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Occupation française de l’Algérie : Massacres coloniaux, donner nom et sens à la souffrance des victimes par Hosni Kitouni

L’occupation française de l’Algérie


MASSACRES COLONIAUX :
DONNER NOM ET SENS A LA SOUFFRANCE DES VICITIMES

Par Hosni Kitouni, chercheur indépendant, Algérie. Novembre 2014.

En 1845 un scandale éclate en France à propos d’un acte de répression particulièrement


cruel et destructeur, les « enfumades du Dahra » qui ont fait plus de 800 morts par asphyxie,
point culminant de la guerre de conquête de l’Algérie conduite par le général Bugeaud. Le
gouvernement est alerté alors sur la nécessité d’un plus strict contrôle de l’information
militaire. Mais faute de changer les règles de la guerre, il entreprend tout simplement de
changer le discours sur la guerre, ainsi sont systématiquement escamotés les détails accablants
qui révèlent les atrocités commises contre les civils et chargent les opérations militaires
d’un surcroit d’horreur. Réinjecter au cœur du récit la victime et sa souffrance comme
révélateurs de sens de cette guerre, tel est l’enjeu de cette contribution.

I. La guerre coloniale : une violence nouvelle


Après dix années de tergiversations et voulant en finir avec la situation de ni guerre ni
paix, le gouvernement français opte en 1840 pour l’occupation totale de l’Algérie et se donne
pour doctrine les idées portées par un nouveau gouverneur, le général Bugeaud partisan de la
guerre totale pour détruire les bases de vie de la résistance. Entre 1840 et 1845, l’effectif de
l’armée d’Afrique est multiplié par deux, passant de 55.000 à 100.000 soldats. Des
expéditions répétitives, trois fois par an, et des colonnes mobiles sillonnent le pays semant
la mort et la destruction en procédant aux fameuses razzias 1.
Plus que dominer un territoire et des hommes, le processus de conquête s’attache, selon

et cible les liens sociaux comme « asabiyya» (sentiment de solidarité) [… (La terreur
Benjamin Brower à « désarticuler les réseaux sociaux traditionnels comme le « ashira»(tribu)

devenant l’arme la plus importante dans cette lutte : enlèvement, exécutions sommaires,
assassinats purs et simples, torture et agressions sexuelles produisent Metrus atrox une «peur
terrible», par laquelle les commandants pensent détruire des liens sociaux existants et
entraîner une population à la docilité 2. »
C’est à une violence nouvelle que les populations ont à faire face, elle les surprend par
son ampleur, son acharnement destructeur et son apparente absence de but. La résistance
qu’elles y opposent est tout à la fois leur refus de se soumettre à un pouvoir étranger et un
sursaut pour se préserver d’un anéantissement programmé. C’est dans ce contexte qu’en 1845,
alors qu’Abdelkader, le chef de résistance dans la province d’Oran, est donné pour battu,
qu’éclate de manière totalement inattendue une insurrection générale dans le Dahra. Elle est
conduite par Boumaza, un jeune à peine âgé de vingt ans. Surpris par son ampleur et sa
radicalité, Bugeaud ordonne à ses officiers de réprimer au plus vite un soulèvement qui
menace de s’étendre à d’autres régions. « Soyez impitoyables 3 » leur ordonne-t-il. Mais
qu’est-ce donc qu’« être impitoyable » en terme militaire ?

II. Les enfumades : des massacres de type nouveau


Dans une note du 11 juin 1845, le maréchal donne ses instructions : « Si ces gredins se
retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbehas 4 ! Enfumez-les à outrance comme
des renards 5». Le maréchal fait ici allusion à un meurtre collectif par asphyxie, demeuré
secret parce que son auteur, le général Cavaignac voulait éviter de s’étendre « sur le nombre
des Arabes morts», révèle Canrobert 6. Une semaine plus tard, le colonel Pellissier lance ses
colonnes infernales sur les Ouled Riah, il les encercle, les accule à la montagne et finalement
parvient à les pousser dans ce qu’ils croyaient être leur sanctuaire. Ensuite tout se passe

