c’est depuis la série
autobiographique que se déchiffre la fiction. Celle-ci en est réduite à
n’être que la transposition de données biographiques66. Autrement dit,
la série fictionnelle se décrypte comme gisement d’allusions à
l’histoire personnelle ou collective67.
Si l’écriture de l’autobiographie s’est accomplie comme une
"lecture", une "extension du récit de fiction"68, le fait que le dispositif
donne priorité à celui-ci – ordre qui est encore celui de son antériorité
génétique –, conduit bien à envisager de façon plus décisive, ainsi que
le souligne M. Ribière, comment "l’autobiographie travaille les

l’existence", M. RIBIÈRE, "L’autobiographie comme fiction" (1988), p. 27 (je


souligne). L’emplacement de la rupture lipographique qui marque le changement de
régime narratif dans la deuxième partie est expliqué par des éléments biographiques:
l’âge de PEREC (six ans/sixième chapitre de fiction) au moment de la séparation
d’avec sa mère (dont la date officielle de décès est le 11 février 1943/ 11 chapitres de
la première partie), ibid.
65 Prière d’insérer. "En dehors du titre brusquement restitué, je n’avais pratique-
ment aucun souvenir de W"; ou encore: "W ne ressemble pas plus à mon fantasme
olympique que ce fantasme olympique ne ressemblait à mon enfance", II, p. 14.
66 Ainsi de la naissance de Winckler qui "transpose des évènements bio-
graphiques tels que la date de naissance de l’auteur et celle du décès de ses parents",
M. RIBIÈRE, "L’autobiographie comme fiction" (1988), p. 26. "L’insert auto-
biographique assure ainsi, en partie, la lisibilité du récit de fiction [...]", ibid., p. 27 (je
souligne).
67 "Les points de repère biographiques, matériau transformé dans et par l’écriture,
ne génèrent pas seulement l’anecdote fictionnelle, ils fournissent le système
numérique qui ordonne à la fois le récit de fiction et l’ensemble du volume dans
lequel il s’inscrit", ibid., p. 26. Ou encore: "le récit de fiction devient un document
autobiographique au même titre que les textes de jeunesse largement annotés du
chapitre VIII", ibid., p. 27.
68 Ibid., p. 25.
W ou le souvenir d’en face 141

données biographiques de la même manière que la fiction"69. Tout


dans le montage invite à rechercher les liens virtuels entre les séries
hétérogènes, au-delà de leurs différences diégétiques, génériques,
scriptographiques qui les disjoignent. Mais là encore, même quand on
s’attache à montrer comment les deux textes sont "inextricablement
enchevêtrés, comme si aucun des deux ne pouvait exister seul",
dégager les ressemblances translinéaires ou "sutures"70 entre les
sections disparates sert à dévoiler une "continuité sous-jacente". On
suppose toujours que la fiction "constitue [...] un élément du récit
autobiographique", que "l’énonciation auto-biographique est [...] en
position dominante": "les deux textes, fiction et autobiographie, sont
en relation hiérarchique: si la fiction est première dans une chrono-
logie de la lecture (le premier chapitre est fonctionnel), elle reste en
fait soumise à l’autobiographie [...]"71. Bref, les composantes de la
fiction ne sont retenues qu’en tant qu’elles représentent, que ce soit de
façon cryptée, indirecte ou allusive, des événements biographiques.
On y trouve une "origine" du côté de l’expérience bio-graphique étant
entendu que le dispositif n’en serait qu’une traduction. D’où la
valorisation de la série existentielle en réduisant un tout, en
l’occurrence hétérologique et globalement paritaire, à l’une de ses
parties. On connaît le credo: l’existence précède toujours l’écriture. Or
c’est bien cette dichotomie (bio/graphie) qui est en jeu à travers
l’imbrication des séries mise en scène dans W.
De même, lorsqu’on rapproche W du lipogramme La Disparition72,
c’est à partir de l’hypothèse selon laquelle le "procédé" serait "le
69 Ibid., p. 32 (je souligne).
70 B. MAGNÉ, "Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance" (1988). Les sutures
sont définies comme des "para-similitudes hétérogènes": elles concernent des
"récurrences et des ressemblances lexicales" communes à des séries hétérogènes
(fiction ou autobiographie) et qui se trouvent dans des chapitres contigus ("para-"), p.
40. La relation relève bien du "translinéaire et donc du virtuel"; voir sur ces concepts,
pour le translinéaire, Nouveaux problèmes du roman (1978), p. 210-23, et sur la
spécification topologique, "Les Leçons de l’écrit" (1982), p. 19, de J. RICARDOU.
71 B. MAGNÉ, art. cit., p. 41 (je souligne).
72 Par exemple: "S’il était licite de se hasarder à noircir cette page blanche, on
pourrait dire que, dans cet espace où rien n’est dit, le faux Gaspard Winckler part pour
W et le petit Georges Perec part pour Villard, quittant sa mère qu’il ne reverra jamais
(elle mourra à Auschwitz). En fait, dans cette page blanche, c’est l’explosion de
l’univers (fictif, pour Winckler, "réel" pour Perec), qui fonde le texte. En ce sens, W
pourrait aussi s’appeler La Disparition. C’est dire que les liens des deux (deux?)
textes n’apparaîtront qu’à des lectures successives", A. ROCHE, "SouWenir
d’enfance" (1983), p. 27-28.
142 Perec ou le dialogue des genres

moyen d’exprimer (outil formel plus que symbole) le vide, l’absence,


la mort qui sont au centre "de l’entreprise de Perec"73. Quand on relie
W et La Vie mode d’emploi, c’est dans le même sens que l’on inter-
prète l’entreprise inachevée de Bartlebooth qui meurt à sa table de
travail: "le dernier trou à combler dans le quatre cent trente-neuvième
puzzle a la forme d’un X, mais la dernière pièce qui reste à poser a la
forme d’un W"74. Ainsi "l’organisation formelle" de La Disparition75,
un ensemble d’intertextes convoqués selon le motif de la blancheur
(Moby Dick, Don Giovanni) ou bien toute thématisation du caractère
disparu – qu’il s’agisse de "bourdon"76 ou d’allusions à son aspect
littéral –, tout ce qui est rapportable à la "poétique de la lettre",
deviennent les figures indirectes d’un trauma fondamental. Écriture
noire "pour blanc"77, tout ce qui dans l’autobiotexte perecquien est
allusion aux conditions matérielles de la représentation – à sa
dimension présentationnelle – est reconduit, de façon toute
monosémique, à n’être que le signe d’un manque originaire d’ordre
existentiel.
Se vérifieraient alors, à l’échelle de toute l’œuvre perecquienne,
une topique de l’incomplétude, une "isotopie du manque", un
paradigme de l’omission. L’on peut sans doute concevoir une relation
inverse. Ainsi, pour B. Magné, tout compte fait "le manque serait
moins un effet de réel ou un mythe personnel qu’une structure
textuelle"78. Notamment pour La Vie mode d’emploi, s’observe une

73 H. MATHEWS, "Le Catalogue d’une vie" (1983), p. 14, cité in W. MOTTE,


"Embellir les lettres" (1985), p. 113; voir aussi p. 122.
74 Ibid., p. 121.
75 Rappelons que l’organisation tient au rapport arithmotopo(tomo)graphique
entre l’emplacement du chapitre disparu et le rang alphabétique de la lettre E, "Blanc,
coupe, énigme" (1995), p. 17.
76 Soit une erreur en composition typographique qui se traduit par l’omission d’un
mot ou d’un membre de phrase.
77 Cf. le sonnet de J. ROUBAUD en exergue ("noir pour blanc") et le Post-
scriptum de La Disparition: "Ainsi naquit, mot à mot, noir sur blanc, surgissant d’un
canon d’autant plus ardu qu’il apparaît d’abord insignifiant pour qui lit sans savoir la
solution, un roman....".
78 "Le manque, sous la forme privilégiée de l’usure, aurait alors pour but
paradoxal de remplir l’immeuble, d’y assurer la présence d’un vécu en en multipliant
les traces. Il serait du côté de la ‘vie’, bref de la représentation. Sans doute, à un
second niveau, peut-on lire cette prolifération des manques comme un thème
récurrent à valeur autobiographique (mort du père, disparition de la mère...). Il serait
alors du côté d’une vie, bref de l’expression. Mais, sitôt évoqué, le titre du livre, en sa
dualité, suggère une toute autre lecture: du côté du "mode d’emploi", bref de la
W ou le souvenir d’en face 143

récurrente "allégorie métatextuelle du manque au plan de la structure


d’ensemble"79. Tel type de lecture tient parfaitement compte des effets
de fiction et de l’écriture à contraintes qui les produit. Toutefois, ce
n’est qu’une étape dialectique dans un processus interprétatif qui n’en
débouche pas moins sur une signification unilatérale, reversant le tout
sous l’empire monologique d’une écriture à motivation – consciente
ou inconsciente – autobiographique. D’où l’importance accordée à W
puisque c’est principalement sous ce même angle pangénérique qu’on
l’envisage. Toute sa dimension romanesque80 qu’atteste la multiplicité
des intertextes fictionnels paraît secondaire ou, sinon, inféodée à un
régime "premier" et primordial. Il y aurait une finalité autobio-
graphique de cet ouvrage comme de l’œuvre perecquienne. Les
aventures réflexives et autoreprésentatives qui s’y déroulent
renverraient en dernier ressort à l’histoire individuelle prise dans une
Histoire qui la dépasse. Dès lors, tous les récits de fiction n’auraient
plus comme unique fonction que de matérialiser un certain manque
originel dont les imaginatives diégèses et structurelles inventions nous
fourniraient les masques.

Triptyque
Une fois observée la bi-partition générale, annoncée et préfigurée
dans le péritexte, évidente sur le plan typographique, accentuée sur le
plan topographique, la poursuite du Texte n’est pas sans réserver
quelque surprise. Sur le plan diégétique en effet, la dichotomie
masque d’abord une manière de triptyque. Aux 6 chapitres fictionnels
centrés sur l’histoire du double Gaspard Winckler dans la première

narration. Le manque serait moins un effet de réel ou un mythe personnel qu’une


structure textuelle","Le Puzzle, mode d’emploi" (1982), p. 81-82 (je souligne).
79 Ainsi la forme du "carré ouvert à son angle inférieur gauche "non seulement
commande toute l’armature distributionnelle de La Vie, mode d’emploi" en ce qu’elle
prévoit des infractions dans un système contraignant d’ordination et de distributions
d’éléments présélectionnés mais emblématise "les trois motifs de la famille, de la
judéité et de l’écriture qui travaillent toute l’œuvre de Perec", "Le Puzzle, mode
d’emploi", ibid., p. 84 (je souligne).
80 Il y a des micro-récits ("mère-fils-naufrage", "témoin-survivant-récit") puisés
dans le répertoire du roman d’aventure, de formation ou de navigation dont nous
trouvons les modèles dans tout le roman du dix-huitième et dix-neuvième de DEFOE,
FIELDING à POE, VERNE, MELVILLE et JAMES, voir G. MOUILLAUD-
FRAISSE, "Cherchez Angus. W une réécriture multiple" (1988), p. 88. Pour
l’intertexte autobiographique, voir B. MAGNÉ "53 jours" (1990), p. 198.
144 Perec ou le dialogue des genres

partie (F1) succèdent dans la deuxième 13 chapitres consacrés à la


description de l’île W (F2).

Tableau 2
Récits I. Winckler (F1) II. Autobiographie III. La cité de W (F2)
Typographies italique romain italique
Répartition partie I parties I et II partie II
Types romanesque documentaire descriptif
"odysséen" "iliadéen"
Voix homodiégétique autodiégétique hétérodiégétique
"Histoires" fiction individuelle individuelle/collective fiction collective
Disparitions l’enfant la mère/le père le narrateur

Les trois récits ne font pas simplement qu’alterner. Ils s’emboitent,


s’immiscent, s’imbriquent l’un dans l’autre.
Toutefois, la tri-partition narrative donne encore une image très
simplifiée du montage. D’abord, la fiction débute comme un récit
d’aventure, un récit de voyage, une enquête. C’est d’abord l’histoire
d’une imposture. Gaspard Winckler, l’imposteur-déserteur-narrateur,
rencontre un mystérieux émissaire, Otto Apfelstahl, qui découvre sa
fausse identité et le charge d’une mission de sauvetage: retrouver un
enfant (son homonyme) disparu avec sa mère Cecilia dans un
naufrage au large de la terre de Feu, l’île W. En fait, la série
imaginaire paraît plus débuter comme un récit de voyage que comme
un "roman d’aventures" classique: "J’ai longtemps hésité avant
d’entreprendre le récit de mon voyage à W"81. Or, l’hésitation
concerne le fait d’entreprendre le récit. C’est donc plutôt un métarécit
de voyage. Ensuite, le premier récit (F1) se subdivise à nouveau en
trois parties. S’il est au départ un récit de type autodiégétique (1), dans
sa seconde moitié, à partir du chapitre V, il est constitué d’un dialogue
(2); et c’est, à l’intérieur de celui-ci dans le chapitre VII, que
l’interlocuteur du faux Winckler, Apfelstahl, devient peu à peu le
narrateur d’un récit métadiégétique (3): il y raconte le naufrage du
Sylvandre et les recherches conduites par le Bureau Véritas.
De son côté, le troisième récit (F2) n’est pas sans changer de
registre. La transformation ne se réduit pas à une simple bifurcation
diégétique. À partir du chapitre XII, ce qui sous couvert d’une même
typographie a toute l’apparence d’une suite, fait place à un type de

81 I, p. 10.
W ou le souvenir d’en face 145

récit tout autre: la description de la cité W. Au reportage géographique


succède la présentation de la "cité régie par l’idéal olympique" qui ne
devient tout à fait inquiétante que de manière très progressive, comme
si la dérive inhumaine ne résultait que d’une logique de la description
exhaustive82. Entre les deux versants fictionnels (F1: le récit du
voyage/ F2: la description du système sur l’île W), la mission confiée
à Gaspard Winckler, celle de rechercher l’enfant éponyme, sourd-
muet, disparu dans un naufrage ou bien abandonné sur une île déserte,
paraît suspendue. À cette mission répond une omission, une ellipse
géographique. L’on passe de but en blanc d’Allemagne en Terre de
Feu 83. Reste ce lien homo(topo)nymique qui assure la transition: une
sorte d’île mystérieuse, l’île W. Le récit d’aventure se fait alors
description topographique pour virer progressivement à la satire
socio-politique. C’est presque un récit de science fiction, orwellien, le
compte rendu, sur un mode quasi-ethnologique, d’une cité sur-
organisée par un idéal olympique inhumain. Le récit tourne à une
allégorie des régimes totalitaires84, à une dénonciation, via la méta-
phore sportive, de la dérive scientifique. Comme si un certain idéal
technocrate, illustré par la parodie olympique, contenait en germe ce
qui peut déboucher sur l’horreur concentrationnaire.
C’est cet aspect du livre qui aujourd’hui retient surtout la critique.
À l’intérieur de la série fictionnelle (F) s’observe ainsi une mutation
générique. À un narration hyperboliquement romanesque au départ va
succéder un type de récit qui s’y oppose à double titre. À un récit
d’événements palpitants à base de mystère et d’intrigue fait place un
récit fastidieusement et systématiquement descriptif85. Non seulement

82 Le mouvement de dérive et de naufrage sociétal auquel on assiste dans la


fiction W (F2) n’est pas sans rappeler, à hauteur narrative, ce que l’on a observé dans
le prière d’insérer et le titre: toute tentative d’éclaircissement y tourne davantage à
une manière de dérive explicative.
83 Sur les cartes "W n’apparaissait pas ou n’était qu’une tache vague et sans
nom", XII, p. 90.
84 Et pas seulement de l’Allemagne nazie puisque le texte fait aussi clairement
référence au régime de Pinochet dans le dernier paragraphe du livre, XXXVII, p. 220.
85 Au-delà de l’opposition modale entre le narratif (diégèsis) et le mimétique
(mimèsis) qui divise F1, il y a l’opposition, à l’intérieur de la première catégorie,
entre le narratif et le descriptif, la description n’étant qu’une "variante de la diégèse",
comme le rappelle Dominique COMBE, Les Genres littéraires (1992), p. 128. Si la
description n’est pas modalement distincte de la narration et n’est qu’un des "aspects"
du récit (G. GENETTE, "Frontières du récit" (1969), p. 61), Philippe HAMON a
146 Perec ou le dialogue des genres

le régime descriptif l’emporte massivement, mais il s’oppose au


régime narratif précédent en éliminant tout intérêt proprement
romanesque. Par contraste avec la première partie, la fiction semble
même se développer comme un récit anti-romanesque.
Sur le plan énonciatif, la disparition de Winckler entraîne sa sortie
hors scène comme narrateur homodiégétique. Et si l’on suppose qu’il
ne se volatilise pas comme narrateur effectif, du moins s’effacent les
marques de la première personne. À la fin du long dialogue au cours
duquel Apfelstahl fait le récit à Winckler du naufrage du Sylvandre, le
récit annonce par son silence sa prochaine disparition élocutoire (Je
me tus)86, le suicide en quelque sorte du "narrateur apparent" ("je me
tue"). À cette question littéralement suspendue – pourra-t-il retrouver
celui dont il porte le nom? – et dont on attend comme pour un roman-
feuilleton la réponse au prochain épisode, à ces points de suspension
qui terminent donc ce récit à narrateur autodiégétique87, en succède,
dès l’incipit de la seconde partie, un tout autre d’où tout narrateur a
non seulement disparu de l’univers de l’île mais qui a oblitéré toute
marque de sa présence dans le discours.
La série en italiques (F) donne ainsi lieu à un dédoublement
énonciatif. À un récit pris en charge par son principal protagoniste fait
suite un autre qui adopte tous les traits d’une apparente objectivité, à
la façon d’un guide ethnographique au narrateur anonyme pour lequel
le sujet réel du discours retire ses marques les plus visibles88. Se
substitue au sujet personnel "Winckler" un sujet topographique quasi-
homonyme quant à l’initiale, "l’île W", un espace, un territoire entre
"plus de mille" qui est aussi l’homophone d’un pronom de la troisième

proposé la catégorie trans-générique, ou "architextuelle", du descriptif que l’on peut


concevoir "en terme de dominante’", D. COMBE, p. 129-30.
86 W, XI, p. 83.
87 Entre narrateurs autodiégétiques et homodiégétiques, il y a toute la différence
entre narrateur-héros et narrrateur-témoin, G. GENETTE, Nouveaux discours du récit
(1983), p. 69. Entre "ces deux rôles extrêmes", on peut envisager divers degrés
d’intervention du narrateur dans la diégèse, comme personnage, certes secondaire
mais non moins actif dans le déroulement de l’histoire. Dans F1, tout le problème
consiste à déterminer qui est le véritable héros, le vrai ou le faux Gaspard Winckler.
Si le faux est envisagé comme héros, en tant que principal protagoniste (on lui confie
une mission), on le qualifiera alors de narrrateur autodiégétique.
88 Au début de F2, les trois premiers paragraphes commencent ainsi: "Il y aurait,
là-bas, à l’autre bout du monde, une île. Elle s’appelle W. //Elle est orientée d’est en
ouest [...]. /Le voyageur égaré, le naufragé volontaire ou malheureux, l’explorateur
hardi [...] n’auraient qu’une chance misérable d’aborder à W" (W, XII, 89).
W ou le souvenir d’en face 147

personne89. Le faux Winckler disparaît comme narrateur apparent au


moment où Apfelstahl qui le charge de retrouver son homonyme vient
de retrouver sa "trace"90. Mais son sort est indissolublement lié à celui
de l’enfant éponyme ("Vous étiez beaucoup plus facile à retrouver que
l’autre"), le seul dont on n’ait pas retrouvé le "corps" parmi les
naufragés ("il y avait un sixième nom sur la liste des passagers")91. Au
récit de fiction homo/autodiégétique (F1) fait place dans la seconde
partie un récit à narrateur hétérodiégétique (F2)92. Mais seul le
montage des deux récits permet de présumer qu’un protagoniste de la
première partie, l’un des deux Winckler, a pu être – explorateur,
déserteur ou naufragé – témoin de la société W. Entre F1 et F2
s’opère un changement radical. S’intercale, elliptique, une double
disparition: d’une part, celle de l’enfant Winckler; d’autre part, celle
du narrateur, puisqu’au "je" initial se substitue un il impersonnel:

Tableau 3
FICTIONS Partie I (F1) Partie II (F2)
Homographie italique italique
Voix narrateur = G. Winckler narrateur impersonnel
Genres récit de voyage, d’aventure, science-fiction, allégorie
d’énigme politique, contre-utopie
Topologie odysséen iliadéen: l’île W
Diégèse disparition du "vrai" G.W. disparition du "faux" G.W.

À l’échelle du dispositif général, la ressemblance typographique


est trompeuse. Il appert désormais que l’homographie n’est plus

89 "Il y aurait, là-bas, à l’autre bout du monde, une île". Jeu, c’est le cas de le
dire, évident puisque le Il se substitue au je de F1. L’incipit de F2 accentue ce
passage à la troisième personne par le rapport qui s’institue aux extrêmes de cette
phrase liminaire entre Il et île (XII, p. 89). L’affaire est plus complexe puisque le
premier paragraphe de cette seconde partie, composé de deux phrases, se trouve isolé
par un double intervalle du reste du chapitre. La deuxième phrase "Elle s’appelle W"
oppose non seulement un pronom féminin Elle au pronom impersonnel initial Il. Mais
en outre, du fait de l’isolement de ce paragraphe bi-phrastique, se trouve mis en relief
le rapport circulaire entre ce Il inaugural et le nom de l’île W qui le clôt.
90 Ibid., XI, p. 83.
91 Ibid., IX, p. 65. Selon un rapport iso-numérique, il manque un élément (un
corps/un chapitre) dans un groupe de six, mystère d’une disparition dont on ne sait
pas au départ de F2 lequel, de Winckler ou de son double, a pu en rendre compte.
92 Pour V. COLONNA, "Winckler reste l’auteur supposé de cette nouvelle
histoire qui n’est plus directement la sienne, mais dont il est bien le chroniqueur", art.
cit., p. 17.
148 Perec ou le dialogue des genres

garante de l’unité diégétique. Loin d’avaliser une continuité narrative,


la reprise homographique déçoit l’attente, le suspense que le système
d’alternance régulière a programmé jusque là. Davantage, l’inter-
ruption est d’autant plus brutale que la rupture diégétique intervient au
moment où l’alternance typographique n’a pas lieu, au seul moment
où se succèdent deux chapitres en italiques. C’est le marqueur
typographique qui perd sa qualité identificatoire puisque sa reprise
dissimule une rupture quasi-complète du régime narratif en vigueur.
L’on retiendra surtout que, pour cette série en italiques,
l’homographie n’est garante ni de l’unité diégétique ni de l’unité
générique. Ce qui a lieu entre les deux parties s’avère excéder un
simple dédoublement narratif. La première identification typo-
diégétique, qui semblait au départ régler le Texte (italiques = fiction),
masque une transformation d’ordre typo-générique (italiques = récits
romanesques/antiromanes-ques)93. Dans la seconde partie, la reprise
homographique produit une illusion de poursuite94. Elle est tout autant
simulation que dissimulation. Le dispositif simule la continuité d’un
système d’alternance bi-sériel. Alors que la reprise de la série
fictionnelle dissimule un changement radical quant à l’identité
ménagée entre traits scriptographiques, continuité diégétique et
homogénéité générique. C’est la conception d’une série unitaire qui
se trouve totalement mise en cause. Mais c’est aussi la corres-
pondance construite entre les dimensions présentationnelles et
représentationnelles qui se voit mise à mal.
Contre le dispositif duel qui, dans une première phase de lecture,
subvertissait tous les aspects usuels renforçant le côté unitaire du livre
se dessine, depuis la série fictionnelle, une composition tripartite,
voire tripartitive: la contradiction des parties contre le tout. La
structure bouge, s’instaure un "déséquilibre", un clinamen 95. Le

93 Exactement, l’identification est d’abord typo-diégético-générique puisque


chaque typographie paraît correspondre à la fois à une histoire et à un genre bien
distincts.
94 Il s’agit d’une "fausse continuation" comparable à celles qu’analyse J.
RICARDOU dans "Le dispositif osiriaque" à propos de certains romans de Cl.
SIMON, Nouveaux problèmes du roman (1978), p. 198-223.
95 On rappelle le commentaire de PEREC sur La Vie mode d’emploi: "Il faut – et
c’est important – détruire le système des contraintes. Il ne faut pas qu’il soit rigide, il
faut qu’il y ait du jeu [...]: il faut un clinamen – c’est dans la théorie des atomes
d’Epicure: "le monde fonctionne parce qu’au départ il y a un déséquilibre". Selon
W ou le souvenir d’en face 149

paradigme de cette infrastructure ternaire se retrouve dans une lecture


d’enfance, Vingt ans après (tome 2) qui fait suite comme on sait aux
Trois Mousquetaires, premier livre d’une double série de trois (dans la
trilogie de Dumas et dans la bibliothèque enfantine de Perec) dont le
principe est "qu’ils étaient incomplets, qu’ils en impliquaient d’autres,
absents, et introuvables":

Le troisième livre était Vingt ans après, dont mon souvenir


exagère à l’excès l’impression qu’il me fit, peut-être parce que
c’est le seul de ces trois livres que j’ai relu depuis et qu’il
m’arrive encore aujourd’hui de relire […].
Il y avait pourtant quelque chose de frappant dans ces trois
premiers livres, c’est précisément qu’ils étaient incomplets,
qu’ils en impliquaient d’autres, absents, et introuvables: les
aventures du petit Parisien n’étaient pas terminées (il devait
manquer un second volume), Michaël, le chien de cirque avait
un frère, nommé Jerry, héros d’aventures insulaires dont
j’ignorais tout, et mon cousin Henri ne possédait ni les Trois
mousquetaires ni le Vicomte de Bragelonne, qui me faisaient
l’effet d’être des raretés bibliographiques, des livres sans prix,
dont on pouvait seulement espérer qu’un jour je pourrais les
consulter [...]96.

