Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
et cible les liens sociaux comme « asabiyya» (sentiment de solidarité) [… (La terreur
Benjamin Brower à « désarticuler les réseaux sociaux traditionnels comme le « ashira»(tribu)
devenant l’arme la plus importante dans cette lutte : enlèvement, exécutions sommaires,
assassinats purs et simples, torture et agressions sexuelles produisent Metrus atrox une «peur
terrible», par laquelle les commandants pensent détruire des liens sociaux existants et
entraîner une population à la docilité 2. »
C’est à une violence nouvelle que les populations ont à faire face, elle les surprend par
son ampleur, son acharnement destructeur et son apparente absence de but. La résistance
qu’elles y opposent est tout à la fois leur refus de se soumettre à un pouvoir étranger et un
sursaut pour se préserver d’un anéantissement programmé. C’est dans ce contexte qu’en 1845,
alors qu’Abdelkader, le chef de résistance dans la province d’Oran, est donné pour battu,
qu’éclate de manière totalement inattendue une insurrection générale dans le Dahra. Elle est
conduite par Boumaza, un jeune à peine âgé de vingt ans. Surpris par son ampleur et sa
radicalité, Bugeaud ordonne à ses officiers de réprimer au plus vite un soulèvement qui
menace de s’étendre à d’autres régions. « Soyez impitoyables 3 » leur ordonne-t-il. Mais
qu’est-ce donc qu’« être impitoyable » en terme militaire ?
1
Occupation française de l’Algérie : Massacres coloniaux, donner nom et sens à la souffrance des victimes par Hosni Kitouni
comme prévu, les matières combustibles transportées par « cinquante-six mules 7 » sont
placées à l’entrée des grottes, le feu est mis, les forces de la nature y ajoutent leur effet
dévastateur et les flammes de l’enfer s’élancent alors à plus de 60 mètres. Le lendemain,
quand les soldats arrivent pour l’habituel pillage, ils découvrent plus de 800 corps réduits en
débris.
Connue à Paris l’« Affaire du Dahra » fait scandale bien au-delà de la France. Le prince
de La Moskowa, député de l’opposition, interpelle le gouvernement en qualifiant l’acte de
Pellissier de « meurtre consommé avec préméditation sur un ennemi vaincu, sur un ennemi
sans défense 8». Le Courrier français 9 dénonce de son côté « une œuvre de cannibales » alors
que Le Times de Londres qualifie le futur grand chancelier de la Légion d’honneur, Pellissier
de « monstre qui déshonore son pays, son époque et sa race 10 ».
Arrêtons-nous sur les facteurs qui ont suscité cet inhabituel émoi dans les chambres et la
presse d’opposition. Il faut d’emblée souligner que le rapport de Pellissier avait quelque chose
de bien inhabituel : il donnait des détails horrifiants sur l’enfumade, soutenus par un aveu de
reconnaissance de l’extrême violence du procédé. Comme pour en accentuer l’effet
dévastateur, un officier espagnol publie de son côté un témoignage comportant des
descriptions insoutenables sur ce qu’il a vu dans les grottes : « Tous les cadavres étaient nus,
dans des positions qui indiquaient les convulsions qu'ils avaient dû éprouver avant d'expirer.
Le sang leur sortait par la bouche ; mais ce qui causait le plus d'horreur, c'était de voir des
enfants à la mamelle gisant au milieu des débris de moutons, des sacs de fèves, etc 11. » Tony
Johannot célèbre illustrateur tira de cette cauchemardesque description une illustration qui fut
popularisée par la presse montrant victimes et animaux mêlés dans une sorte de descente aux
enfers. Voilà comment la souffrance des victimes s’imposa pour la première fois dans le débat
politique français révélant au grand jour la réalité de la guerre de conquête. C’est précisément
la faute qui fut reprochée à Pellissier aussi bien par ses supérieurs que par l’historiographie
coloniale : s’être laissé aller à fournir des détails qui n’avaient pas lieu d’être dans un rapport
militaire qui plus est porté à la connaissance du public. Une faiblesse indigne d’un soldat
dénonça plus tard Félix Gauthier. C’est d’ailleurs le sens des remarques que lui fit Bugeaud,
qui indique clairement comment il aurait fallu procéder pour construire la narration de
l’enfumade : « J'ai fait un récit rapide de l'événement, afin qu'il soit livré à la publicité dégagé
des détails que j'ai jugé à propos de supprimer. » Bugeaud ne dit pas sur quoi portent ces
détails, mais on le devine à la lecture de son rapport : il a systématiquement supprimé les
informations relatives à la machinerie de l’enfumade, le nombre de ses victimes et leur fin
tragique.
Deux mois après ces faits, un autre officier, Saint-Arnaud, membre de l’état major de
Bugeaud, très proche ami de Pellissier, confronté à l’insurrection d’une petite tribu du Dahra,
décide à son tour de recourir à la même technique 12 de meurtre collectif : « Il faut écrit-il à
l’impunité 14 ». Le 12 aout 1845, Saint Arnaud anéantit les Sbehas (cinq cents victimes) tous
âges et sexes confondus, hommes et biens.