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Occupation française de l’Algérie : Massacres coloniaux, donner nom et sens à la souffrance des victimes par Hosni Kitouni

comme prévu, les matières combustibles transportées par « cinquante-six mules 7 » sont
placées à l’entrée des grottes, le feu est mis, les forces de la nature y ajoutent leur effet
dévastateur et les flammes de l’enfer s’élancent alors à plus de 60 mètres. Le lendemain,
quand les soldats arrivent pour l’habituel pillage, ils découvrent plus de 800 corps réduits en
débris.
Connue à Paris l’« Affaire du Dahra » fait scandale bien au-delà de la France. Le prince
de La Moskowa, député de l’opposition, interpelle le gouvernement en qualifiant l’acte de
Pellissier de « meurtre consommé avec préméditation sur un ennemi vaincu, sur un ennemi
sans défense 8». Le Courrier français 9 dénonce de son côté « une œuvre de cannibales » alors
que Le Times de Londres qualifie le futur grand chancelier de la Légion d’honneur, Pellissier
de « monstre qui déshonore son pays, son époque et sa race 10 ».
Arrêtons-nous sur les facteurs qui ont suscité cet inhabituel émoi dans les chambres et la
presse d’opposition. Il faut d’emblée souligner que le rapport de Pellissier avait quelque chose
de bien inhabituel : il donnait des détails horrifiants sur l’enfumade, soutenus par un aveu de
reconnaissance de l’extrême violence du procédé. Comme pour en accentuer l’effet
dévastateur, un officier espagnol publie de son côté un témoignage comportant des
descriptions insoutenables sur ce qu’il a vu dans les grottes : « Tous les cadavres étaient nus,
dans des positions qui indiquaient les convulsions qu'ils avaient dû éprouver avant d'expirer.
Le sang leur sortait par la bouche ; mais ce qui causait le plus d'horreur, c'était de voir des
enfants à la mamelle gisant au milieu des débris de moutons, des sacs de fèves, etc 11. » Tony
Johannot célèbre illustrateur tira de cette cauchemardesque description une illustration qui fut
popularisée par la presse montrant victimes et animaux mêlés dans une sorte de descente aux
enfers. Voilà comment la souffrance des victimes s’imposa pour la première fois dans le débat
politique français révélant au grand jour la réalité de la guerre de conquête. C’est précisément
la faute qui fut reprochée à Pellissier aussi bien par ses supérieurs que par l’historiographie
coloniale : s’être laissé aller à fournir des détails qui n’avaient pas lieu d’être dans un rapport
militaire qui plus est porté à la connaissance du public. Une faiblesse indigne d’un soldat
dénonça plus tard Félix Gauthier. C’est d’ailleurs le sens des remarques que lui fit Bugeaud,
qui indique clairement comment il aurait fallu procéder pour construire la narration de
l’enfumade : « J'ai fait un récit rapide de l'événement, afin qu'il soit livré à la publicité dégagé
des détails que j'ai jugé à propos de supprimer. » Bugeaud ne dit pas sur quoi portent ces
détails, mais on le devine à la lecture de son rapport : il a systématiquement supprimé les
informations relatives à la machinerie de l’enfumade, le nombre de ses victimes et leur fin
tragique.
Deux mois après ces faits, un autre officier, Saint-Arnaud, membre de l’état major de
Bugeaud, très proche ami de Pellissier, confronté à l’insurrection d’une petite tribu du Dahra,
décide à son tour de recourir à la même technique 12 de meurtre collectif : « Il faut écrit-il à

Pellisier… Parce que, ajoute-t-il, je sais que [Bugeaud] m’approuvera 13 ». « Vertige de


son frère, que je détruise les Sbehas… Il faut que j’aille faire le siège de leurs grottes comme

l’impunité 14 ». Le 12 aout 1845, Saint Arnaud anéantit les Sbehas (cinq cents victimes) tous
âges et sexes confondus, hommes et biens.
Ce nouveau massacre ne dépasse ni en horreur ni en cruauté celui de Pellissier, il s’en
distingue néanmoins par une extrême maitrise opératoire : « Personne, écrit Saint Arnaud,
n'est descendu dans les cavernes ; personne... que moi ne sait qu'il y a là-dessous cinq cents
brigands », et il ajoute : « Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal, simplement, sans
poésie terrible ni images 15. » On a l’impression de lire un officier de l’ère moderne se vantant
d’être parvenu à éloigner caméra de TV et journalistes du champ de bataille, ne laissant
« fuiter » aucune information qui vient trouble le récit officiel.
Instruit par la mésaventure de Pellissier, Saint Arnaud a donc su prendre toutes les
dispositions nécessaires pour accomplir son massacre et en rester le seul narrateur. Pari plus