Ainsi, à un dispositif duel qui s’impose visiblement sur le plan


matériel s’en superpose un autre virtuel d’ordre principalement
narratif. Il semble modelé sur ce bibliotexte à la fois ternaire et
lacunaire. Ce qui dès lors invite à re-disposer W. Il y a non seulement
les trois séries mais encore trois types de récit: 1. romanesque-
odysséen; 2. documentaire; 3. descriptif-iliadéen 97. Sous couvert d’une
même graphie, un récit de type odysséen se voit renversé par un récit
de type totalement opposé, iliadéen. Par ailleurs, chacun des trois
semble correspondre à l’un des trois sens du mot "histoire": 1. un récit

Klee, le génie, c’est l’erreur dans le système", entretien avec Ewa PAWLIKOWSKA
(1983), p. 70.
96 W, XXXI, p. 192 et 193-194 (je souligne). Le numéro du chapitre dans lequel
la référence s’insère paraît loin d’être indifférent: il devient l’emblème de cette
tripartition et de la quadripartition qui va suivre (infra). Du côté des sutures, on notera
que le résumé d’un des livres ("Jerry, héros d’aventures insulaires dont j’ignorais
tout") n’est pas sans évoquer certaines aspects cardinaux du récit F2.
97 R. QUENEAU établit cette distinction: "toute grande œuvre est soit une Iliade
soit une Odyssée". Les odyssées sont des "récits de temps pleins" tandis que les
"iliades sont au contraire des recherches du temps perdu: devant Troie, sur une île
déserte ou chez les Guermantes", Bâtons, chiffres et lettres (1965), sur Bouvard et
Pécuchet, p. 110.
150 Perec ou le dialogue des genres

de fiction; 2. la reconstruction d’une existence individuelle; 3.


l’allégorie d’une Histoire collective, celle du totalitarisme. En même
temps, chacun engage trois sortes de narrateurs: 1. homodiégétique
(F1); 2. autodiégétique (A1/A2); 3. hétérodiégétique (F2). De plus,
trois protagonistes font l’objet d’une disparition: 1. l’enfant Winckler;
2. la mère; 3. le narrateur Winckler. Du coup, le trois points de
suspension résonnent d’autres sens qui ceux d’inachèvement, de
rupture et de suspension d’une série en cours. Ils figurent cet autre
sorte de surréglage ternaire qui subvertit la systématicité de l’initiale
structure dichotomique.
Au départ, le montage inter-générique (F1/A1) correspond en
quelque sorte à la radicalisation d’un procédé romanesque avéré, celui
du roman feuilleton. La succession inter-sérielle (entre F1.I/ A1.II/
F1.III/ A1.IV/ F1.V, etc.) ne fait que différer la continuité diégétique
qui s’affirme de façon intra-sérielle à chaque reprise, comme entre
F1.I (…) F1.III (…) F1.V. Dans la seconde partie, la continuité
homographique agit comme un leurre puisqu’elle est d’abord perçue
comme le signe d’une poursuite diégétique. Illusoire, la graphie n’a
plus force de lien. Les différences qu’elle masque sous couvert de
reprise contrecarrent tout réflexe identificatoire: l’identité construite
entre une graphie, une histoire et un genre est mise en question. La
graphie n’a plus cette vertu stabilisante qui faisait qu’au retour
manifeste de tel signifiant (l’italique, le romain) l’on pouvait
automatiquement associer tel signifié diégétique, anticiper tel régime
narratif, s’orienter suivant un horizon de lecture bien défini. L’on ne
peut plus compter sur le discriminant graphique pour garantir une
continuité narrative puisque la démarcation scriptographique ne
garantit plus l’unité du récit.
La bi-partition manifeste un principe de rupture. Elle déclenche
autant qu’elle affiche la discontinuité narrative. L’interruption est
marquée doublement. À la fois par les trois points de suspension sis
entre parenthèses: ils emblématisent la logique de césure, de suspens
et de reprises causée par l’alternance des deux séries. Et spatialement
dans la mesure où c’est de façon ostensible qu’ils se présentent à la
charnière des deux parties. Non seulement parce qu’il leur est
spécialement dévolu un feuillet exclusif. Mais encore parce qu’ils se
trouvent ainsi exhibés dans une succession de trois pages blanches. La
première, d’usage, est conforme au verso d’un feuillet (page paire)
dont le recto est occupé par une fin de chapitre. La deuxième
W ou le souvenir d’en face 151

correspond au verso du feuillet où eux-mêmes s’inscrivent. La


troisième se dispose enfin au verso du feuillet où figurent l’indication
"Deuxième partie" et la deuxième épigraphe empruntée à R. Queneau.
Or, dans un ensemble de cinq pages éloignant deux chapitres censés
appartenir à la même série (XI-XII), c’est aussi par deux fois que
s’inscrivent des points de suspension. Il y a évidents ceux entre
parenthèses mis spécialement entre deux pages blanches sur un
feuillet distinct et qui, soulignant la bi-partition générale, représentent
la logique d’interruption systématique à l’œuvre entre les séries.
Placés ainsi en exergue, ils se situent dans une zone intermédiaire qui
relève en principe du péritexte éditorial. Mais il y a aussi les points de
suspension à la fin du chapitre XI et sur lesquels se clôt la première
fiction:
Je me tus. Un bref instant, j’eus envie de demander à Otto
Apfelstahl s’il croyait que j’aurais plus de chance que les
garde-côtes. Mais c’était une question à laquelle, désormais, je
pouvais seul répondre…

Traduisant une fois de plus le jeu du texte dans le péritexte, les


fameux points de suspension, s’ils figurent bien la césure qui scinde le
Texte en deux, n’en reprennent pas moins les points de suspension
intra-textuels sur lesquels se termine le chapitre XI. Entre texte et
péritexte, il y a bien reprise d’un signe homographe. Ces points sont à
la fois le signe d’une suite prochaine et d’une histoire qui, contre toute
attente, restera effectivement sans suite: d’où, sans doute, leur mise
entre parenthèses 98.

Quadripartition
Sous le signe de l’autobiographie, la seconde série (A) confirme
d’entrée la topique du genre puisque son incipit reprend littéralement
le second volet du titre, "le souvenir d’enfance". Cependant, le récit
prend vite le contre-pied du genre adopté. Malgré les limitations
annoncées sur la quatrième de couverture ("un récit fragmentaire", "un
récit pauvre d’exploits et de souvenirs, fait de bribes éparses") et, bien
que prévenu, l’on pouvait néanmoins s’attendre à ce qu’il se narre en
fonction de quelques souvenirs tangibles, autrement dit qu’il joue le

98 Sans suite, à la fois narrativement, puisque c’est une tout autre histoire qui lui
succède et narrratorialement, puisque c’est sur un tout autre mode que la fiction se
poursuit dans la "cassure" accomplie entre l’homodiégése et l’hétérodiégèse.
152 Perec ou le dialogue des genres

jeu du genre. Or c’est abruptement et d’entrée, sur un mode négatif,


que la série débute, en déclarant catégoriquement l’absence de
souvenirs: "Je n’ai pas de souvenirs d’enfance".
La coupure entre les deux parties (A1/A2) est moins flagrante que
pour la série fictionnelle. Sur la base cette fois d’une continuité
narratoriale (l’identité auteur = narrateur), la division est strictement
diégétique. Elle se fonde sur un élément spatial: Paris/Villard-de-
Lans 99. Ce changement de lieu de résidence est directement lié à la
disparition de la mère. L’on a "deux enfances disjointes" de part et
d’autre de "la séparation d’avec la mère". Il y a aussi une ellipse
complète sur le voyage de l’enfant. Entre les deux côtés biographiques
(Vilin/Villard), "l’omission porte sur le trajet de Paris à Villard-de-
Lans que l’enfant effectue seul" et, surtout, "à la forclusion de tout
discours sur la mère dans les souvenirs d’enfance de la seconde
partie"100. La rupture matérielle – soulignée par la division du volume
et les points de suspension – figurerait sur le plan scriptographique les
diverses ellipses diégétiques intervenant entre les deux époques (avant
et après 1942). Davantage, l’ellipse scriptopographique "(…)", prise
dans le dispositif spatial que l’on a analysé, correspondrait à cette
omission majeure dans le déplacement autobio(topo)graphique de
l’auteur. Le récit se distribue ainsi entre deux pôles géographiques,
division topologique (A1/A2) qui accentue le passage d’une phase à
l’autre de sa vie.

Tableau 4
AUTOBIO- partie I (A1) partie II (A2)
GRAPHIE
Homographie romain romain
Narration autodiégétique autodiégétique
narrateur = auteur narrateur = auteur
Lieux Vilin Villard
Chronologie 1936-1942 1942-1945
Diégèse avant la disparition de la mère après la disparition de la
mère

99 "Désormais, les souvenirs existent, fugaces ou tenaces, futiles ou pesants, mais


rien ne les rassemble" (XIII, p. 93).
100 M. RIBIÈRE, "L’autobiographie comme fiction" (1988), p. 26-7; et Ph.
LEJEUNE, La Mémoire et l’oblique (1991), p. 63-4.
W ou le souvenir d’en face 153

Dès lors, l’hypothèse selon laquelle un intertexte, Les Trois


Mousquetaires peut tenir lieu de modèle triadique implique sitôt
l’ombre d’un quatuor101. Car rien dans W qui n’aille par trois qui ne
soit fréquemment suivi d’une quatrième unité. Ainsi, dès le premier
chapitre, les quatre occurrences du proustien adverbe "longtemps":
"J’ai longtemps hésité [...]/ Longtemps j’ai voulu garder [...]/
Longtemps je demeurai indécis/ Longtemps j’ai cherché les traces de
mon histoire [...]"102. Le graphe W n’a-t-il pas quatre côtés avant de
dessiner trois triangles imbriqués? Des morceaux s’emboîtent, nous
retournons au principe articulatoire du puzzle. Dans le passage sur la
lettre hébraïque, objet de nombreux commentaires103, ce "signe [qui]
aurait eu la forme d’un carré ouvert à son angle inférieur gauche" peut
donner une image du livre: un texte à quatre côtés dont l’un resterait à
concocter, dans l’espace de la lecture. "Tout le monde s’extasie
devant le fait que j’ai désigné une lettre hébraïque en l’identifiant: "le

[…]"104. Le chapitre IV, dans lequel ce signe s’insère, est d’ailleurs


un peu "à quatre côtés": deux paragraphes de part et d’autre du
passage central sur la lettre, formé de quatre paragraphes105. Ce côté

101 À l’entrée 101 de Je me souviens, les "mousquetaires du tennis" étaient bien


quatre (1978), p. 35.
102 W, I, p. 9-10.
103 W. MOTTE, The Poetics of Experiment (1984), p. 94-5; "Embellir les lettres"
(1985), p. 121-122; Cl. BURGELIN, Georges Perec (1988), p. 165-66; M. RIBIÈRE,
"L’autobiographie comme fiction" (1988), p. 27-30; Ph. LEJEUNE, "La Lettre
hébraïque", in La Mémoire et l’oblique (1991), p. 210-231.
104 Le texte continue ainsi: "La scène toute entière, par son thème, sa douceur, sa
lumière, ressemble pour moi à un tableau, peut-être de Rembrandt ou peut être
inventé, qui se nommerait "Jésus en face des Docteurs 2", W, IV, p. 22-3.
105 Les deux premiers paragraphes du chapitre sont séparés par une astérisque; les
deux derniers sont numérotés 1 et 2 et mettent en doute l’exactitude du premier
154 Perec ou le dialogue des genres

non tracé, interrompu, virtuel de la lettre hébraïque renverrait à toutes


les structures incomplètes, à toutes les organisations qui font la part du
vide, du creux et de l’omission. Par exemple, le chapitre manquant
depuis le centre décalé et décalant de La Vie, mode d’emploi 106. Il y a
le chapitre cinq de La Disparition. Il y a ce chapitre autobiographique
de W qui manque entre les deux chapitres fictionnels XI et XII à
l’emplacement de la cassure bi-partitive. Cette figure de
l’incomplétude, mais aussi de l’ouverture107, ne va pas sans de
multiples traductions diégétiques108, sortes de figuration de ce qui
apparaît comme "central" dans le texte et l’autotexte perecquien,
suivant une économie de suppression qui semble découler du
"système". Le graphe W, lettre, initiale ou crypte serait comme ce
signe improbable "gammeth", "gammel’ "Gimmel", "G", "mem" ou
"M"109, l’emblème de cette structure ouverte. Cette crypte entr’ouvre
l’espace de la lecture, d’une lecture qui ne saurait être monologique.
Si l’on considère maintenant le rapport entre les deux versants du
Récit (F/A) et les deux volets du livre (les 2 parties) se révèle un
double processus dynamique qui donne lieu à une quadripartition du
Texte110. Progressant dans le livre, tout lecteur en fait l’expérience: la
dichotomie préalable se double d’une bipartition générale. Un

souvenir sur la lettre: "il existe en effet une lettre nommée ‘gimmel’ et dont je me
plais à croire qu’elle pourrait être l’initiale de mon prénom", p. 23.
106 Donc 99 chapitres au lieu de 100 et "c’est le chapitre 66 qui disparaît ou plus
exactement ce qui aurait dû être le chapitre 66, car il y a évidemment un chapitre 66
dans le roman, mais c’est celui qui aurait dû être le chapitre 67", B. MAGNÉ, "Le
Puzzle, mode d’emploi, petite propédeutique à une lecture métatextuelle de La Vie
mode d’emploi de Georges Perec" (1982), note 2, p. 77; voir les diverses
systémisations du système du manque, ibid., pp. 83-85; par exemple, le
"compendium" du chapitre 51 central où il manque un vers: "ce qui fait sens ici, au-
delà d’une supplémentaire occurrence, certes décisive, du manque, c’est la place de ce
lieu absent, de ce lieu vide, de cette cave faisant cavité", ibid. p. 85.
107 Selon une claire opposition entre, d’une part, le "carré ouvert" et, d’autre part,
"toute la famille, la totalité, l’intégralité de la famille" qui encercle, entoure l’enfant
"comme un rempart infranchissable", p. 22-3 (je souligne).
108 L’on peut encore voir dans la forme de ce graphe un rapport avec la con-
figuration de l’île W "orientée d’est en ouest" (de droite à gauche), telle qu’elle est
précisée au tout début de la série F2: "sa configuration générale affecte la forme d’un
crâne de mouton dont la mâchoire inférieure aurait été passablement disloquée", XII,
p. 89.
109 W, IV, p. 24.
110 Que l’on peut rapprocher des quatre orientations – sociologique, auto-
biographique, ludique et romanesque – qui définissent le champ de travail de
l’écrivain.
W ou le souvenir d’en face 155

mouvement d’auto-division outrepasse ainsi l’apparent diptyque


initial (tableau 1). Chaque série est scindée à nouveau quand le
volume se subdivise en deux parties distinctes (tableaux 3 et 4). De ce
nouveau point de vue, W est moins un livre double qu’un livre duel,
qui se dédouble à mesure. Sous sa dichotomie apparente, le Texte est
travaillé par la division du "sujet", dans son double sens: sujet
d’énonciation et objet de l’énoncé. Cette structuration tétramorphique
suggère ainsi que toute unité donnée – sujet, histoire, genre, type de
discours, section, graphie, etc. – serait toujours au sein d’elle-même
toujours déjà duelle ou, du moins, passible d’auto-division. Sous
l’alternance typo-générique qui chaque fois assurait certaine
continuité des séries respectives se découvre un montage à quatre
termes: au double versant fictionnel (F1/F2) répond un double pôle
autobiographique (A1/A2). Dès lors, les deux versants typodiégétiques
ne constituent plus une simple dualité textuelle que seule interromprait
l’alternance avec l’unité concurrente. Après le chapitre XII,
l’alternance typographique sépare encore fiction et autobio-graphie.
Mais la nouvelle fission affectant chaque série opère, on l’a vu, à
plusieurs niveaux. C’est surtout sur le versant fictionnel que se
manifeste la discontinuité narrative. La rupture entre les deux parties
entraîne une cassure flagrante entre F1 et F2: elle est à la fois
diégétique, générique et énonciative.

Tableau 5
VOLUME Unité
Typographies italique romain Dualité
Genres Fiction Autobiographie Antagonisme
narrateur ≠ auteur narrateur = auteur
Scriptomie partie I partie II partie I partie II Dichotomie
Diégèses F1 A1 F2 A2 QUADRI-
PARTITION

En même temps, l’opposition entre F1/A1 dans la première partie


n’équivaut pas à celle qui s’instaure entre F2/A2 dans la deuxième. Il
y a bien une semblable opposition de fond quant au pacte générique:
celle entre la non-identité du narrateur et de l’auteur pour la série
fictionnelle et de leur identité pour la série autobiographique.
Toutefois, par rapport aux événements racontés, les deux séries
antithétiques n’impliquent pas dans la première partie des narrateurs
aux rôles très différents. Le narrateur fictif, le faux Gaspard Winckler,
156 Perec ou le dialogue des genres

assume bien un récit quasi-autodiégétique. Tandis que le narrateur-


auteur, G. Perec, est statutairement le "héros" de son histoire111.
L’affaire se complique dans la deuxième partie. En effet, la différence
s’aggrave entre les deux versants: entre, d’un côté, un narrateur
hétérodiégétique invisible, anonyme et impersonnel (F2) et, d’un
autre, un narrateur autodiégétique; ce qui représente les pôles les plus
extrêmes du spectre qu’offre la voix narrative. Bref, sur ce paramètre,
l’opposition est frontale et donne lieu à un face-à-face des plus
irréductibles.

Réduction monologique
À suivre le dispositif en place, rien n’assure donc que le livre
propose une totalité subsumable sous l’égide d’une seule voix. Ni la
présentation du texte dans le péritexte, ni la disposition même de
celui-ci, ni la distribution du Texte n’invitent à supposer que
l’ensemble dénommé W ou le souvenir d’enfance ne soit soumis à une
lecture strictement autobiographique. Sauf à réduire par synecdoque
l’œuvre à l’une de ses parties. Sauf à refuser d’accepter son caractère
éminemment hétérotextuel, polygénérique et polynarratif. Sauf à
présumer que l’ouvrage soit subsumable sous une catégorie
transcendante.
Cette facture inusitée, cette composition tout à fait inédite
déçoivent l’identité supposée du texte à soi. Mais si l’ensemble paraît
manifestement hétérogène et pluriel, on y oppose alors une
hiérarchisation du divers. Autrement dit, on pose une inégalité
foncière des parties en présence. Une série serait la métaphore de
l’autre, de celle à qui l’on accorde le privilège de receler le "dernier
mot"112. Face aux multiples récits dont tout concourt à marquer
l’irréductibilité fondamentale, l’on fait front par une résistance
unitaire. Quels que soient les genres et la pluralité des textes en
présence, ce serait tout compte fait un texte identique à soi que le
volume renferme. Derrière le "masque" du double texte, le Texte doit

111 Bien que cela se discute puisque le narrateur autobiographique est plus
souvent rapporteur de témoignages que protagoniste majeur.
112 Ce dernier mot révélé d’après de nombreux interprètes dans le dernier chapitre
par la citation de L’Univers concentrationnaire de David ROUSSET (W, XXXVII, p.
219-20) et qui donnerait "tout son sens" au texte.
W ou le souvenir d’en face 157

être tout compte fait un. Sa dualité affichée, son hétérogénéité


foncière, sa dynamique d’auto-division ne sont plus qu’apparences.
Il y a d’abord une réduction documentaire du texte et, plus
largement, de l’autotexte perecquien – selon un geste de détermination
bio->graphique. La réduction est induite par l’adoption d’un genre
critique: la monographie, dans sa version en tout cas auctoriale qui
consiste à se porter de façon à la fois exhaustive et quasi exclusive sur
l’œuvre d’un seul auteur. Elle résulte de cette approche autocentrée.
La plus érudite, la plus experte, la plus virtuose soit-elle, W devient
une sorte de réservoir d’informations biographiques dont la fiabilité ne
saurait plus être mise en doute113.
La réduction documentaire comporte sans doute un autre risque.
Celui de "regarder les chapitres autobiographiques sinon comme un
simple écrit informatif du moins comme un texte moins élaboré,
moins travaillé, moins complexe, en un mot, moins ‘poétique’"114. Or,
la série autobiographique n’en constitue pas moins "un texte à part
entière". La textualité, synonyme ici de littérarité se définirait par le
fait de rencontrer "des opérations d’écriture aussi fondamentales que
la récurrence, le travail du signifiant, la métatextualité et bien d’autres
encore". B. Magné prévient ainsi d’un second danger, "l’inverse du
précédent" qui guette notre lecture du "texte autobiographique": "il le
privilégierait au contraire à l’excès en lui assignant le statut de "texte-
source", de "Texte-origine", qui fournirait à tous les autres leur clé"115.
Et de conclure justement qu’il faudrait tenter d’"annuler le privilège
exorbitant que certains sont un peu trop prompts à accorder au
biographique"116. En dépit de certaine réserve prétéritive, le problème

113 Voir la discussion sur "l’autobiotexte" dans "Vers une théorie de la lecture",
Oulipo-Poétiques (1999), p. 208 notamment. Ainsi B. MAGNÉ: "Il y a une lecture
événementielle de W qui est absolument sans problèmes".
114 B. MAGNÉ, "La Textualisation du biographique dans W ou le souvenir
d’enfance de Georges Perec" (1989), p. 182. Voir aussi M. RIBIÈRE, "L’auto-
biographie comme fiction" (1988), p. 25-37.
115 "La Textualisation du biographique", p. 183. L’étude des remaniements avant-
textuels fait dire à Ph. LEJEUNE à propos de ce qui devient le chapitre II: "Le seul
texte, dans la première partie, qui parle de la fiction, est celui d’Intertexte 1 (devenu
chapitre II): il indique le mode de lecture du livre, c’est-à-dire la clef
autobiographique qui manquait en 1969-70 au lecteur de La Quinzaine, et la fonction
de ce nouveau montage", "La rédaction finale de W ou le souvenir d’enfance" (2003),
p. 97 (je souligne).
116 "La Textualisation du biographique", p. 184. Cela dit, malgré ces conclusions,
l’orientation biographique l’emporte. L’accent mis sur les dispositifs formels se
158 Perec ou le dialogue des genres

consiste soit à privilégier les 18 chapitres autobiographiques dans


l’intratexte W; soit à placer W au centre de l’autotexte perecquien. On
confère malgré tout le statut de série-source, de "texte-origine" aux
chapitres autobiographiques. Par synecdoque généralisante, c’est
souvent la totalité du montage qui se trouve qualifiée de "texte auto-
biographique" même si c’est pour relativiser ou réduire sa centralité
au sein de l’autotexte. Autrement dit, le privilège que l’on semble
vouloir enlever à W dans l’autotexte, on l’accorde de façon
exorbitante à l’autobiographie dans l’intratexte.
Ainsi, le nombre 11 glosé à l’envi et qui, on l’a souligné,
correspond au nombre de chapitres de la première partie, relève aussi
d’une logique compositionnelle. Plus largement, ce nombre parti-
ciperait de divers "réglages numériques" dans l’autotexte perecquien.
Par exemple, dans "53 jours", "les peu nombreuses occurrences du 11
sont d’autant plus révélatrices qu’on les trouve toujours associées, soit
à la fracture mortelle, soit à l’objet symbolique qui, dans l’univers
perecquien, permet de la réduire, c’est-à-dire le livre"117. Il se trouve
que ce recours à l’univers perecquien, quelque justifié qu’il puisse être
par ailleurs, manque d’établir un rapport sur place entre le caractère
double du chiffre et les multiples éléments qui, du péritexte au Texte,
ressortissent au même paradigme répétitif et duplicatif.
Dans le même sens, revendiquer la "textualité" de la série auto-
biographique, c’est sans aucun doute outrepasser la seule vertu
référentielle attachée à tels biographèmes en soulignant leur éventuelle
"fonction poétique". C’est, par exemple, repérer telle résonance
"intertextuelle", voire préciser sa dénotation "métalinguistique" ou
"connotation métatextuelle". Mais en privilégiant tout aspect
autobiographique au détriment de tout ce qui dans le texte n’est pas de
son ressort, n’est-ce pas à la base et téléologiquement reconduire
l’ensemble du Texte W à une série source, celle qui précisément
fournirait, indubitables, certaines informations sur la vie de l’Auteur?
Certes, la textualité ou l’effervescence intertextuelle dont participent
certains élements (auto)biographiques dépassent le simple intérêt
documentaire. Mais est-ce faire justice au Texte de W que de lui
substituer un intertexte autographe en s’appuyant principalement sur
la série autobiographique? N’est-ce-pas malgré tout valoriser les

justifie en dernier ressort parce qu’ils retournent à (et se fondent sur) une raison
existentielle.
117 B. MAGNÉ, ""53 jours" Pour lecteurs chevronnés..." (1990), p. 199.
W ou le souvenir d’en face 159

éléments factuels et, par voie de conséquence, appréhender la série


fictionnelle du point de vue biographique? Ou encore, sous un autre
angle mais, néanmoins, selon la même logique qui fait que les
données factuelles gouvernent unilatéralement la lecture des chapitres
fictionnels, l’on en vient à envisager la société sportive de W dans une
perspective strictement historique118.
En fait, l’inflation autobiographique conditionne la lecture de W.
Son hétérogénéité demeure sous l’emprise d’un seul de ses versants.
Cette orientation touche souvent par rebond l’ensemble des ouvrages
de Perec. Le pôle autobiographique fournirait une sorte de sésame ou
de ... clôture interprétatives. Car de même que c’est en général à partir
de la série autobiographique que s’interprète intratextuellement le
versant fictionnel, de même, c’est toujours à partir de l’"espace"
autobiographique que s’explique intertextuellement l’ensemble de
l’œuvre, textes de fiction compris.
Cela dit, à la fin de son article, revenant sur le prière d’insérer, B.
Magné propose une façon tout à fait judicieuse de concevoir
l’autotexte perecquien:
En définitive, il ne serait pas mauvais de concevoir la
situation de W dans l’œuvre perecquienne à l’image des liens
tissés, à l’intérieur même de W, entre l’autobiographie et la
fiction […]119.