Ce nouveau massacre ne dépasse ni en horreur ni en cruauté celui de Pellissier, il s’en
distingue néanmoins par une extrême maitrise opératoire : « Personne, écrit Saint Arnaud,
n'est descendu dans les cavernes ; personne... que moi ne sait qu'il y a là-dessous cinq cents
brigands », et il ajoute : « Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal, simplement, sans
poésie terrible ni images 15. » On a l’impression de lire un officier de l’ère moderne se vantant
d’être parvenu à éloigner caméra de TV et journalistes du champ de bataille, ne laissant
« fuiter » aucune information qui vient trouble le récit officiel.
Instruit par la mésaventure de Pellissier, Saint Arnaud a donc su prendre toutes les
dispositions nécessaires pour accomplir son massacre et en rester le seul narrateur. Pari plus
2
Occupation française de l’Algérie : Massacres coloniaux, donner nom et sens à la souffrance des victimes par Hosni Kitouni
que réussi puisque son opération demeurera secrète jusqu’en 1855 16. Quant au fameux rapport
adressé à Bugeaud, il a disparu des archives officielles 17. Saint-Arnaud parvient ainsi à
couvrir d’un linceul de silence le meurtre de cinq cents civils et à imposer à la postérité sa
seule version des faits. L’habileté et la froideur avec lesquelles il accomplit son geste lui
vaudront la reconnaissance des historiens coloniaux qui lui attribueront le mérite d’avoir su
agir en soldat 18.
Il y eut en ces mêmes années 1845-46 cinq enfumades, en tout 19 qui ont fait plus de
2500 victimes. L’histoire n’en a pourtant retenu qu’une seule, celle de Pellissier. Elle apparait
dès lors comme un fait isolé, exceptionnel et ne relevant aucunement d’un processus de
répression inhérent à la guerre elle-même. C’est dire combien le travail d’occultation est
parvenu à faire l’impasse sur des faits d’une aussi grande importance.
3
Occupation française de l’Algérie : Massacres coloniaux, donner nom et sens à la souffrance des victimes par Hosni Kitouni
il conclut que cela pourrait suggérer que Gentil ou ses supérieurs avaient pris l'habitude de
modifier les données sur les razzias pour les faire apparaitre comme des batailles et non
comme tueries collectives 22.
nous, ainsi que ces […] improvisateurs de chants religieux contre les chrétiens 26. »
prétexte de leur industrie, entretiennent par des chansons populaires les idées de haine contre
Ainsi sur cette longue guerre, nous ne disposons que des seules sources de l’armée
française. L’unilatéralité du récit, ses occultations, ses silences rendent évidemment très
difficile l’identification des massacres, leur localisation et la mesure exacte de leur ampleur.
On sait simplement aujourd’hui que la guerre de conquête (1830 et 1871) a fait plus de
825.000 morts, soit un tiers de la population totale, entrainant ce que les démographes 27 ont
appelé un véritable « désastre démographique ». Quelle part, les meurtres collectifs de civils
ont pris dans ce désastre ? Nous ne le savons pas.
massacré les hommes, les femmes, les enfants, avec une furie toujours croissante. […] Croit-
« Depuis onze ans, on a renversé les constructions, incendié les récoltes, détruit les arbres,
on que la postérité ne nous en demandera pas compte ; qu'elle ne nous flétrira pas encore plus
qu'elle n'a flétri les compagnons de Cortez et de Pizarre 28? ». Ce à quoi 60 ans plus tard
l’historien Félix Gautier répond, en reprochant à ceux qu’il nomme les « philanthropes » de
vouloir attribuer aux indigènes une sensibilité qu’ils n’ont pas. « Je pense, écrit-il, que la
masse énorme des indigènes ne sent pas (les massacres) comme nous, ne les ont même pas
sentis ainsi jadis, lorsqu'ils en furent témoins oculaires ou victimes 29. » Il est donc selon lui
totalement inapproprié que les Européens cherchent à se faire des reproches sur des actes qui
relèvent pour les victimes de l’ordre normal de la guerre. Parce que : « Dans ces horreurs
orientales, les victimes ont une part de responsabilité ; c'est leur propre férocité qui est
contagieuse, une sorte de typhus moral, contre lequel le vainqueur ne se protège pas 30. »
Nous ne sommes plus là dans l’occultation pure et simple, mais dans l’idéologie de la
4
Occupation française de l’Algérie : Massacres coloniaux, donner nom et sens à la souffrance des victimes par Hosni Kitouni
légitimation faisant appel aux catégories raciales propres au XXe siècle qui allait bientôt
révéler ses terribles horreurs.
Comme nous l’avons vu, le déni des violences de masse contre les civils est une
narration construite destinée à préserver la guerre de conquête de la désaffection des chambres
et de l’opinion. Par différents procédés, le récit officiel a entrepris de faire disparaitre les
détails qui révèlent l’ampleur des victimes et leurs souffrances. Cette double occultation visait
à ruiner définitivement une population et simultanément à plonger sa ruine dans le silence et
l’oubli. Le discours officiel privant ainsi les contemporains du droit de savoir et condamnant
la postérité à l’amnésie. Mais comment oublier, quand la terre elle-même ne cesse de livrer le
témoignage organique 31 de ces multiples tragédies.