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que réussi puisque son opération demeurera secrète jusqu’en 1855 16. Quant au fameux rapport
adressé à Bugeaud, il a disparu des archives officielles 17. Saint-Arnaud parvient ainsi à
couvrir d’un linceul de silence le meurtre de cinq cents civils et à imposer à la postérité sa
seule version des faits. L’habileté et la froideur avec lesquelles il accomplit son geste lui
vaudront la reconnaissance des historiens coloniaux qui lui attribueront le mérite d’avoir su
agir en soldat 18.
Il y eut en ces mêmes années 1845-46 cinq enfumades, en tout 19 qui ont fait plus de
2500 victimes. L’histoire n’en a pourtant retenu qu’une seule, celle de Pellissier. Elle apparait
dès lors comme un fait isolé, exceptionnel et ne relevant aucunement d’un processus de
répression inhérent à la guerre elle-même. C’est dire combien le travail d’occultation est
parvenu à faire l’impasse sur des faits d’une aussi grande importance.

III. Construire l’occultation et l’amnésie

Déni des massacres


Selon Jennifer Sessions, qui a consulté les archives de cette époque, dans ses
nombreuses correspondances, le maréchal Soult, ministre de la guerre, s’affirme convaincu
que rendre publiques les cruautés de l’armée d’Afrique diminuait le soutien de la métropole à
la colonie, démontrant ainsi que c'est la publicité faite autour des cruautés qui lui posait
problème, pas les cruautés en elles-mêmes. Par des instructions précises, il recommande au
général Bugeaud d’éviter de porter à la connaissance du public les détails choquants de la
guerre. Soult est particulièrement sensible à la « fâcheuse impression » que la « guerre non
conventionnelle », suscite dans l'opinion publique. « Je ne pense pas, écrit-il, que nous
pouvons exposer [notre stratégie] à l'examen et à la censure d'un public ignorant de la nature
de la guerre très particulière que nous devons faire en Algérie et le caractère tout à fait
exceptionnel de ses habitants. » Et Jennifer Sessions d’observer que, les employés du
ministère de la Guerre, et souvent le ministre lui-même, se chargent d’expurger attentivement
les rapports militaires de trois types de détails avant de les rendre publics 20 : les sévices faits
aux prisonniers algériens ; les exécutions sommaires et autres mutilations et cruautés dont se
rendent coupables les soldats ; les pillages et les destructions des razzias.
Cette censure, puisqu’il faut l’appeler ainsi, exercée par l’autorité politique va influer
grandement sur la manière dont les militaires établissent les rapports de campagne et les
journaux de route. Ils prennent soin de passer sous silence les brutalités et atteintes aux
droits de la guerre qui se commettent sous leurs ordres. De nombreux témoignages d’officiers
révèlent combien la narration officielle de la guerre est fort éloignée de sa réalité : « L'esprit
d'exploitation par le charlatanisme, écrit l’un d’eux, s'est glissé partout : le bulletin est le
journalisme de l'armée 21.» Ou encore ceci : « le général Bugeaud a cherché, dans un récit qui
fait plus d'honneur à son imagination qu'à sa véracité, à élever à la hauteur d'un combat une
misérable razzia, dans laquelle sa cavalerie indigène a égorgé quelques douzaines de femmes
et de vieillards sans défense. »

Taire le nombre des victimes.


Un autre procédé d’occultation consiste à taire le nombre des victimes de la répression.
Alors que les rapports militaires habituellement fourmillent en indications sur les villages
détruits, les arbres coupés, les bêtes razziées et les prisonniers, ils ne disent rien sur les
victimes civiles. W. Gallois a découvert un document relatant l’expédition du colonel Gentil
contre les Bni Zeroual en 1843 qui s’est soldée, y est-il écrit, par 150 Arabes tués. Comme
pour démentir ce chiffre une note surajoutée en marge mentionne que 600 Arabes de la tribu
ont été tués ou mortellement blessés. Et Gallois de se poser la question de savoir qui a osé
ainsi, sur un document officiel, apporter un démenti flagrant à la version officielle des faits, et

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il conclut que cela pourrait suggérer que Gentil ou ses supérieurs avaient pris l'habitude de
modifier les données sur les razzias pour les faire apparaitre comme des batailles et non
comme tueries collectives 22.