Si l’œuvre se divise globalement en deux orientations cardinales (la


fiction/l’autobiographie) et puisque le montage de W incite à
envisager co-textuellement ces deux pôles, l’ouvrage peut donc offrir
en abyme un modèle de lecture applicable à l’ensemble de l’autotexte.
Il nous faut alors partir de l’assemblage proprement dit puis, sur cette
base, mieux considérer la façon, voire les multiples manières dont
peuvent s’associer les quatre côtés du livre. Il s’agit d’initier un
parcours de lecture qui prenne mieux en compte cette particularité
même de l’ouvrage: sa présentation effective. Car, on l’a vu, un
double danger guette la lecture. Tantôt par synecdoque, celui d’une
réduction: on subsume l’ensemble sous l’égide de l’une de ses parties,

118 Ainsi Hans HARTJE dans "W et l’histoire d’une enfance en France" (2000)
qui voit dans la cité de W des échos de la France sous Vichy. Rappelons que
l’idéologie régnante est celle de la "repentance" et de la victimisation.
119 Ibid., p. 184.
160 Perec ou le dialogue des genres

l’autobiographique120. Tantôt par métonymie, celui d’une oblitération:


l’autobiographie masque l’autobiographie. Ce glissement conduit à
occulter la dimension scriptographique de l’ouvrage: que ce soit la
composition alternée de l’italique et du romain, de l’hyperbolique bi-
partition du texte après le chapitre XI, de l’ordre adopté entre les deux
séries ou du décalage qui s’instaure dans la deuxième partie.
Sans aucun doute, en général, tous ces aspects scriptographiques,
on les remarque. Ils sont évidents puisque c’est matériellement qu’ils
se manifestent. De ces aspects effectifs, on se demande pourtant si l’on
en tire toutes les conséquences. Cet usuel effacement de la dimension
scriptographique à la faveur de l’autobiographique semble "aller de
pair", si l’on peut dire, avec un autre recouvrement presque
automatique: un volume ne saurait ne point faite admettre qu’il se
constituât sous le signe, irrévocable, d’une dichotomie.
Si l’on veut bien admettre que cet ouvrage est double et
radicalement anti-unitaire, dès le péritexte qui l’introduit, le re-double
et qui par la même occasion le dédouble, c’est comme contrepoint
avant tout partitif qu’il faudrait envisager chacune des deux séries et,
pas moins, la partition autobiographique. En toute justesse, aucune
des formules, fussent-elles mixtes dont on use pour caractériser W, ne
saurait rendre compte de tout ce qui dans cette œuvre excède chacun
des deux genres et, notamment, celui dont on présume qu’il soumet
l’autre à sa loi. Dans ce sens, l’intérêt du montage est de défier toute
appropriation monogénérique.
Cet étrange montage qui tresse des écrits, des histoires et des
genres bien dissemblables, doit-il être tenu pour nul ou secondaire?
Cette hétérographie, doit-elle toujours revenir au même?
L’assemblage reposant sur d’étranges particularités scripto-
graphiques, on peut se demander pourquoi en général, au bout du
compte, l’on passe vite sur cet aspect remarquable. En fait, il ne s’agit
pas d’un "aspect" ou d’un ensemble de "traits", ce qui pourrait laisser
penser que le Texte pourrait aussi bien s’en passer. Si l’on tend à
minimiser la portée de ce qui constitue sa dissemblance propre, c’est
que le dispositif induit un protocole de lecture radicalement étranger
aux habitudes en vigueur, a fortiori pour le genre autobiographique.
L’on tend à réduire alors telle curieuse singularité à quelque cause ou
120 Reconnaîtrait-on comme Ph. LEJEUNE "dans l’écriture de Perec, la
coexistence, la constante association de deux axes, l’un existentiel, l’autre formel", La
Mémoire et l’oblique (1991), p. 11.
W ou le souvenir d’en face 161

bien extérieure (le hors-texte) ou bien antérieure (l’avant-texte) à


l’œuvre même (cette fois dans le sens d’ergon). Dans la mesure où
l’on a affaire à une œuvre composée dans le sens fort du terme, s’il y a
bien quelque leçon à tirer quant à nos pratiques de lecture, ce serait au
moins de considérer avant tout son ergographie121 effective. Car ce
que le montage révèle, c’est l’action de la scriptualité dans
l’enchevêtrement du Récit.

Relations interdiégétiques
Dualité et division se manifestent en premier lieu au niveau
extradiégétique. Reçue d’abord à un niveau présentationnel, la
dichotomie générale s’accorde en même temps à la dualité générique –
fiction/autobiographie – constitutive du "Récit". On s’attend donc à ce
que la dualité matérielle trouve maintes correspondances au niveau
diégétique. À la distinction des graphies, des sections et des parties
répondraient bien des histoires distinctes. Ainsi, l’hétérographie serait
le signe flagrant d’un hétérodiégétisme. De même, la bi-partition
générale serait la marque irréfragable d’une isotopie de la rupture.
Selon une logique semblable, on peut observer qu’au niveau
thématique les deux séries multiplient les motifs du double et de la
division. Ces correspondances, de second degré en quelque sorte,
seraient le garant d’une rassurante homologie entre les plans
extradiégétiques et intradiégétiques du Texte. Ces motifs s’avèrent
d’autant plus signifiants qu’ils se retrouvent ou se recoupent dans
l’une et l’autre série, entre les représentations fictionnelles et autobio-
graphiques. Au croisement des deux textes, la prise en compte de
telles isotopies autorise alors un mode de lecture que l’on dira
interdiégétique: on se met à l’affût de tout élément qui dans une série
fait écho à tout autre dans la série adjacente. Planant en quelque sorte
au-dessus de la différence des graphies, des genres et des histoires, ces
thèmes devenus cardinaux se voient peu à peu investis d’une valeur

121 Formé à partir du grec ergon, "travail", et graphein, "écrire", on peut penser à
l’ergographe qui, en musique est un appareil qui sert à mesurer et enregistrer la
dépense des forces musculaires et, notamment, à étudier, sous l’angle physiologique,
les conditions du toucher, dans le jeu des instruments à clavier, Dictionnaire pratique
et historique de la musique. La conception d’un lecteur ergographe suppose une
intelligibilité du texte qui réagit aux caractères sensibles de l’œuvre en tant que celle-
ci opère sur son récepteur en impliquant la "physionomie" ou disposition graphique
du texte.
162 Perec ou le dialogue des genres

transdiégétique. Ils s’imposent idéellement au-delà de la dichotomie


et de l’hétérographie pourtant manifestes et premières. Ils outrepassent
les distinctions génériques. Dans cette perspective, les thèmes du
double, de la division, de la suspension, de la rupture et du manque se
trouvent investis d’une valeur supplémentaire. Ils ne rassemblent plus
seulement le divers des histoires et des genres sous la houlette de
quelques signifiés primordiaux. On sait leur reconnaître une
dimension clairement autoreprésentative – ou, dans un autre vocabu-
laire, métatextuelle. La connotation qu’on leur confère – sur la base
généralement d’une interprétation biographique – est celle de désigner
par surcroît l’ensemble du dispositif scriptographique. Il y a ainsi une
reversibilité métascriptographique que l’on peut assigner à ces motifs
dits "centraux". De la façon la plus conventionnellement expressiviste,
l’on reconduirait unilatéralement tout le dispositif du livre aux dites
isotopies. La dichotomie générale, l’hétérographie patente, la biparti-
tion d’ensemble, l’ellipse "centrale" en seraient les indélébiles
marques.
Vont leur correspondre certains développements majeurs dans la
diégèse. Par exemple, dans la seconde partie pour la série fictionnelle
(F2), le "W" désigne un lieu géographique, la cité homonyme, celle
qu’annonce l’incipit du chapitre I. Pour la série autobiographique, la
même lettre devient l’emblème de cette "latéralité" ou "dichotomie"
caractéristique de l’idiosyncrasie du narrateur autobiographique:
j’aurais été [...] gaucher de naissance: à l’école on m’aurait
imposé d’écrire de la main droite: cela se serait traduit [...] par
une incapacité à peu près chronique et toujours aussi vive à
distinguer, non seulement la droite de la gauche (...), mais aussi
l’accent grave de l’accent aigu, le concave du convexe, le signe
plus grand que (>) du signe plus petit que (<) et d’une manière
plus générale tous les énoncés impliquant à plus ou moins juste
titre une latéralité et/ou une dichotomie [...]122.

Le principe d’une structuration duelle se retrouve dans un certain


rythme binaire de la phrase dont il paraît difficile de ne pas remarquer
la fréquence. Le début du chapitre XIII, souvent cité pour des raisons
thématiques, en offre un exemple frappant:
Désormais, les souvenirs existent, fugaces ou tenaces,
futiles ou pesants, mais rien ne les rassemble123.

122 W, XXIX, p. 182-3 (je souligne).


123 W, XIII, p. 93 (je souligne).
W ou le souvenir d’en face 163

Il y abondance, certes non systématique, ce qui serait quelque peu


monotone, mais significative de phrases construites à l’instar du titre
sur ce moule dyadique, selon un mode à la fois complémentaire et
oppositionnel. Ainsi, au début du second paragraphe:
Ce qui caractérise cette époque c’est avant tout son absence
de repères: les souvenirs sont des morceaux arrachés au vide.
Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe […] On faisait
du ski ou les foins. Il n’y avait ni commencement ni fin. Il n’y
avait plus de passé, et pendant très longtemps il n’y eut pas non
plus d’avenir: simplement ça durait124.

L’on insiste souvent sur le côté nostalgique ou sur le thème du vide


que l’on rapporte à la disparition de parents. L’on peut ainsi accomplir
certains rapprochements thématiques avec d’autres textes autographes.
Or le recours à l’autotexte pulvérise en quelque sorte l’objet de
lecture. Il décontextualise le texte même auquel on a affaire. Il
délocalise certain effet de structure, en l’occurrence le principe
compositionnel dyadique qui se trouve particulariser ce texte plutôt
qu’un autre. Comment ne pas voir dans "Il n’y avait plus de passé, et
pendant très longtemps il n’y eut pas non plus d’avenir" un écho à la
double épigraphe du livre, correspondance qui n’est pas seulement
thématique (l’antithèse passé/avenir) mais qui se répercute au plan
syntaxique sur la base d’une constante numérique – cette bi-textualité
même qui articule le péritexte au texte125? Plus que d’une dé-
contextualisation, il s’agit souvent d’une pure et simple dé-
textualisation. Ces raccourcis autotextuels ne se fondent que sur des
notions d’œuvre et d’auteur bien classiques, ce qui conduit à
privilégier l’intertexte autographe plutôt que le texte même que l’on
est censé éclaircir. Cette délocalisation vers l’autotexte s’appuie sur
"l’hypothèse de cohérence minimale des textes d’un auteur au cours
du temps"126.
Remarquable dans ce passage, puisque d’autres semblent de même
y déférer, c’est certaine structuration binaire de la phrase. Ce que l’on
nommera un iso(bi)arithmisme phrastique. Ainsi, dans un autre
chapitre autobiographique:

124 Ibid., p. 93-4.


125 L’épigraphe essaime dans le texte, ainsi au chapitre XXV: "Ce souvenir
brumeux pose des questions fumeuses que je n’ai jamais réussi à élucider", p. 162 (je
souligne).
126 Antoine COMPAGNON, Le Démon de la théorie (1998), p. 84.
164 Perec ou le dialogue des genres

Je crois que la scène toute entière s’est fixée, s’est figée


dans mon esprit: image pétrifiée, immuable […].

Selon un critère strictement thématique (la "mémoire qui fige et


pétrifie le passé"), on pourra toujours trouver des concordances entre
W et tel autre écrit perecquien, par exemple La Vie filmée des
Français. On peut noter certaines reprises lexicales127. Mais tel
rapprochement fragmentaire entre deux ouvrages de statut, de genre et
de facture bien distincts, accomplit une parfaite occultation de ce qui
caractérise la forme de contenu et d’expression du segment cité par
rapport à l’intratexte d’où on le disjoint. En effet, ce "contenu", une
fois isolé et assimilé sémantiquement à tel autre fragment issu d’un
contexte exogène, se trouve dépouillé de la forme particulière dont
l’investit l’intratexte. Ce geste de décontextualisation oblitère la
dynamique énonciative spécifique aux textes dont on prélève les
fragments. On occulte la logique structurante, bi-textuelle ici, en
vigueur. Il suffit d’ailleurs de replacer la citation précédente dans son
contexte immédiat et de la rapprocher au sein de la même page du
dernier paragraphe du chapitre:
C’était un cadeau que m’envoyait ma tante Esther: deux
chemises à carreaux, genre cowboy. Elles piquaient. Je ne les
aimais pas128.

On observerait alors que le principe de duplication se trouve dès lors


autoreprésenté ("deux chemises") suivant un procédé d’iconisation
syntaxique (le deuxième segment de la première phrase étant
dichotomique) et paronomastique: "cadeau"/"carreaux". Autrement
dit, par le biais d’extractions multiples et fragmentaires que semble
justifier le concept d’"autobiotexte", on dissocie tout "contenu" de la
forme qui le fait advenir. En fait, il s’agit moins d’"autobiotexte"129

127 Exemple emprunté à l’article de Cécile de BARY, "Une mémoire fabuleuse"


(2000), p. 15-16.
128 W (XXIII), p. 154.
129 Terme qui dérive directement du concept de biotexte introduit par J.
RICARDOU dans Le Théatre des métamorphoses (1982): "Avec le biotexte, il s’agit
de choisir, au cœur de telle vie, les précis éléments qui obéissent à certaines règles
du texte en fabrique. […] Avec le biotexte, les éléments sont requis par l’acte de
l’écriture. Ou, si l’on aime mieux, le mécanisme est du registre de la textualisation",
p. 188. L’appellation d’"autobiotexte" remplace celle d’autobiographie dans le champ
perecquien ainsi que le soulignent J. LECARME et É. LECARME-TABONE:
"Certains, comme Bernard Magné, préfèrent parler de ‘biotexte’ à la manière de
Ricardou", L’autobiographie (1999), p. 235.
W ou le souvenir d’en face 165

que d’une notion dérivée qui revient à une sorte d’"auto(inter)texte" et


cache un simple retour à l’œuvre dans la mesure où la relation
intertextuelle ne s’appuie que sur un lien auctorial et souvent
biographique130.
Ce que le péritexte déploie, le texte le déplie à son tour.
L’homologie extra/intradiégétique outrepasse sans doute le simple
trait psychologique, cette "idiote de syncrasie" disait Perec131 dont
rendrait compte le passage sur les "énoncés impliquant à plus ou
moins juste titre une latéralité et/ou une dichotomie". Plutôt que de
rapporter une singularité textuelle à la personnalité de l’auteur, ne
vaudrait-il pas mieux saisir une manière d’écrire dont la
caractéristique est de manifester, de la façon la plus ostensible,
l’interdépendance foncière entre les dimensions présentationnelles et
représentationnelles constitutives ici de la textualité? Un des liens
autoreprésentationnels 132 remarquables se situe dans une note vers la
fin du chapitre X. Elle est relative à "trois souvenirs d’école"133:
C’est précisément en rédigeant ces trois souvenirs qu’un
quatrième m’est revenu: celui des napperons de papier que l’on
faisait à l’école: on disposait parallèlement des bandes étroites
de carton léger coloriées de diverses couleurs et on les croisait
avec des bandes identiques en passant une fois au-dessus, une
fois au-dessous. Je me souviens que ce jeu m’enchanta, que j’en
compris très vite le principe et que j’y excellais 134.

130 Ainsi est-il clair que la pratique intertextuelle dominante en critique consiste
plutôt à faire appel à "un autre texte du même auteur plus éloigné dans le temps [qu’]
à un texte d’un autre auteur plus proche dans le temps", A. COMPAGNON, Le
Démon de la théorie (1998). Ainsi, préserve-t-on parfois au sein du structuralisme "la
figure de l’auteur" même quand on s’éloigne de la classique approche biographique
pour replacer l’interêt sur "l’homme profond", celui, dirons-nous, que représente le
discours psychanalytique: "[…] dans ‘La mort de l’auteur’ (1968), Barthes devait
concéder que ‘la nouvelle critique n’a fait bien souvent que […] consolider […]
l’empire de l’Auteur’, au sens où à la biographie, à ‘l’homme et l’œuvre’, elle n’a fait
que substituer un homme profond (à la vie, l’existence)", ibid. p. 75.
131 Rapporté par M. BÉNABOU dans le débat "Vers une théorie de la lecture"
(1999), p. 219.
132 La relation autoreprésentationnelle ou encore métascriptographique consiste
pour le texte à prendre pour thème certaine(s) de ses caractéristiques
présentationnelles, en l’occurrence l’assemblage co-textuel croisé de trois puis de
quatre séries distinctes. Le dernier verbe résume assez bien de façon cryptée
l’opération en cours puisqu’il s’agit bien avec "excellais" de céler le X ou le W.
133 W, X, p. 74.
134 Ibid., p. 76 (je souligne).
166 Perec ou le dialogue des genres

C’est bien le montage tri-diégétique, la dynamique révèlant peu à peu


le mouvement d’auto-division en quatre textes, leur découpage et leur
croisement respectifs, le principe d’une co-existence de brèves
séquences relevant de séries diverses qui se trouvent
autoreprésentés 135. Et la portée de cette autoreprésentation est
transdiégétique dans la mesure où elle désigne l’ensemble des
histoires qui composent le Texte. Elle le désigne dans ce qui
précisément le singularise et le distingue de tout autre, autrement dit,
dans ce qui constitue son idiotextualité.
Une telle stratégie résolument matérialiste invite à tenir compte de
la dimension présentationnelle où se trouvent prises, ensemble, les
séries. Elle induit un mode de lecture original. Le dispositif en place
n’a nullement pour seule conséquence de tendre à reverser
systématiquement chaque aspect isomorphe au crédit d’une stricte
métatextualité foisonnante. La configuration présentationnelle
particulière à W, si elle se traduit par une facture ouvertement
dichotomique, n’indique-t-elle pas une autre voie quant à notre façon
de lire? Par les rapports complexes qu’elle provoque entre divers
textes foncièrement distincts et qui pourtant occupent séparément un
même espace, ne dégage-t-elle pas, ainsi de façon oblique, une série
d’instructions pragmatiques dans l’ordre de la lecture? Autrement dit,
le dispositif scriptographique ne remplirait-il pas une fonction
conative d’ordre métalectural?

135 T. BRIDGEMAN cite en partie ce même paragraphe en mettant plutôt


l’accent sur le principe de mise en contiguïté, de "co-présence" de deux textes que
tout oppose du point de vue de leur ancrage référentiel, "Further Dynamics of World-
Play, Perec’s W ou le souvenir d’enfance" (1998), p. 176.
VI. PARCOURS DE LECTURE: LE TEXTE
VIRTUEL

J’essaye d’envisager ce livre comme un jeu entre le


lecteur et moi, c’est-à-dire, je pense que ce qui est
extrêmement important, c’est de laisser au lecteur la
liberté dans un livre, que le livre soit quelque chose
d’ouvert, pas de fermé, pas fermé autour d’un thème,
d’une idée, de grands mots ou d’un grand axe, mais qu’il
puisse à l’intérieur du livre respirer 1.

Dans W, la disposition du texte est suffisamment travaillée pour se


faire dispositif. Manifeste, celui-ci affecte la face opératoire de récep-
tion. Ce qui conduit à préciser la situation de lecture. La relation au
texte se définit sur la base d'une version scriptographique donnée.
Quand l’on opte pour une version publiée, comme dans la circons-
tance présente avec l'édition originale, le récepteur n’a pas affaire aux
avant-textes2. La relation qui s’instaure a pour base un dispositif
arrêté, établi, finalisé. C’est sous cette forme que le texte est à
l’œuvre, autrement dit, qu’il agit sur notre façon de l’aborder. Tout
effet de représentation s'accomplit sur la base de ladite manifestation.
Pour W, qui s’affiche et s’avère "Récit", c’est sur la base d’une
présentation scripto-narrative effective – celle que propose certain
dispositif en place – que se constitue l’objet de lecture et que donc se
livre le "Texte".
Ce dispositif en place, ce qui le caractérise, c’est d’abord, avec les
11 premiers chapitres, l’apparence d’un certain accord. Le couplage
des séries distinctes et voisines n’est pas sans révéler certaine
correspondance. En dépit de leurs différences, elles subissent, hors
notamment la question de l’ordre, un égal traitement. La bi-partition
du Texte confirme ensuite la dualité grapho-générique. Au niveau pré-

1 PEREC parle de La Vie mode d’emploi, entretien avec Bernard PIVOT,


Apostrophes (1978).
2 Alors qu'une édition critique, avec notes et variantes, engagerait un tout autre
mode de lecture. Ph. LEJEUNE signale l’intérêt d’une édition critique qui permettrait
d’apprécier, à partir des manuscrits, "les variations de la graphie perecquienne". Ainsi,
"le chapitre X se développe comme une simple liste qui juxtapose honnêtement les
souvenirs sans feindre de les intégrer dans une illusoire synthèse", "La rédaction
finale de W ou le souvenir d’enfance" (2003), p. 99.
168 Perec ou le dialogue des genres

sentationnel, on l’a vu, la fission de l’unité opérale n’entraîne


absolument pas la fusion des parties en présence. L’hétérographie
domine et préserve en quelque sorte la disparité des récits et des
genres.
En réalité, c’est un semblant d’accord. La configuration scripto-
narrative n’a d’autre effet que d’exacerber l’hétérologie des discours
qui se jouxtent. Leur juxtaposition est particulièrement abrupte3.
Ainsi, par delà toutes les "sutures" et ligatures possibles qui ne sont
qu’un effet d’après-coup 4, ce que révèle telle manière d’assemblage,
c’est, non sans quelque paradoxe, à la fois l’irréductibilité et
l’indissociabilité des séries associées. Elles sont irréductibles. Car, du
point de vue matériel et notamment visuel, tout dans le montage ne
fait qu’accuser ce qui les sépare. Ce qu’il rend sensible, c’est la
radicale hétéronomie des discours en présence. Par ailleurs, les séries
sont indissociables. C’est le principe même qui préside au fait de les
assembler. Face à l’union du texte et du livre, le geste est anti-
unitaire. Mais aussi, en dépit de leur compartimentage, les séries n’en
sont pas moins tout au long co-présentes. C’est le système d’alter-
nance qui le souligne ainsi à chaque changement de chapitre. La claire
démarcation de leur espace respectif, le caractère incisif de leur
interruption réciproque mettent en place un système de co-habitation
qui simultanément exalte leurs différences et expose leur
interdépendance. Aggravant le conflit latent des langages et des
représentations, leur division, dirait Barthes, est première: "la guerre
des langages est générale"5. W met en jeu une conception "plurielle
des langages".