1
Raid rapide, généralement au petit jour, pour massacrer, ravager et piller les tribus.
5
Occupation française de l’Algérie : Massacres coloniaux, donner nom et sens à la souffrance des victimes par Hosni Kitouni
2
B.C. Brower, A Desert Named Peace. The Violence of France’s Empire in the Algerian Sahara, 1844-1902,
New York, Columbia University Press, History and Society of the Modern Middle East, 2009, p.22.
3
Cité par F. Maspero, L’honneur de Saint Arnaud, Casbah édit. Alger, 2004, p.205.
4
Voilà ce qu’écrit P. de Reynaud à propos de cet événement : « Plusieurs centaines de ces indigènes s'étant
retirés dans les grottes d'où il fut impossible de les faire sortir, on alluma de grands feux à l'entrée des grottes, et
ces malheureux furent étouffés dans les flammes. Il fut peu question de cet acte rigoureux, qui se perdit pour lors
au milieu du fracas des événements du Maroc. » Annales algériennes, t.III, Paris, 1854, p.126.
5
Cité par F. Maspero, L’honneur de Saint Arnaud, Alger, Casbah, p.205.
6
Ibidem, p 210.
7
Témoignage de l’officier espagnol cité Christian, P., L’Afrique française et l’empire du Maroc, Paris, Barbier,
1846, p.440.
8
Busquet, « L’affaire des grottes du Dahra », Revue Africaine, 1907.t.51. p.126.
9
Celui-ci cessa de paraître en 1851.
10
Edition du 14 juillet 1845.
11
Lettre d’un soldat espagnol, in Christian, L’Afrique française, p.430.
12
Le Cour Grandmaison, O, Coloniser Exterminer, sur la Guerre et l’État colonial, Casbah, Alger, 2005, p.142.
13
Saint Arnaud, Lettres, Paris, 1855, lettre du 15 juillet 1845, p.33.
14
J. Semelin, Purifier et détruire. Paris, Seuil, 2005, p.373.
15
Saint Arnaud, Lettre 15 aout 1845, p.37.
16
Date de la publication de la correspondance de Saint Arnaud.
17
F. Gauthier, « Une visite aux grottes du Dahra », Revue de Paris, 15 juin 1914, pp 729-759.
18
C’est du moins l’opinion de F. Gautier et Busquet.
19
Lire à ce propos Busquet, L’affaire des grottes du Dahra, Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance
coloniale, Champs actuel, Paris 2008, pp. 46-52.
20
Jennifer E. Sessions “Unfortunate Necessities” : Violence and Civilization in the Conquest of Algeria
In France and Its Spaces of War, publié par Patricia M. E. Lorcin, Daniel Brewer, p.34.
21
Lire notamment Campagnes d'Afrique, 1835-1848. Lettres adressées au maréchal de Castellane Lettre du
capitaine, Paris, Plon ; 1898, Lettre de M. Dussert, sous-directeur des affaires civiles à Oran. Oran, 16 mai 1840,
p. 190.
22
W. Gallois, A History of Violence in the Early Algerian Colony, Palgrave Macmillan, 2013, 120.
23
W. Gallois, p 90.
24
Hamdane Khodja, Le miroir, publié en 1834, témoignage sur les premières années de la conquête.
25
Duc d’Orléans, Campagne de l’Armée d’Afrique, cité par M Lacheraf, Algérie nation et société, Maspero,
Paris, 1969, p.78.
26
M.P. de Menerville, Dictionnaire de la législation algérienne, tome 1, p. 31.
27
K Kateb, Européens, “Indigènes” et Juifs en Algérie, Paris, l'Ined/PUF, p.49.
28
Général Duvivier, Solution de la question de l’Algérie, Paris, 1841, p. 285.
29
F. Gauthier, ibidem, p.757.
30
F. Gauthier, p.739.
31
Sauver le site des enfumades des grottes du Dahra Publié par Aziz Sadki sur 5 Février 2013,
http://histoiredelalgerie.over-blog.com.
32
W. Gallois, Genocide in nineteenth-century Algeria, Journal of Genocide Research, 15:1, p.70 et suiv.
33
B. Brower, Les violences de la conquête, in Histoire de l’Algérie à la période coloniale, ed. Barzakh-La
Découverte, Alger, Paris, 2012, 716 p.
34
Nous excluons le livre de Yves Benot qui se limite à la période 1944-1950 et ceux qui traitent des massacres
du XXe siècle.
35
Jennifer E. Sessions est professeure associée, université d’Iowa ( Etats-Unis).
36
W. Gallois, Institute of Arab and Islamic Studies University of Exeter, Angleterre.
37
Benjamin Brower, Université Austin, Texas, (Etats-Unis).