Imputer les crimes aux auxiliaires arabes


Faute de faire l’impasse sur le nombre de victimes, les rédacteurs des comptes rendus
militaires attribuent purement et simplement les cruautés et les tueries aux supplétifs
indigènes de l’armée française : zouaves et autres tirailleurs. « Cela semble, écrit W. Gallois,
à la fois plus raisonnable et acceptable d'alléguer que les alliés algériens locaux sont
incapables de s’arracher à leurs propres pratiques barbares, que d'admettre que ces atrocités
constituent un élément clé de la stratégie militaire adoptée dès les premiers jours de la
colonisation 23. »
Tels sont donc les obstacles qui empêchent de repérer les massacres dans le discours
officiel. Ce qui aurait pu les contrecarrer ce sont les témoignages d’une tierce source, mais
celle-ci est quasiment inexistante.

Le point de vue des victimes manque


La guerre de conquête n’a pas eu de témoignages locaux. À l’exception du livre de
Hamdane Khodja 24 ou de quelques correspondances de chefs de tribus, nous manquons
totalement de sources algériennes. Les témoignages oraux, comme ceux du poète Bouteldja
dont les « chants lyriques, d’une douleur touchante et d’un farouche patriotisme, étaient
devenus populaires parmi la jeunesse arabe 25 » ont tous pratiquement disparu. La censure
militaire y est pour beaucoup. Bugeaud a émis dans ce sens, une circulaire pour instruire les
autorités afin de pourchasser « ces chanteurs errants qui voyagent de tribu en tribu, et sous le

nous, ainsi que ces […] improvisateurs de chants religieux contre les chrétiens 26. »
prétexte de leur industrie, entretiennent par des chansons populaires les idées de haine contre

Ainsi sur cette longue guerre, nous ne disposons que des seules sources de l’armée
française. L’unilatéralité du récit, ses occultations, ses silences rendent évidemment très
difficile l’identification des massacres, leur localisation et la mesure exacte de leur ampleur.
On sait simplement aujourd’hui que la guerre de conquête (1830 et 1871) a fait plus de
825.000 morts, soit un tiers de la population totale, entrainant ce que les démographes 27 ont
appelé un véritable « désastre démographique ». Quelle part, les meurtres collectifs de civils
ont pris dans ce désastre ? Nous ne le savons pas.

Entre déni et légitimation


Dans son livre, Solution pour la question d’Alger, le général Duvivier fait ce constat :

massacré les hommes, les femmes, les enfants, avec une furie toujours croissante. […] Croit-
« Depuis onze ans, on a renversé les constructions, incendié les récoltes, détruit les arbres,

on que la postérité ne nous en demandera pas compte ; qu'elle ne nous flétrira pas encore plus
qu'elle n'a flétri les compagnons de Cortez et de Pizarre 28? ». Ce à quoi 60 ans plus tard
l’historien Félix Gautier répond, en reprochant à ceux qu’il nomme les « philanthropes » de
vouloir attribuer aux indigènes une sensibilité qu’ils n’ont pas. « Je pense, écrit-il, que la
masse énorme des indigènes ne sent pas (les massacres) comme nous, ne les ont même pas
sentis ainsi jadis, lorsqu'ils en furent témoins oculaires ou victimes 29. » Il est donc selon lui
totalement inapproprié que les Européens cherchent à se faire des reproches sur des actes qui
relèvent pour les victimes de l’ordre normal de la guerre. Parce que : « Dans ces horreurs
orientales, les victimes ont une part de responsabilité ; c'est leur propre férocité qui est
contagieuse, une sorte de typhus moral, contre lequel le vainqueur ne se protège pas 30. »
Nous ne sommes plus là dans l’occultation pure et simple, mais dans l’idéologie de la

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légitimation faisant appel aux catégories raciales propres au XXe siècle qui allait bientôt
révéler ses terribles horreurs.
Comme nous l’avons vu, le déni des violences de masse contre les civils est une
narration construite destinée à préserver la guerre de conquête de la désaffection des chambres
et de l’opinion. Par différents procédés, le récit officiel a entrepris de faire disparaitre les
détails qui révèlent l’ampleur des victimes et leurs souffrances. Cette double occultation visait
à ruiner définitivement une population et simultanément à plonger sa ruine dans le silence et
l’oubli. Le discours officiel privant ainsi les contemporains du droit de savoir et condamnant
la postérité à l’amnésie. Mais comment oublier, quand la terre elle-même ne cesse de livrer le
témoignage organique 31 de ces multiples tragédies.