3 Ce que souligne bien Ph. LEJEUNE, ibid., p. 98 et B. MAGNÉ qui parle d’un
livre "placé de manière très massive sous le signe de la rupture", "Les sutures dans W
ou le souvenir d’enfance" (1988), p. 39.
4 Dans les "réaménagements" compositionnels adoptant "un système binaire"
pour délaisser le système ternaire prévu initialement, Ph. LEJEUNE pose cette
question: "Dans quelle mesure Georges Perec a-t-il tenu compte, pour les réaliser [ces
réaménagements], des échos qui pouvaient s’établir entre les chapitres de fiction (au
contenu et à l’ordre fixes) et ces éléments qu’il était encore libre de manipuler?",
ibid., p. 97. Ainsi de l’"enchaînement direct" qui s’ensuit entre la fin du chapitre V
("Vous êtes-vous déjà demandé ce qu’il était advenu de l’individu qui vous a donné
votre nom?", p. 29) et le début du chapitre VI ("C’est mon père, je crois, qui alla me
déclarer à la mairie. Il me donna un unique prénom […]", p. 31).
5 "La guerre des langages" (1973), Le Bruissement de la langue, p. 130.
Parcours de lecture 169

Contraintes de lecture
Après le chapitre XI – chiffre de l’unité duelle ou de la double
unité –, la bi-graphie générale se double d’une bi-partition du livre. En
fait, on l’a vu, la dualité présumée se complique peu à peu dans la
mesure où ce sont bien plus que deux textes et deux genres qui co-
existent dans W. Il n’empêche que globalement le montage contraint à
enchaîner deux régimes de lecture fort différents. En s’accordant au
double volet générique, le double incipit et le dispositif d’alternance
systématique impliquent deux horizons de lecture. Passant ou tré-
buchant d’une série à l’autre, la lecture dévie régulièrement de son
cours. Elle bifurque sans relâche. Ou disons que, pour prendre la
mesure du Texte, il faut parcourir un espace stéréographique. Mais ce
n’est plus au niveau de l’écriture, "espace stéréographique" ou
fusionne une pluralité de codes 6. C’est une stéréographie qui affecte le
mode de lecture7. Le montage pousse à une lecture dialogique.
On sait que pour Perec le livre, notamment de fiction, est le lieu
d’un dialogue, la reprise en quelque sorte idéale d’une situation
dialogale8. Mais il nous faut avec P. Ricœur déplacer la question9. Le
Texte de W ne peut être un simple "intermédiaire" dans une com-
munication idéale ou idyllique entre ces deux instances improbables
que sont, dans un tel cas de figure – celui, dit-on, de la
"communication littéraire" – l’auteur et le lecteur10. Le terme dialo-
gique se fait ici l’écho de la disposition particulière, polygénérique et

6 "En se tressant, eux dont l’origine ‘se perd’ dans la masse perspective du déjà-
écrit, ils désoriginent l’énonciation", R. BARTHES, S/Z (1970), p. 28.
7 PEREC emploie le terme de "stéréographie" à partir des "modèles du dis-
continu" qui multiplient les contraintes: "la stéréographie, les inventions
typographiques, les variations de mises en pages", "Écriture et mass-media" (Preuves
1967), EC1, p. 103.
8 Par exemple, on peut noter: "Un livre est un dialogue entre deux personnes,
l’auteur et le lecteur: un travail de séduction, un échange par l’intermédiaire de la
fiction", "…Sono un ‘archivista’, ma della intervenzione che ‘crea’ la realtà
quotidiena…" (1979), EC2, p. 86.
9 La configuration dialogique qu’induit le dispositif s’oppose donc tout à fait à cet
idéal dialogal suggéré par le paratexte perecquien, voir P. RICŒUR, "Qu’est-ce
qu’un texte?" (1986), p. 138-9.
10 "Le rapport écrire-lire n’est pas un cas particulier du rapport parler-répondre.
Ce n’est pas un rapport d’interlocution: ce n’est pas un cas de dialogue. Il ne suffit pas
de dire que la lecture est un dialogue avec l’auteur à travers son œuvre: il faut dire que
le rapport du lecteur au livre est d’une tout autre nature […]. Le texte produit ainsi
une double occultation du lecteur et de l’écrivain […]", ibid., p. 139.
170 Perec ou le dialogue des genres

hétérographique – plutôt que "polyphonique" – qui s’impose à notre


parcours. Le montage implique une structure de dialogue entre deux
versants différentiels. C'est une irréductibilité dont la lecture ne peut
faire l’économie. Dans la mesure où ce dispositif est reçu comme tel,
on ne peut passer par-dessus la bi-textualité de l’ouvrage sans en avoir
d’abord effectué sa reconnaissance – comme on traverse précau-
tionneusement un lieu inconnu. Au préalable, le dispositif induit un
parcours résolument disjonctif11.
Toutefois, si dans la première partie du livre le dispositif bi-
graphique correspond exactement à la bi-textualité et bi-généricité
annoncées, l’hétérogénéité des deux textes en présence se trouve à la
fois renforcée et paradoxalement confortée. Elle est renforcée puisque
la différence générique se double d’une démarcation topo-
typographique. Les types de représentation et les horizons de lecture
s’opposent d’autant plus que le signifiant graphique redouble
l’hétérologie générique. En même temps, elle est confortée puisque la
distinction topotypographique reflète la différence générique.
Quoiqu’un double régime de lecture se mette en place, en devenant la
marque stabilisée d’une différence générique, le discriminant
graphique facilite alors un certain repérage. L’hétérologie des textes
s’en trouve progressivement amoindrie En tout cas, tant que tel
marquage demeure garant d’une certaine correspondance typo-
générique, la fonction du soulignement graphique ressortit à une
indexation identificatoire. Le discriminant graphique sert alors de
déclencheur pragmatique. À chaque disruption topotypographique
s’opère le changement du régime adéquat de lecture. Cette
commutation est d’autant plus automatique qu’elle opère selon un
dispositif binaire. Confort stéréographique en quelque sorte,
éventuellement anti-dyslexique pourrait-on dire, si l’on évite toute
confrontation des régimes.
Si donc a priori le montage invite à une lecture dialogique, le
paradoxe est qu’en pratique rien n’interdit de contourner le dispositif.
En effet, l’on peut privilégier "la continuité d’une lecture page par

11 On peut bien sûr envisager une étape d’effacement des ruptures. Mais ce ne
peut qu’être "par en-dessus", sans minimiser la mise en place d’un dispositif qui fait
tout pour les multiplier. "In W or the Memory of Childhood, there is also something at
work that effaces the ruptures of the alternating chapters with their different genres,
stories, and style", "Emergence in Georges Perec" (2004), Sydney LÉVY, p. 37.
Parcours de lecture 171

page, ou par ensembles typographiques recomposés"12. Ce deuxième


mode de lecture que l’on dira homo-graphique refuse en quelque
sorte le discord des récits, la confrontation des langages, des registres
et des genres que le montage s’ingénie à provoquer. En ne se pliant
pas au dispositif en place, ce que ce mode esquive, c’est certaine
contrainte de lecture induite par le le mode de présentation du Texte.
À l’inverse, ce que produit une lecture respectueuse de l’ordre du
texte ("page par page"), c’est une lecture hétérographique13. Car
suivre le texte dans sa "continuité", c’est en pratique tirer les
conséquences d’un dispositif dans lequel tout semble fait pour
multiplier les ruptures tant hétérodiégétiques qu’hétérogénériques. Si
l’on poursuit notre comparaison avec les Palmiers sauvages où deux
textes de fiction distincts ("Wild Palms" et "Old Man") s’alternent en
des chapitres clairement démarqués, le roman de Faulkner procure un
nombre beaucoup plus réduit d’interruptions narratives (10 chapitres).
Avec 37 chapitres pour un volume de longueur comparable, en
proposant des sections bien plus brèves, W multiplie les coupures,
accuse la différence, précipite les va-et-vient entre les récits. La
segmentation de l’écrit, alliée à la partition en chapitres, renforce la
division textuelle. Par la multiplication d’intervalles ou pauses
séparant les sections, trente-cinq interruptions ou césures concourent à
accentuer à la fois la discontinuité diégétique et la bipolarisation
générique. Il y a une logique parcellisante à l’œuvre dans W.
C’est bien par d’incessantes interruptions que les deux séries en
viennent à réciproquement contrecarrer leur progression. Elles
s’affrontent successivement, l’une prenant à chaque reprise le pas sur
l’autre. Il y a bien un dispositif générateur de ruptures que semble
dominer un principe de discontinuité et de contestation systématiques.

12 "Présentation" de M. BÉNABOU et J.-Y. POUILLOUX, W ou le souvenir


d’enfance: une fiction", CGP2 (1988), p. 6.
13 On peut certes contourner le tracé proposé par le Texte. Mais ce serait passer
par-dessus le dispositif en place. Ce qui reviendrait, d’une certaine manière, selon un
geste de défense, à un refus ou déni de lecture: soit une lecture anti-
hétérographique, autrement dit, homographique; la lecture hétérographique étant
à l’inverse une lecture anti-homographique. Si PEREC envisage la possibilité d’une
lecture dissociée, il n’en souligne pas moins le caractère "indécrochable" des deux
séries: "On peut lire effectivement, ou bien le récit autobiographique ou bien
uniquement le récit de fiction, de cauchemar olympique, mais en fait, pour moi, ils
sont indécrochables […]"; plus loin, il ajoute que "ces deux éléments sont
"inséparables" bien qu’"écrits de manière complètement séparée", entretien avec Ewa
PAWLIKOWSKA (1981), EC2, p. 206-7.
172 Perec ou le dialogue des genres

Ainsi, entre fiction et autobiographie, le montage à la fois bigraphique


et dichotomique proposerait peut-être moins des textes de formes
("roman"/"récit fragmentaire") et de genres hétérogènes ("l’ima-
ginaire"/"souvenirs") qu’il n’appellerait une lecture à double foyer. Le
constant face-à-face entre les textes s’aggrave du fait qu’ils sont
génériquement et typographiquement antithétiques. Le dispositif met
effectivement en place la possibilité d’une bi-lecture. Soit deux
modes de lectures normalement exclusifs pour un Texte qui, dans un
battement vif et soutenu, implique à la fois un pacte fictionnel et un
pacte autobiographique, radicalement autre. Ce qui suppose d’en-
chaîner 36 fois tantôt un mode de lecture qui se plait à suspendre
provisoirement notre incrédulité, tantôt un autre qui dénonçant ses
limites assure au contraire sa crédibilité. Dès lors, c’est, entre ces deux
modes antagonistes, à une commutation permanente que la lecture est
contrainte. Le Texte invite moins à une lecture duelle qu’il n’incite à
un duel de lectures.

Stéréographie
Le dispositif de W propose divers parcours de lecture contra-
dictoires. On va en distinguer principalement trois: 1. homographique:
2. hétérographique: 3. stéréographique. La lecture homographique (1)
passe outre, autrement dit, par-dessus le système en place. Elle tend à
résorber l’hétérogénéité du Texte. Elle rétablit une continuité diégé-
tique en suivant exclusivement l’une ou l’autre série quitte, ensuite, à
les additionner. Mais il s’agit principalement d’une double lecture:
monodiégétique et monogénérique. La lecture hétérographique (2)
s’adapte aux contraintes du dispositif. Elle implique deux modes de
lecture antagonistes qui appréhendent successivement des secteurs
cloisonnés de textes statutairement hétérogènes. Ce second parcours
de lecture accepte la discontinuité effective du Texte. En respectant
l’ordre du Texte, lecture hétérographique prend la mesure du
dispositif en place. Elle rencontre en pratique maints obstacles.
Paradoxalement, suivre le Texte, c’est subir les multiples désordres,
ruptures, suspensions qu’il occasionne. Elle admet certain discord
inter(hétéro)diégétique. Cependant, comme l’alternance est binaire, la
commutation lecturale, inhabituelle au début, s’automatise après
quelques chapitres; ce qui réinstalle, par indentification
typo(géno)graphique, un relatif confort de lecture.
Parcours de lecture 173

La distinction entre lectures hétérographiques et homographiques


permet de mieux distinguer entre deux types de ruptures. D’une part,
les ruptures interdiégétiques qui sont provoquées par le dispositif, si
tant est que l’on joue le jeu de la belligérance des textes et que l’on
passe continûment d’une série à l’autre. Ce faisant, l’on s’expose sans
arrêt à la différence des histoires et des régimes narratifs. D’autre part,
les ruptures internes – intradiégétiques – à chaque série. Celles-ci sont
indépendantes du jeu entre les séries. Respectivement en effet, texte
autobiographique et texte romanesque perdent leurs propres fils
narratifs, ainsi que le souligne B. Magné:
l’autobiographie est faite de ‘bribes éparses, d’absences,
d’oublis’, le récit d’aventures commence par raconter une
histoire et, d’un seul coup, se lance dans une autre dont nous
ignorerons toujours l’issue […]14.

Un troisième mode correspond à ce que l’on nommera la lecture


stéréographique (3). Ce troisième type envisage chaque série, qu’elle
soit autobiographique ou fictionnelle, selon une régime hybride en
superposant, par l’entraînement d’un constant va-et-vient, les deux
codes en vigueur simultanément15. Ainsi, à la charnière des deux
parties, le décalage ordinal grippe le strict système d’alternance adopté
jusqu’au chapitre XI. Ce qui, par la suite, a pour effet de susciter une
superposition virtuelle des séries hétérogènes et d’incliner à la lecture
stéréographique. Par ailleurs, à force de commuter d’un type de texte à
l’autre, on acquiert une sorte d’entraînement qui incite à lire tel
secteur de texte non plus en fonction du seul code générique qui est
censé lui correspondre (ainsi du code autobiographique associé aux
caractères romains) mais en fonction du code générique opposé (ainsi
d’adopter le code fictionnel pour un chapitre imprimé en romain, et
inversement). Par une sorte de contagion métonymique, l’on aborde

14 Ibid., p. 39.
15 Evoquant d’abord la relation entre les séries A/F2 – souvent privilégiée dans
les commentaires – puis leur interaction avec F1, PEREC parle de miroirs qui
s’éclairent réciproquement: "les deux histoires sont comme des … miroirs qui
s’éclaireraient, c’est-à-dire qu’elles n’ont pratiquement pas de rapport. Sauf des petits,
des petits mots dans l’une et l’autre qui les … rejoignent […] mais qu’elles sont
vraiment comme … deux miroirs tournés l’un vers l’autre qui renvoient leurs images
et qui font éclater chacun les deux récits à la lumière de … la première partie du récit
W qui est, lui, vraiment une tentative de récit d’aventures et de roman … imaginaire à
la manière de Swift ou de Daniel Defoe", "Conversation avec Eugen Helmlé" (1975),
EC1, p. 199.
174 Perec ou le dialogue des genres

tout nouveau chapitre selon le code de lecture qui s’imposait dans le


chapitre d’avant. Autrement dit, selon un nouveau réflexe de lecture
induit par la structure du livre, l’on en arrive à se représenter les
aventures fictionnelles à partir du code autobiographique comme si
elles étaient indirectement porteuses d’éléments factuels. Cette façon
de lire, on peut l’observer, est plutôt dominante. La formule inverse
est plus rare mais non moins motivée par la disposition en vigueur: se
représenter les séquences autobiographiques à partir du code
fictionnel comme si elles n’étaient pas dénuées d’éléments strictement
imaginaires et non plus soumises à l’impératif de vérité. Lecture
stéréographique, en chiasme, qui n’est qu’un pur effet de présentation.
À ce croisement entre fiction et vérité, le montage permet ainsi une
pluralité de parcours et de modes de lecture contradictoires.

Correspondances interdiégétiques
Suivre le Texte, c’est adopter le principe et les contre-coups d’une
lecture hétérographique, ce qui suppose d’incessants va-et-vient entre
des formes de récits de plus en plus dissemblables, les différences
narratives, on l’a vu, s’accentuant dans la deuxième partie. Ce qui
pousse à rechercher des voies de passage entre les séries
hermétiquement disposées. La configuration présentationnelle appelle
un tressage entre les divers pans narratifs que tout sépare. Des
correspondances interdiégétiques se devinent, se dessinent ou
s’inventent entre les deux versants du livre. Ainsi, on a vite fait de
repérer des "similitudes thématiques ou événementielles"16.
Puisqu’elles concernent des univers spatio-temporels à la fois distincts
et très différents, l’on dira que les liens qui se tissent sont
inter(hétéro)diégétiques. Et comme ces relations s’envisagent entre
des récits qui textuellement ne fusionnent jamais, elles demeurent
virtuelles: c’est par la lecture qu’elles se réalisent17. De telles
correspondances seront alors dites inter(dynamo)diégétiques. On
rapproche ainsi des éléments qui demeurent distants dans l’écrit. Et
nulle analogie repérable ne saurait faire oublier que les éléments
communs ou corrélables appartiennent d’abord à des ensembles qui
sont, à tous points de vue – topographique, typographique, générique,

16 B. MAGNÉ, "Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance" (1988), p. 39.


17 Sur ces distinctions, voir J. RICARDOU, Nouveaux problèmes du roman
(1978), p. 294. L’infixe dynamo correspond aux relations virtuelles, supra.
Parcours de lecture 175

diégétique, narratif –, radicalement opposés. Car tout dans le mode


d’assemblage est fait pour multiplier les ruptures. Celles-ci sont
manifestes. Elles sont accomplies par l’écriture ou, plus exactement,
par le dispositif en place qui donne lieu aux effets de présentation que
l’on sait. Tandis que les correspondances découvertes entre les séries
sont accomplies par la lecture. Elles sont l’effet d’un rapprochement
d’éléments similaires ou pareils qui se trouvent séparés du fait du
compartimentage en chapitres.
Le montage pousse à lier ce qui est apparemment délié18. Le
dispositif trouve sa justification autant qu’il vérifie cet aspect bien
connu de l’opération de lecture qui fait que lire, c’est avant tout lier.
Se découvrent des rapports inter(macro)diégétiques, ainsi que le
remarque Ph. Lejeune:
[…] dans la première partie, le travail proposé au lecteur est
assez facile: le rapport des deux textes est cousu de fil blanc, les
sutures se voient comme le nez au milieu du visage: deux
narrateurs autodiégétiques nous racontent une quête
d’identité19.

La ressemblance concerne ce que Genette appelle le niveau


pragmatique du récit: un schéma d’intrigue que deux histoires
partagent à un niveau global20. Ce sont ces éléments représentatifs
communs qui peuvent être dits trans-diégétiques: les rapprochements
s’effectuent "par-dessus" la divergence des textes. Ainsi, facilement
repérable et souvent mentionné, le prénom de la mère de l’enfant
disparu est le même que celui de la mère de Perec: Cecilia. Plus
fondamentalement sans doute, ce que les deux récits ont en commun,
c’est l’apparence d’une même situation narrative: au plan de la voix,
ce sont deux récits autodiégétiques (F1/A). Mais cette ressemblance
narrative n’est qu’apparence. La reprise du je, cet homovocalisme

18 B. MAGNÉ écrit à juste titre que W est "un lieu de belligérance", d’un conflit
entre "rester isolé, être relié", "Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance" (1988),
p. 41.
19La Mémoire et l’oblique (1991), p. 63.
20 Au plan représentatif, on peut distinguer à la suite de G. GENETTE l’aspect
diégétique qui concerne le cadre spatio-temporel, de l’aspect pragmatique qui
concerne un schéma d’actions, soit la part de l’histoire qui constitue une intrigue,
Palimpsestes (1982), p. 341-2. Si les récits sont hétérodiégétiques dans le sens, ici, où
ils narrent des histoires aux univers bien différents, on pourrait les dire
homopragmatiques en ce qu’ils présentent un type d’actions globalement semblables,
ne serait-ce que par l’importance du code herméneutique.
176 Perec ou le dialogue des genres

entre les deux récits masque une différence fondamentale: tout ce qui
sépare une récit fictionnel d’un récit personnel. Tout ce qui sépare un
récit auto(fictio)diégétique d’un récit auto(bio)diégétique.
Ainsi, le "je suis né le samedi 7 mars 1936, vers neuf heures du
soir, dans une maternité sise 19, rue de l’Atlas, à Paris, 19e
arrondissement" (VI, p. 32) reprend le "Je suis né le 25 juin 19.., vers
quatre heures à R., petit hameau de trois feux, non loin de A." (I, p.
11). Toutefois, à l’image des deux Gaspard Winckler (le faux/le vrai),
le rapport entre les deux je n’est que d’homonymie: l’un usurpe
l’identité du premier. En régime fictionnel, le pronom de la première
personne est toujours la marque d’une imposture, d’une feintise: qui
feint la diegesis d’un auteur qui parlerait directement en son nom
propre sans délégation de parole aux personnages. S’il y a bien dans
les deux cas une quête d’identité, les sujets en question relèvent de
statuts génériques parfaitement opposés21. À cheval sur les deux
séries, le redoublement croisé renvoie à l’autre "sujet" et divise
l’énonciateur second, autobiographique: son écho (la fiction) le
précède.
Aussi, dans le dernier chapitre, l’autobiographie se termine sur une
citation d’un livre de David Rousset, L’Univers concentrationnaire
(1946)22. Ces éléments font directement écho à l’allégorie du totali-
tarisme développée à travers les délirantes compétitions sportives de
l’île de W (F2). L’on admet que cette séquence fournit la "clé"
interprétative du livre. Or cet éclairage de portée historique (la Shoah)
s’appuie sur une mutation trans-générique de la fiction: la fiction
romanesque inspirée au départ de J. Verne (F1) se change du coup en
allégorie, fable, "parabole" (F2). Surtout, cette interprétation n’est
suggérée qu’à l’extrême fin du livre. Elle ne peut donc qu’être
rétrospective. Ce qui suppose une re-lecture complète mais, si l’on en

21 L’opposition revient à celle entre récit factuel (Auteur = Narrateur) et récit


fictionnel (Auteur ≠ Narrateur) "quelle que soit la teneur (véridique ou non) du récit,
ou, si l’on préfère, quel que soit le caractère, fictif ou non, de l’histoire", G.
GENETTE, Fiction et diction (1991), p. 82-3.
22 Toutefois, D. BERTELLI et M. RIBIÈRE précisent que PEREC effectue "des
coupures non signalées qui forcent la signification du texte original sur le sport:
contrairement à ce que laisse supposer la citation tronquée, le livre de Rousset (ch.
IV) ne traite pas à cet endroit de l’extermination des Juifs mais du camp de
‘répression contre Aryens’ de Neue-Bremm, près de Sarrebruck", "Conversation avec
Eugen Helmlé" (1975), EC1, n. 3, p. 194.
Parcours de lecture 177

reste là, unilatérale, en ce qu’elle se représente les aventures fiction-


nelles à partir du seul code autobiographique23.
Le livre programme ainsi une double lecture de lui-même. Cette
relecture rétroactive, loin d’être initiale et première, devient éven-
tuellement primaire. Cette autobiographisation rétroactive du texte ne
concerne pas seulement la fin du livre. Dès que se découvrent des
similitudes entre des chapitres contigus – des "sutures" virtuelles –
l’ordre de présentation des chapitres fait que l’on est souvent conduit à
relire une séquence fictionnelle à la lumière d’une section
autobiographique ultérieure. La mise à jour de ces correspondances,
parfois microscopiques (selon des récurrences et ressemblances
lexicales), révèlent des "traces" – ou inscriptions autobiographiques
masquées –, ce qui montre bien que le montage des textes encourage
un certain décryptage, soit une lecture herméneutique. Ainsi que le
résume B. Magné:
Lire les sutures dans W, ce n’est pas seulement rétablir une
continuité par delà l’alternance et les ruptures manifestes, c’est
aussi faire surgir dans le texte fictionnel ce que l’autobiographie
y inscrit secrètement24.

Cependant, si c’est toujours dans le même sens que la lecture


s’accomplit, tel parcours stéréographique peut conduire à tempérer
l’antagonisme générique. Rechercher dans l’ordre trans-linéaire
recoupements, reprises, similitudes que les deux séries peuvent
comporter, c’est effacer tous points de discord hétérodiégétique. Il
s’agit de recoudre le Texte. La mise en évidence de correspondances
inter(homo)diégétiques est foncièrement analogique. Elle tend à
atténuer le conflit des langages et des genres qui caractérise W. Or tout
y invite à en découdre avec la différence des textes plutôt que de
rechercher une "continuité sous-jacente" dont le fil conducteur n’est
souvent autre qu’autobiocentrique.
En dehors de l’orientation à sens unique et de la hiérarchisation
implicite, c’est bien le dialogue et la belligérance des textes qui se
trouvent ainsi amoindris. La lecture stéréographique peut épouser
l’ordre donné des textes et concevoir non moins une fictionnalisation

23 Cette relecture correspond au mode de lecture stéréographique.


24 "Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance" (1988), p. 49. Voir l’exemple de
suture où les quelques mots "mon héritage tint à quelques effets" du chapitre I sont lus
à la lumière de deux occurrences du chapitre II, dont "Mon histoire tient en quelques
lignes", ibid.
178 Perec ou le dialogue des genres

de l’autobiographie25. Ainsi de la corrélation que l’on peut accomplir


avec les deux occurrence du toponyme Venise26 entre deux chapitres
consécutifs. La deuxième occurrence n’est pas sans parodier certaine
réminiscence proustienne:
Il y a … ans, à Venise, dans une gargotte de la Giudecca (I,
10).
À treize ans, j’inventai, racontai et dessinai une histoire.
Plus tard, je l’oubliai. Il y a sept ans, un soir à Venise, je me
souvins tout à coup que cette histoire s’appelait "W" et qu’elle
était, d’une certaine façon, sinon l’histoire, du moins une
histoire de mon enfance (II, 14).

La relecture ne saurait pourtant éclipser l’expérience d’une prime


lecture qui n’est ni rétrospective ni nécessairement autobiographique.
À supposer enfin le primat d’une telle lecture allégorico-historique, on
oublie alors d’insister sur une troisième lecture. Ce à quoi l’on peut
être conduit à méditer, ce n’est point, et pour majeur qu’il soit, le seul
et unique trauma de la Shoah. Mais le rapport qui peut exister entre
cet événement historique et tout autre trahissant une certaine
inhumanité dans l’histoire. W se termine sur un autre événement de
portée historique: l’évocation du régime du dictateur Pinochet27. Par-
delà les Histoires particulières, c’est à certaine réflexion trans-
historique que le livre nous conduit. Non pas seulement vers l’horreur
d’un événement singulier, quelque effroyable qu’il ait pu être par son
ampleur: un génocide scientifiquement planifié. Mais la découverte de
l’horreur potentielle: c’est-à-dire avec une conscience historique qui
ne soit pas seulement tournée vers l’irrémédiable passé et la mise à
jour d’un traumatisme personnel, quelque représentatif soit-il de ce
qu’a subi une certaine communauté. Le détour par la fable ou la
fiction tient toujours en réserve un reste irréductible à tel unique
25 Et de même que l’autobiographisation du versant fictionnel peut être
rétroactive (ainsi du chapitre II vers le chapitre I), la fictionnalisation rétroactive du
versant autobiographique s’envisage aussi bien: si l’on relisait, par exemple, le
chapitre II à partir de corrélats issus du chapitre III.
26 Venise est associée à R. ROUSSEL et plus spécifiquement on relira ce passage
de "Roussel et Venise" (1977) sur la ville comme "théâtre" et "trompe-l’œil" et sur le
fait que "Venise est complète et isolée" (comme W). On notera encore les jeux sur la
lettre V: "le voyage de Roussel à Venise fut son seul voyage (Venise deviendra
Voyage, Voyage deviendra Venise, V voudra dire à la fois Venise et Voyage"), p. 14.
27 Dans l’ultime paragraphe, W, XXXVII, p. 220. PEREC explique par ailleurs
que le "fantasme de la Terre de Feu vient […] d’une relation entre le mot ‘feu’ et le
mot ‘mort’", entretien avec P. FARDEAU (France nouvelle 1979), EC2, p. 61.
Parcours de lecture 179

alignement interprétatif. L’alternative fictionnelle permet de décrypter


les signes annonciateurs d’une possible horreur future. Malgré la
différence d’échelle ou de contexte, malgré la distance géographique
et temporelle, l’allégorie sportive permet de saisir un lien, c’est-à-dire
une raison ou déraison communes à deux événements apparemment si
distants et pourtant si semblables. L’"indicible" serait alors la
découverte de l’inhumanité potentielle qui habite l’humain. Telle
qu’elle s’est révélée en régime nazi, certes, mais qui peut tout autant
advenir dans un autre, quel qu’il soit, dès lors qu’il dérive. Ainsi d’un
régime qui place la concurrence, – la compétition sportive n’en est que
la métaphore – c’est-à-dire, la loi du plus fort, au centre de son
fonctionnement 28. Il y a bien une portée plus universelle de l’allégorie
de l’île W qu’une lecture strictement autobiographique relègue dans
un angle mort. Il y a bien une limite à focaliser sur cet événement
unique qu’est la Shoah. Puisqu’elle nous aveuglerait sur le danger
potentiel de son itérabilité: potentialité génocidaire qui peut atteindre
toute autre communauté, tout autre peuple, toute autre génération;
comme le montre l'histoire récente29.

L’enchevêtrement virtuel
En dépit de l’apparente incompatibilité des textes assemblés ("il
pourrait presque sembler qu’ils n’ont rien en commun"), le prière
d’insérer souligne qu’ils sont "inextricablement enchevêtrés". Associé
aux termes d’écheveau, de branches, de ronces, le verbe "enchevêtrer"
convoque une idée qui s’oppose à celle d’alternance réglée: "engager
l’une dans l’autre (diverses choses) de façon désordonnée". On
retrouve cette idée de désordre dans "enchevêtrement": un "amas, un
réseau de choses enchevêtrées". Quant à l’adverbe "inextricablement",
il évoque un type d’agencement plutôt indissoluble. Dans un sens
littéral, l’articulation du divers s’accomplit au moyen de chevêtres:
"pièce de bois dans laquelle s’emboîtent les solives d’un plancher".
Diversité, imbrication, absence d’ordre, voilà quelques aspects qui
28 Dans son analyse d’Orange mécanique, PEREC établit un lien entre "violence"
et "capital", cit. in D. BELLOS, Georges Perec, Une vie dans les mots (1994), p. 513.
29 On renvoie à ce commentaire de PEREC: "Les camps de concentration sont
une manifestation logique poussée à son … paroxysme et qui … existe dans la
quotidienneté et puis qui, d’un seul coup, devient envahissante", "Conversation avec
Eugen Helmlé" (1975), EC1, n. 3, p. 197.
180 Perec ou le dialogue des genres

définissent le mode d’articulation entre des séries a priori


inconciliables. Ce qui laisse présager un mode de liaison qui
outrepasse l’initiale différence des textes. Typographiquement
distincts et topographiquement distants, comment les chapitres
peuvent-ils s’emboîter? Aucun ne s’immisce dans l’autre, aucune
section ne semble mordre sur l’autre. Affirmer qu’ils sont
"enchevêtrés", cela revient à suggérer dès lors un mode d’articulation
virtuelle. Un type de relation s’engage qui déborde leurs frontières
matérielles.
Antinomiques, les deux textes n’en sont pas moins interdépendants
("comme si aucun des deux ne pouvait exister seul"). Ce qu’ils ont en
commun, ce qui d’une certaine manière les réunit, c’est leur manque
absolu d’autonomie. Leur incomplétude représentative ("ce qui n’est
jamais tout à fait dit dans l’un, jamais tout à fait dit dans l’autre")
appelle leur complémentarité:
comme si de leur rencontre seule, de cette lumière lointaine
qu’ils jettent l’un sur l’autre, pouvait se révéler ce qui n’est
jamais tout à fait dit dans l’un, jamais tout à fait dit dans l’autre,
mais seulement dans leur fragile intersection.

Chaque série ne renferme qu’une part de ce qui peut se dire. Par une
sorte d’incapacité représentative, le manque est ce qui définit chaque
série prise indépendamment l’une de l’autre. Ce n’est que le recours à
l’autre qui peut remédier à cette limite de la représentation. Chaque
série y trouve son complément virtuel. Au manque dans l’une répond
dans l’autre une marque susceptible de le combler.
Le Texte de W ne se réduit donc pas à ce qui s’inscrit noir sur
blanc. Dans cette insuffisance à représenter, les deux séries sont sur un
pied d’égalité. L’une ne l’emporte pas sur l’autre. Aucune ne
surplombe l’autre. La signification de W se situerait à leur
"intersection": entre les textes s’exprime un non-dit. Ce qui se dit ne
peut se dire qu’à leur intersection. À leur croisement. L’intersection
est en effet bien "fragile" puisque les deux textes actuels ne se
rencontrent effectivement jamais. Aucune immixtion n’a lieu. Aucun
chevêtre, aucun point d’articulation, aucune ligature ne se repèrent. À
aucun moment les deux écrits manifestement ne se mêlent. On
pourrait être intrigué par cette absence concrète d’intrication entre
deux textes que l’on décrit pourtant comme intimement enchevêtrés.
Leur rencontre n’a pas lieu. Elle reste entièrement virtuelle.
Parcours de lecture 181

Ce qui peut se dire semble pouvoir ne se dire que dans un espace


d’échange entre les deux séries, dans un entre-deux, précisément dans
un inter-texte. Non pas dans un espace concret, les pages intercalaires
séparant les chapitres. Ces intervalles dénués de toute inscription, on
peut les dénombrer: ainsi la page 20 entièrement blanche entre les
chapitres III et IV. Mais ces pages sont aussi des figurations, des
marques tangibles d’une représentation impossible. Ces intervalles
visualisent sans doute aussi l’incapacité à dire de chaque série isolée.
Ils sont la marque de leur manque respectif. En faisant remarquer
l’absence de toute trace, ces espaces intercalaires virtualisent le
croisement des séries. Le Texte de W n’a lieu que dans le rapport,
l’interaction, le perpétuel renvoi d’un texte à l’autre. Ininscrit, ce
Texte enchevêtré n’est que le produit de la rencontre virtuelle des
deux séries. Il y aurait donc un inter-texte invisible où peut se dire
l’indicible, où peut se représenter l’irreprésentable. Les pages
blanches de séparation intercapitulaire signalent cet espace de jonction
qui ne peut être accompli que par la lecture. Cet inter-texte permettrait
de dire ce qu’aucune des parties en présence ne peut dire.
Respectivement les deux séries admettent leur incapacité à dire. Alors
que ce texte absent, l’inter-texte ininscrit, présente un espace de
liaison – de représentation potentielle de ce que les deux textes co-
présents ne peuvent séparément énoncer.
W se compose ainsi de trois textes, deux actuels plus un virtuel qui
reste à produire. Entre les deux, un troisième ininscrit peut révéler "ce
qui n’est jamais tout à fait dit dans l’un, jamais tout à fait dit dans
l’autre". Mais dans la mesure où il n’est envisageable qu’à l’inter-
section ininscrite des deux textes co-présents, ce représentable inter-
textuel s’appuie sur un signifiant opérateur: le montage bi-textuel dont
chaque versant n’est de l’autre que le complément.
L’intersection I (inter-texte) des deux séries F (fictionnelles) et A
(autobiographique), ce peut être l’ensemble des éléments communs
(soit I = F ∩ A). Ce commun dénominateur recoupe le concept de
"suture". Or W ou le souvenir d’enfance ne peut être réduit ni, par
synecdoque, à l’une de ses parties (F ou A), ni aux seuls textes
manifestes (F + A), ni davantage à ce qu’ils partagent (F ∩ A). La
coordination ou du titre peut encore se comprendre comme signe
d’équivalence (F ≡ A). Comme dans un échange synonymique, la
formule "le souvenir d’enfance" pourrait se substituer au graphème W.
Le sens est ce que produit l’échange de ces deux formules
182 Perec ou le dialogue des genres

substituables. Dès lors, si la coordination emblématise le montage des


textes, le sens de W ou le souvenir d’enfance résulte de la rencontre
des deux textes F/A sans que l’ensemble ne se réduise à leur simple
addition. Mais sans que le Texte ne se réduise non plus au produit de
leur intersection (F ∩ A). Car, d’une série et l’autre, comme pour tout
remplacement de termes équivalents, il y a toujours un reste irréduc-
tible. Du langage de la fiction, il y a toujours une part intraduisible
dans l’idiome de l’autobiographie. Et inversement, du langage de
l’autobiographie, il y a toujours une part intraduisible dans l’idiome
de la fiction. Dans ce sens, l’ensemble du Texte (W) ne se réduit pas à
la seule réunion des 3 textes dont le troisième virtuel (I, l’intersection
des deux autres) s’ajouterait aux deux actuels (F + A). Autrement dit,
W ne se résume pas à la formule suivante: W = F + A + I (F ∩ A).
Dans le rapport qui lie F et A, instauré sous le régime de l’asyndète,
se génère tout un différentiel (F \ A) composé de tous les éléments de
F qui n’ont aucun équivalent en A (F - A) et de tous ceux de A qui
n’en ont point en F (A - F). Le rapport à ne pas exclure est donc celui
de la différence symétrique, ou de la réunion disjointe30.
Le dispositif met en place un système où le signifiant du troisième
"texte" n’est pas un signifiant manifeste (phono-graphique). Consi-
dérons les incipits des chapitres I et II et leur union virtuelle. Les
rapports de similitude entre les deux énoncés, d’une part "J’ai
longtemps hésité avant d’entreprendre le récit de mon voyage à W",
d’autre part, "Je n’ai pas de souvenirs d’enfance", sont plutôt minces.
Seul le régime énonciatif est apparemment comparable (la première
personne du singulier) mais tout les oppose suivant le contrat
générique. Le "texte" virtuel se constitue plutôt de leur rapport
différentiel, en l’occurrence oppositionnel: récit à narration ultérieure
(au passé composé)/récit à narration simultanée (au présent); récit de
voyage/récit de souvenirs; plénitude d’événements narrables dont on a
différé la narration/absence radicale d’événements narrables. À cette
lecture différentielle peut se superposer une lecture analogique. La
recherche d’un point de rencontre entre les deux énoncés révèle un
certain caractère lacunaire: à l’absence d’indication sur la destination
exacte du voyage (W) répond l’absence affirmée de précis éléments

30 Cette opération ensembliste (symbolisée par F ∆ A) emploie le symbole du ou


exclusif ⊕ pour indiquer que si l’élément x ∈ F, cela exclut qu’il puisse appartenir à
A, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Opération ensembliste.
Parcours de lecture 183

mémoriels. Cependant, la lacune géographique que pointe l’initiale est


la marque d’un manque énonciatif assumé. L’incomplétude est
flagrante: l’on feint de donner une indication sur le but du périple
mais son imprécision signale en fait une destination mystérieuse. Dans
l’autre cas, le récit annonce l’inexistence de ce qui est censé en
constituer l’objet principal: les souvenirs. Ce qui fait défaut, c’est un
des constituants majeurs du genre entrepris. C’est presque un récit
anti-autobiographique qui semble s’inaugurer.
Au croisement des séries respectivement régies par deux codes
antithétiques se révèle un aspect qu’elles ont néanmoins en partage: le
code herméneutique. Tout laisserait penser qu’entre les textes, entre
leurs lignes, un non-dit est en demeure de se dire. Ou qu’un dit reste
en souffrance d’énonciation. Ce non-dit est davantage un non-encore-
dit. Il n’est pas dit que ce qui n’est pas dicible par chaque écrit isolé
soit foncièrement indicible. Il apparaît simplement que le non-dit est
passible de se dire dans l’inter-texte. Il s’agit peut-être moins de "dire
l’indicible" que de faire en sorte qu’une structure d’assemblage ouvre
la voie d’un autrement dit que ni le code romanesque ni le code
autobiographique ne sont en mesure de formuler. Il y aurait entre les
deux un dire en instance de se dire que les deux textes clos sur eux-
mêmes empêcheraient de dire. L’indicible est dans la clôture de
chaque genre dont le montage expose ici les respectives limites. Car,
là encore, il n’y a pas un "non-dit" ou un "irreprésentable" tapi au
cœur du livre. Il y a simplement un dispositif scriptographique dont le
caractère inédit est de créer cet espace unique, en quelque sorte un
intra(inter)texte qui propose un lieu d’énonciation virtuel ouvert à
autrui: un espace où une autre parole peut être prise pour parvenir à
dire ce qu’aucun des deux textes n’arrive à proférer.
W, c’est bien l’emblème de l’encheVêtrement Virtuel.

Autobi(o)graphie à contrainte?
W ou le souvenir d’enfance est-il un texte issu d’une éventuelle
contrainte spécifique? Ou encore, suivant la formule de Ph. Lejeune,
"s’agit-il d’une autobiographie ‘oulipienne’, fondée sur un jeu de
contraintes?"31. L’on peut en effet se poser la question dans la mesure

31 "Une autobiographie sous contrainte" (1993), p. 19. Rappelons que le chapeau


de l’article résume: "Entre autobiographie ordinaire et la fiction, Perec trouva le
184 Perec ou le dialogue des genres

où, Perec le souligne, peu de ses œuvres échappent à une quelconque


forme d’écriture à contrainte:
presque aucun [...] ne se fait sans que j’aie recours à telle ou
telle contrainte ou structure oulipienne, ne serait-ce qu’à titre
symbolique et sans que ladite structure ou contrainte me
contraigne à quoi que ce soit32.

Strictement "symboliques" ou non, W a tout l’air d’un texte qui


échappe à des contraintes formelles du type de celles mises en œuvre
pour La Vie mode d’emploi 33. Ce pourrait même être un texte écrit
sous de précises contraintes sans que celles-ci soient au final
parfaitement repérables 34. Et si le dispositif de W n’est pas sans
susciter, on l’a vu, certaines contraintes de lectures, rien n’assure que
celles-ci, dans la mesure où elles relèvent de la dimension
présentationnelle du texte, proviennent de contraintes d’écriture qui
par définition sont plutôt censées affecter la forme représentationnelle
de ce qui se narre35. L’on peut s’interroger notamment sur le principe
de la dichotomie générale qui organise l’ensemble du Texte. Il affecte
tout son dispositif. Ainsi, on peut se demander si la coupure entre les
deux parties ne préexiste pas à l’organisation globale. En effet, l’on
retrouve le principe d’une division duelle dans d’autres textes:
Un homme qui dort est un livre qui s’est construit un peu
comme W ou le souvenir d’enfance: il y a deux parties, une
alternance entre l’expérience de cet homme et les descriptions
de l’entrée dans le sommeil36.

Revenons sur deux approches distinctes37. Pour D. Bellos, par


exemple:

moyen d’évoquer, par des voies obliques, ce qui d’une vie ne peut se dire: l’incon-
scient ou l’insupportable", p. 18.
32 "Notes sur ce que je cherche" (1978), Penser/classer, p. 11.
33 B. MAGNÉ, "La Textualisation du biographique" (1989), p. 167.
34 Voir sur ce problème notre prochain chapitre.
35 Dans "Une autobiographie sous contrainte" (1993), Ph. LEJEUNE évoque
surtout des "contraintes sémantiques" que, par analogie avec les contraintes formelles,
il nomme liposème et monothématisme, p. 20-1. Les contraintes de lectures, quant à
elles, sont "liées à des procédés de montage", ibid.
36 Entretien avec Ewa PAWLIKOWSKA (1981), EC2, p. 204. Rappelons qu’Un
homme qui dort est l’un des deux ouvrages cités dans la note sur "L’auteur" pour la
quatrième de couverture de W.
37 Cette section reprend certains éléments de notre article paru en anglais: "An
Auto-bi-graphy" (1998), p. 473- 476.
Parcours de lecture 185

W ou le souvenir d’enfance ne constitue pas un véritable


exemple de clinamen oulipien dans la mesure où il n’y avait
aucune contrainte formelle explicite à dévier. Perec y falsifie les
dates, les détails, les spéculations, les références et les
situations, mais les règles qu’il enfreignait de la sorte ne sont
que les conventions informelles du genre autobiographique. 38

À propos de L’Augmentation, le biographe souligne l’intérêt de Perec


à utiliser le temps comme contrainte littéraire, ce qui n’est pas sans
rapport avec cette expérience du feuilleton W écrit l’année suivante39.
Alors que pour B. Magné, W se range parmi les œuvres à contraintes.
Cependant, si on l’inscrit dans les œuvres à contraintes, c’est en les
placant sous "un projet d’écriture [...] d’ordre fondamentalement auto-
biographique"40.
Une autobiographie sous contrainte? Cela semble a priori plutôt
contradictoire avec un genre personnel guidé, croirait-on, par des
principes d’authenticité et de sincérité, les stratégies fussent-elles
retorses. La formule est certes inattendue dans un genre dont l’horizon
d’attente suppose certains impératifs de véridicité. Comment peut-on
parler de soi sur la base d’artifices formels? Comment expliquer cette
apparente incompatibilité des projets? D’abord, une raison toute
simple: W ou le souvenir d’enfance n’est pas vraiment une auto-
biographie41. Si cet énoncé n’est guère recevable au regard de la
critique dominante, du moins dans l’usage qu’il est fait du terme
"autobiographique", une évidence semble chaque fois offusquée: la
part "autobiographique" n’est qu’une face de ce dont elle participe: un
montage. Ensuite, du fait que la série autobiographique se frotte à
divers genres narratifs, elle ne va pas sans être affectée par les autres
types de discours foncièrement hétérogènes avec lesquels elle se
conjugue. Le dispositif dans lequel la série se trouve prise est celui de
l’entrelacement virtuel. C’est bien dans la combinaison des "deux

38 Georges Perec, Une vie dans les mots (1994), p. 614.


39 Ibid., chapitre 44, "La contrainte du temps", p. 456. Sur les contraintes
formelles et le clinamen, voir de B. MAGNÉ "Les cahiers des charges de Georges
Perec" (1993), p. 69-74.
40 Dans les cahiers des charges perecquiens, "les contraintes ne s’y limitent pas à
de simples moyens ou adjuvants: elles sont de véritables formes-sens, car en liaison
étroite avec un projet d’écriture (on commence aujourd’hui à le comprendre) d’ordre
fondamentalement autobiographique, B. MAGNÉ, ibid., p. 73 (je souligne).
41 "Vous remarquerez que chaque projet n’entretient avec ce qu’on nomme
ordinairement autobiographie que des rapports lointains: W est vraiment un roman",
fin de la "Lettre à Maurice Nadeau" (1969), Je suis né, p. 65-6 (je souligne).
186 Perec ou le dialogue des genres

textes" que réside la singularité de W, l’un étant le contrepoint de


l’autre. Bref, elle n’est qu’une part de ce qu’un tel jeu propose: un
tressage.
Cela dit, supposer que W soit soumis à un principe contraignant
suscite au moins deux questions. L’une: sur quoi la contrainte porte-t-
elle? L’autre: quels sont les effets de la contrainte?
L’étude de la genèse apporte sans doute une certaine lumière sur le
dispositif spécial que propose le livre. S’agissant du mode de
présentation, l’on peut rappeler que Perec envisageait "trois séries de
chapitres: le feuilleton, les souvenirs d’enfance, et l’histoire même de
son rapport à W"42. La troisième partie du livre, celle qui aurait
disparu, aurait été constituée de l’"histoire de la genèse du livre"43. À
la fiction, à l’autobiographie se serait ajoutée, précise Ph. Lejeune,
une dimension en quelque sorte "méta-opérationnelle"44.
On peut encore supposer qu’il y a un type de contrainte lié au mode
de parution initial de W. Un passage autobiographique dont la
fonction est précisément méta-opérationnelle rappelle que la série
initiale est parue dans La Quinzaine littéraire sous forme de
feuilleton45. Cette forme n’est pas sans lien avec le fait que W se
nourrit d’un abondant intertexte romanesque46. L’œuvre puise dans les
domaines du roman d’aventure, d’exploration, du récit d’énigme47,
42 La Mémoire et l’oblique (1991), p. 89.
43 Ibid., p. 92.
44 Ibid., p. 113.
45 W, II, p. 14. Elle procède d’un "roman d’aventure, un roman de voyages, un
roman d’éducation" "né d’un souvenir d’enfance: ou plus précisément, d’un
phantasme" enfantin. Perec ajoute que ce feuilleton se trouve au croisement de trois
œuvres, celles de Roussel, Lewis Carroll, Jules Verne et que ses premières ébauches
consistaient à "pasticher" Les Enfants du capitaine Grant, "Lettre à Maurice Nadeau"
(1969), Je suis né (1990), p. 62.
46 Rappelons l’importance de l’intertexte fictionnel dans ce montage dès les
projets initiaux ("Jules Verne, Roussel, et Lewis Carroll" signale PEREC, ibid., p.
96), ainsi que dans la version finale qui, ici, au premier chef, nous intéresse, cf. M.
RIBIÈRE, art. cit., p. 31; V. COLONNA, "W, un livre blanc", p. 16. Un des inter-
textes majeurs, outre le Bartleby de MELVILLE, est William Wilson d’E. A. POE,
fiction allégorique d’une certaine écriture à la fois autobiographique et intertextuelle
dans laquelle un narrateur, racontant sa vie, en vient à raconter celle d’un autre, son
homonyme: fable où le récit de soi devient, en cours d’écriture, le récit d’un autre.
47 Comme le remarque G. MOUILLAUD-FRAISSE à propos d’un des inter-
textes supposés, Le Mystère de Marie Roget: entre les conjectures de Dupin et la
conclusion de M. Poe "intervient pour des raisons que nous ne spécifierons pas", mais
qui "sautent aux yeux de nombreux lecteurs", une coupure "dans le manuscrit",
"Cherchez Angus. W une réécriture multiple" (1988), p. 88.
Parcours de lecture 187

bref, aussi bien dans le corpus de la "paralittérature". C’est bien en ces


termes que Perec fait part de son projet à Maurice Nadeau:
[…] je me suis dit que la forme qui conviendrait le mieux
[...] était celle du roman-feuilleton. J’entends par là la livraison
périodique régulière à un journal, et même un quotidien (et non
un découpage a posteriori comme le sont aujourd’hui la plupart
des feuilletons), m’obligeant chaque jour à une nouvelle
invention, à la construction d’épisodes dont chacun conclurait
heureusement celui qui précède et préparerait, dans le mystère
et le suspens (ou suspense), celui qui suit 48.

Pour Perec, cette idée d’une forme devait bien jouer le rôle d’une
contrainte et c’est en pensant au procédé lipogrammatique qu’il mit en
œuvre la fiction W:
[…] l’idée d’un feuilleton continue à me paraître fascinante,
même si elle ne se présente plus avec la même nécessité qu’il y
a trois semaines. En admettant qu’une livraison quotidienne est
trop contraignante, on pourrait penser à une publication
hebdomadaire, ou bimensuelle […]. À vrai dire, en me posant la
question, je me suis demandé s’il m’était vraiment indis-
pensable d’avoir recours à une stimulation extérieure, qui
jouerait pour W le rôle que l’absence d’E joua pour La
Disparition [...]. Je pense que quand j’aurai vraiment démarré,
et si alors je crois encore avoir besoin de recourir au feuilleton,
je vous soumettrai le début de W […]49.

Quelles qu’en soient les raisons, avant ou bien en cours d’écriture,


Perec précise bien qu’il ne s’agit en aucune façon d’un "découpage a
posteriori". Ou quelles qu’en soient dans le texte les traductions
diégétiques, le montage vient du roman feuilleton. Forme de récit en
suspension ou l’on prend bien soin d’arrêter l’épisode au moment le
plus palpitant, où l’on attend chaque fois la suite au prochain
numéro 50. Le feuilleton, c’est d’abord l’art de l’interruption et de la
suspension de l’histoire entre des parutions successives. Les lettres
énigmatiques, abréviations, ellipses, points de suspensions, histoires

48 "Lettre à Maurice Nadeau", op. cit., p. 63-64.