IV. Donner nom et sens a la souffrance des victimes


Alors que la fin du nazisme a ouvert la voie à une réévaluation historique de la place des
victimes civiles dans les conflits de masse, que des travaux récents de Jacques Semelin
notamment, ouvrent des champs nouveaux à l’analyse et la compréhension des massacres et
génocides dans l’histoire humaine, il est quand même étonnant de constater, encore
aujourd’hui, cinquante ans après l’indépendance de l’Algérie, combien en France, les
historiens résistent à l’idée d’intégrer dans leur champ d’études la guerre de conquête et
d’inscrire ses massacres « dans la longue lignée des massacres coloniaux 32». Dans un livre
récent (2012) sur l’histoire de l’Algérie coloniale écrit sous la direction d’un groupe
d’historiens français et algériens, sur 700 pages, cinq seulement sont consacrés aux violences
durant la période de conquête et elles sont écrites par un auteur américain 33 . On peut ajouter
que pas un livre n’a été publié sur le sujet durant ces trente dernières années 34. Cela contraste
avec la multiplication de travaux universitaires anglo-saxons sur cette tranche d’histoire,
riche, complexe, et qui demeure totalement inexplorée. Les Jennifer Sessions 35, William
Gallois 36, Benjamin Brower 37 pour ne citer que ceux-là, nous révèlent combien la guerre de
conquête (1830-1848) fut une suite ininterrompue de meurtres de masses qui ont
indistinctement visé les populations civiles.
Le massacre des Aouffias, de Blida, des Hadjoutes, des Ouled Nacer, des Ouled Riah,
Beni Ferrah, Ouled Sultan, Taouargha, Ouar Azzedine, des Zaatchas, de Nara, de Bni Habibi,
de Sidi Okkacha, de Ain Salah… cette « expérience ultime de la souffrance », comment est-
elle vécue, ressentie, pensée, transmise par ceux qui en sont les victimes ? Comment ceux
soumis à la destruction de leurs récoltes, de leurs maisons, à la razzia de leurs biens, aux
tueries cruelles de leurs parents, leurs enfants, leurs voisins, ceux pourchassés, ceux torturés,
ceux contraints de se réfugier dans les montagnes, telles des bêtes sauvages, dans les forêts,
par froid par neige, s’enfonçant dans les grottes et menacés par le feu dans leur dernier refuge,
ceux ayant perdu leurs montagnes, le miroitement de leurs rivières, l’entrelacement de leurs
chemins, la couleur de leurs arbres et le frémissement de leur air, de leurs nuages et la saveur
de leur pain, ceux qui n’ont plus de famille, de tribu, de zaouïas, de mosquées, d’école, de
livres, à cause de quelqu’un qu’ils ne connaissent même pas, qu’ils n’ont jamais vu, à cause
de quelque chose qu’ils ignorent, tellement cela est incompréhensible pour eux qu’un étranger
vienne du bout du monde convoiter l’humus de leur terre, le fruit de leur travail ; comment
ceux-là ont-ils perçu ce renversement du monde, cette violence inouïe qui s’abattait sur eux
tel un feu de l’enfer ? Quels souvenirs leurs enfants et les enfants de leurs enfants en ont-ils
gardés ? Quels traumatismes, quelles souffrances leur communauté en est-elle porteuse ?
Qu’est devenu leur monde ? Telles sont les questions au passé qui hantent notre présent.