49 Ibid., p. 64-65; voir La Mémoire et l’oblique (1991), p. 97.
50 Les dix-neuf épisodes publiés dans La Quinzaine Littéraire correspondent, "à
quelques modifications près dans le découpage" aux dix-neuf chapitres des deux
séries fictionnelles, M. RIBIÈRE, note 3, "L’autobiographie comme fiction" (1988),
p. 35. La partie fictionnelle est parue en feuilleton dans les numéros 81 à 94 (16-31
octobre 1969) et 96 à 100 (1-31 août 1970) de La Quinzaine littéraire, entretien avec
B. POUS (1981), EC2, note 8. Pour l’étude des quelques variantes, voir Odile ESPIÉ-
JAVALOYES, "Contre ‘l’évidence apparente’" (1988), p. 67-9 notamment.
188 Perec ou le dialogue des genres

de fractures, divisions, espaces intercalaires, variations typo-


graphiques, seraient dès lors les signes scriptographiques d’une
contrainte morpho(topo)logique.
Dans une large mesure, la version finale garde l’empreinte de ce
mode d’écriture initial. Le dispositif compositionnel de W répercute
les traces de la genèse – de la parution en feuilleton et de
l’antécédence génétique de la partie fictionnelle sur la partie
autobiographique. Perec signale:
Toute la partie "sportive", toute la description de la société
– enfin, toute l’histoire de l’enquête du début et de l’île – ont été
écrites sous forme de feuilleton. Et toute la partie proprement
autobiographique a été écrite des années et des années plus tard
en réincorporant des textes que j’avais écrits quand j’avais vingt
ans51.

La disposition finale ne fait qu’accentuer ce mouvement d’interaction


générique52. C’est l’empreinte d’un espace-temps d’où les lois de la
coupe et du blanc régissent l’entier dispositif. Le montage final se
découvre suivant la répartition des séries, le découpage des séquences
et tout ce qui touche, en gros, au mode de présentation matérielle
foncièrement partitif des récits qui s’y croisent. Ainsi, le chapitre VIII
rapporte deux textes, l’un sur son père, l’autre sur sa mère53. Ils sont
introduits en ces termes:
Le projet d’écrire mon histoire s’est formé presque en
même temps que mon projet d’écrire. Les deux textes qui
suivent datent de plus de quinze ans. Je les recopie sans rien y
changer, renvoyant en note les rectifications et les commen-
taires que j’estime aujourd’hui devoir ajouter 54.

L’incorporation de souvenirs-écrits devrait-on dire, rédigés quinze ans


auparavant et restitués tels quels sous forme d’auto-citation, est de
plus soulignée à la fois par une démarcation spatiale à l’intérieur du
chapitre – les deux textes sont numérotés 1 et 2 et clairement séparés

51 Entretien avec B. POUS (1981), EC2, p. 184.


52 Pour une première étude éclairante de ce mouvement dialectique, voir M.
RIBIÈRE, art. cit., dont témoigne assez bien l’énoncé suivant: "Alors que
précédemment l’interposition du récit autobiographique donnait à la fiction un point
d’ancrage biographique, c’est ici la fiction qui programme le récit autobiographique",
p. 31.
53 W, p. 42-5 pour le premier, p. 45-9 pour le deuxième.
54 Ibid., p. 41-2; les notes au nombre de 26 manifestent bien le caractère artificiel
et concerté de ces "rectifications" et "commentaires" ajoutés quinze ans après.
Parcours de lecture 189

du reste – et typographique – le caractère gras. Non sans paradoxe, on


observera que l’écrit cité (antérieur) bénéficie par son graissage
appuyé d’une plus grande prégnance que l’écrit citant (postérieur) qui
forme pourtant le récit-cadre. Les textes incorporés semblent ainsi
prendre graphiquement le dessus sur le texte d’accueil. Après les 26
notes, celui-ci indique une deuxième fois que ces souvenirs-écrits sur
l’enfance, plutôt que "souvenirs d’enfance" proprement dits, font
l’objet d’une stricte répétition, le récit-cadre répétant qu’il ne fait que
les recopier:
Quinze ans après la rédaction des ces deux textes, il me
semble toujours que je ne pourrais que les répéter […] 55.

La procédure d’interpolation d’écrits plus anciens, que gouverne un


principe de répétition et, pour le récit-cadre, de variation56, est ce qui
caractérise ici la partie proprement autobiographique. Si elle obéit
bien à un souci de restitution et de préservation, ce passage place
l’ensemble de l’entreprise, à l’intérieur de la dichotomie entre parole
et écriture, sous le signe de "la chose écrite", comme le dispositif
scriptographique de ce chapitre VIII en témoigne:
Ce n’est pas, comme je l’ai longtemps avancé, l’effet d’une
alternative sans fin entre la sincérité d’une parole à trouver et
l’artifice d’une écriture exclusivement préoccupée de dresser
ses remparts: c’est lié à la chose écrite elle-même, au projet de
l’écriture comme au projet du souvenir" 57.

D’où un récit feuilleté qui, dans sa disposition finale, garde les traces
autant de son mode de composition – dissocié et successif – que d’un
certain mode de diffusion – discontinu et suspensif. Pour qualifier la
façon dont se configure le Texte au plan scriptographique – autrement
dit sous l’angle de son exposition – l’on peut recourir au concept
barthesien de partition58.

55 Ibid., p. 58.
56 On peut prolonger la citation par cet autre extrait du commentaire sur
l’entreprise de re-souvenir: "quels que soient, aussi, les progrès que j’ai pu faire
depuis quinze ans dans l’exercice de l’écriture, il me semble que je ne parviendrai
qu’à un ressassement sans issue", ibid. (je souligne). Le mot "ressassement" est repris
à la page suivante: "je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que
l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture […], ibid. p. 59 (je souligne).
57 Ibid., p. 58 (je souligne).
58 Mais au lieu d’un texte "polyphonique", dont le jeu pluriel des codes est réduit
dans le texte lisible par la "séquence narrative", on peut parler de texte poly-
graphique, voire, hétérographique (supra): la partie autobiographique n’est pas
190 Perec ou le dialogue des genres

Vis-à-vis du projet, l’on soulignera trois choses. Tout d’abord, ce


qui est mis en avant, c’est, comme pour une contrainte formelle, sa
vertu stimulante: "une stimulation extérieure, qui jouerait pour W le
rôle que l’absence de E joua pour La Disparition"59. Ensuite, comme
pour toute contrainte, c’est sa capacité inventive. L’écriture feuil-
letonesque n’est pas sans vertu créatrice, obligeant le scripteur
"chaque jour à une nouvelle invention". Enfin, la contrainte du
feuilleton est réglée, comme on sait, par des impératifs d’ordre, de
suspension, de longueurs et de découpes séquentielles. Ce sont quatre
paramètres qui, au lieu d’agir si l’on veut dans le temps, au cours de la
genèse et de la parution périodique des épisodes, se voient transposés
dans l’espace du livre abouti: sa disposition. Elle règle ainsi le
découpage du Texte. On peut donc répondre à l’une de nos questions
initiales: la contrainte porte sur la façon dont s’exposent les séries
dans l’espace du volume. Elle s’impose à la dimension scripto-
graphique du texte.
Cette mise au point va nous permettre de mieux reformuler notre
deuxième question. Quels sont les effets de la contrainte du feuilleton?
Pour ce qui est de sa part visible, la contrainte porte sur la façon dont
le texte de W se présente au lecteur: une certaine façon de découper
(selon certaine longueur), de disposer (selon un certain ordre), de
distribuer (selon un principe d’alternance) et de distinguer (selon des
caractères hétéro(typo)graphiques) différentes séries dans l’espace du
livre. La contrainte porte donc sur ces divers aspects que nous avons
dits scriptographiques. Ainsi, dans l’intertexte générique où s’inscrit
l’ouvrage, à savoir le contexte des œuvres autobiographiques des
années soixante-dix, c’est bien sous ces divers aspects que W paraît
particulièrement innover. Sa configuration spatiale est ce qui se trouve
être l’objet d’une organisation spéciale. La présentation scriptuelle,
l’arrangement différentiel des séries dans l’espace du volume, c’est
bien ce qui semble impliqué par certaines contraintes liées au mode de
parution initial en feuilleton. Le mode d’écriture qui, au départ, ne
concernait que les parties fictionnelles, rejaillit sur les sections
autobiographiques. Dans le dispositif final, elles en viennent à adopter
les caractères issus du feuilleton. On l’a lu: la partie proprement

soumise à un "ordre logico-temporel" et ne progresse pas dans le sens d’une marche


vers la "vérité", voir S/Z (1970), p. 37. La "tabularité" du texte n’est pas "vectorisée".
59 "Lettre à Maurice Nadeau", op. cit., p. 65; aussi La Mémoire et l’oblique
(1991), p. 97.
Parcours de lecture 191

autobiographique s’est faite "en réincorporant" des textes écrits dans


les années cinquante. Ce qui veut dire que, nécessairement, le double
principe du montage et de tressage des séries qui préside à
l’organisation d’ensemble a réglé le mode de réécriture
autobiographique. Perec le souligne, il y a bien eu pour cette partie
réécriture par incorporation.
Le montage des deux séries principales (au sens cinématogra-
phique aussi de montage en parallèle) régit le nombre et l’ordre des
séquences, leur découpe, leur longueur, leur distribution, bref, tout ce
qui touche à la division, à la répartition en chapitres selon un principe
d’alternance hétérographique60. Il s’agit de tout ce qui affecte le mode
de présentation matérielle des récits dont le moins qu’on puisse dire
est qu’il programme un effet systématique et continu de partition,
d’interruption, de suspension et de reprise narratives.
Entre contraintes d’écriture et contraintes de lecture mais aussi,
entre la mise en œuvre de contraintes et le jeu que leur subversion
autorise, Perec propose bien une littérature du discontinu dont le
modèle semble parfaitement convenir au montage de W:
Les modèles du discontinu multiplient les pouvoirs de
l’écriture; on aurait tort d’oublier qu’ils en multiplient
également les contraintes: la stéréographie, les inventions
typographiques, les variations de mises ne pages, les choix
rendus possibles par la présence concurrente et simultanée de
plusieurs niveaux de lecture n’ont de chance que s’ils se
constituent en système. Le problème est au fond d’élaborer à
partir de ces éléments une rhétorique, c’est-à-dire un code des
contraintes et des subversions permettant de définir les limites
de l’œuvre entre le trop aléatoire et le trop détérminé 61.

60 À côté de l’ordre, de la longueur, de la découpe, un autre aspect concerné par


ce souci de répartition en séquences distinctes, est celui de leur nombre.
61 "Écriture et mass-media" (Preuves 1967), EC1, p. 103.
VII. LISIBILITÉ DU TEXTE CONTRAINT/
LECTURABILITÉ DES CONTRAINTES

Il est clair que l’oulipisme se préoccupe de la mise en œuvre


(inventions et réinventions) de contraintes dans une perspective qui
reste principalement scripturale: l’élaboration de textes à partir de
contraintes diverses reste le souci majeur. "Le but de l’Oulipo", écrit
Roubaud, "est d’inventer (ou réinventer) des contraintes de type
formel et de les proposer aux amateurs désirant composer de la
littérature"1. La littérature potentielle se place ainsi résolument du côté
de l’écriture, de l’élaboration et de la mise en œuvre, de l’actuali-
sation, voire, de la transgression de règles d’écriture. Au colloque de
Cerisy 2001, "Écritures et lectures à contraintes", Marc Lapprand
signale en conlusion de son intervention: "les Oulipiens commencent
enfin à prendre au sérieux le produit fini de leurs travaux potentiels"2.
Ce qui indique bien que jusque là ce n’était guère le cas. L’Oulipo est
dans ce sens une littérature plutôt scripturocentrique3.
Du strict point de vue de sa réception, il y a bien plusieurs façons
entièrement distinctes d’envisager un texte produit sous contrainte(s).
L’on peut soulever trois types de question. 1. La première, d’ordre
linguistique, touche au respect des contraintes primaires, à la gramma-
ticalité du texte contraint. 2. La deuxième, d’ordre représentatif,
touche à la lisibilité du texte produit sous contrainte. Lisibilité dans le
sens courant (un texte facile à lire) ou dans celui de la linguistique
textuelle de relationnement isotopique4. 3. La troisième touche à la
traçabilité des contraintes employées et pose le problème de leur
lecturabilité5.

1 La Bibliothèque de Warburg (2002), p. 222.


2 "Contrainte, norme, et effet de contrainte" (2004), p. 36.
3 Ce qui semble bien se dégager des interventions de J. ROUBAUD et de M.
BÉNABOU dans la discussion, ainsi que les résume SCHRÖDER, "Vers une théorie
de la lecture du texte oulipien", Oulipo-Poétiques (1997), p. 221.
4 "A la suite de Barthes (S/Z, pp. 85-86), on peut établir des rapports entre récit
‘lisible’ et redondance", J.-M. ADAM, Le texte narratif (1994), p. 197. La lisibilité
est assurée par des procédés anaphoriques et de redondance. C’est par la redondance
que se construit une isotopie, p. 198.
5 "S’agissant d’un écrit", J. RICARDOU distingue sa lisibilité venue de
"l’ensemble des propriétés qui lui permettent d’obtenir l’intérêt du lecteur" de sa
lecturabilité que définit "le jeu des capacités qui rendent techniquement sa lecture
possible", Éléments de textique (I) (1988), p. 17.
194 Perec ou le dialogue des genres

Pour certains textes issus de règles multiples et particulièrement


exigeantes, se pose surtout la question de leur lisibilité. On peut goûter
l’hermétisme, éventuellement savourer le caractère inoui, défami-
liarisant de certaines conflagrations verbales. Mais ce peut être au prix
fort. Soit parce que le résultat transgresse outrageusement les
conventions de la langue. Soit parce qu’il rend problématique
l’élaboration d’une cohérence représentative, fût-elle polyisotopique6.
L’on peut prendre deux exemples. Un lipogramme monovocalique de
J. Roubaud, "Thème de Déméter", sous-titré "sonnet joutien en
revenentes" (1993)7, multiplie les surcontraintes. Mais, au final, le
texte est grammaticalement et représentativement tout à fait recevable.
L’autre exemple est un onzain hétérogrammatique en W de Perec tiré
d’Alphabets (1976) dont les textes sont produits selon "une
contrainte", dit-il, "extrêmement dure". En voici un exemple:

Ouinte sur la Wurst


(ô, la Wiener l’unit),
ô, Swansea, writ où, luisant,
Orwell toise warrant (si!)

où le Waes nul rit Owens ou Law:


tir, le tir où Swanson
ruait Lew 8.

Issu de contraintes impressionnantes, hors le côté burlesque, le résultat


peut sembler rédhibitoire. Car, sauf tours de force interprétatifs
exigeant un véritable effort de "collaboration" lecturale, l’on peut
observer, qu’à côté de réussites frappantes, plusieurs textes
d’Alphabets, dont celui-là, restent "impénétrables"9, tant à cause du
cumul parataxique que de la multiplication d’asyndètes ou

6 Le texte narratif (1994),p. 200.


7 Voici le premier quatrain:
Tel l’enchevêtrement d’herbe verte recense
Belles tresses le blé, greffe de temps clément,
De vents prestes versé, s’égrène lentement,
Sphère de centre net, perle, gemme, semence. "[e]", La Bibliothèque
Oulipienne, numéro 64 (1993), vol. 5 (2000), p. 54.
8 Op. cit. (1985), p. 135. On en trouverait d’aussi abscons dans la suite en Z.
9 Voir pour des tentatives de lecture des textes présentés sans leur matrice de
composition orginale, l’article de Jean-Jacques POUCEL, "The Arc of Reading in
Georges Perec’s La clôture" (2004), p. 135.
Lisibilité du texte contraint 195

d’anacoluthes10, voire de "constructions agrammaticales"11 accu-


mulées dans un espace restreint 12. Il y aurait bien sûr une autre
considération, d’ordre esthétique, qui touche au plaisir ou, plus
généralement, à l’intérêt que l’on peut néanmoins retirer de la
réception d’un tel texte qui, des stricts points de vue linguistiques et
représentatifs, n’en demeure pas moins, dans le sens courant,
illisible13.
L’autre question, d’ordre éthique plus qu’esthétique, ressortit au
rôle que l’on entend faire jouer au lecteur. Le problème de la
lecturabilité des contraintes ne se pose pas en général lorsque le
"principe" dit de Roubaud est respecté, lorsque le principe d’écriture
se trouve de façon explicite ou bien oblique inscrit dans le texte14.
Cependant, lorsque la contrainte n’est pas explicitée, de deux choses
l’une: ou bien, elle est déductible du texte parce que ses effets sont
manifestes 15; ou bien, elle reste inaccessible au lecteur. Le texte est
alors crypté ou, dit Perec, "encrypté"16. Les textes obéissent à des
surcontraintes mais les règles spécifiques d’écriture ne s’avèrent guère
10 Ellipses par suppression des connecteurs pour l’asyndète ou ruptures de la
continuité syntaxique pour l’anacoluthe, leur cumul perturbe "l’exigence fonda-
mentale du lisible" dont "la peur obsessionnelle" est "d’omettre une jointure": D’où la
formule: "le lisible a horreur du vide", S/Z, p. 112.
Asyndète: par cumul d’appositions, notamment au vers 3.
Anacoluthe: le verbe "rire" n’est pas transitif direct.
11 Ibid., p. 148.
12 Et ce n’est pas l’assignation des topoi perecquiens de la rupture, de la clôture
ou du manque à un motif autobiographique qui ôte tout caractère abscons, pour ne pas
dire amphigourique, à ce poème. En rhétorique, un amphigouri est un discours ou
écrit burlesque volontairement obscur ou inintelligible. Par extension, on l’utilise pour
qualifier un texte confus et incohérent.
13 Ce qui rend un tel texte, de ce point de vue, difficilement recevable, c’est aussi
la particulière densité référentielle provoquée par l’accumulation de noms propres, la
difficulté étant moins le fait du blocage de la référence (par leur absence dans notre
"encyclopédie": "Wurst", "Waes", "Lew") que de la difficulté à corréler – fondre dans
un même "univers" – les références éventuellement plus familières comme "Orwell",
"Owens", "Law", "Swanson".
14 Voir une application intitulée précisément "Le Principe de Roubaud" dans la
section "Deux morales élémentaires" de La Clôture et autres poèmes (1980), p. 71.
Soit, "un texte écrit suivant une contrainte parle de cette contrainte", La Bibliothèque
de Warburg (2002), p. 227.
15 On peut dire que la contrainte est implicite quand la disposition finale du texte,
ainsi dans W, répercute dans la disposition graphique du texte, mais sans le dire, les
principes de composition qui lui ont donné lieu. Elle est manifeste au niveau
présentationnel alors qu’elle est tue au plan représentationnel.
16 "Ce qui stimule ma racontouze…" (1981), EC2, p. 178.
196 Perec ou le dialogue des genres

retraçables. Autrement dit, elles sont illecturables. Trois cas peuvent


alors être envisagés, le deuxième étant une variante du premier.
1. Premièrement, celui où le texte n’indique pas qu’il est contraint
et pour lequel l’effet de la contrainte n’est pas discernable. Un tel
texte peut être ainsi reçu en toute innocence quoique la représentation
que l’on savoure soit l’effet d’une savante machinerie. Cette stratégie
dissocie complètement le processus de lecture de celui de l’écriture:
c’est un peu le cas des Impressions d’Afrique de R. Roussel avant la
publication du Comment j’ai écrit certains de mes livres.
2. Deuxièmement, celui où le texte n’indique pas intra-
textuellement qu’il est contraint – mais dont on sait paratextuellement
qu’il l’est. L’effet de la contrainte n’en est pas pour autant manifeste
et, par suite, les modalités d’application de la contrainte ne sont pas
directement retraçables. Un tel texte n’est donc point reçu en toute
"innocence de cause". Cependant, on en savoure la représentation
comme si elle n’était pas l’effet d’une savante machinerie: ce serait le
cas du Chiendent de R. Queneau 17 ou de La Vie mode d’emploi pour
un lecteur non spécialiste et non informé du paratexte de l’œuvre. Ce
lecteur ignorerait tout du bi-carré latin d’ordre 10 qui a notamment
présidé à la complexe distribution de certains éléments. On en
reviendrait ainsi au cas no118.
3. Troisièmement, celui où le texte fait savoir intratextuellement
qu’il est le produit d’une contrainte mais sans qu’il soit effectivement
possible de retracer le détail de son application: c’est un peu le cas,
semble-t-il, de la série du Grand incendie de Londres de Roubaud

17 "À propos de trois de ses romans, Le Chiendent, Gueule de Pierre et Les


Derniers jours, l’écrivain signale, d’un côté, qu’il lui a été "insupportable de laisser
au hasard", le "nombre de chapitres", "Technique du roman" (1937), Bâtons, chiffres
et lettres, p. 29. Aussi Queneau chiffre bien divers aspects du récit puisque le procédé
va affecter "la répartition des personnages" – la "triplicité des fils" dans Gueule de
Pierre) –, et directement le contenu de certains "chapitres en écho ou en miroir", p.
32-3. Toutefois, sans telle information latérale, il serait difficile de déchiffrer ce qui
en cours de route s’est trouvé en quelque sorte anti-chiffré: "J’ai dit plus haut que le
nombre des Derniers jours était 49, bien que, tel qu’il a été publié, il ne comprenne
que 38 chapitres. C’est que j’ai enlevé l’échafaudage et syncopé le rythme", ibid., p.
33.
18 Il y a bien sûr un quatrième cas, un peu l’inverse du second, celui dit de la
contrainte Canada Dry où le texte a la couleur et la saveur, l’allure et la tournure d’un
texte contraint, bref il y ressemble mais il n’en est pas un.
Lisibilité du texte contraint 197

comme du cycle policier des Hortense dont on sait qu’il est gouverné
par une composition inspirée de la sextine19.
Il y a bien deux stratégies distinctes: marquer ou bien masquer la
contrainte. Montrer ou pas la contrainte, Perec le rappelle dans un
entretien de 1981 20, a été longuement discuté à l’Oulipo avec des avis
divergents21. Et l’ambivalence manifestée quant aux différentes
stratégies adoptées, parfois pour les mêmes textes, trahit sans doute un
problème de fond. Suivant que l’on se place du côté du scripteur ou
bien du lecteur. Et l’affaire n’est peut-être pas seulement relative à une
question de point de vue. Elle se complique d’options idéologiques.
Car se placer du côté du lecteur peut entraîner deux attitudes
résolument contraires.
Soit que l’on adopte une position, disons idéaliste, celle en gros qui
privilégie le plaisir du romanesque. Ainsi, à propos de La Vie mode
d’emploi, la façon dont Perec imagine son lecteur "à plat ventre sur
son lit, en train de lire le livre […] en passant des pages parce que ça
l’embête"22: "Je voulais", dit-il, "qu’au niveau de la lecture, les mots

19 Pour la série des Hortense, J. ROUBAUD signale: "beaucoup de contraintes


dont j’ai enlevé l’échafaudage et donc qui ne se voient pas", "Les cercles de la
mémoire", p. 102. Ainsi un critique, Siegfried LOEWE observe: "J’ai essayé de
reconstituer l’échafaudage que vous avez fait disparaître, et à partir d’un certain
moment, il y a des éléments qui me manquent et je n’avance plus", "Vers une théorie
de la lecture du texte oulipien" Oulipo-Poétiques (1997), p. 220. Cf. l’article de S.
LOEWE, "Jacques Roubaud – Le cycle labyrinthique des Hortense", ibid., p. 95-107.
Voir aussi M. LAPPRAND, "Contrainte, norme, et effet de contrainte", p. 32-3 sur la
série des Hortense: "comment établir une corrélation suivie entre ces marquages de la
narration et la structure narrative? Il est patent que l’on s’y perd, et que ce qu’on croit
démêler au fil du texte apparaît plus comme une esthétique du nombre qu’un
encodage pertinent du texte"; et Le Grand incendie de Londres: "Même si l’auteur se
prévaut de ce qu’il appelle ses ‘obligations numérologiques’, on reste pantois devant
leur complexité".
20 Rencontre animée par Claudette ORIOL-BOYER en présence notamment de
l’écrivain oulipien H. MATHEWS. L’entretien a paru initialement dans le premier
numéro de la revue Texte en main (Grenoble, 1984).
21 On a discuté à l’Oulipo, pendant des jours et des jours, sur le problème: "Est-ce
qu’il faut ou non montrer la contrainte? Harry Mathews, qui est présent ici, pense
qu’il ne faut pas montrer la contrainte. Calvino pense que si: un livre comme Le
Château des destins croisés montre la contrainte […]. Inversement, Si par une nuit
d’hiver un voyageur, il ne donne pas les clés qui sont très importantes. Nabokov non
plus n’a jamais dévoilé ses clés […]","Ce qui stimule ma racontouze…" (1981), EC 2,
p. 171. Dans La Bibliothèque de Warburg (2002), ROUBAUD parle de "protocoles
de dévoilement et de dissimulation", p. 227 (je souligne).
22"Ce qui stimule ma racontouze…" (1981), EC 2, p. 173.
198 Perec ou le dialogue des genres

les phrases n’arrêtent pas"23. C’est la stratégie du texte lisible mais


non lecturable. Cette poétique de la lisibilité atteint son comble
lorsque le scripteur, lui-même, ne se souvient plus "en le lisant où sont
les contraintes"24.
Soit que l’on adopte une autre position, disons matérialiste, celle
en gros qui associe la lecture au plaisir de l’écriture tel que Perec le
décrit, plaisir qui découle de ces règles qu’il s’est données au départ et
avec lesquelles il dit avoir "joué"25. Or, faire partager ce plaisir au
lecteur, le faire accéder au comment de la fabrique, le faire participer à
la manière dont le livre est fait26, contrecarre toute stratégie du texte
lisible. L’orientation qui cherche à faire apparaître certains soubas-
sements du texte, ce qui participe de la "machine à narrer"27, définit au
contraire une poétique de la lecturabilité. C’est celle à l’œuvre
notamment dans Alphabets quand les poèmes obtenus s’accompagnent
de leur matrice compositionnelle.
Cependant, Perec a ensuite regretté d’avoir joint cette matrice dans
Alphabets. Il souligne l’inconvénient de dévoiler la contrainte:
"L’ennui, quand on voit la contrainte, c’est qu’on ne voit plus que la
contrainte"28. On ne lit plus que "l’exploit, le record". D’où la
présentation adoptée pour les poèmes hétérogrammatiques du recueil
La Clôture (1980) présentés sans la matrice, dans leur seule version
transposée ou "mise en vers"29.
De plus, avec Perec, on le sait, la contrainte comprend la
possibilité d’en subvertir la systématicité. Ainsi, pour multiples et
complexes qu’elles soient, les contraintes mises en œuvre dans La Vie
mode d’emploi sont non seulement difficilement retraçables mais font

23 Ibid.
24 Ibid., p. 170.
25 "Je parle de mon travail parce que je sais que toute la production de
l’imaginaire, de la fiction, du plaisir de lecture et d’écriture qu’il y a dans ce livre
découle pour moi de ces règles que je me suis données au départ et avec lesquelles
ensuite j’ai joué […]", ibid., p. 165.
26 Ibid., p. 170.
27 Ibid., p. 172.
28 Ibid., p. 171.
29 L’édition originale d’Ulcérations, Bibliothèque oulipienne nº1 (1974)
s’accompagne des séries hétérogrammatiques non reprises pour La Clôture, p. 55-67.
Pour plus de détails, voir la note 30, ibid., et les études de M. RIBIÈRE et de B.
MAGNÉ dans Les Poèmes hétérogrammatiques (1992), p. 10-26, 48-51 et 132-136.
Lisibilité du texte contraint 199

encore l’objet d’un déréglement programmé30. Dérèglement d’un


dispositif mécanique ou clinamen qui revient à une sorte de
programmation au second degré31 et qui contribue à dissimuler
davantage les règles. À l’inverse des textes d’Alphabets, la stratégie
en faveur de la lisibilité dans La Vie mode d’emploi débouche sur une
non lecturabilité des contraintes.
Le parti pris de lisibilité pour un texte issu de contraintes illustre
bien le caractère paradoxal du problème. Car, au plan de la lecture, se
met en place une manière de leurre. Celui de faire prendre un résultat
acquis – sur la base d’injonctions parfois très contraignantes – pour un
pur effet de représentation alors que la diégèse est en réalité le fruit de
règles de production qui, par définition, en tant que surcontraintes, ont
dû agir sur l’inventio. Autrement dit, et pour reprendre ici des
concepts bien connus, alors que les textes contraints sont produits
comme des textes scriptibles, ceux-ci redeviennent innocemment
lisibles32. Car la représentation, une fois coupée des opérations qui
l’ont fait advenir, précipite tout simplement l’identification lecturale.

30 "J’ai passé autant de temps à tricher qu’à respecter les règles, ce qui ne me
gène pas du tout […]. C’est un peu embêtant qu’il y ait cent chapitres dans un livre
dix sur dix, je veux dire que c’est trop régulier. Il y a une image que je trimballe avec
moi depuis vraiment ma petite enfance et qui est une sorte de définition de la
programmation du hasard […]. Cela se retrouve dans beaucoup de dispositifs
mécaniques. Cela m’a donné d’abord l’idée d’enlever un chapitre, de façon à ce que
l’on ne puisse pas reconstituer le système qui n’existe que pour moi et que je voulais
un peu "tour de piser", rendre un peu bancal quelque part il fallait qu’il y ait une
erreur mais cette erreur ne pouvait pas être laissée au hasard complet pour beaucoup
de raisons", ibid., p. 165-6.
31 Ainsi du chapitre supprimé dans La Vie mode d’emploi "pour casser la
symétrie, pour introduire dans le système une erreur parce que quand on établit un
système de contraintes, il faut qu’il y ait aussi l’anticontrainte dedans. […] il faut qu’il
y ait du jeu, comme on dit, que ça grince un peu: il ne faut pas que ça soit
complètement cohérent: il faut un clinamen – c’est dans la théorie des atomes
d’Epicure: "le monde fonctionne parce qu’au départ il y a un déséquilibre", EC2, p.
202. Voir aussi "Ce qui stimule ma racontouze…" (1981) pour le célèbre exemple à la
fin du chapitre LXV de La Vie mode d’emploi de la petite fille qui mord dans un petit
beurre et "fait tomber le chapitre suivant si bien que toute la numérotation de la suite
est fausse, EC2, p. 166. Voir aussi EC1, note 16, p. 240.
32 Selon la célèbre distinction de BARTHES, le scriptible, "ce qu’il est possible
d’écrire" est "ce qui peut être aujourd’hui écrit (ré-écrit): "faire du lecteur, non plus un
consommateur, mais un producteur du texte", S/Z, p. 10. Il s’agit bien d’une lecture-
écriture potentielle dont les réécritures transformationnelles actualisent le processus.
200 Perec ou le dialogue des genres

L’innocence représentative33 est ce à quoi conduit le non partage et


l’intraçabilité intra-textuelle d’un programme d’écriture. Perec le
souligne, une fois que les problèmes d’intégration de la contrainte ont
été résolus au plan de l’écriture, retrouver dans le texte abouti les
éléments qui en ont été l’objet ne revêt plus guère d’importance:
D’une certaine manière, je m’en moque. Je veux dire que
c’était très, très important au moment où je le faisais, je pouvais
rester deux jours à me demander: "Où est-ce que je vais coller
mon hexagone?", et puis ayant résolu le problème, je pense que
cela n’a plus d’importance34.

La stratégie n’invite pas à une lecture "archéologique" ou


généticienne35. Perec va jusqu’à dire que le Comment j’ai écrit
certains de mes livres "ne peut être qu’un mensonge"36. Autrement dit,
l’écriture contrainte n’exige aucunement que la lecture le soit. En tout
cas, la poétique du texte à contraintes n’entraîne pas obligatoirement
de contrainte de lecture qui lui soit symétrique. Ainsi se met en place
une perspective selon laquelle la lisibilité du texte contraint serait
inversement proportionnelle à la lecturabilité des contraintes.
La Disparition fournit pourtant l’exemple parfait de la
compatibilité des deux stratégies. C’est bien un texte surcontraint qui
est à la fois lisible et lecturable37. Le texte en effet ne cesse de se
référer à la contrainte lipogrammatique tant au plan de la
représentation – en la signifiant de manière allusive ou oblique – qu’à
celui de sa présentation – en la manifestant de manière littérale: le
texte ne cesse à chaque mot de témoigner de l’absence de E.

33 Nous empruntons l’expression à J. RICARDOU, “How to Reduce Fallacious


Representative Innocence, Word by Word” (“Réduire, mot à mot, la fallacieuse
innocence représentative”), Studies in 20th Century Literature (1991).
34 "Ce qui stimule ma racontouze…" (1981), p. 170.
35 Il s’agit de faire "obstacle à la tentation d’une lecture ‘archéologique’ dont la
seule ambition consisterait à retrouver les règles de production du texte", B. MAGNÉ,
"Les cahiers des charges de Georges Perec" (1993), p. 72.
36 Ce qui stimule ma racontouze…" (1981), p. 172.
37 "C’est une application créatrice de la première de ses lois [voir, supra, le
principe de Roubaud] qui fait la différence, fondamentale, entre le roman sans ‘e’ de
Perec, ‘La Disparition’, et ses prédécesseurs de la tradition lipogrammatique. Car, ‘La
Disparition’ raconte la disparition du ‘e’. Loin de rester externe au texte, de se situer
seulement à son début, à ses fondations, la contrainte alors, telle ‘l’image dans le
tapis’ de Henry James, le pénètre entièrement", La Bibliothèque de Warburg (2002),
p. 227 (je souligne).
Lisibilité du texte contraint 201

Marquer ou masquer la contrainte?


Si l’on veut bien admettre qu’une sorte de contrainte
présentationnelle a pu jouer dans la composition-disposition de W,
l’on est enclin à soulever une question liée à la pratique oulipienne du
clinamen. L’on sait que Perec était adepte du principe de la "double
couverture"38. Selon cette stratégie d’écriture, une part de la contrainte
est révélée alors qu’une autre reste masquée. Et l’on rapporte
généralement le principe à cette double enseigne: "rester caché, être
découvert"39, formule qui en résumerait l’"ancrage" biographique.
Masquer la contrainte, c’est faire "obstacle à la tentation d’une
lecture ‘archéologique’ dont la seule ambition consisterait à retrouver
les règles de production du texte"40. Exhiber pour mieux masquer,
c’est selon le célèbre modèle de la Lettre volée, découvrir à seule fin
de mieux détourner l’attention: une lettre s’affiche pour être mieux
voilée. Cette stratégie ambiguë fait que l’écriture à contrainte est
doublement amoindrie au plan de sa réception. Loin de toute
esthétique qui prônerait, sinon l’exhibition, du moins la transparence
du procès d’écriture, se dessine une stratégie qui privilégie une
révélation à la fois indirecte et partielle.
Indirecte. Oui, puisque l’éclaircissement passe souvent par la voie
paratextuelle. Ainsi les contraintes multiples et la programmation de
leur dérèglement pour La Vie mode d’emploi sont largement révélées
lors d’entretiens ou d’articles de revues ("Quatre figures pour la Vie
mode d’emploi")41. Du coup, l’explication s’effectue à distance: par la
voie de l’épitexte42. La stratégie première qui opte pour une lisibilité
intratextuelle – obtenue, on l’a vu, par l’effacement des contraintes –

38 L’expression est empruntée au chapitre LXXIII de La Vie mode d’emploi, p.


442. Voir B. MAGNÉ, "Les cahiers des charges de Georges Perec" (1993), p. 72. Le
personnage Lino Margay, "convaincu de l’efficacité de la double couverture", profite
d’une mémoire étonnante pour devenir le "who’s who des bandits du Nouveau
Monde". Les gros bonnets du gangsterisme viennent le consulter et c’est pour faire
diversion sur cette véritable occupation de renseignement qu’"il ne chercha pas trop à
dissimuler qu’il était plutôt receleur" alors qu’il était officiellement "prêteur sur
gages". En termes footballistiques, l’on parle aussi de "couverture altérnée" entre le
stoppeur et le libero selon de quel secteur du terrain vient l’attaque adverse.
39 W, II, p. 14.
40"Les cahiers des charges de Georges Perec" (1993), p. 72.
41 L’Arc (1979).
42 Il s'agit bien de l'épitexte et non du péritexte. Si épitexte et péritexte sont bien
des composantes du paratexte, seul le premier comporte les "messages qui se situent,
au moins à l'origine, à l'extérieur du livre", G. GENETTE, Seuils (1987), p. 10.
202 Perec ou le dialogue des genres

se double d’une autre secondaire qui opte pour une lecturabilité


inter(para(épi))textuelle. Celle-ci révèle bien de quoi la représentation
effectivement retourne mais suivant le palliatif d’une lecture différée,
autrement dit d’une relecture qui ressortit le plus souvent à la
relecture savante. Elle recourt à cet ensemble formé par les écrits,
quels qu’ils soient, dits autographes.
Partielle. Oui, dans la mesure où quand l’éclaircissement a lieu, le
scripteur révèle un versant de la contrainte tout en tenant un autre dans
l’ombre. C’est ainsi que pour La Vie mode d’emploi, Perec révèle bien
plusieurs des contraintes qui ont contribué à susciter la fiction tout en
en signalant d’autres qu’il se défend d’élucider. Ainsi, à propos du
fameux chapitre LI, situé chez Valène et placé "presque au centre du
livre"43, de l’hommage qu’il constitue du roman de Thomas Mann,
Lotte à Weimar, il déclare:
C’est un chapitre où d’abord apparaissent deux contraintes
supplémentaires qui ne sont pas dans le reste du livre et dont je
ne dirai rien 44.

En fait, Perec avait déjà explicité l’une de ces deux contraintes dans le
précédent article de L’Arc relative au "Compendium": poème qui
énumère les 179 personnages dont "chaque ‘vers’ comporte soixante
signes typographiques, un espace entre deux mots comptant pour un
signe"45. Quoi qu’il en soit, l’on peut douter qu’en révélant une part de
la contrainte sans dévoiler l’ensemble d’un dispositif compositionnel,
l’on décourage toute lecture "archéologique".
La lisibilité du texte qui se fait au détriment de la lecturabilité des
contraintes opère un triple masquage. Dans le texte, puisqu’elles ne
sont point sur place marquées ni retraçables. Contre le texte, puisque
toute révélation d’ordre para(épi)textuel détourne de la lecture du
texte proprement dit pour déplacer l’interêt vers un ailleurs. Dans la
relecture du texte, puisque la stratégie de la révélation différée peut
s’avérer incomplète: elle fait passer une partie pour le tout de la
contrainte.

43 Question d’H. MATHEWS, "Ce qui stimule ma racontouze…" (1981), p. 166.


44 Ibid., p. 167.
45 "Entretien Perec/Jean-Marie Le Sidaner", L’Arc (1979), EC2, p. 98. L’autre
contrainte est l’inscription en acrostiche "sénestro-descendant" du mot "âme",
chacune des trois lettres se répartissant de facon répétitive et monogrammique
respectivement dans les trois strophes.
VIII. LA ROTATION DES CLÔTURES

C’est comme si j’étais cultivateur de plusieurs champs


aux récoltes différentes. Pour se renouveler, il faut faire
la rotation de clôtures.
G. Perec1.

Il y a bien une propension à la non-lecture quand on refuse de


considérer tout ce qui dans un texte n’entre pas sous la juridiction du
"récit de vie". Tout un appareil paratextuel a pour vertu d’empêcher de
voir ce dont un livre est visiblement fait. Appareil critique,
journalistique sous-tendu par le refus implicite de ce qui va à
l’encontre d’un certain modèle canonique, celui hérité d’une certaine
esthétique venue du classicisme dominant encore malgré tout
aujourd’hui. Il y a une certaine résistance à reconnaître dans un texte
l’œuvre du mélange des genres 2. Celui-ci est toujours plus ou moins
conçu comme une forme anormale sinon monstrueuse3. Le mélange
comme l’hybridation dérangent.
Dans l’ordre diachronique de la production perecquienne, il y a
bien eu passage vers des ouvrages à dominante plus manifestement
fictionnelle. En même temps, n’en demeure pas moins effectif le
mouvement inverse qui inscrit l’autobiographique au cœur d’une
démarche qui devient plus délibérément romanesque. La structure de
W ou le souvenir d’enfance retient ou re-marque ce double mouve-

1 "La vie est un livre", entretien avec Jean ROYER (Le Devoir 1979), EC2, p. 76.
On attend sans doute le terme de "cultures" au lieu de "clôtures (sic)", ainsi que le
remarque cette édition. Mais, là encore, le lapsus ou l’erreur de retranscription nous
paraissent plutôt révélateurs quand PEREC ajoute, contre tout enfermement mono-
générique: "Il faut travailler dans une dimension tantôt autobiographique, tantôt
romanesque ou purement ludique", ibid.
2 Voir sur ce sujet Les Genres littéraires (1992) de D. COMBE: "la poétique
grecque instaure une longue tradition ségrégationniste, essentialiste de la théorie des
genres, qui doivent être soigneusement cloisonnés", p. 30. Condamnation du mélange
des genres que l’on repère chez HORACE: "L’Art poétique, dès l’ouverture, pose le
problème du mélange des genres pour le condamner au nom de l’unité de l’œuvre,
dont le principe est directement inspiré de l’unité d’action dans la tragédie, étendu à la
poésie toute entière", ibid., p. 40.
3 "Ainsi, dès que du genre s’annonce, il faut respecter une norme, il ne faut pas
franchir une ligne limitrophe, il ne faut pas risquer l’impureté, l’anomalie ou la
monstruosité", J. DERRIDA, "La loi du genre" (1979), Parages, p. 253.
204 Perec ou le dialogue des genres

ment réciproque. Elle témoigne en quelque sorte de l’interaction, du


jeu dynamique d’un genre avec et contre l’autre4. Chacun des genres –
autobiographique/romanesque – lutte pour ne pas être réduit à ne
devenir, subalterne, qu’un simple registre de l’autre. C’est donc à ce
croisement générique que se situe W. Que le "récit" semble basculer
de l’autobiographique vers le romanesque provient sans doute du
mode même d’interrogation sur l’objet autobiographique à travers le
travail d’écriture tel que Perec l’a textuellement mis en scène. Selon le
sens de lecture que l’on adopte, le texte bascule non moins du
romanesque vers l’autobiographique. C’est que la sphère existentielle,
celle de l’expérience quotidienne, n’est pas si étrangère au "monde des
livres" et, notamment, aux fictions qui alimentent la vie d’écrivain5.
Ainsi que l’attestent les multiples références aux lectures romanesques
qui ont pu nourrir l’enfance6. D’où un trait saillant de l’écriture
perecquienne qui n’en est pas moins actif dans les ouvrages à
résonances autobiographiques: l’intertextualité foisonnante jusqu’à
être programmée selon un système de contraintes dans les écrits de la
maturité7.
Si pour la doxa l’histoire individuelle, minuscule est censée être
totalement absorbée par l’Histoire collective ou bien si leur fusion
s’oppose encore davantage aux histoires apparemment plus dérisoires
que proposent des récits de fiction, c’est pourtant à leur jointure que

4 Pour une première approche de la question, voir notre conclusion de "Blanc,


coupe, énigme" (1995), p. 21-3.
5 À partir de l’expression d’Hélène CIXOUS sur la "toute-puissance-autre" de la
Littérature, J. DERRIDA évoque "cette limite indécidable" que "trace" la Littérature,
"sans vous laisser la moindre chance de vous l’approprier, c’est-à-dire en vous sevrant
du pouvoir ou du droit de trancher entre la réalité et la fiction, entre la fiction qui est
toujours un événement réel, comme l’est aussi le fantasme, et ladite réalité qui peut
toujours n’être qu’une hyperbole de la fiction". L’on retiendra quelques lignes plus
loin: "Cette puissance propre à la littérature consiste à vous donner (c’est un don
génial et généreux), à vous donner à lire tout en vous privant ou plutôt grâce au
pouvoir, grâce à la grâce qui vous est faite de vous retirer ou de vous dénier le pouvoir
et le droit de décider, de trancher, entre réalité et fiction, témoignage et invention,
effectivité et fantasme, fantasme de l’événement et événement du fantasme, etc. […].
C’est donc, à proprement parler, une puissance d’hétéronomie", Genèses, généa-
logies, genres et le génie (2003), p. 58-9.
6 Un homme qui dort (1967), p. 37-8.
7 Effervescence intertextuelle dans Un homme qui dort comme l’a bien montrée
M. VAN MONTFRANS dans La Contrainte du réel (1999), p. 106-12, ou comme en
témoigne le programme systématique d’inserts citationnels dans Le Cahier des
charges de La Vie mode d’emploi.
La rotation des clôtures 205

l’on peut engager la lecture de W. Sa composition est ouvertement,


déclarativement dichotomique. La dualité générique est affirmée,
même exhibée. Il ne s’agit pas d’un texte génériquement ambivalent,
dont la généricité serait au départ indécidable: tantôt "fiction" ou
"roman autobiographique", tantôt "fiction autobiographique"8, tantôt
"autobiographie fictionnelle", autrement dit "autofiction", selon que
l’accent hiérarchique porte sur le terme substantivé ou bien adjectivé.
L’on a affaire d’emblée et d’abord, la barre marquant ici la césure
paradigmatique, à un texte composé: une autofictio/biographie. En
même temps, né de l’entrelacement des quatre orientations qui
déterminent l’ensemble des ouvrages perecquiens, l’on peut faire
l’hypothèse d’un texte virtuellement tétramorphique. À l’image de cet
alexandrin économique "W,W,W,W." formé de ces mêmes quatre
consonnes trisyllabiques9. Un livre dans lequel les quatre "champs"
définis s’entrelacent. Qu’à l’occasion s’opère un renouvellement du
modèle autobiographique, ce n’est alors que la conséquence du refus
d’une certaine clôture monogénérique. Refus ou bien esquive qui
passe en tout cas, au cœur même du versant autobiographique, par une
évidente interrogation méta-générique10. Au croisement d’écrits de
facture et de tonalité foncièrement hétérogènes, c’est au bout du
compte le "sujet" autobiographique, instance élaboratrice d’un
discours à plusieurs faces, qui fait alors l’objet d’une altération
radicale.
Derrière le corpus onymique, les quatre orientations souvent
rappelées figurent une œuvre tétramorphique. Elles sont celles que
définit l’auteur "au travail", autrement dit, le scripteur en tant qu’agent
affecté par sa propre recherche: de et par l’écriture. Mais que la
perspective soit dynamique et opératoire, l’on se place toujours dans
le cadre d’une œuvre. Sans doute, sous l’angle de la production, de sa
constitution progressive, le concept de scripteur implique un sujet
dont le projet et les orientations évoluent en fonction de son travail
d’écriture, selon l’interaction ou l’effet retour de l’ouvrage accompli
sur l’ouvrage en cours, dans le cadre précisément d’un ouvroir de
littérature potentielle. Seulement, derrière la figure du sujet écrivant,

8 Voir D. COHN, "L’ambiguïté générique de Proust" (2001).


9 Publié dans Action poétique no 85 (1981) et reproduit dans Le Magazine
littéraire no 316 (1993), p. 45.
10 Que l’on peut relier au versant "intertexte" qui devait s’intégrer à la
composition du livre, La Mémoire et l’oblique (1991), p. 130-1.
206 Perec ou le dialogue des genres

l’objet que l’on se donne au départ est comme pour la curiosité


biographique un corpus onymique. La clôture de l’œuvre reste entière
même si elle s’étend aux avant-textes, aux brouillons d’écrivain. Et
sans trop forcer la formule, les métamorphoses du scripteur
intéressent avant tout le …scripteur ou alors, dans le meilleur des cas,
une théorie de l’écriture. Pas nécessairement le lecteur. Au-delà de
leur disparate, rien n’impose, comme horizon de lecture, de substituer
aux textes leur complexe échafaudage afin de retracer les péripéties de
la fabrique.
Il se trouve que dans ce jeu ou conflit d’orientations diverses qui
divisent le sujet dans sa propre recherche, et en-deçà des écrits dans
lesquels il se projette, se présente au final un produit. Il appert que
certains textes désarçonnent. Leur singularité surprend. Il survient un
effet de texte – un "coup de livre" – qui dérange ou perturbe nos
habitudes de lecteur. La façon dont Swann découvre la sonate de
Vinteuil file la parfaite métaphore d’un mode ou modèle de lecture,
celui que le narrateur proustien tend à promouvoir: telle "phrase"
propose une expérience particulière "dont il n’avait jamais eu l’idée
avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait
[la] lui faire connaître"11. Un texte peut aller à l’encontre de nos pré-
supposés qu’ils soient d’ordre narratologique, générique ou esthétique,
ceux-ci étant véhiculés ou renforcés par l’appareil paratextuel qui
enveloppe les textes. Le marquage générique comme l’arrai-
sonnement identitaire empêchent de voir dans un texte ce qui déborde
le genre tout autant que l’auteur qui s’y livre. Dans W, le sujet auto-
biographique n’est pas cette instance unifiante, monovalente, stable,
pré-constituée ou retrouvée à partir de laquelle, par un coup
d’élucidation satisfaite, le texte trouverait sa finalité interprétative.
Les repères familiaux, ethniques, nationaux, religieux ou psycho-
logiques, éléments constitutifs selon une vue strictement déterministe
de la personne retrouvée d’un Auteur toujours présent en filigrane dès
que l’on circonscrit le travail critique dans le cadre d’une Œuvre ou
d’un espace autobiographique, ne suffisent plus. Dès que l’on veut
bien dé-couvrir, dans un ouvrage particulier, ce qui, sans lui, n’existe

11 M. PROUST, À la recherche du temps perdu, I (1987), p. 206. Du registre de


la "volupté" et par analogie, du plaisir du texte, on généralise ici au plan de
l’expérience pour souligner le caractère "inconnu" de ce à quoi l’œuvre donne lieu et
sans qui telle expérience n’aurait pas lieu: elle est sans référent.
La rotation des clôtures 207

pas, c’est bien qu’il ouvre la voie d’accès à ce qui, hors lui, est sans
référent.
Si le sujet se forge, se perd, se dé-couvre ou se perce en cours
d’écriture, l’entreprise n’a d’intérêt que parce qu’elle est avant tout
exploration, aventure, interrogation. Ou bien en quête d’un objet
inconnu, non-dit, d’une chose, il importe avant tout de considérer une
forme, non par fétichisme de la forme voire esthétisme de la "belle
forme". Mais d’en prendre la mesure précisément parce qu’elle est
inédite et donc est l’occasion d’une expérience autre. Elle peut nous
surprendre alors qu’elle est advenue telle par suite d’une recherche
personnelle, afin de chercher à dire ou suggérer ce qui ne pouvait être
évoqué au moyen d’une forme d’emprunt. Mais qu’un écrivain
résolve ou pas ses problèmes existentiels, identitaires et que l’Œuvre
hégémonique en conserve, éparse au fil de textes fossiles, les marques
et les traces, l’on peut se demander: en quoi cela peut-il intéresser un
lecteur? Certes un ami, peut-être un groupi dont toute l’occupation
obsessive est de s’identifier à un écrivain qui fascine. N’est-ce pas
alors entretenir une bien piètre image du rôle du lecteur,
éventuellement de sa fonction, que de le réduire à sonder, derrière le
masque ou l’apparence que constituerait alors l’ouvrage, ce que celui-
ci ne ferait finalement que recouvrir: une certaine identité.
L’expérience de lecture ne peut se limiter à n’être qu’une recherche
identitaire, la personnalité, l’humanité en seraient-elles admirables,
celles d’un auteur sympathique devenu canonique. Car c’est bien la
singularité, le caractère inoui de l’ouvrage advenu qui glisse au second
plan, relégué, en dépit de sa facture ou manière tout à fait inclassables,
au ban d’un moyen expressif, éventuellement surexpressif quand
l’inconscient est censé l’informer, au statut d’un fond sur lequel se
dissèquent des traces, biographèmes selon un certain "aencrage". Le
divertissement, la diversion biographiques détournent la lecture alors
d’une occasion: celle que l’on perd, nous dirons faute de mieux, de
faire une expérience artistique, si l’on entend par là le non-refus d’un
face-à face avec tout ce qui fait qu’un ouvrage se présente sous une
forme littéralement jamais vue: autrement dit, dans un certain sens,
monstrueuse12, insolite, excessive.