1
Raid rapide, généralement au petit jour, pour massacrer, ravager et piller les tribus.

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Occupation française de l’Algérie : Massacres coloniaux, donner nom et sens à la souffrance des victimes par Hosni Kitouni

2
B.C. Brower, A Desert Named Peace. The Violence of France’s Empire in the Algerian Sahara, 1844-1902,
New York, Columbia University Press, History and Society of the Modern Middle East, 2009, p.22.
3
Cité par F. Maspero, L’honneur de Saint Arnaud, Casbah édit. Alger, 2004, p.205.
4
Voilà ce qu’écrit P. de Reynaud à propos de cet événement : « Plusieurs centaines de ces indigènes s'étant
retirés dans les grottes d'où il fut impossible de les faire sortir, on alluma de grands feux à l'entrée des grottes, et
ces malheureux furent étouffés dans les flammes. Il fut peu question de cet acte rigoureux, qui se perdit pour lors
au milieu du fracas des événements du Maroc. » Annales algériennes, t.III, Paris, 1854, p.126.
5
Cité par F. Maspero, L’honneur de Saint Arnaud, Alger, Casbah, p.205.
6
Ibidem, p 210.
7
Témoignage de l’officier espagnol cité Christian, P., L’Afrique française et l’empire du Maroc, Paris, Barbier,
1846, p.440.
8
Busquet, « L’affaire des grottes du Dahra », Revue Africaine, 1907.t.51. p.126.
9
Celui-ci cessa de paraître en 1851.
10
Edition du 14 juillet 1845.
11
Lettre d’un soldat espagnol, in Christian, L’Afrique française, p.430.
12
Le Cour Grandmaison, O, Coloniser Exterminer, sur la Guerre et l’État colonial, Casbah, Alger, 2005, p.142.
13
Saint Arnaud, Lettres, Paris, 1855, lettre du 15 juillet 1845, p.33.
14
J. Semelin, Purifier et détruire. Paris, Seuil, 2005, p.373.
15
Saint Arnaud, Lettre 15 aout 1845, p.37.
16
Date de la publication de la correspondance de Saint Arnaud.
17
F. Gauthier, « Une visite aux grottes du Dahra », Revue de Paris, 15 juin 1914, pp 729-759.
18
C’est du moins l’opinion de F. Gautier et Busquet.
19
Lire à ce propos Busquet, L’affaire des grottes du Dahra, Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance
coloniale, Champs actuel, Paris 2008, pp. 46-52.
20
Jennifer E. Sessions “Unfortunate Necessities” : Violence and Civilization in the Conquest of Algeria
In France and Its Spaces of War, publié par Patricia M. E. Lorcin, Daniel Brewer, p.34.
21
Lire notamment Campagnes d'Afrique, 1835-1848. Lettres adressées au maréchal de Castellane Lettre du
capitaine, Paris, Plon ; 1898, Lettre de M. Dussert, sous-directeur des affaires civiles à Oran. Oran, 16 mai 1840,
p. 190.
22
W. Gallois, A History of Violence in the Early Algerian Colony, Palgrave Macmillan, 2013, 120.
23
W. Gallois, p 90.
24
Hamdane Khodja, Le miroir, publié en 1834, témoignage sur les premières années de la conquête.
25
Duc d’Orléans, Campagne de l’Armée d’Afrique, cité par M Lacheraf, Algérie nation et société, Maspero,
Paris, 1969, p.78.
26
M.P. de Menerville, Dictionnaire de la législation algérienne, tome 1, p. 31.
27
K Kateb, Européens, “Indigènes” et Juifs en Algérie, Paris, l'Ined/PUF, p.49.
28
Général Duvivier, Solution de la question de l’Algérie, Paris, 1841, p. 285.
29
F. Gauthier, ibidem, p.757.
30
F. Gauthier, p.739.
31
Sauver le site des enfumades des grottes du Dahra Publié par Aziz Sadki sur 5 Février 2013,
http://histoiredelalgerie.over-blog.com.
32
W. Gallois, Genocide in nineteenth-century Algeria, Journal of Genocide Research, 15:1, p.70 et suiv.
33
B. Brower, Les violences de la conquête, in Histoire de l’Algérie à la période coloniale, ed. Barzakh-La
Découverte, Alger, Paris, 2012, 716 p.
34
Nous excluons le livre de Yves Benot qui se limite à la période 1944-1950 et ceux qui traitent des massacres
du XXe siècle.
35
Jennifer E. Sessions est professeure associée, université d’Iowa ( Etats-Unis).
36
W. Gallois, Institute of Arab and Islamic Studies University of Exeter, Angleterre.
37
Benjamin Brower, Université Austin, Texas, (Etats-Unis).

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