12 Ce qui se présente "sous l’espèce de la monstruosité" est ce "qui rompt avec la


normalité constituée", pour reprendre ici dans un tout autre contexte le vocabulaire de
J. DERRIDA, De la grammatologie (1967), p. 14.
208 Perec ou le dialogue des genres

Ce ne fut sans doute pas l’ambition du scriptor d’aboutir à cette


consécration de l’ego. Le "sujet" se trouve là où aucun des quatre
types de discours n’est en passe de recouvrir l’autre, de se substituer à
l’autre, de prendre le pas sur l’autre. Il ne se trouve en tout cas pas là
où l’on fait appel à une œuvre afin d’anéantir l’altérité d’un texte,
quel qu’il soit, et qui ne se réduit pas nécessairement à n’être que l’un
de ses représentants13.

Lire, cette pratique14


Les quatre pôles entre lesquels oscille l’œuvre se retrouvent-ils
dans W ou le souvenir d’enfance? C’est une des questions à laquelle
l’on serait tenté de répondre dans notre re-lecture d’un livre
aujourd’hui canonique. Cependant, avant de chercher à récupérer dans
l’ouvrage l’image en abyme de l’œuvre, il faut interroger certain
paradoxe. Ressentis successivement comme complémentaires à
l’échelle d’une œuvre, pris ensemble, les quatre champs peuvent
soudain paraître incompatibles dès lors, non pas qu’ils se mixent ou
fusionnent, mais qu’ils co-habitent au cœur d’un même ouvrage. À
l’aune d’"œuvres complètes", le divers, le pluriel, la variété,
réconfortent. Ils sont la marque de la "richesse", de l’invention. La
multiplicité des registres investis devient un signe flagrant de
"créativité". Assouvissant une diversité d’intérêts, l’éclectisme
garantit un lectorat toujours plus vaste. Le paradoxe est que ce pluriel
favorise un mécanisme identificatoire. Comme l’a bien analysé J.
Ricardou à propos du non moins célèbre roland BARTHES, cette
tendance tient à l’alliance de l’hétérogène et du fragmentaire, deux
aspects formels qui caractérisent aussi bien W:
Rien comme la bigarrure du mélange et l’épars du
fragmentaire qui soit mieux capable de promouvoir cette figure
imaginaire: quelqu’un15.

13 La traduction anglaise du mot en acrostiche, AME, par EGO dans La Vie mode
d’emploi est un rien symptomatique de ce que l’on pointe comme dérive biocentrique.
Alors qu’il suffit sans doute de lire dans AME l’acronyme du titre "la Vie Mode
d’Emploi (VME) ainsi que couramment on l’abrège, le V comme un A tête-bêche ou
bien formant unis un W, pour repasser du culte de la personne à l’examen de
l’ouvrage dont on crypte le titre.
14 MALLARMÉ, Le Mystère dans les lettres, op. cit., p. 234.
15 "Le tout-à-lire" (1981), entretien avec Mireille CALLE-GRUBER, p. 27.
La rotation des clôtures 209

Circonscrire un texte dans le cadre strict d’une œuvre quand celle-ci


ressortit à la fois à l’hétérogène et au fragmentaire, c’est, pour
reprendre la formule de Ricardou, faciliter l’intégration identificatoire
du divers. Toutefois, à l’échelle d’un texte particulier, cette diversité
paraît moins bien reçue. Surtout quand elle implique de manière
flagrante sa dimension présentationnelle. Or, sous cet angle scripto-
graphique, le moins que l’on puisse dire est que l’ouvrage est des plus
détonnants. La dualité générique s’assemble selon les "simples figures
de la contiguïté" (Barthes). Métonymie: les deux séries hétérogènes
sont co-présentes et sont réunies par simple juxtaposition. Asyndète: il
y a élision de tout opérateur de conjonction dans les passages
multipliés de l’une à l’autre16.
Or, quand il est trop visible, le dialogue des genres ou des "codes"
perturbe. Il dérange la préconception d’une homogénéité, d’une
cohérence, d’une fluidité que subsume le caractère unitaire auquel
prétend un ouvrage en tant qu’objet distinct. On aime à ce que l’unité
matérielle – un "bloc", un "corps", un "volume" que l’on tient dans la
main, sous un regard globalisant et un peu "à l’œil" – corresponde à
cette autre unité du "sujet", thématique, générique et auctorial à la
fois. À plus forte raison quand le discours en cause suppose la
coïncidence de l’énonciateur et de l’objet principal de son énoncé.
Entre narration et diégèse, une identité du sujet s’y trouve en principe
impliquée. Une conformité énonciative et thématique est posée par le
genre autobiographique. Facteur d’unification sémantique qui relègue
à l’arrière-plan tout ce qui peut en sortir, son imposition, notamment
par la voie paratextuelle, fonctionne comme agent d’uniformisation
générique.
De même, l’on se réjouit que cette "matière diégétique" coïncide
avec la manière, ce que, pendant des lustres, l’on a appelé le bon goût,
cultivant le lisse, le net, le poli, le ... lustré. Il y a tout un appareillage
de lubrification lecturale qui tend à gommer les aspérités de l’écrit. Ce
sont des instruments d’expressivité ou de sur-représentativité. On sait
que sous la notion fallacieuse de "style" s’opère l’asservissement de la
"forme" au "fond". Si elle doit transparaître, ce n’est que pour enforcir
celui-ci. Un ouvrage, contrairement à ce que suggère son nom, ne se
doit d’être ni un ouvroir, ni trop ouvert, ni trop ouvragé.

16 Au plan de la syntaxe du récit et du "trou au centre" de W, Ph. LEJEUNE voit


une anacoluthe , "Une autobiographie sous contrainte" (1993), p. 20.
210 Perec ou le dialogue des genres

D’un certain côté, l’hybridation est toujours mal perçue dans nos
sociétés (Barthes). L’on hésite encore à mettre en avant l’œuvre du
mélange des genres, toute tentative de sortie anti-monologique. Mais
d’un autre côté, sous la forme de la fusion, du métissage ou du
brassage, elle est devenue aujourd’hui la nouvelle idéologie
dominante17. L’"assimilation", l’occultation des différences, tout
facteur d’unification du "tissu" social favorisent la culture de masse,
facilitent le règne de la marchandise. En obtempérant à la raison ou
déraison mercantile, la massification du social n’est que la
conséquence d’une logique marchande, d’où la massification de la
culture, de la lecture. Mais génériquement, en littérature du moins,
agit toujours certain binarisme d’apparence irréductiblement
antinomique: c’est de la fiction ou de l’autobiographie. Ainsi l’auto-
biographique s’oppose au romanesque comme l’historiographique au
fictionnel, le phénoménologique au fantasmatique. Si à hauteur d’une
œuvre la versatilité peut être signe favorable d’universalité, à hauteur
d’un ouvrage la diversité devient facteur d’illisibilité. Il y a un
pluralisme idéal qui rassure quand l’on ne s’y confronte que sur un
mode idéel: ainsi d’un discours général sur l’œuvre ou sur l’auteur. Il
s’y accomplit de façon atopique. Car où commence et où l’œuvre
finit-elle? Surtout s’il s’agit d’un ensemble où chaque ouvrage est
délibérément poly-intertextuel. Davantage si l’ensemble se définit
moins comme une œuvre que comme un ouvroir où s’expérimentent
des formes. Or, le problème avec un livre comme W, est que l’œuvre
du mélange des genres ne s’y présente pas sous la forme de la fusion,
du brassage, du métissage. Entre les genres, c’est un dialogue plus
qu’un mélange qui s’y propose. Ne s’y efface aucune disparate des
idiomes en présence. Le litige s’y poursuit continûment, du début à la
fin. La contestation des récits et des textes donne matière à procès, à
poursuivre selon une stéréographie toute particulière. Elle ne transige
pas. Mais s’il y a dialogue entre les genres, tout dans le dispositif
accuse leurs différences et, dans un certain sens, la satire18 vire plutôt
à leur confrontation.

17 Voir sur ce vaste sujet Dusens (2002) de R. CAMUS, notamment p. 317.


18 La satire est à l’origine une pièce dramatique consistant d’un mélange de
musique, de paroles et de danse d’où le nom de satira ou satura, proprement
farcissure. Elle désigne certains ouvrages mêlés de vers et de prose faits dans une
intention satirique (Varron, Pétrone). Varron aurait inventé la Satire Ménippée qui
mêle "agréablement la prose avec les vers, le sérieux avec l’enjoué" (Littré). Ce
La rotation des clôtures 211

À un mode d’appréhension globale d’une œuvre s’oppose la


confrontation pratique avec un texte particulier qui joue précisément
de la mise en présence de ses différentes parties qui sont pour le
moins discordantes. Dès lors qu’un ouvrage se présente comme un
ensemble hétérogène, qu’il relève simultanément de genres divers,
que ces genres ressortissent à des catégories reçues comme
essentiellement exclusives, c’est certain réflexe identificatoire qui se
trouve en principe déçu. En principe, sauf à minimiser l’effet, l’impact
ou l’effectivité de l’hétérologie en présence. Les oppositions sont
faites, dit-on, pour être "transcendées". Certaines œuvres
contemporaines de W sont censées déborder certaines oppositions:
entre fiction et vérité notamment. Ainsi de la trilogie des
Romanesques de Robbe-Grillet. Il s’agit alors d’outrepasser ou bien
d’invalider telle canonique définition du genre autobiographique.
Avec Perec, les oppositions sont celles qui séparent, d’un côté, le
registre sérieux (préoccupations d’ordre sociologique, le discours sur
soi, le quotidien), tragique (l’histoire familiale, la judéité) et, d’un
autre, le registre ludique (le divertissement, l’oulipisme, les
expérimentations langagières), éventuellement fantaisiste voire
canulardesque19. D’un côté, il y a l’Histoire, la Réalité; de l’autre, la
Fiction, une littérature de Divertissement ("tout le reste n’est que
littérature").
C’est ce sectarisme défini par la subordination ou la monovalence
génériques qui est mis en cause et mis en crise par des livres comme
W. Contre tout génocentrisme, voici un ouvrage qui rend compte de
la division effective des langages, du langage lui-même, de
l’"incommunication" intersubjective20 acceptées comme un donné
social, un livre qui ne joue pas le jeu de l’uniformisation socio-
culturelle. Contrairement à certaines "tentatives progressistes de la
modernité"21, l’écriture de W ne relève pas d’une "pratique de contre-
division des langages". Cette contre-division supposerait un langage

mélange des registres ou des tons est aussi caractéristique de W alors qu’aujourd’hui
l’on en tendance à tout reverser au compte d’une poétique du deuil et de la
mélancolie.
19 Certain rapprochement homophonétique entre les deux premiers souvenirs dans
W pourrait se prêter à une telle lecture, IV, p. 22-3.
20 "À l’unité de la culture de masse répond dans notre société une division non
seulement des langages, mais du langage lui-même", R. BARTHES, "La division des
langages", Le Bruissement de la langue, p. 113, 118.
21 Ibid., p. 126.
212 Perec ou le dialogue des genres

atopique. Ce à quoi s’oppose manifestement le texte de W au


fondement duquel se découvre l’importance accordée au dispositif
spatial, à l’espace de la représentation, à sa dimension présen-
tationnelle. Cette contre-division supposerait un langage utopique. Or
c’est aussi tout le contraire qui a lieu: à travers la représentation d’une
forme de contre-utopie sportive et concentrationnaire22, c’est la mise à
jour de son ancrage dans la réalité quotidienne qui permet d’en
articuler la logique historique et de la dénoncer comme le résultat d’un
processus matériel, dont les germes se repèrent dans l’infra-ordinaire.
Pratique d’écriture ou de composition paradoxale – acratique –, à
laquelle devrait répondre une pratique de lecture qui cherche à se
rendre isomorphe à son objet. Cette adaptation de la lecture suppose
d’abord de prendre la mesure de son altérité, autrement dit, de sa
génialité. Poursuivre cet objet dans ce qu’il résiste à nos attentes, c’est
en fait moins accepter d’en reconnaître le caractère polygénérique
(son pluriel) que le discord hétérogénérique (l’hétéronomie fonda-
mentale) dont l'ouvrage se fait le théâtre. Si une certaine éthique de la
lecture consiste à respecter l’objet d’analyse dont on assume la re-
présentation, autant faire en sorte que celui qu’on aborde ne soit point
totalement sabordé.
À texte hétérologique, lecture hétérologique. Si l’on accepte la
fable politique qui se dégage de la société W, inhumaine en ceci qu’à
travers la logique à la fois surorganisée et arbitraire de la compétition
effrénée, elle aboutit à l’effacement total de la différence entre les
hommes 23, il serait sans doute étonnant d’adopter un mode de lecture
dont le principe reviendrait à précisément effacer les différences des
"codes", l’indécidabilité des "voix" sous l’empire d’un seul régime: le
discours de soi, le discours sur soi, le discours pour soi. Il y a en effet
des pratiques de lecture tout autant que d’écriture dominantes
("encratiques") qui répriment tout ce qui résiste dans l’espace du
texte. Ce sont ces lignes de résistance qu’il n’est peut-être pas inutile
de ...percer dans un des ouvrages qui, en dépit de son succès
grandissant, reste l’un des plus méconnus de Perec. Il faut sans doute
le répéter car on peut le souhaiter: "que le livre soit quelque chose
d’ouvert, pas de fermé".

22 Voir notamment de Louis ARSAC "De l’utopie à la dystopie", Analyses et


réflexions sur Georges Perec (1997), p. 76-84.
23 Solange FRICAUD, "W: l’utopie de la déshumanisation", ibid., p. 100.
BIBLIOGRAPHIE
(Sauf indication contraire le lieu de publication est Paris)

Ouvrages et articles cités de Georges Perec


(par ordre chronologique)

Les Choses. Une histoire des années soixante, Julliard, 1965.


Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour, Denoël, "Les lettres nouvelles",
1966.
Un homme qui dort, Denoël, 1967.
La Disparition, Denoël, 1969.
Les Revenentes, Julliard, "Idée fixe", 1972.
La Boutique obscure: 124 rêves, Denoël, 1973.
"Histoire du lipogramme", Oulipo, la littérature potentielle, Gallimard, "Idées", 1973,
p. 77-93.
"Le Petit abécédaire illustré", ibid., p. 239-244, repr. dans Vœux, Seuil, "La Librairie
du XXe siècle", 1989, p. 11-18.
Espèces d’espaces, Galilée, "L’espace critique", 1974.
Ulcérations, Bibliothèque Oulipienne n° 1 (1974), La Bibliothèque Oulipienne, vol. 1,
Éditions Ramsay, 1987, p. 1-15.
"Qu’est-ce que la littérature potentielle?", Le Magazine littéraire, nov. 1974, p. 22-3.
W ou le souvenir d’enfance, Denoël, "Les lettres nouvelles", 1975.
Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975), Christian Bourgois, 1982.
"Roussel et Venise: Esquisse d’une géographie mélancolique" (avec Harry
MATHEWS), L’Arc n° 68, Aix-en-Provence, 1977, p. 9-21, repr. dans Cantatrix
Sopranica L. et autres récits scientifiques, Seuil, "La Librairie du XXe siècle",
1991, p. 73-115.
La Vie mode d’emploi, Hachette, "P.O.L.", 1978.
Je me souviens. Les Choses communes I, Hachette, "P.O.L.", 1978.
Un cabinet d’amateur. Histoire d’un tableau, Balland, "L’instant romanesque", 1979.
"Quatre figures pour la Vie mode d’emploi", L’Arc n° 76, Aix-en-Provence, 3e
trimestre 1979, p. 50-3.
La Clôture et autres poèmes, Hachette, "P.O.L.", 1980.
"Lettre inédite" à Denise GETZLER (1963), Littératures n° 7, Toulouse, Presses
Universitaires du Mirail, printemps 1983, p. 61-7.
Alphabets. Cent soixante-seize onzains hétérogrammatiques, Galilée, 1985.
Penser/Classer, Hachette, "Textes du XX e siècle", 1985.
"53 jours", P.O.L., 1989.
L’Infra-ordinaire, Seuil, "Bibliothèque du XX e siècle", 1989.
Je suis né, Seuil, "Bibliothèque du XXe siècle", 1990.
L.G. Une aventure des années soixante, Seuil, "Bibliothèque du XX e siècle", 1992.
Le voyage d’hiver, Seuil," La librairie du XXe siècle, 1993.
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214 Perec ou le dialogue des genres

Entretiens et conférences, édition critique établie par Dominique BERTELLI et


Mireille RIBIÈRE, Joseph K., volume I (1965-1978), volume II (1979-1981),
Joseph K., 2003.

Ouvrages et revues consacrés à Georges Perec


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1983.
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Perec, Lexington, KY: French Forum, 1984.
Collectif, Cahiers Georges Perec nº 1 (colloque de Cerisy 1984), "P.O.L.", 1985.
PEDERSEN, John, Perec ou les textes croisés, Études Romanes nº 29, Copenhague:
Munksgaards Forlag, 1985.
BURGELIN, Claude, Georges Perec, Seuil, "Les Contemporains", 1988.
MAGNÉ, Bernard, Perecollages 1981-1988, Presses Universitaires du Mirail-
Toulouse, "Les Cahiers de Littératures", 1989.
Collectif, W ou le souvenir d’enfance une fiction, Cahiers Georges Perec nº 2,
Séminaire 1986-87, Revue Textuel nº 21, Université de Paris VII, 1988.
Collectif, Cahiers Georges Perec n° 4, Mélanges, Éd. du Limon, 1989.
Collectif, Parcours Perec, Mireille RIBIÈRE éd., Colloque de Londres (1988),
Presses Universitaires de Lyon, 1990.
Collectif, Études Littéraires Georges Perec écrire/transformer, vol. 23, n° 1-2,
Université de Laval, Québec, été-automne 1990.
LEJEUNE, Philippe, La Mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe,
"P.O.L.", 1991.
Collectif, Cahiers Georges Perec n° 5, Les poèmes hétérogrammatiques, Éd. du
Limon, 1992.
NEEFS, Jacques et Hans HARTJE, Georges Perec, Images, Seuil, 1993.
Collectif, Le Cabinet d'amateur, Revue d'études perecquiennes n° 1, Miscellanées,
Toulouse, Les Impressions nouvelles, printemps 1993.
Collectif, Le Cabinet d'amateur, Revue d'études perecquiennes n° 2, L'Autobio-
graphie, Toulouse, Les Impressions nouvelles, automne 1993.
BELLOS, David, Georges Perec/A Life in Words, London, Harvill/HarperCollins,
1993. Georges Perec/Une vie dans les mots, Seuil, 1994.
Collectif, The Review of Contemporary Fiction, vol. 13, n° 1, éd. D. BELLOS, print.
1993.
Collectif, Le Magazine littéraire nº 316, Numéro spécial "G. Perec, mode d’emploi",
déc. 1993.
Collectif, Le Cabinet d'amateur, Revue d'études perecquiennes n° 3, Miscellanées II,
Toulouse, Les Impressions nouvelles, printemps 1994.
Collectif, Le Cabinet d'amateur, Revue d'études perecquiennes n° 4, Mots croisés,
Toulouse, Les Impressions nouvelles, automne 1994.
BÉHAR, Stella, Georges Perec. Écrire pour ne pas dire, New York, Peter Lang
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thèque" nº 67, 1997.
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Collectif, Analyses et réflexions sur Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance,
L’humain et l’inhumain, Éditions Ellipses, 1997.
Collectif, Le Cabinet d'amateur, Revue d'études perecquiennes n° 5, L'autobio-
graphie, deux, Toulouse, Les Impressions nouvelles, printemps 1997.
Collectif, Le Cabinet d'amateur, Revue d'études perecquiennes n° 6, Tentative de
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BERTHARION, Jacques-Denis, Poétique de Georges Perec, Librairie Nizet, 1998.
MAGNÉ, Bernard, Georges Perec, Nathan Université, "128", 1999.
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Collectif, Georges Perec et l’histoire, Actes du colloque international de l’Institut de
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Université de Copenhague, Museum Tusculanum Press, 2000.
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Collectif, Georges Perec et le renouveau des contraintes, Formules/Revue des
littératures à contraintes n° 6, Noesis, 2002.
Collectif, textes réunis par Jean-Luc JOLY, L’œuvre de Georges Perec, réception et
mythisation, Actes du colloque de Rabat (2000), Université Mohamed-V, Série
colloques et séminaires n° 101, Rabat, 2002.
CLERC, Thomas, W ou le souvenir d’enfance, éditions Hatier, "Profil d’une œuvre",
2003.
Collectif, Cahiers Georges Perec n° 7, "Antibiotiques", Le Castor Astral, 2003.
NIFTANIDOU, Théocharoula, Georges Perec et Nikos-Gabriel Pentzikis: une
poétique du minimal, L’Harmattan, 2004.
Collectif, présenté par Jean-François CHASSAY, Colloque de Montréal, Cahiers
Georges Perec n° 8, Le Castor Astral, 2004.
Collectif, numéro spécial dirigé par Warren MOTTE et Jean-Jacques POUCEL,
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BEGGAR, Awatif, "W ou le souvenir d’enfance une autobiographie sous contrainte",
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220 Perec ou le dialogue des genres

Autres ouvrages et articles sur Perec et l’Oulipo


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d’un genre", Cahiers Georges Perec nº 1, op. cit., 1985, p. 281-287.
---, "‘L’homme et l’œuvre’, ou comment en sortir", Cahiers Georges Perec n° 4, op.
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BELLOS, David, "Mes années Perec", L’Infini, n° 47, 1994, p. 38-48.
CONSENSTEIN, Peter, Literary Memory, Consciousness, and the Group Oulipo,
Amsterdam-Atlanta, Rodopi, "Faux titre", nº 220, 2002.
DAYAN ROSENMANN, Annie, "Écriture et Shoah – raconter cette histoire-là,
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HARTJE, Hans, Bernard MAGNÉ, Jacques NEEFS, Cahier des charges de La Vie
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Georges Perec", Penser par le diagramme de Gilles Deleuze à Gilles Châtelet,
Revue TLE n°22, Presses Universitaires de Vincennes, 2005, p. 55-81.
JULLIEN, Dominique, "Le cas polonius", Le Cabinet d’amateur n° 1, op. cit., 1997,
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KOOS, Leonard, "Georges Perec P or the Puzzle of Fiction", Yale French Studies,
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TABLE DES MATIÈRES

I. PEREC HÉTÉROGRAPHE 7

Intertextualités 12
Polygénéricité 18
Modèles de lecture 20

II. LES QUATRE CHAMPS 29

1. L’interrogation sociologique 29
2. L’interrogation ludique 33
3. La voie romanesque 44
4. La dimension autobiographique 49

III. UNE NOUVELLE AUTOBIOGRAPHIE 57

Renouveau autobiographique 57
La guerre des genres est le moteur du texte 61
Fiction/autobiographie: mutations inter-génériques 64
Le mélange des genres 67
Montage scriptographique 70

IV. L’ABC DE L’ESPACE: DU PÉRITEXTE AU TEXTE 75

Scriptographies 76
Auto-péri-graphie 80
Première ouverture: la jaquette 80
Première de couverture: le titre (deuxième) 84
Disposition en chiasme 88
Parallélisme formel 90
Quatrième de couverture: le prière d’insérer 92
La note auto-bio/bibliographique 100
Double titre: le titre comme marque du manque et du masque 103
Double (c)ouverture 108
228 Perec ou le dialogue des genres

Du péritexte au Texte: hypothèses de lecture 110


Le péritexte: pistes à suivre 115

V. W OU LE SOUVENIR D’EN FACE 117

Une auto-bi-graphie? 118


Une autofictiobiographie? 121
Une hétéro(bi)graphie 124
Montage polygénérique 129
Disposition du Texte 131
Lipographies 133
Paradigme de l’omission 139
Triptyque 143
Quadripartition 151
Réduction monologique 156
Relations interdiégétiques 161

VI. PARCOURS DE LECTURE: LE TEXTE VIRTUEL 167

Contraintes de lecture 169


Stéréographie 172
Correspondances interdiégétiques 174
L’enchevêtrement virtuel 179
Autobi(o)graphie à contrainte? 183

VII. LISIBILITÉ DU TEXTE CONTRAINT/ LECTURABILITÉ


DES CONTRAINTES 193

Marquer ou masquer la contrainte? 201

VIII. LA ROTATION DES CLÔTURES 203

Lire, cette pratique 208

BIBLIOGRAPHIE 213
Table des Matières 229

Ouvrages et articles cités de Georges Perec 213


Ouvrages et revues consacrés à Georges Perec 214
Articles sur W ou le souvenir d’enfance 215
Autres ouvrages et articles sur Perec et l’Oulipo 220
Autres ouvrages et articles cités 221

TABLE DES MATIÈRES 227

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